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LA CHEVALERIE - Jacques-Youenn de QUELEN

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Avertissement<br />

Collection “Que sais-je ?”<br />

<strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong><br />

par<br />

Ph. du Puy <strong>de</strong> Clinchamps<br />

Deuxième édition revue<br />

1966<br />

Seizième mille<br />

Ce texte est la copie d’un ouvrage, maintenant épuisé, édité en première<br />

édition en 1961 et en <strong>de</strong>uxième édition en 1966 par les Editions <strong>de</strong>s Presses<br />

Universitaires <strong>de</strong> France, 108 boulevard Saint Germain, Paris dans la<br />

collection “Que sais-je ” - Le point <strong>de</strong>s connaissances actuelles - , sous le N°<br />

972<br />

Tous droits étant réservés pour tous pays. (EDIT. N°28 778, imprimé en<br />

France IMP..N°19 235), cette copie est à usage privé et ne saurait être<br />

commercialisée.<br />

Second Avertissement, en forme <strong>de</strong> Préface<br />

Note du copiste, transcripteur en 2006 <strong>de</strong> ce “Que saisje”<br />

jamais réédité <strong>de</strong>puis 1966, sans doute à cause <strong>de</strong> l’ironie<br />

mordante dont il fait parfois preuve à l’égard d’ordres<br />

chevaleresques contemporains qui s’attribuent bien plus<br />

d’authenticité que l’historien ne saurait leur en accor<strong>de</strong>r :<br />

Dans la mesure où cet ouvrage peut légitimement être cité<br />

dans une bibliographie concernant la chevalerie, le copiste est<br />

fondé à formuler quelques observations.<br />

L’auteur <strong>de</strong> ce Que sais-je rédigeant son ouvrage dans le<br />

début <strong>de</strong>s années 1960, ne pouvait encore connaître, et pour<br />

cause, d’une part le retour en France fin 1959 <strong>de</strong> l’ordre<br />

maintenant appelé “ordre régulier <strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Terre<br />

Sainte”, ni a fortiori la restauration <strong>de</strong> ses Statuts, en 1993, le<br />

rétablissant dans ses caractères premiers par l’enseignement<br />

du co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chevalerie et la promulgation d’une Règle <strong>de</strong> vie<br />

propre à en constituer une institution capable <strong>de</strong> répondre à<br />

une véritable vocation à suivre la voie chevaleresque,<br />

librement choisie pour progresser sur le chemin <strong>de</strong> la sainteté<br />

chrétienne ; et d’autre part le redéploiement du scoutisme et<br />

son évolution après 1964 qui verra, dans un contexte parfois<br />

conflictuel le rétablissement <strong>de</strong> sa pureté originelle<br />

(notamment chez les Scouts d’Europe, les Scouts Unitaires <strong>de</strong><br />

France et les Scouts <strong>de</strong> Riaumont.<br />

Enfin : pour juger <strong>de</strong> l’authenticité d’une institution<br />

chevaleresque contemporaine, on ne soulignera jamais assez<br />

qu’il n’y a qu’une règle d’or : il faut y regar<strong>de</strong>r attentivement,<br />

et <strong>de</strong> très près, le contenu et non seulement l’étiquette.<br />

INTRODUCTION<br />

<strong>Jacques</strong>-<strong>Youenn</strong> <strong>de</strong> <strong>QUELEN</strong>. Avril 2006<br />

Du IX ème siècle au XV ème siècle, une institution née<br />

lentement <strong>de</strong> l’opposition puis <strong>de</strong> l’alliance <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux idéaux<br />

contraires, ignorée <strong>de</strong>s pouvoirs, soumise à un co<strong>de</strong> qui ne fut<br />

jamais qu’oral, faite d’hommes souvent étrangers les uns aux<br />

autres, a marqué <strong>de</strong> son empreinte toute la vie <strong>de</strong> l’Europe<br />

militaire, c’est-à-dire <strong>de</strong> toute la classe dominante dans une<br />

époque où les chefs – le roi et ses hauts serviteurs – étaient ,<br />

sinon en principe du moins <strong>de</strong> fait, surtout <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong><br />

1<br />

guerre. Cette institution dont quelques usages, voire quelques<br />

rites, sont restés dans nos mœurs, c’est la chevalerie.<br />

Cette chevalerie cependant nous <strong>de</strong>meure mal connue.<br />

Pour en suivre la naissance obscure, l’éclatante prospérité puis<br />

le lent déclin, nous n’avons que très peu <strong>de</strong> textes, et <strong>de</strong> plus<br />

certains <strong>de</strong> ceux-ci doivent-ils être utilisés avec pru<strong>de</strong>nce. Il<br />

n’y en a en effet, que <strong>de</strong>ux sources d’information sur le fait<br />

chevaleresque tout au cours du Moyen Age :<br />

1) Les cérémoniaux d’adoubement ;<br />

2) Les chansons <strong>de</strong> geste et les romans courtois.<br />

* *<br />

* *<br />

1. Les cérémoniaux d’adoubement.– Les cérémoniaux<br />

d’adoubement que l’on trouve dans les différents pontificaux<br />

romains (le plus ancien <strong>de</strong> ceux qui nous ont été conservés fut<br />

rédigé peu après 950 dans l’abbaye <strong>de</strong> Saint-Alban, à<br />

Mayence), décrivent certes, et <strong>de</strong> plus en plus minutieusement,<br />

le rituel <strong>de</strong> la consécration d’un chevalier, mais ils se limitent<br />

à la seule ordonnance <strong>de</strong> la cérémonie qui accompagnait une<br />

entrée en chevalerie. Et encore, ces cérémoniaux restent-ils<br />

quelque peu théoriques. Ce fut sans doute assez rarement<br />

qu’un adoubement suivît pas à pas les formes fixées par eux,<br />

surtout quand ces <strong>de</strong>rnières <strong>de</strong>vinrent d’une extrême<br />

complication alors que le sens profond <strong>de</strong> la chevalerie, aux<br />

XIV ème et XV ème siècles, se perdait chaque jour un peu plus. Il<br />

n’en reste pas moins que ces cérémoniaux permettent <strong>de</strong><br />

percevoir ce que fut l’esprit <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

2. Les chansons <strong>de</strong> geste et les romans courtois.– Et la<br />

chair ? C’est aux chansons <strong>de</strong> geste – pour la haute chevalerie<br />

– et aux romans courtois – pour la chevalerie déca<strong>de</strong>nte – que<br />

l’on doit <strong>de</strong> connaître la vie journalière du chevalier. On a<br />

beaucoup discuté <strong>de</strong> la valeur historique <strong>de</strong>s unes et <strong>de</strong>s<br />

autres. Longs récits épiques où sont narrées les prouesses <strong>de</strong><br />

quelques chevaliers plus ou moins légendaires, les chansons<br />

<strong>de</strong> geste sont elles aussi loin <strong>de</strong> la réalité quotidienne du<br />

Moyen Age que, <strong>de</strong> la nôtre ces romans policiers dits “noirs”<br />

où le chevalier <strong>de</strong> jadis et le mousquetaire <strong>de</strong> naguère ont été<br />

remplacés par le “flic privé”. Et le roman courtois, en<br />

changeant ce qu’il convient <strong>de</strong> changer, n’est-il rien d’autre<br />

que l’ancêtre <strong>de</strong> nos romans d’amour ou <strong>de</strong> notre “presse du<br />

cœur” avec leurs héros irréels se mouvant dans un mon<strong>de</strong> aux<br />

dimensions inventées ? Au contraire, et comme le voulut<br />

notamment Léon Gautier dans son épais volume sur la<br />

chevalerie, peut-on y voir une image exacte <strong>de</strong> la vie du<br />

chevalier et un sûr témoignage sur le phénomène<br />

chevaleresque ?<br />

Comme souvent, la sagesse est sans doute d’aller chercher<br />

la vérité à mi-chemin <strong>de</strong> ces positions extrêmes. On ne doit<br />

pas oublier que, par exemple, La chanson <strong>de</strong> Roland, la plus<br />

fameuse <strong>de</strong> nos gestes, raconte interminablement un très<br />

mince fait à peine historique : la surprise d’une arrière-gar<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> Charlemagne (à qui, encore que porteur seulement <strong>de</strong><br />

moustaches et d’un mince collier, elle donne une barbe<br />

fleurie), non par <strong>de</strong>s Maures mais par <strong>de</strong>s Gascons aussi bons<br />

chrétiens que les soldats du grand empereur. Mais pourquoi<br />

mentirait-elle quand elle décrit, toujours avec la même longue<br />

minutie, les mille petits faits <strong>de</strong> la journée d’un chevalier ? Et<br />

pourquoi mentiraient, avec elle, toutes les autres chansons <strong>de</strong><br />

geste et chacun <strong>de</strong>s romans courtois, voire <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong>s<br />

chroniqueurs ?<br />

Faut-il préciser qu’il n’existe aucune autre littérature<br />

critique sur la chevalerie qui ait été écrite cependant que cette<br />

<strong>de</strong>rnière était encore chose vivante ? La première étu<strong>de</strong> qui lui<br />

a été consacrée paraît être celle d’un Français, le P. Honoré <strong>de</strong>


Sainte-Marie, qui, en 1718, publia les Dissertations<br />

historiques et critiques sur la chevalerie ancienne et mo<strong>de</strong>rne<br />

(bientôt suivi, en 1760, par J.-B. <strong>de</strong> Lacurne <strong>de</strong> Sainte-Palaye,<br />

auteur <strong>de</strong> Mémoires sur l’ancienne chevalerie). A moins qu’il<br />

faille tenir compte ici <strong>de</strong> cette photographie en négatif <strong>de</strong> la<br />

chevalerie qu’est L’ingénieux hidalgo don Quichotte le la<br />

Manche <strong>de</strong> Miguel <strong>de</strong> Cervantès.<br />

C’est pourtant avec ces textes et leurs informations que<br />

nous avons, avant d’en suivre les avatars, à définir la<br />

chevalerie. Elle est née, nous venons <strong>de</strong> le dire, <strong>de</strong> la rencontre<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux idéaux essentiellement opposés mais qu’elle tentera<br />

d’allier : la charité du chrétien et la force du guerrier. Elle<br />

s’est efforcée, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Eglise et <strong>de</strong>s grands moines<br />

conquérants d’alors, non point d’obtenir que la lame jamais ne<br />

sorte du fourreau du soldat (car la guerre aussi, pour l’Eglise,<br />

fait partie du lot <strong>de</strong> peines laissé aux hommes par le péché<br />

originel) mais <strong>de</strong> parvenir qu’elle n’en soit tirée que pour une<br />

œuvre <strong>de</strong> charité.<br />

Certes, et ainsi que toute chose humaine, les<br />

gouvernements, religieux comme civils, se servirent <strong>de</strong> la<br />

chevalerie pour <strong>de</strong>s fins politiques sans rapport avec ce grand<br />

rêve. Certes encore, les chevaliers eux-mêmes oublièrent<br />

souvent leur haut idéal, et plus d’un ne se fit adouber que pour<br />

satisfaire à un rite mondain sans qu’il se sentît pour cela tenu à<br />

moins <strong>de</strong> violence, à moins <strong>de</strong> cupidité, à moins <strong>de</strong> luxure. Il<br />

n’en reste pas moins que la chevalerie a été le co<strong>de</strong> d’honneur<br />

<strong>de</strong>s soldats du Moyen Age qui se voulaient meilleurs.<br />

Et comme le Moyen Age, par-<strong>de</strong>ssus ses abîmes d’ombre<br />

et avec ses éclatantes lueurs, est avant tout christianisme, il ne<br />

semble pas que l’on puisse donner <strong>de</strong> la chevalerie une autre<br />

définition que celle-ci : elle a été la fraternité <strong>de</strong>s soldats<br />

chrétiens, chacun appelé à la rejoindre par l’un <strong>de</strong> ses pairs et<br />

reconnu alors, comme tel, par tous.<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

NAISSANCE DE <strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong><br />

Dès la secon<strong>de</strong> moitié du XI ème siècle, <strong>de</strong>s textes se font<br />

<strong>de</strong> plus en plus nombreux où, sans autres commentaires, il est<br />

question <strong>de</strong> “faire” ou “d’ordonner” un chevalier. Ils<br />

témoignent ainsi d’un fait social : la chevalerie est désormais<br />

entrée dans les mœurs.<br />

D’où venait cette <strong>de</strong>rnière ? Nous le verrons en suivant<br />

successivement :<br />

1. L’initiation du guerrier germanique ;<br />

2. Le christianisme <strong>de</strong>vant la classe <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> guerre ;<br />

3. Un compromis entre le guerrier et le chrétien : le chevalier ;<br />

4. La chevalerie dans les Etats.<br />

I – L’initiation du guerrier germanique<br />

On doit à Tacite , au chapitre XIII <strong>de</strong> sa Germanie (De<br />

situ, moribus et populis Germaniœ libellus, 98 apr. J.-C.), un<br />

texte que tous les historiens <strong>de</strong> la chevalerie ont cité.<br />

L’annaliste latin y relate la cérémonie au cours <strong>de</strong> laquelle un<br />

adolescent, dans une tribu germanique, <strong>de</strong>venait un adulte,<br />

c’est-à-dire un guerrier.<br />

La scène, d’une assez brutale mais saisissante simplicité, a<br />

été souvent décrite. Au profond d’une <strong>de</strong> ces forêts sans<br />

limites qui couvraient la Germanie d’alors, les hommes libres<br />

d’une tribu (car seul l’homme libre a droit aux armes –<br />

l’esclave en est indigne) se sont rassemblés. Bouclier au bras,<br />

framée au poing, ils forment un cercle autour d’un jeune<br />

homme. Quel est l’âge <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier ? Seize ou vingt ans ; en<br />

2<br />

tout cas, les anciens du clan ont reconnu que son apprentissage<br />

<strong>de</strong> guerrier était achevé – un ru<strong>de</strong> apprentissage – pendant<br />

lequel l’adolescent avait, à appeler les choses par leur nom,<br />

servi <strong>de</strong> valet d’armes et <strong>de</strong> chevaux à l’un <strong>de</strong>s puissants <strong>de</strong>s<br />

princes <strong>de</strong> la tribu.<br />

Le jeune homme se tient immobile au centre du cercle<br />

formé par les guerriers en armes. Seul. Ses cheveux rouges<br />

tombent en crinière sur son cou. Ses yeux sont <strong>de</strong> ce vert<br />

trouble du feuillage que le grand soleil païen illumine sans le<br />

percer, très haut au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête. Sur sa poitrine nue,<br />

quelques tatouages sacrés. C’est Seigfried au sortir <strong>de</strong><br />

l’enfance.<br />

Le chef <strong>de</strong> la tribu (ou le protecteur <strong>de</strong> l’adolescent, ou<br />

son père seulement s’il est d’un moindre rang) s’avance alors<br />

vers celui qui va recevoir l’initiation guerrière. Gravement, il<br />

lui tend, et la framée – cette javeline qui fut, avec la<br />

francisque, l’arme préférée <strong>de</strong>s Germains – et le bouclier rond.<br />

Sans doute un long cri rauque d’acclamation montait-il alors<br />

vers le faîte <strong>de</strong>s grands arbres. Et c’était tout. Désormais la<br />

tribu comprenait un combattant <strong>de</strong> plus, qui ne délaisserait<br />

jamais les armes reçues ce jour-là, insignes <strong>de</strong> sa dignité<br />

d’homme libre.<br />

Fort pertinemment, Tacite conclut : Telle est la robe virile<br />

<strong>de</strong> ces peuples ; tel est le premier honneur <strong>de</strong> leur jeunesse :<br />

Ante hoc domus pars vi<strong>de</strong>tur, mox rei publicae.<br />

Avant ce jour, un enfant dans la maison paternelle ;<br />

maintenant un homme dans la cité.<br />

Il n’est plus guère discuté, aujourd’hui, que la chevalerie<br />

se greffa sur ce très vieux rite germanique. Cependant nous<br />

rappellerons, en exemple <strong>de</strong> l’obscurité qui enveloppa<br />

longtemps les origines <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, <strong>de</strong>ux thèses qui<br />

eurent quelques défenseurs :<br />

1) L’origine romaine ;<br />

2) L’origine arabe.<br />

1. L’origine romaine. – L’origine romaine <strong>de</strong> la chevalerie<br />

médiévale fut notamment soutenue par le P. Honoré <strong>de</strong> Sainte-<br />

Marie, qui crut reconnaître dans le fait chevaleresque un<br />

résidu <strong>de</strong> l’ancien ordre équestre <strong>de</strong>s Latins et, dans<br />

l’adoubement, un vestige <strong>de</strong> l’abandon, par l’adolescent, <strong>de</strong> la<br />

robe prétexte pour la robe virile. En outre, l’esprit <strong>de</strong> certaines<br />

coutumes militaires propres aux légionnaires <strong>de</strong> Rome se<br />

retrouverait dans quelques rites chevaleresques. Il suffit, pour<br />

réfuter cette vue <strong>de</strong> l’esprit, <strong>de</strong> comparer le cérémonial <strong>de</strong><br />

l’initiation germanique avec celui <strong>de</strong>s plus anciens<br />

adoubements connus. Il apparaît d’évi<strong>de</strong>nce que c’est le même<br />

rite <strong>de</strong> “passage”.<br />

2. L’origine arabe. – Quant à l’origine arabe, elle fut<br />

exposée, en particulier par Adalbert <strong>de</strong> Beaumont dans ses<br />

Recherches sur l’origine du blason et en particulier <strong>de</strong> la fleur<br />

<strong>de</strong> lis (1853). En gros, le raisonnement <strong>de</strong>s tenants <strong>de</strong> cette<br />

thèse était le suivant : qui dit chevalerie dit armoiries , qui dit<br />

armoiries dit Croisa<strong>de</strong>s et influence <strong>de</strong> la civilisation arabe sur<br />

celle <strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale ; et comme ce fut aux Arabes<br />

que les chevaliers empruntèrent une part <strong>de</strong> l’art héraldique –<br />

ce qui est exact – ce fut aussi à eux qu’ils empruntèrent l’idée<br />

chevaleresque. C’était seulement oublier que le blason ne prit<br />

forme qu’au XI ème siècle alors que la chevalerie, elle, naissait<br />

quand le guerrier barbare du VII ème siècle et du VIII ème siècle<br />

rencontra le christianisme sur la route <strong>de</strong> ses pillages.<br />

* *<br />

* *<br />

En effet, du fond <strong>de</strong> ce qui allait <strong>de</strong>venir l’Europe, parfois<br />

même <strong>de</strong>s steppes <strong>de</strong> l’Asie centrale, <strong>de</strong>s peupla<strong>de</strong>s, tantôt


ivres <strong>de</strong> violence et lour<strong>de</strong> <strong>de</strong> butins, tantôt presque<br />

paisiblement, s’étaient mises en marche, vague après vague,<br />

vers l’Occi<strong>de</strong>nt. Où rêvaient-elles d’aller ? Vers ces pays dont<br />

les voyageurs et <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s disaient que la vie y était plus<br />

douce ? A la poursuite du soleil pour que ne vienne pas, ou<br />

vienne toujours plus tard, l’heure pleine <strong>de</strong> terreurs avec<br />

laquelle les ténèbres, malgré les hautes flammes <strong>de</strong>s feux dans<br />

les clairières ou à l’entrée <strong>de</strong>s cavernes, ramèneraient<br />

l’angoisse et la peur ? Elles allaient.<br />

Ces tribus en marche poussaient <strong>de</strong>vant elles les<br />

peupla<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s pays qu’elles traversaient. Ainsi du III ème au<br />

V ème siècle, tout un peuple errant déferla sur l’Europe, et, au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> la mer, alla s’éparpiller et se perdre sur les contreforts<br />

<strong>de</strong> l’Atlas, en Afrique du Nord.<br />

Tour à tour, les Germains, les Alamans, les Burgon<strong>de</strong>s,<br />

les Goths, les Lombards, les Suèves franchirent le Rhin, les<br />

Alpes ou les Pyrénées. Mais bientôt, adossés à la mer, ces<br />

envahisseurs se retournaient contre <strong>de</strong> nouvelles hor<strong>de</strong>s<br />

venues <strong>de</strong> l’est. Le petit cap Europe conquis avait conquis ses<br />

vainqueurs. Ce n’était plus, maintenant, au cœur <strong>de</strong> la<br />

farouche forêt <strong>de</strong> la Germanie que le jeune Siegfried recevait<br />

les armes qui faisaient <strong>de</strong> lui un homme libre, mais aussi sous<br />

le chêne <strong>de</strong>s anciens drui<strong>de</strong>s, près <strong>de</strong> l’olivier romain ou parmi<br />

les vignes <strong>de</strong> l’Ibérie.<br />

Ainsi voit-on encore, en 791, Louis, le fils aîné <strong>de</strong><br />

Charlemagne, recevoir l’épée (il ne s’agit plus <strong>de</strong> la framée et<br />

du bouclier, et c’est là un pas vers ce cérémonial<br />

chevaleresque). Le jeune prince n’avait que treize ans. Ce<br />

même Louis, <strong>de</strong>venu un vieil empereur désabusé, armera à son<br />

tour son fils Charles, en 838. Là encore, c’est l’épée qui est<br />

confiée à l’adolescent. Les armes viriles, dit le chroniqueur,<br />

id est ense ; ce n’est plus que l’épée.<br />

Cependant, avec ces Germains relativement assagis,<br />

l’ancien rite <strong>de</strong> l’initiation guerrière se modifia lentement.<br />

Devenus propriétaires – disons, pour faire image,<br />

conservateurs – les anciens envahisseurs ont maintenant à<br />

défendre leurs nouveaux domaines. Pour mieux y réussir, peu<br />

à peu, leurs peuples se sont divisés en <strong>de</strong>ux classes : les<br />

travailleurs (c’est-à-dire ceux qui cultivent la terre et les<br />

quelques artisans et commerçants qui entourent les villae) et<br />

les soldats (c’est-à-dire les défenseurs <strong>de</strong> ces villae). Seuls ces<br />

<strong>de</strong>rniers, évi<strong>de</strong>mment, recevront l’initiation guerrière. Les<br />

autres, insensiblement, retourneront pour la plupart au<br />

servage. La féodalité est en train <strong>de</strong> naître.<br />

Dans ce mon<strong>de</strong> où seul un combat continu, une gar<strong>de</strong><br />

permanente assurent la survie <strong>de</strong>s petits groupes d’hommes<br />

qui se sont rameutés autour d’un château fort fait <strong>de</strong> lourds<br />

madrier, la classe <strong>de</strong>s soldats sera la classe dominante. Elle<br />

sera aussi et trop souvent, la classe cruelle et sanglante <strong>de</strong>s<br />

soudards. Et le restera jusqu’au jour où cette force, sans autres<br />

lois que celles qu’elle édicte, recevra son frein.<br />

Celui-ci lui allait être mis à la bouche par un nouvel<br />

envahisseur – un envahisseur sans armes qui avait pris le<br />

chemin sur l’ordre d’un agitateur juif crucifié à Jérusalem<br />

pour sédition.<br />

II. – Le christianisme<br />

<strong>de</strong>vant la classe <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> guerre<br />

Maître <strong>de</strong> Rome dès la fin du III ème siècle, le christianisme<br />

avait gagné peu à peu tout l’Empire. Il atteint Lyon au milieu<br />

du II ème siècle. Saint Denis est martyrisé près <strong>de</strong> la Seine (sur<br />

la colline <strong>de</strong> Montmartre, dit la tradition) vers 280. Les grands<br />

évangélisateurs parcourent la vallée du Rhin quelques années<br />

plus tard. Enfin, avec Constantin le Grand, qui se convertit luimême<br />

à la nouvelle foi vers 323, le christianisme <strong>de</strong>vient<br />

licite, avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir religion officielle avec Théodose le<br />

Grand.<br />

3<br />

Mais aussi, dès la mort d’Aurélien (275), les Francs et<br />

Alamans avaient traversé le Rhin et s’infiltraient à travers<br />

toute la Gaule. Les adorateurs d’Odin-Wotan “<strong>de</strong>scendaient”<br />

vers le soleil et la mer Méditerranée alors même que, partis<br />

<strong>de</strong>s bords <strong>de</strong> cette mer, les disciples <strong>de</strong> Jésus “montaient” vers<br />

les brumes et les forêts nordiques.<br />

De cette rencontre, qu’allait-il sortir ? Après un temps <strong>de</strong><br />

persécution, les rois <strong>de</strong>s peupla<strong>de</strong>s germaniques en arrivèrent<br />

à composer avec cette religion d’une si insinuante douceur que<br />

rien ne pouvait la faire reculer, puis à l’adopter. Le baptême<br />

<strong>de</strong> Clovis, à la fin du V ème siècle répond ici à la conversion <strong>de</strong><br />

Constantin en 323. En un siècle et <strong>de</strong>mi, la “Bonne Nouvelle”<br />

annoncée par le Christ avait conquis à peu près toute l’Europe<br />

occi<strong>de</strong>ntale. Mais, vers l’est toujours, cette victoire restera<br />

longtemps menacée. Charlemagne, enfin, l’assurera à peu près<br />

définitivement au IX ème siècle.<br />

Dans ces pays germaniques ou germanisés (assez<br />

superficiellement s’entend), le christianisme et l’Eglise qui le<br />

conduit, même <strong>de</strong>venus religion et Eglise d’Etat, allaient se<br />

heurter à un adversaire jusqu’alors mal connu d’eux :<br />

l’homme qui fait <strong>de</strong> la guerre sa raison d’être. Certes, Rome<br />

avait ses légionnaires et ses centurions. Mais quand le<br />

christianisme gagna Rome et sa péninsule, les légions<br />

n’étaient plus qu’une armée <strong>de</strong> l’ordre qui veillait à la paix<br />

intérieure et montait la gar<strong>de</strong> aux frontières (et aussi un<br />

instrument politique aux mains <strong>de</strong> ceux qui rêvaient à la<br />

pourpre). L’Eglise, qui sait rendre à César ce qui lui est dû,<br />

put admettre cette police impériale uniquement soucieuse<br />

d’ordre et <strong>de</strong> paix. Il n’en fut pas <strong>de</strong> même, il ne pouvait en<br />

être <strong>de</strong> même <strong>de</strong>vant le soldat qui ne conquiert que pour piller<br />

et violer, et qui ne vit que pour être soldat.<br />

C’est que le christianisme tout entier se souvenait encore<br />

<strong>de</strong>s paroles dites à Pierre par son Dieu, dans le jardin du mont<br />

<strong>de</strong>s Oliviers : Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent<br />

le glaive périront par le glaive. Et pourtant quel combat<br />

pouvait être plus légitime que celui-là. De saint Maximilien<br />

qui, en 295, refusa <strong>de</strong> rendre le <strong>de</strong>voir militaire à l’empereur,<br />

qu’il lui <strong>de</strong>vait comme fils <strong>de</strong> vétéran, en disant : Je suis<br />

chrétien et ne puis faire le mal, à saint Jean-Baptiste Marie<br />

Vianney, curé d’Ars, qui déserta en 1810 plutôt que <strong>de</strong><br />

rejoindre son régiment engagé en Espagne, l’Eglise n’a pas<br />

cessé <strong>de</strong> détester la guerre. Cependant, quand, installé dans le<br />

mon<strong>de</strong> civilisé d’alors, le christianisme se vit, à son tour,<br />

attaqué par les Barbares accourus <strong>de</strong> la steppe sans fin ou par<br />

les Sarrasins doublement dangereux par leur plus haute<br />

civilisation technique et leur foi conquérante, il fallut à<br />

l’Eglise élaborer une doctrine <strong>de</strong> la guerre juste. Dès 314, le<br />

concile d’Arles admettait que la militia (le service militaire)<br />

<strong>de</strong>vait être rendue à l’Etat. Mais ce fut avec les Croisa<strong>de</strong>s,<br />

alors que l’Eglise pour la première fois faisait d’une armée<br />

l’avant-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s évangélisateurs, que la guerre légitime fut<br />

définitivement admise par les docteurs <strong>de</strong> la foi. Aux<br />

chevaliers <strong>de</strong> l’Ordre du Temple qui, au début du XII ème<br />

siècle, l’interrogeaient, saint Bernard répondit : Ils peuvent<br />

combattre les combats du Seigneur ; ils le peuvent en toute<br />

sécurité, les soldats du Christ. Qu’ils tuent l’ennemi ou<br />

meurent eux-mêmes, ils n’ont à concevoir aucune crainte.<br />

Subir la mort pour le Christ ou la faire subir à ses ennemis, il<br />

n’y a là que <strong>de</strong> la gloire, et point <strong>de</strong> crime. Ce n’est d’ailleurs<br />

pas sans raison que le soldat du Christ porte un glaive, mais<br />

c’est pour le châtiment <strong>de</strong>s méchants et la gloire <strong>de</strong>s bons.<br />

Les guerres que l’Eglise admet sont donc théoriquement<br />

peu nombreuses : celles, seulement, qui ont pour fin avouée la<br />

défense du christianisme (et, au Moyen Age, ce furent<br />

essentiellement les combats défensifs ou offensifs – les<br />

Croisa<strong>de</strong>s – contre les Sarrasins, ces Infidèles par excellence).<br />

Mais à côté <strong>de</strong> ces guerres que l’on pourrait dire glorieuses,<br />

l’Eglise dut tolérer, c’est l’évi<strong>de</strong>nce, celles qui n’étaient que


défensives (qui au reste, mettaient souvent en jeu l’existence<br />

<strong>de</strong> royaumes chrétiens). Elle dut, enfin, subir les autres<br />

conflits, sauf à avoir elle-même une force militaire pour les<br />

réduire. Et non seulement les subir mais encore, avec un pape<br />

trop politique ou <strong>de</strong>s évêques mondainement ambitieux, les<br />

fomenter, y participer, voire les conduire. L’Eglise est aussi <strong>de</strong><br />

cette terre.<br />

Quoiqu’il en ait été, dans un long cheminement à travers<br />

ces interminables guerres privées qui désolèrent tout le Moyen<br />

Age, l’Eglise s’efforça, non sans réussite, d’adoucir la fureur<br />

guerrière que les peupla<strong>de</strong>s germaniques avaient apportées<br />

jusqu’aux rives <strong>de</strong> la Méditerranée. Aux moyens ordinaires<br />

que le droit canonique mettait à sa disposition pour la<br />

circonstance (excommunication, interdit, etc.), elle ajouta <strong>de</strong>s<br />

moyens extraordinaires et, en quelque sorte, spécialisés : la<br />

paix <strong>de</strong> Dieu (X ème siècle ; interdiction totale <strong>de</strong> guerres<br />

privées ; ce fut un échec), la trêve <strong>de</strong> Dieu (XI ème siècle ;<br />

interdiction temporaire – du samedi au lundi, puis étendue aux<br />

jeudi et vendredi, à tout l’Avent, à tout le Carême, aux<br />

gran<strong>de</strong>s fêtes et aux jours <strong>de</strong> foires – <strong>de</strong> ces mêmes guerres ;<br />

elle eut <strong>de</strong>s résultats très appréciables), et enfin, attaquant le<br />

mal dans son âme, la chevalerie.<br />

III. – Un compromis entre le guerrier<br />

et le chrétien : le chevalier<br />

Si la paix puis la trêve <strong>de</strong> Dieu furent en quelque sorte <strong>de</strong>s<br />

créations <strong>de</strong>s bureaux <strong>de</strong> la papauté (elles furent instaurées par<br />

<strong>de</strong>s conciles), la chevalerie, elle, naquit au hasard quand le<br />

christianisme, nous l’avons dit, rencontra en Europe cette<br />

classe <strong>de</strong>s soldats sortie <strong>de</strong>s anciens initiés <strong>de</strong>s tribus<br />

germaniques. Il reste, pour cela, bien périlleux <strong>de</strong> fixer cette<br />

date <strong>de</strong> naissance. Au mieux, puisque le plus le plus ancien<br />

cérémonial d’adoubement qui ait été conservé date <strong>de</strong> 950, et<br />

qu’il semble une compilation <strong>de</strong> textes plus anciens, peut-on<br />

admettre que la chevalerie dut se dégager lentement du rite <strong>de</strong><br />

la remise <strong>de</strong>s armes vers la fin du VIII ème siècle ou, si l’on<br />

veut, au cours du règne <strong>de</strong> Charlemagne.<br />

Ainsi, au cœur <strong>de</strong> ce que nous avons appelé le Moyen Age<br />

mais qui étaient alors les temps mo<strong>de</strong>rnes, un homme<br />

d’Eglise – qui fut-il ? évêque ? abbé d’une <strong>de</strong> ces puissantes<br />

abbayes seuls centres alors <strong>de</strong> civilisation ? simple clerc ? –<br />

pensa que faire intervenir Dieu dans l’antique coutume <strong>de</strong> la<br />

remise <strong>de</strong>s armes ai<strong>de</strong>rait au bon usage <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières. Peutêtre<br />

même ne fut-ce pas là l’aboutissement d’une pieuse<br />

méditation mais un geste tout naturel dans un temps où une foi<br />

vivante imprégnait chaque moment <strong>de</strong>s journées d’un homme,<br />

et dans ses actes les plus quotidiens. Nul doute alors – et<br />

même si cette démarche <strong>de</strong> l’esprit ne nous est plus guère<br />

compréhensible avec notre XX ème siècle désacralisé – que le<br />

possesseur <strong>de</strong> cette arme bénite ait eu, amour <strong>de</strong> Dieu et peur<br />

<strong>de</strong> l’Enfer mêlés, répugnance à en mésuser (peut-être pas<br />

chaque fois qu’il tira l’épée car la passion <strong>de</strong> la guerre et<br />

l’ivresse du sang versé mordaient toujours au cœur <strong>de</strong> ces<br />

néophytes qu’étaient encore, par exemple, les Francs <strong>de</strong> la<br />

Gaule, mais parfois, mais quelquefois – et c’était déjà<br />

beaucoup).<br />

Peu à peu cette bénédiction <strong>de</strong>s armes (essentiellement<br />

celle <strong>de</strong> l’épée) se fit plus fréquente. Elle <strong>de</strong>vint ainsi le rite<br />

primitif qui faisait, d’un soldat, un chevalier ; et le resta<br />

longtemps. La chevalerie fut accomplie quand elle se fut<br />

généralisée à travers toute l’Europe occi<strong>de</strong>ntale. Le chevalier<br />

est alors juridiquement, si ce mot n’est pas trop limitatif pour<br />

cerner une institution privée et coutumière, l’homme en<br />

principe sorti <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s soldats (mais pas<br />

obligatoirement) qui a reçu une double consécration :<br />

4<br />

– celle d’un soldat déjà chevalier (et le rite qui marque<br />

cette consécration est la colée et la remise <strong>de</strong> l’arme) ;<br />

– celle <strong>de</strong> l’Eglise (et le rite qui marque cette consécration<br />

est l’exposition <strong>de</strong> cette épée sur l’autel et sa<br />

bénédiction).<br />

Si donc, la création <strong>de</strong> l’institution chevaleresque ne fut pas,<br />

autant que les rares documents que nous possédons sur ses<br />

origines nous permettent d’en juger, un propos délibéré <strong>de</strong><br />

l’Eglise, il n’est pas douteux que celle-ci admit très vite<br />

l’importance <strong>de</strong> ce phénomène et sut le faire servir à ses fins.<br />

Ce faisant, elle appliquait une nouvelle fois une politique qui<br />

lui était, et lui reste, traditionnelle jusqu’à être en partie<br />

inconsciente chez elle : les forces qu’elle ne peut briser <strong>de</strong><br />

front, elle les pénètre, y substitue sa foi à leurs moteurs et,<br />

ainsi transformées, en use à son profit.<br />

C’est cette politique qui fit bâtir, par les premiers évêques,<br />

<strong>de</strong>s églises là où s’élevaient <strong>de</strong>s temples païens. C’est elle qui<br />

fit fixer au solstice d’hiver la naissance <strong>de</strong> Jésus-Christ<br />

(probablement venu au mon<strong>de</strong> en l’an 4/6 avant son ère et au<br />

commencement <strong>de</strong> l’automne), pour effacer par la naissance<br />

du Ré<strong>de</strong>mpteur jusqu’au souvenir <strong>de</strong>s saturnales et <strong>de</strong>s fêtes<br />

païennes du feu qui marquaient le retour <strong>de</strong> la lumière, c’està-dire<br />

le temps après lequel la nuit (cette nuit dont nous<br />

gardons encore la terreur ancestrale) reculerait désormais pas à<br />

pas <strong>de</strong>vant le jour. C’est toujours elle qui fit admettre par<br />

l’Eglise ces saints légendaires et guérisseurs tant appréciés du<br />

peuple jusqu’au moment où ce peuple les eut ou les aura<br />

oubliés. De cette politique, l’Eglise nous a encore donné un<br />

exemple récent, en 1955, quand elle a déplacé la fête<br />

solennelle <strong>de</strong> saint Joseph, protecteur du mon<strong>de</strong> du travail, du<br />

19 mars au 1 er mai alors que, pourtant, ce 1 er mai <strong>de</strong>s<br />

travailleurs est d’abord une création <strong>de</strong> combat <strong>de</strong>s syndicats<br />

ouvriers généralement hostiles à toute Eglise.<br />

Au VIII ème siècle, le christianisme, incapable <strong>de</strong> maîtriser<br />

et encore moins d’abolir par la seule décision d’un concile la<br />

barbare coutume <strong>de</strong> l’initiation guerrière que l’Europe avait<br />

héritée <strong>de</strong>s Germains, et donc d’en limiter toutes les<br />

sanglantes conséquences, s’introduisit, par une démarche qui<br />

lui était habituelle, dans cette initiation guerrière et la<br />

transforma lentement en une institution <strong>de</strong> plus en plus<br />

baignée par la foi <strong>de</strong> son Christ comme le montrera l’évolution<br />

<strong>de</strong>s cérémoniaux d’adoubement. De Siegfried, elle a fait<br />

Parsifal.<br />

IV. – La chevalerie dans les Etats<br />

Fruit encore âpre et épineux <strong>de</strong> l’aspiration à mieux faire<br />

– car il y a aussi une tentation du bien – <strong>de</strong> ru<strong>de</strong>s soldats<br />

isolés, la chevalerie bientôt animée par l’Eglise, avait encore à<br />

trouver sa place <strong>de</strong>vant le pouvoir civil. Celui-ci, quand<br />

l’institution chevaleresque prend son essor, est entièrement<br />

assis sur ce que nous avons appelé avec, tout justement, un<br />

esprit trop systématique, le système féodal. Tous les hommes,<br />

dans un même gouvernement (on ne peut guère dire Etat tant<br />

sont encore indécises les coutumes, les lois et les frontières),<br />

sont rendus solidaires les uns <strong>de</strong>s autres par <strong>de</strong>s liens<br />

d’allégeance, voire <strong>de</strong> dépendance, <strong>de</strong> personne à personne.<br />

Au roi qui dépend <strong>de</strong> Dieu (et ce n’est point, alors, une<br />

soumission d’apparences), les grands feudataires doivent la foi<br />

(c’est-à-dire une loyale fidélité dans leurs engagements) et<br />

l’hommage (c’est-à-dire la reconnaissance <strong>de</strong> ces engagements<br />

tant militaires que fiscaux), comme leurs barons, à leur tour<br />

les leur doivent. Et cette foi et cet hommage, <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré en<br />

<strong>de</strong>gré, l’homme <strong>de</strong> guerre tenant un médiocre arrière-fief, les<br />

rend à son suzerain immédiat. Au plus bas <strong>de</strong> cette échelle <strong>de</strong><br />

Jacob, le serf, sur la glèbe, n’est plus, lui, que le prisonnier <strong>de</strong>


son seigneur mais un prisonnier que ce seigneur défend, au<br />

moins par souci économique, contre la hor<strong>de</strong> venue <strong>de</strong> très<br />

loin ou le voisin trop belliqueux : il fait partie, pour employer<br />

le mot le plus dur, <strong>de</strong> son cheptel.<br />

Quelle sera la place <strong>de</strong> la chevalerie dans cet édifice<br />

remarquable puisque, grâce à lui, l’Europe du plus haut<br />

Moyen Age (V ème - IX ème siècles), formée ainsi d’une<br />

multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> hérissons à parler le jargon <strong>de</strong>s militaires<br />

d’aujourd’hui, put traverser ce temps <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s tribulations<br />

que fut l’époque <strong>de</strong>s invasions ? En fin <strong>de</strong> compte, et <strong>de</strong> son<br />

propre mouvement, la chevalerie atteindra et habitera tous <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>grés <strong>de</strong> la société féodale. Les rois se feront adouber ; mais,<br />

à l’autre bout, le rustaud, qui, dans un coup <strong>de</strong> main, se sera<br />

fait remarquer par son savoir-faire, recevra aussi l’épée bénite<br />

<strong>de</strong>s chevaliers et échappera ainsi à sa condition servile.<br />

Mais en outre, comme l’Eglise sur le plan spirituel, les<br />

princes du mon<strong>de</strong> médiéval s’efforceront, sur le plan temporel,<br />

<strong>de</strong> détourner à leur profit l’institution chevaleresque ; tout<br />

d’abord, en ordonnant eux-mêmes <strong>de</strong>s chevaliers parmi leurs<br />

vassaux et leurs hommes <strong>de</strong> guerre qui auront une raison <strong>de</strong><br />

plus à les servir fidèlement ; ensuite en créant <strong>de</strong>s ordres<br />

chevaleresques entièrement à leur dévotion, ordres où la<br />

chevalerie, dévoyée <strong>de</strong> son premier chemin, n’est plus qu’un<br />

moyen politique, et qui annoncent la fin <strong>de</strong> l’authentique esprit<br />

chevaleresque. L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s gouvernements <strong>de</strong>vant la<br />

chevalerie (qui dura du IX ème au XV ème siècles, soit 700 ans)<br />

préfigure assez exactement le comportement <strong>de</strong> ces mêmes<br />

gouvernements <strong>de</strong>vant la noblesse ( qui dura du XII ème au<br />

XVIII ème siècles, soit aussi 700 ans). C’est, sans doute, que la<br />

noblesse naquit, pour une part, <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la<br />

chevalerie, et que, l’une comme l’autre, peu ou prou, se sont<br />

dressées face à l’absolutisme où s’achève tout Etat.<br />

Cependant, par le fait que les princes médiévaux<br />

acceptèrent pour eux-mêmes l’adoubement et adoubèrent les<br />

meilleurs <strong>de</strong> leurs hommes <strong>de</strong> guerre, ils reconnaissaient<br />

l’existence <strong>de</strong> cette chevalerie. Il en fut ainsi jusqu’à<br />

l’effacement <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Le pouvoir central <strong>de</strong>s Etats ne<br />

cessera pas d’admettre la présence du corps chevaleresque et<br />

son autonomie, légiférera pour en limiter la puissance mais ne<br />

se préoccupera jamais <strong>de</strong> définir les principes religieux et<br />

moraux qui nourrirent l’institution à son commencement. En<br />

fin <strong>de</strong> compte, c’est peut-être que la chevalerie, plus qu’un<br />

corps, fut un état d’âme et que, quelle que soit sa puissance,<br />

un Etat ne peut rien contre l’âme <strong>de</strong>s hommes – à jamais.<br />

* *<br />

* *<br />

Le chevalier, du guerrier germain à l’adoubé qui se rêve<br />

soldat <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> l’Eglise, a donc pris son visage.<br />

Mouvement personnel d’hommes <strong>de</strong> guerre maladroitement<br />

désireux <strong>de</strong> mettre en accord leur goût <strong>de</strong> la guerre et les<br />

exigences <strong>de</strong> leur foi, la fraternité chevaleresque a été, aussitôt<br />

que répandue dans les Etats <strong>de</strong> l’Europe du Moyen Age,<br />

endiguée par l’Eglise et contrainte par les gouvernements.<br />

Cette contrainte et la lente perte du sens du sacré par les<br />

hommes <strong>de</strong> cette Europe entraîneront sa disparition. Son<br />

histoire reste ainsi celle <strong>de</strong> toute chose terrestre : une<br />

naissance, que nous venons <strong>de</strong> voir ; puis, que nous allons<br />

maintenant suivre, un bel âge où le sang vif alimente <strong>de</strong> viriles<br />

ar<strong>de</strong>urs ; un lent vieillissement, après, au cours duquel<br />

s’affaissent et se glacent toute chair et tout cœur ; et enfin plus<br />

rien qu’un souvenir qui, ici, prendra trop souvent le visage<br />

grimaçant <strong>de</strong> la parodie.<br />

5<br />

CHAPITRE II<br />

<strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong> VIVANTE<br />

Avec le XI ème siècle et la première partie du XII ème , la<br />

chevalerie atteint à travers toute l’Europe, mais plus<br />

excellemment encore entre Seine et Meuse, véritable cœur du<br />

mon<strong>de</strong> féodal, sa plus parfaite expression. Jusqu’alors, elle<br />

avait lentement cherché et fait son chemin dans le massif<br />

touffu <strong>de</strong> la féodalité et au milieu <strong>de</strong>s liens <strong>de</strong> dépendance qui<br />

caractérisèrent cette <strong>de</strong>rnière. au XIII ème siècle, elle<br />

commencera à s’oublier jusqu’à <strong>de</strong>venir, à partir du XV ème<br />

siècle, plus rien qu’un rite, une consécration mondaine, et<br />

même moins. Le règne <strong>de</strong>s premiers capétiens verra, en<br />

France, son âge d’or.<br />

C’est évi<strong>de</strong>mment à ce moment <strong>de</strong> perfection qu’il<br />

convient <strong>de</strong> saisir l’institution chevaleresque et d’en suivre la<br />

vie exemplaire. Pour ce faire, nous considérerons<br />

successivement :<br />

1. Le recrutement <strong>de</strong> la chevalerie ;<br />

2. L’apprentissage du chevalier ;<br />

3. L’entrée dans la chevalerie ;<br />

4. L’idéal chevaleresque ;<br />

5. La perte <strong>de</strong> la qualité chevaleresque.<br />

III. – Recrutement <strong>de</strong> la chevalerie<br />

A qui s’interroge sur la chevalerie, une première question<br />

se pose : “Qui peut <strong>de</strong>venir chevalier ?” Y répondre n’est pas<br />

si aisé qu’il peut sembler. Aussi, pour être plus clair,<br />

examinerons-nous tour à tour :<br />

1) Le recrutement théorique ;<br />

2) Le recrutement réel.<br />

1. Le recrutement théorique. – Théoriquement, et au moins<br />

jusqu’à cette apogée <strong>de</strong> l’institution chevaleresque que nous<br />

venons <strong>de</strong> situer entre le XI ème et le XII ème siècles, la<br />

chevalerie était ouverte à tous. Si, le plus souvent, les<br />

chevaliers vinrent <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s soldats qui entouraient les<br />

princes du mon<strong>de</strong> féodal, il n’en reste pas moins certain que<br />

tout homme libre dont le renfort apparaissait soudain<br />

nécessaire au moment d’un combat (sans qu’il soit, pour<br />

autant, homme <strong>de</strong> guerre mais apte physiquement à donner, et<br />

à recevoir, <strong>de</strong> grand coups), pouvait être armé chevalier après<br />

s’être vaillamment comporté – et même avant, n’aurait-ce été<br />

que pour l’encourager à bien faire. Ainsi voit-on en 1302, les<br />

seigneurs flamands, à la veille <strong>de</strong> la bataille <strong>de</strong>s Eperons d’or<br />

où ils vainquirent les Français commandés par Robert<br />

d’Artois, adouber un gros <strong>de</strong> bourgeois, lesquels, il est vrai,<br />

étaient suffisamment riches pour s’équiper, <strong>de</strong> la tête aux<br />

pieds et bête comprise, en cavaliers – car la cavalerie, troupe<br />

<strong>de</strong> rupture, manquait ce jour-là. De même, et nous l’avons<br />

déjà marqué, le ru<strong>de</strong> paysan appelé aux armes, un beau jour,<br />

par son seigneur désireux <strong>de</strong> renforcer sa petite ban<strong>de</strong> pouvait<br />

fort bien, après épreuve, recevoir la chevalerie si ce seigneur,<br />

aussi mince fut-il, était déjà lui-même chevalier.<br />

Pour l’homme libre, la cause semble donc entendue. Mais<br />

pour le serf ? Gustave Cohen, dans sa très inégale Histoire <strong>de</strong><br />

la chevalerie en France au Moyen Age, a soutenu que la<br />

condition libre était une exigence sans excuse pour tout<br />

candidat à l’adoubement. L’homme servile, avance-t-il,<br />

attaché à la glèbe comme par une chaîne, ne saurait possé<strong>de</strong>r<br />

la mobilité indispensable au chevalier par vocation homme <strong>de</strong><br />

courses et <strong>de</strong> chevauchées. Il nous paraît que c’est<br />

méconnaître là tout ce qu’il y avait <strong>de</strong> pragmatique dans


l’institution chevaleresque. Rien n’empêchait un seigneur<br />

chevalier d’affranchir un serf avant <strong>de</strong> l’emmener se battre,<br />

puis si ce soldat improvisé en avait acquis le mérite, d’en faire<br />

un chevalier. Au reste, les chansons <strong>de</strong> geste rapportent<br />

plusieurs cas d’adoubements <strong>de</strong> serfs. Il y a dans Girard <strong>de</strong><br />

Roussillon (XII ème siècle), une plainte amère qui est aussi un<br />

aveu : Il ne trouve pas sa récompense celui qui fait chevalier<br />

le fils d’un vilain. Et si vilain ne veut dire, ici, que paysan sans<br />

entendre une condition serve (ce qui paraît bien douteux), dans<br />

Amis et Amiles (XIII ème siècle), ne voit-on pas <strong>de</strong>ux serfs à<br />

l’état indiscutable être armés chevaliers après avoir montré<br />

une exemplaire fidélité envers Amis atteint <strong>de</strong> ce mal qui<br />

terrorisa le Moyen Age, la lèpre. Qui plus est, la chevalerie,<br />

dans Berte aux grands pieds (secon<strong>de</strong> moitié du XIII ème<br />

siècle), est octroyée à <strong>de</strong>s bateleurs et à <strong>de</strong>s jongleurs, gens<br />

ignobles (au sens premier du mot) s’il en fut.<br />

Il faut donc admettre que la chevalerie, avant que les<br />

gouvernements se fussent préoccupés d’en restreindre le<br />

recrutement, resta, en théorie, ouverte à tous.<br />

2. Le recrutement réel. – En théorie. Dans la réalité, on doit<br />

bien constater que les adoubements <strong>de</strong> serfs ou même<br />

d’hommes libres qui ne fussent pas déjà <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong><br />

guerre restèrent l’exception. Le plus souvent, répétons-le, le<br />

nouveau chevalier sortira <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s soldats qui s’est<br />

formée dans le mon<strong>de</strong> féodal quand les envahisseurs germains<br />

s’installèrent dans leur conquête. Cette classe militaire, outre<br />

qu’elle ait été imposée par les circonstances ainsi que nous<br />

l’avons dit, répondait aussi à un goût <strong>de</strong>s Germains que nous<br />

ne saurions mieux appeler que le compagnonnage (goût qui<br />

s’est longtemps perpétué dans les armées prussiennes puis<br />

alleman<strong>de</strong>s et que l’on retrouve dans la fameuse chanson <strong>de</strong><br />

Uhland [1787-1862], Ich hatt einen Kemera<strong>de</strong>n). Chaque chef<br />

<strong>de</strong> tribu <strong>de</strong> l’ancienne Germanie, pour satisfaire à sa volonté<br />

<strong>de</strong> puissance, pour sa sûreté personnelle ou simplement pour<br />

paraître plus, s’entourait d’une troupe <strong>de</strong> soldats d’élite. Ces<br />

compagnons lui étaient unis autant par la fraternité <strong>de</strong>s<br />

champs <strong>de</strong> bataille que par le profit <strong>de</strong>s butins partagés. Quand<br />

ils eurent envahi toute l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, les Germains<br />

conservèrent cette coutume : dans un mon<strong>de</strong> tout entier en<br />

<strong>de</strong>venir, une gar<strong>de</strong> fidèle et hardie était plus que jamais<br />

indispensable.<br />

Tout naturellement, les premiers chevaliers allèrent<br />

chercher ceux qui <strong>de</strong>viendraient leurs pairs par l’adoubement<br />

parmi les meilleurs soldats. Et d’autant plus volontiers que,<br />

employons le mot, ces gar<strong>de</strong>s du corps appartenaient presque<br />

toujours sinon à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s familles du moins à <strong>de</strong> vieilles<br />

races militaires. Notons encore que <strong>de</strong> ce compagnonnage<br />

sortira aussi, vers le XIII ème siècle, cette noblesse, organisée<br />

par les gouvernements, elle, dans quoi viendra se perdre et<br />

disparaître l’ancienne et libre chevalerie.<br />

Ainsi, au moment <strong>de</strong> sa parfaite expression, la chevalerie<br />

se recrute à peu près exclusivement parmi la classe <strong>de</strong>s soldats<br />

qui, du roi au petit seigneur sur son arrière-fief, entoure<br />

chaque chef du mon<strong>de</strong> féodal. Quant au recrutement <strong>de</strong> cette<br />

classe elle-même, nul doute qu’il dut se faire au hasard <strong>de</strong>s<br />

batailles et <strong>de</strong> leurs morts. Le très haut chevalier <strong>de</strong> l’an mil,<br />

dressé sur son lourd cheval <strong>de</strong> guerre, sa marque <strong>de</strong><br />

connaissance à la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa lance (cette marque qui, un<br />

siècle plus tard, allait <strong>de</strong>venir son blason) ne dut être plus<br />

d’une fois, en dépit <strong>de</strong> son orgueil et <strong>de</strong> sa présente gran<strong>de</strong>ur,<br />

que le petit-fils d’un rustaud aux gros bras qui, dans une mêlée<br />

haletante, avait, pour la plus gran<strong>de</strong> gloire <strong>de</strong> son prince, frayé<br />

le chemin à la victoire à grands coups <strong>de</strong> hache ou <strong>de</strong> masse<br />

d’armes.<br />

6<br />

III. – L’apprentissage du chevalier<br />

Il tombe sous le sens que, dans le cas le plus général, on<br />

n’accédait pas à la chevalerie sans un apprentissage. Encore<br />

que très grossier, l’art militaire médiéval n’en <strong>de</strong>mandait pas<br />

moins quelques connaissances techniques (équitation, escrime<br />

à l’épée, au bâton et à la lance, etc.), sans compter celles,<br />

moins guerrières mais cependant indispensables au parfait<br />

chevalier, <strong>de</strong> la chasse (notamment <strong>de</strong> celle au faucon si<br />

importante alors) ou du savoir-vivre féodal.<br />

Le fils d’un membre <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s guerriers recevait<br />

cette formation soit auprès <strong>de</strong> son père qui tenait, pour son<br />

suzerain, un morceau <strong>de</strong> terre, soit, et cela surtout pour les<br />

puînés, auprès <strong>de</strong> ce suzerain lui-même. Et comme il a<br />

toujours été préférable <strong>de</strong> servir Dieu lui-même que l’un <strong>de</strong><br />

ses saints, ce sera vers le seigneur suprême, vers l’empereur<br />

ou le roi, que les héritiers <strong>de</strong>s guerriers iront, chaque fois que<br />

cela sera possible, faire leur classe <strong>de</strong> chevalier.<br />

Avoir un protecteur puissant était une nécessité autant<br />

politique qu’économique. Politique, cela s’entend d’évi<strong>de</strong>nce.<br />

Pour l’économique, il faut se souvenir que l’équipement du<br />

chevalier était une très lour<strong>de</strong> charge. Lentement, le<br />

combattant à <strong>de</strong>mi-nu <strong>de</strong>s forêts germaniques était <strong>de</strong>venu un<br />

cavalier bardé <strong>de</strong> fer. Le paquetage et l’armement <strong>de</strong> ce<br />

cavalier – ou <strong>de</strong> ce chevalier, le mot est le même –<br />

comprenaient, outre la monture, l’épée, la lance, le bouclier et<br />

les éperons, le heaume, le haubert, la cuirasse <strong>de</strong> l’homme et<br />

le caparaçon du cheval. Peu <strong>de</strong> guerriers pouvaient offrir cet<br />

équipement à leur <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> fils. Un riche parrain<br />

<strong>de</strong>vait donc y pourvoir. Ce <strong>de</strong>rnier, en outre, récompenserait<br />

peut-être ceux <strong>de</strong> ses “filleuls” restés à son service en leur<br />

donnant <strong>de</strong> belles terres en gar<strong>de</strong>, terres d’où, à leur tour, ils<br />

enverraient leurs propres enfants apprendre le dur métier <strong>de</strong><br />

chevalier auprès du fils <strong>de</strong> leur seigneur <strong>de</strong>venu maintenant<br />

maître et suzerain.<br />

Cependant, on l’a vu plus haut, un rejeton <strong>de</strong> la classe<br />

guerrière pouvait franchir toutes les étapes qui, <strong>de</strong> l’enfance,<br />

menaient à la chevalerie, en <strong>de</strong>meurant auprès <strong>de</strong> son père, et<br />

finir son apprentissage en recevant <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier les<br />

armes chevaleresques. Il n’apparaît pas, en fin <strong>de</strong> compte, que<br />

cette éducation totalement familiale air été très fréquente, sauf,<br />

peut-être, dans le cas <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> roi. Aussi est-ce le cours d’un<br />

apprentissage classique que nous allons suivre avec :<br />

1) Les premières armes ;<br />

2) Les écuyers ;<br />

3) La majorité chevaleresque.<br />

* *<br />

* *<br />

1. Les premières armes. – Sur le fief qu’il tient soit<br />

directement <strong>de</strong> l’empereur ou du roi, soit en vavasseur, le<br />

guerrier a laissé chacun <strong>de</strong> ses fils jusqu’à l’âge <strong>de</strong> 7 ans<br />

environ aux soins <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> la maison. Cet âge <strong>de</strong> raison<br />

venu, les garçons ont accompagné leur père dans la plupart <strong>de</strong><br />

ses activités, sauf la guerre qui, d’ailleurs, appelle presque<br />

toujours ce <strong>de</strong>rnier loin <strong>de</strong> son fief. Ainsi, peu à peu, les<br />

enfants ont reçu les premiers rudiments <strong>de</strong> l’équitation, <strong>de</strong><br />

l’escrime et <strong>de</strong> la chasse. Ils ai<strong>de</strong>nt déjà, dressés sur la pointe<br />

<strong>de</strong> leurs pieds, leur père à revêtir sa pesante armure <strong>de</strong> fer<br />

chaque fois que son suzerain lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> assistance. Ils ont,<br />

avec lui, pansé les chevaux. Maintenant, ils savent lancer vers<br />

le ciel, du haut <strong>de</strong> leur petit poing brandi, le faucon ébloui par<br />

le soleil.<br />

Cette première formation familiale durera quelque cinq<br />

ans. Chaque fois que l’un <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> la maison atteindra sa<br />

douzième année, il faudra, à son père, lui trouver un


protecteur. Du bas en haut <strong>de</strong> l’échelle sociale <strong>de</strong> la classe<br />

militaire c’est une continuelle sollicitation, comme <strong>de</strong> haut en<br />

bas, un permanent appel. Le mince vavasseur confiera ses fils<br />

à son suzerain immédiat. Celui-ci enverra les siens au baron<br />

qui tient toute une vallée. Ce puissant seigneur donnera ses fils<br />

au grand feudataire qui gouverne héréditairement une riche<br />

province. Enfin, ce très haut duc ou ce comte <strong>de</strong> grand parage<br />

laissera ses propres enfants partir pour la cour <strong>de</strong> son<br />

empereur ou celle <strong>de</strong> son roi. Quelquefois aussi – chance,<br />

habileté ou mérite – le simple tenancier d’un arpent fieffé<br />

pourra voir son garçon appelé directement auprès <strong>de</strong> son<br />

souverain seigneur.<br />

Chaque fief médiéval était ainsi entouré d’une véritable<br />

école <strong>de</strong> chevalerie dont il tirait, en compensation <strong>de</strong>s lourds<br />

débours qu’elle exigeait, une fidèle clientèle. Très forts, en<br />

effet, restaient les liens qui unissaient les nourris (c’était le<br />

nom technique <strong>de</strong> ces apprentis) <strong>de</strong>venus adultes à leur ancien<br />

protecteur, et même si l’éducation qu’ils en avaient reçue avait<br />

été très ru<strong>de</strong>, ce qui était le plus souvent le cas.<br />

2. Les écuyers. – Tout jeune adolescent, l’apprenti<br />

chevalier (dans la vie courante on le nommait damoiseau s’il<br />

était <strong>de</strong> haute lignée, et varlet ou valet s’il était <strong>de</strong> moindre<br />

race ou fortune) a donc gagné le château <strong>de</strong> celui qui a accepté<br />

<strong>de</strong> le former. Là, quelquefois très loin <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure familiale,<br />

il va mener une existence <strong>de</strong>s plus ingrates. En gros, il y tient<br />

le rôle d’une ordonnance dans les armées d’avant 1914. Sa<br />

tâche, ses <strong>de</strong>voirs touchent à tous les moments <strong>de</strong> la vie<br />

féodale :<br />

a) Valet <strong>de</strong> chambre ;<br />

b) Valet d’écurie ;<br />

c) Valet <strong>de</strong> table ;<br />

d) Valet <strong>de</strong> chasse ;<br />

e) Valet d’armes.<br />

a) Le damoiseau a la charge <strong>de</strong> réveiller son maître, <strong>de</strong><br />

l’ai<strong>de</strong>r dans sa toilette (le Moyen Age fut propre ; et le valet,<br />

ici, <strong>de</strong>vient porteur d’eau) et à s’habiller (ce qui est une bonne<br />

besogne quand il s’agit <strong>de</strong> revêtir la tenue <strong>de</strong> guerre du baron<br />

médiéval, et cela advient souvent). Cet emploi, <strong>de</strong>venu<br />

honorifique avec le temps, sera recherché <strong>de</strong>s plus hautes<br />

familles <strong>de</strong>s royaumes européens ; en France ce sera celui du<br />

grand chambellan.<br />

b) Après le maître, les chevaux. Le jeune valet les panse,<br />

les harnache et les présente, que ce soit ceux <strong>de</strong> son seigneur,<br />

<strong>de</strong>s chevaliers <strong>de</strong> son entourage, <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la maison ou le<br />

sien, car il a, premier orgueil, son cheval personnel. C’est à lui<br />

aussi que revient la mission <strong>de</strong> dresser les jeunes chevaux.<br />

D’avoir été réellement tenue par <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> hauts seigneurs,<br />

cette charge aussi <strong>de</strong>viendra décorative ; chez nous ce sera<br />

celle <strong>de</strong> maréchal (ce mot, dont le sens premier est “celui qui<br />

soigne les chevaux”, finira par désigner un chef <strong>de</strong> guerre, et<br />

cela très logiquement puisque l’armée était alors<br />

essentiellement la cavalerie).<br />

c) A la table <strong>de</strong> leur maître, les damoiseaux servent le<br />

pain, le vin, les vian<strong>de</strong>s et les venaisons qu’ils découpent. Là<br />

encore, cette besogne, d’avoir été celle d’enfants <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

familles, en sera peu à peu “anoblie”. Devenue une charge<br />

d’apparat, elle sera recherché par les plus hauts seigneurs <strong>de</strong> la<br />

cour <strong>de</strong>s princes européens. En France, ce seront les offices <strong>de</strong><br />

grand panetier, grand bouteiller, grand échanson, etc.<br />

d) Pour le plaisir <strong>de</strong> son maître à la chasse, le valet doit<br />

préparer les épieux avec lesquels on tue la bête forcée, et les<br />

coutelas tranchants qui la dépècent. Surtout, il doit dresser et<br />

entretenir les chiens <strong>de</strong> chasse et les faucons, ces rapaces dont<br />

le vol fulgurant préfigure le coup <strong>de</strong> feu <strong>de</strong> nos chasseurs<br />

mo<strong>de</strong>rnes. Bien entendu, il accompagne son seigneur dans ce<br />

passe-temps favori, lui montrant la voie. La même évolution<br />

7<br />

que <strong>de</strong>vant se retrouve ici. Toutes les cours d’Europe<br />

connaîtront <strong>de</strong>s grands veneurs aux fonctions plus rien<br />

qu’honorifiques.<br />

e) Mais ce ne sont là, en fin <strong>de</strong> compte, que <strong>de</strong>s<br />

connaissances mondaines : elles feront l’ornement d’un parfait<br />

chevalier, elles n’en feront pas la qualité essentielle qui est<br />

d’être homme <strong>de</strong> guerre. C’est avant tout cette éducation<br />

militaire que le nourri est venu chercher auprès <strong>de</strong> son<br />

protecteur : une dure initiation au bout <strong>de</strong> laquelle, s’il s’est<br />

distingué, s’ouvrira, pour lui, la porte sur le mon<strong>de</strong> enchanté –<br />

c’est encore un enfant – <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

Cette instruction militaire, le damoiseau la recevra sous<br />

trois formes. D’abord il a la charge du bon entretien <strong>de</strong><br />

l’armement offensif et défensif <strong>de</strong> son maître. Il lui faut donc<br />

aussi bien surveiller l’état <strong>de</strong>s cuirasses, que la rouille peut<br />

ronger, que celui <strong>de</strong>s hauberts dont les mailles ne doivent<br />

présenter aucune faiblesse. Il s’assure <strong>de</strong> la taille aiguë <strong>de</strong> la<br />

pointe <strong>de</strong>s lances et du fil du tranchant <strong>de</strong>s épées. Ce faisant, il<br />

ne manque pas, on l’imagine, <strong>de</strong> s’essayer à manier ces<br />

lour<strong>de</strong>s armes, imitant son maître, <strong>de</strong>vant les autres valets.<br />

C’est d’ailleurs avec ces <strong>de</strong>rniers que le nourri commence<br />

à apprendre réellement le métier <strong>de</strong>s armes. Sous la<br />

surveillance d’un <strong>de</strong> leurs aînés ou d’un vieux serviteur, les<br />

damoiseaux s’initient à l’escrime au bâton. Dans la cour <strong>de</strong>s<br />

communs qui leur est réservée, ce sont, à tous les moments <strong>de</strong><br />

loisir, <strong>de</strong>s assauts fort ru<strong>de</strong>s dont les valets sortent meurtris.<br />

Quelquefois même l’un d’eux reste sur le carreau, mort.<br />

Enfin, le damoiseau suit son maître à la guerre. En<br />

principe, il ne participe pas au combat. La loi non écrite <strong>de</strong> la<br />

chevalerie le lui interdit : qui n’est pas encore chevalier n’a<br />

pas le droit <strong>de</strong> se dresser contre un chevalier. Sa mission est<br />

beaucoup moins glorieuse. A l’arrière du front <strong>de</strong> bataille, il<br />

tient en réserve, à la disposition <strong>de</strong> son maître engagé dans la<br />

mêlée, une ou <strong>de</strong>ux lances et un ou <strong>de</strong>ux boucliers. De là, le<br />

nom qui peu à peu <strong>de</strong>viendra celui <strong>de</strong>s valets suffisamment<br />

âgés et instruits pour accé<strong>de</strong>r au champ <strong>de</strong> bataille : armiger<br />

(porteur d’armes) et surtout scutifer ou scutarius (porteur <strong>de</strong><br />

l’écu), dont nous avons fait écuyer. Ces armes et ces boucliers,<br />

l’écuyer (nous lui donnerons ce nom désormais) les a apportés<br />

sur le lieu du combat avec celles dont son maître se sert pour<br />

l’heure. En même temps, il y a conduit le cheval <strong>de</strong> bataille, le<br />

<strong>de</strong>strier, que ce même maître vient d’enfourcher pour, la lance<br />

baissée, le lancer au galop contre la ligne serrée <strong>de</strong><br />

l’adversaire. A lui, pour se défendre si besoin était, il ne reste<br />

qu’un gros bâton noueux.<br />

Cela c’était la théorie. Cet écuyer dont toute l’éducation<br />

tendait à faire un soldat ne pouvait guère assister rien qu’en<br />

spectateur au heurt furieux <strong>de</strong>s chevaliers. Si son arme n’était<br />

qu’un bâton, il avait à sa disposition celles <strong>de</strong> réserve <strong>de</strong> son<br />

maître. Alors, soit pour aller à la rescousse <strong>de</strong> son parti, soit<br />

pour participer à la curée qui suit toute victoire, l’écuyer<br />

finissait par se jeter dans la bataille. Ces engagements étaient<br />

si peu évitables que, assez vite, l’écuyer, quand il allait au<br />

combat, fut autorisé à s’armer comme un chevalier (seuls le<br />

éperons – qui <strong>de</strong>vinrent alors le symbole <strong>de</strong> la chevalerie – lui<br />

restèrent interdits). Et il y a nul doute que cette participation<br />

illicite mais trop prévisible d’un écuyer à cette suite <strong>de</strong><br />

rencontres singulières qu’était alors une bataille fut souvent la<br />

preuve (le test, dirions-nous aujourd’hui) que l’apprentissage<br />

<strong>de</strong> celui-ci était enfin achevé.<br />

3. La majorité chevaleresque. – Est-il nécessaire <strong>de</strong><br />

préciser que cet apprentissage n’avait pas, dans la pratique,<br />

toute la rigueur <strong>de</strong> celui dont nous venons <strong>de</strong> dégager les<br />

grands traits ? Chaque haut seigneur féodal rassemblait autour<br />

<strong>de</strong> lui <strong>de</strong> très nombreux nourris. Ceux-ci se partageaient la<br />

besogne. Les damoiseaux <strong>de</strong>vaient peu à peu se spécialiser<br />

selon leur goûts et leurs aptitu<strong>de</strong>s. Et encore que la chevalerie


ait été égalitaire – <strong>de</strong>s égaux parmi les meilleurs – on peut<br />

penser que le fils d’un grand feudataire <strong>de</strong>vait trouver à la<br />

cour <strong>de</strong> son souverain seigneur <strong>de</strong>s ménagements que ne<br />

connaissait pas le garçon du maigre vavasseur souvent traité<br />

comme un domestique sans gages. (Mais si celui-ci avait<br />

l’envie d’une revanche, il pouvait la trouver sur le champ <strong>de</strong><br />

bataille où le courage et la peur affrontés rendaient chacun fils<br />

<strong>de</strong> personne).<br />

Ces inévitables inégalités et la diversité <strong>de</strong>s âges <strong>de</strong> la<br />

majorité civile expliquent la très variable durée <strong>de</strong><br />

l’apprentissage chevaleresque. Chez les Germains, pères<br />

lointains <strong>de</strong> la chevalerie, l’enfant recevait les armes (signe<br />

d’une majorité à la fois civile et militaire) à 12 ans chez les<br />

Saliens, et à 15 ans chez les Ripuaires (mais, au vrai, ce qui<br />

faisait la majorité du jeune Germain c’était l’épanouissement<br />

<strong>de</strong> sa force physique : il était majeur dès l’instant que les<br />

guerriers <strong>de</strong> la tribu avaient estimé qu’il pouvait porter les<br />

armes). Cependant, sous l’influence du droit romain, l’âge <strong>de</strong><br />

la majorité civile recula lentement. A partir du XIII ème siècle<br />

celle-ci est fixée en Europe occi<strong>de</strong>ntale, et sauf dans la<br />

coutume <strong>de</strong> quelques provinces, entre 20 et 21 ans.<br />

L’âge <strong>de</strong> la majorité chevaleresque a connu la même<br />

évolution. Si <strong>de</strong>s chansons <strong>de</strong> geste, qui n’ont jamais craint le<br />

merveilleux, rapportent <strong>de</strong>s adoubements <strong>de</strong> damoiseaux à<br />

peine âgés <strong>de</strong> 12 ans, il semble que l’entrée en chevalerie,<br />

dans la plupart <strong>de</strong>s cas, se situât entre la quinzième et la<br />

vingtième année <strong>de</strong>s nourris. Ce sera 15 ans au XI ème siècle et<br />

pour les écuyers sortis <strong>de</strong> riches familles (les autres <strong>de</strong>vront<br />

attendre le bon plaisir <strong>de</strong> leur protecteur faute <strong>de</strong> pouvoir euxmêmes<br />

faire les frais <strong>de</strong> l’équipement chevaleresque ; et <strong>de</strong>s<br />

écuyers le restèrent, pour cela, toute leur vie), et 20-21 ans<br />

pour tout le mon<strong>de</strong> dès la fin du XIII ème siècle.<br />

Ainsi l’apprentissage du damoiseau aura duré <strong>de</strong> quelque<br />

trois à quelque neuf ans. Mais, à vrai dire, lorsque la majorité<br />

chevaleresque se fixera autour <strong>de</strong> la vingtième année <strong>de</strong><br />

l’écuyer, cet apprentissage aura perdu presque toute sa<br />

rigueur ; et le nourri d’un seigneur du XV ème siècle n’est plus<br />

qu’un jeune gentilhomme qui se déniaise loin du toit paternel<br />

et s’efforce d’acquérir, auprès d’un grand, le ton du beau<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

III. – L’entrée en chevalerie<br />

Dans l’histoire si floue, et par là pour une part si<br />

décevante, <strong>de</strong> la chevalerie, il n’est sans doute pas, avec<br />

l’obscurité qui entoure sa naissance, <strong>de</strong> moment plus difficile<br />

à cerner que celui qui a à traiter <strong>de</strong> l’adoubement, c’est-à-dire<br />

du passage <strong>de</strong> l’état d’écuyer à celui <strong>de</strong> chevalier. C’est,<br />

d’abord, que le rite qui accompagnait cette promotion a<br />

constamment varié. On peut même soutenir qu’en aucun<br />

moment il n’a été fixé. Le lieu, les circonstances, l’humeur <strong>de</strong><br />

l’officiant, celle même <strong>de</strong> l’adoubé, la fortune, les liens<br />

familiaux, les ambitions qui opposaient les princes et leurs<br />

vassaux, la mo<strong>de</strong>, tout enfin concourait à ce que, par exemple,<br />

<strong>de</strong>ux adoubements donnés au même endroit par le même<br />

chevalier mais à quelques mois <strong>de</strong> distance eussent chacun<br />

une ordonnance très sensiblement différente.<br />

Les textes, ensuite, qui nous permettent <strong>de</strong> voir – d’assez<br />

loin – ce qu’était le rituel d’une entrée en chevalerie sont, en<br />

fin d’analyse, à utiliser avec réserves. Les cérémoniaux qui<br />

s’efforcèrent <strong>de</strong> codifier ces rites ne pouvaient que présenter<br />

un certain retard sur l’actualité. Dans les époques <strong>de</strong><br />

pragmatisme, comme le Moyen Age en fut une, les lois ne<br />

précè<strong>de</strong>nt pas les usages avec l’intention <strong>de</strong> les faire naître,<br />

mais ne font que les reconnaître comme lois quand ils sont<br />

généralement reçus. De là ce décalage dans le temps. Au<br />

contraire, et surtout avec la fin <strong>de</strong> la chevalerie vivante,<br />

8<br />

quelques cérémoniaux renchérirent sur les rites, les<br />

compliquèrent à l’extrême et les surchargèrent d’un<br />

symbolisme fabriqué. Ils transformèrent ainsi les gestes <strong>de</strong><br />

l’adoubement en une lour<strong>de</strong> pantomime énervée qui, sans<br />

doute, ne dut être que fort peu suivie dans la réalité. Quant aux<br />

chansons <strong>de</strong> geste, qui racontent plus d’un adoubement, on<br />

sait qu’elles imaginent l’histoire avec un long recul sans souci,<br />

bien entendu, <strong>de</strong> critique historique. Elles donnent, en gros, à<br />

leurs personnages, les mœurs et coutumes <strong>de</strong> l’époque où elles<br />

ont été écrites, sans qu’il soit possible <strong>de</strong> savoir jusqu’à quel<br />

point une volonté relative <strong>de</strong> retrouver les vraies couleurs du<br />

temps passé, n’a pas, cependant, quelque peu modifié celle du<br />

temps présent.<br />

Il est donc impossible – et pour une part inutile – <strong>de</strong><br />

retracer ici toutes les variations, et en tous lieux, du<br />

cérémonial d’adoubement. Nous suivrons seulement, et dans<br />

ses gran<strong>de</strong>s lignes, la transformation <strong>de</strong> l’antique coutume <strong>de</strong><br />

la remise <strong>de</strong>s armes en l’adoubement tel qu’il fut pratiqué dans<br />

toute sa ru<strong>de</strong> simplicité entre le XI ème et le XII ème siècle, alors<br />

que la chevalerie connaissait sa pleine maturité. Quant à la<br />

<strong>de</strong>rnière évolution <strong>de</strong> ce vieux rite vers une sorte <strong>de</strong> préciosité,<br />

aux XIV ème et XV ème siècles, nous le retrouverons avec la<br />

déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’institution chevaleresque dont elle fut un <strong>de</strong>s<br />

signes.<br />

On peut distinguer, dans un adoubement, trois éléments<br />

principaux :<br />

1) Les gestes <strong>de</strong> l’adoubement ;<br />

2) L’officiant et l’adoubé ;<br />

3) Le lieu et l’heure <strong>de</strong> l’adoubement.<br />

* *<br />

* *<br />

1. Les gestes <strong>de</strong> l’adoubement. – C’est insensiblement<br />

que la vieille coutume germanique <strong>de</strong> la remise <strong>de</strong>s armes, peu<br />

à peu pénétrée par le christianisme, se transforma en ce qui fut<br />

appelé l’adoubement. Et si bien qu’il est malaisé <strong>de</strong> préciser à<br />

quel moment un geste <strong>de</strong> plus, dans cette remise <strong>de</strong>s armes, la<br />

transforma visiblement en un rite quasi sacré. Quoi qu’il en ait<br />

été, il est certain que les premiers adoubements ne furent,<br />

quant à leur forme, qu’une cérémonie laïque si, pour leur<br />

esprit, ils reflétaient l’entrée <strong>de</strong> la foi chrétienne dans l’idéal<br />

du combattant. L’imprégnation religieuse était alors celle,<br />

tout intérieure, du futur chevalier.<br />

Il est à peu près certain aussi qu’un adoubement se résuma<br />

longtemps à la seule remise <strong>de</strong>s armes au cavalier qu’était<br />

toujours le candidat à la chevalerie : épée, lance, éperon,<br />

haubert, heaume et bouclier. La remise <strong>de</strong> l’épée – l’officiant<br />

ceignait le futur chevalier du baudrier qui la portait – et <strong>de</strong>s<br />

éperons <strong>de</strong>vint assez vite les <strong>de</strong>ux grands moments <strong>de</strong> cette<br />

initiation. Quelques recommandations <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’officiant<br />

pouvaient accompagner cet armement du chevalier : sois loyal<br />

et sans peur, défends l’Eglise et les faibles etc., et cela à<br />

l’inspiration <strong>de</strong> cet officiant qui n’y était pas obligé.<br />

Plus tard, mais là encore sans que l’on puisse en assurer<br />

exactement la date d’apparition (IX ème - X ème siècle ?), cette<br />

remise <strong>de</strong>s armes toute proche encore du rite germanique<br />

s’accompagna d’un geste dont le sens profond reste toujours<br />

discuté : la colée. Si on en croit les quelques documents<br />

iconographiques que nous possédons sur les adoubements,<br />

l’écuyer qui recevait les armes <strong>de</strong> la chevalerie se tenait, les<br />

mains jointes, quelquefois agenouillé mais le plus souvent<br />

<strong>de</strong>bout et la tête inclinée, <strong>de</strong>vant l’officiant. Après que ce<br />

<strong>de</strong>rnier l’avait ceint du baudrier portant l’épée et lui avait<br />

passé les éperons, il lui appliquait à la naissance du cou, un


coup <strong>de</strong> poing ou <strong>de</strong> paume (d’où le nom <strong>de</strong> paumée donné<br />

aussi à la colée), porté à toutes forces.<br />

D’où venait ce geste qui prit une si gran<strong>de</strong> importance<br />

dans ce cérémonial qu’il le baptisa puisque le mot<br />

adoubement, d’origine germanique, veut dire frapper ? En fin<br />

d’analyse, on lui reconnaît, et au gré <strong>de</strong>s commentaires, cinq<br />

explications possibles. Pour les uns, la colée ne serait qu’une<br />

forme du topez-là ; elle indiquerait ainsi tout simplement<br />

l’accord entre l’ancien et le nouveau chevalier. D’autres<br />

pensent qu’il faut y voir à la fois un rite d’épreuve <strong>de</strong> maîtrise<br />

<strong>de</strong> soi (en ne ripostant point) et <strong>de</strong> rappel : la rigueur du coup<br />

reçu fera se souvenir, sa vie durant, le chevalier <strong>de</strong> ses<br />

engagements : et il est vrai que, naguère encore, les<br />

arpenteurs, dans les campagnes, n’agissaient pas autrement<br />

quand, requérant les soins d’un enfant pour tenir l’une <strong>de</strong>s<br />

extrémités <strong>de</strong> leur chaîne, ils lui donnaient, pour tout salaire,<br />

un violent soufflet : le jeune garçon, ainsi, se souviendrait<br />

toujours <strong>de</strong>s bornages <strong>de</strong> sa commune. Quelques-uns ont<br />

estimé que la paumée n’était qu’une <strong>de</strong>rnière épreuve <strong>de</strong><br />

force ; qui s’écroulait sous son choc était indigne <strong>de</strong> la<br />

chevalerie, tout au moins physiquement. Certains historiens<br />

ont, à leur tour, cru pouvoir y <strong>de</strong>viner un véritable acte<br />

initiatique, résidu peut-être d’un très ancien échange <strong>de</strong>s<br />

sangs : par ce geste, le chevalier officiant faisait passer sa<br />

qualité dans l’âme et le corps <strong>de</strong> celui qu’il adoubait. Enfin, un<br />

érudit non sans imagination, M. Griaule, aurait voulu que ce<br />

coup appliqué sur la nuque ait été la symbolisation d’une<br />

décollation, d’un changement <strong>de</strong> tête soulignant le<br />

changement d’état <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> l’écuyer promu à la chevalerie.<br />

Quoiqu’il en soit, le rite <strong>de</strong> la colée (notons qu’il fut<br />

ignoré <strong>de</strong> l’Angleterre) <strong>de</strong>vait, en s’affadissant, se perpétuer<br />

jusqu’à nos jours, dans ce qui nous reste <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong><br />

l’institution chevaleresque. Il est <strong>de</strong>venu celui <strong>de</strong> l’accola<strong>de</strong> et<br />

du coup du plat <strong>de</strong> l’épée sur l’épaule dans les ternes remises<br />

d’ordres honorifiques <strong>de</strong> notre temps.<br />

En même temps que la colée entrait dans le cérémonial<br />

<strong>de</strong>s adoubements, ceux-ci commencèrent à faire entrer plus<br />

visiblement ce en quoi ils étaient un rite chrétien. Deux gestes<br />

alors s’imposèrent quasi simultanément : la bénédiction <strong>de</strong><br />

l’épée et l’exposition <strong>de</strong> celle-ci sur un autel. Le second,<br />

cependant, semble avoir été plus spécifiquement un rite<br />

d’entrée en chevalerie, la bénédiction <strong>de</strong>s armes restant<br />

pratiquée au bénéfice <strong>de</strong> tout soldat dans un temps où toute<br />

chose (maisons, moissons, voire chevaux et meutes) était<br />

volontiers bénite. Quant au sens <strong>de</strong> cette bénédiction et <strong>de</strong><br />

cette exposition il est évi<strong>de</strong>nt : le chevalier n’a le droit d’user<br />

<strong>de</strong> ses armes que pour faire œuvre <strong>de</strong> chrétien.<br />

Un peu plus tard, vers le XI ème siècle peut-on estimer, la<br />

communion du chevalier, avant la remise <strong>de</strong>s armes, viendra<br />

compléter la christianisation et la sacralisation du cérémonial<br />

<strong>de</strong> l’entrée en chevalerie. Mais ce rituel atteindra alors ce<br />

point <strong>de</strong> perfection auquel nous avons dit vouloir le saisir.<br />

Nous sommes au XII ème siècle.<br />

A ce long instant, un cérémonial d’adoubement<br />

comprenait le plus souvent quatre parties :<br />

a) La confession et la veillée d’armes ;<br />

b) La communion ;<br />

c) La remise <strong>de</strong>s armes et la colée ;<br />

d) La fête.<br />

a) La veille du jour fixé pour l’adoubement, le jeune<br />

écuyer se confessait sur le tard puis passait la nuit en prières<br />

dans une église ou une chapelle. Sur l’autel était déposée sa<br />

future épée. C’était la veillée d’armes. Cette nuit <strong>de</strong><br />

méditation se déroulait en compagnie <strong>de</strong>s autres candidats à la<br />

chevalerie car les adoubements se faisaient très souvent par<br />

véritable promotion. Bien <strong>de</strong>s fois, et suivant le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> piété<br />

<strong>de</strong>s écuyers, cette veillée d’armes prenait une tournure moins<br />

9<br />

grave. Elle <strong>de</strong>venait alors une longue soirée passée entre<br />

joyeux compagnons, assez proche <strong>de</strong> celle qui, aujourd’hui,<br />

réunirait <strong>de</strong>s conscrits prêts à rejoindre leur régiment ou <strong>de</strong>s<br />

saint-cyriens dans leur <strong>de</strong>rnière sortie avant leur éparpillement<br />

à travers les garnisons du temps <strong>de</strong> paix.<br />

b) Au matin, l’écuyer était communié au corps du Christ,<br />

acte d’une extrême importance dans un temps <strong>de</strong> communions<br />

feu fréquentes (par respect mal compris <strong>de</strong>s saintes espèces ;<br />

saint Louis, par exemple, ne communiait pas plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou<br />

trois fois l’an, et cela après une longue préparation).<br />

c) Dans la cour d’honneur du château, sur une place, au<br />

seuil d’une <strong>de</strong>meure princière, <strong>de</strong>vant le front d’une troupe,<br />

l’écuyer allait alors se présenter en grand arroi, <strong>de</strong>vant<br />

l’officiant chargé <strong>de</strong> l’adouber. Un prêtre bénissait l’épée.<br />

L’officiant bouclait à la taille du nouveau chevalier le baudrier<br />

supportant cette arme, puis le chaussait <strong>de</strong>s éperons qui, pour<br />

les plus riches, étaient d’or. Des ai<strong>de</strong>s ou <strong>de</strong>s seconds<br />

“parrains” achevaient <strong>de</strong> vêtir le chevalier du haubert, du<br />

heaume, cependant qu’ils lui passaient autour du cou la<br />

courroie portant le bouclier. En même temps qu’il recevait les<br />

armes chevaleresques, l’écuyer prononçait, à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du<br />

prêtre ou <strong>de</strong> l’officiant, le serment <strong>de</strong> respecter les lois <strong>de</strong> la<br />

chevalerie et récitait quelque prière du ton <strong>de</strong> celle, très belle,<br />

que l’on trouve dans le cérémonial, daté <strong>de</strong> 1293-1295, <strong>de</strong><br />

l’évêque Guillaume Durand, et dont marc Bloch a donné une<br />

excellente transposition : Seigneur très saint, Père toutpuissant,<br />

toi qui as permis sur terre l’emploi du glaive pour<br />

réprimer la malice <strong>de</strong>s méchants et défendre la justice, qui,<br />

pour la protection du peuple, a voulu constituer l’ordre <strong>de</strong><br />

chevalerie, fais, en disposant son cœur au bien, que ton<br />

serviteur que voici n’use jamais <strong>de</strong> ce glaive ou d’un autre<br />

pour léser injustement personne, mais qu’il s’en serve<br />

toujours pour défendre la justice et le droit.<br />

Prière et équipement pieusement et méthodiquement dite<br />

et parachevé, l’officiant donnait alors la colée qui faisait<br />

définitivement <strong>de</strong> l’écuyer un chevalier désormais orgueilleux<br />

<strong>de</strong> tous les droits et soumis à tous les <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

d) Un adoubement, surtout lorsqu’il était celui <strong>de</strong> toute<br />

une promotion, était suivi <strong>de</strong> réjouissances qui pouvaient durer<br />

plusieurs jours. Ces fêtes débutaient, sitôt l’adoubement donné<br />

par une exhibition du savoir-faire <strong>de</strong>s nouveaux promus.<br />

Enfourchant son cheval d’un seul bond et sans se servir si<br />

possible <strong>de</strong> l’étrier – ce qui n’était pas un mince exploit sous<br />

la charge <strong>de</strong> son armement offensif et défensif – ayant reçu la<br />

lance <strong>de</strong> frêne, à la pointe d’acier, le nouveau chevalier<br />

démontrait son adresse en s’escrimant contre les quintaines.<br />

On appelait ainsi un mannequin à semblance <strong>de</strong> guerrier fiché<br />

sur un poteau et couvert par un soli<strong>de</strong> bouclier. L’art, dans ce<br />

jeu, était <strong>de</strong> traverser la quintaine du premier coup, avec la<br />

lance. Quelquefois les mannequins étaient montés sur pivot.<br />

Alors, si le coup ne les frappait pas en plein cœur <strong>de</strong> leur<br />

bouclier, ils pivotaient violemment et comme leurs <strong>de</strong>ux bras<br />

s’achevaient en lourds gourdins, le maladroit recevait sur la<br />

nuque ou l’échine une énorme tape qui le navrait toujours et le<br />

désarçonnait souvent, pour sa honte.<br />

Après ce premiers exercices <strong>de</strong>s nouveaux chevaliers,<br />

c’était un tournoi, un lourd festin, les tours <strong>de</strong>s jongleurs et la<br />

longue et merveilleuse écoute <strong>de</strong>s chansons <strong>de</strong> geste très tard<br />

dans la nuit.<br />

2. L’officiant et l’adoubé. – Qui pouvait adouber un<br />

écuyer ? Nous l’avons déjà dit : tout chevalier avait le droit et<br />

le pouvoir <strong>de</strong> faire un chevalier. Cette règle, encore que<br />

combattue par les gouvernements, durera autant que vécut la<br />

chevalerie. Cependant, elle recevra une restriction <strong>de</strong> fait<br />

sinon <strong>de</strong> droit. Le nourri, par un mouvement naturel, cherchera<br />

comme protecteur un homme puissant et riche. Il en est ici un<br />

peu comme pour les parrains <strong>de</strong> nos baptêmes d’aujourd’hui.


Il n’est que trop humain <strong>de</strong> choisir ceux-ci parmi les plus<br />

fortunés ou les mieux placés d’une parentèle qui pourront,<br />

plus tard, soutenir matériellement leur filleul – cela sans grand<br />

souci du sens chrétien <strong>de</strong> ce baptême (ou <strong>de</strong> cette entrée en<br />

chevalerie), et quand un parrain <strong>de</strong>vrait être un confort, si<br />

besoin était, dans le seul domaine <strong>de</strong> la foi.<br />

Aussi les adoubements furent-ils le plus souvent réservés,<br />

outre au père <strong>de</strong> l’adoubé, à <strong>de</strong> hauts seigneurs. De plus, et<br />

comme on le verra plus loin, la colée était souvent donnée sur<br />

les champs <strong>de</strong> bataille, les chefs <strong>de</strong> guerre – qui, au reste,<br />

étaient presque toujours <strong>de</strong> puissants princes – furent très<br />

souvent les officiants d’une entrée en chevalerie.<br />

Cet appel au prince comme officiant <strong>de</strong>vait confirmer<br />

celui-ci dans le bien-fondé <strong>de</strong> son opposition au libre<br />

recrutement <strong>de</strong> la chevalerie : puisque tout écuyer désirait<br />

avoir pour “parrain” un seigneur souverain, seuls les<br />

souverains pouvaient valablement adouber. Cette politique, si<br />

elle ne parvint pas, en fin <strong>de</strong> compte, à réserver aux seuls<br />

empereurs et rois le pouvoir <strong>de</strong> faire un chevalier (François 1 er<br />

fut adoubé par Bayard, après la bataille <strong>de</strong> Marignan en 1515,<br />

date qui peut marquer la fin <strong>de</strong> la chevalerie vivante), obtint<br />

cependant qu’aucun homme nouveau n’accédât à la chevalerie<br />

sans l’accord du prince.<br />

Nous ne reviendrons pas sur le “qui peut être fait<br />

chevalier ?”. Nous avons traité <strong>de</strong> cette question avec le<br />

chapitre du recrutement <strong>de</strong> la chevalerie. Répétons seulement<br />

que, en principe et jusqu’au XII ème siècle, tout chrétien mâle,<br />

en Europe occi<strong>de</strong>ntale, pouvait être adoubé, et quelle qu’ait<br />

été sa qualité sociale, mais que, au vrai, les chevaliers se<br />

recrutèrent presque toujours dans la classe militaire. A ce<br />

sujet, on se souviendra qu’il y a une différence à faire entre les<br />

soldats tenant une terre – on les dira fieffés ou chasés – et les<br />

simples hommes d’armes. S’ils furent égaux sur le seul plan<br />

chevaleresque, les premiers réussirent, peu à peu, à ce que leur<br />

postérité conservât les privilèges <strong>de</strong> leur état (la terre alors les<br />

anoblit), alors que les fils <strong>de</strong>s seconds, sans assise terrienne,<br />

retournèrent le plus souvent à l’obscurité.<br />

3. Le lieu et l’heure <strong>de</strong> l’adoubement. – Où adoubaiton<br />

? Cela aussi nous l’avons dit, pour le temps <strong>de</strong> paix : dans<br />

la cour d’honneur d’un château, sur une place, <strong>de</strong>vant le seuil<br />

d’une rési<strong>de</strong>nce princière, sur la grand-place d’une ville, ou<br />

l’herbe drue d’un pré. Quelquefois, pour donner plus d’éclat à<br />

la cérémonie, un dressait une estra<strong>de</strong> recouverte d’un riche<br />

tapis. Ainsi le bon peuple plus friand encore hier<br />

qu’aujourd’hui <strong>de</strong> cérémonies publiques, pouvait ne rien<br />

perdre du spectacle qu’il savait souvent suivi <strong>de</strong> largesses et<br />

<strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’officiant et <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s adoubés. Enfin, <strong>de</strong>s<br />

adoubements eurent lieu dans <strong>de</strong>s églises, sans doute à la<br />

prière d’écuyers d’une piété plus profon<strong>de</strong> que le commun.<br />

Pour le temps <strong>de</strong> guerre, le lieu <strong>de</strong> l’adoubement, on le<br />

<strong>de</strong>vine, était simplement le champ <strong>de</strong> bataille. La cérémonie,<br />

alors, était réduite à la remise <strong>de</strong> l’épée (qui était bénite si un<br />

prêtre se trouvait parmi les combattants, ce qui n’était pas<br />

exceptionnel) et à la colée. A travers les chansons <strong>de</strong> geste, il<br />

apparaît sans conteste que ces adoubements guerriers, qui<br />

retrouvaient toute l’ancienne pureté <strong>de</strong>s premiers<br />

adoubements, avaient la préférence <strong>de</strong>s soldats du Moyen Age<br />

héréditairement dressés à faire la guerre.<br />

Quand adoubait-on ? Pour le temps <strong>de</strong> guerre, c’était aussi<br />

bien avant le combat qu’après la victoire. Avant, pour<br />

encourager les nouveaux promus à se surpasser. Et il y a, là<strong>de</strong>ssus,<br />

un texte bien savoureux dans Froissart. Le roi Jean <strong>de</strong><br />

Portugal venait d’adouber, avant la rencontre d’Aljubarotta en<br />

1385, une soixantaine <strong>de</strong> chevaliers. Après les avoir placés au<br />

premier rang du front <strong>de</strong> bataille, il leur adressa ce discours<br />

qui est aussi un avertissement sans fard : - « Beaux seigneurs,<br />

l’ordre <strong>de</strong> la chevalerie est si noble et si haulte que nul bon<br />

10<br />

cœur ne doit penser, qui chevalier soit, à villonie, à ordure, ne<br />

à vilté ne couardise quelconque ; mais doit estre fier et hardy<br />

comme un lyon quand il a le bassinet en teste et il perchoit ses<br />

ennemis. Et pour tant que je vueil que aujourd’huy vous<br />

montrés prouesse là où il appartiendra <strong>de</strong> monstrer. Je vous<br />

envoie et ordonne tous au premier chief <strong>de</strong> bataille. Or faites<br />

tellement que vous y aiés honneur : car autrement vos<br />

esperons dorés ne seroient pas bien assis. » Ainsi, et pour le<br />

piètre résultat connu, fit-on quelque cinq cents chevaliers d’un<br />

seul coup avant que s’engageât la bataille d’Azincourt.<br />

Après la mêlée, et surtout du côté <strong>de</strong>s vainqueurs,<br />

l’adoubement était la récompense toute naturelle pour ceux<br />

<strong>de</strong>s écuyers qui s’y étaient vaillamment comportés.<br />

D’évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong>s adoubements après une bataille heureuse<br />

étaient les plus glorieux et, pour cela, les plus recherchés. On<br />

sait, et nous l’avons noté plus haut, que François 1 er , celui que<br />

ses contemporains déjà surnommèrent le roi-chevalier, tint à<br />

cette consécration. Il fut adoubé sur le champ <strong>de</strong> bataille <strong>de</strong><br />

Marignan par un officiant exemplaire : Pierre du Terrail,<br />

chevalier, seigneur <strong>de</strong> Bayard. Bayard, mon amy, avait dit le<br />

roi, je veux aujourd’huy soye fait chevalier par vos mains,<br />

parce que celui qui a combattu à pied et à cheval, entre tous<br />

autres, est tenu et réputé le plus digne chevalier.<br />

Et pour le temps <strong>de</strong> paix ? Léon Gautier, qui a quelque<br />

peu outré le mysticisme <strong>de</strong>s chevaliers et <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> leur<br />

temps – gens <strong>de</strong> grand foi, certes, mais aussi gens du siècle –<br />

aurait voulu que les adoubements eussent été octroyés<br />

principalement lors <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s fêtes liturgiques <strong>de</strong> l’année :<br />

Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte et Saint-Jean d’été. Le<br />

très prolixe voir verbeux auteur <strong>de</strong> La chevalerie prétend que<br />

nos vieux poèmes l’ont autorisé a ainsi conclure. Dans la<br />

réalité, et plus humainement, l’heure choisie pour<br />

l’adoubement <strong>de</strong> toute une promotion d’écuyers fut le plus<br />

souvent, et tout simplement, celle d’un jour <strong>de</strong> fête. Fêtes<br />

religieuses, certes, mais aussi, et non moins fréquemment<br />

sinon plus, fêtes civiles. L’avènement d’un prince, son<br />

mariage, la naissance d’un héritier à la couronne, une victoire<br />

remportée en terre lointaine, la signature d’un traité <strong>de</strong> paix, la<br />

visite d’un souverain étranger étaient les occasions toutes<br />

naturelles d’adoubements collectifs qui mêlaient alors leurs<br />

réjouissances particulières à la commune frairie. Lacurne <strong>de</strong><br />

Sainte-Palaye, dans ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie,<br />

rappelle que l’on adouba <strong>de</strong> la sorte, et généreusement, lors<br />

<strong>de</strong>s mariages <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux frères <strong>de</strong> saint Louis : Robert, marié en<br />

1238, et Alphonse en 1241.<br />

* *<br />

* *<br />

Encore une fois, nous ne saurions trop insister sur ce qu’il<br />

y a d’inévitablement schématique dans ce que nous venons<br />

d’écrire. L’entrée en chevalerie dont nous avons retracé la<br />

marche reste celle ordonnancée par un rituel qui restera<br />

toujours, peu ou prou, théorique. Jamais la chevalerie ne se<br />

plia à <strong>de</strong>s règles rigoureuses et qui, à n’être pas observées,<br />

auraient pu rendre un adoubement non vali<strong>de</strong>. Tout au<br />

contraire, le cérémonial <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers a varié au plaisir <strong>de</strong>s<br />

officiants et <strong>de</strong>s adoubés. Et l’on pourrait soutenir, sans être<br />

paradoxal, que chaque adoubement, chaque entrée en<br />

chevalerie a été, quant à sa forme, un fait unique.<br />

C’est que, et là aussi nous nous répétons, la chevalerie<br />

était avant tout un état d’âme. Ce qui comptait alors, ce qui<br />

était commun à tous les chevaliers – ou du moins l’eût dû être<br />

– était le contenu moral <strong>de</strong> l’engagement chevaleresque : la<br />

promesse faite, <strong>de</strong>vant Dieu et son représentant sur terre, le<br />

prêtre, <strong>de</strong> respecter, autant que le peut faire un homme<br />

pécheur et trop souvent faillible, le co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

C’est <strong>de</strong> celui-ci qu’il convient donc <strong>de</strong> traiter maintenant, qui<br />

est au cœur <strong>de</strong> la chevalerie.


IV. – L’idéal chevaleresque<br />

Les jongleurs et leurs bêtes savantes sont repartis vers un<br />

autre château et d’autres largesses. Les conteurs se sont tus sur<br />

une <strong>de</strong>rnière geste. Devant la <strong>de</strong>meure du roi, les quintaines<br />

désarticulées ont pris l’air d’épouvantails à oiseaux. La fête est<br />

finie et le jeune écuyer d’hier se retrouve seul avec sa neuve<br />

qualité <strong>de</strong> chevalier. Que lui apporte-t-elle ? Que va-t-elle<br />

exiger <strong>de</strong> lui ? Plus brutalement : quels sont désormais ses<br />

droits ; et quels sont désormais ses <strong>de</strong>voirs ? (Il s’agit là, cela<br />

s’entend, <strong>de</strong>s droits et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs strictement propres à l’état<br />

chevaleresque, précision à ne pas négliger alors que les<br />

privilèges et les obligations <strong>de</strong> cette classe en expansion qui<br />

sera la noblesse mo<strong>de</strong>rne sont très souvent intimement mêlés à<br />

ceux <strong>de</strong> la chevalerie, et tant qu’il est parfois difficile d’en<br />

faire le juste partage.)<br />

Nous considérerons donc et successivement :<br />

1) Les droits du chevalier ;<br />

2) Les <strong>de</strong>voirs du chevalier.<br />

* *<br />

* *<br />

1. Les droits du chevalier. – Le chevalier en tant que tel<br />

– et cela aussi longtemps que la chevalerie resta une qualité<br />

personnelle ni héritable, ni transmissible – ne possédait<br />

théoriquement aucun droit, aucun privilège particulier qui lui<br />

donnât le pas sur les autres hommes <strong>de</strong> la classe militaire.<br />

Pour faire exemple, il en était <strong>de</strong> lui comme, <strong>de</strong> nos jours,<br />

d’un soldat d’une troupe d’élite : rien ne le différencie <strong>de</strong>s<br />

autres gens <strong>de</strong> guerre que la considération que lui ren<strong>de</strong>nt et<br />

ces autres soldats et le troupeau moutonnant <strong>de</strong>s civils (avec,<br />

chez ceux-là, <strong>de</strong> l’envie et, chez ceux-ci <strong>de</strong> la crainte).<br />

Pourtant, cette égalité n’était que d’apparence. Dans les<br />

faits, le chevalier tenait presque toujours rang <strong>de</strong> chef <strong>de</strong><br />

guerre. Petit chef souvent – il ne servait qu’avec <strong>de</strong>ux ou trois<br />

valets d’armes, <strong>de</strong>ux ou trois écuyers – mais d’autant plus<br />

jaloux <strong>de</strong> son comman<strong>de</strong>ment. En corollaire, on peut soutenir<br />

que, dès que l’institution chevaleresque se fut dégagée <strong>de</strong> la<br />

classe militaire du Moyen Age, tout chef <strong>de</strong> guerre appartint à<br />

cette chevalerie.<br />

Cette étroite union <strong>de</strong> la chevalerie et <strong>de</strong> la conduite <strong>de</strong> la<br />

guerre donna assez vite, à la première, <strong>de</strong>s pouvoirs qui, au<br />

vrai, étaient ceux <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>. On en trouve un bon exemple<br />

dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la capacité héraldique environ l’an 1200. M.<br />

Paul Adam-Even (Les sceaux d’écuyers au XIII ème siècle, in<br />

Archives héraldiques suisses, 1951) a parfaitement montré<br />

comment les armoiries, signe qui permettait <strong>de</strong> reconnaître le<br />

chef dans ces combats masqués qu’étaient ceux du Moyen<br />

Age, furent d’abord le privilège <strong>de</strong>s seuls chevaliers. Cette<br />

restriction au droit aux armoiries intervenait dans l’utilisation<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières lorsqu’une chartre était scellée. Seuls le<br />

chevaliers pouvaient faire figurer leur blason sur un sceau. Les<br />

écuyers usaient d’un simple signet ; et l’acte <strong>de</strong>vait être<br />

confirmé avec l’apposition d’un sceau armorié quand l’écuyer<br />

enfin adoubé avait atteint cette majorité sociale qu’était en fait<br />

l’entrée en chevalerie. Mais ce privilège <strong>de</strong>s chevaliers,<br />

privilège qui disparut quand la chevalerie se confondit avec la<br />

noblesse et pour <strong>de</strong>venir celui <strong>de</strong> toute cette <strong>de</strong>rnière, leur était<br />

advenu non pas <strong>de</strong> leur qualité <strong>de</strong> chevalier mais comme chef<br />

<strong>de</strong> ban<strong>de</strong> menant une lour<strong>de</strong> piétaille à la mêlée.<br />

Quelques-uns, aussi, <strong>de</strong>s droits que l’on pourrait croire<br />

propres à la chevalerie lui étaient accordés parce que, pour une<br />

part (mais non dans sa totalité car il y eut, tout le temps <strong>de</strong> la<br />

chevalerie vivante, <strong>de</strong>s chevaliers sans terre ; et ce furent peutêtre<br />

les chevaliers les plus exemplaires), elle se recrutait dans<br />

la classe <strong>de</strong>s militaires fieffés. Les droits et les <strong>de</strong>voirs du<br />

11<br />

vassal, droits et <strong>de</strong>voirs en train <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir héréditaires, s’ils<br />

furent ceux <strong>de</strong> très nombreux chevaliers, ne furent jamais<br />

propres à la chevalerie.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, le seul droit que possédait comme tel un<br />

chevalier du XII ème siècle sur ses contemporains était, si ce<br />

chevalier était digne <strong>de</strong> cette qualité, un droit rien que moral :<br />

celui que possè<strong>de</strong>, hier comme aujourd’hui, l’homme qui<br />

s’efforce d’être le plus pitoyable aux autres hommes,<br />

autrement dit, <strong>de</strong> les aimer moins mal.<br />

2. Les <strong>de</strong>voirs du chevalier. – Rien qu’un droit moral. Et<br />

aussi rien que <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs moraux. Le jour <strong>de</strong> son<br />

adoubement, le chevalier s’était engagé, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu, a<br />

respecter ce que l’on a appelé le co<strong>de</strong> chevaleresque, c’est-àdire<br />

un ensemble <strong>de</strong> préceptes moraux, tant religieux que<br />

mondains.<br />

Là encore, on se trouve <strong>de</strong>vant cette difficulté, si<br />

fréquente dans l’histoire <strong>de</strong> la chevalerie, qui est <strong>de</strong> cerner<br />

définitivement le propos. Jamais le co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chevalerie n’a<br />

été formulé avec cette précision cartésienne que chacun<br />

suppose aujourd’hui et après les articles si parfaitement<br />

emboîtés, par exemple, du co<strong>de</strong> Napoléon. Aussi, chacun qui a<br />

étudié la chevalerie en a-t-il dressé les comman<strong>de</strong>ments à son<br />

gré. D’après le Magnum Belgii chronicon (XV ème siècle), ce<br />

co<strong>de</strong>, lors du couronnement <strong>de</strong> Guillaume, comte <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong>,<br />

comme roi <strong>de</strong>s romains (c’est-à-dire souverain du Saint-<br />

Empire romain germanique), à Aix-la-Chapelle en 1247,<br />

aurait compris quatre lois :<br />

- messe quotidienne ;<br />

- sacrifice éventuel <strong>de</strong> sa vie à sa foi ;<br />

- protection <strong>de</strong> l’Eglise ;<br />

- défense <strong>de</strong>s veuves, <strong>de</strong>s orphelins et <strong>de</strong>s pauvres.<br />

En 1330 – mais c’est déjà le temps <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />

l’institution chevaleresque – l’évêque <strong>de</strong> Cambrai estimait à<br />

huit les comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la chevalerie :<br />

- messe quotidienne entendue à jeun (mais non communion ;<br />

rappelons que nous sommes à une époque <strong>de</strong> communions<br />

peu fréquentes) ;<br />

- sacrifice éventuel <strong>de</strong> sa vie à sa foi ;<br />

- protection <strong>de</strong>s veuves et <strong>de</strong>s orphelins ;<br />

- abstention <strong>de</strong> toute guerre injuste ;<br />

- refus d’ai<strong>de</strong>r les causes injustes mais, au contraire, protection<br />

<strong>de</strong>s innocents opprimés ;<br />

- humilité constante ;<br />

- protection <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> ses sujets (c’était admettre que le<br />

chevalier était un seigneur, suzerain <strong>de</strong> vassaux et <strong>de</strong> serfs,<br />

un chevalier fieffé, ce que n’était pas obligatoirement le<br />

chevalier du 12 ème siècle) ;<br />

- Loyauté envers son souverain (là encore, c’était reconnaître<br />

que le chevalier était lié, par ce qui restait du système féodal, à<br />

un suzerain ; le chevalier <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> époque <strong>de</strong> l’institution<br />

chevaleresque pouvait être un homme libre <strong>de</strong> tout lien<br />

d’allégeance et, notamment, <strong>de</strong>s liens féodaux).<br />

Par-<strong>de</strong>ssus les siècles et les cérémoniaux <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce<br />

comme le Libre <strong>de</strong>l or<strong>de</strong> <strong>de</strong> cavayleria du Catalan Raymond<br />

Lulle, venons-en aux auteurs mo<strong>de</strong>rnes. Léon Gautier dans sa<br />

Chevalerie, que nous avons déjà plusieurs fois citée, aurait<br />

voulu que les préceptes <strong>de</strong> la chevalerie fussent dix. Comme<br />

nous l’avons déjà marqué, cet historien, dont l’étu<strong>de</strong> est une<br />

longue apologie parfois boursouflée, accor<strong>de</strong> aux chevaliers<br />

un mysticisme qui outrepasse, et <strong>de</strong> beaucoup, la spiritualité<br />

moyenne <strong>de</strong>s hommes du Moyen Age – et <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong><br />

tous les temps. Porter à la dizaine, les comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la<br />

chevalerie, les mettait glorieusement en parallèle avec le<br />

décalogue donné à Moïse par Yahvé sur le mont Sinaï, avec


nos dix comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Dieu chrétiens. En voici la table,<br />

avec le bref commentaire indispensable :<br />

I. Tu croiras à tout ce qu’enseigne l’Eglise et observeras<br />

tous ses comman<strong>de</strong>ments. (L’emploi <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième personne<br />

participe ici, et non sans puérilité au parallèle<br />

“comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Dieu – comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la<br />

chevalerie”, selon la forme dans laquelle les premiers sont<br />

enseignés par nos catéchismes contemporains.)<br />

II. Tu protégeras l’Eglise. (Précepte qui fait nombre ; il<br />

est implicitement contenu dans le précé<strong>de</strong>nt.)<br />

III. Tu auras le respect <strong>de</strong> toutes les faiblesses, et t’en<br />

constitueras le défenseur.<br />

IV. Tu aimeras le pays où tu es né. Cet article est une<br />

“invention” <strong>de</strong> Léon Gautier ; le Moyen Age ignora le<br />

patriotisme comme nous l’entendons aujourd’hui : le chevalier<br />

du XII ème siècle est fidèle à son chef <strong>de</strong> guerre, s’il est sans<br />

terre, à son suzerain s’il est chasé ; cette fidélité au prince a<br />

profondément marqué la chevalerie comme la noblesse qui en<br />

vint en partie ; le jacobite en guerre, dans les armées <strong>de</strong> Louis<br />

XIV, contre l’Angleterre se considérait comme un homme<br />

d’honneur ; <strong>de</strong> même l’émigré français en 1790 servant dans<br />

les armées <strong>de</strong> Condé : sa patrie s’incarnait dans la personne du<br />

roi.)<br />

V. Tu ne reculeras pas <strong>de</strong>vant l’ennemi.<br />

VI. Tu feras aux Infidèles une guerre sans trêve et sans<br />

merci. (Prescription acci<strong>de</strong>ntelle ; la guerre contre les<br />

Sarrasins n’apparaît pas comme le but final <strong>de</strong> la chevalerie.)<br />

VII. Tu t’acquitteras exactement <strong>de</strong> tes <strong>de</strong>voirs féodaux,<br />

s’ils ne sont pas contraires à la loi <strong>de</strong> Dieu. (Léon Gautier,<br />

très justement, fait ressortir, ailleurs, que le chevalier <strong>de</strong> la<br />

haute époque n’était pas forcément un homme lié par les<br />

<strong>de</strong>voirs féodaux, cette prescription ne s’adresse donc pas à un<br />

chevalier mais à un homme <strong>de</strong> guerre fieffé, chevalier par<br />

surcroît, voire acci<strong>de</strong>nt ; en outre, la condition mise par Léon<br />

Gautier à l’observation <strong>de</strong> ce comman<strong>de</strong>ment est hors <strong>de</strong><br />

question : dans un mon<strong>de</strong> vivant un christianisme total, un<br />

droit féodal qui eût apparu comme contraire à la foi était<br />

impossible et même impensable – ce qui ne veut pas dire que<br />

certains <strong>de</strong> ces droits ne furent pas, parfois et au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

apparences, en opposition avec la vraie foi.)<br />

VIII. Tu ne mentiras point, et seras fidèle à la parole<br />

donnée. (Ce précepte semble être déjà contenu dans le premier<br />

comman<strong>de</strong>ment.)<br />

IX. Tu seras libéral, et feras largesse à tous. (S’il s’agit<br />

<strong>de</strong> charité matérielle, ce même premier comman<strong>de</strong>ment<br />

l’enseigne avec l’Eglise ; s’il s’agit <strong>de</strong> largesses ostentatoires,<br />

elles nous semblent, au contraire, en contradiction avec<br />

l’enseignement <strong>de</strong> l’Eglise.)<br />

X. Tu seras, partout et toujours, le champion du Droit et<br />

du Bien contre l’Injustice et le Mal (Ce dixième<br />

comman<strong>de</strong>ment, dont les majuscules sont <strong>de</strong> Léon Gautier,<br />

apparaît, lui aussi, comme déjà entendu par le premier.)<br />

A son tour, Gustave Cohen, dans son Histoire <strong>de</strong> la<br />

chevalerie en France au Moyen Age, a tenté <strong>de</strong> dégager les<br />

gran<strong>de</strong>s lignes du co<strong>de</strong> chevaleresque. Il semble, tout bien<br />

pesé, que, pour lui, il se résume en cinq grands principes :<br />

- soumission à l’Eglise et souci <strong>de</strong> sa défense ;<br />

- loyauté envers tous, fidélité envers ses chefs ;<br />

- générosité envers les pauvres ;<br />

- courage et pitié dans les combats ;<br />

- ai<strong>de</strong> et assistance aux faibles.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, car il nous faut aussi dresser notre table<br />

<strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la chevalerie, les principes qui<br />

animaient l’ancienne institution chevaleresque nous semblent<br />

simplement <strong>de</strong> trois espèces :<br />

a) Principes religieux ;<br />

b) Principes mondains ;<br />

12<br />

c) Principes personnels.<br />

a) Il n’est pas nécessaire <strong>de</strong> s’étendre longuement sur les<br />

obligations religieuses du chevalier. En un mot il <strong>de</strong>vait se<br />

soumettre à tout ce qu’enseigne et ordonne l’Eglise. Comme il<br />

était homme <strong>de</strong> guerre, il <strong>de</strong>vait, en particulier, assurer,<br />

chaque fois que nécessaire, la défense <strong>de</strong>s ministres et <strong>de</strong>s<br />

biens <strong>de</strong> l’Eglise. Homme fort, il avait encore à pratiquer<br />

envers les faibles et les pauvres cette charité morale et<br />

matérielle qu’enseigne l’Eglise.<br />

b) Les obligations mondaines du chevalier étaient celles<br />

qui découlaient <strong>de</strong> sa propre situation dans la société<br />

médiévale. Homme d’armes non fieffé, il <strong>de</strong>vait une loyale<br />

fidélité à son chef <strong>de</strong> guerre. Vassal, il avait à respecter<br />

scrupuleusement ses <strong>de</strong>voirs féodaux. Suzerain, il était tenu à<br />

exercer ses droits sur ses vassaux avec justice et charité.<br />

Chevalier errant – l’espèce en fut rare si ce n’est dans les<br />

romans courtois – il <strong>de</strong>vait se mettre, puisqu’il était libre <strong>de</strong><br />

tout lien (<strong>de</strong>s militaires comme <strong>de</strong>s féodaux) au service <strong>de</strong><br />

tous ceux qui pouvaient avoir besoin d’ai<strong>de</strong> et assistance. En<br />

un mot, l’adoubé <strong>de</strong>vait remplir tous ses <strong>de</strong>voirs d’état.<br />

c) Envers lui-même, le chevalier n’avait qu’une<br />

obligation, mais <strong>de</strong>s plus exigeantes : être, en toutes<br />

circonstances, fidèle envers lui-même, envers les engagements<br />

qu’il avait consentis librement – envers ce qui fait l’honneur<br />

d’un homme, pour tout dire.<br />

Sans doute nous accusera-t-on d’avoir voulu, à notre tour,<br />

contenir l’idéal chevaleresque dans un chiffre sacré. Après<br />

avoir remarqué qu’il n’est pas <strong>de</strong> chiffre, pour qui a le goût<br />

<strong>de</strong>s symboles, qui n’ait <strong>de</strong>s correspondances ésotériques (3 <strong>de</strong><br />

la Trinité ; 4 <strong>de</strong>s éléments simples : feu, terre, air, eau ; 5 du<br />

pentacle ; 6 du sceau <strong>de</strong> Salomon ; 7 <strong>de</strong> la religion hébraïque,<br />

etc.), il est encore à noter que ce “trépied”, sur lequel nous<br />

pensons avoir été assise toute l’institution chevaleresque, se<br />

retrouve dans le fon<strong>de</strong>ment moral <strong>de</strong> son héritière, la noblesse.<br />

On connaît l’aphorisme fameux dans lequel <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième ordre<br />

<strong>de</strong> l’Etat, et cela jusqu’à la disparition <strong>de</strong> la noblesse, aimait à<br />

se résumer : Mon âme à Dieu, ma vie au roi, l’honneur à moi.<br />

Dans cette formule élégamment ramassée, nous retrouvons les<br />

trois principes qui furent au cœur <strong>de</strong> la chevalerie, et que nous<br />

avons dits.<br />

Plus lointainement encore, on constatera, dans un autre<br />

chapitre, que ce “trépied” se retrouve dans ce qui, <strong>de</strong> nos<br />

jours, a hérité d’une part, d’une maigre part du grand rêve<br />

chevaleresque : le scoutisme et principalement le scoutisme<br />

chrétien – et plus précisément encore, le scoutisme catholique<br />

européen.<br />

A ces trois principes du co<strong>de</strong> chevaleresque, l’écuyer, le<br />

jour <strong>de</strong> son adoubement, jurait publiquement fidélité. Quand<br />

la cérémonie, en temps <strong>de</strong> paix et dans tout l’apparat <strong>de</strong>s<br />

gran<strong>de</strong>s fêtes, se déroulait avec tout le rituel alors pratiqué<br />

(pour ne point dire : à la mo<strong>de</strong>), le futur chevalier prenait cet<br />

engagement en posant les mains sur les Evangiles et en<br />

reprenant longuement les stipulations <strong>de</strong> cette promesse,<br />

stipulations qui se répétaient, se mêlaient et se résumaient, au<br />

bout du compte, dans une phrase que l’on trouve dans le<br />

Pontifical <strong>de</strong> l’évêque Guillaume Durand : Esto piles<br />

pacificus, strenuus, fi<strong>de</strong>lis et Deo <strong>de</strong>votus (sois un chevalier<br />

pacifique, vaillant, loyal et dévoué à Dieu).<br />

Mais qu’en advenait-il quand l’adoubement était octroyé<br />

sur le champ <strong>de</strong> bataille quand l’heure n’était plus guère à <strong>de</strong><br />

longues oraisons ? Alors, et comme tout le reste du<br />

cérémonial, le serment se voyait réduit à sa plus simple<br />

expression : quelques mots. Les casuistes – il y en avait déjà<br />

comme l’évêque <strong>de</strong> Chartres, Jean <strong>de</strong> Salisbury, dans son<br />

Policraticus, environ 1160 – soutenaient même que les paroles<br />

étaient ici inutiles : le fait <strong>de</strong> recevoir l’épée et la colée


entendait que le chevalier se soumettait tacitement à toutes les<br />

autres obligations propres à l’état chevaleresque.<br />

* *<br />

* *<br />

Après un ru<strong>de</strong> apprentissage, avec la pompe d’une<br />

cérémonie princière ou dans le simple appareil d’une fête<br />

familiale, l’adolescent sorti <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s guerriers est<br />

<strong>de</strong>venu un chevalier. En mesurant l’idéal chevaleresque aux<br />

exigences les plus banalement quotidiennes <strong>de</strong> la vie, ce jeune<br />

chevalier connaîtra très vite quelle difficulté il y a à affronter<br />

le rêve à la réalité. Il rencontrera les échecs, subira ses propres<br />

défaites, ressentira la lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s décevants<br />

recommencements. Peut-être même, un jour, ce rêve <strong>de</strong> son<br />

adolescence le trahira-t-il définitivement. Alors, et puisque la<br />

chevalerie était, du moins en principe non pas un état mais une<br />

qualité, qu’adviendra-t-il <strong>de</strong> lui ? Et comment sortait-on <strong>de</strong><br />

cette chevalerie à la porte, pour l’entrée, si étroite ?<br />

V. – La perte <strong>de</strong> la qualité chevaleresque<br />

Comme trop souvent à qui s’efforce <strong>de</strong> démêler ce que fut<br />

l’institution chevaleresque, il nous faut nous répéter. Si les<br />

origines <strong>de</strong> la chevalerie nous sont encore, et sans doute pour<br />

toujours, masquées par les brumes qui couvrent tout le haut<br />

Moyen Age, si le rituel <strong>de</strong>s adoubements nous reste, dans<br />

certains <strong>de</strong> ses geste, peu saisissable, les conditions dans<br />

lesquelles se perdait la qualité chevaleresque nous <strong>de</strong>meurent,<br />

elles aussi, assez mal connues. La littérature sur le sujet est<br />

courte : quelques mots dans trois ou quatre chansons <strong>de</strong> geste ;<br />

quelques allusions dans les cérémoniaux. Seul Lacurne <strong>de</strong><br />

Sainte-Palaye, dans ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie<br />

qui, pour dater du XVIII ème siècle, n’en sont pas moins un<br />

soli<strong>de</strong> travail sur le fait chevaleresque, en traite avec une<br />

relative prolixité (il y consacre trois pages à la dégradation du<br />

chevalier). Mais l’auteur <strong>de</strong>s Mémoires, il faut bien le<br />

reconnaître, n’étaie son propos d’aucune preuve ; et il apparaît<br />

que son imagination, en la circonstance, ait suppléé, pour une<br />

part, au manque <strong>de</strong> documents. Quant au P. Honoré <strong>de</strong> Sainte-<br />

Marie, dans ses Dissertations, il ne s’étend sur le rituel <strong>de</strong> la<br />

dégradation que pour un temps où la chevalerie était<br />

moribon<strong>de</strong> (XV ème – XVI ème siècles).<br />

Cependant, il semble que l’on puisse, dans la perte <strong>de</strong> la<br />

qualité chevaleresque, considérer tour à tour :<br />

1) Les motifs <strong>de</strong> la dégradation ;<br />

2) Le cérémonial <strong>de</strong> la dégradation.<br />

* *<br />

* *<br />

1. Les motifs <strong>de</strong> la dégradation. – On serre peut-être ici<br />

les raisons du peu que l’on sait sur la déchéance du chevalier.<br />

Les annales ne rapportent, jusqu’à ce XII ème siècle où la<br />

chevalerie atteignit sa plus parfaite expression, aucun récit <strong>de</strong><br />

la dégradation chevaleresque d’un personnage marquant. Et<br />

cela, c’est l’évi<strong>de</strong>nce, parce que les dégradations durent être<br />

fort rares. Non pas, certes, à la suite du mérite général <strong>de</strong>s<br />

chevaliers. Les hommes d’alors étaient ru<strong>de</strong>s et si le<br />

christianisme leur avait fait plier les genoux, ils se relevaient<br />

encore pour d’assez mauvais coups. Si les déchéances<br />

chevaleresques publiques furent peu nombreuses, c’est<br />

qu’elles étaient le plus souvent impossibles à mettre en scène.<br />

Que l’on y réfléchisse. Pour une action discutée, pour un<br />

parti pris, un chevalier avait mérité, aux yeux <strong>de</strong> ses pairs, <strong>de</strong><br />

perdre la qualité chevaleresque. On <strong>de</strong>vine que mille fois pour<br />

une, cette forfaiture reprochée au chevalier se résumait au fait<br />

que, d’un camp, il était passé dans l’autre. Jamais, on le<br />

13<br />

comprend, l’unanimité dut se faire pour que tout le corps<br />

chevaleresque, non <strong>de</strong> l’Europe mais seulement d’une<br />

province, déniât le droit à la chevalerie à un chevalier déchu<br />

pour ce motif. Celui qu’un parti considérait comme un traître,<br />

comme un félon, gardait toute sa qualité chez l’adversaire. Le<br />

légendaire Ganelon, s’il avait su échapper à la vengeance <strong>de</strong><br />

Charlemagne, aurait toujours été considéré comme preux et<br />

loyal chevalier par les Gascons s’il avait pu rejoindre les<br />

ennemis du grand empereur. Seul pouvait subir le sévère rituel<br />

<strong>de</strong> la dégradation celui qui restait aux mains <strong>de</strong> ceux qu’il<br />

avait trahis, alors que la trahison n’était, la plupart du temps,<br />

certaine que quand le traître était déjà à l’abri dans l’autre<br />

camp. Peut-être, cependant, celui qui reniait la foi chrétienne<br />

pour se mettre au service <strong>de</strong>s Sarrasins, le renégat,<br />

connaissait-il un réprobation unanime. Mais là encore, quand<br />

le reniement <strong>de</strong>venait patent, l’infidèle était déjà sauf, du côté<br />

<strong>de</strong>s sectateurs <strong>de</strong> Mahomet. Aussi, la plupart <strong>de</strong>s déchéances<br />

<strong>de</strong> la qualité chevaleresque , fort rares donc et déjà, ne furentelles<br />

que <strong>de</strong>s vengeances politiques à l’encontre <strong>de</strong> maladroits<br />

ou <strong>de</strong> malchanceux.<br />

Il n’en reste pas moins que, théoriquement en tout cas, la<br />

perte <strong>de</strong> la qualité chevaleresque était prévue par le co<strong>de</strong> non<br />

écrit <strong>de</strong> la chevalerie. Cette déchéance était le lot du chevalier<br />

qui avait renoncé, et trop continûment, aux lois <strong>de</strong> la<br />

chevalerie. On a vu que ces <strong>de</strong>rnières, en fin d’analyse,<br />

touchaient à toute l’existence <strong>de</strong> l’adoubé : vie religieuse, vie<br />

publique et vie personnelle. Aussi aurait-il fallu être un<br />

homme pleinement sans peur ni reproche pour être un<br />

chevalier sans défaillance. En fin <strong>de</strong> compte, et comme la<br />

chevalerie fut intimement mêlée à la guerre et à la féodalité, le<br />

grand motif <strong>de</strong> la dégradation chevaleresque, outre le<br />

reniement religieux fort rare, fut la trahison militaire et la<br />

forfaiture féodale.<br />

On peut donc légitimement estimer que la déchéance<br />

publique du chevalier fut un fait d’une évi<strong>de</strong>nte rareté. On<br />

peut aussi admettre que les quelques dégradations qui,<br />

cependant advinrent, eurent <strong>de</strong>s motifs davantage militaires et<br />

féodaux que spécifiquement chevaleresques. Enfin, et sauf le<br />

renégat, le chevalier déchu ne le fut, en général, que pour une<br />

maigre partie du corps chevaleresque. Et l’on peut penser que<br />

cette impossibilité pour l’institution chevaleresque <strong>de</strong> rejeter<br />

hors <strong>de</strong> sa fraternité, et totalement, un homme qui n’avait pas<br />

respecté, ne fut-ce que l’un <strong>de</strong> ses principes, que son<br />

impuissance à maintenir par là une qualité <strong>de</strong> recrutement<br />

aussi impeccable que peut l’être celui d’une compagnie<br />

humaine, ont pour une bonne part aidé à sa déca<strong>de</strong>nce. Un<br />

idéal trop difficile à approcher et trop impunément bafoué finit<br />

par décourager les hommes qui n’ont jamais soutenu<br />

longtemps l’épuisant, et peut-être stupi<strong>de</strong>, labeur <strong>de</strong> Sisyphe.<br />

2. Le cérémonial <strong>de</strong> la dégradation. – Ainsi que le rituel<br />

<strong>de</strong> l’adoubement et <strong>de</strong> l’entrée en chevalerie, celui <strong>de</strong> la<br />

dégradation et <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> la qualité chevaleresque a<br />

lentement évolué au cours <strong>de</strong>s quelque sept siècles que dura<br />

l’institution chevaleresque. Comme pour cet adoubement,<br />

nous le prendrons, ici, tel qu’il fut au moment <strong>de</strong> l’apogée <strong>de</strong><br />

la chevalerie, soit dans le XII ème siècle, après avoir, tant que<br />

faire se peut, rappelé l’évolution <strong>de</strong> ce cérémonial jusqu’alors.<br />

On peut croire que, dans le commencement <strong>de</strong> la<br />

chevalerie, l’homme qui avait manqué aux lois <strong>de</strong> cette<br />

fraternité, se voyait tout simplement retirer son épée, ce qui<br />

l’en excluait automatiquement. On se souvient en effet, que la<br />

remise <strong>de</strong>s armes chevaleresques, et principalement <strong>de</strong> l’épée,<br />

composait l’essentiel du rituel <strong>de</strong>s plus anciennes entrées en<br />

chevalerie. Cette épée était donc le “signe” du chevalier. La<br />

lui ôter le ramenait au rang commun. Nul doute encore, que ce<br />

désarmement du chevalier déchu ait dû se faire selon un


certain cérémonial au cours duquel l’arme était brisée (comme<br />

l’était encore l’épée <strong>de</strong> l’officier dégradé, il n’y a guère).<br />

Peu à peu, ce rite primitif, mais non sans gran<strong>de</strong>ur, reçut<br />

quelques apports qu’explique l’évolution parallèle <strong>de</strong> celui <strong>de</strong><br />

l’adoubement. L’homme d’armes <strong>de</strong>venu chevalier s’était<br />

transformé essentiellement en un cavalier. Sa dégradation<br />

tendra donc à lui interdire l’usage d’un cheval et touchera<br />

symboliquement à ce qui est le plus caractéristique <strong>de</strong><br />

l’équipement du cavalier : les éperons.<br />

Au XII ème siècle, une dégradation <strong>de</strong> chevalerie<br />

comprenait donc <strong>de</strong>ux actes principaux :<br />

a) Le bris <strong>de</strong>s armes ;<br />

b) La coupure <strong>de</strong>s éperons.<br />

a) Le chevalier dont la déchéance avait été décidée par ses<br />

pairs était amené, non sans une certaine pompe funèbre, sur<br />

une place publique, dans la cour d’un château, en tout lieu où<br />

un adoubement aurait pu être octroyé. Quelquefois, et pour<br />

marquer visiblement l’infamie du condamné, un tas <strong>de</strong> fumier<br />

rehaussait l’estra<strong>de</strong> du supplice. L’homme était en armes<br />

comme pour le combat.<br />

Sur cet échafaud, le condamné était d’abord dépouillé <strong>de</strong><br />

son épée, <strong>de</strong> son bouclier, <strong>de</strong> son heaume et <strong>de</strong> sa cotte <strong>de</strong><br />

mailles. Jetées <strong>de</strong>vant lui, ces armes étaient martelées à grands<br />

coups <strong>de</strong> masse <strong>de</strong> fer jusqu’à être totalement inutilisables.<br />

Nul, et surtout pas lui-même, ne pourrait désormais se servir<br />

d’armes qui avaient été celles d’un mauvais chevalier.<br />

(Signalons déjà que le bouclier, dès qu’il fut <strong>de</strong>venu le support<br />

<strong>de</strong>s armoiries du chevalier, eut droit à <strong>de</strong>s marques<br />

particulières d’infamie, marques que nous verrons au chapitre<br />

<strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’institution chevaleresque.)<br />

b) A l’homme désarmé, l’officiant – c’était le plus<br />

souvent un sergent d’armes du seigneur dont relevait le<br />

condamné – avait pourtant laissé les éperons. Ceux-ci lui<br />

étaient alors coupés, d’un coup <strong>de</strong> hache, au ras <strong>de</strong>s talons,<br />

puis, à leur tour, écrasés à la masse. Dorénavant, le chevalier<br />

déchu n’était plus rien, et même pas un serf : un homme sans<br />

nom, sans parents, sans amis – un mort civil. Il est vrai que la<br />

mort tout court, qui suivait le plus souvent la dégradation,<br />

venait en quelque sorte adoucir ce que la vie d’un homme mis<br />

au ban par ses pairs, renié par les siens et méprisé <strong>de</strong> tous<br />

aurait eu d’insupportable.<br />

* *<br />

* *<br />

Ainsi que pour l’adoubement, ce que nous venons <strong>de</strong> dire<br />

<strong>de</strong> la dégradation du chevalier reste un peu théorique. Il<br />

semble bien, en fin d’analyse, que la coupure <strong>de</strong>s éperons fut<br />

le rite le plus spécifique et le plus pratiqué pour marquer la<br />

déchéance d’un chevalier félon. Le bris <strong>de</strong>s armes, en effet,<br />

pouvait être la marque d’infamie infligée à tout soldat couard<br />

ou qui avait noué <strong>de</strong>s intelligences avec l’ennemi. Les<br />

éperons, au contraire, symbolisaient excellemment la<br />

chevalerie à une époque où tous les cavaliers, ou presque,<br />

appartenaient au corps chevaleresque. De même que<br />

l’ajustement <strong>de</strong>s éperons était <strong>de</strong>venu un <strong>de</strong>s rites essentiels,<br />

avec la colée, <strong>de</strong> l’adoubement, la coupure <strong>de</strong> ceux-ci finit par<br />

être la marque même <strong>de</strong> la sortie ignominieuse hors <strong>de</strong> la<br />

chevalerie.. Aussi, quand un félon est condamné à la<br />

dégradation,, dans la geste <strong>de</strong> Garin le Lorrain (XII ème siècle),<br />

est-il seulement ordonné que :<br />

Li esperons li soit coupé par mi,<br />

Près du talon, au branc d’acier forbi.<br />

Mais il <strong>de</strong>meure évi<strong>de</strong>nt que ce rite particulier à la chevalerie<br />

restait précédé, sinon <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s armes du félon, du<br />

moins du désarmement <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.<br />

14<br />

En résumé, le cérémonial d’une dégradation <strong>de</strong> chevalier,<br />

à l’instant où la chevalerie vit sa vie la plus drue, consistait en<br />

une double reprise sur le condamné : celle <strong>de</strong>s armes<br />

offensives et défensives, désarmement qui pouvait être par<br />

ailleurs la dégradation <strong>de</strong> tout soldat, et celle <strong>de</strong>s éperons,<br />

éminemment caractéristique <strong>de</strong> la mise à pied, <strong>de</strong><br />

l’abaissement du cavalier qu’était le chevalier. Par elle,<br />

l’homme <strong>de</strong> guerre était réduit à l’état civil. Si la vie lui était<br />

laissée, on <strong>de</strong>vinera quels étaient alors son déshonneur et sa<br />

désespérance dans un temps où toute gran<strong>de</strong>ur, sauf celle<br />

inégalable <strong>de</strong> l’homme voué à Dieu, était dans la guerre et<br />

avec les ru<strong>de</strong>s compagnons qui la menaient à travers toute<br />

l’Europe, comme une fête sans entracte.<br />

Cette double reprise sur le chevalier déchu <strong>de</strong>vait, elle<br />

aussi, se surcharger lentement <strong>de</strong> rites compliqués à plaisir, tel<br />

celui qui “effaçait” la trace <strong>de</strong> la colée. Cet affadissement du<br />

rituel <strong>de</strong> la dégradation est, avec celui <strong>de</strong> l’adoubement, un <strong>de</strong>s<br />

signes <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’institution chevaleresque. Toute<br />

chose humaine est mortelle. Et la chevalerie était une création<br />

<strong>de</strong>s hommes, une <strong>de</strong> celles qui sont leur honneur mais<br />

néanmoins périssables. Après une longue naissance, la<br />

chevalerie connut un court bel âge que nous venons <strong>de</strong> voir.<br />

Voici maintenant son trop humain vieillissement.<br />

CHAPITRE III<br />

LE DÉCLIN DE <strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong><br />

I. – L’Eglise au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la chevalerie<br />

Née, non pas d’un propos délibéré à loisir mais <strong>de</strong> la<br />

pression <strong>de</strong>s circonstances, la chevalerie <strong>de</strong>vait voir tout<br />

naturellement voir sa sève, a vitalité commencer à s’engourdir<br />

quand les faits qui avaient en quelque sorte exigé sa naissance<br />

perdirent eux-mêmes <strong>de</strong> leur poids sur la vie médiévale. Elle<br />

avait été, au cours <strong>de</strong> trois ou quatre siècles, la solution<br />

empiriquement donnée à la question posée par l’affrontement<br />

<strong>de</strong> d’amour chrétien et <strong>de</strong> la force guerrière. Sa nécessité<br />

sociale ira donc s’amenuisant quand le pouvoir religieux et le<br />

pouvoir civil auront établi un plus vaste compromis entre la<br />

force et la charité – un compromis poursuivi <strong>de</strong>puis toujours<br />

par les civilisations, et qui est remis en question à chaque<br />

époque sous vingt noms différents : trêve <strong>de</strong> Dieu, paix du roi,<br />

équilibre ou concert européen, Société <strong>de</strong>s Nations, O.N.U.<br />

Pour suivre cette lente disparition <strong>de</strong> la raison d’être du<br />

fait chevaleresque, il semble bon <strong>de</strong> considérer<br />

successivement :<br />

1) L’Eglise au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la chevalerie ;<br />

2) Les gouvernements contre la chevalerie ;<br />

3) La chevalerie domestiquée et décorative ;<br />

4) L’apport <strong>de</strong> la chevalerie à la civilisation occi<strong>de</strong>ntale.<br />

Maîtresse alors à peu près incontestée <strong>de</strong> toutes les âmes<br />

<strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, l’Eglise du XIII ème siècle eut,<br />

volontaire ou instinctive – et sans doute les <strong>de</strong>ux mêlés – une<br />

double politique face à l’institution chevaleresque : la pénétrer<br />

<strong>de</strong> sa loi puis la remplacer par <strong>de</strong>s milices religieuses. En


outre, et cela sera plus sensible à la fin du XV ème siècle en<br />

particulier, un lent et relatif affaiblissement du sens religieux<br />

ôtera une part <strong>de</strong> leurs scrupules aux combattants lorsqu’ils<br />

exerceront cette fonction militaire qui fait d’eux <strong>de</strong>s assassins<br />

d’Etat.<br />

Là encore, on suivra systématiquement ces facteurs qui<br />

modifièrent profondément l’institution chevaleresque avec :<br />

1) La sacralisation <strong>de</strong> la chevalerie ;<br />

2) Les ordres religieux militaires ;<br />

3) Le soldat hors <strong>de</strong> la foi.<br />

1. La sacralisation <strong>de</strong> la chevalerie. – Dès qu’elle<br />

rencontra les tribus germaniques et leur goût si profond pour<br />

la guerre, l’Eglise s’était efforcée <strong>de</strong> pénétrer le rite <strong>de</strong><br />

l’initiation guerrière pour le transformer en chevalerie.<br />

Continûment, elle envahira cette <strong>de</strong>rnière jusqu’à l’habiter<br />

toute. Les progrès <strong>de</strong> cette invasion se suivent parfaitement<br />

dans l’évolution <strong>de</strong>s cérémoniaux <strong>de</strong> l’adoubement et <strong>de</strong> la<br />

dégradation chevaleresques. Tout un symbolisme religieux est<br />

venu surcharger et l’un et l’autre. Il n’est plus un geste, un<br />

vêtement <strong>de</strong> l’adoubé ou du déchu qui n’ait un sens sacré<br />

comme on le verra successivement avec :<br />

a) L’adoubement ;<br />

b) La dégradation chevaleresque.<br />

a) Dans l’adoubement, la confession qui précédait la<br />

veillée d’armes est accompagnée désormais d’un bain lustral<br />

qui, souvenir peut-être d’une simple ancienne mesure<br />

d’hygiène avant une gran<strong>de</strong> fête, marque maintenant que le<br />

jeune écuyer doit être net <strong>de</strong> toutes souillures tant spirituelle<br />

que physique avant <strong>de</strong> recevoir cette chevalerie que certains<br />

ne sont pas loin <strong>de</strong> considérer alors comme un huitième<br />

sacrement (on doit même noter que certains “théologiens” <strong>de</strong><br />

la chevalerie iront jusqu’à exiger une certaine beauté<br />

corporelle <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’écuyer candidat à l’adoubement : la<br />

lai<strong>de</strong>ur est assimilée au péché ; on retrouve là une tradition <strong>de</strong><br />

l’Eglise catholique qui refuse la prêtrise aux infirmes). Lavé<br />

d’âme et <strong>de</strong> corps, l’écuyer est ensuite vêtu <strong>de</strong> blanc, étoffe et<br />

couleur qui, <strong>de</strong> toute antiquité, ont été le symbole <strong>de</strong> la pureté<br />

<strong>de</strong> l’âme. Sur cette chemise candi<strong>de</strong>, le futur adoubé enfile une<br />

robe vermeille ; selon les symbolistes chrétiens, cette couleur<br />

indique, en effet, que l’on est voué à la défense <strong>de</strong> l’Eglise.<br />

Une ceinture blanche lui ceint les reins, qui doit le gar<strong>de</strong>r du<br />

péché <strong>de</strong> la chair, cependant qu’une coiffe <strong>de</strong> pareille couleur<br />

le défend <strong>de</strong> ceux contre l’esprit. Les chausses mêmes <strong>de</strong><br />

l’écuyer participent à cette sacralisation du costume d’un<br />

candidat à l’adoubement chevaleresque. Elles sont brunes<br />

comme la terre où, en dépit <strong>de</strong> toute la gloire qu’il pourra<br />

acquérir en chevalerie, le chevalier retournera mêler la<br />

poussière <strong>de</strong> sa chair et <strong>de</strong> ses os à la poussière du corps <strong>de</strong><br />

tous les chrétiens <strong>de</strong> tous les siècles déjà écoulés.<br />

Après la veillée d’armes et la communion matinale,<br />

l’adoubement proprement dit. S’il n’a pas changé dans ses<br />

grands gestes – la remise <strong>de</strong>s armes et la colée en restant le<br />

point central – l’Eglise, désormais, y est présente à chaque<br />

instant. Non seulement elle a béni les armes <strong>de</strong> l’écuyer mais<br />

encore elle oblige ce <strong>de</strong>rnier à <strong>de</strong> longues prières consacrées à<br />

chaque pièce <strong>de</strong> l’équipement du futur chevalier, prières qui<br />

font <strong>de</strong> la panoplie guerrière <strong>de</strong> celui-ci, et si elles ne sont pas<br />

que <strong>de</strong> vains mots dans sa bouche, l’armement d’un saint en<br />

<strong>de</strong>venir. Mais surtout, et c’est là l’ultime empiètement <strong>de</strong><br />

l’Eglise, celui après quoi le chevalier, s’il suivait jusqu’au<br />

bout la voie où il s’est profondément engagé, serait tout<br />

proche d’être un homme tout entier voué à Dieu, l’officiant<br />

d’un adoubement n’est plus un homme <strong>de</strong> guerre, un chevalier<br />

entre les chevaliers, mais un clerc, et le plus souvent un<br />

évêque qui confère alors une quasi-ordination à l’écuyer (la<br />

colée n’est évi<strong>de</strong>mment plus, maintenant, le lourd coup <strong>de</strong><br />

15<br />

poing appliqué sur la nuque et propre à assommer un homme<br />

mais soit une bénigne tape donnée avec le plat d’une épée sur<br />

l’épaule <strong>de</strong> l’adoubé soit, et nous sommes là <strong>de</strong>vant un geste<br />

traditionnel dans l’Eglise, un léger soufflet, celui que tous les<br />

catholiques reçoivent encore le jour <strong>de</strong> leur confirmation ; et<br />

soufflet qui n’a plus désormais qu’un sens chrétien comme le<br />

souligne la phrase qui l’accompagne : Réveille-toi du sommeil<br />

<strong>de</strong> la malice et veille dans la foi du Christ…).<br />

b) Parallèlement, le rite <strong>de</strong> la dégradation chevaleresque<br />

évolua vers la même sacralisation <strong>de</strong> ses gestes. Avant toute<br />

cérémonie, le clergé récitait <strong>de</strong>vant le chevalier condamné à la<br />

déchéance les vigiles <strong>de</strong>s morts, comme si l’homme qui était<br />

là n’était plus qu’un cadavre vivant. On chantait ensuite le<br />

Psaume Deus lau<strong>de</strong>m meam qui appelle la malédiction <strong>de</strong><br />

Dieu sur les traîtres. Venaient ensuite le bris <strong>de</strong>s armes et la<br />

coupures <strong>de</strong>s éperons (à laquelle s’ajoutait parfois celle,<br />

cruelle, celle <strong>de</strong> la queue du cheval <strong>de</strong> l’exclu). Après quoi,<br />

répondant en quelque sorte au bain lustral <strong>de</strong> l’adoubement,<br />

c’était le lavement <strong>de</strong> tête. L’officiant versait sur le chef du<br />

condamné l’eau tiè<strong>de</strong> d’un bassin. Ainsi était lavée l’onction<br />

<strong>de</strong> la colée. Le déchu était en quelque sorte “désadoubé ” par<br />

ce geste. Jeté sur une civière à fumier, couvert d’un drap, d’un<br />

suaire, il était porté dans une église où se déroulaient enfin les<br />

mêmes cérémonies que sur un mort.<br />

Quant au bouclier du dégradé, dès qu’il fut <strong>de</strong>venu le<br />

support <strong>de</strong>s armoiries <strong>de</strong>s chevaliers, il lui étaient réservées<br />

<strong>de</strong>s marques particulières d’infamie. D’abord traîné dans la<br />

boue qui, ensemble, le souillait moralement et effaçait les<br />

signes qui y étaient peints, il assistait ensuite au déshonneur <strong>de</strong><br />

celui dont il portait la “marque”, le blason. Mais il y assistait<br />

renversé, la pointe en haut, autre signe traditionnel <strong>de</strong><br />

déshonneur. Après quoi, à son tour, il était martelé et allait<br />

rejoindre la ferraille <strong>de</strong>s autres armes brisées.<br />

Ainsi que pour le cérémonial ancien <strong>de</strong> l’adoubement et<br />

<strong>de</strong> la dégradation, ces nouveaux rites restèrent pour une part<br />

théoriques. Chaque cérémonie se déroulait, nous l’avons<br />

plusieurs fois répété, à la fantaisie <strong>de</strong>s officiants ou à celle <strong>de</strong>s<br />

circonstances.<br />

Cette sacralisation <strong>de</strong>s rites <strong>de</strong> l’adoubement et <strong>de</strong> la<br />

dégradation chevaleresque <strong>de</strong>vait en fin <strong>de</strong> compte, et sans<br />

doute contre l’intention <strong>de</strong> ceux qui y contribuèrent, faire<br />

perdre une <strong>de</strong> ses raisons d’être à l’institution chevaleresque.<br />

La chevalerie s’était voulue un point d’équilibre entre la<br />

guerre et le christianisme. Le jour où l’Eglise l’eût entièrement<br />

occupée, il est évi<strong>de</strong>nt que cet équilibre se trouva rompu.<br />

Alors la chevalerie, si proche maintenant et du moins en<br />

théorie, du sacerdoce, n’avait plus, sur le plan <strong>de</strong> la foi, sa<br />

justification. Et le chevalier, désormais totalement soumis à<br />

l’Eglise, n’avait plus qu’à <strong>de</strong>venir un moine soldat.<br />

2. Les ordres religieux chevaleresques. – Ce rêve<br />

d’allier intimement la foi et la guerre juste tourmenta très tôt<br />

le mon<strong>de</strong> médiéval. Il crut le réaliser par la création d’ordres à<br />

la fois militaires et religieux. Ceux-ci naquirent, du moins<br />

pour les plus anciens, en Terre Sainte. Dans Jérusalem<br />

délivrée en 1099, les chrétiens avaient installé ou restauré <strong>de</strong>s<br />

fondations pieuses et notamment <strong>de</strong>s hôtelleries, à la fois<br />

auberges pour les pèlerins et hôpitaux pour les mala<strong>de</strong>s <strong>de</strong> leur<br />

foi. Presque à la suite, il fallut pourvoir à la défense <strong>de</strong> ces<br />

havres contre les coups <strong>de</strong> mains <strong>de</strong>s musulmans. Le<br />

personnel <strong>de</strong>s hôtelleries se divisa alors en <strong>de</strong>ux catégories :<br />

les hospitaliers proprement dits et les hommes <strong>de</strong> protection.<br />

Les uns et les autres étaient <strong>de</strong>s religieux. Du second <strong>de</strong> ces<br />

groupes, <strong>de</strong>s moines soldats, allaient naître les ordres religieux<br />

et militaires.<br />

A la fin du XI ème siècle, un Provençal (<strong>de</strong> Martigues ?)<br />

fondait sur les Lieux Saints un ordre hospitalier que son<br />

premier grand maître, Raymond du Puy, un haut seigneur du


Dauphiné, doubla d’un ordre militaire. Ce fut le fameux ordre<br />

<strong>de</strong>s Hospitaliers <strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem qui, tour à tour,<br />

fut vulgairement connu sous le nom d’ordre <strong>de</strong> Rho<strong>de</strong>s puis<br />

d’ordre <strong>de</strong> Malte du nom <strong>de</strong>s sièges successifs <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong><br />

maîtrise. En 1118, c’était la fondation <strong>de</strong> l’ordre du Temple <strong>de</strong><br />

Jérusalem dont le caractère militaire était encore plus<br />

nettement marqué. On notera encore parmi les grands ordres<br />

internationaux celui du Saint-Sépulcre, fondé par Go<strong>de</strong>froy <strong>de</strong><br />

Bouillon, et, <strong>de</strong> beaucoup moins d’importance, celui <strong>de</strong> Saint-<br />

Lazare, particulièrement voué aux soins <strong>de</strong>s ladres, <strong>de</strong>s<br />

lépreux.<br />

Mais déjà naissaient les ordres à recrutement national,<br />

localisation qui allait contre le catholicisme <strong>de</strong> la chrétienté et<br />

l’internationalisme essentiel <strong>de</strong> la chevalerie. Le plus fameux<br />

<strong>de</strong> ces ordres recrutés dans une seule nation est sans doute<br />

l’ordre <strong>de</strong> Sainte-Marie <strong>de</strong>s Teutons <strong>de</strong> Jérusalem qui joua un<br />

si grand rôle dans l’évangélisation <strong>de</strong>s territoires baltes. En<br />

Espagne, il faut citer les ordres <strong>de</strong> Calatrava (1157), <strong>de</strong> Saint-<br />

<strong>Jacques</strong> <strong>de</strong> l’Epée (XII ème siècle) et d’Alcantara (1156) ; et au<br />

Portugal, l’ordre militaire <strong>de</strong> Saint-Benoît d’Avis.<br />

Internationaux ou nationaux, ces ordres eurent <strong>de</strong>s<br />

fortunes diverses. Quelques-uns subsistent, refuges d’une<br />

assez sotte vanité nobiliaire comme l’ordre dit <strong>de</strong> Malte,<br />

cependant que d’autres, disparus, ont été recréés par <strong>de</strong>s<br />

particuliers tantôt escrocs, tantôt illuminés comme d’ordre <strong>de</strong><br />

Sain-Lazare. Mais tous, aujourd’hui, n’ont plus aucune mesure<br />

commune avec ces ordres du XII ème et XIII ème siècles qui<br />

avaient rêvé d’allier la Croix et l’épée.<br />

Peut-être parce que le mieux se fait souvent l’ennemi du<br />

bien, les ordres que l’on a dit, assez improprement,<br />

chevaleresques, ne contribuèrent pas peu à l’effacement <strong>de</strong><br />

l’authentique chevalerie. Et tout d’abord, puisqu’ils étaient <strong>de</strong><br />

véritables congrégations religieuses, en retirant du mon<strong>de</strong><br />

militaire où se recrutait la chevalerie les hommes qui tout<br />

naturellement auraient été le levain <strong>de</strong> l’institution<br />

chevaleresque séculière. Encore une fois, la chevalerie s’était<br />

voulue un équilibre entre l’homme <strong>de</strong> guerre et l’homme <strong>de</strong><br />

foi. Cet équilibre est désormais rompu. Alors que les ordres<br />

chevaleresques donneront, du moins dans leurs<br />

commencements, la primauté au spirituel, les hommes <strong>de</strong><br />

guerre, enfoncés dans le siècle, oublieront, faute d’exemple,<br />

<strong>de</strong> meneurs, qu’ils sont aussi chrétiens. Cette absence <strong>de</strong>s<br />

meilleurs engagés dans les ordres jaloux <strong>de</strong> leur singularité, se<br />

fera particulièrement sentir au moment où la chevalerie tendra<br />

à <strong>de</strong>venir, au XV ème siècle, une institution mondaine, un<br />

cercle, dirions-nous aujourd’hui, auquel chacun qui est <strong>de</strong> la<br />

“société” se doit d’appartenir.<br />

Si les ordres internationaux rompent ainsi l’unité<br />

spirituelle <strong>de</strong> l’institution chevaleresque, l’allégeance que ces<br />

ordres <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à leurs membres en détruisent l’unité<br />

physique. Un chevalier était un chevalier en soi. Il appartenait,<br />

comme chevalier, à une fraternité liée au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> patries et<br />

<strong>de</strong>s clans. Il était en tant que chevalier, l’homme <strong>de</strong> personne<br />

ou, plutôt, il était l’homme <strong>de</strong> tous les autres chevaliers à<br />

travers toute l’Europe chrétienne. Il est maintenant, un<br />

chevalier <strong>de</strong> Saint Jean ou du Temple. Il ne sera plus un<br />

homme mû par un idéal commun à toute l’institution<br />

chevaleresque mais l’agent d’exécution, d’abord, d’une<br />

spiritualité singulière dans ses moyens et, ensuite et trop<br />

souvent, d’une politique partisane. En effet, puissance à la fois<br />

militaire et économique (les Templiers), les ordres<br />

chevaleresques <strong>de</strong>viendront vite <strong>de</strong> véritables Etats avec tous<br />

les compromis, tous les égoïsmes et toutes les injustices que<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> un Etat qui veut vivre longtemps.<br />

Cette politisation <strong>de</strong> l’institution chevaleresque par les<br />

ordres sera éclatante quand apparaîtront les ordres nationaux.<br />

Ceux-ci, s’ils conservent encore leur caractère religieux ne<br />

pourront pas cependant éviter <strong>de</strong> se transformer ou d’être<br />

16<br />

transformés en moyens d’une politique. Tantôt, à la main du<br />

chef <strong>de</strong> l’Etat où ils sont implantés, ils serviront les <strong>de</strong>sseins<br />

tout terrestres <strong>de</strong> ce prince, tantôt, sous le gouvernement d’un<br />

grand maître ambitieux, ils pèseront <strong>de</strong> tout leur poids sur ce<br />

prince, dans un but qui ne sera pas toujours, et il s’en faut, la<br />

plus gran<strong>de</strong> gloire <strong>de</strong> Dieu.<br />

Instruits par cet exemple, les empereurs et les rois,<br />

désireux <strong>de</strong> soumettre entièrement à leur dévotion <strong>de</strong><br />

semblables compagnies d’hommes choisis parmi les meilleurs<br />

– et ce mot, ici, voudra dire les plus fidèles au prince – ne<br />

manqueront pas, à leur tour, <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s ordres laïcs et<br />

dynastiques qui, s’ils ne se recrutent encore que parmi les<br />

croyants d’une foi, placent, en fait, l’idéal religieux <strong>de</strong> la<br />

chevalerie primitive assez loin dans leurs soucis. Nous<br />

traiterons <strong>de</strong> ces ordres dévoyés plus loin ; disons pourtant<br />

déjà que l’ordre <strong>de</strong> la Jarretière en Angleterre (vers 1344), <strong>de</strong><br />

la Toison d’Or en Bourgogne, Autriche et Espagne (1430) et<br />

du Saint-Esprit en France (1578) furent ou sont encore les plus<br />

prestigieux <strong>de</strong> ces hochets créés par <strong>de</strong>s princes pour<br />

s’attacher <strong>de</strong>s partisans ; prestigieux, certes, mais sans plus<br />

rien <strong>de</strong> commun, sinon quelques rites, avec l’esprit <strong>de</strong> la<br />

gran<strong>de</strong> fraternité <strong>de</strong>s chevaliers <strong>de</strong> jadis.<br />

Il convient, enfin, <strong>de</strong> remarquer que l’Eglise, empirique<br />

comme toujours, dans le choix <strong>de</strong>s moyens, si elle reste<br />

intransigeante sur les principes, n’emploiera que le temps utile<br />

l’outil représenté par les ordres chevaleresques. Quand la<br />

force l’aura cédé, pour une part, à l’esprit, l’Eglise opposera<br />

d’autres combattants à ses adversaires et à l’erreur. L’ordre<br />

chevaleresque <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes c’est la Compagnie <strong>de</strong><br />

Jésus – les jésuites haïs ou admirés et, surtout, imités – que<br />

fon<strong>de</strong>, en 1534, alors que l’institution chevaleresque laïque<br />

peut être considérée comme agonisante sinon morte, Ignace <strong>de</strong><br />

Loyola, un Espagnol qui avait reçu l’adoubement comme il<br />

seyait à tout jeune gentilhomme d’alors.<br />

3. Le soldat hors la foi. – Cependant que se groupaient à<br />

travers toute l’Europe les ordres chevaleresques, tant<br />

internationaux que nationaux, aussi bien religieux que laïcs, la<br />

foi chrétienne qui avait submergé <strong>de</strong> sa vague tout le Moyen<br />

Age, d’abord étale, commençait à se retirer. La société<br />

militaire, par le bas, touchait au très pittoresque mais assez<br />

amoral mon<strong>de</strong> du brigandage <strong>de</strong> grand chemin. Aussi fut-elle,<br />

on le <strong>de</strong>vine, l’une <strong>de</strong>s premières à se soucier moins <strong>de</strong> ses<br />

fins <strong>de</strong>rnières. Qui fait le métier <strong>de</strong> tuer – et <strong>de</strong> rapiner et <strong>de</strong><br />

violer – aime assez croire que nul ne jugera jamais ses actes.<br />

Avec la Réforme, voici même que le mon<strong>de</strong> chrétien se<br />

déchire et entre furieusement dans une atroce guerre fratrici<strong>de</strong>.<br />

Où sont, alors, la charité, la fraternité, voire la simple douceur<br />

enseignées par l’Evangile ? Dans ce désarroi, le soldat n’aura<br />

bientôt plus d’autre foi ni d’autre temple que la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

soudoyers à laquelle il appartient et les très grossières mais<br />

tangibles délices <strong>de</strong>s à-côtés <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> camp. Il n’a plus<br />

guère d’angoisse ni même <strong>de</strong> gêne à mettre chaque jour en<br />

contradiction un christianisme qui n’est plus qu’une habitu<strong>de</strong><br />

avec sa condition <strong>de</strong> meurtrier sur ordre dont il obtient le pain<br />

et les jeux. Le temps est passé où l’épée ne pouvait être tirée<br />

que pour le service <strong>de</strong> Dieu et la défense <strong>de</strong> son Eglise. Une<br />

nouvelle morale militaire se forme ou, plutôt, retrouve sa<br />

place après avoir connu une éclipse (mais sans avoir jamais<br />

été totalement oubliée) : le soldat ne doit avoir d’autre loi que<br />

le patriotisme qui, alors, était davantage la fidélité à un chef<br />

qu’à une théorique nation. Les gouvernements, c’est<br />

l’évi<strong>de</strong>nce, ne feront rien, et au contraire, pour que, à nouveau,<br />

la classe militaire connaisse un autre maître qu’eux-mêmes.


II. – Les gouvernements contre la chevalerie<br />

Dès que les Etats se rassemblèrent dans le chaos laissé par<br />

l’écroulement du mon<strong>de</strong> romain et dès que ces gouvernements<br />

eurent pris conscience <strong>de</strong> leurs force naissante et d’un possible<br />

avenir, ils s’efforcèrent <strong>de</strong> réduire ce qui, dans ce mon<strong>de</strong><br />

nouveau, échappait à leur contrôle. Ceux d’Europe, par<br />

exemple, se sont dressés, ouvertement ou dans un inconscient<br />

réflexe <strong>de</strong> l’instinct vital et successivement, hier, contre la<br />

féodalité, les grands (héritiers politiques <strong>de</strong> l’organisation<br />

féodale) ou les Eglises, aujourd’hui contre le capitalisme<br />

(même, dans les Etats réputés capitalistes comme les Etats-<br />

Unis d’Amérique), et se dresseront <strong>de</strong>main contre le<br />

syndicalisme témoin anachronique et d’une importance<br />

injustifiée d’un marxisme déjà dépassé, avant que ces mêmes<br />

Etats aient, après-<strong>de</strong>main, à contenir les barons et les<br />

chevaliers d’un nouvel ordre et combien inhumain : la<br />

technocratie.<br />

Dans l’opposition <strong>de</strong>s gouvernements à la chevalerie, on<br />

peut considérer successivement :<br />

1) La paix du roi et l’opposition inconsciente à la chevalerie ;<br />

2) La loi du roi et la lutte ouverte contre la chevalerie.<br />

1. La paix du roi et l’opposition inconsciente à la<br />

chevalerie. – La chevalerie représentait donc, tout au moins<br />

théoriquement (mais réellement du X ème au XII ème siècle), le<br />

meilleur <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s soldats dans une organisation sociale<br />

où le soldat tenait le premier rang puisque, sans lui, cette<br />

société, assaillie <strong>de</strong> tous côtés, n’aurait pas vécu. Dès que les<br />

jeunes Etats nés dans le plus haut Moyen Age se sentirent<br />

maîtres <strong>de</strong> quelque pouvoir, ils besognèrent pour faire régner<br />

une relative paix sur leur territoire et à leurs frontières. A ce<br />

faire, ils rencontrèrent, entre autres, la chevalerie née avec<br />

sinon avant eux. Cet affrontement indirect <strong>de</strong>s gouvernements<br />

et <strong>de</strong> la chevalerie dans la paix du roi peut se suivre avec :<br />

a) La fin <strong>de</strong>s guerres privées ;<br />

b) La promotion <strong>de</strong> la bourgeoisie et la noblesse non<br />

militaire;<br />

c) L’amour courtois et une première préciosité.<br />

a) Chez eux, les empereurs, les rois et les princes<br />

travaillèrent, avec bien <strong>de</strong>s difficultés mais avec un succès peu<br />

à peu mieux assuré, à faire cesser les guerres privées qui<br />

désolaient les campagnes et ruinaient les bourgs. Lentement,<br />

la paix du roi s’étendit sur chaque royaume. Cet<br />

“embourgeoisement” <strong>de</strong>s Etats eut comme conséquence<br />

indirecte un affaiblissement <strong>de</strong> l’institution chevaleresque.<br />

D’une part, la chevalerie se recrutait presque uniquement<br />

parmi les seigneurs belliqueux qui, tout justement, apprenaient<br />

la guerre en se ruant les uns contre les autres, <strong>de</strong> château à<br />

château, dans <strong>de</strong>s combats sans fin. La paix du roi élimina peu<br />

à peu ces “écoles” <strong>de</strong> chevalerie. Qui ne pouvait plus<br />

combattre librement fut contraint d’aller chercher l’occasion<br />

<strong>de</strong> donner <strong>de</strong> grand coups d’estoc dans les armées très<br />

relativement régulières <strong>de</strong>s maîtres <strong>de</strong>s grands Etats, maîtres<br />

qui, dans ces armées, s’ingéniaient déjà à domestiquer la<br />

chevalerie. D’autre part, cette chevalerie, peu ou prou,<br />

formait, avec ses éléments les plus sincères, une sorte <strong>de</strong><br />

police et <strong>de</strong> justice privée. Si l’on veut faire exemple, on peut<br />

la comparer à ce que furent les “vigilants” quand les pionniers<br />

américains s’installèrent dans le “lointain ouest”, au milieu <strong>de</strong><br />

dangers dont le moindre n’était pas l’écume humaine qu’ils<br />

avait amenée avec eux. L’ordre instauré, règne après règne et<br />

avec leur propre police, par les princes <strong>de</strong>s Etats Européens<br />

ôta à la chevalerie cette autre raison d’être. Aussi le chevalier<br />

errant qui avait rejoint la fraternité chevaleresque pour la<br />

protection du peuple, quand cette paix du roi sera<br />

définitivement établie, ne sera plus qu’un assez ridicule<br />

17<br />

pourfen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> nuées à la façon <strong>de</strong> Don Quichotte – ou, le<br />

plus souvent, pour n’être pas ce pitoyable rêvasseur, il<br />

considérera seulement la chevalerie comme une intronisation<br />

mondaine qui ne l’engage plus à s’efforcer d’être autre chose<br />

que ce qu’il est.<br />

b) Deux faits encore – et qui découlent <strong>de</strong> la paix du roi eux<br />

aussi – allaient contribuer à faire perdre à la chevalerie la<br />

gran<strong>de</strong> place, peut-être la première, qu’elle occupait dans la<br />

société médiévale. Dans les villes qui connaissent, grâce à<br />

l’autorité sans cesse accrue du pouvoir central, une existence<br />

relativement paisible, une élite surtout commerçante mais<br />

aussi libérale s’est formée. Bientôt elle marchera à la même<br />

hauteur que la chevalerie, avant, avec le XVII ème siècle et pour<br />

la France, par exemple, l’avènement <strong>de</strong>s Bourbons, <strong>de</strong> la<br />

précé<strong>de</strong>r. Cette promotion <strong>de</strong> la bourgeoisie est saisissable<br />

dans une double évolution sociale. Ce ne sont plus,<br />

maintenant, les guerriers seuls qui entourent et conseillent le<br />

roi (et notamment ces fameux pairs du royaume héritiers <strong>de</strong>s<br />

grands leu<strong>de</strong>s germaniques), mais aussi <strong>de</strong>s “civils” qui ont<br />

appris l’art <strong>de</strong> peser les hommes et <strong>de</strong> jouer avec un budget<br />

dans un Parlement (ils sont en train <strong>de</strong> naître), ou en<br />

commerçant avec toute l’Europe. Parallèlement, ce n’est plus<br />

uniquement le métier <strong>de</strong>s armes qui ouvre l’entrée <strong>de</strong> la classe<br />

privilégiée, c’est-à-dire <strong>de</strong> la noblesse alors en plein essor et<br />

qui saura rester privilégiée pendant quelque quatre siècles. Le<br />

service civil <strong>de</strong> l’Etat – justice et finances notamment –<br />

anoblira comme le service militaire. Alors, désormais, le<br />

rejeton ambitieux d’une race neuve qui voudra se hisser parmi<br />

les premiers d’un royaume pourra aussi bien choisir l’épée que<br />

la plume d’oie. Si l’armée et la guerre lui promettent toujours<br />

une carrière brillante et tout au moins voyante, ce qui peut<br />

déjà s’appeler l’administration <strong>de</strong> l’Etat lui offre <strong>de</strong> quoi<br />

suivre un chemin sans doute plus discret (et moins dangereux<br />

pour sa vie) mais, en fin <strong>de</strong> compte, peut-être plus efficace,<br />

plus utile à son prince et à lui-même. Déjà, dès le XIII ème<br />

siècle finissant, <strong>de</strong>s fabliaux (le plus célèbre est le Roman <strong>de</strong><br />

Renart dont la partie la plus récente et la plus satirique est du<br />

XIII ème siècle), ridiculisent volontiers la sotte brutalité et la<br />

lour<strong>de</strong>ur d’esprit <strong>de</strong>s chevaliers opposés à la ruse et au savoirfaire<br />

du bourgeois ou <strong>de</strong> l’homme d’étu<strong>de</strong>s. Ce n’est là qu’un<br />

signe <strong>de</strong> l’esprit public. Mais, déjà aussi, les chevaliers fieffés,<br />

et ils sont la gran<strong>de</strong> majorité dans l’institution chevaleresque,<br />

ven<strong>de</strong>nt leurs fiefs à <strong>de</strong>s bourgeois, à <strong>de</strong>s robins enrichis par<br />

leur industrie et anoblis par leur charge ; et voient ensuite leur<br />

postérité retourner dans l’obscurité du menu peuple <strong>de</strong>s villes<br />

ou <strong>de</strong>s campagnes. La chevalerie désormais n’est plus la seule<br />

ambition <strong>de</strong>s meilleurs.<br />

c) Dépossédé <strong>de</strong> son importance publique par la paix du<br />

roi, contraint à se soumettre à l’autorité <strong>de</strong> son prince s’il veut<br />

continuer à guerroyer, le chevalier qui tient à rester le<br />

champion <strong>de</strong> ces combats singuliers qu’était “sa” guerre,<br />

n’aura plus que le piètre dérivatif d’un faux semblant : les<br />

tournois. Il en <strong>de</strong>viendra même un professionnel. Il en est <strong>de</strong><br />

lui comme d’un escrimeur d’aujourd’hui par rapport aux<br />

duellistes d’avant Richelieu ou, encore, <strong>de</strong> ces gens distingués<br />

qui parcourent le mon<strong>de</strong>, aux applaudissements <strong>de</strong> si jolies<br />

femmes, pour disputer <strong>de</strong>s championnats <strong>de</strong> lawn-tennis. Le<br />

chevalier ne peut plus être qu’un sportif et, pour une part et<br />

comme tout athlète qui s’exhibe, un comédien (<strong>de</strong>s<br />

associations chevaleresques <strong>de</strong> tournois jouent le rôle <strong>de</strong> nos<br />

clubs sportifs d’aujourd’hui). Mais là encore, où est le vieil<br />

idéal chevaleresque qui était <strong>de</strong> servir Dieu, son Eglise et ceux<br />

que le malheur poignait ? Et, si elle n’est pas déjà oubliée, elle<br />

n’est plus beaucoup <strong>de</strong> saison la vieille prière récitée le jour <strong>de</strong><br />

l’adoubement sur l’épée toute neuve : …Que ton serviteur<br />

n’use jamais <strong>de</strong> ce glaive (…) pour léser impunément<br />

personne, mais qu’il s’en serve pour défendre la justice et le<br />

droit. La chevalerie est en train <strong>de</strong> ne <strong>de</strong>venir qu’un mot.


Cependant, à ces chevaliers mondains, sans cesse en<br />

représentation, il fallait un public. Ils le trouveront, en partie,<br />

grâce encore à la paix du roi. La lente pacification <strong>de</strong>s<br />

royaumes avait vu, outre la formation et la promotion <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie, l’avènement d’une nouvelle puissance : la<br />

femme. La paix, ses travaux et ses plaisirs, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce<br />

accordaient une place plus gran<strong>de</strong> à celles qui, jusqu’alors,<br />

n’avaient été, hors les mères, que l’assez brutal délassement<br />

du soldat. L’amour sentimental est à peu près inconnu <strong>de</strong>s plus<br />

vieilles chansons <strong>de</strong> geste ; tout au contraire, les rugueux<br />

chevaliers du haut Moyen Age ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt guère, aux belles<br />

qui y passent furtivement, qu’une assez primitive satisfaction<br />

<strong>de</strong> la chair, satisfaction que, au <strong>de</strong>meurant, ces mêmes belles<br />

leur accor<strong>de</strong>nt avec une facilité et une impu<strong>de</strong>ur quelque peu<br />

surprenantes. Mais qui a <strong>de</strong>s loisirs se laisse aller à affiner ses<br />

façons d’être. La politesse, et même celle <strong>de</strong>s sentiments, est,<br />

en fin d’analyse, une façon <strong>de</strong> perdre son temps ou tout au<br />

moins <strong>de</strong> le passer. Dans les châteaux où les hauts seigneurs et<br />

leurs épouses et leurs filles s’ennuyaient, on ne tarda pas à<br />

inventer une certaine préciosité <strong>de</strong> vie autour et au bénéfice <strong>de</strong><br />

ces gran<strong>de</strong>s dames. En même temps, et plus encore, le culte<br />

que tout le Moyen Age voua, avec une ferveur dont les<br />

témoins sont ces églises Notre-Dame éparses à travers toute<br />

l’Europe (mais peut-être plus nombreuses encore entre Loire<br />

et Rhin), à la Mère <strong>de</strong> Jésus-Christ auréola toutes les femmes.<br />

Plus : il les émancipa. De là, mélange assez équivoque<br />

d’érotisme et <strong>de</strong> sacré, <strong>de</strong>vait naître l’amour courtois dont<br />

s’enticha la fin du Moyen Age jusqu’à la mièvrerie. Faute <strong>de</strong><br />

pouvoir se ruer à l’assaut les uns <strong>de</strong>s autres, les chevaliers,<br />

entre <strong>de</strong>ux tournois disputés d’ailleurs sous les yeux <strong>de</strong>s<br />

châtelaines, feront assaut <strong>de</strong> fadaises pour obtenir <strong>de</strong> leur<br />

dame un ruban, une manche ou une bague. La chevalerie s’est<br />

tant soumise à la royauté féminine que l’on peut voir, dans <strong>de</strong>s<br />

chansons <strong>de</strong> geste comme Doon <strong>de</strong> Mayence (XIII ème siècle)<br />

ou Gaufrey (XIII ème siècle), <strong>de</strong>s femmes adouber leur galant<br />

(une femme, après le lourd coup <strong>de</strong> poing du parrain soldat ou<br />

le soufflet mystique <strong>de</strong> l’évêque…). Ainsi dans Jourdain <strong>de</strong><br />

Blaivies (XIII ème siècle), lit-on :<br />

Et la pucelle li apporte le brant.<br />

Elle meïsme li a ceint à son flanc.<br />

. . . . . . . . . . . . . .<br />

Une colée li donna maintenant :<br />

- « Chevaliers soiez, dits la dame au cors jant,<br />

Que Diex te doinst honor et har<strong>de</strong>ment<br />

Et s’uns baisiers vos venoit à talent,<br />

Se l’preïssiez, et d’autres avant. »<br />

Et dist Jordains : - « Cent mercis vos en ranz. »<br />

Trois fois la baise…<br />

(Et la jeune fille lui apporte l’épée. – Elle même la suspend à son flanc.<br />

[…] – Elle lui donne la colée maintenant – « Soyez chevalier, dit la dame au<br />

corps gent, - Que Dieu te donne honneur et hardiesse – Et si vous aviez<br />

l’envie d’en baiser – Prenez-le, et d’autres avant. » – Alors Jourdain <strong>de</strong> dire : -<br />

« Je vous en rends cent mercis. » – Trois fois, il la baise...<br />

La scène, naïve <strong>de</strong> prime abord, est charmante, un peu<br />

trop charmante même et l’on peut y <strong>de</strong>viner une ironie sousjacente<br />

qui ridiculise quelque peu l’amoureux chevalier.<br />

Hercule, qui file, aux pieds d’Omphale, fait pour le moins<br />

sourire. Mais il faut constater que, là encore, on est fort loin <strong>de</strong><br />

la soli<strong>de</strong> virilité <strong>de</strong> la première chevalerie. Et cet<br />

apprivoisement par la femme <strong>de</strong> la vieille institution guerrière,<br />

s’il est le signe d’un progrès social (que l’on s’enten<strong>de</strong> :<br />

l’émancipation féminine est certes un progrès <strong>de</strong> la civilisation<br />

mais non pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> faux hommes ; la liberté<br />

est <strong>de</strong> pouvoir être soi-même autant qu’il se peut ; il ne semble<br />

pas que l’épanouissement <strong>de</strong> la femme soit d’être livrée aux<br />

travaux à la chaîne <strong>de</strong>s usines mo<strong>de</strong>rnes qui la laissent, recrue<br />

<strong>de</strong> mauvaise fatigue, à chaque fin <strong>de</strong> jour), est en même temps<br />

18<br />

celui que cette institution a perdu <strong>de</strong> sa vigueur – un signe et,<br />

pour une part, une cause <strong>de</strong> cette perte <strong>de</strong> force.<br />

2. La loi du roi et la lutte ouverte contre la chevalerie.<br />

– Si la paix du roi, avec la fin <strong>de</strong>s guerres privées, la<br />

promotion <strong>de</strong> la bourgeoisie et l’influence naissante <strong>de</strong> la<br />

femme dans la civilisation occi<strong>de</strong>ntale, ôtèrent peu à peu, mais<br />

indirectement, ses raisons d’être et son importance sociale à la<br />

chevalerie, les gouvernements entrèrent, en outre, en lutte<br />

ouverte avec cette <strong>de</strong>rnière. La cause <strong>de</strong> cette hostilité <strong>de</strong>s<br />

princes envers l’institution chevaleresque est fort simple. Le<br />

Moyen Age, répétons-le, fut une société toute militaire. Or,<br />

parmi les soldats, les chevaliers tenaient le premier rang. Il<br />

<strong>de</strong>venait donc obligé que les gouvernements désireux d’être<br />

maîtres chez eux prissent le contrôle du recrutement <strong>de</strong> la<br />

hiérarchie <strong>de</strong> cette classe militaire, c’est-à-dire du recrutement<br />

<strong>de</strong> la chevalerie.<br />

Pour parvenir à cette mainmise sur l’institution<br />

chevaleresque, les princes tentèrent <strong>de</strong> se réserver l’exclusivité<br />

du droit d’adouber. Nous avons signalé que, par une démarche<br />

bien naturelle : celle d’avoir un parrain puissant, les écuyers<br />

postulant à la chevalerie <strong>de</strong>mandaient principalement à <strong>de</strong>s<br />

princes l’honneur d’être adoubés par eux. Ces princes, par là,<br />

auraient volontiers cru et surtout fait croire qu’initier à la<br />

chevalerie était un privilège royal. Jamais cette prétention ne<br />

fut acceptée par le corps <strong>de</strong>s chevaliers et, jusqu’à la fin <strong>de</strong><br />

l’institution chevaleresque, <strong>de</strong> simples chevaliers purent créer<br />

<strong>de</strong> nouveaux membres <strong>de</strong> leur fraternité (nous avons déjà cité<br />

en exemple <strong>de</strong> François 1 er adoubé par Bayard).<br />

Si les gouvernements renoncèrent en fin <strong>de</strong> compte à cette<br />

prétention, c’est qu’ils avaient trouvé un moyen moins brutal<br />

mais tout aussi efficace pour contrôler le recrutement<br />

chevaleresque : ils légiférèrent que seul pouvait être chevalier<br />

qui avait déjà un père ou un grand-père adoubé. Cette mesure<br />

introduisait dans l’institution chevaleresque le principe <strong>de</strong><br />

l’hérédité. Elle allait porter à la chevalerie libre et laïque un<br />

coup mortel.<br />

Cette limitation au recrutement chevaleresque imposée<br />

par les princes fut d’autant plus volontiers acceptée par les<br />

chevaliers qu’eux-mêmes, sans comprendre que c’était là<br />

condamner à mourir l’institution chevaleresque, avaient déjà<br />

tendance à l’appliquer. Les ordres chevaleresques, par<br />

exemple, stipulèrent, comme dans la règle du Temple, au<br />

milieu du XIII ème siècle, que nul ne pourrait leur être associé<br />

qui n’ait été adoubé, ce qui tombe sous le sens, mais encore<br />

qui n’était fils <strong>de</strong> chevalier ou extrait <strong>de</strong> chevalier du côté <strong>de</strong><br />

son père. C’est là un mouvement naturel <strong>de</strong> l’homme : qui est<br />

parvenu à s’agréger à une classe privilégiée tend à fermer la<br />

porte <strong>de</strong>rrière lui. Ainsi naissent les castes.<br />

Les gouvernements, eux, avaient, ce faisant, un but plus<br />

politique : contrôler, nous l’avons dit, l’encadrement du<br />

mon<strong>de</strong> militaire. Ainsi, par exemple, en 1140, Roger II, roi <strong>de</strong><br />

Sicile, en 1187, Frédéric Barberousse, en 1294, Charles II,<br />

comte <strong>de</strong> Provence, interdisent que soit désormais agrégé à la<br />

chevalerie qui n’est pas sorti <strong>de</strong> chevalier. Quant à la France,<br />

ce sera Louis IX, le saint roi, qui ordonnera que ne pourra être<br />

adoubé que le rejeton d’une race chevaleresque. Bien entendu,<br />

ces princes se réservaient, mais à eux seuls, les exceptions à<br />

cette règle : le droit d’élever à la chevalerie un homme sans le<br />

passé chevaleresque maintenant exigé.<br />

On se doute que, dans le mon<strong>de</strong> en <strong>de</strong>venir qu’était<br />

l’Europe occi<strong>de</strong>ntale du Moyen Age, cette réglementation si<br />

contraire à l’esprit premier <strong>de</strong> la chevalerie connut bien <strong>de</strong>s<br />

entorses. Mais la machine administrative qui allait tarir le<br />

recrutement <strong>de</strong> la chevalerie avait été mise en marche. Elle<br />

serait un peu plus efficace à chaque nouveau règne.<br />

Au reste, cette administration centrale eut bientôt un<br />

<strong>de</strong>uxième motif à vouloir suivre <strong>de</strong> près les promotions


chevaleresques. Les gouvernements, en effet, eurent, à partir<br />

du XII ème -XIII ème siècle, à tenir compte d’un fait social<br />

nouveau : l’épanouissement d’une noblesse renouvelée, peu à<br />

peu grandie à côté <strong>de</strong>s anciennes races carolingiennes encore<br />

présentes ; une noblesse héréditaire, c’est-à-dire d’un<br />

ensemble <strong>de</strong> familles où se transmettait par le sang un<br />

mélange <strong>de</strong> droits et <strong>de</strong> <strong>de</strong>voirs qui faisaient <strong>de</strong> ces familles<br />

<strong>de</strong>s races hors du commun. Recrutée d’abord et<br />

principalement parmi les familles militaires (mais non<br />

totalement : il y eut, parallèlement aux privilégiés militaires,<br />

<strong>de</strong> privilégiés civils), la noblesse est toute proche <strong>de</strong> la<br />

chevalerie qui l’alimente en hommes nouveaux ; elles finiront<br />

même par se confondre, et tant, que les nobles se reconnaîtront<br />

entre les hommes du commun en se qualifiant, dans tous les<br />

actes publics, écuyers ou chevaliers même si la chevalerie ne<br />

fut jamais ni leur souci ni leur état. Cette noblesse qui, elle<br />

aussi, formera l’encadrement militaire (et civil) <strong>de</strong> chaque<br />

royaume posera par là au pouvoir central <strong>de</strong> chaque Etat à peu<br />

près les mêmes problèmes que la chevalerie mais plus aigus<br />

encore car elle aura pour elle la force non seulement <strong>de</strong>s armes<br />

mais aussi <strong>de</strong> la toge. Les princes s’efforceront, avec succès,<br />

d’en contrôler le renouvellement. Pour cela, ils veilleront avec<br />

un soin jaloux à ce que le pouvoir d’anoblir (fût-ce par la<br />

chevalerie) c’est-à-dire <strong>de</strong> faire d’une famille du commun une<br />

race extraordinaire héréditaire (et c’est ce qui en faisait tout le<br />

prix), reste un pouvoir strictement régalien. Ils y réussiront<br />

avec l’appui <strong>de</strong> cette puissance qui ne connaît pas <strong>de</strong> défaite :<br />

le fisc, soucieux <strong>de</strong> ne pas voir une nouvelle proie lui échapper<br />

grâce aux privilèges financiers <strong>de</strong> la noblesse.<br />

La chevalerie, dès que le principe <strong>de</strong> l’hérédité l’eut<br />

contaminée, <strong>de</strong>vint donc un <strong>de</strong>s moyens d’entrer en noblesse.<br />

Laisser un chevalier créer à sa guise d’autres chevaliers c’était<br />

en fin <strong>de</strong> compte laisser à <strong>de</strong> simples particuliers le pouvoir <strong>de</strong><br />

créer <strong>de</strong>s races qui jouiraient <strong>de</strong> privilèges publics. Aucune<br />

monarchie mo<strong>de</strong>rne ne pouvait accepter cette usurpation<br />

exorbitante. Mais au contraire, permettre à un privilégié <strong>de</strong><br />

décorer un autre privilégié d’un titre qui n’ajoutait rien aux<br />

droits et exemptions que ce <strong>de</strong>rnier possédait déjà n’était<br />

d’aucune importance. Un gouvernement peut être sourcilleux<br />

sur les états <strong>de</strong> service qu’il convient d’avoir pour accé<strong>de</strong>r au<br />

gra<strong>de</strong> d’officier général. Il n’a pas <strong>de</strong> souci à voir ce même<br />

général être reçu confrère du Tastevin.<br />

Acceptée, sinon sollicitée par le corps <strong>de</strong>s chevaliers, la<br />

limitation du recrutement chevaleresque aux seuls rejetons <strong>de</strong><br />

chevaliers était la négation même <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> la vieille<br />

institution. La chevalerie est question <strong>de</strong> qualité personnelle et<br />

non <strong>de</strong> privilèges reçus par héritage. Interdire l’entrée en<br />

chevalerie à <strong>de</strong>s hommes nouveaux ou en réserver la clef aux<br />

seuls chefs d’Etats revenait à la priver <strong>de</strong> sang neuf, <strong>de</strong><br />

l’audace et <strong>de</strong> l’ambition <strong>de</strong> ceux qui ont tout à conquérir.<br />

Encore si, parmi les fils <strong>de</strong> chevaliers seuls à avoir vocation<br />

chevaleresque, avaient été appelés à l’adoubement uniquement<br />

les meilleurs, la chevalerie aurait encore connu <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

heures. Il n’en fut rien. Si d’abord les fils <strong>de</strong> chevaliers furent<br />

les seuls à pouvoir entrer en chevalerie, on en vint ensuite à<br />

croire et à admettre que tout fils <strong>de</strong> chevalier était chevalier <strong>de</strong><br />

droit, l’adoubement n’étant plus qu’une cérémonie d’usage. Il<br />

tombera même, peu à peu, en désuétu<strong>de</strong> et l’on verra, au<br />

XVIII ème siècle, en France, <strong>de</strong>s prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> parlement ou <strong>de</strong><br />

cour <strong>de</strong>s comptes dont la seule arme ne fut jamais que la<br />

plume d’oie et le seul bouclier, l’écritoire, se qualifier très<br />

officiellement chevaliers en toutes occasions.<br />

Dès ce temps et même quelques lustres avant, la<br />

chevalerie est morte, ensevelie dans le somptueux linceul <strong>de</strong> la<br />

noblesse. Ce n’était point, en soi, une chute mais un avatar ou,<br />

si l’on préfère, une transfiguration. La noblesse tenait sa force<br />

et ses mérites, qui ne furent point négligeables, <strong>de</strong> l’hérédité ;<br />

19<br />

la chevalerie est morte <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Etre noble, c’est<br />

maintenir ; être chevalier c’était se surpasser.<br />

III. – La chevalerie domestiquée et décorative<br />

Cependant, il y a <strong>de</strong>s agonies qui semblent ne pas vouloir<br />

finir. La chevalerie connut une <strong>de</strong> celles-là. Si après le XV ème<br />

siècle, - la fin <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> cent ans en France – l’institution<br />

chevaleresque n’a plus guère d’importance réelle, on peut en<br />

<strong>de</strong>viner quelques <strong>de</strong>rniers échos jusqu’à la fin du XVIII ème<br />

siècle, qui se tairont avec le XIX ème siècle et le triomphe <strong>de</strong> la<br />

civilisation bourgeoise. Après quoi, la chevalerie ne sera plus,<br />

malgré qu’on en ait, qu’un souvenir.<br />

Cette lente disparition du phénomène chevaleresque peut<br />

se résumer rapi<strong>de</strong>ment. Peu à peu, le chevalier isolé a laissé sa<br />

place aux ordres chevaleresques où se dévoie très<br />

sensiblement l’esprit <strong>de</strong> la vieille fraternité <strong>de</strong>s soldats les<br />

meilleurs. A ce libre chevalier, le coup <strong>de</strong> grâce serra porté par<br />

l’un <strong>de</strong> ses frères : Miguel <strong>de</strong> Cervantès qui avait été adoubé<br />

selon l’ancien rite. Le ridicule tue aussi bien ailleurs qu’en<br />

France. Et si, aujourd’hui d’ingénieux hidalgo Don Quichotte<br />

<strong>de</strong> la Manche – est-ce la revanche <strong>de</strong> la chevalerie ? – emporte<br />

contre notre rire, toute une part <strong>de</strong> notre amitié avec sa<br />

généreuse folie, quand les Don Quichotte en chair et en<br />

beaucoup d’os, parcouraient encore les grands chemins <strong>de</strong><br />

l’Europe du XV ème siècle, le pauvre hidalgo et ses pairs en<br />

errance ne furent plus considérés, ou presque, que comme <strong>de</strong>s<br />

pantins.<br />

Nous avons dit en quoi les ordres chevaleresques se<br />

formèrent en négation du véritable esprit <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

Nous n’avons pas ici à faire l’histoire <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. D’autres<br />

ouvrages y sont consacrés. Ce qui reste <strong>de</strong> notre propos est <strong>de</strong><br />

rappeler que, sous la forme <strong>de</strong> compagnies religieuses<br />

internationales et nationales comme l’ordre <strong>de</strong>s Hospitaliers<br />

<strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem, ou d’ordres dynastiques comme le<br />

Saint-Esprit, les ordres chevaleresques gardèrent jusqu’aux<br />

premières années du XIX ème siècle, et aujourd’hui encore<br />

pour certains d’entre eux, quelques uns <strong>de</strong>s rites <strong>de</strong> l’ancienne<br />

chevalerie. Quelques-uns <strong>de</strong>s gestes qui, autrefois, faisaient<br />

d’un homme un chevalier ; et peut-être, avec le souvenir <strong>de</strong><br />

ces gestes, une sour<strong>de</strong> nostalgie <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> espérance <strong>de</strong><br />

jadis.<br />

Certes aucun <strong>de</strong> ces ordres ne connaît encore ce temps<br />

d’apprentissage physique, <strong>de</strong> probation, si dur, que la<br />

chevalerie authentique imposait aux écuyers-enfants du<br />

Moyen Age. L’adoubement aussi a presque entièrement<br />

disparu. Et la promesse faite à Dieu <strong>de</strong> le servir et ses<br />

créatures préférées, les pauvres et les malheureux <strong>de</strong> la Terre,<br />

a souvent été remplacé par un serment d’allégeance à un<br />

pouvoir terrestre. Qu’il postule à être membre d’un ordre<br />

religieux ou d’un ordre dynastique, le futur chevalier fait<br />

serment <strong>de</strong> fidélité au grand maître <strong>de</strong> l’ordre, à un homme <strong>de</strong><br />

toute chair. Ainsi, il n’est plus le serviteur, comme l’était le<br />

chevalier libre d’autrefois, d’un idéal tout spirituel, le<br />

christianisme, mais d’un chef ou d’un prince dont il appuiera<br />

les ambitions ou soutiendra le trône. Quand Henri III fonda<br />

l’ordre du Saint-Esprit, ce fut moins à la gloire <strong>de</strong> la troisième<br />

Personne <strong>de</strong> la Sainte-Trinité que pour se faire <strong>de</strong>s affidés et<br />

pour tenter d’assurer sur sa tête une couronne que les<br />

Protestants d’un côté et les Guise <strong>de</strong> l’autre voulaient jeter à<br />

terre ou faire passer sur leur tête. Que les chevaliers du Saint-<br />

Esprit aient eu à être catholiques – comme ceux <strong>de</strong> la<br />

Jarretière auront un jour à ne l’être point – n’était que clause<br />

<strong>de</strong> circonstances. Et ne verra-t-on pas l’ordre <strong>de</strong>s Hospitaliers<br />

<strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r refuge, protection, et<br />

d’être son grand maître à un prince <strong>de</strong> religion orthodoxe,<br />

l’autocrate <strong>de</strong> toutes les Russies, quand Bonaparte d’abord et<br />

les Anglais ensuite l’eurent chassé honteusement <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong><br />

Malte ? D’une marche lente, la chevalerie est ainsi allée


presque toujours <strong>de</strong> l’engagement personnel à Dieu, à<br />

l’engagement collectif à un maître. Elle s’est laissée<br />

domestiquer.<br />

Parallèlement, et succès définitif <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong>s<br />

gouvernements, contre la chevalerie, les ordres<br />

chevaleresques, mêlant définitivement et contre l’esprit <strong>de</strong><br />

l’institution, noblesse et chevalerie, resserrèrent les limites <strong>de</strong><br />

leur recrutement. Pour être admis dans l’ordre <strong>de</strong>s Hospitaliers<br />

<strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem, le postulant, dès la fin du XV ème<br />

siècle, et sauf rares exceptions, eut à faire la preuve <strong>de</strong> seize<br />

quartiers c’est-à-dire à établir que ses seize trisaïeuls<br />

appartenaient à la noblesse (il est vrai que, tout au moins en<br />

France, les juges d’armes <strong>de</strong> l’ordre fermaient assez<br />

facilement les yeux sur les “défauts <strong>de</strong> naissance”). Ne pouvait<br />

être reçu chevalier du Saint-Esprit que celui dont l’arrièregrand-père<br />

au moins possédait déjà la qualité noble. Plus<br />

encore : dans un ordre comme celui <strong>de</strong>s Hospitaliers <strong>de</strong> Saint-<br />

Jean, un véritable népotisme commanda bientôt aux<br />

admissions. On était chevalier d’oncle à neveu. Le maître d’un<br />

ordre chevaleresque, au XVIII ème siècle, a quelque chose d’un<br />

chef <strong>de</strong> clan si ce n’est d’un chef <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>.<br />

Domestiquée par les princes, stérilisée par elle-même dans<br />

son recrutement, la chevalerie, quand la Révolution française<br />

<strong>de</strong> 1789 ébranla toute l’Europe, n’était plus qu’un mot<br />

décoratif. Ce mot, en effet, la noblesse – phénomène social qui<br />

sera général dans la civilisation occi<strong>de</strong>ntale – l’avait peu à peu<br />

usurpé, avec celui d’écuyer qui lui aussi tenait à la chevalerie,<br />

pour en faire sa marque. D’abord état <strong>de</strong> fait, cette noblesse<br />

était <strong>de</strong>venue, sous la pression <strong>de</strong>s gouvernements soucieux <strong>de</strong><br />

la maîtriser, un état juridique. L’une <strong>de</strong>s obligations<br />

auxquelles se virent soumis ses membres était <strong>de</strong> porter en<br />

tout acte public les “qualifications nobles” : écuyer ou<br />

chevalier, le plus souvent. En France, par exemple, un <strong>Jacques</strong><br />

Bonhomme appartenant à la noblesse se qualifiera<br />

publiquement : <strong>Jacques</strong> Bonhomme, écuyer, ou <strong>Jacques</strong><br />

Bonhomme, chevalier. Et si bien que délaisser, continûment,<br />

les qualifications propres à la noblesse, était considéré, par<br />

ceux qui avaient à connaître <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong>s personnes, comme le<br />

signe d’un renoncement à l’état noble, à ses privilèges comme<br />

à ses <strong>de</strong>voirs.<br />

Cette attraction réciproque, et cette opposition aussi, entre<br />

la noblesse et la chevalerie – en fin <strong>de</strong> compte ce fut la<br />

noblesse qui absorba cette <strong>de</strong>rnière – s’expliquent à la fois par<br />

le contenu moral et les privilèges matériels qui furent ceux <strong>de</strong><br />

cette noblesse. Aussi convient-il <strong>de</strong> s’expliquer brièvement sur<br />

ce qu’a été, dans l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, cette classe hors du<br />

commun que l’on appela en France le <strong>de</strong>uxième ordre, classe<br />

qui, à quelques particularismes nationaux près, connut dans le<br />

mon<strong>de</strong> chrétien européen un statut sensiblement i<strong>de</strong>ntique<br />

dans tous les Etats.<br />

En gros, l’on peut dire que la noblesse est née du fait que<br />

les hommes du haut Moyen Age puis les contemporains <strong>de</strong>s<br />

premiers Capétiens croyaient (ce qui reste vrai pour un<br />

catholique), et comme dans presque toutes les civilisations <strong>de</strong><br />

l’Antiquité, le pouvoir du chef une émanation et un don <strong>de</strong>s<br />

dieux ou <strong>de</strong> Dieu. Les maîtres <strong>de</strong>s tribus, les chefs <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

races, les princes <strong>de</strong>s Etats sont, sur la Terre, les délégués <strong>de</strong><br />

la puissance surnaturelle. Aussi ces princes seront-ils souvent<br />

<strong>de</strong>s thaumaturges ; et le sacre du roi <strong>de</strong> France, à Reims, est<br />

proche d’en faire l’oint du Seigneur.<br />

Mais dans le mon<strong>de</strong> qui émerge douloureusement <strong>de</strong><br />

l’effondrement <strong>de</strong> l’Empire romain, cette autorité ne peut être<br />

toute retenue dans les mains d’un seul. Pour résister au<br />

désordre venu à la fois <strong>de</strong> l’extérieur (les invasions) et <strong>de</strong><br />

l’intérieur (les guerres privées), le mon<strong>de</strong> féodal a émietté les<br />

Etats en petites circonscriptions (les fiefs) qui, vassales certes<br />

<strong>de</strong> l’empereur ou du roi, sont, dans la réalité, bien <strong>de</strong>s fois<br />

quasi autonomes. Sur ces territoires qu’il gouverne et défend,<br />

20<br />

le représentant du souverain a reçu délégation d’une part <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. Il partage, en quelque sorte, la<br />

mission sacrée <strong>de</strong> son chef. Il tient donc, lui aussi et pour une<br />

part, sa qualité <strong>de</strong> Dieu. Autrement dit, il est d’une qualité<br />

extraordinaire.<br />

Qualité extraordinaire qui sera individuelle d’abord mais<br />

qui, lorsque les hommes <strong>de</strong> guerre eurent su rendre héréditaire<br />

leur état <strong>de</strong> tenancier d’un fief, qualité qui s’attachera non plus<br />

à l’individu mais à toute une famille. Et qualité dès lors<br />

héréditaire qui sera le fon<strong>de</strong>ment moral, la force première <strong>de</strong><br />

la noblesse et fera sa valeur spirituelle (cette noblesse ne sera<br />

discutée qu’autant que la civilisation européenne se<br />

désacralisera).<br />

Il était évi<strong>de</strong>nt que le chevalier, à la qualité, elle, par<br />

essence toute personnelle, aura, lui aussi, la tentation <strong>de</strong> rendre<br />

sa situation morale transmissible à ses enfants. Pour y parvenir<br />

– et, pratiquement, il y parviendra – il confondra volontiers<br />

noblesse et chevalerie, confusion que les princes non<br />

seulement accepteront mais encore ai<strong>de</strong>ront à s’installer. Si la<br />

chevalerie jouit d’un grand prestige dans le mon<strong>de</strong> féodal, la<br />

noblesse peu à peu, sut en acquérir aussi un très grand ; et qui,<br />

avec le XV ème siècle, sera sinon moralement du moins<br />

matériellement, supérieur à celui <strong>de</strong> la chevalerie.<br />

La noblesse, en effet, en compensation <strong>de</strong>s charges, tout<br />

d’abord presque uniquement militaires, qu’elle assumait, avait<br />

reçu <strong>de</strong> droits qui <strong>de</strong>vaient <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s privilèges. L’impôt du<br />

sang, a-t-on dit pour faire image, balançait l’impôt d’argent<br />

que l’homme <strong>de</strong> guerre (et le noble en était alors presque<br />

toujours un) n’avait pas à rendre. A côté <strong>de</strong> ces exemptions<br />

fiscales, la noblesse obtint <strong>de</strong>s passe-droits particuliers. Ceuxci<br />

firent que, quand les nations <strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale eurent<br />

pris forme au sortir du Moyen Age, les hautes charges <strong>de</strong>s<br />

Etats revenaient en fait, et souvent en droit, à la seule<br />

noblesse.<br />

Tout au contraire, le chevalier, en tant que chevalier, ne<br />

jouissait d’aucune prérogative. Si, sa vie durant et comme<br />

homme <strong>de</strong> guerre, il possédait <strong>de</strong>s droits et privilèges qui<br />

l’assimilaient à l’homme noble, il ne pouvait transmettre cette<br />

situation hors du commun à ceux <strong>de</strong> ses fils qui n’entreraient<br />

pas, à leur tour, en chevalerie. Aussi, là encore, le corps<br />

chevaleresque s’efforça, et parvint, à mêler intimement<br />

chevalerie et noblesse. Il n’est que trop humain, jugera le<br />

moraliste, <strong>de</strong> vouloir transmettre à sa postérité <strong>de</strong>s avantages<br />

durement acquis.<br />

(Nous nous permettons, sur le fait <strong>de</strong> noblesse si mal<br />

connu et sur quoi tant d’inexactitu<strong>de</strong>s, dans le blâme ou la<br />

louange, ont été commises, <strong>de</strong> renvoyer le lecteur à notre<br />

étu<strong>de</strong> parue dans cette collection : La noblesse. Nous<br />

ajouterons seulement ici que, très tôt, il se créa à côté <strong>de</strong> la<br />

noblesse militaire née <strong>de</strong> la possession <strong>de</strong>s fiefs, une noblesse<br />

que l’on pourrait dire civile, venue <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong>s hautes<br />

charges <strong>de</strong> justice et d’administration indispensables à la vie<br />

<strong>de</strong>s Etats. Mais là encore c’est la même démarche qui fit sortir<br />

<strong>de</strong> la condition commune ceux qui tinrent ces hauts emplois,<br />

puis leur famille : qui juge au nom du roi, qui administre au<br />

nom du prince est le délégué <strong>de</strong> ce roi et <strong>de</strong> ce prince euxmêmes<br />

délégués <strong>de</strong> Dieu ; il est donc d’une qualité hors <strong>de</strong><br />

tout venant, d’une qualité noble.)<br />

Ainsi, nourri pour une gran<strong>de</strong> part par la chevalerie qui<br />

trouvait son intérêt moral et matériel à le faire, le corps <strong>de</strong> la<br />

noblesse se distingua héréditairement du commun, sans doute<br />

d’un mouvement tout naturel mais abusivement il faut le<br />

reconnaître, par un terme qui était, puisqu’à l’origine propre à<br />

la chevalerie, l’expression d’une qualité strictement<br />

personnelle.<br />

Certes, tout le temps que la noblesse fut principalement<br />

militaire, cette usurpation pour exagérée qu’elle ait été<br />

conserva un semblant <strong>de</strong> justification. Sans connaître tout le


u<strong>de</strong> dressage <strong>de</strong> l’écuyer <strong>de</strong> jadis, sans avoir été adoubé<br />

comme un authentique chevalier, sans avoir été choisi et<br />

appelé par ses pairs, le jeune noble n’en était pas moins féru<br />

d’honneur militaire comme le chevalier <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> époque.<br />

Mais ces qualifications perdirent tout leur sens quand, dès le<br />

XVI ème siècle, la haute noblesse <strong>de</strong> robe, désormais l’égale <strong>de</strong><br />

la noblesse militaire, s’en para sans vergogne – qualifications<br />

alors sans aucun sens et même pour qui y réfléchit, teintées,<br />

tout au contraire, d’un peu <strong>de</strong> ridicule. Nous le répétons : on a<br />

pu voir ainsi, à partir du XVII ème siècle, et surtout au XVIII ème ,<br />

<strong>de</strong> hauts officiers <strong>de</strong>s parlements, <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong>s comptes ou<br />

<strong>de</strong>s bureaux <strong>de</strong> finance, se qualifier haut et puissant seigneur<br />

et chevalier alors qu’anoblies <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ou trois<br />

générations, seulement leurs familles n’avaient jamais donné<br />

que <strong>de</strong>s avocats ou <strong>de</strong>s robins mais nul soldat aux armées du<br />

roi.<br />

Ce sera un mot encore, et peut-être moins, quand<br />

chevalier sera <strong>de</strong>venu un simple titre <strong>de</strong> noblesse comme par<br />

exemple dans la hiérarchie nobiliaire <strong>de</strong> l’Empire français <strong>de</strong><br />

Napoléon 1 er , en Gran<strong>de</strong>-Bretagne avec ses innombrables<br />

knights, en Espagne riche <strong>de</strong> caballeros quelquefois fort<br />

gueux et encore dans les possessions nordiques <strong>de</strong>s<br />

Habsbourgs où la chevalerie fut le mo<strong>de</strong> d’entrée en noblesse<br />

<strong>de</strong>s riches bourgeois marchands <strong>de</strong> la Flandre ou du Hainaut.<br />

Un mot qui n’est rien qu’une décoration avec tout ce qu’une<br />

décoration suppose avec elle <strong>de</strong> vanité, <strong>de</strong> puérilité et, pour<br />

tout dire, <strong>de</strong> trop médiocrement humain.<br />

Quand commence ce XIX ème siècle qui, en 50 ans, allait,<br />

avec l’avènement <strong>de</strong> la bourgeoisie, <strong>de</strong> l’industrie et <strong>de</strong>s<br />

masses que cette <strong>de</strong>rnière rameute, modifier davantage le<br />

visage <strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale que l’avaient fait quinze siècles<br />

<strong>de</strong> rois, <strong>de</strong> guerres et d’affrontements dynastiques, la<br />

chevalerie, qui avait voulu être le difficile accord <strong>de</strong> la charité<br />

et <strong>de</strong> la force, n’existait plus. Son nom seul et quelques-uns <strong>de</strong><br />

ses rites se retrouvent encore dans quelques hochets, et dans le<br />

cérémonial <strong>de</strong> leur remise, que les pouvoirs inventent non<br />

point tant pour récompenser les meilleurs que pour se faire <strong>de</strong>s<br />

clients, c’est-à-dire, désormais, <strong>de</strong>s électeurs. Et le moraliste<br />

considérera, sans doute, comme significatif que la plupart <strong>de</strong>s<br />

ordres dits chevaleresques, naguère comme aujourd’hui, aient<br />

pour plus haute marque, pour constant emblème un collier : la<br />

chaîne décorative que l’on passe autour du cou <strong>de</strong>s animaux et<br />

<strong>de</strong>s hommes enfin domestiqués fut-ce les plus nobles d’entre<br />

eux : le cheval et le chevalier.<br />

IV. – L’apport <strong>de</strong> la chevalerie à la civilisation occi<strong>de</strong>ntale<br />

Après décès, il y a lieu <strong>de</strong> faire l’inventaire du passif et <strong>de</strong><br />

l’actif laissés par le défunt ou, si l’on veut, un bilan. Il nous<br />

reste donc à dresser celui <strong>de</strong> la chevalerie. Avant d’y aller,<br />

<strong>de</strong>ux remarques. La première est que l’on s’étonnera peut-être<br />

<strong>de</strong> voir poser ce bilan avant qu’ait été traité le chapitre <strong>de</strong> la<br />

chevalerie <strong>de</strong> fantaisie contemporaine. C’est que nous avons<br />

voulu marquer que ce qui viendra désormais ne tient à la<br />

chevalerie que comme la parodie à l’authentique. On n’a pas<br />

le droit <strong>de</strong> mêler la gran<strong>de</strong>ur au ridicule. Et, sauf, ici et là, la<br />

trace ténue du vieux rêve écroulé, la pseudo-chevalerie<br />

d’aujourd’hui n’est presque toujours qu’une assez pauvre<br />

grimace. En second, il nous faut bien constater qu’il en est <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>de</strong>s hommes comme <strong>de</strong> la thérapeutique : il est, en<br />

l’espèce, impossible <strong>de</strong> connaître les conséquences <strong>de</strong><br />

l’expérience contraire, et tout simplement parce que cette<br />

<strong>de</strong>rnière ne peut être tentée. Autrement dit, pour savoir très<br />

précisément ce que la chevalerie a apporté à la civilisation <strong>de</strong><br />

l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, il faudrait savoir ce qu’aurait été cette<br />

Europe naissante sans la chevalerie, et comparer.<br />

Cependant, et sans nier que l’influence heureuse ou<br />

regrettable <strong>de</strong> la chevalerie sur notre mon<strong>de</strong> a pu être pour une<br />

21<br />

bonne part celle <strong>de</strong> la noblesse à laquelle elle se mêla très vite<br />

intimement, on peut juger et le pour et le contre <strong>de</strong> l’apport<br />

chevaleresque à notre façon d’être tour à tour avec :<br />

1) L’homme européen après la chevalerie ;<br />

2) Les Etats européens après la chevalerie.<br />

1. L’homme européen après la chevalerie. – Il ne<br />

semble pas discutable que l’esprit chevaleresque ait marqué<br />

non pas l’homme quelconque du Moyen Age mais les<br />

hommes qui, à peu près seuls, comptaient dans la vie <strong>de</strong>s Etats<br />

d’alors avec les hommes d’Eglise. La civilisation médiévale<br />

fut entièrement marquée par l’accord et l’opposition alternés<br />

<strong>de</strong> l’épée et <strong>de</strong> la Croix. La chevalerie a donc pesé sur la vie<br />

du Moyen Age. Non pas tant elle-même, car elle n’avait en fin<br />

d’analyse rien d’original, <strong>de</strong> créateur, puisqu’elle n’était<br />

qu’une adaptation plus ou moins heureuse <strong>de</strong> l’idéal militaire<br />

au christianisme, mais tout justement parce qu’elle a servi<br />

d’introductrice à cet idéal dans le seul milieu qu’il lui était<br />

important <strong>de</strong> conquérir et qui, resté hostile à la foi prêchée par<br />

le Christ, aurait pu rendre le triomphe <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière moins<br />

total et certainement plus lent. Elle a donc été une ai<strong>de</strong> au<br />

christianisme ; et, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute option métaphysique, il<br />

n’est, là encore, guère discutable que ce christianisme ait<br />

apporté à l’homme un enrichissement qu’aucune autre<br />

mystique ou philosophie, à elle seule, n’a égalé.<br />

Pour être plus près <strong>de</strong> notre propos, il faut encore<br />

rappeler que c’est à la chevalerie que le guerrier du Moyen<br />

Age doit, outre l’engagement lors <strong>de</strong> son intronisation <strong>de</strong><br />

défendre le pauvre et le faible (obligation à laquelle ne<br />

s’astreindra aucun autre soldat et en aucun temps), un respect<br />

<strong>de</strong> l’ennemi jusqu’alors inconnu. César vainqueur fait suivre<br />

son char par Vercingétorix enchaîné qui périra plus tard<br />

étranglé dans un obscur cul <strong>de</strong> basse-fosse. Le chevalier, au<br />

contraire, se fera une loi (certes plus d’une fois enfreinte) <strong>de</strong><br />

ne pas achever son ennemi tombé à terre. Et plus : il mettra<br />

souvent son point d’honneur à le traiter avec la plus gran<strong>de</strong><br />

courtoisie. La guerre en <strong>de</strong>ntelles du XVIII ème siècle,<br />

sanglante ainsi que toutes les guerres mais au moins combat<br />

d’homme à homme et non pas massacre collectif et anonyme<br />

comme après les campagnes napoléoniennes, sera la <strong>de</strong>rnière<br />

expression <strong>de</strong> cette chevalerie au combat.<br />

Un signe encore marque que la chevalerie ou tout au<br />

moins le chevalier a souvent pesé dans le bon plateau <strong>de</strong> la<br />

balance : le vocabulaire. C’est là un témoin que les historiens<br />

oublient quelquefois quand il s’agit <strong>de</strong> mesurer le poids moral<br />

d’une époque. On peut sentir ce qu’ont été <strong>de</strong>s institutions<br />

abolies à voir le sens pris par les mots qui les concernaient et<br />

restés dans une langue. Le reître – c’est-à-dire le cavalier<br />

puisque Reiter a ce sens en allemand – du XVI ème siècle a<br />

donné son plus beau nom à la plus cruelle soldatesque.<br />

“Bourgeois” qui fut en grand renom au XIX ème siècle sans<br />

doute à cause <strong>de</strong> l’industrieuse bourgeoisie <strong>de</strong> jadis (qui avait<br />

pour elle <strong>de</strong> n’être pas une fin en soi puisqu’elle débouchait<br />

sur la noblesse), a pris aujourd’hui une légère teinte péjorative<br />

après, on peut le supposer, les prétentions excessives <strong>de</strong>s<br />

grands bourgeois <strong>de</strong> la Belle époque. “Recors” veut<br />

stigmatiser l’âpreté <strong>de</strong>s huissiers ; son sens premier n’est<br />

pourtant, en somme, qu’“interpellateur”. Mais aujourd’hui<br />

encore, on dira d’un corps d’élite qu’il est une chevalerie et<br />

d’un homme courageux, loyal et désintéressé qu’il a l’esprit<br />

chevaleresque. Les générations qui usent les mots jusqu’à leur<br />

donner le sens le plus réel, c’est-à-dire non pas celui qu’ils ont<br />

d’origine mais qu’ils ont acquis à vivre, ont donc rendu avec<br />

eux son jugement. Et les vieux chevaliers d’autrefois, en dépit<br />

<strong>de</strong> ceux d’entre eux qui furent infidèles à leur bel idéal,<br />

trouvent ici leur plus vraie récompense.<br />

Enfin, on peut remarquer que si les civilisations aiment à<br />

se retrouver dans un type d’homme, du moins tant que les


civilisations laissèrent une place à l’individuel, le citoyen<br />

romain, l’humaniste <strong>de</strong> la Renaissance, l’honnête homme du<br />

siècle <strong>de</strong> Louis XIV et le gentleman <strong>de</strong> l’Europe victorienne<br />

ont été, ainsi et tour à tour, les hérauts <strong>de</strong> leur temps. Le<br />

chevalier, lui, a été celui du Moyen Age. A d’autres <strong>de</strong> dire si,<br />

<strong>de</strong> ce chevalier – chrétien et aventureux – aux gentlemen<br />

anglais ou anglomanes – conformistes et à l’égoïsme<br />

intelligent – l’homme a gagné ou perdu.<br />

2. Les Etats européens après la chevalerie. – Il est, ici, plus<br />

difficile <strong>de</strong> porter un jugement. Pour estimer, en effet, si<br />

l’institution chevaleresque a été bénéfique ou nuisible aux<br />

Etats, il convient d’abord <strong>de</strong> savoir ce que l’on est en droit<br />

d’attendre <strong>de</strong> ces mêmes Etats. Doivent-ils, fut-ce par un<br />

pression continue sur leur peuple et par une tension constante<br />

<strong>de</strong>s rouages <strong>de</strong> la nation, s’efforcer à toujours plus <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>ur ? N’ont-ils, au contraire, qu’à tout sacrifier aux<br />

hommes qui vivent entre leurs frontières, fût-ce leur existence<br />

même ? Ou, sagesse sans doute, ont-ils la lour<strong>de</strong> tâche <strong>de</strong><br />

tendre sans cesse vers un équilibre sans cesse menacé entre la<br />

gran<strong>de</strong>ur nationale et le simple bonheur personnel ?<br />

On peut cependant avancer que jusqu’à la fin du XIX ème<br />

siècle, le patriotisme, d’abord fidélité à une dynastie, puis<br />

nationalisme souvent étroit à l’image du jacobinisme mis à la<br />

mo<strong>de</strong> par la Révolution française, n’a été que rarement mis en<br />

discussion. A juger, donc, la chevalerie à l’échelle <strong>de</strong> ce seul<br />

amour national, il est difficile <strong>de</strong> ne la pas condamner. Et cela<br />

pour <strong>de</strong>ux raisons.<br />

En premier, et c’est l’évi<strong>de</strong>nce, parce que les Etats ont<br />

toujours à craindre les unions qui se nouent par-<strong>de</strong>ssus leurs<br />

frontières. Aussi ces Etats furent ou sont, peu ou prou, hostiles<br />

à une Eglise unie, à la maçonnerie, aux organismes<br />

internationaux du syndicalisme, à la haute finance sans<br />

attaches nationales et même à <strong>de</strong>s institutions mondiales<br />

comme la défunte S.D.N. ou la présente O.N.U. – hostiles<br />

jusqu’au jour, toutefois, où l’une <strong>de</strong> ces puissances apatri<strong>de</strong>s a<br />

su s’emparer du pouvoir effectif dans l’un <strong>de</strong> ces Etats. Alors<br />

celui-ci en accepte non seulement le joug mais ai<strong>de</strong> à<br />

l’exportation <strong>de</strong>s principes auxquels il se soumet désormais.<br />

Ainsi, pour la France, <strong>de</strong> la maçonnerie avant la guerre 1914-<br />

1918 ou, pour l’U.R.S.S., du syndicalisme international.<br />

Les Etats du Moyen Age, encore qu’incertains d’euxmêmes<br />

et par là moins ombrageux quant à leur souveraineté,<br />

ne pouvaient donc que se dresser contre la chevalerie,<br />

institution qu’il leur échappait d’être hors <strong>de</strong> leurs lois<br />

propres. En retour, et d’un mouvement en partie instinctif et<br />

insoupçonné d’elle-même, la chevalerie pourra prendre <strong>de</strong>s<br />

positions “anti-patriotiques” (c’est là, avec l’explosion <strong>de</strong>s<br />

ambitions les plus terrestres, l’explication <strong>de</strong> plus d’une<br />

révolte <strong>de</strong> la chevalerie et <strong>de</strong>s fieffés qui la composaient en<br />

gran<strong>de</strong> partie contre les souverains médiévaux) et freiner la<br />

marche <strong>de</strong>s gouvernements vers une domination totale <strong>de</strong> la<br />

vie <strong>de</strong>s nations. Par son christianisme, par sa fraternité<br />

militaire, la chevalerie était au-<strong>de</strong>ssus ou du moins en <strong>de</strong>hors<br />

<strong>de</strong>s patries ; et être en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> celles-ci c’est peu ou<br />

beaucoup, être contre elles – même si on rend à César ce qui<br />

est dû à César.<br />

Il ne s’agit pas d’exagérer cette opposition latente ou<br />

ouverte <strong>de</strong> la chevalerie aux Etats. Aux siècles où la<br />

chevalerie connaît son apogée, les membres <strong>de</strong> l’institution<br />

chevaleresque vivaient davantage pour <strong>de</strong> grands coups d’épée<br />

et <strong>de</strong> belles prouesses que pour l’accomplissement <strong>de</strong> subtils<br />

<strong>de</strong>sseins politiques contre <strong>de</strong>s Etats encore précaires. Et, en<br />

second, si la chevalerie fut plus funeste qu’heureuse aux Etats,<br />

c’est tout justement par cet amour <strong>de</strong>s grands coups d’épée et<br />

<strong>de</strong> belles prouesses plus que par ses conspirations politiques.<br />

Faut-il ici, rappeler comment la chevalerie française perdit<br />

les premières gran<strong>de</strong>s batailles <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> cent ans ? Se<br />

22<br />

jeter inconsidérément mais avec furie contre l’ennemi, et<br />

contre tous les impératifs <strong>de</strong> la stratégie en même temps, était<br />

assez <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> chez les chevaliers. Le sacrifice inutile, voire<br />

nuisible, dès l’instant qu’il était héroïque enivrait ces<br />

combattants pour la gloire. On peut <strong>de</strong>viner un <strong>de</strong>rnier reflet<br />

<strong>de</strong> cette bravoure dans le geste aussi héroïque que malfaisant<br />

<strong>de</strong>s saint-cyriens <strong>de</strong> 1914 jurant, et tenant leur serment, <strong>de</strong><br />

monter à leur premier assaut en casoar et en gants blancs – en<br />

cible. On sait encore que ce goût <strong>de</strong> la prouesse excessive, du<br />

combat singulier où le champion veut dépasser un autre<br />

champion, fit perdre aux Croisés, alors divisés en clans, ce<br />

royaume chrétien du Proche-Orient dont nous nous souvenons<br />

aujourd’hui comme d’une somptueuse légen<strong>de</strong> rouge et or, un<br />

peu barbare, qu’accompagne la plainte d’une noria dans un<br />

jardin sur l’Oronte.<br />

Que si maintenant, on estime que les patries ne sont que<br />

<strong>de</strong>s obstacles à l’épanouissement <strong>de</strong> l’homme, la chevalerie,<br />

en ce qu’elle fut opposée à cet obstacle, peut être jugée d’autre<br />

sorte : frein, hier, à l’absolutisme <strong>de</strong>s nations, elle pourrait<br />

l’être <strong>de</strong>main encore, ce <strong>de</strong>main dont on nous enseigne qu’il<br />

doit se construire contre les patries. Mais ceci, sans doute, est<br />

une autre histoire, et dont la fin n’est pas pour <strong>de</strong>main.<br />

* *<br />

* *<br />

Ainsi, tout pesé aussi justement qu’un homme peut peser<br />

chaque moment <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s hommes, on doit admettre<br />

que la chevalerie a permis dans le Moyen Age, que se<br />

dégagent et s’imposent au tout venant les hommes les<br />

meilleurs. Non pas <strong>de</strong>s hommes parfaits, ce qui ne se peut pas,<br />

car l’achèvement humain n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> ; et non pas,<br />

aussi, <strong>de</strong>s hommes meilleurs que ceux d’hier et moins bons<br />

que ceux <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, car l’homme est éternellement prisonnier<br />

<strong>de</strong> lui-même ; mais, ainsi qu’à chacune <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong> l’éternel<br />

retour <strong>de</strong> l’humanité, <strong>de</strong>s êtres qui ont été les symboles <strong>de</strong> ce<br />

que leur temps avait <strong>de</strong> préférable. Le chevalier est l’une <strong>de</strong><br />

ces hautes figures que l’histoire gar<strong>de</strong>, pour l’orgueil <strong>de</strong> tous<br />

les humains, dans son grand livre d’images.<br />

CHAPITRE IV<br />

<strong>LA</strong> PSEUDO-<strong>CHEVALERIE</strong><br />

CONTEMPORAINE<br />

I. – Les ordres contemporains dits chevaleresques<br />

La plus authentique chevalerie est morte avec le XV ème<br />

siècle. On peut cependant rencontrer et reconnaître quelques<br />

témoins <strong>de</strong> son existence jusqu’au commencement du XIX ème<br />

siècle. Puis l’émotion populaire, avec son désir bien puéril<br />

d’une totale égalité, qui souleva l’Europe entière <strong>de</strong> 1830 à<br />

1850 en balaya les <strong>de</strong>rnières traces. Pourtant aujourd’hui<br />

encore <strong>de</strong>s compagnies d’hommes d’origines fort différentes<br />

empruntent soit le vocabulaire soit quelques-uns <strong>de</strong>s rites <strong>de</strong><br />

l’institution disparue et paraissent, pour qui ne s’arrête qu’au<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s choses, perpétuer cette <strong>de</strong>rnière. De quoi s’agit-il<br />

au vrai ? En outre, la nostalgie sinon la tentation <strong>de</strong> ce qu’on<br />

peut appeler l’esprit chevaleresque poignent encore <strong>de</strong> jeunes<br />

hommes <strong>de</strong> notre temps. Et lesquels ? Pour répondre à cette<br />

double question, on peut examiner successivement :<br />

1. Les ordres dits chevaleresques contemporains ;


2. Les ordres dits chevaleresques <strong>de</strong> fantaisie ou d’escroquerie<br />

3. Une persistance <strong>de</strong> l’esprit chevaleresque.<br />

Nous avons brièvement traité, dans les chapitres consacrés<br />

à l’Eglise au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la chevalerie et à la chevalerie<br />

domestiquée, <strong>de</strong> ces associations assez improprement appelées<br />

chevaleresques qui, par-<strong>de</strong>ssus les frontières ou au contraire<br />

dans les limites d’un seul Etat, prétendirent autrefois grouper<br />

<strong>de</strong>s chevaliers. Nous avons aussi dit en quoi ces groupements<br />

non seulement ne répondaient pas au véritable esprit <strong>de</strong> la<br />

chevalerie mais encore comment, tout à l’opposé, ils<br />

participèrent à l’affaiblissement <strong>de</strong> l’idéal chevaleresque.<br />

C’est par eux, pourtant, que le vocabulaire et quelques gestes<br />

<strong>de</strong> l’ancienne institution sont resté parmi nous.<br />

Nous n’avons pas, dans cet essai <strong>de</strong> mise au point, à dire<br />

comment quelques-uns <strong>de</strong> ces ordres ont survécu jusqu’à<br />

aujourd’hui ; d’autres ouvrages y sont consacrés. Mais ce qui<br />

est <strong>de</strong> notre propos c’est <strong>de</strong> constater que ces rares survivants<br />

sont plus loin que jamais <strong>de</strong> l’authentique chevalerie.<br />

Si <strong>de</strong>s ordres internationaux comme celui <strong>de</strong>s Hospitaliers<br />

<strong>de</strong> Saint-Jean ou du Saint-Sépulcre ont conservé la foi<br />

religieuse et quelques usages <strong>de</strong>s ordres anciens dont, après<br />

quelques éclipses, ils sont la continuation, ils n’en assument<br />

plus <strong>de</strong> nos jours les anciens travaux. L’ordre dit <strong>de</strong> Malte,<br />

hors quelques œuvres charitables, (notamment dans la lutte<br />

contre la lèpre), dépense surtout ses forces pour <strong>de</strong>s questions<br />

<strong>de</strong> préséances et dans <strong>de</strong>s querelles intestines. Quant aux<br />

combats contre les barbaresques et aux longues caravanes <strong>de</strong>s<br />

chevaliers <strong>de</strong> jadis, il n’en est évi<strong>de</strong>mment plus question.<br />

L’ordre, comme bien d’autres, joue principalement, dans la<br />

réalité, le rôle d’un refuge pour une assez désuète vanité<br />

nobiliaire. On sait qu’après avoir exigé seize quartiers <strong>de</strong><br />

noblesse (c’est-à-dire la noblesse <strong>de</strong>s seize trisaïeuls du futur<br />

chevalier), l’ordre <strong>de</strong> Malte ramena cette exigence à huit<br />

quartiers (c’est-à-dire la noblesse <strong>de</strong>s huit bisaïeuls). Mais il<br />

est <strong>de</strong>s accommo<strong>de</strong>ments avec le ciel. Il reste permis <strong>de</strong><br />

racheter un défaut <strong>de</strong> noblesse par quelque aumône ; et Malte<br />

accueille ainsi dans son sein <strong>de</strong>s chevaliers aux quartiers quasi<br />

tous roturiers y compris le pourtant indispensable quartier<br />

noble paternel. Cependant comme aux yeux <strong>de</strong> la société,<br />

assez restreinte il est vrai, qui s’intéresse encore à cette sorte<br />

d’association sans être très au fait <strong>de</strong> leur état réel, ordre dit <strong>de</strong><br />

Malte sous-entend noblesse, on y entre pour paraître noble<br />

sans l’être le moins du mon<strong>de</strong> (ceci, en France tout<br />

particulièrement ; certains pays, et notamment ceux d’Europe<br />

centrale, sont restés relativement exigeants quant aux preuves<br />

<strong>de</strong> noblesse à fournir). Aussi quand le Saint-Siège, désireux<br />

<strong>de</strong> mettre un terme aux interminables chicaneries qui<br />

divisaient d’ordre <strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem, songea à la<br />

suppression <strong>de</strong>s anachroniques preuves, ou prétendues telles,<br />

<strong>de</strong> noblesse, entendit-on ce commentaire fait par un dignitaire<br />

<strong>de</strong> l’association : Dans ce cas, Malte n’aura plus <strong>de</strong> sens…<br />

Faut-il dire que tout cela est totalement étranger à ce qui<br />

fut la chevalerie médiévale ? Pourtant ces ordres<br />

internationaux <strong>de</strong> vanité plutôt que <strong>de</strong> chevalerie se parent <strong>de</strong><br />

quelques apparences <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Quant aux ordres<br />

dynastiques et surtout nationaux, ils n’en ont pratiquement<br />

rien gardé. Si quelques-uns – Jarretière ou Toison d’Or – ont<br />

conservé une maigre part du vieux rituel <strong>de</strong>s anciens ordres,<br />

tel le serment d’allégeance au maître <strong>de</strong> l’ordre – avec <strong>de</strong>s<br />

dérogations : la Toison d’Or, par exemple, fut accordée à <strong>de</strong>s<br />

prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la République française par les rois catholiques<br />

d’Espagne, sans, évi<strong>de</strong>mment, qu’il y ait eu soumission <strong>de</strong>s<br />

premiers aux seconds – beaucoup ont ramené le cérémonial <strong>de</strong><br />

l’intronisation à une simple remise <strong>de</strong> médaille. C’est le cas <strong>de</strong><br />

l’ordre français <strong>de</strong> la Légion d’honneur où il ne <strong>de</strong>meure que<br />

<strong>de</strong>ux ou trois gestes empruntés à la chevalerie comme le coup<br />

<strong>de</strong> plat d’épée sur l’épaule et quelques usages <strong>de</strong> la vieille<br />

23<br />

institution tel que celui qui veut que l’étoile <strong>de</strong> l’ordre soit<br />

remise au promu par un chevalier ancien. Quant à l’allégeance<br />

au grand maître <strong>de</strong> l’ordre national <strong>de</strong> la Légion d’honneur –<br />

allégeance, ne cessons pas <strong>de</strong> le répéter, contraire à l’esprit <strong>de</strong><br />

la chevalerie vivante – elle a été supprimée <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, qu’a donc <strong>de</strong> commun avec un chevalier du<br />

XI ème siècle, s’efforçant <strong>de</strong> vivre sa foi dans la guerre, l’actrice<br />

<strong>de</strong> théâtre à qui l’on offre le ruban rouge après une longue<br />

carrière où elle a, certes, servi Melpomène ou Thalie avec<br />

talent mais non moins <strong>de</strong> réussite Eros, surtout quand celui-ci<br />

trônait dans les bureaux d’utiles ministères ? Et que dire, sur le<br />

plan chevaleresque s’entend, d’un chevalier du Mérite agricole<br />

(décoration, au reste, peut-être la moins galvaudée dans un<br />

pays où l’on en est proverbialement gourmand) ou du Mérite<br />

touristique ? Il naît, à rapprocher ces mots, du ridicule.<br />

Certains Etats mo<strong>de</strong>rnes l’ont compris, qui ne décernent plus,<br />

telle la République fédérale alleman<strong>de</strong>, qu’une médaille<br />

d’honneur sans aucun rappel <strong>de</strong> l’institution chevaleresque.<br />

* *<br />

* *<br />

Aujourd’hui, donc, les ordres chevaleresques ne<br />

représentent en rien ce que fut la chevalerie. Ils ne sont que<br />

<strong>de</strong>s croix, <strong>de</strong>s étoiles ou <strong>de</strong>s médailles que les Etats distribuent<br />

non pas aux meilleurs mais à leurs bons serviteurs. Ces ordres<br />

ne sont même pas les héritiers <strong>de</strong> ces milices chevaleresques<br />

qui, avec le XII ème siècle, commencèrent à ai<strong>de</strong>r à la<br />

disparition <strong>de</strong> l’authentique chevalerie. Celles-ci avaient au<br />

moins pour elles les exigences, parfois ru<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> leurs travaux<br />

ou l’aiguillon <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>sseins politiques. Rien n’unit<br />

profondément les membres d’un ordre d’aujourd’hui, ni un<br />

commun dévouement à un grand idéal ni une commune<br />

ambition. Et ce n’est point en eux que l’on rencontrera cette<br />

foi, hors l’exception qu’ils n’ont pas suscitée, qui maintenait<br />

toujours prêts au combat – vigilance qui aujourd’hui pourrait<br />

être tout au moins spirituelle – les grands chevaliers <strong>de</strong> jadis et<br />

les poussait sur les chemins pour le pire quelquefois mais plus<br />

souvent pour le meilleur.<br />

II. – Les ordres dits chevaleresques<br />

<strong>de</strong> fantaisie ou d’escroquerie<br />

Les titres et décorations <strong>de</strong>s ordres contemporains dits<br />

chevaleresques ont cependant pour eux d’être distribués par<br />

<strong>de</strong>s gouvernements qui, même quand ils sont en la matière<br />

d’une générosité qui déprécie quelque peu leur marchandise,<br />

réglementent et surveillent leur existence, les ren<strong>de</strong>nt officiels<br />

et les font reconnaître par les chancelleries étrangères. Mais<br />

que dire <strong>de</strong>s prétendus ordres que <strong>de</strong>s particuliers montent <strong>de</strong><br />

toutes pièces ou assurent faire revivre à partir d’un ordre<br />

ancien ? Ils sont <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux espèces. Tantôt ils sont la création<br />

d’illuminés que hantent les fastes <strong>de</strong> vieux ordres et qui se<br />

croient <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong>s Croisés pour avoir baptisé chapitre <strong>de</strong><br />

l’ordre du Temple <strong>de</strong> Jérusalem leurs petites réunions <strong>de</strong> bons<br />

bourgeois fuyant un siècle qui, vrai ou faux, les malmène et<br />

méconnaît leur qualité. En fin <strong>de</strong> compte, il n’y a ici, qu’à<br />

sourire ou, dans les cas extrêmes, à renvoyer <strong>de</strong>vant le<br />

mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong>s fous. Tantôt ces ordres <strong>de</strong> fabrication privée sont<br />

un efficace instrument dans les mains d’escrocs. Il y a <strong>de</strong> par<br />

le mon<strong>de</strong> – et il est plaisant <strong>de</strong> constater qu’ils sont<br />

particulièrement nombreux dans le nouveau mon<strong>de</strong> – <strong>de</strong><br />

braves gens qui, sans passé, sont prêtes à en acheter un. Il<br />

suffit pour gruger ces naïfs <strong>de</strong> leur faire parvenir, avec ou sans<br />

cérémonie, un beau diplôme avec armoiries, sceau et écriture<br />

gothique. Les voilà chevaliers. Mais l’établissement du<br />

“parchemin” a entraîné, comme pour les ordres les plus


sérieux, <strong>de</strong>s frais <strong>de</strong> chancellerie. Facture est donc jointe. De<br />

tels diplômes se vendaient, il n’y a guère, quelque 1000 F.<br />

Ces ordres <strong>de</strong> fantaisie ou d’escroquerie se retrouvent<br />

dans tous les pays et même chez ceux où une constitution<br />

encore monarchique d’un côté ou totalement démocratique <strong>de</strong><br />

l’autre semblerait <strong>de</strong>voir interdire cette sorte <strong>de</strong> jeux ou <strong>de</strong><br />

voleries. Ils y naissent, prospèrent, dépérissent et meurent à la<br />

suite <strong>de</strong> la fortune <strong>de</strong> leur inventeur. Ils s’unissent, parfois,<br />

pour publier un annuaire, lancent une publication périodique à<br />

leur seule gloire, parviennent à faire parler d’eux dans la<br />

presse – et quelquefois <strong>de</strong>vant les tribunaux –, se déchirent<br />

dans <strong>de</strong>s querelles intérieures ou entrent en lutte les uns contre<br />

les autres (nous connaissons ainsi, en 1966, <strong>de</strong>ux ordres du<br />

Temple <strong>de</strong> Jérusalem aussi fantaisistes d’un que l’autre et qui<br />

se jettent réciproquement excommunication majeure et<br />

anathème à la tête) puis retombent dans l’obscurité jusqu’au<br />

jour où un nouvel aigrefin ou un autre illuminé suppute les<br />

bénéfices qu’il pourrait titrer, grâce à l’un d’eux, <strong>de</strong><br />

l’inguérissable naïveté <strong>de</strong> l’homme, ou rêve jusqu’à la<br />

déraison <strong>de</strong>vant leurs manteaux, leurs insignes et leurs<br />

“secrets”. Alors, ils renaissent.<br />

En exemple <strong>de</strong>s excès d’imagination où peut mener cette<br />

manie <strong>de</strong> chevalerie, nous citerons, extraits d’un ouvrage paru<br />

en 1952, les extravagantes “titulatures” que s’y octroient<br />

quelques pittoresques personnages qui, sans doute, payèrent<br />

au moins d’une souscription à ce recueil, l’honneur d’être<br />

inscrits dans cet Annuaire mondial <strong>de</strong> la chevalerie, un <strong>de</strong>s<br />

plus curieux documents sur la pseudo-chevalerie<br />

contemporaine. Sans doute, tout cela n’est qu’anecdotique.<br />

Ces notices, pourtant, convaincront le sceptique qui n’est pas<br />

prêt à croire, à seul ouï-dire, à tant <strong>de</strong> vanité déréglée ; elles<br />

reposeront en outre le lecteur <strong>de</strong> ce bien sévère essai sur la<br />

vieille institution chevaleresque, et ce sera là leur vrai mérite.<br />

Une précision encore : nous avons, dans les citations qui vont<br />

suivre, conservé toutes les majuscules dont les psychiatres<br />

assurent que, abusives, elles sont, dans l’écriture <strong>de</strong>s<br />

mégalomanes, un <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> leur mal-être.<br />

Ainsi, un bon bourgeois <strong>de</strong> l’Indre n’est pas moins, dans<br />

notre Annuaire, que Donat <strong>de</strong> Dévotion <strong>de</strong> 1 ère classe <strong>de</strong><br />

l’Ordre Souverain <strong>de</strong> Malte. Chevalier <strong>de</strong> l’Ordre Equestre du<br />

Saint-Sépulcre <strong>de</strong> Jérusalem. Chevalier <strong>de</strong> l’Ordre Militaire<br />

et Hospitalier <strong>de</strong> Saint-Lazare <strong>de</strong> Jérusalem. Officier<br />

d’Académie. Chevalier du Mérite Agricole. Officier du Nichan<br />

Iftickar. Croix d’or <strong>de</strong> Latran. Grand dignitaire <strong>de</strong> la<br />

Couronne <strong>de</strong> Charlemagne. Grand-Croix <strong>de</strong> Droit et<br />

d’Honneur du Sinaï. Membre d’honneur à vie <strong>de</strong> la Noble<br />

Association <strong>de</strong>s Chevaliers Pontificaux. Membre <strong>de</strong><br />

l’Académie du Centre. Membre <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s Antiquaires<br />

<strong>de</strong> l’Ouest. Etc.<br />

Un autre “chevalier” mêle curieusement, à l’étalage <strong>de</strong> ses<br />

titres d’honneur, les noms d’ordres vrais ou faux avec <strong>de</strong>s<br />

qualifications tout bonnement professionnelles . Chevalier <strong>de</strong><br />

l’Ordre Equestre du Saint-Sépulcre <strong>de</strong> Jérusalem. Prési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> l’International Chamber of the Radio Industry. Lieutenant-<br />

Général <strong>de</strong> l’Ordre <strong>de</strong>s Chevaliers du Sinaï. Prési<strong>de</strong>nt du<br />

S.N.G.M.R.. Vice-prési<strong>de</strong>nt du Comité France-Union<br />

Française. Administrateur <strong>de</strong> la Caisse <strong>de</strong> Retraite C.G.R.P.<br />

Membre du Comité Technique <strong>de</strong> l’Importation Electrique.<br />

Membre <strong>de</strong>s Commissions Paritaires <strong>de</strong> Lutte contre<br />

l’Inflation. Membre d’honneur à perpétuité et Membre du<br />

Conseil <strong>de</strong> la Noble Association <strong>de</strong>s Chevaliers Pontificaux.<br />

Cette surprenante litanie est suivie <strong>de</strong> cette précision qui, pour<br />

n’être pas d’ordre chevaleresque, montre assez bien la sorte<br />

d’illusion dont se bercent ici, dans une pratique quelque peu<br />

boiteuse du parler français, les rêveurs <strong>de</strong> la pseudo-chevalerie<br />

d’aujourd’hui : Dans son orthographe actuelle, la famille F…<br />

existait avant 847… Chacun sait pourtant que les noms <strong>de</strong><br />

famille, en France, ne se formèrent qu’à partir <strong>de</strong> la fin du<br />

24<br />

XIII ème siècle et que, en 847, il n’existait que <strong>de</strong>s prénoms<br />

quelquefois héréditaires dans certaines gran<strong>de</strong>s lignées<br />

franques.<br />

Mais un troisième personnage va plus haut dans les<br />

honneurs inventés. S’il ne s’avoue qu’une seule et mo<strong>de</strong>ste<br />

fois chevalier, il se fait gloire d’être par contre Baron (féodal),<br />

Comte du Saint-Empire (1520), Marquis (Bref <strong>de</strong> 1860),<br />

Prince (titre héréditaire à tous les <strong>de</strong>scendants <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sexes.<br />

Bref du 10 mars 1851), Chevalier <strong>de</strong> l’Ordre Occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong><br />

Saint-Michel. Mais il est vrai que ce baron comte, marquis,<br />

prince et chevalier est encore Altesse sérénissime, Grand<br />

d’Espagne, Prince Inka, Duc et Prince <strong>de</strong> Gusco et <strong>de</strong> Potosi.<br />

Ainsi, <strong>de</strong> même qu’authentique chevalerie et vraie noblesse<br />

s’allièrent dans le passé, pseudo-chevalerie et fausse noblesse<br />

s’unissent volontiers sinon toujours dans le présent.<br />

Dernier exemple <strong>de</strong> déraison chevaleresque, et qui montre<br />

que, à la ressemblance <strong>de</strong> la plus pure chevalerie, la<br />

chevalerie d’invention se veut internationale. Un aimable<br />

citoyen <strong>de</strong> Naples étale une magnifique carte <strong>de</strong> visite : Grand<br />

Maître <strong>de</strong> l’Ordre <strong>de</strong>s Chevaliers du Saint-Sauveur et <strong>de</strong><br />

Sainte Brigitte <strong>de</strong> Suè<strong>de</strong>. Chevalier Grand Croix <strong>de</strong> l’Ordre<br />

<strong>de</strong> Saints Maurice et Lazare. Chevalier Grand Croix <strong>de</strong><br />

Justice <strong>de</strong> l’Ordre Militaire et Hospitalier <strong>de</strong> Saint-Lazare <strong>de</strong><br />

Jérusalem. Grand Collier <strong>de</strong> l’Ordre Souverain et Militaire du<br />

Temple <strong>de</strong> Jérusalem. Chevalier Grand-Croix <strong>de</strong> l’Ordre <strong>de</strong><br />

Saint-Jean <strong>de</strong> Jérusalem et du Danemark. Chevalier Grand-<br />

Croix <strong>de</strong> l’Ordre <strong>de</strong> la Croix <strong>de</strong> Constantin le Grand.<br />

Chevalier Grand-Croix <strong>de</strong> l’Ordre <strong>de</strong> (sic) Constantinien <strong>de</strong><br />

Saint-Georges. Décoré <strong>de</strong> plusieurs Grands-Croix d’Ordres<br />

<strong>de</strong> Chevalerie. Docteur h.c. en droit et philosophie ès-lettres.<br />

Crois <strong>de</strong> Latran. Croix Militaire Polonaise <strong>de</strong> 2 ème classe<br />

(campagne d’Italie1943-1945).<br />

Après avoir signalé qu’une secon<strong>de</strong> édition <strong>de</strong> ce<br />

merveilleux – dans le sens étymologique <strong>de</strong> terme – Annuaire<br />

mondial <strong>de</strong> la chevalerie serait en préparation, faut-il préciser<br />

que la vraie chevalerie n’est présente dans ces mauvaises ou<br />

ridicules affaires que pour y souffrir <strong>de</strong> cette grotesque ou<br />

malhonnête parodie.<br />

* *<br />

* *<br />

Il serait oiseux <strong>de</strong> dresser ici la liste <strong>de</strong>s ordres <strong>de</strong><br />

fantaisie ou d’escroquerie, et monotone <strong>de</strong> retracer l’histoire<br />

<strong>de</strong> chacun d’eux. Il apparaît suffisant <strong>de</strong> reprendre, dans ses<br />

plus gran<strong>de</strong>s lignes, celle <strong>de</strong> l’un d’eux, au <strong>de</strong>meurant<br />

exemplaire : l’ordre <strong>de</strong>s chevaliers hospitaliers <strong>de</strong> Saint-<br />

Lazare <strong>de</strong> Jérusalem, vulgairement ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare.<br />

Exemplaire parce que, ordre très authentique mais<br />

définitivement aboli en 1831, il a été “rénové” par un très<br />

douteux personnage, connut <strong>de</strong>s heures équivoques puis, l’âge<br />

et une certaine réussite venus, s’est assagi jusqu’à être<br />

actuellement dirigé par <strong>de</strong> bonnes gens désormais prisonniers<br />

<strong>de</strong> leurs songes et <strong>de</strong> leurs mensonges.<br />

L’authentique ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare, comme bien<br />

d’autres, naquit en Palestine, pendant les Croisa<strong>de</strong>s. Ordre<br />

obscur (on ne sait pas le nom <strong>de</strong> son créateur qui,<br />

évi<strong>de</strong>mment, n’est pas saint Lazare comme voudraient le<br />

croire les membres du prétendu ordre d’aujourd’hui), il fut<br />

d’abord uniquement religieux et ne semble s’être adjoint une<br />

milice que vers l’an 1200. Assez vite, Saint-Lazare perdit le<br />

peu d’importance qu’il avait dans la chrétienté et si bien que,<br />

en 1459, une bulle du pape Pie II essaya <strong>de</strong> le réunir à<br />

quelques autres <strong>de</strong> même état pour former la milice <strong>de</strong> Notre-<br />

Dame <strong>de</strong> Bethléem. Ce fut un échec. En 1489, nouvel avatar :<br />

bulle papale unissant l’ordre à celui <strong>de</strong> Saint-Jean <strong>de</strong><br />

Jérusalem ; opération sans beaucoup <strong>de</strong> succès non plus.<br />

Après <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s quelquefois pittoresques, la situation <strong>de</strong><br />

l’ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare <strong>de</strong>vait se stabiliser au XVII ème siècle.


Pour la papauté, l’ordre est définitivement supprimé en 1603<br />

(par sa réunion à l’ordre <strong>de</strong> Saint-Maurice dont les ducs <strong>de</strong><br />

Savoie sont les grands maîtres héréditaires). En France, où le<br />

Béarnais a besoin <strong>de</strong> se faire <strong>de</strong>s fidèles, il en est un peu<br />

autrement. L’ordre vit encore à <strong>de</strong>mi : pour obtenir les bulles<br />

nécessaires à son existence, Henri IV fon<strong>de</strong> l’ordre royal <strong>de</strong><br />

N.-D. du Mont Carmel auquel il réunit celui <strong>de</strong> Saint-Lazare.<br />

Bien entendu, et c’est le but <strong>de</strong> l’opération, le roi attribue au<br />

nouvel ordre les biens <strong>de</strong> l’ancienne milice. Jeux<br />

diplomatiques : si, en France, il est question <strong>de</strong>s ordres réunis<br />

<strong>de</strong> N.-D. du Mont Carmel et <strong>de</strong> Saint-Lazare, pour Rome, il ne<br />

s’agit toujours que <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> N.-D. du Mont Carmel.<br />

Désormais ordre national français (le roi s’était réservé la<br />

collation <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> maîtrise), les ordres réunis vivotèrent<br />

sans gran<strong>de</strong>ur. Leur <strong>de</strong>rnier grand maître fut Louis XVIII,<br />

alors comte <strong>de</strong> Provence. Sous la Restauration, s’ils figurent<br />

encore parmi les ordres royaux, ils ne paraissent plus avoir été<br />

concédés après 1815. Enfin, le décret du 10 février 1831<br />

supprimant tous les ordres français à l’exception <strong>de</strong> la Légion<br />

d’honneur, citait nommément les ordres réunis <strong>de</strong> N.-D. du<br />

Mont Carmel et <strong>de</strong> Saint Lazare parmi ceux-ci. Aboli par le<br />

Saint-Siège définitivement en 1603, supprimé en France en<br />

1831, l’ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare, sans existence propre puisque<br />

réuni à un autre, avait donc achevé sa vie sans éclat. Et nul<br />

n’en parla plus.<br />

Du moins jusqu’en 1910. Cette année-là un personnage<br />

dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est <strong>de</strong>s plus<br />

suspects, fabriquait <strong>de</strong> toutes pièces un ordre <strong>de</strong>s chevaliers<br />

hospitaliers <strong>de</strong> Sait-Lazare et <strong>de</strong> N.-D.-<strong>de</strong>-la-Merci.<br />

L’inventeur <strong>de</strong> cette nouvelle milice était un Jean-Joseph<br />

Moser, Juif berlinois converti au catholicisme en 1905 et se<br />

disant, à la suite, Jean, baron <strong>de</strong> Moser <strong>de</strong> Veiga, camérier <strong>de</strong><br />

Sa Sainteté. Le bonhomme n’en était pas à son coup d’essai<br />

puisqu’il n’avait pas craint <strong>de</strong> créer quelques années plus tôt,<br />

une association qui parodiait <strong>de</strong> près l’ordre dit <strong>de</strong> Malte, et<br />

qu’il avait dénommée ordre <strong>de</strong>s Hospitaliers <strong>de</strong> Saint-Jean. Il<br />

parvint, pour sa fabrication baptisée Saint-Lazare, à obtenir la<br />

protection <strong>de</strong>s patriarches d’Antioche abusés. Mais il eut la<br />

maladresse d’exagérer ses escroqueries. Obligé <strong>de</strong> fuir Berlin,<br />

il vint poursuivre ses activités à Paris où il fut arrêté et<br />

condamné à quatre mois <strong>de</strong> prison. De retour dans la capitale<br />

alleman<strong>de</strong>, aux abois, il finit par se suici<strong>de</strong>r en 1928.<br />

Mais dès 1920, le prétendu ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare (on<br />

avait abandonné le renfort du N.-D.-<strong>de</strong>-la-Merci) était <strong>de</strong>venu<br />

le terrain <strong>de</strong> chasse d’un personnage tout aussi curieux que<br />

Moser : Charles Otzenberger. Celui-ci, fils d’un vigneron et<br />

tavernier alsacien, d’abord employé <strong>de</strong> la Compagnie <strong>de</strong>s<br />

wagons-lits, gagnait sa matérielle comme représentant en vins<br />

<strong>de</strong> sa province. Il avait rejoint la troupe <strong>de</strong> Moser dès 1911 et<br />

quand celui-ci et ses premiers amis furent obligés <strong>de</strong> prendre<br />

le large, il s’occupa <strong>de</strong> faire prospérer le commerce que<br />

représentait le faux ordre créé par le suicidé <strong>de</strong> 1928. Il le fit<br />

avec métho<strong>de</strong>. D’abord il déposa officiellement à Paris les<br />

statuts <strong>de</strong> son association – ce que l’on peut faire pour<br />

n’importe quel groupement dès l’instant qu’il n’a pas pour but<br />

d’attenter à l’ordre public. Ensuite, il chercha un grand nom<br />

pour “coiffer” son Saint-Lazare, un nom propre à retenir le<br />

chaland. Il trouva en la personne d’un duc <strong>de</strong> Séville d’une<br />

branche <strong>de</strong>s Bourbons espagnols au <strong>de</strong>stin quelque peu agité<br />

(pour sa conduite déloyale envers son souverain, le grand-père<br />

<strong>de</strong> ce personnage fut déchu <strong>de</strong> sa dignité d’infant d’Espagne,<br />

<strong>de</strong>s honneurs, décorations, gra<strong>de</strong>s, titres et emplois dont il<br />

était revêtu ; notons encore que venus d’un mariage “inégal”,<br />

les ducs et duchesses <strong>de</strong> Séville ne peuvent prétendre à la<br />

couronne d’Espagne). C’est ainsi que le 15 novembre 1935,<br />

François <strong>de</strong> Bourbon, duc <strong>de</strong> Séville, était élu grand maître <strong>de</strong><br />

l’ordre militaire et hospitalier <strong>de</strong> Saint-Lazare <strong>de</strong> Jérusalem<br />

cependant que son fils, un autre François, lui était adjoint<br />

25<br />

comme coadjuteur. Profitant <strong>de</strong> l’occasion, Charles<br />

Otzenberger, lui, prit le titre <strong>de</strong> comte.<br />

Il était temps. Le Saint-Siège, ému <strong>de</strong> ce qui, après avoir<br />

été une escroquerie, <strong>de</strong>venait une mascara<strong>de</strong>, lançait un<br />

solennel avertissement aux catholiques sur la valeur du faux<br />

ordre par un communiqué publié dans l’Osservatore romano<br />

du 15-16 avril 1935 (communiqué repris le 21 mars 1953).<br />

Dans cette mise en gar<strong>de</strong>, après avoir rappelé que<br />

l’authentique ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare était aboli aussi bien par le<br />

Saint-Siège que par la France et le <strong>de</strong>meurait, le Vatican<br />

disait : Quelle que soit la dénomination adoptée par ces<br />

prétendus ordres (…), il s’agit toujours <strong>de</strong> “reprises”<br />

d’anciens ordres chevaleresques qui sont complètement<br />

éteints, faites par <strong>de</strong>s particuliers qui déploient une activité<br />

propre à surprendre la bonne foi <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> personnes<br />

incapables d’évaluer à leur juste valeur ces initiatives<br />

dépourvues <strong>de</strong> tout droit. (…) Chacun ne peut pas savoir que<br />

les anciens ordres chevaleresques étaient <strong>de</strong> vrais ordres<br />

religieux (…). Les anciens ordres n’ont rien <strong>de</strong> commun sinon<br />

leur ancien nom (s’il a été conservé) avec les décorations<br />

équestres mo<strong>de</strong>rnes qui (…) peuvent subsister pour autant<br />

qu’un souverain ou chef d’Etat, dans la limite <strong>de</strong> sa propre<br />

juridiction, leur donne une existence légale laïque. Rien <strong>de</strong><br />

tout cela dans le prétendu ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare. Et le Saint-<br />

Siège concluait avec une sévérité assez rare dans ses<br />

déclarations officielles : Chacun comprend sur quel sable<br />

mouvant est construit l’édifice du prétendu ordre <strong>de</strong> Saint-<br />

Lazare, objet <strong>de</strong> ce communiqué ; et combien sont dépourvus<br />

<strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> réalité les titres <strong>de</strong> chevalier, comman<strong>de</strong>ur<br />

etc. pour les laïcs, et <strong>de</strong> monseigneur, pour les ecclésiastiques,<br />

que s’attribuent ceux qui y sont reçus…<br />

En dépit <strong>de</strong> quoi, l’ordre et ses animateurs continuèrent à<br />

prospérer. Seul le soi-disant comte Otzenberger eut une fin<br />

difficile. Deux fois arrêté pour ses compromissions en 1940-<br />

1945, il mourut, abandonné <strong>de</strong> presque tous dans un lit<br />

d’hôpital. (Il avait eu la faiblesse, pendant les années 1940-<br />

1945, <strong>de</strong> nouer, avec les autorités d’occupation alleman<strong>de</strong>s,<br />

<strong>de</strong>s relations que l’on a dit surtout commerciales encore que<br />

s’agissant <strong>de</strong> la Croix-Rouge).<br />

Et, aujourd’hui, le très faux ordre <strong>de</strong>s chevaliers<br />

hospitaliers <strong>de</strong> Saint-Lazare <strong>de</strong> Jérusalem, mis à l’in<strong>de</strong>x par<br />

l’ordre dit <strong>de</strong> Malte, recrutant faux nobles (qui pensent ainsi<br />

assurer leur “noblesse”) et incroyants (et aussi <strong>de</strong>s ennemis <strong>de</strong><br />

la foi du Christ), mais échappé <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong>s escrocs pour être<br />

la manie <strong>de</strong> rêveurs et <strong>de</strong> vaniteux relevant, nous l’avons dit,<br />

soit du rire soit <strong>de</strong> la psychiatrie, poursuit heureusement son<br />

chemin. Si, ainsi qu’à ses origines en 1910, il est riche en<br />

petits bourgeois qui viennent, tel son actuel chancelier,<br />

s’imaginer qu’ils sont enfin un autre qu’eux-mêmes, il réunit<br />

aussi <strong>de</strong> nombreux membres <strong>de</strong> la plus authentique noblesse,<br />

et <strong>de</strong> la plus haute. Ainsi, en France, son soi-disant grand<br />

prieur est un très réel duc dont la famille compta dans notre<br />

histoire avec quatre maréchaux <strong>de</strong> France. Et il n’est pas le<br />

seul <strong>de</strong> sa qualité à figurer à l’étalage <strong>de</strong> ce commerce créé par<br />

un juif renégat que ses escroqueries obligèrent à se suici<strong>de</strong>r.<br />

Ce n’est peut-être pas la bêtise qui donne un aperçu <strong>de</strong><br />

l’infini mais la vanité. – Mais il est vrai que la vanité n’est<br />

qu’une forme <strong>de</strong> la sottise.<br />

* *<br />

* *<br />

Nous nos excusons <strong>de</strong> nous être étendu si longuement sur<br />

l’histoire du prétendu ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare. C’est encore une<br />

fois, que son histoire est l’image parfaite <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s ordres <strong>de</strong><br />

fantaisie voire d’escroquerie : le canevas d’une tapisserie<br />

d’une Pénélope sans beaucoup <strong>de</strong> scrupules ou <strong>de</strong> trop<br />

d’imagination reprend éternellement, et quoi qu’on en dise.


III.- Une persistance <strong>de</strong> l’esprit chevaleresque<br />

L’ancienne chevalerie n’habite pas les ordres dits<br />

abusivement chevaleresques que les princes et les Etats<br />

distribuent, hier comme aujourd’hui, pour mieux s’attacher<br />

leurs serviteurs. Elle est encore moins présente, s’il se peut,<br />

dans les prétendus ordres que les particuliers, poussés par une<br />

maladive vanité ou l’esprit <strong>de</strong> lucre, créent en toutes saisons.<br />

La chevalerie libre, fraternité militaire qui donna pour une part<br />

sa couleur au Moyen Age, est morte. Nul, aujourd’hui ne<br />

saurait se dire valablement chevalier. Il faudrait pour cela que<br />

sans interruption, ce prétendant à la chevalerie puisse<br />

remonter <strong>de</strong> chevalier librement adoubé suivant le vieux rite<br />

en chevalier librement adoubé jusqu’à un authentique et libre<br />

chevalier du temps <strong>de</strong> la chevalerie vivante. On peut<br />

s’émerveiller d’une telle filiation, d’une aussi prestigieuse<br />

généalogie, semblable à celles qui, d’évêque en évêque, relient<br />

les chefs <strong>de</strong> diocèse d’aujourd’hui aux Apôtres par<br />

consécration épiscopale. Mais ce n’est qu’un songe, et le fil<br />

est définitivement rompu qui unissait les uns aux autres, et <strong>de</strong><br />

génération en génération, les membres <strong>de</strong> la fraternité<br />

chevaleresque.<br />

Un fil n’est que matière. La chevalerie, nous l’avons<br />

marqué dès les premières pages <strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong>, fut, plus<br />

qu’une institution régie par <strong>de</strong>s lois strictes, un état d’âme. La<br />

qualité chevaleresque, tout au moins idéalement, s’acquérait<br />

moins par un cérémonial que par une vocation et un<br />

dévouement personnel. Et si les institutions meurent, les âmes<br />

ou, si l’on veut, les imaginations, elles, n’ont pas <strong>de</strong> fin. Ainsi<br />

<strong>de</strong> ce qu’on peut appeler l’esprit <strong>de</strong> chevalerie.<br />

Le haut idéal qu’avait représenté la chevalerie vivante<br />

continua donc à hanter les consciences, comme le souvenir<br />

d’un rêve dont on n’arrive pas à se débarrasser. Certains, nous<br />

nous sommes longuement expliqué là-<strong>de</strong>ssus, crurent le<br />

retrouver avec les ordres chevaleresques à la façon<br />

d’aujourd’hui ou en créant <strong>de</strong>s milices dont ils s’imaginaient<br />

et s’imaginent qu’elles ont recueilli en même temps que les<br />

formes extérieures la qualité intérieure <strong>de</strong> l’ancienne<br />

chevalerie : dérisoires produits <strong>de</strong> remplacement qui n’avaient<br />

et n’ont rien <strong>de</strong> commun avec ce qu’ils préten<strong>de</strong>nt continuer.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, on a pu croire plus justement que<br />

l’esprit <strong>de</strong> chevalerie s’est retrouvé, au moins en partie, dans<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong>s hommes d’aujourd’hui, et qui sont, dans<br />

la forme qu’elles ont prises actuellement, propres à l’homme<br />

contemporain : le sport et le scoutisme. Il convient donc <strong>de</strong><br />

considérer tour à tour :<br />

1) L’illusoire chevalerie sportive ;<br />

2) Le scout, lointain héritier <strong>de</strong>s chevaliers.<br />

1. L’illusoire chevalerie sportive. – Le sport dans sa<br />

forme mo<strong>de</strong>rne est né dans la <strong>de</strong>uxième partie du XIX ème<br />

siècle, tout particulièrement en Angleterre. Le ton que lui<br />

donnèrent alors les Britanniques, le fameux fair play, venait,<br />

consciemment ou par un mouvement instinctif mais<br />

indiscutable, <strong>de</strong> l’esprit chevaleresque. L’homme sportif,<br />

comme le chevalier, doit être désintéressé (l’amateurisme) et<br />

loyal dans son combat. Ce n’est pas tellement la victoire qui<br />

compte mais l’affrontement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux combattants sans haine,<br />

et pour que le meilleur triomphe.<br />

Si cette guerre <strong>de</strong> remplacement qu’était le sport pouvait<br />

effectivement ouvrir un champ d’action à quelques-unes <strong>de</strong>s<br />

qualités secon<strong>de</strong>s du chevalier d’autrefois, il était évi<strong>de</strong>nt qu’il<br />

y manquait l’essentiel : une foi. Le combattant du Moyen Age<br />

s’efforçait <strong>de</strong> vivre son christianisme dans et malgré la guerre.<br />

Le sport, lui, n’avait que faire d’un idéal surnaturel, et cela en<br />

dépit <strong>de</strong>s champions qui font le signe <strong>de</strong> la Croix ou baissent<br />

une médaille pieuse avant <strong>de</strong> se lancer dans l’arène.<br />

26<br />

Au reste, et le désintéressement et la loyauté voulus par<br />

les inventeurs anglais du sport mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong>vaient être assez<br />

vite oubliés. Aujourd’hui le sport est un véritable métier, une<br />

forme <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> comédien (ou <strong>de</strong> tragédien). Quant à la<br />

loyauté <strong>de</strong>s combats, il n’est qu’à lire la presse spécialisée<br />

pour <strong>de</strong> rendre compte que, en <strong>de</strong>hors même <strong>de</strong> la boxe, (le<br />

sport noble, chevaleresque par essence, à ce qu’il paraît), tous<br />

les coups bas sont permis dès l’instant qu’ils passent<br />

inaperçus.<br />

Et pour la fraternité par-<strong>de</strong>ssus les frontières, à l’image <strong>de</strong><br />

la chevalerie, il n’y a qu’à voir le déchaînement <strong>de</strong> bas<br />

nationalisme qui accompagne les rencontres sportives<br />

internationales pour en connaître toute la vanité.<br />

2. Le scout lointain héritier <strong>de</strong> l’esprit chevaleresque. –<br />

Cependant que le sport <strong>de</strong>venait lentement une affaire<br />

commerciale, naissait et se répandait en Europe, un<br />

phénomène social qui n’a pas encore trouvé son historien alors<br />

que, pourtant, il a compté et comptera dans l’histoire profon<strong>de</strong><br />

du XX ème siècle : le scoutisme (certaines tendances politiques<br />

ou mieux certaines manières d’envisager la politique – la<br />

synarchie et quelques aspects du planisme ou du fascisme –<br />

ont été curieusement influencés par lui).<br />

Rappelons brièvement que son créateur fut un anglais,<br />

lord Ba<strong>de</strong>n-Powell. Cet officier organisa, pour la jeunesse, un<br />

mouvement qu’alimentaient trois sources : la discipline<br />

militaire coloniale anglaise, la vie <strong>de</strong> nature (ce que les<br />

théoriciens du scoutisme ont appelé le peau-rougisme) et la<br />

franc-maçonnerie (celle, conservatrice et déiste, d’Angleterre).<br />

Le scout, suivant son créateur, <strong>de</strong>vait être dévoué à sa patrie,<br />

courageux dans le combat <strong>de</strong> la vie, loyal en toutes<br />

circonstances.<br />

Dès avant la guerre <strong>de</strong> 1914-1918, l’invention <strong>de</strong> lord<br />

Ba<strong>de</strong>n-Powell s’était implantée en Europe. Elle <strong>de</strong>vait y<br />

trouver un grand développement aussitôt la première guerre<br />

mondiale terminée. Mais alors, et comme la classe <strong>de</strong>s<br />

Germains et son initiation guerrière dans le plus haut Moyen<br />

Age, elle allait, aussi, y affronter l’Eglise romaine.<br />

Le premier mouvement <strong>de</strong> la hiérarchie catholique <strong>de</strong>vant<br />

cette nouveauté qui rencontrait dans la jeunesse un succès hors<br />

<strong>de</strong> l’ordinaire fut sinon d’hostilité du moins <strong>de</strong> réserve (on<br />

notera cependant que les premières troupes <strong>de</strong> scouts – à<br />

l’époque on disait plus souvent d’éclaireurs – furent<br />

rassemblées par <strong>de</strong>s prêtres comme le chanoine Cornette, à<br />

Paris, ou l’abbé d’Andreis, à Nice). Advint alors un père<br />

jésuite, le R.P. Sevin, qui, pour parler le jargon mo<strong>de</strong>rne,<br />

“pensa” le scoutisme dans la perspective religieuse. Dès lors,<br />

les Scouts <strong>de</strong> France (catholiques) et, dans une moindre<br />

mesure, les Eclaireurs unionistes (d’inspiration protestante),<br />

rejoignirent, par un chemin dont ils ignoraient peut-être où il<br />

allait les mener, les grands thèmes qui animèrent l’ancienne<br />

chevalerie (et cela parut, un jour, si évi<strong>de</strong>nt aux responsables<br />

<strong>de</strong>s Scouts <strong>de</strong> France qu’ils donnèrent à l’échelon le plus<br />

élevé <strong>de</strong> la formation scoute le titre <strong>de</strong> chevalier <strong>de</strong> France,<br />

échelon supprimé aujourd’hui, où le scoutisme, pour suivre la<br />

mo<strong>de</strong>, essaye <strong>de</strong> se démocratiser alors qu’il est par essence un<br />

mouvement aristocratique).<br />

Ce parallélisme entre la chevalerie et le scoutisme<br />

apparaît évi<strong>de</strong>nt à qui met côte à côte l’une et l’autre :<br />

apprentissage du novice et dressage <strong>de</strong> l’écuyer, promesse<br />

solennelle et adoubement, fraternité, chez l’une et l’autre, au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s nations, goût, là et ici, pour les signes et les symboles<br />

(héraldique ou badge). Certes, toute une partie du cérémonial<br />

scout vient en droite ligne <strong>de</strong> la franc-maçonnerie anglaise,<br />

mais la franc-maçonnerie elle-même ne tenait-elle pas toute<br />

une part <strong>de</strong> son rituel <strong>de</strong> la chevalerie (les francs-maçons qui,<br />

eux aussi, font <strong>de</strong>s fables sur leur passé, ne se disent-ils pas<br />

héritiers, entre autres, <strong>de</strong>s Templiers qui, eux-mêmes, seraient


les lointains <strong>de</strong>scendants <strong>de</strong>s initiés bâtisseurs du Temple <strong>de</strong><br />

Salomon) ? Le serment <strong>de</strong>s jeunes scouts, encore, débute<br />

presque comme celui d’un chevalier <strong>de</strong> jadis : Sur mon<br />

honneur, et avec la grâce <strong>de</strong> Dieu, je m’engage à servir <strong>de</strong><br />

mon mieux Dieu, l’Eglise et la patrie ; à ai<strong>de</strong>r mon prochain<br />

en toutes circonstances…Et les trois principes sur lesquels<br />

repose tout le scoutisme catholique français sont,<br />

volontairement ou non, un rappel <strong>de</strong> ce que nous avons cru<br />

pouvoir appeler le “trépied” sur lequel se dressait l’institution<br />

chevaleresque. Le chevalier s’engageait à servir Dieu, à<br />

remplir ses <strong>de</strong>voirs d’état et à être fidèle à lui-même. Le scout<br />

sert Dieu, sa patrie, et son <strong>de</strong>voir commence à la maison,<br />

c’est-à-dire avec ce qui est le plus profondément lui-même.<br />

De même que le chevalier du XI ème siècle s’efforçait<br />

d’accor<strong>de</strong>r son état – la guerre – à sa foi, le scout chrétien<br />

d’aujourd’hui s’efforce pareillement <strong>de</strong> vivre et d’accor<strong>de</strong>r sa<br />

foi à la lutte, moins sanglante mais plus féroce en fin <strong>de</strong><br />

compte que les affrontements <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> bataille, qu’est la<br />

vie d’aujourd’hui. Celui-là voulait que ne s’opposassent enfin<br />

plus la Croix et l’épée ; celui-ci veut que s’accor<strong>de</strong> enfin cette<br />

même Croix et la machine-outil, le travail à la chaîne et<br />

chaque homme perdu au milieu d’une foule sans amour.<br />

Cette imprégnation du scoutisme par l’esprit<br />

chevaleresque a été générale dans tous les mouvements scouts<br />

d’inspiration chrétienne (avec plus <strong>de</strong> force, indubitablement,<br />

dans les associations catholiques). Au contraire, les<br />

mouvements neutres (en France, les Eclaireurs <strong>de</strong> France)<br />

s’en sont lentement éloignés pour ne <strong>de</strong>venir peu à peu que<br />

<strong>de</strong>s associations naturistes, ou presque. Autre preuve, s’il en<br />

était besoin, que ce qui a fait l’ancienne chevalerie, et pourrait<br />

faire une chevalerie mo<strong>de</strong>rne, c’est d’abord et essentiellement<br />

une foi.<br />

Que si maintenant, on veut expliquer pourquoi le<br />

scoutisme chrétien a connu cette tentation chevaleresque,<br />

peut-être pourrait-on remarquer que l’inspirateur <strong>de</strong> ce<br />

scoutisme, à ses débuts, a été, nous l’avons dit, un père<br />

jésuite ; et que la Compagnie <strong>de</strong> Jésus, créée par un chevalier,<br />

l’a été par celui-ci sur le modèle <strong>de</strong>s anciennes milices<br />

chevaleresques. Le fil que nous disions rompu, lie peut-être<br />

encore, invisible à nos yeux d’hommes, les adolescents<br />

d’aujourd’hui en culottes courtes, et par les mains <strong>de</strong> saint<br />

Ignace <strong>de</strong> Loyola, aux ru<strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> guerres médiévales<br />

en vêture <strong>de</strong> fer et <strong>de</strong> maille.<br />

* *<br />

* *<br />

La chevalerie est morte. Pourtant, chaque fois qu’un<br />

ancien scout – il en est maintenant dont les cheveux sont<br />

blancs et dont les mains tremblent – se retrouve à une “messe<br />

<strong>de</strong> groupe” où les scouts en activité invitent parents et anciens<br />

<strong>de</strong> la troupe, et qu’à la fin <strong>de</strong> l’office, les jeunes voix,<br />

auxquelles il n’ose pas toujours mêler la sienne, entonnent la<br />

prière scoute, – tout justement attribuée à saint Ignace –<br />

quelque chose frémit en lui et au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui : un profond<br />

désir <strong>de</strong> faire mieux qui <strong>de</strong>vait être celui-là même <strong>de</strong>s jeunes<br />

chevaliers à l’heure qui suivait leur adoubement. – Une prière<br />

qui répond comme un écho sans fin à celle que nous avons<br />

rapportée au commencement <strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong>, d’après un<br />

cérémonial <strong>de</strong> 1293 :<br />

Seigneur Jésus, apprenez-moi à être généreux ; à vous<br />

servir comme vous le méritez ; à donner sans compter ; à<br />

combattre sans souci <strong>de</strong>s blessures ; à travailler sans<br />

chercher le repos ; à me dépenser sans attendre d’autre<br />

récompense que celle <strong>de</strong> savoir que je fais votre Sainte<br />

Volonté…<br />

________<br />

27<br />

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE<br />

____<br />

Les monographies sur la chevalerie sont peu nombreuses. Le plus souvent, l’institution<br />

chevaleresque n’a été étudiée que comme partie d’un ensemble : formation <strong>de</strong> la société médiévale,<br />

histoire militaire ou religieuse, Croisa<strong>de</strong>s, etc. Ou encore, trouve-t-on dans <strong>de</strong>s publications spécialisées,<br />

quelques articles sur un point particulier <strong>de</strong> son fait : les origines, les rituels d’adoubement, les ordres<br />

chevaleresques, l’héraldique et la chevalerie, etc. Des uns et <strong>de</strong>s autres, nous ne citerons que les plus<br />

importants. (L’étranger, et en particulier l’Allemagne dont on sait le goût pour tout ce qui touche au<br />

Moyen Age, a davantage écrit que la France sur notre sujet. Nous ne croyons pas utile, cependant, <strong>de</strong><br />

citer même les plus importants <strong>de</strong> ses travaux : ils exigent, dans leur sévérité, une connaissance<br />

approfondie <strong>de</strong> la langue dans laquelle ils sont écrits et, surtout, ils sont difficilement accessibles à<br />

l’honnête homme <strong>de</strong> notre pays.)<br />

A) OUVRAGES GÉNÉRAUX<br />

P. Honoré <strong>de</strong> SAINTE-MARIE, Dissertations historiques et critiques sur la chevalerie ancienne et<br />

mo<strong>de</strong>rne (1718).<br />

J.-B. <strong>de</strong> <strong>LA</strong>CURNE <strong>de</strong> SAINTE-PA<strong>LA</strong>YE, Mémoire sur l’ancienne chevalerie (1759-1760). – Reste à<br />

consulter malgré son âge et, parfois, l’absence <strong>de</strong> preuves à ses assertions.<br />

Léon GAUTIER, La chevalerie (1894). – Important, en dépit <strong>de</strong> son lyrisme qui lui ôte <strong>de</strong> l’esprit<br />

critique, et en particulier par ses notes et références aux chansons <strong>de</strong> geste, seules sources sur l’histoire<br />

<strong>de</strong> la chevalerie primitive.<br />

F. GANSHOF, Qu’est-ce que la chevalerie ? (1947).<br />

Gustave COHEN, Histoire <strong>de</strong> la chevalerie en France au Moyen Age (1949). – Utile seulement par ses<br />

longues citations <strong>de</strong>s chansons <strong>de</strong> geste.<br />

B) LES ORIGINES<br />

P. GUILHIERMOZ, Essai sur l’origine <strong>de</strong> la noblesse en France au Moyen Age (1902). – Essentiel.<br />

Marc BLOCH, La société féodale (1940). – Clair et pru<strong>de</strong>nt à l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce maître <strong>de</strong> l’histoire<br />

médiévale. On peut y regretter cependant un évi<strong>de</strong>nt refus <strong>de</strong> donner sa place au fait religieux dans la<br />

naissance <strong>de</strong> la chevalerie. Cette <strong>de</strong>rnière est plus particulièrement traitée au chapitre III du tome I ; le<br />

tome II donne, in fine, une importante bibliographie.<br />

C) <strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong> DECORATIVE CONTEMPORAINE<br />

Clau<strong>de</strong> DUCOURTAL, Ordres et décorations (1957). – Un peu sommaire quant aux ordres anciens.<br />

Quelques inexactitu<strong>de</strong>s : la Toison d’Or, par exemple, n’a pas disparu ; elle est toujours légitimement<br />

octroyée.<br />

D) <strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong> DE FANTAISIE ET D’ESCROQUERIE<br />

Seulement <strong>de</strong>s articles dispersés. A signaler ceux <strong>de</strong> Henri-Charles comte ZEININGER <strong>de</strong><br />

BORJA, grand spécialiste <strong>de</strong> la question. Celui que cet auteur a consacré à l’ordre <strong>de</strong> Saint-Lazare dans<br />

la revue Hidalguia (Espagne), donne, en note, la référence à <strong>de</strong> nombreux travaux sur les différents<br />

ordres <strong>de</strong> fantaisie et d’escroquerie. Dans la même revue, on doit retenir aussi Las falsas or<strong>de</strong>nes <strong>de</strong><br />

caballeria <strong>de</strong> J.-M. <strong>de</strong> PA<strong>LA</strong>CIO y PA<strong>LA</strong>CIO (1954)<br />

E) <strong>LA</strong> <strong>CHEVALERIE</strong> ET LE SCOUTISME<br />

R.P. jacques SEVIN, Le scoutisme. Etu<strong>de</strong> documentaire et applications (1922)<br />

INTRODUCTION<br />

________<br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

____<br />

CHAPITRE PREMIER. – Naissance <strong>de</strong> la chevalerie<br />

I. L’initiation du guerrier germanique. - II. Le christianisme <strong>de</strong>vant la<br />

classe <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> guerre. - III. Un compromis entre le guerrier et le<br />

chrétien : le chevalier. - IV. Le chevalier dans les Etats.<br />

CHAPITRE II. – La chevalerie vivante<br />

I. Recrutement <strong>de</strong> la chevalerie. - II. L’apprentissage du chevalier. - III.<br />

L’entrée en chevalerie. - IV. L’idéal chevaleresque. - V. La perte <strong>de</strong> la<br />

qualité chevaleresque.<br />

CHAPITRE III. – Le déclin <strong>de</strong> la chevalerie<br />

I. L’Eglise au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la chevalerie. - II. Les gouvernements contre la<br />

chevalerie. - III. La chevalerie domestiquée et décorative. - IV. L’apport <strong>de</strong><br />

la chevalerie à la civilisation occi<strong>de</strong>ntale.<br />

CHAPITRE IV. – La pseudo-chevalerie contemporaine<br />

I. Les ordres contemporains dits chevaleresques. - II. Les ordres<br />

chevaleresques <strong>de</strong> fantaisie ou d’escroquerie. - III. Une persistance <strong>de</strong> l’esprit<br />

chevaleresque.<br />

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE<br />

________

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