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LA CHEVALERIE - Jacques-Youenn de QUELEN

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Cependant, à ces chevaliers mondains, sans cesse en<br />

représentation, il fallait un public. Ils le trouveront, en partie,<br />

grâce encore à la paix du roi. La lente pacification <strong>de</strong>s<br />

royaumes avait vu, outre la formation et la promotion <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie, l’avènement d’une nouvelle puissance : la<br />

femme. La paix, ses travaux et ses plaisirs, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce<br />

accordaient une place plus gran<strong>de</strong> à celles qui, jusqu’alors,<br />

n’avaient été, hors les mères, que l’assez brutal délassement<br />

du soldat. L’amour sentimental est à peu près inconnu <strong>de</strong>s plus<br />

vieilles chansons <strong>de</strong> geste ; tout au contraire, les rugueux<br />

chevaliers du haut Moyen Age ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt guère, aux belles<br />

qui y passent furtivement, qu’une assez primitive satisfaction<br />

<strong>de</strong> la chair, satisfaction que, au <strong>de</strong>meurant, ces mêmes belles<br />

leur accor<strong>de</strong>nt avec une facilité et une impu<strong>de</strong>ur quelque peu<br />

surprenantes. Mais qui a <strong>de</strong>s loisirs se laisse aller à affiner ses<br />

façons d’être. La politesse, et même celle <strong>de</strong>s sentiments, est,<br />

en fin d’analyse, une façon <strong>de</strong> perdre son temps ou tout au<br />

moins <strong>de</strong> le passer. Dans les châteaux où les hauts seigneurs et<br />

leurs épouses et leurs filles s’ennuyaient, on ne tarda pas à<br />

inventer une certaine préciosité <strong>de</strong> vie autour et au bénéfice <strong>de</strong><br />

ces gran<strong>de</strong>s dames. En même temps, et plus encore, le culte<br />

que tout le Moyen Age voua, avec une ferveur dont les<br />

témoins sont ces églises Notre-Dame éparses à travers toute<br />

l’Europe (mais peut-être plus nombreuses encore entre Loire<br />

et Rhin), à la Mère <strong>de</strong> Jésus-Christ auréola toutes les femmes.<br />

Plus : il les émancipa. De là, mélange assez équivoque<br />

d’érotisme et <strong>de</strong> sacré, <strong>de</strong>vait naître l’amour courtois dont<br />

s’enticha la fin du Moyen Age jusqu’à la mièvrerie. Faute <strong>de</strong><br />

pouvoir se ruer à l’assaut les uns <strong>de</strong>s autres, les chevaliers,<br />

entre <strong>de</strong>ux tournois disputés d’ailleurs sous les yeux <strong>de</strong>s<br />

châtelaines, feront assaut <strong>de</strong> fadaises pour obtenir <strong>de</strong> leur<br />

dame un ruban, une manche ou une bague. La chevalerie s’est<br />

tant soumise à la royauté féminine que l’on peut voir, dans <strong>de</strong>s<br />

chansons <strong>de</strong> geste comme Doon <strong>de</strong> Mayence (XIII ème siècle)<br />

ou Gaufrey (XIII ème siècle), <strong>de</strong>s femmes adouber leur galant<br />

(une femme, après le lourd coup <strong>de</strong> poing du parrain soldat ou<br />

le soufflet mystique <strong>de</strong> l’évêque…). Ainsi dans Jourdain <strong>de</strong><br />

Blaivies (XIII ème siècle), lit-on :<br />

Et la pucelle li apporte le brant.<br />

Elle meïsme li a ceint à son flanc.<br />

. . . . . . . . . . . . . .<br />

Une colée li donna maintenant :<br />

- « Chevaliers soiez, dits la dame au cors jant,<br />

Que Diex te doinst honor et har<strong>de</strong>ment<br />

Et s’uns baisiers vos venoit à talent,<br />

Se l’preïssiez, et d’autres avant. »<br />

Et dist Jordains : - « Cent mercis vos en ranz. »<br />

Trois fois la baise…<br />

(Et la jeune fille lui apporte l’épée. – Elle même la suspend à son flanc.<br />

[…] – Elle lui donne la colée maintenant – « Soyez chevalier, dit la dame au<br />

corps gent, - Que Dieu te donne honneur et hardiesse – Et si vous aviez<br />

l’envie d’en baiser – Prenez-le, et d’autres avant. » – Alors Jourdain <strong>de</strong> dire : -<br />

« Je vous en rends cent mercis. » – Trois fois, il la baise...<br />

La scène, naïve <strong>de</strong> prime abord, est charmante, un peu<br />

trop charmante même et l’on peut y <strong>de</strong>viner une ironie sousjacente<br />

qui ridiculise quelque peu l’amoureux chevalier.<br />

Hercule, qui file, aux pieds d’Omphale, fait pour le moins<br />

sourire. Mais il faut constater que, là encore, on est fort loin <strong>de</strong><br />

la soli<strong>de</strong> virilité <strong>de</strong> la première chevalerie. Et cet<br />

apprivoisement par la femme <strong>de</strong> la vieille institution guerrière,<br />

s’il est le signe d’un progrès social (que l’on s’enten<strong>de</strong> :<br />

l’émancipation féminine est certes un progrès <strong>de</strong> la civilisation<br />

mais non pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> faux hommes ; la liberté<br />

est <strong>de</strong> pouvoir être soi-même autant qu’il se peut ; il ne semble<br />

pas que l’épanouissement <strong>de</strong> la femme soit d’être livrée aux<br />

travaux à la chaîne <strong>de</strong>s usines mo<strong>de</strong>rnes qui la laissent, recrue<br />

<strong>de</strong> mauvaise fatigue, à chaque fin <strong>de</strong> jour), est en même temps<br />

18<br />

celui que cette institution a perdu <strong>de</strong> sa vigueur – un signe et,<br />

pour une part, une cause <strong>de</strong> cette perte <strong>de</strong> force.<br />

2. La loi du roi et la lutte ouverte contre la chevalerie.<br />

– Si la paix du roi, avec la fin <strong>de</strong>s guerres privées, la<br />

promotion <strong>de</strong> la bourgeoisie et l’influence naissante <strong>de</strong> la<br />

femme dans la civilisation occi<strong>de</strong>ntale, ôtèrent peu à peu, mais<br />

indirectement, ses raisons d’être et son importance sociale à la<br />

chevalerie, les gouvernements entrèrent, en outre, en lutte<br />

ouverte avec cette <strong>de</strong>rnière. La cause <strong>de</strong> cette hostilité <strong>de</strong>s<br />

princes envers l’institution chevaleresque est fort simple. Le<br />

Moyen Age, répétons-le, fut une société toute militaire. Or,<br />

parmi les soldats, les chevaliers tenaient le premier rang. Il<br />

<strong>de</strong>venait donc obligé que les gouvernements désireux d’être<br />

maîtres chez eux prissent le contrôle du recrutement <strong>de</strong> la<br />

hiérarchie <strong>de</strong> cette classe militaire, c’est-à-dire du recrutement<br />

<strong>de</strong> la chevalerie.<br />

Pour parvenir à cette mainmise sur l’institution<br />

chevaleresque, les princes tentèrent <strong>de</strong> se réserver l’exclusivité<br />

du droit d’adouber. Nous avons signalé que, par une démarche<br />

bien naturelle : celle d’avoir un parrain puissant, les écuyers<br />

postulant à la chevalerie <strong>de</strong>mandaient principalement à <strong>de</strong>s<br />

princes l’honneur d’être adoubés par eux. Ces princes, par là,<br />

auraient volontiers cru et surtout fait croire qu’initier à la<br />

chevalerie était un privilège royal. Jamais cette prétention ne<br />

fut acceptée par le corps <strong>de</strong>s chevaliers et, jusqu’à la fin <strong>de</strong><br />

l’institution chevaleresque, <strong>de</strong> simples chevaliers purent créer<br />

<strong>de</strong> nouveaux membres <strong>de</strong> leur fraternité (nous avons déjà cité<br />

en exemple <strong>de</strong> François 1 er adoubé par Bayard).<br />

Si les gouvernements renoncèrent en fin <strong>de</strong> compte à cette<br />

prétention, c’est qu’ils avaient trouvé un moyen moins brutal<br />

mais tout aussi efficace pour contrôler le recrutement<br />

chevaleresque : ils légiférèrent que seul pouvait être chevalier<br />

qui avait déjà un père ou un grand-père adoubé. Cette mesure<br />

introduisait dans l’institution chevaleresque le principe <strong>de</strong><br />

l’hérédité. Elle allait porter à la chevalerie libre et laïque un<br />

coup mortel.<br />

Cette limitation au recrutement chevaleresque imposée<br />

par les princes fut d’autant plus volontiers acceptée par les<br />

chevaliers qu’eux-mêmes, sans comprendre que c’était là<br />

condamner à mourir l’institution chevaleresque, avaient déjà<br />

tendance à l’appliquer. Les ordres chevaleresques, par<br />

exemple, stipulèrent, comme dans la règle du Temple, au<br />

milieu du XIII ème siècle, que nul ne pourrait leur être associé<br />

qui n’ait été adoubé, ce qui tombe sous le sens, mais encore<br />

qui n’était fils <strong>de</strong> chevalier ou extrait <strong>de</strong> chevalier du côté <strong>de</strong><br />

son père. C’est là un mouvement naturel <strong>de</strong> l’homme : qui est<br />

parvenu à s’agréger à une classe privilégiée tend à fermer la<br />

porte <strong>de</strong>rrière lui. Ainsi naissent les castes.<br />

Les gouvernements, eux, avaient, ce faisant, un but plus<br />

politique : contrôler, nous l’avons dit, l’encadrement du<br />

mon<strong>de</strong> militaire. Ainsi, par exemple, en 1140, Roger II, roi <strong>de</strong><br />

Sicile, en 1187, Frédéric Barberousse, en 1294, Charles II,<br />

comte <strong>de</strong> Provence, interdisent que soit désormais agrégé à la<br />

chevalerie qui n’est pas sorti <strong>de</strong> chevalier. Quant à la France,<br />

ce sera Louis IX, le saint roi, qui ordonnera que ne pourra être<br />

adoubé que le rejeton d’une race chevaleresque. Bien entendu,<br />

ces princes se réservaient, mais à eux seuls, les exceptions à<br />

cette règle : le droit d’élever à la chevalerie un homme sans le<br />

passé chevaleresque maintenant exigé.<br />

On se doute que, dans le mon<strong>de</strong> en <strong>de</strong>venir qu’était<br />

l’Europe occi<strong>de</strong>ntale du Moyen Age, cette réglementation si<br />

contraire à l’esprit premier <strong>de</strong> la chevalerie connut bien <strong>de</strong>s<br />

entorses. Mais la machine administrative qui allait tarir le<br />

recrutement <strong>de</strong> la chevalerie avait été mise en marche. Elle<br />

serait un peu plus efficace à chaque nouveau règne.<br />

Au reste, cette administration centrale eut bientôt un<br />

<strong>de</strong>uxième motif à vouloir suivre <strong>de</strong> près les promotions

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