« Pour devenir homme, tu transgresseras... » : Quelques ... - CRI-VIFF
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LOUISE BIENVENUE ET CHRISTINE HUDON<br />
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong><br />
<strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> : <strong>Quelques</strong> enjeux<br />
de la socialisation masculine dans<br />
les colleges classiques quebecois<br />
(1880-1939)'<br />
Fumer en cachette a l'abri du regard du prefet de discipline, sauter la<br />
clo<strong>tu</strong>re l'espace d'une soiree pour aller tenter sa chance aupres de l'autre<br />
sexe, s'adonner au plaisir des lec<strong>tu</strong>res defendues tout en risquant de se<br />
faire prendre en flagrant delit... Quoi de plus banal, au fond, que ces<br />
petites desobeissances au code disciplinaire qui forment le quotidien de<br />
toutes les maisons d'enseignement.^ L'adolescent, dit-on, a besoin de<br />
tester ses propres limites et celles de l'autorite pour forger sa personnalite.<br />
En nous penchant sur l'univers normatif du college dassique pour<br />
gargons a la fin du XIX^ siecle et dans le premier tiers du xx^ siede, il<br />
nous a semble qu'il y avait peut-etre plus a comprendre dans ces comportements<br />
irregtiliers et que les petites transgressions apparemment<br />
anodines que nous observions dans les archives pouvaient etre analysees<br />
comme l'expression d'un travail d'acquisition et de consolidation de<br />
l'identite sexuee. <strong>«</strong> Devenir <strong>homme</strong> <strong>»</strong>, au cours des huit annees que<br />
durait le ratio s<strong>tu</strong>diorum, n'allait pas necessairement de soi et le recours a<br />
des actes illicites pouvait s'averer une fagon plus ou moins consciente de<br />
profaner des modeles identitaires que le college dassique proposait mais<br />
qui apparaissaient a certains comme deficitaires sur le plan viril.<br />
I Cet article s'inscrit dans le cadre d'un projet de recherche finance par le Fonds<br />
quebecois de la recherche sur la societe et la cul<strong>tu</strong>re (FQRSC). Nous remercions cet<br />
organisme pour son soutien financier ainsi que le Conseil de recherches en sciences<br />
humaines du Canada (CRSH) pour les fonds insti<strong>tu</strong>tionnels de demarrage qui nous<br />
ont permis d'entreprendre cette e<strong>tu</strong>de. Toute une equipe d'assistants de recherche<br />
composee d'e<strong>tu</strong>diants et ex-e<strong>tu</strong>diants de l'Universite de Sherbrooke doit etre aussi<br />
remerciee : Tania Perron, Sebastien Roy, Jonathan Foumier, fimilie Letoumeau,<br />
Francois Modn, Guillaume Breault-Duncan, Myrtho OueUette, Mathieu Bechard et<br />
Alexandre Blanchette. Nous exprimons egalement notre grati<strong>tu</strong>de aux evaluateurs<br />
anonymes et aux membres du comite de redaction de la Canadian Historical Review.<br />
The Canadian Historical Review 86,3, September 2005<br />
© University of Toronto Press Incorporated
486 The Canadian Historical Review<br />
Transgresser, <strong>«</strong> franchir la ligne <strong>»</strong> comme l'evoque I'etymologie (gradior<br />
signifie marcher et trans veut dire passer de l'autre cote^), la chose<br />
apparait aujourd'hui presque consubstantielle a l'adolescence. Depuis les<br />
travaux pionniers de Stanley Hall en 1912, la psychologie du developpement<br />
a accredite, en effet, cette representation de l'adolescence comme<br />
age de crise ou l'indiscipline devient presque un mal necessaire'. On le<br />
sait, cette rebellion juvenile n'est pas l'apanage d'un sexe et les couvents<br />
de jeunes filles de l'epoque e<strong>tu</strong>diee, qui partagent avec les colleges de<br />
gargons cette meme rigidite disciplinaire comprimant l'individualite'',<br />
connaissent aussi leur part de frasques et d'insubordination'. Mais se<br />
contenter de dire que gar^ons et filles, a travers l'acte transgressif,<br />
expriment une meme pulsion d'affirmation individuelle demeure incomplet<br />
du point de vue de l'analyse. C'est oublier trop facilement que le<br />
<strong>«</strong> moi <strong>»</strong> qui s'exprime, et se construit ce se faisant, est aussi un <strong>«</strong> moi <strong>»</strong><br />
sexue. Aussi faut-il preter attention a la polysemie du geste fautif en<br />
saisissant le contexte dans lequel il est represente - l'internat pour gar-<br />
90ns dans le cas qui nous interesse - pour analyser plus finement les<br />
modeles identitaires auxquels il se refere comme cetix qu'il cherche a<br />
repousser.<br />
En vue d'e<strong>tu</strong>dier ce lien entre la transgression et le genre dans les<br />
insti<strong>tu</strong>tions d'enseignement secondaire oil etait dispense le cours classique<br />
pour gargons^, nous avons consti<strong>tu</strong>e un corpus compose des fonds<br />
2 Gilbert Durand, <strong>«</strong> Struc<strong>tu</strong>re religieuse de la transgression <strong>»</strong>, Violence et transgression,<br />
Paris, Editions anthropos, 1979, p. 24.<br />
3 Granville Stanley Hall, Adolescence : Its Psychology and its Relations to Physiology,<br />
Anthropology, Sodology.Sex, Crime, Religion and Education, New York, Appleton, 1904.<br />
4 Michehne Dumont et Nadia Fahmy-Eid, Les couventines : I'education des filles au Quebec<br />
dans les congregations religieuses enseignantes, 1S40-1960, Montreal, Boreal, 1986.<br />
5 On ne saurait affirmer, cependant, si cela se manifeste dans les memes proportions<br />
car pour comparer du comparable, il faut attendre les insti<strong>tu</strong>tions et classes mixtes<br />
des annees i960 et 1970, oii garjons et filles sont soumis aux meme maitres et au<br />
meme encadrement. C'est aussi a partir de cette epoque que Ton commence a avoir<br />
ces statistiques differenciees selon le sexe des taux de performance et de diplomation<br />
qui interessent tant de nos jours les chercheurs et decideurs preoccupes par le<br />
phenomene du <strong>«</strong> retard des gar9ons a l'ecole <strong>»</strong>. A ce sujet, voir Conseil superieur de<br />
r Education du Quebec, <strong>Pour</strong> une meilleure r6ussite desgargons et des filles. Quebec,<br />
1999. p. 5.<br />
6 Au Quebec, colleges et petits seminaires recouvraient pour la plupart la meme<br />
fonction de preparer a la fois la releve dericale et la fii<strong>tu</strong>re elite laique. Les etabhssements<br />
portant le nom de <strong>«</strong> colleges <strong>»</strong> etaient le plus souvent diriges par des communautes<br />
de pretres tandis que les seminaires relevaient de l'autorite du diocese. Claude<br />
Galameau, les colleges classiques au Canada frangais (Montreal, Fides, 1978). La regie<br />
n'est pas absolue toutefois, et le College Sainte-Anne-de-la-Pocatiere consti<strong>tu</strong>e une<br />
exception car il devient, a partir de 1949, un seminaire diocesain.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 487<br />
d'archives de trois colleges classiques regionaux : le Seminaire Saint-<br />
Charles-Borromee de Sherbrooke, le Seminaire de Saint-Hyacinthe et le<br />
College de Sainte-Anne-de-la-Pocatiere. A ces archives s'ajoutent 60<br />
ouvrages (memoires et autobiographies) rediges par d'anciens coUegiens^.<br />
Cette e<strong>tu</strong>de se concentre sur les annees 1880 a 1939, annees qui<br />
correspondent a une ere triomphante de l'figlise catholique ou l'insti<strong>tu</strong>tion,<br />
au sommet de son pouvoir, jouit d'une emprise tres forte sur la<br />
societe quebecoise. En pleine expansion, le cours classique dispense par<br />
des pretres-enseignants et des seminaristes est alors tres prise et encore<br />
fort peu remis en question.<br />
UNE INSTITUTION CENTRALE DU SYSTfiME D'ENSEIGNEMENT<br />
Au toumant du XX^ siecle, le secteur de l'enseignement secondaire pour<br />
gargons est encore tres largement occupe par l'insti<strong>tu</strong>tion du college<br />
classique. Certes, a partir des annees 1920, les freres-educateurs<br />
s'ever<strong>tu</strong>ent-ils a etendre le cours <strong>«</strong> primaire superieur <strong>»</strong> dans le reseau<br />
public - un cours qui, pour des raisons d'appellation controlee n'a pas<br />
meme droit au titre de <strong>«</strong> secondaire <strong>»</strong>*. Mais malgre les efforts des freres,<br />
le cours classique prive, dispense par des pretres diocesains ou regiiliers,<br />
demeure la formation la plus reputee et la plus convoitee par les parents<br />
qui souhaitent offrir la meilleure education a leur fils.<br />
Le prestige du college s'appuie sur une longue tradition. Importe<br />
d'Europe des la Nouvelle-France, il se repand surtout a partir du milieu<br />
du XIX^ siecle. Dans les annees 1880 a 1939 qui nous interessent, le<br />
nombre d'etablissements croit considerablement. Une vingtaine de<br />
colleges masculins voient le jour pendant cette periode^. Le college<br />
classique quebecois ne rejoint pas uniquement les jeunes <strong>homme</strong>s de<br />
l'elite. Claude Galameau a montre, en effet, le brassage de classes<br />
sociales qui s'y effec<strong>tu</strong>ait'°. Ce cours consti<strong>tu</strong>e, cependant, un extraordinaire<br />
instrument de promotion sociale. <strong>Pour</strong> les fils du peuple qui le<br />
frequentent, l'ascension est presque assuree. Ceux-ci pourront choisir<br />
7 <strong>Pour</strong> etablir la liste de ces ouvrages, la bibliographie consti<strong>tu</strong>te par Claude Gorbo dans<br />
son recueil commente. La memoire du cours classique : Les annees aigres-douces des redts<br />
autobiographiques, (Outremont, Editions Logiques, 2000), a ete tres utile.<br />
8 Georges Groteau, Les Frires educateurs (ig20—ig6^). Promotion des e<strong>tu</strong>des superieures,<br />
modernisation de l'enseignement public, Montreal. Hur<strong>tu</strong>bise HMH. Gahiers du Quebec,<br />
1996, p. 193. Paul-Andre Turcotte, <strong>«</strong> Secularisation et modemite : les freres educateurs<br />
et l'enseignement secondaire public, 1920-1970 <strong>»</strong>, Recherches sodographiques.<br />
vol. XXX, n° 2 (1990), p. 229-248.<br />
9 Glaude Galameau, Les colleges classiques au Canada, p. 30-59.<br />
10 Ibid., p. 141-145.
488 The Canadian Historical Review<br />
d'embrasser la soutane ou alors se destiner vers une profession liberale<br />
respectable comme la medecine, le notariat et le droit, a moins qu'ils ne<br />
soient inspires par des carrieres emergentes comme celles d'ingenieur<br />
ou de scientifique.<br />
L'ISOLEMENT COMME PARI PfiDAGOGIQUE<br />
Une autre particularite du college en regard de l'enseignement public<br />
secondaire alors embryonnaire c'est que Ton y privilegie la formule de<br />
l'internat. A l'inverse des dictats pedagogiques ac<strong>tu</strong>els qui preconisent<br />
une education veritablement immergee dans le social et repondant aux<br />
besoins du milieu - voire du marche - Ton misait alors sur une pedagogie<br />
de la rup<strong>tu</strong>re. Il s'agissait, en quelque sorte, d'arracher l'eleve a son<br />
milieu d'origine en le preservant, le plus possible, tout au long de sa<br />
scolarite, des infiuences deleteres du siecle. Ces conditions d'isolement<br />
etaient jugees necessaires a l'acquisition d'une cul<strong>tu</strong>re seconde, plus<br />
noble et distinguee, celle de la grande tradition humaniste. Frequenter<br />
les grandes oeuvres, les heros d'Athenes et de Rome, s'edifier au contact<br />
du Beau et du Bien, en restant le plus possible a l'abri du jazz, des<br />
frequentations vulgaires, du materialisme ambiant et des seductions du<br />
beau sexe, tel etait le motif de cette mise a l'ecart.<br />
Dans ces milieux oil l'isolement etait une condition pedagogique de<br />
reussite, une hierarchie inevitable s'operait entre les differentes classes<br />
d'eleves, depuis les pensionnaires a temps plein jusqu'aux extemes, en<br />
passant par les categories intermediaires de quart et de semi- pensionnaires.<br />
Certaines insti<strong>tu</strong>tions ne voilaient guere leur suspicion a l'egard des<br />
eleves extemes en allant jusqu'a leur reserver des salles de recreation<br />
separees. Lorsqu'ils pouvaient se le permettre financierement, certains<br />
colleges et seminaires preferaient carrement refuser les eleves nonpensionnaires.<br />
Au College de Sherbrooke, a la fin des annees 1880, on<br />
reflechit a la possibilite de construire, a l'exterieur des limites de la ville,<br />
un nouveau college reserve uniquement au cours classique, car ce<br />
seminaire offre aussi un coiirs commercial, frequente essentiellement<br />
par des extemes. Des contraintes font en sorte que le projet ne se realise<br />
pas et le chroniqueur des evenements s'y resigne : il faudra <strong>«</strong>... bon gre,<br />
mal gre, dit-il, renoncer a l'idee de pouvoir former nos eleves dans la<br />
soli<strong>tu</strong>de, et pourtant, il importe beaucoup que les ecclesiastiques ne<br />
soient pas eleves sur la rue" <strong>»</strong>. Le caractere clos de cet univers masculin<br />
doit evidemment etre pris en consideration lorsqu'il s'agit de com-<br />
II Archives du Seminaire Saint-Charles (A.S.S.C.), P22/1, Chroniques du Seminaire 1887i88g<br />
(7 mars 1889), p. 249-250.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 489<br />
prendre comment s'opere, au cours de ces longues annees de pensionnat,<br />
la transition mysterieuse qui fait d'un enfant un <strong>homme</strong>.<br />
MASCULIN MAIS PEU VIRIL, LE COLLEGE CLASSIQUE ?<br />
<strong>«</strong> C'est a peine, relate Gerard Fillion dans ses memoires, si on entrevoit<br />
quelques comettes a travers le hublot par lequel transitent les plats entre<br />
la cuisine et le refectoire, et a l'occasion quelques braves filles de la<br />
campagne voisine, qui gagnent une pitance a faire le menage des<br />
dortoirs. Tout le personnel domestique, a commencer par le bon<strong>homme</strong><br />
Poussiere qui entretient les parquets, jusqu'a Trompe-la-Mort, concierge<br />
au parloir, est masculin" <strong>»</strong>.<br />
Dans cet univers clos et uniquement masculin, la presence feminine<br />
est ainsi au nombre des elements <strong>«</strong> dangeretix <strong>»</strong> contre lesquels les murs<br />
du college doivent premunir les pensionnaires. Cette crainte entraine des<br />
denis loufoques, comme au College Brebeuf, frequente par Jean-Louis<br />
Gagnon, ou l'un des educateurs s'ever<strong>tu</strong>e a reecrire les pieces de Racine<br />
pour les expurger de leurs roles feminins'^. Le <strong>«</strong> beau sexe <strong>»</strong> etait quasiment<br />
absent, d'ailleurs, de la cul<strong>tu</strong>re classique : <strong>«</strong> [o]n ne retrouve aucun<br />
auteur feminin dans le monde grec et latin. Les jeunes filles, quand elles<br />
ont finalement eu acces a cette education, etaient exdues de nos<br />
colleges <strong>»</strong>, se souvient un eleve des annees 1940"'.<br />
Les consignes sont non-equivoques pour tenir filles et femmes a<br />
l'ecart des insti<strong>tu</strong>tions : <strong>«</strong> Dans une maison comme celle-ci, affirme le<br />
directeur du Seminaire de Saint-Hyacinthe en 1918, 1'introduction aux<br />
chambres de filles ou de femmes est un abus grave. Une fois pour un,<br />
c'est peu, mais se repetant pour plusieurs, cela peut amener des desordres<br />
graves et de veritables dangers'' <strong>»</strong>. Les <strong>«</strong> desordres graves <strong>»</strong>, bien<br />
sur, renvoient a cet univers trouble et non-avouable des pulsions sexuelles.<br />
Avant les annees 1950, et avant Tintroduction de quelques notions<br />
sur la puberte et l'eveil des sens dans le corpus pedagogique, on ne fait<br />
guere de concessions aux pulsions impures : elles doivent etre tout<br />
simplement dominees, chassees de l'esprit et du corps par la force de la<br />
volonte'^. Un ideal de chastete doit habiter chaque eleve, a l'exemple du<br />
12 Gerard Fillion, Fais ce que peux. En guise de memoire. Montreal, Boreal, 1989, p. 83.<br />
13 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, 1.1, Les coqs du village, Montreal, Editions La Presse,<br />
1985, p. 33.<br />
14 D'apres le temoignage de Louis Balthazar recueilli dans Franjoise Maccabee-Iqbal,<br />
Desaflnado. Otobiographie de Hubert Aquin, Montreal, VLB fiditeur, 1987, p. 79.<br />
15 A.S.S.H., Joumal de Leon Pratte, i" fevrier 1918, p. 32-33.<br />
16 Voir Gaston Desjardins, L'amour en patience. La sexualite adolescente au Quebec, 1940-<br />
1960, Sainte-Foy, Presses de l'Universite du Quebec, 1995, p. 21-41 et 79-96.
490 The Canadian Historical Review<br />
pretre ayant renonce aux plaisirs de la chair et triomphe de ses penchants.<br />
A Saint-Hyacinthe, a la fin du xix^ siecle, un e<strong>tu</strong>diant qui avait<br />
entretenu une relation amoureuse illicite, recevait le conseil suivant de<br />
son confesseur : <strong>«</strong> Quand meme que vous possederiez robjet de votre<br />
passion, vous ne seriez pas heureiix au contraire, vous verriez que la<br />
femme est amere, et vous seriez degoiite. Le seul amour qui puisse<br />
satisfaire est 1'amour de Dieu'^<strong>»</strong>.<br />
Malgre ce ferme principe de non-mixite, il n'y a cependant dans les<br />
colleges pour gar9ons - contrairement a ce que Ton observe dans les<br />
insti<strong>tu</strong>tions d'enseignement pour jeunes filles a la meme periode<br />
(couvents, insti<strong>tu</strong>ts familiaux, etc.) - aucun discours fortement struc<strong>tu</strong>re<br />
portant sur la <strong>«</strong> na<strong>tu</strong>re masculine <strong>»</strong>. Rien de comparable, en eflfet, a cette<br />
mystique feminine, precise, explicite, bien circonscrite, qu'ont observee<br />
Dumont et Eid dans leur e<strong>tu</strong>de sur les couventines. Ces travaux ont<br />
montre comment les insti<strong>tu</strong>tions destinees aux fiUes distillaient ad<br />
nauseam une pedagogie cherchant a faire comprendre aux eleves les<br />
limites et les devoirs de leur sexe'^. En matiere d'apprentissage des roles<br />
sexues, l'asymetrie est done frappante entre le discours pedagogique<br />
destine aux gar^ons et aux filles.<br />
L'on pourrait expliquer raisonnablement cet ecart en invoquant le<br />
privilege du dominant, celui qui, dans sa pretention a l'universel, peut<br />
faire l'economie d'un discours normatif sur lui-meme. Mais on ne<br />
devrait pas pour autant conclure que la socialisation masculine, puisqu'elle<br />
ne fait pas l'objet d'une rhetorique positive aussi puissante, est un<br />
processus <strong>«</strong> na<strong>tu</strong>rel <strong>»</strong>, transparent et qui ne pose aucun probleme. Au<br />
contraire, en raison meme de son caractere implicite, la norme masculine<br />
preconisee par le college a travers ses pretres-enseignants est<br />
porteuse d'ambiguites et de zones d'ombre qui compliquent sa reception<br />
et sa comprehension. Si la fragilite du stereotype feminin se lit aisement<br />
dans le trop plein de discours formule a son endroit, ce sont en revanche<br />
les trous et les non-dits qui parlent le mieux de la <strong>«</strong> misere <strong>»</strong> de la<br />
socialisation masculine dans les colleges diriges par l'figlise.<br />
En jouant un peu sur les mots, on pourrait dire que si le college est a<br />
l'evidence un milieu masculin, il n'est pas assurement <strong>«</strong> viril <strong>»</strong> pour<br />
autant. En effet, la norme masculine vehiculee par l'insti<strong>tu</strong>tion s'ecarte,<br />
en bien des points, de la representation plus generale que la societe de<br />
cette epoque se faisait de la virilite. A l'exterieur des murs epais de<br />
l'internat, s'exprime une ctil<strong>tu</strong>re male dont les pourtours sont definis par<br />
17 A.S.S.H., REG 40, fonds fimile Chartier, Journal d'Arthur Tremblay 1888-1892<br />
(d.140), 20 novembre 1891.<br />
18 Micheline Dumont et Nadia Fahmy-Eid, Les couventines.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 491<br />
la force physique, la vitalite sexuelle, l'esprit de conquete, la soif de<br />
liberte et, meme dans les meilleurs milieux, par une certaine forme de<br />
gaillardise'5. Cette forme de cul<strong>tu</strong>re virile fait certes sienne la domination<br />
des emotions et des sentiments qu'implique aussi la formation de<br />
<strong>«</strong> l'honnete <strong>homme</strong> <strong>»</strong> mais, a l'inverse de la pedagogie coUegienne, le<br />
controle de soi ici propose n'idealise pas l'ascetisme et la chastete. On n'a<br />
done pas affaire a des modeles virils completement etrangers l'un a<br />
l'autre, mais plutot a des valeurs differentes, a des representations<br />
quelque peu divergentes de la mascvilinite qui insistent plus ou moins<br />
fortement sur certains traits de caractere et sur certains comportements.<br />
Comme les e<strong>tu</strong>des d'Anthony Ro<strong>tu</strong>ndo le montrent d'ailleurs, l'ecole est<br />
un lieu par excellence d'expression de ces tensions divergentes puisque<br />
sont en concurrence, une cul<strong>tu</strong>re masculine privilegiant le plaisir et<br />
l'amusement et un ideal de soumission^°.<br />
A cet egard, il est evident que le sta<strong>tu</strong>t de ceux qui cautionnent et<br />
veillent a l'application du reglement coUegial pose en lui-meme probleme.<br />
La fu<strong>tu</strong>re elite de la nation est en effet eduquee par des <strong>homme</strong>s<br />
en soutane ayant renonce a la vie sexuelle ainsi qu'a la patemite. Par<br />
l'exemple meme de leur propre vie, ces pretres vehicixlent un ordre<br />
normatif en matiere de masculinite qui se trouve en butte a certains<br />
canons de la cul<strong>tu</strong>re laique extra muros, deja evoquee. Sans que ce soit<br />
par malveillance ou tentative exageree de controle - plusieurs temoignages<br />
le confirment^' - il reste que la mission meme des colleges et des<br />
19 Peu d'e<strong>tu</strong>des a ce jour ont analyse la cul<strong>tu</strong>re masculine au Quebec pour la periode qui<br />
nous interesse. <strong>Pour</strong> le toumant du siede, il faut lire la these de Robert Jarrett Rudy,<br />
Manly Smokes: Tobacco Consumption and the Construction of Identities in Industrial<br />
Montreal, 1888-1914, these de doctorat, Universite McGill, 2001. <strong>Pour</strong> les annees 1940,<br />
on consultera l'interessante e<strong>tu</strong>de de Suzanne Morton, <strong>«</strong> A Man's City : Montreal,<br />
Gambling and Male Space in the 1940's <strong>»</strong>, dans Tamara Myers, Kate Boyer, Mary<br />
Anne Poutanen et Steven Watt, dir.. Power, Place and Identity: Historical S<strong>tu</strong>dies of<br />
Social and Legal Regulation in Quebec. Montreal, Groupe d'histoire de Montreal, 1998,<br />
p. 170-182. De la meme auteure, sur Halifax, lire aussi Ideal Surroundings. Domestic<br />
Life in a Working-Class Suburb in the ig2os, Toronto, University of Toronto Press, 1995,<br />
en particulier les pages 103-130. <strong>Pour</strong> un survol general de l'ideal masculin, voir<br />
George L Mosse, L'image de I'<strong>homme</strong>. L'invention de la viriliti modeme, Paris, Pocket,<br />
1997.<br />
20 E. Anthony Re<strong>tu</strong>ndo, <strong>«</strong> Middle-Class Boyhood in Nineteenth-Cen<strong>tu</strong>ry America <strong>»</strong>, dans<br />
Mark C. Cames et Clyde Griffen, dir.. Meanings for Manhood. Chicago, University of<br />
Chicago Press, 1990, p. 22.<br />
21 Par exemple, celui de Gerard Fillion : <strong>«</strong> II faut ajouter qu'en aucun moment la<br />
direction de l'etablissement n'exer^ait de pression morale pour diriger indument vers<br />
le sacerdoce les sujets qui ne s'y sentaient pas attires. Le Seminaire de Rimouski<br />
n'etait pas une machine a fabriquer des cures. Mais le poids du milieu etait lourd.<br />
Devenir pretre representait une promotion sociale a laquelle plus d'un finissait par
492 The Canadian Historical Review<br />
seminaires de susciter des vocations fait en sorte de limiter les discours<br />
sur les autres choix de vie disponibles. <strong>«</strong> Nous etions tres au fait des<br />
diverses avenues qu'offrait la vie religieuse, que ce soit comme pretre<br />
seculier ou comme religieux, se souvient l'ancien coUegien Eugene<br />
Bussiere, mais en dehors des carrieres traditionnelles du droit et de la<br />
medecine, nous etions peu eclaires sur les voies possibles dans le<br />
monde^^ <strong>»</strong>. <strong>Pour</strong> ceux non-destines a la vie religieuse, le modele masculin<br />
vehicule par le college montre rapidement ses apories en proposant<br />
un modele de virilite exaltant certes le controle de la volonte et des<br />
pulsions mais aussi la soumission et l'obeissance.<br />
UN GATHOLIGISME EfiMINISfi<br />
<strong>Pour</strong> comprendre ces dissonances entre la cul<strong>tu</strong>re du dedans et celle du<br />
dehors, il est necessaire de se pencher sur un phenomene plus large,<br />
observe par des historiens de la religion et qui eclaire bien les defis du<br />
jeune collegien dans l'acquisition et l'affirmation de son identite sexuelle.<br />
A partir du milieu du XIX^ siecle environ, on assiste en effet a un<br />
processus de <strong>«</strong> feminisation <strong>»</strong> du catholicisme^'. Christine Hudon, qui a<br />
e<strong>tu</strong>die le phenomene pour le Quebec, explique comment au moment ou<br />
la sphere politique offrait aux <strong>homme</strong>s <strong>«</strong> une nouvelle tribune, de<br />
nouveaux interets et une nouvelle sociabilite susceptibles de les eloigner<br />
de la religion <strong>»</strong>, la piete ultramontaine s'est progressivement transformee<br />
dans ses contenus et ses symboles pour consolider ses appuis aupres de<br />
la gent feminine^"*. Il s'agissait, en quelque sorte, de mieux rejoindre la<br />
sensibilite des femmes que les circonstances rendaient plus receptives au<br />
message religieux et ce, en vue d'assurer la survie de l'insti<strong>tu</strong>tion.<br />
Temoignent de ce changement, l'essor du ciolte marial mais aussi la<br />
place croissante accordee aux images du quotidien feminin. Le sentimen-<br />
succomber. G'etait le dimat de l'epoque <strong>»</strong>. Eais ce que peux. En guise de memoire.<br />
Montreal, Boreal, 1989, p. 82-83.<br />
22 Eugene Bussiere, Reminiscences. Dans I'elan du renouveau, Montreal, Editions Pierre<br />
Tisseyre, 1988, p. 84.<br />
23 DifFerentes e<strong>tu</strong>des abordent directement ou indirectement ce phenomene. <strong>Pour</strong> le<br />
XIX' siede, voir Ralph Gibson. A Social History ofErench Catholicism, 1789-1914,<br />
London et New York, Routledge. 1989, p. 180-190. <strong>Pour</strong> le XX' siede quebecois, lire<br />
Jean-Frangois Roussel. <strong>«</strong> Roman Catholic Religious Discourse about Manhood in<br />
Quebec: From 1900 to the Quiet Revolution (1960-1980) <strong>»</strong>. Journal of Men's S<strong>tu</strong>dies<br />
(hiver 2003), ainsi que Diane Gervais, <strong>«</strong> Les couples aux marges du permis-defendu.<br />
Morale Gonjugale et compromis pastoral a Montreal dans les annees i960 <strong>»</strong>, SCHEC,<br />
E<strong>tu</strong>des d'histoire religieuse, vol. 70 (2004), p. 23-38.<br />
24 Christine Hudon, <strong>«</strong> La spiri<strong>tu</strong>alite des catholiques quebecoises au XIX= siecle <strong>»</strong>, Revue<br />
d'histoire de VAmeriquefrangaise, vol. 49, n° 2 (automne 1995), p. 193.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 493<br />
talisme gagne du terrain : <strong>«</strong> Les manifestations reiigieuses sont empreintes<br />
de faste et de symboles oii abondent les fleurs, les couronnes, les<br />
larmes, les epines, les croix et les coeurs ensanglantes <strong>»</strong>. Les valeurs<br />
exaltees sont celles que Ton veut promouvoir chez les dames chretiennes;<strong>«</strong><br />
chastete, modestie, reserve, devouement et resignation consti<strong>tu</strong>ent<br />
les maitres mots de cet enseignement oil les femmes se voient attribuer<br />
une mission salvatrice^'<strong>»</strong>.<br />
Ce recours de plus en plus frequent a des valeurs, une sensibilite, une<br />
esthetique meme, s'inspirant d'attributs traditionnellement associes au<br />
<strong>«</strong> feminin <strong>»</strong> dans le ri<strong>tu</strong>el et la morale catholique n'est pas simple a<br />
expliquer, car il ne vient pas compromettre pour autant la toute puissance<br />
masctiline dans la hierarchie ecdesiastique. Certes, la pretrise<br />
demeure I'apanage des <strong>homme</strong>s mais pour les laics masculins, le rapport<br />
a la ctd<strong>tu</strong>re religieuse peut s'en trouver complique. A la fin du XIX^ et au<br />
XX^ siecles, la negligence et l'insouciance des <strong>homme</strong>s a l'egard de leur<br />
devoir religieux sont maintes fois deplorees par les cures. Plusieurs<br />
<strong>homme</strong>s limiteraient meme leur pratique par crainte de <strong>«</strong> paraitre trop<br />
devots^^ <strong>»</strong>. Tout se passe comme si la virilite exigeait une certaine reserve<br />
dans l'exercice de la piete : trop de sentimentalisme, trop de suma<strong>tu</strong>rel,<br />
trop de contrition et de soumission cadrent mal avec l'identite masculine<br />
laique bien comprise.<br />
Il y a un moment de la vie paroissiale oix cette distance essentielle<br />
s'exprime de fa^on concrete. A l'heure du sermon, lors des offices religietix<br />
dominicaux, des <strong>homme</strong>s sortent de l'Eglise. La chose prend<br />
meme force de rite de passage, comme l'a analyse Ollivier Hubert,<br />
puisque le jeune <strong>homme</strong> change symboliquement de sta<strong>tu</strong>t lorsqu'il est<br />
assez grand pour rejoindre la communaute des <strong>homme</strong>s, regroupee a<br />
l'exterieur du temple^^. Defi de I'<strong>homme</strong> sexue a I'<strong>homme</strong> chaste, ce<br />
ri<strong>tu</strong>el semble etre une fa^on de delimiter et d'afBrmer une identite<br />
sociale et une autorite. Le choix de l'homelie n'est pas anodin: ce n'est pas<br />
a la parole de Dieu-meme que l'affront est lance mais bien a I'<strong>homme</strong> qui<br />
s'en fait l'interprete et qui, par le prone, affirme sa position d'autorite sur<br />
les fideles reunis. C'est par la repetition hebdomadaire de ce petit<br />
manege qu'est refusee l'intervention normative trop directe de I'<strong>homme</strong><br />
en soutane sur le pere de famille : deux autorites concurrentes - jusqu'a<br />
un certain point.<br />
25 Ibid., p. 176.<br />
26 Ibid., p. 193.<br />
27 Ollivier Hubert, <strong>«</strong> Ri<strong>tu</strong>al Performance and Parish Sociability: French-Canadian<br />
Catholic Families at Mass from the Seventeenth to the Nineteenth Cen<strong>tu</strong>ry <strong>»</strong>, dans<br />
Nancy Christie, dir.. Households of Faith. Family, Gender, and Community in Canada,<br />
6c), Montreal & Kingston, McGill-Queen's University Press, 2002, p. 60-61.
494 Th^ Canadian Historical Review<br />
DES PATERNITfiS RIVALES<br />
Le fait que ces memes <strong>homme</strong>s confient leurs fils a des pretres-enseignants<br />
dans les etablissements offrant le cours classique ne va done pas<br />
sans problemes. Il ne s'agit pas, bien evidemment, ici, de guerre ouverte<br />
car il y a un assez large consensus sur la qualite et la valeur de cet<br />
enseignement, surtout pour la periode e<strong>tu</strong>diee. Mais une rivalite sourde,<br />
qui va de la simple moquerie a l'anticlericalisme plus affirme, revele des<br />
tensions evidentes. Combien de recits, par exemple, expriment la tiedeur<br />
des peres face a la vocation religieuse de leur fils, celle-ci etant vecue de<br />
fa^on plus ou moins avouee comme un echec"*.^ Lorsque au debut des<br />
annees 1920, le jeune Rodolphe Dube - qui deviendra plus tard l'auteur<br />
Francois Hertel - annonce a son pere sa decision de se faire jesuite, ce<br />
dernier lui fait une reponse laconique : <strong>«</strong> Ta mere sans doute boit du<br />
petit lait; moi je vais m'envoyer deux ou trois bouteilles de biere^? <strong>»</strong>.<br />
Atteindre les sommets, entrer dans la pretrise et, de surcroit, dans une<br />
communaute prestigieuse comme les Jesuites, ne signifie pas necessairement<br />
s'accomplir en tant qu'<strong>homme</strong>, selon des codes concurrents de<br />
masculinite. Car pour etre un vrai <strong>homme</strong>, ne s'agit-il pas, en effet,<br />
d'etre catholique <strong>«</strong>jusqu'a un certain point<strong>»</strong>.'<br />
Or, cette reserve necessaire a Texpression virile est a tout moment<br />
menacee par la cul<strong>tu</strong>re coUegiale dans laquelle est immerge, jusqu'a dix<br />
mois par annee, le jeune pensionnaire. Dans les coUeges-seminaires du<br />
Quebec, on l'a dit, la mission de former une releve de pretres vient<br />
toujours au premier rang des priorites. La ceremonie du ruban qui<br />
clo<strong>tu</strong>re la fin des classes symbolise cette hierarchie des etats. Le ruban<br />
blanc, la plus haute distinction, est reserve a ceux qui, au terme de leur<br />
retraite de vocation, decouvrent qu'ils sont elus par Dieu pour <strong>devenir</strong><br />
son apotre.<br />
28 Le libraire montrealais Edouard-Raymond Fabre s'oppose ainsi a la vocation de son<br />
fils Charles-Edouard. Francois Alary, <strong>«</strong> Vocation et vision du monde au XIX' siecle. Le<br />
cas de Mgr fidouard-Charles Fabre (1839-1846) <strong>»</strong>, i<strong>tu</strong>des d'histoire religieuse. vol. 59<br />
(1993), p. 43-64. Aussi, a titre d'exemple, le temoignage de L-E. Hamelin : <strong>«</strong> Mon pfere<br />
souhaite le laicat; il aurait ete mecontent si, comme quelques jeunes Didaciens, je lui<br />
avais annonce une intention de <strong>devenir</strong> frere ou meme pere dans une communaute.<br />
Le modele de succes pour "son gars" se trouve plutot dans la voie politico-administrative<br />
<strong>»</strong>. Louis-Edmond Hamelin, Echos des pays froids. Sainte-Foy, Presses de l'Universite<br />
Laval, 1996, p. 46.<br />
29 Francois Hertel, Souvenirs et impressions. Memoires humoristiques et litteraires. Montreal,<br />
Stanke, 1977, p. 53. Quant a Eugene Bussiere, il affirme en parlant de sa mere : <strong>«</strong> EUe<br />
renon^a avec bonne grace aux reves de pretrise qu'elle avait caresses pour moi <strong>»</strong>.<br />
Reminiscences, p. 87.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 495<br />
UN MODULE DIFFICILE A SUIVRE : LE SfiMINARISTE GERARD RAYMOND<br />
Sur le marche des modeles masculins en circulation dans l'espace ferme<br />
du college dassique, il en existe certains que la cul<strong>tu</strong>re laique aurait pu<br />
renier en raison de leur faible <strong>«</strong>teneur <strong>»</strong> virile. Aux cotes des heros de la<br />
Nouvelle-France, brillant par leur courage, leur force physique et leur<br />
temerite, et dont on raconte les faits d'armes dans les cours d'histoire du<br />
Canada, des heros d'un autre acabit sont egalement proposes aux<br />
coUegiens. Au debut des annees 1930, l'un de ceux-la se nomme Gerard<br />
Raymond. Natif de la paroisse Saint-Joseph de Quebec, Gerard etait un<br />
eleve du Seminaire decede de <strong>tu</strong>berculose en 1932 alors qu'il n'avait que<br />
19 ans. Apres sa mort precoce, on a retrouve son journal qu'il avait mis a<br />
l'abri des regards indiscrets et decouvert a sa lec<strong>tu</strong>re que, sous des<br />
apparences de premier de dasse discret, charmant et <strong>«</strong> serviable a<br />
l'extreme <strong>»</strong>, se cachait un veritable saint.<br />
L'objectif ici n'est pas de mesurer la valeur reelle de l'experience<br />
mystique vecue par Gerard Raymond non plus que d'analyser dans toute<br />
sa complexity la diffusion de ce modele de spiri<strong>tu</strong>alite populaire dans le<br />
contexte singulier des annees 1930. Plus modestement, c'est la dimension<br />
relative a l'identite de genre que nous souhaitons faire ressortir de<br />
l'analyse de ce modele edifiant qui fut diffuse de maniere massive dans<br />
les maisons d'enseignement secondaire dans les annees 1930 a 1950'°.<br />
Suivant le deces du jeune Raymond, il sembla aux autorites du<br />
Seminaire qu'il fallait faire connaitre au plus grand nombre possible,<br />
cette vie unique et remarquable : <strong>«</strong> Ce qu'il a ecrit, il faut le publier, il<br />
faut le repandre. Car son journal est tout un code de vie integralement<br />
chretienne oix les jeunes, ses contemporains, et ceux qui viendront apres,<br />
pourront aller chercher les directives dont ils ont tant besoin'' <strong>»</strong>. De ce<br />
journal furent rapidement tirees deux publications : la premiere consti<strong>tu</strong>ant<br />
un fiorilege des morceaux les plus edifiants commentes par un<br />
pretre du seminaire et la seconde qui est, en fait, la version quasi-<br />
30 <strong>Pour</strong> comprendre de maniere plus approfondie la portee religieuse et sociale du<br />
journal de Gerard Raymond, on se referera avec profit a l'e<strong>tu</strong>de de Claude-Marie<br />
Gagnon, <strong>«</strong> L'e<strong>tu</strong>diant Gerard Raymond (1912-1932) <strong>»</strong>, dans La littira<strong>tu</strong>re populaire<br />
religieuse, Sainte-Foy, fi<strong>tu</strong>des et documents en sciences de la religion, 1986, chapitre<br />
6.<br />
31 Et encore : Sa vie <strong>«</strong> est comme l'antidote a la tendance jouisseuse et paienne qui est le<br />
lot d'un trop grand nombre aujourd'hui<strong>»</strong>. <strong>«</strong> Le grand fond de generosite, a la base de<br />
toute sa vie, sa piete si fervente, si v^cue, son grand esprit surna<strong>tu</strong>rel, et, par-dessus<br />
tout, sa grande passion du sacrifice, voila qui le fait un modele accompli pour les<br />
jeunes de notre epoque <strong>»</strong>. Gerard Raymond, Journal de Girard RaymoY^d, Quebec,<br />
1937, p. iio-iii.
496 The Canadian Historical Review<br />
integrale du journal du collegien suivie d'une serie de <strong>«</strong> remerciements a<br />
Gerard pour faveur obtenue'^<strong>»</strong>.<br />
A la lec<strong>tu</strong>re du journal commente de Gerard Raymond - cette <strong>«</strong> ame<br />
d'elite <strong>»</strong> comme le souligne le sous-titre - on constate que ce dernier est<br />
precisement presente comme le fils que toute mere souhaiterait avoir. Il<br />
voue d'ailleurs a l'auteure de ses jours un veritable culte, plagant son<br />
pere <strong>«</strong> le second dans son cceur" <strong>»</strong>. Les prieres et les sacrifices de sa<br />
mere sont pour lui une inepuisable source de reconnaissance. L'edition<br />
commentee du journal nous apprend que, des I'age de sept ans et demi,<br />
<strong>«</strong> pour obtenir la guerison de sa mere, il prenait son gruau sans Sucre,<br />
matin et soir <strong>»</strong>. La dette de Gerard est grande : <strong>«</strong> Oui, maman, je veux<br />
combler vos voeiox. J'aspire a gravir les marches de l'autel et meme, le<br />
soupgonnez-vous, je desire etre missionnaire! [...] J'ai hate de me rendre<br />
au milieu de ces peuplades noires. Je sens que j'aurai de quoi travailler.<br />
Je crois que je pourrai ainsi glorifier Dieu, vous dedommager quelque<br />
peu de tout ce que vous avez fait et faites encore pour moi. Si je termine<br />
heureusement mes e<strong>tu</strong>des, si je peux m'enroler dans les rangs de l'avantgarde<br />
du Christ, [...] alors je mourrai sans crainte et irai faire votre<br />
bonheur et le mien dans le cieP'' <strong>»</strong>.<br />
Le cheminement de Gerard vers la saintete, dont on suit les aleas dans<br />
son recit joumalier, prend la forme d'un long combat contre lui-meme.<br />
Abnegation, renoncement a soi, docilite sont les valeurs cardinales sur<br />
lesquelles il mise pour atteindre son ideal. La lec<strong>tu</strong>re repetee de la vie de<br />
<strong>«</strong>la petite Therese <strong>»</strong>lui sert d'inspiration dans ses moments de faiblesse.<br />
Une vocation se dessine. D'abord attire par les Peres Blancs d'Afrique,<br />
Gerard est ensuite seduit par la moins prestigieuse et plus pauvre - humilite,<br />
toujours - communaute des Franciscains. Il veut aller convertir<br />
les impies et formule le dessein de mourir martyrise par <strong>«</strong>les Soviets de<br />
Chine35 <strong>»</strong>. En plus des nombreuses mortifications auxquelles il s'adonne<br />
en sacrifice - privation de nourri<strong>tu</strong>re, installation d'une planche <strong>«</strong> avec<br />
de gentils petits clous <strong>»</strong> dans son lit, port de sangles de cuir a la taille,<br />
etc. - Gerard choisit egalement de faire precocement voeu de chastete<br />
des son annee de Rhetorique. Dans son journal, le collegien appelle<br />
continiiment de ses voeux la souffirance expiatoire, <strong>«</strong>I'immolation <strong>»</strong>. Cet<br />
appel semble etre entendu puisque la maladie qui va lui etre fatale - la<br />
32 Oscar Genest, Une ame d'elite : Gerard Raymond (1912-1932), Montreal, Granger, 1932,<br />
et Gerard Raymond, Joumol de Gerard Raymond. Quebec, 1937.<br />
33 Gerard Raymond, Journal de Gerard Raymond, p. 2.<br />
34 Ibid., p. 2.<br />
35 Oscar Genest, Une ame d'elite, p. 80.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 497<br />
<strong>tu</strong>berculose - le frappe en 1932. Le sang qu'il voulait tant verser, il le<br />
crache, acceptant de bonne grace cette epreuve comme un don du ciel.<br />
L'on aurait pu s'attendre a une certaine reserve des pretres du Seminaire<br />
de Quebec devant cette vie de collegien, certes pieuse, mais<br />
certainement fort exaltee. On eut pu imaginer une certaine pudeur, voire<br />
une reserve, envers ce culte de la souffrance et de l'abnegation que fut la<br />
vie de Gerard Raymond. Or, il n'en est rien. A peine se justifie-t-on de le<br />
proposer en modele a la jeunesse en repondant a ceux qui <strong>«</strong> ... osent<br />
chuchoter qu'il a abrege ses jours par ses penitences et ses mortifications'^<br />
<strong>»</strong> qu'<strong>«</strong> ... on ne dit rien de ceux qui se <strong>tu</strong>ent litteralement pour des<br />
choses qui n'en valent guere la peine. Et les autres qui se sacrifient pour<br />
Dieu, on les traite de fous I!'^ <strong>»</strong>. Ainsi Gerard Raymond est-il propose,<br />
par les autorites du Seminaire de Quebec, comme un exemple a suivre :<br />
<strong>«</strong> ... Que de temps perdu chez notre jeunesse e<strong>tu</strong>diante! Que d'heures<br />
gaspillees! Que de beatix talents qui ne produiront jamais rien! Gerard<br />
Raymond, avec son reglement qui ne laisse aucune place au caprice, a la<br />
paresse, voila de notre temps le beau modele a imiter. Il apprend a ses<br />
jeunes confreres, a tous les jeunes, que sans cette soif, sans ce gout de la<br />
superiority, on en fait rien qui vaille'^ <strong>»</strong>.<br />
Claude-Marie Gagnon qui fait une lec<strong>tu</strong>re tres severe du culte de<br />
Gerard Raymond dans le cadre de sa reflexion sur la littera<strong>tu</strong>re religieuse<br />
populaire est categorique: <strong>«</strong>... les nombreux ideals du moi qui jalonnent<br />
le texte sont tous des individus qui ont renonce a l'exercice de la virilite <strong>»</strong>.<br />
Impitoyable, l'auteur va jusqu'a y voir une intention malveillante : <strong>«</strong> ... ce<br />
qui parait inquietant, c'est que l'figlise, par le biais de ses appareils<br />
ideologiques, ait favorise ce type de construction fantasmatique jusqu'a<br />
l'eriger en "modele pour la jeunesse". Pouvons-nous supposer qu'une<br />
jeunesse "castree" eiit ete plus facile a manoeuvrer pour en faire des<br />
porte-paroles de l'ideologie de conservation?35 <strong>»</strong>. Sans concevoir les<br />
choses a la maniere d'un complot, comme le fait Gagnon, on peut neanmoins<br />
s'interroger sur la reception de ce type de modele par les adolescents<br />
des colleges. Comment, en effet, ne pas se sentir fatalement<br />
deficitaire face a un tel ideal? Bien qu'il puisse stimuler le desir d'affermir<br />
sa volonte et d'intensifier sa vie spiri<strong>tu</strong>elle, il peut egalement paraitre<br />
bien inaccessible a ceux qui ne sont pas <strong>«</strong> de la graine de saint<strong>»</strong>. On peut<br />
imaginer en effet la tension suscitee chez nombre de collegiens par le<br />
decalage existant entre l'ideal ascetique propose et la realite de pulsions<br />
36 Ibid., p. III.<br />
37 Ibid., p. 112.<br />
38 Ibid., p. 74.<br />
39 Claude-Marie Gagnon, La litt£ra<strong>tu</strong>re populaire, p. 228-229.
498 The Canadian Historical Review<br />
vitales bien concretes. Que faire pour dissiper le malaise? Mieux ne vautil<br />
pas alors conjurer le modele, le railler un peu en faisant ressortir tout<br />
ce qui releve en lui de feminin et de mievre, rabaisser ce sur<strong>homme</strong> au<br />
rang de demi-<strong>homme</strong>.^<br />
Il semble, en effet, que c'est a travers une prise de distance - qui n'est<br />
pas renoncement - que se negocie l'espace du masculin quand l'univers<br />
religieux devient trop oppressant. En jouant le double jeu, en misant sur<br />
la complicite des camarades, le collegien trouve l'appel d'air dont il a<br />
besoin dans cet espace normatif ou son identite sexuelle est constamment<br />
fragilisee. Il y a done, dans cette negociation joumaliere avec la<br />
regie, une sorte de mesure hygienique. Les petits amenagements avec<br />
I'ideal ont pour fonction de restaurer ponc<strong>tu</strong>ellement l'espace du masculin.<br />
LA TRANSGRESSION COMME EXPRESSION DE LA VIRILITfi<br />
Malgre les variations subtiles que Ton peut observer en comparant divers<br />
regimes pedagogiques en vigueur dans les colleges et seminaires du<br />
Quebec, une realite demeure : l'experience du cours classique est<br />
toujours celle de la rigueur disciplinaire. La frequence etonnante avec<br />
laquelle la pire des sanctions - l'exptdsion - est prodiguee au cours des<br />
annees e<strong>tu</strong>diees fait foi de cette severite. Les temoignages autobiographiques<br />
abondent pour relater les nombreux renvois et changements<br />
d'insti<strong>tu</strong>tion des fortes tetes qui, a posteriori, se rappellent ces episodes<br />
comme autant de faits d'arme. Les archives des colleges, peut-etre plus<br />
fiables a cet egard, confirment aussi le recours regulier a l'expulsion.<br />
<strong>Pour</strong>tant, selon Alcide Roy, prefet de discipline au Seminaire Saint-<br />
Hyacinthe a la fin des annees 1920 : <strong>«</strong> Cette punition est si grave qu'on<br />
n'ose y arreter sa pensee"*" <strong>»</strong>. Mais l'obsession des mauvaises influences<br />
sur le milieu d'apprentissage incite les directeurs a la fermete : <strong>«</strong> ... si,<br />
dans un panier de pommes, une pomme est pourrie, elle fait pourrir les<br />
autres <strong>»</strong>, tranchait ainsi le recteur du College Saint-Charles-Garnier de<br />
Quebec*'.<br />
Difficile a soutenir pour nombre d'eleves, les rigueurs d'une vie<br />
coUegiale attisent les desirs de rebellion. <strong>«</strong> Au printemps et a l'automne,<br />
par beau temps, ecrit Gerard Fillion, il y a de quoi s'occuper. Entre deux<br />
saisons, c'est l'ennui. C'est alors que sevit ce que la direction appelle le<br />
mauvais esprit. D'un cote on s'agite, de l'autre on sevif^ <strong>»</strong>. Une revoke<br />
40 A.S.S.H., Alcide Roy, <strong>«</strong> Pedts sermons destines a etre lus aux eleves <strong>»</strong>, n° 5 (d.i) [s.d.].<br />
41 Francois Cloutier, La mimoire vagabonde, Montreal, Stanke, 1995, p. 32.<br />
42 Gerard Filhon, Fais ce que peux, p. 84.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 499<br />
retenue bouillonne d'ailleurs chez plusieurs. <strong>«</strong> Mon ame se plia aux<br />
exercices spiri<strong>tu</strong>els, mon esprit se courba sous la ratio s<strong>tu</strong>diorum, mais<br />
ma na<strong>tu</strong>re, rebelle a leur infiuence, hostile a leur pression, ne se coUa<br />
jamais a rien'*' <strong>»</strong> affirmait Rene Levesque au sujet de son passage au<br />
College de Gaspe. Dans un tel contexte, la transgression revet un caractere<br />
quasi-salutaire : <strong>«</strong> Au fond, c'est la seule defense que nous pouvions<br />
offrir contre une vie reglementaire aussi rigide. Et pourtant nous n'etions<br />
pas malheureux. Nous savions instinctivement qu'il fallait tenir un<br />
equilibre plus ou moins precaire entre les fantaisies necessaires a<br />
l'oxygene physique et moral des adolescents que nous etions'*''<strong>»</strong>.<br />
Comme dans tous les milieux autoritaires, s'elabore entre les pensionnaires<br />
une sorte de sous-cul<strong>tu</strong>re de resistance et de survie, sorte de code<br />
parallele, en contre-point de la loi officielle^'. Des conventions tacites, sur<br />
lesquelles les plus anciens des e<strong>tu</strong>diants ont la haute main, etablissent<br />
une serie d'inversions et de recompositions de la regie ecrite. Indiscipline,<br />
impiete, bravades de toutes sortes faites a Tautorite sont autant de<br />
valeurs sur le marche parallele de la solidarite virile des jeunes du<br />
college, espace oii se redeploient, en partie du moins, les hierarchies<br />
etablies. Ceux qu'on appelle <strong>«</strong>les gars de la ville'*'^<strong>»</strong>, ces extemes ayant le<br />
privilege d'une plus grande liberte ont enfin roccasion de briller davantage;<br />
les ruraux et les fils de famille modeste, parfois meprises pour leur<br />
manque de vernis cul<strong>tu</strong>rel et leurs manieres rustres, prennent aussi leur<br />
revanche en faisant valoir une hardiesse physique, une allure plus<br />
deluree et un passe plus glorieiox en matiere de conquetes feminines et<br />
de coups pendablest^. Ces regies, le nouvel arrive doit les decoder<br />
rapidement, car c'est a la dure, autrement, qu'il en fait l'apprentissage :<br />
<strong>«</strong> Sortir des jupes de sa mere <strong>»</strong> oblige a prendre toute une serie d'initiatives<br />
afin de survivre parmi des centaines d'eleves en concurrence, se souvient un<br />
43 Rene Levesque, Attendez queje me rappelle..., Montreal, Quebec Amerique, 1986, p. 19.<br />
44 Gerard FiUion, Fais ce que peux, p. 86.<br />
45 Voir k ce sujet l'analyse classique d'Erving Goffman sur les <strong>«</strong> insti<strong>tu</strong>tions totalitaires<br />
<strong>»</strong>. Asiles: 6<strong>tu</strong>des sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris,<br />
Editions de Minuit, 1968.<br />
46 A.S.S.C, fond PI- Le Copain, <strong>«</strong> Les regimes <strong>»</strong>, Le Copain. vol. 11, n" 96 (20 mai 1945),<br />
p. 6.<br />
47 Voir le recit que fait Pierre Bourdieu de son experience de fils de campagne au college<br />
Louis-Legrand. <strong>«</strong> Pierre par Bourdieu <strong>»</strong>, Le Nouvel Observateur. n° 1943 (31 Janvier au 6<br />
fevrier 2002), p. 30-31. Sur les rapports entre eleves dans les colleges, lire Christine<br />
Hudon et Louise Bienvenue, <strong>«</strong> Entre franche camaraderie et amours socratiques.<br />
L'espace trouble et tenu des amities masculines dans les colleges dassiques (1840-<br />
1960) <strong>»</strong>, a paraitre dans la Revue d'histoire de VAmerique frangaise. vol. 57, n° 4 (printemps<br />
2004), p. 481-508.
5OO The Canadian Historical Review<br />
coUegien des annees 1930. Jouent contre moi un certain nombre d'inconvenients<br />
: petite taille m'exduant des equipes sportives les plus prestigieuses,<br />
ignorance de l'anglais, absence d'un grand frere de protection, insuffisance<br />
d'<strong>«</strong> argent de poche <strong>»</strong>, enfin, faible nombre de <strong>«</strong> visites au parloir <strong>»</strong> (etre appele<br />
au micro donne du prestige) [...] Le malaise d'un campagnard reagissant a<br />
r<strong>«</strong> enfermement<strong>»</strong> insti<strong>tu</strong>tionnel s'explique par des atti<strong>tu</strong>des non conformistes<br />
qui conduisent a des punitions''*.<br />
A travers ces rivalites se mesure et se teste la valeur virile de chaque<br />
eleve. Echouer a cette epreuve peut conduire a etre traite de <strong>«</strong> fifille <strong>»</strong>, de<br />
<strong>«</strong> femelette <strong>»</strong>, de <strong>«</strong>tapette <strong>»</strong>, ce qui n'est jamais un compliment car, dans<br />
ce processus, le masculin se construit en se servant du feminin comme<br />
repoussoir'<strong>»</strong>9. Et alors que la pedagogie coUegienne cherche a developper<br />
la sensibilite par l'apprentissage de la rhetorique, du theatre et de la belle<br />
littera<strong>tu</strong>re, les demonstrations d'emotivite, de meme que les choses de<br />
l'intellect n'ont pas vraiment la cote dans la sous-ciil<strong>tu</strong>re pensionnaire.<br />
Georges-fimile Lapalme se souvient d'en avoir appris la le^on difficilement:<br />
<strong>«</strong> Tout me heurtait, se souvient-il, dans cette vie communautaire.<br />
Une confidence etait toumee en derision, un vetement faisait l'objet de<br />
taquineries lourdes, les jeiix etaient sans pitie. En faisant ces decouvertes,<br />
j'apprenais confusement qu'il fallait a tout prix cacher les signes<br />
exterieurs de la sensibilite. Ce combat, je l'ai gagne et la victoire a dure<br />
toute ma vie'" <strong>»</strong>.<br />
La tension creee sur ces adolescents par la rudesse du pensionnat et la<br />
confusion des modeles, favorise la recherche d'exutoires. Transgresser<br />
oui. Mais surtout, ne pas se faire prendre, car la transgression qui<br />
achoppe est lourdement contre-productive : <strong>«</strong> ... Des que l'un de nous<br />
etait pris a partie, se rappelle Victor Barbeau, tous se dressaient contre le<br />
pele, le galeux. On se delectait de son embarras, de son humiliation. Le<br />
spectacle etait quotidien [...] Les coupables etaient mis au piquet et livres<br />
aux rires et aux injures des purs dans la salle de recreation. Une curee<br />
48 L.-E. Hamelin, Echos des pays froids, p. 39-40.<br />
49 Daniel Welzer-Lang, <strong>«</strong> Deconstruire le masculin. Problemes epistemologiques <strong>»</strong>, dans<br />
Anne-Marie Sohn et Fran^oise Thelamon, L'Histoire sans les femmes est-elle possible?.<br />
Paris, Perrin, 1998, p. 296. Les recherches manquent encore pour le Quebec mais,<br />
dans son e<strong>tu</strong>de sur trois petites viUes ontariennes du XIV' siecle, Lynne Marks a mis<br />
en lumiere le lien trace entre masculinite et petites deviances. Lynn Marks, Revivals<br />
and Roller Rinks: Religion, Leisure, and Identity in Late-Nineteenth-Cen<strong>tu</strong>ry Small-Town<br />
Ontario, Toronto, University of Toronto Press, 1996, p. 88.<br />
50 Georges-fimile Lapalme, Le bruit des choses reveilUes, Memoires I, <strong>«</strong> Vies et memoires <strong>»</strong>,<br />
Montreal, Lemeac, 1969, p. 94.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 501<br />
jetee a la meute. Dieu en soit loue, il arrivait que les victimes avaient<br />
assez de cran pour retenir leurs larmes. C'est tout ce qui manquait a la<br />
joie et a la bonne conscience des tortionnaires'" <strong>»</strong>.<br />
Ce lien pos<strong>tu</strong>le entre l'acte transgressif et la construction du genre se<br />
donne a lire de maniere plus concrete et imagee par l'examen des<br />
infractions les plus communes - fumer, sortir en cachette, faire de<br />
mauvaises lec<strong>tu</strong>res, se battre et, surtout, manquer a la piete - repertoriees<br />
dans les archives et les memoires d'anciens collegiens.<br />
L'usage du tabac<br />
<strong>«</strong> Comme tout gar9on qui se croit <strong>homme</strong>, j'ai commence a fumer la<br />
cigarette a cette epoque <strong>»</strong>, se souvient Jean C. Lallemand en parlant de<br />
ses annees de college'^. A une epoque ou le tabac n'etait pas associe aussi<br />
directement qu'il Test aujourd'hui a la maladie et au vice, fumer etait un<br />
geste a la fois agreable, socialement convenable et surtout viril, comme<br />
l'a montre R. Jarrett Rudy dans son e<strong>tu</strong>de sur le sujet''. Dans le cadre du<br />
college et de son economie aride des plaisirs, l'usage du tabac faisait<br />
l'objet d'une reglementation serree. L'interdit est rarement entier mais<br />
l'acte de fumer est toujours congu comme un privilege, reserve a certains<br />
groupes d'e<strong>tu</strong>diants - les plus vieux, en general, et les plus meritants - et<br />
toujours restreint a des circonstances et des espaces bien delimites : les<br />
fetes, les examens, les conges. <strong>«</strong> La communaute [...] a eu l'exceptionnel<br />
privilege de fumer dans les bois cet apres-midi, se rejouit-on dans la<br />
chronique du Seminaire de Sherbrooke en 1885. Les choses se sont faites<br />
consciencieusement'''<strong>»</strong>.<br />
L'usage du tabac se trouve ainsi enchasse dans un dispositif pedagogique<br />
de punitions et de recompenses auquel sont introduites, selon les<br />
epoques, de subtiles variantes. Ainsi, Marcel Trudel se souvient qu'au<br />
Seminaire de Quebec, l'usage de la pipe et du cigare etait permis, mais<br />
pas celui de la cigarette. Par esprit de contradiction, les eleves preferaient<br />
la cigarette et leur imagination etait stimulee par la recherche d'as<strong>tu</strong>ces<br />
pour contoumer le probleme : <strong>«</strong> a l'interieur d'un cigare de bois bien<br />
evide et muni des ouver<strong>tu</strong>res necessaires, il suffisait d'introduire une<br />
51 Victor Barbeau, La tentation du passe, <strong>«</strong> Ressouvenir <strong>»</strong>, Montreal, Editions La Presse,<br />
1977. P- 39-40-<br />
52 Jean C. Lallemand (avec la collaboration de Bertrand Vac), Jean C. Lallemand raconte,<br />
Montreal, Louise Courteau fiditrice, 1987, p. 63.<br />
53 Robert Jarret Rudy, Manly smokes.<br />
54 Archives de la C6te-du-Sud et du college de Sainte-Anne, Chroniques du Seminaire<br />
1879-1887 (ti juin 1885), p. 156.
5O2 The Canadian Historical Review<br />
cigarette <strong>»</strong> pour mystifier le surveillant. Malheureusement l'odeur,<br />
souvent, venait trahir les fraudeurs".<br />
La necessite de reguler le plaisir du tabac etait surtout associee a la<br />
crainte qu'il ne conduise, par une sorte de pente na<strong>tu</strong>relle du vice, a des<br />
exces plus graves. Le journal e<strong>tu</strong>diant Le Copain du Seminaire de Sherbrooke<br />
exprime cette peur d'une inevitable contagion. Fumer, argue-t-on,<br />
incite a l'inertie et a la paresse. On consacre de plus en plus de temps a<br />
contempler des volutes de fumee en revant a l'etre cheri et de moins en<br />
moins aux exercices physiques qui developpent le corps. Les fumeurs<br />
sont presentes comme des <strong>«</strong> eavjx mortes <strong>»</strong>, des <strong>«</strong> foyers de contaminations<br />
<strong>»</strong>. Enivres par ce s<strong>tu</strong>pefiant qu'est le tabac, ils <strong>«</strong> ne tardent pas a se<br />
debarrasser de tout respect pour se lancer dans les conversations les plus<br />
scabreuses et les plus deshonorantes'^ <strong>»</strong>.<br />
Malgre de telles exhortations, fumer en cachette demeure la transgression<br />
au reglement coUegial la plus usitee et la plus banale. <strong>«</strong> Dotcher<br />
<strong>»</strong> pour narguer les maitres, comme on le dit en certains endroits,<br />
est un sport prise'^. Et ce, meme si, dans certains colleges fumer sans<br />
permission etait un delit grave, sanctionne par des peines severes :<br />
comme la <strong>«</strong> schlague'*<strong>»</strong> voire l'expulsion. Fumer en cachette est done un<br />
art: il faut savoir se procurer le produit defendu et trouver un endroit<br />
assez sur pour s'y adonner. Chaque college a ses recoins caches, ses<br />
latrines exterieures ou ses dependances non-verrouillees, qui consti<strong>tu</strong>ent<br />
autant de fumoirs de choix''. La <strong>«</strong> route du tabac <strong>»</strong>, ainsi que l'appelait<br />
l'ex-coUegien Jean-Louis Gagnon, developpe les complicites masciilines :<br />
<strong>«</strong> ... nous avions aussi l'instinct de nous tenir au courant des meilleures<br />
planques et, par besoin de securite, l'un montait la garde quand l'autre<br />
grillait une seche^° <strong>»</strong>. Ces solidarites face a l'interdit ne valent pas<br />
qu'entre eleves, car certains maitres et surveillants, partageant le meme<br />
<strong>«</strong> vice <strong>»</strong>, se montrent complaisants a l'egard des fraudeurs. L'abbe<br />
Eugene Chartier, professeur de musique au Seminaire de Joliette, etait<br />
l'un de ces professeurs apprecies des eleves. Fumant lui-meme la pipe,<br />
55 Marcel Trudel, Memoires d'un autre siecle. Montreal, Boreal, 1987, p. 93. A Sherbrooke<br />
egalement, alors que l'usage limite de la pipe etait permis depuis 1903, celui de la<br />
cigarette ne fut accorde qu'en 1945. A.S.S.G., <strong>«</strong> Le Seminaire ne tire pas de l'arriere <strong>»</strong>.<br />
Le Copain, vol. 185 (novembre 1958), p. 4-5.<br />
56 A.S.S.G., <strong>«</strong> L'esprit du sportif <strong>»</strong>, Le Copain, vol. 2, n° 17 {27 octobre 1935), p. 4.<br />
57 Eugene Bussiere, Reminiscences, p. 54. Sur le fait de fumer en cachette, voir, entre<br />
autres, Georges-fimile Lapalme, Le bruit des choses riveillees; Marcel Trudel, Memoire<br />
d'un autre siecle Boreal; Victor Barbeau, La tentation du passe.<br />
58 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, p. 33.<br />
59 Victor Barbeau, La tentation du passe, p. 40.<br />
60 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, p. 37.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 503<br />
pendant ses Ie9ons de musique, ses largesses etaient grandes : <strong>«</strong> Ses<br />
premiers mots etaient : "Veux-<strong>tu</strong> fumer?" Un paquet de cigarettes trainait<br />
sur le piano. Comme il etait defendu de fumer, Chartier nous indiquait<br />
le coin derriere lui pres de la porte. A l'abri, protege par le professeur<br />
de violon et par l'encoignure, nous fumions. <strong>Pour</strong> sauver la face et<br />
se donner une contenance pendant cette operation dangereuse, il faisait<br />
venir deux autres eleves dont il etait sur et faisait semblant d'e<strong>tu</strong>dier une<br />
partition avec eux^'<strong>»</strong>.<br />
<strong>Pour</strong> plusieurs, c'est l'interdiction meme qui rend la chose interessante.<br />
Victor Barbeau, eleve dans les annees 1906 a 1914, se rappelle<br />
avec amusement de la lutte sourde qui existait entre eleves et surveillants<br />
autour de l'objet de convoitise : <strong>«</strong> On nous interdisait de fumer et nous,<br />
mal instruits de l'obeissance, nous mettions, quoi qu'il put nous en<br />
couter, notre honneur a fumer [...] Des le jour ou, au lieu de sevir, on en<br />
appela a notre droi<strong>tu</strong>re, fumer cessa d'etre une aven<strong>tu</strong>re, un defi et le<br />
gout du tabac nous passa^^ <strong>»</strong>.<br />
Les sorties illidtes<br />
Au meme titre que la cigarette, les sorties illicites figurent en bonne<br />
place dans le repertoire des petites transgressions collegiennes. L'appel<br />
du dehors est fort pour ces pensionnaires a qui Ton permet que rarement<br />
de prendre le large. A la fin du XIX^ siede, a peine accorde-t-on quelques<br />
jours de repit, pendant le temps des fetes, pour aller visiter la famiUe. Les<br />
autres conges, comme celui de Paques, se passent generalement a<br />
l'interieur d^es murs. Le xx^ siede amene plus de souplesse sur ce plan,<br />
mais avant la deuxieme guerre, les transformations demeurent lentes, les<br />
autorites se mefiant des contacts avec l'exterieur. A Sherbrooke, on va<br />
meme jusqu'a interdire aux eleves de sortir en ville pour faire leur<br />
lavage^'. Et pour chaque rare sortie accordee, le retour est prevu de fa9on<br />
precise. <strong>«</strong> Tout eleve qui ne sera pas de retour au jour fixe sera passible<br />
d'etre renvoye a ses parents comme rebelle, en matiere grave, aux ordres<br />
de l'autorite <strong>»</strong>, stipule le reglement du College Saint-Charles-Borromee a<br />
la fin du xix^ siede'^'*. Mais l'appel du dehors s'avere souvent plus fort<br />
que la crainte du chatiment : <strong>«</strong> Nous sommes en plein examens, nous<br />
61 Georges-fimile Lapalme, Le bruit de choses reveillies, Mimoires I, Montreal, Lemeac,<br />
1969, p. 128.<br />
62 Victor Barbeau, La tentation du passe, p. 33; Jean-Louis Gagnon evoque le meme<br />
paradoxe : <strong>«</strong> Mais je devais retrouver le gout du tabac des mon entree au College<br />
Sainte-Marie, ou il etait pourtant interdit de fumer <strong>»</strong>. les apostasies, p. 22.<br />
63 A.S.S.C, Chroniques du Seminaire 1922-1929 (17 octobre 1927), p. 137.<br />
64 A.S.S.H., Leon Pratte, Deliberations du conseil - Historiques, [s.d] 1901, p. 35-36.
504 The Canadian Historical Review<br />
sommes dans la seconde joumee abrutissante, si abmtissante, que nous<br />
avons cm bon de deserter a dix heures, et d'aller se baigner chez Armand!<br />
Je pretends bien encore deserter cet apres-midi, a quatre heures;<br />
d'autant plus que j'ai passe tous mes examens <strong>»</strong>, relate un e<strong>tu</strong>diant de<br />
Saint-Hyacinthe dans son journal^'.<br />
Aux yeux des autorites, deux perils, surtout, sont associes aux escapades<br />
illicites : l'alcool et les filles. Certains verdicts sont sans appel pour<br />
dissuader les sorties dans les hotels et les buvettes : <strong>«</strong> Trois eleves sont<br />
sortis en ville, cette avant-midi [...], et en sont revenus l'un ivre et les<br />
deux autres plus que gais. Le premier [...], partira ce soir pour Woonsocket,<br />
chasse avec deshonneur, les deux autres subiront la punition due a<br />
leur faute, relate la Chronique du Seminaire de Saint-Hyacinthe en<br />
L'alcool consomme en cachette a certes une aura de masculinite mais<br />
que dire des fugues pour aller voir les filles.^ Chez les collegiens des<br />
grandes classes, la chose acquiert presque le sta<strong>tu</strong>t de rite de passage.<br />
Fuguer departage les <strong>homme</strong>s des enfants, surtout si c'est pour rejoindre<br />
sa belle : <strong>«</strong> De tout temps, au college, qu'ils fussent ou non pensionnaires,<br />
les grands s'etaient fait des amies en ville. Quand on sait que<br />
certains finissaient leurs e<strong>tu</strong>des a 23, 24 ou 25 ans, le mot grand prenait<br />
une taille et un age imposants. Tenter de garder tout le troupeau derriere<br />
des do<strong>tu</strong>res consti<strong>tu</strong>ait un essai voue a l'echec. Aussi, durant les demiconges<br />
du mardi et du jeudi, le besoin d'aller chez le dentiste devenait-il<br />
imperieux et multiple, mais on se faisait les dents ailleurs que dans la<br />
chaise emaillee et nikelee. Les chesterfields de la ville en savaient quelque<br />
h ^<br />
A l'instar de ce temoignage de Georges-fimile Lapalme, plusieurs<br />
recits autobiographiques consacrent de larges passages aiox escapades<br />
romantiques, comme si, bien des annees plus tard, il demeurait important<br />
d'insister sur ces bravoures du passe. Plus fortes que l'autorite,<br />
l'impe<strong>tu</strong>osite et la temerite deployees dans la conquete du territoire<br />
feminin temoignent, a coup sur, d'une identite sexuelle non equivoque,<br />
affirmee des le plus jeune age et dans l'adversite. Dans les faits, l'aisance<br />
des contacts avec la gent feminine etait loin d'etre chose acquise et les<br />
jeunes <strong>homme</strong>s etaient, le plus souvent, mal prepares a de telles rencontres.<br />
Si plusieurs entretenaient le reve de I'eternel feminin, tous<br />
n'avaient pas l'habi<strong>tu</strong>de du commerce avec des jeunes filles de chair et<br />
65 A.S.S.H.. Journal d'Arthur Tremblay i88g-i8Q2 [s.d.] 1891, p. 2.<br />
66 A.S.S.G., Chroniques du Seminaire igoo-igo6 (31 octobre 1901), p. 184-185.<br />
67 Georges-fimile Lapalme, Le bruit des choses rdveillees. p. 158.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 505<br />
d'os. Un ancien collegien se souvient de sa maladresse : <strong>«</strong>J'avais cherche<br />
a apprivoiser les filles du voisinage. Je les trouvais difficiles d'acces tout<br />
autant a cause de ma grande timidite et une sorte de pudeur face a ce qui<br />
etait toujours le fruit defendu, qu'a cause de leur reserve vis-a-vis d'un<br />
seminariste a l'avenir incertain qui affichait a leur egard une indifference<br />
Alors que certains eleves se contentent, par beau temps, de lancer la<br />
balle par-dessus la do<strong>tu</strong>re pour reluquer de plus pres les eleves du<br />
couvent si<strong>tu</strong>e juste en face^^^ d'autres s'averent beaucoup plus aven<strong>tu</strong>reux.<br />
C'est le cas de l'ancien collegien Gustave Gingras, qui lors de son<br />
demenagement du College de Joliette a celui de Rigaud, se separa a<br />
regret de sa bien-aimee Helene :<br />
... Que n'avais-je pas invente de ruses pour la voir chaque fois sans eveiUer des<br />
soupfons! J'avais obtenu de faire laver mon linge en ville, et c'est en courant<br />
que j'allais le porter afm de rejoindre mon amie dans un petit restaurant. Un<br />
externe s'etant fait mon complice, lui portait mes lettres, entreprise aussi<br />
hasardeuse que de passer de l'heroine en contrebande. Mais l'aven<strong>tu</strong>re la plus<br />
risquee, la plus osee, celle qui apportait le plus d'admiradon de la part des<br />
confreres plus timides, c'etait de deserter. J'avais decouvert une planche mal<br />
ajustee dans la do<strong>tu</strong>re qui bordait l'un des cotes de la cour de recreation. II<br />
s'agissait de la soulever et de disparaitre. Les risques cependant ne s'arretaient<br />
pas la; il fallait longer les murs de l'eveche, enjamber un mur, passer les<br />
jardins du noviciat et ensuite courir le risque de rencontrer un surveillant ou<br />
un professeur dans la rue'°.<br />
Sur le plan des sorties illicites, les eleves trouvent aussi en certains<br />
maitres des complices bienveillants, tel ce surveillant du College de St-<br />
Hyacinthe ouvrant complaisamment la porte de I'Alma Mater a un jeune<br />
fugueur revenant tardivement de ses escapades noc<strong>tu</strong>rnes^'. Certains<br />
anciens, tel Benoit Lacroix, s'emeuvent encore de la patience de leurs<br />
anciens educateurs : <strong>«</strong> Entre eux et nous : une certaine connivence,<br />
meme une secrete amitie [...] Comme nous, ils etaient isoles et ils<br />
savaient que nous nous devions de lacher notre fou pour vaincre l'ennui,<br />
la vie quotidienne, des e<strong>tu</strong>des trop serieuses a notre avis, et les rudesses<br />
d'un pensionnat plutot strict^^ <strong>»</strong>.<br />
68 Eugene Bussiere, Reminiscences, p. 86.<br />
69 Victor Barbeau, La tentation du passi, p. 40.<br />
70 Gustave Gingras, Combats pour la survie (Paris, R. Laffont, <strong>«</strong> Vecu <strong>»</strong>, 1975), p. 27-28.<br />
71 A.S.S.H., Journal dArthur Tremblay 1889-3892 (5 septembre 1891).<br />
72 Benoit Lacroix dans Jean-Paul Lefebvre, Les temps changent. Une giniration se raconte.<br />
Montreal, Fides, 1988, p. 171.
5o6 The Canadian Historical Review<br />
Les lec<strong>tu</strong>res illicites<br />
La transgression pouvait aussi s'operer sur un registre plus intellec<strong>tu</strong>el.<br />
A ce titre, les lec<strong>tu</strong>res illicites etaient sans doute une fagon interessante<br />
pour le collegien d'exprimer un moi sexue, frustre par une surdose de<br />
morceaux choisis et autres lec<strong>tu</strong>res edifiantes. Le controle des lec<strong>tu</strong>res<br />
etait au centre du dispositif pedagogique du college classique et une<br />
fagon essentielle pour les maitres d'assurer la qualite morale de I'education<br />
dispensee. Ainsi, meme dans ces colleges de tradition humaniste,<br />
oii Ton cherchait a celebrer la cul<strong>tu</strong>re et a en developper le gout, le<br />
rapport aux livres demeurait ambigu. <strong>«</strong> Trop lire <strong>»</strong> est toujours objet de<br />
suspicion et les grands lecteurs inquietent les autorites. On craint que les<br />
lec<strong>tu</strong>res, meme convenables, n'alimentent de fagon incontrolable<br />
l'imagination de la jeunesse. Certains e<strong>tu</strong>diants reconnus pour etre de<br />
fervents amants de la lec<strong>tu</strong>re, sont invites a limiter leurs ardeurs et a<br />
joindre, par exemple, l'equipe de football pour depenser de l'energie<br />
physique et ne pas survolter leur esprit.<br />
Or, si la lec<strong>tu</strong>re doit etre controlee en quantite, elle doit surtout l'etre<br />
en qualite.<br />
En somme, dit une brochure destinee aux educateurs, a la periode de la puberte,<br />
les preoccupations mentales se concentrent autour de la question sexuelle,<br />
les drames d'amour et les vers erotiques ont la preference. La littera<strong>tu</strong>re de ce<br />
genre ne manque pas de nos jours, et, malgre la vigilance des maitres, nombre<br />
de volumes indesirables circulent sous les vestons d'ecoliers, comme autrefois<br />
<strong>«</strong> sous le manteau <strong>»</strong>. Ce ne sont pas toujours les histoires repugnantes, au style<br />
cru, qui souUlent davantage les imaginations vierges, mais les ecrits ou la<br />
passion joue son role sous un voUe transparent ...'^K<br />
Ces lec<strong>tu</strong>res defendues, on les devore comme un fruit trop longtemps<br />
convoite, tapi sur le toit du college ou refugie dans les latrines, a l'abri du<br />
regard des surveillants. Les Fleurs du Mal, Madame Bovary, L'Education<br />
sentimentale et Salammbo font partie des oeuvres les plus souvent evoquees,<br />
pour la periode e<strong>tu</strong>diee, comme ayant le parfum sulfureux<br />
recherche. Par ailleurs, des titres moins litteraires donnent satisfaction<br />
aux na<strong>tu</strong>res moins intellec<strong>tu</strong>elles. Ainsi ce collegien interesse par<br />
<strong>«</strong> certaines pages du Larousse non illustre en dix-sept volumes, parce<br />
qu'on y retrouve sur les faits de la vie et les pratiques sexuelles des<br />
precisions qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, sinon dans le vecu^'' <strong>»</strong>.<br />
73 <strong>«</strong> Le caractere de l'adolescent<strong>»</strong>, ^cole sociale populaire (1927-1928), p. 9.<br />
74 Jean C. Lallemand,/eon C. Lallemand raconte. p. 37-38.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 507<br />
Les eleves s'interessent aussi aux joumaux, defendus la plupart du temps<br />
a l'exception de VAction catholique et du Devoir. <strong>Pour</strong> avoir recours aux<br />
ouvrages convoites, tous les moyens sont bons, comme de se glisser sans<br />
permission dans la bibliotheque des pretres^'.<br />
Par ailleurs, les elans creatifs ne sont pas toujours bien re?us des<br />
autorites coUegiales. L'ancien eleve Fran9ois Cloutier, par exemple, fut<br />
renvoye pour avoir commis un poeme des plus cms. Convoque par le<br />
recteur au tout debut de l'annee scolaire, celui-ci lui signifie son conge :<br />
<strong>«</strong> Le saint <strong>homme</strong> a sous les yeux un de mes poemes, particulierement<br />
nul, inti<strong>tu</strong>le Viol et qui avait circule chez les Musards [cerde litteraire].<br />
Quel confrere le lui avait remis? Ce flit la goutte d'eau. On m'aurait sans<br />
doute pardonne les insolences et les accrocs a la foi mais le sexe, jamais.<br />
Je n'ai jamais retrouve ce texte. Dommage!^^ <strong>»</strong>. Quant a Claude Gauvreau,<br />
eleve particulierement rebelle, ce sont ses histoires et ses dessins<br />
grivois destines a l'amusement des camarades qui lui valurent l'une de<br />
ses expulsions du College Sainte-Marie. Magnanimes, les Jesuites<br />
accepterent de le reprendre l'annee suivante en versification^^.<br />
Les altercations physiques<br />
L'abondance de transgressions aux reglements associees a des bagarres,<br />
rixes ou empoignades entre eleves indique combien est grand l'enjeu<br />
identitaire lie a TafFirmation de la puissance physique chez le jeune<br />
collegien. Et pour un episode de bagarre consigne dans les archives,<br />
combien d'altercations plus ou moins violentes n'ont laisse aucune trace,<br />
si ce n'est dans la memoire des protagonistes : les coups regus dont on<br />
rage encore, les coups donnes qui furent un baume sur l'ego... Meme si<br />
le message evangelique exhorte a <strong>«</strong> tendre l'autre joue <strong>»</strong>, le code viril<br />
resonne souvent de maniere plus puissante dans le coeur du collegien:<br />
un <strong>homme</strong> doit savoir se defendre, ne pas se defiler devant les coups.<br />
C'est ici, sans doute, que le sens donne a l'acte transgressif doit le plus<br />
imperativement tenir compte de la dimension de genre. Alors que le<br />
gargon qui se bat est conforte dans sa masculinite, meme s'il est puni,<br />
parce qu'il ne s'efFondre pas <strong>«</strong> comme une fiUette <strong>»</strong> devant l'adversite, la<br />
jeune fiUe qui a recours a la violence physique se comporte en <strong>«</strong> gar^on<br />
manque <strong>»</strong> dit-on, elle fait un affront direct aux prescrits feminins proposes<br />
: docilite, modestie, reserve.<br />
75 Jean-Pierre Duquette, <strong>«</strong> Lecteurs de la vingtaine <strong>»</strong>, Scrits du Canada frangais, vol. 80<br />
(1994), p. 25.<br />
76 Francois Cloutier, La rrUmoire vagabonde, p. 32.<br />
77 Claude Gauvreau, <strong>«</strong> Autobiographie <strong>»</strong>, Oeuvres creatrices complites, Montreal, Editions<br />
Parti-Pris, 1971, p. 11.
5o8 The Canadian Historical Review<br />
Au college, au-dela des inimities individuelles, les affrontements<br />
entre eleves mettent aussi en opposition diflerents groupes rivaux de<br />
l'insti<strong>tu</strong>tion. Par exemple, pour un finissant du cours classique, se faire<br />
bousculer par un tirailleur du cours commercial est une injure qu'il faut<br />
reparer par la force^^. Et puis, il y a les nouveaux qu'il faut mettre a leur<br />
place afin qu'ils saisissent bien le sens des hierarchies d'age a respecter.<br />
Par ailleurs, les extemes et les pensionnaires ne sont pas toujours sur la<br />
meme longueur d'ondes et les alliances se compliquent dans les colleges<br />
ou francophones et anglophones se cotoient, comme c'est le cas a Saint-<br />
Hyacinthe. Que l'enjeu soit hnguisfique, relie a l'age ou au sta<strong>tu</strong>t, se<br />
battre est toujotirs un bon moyen de prouver que Ton n'est pas<br />
effemine^s. Comme l'ecrit Suzanne Morton, <strong>«</strong> class, gender and age<br />
intersect to create an apparently unique cul<strong>tu</strong>re based upon male bonding and<br />
exploration of the boundaries of masculinity to courage, cunning and nonconf<br />
^ Les tonalites de la sous-cul<strong>tu</strong>re coUegienne s'averent ainsi souvent<br />
rudes. Certaines cou<strong>tu</strong>mes, tel la <strong>«</strong> bascule <strong>»</strong> ou <strong>«</strong> l'abattement des<br />
cou<strong>tu</strong>res <strong>»</strong>, expriment cette part de violence : <strong>«</strong> Quatre eleves saisissent le<br />
basctdande, l'etendent sur le dos par terre, puis le sotilevent par ses<br />
quatre membres, et apres d'etre approche d'une colonne ou d'un mur, ils<br />
le font balancer de toute la force que sa resistance a meritee. A chaque<br />
coup, la base de la charpente vient heurter contre le mur ou la colonne; le<br />
supplice dure parfois plus d'une minute. Abattre les cou<strong>tu</strong>res consiste a<br />
recevoir avec ovation celui qui apparait avec un habit neuf, a l'entourer<br />
en le felicitant et en le frappant legerement a l'endroit des cou<strong>tu</strong>res^' <strong>»</strong>.<br />
Le jeu toume parfois mal. A la fin du xix^ siede, un eleve du College<br />
Sainte-Anne passe plusieurs jours a l'infirmerie pour soigner les blessures<br />
infiigees par une <strong>«</strong> bascule <strong>»</strong>. Ses compagnons de dasse voulaient<br />
ainsi souligner son election au titre de president de la societe litteraire,<br />
un sta<strong>tu</strong>t peut-etre insuffisamment viriP"". Parfois ce sont les batailles de<br />
balles de neige qui deviennent si intenses qu'elles necessitent une<br />
intervention de la direction. Depassant le jeu, la violence s'exprime<br />
parfois directement contre les maitres, comme le montre cet affront d'un<br />
78 A.S.S.C, <strong>«</strong> Les petites choses qui ne font pas plaisir <strong>»</strong>, Le Copain, vol. 2, n° 17 (27<br />
octobre 1935), p. 2.<br />
79 A.S.S.C, <strong>«</strong> Systfeme de "fichtre" <strong>»</strong>, Le Copain, vol. 3, n° 36 (13 juin 1937), p. i.<br />
80 Suzanne Morton, <strong>«</strong> To take an Orphan: Gender and Family Roles following the 1917<br />
Halifax Explosion <strong>»</strong>, dans Kathryn McPherson, Cecilia Morgan et Nancy M. Forstell,<br />
dir., Gendered Pasts: Historical Essays in Feminity and Masculinity in Canada, Toronto,<br />
Oxford University Press, 1999, p. 113.<br />
81 A.S.S.H., AFG 7, Jerome-Adolphe Chicoyne, Memoires (3), (d.ioi.6), p. Dio.<br />
82 A.C.S.A., F184, Arthur Beaudoin, 156, W, Journal d'Arthur Beaudoin, 17 Janvier 1897.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 509<br />
eleve de Versification du College Saint-Charles-Borromee de Sherbrooke<br />
qui frappa a la poitrine le surveillant en pleine salle d'e<strong>tu</strong>de. <strong>«</strong> Jour<br />
nefaste <strong>»</strong>, relate la Chronique de ce 21 decembre 1885^'. Au meme titre<br />
que d'autres formes de transgression au reglement, les bagarres et autres<br />
atteintes physiques sont jugees avec severite.<br />
Les manquements a la piete<br />
Ascetisme, soumission, chastete : le cadre educatif potentiellement<br />
<strong>«</strong> devirilisant <strong>»</strong> du college classique pose, nous l'avons vu, un probleme<br />
particulier aux jeunes <strong>homme</strong>s que la pretrise n'attire pas et qui sont<br />
conduits a negocier quotidiennement leur rapport a la foi, en preservant<br />
cette reserve necessaire a l'identite masculine laique bien comprise.<br />
Qu'elles soient anecdotiques ou plus serieuses, les differentes frasques<br />
qui portent atteinte au caractere sacre du ri<strong>tu</strong>el religieux ont une forte<br />
portee symbolique. EUes incament au mieux la resistance a la cul<strong>tu</strong>re du<br />
college. En 1884, au College de Sherbrooke, c'est la grogne chez les pensionnaires.<br />
<strong>Pour</strong> une raison que les archives ne devoilent pas, le conge<br />
auquel les eleves s'attendaient pour la fete de la Sainte-Cecile leur est<br />
refuse. En reaction a cet affront, une greve du zele s'organise en vue de<br />
la grand-messe. Un mot d'ordre est donne d'avance, il s'agit d'etre<br />
enrhume pour la circonstance. Puis, il faut faire preuve d'une intensite<br />
inedite dans la demonstration de la foi: <strong>«</strong> Le "Kyrie" du 6e ton s'entonne<br />
magistralement, relate le directeur, mes imbeciles levent le nez, s'inclinent<br />
devotement la tete faisant mine d'examiner dans leurs moindres<br />
details les pein<strong>tu</strong>res et les fresques de la voute <strong>»</strong>. Le moment de l'office<br />
dominical est bien choisi par les eleves car c'est l'image du college qui s'y<br />
joue face a la communaute, ce que ne manque pas de remarquer ironiquement<br />
le directeur : <strong>«</strong> Bref ce coup de tete a du rehausser ces pedants<br />
dans l'estime des citoyens de Sherbrooke^t <strong>»</strong>. Scenario semblable a La<br />
Pocatiere, en 1893, alors qu'un complot du silence est organise par les<br />
eleves pendant la grand-messe. L'afifront est puni severement par les<br />
autorites et un des eleves qui avait fomente le coup est expulse^'.<br />
La precision des reglements informe aussi parfois du type de problemes<br />
qui pouvaient survenir en matiere d'irrespect aux prescrits religieux.<br />
Par exemple, a La Pocatiere en 1891, il est stipule qu'<strong>«</strong> [u]n eleve qui<br />
refuse de chanter le cantique du soir a la saUe quand il est capable, sera<br />
83 A.S.S.G.. Chroniques du Seminaire i8jg-i88j (21 decembre 1885), p. 195.<br />
84 Ibid., (23 novembre 1884), p. 102.<br />
85 Archives de la G6te-du-Sud et du GoUege de Sainte-Anne (A.G.S.A.), Fioo, GoUfege<br />
Sainte-Anne, Annales, 16 Janvier 1893.
5IO The Canadian Historical Review<br />
renvoye s'il n'obeit pas^^ <strong>»</strong>. Dans leur rapport a l'univers religieux,<br />
certains coUegiens pouvaient jouer un double jeu, de fa?on a tirer le<br />
maximum des avantages que procure une conduite edifiante tout en<br />
conservant interieurement leur libre-arbitre dans leur rapport a la foi.<br />
L'anecdote racontee par Gustave Gingras est amusante a cet egard.<br />
Infiuence par son beau-frere, le jeune <strong>homme</strong> avait depuis longtemps<br />
pris la decision d'embrasser la carriere de medecin. Or, il conservait cette<br />
decision secrete. A la veille de sa retraite de vocation, l'e<strong>tu</strong>diant s'organise<br />
malicieusement pour faire venir des prospec<strong>tu</strong>s sur la communaute<br />
et les oeuvres des Peres dominicains de Saint-Hyacinthe, documents<br />
qu'il laisse trainer neghgemment sur son pupitre. L'idee de faire croire<br />
aux autorites du college qu'il a l'intention d'entrer dans les ordres a<br />
l'effet recherche : <strong>«</strong> A tort ou a raison, dit-il, j'eus l'impression que, pour<br />
un fu<strong>tu</strong>r coUegue, on fermait les yeux sur certaines incartades et meme<br />
quelques innocentes - partiellement innocentes - fredaines*^ <strong>»</strong>.<br />
Parmi les inconduites racontees par les anciens coUegiens, se trouve<br />
le trafic de billets de confession. Ces billets se voiilaient un moyen de<br />
controle de la pratique du sacrement de Penitence. Dans le systeme qui<br />
prevalait au Seminaire de Trois-Rivieres au moment oii Marcel Trudel y<br />
etait inscrit, l'e<strong>tu</strong>diant devait remettre chaque mois deux billets de<br />
confession. <strong>Pour</strong> les obtenir, I'eleve procedait ainsi : sur un bout de<br />
papier, il signait son nom, roulait le papier d'une fa^on serree puis le<br />
glissait au travers du griUage du confessionnal au moment de sa visite.<br />
Le confesseur remettait ensuite les bUlets au directeur qui compilait les<br />
signa<strong>tu</strong>res. A la fin du mois, se rappele l'historien, si l'on n'avait pas ses<br />
deux billets, on obtenait une mauvaise note de piete, qui compromettait<br />
le conge mensuel. Or, tout un systeme de contournement est mis en<br />
place pour eviter ce peril : <strong>«</strong> A mon entree au seminaire en 1936, le<br />
systeme etait bien decrie; les faux billets de confession abondaient. Au<br />
lieu d'un seul biUet, on en glissait deux, le confesseur n'y voyait goutte<br />
ou faisait semblant; si l'on en etait a une troisieme confession dans le<br />
mois, on inscrivait le nom d'un copain moins empresse. On pouvait<br />
soudoyer I'eleve de confiance qui comptait les billets; et surtout, si l'on<br />
choisissait un confesseur connu pour son mepris de ces billets, on aUait<br />
simplement lui dire, a son guichet: "Monsieur l'abbe, je n'ai pas envie<br />
de me confesser", et on lui laissait un billet ou deux** <strong>»</strong>.<br />
A cote de ces petites infractions, U existe des cas plus graves oix des<br />
eleves, reputes pour leur esprit rebeUe, sont renvoyes du coUege pour<br />
86 A.C.S.A., Fioo, College Sainte-Anne, Annales, 17 novembre 1891.<br />
87 Gustave Gingras, Combats pour la survie. p. 29.<br />
88 Marcel Trudel, Memoires d'un autre siecle, p. 95-96.
<strong>«</strong> <strong>Pour</strong> <strong>devenir</strong> <strong>homme</strong>, <strong>tu</strong> <strong>transgresseras</strong>... <strong>»</strong> 511<br />
indifference religieuse. Ce sort fut reserve a Claude Gauvreau qui, ayant<br />
redige une dissertation demontrant l'absurdite de l'existence de l'Enfer,<br />
fut, pour une deuxieme fois, mis a la porte du College Sainte-Marie*^. Le<br />
cas de Jean-Louis Gagnon est semblable, lui qui se decouvrit durant ses<br />
annees de college un atheisme grandissant. Presse de questions par son<br />
directeur spiri<strong>tu</strong>el, il s'expliqua en disant que son bapteme, a l'evidence,<br />
n'avait<strong>«</strong> pas pris <strong>»</strong>. <strong>«</strong> Mais ce n'est pas un vaccin <strong>»</strong>, repondit, scandalise,<br />
le pretre a qui il s'adressait. Cela en etait trop. A la veille du conge des<br />
Eetes, on lui demanda de bouder ses malles : <strong>«</strong> La purge s'etendit a cinq<br />
ou six d'entre nous, juges coupables d'afficher un radicalisme incompatible<br />
avec la regie du Iieu5° <strong>»</strong>.<br />
CONCLUSION<br />
En pos<strong>tu</strong>lant la polysemie du geste transgressif et en insistant sur la<br />
necessite d'e<strong>tu</strong>dier sa dimension de genre, nous avons voulu, par cet<br />
article, edairer l'une des dimensions de la socialisation masculine dans<br />
les insti<strong>tu</strong>tions d'enseignement secondaire pour gar9ons de la fin du XIX^<br />
siecle et du debut du xx^ siecle. Il s'agissait en effet de saisir l'acte<br />
delic<strong>tu</strong>eux au-dela de son sens premier et le plus evident, celui de<br />
l'affirmation de l'autonomie individuelle face au groupe et a l'autorite,<br />
pour l'apprehender egalement dans sa fonction d'expression de l'identite<br />
sexuelle et sexuee. Dans le cadre precis de ces intemats classiques pour<br />
gargons, la transgression au code disciplinaire nous a semble revetir en<br />
effet, en certaines circonstances, un veritable role de <strong>«</strong> restauration <strong>»</strong> de<br />
l'identite masculine menacee par une pedagogie collegienne insistant<br />
sur la chastete, l'ascetisme et la soumission - autant de ver<strong>tu</strong>s generalement<br />
associees a l'univers feminin dans la societe de l'epoque.<br />
Ainsi, face atix <strong>«</strong> dangers <strong>»</strong> encourus par une adhesion trop etroite a<br />
cette cul<strong>tu</strong>re insuffisamment virile, des eleves prendront in<strong>tu</strong>itivement la<br />
distance qui leur apparait salutaire. Cette distance, elle se manifeste<br />
evidemment comme un defi lance a l'autorite. Et si le verdict est souvent<br />
lourd pour les audacieux qui s'aven<strong>tu</strong>rent sur la voie de la contestation, il<br />
ne doit pas faire oublier tout ce jeu des petites complicites avec des<br />
educateurs souvent forts conscients des limites du code coUegial: car s'il<br />
faut que jeunesse se passe, il faut bien aussi qu'<strong>homme</strong> advienne...<br />
89 Claude Gauvreau, Oeuvres creatrices completes, p. 12.<br />
90 Jean-Louis Cagnon, Les apostasies, p. 39.