Spéculation et jeux de hasard – Reuven Brenner - Institut Coppet
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REUVEN BRENNER<br />
GABRIELLE BRENNER<br />
<strong>Spéculation</strong><br />
•<br />
<strong>et</strong> Jeux<br />
<strong>de</strong> nasard<br />
UNE HISTOIRE DE L.'ttOMNE PAR L.E JEU
SPÉCULATION<br />
ET JEUX DE HASARD
« LIBRE ÉCHANGE»<br />
COlLECTION FONDÉE PAR<br />
FLORlN AFTALION<br />
ET GEORGES GALLAIS-HAMONNO<br />
ET DIRIGÉE PAR FLORIN AFTALION
C<strong>et</strong> ouvrage est la traduction française <strong>de</strong><br />
Gambiing and Speculation. A Tbeory, a His/ory and a FulJIre of some Human Decisions<br />
by <strong>Reuven</strong> <strong>Brenner</strong> with Gabrielle A. <strong>Brenner</strong><br />
© Cambridge University Press, 1990<br />
ISBN 2 13 045498 4<br />
lSS" 0292-7020<br />
Dépôt légal - 1" édition: 1993, juin<br />
(Q Presses Universitaires <strong>de</strong> France, 1993<br />
108, boulevard Saint-Gennain, 75006 Paris
Préface <strong>et</strong> remerciements, VII<br />
SOMMAIRE<br />
1 / L'histoire mouvementée <strong>de</strong>s loteries, 1<br />
1. Pratique religieuse ou jeu <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> ?, 2 - 2. La loterie au cours <strong>de</strong><br />
l'histoire, 11 ; La loterie dans le Nouveau Mon<strong>de</strong>, 20 - 3. La renaissance <strong>de</strong>s<br />
loteries, 26.<br />
2/ Pourquoi les gens s'adonnent-ils au jeu ?, 29<br />
1. Quelles sont les motivations <strong>de</strong>s gens ?, 30 - 2. Quelques faits persistants,<br />
35 ; L'attrait du gros lot, 35; Les pauvres <strong>et</strong> les laissés-pour-compte, 39 ;<br />
Les pièges <strong>de</strong> l'analYse statistique, 50 - 3. Les joueurs dépensent-ils sans<br />
compter? Sont-ils <strong>de</strong>s criminels?, 54 - 4. Le comportement <strong>de</strong>s gagnants,<br />
62 - 5. Les joueurs compulsifs - entre parenthèses, 67 -<br />
6. Conclusion, 68.<br />
3 / Pourquoi condamner le jeu? Des mots à la réalité, 71<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> la religion: le <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> la provi<strong>de</strong>nce, 73 - 2. Le contexte anglais,<br />
79 ; Les lois anglaises contre le jeu - ceux qui les adoptèrent <strong>et</strong> pourquoi,<br />
84 ; Préserver le statu quo, 86 ; La loterie <strong>et</strong> la loi, 90 - 3. Le jeu <strong>et</strong> les<br />
autres loisirs, 93 ; La rivalité au sein <strong>de</strong>s nouvelles industries du loisir, 94 -<br />
4. L'interdiction <strong>de</strong>s paris, 106 ; La loi <strong>de</strong> 1906 : un autre point <strong>de</strong> vue, 111 -<br />
5. La loi <strong>et</strong> le jeu dans le Nouveau Mon<strong>de</strong>, 115; Derrière les apparences:<br />
l'évolution du statu quo, 121 - 6. Le jeu durant la Gran<strong>de</strong> Dépression<br />
... , 124 - 7 .... <strong>et</strong> <strong>de</strong> nos jours, 133.<br />
4 / Jeu, spéculation <strong>et</strong> assurances: pourquoi on les a confondus <strong>et</strong> condamnés,<br />
137<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> la spéculation, 138 ; <strong>Spéculation</strong> <strong>et</strong> investissement, 141 ; La spéculation<br />
stabilisatrice, 146 - 2. Qu'est-ce que la « spéculation déstabilisa-
VI SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
trice }) ?, 150 - 3. D'autres différences entre le jeu <strong>et</strong> la spéculation, 155 -<br />
4. La confusion entre le jeu, la spéculation <strong>et</strong> l'assurance, 159 - 5. Imbroglios<br />
juridiques <strong>et</strong> débats politiques sur le jeu <strong>et</strong> la spéculation, 164 -<br />
6. Donner leur chance aux marchés à terme, 168.<br />
5 / Les gouvernements, le système <strong>de</strong> taxation <strong>et</strong> les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la prohibition,<br />
173<br />
1. Jeux <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> taxation, 178 ; Pourquoi la régressivité est-elle une mauvaise<br />
chose ?, 178; L'option <strong>de</strong> la concurrence, 181 - 2. Les conséquences <strong>de</strong> la<br />
prohibition, 186 ; Les leçons à tirer, 196 - 3. La prohibition, les groupes <strong>de</strong><br />
pression <strong>et</strong> la législation, 197; Intérêts publics <strong>et</strong> intérêts privés, 200 -<br />
Conclusion, 202.<br />
6 / Le bonheur, la chance <strong>et</strong> le bien commun, 207<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> le bien commun, 210 - 2. Le bonheur <strong>et</strong> la chance, 213 -<br />
3. La chance <strong>et</strong> ses occasions, 216 - Conclusion, 221.<br />
Bibliographie, 223<br />
Chapitre 1, 223<br />
Chapitre 2, 225<br />
Chapitre 3, 233<br />
Chapitre 4, 237<br />
Chapitre 5, 240<br />
Chapitre 6, 242<br />
In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s noms, 245<br />
In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s notions, 251
Préface <strong>et</strong> remerciements<br />
Les lecteurs qui croient trouver dans ce livre le récit <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières folies <strong>de</strong>s<br />
joueurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s spéculateurs seront défus. Comme on le verra, ce sont plutôt leurs<br />
détracteurs qui ont tenu <strong>de</strong>s propos insensés. Notre étu<strong>de</strong> nous amène à conclure<br />
que l'image négative proj<strong>et</strong>ée par les joueurs, les spéculateurs <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
vient <strong>de</strong> prijugés <strong>et</strong> <strong>de</strong> distorsions soigneusement entr<strong>et</strong>enus par quelques<br />
groupes puissants, qui n'ont pourtant que peu <strong>de</strong> preuves à l'appui <strong>de</strong> leurs dires.<br />
Quand nous avons entrepris c<strong>et</strong> ouvrage, notre intention n'était pas <strong>de</strong> tenir<br />
<strong>de</strong> tels propos. Nous voulions essayer <strong>de</strong> répondre à quelques questions. Pourquoi<br />
le jeu existe-t-il ? Qui s'adonne au jeu? Est-il vrai que /es joueurs dépensent<br />
leur argent sans compter? Qu'ils comm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong>s crimes? Qu'ils sont la ruine<br />
<strong>de</strong> leur famille? Quelle différence y a-t-il entre le jeu <strong>et</strong> la spéculation? Quels<br />
sont les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la spéculation? Pourquoi le jeu est-il populaire à certaines époques<br />
<strong>et</strong> moins à d'autres? Une approche globale <strong>de</strong> la nature humaine est-elle<br />
possible pour mieux comprendre l'instinct du jeu <strong>et</strong> le confronter systématiquement<br />
aux faits?<br />
Nous répondons oui à c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière question. Nous avons étudié le jeu à travers<br />
l'histoire; nous avons aussi étudié l'origine <strong>de</strong>s lois qui ont interdit le jeu <strong>et</strong><br />
la spéculation, ainsi que les événements qui, s'opposant à la nature humaine essentiellement<br />
conservatrice, ont entrainé leur modification. Notre étu<strong>de</strong> révèle<br />
qu'à certaines époques l'interdiction du jeu a caché une forme <strong>de</strong> résistance à<br />
l'idée que le <strong>hasard</strong>, <strong>et</strong> non la volonté divine ou le talent, pouvait avoir un eff<strong>et</strong><br />
significatif sur la répartition <strong>et</strong> la redistribution <strong>de</strong> la richesse. En d'autres<br />
termes, l'interdiction du jeu était liée à l'idée que les gens pouvaient s'enrichir
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS IX<br />
toute c<strong>et</strong>te confusion a été que la loi sur les paris <strong>et</strong> le jeu était eiie-même d'application<br />
ambiguë. C<strong>et</strong>te confusion afait dire àJustice Swift, en 1936: «( Les<br />
lois anglaises sur le jeu sont un épouvantable gâchis; il faudrait faire quelque<br />
chose, mais on ne fait rien <strong>et</strong> on ne fera rien. Le gâchis est i"émédiable <strong>et</strong> tout<br />
le mon<strong>de</strong> a peur d'y toucher. J)<br />
Nous abor<strong>de</strong>rons aussi dans c<strong>et</strong> ouvrage l'aspect légal du jeu <strong>et</strong> nous sugg,érerons<br />
quelques mesures qui semblent s'imposer. Mais avant d'en arriver aux aspects<br />
pratiques <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>, le lecteur doit se familiariser avec quelques théories,<br />
certains faits <strong>et</strong> débats auxquels la question a donné lieu <strong>de</strong> l'Antiquité à<br />
nos jours. Ainsi le lecteur comprendra mieux pourquoi la loi fut confuse <strong>et</strong> l'est<br />
toujours autant, <strong>et</strong> pourquoi les gens peuvent avoir peur d'y toucher. Modifier la<br />
loi supposerait <strong>de</strong> rem<strong>et</strong>tre en question <strong>de</strong>s principes tels que l'égalité, le capitalisme<br />
<strong>et</strong> le rôle joué par la religion. Il faudrait aussi revoir une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s<br />
lois existantes, <strong>et</strong> plusieurs groupes pou"aient elre tentés <strong>de</strong> s'opposer à ce<br />
réexamen.<br />
Voici comment nous abor<strong>de</strong>rons ces questions. Le chapitre 1 fait un historique<br />
<strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, plus spécialement <strong>de</strong> la loterie. Nous nous sommes<br />
particulièrement intéressés à l'origine <strong>de</strong> certains <strong>jeux</strong>. Nous ve"ons que, <strong>de</strong> nos<br />
jours, les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> font appel à la même procédure utilisée autrefois dans<br />
les prises <strong>de</strong> décisions lors <strong>de</strong> cérémonies religieuses. Le chapitre 2 fait un état<br />
présent <strong>de</strong> la loterie: qui achète les bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> pourquoi <strong>de</strong>s gens s'adonnent-ils au<br />
jeu? Ii semble qu'on doive, dans les faits, faire une distinction très n<strong>et</strong>te entre<br />
les <strong>jeux</strong> associés aux loisirs <strong>et</strong> à la détente <strong>et</strong> ceux qui offrent <strong>de</strong>s prix importants<br />
<strong>et</strong> donnent la possibilité <strong>de</strong> s'enrichir. Ii semble aussi que les joue urs compulsifs<br />
ne représentent, <strong>et</strong> n'ont vraisemblablement représenté, qu'une faible proportion<br />
<strong>de</strong>s joueurs. Ce pourcentage minime n'explique pas à lui seul<br />
l'indignation particulière que les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> ont soulevée dans plusieurs pqys<br />
à travers l'histoire.<br />
Comment expliquer alors que les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> aient souvent fait l' oij<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
condamnations sévères <strong>et</strong> que certaines <strong>de</strong>s lois qui s'y opposaient aient été en vigueur<br />
pendant plusieurs siècles? En élargissant le débat, les chapitres 3 <strong>et</strong> 4 apportent<br />
quelques réponses à ces questions. C<strong>et</strong>te perspective plus vaste <strong>de</strong>vient nécessaire<br />
puisque, en Angl<strong>et</strong>e"e, aux Etats-Unis <strong>et</strong> aiiieurs, il fut un temps où<br />
le jeu <strong>et</strong> les autres formes <strong>de</strong> loisirs étaient confondus dans une même catégorie<br />
<strong>et</strong>, en tant que tels, étaient l' oij<strong>et</strong> <strong>de</strong> critiques <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> certains intérels financiers,<br />
<strong>de</strong> partis politiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Eglise. Le chapitre 4 montre qu'à une certaine<br />
époque l'interdiction <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> s'expliquait également par l'atti-
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS XI<br />
Mmes JocelYne Duners, Sharon Brewer <strong>et</strong> Francine Martel. Nous tenons à remercier<br />
le personnel préposé aux livres rares <strong>de</strong> la bibliothèque <strong>de</strong> l'Ecole <strong>de</strong>s<br />
hautes étu<strong>de</strong>s commerciale (HEq, particulièrement MM. Vasile Tega, Réal<br />
Lemieux <strong>et</strong> Mme Nicole Dupont.<br />
Nous remercions l'Ecole <strong>de</strong>s hautes étu<strong>de</strong>s commerciales, le Center for Entrepreneurial<br />
Studies <strong>de</strong> l'Ecole Wharton <strong>et</strong> le Fonds pour la formation <strong>de</strong> chercheurs<br />
<strong>et</strong> l'ai<strong>de</strong> à la recherche, dont l'appui financier a rendu possibles nos<br />
recherches.<br />
Nous remercions enfin notre éditeur, Mme Jane Van Tasse/, pour son travail<br />
méticuleux. La traduction française ne serait pas ce qu'elle est sans la traductrice,<br />
Mme Marie-Andrée Lamontagne.
1<br />
L'histoire mouvementée <strong>de</strong>s loteries<br />
Thomas Jefferson disait <strong>de</strong>s loteries qu'elles étaient « une chose<br />
formidable : avec elles, l'impôt repose exclusivement sur le bon vouloir<br />
<strong>de</strong>s gens ». Jefferson se trompait. Après tout, une taxe sur l'alcool<br />
<strong>et</strong> le tabac ne concerne que ceux qui choisissent <strong>de</strong> boire <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
fumer <strong>et</strong> ne fera pas pour autant <strong>de</strong> l'alcool ou du tabac <strong>de</strong>s choses<br />
formidables.<br />
On peut faire un lien entre les propos <strong>de</strong> Jefferson <strong>et</strong> la taxe sur le<br />
thé imposée par l'Angl<strong>et</strong>erre. L'imposition <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te taxe aux colons<br />
américains, qui n'en voulaient pas, leur a fait j<strong>et</strong>er la cargaison <strong>de</strong> thé<br />
dans les eaux du port <strong>de</strong> Boston. C'est une forme d'évasion fiscale qui<br />
en vaut une autre. Mais on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qu'aurait été la réaction<br />
<strong>de</strong> Jefferson <strong>et</strong> l'avenir <strong>de</strong>s colonies américaines si, au lieu d'imposer<br />
une taxe sur le thé, l'Angl<strong>et</strong>erre avait décidé <strong>de</strong> vendre <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie ...<br />
Disons seulement, <strong>et</strong> malgré ce qu'ait pu en penser Jefferson, que<br />
les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> ont été régulièrement l'obj<strong>et</strong> d'attaques virulentes,<br />
mais d'une virulence que l'alcool <strong>et</strong> le tabac - <strong>de</strong>ux articles éminemment<br />
imposables aux yeux <strong>de</strong>s gouvernements - ont eux-mêmes rarement<br />
connue. La question est <strong>de</strong> savoir pourquoi.<br />
Pour y répondre, il est nécessaire <strong>de</strong> faire un bref historique <strong>de</strong>s<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, plus particulièrement <strong>de</strong>s loteries, en commençant par<br />
le début, c'est-à-dire en étudiant l'origine <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s associés<br />
<strong>de</strong> nos jours aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 3<br />
Josué, après aVOlr succédé à Moïse, reçoit, par exemple, l'ordre<br />
suivant:<br />
Il se présentera <strong>de</strong>vant le prêtre Eléazar qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra pour lui, <strong>de</strong>vant<br />
le Seigneur, la décision du Ourim. C'est d'après c<strong>et</strong>te décision qu'ils sortiront<br />
<strong>et</strong> qu'ils rentreront, lui <strong>et</strong> tous les flls d'Israël - toute la communauté<br />
(Nb 27, 20-21)1.<br />
Saül, qui avait ordonné <strong>de</strong> jeûner jusqu'à la nuit tombée, procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
même manière pour connaître celui qui a enfreint ses ordres. Saül dit :<br />
Si la faute est sur moi ou sur Jonathan mon flls, Seigneur, Dieu d'Israël,<br />
donne Ourim; si la faute est sur ton peuple Israël, donne Toummim.<br />
(1 S 14,41).<br />
Dans Josué (7, 13), Josué procè<strong>de</strong> à un tirage au sort pour connaître<br />
celui qui s'est emparé d'obj<strong>et</strong>s précieux contre la volonté <strong>de</strong> Dieu.<br />
Dans le Lévitique (16, 10), Aaron doit tirer au sort pour déci<strong>de</strong>r, entre<br />
<strong>de</strong>ux boucs, lequel sacrifier.<br />
Le choix <strong>de</strong>s chefs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s hauts fonctionnaires se faisait par tirage<br />
au sort. C'est ainsi que Samuel choisit Saül comme roi d'Israël<br />
(1 S 10), même si le tirage au sort n'a fait que ratifier son jugement,<br />
car Samuel avait déjà oint le futur roi. C'est par tirage au sort qu'Eléazar,<br />
Ithamar <strong>et</strong> leurs ftls, les héritiers du grand-prêtre Aaron, se répartissent<br />
les fonctions sacerdotales (1 Ch. 24). De plus, le tirage au sort<br />
perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> connaître les motifs <strong>de</strong> la colère divine : au plus fort <strong>de</strong> la<br />
tempête, les marins j<strong>et</strong>tent Jonas à la mer parce que le sort est tombé<br />
sur lui Gon 1,7)2. Le Nouveau Testament raconte que, « suivant la<br />
coutume du sacerdoce », Zacharie, le père <strong>de</strong> l'apôtre Jean, s'est vu<br />
confier certaines responsabilités par tirage au sort (Le 1,9); c'est en tirant<br />
à la courte paille parmi les fidèles <strong>de</strong> Jésus que les disciples ont<br />
choisi Matthias pour succé<strong>de</strong>r à Judas dans le ministère que Jésus lui<br />
avait confié (Ac 1,26).<br />
On avait recours au sort pour former certains groupes stratégi-<br />
1. Voici comment le passage a été interprété : contrairement à Moïse, qui<br />
s'adresse directement à Dieu, Josué doit passer par l'intermédiaire d'un prêtre <strong>et</strong> procé<strong>de</strong>r<br />
à un tirage au sort pour connaître la volonté divine (ibid., p. 109).<br />
2. Lorenz (1985) reprend les mêmes exemples, mais pour en faire une analyse différente.<br />
Il semble que les vêtements du Christ aient aussi fait l'obj<strong>et</strong> d'un tirage au<br />
sort (Mt 27, 35).
4 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ques : ceux qui resteraient à Jérusalem, après le premier exil à Babylone<br />
(Ne 11,1); les soldats, lors <strong>de</strong> la première attaque contre la tribu<br />
rebelle <strong>de</strong> Benjamin Og 20, 12)1. Le tirage au sort servait aussi à partager<br />
les terres ou certains autres biens entre plusieurs requérants. Par<br />
exemple, dans les Nombres (26,52-6) : « Le Seigneur dit à Moïse<br />
( ... ) c'est seulement par tirage au sort que se fera le partage du pays.<br />
Ils recevront leurs parts d'après le nombre <strong>de</strong> tribus paternelles. C'est<br />
le tirage au sort qui déci<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> chacun » (c<strong>et</strong>te coutume<br />
était aussi une coutume mésopotamienne). L'idée que la volonté divine<br />
pouvait se manifester dans la manière dont tombent les dés se<br />
trouve exprimée dans les Proverbes (16,33) : « On agite les dés dans<br />
le gobel<strong>et</strong>, mais, quelle que soit leur décision, elle vient du Seigneur. »<br />
Mais le fait d'évoquer Ourim <strong>et</strong> Toummim montre aussi que le tirage<br />
au sort était une forme <strong>de</strong> communication divine. Dans Isaïe (34, 17),<br />
c'est en réalité la divinité qui tire au sort <strong>et</strong> détermine l'héritage 2 •<br />
1. C'est encore une loterie, gouvernementale c<strong>et</strong>te fois, qui, à notre époque, sélectionna<br />
les soldats qui participeraient à la guerre du Viêt-nam (Blakey, 1977,<br />
p. 656). Ainsi, les supérieurs pouvaient avoir le sentiment <strong>de</strong> ne pas être responsables<br />
<strong>de</strong> la mort d'un soldat.<br />
2. Le tirage au sort a longtemps été l'apanage <strong>de</strong>s Juifs, comme eq témoignent<br />
ces <strong>de</strong>ux exemples rapportés par Flavius Josèphe dans Histoire <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong>s Juifs<br />
contre les Romains. Josèphe était l'un <strong>de</strong>s chefs juifs rebellés contre Rome. Vaincu par<br />
les Romains, il avait trouvé refuge dans la ville <strong>de</strong> Jotapat. Vespasien faisait le siège<br />
<strong>de</strong> la ville <strong>et</strong> ses défenseurs, craignant <strong>de</strong> perdre leur foi s'ils étaiçnt capturés, convinrent<br />
d'un suici<strong>de</strong> collectif. Joseph s'opposa fermement à ce proj<strong>et</strong>,-mais quand il vit<br />
qu'il n'avait pas réussi à convaincre ses camara<strong>de</strong>s, il décida <strong>de</strong> {( jouer sa vie sur un<br />
<strong>de</strong>rnier coup <strong>de</strong> dés » <strong>et</strong> les persuada « <strong>de</strong> tirer au sort celui qui <strong>de</strong>vrait être tué par<br />
celui qui le suivrait ». Puisque le suici<strong>de</strong> répugne à Dieu, les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers hommes<br />
<strong>de</strong>vaient donc s'entr<strong>et</strong>uer. Le <strong>hasard</strong> ou la ruse voulut que Josèphe fût l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers<br />
survivants, <strong>et</strong> ce <strong>de</strong>rnier persuada son compagnon <strong>de</strong> se rendre (t. l, p. 345). Le<br />
<strong>de</strong>uxième exemple rapporté par Josèphe, <strong>de</strong>venu entre-temps un renégat, est celui du<br />
suici<strong>de</strong> collectif <strong>de</strong>s défenseurs <strong>de</strong> Massada. La révolte <strong>de</strong>s Juifs avait été brutalement<br />
réprimée dans toute la Judée; Jérusalem était détruite <strong>et</strong> les <strong>de</strong>rniers Juifs s'étaient r<strong>et</strong>ranchés<br />
dans la forteresse imposante <strong>de</strong> Massada, située sur les bords <strong>de</strong> la mer<br />
Morte. Assiégés par les Romains <strong>et</strong> se voyant sur le point d'être défaits, les Juifs résolurent<br />
<strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre fin à leurs jours plutôt que <strong>de</strong> tomber aux mains <strong>de</strong> leurs ennemis.<br />
Chacun tua sa famille. Par la suite, les Juifs tirèrent au sort dix hommes afin <strong>de</strong> tuer<br />
le reste <strong>de</strong>s défenseurs. Les dix <strong>de</strong>rniers tirèrent au sort celui qui tuerait les neuf autres<br />
avant <strong>de</strong> se donner lui-même la mort (chap. 23). Ces <strong>de</strong>ux exemples prouvent que les<br />
Juifs du l''" siècle avaient encore recours au tirage au sort pour choisir ceux à qui<br />
étaient confiée une mission ou <strong>de</strong>s responsabilités importantes. Voir aussi Ençydoptedia<br />
Judajea (1971, p. 510-512).
6 SPECULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Le Démon, dans les boissons fermentées <strong>et</strong> le [jeu <strong>de</strong>] flJqysir, veut seulement<br />
susciter entre vous l'hosùlité <strong>et</strong> la haine <strong>et</strong> vous écarter <strong>de</strong> l'invocation d'Allah<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> la Prière. Cesserez-vous [<strong>de</strong> vous y adonner] ? (Le Coran, sourate V,<br />
92/90,93/91).<br />
(Jeu <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>de</strong> l'époque préislamique, le maysir était surtout utilisé<br />
à <strong>de</strong>s fins charitables!.) Par la suite, les commentateurs ont expliqué<br />
l'interdiction coranique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon: à l'époque préislamique, les<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> étaient si répandus que « les hommes [ ... ] avaient l'habitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> miser leurs femmes <strong>et</strong> leurs biens [ ... ] [C1était entre eux une<br />
source <strong>de</strong> haine <strong>et</strong> d'hostilitë ». Aux yeux <strong>de</strong>s croyants, l'injonction<br />
coranique fut interprétée <strong>de</strong> manière si rigoureuse qu'elle rendit suspect<br />
le tirage au sort en tant que procédure légale. Mais l'histoire <strong>de</strong><br />
Jonas <strong>et</strong> d'autres traditions prophétiques plaidaient en faveur du tirage<br />
au sort dans le cas d'affranchissement d'esclaves, <strong>de</strong> divorce <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
partage d'un héritage 3 •<br />
Chez les musulmans, le tirage au sort était donc accepté dans les<br />
procès ou pour <strong>de</strong>s motifs religieux <strong>et</strong> politiques (seuls les juges ou<br />
les prêtres avaient alors le droit d'y faire appel). Le tirage au sort<br />
était sacrilège dans tous les autres cas 4 • La pratique reposait sur la<br />
conviction que le <strong>de</strong>stin n'était pas capricieux; quand les juges ne<br />
pouvaient se m<strong>et</strong>tre d'accord, le tirage au sort p-erm<strong>et</strong>tait <strong>de</strong><br />
connaître la volonté divine.<br />
La mythologie grecque fait état <strong>de</strong> pratiques semblables. C'est en<br />
tirant au sort que les dieux se sont réparti l'univers .. Zeus reçut le<br />
ciel, Poséidon, la mer <strong>et</strong> Hadès - grand perdant - le mon<strong>de</strong> souterrains.<br />
Dans L'Ilia<strong>de</strong>, Zeus utilise une balance sacrée pour déci<strong>de</strong>r<br />
du vainqueur <strong>de</strong> la guerre qui oppose les Troyens <strong>et</strong> les Grecs<br />
(chant VIII), <strong>et</strong> du guerrier qui va mourir lors du combat entre<br />
Achille <strong>et</strong> Hector (chant XXII). Lors du duel entre Pâris <strong>et</strong> Ménélas,<br />
la façon <strong>de</strong> choisir celui qui lancera le premier trait est encore<br />
plus révélatrice: Hector agite les dés dans son casque. Telle est la<br />
1. Ibid., chap. 3.<br />
2. At-Tabari, ibid., p. 83.<br />
3. Ibid., p. 33.<br />
4. Ibid., p. 159.<br />
5. Le mythe est raconté dans Rouse (1957, p. 16).
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 7<br />
manière <strong>de</strong> connaître le <strong>de</strong>stin d'un homme <strong>et</strong> la volonté <strong>de</strong>s dieux<br />
(chant II!)l. On a fait remarquer que la racine du mot grec diké, qui<br />
signifie « justice », signifie aussi « j<strong>et</strong>er» ou « lancer ». C'est également<br />
le cas pour l'hébreu 2 • Sur les monnaies grecques, la figure <strong>de</strong><br />
Diké, déesse <strong>de</strong> la justice, se confond parfois avec celle <strong>de</strong> Némésis<br />
(la vengeance) <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> Tyché, déesse <strong>de</strong> la fortune. Huizinga<br />
(1955) pense qu'à l'origine ces trois déesses pouvaient incarner la<br />
même idée. Cohen (1964, p. 199) souligne <strong>de</strong> plus que Tyché « est<br />
représentée tenant parfois un gouvernail pour gui<strong>de</strong>r le navire <strong>de</strong> la<br />
vie, parfois une sphère, une roue ou la corne d'abondance d'Amalthée<br />
». Comme la déesse <strong>de</strong> la justice, Fortune a souvent les yeux<br />
bandés pour signifier son impartialité. Comme aux premiers temps<br />
<strong>de</strong> l'islam <strong>et</strong> chez les anciens Hébreux, les anciens Grecs avaient recours<br />
au tirage au sort pour partager un héritage <strong>et</strong> pour choisir les<br />
magistrats 3 • C'est <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te manière également qu'on choisissait les<br />
prêtres dans la Rome antique 4 •<br />
Le fait que l'origine du mot « sort », mais aussi du mot « jeu »,<br />
plonge dans l'univers <strong>de</strong> l'éthique, <strong>de</strong> la loi <strong>et</strong> <strong>de</strong> la religion ne doit<br />
pas étonnerS; dans plusieurs sociétés, les coutumes témoignent <strong>de</strong><br />
liens entre le combat, les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> les croyances (les<br />
croyances .religieuses, notamment). Le mot « jeu », en allemand pflegen,<br />
en hollandais p'egen, est une combinaison <strong>de</strong> l'ancien anglais p'e-<br />
1. Non seulement nous ignorons ce qu'étaient Ourim <strong>et</strong> Toummim, mais nous<br />
sommes <strong>de</strong> plus incapables <strong>de</strong> comprendre la signification réelle <strong>de</strong> tous ces récits,<br />
qu'ils soient tirés <strong>de</strong> la Bible ou <strong>de</strong> la mythologie grecque. Dans New S&ience (1982),<br />
Vico affirme que tous ces récits sont autant <strong>de</strong> métaphores d'un langage que nous ne<br />
comprenons plus <strong>et</strong> que, par conséquent, nous interprétons mal. Voir Berlin (1976)<br />
pour une critique <strong>de</strong> Vico.<br />
2. Voir Huizinga (1955, p. 94); <strong>et</strong> slljJra, n. 2.<br />
3. Rubner (1966, p. 15). Notons que le mot « chance» n'est qu'une traduction<br />
très approximative du grec ryché, mot qui ne renvoie pas nécessairement à <strong>de</strong>s événements<br />
survenus par <strong>hasard</strong> ou sans raison. Le mot désigne ce qui arrive à quelqu'un,<br />
par opposition à ce qu'il fait. Pour une étu<strong>de</strong> détaillée <strong>de</strong> la question, voir Nussbaum<br />
(1986, chap. 2).<br />
4. Suétone raconte qu'Auguste créa différentes catégories <strong>de</strong> magistrats, tous<br />
choisis par tirage au sort (Vie d'Augusle, XXIX). C'est aussi par tirage au sort que les<br />
Vestales étaient recrutées chez les jeunes patriciennes.<br />
5. Voir <strong>Brenner</strong> (1985 p. 29-37) pour les références <strong>et</strong> l'analyse <strong>de</strong> ces questions<br />
dans un contexte différent.
8 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
gan <strong>et</strong> du bas frison plegal, qui signifie « répondre <strong>de</strong> », « se porter<br />
garant <strong>de</strong> », « prendre un risque », « exposer quelqu'un à un danger<br />
»2. De plus, « chez beaucoup <strong>de</strong> peuples, le jeu était intégré à la<br />
pratique <strong>de</strong> la religion [ ... ] Dans le Mahâbhârata, l'univers lui-même<br />
est conçu comme une partie <strong>de</strong> dés entre Siva <strong>et</strong> la Reine [ ... ] L'action<br />
principale du Mahâbhârata est une partie <strong>de</strong> dés entre le roi Yudhistira<br />
<strong>et</strong> les Kauravas [ ... ] [<strong>et</strong>] tout un chapitre [<strong>de</strong> l'ouvrage est<br />
consacré] à la création du hall <strong>de</strong> jeu sabha »3. Dans la pensée archaïque,<br />
conclut Huizinga (1955), la volonté divine <strong>et</strong> le <strong>de</strong>stin sont<br />
<strong>de</strong>s concepts équivalents, <strong>et</strong> on peut connaitre son « <strong>de</strong>stin » en<br />
cherchant à obtenir quelques révélations par tirage au sort : les uns<br />
interrogent <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> bois <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cailloux; les autres, les<br />
pages du Livre sacré.<br />
Mais n'oublions pas que le tirage au sort <strong>et</strong> les dés n'étaient toujours<br />
que <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> se prononcer sur <strong>de</strong>s questions légales <strong>et</strong> religieuses,<br />
<strong>et</strong> qu'ils n'évoquaient en rien <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. On faisait<br />
appel au tirage au sort <strong>et</strong> aux dés <strong>de</strong> façon ponctuelle <strong>et</strong> parce qu'il fallait<br />
prendre une décision. De prix en argent, il n'était pas question, <strong>et</strong><br />
tirer au sort n'avait rien d'une partie <strong>de</strong> plaisir. C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> prendre<br />
les décisions - en tirant au sort, en lançant les dés - reposait à l'origine<br />
sur la croyance en une force spirituelle maitresse' <strong>de</strong>s résultats.<br />
Par conséquent, quand <strong>de</strong>s prêtres ou <strong>de</strong>s chefs avaient recours à c<strong>et</strong>te<br />
pratique, pas le moindre élément <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> n'était susceptible d'intervenir.<br />
Le tirage au sort <strong>et</strong> les dés servaient uniquement à déci<strong>de</strong>r du<br />
partage <strong>de</strong>s biens, <strong>de</strong> l'engagement dans les combats ou d'autres questions<br />
essentielles. Le résultat dépendait <strong>de</strong> la « divinité »:<br />
Comment procédait-on par la suite dans <strong>de</strong>s situations semblables?<br />
Les décisions ptises ne reposaient pas nécessairement sur <strong>de</strong>s bases<br />
plus soli<strong>de</strong>s, même si les nouvelles procédures pouvaient le laisser<br />
croire. Dans la Grèce antique, les gens défilaient <strong>de</strong>vant les oracles<br />
pour dissiper leurs doutes <strong>et</strong> recevoir <strong>de</strong>s conseils dans la conduite <strong>de</strong><br />
leurs affaires, aussi bien privées que publiques. L'approbation <strong>de</strong><br />
l'oracle était nécessaire, que ce soit pour prendre part à la guerre, si-<br />
1. Huizinga (1955, p. 39).<br />
2. Ibid.<br />
3. Ibid., p. 57.
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 9<br />
gner un traité ou promulguer une loi. Par la suite, pendant <strong>de</strong>s siècles,<br />
les rois <strong>et</strong> les gouvernements ont interrogé l'avenir par l'entremise <strong>de</strong><br />
l'astrologie, alors science exacte plutôt que science occulte l • En Angl<strong>et</strong>erre,<br />
<strong>de</strong>puis l'époque élizabéthaine jusque sous le règne <strong>de</strong> William <strong>et</strong><br />
Mary, l'astrologie jouit d'un statut juridique incontesté. Sous<br />
Charles 1 er , la noblesse <strong>et</strong> les gens instruits n'hésitaient pas à consulter<br />
les astrologues au vu <strong>et</strong> au su <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Chaque ville <strong>et</strong> village<br />
avait ses astrologues. En interrogeant les dates <strong>de</strong> naissance, ceux-ci<br />
- comme les prêtres <strong>de</strong>s époques lointaines - prédisaient l'issue<br />
heureuse ou malheureuse <strong>de</strong>s mariages, choisissaient les dates favorables<br />
pour se lancer dans <strong>de</strong>s expéditions ou dans diverses entreprises,<br />
qui allaient <strong>de</strong> la gérance d'une boutique au comman<strong>de</strong>ment d'une<br />
armée 2 • Des survivances <strong>de</strong> la pratique du tirage au sort étaient cependant<br />
toujours visibles.<br />
Au xvI" siècle, en Angl<strong>et</strong>erre, les bourgmestres étaient parfois<br />
choisis par tirage au sort. C'est <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon que, en 1583, le chapitre<br />
<strong>de</strong> la cathédrale <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Wells choisit les œuvres <strong>de</strong> bienfaisance<br />
qu'il voulait parrainer. Durant la guerre civile, c'est souvent par tirage<br />
au sort que les tribunaux militaires obligeaient les condamnés à choisir<br />
eux-mêmes ceux d'entre eux qui allaient mourir. En 1663, à Londres,<br />
une congrégation religieuse suggéra d'élire un nouveau parlement<br />
« en tirant au sort après une prière solennelle» les candidats proposés<br />
par chacune <strong>de</strong>s congrégations. On pensait que le choix qui serait fait<br />
dans <strong>de</strong> telles conditions recevrait une sorte d'approbation divine. La<br />
même idée était présente dans le choix <strong>de</strong>s condamnés par tirage au<br />
sort : le bill<strong>et</strong> chanceux était appelé « vie accordée par Dieu ».<br />
En 1649, après avoir invoqué Dieu, l'état-major <strong>de</strong> l'armée tira au sort<br />
pour savoir quels régiments seraient envoyés en Irlan<strong>de</strong>. Un arrêté<br />
<strong>de</strong> 1665 alla jusqu'à perm<strong>et</strong>tre aux jurés <strong>de</strong> résoudre leurs différends<br />
par tirage au sort; en l'absence <strong>de</strong> consensus, c'était là une façon d'éviter<br />
un nouveau procès. Au XVIII" siècle, les jurés qui en arrivaient à<br />
une décision grâce à ce procédé comm<strong>et</strong>taient une grave offense, mais<br />
John Wesley continua d'interroger la volonté divine par tirage au<br />
sort, affirmant qu'il s'agissait là d'une mesure d'exception à laquelle<br />
1. Mackay (1980, p. 281-303); Ea<strong>de</strong> (1984); Tester (1987, p. 176-201).<br />
2. Mackay (1980, p. 281-290); Ea<strong>de</strong> (1984).
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 11<br />
qu'ils prennent!. Il importe peu que nous considérions que l'issue <strong>de</strong><br />
telles décisions appartienne au <strong>hasard</strong>. Les générations à venir pourraient<br />
bien penser que les décisions que nous prenons sur la foi <strong>de</strong><br />
quelque gourou <strong>de</strong> Wall Stre<strong>et</strong>, <strong>de</strong> certains sociologues ou d'une quelconque<br />
interprétation <strong>de</strong>s rêves empruntée à Freud sont en tout point<br />
semblables aux décisions qui, autrefois, se prenaient d'après les dés ou<br />
la position <strong>de</strong>s étoiles; <strong>et</strong> cela, quel que soit le caractère scientifique<br />
que nous attribuons aujourd'hui à notre façon <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r. N'oublions<br />
pas que, pendant plusieurs années, on a pensé que l'astrologie<br />
était une science <strong>et</strong> non une pratique occulte 2 •<br />
Pour résumer, disons que, jusqu'au début du XVIIe siècle, le cirage<br />
au sort était considéré comme un moyen d'en appeler directement à la<br />
provi<strong>de</strong>nce divine. L'Eglise en interdisait l'usage sur <strong>de</strong>s questions triviales<br />
<strong>et</strong> chaque fois qu'il y avait d'autres moyens d'en venir à une décision.<br />
Tous les <strong>jeux</strong> associés au <strong>hasard</strong> ou à la chance étaient étroitement<br />
surveillés. D'abord, parce qu'on croyait qu'ils encourageaient<br />
<strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s d'oisiv<strong>et</strong>é <strong>et</strong> d'insouciance, mais aussi parce qu'ils témoignaient<br />
d'un manque <strong>de</strong> respect envers Dieu (le chapitre 3 développera<br />
c<strong>et</strong> aspect). Certains théologiens ont condamné les loteries<br />
pour les mêmes raisons.<br />
2. La loterie au cours <strong>de</strong> l'histoire<br />
Un bref historique <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> <strong>de</strong> certains autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> révèle<br />
<strong>de</strong>s traits communs que nous analyserons dans les prochains chapitres.<br />
Au cours <strong>de</strong> l'histoire, la loterie s'est vu attribuer plusieurs rôles<br />
précis. Pour les joueurs, c'était une façon d'occuper ses loisirs <strong>et</strong> une<br />
1. En d'autres mots, même si l'Antiquité avait recours au cirage au sort <strong>et</strong> aux<br />
dés, la pratique n'appartenait pas aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Certains historiens expliquent<br />
c<strong>et</strong>te confusion par un fait plusieurs fois attesté: les gens ne modifient pas leur langage<br />
chaque fois qu'ils changent <strong>de</strong> coutume (voir Bloch, 1953; Berlin, 1976; Vico,<br />
1982). Ignorant c<strong>et</strong>te réalité, certains auteurs n'ont fait que constater l'existence <strong>de</strong>s<br />
dés <strong>et</strong> du cirage au sort. C'est un aspect qui semble avoir échappé à la plupart <strong>de</strong>s auteurs<br />
mentionnés dans la bibliographie, <strong>et</strong> l'histoire <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> qu'ils tracent,<br />
quelle que soit l'époque, n'est qu'une compilation <strong>de</strong> témoignages sommaires.<br />
2. Voir Thomas (1971, p. 360-382); Tester (1987, p. 176-201).
12 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
chance, même faible, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir riche. Pour les gouvernements, la loterie<br />
représentait un moyen d'augmenter les revenus quand il fallait faire<br />
face à <strong>de</strong>s dépenses imprévues, à une époque où les institutions financières<br />
n'étaient pas encore développées. D'aussi louables intentions<br />
n'ont pas empêché la loterie <strong>et</strong> certains <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> d'être l'obj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
nombreuses attaques sur la prémisse qu'une société <strong>de</strong>vient plus mauvaise<br />
si ses membres ont la possibilité <strong>de</strong> s'adonner au jeu. Aussi, pendant<br />
longtemps, plusieurs <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> furent-ils bannis. Dans les chapitres<br />
à venir, nous examinerons en détail quelques-unes <strong>de</strong>s péripéties<br />
qui ont jalonné l'histoire <strong>de</strong> la loterie, <strong>et</strong> nous chercherons à comprendre<br />
les raisons à l'origine d'attitu<strong>de</strong>s aussi négatives. Mais brossons ici, à<br />
grands traits, un tableau <strong>de</strong> la situation qui nous servira <strong>de</strong> toile <strong>de</strong> fond.<br />
Les Grecs croyaient que Palamè<strong>de</strong> avait inventé les dés, jeu auquel<br />
il se serait adonné avec ses compagnons pour rompre l'ennui durant le<br />
long siège <strong>de</strong> Troie. Le jeu semble avoir été populaire dans la Grèce<br />
ancienne!. A Rome aussi, les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> étaient appréciés: les empereurs<br />
j<strong>et</strong>aient dans le cirque <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> parchemin <strong>et</strong> les détenteurs<br />
<strong>de</strong>s numéros « gagnants » recevaient un prix, qui pouvait<br />
consister en certains privilèges ou en certains obj<strong>et</strong>s, comme <strong>de</strong>s vases<br />
précieux ou <strong>de</strong>s chevaux 2 • Suétone, le biographe dè l'empereur Auguste,<br />
raconte que <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s tabl<strong>et</strong>tes étaient vendùs durant les<br />
Saturnales. Divers prix étaient offerts: cent pièces d'or, un cure-<strong>de</strong>nts,<br />
une tunique pourpre, une peinture (les joueurs n'apercevaient que le<br />
revers <strong>de</strong>s peintures, qui étaient soit l'œuvre <strong>de</strong> peintres renommés<br />
comme Apelle ou Zeuxis, soit l'œuvre <strong>de</strong> parfaits inconnus). Pendant<br />
les courses <strong>de</strong> chars, les paris allaient bon train 3 <strong>et</strong>, dans les réceptions<br />
1. Voir Bolen (1976). Flemings (1978, p. 2) souligne que, selon Platon, l'inventeur<br />
<strong>de</strong>s dés est le démon Theuth. Ceux qui en atttibuent le mérite à Palamè<strong>de</strong> font<br />
également <strong>de</strong> lui l'inventeur <strong>de</strong>s poids, <strong>de</strong>s mesures <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'alphab<strong>et</strong>. Bolen fait remarquer<br />
que Palamè<strong>de</strong> eut « l'honneur douteux d'êtte le premier tticheur condamné à<br />
mort pour sa façon <strong>de</strong> jouer malhonnête» (1976, p. 9).<br />
2. Ashton (1898, p. 6) ; Rubner (1966, p. 15). Ezell (1960, p. 2) raconte que l'empereur<br />
Héliogabale avait imaginé une loterie encore plus extravagante: le tirage avait<br />
lieu au cirque <strong>et</strong>, à chances égales, les participants pouvaient gagner un vase en or ou<br />
six mouches!<br />
3. Ashton (1898, p. 6-8). Les empereurs aussi s'adonnaient au jeu. Suétone rapporte<br />
qu'Auguste fut toute sa vie un joueur invétéré <strong>et</strong> il cite à c<strong>et</strong> égard certaines l<strong>et</strong>ttes<br />
<strong>de</strong> l'empereur. Il ajoute que Néron perdit au jeu <strong>de</strong>s sommes importantes.
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 13<br />
privées, la coutume <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux aux invités en organisant<br />
<strong>de</strong>s loteries (chaque invité recevait un bill<strong>et</strong> gratuit) était très répandue<br />
l • Les empereurs ne perdaient jamais <strong>de</strong> vue les revenus que la<br />
loterie pouvait apporter dans les coffres <strong>de</strong> l'Etat. Auguste <strong>et</strong> Néron<br />
faisaient régulièrement appel à la loterie pour financer leurs programmes<br />
<strong>de</strong> construction, <strong>et</strong> c'est grâce à la loterie que Rome put être<br />
reconstruite après que Néron l'eut fait brûler. A Rome, on appelait<br />
tout <strong>de</strong> même aleator celui qui s'adonnait au jeu - ce substantif a une<br />
connotation péjorative - <strong>et</strong> une loi limitait les paris. Pour empêcher<br />
les paris excessifs, la loi spécifiait que le gagnant ne pouvait récupérer<br />
les sommes d'argent misées au jeu, mais que le perdant pouvait reprendre<br />
la mise qu'il avait déjà perdue 2 •<br />
La coutume romaine <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux aux invités en procédant<br />
au tirage d'une loterie annonçait les premières loteries médiévales.<br />
En Italie, dans les Etats germaniques <strong>et</strong> en Angl<strong>et</strong>erre, les marchands<br />
comprirent qu'ils pouvaient accroître leurs profits s'ils<br />
faisaient <strong>de</strong> leurs marchandises <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur <strong>de</strong>s prix attribués lors<br />
<strong>de</strong> tirage à la loterie 3 • La loterie existait en Flandres, au xVC siècle; ses<br />
revenus servirent à financer <strong>de</strong>s travaux publics, comme la construction<br />
<strong>de</strong> ports <strong>de</strong> mer ou <strong>de</strong> logements sociaux 4 • C'est en 1434, à Sluis,<br />
en Hollan<strong>de</strong>, qu'il est fait mention pour la première fois <strong>de</strong> la tenue<br />
d'une loterie à <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong> financement public; il s'agissait alors <strong>de</strong> solidifier<br />
le mur d'enceinte <strong>de</strong> la ville 5 • En 1592, à Amsterdam, plusieurs<br />
tirages <strong>de</strong> loterie ont assumé les frais <strong>de</strong> construction d'un hôpital <strong>et</strong>,<br />
en 1615, à Middleburg, les fortifications <strong>de</strong> la cité. Au cours <strong>de</strong>s an-<br />
1. Blanche (1950).<br />
2. Dans La Germanie, Tacite écrit: « Chose étonnante, les dés sont pour pes Germains]<br />
une affaire sérieuse à laquelle ils s'appliquent à jeun <strong>et</strong> sont à ce point égarés<br />
par le gain ou la perte que, lorsqu'ils n'ont plus rien, ils m<strong>et</strong>tent en jeu pour un <strong>de</strong>rnier<br />
<strong>et</strong> suprême coup leur liberté <strong>et</strong> leur personne. Le vaincu accepte une servitu<strong>de</strong><br />
volontaire» (traduction <strong>de</strong> Jacques Perr<strong>et</strong>, Les Belles L<strong>et</strong>tres, 1949, p. 85. [N.d. T.}).<br />
César a observé la même passion du jeu chez les Gaulois.<br />
3. Blanche (1950); Rubner (1966, p. 14). Dans les Flandres, en 1579, Antoine Fererist<br />
obtint le droit d'organiser une loterie dont les prix étaient <strong>de</strong>s meubles.<br />
4. En 1466, Mme Jean van Eyck, veuve du peintre flamand du même nom, organisa<br />
une loterie pour venir en ai<strong>de</strong> aux pauvres <strong>de</strong> Bruges (Flemming, 1978, p. 57).<br />
5. Kinsey (1959, p. 13); Labrosse (1985, chap. 1, p. 12-16).
14 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
nées 1595 <strong>et</strong> 1596, 24 villes hollandaises ont organisé plusieurs loteries<br />
dotées <strong>de</strong> prix imposants. En 1726, la loterie <strong>de</strong>vint un monopole<br />
d'Etat, dont les revenus financèrent la construction <strong>de</strong> plusieurs monuments<br />
importants l •<br />
En Europe occi<strong>de</strong>ntale, on pense que c'est à Florence qu'a eu lieu<br />
la première loterie privée dotée <strong>de</strong> prix en argent. Il semble qu'elle ait<br />
remporté du succès. Forte <strong>de</strong> l'expérience <strong>de</strong> Florence, Venise institua<br />
le premier monopole d'Etat en la matière, ce qui amena <strong>de</strong>s revenus<br />
importants dans les coffres <strong>de</strong> la Républiqué; Florence, Milan, Turin<br />
<strong>et</strong> Rome emboîtèrent le pas 3 •<br />
En France, il est fait mention d'une loterie qui se serait tenue<br />
en 1444, dans la ville d'Ecluse, mais il faut attendre la cour <strong>de</strong> Catherine<br />
<strong>de</strong> Médicis, qui introduisit la loterie en France, pour que le jeu s'y<br />
implante véritablement. François 1 er comprit très vite que la loterie<br />
pouvait signifier <strong>de</strong>s revenus substantiels pour le royaume; en 1539, le<br />
roi émit le premier privilège pour tenir une loterie contre une re<strong>de</strong>vance<br />
annuelle <strong>de</strong> 2000 livres 4 • A Paris, à la même époque, les revenus<br />
d'une loterie ont financé la construction <strong>de</strong> l'église Saint-Sulpice <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
l'Ecole militaires. En 1572, une loterie fut mise sur pied pour assurer<br />
une dot aux jeunes filles vertueuses mais d'origine mo<strong>de</strong>ste dont<br />
Louis <strong>de</strong> Gonzague assurait la subsistancé. « Dieu vous iI."élue », pouvait-on<br />
lire sur le bill<strong>et</strong> gagnant, d'une valeur <strong>de</strong> 500 F; « Dieu vous<br />
console », lisait-on sur le bill<strong>et</strong> perdant. Le tirage, qui avait lieu le dimanche<br />
<strong>de</strong>s Rameaux, était précédé d'une messe solennelle, <strong>et</strong> le pape<br />
1. Han<strong>de</strong>lsman (1933, p. 45-47).<br />
2. Blanche (1950) ; Ezell (1960, p. 2) ; Rubner (1966, p. 14).<br />
3. Coste (1933, p. 83); Desperts (1982). Les paris sur le résultat <strong>de</strong>s élections<br />
étaient déjà une pratique courante, par exemple, en 1520, lors <strong>de</strong> l'élection du grand<br />
conseil <strong>de</strong> Gênes. La forme prise alors par les paris est à l'origine <strong>de</strong> nos <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
à chiffres: cinq candidats au poste <strong>de</strong> sénateur étaient choisis au <strong>hasard</strong> à partir<br />
d'une première liste <strong>de</strong> candidats. Les gens pariaient sur ceux qui seraient choisis. Le<br />
procédé, qui est à l'origine du jeu <strong>de</strong> loto, à la différence que les chiffres <strong>de</strong> 1 à 90 ont<br />
remplacé les noms, est encore en vigueur aujourd'hui (Smith, 1952; Labrosse, 1985,<br />
p. 15).<br />
4. Coste (1933, p. 21); Léonn<strong>et</strong> (1963, p. 13).<br />
5. Léonn<strong>et</strong> (1963, p. 15). La même somme servit aussi à la construction d'un hôpital.<br />
6. Cohen (1964, p. 44). Entre 1714 <strong>et</strong> 1729, plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong>s églises <strong>de</strong> Paris<br />
furent restaurées grâce aux revenus <strong>de</strong> la loterie.
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 15<br />
Sixte V accordait aux organisateurs <strong>de</strong> la loterie la rémission <strong>de</strong> leurs<br />
péchés. En France, le succès <strong>de</strong> la loterie fut tel qu'elle <strong>de</strong>vint un important<br />
outil fiscal, précisément quand le peuple, écrasé d'impôts, refusait<br />
d'en payer davantage!.<br />
En 1776, l'ensemble <strong>de</strong>s loteries publiques fut intégré à la Loterie<br />
royale, laquelle s'inspirait <strong>de</strong> La loterie <strong>de</strong>s Etats romains. Patronnée<br />
par le pape, celle-ci connaissait un franc succès (elle contribua à la<br />
construàion <strong>et</strong> à l'entr<strong>et</strong>ien <strong>de</strong> nombreux monuments romains, <strong>de</strong><br />
même qu'à la mise sur pied <strong>de</strong>s musées du VaticanY. En 'France,<br />
toutes les loteries privées étaient désormais interdites. C<strong>et</strong>te mesure<br />
avait pour but d'empêcher les Français <strong>de</strong> participer à <strong>de</strong>s loteries<br />
étrangères, qui semblaient plus alléchantes que les françaises, mais qui<br />
faisaient perdre aux Français <strong>de</strong> précieuses <strong>de</strong>vises. On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
si c<strong>et</strong>te décision ne cachait pas un motif plus important; en clair,<br />
si l'on ne voulait pas accroître les revenus <strong>de</strong> l'Etat à un moment où<br />
le royaume connaissait un déficit budgétaire <strong>de</strong> 37 millions <strong>de</strong> livres 3 •<br />
Si c'était là le but poursuivi, il fut atteint. La nouvelle loterie connut<br />
un grand succès <strong>et</strong> soutint largement le trésor français, alors régulièrement<br />
à découvert.<br />
La nouvelle loterie survécut à la Révolution. Bien qu'en 1793 le<br />
gouvernement révolutionnaire eût aboli toutes les loteries sous prétexte<br />
qu'elles exploitaient les pauvres 4 , il revint sur sa décision quelques<br />
années plus tard. En 1799, la loterie renaissait sous l'appellation<br />
<strong>de</strong> Loterie nationale. Une <strong>de</strong>s raisons à cela était que le peuple, frustré<br />
1. Pour un inventaire <strong>de</strong>s loteries en France, voir Labrosse {1985). Coste donne<br />
la liste <strong>de</strong>s travaux publics qui furent financés en France par <strong>de</strong>s loteries : l'Hôpital<br />
général <strong>de</strong> Paris en 1660; <strong>de</strong>s pompes à incendie, à Paris, en 1701 ; <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong> pour les<br />
miséreux <strong>de</strong> Lyon en 1699; un hôpital à Amiens <strong>et</strong> une école à Angers (1933, p. 23).<br />
2 La Loterie <strong>de</strong>s Etats romains vit le jour en 1732. La participation du pape à<br />
une loterie peut avoir convaincu le très catholique Louis XVI <strong>de</strong> la légitimité <strong>de</strong>s loteries<br />
en matière <strong>de</strong> levée <strong>de</strong> fonds (Léonn<strong>et</strong>, 1963, p. 17-18).<br />
3. Ibid., p. 18.<br />
4. Coste rapporte les propos <strong>de</strong> Chaum<strong>et</strong>te, le procureur du département <strong>de</strong> la<br />
Seine, qui qualifia la loterie d'Etat <strong>de</strong> « fléau inventé par le <strong>de</strong>spotisme pour faire taire<br />
le peuple sur sa misère en le leurrant d'une espérance qui aggrave sa calamité» (1933,<br />
p. 28). Lors du débat à l'Assemblée nationale, Mirabeau envoya à ses collègues députés<br />
une l<strong>et</strong>tre ouverte dans laquelle il accusait les partisans <strong>de</strong>s loteries <strong>de</strong> soutenir<br />
« un impôt qui fon<strong>de</strong> son plus grand produit sur le délire ou le désespoir» (Léonn<strong>et</strong>,<br />
1963, p. 37).
16 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong> loteries, jouait illégalement à <strong>de</strong>s loteries étrangères, avec le résultat<br />
que le gouvernement français se voyait non seulement privé <strong>de</strong> revenus<br />
mais aussi <strong>de</strong> <strong>de</strong>vises l •<br />
Avec la venue au pouvoir <strong>de</strong> Napoléon Bonaparte, la Loterie nationale<br />
<strong>de</strong>vint la Loterie impériale. Comme son nom l'indique, elle<br />
servit à flnancer les guerres <strong>et</strong> les proj<strong>et</strong>s impériaux 2 • La loterie survécut<br />
à la chute <strong>de</strong> l'empereur <strong>et</strong> à la restauration <strong>de</strong> la monarchie pour<br />
être flnalement abolie en 1836 (les loteries chargées <strong>de</strong> promouvoir les<br />
arts ou <strong>de</strong> venir en ai<strong>de</strong> aux pauvres furent tolérées; les mairies <strong>de</strong><br />
Paris, <strong>de</strong> Lyon <strong>et</strong> <strong>de</strong> Marseille ém<strong>et</strong>taient régulièrement <strong>de</strong>s obligations<br />
dont une partie <strong>de</strong>s intérêts était mise en commun <strong>et</strong> attribuée au<br />
sort). Le gouvernement qui avait aboli les loteries mit sur pied <strong>de</strong>s<br />
caisses d'épargne populaires dans l'espoir que les pauvres, qui, dans le<br />
passé, s'étaient adonnés au jeu, se tourneraient désormais vers<br />
l'épargne 3 •<br />
Les Anglais ne furent pas moins sensibles aux charmes <strong>de</strong> la loterie.<br />
La reine Elizab<strong>et</strong>h institua une loterie dont le premier tirage eut<br />
lieu en 1569 <strong>et</strong> dont les prix étaient à la fois en nature <strong>et</strong> en espèces 4 •<br />
Un premier prix <strong>de</strong> 5000 livres était assorti d'un second qui, pour<br />
une durée <strong>de</strong> sept jours, m<strong>et</strong>tait le gagnant à l'abri <strong>de</strong> toute arrestation,<br />
sauf dans le cas <strong>de</strong> crimes importants. Malgré toute la publicité<br />
qui entoura sa tenueS, la première loterie anglaise ne connut pas un<br />
grand succès. Les tirages suivants eurent lieu en 1569, 1585, <strong>et</strong><br />
en 1612, quand le roi Jacques le, autorisa la tenue d'1J.ne loterie afln<br />
1. L'argument présenté au Conseil <strong>de</strong>s Cinq Cents (nom donné alors au Parlement)<br />
semble presque mo<strong>de</strong>rne: « De toutes les formes <strong>de</strong> contribution qui existent,<br />
aucune n'a si peu <strong>de</strong> détracteurs <strong>et</strong> autant <strong>de</strong> partisans que les loteries ( ... ) Qu'on le<br />
veuille ou non, toute taxe doit être payée. Mais chacun est libre <strong>de</strong> contribuer à la loterie»<br />
(Han<strong>de</strong>lsman, 1933, p. 18). Les partisans d'une abolition définitive <strong>de</strong> la loterie<br />
avaient aussi recours à <strong>de</strong>s arguments mo<strong>de</strong>rnes : « Interrogez c<strong>et</strong>te mêre désolée<br />
dont les enfants périssent <strong>de</strong> misère; elle vous dira : mon époux s'est passionné pour<br />
la loterie. Nous sommes sans ressources. Interrogez c<strong>et</strong>te maison <strong>de</strong> commerce qui a<br />
failli, c'est la loterie qui l'a perdue» (Léonn<strong>et</strong>, 1963, p. 42). On remarquera que les<br />
gouvernements qui ont suivi n'ont pas été aussi prompts à répondre à <strong>de</strong>s arguments<br />
similaires; voir le chapitre 5.<br />
2. Léonn<strong>et</strong> (1963, p. 49 sq.).<br />
3. Henriqu<strong>et</strong> (1921, p. 23).<br />
4. Ezell (1960, p. 4).<br />
5. Woodhall (1964) ; Ashton (1969, p. 20 sq.).
18 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
(Ezell, 1960, p. 9). L'interdiction ne dura pas. De 1709 à 1826, le<br />
gouvernement britannique autorisa la tenue annuelle <strong>de</strong> loteries pour<br />
financer le Trésor public <strong>et</strong>, tout comme au Moyen Age, les loteries<br />
privées prirent la forme <strong>de</strong> tombolas!. En 1721, les loteries privées<br />
furent interdites, mais celles qui bénéficiaient d'un patronage public<br />
se multiplièrent : le gouvernement finança ainsi la construction du<br />
pont <strong>de</strong> Westminster <strong>et</strong> l'acquisition <strong>de</strong> plusieurs bibliothèques privées<br />
<strong>de</strong> renom 2 •<br />
La formule <strong>de</strong>s « assurances» apparut à la même époque. Essentiellement,<br />
elle perm<strong>et</strong>tait aux ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> proposer <strong>de</strong>s fractions <strong>de</strong><br />
bill<strong>et</strong>s; le gagnant recevait une portion du prix. La pratique entraîna<br />
<strong>de</strong>s abus, car elle ouvrait la porte au trafiquage <strong>de</strong>s résultats, ce qui se<br />
produisit, effectivement, à plusieurs reprises au cours <strong>de</strong> l'année 1775 3 •<br />
De plus, on estimait qu'il s'agissait là d'une pratique pernicieuse qui<br />
m<strong>et</strong>tait le jeu à la portée <strong>de</strong>s plus pauvres. Lors <strong>de</strong>s tirages, les « assurés<br />
»furent accusés <strong>de</strong> vagabondage <strong>et</strong> d'être la cause <strong>de</strong>s quasiémeutes<br />
qui avaient lieu à proximite.<br />
Selon certains commentateurs, ces événements furent à l'origine<br />
<strong>de</strong> l'hostilité croissante manifestée à l'endroit <strong>de</strong> la loterie, qui <strong>de</strong>vint,<br />
pour reprendre la formule <strong>de</strong> Sir William P<strong>et</strong>ty un siècle plus<br />
tôt, « une taxe imposée aux stupi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> aux vaniteux "qui n'ont pas<br />
<strong>de</strong> chance ». A partir <strong>de</strong> ce moment, la reconduction du Lottery Act,<br />
qui, chaque année, autorisait la tenue <strong>de</strong> loteries, donne lieu à <strong>de</strong> sévères<br />
critiques 5 • En 1808, la Chambre <strong>de</strong>s Commùnes mit sur pied<br />
un comité chargé d'étudier les eff<strong>et</strong>s nocifs <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> les remè<strong>de</strong>s<br />
que pourrait apporter une certaine réglementation dans ce do-<br />
1. Un numéro du journal The Taller paru au cours <strong>de</strong> l'année 1710 <strong>et</strong> choisi au<br />
<strong>hasard</strong> donne une idée <strong>de</strong> l'extrême popularité <strong>de</strong> la loterie. Comme le rapporte Ashton<br />
(1898, p. 229), pas moins <strong>de</strong> six loteries y sont mentionnées; les unes offrent <strong>de</strong>s<br />
prix en argent, les autres en nature.<br />
2. Ibid., p. 230.<br />
3. Ashton (1969, p. 231-232).<br />
4. Ces détails sont empruntés à Woodhall (1964).<br />
5. En 1818, par exemple, quelqu'un déclara qu'il faudrait écrire sur la tombe du<br />
chancelier du Trésor: « Ici repose [ ... ] celui qui fut un jour le chancelier du Trésor;<br />
le bienfaiteur <strong>de</strong>s sociétés bibliques, [ ... ] un ami <strong>de</strong>s banques d'épargne - un partisan<br />
<strong>de</strong>s loteries 1» (Ashton, 1898, p. 238).
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 19<br />
maine. Le rapport final du comité est rempli d'histoires d'horreur<br />
où, plus d'une fois, on raconte que la loterie a ruiné <strong>de</strong>s existences.<br />
Le rapport conclut que « ce qui est à la base du système <strong>de</strong> la loterie<br />
est si [ ... ] vicieux [ ... ] qu'aucune [ ... ] réglementation [ ... ] ne pourrait<br />
[ ... ] en r<strong>et</strong>irer tout le [ ... ] mauvais )}l. Dans le Lottery Act <strong>de</strong> 1823, le<br />
législateur prévit <strong>de</strong>s dispositions pour m<strong>et</strong>tre fin à la pratique. Un<br />
<strong>de</strong>rnier tirage eut lieu en 1826. On composa pour l'occasion c<strong>et</strong>te<br />
épitaphe:<br />
A la mémoire <strong>de</strong><br />
l'Etat -loterie,<br />
le <strong>de</strong>rnier d'une lignée<br />
dont les origines en Angl<strong>et</strong>erre remontent<br />
à l'année 1569,<br />
<strong>et</strong> qui, à la suite d'une longue maladie,<br />
expira<br />
le<br />
dix-huitième jour d'octobre 1826.<br />
La famille régna pendant <strong>de</strong>ux cent cinquante-sept années<br />
<strong>et</strong> s'épanouit sous la protection toute-puissante<br />
du Parlement britannique;<br />
Pour le plus grand bien <strong>de</strong>s finances,<br />
chaque ministre continua<br />
<strong>de</strong> lui assurer son appui.<br />
A mesure que les loteries se sont multipliées,<br />
il s'est avéré que leur existence a corrompu les mœurs<br />
<strong>et</strong> encouragé le goût<br />
<strong>de</strong> la <strong>Spéculation</strong> <strong>et</strong> du Jeu<br />
au sein <strong>de</strong>s couches les plus défavorisées <strong>de</strong> la société [ ... f<br />
On remarquera que la raison invoquée est la protection <strong>de</strong>s plus<br />
démunis 3 •<br />
Ainsi se termine l'histoire <strong>de</strong> la loterie en Angl<strong>et</strong>erre jusqu'à notre<br />
1. Ibid., p. 161.<br />
2. Pour la citation complète, voir ibid., p. 239-240.<br />
3. Pour une analyse <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> avant <strong>et</strong> après la Révolution industrielle,<br />
voir <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 3).
20 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
époque, si l'on excepte son utilisation pour promouvoir les arts ou<br />
dans certaines occasions spéciales l • En 1836, on interdit également la<br />
réclame sur les loteries étangères 2 •<br />
La loterie dans le Nouveau Mon<strong>de</strong><br />
Dans le Nouveau Mon<strong>de</strong>, la loterie fut un héritage <strong>de</strong> l'Ancien 3 •<br />
Nous avons vu que la Virginia Company avait financé l'installation<br />
<strong>de</strong>s premiers colons grâce à <strong>de</strong>s loteries. Comme elles l'avaient fait auparavant<br />
en Europe, les loteries se substituèrent au réseau bancaire encore<br />
inexistant <strong>et</strong> furent employées dans la vente <strong>de</strong> certains biens.<br />
Quand il s'agissait <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur, on organisait<br />
une loterie dont c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> <strong>de</strong>venait le prix. Thomas Jefferson explique<br />
le raisonnement <strong>de</strong> la façon suivante:<br />
Il arrive qu'un obj<strong>et</strong> soit <strong>de</strong> si gran<strong>de</strong> valeur qu'il ne trouve pas <strong>de</strong> preneur.<br />
Il est parfois impossible <strong>de</strong> le diviser ou d'en réduire le prix. [ ... ] La loterie<br />
<strong>de</strong>vient alors un moyen efficace <strong>de</strong> s'en débarrasser. En courant un<br />
risque minime, le participant a la chance <strong>de</strong> recevoir un prix <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur<br />
4 •<br />
A une époque où les institutions <strong>et</strong> les marchés financiers en étaient à<br />
leurs balbutiements, la formule convenait particulièrement aux pro-<br />
1. Ces détails sur les loteries en Angl<strong>et</strong>erre sont empruntés à .Blanche (1950) <strong>et</strong> à<br />
Ezell (1960).<br />
2. En Pologne, l'histoire <strong>de</strong>s loteries présente <strong>de</strong>s traits similaires. Introduit par<br />
un Italien en 1748, le jeu <strong>de</strong> loto suscita l'intérêt <strong>de</strong> la diète polonaise. En 1768, afin<br />
d'accroître les revenus <strong>de</strong> l'Etat, le Parlement institua un système <strong>de</strong> privilèges à l'intention<br />
<strong>de</strong>s organisateurs <strong>de</strong> loteries privées. A ce premier type <strong>de</strong> loteries s'ajouta<br />
en 1808 une loterie <strong>de</strong> luxe, dont les bill<strong>et</strong>s étaient beaucoup plus chers. Comme ailleurs<br />
en Europe, plusieurs voix se firent entendre au cours du XlX' siècle pour réclamer<br />
l'abolition <strong>de</strong> la première catégorie, la plus populaire, sous prétexte que ce genre<br />
<strong>de</strong> loteries exploitait les pauvres. Ce sentiment conduisit à son abolition en 1808 en<br />
raison, dit la loi, <strong>de</strong> « son influence négative sur la moralité <strong>de</strong>s pauvres ». Mais la loterie<br />
<strong>de</strong> luxe, dont les bill<strong>et</strong>s étaient trop chers pour les pauvres, se poursuivit sans interruption<br />
jusqu'en 1915, alors que la guerre y mit fin. Après la guerre, la jeune République<br />
<strong>de</strong> Pologne ressuscita la loterie d'Etat; voir Han<strong>de</strong>lsman (1933).<br />
3. On trouvera plus <strong>de</strong> détails sur l'histoire <strong>de</strong> la loterie en Amérique dans Smith<br />
(1952), Ezell (1960), Devereux (1980). Voir aussi les autres sources auxquelles nous<br />
renvoyons dans c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
4. Cité dans Ezell (1960), p. 13.
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 21<br />
priétaires en besoin pressant <strong>de</strong> liquidités. Avant 1790, l'Amérique ne<br />
comptait que trois banques incorporées. Les loteries jouaient donc le<br />
rôle échu <strong>de</strong> nos jours aux sources <strong>de</strong> financement public <strong>et</strong> privé.<br />
Mais les loteries ordinaires, dotées <strong>de</strong> prix traditionnels en argent,<br />
existaient aussi <strong>et</strong> ne <strong>de</strong>vaient pas voir le jour sans leurs détracteurs.<br />
Les Quakers <strong>de</strong> Pennsylvanie ont été les premiers à critiquer les loteries,<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te opposition a entraîné l'adoption <strong>de</strong> certaines contraintes<br />
législatives. D'autres groupes craignaient les excès auxquels l'obsession<br />
du jeu pouvait conduire les plus démunis. Malgré ces craintes, les<br />
dirigeants <strong>de</strong> la colonie, qui ne pouvaient se perm<strong>et</strong>tre d'abandonner<br />
une source <strong>de</strong> revenus aussi intéressante, n'interdirent pas la loterie. Il<br />
ne faut pas oublier que les besoins fiscaux <strong>de</strong> la colonie étaient importants<br />
: les colons, qui faisaient la guerre aux Indiens <strong>et</strong> aux Français,<br />
s'opposaient à une augmentation <strong>de</strong>s impôts!. Les dirigeants avaient<br />
les mains liées; ils se tournèrent donc vers les loteries pour assurer <strong>de</strong>s<br />
revenus qui paieraient la protection <strong>de</strong>s côtes contre les Français (Massachus<strong>et</strong>ts,<br />
1744), la construction <strong>de</strong> fortifications (New York, 1746),<br />
d'universités (Yale, Harvard, Princ<strong>et</strong>on, la future Université <strong>de</strong> Pennsylvanie)<br />
<strong>et</strong> qui fourniraient les fonds nécessaires pour bâtir les églises<br />
(pennsylvanie, 1765). Mais la popularité <strong>de</strong>s loteries pour le financement<br />
<strong>de</strong>s travaux publics éveilla la méfiance du gouvernement britannique<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s administrateurs anglais <strong>de</strong> la colonie, qui réclamèrent leur<br />
abolition. En 1768, une note envoyée aux gouverneurs <strong>de</strong>s colonies<br />
interdit désormais l'octroi <strong>de</strong> permis pour organiser <strong>de</strong>s loteries, alléguant<br />
que:<br />
Attendu que [ ... ] en Amérique [ ... ] l'usage veut qu'on adopte <strong>de</strong>s lois<br />
pour créer <strong>de</strong>s loteries publiques qui serviront à ramasser <strong>de</strong>s fonds; [ ... ]<br />
c<strong>et</strong>te pratique tend à détourner nos suj<strong>et</strong>s les plus hardis <strong>de</strong> l'esprit d'entreprise,<br />
<strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>voirs <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs occupations dont dépend si gran<strong>de</strong>ment le<br />
bien-être commun [ .. y<br />
L'interdiction fut signifiée, même si, pendant ce temps, en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
les loteries se multipliaient sans contrainte.<br />
Mais les jours <strong>de</strong> la domination anglaise étaient comptés. Pressé <strong>de</strong><br />
tous côtés pendant la guerre d'Indépendance, le Congrès, entre autres<br />
1. Ibid., p. 28.<br />
2. Voir ibid., p. 49, pour la citation complète.
22 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
moyens, fit appel aux loteries pour financer les dépenses <strong>de</strong> guerre <strong>et</strong><br />
créa la United States Lotfery. Le premier tirage remporta un vif succès;<br />
le second, tout autant.<br />
Après l'Indépendance, les loteries s'épanouirent aux Etats-Unis<br />
comme aux beaux jours <strong>de</strong> l'époque coloniale. Le peuple se méfiait<br />
toujours autant <strong>de</strong>s impôts (après tout, n'avait-il pas fait la guerre<br />
pour ne pas en payer ?) ; les chantiers publics, au niveau fédéral comme<br />
au niveau <strong>de</strong>s Etats, furent donc financés par <strong>de</strong>s loteries. En outre,<br />
ces <strong>de</strong>rnières assumèrent les coûts <strong>de</strong> construction <strong>et</strong> d'entr<strong>et</strong>ien <strong>de</strong>s<br />
édifices appartenant à la municipalité <strong>et</strong> au comté; elles servirent à réparer<br />
les rues, à approvisionner les villes en eau potable <strong>et</strong> à construire<br />
<strong>de</strong>s routes, <strong>de</strong>s canaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ponts.<br />
Parallèlement, le système bancaire continuait <strong>de</strong> se développer;<br />
en 1810, on comptait pas loin <strong>de</strong> 90 banques incorporées (vingt ans<br />
plus tôt, il n'yen avait que trois). Mais il n'y avait pas <strong>de</strong> véritable<br />
spécialisation <strong>et</strong> le financement assuré par les loteries était combiné à<br />
<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> financement qui nous apparaissent aujourd'hui plus<br />
conventionnels. Suits (1979) rapporte que, après la révolution américaine,<br />
John Adams négocia avec la Hollan<strong>de</strong> un certain nombre <strong>de</strong><br />
prêts pour le compte <strong>de</strong> la jeune nation. Mais le crédit <strong>de</strong>s Etats-Unis<br />
était si mauvais qu'il fallut payer un supplément sur les intérêts. Pour<br />
payer ce supplément, Adams mit sur pied une loterie. Le Boston Mercantile<br />
Journal fournit <strong>de</strong>s renseignements précieux qui perm<strong>et</strong>tent,<br />
après coup, <strong>de</strong> se faire une idée <strong>de</strong> l'importance crôissante <strong>de</strong> la loterie.<br />
Selon le journal, il y eut, en 1832, près <strong>de</strong> 420 tirages répartis dans<br />
huit Etats (New York, Virginie, Connecticut, Rho<strong>de</strong> Island, Pennsylvanie,<br />
Delaware, Caroline du Nord <strong>et</strong> Maryland). Les revenus bruts<br />
<strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s se chiffrèrent à 66 millions <strong>de</strong> dollars, soit cinq<br />
fois plus que les dépenses du gouvernement fédéral au cours <strong>de</strong> la<br />
même année!.<br />
A mesure que les loteries prenaient <strong>de</strong> l'importance, leur nature se<br />
modifiait. Un groupe intermédiaire se développa, formé <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>urs<br />
<strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s organisateurs <strong>de</strong>s loteries. Ces <strong>de</strong>rniers prirent en<br />
main la gestion <strong>de</strong>s loteries <strong>et</strong> embauchèrent <strong>de</strong>s agents chargés <strong>de</strong><br />
1. Blanche (1950, p. 73).
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 23<br />
vendre les bill<strong>et</strong>s. Les courtiers ach<strong>et</strong>aient à prix réduit <strong>de</strong>s blocs <strong>de</strong>s<br />
bill<strong>et</strong>s qu'ils revendaient ensuite au détail. Le réseau formé par les promoteurs<br />
<strong>et</strong> les ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s a servi <strong>de</strong> cadre aux services <strong>de</strong><br />
courtage <strong>et</strong> d'investissement bancaire que nous connaissons aujourd'hui<br />
: leur tâche était <strong>de</strong> soutirer aux gens leurs éconoITÙes pour<br />
financer <strong>de</strong>s travaux publics d'envergure.<br />
Les loteries eurent à l'époque leur part <strong>de</strong> critiques, mais, au<br />
XVIIIe siècle, leurs voix ne furent pas entendues. La principale objection<br />
formulée par les critiques était que les loteries drainaient les ressources<br />
<strong>et</strong> l'énergie <strong>de</strong>s pauvres gens - ressources qui auraient pu<br />
être employées ailleurs <strong>de</strong> façon plus productive. Si l'on songe à la popularité<br />
dont jouissait la formule <strong>de</strong> l' « assurance », l'argument avait<br />
du poids. Nous avons vu qu'en Angl<strong>et</strong>erre la formule pç:rm<strong>et</strong>tait à<br />
ceux qui ne pouvaient s'offrir un bill<strong>et</strong> d'en ach<strong>et</strong>er une fraction!. Le<br />
système ne se contentait pas <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre le jeu à la portée <strong>de</strong>s plus pauvres;<br />
comme en Angl<strong>et</strong>erre, il encourageait la fraudé. Il y eut quelques<br />
scandales qui firent du bruit, le public prit conscience que, <strong>de</strong><br />
tous les profits engendrés par les loteries, la part du lion revenait aux<br />
intermédiaires, <strong>et</strong> le mouvement antiloteries gagna <strong>de</strong> l'influence.<br />
En 1833, la Pennsylvanie fut le preITÙer Etat à abolir les loteries; le<br />
Massachus<strong>et</strong>ts en fit autant la même année. Au début <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong><br />
Sécession, tous les Etats, à l'exception du Delaware, du Kentucky <strong>et</strong><br />
du Missouri, avaient adopté <strong>de</strong>s lois similaires 3 • La guerre <strong>de</strong> Sécession<br />
<strong>et</strong> les conséquences qu'elle eut sur l'éconoITÙe <strong>de</strong>s Etats du Sud<br />
1. A New York, en 1818, une enquête menée sur les loteries j<strong>et</strong>a elle aussi le<br />
blâme sur l' « assurance », qui « attirait les femmes, les enfants, les jeunes apprentis,<br />
les nègres <strong>et</strong> les plus pauvres » (Ezell, 1960, p. 189-190).<br />
2. Le cas le plus connu est l'affaire Baldwin, qui est un cas <strong>de</strong> libelle diffamatoire.<br />
En septembre 1818, Baldwin, directeur du Republican Chronicle <strong>de</strong> New York, publia<br />
une série d'articles où il accusait la loterie <strong>de</strong> trafiquer les résultats. Les participants<br />
(qui misaient sur un numéro tiré au sort) perdaient en grand nombre. Les responsables<br />
<strong>de</strong> la loterie intentèrent à Baldwin une poursuite pour libelle diffamatoire. Le<br />
procès (au cours duquel Baldwin fut acquitté) permit <strong>de</strong> dévoiler tous les moyens utilisés<br />
pour trafiquer les résultats (ibid., p. 188 sq.).<br />
3. Il est intéressant <strong>de</strong> souligner que, dans l'Etat du Massachus<strong>et</strong>ts, le suici<strong>de</strong><br />
d'un jeune commis <strong>de</strong> trente-cinq ans servit d'aiguillon au législateur. Le jeune<br />
homme était trésorier pour le compte d'une importante maison <strong>de</strong> commerce <strong>de</strong> Boston.<br />
Il a perdu au jeu touS ses biens <strong>et</strong> détourné 18000 $ <strong>de</strong>s coffres <strong>de</strong> son employeur<br />
(ibid., p. 211).
L'HISTOIRE MOUVEMENTÉE DES LOTERIES 25<br />
cours aux loteries pour distribuer <strong>de</strong>s terres aux soldats loyalistes <strong>et</strong><br />
aux immigrants qui fuyaient les Etats-Unis!. Comme partout ailleurs,<br />
les revenus engendrés par les loteries servirent à ftnancer les travaux<br />
publics; à Montréal, en 1783, c'est une loterie qui ftnança la construction<br />
<strong>de</strong> la nouvelle prison. Mais il y a plus : les revenus <strong>de</strong> loteries<br />
américaines servirent au ftnancement <strong>de</strong> quelques proj<strong>et</strong>s canadiens<br />
importants. Les coûts <strong>de</strong> construction du canal Welland, situé entre<br />
les lacs Ontario <strong>et</strong> Erié, furent assumés par une loterie américaine 2 •<br />
Néanmoins, on ne voit pas <strong>de</strong> traces dans les provinces canadiennes<br />
d'une lotomanie semblable à celle qu'avaient connue les Etats<br />
Unis à l'époque <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> 1812. Ce qui ne veut pas dire que les<br />
Canadiens ne jouaient pas à d'autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. En 1817, l'Assemblée<br />
du Bas-Canada adopta une loi qui interdit les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Encore<br />
une fois, la raison invoquée était d'empêcher les gens <strong>de</strong>s classes inférieures,<br />
notamment les ouvriers <strong>et</strong> les domestiques, <strong>de</strong> courir à leur<br />
perte 3 •<br />
Au Bas-Canada, la tombola fut l'une <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> loteries qui<br />
continua <strong>de</strong> connaître une gran<strong>de</strong> popularité, surtout quand les fonds<br />
recueillis étaient <strong>de</strong>stinés à <strong>de</strong>s œuvres charitables. Les Canadiens qui<br />
voulaient jouer à la loterie pouvaient également participer aux loteries<br />
américaines. Mais les années 1840 virent la disparition progressive <strong>de</strong><br />
ces <strong>de</strong>rnières à mesure que, les uns après les autres, les Etats américains<br />
en rendaient la pratique illégale. Au Canada, on vit apparaître<br />
<strong>de</strong>s promoteurs locaux qui avaient flairé une occasion <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong>s<br />
proftts intéressants. Entre 1845 <strong>et</strong> 1856, les loteries privées ftrent leur<br />
apparition 4 • Mais, encore une fois <strong>et</strong> comme cela s'était produit ailleurs,<br />
certains cas <strong>de</strong> frau<strong>de</strong> attirèrent l'attention du gouvernement sur<br />
c<strong>et</strong>te pratique; en 1856, une loi fut adoptée, qui rendait illégale la<br />
tenue d'une loterie <strong>et</strong> interdisait la vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loteries étrangères.<br />
Jusqu'à tout récemment, c<strong>et</strong>te loi signifta la ftn <strong>de</strong>s loteries dans<br />
tout le Canada, à l'exception du Québec. Sous la pression <strong>de</strong> l'Eglise<br />
catholique, le Québec amenda la loi pour perm<strong>et</strong>tre la tenue <strong>de</strong> lote-<br />
1. Ibid., p. 55 sq.<br />
2. Ibid., p. 69.<br />
3. Ibid., p. 64.<br />
4. Ibid., p. 76-79.
26 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ries <strong>de</strong> bienfaisance. Les prix étaient <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> non <strong>de</strong> l'argent l .<br />
En 1890, le gouvernement du Québec mit sur pied une loterie provinciale<br />
dotée <strong>de</strong> prix en argent comptant. Pendant ce temps, les loteries<br />
privées proliféraient grâce aux lacunes <strong>de</strong> la loi dans sa forme amendée.<br />
Mais, en 1892, le gouvernement fédéral amenda le co<strong>de</strong> criminel<br />
pour interdire les loteries. Ce <strong>de</strong>rnier développement donna le coup <strong>de</strong><br />
grâce aux loteries, même au Québec.<br />
3. La renaissance <strong>de</strong>s loteries<br />
Les loteries étaient interdites en France, en Angl<strong>et</strong>erre, aux Etats<br />
Unis <strong>et</strong> au Canada. La Belgique en interdit la pratique en 1836 <strong>et</strong> la<br />
Suè<strong>de</strong> en 184F, mais elle revint sur sa décision en 1897 <strong>et</strong>, dans les années<br />
30, légalisa les paris mutuels lors <strong>de</strong>s matchs <strong>de</strong> football. Ailleurs,<br />
quelques loteries se maintinrent au cours du XIX e siècle. L'Espagne n'a<br />
jamais aboli la loterie qu'elle avait mise sur pied en 1763 pour la construction<br />
<strong>de</strong> l'hôpital <strong>de</strong> Madrid 3 • En 1769, elle créa la Loterie <strong>de</strong> la Nouvelle-Espagne,<br />
qui s'appela plus tard la Loterie du Mexique <strong>et</strong> qui, du<br />
reste, existe toujours 4 • Le Portugal eut sa loterie en 1783, quand une<br />
charte royale créa la Santa Casa da Misericordia. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière était un<br />
organisme <strong>de</strong> charité qui s'occupait <strong>de</strong> recueillir <strong>de</strong> l'argent, notamment<br />
par l'entremise <strong>de</strong>s loteries 5 • L'Italie n'a jamais interdit les loteries; nous<br />
avons vu que, dans les Etats pontificaux, le pape patronnait une loterie<br />
qui remportait un vif succès. L'Allemagne connaissait les loteries <strong>de</strong>puis<br />
le Moyen Age <strong>et</strong>, au XIX< siècle, en dépit <strong>de</strong>s appels répétés qui réclamaient<br />
leur abolition, les Etats germaniques continuèrent d'y avoir recours<br />
pour <strong>de</strong>s raisons fiscales. Les Pays-Bas en frrent autant 6 •<br />
L L'Eglise fit d'abord adopter un amen<strong>de</strong>ment qui autorisait l'organisation <strong>de</strong><br />
tombolas pour <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s invendus dont la valeur ne dépassait pas 50 $. En 1867,<br />
avec l'adoption <strong>de</strong> l'Acte <strong>de</strong> l'Amérique du Nord britannique, le Québec eut sa<br />
propre assemblée législative <strong>et</strong> adopta une nouvelle loi (ibid., p. 83).<br />
2. Kinsey (1959, p. 20).<br />
3. Pour une histoire <strong>de</strong> la loterie en Espagne, voir Altabella (1962).<br />
4. Labrosse (1985, p. 63).<br />
5. Landau (1968, p. 3).<br />
6. Han<strong>de</strong>lsman (1933, p. 22 ff.).
28 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
se doter d'une loterie; l'Etat <strong>de</strong> New York le suivit dans c<strong>et</strong>te voie<br />
en 1966. Dès lors, pendant que les administrations essayaient <strong>de</strong> se<br />
sortir <strong>de</strong> leurs déboires financiers, chaque élection donna lieu à un flot<br />
<strong>de</strong> légalisations. En 1985, 58 % <strong>de</strong> la population américaine vivait<br />
dans un Etat où existait, sous une forme ou sous une autre, une loterie<br />
légale 1 •<br />
Le lien entre la croissance <strong>de</strong>s déficits gouvernementaux <strong>et</strong> la décision<br />
<strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s loteries finit aussi par l'emporter au Canada 2 • Après<br />
leur interdiction en 1893, les loteries canadiennes avaient vécu dans la<br />
clan<strong>de</strong>stinité. Mais, en 1929, le maire <strong>de</strong> Montréal, Camilien Hou<strong>de</strong>,<br />
lança une campagne en faveur <strong>de</strong>s loteries, lesquelles <strong>de</strong>vaient perm<strong>et</strong>tre<br />
<strong>de</strong> faire face au déficit que la ville avait accumulé au fù <strong>de</strong>s ans.<br />
Camilien Hou<strong>de</strong> reçut l'appui <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Québec <strong>et</strong> <strong>de</strong> la population,<br />
en majorité catholique, mais il se heurta à l'opposition <strong>de</strong> l'establishment<br />
anglo-protestant, qui eut raison <strong>de</strong> lui. En 1967, la tenue<br />
d'Expo 67 laissa le maire Jean Drapeau aux prises avec un énorme déficit.<br />
Il eut l'idée <strong>de</strong> créer une « taxe volontaire », qui était une loterie<br />
déguiséé. Malgré tous les efforts déployés par le maire Jean Drapeau<br />
<strong>et</strong> la ville <strong>de</strong> Montréal, les tribunaux décrétèrent que c<strong>et</strong>te taxe volontaire<br />
était une loterie <strong>et</strong> ordonnèrent son abolition. Les loteries furent<br />
finalement légalisées en 1970. Depuis lors, chaque province canadienne<br />
possè<strong>de</strong> ses loteries, <strong>et</strong> toutes sont florissantes.<br />
Pourquoi? A c<strong>et</strong>te question nous proposerons quelques réponses à<br />
mesure que seront connus les détails <strong>de</strong> notre histoire.<br />
1. Abt, Smith <strong>et</strong> Christiansen (1985) ; Mikesell <strong>et</strong> Zorn (1985, p. 1) ; Clotfelter <strong>et</strong><br />
Cook (1978 a, b).<br />
2. Notre histoire <strong>de</strong>s loteries au Canada s'appuie sur Labrosse (1985).<br />
3. Le système fonctionnait <strong>de</strong> la façon suivante: la population était encouragée à<br />
payer à la ville <strong>de</strong> Montréal une taxe volontaire <strong>de</strong> 2 $. Chaque mois, on procédait à<br />
un tirage parmi ceux qui avaient payé; les gagnants recevaient <strong>de</strong>s lingots d'argent.<br />
Le prix le plus important était <strong>de</strong> 150000 $. Pour bien montrer qu'il ne s'agissait pas<br />
vraiment d'une loterie - ainsi que le voulait la version officielle -, le gagnant <strong>de</strong>vait<br />
répondre à une « question d'habil<strong>et</strong>é ». L'origine <strong>de</strong> ces questions est donnée<br />
dans le chapitre 3.
2<br />
Pourquoi les gens s'adonnent-ils au jeu?<br />
Quand la fortune sourit - hélas !<br />
Eile sourit au p<strong>et</strong>it nombre -<br />
Et ceux à qui elle ne plaît pas,<br />
<strong>et</strong> voient pourtant ce qu'eile gar<strong>de</strong> en réserve,<br />
Sont comme <strong>de</strong>s esc/aves qui cherchent <strong>de</strong> l'or<br />
Et sont doublement pauvres au milieu <strong>de</strong>s richesses.<br />
George CRABBE.<br />
Pourquoi les gens achètent-ils <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie? La réponse<br />
peut paraître simple à première vue, mais c<strong>et</strong>te simplicité est trompeuse.<br />
Les gens voudraient être riches, mais ils ne savent pas comment.<br />
Y a-t-il une autre façon <strong>de</strong> gagner plus d'un million <strong>de</strong> dollars<br />
en misant seulement quelques dollars, même si les chances <strong>de</strong> l'emporter<br />
sont plutôt faibles!?<br />
Si c'était la seule réponse, on comprendrait mal pourquoi la loterie<br />
a souvent fait l'obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> condamnations publiques, qui ont<br />
conduit, dans le passé, à plusieurs reprises <strong>et</strong> dans un bon nombre<br />
<strong>de</strong> pays, à son interdiction légale. Pour saisir la complexité <strong>de</strong> ces<br />
différentes attitu<strong>de</strong>s - interdiction, condamnation virulente <strong>et</strong>, à<br />
l'occasion, permissivité -, il importe d'abord <strong>de</strong> savoir pourquoi les<br />
gens s'adonnent au jeu <strong>et</strong> quels sont les groupes sociaux plus susceptibles<br />
<strong>de</strong> le faire que d'autres 2 • C'est seulement en examinant soigneusement<br />
ces questions que l'on peut espérer j<strong>et</strong>er quelque lumière<br />
sur ce suj<strong>et</strong> plus vaste qu'est l'évolution <strong>de</strong>s mentalités à<br />
l'endroit <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> les conséquences pratiques <strong>de</strong> l'adoption<br />
d'une politique publique à c<strong>et</strong> égard (par exemple, sur les reve-<br />
1. Pour une analyse <strong>de</strong> la question, voir <strong>Brenner</strong> (1983, chap. 1 ; 1985, chap. 2).<br />
2. R. <strong>Brenner</strong> (1983, 1985; G. A. <strong>Brenner</strong>, 1985,1986); G. A. <strong>Brenner</strong> <strong>et</strong> Tremblay<br />
(1986) ont abordé la question <strong>et</strong> recueilli quelques données sur le suj<strong>et</strong>. Notre<br />
analyse se veut plus profon<strong>de</strong> <strong>et</strong> davantage étayée.
30 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
nus que les gouvernements peuvent escompter <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie).<br />
Notre intérêt se portera surtout sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> comme la loterie,<br />
où les participants courent la chance <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>s prix importants,<br />
<strong>et</strong> nous laisserons <strong>de</strong> côté les autres types <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>,<br />
comme les parties <strong>de</strong> cartes entre amis, les soirées <strong>de</strong> bingo <strong>et</strong> les visites<br />
au casino lors <strong>de</strong> vacances à Las Vegas, à Atlantic City, à Monte<br />
Carlo, à Deauville ou dans quelque autre lieu <strong>de</strong> villégiature plus ou<br />
moins célèbre <strong>de</strong>s Alpes ou <strong>de</strong> la Riviera française. li ne faut pas voir<br />
dans c<strong>et</strong>te limitation le refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> la dangereuse tendance à la spécialisation<br />
que connaissent les sciences sociales <strong>de</strong> nos jours. Au contraire, à<br />
mesure que nous avons étudié l'histoire <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, nous<br />
avons découvert qu'il était présomptueux <strong>de</strong> ne les considérer que<br />
sous l'aspect <strong>de</strong> la nature humaine - c'est-à-dire <strong>de</strong>s dispositions <strong>de</strong><br />
l'homme à prendre <strong>de</strong>s risques. Les gens s'adonnent à certains <strong>jeux</strong><br />
pour passer le temps ou pour s'amuser, mais dans d'autres cas, c'est<br />
avec l'idée <strong>de</strong> s'enrichir <strong>de</strong> façon significative. Ce sont là <strong>de</strong>ux espèces<br />
différentes <strong>de</strong> joueurs, <strong>et</strong> leurs comportements sont également différents.<br />
Nous verrons plus loin que la loi a parfois fait <strong>de</strong>s différences<br />
entre les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. En règle générale, elle était plus tolérante envers<br />
les <strong>jeux</strong> auxquels on s'adonnait par plaisir, où seules <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites<br />
sommes pouvaient être gagnées ou perdues, <strong>et</strong> l'était moins envers<br />
ceux qui engageaient d'importants montants d'argent. Pourquoi les<br />
<strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong>vraient-elles être différentes? Pourquoi <strong>de</strong>vrait-on<br />
s'attendre à ce que les <strong>de</strong>ux groupes adoptent <strong>de</strong>s comportements<br />
différents?<br />
Ce chapitre propose une réponse à la première question; les réponses<br />
à la secon<strong>de</strong> viendront plus tard.<br />
1. Quelles sont les motivations <strong>de</strong>s gens?<br />
Plusieurs analystes ont essayé <strong>de</strong> comprendre le comportement du<br />
joueur. Examinons brièvement quelques-unes <strong>de</strong> ces tentatives, <strong>et</strong> réservons<br />
pour les chapitres suivants certaines d'entre elles, qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt<br />
une analyse plus approfondie. Les économistes ont étudié les <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> comme s'ils faisaient tous partie <strong>de</strong> la même catégorie -
32 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
sont peu intéressées aux liens entre le jeu <strong>et</strong> l'origine sociale, les sociologues,<br />
eux, n'ont fait que celaI. Devereux (1980) <strong>et</strong> Tec (1964), pour<br />
ne nommer que ceux-là, croient que lorsque les voies habituelles <strong>de</strong><br />
mobilité sociale sont bloquées, les gens se tournent vers les voies inhabituelles,<br />
lesquelles peuvent être le crime <strong>et</strong> le jeu 2 • Certes, <strong>de</strong>s preuves<br />
viennent appuyer c<strong>et</strong>te affirmation, mais d'autres perm<strong>et</strong>tent d'affirmer<br />
le contraire. Plusieurs sociétés sont très hiérarchisées <strong>et</strong> n'offrent<br />
à peu près aucune mobilité sociale, pourtant la criminalité <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> n'y sont pas pour autant plus répandus 3 •<br />
Notre intention n'est pas d'étudier le jeu à travers le prisme d'approches<br />
aussi étroites. Nous nous proposons plutôt d'étudier le jeu <strong>et</strong><br />
les attitu<strong>de</strong>s confuses adoptées à son endroit en distinguant d'abord<br />
<strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> jeu. La première regroupe ceux où les mises <strong>et</strong> les<br />
prix sont relativement peu élevés (par rapport à la fortune du participant),<br />
ce qui fait <strong>de</strong> ces <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> une forme <strong>de</strong> loisir. Les pauvres<br />
comme les riches peuvent s'adonner au jeu, mais il va <strong>de</strong> soi que<br />
les uns <strong>et</strong> les autres ne choisiront pas la même sorte <strong>de</strong> jeu. Les pauvres<br />
vont jouer au poker, les riches se rendront à un bal <strong>de</strong> bienfaisance<br />
dont la contribution (déductible d'impôt) perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> participer à<br />
une loterie, ou encore ils passeront leurs vacances à Monte-Carlo. Un<br />
jour, ils loueront un yacht; le len<strong>de</strong>main, ils iront au casino ou aux<br />
courses. Les riches considèrent les « pertes» encourues au jeu comme<br />
<strong>de</strong>s frais comparables à ceux qu'occasionnent d'autres formes <strong>de</strong> loisir.<br />
1. Friedman <strong>et</strong> Savage (1948) suggèrent que les pauvres sont plus enclins à<br />
s'adonner au jeu.<br />
2. Le chapitre 3 rapporte les opinions d'autres sociologues <strong>et</strong> analyse le point <strong>de</strong><br />
vue <strong>de</strong> Devereux.<br />
3. Voir R. <strong>Brenner</strong> (1983, chap. 1 <strong>et</strong> 2). Frey reprend ce que Dormes (Dormes <strong>et</strong><br />
al., 1976) avait déjà remarqué, soit: « L'absence <strong>de</strong> toute hypothèse, <strong>et</strong> plus encore <strong>de</strong><br />
toute interrelation, qui perm<strong>et</strong>te d'élaborer une théorie du comportement du joueur.<br />
Donnes <strong>et</strong> ses collaborateurs (1984, p. 118) ont donc jonglé avec plusieurs <strong>de</strong>mi-théories<br />
ou plusieurs propositions sur l'anomie, l'aliénation, la culture ouvrière, le fonctionnalisme,<br />
la prise <strong>de</strong> décision, le risque, les loisirs liés au travail <strong>et</strong> le foyer comme<br />
centre <strong>de</strong> l'existence. » Même s'il n'existe pas <strong>de</strong> grille d'analyse du jeu qui soit proprement<br />
marxiste, Frey suggère que le jeu, comme la religion <strong>et</strong> le sport, peut être<br />
considéré comme l'opium du peuple (p. 112-113). Les <strong>de</strong>ux prochains chapitres montreront<br />
que les faits contredisent c<strong>et</strong>te interprétation. Les riches s'en sont souvent pris<br />
aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> à certains autres loisirs <strong>de</strong>s pauvres. Pour une approche différente,<br />
voir aussi Newman (1972) ; Lester (1979).
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 33<br />
Ce qui est en cause ici est moins le goût du risque que la façon <strong>de</strong><br />
s'amuser.<br />
En revanche, il arrive qu'il ne soit pas nécessaire <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> son<br />
temps pour participer à certains <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Ceux-ci ne sont donc<br />
pas une façon d'occuper ses loisirs. Dans ce cas, le fait que certaines<br />
personnes soient prêtes à risquer <strong>de</strong> l'argent pour avoir la chance <strong>de</strong><br />
gagner <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong>vrait nous éclairer sur leurs habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation.<br />
C'est c<strong>et</strong>te disposition au risque dans le but <strong>de</strong> s'enrichir qui<br />
sera le véritable suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> ce chapitre <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chapitres suivants. Voilà<br />
pourquoi nous parlerons surtout <strong>de</strong> la loterie plutôt que <strong>de</strong>s autres<br />
formes <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, qui ne perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> gagner que <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites<br />
sommes.<br />
Pourquoi prendre <strong>de</strong> tels risques? On peut penser que les variations<br />
<strong>de</strong> fortune disposent les gens à prendre <strong>de</strong>s risques <strong>et</strong> à rompre<br />
avec leur comportement habituel. Quand ils se sentent dépassés par<br />
leurs semblables, les gens m<strong>et</strong>tent leurs espoirs dans <strong>de</strong>s entreprises<br />
aléatoires dont ils s'étaient bien gardés auparavant: les uns jouent à<br />
<strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, les autres s'aventurent dans le milieu <strong>de</strong>s affaires<br />
ou du crime 1 • li se produit exactement le contraire quand d'autres personnes<br />
l'emportent sur leurs semblables: elles cessent <strong>de</strong> s'adonner au<br />
jeu, cherchent avant tout la sécurité <strong>et</strong> évitent <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s risques.<br />
Pour dire les choses crûment, « trop » <strong>de</strong> richesses <strong>et</strong> <strong>de</strong> confort engendre<br />
paresse <strong>et</strong> « stupidité »2 (au sens oû l'entend Milan Kun<strong>de</strong>ra,<br />
pour qui la stupidité n'est pas l'ignorance mais le fait d'accepter les<br />
idées reçues), tandis qu'une certaine insécurité oblige à faire <strong>de</strong>s efforts<br />
<strong>et</strong> à faire preuve <strong>de</strong> débrouillardise. Quand le statu quo vole en<br />
éclats, certains groupes sociaux sont laissés pour compte, tandis que<br />
d'autres <strong>de</strong>viennent les nouveaux maîtres. li faut donc s'attendre à<br />
voir s'affronter <strong>de</strong>s courants contraires: certains se m<strong>et</strong>tent à jouer,<br />
jouent davantage <strong>et</strong> prennent plus <strong>de</strong> risques; d'autres veulent rétablir<br />
une certaine stabilité, se font les défenseurs <strong>de</strong> l'assurance <strong>et</strong> prennent<br />
<strong>de</strong> mauvaises décisions. Nous ne faisons là qu'ësquisser le problème,<br />
1. Pour la traduction <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te hypothèse en langage mathématique, voir l'annexe<br />
A <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage, GamblÎtlg and Speçulation. A Theory, a<br />
His/ory and a Future of Some HUfllan Decisions, Cambridge University Press, 1990.<br />
2. Ibid.
34 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>et</strong> nous verrons plus loin comment l'on peut mieux comprendre certains<br />
changements survenus au cours <strong>de</strong> l'histoire si l'on gar<strong>de</strong> à l'esprit<br />
c<strong>et</strong>te constante <strong>de</strong> la nature humaine 1 • Mais voyons d'abord toute<br />
l'étroitesse <strong>de</strong>s opinions professées sur le jeu:<br />
une <strong>de</strong>s principales raisons pour laquelle les gens achètent <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie est la possibilité <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>s prix importants;<br />
ceux qui sont plutôt pauvres vont dépenser plus d'argent à l'achat<br />
<strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie que ceux qui sont plutôt riches;<br />
quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, les gens<br />
qui ne se sont jamais adonnés au jeu peuvent déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> le faire<br />
s'ils se voient soudainement privés d'une partie <strong>de</strong> leur richesse<br />
(lors d'un congédiement, par exemple, ou lorsqu'ils craignent <strong>de</strong><br />
plus en plus <strong>de</strong> perdre leur emploi, <strong>et</strong>c.).<br />
L'expression « plutôt pauvres» ne désigne pas seulement les gens<br />
à faibles revenus, puisqu'un revenu annuel <strong>de</strong> 15 000 $ n'est pas le<br />
même indicateur <strong>de</strong> richesse selon que l'on a vingt ou cinquante ans.<br />
Un homme plutôt âgé sait bien qu'il ne peut espérer s'enrichir en<br />
comptant sur les possibilités qu'offre le marché du travail. Mais il peut<br />
encore espérer le faire en se tournant vers le jeu. On peut donc penser<br />
qu'à revenu égal les gens plus âgés s'adonneront davantage au jeu que<br />
les plus jeunes. De la même manière, un revenu <strong>de</strong> 15 000 $ assure à<br />
son bénéficiaire une meilleure position quant à la répartition <strong>de</strong> la richesse<br />
s'il n'a qu'un enfant à charge plutôt que quatre: à revenu égal,<br />
plus le nombre d'enfants est élevé, plus la famille est pauvre. On peut<br />
donc penser qu'.à revenu égal les gens qui ont plusieurs enfants auront<br />
plus tendance à s'adonner au jeu.<br />
Ces affirmations perm<strong>et</strong>tent déjà d'expliquer pourquoi certaines<br />
étu<strong>de</strong>s sur le jeu ont pu être biaisées 2 • Les données alors utilisées<br />
concernaient les revenus du joueur ou ceux du ménage <strong>et</strong> ne tenaient<br />
pas compte <strong>de</strong> l'âge ou <strong>de</strong> la structure familiale. Les données<br />
sur le revenu sont parfois tout juste suffisantes pour perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong><br />
conclure que les gens à faibles revenus ont tendance à consacrer une<br />
plus gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> leur budg<strong>et</strong> à l'achat <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. Dans<br />
1. R. <strong>Brenner</strong> (1983, 1985, 1987) a déjà abordé c<strong>et</strong>te quesüon.<br />
2. Voir les références dans R. <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 2).
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 35<br />
d'autres cas, les revenus <strong>de</strong>s gens qui s'adonnent au jeu semblent à<br />
première vue trop élevés pour perm<strong>et</strong>tre ce genre d'affirmations.<br />
Comme nous venons <strong>de</strong> le voir, les statistiques sur le revenu peuvent<br />
donner une image biaisée <strong>de</strong>s variations dans la richesse individuelle,<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te distorsion doit être corrigée en faisant intervenir<br />
d'autres considérations. C'est ce que nous nous proposons <strong>de</strong> faire<br />
maintenant, tout en vérifiant le bien-fondé <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s affirmations<br />
faites ci-haut sur le jeu.<br />
2. Quelques faits persistants<br />
L'attrait du gros lot<br />
Si les gens veulent s'enrichir ou r<strong>et</strong>rouver une aisance financière<br />
après avoir perdu une partie significative <strong>de</strong> leur richesse, ils ne seront<br />
pas attirés par les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> qui offrent <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its prix, mais<br />
bien par ceux qui offrent <strong>de</strong>s prix importants. Plusieurs <strong>de</strong>s chercheurs<br />
américains qui se sont intéressés au phénomène <strong>de</strong>s loteries<br />
ont en eff<strong>et</strong> découvert que « si les gens aiment gagner, ils aiment<br />
aussi gagner "beaucoup d'argent". C'est là le rêve <strong>de</strong> chacun <strong>et</strong> il<br />
semble que ce soit la principale raison d'ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />
loterie }) 1.<br />
Une enquête menée par la Loterie <strong>de</strong> l'Etat <strong>de</strong> New York révéla<br />
que la principale motivation <strong>de</strong> l'ach<strong>et</strong>eur type est l'espoir <strong>de</strong> gagner<br />
un prix important. Une autre étu<strong>de</strong> menée par la Commission <strong>de</strong> la<br />
Loterie <strong>de</strong> l'Etat du Massachus<strong>et</strong>ts montre que, dans une très gran<strong>de</strong><br />
proportion, le public préfère courir la chance <strong>de</strong> gagner un seul prix<br />
<strong>de</strong> 100000 $ plutôt que plusieurs prix <strong>de</strong> 10000 $2. Aux Etats-Unis,<br />
une étu<strong>de</strong> gouvernementale sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> révèle que 77 % <strong>de</strong>s<br />
gens interviewés s'adonnent au jeu dans le but <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir riches.<br />
Selon Landau, auteur d'un gui<strong>de</strong> sur la manière d'organiser une loterie<br />
avec succès, l'expérience a prouvé que, pour être alléchant, le prix<br />
1. Weinstein <strong>et</strong> Deitch (1974, p. 36). Desperts (1982) souligne qu'en France les<br />
gros lots soulèvent toujours plus d'intérèt.<br />
2. Sullivan (1972, p. 111). Pour ceux qui préfèrent courir la chance <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>s<br />
prix <strong>de</strong> moindre importance mais en plus grand nombre, voir Cohen (1964, p. 48).
36 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
offert doit pouvoir améliorer les conditions d'existence du gagnant<br />
mieux que celui-ci n'aurait pu y penser autrement!. Après avoir étudié<br />
un certain nombre <strong>de</strong> loteries dans plusieurs pays (1'Angl<strong>et</strong>erre, la Colombie,<br />
l'Espagne, l'Australie, le Ghana, l'Allemagne <strong>de</strong> l'Ouest),<br />
Rubner conclut: « Le succès d'une loterie dépend avant tout <strong>de</strong> l'importance<br />
<strong>de</strong>s gros lots », <strong>et</strong> il ajoute : « Le nombre <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong><br />
moindre importance diminue sans cesse pour perm<strong>et</strong>tre aux premiers<br />
prix d'augmenter en importance. »2 Au Royaume-Uni, une enquête <strong>de</strong><br />
la Commission royale sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, faite en 1951, <strong>et</strong> une<br />
étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> marchés menée au Québec par Loto-Québec en 1977 ont<br />
toutes <strong>de</strong>ux révélé que la principale raison d'ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
est la chance <strong>de</strong> gagner un prix important.<br />
Notre époque n'a pas inventé les loteries avec <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> valeurs<br />
différentes qui, dans certains cas, peuvent être considérables. C'est là<br />
une caractéristique <strong>de</strong> la loterie qui remonte au XVIIe siècle. L'écart<br />
entre les prix les plus importants <strong>et</strong> les prix les plus p<strong>et</strong>its a sans doute<br />
varié selon l'époque <strong>et</strong> selon les pays, mais Sprowls croit que ces différences<br />
reflétaient l'écart entre les riches <strong>et</strong> les pauvres à une époque<br />
<strong>et</strong> dans un pays donné 3 • Sprowls a aussi observé que dans l'Angl<strong>et</strong>erre<br />
1. Gambling in America, 1976, p. 157; Landau (1968, p. 34) <strong>et</strong> Kallick (Kallick<br />
el al., 1979) font <strong>de</strong>s observations du même ordre. Koeves remarque aussi : « En<br />
Amérique du Sud, la gran<strong>de</strong> passion du peuple, c'est la loterie. Le prix <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s est<br />
souvent très élevé. Au Mexique, certains tirages spéciaux offrent un gros lot <strong>de</strong><br />
250 000 $ <strong>et</strong> en Argentine le gros lot du grand tirage <strong>de</strong> Noël s'élève à 1 500 000 $.<br />
Dans les rues d'Amérique du Sud, une scène typique est celle du ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> rue qui<br />
offre <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s aux passants - scène beaucoup plus fréquente que les vieillards en<br />
haillons, les gamins qui vont nu-pieds ou les infirmes. Plusieurs ven<strong>de</strong>urs commencent<br />
leur tournée au point du jour, en criant à la ron<strong>de</strong> leurs numéros dans l'espoit<br />
qu'un ach<strong>et</strong>eur éventuel, qui aura rêvé <strong>de</strong> ce numéro au cours <strong>de</strong> la nuit, se laissera<br />
tenter» (1952, p. 57-58).<br />
2. Rubner (1966, p. 17 <strong>et</strong> 45). Rubner note aussi que le public a une n<strong>et</strong>te prédilection<br />
pour les gros lots, comme le révèle l'étu<strong>de</strong> comparée <strong>de</strong>s « investissements»<br />
faits dans les paris fixes au football <strong>et</strong> les paris sur pools; les premiers, dont les prix<br />
sont relativement peu itnportants, se rapprochent davantage <strong>de</strong>s paris, tandis que les<br />
seconds ne sont rien d'autre qu'une variante <strong>de</strong> la loterie avec gros lots. Lors d'un<br />
sondage fait en 1965-1966, plus <strong>de</strong> quatre« investisseurs» sur cinq ont déclaré qu'ils<br />
préféraient les paris sur pools. Du reste, leurs organisateurs sont tellement convaincus<br />
<strong>de</strong> l'attrait supérieur exercé par les gros lots qu'ils augmentent ces <strong>de</strong>rniers au détriment<br />
<strong>de</strong>s « divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s » <strong>de</strong> moindre itnportance.<br />
3. Sprowls (1954, p. 354).
38 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
raison à cela est qu'en Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> aux Etats-Unis la vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s<br />
par fractions - la formule portait alors le nom d' « assurances<br />
» - était une pratique illégale!. Confrontés à ces contraintes<br />
légales, les gens peuvent préférer la possibilité un tant soit peu plus<br />
réelle <strong>de</strong> faire partie <strong>de</strong> la « classe moyenne » (par exemple, grâce à<br />
cinq prix <strong>de</strong>. 100 000 $ <strong>et</strong> un prix <strong>de</strong> 500 000 $) à celle, plus faible,<br />
d'accé<strong>de</strong>r aux couches supérieures (grâce à un seul gros lot d'un million<br />
<strong>de</strong> dollars) ou à celle, fort probable, <strong>de</strong> rester où ils sont -<br />
c'est-à-dire au bas <strong>de</strong> l'échelle 2 • L'absence <strong>de</strong> vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s par<br />
fractions ne signifie pas pour autant qu'on n'a pas imaginé <strong>de</strong>s solutions<br />
<strong>de</strong> remplacement, puisque l'achat en groupe <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
est une pratique très répandue entre membres d'une même famille<br />
ou entre collègues <strong>de</strong> travaii3.<br />
La secon<strong>de</strong> question est la suivante : s'il est vrai que ce sont les<br />
gros lots qui ren<strong>de</strong>nt la loterie attirante, pourquoi offrir <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its<br />
prix ? . Comme Sprowls 4 , on peut penser que ce genre <strong>de</strong> « prix <strong>de</strong><br />
consolation est avant tout une manière <strong>de</strong> remboursement, qui doit<br />
donner envie <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> nouveau sa chance» dans l'espoir <strong>de</strong> gagner<br />
un jour. Mais il se trouve que les p<strong>et</strong>ites sommes gagnées sont<br />
presque toujours aussitôt réinvesties <strong>et</strong> que, souvent, les gens cessent<br />
complètement <strong>de</strong> jouer dès qu'ils ont gagné un prix important. Les<br />
données révèlent en eff<strong>et</strong> que c'est là le modèle <strong>de</strong> comportement<br />
adopté. Nous reviendrons sur la question dans la section 3 <strong>de</strong> ce<br />
chapitre.<br />
1. Nous n'avons pas trouvé d'autres pays qui aient pratiqué la formule <strong>de</strong>s assurances.<br />
2. La traduction <strong>de</strong> ce raisonnement en langage mathématique se trouve à l'annexe<br />
A <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage. Voir supra, p. 33, n. 1.<br />
3. Ces solutions <strong>de</strong> remplacement ne sont que <strong>de</strong>s pis-aller. Une personne peut<br />
être dans l'impossibilité <strong>de</strong> se joindre à un pari <strong>de</strong> groupe en raison <strong>de</strong> l'opposition<br />
rencontrée dans sa famille. De même, les préjugés contre le jeu peuvent empêcher le<br />
chômeur malchanceux (sans doute le plus disposé à dépenser quelques dollars pour<br />
ach<strong>et</strong>er un bill<strong>et</strong>) <strong>de</strong> se joindre facilement à un pari <strong>de</strong> groupe. Voir G. A. <strong>Brenner</strong> <strong>et</strong><br />
<strong>Brenner</strong> (1987).<br />
4. Sprowls (1970, p. 82). Les « prix <strong>de</strong> consolation» agissent peut-être un peu à<br />
la façon <strong>de</strong>s coupons rabais offens à l'achat <strong>de</strong> différents biens <strong>de</strong> consommation.<br />
Voir aussi supra, p. 36, n. 2.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU?<br />
TABLEAU 2. 1. Pourcentage du revenu per capita consacré à la loterie<br />
<strong>et</strong> au bingo selon le revenu familial<br />
revenu familial<br />
inférieur entre 5000 $ entre entre entre plus <strong>de</strong><br />
à5000$ <strong>et</strong> 10000 $ 10000 $ <strong>et</strong> 15000 $ <strong>et</strong> 20000 $ <strong>et</strong> 30000 $<br />
15000 $ 20000 $ 30000 $<br />
loterie 0,3 % 0,23 % 0,13 % 0,06 % 0,06 % 0,02 %<br />
bingo 0,49 % 0,64 % 0,18 % 0,07 % 0,06 % 0,04 %<br />
Les pauvres <strong>et</strong> les laissés-pour-compte<br />
Source: Gambling in America, 1976, p. 156 <strong>et</strong> 163.<br />
De nombreuses étu<strong>de</strong>s ont démontré que les pauvres dépensent en<br />
bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie une plus gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> leur revenu que les autres<br />
classes sociales. Telle est la conclusion <strong>de</strong> Rosen <strong>et</strong> Norton (1966), qui<br />
ont étudié les modèles <strong>de</strong> consommation dans l'Etat du New Hampshire;<br />
<strong>de</strong> Brinner <strong>et</strong> Clotfelter (1975) au Connecticut, au Massachus<strong>et</strong>ts<br />
<strong>et</strong> en Pennsylvanie; <strong>de</strong> Clotfelter (1979) dans le Maryland; <strong>de</strong> Lemelin<br />
(1977) <strong>et</strong> <strong>de</strong> McLoughlin (1979), respectivement au Québec <strong>et</strong><br />
en Ontario; <strong>de</strong> Heavy (1978) en Pennsylvanie; <strong>de</strong> Clotfelter <strong>et</strong> Cook<br />
(1987) au Maryland <strong>et</strong> en Californie!. En étudiant le comportement<br />
<strong>de</strong>s consommateurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie au Maryland, Clotfelter <strong>et</strong><br />
Cook ont découvert qu'il n'y a pas <strong>de</strong> lien entre le revenu <strong>et</strong> l'instruction<br />
<strong>et</strong> le fait <strong>de</strong> dépenser son argent en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, <strong>et</strong> que les<br />
Noirs dépensent davantage en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie que les Blancs. Les différences<br />
entres Blancs <strong>et</strong> Noirs sont encore plus marquées dès qu'il<br />
s'agit <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> revenus les plus faibles, ce qui laisse entendre<br />
que le Blanc qui est pauvre peut croire qu'il a davantage <strong>de</strong> possibilités<br />
<strong>de</strong> s'enrichir que le Noir qui est pauvre. L'étu<strong>de</strong> intitulée Gambling<br />
in America) parue en 1976, révèle aussi que les familles dont le revenu<br />
annuel est inférieur à 5000 $ consacrent en moyenne 0,3 % <strong>de</strong><br />
leurs revenus à la loterie, que celles dont le revenu se situe entre<br />
5000 $ <strong>et</strong> 10000 $ y consacrent 0,23 %, tandis que, chez celles dont le<br />
1. Voir aussi Lea <strong>et</strong> al. (1987).<br />
39
40 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
revenu se situe entre 10000 $ <strong>et</strong> 15000 $, la proportion n'est que <strong>de</strong><br />
0,13%1. Ces résultats ne tiennent pas compte <strong>de</strong> l'âge <strong>et</strong> <strong>de</strong> la structure<br />
familiale, données qui n'auraient pu qu'accentuer encore c<strong>et</strong>te tendance,<br />
ainsi que nous le verrons plus loin.<br />
Après avoir étudié les données concernant l'Angl<strong>et</strong>erre, Newman<br />
conclut qu'une plus gran<strong>de</strong> proportion <strong>de</strong> salariés s'adonne aux <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> - à la seule exception du casino - <strong>et</strong> que, par conséquent,<br />
« on peut affirmer sans risque d'erreur que le goût du jeu est avant<br />
tout un goût prolétaire» (1972, p. 85Y Newman a <strong>de</strong> plus remarqué<br />
que les femmes seules sont relativement moins enclines à s'adonner au<br />
jeu que les femmes mariées; à l'intérieur du même groupe d'âge, pour<br />
dix parieuses célibataires, on en compte quinze mariées. De plus, 30%<br />
<strong>de</strong>s hommes mariés âgés <strong>de</strong> 18 à 34 ans parient aux courses, contre<br />
20% seulement <strong>de</strong> célibataires dans le même groupe d'âge. Même si<br />
Newman n'a recueilli aucune donnée sur le nombre d'enfants, on peut<br />
raisonnablement présumer que les gens mariés, hommes <strong>et</strong> femmes,<br />
ont plus d'enfants que les célibataires. Newman a remarqué aussi que<br />
les concours <strong>de</strong> pronostics sportifs <strong>et</strong> le bingo sont <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong><br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> qui attirent davantage les gens âgés que les jeunes -<br />
tendance qui n'est inversée que pour le casino 3 •<br />
1. L'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Spiro (1974) fait un portrait similaire <strong>de</strong> la situation.<br />
2. Newman tient compte du taux variable <strong>de</strong> fidélité aux différents <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
<strong>et</strong>, en se basant sur les L 1 497 millions (soit 3 548000 000 $) <strong>de</strong> 1964 qui représentent<br />
un tournant, évalue à L 269 millions (soit 637000000 $) les dépenses n<strong>et</strong>tes à ce chapitre,<br />
ce qui revient à L 4,85 (11,50 $) par semaine pour chaque Anglais, soit moins<br />
que le coût d'un paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> cigar<strong>et</strong>tes. Kinsey (1963), fait un portrait similaire <strong>de</strong> la situation.<br />
Il estime qu'en 1950 même ceux qui s'adonnaient au jeu au moins une fois<br />
par semaine dépensaient en moyenne 140 $ par année en paris sur <strong>de</strong>s courses <strong>de</strong><br />
chiens, 14 $ en pools <strong>de</strong> football <strong>et</strong> 28 $ en paris hors-piste. La proportion d'adultes<br />
qui s'adonnaient régulièrement à ces trois formes <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> était respectivement<br />
<strong>de</strong> 1, <strong>de</strong> 28 <strong>et</strong> <strong>de</strong> Il %.<br />
3. Ce renversement <strong>de</strong> la tendance n'a rien d'étonnant. Ce sont vraisemblablement<br />
les riches qui fréquentent les casinos, lesquels sont pour eux une sorte <strong>de</strong> divertissement,<br />
puisque, contrairement à la loterie, le casino exige la présence du joueur <strong>et</strong><br />
lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> son temps. Comme on pouvait s'y attendre, Newman a découvert<br />
également qu'on trouve surtout les bureaux <strong>de</strong> paris dans les quartiers où vit une population<br />
<strong>de</strong> travailleurs manuels à faible revenu (1972, p. 99). Grussi raconte que dans<br />
la France <strong>de</strong> l'Ancien Régime les maris jaloux encourageaient leur femme à s'adonner<br />
au jeu dans l'espoir que c<strong>et</strong>te passion les détourne du libertinage (1985, p. 115). Affaire<br />
<strong>de</strong> loisirs, encore une fois.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 41<br />
On en arrive à <strong>de</strong>s conclusions similaires en étudiant les données<br />
suédoises sur les paris lors <strong>de</strong>s matchs <strong>de</strong> football. A prime abord,<br />
c<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> pari peut sembler différente <strong>de</strong> la loterie, puisqu'elle<br />
exige <strong>de</strong> connaître le jeu <strong>et</strong> les équipes en présence. Mais la différence<br />
disparaît si l'on adm<strong>et</strong> que tous les parieurs ont accès aux mêmes renseignements<br />
(à supposer, cela va <strong>de</strong> soi, que les équipes ne soient pas<br />
<strong>de</strong> mèche)!. Jouer à la loterie peut donc se comparer aux pronostics<br />
sur les matchs <strong>de</strong> football, à plus forte raison si l'on songe que l'investissement<br />
<strong>et</strong> les gains escomptés sont les mêmes dans les <strong>de</strong>ux cas.<br />
Les données sur la Suè<strong>de</strong> sont tirées <strong>de</strong> tableaux que Tec (1964) a<br />
conçus à partir <strong>de</strong>s réponses fournies par un échantillon <strong>de</strong><br />
812 hommes âgés <strong>de</strong> 18 à 55 ans. Ces tableaux nous renseignent sur le<br />
revenu <strong>de</strong>s individus qui ont répondu au questionnaire, mais ils n'établissent<br />
aucun lien entre le revenu, l'âge <strong>et</strong> la structure familialé. Il<br />
n'empêche que le classement par occupation montre que 60% <strong>de</strong>s répondants<br />
qui appartiennent à la classe ouvrière parient <strong>de</strong> façon régulière.<br />
La proportion est <strong>de</strong> 45% dans la classe moyenne; <strong>de</strong> 40% dans<br />
les milieux privilégiés 3 • Si l'on m<strong>et</strong> en rapport le jeu <strong>et</strong> l'origine sociale,<br />
on s'aperçoit que 38% <strong>de</strong> ceux qui jouent régulièrement proviennent<br />
<strong>de</strong> milieux privilégiés, que 46 % appartiennent à la classe<br />
moyenne <strong>et</strong> 61 %, à <strong>de</strong>s milieux où le revenu est faible. On s'aperçoit<br />
aussi que 43% <strong>de</strong> ceux dont les parents possè<strong>de</strong>nt une entreprise<br />
jouent <strong>de</strong> façon régulière, contre 54% <strong>de</strong> ceux dont les parents n'en<br />
possè<strong>de</strong>nt pas. Des gens qui ont reçu une éducation supérieure, 43 %<br />
s'adonnent au jeu; chez ceux qui n'ont que le bac, la proportion at-<br />
1. Rubner note qu'on entend souvent dire que la loterie <strong>et</strong> les sweepstakes sont<br />
pernicieux parce qu'ils sont entièrement le fait du <strong>hasard</strong>, alors qu'il faudrait autoriser<br />
les paris puisque ceux-ci reposent, dans une certaine mesure, sur <strong>de</strong>s connaissances<br />
(1966, p. 3-5). C<strong>et</strong> argument ne tient pas, comme le prouve Rubner en racontant<br />
l'anecdote suivante: au début <strong>de</strong> l'année 1963, pendant plusieurs semaines, une vague<br />
<strong>de</strong> froid empêcha la tenue <strong>de</strong>s matchs <strong>de</strong> football. Mais le football national était présenté<br />
à la télévision en matchs simulés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s commentateurs <strong>de</strong> renom spéculaient sur<br />
l'issue <strong>de</strong>s parties comme si elles s'étaient vraiment déroulées. Rubner conclut: « Le<br />
football national est à condamner quand il perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s paris malgré la neige <strong>et</strong><br />
la glace, mais il montre aussi l'inanité <strong>de</strong> l'argument voulant que remplir un bon <strong>de</strong><br />
football exige sensiblement plus <strong>de</strong> compétences que tirer un bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie d'un<br />
chapeau» (p. 4). Voir aussi Cohen <strong>et</strong> Hanse! (1956, p. 142).<br />
2. Tec (1964).<br />
3. Ibid., p. 47.
42 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
teint 55%. Quant à l'âge, l'échantillonnage est non seulement biaisé<br />
(il exclut les gens <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 55 ans), mais, <strong>de</strong> surcroît, l'analyse comparative<br />
<strong>de</strong>s différents tableaux révèle tout au plus que 54 % <strong>de</strong> ceux<br />
qui ont entre 18 <strong>et</strong> 24 ans jouent régulièrement, ce que font aussi 58 %<br />
<strong>de</strong> ceux qui ont entre 25 <strong>et</strong> 34 ans. Néanmoins, il ressort <strong>de</strong> ces différents<br />
tableaux qu'en Suè<strong>de</strong> aussi ce sont les gens plutôt démunis qui,<br />
<strong>de</strong> façon disproportionnée, s'adonnent à différents <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
Pour avoir une vue plus juste <strong>et</strong> plus précise <strong>de</strong> la situation, nous<br />
avons étudié les chiffres concernant les gagnants <strong>de</strong> gros lots. Dans<br />
l'Etat du Michigan, une étu<strong>de</strong> a été faite auprès <strong>de</strong> ceux qui ont gagné<br />
<strong>de</strong>s prix importants (c'est-à-dire <strong>de</strong> plus d'un million <strong>de</strong> dollars)<br />
entre 1973 <strong>et</strong> 1980. li Y avait 46 gagnants. Nous avons <strong>de</strong>s données sur<br />
leur âge au moment du tirage, sur leur occupation <strong>et</strong>, dans certains cas,<br />
sur le nombre d'enfants <strong>et</strong> <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its-enfants. A New York, en 1977-1978,<br />
une autre étu<strong>de</strong> a répertorié 8 gagnants, dont nous connaissons l'âge <strong>et</strong><br />
l'occupation. Nous avons comparé ces données sur les gagnants à celles<br />
qui portent sur la population <strong>de</strong>s Etats <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> du Michigan<br />
dans son ensemble, selon le recensement <strong>de</strong> 1970 1 •<br />
L'âge moyen <strong>de</strong>s gagnants dans l'Etat <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> au Michigan<br />
est <strong>de</strong> 54 ans, tandis que l'âge moyen <strong>de</strong> la population <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><br />
16 ans est 27,9 ans. Des gagnants, 10% (7, pour être précis) étaient<br />
âgés <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 35 ans; 60% (soit 34 sur 54) étaient âgés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><br />
50 ans. Voilà qui nous perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> rej<strong>et</strong>er l'assertion voulant que les gagnants<br />
à la loterie soient le refl<strong>et</strong> fidèle <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong> la population<br />
(dans une proportion <strong>de</strong> 2%). On apprend ensuite que les gagnants<br />
ont en moyenne 5 enfants (29 gagnants étaient concernés par c<strong>et</strong>te<br />
question) <strong>et</strong> 6 p<strong>et</strong>its-enfants (ces chiffres ne tiennent pas compte d'un<br />
<strong>de</strong>s gagnants qui avait 7 enfants <strong>et</strong> 32 p<strong>et</strong>its-enfants). Chaque fois, la<br />
profession <strong>de</strong>s gagnants (quand ils ne sont pas à la r<strong>et</strong>raite) est caractéristique<br />
<strong>de</strong>s milieux défavorisés ou <strong>de</strong> la classe moyenne inférieure:<br />
concierges, ouvriers, <strong>et</strong>c. li est donc peu vraisemblable qu'un échantillonnage<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte soit représentatif <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong> la population<br />
âgée <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 16 ans.<br />
1. Voir <strong>Brenner</strong> (1983) pour les références <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>. Pour que l'échanrillonnage<br />
reflète tout à fait la réalité, il faudrait également tenir compte du nombre <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s<br />
ach<strong>et</strong>és - renseignement que nous ne possédons pas.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 43<br />
TABLEAU 2.2. Répartition selon -l'âge: les gagnants à la loterie <strong>et</strong> le grand public<br />
gagnants<br />
âge pourcentage nombre<br />
New York<br />
popu1ation totale<br />
16-30 ans 10 5 31,2 %<br />
31-40 ans 18 9 15,9 %<br />
plus <strong>de</strong> 41 ans 72 37 52,9 %<br />
New Jersey<br />
16-30 ans 8 4 30,4 %<br />
31-40 ans 14 7 16,4 %<br />
plus <strong>de</strong> 41 ans 78 41 53,2 %<br />
Source: Kaplan <strong>et</strong> Kruytbosch, 1975 ; Recensement <strong>de</strong> la population<br />
américaine, 1970.<br />
Kaplan <strong>et</strong> Kruytbosch (1975) ont comparé l'âge <strong>de</strong>s gagnants à la<br />
loterie à celui <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s Etats <strong>de</strong> New York<br />
<strong>et</strong> du New Jersey, <strong>et</strong> en sont venus à <strong>de</strong>s conclusions semblables. Les<br />
gens âgés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 41 ans sont surreprésentés au sein <strong>de</strong>s gagnants<br />
(où ils constituent 72 % <strong>de</strong>s gagnants, alors qu'ils ne représentent que<br />
52,9% <strong>de</strong> la population <strong>de</strong> l'Etat <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> 53,2% <strong>de</strong> la population<br />
du New Jersey), tandis que le groupe <strong>de</strong>s 16-30 ans est sousreprésenté<br />
(voir le tableau 2.2).<br />
Toutes ces données, que nous venons d'évoquer, suggèrent fortement<br />
que la population <strong>de</strong>s joueurs <strong>de</strong> loterie a tendance à être plus âgée,<br />
plus pauvre <strong>et</strong> à avoir plus d'enfants que la population en général. Mais<br />
d'autres chiffres donnent, à première vue, une autre image <strong>de</strong> la réalité.
44 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Au Québec, par exemple, 63 % <strong>de</strong>s gens dont le revenu annuel se situe<br />
entre 10000 <strong>et</strong> 15000 $ sont <strong>de</strong>s joueurs réguliers ou occasionnels (voir<br />
le tableau 2.3). Ce sont là <strong>de</strong>s revenus moyens pour un jeune travailleur<br />
sans enfant, mais qui le placent dans la catégorie <strong>de</strong>s faibles revenus s'il<br />
est plus âgé <strong>et</strong> a la charge <strong>de</strong> quatre enfants. Par conséquent, on aurait<br />
tort <strong>de</strong> conclure, à la lumière <strong>de</strong>s seules données sur le revenu, qu'au Canada,<br />
contrairement aux autres pays, les joueurs <strong>de</strong> loterie se recrutent<br />
en gran<strong>de</strong> majorité dans la classe moyenne.<br />
Nous avons donc voulu y voir <strong>de</strong> plus près <strong>et</strong> prendre en considération<br />
l'âge <strong>et</strong> l'éducation, étant donné le lien étroit qui existe entre le<br />
revenu <strong>et</strong> l'éducation. Si les chiffres révèlent que le public ach<strong>et</strong>eur <strong>de</strong><br />
bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie a relativement peu d'instruction, nous pourrons en<br />
déduire qu'au Canada aussi ce sont les gens pauvres <strong>et</strong> plus âgés qui<br />
achètent les bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie.<br />
TABLEAU 2.3. Ach<strong>et</strong>ellrs réglilierS 011 occasionnels <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
selon le revenll en 1976 (en pourcentage)<br />
type <strong>de</strong> o $-5000$ 5000$- 8000$- 10000$- 15000$ - plus <strong>de</strong><br />
loterie 8000$ 10000$ 15000$ 25000$ 25000$<br />
Inter-Loto 41 48 52 63 52 59<br />
Super- 28 36 44 41 40 47<br />
Loto<br />
Loto- 11 26 23 27 23 28<br />
Perfecta<br />
Source: Robert Sylvestre, 1977, vol. 3, tableaux 3b, 4b, Sb.<br />
TABLEAU 2.4. Ach<strong>et</strong>ellrs régliliers 011 occasionnels <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
selon les années <strong>de</strong> scolarité (en pourcentage)<br />
type <strong>de</strong> loterie 0-7 8-12 13-15 plus <strong>de</strong> 16<br />
Inter-Loto 58 53 42 39<br />
Super-Loto 43 38 33 24<br />
Loto- 25 20 21 11<br />
Perfecta<br />
Source: Robert Sylvestre, 1977, vol. 3, tableaux 3b, 4b, Sb.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 45<br />
Voici ce que nous avons découvert: 58 % <strong>de</strong>s gens interviewés qui<br />
avaient jusqu'à sept années <strong>de</strong> scolarité, 53% <strong>de</strong> ceux qui avaient<br />
douze années <strong>de</strong> scolarité, 42 % <strong>de</strong> ceux dont la scolarité variait entre<br />
treize <strong>et</strong> quinze années <strong>et</strong> 39 % <strong>de</strong> ceux qui en comptaient plus <strong>de</strong> seize<br />
ont répondu qu'ils ach<strong>et</strong>aient <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s d'Inter-Loto <strong>de</strong> façon régulière<br />
ou occasionnelle; la même proportion se répète pour les autres<br />
types <strong>de</strong> loterie (voir le tableau 2.4). Par ailleurs, c'est dans le groupe<br />
<strong>de</strong>s 45-54 ans <strong>et</strong> <strong>de</strong> ceux qui ont plus <strong>de</strong> 55 ans que se concentre le<br />
pourcentage le plus élevé du public ach<strong>et</strong>eur <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. En<br />
soi, c<strong>et</strong>te découverte peut s'expliquer <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons: ou bien les gens<br />
sont alors à un âge où leur pouvoir d'achat est à son somm<strong>et</strong>, ou bien<br />
ils ont atteint un âge où ils ont compris que, pour eux, la seule façon<br />
<strong>de</strong> s'enrichir est <strong>de</strong> gagner à la loterie. Les chiffres que nous venons<br />
d'examiner, qui révèlent que ce sont les gens les moins instruits qui<br />
achètent le plus <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, nous perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> penser que<br />
c'est la secon<strong>de</strong> explication qui doit l'emporter.<br />
Les chiffres tirés d'une étu<strong>de</strong> détaillée <strong>de</strong>s 93 gagnants <strong>de</strong> gros lots<br />
à Loto-Canada (sur un total <strong>de</strong> 190 gagnants) entre 1974 <strong>et</strong> 1978 viennent<br />
appuyer c<strong>et</strong>te conclusion!. Les 15-24 ans, qui représentent<br />
26,2 % <strong>de</strong> la population, représentent 17,6 % <strong>de</strong>s gagnants, tandis que<br />
les gens âgés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 45 ans, qui représentent 37,3 % <strong>de</strong> la population,<br />
représentent 46,6 % <strong>de</strong> l'échantillonnage. Voilà qui peut expliquer<br />
pourquoi le revenu moyen <strong>de</strong>s gagnants était <strong>de</strong> 18 692 $, alors<br />
que le revenu moyen d'une famille canadienne était <strong>de</strong> 16095 $2. A<br />
première vue, ces chiffres ne semblent pas indiquer que la population<br />
d'ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie est plus pauvre que la population en<br />
général. Encore une fois, les apparences sont trompeuses en raison du<br />
1. C<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> a été faite sous la direction <strong>de</strong> Kaplan el al. (1979), pour le compte<br />
<strong>de</strong> Loto-Canada.<br />
2. il faut, dans une proportion respectivement <strong>de</strong> 5 <strong>et</strong> <strong>de</strong> 10 %, rej<strong>et</strong>er l'hypothèse<br />
selon laquelle, sauf erreur statistique, les proportions seraient les mêmes chez les<br />
plus jeunes <strong>et</strong> chez les plus âgés. La comparaison entre les pourcentages <strong>de</strong>s individus<br />
appartenant à l'échantillonnage <strong>de</strong>s gagnants <strong>et</strong> à celui <strong>de</strong> la population en général<br />
nous a permis <strong>de</strong> tester c<strong>et</strong>te hypothèse. Le choix d'un gagnant jeune dans la population<br />
en général se fait au <strong>hasard</strong> selon une variable à répartition binomique. Comme<br />
les statistiques exigent que l'échantillon ait une certaine envergure (Plus <strong>de</strong> 40), nous<br />
présumons que c<strong>et</strong>te variable est répartie <strong>de</strong> façon normale, ce qui nous perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> vérifier<br />
l'hypothèse selon laquelle les <strong>de</strong>ux proportions sont i<strong>de</strong>ntiques.
46 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
peu <strong>de</strong> précision quant à l'âge <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> le nombre<br />
d'enfants à charge!. Le revenu moyen d'un chef <strong>de</strong> famille dont l'âge<br />
se situe entre 45 <strong>et</strong> 55 ans est <strong>de</strong> 21 237 $ (rappelons que 50 % <strong>de</strong>s gagnants<br />
sont âgés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 45 ans <strong>et</strong> que leur revenu moyen s'élève à<br />
18962 $y.<br />
TABLEAU 2.5. Ach<strong>et</strong>ellrs réglliiers 011 occasionnels <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie selon l'âge<br />
(en pourcentage)<br />
type <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 20-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-54 ans plus <strong>de</strong><br />
loterie 20 ans 55 ans<br />
Inter-Loto 12 33 46 58 68 59<br />
Super- 11 23 32 43 47 46<br />
Loto<br />
Loto- 12 12 20 24 25 18<br />
Perfecta<br />
Source: Robert Sylvestre, 1977, vol. 3, tableaux 3a, 4a, Sa.<br />
Mais nous nous refusons à faire valoir davantage c<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong> la<br />
question, puisqu'il faut se rappeler qu'il existe vraisemblablement <strong>de</strong>llX<br />
sortes <strong>de</strong> joueurs. Ce ne sont pas seulement les pauvres <strong>et</strong> les vieux qui<br />
1. L'échantillonnage regroupe les gagnants d'un prix <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 1 million <strong>de</strong> dollars<br />
en Ontario, <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 100 000 $ au Québec <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 50 000 S dans les autres<br />
provinces du Canada. Ce n'est donc pas vraiment un échantillonnage formé au <strong>hasard</strong><br />
<strong>de</strong>s gagnants à la loterie <strong>et</strong>, <strong>de</strong> la même façon, <strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie. Cependant, s'il est biaisé <strong>de</strong> quelque façon, il est difficile <strong>de</strong> voir en quoi.<br />
Aussi présumerons-nous que l'échantillonnage a été formé au <strong>hasard</strong>.<br />
2. Il peut être utile <strong>de</strong> savoir qu'en 1984 une étu<strong>de</strong> menée au Etats-Unis auprès<br />
<strong>de</strong>s gagnants à la loterie, soit auprès <strong>de</strong> 576 gagnants répartis dans 12 Etats, a permis<br />
à Kaplan <strong>de</strong> conclure: «Avant <strong>de</strong> gagner le gros lot, les répondants étaient confinés<br />
dans la catégorie <strong>de</strong>s revenus les pilis bas: 69 % <strong>de</strong>s gagnants <strong>et</strong> 75 % <strong>de</strong> leurs<br />
conjoints gagnaient moins <strong>de</strong> 20000 S par année» (1985, p. 10). Une étu<strong>de</strong> récente<br />
<strong>de</strong>s mêmes données a révélé que l'âge moyen <strong>de</strong>s gagnants se situait légèrement<br />
au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> 54 ans (1958b). En 1984, une étu<strong>de</strong> faite par Loto-Québec a montré aussi<br />
que les gens qui faisaient partie du groupe <strong>de</strong>s 35-64 ans étaient plus susceptibles<br />
d'être <strong>de</strong>s consommateurs réguliers <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. Voir également le<br />
tableau 2.5 qui indique la répartition <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s selon l'âge.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 47<br />
risquent <strong>de</strong> jouer à la loterie. li y a aussi ceux dont les avoirs réels se<br />
sont avérés sensiblement moindres que prévu à la suite d'une maladie,<br />
d'un acci<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong> la perte d'un emploi, <strong>et</strong>c. Quand elle reflète un soudain<br />
sentiment d'insécurité, la décision d'ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
n'a rien <strong>de</strong> régulier ou <strong>de</strong> planifié, elle est plutôt spontanée. Ces revers<br />
<strong>de</strong> fortune peuvent arriver à tout le mon<strong>de</strong> : riches <strong>et</strong> pauvres, jeunes<br />
<strong>et</strong> vieux, instruits ou non. Si l'on réunit dans le même groupe les <strong>de</strong>ux<br />
catégories <strong>de</strong> joueurs - les pauvres qui achètent régulièrement <strong>de</strong>s<br />
bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> les malchanceux qui déci<strong>de</strong>nt soudainement <strong>de</strong> le faire -, on<br />
risque <strong>de</strong> mal interpréter les données <strong>et</strong> <strong>de</strong> proposer l'adoption <strong>de</strong> politiques<br />
qui se révéleront inappropriées. Le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> distorsion <strong>de</strong><br />
l'ensemble <strong>de</strong> ces données peut varier selon le pourcentage <strong>de</strong> gens<br />
qui déci<strong>de</strong>nt spontanément d'ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> le pourcentage <strong>de</strong><br />
ceux qui en font un geste planifié. A notre connaissance, une seule<br />
étu<strong>de</strong> abor<strong>de</strong> la question 1 ; elle révèle que 50% <strong>de</strong>s joueurs qui achètent<br />
un bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie cè<strong>de</strong>nt à une impulsion tandis que l'autre moitié<br />
a planifié c<strong>et</strong> achat (voir R. <strong>Brenner</strong>, 1985, tableau 2.5, p. 62).<br />
Voilà qui laisse croire que seulement 50% <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />
loterie sont vieux <strong>et</strong> pauvres. Quant à l'autre moitié, elle est constituée<br />
d'ach<strong>et</strong>eurs jeunes ou qui n'ont pas d'enfants, ou qui ont dû faire face<br />
à un malheur inattendu (perte d'emploi, refus <strong>de</strong> l'augmentation salariale<br />
escomptée <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong> suite). Dans son étu<strong>de</strong> magistrale sur le jeu,<br />
Devereux suggère que « le parfait salarié <strong>de</strong> la classe moyenne peut<br />
perdre son travail pour <strong>de</strong>s raisons qui échappent en partie ou entièrement<br />
à son contrôle ( ... ) [<strong>et</strong>] le fait <strong>de</strong> s'être adonné au jeu peut lui apparaître<br />
comme un eff<strong>et</strong> secondaire qui s'inscrit dans un enchaînement<br />
d'événements »2. Sco<strong>de</strong>l (1964) croit que le jeu agit comme une soupape<br />
pour la portion <strong>de</strong> la classe moyenne qui craint <strong>de</strong> perdre son<br />
emploi; même chose pour les minorités <strong>et</strong>hniques, dont le statut est<br />
particulièrement instable <strong>et</strong> qui n'ont aucune garantie quant à leur<br />
« sécurité sociale» en tant qu'Américains. Au Québec (à l'époque où<br />
le taux <strong>de</strong> chômage atteignait un somm<strong>et</strong> inégalé <strong>de</strong> 15%), un sondage<br />
révéla quelques faits anecdotiques sur la question : certains ré-<br />
1. Robert Sylvestre (1977, vol. 4, tableaux 1-15, série 9).<br />
2. Devereux (1980, p. 807).
48 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
pondants expliquaient que l'argent dépensé autrefois en bière <strong>et</strong> en vin<br />
servait maintenant à ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie!.<br />
D'autres étu<strong>de</strong>s viennent appuyer c<strong>et</strong>te interprétation. Tec (1964) a<br />
découvert qu'en Suè<strong>de</strong> le comportement adopté à l'endroit du jeu<br />
était en étroite corrélation avec la frustration ressentie au travail. Bunk<br />
(1981) conclut qu'aux Etats-Unis la principale raison d'ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie est l'insatisfaction du travailleur quant à ses revenus.<br />
Lors <strong>de</strong> l'enquête dont nous avons déjà parlé <strong>et</strong> qui porte sur 93 gagnants<br />
<strong>de</strong> Loto-Canada, on a <strong>de</strong>mandé à ces <strong>de</strong>rniers si, avant <strong>de</strong> gagner<br />
à la loterie, ils n'avaient jamais pensé obtenir <strong>de</strong> l'avancement<br />
dans leur carrière. Des 68 gagnants qui ont répondu à la question,<br />
51,5% ont affirmé que non. Bien plus: 41,6% ont répondu qu'ils<br />
s'attendaient à ce que leur situation professionnelle <strong>de</strong>meure inchangée<br />
ou qu'elle aille en se détériorant. A la question: « Choisiriez-vous<br />
le même travail aujourd'hui? », 29 % ont répondu non <strong>et</strong> 36 % ont déclaré<br />
qu'ils n'aimeraient pas que leurs enfants fassent le même travail<br />
qu'eux. Seulement 19 % ont dit qu'ils aimeraient qu'il en soit ainsi. Ce<br />
genre <strong>de</strong> réponses suggère <strong>de</strong>ux interprétations. D'abord, que les gagnants<br />
à la loterie proviennent <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux groupes (les pauvres, qui<br />
consacrent chaque semaine une partie relativement importante <strong>de</strong> leur<br />
budg<strong>et</strong> à l'achat <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie; <strong>et</strong> ceux qui le sont soudainement<br />
<strong>de</strong>venus <strong>et</strong> que la frustration conduit au jeu). Ensuite, que les gagnants<br />
sont assez âgés, car il est assez difficile <strong>de</strong> croire que 51,5% <strong>de</strong><br />
la population active considère déjà que sa carrière a atteint un point <strong>de</strong><br />
saturation (les nombreuses étu<strong>de</strong>s que Campbell <strong>et</strong> Converse ont<br />
consacrées à la question situent entre 11 <strong>et</strong> 23 % le pourcentage <strong>de</strong>s<br />
travailleurs insatisfaits)2.<br />
D'autres sources fournissent aussi <strong>de</strong>s données qui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong><br />
1. Dans un article paru dans le Wall Stre<strong>et</strong> Journal (édition du 24 février 1983,<br />
p. 31), Ronald Alsop donne quelques exemples <strong>de</strong> chômeurs qui, au plus fort <strong>de</strong> la<br />
récession, ont mis dans la loterie leurs <strong>de</strong>rniers espoirs. En parlant <strong>de</strong>s paris qu'il faisait<br />
chaque semaine, l'un d'entre eux disait: « Etant donné la situation, je dois tenter<br />
quelque chose. » Li <strong>et</strong> Smith (1976) ont étudié les résultats d'un sondage Gallup réalisé<br />
en 1971, <strong>et</strong> qui portait sur les différents modèles <strong>de</strong> comportements face au jeu. Ils<br />
ont découvert que le lien statistique entre les désirs frustrés <strong>et</strong> la tendance à s'adonner<br />
au jeu était très faible.<br />
2. A. Campbell <strong>et</strong> Converse (1972, p. 172-173).
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 49<br />
croire à l'existence d'un lien déterminant entre la propension au jeu <strong>et</strong><br />
une relative pauvr<strong>et</strong>é. De nombreuses étu<strong>de</strong>s ont montré que les revenus<br />
<strong>de</strong>s Canadiens français étaient inférieurs à ceux <strong>de</strong>s Canadiens anglais<br />
(bien que c<strong>et</strong> écart ait diminué <strong>de</strong>puis les années 70)1. On peut<br />
donc penser que les Canadiens français vont s'adonner davantage au<br />
jeu <strong>et</strong> qu'ils seront surreprésentés au sein <strong>de</strong>s gagnants. Et, en eff<strong>et</strong>,<br />
<strong>de</strong>s 93 gagnants qui constituaient l'échantillonnage évoqué précé<strong>de</strong>mment,<br />
45 étaient <strong>de</strong>s francophones (soit 48,9%), alors qu'en 1975 les<br />
francophones ne représentaient que 25,6 % <strong>de</strong> la population.<br />
Mais il faut interpréter ces données avec pru<strong>de</strong>nce. On a découvert<br />
aussi que 67,8% <strong>de</strong>s gagnants étaient catholiques <strong>et</strong> que 28,9% étaient<br />
protestants. Or, en 1976, au Canada, les catholiques représentaient<br />
47,3% <strong>de</strong> la population <strong>et</strong> les protestants 43,4%. Les catholiques sont<br />
donc surreprésentés au sein <strong>de</strong>s gagnants, <strong>et</strong> le fait peut s'expliquer <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux façons. D'abord, l'Eglise catholique a tendance à être beaucoup<br />
moins hostile au jeu que l'Eglise protestanté; on peut donc penser que<br />
les catholiques s'adonneront davantage au jeu que les protestants (parmi<br />
les gagnants, 62,3 % <strong>de</strong>s catholiques <strong>et</strong> 50 % <strong>de</strong>s protestants ont affirmé<br />
que, pour eux, la religion était « très importante» ou « importante »).<br />
La secon<strong>de</strong> façon d'interpréter c<strong>et</strong>te participation non proportionnelle<br />
selon la confession religieuse est liée à ce que nous avons déjà dit<br />
<strong>de</strong>s francophones <strong>et</strong> <strong>de</strong>s anglophones. Les francophones appartiennent<br />
à l'Eglise catholique romaine en très gran<strong>de</strong> majorité <strong>et</strong>, puisque les<br />
francophones sont en surnombre chez les gagnants, on peut penser<br />
qu'ils le sont aussi dans l'échantillonnage. Pourtant, on y compte plus<br />
<strong>de</strong> gagnants catholiques (61) que <strong>de</strong> gagnants francophones (45). Au<br />
Canada, comme le revenu moyen <strong>de</strong>s catholiques est plus bas que celui<br />
<strong>de</strong>s autres confessions religieuses 3 , on peut penser que les catholiques<br />
dépenseront sensiblement plus d'argent en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie <strong>et</strong> que, par<br />
conséquent, ils seront en surnombre au sein <strong>de</strong>s gagnants. Actuelle-<br />
1. Voir la Commission royale sur le bilinguisme <strong>et</strong> le biculturalisme (1967, vol. 3,<br />
p. 21); Kuch <strong>et</strong> Haessel (1979); Vaillancourt (1979); Lacroix <strong>et</strong> Vaillancourt (1981).<br />
2. Pour un examen plus détaillé <strong>de</strong> la question, voir Tec (1964, p. 93), <strong>de</strong> même<br />
que le chapitre 3 <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
3. Tomes (1983, p. 129) a découvert que les catholiques ont un revenu moyen inférieur<br />
<strong>de</strong> 7 % aux revenus moyens <strong>de</strong> l'échantillonnage, tandis que le revenu <strong>de</strong>s protestants<br />
est supérieur <strong>de</strong> 7 %.
50 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ment, les données ne nous perm<strong>et</strong>tent pas <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l'interprétation<br />
dotée du taux <strong>de</strong> prédiction le plus élevé (celle basée sur la religion<br />
ou celle basée sur les faibles revenus <strong>de</strong>s catholiques).<br />
La même étu<strong>de</strong> révèle aussi que les <strong>de</strong>ux régions du pays où les revenus<br />
sont les plus faibles, les Maritimes <strong>et</strong> le Québec, sont surreprésentées<br />
au sein <strong>de</strong>s gagnants. Parmi les gagnants du gros lot d'un million<br />
<strong>de</strong> dollars, 50% habitaient le Québec, dont la population ne<br />
représente que 27 % <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong> la population canadienne. Parmi<br />
les gagnants qui n'habitaient ni le Québec ni l'Ontario, 40,5 % vivaient<br />
dans les Maritimes, Or, ceux qui n'habitent ni le Québec ni<br />
l'Ontario ne représentent que 25,6 % <strong>de</strong> la population canadienne!.<br />
Les pièges <strong>de</strong> l'analYse statistique<br />
En ce qui concerne le Canada, nous avons <strong>de</strong>s données détaillées<br />
quant aux différents schèmes <strong>de</strong> comportement en matière d'achat <strong>de</strong><br />
bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. Nous espérions qu'ils nous ai<strong>de</strong>raient à confronter<br />
les faits à la théorie <strong>de</strong> la façon la plus fidèle possible. Mais un examen<br />
attentif <strong>de</strong> ces données nous apprit que nous avions fait preuve <strong>de</strong><br />
trop d'optimisme. Certes, nous possédons <strong>de</strong>s données détaillées, mais<br />
elles sont singulièrement peu précises. Pourtant, une approche statistique<br />
appropriée peut donner <strong>de</strong>s résultats intéressants (à c<strong>et</strong> égard,<br />
nous renvoyons le lecteur à l'annexe B du chapitre 2 <strong>de</strong> l'édition américaine<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage).<br />
Nous disposions <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux échantillonnages. Le premier était basé<br />
sur une étu<strong>de</strong> commandée par Loto-Québec en 1980 <strong>et</strong> qui interrogeait<br />
2015 Québécois choisis au <strong>hasard</strong> sur leurs habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
consommation <strong>de</strong>s différents types <strong>de</strong> loterie existants, sur certaines <strong>de</strong><br />
leurs caractéristiques sociodémographiques <strong>et</strong> sur leurs opinions au<br />
suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> du jeu en général. L'analyse que nous avons faite<br />
<strong>de</strong> ces données ne concerne que les loteries dotées <strong>de</strong> prix relativement<br />
importants (soit plus <strong>de</strong> 50000 $ CDN). En l'absence <strong>de</strong> variables,<br />
nous avons dû ignorer certaines observations, ce qui a ramené à 851 le<br />
nombre <strong>de</strong> données utilisables.<br />
Le second échantillonnage est basé sur une enquête menée par Statis-<br />
1. Ces données som basées sur le recensement canadien <strong>de</strong> 1976.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 51<br />
tique Canada en 1982 <strong>et</strong> qui portait sur les dépenses <strong>de</strong> 10937 familles<br />
canadiennes. Une <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te enquête concernait l'achat <strong>de</strong><br />
bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. A première vue, ces données pouvaient sembler pertinentes,<br />
mais nous avons très vite découvert qu'elles posaient un certain<br />
nombre <strong>de</strong> problèmes. D'abord, on ne faisait aucune différence entre les<br />
loteries dotées <strong>de</strong> prix importants <strong>et</strong> les autres. Ce n'était là qu'un<br />
moindre mal. Nous avons découvert que, si on additionne toutes les<br />
sommes que les gens affirment dépenser en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie (en ayant recours<br />
à la métho<strong>de</strong> statistique appropriée), on en arrive à un total <strong>de</strong><br />
47 300000 $ CDN dans les provinces <strong>de</strong> l'Atlantique, à 264 000000 $ CDN<br />
au Québec, à 308 000 000 $ CDN en Ontario <strong>et</strong> à 137 000 000 $ CDN dans<br />
l'ouest du Canada!. Si les gens ont correctement répondu, les sommes<br />
<strong>de</strong>vraient plus ou moins équivaloir aux revenus respectifs <strong>de</strong> chacune<br />
<strong>de</strong>s loteries provinciales (étant donné, notons-le, que chaque province<br />
jouit d'un monopole dans ce domaine). Or ces sommes sont inférieures<br />
à la réalité dans une proportion <strong>de</strong> 35 % dans les provinces <strong>de</strong> l'Ouest,<br />
<strong>de</strong> 39,2 % en Ontario, <strong>de</strong> 40 % dans les provinces <strong>de</strong> l'Atlantique <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
49 % au Québec (voir le tableau 2.6).<br />
Un tel écart s'explique en partie par le fait que les étrangers achètent<br />
eux aussi <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, mais les achats étrangers représentent<br />
moins <strong>de</strong> 10% <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong>s loteries 2 • Il y a donc une énorme<br />
différence entre ce que disent les Canadiens <strong>et</strong> ce qu'ils font, du moins<br />
en ce qui concerne leurs dépenses en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. Une telle disparité<br />
peut s'expliquer <strong>de</strong> plusieurs façons. Une première explication<br />
peut être que les gens ne se souviennent tout simplement pas très bien<br />
du montant d'argent dépensé en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie au cours <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière<br />
année, étant donné qu'il s'agit <strong>de</strong> sommes relativement minimes.<br />
De surcroît, les gens âgés, qui s'adonnent davantage au jeu, peuvent<br />
encore moins se fier à leur mémoire. Mais une explication <strong>de</strong> ce genre<br />
1. Ces estimations ont été faites en tenant compte <strong>de</strong>s compilations <strong>de</strong> Statistique<br />
Canada, lesquelles reproduisaient les différentes catégories <strong>de</strong> réponses selon les régions,<br />
la catégorie à laquelle appartenait l'unité familiale interviewée, <strong>et</strong>c.<br />
2. Au Canada, en 1985, les revenus <strong>de</strong>s différentes loteries dépassaient les<br />
2000000000 $ (en dollars américains). Selon l'estimation faite dans « Canadian Lotteries<br />
Attract us Dollars, As Weil As a Lot of American Complaints », article paru<br />
dans le Wall Stre<strong>et</strong> Journai, édition du 8 avril 1986, les Américains dépenseraient<br />
200000000 $ dans les loteries canadiennes.
52 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
TABLEAU 2.6. RevellllS réels <strong>et</strong> revenus présufnés <strong>de</strong>s loteries provim;iales en 1982<br />
province revenus réels (en revenus présumés écart (en %)<br />
millions $) (en millions $)<br />
provinces <strong>de</strong> AtIan- 78,6 47,3 39,8<br />
tique<br />
Québec 515,87 264 48,8<br />
Ontario 506,89 308 39,2<br />
provinces <strong>de</strong> l'Ouest 210,56 137 34,9<br />
Note : Les résultats <strong>de</strong> la colonne n° 2 ont été obtenus à partir <strong>de</strong>s coefficients<br />
<strong>de</strong> l'enquête.<br />
Source: Statistique Canada, 1982, Les dépenses <strong>de</strong>s ménages canadiens.<br />
n'est pas satisfaisante, puisqu'elle peut aussi bien conduire à une surévaluation<br />
qu'à une sous-évaluation <strong>de</strong> la réalité.<br />
Une autre explication pourrait être qu'en évaluant leurs dépenses à<br />
ce chapitre, les gens ne pensent pas à y inclure les p<strong>et</strong>ites sommes qu'ils<br />
gagnent parfois à la loterie <strong>et</strong> qu'ils dépensent aussitôt en bill<strong>et</strong>s!. Selon<br />
1. L'explication peut être valable dans certains pays, mais elle ne peut difficilement<br />
être invoquée dans les pays où les gains à la loterie ne sont. pas imposables<br />
(comme au Canada, par exemple). Du reste, en matière <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, la règle<br />
semble être <strong>de</strong> sous-évaluer les dépenses (voir Rubner, 1966, p. 123). L'examen <strong>de</strong>s<br />
réponses à la question portant sur les dépenses en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie révèle en fait une<br />
autre caractéristique essentielle <strong>de</strong>s données. Dans les provinces <strong>de</strong> l'Atlantique, 40 %<br />
<strong>de</strong>s gens interrogés en 1982 ont répondu qu'ils n'ach<strong>et</strong>aient jamais <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterk;<br />
dans les provinces <strong>de</strong> l'Ouest, c<strong>et</strong>te proportion est <strong>de</strong> 26,5 %. Or, Loto-Québec<br />
a fait <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> marché qui ont révélé que, en 1984, 84 % <strong>de</strong>s Québécois avaient<br />
ach<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, <strong>et</strong> que 92 % avaient admis en avoir ach<strong>et</strong>é au moins une<br />
fois dans leur vie (la direction <strong>de</strong> Loto-Québec a bien voulu nous communiquer ces<br />
données qui n'ont pas encore été rendues publiques): Ces faits, <strong>de</strong> même que ceux<br />
dont nous faisons état dans ce chapitre, laissent croire que, délibérément ou par inadvertance,<br />
les gens ont mal répondu à l'enquête <strong>de</strong> Statistique Canada.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 53<br />
le type <strong>de</strong> loterie, entre 16 <strong>et</strong> 24% <strong>de</strong>s revenus engendrés par les loteries<br />
sont redistribués sous forme <strong>de</strong> prix d'une valeur inférieure à 100 $<br />
(entre 11 <strong>et</strong> 17% dans <strong>de</strong>s prix inférieurs à 10 $). Supposons qu'une personne<br />
qui gagne ce genre <strong>de</strong> prix déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'ajouter, en tout ou en partie,<br />
au budg<strong>et</strong> hebdomadaire qu'elle a déjà prévu pour l'achat <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie. A la fin <strong>de</strong> l'année, si on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'évaluer ses dépenses<br />
en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, la personne répondra sans doute par une approximation,<br />
en se contentant <strong>de</strong> multiplier par 52 la somme prévue chaque<br />
semaine, en oubliant <strong>de</strong> compter les p<strong>et</strong>ites sommes gagnées <strong>de</strong> temps en<br />
temps à la loterie. Aussi, la sous-évaluation <strong>de</strong>s dépenses est-elle sans<br />
doute en gran<strong>de</strong> partie le fait <strong>de</strong>s pauvres puisque ce sont eux qui, parce<br />
qu'ils jouent davantage à la loterie, gagnent, toutes proportions gardées,<br />
davantage <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites sommes. Mais une autre explication à c<strong>et</strong>te<br />
sous-évaluation peut être que les gens ne disent pas la vérité lorsqu'on<br />
les interroge sur leurs dépenses en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, étant donné que ce<br />
genre <strong>de</strong> dépenses est suj<strong>et</strong> à la désapprobation publiquel • Ce ne serait<br />
pas la première fois que, pour les raisons que nous venons d'évoquer ou<br />
pour d'autres encore, les gens ne diraient pas toute la vérité sur les<br />
sommes dépensées au jeu.<br />
Selon McKibbin, Henry Giggs, qui fut un <strong>de</strong>s pionniers en matière<br />
d'enquêtes sur les habim<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation, notait en 1895<br />
que ses efforts pour recueillir <strong>de</strong>s statistiques sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> ne<br />
donnaient que très lentement <strong>de</strong>s résultats, parce que « plusieurs personne<br />
n'y voyaient que la bête noire du bourgeois, qui veut montrer à<br />
tout prix comment la classe ouvrière ne sait pas gérer son budg<strong>et</strong> »2.<br />
Même si Higgs recueillit certaines données sur le logement, la nourrimre<br />
<strong>et</strong> les vêtements, il n'en recueillit que fort peu quant aux « plaisirs<br />
». L'éditeur américain <strong>de</strong> Higgs s'étonna en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> ne voir « aucune<br />
allusion à quelque budg<strong>et</strong> que ce soit C ... ) consacré aux<br />
divertissements. Le budg<strong>et</strong> d'un travailleur américain <strong>de</strong> même catégorie<br />
aurait certainement prévu chaque semaine une somme pour les<br />
divertissements »3. McKibbin ajoute qu'il en aurait été <strong>de</strong> même pour<br />
1. Une autre explication pourrait être que l'un <strong>de</strong>s conjoints cache à l'autre le fait<br />
qu'il dépense chaque semaine quelques dollars en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie.<br />
2. McKibbin (1979).<br />
3. Ibid.
54 SPECULATION ET JEUX DE HASARD<br />
le travailleur anglais, même si, pour les raisons que nous venons<br />
d'évoquer, les statistiques ne prévoyaient pas <strong>de</strong> rubrique « divertissements<br />
». Plus récemment, la compilation <strong>de</strong>s données d'une enquête<br />
menée en 1964 sur les dépenses <strong>de</strong>s familles a révélé ce dont Statistique<br />
Canada ne parlait pas. Quand on <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aux gens <strong>de</strong> détailler<br />
leurs dépenses personnelles, ces <strong>de</strong>rniers sous-évaluent les sommes<br />
consacrées à <strong>de</strong>s fins qui les font se sentir coupables: le tabac, l'alcool<br />
<strong>et</strong> le jeu 1 • Il est donc important <strong>de</strong> savoir que, si raffinées que soient<br />
leurs métho<strong>de</strong>s 2 , les statistiques ne disent pas tout.<br />
Les données <strong>de</strong> Loto-Québec, mais - ce qui est plus étonnant -<br />
celles également <strong>de</strong> Statistique Canada, sont donc sans surprise <strong>et</strong> se<br />
conforment en gros au portrait <strong>de</strong>s joueurs tracé jusqu'ici (pour une<br />
analyse détaillée, voir l'annexe A <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage)<br />
: les plus pauvres, les plus âgés <strong>et</strong> les laissés-pour-compte<br />
s'adonnent davantage au jeu, tandis que ceux qui jouissent d'une<br />
gran<strong>de</strong> mobilité sociale jouent moins 3 •<br />
3. Les joueurs dépensent-ils sans compter? Jont-ils <strong>de</strong>s criminels?<br />
Les arbitres <strong>de</strong> la vertu, <strong>de</strong> même que certains sociologues, ont une<br />
opinion plutôt négative <strong>de</strong>s joueurs, qu'ils imaginent volontiers instables,<br />
trop confiants en leur bonne fortune, prêts à ruiner la vie <strong>de</strong> leur<br />
1. Rubner (1966, p. 123); voir Glock (1967, p. 249) <strong>et</strong> Moser <strong>et</strong> Kalton (1972,<br />
p. 379, 389-390). Aucun <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers ne suggère <strong>de</strong> mesures qui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> corriger<br />
c<strong>et</strong>te distorsion.<br />
2. il ne semble pas y avoir d'autres données disponibles que celles évoquées dans<br />
ce chapitre. Daon a déclaré: « En Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, le manque d'information officielle<br />
sur le jeu a sérieusement entravé la tenue d'un débat fécond <strong>et</strong> cela, jusqu'à la<br />
Commission Rothschild qui concluait, en 1978 : "Au Royaume-Uni, il ya une sérieuse<br />
pénurie d'information fiable <strong>et</strong> accessible sur le jeu. Nous manquons cruellement<br />
<strong>de</strong> données régulièrement tnises à jour sur la participation aux divers types <strong>de</strong><br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, sur la façon dont fonctionne l'industrie du jeu, sur les sommes pariées<br />
<strong>et</strong> dépensées <strong>et</strong> sur le nombre <strong>de</strong> gens qui s'adonnent au jeu <strong>de</strong> façon excessive" »<br />
(1981, p. 26). Le texte laisse croire que Daon est peut-être trop confiant dans l'ai<strong>de</strong><br />
que pourraient apponer les données officielles. Quand les données sont recueillies<br />
sans discernement <strong>et</strong> sans avoir déterminé au préalable les questions à poser <strong>et</strong> la métho<strong>de</strong><br />
à adopter, leur usage peut se révéler très limité.<br />
3. Voir la section 3 <strong>de</strong> l'annexe B, dans l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 55<br />
famille <strong>et</strong>, pour ces raisons, ils recomman<strong>de</strong>nt l'interdiction du jeu<br />
sous toutes ses formes.<br />
Mais les détracteurs <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> n'ont aucune preuve à l'appui<br />
<strong>de</strong> leur dire, <strong>et</strong> il nous faut donc penser que la persistance <strong>de</strong> telles<br />
opinions, la régularité avec laquelle elles apparaissent, <strong>de</strong> même que<br />
leur eff<strong>et</strong> sur la société, cachent quelque chose d'autre. Nous verrons<br />
plus loin ce que peut être ce quelque chose d'autre.<br />
Mais d'abord ceci: les conclusions <strong>de</strong> la Commission royale britannique<br />
sur le jeu, commission dont nous avons déjà parlé, furent que<br />
les joueurs étaient au fait <strong>de</strong> la nature néfaste du jeu autant que les<br />
non-joueurs, <strong>et</strong> qu'ils ne surestimaient pas leurs chances <strong>de</strong> gagner.<br />
Deuxièmement: bien qu'elles ne fassent pas <strong>de</strong> distinction entre les<br />
joueurs <strong>de</strong> loterie <strong>et</strong> ceux qui s'adonnent à d'autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, les<br />
données suivantes sont révélatrices. Selon le rapport du gouvernement<br />
américain intitulé Gambling in America, les joueurs regar<strong>de</strong>nt sensiblement<br />
moins la télévision que les non-joueurs, ils lisent davantage <strong>de</strong><br />
journaux <strong>et</strong> <strong>de</strong> revues, <strong>et</strong> lisent <strong>de</strong>s livres en presque aussi grand<br />
nombre. Ils vont plus souvent à l'opéra, au musée, dans les boîtes <strong>de</strong><br />
nuit, dans les discothèques, au cinéma, au théâtre, ils assistent davantage<br />
à <strong>de</strong>s conférences <strong>et</strong> consacrent plus <strong>de</strong> temps à la pratique d'un sport.<br />
Les joueurs voient plus souvent leurs amis <strong>et</strong> leur famille <strong>et</strong> s'engagent<br />
davantage dans leur milieu. Les activités qui les intéressent moins: la rénovation<br />
<strong>de</strong> leur maison, le jardinage, le tricot; la couture, <strong>et</strong> fréquenter<br />
l'église (p. 68). Downes <strong>et</strong> les autres auteurs <strong>de</strong> GamblinltJ Work and Leisure,<br />
1976, n'ont que très peu <strong>de</strong> données à l'appui <strong>de</strong> l'opinion qui veut<br />
que la gran<strong>de</strong> majorité les joueurs dépensent leur argent sans compter,<br />
qu'il s'agisse <strong>de</strong> l'argent parié ou <strong>de</strong> l'argent gagné au jeu. En réalité, les<br />
gens planifient leurs dépenses, <strong>et</strong> les joueurs savent tirer profit du<br />
moindre gain!, qu'ils dépensent pour le ménage 2 • Devereux a lui aussi<br />
noté que, dans les quartiers ouvriers tranquilles, le jeu prend la forme <strong>de</strong><br />
p<strong>et</strong>its paris systématique.f3. Aux courses aussi, les p<strong>et</strong>its gains sont plus<br />
souvent misés <strong>de</strong> nouveau que les gains plus importants; la décision <strong>de</strong><br />
miser ses gains est surtout le fait <strong>de</strong>s parieurs professionnels, quoique<br />
1. Gallup (1972) ; Cornish (1978, p. 39).<br />
2. Smith <strong>et</strong> Razzel (1975); Downes el ai. (1976).<br />
3. Devereux (1980, p. 827).
56 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ces <strong>de</strong>rniers soient tout <strong>de</strong> même trois fois plus nombreux à convertir<br />
leurs gains en épargne ou à les dépenser en achats d'obj<strong>et</strong>s d'usage courant<br />
plutôt qu'à les miser <strong>de</strong> nouveau!.<br />
Après avoir examiné les données britanniques, Newman (1972,<br />
1975) fait un tableau semblable <strong>de</strong> la situation en Angl<strong>et</strong>erre. Les <strong>de</strong>ux<br />
tiers <strong>de</strong>s Britanniques adultes s'adonnent régulièrement au jeu, certains<br />
le font davantage, d'autres moins. Parmi les joueurs, <strong>et</strong> particulièrement<br />
ceux qui jouent plus fréquemment, ce sont les travailleurs<br />
manuels qui dominent, ainsi que nous l'avons déjà dit. Mais Newman<br />
ajoute : « Parce qu'ils veulent jouer sur une longue pério<strong>de</strong>, les<br />
joueurs font preuve d'autodiscipline, ce qui compense les pertes subies<br />
en leur perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> récupérer une partie <strong>de</strong> leur mise»; selon lui, les<br />
joueurs sont beaucoup plus soucieux <strong>de</strong> leur budg<strong>et</strong> que les nonjoueurs<br />
2 • Newman note aussi que les joueurs réguliers ont un tempérament<br />
résolu, qu'ils privilégient leur intérêt personnel, les qualités<br />
d'indépendance <strong>et</strong> d'effort individuel, qu'ils se méfient <strong>de</strong>s inconnus,<br />
<strong>de</strong>s nouveaux venus, qu'ils se méfient particulièrement <strong>de</strong> la bureaucratie<br />
gouvernementale <strong>et</strong> qu'ils font montre d'une franche hostilité à<br />
l'endroit <strong>de</strong>s largesses <strong>de</strong> l'Etat-provi<strong>de</strong>nce 3 •<br />
Une étu<strong>de</strong> scandinave a donné <strong>de</strong>s résultats semblables. Les<br />
joueurs <strong>et</strong> les non-joueurs s'éva<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la même façon <strong>de</strong> leurs responsabilités<br />
professionnelles <strong>et</strong> familiales. Le jeu ne comprom<strong>et</strong> pas les<br />
tentatives <strong>de</strong> mobilité sociale plus traditionnelles; il semble être plutôt<br />
une stratégie supplémentaire. La comparaison entre joueurs <strong>et</strong> nonjoueurs<br />
ne montre pas <strong>de</strong> différence entre la volonté <strong>de</strong>s uns <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres<br />
<strong>de</strong> se lancer en affaires, pas plus qu'entre leur participation à di-<br />
J. Downes <strong>et</strong> ai. (1976).<br />
2. Newman (1975, p. 543).<br />
3. Comme Tec (1964), Newman a découvert que les joueurs ont un intérêt plus<br />
grand pour les affaires publiques que les non-joueurs. Newman ajoute: « Un éventuel<br />
changement dans le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie ne peut se traduire à leurs yeux qu'en termes <strong>de</strong><br />
revenus plus élevés ( ... ) Dans ce contexte, un certain activisme semble prévaloir chez<br />
les "joueurs", attitu<strong>de</strong> qui se traduit par un intérêt accru pour les questions monétaires<br />
<strong>et</strong> pour l'acquisition <strong>de</strong> biens <strong>de</strong> consommation mais, plus encore, par le souci<br />
d'établir un budg<strong>et</strong>, par le vif désir <strong>de</strong> tirer tout le profit possible <strong>de</strong> ses ressources<br />
financières» (1972, p. 223). Herman (1976a) est également frappé par le comportement<br />
discipliné <strong>et</strong> réfléchi dont fait preuve, selon toute évi<strong>de</strong>nce, le public <strong>de</strong>s<br />
courses.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 57<br />
vers programmes <strong>de</strong> perfectionnement professionnel. On n'a pas davantage<br />
trouvé <strong>de</strong> liens entre le jeu <strong>et</strong> le crime, entre le jeu <strong>et</strong> l'instabilité<br />
matrimoniale ou entre le jeu <strong>et</strong> la participation à la vie communautaire.<br />
Au contraire, les joueurs s'inscrivent davantage que les<br />
non-joueurs aux cours <strong>de</strong>stinés aux adultes (41 % <strong>de</strong> joueurs contre<br />
33% <strong>de</strong> non-joueurs à l'intérieur d'une même tranche d'âge)!.<br />
Depuis 1928, Igor Kusyszyn a répertorié cinq étu<strong>de</strong>s psychologiques<br />
qui comparent les gens qui s'adonnent au jeu à ceux qui ne s'y<br />
adonnent pas. Ces étu<strong>de</strong>s en viennent aux mêmes conclusions : les différences<br />
entre les <strong>de</strong>ux catégories ne sont pas significatives. En 1978,<br />
Kusyszyn a mené sa propre étu<strong>de</strong> avec l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son assistante, Roxana<br />
Rutter. Il a comparé 35 joueurs invétérés, 42 qui jouaient un peu<br />
moins, 19 qui ne jouaient pas du tout <strong>et</strong> 24 joueurs <strong>de</strong> loterie. Kusyszyn<br />
<strong>et</strong> Rutter en viennent à la conclusion que les gros joueurs « présentent<br />
le même équilibre psychologique que les non-joueurs », mais<br />
ils ont découvert aussi que le fait <strong>de</strong> s'adonner au jeu <strong>de</strong> temps à autre<br />
ne signifie pas pour autant que l'on va <strong>de</strong>venir un joueur invétéré<br />
(ceux qui s'adonnent au jeu <strong>de</strong> temps en temps agissent ainsi <strong>de</strong>puis<br />
une quinzaine d'années en moyenne)Z. Kusyszyn <strong>et</strong> Rutter en viennent<br />
donc aux mêmes conclusions que Weinstein <strong>et</strong> Deitch (1974), pour qui<br />
le fait <strong>de</strong> jouer à l'occasion ne signifie pas qu'on va <strong>de</strong>venir un joueur<br />
invétéré. La gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s joueurs <strong>de</strong> loterie s'en tiennent <strong>de</strong> la<br />
même façon aux p<strong>et</strong>ites sommes qu'ils ont l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> parier 3 •<br />
Au Royaume-Uni, la Commission royale d'enquête sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>hasard</strong> a découvert <strong>de</strong> plus que, « <strong>de</strong> façon générale, les dépenses liées<br />
aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> sont bien moins élevées que celles liées à ces autres<br />
p<strong>et</strong>ites folies que sont l'alcool <strong>et</strong> le tabac »\ « La plupart <strong>de</strong> ceux qui<br />
s'adonnent au jeu ne dépensent pas sans compter <strong>et</strong> sans songer aux<br />
conséquences <strong>de</strong> ces dépenses sur leur niveau <strong>de</strong> vie <strong>et</strong> sur celui <strong>de</strong><br />
leur famille. »5 « Nous n'avons trouvé aucune preuve qui perm<strong>et</strong>te<br />
d'affirmer que le jeu, à condition qu'il <strong>de</strong>meure dans <strong>de</strong>s limites rai-<br />
1. Tee (1964).<br />
2. Pour la synthèse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>, voir Skolniek (1982).<br />
3. Voir aussi Lea <strong>et</strong> al. (1987) pour une synthèse <strong>de</strong> données similaires.<br />
4. Commission royale sur les paris, les loteries <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, 1951, p. 49-50.<br />
5. Ibid., p. 53.
58 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
sonnables, cause un tort considérable à l'équilibre psychologique <strong>de</strong><br />
ceux qui s'y adonnent, à leurs parents, à leur famille ou à la communauté<br />
en général. »1 Le rapport conclut également: « Quelle que soit<br />
la popularité <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> dans ce pays, nous avons été incapables<br />
<strong>de</strong> trouver la moindre preuve qui confirme que le jeu nuit sérieusement<br />
à la productivité. »2 « Dans l'ensemble, nos conclusions sont<br />
que le jeu n'a pas d'inci<strong>de</strong>nce directe sur les crimes graves <strong>et</strong> ne joue<br />
qu'un très faible rôle dans certains délits mineurs liés à la malhonnêt<strong>et</strong>é.<br />
»3 Dans son rapport, la Commission en vient aux mêmes conclusions<br />
qu'une étu<strong>de</strong> faite en Angl<strong>et</strong>erre au début du siècle 4 , qui imputait<br />
à <strong>de</strong>s causes structurales surtout (chômage, famille nombreuse,<br />
mauvaise santé <strong>et</strong> faibles revenus) les cas <strong>de</strong> pauvr<strong>et</strong>é les plus graves.<br />
Le jeu <strong>et</strong> l'alcool étaient responsables <strong>de</strong> la « pauvr<strong>et</strong>é secondaire» <strong>et</strong><br />
étaient « eux-mêmes le résultat <strong>de</strong>s conditions difficiles dans lesquelles<br />
vit une trop gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la classe ouvrière ».<br />
Pas plus en Suè<strong>de</strong> qu'en Angl<strong>et</strong>erre, en Irlan<strong>de</strong> qu'à Gibraltar ou<br />
en Norvège, on n'a pu trouver la moindre preuve d'un lien éventuel<br />
entre le jeu <strong>et</strong> le crime. On n'a rien trouvé non plus aux Etats-Unis,<br />
où le mythe du joueur criminel semble être très répandu. Dans les<br />
faits, le joueur américain ne comm<strong>et</strong> pas d'autre crime que <strong>de</strong> parier<br />
illégalement - ce qui n'est pas suffisant pour condamner le jeus.<br />
Les données supplémentaires recueillies par Cornish sont du même<br />
ordre. En Angl<strong>et</strong>erre, en 1951, une étu<strong>de</strong> faite sous la direction du mé<strong>de</strong>cin-chef<br />
<strong>de</strong> la prison <strong>de</strong> Wakefield a révélé que sur les huit cents dossiers<br />
d'admission examinés en 1948, le jeu n'était« le facteur <strong>de</strong> la déchéance<br />
du contrevenant» que dans 2 % <strong>de</strong>s cas. Et même à l'intérieur<br />
<strong>de</strong>s 2%, le jeu n'était simplement qu'un aspect « d'une vie généralement<br />
1. Ibid., p. 45.<br />
2. Ibid., p. 40.<br />
3. Ibid., p. 52. Les auteurs du rappon ajoutent qu'ils ne sont pas sans savoir qu'il<br />
peut y avoir <strong>de</strong>s liens entre la malhonnêt<strong>et</strong>é <strong>et</strong> l'excès <strong>de</strong> jeu chez <strong>de</strong>s individus aux<br />
mœurs dissolues; mais ils ne peuvent y voir la preuve que le jeu est en soi un facteur<br />
<strong>de</strong> criminalité. De la même manière, il leur est impossible <strong>de</strong> prouver que le jeu est<br />
une <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong> la délinquance juvénile. Cenains passages du rappon qui traitent <strong>de</strong><br />
ces questions ont été repris dans Herben L. Marx Jr (éd.), Gamb/ing in Amerita, New<br />
York, Wilson, 1952, p. 195-207.<br />
4. Rowntree (1901, p. 144), cité par Dixon (1981, p. 10).<br />
5. Allen (1952) ; Tec (1964).
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 59<br />
dissolue» <strong>et</strong> ne fut un facteur significatif que dans sept casl. Des étu<strong>de</strong>s<br />
du même genre ont été menées récemment auprès <strong>de</strong> certains criminels.<br />
Sewell (1972) a découvert que la propension à s'adonner au jeu, dans un<br />
échantillonnage <strong>de</strong> détenus <strong>de</strong> la prison <strong>de</strong> Pentonville ayant reçu une<br />
sentence réduite, ne différait pas vraiment <strong>de</strong> la tendance observée dans<br />
un échantillonnage national comparable, par exemple celui <strong>de</strong> Gallup<br />
(1972) <strong>et</strong> <strong>de</strong> Borill (1975). Il va <strong>de</strong> soi que si l'étu<strong>de</strong> est faite au moment<br />
où le jeu est illégal, les résultats risquent d'être tautologiques <strong>et</strong> ne rien<br />
révéler <strong>de</strong>s liens présumés entre le jeu <strong>et</strong> la criminalité.<br />
L'expérience suédoise est révélatrice à c<strong>et</strong> égard. Quand le jeu était<br />
illégal Gusqu'en 1930), les Suédois pariaient sur les matchs anglais <strong>de</strong><br />
football, détournant ainsi à l'étranger <strong>de</strong>s sommes importantes en <strong>de</strong>vises<br />
suédoises. Dès que le jeu fut légalisé, les éléments criminels qui<br />
avaient trempé dans les paris <strong>et</strong> les détournements <strong>de</strong> <strong>de</strong>vises disparurent<br />
<strong>de</strong> la circulation. (Rappelons que la même chose s'est produite en<br />
France <strong>et</strong> dans d'autres pays, comme en fait état le premier chapitre.)<br />
Ces découvertes n'apporterit rien <strong>de</strong> neuf. McKibbin, nous l'avons<br />
dit, étudia le jeu dans les milieux ouvriers en Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne,<br />
entre 1880 <strong>et</strong> 1939. Il conclut que, même en additionnant tous les <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> auxquels s'adonne le joueur, on découvre que seule une<br />
faible portion <strong>de</strong> son budg<strong>et</strong> s'en trouve affectée:<br />
Même à c<strong>et</strong>te époque, on n'a jamais observé aucune conséquence sur le plan<br />
matériel, <strong>et</strong> les critiques <strong>de</strong>vaient s'en rem<strong>et</strong>tre au mensonge ou à <strong>de</strong> pures préjugés<br />
idéologiques: « Non, la maison du joueur ne tombe pas en ruines, ses<br />
meubles ne sont pas mis en vente, sa femme <strong>et</strong> ses enfants n'ont jamais mis les<br />
pieds à l'usine. Il s'avilit, voilà tout, <strong>et</strong> sa déchéance est progressive ( ... ). » Ce<br />
n'est pas faute d'avoir essayé, mais les diverses commissions d'enquête ont été<br />
incapables <strong>de</strong> trouver un lien entre le jeu <strong>et</strong> la pauvr<strong>et</strong>é, ou entre le jeu <strong>et</strong> la criminalité,<br />
qui soit autre que celui qui tient souvent à sa nature illégale. Des témoins<br />
ont avoué à plusieurs reprises que la pauvr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> le crime n'avaient rien à<br />
voir avec le jeu. L'un d'entre eux a même admis: « Il existe certains cas où le détenu<br />
affirme que le jeu est la cause <strong>de</strong> sa déchéance, alors que l'enquête policière<br />
n'a rien prouvé <strong>de</strong> tel » (1979, p. 157).<br />
Nous reviendrons plus loin sur l'histoire du jeu dans différents pays.<br />
A première vue, ces données sur l'absence <strong>de</strong> corrélation entre le jeu<br />
<strong>et</strong> la criminalité peuvent surprendre, <strong>et</strong> cela pour <strong>de</strong>ux raisons. Souve-<br />
1. Cornish (1978, p. 68).
60 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
nons-nous d'abord qu'il existe <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> gens susceptibles <strong>de</strong><br />
s'adonner davantage au jeu: les pauvres <strong>et</strong> ceux qui sont soudain laissés<br />
pour compte dans la société. Les premiers planifient leurs mises, les seconds<br />
cè<strong>de</strong>nt à une impulsion. La tentation du crime est donc absolument<br />
étrangère au premier groupe - elle ne peut concerner que le second<br />
l . Or, si le premier groupe représente la majorité <strong>de</strong>s joueurs <strong>et</strong> que<br />
seule une infime fraction du second groupe s'adonne au jeu <strong>de</strong> façon criminelle<br />
(les autres s'en rem<strong>et</strong>tant simplement aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> ou à<br />
d'autres initiatives), on voit mal comment le jeu <strong>et</strong> le crime pourraient<br />
être étroitement liés. Seuls ceux qui ont soudainement perdu une partie<br />
substantielle <strong>de</strong> leur fortune <strong>et</strong> qui ne voient pas comment la récupérer<br />
peuvent déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> s'en sortir en faisant appel à la fois aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
<strong>et</strong> à certains actes criminels, mais ils ne représentent en r<strong>et</strong>our qu'une<br />
faible proportion <strong>de</strong>s joueurs. Quand on y regar<strong>de</strong> à <strong>de</strong>ux fois, l'absence<br />
<strong>de</strong> corrélation entre le jeu <strong>et</strong> la criminalité n'a donc rien d'étonnant.<br />
La secon<strong>de</strong> raison est plus difficile à comprendre <strong>et</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
découvrir pourquoi, contre toute évi<strong>de</strong>nce, l'opinion populaire<br />
continue d'associer le jeu au crime.<br />
La réponse la plus facile est que les gens ignorent les faits, <strong>et</strong> que<br />
ceux qui font campagne pour bannir le jeu agissent par conviction religieuse.<br />
C<strong>et</strong>te réponse n'est pas satisfaisante <strong>et</strong> nous verrons plus loin,<br />
quand nous étudierons le jeu dans un contexte plus large, comment il<br />
faut interpréter ce genre <strong>de</strong> réactions <strong>et</strong> en quoi elles influencent l'opinion<br />
publique.<br />
Une autre réponse possible est qu'aux Etats-Unis l'image négative<br />
du jeu pourrait bien s'expliquer par ce que nous en avons déjà dit : en<br />
clair, parce que le milieu interlope a pris la relève une fois que le jeu<br />
fut interdit (le chapitre 5 montrera qu'à plusieurs époques <strong>et</strong> dans plusieurs<br />
pays c'est souvent ainsi que les choses se sont passées). On a<br />
tort <strong>de</strong> condamner le jeu sur ces prémisses, puisque c'est précisément<br />
la nature illégale du jeu qui incita les milieux interlopes à intervenir<br />
dans ce domaine. Pourtant, comme nous l'avons déjà dit, même alors<br />
les joueurs ne comm<strong>et</strong>taient pas d'autre crime que les paris illégaux.<br />
On prétend aussi que l'introduction <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> dans une ville<br />
1. Pour une démonstration formelle <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te affirmation, voir R. <strong>Brenner</strong> (1983,<br />
chapitre 1 <strong>et</strong> son annexe); <strong>Brenner</strong> (1985, chapitre 2 <strong>et</strong> l'annexe du chapitre 1).
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU?<br />
entraîne forcément une augmentation du taux <strong>de</strong> criminalité, <strong>de</strong> prostitution,<br />
d'agressions, <strong>et</strong>c. C'est là un argument pour le moins confus,<br />
puisqu'il semble qu'il faille attribuer l'augmentation du taux <strong>de</strong> criminalité<br />
au nombre accru <strong>de</strong> touristes attendus. Le problème pourrait<br />
bien être alors le tourisme <strong>et</strong> non le jeu. Mais il faut être pru<strong>de</strong>nt<br />
quand il s'agit d'étendre à d'autres pays l'expérience américaine. La<br />
France <strong>et</strong> ses calmes villégiatures, dont le cœur bat au rythme du casino,<br />
ne perm<strong>et</strong> absolument pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> telles corrélations. Il faut<br />
aussi interpréter avec un brin <strong>de</strong> scepticisme les données américaines<br />
sur les liens réels entre la présence <strong>de</strong> maisons <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>et</strong> le taux <strong>de</strong> criminalité.<br />
N'oublions pas que la loi américaine perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déduire les<br />
pertes encourues à la suite <strong>de</strong> vols jusqu'à un certain montant. Qu'estce<br />
qui empêcherait les joueurs malchanceux <strong>de</strong> se rendre à la station <strong>de</strong><br />
police la plus près <strong>et</strong> d'y déposer une plainte pour vol? Tous les policiers<br />
du mon<strong>de</strong> sont débordés, il y a donc peu <strong>de</strong> chances qu'on fasse<br />
enquête <strong>et</strong> découvre que la déclaration était pure invention.<br />
En résumé, le portrait type du joueur qui se <strong>de</strong>ssine à partir <strong>de</strong>s données<br />
présentées jusqu'ici rappelle la <strong>de</strong>scription qu'en a faite Campbell:<br />
Il s'agit d'un travailleur mâle, blanc C ... ) qui gagne entre 5 <strong>et</strong> 10000 $ par<br />
année. Il travaille <strong>de</strong> façon régulière, stable, fiable <strong>et</strong> appartient à la catégorie<br />
<strong>de</strong>s cols bleus ou <strong>de</strong>s cols blancs. Les liuùtes <strong>de</strong> ses ambitions professionnelles<br />
ont été atteintes vers l'âge <strong>de</strong> 35 ans, quand il a compris que ses obligations,<br />
sa famille <strong>et</strong> son manque <strong>de</strong> formation l'empêcheraient <strong>de</strong> faire coïnci<strong>de</strong>r<br />
ses rêves avec la réalité!.<br />
1. F. Campbell (1976) reprend ici les conclusions <strong>de</strong> Schragg's. Newman conclut<br />
lui aussi: « Pour la très gran<strong>de</strong> majorité, le jeu est un passe-temps avant d'être une<br />
obsession. La fréquence avec laquelle on joue, <strong>de</strong> même que les sommes impliquées,<br />
semblent modérées <strong>et</strong> être le fait d'un choix personnel, lequel est suj<strong>et</strong> à autocontrôle.<br />
Ce n'est que pour une faible <strong>et</strong> insignifiante minorité <strong>de</strong> joueurs que le jeu ( ... ) peut<br />
se révéler incontrôlable <strong>et</strong> obsessif» (1972, p. 226). C'est là un portrait du joueur fort<br />
peu excitant, ce que n'ont pas manqué <strong>de</strong> faire remarquer les détracteurs <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>hasard</strong>, bien que leurs conclusions soient erronées. Perkins écrit ainsi: « [Le jeu] est<br />
une façon facile mais fausse <strong>de</strong> réagir au risque, <strong>et</strong> ses eff<strong>et</strong>s sont rétrogressifs plutôt<br />
que progressifs. Nul n'a mieux posé le problème que Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck: "Le jeu,<br />
c'est l'aventure en pantoufles, la mesquine, la fantasmée, la machinale, anémique <strong>et</strong><br />
déplaisante aventure que vivent ceux qui n'ont jamais été capables <strong>de</strong> faire face ou <strong>de</strong><br />
provoquer l'avènement <strong>de</strong> la véritable, nécessaire <strong>et</strong> salutaire aventure <strong>de</strong> la vie" »<br />
(1958, p. 34-35). Mais peut-on imaginer à quoi ressemblerait le mon<strong>de</strong> si chacun abandonnait<br />
ses habitu<strong>de</strong>s? Pour en avoir une idée, voir Lewis Thomas (1974, p. 107-111)<br />
<strong>et</strong> sa <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s Ik, habitants d'une p<strong>et</strong>ite tribu d'Afrique.<br />
61
62 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
4. Le comportement <strong>de</strong>s gagnants<br />
Est-ce donc vrai ce qu'on dit : que ceux qui ont gagné le gros<br />
lot gaspillent leur argent, cessent <strong>de</strong> travailler, jouent <strong>de</strong>ux fois plus<br />
à la loterie, négligent leur famille <strong>et</strong> gâchent leur vie?1 La réponse<br />
est non.<br />
Encore une fois, les faits viennent corroborer un portrait bien<br />
terne <strong>de</strong>s joueurs <strong>de</strong> loterie. Kaplan a mené plusieurs enquêtes à ce<br />
suj<strong>et</strong> (1978, 1985a). Au début, se basant sur une enquête préliminaire<br />
(où il a interviewé quelque cent gagnants), Kaplan était d'accord avec<br />
les détracteurs <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> affirmait qu'en eff<strong>et</strong> ceux qui gagnent à<br />
la loterie cessent aussitôt <strong>de</strong> travailler. Mais après une enquête subséquente,<br />
plus précise <strong>et</strong> cernant <strong>de</strong> plus près la réalité, Kaplan donne<br />
une tout autre interprétation <strong>de</strong>s faits. Aux Etats-Unis, une enquête<br />
plus récente porte sur 576 gagnants d'un gros lot supérieur à 50000 $;<br />
25% d'entre eux ont gagné plus <strong>de</strong> 1000000 $; 29%, entre 200000 $<br />
<strong>et</strong> 1000000 $; 38%, entre 100000 $ <strong>et</strong> 199999 $; <strong>et</strong> 8%, entre<br />
50000 $ <strong>et</strong> 100000 $.<br />
Les gagnants sont en moyenne âgés <strong>de</strong> 44 ans; 64% d'entre eux<br />
sont âgés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 50 ans; 16 % se situent dans la catégorie <strong>de</strong>s 40-<br />
49 ans; <strong>et</strong> seulement 20% sont âgés <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 40 ans. Il ne faut<br />
donc pas s'étonner si la plupart <strong>de</strong> ceux qui ont gagné le gros lot se<br />
sont prévalu d'une r<strong>et</strong>raite anticipée ou ont quitté leur emploi. Faut-il<br />
attendre autre chose <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 54 ans qui, du jour au len<strong>de</strong>main,<br />
se r<strong>et</strong>rouvent riches après avoir travaillé toute leur vie? Les réponses<br />
qu'on va lire sont tout à fait typiques <strong>de</strong> ce que pensent les gagnants,<br />
elles traduisent assez bien ce qui se passe dans la réalité - ce<br />
que n'arrivent pas à faire <strong>de</strong> sèches statistiques. Un commis <strong>de</strong> 57 ans,<br />
qui travaillait pour le compte du métro <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> qui avait<br />
gagné 3,5 millions <strong>de</strong> dollars à la loterie, déclara : « Après trente <strong>et</strong><br />
1. Ainsi Brasey (1992) semble ne rapporter que le cas <strong>de</strong> gagnants à la loterie<br />
dont la chance a gâché la vie : « Arl<strong>et</strong>te » qui a gagné 9,3 millions <strong>de</strong> francs en<br />
mars 1980, <strong>et</strong> qui, face à l'envie <strong>de</strong>s voisins, a dû déménager <strong>et</strong> r<strong>et</strong>irer ses enfants <strong>de</strong><br />
l'école (p. 49). Ou encore les « amoureux <strong>de</strong> la Saint-Valentin », jeune couple aux revenus<br />
mo<strong>de</strong>stes dont le gros lot <strong>de</strong> 4,7 millions <strong>de</strong> francs, gaspillé en ttois ans, a déttuit<br />
le couple. .
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 63<br />
une années <strong>de</strong> travail, j'ai été capable <strong>de</strong> prendre ma r<strong>et</strong>raite. Ma<br />
femme a pu quitter son travail <strong>et</strong> se consacrer à l'éducation <strong>de</strong> notre<br />
fille. Nous pouvons maintenant voyager où bon nous semble. Nous<br />
avons pu ach<strong>et</strong>er un appartement en coopérative, ce que nous<br />
n'avions jamais pu nous offrir auparavant. »1 Un autre gagnant déclara<br />
: « Nous avons élevé nos huit enfants, nous les avons envoyés<br />
dans <strong>de</strong>s écoles catholiques, ce qui revient à <strong>de</strong>voir payer cent douze<br />
années <strong>de</strong> frais <strong>de</strong> scolarité. Avec l'argent gagné à la loterie, nous<br />
avons pu assumer ces frais sans nous ruiner comme nous l'avions fait<br />
pendant plusieurs années. ( ... ) Nous sommes contents <strong>de</strong> pouvoir<br />
voyager davantage maintenant que nous avons aidé notre famille. »2<br />
Un autre dit encore: « Mon mari a pris sa r<strong>et</strong>raite en 1981; il avait été<br />
opéré du cancer en 1978 <strong>et</strong> nous voulions profiter <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières années<br />
<strong>de</strong> salaire. A la fin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te année, nous prévoyons confier notre<br />
maison aux enfants <strong>et</strong> voyager pendant six mois - ce qui n'aurait jamais<br />
été possible auparavant. » Une sexagénaire, habitant le Massachus<strong>et</strong>ts,<br />
affirma: « Un an après que j'eus gagné le gros lot, ma sœur<br />
a subi une opération; elle n'avait plus qu'un an à vivre. J'ai pu<br />
prendre ma r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong> m'occuper d'elle. »3 Une gagnante âgée <strong>de</strong><br />
68 ans déclara : « Le fait <strong>de</strong> gagner à la loterie a été pour nous une<br />
grâce du bon Dieu. Mon mari a été mala<strong>de</strong> pendant <strong>de</strong>ux ans ( ... ) <strong>et</strong><br />
est décédé c<strong>et</strong>te année. J'ai dû fermer mon commerce pour y loger ma<br />
mère <strong>et</strong> ma belle-sœur. »4 La plupart <strong>de</strong>s gagnants ont atteint un âge<br />
où la perspective d'entreprendre une nouvelle carrière semble plutôt<br />
improbable. Du reste, 45% <strong>de</strong>s gagnants n'ont qu'un diplôme <strong>de</strong> fin<br />
d'étu<strong>de</strong>s secondaires, <strong>et</strong> 25% d'entre eux n'en ont aucun. Les gagnants<br />
sont en majorité <strong>de</strong>s salariés qui ont connu toute leur vie <strong>de</strong><br />
longues heures <strong>de</strong> travail. Leur mise à la r<strong>et</strong>raite ne reflète en rien une<br />
quelconque « érosion <strong>de</strong> l'éthique du travail» ou une certaine instabilité<br />
<strong>de</strong>s joueurs à l'endroit du travail. Au moment <strong>de</strong> gagner à la loterie,<br />
ces gens avaient occupé le même emploi pendant treize ans en<br />
moyenne - plus <strong>de</strong> vingt ans pour 25% d'entre eux (alors que, dans<br />
1. Kaplan, 1985a, p. 6.<br />
2. Ibid., p. 8. C'est nous qui soulignons.<br />
3. Ibid., p. 16.<br />
4. Ibid., p. 16-17.
64 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
l'ensemble, la durée moyenne d'un emploi aux Etats-Unis est <strong>de</strong><br />
quatre ans). Ces chiffres peuvent refléter une certaine stabilité, mais ils<br />
peuvent être aussi le signe d'une stagnation professionnelle. Comme<br />
on pouvait s'y attendre, Kaplan a découvert que plus le revenu <strong>et</strong><br />
l'instruction du gagnant à la loterie sont élevés, plus gran<strong>de</strong>s sont les<br />
chances qu'il conserve son emploi.<br />
Comment les gagnants à la loterie dépensent-ils leur argent <strong>et</strong><br />
que font-ils <strong>de</strong>s loisirs que c<strong>et</strong> argent m<strong>et</strong> à leur portée? 18 %<br />
d'entre eux consacrent plus <strong>de</strong> temps à leur famille, 32% dépensent<br />
plus d'argent pour la maison (puisque, comme il faut s'y attendre,<br />
un pourcentage élevé <strong>de</strong> gagnants ont ach<strong>et</strong>é une maison, ont rénové<br />
celle qu'ils possédaient déjà, ont ach<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s meubles, <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong><br />
suite), 5% ont fait du bénévolat, 4% ont poursuivi <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s supérieures<br />
<strong>et</strong> 32 % se sont livrés à <strong>de</strong>s passe-temps divers. Ces données<br />
ont obligé Kaplan à rem<strong>et</strong>tre en question le mythe <strong>de</strong>s mariages <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>s vies <strong>de</strong> famille détruites après avoir gagné à la loterie. Tout au<br />
contraire, il semble que c<strong>et</strong> événement ait apporté plus <strong>de</strong> stabilité.<br />
Il y a bien eu quelques divorces, mais les répondants ont admis<br />
qu'avant d'avoir gagné à la loterie la vie à la maison était ennuyeuse<br />
<strong>et</strong> allait mal (en réalité, le fait <strong>de</strong> gagner à la loterie « régularise» les<br />
liens entre mari <strong>et</strong> femme, puisqu'il leur perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> se séparer après<br />
plusieurs années <strong>de</strong> mésentente). Mais la règle est que les liens<br />
conjugaux en sortent réaffirmés, ainsi qu'on l'a vu dans les témoignages<br />
précé<strong>de</strong>nts. Que font d'autre les gagnants avec leur argent?<br />
Comme on l'a vu, ils dépensent plus d'argent pour la maison <strong>et</strong><br />
pour les voyages - mais moins au jeu l •<br />
En conclusion, il n'y a rien qui perm<strong>et</strong>te d'accor<strong>de</strong>r le moindre<br />
1. Selon Kaplan (1978), chez ceux qui ont gagné un prix relativement important<br />
(soit supérieur à 250000 $), les dépenses trimestrielles en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie s'élevaient<br />
à 67 $. Après le tirage chanceux, ce montant a été porté à 100 $. C<strong>et</strong>te augmentation<br />
suppose une réduction du budg<strong>et</strong> alloué à l'achat <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie puisque<br />
67 :> 100<br />
W - W + 250,000<br />
W étant les ressources financières disponibles <strong>de</strong> l'individu. Pour que c<strong>et</strong>te condition<br />
soit remplie, le revenu initial disponible doit ètre inférieur à un <strong>de</strong>mi-million <strong>de</strong> dollars.<br />
Si l'on en juge par le portrait <strong>de</strong>s gagnants, c<strong>et</strong>te condition semble être remplie.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 65<br />
crédit aux motifs invoqués <strong>de</strong> nos jours pour condamner la loterie. Du<br />
reste, Rubner l'avait déjà souligné: « Le jeu, particulièrement en<br />
Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, est teinté d'hypocrisie, <strong>de</strong> lâch<strong>et</strong>é <strong>et</strong> <strong>de</strong> propos moralisateurs<br />
( ... ) Comme Anthony Crosland [qui fut, en son temps, un<br />
politicien anglais <strong>de</strong> renom], j'ai rencontré moi aussi ce mélange <strong>de</strong><br />
puritanisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> paternalisme, étonnamment répandu au sein <strong>de</strong> l'intelligentsia<br />
britannique, qui trouve sa plus belle illustration dans l'argument<br />
"bar, billards <strong>et</strong> belles <strong>de</strong> nuit" <strong>et</strong> qui unit la croyance dans les<br />
vertus morales <strong>de</strong> l'abstinence à la conviction que la classe ouvrière<br />
dépense toutes ses économies en alcool, en tabac <strong>et</strong> au jeu, pour ne<br />
rien dire <strong>de</strong>s femmes. Crosland va jusqu'à répéter avec défi: "Si mes<br />
revenus augmentaient soudainement <strong>de</strong> façon importante, il ne fait<br />
pas <strong>de</strong> doute que j'en dépenserais une bonne partie à fumer, à manger,<br />
à boire, à jouer <strong>et</strong> à d'autres malheureuses fantaisies; mais je refuse <strong>de</strong><br />
m'avilir pour c<strong>et</strong>te raison". »1<br />
C'est une projection biaisée <strong>de</strong>s privilégiés - gens incapables <strong>de</strong><br />
se m<strong>et</strong>tre à la place <strong>de</strong>s pauvres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s laissés-pour-compte - qui<br />
explique en partie leurs préjugés à l'endroit <strong>de</strong>s loteries car, nous<br />
l'avons vu, les moins chanceux ne raisonnent pas du tout <strong>de</strong> la<br />
même manière quand ils achètent un bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie. Ils veulent instruire<br />
leurs enfants, ach<strong>et</strong>er une maison ou différents biens <strong>de</strong><br />
consommation domestiques <strong>et</strong>, quand ils gagnent à la loterie, c'est<br />
précisément ce qu'ils font. Souvenons-nous <strong>de</strong>s conséquences heureuses<br />
<strong>de</strong> gagner à la loterie telles qu'elles ressortent sans doute possible<br />
<strong>de</strong>s témoignages <strong>de</strong> tantôt, <strong>et</strong> comparons-les aux bienfaits <strong>de</strong><br />
gagner à la loterie tels que Crosland les imagine. Ce <strong>de</strong>rnier adopte<br />
le point <strong>de</strong> vue dont on vient <strong>de</strong> parler, il raisonne en privilégié : les<br />
privilégiés ont déjà une maison, ont déjà pourvu à l'instruction <strong>de</strong><br />
leurs enfants, se sont déjà assurés d'une r<strong>et</strong>raite confortable <strong>et</strong> ont<br />
prévu ce qu'il fallait pour les vacances. Qu'est-ce qu'ils pourraient<br />
bien faire avec encore plus d'argent? Les privilégiés pourront penser<br />
que le fait <strong>de</strong> recevoir d'un coup une grosse somme d'argent aura<br />
sur eux les mêmes eff<strong>et</strong>s qu'ils ont pu constater dans <strong>de</strong>s circonstances<br />
semblables, quand ils ont hérité, par exemple, d'une jolie<br />
1. Rubner (1966, p. 25).
66 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
somme alors qu'ils étaient déjà habitués à mener une existence<br />
confortable. Mais il ne faut pas confondre ce genre <strong>de</strong> situation avec<br />
celle que vivent les moins chanceux, qui connaissent mieux la valeur<br />
<strong>de</strong> l'argent <strong>et</strong> peuvent choisir <strong>de</strong> convertir en économies les rentrées<br />
d'argent inattendues.<br />
Avec Pygmalion, George Bernard Shaw est peut-être celui qui a le<br />
mieux traduit en mots ces différents comportements (révélés ici par<br />
les faits). Devereux (1980) rappelle la scène où le père d'Elisa préfère<br />
accepter cinq livres du P' Higgins plutôt que dix. Avec une plus p<strong>et</strong>ite<br />
somme, il se sent « libre <strong>de</strong> faire une "bringue" monumentale,<br />
alors qu'il serait obligé <strong>de</strong> dépenser avec parcimonie une plus grosse<br />
somme » (p. 796 n.) - ce qu'il fait, précisément, le jour où il reçoit<br />
une somme encore plus importante (il m<strong>et</strong> alors <strong>de</strong> l'ordre dans sa<br />
vie familiale <strong>et</strong> épouse sa maîtresse). La façon <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> Shaw, fidèle<br />
aux faits, contraste singulièrement avec celle <strong>de</strong> Crosland, qui<br />
nie ceux-ci.<br />
Le contraste est révélateur pour une autre raison. On remarquera<br />
que Shaw voit une différence entre le fait <strong>de</strong> recevoir une somme relativement<br />
p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> recevoir une somme plutôt importante.<br />
C<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite somme inespérée que le père d'Elisa reçoit du pr Higgins<br />
ne lui perm<strong>et</strong> pas <strong>de</strong> s'élever dans la société; elle lui sert donc à se faire<br />
<strong>de</strong>s amis ou à consoli<strong>de</strong>r les liens sociaux déjà existants en invitant au<br />
pub les uns <strong>et</strong> les autres. Quand il reçoit un gros héritage, le père<br />
d'Elisa est cependant décidé à agir avec pru<strong>de</strong>nce. Il est évi<strong>de</strong>nt que ce<br />
qui semblera une grosse somme à Mr. Doolittle ne le sera pas à celui<br />
qui est déjà parfaitement intégré à la classe moyenne.<br />
Hériter d'un coup <strong>de</strong> 250000 $ quand son revenu annuel s'élève<br />
à plus <strong>de</strong> 50000 $, ce n'est pas mal, mais cela ne suffit pas pour accé<strong>de</strong>r<br />
à une classe sociale supérieure <strong>et</strong> on peut le dilapi<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la<br />
même manière que Mr. Doolittle dépense ses cinq livres. Devereux<br />
cite un cas qu'il a connu personnellement <strong>et</strong> qui peut être révélateur<br />
: « Le jour <strong>de</strong> son vingt <strong>et</strong> unième anniversaire, un collégien<br />
hérita <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>ste somme <strong>de</strong> 250000 $, qu'il décida grosso modo <strong>de</strong><br />
dépenser en entier au cours <strong>de</strong> l'année. Son raisonnement était que<br />
( ... ) puisque la somme était trop dérisoire pour lui perm<strong>et</strong>tre d'en<br />
vivre jusqu'à la fin <strong>de</strong> ses jours, elle ne pouvait que ( ... ) comprom<strong>et</strong>tre<br />
ses ambitions académiques <strong>et</strong> financières, "gâter son carac-
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 67<br />
tère" <strong>et</strong> gâcher sa vie. Avec quelques camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> collège, il prit<br />
donc un an <strong>de</strong> congé, "envoya promener les étu<strong>de</strong>s" <strong>et</strong> fit la belle<br />
vie» (1980, p. 785). (Nous n'avons pu trouver <strong>de</strong> données systématiques<br />
qui auraient permis <strong>de</strong> savoir dans quelle mesure ce genre <strong>de</strong><br />
comportement est typique l .)<br />
5. Les joueurs compulsifs - entre parenthèses<br />
Les données le disent clairement : les joueurs compulsifs ne représentent<br />
qu'une infime fraction <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s joueurs - la<br />
plupart <strong>de</strong> ceux qui s'adonnent au jeu agissent dans l'espoir <strong>de</strong> s'enrichir<br />
- <strong>et</strong> ceux qui comm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong>s crimes représentent une fraction<br />
encore plus p<strong>et</strong>ite <strong>de</strong> ce sous-groupe 2 • Ce sont eux, pourtant,<br />
qui r<strong>et</strong>iennent l'attention <strong>de</strong>s écrivains, <strong>de</strong>s journalistes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s m<strong>et</strong>teurs<br />
en scène au cinéma. Les ouvrages d'Ashton, History of Gambling<br />
in England (1898), <strong>de</strong> Chaf<strong>et</strong>z, Play the Devil : A History of Gambling<br />
in the United States (1960), <strong>et</strong> <strong>de</strong> Sullivan, By Chance a Winner<br />
(1972), sont remplis d'histoires <strong>de</strong> joueurs compulsifs <strong>et</strong> Le joueur <strong>de</strong><br />
Dostoïevski est l'histoire d'un homme qui a frappé l'imagination<br />
populaire.<br />
Mais on peut difficilement voir dans ces ouvrages <strong>de</strong>s tentatives<br />
pour mieux comprendre le phénomène du jeu. Leurs auteurs ont privilégié<br />
les histoires passionnantes <strong>et</strong> ces histoires ne sont pas le lot <strong>de</strong>s<br />
gens ordinaires, mais <strong>de</strong> ceux qui, d'une façon ou d'une autre, se sont<br />
écartés <strong>de</strong> la norme. Le roman <strong>de</strong> Dostoïevski révèle très certainement<br />
un aspect <strong>de</strong> la nature humaine, mais la vie <strong>de</strong> l'auteur montre bien<br />
que la réalité est plus complexe <strong>et</strong> qu'elle n'est peut-être pas toujours<br />
conforme à la morale du même roman. La mort <strong>de</strong> son frère, la fin <strong>de</strong><br />
ses activités en tant qu'éditeur <strong>de</strong> revue <strong>et</strong> sa passion pour le jeu ont<br />
mené Dostoïevski à la faillite (notons, en passant, que Dostoïevski a<br />
1. Dans un contexte différent, Guttman (1986) fait remarquer que Andrew Carnegie<br />
était en faveur <strong>de</strong> l'impôt sur la succession. Il était d'avis qu'un père ou une<br />
mère qui laisse à ses enfants une énorme fortune leur enlève généralement toute motivation,<br />
étouffe leurs talents <strong>et</strong> leur donne le goût <strong>de</strong> mener une vie moins fructueuse<br />
que celle qu'ils auraient menée autrement.<br />
2. Lea <strong>et</strong> aL (1987) en viennent à <strong>de</strong>s conclusions semblables.
68 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
tout <strong>de</strong> suite assumé <strong>de</strong> son plein gré la subsistance <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong><br />
son frère). Pour satisfaire à ses obligations, Dostoïevski n'a pas commis<br />
<strong>de</strong> crimes, mais il a travaillé sans relâche <strong>et</strong> ses œuvres les plus remarquables,<br />
Crime <strong>et</strong> châtiment (1866), Lejoueur (1867), L'idiot (1868) <strong>et</strong><br />
Les possédés (1872), ont toutes été écrites, selon Nabokov (1981), sous<br />
la pression permanente. Dostoïevski travaillait à la hâte pour respecter<br />
ses échéanciers, <strong>et</strong> il n'avait pas tellement le temps <strong>de</strong> se relire 1 • Aidé<br />
<strong>de</strong> sa secrétaire, qu'il épousa en 1867, Dostoïevski se conforma aux<br />
échanciers prévus <strong>et</strong>, entre 1867 <strong>et</strong> 1871, le couple r<strong>et</strong>rouva progressivement<br />
une certaine sécurité financière. Le joueur, qui raconte l'histoire<br />
d'un pauvre maître d'école qui jure chaque soir d'abandonner sa<br />
passion pour le jeu, n'est donc qu'un <strong>de</strong>s scénarios possibles. La vie <strong>de</strong><br />
Dostoïevski en est un autre.<br />
Pourtant, loin <strong>de</strong> nous l'idée <strong>de</strong> penser que le joueur compulsif<br />
ne fait pas payer à sa famille <strong>et</strong>, du coup, à la société, sa passion<br />
pour le jeu. Mais la vie que mène une si faible minorité peut-elle <strong>de</strong>venir<br />
un argument contre la loterie <strong>et</strong> le jeu? Il existe bien <strong>de</strong>s boulimiques,<br />
<strong>de</strong>s alcooliques, <strong>de</strong>s obsédés du travail, <strong>de</strong>s drogués <strong>de</strong> la<br />
télévision <strong>et</strong> <strong>de</strong>s incorrigibles don juan. La vie qu'ils mènent <strong>et</strong><br />
qu'ils font mener à leur famille peut être aussi misérable que celle du<br />
joueur compulsif <strong>et</strong>, eux aussi, en font payer le coût à la société.<br />
Mais les interdits qui pèsent sur l'alcool sont rares <strong>et</strong>, même si une<br />
certaine modération est souhaitable en matière <strong>de</strong> nourriture, d'alcool,<br />
<strong>de</strong> travail <strong>et</strong> d'heures passées à regar<strong>de</strong>r la télévision, la loi<br />
n'interdit pas les excès en la matière.<br />
6. Conclusion<br />
Par conséquent, pourquoi le fait <strong>de</strong> jouer à la loterie s'est-il souvent<br />
attiré une conda11lnation particulière?<br />
Les joueurs <strong>de</strong> loterie sont pauvres ou traversent un moment diffi-<br />
1. Bolen (1976, p. 10) cite l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> P. C. Squires, Fyodor Dostoyevsky : A Psychological<br />
Sk<strong>et</strong>ch, PSJ'hoanalysis RevÏew, 24, 1935, qui fait sensiblement valoir le même<br />
point <strong>de</strong> vue. Squires écrit que l'amour intempestif <strong>de</strong> Dostoïevski pour le jeu était<br />
une nécessité artistique, <strong>et</strong> que ce n'est qu'après qu'il eut tout perdu au jeu que son<br />
esprit créateur reprit le <strong>de</strong>ssus avec une force renouvelée.
POURQUOI LES GENS S'ADONNENT-ILS AU JEU? 69<br />
cile, <strong>et</strong> ils voudraient <strong>de</strong>venir plus riches l • Ce ne sont pas <strong>de</strong>s criminels,<br />
ils ne dépensent pas tout leur argent au jeu, leurs loisirs ne diffèrent<br />
pas sensiblement <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>s non-joueurs, <strong>et</strong> ils ne semblent rien<br />
ignorer <strong>de</strong> leurs faibles chances <strong>de</strong> gagner le gros lot. (On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
quelle est leur réaction quand ceux qui ont gagné le gros lot<br />
font la une <strong>de</strong>s journaux, alors que les articles commencent invariablement<br />
par rappeler les faibles chances <strong>de</strong> gagner à la loterie.) Cela n'explique<br />
pas l'indignation toute spéciale que soulève la loterie. Le fait<br />
qu'une faible minorité <strong>de</strong> parieurs soient <strong>de</strong>s joueurs compulsifs ne<br />
l'explique pas davantage, puisque la consommation excessive d'alcool,<br />
dont les eff<strong>et</strong>s s'apparentent à la pratique excessive du jeu (<strong>de</strong>struction<br />
<strong>de</strong> la vie familiale, crime, <strong>et</strong>c.), n'est pas aussi sévèrement condamnée<br />
1. Dans certains pays sous-développés, les porte-parole officiels <strong>de</strong> la Loterie nationale<br />
avouent qu'ils s'adressent volontairement aux éléments les plus démunis <strong>de</strong> la<br />
population. Au Mexique, par exemple, la Loterie nationale existe <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux cent<br />
trois ans. Le gros lot s'élève à 2000000 $. Quand le gagnant jouit déjà d'une fortune<br />
florissante - ce qui arrive rarement -, les participants <strong>et</strong> les organisateurs sont<br />
consternés. Foster fait remarquer que dans les sociétés rurales traditionnelles ({ les loteries<br />
mo<strong>de</strong>rnes remplissent les mêmes fonctions que les légen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> trésors enfouis<br />
( ... ), du moins au Tzin tzun tzan le lien est-il clairement admis. Un vieillard à<br />
qui l'on <strong>de</strong>mandait pourquoi personne n'avait trouvé <strong>de</strong> trésor ces <strong>de</strong>rnières années<br />
répondit que cela était sans doute vrai, mais qu' "aujourd'hui, nous autres Mexicains<br />
avons les loteries à la place ( ... )". Voilà qui explique, je pense, l'intérêt pour les loteries<br />
dans les pays sous-développés ( ... ) L'homme qui s'en va sans déjeuner <strong>et</strong> prive ses<br />
enfants <strong>de</strong> souliers pour pouvoir ach<strong>et</strong>er chaque semaine son bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie n'est pas<br />
un bon à rien; il est le Horatio Alger <strong>de</strong> son temps : il fait ce qu'il estime le mieux<br />
pour améliorer sa situation ( ... ) Le sort s'acharne contre lui, mais c'est le seul moyen<br />
qu'il connaisse pour réussir » (1967, p. 718; c'est Foster qui souligne). Presque<br />
chaque jour maintenant, <strong>de</strong>s exemples confirment le portrait <strong>de</strong> la situation que nous<br />
présentons dans c<strong>et</strong> ouvrage. En décembre 1984, une mo<strong>de</strong>ste rési<strong>de</strong>nce pour vieillards<br />
<strong>et</strong> un émigré espagnol en Australie gagnèrent le gros lot du tirage <strong>de</strong> Noël <strong>de</strong> la<br />
Loterie nationale d'Espagne. Ses porte-parole déclarèrent que le gros lot (appelé El<br />
Gordo : l'obèse) crée un esprit <strong>de</strong> générosité <strong>et</strong> que les Espagnols ne sont jamais aussi<br />
heureux que lorsque le prix est partagé ou donné aux pauvres. Au Canada, au cours<br />
du méme mois, Clau<strong>de</strong> Carpentier, un électricien âgé <strong>de</strong> 48 ans <strong>et</strong> au chômage <strong>de</strong>puis<br />
quatre ans, remporta le prix <strong>de</strong> 4000000 $ à la loterie 6/49 (Montreal Gaz<strong>et</strong>te, édition<br />
du 23 décembre 1984). Le gros lot le plus important au Canada, soit 13900 000 $, a<br />
été attribué à un chauffeur <strong>de</strong> camion. Le rirage eut lieu en janvier 1984. Six mois plus<br />
tard, l'homme mourait du cancer. Des immigrants en provenance <strong>de</strong> l'Afrique <strong>de</strong><br />
l'Est ont gagné le gros lot <strong>de</strong> Il 000000 $. L'attribution <strong>de</strong> ces prix fit la manch<strong>et</strong>te<br />
<strong>de</strong>s journaux en raison <strong>de</strong> leur importance exceptionnelle; il n'y avait eu aucun gagnant<br />
<strong>de</strong>puis plusieurs semaines.
70 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong> nos jours. Il y a peu <strong>de</strong> gens prêts à interdire l'alcool à cause <strong>de</strong>s<br />
excès <strong>de</strong> quelques gros buveurs.<br />
En quoi la loterie dotée <strong>de</strong> gros lots est-elle si différente? Les chapitres<br />
qui suivent tenteront <strong>de</strong> répondre à c<strong>et</strong>te question en replaçant<br />
dans leur contexte historique la loterie, le jeu <strong>et</strong> les différentes attitu<strong>de</strong>s<br />
adoptées à leur endroit.
3<br />
Pourquoi condamner le jeu?<br />
Des mots à la réalité<br />
Il fallt écrire l'histoire <strong>de</strong>s pellples en se préocclIPant<br />
moins <strong>de</strong>s événements qlli sllroiennent à l'initiative <strong>de</strong>s gOIlvernements<br />
qlle <strong>de</strong> l'état d'esprit qll'ils révèlent.<br />
John RUSKIN, Les pierres <strong>de</strong> Venise.<br />
Nous venons <strong>de</strong> voir que <strong>de</strong>ux raisons peuvent inciter les joueurs<br />
non compulsifs à s'adonner au jeu: le goût <strong>de</strong> s'amuser <strong>et</strong> le désir <strong>de</strong><br />
s'enrichir. Les organisateurs <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, qui n'ignorent pas ces<br />
<strong>de</strong>ux raisons, mobiliseront gens <strong>et</strong> ressources pour concevoir <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre<br />
sur le marché un large éventail <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> susceptibles <strong>de</strong> satisfaire ces désirs.<br />
Les promoteurs vendront leurs <strong>jeux</strong>, il s'en trouvera pour les<br />
ach<strong>et</strong>er <strong>et</strong> l'argent <strong>de</strong>s perdants servira aussi bien à payer les prix <strong>de</strong>s<br />
gagnants qu'à couvrir les coûts <strong>et</strong> les profits <strong>de</strong>s promoteurs <strong>de</strong> <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Dans notre société, le jeu n'est-il pas une entreprise comme<br />
une autre?<br />
Les opinions diffèrent à ce suj<strong>et</strong>. Depuis l'Antiquité, les gens ont<br />
souvent fait une différence entre <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> :<br />
ceux qui sont une forme <strong>de</strong> loisir social <strong>et</strong> ceux qui donner!.t la possibilité<br />
<strong>de</strong> s'enrichir. Les premiers étaient réputés appartenir à l'industrie<br />
du loisir. Quand ces formes <strong>de</strong> divertissement - chanter,<br />
danser, faire du sport, dépenser son temps <strong>et</strong> son argent dans les tavernes<br />
- étaient condamnées, la condamnation n'avait rien à voir<br />
avec le jeu ou avec <strong>de</strong>s risques « injustifiés» que les joueurs auraient<br />
pris, mais avec le fait qu'ils occupaient leurs loisirs, croyait-on, <strong>de</strong><br />
façon improductive. En adoptant <strong>de</strong>s lois plus sévères pour interdire<br />
le jeu (ou toute autre forme <strong>de</strong> divertissement), on faisait en sorte<br />
que les gens dépensent leur temps <strong>et</strong> leur argent <strong>de</strong> façon plus<br />
« productive ». Ceux qui raisonnaient ainsi étaient d'avis que le jeu
72 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ne faisait que redistribuer la richesse sans en créer <strong>de</strong> nouvelle. Le<br />
fait <strong>de</strong> réorienter vers d'autres fins les gens <strong>et</strong> les ressources mobilisés<br />
(y compris en temps) dans ce genre d'activités ne pouvait donc<br />
qu'être profitable à la société. Comment aurait-il pu en être<br />
autrement?<br />
Avant <strong>de</strong> répondre à c<strong>et</strong>te question - par la négative -, il faut<br />
dire qu'on a accusé le jeu <strong>de</strong> diminuer la productivité, même quand ce<br />
n'était pas le temps passé à jouer qui était en cause. On reprochait<br />
alors aux joueurs <strong>de</strong> développer une mentalité <strong>de</strong> « tout prendre sans<br />
rien donner », mentalité à laquelle tout effort répugnait. On disait<br />
aussi que le fait <strong>de</strong> donner au <strong>hasard</strong> une certaine importance dans la<br />
conduite <strong>de</strong>s affaires humaines rem<strong>et</strong>tait en cause la légitimité <strong>de</strong> certaines<br />
institutions, notamment <strong>de</strong> certaines institutions religieuses,<br />
dont les membres croyaient que ce scepticisme pouvait avoir un eff<strong>et</strong><br />
négatif sur la société.<br />
Jusqu'à la fin du XIX e siècle, rien ne perm<strong>et</strong>tait <strong>de</strong> croire au bienfondé<br />
<strong>de</strong> ces opinions, ainsi que nous l'avons montré au chapitre 2.<br />
Les joueurs compulsifs ont toujours posé un problème à la société,<br />
mais ils ne représentent vraisemblablement - <strong>et</strong> l'estimation est vraie<br />
aussi à <strong>de</strong>s époques plus lointaines - qu'une infime partie <strong>de</strong>s<br />
joueurs. Au <strong>de</strong>meurant, l'aspect compulsif du jeu ne figure que rarement<br />
parmi toutes les raisons que l'on donne, <strong>de</strong>puis l'Antiquité, <strong>de</strong><br />
condamner <strong>et</strong> d'interdire les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Les principaux motifs invoqués<br />
sont d'un autre ordre.<br />
A la lumière <strong>de</strong>s cas étudiés dans ce chapitre, on peut penser<br />
qu'une <strong>de</strong> ces raisons est une divergence quant à la façon <strong>de</strong> ritualiser<br />
l'optimisme humain. Certaines personnes croyaient que les institutions<br />
religieuses <strong>de</strong>vaient fournir la réponse à c<strong>et</strong>te question. D'autres cherchaient<br />
la solution dans le jeu ou dans <strong>de</strong>s activités qui, tout en perm<strong>et</strong>tant<br />
<strong>de</strong> s'amuser, donnaient aussi la chance <strong>de</strong> concrétiser ses<br />
rêves. Pour certains, ces <strong>de</strong>ux façons semblaient irréconciliables, <strong>et</strong> le<br />
jeu était condamné par ceux qui croyaient que c'étaient les institutions<br />
religieuses qui <strong>de</strong>vaient fournir le rituel approprié. La critique du jeu<br />
s'avéra particulièrement virulente quand le déclin <strong>de</strong> l'influence religieuse<br />
eut coïncidé avec l'apparition <strong>de</strong> nouvelles croyances ou <strong>de</strong><br />
nouvelles possibilités <strong>de</strong> loisirs. C'est un scénario que nous avons observé<br />
à plusieurs époques <strong>et</strong> dans plusieurs pays.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 73<br />
Même s'il existe <strong>de</strong>s différences fondamentales entre le passé <strong>et</strong> le<br />
présent, d'autres faits viennent appuyer ce raisonnement. On a remarqué<br />
que, lorsque le statu quo se modifie <strong>et</strong> que la mobilité sociale s'accroît,<br />
c'est souvent sur le jeu que le blâme est en partie rej<strong>et</strong>é. Or, le<br />
jeu, nous l'avons dit, est un symptôme plutôt qu'une maladie.<br />
Notre choix d'exemples <strong>de</strong> pays <strong>et</strong> d'époques pour développer ce<br />
<strong>de</strong>rnier aspect <strong>et</strong> d'autres encore s'est fait en partie selon la disponibilité<br />
<strong>de</strong>s documents <strong>et</strong> <strong>de</strong>s données, en partie selon leur pertinence.<br />
Dans ce chapitre, nous débuterons avec <strong>de</strong>s exemples empruntés à<br />
l'Antiquité; nous analyserons ensuite en détailles événements qui, en<br />
Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> aux Etats-Unis, ont entraîné <strong>de</strong>s changements législatifs<br />
<strong>et</strong> l'évolution <strong>de</strong>s mentalités par rapport au jeu, <strong>et</strong> nous montrerons en<br />
quoi ces changements ont été liés aux classes sociales <strong>et</strong> aux fluctuations<br />
quant à leur influence respective.<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> la religion : le <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> la provi<strong>de</strong>nce<br />
La loi juive antique est très critique à l'endroit du jeu quand il est<br />
pratiqué <strong>de</strong> façon systématique <strong>et</strong> à l'excès, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> négative<br />
s'explique par un certain nombre <strong>de</strong> convictions. Pour les uns,<br />
prendre l'argent d'autrui sans offrir une contrepartie valable tenait du<br />
vol; pour les autres, gaspiller son temps <strong>et</strong> son argent au jeu plutôt<br />
que le consacrer, disons, à l'étu<strong>de</strong> ou au travail ne tenait pas compte<br />
du « bien supérieur <strong>de</strong> l'univers» (yishuvo shel olam) 1. Enfin, <strong>de</strong>rnier<br />
argument, mais non le moindre, la condamnation était liée à une réalité<br />
plus profon<strong>de</strong>, qui reposait sur la différence entre la notion <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> volonté divine telle que nous l'avons expliquée au chapitre<br />
1. Rappelons brièvement <strong>de</strong> quoi il s'agit.<br />
« On agite les dés dans le gobel<strong>et</strong>, mais quelle que soit la décision,<br />
elle vient du Seigneur. » Voilà comment la Bible (pr., 16,33) interprète<br />
le tirage au sort. Or c'est précisément sur ce point que portaient<br />
les attaques <strong>de</strong>s théologiens. Chaque fois qu'on avait recours à ce procédé,<br />
on ne voyait pas dans les résultats le fruit du <strong>hasard</strong>, mais bien<br />
la révélation <strong>de</strong> la volonté divine. C<strong>et</strong>te association avec le Ciel exi-<br />
1. Enryclopaedia Judaica (1971), voir l'article « Gambling ».
74 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
geait <strong>de</strong> ne pas lancer les dés à la légère, <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r selon les règles <strong>et</strong><br />
avec respect, <strong>et</strong> <strong>de</strong> faire appel aux dés seulement quand la jurispru<strong>de</strong>nce<br />
ne perm<strong>et</strong>tait pas <strong>de</strong> prendre une décision. L'issue du tirage au<br />
sort dépendait donc d'une puissance surnaturelle « équitable ». Il arrivait<br />
cependant que c<strong>et</strong>te foi allant <strong>de</strong> pair avec les dés fût ébranlée, <strong>et</strong><br />
c'est au cours <strong>de</strong> ces pério<strong>de</strong>s que les documents rus toriques qui nous<br />
sont parvenus condamnent sévèrement le jeu. Le fait n'a rien d'étonnant.<br />
L'existence <strong>et</strong> la ruérarcrue <strong>de</strong>s institutions religieuses dépendaient<br />
<strong>de</strong> la croyance en la puissance surnaturelle qui déterminait<br />
l'issue du tirage au sort (Voltaire l'a dit : « Nos prêtres ne sont point<br />
ce qu'un vain peuple pense; notre crédulité fait toute leur science »,<br />
Œdipe, IV, 1). A l'opposé, on aurait envie <strong>de</strong> penser que la foi dans le<br />
<strong>hasard</strong> fait moins appel à la crédulité <strong>et</strong> qu'elle dépend davantage <strong>de</strong><br />
l'existence <strong>de</strong>s temples du jeu <strong>de</strong> Las Vegas <strong>et</strong> d'Atlantic City <strong>et</strong><br />
d'hommes d'affaires li la Donald Trump*. Certains croiront alors que<br />
l'engouement croissant pour le jeu est le signe d'un déclin <strong>de</strong> l'influence<br />
religieuse. Une <strong>de</strong>s réactions possibles <strong>de</strong> la ruérarcrue religieuse<br />
peut être alors d'inventer <strong>de</strong> fausses accusations, <strong>de</strong> manière à<br />
faire peser <strong>de</strong>s contraintes sur ces institutions qui incarnent la foi dans<br />
le <strong>hasard</strong>.<br />
Dans la Grèce antique, le culte <strong>de</strong> la Fortune <strong>et</strong> du Destin n'a<br />
commencé à se répandre qu'une fois détrônés les dieux <strong>de</strong><br />
l'Olympe l . S'inspirant <strong>de</strong>s auteurs grecs, Pline (23-79 av. ].-c.) compare<br />
le comportement <strong>de</strong> ses contemporains à celui <strong>de</strong>s Grecs <strong>et</strong><br />
écrit:<br />
Partout, en tout lieu, en tout temps, Fortune seule est invoquée <strong>et</strong> son<br />
nom prononcé: d'elle seule nous dépendons, elle est responsable <strong>de</strong> tout, elle<br />
seule occupe nos pensées, est l'obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> nos prières <strong>et</strong> la cause <strong>de</strong> toute chose.<br />
On la prie en l'injuriant, on la dit inconstante <strong>et</strong> souvent aveugle, hésitante,<br />
illogique, insaisissable, changeante <strong>et</strong> amie <strong>de</strong> ce qui est indigne ... Nous<br />
sommes tellement à la merci du <strong>hasard</strong> que le Hasard est notre dieu 2 •<br />
* En français dans le texte. (N. d. T.).<br />
1. Voir Cohen (1964, chap. 10, plus particulièrement les p. 186-189). Pour une<br />
analyse approfondie <strong>de</strong> la chance <strong>et</strong> <strong>de</strong> la foi dans la religion <strong>de</strong> la Grèce ancienne,<br />
voir Murray (1955). Pour une brève analyse <strong>de</strong> la question dans un autre contexte,<br />
voir <strong>Brenner</strong> (1985, l'annexe du chapitre 1).<br />
2. Cité par Cohen (1964, p. 188).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 75<br />
Certains auteurs sont même allés jusqu'à dire que « la perfi<strong>de</strong> notion<br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> avait affaibli la fibre romaine »1. Perkins oppose le culte<br />
très répandu <strong>de</strong> la déesse Fortune <strong>et</strong> la croyance populaire dans le <strong>hasard</strong><br />
au fait que le nom commun « fortune» n'apparaît nulle part dans<br />
le Nouveau Testament.<br />
Il semble donc que la vie, telle que la conçoivent les auteurs du Nouveau<br />
Testament, ne laisse pas <strong>de</strong> place au jeu ou ne reconnaisse pas le rôle joué par<br />
la chance. Au fil <strong>de</strong>s années, les chrétiens subirent, dans une certaine mesure,<br />
l'influence <strong>de</strong>s coutumes romaines d'alors, puisqu'on peut lire dans Tertullien,<br />
au IVe siècle : « Si tu crois être chrétien quand tu joues aux dés, tu crois<br />
être ce que tu n'es pas, puisque tu te fais le complice du mon<strong>de</strong>» (1958, p. 8).<br />
Comme le judaïsme, l'islam condamne le jeu au nom d'un principe<br />
fondamental du monothéisme, selon lequel ce n'est pas la fortune<br />
aveugle qui dirige la <strong>de</strong>stinée humaine. Selon Rosenthal (1975), l'existence<br />
d'une force divine réfléchie, s'opposant au <strong>de</strong>stin capricieux tel<br />
que le concevait l'Arabie préislamique, fut l'aspect principal <strong>de</strong> la révélation<br />
divine faite au Prophète <strong>et</strong> la principale cause <strong>de</strong> la victoire<br />
spirituelle <strong>de</strong> l'islam 2 • Dans la pensée théologique <strong>de</strong>s premiers musulmans,<br />
le jeu était une métaphore <strong>de</strong> la lutte entre le libre arbitre <strong>et</strong> le<br />
<strong>de</strong>stin. A l'époque, le débat était encore empreint d'une certaine neutralité.<br />
On opposait les échecs au jeu <strong>de</strong> nard (une sorte <strong>de</strong> trictrac),<br />
inventé à l'époque préislamique. Le jeu <strong>de</strong> nard, disait-on, avait été inventé<br />
pour prouver qu'aucun bien ne pouvait s'acquérir par ruse ou<br />
par habil<strong>et</strong>é. Son invention était une réponse à la croyance voulant<br />
que l'univers fixe les limites <strong>de</strong>s affaires humaines selon son caprice.<br />
Les échecs, inventés à leur tour pour répliquer aux idées contenues<br />
implicitement dans le jeu <strong>de</strong> nard, faisaient la preuve que la réussite<br />
vient à qui sait faire preuve d'intelligence <strong>et</strong> se montre déterminé à gagner.<br />
Mais la victoire <strong>de</strong> l'islam signifia la condamnation sans appel du<br />
jeu <strong>de</strong> nard <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> en général, puisque la vision du Prophète<br />
semble avoir convaincu les hommes qu'ils habitaient un mon<strong>de</strong><br />
1. Perkins (1962, p. 8), qui cite W. War<strong>de</strong> Fowler-Cohen (1966, p. 199). Perluns<br />
remarque que la déesse Fortune semble avoir été la plus populaire <strong>de</strong>s déesses romaines.<br />
Un autel était dressé en son honneur sur chaque place du marché, <strong>et</strong> un<br />
temple magnifique lui était dédié au Forum. Vraisemblablement, ce temple était un<br />
lieu <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous pour les épouses désireuses <strong>de</strong> conserver les faveurs <strong>de</strong> leur mari.<br />
2. Rosenthal (1975, p. 159).
76 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
dont les fms, entièrement déterminées par Dieu, ne laissaient aucune<br />
prise au <strong>hasard</strong>.<br />
Dans quel contexte c<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> voir s'imposa-t-elle? A l'époque<br />
<strong>de</strong> Mahom<strong>et</strong>, l'Arabie était divisée entre un certain nombre <strong>de</strong> tribus<br />
rivales, certaines noma<strong>de</strong>s, d'autres établies dans <strong>de</strong>s villes ou dans <strong>de</strong>s<br />
oasis où elles pratiquaient l'agriculture. Ces <strong>de</strong>rnières, dont le nombre<br />
semblait aller en s'accroissant, éprouvèrent un vi<strong>de</strong> idéologique avec<br />
le recul <strong>de</strong>s coutumes traditionnelles, liées au nomadisme <strong>et</strong> à la vie en<br />
p<strong>et</strong>ites communautés. Le message <strong>de</strong> Mahom<strong>et</strong>, dans sa simplicité<br />
théologique <strong>et</strong> sa relative précision légale, joint à la fierté arabe,<br />
prompte à refuser les idées étrangères, fit en sorte que la foi nouvelle<br />
se répandit très rapi<strong>de</strong>ment. En moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux décennies, l'Arabie<br />
tout entière se trouva unifiée dans une nouvelle communauté religieuse<br />
<strong>et</strong> politique. Vingt ans après la mort du prophète Mahom<strong>et</strong>,<br />
l'islam avait conquis les plus riches provinces <strong>de</strong> l'Empire byzantin <strong>et</strong><br />
détruit l'Etat Sassani<strong>de</strong>, fait d'armes qui ne peut s'expliquer par aucune<br />
innovation militaire, mais plutôt par la confiance que donnait la<br />
foi nouvelle!.<br />
Après la victoire <strong>de</strong> l'islam, les auteurs islamiques dressèrent plusieurs<br />
listes <strong>de</strong> fautes légères <strong>et</strong> graves, listes qui ignoraient le jeu ou ne<br />
lui accordaient qu'une place négligeable - bien moindre en tout cas<br />
que celle qu'on attriburait à l'alcool, interdit lui aussi. Il reste que ces<br />
écrits montrent que le jeu était considéré avec mépris, qu'il était une<br />
forme <strong>de</strong> loisir réservée aux classes inférieures <strong>et</strong> à laquelle seuls pouvaient<br />
s'adonner les individus appartenant à la fange spirituelle <strong>et</strong> économique<br />
<strong>de</strong> la société. En revanche, les défenseurs <strong>de</strong>s échecs clamaient que ce jeu<br />
était pratiqué par <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> qualite.<br />
1. McNeill (1963, p. 421-426).<br />
2. Rosenthal (1975, p. 149). Nous manquons <strong>de</strong> données sur les autres sociétés<br />
anciennes, mais ce que nous en savons semble confmner c<strong>et</strong>te vision. Selon Rubner<br />
(1966), Bouddha a condamné le jeu. Mais l'hindouisme a peu <strong>de</strong> règles qui s'adressent<br />
à l'ensemble <strong>de</strong> ses a<strong>de</strong>ptes. Ce qui est une faute dans la caste supérieure <strong>de</strong>s brahmanes<br />
peut bien ne pas en être une dans la caste inférieure <strong>de</strong>s kshatriya. Les prêtres hindous<br />
n'ont que du mépris pour le jeu, mais il n'est pas considéré comme une faute morale<br />
grave chez les Hindous <strong>de</strong>s castes inférieures, où le jeu, dit-on, est très répandu. Le<br />
shintoïsme semble être la seule religion à ne pas s'être prononcée sur la question; le<br />
shintoïsme est aussi la seule religion à ne pas trouver admirable la non-possession<br />
<strong>de</strong>s biens matériels, qu'elle ne combat pas non plus comme l'œuvre du diable.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 77<br />
Les Pères <strong>de</strong> l'Eglise <strong>et</strong> les premiers conciles ont clairement condamné<br />
le jeu pour tous les chrétiens. Dès le début, le Canon interdit les<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>: <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s lois ecclésiastiques les plus anciennes menacent<br />
d'excommunication les membres du clergé <strong>et</strong> les laïcs qui seront surpris<br />
en train <strong>de</strong> s'adonner au jeu 1 • Vers 306 av. J.-c., le Concile d'Elvire décréta<br />
que le coupable pourrait cependant réintégrer ses fonctions au<br />
bout d'un an. Clément d'Alexandrie, Tertullien <strong>et</strong> d'autres auteurs ont<br />
condamné le jeu en invoquant le fait qu'il reflétait le désir <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r<br />
<strong>de</strong>s biens matériels, qu'il rendait le chrétien « complice du mon<strong>de</strong>» <strong>et</strong><br />
semblait contredire sa volonté <strong>de</strong> trouver le bonheur dans l'au-<strong>de</strong>là,<br />
seule attitu<strong>de</strong> digne du chrétien (l'aspect compulsif du jeu ne semble pas<br />
être la préoccupation <strong>de</strong> l'auteur). Au Moyen Age, les frontières entre<br />
magie <strong>et</strong> religion <strong>et</strong> entre les notions <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>nce <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> s'estompèrent.<br />
Tout en condamnant le jeu, l'Eglise médiévale ne s'opposait pas<br />
à ceux qui croyaient pouvoir manipuler les grâces <strong>de</strong> Dieu à <strong>de</strong>s fins terrestres.<br />
Thomas d'Aquin, Boèce <strong>et</strong> Dante ont tous trois souligné que la<br />
notion <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>nce divine n'empêchait pas l'intervention du <strong>hasard</strong><br />
ou <strong>de</strong> la chance. Ce n'est qu'au Xvr< <strong>et</strong> au XVIIe siècle - siècles agités où<br />
l'influence <strong>de</strong> l'Eglise allait en diminuant <strong>et</strong> où <strong>de</strong> nouvelles croyances<br />
tentaient <strong>de</strong> s'imposer - que ces conceptions furent violemment prises<br />
à partie, notamment en Angl<strong>et</strong>erre 2 •<br />
Comme le fait remarquer Keith Thomas, s'il est un point commun<br />
aux écrits <strong>de</strong>s théologiens protestants <strong>de</strong> l'époque, c'est bien la négation<br />
du caractère hasar<strong>de</strong>ux ou fortuit <strong>de</strong>s événements. Dans Les institutions<br />
<strong>de</strong> la religion chrétienne (1541), Calvin condamne la croyance populaire<br />
dans le <strong>hasard</strong>.<br />
Au Japon, l'existence <strong>de</strong> la loterie est attestée à partir <strong>de</strong> 1624 <strong>et</strong> ne semble pas avoir<br />
rencontré alors aucune opposition. Selon Wagner (1972, p. 13), l'existence <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>hasard</strong> en Chine est bien antérieure à la pério<strong>de</strong> historique, laquelle remonte à quatre<br />
mille ans. Mais avant Confucius (551 ?-479 av. ].-c.), personne ne s'était donné la<br />
peine <strong>de</strong> les condamner.<br />
1. Starkey (1964, p. 35).<br />
2. Voir Thomas (1971); Cohen (1964, p. 150-151) donne, à titre d'exemple, le<br />
poème « Fortuna imperatrix mundi » (
78 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
y a-t-il plus grand <strong>hasard</strong> que la branche qui tombe d'un arbre <strong>et</strong> tue le<br />
promeneur qui passait par là ? Les décisions du Seigneur sont <strong>de</strong> nature bien<br />
différente ( ... ) Qui donc ne serait pas tenté pareillement <strong>de</strong> s'en rem<strong>et</strong>tre aux<br />
caprices du sort? Le Seigneur ne fait rien <strong>de</strong> tel <strong>et</strong> affirme même en disposer<br />
( ... ) Un autre passage tiré <strong>de</strong> Salomon dit la même chose: « Le pauvre <strong>et</strong><br />
le fourbe se rencontrent: le Seigneur leur a donné vie à tous <strong>de</strong>ux. » Puisque<br />
ici-bas le pauvre <strong>et</strong> le fourbe vivent côte à côte <strong>et</strong> que, cependant, c'est la volonté<br />
divine qui a décidé <strong>de</strong> leur sort respectif, Salomon laisse entendre que<br />
Dieu, qui leur a donné la vie à tous <strong>de</strong>ux, n'est pas aveugle, <strong>et</strong> que le pauvre<br />
doit se montrer patient. ( ... ) Ceux qui ont appris à faire preuve d'humilité ne<br />
murmureront plus contre Dieu chaque fois qu'ils seront frappés par l'adversité<br />
( ... ) [<strong>et</strong>], comme l'Agamemnon d'Homère, qui affirme: « Ce n'est pas<br />
moi qu'il faut blâmer, mais Zeus <strong>et</strong> Fortune », ( ... ) ils ne m<strong>et</strong>tront pas fin à<br />
leurs jours ( ... ), mais chercheront plutôt dans l'Ecriture ce qui plaît à Dieu.<br />
(Cochrane <strong>et</strong> Kirshner, 1986, p. 368-369) 1.<br />
Les Homélies anglicanes insistent sur c<strong>et</strong>te grave erreur que fut la<br />
déification <strong>de</strong> la fortune. « Ce que nous appelons la fortune », écrit<br />
l'évêque Thomas Cooper à l'époque élisabéthaine, « n'est rien d'autre<br />
que la main <strong>de</strong> Dieu, qui agit d'une manière <strong>et</strong> à <strong>de</strong>s fins que nous<br />
ignorons. Le <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> la fortune sont <strong>de</strong>s dieux que l'homme a inventés<br />
en raison <strong>de</strong> son ignorance <strong>de</strong> la vérité du Dieu tout-puissant <strong>et</strong><br />
éternel »2. Tout bon chrétien doit savoir que la vie n'est pas une loterie,<br />
mais le refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'œuvre divine <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses fins: les événements qui<br />
se produisent en ce mon<strong>de</strong> ne sont pas le fruit du <strong>hasard</strong>, mais obéissent<br />
à l'ordre divin. Dans un livre <strong>de</strong> dévotion dont l'influence fut très<br />
gran<strong>de</strong>, The Practice of Piery, Lewis Bayly déclare que les incendies ont<br />
lieu par la faute <strong>de</strong>s gens qui se préparent pour le marché le jour du<br />
sabbat. La maladie est aussi l'expression <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> Dieu, car on<br />
croyait alors que « la santé venait <strong>de</strong> Dieu <strong>et</strong> non <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins »3. A<br />
quelques exceptions près, ainsi professaient la plupart <strong>de</strong>s théologiens<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s moralistes, du moins jusqu'à la fin du XVII' siècle.<br />
Dans son traité, On the Nature and Use of Lots, le théologien puritain<br />
1. Pour d'autres extraits <strong>de</strong>s <strong>Institut</strong>ions, voir Cochrane <strong>et</strong> Kirschner (1986,<br />
p. 366-386). Voir aussi Thomas (1971, p. 78-85). Thomas fait remarquer que, selon<br />
Calvin, les dangers <strong>de</strong> la vie quotidienne rendraient l'existence <strong>de</strong> l'homme insupportable,<br />
si celui-ci <strong>de</strong>vait penser que tout ce qui lui arrive n'est que l'eff<strong>et</strong> du <strong>hasard</strong> <strong>et</strong><br />
qu'il dépend <strong>de</strong> l'arbitraire <strong>de</strong> la fortune (p. 81).<br />
2. Thomas (1971, p. 78).<br />
3. Ibid., p. 84.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 79<br />
Thomas Gataker s'efforça <strong>de</strong> réfuter les objections à la loterie pour la<br />
justifier dans un contexte séculier <strong>et</strong> quotidien. L'argument <strong>de</strong> Gataker<br />
était le suivant: bien que toute chose dépen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu, la façon dont<br />
sont j<strong>et</strong>és les dés ne relève pas plus immédiatement <strong>de</strong> la provi<strong>de</strong>nce divine<br />
que le lever du soleil chaque matin. Gataker faisait lui aussi une différence<br />
entre les <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> : ceux qui engageaient<br />
<strong>de</strong>s sommes importantes <strong>et</strong> ceux qui étaient <strong>de</strong>s divertissements.<br />
La conclusion <strong>de</strong> Gataker est qu'il faut, certes, éviter <strong>de</strong> perdre ses biens<br />
au jeu, mais que l'intervention du <strong>hasard</strong> peut se justifier dans le cas <strong>de</strong>s<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> divertissement, y compris dans le cas <strong>de</strong>s cartes à jouer!. Gataker<br />
ne condamnait pas le jeu quand la mise était tellement insignifiante que<br />
l'éventualité <strong>de</strong> perdre n'avait rien d'angoissant <strong>et</strong> que le fait <strong>de</strong> gagner<br />
ne pouvait signifier autre chose qu'un revenu « inespéré» négligeable.<br />
Son point <strong>de</strong> vue fut pourtant contesté, les objections aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong><br />
continuèrent <strong>et</strong>, encore en 1687, les idées <strong>de</strong> Gataker furent critiquées <strong>et</strong><br />
jugées non représentatives <strong>de</strong> la pensée théologique dominante 2 •<br />
2. Le contexte anglais<br />
Dans quel contexte le débat eut-il lieu en Angl<strong>et</strong>erre? Depuis 1520,<br />
la population augmentait <strong>de</strong> façon significative, bien qu'inégalement.<br />
Stone (1972) croit que le tournant critique <strong>de</strong>s XVIe <strong>et</strong> XVIIe siècles se<br />
situa durant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> cent vingt ans qui précéda la Guerre civile,<br />
alors que la population doubla. Le fait se répercuta sur tous les aspects<br />
<strong>de</strong> la société <strong>et</strong> entraîna un bouleversement <strong>de</strong> l'agriculture, du commerce,<br />
<strong>de</strong> l'industrie, <strong>de</strong> l'urbanisation, <strong>de</strong> l'éducation, <strong>de</strong> la mobilité sociale<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s colonies outre-mer. A partir <strong>de</strong> 1650, le commerce avec<br />
l'Amérique <strong>et</strong> les In<strong>de</strong>s s'accrut <strong>de</strong> façon remarquable; la consommation<br />
<strong>de</strong> sucre, <strong>de</strong> thé, <strong>de</strong> café <strong>et</strong> <strong>de</strong> tabac grimpa en flèche; les importations<br />
<strong>de</strong> nouveaux tissus d'Orient augmentèrent, ce qui souleva l'ire <strong>de</strong>s<br />
partisans <strong>de</strong>s lainages anglais, qui prédirent la ruine <strong>de</strong> l'économie anglaise<br />
en raison <strong>de</strong> ce nouvel engouement pour le luxe. L'agriculture<br />
1. Thomer (1955, p. 161-162).<br />
2. Voir l'analyse proposée par Thomas (1971, p. 122).<br />
3. Stone (1965, 1972, p. 110) ; Goldstone (1986).
80 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
connut certaines nouveautés, <strong>de</strong> même que la façon <strong>de</strong> gérer les propriétés.<br />
Plumb rapporte qu'au XVIIIe siècle beaucoup <strong>de</strong> choses qui semblaient<br />
<strong>de</strong>s nouveautés à Lord Ernle <strong>et</strong> à Sir John Clapham -la culture<br />
<strong>de</strong>s racines alimentaires, l'introduction du trèfle <strong>et</strong> <strong>de</strong> nouveaux herbages,<br />
la rotation systématique <strong>de</strong>s cultures, <strong>de</strong>s baux plus avantageux<br />
- étaient déjà bien connues dans l'East Anglia <strong>et</strong> dans d'autres régions<br />
d'Angl<strong>et</strong>erre sous le règne <strong>de</strong> Charles IP. Les XVIe <strong>et</strong> XVIIe siècles<br />
virent également l'éclosion sans précé<strong>de</strong>nt d'une activité intellectuelle <strong>et</strong><br />
scientifique. Pour comprendre l'histoire politique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>,<br />
Lawrence Stone précise qu'il convient moins <strong>de</strong> s'arrêter à la prospérité<br />
- qui s'accroît <strong>de</strong> façon réelle en raison <strong>de</strong>s innovations que l'on vient<br />
<strong>de</strong> mentionner - <strong>et</strong> à la façon désormais différente pour chacun <strong>de</strong> l'atteindre,<br />
qu'aux changements dans la distribution <strong>de</strong> la richesse. Ces<br />
changements s'expliquent par les variations dans la proportion numérique<br />
qu'occupent les différentes strates <strong>de</strong> la société. La pério<strong>de</strong> comprise<br />
entre 1540 <strong>et</strong> 1640 voit la richesse individuelle augmenter, la classe<br />
terrienne <strong>et</strong> les corporations accroître leur importance <strong>et</strong> une certaine aisance<br />
matérielle échapper massivement à la Couronne, à l'Eglise, aux<br />
très riches <strong>et</strong> aux très pauvres pour gagner la classe moyenne <strong>et</strong><br />
moyenne-supérieure. Des bouleversements <strong>de</strong> ce genre conduisent invariablement<br />
à <strong>de</strong> l'agressivité, que ce soit par les mots ou par l'épée.<br />
Faut-il s'étonner, après cela, qu'au nom <strong>de</strong> leurs convictions politiques<br />
les Anglais du XVIIe siècle se soient entre-tués, torturés <strong>et</strong> massacrés,<br />
qu'ils aient pillé les villes, terrorisé les campagnes <strong>et</strong> montré d'excellentes<br />
dispositions pour les conspirations, les complots <strong>et</strong> les invasions 2 ?<br />
Plumb ajoute que ces temps d'incertitu<strong>de</strong>s politiques durèrent jusqu'en<br />
1715, après quoi tout rentra rapi<strong>de</strong>ment dans l'ordre.<br />
Pendant que ces changements se produisaient, on estimait qu'entre<br />
un tiers <strong>et</strong> la moitié <strong>de</strong> la population se situait au bas <strong>de</strong> l'échelle. C'est<br />
là qu'on trouvait « <strong>de</strong>s artisans, <strong>de</strong>s indigents, <strong>de</strong>s travailleurs agri-<br />
1. Plumb (1967, p. 5).<br />
2. Voir Stone (1965, 1972); Plumb (1967) ; <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 3) ; Goldstone<br />
(1966). Stone souligne que la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> cent ans qui s'écoula entre 1540 <strong>et</strong> 1640 se<br />
caractérisa également par une extrême mobilité <strong>de</strong>s familles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s individus, mobilité<br />
aussi bien géographique que sociale. Stone en vient à c<strong>et</strong>te conclusion après avoir étudié<br />
certains chiffres qui nous sont parvenus sur les transferts <strong>de</strong> propriété <strong>de</strong>s manoirs<br />
au cours <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 81<br />
coles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s domestiques. Plusieurs d'entre eux s'étaient installés à leur<br />
compte dans un coin <strong>de</strong> leur logis, mais plus nombreux encore étaient<br />
les p<strong>et</strong>its salariés, car le déclin <strong>de</strong> la paysannerie anglaise avait déjà<br />
commence. L'espérance <strong>de</strong> vie était encore peu élevée; celle d'un<br />
noble, mâle <strong>et</strong> né dans le troisième quart du XVIIe, était <strong>de</strong> trente ans<br />
(<strong>de</strong> nos jours, elle serait <strong>de</strong> soixante-dixans)2. La peste bubonique<br />
sévit à l'état endémique jusque dans le <strong>de</strong>rnier quart du XVII" siècle.<br />
En 1563, quelque 20000 Londoniens moururent <strong>de</strong> la peste; 15000<br />
en 1593; 36000 en 1603; 41000 en 1625 <strong>et</strong> 68000 en 1666 3 • Selon<br />
Keith Thomas, avec l'impuissance <strong>de</strong>vant la maladie, le feu était le<br />
plus grand péril qui menaçait la prospérité <strong>et</strong> la sécurité <strong>de</strong>s individus.<br />
C'est donc au cours <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux siècles où s'affrontaient <strong>de</strong>s courants<br />
contraires - d'un côté, la montée <strong>de</strong> certains groupes professionnels<br />
(avocats, ecclésiastiques, marchands) dont la prospérité <strong>et</strong> le<br />
nombre allaient croissant; <strong>de</strong> l'autre, l'appauvrissement inévitable <strong>et</strong><br />
même accéléré du reste <strong>de</strong> la population - qu'eut lieu le débat enflammé<br />
sur la provi<strong>de</strong>nce <strong>et</strong> le <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> que l'on commença à s'inquiéter<br />
<strong>de</strong> la propension <strong>de</strong>s gens à s'adonner au jeu. Le <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> le<br />
jeu <strong>de</strong>vinrent les rivaux <strong>de</strong> Dieu <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Eglise. En quoi ce débat fut-il<br />
si important? Quand une croyance longtemps incontestée est remise<br />
en cause, toute la hiérarchie peut se sentir menacée. Si une « vérité »<br />
est mise <strong>de</strong> côté, qui sait si les autres ne suivront pas bientôt?<br />
Comme il fallait s'y attendre, ainsi que le fait remarquer Keith<br />
Thomas, la croyance en la provi<strong>de</strong>nce <strong>et</strong> en l'idée que chacun a habituellement<br />
le sort qu'il mérite attira davantage les membres <strong>de</strong>s<br />
groupes en pleine expansion, ceux qui avaient la possibilité d'améliorer<br />
leur sort: marchands, boutiquiers, apprentis artisans 4 • La doctrine<br />
1. Thomas (1971, p. 4).<br />
2. Voir G. A. <strong>Brenner</strong> (1985) pour la modification <strong>de</strong> l'espérance <strong>de</strong> vie au cours<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> <strong>et</strong> ses eff<strong>et</strong>s possibles sur les lois <strong>de</strong> succession.<br />
3. Thomas (1971, p. 5).<br />
4. Selon Malcolmson (1981, p. 14-16), beaucoup d'observateurs <strong>de</strong> l'époque ont<br />
écrit que l'ordre social n'est pas une construction <strong>de</strong> l'homme mais le fruit d'une intervention<br />
divine: c'est Dieu, <strong>et</strong> non l'homme, qui a créé les inégalités sociales.<br />
« Dieu tout-puissant a décrété <strong>et</strong> décidé <strong>de</strong>s différents <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> l'Autorité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />
Soumission, il n'y a rien <strong>de</strong> plus évi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus assuré », lit-on dans un écrit datant<br />
<strong>de</strong> 1681. Les inégalités sociales « ne sont pas le fait du <strong>hasard</strong> », affume-t-on dans un<br />
autre ouvrage, publié en 1693, « mais celui du Souverain Ordonnateur <strong>et</strong> Seigneur <strong>de</strong>
82 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce, selon laquelle les pauvres ne pouvaient s'en prendre<br />
qu'à eux-mêmes <strong>et</strong> que seule leur paresse expliquait leur condition,<br />
avait moins <strong>de</strong> chances d'être acceptée à mesure que l'on <strong>de</strong>scendait<br />
dans l'échelle sociale!, pour la simple raison que celui qui croit en la<br />
chance ne peut expliquer sa mauvaise fortune sans rem<strong>et</strong>tre en question<br />
l'estime qu'il a <strong>de</strong> lui-même. La notion séculaire <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> expli-<br />
tous ». « C'est Dieu en personne qui déci<strong>de</strong> si l'un est riche <strong>et</strong> l'autre pauvre, l'un<br />
puissant <strong>et</strong> l'autre humble» ; « il a plu au Maître tout-puissant <strong>de</strong> l'univers <strong>de</strong> marquer<br />
ici-bas <strong>de</strong>s différences dans la condition <strong>de</strong> Ses suj<strong>et</strong>s; puissants ou humbles, riches<br />
ou pauvres [ ... J, tous sont Ses serviteurs, mais, par l'entremise <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce,<br />
Il a pensé qu'il serait bon, sur c<strong>et</strong>te terre, d'attribuer aux hommes <strong>de</strong>s rangs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s statuts<br />
différents ». Voilà quelques affirmations, publiées respectivement en 1708 <strong>et</strong><br />
en 1748, qui reprennent les mêmes idées; y croire était une <strong>de</strong>s conditions du bonheur.<br />
Comme le précise Thomas (1971, p. 127-128 <strong>et</strong> p. 198-206), ces déclarations venaient<br />
du clergé ou <strong>de</strong> gens relativement privilégiés, <strong>et</strong> ne reflétaient en rien l'opinion<br />
<strong>de</strong>s plus démunis. Il faut tout <strong>de</strong> même en tenir compte, parce qu'elles nous perm<strong>et</strong>tent<br />
<strong>de</strong> comprendre la place qu'occupe le jeu dans une telle conception <strong>de</strong> l'univers,<br />
son influence sur les lois adoptées <strong>et</strong> son émergence au milieu <strong>de</strong> la confusion <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
préjugés qui ont prévalu aux époques antérieures. C<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong> également<br />
avec le moment où une nouvelle classe d'entrepreneurs liée à l'industrie prit <strong>de</strong> l'ampleur<br />
<strong>et</strong> occupa une place importante dans la société. Il va <strong>de</strong> soi qu'il y avait <strong>de</strong>s « industriels<br />
» en Europe avant 1760. Mais, comme le fait remarquer Bergier, « certains<br />
d'entre eux, <strong>de</strong>s négociants en gros qui se faisaient souvent appeler marchands manufacturiers,<br />
se contentaient <strong>de</strong> commercialiser les produits d'une armée d'artisans salariés,<br />
sans même essayer <strong>de</strong> modifier [ ... J les métho<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les techniques <strong>de</strong> production<br />
[ ... J. Constituée <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its artisans indépendants, l'autre catégorie d' « industriels»<br />
manquait <strong>de</strong>s moyens <strong>et</strong> (surtout) <strong>de</strong> l'imagination <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'envergure qui lui auraient<br />
permis d'innover <strong>de</strong> façon significative, ce en quoi, du reste, ces « industriels» auraient<br />
constamment été entravés par les règlements tatillons <strong>de</strong>s corporations» (1973,<br />
p. 408). Plus tard, quand les corporations furent abolies, certains industriels s'enrichirent<br />
mais sans rejoindre pour autant l'élite traditionnelle du Parlement, <strong>de</strong> l'Administration<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> la Finance, laquelle était plutôt méfiante à l'endroit <strong>de</strong>s parvenus qui menaçaient<br />
le statu quo. Même si, plus riche, la nouvelle classe d'industriels avait certains<br />
traits en commun avec les entrepreneurs, elle n'avait à l'origine aucune unité <strong>et</strong> ne faisait<br />
preuve d'aucune solidarité. Mais elle acquit peu à peu une certaine cohésion <strong>et</strong> se<br />
définit un <strong>et</strong>hos conforme à l'esprit d'entreprise <strong>de</strong>s classes nouvelles (pour qui l'effort<br />
était une assurance contre l'animosité <strong>de</strong>s classes sociales dont elles menaçaient les positions).<br />
Bergier (1975, p. 417) croit qu'en 1784 un Boulton, qui proteste contre la loi<br />
qui impose une taxe sur les matières premières, ne parle pas seulement en son nom<br />
propre, mais au nom <strong>de</strong> tout un groupe; par la suite, les industriels anglais, avec à<br />
leur tête Boulton <strong>et</strong> Wedgwood, <strong>de</strong>vaient former la « Chambre générale <strong>de</strong>s manufacturiers<br />
», qui influença <strong>de</strong> façon significative les traités conclus avec l'Irlan<strong>de</strong> (1785) <strong>et</strong><br />
la France (1786).<br />
1. Voir aussi Malcomson (1981, chap. 4); Walvin (1978, p. 48).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 83<br />
quait toutes les contradictions qu'il pouvait y avoir en apparence entre<br />
le mérite personnel <strong>et</strong> la récompense que chacun en recevait, <strong>et</strong> aidait<br />
à réconcilier les gens avec leur milieu. « Si le mon<strong>de</strong> n'est rien qu'une<br />
manière <strong>de</strong> loterie, pourquoi les participants seraient-ils frustrés du tirage<br />
d'un prix? Si [ ... ] un homme doit ses biens au <strong>hasard</strong>, pourquoi<br />
le <strong>hasard</strong> ne pourrait-il pas les lui reprendre? », écrit Jeremy Collier<br />
dans « An Essay upon Gaming » (extrait <strong>de</strong> A Dialogue befween Gallimachus<br />
and Delome<strong>de</strong>s [1713])1. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les pauvres<br />
se soient alors tournés massivement vers le jeu, mais aussi vers<br />
<strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> penser qui ne <strong>de</strong>vaient rien à la religion - magie, sorcellerie<br />
ou divination - <strong>et</strong> qui avaient entre autres mérites d'expli-<br />
1. C'était là précisément une idée que certaines personnes pouvaient rej<strong>et</strong>er. Il y<br />
a plusieurs années, Max Weber écrivit que la religion satisfait un besoin psychologique<br />
général: « Celui à qui la fortune sourit est rarement satisfait <strong>de</strong> sa seule bonne<br />
fortune. Il lui faut en plus savoir qu'il y a droit. Il veut se convaincre qu'il la "mérite",<br />
<strong>et</strong> lui plus que quiconque. Il veut avoir le droit <strong>de</strong> penser que les moins chanceux<br />
n'ont que ce qu'ils méritent. La bonne fortune doit donc être en plus une fortune légitime»<br />
(1946, p. 271; c'est Weber qui souligne). Schoeck, auteur d'un ouvrage sur<br />
l'envie <strong>et</strong> les institutions mises sur pied au cours <strong>de</strong> l'histoire pour en atténuer les eff<strong>et</strong>s,<br />
propose une autre explication, qui se rapproche du modèle présenté au chapitre<br />
2. Schoeck croit que l'espoir <strong>et</strong> le bonheur donnés à ceux qui, riches ou pauvres,<br />
croient en la chance, n'est peut-être rien d'autre qu'un moyen d'affranchir l'envieux<br />
<strong>de</strong> l'envie qu'il ressent, <strong>et</strong> la personne enviée, du remords <strong>et</strong> <strong>de</strong> la crainte <strong>de</strong>s envieux.<br />
C'est une croyance qui importe particulièrement, puisqu'on ne peut espérer faire<br />
quelque chose <strong>de</strong> sa vie qu'à partir du moment où l'on cesse d'avoir les yeux rivés sur<br />
la bonne fortune d'autrui.<br />
Sans mentionner spécifiquement l'envie, Devereux croit aussi que « la frustration<br />
est inévitable dans un système où les aspirations économiques ne sont pas limitées par<br />
<strong>de</strong>s normes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s aspirations <strong>de</strong> convention» (1980, p. 758), <strong>et</strong> où tout le mon<strong>de</strong><br />
veut réussir. Puisque tout le mon<strong>de</strong> ne peut réussir, certains croyances, religieuses en<br />
particulier, ai<strong>de</strong>ront les individus à accepter les frustrations. « Les moins chanceux<br />
[ ... ] prendront le blâme sur eux, [ ... ] <strong>de</strong>meureront respectueux <strong>de</strong> ceux qui les dominent<br />
sur le plan économique <strong>et</strong> moral» (p. 758), préservant ainsi le nouvel ordre social.<br />
Par conséquent, les institutions qui reposent sur la foi <strong>et</strong> celles qui proposent <strong>de</strong>s<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> entrent en compétition les unes avec les autres; toutes <strong>de</strong>ux ritualisent<br />
les espoirs <strong>de</strong>s individus, leur donnent la possibilité d'échapper à leur statut social <strong>et</strong><br />
d'instaurer avec celui-ci un « jeu» symbolique, l'une par le jeu <strong>et</strong> ses interactions sociales,<br />
l'autre par l'ensemble <strong>de</strong>s croyances <strong>et</strong> <strong>de</strong>s institutions qui s'y rattachent.<br />
Toutes <strong>de</strong>ux perm<strong>et</strong>tent aussi <strong>de</strong> résoudre la difficulté d'entrer en rapport avec <strong>de</strong>s inconnus<br />
: l'une, par la pratique <strong>de</strong> la même religion, en fréquentant la mème église;<br />
l'autre, par les interactions sociales qui s'instaurent autour <strong>de</strong>s différents <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
Geertz (1973, p. 433-447) <strong>et</strong> Olmsted (1967, chap. 4) font <strong>de</strong>s observations similaires.
84 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
quer <strong>de</strong> façon plus tangible que ne le faisait la religion pourquoi certaines<br />
personnes jouissaient <strong>de</strong> la prospérité, tandis que d'autres<br />
connaissaient la souffrance; rien d'étonnant non plus à ce que les pauvres<br />
se soient tournés vers l'alcool, qui procurait un apaisement passager<br />
dans le malheur 1 • Rien d'étonnant non plus à ce que les institutions<br />
religieuses se soient acharnées sur ce genre <strong>de</strong> croyances <strong>et</strong><br />
d'activités, qu'elles ont régulièrement cherché à discréditer.<br />
On aurait tort pourtant d'en conclure qu'en Angl<strong>et</strong>erre les attaques<br />
contre le jeu ne furent que le fait <strong>de</strong> groupes religieux. Il y avait<br />
d'autres groupes qui craignaient aussi d'être laissés pour compte, si les<br />
gens décidaient <strong>de</strong> s'adonner au jeu plutôt que <strong>de</strong> passer le temps<br />
d'une autre façon. Il nous faut donc poursuivre notre analyse <strong>et</strong> montrer<br />
comment, en Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> aux Etats-Unis, d'autres types d'accusations<br />
ont également mo<strong>de</strong>lé les lois qui furent adoptées contre le jeu<br />
<strong>et</strong> ont conduit à un ensemble <strong>de</strong> mesures incohérentes avec lesquelles<br />
l'industrie du jeu, mais aussi d'autres industries, sont encore aux prises<br />
aujourd'hui.<br />
Les lois anglaises contre le jeu - ceux qui les adoptèrent <strong>et</strong> pourquoi<br />
En Angl<strong>et</strong>erre, la législation sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> refléta <strong>de</strong>ux<br />
conceptions différentes, <strong>et</strong> le passage <strong>de</strong> l'une à l'autre se fit à la fin du<br />
XVIIe siècle. Avant c<strong>et</strong>te date, le jeu n'était pas illégal en soi. La loi<br />
n'interdisait pas les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, mais plutôt certains <strong>de</strong> leurs eff<strong>et</strong>s<br />
nocifs. Il semble ainsi que les gens aimaient mieux jouer aux dés que<br />
consacrer leur argent à l'achat d'arcs <strong>et</strong> <strong>de</strong> flèches <strong>et</strong> leur temps à en<br />
apprendre le maniement. En 1388, Richard II fit adopter une loi pour<br />
obliger les gens à ach<strong>et</strong>er l'équipement nécessaire aux arts <strong>de</strong> combat<br />
<strong>et</strong> les empêcher <strong>de</strong> dépenser leur argent au « tennis, au football, au<br />
pal<strong>et</strong>, aux dés, aux quilles* <strong>et</strong> à d'autres <strong>jeux</strong> du même acabit >/. Mais<br />
l'accusation venait du lobbying militaire, <strong>et</strong> l'on peut penser qu'elle<br />
* Quoits: plus exactement, une forme primitive du jeu <strong>de</strong> quilles. (N.d. T.)<br />
1. Thomas (1971, chap. 1, plus particulièrement les p. 17-19). A son tour, Thomas<br />
conclut qu'un <strong>de</strong>s traits dominants <strong>de</strong>s croyances <strong>de</strong>s XVI' <strong>et</strong> xvn' siècles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s actions<br />
qu'elles ont engendrées était le souci d'expliquer <strong>et</strong> <strong>de</strong> soulager le malheur <strong>de</strong>s<br />
gens.<br />
2. Blakey (1977, p. 4-5).
86 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong>s procédures pour récupérer le double <strong>de</strong> la somme perdue. La loi<br />
déclara <strong>de</strong> plus que toute d<strong>et</strong>te <strong>de</strong> jeu contractée après le 24 juin 1647<br />
serait déclarée « nulle <strong>et</strong> non avenue ». Même si la loi n'a pas duré, elle<br />
annonçait déjà le droit civil qui, en Angl<strong>et</strong>erre, légiférerait par la suite<br />
sur les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
Préserver le statu quo<br />
En 1664, sous Charles II, une loi prétendit limiter les frau<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les<br />
excès au jeu l . Si les peines liées à la tricherie <strong>et</strong> à la frau<strong>de</strong> n'ont rien<br />
pour étonner, les raisons <strong>de</strong> condamner les « gains excessifs» au jeu <strong>et</strong><br />
la nature <strong>de</strong>s sanctions prévues dans <strong>de</strong> tels cas méritent qu'on s'y arrête.<br />
Les d<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> jeu dont la garantie s'élevait à plus <strong>de</strong> L 100 étaient<br />
déclarées insaisissables, « peu importent le moment <strong>et</strong> le lieu» où elles<br />
avaient été contractées. Les modalités <strong>de</strong> paiement <strong>de</strong> ces d<strong>et</strong>tes<br />
étaient donc, elles aussi, déclarées « nulles <strong>et</strong> non avenues », <strong>de</strong> même<br />
que les garanties qui y étaient rattachées. Quand il y avait eu « gain<br />
excessif », toute personne pouvait poursuivre le gagnant, qui encourait<br />
alors un sanction semblable à celle prévue en cas <strong>de</strong> tricherie. La<br />
loi essayait donc d'empêcher toute redistribution importante <strong>de</strong> la richesse<br />
grâce au jeu. La loi se trouvait ainsi à protéger les riches,<br />
puisque eux seuls, évi<strong>de</strong>mment, s'exposaient à perdre au jeu <strong>de</strong>s<br />
sommes relativement importantes.<br />
En 1710, une loi adoptée sous la reine Anne <strong>et</strong> appelée « Loi pour<br />
la lutte contre les gains excessifs <strong>et</strong> les frau<strong>de</strong>s au jeu », montrait clairement<br />
ses intentions. La première section du décr<strong>et</strong> rendait « nuls,<br />
inopérants, nonobstant l'intention ou le <strong>de</strong>ssein poursuivis, toutes<br />
notes <strong>de</strong> crédit, factures, bons, jugements, hypothèques ou quelque<br />
autre garantie ou cession » fournis en guise <strong>de</strong> paiement pour <strong>de</strong>s<br />
d<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> jeu. La loi ramenait à un minimum <strong>de</strong> LlO la perte au jeu autorisant<br />
<strong>de</strong>s poursuites; elle perm<strong>et</strong>tait même à quiconque n'étant pas<br />
<strong>de</strong> collusion d'intenter <strong>de</strong>s poursuites pour récupérer trois fois sa<br />
mise. De surcroît, pour m<strong>et</strong>tre fin aux bagarres qui, semble-t-il, à<br />
l'époque, survenaient régulièrement dès qu'il était question <strong>de</strong> jeu, <strong>de</strong>s<br />
1. Les informations contenues dans ce paragraphe sont empruntées à Blakey<br />
(1977, p. 13-15).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 87<br />
dispositions dans la loi prévoyaient que l'instigateur <strong>de</strong> telles bagarres<br />
verrait aussitôt ses biens cédés à la Couronne <strong>et</strong> écoperait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans<br />
d'emprisonnement. Comme le jeu entraîne <strong>de</strong>s transferts substantiels<br />
<strong>de</strong> richesses, Blakey (1977) est d'avis qu'il peut avoir contribué aux<br />
bouleversements que connaissait déjà la société anglaise, alors essentiellement<br />
terrienne. Le but <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> 1710 pourrait bien avoir été<br />
d'éliminer une <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te instabilité, même si, comme nous<br />
l'avons montré auparavant, la cause principale se trouvait ailleurs.<br />
Selon les chiffres recueillis par Stone, dans l'histoire <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre<br />
qui va <strong>de</strong> 1080 à 1880, la pério<strong>de</strong> comprise entre 1540 <strong>et</strong> 1640 est<br />
unique par la vitesse à laquelle la propriété <strong>de</strong>s manoirs change <strong>de</strong><br />
mains. C<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> voit aussi s'élever <strong>et</strong> déchoir plus <strong>de</strong> nobles que<br />
n'importe quelle autre époque dans l'histoire <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre!.<br />
Les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> furent aussi condamnés au nom <strong>de</strong> considérations<br />
<strong>de</strong> classes. Malcolmson (1973) remarque que, jusqu'au<br />
XVIIIe siècle, les différences entre classes sociales étaient abolies<br />
quand les sports <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> étaient pratiqués les jours <strong>de</strong><br />
congé. D'une part, les classes supérieures montraient par là qu'elles<br />
participaient à la vie <strong>de</strong> la communauté; d'autre part, on reconnaissait<br />
ainsi le rôle d'exutoire joué par ce genre <strong>de</strong> rites, qui perm<strong>et</strong>taient<br />
<strong>de</strong> maintenir la hiérarchie locale; on reconnaissait enfIn que<br />
les classes supérieures, qui avaient le privilège <strong>de</strong> commencer <strong>et</strong> d'arrêter<br />
le jeu, étaient toujours au pouvoir. C<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> plutôt tolérante<br />
se modifIa au XVIIe siècle <strong>et</strong> le jeu fut condamné parce qu'if perm<strong>et</strong>tait<br />
aux classes inférieures <strong>de</strong> frayer trop facilement avec les<br />
1. Voir Stone (1965, 1972), <strong>de</strong> même que p. 76, n. 2, supra. Une interrogation<br />
subsiste cependant: si l'interprétation que nous donnons <strong>de</strong>s événements ici <strong>et</strong> dans<br />
les chapitres précé<strong>de</strong>nts est juste, à savoir que les pauvres <strong>et</strong> les laissés-pour-compte<br />
ont plus tendance à jouer à la loterie, pourquoi a-t-on cru nécessaire, à une certaine<br />
époque, d'adopter <strong>de</strong>s lois qui protégeaient avant tout les riches? La réponse peut<br />
ètre que les riches risquaient gros au jeu, même s'il s'agissait pour eux d'un simple<br />
« divertissement » (voir l'annexe A du chapitre 2 dans l'édition américaine' <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage)<br />
<strong>et</strong> qu'ils <strong>de</strong>meuraient encore relativement riches même après avoir perdu. En<br />
revanche, d'autres joueurs, qui ne faisaient pas partie <strong>de</strong>s privilégiés avant <strong>de</strong> s'adonner<br />
au jeu, pouvaient s'enrichir considérablement ... par <strong>hasard</strong>. Grussi souligne que<br />
Louis XIV poussait la noblesse vers les excès <strong>de</strong> jeu. Ruiné, un noble avait moins<br />
envie <strong>de</strong> se rebeller (1985, p. 61). On peut aussi imaginer qu'un <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la loi<br />
<strong>de</strong> 1710 fut d'instaurer un co<strong>de</strong> d'honneur qui obligeait les aristocrates à respecter<br />
leurs d<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> jeu.
88 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
classes supérieures, parce que les gagnants issus <strong>de</strong> milieux mo<strong>de</strong>stes<br />
semblaient trop bien acceptés, parce que les classes supérieures donnaient<br />
le mauvais exemple aux classes inférieures <strong>et</strong> parce qu'on<br />
croyait que ces changements étaient le signe que le pouvoir <strong>de</strong> l'establishment<br />
allait en diminuant.<br />
Lantrillou est une sorte <strong>de</strong> république qui va à vau-l'eau <strong>et</strong> où se rencontrent<br />
tous les drôles <strong>de</strong> la terre; on n'y observe aucune distinction <strong>de</strong><br />
rangs, aucune hiérarchie. La <strong>de</strong>rnière fripouille, si elle a <strong>de</strong> l'argent dans les<br />
poches, peut l'emporter sur le premier duc ou pair du royaume, du moment<br />
que les cartes sont <strong>de</strong> son côté. Il n'y a pas que le respect <strong>et</strong> l'infériorité qui<br />
soient bannis <strong>de</strong> ces lieux privilégiés, mais aussi tout ce qui peut rappeler les<br />
bonnes manières <strong>et</strong> les sentiments <strong>de</strong> compassion <strong>et</strong> d'humanité. Ces gens-là<br />
ont le cœur si endurci <strong>et</strong> fermé que le malheur <strong>de</strong> l'un fait invariablement la<br />
joie <strong>et</strong> le bonheur du voisin!.<br />
Les XVIIIe <strong>et</strong> XIX' siècles ont souvent condamné le jeu dans les mêmes<br />
termes. Voici <strong>de</strong>ux exemples typiques, l'un qui date <strong>de</strong> 1784, l'autre<br />
<strong>de</strong> 1870.<br />
Il y a une tournure <strong>de</strong> pensée propre à chaque condition <strong>et</strong> à laquelle se<br />
conforment les gestes <strong>de</strong> chacun, en général avec bonheur <strong>et</strong> une certaine décence.<br />
Une personne <strong>de</strong> qualité peut difficilement s'abaisser jusqu'à celles qui<br />
lui sont <strong>de</strong> beaucoup inférieures, avoir avec elles un commerce incessant <strong>et</strong><br />
familier, sans du coup rabaisser son esprit au niveau <strong>de</strong> leurs idées, ou à tout<br />
le moins déchoir bien en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> celui qui serait le sien 2 •<br />
C'est une bien triste vérité, chaque fois confirmée par l'histoire <strong>de</strong>s nations<br />
: l'époque la plus policée <strong>et</strong> la plus raffinée n'est jamais la plus vertueuse.<br />
[ ... ] En raison du relâchement <strong>de</strong> la morale qui caractérise notre<br />
époque, le mérite <strong>de</strong>s individus n'est que fort peu considéré <strong>et</strong> ne sert qu'à<br />
faire « bonne figure» en société (ce qui est avant tout assuré par le tailleur à<br />
la mo<strong>de</strong>), à maîtriser les quelques règles <strong>de</strong> l'étiqu<strong>et</strong>te qui perm<strong>et</strong>t[()Ot <strong>de</strong><br />
cultiver les alliances indispensables <strong>et</strong> un sentiment mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l'honneur ou<br />
<strong>de</strong> celui qui prévaut sur le moment, le tout afin d'être reçu <strong>de</strong> manière affable<br />
dans les cercles les plus huppés <strong>de</strong> la société où l'on jouira d'attentions courtoises.<br />
Une fois admise, la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>s canailles est assurée d'être en tout<br />
temps <strong>de</strong> la fête, car il n'y a <strong>de</strong> meilleur ciment entre les joueurs que l'esprit<br />
1. Tom Brown, Amusements Serious and Comicai, A. L. Hayward (éd.), New York,<br />
Dodd Mead, 1927; d'abord publié en 1700 sous le titre <strong>de</strong> London Amusements, p. 52-<br />
53, cité par Devereux (1980, p. 243). Voir aussi Malcolrnson (1973, chap. 1).<br />
2. R. Hey, A Dissertation on the Pernicious Eff<strong>et</strong>ts of Gaming (1784), cité par Blakey<br />
(1977, p. 31-32). Voir aussi Devereux (1980, p. 112-113).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 89<br />
<strong>de</strong> jeu raffiné. Ces sociétés à la mo<strong>de</strong> sont à ce point ignorantes <strong>de</strong>s vraies qualités<br />
<strong>de</strong> cœur qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que l' « escroc» <strong>de</strong> belle facon<strong>de</strong><br />
soit admis facilement au sein <strong>de</strong> ce pot-pourri <strong>de</strong> personnages!.<br />
Les Anglais ne semblent pas avoir été les seuls à agir ainsi. Dans le<br />
Nouveau Mon<strong>de</strong>, la façon <strong>de</strong> percevoir les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, les sports <strong>et</strong> la<br />
valeur qu'on leur donnait, dépendait également <strong>de</strong> ceux qui s'y adonnaient.<br />
Selon Fabian (1982) <strong>et</strong> Findlay (1986), en Virginie, les propriétaires<br />
<strong>de</strong> plantations, soucieux <strong>de</strong> se singulariser <strong>et</strong> <strong>de</strong> préserver leur statut,<br />
auraient bien pu considérer les combats <strong>de</strong> coqs d'un mauvais œil,<br />
étant donné que ce genre <strong>de</strong> combats abolissaient les distinctions. <strong>de</strong><br />
classe. Or, au milieu du XVIIIe siècle, l'engouement croissant pour les<br />
combats <strong>de</strong> coqs témoignait d'une plus gran<strong>de</strong> assurance <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite noblesse<br />
terrienne quant à sa position sociale. C'est elle qui présidait aux<br />
combats <strong>de</strong> coqs <strong>et</strong> aux courses <strong>de</strong> chevaux, <strong>et</strong> les paris qui accompagnaient<br />
chaque événement sportif étaient largement son faif.<br />
1. Andrew Steinm<strong>et</strong>z, Tbe Gambling Table: Ils Volaries and Viclims (Londres, Tinsley,<br />
1870), cité par Devereux (1980, p. 242) ; pour le détail <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> ressentiments,<br />
voir, dans l'ouvrage <strong>de</strong> Devereux, les chapitres consacrés aux courses <strong>de</strong> chevaux. Miers<br />
<strong>et</strong> Dixon (1984, p. 380) ont remarqué, eux aussi, que c'est précisément le mélange <strong>de</strong>s<br />
classes sociales auquel donnaient lieu les formes traditionnelles <strong>de</strong> loisir qui soulevait<br />
l'ire <strong>de</strong>s moralistes bourgeois. Voir aussi Sasuly (1982, p. 44-45), qui souligne qu'à partir<br />
<strong>de</strong> 1840 la société anglaise connut un bouleversement <strong>de</strong>s frontières entre les classes sociales.<br />
Sasuly ajoute que « <strong>de</strong>s aventuriers, <strong>de</strong>s escrocs, <strong>et</strong> même <strong>de</strong>s bandits <strong>de</strong> grands<br />
chemins» avaient accès aux clubs privés où la noblesse avait l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> jouer. « Il était<br />
plutôt gênant », écrit-il, citant Algernon Bourke, « <strong>de</strong> penser que l'un <strong>de</strong> ces messieurs<br />
pouvait frayer avec le juge qui, quelque temps plus tard, le condamnerait pour vol <strong>de</strong><br />
grands chemins» (p. 9). Pour <strong>de</strong>s questions semblables, mais dans le contexte du Nouveau<br />
Mon<strong>de</strong>, voir Fabian (1982, p. 52 <strong>et</strong> p. 315), qui affirme que « les vraies barrières sociales<br />
[volèrent] en éclats» le jour où avocats, mé<strong>de</strong>cins <strong>et</strong> banquiers se r<strong>et</strong>rouvèrent en<br />
mauvaise compagnie autour <strong>de</strong>s tables <strong>de</strong> jeu.<br />
2. Vers le milieu du XVIII' siècle, certains <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> furent discrédités, parce<br />
qu'on pensait qu'ils prédisposaient aux excès, avantageaient trop leurs organisateurs<br />
ou pavaient la voie à la frau<strong>de</strong>. Soucieux <strong>de</strong> contrôler la situation, Georges II signa à<br />
trois reprises <strong>de</strong>s décr<strong>et</strong>s qui interdisaient les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. En 1739, les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
« l'as <strong>de</strong> cœur », du « pharaon », du « bass<strong>et</strong>» <strong>et</strong> du « <strong>hasard</strong>» furent interdits.<br />
En 1740, tous les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> dés furent interdits (à l'exception du trictrac), <strong>et</strong> la roul<strong>et</strong>te<br />
fut abolie en 1745 (le Palais royal ne tombait cependant pas sous le coup <strong>de</strong> la<br />
première <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux lois). En 1752, une loi régit les maisons <strong>de</strong> jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong>vint permanente<br />
en 1755. Voir Blake (1977, chap. 1). Les courses <strong>de</strong> chevaux furent l'exception.<br />
Au milieu du XVIII' siècle, les courses <strong>de</strong> pur-sang étaient considérées à part, puisqu'elles<br />
étaient à la fois un rite <strong>de</strong> caste, un sport, qu'elles servaient à l'élevage <strong>et</strong> que,<br />
sur une gran<strong>de</strong> échelle, elles étaient aussi une forme <strong>de</strong> jeu. Sasuly remarque :
90 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
La loterie <strong>et</strong> la loi<br />
La loterie tomba également sous le coup d'autres lois. Comme nous<br />
l'avons dit au chapitre 1, l'existence <strong>de</strong> la loterie fut attestée en Angl<strong>et</strong>erre<br />
dès 1566. Les fonds recueillis <strong>de</strong>vaient alors servir à la réparation <strong>et</strong><br />
à l'entr<strong>et</strong>ien <strong>de</strong>s ports ainsi qu'au financement d'autres chantiers publics.<br />
Par la suite, diverses autres loteries furent organisées pour ramasser<br />
<strong>de</strong>s fonds <strong>de</strong>stinés aux plantations anglaises <strong>de</strong> Virginie (1612), à<br />
l'adduction d'eau potable à Londres (1627, 1631), pour réparer les dommages<br />
infligés par les Espagnols à la flotte <strong>de</strong> pêche anglaise (1640), <strong>et</strong><br />
pour venir en ai<strong>de</strong> aux pauvres <strong>et</strong> aux soldats invali<strong>de</strong>s (1660)1. Le coût<br />
<strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s était relativement élevé <strong>et</strong> les prix pouvaient être <strong>de</strong> l'argent,<br />
<strong>de</strong> la vaisselle ou <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> tapisserie; ce genre <strong>de</strong> loteries ne<br />
s'adressaient donc qu'aux plus fortunés 2 •<br />
« Au xvllf siècle, la popularité <strong>de</strong>s courses <strong>de</strong> chevaux coïncida avec une profon<strong>de</strong> désorganisation<br />
<strong>de</strong> l'agriculture anglaise. Les clôtures <strong>de</strong>s terres se multipliaient (sous<br />
George III, 3500 lois <strong>de</strong> clôtures furent adoptées, qui touchèrent plus <strong>de</strong> 5 millions<br />
d'acres <strong>de</strong> terrain, alors qu'à l'origine seulement quelques centaines d'acres <strong>de</strong>vaient être<br />
touchées). Selon E. J. Hobsbawn, "c'était là certainement l'aspect ( ... ) le plus frappant<br />
d'un phénomène plus général en vertu duquel les fermes gagnaient en superficie, le<br />
nombre <strong>de</strong> fermiers se réduisait sans cesse <strong>et</strong> les villageois se voyaient encore davantage<br />
dépourvus <strong>de</strong> terres". Christopher Hill a souligné un autre aspect <strong>de</strong> la pression énorme<br />
que <strong>de</strong>vaient subir les propriétaires marginaux, même parmi les plus gros :<br />
"( ... ) en 1688, la victoire <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite noblesse accrut le mécontentement <strong>de</strong>s propriétaires<br />
tories, puisque la taxe foncière qui servait à financer les guerres contre la France éliminait<br />
ceux qui n'avaient pas les reins assez soli<strong>de</strong>s" ; dans le même contexte, Christopher<br />
Hill mentionne la "pauvr<strong>et</strong>é désespérée à laquelle la p<strong>et</strong>ite noblesse catholique du Nord<br />
était réduite". Ce n'est pas vraiment un <strong>hasard</strong> si les courses <strong>de</strong> pur-sang sont présentes<br />
<strong>de</strong> façon disproportionnée dans le nord <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre. On peut penser que la plupart<br />
<strong>de</strong>s sommes importantes qui y étaient gagnées représentaient la <strong>de</strong>rnière chance <strong>de</strong> régler<br />
ses d<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>de</strong> conserver sa propriété» (1982, p. 10-11).<br />
1. Voir les références du chapitre 1 concernant les loteries anglaises. Voir aussi<br />
Blakey (1977, chap. 1); Miers <strong>et</strong> Dixon (1979). Findlay note: « Les détracteurs <strong>de</strong> la<br />
loterie multiplièrent leurs attaques en 1620 <strong>et</strong> en 1621. En raison du marasme économique<br />
qui affectait la nation tout entière, les gens <strong>de</strong>s villes déploraient les interruptions<br />
que connaissaient le commerce <strong>et</strong> l'industrie <strong>et</strong> s'inquiétaient <strong>de</strong>s soubresauts<br />
que connaissait le "sort commun"» (1986, p. 14).<br />
2. Sur les coûts élevés <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s, voir Blakey (1977, p. 894), Miers <strong>et</strong> Dixon<br />
(1979, p. 375). Dans l'esprit <strong>de</strong>s gens, les revenus en provenance <strong>de</strong>s loteries se substituaient<br />
aux impôts. La loterie représentait une solution <strong>de</strong> rechange quand un gouvernement<br />
se révélait incapable <strong>de</strong> lever rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s fonds en imposant <strong>de</strong>s taxes,<br />
mais, aspect plus important encore, le procédé perm<strong>et</strong>tait, à court terme, <strong>de</strong> dissiper<br />
l'ambiguïté toujours présente entre la Couronne <strong>et</strong> le Parlement quant à la répartition<br />
<strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> taxation.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 91<br />
Les chiffres déjà mentionnés perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> conclure que la loterie<br />
<strong>et</strong> les excès dans les autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> étaient largement le fait <strong>de</strong>s<br />
riches. Mais les raisons invoquées en 1699 pour abolir les loteries privées<br />
<strong>et</strong> publiques, ainsi que les écrits d'un commentateur juridique influent<br />
<strong>de</strong> 1769, Sir William Blackstone, sont également révélateurs.<br />
En 1699, on fit remarquer que certains organisateurs <strong>de</strong> loteries<br />
avaient soutiré « <strong>de</strong> façon injuste <strong>et</strong> malhonnête » d'importantes<br />
sommes d'argent à <strong>de</strong>s fIls <strong>de</strong> « gentilhommes, <strong>de</strong> commerçants <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
marchands ». Blackstone écrira par la suite:<br />
De quelque façon qu'on le regar<strong>de</strong>, pe jeu] [ ... ] est une faute particulièrement<br />
grave. [ ... ] Pour les personnes <strong>de</strong> rang, le jeu a souvent signifié la ruine<br />
soudaine, la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> vieilles <strong>et</strong> opulentes familles <strong>et</strong> la prostitution <strong>de</strong>s<br />
principes liés à l'honneur <strong>et</strong> à la vertu, quand il n'a pas conduit au suici<strong>de</strong>.<br />
[ ... ] C'est le jeu dans la haute société qui doit r<strong>et</strong>enir l'attention du législateur,<br />
c<strong>et</strong>te passion à laquelle est sacrifiée toute considération <strong>et</strong> que nous ont léguée,<br />
semble-t-il, nos ancêtres!.<br />
A la fin du XVIIe siècle, la loterie passa du contrôle <strong>de</strong> la Couronne<br />
à celui du Parlement. La loi <strong>de</strong> 1699, qui interdisait toutes les loteries,<br />
spécifiait qu'à l'avenir seules les loteries autorisées par le Parlement seraient<br />
légales. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on autorisa la<br />
tenue d'un certain nombre <strong>de</strong> loteries spéciales. Entre autres, en 1739,<br />
lorsqu'il s'agit d'amasser <strong>de</strong>s fonds pour construire le pont <strong>de</strong> Westminster<br />
<strong>et</strong>, en 1753, pour fon<strong>de</strong>r le British Museum. L'opposition à la<br />
loterie commença à se faire sentir dans la secon<strong>de</strong> moitié du<br />
XVIIIe siècle, non seulement en raison <strong>de</strong> certaines pratiques frauduleuses,<br />
mais également parce qu'on la jugeait <strong>de</strong> plus en plus « nuisible<br />
pour le commerce du royaume <strong>et</strong> pour le bien-être <strong>et</strong> la prospérité <strong>de</strong>s<br />
gens »2.<br />
En 1754, il se trouvait encore <strong>de</strong>s gens pour réclamer l'abolition <strong>de</strong><br />
toutes les lois contre le jeu, parce qu'elles favorisaient les riches <strong>et</strong> le<br />
statu quo plutôt que les pauvres. Certains commentateurs firent remarquer<br />
: « Le jeu [ ... ] déteste la stabilité. Les biens circulent constamment;<br />
mais, comme dans la mer, ce qui est perdu d'un côté est récu-<br />
1. Cité dans Blakey (1977, p. 33).<br />
2. Blakey (1977, p. 28) ; voir également, supra, les références <strong>de</strong> la p. 90, n. 1.
92 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
péré <strong>de</strong> l'autre. »1 Ce genre <strong>de</strong> propos étaient tout <strong>de</strong> même l'exception.<br />
Une <strong>de</strong>s raisons à cela était peut-être précisément c<strong>et</strong> aspect du<br />
jeu - la redistribution <strong>de</strong> la propriété par le jeu du <strong>hasard</strong> - qui allait<br />
à l'encontre d'un élément essentiel <strong>de</strong> l'éthique protestante, correspondant<br />
à l'esprit d'entreprise qui régnait dans la classe moyenne,<br />
alors en pleine expansion. Un point <strong>de</strong> vue typique exprimé dans les<br />
commentaires parvenus jusqu'à nous est que les pauvres « pouvaient<br />
avoir la faiblesse <strong>de</strong> croire à l'amélioration <strong>de</strong> leur sort uniquement<br />
grâce à la chance plutôt que <strong>de</strong> s'employer à une occupation [qualifiée]<br />
»2. On croyait <strong>de</strong> plus que les lois étaient nécessaires pour maintenir<br />
les différences <strong>de</strong> rang <strong>et</strong> <strong>de</strong> statut. Rappelons l'épitaphe rédigée<br />
en 1816, lorsque furent interdites les loteries d'Etat, épitaphe dont<br />
nous avons parlé au chapitre 1.<br />
[ ... ] il s'est avéré que leur existence [ ... ]<br />
a encouragé le goût <strong>de</strong> la<br />
<strong>Spéculation</strong> <strong>et</strong> du Jeu<br />
dans les couches les plus défavorisées<br />
<strong>de</strong> la société [ ... ]3<br />
1. Blakey (1977, p. 30), qui cite l'ouvrage <strong>de</strong> R. <strong>et</strong>). Dodsley, publié en 1754,A<br />
Mo<strong>de</strong>st Defense of Gaming, où, contrairement à l'opinion répandue au cours <strong>de</strong>s siècles<br />
précé<strong>de</strong>nts, les auteurs affIrment que le jeu a contribué au développement d'un corps national<br />
d'offIciers. A leurs yeux, les offIciers qui avaient connu <strong>de</strong>s revers <strong>de</strong> fortune<br />
semblaient plus aptes au comman<strong>de</strong>ment que ceux qui ne s'étaient jamais adonnés au<br />
jeu: « Les hommes qui ont eu la vie facile ne sont pas les meilleurs candidats pour se<br />
lancer dans <strong>de</strong>s aventures désespérés ( ... ) Ceux qui ont déjà dû faire face à une armée<br />
<strong>de</strong> créanciers ont plus <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> connaître le même genre <strong>de</strong> succès face à<br />
l'ennemi» (cité dans Blakey, 1977, p. 30).<br />
2. R. Hey, A Dissertation on the Pernicious Effuts of Gaming, 1784, cité par Blakey<br />
(1977, p. 31).<br />
3. Ashton (1898, p. 239-240) ; c'est nous qui soulignons. Rubner fait remarquer<br />
qu'en 1808 le Comité spécial sur les lois concernant les loteries - alors encore légales<br />
- prétendit que le pourcentage <strong>de</strong> pauvres augmentait à cause du grand<br />
nombre <strong>de</strong> gens plongés dans le dénuement pour avoir joué à la loterie d'Etat. « Ces<br />
messieurs remplis <strong>de</strong> sagesse, écrit Rubner, étaient convaincus que les eff<strong>et</strong>s néfastes<br />
<strong>de</strong> la loterie étaient visibles dans "l'augmentation <strong>de</strong> l'oisiv<strong>et</strong>é, <strong>de</strong> la débauche <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />
pauvr<strong>et</strong>é, dans le parjure <strong>de</strong>s serments les plus sacrés <strong>et</strong> formulés en toute confIance,<br />
dans la <strong>de</strong>struction du confort domestique, dans la folie qui, souvent, s'empare <strong>de</strong> certains,<br />
dans les crimes ( ... ) commis <strong>et</strong> même dans le suici<strong>de</strong> ( ... ) Ce sont là les sinistres<br />
<strong>et</strong> constants serviteurs <strong>de</strong>s loteries d'Etat" » (1966, p. 1-2).
94 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
autre aspect <strong>de</strong> la question était <strong>de</strong> savoir s'il fallait réaliser l'harmonie<br />
sociale en faisant appel à l'homogénéité culturelle traditionnelle<br />
ou à la compétition. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière possibilité, relativement nouvelle,<br />
entraînait l'avènement d'un large éventail <strong>de</strong> passe-temps, dont plusieurs<br />
troublaient l'harmonie sociale plutôt qu'ils ne l'encourageaient.<br />
Le choix d'un passe-temps - en particulier la possibilité <strong>de</strong><br />
passer son temps à jouer - faisait donc également partie du débat.<br />
Voyons en quoi.<br />
La rivalité au sein <strong>de</strong>s nouveiJes industries du loisir<br />
La nature intrinsèque <strong>de</strong>s lois est <strong>de</strong> s'opposer à la vie<br />
sociale <strong>de</strong>s humbles, que l'on appelle oisiv<strong>et</strong>é, <strong>et</strong> aux divertissements<br />
<strong>de</strong>s pauvres, que l'on dénonce comnJe donnant<br />
lieu à autant <strong>de</strong> désordres.<br />
Bulwer L YTfON.<br />
Plongeant ses racines dans les villages au XVIIIe siècle <strong>et</strong> au cours<br />
<strong>de</strong>s siècles précé<strong>de</strong>nts, la culture populaire se caractérisait par <strong>de</strong>s fêtes<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s congés qui découpaient le travail saisonnier dans une société essentiellement<br />
rurale, où la distinction entre le travail <strong>et</strong> les loisirs<br />
n'était pas toujours très n<strong>et</strong>te. La chasse <strong>et</strong> la pêche en groupe étaient<br />
couramment pratiquées, à la fois par nécessité <strong>et</strong> par plaisir. Les contes<br />
rythmaient le travail <strong>de</strong>s fùeuses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s servantes; l'une d'entre elles<br />
était choisie pour faire la lecture au groupe. Les femmes bavardaient à<br />
la fontaine ou tout en cousant à la veillée. L'année était interrompue<br />
par <strong>de</strong>s fêtes <strong>et</strong> par <strong>de</strong>s foires; la semaine <strong>de</strong> travail était irrégulière, <strong>et</strong><br />
le travail, concentré dans la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> la semaine, laissait dù<br />
temps, en début <strong>de</strong> semaine, pour jouir <strong>de</strong> jours plutôt que d'heures<br />
<strong>de</strong> loisirs. Certaines pratiques que nous jugeons maintenant brutales<br />
ou excessives étaient alors courantes : les sports qui faisaient appel à<br />
<strong>de</strong>s animaux étaient très prisés <strong>et</strong>, les jours <strong>de</strong> fête, on tolérait les<br />
« excès » <strong>de</strong> boisson, <strong>de</strong> nourriture <strong>et</strong> les bagarres. Comme nous<br />
l'avons vu précé<strong>de</strong>mment, en ces occasions <strong>et</strong> chaque fois que les <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> étaient en cause, les différences entre les couches sociales<br />
s'estompaient, même si l'on n'oubliait jamais ceux qui étaient au som-
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 95<br />
m<strong>et</strong> <strong>de</strong> la pyrami<strong>de</strong>!. En revanche, il était normal <strong>de</strong> critiquer la manière<br />
dont les pauvres occupaient leurs loisirs. Les prédicateurs médiévaux<br />
dénonçaient certaines réjouissances collectives <strong>et</strong> cerraines compétitions<br />
sportives, parce que bon nombre <strong>de</strong> ces distractions avaient<br />
lieu alors que les gens étaient censés pratiquer leur religion. Mais,<br />
comme nous l'avons dit, si les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> subissaient certaines<br />
contraintes, ils ne faisaient pas l'obj<strong>et</strong> d'attaques particulières. A vrai<br />
dire, la loi voulait réduire les risques d'affrontements <strong>et</strong> <strong>de</strong> bagarres<br />
quand le jeu se déroulait en présence <strong>de</strong>s foules, ou marquer les différences<br />
sociales. Par exemple, les riches pouvaient jouer en tout temps,<br />
mais le peuple <strong>de</strong>vait s'en tenir aux douze jours prévus lors <strong>de</strong>s fêtes<br />
<strong>de</strong> Noël.<br />
Aux XVIIIe <strong>et</strong> XIXe siècles, l'augmentation <strong>de</strong> la population <strong>et</strong> le<br />
mouvement <strong>de</strong> repli qui l'accompagna, le développement urbain <strong>et</strong> les<br />
contraintes que faisaient peser les nouvelles industries, contraintes<br />
bien différentes <strong>de</strong> celles qu'imposait l'agriculture, entraînèrent l'abandon<br />
<strong>de</strong> plusieurs formes traditionnelles <strong>de</strong> loisirs <strong>et</strong> donnèrent le goût<br />
d'en essayer <strong>de</strong> nouvelles. Au même moment, comme on peut l'imaginer,<br />
les loisirs <strong>et</strong> le travail, jusque-là souvent confondus, se distinguèrent.<br />
Avec l'augmentation <strong>de</strong> la population, le nombre <strong>de</strong> goûts à satisfaire<br />
augmentait aussi, <strong>et</strong> la spécialisation s'en suivit peu <strong>de</strong> temps<br />
après. Des échanges <strong>de</strong> marché <strong>de</strong> type impersonnel se substituèrent<br />
aux échanges qui s'étaient déroulés auparavant dans les limites <strong>de</strong> la<br />
famille, <strong>de</strong>s parents ou d'autres groupes à l'échelon local. Les<br />
échanges liés à l'industrie du loisir ne firent pas exception 2 • Ce genre<br />
<strong>de</strong> changements ne se fit pas en douceur ou <strong>de</strong> façon uniforme; certaines<br />
formes traditionnelles <strong>de</strong> loisirs, qui se confondaient avec le travail,<br />
survécurent dans les campagnes longtemps après avoir disparu<br />
dans les villes nouvelles. L'intégration complète <strong>de</strong>s nouvelles formes<br />
1. Voir Malcolmson (1973, 1981); Bailey (1978). Walvin (1978, 1980) passe en<br />
revue les diverses formes <strong>de</strong> loisirs populaires au XVIII' <strong>et</strong> au XIX' siècle <strong>et</strong> les compare<br />
à celles qui prévalaient à <strong>de</strong>s époques plus lointaines. Nous donnerons plus loin <strong>de</strong>s<br />
références pour certains divertissements plus particuliers. Sur les rites liés au jeu dans<br />
d'autres sociétés, voir Geertz (1973, particulièrement le chapitre consacré aux combats<br />
<strong>de</strong> coqs à Bali, p. 412-453). Nous abor<strong>de</strong>rons en détail c<strong>et</strong>te question au chapitre 4.<br />
2. R. <strong>Brenner</strong> (1982, chap. 2) a résumé la question <strong>et</strong> a élaboré sur ses multiples<br />
conséquences (1983, 1985).
96 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong> loisirs, qui se pliaient aux exigences <strong>de</strong> l'industrie, dut attendre<br />
l'imposition d'un horaire <strong>de</strong> travail régulier. Durant la Révolution industrielle,<br />
les patrons furent les premiers à se plaindre <strong>de</strong>s horaires <strong>de</strong><br />
travail irréguliers liés aux fêtes du calendrier <strong>et</strong> à l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> fêter <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> s'amuser durant les heures <strong>de</strong> travail, même si, à partir du<br />
XVIIIe siècle, une journée normale <strong>de</strong> travail (
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 97<br />
contraintes imposées par la nouvelle structure industrielle!. Mais ce<br />
genre <strong>de</strong> réglementations <strong>et</strong> d'encouragements s'imposaient pour<br />
d'autres raisons. Un observateur <strong>de</strong> l'époque écrit:<br />
De nos jours, il est étonnant <strong>de</strong> constater combien les classes inférieures<br />
ont dégénéré par rapport à ce qu'elles furent autrefois [ ... ] S'il faut en croire<br />
les étrangers, [ ... ] tous s'enten<strong>de</strong>nt pour faire <strong>de</strong>s gens du peuple qui habitent<br />
nos cités populeuses les gueux les plus débauchés <strong>et</strong> les plus licencieux que la<br />
terre ait jamais portés. Dans aucun autre pays ne règnent aussi triomphalement<br />
chez les pauvres la brutalité, l'insolence, la débauche, le gaspillage, l'oisiv<strong>et</strong>é,<br />
l'immoralité [ ... ] le mépris pour tout ce qui est la loi <strong>et</strong> l'autorité,<br />
qu'elle soit humaine ou divine [ ... ] La raison à cela [ ... ] : notre peuple est ivre<br />
<strong>de</strong> liberlr !<br />
C<strong>et</strong>te plus gran<strong>de</strong> liberté résultait <strong>de</strong> l'abandon <strong>de</strong>s formes traditionnelles<br />
<strong>de</strong> contrôle social, abandon lié à une augmentation significative<br />
<strong>de</strong> la population <strong>et</strong> à sa plus gran<strong>de</strong> mobilité. Adam Smith écrit<br />
au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'ouvrier 3 :<br />
Tant qu'il <strong>de</strong>meure au village, sa conduite lui est dictée <strong>et</strong> il est parfois<br />
dans l'obligation <strong>de</strong> se la dicter lui-même, car alors [ ... ] il pourrait y perdre ce<br />
qu'on appelle une réputation. Mais, dès qu'il s'installe dans la gran<strong>de</strong> ville, il<br />
plonge dans l'obscurité <strong>et</strong> les ténèbres. Personne ne prend gar<strong>de</strong> à sa conduite<br />
<strong>et</strong> il peut être alors tenté <strong>de</strong> se laisser aller <strong>et</strong> <strong>de</strong> s'abandonner aux caprices <strong>de</strong><br />
la débauche <strong>et</strong> du vice.<br />
Plutôt qu'une résistance aux nouvelles formes <strong>de</strong> loisirs, c'est c<strong>et</strong>te<br />
conscience <strong>de</strong> voir disparaître les sources traditionnelles <strong>de</strong> discipline<br />
qui explique l'inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nouvelle classe moyenne <strong>de</strong>vant les<br />
choix <strong>de</strong> loisirs - traditionnels <strong>et</strong> nouveaux - offerts désormais à la<br />
masse; <strong>et</strong> le jeu était l'un <strong>de</strong> ces choix.<br />
Au XVIIIe siècle, la lutte contre les sports violents s'intensifia. La<br />
campagne contre les combats <strong>de</strong> coqs, les courses <strong>de</strong> taureaux <strong>et</strong> le tir<br />
<strong>de</strong> coqs culmina dans l'adoption d'une série <strong>de</strong> mesures prises par les<br />
1. Pour la montée <strong>et</strong> le déclin <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> tempérance, voir Harrison<br />
(1971). Walvin remarque: « Les visiteurs qui venaient en Angl<strong>et</strong>erre dans les années<br />
1830 <strong>et</strong> 184û étaient souvent frappés par le peu <strong>de</strong> loisirs offens au peuple; le<br />
pays semblait présenter un contraste saisissant avec la quête effrénée <strong>de</strong> loisirs qui caractérisait<br />
alors le reste <strong>de</strong> l'Europe <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Amérique du Nord» (1978, p. 2).<br />
2. Josiah Tucker, Six Sermons on Important SI/ijeels (Bristol, 1772), cité par Malcolm<br />
son (1973, p. 161).<br />
3. Cité par Malcolmson (1973, p. 161).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 99<br />
raient fuir <strong>de</strong>s occupations plus sérieuses <strong>et</strong> plus utiles »1. Certains historiens<br />
en conclurent que la chasse n'était, pour l'aristocratie <strong>et</strong> la p<strong>et</strong>ite<br />
noblesse, qu'un aspect <strong>de</strong> leur collaboration, mais que c<strong>et</strong>te collaboration<br />
menaçait l'harmonie locale.<br />
En 1833, c'est précisément c<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong>s choses que fit valoir la critique<br />
<strong>de</strong> la Qllaterfy Review quant à ce genre <strong>de</strong> lois. Les courses, expliquait<br />
la Qllaterfy Review, ne pouvaient être qu'un facteur d'harmonie<br />
puisque <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> gens parmi les moins fortunés pouvaient y participer.<br />
Pourtant, même c<strong>et</strong>te participation, on s'efforça <strong>de</strong> l'empêcher.<br />
La loi <strong>de</strong> 1740 « pour réglementer les courses <strong>de</strong> chevaux <strong>et</strong> empêcher<br />
leur multiplication» fut adoptée, entre autres raisons, parce que ({ plusieurs<br />
courses <strong>de</strong> chevaux offraient <strong>de</strong>s trophées, <strong>de</strong>s prix ou <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites sommes<br />
d'argent, qui favorisaient énormément l'oisiv<strong>et</strong>é <strong>et</strong> la pauvr<strong>et</strong>é chez les suj<strong>et</strong>s<br />
les plus misérables du royaume » ( ... ) La loi restreignit la tenue <strong>de</strong>s matchs<br />
(par opposition aux courses) à <strong>de</strong>ux endroits: New Mark<strong>et</strong> <strong>et</strong> Black Hambl<strong>et</strong>on,<br />
dans le Yorkshire, ren<strong>de</strong>z-vous exclusif <strong>de</strong>s riches 2 •<br />
On remarquera que c<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> voir est la même que celle qui a<br />
prévalu lors <strong>de</strong> l'adoption <strong>de</strong> lois sur le jeu <strong>et</strong> la chasse: on craint que<br />
les pauvres ne <strong>de</strong>viennent oisifs s'ils gagnent, <strong>et</strong> on ne leur fait pas<br />
confiance pour le choix <strong>de</strong> leurs propres loisirs.<br />
Les formes <strong>de</strong> loisirs associées à l'alcool étaient également prises à<br />
partie. Même si les gens avaient toujours consommé <strong>de</strong> l'alcool, au<br />
cours du XVIIIe <strong>et</strong> au début du XIXe siècle, l'alcool <strong>de</strong>vint particulièrement<br />
en vogue chez les pauvres. Pourquoi? Le phénomène s'explique<br />
par la combinaison <strong>de</strong> plusieurs facteurs, qui semblent avoir échappé<br />
1. Cunningham (1980, p. 17); Harrison (1964). Harrison cite W. Howitt's, qui,<br />
en 1838, affirmait que le déclin <strong>de</strong>s sports violents était le signe d'une « formidable révolution<br />
» dans les divertissements populaires; Harrison explique ainsi le processus<br />
sous-jacent à ce déclin. L'urbanisation privait les travailleurs d'espace <strong>et</strong> la mécanisation,<br />
d'exercices physiques durant les heures <strong>de</strong> travail. Les nOl.1veaux sports perm<strong>et</strong>taient<br />
<strong>de</strong> gagner du temps, parce qu'ils codifiaient les règles du jeu <strong>et</strong> fixaient la durée<br />
<strong>de</strong>s parties, jusque-là indéterminée. Voir aussi Harrison (1971, p. 330-331).<br />
2. Cunningham (1980, p. 19). On doit d'ailleurs noter la similitu<strong>de</strong> avec les lois<br />
françaises : bien que les maisons <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> fussent proscrites par le Co<strong>de</strong> pénal, un décr<strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> 1806 précisait que le préf<strong>et</strong> <strong>de</strong> police pouvait donner <strong>de</strong>s autorisations « pour<br />
les lieux où il existe <strong>de</strong>s eaux minérales, pendant la saison <strong>de</strong>s eaux seulement ... ». Ces<br />
casinos, éloignés <strong>de</strong> Paris étaient accessibles aux classes les plus fortunées. Par contre,<br />
pour protéger les ouvriers parisiens, la roul<strong>et</strong>te fut interdite à moins <strong>de</strong> 100 km <strong>de</strong> la<br />
capitale (Brasey, 1992, p. 32-34).
100 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
à la plupart <strong>de</strong>s observateurs <strong>de</strong> l'époque!. Quiconque voulait alors<br />
étancher sa soif n'avait pas beaucoup d'autres choix que <strong>de</strong> se tourner<br />
vers les boissons alcoolisées. En raison <strong>de</strong> l'augmentation <strong>de</strong> la population,<br />
l'eau potable était rare, même à la campagne. Même si les compagnies<br />
distributrices d'eau potable ont augmenté leurs investissements<br />
après 1805, l'eau <strong>de</strong> Londres <strong>de</strong>meurait impropre à la<br />
consommation, <strong>et</strong> les hôpitaux londoniens préféraient offrir <strong>de</strong>s boissons<br />
alcoolisées aux mala<strong>de</strong>s, d'abord en raison <strong>de</strong> leurs propriétés<br />
analgésiques, mais aussi parce qu'elles étaient sans danger. Le lait<br />
n'était pas seulement <strong>de</strong>ux fois plus cher que la bière, il était dangereux<br />
<strong>de</strong> le boire (la pasteurisation était encore inconnue, <strong>et</strong> l'anonymat<br />
avec lequel on la pratiquait en milieu urbain laissait la porte ouverte<br />
au frelatage). Quant au thé, il ne <strong>de</strong>vint véritablement populaire<br />
qu'après 1830, quand son prix baissa substantiellement. Mais la<br />
consommation <strong>de</strong> bière <strong>et</strong> d'autres boissons alcoolisées augmentait<br />
pour une autre raison majeure: le pub, où l'on buvait, où l'on s'adonnait<br />
au jeu <strong>et</strong> à <strong>de</strong>s sports « cruels », était l'un <strong>de</strong>s pivots <strong>de</strong> la vie sociale<br />
ouvrière. Plusieurs historiens se sont intéressés à la popularité<br />
grandissante <strong>de</strong>s pubs, mais c'est dans une série d'articles parus dans<br />
le Morning Chronicle que la véritable voix du XIX e siècle s'est fait<br />
entendre 2 •<br />
Le 18 octobre 1849, le journal annonça qu'il publierait « une <strong>de</strong>scription<br />
détaillée <strong>de</strong> la condition morale, intellectuelle, matérielle <strong>et</strong><br />
physique <strong>de</strong>s ouvriers <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre tout entière », ce qu'il fit au<br />
cours <strong>de</strong>s dix-huit mois suivants. L'enquête révéla les nombreuses <strong>et</strong><br />
complexes raisons qui conduisirent à l'abandon du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie traditionnel,<br />
notamment <strong>de</strong> la façon d'occuper ses loisirs. Un article évoquait<br />
les conséquences que pouvait avoir sur la vie familiale le fait<br />
qu'une femme travaille en manufacture <strong>de</strong>puis l'adolescence. De<br />
moins en moins capables <strong>de</strong> s'occuper <strong>de</strong> leur famille, les femmes encourageaient<br />
leur mari à passer plus <strong>de</strong> temps à l'extérieur du foyer ...<br />
dans les pubs, précisément. Il va <strong>de</strong> soi que les piètres compétences<br />
domestiques <strong>de</strong>s femmes n'expliquaient pas tout. Le manque <strong>de</strong> lu-<br />
1. Les chiffres sur la consommation d'alcool sont surtout empruntés à Harrison<br />
(1971) <strong>et</strong> à Walvin (1978).<br />
2. On trouvera un choix <strong>de</strong> ces articles dans Razzel <strong>et</strong> Wainwright (1973).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 103<br />
titutions religieuses. Dans un premier temps, parce qu'elles se partageaient<br />
le même marché du loisir, les institutions religieuses s'en prirent<br />
à la compétition. Mais, à mesure que le mon<strong>de</strong> profane proposait une<br />
plus gran<strong>de</strong> variété d'amusements, les pique-niques paroissiaux perdaient<br />
<strong>de</strong> leur attrait, <strong>et</strong> les différentes congrégations religieuses, qui<br />
s'efforçaient <strong>de</strong> recruter <strong>et</strong> <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r leurs membres, tolérèrent <strong>de</strong> plus<br />
en plus ce qu'elles avaient autrefois condamné; à partir <strong>de</strong> 1890, la danse<br />
<strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> en plein air furent peu à peu acceptés!. Qui plus est, le changement<br />
gagna même l'intérieur <strong>de</strong>s églises, où, à partir <strong>de</strong> 1880, la musique<br />
<strong>de</strong>vint plus agréable; <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> couture furent mis sur pied, <strong>et</strong> l'on<br />
organisa <strong>de</strong>s bazars, <strong>de</strong>s concerts, <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> théâtre, <strong>de</strong>s clubs <strong>de</strong> crick<strong>et</strong>s<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> footbalF.<br />
Mais c'est également au nom d'idéologies séculières que l'on s'en<br />
prenait aux nouveaux loisirs <strong>de</strong> la classe ouvrière 3 • A la fin du<br />
1. Cunningham (1980, p. 180). Après 1885, le nombre <strong>de</strong> fidèles dans les églises<br />
était en baisse constante par rapport à la population générale (Read, 1979, p. 265).<br />
2. Cunninghman (1980, p. 181); Harrison (1971, p. 325).<br />
3. Voir Malcolmson (1973, chap. 6) ; Cunningham (1980). Certains ont fait remarquer<br />
que ces attaques avaient toujours une connotation <strong>de</strong> classe. Selon Harrison,<br />
« quiconque est familier avec les différents liens entre les classes sociales au milieu du<br />
xx' siècle peut avoir envie <strong>de</strong> voir dans <strong>de</strong>s associations comme les ligues <strong>de</strong> tempérance<br />
autant <strong>de</strong> tentatives d'imposer à la classe ouvrière les comportements <strong>de</strong> la<br />
classe moyenne» (1971, p. 24). Harrison montre pourtant qu'il n'en est rien. Les ligues<br />
<strong>de</strong> tempérance avaient l'appui <strong>de</strong>s chefs ouvriers. « Au sein <strong>de</strong>s ligues <strong>de</strong> tempérance,<br />
les individus les plus respectés <strong>de</strong> la classe moyenne <strong>et</strong> <strong>de</strong> la classe ouvrière faisaient<br />
front contre les aristocrates, qui encourageaient les plus mauvais penchants <strong>de</strong>s<br />
pauvres au chapitre <strong>de</strong>s divertissements» (p. 27) ; c'est dans ces mouvements que l'industrie<br />
recrutait <strong>de</strong>s hommes fiables à qui elle pouvait confier <strong>de</strong>s responsabilités importantes<br />
(p. 96). Harrison suggère également que le mouvement <strong>de</strong> tempérance fut<br />
l'un <strong>de</strong>s nombreux mouvements séculiers qui canalisèrent temporairement dans les<br />
partis politiques <strong>de</strong>s énergies jusque-là tournées vers la religion: « Tout au long du<br />
XIX' siècle, le mouvement <strong>de</strong> tempérance essaya <strong>de</strong> remplacer les préoccupations traditionnelles<br />
pour <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> liturgie, <strong>de</strong> doctrine <strong>et</strong> d'organisation, par une croisa<strong>de</strong><br />
en vue d'une réunification morale [ ... ] Au début <strong>de</strong> l'époque victorienne, les prohibitionnistes<br />
<strong>et</strong> ceux qui refusaient <strong>de</strong> boire <strong>de</strong> l'alcool m<strong>et</strong>taient l'accent sur la<br />
réalisation d'utopies terrestres plutôt que sur un paradis dans l'au-<strong>de</strong>là» (p. 31). Mais<br />
les mouvements <strong>de</strong> tempérance voulaient d'abord une modification <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s alimentaires,<br />
car on croyait que la pauvr<strong>et</strong>é n'était pas causée par <strong>de</strong>s revenus insuffisants<br />
mais par <strong>de</strong> mauvaises habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation. S'ils s'appauvrissent, les<br />
gens achètent d'abord l'alcool, <strong>et</strong> ensuite la nourriture, car l'alcool perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> se détendre<br />
<strong>et</strong> d'avoir une vie sociale. La promotion <strong>de</strong> nouvelles habitu<strong>de</strong>s alimentaires<br />
était également liée à l'industrialisation : il fallait décourager les habitu<strong>de</strong>s alimen-
104 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
XVIIIe siècle, Adam Smith avait affirmé qu'aucune société ne pouvait<br />
« se développer <strong>et</strong> être heureuse si la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong> ses membres<br />
vivaient pauvres <strong>et</strong> misérables» (p. 88). Malgré tout, ils étaient encore<br />
nombreux à croire alors aux idées mercantilistes <strong>et</strong> à « une doctrine<br />
prêchant la nécessité <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é », lesquelles étaient un héritage<br />
<strong>de</strong>s siècles passés. C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> voir encourageait une économie reposant<br />
en gran<strong>de</strong> partie sur la main-d'œuvre à bon marché, qui était<br />
indispensable à l'exportation. Les salaires élevés avaient la réputation<br />
<strong>de</strong> menacer la position <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre sur les marchés compétitifs,<br />
puisqu'on croyait qu'ils rendaient les ouvriers paresseux - comme du<br />
reste les gains inespérés <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Plutôt que la possibilité <strong>de</strong><br />
faire preuve d'esprit d'initiative <strong>et</strong>, donc, d'avoir les moyens <strong>de</strong> s'élever<br />
dans la hiérarchie, c'est la pauvr<strong>et</strong>é qui semblait être la meilleure<br />
incitation à travailler davantage <strong>et</strong> à dépenser moins d'argent dans <strong>de</strong>s<br />
activités « non productives ». On se méfiait <strong>de</strong> ces façons <strong>de</strong> s'enrichir<br />
sans effort. Dans Refleclions on Various Subjecls Relaling 10 Arts and<br />
Commerce (1752), William Temple suggère: « La forme la plus élevée<br />
<strong>de</strong> patriotisme est <strong>de</strong> soum<strong>et</strong>tre à l'industrie les ordres inférieurs <strong>de</strong> la<br />
société, <strong>et</strong> <strong>de</strong> protéger la moralité <strong>de</strong>s pauvres, sur qui reposent la<br />
croissance <strong>et</strong> la protection <strong>de</strong> toutes les nations. »1<br />
C<strong>et</strong>te façon d'imaginer comment les pauvres dépenseraient leur argent<br />
s'ils avaient <strong>de</strong>s revenus plus élevés fait preuve <strong>de</strong> la même incompréhension<br />
dont nous avons parlé au chapitre 2, quand nous<br />
avons évoqué le comportement <strong>de</strong>s gens qui gagnent un prix trop<br />
p<strong>et</strong>it pour modifier profondément leur statut social. C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> dépenser<br />
l'argent paraîtra frivole à la classe moyenne, mais les pauvres<br />
qui dépensent l'argent verront les choses tout autrement, ainsi que<br />
nous l'avons fait remarquer. C<strong>et</strong>te « mémorable bringue », c<strong>et</strong>te robe<br />
chic à ne porter qu'en <strong>de</strong> rares occasions <strong>de</strong>viennent une sorte d' « as-<br />
taires qui nuisaient à la ponctualité <strong>et</strong> au travail bien fait (p. 32-40). Il fallait aussi persua<strong>de</strong>r<br />
les familles ouvrières <strong>de</strong> modifier leurs habitu<strong>de</strong>s d'épargne. McKibbin note:<br />
« Tout l'édifice <strong>de</strong> l'épargne ouvrière reposait en réalité sur une assurance couvrant<br />
les frais funéraires [ ... j, tandis que l'épargne accaparait près <strong>de</strong> 10 % du budg<strong>et</strong> du<br />
ménage» (1979, p. 161). Une partie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te somme servait à ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong> l'alcool, dont<br />
la consommation faisait partie <strong>de</strong>s rites funéraires; le mouvement <strong>de</strong> tempérance s'en<br />
prit à c<strong>et</strong>te coutume (Harrison, 1971, p. 93).<br />
1. Cité par Malcolmson (1973, p. 97).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 105<br />
surance» pour ceux qui en font la dépense, puisqu'elles donnent prestige<br />
<strong>et</strong> gloire aux yeux <strong>de</strong>s gens qu'ils sont amenés à fréquenter dans<br />
leurs loisirs. Qu'on se rappelle la réponse <strong>de</strong> Mr. Doolittle quand Higgins<br />
lui donne une p<strong>et</strong>ite somme d'argent ...<br />
Malcolmson, qui étudia les mœurs anglaises au chapitre <strong>de</strong>s loisirs,<br />
écrivit : « Se m<strong>et</strong>tre sur son trente <strong>et</strong> un <strong>et</strong> dépenser sans compter en<br />
vacances sont <strong>de</strong>s moyens faciles <strong>de</strong> s'assurer la reconnaissance sociale.<br />
» Malcolmson conclut: « Plusieurs <strong>de</strong>s autres voies qui auraient<br />
permis [ ... ] d'accé<strong>de</strong>r au même statut, particulièrement celles que privilégiait<br />
la classe moyenne, étaient à toutes fins pratiques bloquées, car<br />
elles supposaient <strong>de</strong>s compétences économiques tout à fait hors <strong>de</strong><br />
portée [ ... ] Ce qui semblait rationnel du point <strong>de</strong> vue du peuple <strong>de</strong>venait<br />
scandaleusement criminel <strong>et</strong> irresponsable aux yeux d'observateurs<br />
issus <strong>de</strong> la classe moyenne. »1 C'est pourtant sur la foi d'opinions<br />
aussi partiales que furent adoptées les lois qui <strong>de</strong>vaient réglementer les<br />
différentes formes <strong>de</strong> loisirs. Leurs promoteurs étaient persuadés que<br />
les gens dépenseraient leur argent <strong>de</strong> façon plus « rationnelle » si certains<br />
loisirs étaient légalement interdits.<br />
C'est là une confusion propre aux sociétés qui connaissent <strong>de</strong> profonds<br />
bouleversements démographiques, lesquels sont toujours accompagnés<br />
<strong>de</strong> nouveautés. A la recherche d'explications, les gens parient<br />
sur <strong>de</strong>s idées, dont certaines se révèlent justes, d'autres non.<br />
L'une <strong>de</strong> ces idées montre bien l'incompréhension <strong>de</strong> certains groupes<br />
<strong>de</strong>vant les nouvelles formes <strong>de</strong> divertissements qui apparaissaient. La<br />
distinction <strong>de</strong> plus en plus gran<strong>de</strong> entre les loisirs <strong>et</strong> le travail était une<br />
<strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> l'augmentation <strong>de</strong> la population, <strong>de</strong> la croissance<br />
<strong>de</strong>s marchés <strong>et</strong> <strong>de</strong> la spécialisation liée à c<strong>et</strong>te croissance. Mais, du<br />
coup, elle supposait que ce qui avait été jusque-là un simple divertissement<br />
pouvait <strong>de</strong>venir une occasion d'affaires (le jeu ne constituant<br />
qu'une <strong>de</strong> ces occasions, où patrons <strong>et</strong> employés étaient issus <strong>de</strong>s<br />
classes populaires? Mais à l'époque le changement ne fut pas perçu<br />
ainsi. L'engagement <strong>de</strong>s pauvres dans les nouvelles industries du loisir<br />
ne pouvait être justifié, puisque, décemment, on ne pouvait s'amuser<br />
1. Pour une analyse <strong>de</strong> la question, voir ibid., plus particulièrement, le chap. 5,<br />
p.87.<br />
2. McKibbin (1979).
106 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
qu'une fois le travail accompli. Même si c'était à titre <strong>de</strong> propriétaire<br />
plutôt que <strong>de</strong> consommateur, la participation aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, aux<br />
nouveaux sports <strong>et</strong> à toutes les nouveautés offertes par l'industrie<br />
naissante du loisir ne pouvait être considérée comme un travail; ce<br />
n'était qu'oisiv<strong>et</strong>é <strong>et</strong> perte <strong>de</strong> temps. Les pauvres furent laissés avec<br />
encore plus d'amertume <strong>et</strong> <strong>de</strong> méfiance. Quoi qu'ils fassent - <strong>de</strong>meurer<br />
fidèles aux loisirs traditionnels, les adapter ou en essayer <strong>de</strong> nouveaux<br />
-, il semblait qu'ils ne puissent jamais rien faire <strong>de</strong> bonI. C'est<br />
ce. débat sur la nature intrinsèque du loisir <strong>et</strong> du divertissement qui<br />
conduisit en partie à une condamnation du jeu, <strong>et</strong> non pas uniquement<br />
le point <strong>de</strong> vue protestant sur l'importance qu'il convenait <strong>de</strong> donner<br />
au <strong>hasard</strong> dans la société, ou parce que certaines personnes liées aux<br />
loisirs traditionnels voulaient protéger leurs profits ou dominer le<br />
marché en rendant le jeu illégal. Le débat qui entoura l'adoption <strong>de</strong><br />
lois contre le jeu <strong>et</strong> qui culmina avec la Loi sur les paris <strong>de</strong> 1906 montre<br />
<strong>de</strong> quelle façon.<br />
4. L'interdiction <strong>de</strong>s paris<br />
Même si la loi interdit la loterie dans la première moitié du<br />
XIX e siècle, les paris sur piste <strong>et</strong> les paris hors-piste se multiplièrent, ces<br />
<strong>de</strong>rniers attirant particulièrement un public d'ouvriers 2 • Les bureaux<br />
<strong>de</strong> paris hors-piste étaient nombreux, <strong>de</strong>s pigeons voyageurs rapportaient<br />
les résultats <strong>de</strong>s rencontres <strong>et</strong>, avant que l'emploi du télégraphe<br />
ne soit généralisé, les parieurs impatients - <strong>de</strong>s hommes d'affaires<br />
d'origine ouvrière - grimpaient sur les ponts <strong>de</strong>s voies ferrées pour<br />
entendre la voix du chauffeur crier, dans le fracas <strong>de</strong> la locomotive, le<br />
nom du gagnant <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> course 3 •<br />
A un moment où les paris <strong>de</strong>venaient <strong>de</strong> plus en plus répandus,<br />
les objections habituelles refirent surface, <strong>et</strong> l'on chercha à remédier<br />
au problème en adoptant la Loi <strong>de</strong> 1853 sur les bureaux <strong>de</strong> paris, qui<br />
interdisait l'utilisation « d'une maison, d'un bureau, d'une pièce ou<br />
1. Cunningham (1980).<br />
2. Dixon (1980a, p. 109-110).<br />
3. Bailey (1978) ; Walvin (1978).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 107<br />
<strong>de</strong> tout autre lieu» en vue d'y tenir <strong>de</strong>s paris. Comme la loi n'interdisait<br />
pas les paris en tant que tels, <strong>de</strong>s avocats en conclurent, avec<br />
l'habil<strong>et</strong>é qu'on leur connaît, que les transactions qui entouraient les<br />
paris étaient toujours légales, pour autant qu'elles se déroulaient<br />
dans les endroits publics. Les bookmakers furent alors rej<strong>et</strong>és à la<br />
rue, où les paris proliférèrent. La loi, dont le but était d'empêcher le<br />
p<strong>et</strong>it pari <strong>de</strong> tous les jours au sein <strong>de</strong> la classe ouvrière (le pari aux<br />
courses à crédit était toujours autorisé, mais il n'était pratiqué que<br />
par les classes supérieures), se révéla donc sans eff<strong>et</strong>. Selon les documents<br />
que nous avons (comme nous l'avons signalé au chapitre 2,<br />
nous n'avons pas <strong>de</strong> données chiffrées à c<strong>et</strong> égard), les paris en milieu<br />
ouvrier se multiplièrent - la pratique était même plus évi<strong>de</strong>nte<br />
-, <strong>et</strong> les journaux commentaient régulièrement l'influence<br />
grandissante <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te parimanie.<br />
En raison <strong>de</strong> l'augmentation constante <strong>de</strong> la population, on peut<br />
présumer que les parieurs aussi se multipliaient <strong>et</strong> que les transactions<br />
sur les paris se passaient d'abord dans la rue. On peut également penser<br />
que les parieurs se recrutaient chez les gens les plus démunis 1 •<br />
Nous avons vu précé<strong>de</strong>mment comment l'alcool <strong>et</strong> les paris sont liés<br />
au peu <strong>de</strong> possibilités <strong>de</strong> loisirs qu'ont les pauvres <strong>et</strong> à leur espoir <strong>de</strong><br />
s'enrichir un jour. La popularité croissante <strong>de</strong>s paris n'a donc rien<br />
d'étonnant. Mais il est permis <strong>de</strong> douter sérieusement <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong>s<br />
accusations qui font du jeu la principale cause <strong>de</strong> tous les maux <strong>de</strong> la<br />
société.<br />
Les conclusions <strong>de</strong>s recherches menées par McKibbin (1979) <strong>et</strong><br />
Dixon (1980a) sont, dans les <strong>de</strong>ux cas, que le jeu exige fort peu <strong>de</strong> ses<br />
a<strong>de</strong>ptes <strong>et</strong> qu'il n'a que peu d'eff<strong>et</strong>s sur leur condition matérielle; les<br />
attaques menées alors contre le jeu reposaient donc sur <strong>de</strong>s fauss<strong>et</strong>és<br />
ou sur <strong>de</strong>s convictions idéologiques. McKibbin fait également remarquer<br />
qu'à la ftn du XIX< siècle, <strong>et</strong> en dépit <strong>de</strong> nombreuses affirmations<br />
du contraire, une série <strong>de</strong> commissions d'enquête n'ont trouvé aucun<br />
lien <strong>de</strong> cause à eff<strong>et</strong> entre le jeu <strong>et</strong> la pauvr<strong>et</strong>é, entre le jeu <strong>et</strong> la criminalité<br />
(mis à part le fait que le jeu était illégal). Ce que McKibbin <strong>et</strong><br />
Dixon ont découvert, c'est que la pauvr<strong>et</strong>é pousse au jeu <strong>et</strong> à l'alcoo-<br />
1. Hood (1976, p. 170); Blakey (1977, p. 904-905); CUOlÙngham (1980, p. 186);<br />
Dixon (1980a, 1980b).
108 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
lisme 1 • Cependant, les dépenses occasionnées par ces <strong>de</strong>ux activités<br />
n'accaparaient pas vraiment les ressources monétaires <strong>et</strong> étaient en général<br />
strictement contrôlées. li n'en <strong>de</strong>meure pas moins que plusieurs<br />
auteurs influents ne se sont pas contentés <strong>de</strong> voir dans le jeu un problème<br />
plus important encore que l'alcoolisme (qui détruit progressivement<br />
les individus, tandis que le jeu entraîne brusquement toute une<br />
famille dans la déchéance), ils en ont fait la cause; tandis que d'autres<br />
ont prétendu qu'il était impossible <strong>de</strong> contrôler le jeu comme on<br />
contrôlait la consommation <strong>de</strong> l'alcooF. Certains auteurs ont mené le<br />
combat en terrain familier: dans B<strong>et</strong>ting and Gambiing (1894), S<strong>et</strong>on<br />
Churchill affirma qu'il était urgent <strong>de</strong> contrôler le jeu au sein <strong>de</strong> la<br />
classe ouvrière, puisque c'était « la loi du travail [ ... ], une <strong>de</strong>s lois divines<br />
les plus importantes », qui en était affectée 3 • D'autres encore,<br />
comme le note Dixon, ont repris <strong>de</strong>s arguments bien connus pour<br />
1. Harrison en vient aux mêmes conclusions : « En Angl<strong>et</strong>erre, au XIX· siècle,<br />
l'ivrognerie s'explique en partie par la condition sociale; les gens sobres, qui en font<br />
un mal compulsif <strong>et</strong> une source <strong>de</strong> dépendance, se ttompent la plupart du temps »<br />
(1971, p. 355). Ce n'était pas là le seul malentendu. Les lois sur la consommation d'alcool<br />
reposaient en partie sur <strong>de</strong>s données fausses quant aux besoins sociaux <strong>de</strong>s gens;<br />
il en allait <strong>de</strong> même pour les auttes lois. C'est ainsi que les lois sur l'habitation furent<br />
adoptées non seulement en raison <strong>de</strong>s mauvaises conditions <strong>de</strong> logement, mais pour<br />
empêcher aussi toute promiscuité sexuelle. La supervision <strong>de</strong> l'Etat en matière d'approvisionnement<br />
en eau potable vient en gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> combattte<br />
l'alcoolisme (Harrison, 1971, p. 207). Read s'interroge lui aussi: « Est-ce le fait <strong>de</strong><br />
boire qui enttaîne la pauvr<strong>et</strong>é ou est-ce la pauvr<strong>et</strong>é qui fait boire? » (1979, p. 112).<br />
Read répond : « Plusieurs observateurs <strong>de</strong> la classe moyenne acceptent ttop facilement<br />
<strong>de</strong> voir dans l'alcoolisme la principale, sinon la seule cause <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é. Mais<br />
<strong>de</strong>s observateurs plus attentifs ont reconnu que les ouvriers voyaient surtout dans l'alcool<br />
un moyen d'échapper à leur condition misérable, "le plus court chemin pour sortir<br />
<strong>de</strong> Manchester". Au moins, l'enquête menée par Booth à Londres a-t-elle fourni<br />
quelques réelles données, susceptibles <strong>de</strong> dégonfler <strong>de</strong>s liens exagérés <strong>de</strong> cause à eff<strong>et</strong><br />
entte la consommation d'alcool <strong>et</strong> la pauvr<strong>et</strong>é. Booth a découvert que seulement<br />
13 % <strong>de</strong>s pauvres <strong>et</strong> 14 % <strong>de</strong>s ttès pauvres <strong>de</strong>vaient leur malheur à la consommation<br />
d'alcool. Booth conclut que les principaux facteurs <strong>de</strong> pauvr<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />
sont la maladie, le chômage <strong>et</strong> les familles nombreuses. La consommation excessive<br />
d'alcool risquait donc <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer tant qu'il y aurait <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> que les pauvres<br />
n'auraient pas élargi leurs horizons. "Vous <strong>et</strong> moi prenons un livre, enttons dans un<br />
autte univers <strong>et</strong> nous changeons les idées; les pauvres n'ont que ttès peu accès à ce<br />
genre <strong>de</strong> dérivatif; par conséquent, ils boivent" » (p. 112). On pourtait ajouter: par<br />
conséquent, ils jouent.<br />
2. Dixon (1980a, p. 111-112).<br />
3. Voir ibid., p. 112.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 109<br />
« légitimer» certaines façons <strong>de</strong> s'enrichir: héritage, ca<strong>de</strong>au, gratification<br />
pour travail ou service rendu. « Une définition <strong>de</strong> la propriété qui<br />
reposerait sur le principe du <strong>hasard</strong>, lequel est amoral, serait immorale,<br />
parce qu'elle endosserait une proposition erronée selon laquelle la<br />
propriété même est amorale. »1 Comment expliquer ces accusations?<br />
Ces attaques, comme certaines <strong>de</strong>s tendances dans les habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
loisir décrites précé<strong>de</strong>mment, venaient à une époque que l'on a souvent<br />
appelée « la Gran<strong>de</strong> Dépression ». La production industrielle du<br />
Royaume-Uni ne fit pas que passer <strong>de</strong> 33 à 20,8% entre 1860 <strong>et</strong> 1870<br />
<strong>et</strong> à 17 % entre 1880 <strong>et</strong> 1900, touchant durement certains secteurs <strong>de</strong><br />
la population. La performance <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne sur les marchés<br />
<strong>de</strong>s pays industrialisés fut aussi particulièrement décevante. Sur le plan<br />
compétitif, la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne venait <strong>de</strong>rrière les Américains, plus<br />
exactement <strong>de</strong>rrière les Allemands 2 •<br />
La perte <strong>de</strong> l'hégémonie industrielle anglaise entraîna un certain<br />
nombre <strong>de</strong> réactions, allant du mouvement protectionniste pour un<br />
« commerce équitable » dans les années 1880, aux débats publics sur<br />
les raisons qui avaient provoqué le boum économique allemand <strong>et</strong> le<br />
déclin <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne 3 • On crut alors qu'une politique <strong>de</strong> redistribution<br />
<strong>de</strong> la richesse pourrait encourager l'harmonie sociale, réduire<br />
le mécontentement <strong>de</strong>s travailleurs <strong>et</strong> accroître leur productivité.<br />
C'était aussi l'époque où une fraction « <strong>de</strong> la classe possédante jusquelà<br />
peu troublée par sa conscience ( ... ) s'inquiétait, pour les raisons que<br />
l'on vient <strong>de</strong> dire, <strong>de</strong> la perspective d'une explosion sociale »4 <strong>et</strong> approuvait<br />
ce genre <strong>de</strong> politique redistributrice. Les émeutes <strong>de</strong> chômeurs<br />
qui eurent lieu à Londres en 1886 <strong>et</strong> en 1887 contribuèrent à<br />
j'avènement <strong>de</strong> ce nouvel état d'esprit. (Le Times rapporte dans son<br />
édition du 9 février 1886 que le West End « fut livré à la foule pendant<br />
quelques heures »5.) Le parti <strong>de</strong>s Fabiens exigea que tous les<br />
1. Ces propos SOnt ceux <strong>de</strong> N. D. Mackenzie, dans The Ethics 0/ Cambiing (1902),<br />
qui est une autorité en la matière, s'il faut en croire Dixon (198012, p. 113).<br />
2. Walvin (1978, chap. 5); Read (1979, p. 228-232). Le marasme <strong>de</strong>s années 1880<br />
n'était pas lié à la baisse importante <strong>de</strong> la natalité enregistrée autour <strong>de</strong> 1860; en ce<br />
qui concerne les changements démographiques, voir Read (1979, p. 383).<br />
3. Read (1979, p. 228-232); p. 300-302; Dixon (198012, p. 111-117).<br />
4. Read (1979, p. 300).<br />
5. Ibid.
110 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
loyers <strong>et</strong> les intérêts soient récupérés par l'Etat; les loyers étaient perçus<br />
comme le résultat <strong>de</strong> facteurs sociaux (on pourrait ajouter: <strong>de</strong> facteurs<br />
démographiques) <strong>et</strong> non comme le résultat <strong>de</strong>s efforts <strong>de</strong>s propriétaires<br />
l • Une autre conclusion du débat fut que « les ententes sur le<br />
commerce, les consulats commerciaux <strong>et</strong> les collèges techniques<br />
- aussi nécessaires <strong>et</strong> utiles qu'elles fussent - n'allaient être d'aucun<br />
secours pour endiguer l'avance .<strong>de</strong> l'Allemagne, à moins que nos manufacturiers<br />
<strong>et</strong> nos marchands ne se serrent les cou<strong>de</strong>s »2. (Air connu,<br />
n'est-ce pas?) Mais comment faire pour que les ouvriers travaillent davantage,<br />
qu'ils donnent un meilleur ren<strong>de</strong>ment <strong>et</strong> que la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne<br />
r<strong>et</strong>rouve sa gloire d'antan?<br />
A partir du moment où l'on considérait que le jeu allait à l'encontre<br />
<strong>de</strong> « la loi du travail », son interdiction <strong>de</strong>venait une étape dans<br />
c<strong>et</strong>te voie. Dixon rapporte le témoignage d'un magistrat faisant part<br />
<strong>de</strong> ses. inquiétu<strong>de</strong>s au comité restreint sur le jeu qui tint <strong>de</strong>s audiences<br />
<strong>de</strong> 1901 à 1902 : « Si on laisse faire c<strong>et</strong> engouement pour le jeu, c'est<br />
la jeunesse alleman<strong>de</strong> <strong>et</strong> sa discipline qui tiendront les rênes du mon<strong>de</strong><br />
commercial. »3 Le magistrat poursuivait en faisant remarquer: « C<strong>et</strong>te<br />
opinion est corroborée par l'ouvrage d'Arthur Shadwell, Industrial Efficiency<br />
: a Comparative Stu4Y of Industrial Lift in England, Germany and<br />
America, paru en 1906. La classe ouvrière anglaise y est dépeinte<br />
comme l'élément le plus fainéant <strong>et</strong> le plus dégénéré d'une "nation occupée<br />
à jouer" ( ... ) Au lieu d' "investir" leur argent dans l'industrie<br />
britannique en consommant <strong>de</strong>s biens [ ... ], les travailleurs préfèrent le<br />
gaspiller au jeu. Quand il en résulte du chômage, ce sont donc les travailleurs<br />
eux-mêmes qui en sont les premiers responsables. »4<br />
Il semble que les Anglais ne se soient pas préoccupés <strong>de</strong> la diminution<br />
<strong>de</strong> l'esprit d'entreprise que l'on pouvait alors observer au sein <strong>de</strong><br />
1. Ibid., p. 301. Read fait remarquer que c<strong>et</strong>te idée est présente dans l'expression<br />
« augmentation non gagnée », que Henry George popularisa dans Progress and Poverty<br />
(1879) <strong>et</strong> qui fut reprise par les politiciens qui défendaient le principe d'imposer les riches<br />
pour venir en ai<strong>de</strong> aux pauvres. Ce n'est pas un <strong>hasard</strong> si, même <strong>de</strong> nos jours, le<br />
Département américain du Revenu intérieur désigne les intérêts par le terme <strong>de</strong> « revenu<br />
non gagné ».<br />
2. Voir Read (1979, p. 228-232) sur les questions soulevées par c<strong>et</strong> aspect, en particulier<br />
sur l'apparition <strong>de</strong> l'expression « éducation technique ».<br />
3. Dixon (1980a, p. 112-113).<br />
4. Ibid., p. 112.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 111<br />
l'establishenlent <strong>de</strong> plusieurs pays qui avaient « dominé» le marché pendant<br />
un cenain temps. Pas plus qu'ils ne pensèrent que la baisse significative<br />
du taux <strong>de</strong> natalité <strong>et</strong> l'augmentation <strong>de</strong> l'espérance <strong>de</strong> vie enregistrées<br />
à panic <strong>de</strong> 1860 pouvaient être liées au déclin relatif <strong>et</strong> aux<br />
changements structuraux qui se produisirent vers la fin du siècle l • Au<br />
lieu <strong>de</strong> cela, c<strong>et</strong>te idée, répétée à l'envi, qui veut que le jeu soit une<br />
cause <strong>de</strong> chômage, <strong>de</strong>vint un lieu commun au sein <strong>de</strong>s catégories professionnelles<br />
les plus influentes. Ce lieu commun alimenta les attaques,<br />
qui, en 1906, culminèrent dans l'adoption d'une loi pour interdire les<br />
paris dans la rue : le Stre<strong>et</strong> B<strong>et</strong>ting Act. La loi montrait un mépris pour<br />
les idées traditionnelles <strong>de</strong>s groupes religieux <strong>et</strong> la crainte <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir rivaliser<br />
avec les nouveaux loisirs jouissant d'une gran<strong>de</strong> popularité<br />
dans la classe ouvrière mais regardés ailleurs avec suspicion. La loi reflétait<br />
aussi le fait que le débat se déroulait à un moment où la<br />
Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne donnait les signes alarmants d'un déclin relatif dans<br />
le mon<strong>de</strong>2.<br />
A ce moment <strong>de</strong> la discussion, il peut être utile <strong>de</strong> se souvenir d'une<br />
<strong>de</strong>s remarques <strong>de</strong> J. M. Keynes, tirée <strong>de</strong> The Economic Conseqllences of the<br />
Peace, à savoir que les événements les plus importants <strong>de</strong> l'Histoire sont<br />
souvent attribuables à <strong>de</strong>s variations dans la croissance démographique;<br />
en raison <strong>de</strong> leur caractère progressif, ces changements passent inaperçus<br />
aux yeux <strong>de</strong>s observateurs contemporains <strong>et</strong> les événements sont imputés<br />
aux folies <strong>de</strong>s chefs d'Etat ou au fanatisme <strong>de</strong>s athées. Le sempiternel<br />
débat sur le jeu semble en être une bonne illustration.<br />
La loi <strong>de</strong> 1906 : lin alltre point <strong>de</strong> vile<br />
On se doute bien qu'il est faux <strong>de</strong> dire qu'une loi aussi coercitive défendait<br />
exclusivement les intérêts <strong>de</strong>s classes supérieures, <strong>de</strong>s propriétaires<br />
<strong>de</strong> champs <strong>de</strong> course <strong>et</strong> <strong>de</strong> cenains bookmakers. C<strong>et</strong>te « loi <strong>de</strong><br />
1. En revanche, les Anglais se sont intéressés aux tarifs commerciaux pratiqués<br />
dans les autres pays. Voir Read (1979, p. 228-235).<br />
2. Daon fait remarquer : « Les détracteurs <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> en vinrent à voir<br />
dans leurs attaques contre les paris en milieu ouvrier une croisa<strong>de</strong> pour sauver l'Angl<strong>et</strong>erre<br />
du désordre économique <strong>et</strong> social, assurer la stabilité politique, maintenir<br />
l'Empire, m<strong>et</strong>tre fin à la dégénérescence <strong>de</strong> la race anglaise <strong>et</strong>, du coup, défendre la<br />
civilisation» (1980a, p. 117).
112 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
classe », ainsi qu'on l'appelait alors, rendait illégale une <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> divertissements<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> possibilités d'enrichissement que s'était données la<br />
classe ouvrière (que ce soit grâce aux prix, à l'cntreprcneurship ou au travail<br />
que procurait ce genre d'activités), mais elle ne faisait peser aucune<br />
contrainte sur les formes <strong>de</strong> paris en vogue chez les riches. De plus, la loi<br />
fut adoptée grâce à <strong>de</strong>s appuis influents dans les milieux syndicaux <strong>et</strong>, au<br />
Parlement, les membres du tout nouveau Parti travailliste votèrent en sa<br />
faveur l • Comment expliquer ces appuis?<br />
A y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, on se rend compte que ce comportement<br />
n'est pas inusité <strong>et</strong> qu'il est même plutôt prévisible 2 • Les membres du<br />
Parti travailliste partageaient les convictions <strong>de</strong>s chefs religieux <strong>de</strong>s siècles<br />
précé<strong>de</strong>nts: si les pauvres passaient leur temps à boire, à jouer <strong>et</strong> à<br />
lire les résultats <strong>de</strong>s courses, leur éducation « morale », d'une part, civique,<br />
d'autre part, <strong>de</strong> même que les bienfaits du socialisme pouvaient<br />
être compromis. En interdisant le jeu, on pensait donc augmenter la<br />
conscience politique <strong>de</strong>s pauvres. L'opinion <strong>de</strong>s chefs syndicaux était<br />
vraisemblablement dictée par le fait que la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du public en matière<br />
<strong>de</strong> tuyaux <strong>et</strong> d'informations sur les courses a joué un rôle important<br />
dans le développement <strong>de</strong> la presse populaire (la moitié <strong>de</strong>s journaux du<br />
soir qui ont vu le jour entre 1870 <strong>et</strong> 1880 étaient étroitement liés au sport<br />
<strong>et</strong> au jeu)3. C<strong>et</strong>te idée que, si l'on interdit le jeu, la classe ouvrière cessera<br />
<strong>de</strong> lire les résultats <strong>de</strong>s courses pour se m<strong>et</strong>tre à lire ou à entendre <strong>de</strong>s discours<br />
politiques peut sembler farfelue. Mais c'est elle, pourtant, qui inspira<br />
la conduite <strong>de</strong>s chefs syndicaux 4 •<br />
1. Dixon (1980a); (1981a, 1981b). Sur la réacùon du parù tory en Australie, voir<br />
O'Hara (1987).<br />
2. Voir l'analyse <strong>et</strong> les références données dans <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 2).<br />
3. Lee (1976); Cunningham (1980, p. 177). Dixon (1981a, p. 52) remarque qu'à<br />
parùc <strong>de</strong> 1910 les journaux radicaux se sont mis eux aussi à publier les résultats <strong>de</strong>s<br />
paris. Leur argument était qu'un journal radical qui publiait les résultats <strong>de</strong>s paris valait<br />
mieux que pas <strong>de</strong> journal radical du tout. Seul le Doily News, propriété d'une famille<br />
quaker, choisit <strong>de</strong> ne pas publier ce genre d'informaùons ; le journal dut sa survie<br />
aux subsi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la famille.<br />
4. C<strong>et</strong>te opinion n'est pas plus étonnante que d'autres qui ont couru sur le jeu.<br />
Après la Secon<strong>de</strong> Guerre mondiale, la Ligue naùonale contre le jeu mit sur pied une<br />
série <strong>de</strong> concerts <strong>de</strong> musique classique qui se déroulèrent au M<strong>et</strong>hodist Central Hall <strong>et</strong><br />
qui <strong>de</strong>vaient détourner du jeu la jeunesse <strong>de</strong> Londres. Bien entendu, le proj<strong>et</strong> se révéla<br />
un désastre fInancier; par la suite, la Ligue perdit un <strong>de</strong> ses principaux commanditaires<br />
<strong>et</strong> mit fIn à ses activités (Dixon, 1980b, p. 159).
POURQUOJ CONDAMNER LE JEU? 113<br />
C'est là une pensée qui n'était pas nouvelle, même chez les chefs<br />
syndicaux. Les classes dirigeantes, nous l'avons vu, se sont d'abord inquiétées<br />
<strong>de</strong>s nouvelles formes <strong>de</strong> divertissement <strong>de</strong> masse mais, au milieu<br />
du XIX C siècle, plusieurs d'entre elles semblaient avoir accepté le<br />
principe légitime selon lequel la masse a le droit d'avoir <strong>de</strong>s loisirs<br />
(même si les classes dirigeantes continuaient <strong>de</strong> désapprouver la nature<br />
<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers). C'est vraisemblablement à partir <strong>de</strong> l'idée suivante,<br />
exprimée en 1833, que l'évolution <strong>de</strong>s mentalités s'est faite: « Tout le<br />
mon<strong>de</strong> sait qu'un homme heureux <strong>et</strong> en bonne santé n'a pas envie <strong>de</strong><br />
participer à <strong>de</strong>s complots. La soif <strong>de</strong> loisirs entraîne la maladie, <strong>et</strong> la<br />
maladie entraîne le mécontentement, lequel, à son tour, donne envie<br />
<strong>de</strong> s'en prendre au gouvernement.»1 Mais c'est précisément parce que<br />
l'on tolérait <strong>de</strong> plus en plus ces nouvelles formes <strong>de</strong> loisirs que, dans<br />
la secon<strong>de</strong> moitié du siècle, certains porte-parole <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />
s'inquiétèrent du « détournement <strong>de</strong> l'énergie politique vers <strong>de</strong>s loisirs<br />
apolitiques <strong>et</strong>, partant, conservateurs »2. C'est ainsi qu'on peut s'expliquer,<br />
en 1906, l'appui <strong>de</strong>s chefs du Parti travailliste, qui virent dans<br />
une loi aussi coercitive un élément d'un plus vaste programme <strong>de</strong> réforme<br />
sociale l • C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> voir rappelle celle <strong>de</strong>s chefs syndicaux<br />
prussiens qui s'opposèrent aux lois sociales <strong>de</strong> Bismarck 4 Pour eux, la<br />
sécurité sociale menaçait sérieusement la solidarité du mouvement ouvrier<br />
<strong>et</strong> tempérait les ar<strong>de</strong>urs révolutionnaires <strong>de</strong>s travailleurs (ce que<br />
Bismarck a tout <strong>de</strong> suite compris, cela va <strong>de</strong> soi).<br />
L'interdiction légale <strong>de</strong>s paris populaires se maintint jusqu'en<br />
1960, alors que la Loi sur les paris <strong>et</strong> le jeu légalisa les bureaux <strong>de</strong><br />
1. Robert Slaney, cité par Cunningham (1980, p. 184).<br />
2. Cunningham (1980, p. 184).<br />
3. Dixon conclut : « En termes politiques, il faut voir dans l'Acte <strong>de</strong> 1906 une<br />
sorte <strong>de</strong> plébiscite à l'endroit <strong>de</strong>s dirigeants du pays (<strong>et</strong> <strong>de</strong>s valeurs qu'ils défendaient)<br />
» (1980, p. 109) ; « Le progrès moral <strong>et</strong> la respectabilité que l'on attendait <strong>de</strong><br />
la démocratie ne se sont pas produit; plutôt que <strong>de</strong> prendre pour modèles leurs<br />
supérieurs dans la société, les "nouveaux maîtres" menaçaient <strong>de</strong> se tourner vers le<br />
socialisme [ ... ] Le jeu corrompait les classes inférieures, dont il troublait la relative<br />
passivité qui était leur caractéristique dans le troisième quart du siècle; dans un ouvrage<br />
important paru en 1841, B<strong>et</strong>ting and Gambiing, S<strong>et</strong>on Churchill [ ... ] lie spécifiquement<br />
le jeu à la montée du socialisme [ ... ] Un siècle plus tôt, on faisait coïnci<strong>de</strong>r la<br />
réforme <strong>de</strong>s mœurs <strong>et</strong> la lutte contre la Révolution» (p. 110).<br />
4. Pour l'analyse <strong>et</strong> les références, voir <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 2).
114 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
paris'. Qu'est-ce qui, dans l'Angl<strong>et</strong>erre du XX" siècle, a amené ce changement<br />
<strong>de</strong>s mentalités à propos du jeu? Ce fut la combinaison <strong>de</strong> plusieurs<br />
facteurs. Désormais, une opinion <strong>de</strong> plus en plus répandue voulait<br />
que la cause <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é soit d'abord le chômage <strong>et</strong> une<br />
mauvaise santé plutôt que l'alcool <strong>et</strong> le jeu. C<strong>et</strong>te nouvelle idéologie<br />
entraîna l'adoption <strong>de</strong> politiques <strong>de</strong> redistribution sociale <strong>et</strong> la multiplication<br />
<strong>de</strong> programmes gouvernementaux <strong>de</strong> sécurité sociale. Or,<br />
ces programmes exigeaient <strong>de</strong>s revenus supplémentaires. L'idée était<br />
que le jeu pourrait être une source non négligeable <strong>de</strong> revenus. De<br />
plus, un <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la nouvelle idéologie était que <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />
gens reconnaissaient le caractère dépassé <strong>de</strong> la « loi <strong>de</strong> classe »<br />
<strong>de</strong> 1906. Dernière chose, mais qui n'est pas sans importance: on reconnaissait<br />
l'inefficacité <strong>de</strong> la loi. Les gens continuaient <strong>de</strong> jouer,<br />
puisque la police était impuissante à appliquer la loF. Les minutes <strong>de</strong><br />
1. Deux questions peuvent se poser maintenant. La première : pourquoi a-t-on<br />
jugé bon d'adopter <strong>de</strong>s lois contre le jeu <strong>et</strong> non contre la consommation d'alcool ou<br />
les courses <strong>de</strong> chevaux? La réponse paraît simple. Certes, les trois activités étaient<br />
combattues pour <strong>de</strong>s raisons similaires, mais les bookmakers, d'origine ouvrière, ne<br />
représentaient pas un groupe <strong>de</strong> pression politique très puissant, à la différence <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux autres. Voir Dixon (1981a, p. 29). Harrison (1971) note: « Dans les années<br />
1820, les intérêts <strong>de</strong> l'industrie <strong>de</strong> l'alcool se sont alliés aux puissants intérêts <strong>de</strong><br />
l'agriculrure, ce qui explique l'impuissance <strong>de</strong>s réformateurs du mouvement <strong>de</strong> tempérance<br />
sur le plan politique dans les années 1830, <strong>et</strong> l'appui variable qu'ils recevaient<br />
selon les régions» (p. 57) ; Read (1979, p. 111) note que la Loi sur Jes perfllis <strong>de</strong> 1871<br />
rencontra <strong>de</strong> l'opposition auprès <strong>de</strong> l'industrie <strong>de</strong> l'alcool, que la loi fut r<strong>et</strong>irée <strong>et</strong><br />
qu'une autre tentative d'adoption échoua en 1872. Sur l'échec <strong>de</strong>s tentatives d'interdiction<br />
<strong>de</strong>s courses <strong>de</strong> chevaux, voir Blakey (1977), Dixon (1981 a).<br />
La secon<strong>de</strong> question est la suivante: pourquoi interdire le jeu plutôt que chercher<br />
à le réglementer? Dixon affirme: « L'Anglais est peu familier avec les lois administratives.<br />
Un auteur influent sur la question, A. V. Dicey, écrivit: "Dans plusieurs<br />
pays du continent, notamment en France, on trouve un modèle administratif légal [ ... ]<br />
qui repose sur <strong>de</strong>s idées étrangères aux présomptions fondamentales <strong>de</strong> la cOfllfllon Jaw<br />
anglaise, particulièrement en ce qui a trait 1 ... ] à l'application <strong>de</strong> la loi." 1 ... ] Dicey<br />
était xénophobe, mal informé <strong>et</strong> dépassé, mais son œuvre eut énormément d'influence<br />
<strong>et</strong> contamina la pensée juridique quant au rôle <strong>de</strong> l'Etat pendant plusieurs décennies.<br />
1 ... ] L'absence <strong>de</strong> débat sur les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> contrôle administratifs voulait dire que le<br />
HOflle Office ne croyait pas à une réglementation <strong>de</strong>s paris, que ce soit par émission <strong>de</strong><br />
pennis ou par enregistrement, même si la comparaison avec la consommation d'alcool<br />
était inévitable, consommation sur laquelle, du reste, le contrôle administratif allait en<br />
augmentant. La seule arme était la loi criminelle» (1981a, p. 27).<br />
2. Dixon (1981a), p. 61-62. Voir Stre<strong>et</strong> (1937), pour un point <strong>de</strong> vue juridique<br />
supplémentaire.
116 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
l' « oisiv<strong>et</strong>é »1. Au cours <strong>de</strong> la première année d'existence <strong>de</strong> la colonie <strong>de</strong><br />
la baie <strong>de</strong> Massachus<strong>et</strong>ts, ses dirigeants ne se sont pas contentés <strong>de</strong> décréter<br />
illégale la possession, même à la maison, <strong>de</strong> cartes à jouer, <strong>de</strong> dés<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> tables <strong>de</strong> jeu, mais ils interdirent également la danse, le chant <strong>et</strong><br />
toute promena<strong>de</strong> inutile le dimanche. A l'exception du viol, tous les<br />
crimes majeurs évoqués dans le Co<strong>de</strong> criminel du Massachus<strong>et</strong>ts <strong>de</strong> 1648<br />
invoquent la Bible. Les Blues Laws du Connecticut - le Co<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> 1650 - suivirent c<strong>et</strong> exemple <strong>et</strong> dénoncèrent le jeu parce qu'il fait<br />
« gaspiller un temps précieux en pure perte ». La Gran<strong>de</strong> Migration<br />
<strong>de</strong> 1630-1640 <strong>et</strong> l'avènement d'une classe commerçante (qui se convertit<br />
peu à peu à la foi unitarienne, plus libérale) entraînèrent une réinterprétation<br />
progressive <strong>de</strong>s lois criminelles, lesquelles <strong>de</strong>vinrent une façon<br />
pour l'Etat d'assurer l'ordre public plutôt que <strong>de</strong> punir <strong>de</strong>s fautes encourant<br />
un châtiment divin. En 1737, les législateurs du Massachus<strong>et</strong>ts<br />
amendèrent la loi contre le jeu en spécifiant: « Tout jeu ou activité permis<br />
par la loi ne doit être rien d'autre qu'un divertissement innocent,<br />
maintenu dans <strong>de</strong>s limites raisonnables; il ne doit jamais être un commerce<br />
ou un métier, une façon <strong>de</strong> gagner sa vie ou d'en tirer un profit illicite.»2<br />
Pourtant, encore en 1748, une loi <strong>de</strong> l'Etat du New Jersey assimilait<br />
l'oisiv<strong>et</strong>é <strong>et</strong> l'immoralité à la frau<strong>de</strong> <strong>et</strong> à la corruption <strong>de</strong> la<br />
jeunesse. Il faut donc interpréter avec pru<strong>de</strong>nce ces propos qui associent<br />
les joueurs aux criminels. Le jeu pourrait bien avoir été leur seul crime.<br />
A u XVIIIe siècle, en dépit <strong>de</strong> ces lois, la loterie <strong>de</strong>meura légale <strong>et</strong><br />
connut en général beaucoup <strong>de</strong> succès, <strong>et</strong> cela pour plusieurs raisons.<br />
C'était l'époque où le puritanisme était sur le déclin alors que la classe<br />
moyenne commerçante était en plein essor. Mais il y avait le fait, tout<br />
aussi important, que le système bancaire était quasi inexistant <strong>et</strong> que les<br />
gouvernements locaux pouvaient difficilement emprunter avec la garantie<br />
<strong>de</strong> revenus anticipés. Comme nous l'avons fait remarquer au cha-<br />
1. Blakey (1977, chap. 2). Mais Blakey note aussi que c<strong>et</strong>te opposition peut s'expliquer<br />
en partie par une « envie <strong>de</strong> nature économique» : « Depuis l'époque où ils<br />
luttaient en Angl<strong>et</strong>erre pour une réforme spirituelle, les Puritains ont développé un<br />
formidable dédain pour le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> leurs opposants. li entrait probablement<br />
dans ce mépris une envie <strong>de</strong> nature économique, puisque à l'origine les Puritains venaient<br />
<strong>de</strong>s classes moyennes ou inférieures» (p. 43).<br />
2. Chapitre 17 <strong>de</strong>s Massachus<strong>et</strong>ts Province Laws, 1736-1737, tel que cité par Blakey<br />
(1977, p. 48).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 117<br />
pitre 1, avant 1790, il n'y avait que trois banques incorporées dans le<br />
Nouveau Mon<strong>de</strong> l • Le système fiscal étant aussi peu développé, la loterie<br />
semblait une solution <strong>de</strong> rechange intéressante. Une autre raison <strong>de</strong> tolérer<br />
la loterie pouvait être que, comme en Angl<strong>et</strong>erre, les rec<strong>et</strong>tes <strong>de</strong>s premières<br />
loteries légalisées servaient à <strong>de</strong> nobles causes <strong>et</strong> que le prix <strong>de</strong>s<br />
bill<strong>et</strong>s était sensiblement élevé. Lors du tirage <strong>de</strong> la loterie <strong>de</strong> Harvard<br />
College, il se vendit 25000 bill<strong>et</strong>s à 5 $ chacun, à une époque où le revenu<br />
annuel per capila chez les Blancs s'élevait à environ 60 $ - aujourd'hui,<br />
le prix du même bill<strong>et</strong> serait <strong>de</strong> 1000$2. Ces loteries ne <strong>de</strong>vaient<br />
pas être fondamentalement différentes <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s fêtes <strong>de</strong><br />
charité que la ville <strong>de</strong> New York organise encore parfois <strong>de</strong> nos jours, <strong>et</strong><br />
dont les profits sont versés à un organisme <strong>de</strong> charité quelconque, à un<br />
musée ou à une bibliothèque. En 1892, un historien faisait remarquer:<br />
Les loteries mises sur pied pour financer <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s publics [ ... ] n'étaient<br />
pas du tout considérées comme <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>; les citoyens les plus respectés<br />
participaient à leur organisation, que ce soit à titre <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt d'honneur<br />
ou <strong>de</strong> généreux bienfaiteurs. Le bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie était une sorte <strong>de</strong> taxe<br />
volontaire, qui servait à paver <strong>de</strong>s rues, à construire <strong>de</strong>s quais, <strong>de</strong>s édifices,<br />
<strong>et</strong>c., avec en prime un profit substantiel réservé aux participants qui<br />
avaient tiré le numéro gagnanr-l.<br />
Entre 1744 <strong>et</strong> 1774, les colonies patronnèrent en eff<strong>et</strong> la tenue <strong>de</strong><br />
158 loteries. Un tiers d'entre elles servirent à financer la construction<br />
<strong>de</strong> canaux <strong>et</strong> <strong>de</strong> routes; 27, la construction d'églises; 13 vinrent en<br />
ai<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s établissements d'enseignement; <strong>et</strong> 5 financèrent les débuts<br />
<strong>de</strong> nouvelles entreprises. Le prix <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s continuait d'être élevé, allant<br />
parfois jusqu'à 10 $4. Règle générale, ce genre <strong>de</strong> loteries semblaient<br />
tout à fait respectables : les dirigeants <strong>de</strong> la communauté les<br />
préféraient aux ventes <strong>de</strong> charité. George Washington organisa plusieurs<br />
loteries pour financer la conquête <strong>de</strong> l'Ouest. Benjamin Franklin<br />
en organisa une pour construire le clocher <strong>de</strong> Christ Church, à<br />
Phila<strong>de</strong>lphie, <strong>et</strong> une autre encore, en 1748, pour équiper la ville <strong>de</strong> canons;<br />
John Hancock était l'un <strong>de</strong>s organisateurs <strong>de</strong> la loterie qui eut<br />
1. Hughes (1983, chapitres 4 <strong>et</strong> Il).<br />
2. Sur les revenus au Nouveau Mon<strong>de</strong>, voir S. P. Lee <strong>et</strong> Passele (1979, p. 20).<br />
3. A. Spofford, Lotreries in American History, American Historical Association<br />
Annual Report, 1892, cité par Blakey (1977, p. 75).<br />
4. Nous tenons c<strong>et</strong>te information <strong>de</strong> Blakey (1979, p. 65).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 119<br />
il faut savoir qu'en général les gens étaient en faveur <strong>de</strong> la loterie, parce qu'ils<br />
étaient persuadés que les tirages pouvaient se dérouler selon les règles. La<br />
plupart <strong>de</strong> ceux qui se sont élevés contre la loterie se sont tus après l'adoption<br />
d'une réglementation gouvernementale; risquer <strong>de</strong> l'argent dans une loterie<br />
honnête <strong>de</strong>venait l'affaire <strong>de</strong> chacun (1970, p. 77).<br />
Mais l'attribution <strong>de</strong> permis <strong>et</strong> la réduction <strong>de</strong> la compétition dans ce<br />
secteur entraînaient d'autres problèmes. A partir <strong>de</strong> 1790, les institutions<br />
qui avaient prêté leur nom à l'organisation <strong>de</strong> loteries n'étaient<br />
plus responsables <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s. Quelques courtiers, à la manière<br />
<strong>de</strong>s assureurs aujourd'hui, ach<strong>et</strong>èrent les bill<strong>et</strong>s à rabais <strong>et</strong> les mirent<br />
en vente dans tous les autres Etats à leur valeur nominale. Ce n'est<br />
pas un <strong>hasard</strong> si la Chase National Bank <strong>et</strong> la First National Bank <strong>de</strong><br />
New York furent toutes <strong>de</strong>ux fondées par <strong>de</strong>s courtiers en loteries. La<br />
fIrme <strong>de</strong> courtage en loteries S. & M. Allen ne s'est pas seulement convertie<br />
en firme bancaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> courtage en valeurs mobilières, elle est<br />
aussi la fIrme où Enoch W. Clark débuta sa carrière. Clark était lié aux<br />
Allens, qui fondèrent par la suite la compagnie E. W. Clark <strong>de</strong> Phila<strong>de</strong>lphie<br />
(qui allait <strong>de</strong>venir le plus important courtier en commerce intérieur<br />
dans les années 1840-1850). A New York, en 1823, <strong>de</strong>ux hommes d'affaires,John<br />
B. Yates <strong>et</strong> Archibald McIntyre, avaient quasiment le monopole<br />
<strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> toutes les loteries légales l •<br />
C'est ainsi que la loterie donna à certains privilégiés la possibilité<br />
<strong>de</strong> s'enrichir encore davantage, non parce qu'ils gagnaient <strong>de</strong>s prix,<br />
mais parce qu'ils avaient le monopole <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s. Les<br />
hommes d'affaires qui s'associèrent à la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s constituèrent<br />
un puissant lobbying qui encouragea le fInancement <strong>de</strong>s travaux publics<br />
par la loterie. La loterie perdit son caractère local <strong>de</strong> charité désintéressée.<br />
Les pauvres qui ach<strong>et</strong>aient <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s purent s'enrichir<br />
1. Blakey (1977, p. 167). Blakey s'attar<strong>de</strong> longuement sur les événements qui, à<br />
New York, marquèrent l'histoire du jeu. Il note: « Dans les années 1830 <strong>et</strong> 1840,<br />
New York était sous l'empire du Mouvement chrétien pour une réforme évangélique,<br />
mouvement présent sous diverses formes ailleurs au pays. [ ... ] L'alcool, l'esclavage,<br />
l'absence d'institutions pour venir en ai<strong>de</strong> aux pauvres <strong>et</strong> le statut <strong>de</strong> citoyen <strong>de</strong> secon<strong>de</strong><br />
classe qui était réservé aux femmes, tout cela fut pris à partie» (p. 152) en<br />
même temps que le jeu. Mais à la même époque, comme en Angl<strong>et</strong>erre, les courses <strong>de</strong><br />
chevaux étaient envisagées sous un autre angle : « Dans la cause Van VaJle.engllr;gh vs<br />
To"ry (1828], le tribunal fit une interprétation littérale du mot "course" <strong>et</strong> déclara<br />
que les courses <strong>de</strong> trot ne tombaient pas sous le coup <strong>de</strong> la loi» (p. 75).
120 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
grâce au <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> non en récompense <strong>de</strong> kur labeur <strong>et</strong> quelques cas<br />
<strong>de</strong> frau<strong>de</strong> eurent un certain r<strong>et</strong>entissement. Tous ces facteurs flrent en<br />
sorte que la loterie se heurta à une opposition grandissante dans la<br />
première moitié du XIX· siècle, opposition qui <strong>de</strong>vait mener à son<br />
éventuel bannissement!.<br />
Ouvrons une parenthèse pour préciser que, dans le Midwest, le jeu<br />
<strong>et</strong> la loterie étaient perçus <strong>de</strong> façon bien différente. A l'époque, les<br />
villes du Midwest avaient besoin <strong>de</strong> capitaux pour se développer, <strong>et</strong><br />
les toutes jeunes banques <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres villes <strong>de</strong> la côte<br />
Est étaient capables d'assurer le flnancement nécessaire. La loterie perdit<br />
donc un <strong>de</strong> ses avantages au yeux <strong>de</strong>s gouvernements locaux 2 •<br />
Comme dans l'Ouest, les tavernes, les casinos <strong>et</strong> les maisons closes<br />
étaient les lieux <strong>de</strong> loisirs obligés <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites villes nouvelles<br />
avant 1850, <strong>et</strong> personne ne s'objectait au jeu. Mais dans la secon<strong>de</strong><br />
moitié du XIX< siècle, cédant aux pressions <strong>de</strong>s fermiers ou influencés<br />
par les lois en vigueur dans l'Est, plusieurs Etats <strong>de</strong> l'Ouest adoptèrent<br />
<strong>de</strong>s lois-cadres pour lutter contre le jeu 3 •<br />
1. En 1832, les revenus <strong>de</strong> la loterie dans huit Etats <strong>de</strong> la côte Est représentaient<br />
66,4 millions <strong>de</strong> dollars par année, tandis que le total <strong>de</strong>s dépenses du gouvernement<br />
fédéral ne s'élevait qu'au quart <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te somme. En 1833, la Pennsylvanie interdit la<br />
loterie sur son territoire; les Etats <strong>de</strong> New York, du New Jersey, du Massachus<strong>et</strong>ts,<br />
du Connecticut, du New Hampshire, du Maine, du Vermont <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Ohio en Hrent<br />
autant en 1839. En 1842, le Congrès décréta un embargo sur les loteries fédérales. La<br />
première constirution <strong>de</strong>s Etats du Texas <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Californie interdit la loterie.<br />
En 1930, 45 Etats interdirent la loterie, 35 d'entre eux, en verru <strong>de</strong> leur constirution<br />
(Blakey, 1977, p. 669-678; Devereux, 1980, p. 118-119). Blakey (1977, p. 164) note<br />
l'apparition, en 1817, d'un puissant mouvement contre la loterie avec la fondation <strong>de</strong><br />
la Société pour la prévention <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é.<br />
2. Voir Blakey (1977, p. 311), qui analyse en détailla législation dans le Midwest.<br />
3. Ibid., voir le chap. 5 pour les détails. Mais il faut résister à la tentation d'imaginer<br />
les nouvelles villes <strong>de</strong> l'Ouest minées par une population <strong>de</strong> joueurs qui boivent<br />
<strong>et</strong> comm<strong>et</strong>tent un crime après l'autre. Selon R. Dykstra (The Cattle Town, cité par Blakey,<br />
1977, p. 383), le mythe selon lequel les villes frontières étaient envahies <strong>de</strong><br />
hor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>de</strong>sperados qui prenaient d'assaut les casinos, les maisons closes <strong>et</strong> les saloons,<br />
<strong>et</strong> terminaient leur visite par une violente bagarre, n'est que cela, précisément,<br />
un mythe, une pure invention. Les documents laissent croire qu'il n'en fut rien; les<br />
attaques contre l'alcool <strong>et</strong> le jeu s'expliquent par l'installation dans l'Ouest <strong>de</strong> fermiers<br />
venus <strong>de</strong> la côte Est, <strong>et</strong> sont le refl<strong>et</strong> d'une « colère politique », car on voyait dans le<br />
jeu une forme <strong>de</strong> spéculation au détriment du fermier qui trimait dur. Blakey conclut<br />
aussi que les mesures prises contre le jeu furent incluses « <strong>de</strong> façon non délibérée »<br />
dans la Constitution <strong>de</strong>s Etats <strong>de</strong> l'Ouest.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 121<br />
Derrière les apparences: l'évolution du statu quo<br />
Au cours du XIX< siècle, la critique <strong>de</strong> certains privilèges <strong>et</strong> l'inquiétu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> voir quelques riches individus s'enrichir davantage alors<br />
que d'autres étaient laissés pour compte (même si ces <strong>de</strong>rniers<br />
n'étaient pas entièrement ruinés) se reflétèrent, entre autres manières,<br />
dans les opinions professées sur la loterie. Au début du siècle, Andrew<br />
Jackson s'en prit aux banques, parce que leurs réserves étaient en<br />
gran<strong>de</strong> partie aux mains <strong>de</strong>s étrangers <strong>et</strong> <strong>de</strong>s « riches ». Dans son discours<br />
prononcé <strong>de</strong>vant le Congrès, Jackson affirma que les propriétaires<br />
<strong>de</strong>s banques <strong>de</strong>vaient leur situation enviable à <strong>de</strong>s privilèges<br />
plutôt qu'à <strong>de</strong>s compétences supérieures.<br />
Quand les lois vont jusqu'à ajouter aux justes privilèges naturels (industrie<br />
supérieure, économie, mérite) <strong>de</strong>s différences artificielles, quand les lois se perm<strong>et</strong>tent<br />
<strong>de</strong> distribuer <strong>de</strong>s titres, <strong>de</strong>s récompenses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s privilèges, quand elles<br />
se perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> rendre les riches plus riches <strong>et</strong> les puissants plus puissants, les<br />
éléments les plus humbles <strong>de</strong> la société - fermiers, mécaniciens, ouvriers -,<br />
qui n'ont ni le temps ni les moyens <strong>de</strong> s'octroyer <strong>de</strong> pareilles faveurs, ont le<br />
droit <strong>de</strong> se plaindre <strong>de</strong> l'injustice qui leur est faite par leur gouvernement!.<br />
Il y avait <strong>de</strong>s gens riches aux Etats-Unis, <strong>et</strong> cela bien avant la<br />
Guerre <strong>de</strong> Sécession (par exemple, Stephen Girard <strong>et</strong> John Jacob<br />
Astor), mais les gran<strong>de</strong>s fortunes étaient rares. Ce n'est que lorsque les<br />
voies ferrées, le charbon, l'acier, le bois d'œuvre, les industries, les<br />
conserveries <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> <strong>et</strong> les compagnies <strong>de</strong> finance eurent acquis une<br />
certaine importance qu'une caste d'entrepreneurs se fit remarquer en<br />
adoptant un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie propre aux nouveaux riches. Pendant ce<br />
temps, <strong>de</strong>s millions d'Européens misérables débarquaient <strong>de</strong>s bateaux<br />
d'immigrants <strong>et</strong> affluaient dans les manufactures 2 • « Qui pourrait avoir<br />
1. Blum (1973, p. 220) ; Blakey (1977, p. 81-88; p. 385-387).<br />
2. Hughes (1983, p. 439). De 1790 à 1810, la population <strong>de</strong> New York tripla<br />
presque <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la Pennsylvanie doubla pour atteindre près d'un million (Blakey,<br />
1977, p. 668). Dans le Massachus<strong>et</strong>ts, au XIX' siècle, la population augmentait <strong>de</strong> 10 %<br />
tous les dix ans. Les immigrants venaient du Canada, <strong>de</strong> l'Italie, <strong>de</strong> l'Irlan<strong>de</strong>. Plusieurs<br />
d'entre eux étaient catholiques, mais ils ne jugeaient pas le jeu <strong>de</strong> façon aussi sévère<br />
que les protestants. Comme le fait remarquer Blakey : « Les nouveaux arrivants<br />
n'avaient pas encore fait <strong>de</strong> leur nombre une donnée politique, <strong>et</strong> pas davantage une<br />
donnée législative ou judiciaire; c'est donc la loi <strong>de</strong> l'establishment protestant qui prévalut»<br />
(1977, p. 72).
122 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
<strong>de</strong> l'admiration pour tous ces fainéants quand <strong>de</strong>s gens, dont le mérite<br />
<strong>et</strong> les promesses sont équivalents ou supérieurs, travaillent pendant <strong>de</strong><br />
longues heures en usine ou dans <strong>de</strong>s aciéries <strong>et</strong> vivent dans d'infâmes<br />
taudis situés dans les ruelles <strong>de</strong> l'Amérique industrielle? » Hughes<br />
conclut: « La réponse à c<strong>et</strong>te question: bien peu <strong>de</strong> personnes. »1 Robert<br />
Wiebe, dans The Search for Or<strong>de</strong>r: 1877-1920 (1967), est du même<br />
avis. Selon lui, durant toute la pério<strong>de</strong> qui succéda à la Guerre <strong>de</strong> Sécession,<br />
les structures <strong>de</strong> la société furent bouleversées <strong>de</strong> fond en<br />
comble. L'Amérique rurale <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites villes essayait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r son<br />
emprise à un moment où le pouvoir passait aux mains <strong>de</strong>s classes<br />
moyennes urbanisées 2 • Dans Popu/is/s, P/ungers and Progressives (1965),<br />
Cedric Cowing fait le même genre d'observations. Selon lui, la pre-<br />
1. Hughes (1983, p. 439). Voir aussi North (1978), qui fait <strong>de</strong>s remarques générales<br />
sur le déroulement <strong>de</strong>s événements.<br />
2. En 1800, 90 % <strong>de</strong> la population <strong>de</strong> la Pennsylvanie vivaient <strong>et</strong> travaillaient sur<br />
une ferme. « En 1860, seulement 69 % <strong>de</strong> la population vivaient <strong>de</strong> l'agriculture. La<br />
classe ouvrière, née <strong>de</strong>s industries du charbon <strong>et</strong> du fer, était constituée d'immigrants<br />
irlandais catholiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> ruraux déracinés.» Voir Blakey (1977, p. 73), qui ajoute:<br />
« L'histoire <strong>de</strong> l'immigration, <strong>de</strong> l'urbanisation <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'industrialisation dans les Etats<br />
<strong>de</strong> New York, du New Jersey, du Connecticut <strong>et</strong> du Rho<strong>de</strong> Island connut un déroulement<br />
semblable. Le New Hampshire <strong>et</strong> le Vermont vécurent eux-mêmes <strong>de</strong>s changements<br />
similaires, à la différence qu'ils furent moins dramatiques. » Rappelons la<br />
croissance importante enregistrée par la population américaine au cours <strong>de</strong> ces années:<br />
en 1790, la population n'était que <strong>de</strong> 4 millions d'habitants; en 1850, elle était<br />
passée à 23 millions; en 1930, à 123 millions. Sasuly déclare: « Dans un <strong>de</strong>rnier sursaut<br />
<strong>de</strong> nostalgie, les Etats-Unis <strong>de</strong>s années 1900 apparurent comme un lieu <strong>de</strong> vitalité<br />
industrielle <strong>et</strong> <strong>de</strong> chances pour tous, à une époque d'amusements <strong>et</strong> <strong>de</strong> plaisirs simples.<br />
Il en était ainsi pour certains. Mais d'autres n'avaient rien <strong>de</strong> tout ça [ ... )<br />
En 1892, on lisait dans le programme du Parti populiste que le pays "avait été<br />
conduit au bord <strong>de</strong> la ruine morale, politique <strong>et</strong> matérielle" [ ... ) Derrière le programme<br />
populiste, on pouvait entendre les voix bâillonnées <strong>de</strong> la majorité rurale.<br />
Pendant un tiers du siècle, alors que les prix <strong>de</strong>s produits agricoles étaient au plus bas<br />
<strong>et</strong> que ceux du transport ferroviaire étaient élevés, [ ... ) "les fermiers n'ont rencontré<br />
que peu <strong>de</strong> sympathie auprès du gouvernement fédéral <strong>et</strong> n'ont pas obtenu beaucoup<br />
<strong>de</strong> mesures législatives susceptibles <strong>de</strong> leur venir en ai<strong>de</strong>". Plusieurs centaines <strong>de</strong> milliers<br />
d'ouvriers, qui avaient trouvé à s'engager <strong>de</strong>puis peu dans l'industrie, connurent<br />
un sort semblable, sinon pire. Leurs grèves étaient moins nombreuses <strong>et</strong> plus longues<br />
(par exemple, en 1877, en 1892 <strong>et</strong> en 1894). Toutes ces grèves furent matées par la<br />
force» (1982, p. 83-84). En 1896, les populistes étaient <strong>de</strong>venus une force avec laquelle<br />
le Parti démocratique <strong>de</strong>vait compter <strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1887, la Commission sur le<br />
commerce inter-Etats adopta <strong>de</strong>s mesures pour réglementer les tarifs ferroviaires;<br />
d'autres réglementations suivirent, ainsi que <strong>de</strong>s lois antitrust. Voir Sasuly (1982,<br />
chap. 7) ; Hughes "(1983, chap. 22).
124 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
plaisirs <strong>de</strong> la ville <strong>et</strong> ces vices que sont le jeu, l'alcool <strong>et</strong> la spéculation<br />
furent dénoncés au même moment où les fermiers se voyaient relégués<br />
au second plan <strong>et</strong> où l'influence <strong>de</strong> certains groupes urbains allait en<br />
grandissant. Il semble que l'une <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>s<br />
groupes puissants qui étaient sur le point d'être évincés fut <strong>de</strong> donner<br />
au débat une connotation morale. Le jeu prit un aspect moral à la suite<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong> enchaînement <strong>de</strong> circonstances. Mais l'accusation voulant que le<br />
jeu soit la cause principale <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é, <strong>de</strong> la paresse <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'instabilité<br />
semble fausse - bien que l'accusation selon laquelle ceux qui ont<br />
obtenu le monopole <strong>de</strong>s loteries se sont enrichis ne le soit pas.<br />
L'invention <strong>de</strong> ces accusations n'a rien pour étonner. Quand certains<br />
individus se détachent du groupe <strong>et</strong> s'élèvent beaucoup plus haut que ne<br />
le veut la règle du jeu - même s'il s'agit du jeu <strong>de</strong>s affaires -, le bouleversement<br />
qui en résulte peut susciter <strong>de</strong> la crainte ou provoquer l'envie<br />
<strong>de</strong>s laissés-pour-compte. Quand les temps sont incertains, c<strong>et</strong>te réaction<br />
émotive amène à prendre <strong>de</strong> mauvaises décisions, que l'on tente <strong>de</strong> justifier<br />
par les arguments les plus fantaisistes, <strong>et</strong> en dissimulant la vérité<br />
toute nue <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s accusations, <strong>de</strong>s slogans, <strong>de</strong>s préoccupations morales<br />
inventées <strong>de</strong> toutes pièces <strong>et</strong> <strong>de</strong>rrière le lourd <strong>et</strong> épais ri<strong>de</strong>au du langage.<br />
Le prochain chapitre reviendra sur ces questions.<br />
6. Le jeu durant la Gran<strong>de</strong> Dépression ...<br />
Aux Etats-Unis, dans les années 30, la Dépression vit se répandre<br />
la fièvre du jeu; les congrégations religieuses <strong>et</strong> les organismes <strong>de</strong> charité<br />
en r<strong>et</strong>iraient <strong>de</strong> riches divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s. Personne n'oubliait que le jeu<br />
avait été condamné en son temps, mais, <strong>de</strong> plus en plus souvent, on<br />
pouvait lire plusieurs bonnes raisons d'en tolérer l'existence, voire <strong>de</strong><br />
le légaliser 1 • Prêtre catholique <strong>et</strong> éditeur du journal America, le révérend<br />
Francis Talbot écrivait:<br />
Je ne peux me réjouir avec tous ces puritains tatillons qui font d'un pass<strong>et</strong>emps<br />
bourgeois comme le bingo un péché capital [ ... ] Quand les soirées <strong>de</strong><br />
1. Rappelons que la population du nord-est <strong>de</strong>s Etats-Unis augmenta considérablement<br />
entre le début du xx· siècle <strong>et</strong> la fin <strong>de</strong>s années 50, <strong>et</strong> que le contexte religieux<br />
s'en trouva modifié. Voir les n. 2, p. 121 <strong>et</strong> 2, p. 122. Parallèlement, l'industrialisation<br />
<strong>et</strong> l'urbanisation suivaient leur cours.
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 125<br />
bingo se déroulent sous bonne gar<strong>de</strong> [celle <strong>de</strong> l'Eglise ?] <strong>et</strong> que les lots sont<br />
plutôt p<strong>et</strong>its, le plus grand reproche que l'on peut faire au bingo est <strong>de</strong> donner<br />
un bon mal <strong>de</strong> gorge. Les bingos paroissiaux sont un substitut sain aux thés que<br />
donnent les commères, aux films d'amour languissants <strong>et</strong> aux livres libertins!.<br />
Comme on peut s'en douter, l'Eglise protestante était moins bien<br />
disposée à l'endroit du jeu 2 •<br />
Dans plusieurs Etats, le bingo fut la première forme décriminalisée<br />
<strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, dans la mesure où il était sous le patronage d'organismes<br />
religieux ou <strong>de</strong> charité. En 1931, le Massachus<strong>et</strong>ts fit le premier<br />
pas vers la légalisation; le Rho<strong>de</strong> Island suivit en 1937. Les paris<br />
mutuels <strong>de</strong>vaient suivre avec le New Hampshire, l'Ohio <strong>et</strong> le Michigan,<br />
qui les légalisèrent en 1933 3 • Le bingo <strong>de</strong>vint extrèmement popu-<br />
1. Cité par Devereux, 1980, p. 175. Pour d'autres points <strong>de</strong> vue exprimés au<br />
cours <strong>de</strong> la Dépression, voir ibid., p. 170-212.<br />
2. Il peut y avoir à cela plusieurs raisons, la plus vraisemblable étant que, forts <strong>de</strong><br />
la tradition, les dirigeants protestants ont repris à leur compte, sans se donner la peine<br />
d'y réfléchir, les écrits <strong>et</strong> les propos <strong>de</strong> leurs prédécesseurs. Qu'on se souvienne, en<br />
particulier, <strong>de</strong> l'analyse faite au début <strong>de</strong> ce chapitre du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Calvin, <strong>et</strong><br />
qu'on se rappelle que Luther a également écrit: « L'argent gagné au jeu [ ... ] n'est pas<br />
gagné sans égoïsme, sans narcissisme <strong>et</strong> sans péché» (Works of Martin Luther, Phila<strong>de</strong>lphia,<br />
Muhlenberg, 1931, vol. 4, p. 58). Une autre explication pourrait être que, si<br />
les protestants ont tendance à confondre loi <strong>et</strong> moralité <strong>et</strong> à considérer comme immoraux<br />
les actes illégaux, l'Eglise catholique ne semble pas partager ce point <strong>de</strong> vue :<br />
l'Etat a le droit d'interdire le jeu - qui est d'ordre temporel -, mais c<strong>et</strong>te interdiction<br />
légale ne le rend pas pour autant immoral. Il semble que l'Eglise catholique ne<br />
considère le jeu immoral que s'i! y a eu tricherie ou excès dont, au premier chef, la<br />
famille du joueur aura fait les frais. Mais le motif le plus souvent invoqué est celui que<br />
nous avons souligné au chapitre 2, à savoir qu'obtenir quoi que ce soit sans avoir<br />
d'abord travaillé est une idée qui répugne au protestant. Au New Jersey, lors du<br />
débat contre la libéralisation <strong>de</strong>s lois sur le jeu, l'Eglise protestante, qui menait la bataille,<br />
affirma que la loterie était à blâmer sur le plan moral, parce qu'elle avait l'air <strong>de</strong><br />
donner quelque chose sans que l'individu doive fournir quoi que ce soit en r<strong>et</strong>our,<br />
ou, à tout le moins, parce qu'elle lui donnait l'espoir <strong>de</strong> pouvoir obtenir une réponse<br />
tout à fait disproportionnée par rapport à l'effort ou à l'investissement initial. Une<br />
autre explication serait à m<strong>et</strong>tre en relation avec la remarque <strong>de</strong> Duster : ({ Ranulf <strong>et</strong><br />
Weber sont <strong>de</strong> ceux qui ont observé que le catholicisme romain a une vision beaucoup<br />
plus holistique du "bien <strong>et</strong> du mal" dans les actions humaines [ ... ] Peut-être le<br />
problème se trouve-t-il essentiellement dans la façon dont les pays catholiques du Sud<br />
envisagent le pardon <strong>de</strong>s péchés. Tout à l'opposé, la rigueur luthérienne <strong>et</strong> calviniste<br />
ne laisse aucune place au péché. Ce sont donc <strong>de</strong>s "doctrines religieuses dépourvues<br />
<strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong>" » (1970, p. 90). -<br />
3. Blakey (1977, p. 111-127).
126 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
laire dans les lunaparks, les bals <strong>de</strong> pompiers, les soupers communautaires<br />
<strong>et</strong> les fêtes paroissiales. Comme on peut l'imaginer, sa popularité,<br />
en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dépression, tenait à ce que plusieurs <strong>de</strong> ses détracteurs<br />
appelaient « l'espoir <strong>de</strong> gagner quelque chose sans avoir rien<br />
fait ». Bien sûr, tous ceux qui réclamaient la légalisation <strong>de</strong> la loterie<br />
ne s'interrogeaient pas sur sa moralité ou ne faisaient pas intervenir<br />
<strong>de</strong>s convictions religieuses. Il y en avait qui défendaient la légalisation<br />
. <strong>de</strong> la loterie pour <strong>de</strong>s raisons pratiques : les <strong>de</strong>vises américaines ne seraient<br />
pas détournées vers <strong>de</strong>s loteries étrangères ou n'iraient pas gonfler<br />
les coffres, exempts d'impôt, <strong>de</strong> la pègre. De surcroît, les revenus<br />
<strong>de</strong>s loteries pourraient compenser les budg<strong>et</strong>s restreints <strong>de</strong>s gouvernements,<br />
soulageant, du coup, le contribuable. Le magazine Times (dans<br />
son édition du 20 avril 1936) fait état <strong>de</strong>s démarches <strong>de</strong> Mrs Oliver<br />
Harriman, directrice <strong>de</strong> la Conférence nationale pour la légalisation <strong>de</strong>s lotenes<br />
inc., en vue <strong>de</strong> légaliser la loterie. Mrs Harriman affirmait que le<br />
débat sur la loterie ne <strong>de</strong>vait s'embarrasser d'aucune considération<br />
morale, que les impôts avaient atteint une limite <strong>et</strong> que les revenus <strong>de</strong><br />
la loterie étaient nécessaires pour ai<strong>de</strong>r les pauvres, dont les souffrances<br />
étaient plus gran<strong>de</strong>s que jamais 1 • Dans les années 30, au plus<br />
fort <strong>de</strong> l'engouement pour la loterie, <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loi sur la légalisation<br />
<strong>de</strong> la loterie furent soumis à l'Assemblée législative <strong>de</strong>s Etats <strong>de</strong><br />
New York, du New Jersey, du Massachus<strong>et</strong>ts, <strong>de</strong> la Pennsylvanie, du<br />
Maryland, <strong>de</strong> la Louisiane, <strong>de</strong> l'Illinois, du Maine, du New Hampshire,<br />
du Connecticut, <strong>de</strong> la Californie <strong>et</strong> du Nebraska (au Massachus<strong>et</strong>ts,<br />
en 1935, le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> loi fut rej<strong>et</strong>é après un vote serré <strong>de</strong> 110<br />
à 110)2. Edward A. Kenny déposa un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> loi à la Chambre <strong>de</strong>s<br />
Représentants, mais Kenny <strong>de</strong>vait décé<strong>de</strong>r en 1937, peu <strong>de</strong> temps<br />
avant que le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> loi ne franchisse l'étape finale. Personne ne prit<br />
la relève <strong>et</strong>, bien que l'intérêt pour la loterie <strong>de</strong>meurât le même (au<br />
Congrès, la question fut abordée presque à chacune <strong>de</strong>s sessions qui<br />
1. Rubner raconte comment c<strong>et</strong>te darne tout à fait respectable enfreignit délibérément<br />
le règlement <strong>de</strong>s postes pour organiser le tirage qu'elle avait commandité; sa<br />
comparution <strong>de</strong>vant les tribunaux attira l'attention du public sur la question (1966,<br />
p. 99). Sur les débats qui entourèrent les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> au cours <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Dépression,<br />
voit aussi Devereux (1980, p. 165-212).<br />
2. Devereux (1980, p. 110-212). En 1971, le Nevada légalisa le jeu sur tout son<br />
territoite (Sasuly, 1982, p. 233).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 127<br />
suivirent), avec la déclaration <strong>de</strong> la guerre le législateur avait maintenant<br />
d'autres préoccupations en tête l •<br />
Certains sondages perm<strong>et</strong>tent d'en savoir davantage sur la popularité<br />
croissante <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> durant la Dépression. En octobre 1935, le<br />
magazine Fortune publia les résultats d'une enquête nationale qui posait<br />
la question suivante: « Croyez-vous que la loterie, inspirée du modèle<br />
<strong>de</strong>s sweepstakes irlandais pour les hôpitaux <strong>et</strong> organisée uniquement<br />
dans un but charitable ou comme mo<strong>de</strong> d'imposition, <strong>de</strong>vrait être autorisée<br />
dans ce pays? » 55 % <strong>de</strong>s gens interrogés ont répondu oui; 33 %<br />
non; 12 % ont répondu qu'ils ne savaient pas. Les réponses présentent <strong>de</strong><br />
gran<strong>de</strong>s disparités régionales. La côte Ouest, industrialisée <strong>et</strong> urbanisée,<br />
était favorable dans une proportion <strong>de</strong> 79 % ; les Etats du Nord, dans une<br />
proportion <strong>de</strong> 58 %. En 1936, un sondage Gallup donna <strong>de</strong>s résultats similaires<br />
: 59 % <strong>de</strong>s gens interrogés répondirent oui, <strong>et</strong> le reste, non. Mais<br />
en 1938, au moment où reculait la« vague <strong>de</strong>s loteries nées <strong>de</strong> la Dépression»<br />
<strong>et</strong> que les Etats-Unis commençaient peu à peu à reprendre du poil<br />
<strong>de</strong> la bête, 49 % <strong>de</strong>s gens interrogés étaient en faveur <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> 5 %<br />
s'y opposaient. Il n'empêche que, dans ce même sondage, 55% <strong>de</strong>s pauvres<br />
étaient en faveur <strong>de</strong> la légalisation <strong>de</strong> la loterie, tandis que chez les<br />
gens dont le revenu se situait dans la catégorie « revenu moyen <strong>et</strong> plus »,<br />
c<strong>et</strong>te proportion n'était plus que <strong>de</strong> 45%2.<br />
La loterie était illégale, mais on lui avait trouvé un substitut. Durant<br />
la Gran<strong>de</strong> Dépression, une vague <strong>de</strong> concours balaya le pays.<br />
Pour jouer, il suffisait d'ach<strong>et</strong>er un produit quelconque, plutôt bon<br />
marché, <strong>et</strong> qui donnait le droit <strong>de</strong> participer à une loterie (légalement,<br />
il fallait bien sûr parler <strong>de</strong> « concours »), dont les prix variaient entre<br />
25 $ <strong>et</strong> 100000 $. (L'astuce qui perm<strong>et</strong>tait à ces concours d'échapper<br />
aux lois antiloteries est révélatrice; elle montre comment, encore une<br />
fois, <strong>de</strong>s gens imaginatifs, en particulier les avocats, pouvaient profiter<br />
<strong>de</strong> leur facilité à jouer avec les mots pour contourner les lois <strong>et</strong> les règlements.<br />
Et s'il vous arrive <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi, encore aujourd'hui,<br />
vous <strong>de</strong>vez répondre à la question « combien font <strong>de</strong>ux <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>ux? » quand vous participez à un concours, la raison en est que ses<br />
organisateurs doivent prouver que leur « loterie» fait appel aux com-<br />
1. Devereux (1980, p. 204).<br />
2 Ibid., p. 209-210.
128 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
pétences <strong>de</strong>s participants.) Chez les pauvres, les machines à sous <strong>de</strong>vinrent<br />
une forme privilégiée <strong>de</strong> paris. En 1939, un observateur estima<br />
que les rec<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te industrie à l'échelle nationale dépassaient<br />
les 500 millions <strong>de</strong> dollars. Vn sondage Gallup effectué au cours <strong>de</strong> la<br />
même année révéla qu'un adulte sur trois tentait sa chance <strong>de</strong> temps à<br />
autre dans les machines à sous 1.<br />
En Angl<strong>et</strong>erre comme aux Etats-V nis, différentes formes <strong>de</strong><br />
concours existaient déjà au xvm< siècle, mais c'est durant la Dépression<br />
que la mo<strong>de</strong> se répandit, alors que 3000 concours furent commandités,<br />
lesquels attirèrent quelque 100 millions <strong>de</strong> participants.<br />
Après 1933, le volume d'affaires <strong>de</strong> l'industrie <strong>de</strong>s concours <strong>de</strong>meura<br />
stationnaire, puis se mit à diminuer lentement dans les <strong>de</strong>rnières années<br />
<strong>de</strong> la décennie. li n'empêche que les concours <strong>de</strong>meurèrent très<br />
populaires jusqu'en 1941 2 • Comme on pouvait s'y attendre, la plupart<br />
<strong>de</strong>s commanditaires <strong>de</strong> ces concours n'offraient qu'un prix important,<br />
le plus souvent en argent, même si les concours dont les prix consistaient<br />
en bourses d'étu<strong>de</strong>s étaient aussi fort prisés. Les concours qui, à<br />
valeur égale, donnaient la chance <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>s radios, <strong>de</strong>s autos, <strong>de</strong>s<br />
manteaux <strong>de</strong> fourrure <strong>et</strong> <strong>de</strong>s diamants l'étaient moins 3 •<br />
Le fait est important, parce qu'il montre la mauvaise foi <strong>de</strong>s détracteurs<br />
<strong>de</strong> la loterie, qui accusent volontiers les joueurs d'irresponsabilité<br />
familiale. Les concours les plus populaires étaient ceux dont les<br />
prix perm<strong>et</strong>taient <strong>de</strong> défrayer les coûts d'éducation d'un enfant, ce qui<br />
est tout à fait conforme au portrait <strong>de</strong>s joueurs <strong>de</strong> loterie que nous<br />
avons tracé un peu plus tôt: dans l'ensemble, les joueurs <strong>de</strong> loterie<br />
forment un groupe social pauvre, mais qui a plutôt le sens <strong>de</strong>s responsabilités.<br />
C<strong>et</strong>te conclusion est renforcée quand on observe la situation<br />
dans d'autres pays où, là aussi, les loteries les plus populaires étaient<br />
1. Voir Blakey (1977, chap. 6) pour un échantillon <strong>de</strong>s différents points <strong>de</strong> vue<br />
exprimés à l'époque sur la légalité <strong>de</strong>s concours. Bon<strong>de</strong>r fait remarquer: « Il y a<br />
25 millions d'Américains ( ... ) qui participent à au moins <strong>de</strong>ux concours chaque année.<br />
Plus <strong>de</strong> 12 millions d'entre eux sont absolument obsédés par les concours <strong>et</strong> tentent<br />
leur chance dès qu'ils en ont le temps <strong>et</strong> la possibilité» (1938, p. 3).<br />
2. Devereux (1980, p. 121-122).<br />
3. Devereux pense qu'il en était ainsi parce que le prix <strong>de</strong> revente <strong>de</strong> ces marchandises<br />
était <strong>de</strong> beaucoup inférieur à la valeur estimée par les commanditaires (1980,<br />
p. 184).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 129<br />
celles qui donnaient en prix les obj<strong>et</strong>s suivants: <strong>de</strong> l'équipement agricole<br />
avec la loterie du Danemark, un appartement avec la Loterie nationale<br />
<strong>de</strong> l'Etat d'Israël, <strong>de</strong>s voitures au Ghana, <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s machines<br />
à coudre, <strong>de</strong>s terrains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s voyages à l'étranger dans les pays<br />
communistes!. li va <strong>de</strong> soi que certains <strong>de</strong> ces prix pouvaient être revendus<br />
(<strong>et</strong> donc ces loteries ne différaient pas vraiment <strong>de</strong>s loteries<br />
dotées <strong>de</strong> premiers prix en argent). Mais d'autres ne pouvaient pas<br />
l'être (par exemple, les étu<strong>de</strong>s d'un enfant, les voyages à l'étranger),<br />
ou alors moyennant certains frais. Et parce que ces loteries n'étaient<br />
pas moins populaires que les autres, on peut penser que ce genre <strong>de</strong><br />
prix intéressait aussi les joueurs. Dans ces circonstances, leur intérêt<br />
pour le jeu relève <strong>de</strong> motifs qu'il est difficile <strong>de</strong> blâmer.<br />
Dans les années 30, la Gran<strong>de</strong> Dépression amena avec elle la folie <strong>de</strong>s<br />
chaînes <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> autres variantes <strong>de</strong> combines à chiffres. Une autre<br />
invention <strong>de</strong> la Dépression était la séance <strong>de</strong> cinéma appelée « banque <strong>de</strong><br />
nuit». Le tick<strong>et</strong> d'admission ne perm<strong>et</strong>tait pas seulement d'assister à la<br />
séance, il donnait la chance <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>s prix. Les courses <strong>de</strong> chevaux<br />
<strong>et</strong> les paris aux courses prospérèrent durant c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, étant donné<br />
que les lois qui interdisaient les courses <strong>et</strong> les paris étaient pour la plupart<br />
inopérantes 2 • Des organismes <strong>de</strong> charité <strong>et</strong> <strong>de</strong>s maisons d'affaires<br />
conçurent un système où l'on donnait en prix <strong>de</strong>s voitures, <strong>de</strong>s frigos <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>s cuisinières; plusieurs chambres <strong>de</strong> commerce, qui représentaient la<br />
majorité <strong>de</strong>s commerçants <strong>de</strong> la ville, participèrent à ce genre d'initiatives.<br />
Un commentateur <strong>de</strong> l'époque 3 écrivit que si, dans les années 20, le<br />
milieu <strong>de</strong>s affaires avait traité <strong>de</strong> haut les concours, qu'il jugeait « vulgaires<br />
» <strong>et</strong> « semblables à un cirque », avec la Dépression, ces <strong>de</strong>rniers<br />
étaient <strong>de</strong>venus respectables. Plusieurs auteurs ont donné <strong>et</strong> donnent<br />
encore à ces pratiques une connotation péjorative. Devereux y voit« essentiellement<br />
une forme <strong>de</strong> pot-<strong>de</strong>-vin, qui incite les gens à ach<strong>et</strong>er une<br />
1. Rubner (1966, p. 15).<br />
2. S. S. Smith (1952, p. 63) ; Blakey (1977, p. 103). Comme en Angl<strong>et</strong>erre, le<br />
mouvement législatif <strong>de</strong> 1930 vit le jour pour lutter contre c<strong>et</strong> état <strong>de</strong> fait. Ben<strong>de</strong>r<br />
note : « Les prix en nature <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> plus en plus populaires. Parfois on donne<br />
[ ... ) <strong>de</strong>s coupons <strong>de</strong> crédit à échanger à l'épicerie du coin ou chez le <strong>de</strong>ntiste» (1938,<br />
p. 10).<br />
3. Ben<strong>de</strong>r (1938, p. 3). On ne s'étonnera pas d'apprendte que <strong>de</strong> tels groupes<br />
étaient contre le fait <strong>de</strong> réglementer les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Voir Blakeley (1977, p. 104).
130 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
marque donnée en leur faisant miroiter la possibilité <strong>de</strong> gagner certains<br />
prix »1. Mais c<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> voir ignore le fait suivant: durant la Dépression,<br />
les pauvres <strong>et</strong> ceux qui l'étaient <strong>de</strong>venus voulaient dépenser plus<br />
d'argent à la loterie, mais les organisateurs n'avaient pas légalement le<br />
droit d'en organiser. Le droit <strong>de</strong> jouer à la loterie, c'est-à-dire <strong>de</strong> participer<br />
à différents « concours», était lié à l'achat d'un produit. (En d'autres<br />
mots, c'est la loi qui, en encourageant ce genre d'achat conditionnel,<br />
donna le monopole à tous les manufacturiers qui avaient les moyens <strong>de</strong><br />
commercialiser leurs produits grâce à une loterie, même si ce n'était pas<br />
alors le nom qu'elle portait.)<br />
Ce genre d'achat conditionnel augmentait-il vraiment le prix du produit?<br />
La réponse est non; pas obligatoirement. Supposons que le prix<br />
d'une douzaine <strong>de</strong> cigar<strong>et</strong>tes d'une marque quelconque soit normalement<br />
<strong>de</strong> 10 $, <strong>et</strong> que la compagnie dépense 10 millions <strong>de</strong> dollars en publicité.<br />
Avec le concours, la compagnie déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> consacrer 5 millions<br />
<strong>de</strong> dollars en frais d'organisation d'une loterie (prix, administration) <strong>et</strong><br />
seulement 5 millions <strong>de</strong> dollars en publicité dans les médias. La loterie<br />
étant plus populaire que jamais durant la Dépression, la réduction du<br />
budg<strong>et</strong> consacré à la publicité <strong>et</strong> l'accroissement <strong>de</strong>s dépenses liées à<br />
l'organisation d'une loterie pouvaient se révéler plus profitables que<br />
toutes les sommes dépensées jusque-là en publicité <strong>de</strong> routine. Et à partir<br />
<strong>de</strong> 1931, effectivement, le mot « concours» remplaça très vite le mot<br />
« offres spéciales» ou « primes» <strong>et</strong>, en 1932,« tout le pays était fou <strong>de</strong>s<br />
concours», comme l'a fait remarquer Eric Ben<strong>de</strong>r en 1938.<br />
Il va <strong>de</strong> soi que ces nouvelles techniques <strong>de</strong> vente pouvaient déplaire<br />
à certaines entreprises comme les journaux, la radio <strong>et</strong> la télévision. Leurs<br />
revenus publicitaires accusaient une baisse <strong>de</strong> 5 millions <strong>de</strong> dollars, désormais<br />
dépensés en frais d'administration interne ou directement redistribués<br />
dans le grand public. Il faut donc se méfier <strong>de</strong>s éditoriaux d'alors<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> ceux qui, encore maintenant, affichent une mauvaise opinion <strong>de</strong>s<br />
concours. Ce pourrait bien être, encore une fois, <strong>de</strong>s intérêts égoïstes qui<br />
se cachent dans ces propos, <strong>et</strong> aucune préoccupation morale.<br />
Quant aux tribunaux, plutôt que <strong>de</strong> faire preuve d'esprit d'initiative<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> recomman<strong>de</strong>r la levée <strong>de</strong> l'embargo juridique qui pesait<br />
1. Devereux (1980, p. 98, p. 181); Blakey (1977, p. 100).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 131<br />
sur la loterie <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, en invoquant le fait que la situation<br />
avait changé <strong>et</strong> que l'embargo initial avait pu être une erreur <strong>de</strong> départ,<br />
ils préférèrent s'en tenir à la l<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> la loi!. Il est assez ironique<br />
<strong>de</strong> penser que les nouvelles techniques <strong>de</strong> mise en marché (concours,<br />
primes, « ca<strong>de</strong>aux », « banques <strong>de</strong> nuit », <strong>et</strong>c.), inventées durant la<br />
Dépression par <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its entrepreneurs soucieux d'éviter la faillite, furent<br />
condamnées au nom <strong>de</strong> lois adoptées un siècle plus tôt par <strong>de</strong>s<br />
disciples <strong>de</strong> Jackson - <strong>et</strong> qui étaient censées protéger, à l'époque, les<br />
plus faibles dans les pério<strong>de</strong>s difficiles.<br />
Le fait que les gens s'adonnèrent davantage au jeu durant la Dépression<br />
ne passa pas inaperçu aux yeux <strong>de</strong>s observateurs anglais. Alors que<br />
le xx e siècle voyait les revenus sur les ventes d'alcool diminuer lentement<br />
<strong>et</strong> régulièrement, les paris <strong>et</strong> le jeu connurent, durant la Dépression,<br />
un phénomène inverse. Dans la ville <strong>de</strong> Birmingham, une enquête<br />
auprès du personnel <strong>de</strong> bureau <strong>et</strong> d'usine d'un certain nombre d'entreprises<br />
révéla que 80 % <strong>de</strong>s employés pariaient régulièrement, soit légalement,<br />
soit illégalement 2 • D'autres enquêtes ont montré que la popularité<br />
du jeu augmenta pendant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dépression économique <strong>et</strong> industrielle<br />
que connut l'entre-<strong>de</strong>ux-guerres, « alors qu'hommes <strong>et</strong> femmes,<br />
qui vivaient dans l'austérité fmancière, étaient incontestablement fascinés<br />
par la perspective éventuelle <strong>de</strong> gagner quelque chose par le fait du<br />
<strong>hasard</strong> »3. La multiplication <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong> courses <strong>de</strong> lévriers, qui suivit<br />
leur apparition dans les années 20, <strong>et</strong> les occasions <strong>de</strong> paris que ces<br />
courses représentaient pour les ouvriers déprimés <strong>de</strong>s villes expliquè-<br />
1. Voir la référence <strong>de</strong> Blakey à la n. 1, p. 128.<br />
2. Perkins (1958, p. 30).<br />
3. Ibid., p. 37. ?v1iers <strong>et</strong> Dixon notent: « Aux yeux <strong>de</strong> la Commission royale<br />
<strong>de</strong> 1932, l'objection <strong>de</strong> principe, selon laquelle la loterie avait <strong>de</strong>s conséquences néfastes<br />
sur la société, se ramène à <strong>de</strong>ux arguments principaux, qui ont été les armes<br />
classiques <strong>de</strong> la panoplie utilisée par les opposants à la loterie. Le premier argument<br />
est que la loterie, qui ne fait appel à aucune habil<strong>et</strong>é particulière, cache en fait une<br />
croyance en la valeur du <strong>hasard</strong>, croyance qui entre en contradiction avec l'esprit <strong>de</strong><br />
l'éthique protestante du travail. Pour celle-ci, les vertus d'économie <strong>et</strong> d'industrie<br />
conduisent inévitablement à une gratification matérielle (<strong>et</strong> spirituelle) ( ... ) Le fait que<br />
la loterie repose en fait sur la croyance en la valeur du <strong>hasard</strong> est certes un argument<br />
très répandu, mais qui peut être à <strong>de</strong>ux tranchants: le système capitaliste, qui exige <strong>de</strong><br />
se soum<strong>et</strong>tre à l'éthique du travail, est en soi, dans une certaine mesure, une entreprise<br />
risquée. » (1979, p. 394) Le chapitre 5 analyse les questions soulevées par c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière<br />
remarque.
132 SPÉCUL\TION ET JEUX DE HASARD<br />
rent en partie la mise sur pied, en 1932-1933, d'une commission royale<br />
chargée d'enquêter sur toute la question du jeu l • Une autre raison à la<br />
création <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te commission fut qu'en 1930 l'Etat libre d'Irlan<strong>de</strong> commença<br />
à faire la promotion <strong>de</strong>s Irish Hospitals Trust Sweepstakes, en Irlan<strong>de</strong><br />
comme au Royaume-Uni 2 • La Commission envisagea sérieusement<br />
la possibilité <strong>de</strong> ressusciter les loteries d'Etat <strong>et</strong> recommanda <strong>de</strong><br />
plus que soient légalisés les paris hors pistes faits en espèces 3 •<br />
Les points <strong>de</strong> vue les plus éloquents sur le jeu remontent naturellement<br />
à c<strong>et</strong>te époque. Un article anonyme, intitulé « Le <strong>hasard</strong>» <strong>et</strong><br />
publié dans l'édition du 6 juin 1931 du journal anglais New Stateman<br />
and Nation, semble refléter tout à fait ce genre <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue.<br />
Après la fortune, la chose la plus agréable est le <strong>hasard</strong> lié à la fortune [ ... )<br />
En ach<strong>et</strong>ant un bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie, on achète en eff<strong>et</strong> une sorte d'histoire dont<br />
on est le héros. C'est ainsi qu'on s'imagine heureux <strong>et</strong> riche, libre <strong>de</strong> toute<br />
obligation <strong>et</strong> <strong>de</strong> toutes les angoisses que suppose la nécessité <strong>de</strong> gagner sa vie.<br />
On se voit capable <strong>de</strong> s'offrir une maison à la campagne, <strong>de</strong> prendre autant<br />
<strong>de</strong> vacances qu'on a envie [ ... ] Ce n'est peut-être pas là un idéal très héroïque,<br />
mais c'est du moins le plus inoffensif. [ ... ] Du reste, le désir <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong> l'argent<br />
sans effort n'est pas incompatible avec <strong>de</strong>s rêves d'une espèce plus<br />
noble. On peut même affirmer que quiconque aspire à une existence noble<br />
souhaite gagner <strong>de</strong> l'argent sans effort; ainsi pourra-t-il s'affranchir <strong>de</strong> toute<br />
lutte matérielle en vue du profit <strong>et</strong> se consacrer à <strong>de</strong>s idéaux plus élevés ( ... )<br />
A gagner <strong>de</strong> l'argent <strong>et</strong> à le dépenser, nous perdons nos facultés, dit Woodsworth,<br />
<strong>et</strong> nous les gaspillons davantage que nous ne les dépensons. Jour<br />
après jour, heure après heure, tout est gaspillé dans nos efforts pour assurer<br />
les nécessités <strong>de</strong> l'existence à notre famille <strong>et</strong> à nous-mêmes. ( ... ) Inévitablement,<br />
c<strong>et</strong>te situation fait <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s matérialistes. Mais que l'un d'entre nous<br />
gagne le premier prix à un sweepstake, <strong>et</strong> nous aurons le temps <strong>de</strong> nous asseoir<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> lire les philosophes 4 •<br />
1. Leonard (1952); Newman (1972, p. 28). Ce n'est pas un <strong>hasard</strong> si la Chine,<br />
pour la première fois dans son histoire, a mis sur pied une première loterie d'Etat le<br />
31 juill<strong>et</strong> 1933. Whang (1933) note cependant qu'une sorte <strong>de</strong> loterie, le How-Wei,<br />
était très populaire à Shanghai dans les classes populaires, même s'il était interdit d'y<br />
jouer en public.<br />
2. Blakey (1977, p. 913) cite la Commission royale.<br />
3. Dixon (19810, p. 73-74). En 1930, l'invention <strong>de</strong> la compilatrice (une machine<br />
qui réduisait les possibilités <strong>de</strong> frau<strong>de</strong>) contribua à la légalisation <strong>de</strong>s paris mutuels<br />
dans la plupart <strong>de</strong>s Etats <strong>de</strong> la côte Est (le premier Etat à les légaliser fut le New<br />
Hampshire, en 1933). Voir Blakey (1977, p. 113).<br />
4. Cité par Devereux (1980, p. 779-780).
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 133<br />
C'est là, certainement, un <strong>de</strong>s avatars <strong>de</strong> l'antique proverbe latin,<br />
qui convient tout à fait à la plupart <strong>de</strong>s joueurs : Primum vivere, <strong>de</strong>in<strong>de</strong><br />
philosophari; ou encore, comme l'a dit Brecht plus récemment :<br />
« D'abord manger, l'éthique viendra plus tard. »<br />
7 .... <strong>et</strong> <strong>de</strong> nos jours<br />
Après la Gran<strong>de</strong> Dépression <strong>et</strong> la Secon<strong>de</strong> Guerre mondiale, certains<br />
proposèrent que les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> soient placés sous la responsabilité<br />
<strong>de</strong>s Etats ou du gouvernement national. Comme en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
la tradition, en particulier la tradition religieuse (<strong>et</strong> cela, même<br />
en tenant compte du regain récent <strong>de</strong> la ferveur religieuse associé aux<br />
télévangélistes <strong>et</strong> qui a fait beaucoup <strong>de</strong> bruit), la façon d'expliquer la<br />
pauvr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> les besoins <strong>de</strong>s gouvernements en matière <strong>de</strong> revenus apparaissaient<br />
dans une autre perspective. Pourtant, au cours <strong>de</strong>s années<br />
50 <strong>et</strong> 60, années qui furent relativement plus calmes <strong>et</strong> où tout le<br />
mon<strong>de</strong> était d'avis qu'il fallait faire confiance aux dirigeants pour assurer<br />
le plein emploi <strong>et</strong> hausser le niveau <strong>de</strong> vie individuel, on entendit<br />
moins parler <strong>de</strong> la loterie, <strong>de</strong> concours <strong>et</strong> d'autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
La remontée <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> la popularité <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> doivent<br />
être mises en relation avec les désillusions survenues après plus .d'une<br />
décennie d'inflation, <strong>de</strong> récession, <strong>de</strong> chômage grandissant <strong>et</strong> d'une<br />
extrême mobilité - croissante <strong>et</strong> décroissante - <strong>de</strong>s revenus l • Au<br />
1. Les statistiques suivantes sont empruntées à Levy (1988), qui étudia les changements<br />
survenus dans la distribution <strong>de</strong>s revenus aux Etats-Unis. Notons que ce qui<br />
importe dans le modèle que nous proposons dans ce livre pour expliquer le comportement<br />
du joueur n'est pas uniquement la répartition <strong>de</strong> la richesse, mais <strong>de</strong> savoir si<br />
les variations dans c<strong>et</strong>te répartition ont augmenté ou non. Voilà pourquoi <strong>de</strong>s informations<br />
sur les coefficients <strong>de</strong> Gini, ou même, <strong>de</strong>s données semblables à celles fournies<br />
par Duncan (1984) ne suffisent pas. La nature <strong>de</strong>s informations données par Duncan<br />
est la suivante : <strong>de</strong>puis 1960, seulement 40 % <strong>de</strong>s familles américaines <strong>de</strong>meurent<br />
<strong>de</strong> génération en génération dans le même cinquième <strong>de</strong> revenus. 52 % <strong>de</strong>s enfants<br />
appartenant aux 20 premiers % sont <strong>de</strong>scendus d'un échelon, tandis que 45 % <strong>de</strong>s enfants<br />
appartenant au <strong>de</strong>rnier cinquième ont gravi au moins un échelon. Une étu<strong>de</strong><br />
menée auprès <strong>de</strong> 5000 familles américaines révèle que seulement 7 % <strong>de</strong> ceux qui faisaient<br />
partie <strong>de</strong>s pauvres en 1978 ont connu la pauvr<strong>et</strong>é au cours <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s dix<br />
années écoulées entte 1969 <strong>et</strong> 1978, tandis que 20 % d'entre eux avaient connu la pauvr<strong>et</strong>é<br />
pendant au moins une <strong>de</strong> ces dix années. Il peut être utile <strong>de</strong> souligner - <strong>et</strong>
134 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
début <strong>de</strong>s années 70, les revenus d'un ftnissant du collège âgé <strong>de</strong><br />
30 ans n'étaient que <strong>de</strong> 15 à 20 % supérieurs à ceux d'un diplômé <strong>de</strong><br />
l'école secondaire âgé <strong>de</strong> 30 ans. L'écart <strong>de</strong>meura constant jusque vers<br />
la ftn <strong>de</strong>s années 70. Mais après la récession <strong>de</strong> 1980-1982, l'écart entre<br />
les diplômés du collège <strong>et</strong> ceux qui détenaient un autre diplôme alla en<br />
s'accentuant, jusqu'en 1987, où il atteignit 49 % -le diplômé du collège<br />
gagnait 26250 $, contre 17250 $ pour le diplômé <strong>de</strong> l'école secondaire.<br />
Le nombre grandissant <strong>de</strong> femmes chefs <strong>de</strong> famille est un<br />
autre facteur qui explique l'augmentation <strong>de</strong> l'insécurité <strong>et</strong> la mobilité<br />
<strong>de</strong>scendante <strong>de</strong>s revenus. Au début <strong>de</strong>s années 70, une famille sur neuf<br />
était dirigée par une femme célibataire âgée <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 65 ans;<br />
en 1987, ce nombre était d'une famille sur 6, dont le revenu moyen<br />
était <strong>de</strong> 13 500 $. En 1986, le Bureau <strong>de</strong>s statistiques enquêta auprès<br />
<strong>de</strong> 60 000 foyers, dont le revenu familial moyen, en tenant compte <strong>de</strong><br />
la sécurité sociale, s'élevait à 34924 $, soit un revenu supérieur<br />
<strong>de</strong> 1 000 $ par rapport à 1979 (en tenant compte <strong>de</strong> l'inflation). Cependant,<br />
l'augmentation est d'abord visible chez les gens jouissant<br />
déjà d'un revenu élevé. Chez 20 % <strong>de</strong>s gens plus riches, le revenu<br />
moyen est passé <strong>de</strong> 70260 $ à 76300 $ (en dollars <strong>de</strong> 1986). Chez<br />
20 % <strong>de</strong>s plus pauvres, le revenu est passé <strong>de</strong> 8761 $ à 8033 $.<br />
En 1987, un sondage enquêta sur la plus ou moins gran<strong>de</strong> difftculté <strong>de</strong><br />
la classe ouvrière <strong>de</strong> conserver un niveau <strong>de</strong> vie comparable à celui<br />
qu'elle avait cinq ans auparavant. 65 % <strong>de</strong>s gens interrogés ont répondu<br />
que c'était plus difftcile l •<br />
plus utile encore si l'on étudie les liens avec l'esprit d'entreprise, comme l'a fait <strong>Brenner</strong><br />
(1987, chap. 2) -l'existence d'une étu<strong>de</strong> menée, en 1912-1913, dans les villes <strong>de</strong><br />
Northampton, <strong>de</strong> Warrington <strong>et</strong> <strong>de</strong> Reading, au Massachus<strong>et</strong>ts. Sur 665 ménages ouvriers<br />
dont les enfants étaient sur le marché du travail, 472 ménages avaient <strong>de</strong>s enfants<br />
dont le statut professionnel était le même que celui du père; seuls les enfants<br />
<strong>de</strong> 128 ménages en avaient changé (Read, 1979, p. 40).<br />
1. Voir Koten (1987). Nous nous perm<strong>et</strong>rons <strong>de</strong> rappeler encore une fois ceci :<br />
l'absence <strong>de</strong> changement significatif dans la concentration <strong>de</strong>s revenus au cours <strong>de</strong>s<br />
vingt-cinq <strong>de</strong>rnières années n'a pas d'intérêt <strong>et</strong> n'explique aucun <strong>de</strong>s changements<br />
survenus. Seule importe la dynamique qui s'établit dans la répartition <strong>de</strong>s revenus.<br />
Depuis 1960, 20 % <strong>de</strong> ceux qui gagnent les revenus les plus élevés mobilisent entre<br />
40,2 <strong>et</strong> 42,9 % <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s revenus; 5 % <strong>de</strong>s revenus les plus élevés représentent<br />
entre 15,2 <strong>et</strong> 16,6 % <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s revenus; 20 % <strong>de</strong>s revenus les plus faibles<br />
reçoivent entre 4,7 <strong>et</strong> 5,5 % <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s revenus. Or ces chiffres n'ai<strong>de</strong>nt pas à
POURQUOI CONDAMNER LE JEU? 135<br />
Un <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te plus gran<strong>de</strong> insécurité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la menace grandissante<br />
d'un bouleversement <strong>de</strong>s différentes catégories <strong>de</strong> revenus<br />
semble avoir été que les gens se sont mis à penser <strong>de</strong> plus en plus que<br />
c'était la chance, <strong>et</strong> non uniquement le flair ou le travail, qui pouvait<br />
déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong> chacun. La légalisation actuelle <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong><br />
sa très gran<strong>de</strong> popularité, à l'instar <strong>de</strong>s autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, ne reflètent<br />
qu'en partie c<strong>et</strong>te conviction. Jeux, concours <strong>et</strong> sweepstakes <strong>de</strong>viennent<br />
<strong>de</strong> plus en plus populaires!. Récemment, au Massachus<strong>et</strong>ts,<br />
une loterie d'Etat a attiré <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> participants en offrant, entre<br />
autres prix, <strong>de</strong>s services <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s subventionnés. A Rockford, Illinois,<br />
une « loterie-poubelle », qui encourage les citoyens à recycler<br />
leurs ordures ménagères, offre <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 1 000 $ <strong>et</strong> se révèle<br />
un franc succès 2 • Dans les années 70, les combats <strong>de</strong> chiens ont quitté<br />
la campagne pour émigrer en ville, où ils ont attiré un public <strong>de</strong> marginaux<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> chômeurs 3 • Enfin, signe qui ne trompe pas: les quizz à la<br />
télévision, qui offrent <strong>de</strong>s prix imposants <strong>et</strong> remportent un énorme<br />
succès. Quarante-trois millions <strong>de</strong> téléspectateurs regar<strong>de</strong>nt chaque<br />
jour La Roue <strong>de</strong> la fortune, ce qui fait <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te émission la série la plus<br />
écoutée dans toute l'histoire <strong>de</strong> la télévision 4 •<br />
comprendre les comportements <strong>de</strong>s individus face au jeu, à la spéculation <strong>et</strong> à l'esprit<br />
d'entreprise. En réalité, ce sont les fluctuations au sein même <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te répartition qui<br />
fournissent <strong>de</strong>s indices perm<strong>et</strong>tant d'expliquer la passion grandissante pour le jeu <strong>et</strong><br />
l'évolution <strong>de</strong>s mentalités à ce suj<strong>et</strong>. Church (1988, p. 27) cite certaines données<br />
<strong>de</strong> 1988 empruntées au Département du budg<strong>et</strong> du Congrès <strong>et</strong> qui reflètent ces tendances<br />
évoquées dans le texte. En 1977, 5 % <strong>de</strong>s gens les plus fortunés gagnaient<br />
94476 $ par année; en 1988, ceux-ci gagnaient 129762 $. Toujours en 1977, 10%<br />
<strong>de</strong>s gens les plus démunis gagnaient 3673 $; 3 286 $ en 1988 (les montants sont en<br />
dollars <strong>de</strong> 1988).<br />
1. Voir Feinman, Blashek <strong>et</strong> McCabe (1986, chap. 1). Le gouvernement <strong>de</strong> Taïwan<br />
fait une utilisation ingénieuse <strong>de</strong> la loterie. Chaque citoyen possè<strong>de</strong> un numéro<br />
<strong>de</strong> taxe qui doit figurer sur toute facture ou reçu. Pour encourager les gens à ém<strong>et</strong>tre<br />
<strong>de</strong>s reçus, le gouvernement organise une loterie dont les prix s'élèvent à 67000 $ <strong>et</strong><br />
dont les bill<strong>et</strong>s sont les reçus. Voir The Shadow Economy, Economist, édition du<br />
19 septembre 1978.<br />
2. Cash for Trash, Wall Stre<strong>et</strong> Journal, édition du 17 février 1987; New State Lottery!<br />
No Cash Prizes!, New York Times, édition du 6 septembre 1987.<br />
. 3. Brand (1987).<br />
4. What a Deal!, Newsweek, édition du 9 février 1987. On <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aux participants<br />
<strong>de</strong> répondre à une chara<strong>de</strong>, mais la réponse est si facile que l'habil<strong>et</strong>é exigée est<br />
purement symbolique.
136 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
On peut alors se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment s'explique le succès <strong>de</strong> Vanna<br />
White dont l'unique tâche, dans c<strong>et</strong>te émission, est <strong>de</strong> tourner en silence<br />
<strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres sur un tableau pour former <strong>de</strong>s mots, <strong>de</strong>s phrases, <strong>et</strong>c.<br />
- travail pénible, largement compensé par un salaire qui va chercher<br />
dans les six chiffres. Le succès <strong>de</strong> Vanna White vient peut-être en partie<br />
<strong>de</strong> sa beauté, <strong>de</strong> son talent ou <strong>de</strong> sa personnalité. Mais, en ces<br />
temps incertains, il y a fort à parier que sa popularité soit également le<br />
signe du désir accru d'un certain public d'imaginer que la chance lui<br />
sourira un jour <strong>et</strong> qu'il sera riche.
4<br />
J eu, spéculation <strong>et</strong> assurances :<br />
pourquoi on les a confondus<br />
<strong>et</strong> condamnés<br />
Jeune homme, on me disait joueur. Quand mes affaires<br />
ont prospéré, je suis <strong>de</strong>venu spéculateur. Maintenant, on<br />
m'appelle banquier. Or, tout ce temps, je n'ai fait que la<br />
même chose.<br />
Jouer. Parier. Spéculer. Investir.<br />
Sir Ernest CASSEL,<br />
banquier personnel d'Edouard VII.<br />
Ces mots, <strong>et</strong> d'autres expressions (
138 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> la spéculation<br />
Si Je choix du termes n'eII pas approprié, la langue ne<br />
sera pas conforme à la vérité <strong>de</strong>s choses.<br />
CONFUCIUS.<br />
Le mot {( jeu» renvoie à une action en vue d'un profit <strong>et</strong> qui<br />
n'exige aucun compétence particulière. Le terme ne s'applique donc<br />
qu'aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. L'auteur qui s'en sert pour parler <strong>de</strong> transactions<br />
financières ou <strong>de</strong> transactions boursières fait donc implicitement<br />
un jugement <strong>de</strong> valeur, à savoir que l'agent <strong>de</strong> telles transactions n'a<br />
pas <strong>et</strong> ne pouvait avoir <strong>de</strong> compétence particulière, qu'il n'a pas fait<br />
appel à une quelconque supériorité <strong>de</strong> jugement ou à certaines informations<br />
précises pour mener à bien ses transactions.<br />
Le mot {( spéculation» ne s'applique pas aux <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Il renvoie<br />
au geste <strong>de</strong> celui qui a d'abord choisi d'avoir confiance en sa<br />
propre opinion, même si elle va à l'encontre <strong>de</strong> l'opinion établie ou <strong>de</strong><br />
celle du {( marché ». Ce geste peut être aussi bien une discussion à caractère<br />
scientifique que l'achat ou la vente d'actions, <strong>de</strong> biens immobiliers<br />
ou <strong>de</strong> toutes autres valeurs, financières ou non. On emploie le<br />
mot {( spéculation» (ou l'expression {( parier sur une idée »), parce<br />
qu'au moment <strong>de</strong> faire son geste la personne n'a pas les preuves suffisantes<br />
pour pouvoir affirmer si elle a tort ou raison!. C'est là une situation<br />
à l'opposé du jeu, car elle appartient à ces situations répétées<br />
dans le passé <strong>et</strong> qui peuvent se répéter encore, <strong>et</strong> où les probabilités <strong>de</strong><br />
\gains ou <strong>de</strong> pertes, qui sont les mêmes pour tous, sont connues dès le<br />
départ.<br />
Quand les gens disent qu'ils jouent sur les marchés financiers, ils se<br />
trompent <strong>et</strong> font donc un jugement <strong>de</strong> valeur. Ils croient que, sur les<br />
1. Par définition, un spéculateur va toujours à l'encontre <strong>de</strong> l'opinion établie.<br />
L'ach<strong>et</strong>eur pense que le « marché » est dans l'erreur <strong>et</strong> que les prix sont trop bas. Le<br />
ven<strong>de</strong>ur pense que le « marché » est dans l'erreur <strong>et</strong> que les prix sont trop élevés.<br />
Dans le domaine scientifique, l' « entrepreneur-spéculateur » va lui aussi à contrecourant<br />
<strong>de</strong> l'opinion commune. Voir Hieronymus (1971, chap. 1). Perkins (1962, p. 4<br />
<strong>et</strong> chap. 4) propose <strong>de</strong> faire une différence entre la « spéculation constructive» <strong>et</strong> la<br />
« spéculation par le jeu », mais nous ne voyons pas comment.
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 139<br />
marchés financiers, les acteurs sont dépourvus <strong>de</strong> compétences professionnelles<br />
ou d'idées à l'appui <strong>de</strong> leurs opinions <strong>et</strong> qu'ils ne font que<br />
jouer « sans réfléchir », comme s'ils jouaient à la loterie. Voilà qui explique<br />
peut-être pourquoi on dira <strong>de</strong>s jeunes gens pauvres <strong>et</strong> inexpérimentés<br />
qui achètent <strong>de</strong>s actions qu'ils s'adonnent au jeu - ainsi que<br />
le montre l'exergue <strong>de</strong> ce chapitre. De façon implicite, le commentateur<br />
laisse entendre que voilà <strong>de</strong>s gens qui manquent <strong>de</strong> jugement (car<br />
pourquoi seraient-ils pauvres s'ils en avaient eu? Comme disent les'<br />
Américains: « Si tu es malin, pourquoi n'es-tu pas riche? »). Une<br />
autre différence entre le jeu <strong>et</strong> la spéculation rési<strong>de</strong> dans l'évaluation<br />
faite par le commentateur <strong>de</strong> la mise <strong>de</strong> fonds initiale: plus p<strong>et</strong>ite pour<br />
le jeu, plus gran<strong>de</strong> pour la spéculation. Toutes ces différences <strong>de</strong> signification<br />
entre les <strong>de</strong>ux termes perm<strong>et</strong>tent donc <strong>de</strong> conclure que la spéculation<br />
renvoie à une action non répétée, qui va à l'encontre <strong>de</strong> l'opinion<br />
commune <strong>et</strong> implique <strong>de</strong>s sommes plus importantes que le jeu.<br />
En matière <strong>de</strong> spéculation, l'opinion <strong>et</strong> le geste fait ne sont pas dictés<br />
par l'habitu<strong>de</strong>, parce que rien dans l'immédiat ne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> justifier<br />
l'opinion <strong>de</strong>s spéculateurs: ils vont à l'encontre du « marché ».<br />
Vus sous un autre angle, le jeu <strong>et</strong> la spéculation présentent cependant<br />
<strong>de</strong>s traits communs. Si on s'interroge sur ce qui motive les<br />
joueurs <strong>et</strong> les spéculateurs, la réponse est simple <strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntique: le désir<br />
<strong>de</strong> s'enrichir - <strong>et</strong> rapi<strong>de</strong>ment. Si on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en quoi le jeu <strong>et</strong> la<br />
spéculation diffèrent <strong>de</strong>s autres façons <strong>de</strong> s'enrichir, la réponse est encore<br />
une fois simple <strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntique: même s'il faut plus d'argent (<strong>de</strong> nos<br />
jours) pour commencer à spéculer que pour commencer à jouer, les<br />
<strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong> s'enrichir ont la particularité <strong>de</strong> pouvoir faire croître<br />
<strong>de</strong>s sommes relativement peu importantes jusqu'à <strong>de</strong>s dimensions imposantes.<br />
Certains hommes d'affaires, certains professionnels ou quelques<br />
figures isolées du mon<strong>de</strong> du sport <strong>et</strong> du spectacle peuvent gagner<br />
beaucoup d'argent, mais la spéculation dans le commerce <strong>de</strong>s matières<br />
premières est, avec le jeu, une <strong>de</strong>s rares avenues vers la fortune accessibles<br />
à l'investisseur mo<strong>de</strong>ste!. Les faits évoqués dans les chapitres<br />
1. Hawley fait remarquer: « L'essentiel ( ... ) est que l'entrepreneur produise un<br />
st:rvict: pour lequel il s'attend à recevoir une gratification quelconque », tandis qut:<br />
« le spéculateur ( ... ) ne fournit <strong>et</strong> ne veut fournir aucun service » (1924, p. 78). Première<br />
objection: le spéculateur fournit bel <strong>et</strong> bien un service: une forme d'assurance<br />
contre les flucruations <strong>de</strong> prix. Secon<strong>de</strong> objection: ni l'entrepreneur ni le spéculateur
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 141<br />
L'hostilité affichée par le Board of Tra<strong>de</strong> avait eu <strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>nts.<br />
Miers <strong>et</strong> Dixon font remarquer qu'en Angl<strong>et</strong>erre:<br />
La respectabilité s'acquiert en évoluant dans un univers commercial trop<br />
étroitement associé aux problèmes du jeu. Au XVIII" siècle, il était certes gênant<br />
<strong>de</strong> constater que les courtiers vendaient <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie en même<br />
temps que <strong>de</strong>s actions; mais il était encore plus grave <strong>de</strong> penser que l'ensemble<br />
<strong>de</strong> leur commerce était considéré comme une forme <strong>de</strong> pari. Des scandales<br />
comme ceux du South Sea Bubble <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lois qui pénalisaient les intermédiaires<br />
<strong>et</strong> déclaraient que certaines compagnies étaient <strong>de</strong> véritables<br />
nuisances publiques n'étaient que les signes les plus évi<strong>de</strong>nts que l'opinion<br />
publique <strong>et</strong> les institutions elles-mêmes ne faisaient que fort peu <strong>de</strong> différence<br />
entre le jeu <strong>et</strong> les contrats légitimes d'assurance ou les transactions mobilières.<br />
A la manière du Gaming Act qui, en 1845, avait renforcé la loi sur l'intégrité<br />
<strong>de</strong>s contrats pour protéger les véritables transactions sur le capital,<br />
l'élimination <strong>de</strong> la loterie <strong>de</strong>vait donner un caractère légitime <strong>et</strong> respectable<br />
au véritable investissement financier!.<br />
<strong>Spéculation</strong> <strong>et</strong> investissement<br />
Quelle différence y a-t-il entre la spéculation <strong>et</strong> l'investissement?<br />
En général, les économistes définissent le terme « investissement »<br />
comme la réduction <strong>de</strong> la consommation immédiate pour mobiliser les<br />
ressources ainsi libérées dans <strong>de</strong>s moyens qui perm<strong>et</strong>tront d'accroître<br />
la consommation à venir. C<strong>et</strong>te définition ne fait pas <strong>de</strong> différence<br />
graph <strong>et</strong> mit sur pied sa propre compagrtie <strong>de</strong> téléphone - la Cleveland Telegraph<br />
Compagny - pour empêcher la transmission <strong>de</strong>s cotes aux maisons <strong>de</strong> contrepartie.<br />
Quand c<strong>et</strong>te mesure se révéla insuffisante, le Board of Tra<strong>de</strong> se tourna vers la Cour<br />
suprême, qui trancha en sa faveur en 1905. De nombreuses accusations <strong>de</strong> frau<strong>de</strong> furent<br />
également ponées contre les maisons <strong>de</strong> contrepame, mais rien ne perm<strong>et</strong>tait<br />
d'en prouver le bien-fondé ([Boyle, 1921, p. 89-96; Hieronymus, 1971, p. 87-91].<br />
Hieronymus fait aussi remarquer que les documents historiques que nous possédons<br />
sur les marchés à terme ne font que rapponer le témoignage <strong>de</strong> contemporains, sans<br />
volonté d'analyse. Hieronymus ajoute que les mots « manipulation» <strong>et</strong> « mainmise»<br />
ne doivent pas être entendus au sens mo<strong>de</strong>rne [p. 82]). McDougall note: « Les gens<br />
qui œuvraient sur le marché <strong>de</strong>s stocks <strong>et</strong> <strong>de</strong>s matières premières ont toujours<br />
convoité les affaires réalisées par les maisons <strong>de</strong> contrepartie» (1936, p. 70) Voir aussi<br />
Cowing (1965, chap. 1).<br />
1. Miers <strong>et</strong> Dixon (1979, p. 379). Voir aussi Downes <strong>et</strong> al. (1976, chap. 6), Sasuly<br />
(1982, p. 38-43) qui fait <strong>de</strong>s remarques du même ordre, <strong>et</strong> Hawke (1950a, b). Ce <strong>de</strong>rnier<br />
précise qu' « il est très difficile ( ... ) <strong>de</strong> tracer la frontière entre le commerce <strong>et</strong> le<br />
jeu» (1905b, p. t 47).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 143<br />
rêt affectent à la baisse les revenus anticipés, c<strong>et</strong>te forme d'investissement<br />
n'aura aucun eff<strong>et</strong> sur la richesse <strong>de</strong> l'individu; seuls les modèles <strong>de</strong><br />
consommation s'en trouveront modifiés à long terme.<br />
Cela dit, on comprend mieux pourquoi plusieurs personnes donnent<br />
aux mots « jeu » <strong>et</strong> « spéculation » une connotation négative,<br />
alors que le terme « investissement» est plus positif!. Les pauvres essaient<br />
<strong>de</strong> s'enrichir par le jeu <strong>et</strong> la spéculation, activités dont il va <strong>de</strong><br />
soi que le succès éventuel dépend du <strong>hasard</strong> ou <strong>de</strong> la chance. A l'opposé,<br />
un investissement répété sans interruption est un fàcteur <strong>de</strong> stabilité,<br />
<strong>et</strong> ceux qui ont grandi au milieu <strong>de</strong> ce genre d'activités seront<br />
moins prompts à voir l'eff<strong>et</strong> du <strong>hasard</strong> dans les revenus élevés du banquier<br />
ou <strong>de</strong> l'homme d'affaires <strong>de</strong> type conservateur. Ceux qui ont intérêt<br />
à maintenir la stabilité condamneront donc les spéculateurs, les<br />
joueurs <strong>et</strong> leur volonté <strong>de</strong> s'en rem<strong>et</strong>tre à la chance, <strong>et</strong> feront l'éloge<br />
<strong>de</strong> l' « investissement pru<strong>de</strong>nt ». li ne faut donc pas s'étonner d'apprendre<br />
que la volonté <strong>de</strong> distinguer l'investissement <strong>et</strong> la spéculation<br />
semble remonter à l'éthique puritaine du travaiiZ.<br />
fonds détenaient plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> leurs avoirs sur les marchés monétaires. Le risque<br />
était donc moins élevé que si l'argent avait été investi dans le commerce à terme. Keynes<br />
semble faire le même genre <strong>de</strong> distinctions (1970, chap. 12). Avec le point <strong>de</strong> vue élitiste<br />
qu'on lui connaît, il est d'avis que les marchés boursiers <strong>de</strong>vraient être aussi « inaccessibles<br />
<strong>et</strong> hors <strong>de</strong> prix» que les casinos (p. 159). Pour plus <strong>de</strong> détails sur les opinions <strong>de</strong><br />
Keynes, voir <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 5). Voir aussi la note 2 ci-<strong>de</strong>ssous.<br />
1. Même Boyle (1921, p. 116), qui est plutôt favorable à la spéculation, <strong>de</strong>meure<br />
confus quant aux raisons <strong>de</strong> spéculer.<br />
2. Blakey (1977, p. 96-97). On remarquera aussi que la plupart <strong>de</strong>s modèles économiques<br />
abor<strong>de</strong>nt la question <strong>de</strong> l'investissement dans une perspective déterministe.<br />
Le fait qu'il n'y ait que peu <strong>de</strong> riches Américains qui soient disposés à investir dans<br />
les entreprises à risques élevés n'a rien d'étonnant. Même si elle ne fait pas la différence<br />
entre les anciens <strong>et</strong> les nouveaux riches, l'étu<strong>de</strong> Suceess in America: The CIGNA<br />
study of the Upper Affiuent (les auteurs désignent par là ceux qui valent plus <strong>de</strong><br />
500 000 $) révèle que, en 1986, 21 % <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> ce groupe ont investi dans les<br />
métaux précieux, 12 % dans les matières premières <strong>et</strong> 8 % dans les obligations <strong>de</strong><br />
faible valeur. En revanche, 79 % d'entre eux ont investi dans l'immobilier, 76 % dans<br />
<strong>de</strong>s actions, 71 % sur les marchés monétaires, entre 54 <strong>et</strong> 58 % dans <strong>de</strong>s comptes sur<br />
livr<strong>et</strong>, l'assurance vie, les fonds mutuels, les comptes bancaires sur les marchés monétaires<br />
<strong>et</strong> les certificats <strong>de</strong> dépôt, <strong>et</strong> 46 % dans <strong>de</strong>s obligations exemptes d'impôt (Newsweek,<br />
édition du 25 mai 1987, p. 5). La différence que fait Keynes entre la spéculation<br />
<strong>et</strong> l'investissement est d'un autre ordre. Selon lui, il Y a spéculation lorsque, au lieu <strong>de</strong><br />
prévoir le ren<strong>de</strong>ment d'un investissement sur toute une vie, les gens essaient <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner<br />
comment, influencé par la psychologie <strong>de</strong>s masses, le marché évoluera dans trois<br />
mois ou un an (1970, p. 154-155).
144 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Dès lors, on comprend mieux d'où vient la confusion entre le jeu<br />
<strong>et</strong> la spéculation. Les joueurs <strong>et</strong> les spéculateurs visent le même but -<br />
s'enrichir rapi<strong>de</strong>ment -, <strong>et</strong> quelques-uns s'y emploient fiévreusement.<br />
A certaines personnes, il semblera scandaleux d'y arriver (spécialement<br />
dans le cas <strong>de</strong> la spéculation à terme) sans fournir un effort<br />
particulier, qu'il soit physique ou intellectueP. Pour le banquier <strong>et</strong><br />
l'homme d'affaires conservateur, l'investissement signifie le plus souvent<br />
une source régulière <strong>de</strong> revenus. Riches ils étaient au départ, riches<br />
ils <strong>de</strong>meurent. En revanche, les spéculateurs qui passeront rapi<strong>de</strong>ment<br />
<strong>de</strong> la misère à la richesse ne sont qu'une minorité. De plus, il<br />
va <strong>de</strong> soi que les banquiers remplissent une fonction sociale en tant<br />
que source <strong>de</strong> liquidités <strong>et</strong> <strong>de</strong> crédit. Mais il est moins évi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> plus<br />
difficile <strong>de</strong> prouver que les spéculateurs jouent exactement le même<br />
rôle <strong>et</strong> qu'ils représentent, <strong>de</strong> surcroît, une assurance contre les fluctuations<br />
<strong>de</strong>s prix sur les marchés à termé. Quand c'est la passion qui<br />
1. Le travail <strong>de</strong>s spéculateurs n'est pas toujours évi<strong>de</strong>nt: il n'est pas facile <strong>de</strong> se<br />
tenir constamment informé du cours <strong>de</strong>s prix <strong>et</strong> d'en mesurer à l'avance les eff<strong>et</strong>s, <strong>de</strong><br />
recueillir <strong>de</strong>s informations sur les conséquences possibles <strong>de</strong>s changements politiques,<br />
domestiques <strong>et</strong> internationaux, <strong>de</strong> même que sur les lois, les règlements <strong>et</strong> les impôts.<br />
Il est assez facile d'ignorer tous ces éléments quand les choses vont bien. C'est à ce<br />
moment que les « taureaux» <strong>de</strong> génie font leur apparition sur les marchés <strong>de</strong>s matières<br />
premières (<strong>et</strong> dans le domaine scientifique également). Hieronymus remarque<br />
aussi que la caractéristique essentielle <strong>de</strong> la personnalité du spéculateur semble être un<br />
« mélange <strong>de</strong> courage <strong>et</strong> <strong>de</strong> lâch<strong>et</strong>é, d'égotisme <strong>et</strong> d'humilité. Quand il prend position,<br />
le spéculateur lance un défi à la sagesse du marché. Il dit : "J'en sais plus long<br />
que le marché sur le prix qui égalisera l'offre <strong>et</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ( ... ) Voilà qui suppose un<br />
ego très fort qui se situe à la limite <strong>de</strong> l'arrogance. Et ce n'est pas rien que d'appuyer<br />
ses dires avec <strong>de</strong> l'argent si on n'a pas le cœur soli<strong>de</strong>" » (1971, p. 260).<br />
2. Sasuly fait remarquer: « Le jeu <strong>et</strong> l'emprunt avec intérêts contribuent à augmenter<br />
la rapidité du cycle <strong>de</strong>s échanges. Sous leurs formes les plus élémentaires -<br />
même chez les enfants <strong>et</strong> dans les sociétés primitives -, le jeu <strong>et</strong> l'emprunt servent<br />
tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> moyens pour s'efforcer d'acquérir <strong>de</strong>s biens qui autrement ne seraient<br />
pas facilement accessibles » (1982, p. 41). Hieronymus (1971) fait valoir le même<br />
point <strong>de</strong> vue sur les marchés à terme. Telser <strong>et</strong> Higinbotham (1977); Kolb (1985).<br />
Hieronymus commente ainsi l'un <strong>de</strong>s autres rôles joué par les marchés à terme: « Il<br />
est un peu ridicule <strong>de</strong> vouloir expliquer à un chimiste ou à un détective privé que lui,<br />
noble entrepreneur, produit les capitaux propres qui serviront à nourrir le bétail ou à<br />
fabriquer du bois contreplaqué. Si on le lui fait remarquer, il aura sans doute envie <strong>de</strong><br />
répondre: "Qui? Moi? J'essaie seulement <strong>de</strong> faire un coup d'argent dans un domaine<br />
où je peux obtenir un ren<strong>de</strong>ment élevé sur <strong>de</strong> l'argent que je suis prêt à perdre<br />
(n'en déplaise à Dieu !)" » (p. 135). Telser (1958) ; Friedman (1969); Owen (1982) ;<br />
Williams (1982) ; Carlton (1983), (1984) ; Kolb (1985) <strong>et</strong> la pléthore d'étu<strong>de</strong>s menées
146 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
blement, existaient déjà dans la société. Il offraient <strong>de</strong>s possibilités qui<br />
aidaient à calmer les esprits <strong>et</strong> à gar<strong>de</strong>r espoir dans <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s difficiles.<br />
Si les gens n'avaient pas eu alors la possibilité <strong>de</strong> croire qu'ils<br />
pouvaient s'enridùr par les institutions liées au jeu <strong>et</strong> à la spéculation,<br />
qui sait vers quelles autres institutions, révolutionnaires, idéologiques<br />
ou religieuses, ils se seraient tournés?<br />
Derrière le flot d'accusations qui ont déferlé à certaines époques<br />
contre les eff<strong>et</strong>s déstabilisateurs <strong>de</strong> la spéculation, il n'y avait donc aucune<br />
argumentation sérieuse pour dénoncer les eff<strong>et</strong>s nocifs <strong>de</strong> la spéculation<br />
sur le commerce, mais le sempiternel argument qui avait déjà<br />
servi à condamner le jeu: l'envie à l'idée que certaines personnes pouvaient<br />
s'enrichir sans faire preuve <strong>de</strong> talents particuliers!. Pourtant,<br />
rien n'est plus révélateur du rôle stabilisateur joué par le spéculateur<br />
que certains événements qui se sont produits en France, lors <strong>de</strong> la Révolution<br />
<strong>de</strong> 1848 2 •<br />
La spéculation stabilisatrice<br />
On <strong>de</strong>manda un jour au directeur <strong>de</strong> la maison Rothschild, à Paris,<br />
pourquoi il ach<strong>et</strong>ait les obligations du gouvernement français quand le<br />
sang coulait dans les rues <strong>de</strong> Paris. Il répondit que c'est précisément<br />
parce que le sang coulait dans les rues <strong>de</strong> Paris qu'il pouvait ach<strong>et</strong>er les<br />
obligations <strong>de</strong> l'Etat à <strong>de</strong>ux francs plutôt qu'à <strong>de</strong>ux cents francs. Le<br />
geste <strong>de</strong>s Rothschild avait-il un eff<strong>et</strong> stabilisateur ou, inversement, un<br />
eff<strong>et</strong> déstabilisateur? En ach<strong>et</strong>ant <strong>de</strong>s obligations du gouvernement<br />
français, les Rothschild montraient qu'ils avaient confiance dans le r<strong>et</strong>our<br />
prochain d'une certaine stabilité en France. C<strong>et</strong>te preuve <strong>de</strong><br />
confiance arrêta le mouvement <strong>de</strong> panique qui s'était emparé <strong>de</strong>s<br />
ven<strong>de</strong>urs, empêcha les prix <strong>de</strong>s obligations <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre encore davantage<br />
(<strong>et</strong>, du coup, eut un eff<strong>et</strong> positif sur l'épargne <strong>de</strong>s gens); elle<br />
peut même avoir eu une influence plus gran<strong>de</strong> sur les attentes du<br />
peuple quant à l'avenir <strong>de</strong> la France en général. Plusieurs personnes<br />
ont pu se dire : si les Rothschild ont confiance en l'avenir <strong>de</strong> la<br />
France, nous pouvons sans doute en faire autant. La question est alors<br />
1. Voir, par exemple, Hawley (1924) <strong>et</strong> l'analyse faite par Friedman (1969).<br />
2. Bunce (1952, p. 139).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 147<br />
la suivante: qui a contribué à rétablir la stabilité du pays? les quelques<br />
spéculateurs qui ont cru en son avenir? ou la majorité <strong>de</strong>s gens qui n'y<br />
croyaient pas?<br />
Le succès financier <strong>de</strong>s Rothschild était-il dû à quelque «ignorance<br />
évitable»? (<strong>de</strong> nos jours, certains économistes emploient ce terme pour<br />
signifier que la diffusion d'une information enrichira quelque peu un<br />
plus grand nombre <strong>de</strong> gens, plutôt que d'enrichir considérablement<br />
quelques-uns d'entre eux.) La réponse est non; les Rothschild croyaient<br />
simplement en un avenir auquel la majorité <strong>de</strong>s Français ne croyaient<br />
pas. Les paris au football procè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la même façon. Ceux qui gagnent<br />
le gros lot sont toujours ceux dont les prédictions vont à l'encontre <strong>de</strong>s<br />
autres prévisions. Les Rothschild ont donc gagné le gros lot, parce<br />
qu'ils ont d'abord cru à leur propre interprétation <strong>de</strong>s faits.<br />
Les Rothschild ont-ils « profité» <strong>de</strong> la panique <strong>de</strong>s Français quand<br />
ils ont ach<strong>et</strong>é les obligations du gouvernement à <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> panique?<br />
Le terme « profité » a une connotation péjorative <strong>et</strong> laisse entendre<br />
que les Rothschild étaient intimement convaincus que les investissements<br />
qu'ils choisissaient <strong>de</strong> faire se révéleraient profitables plutôt que<br />
<strong>de</strong> leur faire perdre <strong>de</strong> l'argent. Ce n'est pas ainsi qu'il faut poser le<br />
problème, car on confond alors les conséquences avec les attentes. Il<br />
se trouve, en eff<strong>et</strong>, que la foi <strong>de</strong>s Rothschild en l'avenir <strong>de</strong> la France<br />
leur a rapporté beaucoup, foi que la majorité <strong>de</strong>s Français, qui se départissaient<br />
<strong>de</strong>s obligations du gouvernement, ne semblaient pas partager.<br />
(Qui était donc le vrai patriote dans c<strong>et</strong>te histoire?) Mais non,<br />
les Rothschild n'ont « profité» <strong>de</strong> personne, puisqu'ils ne pouvaient<br />
être assurés <strong>de</strong> la tournure que prendraient les événements. Donc,<br />
non, les courageuses spéculations <strong>de</strong>s Rothschild n'ont pas déstabilisé<br />
l'économie, mais l'ont plutôt stabilisée, quelle que soit la façon dont<br />
on envisage les choses: soit que l'on considère, à strictement parler,<br />
les conséquences <strong>de</strong> leur geste quant à la valeur <strong>de</strong>s obligations, soit<br />
que l'on envisage l'eff<strong>et</strong> général <strong>de</strong> leur geste sur la confiance <strong>de</strong>s gens<br />
en un avenir plus stable l •<br />
1. Plus récemment, les Reichman, au Canada, <strong>et</strong> les Trump, à New York, ont<br />
amassé une fortune considérable en investissant dans l'immobilier à New York, alors<br />
que la ville était en faillite <strong>et</strong> que peu <strong>de</strong> gens croyaient en son avenir. Voir aussi les<br />
fausses accusations portées dans Lahey (1952).
148 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
On trouvera facilement <strong>de</strong>s exemples moins dramatiques <strong>de</strong> l'eff<strong>et</strong><br />
stabilisateur, au sens étroit du terme, <strong>de</strong>s marchés spéculatifs. Aux<br />
Etats-Unis, un <strong>de</strong> ces exemples fut le développement <strong>et</strong> l'effondrement<br />
du marché à terme <strong>de</strong>s oignons. Le marché fut actif entre 1949<br />
<strong>et</strong> 1958. li <strong>de</strong>vait s'effondrer en 1958, année où la loi en interdit le<br />
commerce. En comparant les in<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s variations saisonnières <strong>de</strong>s<br />
prix sur la pério<strong>de</strong> d'échanges actifs qui a précédé 1949 <strong>et</strong> sur les<br />
quatre années qui ont suivi l'interdiction <strong>de</strong>s marchés à terme, on se<br />
rend compte que .les in<strong>de</strong>x « avant» <strong>et</strong> « après» sont presque i<strong>de</strong>ntiques.<br />
Le prix le plus bas est atteint au moment <strong>de</strong>s récoltes avec l'indice<br />
75; le prix le plus élevé se situe à 145, au printemps. A titre comparatif,<br />
à l'époque où les marchés à terme étaient encore actifs, le<br />
point le plus bas, au moment <strong>de</strong>s récoltes, se situait à 87, alors que le<br />
somm<strong>et</strong> du printemps se situait à 118. Les variations saisonnières du<br />
prix <strong>de</strong>s oignons en argent comptant étaient donc moindres à l'époque<br />
<strong>de</strong>s marchés à terme <strong>et</strong> elles r<strong>et</strong>ournèrent à leur niveau précé<strong>de</strong>nt<br />
quand les marchés disparurent!.<br />
Boyle a compilé <strong>de</strong>s données du même ordre après avoir comparé<br />
les fluctuations dans les cours du blé avant <strong>et</strong> après l'arrivée <strong>de</strong>s marchés<br />
à terme (bien que, dans ce cas, il faille tenir compte d'autres facteurs<br />
que la stricte existence <strong>de</strong>s marchés à terme)2. li a découvert que<br />
les variations <strong>de</strong>s cours du blé avant l'arrivée <strong>de</strong>s marchés à terme<br />
étaient <strong>de</strong>ux fois supérieures aux variations enregistrées par la suite. li<br />
a découvert aussi que les plaintes voulant que le commerce à terme affecte<br />
le niveau moyen <strong>de</strong>s prix n'étaient pas plus fondées que les accusations<br />
qui en faisaient le responsable d'une plus gran<strong>de</strong> fluctuation<br />
<strong>de</strong>s prix. En 1890, les fermiers du pays, réunis en assemblée générale,<br />
adoptèrent une résolution interdisant le commerce à terme du blé,<br />
sous prétexte qu'il faisait baisser le prix du blé. Trois semaines plus<br />
tard, réunis à Minneapolis, les 500 membres <strong>de</strong> l'Association nationale<br />
1. Hieronymus (1971, p. 286). Celui-ci note <strong>de</strong> plus que la variation saisonnière<br />
dans le prix <strong>de</strong>s oignons à l'époque où les marchés à terme étaient actifs équivalait à<br />
peu près aux frais d'entteposage <strong>de</strong>s oignons entte la récolte d'automne <strong>et</strong> le printemps<br />
suivant. Pour Hieronymus, « on peut en conclure que plus les spéculateurs assument<br />
<strong>et</strong> financent les risques du marché, moindre sera le coût inhérent au ttaitement<br />
du produit» (p. 287). Voir aussi Teweles, Harlow <strong>et</strong> Stone (1969).<br />
2. Boyle (1921, p. 123-127).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 149<br />
<strong>de</strong>s minotiers américains adoptèrent une résolution interdisant le commerce<br />
à terme du blé sous prétexte qu'il faisait augmenter le prix du<br />
blé. Le lien entre la nature <strong>de</strong>s accusations <strong>et</strong> les intérêts du groupe<br />
qui les porte est on ne peut plus évi<strong>de</strong>nt.<br />
Le meilleur exemple <strong>de</strong> l'eff<strong>et</strong> bénéfique <strong>de</strong> la spéculation - entendu<br />
au sens étroit <strong>et</strong> exclusif <strong>de</strong> variation <strong>de</strong>s prix -, c'est en Allemagne<br />
que nous le trouvons, à la fin du XIX" siècle, au moment où<br />
le pays interdit le commerce à terme!. La loi fut adoptée en 1896,<br />
sous la pression du Parti <strong>de</strong>s fermiers, qui prétendait que la spéculation<br />
faisait baisser les prix. La loi interdit toute transaction à terme<br />
<strong>et</strong> menaça les spéculateurs <strong>de</strong> sanctions très sévères. Quelles furent<br />
les conséquences? La spéculation se mit à fleurir illégalement dans la<br />
rue <strong>et</strong> dans les restaurants. Les experts en commerce qui ont écrit<br />
sur c<strong>et</strong> épiso<strong>de</strong> ont affirmé qu'en Allemagne la prohibition a eu<br />
pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> maintenir temporairement le prix du blé inférieur <strong>de</strong><br />
six à dix dollars au prix normal. C<strong>et</strong>te mesure prohibitive a donc été<br />
la cause d'un excé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s importations. Tous les Allemands furent<br />
touchés par la suite quand il fallut réduire les importations. De plus,<br />
la loi laissait les fermiers à la merci <strong>de</strong>s minotiers locaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its<br />
négociants, car elle les privait d'une bonne partie <strong>de</strong>s données qui<br />
leur aurait permis d'évaluer ce que <strong>de</strong>vait être la production <strong>de</strong><br />
grains. Les marchands berlinois dépendaient <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong>s bureaucrates.<br />
Aussi, forts <strong>de</strong> l'appui tacite <strong>de</strong> quelques parlementaires qui<br />
avaient compris que la loi était stupi<strong>de</strong>, certains marchands se mirent<br />
à spéculer par l'entremise d'agents situés à Liverpool, à New York<br />
<strong>et</strong> à Chicago. Ces eff<strong>et</strong>s déstabilisateurs, joints à d'autres encore, firent<br />
en sorte que le gouvernement dut rapi<strong>de</strong>ment faire marche arrière.<br />
Le 2 avril 1900, le commerce à terme était rétabli en Allemagne.<br />
On peut donc penser sans risque d'erreur que l'affirmation<br />
selon laquelle la spéculation a obligatoirement un eff<strong>et</strong> déstabilisateur<br />
est fausse. Voyons maintenant ce que les gens enten<strong>de</strong>nt par les<br />
eff<strong>et</strong>s parfois déstabilisateurs <strong>de</strong> la spéculation.<br />
1. Ibid., p. 182-196.
150 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
2. Qu'est-ce que la « spéculation déstabilisatria » ?<br />
En tant qu'individu, tout homme est paifaitermnt sensible<br />
<strong>et</strong> raisonnable; noyé au milieu d'une foule, il <strong>de</strong>vient<br />
toul d'un coup imbécile.<br />
SCHILLER<br />
Quand la minorité a tort <strong>et</strong> que la masse a raison, les quelques personnes<br />
qui forment la minorité perdront une partie importante <strong>de</strong> leur<br />
richesse <strong>et</strong> chaque composante <strong>de</strong> la masse pourra en recevoir une<br />
somme négligeable. Mais que se passe-t-il si la masse est dans l'erreur<br />
<strong>et</strong> que seulement quelques personnes ont raison? Celles-ci pourront<br />
alors s'enrichir considérablement <strong>et</strong> les prix fluctuer <strong>de</strong> façon significative.<br />
Quand les choses se passent ainsi, certains y voient les eff<strong>et</strong>s déstabilisateurs<br />
du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> la spéculation!.<br />
Rétrospectivement, certains auteurs ont ainsi prétendu que les eff<strong>et</strong>s<br />
négatifs <strong>de</strong> la spéculation étaient à m<strong>et</strong>tre sur le compte <strong>de</strong><br />
l' « instinct grégaire» <strong>de</strong> l'homme, <strong>et</strong> que le principal grief fait à la<br />
spéculation venait <strong>de</strong> la participation du grand public, lequel<br />
manque <strong>de</strong> compétence <strong>et</strong> arrive sur le marché <strong>de</strong> la spéculation<br />
avec une seule envie, celle <strong>de</strong> jouer. S'il faut en croire ces auteurs,<br />
les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la spéculation sont particulièrement pervers lorsque -<br />
comme cela arrive souvent avec le public investisseur - les prédictions<br />
ne sont pas faites <strong>de</strong> façon indépendante. Irving Fischer écrit :<br />
« S'il était vrai que chaque spéculateur prend ses décisions en toute<br />
indépendance, la suite <strong>de</strong>s événements montrerait que les erreurs <strong>de</strong>s<br />
uns seraient à toutes fins pratiques corrigées par les décisions <strong>de</strong>s autres.<br />
Or ( ... ) les erreurs du grand public vont en général toutes dans<br />
la même direction. Comme <strong>de</strong>s moutons, toutes suivent le même<br />
chef ( ... ) Les crises, les mouvements <strong>de</strong> panique, les faillites<br />
bancaires viennent en gran<strong>de</strong> partie du fait que les risques ne sont<br />
1. Voir, par exemple, Cowing (1965, chap. 1).
152 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
tions futures en feront autant d'épiso<strong>de</strong>s dans l'histoire <strong>de</strong>'la spéculation),<br />
Mais personne ne peut prédire a priori quelles idées s'avéreront<br />
justes <strong>et</strong> empêcher ainsi l'existence d'une « spéculation déstabilisatrice<br />
».<br />
Essayons <strong>de</strong> clarifier notre propos à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> quelques exemples.<br />
Dans Extraordinary Popular De/usions, Mackay fait remarquer qu'en<br />
Hollan<strong>de</strong> la folie <strong>de</strong>s tulipes a recruté ses plus fidèles a<strong>de</strong>ptes au sein<br />
<strong>de</strong>s classes moyennes, ambitieuses <strong>et</strong> à la mobilité sociale ascendante l •<br />
Pour ces gens, les tulipes <strong>de</strong>vinrent l'ultime symbole social, comme le<br />
sont aujourd'hui les obj<strong>et</strong>s signés par Picasso, Rothko <strong>et</strong> Gucci. Les<br />
fluctuations importantes enregistrées dans les prix <strong>de</strong>s tulipes peuvent<br />
s'expliquer par la crainte <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>s classes moyennes <strong>de</strong> ne pas<br />
être reconnus comme membres <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te classe s'ils ne possè<strong>de</strong>nt pas<br />
<strong>de</strong>s bulbes <strong>de</strong> tulipes. La folie <strong>de</strong>s tulipes venait donc <strong>de</strong> la conviction<br />
que les tulipes <strong>de</strong>meureraient toujours un symbole social <strong>et</strong> le centre<br />
d'intérêt d'un intérieur opulent.<br />
Supposons que ce pari se soit révélé juste; c'est-à-dire que les tulipes<br />
ou certaines toiles ont cessé d'être <strong>de</strong>s « fleurs» ou <strong>de</strong> « l'art»<br />
pour <strong>de</strong>venir un symbole social. Le prix <strong>de</strong> ces obj<strong>et</strong>s serait alors toujours<br />
<strong>de</strong>meuré le même <strong>et</strong> les épiso<strong>de</strong>s liés à un brusque changement<br />
dans le prix <strong>de</strong>s tulipes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s toiles (à partir du moment où ces obj<strong>et</strong>s<br />
auraient accédé au statut <strong>de</strong> symboles) ne figureraient dans aucune histoire<br />
<strong>de</strong> la spéculation déstabilisatrice. Ce n'est que parce que l'idée<br />
s'est révélée fausse <strong>et</strong> que l'évolution <strong>de</strong> la situation a ruiné plus d'un<br />
Hollandais que ces épiso<strong>de</strong>s ont pris place dans l'histoire <strong>de</strong> la spéculation<br />
déstabilisatrice 2 •<br />
Pour mieux comprendre, reprenons l'exemple <strong>de</strong> la spéculation <strong>de</strong>s<br />
Rothschild. Il y a peu <strong>de</strong> chances que leur geste puisse être considéré<br />
autrement que comme un exemple <strong>de</strong> spéculation stabilisatrice. Mais<br />
1. Mackay (1980, p. 89-97). Voir aussi Schama (1988, chap. 5, spécialement la<br />
section 3).<br />
2. Voir Fischer (1924). En 1983, Granville, qui appréhendait la venue d'une<br />
autre Gran<strong>de</strong> Dépression, recommanda aux investisseurs <strong>de</strong> vendre leurs actions. Paul<br />
David Herrling fit circuler <strong>de</strong> fausses rumeurs sur le rachat, en 1987, <strong>de</strong> la Dayton<br />
Hudson Compagny. li séjourna par la suite à l'hôpital <strong>et</strong> les mé<strong>de</strong>cins ont mis en<br />
doute ses facultés. Voir Dorfman (1987); Fromson (1987). Voir aussi Mackay (1980);<br />
Train (1985). On peut procé<strong>de</strong>r à une analyse similaire <strong>de</strong> ces cas <strong>et</strong> d'autres encore.
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 153<br />
supposons un instant que les Rothschild se soient trompés <strong>et</strong> que la situation<br />
politique en France ne se soit pas stabilisée comme ils l'avaient<br />
imaginé. La valeur <strong>de</strong>s obligations, après avoir augmenté à la suite <strong>de</strong><br />
l'achat par les Rothschild <strong>et</strong> leurs imitateurs, aurait connu une chute<br />
brutale, <strong>et</strong> les Rothschild, comme leurs imitateurs, auraient perdu une<br />
partie <strong>de</strong> leur fortune. Si les choses s'étaient passées ainsi, l'épiso<strong>de</strong> aurait<br />
sans doute pris place dans l'histoire <strong>de</strong> la spéculation déstabilisatrice<br />
sous le nom <strong>de</strong> « marche <strong>de</strong> la folie »1.<br />
A la question : « Etait-ce une erreur <strong>de</strong> croire que les tulipes <strong>de</strong>nieureraient<br />
éternellement un symbole <strong>de</strong> prospérité? », la réponse, rétrospectivement,<br />
est donc oui. Mais à la question : « C<strong>et</strong>te croyance<br />
fut-elle alors déstabilisatrice? », la réponse est non, parce que les<br />
classes moyennes, ambitieuses <strong>et</strong> à la mobilité sociale ascendante,<br />
étaient à la recherche d'un symbole <strong>de</strong> prospérité. Si les tulipes<br />
n'avaient pas fait l'affaire, les Hollandais auraient sans doute parié sur<br />
autre chose. Peut-être <strong>de</strong>s mUSiCiens <strong>et</strong> <strong>de</strong>s portraitistes du<br />
XVII" siècle? Ou <strong>de</strong>s astrologues? Qui sait? Ces croyances, e<strong>de</strong>s gestes<br />
qui les auraient accompagnées, auraient-elles eu nécessairement <strong>de</strong>s<br />
conséquences moins déstabilisatrices que le fait <strong>de</strong> voir dans les tulipes<br />
un symbole <strong>de</strong> prospérité? Encore une fois, la réponse est non. Ce<br />
n'est pas le prix <strong>de</strong>s tulipes qui aurait alors varié, mais les tarifs <strong>de</strong>s as-<br />
1. Dans The March of Fol!J, Barbara Tuchman comm<strong>et</strong> elle aussi c<strong>et</strong>te erreur. Elle<br />
définit d'abord la sagesse comme l'exercice d'un jugement qui repose sur l'expérience<br />
<strong>et</strong> les données disponibles. Il s'agit maintenant <strong>de</strong> savoir comment les gens peuvent<br />
m<strong>et</strong>tte en pratique c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> sagesse quand ils se ttouvent confrontés à <strong>de</strong>s situations<br />
inusitées. En vertu <strong>de</strong> la déHnition <strong>de</strong> Tuchman, en l'absence d'expérience, les<br />
gens ne pourront faire appel à la sagesse <strong>et</strong> au bon sens. Ils vont donc parier sur <strong>de</strong>s<br />
idées nouvelles; comme pour tout pari, certaines <strong>de</strong> ces idées se révéleront gagnantes<br />
(les historiens porteront alors aux nues leur instigateur), d'autres non (on accusera<br />
alors ce <strong>de</strong>rnier d'extravagance <strong>et</strong> on lui reprochera <strong>de</strong> pratiquer une spéculation déstabilisatrice).<br />
Mais comment êtte sûr qu'une idée est fausse? Vous aurez beau vous<br />
entêter, faire preuve <strong>de</strong> logique <strong>et</strong> tenir mordicus à vos idées (qui sait? peut-être<br />
même monter au bûcher <strong>de</strong> l'hérétique), s'il s'avère que vous avez raison, les générations<br />
futures vous admireront pour votre force <strong>de</strong> caractère; mais si vous échouez, on<br />
vous traitera <strong>de</strong> forte tête <strong>et</strong> d'idiot. En introduction à son ouvrage, Tuchman raconte<br />
que les éditeurs ont refusé son manuscrit pendant <strong>de</strong>s années. C'est la New York University<br />
Press qui <strong>de</strong>vait Hnalement accepter <strong>de</strong> le publier. Aujourd'hui, Mme Tuchman<br />
est considérée comme une historienne courageuse <strong>et</strong> comme l'une <strong>de</strong>s rares à<br />
s'être aventurée loin du confort académique. Mais comment était-elle perçue pendant<br />
toutes ces années où elle s'entêtait en dépit <strong>de</strong>s refus répétés <strong>de</strong>s éditeurs?
154 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
trologues, <strong>de</strong>s peintres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s musiciens qui seraient tombés en chute<br />
libre le jour où on n'aurait plus eu besoin <strong>de</strong> leurs services pour faire<br />
l'étalage <strong>de</strong> sa richesse. De même, à la troisième question (
156 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Ashton ne voit pas la très gran<strong>de</strong> différence qui existe entre le<br />
jeu <strong>et</strong> les assurances, ce que le chapitre 2 <strong>et</strong> la section précé<strong>de</strong>nte <strong>de</strong><br />
ce chapitre montrent pourtant hors <strong>de</strong> tout doute l • Par le jeu, les<br />
gens essaient <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver ou d'augmenter leur fortune; par l'assurance,<br />
ils s'efforcent <strong>de</strong> protéger leurs avoirs ou les revenus qu'ils<br />
sont en droit d'en attendre. Même si la différence entre les <strong>de</strong>ux<br />
activités est très n<strong>et</strong>te, il n'y a pas <strong>de</strong> contradiction à évoluer sur les<br />
<strong>de</strong>ux tableaux. Dans la section suivante, nous expliquerons ce qui a<br />
pu amener <strong>de</strong>s auteurs comme Ashton à confondre les <strong>de</strong>ux<br />
activités.<br />
Il faut dire qu'Ahston, qui ne veut pas voir la différence entre le<br />
jeu <strong>et</strong> l'assurance, n'est pas une exception. De nos jours, bon nombre<br />
d'économistes ne sont pas moins confus. La plupart situent la différence<br />
entre le « joueur» <strong>et</strong> l' « assuré» comme étant une question <strong>de</strong><br />
goûts 2 , plutôt que <strong>de</strong> richesse individuelle ou <strong>de</strong> rang social. S'il faut<br />
1. Voir aussi <strong>Brenner</strong> (1983, 1985) pour une analyse plus en profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la<br />
question. Perluns s'efforce <strong>de</strong> faire une différence entre l'assurance <strong>et</strong> le jeu, mais sa<br />
démonstration ne convainc pas. Selon lui, la différence serait que « l'assurance s'occupe<br />
<strong>de</strong> risques inévitables, tandis que le jeu repose sur un risque artificiel <strong>et</strong> superflu<br />
(1962, p. 57). Mais comment le jeu peut-il être « supertlu » <strong>et</strong> selon quels critères si,<br />
comme nous le soutenons dans c<strong>et</strong> ouvrage, son existence ai<strong>de</strong> l'homme à gar<strong>de</strong>r espoir<br />
en un avenir meilleur? Et pourquoi conduire une voiture <strong>et</strong> souscrire une assurance-automobile<br />
seraient-ils « inévitables»? Personne n'est obligé <strong>de</strong> conduire une<br />
voiture. L'argument subséquent <strong>de</strong> Perkins est que « l'assurance n'implique aucune<br />
perte, du moins en ce qui concerne la part <strong>de</strong> risque assurée, tandis que, dans le jeu,<br />
les pertes <strong>de</strong>s perdants financent les gains <strong>de</strong>s gagnants» (p. 57). Ce n'est pas ainsi<br />
que les choses se passent dans la réalité. L'existence <strong>de</strong> l'assurance accroit la production,<br />
parce qu'elle donne aux gens une relative tranquillité d'esprit qui les rend capables<br />
<strong>de</strong> se concentrer sur d'autres questions. Or le jeu a exactement le même eff<strong>et</strong>. S'il<br />
est vrai <strong>de</strong> dire que le jeu entraîne une redistribution <strong>de</strong> la richesse, il est tout aussi<br />
vrai d'affirmer qu'il donne <strong>de</strong> l'espoir. Le jeu stimule les rêves <strong>de</strong>s uns, il empêche les<br />
autres <strong>de</strong> boire plus. En ce sens, le jeu non plus ne suppose pas <strong>de</strong> perte. Perkins<br />
ajoute finalement: « L'assurance fait jouer la loi <strong>de</strong> la moyenne <strong>et</strong> élimine le <strong>hasard</strong>,<br />
tandis que le jeu est gouverné par l'incertitu<strong>de</strong> du risque superflu » (p. 57). Mais<br />
comme nous l'avons dit plus haut <strong>et</strong> dans le texte, si on considère les alternatives, le<br />
fait d'autoriser le jeu ne suppose pas l'existence <strong>de</strong> risques superflus. Nous clarifierons<br />
c<strong>et</strong>te question dans le chapitre 5.<br />
2. Tout est <strong>de</strong> savoir s'il faut donc considérer l'individu comme un être unique<br />
ou, au contraire, comme le veut la théorie économique néo-classique <strong>de</strong> base, comme<br />
un être étroitement lié à une fonction utilitaire. Voir l'analyse proposée par <strong>Brenner</strong><br />
(1983, 1985), <strong>de</strong> même que l'Annexe du chapitre 2 dans l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
ouvrage.
JEU, SPÉCULATiON ET ASSURANCES 157<br />
en croire la soi-disant théorie du risque, ceux qui s'adonnent au jeu aiment<br />
le risque <strong>et</strong> ceux qui souscrivent <strong>de</strong> l'assurance l'ont en aversion.<br />
Par conséquent, toujours selon c<strong>et</strong>te théorie, l'on ne peut jouer <strong>et</strong>, en<br />
même temps, souscrire <strong>de</strong> l'assurance. Friedman pense que le « préjugé<br />
naturel» <strong>de</strong>s étudiants en économie contre le jeu <strong>et</strong> en faveur <strong>de</strong><br />
l'assurance! - préjugé qui est à l'origine <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te théorie <strong>et</strong> qui se manifeste<br />
aussi dans l'hostilité à l'endroit <strong>de</strong> la spéculation, s'explique <strong>de</strong><br />
la façon suivante :<br />
Il est naturel [pour un étudiant] <strong>de</strong> voir le marché à terme ( ... ) comme un<br />
marché où le producteur « légitime» se protège en faisant assumer les risques<br />
par le « spéculateur ». Mais, bien que ce soit là une lecture possible <strong>et</strong>, à vrai<br />
dire, tout à fait vraisemblable du fonctionnement d'un marché à terme dans<br />
les faits, ce n'est pas la seule. Le marché à terme ne pourrait-il pas être aussi<br />
un marché où le producteur « légitime », comme un à-côté, déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> vendre<br />
<strong>de</strong>s « paris» aux spéculateurs qui, en toute connaissance <strong>de</strong> cause, sont disposés<br />
à payer le prix pour pouvoir jouer? Et qui, à la perspective <strong>de</strong> perdre <strong>de</strong><br />
l'argent, oublient leurs scrupules à l'endroit du jeu 2 ?<br />
Friedman touche le fond <strong>de</strong> la question quand il parle <strong>de</strong> « légitimité<br />
», puisque nous avons vu, dans le chapitre 3, que c'était précisément<br />
la légitimité <strong>de</strong> certains marchés, où le rang social <strong>et</strong> la répartition<br />
<strong>de</strong> la richesse étaient susceptibles d'être bouleversés par le fait du<br />
<strong>hasard</strong> ou <strong>de</strong> la spéculation, qui était périodiquement remise en cause.<br />
Une autre source <strong>de</strong> confusion était la suivante: le fait <strong>de</strong> penser que<br />
seuls étaient légitimes les agissements <strong>de</strong>s producteurs, qui voulaient<br />
1. Friedman (1969, p. 286). La lecture <strong>de</strong> <strong>Brenner</strong> (1987, chap. 5) perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> donner<br />
une autre explication à c<strong>et</strong>te préférence.<br />
2 Friedman (1969, p. 286). Plusieurs auteurs ont critiqué le jeu, qu'ils voient<br />
comme un moyen illégal <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'argent. Perkins écrit : « Il n'y a que trois<br />
moyens d'avoir ou d'amasser <strong>de</strong> l'argent. Oublions les économies, qui ne sont qu'une<br />
dépense différée. La première repose sur la production <strong>de</strong> services ( ... ) La secon<strong>de</strong>,<br />
sur l'échange <strong>de</strong> valeurs ( ... ) La troisième consiste en un geste <strong>de</strong> générosité ou en un<br />
pur ca<strong>de</strong>au» (1962, p. 48). Pourquoi les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> n'entrent-ils pas dans la catégorie<br />
<strong>de</strong>s services ou <strong>de</strong>s valeurs échangées? La réponse que donne Perkins <strong>de</strong> façon<br />
implicite semble être que le marché du jeu est un marché qui entraîne une redistribution<br />
<strong>de</strong>s richesses par le fait du <strong>hasard</strong>. Perkins écrit par ailleurs: « Le jeu a connu un<br />
regaîn <strong>de</strong> popularité ( ... ) durant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dépression industrielle <strong>et</strong> économique<br />
<strong>de</strong> l'entre-<strong>de</strong>ux-guerres, à un moment où les hommes <strong>et</strong> les femmes subissaient <strong>de</strong><br />
lour<strong>de</strong>s contraintes fInancières <strong>et</strong> étaient littéralement fascinés par la possibilité <strong>de</strong> gagner<br />
quelque chose grâce au <strong>hasard</strong> » (p. 37).
158 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
protéger leur fortune, <strong>et</strong> non ceux <strong>de</strong>s spéculateurs, qui cherchaient à<br />
s'enrichir.<br />
Il semble que l'incapacité <strong>de</strong> faire c<strong>et</strong>te différence ait été à l'origine<br />
d'une autre erreur dans le débat sur le jeu <strong>et</strong> la spéculation.<br />
Irving Fisher écrit : « La différence entre le spéculateur <strong>et</strong> le joueur<br />
( ... ) est en général bien marquée. Le joueur cherche <strong>et</strong> prend <strong>de</strong>s risques<br />
qu'il n'est pas obligé <strong>de</strong> prendre, tandis que le spéculateur se<br />
porte volontaire pour assumer ce genre <strong>de</strong> risques propres au mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s affaires <strong>et</strong> qui finissent toujours par r<strong>et</strong>omber sur quelqu'un. »1<br />
L'argument ne tient pas parce que le joueur <strong>et</strong> le spéculateur assument<br />
tous les <strong>de</strong>ux un risque qui finit pas r<strong>et</strong>omber sur quelqu'un.<br />
Dans le cas du joueur, le risque r<strong>et</strong>ombe sur lui; il se r<strong>et</strong>rouve au<br />
bas <strong>de</strong> l'échelle sociale. Nous avons vu que la tendance à s'adonner<br />
au jeu dépend du rang social (c'est-à-dire <strong>de</strong> l'appartenance à l'échelon<br />
le plus bas) <strong>et</strong> <strong>de</strong>s variations à l'intérieur <strong>de</strong> la pyrami<strong>de</strong> sociale.<br />
Le joueur ne crée pas <strong>de</strong> risques supplémentaires; il répond à sa<br />
façon aux risques inhérents à toute société. S'il ne s'adonne pas au<br />
jeu, qui sait comment il s'efforcera <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r espoir en une vie meilleure?<br />
En consultant un astrologue 2 ? En croyant au bonheur dans<br />
l'au-<strong>de</strong>là? En pariant 5 $ sur un quelconque télévangéliste? En<br />
appuyant <strong>de</strong>s idées révolutionnaires? A moins qu'il m<strong>et</strong>te simplement<br />
un frein à ses aspirations <strong>et</strong> se résigne à quelque rêve médiocre,<br />
<strong>de</strong>vienne désespéré <strong>et</strong> manifeste sa rancœur <strong>de</strong> façon <strong>de</strong>structrice?<br />
Par conséquent, on ne peut pas dire que le joueur « prend <strong>de</strong>s<br />
risques qu'il n'est pas obligé <strong>de</strong> prendre ». De toute façon, il lui<br />
faut assumer les risques liés à sa condition sociale; s'il ne le fait pas<br />
en s'adonnant au jeu, il le fera par d'autres moyens. La différence<br />
entre le joueur <strong>et</strong> le spéculateur n'est donc pas que l'un prend <strong>de</strong>s risques que<br />
l'autre assume volontairement j mais bien que le joueur assume <strong>de</strong>s risques liés<br />
à son rang social, tandis que le spéculateur assume <strong>de</strong>s nsques liés au com-<br />
1. Fisher (1924, p. 347). Teweles <strong>et</strong> al. (1969, p. 4-6} font valoir le même point <strong>de</strong><br />
vue.<br />
2. Sur la divination en général <strong>et</strong> pour mesurer à quel point l'astrologie est encore<br />
une pratique largement répandue, voir Cohen (1964, chap. 10). Voir l'extrait du<br />
Wall Stre<strong>et</strong> Journal cité par Hughes (1986), <strong>de</strong> même que Leiren (1987) <strong>et</strong> Gardner<br />
(1987) sur quelques cas récents <strong>de</strong> ferveur religieuse. Sur le rôle joué par la magie,<br />
voir Thomas (1971), Malcolmson (1981, p. 83-93).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 159<br />
!Herce l • C<strong>et</strong>te différence explique sans doute la relative tolérance que<br />
l'on a pu montrer à certains moments à l'endroit <strong>de</strong>s spéculateurs,<br />
même si, avec les joueurs, ceux-ci ont souvent encouru l'opprobre<br />
publique. Au moins quand le spéculateur s'élevait dans l'échelle sociale,<br />
c'était grâce au commerce, alors que les rêves <strong>et</strong> les succès du<br />
joueur semblaient être autant <strong>de</strong> manifestations <strong>de</strong> son peu <strong>de</strong> foi<br />
dans la légitimité <strong>de</strong> l'ordre social existant.<br />
4. La confusion entre le jeu, la spéculation <strong>et</strong> l'assurance<br />
Il existe entre le jeu, la spéculation <strong>et</strong> la question du risque en général,<br />
<strong>et</strong>, plus particulièrement, entre l'assurance <strong>et</strong> les décisions<br />
d'ordre commercial, une confusion qui a <strong>de</strong>s racines très anciennes <strong>et</strong><br />
qui ne se reflète pas seulement dans la langue quotidienne, mais aussi<br />
dans les jugements rendus par les tribunaux, les discussions académiques<br />
<strong>et</strong> les politiques gouvernementales. Au tournant du siècle, l'expérience<br />
alleman<strong>de</strong> fut l'exemple le plus achevé <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te confusion.<br />
Avec un mépris tout aristocratique, Démosthène fustigea dans un<br />
<strong>de</strong> ses discours la façon dont les Grecs <strong>de</strong> l'époque assuraient les marchandises<br />
transportées par mer. L'assureur avançait une certaine<br />
somme correspondant à un peu moins <strong>de</strong> la valeur du navire <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />
cargaison. Une fois le voyage complété sans dommages, l'assureur recevait<br />
en r<strong>et</strong>our une somme beaucoup plus élevée 2 • La différence entre<br />
les dèux - appelons-la « prime sur le risque », « intérêts» ou participation<br />
aux profits - ne voulait dire qu'une chose : que ce soit sur<br />
une longue pério<strong>de</strong> avec moins <strong>de</strong> navires en circulation ou sur une<br />
courte pério<strong>de</strong> avec davantage <strong>de</strong> navires, le prêteur pouvait se perm<strong>et</strong>tre<br />
à l'occasion d'essuyer quelques pertes tout en <strong>de</strong>meurant en affaires,<br />
car il y avait suffisamment <strong>de</strong> navires qui faisaient le voyage<br />
sans encombre. Il n'empêche que <strong>de</strong> telles pratiques - le fait <strong>de</strong> prê-<br />
1. Sous la plume <strong>de</strong> Fisher, l'emploi du mot « inévitablement» est quelque peu<br />
problématique. On peut vouloir empêcher ou réduire les <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> risques en<br />
maintenant le statu quo dans un cas, en empêchant l'adaptation à <strong>de</strong> nouvelles circonstances<br />
dans l'autre. On a observé <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> ce genre en Chine <strong>et</strong> aux In<strong>de</strong>s, <strong>de</strong><br />
même que dans les sociétés européennes au Moyen Age.<br />
2. Jacoby (1952, p.19); Perkins (1962, p. 56); Sasuly (1982, p. 41).
160 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ter <strong>de</strong> l'argent en général <strong>et</strong>, particulièrement, <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un intérêt<br />
qui, sur une longue pério<strong>de</strong>, pouvait paraître usuraire - n'étaient pas<br />
très bien vues <strong>de</strong>s commentateurs <strong>de</strong> l'Antiquité <strong>et</strong> du Moyen Age<br />
dont les écrits nous sont parvenus!. Daston (1977) raconte qu'au<br />
XIIIe siècle le pape Grégoire IX interdit, par le décr<strong>et</strong> Naviganti, une<br />
<strong>de</strong>s formes d'assurance maritime les plus en vogue parce qu'il la jugeait<br />
usuraire. L'interdiction papale provoqua un débat juridique sur<br />
la différence entre l'assurance <strong>et</strong> l'usure à partir <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> risque<br />
<strong>et</strong> sur les différences entre les diverses formes d'investissement, dont<br />
certaines exigeaient <strong>de</strong> fournir un travail pour en r<strong>et</strong>irer les bénéfices,<br />
tandis que, pour d'autres, les gains semblaient obtenus sans effort.<br />
Avec le développement du commerce qui allait caractériser les <strong>de</strong>ux<br />
siècles suivants, les juristes en droit civil <strong>et</strong> canonique firent appel à la<br />
notion <strong>de</strong> risque pour défendre certaines pratiques commerciales douteuses.<br />
Pour éviter d'être soupçonnés d'usure, leurs auteurs <strong>de</strong>vaient<br />
prouver que le risque qu'ils couraient était assez grand, mais pas assez<br />
pour qu'on les soupçonne <strong>de</strong> s'adonner au jeu. Au milieu du<br />
XVIe siècle était <strong>de</strong>venu courant l'argument selon lequel ceux qui couraient<br />
<strong>de</strong>s risques avaient autant le droit <strong>de</strong> participer aux profits que<br />
ceux qui fournissaient un travail. Cela n'a pas empêché les idées sur le<br />
risque que nous avons évoquées plus tôt <strong>de</strong> peser lour<strong>de</strong>ment sur le<br />
commerce <strong>de</strong> l'assurance. Rappelons qu'en 1777, en Angl<strong>et</strong>erre, la loi<br />
sur l'usure interdisait <strong>de</strong> prêter l'argent à un taux d'intérêt supérieur à<br />
5 %, à moins qu'il y ait un « véritable» risque. Selon Daston, <strong>de</strong> telles<br />
lois expliquent en partie pourquoi les compagnies d'assurances ont été<br />
si réticentes, au début, à recourir à la théorie <strong>de</strong>s probabilités : « Le<br />
fait même <strong>de</strong> quantifier les risques donnait encore trop <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>s à<br />
une entreprise qui se <strong>de</strong>vait d'être vraiment risquée» (1987, p. 247).<br />
Dans l'Italie du XIVe siècle, le marché <strong>de</strong> l'assurance maritime se<br />
1. Sur l'usure, sur l'origine du mot « intérét » <strong>et</strong> sur l'évolution <strong>de</strong>s mentalités<br />
quant au prêt, voir Noonan (1957) <strong>et</strong> <strong>Brenner</strong> (1983, chap. 3). Ce n'est pas un <strong>hasard</strong><br />
si à une certaine époque on a pu comparer la loterie <strong>et</strong> l'usure. Plusieurs personnes<br />
ont fait remarquer que le principe médiéval du juste prix <strong>et</strong> le fait d'interdire le systême<br />
bancaire ont eu pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> figer « les ordres <strong>de</strong> la société selon leur rang respectif<br />
au Moyen Age. Ce ne sont ni le commerce ni la richesse qui étaient interdits,<br />
mais l'accroissement du commerce au détriment du pouvoir féodal» (Ayres, 1944,<br />
p.28).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 161<br />
développa en naviguant entre ces différentes conceptions <strong>et</strong> c'est <strong>de</strong> la<br />
même façon, s'il faut en croire Thomas (1971), qu'il s'implanta en Angl<strong>et</strong>erre<br />
au xvt siècle. Les choses se passèrent moins bien pour d'autres<br />
types d'entreprises œuvrant dans le domaine du risque. En 1570,<br />
le Co<strong>de</strong> of the Low Countries interdit le jeu <strong>et</strong> l'assurance vie, qu'il classa<br />
dans une même catégorie; l'assurance sur la vie <strong>de</strong>s gens, sur la vie<br />
« <strong>de</strong>s travailleurs ( ... ) <strong>et</strong> autres inventions <strong>de</strong> même acabit» <strong>de</strong>vinrent<br />
illégales. Toutes les ordonnances antérieures à 1681 <strong>et</strong> qui étaient<br />
chargées <strong>de</strong> réglementer l'assurance ne faisaient mention <strong>de</strong> l'assurance<br />
vie que pour la condamner <strong>et</strong>, du même souffle, interdire en généralles<br />
paris sur la vie; ce fut le cas d'Amsterdam (1598), <strong>de</strong> Middlebourg<br />
(1600), <strong>de</strong> Rotterdam (1604) <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Suè<strong>de</strong> l • En France,<br />
l'assurance vie <strong>de</strong>meura illégale jusqu'en 1819 2 • A c<strong>et</strong>te situation, on<br />
peut trouver une autre explication que la question générale du risque.<br />
Daston (1987) montre que, jusqu'aux XVIe <strong>et</strong> XVIIe siècles, la notion<br />
<strong>de</strong> probabilité était associée à <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> jeu comme les dés <strong>et</strong><br />
la loterie. Les mathématiciens qui, au XVIIIe siècle, mirent au point la<br />
théorie <strong>de</strong> la probabilité - notamment Pierre Fermat, Jacob Bernoulli<br />
<strong>et</strong> John Grant, qui conçut la première table <strong>de</strong> mortalité dans<br />
un ouvrage intitulé Natural and Political Observations (. .. ) upon the Bills<br />
of Mortality (1662) - furent eux-mêmes incapables d'expliquer en<br />
quoi la notion <strong>de</strong> probabilité pouvait s'appliquer à la mortalité<br />
(n'était-ce pas là une prérogative divine ?). De grands mathématiciens,<br />
<strong>et</strong> parmi eux Leibniz, s'opposaient à ce genre d'explications. Le fait<br />
qu'historiquement la notion <strong>de</strong> probabilité ait été exclusivement associée<br />
au jeu peut expliquer pourquoi le jeu <strong>et</strong> l'assurance furent à l'origine<br />
classés sous la même rubrique 3 •<br />
A cela s'ajoutait le fait que, à leur début, les contrats d'assurance<br />
n'étaient, en réalité, pas tellement différents <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>. Par<br />
exemple, la très prisée tontine était une sorte <strong>de</strong> rente viagère à laquelle<br />
souscrivait un groupe <strong>de</strong> personnes par le biais d'un emprunt.<br />
Les divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s souscripteurs augmentaient après chaque décès <strong>et</strong><br />
le <strong>de</strong>rnier survivant raflait la somme qui restait. Tout comme à la 10-<br />
1. Daston (1987, p. 256, n. 9).<br />
2. Ibid.<br />
3. Pour une analyse détaillée <strong>de</strong> la question, voir Daston (1987).
162 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
terie, ce genre <strong>de</strong> formules donnait la possibilité <strong>de</strong> s'élever rapi<strong>de</strong>ment<br />
dans l'échelle sociale.<br />
En dépit <strong>de</strong> toutes ces difficultés <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te confusion, l'industrie <strong>de</strong><br />
l'assurance connut en Angl<strong>et</strong>erre une rapi<strong>de</strong> expansion entre le XVIe <strong>et</strong><br />
le XVIIe siècle!. Nous l'avons dit, c'est l'assurance maritime qui se développa<br />
la prerrùère, même si les lois chargées d'arbitrer les différends survenus<br />
à la suite <strong>de</strong> contrats d'assurances <strong>de</strong>meuraient insatisfaisantes (les<br />
marchands s'assuraient alors en répartissant entre un certain nombre <strong>de</strong><br />
particuliers la propriété <strong>de</strong>s navires <strong>et</strong> la valeur <strong>de</strong>s marchandises transportées).<br />
La situation changea au début du XVIIIe siècle, quand le Café<br />
Uoyds <strong>de</strong>vint le lieu <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong>s assureurs <strong>et</strong> que furent créées,<br />
en 1720, la London Assurance <strong>et</strong> la Rqyal Exchange, <strong>de</strong>ux sociétés à actions<br />
spécialisées dans l'assurance maritime. En 1680, l'assurance contre le feu<br />
fit son apparition à Londres; une société mutuelle d'assurance sur la vie,<br />
l'Amicable Soci<strong>et</strong>y, fut fondée en 1706 (même si sa structure était <strong>de</strong> type<br />
tontine). Des 50 compagnies d'assurances fondées entre 1699 <strong>et</strong> 1720,<br />
l'Amicable Soci<strong>et</strong>y fut la seule à survivre au désastre financier qui suivit le<br />
scandale du South Sea Bubble.<br />
Ce taux d'échec n'a rien <strong>de</strong> surprenant. Entre 1690 <strong>et</strong> le milieu du<br />
XVIIIe siècle, la société anglaise ne fut pas seulement une société littéralement<br />
gagnée par la folie du jeu. Elle connut aussi la révolution industrielle,<br />
laquelle <strong>de</strong>vait s'accompagner <strong>de</strong> changements très rapi<strong>de</strong>s<br />
dans le domaine du commerce, <strong>de</strong> la technologie, <strong>de</strong> la justice, <strong>de</strong>s arts<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> la littérature 2 • Le commerce <strong>de</strong> l'assurance ne fit pas exception à<br />
la règle <strong>et</strong>, comme on peut le supposer, certains changements s'avérèrent<br />
bénéfiques, d'autres non. Quelques compagnies audacieuses essayèrent<br />
<strong>de</strong> vendre <strong>de</strong> l'assurance contre le cocuage <strong>et</strong> le mensonge<strong>et</strong><br />
firent faillite 3 • li n'y a pas que l'affaire du South Sea Bubble qui rrùt<br />
fin à ce genre <strong>de</strong> contrats d'assurances. Les lois adoptées entre 1764<br />
<strong>et</strong> 1774 (notamment, le Gambling Act) rendaient illégaux les contrats<br />
d'assurances qui impliquaient le versement <strong>de</strong> gages, sauf si le contrat<br />
prévoyait le paiement d'un « intérêt d'assurance» au détenteur <strong>de</strong> la<br />
1. Thomas (1971, p. 651-654).<br />
2. Voir <strong>Brenner</strong> (1985, chap. 3) <strong>et</strong> les sources mentionnées dans ce <strong>de</strong>rnier ouvrage.<br />
3. Thomas (1971, p. 651-654); Daston (1987).
164 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Thomas conclut : « A un niveau social moins élevé, le XVIIIe siècle a<br />
vu certaines fmnes proposer à leurs employés les premières polices<br />
d'assurance en même temps que se multipliaient les amicales <strong>de</strong> travailleurs.<br />
Rien ne pouvait réduire davantage la sphère d'influence <strong>de</strong>s<br />
remè<strong>de</strong>s proposés par la magie comme seule protection contre les<br />
mauvais coups du sort» (1971, p. 659).<br />
L'assurance gagna du terrain au détriment <strong>de</strong> la charité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />
magie. C'était là, croyait-on, s'inspirant en cela d'Adam Smith, « une<br />
façon précise, scientifique <strong>et</strong> tout à la fois pratique <strong>de</strong> manifester c<strong>et</strong>te<br />
solidarité qui unit confusément les humains »1. A partir <strong>de</strong> la troisième<br />
décennie du XIX' siècle, le divorce entre l'assurance <strong>et</strong> le jeu sembla<br />
consommé. Le jeu était à toutes fins pratiques illégal, tandis que l'assurance,<br />
qui postulait qu' « un homme qui est riche aujourd'hui ne<br />
peut se r<strong>et</strong>rouver pauvre <strong>de</strong>main », <strong>de</strong>venait un <strong>de</strong>s piliers <strong>de</strong> l'ordre<br />
social 2 •<br />
5. Imbroglios juridiques<br />
<strong>et</strong> débats politiques sur le jeu <strong>et</strong> la spéculation<br />
Le droit coutumier anglo-saxon ne s'opposait pas aux contrats en<br />
vertu <strong>de</strong>squels une <strong>de</strong>s parties acceptait d'assumer pendant un certain<br />
temps les risques <strong>de</strong> fluctuations dans les prix <strong>de</strong>s inventaires sans<br />
pour autant se départir <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. Mais, au XIX' siècle, une vive<br />
opposition à ce genre <strong>de</strong> contrats se fit <strong>de</strong> plus en plus sentir en Allemagne,<br />
aux Etats-Unis <strong>et</strong> en Angl<strong>et</strong>erre.<br />
1. Daston (1987, p. 253). Parce que c<strong>et</strong>te question est liée à un point important<br />
soulevé par Coase (1937), il vaut la peine <strong>de</strong> s'y attar<strong>de</strong>r. Coase affirme que la seule<br />
question à se poser au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s entreprises est celle <strong>de</strong> leur origine. Une <strong>de</strong>s conséquences<br />
<strong>de</strong> l'adoption <strong>de</strong> ce modèle est que sa mise à l'épreuve oblige à s'interroger<br />
sur l'origine <strong>de</strong> certaines institutions, ce que nous faisons précisément dans l'Annexe<br />
A du chapitre 2 <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage. Il importe aussi <strong>de</strong> souligner<br />
un aspect que <strong>Brenner</strong> (1983, 1985 <strong>et</strong> 1987) a déjà fait valoir, c'est-à-dire qu'on<br />
ne peut séparer les questions d'ordre économique <strong>de</strong>s autres questions. Le rôle <strong>de</strong><br />
substitut joué par les compagnies d'assurances en ce qui concerne la croyance en la<br />
magie <strong>et</strong> en la sorcellerie en est la preuve.<br />
2 Daston (1987, p. 253).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 165<br />
Dans la cause Rumsey vs Beny, la Cour suprême du Maine décida<br />
ce qui suit:<br />
Un contrat d'achat <strong>et</strong> <strong>de</strong> vente <strong>de</strong> blé fait en toute bonne foi <strong>et</strong> qui prévoit la<br />
livraison <strong>de</strong> la marchandise dans un avenir proche est une chose, <strong>et</strong> ne va pas à<br />
l'encontre <strong>de</strong> la loi. Mais c'en est une autre quand <strong>de</strong>ux parties signent un<br />
contrat sans avoir l'intention véritable d'échanger quelque quantité <strong>de</strong> blé que<br />
ce soit, <strong>et</strong> conviennent plutôt qu'à un moment convenu l'ach<strong>et</strong>eur <strong>de</strong>vra payer<br />
ou empocher la différence entre le prix du contrat <strong>et</strong> le prix du marché. La loi ne<br />
peut pas encourager ce genre <strong>de</strong> pratiques. C'est ce qu'on appelle fixer les différences,<br />
procédé qui n'est rien d'autre qu'un pari sur le prix du blé <strong>et</strong> qui est<br />
contraire au bien public. De telles pratiques n'ont pas seulement aucune valeur<br />
légale; elles doivent <strong>de</strong> plus être sévèrement réprimées!.<br />
Plusieurs autres Etats américains rendirent <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> même nature.<br />
En 1865, la Cour suprême d'Indiana décida que les contrats à terme<br />
n'avaient rien à voir avec une forme illégale <strong>de</strong> jeu. Mais le même tribunal<br />
changea d'idée par la suite <strong>et</strong> décréta que la spéculation sur les matières<br />
premières était une forme illégale <strong>de</strong> jeu dès lors que les <strong>de</strong>ux parties<br />
n'avaient jamais eu l'intention <strong>de</strong> livrer la marchandise 2 •<br />
Il semble que les tribunaux aient été aux prises avec la difficulté <strong>de</strong><br />
perm<strong>et</strong>tre l'existence <strong>de</strong>s contrats à terme tout en interdisant le jeu <strong>et</strong><br />
la spéculation, mais qu'ils n'aient pas compris que ce genre <strong>de</strong> contrats<br />
ne peut exister sans qu'il y entre une part <strong>de</strong> spéculation. En 1887,<br />
l'Etat du Missouri essaya d'établir la distinction par une loi, alors<br />
qu'au même moment l'Etat du Michigan interdit en vertu <strong>de</strong> la loi<br />
toute espèce <strong>de</strong> contrat à terme 3 • En 1867, la législature <strong>de</strong> l'Illinois<br />
adopta une loi qui décrétait que toute personne impliquée dans <strong>de</strong>s<br />
contrats à terme - que la loi appelait contrats <strong>de</strong> jeu - écoperait<br />
d'une amen<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1000 $ <strong>et</strong> serait passible d'un an d'emprisonnement<br />
dans la prison <strong>de</strong> Cook County. La loi entraîna l'arrestation <strong>de</strong> sept<br />
membres du Board of Tra<strong>de</strong> of Chicag0 4 • Elle fut abrogée un an plus<br />
tard. En 1874, toute forme <strong>de</strong> contrat à terme était à nouveau interdite<br />
1. Blakey (1977, p. 98) ; Labys <strong>et</strong> Granger (1970, p. 2-6). Lui-même confus, Mac<br />
Dougail rapporte un grand nombre <strong>de</strong> jugements confus. Voir aussi Stre<strong>et</strong> (1937)<br />
pour un examen <strong>de</strong>s problèmes juridiques soulevés par la question au Royaume-Uni.<br />
2. Blakey (1977), p. 342.<br />
3. Teweles el al. (1969, p. 6).<br />
4. Blakey (1977, p. 343).
166 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
dans l'Etat d'lilinois. En 1875, l'interdiction fut levée. En 1889, dans<br />
la cause Schnei<strong>de</strong>r vs Turner, le tribunal réaffirma que les contrats à<br />
option étaient illégaux <strong>et</strong> qu'il en venait à prendre c<strong>et</strong>te décision pour<br />
« m<strong>et</strong>tre fin à la pratique pernicieuse <strong>de</strong>s paris sur les prix du grain ou<br />
d'autres produits »1. li semble que la loi soit <strong>de</strong>meurée sans eff<strong>et</strong><br />
puisque, un an plus tard, dans la cause Soby vs People, le tribunal déclara<br />
que la pratique se répandait <strong>de</strong> plus en plus. li fallut attendre<br />
l'année 1900 <strong>et</strong> la cause Booth vs People pour qu'enfin le tribunal stipule<br />
hors <strong>de</strong> tout doute que la prohibition qui pesait alors sur le marché<br />
du jeu (ù s'agissait plus spécifiquement <strong>de</strong>s maisons <strong>de</strong> contrepartie)<br />
ne s'étendait pas à tous les contrats <strong>de</strong> vente <strong>et</strong> d'achat à options,<br />
mais seulement à ceux qui comprom<strong>et</strong>taient la sécurité <strong>et</strong> le bien publics<br />
2 • C'est par ce vague énoncé, qui laissait la porte ouverte à toutes<br />
sortes d'interprétations - comme chaque fois, du reste, que l'expression<br />
« bien public» est en cause - que fut éliminée une bonne partie<br />
du flou juridique entourant le développement d'un marché <strong>de</strong>s matières<br />
premières en Illinois. Au Canada, un débat <strong>de</strong> même nature eut<br />
lieu <strong>de</strong>vant la cour d'Appel du Québec (Forg<strong>et</strong> vs Ostiguy, le 27 septembre<br />
1883) <strong>et</strong>, par la suite, en appel <strong>de</strong>vant le Conseil privé <strong>de</strong> Londres,<br />
à la Chambre <strong>de</strong>s Lords (1895).<br />
La confusion entre le jeu <strong>et</strong> la spéculation qui régnait dans l'esprit<br />
du public <strong>et</strong> <strong>de</strong>s juges <strong>et</strong>, comme nous l'avons vu, le fait que les<br />
contrats sur le jeu n'étaient pas exécutoires expliquent pourquoi les<br />
marchés boursiers ont investi beaucoup d'efforts <strong>et</strong> d'argent pour que<br />
la différence entre le jeu <strong>et</strong> la spéculation soit établie <strong>de</strong> la façon la plus<br />
n<strong>et</strong>te possible 3 • li y allait <strong>de</strong> la crédibilité <strong>de</strong>s institutions 4 • Le débat<br />
politique reflétait lui aussi l'état confus <strong>de</strong>s discussions sur les marchés<br />
à terme. Plus <strong>de</strong> cent proj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loi furent soumis au Congrès américain<br />
en vue d'abolir le commerce à terme. En 1893, l'adoption d'un<br />
proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> loi qui recommandait l'imposition d'une taxe prohibitive sur<br />
tous les contrats à terme concernant les produits agro-alimentaires<br />
tourna court, uniquement parce que la <strong>de</strong>rnière procédure avant<br />
1. Ibid., p. 393-394.<br />
2. Security Speculation <strong>de</strong> John T. Flynn; cité par Mac Dougal! (1936, p. 69).<br />
3. Mac Dougal! (1936, p. 69).<br />
4. Voir supra, l'analyse proposée à la fin <strong>de</strong> la première partie.
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 167<br />
l'ajournement du Congrès exigeait la suspension <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> la<br />
Chambre <strong>de</strong>s Représentants, <strong>et</strong> que le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> loi échoua à recueillir<br />
les <strong>de</strong>ux tiers réglementaires <strong>de</strong>s voix par une marge <strong>de</strong> 172 à 129.<br />
En 1894, une loi semblable franchit l'étape <strong>de</strong> la Chambre <strong>de</strong>s Représentants,<br />
mais ne reçut pas l'approbation du Sénat. Les attaques menées<br />
contre les contrats à terme étaient tout aussi confuses que les décisions<br />
juridiques les concernane. Voici la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s marchés à<br />
terme que fait le représentant du Kansas en 1890 :<br />
Ceux qui adoptent la formule <strong>de</strong>s contrats « à options » <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contrats<br />
« à terme », lesquels ne sont rien d'autre qu'une forme <strong>de</strong> pari, peu importe<br />
l'euphémisme par lequel on désigne ce genre <strong>de</strong> transactions, n'augmentent<br />
ni la consommation ni la production <strong>de</strong>s biens <strong>et</strong> n'accomplissent pas davantage<br />
quelque chose d'utile; au contraire, ils ne font que spéculer sur <strong>de</strong>s produits<br />
imaginaires 2 •<br />
En 1892, un sénateur déclare:<br />
Au moins 95 % <strong>de</strong>s ventes [du Board of Tra<strong>de</strong> of Chicago] sont <strong>de</strong> nature<br />
fictive. Dans les faits, personne ne possè<strong>de</strong> quoi que ce soit, rien n'est<br />
vendu, n'est livré ou ne sera livré. Il n'y a que <strong>de</strong>s gages qui sont versés ou<br />
<strong>de</strong>s paris qui sont faits sur la valeur éventuelle d'un produit à un moment déterminé<br />
<strong>de</strong> l'avenir ( ... ) Le blé <strong>et</strong> le coton sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong><br />
jeu au même titre que les j<strong>et</strong>ons sur la table d'un quelconque tarot bancaire.<br />
La récolte d'un producteur <strong>de</strong> blé ou d'un planteur <strong>de</strong> coton est traitée<br />
comme si elle était une « mise» sur les tables <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> Monte-Carlo ( ... ) Un<br />
parasite s'est installé entre le producteur <strong>de</strong> céréales <strong>et</strong> le mangeur <strong>de</strong> pain, <strong>et</strong><br />
vole l'un <strong>et</strong> l'autre 3 •<br />
Il faut tout <strong>de</strong> même préciser que Cowing, qui a étudié le comportement<br />
<strong>de</strong>s gens à l'endroit <strong>de</strong> la spéculation sur les inventaires <strong>et</strong> les<br />
matières premières dans les Etats-Unis du XIX· siècle, a examiné toutes<br />
ces questions dans une perspective plus large <strong>et</strong> a conclu: « La campagne<br />
menée contre les marchés à terme ( ... ) n'est qu'un aspect plutôt<br />
insignifiant d'un plus vaste programme populiste dont le but était <strong>de</strong><br />
m<strong>et</strong>tre à profit l'idéologie rurale pour redonner aux fermiers une partie<br />
<strong>de</strong> leur pouvoir politique <strong>et</strong> économique (1965, p. 258).<br />
En clair, il semble que la fraction <strong>de</strong> la population qui s'est expri-<br />
1. Voir Teweles <strong>et</strong> aL (1969, p. 6-7).<br />
2. Ibid., p. 6.<br />
3. Ibid., p. 7.
168 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
mée sur la question! n'ait pas reconnu le rôle joué par les marchés à<br />
terme auprès <strong>de</strong>s intervenants commerciaux, qui trouvaient là une<br />
source <strong>de</strong> liquidités <strong>et</strong> une assurance contre les fluctuations dans les<br />
prix <strong>de</strong>s matières premières. Mais, dans c<strong>et</strong>te incompréhension apparente,<br />
il entrait un part d'envie à l'endroit <strong>de</strong>s spéculateurs qui avaient<br />
réussi. C'était aussi une façon <strong>de</strong> résister aux nouvelles voies <strong>de</strong> mobilité<br />
sociale qui enrichissaient les uns <strong>et</strong> ignoraient les autres. C'est<br />
ainsi, du moins, qu'il faut entendre les reproches exprimés par Wilson,<br />
en 1862, lorsque l'Angl<strong>et</strong>erre adopta le Limited Liabiliry Acr. Avant<br />
l'adoption <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te loi, écrivait Wilson, jouer avec les actions était encore<br />
un privilège limité à certaines personnes fortunées. Mais<br />
après 1862, quand le prix <strong>de</strong>s actions eut diminué considérablement, la<br />
spéculation <strong>de</strong>vint en vogue chez <strong>de</strong>s gens qui, jusque-là, n'en<br />
connaissaient pas le premier mot. En 1870, « l'éducation vint au secours<br />
du manufacturier détenteur d'actions <strong>et</strong>, peu à peu, le journal financier,<br />
le pronostiqueur <strong>de</strong> profession <strong>et</strong> les succursales <strong>de</strong>s "maisons<br />
<strong>de</strong> contrepartie" qui s'installèrent dans le périmètre <strong>de</strong> la Bourse, mus<br />
par le même désir avoué d'influencer le cours du jeu <strong>et</strong> d'enrichir les<br />
joueurs, exercèrent leur influence pernicieuse »3.<br />
6. Donner leur chance aux marchés à terme<br />
Nous avons vu que le principal reproche fait au jeu était que l'argent<br />
n'était pas dépensé en biens <strong>de</strong> « première nécessité ». Du coup,<br />
1. Pendant longtemps, ce ne sont pas seulement les transactions sur les marchés<br />
à terme qui ont été vues d'un mauvais œil. Il en était <strong>de</strong> même en ce qui concerne les<br />
transactions sur les marchés <strong>de</strong>s valeurs mobilières. Hawke écrit: « Une bonne partie<br />
<strong>de</strong>s affaires qui se brassent à la Bourse ne sont rien d'autre qu'une sorte <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
Il n'y a pas d'échange <strong>de</strong> marchandises. Ce ne sont que purs paris sur les hauts<br />
<strong>et</strong> les bas entre les écarts <strong>de</strong> prix » (19050, p. 41).<br />
2. Wilson (1905, p. 45-69).<br />
3. Ibid., p. 46. On ne peut davantage exclure l'hyporhèse <strong>de</strong> Telser selon laquelle<br />
les gens se m<strong>et</strong>tront à jouer sur les marchés à terme si le jeu <strong>de</strong>vient illégal. « Dans<br />
une société qui multiplie les obstacles au jeu, il se pourrait bien que les contrats à<br />
terme sur les matières premières remplissent une fonction i<strong>de</strong>ntique à celle <strong>de</strong>s casinos.<br />
Même si les gens ( ... ) jouent pour gagner, ce n'est pas le fait <strong>de</strong> savoir que la<br />
"part <strong>de</strong> la Maison" existe qui les arrêtera» (cité par Eadington, 1973, p. 13).
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 169<br />
les modèles <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s pauvres se trouvaient particulièrement<br />
pris à partie. C<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> rappelle le conseil que donnent les<br />
courtiers en valeur mobilières à leurs clients qui jouissent d'une fortune<br />
mo<strong>de</strong>ste: investissez autant d'argent que vous pouvez vous perm<strong>et</strong>tre<br />
d'en perdre; pas plus. « Ne spéculez qu'avec votre véritable capital<br />
risque », disent-ils; ce qui revient à dire: « Ne spéculez qu'une<br />
fois que vous aurez fait face à vos responsabilités flnancières au chapitre<br />
<strong>de</strong>s dépenses <strong>de</strong> subsistance, <strong>de</strong> la préparation à la r<strong>et</strong>raite, <strong>de</strong>s<br />
assurances <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'éducation <strong>de</strong>s enfants. »1<br />
Mais le jeu <strong>et</strong> la spéculation n'existeraient plus si les pauvres <strong>et</strong> la<br />
classe moyenne <strong>de</strong>vaient mo<strong>de</strong>ler leur comportement sur ce genre <strong>de</strong><br />
préceptes. Il est permis <strong>de</strong> penser que ce sont ceux qui ont le plus<br />
envie <strong>de</strong> jouer <strong>et</strong> <strong>de</strong> spéculer qui seront les plus disposés à changer<br />
d'attitu<strong>de</strong>. Quand on possè<strong>de</strong> déjà tous les biens « <strong>de</strong> première nécessité<br />
» (expression toute relative)2, ou qu'on a déjà prévu toutes ces<br />
choses dont parlent les courtiers, pourquoi aurait-on alors' envie <strong>de</strong><br />
spéculer? Ce sont précisément toutes ces choses - une r<strong>et</strong>raite<br />
confortable, une éducation <strong>de</strong> qualité pour ses enfants, la décision <strong>de</strong><br />
reporter à plus tard le bon repas, l'apéritif ou l'achat d'une maison<br />
dans l'espoir <strong>de</strong> s'offrir <strong>de</strong> meilleurs repas <strong>et</strong> davantage d'apéritifs<br />
dans une plus belle maison - qui donnent envie <strong>de</strong> jouer <strong>et</strong> <strong>de</strong> spéculer.<br />
Et ce sont précisément ces espoirs <strong>et</strong> ces ambitions qui sont hypothéqués<br />
quand <strong>de</strong>s interdits sur le jeu <strong>et</strong> la spéculation ont force <strong>de</strong> loi.<br />
n ne fait pourtant pas <strong>de</strong> doute qu'il y a un prix à payer pour maintenir<br />
ce genre <strong>de</strong> rêves <strong>et</strong> d'ambitions; une façon <strong>de</strong> payer est d'accepter<br />
1. Voir Hieronymus (1971). Mackay fait valoir un point <strong>de</strong> vue semblable lorsqu'il<br />
écrit qu'à mesure qu'évoluait l'affaire du South Sea Bubble « l'Angl<strong>et</strong>erre présentait<br />
un singulier spectacle. L'imagination du public était en pleine ébullition.<br />
L'homme se révélait désormais incapable <strong>de</strong> se satisfaire <strong>de</strong>s fruits d'une patiente industrie.<br />
La perspective d'une richesse illimitée ( ... ) le rendait dépensier <strong>et</strong> préoccupé<br />
du seul moment présent. Le goût du luxe, jusque-là inconnu, fit son apparition avec<br />
son corollaire, le laxisme moral. L'arrogance <strong>et</strong> l'insolence <strong>de</strong> l'ignorant, qui avait accédé<br />
soudainement à la richesse grâce au jeu, faisaient rougir l'homme doté d'une véritable<br />
noblesse <strong>de</strong> caractère <strong>et</strong> <strong>de</strong> manières. Ce <strong>de</strong>rnier s'étonnait <strong>de</strong> ce que l'or eût<br />
ainsi le pouvoir d'élever dans la société ceux qui ne le méritaient pas» (1980, p. 71).<br />
On remarquera la similitu<strong>de</strong> avec les arguments développés dans le chapitre 3.<br />
2 Pour une analyse <strong>de</strong> l'expression, voir <strong>Brenner</strong> (1987, annexe du chapitre 1),<br />
qui commente brièvement le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Marx <strong>et</strong> d'Adam Smith sur la question<br />
<strong>de</strong>s « nécessités ».
170 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
que, parfois, le désir <strong>de</strong> jouir d'une fortune illimitée, joint à la crainte<br />
d'être évincé par les spéculations <strong>de</strong> ses congénères, mène à la frau<strong>de</strong><br />
<strong>et</strong> à <strong>de</strong>s scandales <strong>de</strong> type « Bubbles ». Comme bien <strong>de</strong>s choses, l'espoir<br />
<strong>et</strong> l'optimisme, l'envie <strong>et</strong> la crainte ne sont pas gratis. Il n'empêche<br />
qu'il y a fort à parier, pour paraphraser Man<strong>de</strong>ville, que « L'Envie<br />
en personne, L'Espoir <strong>et</strong> la Vanité /Soient les Ministres <strong>de</strong><br />
l'Industrie ».<br />
Dans ce chapitre, nous avons voulu faire davantage que satisfaire<br />
une simple curiosité sur les différences qui existent entre le jeu <strong>et</strong> la<br />
spéculation. Ce chapitre a <strong>de</strong>s répercussions pratiques. Nous avons vu<br />
que certaines personnes sont assez naïves pour penser que l'élimination<br />
<strong>de</strong>s marchés à terme aurait pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> stabiliser les prix <strong>et</strong> les<br />
revenus <strong>de</strong>s fermiers, voire qu'elle pourrait même les augmenter (on<br />
peut toujours douter <strong>de</strong> la parole <strong>de</strong>s hommes politiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'appui<br />
qu'ils manifestent à certaines causes, mais il n'y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong><br />
m<strong>et</strong>tre en doute les mobiles <strong>de</strong>s nombreux juges qui ont voulu interdire<br />
les marchés à terme). Selon les données <strong>et</strong> les arguments présentés<br />
dans ce chapitre, il est clair que <strong>de</strong>s représentants gouvernementaux<br />
qui voudraient m<strong>et</strong>tre au point une stratégie en vue d'interdire le<br />
commerce à terme n'ont aucun moyen d'atteindre leur but.<br />
Ceux qui, en toute bonne foi, favorisaient l'interdiction <strong>de</strong>s marchés<br />
à terme ont cru qu'ils élimineraient le jeu <strong>et</strong> la spéculation <strong>et</strong> que,<br />
du coup, ils m<strong>et</strong>traient fin à l'aspect « hasar<strong>de</strong>ux» <strong>et</strong> « irrationnel »<br />
<strong>de</strong>s transactions sur les marchés <strong>de</strong>s matières premières. En d'autres<br />
termes, leur façon <strong>de</strong> voir laissait entendre que les fonctionnaires <strong>de</strong>s<br />
instances bureaucratiques - que celles-ci s'appellent la Commission<br />
du blé, la Commission <strong>de</strong>s oignons ou qu'il s'agisse <strong>de</strong>s administrateurs<br />
<strong>de</strong>s inventaires tampons - étaient mieux placés que quiconque<br />
pour faire la différence entre la tendance générale du marché <strong>et</strong> ce que<br />
les administrateurs percevaient comme <strong>de</strong>s changements arbitraires<br />
dans l'opinion <strong>de</strong>s spéculateurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s joueurs.<br />
Est-il besoin d'ajouter qu'une telle affirmation ne relève pas <strong>de</strong> la<br />
spéculation, mais n'est qu'une erreur contredite par les faits? Les fonctionnaires<br />
ne sont pas mieux placés que le reste <strong>de</strong> la population pour<br />
prédire si une modification <strong>de</strong>s prix sera suivie d'un mouvement dans<br />
la même direction, pour ne rien dire <strong>de</strong> son ampleur <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa durée, ou<br />
si la fluctuation <strong>de</strong>s prix sera <strong>de</strong> faible ou <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> envergure. Loin
JEU, SPÉCULATION ET ASSURANCES 171<br />
d'avoir un avantage sur les spéculateurs pour prédire le cours <strong>de</strong>s prix,<br />
les fonctionnaires sont même en plus mauvaise posture qu'eux pour ce<br />
faire. Ils ont moins envie <strong>de</strong> faire un effort. Noyés dans le labyrinthe<br />
anonyme <strong>de</strong> la bureaucratie gouvernementale, ils ne doivent défendre<br />
ni leur réputation ni leur argent. Le spéculateur paie, au contraire, un<br />
prix beaucoup plus élevé pour les mauvaises décisions qu'il prend: ou<br />
bien il perd <strong>de</strong> l'argent, ou bien il perd la chance d'en faire davantage.<br />
De nos jours encore, les préjugés contre les spéculateurs ont la vie<br />
dure. Plusieurs pays du Tiers Mon<strong>de</strong> se voient imposer les mêmes restrictions<br />
qui prévalaient sur le jeu <strong>et</strong> les marchés à terme dans l'Europe<br />
du XIX" <strong>et</strong> du début du XX· siècle. Plutôt que d'encourager les p<strong>et</strong>its<br />
producteurs <strong>et</strong> les négociants à utiliser les marchés à terme <strong>et</strong><br />
plutôt que <strong>de</strong> favoriser le développement structuré <strong>de</strong>s marchés <strong>de</strong>s<br />
matières premières <strong>et</strong> d'un réseau bancaire à l'échelle locale, ces pays<br />
appuient <strong>de</strong>s mesures nationales <strong>et</strong> internationales <strong>de</strong> « stabilisation»<br />
<strong>de</strong>s marchés comme, par exemple, la constitution d'inventaires tampons,<br />
la fIxation <strong>de</strong> prix minima <strong>et</strong> maxima <strong>et</strong> l'établissement <strong>de</strong> quotas<br />
<strong>de</strong> production, sans tenir compte <strong>de</strong>s performances pathétiques<br />
que certains <strong>de</strong> ces pays enregistrent constamment sur le plan économique<br />
l • Nous savons bien ce qu'ont coûté parfois ces interventions<br />
déplorables 2 • Une solution pour remplacer ce genre <strong>de</strong> stratégies inappropriées<br />
est la mise sur pied d'un réseau fIable <strong>de</strong> communications, <strong>et</strong><br />
le développement d'un système bancaire <strong>et</strong> d'autres institutions mo<strong>de</strong>rnes<br />
<strong>de</strong> fInancement. Mais au lieu d'aller dans c<strong>et</strong>te voie, les gouvernements<br />
du Tiers Mon<strong>de</strong> ont malheureusement choisi <strong>de</strong> limiter le<br />
nombre <strong>et</strong> les pouvoirs <strong>de</strong> telles institutions.<br />
Il n'y a là rien d'étonnant, si on en juge d'après les questions<br />
abordées dans les chapitres précé<strong>de</strong>nts. Ce dont il faut se surprendre,<br />
en revanche, c'est <strong>de</strong> lire, <strong>de</strong> nos jours, aux Etats-Unis, dans un article<br />
important paru dans le magazine Newsweek sous le titre :<br />
« Thatcher's Two Britains »*, les propos suivants: « Même si quelques<br />
membres <strong>de</strong> la nouvelle classe moyenne ont réussi à accé<strong>de</strong>r au<br />
rang d'entrepreneurs, la plupart se sont contentés <strong>de</strong> suivre l'élite<br />
* « Les <strong>de</strong>ux Angl<strong>et</strong>erres <strong>de</strong> Mme Thatcher» (N.d. T).<br />
1. Bauer (1981, plus particulièrement les pages 156-163); Owen (1982).<br />
2. Bauer (1981, plus particulièrement les pages 156-163).
174 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
bien à maintenir le pnncipe du monopole, car ces gouvernements<br />
avaient compris que c'est en interdisant les substituts qu'ils pouvaient<br />
espérer tirer <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te activité les revenus les plus intéressants.<br />
Mais on aurait tort d'en conclure pour autant que la légalisation <strong>de</strong><br />
la loterie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> fut nécessairement la conséquence<br />
d'une augmentation soudaine <strong>de</strong>s dépenses gouvernementales ou du<br />
déficit budgétaire <strong>de</strong> l'Etat. Même s'ils étaient conscients <strong>de</strong>s possibilités<br />
<strong>de</strong> revenus que le procédé faisait miroiter, plusieurs gouvernements<br />
décidèrent <strong>de</strong> maintenir l'interdiction. Ainsi, en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
toutes les propositions <strong>de</strong> lois qui allaient en ce sens furent rej<strong>et</strong>ées<br />
jusque dans les années 60, en dépit <strong>de</strong> l'intérêt que le Trésor avait<br />
montré, dès les années 20, à l'idée d'imposer une taxe sur le jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
sa volonté, plusieurs fois manifestée, <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre le jeu <strong>et</strong> la loterie sous<br />
contrôle d'Etat. Nous avons vu qu'au cours <strong>de</strong> la Dépression <strong>de</strong>s années<br />
30 les Etats-Unis ont adopté une politique semblable!. La situa-<br />
1. Pour le commentaire <strong>et</strong> les références, voir chapitre 3, section 6. On peut penser<br />
qu'il existe a priori une autre raison d'interdire la loterie: les coûts sociaux qu'entraîne<br />
le jeu compulsif sont élevés, <strong>et</strong> les bénéfices que le gouvernement tire <strong>de</strong> la loterie<br />
diminuent dès lors que le budg<strong>et</strong> gouvernemental accuse un surplus. On peut<br />
donc penser qu'en Europe <strong>et</strong> sur le continent américain le bannissement <strong>de</strong> la loterie<br />
a coïncidé avec l'apparition <strong>de</strong> surplus budgétaires dans les années 1830. Or nous<br />
n'avons pas trouvé une telle corrélation. Les Etats-Unis, par exemple, ont connu<br />
en 1825-1826, 1844-1846 <strong>et</strong> en 1850-1857 <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s d'expansion importante, accompagnées<br />
<strong>de</strong> surplus du budg<strong>et</strong> fédéral; mais on enregistra <strong>de</strong>s déficîts dans les pério<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> déclin, soit en 1820-1821, 1837-1843, 1847-1849 <strong>et</strong> 1858-1860. Par ailleurs,<br />
aucune tendance à la réduction <strong>de</strong>s dépenses gouvernementales ne fut observée au<br />
cours du XlX' siècle; les dépenses ont continué <strong>de</strong> croître, du moins au même rythme<br />
que l'économie.<br />
Il n'y a qu'un changement susceptible d'expliquer l'importance <strong>de</strong> plus en plus réduite<br />
<strong>de</strong> la loterie pour les Etats américains (même si rien <strong>de</strong> semblable n'a été observé<br />
en Europe). Entre 1790 <strong>et</strong> 1795, le gouvernement fédéral assuma la responsabilité<br />
<strong>de</strong>s d<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong>s Etats, leur garantissant ainsi <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s assises financières.<br />
Le fait peut avoir réduit la volonté <strong>de</strong>s Etats d'offrir une loterie (<strong>et</strong> ne rien changer à<br />
celle du gouvernement fédéral). Mais, au cours <strong>de</strong> la même pério<strong>de</strong>, survint un autre<br />
changement qui aurait pu avoir, en principe, l'eff<strong>et</strong> contraire <strong>et</strong> encourager la mise sur<br />
pied <strong>de</strong> loteries d'Etat. En vertu <strong>de</strong> la nouvelle Constitution américaine, les Etats perdirent<br />
le privilège d'imprimer <strong>de</strong> l'argent (même si les banques fondées par eux en<br />
vertu <strong>de</strong> chartes pouvaient le faire <strong>et</strong> ne s'en privaient guère). La perte <strong>de</strong> ce droit<br />
peut donc avoir eu comme conséquence <strong>de</strong> limiter les options. qui s'offraient aux gouvernements<br />
locaux pour augmenter leurs revenus <strong>et</strong>, l'inflation aîdant, <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à<br />
un nouveau partage <strong>de</strong>s richesses. Quoi qu'il en soit, il n'y eut aucune inflation digne
176 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
J<strong>et</strong>ons d'abord un coup d'œil sur l'ampleur <strong>de</strong>s sommes en cause<br />
<strong>et</strong> voyons si l'Etat peut compter sur <strong>de</strong>s revenus réguliers à partir du<br />
moment où la loterie est autorisée par la loi, sans que <strong>de</strong>s modifications<br />
y soient par la suite apportées. En Angl<strong>et</strong>erre, entre 1802<br />
<strong>et</strong> 1826, les revenus n<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la loterie représentaient entre 0,3 <strong>et</strong> 1 %<br />
<strong>de</strong>s revenus n<strong>et</strong>s du gouvernement (la part brute se situant entre 1 <strong>et</strong><br />
2%)1. En France, entre 1815 <strong>et</strong> 1828, les revenus n<strong>et</strong>s se situaient à<br />
environ 1 % <strong>de</strong>s rec<strong>et</strong>tes totales du gouvernement. Plus récemment,<br />
aux Etats-Unis, entre 1978 <strong>et</strong> 1983, les revenus n<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la loterie, exprimés<br />
sous forme <strong>de</strong> pourcentage par rapport aux revenus généraux<br />
<strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s Etats, se situent entre 3,7 <strong>et</strong> 5% pour le Maryland, à<br />
2% pour le Connecticut, à 1,5% pour le Massachus<strong>et</strong>ts 2 • Les données<br />
du chapitre 2 suggèrent que la relation entre les revenus <strong>de</strong> la loterie<br />
<strong>et</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s est <strong>de</strong> nature contrecyclique; c'est-à-dire que les<br />
revenus augmentent en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> récession <strong>et</strong> d'incertitu<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> qu'ils<br />
diminuent en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> stabilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> prospérité. En pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> récession,<br />
en eff<strong>et</strong>, les gens se r<strong>et</strong>rouvent brusquement au chômage, <strong>et</strong><br />
les rêves frustrés sont la règle plutôt que l'exception. Nous avons vu<br />
que, dans <strong>de</strong> telles circonstances, les gens sont plus disposés à jouer;<br />
les données statistiques du chapitre 2 <strong>et</strong> les données <strong>de</strong> type plus qualitatif<br />
recueillies par la suite semblent confirmer c<strong>et</strong>te affirmation 3 •<br />
1. Pour plus <strong>de</strong> précisions <strong>et</strong> pour les références, consulter les tableaux proposés<br />
en annexe <strong>de</strong> ce chapitre, dans l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
2. Pour plus <strong>de</strong> précisions, pour les références <strong>et</strong> <strong>de</strong>s renseignements sur la situation<br />
dans d'autres Etats ou pays, voir l'annexe <strong>de</strong> ce chapitre dans l'édition américaine<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage. Il faut bien comprendre que ces revenus sous-évaluent les conséquences<br />
du jeu sur l'économie. Les journaux <strong>et</strong> autres médias d'information tirent du<br />
jeu <strong>de</strong>s revenus publicitaires. L'agriculture tire une partie <strong>de</strong> ses revenus <strong>de</strong>s courses<br />
<strong>de</strong> chevaux, forme <strong>de</strong> jeu, avec d'autres, qui attire le tourisme. Il faut aussi tenir<br />
compte du fait que, si on interdit le jeu, les gens joueront quand même, mais dans<br />
l'illégalité, que les revenus engendrés par ce type d'activités seront à l'abri <strong>de</strong> l'impôt<br />
<strong>et</strong> que ceux qui travaillent dans l'industrie désormais occulte du jeu pourraient bien se<br />
déclarer en chômage <strong>et</strong> recevoir <strong>de</strong>s prestations d'ai<strong>de</strong> sociale. Il ne faut donc pas penser<br />
que, dans l'éventualité où le jeu serait interdit, seuls seraient perdus les revenus<br />
déclarés en tant que tels dans l'immédiat.<br />
3. Le lien entre le taux <strong>de</strong> chômage <strong>et</strong> les revenus <strong>de</strong> la loterie au cours <strong>de</strong>s dix<br />
<strong>de</strong>rnières années peut cependant se révéler négatif, étant donné que <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />
<strong>jeux</strong> ont été légalisês au cours <strong>de</strong> la même pério<strong>de</strong>. Même s'il y avait peu <strong>de</strong> loteries<br />
dans les années 70 (c'est-à-dire que le nombre <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
était peu élevé), époque où le taux <strong>de</strong> chômage était élevé, le nombre <strong>de</strong> loteries <strong>et</strong> <strong>de</strong>
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 177<br />
Pour <strong>de</strong>s raisons pragmatiques, il peut être utile <strong>de</strong> souligner les eff<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te corrélation.<br />
C'est en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> récession que les gouvernements doivent faire<br />
face à <strong>de</strong>s dépenses relativement plus élevées. Ils ont pris <strong>de</strong>s engagements<br />
en <strong>de</strong>s jours meilleurs <strong>et</strong> ces engagements s'accompagnent<br />
maintenant d'une brusque diminution <strong>de</strong> leurs revenus. Les gouvernements<br />
sont donc mis en présence <strong>de</strong> choix clifficiles. Imposer <strong>de</strong> nouvelles<br />
taxes, augmenter la d<strong>et</strong>te, rem<strong>et</strong>tre en question leurs engagements<br />
- aucune <strong>de</strong> ces éventualités ne leur sourit. La loterie <strong>et</strong> les<br />
autres <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> figurent au rang <strong>de</strong>s quelques produits dont les<br />
ventes peuvent augmenter en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> récession, signifiant ainsi <strong>de</strong>s<br />
revenus supplémentaires pour les gouvernements. La <strong>de</strong>man<strong>de</strong> croissante<br />
<strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> offre <strong>de</strong> plus <strong>de</strong>s possibilités d'emploi <strong>et</strong> d'entreprenellrship.<br />
Un gouvernement qui interdirait l'existence <strong>de</strong> ce secteur<br />
d'activités ne ferait pas que mécontenter les consommateurs<br />
potentiels, les laissés-pour-compte, déjà plus nombreux, <strong>et</strong> les pauvres.<br />
Un tel geste serait aussi une invitation à l'illégalité <strong>et</strong>, par conséquent,<br />
priverait le gouvernement <strong>de</strong> sources additionnelles <strong>de</strong> revenus. Bien<br />
pis, les dépenses gouvernementales pourraient même augmenter, étant<br />
donné les coûts que suppose une application plus stricte <strong>de</strong> la loi. Mais<br />
les arguments évoqués jusqu'à présent laissent entendre que, <strong>de</strong>rrière<br />
c<strong>et</strong>te exhortation en apparence toute simple : « laissez les gens jouer'»<br />
(honnêtement, cela va <strong>de</strong> soi), se cachent d'autres motifs que la simple<br />
création d'emplois!. Il faut envisager la question dans une perspective<br />
plus large, soit l'adoption d'une politique qui encourage <strong>et</strong> facilite<br />
l'adaptation au changement.<br />
points <strong>de</strong> vente a augmenté dans les <strong>de</strong>ux cas à la fin <strong>de</strong>s années 70, alors que le taux<br />
<strong>de</strong> chômage était à la baisse. Nous n'avons pas <strong>de</strong> données sur le nombre <strong>de</strong> points <strong>de</strong><br />
vente, lesquelles nous perm<strong>et</strong>traient d'examiner <strong>de</strong> façon statistique les eff<strong>et</strong>s sur les<br />
revenus <strong>de</strong> la loterie <strong>de</strong> la relation entre le nombre <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vente <strong>et</strong> les variations<br />
dans le taux <strong>de</strong> chômage.<br />
1. George Bernard Shaw (1926, p. 52) a fait remarquer un jour très justement<br />
que l'expression « créer <strong>de</strong> l'emploi» n'a pas une connotation absolument positive.<br />
Les criminels sont <strong>de</strong> grands créateurs d'emplois; ils donnent <strong>de</strong> l'emploi aux policiers,<br />
mais aussi aux fabricants <strong>de</strong> systèmes d'alarme <strong>et</strong> <strong>de</strong> verrous <strong>de</strong> sécurité, aux<br />
gardiens, <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong> suite. Voir le chapitre qui abor<strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> « bien commun »,<br />
notion implicitement sous-jacente à c<strong>et</strong>re opinion.
178 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
1. Jellx <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong> taxation<br />
De nos jours, sur la foi <strong>de</strong> quelques vagues nouveaux arguments,<br />
au <strong>de</strong>meurant totalement faux, plusieurs sociologues condamnent le<br />
monopole d'Etat sur la loterie. La loterie est condamnée parce qu'on<br />
voit une forme <strong>de</strong> taxation régressive dans les revenus qu'elle procure<br />
aux gouvernements; elle est donc condamnée sous prétexte que les<br />
pauvres consacrent à la loterie une plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> leur argent<br />
que les gens relativement aisés.<br />
Pourquoi une condamnation qui repose sur ces prémisses est-elle<br />
fausse? Si nous envisageons la question sous ses multiples aspects <strong>et</strong> si<br />
nous étudions attentivement les chiffres, nous <strong>de</strong>vrions être en mesure<br />
<strong>de</strong> mieux comprendre la confusion qui continue d'entourer les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>hasard</strong> en général, <strong>et</strong> la loterie en particulier.<br />
POllrqlloi la régressivité est-elle IIne mallvaise chose?<br />
Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la théorie traditionnelle, la régressivité est une<br />
mauvaise chose en ce qu'elle diminue le bonheur dans la société. Mais<br />
les arguments avancés à l'appui <strong>de</strong> ces dires sont si peu fondés qu'ils<br />
ne méritent pas l'honneur d'une critiqu<strong>et</strong>. Un <strong>de</strong>s postulats <strong>de</strong> la théorie<br />
traditionnelle est que l'intervention gouvernementale en vue d'une<br />
redistribution <strong>de</strong> la richesse <strong>et</strong> une plus gran<strong>de</strong> égalité peut accroître le<br />
bonheur dans la société. Le mécontentement <strong>de</strong>s riches, à qui on enlève<br />
une partie <strong>de</strong> leur richesse, serait en eff<strong>et</strong> compensé par le plus<br />
grand bonheur <strong>de</strong>s pauvres, qui reçoivent <strong>de</strong> l'argent (on trouvera la<br />
transcription mathématique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te théorie dans l'annexe A du chapitre<br />
2 <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvragey. Ce schéma ne perm<strong>et</strong><br />
1. Pour une critique élaborée <strong>de</strong> la question, on consultera Blum <strong>et</strong> Kalven<br />
(1966) ; pour une explication <strong>de</strong> type non traditionnel, voir l'annexe A <strong>de</strong> l'édition<br />
américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
2. Pour un commentaire sur la persistance d'idées fausses chez les « scientifiques<br />
», voir <strong>Brenner</strong> (1987a, chap. 5). Rubner (1966, p. 31) rapporte qu'il a examiné<br />
plus <strong>de</strong> 186 ouvrages consacrés aux finances publiques <strong>et</strong> qu'il a découven que seuls<br />
quatre d'entre eux faisaient référence au jeu. Les ouvrages parus ces <strong>de</strong>rnières années<br />
sur les finances publiques n'en font pas davantage mention, pour la simple raison<br />
(ainsi que nous l'avons déjà dit dans le chapitre 2) que la théorie économique traditionnelle<br />
n'a rien d'intéressant à dire sur le jeu <strong>et</strong> le goût du risque.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 179<br />
pas <strong>de</strong> voir clairement comment on peut comparer le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> bonheur<br />
<strong>de</strong>s gens, pas plus qu'il'ne précise qui doit procé<strong>de</strong>r à c<strong>et</strong>te comparaison<br />
<strong>et</strong> selon quelle métho<strong>de</strong>. Cependant, il existe un autre postulat<br />
qui perm<strong>et</strong> d'en venir à la première conclusion: tout le mon<strong>de</strong> est<br />
pareil dans la société; c'est-à-dire qu'à richesse égale chacun r<strong>et</strong>irerait<br />
une satisfaction égale. La richesse - <strong>et</strong> rien d'autre - importe icP.<br />
D'autres raisons font que c<strong>et</strong>te théorie ne peut servir à condamner<br />
la loterie. Comme nous l'avons vu, il est vrai que ce sont principalement<br />
les pauvres, les frustrés, les laissés-pour-compte ou ceux qui<br />
craignent <strong>de</strong> le <strong>de</strong>venir qui achètent <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie. Mais il se<br />
trouve que ce sont eux aussi qui gagnent les prix, lesquels représentent<br />
entre 40 <strong>et</strong> 77 % <strong>de</strong>s rec<strong>et</strong>tes totales (la proportion se situe en<br />
règle générale à 60 % Y. Dans ce cas, la richesse se trouve redistribuée<br />
en gran<strong>de</strong> partie parmi les gens relativement pauvres. Grâce au prix gagné,<br />
quelques-uns d'entre eux accé<strong>de</strong>ront à un niveau <strong>de</strong> vie auquel ils<br />
n'auraient jamais pu espérer accé<strong>de</strong>r, quelque généreuse que soit la Sécurité<br />
sociale. A supposer que les arguments habituellement évoqués à<br />
propos <strong>de</strong> la régressivité soient vrais (ce qu'ils ne sont pas), ils ne sont<br />
absolument pas pertinents dans le cas <strong>de</strong> la loterie 3 •<br />
D'autres critiques du monopole d'Etat sur la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />
loterie ont prétendu qu'il était possible d'obtenir les mêmes revenus<br />
que ceux <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie en augmentant légèrement le<br />
taux d'imposition sur le revenu; <strong>et</strong> ils ont fait valoir le coût relativement<br />
élevé du recouvrement <strong>de</strong> la taxation reposant sur la loterie. Or<br />
c<strong>et</strong> argument ne peut davantage être utilisé contre la loterie, <strong>et</strong> cela<br />
pour plusieurs raisons. D'abord, la comparaison entre les frais <strong>de</strong> recouvrement<br />
n'est vali<strong>de</strong> que dans l'éventualité où on prête à la loterie<br />
1. Il faut dire qu'il existe plusieurs arguments sérieux qui justifient l'imposition<br />
<strong>de</strong>s riches <strong>et</strong> la redistribution <strong>de</strong>s sommes perçues aux plus démunis. Le premier est<br />
qu'une telle redistribution empêche l'augmentation <strong>de</strong> l'insécurité sociale. Voir <strong>Brenner</strong><br />
(1985, chap. 2). Mais l'argument n'implique pas pour autant que la loterie soit une<br />
mauvaise chose. On remarquera aussi que Mishan (1960, p. 247) est un <strong>de</strong>s rares économistes<br />
qui aient remarqué l'absence <strong>de</strong> la notion d' « envie}) au sein <strong>de</strong>s débats sur<br />
l' « économie sociale }). Mais son opinion sur la question n'est pas très claire.<br />
2. Voir Rubner (1966, chap. 2, p. 118-119).<br />
3. On peut toujours prétendre qu'il faut aussi tenir compte <strong>de</strong> l'usage que fait le<br />
gouvernement <strong>de</strong> l'argent qui n'est pas distribué sous forme <strong>de</strong> prix. C<strong>et</strong>te question<br />
est abordée plus loin.
180 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
la seule fonction <strong>de</strong> source <strong>de</strong> revenus. Mais à partir du moment où on<br />
adm<strong>et</strong> que la loterie procure un service supplémentaire à l'ach<strong>et</strong>eur <strong>de</strong><br />
bill<strong>et</strong>s (service que le secteur privé n'est pas autorisé à lui offrir) - <strong>et</strong><br />
nous avons vu que c'est ce que fait la loterie, puisque, dans les moments<br />
difficiles, elle ai<strong>de</strong> les gens à gar<strong>de</strong>r espoir en un avenir meilleur<br />
-, il n'y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> comparer les coûts d'opération <strong>de</strong> la<br />
loterie avec les coûts d'opération d'autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> taxation dont le<br />
but est d'accroître les revenus!. Deuxièmement, les critiques se trompent<br />
quand ils croient, <strong>de</strong> façon implicite, que le fait <strong>de</strong> lever <strong>de</strong>s impôts<br />
supplémentaires tout en interdisant la loterie n'aura pas d'autres<br />
conséquences. La prohibition impose un coût élevé aux gouvernements<br />
<strong>et</strong> à la société, <strong>et</strong> ses conséquences à long terme sont à leur tour<br />
coûteuses quand on s'avise <strong>de</strong> vouloir les corriger; nous en examinerons<br />
quelques-unes un peu plus loin dans ce chapitre.<br />
Poussé jusqu'à sa conclusion logique, le raisonnement voulant que<br />
confier la vente <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie à l'Etat soit une mauvaise chose<br />
conduit à <strong>de</strong>voir choisir entre <strong>de</strong>ux types d'intervention: perm<strong>et</strong>tre la<br />
concurrence ou interdire la vente.<br />
Si les critiques du monopole d'Etat sur la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
envisagent la première option - perm<strong>et</strong>tre la concurrence -, il<br />
convient <strong>de</strong> se poser quelques questions. Qu'est-ce qui est critiqué?<br />
Le fait que les pauvres dépensent plus d'argent à ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />
loterie? Ou que ce type <strong>de</strong> dépenses soient taxées en vertu du monopole<br />
d'Etat?<br />
Si c'est à la prohibition que songent les critiques actuels <strong>de</strong> la loterie,<br />
il leur faudra justifier leur opinion par une analyse rigoureuse, laquelle<br />
exige que l'on se pose les questions suivantes: vers quoi se<br />
tourneront les ach<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s si la loterie est illégale? Et que feront<br />
les gouvernements? Réduiront-ils leurs dépenses? Si oui, quelles<br />
rubriques seront exactement affectées? Les gouvernements vont-ils<br />
maintenir leur niveau <strong>de</strong> dépenses <strong>et</strong> choisir d'imposer un autre produit?<br />
Si oui, lequel exactement? li est impossible <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r si la situation<br />
actuelle est meilleure ou pire que les autres éventualités sans répondre<br />
à ces questions.<br />
1. Pour c<strong>et</strong> argument, voir aussi Hood (1976, chap. 10).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 181<br />
Comme il est plus facile <strong>de</strong> répondre aux questions concernant<br />
l'option '<strong>de</strong> la concurrence <strong>et</strong> que ces réponses perm<strong>et</strong>tront d'analyser<br />
les conséquences <strong>de</strong> la prohibition, c'est celles-ci que nous examinerons<br />
en prenuer.<br />
L'option <strong>de</strong> la concu"ence<br />
Il s'en trouvera pour dire que les consommateurs <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
paient sans doute, pour leur bill<strong>et</strong>, un prix plus élevé que celui qu'ils auraient<br />
payé si les lois <strong>de</strong> la concurrence avaient joué, étant donné que les<br />
gouvernements ont eu <strong>et</strong> ont encore le monopole <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s<br />
<strong>de</strong> loterie (cela <strong>de</strong>puis l'abolition <strong>de</strong> la concurrence entre les entreprises<br />
privées <strong>et</strong> la loterie « d'Etat» ou « provinciale» ; mais aussi tout simplement<br />
parce qu'il n'existe pas d'autres formes d'investissement financier<br />
qui donnent la chance <strong>de</strong> s'enrichir en dépensant régulièrement la<br />
somme d'un dollar)!. Plutôt que les revenus n<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la loterie, ce n'est<br />
que c<strong>et</strong>te différence -la somme obtenue par les ventes <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> redistribuée<br />
à ceux qui reçoivent <strong>de</strong>s prestations gouvernementales - qui<br />
est susceptible <strong>de</strong> représenter une taxe. C<strong>et</strong>te façon d'envisager les<br />
choses est séduisante, car on a vu <strong>de</strong>s cas où, en dépit <strong>de</strong> la concurrence,<br />
les tirages se sont déroulés <strong>de</strong> manière frauduleuse. Si le public croit<br />
alors que la seule façon <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s tirages honnêtes est <strong>de</strong> confier<br />
aux gouvernements la responsabilité <strong>de</strong> la loterie, la différence que nous<br />
venons d'évoquer pourrait bien ne pas être perçue comme une taxe.<br />
Supposons que diverses innovations <strong>et</strong> une application plus stricte<br />
<strong>de</strong> la loi ont fait en sorte que les lois <strong>de</strong> la concurrence peuvent jouer<br />
entre les loteries, mais que le prix <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s est taxé. Que se passerat-il?<br />
Le public consommateur <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong>meurera le même à peu <strong>de</strong><br />
chose près (il se peut même que les pauvres achètent davantage <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s,<br />
étant donné la réduction probable <strong>de</strong> leur coût), <strong>et</strong> le gouvernement<br />
continuera <strong>de</strong> prélever le même impôt régressif; seule la forme<br />
aura changé. Vues sous c<strong>et</strong> angle - <strong>et</strong> à supposer que le secteur com-<br />
1. Les sweepstakes sont <strong>de</strong>s substituts, mais il n'est pas facile d'y participer régulièrement,<br />
<strong>et</strong> leurs prix sont en général inférieurs à ceux qu'offre la loterie.<br />
2. Dans le chapitre 4, nous avons vu que c'est ainsi que les Etats-Unis semblaient<br />
voir les choses.
182 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
pétitif imposable soit l'alternative au monopole d'Etat -, les attaques<br />
contre la régressivité sont sans fon<strong>de</strong>ments l •<br />
D'autres étu<strong>de</strong>s s'en sont pris à l'intervention <strong>de</strong> l'Etat dans le domaine<br />
<strong>de</strong> la loterie en étudiant les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la régressivité sous un<br />
autre angle. Selon les auteurs <strong>de</strong> ces étu<strong>de</strong>s, il ne fallait pas seulement<br />
tenir compte du fait que les pauvres ach<strong>et</strong>aient davantage <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s,<br />
mais aussi <strong>de</strong> ce que les revenus n<strong>et</strong>s obtenus <strong>de</strong> la loterie par les gouvernements<br />
étaient redistribués parmi les classes aisées. Quelles prémisses<br />
perm<strong>et</strong>taient d'en venir à ces conclusions?<br />
Les gouvernements précisent souvent la nature <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s auxquels<br />
sont <strong>de</strong>stinés les revenus <strong>de</strong> la loterie, mais accompagnent ces précisions<br />
d'affumations pour le moins étonnantes. Au Japon, un communiqué officiel<br />
affirme: « Le jeu <strong>et</strong> la loterie n'ont jamais été considérés comme un<br />
produit taxable dans notre pays. )} Pourtant, le communiqué mentionne<br />
par la suite que 38 % <strong>de</strong>s profits <strong>de</strong> la loterie « sont employés à l' acquisition<br />
d'équipement éducatif, à la construction ou à la réfection <strong>de</strong> routes<br />
<strong>et</strong> d'habitations, ou sont alloués au budg<strong>et</strong> <strong>de</strong> la sécurité <strong>et</strong> du bien-être<br />
social )}. (Existe-t-il une seule rubrique dans le budg<strong>et</strong> d'un gouvernement<br />
qui n'entre pas dans l'une ou l'autre <strong>de</strong> ces catégories?) En vertu<br />
d'une loi du Parlement, les célèbres sweepstakes irlandais, dont l'administration<br />
a été confiée à un trust d'hôpitaux, doivent verser les montants<br />
n<strong>et</strong>s recueillis à 410 institutions qui dispensent gratuitement <strong>de</strong>s<br />
soins médicaux <strong>et</strong> chirurgicaux. Le communiqué émis par le trust précise<br />
que ces rec<strong>et</strong>tes n'apparaissent pas dans le budg<strong>et</strong> du gouvernemenr.<br />
Au Canada <strong>et</strong> aux Etats-Unis, il est courant d'entendre aussi <strong>de</strong>s<br />
déclarations semblables sur les proj<strong>et</strong>s éminemment respectables auxquels<br />
sont <strong>de</strong>stinés les revenus <strong>de</strong> la loterie. Près <strong>de</strong> la moitié seulement<br />
<strong>de</strong>s Etats américains (le Connecticut, le Delaware, le District <strong>de</strong> Columbia,<br />
l'Illinois, le Maine, le Missouri, l'Ohio, le Rho<strong>de</strong> Island) <strong>et</strong> une pro-<br />
1. Suits (1979, p. 50) souligne aussi que le jeu sanctionné par l'Etat peut engendrer<br />
<strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons: soit par le prélèvement d'une taxe, soit par le maintien<br />
d'un monopole. Dans les <strong>de</strong>ux cas, le far<strong>de</strong>au - si tant est qu'il y en a un - est<br />
le mème. Les gens qui voient dans la loterie une « taxe volontaire » confon<strong>de</strong>nt la<br />
forme <strong>et</strong> le fond, car une taxe sur un bill<strong>et</strong> n'a plus rien d'une taxe à partir du moment<br />
où l'ach<strong>et</strong>eur est libre <strong>de</strong> ne pas ach<strong>et</strong>er le bill<strong>et</strong>. Au <strong>de</strong>meurant, une <strong>de</strong>s raisons d'être<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> taxation est précisément <strong>de</strong> diminuer la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
Z. Voir Rubner (1966, chap. 3).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 183<br />
vince canadienne (le Québec) ont eu la bonne idée <strong>de</strong> verser au Trésor<br />
public <strong>de</strong> la province ou <strong>de</strong> l'Etat les revenus n<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la loterie. Ailleurs,<br />
le législateur a spécifié que ces revenus <strong>de</strong>vaient être uniquement consacrés<br />
à certaines dépenses: l'éducation publique (la Californie, le Michigàn,<br />
l'Etat <strong>de</strong> New York [à une certaine époque du moins, puisque ce<br />
n'est plus vrai aujourd'hui], le New Jersey, l'Ontario, <strong>et</strong>c.); les parcs, les<br />
loisirs <strong>et</strong> la conservation <strong>de</strong> la faune (le Colorado <strong>et</strong> l'Alberta). Les<br />
étu<strong>de</strong>s sur la régressivité <strong>de</strong>s revenus gouvernementaux en provenance<br />
<strong>de</strong> la loterie reposent elles aussi sur ce genre d'affirmations quant à<br />
l'usage spécifique <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> la loterie. Voilà pourquoi elles ont pu<br />
prétendre que les riches étaient ceux qui bénéficiaient le plus <strong>de</strong> ces<br />
revenus l .<br />
Mais ces conclusions sont fausses elles aussi. Peut-on penser sérieusement<br />
qu'en l'absence <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> la loterie les gouvernements ne<br />
prendraient pas la décision <strong>de</strong> financer ce type <strong>de</strong> dépenses en haussant<br />
les impôts, en augmentant la d<strong>et</strong>te publique ou en procédant à une<br />
nouvelle répartition <strong>de</strong>s dépenses? Il ne faut pas prendre à la·l<strong>et</strong>tre <strong>de</strong><br />
telles déclarations; elles veulent simplement dire que le Trésor public<br />
a consacré moins d'argent aux rubriques où ont été versés les revenus<br />
<strong>de</strong> la loterie 2 • Steven Gold, qui dirigea plusieurs étu<strong>de</strong>s fiscales à Denver,<br />
pour le compte <strong>de</strong>la Conférence nationale <strong>de</strong>s législatures d'Etat,<br />
. conflmle ce point <strong>de</strong> vue: Selon lui, grâce aux profits recueillis par la<br />
loterie, les pertes encourues par les programmes d'éducation équiva-<br />
1. Kaplan (1984) ; Livernois (1985) ; Mikesell <strong>et</strong> Zorn (1985). A tort, Mikesell <strong>et</strong><br />
Zorn en viennent à la conclusion que « la loterie est un moyen beaucoup moins efficace<br />
d'engendrer <strong>de</strong>s revenus que les moyens traditionnels» (p. 12). Pour sa part, Livernois<br />
présume <strong>de</strong> façon erronée <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s redistributifs <strong>de</strong> la loterie en étudiant<br />
l'usage qui est fait <strong>de</strong>s revenus n<strong>et</strong>s <strong>de</strong>s loteries d'Etat. Kaplan conclut cependant<br />
(p. 99) que le plus étonnant est le fait <strong>de</strong> découvrir que les programmes jugés essentiels<br />
auraient trouvé une source <strong>de</strong> financement même en l'absence <strong>de</strong> la loterie. Kaplan<br />
fait remarquer qu'en général les politiciens ne voient dans les revenus associés à<br />
la loterie - par exemple, en ce qui concerne l'éducation, qui est sans doute la rubrique<br />
le plus communément i<strong>de</strong>ntifiée aux revenus <strong>de</strong> la loterie - qu'un élément interchangeable<br />
du budg<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Etat. Les revenus <strong>de</strong> la loterie sont alloués à l'éducation,<br />
sans que le budg<strong>et</strong> global <strong>de</strong> l'éducation s'en trouve augmenté, puisqu'un même montant<br />
en provenance d'autres sources peut y être alloué. Les étudiants <strong>et</strong> les institutions<br />
d'enseignement ne reçoivent pas un gros lot <strong>de</strong> 50 millions <strong>de</strong> dollars, ils reçoivent ce<br />
qué la législature <strong>et</strong> le gouvernement <strong>de</strong> l'Etat croient utile <strong>de</strong> leur donner.<br />
2. Voir Blakey (1977, p. 399) ; Kaplan (1984).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 185<br />
<strong>et</strong>e prêts à réviser leurs dépenses si la loterie n'avait plus existé. Le<br />
seul changement en était un <strong>de</strong> vocabulaire, non <strong>de</strong> contenu l •<br />
Par conséquent, ceux qui ont étudié la régressivité en s'attachant<br />
uniquement aux habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s pauvres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s riches<br />
ou aux déclarations <strong>de</strong>s gouvernements ont fait fausse route. Plutôt<br />
que d'une rubrique isolée du budg<strong>et</strong>, il leur faut considérer l'ensemble<br />
<strong>de</strong>s dépenses gouvernementales <strong>et</strong> les moyens dont l'Etat dispose<br />
pour les régulariser. On peut poser cependant la question suivante: si<br />
c<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong>voir est juste, pourquoi les gouvernements se donnentils<br />
la peine <strong>de</strong> faire les déclarations mensongères que nous avons évoquées.?<br />
Deux réponses sont possibles. La première est que ce genre <strong>de</strong><br />
déclarations perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> calmer les scrupules <strong>de</strong> ceux qui s'opposent<br />
à la loterie pour <strong>de</strong>s motifs religieux. Ces <strong>de</strong>rniers, pour qui la loterie<br />
est un mal, verront dans le monopole d'Etat un pis-aller: l'imposition<br />
1. Voir Rubner (1966, p. 14-17) pour les détails concernant les obligations à<br />
prime. C<strong>et</strong>te variété d'obligations connaît à l'heure actuelle une gran<strong>de</strong> popularité en<br />
Chine (Dunnan, 1987). Rubner fait également remarquer que lorsque la loterie fut<br />
supprimée en 1826 certains objectèrent que c<strong>et</strong>te abolition « enlevait aux travailleurs<br />
le privilège <strong>de</strong> consommer un produit faiblement taxé comme la bière ( ... ) Le public<br />
accepta comme une conclusion inévitable l'augmentation <strong>de</strong> la taxe sur la bière <strong>de</strong>vant<br />
compenser le manque à gagner <strong>de</strong> la Chancellerie à la suite <strong>de</strong> l'abolition <strong>de</strong> la loterie»<br />
(p. 20). Le 19 juill<strong>et</strong> 1826, un journal londonien écrivit: « La disparition <strong>de</strong> la<br />
loterie aura cependant pour conséquence ( ... ) un manque à gagner <strong>de</strong> l'Etat, <strong>et</strong> il reviendra<br />
à ceux qui ont appuyé la disparition <strong>de</strong> la loterie ( ... ) <strong>de</strong> combler ce manque à<br />
gagner» (cité par Rubner, 1966, p. 21). Rubner fait observer: « Les Gentils dépensent<br />
<strong>de</strong>ux fois plus d'argent en alcool qu'au jeu, tandis que le modèle <strong>de</strong> consommation<br />
du juif anglais moyen suit une tendance exactement opposée: le jeu y tient une<br />
place beaucoup plus importante que l'alcool. C'est là un argument classique, qui<br />
confirme la thèse avancée à plusieurs reprises dans c<strong>et</strong> ouvrage, selon laquelle les vices<br />
sociaux sont dans une très large mesure interchangeables. li est tout à l'honneur <strong>de</strong> la<br />
communauté juive <strong>de</strong> connaître un faible taux d'alcoolisme. Mais c<strong>et</strong>te performance<br />
doit ètre envisagée dans la perspective d'un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> substitution, nommément, d'une<br />
participation plus élevée au jeu» (p. 104). Voir aussi les p. 32 à 37, concernant le vocabulaire<br />
parfois très imaginatif utilisé par les dirigeants gouvernementaux quand il<br />
s'agit <strong>de</strong> justifier une forme <strong>de</strong> jeu ou une autre. Blakey fait une observation du même<br />
ordre: « Aux Etats-Unis, la cause Van Valkenburh vs Torrey fit en sorte que les paris<br />
associés aux courses <strong>de</strong> chevaux furent exemptés <strong>de</strong> la législation antijeu. S'appuyant<br />
sur une interprétation littérale du mot "course", le tribunal déclara que les courses <strong>de</strong><br />
trot ne tombaient pas sous le coup <strong>de</strong> la loi» (1977, p. 175). Mais revenons aux bons<br />
à lots: leur disparition progressive au cours <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du siècle est, comme<br />
il fallait s'y attendre, à m<strong>et</strong>tre en corrélation avec la légalisation <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.
188 SPECULATION ET JEUX DE HASARD<br />
étaient les nombres <strong>et</strong> l' « assurance» (appelée aussi « police »). L'apparition<br />
<strong>de</strong>s premiers' est liée aux tirages <strong>de</strong> la loterie officielle, dont les<br />
bill<strong>et</strong>s étaient chers <strong>et</strong> les tirages longs à venir. Entre l'émission <strong>de</strong>s<br />
bill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> le tirage, il s'écoulait en eff<strong>et</strong> un certain temps en raison <strong>de</strong>s<br />
délais dans l'octroi du permis que chaque nouvelle loterie <strong>de</strong>vait obtenir<br />
du gouvernement, qui se réservait toujours le choix <strong>de</strong> ne pas<br />
l'accor<strong>de</strong>r!.<br />
L' « assurance» disparut avec l'abolition <strong>de</strong> la loterie <strong>et</strong> le début<br />
du XIX e siècle, mais les <strong>jeux</strong> à nombres survécurent dans les quartiers<br />
pauvres <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes, tandis que les beaux quartiers organisaient<br />
<strong>de</strong>s tombolas <strong>de</strong> charité 2 • Aucune <strong>de</strong> ces formes <strong>de</strong> jeu ne semblait recevoir<br />
beaucoup d'attention. En Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> aux Etats-Unis, l'intérêt<br />
était reporté sur le jeu lié aux courses <strong>de</strong> chevaux.<br />
Bien qu'illégale, l'industrie <strong>de</strong>s bookmakers fut très populaire tout<br />
au long du XIX' siècle 3 • Son caractère illégal n'empêcha pas Western<br />
Union d'offrir ses services pour diffuser les cotes <strong>et</strong> le résultat <strong>de</strong>s<br />
courses. En 1904, Western Union subit <strong>de</strong>s pressions <strong>de</strong> plus en plus<br />
fortes pour cesser <strong>de</strong> fournir ses services à ce type d'industrie, avec le<br />
résultat que, six mois plus tard, c'est John Payne, <strong>de</strong> Cincinnati, qui<br />
jouissait du monopole illégal dans la diffusion <strong>de</strong> l'information<br />
désirée 4 •<br />
Au début <strong>de</strong>s. années 20, le pari mutuel n'était légal que dans les<br />
Etats du Kentucky, du Maryland <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Louisiane. Malgré tout, les<br />
courses <strong>de</strong> chevaux <strong>et</strong> les paris aux courses ne cessèrent <strong>de</strong> prospérer<br />
dans les autres Etats, parce que les lois interdisant les courses <strong>et</strong> le<br />
bookmaking n'étaient pas appliquées. Comment auraient-elles pu l'être?<br />
Dans l'industrie du jeu, les entrepreneurs étaient prompts à tirer profit<br />
<strong>de</strong> la nouvelle technologie, alors que les organismes gouvernementaux<br />
1. Clotfelter <strong>et</strong> Cook (1987, p. 11) <strong>et</strong> l'analyse proposée dans la section 5 du chapitre<br />
4.<br />
2. Blakey (1977,' p. 913). Miers <strong>et</strong> Dixon (1977, p. 379-383) remarquent<br />
qu'en 1823, avec l'adoption <strong>de</strong> la Loi sur la loterie, les loteries privées se multiplièrent<br />
illégalement sur une p<strong>et</strong>ite échelle <strong>et</strong> il semble que se répandit dans les journaux l'habitu<strong>de</strong><br />
d'organiser <strong>de</strong>s concours offrant <strong>de</strong>s prix.<br />
3. Voir Blakey (1977, p. 142-203); Devereux (1980, pl. III). On remarquera cependant<br />
que la légalité <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong> course était elle-même douteuse, étant donné que<br />
les revenus <strong>de</strong>s pistes provenaient du jeu.<br />
4. Blakey (1977, p. 121-123); Reuter (1985, p. 15).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 189<br />
m<strong>et</strong>taient <strong>de</strong>s années à adopter les innovations. Les bookmakers <strong>de</strong><br />
New York ont ut;ilisé le téléphone cinquante ans avant que l'Etat<br />
n'autorise l'écoute électronique!. De surcroît, la loi était elle-même<br />
ambiguë. Le bookmaking était interdit par la loi. Les gérants <strong>de</strong>s réseaux<br />
<strong>de</strong> bookmaking conçurent donc un système oral <strong>de</strong> paris. Dans la<br />
cause People ex. rel. Lichtenstein vs Langan (1909), ce système servit à<br />
empêcher les bookmakers <strong>de</strong> tomber sous le coup <strong>de</strong> la loi sur le bookmaking.<br />
Le bookmaking pratiqué dans les règles exige en eff<strong>et</strong> « que les<br />
cotes soient écrites sur un morceau <strong>de</strong> papier ou sur un matériau quelconque<br />
pour les m<strong>et</strong>tre bien en vue <strong>de</strong>s investisseurs potentiels ». Le<br />
tribunal fit connaître alors sa décision: le pari oral n'appartenait pas<br />
au bookmakini. Les faiblesses dans l'application <strong>de</strong> la loi viennent aussi<br />
<strong>de</strong> ce que l'hostilité à l'endroit du jeu, dans plusieurs Etats du Sud,<br />
était davantage le fait d'opinions juridiques que <strong>de</strong> promulgations législatives.<br />
Blakey croit pouvoir expliquer ainsi le phénomène: beaucoup<br />
<strong>de</strong> juges avaient reçu leur formation judiciaire dans l'Est, hostile<br />
à beaucoup d'éléments <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> pionnier tandis que les législateurs,<br />
eux, reflétaient la volonté <strong>de</strong> leurs électeurs, que la question du jeu<br />
n'intéressait pas 3 • Une autre raison du manque d'application <strong>de</strong> la loi<br />
peut être le lien étroit qui existait entre le jeu <strong>et</strong> la politique municipale.<br />
Dans plusieurs gran<strong>de</strong>s villes américaines, joueurs, policiers <strong>et</strong><br />
politiciens étaient souvent issus du même terreau catholique irlandais.<br />
\( li ne s'agissait pas seulement <strong>de</strong> l'influence que les syndicats du jeu<br />
pouvaient avoir sur les instances politiques, mais du fait que les syndicats<br />
du jeu étaient l'instance politique locale. Les bookmakers du coin<br />
<strong>et</strong> les auteurs <strong>de</strong>s lois étaient aussi <strong>de</strong>s responsables <strong>de</strong> quartier, tandis<br />
1. Blakey (1977, p. 123-125).<br />
2. Ibid., p. 201-202. Le juge Van, qui enregistra sa dissi<strong>de</strong>nce, fit davantage<br />
preuve <strong>de</strong> bon sens. Son argument était que « le véritable vice à combattre n'était pas<br />
l'existence d'une entreprise en soi plutôt innocente, mais le fait <strong>de</strong> s'engager dans l'industrie<br />
publique du jeu en fixant <strong>de</strong>s cotes douteuses <strong>et</strong> en les diffusant auprès du plus<br />
grand nombre <strong>de</strong> gens» (p. 202). Blakey fait <strong>de</strong> plus observer qu'une bonne partie du<br />
débat juridique porta sur la question <strong>de</strong> savoir si les courses <strong>de</strong> chevaux étaient un jeu<br />
ou un sport.<br />
3. Blakey (1977, p. 384) observe qu'au Nebraska <strong>de</strong>s intérêts ruraux, montrant en<br />
cela qu'ils étaient bien originaires <strong>de</strong> la côte Est, ont imposé un embargo total sur le<br />
jeu dès qu'ils prirent le contrôle <strong>de</strong> la législature.
190 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
que les chefs <strong>de</strong>s syndicats du jeu étaient <strong>de</strong>s organisateurs électoraux,<br />
quand ils n'étaient pas tout simplement élus échevin ou député. »1<br />
Comme les Suédois <strong>et</strong> les Français, les Américains ont eux aussi<br />
participé à différentes loteries hors frontières dès lors qu'il leur était<br />
interdit d'y jou,er à l'intérieur <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l'Etat. Nous avons vu que<br />
c'est ainsi que peut s'expliquer le succès spectaculaire <strong>de</strong> la loterie en<br />
Louisiane, au XIX' siècle : la Louisiane était le seul Etat qui tolérait<br />
l'existence <strong>de</strong> la loterie. Les Australiens ont eux aussi participé à différentes<br />
loteries hors frontières dès lors qu'il leur était interdit d'y jouer<br />
à l'intérieur <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> la province <strong>et</strong>, ce faisant, ont diminué les revenus<br />
<strong>de</strong>s impôts locaux. Voilà pourquoi la Nouvelle-Galles du Sud,<br />
les provinces <strong>de</strong> Victoria, du Queensland <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Australie occi<strong>de</strong>ntale<br />
adoptèrent une loi interdisant l'envoi <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie par la poste,<br />
loi qui empêcha la Tasmanie d'exporter sa 10terie 2 •<br />
La possibilité pour un Etat d'augmenter ses revenus en profitant<br />
<strong>de</strong> ce que d'autres Etats ou nations interdisent la loterie (par l'imposition<br />
d'une taxe pour les « étrangers ») apparaît encore aujourd'hui,<br />
aux yeux <strong>de</strong> plusieurs hommes politiques, comme un <strong>de</strong>s avantages<br />
<strong>de</strong> la loterie. Le New Hampshire ne compte que 600 000 habitants.<br />
Les responsables <strong>de</strong> la loterie du New Hampshire savaient dès le départ<br />
qu'il leur fallait attirer les rési<strong>de</strong>nts d'autres Etats pour que leur<br />
entreprise ait quelque chance <strong>de</strong> succès. Ils y ont réussi. En 1964,<br />
80 % <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s furent vendus à <strong>de</strong>s habitants du Massachus<strong>et</strong>ts, <strong>de</strong><br />
l'Etat <strong>de</strong> New York <strong>et</strong> du Connecticut, même s'ils <strong>de</strong>vaient aller<br />
ach<strong>et</strong>er leurs bill<strong>et</strong>s dans l'une ou l'autre <strong>de</strong>s villes frontalières du<br />
New Hampshire (aux Etats-Unis, la loi fédérale interdit elle aussi<br />
l'envoi <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s par la poste). Après 1964, les habitants <strong>de</strong> ces trois<br />
Etats furent moins tenus <strong>de</strong> se déplacer, à partir du moment où le<br />
1. Ibid., p. 350, citant un article inédit <strong>de</strong> Haller, « Bootleggers and American<br />
Gambling, 1920-1945 : An Overview » <strong>et</strong> s'appuyant aussi un autre article du méme<br />
auteur, « Urban Crime and Criminal Justice: The Chicago Case », publié dans Journal<br />
of An/encan His/ory, 1970.<br />
2. Blakey (1977, p. 674). Les loteries mises sur pied par l'Etat <strong>de</strong> la Louisiane<br />
procédaient chaque jour à <strong>de</strong>s tirages qui avaient lieu à Boston, à Cincinnati, à Denver<br />
<strong>et</strong> à San Francisco. Les auteurs <strong>de</strong>s lois recevaient <strong>de</strong>s pots-<strong>de</strong>-vin. Pour s'assurer du<br />
succès <strong>de</strong> sa propre loterie, l'Etat <strong>de</strong> New York adopta en 1759 une loi qui imposait<br />
une amen<strong>de</strong> à quiconque vendait <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loteries étrangères sur le territoire <strong>de</strong><br />
l'Etat (ibid., p. 137). En ce qui concerne l'Australie, voir Rubner (1966, p. 148).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 191<br />
Massachus<strong>et</strong>ts <strong>et</strong> l'Etat <strong>de</strong> New York mirent sur pied plusieurs loteries,<br />
toutes très populaires!.<br />
De nos jours, les habitants <strong>de</strong>s autres Etats américains sont encore<br />
obligés <strong>de</strong> couvrir <strong>de</strong> longues distances dans l'espoir <strong>de</strong> vraiment s'enrichir.<br />
Certains habitants <strong>de</strong> l'Etat du Delaware parcourent plus <strong>de</strong><br />
32 km par semaine pour participer à la loterie du Maryland. Le Delaware<br />
a sa propre loterie, mais les lots ne sont pas très importants.<br />
Pour enrayer c<strong>et</strong>te fuite <strong>de</strong>s capitaux <strong>et</strong> pour rendre heureux les<br />
joueurs du Delaware, l'Etat, <strong>de</strong> concert avec le Maine, le New Hampshire<br />
<strong>et</strong> le Vermont, songe maintenant à m<strong>et</strong>tre sur pied une loterie regroupant<br />
quatre Etats. Les premiers prix varieraient entre un <strong>et</strong> dix<br />
millions <strong>de</strong> dollars. Ce sont là <strong>de</strong>s sommes tout à fait comparables aux<br />
prix offerts par la très attrayante loterie <strong>de</strong> l'Etat <strong>de</strong> New York 2 •<br />
1. Blakey (1979, p. 73) ; (1977, p. 682, p. 701-702). Citant le sénateur Eascland,<br />
Blakey remarque <strong>de</strong> plus que l'interdiction <strong>de</strong> vendre par la poste les bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie<br />
eut comme conséquence, entre autres, que plusieurs rypes <strong>de</strong> paris, « qui passaient<br />
chaque jour la frontière entre les Etats ne tombaient pas sous le coup <strong>de</strong> la loi sur la<br />
loterie à l'époque, parce que ces différents <strong>jeux</strong> ne répondaient pas à la définition<br />
d'une loterie ( ... ) Des bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie en bonne <strong>et</strong> due forme pouvaient même être<br />
acheminés d'un Etat à l'autre en toute impunité, pourvu que les numéros payants<br />
soient laissés en blanc <strong>et</strong> imprimés seulement à <strong>de</strong>stination» (1977, p. 583). Mais avec<br />
le début <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Dépression, dans les années 30, le succès remporté par les<br />
sweepstakes irlandais ouvrit les yeux <strong>de</strong>s dirigeants gouvernementaux. Ceux-ci comprirent<br />
qu'en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> récession il existait un moyen pour les gouvernements <strong>de</strong> r<strong>et</strong>irer<br />
<strong>de</strong>s revenus sans soulever <strong>de</strong> tollés dans le grand public, <strong>et</strong> que la récession pouvait<br />
enrichir les autres gouvernements. A vrai dire, l'argument <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> irlandais fut<br />
aussi évoqué dans les années 60 pour justifier la légalisation <strong>de</strong> la loterie.<br />
2. Voir l'article <strong>de</strong> Gruson (1987), d'où on peut déduire que 50 % <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs<br />
<strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie dans les p<strong>et</strong>ites communautés frontalières du Maryland provenaient<br />
du Delaware. Gruson fait remarquer que bon nombre <strong>de</strong>s 22 Etats qui avaient<br />
mis sur pied <strong>de</strong>s loteries faisaient face aux mêmes problèmes que le Delaware : « TI est<br />
<strong>de</strong> plus en plus difficile d'attirer les gens avec une loterie qui offre <strong>de</strong>s gros lots inférieurs<br />
à un million <strong>de</strong> dollars. » TI est clair qu'on voit là un <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la concurrence<br />
entre les différentes loteries d'Etat. Gruson note aussi que c'est l'attrait <strong>de</strong>s gros<br />
lots « qui a conduit huit Etats, y compris celui <strong>de</strong> New York, à envisager une mise en<br />
commun, qui leur perm<strong>et</strong>trait <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r régulièrement à <strong>de</strong>s tirages inter-Etats.<br />
Une évaluation officielle laissait entendre que le procédé perm<strong>et</strong>trait d'offrir régulièrement<br />
<strong>de</strong>s gros lots <strong>de</strong> 80 millions <strong>de</strong> dollars, ce qui était plus que le double du record<br />
actuel <strong>de</strong> 41 millions <strong>de</strong> dollars, qui fut atteint à New York il y a <strong>de</strong>ux ans ».<br />
Mais on notera que la loi fédérale empêche toujours le r<strong>et</strong>our <strong>de</strong>s loteries privées à<br />
l'échelle du pays (Blakey, 1979, p. 71). En Prusse, le problème <strong>de</strong> la concurrence entre<br />
Etats fut résolu quand les autres Etats germaniques se départirent <strong>de</strong> leurs privilèges
192 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Les obligations à prime, dont nous avons parlé dans la première<br />
partie <strong>de</strong> ce chapitre, ne furent pas la seule solution imaginée par le<br />
XIX" siècle en réponse aux interdictions qui pesaient sur le jeu. Au<br />
cours <strong>de</strong> la même pério<strong>de</strong>, <strong>de</strong> no.uveaux sweepstakes, divers concours<br />
<strong>et</strong> les pools <strong>de</strong> football <strong>de</strong>vinrent populaires aux Etats-Unis <strong>et</strong> en Angl<strong>et</strong>erre.<br />
Au début, les concours <strong>et</strong> les sweepstakes tombaient sous le<br />
coup <strong>de</strong> la loi au même titre que la loterie, mais par la suite on établit<br />
<strong>de</strong>s différences subtiles - différences sur le plan légal <strong>et</strong> non dans<br />
l'esprit du public - en invoquant le fait que les concours <strong>et</strong> les<br />
sweepstakes faisaient appel à certaines compétences!.<br />
Mais la prohibition avait <strong>de</strong>s conséquences plus graves que le fait<br />
<strong>de</strong> jouer illégalement, d'inventer <strong>de</strong>s substituts ou d'aller ach<strong>et</strong>er ses<br />
bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la frontière. En Angl<strong>et</strong>erre, si-les gens ont pu<br />
continuer à parier même après l'adoption <strong>de</strong> la « Loi <strong>de</strong> classes »<br />
<strong>de</strong> 1906, c'est qu'on ne prenait pas toujours au sérieux l'application <strong>de</strong><br />
la loe. Ainsi, plutôt qu'une tentative visant à supprimer le bookmaking<br />
illégal, l'Ecosse semble n'avoir vu dans la loi qu'un moyen <strong>de</strong> recueillir<br />
<strong>de</strong>s fonds grâce à l'imposition d'amen<strong>de</strong>s 3 •<br />
Ce peu d'empressement dans l'application <strong>de</strong> la loi s'explique par<br />
en matière <strong>de</strong> loterie <strong>et</strong> acceptèrent <strong>de</strong>s compensations monétaires pour avoir autorisé<br />
en r<strong>et</strong>our la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s prussiens (Rubner, 1966, p. 148). Au Nevada aussi, où le<br />
jeu <strong>de</strong>vint l'industrie la plus importante à partir <strong>de</strong>s années 60, <strong>de</strong>s aspects similaires<br />
<strong>de</strong> l'industrie n'échappèrent pas à la perspicacité <strong>de</strong>s politiciens, qui comprirent que<br />
l'Etat dépendait largement d'à-côtés en matière <strong>de</strong> taxes-dollars (Blakey, 1977,<br />
p. 467). Selon Blair (1986), le District <strong>de</strong> Columbia <strong>et</strong> 16 <strong>de</strong>s 22 Etats qui offraient<br />
une loterie ont songé à une mise en commun qui leur perm<strong>et</strong>trait <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r régulièrement<br />
à <strong>de</strong>s tirages inter-Etats, tirages dont les fonctionnaires disaient qu'ils pouvaient<br />
accroître les revenus <strong>de</strong> l'Etat tout en offrant <strong>de</strong>s gros lots <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 50 millions<br />
<strong>de</strong> dollars.<br />
1. Blakey (1977, p. 381).<br />
2. Hood (1976, p. 170).<br />
3. Ibid. Hood fait remarquer que le fait ne signifie pas pour autant que la loi<br />
n'était pas « appliquée ». La loi empêcha le développement à gran<strong>de</strong> échelle d'une industrie<br />
du bookmaking, laquelle, plus visible, aurait entraîné pour les pauvres un coût<br />
plus élevé <strong>de</strong>s paris <strong>et</strong> une baisse <strong>de</strong>s revenus gouvernementaux. Le développement à<br />
gran<strong>de</strong> échelle <strong>de</strong> ce genre d'industries fut entravé, parce que le système actuel voulait<br />
que chaque parieur fût connu personnellement <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong>s bookmakers. Il y avait<br />
<strong>de</strong>ux raisons à cela: d'abord, les transactions se déroulaient sans reçu écrit, <strong>et</strong> c'était<br />
là un bon moyen <strong>de</strong> s'assurer que les parieurs occasionnels n'étaient pas <strong>de</strong>s policiers<br />
en civil.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 193<br />
un certain nombre <strong>de</strong> facteurs. Peu <strong>de</strong> temps après son adoption, certains<br />
membres <strong>de</strong>s forces policières s'en prirent à la loi, sous prétexte<br />
qu'elle était « archaïque, obscure, illogique, inefficace <strong>et</strong> qu'elle frappait<br />
<strong>de</strong> façon inégale les différentes classes sociales »1. Les pauvres ne<br />
voyaient pas en quoi les termes « légalité» <strong>et</strong> « légitimité» pouvaient<br />
être synonymes, ce qui compliquait singulièrement la tâche <strong>de</strong> la police<br />
chargée <strong>de</strong> faire appliquer la loi. Les bookmakers étaient soli<strong>de</strong>ment<br />
organisés <strong>et</strong> les sympathies <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs allaient davantage aux<br />
bookmakers "qu'à la police 2 • De plus, certains policiers acceptaient les<br />
pots-<strong>de</strong>-vin <strong>de</strong>s bookmakers, <strong>et</strong>, dans les années 20, c<strong>et</strong>te corruption<br />
fit dire aux journalistes que la confiance du public en la police avait atteint<br />
son niveau le plus bas <strong>de</strong>puis un <strong>de</strong>mi-siècle 3 •<br />
Des réactions semblables se firent entendre aux Etats-Unis. L'Association<br />
new-yorkaise pour l'élimination du jeu fut créée en 1851, <strong>et</strong>,<br />
à l'époque, la loi Green <strong>de</strong> 1851 était considérée comme une <strong>de</strong>s plus<br />
sévères lois antijeu. La loi prévoyait l'imposition d'une amen<strong>de</strong> à quiconque<br />
était reconnu coupable <strong>de</strong> tenir un établissement <strong>de</strong> <strong>jeux</strong>, d'exposer<br />
en public du matériel servant au jeu ou <strong>de</strong> participer à toute<br />
espèce <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> 4 • La loi <strong>de</strong>vait se révéler inefficace <strong>et</strong>, s'il faut<br />
en croire certaines estimations, à New York, en 1850, quelque<br />
300000 personnes tiraient leur subsistance du jeu 5 • Plusieurs raisons<br />
1. Dixon (1984, p. 2), citant le commissaire-adjoint <strong>de</strong> la Police métropolitaine<br />
en 1932.<br />
2." McKibbin (1979, p. 159) fait remarquer que les bookmakers faisaient en sorte<br />
que les arrestations aient lieu quand ils savaient que <strong>de</strong> nouveaux officiers étaient en<br />
service. Le policier qui avait témoigné <strong>de</strong>vant le tribunal pouvait ainsi être reconnu <strong>et</strong><br />
évité par la suite. Voir aussi Dixon (1984, p. 37 <strong>et</strong> 63).<br />
3. Dixon (1984, p. 35). Selon Dixon, les données sur l'Angl<strong>et</strong>erre reposent essentiellement<br />
sur les autobiographies <strong>et</strong> sur les mémoires rédigés par les hommes qui<br />
avaient été en relation avec <strong>de</strong>s bookmakers après l'adoption <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> 1906. Or ces<br />
ouvrages sont unanimes. Les cach<strong>et</strong>s versés à la police étaient une <strong>de</strong>s dépenses inévitables<br />
que le bookmaker travaillant dans la rue <strong>de</strong>vait prévoir. Ces cach<strong>et</strong>s pouvaient<br />
prendre la forme <strong>de</strong> pots-<strong>de</strong>-vin, ou encore d'un « pari convenu avec le bookmaker<br />
selon un système très simple qui consistait à encaisser les gains, mais à ne jamais payer<br />
les pertes» (p. 66). Dixon conclut: ({ Avant la guerre, si la police a accueilli le Stre<strong>et</strong><br />
B<strong>et</strong>ting Act comme un pouvoir supplémentaire mis à sa disposition, elle commençait<br />
maintenant à y voir une menace à son autorité. »<br />
4. Blakey (1977, p. 154).<br />
5. Chaf<strong>et</strong>z (1960, p. 228); Blakey (1977, p. 156-157).
194 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
pouvaient expliquer le peu d'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> la loi. Celle-ci avait été adoptée<br />
sous la pression <strong>de</strong> certains membres <strong>de</strong> l'establishment protestant.<br />
Mais au même moment, entre 1825 <strong>et</strong> 1855, la population <strong>de</strong> l'Etat <strong>de</strong><br />
New York doublait, essentiellement grâce à l'apport d'immigrants<br />
non protestants, peu fortunés <strong>et</strong> désireux <strong>de</strong> s'adonner au jeu. Mais il<br />
se trouva en plus que certains hommes politiques avaient <strong>de</strong>s intérêts<br />
dans l'industrie du jeu. Et, au bout du compte, le commissaire <strong>de</strong> police,<br />
qui prétendait ne pas connaître la loi, refusa <strong>de</strong> l'appliquer l • Aussi<br />
étonnant que cela puisse paraître aujourd'hui, le Nevada adopta,<br />
en 1909, un ensemble <strong>de</strong> mesures qui interdisaient toute forme <strong>de</strong> jeu,<br />
<strong>et</strong> le jeu <strong>de</strong>meura un délit pendant <strong>de</strong>ux décennies. La mesure eut pour<br />
résultat <strong>de</strong> priver le gouvernement <strong>de</strong>s revenus obtenus par l'octroi <strong>de</strong><br />
permis. De plus, les gens participaient à un grand nombre <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>hasard</strong> tandis que la corruption <strong>et</strong> les réseaux <strong>de</strong> « protection» <strong>de</strong>venaient<br />
une pratique <strong>de</strong> plus en plus répandue, puisqu'il semblait que<br />
les pots-<strong>de</strong>-vin n'étaient qu'un autre nom donné au permis.<br />
Des observateurs américains en vinrent aux mêmes conclusions<br />
que leurs collègues anglais :<br />
L'obligation pour le Nevada d'appliquer la législation contre le jeu, jointe<br />
à la prohibition <strong>de</strong> l'alcool à l'échelle nationale, n'a eu aucun eff<strong>et</strong> positif sur<br />
le programme d'application <strong>de</strong> la loi dans c<strong>et</strong> Etat. Les bars clan<strong>de</strong>stins abritaient<br />
<strong>de</strong>s tables <strong>de</strong> jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong>s machines à sous. Les gens qui voulaient seulement<br />
jouer ou seulement boire avaient le sentiment <strong>de</strong> faire partie d'une<br />
confrérie. Mais il va <strong>de</strong> soi que les <strong>de</strong>ux groupes étaient dépassés en nombre<br />
par la masse <strong>de</strong>s gens qui voulaient à la fois boire <strong>et</strong> jouer. Un <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s secondaires<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te situation fut que toute une génération d'Américains se mit<br />
à se comporter comme si la loi n'existait pas. De plus, on vit apparaître une<br />
catégorie <strong>de</strong> policiers <strong>et</strong> <strong>de</strong> fonctionnaires chargés d'appliquer la loi, corrompus<br />
comme la nation n'en avait jamais connus auparavanr.<br />
Le Nevada légalisa le jeu en 1930. Il faut sans doute attribuer ce<br />
changement d'attitu<strong>de</strong> au crash <strong>de</strong> 1929 <strong>et</strong> à la crise qui en a résulté.<br />
Mais d'autres faits ont aussi compté pour beaucoup dans c<strong>et</strong>te décision:<br />
les gens jouaient <strong>de</strong> toute façon, <strong>et</strong> ceux qui partaient en croisa<strong>de</strong><br />
contre le jeu ne trouvaient aucune trace <strong>de</strong> la déchéance <strong>et</strong> du<br />
1. Blakey (1977, p. 154-158).<br />
2. W. Turner, Gamb/ers Money (1965), cité ibid., p. 432.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 195<br />
désespoir qui lui étaient communément associés l • C<strong>et</strong>te relégalisation<br />
du jeu eut notamment pour eff<strong>et</strong> qu'au Nevada l'industrie du jeu,<br />
dotée d'une importante structure corporative, se caractérisa, contrairement<br />
à ce que laisse entendre le mythe, par sOn honnêt<strong>et</strong>é envers<br />
la clientèle 2 •<br />
En dépit <strong>de</strong>s faits, <strong>et</strong> contrairement à l'attitu<strong>de</strong> plus libérale montrée<br />
par l'Angl<strong>et</strong>erre dans les années 60, la législature new-yorkaise<br />
adopta contre le jeu un train <strong>de</strong> mesures musclées, dont le but était <strong>de</strong><br />
faciliter la mise en accusation <strong>et</strong>, par l'augmentation <strong>de</strong>s amen<strong>de</strong>s,<br />
d'avoir un eff<strong>et</strong> négatif sur le jeu. La loi fut adoptée même si l'opinion<br />
puplique new-yorkaise ne semblait pas disposée à condamner le jeu,<br />
ainsi que le montre un sondage réalisé en 1963 qui révèle qu'un très<br />
p<strong>et</strong>it nombre <strong>de</strong>. New-Yorkais s'inquiétaient <strong>de</strong> la moralité <strong>de</strong>s paris<br />
aux :courses, qu'ils favorisaient dans une proportion <strong>de</strong> 3 contre 1 3 •<br />
La loi ne semble pas avoir atteint le but qu'elle s'était fixé. Le jeu,<br />
<strong>et</strong> le crime organisé qui lui était associé, ont continué d'exister. On ne<br />
procéda qu'à quelques mises en accusation seulement. Si la loi eut un<br />
q1,lelconque eff<strong>et</strong> significatif, c'est bien sur les policiers, dont les pots<strong>de</strong>-vin,<br />
selon le rapport <strong>de</strong> la Commission Knapp, provenaient en<br />
gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> protection <strong>de</strong>stinés aux joueurs. Un policier<br />
ordinaire, s'il était membre <strong>de</strong> l'escoua<strong>de</strong> antijeu, pouvait gagner<br />
entre 300 <strong>et</strong> 1500 $ par mois en pots-<strong>de</strong>-vin; ses supérieurs recevaient<br />
<strong>de</strong>s sommes encore plus élevées 4 •<br />
Comme en Angl<strong>et</strong>erre, la situation obligea le commissaire Murphy,<br />
chef <strong>de</strong> police <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> New York, à renoncer à l'application<br />
<strong>de</strong> certains aspects <strong>de</strong> la loi sur le jeu. Murphy prétendit aussi que le<br />
1. Blakey (1977, p. 465).<br />
2. Ibid., p. 466. Notons toutefois qu'un tel résultat n'a rien d'étonnant en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
où l'honnêt<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s bookmakers est proverbiale.<br />
3. Weinstein <strong>et</strong> Deitch (1974); Blakey (1977, p. 208-209).<br />
4. Blakey (1977, p. 195-198). Blakey fait observer qu'en 1971 le Comité conjoint<br />
législatif sur le crime a découvert que le joueur arrêté n'avait que 2 % <strong>de</strong> ,chances <strong>de</strong><br />
connaître la prison <strong>et</strong> que la sentence elle-même pouvait être légère. Dans un certain<br />
quartier où le -jeu était fortement présent, 1 225 bookmakers furent arrêtés. Seulement<br />
10 % d'entre eux écopèrent d'une amen<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 500 $, 19 furent emprisonnés <strong>et</strong>,<br />
<strong>de</strong> ce nombre, seulement trois personnes reçurent une sentence excédant quatre-vingtdix<br />
jours d'emprisonnement. On a <strong>de</strong> plus évalué que chaque arrestation coûte au<br />
Trésor public 40 fois plus que la somme récupérée par une amen<strong>de</strong>.
196 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
démantèlement <strong>de</strong> l'escoua<strong>de</strong> antijeu aurait peu <strong>de</strong> conséquences sur le<br />
jeu. En revanche, disait-il, son eff<strong>et</strong> positif serait indéniable, car il réduirait<br />
la corruption, obligerait la police à faire porter ses efforts sur<br />
la lutte contre les crimes avec violence <strong>et</strong> augmenterait la moralité <strong>de</strong><br />
la police <strong>et</strong> du public!.<br />
L'Australie connut un scénario semblable 2 • Dans la province du<br />
Queensland, en 1936, <strong>et</strong> en Nouvelle-Galles du Sud en 1938, l'adoption<br />
d'une loi interdisant les paris hors piste dans les journaux ou à la<br />
radio entraina la mise sur pied d'un réseau illégal <strong>de</strong> communications.<br />
Des préposés envoyaient <strong>de</strong>s signaux directement <strong>de</strong> la piste <strong>de</strong><br />
courses <strong>et</strong> le téléphone fut utilisé dans les transactions. De plus, les réseaux<br />
versaient <strong>de</strong>s pots-<strong>de</strong>-vin aux policiers <strong>et</strong> aux employés du téléphone.<br />
L'usage du téléphone dans les transactions entraina la mise sur<br />
pied d'un système <strong>de</strong> crédit; son application reposa sur les menaces <strong>et</strong><br />
sur la violence.<br />
Les leçons à tirer<br />
Un certain nombre <strong>de</strong> leçons peuvent être tirées <strong>de</strong> ces faits <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
ceux que nous avons évoqués dans les chapitres précé<strong>de</strong>nts. Ceux qui<br />
condamnent le jeu en général <strong>et</strong> exigent son interdiction doivent<br />
prendre conscience que les solutions <strong>de</strong> rechange qu'ils proposent<br />
n'entraineront pas la disparition du jeu, la mise sur pied d'un système<br />
d'impôt progressif, le recul <strong>de</strong> la criminalité <strong>et</strong> ne signifieront pas que<br />
les gens consacreront désormais temps <strong>et</strong> argent à la lecture d'ouvrages<br />
pieux ou <strong>de</strong> traités socialistes. Les gens s'adonnent au jeu,<br />
même si le jeu est illégal, <strong>et</strong> les pauvres plus que quiconque; aussi le<br />
modèle <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s pauvres va-t-il sans doute <strong>de</strong>meurer le<br />
même. Le système d'imposition non plus ne sera pas plus progressif:<br />
même si le gouvernement impose une taxe sur la bière (comme cela<br />
1. Ibid., p. 197-198. Une commission d'enquête a révélé que le joueur type qui<br />
participe à <strong>de</strong>s paris hors courses est un individu mâle <strong>de</strong> race blanche, âgé <strong>de</strong> 42 ans,<br />
qui gagne en moyenne 12300 $ par année, qu'il a été reçu au bac, est souvent d'origine<br />
italienne ou irlandaise, catholique en três gran<strong>de</strong> majorité, qu'il appartient à la<br />
catégorie <strong>de</strong>s cols bleus <strong>et</strong> qu'il n'a rien du joueur compulsif. Voir ibid., p. 211-212.<br />
2. Voir Q'Hara (1987) <strong>et</strong> Dixon (1987), <strong>de</strong> même que les données plus détaillées<br />
<strong>et</strong> les sources citées dans ces <strong>de</strong>ux ouvrages.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 197<br />
s'est produit en Angl<strong>et</strong>erre quand la loterie fut interdite)!, la situation<br />
<strong>de</strong>s pauvres ne s'en trouvera pas améliorée, puisque ceux-ci dépensent<br />
encore plus d'argent pour ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong> la bière que <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie,<br />
<strong>et</strong> qu'ils dépensent plus que les riches à ce chapitre. L'interdiction du<br />
jeu n'aura pas non plus pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> réduire le crime. Même en ne tenant<br />
pas compte <strong>de</strong>s criminds appdés ainsi uniquement en raison <strong>de</strong>s<br />
liens qu'ils entr<strong>et</strong>iennent avec le jeu <strong>et</strong> dont le nombre ferait inévitablement<br />
augmenter le taux <strong>de</strong> criminalité, cdui-ci sera gonflé par les<br />
actes criminds commis par les organisations illégales qui dominent<br />
l'industrie du jeu <strong>et</strong> qui veillent au respect <strong>de</strong>s contrats illégaux. Avec<br />
le résultat que, si le gouvernement se laisse entraîner encore plus loin<br />
dans le dédale du jeu <strong>et</strong> augmente encore le budg<strong>et</strong> consacré à l'application<br />
<strong>de</strong> la loi (tout en étant frustré <strong>de</strong>s revenus qu'il pourrait tirer <strong>de</strong><br />
ce secteur), il <strong>de</strong>vra choisir entre augmenter. les impôts ou réduire les<br />
dépenses.<br />
Toutes ces conséquences viennent en partie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te opposition<br />
sincère, qui a fait entendre sa voix, mais qui se trompe quand elle dénonce<br />
les eff<strong>et</strong>s néfastes du jeu. La sincérité <strong>de</strong> ces gens ne peut être<br />
mise en doute la plupart du temps; certaines personnes adhèrent à <strong>de</strong>s<br />
idées répétées <strong>de</strong>puis si longtemps que c<strong>et</strong>te longue familiarité peut<br />
faire croire à leur bien-fondé. Il n'empêche qu'il ne faut pas écarter la<br />
possibilité que nous avons déjà évoquée dans le chapitre 3 <strong>et</strong> dont<br />
nous parlerons maintenant : une telle opposition cache aussi <strong>de</strong>s intérêts<br />
purement égoïstes.<br />
3. La prohibition, les groupes <strong>de</strong> pression <strong>et</strong> la législation<br />
Les groupes religieux savaient pertinemment que, si les gens laissaient<br />
tomber leurs croyances traditionnelles, ils passeraient moins <strong>de</strong><br />
temps à prier <strong>et</strong> davantage à participer à <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> 2 • N'oublions<br />
pas qu'en Angl<strong>et</strong>erre la loi <strong>de</strong> 1591 qui interdisaitles maisons <strong>de</strong> <strong>jeux</strong> fut<br />
adoptée à la suite d'une pétition présentée par le lobby militaire; ceux-là<br />
1. Voir Rubner (1966); Williams (1956, p. 561); <strong>et</strong> l'analyse proposée dans la<br />
section 3 du chapirre 3.<br />
2. Voir l'analyse proposée dans le chapirre 3.
198 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
mêmes qui étaient directement concernés par la production d'arcs, <strong>de</strong><br />
flèches <strong>et</strong> <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s l • Nous avons vu qu'on invoqua par la suite l'argument<br />
voulant que l'alcool <strong>et</strong> le jeu réduisent la productivité <strong>de</strong>s travailleurs.<br />
Or, seul le jeu fut interdit <strong>et</strong> non l'alcool. La raison à cela était<br />
certes que le jeu causait un tort plus grand que l'alcool, mais c<strong>et</strong> argument,<br />
qui ne fut jamais prouvé, était sans doute faux 2 • Si le jeu <strong>et</strong> l'alcool<br />
connurent un sort législatif différent, c'est que les brasseurs représentaient<br />
un lobby puissant, lié à <strong>de</strong>s intérêts tout à la fois agricoles, industriels,<br />
financiers <strong>et</strong> commerciaux. De surcroît, l'industrie <strong>de</strong> l'alcool était<br />
un employeur important; les marchands <strong>de</strong> boisson étaient aussi nombreux<br />
que les marchands <strong>de</strong> nourriture 3 • En revanche, nous avons vu<br />
que l'establishment du jeu se recrutait en milieu ouvrier <strong>et</strong> qu'il n'avait pas<br />
<strong>de</strong> liens avec la classe politique. Le statut spécial dont jouissaient les<br />
courses peut aussi expliquer pourquoi les courses <strong>de</strong> chevaux firent<br />
exception à l'interdiction totale du jeu. Traditionnellement, les courses<br />
étaient le principal passe-temps <strong>de</strong>s élites, qu'elles soient sociales ou <strong>de</strong><br />
fortune, tandis que les autres formes <strong>de</strong> paris leur étaient moins exclusivement<br />
associées.<br />
A la fin du XVIII' <strong>et</strong> au début du XIX e siècle, les Etats-Unis firent<br />
<strong>de</strong>s efforts législatifs pour m<strong>et</strong>tre un frein au jeu lié aux courses (le<br />
Connecticut adopta <strong>de</strong>s lois en ce sens en 1796, le New Jersey en fit<br />
autant en 1846 <strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1860, la plupart <strong>de</strong>s Etats du Nord-Est<br />
avaient adopté les leurs). Mais la plupart du temps les lois n'étaient<br />
pas appliquées. Dans le Nouveau Mon<strong>de</strong> aussi, les courses <strong>de</strong> chevaux<br />
<strong>de</strong>vinrent le passe-temps favori <strong>de</strong>s riches 4 • Comment les Etats-Unis<br />
1. Voir l'analyse proposée dans la section 2 du chapitre 3.<br />
2. Harrison (1971, p. 75) ; Walvin (1978, p. 37) ; Read (1979, p. 111). Joyce fait<br />
remarquer: « C'est avec la prohibition <strong>de</strong> l'alcool que le lien avec le jeu se fait le plus<br />
narurellement, <strong>et</strong> on trouve dans la presse mo<strong>de</strong>rne plusieurs comparaisons à ce chapitre<br />
( ... ) Le mouvement antiloterie n'était qu'un aspect d'un plus vaste mouvement<br />
<strong>de</strong> réforme qui prit place dans la <strong>de</strong>rnière partie du XIX' siècle. Ce <strong>de</strong>rnier était tout<br />
autant un mouvement anti-alcoolisme, même si ( ... ) les amen<strong>de</strong>ments antiloteries<br />
étaient plus courants que les amen<strong>de</strong>ments anti-alcool » (1979, p. 149).<br />
3. Blakey (1977, p. 88-90, p. 174-178).<br />
4. Ibid., p. 175. Reuter (1985, p. 14) fait observer que les paris mutuels, présents<br />
en Europe dès 1865, ne furent massivement adoptés aux Etats-Unis qu'à partir<br />
<strong>de</strong> 1920. C<strong>et</strong>te différence est attribuable en partie à l'influence politique du lobby <strong>de</strong>s<br />
bookmakers.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 199<br />
purent-ils tolérer les courses en dépit <strong>de</strong> leurs liens attestés avec le jeu?<br />
Des avocats trouvèrent une solution juridique. lis décidèrent que les<br />
courses étaient un sport <strong>et</strong> non un jeu. C'est ainsi que dans la cause<br />
Van Valkenburgh vs Torrey (1827), par exemple, le tribunal interpréta<br />
<strong>de</strong> façon très libérale le terme « course» <strong>et</strong> décréta que les courses <strong>de</strong><br />
trot n'étaient pas du ressort <strong>de</strong> la loi interdisant les courses avec paris<br />
ou attribution <strong>de</strong> prix. (Ce genre <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> mots n'est qu'un <strong>de</strong>s nombreux<br />
eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la prohibition, ainsi que nous l'avons signalé dans le<br />
chapitre 3 en ce qui a trait à l'engouement pour les concours l .)<br />
Plus tard, dans les années 20, la Chambre <strong>de</strong> commerce du New<br />
Jersey justifia sa position en établissant un lien entre la légalisation du<br />
jeu <strong>et</strong> les problèmes suivants :<br />
Les magasins à rayons, les boutiques <strong>de</strong> vêtements, les marchands <strong>de</strong> souliers,<br />
les manufacturiers <strong>et</strong> les grossistes étaient les plus touchés. D'autres entreprises<br />
<strong>de</strong> loisirs soli<strong>de</strong>ment établies, comme les salles <strong>de</strong> cinéma, subissaient le<br />
contrecoup <strong>de</strong> la saison <strong>de</strong>s courses. Il <strong>de</strong>venait difficile <strong>de</strong> se faire payer les<br />
sommes dues, plusieurs personnes accusaient du r<strong>et</strong>ard dans le paiement <strong>de</strong><br />
leurs échéances <strong>et</strong>, pendant la saison <strong>de</strong>s courses, on enregistrait <strong>de</strong>s détournements<br />
<strong>de</strong> fonds <strong>et</strong> d'autres méfaits ordinaires augmentaient considérablemenrl.<br />
Nous n'avons pas <strong>de</strong> preuves à apporter à c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière affirmation,<br />
même si le taux <strong>de</strong>s méfaits ordinaires augmente dans les lieux<br />
très fréquentés par les touristes, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre<br />
2. La foule, qui va <strong>et</strong> vient, est une proie rêvée pour les malfaiteurs<br />
qui peuvent eux-mêmes y disparaître plus facilement. Quant à la<br />
première partie <strong>de</strong> la déclaration, il est sans doute vrai que certaines<br />
industries traditionnelles sont appelées à disparaître avec l'émergence<br />
<strong>de</strong> nouvelles formes <strong>de</strong> loisir. Mais il ne faut pas prendre à la l<strong>et</strong>tre ce<br />
blâme j<strong>et</strong>é sur le jeu, blâme qui ne fait que refléter, dans les faits, l'hostilité<br />
<strong>de</strong>s laissés-pour-compte face à une compétition accrue. Dans une<br />
société qui repose entièrement sur l'idée <strong>de</strong> concurrence, il ne faut pas<br />
s'attendre à ce que les porte-parole <strong>de</strong>s secteurs menacés avouent leur<br />
désir <strong>de</strong> voir diminuer la concurrence. li faut s'attendre plutôt à ce<br />
qu'ils dissimulent leurs opinions <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong> fausses accusations.<br />
1. Par exemple, le mot « intérêt» fut inventé alors que l'usure était encore interdite,<br />
<strong>et</strong> il était légal d'en payer.<br />
2. Cité par Blakey (1977, p. 104).
200 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Même si, <strong>de</strong> nos jours, la tendance générale est à la légalisation du<br />
jeu, l'opposition à son endroit est encore assez manifeste. Ceux qui s'y<br />
opposent <strong>de</strong> vive voix ne sont plus <strong>de</strong>s groupes religieux, mais,<br />
comme en Flori<strong>de</strong> par exemple, <strong>de</strong>s intérêts commerciaux menacés par<br />
la concurrence. Parmi les opposants au jeu figurent le géant du loisir<br />
Disney World <strong>et</strong> - mais oui! - les intérêts <strong>de</strong>s paris mutuels.<br />
En 1986, pour la cinquième année d'affùée, le Texas passa au vote sur<br />
la légalisation <strong>de</strong>s paris mutuels. L'opposition vint alors <strong>de</strong> certains<br />
groupes religieux, <strong>de</strong> même que <strong>de</strong> certains Etats voisins qui avaient<br />
déjà légalisé ce genre <strong>de</strong> paris!.<br />
Les faits sont donc plutôt probants; il semble y avoir une corrélation<br />
très n<strong>et</strong>te entre l'opposition à la légalisation <strong>et</strong> les intérêts privés<br />
<strong>de</strong>s opposants. Mais il est à peu près certain que l'opposition à l'endroit<br />
du jeu à une certaine époque a reposé sur les convictions <strong>de</strong> certaines<br />
personnes, convictions erronées certes, mais sincères. Une telle<br />
découverte a <strong>de</strong>s répercussions qui vont au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s politiques à venir<br />
concernant les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
IntércÎs publics <strong>et</strong> intércÎs privés<br />
Au sein du grand public, il existe aujourd'hui une idée soli<strong>de</strong>ment<br />
ancrée selon laquelle les lois sont adoptées à la suite <strong>de</strong>s pressions<br />
exercées par <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its groupes d'intérêts qui espèrent y trouver leur<br />
profit, tandis que la société, dans son ensemble, est plutôt indifférente<br />
au coût minime que ces lois entraînent. C<strong>et</strong>te opinion n'est pas dépourvue<br />
<strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ments, comme on a pu le voir clairement un peu<br />
plus tôt, mais il arrive souvent qu'une vision théorique qui tient aussi<br />
peu compte <strong>de</strong> l'histoire ne mène guère loin. On ne peut, en eff<strong>et</strong>, <strong>de</strong>viner<br />
a priori le type <strong>de</strong> législation que favorisera tel ou tel groupe <strong>de</strong><br />
pression sans une bonne connaissance du comportement humain <strong>et</strong><br />
sans la volonté <strong>de</strong> se m<strong>et</strong>tre à la place <strong>de</strong>s preneurs <strong>de</strong> décisions, à un<br />
moment donné <strong>de</strong> l'Histoire, pour comprendre leur façon <strong>de</strong> voir <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> penser.<br />
y a-t-il quelque théorie <strong>de</strong>s groupes d'intérêts qui aurait pu pré-<br />
1. Odds lmprove for Legalized Gambling in Severa! States, Wail Stre<strong>et</strong> jOllmal,<br />
édition du 6 mars 1986, p. 1.
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 201<br />
voir que le Labour Party, en Angl<strong>et</strong>erre, en 1906, avait intérêt à voter<br />
en faveur <strong>de</strong> la Loi sur les paris, laquelle allait à l'encontre <strong>de</strong>s désirs<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s préférences affichés par ses membres? On ne peut comprendre<br />
les intérêts qui se cachent <strong>de</strong>rrière ce vote que si on prend conscience<br />
<strong>de</strong> l'idée sous-jacente: donner aux pauvres l'occasion <strong>de</strong> jouer <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>venir riches les incite à travailler plus fort dans l'espoir <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong>s<br />
bienfaits <strong>de</strong> la société capitaliste; prendre <strong>de</strong>s mesures pour perm<strong>et</strong>tre<br />
l'existence <strong>de</strong> ces occasions neuves menace l'idéologie socialiste. Le<br />
vote reflétait-il l'intérêt <strong>de</strong>s membres du Labour Party sur le plan<br />
privé? Ou était-il le refl<strong>et</strong> d'une conviction sincère voulant que le public<br />
tout entier tire profit <strong>de</strong> l'avènement prochain du socialisme en<br />
Angl<strong>et</strong>erre?<br />
Il n'est pas toujours facile <strong>de</strong> répondre précisément à ce genre <strong>de</strong><br />
questions, même d'un point <strong>de</strong> vue limité. En 1906, interrogés sur les<br />
modalités d'application d'une loi interdisant le jeu, les officiers cadres<br />
<strong>de</strong> la Police métropolitaine <strong>de</strong> Londres expliquèrent qu'ils ne s'opposaient<br />
pas à c<strong>et</strong>te loi <strong>et</strong> que les policiers étaient en mesure d'en assurer<br />
l'application!. De telles déclarations laissent plutôt sceptique, car dans<br />
l'éventualité où une loi <strong>de</strong> ce genre serait adoptée la police pourrait en<br />
déduire, non sans raison, que <strong>de</strong>s budg<strong>et</strong>s plus importants lui seront<br />
alloués. C'est là une perspective qui sourit à tout fonctionnaire. Ce<br />
genre <strong>de</strong> déclarations trahissaient donc <strong>de</strong>s intérêts privés. Mais on<br />
peut penser aussi qu'il y avait, à l'origine <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te prise <strong>de</strong> position <strong>de</strong><br />
la police, la conviction sincère, conviction partagée par plusieurs personnes<br />
à l'époque, que le jeu était une chose néfaste. Certains pouvaient<br />
donc croire que la position <strong>de</strong>s policiers tenait compte <strong>de</strong> l'intérêt<br />
du public.<br />
Vingt ans plus tard, la police se prononça contre la loi, position<br />
qu'elle adopta après que la presse eut rapporté plusieurs cas <strong>de</strong> corruption<br />
policière. C<strong>et</strong>te volte-face était-elle dans l'intérêt <strong>de</strong>s policiers sur<br />
le plan privé ou dans l'intérêt public? Après tout, on peut penser que<br />
les policiers s'en sont pris à la loi pour justifier la nature légitime <strong>de</strong><br />
leur corruption puisque, légitime, la loi ne l'était pas. Et n'oublions<br />
pas que <strong>de</strong>s accusations constantes <strong>de</strong> corruption peuvent finir par<br />
1. Dixon (1984, section 1).
202 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
être menaçantes, car une réputation sur son déclin s'accompagne souvent<br />
d'une diminution du budg<strong>et</strong> alloué aux forces policières (<strong>et</strong>, par<br />
là, <strong>de</strong> la prospérité <strong>de</strong> leurs membres)l. Le changement dans l'opinion<br />
<strong>de</strong>s policiers était-il le résultat <strong>de</strong> la menace qui pesait sur le bien-être<br />
<strong>de</strong> la hiérarchie policière <strong>et</strong> servait-il alors <strong>de</strong>s intérêts privés? Ou la<br />
majorité <strong>de</strong>s policiers étaient-ils prêts à adm<strong>et</strong>tre par là que la loi<br />
<strong>de</strong> 1906 n'était pas légitime <strong>et</strong> que légaliser <strong>de</strong> nouveau le jeu allait<br />
dans l'intérêt public (ce que d'aucuns appellent le bien commun)?<br />
Et quçl est l'intérêt public, au fait? Dans quelle mesure le jeu peutil<br />
être bénéfique à la société? A ces questions, liées à la notion tout<br />
évasive du bonheur, nous proposons une réponse dans le prochain <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>rnier chapitre <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
Conclusion<br />
L'adoption d'idées fausses <strong>et</strong> le pouvoir politique <strong>de</strong> certains<br />
groupes <strong>de</strong> pression ont fait en sorte que la plus gran<strong>de</strong> confusion<br />
règne aujourd'hui dans plusieurs pays concernant les lois sur le jeu. La<br />
confusion <strong>et</strong> l'incohérence <strong>de</strong> ces lois sont d'autant plus gran<strong>de</strong>s que<br />
plusieurs personnes s'accrochent aux idées héritées du passé, sans re-<br />
1. Sdon Oixon, il faut voir dans « la corruption <strong>de</strong> la police le coût social qu'il<br />
faut vraisemblablement payer pour avoir créé, sur le plan législatif, <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong><br />
crimes "sans victime" : c'est l'opinion qui prévaut aux Etats-Unis dans les milieux<br />
académiques <strong>et</strong> officids » (ibid., p. 8). Oixon abor<strong>de</strong> les multiples fac<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> la corruption<br />
en Angl<strong>et</strong>erre (p. 8-20). li précise aussi qu'à partir <strong>de</strong>s années 20 « les tentatives<br />
d'application [<strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> 1906] révélèrent l'hostilité du grand public à l'endroit<br />
<strong>de</strong> la police, hostilité qui comprom<strong>et</strong>tait la collaboration avec le public dont dépendait<br />
l'application <strong>de</strong> la loi» (p. 44). Oixon ajoute aussi que « dans les démocraties libérales,<br />
la soumission à l'autorité policière dépend largement <strong>de</strong> l'image <strong>et</strong> <strong>de</strong> la perception<br />
<strong>de</strong>s policiers en tant qu'exécutants d'une loi neutre <strong>et</strong> apolitique» (p. 45).<br />
Oixon rapporte aussi les propos <strong>de</strong> E. P. Thompson dans The Making of the English<br />
Working Clau (1963), pour qui une loi partisane <strong>et</strong> perçue comme injuste empêche la<br />
loi <strong>de</strong> remplir sa fonction proprement idéologique: ce genre <strong>de</strong> loi, dit-il, « ne dissimule<br />
rien, ne légitime rien <strong>et</strong> n'ajoute en rien à l'hégémonie <strong>de</strong> qudque classe que ce<br />
soit Il (p. 45). Oixon conclut : « La portée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> législation antijeu se<br />
trouve là : elle ne fait que menacer purement <strong>et</strong> simplement la "moralité" <strong>de</strong>s policiers<br />
qui s'efforcent <strong>de</strong> l'appliquer, mais, en raison <strong>de</strong> ses implications inévitables, elle<br />
menace aussi le système judiciaire dans son ensemble <strong>et</strong> la loi elle-même en tant<br />
qu'idéologie légitimée» (p. 69).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 203<br />
m<strong>et</strong>tre leurs fon<strong>de</strong>ments en question. On peut penser qu'en affichant<br />
<strong>de</strong>s opinions aussi arrêtées, les opposants au jeu montreront au moins<br />
une connaissance relative <strong>de</strong>s faits. Or, très rapi<strong>de</strong>ment, on se rend<br />
compte que c'est faire preuve <strong>de</strong> trop d'optimisme. Notre but n'a<br />
donc pas été simplement <strong>de</strong> recueillir le plus d'information possible<br />
sur la question <strong>de</strong> manière à ce que les décisions prises dans l'avenir<br />
reposent sur <strong>de</strong>s bases plus sérieuses. Nous avons voulu aussi comprendre<br />
comment différentes sociétés ont pu s'empêtrer dans le dédale<br />
où elles se trouvent aujourd'hui. Nous pensons ainsi être en mesure<br />
d'indiquer une voie précise pour sortir <strong>de</strong> ce labyrinthe <strong>et</strong> - peutêtre<br />
- empêcher <strong>de</strong>s erreurs semblables dans l'avenir. li va <strong>de</strong> soi que<br />
nous n'avons pas la naïv<strong>et</strong>é <strong>de</strong> penser que le problème est simple. li<br />
n'est en eff<strong>et</strong> jamais facile <strong>de</strong> rompre avec <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensée traditionnels.<br />
Les faits, même lorsqu'ils s'inscrivent dans un cadre tel que<br />
celui que nous avons voulu leur donner dans ce livre, sont impuissants<br />
à combattre certains préjugés qui ont la vie dure!.<br />
Au cours du xx· siècle, les divers changements apportés aux lois<br />
sur le jeu semblent n'avoir été que <strong>de</strong>s tentatives isolées <strong>de</strong> lutte<br />
contre <strong>de</strong>s problèmes ponctuels plutôt que le fruit d'un réexamen en<br />
profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s mécanismes du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> la spéculation 2 • C'est ainsi<br />
que la libéralisation <strong>de</strong>s lois sur le jeu fut une tentative pour supprimer<br />
l'intervention du crime organisé dans ce secteur (sans qu'on<br />
s'aperçoive pour autant que c'était précisément la loi contre le jeu qui<br />
avait été, à l'origine, un incitatif à l'organisation d'activités criminelles).<br />
A d'autres époques, les changements apportés à la loi n'avaient<br />
d'autre but que d'augmenter les revenus en provenance d'une source<br />
jusque-là inexploitée 3 •<br />
Mais <strong>de</strong> vieux préjugés contre le jeu ont fait que c<strong>et</strong>te libéralisation<br />
n'a pas permis que s'établisse le libre jeu <strong>de</strong> la concurrence <strong>et</strong> a donné<br />
à l'Etat le monopole <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s bill<strong>et</strong>s. Du coup, le geste signifiait<br />
que la bureaucratie gouvernementale, qui n'avait au début aucune expérience<br />
dans le domaine <strong>et</strong> ne craignait pas la concurrence, serait res-<br />
1. Voir <strong>Brenner</strong> (1987a, chap. 5) sur la résistance suscitée par les innovations<br />
dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires <strong>et</strong> dans celui <strong>de</strong> la science.<br />
2. Blakey (1977, p. 364-365, p. 681-713).<br />
3. Ibid., p. 700-734, p. 873-875.
204 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
ponsable <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong>s loteries. Comment s'étonner après cela que<br />
plusieurs <strong>de</strong>s campagnes <strong>de</strong> promotion mises sur pied par les premiers<br />
Etats à offrir la loterie aient été un échec? La situation est maintenant<br />
différente, puisque, dans chaque Etat, la loterie subit la concurrence<br />
<strong>de</strong>s Etats voisinsl.<br />
Puisque telle est la situation aujourd'hui, on comprend mal pourquoi<br />
le secteur privé ne serait pas autorisé à entrer dans le jeu. La situation<br />
voulant qu'une bureaucratie gouvernementale soit la seule autorisée<br />
à offrir un service <strong>et</strong> à décréter les taxes qui s'imposent<br />
présente toujours un certain danger. Le confort <strong>de</strong>s fonctionnaires responsables<br />
<strong>de</strong>s programmes dépend <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> revenus; pour<br />
assurer leur emploi <strong>et</strong> les responsabilités qui y sont rattachées, les<br />
fonctionnaires chercheront à accroître leurs pouvoirs, faisant la promotion<br />
<strong>de</strong>s services qu'ils proposent <strong>et</strong> privilégiant <strong>de</strong> façon excessive<br />
le jeu comme source <strong>de</strong> revenus. Après tout, les fonctionnaires sont<br />
comme tout le mon<strong>de</strong> : ils sont plus intéressés à sauver leur emploi<br />
qu'à réfléchir au rôle joué par le jeu dans la sociéte. Ce sont les dangers<br />
qui gu<strong>et</strong>tent toute bureaucratie. Au début, les fonctionnaires<br />
pourraient offrir un service non commercial, sans avoir l'intention<br />
d'en exploiter toutes les possibilités; plus tard, ils pourraient offrir le<br />
même service en trop gran<strong>de</strong> quantité, parce qu'ils n'auraient aucun<br />
intérêt à explorer <strong>de</strong> nouvelles possibilités <strong>et</strong> qu'ils auraient tout à gagner<br />
à prolonger la bienheureuse inertie <strong>de</strong> la machine bureaucratique.<br />
Nos recommandations sont fort simples. Le motif qui doit inciter<br />
à la décriminalisation du jeu <strong>et</strong> à vouloir en briser le monopole n'est<br />
pas simplement qu'un changement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte réduira éventuellement<br />
le pouvoir du crime organisé <strong>et</strong> obligera les fonctionnaires à une<br />
plus gran<strong>de</strong> vigilance. C'est plutôt que <strong>de</strong> telles mesures conduiront à<br />
une situation à la fois créatrice d'emplois <strong>et</strong> susceptible d'encourager<br />
l'optimisme <strong>et</strong> l'espoir chez ceux que la vie a davantage malmenés.<br />
Comme l'a écrit un jour Leo Roxter, étant donné que l'optimisme est<br />
1. Ibid., p. 681-713, l'article« The Economist Case Against State-Run Lotteries»<br />
<strong>et</strong> l'édition du 4 août 1975 du journal Bllsiness Week, où les critiques n'ont pas compris<br />
les raisons <strong>de</strong> l'échec <strong>de</strong>s premières loteries. Sur la bureaucratie en général, voir <strong>Brenner</strong><br />
(1987 b).<br />
2. Voir <strong>Brenner</strong> (1987 b).
LES GOUVERNEMENTS, LE SYSTÈME DE TAXATION 205<br />
souvent un bon remè<strong>de</strong> à l'anxiété, pourquoi ne pas perm<strong>et</strong>tre aux<br />
gens d'être optimistes l ? C<strong>et</strong>te éventualité n'est-elle pas préférable au<br />
choix <strong>de</strong> vivre dans l'anxiété?<br />
On n'a rien pour rien dans ce mon<strong>de</strong>, cela va <strong>de</strong> soi, <strong>et</strong> la société<br />
doit apprendre à vivre avec une faible proportion <strong>de</strong> joueurs compulsifs.<br />
Ainsi, une partie <strong>de</strong>s revenus tirés <strong>de</strong> ce secteur pourrait être<br />
consacrée au traitement <strong>de</strong> ces joueurs, <strong>et</strong> ceux qui font le commerce<br />
<strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> pourraient être passibles <strong>de</strong> poursuites judiciaires<br />
pour avoir vendu <strong>de</strong>s <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> à <strong>de</strong>s personnes qu'ils savaient<br />
intoxiquées. Il reste que l'adoption <strong>de</strong> lois <strong>de</strong>vant mobiliser les fonds<br />
nécessaires au traitement <strong>de</strong>s mala<strong>de</strong>s, voire le traitement lui-même, se<br />
trouverait gran<strong>de</strong>ment facilitée si le jeu était légal. Car, si ce secteur<br />
est illégal, les joueurs, compulsifs ou non, seront par définition <strong>de</strong>s<br />
criminels. Les contribuables seront peut-être alors moins disposés à<br />
payer pour leur traitement, <strong>et</strong> les joueurs compulsifs auront peut-être<br />
moins envie <strong>de</strong> se présenter <strong>et</strong> d'avouer leur maladie, sachant qu'au<br />
lieu <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s soins ils risquent la prison.<br />
1. Voir Rosten (1941, p. 39).
6<br />
Le bonheur, la chance <strong>et</strong> le bien commun<br />
1/ liaut nJÎeux naitre chanceux que naitre riche.<br />
Ces <strong>de</strong>rnières années, les Etats-Unis ont connu une telle explosion<br />
<strong>de</strong> loteries d'Etat qu'on a pu parler <strong>de</strong> véritable 10tomanie 1 • En 1985,<br />
les dépenses <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts du Massachus<strong>et</strong>ts en bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie s'élevaient<br />
à 212 $ per capita. Les rési<strong>de</strong>nts du district <strong>de</strong> Columbia suivaient<br />
avec 180 $2. A l'échelle nationale, les revenus <strong>de</strong> la loterie se<br />
sont élevés à 12,4 milliards <strong>de</strong> dollars au cours <strong>de</strong> l'année fiscale 1986,<br />
soit une augmentation <strong>de</strong> 32,4% par rapport à l'année précé<strong>de</strong>nte.<br />
En 1987, cinq Etats s'apprêtaient à m<strong>et</strong>tre sur pied différents <strong>jeux</strong> <strong>de</strong><br />
loto : la Flori<strong>de</strong>, l'Idaho, le Kansas, le Montana <strong>et</strong> le Dakota du Sud<br />
(ceux-ci s'ajoutent aux 22 Etats <strong>et</strong> au district <strong>de</strong> Columbia, déjà entrés<br />
dans la ron<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis 1985)3. En septembre 1985, quand le gros lot <strong>de</strong><br />
la loterie <strong>de</strong> l'Etat <strong>de</strong> New York atteignit 41 millions <strong>de</strong> dollars, <strong>de</strong><br />
longues fùes d'attente se formèrent <strong>de</strong>vant chaque comptoir <strong>de</strong> vente<br />
<strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> 10terie 4 • En janvier 1984, quand le gros lot <strong>de</strong> la loterie<br />
interprovinciale du Canada atteignit 13,9 millions <strong>de</strong> dollars, la fièvre<br />
atteignit une telle ampleur que, dans la seule province <strong>de</strong> Québec,<br />
15,6 millions <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s furent vendus au cours <strong>de</strong> la semaine précédant<br />
1. Kaplan (19850, b).<br />
2. Lotteries : A Big Payoff of the States, Business Week, édition du 8 septembre<br />
1986. Passell (1989) fournit <strong>de</strong>s chiffres récents : en 1988, les rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />
l'Etat du Massachus<strong>et</strong>ts ont dépensé 235 $.<br />
3. Blair (1986); Aging State Lotteries, Wall Stre<strong>et</strong> Journal, édition du 3 septembre<br />
1987, p. 1. La croissance s'explique surtout par l'arrivée <strong>de</strong> nouvelles loteries.<br />
Passel (1989) cite les chiffres <strong>de</strong> 1988 quant aux revenus <strong>de</strong> la loterie, soit 16 milliards<br />
<strong>de</strong> dollars.<br />
4. Newsweek, édition du 2 septembre 1985.
208 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
le tirage, tandis que 67 millions <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s furent vendus dans le reste<br />
du Canada!.<br />
Mais aussi impressionnants que soient ces chiffres concernant le jeu,<br />
il convient <strong>de</strong> les replacer dans leur juste perspective. Aux Etats-Unis,<br />
les dépenses concernant toutes les formes commerciales du jeu ne représentent<br />
que 2 % du revenu personnel, chiffre qui peut aisément se comparer<br />
aux dépenses d'une famille en repas au restaurant ou en boissons,<br />
ou à la somme totale que consacre une Américaine à l'achat <strong>de</strong> nouveaux<br />
vêtements. Qui plus est, si l'on tient compte <strong>de</strong> la part redistribuée sous<br />
forme <strong>de</strong> prix, les dépenses n<strong>et</strong>tes liées au jeu se ramènent à quelque<br />
0,4 % du revenu personnel, ce qui est comparable à la somme que les<br />
Américains consacrent à l'achat <strong>de</strong> journaux ou <strong>de</strong> magazines 2 •<br />
Cependant, on aurait tort <strong>de</strong> croire que l'interdiction du jeu entraînerait<br />
sa disparition, que les 0,4% du revenu personnel seraient dépensés<br />
à d'autres fins <strong>et</strong> que seules les entreprises associées à l'industrie<br />
du jeu seraient touchées par c<strong>et</strong>te mesure. Comme nous l'avons<br />
vu, la prohibition ne pourrait bien qu'empirer les choses. De surcroît,<br />
le jeu a eu <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s non négligeables sur bon nombre d'industries qui<br />
ont la réputation d'être honorables <strong>et</strong> sérieuses. il est évi<strong>de</strong>nt que <strong>de</strong>s<br />
intérêts agricoles sont étroitement liés aux courses <strong>de</strong> chevaux, tandis<br />
que les journaux, les télégraphes <strong>et</strong> les compagnies <strong>de</strong> téléphone profitent<br />
abondamment du goût du public pour le jeu 3 • il est évi<strong>de</strong>nt<br />
aussi que, <strong>de</strong> nos jours, les chaînes <strong>de</strong> télévision <strong>et</strong> <strong>de</strong> radio (dont certaines<br />
se font une spécialité <strong>de</strong> la diffusion <strong>de</strong>s courses <strong>de</strong> chevaux), les<br />
1. The Montreal Gaz<strong>et</strong>te, édition du 9 janvier 1984; Wayne (1984). Le nombre indique<br />
une moyenne <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bill<strong>et</strong>s par Canadien.<br />
2. Kallick-Kaufman (1979, p. 19). Rubner (1966, chap. 12) procè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s évaluations<br />
du même genre en ce qui concerne le Royaume-Uni <strong>et</strong> montre que les dépenses<br />
brutes liées au jeu sont d'une magnitu<strong>de</strong> semblable à celles concernant l'alcool <strong>et</strong> le<br />
tabac, mais que les dépenses n<strong>et</strong>tes équivalent à environ la moitié <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te somme en<br />
raison <strong>de</strong> la proportion redistribuée sous forme <strong>de</strong> prix (p. 119-123). Voir aussi, infra,<br />
la n. 31 qui explique que, pour c<strong>et</strong>te même raison (c'est-à-dire que les journaux ne<br />
font pas la différence entre les dépenses brutes <strong>et</strong> les dépenses n<strong>et</strong>tes liées au jeu), les<br />
chiffres publiés dans les journaux sont trompeurs.<br />
3. Ces questions sont abordées dans les chapitres 3 <strong>et</strong> 5. Daon (1981, p. 51-52)<br />
souligne que les paris ont entra1né <strong>de</strong>s revenus importants pour les journaux, <strong>de</strong><br />
même que pour la Poste, le télégraphe <strong>et</strong> les compagnies <strong>de</strong> téléphone. En Angl<strong>et</strong>erre,<br />
en 1923, 7 % <strong>de</strong>s télégrammes envoyés concernaient <strong>de</strong>s paris ou <strong>de</strong>s courses.
LE BONHEUR, LA CHANCE ET LE BIEN COMMUN 209<br />
chaînes d'hôtels <strong>et</strong> la bureaucratie gouvernementale dépen<strong>de</strong>nt beaucoup<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te industrie.<br />
Les arguments brandis par ceux qui s'opposent à la loterie sont donc<br />
inexacts <strong>et</strong> intéressés. Selon eux, la légalisation <strong>de</strong> la loterie a un eff<strong>et</strong> dissuasif<br />
sur l'investissement <strong>de</strong>s capitaux <strong>et</strong> le jeu est un « redoutable<br />
concurrent <strong>de</strong>s marchés financiers en ce qu'il détourne vers <strong>de</strong>s voies<br />
moins productives les capitaux nécessaires au développement <strong>de</strong> l'entreprise<br />
privée »1. La légalisation du jeu n'a pas un eff<strong>et</strong> dissuasif sur l'investissement,<br />
même si, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, la nature <strong>de</strong>s investissements<br />
diffère selon que le jeu est légal ou non. De plus, on voit mal en quoi la<br />
loterie pourrait être un « redoutable concurrent » <strong>de</strong>s marchés financiers.<br />
Même si ce sont les pauvres qui dépensent sensiblement plus d'argent<br />
à l'achat <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie, en 1985, la somme totale dépensée per<br />
capita à ce chapitre ne s'élevait en moyenne, <strong>et</strong> cela même dans l'Etat du<br />
Massachus<strong>et</strong>ts, qu'à 212 $, <strong>et</strong> ailleurs beaucoup moins. Un concurrent?<br />
Certes. Mais un concurrent redoutable? Certainement pas. Du reste, les<br />
défenseurs <strong>de</strong>s marchés financiers <strong>de</strong>vraient être les <strong>de</strong>rniers à déplorer<br />
l'accroissement <strong>de</strong> la concurrence, d'où qu'elle vienne. Les marchés financiers<br />
ne sont-ils pas l'incarnation même <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> concurrence?<br />
Quant à la question <strong>de</strong> la productivité, il n'y a rien à en dire qui n'ait déjà<br />
été dit dans les chapitres précé<strong>de</strong>nts.<br />
Cependant, il est sûr que les critiques ont fait valoir un argument<br />
pertinent: si le jeu est décriminalisé, certaines entreprises verront se réduire<br />
la part du marché occupée par leurs produits. Si les gens choisissent<br />
<strong>de</strong> dépenser au jeu leur temps <strong>et</strong> leur argent, ils passeront forcément<br />
moins <strong>de</strong> temps <strong>et</strong> consacreront probablement moins d'argent à <strong>de</strong>s activités<br />
traditionnelles. Nous disons« probablement», parce que rien n'est<br />
moins sûr. Donner aux gens la possibilité <strong>de</strong> jouer élargit l'éventail <strong>de</strong><br />
possibilités qui leur sont offertes dans la société <strong>et</strong> les incite, par<br />
conséquent, à travailler davantage. La décriminalisation du jeu pourrait<br />
les amener à terur le raisonnement suivant: cela vaut la peine <strong>de</strong> travailler<br />
plus fort, <strong>de</strong> gagner plus d'argent <strong>et</strong> <strong>de</strong> dépenser au jeu ce revenu<br />
d'appoint, parce que le jeu donne la possibilité <strong>de</strong> s'enrichir encore da-<br />
1. Voir Baker (1958, p. 16) <strong>et</strong> l'article irttitulé The Economic Case Against State<br />
Run Gambling, Business Week, édition du 4 août 1975, où plusieurs soi-disants experts<br />
se prononcent sur la question.
210 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
vantage ou d'occuper ses loisirs à <strong>de</strong>s activités qui n'étaient pas possibles<br />
auparavant. Ceux qui préten<strong>de</strong>nt qu'une expansion du jeu entraîne obligatoirement<br />
une diminution <strong>de</strong>s autres types <strong>de</strong> dépenses supposent que<br />
la multiplication <strong>de</strong>s occasions <strong>de</strong> s'adonner au jeu ne s'accompagne<br />
d'aucune redistribution <strong>de</strong> la richesse. Leurs arguments reposent sur<br />
une vision comptable <strong>de</strong> la société (dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> bienheureuse stabilité)<br />
plutôt que sur une connaissance <strong>de</strong>s réactions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong>s<br />
gens quand les choses sont loin d'être stables!.<br />
1. Le jeu <strong>et</strong> le bien commun<br />
Il semble que les reproches <strong>et</strong> les appréhensions que l'on vient<br />
d'évoquer soient mineurs, comparés aux accusations plus graves portées<br />
contre le jeu dans les questions suivantes 2 :<br />
Le jeu est-il la cause d'un désir d'acquérir la richesse sans effort,<br />
désir qui minerait l'éthique du travail?<br />
La réponse, nous l'avons vu, est NON.<br />
Le jeu fait-il primer l'argent <strong>et</strong> l'appât du gain sur le souci du<br />
« bien commun» ?<br />
Encore une fois, la réponse est NON. C<strong>et</strong>te réponse appelle peutêtre<br />
certaines précisions concernant la notion <strong>de</strong> « bien commun »<br />
<strong>et</strong> d' « intérêt public ».<br />
Les cas rapportés dans les chapitres précé<strong>de</strong>nts laissent croire que<br />
les joueurs n'ont, pour la plupart, jamais fait primer l'argent sur les<br />
autres préoccupations <strong>de</strong> l'existence. Bien au contraire, les gens<br />
s'adonnent au jeu parce qu'ils n'ont pas d'autres moyens <strong>de</strong> faire face<br />
à celles-ci: meilleure instruction pour leurs enfants, vie <strong>de</strong> famille plus<br />
intéressante, ai<strong>de</strong> à un parent dans le besoin. La majorité <strong>de</strong>s gens qui<br />
s'adonnent au jeu le font non par amour <strong>de</strong> la richesse, mais parce<br />
qu'ils aimeraient bien avoir les préoccupations plus « élevées » que<br />
seule la richesse perm<strong>et</strong>.<br />
1. Voir Bauer (1984, p. 9) qui écrit dans un tout autre contexte sur les « biens incitatifs<br />
».<br />
2. Voir Bolen (1976, p. 32), qui soulève ces questions mais sans y répondre.
212 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
le corps social dans son assi<strong>et</strong>te »1. On pourrait ajouter que c'est c<strong>et</strong><br />
équilibre qui rend possible une définition du bien commun, définition<br />
à laquelle adhéreront les générations - aussi longtemps que les choses<br />
<strong>de</strong>meureront stables.<br />
Mais quand c<strong>et</strong> équilibre est rompu, <strong>et</strong> dans l'attente d'un<br />
consensus sur l'origine du choc <strong>et</strong> sur les façons <strong>de</strong> s'y adapter, la<br />
confusion continue <strong>de</strong> régner, notamment en ce qui a trait au bien<br />
commun. Les groupes laissés pour compte défendront un certain<br />
type <strong>de</strong> mesures au .nom du bien commun, tandis que ceux qui sont<br />
en pleine expansion ou qui espèrent supplanter la première catégorie<br />
défendront <strong>de</strong>s mesures d'une autre espèce. Comment s'y r<strong>et</strong>rouver<br />
au milieu <strong>de</strong> la confusion générale? Quels arguments faut-il écarter<br />
<strong>et</strong> quels autres r<strong>et</strong>enir?<br />
On pourra toujours prétendre qu'indiquer la voie est précisément<br />
ce que les sociologues, les juristes <strong>et</strong> les historiens ont toujours<br />
voulu faire, mais la réponse est inexacte: c'est parfois vrai, mais pas<br />
toujours. Encore une fois, c'est la lecture <strong>de</strong> Tocqueville qui inspire<br />
c<strong>et</strong>te réserve. Poursuivant sa réflexion sur la démocratie, ce <strong>de</strong>rnier<br />
fait remarquer que l'atteinte d'un certain équilibre social présente<br />
<strong>de</strong>s avantages évi<strong>de</strong>nts, mais aussi quelques inconvénients. Les travaux<br />
<strong>de</strong>s historiens, fait-il observer, peuvent subir eux aussi l'influence<br />
<strong>de</strong> la démocratie. Les historiens ne m<strong>et</strong>tront pas l'accent sur<br />
la chance ou sur les « hauts faits <strong>et</strong> les accomplissements <strong>de</strong>s héros<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s chefs, mais ( ... ) sur les mouvements <strong>de</strong>s masses <strong>et</strong> sur leurs<br />
causes générales »2. Dans une société qui semble prompte à célébrer<br />
l'individualisme <strong>et</strong> l'originalité, comment une vision aussi conformiste<br />
a-t-elle pu se répandre chez les historiens <strong>et</strong> les sociologues,<br />
qu'ils appartiennent ou non au milieu universitaire? C'est que, dit<br />
Tocqueville, la liberté totale, telle que la conçoivent les Américains,<br />
est une illusion 3 • Comme le déclare Heffner, se faisant en cela l'écho<br />
<strong>de</strong> Tocqueville : « Quand la majorité a fait son choix, toute opinion<br />
1. Alexis <strong>de</strong> Tocqueville, Œuvres complètes, t. 1 : De la démocratie en Amérique,<br />
Paris, Gallimard, 1961, p. 259.<br />
2. Ainsi que l'écrit Heffer, reprenant l'essentiel <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Tocqueville (ibid.,<br />
p. 19).<br />
3. Ibid., p. 12.
LE BONHEUR, LA CHANCE ET LE BIEN COMMUN 213<br />
contraire à ce choix doit être rej<strong>et</strong>ée <strong>et</strong> toute controverse doit cesser.<br />
Ce n'est pas la crainte <strong>de</strong> la mort ou d'un châtiment corporel qui<br />
mène à ce résultat, mais la souffrance, à la fois plus subtile <strong>et</strong> plus<br />
intolérable, causée par l'ostracisme <strong>et</strong> le fait d'être tenu à l'écart <strong>de</strong><br />
ses semblables» (1956, p. 20). Un bref coup d'œil sur l'état actuel<br />
<strong>de</strong>s sciences sociales <strong>et</strong> sur les travaux <strong>de</strong> plusieurs historiens suffit<br />
pour se convaincre <strong>de</strong> la pertinence du propos. Dans ces ouvrages, il<br />
est beaucoup question <strong>de</strong> bonheur, <strong>de</strong> sécurité sociale, d'intérêt public,<br />
d'égalité, <strong>de</strong> capital, d'homogénéité <strong>et</strong> <strong>de</strong> mouvements <strong>de</strong>s<br />
masses, mais beaucoup moins d'envie, d'espoir, <strong>de</strong> chance, d'entrepreneurship,<br />
d'innovation <strong>et</strong> <strong>de</strong> lea<strong>de</strong>rship!. li arrive donc, parfois, que les<br />
historiens <strong>et</strong> les sociologues fassent preuve du même conformisme<br />
quant à la nature <strong>de</strong>s politiques qui doivent promouvoir le bien<br />
commun en quelque sorte défini, ou y contrevenir.<br />
Par la suite, on peut essayer <strong>de</strong> répondre à <strong>de</strong>ux questions: exist<strong>et</strong>-il<br />
une chose qui ressemblerait à une définition objective du bien<br />
commun? Et si c'est le cas, est-il possible d'examiner différentes politiques<br />
à la lumière <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te définition?<br />
A ces <strong>de</strong>ux questions, la réponse est positive. Pour en dévoiler la<br />
teneur, revenons au point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> ce livre: l'origine <strong>de</strong>s mots.<br />
C'est elle qui nous fournira les indices perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> répondre à la<br />
première question.<br />
2. Le bonheur <strong>et</strong> la chance<br />
Le mot « bonheur », lié à la notion <strong>de</strong> bien commun, est composé<br />
<strong>de</strong>s mots « bon » <strong>et</strong> « heur ». Ce <strong>de</strong>rnier signifie « chance » ou « <strong>hasard</strong>»<br />
(il est dérivé du mot latin augurium, qui est l'augure ou l'inter-<br />
1. Pour une analyse plus développée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te question <strong>et</strong> pour expliquer la résistance<br />
rencontrée par l'innovation dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s sciences, voir<br />
<strong>Brenner</strong> (1987, chap. 5). Voir aussi Schoeck (1969), pour une analyse détaillée <strong>de</strong> l'absence<br />
<strong>de</strong> la notion d'envie dans les sciences sociales, <strong>et</strong> <strong>Brenner</strong> (1983, 1985 <strong>et</strong> 1987)<br />
pour une explication <strong>de</strong> l'absence <strong>de</strong> la notion d'individu, d'entreprenellrship, <strong>de</strong> chance<br />
<strong>et</strong> d'envie dans les sciences sociales actuellement. Et rappelons le mot <strong>de</strong> Hegel, qui a<br />
dit un jour que le seul obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la contemplation philosophique était d'éliminer l'acci<strong>de</strong>ntel.
214 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
prétation <strong>de</strong>s signes par les prêtres). En anglais « bonheur» est dérivé<br />
<strong>de</strong> hap*, qui signifie également « chance », « fortune », « état résultant<br />
d'événements fortuits». Cependant, le mot « bonheur» a acquis peu à<br />
peu une autre signification, qui l'associe à un état d'esprit passif à la<br />
portée, semble-t-il, <strong>de</strong> chacun (bien qu'entre autres significations le<br />
Oxford Dictionary définisse encore maintenant le mot « heureux» par<br />
« fortuné, chanceux » <strong>et</strong> que le Larousse définisse « heureux» comme<br />
celui étant « favorisé par le sort »). li ne semble pas que c<strong>et</strong>te relation<br />
linguistique soit exceptionnelle: Schoeck fait remarquer qu'en moyen<br />
allemand le mot geliicke sert à désigner une force capricieuse, imprévisible<br />
<strong>et</strong> incontrôlable qui gui<strong>de</strong> le cours <strong>de</strong>s événements, soit favorablement,<br />
soit défavorablement. Schoeck ajoute que l'allemand mo<strong>de</strong>rne<br />
n'utilise qu'un seul mot (Gliick) pour désigner à la fois le<br />
bonheur <strong>et</strong> la chancel.<br />
Si on interprète le mot « bonheur » dans son sens premier, qui<br />
renvoie à la chance, on peut alors définir la notion <strong>de</strong> bien commun<br />
par l'existence d'espoir <strong>et</strong> d'occasions d'avoir <strong>de</strong> la chance 2 • N'est-ce<br />
pas précisément ce que les gens sous-enten<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> nos jours quand<br />
ils cherchent à définir le bonheur dans leur vie quotidienne, <strong>et</strong> cela<br />
en dépit <strong>de</strong> la confusion linguistique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la multiplication <strong>de</strong> théories<br />
aussi académiques que stériles sur la sécurité sociale <strong>et</strong> le bonheur<br />
en tant que passivité <strong>de</strong> l'esprit? Après tout, que ce soit lors <strong>de</strong><br />
la naissance d'un enfant ou au moment <strong>de</strong> se lancer en affaires, les<br />
gens n'ont qu'un souhait à la bouche: « Bonne chance! » Est-il besoin<br />
d'autre chose? Que l'on désire la santé, avoir <strong>de</strong>s enfants,<br />
l'amour, la richesse ou la foi, n'est-ce pas la chance qui va perm<strong>et</strong>tre<br />
d'avoir toutes ces choses <strong>et</strong> qui, par définition, nous rendra heu-<br />
* En anglais, bonheur se dit haPPinm. (N. d. T.)<br />
1. Schoeck (1969, p. 238).<br />
2. Voir l'analyse <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> bonheur <strong>et</strong> <strong>de</strong> joie proposée dans <strong>Brenner</strong><br />
(1983, chap. 7; 1985, chap. 7 <strong>et</strong> annexe du chap. 1). J'ai suggéré déjà, dans un ouvrage<br />
publié en 1985, qu'il était possible <strong>de</strong> choisir entre une politique élaborée<br />
conformément aux recommandations que je fais ici <strong>et</strong> une politique dont le but serait<br />
<strong>de</strong> préserver une sorte <strong>de</strong> statu quo. Mais dans un ouvrage paru en 1987, <strong>de</strong><br />
même que dans celui-ci, je préconise l'adoption <strong>de</strong> politiques qui favorisent le changement.<br />
Les raisons qui m'amènent à faire ce choix aujourd'hui se trouvent dans<br />
<strong>Brenner</strong> (1987, chap. 7).
LE BONHEUR, LA CHANCE ET LE BIEN COMMUN 215<br />
reux'? Jeremy Bentham proposait un critère pour défInir le bien<br />
commun : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ».<br />
Mais ce critère, vague, irréaliste <strong>et</strong> antidémocratique, n'a rien à voir<br />
avec la multiplication <strong>de</strong>s occasions d'avoir <strong>de</strong> la chance <strong>et</strong> lui est incompatible<br />
dans les faits. Le critère <strong>de</strong> Bentham suppose qu'on peut<br />
en quelque sorte comparer <strong>et</strong> additionner le bonheur <strong>de</strong>s gens <strong>et</strong><br />
prendre <strong>de</strong>s décisions sur la foi <strong>de</strong> sommes aussi abstraites 2 • Ce critère<br />
peut également servir à justifIer <strong>de</strong>s restrictions imposées à <strong>de</strong>s<br />
groupes minoritaires. Mais à partir du moment où le bien commun<br />
se confond avec l'existence d'occasions d'avoir <strong>de</strong> la chance, ni l'une<br />
ni l'autre <strong>de</strong> ces implications ne s'avèrent justes : les comparaisons<br />
sont inutiles quand il s'agit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s bénéfIques d'une<br />
politique, <strong>et</strong> les restrictions ne sont pas davantage justifIées 3 • C'est à<br />
la lumière <strong>de</strong> ce critère que furent évaluées les politiques évoquées<br />
dans les chapitres précé<strong>de</strong>nts.<br />
Une question <strong>de</strong>meure en suspens. Supposons que c<strong>et</strong>te déflnition<br />
du bien commun soit juste. Est-il possible alors <strong>de</strong> déterminer quelle<br />
quantité <strong>de</strong> jeu peut être socialement acceptable? A c<strong>et</strong>te question, la<br />
réponse est négative. Nous avons vu que, lorsque tout va bien <strong>et</strong> que<br />
les choses se passent comme prévu, il y a moins <strong>de</strong> gens qui s'adonnent<br />
au jeu, mais que ceux-ci sont plus nombreux quand les espoirs<br />
sont déçus. Certaines personnes pourront alors penser que la pan sans<br />
cesse croissante <strong>de</strong>s dépenses consacrées au jeu est trop gran<strong>de</strong>, mais<br />
le critère évoqué ci-<strong>de</strong>ssus ne perm<strong>et</strong> pas d'en déci<strong>de</strong>r.<br />
D'autres diront cependant que le jeu occupe une trop gran<strong>de</strong> place<br />
1. On remarquera que l'intelligence ne figure pas dans c<strong>et</strong>te liste. Comme le fait<br />
remarquer Cohen, plusieurs magnats <strong>de</strong>s affaires diront cependant, en partie pour ne<br />
pas susciter l'envie, en partie pour soulager leur conscience, qu'ils doivent leur succès<br />
aux qualités d'économie <strong>et</strong> d'ingéniosité qu'ils ont montrées. Seul un p<strong>et</strong>it nombre<br />
d'entre eux seront prêts à adm<strong>et</strong>tre, comme ce millionnaire du pétrole: « Ce qu'il faut<br />
pour gagner au jeu du pétrole, la condition sine qua non, c'est la chance ( ... ) La chance<br />
vient à mon secours chaque jour <strong>de</strong> mon existence. Et j'aime mieux être chanceux<br />
qu'intelligent, parce qu'y a un tas <strong>de</strong> gens intelligents qui ne mangent pas trois fois<br />
par jour» (1964, p. 146).<br />
2 Pour les questions <strong>de</strong> taxation régressive <strong>et</strong> progressive, voir chapitre 5, section<br />
1, <strong>et</strong> l'annexe A du chapitre 2, section 9, dans l'édition américaine <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
ouvrage.<br />
3. A moins <strong>de</strong> parler d'intoxication - autre forme d' « externalité » -, laquelle<br />
est une autre histoire.
216 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
dans la société à partir du moment où les revenus <strong>de</strong>s gouvernements<br />
dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> ce secteur d'activités. On pourrait dire alors que le jeu occupe<br />
une trop gran<strong>de</strong> place au sens où la bureaucratie gouvernementale<br />
se fie trop à ce secteur <strong>et</strong> refuse d'envisager d'autres sources <strong>de</strong> revenus.<br />
En l'absence d'une intervention <strong>de</strong> ce genre, il est impossible <strong>de</strong><br />
dire si le jeu occupe une trop gran<strong>de</strong> place <strong>et</strong> <strong>de</strong> déterminer la quantité<br />
<strong>de</strong> jeu socialement acceptable, pas plus qu'on ne peut savoir quelle<br />
quantité <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> est socialement acceptable, qu'on ne peut fixer le<br />
taux <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong> boissons alcooliques, <strong>de</strong> sucre, <strong>de</strong> pommes<br />
<strong>de</strong> terre (rappelez-vous l'Irlan<strong>de</strong>) ou déci<strong>de</strong>r quelle quantité <strong>de</strong> livres<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> discours à saveur nationaliste est socialement acceptable. Ce que<br />
Pascal a dit un jour en parlant du vin - « Trop <strong>et</strong> trop peu <strong>de</strong> vin.<br />
Ne lui en donnez pas: il ne peut trouver la vérité. Donnez-lui en<br />
trop: <strong>de</strong> même» - est également vrai en ce qui concerne le jeu <strong>et</strong> la<br />
spéculation. Du reste, nous l'avons vu, la plupart <strong>de</strong>s gens parient<br />
avec leur tête, <strong>et</strong> non dans l'idée <strong>de</strong> la perdre, <strong>et</strong> savent que le jeu <strong>et</strong> la<br />
spéculation sont <strong>de</strong> bons serviteurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> mauvais maîtres. Les gens<br />
n'ont pas besoin <strong>de</strong> sociologues ou <strong>de</strong> bureaucrates pour leur rappeler<br />
la justesse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te affirmation. Quant à la faible minorité <strong>de</strong> joueurs<br />
compulsifs, lesquels jouent déjà trop, ils ne tiendront compte d'aucun<br />
avis, quel qu'il soit. Pour c<strong>et</strong>te minorité <strong>de</strong> joueurs, il faut chercher la<br />
solution du côté médical plutôt que judiciaire.<br />
Revenons maintenant aux <strong>de</strong>ux questions formulées initialement <strong>et</strong><br />
voyons ce que signifie exactement l'idée d'occasions quand il s'agit du<br />
jeu. Du coup, nous répondrons à la <strong>de</strong>uxième question.<br />
3. La chance <strong>et</strong> ses occasions<br />
De nos jours, l'homme d'affaires Fred Smith est connu pour avoir<br />
mis sur pied Fe<strong>de</strong>ral Express. Mais avant d'avoir c<strong>et</strong>te idée <strong>de</strong> fournir<br />
un service <strong>de</strong> courrier fiable <strong>et</strong> rapi<strong>de</strong> sur une gran<strong>de</strong> échelle, Fred<br />
Smith fit faillite. En désespoir <strong>de</strong> cause, il se rendit à Las Vegas, eut<br />
<strong>de</strong> la chance <strong>et</strong> gagna 50000 $. Il n'avait jamais joué avant <strong>de</strong> faire<br />
banqueroute, pas plus qu'il ne s'adonna au jeu après avoir gagne. Ces<br />
1. Smith a fait le récit <strong>de</strong> ces événements lors <strong>de</strong> l'émission « 60 Minutes », sur<br />
les on<strong>de</strong>s du réseau <strong>de</strong> télévision américain CBS.
LE BONHEUR, LA CHANCE ET LE BIEN COMMUN 217<br />
50 000 $ lui ont permis <strong>de</strong> redémarrer en affaires, <strong>et</strong> tout le mon<strong>de</strong><br />
connaît la suite <strong>de</strong> l'histoire. Mais qui sait ce qui se serait passé si Fred<br />
Smith n'avait pas eu l'occasion <strong>de</strong> jouer?<br />
L'expérience vécue par Smith avec les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> n'est pas unique.<br />
Cardano, personnage controversé <strong>et</strong> touche-à-tout <strong>de</strong> la Renaissance (il<br />
fut physicien, astrologue, mais aussi, aux dires <strong>de</strong> certains, un remarquable<br />
mathématicien), écrivit un jour : « En pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />
anxiété <strong>et</strong> <strong>de</strong> désolation, il faut considérer Ve jeu] comme une activité<br />
recommandable, voire bénéfique. De plus, comme les prisonniers, les<br />
condamnés à mort <strong>et</strong> les mala<strong>de</strong>s ont le droit <strong>de</strong> jouer, la loi doit perm<strong>et</strong>tre<br />
<strong>de</strong> s'adonner au jeu en pério<strong>de</strong> difficile. Parce que s'il n'y avait qu'une raison<br />
<strong>de</strong> perm<strong>et</strong>tre le jeu, ce serait bien celle-là plus que nulle autre.»1<br />
Les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> donnent <strong>de</strong> l'espoir aussi par d'autres moyens.<br />
Auteur d'une autobiographie intitulée Dad4J Was A NUHJber Runner<br />
(1970), Louise Meriw<strong>et</strong>her explique comment, à New York, dans le<br />
quartier <strong>de</strong> Harlem, les paris clan<strong>de</strong>stins étaient une source d'espoir au<br />
milieu <strong>de</strong> la pauvr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> du désespoir. Le revenu d'un « bon COUp»<br />
servait aux dépenses <strong>de</strong> la famille, <strong>et</strong> le travail du père à titre <strong>de</strong> commissionnaire<br />
dans les paris clan<strong>de</strong>stins signifiait une source <strong>de</strong> revenus<br />
importante bien qu'irrégulière 2 •<br />
1. Ore (1965, p. 185-186). Certains sociologues parlent aujourd'hui <strong>de</strong> « soupapes»<br />
lorsqu'ils font appel à ce genre d'arguments. Sasuly fait également remarquer: « La<br />
concentration disproportionnée <strong>de</strong> pistes <strong>de</strong> courses dans les comtés du nord <strong>de</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre<br />
est purement acci<strong>de</strong>ntelle [les historiens font référence à l'extrême pauvr<strong>et</strong>é dans laquelle<br />
vivait la noblesse catholique du XVII' <strong>et</strong> du XVIII' siècles]. Et il est plus que probable<br />
que certaines <strong>de</strong>s sommes proprement astronomiques qui furent misées dans les<br />
courses <strong>de</strong> pur-sang représentaient le <strong>de</strong>rnier espoir <strong>de</strong> régler ses d<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>de</strong> conserver la<br />
propriété <strong>de</strong> son domaine. On a pu observer un phénomène semblable, au début du<br />
XIX' siècle, dans les coins les plus reculés du Tennessee. Et plus éloigné encore dans le<br />
temps, l'espace <strong>et</strong> le rang social, un phénomène semblable s'est produit récemment,<br />
en 1980, alors que <strong>de</strong>s travailleurs <strong>de</strong> l'automobile se sont rendus en plus grand nombre<br />
que jamais à la piste <strong>de</strong> courses <strong>de</strong> Détroit» (1982, p. Il).<br />
2. Bolen (1976, p. 29), dans un essai plus ou moins réussi sur le jeu, soulève aussi<br />
ces questions <strong>et</strong> renvoie à l'ouvrage <strong>de</strong> Meriw<strong>et</strong>her. Un pauvre d'Harlem, Gerald<br />
Williams, dit, un jour qu'il ach<strong>et</strong>ait un bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> loterie: « La gran<strong>de</strong> différence entre<br />
le Loto <strong>et</strong> la vie est qu'à ce jeu tout le mon<strong>de</strong> a la même chance» (cité dans un article<br />
<strong>de</strong> Newsweek, édition du 2 septembre 1985, intitulé « The Lottery Craze »). O'Hara<br />
observe qu'en Australie « les paris <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> représentent quelques-unes<br />
<strong>de</strong>s rares possibilités offertes aux joueurs moins fortunés <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> place dans la<br />
société. La chose est particulièrement vraie dans le cas d'une jeune société, où la<br />
moindre aubaine peut m<strong>et</strong>tre le joueur sur le sentier du succès» (1987, p. 4).
218 SPÉCULATlON ET JEUX DE HASARD<br />
Par conséquent, la légalisation du jeu donne bien davantage que le<br />
seul droit <strong>de</strong> jouer dans l'espoir <strong>de</strong> gagner. Elle peut aussi conduire au<br />
développement <strong>de</strong> tout un nouveau secteur offrant à la fois <strong>de</strong>s possibilités<br />
d'emploi <strong>et</strong> d'entrepreneurship. Etant donné que les classes privilégiées<br />
ont toujours vu d'un mauvais œil la participation directe à la<br />
plupart <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> ce secteur, la légalisation du jeu offre <strong>de</strong> nouvelles<br />
possibilités aux démunis. McKibbin, dont il suffit <strong>de</strong> lire quelques<br />
phrases pour savoir où vont ses sympathies, fait observer que,<br />
dans l'histoire mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, les paris <strong>de</strong> masse sont<br />
l'exemple le plus réussi d'une prise en mains <strong>de</strong> la classe ouvrière.<br />
L'institution était prolétaire à tous les niveaux <strong>et</strong> montrait toutes les caractéristiques<br />
<strong>de</strong> la classe ouvrière britannique. Bien qu'illégale, l'institution<br />
était parfaitement honnête ( ... ) Elle procura une gran<strong>de</strong> aisance matérielle à<br />
certaines familles ouvrières ( ... ) ; à d'autres, <strong>de</strong> l'argent à j<strong>et</strong>er par les fenêtres<br />
<strong>et</strong> un certain mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie tapageur : « Ils ont maintenant un compte en<br />
banque <strong>et</strong> connaissent le luxe <strong>de</strong>s vêtements propres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s souliers à<br />
l'épreuve <strong>de</strong> l'eau» ( ... ) Aux chômeurs, c<strong>et</strong>te institution a parfois procuré un<br />
emploi temporaire, <strong>et</strong> certains jeunes gens ont pu économiser un peu d'argent<br />
en travaillant à sa périphérie. Il est difficile d'évaluer combien <strong>de</strong> personnes<br />
le jeu employa à <strong>de</strong>s titres divers : la fraternité qui réunit les employés à<br />
temps plein <strong>et</strong> à temps partiel s'élève au plus à 100000 personnes (1979,<br />
p. 172).<br />
(Ce genre <strong>de</strong> comportements reflètent-ils vraiment un « mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie<br />
tapageur» ?) A l'époque, ce chiffre représentait environ 1 % <strong>de</strong> la<br />
main-d'œuvre totale, ce qui n'est pas si mal, si l'on considère que ce<br />
1 % se recrute chez les gens les plus durement éprouvés. D'autres<br />
données perm<strong>et</strong>tent également <strong>de</strong> croire que le secteur du jeu offre <strong>de</strong>s<br />
possibilités aux sous-classes <strong>de</strong> la société. A Chicago, dans les années<br />
30, les principaux chefs <strong>de</strong> la pègre, dont les activités concernaient<br />
principalement le jeu <strong>et</strong> l'alcool <strong>de</strong> contreban<strong>de</strong>, se recrutaient<br />
chez les jeunes immigrants ambitieux qui venaient <strong>de</strong> débarquer :<br />
30 % <strong>de</strong>s patrons <strong>de</strong> la pègre étaient italiens, 29 % irlandais, 20 %<br />
juifs, 12 % noirs <strong>et</strong>, parmi eux, on ne comptait pas un seul Américain<br />
blanc <strong>de</strong> souche (Haller, 1970, p. 620). Koeves écrit: « En Amérique<br />
du Sud, une <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> rue les plus familières est celle <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>urs<br />
ambulants <strong>de</strong> bill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> loterie qui offrent leur marchandise ( ... ), scène<br />
plus commune que celle montrant <strong>de</strong>s vieillards en haillons, <strong>de</strong>s en-
LE BONHEUR, LA CHANCE ET LE BIEN COMMUN 219<br />
fants qui vOnt pieds nus ou <strong>de</strong>s infirmes» (1952, p. 58). De nos jours,<br />
on peut dire, sans risque d'exagérer, qu'aux Etats-Unis certaines <strong>de</strong>s<br />
fonctions dévolues au marché du jeu il n'y a pas longtemps appartiennent<br />
maintenant au marché illicite <strong>de</strong> la drogue l •<br />
Il est donc certain que la légalisation <strong>de</strong> ce secteur donne <strong>de</strong> l'espoir<br />
<strong>et</strong> offre <strong>de</strong> nouvelles possibilités aux victimes du dynamisme <strong>de</strong>s<br />
sociétés. Une seule réserve à c<strong>et</strong>te conclusion, que nous faisons après<br />
avoir examiné les données recueillies dans c<strong>et</strong> ouvrage : elle concerne<br />
l'existence <strong>de</strong>s joueurs compulsifs. Le jeu est un phénomène <strong>de</strong> masse,<br />
<strong>et</strong> son analyse ne doit pas être confondue avec l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la minorité<br />
pathologique formée par les joueurs compulsifs, <strong>de</strong> la même manière<br />
que l'étu<strong>de</strong> du comportement <strong>de</strong> quelques bourreaux <strong>de</strong> travail, d'alcooliques,<br />
d'obèses, <strong>de</strong> don Juans, <strong>de</strong> drogués <strong>de</strong> la télévision ou <strong>de</strong><br />
l'exercice physique ne peut entrer en ligne <strong>de</strong> compte quand il s'agit<br />
<strong>de</strong> porter un jugement social sur le comportement <strong>de</strong> ces milliards <strong>de</strong><br />
gens qui travaillent, boivent <strong>de</strong> l'alcool, mangent, aiment <strong>et</strong>/ou font<br />
l'amour, regar<strong>de</strong>nt la télévision ou se déten<strong>de</strong>nt en faisant régulièrement<br />
<strong>de</strong> l'exercice physique 2 •<br />
C'est pourtant c<strong>et</strong>te confusion qui a régné <strong>et</strong> semble persister. Depuis<br />
le XIX· siècle, les désordres sociaux ont souvent été assimilés à <strong>de</strong>s<br />
maladies ou à <strong>de</strong>s problèmes d'ordre moral. Au XIX< siècle, on disait<br />
que le pari était la cause d'une tension artificielle du système nerveux,<br />
qui rendait les gens inaptes au travail. On disait aussi que le jeu<br />
conduisait « à abdiquer toute raison, volonté ( ... ) <strong>et</strong> conscience ». Les<br />
spécialistes <strong>de</strong>s maladies mentales prétendaient que c<strong>et</strong>te tension endommageait<br />
sérieusement le cerveau <strong>et</strong> bouleversait l'équilibre <strong>de</strong>s facultés<br />
<strong>de</strong> l'homme. Au sein <strong>de</strong> l'Association médicale britannique,<br />
l'opinion la plus répandue faisait du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'alcool l'explication<br />
toute trouvée à la tension nerveuse que connaissait l'Angl<strong>et</strong>erre en<br />
c<strong>et</strong>te fin <strong>de</strong> siècle, <strong>et</strong> les mé<strong>de</strong>cins s'inquiétaient <strong>de</strong>s conséquences hé-<br />
1. Voir l'article intitulé « Kids Who Sell Crack », qui fit la une du Times le 9<br />
mai 1988.<br />
2. Il semble en eff<strong>et</strong> qu'il existe <strong>de</strong>s drogués <strong>de</strong> l'exercice physique; voir Charlier<br />
(1987). Sur le phénomène <strong>de</strong> l'intoxication, voir aussi Duster (1970, chap. 1); Michaels<br />
(1986) ; Chef<strong>et</strong>z (1987) ; <strong>et</strong> les références du chapitre 2, section 5, dans c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
Voir aussi Downes <strong>et</strong> al. (1976) <strong>et</strong> Fingar<strong>et</strong>te (1988).
220 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
réditaires <strong>de</strong> la manie du jeu l . Très peu d'entre eux ont compris que le<br />
jeu n'était pas une maladie, mais un symptôme du dynamisme <strong>de</strong> la<br />
société.<br />
Par la suite, la prohibition est venue brouiller les cartes. Car alors<br />
le comportement <strong>de</strong>s ach<strong>et</strong>eurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>urs impliqués dans une<br />
transaction liée au jeu pouvait être associé à une « maladie », ou ceuxci<br />
pouvaient être classés dans la catégorie <strong>de</strong>s hors-la-loi <strong>et</strong> associés à<br />
<strong>de</strong>s éléments « interlopes » <strong>et</strong> « immoraux », étrangers à la classe<br />
moyenne. C'est donc le jeu dans son ensemble, <strong>et</strong> non dans sa seule<br />
manifestation compulsive, qui était défini en <strong>de</strong>s termes technicomédicaux<br />
ou moraux, <strong>et</strong> qui se voyait donner une connotation négative<br />
dans l'esprit <strong>de</strong> gens qui n'avaient jamais joué <strong>et</strong> qui, sans chercher<br />
à connaître les causes du lien entre le jeu <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> interlope,<br />
endossaient l'opinion voulant que le jeu soit un facteur <strong>de</strong> criminalité<br />
<strong>et</strong> que la solution rési<strong>de</strong> dans une intervention médicale ou la prison 2 •<br />
Comme nous l'avons vu, il est faux <strong>de</strong> dire que les joueurs<br />
souffrent d'une maladie mentale ou qu'ils sont <strong>de</strong>s criminels, <strong>et</strong> que le<br />
jeu est la cause <strong>de</strong> leur pauvr<strong>et</strong>é ou <strong>de</strong> leur appauvrissement. En réalité,<br />
les choses se passent en sens inverse : ce sont les pauvres <strong>et</strong> les<br />
frustrés qui jouent. A supposer que le jeu soit un problème, sa solution<br />
n'a donc rien à voir avec un quelconque traitement médical, mais<br />
soulève une question d'ordre beaucoup plus général: que font les riches<br />
pour ceux qui ne le sont pas? Quelles sont les obligations <strong>de</strong> la<br />
communauté <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gouvernements envers les laissés-pour-compte 3 ?<br />
C<strong>et</strong>te question fondamentale, les sociétés <strong>de</strong> toutes les époques, sous<br />
tous les régimes politiques, l'ont débattue sans être capables d'en venir à<br />
un terrain d'entente. Elles en sont toujours incapables maintenant.<br />
1. Dixon (1980, p. 115-116) rapporte l'opinion <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> l'époque. Voir<br />
aussi Duster (1970, chap. 2).<br />
2. Duster (1970, chap. 1, p. 22-23) qui en vient à <strong>de</strong>s conclusions similaires après<br />
avoir érudié les campagnes <strong>de</strong> lutte contre la drogue. Mais voir aussi Kerr (1988) <strong>et</strong> la<br />
une du Times du 9 mai 1988, en ce qui concerne le débat enflammé qui eut lieu aux<br />
Etats-Unis sur la légalisation <strong>de</strong> la drogue.<br />
3. Il ne faut pas écarter la possibilité que ceux qui en appellent aux gouvernements<br />
pour qu'ils trouvent la solution soient motivés par <strong>de</strong>s intérêts égoïstes. A partir<br />
du moment où l'on adm<strong>et</strong> que plusieurs démunis <strong>de</strong> la société pourraient fort bien<br />
se tirer d'affaire par leurs propres moyens, le rôle redistributif du gouvernement <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
ses conseillers se trouve considérablement réduit.
LE BONHEUR, LA CHAN,CE ET LE BIEN COMMUN 221<br />
Conclusion<br />
Voilà donc où en sont les choses, selon nous, en ce qui concerne<br />
l'histoire du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> certaines formes <strong>de</strong> spéculation.<br />
Notre but n'était pas <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> l'information sur chacun <strong>de</strong>s<br />
événements <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te histoire ou <strong>de</strong> simplement décrire ce qui s'était<br />
produit. Nous avons voulu plutôt clarifier les différences qui existent<br />
entre le passé <strong>et</strong> le présent, expliquer les raisons <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te évolution <strong>et</strong><br />
dégager <strong>de</strong>s modèles en gardant à l'esprit certaines constantes <strong>de</strong> la nature<br />
humaine. Nous n'avons jamais voulu étudier le jeu sous ses aspects<br />
économiques, psychologiques ou sociologiques!. Il a nous a<br />
semblé inapproprié <strong>de</strong> classer les comportements <strong>de</strong>s individus en faisant<br />
appel aux outils <strong>et</strong> au vocabulaire <strong>de</strong> disciplines aussi spécialisées,<br />
arbitraires <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus dépassées, <strong>et</strong> il nous a semblé qu'une telle<br />
démarche reposerait sur <strong>de</strong> fausses spéculations (il importe peu que<br />
ces spéculations aient la vie dure; l'astrologie a eu elle aussi la vie<br />
dure? Une approche pointue perm<strong>et</strong>trait-elle <strong>de</strong> penser que les compagnies<br />
d'assurances se sont en partie substituées aux croyances en la<br />
magie <strong>et</strong> en la sorcellerie? Ou que les <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong> sont apparus<br />
comme les rivaux <strong>de</strong> Dieu?<br />
1. Pour la <strong>de</strong>rnière fois, il peut être utile <strong>de</strong> comparer norre approche à d'aurres<br />
pour expliquer les préjugés qui ont cours contre le jeu. Certains ont prétendu que les<br />
préceptes du christianisme, joints aux préceptes pragmatiques du capitalisme industriel,<br />
sont à l'origine <strong>de</strong> ces préjugés. D'autres ont tenté <strong>de</strong> les analyser en termes<br />
d'écan entre les principes officiels <strong>de</strong> l'éthique protestante <strong>et</strong> les pratiques auxquelles<br />
son évolution l'avait conduite dans les faits; en clair, <strong>de</strong> l'affirmation inconditionnelle<br />
<strong>de</strong> la primauté du <strong>de</strong>voir, <strong>de</strong> l'esprit d'entreprise, <strong>de</strong> l'austérité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la discipline du<br />
travail opposés au laisser-aller, à la cupidité <strong>et</strong> à la consommation <strong>de</strong> frivolités. Mais<br />
ces explications sont problématiques ainsi que l'a fait remarquer Newman (1972,<br />
p. 85-87). Comme nous l'avons vu, l'islam condamna le jeu dans l'Antiquité, <strong>et</strong> pas<br />
seulement l'Europe ou les protestants. li faut donc chercher ailleurs l'explication, qui<br />
renvoie à un phénomène extérieur à l'appartenance religieuse ou à l'existence <strong>de</strong> la<br />
classe moyenne. C'est c<strong>et</strong>te explication que donne c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
2. Pour les raisons qui justifient l'emploi <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te méthodologie, voir <strong>Brenner</strong><br />
(1983, 1985, 1987, le premier chapitre <strong>et</strong> ses annexes dans chacun <strong>de</strong> ces ouvrages).<br />
Sur l'interaction entre le langage <strong>et</strong> la pensée dans <strong>de</strong>s contextes différents, voir aussi<br />
Bloch (1953); Tuchman (1981, p. 51-65); Fèbvre (1982); Boorstin (1987, chap. 1).<br />
Sur l'astrologie, voir chap. 1, p. 9, n. 1. (Signalons en passant que ceci fut écrit bien<br />
avant que Donald Regan fasse <strong>de</strong>s déclarations sur l'usage <strong>de</strong> l'astrologie à la Maison<br />
Blanche sous l'administration Reagan).
222 SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Il n) a pas <strong>de</strong> problèmes <strong>et</strong> d'explications économiques, sociologiques<br />
ou psychologiques. Il n'y a que <strong>de</strong>s problèmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s explications.<br />
Complexes, il est vrai, mais on peut trouver <strong>de</strong>s solutions à ces<br />
problèmes sans simplifier à outrance le cadre qui sert à leur examen!.<br />
1. Voici quelques compléments d'information pour m<strong>et</strong>tre à jour le présent ouvrage.<br />
En 1988-1989, les journaux <strong>et</strong> les magazines publièrent bon nombre d'articles<br />
sur le jeu. Le New York Times publia quatre articles sur le suj<strong>et</strong>, le premier à la une <strong>de</strong><br />
son édition du 28 mai 1989. Le suj<strong>et</strong> fit la couverture <strong>de</strong> Time du mois <strong>de</strong> juill<strong>et</strong> 1989,<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> Business Week, en mai 1989. En France, il fit la couverture <strong>de</strong> L'Express le<br />
30 avril 1992 <strong>et</strong> <strong>de</strong> L'événenmll du Jeudi du 26 avril 1990. Le ton <strong>de</strong> tous ces articles,<br />
sans exception, était alarmiste <strong>et</strong> condamnait le jeu. Tous précisaient que c'étaient les<br />
pauvres qui jouaient à la loterie, qu'il n'y avait pas seulement là une forme d'intoxication,<br />
mais aussi une énorme « intoxication potentielle» (quelle qu'en soit la définition).<br />
Les auteurs <strong>de</strong> ces articles citaient <strong>de</strong>s données sur les sommes en cause, sans<br />
mentionner (L'Express étant une exception) que 50 % <strong>de</strong> ces sommes (dans le cas <strong>de</strong><br />
la loterie; le pourcentage est beaucoup plus élevé en ce qui concerne les autres <strong>jeux</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>hasard</strong> <strong>et</strong>, dans le cas <strong>de</strong>s machines à sous, il atteint même 90 %) est remis au<br />
consommateur sous forme <strong>de</strong> prix, ce qui réduit considérablement les revenus n<strong>et</strong>s du<br />
jeu.<br />
Mais quand paraissent certains articles plus « ternes », du genre à ne pas faire la<br />
manch<strong>et</strong>te, les informations qu'ils contiennent confirment un portrait du joueur<br />
plutôt stable <strong>et</strong> ennuyeux. Ainsi, Sturz écrit: « La plupart <strong>de</strong>s parieurs à la semaine<br />
[ceux qui font le voyage subventionné à Atlantic City, où ils prennent un déjeuner<br />
subventionné par les casinos à 2,50 $], vivent <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> leur pension ou <strong>de</strong>s<br />
prestations <strong>de</strong> la Sécurité sociale. Si jamais ils sont exploités ou encouragés à aller trop<br />
loin, en tout cas rien n'y paraît. Ils vous diront que leurs paris ne dépassent jamais la<br />
limite qu'ils se sont fixée. Tous répètent inlassablement la même rengaine: il faut parier<br />
avec sa tête <strong>et</strong> non pour la perdre. Gagnants ou perdants, ces visiteurs semblent<br />
sûrs <strong>de</strong> ce qu'ils veulent, <strong>et</strong> <strong>de</strong> ce qu'ils ont: une excursion d'un jour à Atlantic City,<br />
qui rompt la monotonie <strong>de</strong> la semaine. Ils s'assoient sur un banc le long du boardwaJk,<br />
dînent au restaurant (ils aiment particulièrement les restaurants qui servent <strong>de</strong>s amusegueules<br />
gratuits) <strong>et</strong>, par-<strong>de</strong>ssus tout, aiment l'excitation que donnent les machines à<br />
sous, lesquelles avalent inlassablement les pièces <strong>de</strong> 5 cents, <strong>de</strong> 25 cents <strong>et</strong> <strong>de</strong> 1 dollar.<br />
Les casinos savent eux aussi ce qu'ils veulent, <strong>et</strong> ce qu'ils ont. Sur chaque dollar dépensé,<br />
il leur revient environ 18 cents. Mais tous ces gens âgés ne sont pas <strong>de</strong>s maniaques<br />
du jeu; leur rêve n'est pas <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s casinos s'établir à New York. C'est le<br />
voyage à Atlantic City qui leur plaît, <strong>de</strong> même que l'interminable journée <strong>de</strong> rêve. Si<br />
les casinos s'installaient près <strong>de</strong> chez eux, l'aventure d'Atlantic City, comme beaucoup<br />
d'autres choses dans leur vie, prendrait fin » (1988).<br />
Il n'y a évi<strong>de</strong>mment pas là <strong>de</strong> quoi faire la première page, <strong>et</strong> ce genre d'information<br />
ne fera pas vendre les journaux, les magazines ou les livres. Mais c'est pourtant<br />
la vérité.
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Aaron, 2,3.<br />
Abt V., 28.<br />
Achille, 6.<br />
Adams J., 22.<br />
Alchian A. A., 3l.<br />
Allen D. P., 58.<br />
Aisop R., 48.<br />
Altabella, 26.<br />
Anne, reine d'Angl<strong>et</strong>erre, 86.<br />
Aquin Thomas d', 77.<br />
Arkes H. R., 3l.<br />
Arrow K. J., 31.<br />
Ashton J., 12, 16, 17, 18, 67, 92, 155,<br />
156.<br />
Auguste, 7.<br />
Ayres C. E., 160.<br />
Baldwin, l'affaire, 23.<br />
Bailey P., 95, 102, 106.<br />
Baker L., 209.<br />
Bauer P. T., 171, 210.<br />
Bayly L., 78.<br />
Ben<strong>de</strong>r E., 129-130.<br />
Bentham J., 215.<br />
Bergier J. F., 8l.<br />
Bergler E., 31.<br />
Berlin L, 7, Il.<br />
Bernouilli]., 161.<br />
Bismarck Otto von, 113.<br />
Blachère R., S.<br />
Blackstone William, Sir, 91.<br />
In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s noms<br />
Blair W. G., 192,207.<br />
Blakey R. G., 4, 84-92, 107, 114, 116-<br />
122, 125, 128-132, 143, 165, 174,<br />
183-185,188-195, 198-199.<br />
Blanche E. E., 13, 14,20,22.<br />
Blashek R. D., S.<br />
Bloch H. A., 93.<br />
Bloch M., 11,221.<br />
Blum J. M., 121.<br />
Blum W. J., 177.<br />
Boèce, 77.<br />
Bolen D. W., 2, 12,68,210,217.<br />
Boorstin D. J., 221.<br />
Borill J., 59.<br />
BoyleJ. E., 139, 143, 148.<br />
Brand D., 135.<br />
Brasey E., 62, 99.<br />
<strong>Brenner</strong> G. A., 29, 81.<br />
<strong>Brenner</strong> R., 7, 19, 29, 32, 34, 38, 42,<br />
47, 60, 74, 80, 85, 93, 95, 112, 113,<br />
133, 140, 142, 156, 157, 160, 162-<br />
164,169,173,178-179,203-204,213-<br />
214,221.<br />
Brinner R. E., 39.<br />
Brown T., 88.<br />
Bunce H., 146.<br />
Brunk G. c., 48.<br />
Caillois R., 5.<br />
Calvin,77.<br />
Campbell A., 48.
246<br />
Campbell F., 61.<br />
Cardano J., 217.<br />
Carlton D; W., 144.<br />
Carnegie A., 67.<br />
César, 13.<br />
Chaf<strong>et</strong>z H., 67, 193,219.<br />
Charles lu, 9.<br />
Charles II, 86.<br />
Charlier M., 219.<br />
Christiansen E. M., 28.<br />
Church G. J., 135.<br />
Churchill S., 108, 113.<br />
Clapham J., Sir, 80.<br />
Clark E. W., 119.<br />
Clément d'Alexandrie, 77.<br />
Clifton T., 172.<br />
Clotfelter C. T., 28, 39, 188.<br />
Coase R. H., 164.<br />
Cochrane E., 78.<br />
Cohen J., 7, 10, 14, 31, 35, 41, 74, 77,<br />
158,215.<br />
Collier J., 83.<br />
Confucius, 76.<br />
Converse P. E., 48.<br />
Cook P. J., 28, 39,188.<br />
Cooper T., 78.<br />
Cornish D. B., 55, 58-59.<br />
Coste P., 14-15.<br />
Cowing c., 122, 123, 150.<br />
Cunningham H., 96, 98-99, 102-103,<br />
106-107, 112-113.<br />
Dante Alighieri, 77.<br />
Daston L. J., 160-164.<br />
Deitch L., 27, 35, 57, 195.<br />
Démosthène, 159.<br />
Devereux E. C., 5,20,32, 47, 55, 83,<br />
88-89, 120, 125-128, 130, 132, 188.<br />
Desperts J., 14, 35.<br />
Dicey A. V., 114.<br />
Dixon D., 27, 31, 58, 89, 90, 93, 106-<br />
115,131-132,141,187-189,193,196,<br />
208, 210-212, 220.<br />
Dodsley J., 92.<br />
Dodsley R., 92.<br />
Dorfman J. R., 145, 152.<br />
Dostoïevski F., 67-68.<br />
Downes D. M., 55-56, 141,219.<br />
SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Dunnan N., 185.<br />
Duster T., 123, 125,219,220.<br />
Dykstra R., 120.<br />
Ea<strong>de</strong>J. C., 9.<br />
Eadington W. R., 31, 168.<br />
Edouard IV, 85.<br />
Eichenwald K., 184.<br />
Eléazar,3.<br />
Elias N., 98.<br />
Ernle, Lord, 80.<br />
Eyck, Mme Jean van, 13.<br />
EzellJ.,2, 12, 14, 16-18,20,23.<br />
Fabian A. V., 89, 118.<br />
Fèbvre L., 221.<br />
Feinman J. P., 5, 135.<br />
Fermat P., 161.<br />
Findlay J. M., 89.<br />
Fingar<strong>et</strong>te H., 219.<br />
Fisher L, 151-152, 158-159.<br />
Fleming A., 12.<br />
Flynn J. T., 166.<br />
Foote D., 172.<br />
Foster G. M., 69.<br />
François lu, 14.<br />
Flanklin B., 117.<br />
Freud S., Il,31.<br />
Frey J. H., 32.<br />
Friedman M., 31-32, 144, 146, 157.<br />
Fromson B. D., 152.<br />
Gardner M., 158.<br />
Gataker T., 79.<br />
Geertz c., 83, 95.<br />
George II, 89.<br />
George III, 89.<br />
George H., 110.<br />
Gibney J., 172.<br />
Gil<strong>de</strong>r G., 172.<br />
Glock C. Y., 54.<br />
Gold S., 183.<br />
Goldstone J. H., 79-80.<br />
Gonzague Louis <strong>de</strong>, 14.<br />
Granger C. W. J., 165.<br />
Grant J., 161.<br />
Grégoire IX, 160.<br />
Gruson L., 191.
INDEX DES NOMS<br />
Grussi O., 40, 87.<br />
Guttman G., 67.<br />
Hadès, 6.<br />
Haessel W., 49.<br />
Haller M. H., 190,218.<br />
Hammond K. R., 31.<br />
HancockJ.,117.<br />
Han<strong>de</strong>ismanJ. A., 14, 16,26.<br />
Hansel M., 41.<br />
Hardy C. D., 144.<br />
Harlow C. W., 148.<br />
Harriman, Mrs. Oliver, 126.<br />
Harrison B., 97, 99, 100, 101-103, 108,<br />
114.<br />
Hawley F. B., 139, 146.<br />
Hawke J., 141.<br />
Hayward A. L., 88.<br />
Heavey J. F., 39.<br />
Hector, 6.<br />
Heffer RD., 211-212.<br />
Hegel, 213.<br />
Henriqu<strong>et</strong> P., 16.<br />
Herman R. D., 31, 56,174.<br />
Herrlinger P. D., 152, 155.<br />
Hey R., 88, 92.<br />
Hieronymus T. A., 138, 140, 142, 144,<br />
148, 169.<br />
Higgs H., 53.<br />
Higinbotham H. N., 144.<br />
Hill c., 89.<br />
Hobsbawm E.)., 89.<br />
Hogarth R. M., 31.<br />
Hood C. c., 107,180,192.<br />
Hughes)., 117, 121-122.<br />
Hughes K. A., 158.<br />
Huizinga J., 2, 7, 8.<br />
Hunt, la famille, 155.<br />
Jackson A., 121.<br />
Jacoby O., 159.<br />
Jean, l'apôtre, 3.<br />
Jefferson T., 1, 20, 118.<br />
Jésus, 3.<br />
Jonas, 3, 5.<br />
Josèphe, Flavius, 4.<br />
Josué, 3.<br />
Judas, 3.<br />
Kahneman D., 31.<br />
Kallick-Kaufman M., 36.<br />
Kahon G., 54.<br />
247<br />
Kaplan H. R., 43, 45-46, 62-64, 183,<br />
207.<br />
Kassuto M. D., 2.<br />
Kalven H. Jr., 178.<br />
Keller A. G., 5.<br />
Kenny E. A., 126.<br />
Kew P., 220.<br />
Keynes J. M., 111, 142-143, 145.<br />
Kinsey R. K., 13, 26-27.<br />
Kirshner J., 78.<br />
Koeves T., 36, 218.<br />
Kolb R. W., 142, 144.<br />
Koten J., 134.<br />
Kruytbosch C. J., 43.<br />
Kuch P., 49.<br />
Kun<strong>de</strong>ra M., 33.<br />
Kuzyszyn L, 31, 57.<br />
Labrosse M., 13-15,24,26,28.<br />
Labys W. c., 165.<br />
Lacroix R., 49.<br />
Lahey E. A., 157.<br />
Landau M., 26-27.<br />
Law J., 15.<br />
Lea E. G., 5, 31, 39, 67.<br />
Lee S. P., 102, 112.<br />
Leiren H., 158.<br />
Lemelin c., 39.<br />
Leonard J. D., 132.<br />
Léonn<strong>et</strong> J., 14-16.<br />
Lester M., 32, 36.<br />
Levy F., 133.<br />
Ii W. L., 48.<br />
Livernois). R., 183.<br />
Uoyds, 162.<br />
Louis XIV, 87, 151.<br />
Luther M., 125.<br />
Machy C. L. D., 9, 151-152.<br />
Mackenzie N. D., 109.<br />
Ma<strong>et</strong>erlinck M., 61.<br />
Mahom<strong>et</strong>, 76.<br />
Malcolmson R W., 81-82, 85, 87-88,<br />
95,97, 101-105, 158.<br />
Man<strong>de</strong>ville B. <strong>de</strong>, 170.
248<br />
Markowitz M., 31.<br />
Martinez T. M., 5.<br />
Marx H. L., 58, 144.<br />
Mathias P., 93.<br />
McCabe R. J., 5,135.<br />
McDougall E., 140, 145, 165-166.<br />
McKibbin R., 53, 59, 103, 105, 107,<br />
193,218.<br />
McLoughlin K., 39.<br />
McNeill W. H., 76.<br />
Medicis Catherine <strong>de</strong>, 14.<br />
Ménélas, 6.<br />
Meriw<strong>et</strong>her L., 217.<br />
Miers D., 89, 90, 93, 131, 187-188.<br />
Mikesell J. L., 28, 183.<br />
Milken M., 172.<br />
Michaels R., 219.<br />
Mirabeau, 15.<br />
Mishan E. J., 179.<br />
Moïse, >, 4.<br />
Montaigne M. E. <strong>de</strong>, 77.<br />
Moser C. A., 54.<br />
Murray G., 74.<br />
Néron, 12-13.<br />
Newman O., 32, 40, 56, 61, 132,221.<br />
Nie<strong>de</strong>rhoffer V., 172.<br />
Noonan J. T., 160.<br />
North D. c., 122.<br />
Norton D., 39.<br />
Nussbaum M., 7.<br />
O'Hara J., 112, 196.<br />
Olmsted c., 83.<br />
Ore 0.,217.<br />
Owen G., 144, 171.<br />
Palamè<strong>de</strong>, 12.<br />
Pâris, 6.<br />
Passell P., 117, 217.<br />
Payne J., 188.<br />
Perkins B. E., 75, 131, 138, 156-157,<br />
159.<br />
P<strong>et</strong>ty, Sir William, 18.<br />
Pitt W., 98.<br />
Platon, 12.<br />
Pline, 74.<br />
Plumb J. H., 80.<br />
SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
Poseïdon, 6.<br />
Pryor F., 5.<br />
Razzel P. E., 55, 100.<br />
Read D., 96, 102-103, 108-111, 114,<br />
133, 198.<br />
Reagan N., 10.<br />
Reagan R., 221.<br />
Re<strong>de</strong>r R. W., 31.<br />
Regan D., 221.<br />
Reichman, la famille, 147.<br />
Reik T., 31.<br />
Reuter P., 188, 198.<br />
Richard II, 84.<br />
Rosen S., 39.<br />
Rosenthal F., 5, 75-76.<br />
Rosten L., 215.<br />
Rotschild, maison <strong>de</strong>, 146-147, 152-<br />
153.<br />
Rouse W. H. D., 6.<br />
Rowntree S. B., 58, 145.<br />
Rubner A., 12-14, 27, 36, 41, 52, 54,<br />
65, 76, 92, 129, 178-179, 182, 185,<br />
187,190-191,208.<br />
Rutter R., 57.<br />
Samuel, 3.<br />
Sasuly R., 85, 89, 122, 126, 141, 144,<br />
159.<br />
Saül,3.<br />
Savage L. J., 31-32.<br />
Schama S., 152.<br />
Schoeck H., 213-214.<br />
Schoemaker P. J., 31.<br />
Sixte V, pape, 15.<br />
Shadwell A., 110.<br />
Shaw G. B., 66, 177.<br />
SkolnickJ. H., 57.<br />
Slaney R., 113.<br />
Slovic P., 31.<br />
Smith A., 104, 169.<br />
SmithJ. F., 216-217.<br />
Smith M. H., 48.<br />
Smith S. S., 14, 55, 129.<br />
Spiro M., 40.<br />
Spofford A., 117.<br />
Sprowls C. R., 36, 38.<br />
Starkey L. M., 77.
INDEX DES NOMS<br />
Steinm<strong>et</strong>z A., 89.<br />
Stone L., 79, 80, 87.<br />
Stone H. L., 148.<br />
Stre<strong>et</strong> H. A., 114, 165.<br />
Suétone, 7.<br />
Suits D. B., 182.<br />
Sullivan G., 35, 67.<br />
Sumner W. G., 5.<br />
Sylvestre R., 44, 46-47.<br />
Tacite, 13.<br />
Talbot F., 124.<br />
Tarpy M. R., 5, 31.<br />
Tec N., 32, 41, 48,56,58.<br />
Telser L. G., 144.<br />
Temple W., 104.<br />
Tertullien, 77.<br />
Tester J., 9, 11.<br />
Teweles R. J., 148, 158, 165, 167.<br />
Thatcher M., 171.<br />
Thomas K., Il, 77, 79, 81, 84, 158,<br />
161-163.<br />
Thomas L., 61.<br />
Thompson E. P., 202.<br />
Thomer 1., 79.<br />
Tocqueville Alexis <strong>de</strong>, 211-212.<br />
Tomes N., 49.<br />
TrainJ.,152.<br />
Tremblay A., 29.<br />
Trump D., 74, 147, 172.<br />
Tuchman B. W., 153,221.<br />
Tucker J., 97.<br />
Turner W., 194.<br />
Tversky A., 31.<br />
Vaillancourt F., 49.<br />
Vespasien, 4.<br />
Vico G., 7, 11.<br />
Voltaire, 74.<br />
249<br />
Wagner W., 77.<br />
Wainwright R. W., 55, 100.<br />
Walvin J., 82, 93, 95-98, 108-109, 198.<br />
Washington G., 117.<br />
Wayne J., 208.<br />
Weber M., 83.<br />
Webley P., 5, 31.<br />
Weinstein D., 27, 35, 57.<br />
Wesley J., 10.<br />
Whang P. K., 132, 187.<br />
Whitaker M., 172.<br />
Wiebe R., 122.<br />
William <strong>et</strong> Mary, roi <strong>et</strong> reine d'Angl<strong>et</strong>erre,<br />
9.<br />
Williams J. c., 144, 197.<br />
Wilson A. J., 168.<br />
Woodhall R. 16-18.<br />
Zacharie, 3.<br />
Zeckhauser R., 31.<br />
Zeus, 6, 78.<br />
Zorn, 28, 183.
addiction, 67. Voir aussi compulsifs,<br />
joueurs, jeu.<br />
âge <strong>de</strong>s joueurs, 34, 40-46, 54. Voir<br />
aussi joueurs.<br />
alcool, 1, 54, 57, 65, 69, 70, 76, 83, 84,<br />
93, 99-100, 107-108, 114, 119, 124,<br />
131, 185, 194, 198, 208 ; taxation <strong>de</strong>,<br />
1 ; contreban<strong>de</strong>, 218. Voir aussi loisirs,<br />
tempérance.<br />
assurance, 155-164; théorie <strong>de</strong> 1',33.<br />
« assurance », 18, 23, 38, 118, 187,<br />
188.<br />
astrologie, 9-10, 151, 153, 154, 158; en<br />
Angl<strong>et</strong>erre, 9; à la Maison-Blanche,<br />
10.<br />
« banques <strong>de</strong> nuit », 129.<br />
banques, système bancaire, 20, 21, 22,<br />
23,24, 116, 119, 120, 121, 171, 175.<br />
Voir aussi institutions financières.<br />
bien commun, 207, 210, 211, 212. Voir<br />
aussi bonheur, intérêt public.<br />
bingo, 30, 37, 40, 125-126. Voir aussi<br />
jeu, loisirs, passe-temps.<br />
bonheur, 82, 178-179, 213-215.<br />
bons d'épargne, 27, 184. Voir aussi<br />
obligations à prime.<br />
bookmaking, bookmakers, 107, 111,<br />
114, 115, 188, 189, 192. Voir aussi<br />
courses <strong>de</strong> chevaux, jeu.<br />
In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s notions<br />
bourse (la), 138, 168. Voir aussi marchés<br />
financiers.<br />
bureaucratie, 56, 171,203-204,209.<br />
casinos, 27, 30, 32, 40, 61, 120. Voir<br />
aussi jeu, loisirs, passe-temps.<br />
chance, 7, 77, 92, 175,207-222; <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />
riche, 12. Voir aussi désir <strong>de</strong><br />
s'enrichir, élévation sociale.<br />
chasse, 94, 98, 99.<br />
chômage, chômeurs, 38, 111, 114, 133,<br />
176; <strong>et</strong> le jeu, 47-48. Voir aussi dépression,<br />
pauvr<strong>et</strong>é.<br />
classes sociales, 25, 32, 39, 41-42, 47,<br />
53, 73, 76, 80-84, 87-89, 92, 93, 97-<br />
99,101-103,106-111, 118, 158-159,<br />
169, 187, 194. Voir aussi désir <strong>de</strong><br />
s'enrichir, lois, mobilité sociale, pauvr<strong>et</strong>é,<br />
riches.<br />
clergé, 74, 77, 124-125. Voir aussi religion.<br />
Co<strong>de</strong> pénal, 99. Voir aussi lois, prohibition.<br />
combats <strong>de</strong> chiens, 98.<br />
combats <strong>de</strong> coqs, 89, 97, 98.<br />
compétition, concurrence, 85, 86, 94,<br />
103, 181, 199, 209. Voir aussi innovation,<br />
monopole, rivalité.<br />
compulsifs, joueurs, 31, 67-68, 72. Voir<br />
aussi addiction.
252<br />
concours, 40, 127-128. Voir aussi<br />
sweepstakes.<br />
congés, 96, 98. Voir aussi loisirs, pass<strong>et</strong>emps.<br />
courses <strong>de</strong> chevaux, 32, 40, 55, 89,99,<br />
115,119,129,188,195,198,208.<br />
crime, criminalité, 16,32,93, 107, 155 ;<br />
<strong>et</strong> le jeu, 54-61, 187, 196 ; <strong>et</strong> interdiction,<br />
17, 180, 187, 188-190. Voir<br />
aussi pauvr<strong>et</strong>é, frau<strong>de</strong>.<br />
déficits, 15, 28. Voir aussi dépenses du<br />
gouvernement.<br />
dépenses du gouvernement, 173, 177,<br />
183, 184, 186. Voir aussi déficits.<br />
dépression, <strong>et</strong> jeu aux Etats-Unis, 27,<br />
124-129, 174-175; en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
109.<br />
dés, 2, 5, 8, 12, 74, 79, 84, 89, 116.<br />
Voir aussi <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, tirage au<br />
sort.<br />
désir <strong>de</strong> s'enrichir, 71. Voir aussi richesse.<br />
<strong>de</strong>stin, 6, 74. Voir aussi tirage au sort.<br />
divination, 83. Voir aussi astrologie,<br />
prise <strong>de</strong> décision.<br />
droit coutumier, 85, 164. Voir aussi<br />
lois.<br />
économistes, économie, 10, 140, 147,<br />
156; théorie économique, 30-31,<br />
156-157, 172. Voir aussi sciences sociales.<br />
éducation morale, 112.<br />
élévation sociale, 87, 175.<br />
enfants, <strong>de</strong> joueurs, 34, 40, 42, 128.<br />
Voir aussi gagnants <strong>de</strong> gros lots.<br />
entrepreneurs <strong>et</strong> entreprenellrsbip, 121,<br />
123, 131, 177, 218. Voir aussi esprit<br />
d'entreprise, innovation, risque.<br />
envie, 83, 111, 116, 154, 170,213.<br />
esprit d'entreprise, 21, 92, 110. Voir<br />
aussi entrepreneurs, promoteurs.<br />
éthique du travail: <strong>et</strong> jeu, 17, 63, 104,<br />
110, 118, 143.<br />
« folie <strong>de</strong>s tulipes », 1 52-1 54. Voir aussi<br />
spéculation.<br />
SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
football (paris sur les matchs), 26, 36,<br />
41,59,147,192.<br />
frau<strong>de</strong>, 17, 18, 23, 25, 91, 120, 155,<br />
181. Voir aussi crime.<br />
gagnants <strong>de</strong> gros lots, 42-44, 62-67.<br />
groupes <strong>de</strong> pression, 197-200. Voir<br />
aussi compétition, rivalité, statu<br />
quo.<br />
<strong>hasard</strong>: <strong>et</strong> provi<strong>de</strong>nce, 5, 73-79, 81 ; <strong>et</strong><br />
religion, 2-11, 73-79, 213-214; <strong>et</strong> richesse,<br />
41, 77-79, 81-83. Voir aussi<br />
bonheur, chance, optimisme.<br />
héritage, héritiers, 3, 6, 66-67 ; <strong>et</strong> jeu,<br />
66,109.<br />
hiérarchie sociale, 81, 87, 104. Voir<br />
aussi élévation sociale, rang.<br />
immigrants, 121, 218-219.<br />
impôts, 21, 90, 118, 126. Voir aUSSI<br />
taxes.<br />
innovations, nouvelles industries, 79,<br />
80, 94-98, 162. Voir aussi rivalité.<br />
institutions financières, 12, 20. Voir<br />
aussi banques.<br />
intérêt public, 200-202, 213. Voir aussi<br />
bien commun.<br />
investissement, 137, 141-146. Voir<br />
aussi spéculation.<br />
jeu, 19, 81, 137-141,208-213 ; origine<br />
du mot, 7 ; <strong>et</strong> crime, 54-61 ; <strong>et</strong> frustration<br />
ressentie au travail, 48; <strong>et</strong><br />
loisirs, 93-106 ; <strong>et</strong> la presse, 112; <strong>et</strong><br />
la religion, 28, 49, 73-79,124-126; <strong>et</strong><br />
spéculation, 137-172; <strong>et</strong> taxation,<br />
178-186; condamnation du, 71-124,<br />
222; excès au, 21, 57, 73, 86, 91 ;<br />
lois sur le, 84-86, 98 ; législation du,<br />
194, 199; en Allemagne, 13,26; en<br />
Angl<strong>et</strong>erre, 9-10, 26, 40, 54-59, 79-<br />
106, 187, 195; en Autriche, 27; en<br />
Belgique, 27 ; au Canada, 24, 25, 26 ;<br />
en Chine, 187 ; en Espagne, 26 ; aux<br />
Etats-Unis, 22-24, 39-40, 47, 55, 60-<br />
61, 121-128, 188-190, 207-208; en<br />
France, 14-16, 26, 27, 40; à Gibral-
INDEX DES NOTIONS<br />
tar, 58 ; en Grèce, 12; en Hollan<strong>de</strong>,<br />
13 ; en Irlan<strong>de</strong>, 58 ; dans l'Islam, 5-6,<br />
75-76; en Italie, 13,27; au Mexique,<br />
26, 69; en Norvège, 58; dans le<br />
Nouveau Mon<strong>de</strong>, 20-26, 115-120;<br />
ab Portugal, 26 ; au Québec, 24-26 ;<br />
en Suè<strong>de</strong>, 26, 41-42, 48 ; au Vatican,<br />
15, 26; dans la Rome antique, 13.<br />
Voir aussi addiction, bingos, casinos,<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, loteries, pauvr<strong>et</strong>é,<br />
prohibition, gagnants.<br />
joueurs: fIls <strong>de</strong>, 91 ; compulsifs, 31,<br />
69-70, 72 ; éducation <strong>de</strong>, 44-46 ; religion<br />
<strong>de</strong>s, 49. Voir aussi jeu, spéculation,<br />
<strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>.<br />
laissés pour compte, 54, 84, 123, 151,<br />
179. Voir aussi mobilité sociale, pauvr<strong>et</strong>é.<br />
lobby militaire, 84.<br />
lois, 84-86, 90-92; <strong>et</strong> religion, 9, 73-79.<br />
Voir aussi droit coutumier, jeu, prohibition.<br />
loisirs, 32, 71, 93-99, 105, 107, 113,<br />
120, 123. Voir aussi bingos, gagnants,<br />
passe-temps.<br />
lot : origine du mot, 2.<br />
loteries, 11-28, 79-93 ; dépenses sur les,<br />
34,39-54; <strong>et</strong> législation, 90-93. Voir<br />
aussi jeu, <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, pauvr<strong>et</strong>é,<br />
prohibition.<br />
magie, 10, 83, 163. Voir aussi assurance,<br />
astrologie, religion, sorcellerie.<br />
« maisons <strong>de</strong> contrepartie », 140, 166,<br />
168.<br />
maison dl!s pauvres, 101. Voir aussi<br />
passe-temps.<br />
marchés financiers, 138-139,209. Voir<br />
aussi bourse, marchés à terme, spéculation.<br />
marchés à terme, 137, 140, 144, 148-<br />
149, 167, 168-172. Voir aussi spéculation.<br />
mobilité sociale, 54, 56, 73, 79, 80.<br />
monopole, 24, 123, 124, 174, 179-181.<br />
nourriture <strong>de</strong>s pauvres, 101.<br />
253<br />
obligations à prime, 16, 184, 185, 192.<br />
Voir aussi bons d'épargne.<br />
oisiv<strong>et</strong>é, 11,92, 93,97, 116. Voir aussi<br />
paresse, productivité.<br />
optimisme, 72, 203, 204. Voir aussi<br />
chance.<br />
oracles, 8.<br />
ourim <strong>et</strong> tournimm, 2-4, 7. Voir aussi<br />
dés, prise <strong>de</strong> décision, religion, tirage<br />
au sort.<br />
paresse, 82, 104. Voir aussi oisiv<strong>et</strong>é.<br />
passe-temps, 61, 64, 93, 94, 98, 198.<br />
Voir aussi congés, loisirs.<br />
pauvr<strong>et</strong>é, pauvres: <strong>et</strong> le jeu, 16, 17, 18,<br />
23, 32-34, 39-50, 53, 59, 101, 104,<br />
105, 112, 114, 119, 128, 143, 173,<br />
175,217; <strong>et</strong> prohibition, 186-196; <strong>et</strong><br />
taxation, 178-181. Voir aussi classes<br />
sociales.<br />
pègre, 60, 126; <strong>et</strong> la prohibition du<br />
jeu, 186-190.<br />
police, 114, 193-194, 195-196. Voir<br />
aussi prohibition.<br />
population, 79-81, 93, 95, 102, 105, 111.<br />
presse, 107, 112.<br />
prise <strong>de</strong> décision, 8-11 ; dans la Bible,<br />
2-4, 73-74; dans l'islam, 5-6, 75-76.<br />
Voir aussi astrologie, dés, tirage au<br />
sort.<br />
prix, gros lot, 35, 62, 128, 129, 147;<br />
<strong>de</strong>s loteries, 12, 35-38. Voir aussi<br />
jeu, loteries.<br />
productivité <strong>et</strong> jeu, 58, 71, 72, 109,<br />
198. Voir aussi éthique du travail,<br />
oisiv<strong>et</strong>é, paresse.<br />
prohibition, interdiction du jeu, 17, 19,<br />
21, 24, 25, 29, 85, 91-92, 106-111,<br />
115, 149, 173, 180, 186-196, 220.<br />
Voir aussi lois.<br />
promoteurs, 25, 71. Voir aussi entrepreneurs.<br />
provi<strong>de</strong>nce, 73-79. Voir aussi chance,<br />
<strong>de</strong>stin, religion.<br />
psychologie <strong>et</strong> jeu, Il, 31, 222. Voir<br />
aussi sciences sociales.<br />
pubs, 100, 101. Voir aussi alcool,<br />
passe-temps.
254<br />
rang, 88-90, 156, 158, 217. Voir aussi<br />
chance, classes sociales, hiérarchie,<br />
pauvr<strong>et</strong>é, riches <strong>et</strong> richesse.<br />
réfonne morale, 124.<br />
religion <strong>et</strong> <strong>jeux</strong> <strong>de</strong> <strong>hasard</strong>, 1-11, 73-79,<br />
111,124-125. Voir aussi chance, jeu,<br />
provi<strong>de</strong>nce, risque, usure.<br />
riches <strong>et</strong> richesse, 29, 32, 34, 35, 47, 87,<br />
91, 95, 112, 121, 139, 142, 144, 146,<br />
187 ; distribution <strong>de</strong>s richesses, 80,<br />
123, 163, 182; <strong>et</strong> taxes, 178-179.<br />
Voir aussi classes sociales, hiérarchie,<br />
passe-temps, rang, spéculation,<br />
taxation.<br />
risque : théorie <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s envers le,<br />
20-23.<br />
rivalité, 94-106. Voir aussi compétition,<br />
innovation.<br />
sciences sociales, Il, 30. Voir aussi<br />
économistes, psychologie, sociologie.<br />
sociologie, sociologues : <strong>et</strong> le jeu, 32,<br />
54, 212, 217. Voir aussi sciences sociales.<br />
sorcellerie, sorcier, 5, 10, 83, 163. Voir<br />
aussi assurance, astrologie, magie,<br />
religion.<br />
spéculation, 19, 92, 124, 137-172, 216 ;<br />
SPÉCULATION ET JEUX DE HASARD<br />
déstabilisatrice, 150-155; par les administrateurs<br />
du gouvernement,<br />
170-171 ; stabilisatrice, 146-149.<br />
sports, 55, 93-100, 103. Voir aussi loisirs,<br />
passe-temps.<br />
statu quo, 33, 82, 86, 91, 123,211.<br />
IWeepstakes, 41, 132, 135, 192; irlandais,<br />
27, 182. Voir aussi concours.<br />
tabac, l, 57, 65, 79, 208.<br />
taxes, taxation, 22, 23, 28, 118, 173 ; <strong>et</strong><br />
jeu, 173-177. Voir aussi groupes <strong>de</strong><br />
pression, impôts, prohibition.<br />
tempérance, mouvement <strong>de</strong>, 96, 101,<br />
102. Voir aussi alcool.<br />
thé, 1, 79, 100, 102. Voir aussi alcool,<br />
loisirs.<br />
tirage au sort, 3-9, 11, 73-79; à Masada,<br />
4. Voir aussi dés.<br />
tombola, 18,25,26. Voir aussi loteries.<br />
tontines, 161, 163.<br />
tourisme <strong>et</strong> jeu, 60-61,199.<br />
travaux publics : financement <strong>de</strong>, 13-<br />
16, 21, 22, 25, 90, 91, 182-184. Voir<br />
aussi loteries, taxation.<br />
usure, 160-161. Voir aussi risque.<br />
vanité, 18.
Imprimé en France<br />
Imprimerie <strong>de</strong>s Presses Universitaires <strong>de</strong> France<br />
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme<br />
Juin 1993 - N° 39 102