A Le viaduc de la rivière Pecos aux Etats-Unis. Chemin de fer du Southern Pacific. Extrait de La Nature. 1893. m'inonde. Le chauffeur a dirigé sur moi sa lance d'arrosage. Je quitte la plate-forme et me col<strong>le</strong> contre l'arrière du tender dont l'évasement me protège, et la cataracte passe inoffensive au-dessus de ma tête. Les doigts me démandent d'escalader <strong>le</strong> tender et de lapider <strong>le</strong> mauvais plaisant à coups de gail<strong>le</strong>ttes. Oui, mais en ce cas il m'assommera avec l'aide du mécanicien ; aussi je m'abstiens. Au prochain arrêt, même jeu. Cette fois, au départ, <strong>le</strong>s deux gardes-frein se tiennent sur la première plateforme. Je devine <strong>le</strong>ur intention : ils veu<strong>le</strong>nt me barrer la route. Impossib<strong>le</strong> de reprendre la seconde plate-forme et de la traverser pour remonter sur la première. Au moment où <strong>le</strong> fourgon arrive à ma hauteur, ils <strong>le</strong> quittent et demeurent un de chaque côté de la voie. Je saute sur la seconde, avec la certitude qu'immédiatement ils vont m'y suivre et m'y cerner. C'est un piège en règ<strong>le</strong>, mais il existe encore une issue: mon avenir est en l'air. Je me garde bien d'attendre mes poursuivants. J'escalade la balustrade de fer de la plate-forme et me dresse sur <strong>le</strong> volant du frein à main. Mais l'avance de quelques secondes que je possédais est perdue et j'entends des deux côtés des pas sur <strong>le</strong>s marchepieds. Pas <strong>le</strong> temps de regarder. J'étends <strong>le</strong>s bras au-dessus de ma tête et place <strong>le</strong>s mains sur la courbe que décrivent en bout <strong>le</strong>s toitures des deux wagons, une main sur chacun d'eux. Pendant ce temps, <strong>le</strong>s gardes ont monté. Je <strong>le</strong> sens, bien que je sois trop occupé pour m'en assurer. Toute cette scène s'est déroulée en quelques secondes. Je fais un appel des jambes et me voilà soutenu en équilibre sur <strong>le</strong>s mains. A l'instant même où je raccourcis <strong>le</strong>s jambes, <strong>le</strong>s gardes s'élancent pour me saisir et n'attrapent que <strong>le</strong> vide. Je <strong>le</strong>s vois en baissant la tête, et j'entends <strong>le</strong>urs imprécations. Ma situation est des plus précaires : je suis écartelé sur l'espace qui sépare <strong>le</strong>s deux fourgons. D'un mouvement rapide et précis je place <strong>le</strong>s deux mains sur la courbe d'un des fourgons et <strong>le</strong>s deux pieds sur l'autre. Puis m'agrippant au bord de la déclivité, je parviens à atteindre la partie plane du toit et je m'assieds pour reprendre ha<strong>le</strong>ine, tout en me retenant à un ventilateur qui dépasse. Me voilà «sur <strong>le</strong> pont», comme nous disons pour qualifier cette manière de voyager. Permettez-moi d'avancer que seul un hobo jeune et fort peut se risquer à pareil exercice sur un train de voyageurs ; par surcroît, il lui faut des nerfs solides. Bref, <strong>le</strong> train continue sa route. Je me sens en sûreté jusqu'au prochain arrêt... mais pas plus loin : si je ne déloge pas du toit à temps, <strong>le</strong>s gardes me lapideront de morceaux de ballast. Un vigoureux gaillard peut lancer et laisser tomber sur <strong>le</strong> haut d'un toit, comme «une goutte de rosée», un bon petit chanteau de roc, disons dans <strong>le</strong>s cinq à vingt livres. D'autre part, il y a de fortes probabilités pour qu'au prochain arrêt <strong>le</strong>s gardes attendent ma descente à l'endroit même où je suis monté. A moi de savoir déguerpir. Tout en nourrissant <strong>le</strong> fervent espoir qu'il n'existe aucun tunnel sur <strong>le</strong> prochain kilomètre, je me redresse et longe <strong>le</strong>s toits de cinq ou six voitures. Je vous affirme que pour une balade de ce genre, il vaut mieux laisser derrière soi toute timidité : <strong>le</strong> dessus des compartiments à voyageurs n'est point construit pour s'y promener à minuit. Celui qui serait d'opinion contraire n'a qu'à essa yer. Que cet amateur se déplace sur un wagon tanguant et cahotant, sans autre point d'appui que <strong>le</strong> vide obscur, et lorsqu'il gagnera <strong>le</strong> bout d'un toit incurvé vers <strong>le</strong> sol, mouillé de rosée et glissant, qu'il prenne son élan pour sauter sur <strong>le</strong> toit voisin. Croyez-moi, après cette expérience, l'amateur bénévo<strong>le</strong> saura s'il a <strong>le</strong> cœur bien placé ou s'il est sujet au vertige ! Au premier ra<strong>le</strong>ntissement, je me laisse cou<strong>le</strong>r sur la plate-forme. Personne. Dès l'arrêt, je me glisse sur la voie. En tête, entre la machine et moi, deux lanternes vont et viennent. On me cherche sur <strong>le</strong>s toitures. Je prends pourtant <strong>le</strong> temps de remarquer que <strong>le</strong> wagon voisin est équipé avec des boggies à quatre roues. (Quand on voyage en dessous, sur <strong>le</strong>s tring<strong>le</strong>s, éviter comme la peste <strong>le</strong>s boggies à six roues : ils provoquent des catastrophes !) Je plonge sous la voiture et tâtonne pour trouver <strong>le</strong>s tring<strong>le</strong>s : je me félicite que <strong>le</strong> train soit immobi<strong>le</strong>. C'est la première fois que je m'aventure sous un wagon du Canadian Pacific et <strong>le</strong>s aménagements de l'infrastructure me sont nouveaux. J'essaye de me caser entre <strong>le</strong> dessus du boggie et <strong>le</strong> plancher de la voiture ; mais l'espace libre est trop resserré. Aux Etats-Unis, j'ai l'habitude de m'insinuer sous des trains en p<strong>le</strong>ine marche. J'empoigne <strong>le</strong> longeron et je lance <strong>le</strong>s pieds sur <strong>le</strong> triang<strong>le</strong> du frein ; de là je me glisse sur <strong>le</strong> boggie, puis à l'intérieur, où je m'assieds sur la traverse. Voyons ici: tâtonnant dans <strong>le</strong>s ténèbres, je me rends compte d'un certain espace entre <strong>le</strong> triang<strong>le</strong> et <strong>le</strong> sol ; il est étroit et je dois y ramper à plat ventre. Une fois dans <strong>le</strong> boggie, je m'instal<strong>le</strong> sur la traverse, tout en me demandant ce que mes poursuivants pensent de ma disparition. Ils ne s'occupent plus de moi 2 . Mais est-ce bien sûr?... A la première station, j'aperçois une lumière sous l'extrémité de la voiture. Voici <strong>le</strong> moment de déguerpir, et sans tarder. Je repasse sous <strong>le</strong> triang<strong>le</strong>. Mais ils m'ont repéré. A quatre pattes, je traverse la voie et, reprenant ma course vers la tête du train, je disparais dans l'ombre protectrice. La situation se renouvel<strong>le</strong>. Il faut que <strong>le</strong> train me rejoigne. Il repart. Une lanterne bril<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> premier fourgon : je me dissimu<strong>le</strong> et laisse passer <strong>le</strong> garde aux aguets. Mais un autre qui se trouve sur la seconde plateforme m'avise et appel<strong>le</strong> son acolyte. Tous deux descendent. Bah ! Je prendrai la toiture du troisième fourgon. Tonnerre! Sur celui-là encore une lanterne! C'est <strong>le</strong> conducteur. Je <strong>le</strong> laisse passer. En tout cas, je sais maintenant que toute l'équipe est en avant. Je fais demi-tour et fi<strong>le</strong> vers la queue ; <strong>le</strong>s trois lanternes suivent la voie. J'accélère et la moitié du train m'a déjà dépassé quand je l'escalade. Je n'ignore pas que <strong>le</strong>s trois loups affamés m'auront rejoint dans deux secondes. Je me dresse sur <strong>le</strong> volant de frein et hop ! sur <strong>le</strong> toit ; tandis que groupés sur la plate-forme, comme des chiens qui ont forcé un chat à se réfugier dans un arbre, ils hur<strong>le</strong>nt des malédictions à mon adresse et prononcent sur mes ancêtres des appréciations peu flatteuses. Que m'importe ! Avec <strong>le</strong> mécanicien et <strong>le</strong> chauffeur, ils sont cinq contre moi, soutenus par la majesté de