Le Canada comme puissance maritime - Observatoire de la ...

Le Canada comme puissance maritime *
Marc Imbeault
Collège militaire royal de Saint-Jean
* Ce texte a été publié originellement avec quelques modifications dans Naval Gazing : The
Canadian Navy Contemplates its Future, Ann Griffiths et Eric Lehre editeurs, Centre for Foreign
Policy Studies, Dalhousie University, 2010, pp. 109-118.
Une version anglaise remaniée a été publiée en collaboration avec Janine Krieber dans
Canadian Naval Review au printemps 2011.
« Cette chambre reconnaît le devoir qui incombe au peuple canadien, à mesure
plus large mesure les responsabilités de la défense nationale. »
Wilfrid Laurier
Le Canada est une puissance maritime. Sa devise « »
mais
encore pleinement. Je me propose dans
nouvelle approche de la puissance maritime du Canada en développant une
vision de celle-ci ancrée dans la réalité géopolitique : une vision résolument
mais
aussi respectueuse de nos meilleures traditions en
1
.
1
Homme on se reportera à
notre conférence intitulée : «
: Réflexion sur la guerre en
Afghanistan », prononcée lors du colloque intitulé Le nouveau champ de bataille
Collège
militaire royal de Saint-Jea
: www.phigeo.blogspot.com.
Une version légèrement différente de ce texte a été publié sous le même titre en français et traduit en
anglais dans la Revue militaire canadienne, vol. 10, no. 2, 2010 : http://www.journal.forces.gc.ca/vol10/
no2/06-imbeault-fra.asp (consulté le 14 mai 2010).
Page | 1

Le Canada
Le premier homme politique à avoir traduit dans une institution la dimension
éminemment maritime de la géopolitique canadienne est le premier ministre
Wilfrid Laurier qui créa il y un siècle la Marine royale canadienne. La vision de
Laurier peut
nous inspirer. Il pensait, en effet, que
son pays deviendrait une grande nation
je vais tenter de le démontrer maintenant
la marine.
Cette dernière devrait en effet, selon moi, être au du processus par lequel
le Canada pourrait devenir un leader de stature mondiale au cours du XXIe
siècle et au-delà. t dans cette perspective que je vais tenter de répondre à la
question : Quelles sont les paramètres géopolitiques essentiels du Canada comme puissance
?
Pour étayer mon propos je vais procéder en trois étapes.
1. La première portera s
notions politiques de force et de puissance.
2. La seconde traitera de la puissance canadienne en tant que telle.
3. La troisième contiendra des recommandations pour du Canada et
de sa marine à court et à long terme.
prospective et tente
philosophie et de la géopolitique de situer le rang de la puissance maritime
Page | 2

1. Force et puissance
Le Canada
notion de puissance doit être
soigneusement distinguée de trois autres notions qui forment avec elle une
constellation de concepts politiques fondamentaux : le pouvoir, la force et la
violence 2 .
La puissanc
leur réputation que de leur simple réalité.
pas forcément limitée par celles-ci. Freund propose deux exemples qui montrent
bien cette différence entre la puissance, le pouvoir et la force. Ce sont des cas
la nature des phénomènes.
Voici le premier : « , dit-il,
les mêmes hommes
à peu près inapte au combat 3 . » Cet exemple est particulièrement intéressant à la
lumière des théories contemporaines du leadership car il montre ce que peut
accomplir le « leadership transformationnel
elle de nouvelles armes ou même de nouvelles tactiques là-dessus elle se fiera
aux hommes de métier
nc uniquement
2 FREUND, Julien,
, Paris, Sirey, 1965.
3
, p. 136.
Page | 3

Le Canada
par son charisme, sa détermination et sa vison de la mission spirituelle de la
stratégique à grande échelle.
: « le
4 ». Le pouvoir en place et la police
seule
un grand rôle. Napoléon connaissait personnellement chacun des chefs chargés
directement à eux. Seul et désarmé, il réussit à prendre le commandement de la
une cage de fer !) et c
: il remonta vers la capitale
pour reprendre le pouvoir 5 . À La Mure, il fait face au bataillon du 5 e de ligne. Il
se présente alors la poitrine découverte et lance : «
6 veuille tuer son empereur, me voilà.
.
Il est des puissances chancelantes qui possèdent pourtant encore beaucoup de
comparable à celle des États-Unis, peut-être même supérieure, mais sa puissance
entamait pourtant un inéluctable déclin.
4 Le mot est de Chateaubriand, cité par Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Arthème Fayard, 1931,
p.448-449.
5 Réalisant la prophétie : «
tours de Notre-Dame. », Napoléon, p. 448.
6 Sur cet épisode, Napoléon, p. 450.
Page | 4

Le Canada
« ité politique est en perte de puissance,
aucune réussite économique ou matérielle ne saurait compenser,
la ténacité, de la
imployable qui ouvrent sans cesse de nouvelles perspectives et
»
, p.137.
semble être une importance capitale
il existerait un point de non-retour dans la
destinée des collectivités. Un moment à partir duquel la perte de puissance ne
pourrait plus être arrêtée. Une sorte de pente fatale qui conduirait
inéluctablement au décl
superpuissances » apparemment
inattaquable et indestructibles, pourraient être graduellement reléguées au
second plan, les meilleurs chefs ne pouvant que ralentir ce processus de
dissolution.
L omain
barbares plus déterminés que lui à se battre. Machiavel disait que les meilleures
-Esprit comme le croyait le moine Jérôme Savonarole à
Florence, mais il a toujours insisté aussi sur la force morale et la bonne fortune du
chef politique pour expliquer son succès. La force matérielle impressionne, mais
ement, elle se développe au-delà des calculs et des
bilans économiques ou militaires proprement dit. On la reconnaît au fait que le
groupe qui la possède est difficile à vaincre sur le terrain
confronté à un autre groupe disposant de forces matérielles supérieures. Un peu
comme sur un échiquier, lorsq
Page | 5

Le Canada
déterminé.
e, même si elle peut en
faire usage. La violence est inhérente au phénomène politique. Tout État
possède une police, une armée, un « appareil répressif », qui assure son autorité
-être plus ou moins
oquée pour justifier
la torture ou le meurtre. Mais, même si la violence peut, comme le rappelle
Freund 7 , être interprétée comme une manifestation de puissance, elle
constitue pas une
même
impuissance : «
puissance, sinon illusoirement et éphémèrement, à moins de trouver ailleurs un
solide fondement à ses capacités. Les révolutions dégénèrent facilement en
violence, mais elles trouvent ailleurs la base de leur puissance 8 . »
La puissance ne peut donc être réduite à la force un pays ou à la vi il
exerce. Elle repose davantage sur ce est capable d . Encore là faut-il
distinguer entre la force actuelle un pays et sa force potentielle.
que le Canada peut devenir une grande puissance, car son potentiel est immense.
Ce qui lui manque encore temps, la population et la volonté. Ce dernier
aspect est très important et nous y reviendrons plus loin.
7
, p.139.
8
, p.139.
Page | 6

2. La puissance du Canada
Le Canada
qui font de
lui un candidat au statut de superpuissance. On y trouve, en effet, la deuxième
plus grande réserve
au monde9 ainsi que
de pétrole 10 , sans parler de tous ses autres richesses naturelles. Mais, si
ajoute à cela trois façades océaniques et un régime politique stable solidement
appuyé sur des institutions dont les traditions remont mpire britannique,
on peut dire que notre pays représente du point de vue géopolitique une des
grandes puissances
De fait, le Canada connaît une montée en
puissance qui ne semble pas sur le point de ralentir, les autres pays qui
pourraient peut-être rivaliser avec lui étant de point de vue de la puissance
soit en déclin relatif (États-Unis,
(Chine, Inde), sans parler de la dépendance de ces pays vis-à-vis des matières
premières. États-Unis est
le plus typique. Même si sa force
actuelle est incomparable, sa puissance est déclinante. Quant à la Russie, elle
peut certes revendiquer elle aussi un immense territoire et de grandes richesses
pétrolifères, mais pas de façades océaniques comparables à celles du Canada sur
La nouvelle liée au
réchauffement climatique ouvre toutefois de nouvelles perspectives tant pour le
9
Peter H. Gleick,
-2009, p. 198.
Selon cet ouvrage, le Canada possède 3300 km3 10 On trouvera un exposé de ce phénomène appliqué à la province de Québec dans notre conférence
intitulée : «
-Laurent », prononcée à Québec lors du colloque Le
Saint-Laurent en guerre : 1608-2008 et disponible sur le site : www.phigeo.blogspot.com.
Page | 7

Le Canada
Canada que pour la Russie 11 . Dans ces conditions, la montée en puissance du
Canada pourrait devenir quasiment irrésistible. e réchauffement
risque de provoquer un phénomène appelé « immigration écologique » dont
des destinations privilégiées pourrait bien être notre pays. Ce qui aurait
pour effet de remplir la première condition évoquée plus haut pour augmenter
la force du Canada
a population.
Ensuite, le réchauffement devrait permettre le territoire
canadien
, et notamment du grand Nord, dont
on sait maintenant que le sous-sol regorge de richesses. Enfin, si le climat du
Can désavantage, il pourrait bien devenir
rapidement un atout
tempérés du globe. Autrement dit, les inconvénients du réchauffement de la
planète pourront être compensés au Canada par des avantages qui lui
de tirer profit au maximum de son
immense potentiel.
« passage du Nord-Ouest »
et la rivalité entre le Canada et la Russie évoquée p
certain avantage sur son
rival : ses deux autres façades océaniques, surtout
la Russie peut compter sur le Pacifique, la Mer Noire et l , le Canada
aura la possibilité de déployer sa flotte sur trois océans
que, dans ces conditions,
assurer sa
sécurité. Ce sera une priorité autant du point de vue
11
Pour une étude détaillée des dangers et des possibilités ouvertes par le réchauffement de la planète
dans tique canadien, on lira avec intérêt le texte de Ron Huebert intitulé : Canadian Arctic
Economic and Security Implications of Global Warming à paraître dans le recueil intitulé Naval
Gazing - the Canadian Navy Confronts is Future aux Dalhousie's Centre for Foreign Policy Studies.
Page | 8

Le Canada
mi
maintenant à tenir compte de cet impératif dans la planification stratégique de la
défense nationale. C
cette stratégie à court et à long terme.
de la marine canadienne
tenu récemment à San Diego12 13 ,
a conclu son
exposé de manière « humoristique » en montrant un « pédalo
mitraillette et portant le drapeau du Canada. Cet épisode stigmatise la réputation
de la marine canadienne comme étant à la fois faible et mal équipée. Or, dans la
e point démunie. Elle se situe en fait
juste derrière celles de pays comme la Grande-Bretagne ou la France et se
distingue par sa très grande interopérabilité avec les pays alliés notamment
avec celle des États-Unis.
Le domaine dans lequel la marine pourrait peut-être augmenter rapidement sa
force est sa capacité de travailler avec les autres éléments des Forces
canadiennes, tout particulièrement en ce qui concerne les communications. Mais
il faudra que les autres éléments des Forces canadiennes fassent eux aussi les
marine canadienne. Tout simplement parce
que l
que, pendant la Seconde Guerre mondiale, notre pays
12 Bicoastal Counter Terrorism Summit, Halo Corporation, San Diego State University, Visualization
Center, avril 2009.
13
Bicoastal Counter Terrorism
Summit, Halo Corporation, San Diego State University, Visualization Center, avril 2009.
Page | 9

Le Canada
nous conservons
s
niveaux de vie sur la planète 14
canadiennes devraient avoir en vue cette caractéristique essentielle de la
géopolitique canadienne et, par conséquent, appuyer la marine et participer à
son développement et à son rayonnement partout dans le monde.
À long terme la marine devrait devenir le pivot du système de défense et
du Canada. Le développement de la puissance canadienne est
équivoque de sa souveraineté sur les eaux territoriales des trois océans qui
intervenir avec de plus en plus de force au-delà des limites de ses eaux
territoriales pour faire entendre la voix du Canada partout dans le monde. C
pourquoi la marine canadienne doit devenir une force de premier plan au niveau
mondial.
le sur le plan mondial que les Canadiens
et partager les
traditions politiques humanistes qui les caractérisent
e. Car comme le disait
Laurier : « La seule façon de défendre ses idées et ses principes est de les faire
connaître 15 . »
14 90% des échanges commerciaux dans le monde se font par les mers et la richesse des pays
exportateurs comme Canada en dépend. On lira à ce sujet le texte de Bob Davidson et Guillaume
Lafrance, « La nécessité de la sécurité maritime », in Sécurité mondiale, janvier-février 2009, pp. 1-4.
15 Dicocitations, http://www.dicocitations.com/auteur/2605/sir_Wilfrid_Laurier.php, consulté le 26
août 2009.
Page | 10

Le Canada
Car le Canada ne pourra conserver le même type de politique à
ses interventions se limitaient essentiellement à des missions de
maintien de la paix. En devenant une grande puissance, il devra tôt ou tard
assumer le type de politique qui caractérise celles-ci. Autrement dit, il ne sera
plus possible pour le Canada de continuer à penser comme un « petit » pays si sa
Les autres nations ne lui laisseront
pas le choix. Il devra
donc faire preuve de la volonté nécessaire pour jouer le rôle que la conjoncture
Il devra donc avoir
suffisamment de force pour assumer les conséquences de ces décisions, sans
parler de la simple défense de ses intérêts vitaux.
Notons aussi que la stratégie navale suggérée ici n
développement des autres éléments des Forces canadiennes.
le contraire car en appuyant sa philosophie militaire sur la réalité de son territoire, le Canada
pourra assurer la stabilité de sa politique, la prospérité de son économie et le développement
rée
16 . Une intégration dont ont parle depuis longtemps, mais
impossible à réaliser si l
marine au sein du système de défense et, surtout,
des changements cruciaux qu
territoire canadien.
Conclusion
Rappelons pour terminer cette leçon du philosophe Machiavel pour qui la force
morale la détermination est un élément clé de toute équation politique. Sans
elle, la richesse matérielle, la force des armées et la grandeur des institutions
16
Page | 11

Le Canada
en. En ce sens, nous pouvons encore une fois nous
inspirer de Laurier pour énoncer notre recommandation finale à ceux qui se
demandent si la marine canadienne doit rester indépendante ou si elle doit
s
.
la modération du principe énoncé par
canadien au début du siècle dernier en parlant de
vaut toujours : « , disait-il,
multitude de nations libres soumises à un même souverain, mais qui, avant tout,
se doivent à elles-mêmes17 . »
le
-même.
partagent avec lui des valeurs communes et des intérêts
communs, mais il doit aussi défendre jalousement son
indépendance. Or, ces deux objectifs ne sont pas contradictoires
mais complémentaires.
Il est en effet parfaitement possible à la marine canadienne de jouer un rôle dans
actuel des choses, la marine canadienne et le Canada lui-même ne jouent
-ci, les lignes prospectives que
moins long terme. Si, comme je le crois, le Canada est appelé à devenir une
suffisamment puissante et indépendante pou
17 Cité par Réal Bélanger dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, http://www.biographi.ca/,
consulté le 25 août 2009.
Page | 12

Bibliographie
BAINVILLE, Jacques, Napoléon, Arthème-Fayard, Paris, 1931.
BÉLANGER, Réal, Dictionnaire biographique du Canada en ligne, http://www.biographi.ca/.
Le Canada
presentation au Bicoastal
Counter Terrorism Summit, Halo Corporation, San Diego State University, Visualization Center, avril
2009.
DAVIDSON, Bob, LAFRANCE, Guillaume, « La nécessité de la sécurité maritime », in Sécurité
mondiale, janvier-février 2009, pp. 1-4.
DICOCITATIONS, http://www.dicocitations.com/auteur/2605/sir_Wilfrid_Laurier.php
FREUND, Julien, ssence du politique, Paris, Sirey, 1965.
GLEICK, Peter H.,
-2009.
HUEBERT, Ron, Canadian Arctic Economic and Security Implications of Global Warming, conférence
présentée au Strategic Advisory Group, Calgary, Septembre 2009, à paraître dans le recueil intitulé :
Naval Gazing - the Canadian Navy Confronts is Future au Dalhousie's Centre for Foreign Policy Studies.
IMBEAULT, Marc, « rtation des valeurs canadiennes », conférence prononcée à Saint-Jean-
sur-Richelieu lors du colloque Le nouveau champ de bataille, en 2007, disponible sur le site :
www.phigeo.blogspot.com.
IMBEAULT, Marc, «
: Réflexion sur la guerre en Afghanistan »,
Revue militaire canadienne, vol 10, no. 2, pp. 28-32. http://www.journal.forces.gc.ca/vol10/no2/06-
imbeault-fra.asp (consulté le 14 mai 2010).
IMBEAULT, Marc, «
-Laurent », conférence prononcée à Québec
lors du colloque Le Saint-Laurent en guerre : 1608-2008, disponible sur le site :
www.phigeo.blogspot.com.
IMBEAULT, Marc et MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Économies, Paris, Frison-Roche, 1997.
IMBEAULT, Marc et MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Pouvoirs, Lausanne,
2003.
http://www.navy.forces.gc.ca/.
LAURIER, Wilfrid, Le Canada et la marine, Discours prononcé par le Très Honorable Sir Wilfrid
canadien, Ottawa, 1913.
MACHIAVEL, Le Prince, trad. de Jean Anglade, Paris, Le Livre de Poche, 1972.
Page | 13

Le Canada
Point de mire. Stratégie de la marine pour 2020, Défense nationale, Direction de la stratégie maritime,
disponible sur le site de la marine canadienne, http://www.navy.forces.gc.ca/.
SCHULL, Joseph, Laurier. The First Canadian, Toronto, MacMillan of Canada, 1965.
WILLIAM, Donald, Le choc des temps, Paris, Frison-Roche, 2000.
WILLIAM, Donald, Le temps des rivalités, Sainte-Foy, Fleurs de Lys, 2002.
Page | 14