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LES VOIES DU SEIGNEUR - Jacques-Youenn de QUELEN

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Père Philippe-Emmanuel RAUSIS o.p.<br />

<strong>LES</strong> <strong>VOIES</strong> <strong>DU</strong> <strong>SEIGNEUR</strong><br />

L'art <strong>de</strong> choisir son chemin<br />

Avertissement <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> la présente copie et pour information :<br />

Ce texte est la copie d’un ouvrage, maintenant épuisé, édité en 1995 par<br />

les Editions La joie <strong>de</strong> lire, 8 cours <strong>de</strong>s Bastions, CH-1205 Genève.<br />

Tous droits étant réservés pour tous pays. (ISBN 2-88258-054-1, dépôt légal :<br />

avril 1995. ; imprimé en Italie), cette copie est à usage privé et ne saurait<br />

être commercialisée. <strong>Jacques</strong>-<strong>Youenn</strong> <strong>de</strong> <strong>QUELEN</strong><br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

Introduction<br />

La voie du prophète<br />

La voie du sage<br />

La voie <strong>de</strong> l’artisan<br />

La voie du prêtre<br />

La voie du moine<br />

La voie du mystique<br />

La voie du chevalier<br />

Introduction<br />

L'homme est libre, comme est libre un voilier sur l'océan.<br />

Celui qui tient la barre, en effet a tout loisir <strong>de</strong> choisir son cap.<br />

Mais il ne déci<strong>de</strong> ni <strong>de</strong> la vitesse du vent, ni <strong>de</strong> sa direction. Il<br />

peut choisir, à la limite, d'aller contre le vent et <strong>de</strong> le remonter<br />

en louvoyant ; pourtant, à ce jeu-là, il n’avancera pas à gran<strong>de</strong><br />

allure et s’épuisera rapi<strong>de</strong>ment. Il peut aussi chercher à tirer<br />

profit du vent dominant et <strong>de</strong>ssiner sa route en fonction <strong>de</strong>s<br />

conditions météorologiques. Il n’en arrivera que plus vite à<br />

bon port et son voyage n’en serra que plus agréable.<br />

La traduction d’un superbe quatrain du poète espagnol<br />

Antonio Machado dit ceci :<br />

“Marin, il n’est pas <strong>de</strong> chemin<br />

Le chemin se fait en allant<br />

Marin, il n’est pas <strong>de</strong> chemin<br />

Que ta trace sur l’océan . ”<br />

Certes, il n’existe pas <strong>de</strong> voies toutes tracées et l’on<br />

s’égare bien souvent ; mais il est au moins <strong>de</strong>s repères, pour<br />

que se fasse le chemin, en harmonie avec les rythmes <strong>de</strong> sa<br />

propre vie ou avec ce que l’auteur brésilien Paolo Coelho<br />

appelle très joliment “sa légen<strong>de</strong> personnelle”. Tel est l’art du<br />

chemin par lequel on <strong>de</strong>vient capable d’élire sa voie. De tout<br />

temps, cette quête a été cruciale pour l’homme désireux <strong>de</strong><br />

donner un sens à sa vie. Or, nous pressentons que ce sens<br />

n’apparaît que dans la mesure où notre vie est utile aux autres,<br />

1<br />

où elle entre dans un projet qui nous dépasse et auquel elle<br />

contribue, bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> notre naissance et <strong>de</strong><br />

notre mort. Les constructeurs <strong>de</strong> cathédrales, au Moyen Age,<br />

consacraient leur vie entière à tailler <strong>de</strong>s pierres ou à créer <strong>de</strong>s<br />

charpentes <strong>de</strong> bois, en sachant très bien que ni eux, ni leurs<br />

enfants ou leurs petits-enfants ne verraient jamais l’œuvre<br />

achevée. Mais cela n’avait pas d’importance. Ce qui comptait,<br />

c’était d’apporter sa propre pierre à l’édifice, en sachant que<br />

cela contribuait à la gloire du Créateur. Aujourd’hui, dans un<br />

mon<strong>de</strong> pressé où seul importe le résultat, il serait bon <strong>de</strong> se<br />

remettre à l’école <strong>de</strong>s maîtres d’œuvre d’autrefois.<br />

Ce qui donne sens à ce que nous sommes ou à ce que nous<br />

faisons, vient d’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nous. Il faut que notre vie entre<br />

dans le dynamisme d’un appel qui lui soit adressé d’ailleurs et<br />

qui puisse donner à nos entreprises, si mo<strong>de</strong>stes soient-elles, la<br />

promesse d’un achèvement dont, seuls, nous sommes<br />

incapables. Mais encore faut-il entendre cet appel. Dans une<br />

civilisation si bruyante, comment percevoir le “souffle<br />

imperceptible du vent” qui appela Elie hors <strong>de</strong> chez lui ?<br />

Si l’homme est un être poussé, mû par <strong>de</strong>s pulsions que<br />

lui impose la nature, il est aussi un être appelé, voué à un<br />

<strong>de</strong>stin qui intègre et surpasse la nature. C’est sur ce champ<br />

qu’il trouvera son vrai visage humain. “Appeler”, en latin, se<br />

dit “vocare”, d’où nous vient le terme <strong>de</strong> vocation. Trop<br />

longtemps, ce mot a été mal compris, réservé à l’élite <strong>de</strong> ceux<br />

qui affirmaient “avoir la vocation”. Mais tout homme a sa<br />

vocation, son appel, son chemin. Vocation universelle à la<br />

sainteté, enseigne l’Eglise, c’est-à-dire à la perfection <strong>de</strong><br />

l’amour. Et cette perfection ne se réalise pas <strong>de</strong> la même<br />

manière pour les uns ou les autres. Chacun aura sa manière<br />

originale d’élaborer, dans le secret <strong>de</strong> sa propre alchimie, l’or<br />

philosophal <strong>de</strong> son unique <strong>de</strong>stinée. Ce qui est bon pour l’un<br />

ne l’est pas forcément pour l’autre. Et cette diversité <strong>de</strong> la<br />

création rend hommage à la majesté du Créateur.<br />

Ouïr la voix, pour élire sa voie. Tel est le sujet <strong>de</strong> notre<br />

réflexion. Si les activités humaines sont innombrables, elles<br />

peuvent, néanmoins, se ramener à quelques domaines<br />

spécifiques. Nous avons opté pour sept formes <strong>de</strong> vocation –<br />

sept voies – qui recouvrent assez bien le champ <strong>de</strong>s<br />

possibilités s’offrant à celui ou à celle qui veut situer son<br />

choix, pour mieux répondre à l’appel qui retentit dans le fond<br />

<strong>de</strong> son cœur. Ces différentes voies seront décrites à partir <strong>de</strong><br />

sept personnages bibliques, dont le point commun est d’avoir<br />

vécu cette expérience <strong>de</strong> l’appel et d’y avoir pleinement<br />

répondu. Leurs exemples permettront d’illustrer concrètement<br />

notre propos.<br />

Le chiffre sept est symbolique. Il est omniprésent dans la<br />

littérature sacrée. Il correspond aux sept couleurs qui résultent<br />

<strong>de</strong> la décomposition d’une même lumière, aux sept notes <strong>de</strong> la<br />

gamme qui, ne forment qu’une seule harmonie, aux sept jours<br />

<strong>de</strong> la semaine, qui ne sont consacrés qu’à une œuvre unique.<br />

Le nombre sept peut aussi être représenté par le chan<strong>de</strong>lier à<br />

sept branches, par les sept cieux <strong>de</strong> la science astrologique, par<br />

les sept sacrements, ou encore par la combinaison <strong>de</strong>s trois<br />

vertus théologales – foi, espérance et charité – et <strong>de</strong>s quatre<br />

vertus cardinales – pru<strong>de</strong>nce, justice, force et tempérance –<br />

qui forment un ternaire, en lien avec le ciel, et un quaternaire,<br />

en lien avec la terre.<br />

Parmi les voies que nous allons décrire, on distinguera la<br />

voie du prophète, la voix du sage, la voie <strong>de</strong> l’artisan, la voie<br />

du prêtre, la voie du moine, la voie du mystique et la voie du<br />

chevalier. Comme nous l’avons dit, chacune d’entre elles sera<br />

mise en lien avec une figure <strong>de</strong> la Bible. La première avec


celle <strong>de</strong> Moïse, la secon<strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Salomon, la troisième celle<br />

<strong>de</strong> Noé, la quatrième celle d’Abraham, la cinquième celle<br />

d’Elie, la sixième celle <strong>de</strong> Saint Jean, l’ami du Christ, et la<br />

septième celle <strong>de</strong> David. Et <strong>de</strong> la même manière que toutes ces<br />

vocations représentent les différentes facettes d’un seul et<br />

unique appel, toutes seront reprises et menées à leur perfection<br />

par la figure <strong>de</strong> Jésus-Christ. Au premier coup d’œil, ces sept<br />

voies pourront paraître sans grand rapport avec la vie <strong>de</strong>s<br />

hommes contemporains : les figures du sage, du moine ou du<br />

prophète ne sont pas très courantes dans notre paysage<br />

quotidien. Pourtant, à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, on se rendra<br />

compte que ces figures sont capitales, qu’elles représentent les<br />

emblèmes <strong>de</strong>s différentes possibilités offertes à qui veut<br />

s’engager, quels que soient son métier, son rôle, son état.<br />

Notre méditation prend appui sur la Bible. Par le fait<br />

même, elle court le risque <strong>de</strong> favoriser les gran<strong>de</strong>s figures<br />

masculines dont l’Ecriture fait mémoire. Toutefois cela ne<br />

signifie aucunement que les femmes soient exclues <strong>de</strong> cette<br />

réflexion. Bien au contraire ! Elles ne sont d’ailleurs pas<br />

absentes <strong>de</strong> la Bible ; que l’on pense à <strong>de</strong>s figures telles que<br />

Esther, Judith, Ruth ou encore Marie-Ma<strong>de</strong>leine. Le temps est<br />

venu <strong>de</strong> redécouvrir le rôle essentiel <strong>de</strong> la femme dans<br />

l’histoire du salut. Toutes ces vocations féminines, parfois<br />

discrètes mais jamais secondaires, culminent dans la figure <strong>de</strong><br />

celle qui se présente à tout chrétien comme le modèle par<br />

excellence : Marie, la Mère <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> tous les vivants. Le<br />

secret <strong>de</strong> la femme, c’est qu’elle sait, bien souvent mieux que<br />

l’homme, se conformer entièrement aux <strong>de</strong>sseins mystérieux<br />

du Seigneur. Marie l’a bien montré.<br />

Tous, nous sommes invités à témoigner <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s<br />

chemins possibles qui s’ouvrent <strong>de</strong>vant nous. Il faut en choisir<br />

un, si l’on veut arriver quelque part. Selon l’image <strong>de</strong> saint<br />

Paul (1 Corinthiens 12, 12-30), nous faisons tous partie du<br />

même corps, mais chacun y trouve sa fonction : la main n’est<br />

pas la bouche, la bouche n’est pas le pied. Et toute<br />

compétence ne s’acquiert qu’au terme d’une patiente<br />

persévérance. Comme dit la sagesse populaire : s’il y a une<br />

nappe phréatique à dix mètres sous terre, il ne suffit pas, pour<br />

l’atteindre, <strong>de</strong> creuser dix trous d’un mètre. Il est vrai que tout<br />

homme, créé à l’image <strong>de</strong> Dieu, possè<strong>de</strong> en lui l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

possibilités. De par son baptême, qui restaure cette image<br />

divine, le chrétien est prêtre, roi, prophète et bien d’autres<br />

choses encore. Mais cela n’empêche pas que nous ayons<br />

davantage <strong>de</strong> talents pour telle ou telle mission : comme dans<br />

la parabole, il s’agit <strong>de</strong> les faire fructifier (Matthieu 25, 14-<br />

30). C’est ensemble que nous formons l’Homme total, au sein<br />

duquel chacun doit apprendre à tenir sa place. Il faut savoir<br />

quelle est sa propre voie et savoir y persévérer. Celui qui veut<br />

construire une tour, doit d’abord s’asseoir et réfléchir, pour<br />

savoir s’il parviendra au terme <strong>de</strong> son entreprise (Luc 14, 28-<br />

30). En élisant un chemin, parmi les autres, l’homme apprend<br />

à se réaliser et parvient à développer, peu à peu, toutes les<br />

potentialités qui dorment en lui. Et la fidélité à son propre<br />

choix sera la clef <strong>de</strong> son succès. Chacun est responsable d’une<br />

voie et il lui appartient d’en rendre témoignage, pour éclairer<br />

ses compagnons qui sont, eux aussi, en quête <strong>de</strong> l’ultime<br />

vérité. Si cette réflexion permettait au lecteur <strong>de</strong> mieux<br />

discerner sa propre vocation et <strong>de</strong> s’y engager, nous n’aurions<br />

pas écrit en vain.<br />

2<br />

LA VOIE <strong>DU</strong> PROPHÈTE<br />

“Moïse faisait paître le petit bétail <strong>de</strong> Jéthro, son beau-père,<br />

prêtre <strong>de</strong> Madiân ; il l’emmena par-<strong>de</strong>là le désert et parvint à<br />

la montagne <strong>de</strong> Dieu , l’Horeb. L’ange <strong>de</strong> Yahvé lui apparut,<br />

dans une flamme <strong>de</strong> feu, du milieu d’un buisson. Moïse<br />

regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se<br />

consumait pas. Moïse dit : - « Je vais faire un détour pour<br />

voir cet étrange spectacle, et pourquoi le buisson ne se<br />

consume pas. » Yahvé vit qu’il faisait un détour pour voir, et<br />

Dieu l’appela du milieu du buisson. - « Moïse, Moïse », dit il,<br />

et il répondit : - « Me voici. » Il dit : - « N’approche pas d’ici,<br />

retire tes sandales <strong>de</strong> tes pieds car le lieu où tu te tiens est une<br />

terre sainte. » Et il dit : - « Je suis le Dieu <strong>de</strong> tes pères, le<br />

Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu <strong>de</strong> Jacob. » Alors<br />

Moïse se voilà la face, car il craignait <strong>de</strong> fixer son regard sur<br />

Dieu. Yahvé dit : - « J’ai vu, j’ai vu la misère <strong>de</strong> mon peuple<br />

qui est en Egypte. J’ai entendu son cri <strong>de</strong>vant ses<br />

oppresseurs ; oui, je connais ses angoisses. Je suis <strong>de</strong>scendu<br />

pour le délivrer <strong>de</strong> la main <strong>de</strong>s Egyptiens et le faire monter <strong>de</strong><br />

cette terre vers une terre plantureuse et vaste, vers une terre<br />

qui ruisselle <strong>de</strong> lait et <strong>de</strong> miel (…). Maintenant va, je t’envoie<br />

auprès <strong>de</strong> Pharaon, fais sortir d’Egypte mon peuple, les<br />

Israélites ! »<br />

Exo<strong>de</strong> 3, 1-10<br />

Moïse est révolté par les injustices dont ses frères sont<br />

victimes en Egypte. Cette révolte va tout bouleverser dans sa<br />

vie : elle sera le détonateur <strong>de</strong> sa vocation. Dans un premier<br />

temps, Moïse a fui ce pays dont le nom signifie “la terre<br />

noire” et s’est réfugié au désert <strong>de</strong> Madiân. Là, à l’abri <strong>de</strong> la<br />

colère <strong>de</strong> Pharaon, il s’apprête à couler une existence<br />

heureuse, avec la femme qu’il a rencontrée près d’un puits :<br />

Çippora. Mais Dieu a d’autres vues sur lui. Il ne suffit pas<br />

qu’il se soit libéré du joug <strong>de</strong> l’oppresseur, il faut aussi qu’il<br />

en délivre ses compatriotes ; celui qui a été miraculeusement<br />

“sauvé <strong>de</strong>s eaux” par Dieu <strong>de</strong>vra, à son tour, sauver ses<br />

compatriotes <strong>de</strong>s flots tumultueux et <strong>de</strong> la rage <strong>de</strong> Pharaon. Au<br />

désert, Moïse rencontre le Seigneur, qui se manifeste à lui et<br />

lui fait connaître sa volonté : il faut qu’il retourne en Egypte et<br />

qu’il en fasse sortir les Hébreux. La révolte qui brûlait au cœur<br />

du prophète, c’était déjà l’action <strong>de</strong> Dieu. Mais ici, le Seigneur<br />

le convoque directement et lui assigne une mission, en faveur<br />

du peuple qu’il s’est choisi.<br />

Moïse est la figure par excellence du prophète. La<br />

vocation prophétique est peut-être la plus caractéristique <strong>de</strong><br />

toutes les vocations : l’homme y est directement saisi par la<br />

main <strong>de</strong> Dieu qui le choisit pour en faire l’instrument <strong>de</strong> sa<br />

justice. Si le sage recherche Dieu et si le mystique se plonge<br />

en Lui, le prophète est saisi par Sa main puissante et Son bras<br />

vigoureux. Et cela n’arrivait pas seulement autrefois : tout au<br />

long <strong>de</strong> l’histoire du salut, ce miracle se reproduit. Que l’on<br />

pense à <strong>de</strong>s hommes tels que Gandhi, Martin Luther King ou<br />

Oscar Romero, pour ne citer que quelques uns <strong>de</strong> nos<br />

contemporains. Et ces exemples, pour spectaculaires qu’ils<br />

soient, ne doivent pas nous faire oublier les innombrables<br />

témoignages cachés qui révèlent un véritable courage<br />

prophétique. Chaque fois que quelqu’un s’élève contre<br />

l’injustice ou le mensonge, il agit, même sans le savoir, au<br />

nom du Dieu <strong>de</strong> Moïse.<br />

A Moïse, Dieu fait promesse <strong>de</strong> la terre : “une terre<br />

où ruisselle le lait et le miel”. Et guidé par la Provi<strong>de</strong>nce, le<br />

prophète va conduire son peuple, à travers le désert, vers une<br />

liberté dont ils ne savent rien encore. Car son rôle ne se borne


pas à conduire les Hébreux vers la terre promise, mais à les<br />

doter <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s institutions civiles et religieuses, fondant,<br />

pour ainsi dire, la culture, la religion et la société juives.<br />

« Yahvé dit à Moïse ; - « Monte vers moi sur la montagne et<br />

<strong>de</strong>meure là, que je te donne les tables <strong>de</strong> pierre – la loi et le<br />

comman<strong>de</strong>ment – que j’ai écrites pour leur instruction. » (…)<br />

La gloire <strong>de</strong> Yahvé s’établit sur le mont Sinaï, et la nuée le<br />

couvrit pendant six jours. Le septième jour, Yahvé appela<br />

Moïse du milieu <strong>de</strong> la nuée. L’aspect <strong>de</strong> la gloire <strong>de</strong> Yahvé<br />

était celui d’une flamme dévorante au sommet <strong>de</strong> la montagne.<br />

Moïse entra dans la nuée et monta sur la montagne. (…)<br />

Lorsque Moïse re<strong>de</strong>scendit <strong>de</strong> la montagne du Sinaï, il ne<br />

savait pas que la peau <strong>de</strong> son visage rayonnait, parce qu’il<br />

avait parlé avec Dieu (…). Ensuite, tous les Israélites<br />

s’approchèrent, et il leur ordonna tout ce dont Yahvé avait<br />

parlé sur le mont Sinaï. » (Exo<strong>de</strong> 24, 12-13 ; 16-18. 34, 29-<br />

32.)<br />

Ainsi, à partir d’une expérience éminemment spirituelle,<br />

Moïse se voit conférer une mission politique, au sens le plus<br />

noble <strong>de</strong> ce terme. Bien souvent il en va <strong>de</strong> même pour les<br />

autres prophètes : leur expérience <strong>de</strong> Dieu les a<br />

momentanément tirés hors du mon<strong>de</strong>, propulsés dans un faceà-face<br />

ineffable dont ils reviennent revêtus <strong>de</strong> puissance et<br />

porteurs d’un message. Aussitôt, Dieu les renvoie vers leurs<br />

semblables. Dorénavant, c’est dans le champ <strong>de</strong> l’histoire<br />

concrète <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes, qu’il leur incombe <strong>de</strong><br />

faire fructifier les promesses <strong>de</strong> salut. Secouer le joug d’un<br />

peuple, lui rendre sa dignité, faire renaître en lui l’espérance,<br />

afin qu’il reconnaisse la majesté du Tout-Puissant, telle est la<br />

tâche assignée au prophète.<br />

Mais avant <strong>de</strong> gagner la terre promise où la vie, enfin,<br />

sera possible, une épreuve doit être surmontée par les<br />

Hébreux : la traversée <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s eaux… Pour eux, la mer,<br />

peuplée <strong>de</strong> monstres, est un lieu terrifiant. Contrairement aux<br />

eaux d’en haut – les eaux douces – qui sont source <strong>de</strong> vie,<br />

celles d’en bas – les eaux amères – symbolisent la mort.<br />

« Dieu fit le firmament qui sépara les eaux qui sont sous le<br />

firmament d’avec les eaux qui sont au-<strong>de</strong>ssus du<br />

firmament… » (Genèse 1, 7). Ce thème <strong>de</strong> la séparation, entre<br />

la vie et la mort, entre le pur et l’impur, est essentiel à toute la<br />

pensée juive. Armé <strong>de</strong> son seul bâton, Moïse va, à son tour,<br />

séparer les eaux <strong>de</strong> la Mer Rouge, pour permettre à son peuple<br />

<strong>de</strong> passer <strong>de</strong> la mort à la vie. C’est ainsi que Dieu consacre son<br />

peuple, c’est-à-dire qu’il le sépare <strong>de</strong>s autres nations. Mais,<br />

pour accomplir sa mission, Moïse <strong>de</strong>vra convaincre <strong>de</strong>s<br />

hommes en fuite, qui ne réagissent qu’en fonction <strong>de</strong> leur<br />

peur. Guidé par le Seigneur, il se met à la tête <strong>de</strong> ce peuple<br />

affolé par la mort, pour le conduire au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> lui-même.<br />

« Yahvé dit à Moïse : - « Pourquoi crier vers moi ? Dis<br />

aux Israélites <strong>de</strong> repartir. Toi, lève ton bâton, étends ta main<br />

sur la mer et fends-la, que les Israélites puissent pénétrer à<br />

pied sec au milieu <strong>de</strong> la mer » (…). Moïse étendit la main sur<br />

la mer, et Yahvé refoula la mer toute la nuit par un fort vent<br />

d’est ; il la mit à sec et toutes les eaux se fendirent. Les<br />

Israélites pénétrèrent à pied sec au milieu <strong>de</strong> la mer, et les<br />

eaux leur formaient une muraille à droite et à gauche. Les<br />

Egyptiens les poursuivirent, et tous les chevaux <strong>de</strong> Pharaon,<br />

ses chars et ses cavaliers pénétrèrent à leur suite au milieu <strong>de</strong><br />

la mer (…). Yahvé dit à Moïse : - « Etends ta main sur la mer,<br />

que les eaux refluent sur les Egyptiens, sur leurs chars et sur<br />

leurs cavaliers. » Moïse étendit la main sur la mer et, au point<br />

du jour, la mer rentra dans son lit. Les Egyptiens en fuyant la<br />

rencontrèrent, et Yahvé culbuta les Egyptiens au milieu <strong>de</strong> la<br />

mer. » (Exo<strong>de</strong> 14, 15-16 ; 26-27).<br />

3<br />

Ce récit est porteur d’un riche enseignement. Il nous<br />

rappelle que la première expérience <strong>de</strong> Dieu, que fait le peuple<br />

élu, est celle d’un Dieu libérateur. Pour la première fois, peutêtre,<br />

dans l’histoire <strong>de</strong>s hommes, un génoci<strong>de</strong> se prépare : les<br />

Egyptiens sont résolus à exterminer les Hébreux. Mais Dieu a<br />

entendu la clameur <strong>de</strong> son peuple et il <strong>de</strong>scend pour l’arracher<br />

<strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> l’oppresseur. Et plus encore, cette histoire est<br />

source d’espérance pour tant <strong>de</strong> peuples opprimés qui ploient<br />

sous le joug <strong>de</strong> l’oppression, <strong>de</strong> la torture ou <strong>de</strong> la guerre. Dieu<br />

est un Dieu fidèle. En même temps qu’il montre son cœur, Il<br />

révèle son nom : « Je suis celui qui est » (Exo<strong>de</strong> 3, 4), dit le<br />

texte français. Mais il serait plus juste <strong>de</strong> traduire : « Je suis<br />

celui qui sera ». C’est-à-dire : c’est dans la constance <strong>de</strong> mon<br />

amour, dans la fidélité <strong>de</strong> ma présence, que vous apprendrez à<br />

me connaître ; ce que je suis ne vous apparaîtra clairement que<br />

plus tard. Témoin <strong>de</strong> cette compassion du Dieu libérateur,<br />

Moïse est envoyé vers les siens. Son amour <strong>de</strong> Dieu ne se<br />

dissocie pas <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> son peuple. Comme le dit le<br />

théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, c’est d’un seul<br />

mouvement que le croyant vit avec Dieu et avec les hommes ;<br />

uni à Dieu, il ne cherche pas pour autant à s’éva<strong>de</strong>r <strong>de</strong><br />

l’histoire humaine concrète.<br />

Plus tard, pourtant, en dépit <strong>de</strong>s prodiges qu’il a vu se<br />

réaliser , le peuple, errant dans le désert du Sinaï, se retourne<br />

contre le prophète. « Que ne sommes-nous morts <strong>de</strong> la main<br />

<strong>de</strong> Yahvé au pays d’Egypte, quand nous étions assis auprès <strong>de</strong><br />

la marmite <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> et mangions du pain à satiété ! A coup<br />

sûr, tu nous a amenés dans ce désert pour faire mourir <strong>de</strong> faim<br />

toute cette multitu<strong>de</strong> » (Exo<strong>de</strong> 16, 3). Il faut bien mesurer la<br />

dimension tragique <strong>de</strong> cet épiso<strong>de</strong> : les hommes préfèrent<br />

quelquefois revenir à leur ancien esclavage, plutôt que <strong>de</strong><br />

courir le risque intégral <strong>de</strong> la libération. Le prophète doit alors<br />

dénoncer les puissances <strong>de</strong> mort et mettre en gar<strong>de</strong> le peuple<br />

qui s’égare. A cause du péché, il est obligé <strong>de</strong> détruire, avant<br />

<strong>de</strong> reconstruire. « Vois ! dit Dieu au prophète Jérémie,<br />

aujourd’hui même je t’établis sur les nations et sur les<br />

royaumes, pour arracher et renverser, pour exterminer et<br />

démolir, pour bâtir et planter » (Jérémie 1, 10). Celui que Dieu<br />

choisit pour cette mission peut être contraint, lorsque les<br />

temps sont obscurcis, à <strong>de</strong>venir une “prophète <strong>de</strong> malheur” ;<br />

c’est pourquoi il est souvent solitaire. Et comme tel, il doit se<br />

préparer à rencontrer l’hostilité du mon<strong>de</strong> qui refuse<br />

d’entendre son message. La solitu<strong>de</strong> ou l’incompréhension<br />

seront alors son lot. Et c’est dans cette épreuve que son <strong>de</strong>stin<br />

va se jouer.<br />

La vocation prophétique confère à celui qu’elle saisit la<br />

force <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un témoin <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> braver le mon<strong>de</strong> pour<br />

annoncer la Bonne Nouvelle, à temps et contretemps (2<br />

Timothée 4, 2). Plus question, pour celui qui s’engage sur<br />

cette voie, <strong>de</strong> chercher à plaire aux hommes ; il n’a qu’un seul<br />

désir : celui <strong>de</strong> plaire à Dieu (Galates 1, 10). Désormais, il n’y<br />

a plus, pour lui, ni trêve ni répit, tant qu’il n’a pas rendu<br />

témoignage <strong>de</strong> ce feu ar<strong>de</strong>nt qui lui brûle le cœur et les<br />

entrailles. Sa folie aux yeux du mon<strong>de</strong> est sagesse aux yeux <strong>de</strong><br />

Dieu (1 Corinthiens 1, 25). Il poursuit son chemin, le regard<br />

fixé sur un horizon que lui seul est capable <strong>de</strong> voir. et le<br />

prophète se sacrifie, pour la vie du peuple. Moïse conduit le<br />

peuple jusqu’au seuil <strong>de</strong> la terre promise, mais lui-même n’y<br />

entre pas. Il meurt en ayant accompli sa mission : sa<br />

récompense est d’un autre ordre.<br />

Dans la Bible, on voit le prophète parcourir la terre en<br />

tous sens. D’une souveraine liberté envers les institutions, il<br />

veut que son “oui” soit “oui” et que son “non” soit “non”<br />

(Matthieu 5, 37). Porteur du souffle <strong>de</strong> la vie et familier du feu<br />

céleste, il est rempli d’une puissance qui se manifeste par lui.


Plus que tout autre peut-être, le prophète est un élu <strong>de</strong> Dieu.<br />

Car si chaque homme est appelé, quelques-uns seulement sont<br />

élus. Comment interpréter cette prédilection ? Le Père<br />

n’aurait-il pas, pour chacune <strong>de</strong> ses créatures, un amour<br />

infini ? Certes ! Et c’est pourquoi nous sommes tous appelés,<br />

par lui, à une vocation <strong>de</strong> sainteté. Et si quelques-uns parmi<br />

nous sont élus, c’est pour une mission particulière en vue du<br />

plus grand bien <strong>de</strong> tous.<br />

Telle est donc la raison <strong>de</strong> l’élection divine. Y voir une<br />

question <strong>de</strong> favoritisme, c’est se perdre en un faux problème.<br />

Car le Christ a souffert en croix pour le salut <strong>de</strong> tous les<br />

hommes. Chacun reçoit la grâce suffisante pour parvenir à se<br />

sauver. Mais il arrive que certains reçoivent en surcroît <strong>de</strong>s<br />

grâces particulières – voire même exceptionnelles – non pas<br />

pour leur prestige, mais pour l’édification <strong>de</strong> la communauté<br />

<strong>de</strong>s croyants. Et le prophète est <strong>de</strong> ceux-là… Ce qu’il reçoit en<br />

plus ne lui appartient pas. Il en est re<strong>de</strong>vable à ceux qu’il<br />

croise, en son chemin, la veuve ou l’orphelin, l’étranger ou<br />

l’infirme, le captif ou l’exclu. « A qui on a donné beaucoup, il<br />

sera beaucoup <strong>de</strong>mandé » (Luc 12, 48). Que le prophète soit<br />

partout un signe d’espérance, un artisan <strong>de</strong> paix, un témoin <strong>de</strong><br />

la vie, un humble serviteur <strong>de</strong>s mystères inouïs : voilà ce qui<br />

lui est prescrit.<br />

La cause <strong>de</strong> cela appartient au vouloir <strong>de</strong> Dieu. Il aurait<br />

pu, en effet, choisir <strong>de</strong> sauver le mon<strong>de</strong> en envoyant<br />

directement le souffle <strong>de</strong> son esprit, afin qu’il investisse tout et<br />

fasse éclater au soleil les germes <strong>de</strong> la sainteté, présents <strong>de</strong><br />

toutes parts. Il ne l’a pas voulu ! Sa manière fut toute autre, et<br />

son intervention, au cœur même <strong>de</strong> l’histoire, a passé par une<br />

personne concrète : Jésus <strong>de</strong> Nazareth, l’Elu <strong>de</strong> Dieu, la source<br />

<strong>de</strong> toutes grâces. Pour respecter la liberté qu’il nous offre,<br />

Dieu a voulu que le salut ne puisse être reçu que dans le cadre<br />

d’une rencontre personnelle. Dieu se propose, il ne s’impose<br />

point. En Jésus le salut est obtenu pour tous, mais chacun a le<br />

choix <strong>de</strong> l’accepter ou <strong>de</strong> le refuser.<br />

A la suite du Fils, pour que le mon<strong>de</strong> soit sauvé, certains<br />

sont envoyés. Et leur seule présence suffit à transformer leur<br />

entourage. « Contente-toi <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un saint, disait Séraphin<br />

<strong>de</strong> Sarov, et une multitu<strong>de</strong> se convertira autour <strong>de</strong> toi ». Le<br />

livre <strong>de</strong> la Genèse nous le montre : dix justes suffiraient pour<br />

qu’une ville soit sauvée (Genèse 18, 32). C’est bien ce que<br />

Dieu a voulu : <strong>de</strong>s foyers <strong>de</strong> l’amour rayonnant, qui brillent au<br />

milieu <strong>de</strong> la nuit et communiquent leur lumière. De son<br />

vivant, saint <strong>Jacques</strong>, missionnaire en Espagne, n’avait réussi<br />

à gagner à la foi que quelque neuf compagnons. Mais après sa<br />

mort, ses disciples ramenèrent son corps en Galice,<br />

convaincus qu’il n’avait pas achevé sa mission. Et <strong>de</strong>s foules<br />

se convertirent. On le voit bien : il ne s’agit pas d’être<br />

efficace, <strong>de</strong> conquérir le mon<strong>de</strong> à grand renfort <strong>de</strong> stratégie. Il<br />

s’agit d’être là, témoin silencieux d’un salut qui advient. Le<br />

royaume <strong>de</strong> Dieu ne vient pas <strong>de</strong> manière à frapper les regards<br />

(Luc 17, 20). On vous dira il est ici ou il est là, n’y allez pas !<br />

Nous l’avons noté, c’est son immense liberté qui<br />

caractérise le prophète. Elle découle du fait que son regard se<br />

porte au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s apparences qui conditionnent notre manière<br />

<strong>de</strong> vivre. Cette appréhension <strong>de</strong> la réalité lui vient d’une<br />

illumination reçue du ciel et qui fait participer son regard à la<br />

vision que Dieu lui-même a <strong>de</strong> son propre mystère et <strong>de</strong> toutes<br />

choses. La prophétie est donc un acte <strong>de</strong> connaissance qui se<br />

manifeste en termes <strong>de</strong> vision ou d’audition. Et cet acte <strong>de</strong><br />

connaissance s’étend à toutes les réalités, qu’elles soient<br />

divines ou humaines. Cette expérience s’impose au prophète<br />

avec une évi<strong>de</strong>nce dont il ne peut douter, car il bénéficie d’une<br />

lumière surnaturelle pour percevoir et pour interpréter ce qui<br />

4<br />

se manifeste à lui. C’est en vertu <strong>de</strong> cette claire vision que le<br />

prophète considère chaque événement dans une sorte <strong>de</strong><br />

présent perpétuel. Pour lui, tout <strong>de</strong>vient imminent. “ Les<br />

temps sont accomplis… ”, “ cette génération ne passera<br />

pas…” sont quelques unes <strong>de</strong>s formules qui reviennent le plus<br />

souvent sur ses lèvres. Il ne voit bien, que <strong>de</strong> près. Mais cette<br />

espèce <strong>de</strong> “myopie” fait aussi sa force ; la conviction qui<br />

l’anime donne à sa prédication une véhémence dont elle serait<br />

privée, s’il n’annonçait que <strong>de</strong> lointains événements. C’est ce<br />

qui distingue le discours tranquille du sage et la parole<br />

énergique du prophète. Grâce à ce <strong>de</strong>rnier, un sentiment<br />

d’urgence nous est sans cesse rappelé. Car enfin, un jour<br />

viendra, où les prophéties s’accompliront. Puissions-nous, ce<br />

jour-là aussi, être tirés <strong>de</strong> notre somnolence par la voix d’un<br />

prophète myope.<br />

« Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2<br />

Corinthiens 3, 17), dit saint Paul. Ainsi guidé par l’Esprit, le<br />

prophète <strong>de</strong>vient capable <strong>de</strong> se conduire correctement ou,<br />

mieux encore, d’être conduit, non plus selon sa propre<br />

volonté, mais en accord avec la volonté <strong>de</strong> Dieu qui va<br />

transfigurer la sienne. A sa manière, chacun est appelé lui<br />

aussi a être un prophète. Nous <strong>de</strong>vons tous prendre parti pour<br />

la vérité, la justice et la paix, en nous dressant contre toutes les<br />

conspirations <strong>de</strong> la mort. Les gran<strong>de</strong>s figures prophétiques<br />

sont là pour nous le rappeler. Mère Teresa, par exemple, ne<br />

prend pas seulement soin du pauvre, en agissant comme elle le<br />

fait, elle nous crie, silencieusement, que nous <strong>de</strong>vons aussi<br />

être attentifs à ceux qui, près <strong>de</strong> nous, se trouvent dans le<br />

besoin. Les prophètes sont <strong>de</strong>s phares : ils ne sont utiles que<br />

pour les autres. Et les hommes s’égareraient dans la nuit <strong>de</strong><br />

l’ignorance et du péché si Dieu ne continuait à susciter parmi<br />

eux <strong>de</strong> lumineuses vocations prophétiques.


LA VOIE <strong>DU</strong> SAGE<br />

« Salomon alla à Gabaôn pour y sacrifier, car le plus<br />

grand haut lieu se trouvait là (…). A Gabaôn, Yahvé apparut<br />

la nuit en songe à Salomon. Dieu dit : - « Deman<strong>de</strong> ce que je<br />

dois te donner. » Salomon répondit : - « (…) Donne à ton<br />

serviteur un cœur plein <strong>de</strong> jugement pour discerner entre le<br />

bien et le mal, car qui pourrait gouverner ton peuple qui est si<br />

grand ? » Il plut au regard du Seigneur que Salomon ait fait<br />

cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ; et Dieu lui dit : - « Parce que tu as <strong>de</strong>mandé<br />

cela, que tu n’as pas <strong>de</strong>mandé pour toi <strong>de</strong> longs jours, ni la<br />

richesse, ni la vie <strong>de</strong> tes ennemis, mais que tu as <strong>de</strong>mandé le<br />

discernement du jugement, voici que je fais ce que tu as dit : je<br />

te donne un cœur sage et intelligent, comme personne ne l’a<br />

eu avant toi et comme personne ne l’aura après toi. Et même<br />

ce que tu n’as pas <strong>de</strong>mandé, je te le donne aussi : une richesse<br />

et une gloire comme à personne parmi les rois. Et si tu suis<br />

mes voies, gardant mes lois et mes comman<strong>de</strong>ments comme a<br />

fait ton père David, je t’accor<strong>de</strong>rai une longue vie. » Salomon<br />

s’éveilla et voici que c’était un songe. Il rentra à Jérusalem et<br />

se tint <strong>de</strong>vant l’arche <strong>de</strong> l’alliance du Seigneur ; il offrit <strong>de</strong>s<br />

holocaustes et <strong>de</strong>s sacrifices <strong>de</strong> communion et donna un<br />

banquet à tous ses serviteurs. »<br />

1 Rois 3, 4-5 ; 9-15.<br />

Nous l’avons dit, tout homme est appelé à la perfection <strong>de</strong><br />

la sainteté. Mais parmi eux, certains sont invités à suivre, à la<br />

suite <strong>de</strong> Salomon, la voie particulière <strong>de</strong> la sagesse. Or, si la<br />

sainteté vient du ciel et se répand sur la terre comme une<br />

ondée bienfaisante, la sagesse est semblable à un arbre qui<br />

surgit <strong>de</strong> la terre et s’élève vers le ciel, bien qu’elle soit, elle<br />

aussi, un don <strong>de</strong> Dieu. De la même manière, si l’arbre peut<br />

grandir, c’est bien parce qu’il reçoit d’en haut la pluie et le<br />

soleil indispensables à sa croissance. La voie prophétique était<br />

une voie illuminative, une grâce venue du ciel et fondant d’un<br />

seul coup sur l’homme mystérieusement élu par les décrets <strong>de</strong><br />

la Provi<strong>de</strong>nce. La voie sapientielle, au contraire, désigne une<br />

démarche progressive où l’homme, peu à peu, va croître en<br />

sagesse et en grâce.<br />

L’exemple <strong>de</strong> Salomon le Magnifique illustre à la<br />

perfection ce type <strong>de</strong> vocation, puisque la Bible nous dit que<br />

personne avant lui, ni personne après lui n’aura bénéficié<br />

d’une telle sagesse. Dès son plus jeune âge, Salomon cherche<br />

à se hisser au firmament <strong>de</strong> la sapience et aucune étoile n’y<br />

aura autant d’éclat que la sienne. « Salomon alla à Gabaôn,<br />

pour y sacrifier, car le plus grand haut lieu se trouvait là. » S’il<br />

cherche les hauts lieux, c’est pour se rapprocher <strong>de</strong> Dieu,<br />

source sacrée <strong>de</strong> la vraie connaissance. La rencontre avec Lui<br />

a lieu durant la nuit, car la connaissance dont il s’agit est celle<br />

<strong>de</strong>s mystères invisibles. Car si l’arbre s’élance vers un ciel<br />

radieux, il faut aussi qu’il enfonce profondément ses racines<br />

dans la terre, où il <strong>de</strong>vra puiser la sève primordiale. De la<br />

même manière, le sage ravive ce qui gît au fond <strong>de</strong> lui. Et en<br />

recouvrant sa propre mémoire, il ai<strong>de</strong> les autres hommes à<br />

retrouver la leur. Grâce à lui, les peuples amnésiques<br />

redécouvrent ces traditions anciennes, dont la sagesse est la<br />

gardienne silencieuse.<br />

La sagesse suppose la conscience qu’il existe plus <strong>de</strong><br />

choses sous le ciel et sur la terre que notre esprit ne saurait en<br />

imaginer. Elle n’ignore pas que ce mon<strong>de</strong> que nous<br />

connaissons est doublé d’un mon<strong>de</strong> obscur et silencieux. Le<br />

Credo dit que Dieu a créé un mon<strong>de</strong> visible et invisible. S’il<br />

5<br />

est <strong>de</strong>s voies qui courent au grand jour, il en est d’autres qui se<br />

faufilent dans la nuit. Si certains hommes sont au service <strong>de</strong> la<br />

parole, d’autres, au contraire, sont plongés dans le Mutus<br />

Liber, le grand livre muet <strong>de</strong> la création. « Les cieux racontent<br />

la gloire <strong>de</strong> Dieu, et l’œuvre <strong>de</strong> ses mains, le firmament<br />

l’annonce ; le jour au jour en publie le récit et la nuit à la nuit<br />

transmet la connaissance. Point <strong>de</strong> parole dans ce récit, point<br />

<strong>de</strong> voix qui s’enten<strong>de</strong>, mais sur toute la terre en paraît le<br />

message » (Psaume 19, 2-5). La connaissance du sage est<br />

ainsi : nocturne et silencieuse. A l’instar <strong>de</strong>s six autres, cette<br />

voie exige une préparation, un temps d’initiation. La sagesse y<br />

prési<strong>de</strong>. C’est elle qui achève ce que l’Esprit a commencé, par<br />

la mise en œuvre <strong>de</strong> ce qui vit au cœur <strong>de</strong> l’homme et que<br />

chacun possè<strong>de</strong> en propre.<br />

Or, cette initiation ne peut avoir lieu sans un passage par<br />

la nuit : un processus <strong>de</strong> mort et <strong>de</strong> résurrection. Il faut que<br />

l’homme passe par là pour que s’ouvrent ses yeux. C’est<br />

pourquoi la mort reste présente à l’esprit du sage. Et celui-ci<br />

ne s’en inquiète pas, car il sait qu’elle n’est rien qu’un seuil<br />

vers l’au-<strong>de</strong>là. Il le découvre au cours <strong>de</strong> son initiation qui va<br />

anticiper le moment du décès, par une mort symbolique. Dès<br />

lors, découvrant, au-<strong>de</strong>là du voile, les promesses <strong>de</strong><br />

l’immortalité, le sage est ébloui par la lumière vive. Il sait, <strong>de</strong><br />

source sûre, que si tout homme a l’assurance d’être tiré par<br />

Dieu du néant <strong>de</strong> la mort, celui qui est marqué du sceau <strong>de</strong><br />

l’Esprit Saint par les sacrements <strong>de</strong> l’Eglise ne meurt même<br />

pas, mais passe directement <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> à l’autre, car il<br />

reçoit, dès ici-bas, la vie en plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Celui qui, seul, fut<br />

capable <strong>de</strong> conduire à leur terme les mystères <strong>de</strong> l’initiation.<br />

« Qui croit en moi, dit Jésus, même s’il meurt, vivra ; et<br />

quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jean 11, 25-<br />

26).<br />

A Gabaôn, la rencontre avec Dieu se produit au cours<br />

d’un songe. Le sommeil est comme une mort provisoire. Et la<br />

voie onirique est l’un <strong>de</strong>s canaux privilégiés <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong><br />

révélation ; on l’a trop oublié, en ces jours où l’on ne fait plus<br />

la différence entre un rêve et un songe. Si le rêve est souvent<br />

une résurgence du passé ou la manifestation d’une<br />

préoccupation actuelle, s’il se manifeste comme le réveil<br />

fantomatique d’un souvenir noyé au puits <strong>de</strong> l’inconscient, le<br />

songe, lui, nous vient d’en haut. Il peut être prémonitoire ; il<br />

est riche en enseignements. Quand le rêve ne fait que rappeler<br />

les <strong>de</strong>ttes du passé, le songe nous ouvre à l’avenir, nous<br />

indique une direction : il est spirituel. L’expérience <strong>de</strong><br />

Salomon va bien au-<strong>de</strong>là d’un simple rêve. Les promesses que<br />

Dieu lui fait ne tar<strong>de</strong>ront pas, d’ailleurs, à se réaliser.<br />

« Deman<strong>de</strong> ce que je dois te donner », dit Dieu à<br />

Salomon, se montrant prêt à exaucer les vœux <strong>de</strong> celui qui plut<br />

à son regard. Cela donne au récit un aspect féerique qui n’est<br />

pas sans rappeler les histoires que l’on conte aux enfants. Et ce<br />

qui plaît à Dieu, c’est son désir <strong>de</strong> parvenir à la sagesse, non<br />

pas tant pour gagner en prestige, mais pour mieux accomplir<br />

sa mission auprès <strong>de</strong>s hommes. Ce que <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Salomon<br />

n’est pas pour lui, mais pour les autres. Ni la richesse , ni la<br />

vieillesse heureuse, ni la défaite <strong>de</strong> ses ennemis ne peuvent<br />

surpasser le don d’un “cœur sage et intelligent”. C’est ici que<br />

se manifeste la vocation <strong>de</strong> cet homme comblé. Non<br />

seulement il va recevoir ce à quoi il aspire, mais aussi, en<br />

surcroît, ce qu’il n’a pas voulu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. La sagesse est la<br />

clef <strong>de</strong> la réussite dans tous les domaines, puisque celui qui l’a<br />

trouvée sait faire fructifier les dons que la Provi<strong>de</strong>nce a<br />

disposés en lui.<br />

Le choix <strong>de</strong> Salomon est heureux. Mais la générosité <strong>de</strong><br />

Dieu est assortie d’une condition : suivre la voie qu’il vient


d’élire en écoutant les comman<strong>de</strong>ments du Seigneur. Ici aussi,<br />

la fidélité à l’appel est première. Celui qui fait cette option<br />

<strong>de</strong>vra en assumer les responsabilités. La vocation ne se joue<br />

pas sur l’enthousiasme d’un instant, mais sur la longue<br />

patience d’un engagement sans cesse renouvelé. Et Dieu<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Salomon <strong>de</strong> suivre sa voie, comme l’a fait David,<br />

son père. Plus que tout autre, le sage s’inscrit dans le respect<br />

d’une tradition séculaire : celle <strong>de</strong> ses pères qui ont œuvré<br />

avant lui et dont l’ouvrage doit être poursuivi. Nous entrons<br />

dans une histoire qui a commencé bien avant nous et qui se<br />

poursuivra bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nous. Dans cette chaîne<br />

ininterrompue, chacun a le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> transmettre aux suivants<br />

ce qu’il a lui-même reçu.<br />

C’est ainsi que, <strong>de</strong>puis la nuit <strong>de</strong>s temps, se transmet la<br />

sagesse. S’il veut en être l’héritier, l’homme <strong>de</strong>vra lui aussi se<br />

plonger dans le flux régénérant <strong>de</strong> ce “long fleuve tranquille”.<br />

Il faudra qu’il soit investi d’une influence traditionnelle, à<br />

travers une chaîne <strong>de</strong> transmission d’origine surnaturelle. Cela<br />

permettra l’éveil <strong>de</strong> sa conscience spirituelle, à l’ai<strong>de</strong> d’un<br />

enseignement symbolique et d’une métho<strong>de</strong> composée<br />

d’exercices particuliers. Qui sait encore, aujourd’hui, ces<br />

règles élémentaires ? Le livre <strong>de</strong>s Proverbes nous prévenait<br />

déjà : « Les eaux dérobées sont douces, et savoureux le pain<br />

<strong>de</strong>s mystères » (Proverbes 9, 17). Mais le sage ne se fie pas<br />

aux apparences. Sa longue marche vers le Très-Haut lui a<br />

enseigné qu’il n’existe qu’une seule source où se désaltérer<br />

d’eau vive. Cette eau nous fut donnée, une fois pour toutes, et<br />

se transmet <strong>de</strong> main à main, dans les vases d’argiles qui la<br />

reçoivent humblement.<br />

Pour cette voie comme pour les autres, il faut être appelé.<br />

On ne choisit pas d’y entrer <strong>de</strong> son propre chef. Et il est rare<br />

qu’on y progresse seul : l’enseignement d’un Maître est<br />

généralement nécessaire. Les Chinois, qui savent bien cela,<br />

disent que lorsque le disciple est prêt, le Maître survient. Nul<br />

orgueil ne saurait être le bienvenu. Il faut se tenir en silence,<br />

entendre la voix qui surgit du fond <strong>de</strong> la nuit, et répondre à<br />

l’appel : « Parle Seigneur, ton serviteur écoute » (1 Samuel 3,<br />

10). Répondre, c’est se mettre en marche, orienter ses pas sur<br />

cet écho béni qui nous parvient d’un au-<strong>de</strong>là. Parfois l’appel<br />

est immédiat. Mais la plupart du temps, Dieu se sert <strong>de</strong><br />

multiples médiations pour nous faire entendre sa voix. C’est<br />

alors, quelque fois, que le Maître peut se manifester. Il nous<br />

attend, au détour du chemin, pour nous permettre d’aller plus<br />

loin. Il ne marche pas <strong>de</strong>vant nous – c’est la place du Christ !<br />

– ni même à nos côtés – c’est la place <strong>de</strong> l’Ange ! – mais il<br />

nous suit <strong>de</strong> près et veille silencieusement sur nous.<br />

Mais que transmet le Maître ? Lui, et lui seul, peut le<br />

révéler ! Non pas qu’il tienne jalousement à ses secrets, mais<br />

parce qu’il sait certains mystères. La différence est<br />

essentielle : le secret veut la dissimulation ; le mystère, au<br />

contraire, n’a pas besoin d’être caché : il <strong>de</strong>meure invisible, au<br />

cœur <strong>de</strong> la “troisième enceinte”. On ne peut le trouver par ses<br />

propres moyens. « La Sagesse, d’où provient-elle ? dit le livre<br />

<strong>de</strong> Job. Où se trouve-t-elle, l’Intelligence ? L’homme en<br />

ignore le chemin, on ne la découvre pas sur la terre <strong>de</strong>s<br />

vivants (Job 28, 12-13) ». Nul n’a prise sur le mystère. Si le<br />

secret a besoin d’être gardé, le mystère, bien qu’à portée <strong>de</strong><br />

main, nous reste insaisissable. On le <strong>de</strong>vine à son murmure,<br />

son frisson, son parfum. Le mystère est une invisible lumière,<br />

revêtue <strong>de</strong> l’ombre du Tout-Puissant ; alors que le secret est<br />

un huis clos : il ne sait que fermer les persiennes, pour plonger<br />

ceux qu’il fascine dans une obscurité, qui n’est qu’occultation<br />

<strong>de</strong> la lumière. Le mystère, lui, reste ouvert, et jusqu’à l’infini.<br />

Il ne dit rien qu’un au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’il dit… alors que le secret<br />

ne parle que <strong>de</strong> lui ! Le secret est clôture, indispensable aussi<br />

6<br />

lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> dire la valeur d’un instant, d’une ombre ou<br />

d’un visage. Mais, là encore – là surtout – le mystère se tait ; il<br />

touche aux rives silencieuses, il se tient aux confins.<br />

Impossible à circonscrire, il ne cesse <strong>de</strong> nous échapper : son<br />

essor est un signe d’éternité. Dieu ! que son vol est alors<br />

gracieux. Le secret reste là, aux aguets, sous sa luisante<br />

carapace, faisant son trou dans le sable du temps.<br />

On peut tenter <strong>de</strong> percer un secret ; on ne peut qu’être<br />

transpercé par le mystère. Pour s’ouvrir à lui, l’illumination<br />

est indispensable : elle est le souffle <strong>de</strong> l’Esprit en qui tout se<br />

génère. Mais l’Esprit souffle où il veut et nul ne sait ni d’où il<br />

vient ni où il va (Jean 3, 8). De même, l’éclat du mystère est<br />

fugace, pour en saisir quelque chose, il faut qu’il se reflète en<br />

nous. Pour cela il nous faut un miroir : c’est le miroir <strong>de</strong><br />

l’âme. Et pour que l’image y soit nette, l’âme doit être<br />

pacifiée. Sans quoi le reflet est brisé, comme l’image du soleil<br />

sur les eaux agitées. « [La Sagesse] est un reflet <strong>de</strong> la lumière<br />

éternelle, un miroir sans tache <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> Dieu, une image<br />

<strong>de</strong> sa bonté. Bien qu’étant seule, elle peut tout ; <strong>de</strong>meurant en<br />

elle-même, elle renouvelle l’univers » (Sagesse 7, 26-27). La<br />

Sagesse est spéculative, au sens premier <strong>de</strong> ce terme : elle<br />

réfléchit la lumière <strong>de</strong> l’Esprit. Plotin, un grand sage parmi les<br />

sages, écrit à ce sujet : « Mais si le miroir est absent ou n’est<br />

pas comme il faut, l’image ne se produit pas, quoique l’action<br />

existe ; ainsi, lorsque l’âme est dans le calme, elle reflète les<br />

images <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong> l’intellect ; mais lorsqu’elle est<br />

agitée par le trouble produit dans l’harmonie du corps, la<br />

pensée et l’intellect pensent sans image et l’acte d’intelligence<br />

a lieu sans se refléter ». La connaissance ainsi conçue n’a rien<br />

d’une élaboration mentale artificielle, elle est don <strong>de</strong> l’Esprit.<br />

« Par ta lumière, dit le psalmiste, nous voyons la lumière<br />

(Psaume 36, 1) ». Cette Sagesse est une connaissance<br />

amoureuse qui voit le jour lorsque s’ouvrent les yeux du cœur.<br />

C’est alors seulement que l’homme <strong>de</strong>vient capable<br />

d’entendre au fond <strong>de</strong> lui la Parole <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> s’y<br />

conformer. Délivré <strong>de</strong> l’absurdité d’une vie où rien ne fait<br />

sens, il s’ouvre à la parfaite obéissance, qui est écoute docile<br />

<strong>de</strong> la voix, élection paisible <strong>de</strong> sa voie. Seuls ceux qui n’ont<br />

pas d’oreilles pour entendre restent fermés à l’harmonie <strong>de</strong>s<br />

sphères, à la sublime symphonie que chante l’univers. Dans<br />

cette partition, tous ont la possibilité <strong>de</strong> faire entendre leur<br />

voix. Et le grand concert n’aura lieu, qu’au moment où chacun<br />

se sera accordé à l’ensemble. Tout ce que nous vivons, en<br />

attendant, n’est qu’une répétition générale.<br />

Sous le règne <strong>de</strong> Salomon, on construit le Temple <strong>de</strong><br />

Jérusalem. La promesse en avait été faite à David, en faveur<br />

<strong>de</strong> son fils. « C’est lui qui construira une maison pour mon<br />

Nom » (2 Samuel 7, 13). Son oeuvre est intérieure, plus<br />

qu’extérieure. A la différence <strong>de</strong> l’arche <strong>de</strong> Noé, dont nous<br />

aurons à reparler, le Temple n’est pas élevé en l’honneur <strong>de</strong> la<br />

création, mais à la gloire du Créateur, <strong>de</strong> ce Maître intérieur<br />

qui se rend présent au milieu <strong>de</strong> son peuple. Le Temple est,<br />

par excellence, le lieu <strong>de</strong> l’initiation, parce qu’il est le<br />

sanctuaire <strong>de</strong> la rencontre. Car seul le face-à-face avec<br />

l’ineffable ouvre l’homme au mystère. Toutefois, au cours du<br />

temps, la notion du Temple va changer. Chez les sages<br />

Esséniens, qui vivaient au désert à l’époque <strong>de</strong> Jésus, l’idée du<br />

sanctuaire avait fait place, peu à peu, à celle <strong>de</strong> la<br />

communauté, lieu véritable <strong>de</strong> la présence du Seigneur. Avec<br />

Jésus, cette nouvelle conception va trouver son plein<br />

accomplissement. Il est, lui, le Temple nouveau : « Détruisez<br />

ce Sanctuaire, disait-il, et en trois jours je le relèverai (Jean 2,<br />

19) ». Et l’Evangile nous précise qu’il parlait <strong>de</strong> son corps.<br />

Dorénavant, construire le Temple signifie édifier la<br />

communauté <strong>de</strong>s croyants, qui s’unissent à la manière <strong>de</strong>


pierres vivantes (1 Pierre 2, 5), pour parvenir à la stature <strong>de</strong><br />

l’homme total, dont le Christ est la tête.<br />

Dès l’origine <strong>de</strong> l’ère chrétienne, on se met à parler <strong>de</strong> la<br />

vie dans le Christ. Hors <strong>de</strong> ce Temple nouveau, il n’est plus <strong>de</strong><br />

véritable initiation. La sagesse “pro-fane” (extérieure au<br />

Temple) ne peut être qu’une fausse doctrine, une cymbale qui<br />

résonne. « Un temps viendra, écrit saint Paul, où les hommes<br />

ne supporteront plus la saine doctrine, mais au contraire, au<br />

gré <strong>de</strong> leurs passions et l’oreille les démangeant, ils se<br />

donneront <strong>de</strong>s maîtres en quantité et détourneront l’oreille <strong>de</strong><br />

la vérité pour se tourner vers les fables » (2 Timothée 4, 3-4).<br />

Nous n’avons qu’un seul Maître ; nous n’avons qu’un seul<br />

Temple. Et ce Temple, où le ciel et la terre se trouvent réunis,<br />

a les dimensions du cosmos. Chacun y a sa place, pour autant<br />

qu’il ne la refuse pas.<br />

La voie sapientielle est une voie pleine <strong>de</strong> dangers. Les<br />

chemins sont innombrables et celui qui veut s’engager sur ce<br />

champ-là doit avoir une bonne boussole, pour ne pas perdre le<br />

“nord spirituel”. « Large, en effet, et spacieux le chemin qui<br />

mène à la perdition et il en est beaucoup qui s’y engagent ;<br />

mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie<br />

et il en est peu qui le trouvent » (Matthieu 7, 13-14) . Des<br />

critères sont donnés pour ne pas s’égarer. Il faut s’y tenir<br />

scrupuleusement, car il est inutile pour l’homme <strong>de</strong> conquérir<br />

le mon<strong>de</strong>, s’il vient à y perdre son âme. Plus que jamais, peutêtre,<br />

d’authentiques vocations à la sagesse sont nécessaires,<br />

dans un mon<strong>de</strong> envahi par les faux prophètes, les gourous<br />

malfaisants, les maîtres du mensonge.<br />

Les sages <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, tout comme ceux d’hier, n’auront<br />

pas peur d’explorer l’immense forêt <strong>de</strong> la connaissance qui n’a<br />

pas encore livré tous ses secrets. Ils s’élanceront à la conquête<br />

<strong>de</strong>s cimes étincelantes <strong>de</strong> la sagesse, se plongeront dans les<br />

abysses insoupçonnés <strong>de</strong> la connaissance, sachant bien que le<br />

mon<strong>de</strong> est ouvert à la curiosité légitime <strong>de</strong> l’homme et que les<br />

espaces infinis répon<strong>de</strong>nt à une soif infinie elle aussi, voulue<br />

en nous par le Créateur <strong>de</strong> toute chose. Mais ils le feront avec<br />

discernement, sachant bien que si tout leur appartient, eux<br />

appartiennent au Christ et que le Christ appartient à Dieu.<br />

7<br />

LA VOIE DE L’ARTISAN<br />

« Dieu dit à Noé : - « La fin <strong>de</strong> toute chair est arrivée, car<br />

la terre est pleine <strong>de</strong> violence à cause <strong>de</strong>s hommes et je vais<br />

les faire disparaître <strong>de</strong> la terre. Fais-toi une arche en bois<br />

résineux, tu la feras en roseaux et tu l’enduiras <strong>de</strong> bitume en<br />

<strong>de</strong>dans et en <strong>de</strong>hors. (…) Tu placeras l’entrée <strong>de</strong> l’arche sur<br />

le côté et tu feras un premier, un second et un troisième étage.<br />

Pour moi, je vais amener le déluge, les eaux sur la terre, pour<br />

exterminer <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous le ciel toute chair ayant souffle <strong>de</strong> vie :<br />

tout ce qui est sur la terre doit périr. Mais j’établirai mon<br />

alliance avec toi et tu entreras dans l’arche, toi et tes fils, ta<br />

femme et les femmes <strong>de</strong> tes fils avec toi. De tout ce qui vit, <strong>de</strong><br />

tout ce qui est chair, tu feras entrer dans l’arche <strong>de</strong>ux <strong>de</strong><br />

chaque espèce pour les gar<strong>de</strong>r en vie avec toi ; qu’il y ait un<br />

mâle et une femelle. De chaque espèce d’oiseaux, <strong>de</strong> chaque<br />

espèce <strong>de</strong> bestiaux, <strong>de</strong> chaque espèce <strong>de</strong> toutes les bestioles du<br />

sol, un couple viendra avec toi pour que tu les gar<strong>de</strong>s en vie.<br />

De ton côté, procure-toi <strong>de</strong> tout ce qui se mange et fais-en<br />

provision : cela servira <strong>de</strong> nourriture pour toi et pour eux ».<br />

Noé agit ainsi ; tout ce que Dieu lui avait commandé, il le<br />

fit. »<br />

Genèse 6, 13-22<br />

Si la Mission <strong>de</strong> Moïse est <strong>de</strong> parler, celle <strong>de</strong> Noé est <strong>de</strong><br />

faire. Son ouvrage est l’œuvre d’artisan, au plein sens du<br />

terme. Le Temple <strong>de</strong> Salomon avait été construit à la gloire du<br />

Créateur ; l’arche <strong>de</strong> Noé sera réalisée en l’honneur <strong>de</strong> la<br />

création, pour en être le résumé, le reflet, et pour en contenir<br />

le germe. Cet exemple nous permet <strong>de</strong> mettre en valeur les<br />

différentes dimensions <strong>de</strong> cette merveilleuse vocation. La<br />

Bible nous dit que Noé était un homme juste et qu’il marchait<br />

selon les voies <strong>de</strong> Dieu, fidèle en tout ce que Dieu pouvait<br />

attendre <strong>de</strong> lui. Un homme juste, c’est un homme qui pratique<br />

la justice, évi<strong>de</strong>mment. Mais ce terme peut faire allusion aussi<br />

à quelqu’un qui a le sens <strong>de</strong> la justesse, ou <strong>de</strong> la juste<br />

proportion, une perception innée <strong>de</strong> l’harmonie, comme il<br />

convient au bon artisan.<br />

Au temps <strong>de</strong> Noé, le mon<strong>de</strong> a complètement perdu ce sens<br />

<strong>de</strong> l’équilibre. Les puissances <strong>de</strong> mort, aiguillonnées par le<br />

péché <strong>de</strong>s hommes, dominent la création toute entière qui<br />

court à sa propre perte. Le mon<strong>de</strong> a perdu toute beauté, l’éclat<br />

<strong>de</strong> son initiale bonté. A l’origine, pourtant, tout était bon<br />

(Genèse 1, 31) ; mais désormais, la lai<strong>de</strong>ur est <strong>de</strong>venue<br />

universelle : le Prince <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> a étendu son ombre<br />

maléfique sur toutes choses. Il semble qu’il n’y ait plus rien à<br />

sauver sous le ciel et sur la terre.<br />

Pourtant, il reste une espérance. Dieu veut en sauver<br />

quelque chose : au moins une parcelle, pour que l’ensemble ne<br />

périsse pas. Cette mission, il la confie à Noé, le charpentier,<br />

l’artisan. Une seule flamme est capable d’éclairer l’obscurité<br />

et <strong>de</strong> se propager pour transmettre sa lumière et sa chaleur. A<br />

partir d’une oasis, on peut irriguer le sol d’un immense désert.<br />

Un seul homme, intensément uni au cœur <strong>de</strong> Dieu, où tout est<br />

magnificence et bonté, peut faire basculer le sort du mon<strong>de</strong><br />

entier. Ce peut être le rôle du prophète, du moine, du<br />

chevalier ; c’est ici celui <strong>de</strong> l’artisan, au sens traditionnel du<br />

terme où il ne se distinguait pas <strong>de</strong> l’artiste, puisque l’un et<br />

l’autre puisent leur inspiration aux sources <strong>de</strong> l’infini. “Seule<br />

la beauté sauvera le mon<strong>de</strong>”.<br />

La nature originelle <strong>de</strong> tout être est infiniment bonne. Et<br />

c’est cette origine-là que l’artisan inspiré recherche<br />

confusément. Car tout artisan vrai est inspiré. Déjà par nature,<br />

par tempérament, il est préparé, prédisposé aux intuitions


spirituelles. Quelque chose en lui, dans sa manière <strong>de</strong> voir, a<br />

gardé sa virginité. Cela lui permettra d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

apparences, d’outrepasser les décombres d’un mon<strong>de</strong> en<br />

perdition, d’en contrer le désastre. Le but <strong>de</strong> l’œuvre d’art est<br />

<strong>de</strong> recomposer le grand miroir brisé où se reflète Dieu.<br />

Entraînée par l’homme dans le péché et dans la corruption, la<br />

création est délivrée, par les mains <strong>de</strong> l’artisan, <strong>de</strong> la vanité où<br />

elle gémit. C’est à lui qu’est donné <strong>de</strong> reprendre cette œuvre<br />

que Dieu a volontairement laissée inachevée.<br />

Et s’il est possible <strong>de</strong> rappeler à la lumière du jour les<br />

fastes enfouis, les splen<strong>de</strong>urs d’autrefois, c’est que tout est<br />

inscrit quelque part : même les cheveux <strong>de</strong> notre tête sont<br />

comptés (Matthieu 10, 30). Rien <strong>de</strong> ce qui est beau, <strong>de</strong> tout ce<br />

qui mérite vie, n’est voué au néant. Tout est gravé, d’une<br />

encre indélébile, aux pages invisibles d’un grand Livre scellé<br />

que les Indiens appellent joliment “Akasha” : mémoire <strong>de</strong><br />

l’univers, dont les anges ont la clef.. L’artiste n’invente rien, il<br />

délivre les formes qu’une gangue enserrait. « Sculpter n’est<br />

pas bien difficile, disait Rodin, il suffit d’enlever ce qu’il y a<br />

<strong>de</strong> trop. » Ou encore, un artiste qui venait d’achever un<br />

superbe cheval <strong>de</strong> pierre, fut étonné d’entendre un enfant lui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :; - « Comment savais-tu qu’il y avait un cheval<br />

dans ce gros caillou ? » L’artiste ne sait pas comment il sait :<br />

sa main seule est guidée…<br />

Mais avant <strong>de</strong> savoir reproduire, l’artiste doit savoir saisir<br />

ce que l’instinct lui dicte : faire acte <strong>de</strong> présence, intensément,<br />

pour qu’un lieu, un objet, un paysage lui livrent leur secret. A<br />

la main <strong>de</strong> l’artisan doit s’adjoindre le regard <strong>de</strong> l’artiste pour<br />

que le mon<strong>de</strong> s’ouvre et l’être se déploie. Les choses ne sont<br />

plus seulement telles qu’elles apparaissent au regard du<br />

profane, elles dévoilent leur âme, leur histoire, leur silence. Et<br />

tout <strong>de</strong>vient alors d’une infinie présence. Le mon<strong>de</strong> tel que<br />

Dieu l’a voulu. Le pur visage <strong>de</strong> la transparence.<br />

Car le mon<strong>de</strong> sensible, par lui-même, n’est rien qu’une<br />

représentation <strong>de</strong> notre esprit. Nos cinq sens nous dévoilent<br />

l’apparence, et nous masquent l’ultime réalité. Nous sommes<br />

prisonniers d’une certaine conception et coupés <strong>de</strong> la<br />

perception. Pourtant nous connaissons l’extrême relativité <strong>de</strong><br />

ce qui nous entoure. La science nous a conduits aux confins du<br />

mon<strong>de</strong> matériel, où s’estompent nos références, les repères<br />

habituels sur lesquels s’appuyait notre raison. Il nous faut<br />

renoncer à la croyance illusoire en “quelque chose <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>”<br />

dont le mon<strong>de</strong> serait tissé. Car tout l’univers n’est toujours et<br />

encore que mouvement sans fin ; éternelle fluctuation où la<br />

matière la plus stable n’est, en fait, qu’un entrecroisement<br />

d’énergie.<br />

Certes le mon<strong>de</strong> existe, mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce que nous<br />

voyons. Dieu crée le mon<strong>de</strong> à chaque instant. A chaque<br />

instant, il le maintient au-<strong>de</strong>ssus du néant. Même si la réalité<br />

sensible est incertaine, elle nous révèle néanmoins l’acte <strong>de</strong><br />

Dieu, le lieu où se trouve sa main, en retrait <strong>de</strong> laquelle plus<br />

rien n’existerait. L’artiste ne voit rien d’autre que cette main,<br />

au-<strong>de</strong>là d’un visible encore évanescent. Et sa vision nous<br />

certifie que nous ne sommes pas le simple jouet d’une illusion.<br />

Ce qui importe pour l’artiste, c’est le moment où son<br />

corps se rend compte qu’il peut “voir”. Alors seulement il<br />

<strong>de</strong>vient capable <strong>de</strong> savoir que le mon<strong>de</strong> qu’il regar<strong>de</strong> chaque<br />

jour n’est qu’une conception. Alors seulement, pour lui, se<br />

déploient “les ailes <strong>de</strong> la perception” et sa vie <strong>de</strong>vient une<br />

sorte <strong>de</strong> vie magique. Autour <strong>de</strong> lui, rien ne semble se dérouler<br />

normalement. Tout chemin parcouru <strong>de</strong>vient celui d’une quête<br />

<strong>de</strong> la beauté. Sans se lasser, l’artiste contemple la nature :<br />

épiphanie <strong>de</strong> la bonté divine du Puissant, reflet <strong>de</strong> la sagesse<br />

ordonnatrice. Car ce qui vient <strong>de</strong> Dieu est un miracle <strong>de</strong><br />

chaque instant. Splen<strong>de</strong>ur irrésistible <strong>de</strong>s rayons <strong>de</strong> cette<br />

8<br />

magie dont se réclame tout artiste : la magie du divin, qui<br />

sourd du Cœur même <strong>de</strong> Dieu et fait toute chose nouvelle.<br />

C’est l’œuvre <strong>de</strong> l’amour, d’un amour tout-puissant, plus<br />

puissant que la mort. « Mort où est ta victoire ? Où est-il, ô<br />

mort, ton aiguillon ? » (1 Corinthiens 15, 55). Vivre, dès lors,<br />

c’est communier à la source <strong>de</strong> vie, communion offerte, dès<br />

ici-bas, dans la fugacité <strong>de</strong> quelques instants que l’artiste<br />

cherche à inscrire dans la durée. Cet ouvrage sacré le greffe<br />

sur la source <strong>de</strong> l’infini qui investit son corps et irradie son<br />

âme, l’amenant à passer du registre <strong>de</strong> la chair à celui <strong>de</strong><br />

l’esprit. L’artiste peut désormais s’adonner à l’œuvre <strong>de</strong><br />

résurrection, qui se manifeste en lui et autour <strong>de</strong> lui. Et<br />

l’avenir du mon<strong>de</strong> semble être suspendu à sa manière d’agir :<br />

c’est en tout cas la conviction qui doit gui<strong>de</strong>r ses actes. Car si<br />

tout ne dépend que <strong>de</strong> Dieu, celui-ci n’a pas voulu sauver le<br />

mon<strong>de</strong> sans le concours <strong>de</strong> l’homme. Dans cette œuvre<br />

immense où chacun est appelé à collaborer, rien n’est<br />

indifférent ; rien n’engage que soi-même ; tout tient à tout et<br />

l’agir <strong>de</strong> chacun a <strong>de</strong>s répercussions sur l’ensemble. Un<br />

tableau, dont une petite partie aurait été bâclée, perdrait ainsi<br />

toute sa valeur.<br />

Le mon<strong>de</strong> souffre dans les douleurs <strong>de</strong> l’enfantement<br />

(Romains 8, 22). C’est dire que ce qui se prépare est grand :<br />

une mise au mon<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong>, d’une terre nouvelle et d’un<br />

ciel nouveau. Le mon<strong>de</strong> est une vaste blessure, un cri qui<br />

déchire la nuit, et le secret <strong>de</strong> l’art est <strong>de</strong> changer cette<br />

souffrance en lumière. Rien <strong>de</strong> moins qu’une recréation, où<br />

l’Artisan divin ne veut plus œuvrer seul. Telle est l’espérance<br />

insatiable <strong>de</strong> l’alchimiste qui sait bien que plus il y a <strong>de</strong><br />

plomb, plus il y a d’or à faire.<br />

Dieu comman<strong>de</strong> à Noé <strong>de</strong> construire une arche à trois<br />

étages. Elle est une image réduite du cosmos : un microcosme.<br />

Dans la mentalité antique, l’univers compte trois étages lui<br />

aussi : le mon<strong>de</strong> souterrain, le mon<strong>de</strong> ambiant et le mon<strong>de</strong><br />

céleste. L’arche est en bois : symbole du salut, comme le<br />

bâton <strong>de</strong> Moïse dont nous avons parlé ou le bois <strong>de</strong> la Croix<br />

où notre propre mort a été anéantie. Dans l’arche prend place<br />

un exemplaire <strong>de</strong> chaque espèce, mâle et femelle. On voit<br />

qu’en plus <strong>de</strong> la représentation du mon<strong>de</strong> qui va disparaître,<br />

l’arche est aussi le germe <strong>de</strong> celui qui va naître, une promesse<br />

pour l’avenir. Les mots utilisés par Dieu : « De chaque espèce<br />

d’oiseaux, <strong>de</strong> chaque espèce <strong>de</strong> bestiaux, <strong>de</strong> chaque espèce <strong>de</strong><br />

bestioles du sol… » sont les mêmes que dans le récit <strong>de</strong> la<br />

création : il s’agit donc bien d’un nouveau commencement<br />

pour le mon<strong>de</strong> (Genèse 1, 25).<br />

L’arche <strong>de</strong> Noé est l’œuvre d’art par excellence, car toute<br />

œuvre contenant une parcelle <strong>de</strong> vraie beauté, contient en<br />

germe toute la beauté du mon<strong>de</strong>. D’un seul tableau <strong>de</strong> maître,<br />

Dieu pourrait s’inspirer pour repeindre l’aquarelle que les<br />

eaux du déluge vont réduire à néant. Dans le seul chant d’un<br />

poème inspiré, le Verbe initial pourrait se remettre à vibrer<br />

pour qu’une fois <strong>de</strong> plus, sur les ruines du mon<strong>de</strong>, la lumière<br />

soit.<br />

Mais l’art, comme la prophétie ou la sagesse peut avoir<br />

son mauvais génie. Les exemples n’en manquent pas. L’attrait<br />

<strong>de</strong> la beauté peut <strong>de</strong>venir le culte d’une vaine esthétique, où<br />

seule compte l’apparence. La matière cesse alors d’être l’icône<br />

<strong>de</strong>s mystères invisibles pour <strong>de</strong>venir l’idole opaque sur<br />

laquelle l’homme projette ses phantasmes ou ses illusions.<br />

Puis l’art se “dévertue”, <strong>de</strong>vient une sorte d’ivresse où<br />

l’homme perd tout contact avec le Réel. L’homme n’a plus<br />

alors d’autre secours que <strong>de</strong> s’étourdir pour ne pas voir le vi<strong>de</strong><br />

qu’il a lui-même suscité. « Fils d’homme, jusqu’où<br />

s’alourdiront vos cœurs, pourquoi ce goût du néant, cette


course à l’illusion ? » dit l’Ecriture (Psaume 4, 3). Noé luimême,<br />

au sortir <strong>de</strong> l’arche, fera l’expérience <strong>de</strong> cette mauvaise<br />

ivresse qui coûtera la vie d’un <strong>de</strong> ses fils.<br />

Au contraire, si l’artisan est homme juste, si son œuvre est<br />

empreinte <strong>de</strong> bonnes proportions, un miracle se produit.<br />

Comme pour la liturgie où le prêtre est secondé par les anges,<br />

sur un plan invisible, le ciel vole au secours du créateur. Une<br />

étincelle <strong>de</strong> beauté suscitée sur la terre produira, dans le ciel,<br />

un incendie <strong>de</strong> gloire, illuminant <strong>de</strong> l’intérieur l’humble<br />

ouvrage <strong>de</strong> l’homme. C’est ce qu’on nomme l’inspiration.<br />

L’effort soutenu <strong>de</strong> l’artisan est nécessaire, mais il n’est<br />

jamais suffisant. « Si Dieu ne bâtit la maison, en vain peinent<br />

les bâtisseurs » (Psaume 127, 1). Le souffle d’en haut donne<br />

l’onction à la forme d’en bas, pour que s’accomplisse le<br />

miracle d’une seule et même chose. De même, à l’arche <strong>de</strong><br />

Noé, qui flotte sur les eaux, répond une arche <strong>de</strong> lumière, que<br />

Dieu fait apparaître dans les nuées.<br />

« Et Dieu dit : - «Voici le signe <strong>de</strong> l’alliance que je mets<br />

entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous,<br />

pour les générations à venir : je mets mon arc dans la nuée et il<br />

<strong>de</strong>viendra un signe d’alliance entre moi et la terre. Lorsque<br />

j’assemblerai les nuées sur la terre, et que l’arc apparaîtra dans<br />

la nuée, je me souviendrai <strong>de</strong> l’alliance qu’il y a entre moi et<br />

vous et tous les êtres vivants, en somme toute chair, et les<br />

eaux ne <strong>de</strong>viendront plus un déluge pour détruire toute chair »<br />

(Genèse 9, 12-16). Dans cette alliance nouvelle, Dieu<br />

s’engage solennellement à protéger les hommes : « Plus<br />

jamais je ne frapperai les vivants comme je l’ai fait » (Genèse<br />

8, 21). C’est pourquoi, lorsque l’orage éclate quelque part, il<br />

est suivi <strong>de</strong> l’arc-en-ciel qui nous redit la bienveillance du<br />

Créateur. Que tous les tristes messagers <strong>de</strong> la colère <strong>de</strong> Dieu<br />

méditent bien ce texte lumineux.<br />

En outre, cette alliance, Dieu ne la conclut pas seulement<br />

avec les hommes, mais avec toute vie sur la terre. Elle donne<br />

ses lettres <strong>de</strong> noblesse à la mystique naturelle, qui est source<br />

d’inspiration pour tant d’artistes. Mystique <strong>de</strong> la Création qui<br />

célèbre la rencontre <strong>de</strong> Dieu à travers l’éclat <strong>de</strong> son œuvre.<br />

Elle nous rappelle que la grâce n’a point d’effet sans la nature,<br />

sur laquelle elle agit. Loin <strong>de</strong> s’exclure l’une l’autre, la nature<br />

et la grâce s’épousent harmonieusement. Pour l’artiste, c’est<br />

évi<strong>de</strong>nt : il a gran<strong>de</strong> confiance en sa nature profon<strong>de</strong> qui<br />

s’éveille au contact <strong>de</strong> la “Mère-nature”. A ses yeux, rien n’est<br />

plus gracieux que le charme d’un sous-bois, le chant d’un<br />

oiseau-lyre ou la sensualité d’une source d’eau claire. Ce que<br />

nous rappelle l’œuvre d’art, c’est la nature virginale, toute<br />

entière ouverte à l’Esprit dont elle <strong>de</strong>vient le tabernacle. Mais<br />

cependant, cette évi<strong>de</strong>nce reste fragile, comme un équilibre<br />

biologique. Il faut une infinie douceur pour ne rien<br />

bouleverser <strong>de</strong> ce que la main <strong>de</strong> Dieu a si parfaitement<br />

disposé.<br />

Cette retenue, cette attention subtile au flux <strong>de</strong> la vie en<br />

ses moindres manifestations est le propre <strong>de</strong> l’art. La vie est<br />

un perpétuel échange <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>s où les contraires ne cessent <strong>de</strong><br />

s’unir. C’est la “coïnci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s opposés” qui se réalise sous<br />

le regard émerveillé <strong>de</strong> l’artiste, entre le masculin et le<br />

féminin, le feu et l’eau ou le jour et la nuit. Cette harmonie,<br />

en nous et autour <strong>de</strong> nous, nous <strong>de</strong>vons tous y collaborer. En<br />

chacun <strong>de</strong> nous dort un artiste, un amoureux <strong>de</strong>s justes<br />

proportions. Les hommes ont tant besoin <strong>de</strong> cette beauté<br />

retenue prisonnière, sous les formes vulgaires, et dont la<br />

lumière jaillira, à la face d’un mon<strong>de</strong> ébahi, à l’aube d’un<br />

printemps nouveau. Mais cela ne sera que si renaît, dans ce<br />

mon<strong>de</strong> égaré, cette sublime vocation, dont on ne sait plus<br />

guère l’impétueuse nécessité.<br />

9<br />

LA VOIE <strong>DU</strong> PRÊTRE<br />

« Il arriva que Dieu éprouva Abraham et lui dit : -<br />

« Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » Dieu dit<br />

«Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t-en au<br />

pays <strong>de</strong> Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une<br />

montagne que je t’indiquerai » (…) Abraham prit le bois <strong>de</strong><br />

l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en<br />

main le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous <strong>de</strong>ux<br />

ensemble. Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon<br />

père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! » « Eh bien, reprit-il<br />

voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour<br />

l’holocauste ? » Abraham répondit : « C’est Dieu qui<br />

pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils » et ils s’en<br />

allèrent tous <strong>de</strong>ux ensemble. Quand ils furent arrivés à<br />

l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel<br />

et y disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur<br />

l’autel, par <strong>de</strong>ssus le bois. Abraham étendit la main et saisit le<br />

couteau pour immoler son fils. Mais l’Ange <strong>de</strong> Yahvé l’appela<br />

du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me<br />

voici ! » L’Ange dit : « N’étends pas la main contre l’enfant !<br />

ne lui fais aucun mal ! (…) » Abraham leva les yeux et vit un<br />

bélier, qui s’était pris par les cornes dans un buisson, et<br />

Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la<br />

place <strong>de</strong> son fils ».<br />

Genèse 22, 1-2 ; 6-13.<br />

Abraham est prêtre, représentant du sacerdoce ancien. A<br />

plusieurs reprises, on le voit élever <strong>de</strong>s autels, pour célébrer le<br />

sacrifice d’action <strong>de</strong> grâce. En ces temps-là, il arrivait qu’on<br />

sacrifie <strong>de</strong>s enfants, pour apaiser, croyait-on, la colère <strong>de</strong><br />

Dieu. Mais à travers l’histoire d’Isaac, nous voyons bien que<br />

Dieu n’accepte pas cela. Au mont Moriyya, le sacrifice<br />

humain fait place au sacrifice du bélier, qui <strong>de</strong>viendra le culte<br />

d’Israël. C’est le vrai visage <strong>de</strong> Dieu, que le peuple choisi<br />

apprend à reconnaître peu à peu. Enfin, c’est déjà la figure du<br />

sacrifice non sanglant – l’Eucharistie qu’instaurera le Christ –<br />

que l’on voit apparaître dans la rencontre avec le patriarche<br />

avec Melchisé<strong>de</strong>ch. « Melchisé<strong>de</strong>ch, roi <strong>de</strong> Shalem, apporta<br />

du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu Très-Haut » (Genèse<br />

14, 18). En même temps que la bénédiction, Abraham est le<br />

premier à recevoir les saints dons que l’on apportera au prêtre,<br />

durant la messe, au moment <strong>de</strong> l’offertoire.<br />

Comme les autres personnages étudiés jusqu’ici, Abraham<br />

est appelé par Dieu qui lui dit : « Quitte ton pays, ta parenté et<br />

la maison <strong>de</strong> ton père, pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai<br />

<strong>de</strong> toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom,<br />

qui servira <strong>de</strong> bénédiction » (Genèse 12, 1-2). Sans hésiter,<br />

Abraham répond à l’appel. En vertu <strong>de</strong> sa foi, il fut reconnu<br />

juste et Dieu fit <strong>de</strong> lui le père d’une multitu<strong>de</strong>. Sa <strong>de</strong>scendance<br />

est nombreuse comme les grains <strong>de</strong> sable sur la plage et les<br />

étoiles dans le ciel. Tous les monothéistes – juifs, chrétiens et<br />

musulmans – sont <strong>de</strong>s fils d’Abraham. Il est le prototype <strong>de</strong><br />

tous les saints patriarches à venir. Plus que charnelle sa<br />

paternité est spirituelle. La Bible symbolise la première par le<br />

sable <strong>de</strong> la mer et la secon<strong>de</strong> par les étoiles dans le ciel.<br />

Descendant d’Adam selon la chair, nous sommes d’Abraham<br />

selon l’esprit.<br />

Dieu bénit Abraham et fait <strong>de</strong> lui une bénédiction pour les<br />

autres. C’est la meilleure définition que l’on puisse donner du<br />

prêtre qui est consacré, dans le seul but <strong>de</strong> consacrer le peuple.<br />

Le premier ministère du prêtre est <strong>de</strong> bénir : <strong>de</strong> dire le bien,


tout ce bien que Dieu fit, au long <strong>de</strong> l’histoire du salut ; et en<br />

le rappelant, <strong>de</strong> le faire advenir, une fois <strong>de</strong> plus, pour la gloire<br />

<strong>de</strong> Dieu et le salut <strong>de</strong>s hommes. La prière monte vers le ciel et<br />

la bénédiction <strong>de</strong>scend vers la terre. C’est aussi la signification<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux colonnes du Temple <strong>de</strong> Salomon (1 Rois 7, 15-22),<br />

qui sont aussi celles <strong>de</strong> la rigueur et <strong>de</strong> la miséricor<strong>de</strong>, car il<br />

faut <strong>de</strong> la rigueur pour prier et la bénédiction est le fruit <strong>de</strong> la<br />

miséricor<strong>de</strong> infinie du Seigneur.<br />

Mais malgré ce <strong>de</strong>stin exceptionnel, Abraham est<br />

éprouvé. Il n’échappe pas à la règle que nous avons déjà<br />

énoncée : chacun, même s’il est appelé, doit suivre, une après<br />

l’autre, les étapes du chemin. Car si l’appel du ciel nous élève<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous-mêmes, Dieu respecte le pas <strong>de</strong> chacun, le<br />

rythme profond <strong>de</strong> sa nature intime. Et, <strong>de</strong> plus, il faut que les<br />

énergies <strong>de</strong> la grâce investissent jusqu’au fond le corps et<br />

l’âme <strong>de</strong> celui qui se prépare à accomplir sa mission.<br />

L’épreuve est là pour nous indiquer nos limites et, le cas<br />

échéant, pour nous inciter à les dépasser. Mais Dieu ne nous<br />

éprouve pas au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nos forces. A Abraham un sacrifice<br />

suprême est <strong>de</strong>mandé : celui du fils <strong>de</strong> la promesse. Mais Dieu<br />

saisit cette circonstance pour l’amener plus loin. « Que<br />

m’importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé. (…)<br />

Lavez-vous, purifiez-vous ! Otez <strong>de</strong> ma vue vos actions<br />

perverses ! Cessez <strong>de</strong> faire le mal, apprenez à faire le bien »<br />

(Isaïe 1, 11 ; 16). Levant les yeux, Abraham regar<strong>de</strong> vers le<br />

Seigneur et comprend qu’il doit se retourner, se convertir. Le<br />

Dieu d’Israël est le Dieu <strong>de</strong>s vivants et non <strong>de</strong>s morts.<br />

Selon la tradition, le mont Moriyya est justement le lieu<br />

où sera élevé le Temple <strong>de</strong> Jérusalem, où sera célébré le culte<br />

d’Israël, avant que Jésus, prêchant dans ce même lieu, ne<br />

remplace l’antique sanctuaire par celui <strong>de</strong> son propre corps.<br />

Au jour <strong>de</strong> la fête du Grand Pardon, tandis que le Grand Prêtre<br />

s’introduit dans le Saint <strong>de</strong>s Saints et prononce à voix haute le<br />

nom <strong>de</strong> Dieu, Pierre confesse le Christ comme Messie. Jésus<br />

lui dit alors : - « Tu es Pierre… » (Matthieu 16, 18) – en<br />

hébreu, Céphas ou son synonyme Caïphe – qui est justement<br />

le nom du Grand Prêtre cette année-là. Par ce choix<br />

symbolique, il confie au Prince <strong>de</strong>s Apôtres la charge du<br />

sacerdoce nouveau, dont héritera chacun <strong>de</strong> ses successeurs,<br />

en tant que Maître <strong>de</strong>s rites.<br />

C’est aussi à <strong>de</strong>ux pas du mont Moriyya, qu’après avoir<br />

porté, comme Isaac, le bois du sacrifice, Jésus va s’offrir en<br />

victime à la méchanceté criminelle <strong>de</strong>s hommes afin <strong>de</strong> rester<br />

fidèle jusqu’au bout aux <strong>de</strong>sseins d’amour du Père. De son<br />

cœur navré, à l’heure la plus obscure <strong>de</strong> la terre, jaillit le sang<br />

et l’eau, source <strong>de</strong>s sacrements que l’Eglise continue à<br />

conférer, réactualisant l’heure <strong>de</strong> cet unique sacrifice. Si le<br />

chevalier est Jésus chassant les impies qui occupent le<br />

Temple, si le prophète est Jésus prêchant sur le mont <strong>de</strong>s<br />

Béatitu<strong>de</strong>s, si le Sage est Jésus enseignant aux docteurs <strong>de</strong> la<br />

loi, si l’artisan est Jésus travaillant dans l’atelier <strong>de</strong> saint<br />

Joseph, le prêtre, lui, est Jésus sur la Croix, offrant sa vie au<br />

mon<strong>de</strong>. Sa vie n’est plus à lui, mais au Christ ; par lui, avec lui<br />

et en lui, elle entre dans le don suprême que Dieu fait à ce<br />

mon<strong>de</strong> qu’il a tant aimé.<br />

C’est ainsi que le prêtre participe à la transfiguration et à<br />

l’offran<strong>de</strong> du cosmos tout entier, à la gloire du saint Nom <strong>de</strong><br />

Dieu. Cette œuvre par laquelle le cosmos est peu à peu<br />

transfiguré, c’est la divine liturgie. Durant ce temps, les<br />

hommes s’associent au chant <strong>de</strong>s Anges qui louent sans cesse<br />

le Seigneur. Leur ministère commun s’unit ainsi dans une<br />

même adoration : « Saint, saint, saint est le Seigneur. Le ciel<br />

et la terre sont remplis <strong>de</strong> Ta gloire ». La sainteté du ciel se<br />

répand sur la terre et le Temple <strong>de</strong>vient la porte du ciel<br />

10<br />

entrouverte. « Un saint, dit Paul Evdokimov, n’est pas un<br />

surhomme, mais celui qui trouve et vit sa vérité d’homme en<br />

tant qu’être liturgique, pour qui toute circonstance est une<br />

occasion <strong>de</strong> louange. »<br />

Chaque fois qu’à l’autel, l’Esprit est évoqué sur les saints<br />

dons, pour qu’ils <strong>de</strong>viennent réellement le Corps et le Sang <strong>de</strong><br />

notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus-Christ, c’est une<br />

parcelle <strong>de</strong> la création qui est rendue à son initiale dignité. Car<br />

le Christ a tout réconcilié ; il a uni en lui le ciel et la terre,<br />

pour que ce qui est en bas soit semblable à ce qui est en haut<br />

et qu’à jamais soit perpétué le miracle <strong>de</strong> l’unité. C’est à ce<br />

saint mystère que les fidèles s’incorporent, en venant<br />

communier à l’autel. Et les pères ont interprété <strong>de</strong> la manière<br />

la plus réaliste les paroles <strong>de</strong> saint Paul sur notre<br />

“incorporation” au Seigneur. « Le mon<strong>de</strong> en Christ, dit saint<br />

Maxime, est le buisson ar<strong>de</strong>nt et l’eucharistie nous embrase du<br />

même feu ». Et Syméon, le Nouveau Théologien, le rappelle<br />

lui aussi, dans la prière avant la divine communion : « J’espère<br />

en Toi, tout tremblant, je communie avec du feu. Par moimême<br />

je ne suis que paille, mais, ô miracle, je me sens<br />

embrasé comme jadis le buisson ar<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Moïse… Seigneur,<br />

tout mon corps brille du feu <strong>de</strong> ta divinité, ineffablement uni à<br />

elle. Et tu m’accor<strong>de</strong>s que le temple <strong>de</strong> ma chair s’unisse à ta<br />

chair sainte, que mon sang se mêle au tien ; et désormais je<br />

suis ton membre transparent et lumineux… »<br />

Ce n’est plus, désormais, l’homme qui entre dans le<br />

mystère, c’est le mystère lui-même qui fait irruption dans le<br />

cœur <strong>de</strong> l’homme. Dans la célébration <strong>de</strong> la divine liturgie, la<br />

lumière <strong>de</strong> l’eucharistie fond sur nous, vient embraser notre<br />

être. Comme à l’heure du couchant, la coupe d’océan accueille<br />

le soleil, ainsi, dans le mystère, le calice béni <strong>de</strong>vient l’arche<br />

<strong>de</strong> Dieu. Et c’est d’une beauté à vous brûler les yeux. La<br />

liturgie est un reflet <strong>de</strong> la splen<strong>de</strong>ur divine, somptueuse<br />

actualisation d’un sacrifice permanent, célébré dans la gloire,<br />

tandis que les esprits bienheureux contemplent la face <strong>de</strong><br />

Dieu, que s’inclinent <strong>de</strong>vant Lui les puissances d’en haut et<br />

que tressaillent d’une même allégresse les innombrables<br />

créatures <strong>de</strong>s cieux. Du prêtre occupé à ce saint ministère la<br />

Bible dresse le plus beau portrait : « Qu’il était magnifique [le<br />

Grand Prêtre] entouré <strong>de</strong> son peuple, quand il sortait <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>rrière le voile, comme l’étoile du matin au milieu <strong>de</strong>s<br />

nuages, comme la lune en son plein, comme le soleil<br />

rayonnant sur le Temple du Très-Haut, comme l’arc-en-ciel<br />

brillant dans les nuages <strong>de</strong> gloire, comme la rose au printemps,<br />

comme un lys auprès d’une source, comme le feu et l’encens<br />

dans l’encensoir, comme un vase d’or massif, orné <strong>de</strong> toutes<br />

sortes <strong>de</strong> pierres précieuses, comme un olivier chargé <strong>de</strong><br />

fruits, comme un cyprès s’élevant jusqu’au nuage ; quand il<br />

prenait sa robe d’apparat et se revêtait <strong>de</strong> ses superbes<br />

ornements, quand il gravissait l’autel sacré et remplissait <strong>de</strong><br />

gloire l’enceinte du sanctuaire ; quand il recevait <strong>de</strong>s mains<br />

<strong>de</strong>s prêtres les portions du sacrifice, lui-même <strong>de</strong>bout près du<br />

foyer <strong>de</strong> l’autel, entouré d’une couronne <strong>de</strong> frères, comme <strong>de</strong><br />

leur frondaison, les cèdres du Liban, comme entouré <strong>de</strong> troncs<br />

<strong>de</strong> palmiers, quand tous les fils d’Aaron dans leur splen<strong>de</strong>ur,<br />

ayant dans les mains les offran<strong>de</strong>s du Seigneur, se tenaient<br />

<strong>de</strong>vant toute l’assemblée d’Israël tandis qu’ils accomplissaient<br />

le culte <strong>de</strong>s autels, présentant avec noblesse les offran<strong>de</strong>s au<br />

Très-Haut tout-puissant » (Ecclésiastique 50, 5-124).<br />

Ce texte le montre bien : l’offran<strong>de</strong> n’est pas seulement<br />

l’œuvre du prêtre ; le peuple tout entier y concélèbre son salut.<br />

En étant investi <strong>de</strong>s insignes du sacerdoce baptismal, le<br />

chrétien participe à la condition du Fils <strong>de</strong> Dieu et règne sur la<br />

création. Et c’est au Père que, par le Fils et dans l’Esprit, tout<br />

doit être remis ; et seule cette offran<strong>de</strong> rendra aux créatures


l’éclat qu’elles ont perdu, puisque le péché n’est rien d’autre<br />

que cette rupture avec le Créateur, qui livre toutes choses au<br />

pouvoir du néant. Celui qui est appelé sur la voie sacerdotale,<br />

plus que tout autre, est <strong>de</strong>stiné à faire <strong>de</strong> sa vie une liturgie<br />

ininterrompue, une perpétuelle action <strong>de</strong> grâce, une hymne <strong>de</strong><br />

louange au Père. Mais pour que cela soit possible à tout<br />

moment, encore faut-il qu’un temps soit explicitement<br />

consacré à la célébration <strong>de</strong>s saints mystères. Alors, ces<br />

instants retirés <strong>de</strong> la course du temps et tournés vers la face <strong>de</strong><br />

l’Eternel, <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s semences qui fécon<strong>de</strong>nt la vie et<br />

l’histoire toute entière. Tant il est vrai que si la lumière se<br />

diffuse largement, cela ne saurait être qu’à partir du foyer<br />

ar<strong>de</strong>nt où prend naissance sa clarté. Et le prêtre peut bien être<br />

en chemin, son cœur est <strong>de</strong>venu l’humble sanctuaire où se<br />

célèbrent, jour et nuit, les noces glorieuses du ciel et <strong>de</strong> la<br />

terre.<br />

Outre la fonction proprement liturgique, qui recoupe celle<br />

du sacrifice et <strong>de</strong> l’enseignement, le sacerdoce, selon la<br />

tradition, revêt un autre aspect : celui <strong>de</strong> pasteur. Si le prêtre<br />

s’acquitte correctement <strong>de</strong> cette fonction qui est <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>r à<br />

la charité, s’il <strong>de</strong>vient réellement le serviteur <strong>de</strong>s serviteurs,<br />

alors il contribuera à la transfiguration <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> et<br />

l’Eglise, dont il a la responsabilité, débouchera vraiment sur le<br />

Royaume qui n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Le prêtre est responsable<br />

<strong>de</strong> l’unité entre tous, car c’est à l’amour que les disciples ont<br />

les uns pour les autres qu’ils seront reconnus. C’est donc à lui<br />

que revient la charge d’extirper <strong>de</strong> la communauté toute trace<br />

<strong>de</strong> division qui s’oppose à la charité parfaite et qui est œuvre<br />

du diable (“diabalein”, en grec, signifie “diviser”). C’est là le<br />

rôle <strong>de</strong> l’eucharistie : le sacrement <strong>de</strong> la charité. L’eucharistie<br />

est en effet la source et la fin <strong>de</strong> la communion <strong>de</strong>s hommes<br />

entre eux, avec Dieu et avec tous les saints. La communion au<br />

saint Calice représente, pour le chrétien conscient, la figure<br />

accomplie <strong>de</strong> sa quête célestielle. Ainsi sanctifié, il reprend<br />

son chemin et s’efforce <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir, pour tous ceux qu’il<br />

rencontre, une bénédiction qui ne s’éteindra pas.<br />

Les fidèles désertent <strong>de</strong> plus en plus le lieux <strong>de</strong> culte.<br />

Souvent, les prêtres eux-mêmes en portent la responsabilité.<br />

Cette crise est sans doute nécessaire, comme un temps <strong>de</strong><br />

purification, pour sortir du phénomène du christianisme <strong>de</strong><br />

masse où les succès se mesuraient selon la quantité. Ce qui<br />

compte ce n’est pas que <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> fidèles défilent dans<br />

les églises, mais que ceux qui y vont le fassent en pleine<br />

conscience <strong>de</strong> ce à quoi ils participent. Ce qui compte c’est<br />

que, partout, la divine liturgie continue d’être célébrée, même<br />

si cela <strong>de</strong>vait être pour “le petit reste d’Israël” ; ce qui compte,<br />

c’est qu’entre terre et ciel, les Portes Saintes ne se referment<br />

pas et que la grâce du Calvaire continue à se répandre sur <strong>de</strong><br />

vrais témoins, pour qu’ils en portent la nouvelle aux limites du<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Mais le Temple a besoin <strong>de</strong> ministres sacrés. De même<br />

que le corps <strong>de</strong> l’Eglise n’est rien sans le Christ, qui est sa<br />

tête, <strong>de</strong> même l’eucharistie ne peut avoir lieu sans celui qui, à<br />

ce moment-là tient la place du Christ-tête. Que <strong>de</strong>viendrionsnous<br />

si cela ne se passait plus ? A-t-on mesuré les<br />

conséquences d’une telle désertion ? A-t-on pensé à quoi<br />

ressemblerait le mon<strong>de</strong>, si l’on ne voyait plus <strong>de</strong> prêtres élever<br />

le calice et l’hostie vers le Père et prononcer les paroles <strong>de</strong><br />

consécration ? A-t-on essayé d’imaginer un mon<strong>de</strong> où nulle<br />

voix ne chanterait les louanges <strong>de</strong> Dieu ? Un mon<strong>de</strong> où nul<br />

clocher se découperait sur l’horizon ; où ne retentirait plus<br />

aucun carillon ? Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s usines, <strong>de</strong>s autoroutes, <strong>de</strong>s<br />

banques et <strong>de</strong>s prisons, le mon<strong>de</strong> triste <strong>de</strong>s banlieues, le<br />

mon<strong>de</strong> vain, privé <strong>de</strong> Dieu…<br />

11<br />

Certes, nous savons que le Christ a bâti son Eglise sur le<br />

roc et que les portes <strong>de</strong> l’enfer ne prévaudront pas contre elle.<br />

Mais pour mener à bien son œuvre <strong>de</strong> salut, il a besoin <strong>de</strong>s<br />

hommes. Oui, la moisson est abondante, et les ouvriers peu<br />

nombreux. « Comment croire sans entendre la Bonne<br />

Nouvelle ? Et comment l’entendre sans prédicateurs ? »<br />

(Romains 10, 14-15) Il faut <strong>de</strong>s hommes qui se mettent au<br />

service <strong>de</strong> la parole, au service du Verbe qui s’est fait chair,<br />

qui a pris notre humanité pour qu’en échange nous recevions<br />

sa divinité. Contrairement à d’autres religions, le salut du<br />

chrétien n’est plus seulement une œuvre divine, mais une<br />

œuvre à la fois humaine et divine. « La vérité germera <strong>de</strong> la<br />

terre et <strong>de</strong>s cieux se penchera la justice » (Psaume 85, 12). Il<br />

faut qu’au nom <strong>de</strong> l’humanité, <strong>de</strong>s hommes acceptent <strong>de</strong><br />

s’engager.<br />

Il faut espérer qu’en recherchant le chemin <strong>de</strong> leur<br />

vocation, certains découvrent en eux l’appel pour cette voie<br />

incomparable. Ils viendront alors s’agenouiller, dépouillés <strong>de</strong><br />

leur propre importance, <strong>de</strong>vant un successeur <strong>de</strong>s Apôtres, qui<br />

leur imposera les mains. Qu’ils trouvent alors la force <strong>de</strong><br />

suivre jusqu’au bout ce chemin lumineux, même si cela n’est<br />

plus <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>, et justement parce que cela n’est plus <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>.<br />

Des hommes qui n’aient pas peur ! C’est le plus beau métier<br />

du mon<strong>de</strong> que celui-là. Il procure <strong>de</strong>s grâces qu’on ne<br />

soupçonne pas. Comment imaginer que l’homme, qui est entre<br />

les mains <strong>de</strong> Dieu, soit appelé à <strong>de</strong>venir celui qui, à son tour,<br />

peut tenir Dieu entre ses mains et le donner au mon<strong>de</strong>.<br />

Devenir prêtre, c’est entrer dans ce même élan <strong>de</strong> l’amour où<br />

le Christ, ayant aimé les siens, les aima jusqu’au bout.


LA VOIE <strong>DU</strong> MOINE<br />

« La parole <strong>de</strong> Yahvé fut adressée à Elie en ces termes :<br />

« Va-t-en d’ici, dirige-toi vers l’orient et cache-toi au torrent<br />

<strong>de</strong> Kerit, qui est à l’est du Jourdain. Tu boiras au torrent et<br />

j’ordonne aux corbeaux <strong>de</strong> te donner à manger là-bas. » Il fit<br />

comme Yahvé avait dit et alla s’établir au torrent <strong>de</strong> Kerit, à<br />

l’est du Jourdain. Les corbeaux lui apportaient du pain le<br />

matin et <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> le soir, et il buvait au torrent. (…) Il se<br />

passa longtemps et la parole <strong>de</strong> Yahvé fut adressée à Elie, la<br />

troisième année en ces termes : « Va te montrer à Achab, je<br />

vais envoyer la pluie sur la face <strong>de</strong> la terre. » Et Elie partit<br />

pour se montrer à Achab [et lui dit] : « Maintenant envoie<br />

rassembler tout Israël près <strong>de</strong> moi sur le mont Carmel. » (…)<br />

Achab convoqua tout Israël et rassembla les prophètes sur le<br />

mont Carmel. (…) A l’heure où l’on présente l’offran<strong>de</strong>, Elie<br />

s’approcha et dit : « Réponds-moi, ô Yahvé, réponds-moi,<br />

pour que tout ce peuple sache que c’est toi, Yahvé, qui es Dieu<br />

et qui convertit leur cœur ! » Et le feu <strong>de</strong> Yahvé tomba et<br />

dévora l’holocauste et le bois (…). Elie dit à Achab : « Monte,<br />

mange et bois, car j’entends le gron<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la pluie. » (…)<br />

Sur le coup le ciel s’obscurcit <strong>de</strong> nuages et <strong>de</strong> tempête et il y<br />

eut une grosse pluie. »<br />

1 Rois, 17, 2-6. 18, 1-2 ; 19-20 ; 36-38 ; 41-45.<br />

Elie est le père <strong>de</strong> tous les moines. Sa vocation est à<br />

l’image <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> milliers d’hommes et <strong>de</strong> femmes qui, après<br />

lui, ont été appelés à se retirer au désert. Dès le début du<br />

quatrième siècle, lorsque le christianisme est <strong>de</strong>venu religion<br />

d’Etat, ils se sont retirés dans la solitu<strong>de</strong> afin d’y vivre leur<br />

vocation personnelle. Il n’est pas toujours facile, aujourd’hui,<br />

<strong>de</strong> comprendre les motivations <strong>de</strong> ces véritables héros que l’on<br />

nomme parfois les “fols en Christ”. Certes, Jésus aimait se<br />

mettre à l’écart pour prier son Père, dans le secret, mais peuton<br />

abandonner toute société pour vivre retranché ? Cela paraît<br />

difficilement compatible avec l’appel <strong>de</strong> l’Evangile à aimer<br />

son prochain et à convertir le mon<strong>de</strong>. « Si tu pars au désert, dit<br />

un vieux dicton, <strong>de</strong> qui pourras-tu laver les pieds ? » Mais ce<br />

que l’on oublie, c’est qu’au désert le moine n’est jamais<br />

vraiment seul. Dans sa prière, il est en communion réelle avec<br />

toute l’Eglise. Il sait que la distance n’existe pas pour ceux qui<br />

n’ont qu’un seul Esprit. Dans l’isolement <strong>de</strong> sa retraite, il ne<br />

se sauve pas tout seul, il entraîne avec lui l’univers tout entier.<br />

A la prière d’Elie, Dieu n’ouvre-t-il pas les écluses du ciel ?<br />

En réalité, le moine ne pratique pas tant l’ascèse pour luimême<br />

que pour le mon<strong>de</strong> et ses péchés. Il accepte librement<br />

<strong>de</strong> pâtir toutes sortes <strong>de</strong> maux pour prendre part à la Passion et<br />

achever, dans sa chair, ce qui manque aux souffrances du<br />

Christ (Colossiens 1, 24). Il sait que la douleur est <strong>de</strong>venue un<br />

lieu <strong>de</strong> communion privilégié avec celui qui, sans rien dire,<br />

s’est laissé conduire au supplice. Comme le disait Clau<strong>de</strong>l :<br />

« Le Christ n’est pas venu supprimer la souffrance dans le<br />

mon<strong>de</strong>, ni même l’expliquer, mais la remplir <strong>de</strong> sa présence. »<br />

Au désert, le moine vit dans l’indigence, sachant bien que les<br />

consolations <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> ne peuvent que nous détourner,<br />

l’espace d’un instant, <strong>de</strong> la joie pour laquelle notre cœur fut<br />

créé.<br />

La voie du moine est humble. Il connaît ses faiblesses et<br />

tâche <strong>de</strong> s’en corriger. C’est un labeur sans fin, sur lequel il<br />

revient chaque jour, avec patience. A son entrée au monastère,<br />

il est revêtu d’une robe <strong>de</strong> bure, ou d’un manteau semblable à<br />

celui d’Elie. Il rase ses cheveux ou, au contraire, choisit <strong>de</strong> ne<br />

12<br />

plus jamais les couper. Si c’est une femme, elle recevra le<br />

voile, en signe <strong>de</strong> sa consécration. De toute manière, dans un<br />

cas comme dans l’autre, ce qui est visé, c’est un refus <strong>de</strong> toute<br />

préoccupation pour son apparence extérieure. Seule compte la<br />

vie <strong>de</strong> l’âme. Pour son combat <strong>de</strong> chaque jour, le moine doit<br />

avant tout s’efforcer <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r la cellule, car l’Adversaire fera<br />

tout ce qu’il peut pour le pousser au <strong>de</strong>hors. Reclus dans la<br />

prière, il se consacre à la méditation : art <strong>de</strong> se retrouver en<br />

son juste milieu – le cœur – où parle doucement Celui qui<br />

nous est plus intime que nous-mêmes. Le Seigneur, en effet,<br />

ne se manifeste pas <strong>de</strong> manière à frapper les regards. Il n’est ni<br />

dans le feu, ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement <strong>de</strong> terre.<br />

A la suite d’Elie, le moine expérimente ce long silence <strong>de</strong><br />

Dieu. Mais en dépit <strong>de</strong> son absence, il ne doute jamais <strong>de</strong> lui.<br />

Il sait bien que si Dieu se retire, c’est pour nous attirer vers<br />

lui. Il sait bien qu’il est ce Maître intérieur, dont on perçoit la<br />

voix dans le murmure d’un souffle qui s’évanouit (1 Rois 19,<br />

12-13).<br />

Mais à l’instar d’Elie, le moine a lui aussi ses heures <strong>de</strong><br />

gloire : certains d’entre eux, par la constante vénération du<br />

Christ transfiguré, en arrivent parfois à connaître le même<br />

phénomène et <strong>de</strong>viennent étincelants comme le soleil.<br />

D’autres, par la contemplation du Christ crucifié, finissent par<br />

recevoir dans leur chair les mêmes plaies <strong>de</strong>s mains, <strong>de</strong>s pieds<br />

ou du côté. Les <strong>de</strong>ux choses sont d’ailleurs intimement liées :<br />

au moment <strong>de</strong> la Transfiguration, le Christ ne parle-t-il pas <strong>de</strong><br />

sa Passion prochaine ? « Pendant qu’il priait, l’aspect <strong>de</strong> son<br />

visage changea, et ses vêtements <strong>de</strong>vinrent d’une blancheur<br />

fulgurante. Et voici que <strong>de</strong>ux hommes s’entretenaient avec<br />

lui : c’étaient Moïse et Elie qui, apparus dans la gloire,<br />

parlaient <strong>de</strong> son départ qu’il allait accomplir à Jérusalem. »<br />

(Luc 9, 29-31) Ad lucem per crucem : pour parvenir à la<br />

lumière, il faut d’abord passer par la croix. Le moine le sait<br />

bien. C’est pourquoi, comme Elie, il se laisse gui<strong>de</strong>r, par<br />

l’invisible main <strong>de</strong> Dieu qui le conduit vers l’orient – vers le<br />

soleil levant – à l’est du Jourdain, c’est-à-dire au désert.<br />

Et le désert <strong>de</strong>vient, pour lui, le sanctuaire du silence et <strong>de</strong><br />

la solitu<strong>de</strong>, où la contemplation peut être soutenue et la prière<br />

continue. Paradoxalement, c’est un lieu <strong>de</strong> ressourcement. A<br />

l’abri <strong>de</strong>s bruits du mon<strong>de</strong>, chacun y reçoit la grâce d’entendre<br />

la voix <strong>de</strong> Dieu qui résonne en son cœur et <strong>de</strong>vient un appel.<br />

C’est en percevant cet appel que l’homme apprend à<br />

reconnaître sa vocation. Savoir se taire, en premier lieu, et<br />

puis savoir répondre. Au désert, l’homme apprend à tourner<br />

son regard vers le ciel, car il ne peut rien attendre <strong>de</strong> la terre.<br />

Mais cette région inhospitalière est aussi le lieu <strong>de</strong> la tentation.<br />

Jésus lui-même l’a connue et, à sa suite, les nombreux moines<br />

qui s’y sont installés. Le cas <strong>de</strong> saint Antoine résistant aux<br />

assauts du démon est bien connu. Or, le secret <strong>de</strong> cette<br />

résistance, c’est la rigueur <strong>de</strong> cette vie érémitique. Elle repose<br />

sur trois piliers qui sont les trois vœux monastiques : la<br />

chasteté, l’obéissance et la pauvreté. Ces trois exigences ne<br />

sont pas désignées au hasard : elles recouvrent, à elles seules,<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s tentations que l’homme peut connaître au<br />

cours <strong>de</strong> son existence. Car les tentations du Christ, dans le<br />

désert, seront celles du chrétien qui, à sa suite, s’engagera<br />

dans cette austérité. Elles obéissent à un plan diabolique,<br />

puisque le tentateur n’ignore rien <strong>de</strong>s faiblesses humaines<br />

(Matthieu 4, 1-11).<br />

La première tentation s’adresse à la faculté désirante. Le<br />

désir est, en l’homme, à l’image d’un puits sans fond. Et c’est<br />

ainsi que le Créateur l’a voulu, afin que jamais ne s’épuise le<br />

mouvement qui nous pousse vers Lui. Aucune satisfaction<br />

humaine ne pourra combler la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ce désir. Cela<br />

ai<strong>de</strong> à comprendre la raison <strong>de</strong> l’exercice principal du moine :


le jeûne. Le jeûne est un renoncement à la satisfaction<br />

immédiate du désir, dans le but d’en augmenter l’intensité,<br />

pour que l’homme comprenne qu’il est <strong>de</strong>stiné à autre chose.<br />

Mais il est clair qu’ici, le jeûne dépasse largement les<br />

préoccupations alimentaires. Il nous enseigne à “consentir à la<br />

présence d’un manque”. Au diable qui lui propose <strong>de</strong> satisfaire<br />

son besoin <strong>de</strong> manger, Jésus répond : « L’homme ne vit pas<br />

seulement <strong>de</strong> pain… » L’homme ne doit pas enraciner sa vie<br />

dans les seules choses matérielles, il doit développer en lui<br />

une dimension spirituelle. C’est là l’enseignement <strong>de</strong> la vertu<br />

<strong>de</strong> chasteté, qui n’est rien d’autre qu’un jeûne du corps tout<br />

entier.<br />

Le succès remporté sur la première tentation procure à<br />

l’homme la maîtrise <strong>de</strong> lui-même, car il n’est plus esclave <strong>de</strong><br />

ses inclinations naturelles. Mais le risque est grand, dès lors,<br />

<strong>de</strong> se prendre pour un juste et d’attendre <strong>de</strong> Dieu qu’il le<br />

reconnaisse lui aussi. C’est la tentation d’étendre son pouvoir<br />

sur Dieu lui-même. C’est pourquoi le diable emmène ensuite<br />

le Christ au sommet du Temple et lui propose <strong>de</strong> mettre Dieu<br />

à l’épreuve en se jetant dans le vi<strong>de</strong>. Mais Jésus lui répond :<br />

« Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Seule la vertu<br />

d’obéissance permettra d’échapper à ce nouveau piège du<br />

malin. Loin <strong>de</strong> vouloir soumettre le Père à ses désirs, le Christ<br />

s’en remet tout entier au désir <strong>de</strong> Dieu. « Que Ta volonté soit<br />

faite » (Matthieu 6, 10). La prière est, par excellence, cette<br />

attitu<strong>de</strong> d’ouverture et <strong>de</strong> soumission face à Dieu, où l’homme<br />

puise la force <strong>de</strong> cette obéissance inconditionnelle.<br />

Il reste alors à affronter la troisième tentation : celui qui<br />

est <strong>de</strong>venu maître <strong>de</strong> lui-même et serviteur <strong>de</strong> Dieu semble au<br />

sommet <strong>de</strong> la sainteté. Pourtant, il lui reste un obstacle à<br />

surmonter : celui <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> son prestige pour dominer ses<br />

frères. En opposition à cela, intervient la troisième œuvre <strong>de</strong><br />

miséricor<strong>de</strong> qui est l’aumône, à prendre dans le sens global <strong>de</strong><br />

toute action caritative au bénéfice du prochain. La charité est<br />

le parfait renoncement à exercer un quelconque pouvoir sur<br />

les autres. Dominer le mon<strong>de</strong> grâce à son pouvoir, c’est ce que<br />

propose le diable à Jésus. Mais lui repousse cette ultime<br />

offensive. Nous ne sommes pas là pour que les autres nous<br />

adorent, mais pour adorer Dieu nous-mêmes. Dédaigner la<br />

possession <strong>de</strong> tous les royaumes <strong>de</strong> la terre, voilà le sens<br />

spirituel du vœu <strong>de</strong> pauvreté. Dans la tradition médiévale, la<br />

“paupertas” (pauvreté) s’opposait toujours à la “potentia”<br />

(puissance). La pauvreté n’est pas seulement le refus <strong>de</strong>s biens<br />

matériels, mais surtout la recherche fervente <strong>de</strong> l’humilité :<br />

cette “pauvreté du cœur” à laquelle le Seigneur a promis le<br />

Royaume <strong>de</strong>s Cieux.<br />

Un personnage du Nouveau Testament est en lien étroit<br />

avec l’Esprit d’Elie : c’est Jean-Baptiste, le cousin <strong>de</strong> Jésus.<br />

Revêtu <strong>de</strong> sa tunique <strong>de</strong> poil <strong>de</strong> chameau, se nourrissant <strong>de</strong><br />

sauterelles, il se retire lui aussi au désert, car il refuse toute<br />

compromission avec le mon<strong>de</strong>. Son zèle pour la maison du<br />

Seigneur le dévore et le pousse au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s foules qu’il<br />

appelle à la conversion. On le prend pour un fou, sans doute,<br />

mais on ne peut s’empêcher <strong>de</strong> se laisser interpeller par son<br />

message. Il est la voix qui crie dans le désert : « Préparez les<br />

chemins du Seigneur, ren<strong>de</strong>z droits ses sentiers » (Marc 1, 3).<br />

Ouïr la voix, qui crie dans le désert, afin d’y préparer sa<br />

voie qui n’est, en vérité, que la voie du Seigneur. Car bien<br />

avant que nous soyons en quête <strong>de</strong> Dieu, c’est Lui, le<br />

Miséricordieux, qui se lance à notre recherche. Le désert est<br />

un lieu où m’on se perd, car nulle piste n’y existe et toute trace<br />

est aussitôt effacée par le vent. Or, ce désert est notre terre,<br />

rendue ari<strong>de</strong> par la méchanceté <strong>de</strong> l’homme. C’est pourquoi le<br />

Baptiste <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’y préparer les voies du Seigneur.<br />

13<br />

Je connais un village <strong>de</strong> montagne, où toute la population<br />

s’est mobilisée, au milieu d’une nuit d’hiver, pour déblayer la<br />

neige qui encombrait le chemin et frayer un passage au<br />

mé<strong>de</strong>cin qui venait secourir un enfant en danger. Et l’enfant<br />

fut sauvé. C’est ainsi que nous <strong>de</strong>vons préparer les chemins du<br />

Seigneur, le mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong>s âmes et <strong>de</strong>s corps, qui vient pour<br />

nous sauver, au milieu <strong>de</strong> la nuit. Heureux l’homme <strong>de</strong> bien,<br />

<strong>de</strong>s chemins s’ouvrent dans son cœur.<br />

Dans chaque vocation, nous l’avons dit, les chrétiens<br />

essayent <strong>de</strong> vivre l’un ou l’autre aspect <strong>de</strong> la vie du Christ,<br />

l’une ou l’autre <strong>de</strong> ses paroles qui les ont spécialement<br />

frappés. Pour le moine, c’est la recommandation <strong>de</strong> Jésus au<br />

jeune homme riche : « Tout ce que tu as, vends-le et distribuele<br />

aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens,<br />

suis-moi » (Luc 18, 22). Cela suppose une rupture, essentielle<br />

à la voie monastique. Le moine ou la moniale renonce à son<br />

passé, il se coupe du mon<strong>de</strong>, il abandonne sa maison, sa<br />

famille, ses amis, il change même <strong>de</strong> nom, pour signifier ce<br />

grand renoncement. Désormais, il est un être différent, il vit<br />

une autre vie. Ce faisant, il cherche à se dégager du carcan <strong>de</strong><br />

la vie présente, pour s’engager, d’ores et déjà, dans la<br />

promesse <strong>de</strong> la vie future. Il crucifie la chair, pour libérer<br />

l’esprit. Il échappe aux lois <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> pour se soumettre à<br />

l’éternité.<br />

Le mot moine vient du grec monakos. On le rencontre<br />

pour la première fois, au début <strong>de</strong> l’ère chrétienne, dans <strong>de</strong>s<br />

textes anciens. Il signifie alors “unifié” et désigne les hommes<br />

ou les femmes qui ont réalisé, en eux, l’union primordiale du<br />

masculin et du féminin et qui, par conséquent, n’ont plus<br />

besoin <strong>de</strong> rechercher cette union à l’extérieur d’eux-mêmes.<br />

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image <strong>de</strong> Dieu il le créa,<br />

homme et femme il les créa ». La rupture <strong>de</strong> cette unité<br />

primordiale que l’on retrouve dans tant <strong>de</strong> mythes fondateurs,<br />

est la cause <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s maux dont souffre l’humanité. C’est à<br />

cela que les moines ont choisi d’échapper. Renonçant à la<br />

quête d’une amoureuse complémentarité, ils acceptent <strong>de</strong><br />

vivre dans la proximité d’un manque qui ouvre le cœur à Dieu.<br />

Libérés <strong>de</strong>s préoccupations du mon<strong>de</strong>, ils peuvent se<br />

tourner vers d’autres biens. Car, avant tout, les moines sont<br />

<strong>de</strong>s veilleurs. Ils se tiennent aux confins du visible et <strong>de</strong><br />

l’invisible, pour attendre le retour du Seigneur. Tandis que la<br />

cité sommeille, ils sont sur les remparts, comme autant<br />

d’invisibles gardiens, sachant bien que c’est à l’heure <strong>de</strong>s<br />

ténèbres que l’Ennemi se montre le plus actif. Et sans la<br />

vigilance <strong>de</strong> ces sentinelles, le mon<strong>de</strong> ne tiendrait pas<br />

longtemps. Une légen<strong>de</strong> juive, plus vraie que la réalité,<br />

affirme qu’il existe, dans le mon<strong>de</strong>, trente-six justes qui<br />

veillent en silence et que s’il venait à en manquer, ne serait-ce<br />

qu’un seul, le mon<strong>de</strong> s’abîmerait dans le chaos.<br />

Le moine est aussi le gardien <strong>de</strong> la tradition vivante <strong>de</strong><br />

l’Eglise. Par lui, l’orthodoxie <strong>de</strong> notre foi est garantie et la<br />

continuité <strong>de</strong> notre office divin est assurée. L’œuvre du moine<br />

est une œuvre cachée. Si d’autres chemins sont diurnes, celui<br />

du moine est un chemin nocturne ; si certains se dévouent<br />

dans le service du prochain, le moine est tout entier tourné<br />

vers le mystère <strong>de</strong> Dieu ; si la voie <strong>de</strong> certains chrétiens est <strong>de</strong><br />

rechercher Dieu dans l’admirable spectacle <strong>de</strong> la création,<br />

celle du moine est <strong>de</strong> n’aimer qu’en Dieu les créatures du<br />

mon<strong>de</strong> entier. Les moines sont <strong>de</strong>s êtres à part. Ils ont une<br />

secrète connivence avec l’invisible. Ils voient et enten<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />

choses qui nous sont inconnues.


Les moines ont voulu s’isoler, dans la tranquillité d’un<br />

cloître, à l’abri du tumulte, pour écouter ce que leur chante<br />

Dieu. Certains font même vœu <strong>de</strong> silence absolu. Aucune<br />

distraction ne vient les détourner <strong>de</strong> cette tâche primordiale où<br />

se révèle à eux le cœur secret <strong>de</strong> l’existence. Pour saisir<br />

quelque chose <strong>de</strong> leur sagesse, il faut passer du temps près<br />

d’eux, changer le rythme <strong>de</strong> sa vie, veiller <strong>de</strong>s nuits entières<br />

dans une crypte séculaire, se laisser emporter par les hymnes<br />

sacrées. Rien ne vient dans l’empressement. C’est comme une<br />

gousse qui, en s’ouvrant lentement délivre paisiblement ses<br />

fruits, que l’âme se déploie. Les moines savent tout cela, mais<br />

ils n’en parlent point. Et lorsqu’au détour du chemin, par<br />

hasard, on les interroge, ce qu’ils vous disent vient <strong>de</strong> loin, <strong>de</strong><br />

bien au-<strong>de</strong>là d’eux. Et lorsqu’on s’en étonne, ils sourient<br />

doucement, et poursuivent leur méditation.<br />

Nicolas Cabasilas disait que tout chrétien doit être un<br />

moine à l’intérieur et un apôtre à l’extérieur. Nous ajouterions<br />

qu’il doit aussi être un prophète, un sage, un artisan, un<br />

chevalier, un prêtre et peut-être bien d’autres choses encore.<br />

Les voies du Seigneur sont imprévisibles. Elles ne se<br />

dévoilent que peu à peu au regard <strong>de</strong> celui qui cherche son<br />

chemin. Trouver sa voie, c’est s’engager d ans un processus <strong>de</strong><br />

croissance, se rapprocher <strong>de</strong> la stature <strong>de</strong> Jésus-Christ, <strong>de</strong><br />

l’Homme-Dieu qui, seul, a pu tout accomplir jusqu’à la<br />

perfection, afin d’être un exemple pour chacun. Nous <strong>de</strong>vons,<br />

quant à nous, nous contenter <strong>de</strong> ce qui est à notre portée, sans<br />

perdre pour autant <strong>de</strong> vue l’ensemble <strong>de</strong> ce corps où nous nous<br />

insérons, chacun à notre place et solidaires <strong>de</strong> chacun.<br />

14<br />

LA VOIE <strong>DU</strong> MYSTIQUE<br />

« Béni soit le Dieu et Père <strong>de</strong> notre Seigneur Jésus-Christ<br />

qui nous a béni par toutes sortes <strong>de</strong> bénédictions spirituelles,<br />

aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en Lui,<br />

dès avant la création du mon<strong>de</strong>, pour être saints et immaculés<br />

en sa présence, dans l’amour (…). En Lui nous trouvons la<br />

ré<strong>de</strong>mption, par son sang, la rémission <strong>de</strong>s fautes, selon la<br />

richesse <strong>de</strong> sa grâce, qu’il nous a prodiguée, en toute sagesse<br />

et intelligence. Il nous a fait connaître le mystère <strong>de</strong> sa<br />

volonté, ce <strong>de</strong>ssein bienveillant qu’il avait formé en lui par<br />

avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis :<br />

ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres<br />

célestes comme les terrestres. C’est en lui encore que nous<br />

avons été mis à part, désignés d’avance, selon le plan<br />

préétabli <strong>de</strong> Celui qui mène toutes choses au gré <strong>de</strong> sa<br />

volonté, pour être, à la louange <strong>de</strong> sa gloire, ceux qui ont, par<br />

avance, espéré dans le Christ. C’est en lui que vous aussi,<br />

après avoir entendu la parole <strong>de</strong> vérité, la Bonne Nouvelle <strong>de</strong><br />

votre salut, et y avoir cru, vous avez été marqués d’un sceau<br />

par l’Esprit Saint qui constitue les arrhes <strong>de</strong> notre héritage et<br />

prépare la ré<strong>de</strong>mption du peuple que Dieu s’est acquis, pour<br />

la louange <strong>de</strong> sa gloire. »<br />

Ephésiens 1, 3-4 ; 7-14.<br />

La voie mystique est la plus secrète <strong>de</strong>s voies. Peu<br />

d’hommes sont appelés à cette vocation que le Christ seul a pu<br />

mener jusqu’à sa perfection. Suivre ses pas, c’est entrer dans<br />

le mystère <strong>de</strong> l’Agneau, goûter l’union intime avec le seul<br />

amant qui soit à même <strong>de</strong> combler le désir insatiable <strong>de</strong><br />

l’homme. Cette voie angélique est trop élevée pour un<br />

homme. Pour y marcher, le mystique doit être greffé sur le<br />

Christ, ne faire qu’un avec lui. A chaque instant, tout lui<br />

remettre, dans la pure virginité <strong>de</strong> l’instant même. « Ce n’est<br />

pas moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi » (Galates 2, 20).<br />

Le mystique ne doute pas : il voit. Il ne cherche pas à<br />

comprendre : il reçoit. Il ne fait rien pour s’approprier ce qu’il<br />

sait n’être que le combat <strong>de</strong> Dieu en lui, pour lui. Le mystique<br />

redit, sans se lasser, son unique prière : « Seigneur je n’ai pas<br />

le cœur fier, ni le regard ambitieux. Je ne poursuis ni grands<br />

projets, ni merveilles qui me dépassent. Non, mais je tiens<br />

mon âme égale et silencieuse. Mon âme est en moi comme un<br />

enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Psaume 131).<br />

Le mystique est disciple <strong>de</strong> Jean, l’Apôtre bien-aimé, qui,<br />

penché sur la poitrine du Maître, écoutait battre son cœur. Et<br />

si Pierre est nommé à la tête <strong>de</strong> l’Eglise, Jean, lui, est<br />

l’invisible gardien du cœur et <strong>de</strong> l’âme vivante <strong>de</strong> l’Eglise. Sa<br />

vocation est liée à la nouvelle et définitive Alliance, par<br />

laquelle Dieu lui-même est entré dans notre chair afin <strong>de</strong> nous<br />

entraîner dans sa Gloire. « Je connais un homme dans le<br />

Christ, qui, voici quatorze ans – était-ce en son corps ? je ne<br />

sais ; était-ce hors <strong>de</strong> son corps ? je ne sais, Dieu le sait – cet<br />

homme-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là, je<br />

sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit <strong>de</strong>s paroles<br />

ineffables , qu’il n’est pas permis à un homme <strong>de</strong> redire » (2<br />

Corinthiens 12, 2-4).Le mystique est témoin, dès ici-bas, <strong>de</strong><br />

cette intense réalité. Il est enlevé dans la gloire du Père, élevé<br />

bien au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s contingences <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, où il se trouve<br />

comme en exil.<br />

Pourtant, personne ne lui est étranger. Il distingue en<br />

chacun l’inaltéré <strong>de</strong> l’âme, la nature première à l’image <strong>de</strong>


Dieu. C’est toujours à la meilleure part <strong>de</strong> l’autre qu’il<br />

s’adresse. Il ne voit d’ailleurs que celle-là. Aux yeux purifiés<br />

tout est pur. Sur son chemin, les fleurs s’ouvrent. Cela lui<br />

semble naturel : il n’est pas préoccupé <strong>de</strong> lui-même. Il sait que<br />

Dieu fait tout. Cette conviction lui donne une force paisible. Il<br />

constate, qu’à travers lui, un Autre agit, que rien ne fait<br />

obstacle à cette action. Le ciel et la terre sont tellement unis en<br />

lui, que non seulement il est témoin <strong>de</strong> l’intimité <strong>de</strong> Dieu mais<br />

que, par lui, Dieu se manifeste tangiblement au cœur du<br />

mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s hommes.<br />

Par lui, Dieu nous appelle. Son appel est discret. Au point,<br />

parfois, que le mon<strong>de</strong> n’en sache rien. « Jusques à quand,<br />

Seigneur, resteras-tu caché ! » (Psaume 89, 47.) s’écrie le<br />

psalmiste désespéré. Aux hommes <strong>de</strong> notre temps aussi, Dieu<br />

semble si distant. L’écart paraît infranchissable entre la<br />

sainteté <strong>de</strong> Dieu et la turpitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s humains. Et, <strong>de</strong> fait, il<br />

l’est ! Au moins pour nous… mais non pour Dieu ! En Jésus-<br />

Christ, il l’a franchi, une fois pour toutes. Un pont est jeté, sur<br />

l’abîme, afin que nous nous y engagions. Et si Dieu respecte<br />

les distances, c’est qu’il veut nous laisser un espace pour aller<br />

vers Lui. Il ne voudrait pas faire à notre place ce que nous<br />

pouvons faire nous-mêmes. Il est semblable à ce père dont<br />

l’enfant apprend à marcher et qui recule, au fur et à mesure<br />

que le petit avance, pour l’encourager à faire quelques pas <strong>de</strong><br />

plus. Oui, notre Père est aux cieux, son Royaume n’est pas <strong>de</strong><br />

ce mon<strong>de</strong> et cela nous cheville au corps le désir d’aller au<strong>de</strong>là.<br />

Mais Dieu nous a comblés, dans le Christ, <strong>de</strong> toutes sortes<br />

<strong>de</strong> bénédictions spirituelles. Chacun en a reçu sa part<br />

suffisante au salut ; personne n’a été oublié. Et ces<br />

bénédictions sont <strong>de</strong> toutes les sortes : ce qui nous est donné,<br />

l’est en fonction <strong>de</strong> ce que nous sommes. Dieu respecte<br />

chacun <strong>de</strong> nous, dans le secret <strong>de</strong> sa spécificité. « C’est ainsi<br />

qu’Il nous a élus, poursuit saint Paul, pour être saints et<br />

immaculés en sa présence, dans l’amour. » Dieu seul est saint,<br />

c’est en sa présence que nous serons trouvés saints et<br />

immaculés. Lui seul nous communique les vertus<br />

incomparables <strong>de</strong> sa sainteté. L’élection, nous l’avons dit, est<br />

en vue <strong>de</strong> cette sanctification : non pas seulement personnelle<br />

mais collective. Nous ne pouvons pas entrer seuls dans le<br />

mystère, puisqu’il est communion ; hors <strong>de</strong> la communion,<br />

nulle sainteté n’est possible…<br />

Le mystique est en quête <strong>de</strong> perfection. C’est sa<br />

gran<strong>de</strong>ur ! A son cœur pur est promise la vision béatifique et<br />

la perfection <strong>de</strong> sa vie lui donne déjà d’y participer, dans une<br />

certaine mesure. Voyant tout en Dieu, il voit non seulement<br />

ce qui est, mais ce qui est appelé à <strong>de</strong>venir. Cette pureté qui le<br />

rend transparent aux énergies divines, c’est la véritable<br />

virginité. Autour <strong>de</strong> lui tous les conflits sont désarmés puisque<br />

l’agressivité n’a pas prise sur lui. Son harmonie est<br />

contagieuse, à la manière <strong>de</strong> ces mystiques hindous que l’on<br />

nomme rishis et qui peuvent méditer, <strong>de</strong>s jours durant, dans<br />

les sombres forêts du Bengale, sans que jamais le moindre<br />

tigre ne s’attaque à eux. « Tu ne craindras ni les terreurs <strong>de</strong> la<br />

nuit, ni la flèche qui vole <strong>de</strong> jour, ni la peste qui marche en la<br />

ténèbre, ni le fléau qui dévaste à midi. Qu’il en tombe mille à<br />

tes côtés et dix mille à ta droite, toi, tu restes hors d’atteinte »<br />

(Psaume 91, 5-7).<br />

Cette authentique virginité, <strong>de</strong> l’âme et <strong>de</strong> l’esprit tout<br />

autant que du corps, Marie en donne un témoignage<br />

éblouissant. Sa vie est si parfaite qu’elle s’ouvre au mystère<br />

insondable <strong>de</strong> la vie trinitaire. C’est cela que nous célébrons,<br />

en la fête <strong>de</strong> l’Assomption. Le terme “assomption”, du latin<br />

adsumere, désigne l’acte d’assumer, <strong>de</strong> prendre avec soi ; dans<br />

15<br />

le cas présent, il s’agit <strong>de</strong> cet acte par lequel la totalité <strong>de</strong><br />

l’humanité <strong>de</strong> Marie est assumée par la divinité. Et l’humanité<br />

<strong>de</strong> Marie, n’est rien d’autre que notre propre humanité. Ce qui<br />

fait <strong>de</strong> Marie la figure <strong>de</strong> l’espérance, le phare illuminant la<br />

nuit <strong>de</strong>s marins égarés que nous sommes, c’est qu’elle est<br />

absolument semblable à nous. Femme parmi les femmes, née<br />

<strong>de</strong> parents humains, n’ignorant rien <strong>de</strong> ce qui fait la vie <strong>de</strong>s<br />

hommes, partageant nos joies, nos souffrances, nos<br />

interrogations, elle a suivi, et continue <strong>de</strong> suivre auprès <strong>de</strong><br />

nous, le long pèlerinage que nous effectuons en cette vallée <strong>de</strong><br />

larmes, les yeux fixés sur elles.<br />

Nous savons qu’en Marie, quelque chose <strong>de</strong> cette<br />

humanité dont nous sommes tissés a déjà passé le seuil du<br />

saint Palais <strong>de</strong> Gloire. En y entrant, escortée par les Anges<br />

dont elle <strong>de</strong>vient la Reine, elle nous y introduit aussi. En<br />

Marie, notre humanité est arrivée au ciel, a déjà été glorifiée, a<br />

déjà revêtu son manteau <strong>de</strong> lumière. Marie : « Porte du Ciel »<br />

où s’engouffrent les générations <strong>de</strong> tous ceux qu’elle entraîne<br />

à sa suite. Et cela n’est pas tout : si l’homme et la femme font,<br />

en elle, leur entrée dans le paradis, c’est parce que Marie est<br />

aussi la porte sanctifiée par laquelle Dieu vient, comme au<br />

livre <strong>de</strong> la Genèse, prendre le frais, le soir, en nos jardins. Car<br />

si Dieu a fait son entrée, il y a <strong>de</strong>ux mille ans, en notre<br />

humanité, c’est bien parce que Marie a accepté d’être la porte<br />

par laquelle le Fils est venu dans le mon<strong>de</strong>. Quel étonnant<br />

mystère ! Marie, à la fois porte <strong>de</strong> la vie humaine pour Dieu et<br />

porte <strong>de</strong> la vie divine pour l’homme !<br />

Première créature à rejoindre son Créateur, Marie est un<br />

exemple pour tous ceux qui cherchent leur chemin et désirent<br />

le suivre jusqu’au bout. Elle est d’abord un exemple<br />

d’humilité. Et son sourire, si discret, nous en révèle le secret.<br />

A sa suite, nous apprenons à <strong>de</strong>venir “doux et humbles <strong>de</strong><br />

cœur”, comme le Christ nous l’a <strong>de</strong>mandé. Avec elle, nous<br />

apprenons à nous conformer à cette pauvreté si belle, qui a<br />

touché le cœur <strong>de</strong> tant d’hommes et <strong>de</strong> femmes. Alors, ne<br />

possédant plus rien, nous possédons tout. Alors, la main <strong>de</strong><br />

Dieu qui revêt les lys <strong>de</strong>s champs d’une manière plus<br />

somptueuse que le roi Salomon, restaure en nous cette royauté<br />

naturelle, que nous avions perdue et qui resplendira au cœur<br />

<strong>de</strong> la création enfin régénérée.<br />

Marie est un exemple <strong>de</strong> pureté, et l’éclat <strong>de</strong> ses yeux<br />

nous en révèle le secret . En la suivant, nous nous mettons à<br />

son école, afin qu’elle nous enseigne avec douceur, à mettre<br />

<strong>de</strong> l’ordre dans nos passions, à pacifier notre âme, à<br />

transfigurer nos pauvres amours blessés, à retrouver cette<br />

unité du cœur qui, seule, a le pouvoir <strong>de</strong> clarifier le regard.<br />

Alors, la main <strong>de</strong> Dieu, qui fait pleuvoir en abondance sur les<br />

bons comme sur les méchants, fait <strong>de</strong> nous les ministres <strong>de</strong><br />

son amour invincible, en ravivant les énergies <strong>de</strong> notre<br />

sacerdoce baptismal, afin que nous soyons <strong>de</strong>s artisans <strong>de</strong><br />

paix, <strong>de</strong>s bâtisseurs <strong>de</strong> communion.<br />

Enfin, Marie est un exemple <strong>de</strong> fidélité, et le silence <strong>de</strong> sa<br />

prière nous en révèle le secret. Sans cesse, elle écoute la voix<br />

<strong>de</strong> Dieu, dans une obéissance bouleversante. Car Lui seul sait<br />

ce qui est bon pour nous, ce qui est juste. « Crois bien que<br />

c’est folie <strong>de</strong> dire : ceci me rendra heureux ; car le bonheur ou<br />

la tristesse ne dépen<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong> telle ou telle chose, mais <strong>de</strong><br />

Dieu qui a mille millions <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong> répandre en nousmêmes<br />

la joie ou la douleur » écrivait Charles <strong>de</strong> Foucauld. Et<br />

l’oraison <strong>de</strong>vient alors ce sanctuaire où peu à peu notre désir<br />

intime rencontre, reconnaît, puis épouse secrètement le saint<br />

Désir du Tout-Puissant. Alors la main <strong>de</strong> Dieu, qui renverse<br />

les puissants et élève les humbles, fait <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s


combattants <strong>de</strong> la vérité, <strong>de</strong>s témoins prophétiques du salut,<br />

<strong>de</strong>s signes vivants d’une espérance surnaturelle.<br />

Et cette quête du salut ne trouvera son achèvement que<br />

dans la communion <strong>de</strong>s saints, à laquelle nous sommes tous<br />

appelés. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est<br />

parfait » (Matthieu 5, 48), dit Jésus. Ici, le pluriel est<br />

essentiel : soyez parfaits… Dieu seul est saint, Dieu seul est<br />

parfait ; mais non l’homme seul. « Il n’est pas bon que<br />

l’homme soit seul » (Genèse 2, 18) dit le livre <strong>de</strong> la Genèse.<br />

Cela ne s’applique pas seulement aux relations conjugales,<br />

mais à toute relation humaine. C’est dans l’amour, précise<br />

Paul, que nous serons saints et immaculés. Ce n’est<br />

qu’ensemble que nous pouvons <strong>de</strong>venir semblables à Dieu. Et<br />

notre perfection sera celle <strong>de</strong> notre union avec les autres et<br />

avec Dieu : perfecto caritatis. La communion <strong>de</strong>s saints n’est<br />

pas d’abord une communion d’hommes parfaits, mais une<br />

parfaite communion d’hommes… Saint Albert le Grand<br />

enseignait que la seule chose qui soit vraiment privée, c’est le<br />

péché. C’est pourquoi nous confessons, dans le Credo, la<br />

communion <strong>de</strong>s saints immédiatement après celle du pardon<br />

<strong>de</strong>s péchés. Le désir qui se veut solitaire <strong>de</strong>vient prisonnier <strong>de</strong><br />

sa propre anarchie. La rupture <strong>de</strong> l’Alliance première entraîne<br />

la rupture <strong>de</strong> toutes les alliances. Le péché prétend à la<br />

solitu<strong>de</strong> : il nous coupe, en même temps, du Père et <strong>de</strong> nos<br />

frères ; à l’inverse, la sainteté sera la parfaite réconciliation<br />

<strong>de</strong>s hommes entre eux et avec Dieu.<br />

C’est ainsi que nous est accordée, par le sang <strong>de</strong><br />

l’Agneau, c’est-à-dire par la vertu <strong>de</strong>s sacrements qui nous ont<br />

conféré le sceau <strong>de</strong> l’Esprit Saint, la rémission <strong>de</strong> toutes nos<br />

fautes. « Et ceux qu’il a pré<strong>de</strong>stinés, il les a aussi appelés ;<br />

ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a<br />

justifiés, il les a aussi glorifiés » (Romains 8, 30). De cette<br />

manière, Dieu nous fait connaître le mystère <strong>de</strong> sa volonté,<br />

afin que nous puissions nous y conformer, en toute<br />

intelligence et sagesse. Ce <strong>de</strong>ssein bienveillant a été formé<br />

d’avance : il vise à ramener toutes choses sous un seul chef :<br />

le Christ notre Seigneur. C’est en lui que nous avons entendu<br />

la Parole <strong>de</strong> vérité, la Bonne Nouvelle du Salut, où chacun est<br />

appelé à entrer <strong>de</strong> son plein gré.<br />

Et cet héritage, nous en recevons les arrhes, pour que<br />

cette avance sur notre salut nous ai<strong>de</strong> à progresser. Chacun <strong>de</strong><br />

nous connaît ces secon<strong>de</strong>s d’éternité, lorsque tout s’éclaircit<br />

dans notre vie et que notre chemin nous apparaît clairement, à<br />

la lumière du Très-Haut. Ce sont les éclairs <strong>de</strong> la grâce, les<br />

étincelles du feu d’Elie. Il faut savoir saisir ces moments-là, en<br />

gar<strong>de</strong>r la mémoire, afin d’être capable, quand viendra le temps<br />

<strong>de</strong> l’épreuve, <strong>de</strong> poursuivre sa route dans la nuit <strong>de</strong> la foi,<br />

sachant que Dieu nous accompagne et que jamais il ne nous<br />

abandonne.<br />

Une merveilleuse légen<strong>de</strong> raconte qu’un homme arriva au<br />

paradis, après une vie difficile. Il avait vécu seul et n’avait pas<br />

trouvé, parmi les siens, l’appui d’une amitié le long <strong>de</strong> son<br />

chemin. Comme à tous les hommes, au moment <strong>de</strong> sa mort, il<br />

lui fut donné <strong>de</strong> revoir l’ensemble <strong>de</strong> sa vie, le chemin<br />

parcouru <strong>de</strong>puis sa naissance. Il vit alors que la trace <strong>de</strong> ses<br />

pas sur la terre était toujours accompagnée d’une secon<strong>de</strong><br />

trace. « Tu vois, lui dit Dieu, chaque jour j’étais auprès <strong>de</strong><br />

toi… » Mais l’homme se souvint d’un passage<br />

particulièrement ardu <strong>de</strong> son existence où il avait, plus que<br />

jamais, l’impression que tous l’avaient abandonné. Il<br />

rechercha <strong>de</strong>s yeux, cet étroit défilé, dont il gardait un si<br />

pénible souvenir. Et, en effet, à cet endroit-là, seule une trace<br />

<strong>de</strong> pas était visible dans le sable. « Tu vois, dit-il à Dieu, il y a<br />

en tout cas un moment où tu m’avais laissé tomber. » Mais<br />

16<br />

Dieu, dans un sourire rayonnant, lui répondit alors : « A ce<br />

moment-là, vois-tu, c’est moi qui te portais ».<br />

Il nous reste à conclure, par un <strong>de</strong>rnier regard sur Celui<br />

qui est venu, lorsque les temps furent accomplis, afin <strong>de</strong> tout<br />

récapituler.


LA VOIE <strong>DU</strong> CHEVALIER<br />

« Yahvé dit à Samuel : - « Emplis d’huile ta corne et va !<br />

Je t’envoie chez Jessé le Bethléemite, car je me suis choisi un<br />

roi parmi ses fils. » (…) Samuel fit ce que Yahvé avait<br />

ordonné. (…) Lorsque [les fils <strong>de</strong> Jessé] arrivèrent et que<br />

Samuel aperçut Eliab, il se dit : « Sûrement, Yahvé a son oint<br />

<strong>de</strong>vant lui ! » Mais Yahvé dit à Samuel : « Ne considère pas<br />

son apparence ni la hauteur <strong>de</strong> sa taille, car je l’ai écarté. Les<br />

vues <strong>de</strong> Dieu ne sont pas comme les vues <strong>de</strong> l’homme, car<br />

l’homme regar<strong>de</strong> à l’apparence, mais Yahvé regar<strong>de</strong> au<br />

cœur. » Jessé appela Abinadab et le fit passer <strong>de</strong>vant Samuel,<br />

qui dit : « Ce n’est pas lui non plus que Yahvé a choisi. » (…)<br />

Jessé fit ainsi passer ses sept fils <strong>de</strong>vant Samuel, mais Samuel<br />

dit à Jessé : « Yahvé n’a choisi aucun <strong>de</strong> ceux-là. » Il<br />

<strong>de</strong>manda à Jessé : « Est-ce fini avec tes garçons ? » et celui-ci<br />

répondit : «Il reste encore le plus jeune, il est à gar<strong>de</strong>r le<br />

troupeau. » Alors Samuel dit à Jessé : « Envoie-le chercher,<br />

car nous ne nous mettrons pas à table avant qu’il ne soit venu<br />

ici. » Jessé le fit donc venir : il était roux, un garçon au beau<br />

regard et <strong>de</strong> belle tournure. Et Yahvé dit : « Va, donne-lui<br />

l’onction, c’est lui ! » Samuel prit la corne d’huile et l’oignit<br />

au milieu <strong>de</strong> ses frères. L’esprit <strong>de</strong> Yahvé s’empara <strong>de</strong> David<br />

à partir <strong>de</strong> ce jour-là et dans la suite. »<br />

1 Samuel 16, 1 ; 4 ; 6-8 ; 10-13.<br />

La voie chevaleresque et la voie royale n’en forment<br />

qu’une, en réalité, qu’on appelait, au temps jadis, la “voie<br />

héroïque”. Tout chevalier est appelé à réaliser, en lui, les<br />

exigences <strong>de</strong> la voie royale, ne serait-ce qu’en <strong>de</strong>venant<br />

seigneur <strong>de</strong> lui-même ; quant au roi, il est celui qui a été choisi<br />

pour mener jusqu’au bout cette mission et accomplir<br />

pleinement ces exigences, avec la grâce du Tout-Puissant.<br />

David est désigné pour être roi : c’est le choix <strong>de</strong> Dieu qui a<br />

écarté les autres fils <strong>de</strong> Jessé, au profit du plus jeune. Ce<br />

choix, contraire aux traditions en usage, montre la souveraine<br />

liberté <strong>de</strong> Dieu pour élire qui il veut. David est tiré <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière<br />

son troupeau pour être hissé au sommet <strong>de</strong>s plus hautes<br />

responsabilités. Pourquoi ne pas penser que c’est en vertu <strong>de</strong><br />

sa sollicitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> berger que le ciel l’a <strong>de</strong>stiné à <strong>de</strong>venir le<br />

pasteur du peuple hébreu ?<br />

Mais cette élection divine n’empêche pas que le fils <strong>de</strong><br />

Jessé doive gravir un à un les échelons <strong>de</strong> la voie<br />

chevaleresque et passer par toutes les épreuves d’une telle<br />

initiation : le combat singulier contre un géant (1 Samuel 17,<br />

40-51), la vie errante (1 Samuel 22, 1ss), le pacte <strong>de</strong> l’amitié<br />

(1 Samuel 19, 1-3), l’union malheureuse avec la femme d’Urie<br />

(2 Samuel 11, 2-27)… qui sont autant d’épiso<strong>de</strong>s classiques<br />

<strong>de</strong> toute littérature héroïque. Bien que désigné comme roi,<br />

David passe par les étapes <strong>de</strong> sa formation au métier <strong>de</strong>s<br />

armes : il commence par être écuyer : « David arriva auprès <strong>de</strong><br />

Saül et se mit à son service. Saül se prit d’une gran<strong>de</strong> affection<br />

pour lui et David <strong>de</strong>vint son écuyer » (1 Samuel 16, 21), avant<br />

d’être armé par le roi qui a reconnu sa valeur : « Saül revêtit<br />

David <strong>de</strong> sa tenue militaire, lui mit sur la tête un casque <strong>de</strong><br />

bronze et lui fit endosser une cuirasse. Il ceignit David <strong>de</strong> son<br />

épée, par-<strong>de</strong>ssus sa tenue… » (1 Samuel 17, 38-39). De tout<br />

temps, la remise <strong>de</strong> l’épée a été considérée comme le rite par<br />

lequel un homme est élevé à la dignité chevaleresque. Le<br />

terme n’existait pas, bien entendu, au temps du roi David,<br />

mais la réalité était la même.<br />

17<br />

Les initiations guerrières se retrouvent dans la plupart <strong>de</strong>s<br />

cultures. Elles constituent l’apprentissage <strong>de</strong> base du jeune<br />

homme, lui permettant d’acquérir les qualités <strong>de</strong> maîtrise <strong>de</strong><br />

soi, <strong>de</strong> rectitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> force, <strong>de</strong> respect <strong>de</strong> la justice, <strong>de</strong><br />

dévouement et d’esprit <strong>de</strong> sacrifice, exigées du vrai chevalier.<br />

Au Moyen Age, en particulier sous l’influence <strong>de</strong> saint<br />

Bernard <strong>de</strong> Clairvaux, la chevalerie est <strong>de</strong>venue l’institution<br />

sociale et religieuse dans laquelle les valeurs <strong>de</strong> la condition<br />

militaire s’unissaient le mieux aux vertus chrétiennes. « Par la<br />

foi, l’Eglise pacifiait les ar<strong>de</strong>urs du chevalier pour qu’il mette<br />

sa force et ses moyens au seul service <strong>de</strong>s faibles, <strong>de</strong> la justice<br />

et <strong>de</strong> la paix, réalisant ainsi, par le radical renversement <strong>de</strong>s<br />

valeurs profanes, une généreuse incarnation du<br />

comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Amour dans le don <strong>de</strong> soi héroïque »,<br />

écrit Emmanuel Houdard <strong>de</strong> La Motte, grand maître d’un<br />

ordre chevaleresque intitulé “Militia Christi”. De nos jours, la<br />

plupart <strong>de</strong>s gens ignorent que la chevalerie continue d’exister<br />

et représente toujours une voie <strong>de</strong> prédilection pour celui ou<br />

celle qui veut se mettre à la suite du Christ.<br />

La chevalerie est une vocation à part entière, centrée sur<br />

l’accomplissement <strong>de</strong> la Justice et <strong>de</strong> la Paix : vocation à<br />

l’empire sur soi-même et sur la création confiée à l’homme<br />

par Dieu. Cette vocation est liée à l’Alliance davidique,<br />

puisque David est, dans la Bible, le prototype du preux<br />

chevalier et l’origine <strong>de</strong> la royauté. A trop insister sur la voie<br />

sacerdotale, on en vient à oublier, parfois, la voie royale qui<br />

n’est pas moins essentielle à la vie <strong>de</strong> toutes sociétés<br />

chrétiennes. Par son lien avec le roi, le chevalier partage la<br />

mission d’incarner, <strong>de</strong> concrétiser la vocation spirituelle. Le<br />

roi est lié à la terre ; il est donc responsable <strong>de</strong> ce qui s’y<br />

passe. Les inégalités et les injustices <strong>de</strong> tout ordre, il se doit <strong>de</strong><br />

les combattre ou <strong>de</strong> les réparer, afin <strong>de</strong> préparer l’avènement<br />

du règne <strong>de</strong> Jésus-Christ sur la terre. « L’esprit du Seigneur<br />

est sur moi, car le Seigneur m’a consacré par l’onction ; il m’a<br />

envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, guérir ceux qui<br />

ont le cœur brisé, annoncer aux prisonniers la délivrance, et<br />

aux captifs la liberté » (Isaïe 61, 1). Mais cette lour<strong>de</strong> tâche est<br />

impartie d’un risque : vouloir construire soi-même le<br />

Royaume <strong>de</strong>s cieux, à la force du poignet. Or, le Royaume <strong>de</strong>s<br />

cieux ne peut être édifié : il advient. La Jérusalem céleste n’est<br />

pas élevée sur la terre, elle <strong>de</strong>scend <strong>de</strong>s cieux.<br />

Le roi advient lui aussi. Sa fonction est une préfiguration<br />

du règne <strong>de</strong> Jésus-Christ, dans le cœur <strong>de</strong> la ville sainte. Si<br />

tous les rois n’ont pas été fidèles à leur haute mission, cela ne<br />

remet pas en cause le principe <strong>de</strong> la royauté, que d’autres ont<br />

illustré à la perfection. Saint Louis, par exemple, est l’image<br />

parfaite du roi très chrétien que le chevalier doit avoir pour<br />

modèle. Pour jouer dignement son rôle, il faut que le roi<br />

témoigne d’une valeur hors du commun. Chez les Aztèques, le<br />

roi <strong>de</strong>vait être un poète et, dans un certain nombre <strong>de</strong> cultures,<br />

la personne du roi était investie <strong>de</strong> la dignité sacerdotale. C’est<br />

le cas en France, où le roi recevait, au moment <strong>de</strong> son sacre à<br />

Reims, l’onction <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> David.<br />

A l’instar <strong>de</strong> tous les rois, David est comparé au soleil.<br />

« Qui gouverne les hommes avec justice et qui gouverne dans<br />

la crainte <strong>de</strong> Dieu est comme la lumière du soleil au lever, un<br />

matin sans nuages, faisant étinceler, après la pluie, l’herbe sur<br />

la terre » (2 Samuel 23, 3-4). Selon la symbolique royale, la<br />

place du roi est centrale, dans la vie du royaume. Tous ses<br />

gestes ont une portée cosmique et sa simple présence est un<br />

gage <strong>de</strong> stabilité, <strong>de</strong> fécondité et <strong>de</strong> vitalité. Sa place est stable,<br />

au centre du royaume. A l’inverse, le chevalier mène une vie<br />

errante, consacrant toute son énergie à la quête célestielle :<br />

l’inlassable recherche du Saint-Graal.


Celui-ci n’est pas une figure littéraire, mais une réalité <strong>de</strong><br />

la vie spirituelle et <strong>de</strong> la tradition vivante. Son secret ne peut<br />

être saisi que par celui qui parvient au château du Saint-Graal,<br />

au terme <strong>de</strong> sa quête. Telle est la raison d’être du chevalier.<br />

Par sa position, au centre du royaume, le roi témoigne du fait<br />

que cette quête a bien un terme, au lieu même où le cœur <strong>de</strong><br />

l’homme épouse enfin le Cœur <strong>de</strong> Dieu. Par son errance, le<br />

chevalier – perpétuel pèlerin – témoigne du fait qu’en ce<br />

mon<strong>de</strong> la quête ne peut aboutir, puisqu’elle ne trouvera son<br />

plein accomplissement qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s horizons humains. Et si<br />

le chevalier est le signe <strong>de</strong> notre humaine condition, en<br />

marche vers son salut, le roi, lui, symbolise, dès ici-bas, la<br />

présence active <strong>de</strong> cet au-<strong>de</strong>là qui gui<strong>de</strong> en sa quête chacun <strong>de</strong><br />

ses sujets.<br />

Dans cette quête, une figure est essentielle : celle <strong>de</strong> la<br />

dame, si bien décrite par les plus belles pages <strong>de</strong> la littérature<br />

médiévale, où nous voyons le chevalier servant consacrer à sa<br />

belle sa vie toute entière. Avec elle, il n’entretiendra, la<br />

plupart du temps, qu’une relation platonique. Mais quelle<br />

splen<strong>de</strong>ur que ces amours qui soulèvent la ferveur,<br />

l’enthousiasme, voire l’héroïsme <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> valeureux<br />

guerriers chrétiens ! On combattait alors pour la justice et pour<br />

la vérité, pour l’honneur et la gloire du roi, mais, plus<br />

secrètement, pour un regard furtif <strong>de</strong> la dame à laquelle on<br />

s’était voué. Regard <strong>de</strong> biche effarouchée, posé sur son beau<br />

prétendant, <strong>de</strong> la fenêtre d’une chambre haute, ou à travers la<br />

haie <strong>de</strong>s aubiers, dans les jardins <strong>de</strong> son château. Et dans ses<br />

yeux qu’une larme faisait briller, en un instant, se déployait<br />

toute l’éternité : plus <strong>de</strong> lumière contenue que dans mille<br />

journées passées à chevaucher sous un soleil ar<strong>de</strong>nt.<br />

Or, le prototype <strong>de</strong> cet amour démesuré, où l’âme s’élève<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son simple désir pour plonger dans l’infini, n’est<br />

autre que Marie, la Toute Pure, la Vierge immaculée. Car elle<br />

est le modèle le plus sublime <strong>de</strong> la Dame la plus parfaite. Et si<br />

la dame est pour son chevalier un “miroir <strong>de</strong> beauté ”, Marie<br />

est, pour l’ensemble <strong>de</strong>s humains, le miroir d’une beauté sans<br />

fin. “Miroir <strong>de</strong> Justice ”, nous disent les litanies, car en Marie<br />

ne se reflète pas seulement le charme <strong>de</strong> la création telle<br />

qu’elle nous apparaît, mais, en elle, chaque être est rendu à<br />

cette initiale beauté qu’il reçut <strong>de</strong>s mains même <strong>de</strong> Dieu ; tel<br />

qu’en lui-même il fut créé. Miroir <strong>de</strong> Justice, puisqu’en Marie,<br />

aucun péché ne peut se refléter. Elle nous renvoie l’image <strong>de</strong><br />

notre antique dignité. En elle, nous sommes démasqués, mis à<br />

nu et rendus à notre état premier.<br />

L’autre dimension constitutive <strong>de</strong> la chevalerie, c’est le<br />

combat, bien sûr. Qu’il soit extérieur ou intérieur, il est le<br />

moyen <strong>de</strong> sanctification <strong>de</strong> celui qui opte pour cette âpre voie.<br />

Cette guerre, déclarée aux forces <strong>de</strong> la ténèbre, a été initiée par<br />

le Christ qui l’a menée jusqu’à son terme. En guerroyant, le<br />

chevalier <strong>de</strong>vient donc un acteur <strong>de</strong> ce combat apocalyptique<br />

et, ce faisant, il adhère à la gran<strong>de</strong> métamorphose christique<br />

qui transfigure la réalité. De grands efforts et <strong>de</strong> pénibles<br />

luttes atten<strong>de</strong>nt ceux qui se convertissent à cette voie, mais<br />

ensuite une joie inexprimable. En effet, celui qui veut allumer<br />

du feu doit d’abord affronter la gran<strong>de</strong> forêt et ses dangers,<br />

pour y trouver du bois, puis frotter longuement la pierre pour<br />

que l’étincelle en surgisse, enfin accepter d’être incommodé<br />

par la fumée qui lui brûle les yeux et lui tire <strong>de</strong>s larmes. Mais,<br />

au bout <strong>de</strong> ses efforts, il recevra la lumière <strong>de</strong> la vérité et la<br />

chaleur <strong>de</strong> l’amour divin.<br />

Seule une longue et crucifiante désappropriation <strong>de</strong> soi<br />

permet cette acquisition <strong>de</strong> l’Esprit, selon l’adage monastique<br />

et, plus encore, chevaleresque : « Donne ton sang et reçois<br />

l’Esprit ». Si le combat du chevalier est porté au <strong>de</strong>hors,<br />

18<br />

contre ceux qui menacent les remparts <strong>de</strong> la cité ou la paix du<br />

royaume, il a néanmoins ceci <strong>de</strong> commun avec le moine qu’il<br />

commence par une lutte intérieure, contre les hor<strong>de</strong>s<br />

démoniaques et tout ce qui peut faire obstacle, en lui, à la vie<br />

<strong>de</strong> la charité. Car aucune victoire légitime ne peut être obtenue<br />

par celui qui ne s’est pas, d’abord, entièrement remis entre les<br />

mains du Tout-Puissant. Selon saint Paul, la gran<strong>de</strong> lutte du<br />

chrétien n’a pas lieu contre la chair et le sang, mais contre le<br />

prince <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> et les esprits mauvais qui le servent avec<br />

empressement (Ephésiens 6, 12). C’est pourquoi la vie<br />

chrétienne apparaîtra nécessairement comme un infatigable<br />

conflit avec Satan, en même temps qu’une perpétuelle attente<br />

<strong>de</strong> l’avènement du Christ qui mettra l’ennemi sous nos pieds.<br />

Le diable se complaît dans l’anarchie, c’est-à-dire dans<br />

l’oubli radical <strong>de</strong>s principes. Privé <strong>de</strong> cette mémoire, il frappe<br />

à l’aveuglette, ignorant tout <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> son action. Il<br />

ne sait rien <strong>de</strong> l’avenir, puisque, dans sa révolte, Dieu l’a<br />

précipité du ciel sur la terre, c’est-à-dire <strong>de</strong> l’éternité du<br />

paradis, dans le mon<strong>de</strong> soumis aux contraintes du temps. A la<br />

différence <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong>s Anges, qui contemplent tout dans la<br />

splen<strong>de</strong>ur d’un éternel présent, Satan a perdu son pouvoir <strong>de</strong><br />

prescience et s’est livré à l’arbitraire. Par conséquent, l’un <strong>de</strong>s<br />

moyens <strong>de</strong> s’attaquer à lui est <strong>de</strong> mettre en lumière les<br />

activités ténébreuses où se déchaîne sa passion. Dans la nuit,<br />

l’adversaire aura toujours le <strong>de</strong>ssus. En plein jour, le voilà<br />

ébloui, déconcerté et d’avance vaincu.<br />

Une autre ruse à déjouer, dans la guerre inlassable contre<br />

les démons, est celle <strong>de</strong>s “alliés”, qu’à notre insu ceux-ci<br />

parviennent à se faire en nous-mêmes. La stratégie à appliquer<br />

ici est d’ordre militaire. Lorsqu’une ville fortifiée est menacée<br />

par une armée, les portes en sont soigneusement fermées.<br />

Mais il arrive, pendant la nuit, que <strong>de</strong>s traîtres, habitant la cité,<br />

se glissent hors <strong>de</strong> chez eux et ouvrent secrètement quelque<br />

passage à l’ennemi. Ces traîtres sont nos propres démons<br />

intérieurs, <strong>de</strong>s entités suscitées par notre psychisme et qui, à<br />

l’instar <strong>de</strong>s microbes ou <strong>de</strong>s virus, <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s organismes<br />

“parasitaires” qui empoisonnent notre vie spirituelle et,<br />

parfois, nous livrent à d’autres entités qui, elles, appartiennent<br />

aux hiérarchies <strong>de</strong>s anges détrônés. Comme le dit très<br />

sagement Evagre le Pontique, : « Il faut apprendre à connaître<br />

les différences existant entre les démons et remarquer les<br />

circonstances <strong>de</strong> leur venue ». C’est pourquoi, au moment <strong>de</strong><br />

s’engager sur le front, le chevalier doit s’assurer <strong>de</strong> ses<br />

arrières, son<strong>de</strong>r son cœur, éprouver sa volonté et invoquer la<br />

protection du ciel, spécialement celle <strong>de</strong> l’Archange saint<br />

Michel.<br />

Dans ce titanesque combat qu’il va livrer, pour arracher la<br />

création aux griffes du péché et <strong>de</strong> la mort, le chevalier<br />

dispose aussi <strong>de</strong>s armes <strong>de</strong> lumière (cf. Ephésiens 6, 13-17). Il<br />

est d’abord sanglé <strong>de</strong> la vérité, cet accord <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong><br />

l’action qui donne fermeté au regard et allure décidée. Il a<br />

pour cuirasse la justice, cette rectitu<strong>de</strong> envers Dieu et envers<br />

tous les hommes. Il est chaussé <strong>de</strong> la promptitu<strong>de</strong>, qui<br />

convient aux messagers <strong>de</strong> l’Evangile. La foi, c’est-à-dire la<br />

pleine confiance dans le Christ, lui fait un bouclier contre<br />

lequel viennent s’éteindre les flèches enflammées du malin.<br />

Enfin, il est coiffé du heaume <strong>de</strong> l’espérance du salut, qui le<br />

garantira <strong>de</strong> tout découragement, et la Parole toute-puissante<br />

<strong>de</strong> Jésus est son épée, fourbie par l’Esprit Saint pour écarter<br />

les puissances du péché pour écarter les puissances du péché<br />

et <strong>de</strong> l’ignorance. Comme pour le moine, ses moyens <strong>de</strong><br />

défense sont la prière, inlassable dialogue avec Dieu dans le<br />

secret <strong>de</strong> sa chambre la plus retirée, et la sobriété, qui le<br />

conforme à l’état angélique et introduit entre lui et le mon<strong>de</strong> la<br />

distance du respect et <strong>de</strong> l’émerveillement. Ce à quoi il faut


encore ajouter l’entraînement à la solitu<strong>de</strong>, la gar<strong>de</strong> du cœur,<br />

la transfiguration <strong>de</strong>s passions, ainsi que la méditation <strong>de</strong> la<br />

mort, par laquelle l’esprit se souvient qu’il n’a point, en ce<br />

mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> cité permanente.<br />

Mais la vie du chevalier n’est pas seulement, ni surtout,<br />

modération, maîtrise, sagesse. Elle est folie <strong>de</strong> l’homme qui se<br />

précipite sans hésiter dans le brasier <strong>de</strong> l’Esprit. De l’homme<br />

qui a quelque chose à faire avec le feu. Ce qui caractérise le<br />

guerrier chrétien, c’est l’espérance avec laquelle il se donne,<br />

corps et âme, à un combat dont il ne connaît pas l’issue pour<br />

lui, mais dont il sait que la victoire finale est déjà acquise dans<br />

le Christ. Et cela seul importe ! Et comme le disent les Pères<br />

du désert : “Lutter, résister, frapper durement, être maltraité,<br />

cela, dépend <strong>de</strong> toi ; mais déraciner le mal est l’œuvre <strong>de</strong> Dieu<br />

seul ». Vérité à laquelle fait écho le cri <strong>de</strong> Jeanne d’Arc :<br />

« l’homme combattra et Dieu donnera la victoire ».<br />

Ce <strong>de</strong>rnier point permet <strong>de</strong> souligner une fois <strong>de</strong> plus un<br />

aspect capital <strong>de</strong> la chevalerie. Le chevalier n’est pas un<br />

guerrier sauvage, assoiffé <strong>de</strong> prestige ; il est un combattant <strong>de</strong><br />

la cause <strong>de</strong> Dieu, escorté <strong>de</strong>s Milices célestes et recevant du<br />

ciel son mandat. S’il se couvre <strong>de</strong> gloire, ce n’est que la gloire<br />

du Tout-Puissant. S’il se livre à la bataille, c’est toujours sous<br />

l’unique bannière <strong>de</strong> l’amour. Du début à la fin <strong>de</strong> sa vie,<br />

David est inspiré par l’amour. C’est la harpe dont il joue<br />

<strong>de</strong>vant l’Arche d’Alliance qui est le symbole <strong>de</strong> cette haute<br />

inspiration. Ce sont d’ailleurs ses qualités <strong>de</strong> musicien qui le<br />

font entrer à la cour du roi : « Saül dit à ses serviteurs : -<br />

« Trouvez-moi donc un homme qui joue bien [<strong>de</strong> la harpe] et<br />

amenez-le moi ». L’un <strong>de</strong>s serviteurs prit la parole et dit : -<br />

« J’ai vu un fils <strong>de</strong> Jessé, le Bethléemite : il sait jouer, et c’est<br />

un vaillant, un homme <strong>de</strong> guerre, il parle bien, il est beau et<br />

Yahvé est avec lui ». Saül dépêcha donc <strong>de</strong>s messagers à<br />

Jessé, avec cet ordre : « Envoie-moi ton fils David ». (…)<br />

Ainsi, chaque fois que, le mauvais esprit assaillait Saül, David<br />

prenait la harpe et il en jouait (1 Samuel 16, 17-19 ; 23.) Outre<br />

la musique, David s’adonne aussi à la danse, et c’est là une<br />

fonction royale essentielle. « David dansait en tournoyant <strong>de</strong><br />

toutes ses forces <strong>de</strong>vant Yahvé, il avait ceint un pagne <strong>de</strong> lin.<br />

David et toute la maison d’Israël faisaient monter l’Arche [à<br />

Jérusalem] en poussant <strong>de</strong>s acclamations et en sonnant du<br />

cor ». (2 Samuel 6, 14-15). Cette première action symbolique<br />

du règne <strong>de</strong> David, n’est pas sans évoquer le Graal – garant <strong>de</strong><br />

la présence <strong>de</strong> Dieu – à la cour du roi Arthur.<br />

Tel un ange vivant sur la terre, à l’image <strong>de</strong> David, le<br />

chevalier se tient avec l’épée dans une main et la harpe dans<br />

l’autre. « Chantez au Seigneur un chant nouveau, louez-le<br />

dans l’assemblée <strong>de</strong> ses fidèles ! En Israël, joie pour son<br />

Créateur ; dans Sion, allégresse pour son Roi ! dansez à la<br />

louange <strong>de</strong> son nom, jouez pour Lui sur la harpe et le<br />

tambourin ! Car le Seigneur aime son peuple, il donne aux<br />

humbles l’éclat <strong>de</strong> la victoire. Que les fidèles exultent,<br />

glorieux, criant <strong>de</strong> joie à l’heure du triomphe. Qu’ils<br />

proclament les éloges <strong>de</strong> Dieu, tenant en main l’épée à <strong>de</strong>ux<br />

tranchants » (Psaume 149, 1-6). Saint Nicolas <strong>de</strong> Flue aimait à<br />

dire : « La prière, on y va parfois comme à la danse, parfois<br />

comme à la guerre ». Il savait, lui aussi, tenir la harpe dans<br />

une main et l’épée dans l’autre.<br />

Ce double symbole, reflète bien la nature médiatrice du<br />

chevalier. Par la harpe, c’est la louange <strong>de</strong> la terre qui monte<br />

vers le ciel ; par l’épée, c’est la force du ciel qui se manifeste<br />

sur terre. Plus que tout autre, peut-être, le chevalier incarne cet<br />

aspect fondamental <strong>de</strong> la vocation <strong>de</strong> tout chrétien qui, à le<br />

suite du Christ, est appelé à réconcilier en lui le ciel et la terre.<br />

Nous avons signalé que certaines voies étaient plutôt<br />

19<br />

<strong>de</strong>scendantes, comme celle du prophète, et d’autres plutôt<br />

ascendantes, comme celle du sage. La voie héroïque revêt, à la<br />

fois, les <strong>de</strong>ux caractéristiques : l’initiation chevaleresque est<br />

ascendante ; mais la fonction royale découle d’un mandat du<br />

ciel qui fond sur son élu, sans crier gare. « Yahvé dit : Va !<br />

donne-lui l’onction : c’est lui ! »<br />

Sans être appelés aux fonctions suprêmes <strong>de</strong> la royauté,<br />

nous avons tous à réaliser en nous les aspects saillants <strong>de</strong> cette<br />

voie. Cela fait partie <strong>de</strong> notre dignité <strong>de</strong> chrétien. Plus<br />

spécifiquement, certains sont appelés à <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s chevaliers<br />

contemporains, pour défendre, leur vie durant, les couleurs <strong>de</strong><br />

cette noble cause. Cet appel n’est d’ailleurs pas réservé aux<br />

seuls hommes : l’histoire compte un grand nombre <strong>de</strong> “nobles<br />

dames”, fières militantes du bon droit <strong>de</strong> Dieu. Tous ceux qui<br />

sont appelés à cette vocation ne manqueront pas <strong>de</strong> rencontrer,<br />

le moment venu, quelque gentilhomme qualifié, pour lui<br />

indiquer le chemin qui convient. A l’heure où le mal a si<br />

souvent droit <strong>de</strong> cité parmi les hommes, et jusque dans le plus<br />

hautes institutions, le réveil <strong>de</strong> cette vocation est une urgence,<br />

à laquelle le ciel n’a jamais tardé à répondre.<br />

________<br />

Texte <strong>de</strong> la Quatrième page <strong>de</strong> Couverture :<br />

La collection qui suis-je ? s’adresse à vous lecteur qui glissez<br />

tel un funambule sur le fil <strong>de</strong> votre propre vie, tendu entre<br />

l’insouciance <strong>de</strong> l’enfance et les choix <strong>de</strong> l’âge adulte.<br />

Les gran<strong>de</strong>s questions sont les mêmes pour tous ; ce qui<br />

change, c’est le regard que l’on pose sur elles.<br />

Pour vous proposer <strong>de</strong>s réponses, nous avons choisi <strong>de</strong>s<br />

auteurs qui ont quelques “longueurs d’avance”, par ce qu’ils<br />

savent d’abord, mais aussi par ce qu’ils sont.<br />

Loin <strong>de</strong>s préjugés didactiques et <strong>de</strong>s certitu<strong>de</strong>s arrogantes, la<br />

collection qui suis-je ? ouvre une nouvelle voie.<br />

Le Père Philippe-Emmanuel est dominicain. Il a été<br />

ordonné prêtre en 1993. Il collabore aux Editions du Cerf<br />

à Paris.<br />

Nous sommes tous appelés à réaliser notre propre <strong>de</strong>stin. C’est<br />

cette évi<strong>de</strong>nce-là que le Père Philippe-Emmanuel a choisi <strong>de</strong><br />

nous faire entendre. A chaque voie, il associe une voix, celle<br />

d’un prophète, dont l’histoire illustre une vocation<br />

particulière. A chacun <strong>de</strong> se reconnaître, engagé sur tel ou tel<br />

chemin.


NOTES DE LECTURE 1995.<br />

"Les voies du Seigneur - l'art <strong>de</strong> choisir son chemin".<br />

Philippe-Emmanuel RAUSIS o.p.<br />

Ed. La Joie <strong>de</strong> Lire. Coll. "Qui suis-je" spiritualité. 1995. 125 pages.<br />

8 Cours <strong>de</strong>s Bastions. CH-1205 GENEVE.<br />

Un petit livre très utile...<br />

4ème <strong>de</strong> couverture : " Nous sommes tous appelés à réaliser notre<br />

propre <strong>de</strong>stin. C'est cette évi<strong>de</strong>nce-là que le Père Philippe-Emmanuel<br />

RAUSIS, dominicain ordonné prêtre en 1993, a choisi <strong>de</strong> nous faire<br />

entendre. A chaque voie - il en compte sept -, il associe une voix, celle<br />

d'un prophète, dont l'histoire illustre une vocation particulière. A<br />

chacun <strong>de</strong> se reconnaître, engagé sur tel ou tel chemin..."<br />

Nous pressentons que le sens <strong>de</strong> notre vie n'apparaît que dans la<br />

mesure où notre vie est utile aux autres, où elle entre dans un projet<br />

qui nous dépasse et auquel elle contribue, bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> notre<br />

connaissance et <strong>de</strong> notre mort.<br />

Nous sommes tous invités à témoigner <strong>de</strong> l'un <strong>de</strong>s chemins possibles<br />

qui s'ouvrent <strong>de</strong>vant nous. Il faut en choisir un, si l'on veut arriver<br />

quelque part. Chacun est responsable d'une voie et il lui appartient<br />

d'en rendre témoignage, pour éclairer ses compagnons qui sont, eux<br />

aussi, en quête <strong>de</strong> l'ultime vérité.<br />

LE PROPHETE. (Moïse) Mission <strong>de</strong> parler. Saisi par Dieu. Elu <strong>de</strong><br />

Dieu. Illumination subite. Une immense liberté qui se révolte contre<br />

l'injustice et le mensonge. Pour la vérité, la justice, la paix. Rôle <strong>de</strong><br />

fondateur. Un témoin <strong>de</strong> la Vie, qui fait renaître l'espérance. Souvent<br />

solitaire : hostilité du mon<strong>de</strong> et incompréhension. Force <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />

témoin <strong>de</strong> Dieu et d'annoncer la Bonne Nouvelle. Le seul désir est<br />

celui <strong>de</strong> plaire à Dieu. Il se sacrifie. Il reçoit <strong>de</strong>s Grâces particulières,<br />

pour l'édification, pour <strong>de</strong>s paroles énergiques. Les prophètes sont <strong>de</strong>s<br />

phares qui ne sont utiles que pour les autres.<br />

C'est Jésus prêchant sur le Mont <strong>de</strong>s Béatitu<strong>de</strong>s.<br />

LE SAGE. (Salomon) Recherche <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> la Gloire <strong>de</strong> Dieu. Un<br />

discours tranquille. Initiation par le songe spirituel (et non le rêve !) qui<br />

montre l'avenir. Il s'agit <strong>de</strong> recouvrer la mémoire <strong>de</strong>s traditions<br />

anciennes. Une connaissance nocturne et silencieuse. La longue<br />

patience d'un engagement sans cesse renouvelé. Une croissance<br />

progressive. Le mystère invisible, insaisissable, qui se reflète dans le<br />

miroir d'une âme pacifiée. Transmettre ce qu'il a reçu d'un maître (le<br />

Christ est <strong>de</strong>vant ; l'Ange est à côté ; le maître suit <strong>de</strong> près et veille<br />

silencieusement sur son disciple). Tout lui appartient ; lui, il appartient<br />

au Christ ; et le Christ à Dieu.<br />

C'est Jésus enseignant aux docteurs <strong>de</strong> la loi.<br />

L'ARTISAN. (Noé) Mission <strong>de</strong> faire. Mission <strong>de</strong> reprendre l'oeuvre que<br />

Dieu a volontairement laissée inachevée. Le but <strong>de</strong> l'oeuvre d'art est<br />

<strong>de</strong> recomposer le grand miroir brisé où se reflète Dieu. La Nature et la<br />

Grâce s'épousent harmonieusement. Etre amoureux <strong>de</strong>s justes<br />

proportions. Les choses dévoilent leur âme, leur histoire, leur silence<br />

et tout <strong>de</strong>vient alors d'une infinie présence. L'artiste n'invente rien : il<br />

délivre les formes qu'une gangue enserrait. Tout chemin parcouru<br />

<strong>de</strong>vient celui d'une quête <strong>de</strong> la beauté seule. La beauté sauvera le<br />

mon<strong>de</strong>. L'artiste a la conviction que l'avenir du mon<strong>de</strong> semble<br />

suspendu à sa manière d'agir.<br />

C'est Jésus travaillant à l'atelier <strong>de</strong> Joseph.<br />

20<br />

LE PRETRE. (Abraham) Dieu bénit Abraham, prototype <strong>de</strong>s<br />

patriarches, et fait <strong>de</strong> lui une bénédiction pour les autres. Il est<br />

consacré pour consacrer les autres. Bénir. Dire le bien <strong>de</strong> Dieu et le<br />

faire advenir, pour la Gloire <strong>de</strong> Dieu et le Salut <strong>de</strong>s hommes. Il<br />

participe à la transfiguration et à l'offran<strong>de</strong> du cosmos : divine liturgie<br />

où les hommes s'associent au chant <strong>de</strong>s anges qui louent sans cesse<br />

le Seigneur. Il est <strong>de</strong>stiné à faire <strong>de</strong> sa vie une liturgie ininterrompue,<br />

une perpétuelle action <strong>de</strong> grâce. Fonction <strong>de</strong> Pasteur. Prési<strong>de</strong> à la<br />

charité. Serviteur <strong>de</strong>s serviteurs. Responsable <strong>de</strong> l'unité entre tous.<br />

Tenir Dieu entre ses mains et le donner au mon<strong>de</strong>. Devenir prêtre,<br />

c'est entrer dans ce même élan <strong>de</strong> l'amour où le Christ, ayant aimé les<br />

siens, les aima jusqu'au bout.<br />

C'est Jésus sur la Croix, offrant sa vie au mon<strong>de</strong>.<br />

LE MOINE. (Elie) (et Jean-Baptiste) Appelé à se retirer au désert,<br />

dans la communion réelle avec toute l'Eglise. Il pratique l'ascèse, non<br />

pour lui, mais pour le mon<strong>de</strong> et ses péchés. Connaître ses faiblesses<br />

et tâcher <strong>de</strong> s'en corriger. Refus <strong>de</strong> toute préoccupation pour son<br />

apparence extérieure : seule compte la vie <strong>de</strong> l'âme. Rien ne vient<br />

dans l'empressement. Le désert est le sanctuaire du silence et <strong>de</strong> la<br />

solitu<strong>de</strong>, où la contemplation peut être soutenue et la prière continue.<br />

Résister à la tentation par la rigueur <strong>de</strong> la vie érémitique. Les trois<br />

voeux monastiques : Chasteté : s'adresse à la faculté désirante : le<br />

Jeûne, c'est consentir à la présence d'un manque, l'homme ne vit pas<br />

que <strong>de</strong> pain : maîtrise <strong>de</strong> soi ; Obéissance : ne pas tenter Dieu :<br />

Prière : ouverture et soumission face à Dieu : que Ta volonté soit faite;<br />

Pauvreté : Aumône (toutes actions caritatives au bénéfice du<br />

Prochain) renoncement à exercer un quelconque pouvoir sur le<br />

Prochain : charité. C'est l'appel au "jeune homme riche" : viens et suis-<br />

moi : rupture, renoncement. Le moine est le Veilleur, le gardien <strong>de</strong> la<br />

tradition vivante <strong>de</strong> l'Eglise. C'est Jésus tenté au désert.<br />

LE MYSTIQUE. (Saint Jean, l'ami du Christ) Il se plonge en Dieu. Etre<br />

greffé sur le Christ ; ne faire qu'un avec Lui. Le mystique ne doute pas<br />

: il voit. Il ne cherche pas à comprendre : il reçoit. Il est l'invisible<br />

gardien du coeur et <strong>de</strong> l'âme vivante <strong>de</strong> l'Eglise. Il ne voit que la<br />

meilleure part <strong>de</strong> l'âme <strong>de</strong> l'autre. Il sait que Dieu fait tout. Force<br />

paisible. Une quête <strong>de</strong> perfection. Véritable virginité <strong>de</strong> l'âme, <strong>de</strong><br />

l'esprit et du corps. Harmonie contagieuse. Humilité. Douceur. Fidélité.<br />

Pauvreté. Pureté. C'est Jésus transfiguré. Jésus ressuscité.<br />

LE CHEVALIER. (David) La voie royale et la voie héroïque : <strong>de</strong>venir<br />

seigneur <strong>de</strong> son âme. Il doit <strong>de</strong>venir écuyer, avant d'être armé après<br />

reconnaissance <strong>de</strong> sa valeur. Ses qualités sont: maîtrise <strong>de</strong> soi,<br />

rectitu<strong>de</strong>, force, respect <strong>de</strong> la justice, dévouement, esprit <strong>de</strong> sacrifice.<br />

Et <strong>de</strong>puis Bernard <strong>de</strong> Clairvaux, il est au service <strong>de</strong>s faibles, <strong>de</strong> la<br />

justice et <strong>de</strong> la paix. Il prépare l'avènement du Règne <strong>de</strong> Jésus-Christ<br />

sur la terre. Valeur. Dimension du Combat : intérieur et extérieur,<br />

contre tout ce qui peut faire obstacle à la vie <strong>de</strong> la Charité. Guerre<br />

déclarée aux forces <strong>de</strong> la ténèbre. Ses moyens <strong>de</strong> défense sont la<br />

prière et la sobriété. Entraînement à la solitu<strong>de</strong>, la gar<strong>de</strong> du coeur, la<br />

transfiguration <strong>de</strong>s passions et la méditation <strong>de</strong> la mort. Perpétuel<br />

pèlerin d'une quête au terme <strong>de</strong> laquelle, par <strong>de</strong>là les horizons<br />

humains, le coeur du chevalier épousera le Coeur <strong>de</strong> Dieu. Une<br />

longue et crucifiante désappropriation <strong>de</strong> soi pour acquérir l'Esprit. Se<br />

remettre d'abord entre les mains du Tout-Puissant. Espérance du<br />

combat : la victoire est déjà acquise dans le Christ.<br />

C'est Jésus chassant les impies qui occupent le temple.<br />

Ainsi, certains sont appelés à <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s chevaliers<br />

contemporains, pour défendre, leur vie durant, les couleurs <strong>de</strong><br />

cette noble cause. Cet appel n'est d'ailleurs pas réservé aux seuls<br />

hommes : l'histoire compte un grand nombre <strong>de</strong> "nobles dames",<br />

fières militantes du bon droit <strong>de</strong> Dieu.<br />

<strong>Jacques</strong>-<strong>Youenn</strong> <strong>de</strong> <strong>QUELEN</strong>, décembre 1995

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