27.06.2013 Views

Finie... la guerre froide ? - Les Classiques des sciences sociales ...

Finie... la guerre froide ? - Les Classiques des sciences sociales ...

Finie... la guerre froide ? - Les Classiques des sciences sociales ...

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Gérard Bergeron (1922-2002)<br />

Politologue, département <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> politiques, Université Laval<br />

(1992)<br />

FINIE…<br />

La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ?<br />

Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière<br />

bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec<br />

Page web personnelle. Courriel: rtoussaint@aei.ca<br />

Dans le cadre de <strong>la</strong> collection: "<strong>Les</strong> c<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>"<br />

Site web: http://c<strong>la</strong>ssiques.uqac.ca/<br />

Une bibliothèque fondée et dirigée par Jean-Marie Tremb<strong>la</strong>y, sociologue<br />

Une collection développée en col<strong>la</strong>boration avec <strong>la</strong> Bibliothèque<br />

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi<br />

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 2<br />

Politique d'utilisation<br />

de <strong>la</strong> bibliothèque <strong>des</strong> C<strong>la</strong>ssiques<br />

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même<br />

avec <strong>la</strong> mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite,<br />

du fondateur <strong>des</strong> C<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, Jean-Marie Tremb<strong>la</strong>y,<br />

sociologue.<br />

<strong>Les</strong> fichiers <strong>des</strong> C<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ne peuvent sans<br />

autorisation formelle:<br />

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur<br />

un serveur autre que celui <strong>des</strong> C<strong>la</strong>ssiques.<br />

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout<br />

autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),<br />

<strong>Les</strong> fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site <strong>Les</strong><br />

C<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> sont <strong>la</strong> propriété <strong>des</strong> C<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, un organisme à but non lucratif composé exclusivement<br />

de bénévoles.<br />

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle<br />

et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à <strong>des</strong> fins commerciales<br />

<strong>des</strong> fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion<br />

est également strictement interdite.<br />

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs.<br />

C'est notre mission.<br />

Jean-Marie Tremb<strong>la</strong>y, sociologue<br />

Fondateur et Président-directeur général,<br />

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 3<br />

Du même auteur<br />

Le Canada français après deux siècles de patience, (Collection<br />

« L'histoire immédiate »), Paris, Éditions du Seuil, 1967.<br />

Incertitu<strong>des</strong> d'un certain pays, Québec, <strong>Les</strong> Presses de l'Université<br />

Laval, 1979.<br />

Pratique de l'État au Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1984.<br />

Notre miroir à deux faces : Trudeau-Lévesque, Montréal, Québec/<br />

Amérique, 1985. [En préparation dans <strong>Les</strong> C<strong>la</strong>ssiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>.<br />

JMT.]<br />

Quand Tocqueville et Siegfried nous observaient..., Sainte-Foy, <strong>Les</strong><br />

Presses de l'Université du Québec, 1990.<br />

LIRE Étienne PARENT (1802-1874) : notre premier intellectuel,<br />

Sainte-Foy, <strong>Les</strong> Presses de l'Université du Québec, 1994.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 4<br />

Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole,<br />

Courriel: rtoussaint@aei.ca<br />

Gérard Bergeron<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Sillery, Québec : <strong>Les</strong> Éditions du Septentrion, 1992, 214 pp.<br />

[Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzanne Patry-<br />

Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire <strong>des</strong> droits d'auteur <strong>des</strong> œuvres<br />

de M. Gérard Bergeron]<br />

Polices de caractères utilisée :<br />

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.<br />

Pour les citations : Times New Roman, 12 points.<br />

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.<br />

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008<br />

pour Macintosh.<br />

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)<br />

Édition numérique réalisée le 4 juillet 2010 à Chicoutimi, Ville de<br />

Saguenay, province de Québec, Canada.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 5<br />

Gérard Bergeron (1992)<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Sillery, Québec : <strong>Les</strong> Éditions du Septentrion, 1992, 214 pp.


Bergeron, Gérard, 1922<br />

<strong>Finie</strong>... <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> ?<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 6<br />

Données de catalogage<br />

avant publication (Canada)<br />

Comprend <strong>des</strong> références bibliographiques.<br />

ISBN 2-921114-65-8<br />

1. Politique mondiale - 1985-1995.<br />

2. Politique mondiale - 1945<br />

3. U.R.S.S. - Politique et gouvernement - 1985-<br />

4. U.R.S.S. - Re<strong>la</strong>tions extérieures - États-Unis.<br />

5. États-Unis - Re<strong>la</strong>tions extérieures - U.R.S.S. 1. Titre.


Table <strong>des</strong> matières<br />

Quatrième de couverture<br />

Liste <strong>des</strong> sigles<br />

Avant-propos<br />

Préface (par Daniel Co<strong>la</strong>rd)<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 7<br />

Table <strong>des</strong> matières<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

TEMPÉRATURES DE 45 ANS DE GUERRE FROIDE<br />

Chapitre 1. La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique (1945-1962)<br />

Qu'est-ce que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ?<br />

<strong>Les</strong> théâtres de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

Tensions et détentes entre les deux Grands<br />

Tensions et détentes en fluctuations cycliques<br />

Tensions et détentes en dynamique de duopole<br />

Chapitre Il. Puis, successivement, le Dégel, <strong>la</strong> Détente, une Paix <strong>froide</strong> et une nouvelle<br />

Guerre <strong>froide</strong> (1963-1985)<br />

Le Dégel, ou l'après-Guerre <strong>froide</strong> (1963-1970)<br />

La Détente en opération (1970-1975)<br />

L'éphémère Paix <strong>froide</strong> (1975-1979)<br />

Une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> (1979-1985)<br />

La longue marche vers le Sommet de Genève (novembre 1985)<br />

Chapitre III : Le dépassement de <strong>la</strong> seconde Guerre <strong>froide</strong> et du bon usage <strong>des</strong> rencontres<br />

au sommet (1985-...)<br />

Une situation de non-Guerre <strong>froide</strong> ?<br />

L'enfi<strong>la</strong>de <strong>des</strong> sommets pendant <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong><br />

Du bon usage <strong>des</strong> sommets en période de non-Guerre <strong>froide</strong><br />

Sur une conclusion (très provisoire) qui ne termine


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 8<br />

DEUXIÈME PARTIE :<br />

EXPLICATIONS, PROLONGEMENTS ET CONSÉQUENCES<br />

Chapitre IV : Le gorbatchevisme : exposition, implosion, explosion<br />

Succession en douce et « nouvelle pensée » en politique étrangère<br />

Exposition d'une perestroïka révolutionnaire<br />

Résistances et oppositions avec effets d'implosion<br />

Et, pour finir, l'explosion de républiques ethnoculturelles<br />

Chapitre V : L'effet Gorbatchev à <strong>la</strong> périphérie européenne de l'Empire<br />

L'Europe : quelles Europes ?<br />

<strong>Les</strong> Allemagnes : quelle Allemagne ?<br />

Quels instruments européens ?<br />

Quand Cendrillon invite à son bal...<br />

Chapitre VI : Du vaste monde au berceau de <strong>la</strong> civilisation en Mésopotamie<br />

D'autres phénomènes globaux que les faits de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »<br />

Coups d'oeil sur les théâtres seconds et tiers de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »<br />

D'une <strong>guerre</strong> du Golfe de type régional (1980-1988) à une autre de type mondial<br />

(1990-1991)<br />

D'une non-Guerre <strong>froide</strong> vers <strong>des</strong> <strong>guerre</strong>s saintes ?<br />

Conclusions I (mars 1991)<br />

Conclusions Il (six et dix mois plus tard)<br />

Post-scriptum<br />

Annexe A. Au carrefour <strong>des</strong> « fins » : de l'Idéologie, de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, du Siècle,<br />

de l'Histoire<br />

Annexe B. Du « dépérissement » à <strong>la</strong> « perestroïka »


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 9<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

QUATRIÈME DE COUVERTURE<br />

Tout comme il avait commencé en 1914, le XXe siècle s'est sans doute terminé en<br />

1989 au moment où le mur qui séparait l'Est et l'Ouest s'est effondré. La configuration<br />

du monde née <strong>des</strong> deux <strong>guerre</strong>s s'est dès lors complètement modifiée et l'état de<br />

conflit <strong>la</strong>tent qui caractérisait les rapports entre les deux Grands a disparu. Du moins<br />

tel semble être <strong>la</strong> situation actuelle.<br />

Dans ce troisième volet sur l'histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, Gérard Bergeron analyse<br />

donc <strong>la</strong> fin d'une époque, et les soubresauts qui accompagnent <strong>la</strong> naissance d'une<br />

nouvelle ère. Il suit ainsi les événements jusqu'à <strong>la</strong> limite technique possible que permettait<br />

<strong>la</strong> publication de ce livre, qui s'achève en pleine dramatique actualité de cette<br />

fin d'année 1991.<br />

En situation de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, on savait qui, à Moscou, détenait le contrôle réel et<br />

effectif <strong>des</strong> armements nucléaires. Qui le détient aujourd'hui ? Quand et comment le<br />

saura-t-on ?<br />

Un ouvrage essentiel pour bien comprendre les forces fondamentales qui orienteront<br />

le XXIe siècle.<br />

Professeur émérite de l'Université du Québec (École nationale d'administration<br />

publique), Gérard Bergeron est l'auteur d'une oeuvre volumineuse dans les domaines<br />

de <strong>la</strong> théorie de l'État, <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions internationales et de <strong>la</strong> politique canadienne et<br />

québécoise. Ce livre est le dernier d'un cycle de trois sur l'histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>,<br />

après La Guerre <strong>froide</strong> inachevée (1971) et La Guerre <strong>froide</strong> recommencée<br />

(1986).


[211]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 10<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

LISTE DES SIGLES<br />

ACB Armes chimiques et bactériologiques ou biologiques.<br />

ABM Anti-Ballistic Missiles : armements antimissiles.<br />

ASAT Armes antisatellites.<br />

CAEM ou<br />

COMECON<br />

Conseil d'assistance économique mutuelle (pays de l'Est).<br />

CDE Conférence sur le désarmement en Europe.<br />

CED Communauté européenne de défense.<br />

CSCE Conférence sur <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> coopération en Europe.<br />

ICBM Intercontinental Ballistic Missiles : missiles balistiques intercontinentaux.<br />

INF Intermediate Nuclear Forces : forces nucléaires de portée intermédiaire<br />

(FNI).<br />

IRBM Intermediate Range Ballistic Missiles : missiles balistiques de<br />

portée intermédiaire.<br />

MAD Mutual Assured Destruction : <strong>des</strong>truction mutuelle assurée.<br />

MAP Mutual Assured Protection : protection mutuelle assurée.<br />

MBFR Mutual and Ba<strong>la</strong>nced Force Reduction : réduction mutuelle et<br />

équilibrée <strong>des</strong> forces.<br />

MIRV Multiple Independently Reentry Vehicle : ogives à têtes multiples<br />

guidées séparément.<br />

MLF Multi<strong>la</strong>teral Nuclear Force : force nucléaire multi<strong>la</strong>térale.<br />

OLP Organisation de libération de <strong>la</strong> Palestine.


ONU Organisation <strong>des</strong> Nations unies.<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 11<br />

OTAN Organisation du traité de l'At<strong>la</strong>ntique Nord.<br />

OTASE Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est.<br />

SALT Strategic Arms Limitation Talks : pourparlers sur <strong>la</strong> limitation<br />

<strong>des</strong> armes stratégiques.<br />

SDI Strategic Defense Initiative : Initiative de défense stratégique<br />

(IDS).<br />

START Strategic Arms Reduction Talks : pourparlers sur <strong>la</strong> réduction<br />

<strong>des</strong> armements stratégiques.


[7]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 12<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

AVANT-PROPOS<br />

Cet ouvrage s'inscrit dans le prolongement de deux autres, portant sur le même<br />

thème et publiés à quinze années d'intervalle : La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> inachevée (Montréal,<br />

<strong>Les</strong> Presses de l'Université de Montréal, 1971, 315 pages) et La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recom-<br />

mencée (Montréal, Éditions Boréal, 1986, 339 pages). Ce plus court travail porte sur<br />

les événements postérieurs à 1985 et s'étendant jusqu'au mois de décembre 199 1. Il<br />

s'imposait d'autant plus qu'il est communément admis qu'en ces dernières années, <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> est bien terminée ou dépassée, selon une expression de mon confrère,<br />

l'internationaliste Daniel Co<strong>la</strong>rd de l'Université de Franche-Comté (Besançon), qui a<br />

bien voulu faire l'hommage d'une préface.<br />

FINIE... <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> ? incorpore, dans ses deux premiers chapitres, les éléments<br />

d'interprétation théorique <strong>des</strong> volumes précédents, ainsi que le rappel synthétique<br />

de l'évolution générale de 1945 à 1985. La lecture du présent ouvrage ne requiert<br />

donc pas <strong>la</strong> connaissance <strong>des</strong> deux autres, quoiqu'il pourrait être, néanmoins, utile de<br />

s'y référer pour une vue plus complète de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique et de ses multiples<br />

phases subséquentes jusqu'à <strong>la</strong> présente et dernière, qui a amené sa « mort » préludant<br />

à quelque chose d'autre dont nous ne saisissons pas très bien <strong>la</strong> nature ni les traits<br />

essentiels.<br />

La seconde partie du présent ouvrage s'applique à retracer les explications du<br />

pourquoi on peut considérer comme finie <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> et s'achève par l'examen de<br />

<strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe, <strong>la</strong> première en date de <strong>la</strong> nouvelle période. Une première conclu-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 13<br />

sion, rédigée en avril 1991, ne pouvait suivre les événements au-delà du référendum<br />

sur l'Union à <strong>la</strong> mi-mars 1991. L'auteur a cru bon d'en ajouter une seconde pour rendre<br />

compte, même sommairement, de l'événement, majeur entre tous, du coup d'État<br />

dit <strong>des</strong> « 61 heures » entre les 18 et 21 août 1991. Enfin, à <strong>la</strong> [8] phase de <strong>la</strong> correction<br />

<strong>des</strong> épreuves, l'auteur, dans un Post-scriptum de dernière heure, a pu, pour ainsi<br />

dire, rattraper l'événement décisif de <strong>la</strong> constitution de <strong>la</strong> Communauté <strong>des</strong> États souverains<br />

(républiques de Russie, d'Ukraine et de Biélorussie) qui al<strong>la</strong>it accélérer le<br />

mouvement de désintégration de l'URSS à partir de décembre 1991.<br />

Pour sa part, le préfacier p<strong>la</strong>ce en perspective <strong>la</strong> question du dernier Sommet (à<br />

Moscou, à <strong>la</strong> fin juillet 1991) marquant <strong>la</strong> signature du traité START et, ainsi, se trouve<br />

à actualiser par anticipation ce qu'avait d'inachevé le chapitre III de <strong>la</strong> première<br />

partie. Pour l'à-propos général de ce texte introductif et pour ses judicieuses observations<br />

sur le dernier état <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions diplomatico-stratégiques inter-Grands, que Daniel<br />

Co<strong>la</strong>rd se sente doublement remercié.


[9]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 14<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

PRÉFACE<br />

DANIEL COLARD,<br />

Maître de Conférences à <strong>la</strong> Faculté<br />

de droit de l'Université de Besançon<br />

(Besançon, le 10 septembre 1991)<br />

Préfacer un ouvrage peut être soit une banalité - l'auteur ne pouvant refuser sa<br />

caution -, soit une simple formalité - l'exercice relevant d'un certain rituel, entre universitaires<br />

notamment soit enfin un honneur et un p<strong>la</strong>isir, ce qui est plus rare. En ce<br />

qui concerne le dernier livre de Gérard Bergeron, universitaire canadien et québécois<br />

éminent, connu non seulement sur le continent nord-américain mais aussi dans les<br />

pays francophones européens, et d'abord en France, ces quelques pages introductives<br />

à une étude consacrée au sujet d'une actualité brû<strong>la</strong>nte, <strong>la</strong> tâche du préfacier relève à<br />

l'évidence d'une mission du troisième type.<br />

C'est en effet un « honneur » vu notre jeune âge et <strong>la</strong> qualité <strong>des</strong> travaux de ce<br />

bril<strong>la</strong>nt politologue, spécialiste de l'État sur le p<strong>la</strong>n interne - sa structure, son fonctionnement,<br />

sa constitution - et spécialiste <strong>des</strong> États sur le p<strong>la</strong>n international. La liste<br />

de ses travaux - livres, articles, essais, communications - est tout à fait impressionnante,<br />

d'où <strong>la</strong> réputation et l'autorité de notre collègue et ami. C'est ensuite un « p<strong>la</strong>isir »<br />

véritable pour deux raisons principales : d'une part, c'est à un universitaire français<br />

qu'il a proposé de jeter un pont intellectuel transat<strong>la</strong>ntique entre le Canada et l'Europe,<br />

le Québec et <strong>la</strong> France, dans l'esprit même du fondateur de <strong>la</strong> Ve République qui a eu


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 15<br />

l'immense mérite de re<strong>la</strong>ncer <strong>la</strong> coopération entre les deux pays ; d'autre part, l'étude<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> et plus <strong>la</strong>rgement <strong>des</strong> Re<strong>la</strong>tions internationales occupe depuis<br />

longtemps déjà nos recherches respectives. Sans être toujours d'accord sur le fond <strong>des</strong><br />

choses -ce serait trop demander à <strong>des</strong> théoriciens et à <strong>des</strong> universitaires - nous avons<br />

pu constater qu'un <strong>la</strong>rge consensus, comme on dit dans les milieux spécialisés, existait<br />

entre nos deux approches conceptuelles de <strong>la</strong> Société internationale de <strong>la</strong> seconde<br />

moitié du XXe siècle, siècle de fer qui touche à son terme, à moins que nous ne<br />

soyons déjà entrés dans le troisième millénaire et le XXIe siècle, avec dix ans [10]<br />

d'avance sur le calendrier. Le consensus l'emporte sur les dissensus dans <strong>la</strong> mise en<br />

perspective du phénomène de <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité ou de l'antagonisme Est-Ouest, plus connu<br />

sous l'appel<strong>la</strong>tion journalistique et médiatique de « Guerre <strong>froide</strong> » ou de « Système<br />

<strong>des</strong> blocs », voire de <strong>la</strong> « double hégémonie » chère au général de Gaulle dont toute <strong>la</strong><br />

diplomatie a consisté à combattre l'« esprit de Yalta » pour effacer <strong>la</strong> division artificielle<br />

du Vieux Continent en deux camps hostiles, séparés par le fameux « Rideau de<br />

fer » courant de <strong>la</strong> Baltique à l'Adriatique.<br />

La brutale « accélération de l'Histoire » que nous vivons et connaissons depuis <strong>la</strong><br />

chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, jusqu'au coup d'État manqué <strong>des</strong> 19-21<br />

août 1991 en Union soviétique, posait au préfacier et à Gérard Bergeron <strong>des</strong> problèmes<br />

quasi-insolubles. L'Histoire certes ne se répète pas, mais il lui arrive de bégayer...<br />

<strong>Les</strong> soviétologues - dont <strong>la</strong> science est loin d'être exacte ! - et les experts <strong>des</strong> ex-États<br />

socialistes ou n'avaient rien prévu du tout quant à l'effondrement, l'éc<strong>la</strong>tement ou<br />

l'ébranlement du monde communiste, ou bien avaient é<strong>la</strong>boré <strong>des</strong> scénarios et <strong>des</strong><br />

prévisions qui se sont avérés totalement faux. Dans ces conditions, « que faire ? »<br />

pour reprendre le titre fameux d'un petit livre de Lénine, le père historique de <strong>la</strong> Révolution<br />

d'Octobre 1917. Août 1991 efface-t-il Octobre 1917 ? Le marxismeléninisme,<br />

le stalino-brejnevisme, et avec eux, <strong>la</strong> « Guerre <strong>froide</strong> » entre l'Est et<br />

l'Ouest sont-ils définitivement morts ?<br />

Prudents, l'auteur et l'éditeur n'ont pas voulu prendre de trop grands risques : on<br />

les comprend dans une conjoncture où les mutations internationales remettent tout en<br />

cause. Le monde <strong>des</strong> années 1945-1990 a beaucoup changé, celui <strong>des</strong> années 1990-<br />

1991 change en direct sous nos yeux, celui du XXIe siècle se prépare et se façonne<br />

sans que l'on ne puisse savoir si <strong>la</strong> Société internationale sera plus sûre, plus stable,<br />

plus pacifique à l'issue de ces formidables bouleversements. Nous reviendrons sur le<br />

point d'interrogation de l'étude en conclusion. D'autres chercheurs ont fait preuve de


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 16<br />

moins de circonspection en publiant il y a un an - à l'automne 90 - un ouvrage collec-<br />

tif dirigé par Charles-Philippe David intitulé : « La fin de <strong>la</strong> Guerre Froide : ses<br />

conséquences pour les re<strong>la</strong>tions internationales » (Québec, CQRI ; France, FEDN).<br />

La thèse soutenue ici est sans ambiguïté : le conflit entre les États capitalistes et socialistes<br />

a pris fin avec <strong>la</strong> chute <strong>des</strong> dictatures communistes en Europe centrale et<br />

orientale ; il importe au plus vite d'évaluer <strong>la</strong> portée de cette nouvelle donne internationale.<br />

Le réalisme de Gérard Bergeron a failli lui donner raison en août 91 car si le putsch<br />

raté avait réussi à déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, qui peut affirmer<br />

que le retour à <strong>la</strong> confrontation soviéto-américaine, [11] à <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ciation <strong>des</strong> années<br />

Brejnev, bref, à <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> était à coup sûr exclu ? Le processus de démocratisation<br />

et de libéralisation a fait échouer - avec le peuple <strong>des</strong>cendu dans les rues<br />

de Moscou et de Leningrad - les putschistes et les conservateurs, les privilégiés de <strong>la</strong><br />

Nomenk<strong>la</strong>tura et les serviteurs du complexe militaro-industriel, mais l'implosion du<br />

système et l'éc<strong>la</strong>tement de l'Empire intérieur ont créé une situation particulièrement<br />

instable pouvant déboucher soit sur le chaos et l'anarchie, soit sur un nouveau coup de<br />

force politico-militaire.<br />

Voilà pour le contexte immédiat dans lequel se situe le titre de l'ouvrage qui doit<br />

être lui-même rep<strong>la</strong>cé dans un contexte historique beaucoup plus <strong>la</strong>rge.<br />

Une trilogie pour décrypter<br />

<strong>la</strong> « Guerre <strong>froide</strong> »<br />

La grille de lecture et d'analyse de l'auteur repose non pas sur un seul livre mais<br />

sur trois recherches qui forment un tout, même s'il n'est pas indispensable de connaître<br />

les deux premiers ouvrages pour lire le troisième. La parution de ceux-ci s'échelonnent<br />

sur vingt ans : le premier voit le jour aux Presses de l'Université de Montréal<br />

en 1971 sous le titre « La Guerre <strong>froide</strong> inachevée » qui couvre <strong>la</strong> période al<strong>la</strong>nt de<br />

Yalta (1945) à l'annonce du voyage en Chine du président Nixon (1971) ; le deuxième<br />

est publié en 1986 aux éditions montréa<strong>la</strong>ises du Boréal Express sous le titre « La<br />

Guerre <strong>froide</strong> recommencée »qui prend en compte <strong>la</strong> Détente <strong>des</strong> années 70 et l'avènement<br />

d'une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> (1979-1985) ; enfin, le dernier, plus synthétique,


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 17<br />

plus théorique, plus explicatif dresse à <strong>la</strong> fois un bi<strong>la</strong>n global de <strong>la</strong> période, soit 45 ans<br />

de Guerre <strong>froide</strong>, en consacrant un long développement au gorbatchevisme, et ouvre<br />

<strong>des</strong> perspectives sur <strong>des</strong> problèmes nouveaux (<strong>guerre</strong> du Golfe, montée <strong>des</strong> <strong>guerre</strong>s<br />

saintes).<br />

Ainsi, avec le recul et sur <strong>la</strong> période qui s'étale de <strong>la</strong> conférence de Yalta à l'avènement<br />

de <strong>la</strong> Perestroïka (1985) et à <strong>la</strong> Révolution russe d'août 1991, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

a connu trois gran<strong>des</strong> phases : 1945-1971, puis 1971-1985 et 1985-1991. « Inachevée<br />

» en 1971, elle est « recommencée » sous le règne de Leonid Brejnev et peut-être<br />

« dépassée » avec le gorbatchévisme... « Dépassée » ou « <strong>Finie</strong> », pour ne pas trahir<br />

<strong>la</strong> pensée de notre collègue canadien auquel nous avions suggéré <strong>la</strong> première appel<strong>la</strong>tion.<br />

« <strong>Finie</strong> » avec un point d'interrogation permet de se démarquer de l'ouvrage collectif<br />

cité plus haut.<br />

On notera que <strong>la</strong> chronologie re<strong>la</strong>tive à l'URSS s'arrête au référendum sur le Traité<br />

de l'Union organisé le 17 mars 1991 et qui aurait dû être signé le 20 août, si le coup<br />

d'État n'avait pas eu lieu, ceci n'étant [12] évidemment pas sans rapport avec ce<strong>la</strong>...<br />

Par conséquent, on ne s'étonnera pas de ne pas voir mentionné le dernier sommet soviéto-américain<br />

de Moscou, les 30-31 juillet 1991, au cours duquel G. Bush et M.<br />

Gorbatchev - trois semaines avant le putsch - ont signé un traité historique d'Arms<br />

control, à savoir le Traité START, premier accord entre les deux Superpuissances<br />

nucléaires réduisant d'un tiers leurs arsenaux atomiques stratégiques centraux. L'accord<br />

est à rapprocher du Traité INF sur les euromissiles de 1987 et du Traité CFE<br />

(réduction <strong>des</strong> armes conventionnelles en Europe) signé à Paris sous l'égide de <strong>la</strong><br />

CSCE le 19 novembre 1990. Ces trois grands traités amorcent un processus de désarmement<br />

qui modifie en profondeur <strong>la</strong> nature <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions Est-Ouest. Surtout si l'on<br />

y ajoute <strong>la</strong> dissolution du pacte de Varsovie et celle du CAEM au printemps 1991.<br />

Faute de p<strong>la</strong>ce et pour aller à l'essentiel, insistons sur <strong>la</strong> vision centrale que Gérard<br />

Bergeron donne de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. pour lui, elle épouse <strong>des</strong> cycles - <strong>la</strong> « détente »<br />

succédant à <strong>la</strong> « tension » et celle-ci à celle-là et dépend <strong>la</strong>rgement de <strong>la</strong> course aux<br />

armements entre Washington et Moscou. Elle est naturellement dominée par <strong>la</strong> rivalité<br />

soviéto-américaine qui engendre un système international bipo<strong>la</strong>ire, un « condominium<br />

», un « duopole », une « cogérance ». Enfin, ce modèle cyclique de « détente et<br />

tension » conditionné par <strong>la</strong> course à <strong>la</strong> supériorité technico-militaire se développe à<br />

l'échelle p<strong>la</strong>nétaire, sur <strong>des</strong> théâtres géographiques qualifiés par lui, selon leur importance,<br />

de « premiers », de « seconds » et de « tiers ». La nature <strong>des</strong> « enjeux » n'est,


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 18<br />

bien sûr, pas <strong>la</strong> même en Allemagne - à Berlin - en Corée, en Afrique ou en Asie.<br />

Mais un « théâtre tiers » peut devenir un théâtre premier ou second, ainsi que l'a dé-<br />

montré <strong>la</strong> Crise de Cuba en 1962.<br />

Penser le XXe siècle<br />

Pour expliquer <strong>la</strong> « Guerre <strong>froide</strong> », l'observateur <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions internationales est<br />

conduit en 1991 à « penser le XXe siècle ». Celui-ci commence avec <strong>la</strong> Grande Guer-<br />

re de 1914-1918 et prend fin probablement avec les « trois glorieuses » de 1989 -<br />

chute du Mur de Berlin et éc<strong>la</strong>tement de l'Empire externe de l'URSS - de 1990, année<br />

de l'unification de l'Allemagne, et de 1991 - <strong>guerre</strong> du Golfe, échec du putsch du 19<br />

août, effondrement du régime communiste et éc<strong>la</strong>tement de l'Empire interne. Le XXe<br />

siècle n'aura ainsi duré que 75 ans historiquement par<strong>la</strong>nt, tandis que le XIXe part du<br />

Congrès de Vienne de 1815 pour s'achever en 1914.<br />

Ce terrible XXe siècle commence avec <strong>la</strong> Révolution bolchevique de novembre<br />

1917 - produit direct du conflit mondial de 14-18 - et se [13] clôture avec <strong>la</strong> Révolution<br />

russe démocratique d'août 1991. À <strong>la</strong> fracture 1914-1917-1918 répond <strong>la</strong> cassure<br />

symétrique de 1989-1990-1991. De 1917 à 1991, une longue période dominée par une<br />

« tragédie » (B. Eltsine), un « modèle qui ne marche pas »(M. Gorbatchev), bref le<br />

« plus grand mensonge de l'Histoire » (E. Morin), un système monstrueux : le régime<br />

communiste, le totalitarisme soviétique, le monde du Gou<strong>la</strong>g décrit par A. Soljenitsyne<br />

dès le début <strong>des</strong> années 70. Au marxisme-léninisme a fait écho une autre idéologie<br />

totalitaire ; le national-socialisme et les régimes fascistes qui ont causé <strong>la</strong> Deuxième<br />

Guerre mondiale, même si celle-ci était déjà contenue dans <strong>la</strong> Première comme le<br />

germe dans l'oeuf 1945 : Yalta et Potsdam et l'émergence de deux Super-Grands qui<br />

vont se « partager le Monde » (A. Conte) en procédant à une gigantesque « tabu<strong>la</strong><br />

rasa », par suite de l'effondrement <strong>des</strong> puissances de l'Axe.<br />

D'où <strong>la</strong> naissance de <strong>la</strong> « Guerre <strong>froide</strong> » successivement « inachevée », « recommencée<br />

», peut-être « dépassée » ou « finie »... Mais <strong>la</strong> séquence historique <strong>des</strong><br />

années 1945-1991 est marquée aussi par <strong>la</strong> révolution nucléaire et spatiale, par <strong>la</strong> décolonisation<br />

<strong>des</strong> vieux empires coloniaux ainsi que par <strong>la</strong> montée en puissance du<br />

Tiers monde et <strong>des</strong> tiers mon<strong>des</strong> se réc<strong>la</strong>mant du non-alignement, par <strong>la</strong> médiatisation


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 19<br />

<strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions internationales dans un monde de plus en plus interdépendant et infor-<br />

matisé, enfin, par <strong>la</strong> « Perestroïka » de M. Gorbatchev et l'implosion <strong>des</strong> dictatures<br />

communistes de type soviétique.<br />

Une analyse plus fine du gorbatchévisme montre que <strong>la</strong> Perestroïka est une Révo-<br />

lution qui se déroule en deux phases, de 1985 à 1991. Dans un premier temps, <strong>la</strong> Révolution<br />

part du Centre et s'effectue par en haut : il s'agit de réformer et de moderniser<br />

le système communiste pour le rendre plus performant (1985-1989). L'échec <strong>des</strong><br />

réformes et de <strong>la</strong> Perestroïka économique prépare alors <strong>la</strong> sortie du système communiste<br />

: <strong>la</strong> Révolution part de <strong>la</strong> Périphérie de l'Empire pour revenir au Centre (1989-<br />

1991) et s'effectue par le bas, c'est-à-dire le droit <strong>des</strong> peuples à disposer d'eux-mêmes,<br />

<strong>la</strong> sécession <strong>des</strong> Républiques de l'Union et l'intervention du peuple de Moscou et de<br />

Leningrad pour empêcher <strong>la</strong> réussite du putsch d'août 91. La Réforme a ouvert <strong>la</strong> porte<br />

à <strong>la</strong> Révolution démocratique et au printemps <strong>des</strong> peuples d'Europe centrale et<br />

orientale dès 1989. La décommunisation a pris le re<strong>la</strong>is de <strong>la</strong> Perestroïka : les trois<br />

États baltes annexés par Staline en 1940 ont retrouvé leur indépendance, on déboulonne<br />

les statues et les idoles dans les gran<strong>des</strong> villes, Leningrad est redevenu Saint-<br />

Petersbourg, le parti unique est liquidé, les putschistes sont arrêtés, les structures de<br />

l'ex-URSS sont remp<strong>la</strong>cées/et Lénine va bientôt quitter <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce rouge !<br />

[14] « Tout Empire périra », comme l'a écrit dans un livre prémonitoire le grand<br />

historien français J. B. Duroselle, il y a exactement dix ans. L'Empire soviétique<br />

n'échappe pas à <strong>la</strong> règle : il a implosé et se trouve dans un état de décomposition inquiétant,<br />

<strong>la</strong> chape de plomb communiste ne bridant plus les mouvements <strong>des</strong> minorités<br />

et <strong>des</strong> nationalités à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Empire ou de l'ex-camp<br />

socialiste.<br />

Penser <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

C'est l'objet de <strong>la</strong> trilogie de Gérard Bergeron. Sa lecture du phénomène est précise,<br />

concise, logique. Il part <strong>des</strong> faits et de <strong>la</strong> chronologie. À tort ou à raison, il néglige<br />

l'idéologie tout en indiquant l'opposition <strong>des</strong> systèmes dans <strong>la</strong> confrontation Est-<br />

Ouest. Il n'accorde pas non plus beaucoup d'importance aux facteurs économiques,<br />

sociaux ou culturels. Incontestablement, il se rattache à l'école néo-réaliste <strong>des</strong> Re<strong>la</strong>-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 20<br />

tions internationales dans <strong>la</strong> lignée de H, Morgenthau, R. Aron, S. Hoffmann ou H.<br />

Kissinger. Avec les avantages et les inconvénients de cette approche <strong>des</strong> phénomènes<br />

internationaux, fondés sur <strong>des</strong> rapports de force et <strong>la</strong> primauté accordée aux acteurs<br />

étatiques. La Guerre <strong>froide</strong> est une affaire entre l'URSS et les États-Unis, le bloc de<br />

l'Est et celui de l'Ouest ; elle ne regarde pas tellement les organisations internationales<br />

- à l'exception de l'OTAN et de l'Organisation du Pacte de Varsovie - et ne s'explique<br />

pas par <strong>des</strong> facteurs infra ou supranationaux. La technique <strong>des</strong> conférences au sommet<br />

- ce que l'auteur appelle l'« enfi<strong>la</strong>de <strong>des</strong> sommets pendant <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong> »<br />

(1985-1991) -, c'est-à-dire le bon ou le mauvais usage <strong>des</strong> rencontres entre les chefs<br />

d'État <strong>des</strong> deux pays les plus puissants militairement, du monde, joue un rôle important<br />

dans le processus de rapprochement entre <strong>la</strong> patrie du socialisme et <strong>la</strong> patrie du<br />

capitalisme.<br />

La dialectique <strong>des</strong> phases de tension et de détente crée <strong>des</strong> « fluctuations cycliques<br />

» quasi-régulières et entraîne symétriquement une « dynamique de duopole ». La<br />

durée, le facteur temps, est une donnée majeure de l'explication de <strong>la</strong> compétition<br />

soviéto-américaine. Sans oublier <strong>la</strong> révolution nucléaire, c'est-à-dire l'équilibre de <strong>la</strong><br />

terreur entre <strong>des</strong> « adversaires » qui sont aussi <strong>des</strong> « partenaires », comme l'avait bien<br />

mis en relief Raymond Aron dans son maître-livre « Paix et Guerre entre les nations<br />

», dont <strong>la</strong> première édition remonte à1962, au moment de <strong>la</strong> crise <strong>des</strong> fusées à<br />

Cuba, et marquant une césure dans l'histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. C'est aussi lui qui<br />

avait défini cette période par une formule courte mais très dense : « Paix impossible,<br />

<strong>guerre</strong> improbable ». Formule que l'un de ses disciples a reprise récemment pour qualifier<br />

<strong>la</strong> mutation en cours à l'Est : « Communisme impossible, démocratie improbable<br />

». Pierre [15] Hassner pécherait-il par le « pessimisme de l'intelligence » au lieu<br />

de donner <strong>la</strong> priorité à l'« optimisme de <strong>la</strong> volonté » ?<br />

<strong>Les</strong> controverses sur <strong>la</strong> nature de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, et d'abord sur son début et sa<br />

fin, sont loin d'être éteintes. Pour nous en tenir aux seules origines, trois thèses sont<br />

toujours en présence. Certains pensent avec André Fontaine que celle-ci est née avec<br />

<strong>la</strong> Révolution bolchevique de 1917 ; d'autres qu'elle naît à Yalta en 1945 ; d'autres<br />

enfin estiment que tout commence avec <strong>la</strong> doctrine Truman et le p<strong>la</strong>n Marshall <strong>la</strong>ncé<br />

en 1947. Gérard Bergeron opte pour <strong>la</strong> cassure de 1945.<br />

Même diversion chez les experts sur le terme : à quelle date se termine le conflit<br />

Est-Ouest ? Pour les uns, <strong>la</strong> crise <strong>des</strong> fusées à l'automne 1962 fait basculer le monde<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> dans <strong>la</strong> Détente ; pour d'autres, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> rebondit ou renaît


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 21<br />

de ses cendres dans l'intervalle de <strong>la</strong> conférence d'Helsinki de 1975 et de <strong>la</strong> Perestroïka<br />

de Gorbatchev décrétée en 1985 ; pour notre auteur, on assiste à une « éphémère<br />

Paix <strong>froide</strong> » entre Helsinki (1975) que terminera l'invasion de l'Afghanistan par<br />

l'URSS en 1979. Mais pour presque tous, <strong>la</strong> vraie césure dans l'évolution <strong>des</strong> rapports<br />

Est-Ouest est l'« année-charnière 1962 ». Auparavant, c'est <strong>la</strong> confrontation permanente<br />

entre les deux camps ; après <strong>la</strong> crise cubaine, <strong>la</strong> Détente s'installe lentement et<br />

progressivement avec <strong>des</strong> hauts et <strong>des</strong> bas :/une première phase de Détente va de<br />

Cuba à Helsinki (signature de l'Acte final par les 35 États de <strong>la</strong> CSCE le 1er août<br />

1975), puis nous assistons à <strong>des</strong> tensions dans cette période de <strong>la</strong> Détente (d'Helsinki<br />

à Kaboul) et à une crise de celle-ci (de 1979 à l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev le<br />

11 mars 1985) ; une deuxième phase ou une re<strong>la</strong>nce du processus de Détente s'opère<br />

avec <strong>la</strong> Perestroïka et <strong>la</strong> G<strong>la</strong>snost, accompagnée ou soutenue par <strong>la</strong> nouvelle diplomatie<br />

soviétique (ce que le Kremlin caractérise assez p<strong>la</strong>tement par l'expression de <strong>la</strong> «<br />

nouvelle pensée »).<br />

Pour les acteurs déterminants de <strong>la</strong> politique internationale, traduisons les deux<br />

Super-Grands, les choses sont plus simples. <strong>Les</strong> présidents Bush et Gorbatchev n'ontils<br />

pas proc<strong>la</strong>mé solennellement « urbi et orbi » que <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> avait pris fin au<br />

sommet de Malte qui s'est tenu, les 2 et 3 décembre 1989, sur <strong>des</strong> bateaux de <strong>guerre</strong>,<br />

en pleine tempête, les éléments eux-mêmes et <strong>la</strong> Méditerranée ne semb<strong>la</strong>nt pas vouloir<br />

admettre <strong>la</strong> portée de l'événement... L'acte de décès a été dressé un an plus tard<br />

par les 34 États participant à <strong>la</strong> CSCE réunis en sommet à Paris pour signer un document<br />

capital : « La Charte de Paris pour une nouvelle Europe ». La Charte, signée le<br />

21 novembre 1990, est d'une grande c<strong>la</strong>rté quant aux intentions exprimées par les plus<br />

hautes autorités <strong>des</strong> États membres de <strong>la</strong> CSCE :<br />

[16]<br />

Nous sommes réunis à Paris à une époque de profonds changements et<br />

d'espérances historiques. L'ère de <strong>la</strong> confrontation et de <strong>la</strong> division en Europe<br />

est révolue. Nous déc<strong>la</strong>rons que nos re<strong>la</strong>tions seront fondées désormais sur le<br />

respect et <strong>la</strong> coopération.<br />

L'Europe se libère de l'héritage du passé. Le courage <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong><br />

femmes, <strong>la</strong> puissance de <strong>la</strong> volonté <strong>des</strong> peuples et <strong>la</strong> force <strong>des</strong> idées de l'Acte<br />

final d'Helsinki ont ouvert une ère nouvelle de démocratie, de paix et d'unité<br />

en Europe.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 22<br />

Penser un Monde sans communisme<br />

L'onde de choc suscitée par les bouleversements issus <strong>des</strong> années 1989-1991 au<br />

sein de l'Empire externe et interne de ce qui fut l'Union <strong>des</strong> Républiques socialistes<br />

soviétiques (URSS), seul État au monde à ne pas se définir de 1922 à 1991 par un<br />

critère géographique et à affirmer une vocation universelle et messianique, ébranle les<br />

convictions et les schémas les mieux établis. L'effondrement du communisme soviétique,<br />

pour le moment sans beaucoup de violence, traduit d'abord une victoire par<br />

K.O. technique <strong>des</strong> États-Unis sur l'URSS, du système capitaliste sur le système socialiste,<br />

<strong>des</strong> valeurs occidentales sur celles du marxisme-léninisme. La démocratie<br />

libérale et l'économie de marché ont gagné <strong>la</strong> bataille de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Francis Fukuyama dans un article célèbre (cf. Annexe A de cet ouvrage) a évoqué<br />

<strong>la</strong> « fin de l'Histoire » au sens hégélien du terme. La lutte ayant cessé faute de combattants,<br />

le consensus mondial s'organise autour du modèle politique et économique<br />

occidental. Cette vision optimiste <strong>des</strong> choses fait contrepoids à celle de P. Hassner.<br />

Quoi qu'il en soit, il faut revenir au point d'interrogation qui figure dans le titre de ce<br />

livre. On pourrait répondre, selon les convictions <strong>des</strong> uns ou <strong>des</strong> autres, par « oui » ou<br />

par « non » ou bien - plus subtilement - par « OUI, mais » ou « NON, mais »...<br />

Officiellement, le conflit Est-Ouest est bien terminé. L'utopie a fait faillite : le<br />

monstre du communisme en tant que système est mort en août 1991, La momie bouge<br />

encore, mais il s'agit d'un cadavre... La mort du soviétisme = <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Le point d'interrogation ne se justifie plus guère. Objection immédiate : si le<br />

communisme meurt à l'Est, en Europe centrale et orientale, dans l'ex-URSS, il n'a pas<br />

disparu de <strong>la</strong> surface du globe. Il perdure en Asie et d'abord dans <strong>la</strong> République popu<strong>la</strong>ire<br />

de Chine qui rassemble le quart de l'Humanité ; il subsiste en Corée du Nord, en<br />

Indochine (Viêt-nam, Laos, Cambodge) et dans les Caraïbes, à Cuba. Une nouvelle<br />

Guerre <strong>froide</strong> peut-elle opposer ces États [17] pro-communistes, se ralliant autour du<br />

bastion chinois, aux États occidentaux ? La théorie <strong>des</strong> dominos pourrait-elle jouer en<br />

Asie ? La contagion démocratique et l'économie de marché emporteront-elles aussi<br />

ces survivants ou ces dinosaures, maintenant accrochés à un modèle totalement discrédité<br />

par l'Histoire du XXe siècle ?


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 23<br />

Autre remarque additionnelle qui conduit à <strong>la</strong> prudence : si le soviétisme a<br />

échoué, <strong>la</strong> démocratie et <strong>la</strong> propriété privée <strong>des</strong> moyens de production sont bien loin<br />

d'avoir gagné <strong>la</strong> partie à Moscou et dans les Républiques de l'Union nouvelle. Le modèle<br />

yougos<strong>la</strong>ve menace les États voisins ; <strong>la</strong> balkanisation ou, si l'on préfère, <strong>la</strong> libanisation<br />

ne constituent-elles pas de dangereux défis pour l'ensemble de l'ex-bloc soviétique<br />

? La menace du chaos ou de désordres à l'échelle continentale ne peut être<br />

exclue. Entre l'espoir d'un monde sans communisme et <strong>la</strong> crainte d'instabilités dangereuses<br />

pour <strong>la</strong> paix, il faut apprendre à gérer l'« imprévisible », l'« incertitude » entre<br />

un système international bipo<strong>la</strong>ire qui meurt sous nos yeux et un système multipo<strong>la</strong>ire<br />

qui n'est pas encore né. Nous ne sommes à l'abri ni d'un nouveau coup d'État en<br />

Union soviétique ni d'une prise de pouvoir par les seuls militaires. <strong>Les</strong> convulsions et<br />

les soubresauts qui ne manqueront pas d'affecter le passage du totalitarisme communiste<br />

à un régime de démocratie libérale, en Europe d'abord, en Asie ensuite, sont<br />

susceptibles de rallumer <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. Dans ce cas, le point d'interrogation permet<br />

de ne pas perdre <strong>la</strong> face...<br />

Tout ce<strong>la</strong> se présentant au seuil du XXIe siècle et d'un nouveau millénaire, il faut<br />

déjà envisager <strong>la</strong> structure d'une société internationale sans États communistes. Nous<br />

entrons peu à peu dans un Monde post-communiste. Ce n'est toutefois pas <strong>la</strong> fin de<br />

l'Histoire, mais plutôt celle d'une époque ; ce n'est certes pas <strong>la</strong> fin du Monde, mais<br />

d'un monde centré sur le condominium soviéto-américain, né en 1945 avec l'effondrement<br />

de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon. Un diplomate ang<strong>la</strong>is après <strong>la</strong> chute<br />

du Mur de Berlin a dit fort justement : « Nous avons enfin gagné <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> de 1939, il<br />

nous faut maintenant gagner <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> de 1914 ». Après avoir effacé Yalta, il reste à<br />

effacer Versailles : après <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> division de l'Europe, travaillons au règlement <strong>des</strong><br />

conflits de minorités et de nationalités. Le « Nouvel ordre international », cher au<br />

président Bush qui entend bien en <strong>des</strong>siner l'architecture principale, passe par là. Il<br />

passe aussi par l'établissement de nouveaux rapports entre les États développés et les<br />

États sous-développés d'Afrique, d'Asie et d'Amérique <strong>la</strong>tine. Ce point nécessiterait<br />

un autre ouvrage...<br />

Le lecteur est invité maintenant à découvrir les cheminements de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

si remarquablement décrits par Gérard Bergeron, dans un style dépouillé, direct mais<br />

toujours nuancé. Cette étude est à <strong>la</strong> fois un [18] point d'arrivée et un point de départ.<br />

Point d'arrivée d'une période qui s'achève, point de départ pour de nouvelles réflexions<br />

sur un monde en pleine mutation. La nouvelle donne internationale démontre


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 24<br />

une fois de plus que ce sont bien les hommes et les peuples qui font l'Histoire, mais<br />

qu'ils ne savent pas l'Histoire qu'ils font. Observation qui explique sûrement les cau-<br />

ses de l'échec de Marx, Engels, Lénine, Staline, Khrouchtchev et Brejnev. Et par<br />

conséquent du modèle communiste et du soviétisme. Le <strong>des</strong>tin de l'Humanité ne dépend<br />

d'aucun déterminisme, fût-ce celui de l'économie et du système de production.<br />

DANIEL COLARD,<br />

Maître de Conférences à <strong>la</strong> Faculté<br />

de droit de l'Université de Besançon<br />

(Besançon, le 10 septembre 1991)


[19]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 25<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Première partie<br />

Températures de 45 ans<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>


[21]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 26<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Première partie : Températures de 45 ans de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

Chapitre I<br />

La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique<br />

(1945-1962)<br />

Rien n'étant plus chaud ni plus craint que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong>, l'expression de π dut sa rapide<br />

propagation mondiale à son caractère paradoxal et hyperbolique * . Elle résume et<br />

évoque, mieux que toute autre peut-être, une situation internationale globale sans ana-<br />

logue dans l'histoire du monde. Il est assez peu fréquent que <strong>des</strong> tranches d'histoire<br />

soient nommées autrement que par leurs divisions numériques (le Moyen Âge, le 19e<br />

siècle, etc.), tandis que l'appel<strong>la</strong>tion de Guerre <strong>froide</strong> présente l'avantage de qualifier<br />

l'époque en y référant, de <strong>la</strong> même façon que l'on évoque <strong>la</strong> Renaissance ou <strong>la</strong> Belle<br />

Époque (présumée).<br />

* Ce texte est <strong>la</strong> reproduction presque littérale de ce qui constituait l'Introduction de La <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> recommencée. La suite d'une même histoire comporte un même arrière-p<strong>la</strong>n d'origine,<br />

bien que paraissant plus lointain. Nous n'avons pas cru devoir y apporter plus que de rares changements<br />

mineurs de forme.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 27<br />

Qu'est-ce que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ?<br />

Jusqu'à <strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale, on distinguait dans <strong>la</strong> communauté <strong>des</strong> États<br />

les « gran<strong>des</strong> puissances » et les autres, celles-ci parfois partagées en « moyennes » et<br />

« petites ». À <strong>la</strong> suite de leur participation, tardive et contrainte, à ce gigantesque<br />

conflit à partir de 1941, l'Union soviétique [22] et les États-Unis s'imposèrent d'emblée<br />

dans <strong>la</strong> nouvelle catégorie à part, et créée à cet effet, <strong>des</strong> deux Super-Grands.<br />

Quarante ans après leur commune victoire de 1945, seules ces deux superpuissances<br />

extra-européennes se rangeraient encore incontestablement dans cette c<strong>la</strong>sse. La<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> fut le résultat historique de leur difficile rencontre de 1945 sur les ruines<br />

d'empires éphémères, l'allemand au cœur de l'Europe et le japonais aux confins de<br />

l'Extrême-Orient.<br />

Si les origines de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> sont encore matière d'interprétations fort diverses<br />

et même passionnées 1 , l'accord est assez général sur <strong>la</strong> date de son terme, soit à<br />

<strong>la</strong> fin octobre 1962 avec le règlement de <strong>la</strong> crise <strong>des</strong> missiles soviétiques déployés à<br />

Cuba. Dès avant <strong>la</strong> conclusion <strong>des</strong> hostilités, au printemps et à l'automne 1945, les<br />

prodromes de <strong>la</strong> future « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » dont <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion ne tardera pas 2 étaient<br />

visibles. Depuis <strong>la</strong> fin du deuxième conflit mondial, elle al<strong>la</strong>it durer dix-sept ans jusqu'à<br />

cette « minute de vérité » que s'administrèrent, au bord de l'abîme, les présidents<br />

Kennedy et Khrouchtchev lors de l'affaire cubaine de 1962. Cette conduite exorbitante<br />

de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » aura marqué <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> comme période histori-<br />

1 Allusion aux auteurs dits « révisionnistes » de <strong>la</strong> nouvelle gauche américaine, selon lesquels ce<br />

sont les Américains et non les Soviétiques qui ont « commencé... ». De très nombreux ouvrages<br />

ont suivi à partir <strong>des</strong> ouvrages pionniers de W. A. Williams, The Tragedy of American Foreign<br />

Policy (1959) et de D. F. Fleming, The Cold War and its Origins (1962). Pour une critique d'ensemble,<br />

voir R. J. Maddox, The New Left and the Origins of the Cold War, Princeton, 1973.<br />

2 C'est l'Américain Herbert Bayard Swope, qui dans <strong>des</strong> circonstances que l'auteur ignore, en<br />

aurait frappé <strong>la</strong> formule : The Cold War. Elle aurait été employée une première fois dans une<br />

discussion publique par Bernard Baruch, banquier new-yorkais et conseiller de plusieurs présidents<br />

<strong>des</strong> États-Unis. Enfin, le célèbre columnist Walter Lippmann a popu<strong>la</strong>risé l'expression par<br />

une série d'articles, puis dans un livre de 1947, The Cold War, en réponse à <strong>la</strong> thèse de George<br />

Kennan dans son célèbre article, alors anonyme (Mr. X, dans Foreign Affairs, juillet 1947), exposant<br />

<strong>la</strong> thèse du containment (ou endiguement), future politique internationale <strong>des</strong> États-Unis.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 28<br />

que 3 . « La Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique », objet de cette introduction, tient en l'intervalle<br />

de ces dix-sept années, de 1945 à 1962.<br />

Après 1962, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> devenait autre chose, qu'on aura d'abord tendance à<br />

nommer par ses dérivés : « l'après-Guerre <strong>froide</strong> » ou « <strong>la</strong> paix <strong>froide</strong> », quand ce<br />

n'était pas, au gré de l'inquiétude imaginative de commentateurs, « <strong>la</strong> paix chaude »ou<br />

même « <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> chaude »... Plus généralement et avec non moins d'ambiguïté,<br />

<strong>la</strong> notion de « détente » et <strong>la</strong> Détente, comme nouvelle époque, finiront par s'imposer<br />

dans <strong>la</strong> période subséquente <strong>des</strong> années 1970. Il en sera ainsi jusqu'au tournant de <strong>la</strong><br />

décennie suivante lorsque se produira l'invasion soviétique de l'Afghanistan. On se<br />

mettra alors à parler naturellement de « <strong>la</strong> reprise de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> » ou de « <strong>la</strong><br />

nouvelle Guerre <strong>froide</strong> ».<br />

Comme phénomène global, <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> entre les Grands se présente d'abord<br />

comme un substitut d'accommodements forcés et ombrageux à une paix impossible,<br />

ou même à une <strong>guerre</strong> mondiale qui ne pouvait et ne devait pas recommencer ! Le<br />

vieil adage <strong>la</strong>tin prenait son sens absolu et s'entendait <strong>des</strong> deux côtés : Si vis pacem,<br />

para bellum. Diverses composantes d'action alimentent et soutiennent cette impossi-<br />

bilité objective et ce refus bi<strong>la</strong>téral de recourir à <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> tout court, et qui ne pourrait<br />

être, entre de tels adversaires, que totale. S'imposent à l'attention trois sortes de phénomènes<br />

: d'abord l'incessante compétition pour <strong>la</strong> prépondérance mondiale et <strong>la</strong> tendance<br />

à <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>risation dans un système international demi-anarchique et déchiré<br />

d'antinomies idéologiques ; [23] aussi, divers jeux d'alliances, peu variables et donnant<br />

lieu à <strong>des</strong> rivalités restant malgré tout plutôt modérées en leur mutuelle crainte<br />

respectueuse ; enfin, <strong>des</strong> efforts continus <strong>des</strong> propagan<strong>des</strong> adverses pour maintenir <strong>la</strong><br />

solidarité <strong>des</strong> alliés et pour conquérir, autant que possible, <strong>la</strong> faveur de tiers et <strong>la</strong><br />

confiance <strong>des</strong> « non-alignés ».<br />

Comment définir proprement <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, qui n'a jamais eu d'autre réalité que<br />

par les conséquences visibles de perceptions antagonistes 4 mais se refusant d'être<br />

3 On distinguera par une majuscule <strong>la</strong> période historique de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> du phénomène ou<br />

« système » mondial du même nom, mentionné avec une minuscule, et ayant comme une fonction<br />

de qualificatif.<br />

4 On peut même pousser le paradoxe jusqu'à dire, avec Jean-François Revel que cette « hyperbole<br />

martiale » de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> n'a jamais existé (Comment les démocraties finissent, Paris, 1983,<br />

p. 233, 326). Inversement, on peut encore <strong>la</strong> considérer comme « imputable à une dialectique<br />

historique, probablement plus forte que <strong>la</strong> volonté <strong>des</strong> diplomates » (Raymond Aron, La République<br />

impériale, Paris, 1973, p. 67).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 29<br />

directement hostiles ou martiales ? En ses évolutions il reste toutefois possible de <strong>la</strong><br />

décrire par ses expressions politiques et militaires très concrètes dans une période<br />

donnée de l'histoire. La « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » deviendra pour ainsi dire officialisée dans le<br />

même temps que <strong>la</strong> formule en sera frappée en 1947. Cette année-là marque son net<br />

déclenchement avec le <strong>la</strong>ncement de « <strong>la</strong> doctrine Truman » (soutien militaire à <strong>la</strong><br />

Grèce et à <strong>la</strong> Turquie) en mars, le rejet soviétique du p<strong>la</strong>n de l'aide américaine à l'Europe<br />

dévastée (P<strong>la</strong>n Marshall) en juillet et <strong>la</strong> constitution du Kominform (renouve<strong>la</strong>nt<br />

l'ancien Komintern, dissous pendant <strong>la</strong> <strong>guerre</strong>) en octobre. Objet d'analyse comme<br />

tranche d'histoire internationale, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> a aussi suscité de bizarres notions<br />

qu'à défaut de mieux l'analyste retiendra comme outils conceptuels.<br />

De cette période de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique subsiste encore une terminologie<br />

d'appoint, métaphorique comme l'expression d'origine. Métaphores d'origine calorifique<br />

comme « le gel » ou « le dégel », ou d'inspiration hydraulique comme « l'endiguement<br />

» (containment) ou « le refoulement » (roll back). Mais c'est le couple mécanique<br />

de « <strong>la</strong> tension » et de « <strong>la</strong> détente » qui, ayant en outre plus de portée analytique<br />

qu'une métaphore, a obtenu <strong>la</strong> plus grande fortune conceptuelle. Ces termes<br />

provenaient, pour <strong>la</strong> plupart, de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise, comme cette autre expression,<br />

centrale en stratégie globale, de <strong>la</strong> « dissuasion » (deterrence), ou celle de « l'équilibre<br />

de <strong>la</strong> terreur » qu'avait <strong>la</strong>ncée Churchill. Il en fut de même pour ces autres expressions<br />

qu'on doit à l'ancien secrétaire d'État, John Foster Dulles, de « représailles massives<br />

» (massive retaliation) ou de « politique au bord du gouffre » (brinkmanship).<br />

La notion d'« esca<strong>la</strong>de » fut tirée de <strong>la</strong> pensée stratégique de C<strong>la</strong>usewitz, qui par<strong>la</strong>it<br />

d'une façon plus évocatrice d'« ascension vers les extrêmes ». Des perceptions<br />

stratégiques plus affinées vont par <strong>la</strong> suite rendre courantes <strong>des</strong> formu<strong>la</strong>tions comme<br />

« <strong>la</strong> réplique souple », « les représailles graduées », ou encore « <strong>la</strong> riposte antiforce ».<br />

On n'avait encore rien vu dans <strong>la</strong> lexicographie de l'horreur lorsque naîtront, plus tard,<br />

toute une série d'engins offensifs ou défensifs, identifiés par une batterie de sigles<br />

plutôt sinistres (ABM, ICBM, MIRV, SLBM, etc.). Dans [24] l'entredeux-pério<strong>des</strong> de<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique et de <strong>la</strong> nouvelle Guerre <strong>froide</strong>, les entretiens SALT 5 , en<br />

plusieurs longues ron<strong>des</strong>, viseront à limiter <strong>la</strong> production de ces terribles dispositifs<br />

paraissant tout droit sortis de l'imaginaire de <strong>la</strong> science-fiction d'hier.<br />

5 Strategy Armaments Limitation Talks : SALT. Voir le glossaire <strong>des</strong> sigles à <strong>la</strong> fin de l'ouvrage.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 30<br />

De cette pléthore d'abstraites notions martiales, se dégagera <strong>la</strong> paire plus propre-<br />

ment politique tension/détente, davantage évocatrice et pourvue de signification ana-<br />

lytique, quoique plutôt approximative. Hommes d'État et diplomates, et même tout<br />

aussi bien l'homme de <strong>la</strong> rue intéressé à <strong>la</strong> politique internationale que le commentateur<br />

professionnel, y réfèrent couramment. <strong>Les</strong> deux notions évoquent c<strong>la</strong>irement ces<br />

mouvements vers deux termes, mais tout en restant en deçà : vers <strong>la</strong> <strong>guerre</strong>, <strong>la</strong> tension<br />

; vers <strong>la</strong> paix, <strong>la</strong> détente. La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> paraîtrait à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> cause et le résultat<br />

auto-reproducteur de cette oscil<strong>la</strong>tion. Des tendances politiques identifiables par <strong>des</strong><br />

successions d'événements apparentés, sinon par <strong>des</strong> mesures exactes, signalent <strong>la</strong><br />

montée en tension ou <strong>la</strong> <strong>des</strong>cente en détente. Ces notions générales se justifient en<br />

première nécessité pour l'analyse. Mais il importe de ne pas restreindre le mouvement<br />

de détente, comme le versant <strong>des</strong>cendant de <strong>la</strong> tension, à <strong>la</strong> catégorie chronologique<br />

de « <strong>la</strong> Détente », soit cette période consécutive à « <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique » et<br />

dont on parlera communément dans <strong>la</strong> décennie 1970. Cette phase était ainsi nommée<br />

parce qu'elle n'al<strong>la</strong>it manifester que de faibles pointes de tension à travers <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong><br />

plus constantes de détente, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant.<br />

En son sens proprement analytique, <strong>la</strong> détente est donc <strong>la</strong> complémentaire, mais<br />

inverse, de <strong>la</strong> tension. <strong>Les</strong> deux tendances s'expriment par <strong>des</strong> enchaînements de faits<br />

politiques et militaires, d'ailleurs diversement appréciés par les deux groupes de protagonistes.<br />

Selon cette signification pour ainsi dire technique, <strong>la</strong> détente n'est pas l'alternative<br />

de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, ni même une tentative pour en sortir, mais bien plutôt <strong>la</strong><br />

simple décompression d'un acte ou d'une phase de tension. D'autre part, le trinôme de<br />

Charles de Gaulle « détente-entente-coopération » ou encore le slogan de « <strong>la</strong> coexistence<br />

pacifique » de Nikita Khrouchtchev se présentaient comme <strong>la</strong> contradictoire de<br />

<strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, exprimant <strong>des</strong> objectifs politiques pour y mettre fin.<br />

Des mouvements de tension et de détente déterminent donc <strong>la</strong> ligne oscil<strong>la</strong>toire de<br />

<strong>la</strong> conduite diplomatique générale depuis 1945. Le vocable de tension n'a pas bénéficié<br />

d'un sort terminologique comparable à celui du second terme de <strong>la</strong> paire. Il n'a pas<br />

servi à caractériser une phase historique donnée comme celle de « <strong>la</strong> Détente ». Ce<br />

terme complémentaire de tension provient toutefois d'un assez long usage dans l'analyse<br />

<strong>des</strong> conflits internationaux : les notions de tension et d'états de tension [25] trouvent<br />

leur p<strong>la</strong>ce dans une chaîne où, selon les contextes, se trouvent les différends, les<br />

litiges, les menaces à <strong>la</strong> paix, les crises, les conflits non militaires, etc. La tension, qui<br />

caractérisait bien, par ailleurs, <strong>la</strong> tendance menaçante de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, n'est jamais


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 31<br />

devenue un concept d'analyse reconnu, ni encore moins une période historique. Enfin,<br />

dernière précision, <strong>la</strong> Détente ou même une politique de détente 6 ne se traduisent<br />

pas, mais s'écrivent « en français dans le texte » d'autres <strong>la</strong>ngues. Il en était ainsi, naguère,<br />

de <strong>la</strong> politique d'apaisement (Munich), et aujourd'hui encore, d'une diplomatie<br />

dite de rapprochement, qu'il convient de ne pas confondre avec <strong>la</strong> politique de détente,<br />

phénomène considérablement plus <strong>la</strong>rge et moins précis.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

<strong>Les</strong> théâtres de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

Ce qu'on pourrait appeler l'espèce d'appropriation historique de l'Europe par les<br />

deux Grands extra-européens en 1945 fut annoncé plus d'un siècle à l'avance par de<br />

belles pages de Tocqueville, usées jusqu'à <strong>la</strong> gloire à force d'être citées. Mais un<br />

demi-siècle avant l'auteur de La Démocratie en Amérique (1831), puis une quinzaine<br />

d'années plus tard, respectivement Grimm, ami de Diderot et de Mme d'Epinay, et<br />

Thiers, futur président de <strong>la</strong> IIIe République, avaient eu <strong>la</strong> même prémonition 7 . Il<br />

n'était pas fatal, mais il devenait naturel que tous ces siècles d'entreprises guerrières<br />

intra-européennes se soldent un jour avec <strong>la</strong> prise en charge par deux énormes puissances<br />

extra-européennes. Après le plus dévastateur conflit de l'histoire, elles se retrouvèrent<br />

nez à nez et comme en instance d'empires, chacune d'elles semb<strong>la</strong>nt appelée,<br />

selon Tocqueville, « à tenir un jour dans ses mains les <strong>des</strong>tinées de <strong>la</strong> moitié du<br />

monde ». Naturel aussi que leur condominium de circonstance ne puisse rien avoir de<br />

facile et qu'il dégénérât presque d'emblée en antagonisme aussi décidé qu'incapable<br />

de se manifester en bellicisme ouvert.<br />

6 La traduction ang<strong>la</strong>ise courante de détente est re<strong>la</strong>xation. Mais Détente et détente sont en train<br />

de s'angliciser, perdant ainsi l'accent aigu dans le passage à l'ang<strong>la</strong>is chez quelques auteurs.<br />

D'autre part, détente a aussi un autre sens, presque contradictoire, celui de déclenchement d'une<br />

explosion, comme dans les expressions : « presser sur <strong>la</strong> détente », avoir « le doigt sur <strong>la</strong> détente<br />

». En ce cas, <strong>la</strong> détente est une pièce de métal qui sert à libérer le chien ou le percuteur d'une<br />

arme à feu. Un autre sens apparenté est évidemment <strong>la</strong> détente d'un arc ou d'une arbalète pour<br />

propulser <strong>la</strong> flèche. Le mot russe razriadka a aussi cette connotation militaire. Où l'on voit que<br />

les rapports sémantiques entre détente et tension sont subtilement ambigus dans l'application de<br />

ces deux termes à <strong>la</strong> politique internationale...<br />

7 Ces trois textes sont cités dans La Guerre <strong>froide</strong> inachevée, Montréal, <strong>Les</strong> Presses de l'Université<br />

de Montréal, 1971, p. 4-5.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 32<br />

Par <strong>la</strong> jonction de leurs armées sur l'Elbe, Soviétiques et Américains, que tout<br />

jusque-là, de l'espace à l'idéologie, avait séparés, se trouvaient en pleine immédiateté<br />

politique au milieu d'un continent, petit mais suffisamment grand pour avoir été celui<br />

de <strong>la</strong> puissance mondiale plusieurs fois sécu<strong>la</strong>ire. Au cœur de cette Europe, réduite à<br />

sa dimension de cap eurasiatique dont par<strong>la</strong>it Valéry 8 , béait l'abîme de l'Allemagne<br />

d'où, une fois de plus, était venu tout le mal. La Guerre <strong>froide</strong> naquit de <strong>la</strong> double<br />

intention d'occuper ce vide européen et de combler l'abîme allemand. La ligne du<br />

partage politique ne faisait guère que démarquer les points de rencontre <strong>des</strong> armées<br />

de l'Ouest et de l'Est 9 et n'était pas, selon une légende encore tenace, le résultat <strong>des</strong><br />

machinations diplomatiques de Yalta.<br />

[26] La rivalité fondamentale se reproduira par les effets de cette situation de stationnarité<br />

mal acceptée et de l'instabilité politique chronique en résultant. À défaut de<br />

pouvoir modifier quoi que ce soit d'un côté comme de l'autre, et, comme s'institutionnalisant,<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> durcira ce qu'on ne pouvait qu'empêcher : spécialement en<br />

Allemagne qui deviendra les deux Allemagnes, bientôt siglés en RFA et RDA. Pendant<br />

un quart de siècle, l'abcès de fixation restera Berlin. Longtemps après l'établissement<br />

<strong>des</strong> quartiers d'occupation occidentaux et soviétique de 1945, le « Mur de <strong>la</strong><br />

honte » de 1961 divisera, de façon encore plus radicale, <strong>la</strong> capitale de l'ancien Reich.<br />

L'année suivante, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> dans sa phase c<strong>la</strong>ssique s'achèvera abruptement par<br />

le test de force et d'intention que s'étaient livré Khrouchtchev et Kennedy lors de l'affaire<br />

<strong>des</strong> missiles soviétiques à Cuba. Il faudra encore presque une autre décennie,<br />

celle de l'après-Guerre <strong>froide</strong>, pour qu'on parvienne enfin, à <strong>la</strong> faveur de l'Ostpolitik, à<br />

un accord quadripartite sur Berlin, <strong>la</strong>nçant ainsi <strong>la</strong> phase suivante de <strong>la</strong> Détente à partir<br />

de 1970. Berlin, plutôt les deux Berlins avaient toujours été l'épicentre de <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique.<br />

Deux seuls États avaient, ab initio, les moyens d'étendre à l'échelle p<strong>la</strong>nétaire leur<br />

projection extérieure. De par le vaste monde, leur rivalité al<strong>la</strong>it trouver bien d'autres<br />

scènes où transposer sa dynamique d'instabilité et d'ambiguïté. Al<strong>la</strong>it s'ensuivre une<br />

situation toute nouvelle d'antagonisme dont les dimensions ne seraient plus régionales<br />

(même pas au sens continental), mais proprement mondiales. Puissance maritime et<br />

8 Qui disait aussi : « L'Europe aspire à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa<br />

politique s'y dirige » (Réflexions sur le monde actuel, Paris, 1931, p. 51).<br />

9 À l'exception de <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie qui n'avait pas eu besoin de l'Armée rouge pour se libérer, ce<br />

fait expliquant, en grande partie, le déviationnisme de Tito excommunié en 1948 par le Kremlin.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 33<br />

même « île-continent 10 », les États-Unis avaient <strong>la</strong> capacité de patrouiller tous les<br />

océans ; par son énorme masse terrestre, l'Union soviétique se trouvait, par ailleurs,<br />

en position privilégiée sur l'espace eurasiatique mais al<strong>la</strong>it avoir à se doter de moyens<br />

d'action plus lointains : tel l'éléphant par rapport à <strong>la</strong> baleine 11 , tous deux spécimens<br />

d'une zoologie supérieure. La Guerre <strong>froide</strong> s'est jouée sur <strong>des</strong> théâtres changeants et<br />

renaissants, mais d'importance inégale. Il paraîtra utile d'en livrer une première c<strong>la</strong>ssification<br />

en théâtres premiers, seconds et tiers.<br />

<strong>Les</strong> théâtres premiers de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> sont ceux qui présentaient <strong>des</strong> frontières<br />

immuables ou <strong>des</strong> conflits insolubles à partir de l'état de choses mal accepté de 1945.<br />

Le prototype du théâtre premier, et dès le début, en fut d'abord les deux Allemagnes<br />

et les deux Berlins avec les problèmes s'y rattachant : les pactes de l'OTAN et du traité<br />

de Varsovie, l'ensemble <strong>des</strong> questions re<strong>la</strong>tives à <strong>la</strong> sécurité européenne ; puis, en<br />

Extrême-Orient, le détroit séparant les deux Chines et surtout <strong>la</strong> ligne divisant les<br />

deux Corées, point extrême de tension en 1950 et 1951 ; enfin, un point <strong>des</strong> théâtres<br />

tiers comme Cuba devenant à l'automne 1962 le plus virtuellement explosif <strong>des</strong> théâtres<br />

premiers ! Un théâtre premier ne [27] l'est pas que par <strong>la</strong> valeur objective de l'enjeu,<br />

ce qui ne vaudrait guère que pour les territoires allemands et pour les aménagements<br />

dits « de sécurité » en Europe. Sur un théâtre premier s'opposent Américains<br />

(et alliés) et Soviétiques (et alliés, spécialement les Chinois en Corée) sur <strong>des</strong> questions<br />

s'avérant presque insolubles et devenant tôt non négociables et comme figées. Si<br />

une espèce de « match nul » s'impose comme seul dénouement possible, c'est que ni<br />

les uns ni les autres ne peuvent reculer, perdre sur un théâtre premier.<br />

Aux théâtres seconds, conflits et difficultés de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ont pu se régler, tout<br />

au moins se stabiliser cahin-caha sans que <strong>la</strong> dialectique fondamentale d'opposition<br />

n'en soit essentiellement altérée. D'ordinaire, les deux Grands ne s'y opposent pas<br />

d'immédiate façon. Leur mauvaise querelle est comme prise en charge par alliés, protégés<br />

ou complices interposés, ou même parfois contrée par de grands ténors du neutralisme<br />

: Nehru, Nasser ou Tito. <strong>Les</strong> théâtres seconds constituent un immense arc de<br />

cercle au pourtour <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> soviético-chinois pour rejoindre, par-delà <strong>la</strong> grande<br />

division européenne, <strong>la</strong> Suède neutraliste et sa voisine à l'Est, contrainte dans son<br />

10 Raymond Aron reprenait cette expression géopolitique dans son prologue sur l'histoire internationale<br />

<strong>des</strong> États-Unis, op. cit., p. 15.<br />

11 « Ainsi, <strong>la</strong> compétition oppose une baleine contrainte à se comporter parfois en éléphant, à un<br />

éléphant qui cherche à se rendre capable de défier <strong>la</strong> baleine » (Stanley Hoffmann, La nouvelle<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, Paris, 1983, p. 12).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 34<br />

statut spécifique de fin<strong>la</strong>ndisation justement. <strong>Les</strong> deux cas de <strong>guerre</strong> chaude (les<br />

<strong>guerre</strong>s israélo-arabes et indochinoise) montraient assez <strong>la</strong> détermination <strong>des</strong> deux<br />

Grands de ne pas convertir ces théâtres seconds en théâtres premiers de leur rivalité<br />

fondamentale.<br />

L'erreur coûteuse de Washington dans l'affaire du Viêt-nam a justement été de se<br />

<strong>la</strong>isser entraîner à agir dans <strong>la</strong> péninsule indochinoise comme s'il s'agissait d'un théâ-<br />

tre premier. Longtemps après, Moscou commettra <strong>la</strong> même erreur au sujet de l'Afg-<br />

hanistan, un <strong>des</strong> principaux facteurs déclenchant <strong>la</strong> nouvelle Guerre <strong>froide</strong> au tournant<br />

de <strong>la</strong> décennie 1980. Aux théâtres seconds, l'importance de l'enjeu réside dans le<br />

maintien d'une certaine intégration de chaque camp ou, tout au moins, de <strong>la</strong> neutralité<br />

effective <strong>des</strong> non-alignés. <strong>Les</strong> c<strong>la</strong>ssiques notions de « sphères d'influence », de<br />

« chasses gardées » pourraient aussi être ici évoquées. La plupart <strong>des</strong> zones de tension<br />

ou de conflit virtuel apparaissent sur ce gigantesque arc <strong>des</strong> théâtres seconds.<br />

Dans le reste du monde non engagé, ou trop éloigné pour être enveloppé dans un<br />

conflit majeur de puissance entre les deux Grands, s'étend <strong>la</strong> série indéfinie <strong>des</strong> théâtres<br />

tiers. Ils présentent de nombreux points d'incidence, mais non d'impact, de l'opposition<br />

fondamentale dans <strong>la</strong> mesure où luttes intestines et conflits régionaux ne sont<br />

assumés de part et d'autre que par <strong>des</strong> agents et amis <strong>des</strong> deux Grands. Leur responsabilité<br />

directe, militaire ou diplomatique, pour un enjeu ou un objectif estimé vital<br />

n'y fut pas d'ordinaire mise en cause, du moins initialement. Si [28] l'Australie et <strong>la</strong><br />

Nouvelle-Zé<strong>la</strong>nde, au loin, ne font pas problème, tout comme le Japon, l'Union sudafricaine<br />

ou l'Argentine pour de tout autres raisons, divers autres points <strong>des</strong> théâtres<br />

tiers ont pu devenir <strong>des</strong> foyers de danger. Ainsi, récemment, l'Ango<strong>la</strong> et les pays de <strong>la</strong><br />

corne de l'Afrique ou le Nicaragua et le Salvador ont pu prendre l'importance d'une<br />

avancée de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » comme s'il s'agissait de théâtres seconds, précaires et<br />

contestés. Il n'est que de rappeler le cycle parcouru par Cuba. Après le règlement du<br />

plus chaud <strong>des</strong> conflits de théâtres premiers, <strong>la</strong> grande île <strong>des</strong> Caraïbes est devenue un<br />

<strong>des</strong> théâtres seconds de l'après-Guerre <strong>froide</strong> ; mais elle était un simple point de l'arc<br />

<strong>des</strong> théâtres tiers avant <strong>la</strong> prise du pouvoir par Castro en 1959.<br />

Cette géopolitique, fort sommaire, ne vaut guère qu'en premier abord de c<strong>la</strong>ssement<br />

<strong>des</strong> crises internationales spécifiques. Par-delà les faits géographiques inertes de<br />

masse et de distance, comptent surtout <strong>la</strong> nature, l'intensité et <strong>la</strong> durée <strong>des</strong> engagements<br />

ou implications d'au moins l'un <strong>des</strong> deux Grands en attendant <strong>la</strong> virtuelle réponse<br />

active de l'autre. <strong>Les</strong> expressions de « théâtres seconds » et « tiers » ne signi-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 35<br />

fient pas que l'action qui s'y joue soit négligeable ou non pertinente à <strong>la</strong> compréhen-<br />

sion du phénomène en cause. Elles attirent simplement l'attention sur le fait que,<br />

contrairement aux théâtres « premiers » où <strong>la</strong> souplesse et <strong>la</strong> mobilité ne sont guère<br />

possibles, ces diverses scènes <strong>la</strong>issent voir <strong>des</strong> actions spontanées ou imprévisibles,<br />

parfois marquées de rééquilibrations partielles ou provisoires et même, parfois, de <strong>la</strong><br />

prosaïque résignation dans le leadership de l'un ou de l'autre Grand... De fait, <strong>la</strong> dis-<br />

tance et l'éparpillement empêchent le plus souvent l'immédiateté de possibles heurts<br />

inter-Grands ; mais comme ils se reconnaissent toujours <strong>des</strong> responsabilités mondiales,<br />

sinon de toujours c<strong>la</strong>ires ambitions du même ordre...<br />

<strong>Les</strong> notions courantes de « tiers monde » et, plus récemment, de « l'axe Nord-<br />

Sud » ne sont pas <strong>des</strong> catégories spécifiques de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>. Mais les défavorisés de<br />

<strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète, dérisoirement pensionnés par l'égocentrisme <strong>des</strong> riches restent, en attendant,<br />

l'enjeu ultime d'une lutte fondamentale inter-Grands dont on a pu craindre qu'elle<br />

ne s'arrête jamais, mais qu'on continue à nommer, selon les époques, Guerre <strong>froide</strong>,<br />

après-Guerre <strong>froide</strong>, Paix <strong>froide</strong>, Détente ou nouvelle Guerre <strong>froide</strong>... Tel est le grand<br />

scandale de cette humanité fin de siècle d'avoir lucidement inventé <strong>des</strong> dispositifs<br />

pour se détruire <strong>des</strong> centaines de fois sans avoir encore trouvé les moyens techniques<br />

de nourrir convenablement deux de ses membres sur trois.<br />

[29]<br />

Tensions et détentes entre les deux Grands<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

La Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique, re<strong>la</strong>yant naturellement <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale,<br />

ne fut pas que <strong>la</strong> cristallisation de ses séquelles politiques non ou mal réglées. Elle se<br />

perpétuera comme une espèce d'ersatz à une paix devenue impossible entre de grands<br />

vainqueurs qui s'étaient, toutefois, mis d'accord pour imposer une capitu<strong>la</strong>tion sans<br />

condition à leurs ennemis. La solidarité n'avait pas été facile pendant <strong>la</strong> grande coalition.<br />

Du reste, les deux principaux alliés n'étaient entrés en <strong>guerre</strong> que forcés, l'un et<br />

l'autre attaqués par les forces de l'Axe en 1941, au mois de juin l'Union soviétique et<br />

au mois de décembre les États-Unis. Dès avant <strong>la</strong> fin du conflit, l'alliance imposée par<br />

les circonstances avait entraîné toutes sortes de difficultés, au sujet <strong>des</strong>quelles les


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 36<br />

historiens dits « révisionnistes » et « orthodoxes » discutent encore. Qui a commen-<br />

cé ? - Ces questions relèvent <strong>des</strong> polémiques sur les origines de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> et,<br />

pour les besoins de l'actuel propos, il n'apparaîtra pas nécessaire de les reprendre.<br />

L'histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique est assez longue : de l'été 1945, marquant<br />

<strong>la</strong> fin <strong>des</strong> hostilités, à <strong>la</strong> crise cubaine de 1962, soit presque <strong>la</strong> durée de l'entre-deux<strong>guerre</strong>s<br />

1919-1939. On a pu qualifier le traité de Versailles de 1919 de « paix manquée<br />

» ; au sujet de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, on parlera plutôt d'une « non-paix », ou <strong>des</strong><br />

conséquences d'une paix qui ne put être signée à l'encontre du principal ennemi européen<br />

12 .<br />

Jusqu'à <strong>la</strong> tension extrême de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> de Corée après juin 1950, les antagonismes<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> naissante vont se manifester autour du pôle européen, plus<br />

exactement au sujet de l'Allemagne et de son ancienne capitale (le blocus de 1948-<br />

1949). Autre caractéristique de cette première période, l'aide américaine va s'appliquer<br />

davantage au relèvement <strong>des</strong> régions dévastées qu'à l'aide proprement militaire,<br />

le pacte de l'At<strong>la</strong>ntique Nord n'étant signé qu'en avril 1949 et le réarmement collectif<br />

ne devenant effectif que quelques années plus tard./En partant de <strong>la</strong> « non-paix » de<br />

l'été 1945, l'augmentation <strong>des</strong> tensions, surtout depuis 1947, marquera l'unité de cette<br />

phase jusqu'à <strong>la</strong> plus aiguë à <strong>la</strong> fin de 1950, lorsque les Chinois, intervenant massivement,<br />

refoulèrent presque complètement les Américains hors de <strong>la</strong> péninsule coréenne.<br />

Pendant cinq autres années jusqu'à <strong>la</strong> conférence au Sommet <strong>des</strong> Quatre à Genève<br />

de l'été 1955, consacrant un premier état de détente généralisée depuis <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong>, les foyers de rivalité deviennent plus dangereux sur le théâtre d'Extrême-<br />

Orient et entraînent de nouveaux programmes militaires. En comparaison, les problèmes<br />

économiques européens n'ont plus <strong>la</strong> même acuité que dans <strong>la</strong> phase précédente.<br />

Après [30] <strong>la</strong> forte tension de <strong>la</strong> fin de 1950, <strong>la</strong> courbe de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> va<br />

s'infléchir graduellement vers <strong>la</strong> détente de ce qu'on al<strong>la</strong>it appeler « l'esprit de Genève<br />

» de 1955 et s'exprimant par une communauté de vues sur le rejet total du recours<br />

à <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> dans l'ère nucléaire qui avait commencé quelques années plus tôt.<br />

12 Avec le grand ennemi asiatique, le Japon, sera signé le traité de paix séparé de 1951 dans le<br />

sil<strong>la</strong>ge de l'affaire coréenne alors que <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> battait son plein. La paix avec l'Italie et<br />

les autres alliés européens de l'Allemagne avait été acquise dès février 1947.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 37<br />

Pour une autre phase d'égale durée, une espèce de modus vivendi politique s'éta-<br />

blit tant bien que mal en Extrême-Orient et en Europe. En cette seconde moitié de <strong>la</strong><br />

décennie 1950, <strong>des</strong> effervescences nationalistes en Afrique du Nord, ainsi qu'au Proche<br />

et au Moyen-Orient, ne transforment pas ces théâtres seconds en théâtres premiers<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. C'est toujours l'Allemagne et, en particulier, Berlin qui,<br />

depuis <strong>la</strong> vigoureuse offensive diplomatique menée par Khrouchtchev, à partir de<br />

1958, pour faire modifier le statut de l'ancienne capitale, restent le pivot de <strong>la</strong> rivalité<br />

entre les gran<strong>des</strong> puissances. Ces cinq années de 1955-1960 marquent donc une tendance<br />

générale à <strong>la</strong> tension croissante.<br />

Le Sommet de Paris de mai 1960, qui devait confirmer, à ce niveau, <strong>la</strong> détente de<br />

« l'esprit de Genève » de 1955, produisit l'effet contraire en créant une très forte tension<br />

entre les deux Grands. Ce sommet manqué al<strong>la</strong>it réactiver les antagonismes fondamentaux<br />

et les maintenir à un p<strong>la</strong>teau prolongé de tension : d'abord à l'épicentre de<br />

Berlin, en 1961, puis en son prolongement-diversion de <strong>la</strong> crise <strong>des</strong> Caraïbes, par<br />

suite de l'instal<strong>la</strong>tion de missiles soviétiques à Cuba à l'été et à l'automne 1962. En<br />

quelques jours du mois d'octobre, <strong>la</strong> tension entre Américains et Soviétiques sera extrême<br />

et mènera à deux cheveux d'une <strong>guerre</strong> générale.<br />

La dernière phase, triennale, de cette tension prolongée al<strong>la</strong>it amener <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong><br />

Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique car, cette fois-ci, risques et contre-risques avaient vraiment<br />

été trop grands ! Il s'imposera, sinon de changer le jeu, du moins de ne plus jouer de<br />

mises aussi fortes. <strong>Les</strong> trois phases quinquennales antérieures n'avaient pas que les<br />

caractères qu'on leur a reconnus (dép<strong>la</strong>cement <strong>des</strong> théâtres, et priorité aux questions<br />

économiques ou militaires). Elles signa<strong>la</strong>ient surtout de c<strong>la</strong>ires tendances vers <strong>la</strong> tension<br />

de 1945 à 1950, un mouvement inverse vers <strong>la</strong> détente de 1950 à 1955, mais à<br />

nouveau vers <strong>la</strong> tension de 1955 à 1960 ; enfin, al<strong>la</strong>it suivre le p<strong>la</strong>teau de <strong>la</strong> tension<br />

prolongée de 1960-1961-1962. Tels seraient les cheminements généraux de <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> pendant sa première époque, dite « c<strong>la</strong>ssique », ou encore, selon le titre de notre<br />

premier ouvrage, « inachevée »...<br />

Ces ambiances d'époque étaient c<strong>la</strong>irement perceptibles par les personnes politiquement<br />

éveillées et conscientes <strong>des</strong> réalités mondiales de l'après-<strong>guerre</strong>. En particulier,<br />

le couple sémantique détente/tension était devenu d'un usage courant dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

<strong>des</strong> diplomates et hommes [31] d'État, <strong>des</strong> analystes et commentateurs internationaux.<br />

Tout comme était dominant le vocable même de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, s'appliquant<br />

même par analogie à d'autres ordres de phénomènes de <strong>la</strong> vie courante. Par leur im-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 38<br />

précision même, détente et tension n'auront pas fini d'alimenter l'ambiguïté congénitale<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> bien au-delà de sa période c<strong>la</strong>ssique.<br />

Tensions et détentes en fluctuations cycliques<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Une étude plus complète et minutieuse, année par année, a illustré, de façon<br />

moins sommaire et avec graphiques à l'appui, l'espèce de feuille de température de<br />

ces dix-sept années de politique mondiale. Après un examen méthodologique de <strong>la</strong><br />

théorie <strong>des</strong> cycles dans son application aux processus sociaux, spécialement économiques,<br />

fut encore proposé le caractère au moins p<strong>la</strong>usible de <strong>la</strong> dynamique cyclique<br />

en cause. Il ne s'agissait certes pas de prouver que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> avait été cyclique,<br />

ni encore moins qu'elle ne pouvait être autrement ; mais bien plutôt, à partir de frappantes<br />

récurrences, d'en étudier avec précaution les mouvements généraux comme si<br />

elle avait été cyclique.<br />

Un premier cycle complet de dix ans se <strong>des</strong>sinait : de <strong>la</strong> détente (« non-paix ») de<br />

1945 à <strong>la</strong> tension de 1950, puis une nouvelle tendance à <strong>la</strong> détente jusqu'à 1955. Le<br />

second cycle, partant de cette date, aboutissait à <strong>la</strong> tension de 1960, puis, au début de<br />

cette seconde phase, ne prenait pas <strong>la</strong> courbe <strong>des</strong>cendante pour plutôt donner lieu au<br />

phénomène inédit d'un p<strong>la</strong>teau de tension inattendue à partir de 1960 (voir le graphique<br />

no 1).<br />

Ainsi, au début de cette seconde phase, le cycle ne <strong>des</strong>cendait pas pour plutôt<br />

donner lieu au phénomène inédit d'une tension prolongée pendant trois ans jusqu'à <strong>la</strong><br />

super-crise de 1962. On observera dès l'abord <strong>la</strong> brièveté de ce cycle et demi d'oscil<strong>la</strong>tions,<br />

<strong>la</strong> non-reproduction d'un second cycle complet incitant aussi à <strong>la</strong> prudence analytique.<br />

D'autre part, le modèle hypothétique proposé ne trouvait pas d'application à <strong>des</strong><br />

pério<strong>des</strong> comparables, soit antérieures comme l'entre-deux <strong>guerre</strong>s mondiales, ou<br />

postérieures comme les phases discernables depuis 1962. Mais <strong>la</strong> constatation ne ferait<br />

que confirmer peut-être <strong>la</strong> spécificité très singulière de <strong>la</strong> période considérée en<br />

ce chapitre. En outre, les trois phases complètes de son histoire présentaient une périodicité<br />

quinquennale assez bizarre et relevant sans doute de <strong>la</strong> coïncidence : les qua-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 39<br />

tre événements signa<strong>la</strong>nt les seuils de <strong>la</strong> détente et les pics de <strong>la</strong> tension s'étaient tous<br />

produits au printemps ou au début de l'été 13 .<br />

Sur ce point de <strong>la</strong> périodicité, il s'imposait encore plus de ne pas chercher à prouver<br />

<strong>la</strong> validité déjà discutable de l'argument de <strong>la</strong> [33] régu<strong>la</strong>rité cyclique et de ne se<br />

satisfaire que d'enregistrer l'étonnante coïncidence : qui a jamais pu expliquer une<br />

« coïncidence » ? À cette prescription de prudence deux raisons, <strong>la</strong> première de théorie,<br />

<strong>la</strong> seconde de méthode. D'abord, s'il est de <strong>la</strong> nature du phénomène cyclique de se<br />

répéter, il ne s'ensuit pas <strong>la</strong> nécessité que cette reproduction doive obéir à une règle de<br />

périodicité stricte, sauf pour certains phénomènes de <strong>la</strong> nature comme le retour <strong>des</strong><br />

p<strong>la</strong>nètes ou les allées et venues saisonnières d'oiseaux migrateurs 14 . Ensuite, les fac-<br />

13 Seuils de <strong>la</strong> détente : 1945, le 8 mai, capitu<strong>la</strong>tion de l'Allemagne et le 15 août, capitu<strong>la</strong>tion du<br />

Japon ; 1955, juillet, Sommet de Genève (Eisenhower, Boulganine, Eden, Faure). Pics de <strong>la</strong> tension<br />

: 1950, le 25 juin, début de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> de Corée ; 1960, le 6 mai, ouverture prévue pour le<br />

Sommet manqué de Paris (Eisenhower, Khrouchtchev, de Gaulle, Macmil<strong>la</strong>n).<br />

14 Pour une discussion plus spécifique sur le phénomène du cycle (défini comme « une représentation<br />

moyenne et abstraite d'une réalité multiple et concrète, mais (qui) ne <strong>la</strong> détermine pas causalement<br />

en aucun cas »), voir La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> inachevée, p. 197-203.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 40<br />

teurs choisis en l'occurrence pour déterminer les phases de <strong>la</strong> tension et de <strong>la</strong> détente<br />

auraient pu être différents à partir d'autres critères ou façons d'interroger les événe-<br />

ments 15 . D'ailleurs, fermons vite cette dernière précision par une observation plus<br />

enveloppante. Comme en tout découpage historique subsiste toujours une part d'arbitraire,<br />

les divisions chronologiques n'existent pas, telles quelles, dans l'histoire, ni<br />

encore moins dans l'esprit de ceux qui <strong>la</strong> font, souvent sans trop le vouloir ni même le<br />

savoir...<br />

Bien que prudemment re<strong>la</strong>tivisé par diverses précautions de méthode, le modèle<br />

proposé au sujet <strong>des</strong> fluctuations <strong>des</strong> phases de détente/tension entraînait tout de même<br />

à une question plus intéressante : quelles étaient les causes de ces tendances ? Si<br />

<strong>la</strong> politique de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> semb<strong>la</strong>it avoir obéi à une dynamique cyclique, pourquoi<br />

en aurait-il été ainsi ? Quelle aurait été <strong>la</strong> traction ou <strong>la</strong> pulsion de ce cycle et demi ?<br />

Comme il s'agit, par définition, d'un rapport entre puissances globales, il a paru<br />

naturel de considérer <strong>la</strong> variable de <strong>la</strong> supériorité technico-militaire, au moins présumée,<br />

<strong>des</strong> deux Grands l'un par rapport à l'autre pendant <strong>la</strong> période examinée. Après<br />

avoir enregistré sur une seule ligne les phénomènes simples de détente/tension, l'auteur<br />

avait dressé une autre figure comportant deux courbes représentant chacune l'accroissement<br />

de puissance de l'un et l'autre Grand. Ces deux lignes se chevauchent aux<br />

moments d'une nette tendance à <strong>la</strong> parité et s'éloignent le plus aux points du plus<br />

grand écart, pour ensuite tendre à se rejoindre, etc. Ce nouveau cycle, plus complexe,<br />

suit en gros <strong>la</strong> même traction que le cycle détente/tension, mais, par l'effet d'un nouveau<br />

facteur déterminant, il se découpe alors en phases de quatre et non plus de cinq<br />

ans (voir le graphique n° 2). Ce cycle de supériorité technico-militaire entre les<br />

Grands s'établissait d'après les constatations de faits suivantes entre 1945 et 1962 :<br />

15 Aussi fal<strong>la</strong>it-il que l'auteur précisât ses propres critères d'appréciation : ce qui fut fait lors de<br />

l'étude de chacune <strong>des</strong> années tournantes 1945, 1950, 1955 et 1960, puis, en une forme plus méthodique,<br />

pour l'ensemble de <strong>la</strong> question. Bien d'autres auteurs ont proposé <strong>des</strong> subdivisions de<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> selon <strong>des</strong> critères différents. Ainsi Z. Brzezinski <strong>la</strong> présente en quatre « étapes »<br />

selon que l'initiative est soviétique ou américaine dans illusions dans l'équilibre <strong>des</strong> puissances<br />

(Paris, 1978, p. 149-197). Voir principalement le tableau de <strong>la</strong> page 188.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 41<br />

1. 1945-1949. phase du monopole atomique américain ;<br />

2. 1949-1953. phase de l'obtention de <strong>la</strong> parité atomique par les Soviétiques ;<br />

3. 1953-1957. phase de <strong>la</strong> parité en armes thermonucléaires entre les deux<br />

[35]<br />

Grands 16 ;<br />

4. 1957-1961. phase de <strong>la</strong> supériorité re<strong>la</strong>tive <strong>des</strong> Soviétiques en fusées à long<br />

rayon d'action et en satellites artificiels ;<br />

5. 1962-.... phase de <strong>la</strong> tendance à <strong>la</strong> parité balistique générale entre les<br />

deux Grands 17 .<br />

16 Rappelons que le monopole américain en matière thermonucléaire n'a duré que huit mois, chevauchant<br />

sur 1952 et 1953, contrairement au monopole atomique qui avait duré quatre ans.<br />

17 Moins évidente que les précédentes, cette subdivision posait <strong>la</strong> question du fameux missile gap<br />

<strong>des</strong> années 1960, envisagé par l'auteur : voir ibid., p. 215-217.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 42<br />

<strong>Les</strong> phases sont, ici, quadriennales et non pas quinquennales ; l'on en compte qua-<br />

tre complètes et non pas trois comme dans le cycle précédent.<br />

Cette seconde lecture « cyclique » de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique permet de consta-<br />

ter que <strong>la</strong> détente c<strong>la</strong>rificatrice de « l'esprit de Genève » de 1955 se serait produite au<br />

milieu de <strong>la</strong> troisième phase. Cette détente serait dans le prolongement de <strong>la</strong> tendance<br />

à <strong>la</strong> parité atomique (1949-1953) et aurait eu lieu en plein milieu de l'établissement de<br />

<strong>la</strong> parité thermonucléaire (1953-1957). Ces deux tendances à <strong>la</strong> parité seraient com-<br />

plémentaires et auraient été nécessaires pour susciter <strong>la</strong> détente de 1955, lucidement<br />

recherchée et se généralisant à ce moment particulier.<br />

Mais le phénomène ne durera qu'un court temps, car, à partir de 1957, <strong>la</strong> supério-<br />

rité balistique (même sans application militaire immédiate ou certaine) <strong>des</strong> Soviétiques<br />

s'affirme pendant quelques années, établissant ainsi un nouvel écart de virtuelle<br />

puissance globale en leur faveur. Cet avantage les aurait peut-être incités à risquer <strong>la</strong><br />

tension prolongée de 1960-1961. Ce cycle technico-militaire <strong>des</strong> quatre phases de<br />

quatre ans et le cycle détente/tension <strong>des</strong> trois phases de cinq ans s'achèvent au moment<br />

même de <strong>la</strong> super-crise de Cuba en 1962.<br />

Après cette date, une époque nouvelle commence. <strong>Les</strong> deux cycles, détente/tension<br />

et technico-militaire, de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique peuvent servir de référentiel<br />

18 au moins négatif pour l'analyse.<br />

L'intérêt propre du cycle technico-militaire est d'introduire une dimension d'anticipation<br />

causale, qui n'est qu'impliquée dans le cycle détente/tension, simplement<br />

illustratif. Cette nouvelle présentation permettrait d'inférer que <strong>la</strong> perception <strong>des</strong> rapports<br />

variables de supériorité technico-militaire entre les deux Grands les aurait incités<br />

à poursuivre <strong>des</strong> politiques de détente pendant les tendances à <strong>la</strong> parité et, au<br />

contraire, de tension lors <strong>des</strong> écarts de puissance, réels ou perçus comme tels. Ce second<br />

cycle, qui n'est plus seulement <strong>des</strong>criptif, prête moins à <strong>la</strong> critique à priori par<br />

l'utilisation de critères objectifs (sinon toujours aisément vérifiables ... ), moins dépendants<br />

en tout cas d'une première appréciation de l'observateur.<br />

18 Dans La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> inachevée, contenant les graphiques illustrant ces deux cycles (p. 208 : le<br />

cycle détente/tension ; p. 218 : le cycle de supériorité technico-militaire) et reproduits ici, l'explication<br />

y est aussi moins sommaire que dans le présent résumé.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 43<br />

Il présenterait aussi plus d'intérêt analytique, bien que se prêtant peut-être moins<br />

bien à <strong>la</strong> première évaluation d'un flux d'événements aussi multiples et complexes que<br />

ceux qui forment <strong>la</strong> trame incessante de <strong>la</strong> lutte pour <strong>la</strong> plus grande puissance entre<br />

les deux Grands. Il faudrait, en effet, tenir compte d'autres facteurs que celui de <strong>la</strong><br />

course à <strong>la</strong> supériorité [36] militaire, bien que celui-ci soit présenté comme déterminant<br />

en vertu d'une hypothèse fort p<strong>la</strong>usible.<br />

L'économie générale de ce cycle et sa motricité particulière peuvent aussi s'appliquer<br />

aux pério<strong>des</strong> subséquentes à <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique - tant il est vrai que <strong>la</strong><br />

lutte pour « <strong>la</strong> plus grande puissance » stratégique et militaire ne s'est pas achevée<br />

après <strong>la</strong> super-crise cubaine de 1962 ! Mais il convient sans doute de s'inspirer<br />

d'abord du premier cycle détente/tension qui présente l'avantage d'une qualification<br />

générale <strong>des</strong> événements postérieurs à 1962.<br />

Ce second cycle de supériorité technico-militaire se trouvait donc à modifier, en<br />

le comprimant d'une année, le cycle détente/tension tout en fournissant une explication<br />

de type causal à <strong>des</strong> oscil<strong>la</strong>tions de comportement qui pourraient bien n'être que<br />

<strong>des</strong> conséquences observables dans toute compétition entre deux puissants concurrents.<br />

En effet, contrairement à une idée de sens commun, <strong>la</strong> tension tendrait à se manifester<br />

au moment où l'écart devient le plus considérable entre les forces globales <strong>des</strong><br />

deux Grands. Au contraire, <strong>la</strong> détente deviendrait plus naturelle lorsque s'affirme une<br />

tendance à <strong>la</strong> parité <strong>des</strong> forces, ce qui, d'autre part, n'est pas illogique. Un <strong>la</strong>rge écart<br />

dans l'inégalité <strong>des</strong> forces serait donc générateur de tensions et non pas l'inverse (encore<br />

qu'il ne faille pas tenir pour négligeables <strong>des</strong> facteurs autres comme les armements<br />

conventionnels ou c<strong>la</strong>ssiques, ou l'acquisition de positions géostratégiques,<br />

etc.).<br />

Une dynamique causale n'a pas à discuter divers modèles courants à l'enseigne de<br />

<strong>la</strong> po<strong>la</strong>rité : bi ou multipo<strong>la</strong>rité, principalement <strong>la</strong> première, sous-distinguée en bipo<strong>la</strong>rité,<br />

rigide ou simple, stationnaire ou évolutive, simple ou mixte, etc. D'inspiration<br />

magnétique, cette métaphore de <strong>la</strong> po<strong>la</strong>rité suggère toutefois d'utiles combinaisons et<br />

comparaisons entre États <strong>des</strong>sinant de vastes configurations diplomatiques re<strong>la</strong>tivement<br />

peu changeantes. Et lorsqu'on parle de bipo<strong>la</strong>risation plutôt que de bipo<strong>la</strong>rité, il<br />

s'agit de signaler une intention de prendre davantage en compte les actions propres<br />

<strong>des</strong> deux grands agents plutôt que les effets sur <strong>la</strong> structure objective de <strong>la</strong> société<br />

internationale.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 44<br />

Tensions et détentes<br />

en dynamique de duopole<br />

Il est encore un modèle d'une autre source et de plus grande signification pour dé-<br />

crire un système dualiste en opération. C'est le modèle économique du duopole, ex-<br />

croissance de <strong>la</strong> théorie du monopole qui, en première appréhension, ne cause aucune<br />

difficulté tant l'idée en est simple et le terme courant. Tel est bien le caractère, à <strong>la</strong><br />

fois le plus général [37] et le plus incontestable de <strong>la</strong> rivalité fondamentale entre les<br />

deux Grands, que cette lutte imp<strong>la</strong>cable entre deux adversaires dont aucun ne peut<br />

mettre l'autre hors de combat sans signer lui-même sa propre mort simultanée. Cette<br />

concurrence de type duopo<strong>la</strong>ire, ou duopolistique, dure maintenant depuis plus d'une<br />

génération et nul n'en peut entrevoir <strong>la</strong> cessation à moins d'évoquer d'effrayantes visions<br />

d'Apocalypse.<br />

Ce mode d'explication provient du modèle économique de comportement entre<br />

deux firmes économiques ou industrielles en situation d'empêchement réciproque de<br />

se constituer en monopole. <strong>Les</strong> comportements sont en l'occurrence fort différents <strong>des</strong><br />

actions et attitu<strong>des</strong> qui dérivent <strong>des</strong> situations de compétition monopolistique. En<br />

outre, le duopole n'est pas qu'un cas de l'oligopole. Le modèle duopolistique concentre<br />

l'attention sur les actions et les dispositions <strong>des</strong> agents duopoleurs, ce que ne comporte<br />

pas de façon aussi évidente l'expression plutôt statique de <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité.<br />

Le schéma du duopole est particulièrement propice à <strong>la</strong> saisie <strong>des</strong> faits globaux de<br />

<strong>la</strong> puissance militaire (écart, parité) s'il est moins évident que sa dynamique propre<br />

fournisse les réponses satisfaisantes aux interrogations multiples sur <strong>la</strong> traction du<br />

cycle détente/tension, que ce dernier soit périodique ou pas. Des théoriciens de <strong>la</strong><br />

science politique se servent parfois de catégories analogues à celle du duopole. Ainsi,<br />

à côté <strong>des</strong> c<strong>la</strong>ssiques monarchie et oligarchie, ils emploient parfois celles de <strong>la</strong> dyarchie<br />

et, même plus récemment, de <strong>la</strong> polyarchie qui trouve, toutefois, peu d'applications<br />

en re<strong>la</strong>tions internationales depuis que Robert Dahl en a construit <strong>la</strong> notion 19 .<br />

19 Robert Dahl, Modern Political Analysis, Englewood Cliffs, 1963 ; en français, L'Analyse politique<br />

contemporaine, Paris, 1970.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 45<br />

Comme on le disait de <strong>la</strong> paix dans l'entre-deux-<strong>guerre</strong>s qu'elle devait être une<br />

« création continue », son substitut de <strong>la</strong> « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » se reproduit de lui-même,<br />

et sous quelque nom qu'on l'appelle au-delà de sa période c<strong>la</strong>ssique. Malgré les scènes<br />

d'intensité variable qui se jouent sur les théâtres seconds et tiers, les objectifs décisifs<br />

de chacun <strong>des</strong> deux Grands, parce qu'estimés vitaux, ne peuvent guère se modifier.<br />

Leur action politico-stratégique permet <strong>des</strong> replis ou <strong>des</strong> temps d'arrêt, <strong>des</strong> diversions<br />

ou <strong>des</strong> « détentes », justement ; mais le postu<strong>la</strong>t non écrit de <strong>la</strong> « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » interdit<br />

<strong>des</strong> retraites ou <strong>des</strong> armistices, et même, empêche autant <strong>la</strong> paix générale que <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong> totale, qui serait une co<strong>des</strong>truction.<br />

Mais les éléments de risque, heureusement calculés <strong>des</strong> deux côtés, restent constants<br />

dans le conflit persistant. La situation de duopole, où se sont trouvés enfermés<br />

les deux Grands, fait que les initiatives qui accentuent <strong>la</strong> tension, ou qui transforment<br />

subrepticement <strong>des</strong> états de détente en nouvelles tensions, ne peuvent se prendre<br />

qu'en <strong>des</strong> entreprises risquées. Celles-ci, en effet, appellent autant de contre-risques<br />

éventuellement [38] plus grands de <strong>la</strong> part de <strong>la</strong> partie adverse qui s'estime en état de<br />

défensive ou de rattrapage forcé.<br />

La nature du jeu global, qui vise <strong>des</strong> deux côtés à maximiser les gains tout en minimisant<br />

les dangers, engendre d'autres incertitu<strong>des</strong> que <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tivisation, toujours à<br />

renouveler, <strong>des</strong> risques encourus et <strong>des</strong> avantages escomptés. Mais tout ce<strong>la</strong> se joue<br />

en deçà de <strong>la</strong> seule règle, en quelque sorte organique, qui a prévalu entre 1945 et<br />

1962 : l'impératif absolu du non-recours à <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> totale. Le drame prométhéen de<br />

l'époque est l'incertitude que cet impératif puisse s'imposer toujours : en stricte logique,<br />

on peut soutenir que plus il persiste, plus il a chance de durer - à moins que ce ne<br />

soit l'inverse !<br />

Malgré l'énormité de leurs moyens, les deux Grands n'ont pu, il s'en faut de beaucoup,<br />

bipo<strong>la</strong>riser toute <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète, comme on le constate aux théâtres tiers et même<br />

seconds. Mais, depuis <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> de 1939-1945 jusqu'à aujourd'hui, ils se sont<br />

comportés en stricts duopoleurs, se refusant à <strong>la</strong> lutte inexpiable que se livreraient<br />

deux monopoleurs décidés. L'impératif monopolistique, soutenu au moins un temps<br />

par l'un <strong>des</strong> deux, eût entraîné l'explication ultime. C'est le propre de <strong>la</strong> concurrence<br />

duopolistique de pouvoir aller presque à fond, de part et d'autre, pourvu que ce soit en<br />

deçà de ce point limite.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 46<br />

Mais ne serait-ce qu'à cause <strong>des</strong> contraintes matérielles à l'exercice même excessif<br />

de <strong>la</strong> puissance, les duopoleurs acceptent de ne pas occuper tout le champ po<strong>la</strong>risable.<br />

Le résultat objectif ou structurel de ce qu'on appelle <strong>la</strong> « bipo<strong>la</strong>rité » a découlé, au fil<br />

<strong>des</strong> années, <strong>des</strong> effets de ce jeu limité. Enfin, le duopole ne requiert pas chez les<br />

joueurs un état de conscience c<strong>la</strong>ir de tous les instants, ni sur toutes les questions,<br />

pour se jouer effectivement comme encadrement impérieux à leurs actions réciproques.<br />

Duopole et monopole ne souffrent donc pas d'entre-deux si le cas apparenté du<br />

monopole bi<strong>la</strong>téral tient de l'un et de l'autre et, en particulier, surtout du premier pour<br />

le cas qui nous occupe (exemple, par alimentation réciproque <strong>des</strong> propagan<strong>des</strong> antinomiques).<br />

<strong>Les</strong> règles de comportement en situation de duopole tolèrent, et en certains<br />

cas suggèrent, de rechercher <strong>des</strong> positions qui semblent oligopolistiques. Le jeu<br />

du duopole n'élimine pas tous les autres « pôles » de puissance puisqu'il n'occupe<br />

jamais tout le champ po<strong>la</strong>risable. Mais qu'il se joue en strict interface, ou avec <strong>des</strong><br />

tiers, ou encore qu'il doive tenir compte <strong>des</strong> tendances de type oligopolistique, le jeu<br />

du duopole proscrit toujours l'usage <strong>des</strong> moyens monopolistiques qui signifierait <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong> totale.<br />

Que les situations qui se présentent soient le fait d'autres joueurs n'empêche pas<br />

que les règles duopolistiques fondamentales continuent de [39] s'appliquer comme si<br />

les duopoleurs avaient eux-mêmes créé ces situations. En bref, <strong>la</strong> norme fondamentale<br />

du duopole, tout en étant tacite mais restant non moins liante pour ce<strong>la</strong>, consiste<br />

dans <strong>la</strong> prohibition de toute situation, créée par eux ou par d'autres, qui ne serait plus<br />

mutuellement contrô<strong>la</strong>ble par les deux Grands. Il y a donc un point « X » où <strong>la</strong> tension<br />

ne serait plus supportable, au moins par l'un d'eux, ou cesserait d'être « payante »<br />

par l'autre. C'est ce point mobile qui déterminerait l'amorce vers <strong>la</strong> détente.<br />

Il s'ensuit une espèce de code opérationnel dans <strong>la</strong> conduite toujours dangereuse<br />

(au sens du dangereusement « contrô<strong>la</strong>ble ») <strong>des</strong> comportements de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>. La<br />

conscience de l'interdépendance vitale <strong>des</strong> duopoleurs (qui n'est, certes, pas celle de<br />

deux cyclistes sur un tandem !) force tout de même chacun à s'interdire <strong>des</strong> actions<br />

que l'autre ne saurait accepter. On tient compte de l'autre. Tout le temps. L'accroissement<br />

de puissance générale ou l'augmentation de tels ou tels avantages chez l'un, sitôt<br />

que l'autre en a <strong>la</strong> perception, incitent vivement celui-ci à en obtenir autant sous une<br />

forme ou l'autre, ou tôt ou tard.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 47<br />

La concurrence est toujours ouverte dès lors que chacun <strong>des</strong> duopoleurs accepte<br />

que l'autre augmente indéfiniment sa puissance, quitte pour le premier à s'en remettre<br />

à <strong>des</strong> rattrapages correctifs. Côté positif, <strong>la</strong> règle se perçoit comme l'acceptation de<br />

mesures mutuellement compatibles à l'un et à l'autre et supportables par le système<br />

dualiste, prohibant donc tout choc qui serait fatal aux deux. Côté négatif, elle implique<br />

<strong>la</strong> contrainte du refus commun de recourir à <strong>des</strong> mesures qui entameraient cette<br />

compatibilité ou détruiraient l'équilibration dualiste.<br />

Le jeu semble évoquer <strong>la</strong> simplicité du schéma stimulus-réponse ou initiativeréaction,<br />

mais il est bien autrement complexe puisque rétroactif et, en tout, dédoublé.<br />

On retrouve bien ici <strong>des</strong> mouvements de réponse ou de réaction ; toutefois ils ne sont<br />

pas réflexes mais réfléchis, non automatiques mais voulus et recherchés. À l'action<br />

risquée d'un duopoleur, mais contrô<strong>la</strong>ble par lui jusqu'à <strong>la</strong> réversibilité, répond chez<br />

l'autre une réaction également risquée, mais aussi contrô<strong>la</strong>ble et réversible. Une fois<br />

accepté le caractère inéluctable du duopole obligé, <strong>la</strong> nature du jeu commande <strong>des</strong><br />

comportements audacieux de part et d'autre mais restant toujours dans les limites du<br />

raisonnable.<br />

La folie démentielle de <strong>la</strong> course aux armements est-elle « raisonnable » ? Elle<br />

reste tout au moins propre à <strong>la</strong> rationalité du système qui permet à chacun <strong>des</strong> deux<br />

joueurs de compenser son infériorité re<strong>la</strong>tive ou provisoire par un accroissement indéfini<br />

de sa propre puissance plutôt que par <strong>la</strong> diminution de <strong>la</strong> puissance de l'autre. La<br />

course aux armements révèle plus que tout autre facteur cet aspect de <strong>la</strong> dynamique<br />

en spirale [40] de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. D'ailleurs, faut-il parler de rationalité de l'absurde,<br />

ou de fondement absurde au raisonnable devant ce jeu concurrentiel prohibant les<br />

solutions extrêmes de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> totale mais <strong>la</strong> préparant toujours, qui accumule <strong>des</strong><br />

armements toujours plus terrifiants avec <strong>la</strong> détermination sans cesse répétée de n'avoir<br />

pas à s'en servir ? Et qui, surtout, ne prépare pas d'abri ?<br />

La période de l'Entre-deux-<strong>guerre</strong>s (1919-1939) présente un contraste total d'avec<br />

celle de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique (1945-1962). D'abord, il y avait eu « paix » entre<br />

les vainqueurs de 1918 et le grand perturbateur. Cette paix, litigieuse et même boiteuse,<br />

n'al<strong>la</strong>it entraîner que de faibles tensions pendant <strong>la</strong> première décennie, s'achevant<br />

par l'événement marquant du grand Krach de 1929, découpant <strong>la</strong> période en deux<br />

moitiés, et qui, du reste n'était pas, de sa nature, un phénomène proprement politique.<br />

Pendant les dix premières années, les faits de politique internationale et de sécurité


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 48<br />

européenne ne présentent aucune similitude avec les nettes tendances détente-tension-<br />

détente qui ont marqué <strong>la</strong> période 1945-1955.<br />

Dès 1931, les événements de Mandchourie, impunis et à peine notés en Occident,<br />

annoncent un âge d'agression ouverte qui commencera avec l'arrivée de l'hitlérisme au<br />

pouvoir. Et ce sera alors, de 1934 à 1939, <strong>la</strong> marche débridée vers <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> 20 . L'ac-<br />

croissement de puissance de l'Allemagne et du Japon, et à un degré moindre de l'Italie,<br />

a pu se faire jusqu'à un degré quasi monopolistique sans trop de résistance <strong>des</strong><br />

États menacés, seulement capables de tardives réactions individuelles. Lentement<br />

cumu<strong>la</strong>tives et faiblement solidaires, celles-ci finirent par devenir irréversibles mais<br />

seulement après 1938. L'unité provisoire de <strong>la</strong> grande coalition, tardive et circonstancielle,<br />

n'a pu vraiment se faire et réagir qu'au point limite alors qu'il n'était plus possible<br />

de sauver le système international d'alors. Il n'y avait eu que peu ou pas d'adaptations<br />

ex ante, et les réactions ex post survenaient trop tard pour corriger les erreurs et<br />

pour rattraper l'accroissement de puissance <strong>des</strong> forces décidées à recourir à l'agression.<br />

La <strong>guerre</strong> totale devenait l'unique moyen pour empêcher <strong>la</strong> réalisation complète et<br />

durable de projets monopolistiques ou impériaux. <strong>Les</strong> grands vainqueurs s'estimèrent<br />

légitimés de recourir à <strong>la</strong> solution totale de <strong>la</strong> « reddition sans condition ». L'Entredeux-<strong>guerre</strong>s<br />

a manifesté, tout au long, le contraire d'une structure duopo<strong>la</strong>ire et <strong>des</strong><br />

comportements de duopoleurs.<br />

L'autre période comparable à celle de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique est celle qui <strong>la</strong><br />

suit immédiatement et qu'il fut convenu de nommer « l'après-Guerre <strong>froide</strong> », al<strong>la</strong>nt<br />

de <strong>la</strong> solution de <strong>la</strong> crise cubaine de 1962 jusqu'aux [41] arrangements décisifs au<br />

sujet de Berlin au tournant <strong>des</strong> années 1970. On y relèvera divers faits et tendances de<br />

détente, de plus rares et de moins affirmés de tension, mais ces faibles fluctuations ne<br />

présentent pas les sail<strong>la</strong>nts ni encore moins l'étonnante symétrie qu'on a pu enregistrer<br />

dans <strong>la</strong> période 1945-1960.<br />

Toutefois le phénomène du duopole, majeur et constant depuis <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong><br />

mondiale, continuera à s'affirmer selon <strong>des</strong> modalités nouvelles, pendant <strong>la</strong> décennie<br />

1970, mais qui ne suffiront pas, en tout cas, à empêcher, au tournant <strong>des</strong> années 1980,<br />

20 Pour une présentation plus complète, voir La Guerre <strong>froide</strong> inachevée (p. 220-225) et le graphique<br />

représentant « <strong>la</strong> tendance paix-<strong>guerre</strong> entre 1919 et 1939 » (p. 221).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 49<br />

une espèce de résurgence d'une nouvelle Guerre <strong>froide</strong>, ce qui conduira à <strong>la</strong> période<br />

de <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong> commençant à <strong>la</strong> fin de 1985 21 .<br />

21 Une technique typique du duopole est certes <strong>la</strong> tenue <strong>des</strong> rencontres au sommet, dites communément<br />

Sommets. Voir le chapitre III qui présente ici, à sa section III, une analyse de ce mode<br />

de communication sous le titre « Du bon usage <strong>des</strong> sommets en période de non-Guerre <strong>froide</strong> ».


[45]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 50<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Première partie : Températures de 45 ans de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

Chapitre II<br />

Puis, successivement le dégel,<br />

<strong>la</strong> détente, une paix <strong>froide</strong><br />

et une nouvelle <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

(1963-1985)<br />

Ce chapitre constitue un rappel schématique de <strong>la</strong> période intermédiaire de plus<br />

d'une vingtaine d'années, qui sépare <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique que consa-<br />

crait l'affrontement, évité de justesse, entre Américains et Soviétiques à propos <strong>des</strong><br />

missiles installés par ces derniers à Cuba en octobre 1962, et le début de <strong>la</strong> phase ac-<br />

tuelle d'une non-Guerre <strong>froide</strong>, commençant lors de <strong>la</strong> rencontre au sommet de Gor-<br />

batchev et Reagan, tenue à Genève en novembre 1985. De cette période de presque<br />

un quart de siècle, il ne peut s'agir de plus que d'esquisser ici les quatre phases typiques<br />

ou sous-pério<strong>des</strong> en lesquelles elle se découpe, en nous servant de <strong>la</strong> significative<br />

et utile logomachie d'usage du vocabu<strong>la</strong>ire usuel de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » :<br />

1. le Dégel, ou l'après-Guerre <strong>froide</strong> (1963-1970) : de La Havane à Erfurt ;<br />

2. <strong>la</strong> Détente en opération (1970-1975) : d'Erfurt à Helsinki ;<br />

3. l'éphémère Paix <strong>froide</strong> (1975-1979) : d'Helsinki à Kaboul ;<br />

4. une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> (1979-1985) : de Kaboul à Genève.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 51<br />

La narration et l'analyse de ces tranches d'histoire internationale récente ayant<br />

constitué <strong>la</strong> substance du livre précédent sur La Guerre [46] <strong>froide</strong> recommencée<br />

(dont le titre trouvait sa justification dans <strong>la</strong> caractérisation de <strong>la</strong> quatrième phase...),<br />

<strong>la</strong> brièveté imposée du chapitre actuel contraint l'auteur à ne livrer ici que <strong>des</strong> extraits<br />

introductifs de trois de ces quatre phases. Quant à <strong>la</strong> dernière phase, une attention<br />

particulière lui sera consacrée du fait qu'elle s'analyse comme une « longue quête »<br />

pour une rencontre au sommet entre les leaders politiques <strong>des</strong> deux Grands. La précédente<br />

rencontre du genre remontait à six ans lors de <strong>la</strong> signature, à Vienne en juin<br />

1979, par les présidents Brejnev et Carter d'un accord fondamental portant sur <strong>la</strong> limitation<br />

<strong>des</strong> armes stratégiques, dits SALT II, que, du reste le Sénat américain n'aura<br />

pas ratifié.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Le Dégel, ou l'après-Guerre <strong>froide</strong><br />

(1963-1970)<br />

Le roman d'Ilya Ehrenbourg, Le Dégel, avait été publié après <strong>la</strong> mort de Staline,<br />

survenue en mars 1953 ; <strong>la</strong> politique dite de <strong>la</strong> « déstalinisation » en Union soviétique<br />

et dans plusieurs pays de l'Est avait suivi. Ces événements furent propices à une première<br />

détente, ou à un « dégel » qui, après les divers règlements de 1954 (Autriche,<br />

Indochine, etc.), al<strong>la</strong>it conduire à <strong>la</strong> détente officialisée de « l'esprit de Genève »<br />

1955. Mais un dégel prolongé, marquant un terme à <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, ne se produira<br />

qu'après <strong>la</strong> crise ultime de Cuba en 1962 22 . Cette figure contrastante de « dégel »<br />

servira à qualifier <strong>la</strong> plus grande partie de <strong>la</strong> décennie 1960.<br />

Cette phase de Dégel al<strong>la</strong>it durer une bonne huitaine d'années, jusqu'à <strong>la</strong> succession<br />

de trois événements considérables enclenchant, enfin de façon sérieuse, <strong>la</strong> re-<br />

22 Cette date charnière n'est pas retenue que par les historiens de <strong>la</strong> politique internationale. Voir,<br />

par exemple, de Pierre Chaunu, Le refus de <strong>la</strong> vie : analyse historique du présent, Paris, 1975,<br />

qui caractérise 1962 comme « le point de départ de <strong>la</strong> crise... (l'année qui) finit <strong>la</strong> période de<br />

l'après-<strong>guerre</strong>, ... l'année de <strong>la</strong> première émergence ». Il ajoutait : « Incontestablement, donc,<br />

quelque chose d'important se met en marche à partir de 1962, qui affecte par prédilection le<br />

monde industriel, à cheval, sur <strong>la</strong> frontière idéologique <strong>des</strong> deux blocs que l'arrêt de l'esca<strong>la</strong>de à<br />

Cuba et <strong>la</strong> tension sino-soviétique rendent solitaires » (p. 53, 54, 55).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 52<br />

cherche d'une solution à <strong>la</strong> question allemande en 1970, soit exactement un siècle<br />

après l'unité de l'Allemagne 23 . Pour ce résultat, il avait fallu attendre vingt-cinq ans<br />

après <strong>la</strong> capitu<strong>la</strong>tion du troisième Reich.<br />

Cet après-Guerre <strong>froide</strong> présente à l'analyse une plus grande complexité que<br />

l'époque antérieure, apportant ce qu'on pourrait appeler un brouil<strong>la</strong>ge <strong>des</strong> perspectives<br />

d'ensemble auxquelles <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique avait habitué. Le principe d'unité de<br />

<strong>la</strong> période est celui du dégel persistant, car on n'y constate pas de poussée marquée<br />

vers <strong>la</strong> tension, bien qu'on puisse enregistrer un tempo quelque peu plus vif à <strong>la</strong> fin<br />

<strong>des</strong> années soixante.<br />

L'autre trait majeur est évidemment <strong>la</strong> perpétuation du système de duopole dans<br />

l'après-Guerre <strong>froide</strong>, exactement comme à l'époque de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique. Il<br />

ne s'agit toutefois pas d'un caractère distinctif, tant il est vrai que le duopole n'a jamais<br />

cessé jusqu'à maintenant. C'est même dans cet après-Guerre <strong>froide</strong> que le duopole<br />

va s'affirmer selon <strong>des</strong> [47] règles plus c<strong>la</strong>ires de fonctionnement du système, et<br />

ce<strong>la</strong>, malgré <strong>la</strong> survenance de nouvelles tendances oligopolistiques.<br />

Moins apparemment compétitive que naguère, <strong>la</strong> rivalité entre les deux Grands en<br />

viendra à prendre l'allure d'une cogérance p<strong>la</strong>nétaire, en particulier pour promouvoir<br />

une politique commune de non-dissémination de ces mêmes armes nucléaires dont<br />

l'accumu<strong>la</strong>tion leur avait permis une telle supériorité de puissance sur les autres<br />

membres de <strong>la</strong> communauté mondiale. Leur duopole p<strong>la</strong>nétaire ne sera guère entamé<br />

par les récentes tendances vers <strong>la</strong> « pluripo<strong>la</strong>rité » ou le « polycentrisme », non plus<br />

que par <strong>la</strong> plus grande conscience que le tiers monde prendra de lui-même en cette<br />

décennie 1960.<br />

Enfin, deux <strong>guerre</strong>s chau<strong>des</strong>, au Proche-Orient et en Indochine, mettront à<br />

l'épreuve le système duopo<strong>la</strong>ire, sans le déséquilibrer toutefois, le confirmant plutôt<br />

d'une bizarre façon et bien qu'un <strong>des</strong> deux Grands s'embourbera lui-même dans l'interminable<br />

tragédie vietnamienne. Telles seront les gran<strong>des</strong> lignes d'analyse d'une<br />

période de huit ans, contrastant fortement avec celle de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique qui<br />

manifestait une étonnante tendance à <strong>la</strong> cyclicité de <strong>la</strong> tension et de <strong>la</strong> détente.<br />

23 Le 19 mars : rencontre à Erfurt <strong>des</strong> chefs de gouvernement de <strong>la</strong> République démocratique allemande<br />

et de <strong>la</strong> République fédérale allemande ; le 12 août : signature, à Moscou, du traité germano-soviétique<br />

de non-agression par Brandt et Kossyguine ; le 7 décembre : signature à Varsovie<br />

du traité germano-polonais.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 53<br />

La Détente en opération (1970-1975)<br />

Il y avait eu d'autres pério<strong>des</strong> de détente, comme celle qui s'était produite entre <strong>la</strong><br />

mort de Staline en 1953 et le sommet de Genève de 1955, ou comme <strong>la</strong> longue accalmie<br />

d'une huitaine d'années qui avait suivi le règlement de <strong>la</strong> super-crise de Cuba.<br />

Mais ce n'est que dans <strong>la</strong> première moitié de <strong>la</strong> décennie 1970 que se confirmera <strong>la</strong><br />

recherche persistante d'une détente à instituer et qui ne soit plus que provisoirement<br />

sécurisante. Cette détente prolongée et voulue pour elle-même a qualifié <strong>la</strong> période,<br />

dite de <strong>la</strong> Détente justement. Elle avait été désirée longuement lors de <strong>la</strong> période du<br />

Dégel antérieur. On en gardera quelque nostalgie pendant <strong>la</strong> Paix <strong>froide</strong> subséquente<br />

à <strong>la</strong> conférence d'Helsinki de 1975.<br />

La période 1970-1975 se signale aussi par <strong>la</strong> prépondérance <strong>des</strong> affaires européennes<br />

et principalement alleman<strong>des</strong>, et de ce qui s'y rattache, soit <strong>la</strong> sécurité du<br />

continent et <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> maîtrise <strong>des</strong> armements 24 avec les entretiens inter-<br />

Grands sur les armements stratégiques (les SALT). Quand les chefs politiques <strong>des</strong><br />

deux Allemagnes se rencontrèrent à Erfurt en mars 1970, ce premier résultat éc<strong>la</strong>tant<br />

de l'Ostpolitik signa<strong>la</strong>it le terme final de <strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale, en Europe du<br />

moins. Cette rencontre d'Erfurt ainsi que <strong>la</strong> spectacu<strong>la</strong>ire visite en Chine du président<br />

Nixon quelques années plus tard, à l'hiver 1972, constitueront deux « faits porteurs<br />

d'avenir » (selon <strong>la</strong> terminologie prospectiviste) qui déclencheront [48] une série de<br />

mouvements diplomatiques à longue portée. Il faut souligner encore que <strong>la</strong> période de<br />

<strong>la</strong> Détente ne justifie plus guère ce nom au-delà de <strong>la</strong> conclusion de l'Acte final de <strong>la</strong><br />

conférence d'Helsinki à l'été 1975, encore qu'il convienne de ne pas négliger <strong>la</strong> signification,<br />

au moins symbolique, de cet instrument diplomatique qui entérinait le fait de<br />

<strong>la</strong> détente et en proc<strong>la</strong>mait solennellement l'idéal.<br />

Entre ces deux événements d'importance toute capitale, l'inter-allemand, à Erfurt<br />

en mars 1970, et le paneuropéen, à Helsinki en juillet 1975, semble bien s'être déroulée<br />

<strong>la</strong> plus longue phase de détente de l'après-<strong>guerre</strong>. Bien d'autres événements hors<br />

24 Le processus de l'arms control se traduit plus correctement par « maîtrise <strong>des</strong> armements » que<br />

par l'expression de « contrôle ». En effet, ce dernier terme a un sens plus faible en français (inspection,<br />

vérification, etc.) que le control qui signifie direction, maîtrise, etc.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 54<br />

du théâtre européen marqueront évidemment cette période, malgré tout ma<strong>la</strong>isée, de<br />

<strong>la</strong> Détente, en particulier <strong>la</strong> <strong>la</strong>mentable sortie <strong>des</strong> Américains du Viêt-nam et le chaos<br />

dans les pays voisins du Laos et du Cambodge.<br />

Aussi, ces années-là, une nouvelle génération d'hommes politiques al<strong>la</strong>it accéder<br />

au pouvoir dans <strong>la</strong> plupart <strong>des</strong> États, et il ne restera plus guère de ces gran<strong>des</strong> vedettes<br />

mondiales auxquelles on s'était habitué dans les années 1960. En Grèce, au Portugal<br />

et en Espagne, <strong>la</strong> fin de régimes dictatoriaux al<strong>la</strong>it aussi permettre l'éclosion de modè-<br />

les politiques plus conformes à l'idéal démocratique de l'Europe occidentale.<br />

C'est du Moyen-Orient que retentissent les plus dures secousses avec <strong>la</strong> <strong>guerre</strong><br />

d'octobre de 1973 et le déclenchement du célèbre « choc pétrolier » dont aucun pays,<br />

dans les mon<strong>des</strong> industriels ou pas, ne s'est jamais complètement remis du point de<br />

vue économique. L'année pivot 1973 est d'ailleurs <strong>la</strong> plus chargée d'événements affectant<br />

tous les niveaux de problèmes dignes de retenir l'attention à cette époque.<br />

La Détente, comme toute autre période, présente <strong>des</strong> visages nombreux et variables<br />

selon les théâtres seconds ou tiers de <strong>la</strong> rivalité fondamentale entre les deux<br />

Grands. La suite montrera que l'esprit positif de <strong>la</strong> Détente deviendra plutôt évanescent<br />

dans <strong>la</strong> période de l'après-Helsinki jusqu'à <strong>la</strong> détérioration de <strong>la</strong> situation causée<br />

par l'affaire de l'Afghanistan à <strong>la</strong> fin de 1979.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

L'éphémère Paix <strong>froide</strong> (1975-1979)<br />

La notion ambiguë de « détente », non moins que l'usage sans doute excessif du<br />

concept, permet d'en traiter tout autant dans <strong>la</strong> phase de son déclin que dans celle de<br />

son épanouissement. Au milieu <strong>des</strong> années 1980, <strong>la</strong> détente constitue toujours un<br />

couple dialectique avec <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> : l'une contredit l'autre et l'exclut dans les<br />

faits ; le mauvais état de <strong>la</strong> détente fait craindre un retour de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ; etc.<br />

Pendant toute <strong>la</strong> [49] décennie 1970, le fait et <strong>la</strong> formule de <strong>la</strong> « détente » ont été le<br />

sujet dominant <strong>des</strong> controverses de <strong>la</strong> pratique et de l'analyse internationales. Chaque<br />

puissance <strong>la</strong> présentait comme le nécessaire idéal à promouvoir, mais que l'autre<br />

Grand hé<strong>la</strong>s ! contrecarrait ou ne servait pas suffisamment. On n'a jamais, en effet,<br />

autant discuté de <strong>la</strong> « détente » que lorsque les dirigeants américains se mirent à


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 55<br />

contester l'opportunité de l'expression, sinon <strong>la</strong> substance du phénomène. Pour leur<br />

part, les Soviétiques en brandissaient l'orif<strong>la</strong>mme avec <strong>la</strong> même insistance qu'ils<br />

avaient montrée naguère pour prôner <strong>la</strong> « coexistence pacifique », première mouture<br />

de <strong>la</strong> présente « détente » <strong>des</strong> années 1970.<br />

Même dépouillée de ses éléments de propagande et de contrepropagande, <strong>la</strong> dé-<br />

tente, en tant que phénomène objectif et objet d'analyse, reste chargée d'équivoques.<br />

<strong>Les</strong> Américains et les Soviétiques prônaient « leur » détente particulière ; et tant les<br />

uns que les autres se gardaient bien d'en fournir <strong>des</strong> définitions c<strong>la</strong>ires qui auraient<br />

facilité <strong>la</strong> tâche <strong>des</strong> analystes ! Pour inférer le fait de <strong>la</strong> « détente », il ne suffit pas, en<br />

effet, de <strong>la</strong> contraster sommairement avec <strong>la</strong> « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> », notion tout aussi lour-<br />

de d'ambiguïtés.<br />

Il reste indispensable de distinguer <strong>la</strong> Détente, dernière phase <strong>des</strong> rapports inter-<br />

Grands vue à <strong>la</strong> section précédente, de <strong>la</strong> plus longue histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> dite<br />

« c<strong>la</strong>ssique », <strong>la</strong> période de l'entre-deux (1963-1970) ayant été, pour sa part, plutôt<br />

caractérisée comme celle d'une après-Guerre <strong>froide</strong>. C'est selon ces appel<strong>la</strong>tions qu'on<br />

a cru devoir présenter les trois subdivisions chronologiques, signa<strong>la</strong>nt les trois degrés<br />

d'intensité décroissante de <strong>la</strong> rivalité entre les deux Grands depuis <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> dernière<br />

<strong>guerre</strong> mondiale. Il s'impose maintenant de justifier le titre de <strong>la</strong> présente section pour<br />

caractériser une autre phase d'évolution qui ne semble plus être de Guerre <strong>froide</strong><br />

(1945-1962), ni d'après-Guerre <strong>froide</strong> (1963-1970), ni même exactement de Détente<br />

(comme entre 1970 et 1975).<br />

La notion minimale et <strong>la</strong> plus c<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong> détente est <strong>la</strong> contradictoire de <strong>la</strong> tension,<br />

ainsi qu'il a été dit lors de l'exposition du sujet au chapitre premier. Au-delà de<br />

sa signification historique, le concept de détente recouvre un processus spécifique<br />

dont on a pu reconnaître diverses composantes : une série d'attitu<strong>des</strong> et d'efforts <strong>des</strong><br />

deux Grands pour limiter les dangers d'une compétition trop vive et aussi pour prévenir<br />

les surprises de l'inattendu et de l'imprévoyance, principalement grâce aux moyens<br />

éprouvés d'une négociation continue et d'une coopération privilégiée au moins partielle.<br />

Il est moins ma<strong>la</strong>isé de décrire <strong>la</strong> Détente comme une tranche d'histoire que de<br />

définir, dans l'abstrait, <strong>la</strong> détente comme concept et mode de conduite internationale.<br />

[50] La détente prolongée de <strong>la</strong> première moitié de <strong>la</strong> décennie 1970 a été suivie<br />

d'une autre phase d'une durée comparable, faite de suffisamment de tensions diverses<br />

et nouvelles pour qu'on <strong>la</strong> caractérise autrement ; et autrement, aussi, que par <strong>la</strong> me-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 56<br />

nace plus sérieuse d'une résurgence de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> (ce qui al<strong>la</strong>it se produire quelques<br />

années plus tard, au tournant <strong>des</strong> années 1980). La présente phase, qui commence<br />

à l'été 1975, a donc été qualifiée de <strong>la</strong> notion intermédiaire de Paix <strong>froide</strong>, parce<br />

que s'ouvrant par une Paix européenne ayant suffisamment de caractères formels propres<br />

aux gran<strong>des</strong> paix de l'histoire 25 , bien que manquant de <strong>la</strong> dynamique substantielle<br />

qui marque les gran<strong>des</strong> ruptures historiques pour pouvoir l'assimiler vraiment à<br />

celles-ci - en quoi elle n'est apparue, trente ans après l'événement qu'elle devait clore,<br />

que comme une Paix <strong>froide</strong>.<br />

C'est selon cette <strong>la</strong>rge perspective historique que s'évaluent les résultats de <strong>la</strong><br />

Conférence sur <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> coopération en Europe sous <strong>la</strong> forme de son Acte final,<br />

signé à Helsinki le 1er août 1975. Hommes politiques et commentateurs <strong>des</strong> temps<br />

présents n'accorderont généralement pas à cette rencontre toute spéciale, ni au texte<br />

qui en est sorti, une telle importance à cause de ses suites plutôt décevantes. Helsinki<br />

1975 a tout de même été l'apogée formel et institutionnel de <strong>la</strong> Détente, quoiqu'en une<br />

célébration tardive et signa<strong>la</strong>nt plutôt une fin qu'un commencement. L'Europe et l'Allemagne,<br />

ou les deux Europes et les deux Allemagnes, n'y ont pas été réorganisées,<br />

mais structurellement consolidées en l'état où elles se trouvaient depuis un quart de<br />

siècle : ce qui n'était tout de même pas un résultat négligeable.<br />

Dans les années qui vont suivre, les re<strong>la</strong>tions entre les deux Grands seront moins<br />

faciles, surtout au sujet de leur commune entreprise, vitale pour tous, de <strong>la</strong> limitation<br />

<strong>des</strong> armements stratégiques. En outre, les implications diverses de chacun <strong>des</strong> deux<br />

Grands au Proche-Orient et en Indochine vont transformer ces régions en théâtres<br />

seconds de leur rivalité fondamentale. Elles seront toujours <strong>des</strong> zones d'instabilité,<br />

mais les deux Grands n'y auront, pas plus que par le passé, une responsabilité initiale<br />

ou une influence déterminante. Dans l'affaire <strong>des</strong> otages américains à Téhéran, les<br />

Soviétiques n'auront aucune part. Enfin, ce sera au sujet d'affaires du tiers monde,<br />

d'Afrique et principalement d'Ango<strong>la</strong>, ou d'Amérique centrale et singulièrement au<br />

Nicaragua, que les Grands commenceront à se recycler dans le <strong>la</strong>ngage de base de<br />

« <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » et même dans l'utilisation de quelques-uns de ses moyens risqués.<br />

L'invasion soviétique de l'Afghanistan dans les derniers jours de 1979 ouvrira véritablement<br />

une époque nouvelle pendant <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> tension globale semblera l'em-<br />

25 <strong>Les</strong> paix de Versailles (1919), de Vienne (1815), d'Utrecht (1713), de Westphalie (1648), de<br />

Cateau-Cambrésis (1559) : en moyenne une par siècle.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 57<br />

porter sur <strong>la</strong> détente, et bientôt <strong>la</strong> paix [51] européenne de l'été 1975 ne semblera plus<br />

guère qu'un souvenir ayant déjà commencé à s'estomper.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Une nouvelle Guerre <strong>froide</strong><br />

(1979-1985)<br />

L'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge, dans les derniers jours de 1979,<br />

marquait avec retentissement les limites territoriales de <strong>la</strong> « Paix (européenne) froi-<br />

de ». <strong>Les</strong> dirigeants soviétiques avaient recours pour <strong>la</strong> première fois à l'intervention<br />

militaire massive dans un théâtre du tiers monde, en dehors de <strong>la</strong> zone de protection<br />

garantie par eux à Varsovie en 1955, puis, vingt ans plus tard, avec trente-quatre autres<br />

pays à Helsinki. Dans les circonstances, Moscou ne pouvait avancer quelque<br />

principe de nécessité s'appuyant sur <strong>la</strong> « doctrine Brejnev » qui, notamment, s'était<br />

appliquée avec dureté au cas tchécoslovaque en 1968. Se trouvait aussi contredit au<br />

moins « l'esprit d'Helsinki », enfin ce qui subsistait encore de ses prolongements plus<br />

ou moins mythiques. La hardiesse de cette sortie brusque du théâtre premier de <strong>la</strong><br />

rivalité inter-Grands pouvait faire craindre <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Détente-Paix <strong>froide</strong> de <strong>la</strong> décennie<br />

1970 puisque les Soviétiques se permettaient maintenant le recours à <strong>la</strong> force<br />

militaire ailleurs qu'en Europe. Par le fait de l'initiative d'un <strong>des</strong> deux Grands, l'affaire<br />

de l'Afghanistan accentuait considérablement <strong>la</strong> détérioration générale <strong>des</strong> rapports<br />

Est-Ouest, perceptible depuis quelques années.<br />

L'événement, s'étant produit à l'époque de Noël 1979, fut d'abord assourdi par les<br />

festivités de cette période de l'année ; mais <strong>la</strong> nouvelle confirmée suscitera dans les<br />

capitales occidentales une indignation vive, qu'accentuait encore l'effet de totale surprise.<br />

De quel danger immédiat les Afghans pouvaient-ils bien menacer l'Union soviétique<br />

? Il ne semb<strong>la</strong>it pas y avoir de commune mesure entre l'ampleur <strong>des</strong> moyens<br />

employés par le géant et l'objectif de calmer son inconfort du moment d'avoir à Kaboul,<br />

<strong>la</strong> capitale, un leader peu sûr à <strong>la</strong> tête du nouveau régime communiste institué à<br />

<strong>la</strong> faveur d'un récent coup d'État. Il devait bien y avoir d'autres raisons plus sérieuses,<br />

de géostratégie fondamentale notamment, pour mettre en branle ce vaste déploiement<br />

de force dans une aventure où tous les risques ne seraient pas du côté le plus faible.<br />

<strong>Les</strong> envahisseurs devaient bientôt s'en rendre compte.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 58<br />

Dans <strong>la</strong> période subséquente, sujets et moments de tension vont se multiplier, et<br />

même s'amplifier, sur d'autres questions. En particulier, une autre pointe de nervosité<br />

sera atteinte après le 1er septembre 1983 lorsqu'un avion civil sud-coréen fut abattu<br />

par <strong>la</strong> chasse soviétique au-<strong>des</strong>sus de <strong>la</strong> mer du Japon. La g<strong>la</strong>ciation <strong>des</strong> rapports in-<br />

ter-Grands avait commencé antérieurement à ce 24 décembre 1979, alors que les<br />

premières [52] divisions soviétiques franchirent <strong>la</strong> frontière de l'Afghanistan. Après <strong>la</strong><br />

Détente, déjà éventée en une Paix <strong>froide</strong> non moins ambiguë, analystes et commenta-<br />

teurs trouvaient naturellement à s'interroger sur un possible recommencement de <strong>la</strong><br />

Guerre <strong>froide</strong> à ce tournant <strong>des</strong> années 1980. <strong>Les</strong> faibles chances de ratification amé-<br />

ricaine <strong>des</strong> accords SALT II furent enterrées dans les sables de l'Afghanistan, selon<br />

l'expression définitive de Brzezinski. La course aux armements reprendra son cours<br />

illimité. Surtout le ton général <strong>des</strong> rapports officiels entre les Grands montera et certains<br />

de leurs alliés y attacheront parfois leur grelot. Aux États-Unis même, où se<br />

livrait « <strong>la</strong> contre-offensive <strong>des</strong> anxieux », c'est « Carter lui-même, qui, en 1980, donna<br />

le signal du retour à <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> 26 ».<br />

La nouvelle en coup de tonnerre de l'invasion de l'Afghanistan qui suivait de peu<br />

l'affaire <strong>des</strong> otages à Téhéran, à <strong>la</strong> fois incongrue et sinistre, réveil<strong>la</strong>it rudement le<br />

peuple américain que <strong>la</strong> droite de ce pays trouvait endormi. À Washington, dorénavant<br />

les faucons marqueraient <strong>des</strong> points sur les colombes. Jamais <strong>la</strong> région moyenorientale<br />

n'avait autant attiré l'attention avec cette nouvelle affaire de l'Afghanistan,<br />

pays plus inconnu encore que mystérieux, situé entre l'Iran, à <strong>la</strong> révolution régressive,<br />

et le Pakistan, allié <strong>des</strong> États-Unis mais au régime fort précaire. Le Moyen-Orient<br />

devenait subitement un théâtre chaud de <strong>la</strong> rivalité inter-Grands, à l'instar de l'Amérique<br />

centrale, avec ses situations virtuellement explosives au Salvador et surtout au<br />

Nicaragua. Pendant ces premières années 1980, les états de tension en Afrique ne<br />

comporteront pas l'intensité qu'ils avaient dans <strong>la</strong> dernière moitié de <strong>la</strong> décennie précédente<br />

; mais c'est, à l'exception de l'Afrique du Sud surtout à partir de 1985, une<br />

situation unique à tous égards et ne relevant pas directement de <strong>la</strong> rivalité inter-<br />

Grands. S'il y avait lieu de craindre une nouvelle <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, ce pourrait bien être<br />

aussi par <strong>la</strong> diversité de ses lieux de tension.<br />

La gouverne interne <strong>des</strong> deux Grands al<strong>la</strong>it, par ailleurs, se renouveler dans les<br />

années 1980. Un Brejnev, souvent ma<strong>la</strong>de, s'éclipse parfois de l'actualité mais y re-<br />

26 Stanley Hoffmann, La nouvelle <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, Paris, 1983, p. 10.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 59<br />

vient inopinément, démentant ainsi les rumeurs sur son impotence, voire sur l'éviction<br />

de ce trop preux chevalier de <strong>la</strong> « détente ». L'octogénaire Mikhaël Souslov, le dernier<br />

<strong>des</strong> idéologues de l'ère stalinienne et qui avait facilité l'ascension de Brejnev, mourra<br />

le premier, le 26 janvier 1982. Avant <strong>la</strong> fin de l'année, le président Brejnev disparaîtra<br />

à son tour. Suivront les successions intérimaires d'Andropov (15 mois) et de Tchernenko<br />

(13 mois) jusqu'à ce que s'impose enfin l'étoile montante de <strong>la</strong> jeune génération,<br />

Mikhaïl Gorbatchev, à l'hiver 1985.<br />

Cette chaîne de rapi<strong>des</strong> successions n'entraînera pas de modifications majeures<br />

dans le leadership de <strong>la</strong> politique étrangère soviétique. Élu en [53] novembre 1980,<br />

installé à <strong>la</strong> Maison-B<strong>la</strong>nche en janvier suivant, Ronald Reagan ne sera entré en<br />

contact avec aucun de ses quatre homologues soviétiques et, à vrai dire, il n'aura pas<br />

pressé les circonstances pour y arriver pendant son premier mandat d'office. Dans le<br />

champ de <strong>la</strong> politique étrangère tout au moins, le nouveau président républicain va<br />

d'abord négocier allègrement le virage pris dans les derniers mois par son prédécesseur<br />

démocrate ; mais il le fera selon un style nouveau, entendons plus « musclé ».<br />

Après l'ambivalence et l'esprit d'indécision qui avaient marqué les politiques d'un<br />

Carter, les Américains venaient de se donner comme président une espèce de mythe<br />

vivant : celui du cowboy viril et affable, redresseur de torts, et semb<strong>la</strong>nt s'être distribué,<br />

à l'âge de <strong>la</strong> retraite, un rôle de shérif mondial. Mais <strong>la</strong> politique étrangère n'était<br />

pas précisément le point fort du nouveau résident de <strong>la</strong> Maison-B<strong>la</strong>nche. Il ne lui accordait<br />

pas de priorité de principe ; et s'il devait s'en occuper de plus en plus, c'est que<br />

l'y contraignaient les impératifs du nouveau corps de pensée stratégique régnant à<br />

Washington non moins que les récentes déceptions de politique étrangère.<br />

Reagan arrivait à point nommé comme candidat de <strong>la</strong> « nouvelle droite », et non<br />

pas une quinzaine d'années trop tôt comme ce Barry Goldwater, défait décisivement<br />

par Lyndon Johnson en 1964. Cette droite, qui n'est pas « <strong>la</strong> plus bête au monde » ne<br />

serait-ce que parce qu'elle sait s'ajuster aux évolutions ne dépendant pas d'elle comme<br />

l'avait démontré l'ère de Nixon, a aussi dû son succès à <strong>des</strong> raisons d'un autre ordre : à<br />

<strong>la</strong> personnalité avenante et respirant <strong>la</strong> force, malgré un âge avancé, du candidat républicain,<br />

au surcroît excellent communicateur, mais aussi à une conjoncture internationale<br />

plutôt déprimante où l'absurde le disputait à l'inattendu. La barbare affaire <strong>des</strong><br />

otages de Téhéran n'était pas encore réglée que voici l'Armée rouge se portant à <strong>la</strong><br />

conquête de l'Afghanistan, tout à côté de l'Iran !


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 60<br />

L'affaire de l'Afghanistan modifiait substantiellement <strong>la</strong> dynamique internationale<br />

et al<strong>la</strong>it surplomber, par son côté inquiétant, le cours <strong>des</strong> événements à venir. Cinq<br />

ans plus tard, dans les analyses-bi<strong>la</strong>n de fin d'année, un thème s'imposera à <strong>la</strong> réflexion<br />

<strong>des</strong> chroniqueurs de politique internationale : 1984, cette année orwellienne,<br />

n'a pas été après tout si mal, en tout cas moins mauvaise qu'on ne l'avait craint depuis<br />

le début de <strong>la</strong> décennie. Big Brother reste toujours menaçant ; et chacun a le Big Brother<br />

de ses craintes particulières. Au niveau international, ce n'est peut-être pas encore<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> de naguère ; toutefois, <strong>la</strong> situation devient suffisamment grave, à<br />

maints autres indices, pour qu'on se mette à en craindre le retour. Le spectre n'en disparaîtra<br />

pas complètement à <strong>la</strong> [54] suite de <strong>la</strong> <strong>la</strong>borieuse quête pour une rencontre au<br />

sommet, qui aura finalement lieu, à Genève, les 19-20-21 novembre 1985.<br />

La longue marche vers le Sommet de Genève<br />

(novembre 1985)<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Il ne s'était donc pas tenu de sommet américano-soviétique depuis <strong>la</strong> rencontre de<br />

Brejnev et de Carter à Vienne en 1979 lors de <strong>la</strong> conclusion <strong>des</strong> SALT II. <strong>Les</strong> vents<br />

froids de l'affaire d'Afghanistan avaient tôt soufflé, précédant les bourrasques de<br />

nombreuses crises régionales. <strong>Les</strong> ron<strong>des</strong> de pourparlers en vue de <strong>la</strong> limitation/réduction<br />

<strong>des</strong> armements étaient passées d'une impasse à l'autre, toutes plus ou<br />

moins circonvenues par ajournements et dép<strong>la</strong>cements de problèmes mais jamais résolues.<br />

La question d'une rencontre au sommet entre les Grands, qui n'al<strong>la</strong>it prendre<br />

un tour décisif qu'à l'été 1985, était dans l'air depuis les élections présidentielles américaines<br />

de 1980. Le réenclenchement du dialogue fondamental entre les deux partenaires<br />

obligés al<strong>la</strong>it se faire attendre à <strong>la</strong> suite d'une série de rendez-vous toujours<br />

renvoyés à plus tard.<br />

D'une part, un seul grand interlocuteur : Ronald Reagan élu en novembre 1980,<br />

réélu en force quatre ans plus tard. De l'autre, une série d'interlocuteurs soviétiques<br />

transitoires jusqu'à Mikhaïl Gorbatchev, jeune et fort, dont <strong>la</strong> personnalité et le style<br />

al<strong>la</strong>it contraster fortement avec ceux de ses trois prédécesseurs. Sa vitalité permet<br />

d'augurer un long pouvoir comme maître du Kremlin, tandis que Reagan, non rééligible<br />

pour un troisième mandat, va égrener les années de son second. Pour Reagan,


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 61<br />

comme pour les États-Unis en perte, dirait-on, de sécurité dissuasive, le temps presse<br />

davantage que pour Gorbatchev et pour <strong>la</strong> patrie du communisme mondial ; l'un et<br />

l'autre sont avant tout les porte-parole <strong>des</strong> grands systèmes politiques qu'ils incarnent<br />

mais qui transcendent leur <strong>des</strong>tin personnel.<br />

Jusqu'à l'hiver 1983, <strong>la</strong> question du déploiement <strong>des</strong> missiles en Europe est au<br />

premier p<strong>la</strong>n de l'actualité ; à partir du mois de mars de cette année-là, le projet américain<br />

de <strong>la</strong> « <strong>guerre</strong> <strong>des</strong> étoiles » va s'y ajouter sans diminuer l'acuité du premier problème.<br />

D'autres questions re<strong>la</strong>tives à l'intégration <strong>des</strong> imperiums (<strong>la</strong> Pologne, le Nicaragua<br />

...), ou sorties de conjonctures imprévisibles (le Boeing coréen <strong>des</strong>cendu en mer<br />

du Japon, l'invasion de <strong>la</strong> Grenade, ou <strong>la</strong> mort du major américain Nicholson abattu<br />

par une sentinelle soviétique en Allemagne...) ont eu de quoi alimenter un temps<br />

l'acrimonie <strong>des</strong> rapports inter-Grands. Toutefois, le problème majeur et immanent à <strong>la</strong><br />

conscience mondiale reste toujours celui de ce qu'on continue d'appeler, par euphémisme,<br />

<strong>la</strong> « course aux armements ». Pour l'étude d'une éventuelle « limitation », ou<br />

d'une « réduction » comme [55] on le dit depuis peu, les chefs <strong>des</strong> deux superpuissances<br />

doivent commencer par se rencontrer personnellement pour avoir chance ensuite<br />

de continuer le dialogue à plusieurs niveaux et selon divers canaux.<br />

De temps à autre, un interlocuteur tiers rencontre un <strong>des</strong> Grands. Ces visites sont<br />

assez fréquentes chez le président de <strong>la</strong> Maison-B<strong>la</strong>nche, un peu moins dans le pa<strong>la</strong>is<br />

du maître du Kremlin. L'initiative de <strong>la</strong> rencontre Brejnev-Giscard d'Estaing, à Varsovie<br />

au mois de mai 1980, avait été fort discutée en son temps, et davantage en France<br />

qu'à l'étranger. L'opinion internationale retiendra que le retrait annoncé d'une certaine<br />

partie du corps expéditionnaire soviétique en Afghanistan n'avait pas eu de suite<br />

notable. Reagan avait choisi comme secrétaire d'État le général Doug<strong>la</strong>s Haig, ancien<br />

commandant <strong>des</strong> forces de l'OTAN en Europe. Du fait du statut professionnel du<br />

nouveau titu<strong>la</strong>ire, cette nomination <strong>la</strong>issait voir une double préoccupation militaire et<br />

européenne. Quelle serait l'attitude générale du nouveau président envers les Soviétiques<br />

? Une même interrogation, à l'inverse, défrayera les rubriques internationales à<br />

l'occasion <strong>des</strong> trois successions de leadership à Moscou. Dans ces régimes pourtant si<br />

différents, les pério<strong>des</strong> de succession présentent ce point commun que <strong>la</strong> priorité ou<br />

même l'urgence s'imposant au nouveau maître est toujours d'ordre interne (mise en<br />

p<strong>la</strong>ce de nouveaux appareils, gran<strong>des</strong> décisions économiques, etc.) reléguant à plus<br />

tard, les importantes décisions en matière de politique étrangère. La conséquence pra-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 62<br />

tique pour le dialogue inter-Grands en devient une dose considérable d'attentisme de<br />

part et d'autre.<br />

Selon ce qu'il avait promis en campagne électorale, Reagan adoptait au début de<br />

son mandat une attitude dite de force et de fermeté envers Moscou, tout en se disant<br />

prêt à discuter « à tout moment d'une réduction légitime <strong>des</strong> armes nucléaires ». Il<br />

affichait toujours ce manichéisme élémentaire pour attaquer cet « empire du mal », ce<br />

pays « qui ne croit ni en Dieu ni à une autre vie » et qui n'a « qu'une moralité : <strong>la</strong> domination<br />

du monde ». Mais l'Union soviétique « n'est pas prête à déclencher une<br />

confrontation ; ce qu'elle veut, c'est de continuer à gagner sans combattre ». Le difficile<br />

est qu'« elle ne croit en rien, sauf à faire avancer le socialisme ». Ces paroles faisaient<br />

penser aux sorties d'un Truman aux plus mauvais jours de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

naissante. <strong>Les</strong> propos de Reagan étaient immédiatement dénoncés par <strong>des</strong> organes<br />

officieux du Kremlin, l'agence Tass et <strong>la</strong> Pravda, cette dernière réfutant cette « campagne<br />

anti-soviétique fantaisiste, dans le seul but de mettre sous le coude <strong>la</strong> détente<br />

internationale ». Un porte-parole du secrétaire d'État, William Dyers, retournera les<br />

allégations de Tass à l'effet que les États-Unis vio<strong>la</strong>ient le « code de conduite » de <strong>la</strong><br />

Détente qu'avaient adopté Brejnev et Nixon lors [56] de leur accord de 1972 : « Ces<br />

allégations, disait-il, sont ironiques au vu <strong>des</strong> interventions soviétiques en Ango<strong>la</strong>,<br />

dans <strong>la</strong> corne de l'Afrique et plus particulièrement en Afghanistan ».<br />

<strong>Les</strong> Soviétiques continuaient d'invoquer <strong>la</strong> « détente » dont Brejnev avait tout de<br />

même avoué qu'elle servait les intérêts de son pays, devant le XXVe congrès du Parti<br />

communiste soviétique de 1976 : « Nous ne cachons pas que, pour nous, <strong>la</strong> détente<br />

permet l'instauration de conditions favorables à l'édification socialiste et communiste<br />

». Au congrès suivant de février 1981, Brejnev invitait maintenant le nouveau président<br />

américain à une rencontre au sommet pour établir <strong>des</strong> « mesures de confiance »<br />

entre l'Union soviétique et le reste du monde en Europe et en Extrême-Orient. Il proposait<br />

de reprendre les négociations avec les États-Unis sur <strong>la</strong> question générale de <strong>la</strong><br />

limitation <strong>des</strong> armements stratégiques, précisant en particulier les objectifs d'interdire<br />

<strong>la</strong> modernisation <strong>des</strong> missiles actuels et le développement d'engins d'un type nouveau.<br />

Brejnev proposait également un moratoire sur le déploiement de nouveaux missiles<br />

dans les deux camps en Europe et suggérait même une discussion sur <strong>la</strong> question<br />

d'Afghanistan mais dans le cadre du désarmement <strong>des</strong> pays du golfe Persique.<br />

La première réaction de <strong>la</strong> Maison-B<strong>la</strong>nche ne fut pas très engageante. Un de ses<br />

porte-parole disait à <strong>la</strong> presse l'« intérêt » du président pour cette ouverture mais qu'il


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 63<br />

restait toutefois « persuadé qu'il s'agit là surtout de propagande soviétique <strong>des</strong>tinée à<br />

nos alliés européens ». Effectivement, ceux-ci semb<strong>la</strong>ient moins incrédules, estimant<br />

qu'il ne fal<strong>la</strong>it pas <strong>la</strong>isser passer une occasion de rompre enfin le cercle <strong>des</strong> récriminations<br />

réciproques entre Washington et Moscou ; mais l'autre note dominante de leur<br />

réaction était celle de <strong>la</strong> prudence : il ne fal<strong>la</strong>it pas, non plus, précipiter les choses.<br />

Une percée pour <strong>la</strong> reprise d'un nouveau dialogue soviéto-américain se fera enfin<br />

avec l'annonce de <strong>la</strong> rencontre Reagan-Gromyko à Washington à <strong>la</strong> fin de septembre<br />

1984. Le déploiement en cours, dans les deux Allemagnes et en Tchécoslovaquie, de<br />

nouveaux missiles, pointés les uns contre les autres, avait créé une situation de plus<br />

grande nécessité que jamais : les Grands devaient cesser de s'envoyer <strong>des</strong> invitations<br />

nuancées d'accusations, et peut-être même sans espoir réel de réponses positives.<br />

Ce n'était pas encore <strong>la</strong> « détente », mais peut-être un mé<strong>la</strong>nge entre sa nostalgie<br />

et le début de mauvaises con<strong>sciences</strong> pour cause d'inactivité. Du nouveau flottait dans<br />

l'air permettant de croire, à de nouveaux indices sérieux, qu'il pourrait se passer quelque<br />

chose. Au Kremlin, on prévoyait pertinemment que Reagan serait réélu en novembre<br />

et qu'il faudrait [57] négocier avec lui dans les quatre années suivantes. <strong>Les</strong><br />

alliés européens avaient critiqué âprement, en divers forums internationaux, les politiques<br />

reaganiennes en matière économique, mais ces discussions n'entamaient guère<br />

les gran<strong>des</strong> politiques de sécurité continentale. En particulier, le gouvernement socialiste<br />

français depuis mai 1981 en rajoutait en « at<strong>la</strong>ntisme » à ses prédécesseurs de <strong>la</strong><br />

droite. Sur <strong>la</strong> question spécialement sensible <strong>des</strong> Allemagnes, Moscou ne cachait pas<br />

son irritation <strong>des</strong> trop bonnes re<strong>la</strong>tions que les deux gouvernements entretenaient.<br />

Erich Honecker devait même ajourner <strong>la</strong> visite qu'il devait faire à son homologue de<br />

l'Ouest, Helmut Kohl, en septembre 1984.<br />

Quelques jours avant l'historique rencontre Reagan-Gromyko du 28-29 septembre<br />

1984 à <strong>la</strong> Maison-B<strong>la</strong>nche, le président américain avait prononcé un discours à l'Assemblée<br />

générale de l'ONU, contenant ce passage clé : « L'Amérique a rétabli sa puissance,<br />

renforcé ses alliances. Nous sommes prêts pour <strong>des</strong> négociations constructives<br />

avec l'Union soviétique ». Gromyko assistait à <strong>la</strong> séance, demeurant impassible. Dans<br />

sa réponse, trois jours plus tard, il s'en prendra à ce <strong>la</strong>ngage de constante affirmation<br />

de <strong>la</strong> « force 27 » et réc<strong>la</strong>mera plus que <strong>des</strong> assurances verbales, <strong>des</strong> actes concrets.<br />

27 « All we hear is that strength, strength, and above all strength is the guarantee of international<br />

peace (...). This a twisted logic, a logic of frenzied militarism » (Gromyko, cité dans Time, le 8<br />

octobre 1984).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 64<br />

Cette longue harangue (d'une heure et quart) du ministre soviétique précédait un dis-<br />

cours indiquant <strong>des</strong> possibilités de dialogue. Mais c'est <strong>la</strong> visite de Gromyko à <strong>la</strong> Mai-<br />

son-B<strong>la</strong>nche, quelques jours plus tard, qui permettra le virage et aura le plus de reten-<br />

tissement dans l'opinion internationale.<br />

Il s'agissait du premier entretien direct du président Reagan avec un membre de <strong>la</strong><br />

haute direction soviétique. Au terme d'un long échange de points de vue durant près<br />

de quatre heures, les deux parties, dans un nouveau climat amical au moins apparent,<br />

avaient convenu de maintenir le contact établi, résultat essentiel de <strong>la</strong> démarche. Le<br />

secrétaire d'État Shultz indiquait en conférence de presse que les deux hommes<br />

avaient soutenu une discussion « philosophique » sur <strong>la</strong> nature <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions américano-soviétiques<br />

et sur ce qu'il importait de faire pour parer à <strong>la</strong> menace nucléaire. Andrei<br />

Gromyko n'est pas d'une nature particulièrement souriante, mais, à l'issue de <strong>la</strong><br />

rencontre, il arborait un <strong>la</strong>rge sourire en levant les mains selon <strong>la</strong> pose du boxeur qui<br />

vient de gagner son combat. Moscou tenait à <strong>la</strong> reprise du dialogue.<br />

<strong>Les</strong> deux ministres <strong>des</strong> Affaires étrangères devront se rencontrer à Genève les 7 et<br />

8 janvier pour établir les modalités de <strong>la</strong> reprise <strong>des</strong> négociations bi<strong>la</strong>térales. Entretemps,<br />

Shultz confirmait à une réunion de l'OTAN que le gouvernement américain<br />

poursuivait toujours son programme d'instal<strong>la</strong>tion <strong>des</strong> euromissiles, incitant ses partenaires<br />

à <strong>la</strong> prudence au sujet de <strong>la</strong> rencontre projetée : « Il ne se passera peut-être rien,<br />

[58] et alors on n'en parlera plus, ou peut-être ce<strong>la</strong> prendra-t-il beaucoup de temps. »<br />

Dans le communiqué final, les nations at<strong>la</strong>ntiques appuyaient fortement le projet de<br />

Reagan pour « un dialogue constructif » et « dans le sens d'une détente authentique ».<br />

En ce mois de décembre 1984, celui qui passait pour le numéro deux du Kremlin<br />

et qu'on considérait comme l'héritier désigné, Mikhail Gorbatchev, faisait un voyage<br />

en Angleterre. Le leader encore peu connu fit une excellente impression, de celle<br />

qu'on caractérise en argot de théâtre par l'expression « faire un malheur ». Il abondait<br />

dans le sens du premier ministre Margaret Thatcher sur l'importance du rétablissement<br />

du dialogue soviéto-américain, insistant - déjà - sur <strong>la</strong> non-militarisation de l'espace<br />

plutôt que sur <strong>la</strong> réduction <strong>des</strong> armements nucléaires, stratégiques et à moyenne<br />

portée. Devant <strong>la</strong> Commission <strong>des</strong> Affaires étrangères <strong>des</strong> Communes, Gorbatchev<br />

avait fait beaucoup d'effet par <strong>des</strong> phrases comme celle-ci : « Il était devenu évident<br />

que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> était un état anormal de re<strong>la</strong>tions constamment menacées <strong>des</strong><br />

dangers de <strong>guerre</strong> (...). Malgré tout ce qui nous sépare, nous n'avons qu'une seule p<strong>la</strong>nète,<br />

et l'Europe est notre pays commun et non un théâtre d'opérations (...). L'âge nu-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 65<br />

cléaire dicte inévitablement une nouvelle pensée politique. Prévenir une <strong>guerre</strong> nucléaire<br />

est le problème le plus pressant pour tous les peuples ».<br />

Gorbatchev liait avec insistance <strong>la</strong> militarisation de l'espace à <strong>la</strong> question <strong>des</strong> armements<br />

stratégiques. Ce projet dit d'initiative de défense stratégique (IDS) était manifestement<br />

ce que craignaient le plus les Soviétiques ; et leurs inquiétu<strong>des</strong> semb<strong>la</strong>ient<br />

partagées par le chancelier Kohl, le président Mitterrand et le premier ministre Thatcher,<br />

tous y voyant plus ou moins une espèce de mesure de surarmement. Mais à<br />

Washington, on estimait encourageante <strong>la</strong> volonté de dialogue exprimée par l'homme<br />

politique soviétique et surtout le fait qu'il ne considérait pas <strong>la</strong> non-militarisation de<br />

l'espace comme une condition préa<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> reprise <strong>des</strong> négociations. Malgré son<br />

insistance sur <strong>la</strong> question, Moscou n'en faisait pas un préa<strong>la</strong>ble aux négociations à<br />

venir ; et Washington acceptait qu'on en discutât sans pour autant en abandonner le<br />

projet : ce nœud d'ambiguïté al<strong>la</strong>it encore se resserrer dans les pourparlers à venir.<br />

Quant aux objections de Margaret Thatcher sur le programme américain de défense<br />

spatiale, elle les amenuisa fort considérablement à <strong>la</strong> suite d'entretiens qu'elle eut à<br />

Washington et au Camp David avec le président. En même temps que les alliés européens,<br />

elle se satisfaisait maintenant <strong>des</strong> assurances qu'on lui avait fournies : il ne<br />

s'agissait que d'un programme de recherche et il n'était pas question que les Américains<br />

« déploient » ce système de défense spatiale avant de négocier d'abord [59] avec<br />

les Soviétiques Pour l'heure, il fal<strong>la</strong>it continuer ces recherches qu'avaient déjà entreprises<br />

les Soviétiques, d'autant qu'ils étaient eux-mêmes en avance dans le secteur<br />

voisin <strong>des</strong> armes antimissiles.<br />

1984, cette année devenue symbolique par <strong>la</strong> grâce d'un grand écrivain, s'achevait<br />

en pleines projections de science-fiction : militarisation de l'espace, initiative de défense<br />

stratégique, bouclier spatial, <strong>guerre</strong> <strong>des</strong> étoiles...<br />

<strong>Les</strong> attentes dans l'opinion, autant que dans les milieux officiels, étaient fort modérées,<br />

et on semb<strong>la</strong>it se satisfaire a priori que le sommet ait simplement lieu. On<br />

pouvait déjà porter au positif qu'il n'ait jamais été question de renvoyer à plus tard <strong>la</strong><br />

tenue de <strong>la</strong> rencontre. Une telle conjecture aurait constitué une nouvelle crise grave<br />

par-<strong>des</strong>sus <strong>la</strong> somme <strong>des</strong> désaccords connus et dont certains al<strong>la</strong>ient encore s'expliciter<br />

en cet automne 1985. Pas une hésitation, aucun doute n'était permis : quelles qu'en<br />

soient les conséquences, Gorbatchev et Reagan devaient se rencontrer, faire connaissance,<br />

se parler... Pour les conséquences, on verrait plus tard.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 66<br />

Jamais peut-être depuis <strong>la</strong> rencontre de 1961, à Vienne, de Kennedy et de<br />

Khrouchtchev, personnalités combien contrastantes, <strong>la</strong> couverture médiatique d'un tel<br />

événement n'avait trouvé un sujet aussi sensationnel que cette paire de Reagan et<br />

Gorbatchev, tous deux proc<strong>la</strong>més « grands communicateurs » par les spécialistes. Et<br />

sans doute que leur succès étonnant en leur pays respectif fût d'abord dû au style avenant<br />

de leur personnalité. <strong>Les</strong> antinomies fondamentales <strong>des</strong> propagan<strong>des</strong> officielles<br />

s'incarnaient en <strong>des</strong> visages humains s'adressant à d'autres hommes. Au début de septembre,<br />

Time publie une longue interview de Gorbatchev qui fera son tour de presse<br />

mondial 28 . Deux mois plus tard, Reagan converse aussi longuement avec quatre<br />

journalistes de <strong>la</strong> Pravda, qui publie ses propos mais en les doub<strong>la</strong>nt d'une réplique<br />

aussi é<strong>la</strong>borée dans le même numéro. Quand le président américain fait passer son<br />

message de paix sur les antennes de Voice of America, exceptionnellement les on<strong>des</strong><br />

n'en sont pas brouillées par Moscou. Gorbatchev publie même un livre aux États-Unis<br />

à quelques jours du sommet, prenant les milieux officiels de Washington par surprise.<br />

La période du pré-sommet fut présentée par <strong>la</strong> presse internationale comme deux vastes<br />

entreprises de re<strong>la</strong>tions publiques, chacune se donnant comme cible privilégiée <strong>la</strong><br />

clientèle de l'autre camp. La tenue du sommet lui-même prendra l'allure d'un événement<br />

médiatique d'une ampleur encore jamais vue, malgré <strong>la</strong> décision commune du<br />

b<strong>la</strong>ck out ou de l'embargo imposé à <strong>la</strong> presse pendant les deux jours de <strong>la</strong> rencontre.<br />

À quinze jours du sommet, le secrétaire d'État Shultz va à Moscou pour tenter<br />

d'ap<strong>la</strong>nir les difficultés. En particulier, les Soviétiques font de [60] <strong>la</strong> course aux armements<br />

une question centrale au point d'en paraître presque exclusive <strong>des</strong> autres<br />

auxquelles tiennent aussi les Américains. Après quatorze heures d'entretien vigoureux<br />

avec son homologue soviétique et le secrétaire général lui-même, il revient bredouille<br />

se contentant de déc<strong>la</strong>rer que, bien qu'il y ait eu « développement sur certaines questions<br />

», le désarmement n'est pas le seul sujet d'importance : « <strong>Les</strong> conflits régionaux<br />

sont importants ; les re<strong>la</strong>tions bi<strong>la</strong>térales sont importantes, les droits de l'homme sont<br />

28 Le 9 septembre 1985, <strong>la</strong> presse internationale, l'agence Tass en tête, répercuta quelques formules<br />

éc<strong>la</strong>tantes : « Nous ne pouvons survivre ou périr qu'ensemble (...). La <strong>guerre</strong> ne sera jamais le<br />

fait de l'Union soviétique. Nous ne commencerons jamais <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> (...). L'approche qui, me<br />

semble-t-il, s'ébauche à Washington ne manque pas de susciter notre préoccupation. C'est un<br />

scénario de pression, une tentative de nous mettre le dos au mur, de nous imputer comme ce fut<br />

le cas plus d'une fois, tous les péchés mortels (...). Il semblerait que l'on se prépare à une sorte<br />

de contrat de « super-g<strong>la</strong>diateurs » politique avec pour seule idée de toucher en mieux l'adversaire<br />

et d'obtenir le maximum de points dans ce corps à corps » (traduction du journal Le Monde,<br />

le 3 septembre 1985).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 67<br />

importants ». <strong>Les</strong> deux Grands prônaient toujours un ordre du jour aux priorités in-<br />

verses.<br />

Deux semaines plus tôt, à <strong>la</strong> tribune <strong>des</strong> Nations unies (à l'occasion du 40e anni-<br />

versaire de l'Organisation), le président Reagan avait surtout insisté sur le règlement<br />

<strong>des</strong> problèmes régionaux, al<strong>la</strong>nt de l'Afghanistan au Nicaragua, tandis que le ministre<br />

soviétique <strong>des</strong> Affaires étrangères, lisant un texte de Gorbatchev, avait principalement<br />

mis l'accent sur le désarmement nucléaire, tout en concédant qu'il importait de faire<br />

de nouveaux efforts « afin d'étouffer les foyers régionaux de tensions, de liquider les<br />

vestiges du colonialisme dans toutes ses manifestations ». Tandis que, du côté américain,<br />

on réaffirmait l'intention de maintenir le programme de l'IDS, à <strong>la</strong> fois comme<br />

« initiative » de recherche et pour <strong>des</strong> fins strictement défensives, les Soviétiques<br />

répétaient de plus belle que ce projet signifiait tout le contraire, plus que jamais<br />

inadmissible pour eux. Même les accords de limitation passés étaient violés, soutenaient<br />

les uns et les autres : celui portant sur les ABM par les Américains avec leurs<br />

travaux de l'IDS ; celui <strong>des</strong> SALT II par les Soviétiques avec leurs nouveaux euromissiles.<br />

À <strong>la</strong> mi-septembre, une troisième ronde <strong>des</strong> pourparlers de Genève sur le désarmement<br />

s'était ouverte à Genève ; rien ne <strong>la</strong>issait prévoir qu'on sortirait <strong>des</strong> impasses<br />

auxquelles avaient abouti les deux précédentes. Probablement même que l'impasse se<br />

durcirait encore au su <strong>des</strong> toutes récentes prouesses techniques américaines 29 . Une<br />

voix autorisée, comme celle du respecté George Kennan, rappe<strong>la</strong>it avec un sentiment<br />

angoissé que <strong>la</strong> question <strong>des</strong> armements, de leur control ou maîtrise (en forme de limitation<br />

ou réduction) était l'objectif central et majeur de <strong>la</strong> rencontre de Genève 30 .<br />

La nouvelle <strong>la</strong> plus spectacu<strong>la</strong>ire de cette période pré-sommet fut <strong>la</strong> proposition soviétique<br />

d'une réduction de 50% <strong>des</strong> armes offensives nucléaires de chaque superpuissance.<br />

La condition en serait <strong>la</strong> mise en sourdine <strong>des</strong> travaux <strong>des</strong> Américains pour se doter<br />

d'un bouclier défensif dans l'espace, selon leur interprétation, ou, selon l'expres-<br />

29 Au début de septembre, un <strong>la</strong>ser chimique de grande puissance détruisait un missile statique<br />

Minuteman sur le polygone de tirs de White Sands. Une semaine plus tard était couronné de<br />

succès le premier test en pleine grandeur d'un missile antisatellite dit ASAT.<br />

30 « It would be a great pity - indeed more than a pity - if problems of arms control were to be<br />

crowded out at Geneva by futile wrangling over human rights issues and over the ins and outs of<br />

the respective political and military involvements - theirs and ours - in various distant p<strong>la</strong>ces »<br />

(The New York Times, le 3 novembre 1985).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 68<br />

sion contraire de Gorbatchev alors en voyage à Paris, <strong>des</strong> « armements spatiaux d'at-<br />

taque ». N'ignorant pas que Reagan avait encore rappelé dans les jours précédents que<br />

le programme de l'IDS [61] n'était pas négociable, les analystes scrutèrent le texte du<br />

discours afin d'y trouver <strong>la</strong> moindre possibilité d'un accommodement entre les deux<br />

positions. Déjà lors de son interview au magazine Time, Gorbatchev ne semb<strong>la</strong>it pas<br />

inclure <strong>la</strong> « recherche fondamentale » dans son refus de l'IDS. Un porte-parole soviétique,<br />

Leonid Zamiatine, précisait cette fois-ci que le concept d'interdiction complète,<br />

de part et d'autre, <strong>des</strong> armements spatiaux d'attaque recouvrait leur « fabrication, mise<br />

au point et déploiement » et ne semb<strong>la</strong>it donc pas comprendre les travaux de recherche.<br />

À un mois et demi de <strong>la</strong> tenue du sommet, <strong>la</strong> proposition d'une réduction bi<strong>la</strong>térale<br />

aussi importante permettait de sortir <strong>des</strong> sentiers depuis longtemps battus en sens<br />

contraires. Elle p<strong>la</strong>çait l'autre protagoniste en position de ne pouvoir <strong>la</strong> rejeter du revers<br />

de <strong>la</strong> main comme une simple manœuvre de propagande. En outre, <strong>la</strong> simplicité<br />

et <strong>la</strong> globalité de <strong>la</strong> proposition avait de quoi frapper les esprits et susciter les approbations<br />

de l'extérieur. Seulement, elle paraissait aussi trop simple et globale dès lors<br />

que se posait <strong>la</strong> question initiale : réduction de quoi, à partir de quelle base ? Jusqu'à<br />

maintenant les Soviétiques incluent dans <strong>la</strong> notion d'armes « stratégiques »les armes<br />

américaines à portée intermédiaire car elles sont en mesure d'atteindre leur territoire<br />

tandis que leurs propres armes équivalentes ne peuvent menacer le continent américain.<br />

Une réduction égale de 50% de part et d'autre n'apparaîtrait plus équilibrée si les<br />

coupures portaient sur les armes nucléaires américaines à longue et à moyenne portée<br />

tandis que celles du côté soviétique n'affecteraient que les armes à longue portée. Il y<br />

aurait aussi à tenir compte de <strong>la</strong> variété <strong>des</strong> armements nucléaires et de <strong>la</strong> diversité<br />

<strong>des</strong> vecteurs, eux-mêmes objets de rapi<strong>des</strong> transformations technologiques. C'est enfin<br />

le cas de rappeler que tout calcul numérique de cet ordre doit reposer sur les données<br />

de base d'une géostratégie élémentaire. De même façon fal<strong>la</strong>it-il considérer l'offre<br />

à <strong>la</strong> France et à <strong>la</strong> Grande-Bretagne de négocier séparément avec l'Union soviétique<br />

de telles réductions : Paris et Londres n'ont guère attendu pour refuser <strong>la</strong> proposition<br />

les concernant. À tour de rôle, Washington puis Moscou avaient consulté leurs<br />

alliés européens au début d'octobre. Pour l'essentiel de l'approche au sommet par chacun<br />

<strong>des</strong> Grands, les alliances se manifestaient une fois de plus comme indéfectibles,<br />

ou, si l'on veut le duopole restait intact ou plutôt avait tendance à se raffermir encore.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 69<br />

À <strong>la</strong> veille de leur tête-à-tête de Genève, les deux hommes d'État se trouvaient en<br />

situation de force et bien appuyés par leurs arrières. <strong>Les</strong> observateurs de <strong>la</strong> scène in-<br />

ternationale jugeaient que le Soviétique avait gagné sa campagne de re<strong>la</strong>tions publi-<br />

ques et que l'Américain n'avait pas perdu <strong>la</strong> sienne. Depuis sa prise du pouvoir en<br />

mars, Gorbatchev avait eu [62] le temps de mettre ses hommes aux points névralgiques<br />

de l'appareil du parti et du gouvernement. Au début d'octobre, s'éta<strong>la</strong>it sur trois<br />

pages de <strong>la</strong> Pravda un p<strong>la</strong>n fort ambitieux d'amélioration, en qualité et en quantité,<br />

<strong>des</strong> biens de consommation et <strong>des</strong> services offerts à <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion d'ici l'an 2000. Ce<strong>la</strong><br />

al<strong>la</strong>it du milliard de paires de chaussures aux techniques modernes de vente <strong>des</strong>tinées<br />

à sauver du temps aux consommateurs soviétiques. Succédant à trois vieil<strong>la</strong>rds cacochymes,<br />

le nouveau secrétaire général devenait « popu<strong>la</strong>ire » au sens du marketing<br />

politique occidental, tout en livrant <strong>des</strong> mises en garde contre les utopiques tentatives<br />

« de fuite en avant » qui avaient marqué l'époque de Khrouchtchev.<br />

Aussi bien par ses succès en politique intérieure que par <strong>la</strong> performance globale<br />

de l'économie américaine, le président Reagan pouvait compter sur un fort appui popu<strong>la</strong>ire.<br />

Pour aborder <strong>la</strong> grande aventure du sommet, il se trouvait en position plus<br />

favorable que tous ses prédécesseurs depuis 1961 ; il n'était entravé par aucune hypothèque<br />

comme <strong>la</strong> désastreuse aventure de <strong>la</strong> Baie <strong>des</strong> Cochons, <strong>la</strong> tragédie vietnamienne<br />

ou le scandale du Watergate. Avec les atouts d'une considérable augmentation<br />

de puissance militaire dans presque tous les secteurs, il pouvait encore jouer de <strong>la</strong><br />

carte de l'IDS. À ce dernier sujet, il était suffisamment engagé pour faire réfléchir le<br />

protagoniste et pas trop pour jouer d'une « menace » directe ou immédiate. Cet ensemble<br />

de conditions ferait penser à <strong>la</strong> situation de l'été 1955 lorsque Eisenhower<br />

rencontrait le tandem Boulganine-Khrouchtchev : il al<strong>la</strong>it en sortir le premier « esprit<br />

de Genève »s'imposant à l'âge thermonucléaire commençant. Trente ans plus tard les<br />

deux Grands semb<strong>la</strong>ient vouloir considérer comme sérieuse une réduction radicale de<br />

<strong>la</strong> moitié de leurs arsenaux d'armements nucléaires offensifs. Naguère Eisenhower<br />

avait <strong>la</strong>ncé le p<strong>la</strong>n « open skies » ; <strong>des</strong> conseillers de Reagan prônaient maintenant<br />

l'idée d'un « open <strong>la</strong>boratory », deux formules par lesquelles scientifiques soviétiques<br />

et américains pourraient contrôler mutuellement leurs recherches en vue d'une Paix<br />

<strong>des</strong> étoiles...<br />

Toutefois les tout derniers jours précédant le sommet n'avaient guère de quoi fonder<br />

quelque espoir d'une percée sur <strong>la</strong> réduction <strong>des</strong> armements. Le 14 novembre,<br />

l'agence Tass annonçait le refus en bloc <strong>des</strong> contre-propositions américaines soumises


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 70<br />

lors de <strong>la</strong> prolongation spéciale de <strong>la</strong> troisième ronde <strong>des</strong> pourparlers sur le désarmement.<br />

Toujours <strong>la</strong> même raison : les Américains maintiennent obstinément leur intention<br />

de poursuivre « <strong>la</strong> course aux armements dans l'espace ». Plus retentissante fut<br />

l'affaire de <strong>la</strong> publication d'une lettre confidentielle du secrétaire à <strong>la</strong> Défense, Caspar<br />

Weinberger (qui ne devait pas accompagner Reagan à Genève), dans <strong>la</strong>quelle il pressait<br />

le président de ne pas prolonger [63] jusqu'en 1986 l'application du traité <strong>des</strong><br />

SALT II et surtout de ne faire aucun compromis sur l'Initiative de défense stratégique.<br />

Cette fuite fut interprétée par un Soviétique bien connu comme une tentative américaine<br />

de « torpiller tout le processus de négociation <strong>des</strong> armements 31 ».<br />

Mais le sommet n'avait pas encore commencé qu'on apprenait qu'il y en aurait<br />

deux autres, aux États-Unis en 1986, en Union soviétique en 1987. C'était l'indication<br />

préa<strong>la</strong>ble que <strong>la</strong> rencontre ne pourrait être un échec complet : les deux Grands se mettraient<br />

au moins d'accord pour réamorcer <strong>la</strong> pompe qui, après six ans, avait commencé<br />

à rouiller.<br />

31 Selon un <strong>des</strong> analystes soviétiques les plus connus en Occident, Georgi Arbatov, directeur <strong>des</strong><br />

Étu<strong>des</strong> américaines et canadiennes de Moscou (La Presse, le 18 novembre 1985).


[65]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 71<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Première partie : Températures de 45 ans de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

Chapitre III<br />

Le dépassement de <strong>la</strong> seconde<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> et du bon usage<br />

<strong>des</strong> rencontres au sommet (1985-…)<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

La nouvelle ou seconde Guerre <strong>froide</strong> est morte lorsqu'on a commencé à le dire et<br />

à l'écrire à <strong>la</strong> façon d'un constat postu<strong>la</strong>toire. Le phénomène se répétait à un quart de<br />

siècle d'intervalle : il s'était d'abord produit en octobre 1962, lors de <strong>la</strong> confrontation à<br />

distance entre Soviétiques et Américains sur les missiles pointés vers les États-Unis<br />

que les premiers avaient pris le risque d'installer à Cuba ; puis en novembre 1989, lors<br />

du franchissement libératoire du Mur de Berlin, « dit de <strong>la</strong> Honte »et du démantèle-<br />

ment rageur qui s'ensuivit aussitôt.<br />

Une situation de non-Guerre <strong>froide</strong> ?<br />

À ce point précis où avait commencé <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> entre les grands vainqueurs<br />

de 1945, les Allemands <strong>des</strong> deux côtés du Mur vivaient en exaltation l'événement<br />

comme une rupture définitive d'époque et l'annonce d'une réunification inscrite dans<br />

<strong>la</strong> nature <strong>des</strong> choses et qui n'al<strong>la</strong>it pas tarder, de fait en moins d'un an (9 novembre


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 72<br />

1989 - 3 octobre 1990). Du point du vue <strong>des</strong> rapports américano-soviétiques euxmêmes,<br />

une première Guerre <strong>froide</strong>, <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssique 32 », s'était engloutie dans <strong>la</strong> mer<br />

<strong>des</strong> Caraïbes à l'automne 1962 : ce qui n'avait pas empêché une « nouvelle » ou une<br />

« deuxième » Guerre <strong>froide</strong> au tournant <strong>des</strong> années 1980. C'est de cette dernière dont<br />

il s'agit lorsqu'on parle indistinctement d'une [66] ou de <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Mais il reste que, dans <strong>des</strong> avenirs imprévisibles, il n'est nullement exclu qu'elle puisse<br />

resurgir à nouveau...<br />

Que <strong>la</strong> situation de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> paraisse dépassée ou qu'on ait <strong>la</strong> sensation d'en<br />

« sortir », ce<strong>la</strong> s'entend ou se lit dans suffisamment de textes d'hommes politiques ou<br />

de diplomates, dans tellement de journaux ou de publications d'intérêt général ou de<br />

spécialité, qu'on y consent bien volontiers. On se rendrait peut-être moins facilement<br />

à <strong>la</strong> réponse, quelque peu trop simple, donnée à <strong>la</strong> question corol<strong>la</strong>ire : qui l'a « gagnée<br />

33 ». L'interrogation serait sans doute plus opportune en conclusion analytique<br />

qu'en premier abord du sujet. Par hypothèse initiale, on pourrait tout de même risquer<br />

cette proposition : s'il est certain que l'Union soviétique et le camp oriental n'ont pas<br />

davantage gagné <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> seconde manière que <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssique », il ne s'ensuit<br />

pas que les États-Unis et le camp occidental l'auraient, eux, strictement gagnée dans<br />

<strong>la</strong> même proportion ou pour <strong>des</strong> raisons correspondantes mais inverses.<br />

Même avant <strong>la</strong> <strong>des</strong>truction du Mur honni comme symbole maléfique, c'était devenu<br />

depuis quelques années une espèce de lieu commun que d'évoquer l'époque comme<br />

celle d'une « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » maintenant révolue 34 et heureusement pour tous !<br />

<strong>Les</strong> leaders <strong>des</strong> deux Grands n'étaient d'ailleurs pas en reste avec les experts et les<br />

analystes de <strong>la</strong> presse internationale. Sur <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce rouge à <strong>la</strong> fin mai 1988, à un reporter<br />

qui lui demandait s'il pensait encore que son pays hôte était toujours « l'empire du<br />

mal », Ronald Reagan répondait avec quelque impatience : « Non, je par<strong>la</strong>is à propos<br />

d'un autre temps, d'une ère écoulée ». En décembre de <strong>la</strong> même année, Margaret<br />

32 « La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> se meurt, <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> est morte ! Seuls en Occident du moins quelques<br />

"fieffés réactionnaires" lui consacrent encore les restes d'une voix qui tremble et d'une ardeur<br />

qui s'éteint" », écrivait Pierre Hassner en parodiant un texte célèbre d'un auteur dramatique français.<br />

Il continuait : « Déjà répandu lors <strong>des</strong> différentes phases de détente - comme en 1955 ou en<br />

1959 - ce sentiment a pris une force croissante et une sorte d'évidence massive depuis octobre<br />

1962 » (Pierre Hassner, « L'après-<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> : retour à l'anormal », Revue française de science<br />

politique, février 1968, p. 117).<br />

33 Nous reviendrons plus loin sur cette question dans ce chapitre.<br />

34 L'Institute of Strategic Studies de Londres, à <strong>la</strong> fin mai 1989, faisait remonter à 1988 l'année qui<br />

marquait <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 73<br />

Thatcher avouait pour sa part tenir pour acquis que l'époque de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> était<br />

terminée. Quant à Mikhaïl Gorbatchev, le déclencheur de cette espèce de branle-bas<br />

de combat pacifique, il ne manquait pas une occasion d'affubler du titre de « partenai-<br />

res » les « ennemis » d'une « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »d'hier et dont il faisait à tout propos ressortir<br />

les aspects anachroniques.<br />

Quant au président George Bush lui-même, il était d'avis qu'on ne pourrait enregistrer<br />

<strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> qu'au moment où le Mur serait abattu et que seraient<br />

réunifiées les deux Allemagnes. Si dès le début de <strong>la</strong> période considérée en ce chapitre,<br />

entre les premiers sommets de Genève (novembre 1985) et de Washington (décembre<br />

1987), <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> se portait - heureusement ! - plutôt mal, elle agonisait<br />

sûrement entre l'assaut popu<strong>la</strong>ire porté contre le Mur et <strong>la</strong> proc<strong>la</strong>mation de sa mort<br />

officielle par les présidents Bush et Gorbatchev quelques semaines plus tard, lors de<br />

leur rencontre au sommet de Malte dans les premiers jours de décembre de cette même<br />

année 1989. Voilà pour <strong>la</strong> notice nécrologique. La Guerre <strong>froide</strong> aura même droit<br />

à <strong>des</strong> obsèques [67] officielles. De même que le culte de <strong>la</strong> « Détente en opération<br />

»avait été concélébré dans <strong>la</strong> capitale fin<strong>la</strong>ndaise, à l'occasion de <strong>la</strong> signature de<br />

l'Acte final de Helsinki en juillet 1975, ainsi, quinze ans plus tard, à Vienne puis à<br />

Paris en novembre 1990, <strong>la</strong> seconde Guerre <strong>froide</strong> était « enterrée » ou « inhumée »<br />

par les mêmes 34 États européens ainsi que par les États-Unis et le Canada.<br />

Furent présents à ces cérémonies <strong>des</strong> hommes d'État du plus haut rang et <strong>des</strong> ambassadeurs<br />

représentant les popu<strong>la</strong>tions comprises « entre Vancouver et V<strong>la</strong>divostok<br />

», précisait un participant en mal d'une expression géopolitique forte, abolissant<br />

physiquement l'At<strong>la</strong>ntique sinon l'OTAN, alors même que s'entamait le démantèlement<br />

de l'Organisation du Pacte de Varsovie. En outre, cette Conférence de sécurité et<br />

de coopération en Europe (CSCE), tenue à Paris à <strong>la</strong> mi-novembre 1990, avait été<br />

précédée d'une cérémonie, à Vienne <strong>la</strong> veille, au cours de <strong>la</strong>quelle 22 pays, membres<br />

de l'OTAN et du pacte de Varsovie avaient paraphé un traité de désarmement sans<br />

équivalent dans l'histoire et prévoyant d'envoyer à <strong>la</strong> casse <strong>des</strong> milliers d'armes lour<strong>des</strong><br />

(avions et hélicoptères, blindés et pièces d'artillerie, etc.) <strong>des</strong> deux camps. (Dans<br />

le cadre mieux approprié de <strong>la</strong> nouvelle politique intra-européenne, cette question<br />

sera reprise avec plus de précision au chapitre subséquent.)<br />

Depuis le temps qu'elle faisait les gran<strong>des</strong> manchettes, l'expression de « <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> » s'était banalisée ; mais deviendra autrement accrocheuse l'affirmation de sa<br />

négation : <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, the Cold war is over, etc. En bonne p<strong>la</strong>ce édito-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 74<br />

riale, un journal de <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse du New York Times <strong>la</strong>nçait une rubrique spéciale Is the<br />

cold war over ? pour accueillir divers points de vue d'analystes et de diplomates amé-<br />

ricains, etc. Presque tous l'affirmaient, <strong>la</strong> plupart <strong>des</strong> témoignages étant, toutefois,<br />

nuancés à propos de <strong>la</strong> portée réelle et durable du phénomène, d'aucuns incitant même<br />

à une prudence de circonstance, sinon à une certaine méfiance. Il s'agissait dans ce<br />

dernier cas de ceux qu'à Washington on appelle communément les hardliners ou cold<br />

warriors, souvent <strong>des</strong> bureaucrates militaires de carrière (tel Brent Scowcroft,<br />

conseiller spécial en sécurité nationale du président George Bush).<br />

Des étu<strong>des</strong> analytiques furent tôt consacrées à cette question ; dans le cadre plus<br />

<strong>la</strong>rge de livres, les auteurs évaluaient les adaptations possibles devant un événement<br />

porteur de conséquences aussi inédites qu'importantes : The end of the Cold war, The<br />

Cold war is over, Out of the Cold 35 . L'idée maîtresse qui se dégageait de plusieurs<br />

chroniques d'actualité, aussi bien que d'essais à vastes perspectives historiques, est<br />

que nous assistions à <strong>la</strong> première grande Paix de notre époque faisant penser à celles<br />

de 1919, de 1815, de 1763 ou même de 1648, à <strong>la</strong> Paix de Westphalie, [68] <strong>la</strong>quelle<br />

avait réglé tout différemment <strong>la</strong> situation allemande en fragmentant l'ensemble du<br />

monde germanique en quelque 350 unités politiques !<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

L'enfi<strong>la</strong>de <strong>des</strong> « sommets »<br />

pendant <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong><br />

La trame même de ce passage gradué d'un état de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » à celui de sa<br />

négation se tisse naturellement par le rappel de l'enfi<strong>la</strong>de <strong>des</strong> rencontres au sommet,<br />

s'éta<strong>la</strong>nt de <strong>la</strong> première à Genève en novembre 1985 à celle de Helsinki en septembre<br />

1990 : soit sept « sommets » en cinq ans, alors qu'il n'y en avait eu aucun pendant les<br />

six années précédentes de <strong>la</strong> nouvelle Guerre <strong>froide</strong>. <strong>Les</strong> « sommets » sont vraiment<br />

<strong>des</strong> points de crête de <strong>la</strong> dynamique globale <strong>des</strong> rapports inter-Grands, <strong>des</strong> moments<br />

d'une révé<strong>la</strong>tion concentrée et, souvent même, par leurs silences ou carences. Ainsi,<br />

les traces s'effaçant graduellement du précédent sommet ou encore <strong>la</strong> prévision calcu-<br />

35 Ces ouvrages ayant, respectivement, pour auteur Bobdan Denitch, William Hy<strong>la</strong>nd et Robert<br />

McNamara.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 75<br />

<strong>la</strong>trice et <strong>la</strong> préparation parfois <strong>la</strong>borieuse du prochain ont souvent plus d'importance<br />

pour <strong>la</strong> saisie d'une tendance générale que ce qui se passe effectivement à telle ou<br />

telle rencontre, comme, par exemple, les décisions et confirmations dont nous parlent<br />

communiqués officiels et conférences de presse particulières ou conjointes. La tech-<br />

nique <strong>des</strong> sommets inter-Grands n'a guère suscité d'attention dans l'analyse du systè-<br />

me international, <strong>la</strong>cune que nous tâcherons de combler quelque peu à <strong>la</strong> section sui-<br />

vante.<br />

On privilégie naturellement ces rencontres mettant en interface les deux chefs<br />

d'État détenteurs de <strong>la</strong> plus grande puissance, mais sans sous-estimer pour autant les<br />

autres paramètres dont il faudrait tenir compte pour une présentation plus complète.<br />

Ainsi, réserverons-nous à <strong>des</strong> chapitres subséquents tout ce qui a rapport au couple<br />

perestroïka et g<strong>la</strong>snost du réformisme gorbatchevien, nous appliquant ici au seul troisième<br />

terme de <strong>la</strong> triade, dit de <strong>la</strong> « nouvelle pensée » (ou « mentalité » ou « approche<br />

») en matière de politique extérieure 36 . Autrement dit, décrivons d'abord les<br />

comportements officiels et visibles <strong>des</strong> deux Grands l'un par rapport à l'autre avant<br />

d'examiner les perturbations aussi profon<strong>des</strong> que nombreuses et inattendues, qui<br />

continuent à se produire à l'intérieur de l'un d'eux, comme autant d'éléments d'explication<br />

de cette fin de <strong>la</strong> seconde Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Rappelons d'abord ce cheminement chronologique :<br />

1. Sommet Reagan-Gorbatchev à Genève (19-21 novembre 1985) ;<br />

2. Sommet Reagan-Gorbatchev à Reykjavik (11-12 octobre 1986) ;<br />

3. Sommet Reagan-Gorbatchev à Washington (8-10 décembre 1987) ;<br />

4. Sommet Reagan-Gorbatchev à Moscou (29 mai-2 juin 1988) ;<br />

[69]<br />

5. Sommet Bush-Gorbatchev à Malte (1-4 décembre 1989) ;<br />

6. Sommet Bush-Gorbatchev à Washington (31 mai-1er juin 1990) ;<br />

7. Sommet Bush-Gorbatchev à Helsinki (8-9 septembre 1990).<br />

Fruit tardif d'une <strong>la</strong>borieuse campagne pour renouer les contacts, le sommet de<br />

Genève tenait sa plus grande importance du fait qu'il se soit enfin tenu : d'autant que<br />

cette reprise devait constituer le prélude à <strong>des</strong> rencontres ultérieures dans chacune <strong>des</strong><br />

36 L'expression russe novoye myshleniye, difficile à prononcer et à retenir, pour signifier une<br />

« nouvelle pensée », <strong>des</strong> « vues nouvelles » en matière de re<strong>la</strong>tions internationales ne s'est pas<br />

imposée dans les <strong>la</strong>ngues autres que le russe. Aussi sa traduction est-elle quelque peu flottante.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 76<br />

deux capitales. Cordialité et franchise, chaleur humaine et style de high society mar-<br />

quèrent l'ambiance de l'événement selon <strong>la</strong> « couverture » qu'en fit <strong>la</strong> presse interna-<br />

tionale, se rabattant volontiers sur <strong>des</strong> aspects de mondanité à défaut de pouvoir faire<br />

état d'éléments plus substantiels. Mais d'avoir réenclenché un dialogue direct devenu<br />

nécessaire, et ressenti tel par chaque partie ainsi que par l'opinion internationale,<br />

prouvait assez l'à-propos de cette rencontre.<br />

D'un ordre du jour, constitué d'un examen très <strong>la</strong>rge <strong>des</strong> matières re<strong>la</strong>tives à l'arms<br />

control au sujet <strong>des</strong>quelles <strong>des</strong> perceptions souvent opposées avaient empoisonné<br />

l'atmosphère les années précédentes, en si peu de temps on ne pouvait s'attendre à <strong>des</strong><br />

ententes précises, même en petit nombre. Des questions aussi complexes que l'Initiative<br />

de défense stratégique (IDS) et même que les missiles balistiques de portée intermédiaire<br />

(FNI) n'étaient pas, <strong>la</strong> première surtout, propices même à <strong>des</strong> accords de<br />

principe sur-le-champ. <strong>Les</strong> dialoguistes se trouvèrent plus naturellement en harmonie<br />

sur <strong>des</strong> matières impliquant davantage « les autres » ou <strong>la</strong> communauté internationale,<br />

telles <strong>la</strong> non-prolifération <strong>des</strong> armes nucléaires ou les armes biochimiques. S'il n'y<br />

avait pas eu <strong>la</strong> signature d'ententes déjà formalisées ou même déjà en partie pratiquées,<br />

le résultat concret du sommet aurait été plutôt mince : ainsi en était-il en matière<br />

de représentation consu<strong>la</strong>ire, de transport aérien, ou encore d'échanges culturels et<br />

sportifs.<br />

Sur <strong>des</strong> sujets brû<strong>la</strong>nts, comme le respect <strong>des</strong> droits de l'homme et une demidouzaine<br />

de conflits régionaux, les deux participants réaffirmèrent leur intention d'accentuer<br />

leurs efforts pour <strong>la</strong> recherche de, solutions humanitaires et pacifiques. Deux<br />

décisions en matière de coopération scientifique valent d'être rappelées : « pour le<br />

bonheur de l'humanité », celle portant sur le champ de <strong>la</strong> fusion magnétique ou de <strong>la</strong><br />

fusion thermonucléaire contrôlée, question ultratechnique ; une seconde annonçait le<br />

projet d'un centre d'étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> crises internationales pour enrayer les risques d'une<br />

esca<strong>la</strong>de accidentelle, occasion de rappeler de récentes mesures de « modernisation »<br />

appliquées à <strong>la</strong> ligne rouge entre les deux capitales, qui était en opération depuis les<br />

années 1960. Au total, peu de résultats positifs si ce n'est cette conséquence capitale<br />

d'une remise en marche, empêchée par <strong>la</strong> nouvelle Guerre <strong>froide</strong> qui sévissait depuis<br />

70] l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge aux derniers jours de 1979.<br />

L'année 1986 avait été marquée par deux désastres techniques : d'une part, Tchernobyl<br />

avec ses persistantes suites dramatiques chez nombre de victimes ; de l'autre,<br />

l'explosion de Challenger, signa<strong>la</strong>nt désagréablement les limites d'une technique


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 77<br />

d'excellence et jusque-là impeccable. Mais « l'esprit de Genève » n'était pas devenu si<br />

tôt évanescent, tant il s'imposait, de part et d'autre, d'y croire pour pouvoir continuer à<br />

éc<strong>la</strong>ircir ce qui n'avait été que confusément ébauché. Maintenant confirmé dans son<br />

leadership, Gorbatchev, s'engageant à fond dans un vaste programme de réformes<br />

intérieures, mène encore une campagne tous azimuts en matière de désarmement,<br />

jouant de raison autant que d'audace comme lorsqu'il soutient sérieusement qu'il ne<br />

serait pas besoin d'un bouclier spatial antimissile (l'IDS) si l'on éliminait d'ici l'an<br />

2000 toutes les armes atomiques et nucléaires... L'administration américaine, un<br />

temps déstabilisée, se trouve aussi en porte-à-faux devant son opinion publique comme<br />

vis-à-vis de ses alliés européens dont les popu<strong>la</strong>tions étaient influencées par <strong>des</strong><br />

courants pacifistes antinucléaires. Sans dire un non définitif, elle n'est guère accueil<strong>la</strong>nte<br />

à d'autres propositions soviétiques aussi hardies. Bref, le groupe de l'activisme<br />

et celui de <strong>la</strong> rigidité négative n'ont guère de choses à se dire au-delà du constat de<br />

divergences dont les deux parties étaient bien forcées de prendre acte. Mais il n'en<br />

décou<strong>la</strong>it qu'une situation de double ma<strong>la</strong>ise et non de tension croissante.<br />

Le deuxième sommet, prévu en octobre 1986 à Reykjavik, n'al<strong>la</strong>it pas s'ouvrir<br />

sous de très heureux auspices. Ce n'était toutefois pas une raison pour y surseoir,<br />

malgré un manque assez évident de préparation et de conditions favorables. De nouveau<br />

à l'ordre du jour, <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> réduction <strong>des</strong> armes nucléaires (START) et le<br />

projet plus pressant et moins ambitieux d'une réduction <strong>des</strong> FNI. Toutefois, les deux<br />

parties s'acheminèrent vers une entente sur cette dernière question de l'élimination <strong>des</strong><br />

missiles à portée intermédiaire en Europe ainsi que sur celle de l'établissement d'un<br />

nombre égal de cent têtes nucléaires hors d'Europe.<br />

Mais, au dernier moment, l'accord restera impossible sur <strong>la</strong> première question, les<br />

Américains maintenaient toujours leur projet intégral de défense spatiale tandis que<br />

leurs vis-à-vis insistaient avec obstination pour lier, entre elles, les questions re<strong>la</strong>tives<br />

à toutes espèces d'armes. La nouvelle de cet échec avait été reçue « au grand sou<strong>la</strong>gement<br />

<strong>des</strong> Européens »reconnaîtra plus tard Le Monde 37 .<br />

Le sommet, qui devait donner l'é<strong>la</strong>n d'un momentum décisif, finira plutôt avec le<br />

sentiment d'une incapacité à s'entendre, du moins pour [71] cette fois-ci. À <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong><br />

rencontre, les dernières images de <strong>la</strong> télévision mondiale offraient le gros p<strong>la</strong>n, les<br />

visages déçus et visiblement préoccupés <strong>des</strong> deux leaders, Reagan et surtout Gorbat-<br />

37 Du 8 décembre 1987.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 78<br />

chev. Ce dernier ruminera de l'amertume jusqu'aux derniers jours de l'année en refu-<br />

sant l'offre de son homologue américain d'échanger <strong>des</strong> vœux du Nouvel An sur les<br />

canaux de leur télévision nationale respective.<br />

Le troisième sommet aura lieu au début de décembre de l'année suivante, à Was-<br />

hington ainsi qu'il avait été prévu. Cette fois, l'ambiance générale et les résultats seront<br />

tout autres à cette rencontre du grand déblocage contrastant avec le piétinement<br />

qui avait caractérisé celle de Reykjavik, ce « sommet qui n'osait pas dire son nom »<br />

ainsi qu'on l'avait caractérisé comme pour en atténuer les résultats décevants. Washington<br />

devait être le « vrai » sommet, celui de <strong>la</strong> réussite devenue nécessaire dont on<br />

par<strong>la</strong>it depuis plusieurs semaines, avec intensité et conviction égales dans les deux<br />

capitales. Ainsi, l'avait-on de part et d'autre longuement préparé, ainsi que patiemment<br />

mis au point les données techniques du traité portant accord sur l'élimination<br />

d'armes nucléaires terrestres à courte et à moyenne portée.<br />

Traité historique, grande première mondiale : non plus limitation de <strong>la</strong> production<br />

d'armes terrifiantes déployées au cœur de l'Europe, mais leur <strong>des</strong>truction brute les<br />

transformant à l'état de déchets... Que cette annihi<strong>la</strong>tion de part et d'autre représentât<br />

moins de 5 % de <strong>la</strong> puissance nucléaire globale <strong>des</strong> deux Grands n'amenuisait pas <strong>la</strong><br />

portée symbolique (et même exemp<strong>la</strong>ire à l'avenir, pour eux-mêmes) de l'Événement.<br />

Selon l'option dite « double zéro » d'après le <strong>la</strong>ngage codé de l'arms control, <strong>la</strong> signature<br />

du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, ainsi que sur celles à plus<br />

courte portée, entraînait <strong>la</strong> <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> euromissiles soviétiques (SS-4, 5, 20 et SS-<br />

12 et 23) et américaines (Pershing-2 et missiles de croisière - Cruise ou GLCM).<br />

L'exécution bi<strong>la</strong>térale du traité n'al<strong>la</strong>it pas tarder, <strong>la</strong> ratification en étant acquise quelque<br />

six mois plus tard, dès le mois de mai 1988. Bien d'autres questions, maintenant<br />

traditionnelles à ce type de rencontre, furent utilement débattues et certaines marquèrent<br />

<strong>des</strong> progrès significatifs : en matière de commerce, mais surtout à propos de<br />

conflits régionaux et de droits de l'homme. Pour l'ensemble de ces raisons, « l'Esprit<br />

de Genève » de 1985 se concrétisait à Washington deux ans plus tard dans l'ambiance<br />

d'une ère nouvelle maintenant bien engagée qui n'avait pas eu de précédent dans toute<br />

<strong>la</strong> période de l'après-<strong>guerre</strong>.<br />

Depuis <strong>la</strong> visite de Brejnev en juin 1973 (pour <strong>la</strong> signature d'un accord général sur<br />

<strong>la</strong> prévention de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> nucléaire et l'adoption du principe <strong>des</strong> SALT), aucun leader<br />

soviétique n'avait foulé le sol de <strong>la</strong> [72] capitale américaine. Cette fois-ci, Mikhaïl


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 79<br />

Gorbatchev, déjà auréolé de sa réputation de grand réformateur du système soviétique,<br />

apparaît comme le messager de <strong>la</strong> paix et, en qualité de présence humaine, au<br />

moins l'égal médiatique de son homologue américain, comédien de carrière, mais qui<br />

n'était plus qu'à une année de son départ de <strong>la</strong> vie politique. Rappelons enfin un spectacle<br />

typiquement américain ne requérant aucune <strong>des</strong>cription : <strong>la</strong> gorbymania - <strong>la</strong><br />

presse allemande, al<strong>la</strong>nt plus loin, en <strong>la</strong>nçant même le néologisme de gorbasmus...<br />

L'« effet Gorbatchev », selon un <strong>la</strong>ngage plus modéré, s'était fait sentir bien avant<br />

ce court séjour à Washington en décembre 1987, mais c'en fut bien alors le pinacle<br />

dans ce décor, devenant soudainement chaleureux, de <strong>la</strong> très officielle élégance de <strong>la</strong><br />

Maison-B<strong>la</strong>nche. L'homme de <strong>la</strong> Perestroïka continue d'étonner selon le mé<strong>la</strong>nge d'un<br />

brin de sceptisme et d'une masse d'admiration ; mais à l'étranger, c'est l'homme de <strong>la</strong><br />

G<strong>la</strong>snost (signifiant transparence) qui charme... Le nouveau maître du Kremlin était<br />

devenu <strong>la</strong> super-vedette affable et souriante de cette ère nouvelle d'un non-Guerre<br />

<strong>froide</strong> se confirmant. Le sommet de Washington de décembre 1987 constituait bien <strong>la</strong><br />

plus importante <strong>des</strong> rencontres du genre à jamais s'être tenues - ce qu'approuvait une<br />

forte majorité <strong>des</strong> journaux abonnés aux services de l'Associated Press aux États-<br />

Unis, mais aussi à travers le monde.<br />

Six mois plus tard, Gorbatchev remettait sa politesse au président américain en le<br />

recevant à Moscou (28 mai - 2 juin 1988). C'est à ce quatrième sommet que Gorbatchev<br />

proposait un bizarre troc à son homologue, soit le retrait de 20 000 chars soviétiques<br />

en échange de 1500 avions américains, ce qu'al<strong>la</strong>it refuser Reagan. Il est vrai<br />

qu'on n'y attendait guère de coups d'éc<strong>la</strong>t de « Ronnie », alors intéressé à ne pas atténuer<br />

sa p<strong>la</strong>ce dans l'histoire dans <strong>la</strong>quelle il al<strong>la</strong>it entrer bientôt. Mais pour « Gorby »,<br />

un succès de politique étrangère à ce niveau n'était pas superflu tant il avait besoin de<br />

consolider son leadership risqué dans l'ouverture de <strong>la</strong> Perestroïka (son rival Boris<br />

Eltsine réc<strong>la</strong>mant son limogeage) et dans <strong>la</strong> retraite non forcée de l'Armée rouge de<br />

l'Afghanistan. <strong>Les</strong> deux hommes d'État partageaient une c<strong>la</strong>ire conscience <strong>des</strong> coûts<br />

de plus en plus lourds à porter <strong>des</strong> politiques d'armement de leur pays respectif. En<br />

outre, étaient encore inscrites à l'ordre du jour les épineuses questions <strong>des</strong> droits de<br />

l'homme et <strong>des</strong> conflits régionaux comme en Afrique, ceux d'Ango<strong>la</strong> et de Namibie.<br />

Si l'on pouvait encore parler de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » c'était plutôt entre Raïssa et<br />

Nancy, les deux épouses, qu'elle se dérou<strong>la</strong>it... Le bain de foule du président Reagan<br />

sur <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce rouge constitua l'autre fait mondain marquant de <strong>la</strong> visite. À ce point<br />

qu'avant même de rentrer aux États-Unis, [73] Reagan se faisait accuser d'être devenu


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 80<br />

un « apologiste » de l'Union soviétique et de Gorbatchev en particulier pour avoir<br />

soutenu les efforts de <strong>la</strong> Perestroïka en butte à <strong>des</strong> critiques croissantes en Union soviétique.<br />

Par ailleurs, <strong>la</strong> tentative du président Gorbatchev, son « offre audacieuse », comme<br />

il <strong>la</strong> qualifiait, sur <strong>la</strong> réduction <strong>des</strong> forces conventionnelles n'eut pas les suites<br />

attendues : « On entend dire qu'on ne peut éliminer 50 pour cent de missiles balistiques<br />

sans réduire les forces conventionnelles, mais dès que nous suggérons quelque<br />

chose, nous assistons à <strong>des</strong> manœuvres incompréhensibles et <strong>des</strong> tentatives de faire<br />

dévier les choses » ; et de conclure : « Il y a beaucoup de contradictions dans <strong>la</strong> position<br />

américaine ». Autre point de déception : le refus américain d'inclure dans le<br />

communiqué officiel une déc<strong>la</strong>ration portant sur <strong>la</strong> « coexistence pacifique », marotte<br />

de <strong>la</strong> politique soviétique depuis les années Khrouchtchev, ainsi que sur l'égalité <strong>des</strong><br />

États et <strong>la</strong> non-ingérence dans leurs affaires intérieures. Mais <strong>la</strong> fraîcheur du printemps<br />

moscovite, l'amabilité conviviale <strong>des</strong> participants à <strong>la</strong> rencontre sauvèrent tout.<br />

La Pravda écrivait en éditorial que l'insistance de Reagan sur le point particulièrement<br />

sensible <strong>des</strong> droits de l'homme constituait certes une erreur, mais compréhensible<br />

et surtout sans conséquence dans les circonstances.<br />

Entre le sommet de Moscou et le suivant, à Malte, au début de décembre 1989,<br />

s'est écoulée une année et demie. Mais combien chargée ! La trame <strong>des</strong> rapports inter-<br />

Grands n'est plus principalement tissée par le traditionnel processus bi<strong>la</strong>téral menant<br />

d'une rencontre à l'autre, mais bien plutôt par <strong>des</strong> activités d'éc<strong>la</strong>t de Mikhaïl Gorbatchev<br />

comme son grand discours aux Nations unies 38 en décembre 1988, ou ses visites<br />

à Beijing en mai 1989, et à Berlin-Est au début d'octobre de <strong>la</strong> même année (pour<br />

les cérémonies du 40e anniversaire de <strong>la</strong> RDA). Deux <strong>des</strong>tins collectifs absolument<br />

contraires vont commencer à se dérouler dans <strong>la</strong> foulée de ces visites : alors que <strong>la</strong><br />

courte exaltation libertaire de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce Tian An Men avait été étouffée par le totalitarisme<br />

chinois plus imp<strong>la</strong>cable que jamais, l'écroulement du Mur entre les deux Berlins<br />

<strong>la</strong>ncera <strong>la</strong> grande révolution <strong>des</strong> peuples d'Europe centrale s'exprimant par une<br />

série de sursauts en chaîne proc<strong>la</strong>mant bien haut <strong>la</strong> non-possibilité d'un retour au passé.<br />

38 C'est devant l'Assemblée générale <strong>des</strong> Nations unies que le chef de l'Union soviétique annonça<br />

le retrait uni<strong>la</strong>téral d'Europe de 500 000 hommes (10% <strong>des</strong> troupes) et de 10 000 chars pendant<br />

les deux prochaines années. En janvier suivant, <strong>la</strong> RDA, <strong>la</strong> Tchécoslovaquie et <strong>la</strong> Bulgarie annoncèrent<br />

également <strong>des</strong> réductions considérables de leurs forces militaires.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 81<br />

Débordée ou absorbée par d'autres événements contraires d'une aussi grande por-<br />

tée qu'elle-même, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> depuis longtemps se meurt : elle a comme <strong>la</strong>issé le<br />

champ libre, en Europe principalement, à de vastes opérations politiques qui parais-<br />

sent autant d'indices de sa négation désormais confirmée. Comme tout changeait, et<br />

vite : car, depuis une vingtaine d'années, ce sont <strong>des</strong> questions re<strong>la</strong>tives à <strong>la</strong> course<br />

aux [74] armements ou à sa maîtrise (arms control) qui avaient constitué <strong>la</strong> substance<br />

et le noyau dur du dialogue inter-Grands à tous les niveaux dont, au plus spectacu<strong>la</strong>i-<br />

re, à celui <strong>des</strong> sommets à deux.<br />

<strong>Les</strong> chambardements en profondeur qui se multiplient dans l'autre moitié de l'Eu-<br />

rope, affectant le statut figé de celle-ci depuis une quarantaine d'années vont entraîner<br />

un effet quelque peu paradoxal : soit une dévaluation conséquente, en même temps<br />

qu'une accélération directe, <strong>des</strong> c<strong>la</strong>ssiques négociations et pourparlers portant sur <strong>des</strong><br />

affaires militaires. Sur diverses questions, armes conventionnelles, chimiques et stratégiques,<br />

à Vienne comme à Genève, et surtout avec <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration qui ne paraît<br />

plus guère paradoxale <strong>des</strong> seize pays de l'OTAN et <strong>des</strong> sept du pacte de Varsovie,<br />

voilà que ces dossiers combien austères et même terrifiants, gagnant en lisibilité nouvelle,<br />

se mettent tout à coup à débloquer. L'impact du traité de FNI de 1987 continuait<br />

à dérouler ses effets : en particulier, <strong>la</strong> volonté de conclure était devenue suffisamment<br />

forte pour accepter ce qui avait toujours été refusé, les moyens de vérification et<br />

de contrôle mutuel sur p<strong>la</strong>ce. Ce<strong>la</strong>, aussi, devenait une grande première mondiale,<br />

tout comme <strong>la</strong> <strong>des</strong>truction physique, et non seulement <strong>la</strong> mise au rebut, d'armes d'intimidation<br />

et de <strong>des</strong>truction si perfectionnées.<br />

Selon une observation souvent reprise, le sommet de Malte aux tout premiers<br />

jours de décembre 1989 fut celui de <strong>la</strong> mutuelle reconnaissance par les deux Grands<br />

de leur qualité de « partenaires » : soit, à <strong>la</strong> fois, davantage et moins que <strong>des</strong> alliés<br />

sous <strong>la</strong> peau d'adversaires d'hier dans un antagonisme de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » mais désormais<br />

sans objet. Ce qui venait de se passer à Berlin et aux frontières interalleman<strong>des</strong><br />

avec répercussion en on<strong>des</strong> de choc dans l'Europe de l'Est avait ébahi le reste du<br />

monde, tout à coup conscient d'assister à rien de moins qu'une histoire renversant son<br />

cours. À quelques jours de <strong>la</strong> rencontre, ce titre d'une analyse du New York Times<br />

n'apparaissait pas trop emphatique : The real superpower at the summit will be the<br />

force of History 39 . Une idée complémentaire, celle de l'objet même du partenariat<br />

39 Article de Thomas L. Friedman au New York Times, le 26 novembre 1989.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 82<br />

naissant, portait sur <strong>la</strong> nouvelle architecture d'une Europe en train de se refaire sans<br />

devis arrêtés d'avance, mais qui avait aboli, d'un coup, clivages idéologiques, rideau<br />

de fer hermétique et points cardinaux <strong>la</strong>téraux : c'était <strong>la</strong> fameuse « maison commune<br />

... »devant reposer sur les deux assises de l'Europe de l'Est et de celle de l'Ouest, dont<br />

Gorbatchev par<strong>la</strong>it avec conviction depuis un certain temps.<br />

Comme pour amplifier et souligner encore <strong>la</strong> rencontre de Malte, événement pré-<br />

vu au calendrier <strong>des</strong> sommets depuis longtemps, les forces telluriques de <strong>la</strong> Méditer-<br />

ranée se mirent elles-mêmes de <strong>la</strong> partie à <strong>la</strong> date convenue. <strong>Les</strong> p<strong>la</strong>nificateurs du<br />

sommet (les sherpas, comme on les [75] appelle pour qualifier familièrement ces al-<br />

pinistes nouveau genre...) avaient conçu, et apparemment sans arrière-pensée ironi-<br />

que, l'idée de faire tenir <strong>des</strong> réunions à bord d'un navire de <strong>guerre</strong> de chaque nationa-<br />

lité, en rade de La Vallette. Soudainement, <strong>la</strong> douce Méditerranée se déchaîna au<br />

point d'empêcher <strong>la</strong> tenue de réunions <strong>sociales</strong> à bord du croiseur Maxime Gorki... Ce<br />

fut donc aux rythmes d'une mer rageuse qu'on prenait acte d'une Guerre <strong>froide</strong> désormais<br />

reléguée au musée de l'histoire ! Ce n'était pas <strong>la</strong> première fois que le nouveau<br />

président américain, George Bush, qui s'était donné <strong>la</strong> mission de développer en<br />

continuité <strong>la</strong> politique reaganienne, était mis en présence de son homologue soviétique<br />

40 . En route pour Malte, Gorbatchev s'était arrêté à Rome et <strong>des</strong> photographies<br />

d'agence de presse l'avaient montré, en compagnie de son épouse, devant le Colisée.<br />

Mais l'intérêt touristique n'aurait pas justifié cette escale inattendue : le maître du<br />

Kremlin tenait à rendre visite à cet autre grand monument romain, antique comme <strong>la</strong><br />

Papauté et vivant comme Jean-Paul Il. Une pareille scène ne pouvait être concevable<br />

qu'en période de non-Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Il était dans <strong>la</strong> logique <strong>des</strong> sommets, depuis celui de Genève quatre ans plus tôt,<br />

que les questions multiples re<strong>la</strong>tives à l'une ou l'autre forme ou étape du désarmement<br />

figurent en grande priorité à l'ordre du jour. <strong>Les</strong> deux parties l'avaient déc<strong>la</strong>ré avec àpropos<br />

et insistance avant de se rejoindre au lieu du rendez-vous. Leurs équipes d'experts<br />

et de conseillers en <strong>la</strong> matière ne se <strong>la</strong>issèrent pas distraire par les intempéries<br />

du moment. Toutefois, les discussions d'ordre militaire ne constituèrent pas une do-<br />

40 Lors de sa visite aux Nations unies en décembre 1988, Gorbatchev avait rencontré informellement<br />

le président nouvellement élu, George Bush en compagnie du président Reagan, terminant<br />

son second terme. Une photo, <strong>la</strong>rgement distribuée dans <strong>la</strong> presse internationale, montrait les<br />

trois hommes affrontant, en souriant, le vent de <strong>la</strong> pointe de Manhattan, sur l'arrière-fond de Staten<br />

Is<strong>la</strong>nd et de <strong>la</strong> statue de <strong>la</strong> Liberté. (On se rappelera que le grave séisme d'Arménie avait forcé<br />

Gorbatchev à rentrer précipitamment, écourtant une visite déjà brève aux États-Unis).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 83<br />

minante de cette rencontre, ainsi qu'il en avait été à <strong>la</strong> précédente, tenue à Moscou au<br />

printemps de l'année précédente. <strong>Les</strong> deux leaders dirent leur ferme intention de poursuivre<br />

le processus engagé en ces matières dans les diverses instances qui en ont <strong>la</strong><br />

responsabilité : les leurs, par exemple les START pour les questions stratégiques, ou<br />

les instances s'occupant <strong>des</strong> armes conventionnelles (à Vienne) ou chimiques (à Genève).<br />

Il paraissait plus que jamais que l'ensemble de ces questions devrait être examiné<br />

dans le contexte, maintenant actualisé, d'un système paneuropéen de sécurité.<br />

<strong>Les</strong> blocs se recol<strong>la</strong>nt ou s'interpénétrant, voilà bien une donne toute nouvelle dont<br />

nul n'avait pu pressentir si tôt l'éventualité.<br />

Cette nouvelle perspective globale n'obsédait pas moins que quiconque celui qui,<br />

pour réussir sa « révolution » intérieure, s'était aussi trouvé à prendre, malgré lui, figure<br />

de « bradeur » de l'empire européen <strong>des</strong> Soviétiques qui, de Staline à Tchernenko,<br />

avait tout de même tenu bon depuis si longtemps ! Gorbatchev rendait hommage<br />

au « réalisme » du président américain devant le nouvel état de choses européen :<br />

entendons [76] sans chercher à l'envenimer ou à le déstabiliser davantage. Il faisait à<br />

nouveau un p<strong>la</strong>idoyer passionné pour l'édification d'une nouvelle « maison commune<br />

européenne » à concevoir d'abord comme une façon de vivre dans l'immédiat tout en<br />

s'abstenant de tomber dans quelque chimérique construction imaginaire. Le sommet<br />

de Malte s'achevait à peine que les membres du pacte de Varsovie reconnaissaient<br />

l'erreur qu'avait été leur décision d'étouffer le Printemps de Prague en 1968. Si un<br />

révisionnisme historique en URSS n'était pas en train de s'écrire pièce à pièce, on<br />

aurait pu trouver quelque peu ironique le fait qu'un président américain (homme de<br />

droite et dont <strong>des</strong> aléas de carrière lui avaient permis d'occuper <strong>des</strong> postes supérieurs<br />

à <strong>la</strong> C.I.A.) se fasse le soutien officiel du PC soviétique en une passe particulièrement<br />

ardue devant une vague de pluripartisme agité et même débridé. Et il n'était pas parcimonieux<br />

ce cadeau ainsi offert au leader soviétique qui aspirait à raffermir sa légitimité<br />

intérieure, contestée à coup de politiques libéralisantes.<br />

Pour l'ensemble de toutes ces raisons, ce premier contact personnel au sommet entre<br />

Bush et Gorbatchev sera considéré comme un succès. Pour en souligner les circonstances<br />

spéciales, le président américain par<strong>la</strong>it de cette rencontre comme n'étant<br />

pas, à proprement parler, un sommet :... « this non-summit summit », disait-il, en souriant,<br />

avouant qu'il n'aurait pu en espérer un meilleur résultat.<br />

Le célèbre Institut international <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> stratégiques (IISS) de Londres, qui<br />

avait décrété que 1988 signa<strong>la</strong>it <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, qualifiait 1989 de rien


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 84<br />

moins que de « l'année <strong>des</strong> miracles ». Tant et tant de faits majeurs ne finissant pas de<br />

se produire en Union soviétique et dans toute l'Europe de l'Est qu'analystes et spécia-<br />

listes de tout poil s'essouff<strong>la</strong>ient à n'en pouvoir suivre <strong>la</strong> cadence. Toutefois, le pré-<br />

sent développement doit se confiner à <strong>la</strong> ligne d'horizon <strong>des</strong> rapports bi<strong>la</strong>téraux entre<br />

les deux Grands.<br />

À <strong>la</strong> mi-année 1990, au moment de <strong>la</strong> tenue du sommet du Washington (31 mai et<br />

1er juin), le second dans <strong>la</strong> capitale américaine et le sixième depuis <strong>la</strong> reprise de Ge-<br />

nève en 1985, l'opinion internationale spécule depuis un certain temps sur le <strong>des</strong>tin<br />

personnel de Mikhaïl Gorbatchev et sur <strong>la</strong> pérennité de son image de marque, aussi<br />

bril<strong>la</strong>nte à l'extérieur que contestée à l'intérieur de son pays. Une rencontre de l'impor-<br />

tance de celle de Washington devient une occasion offerte au leader soviétique de<br />

consolider sa position malgré les colossales difficultés que soulève son programme de<br />

réformes intérieures. Et, pis encore peut-être comme circonstances aggravantes, <strong>des</strong><br />

agitations nationalistes dans plusieurs républiques soviétiques périphériques, mettent<br />

en cause le principe même de <strong>la</strong> fédération.<br />

[77] Compte-t-il vraiment toujours l'inspirateur croisé de <strong>la</strong> Perestroïka, ce cheva-<br />

lier de <strong>la</strong> G<strong>la</strong>snost, s'interroge <strong>la</strong> presse internationale en illustrant ses propos par <strong>des</strong><br />

photos de tablettes vi<strong>des</strong> dans les magasins, qu'il s'agisse de chaussures, de viande de<br />

boucherie et même de pain ? L'opinion dominante à l'extérieur du pays continue à<br />

répondre généralement à l'affirmative plus ou moins conditionnelle ; mais le jury du<br />

Prix Nobel de <strong>la</strong> Paix al<strong>la</strong>it bientôt proc<strong>la</strong>mer avec éc<strong>la</strong>t les mérites de l'homme international.<br />

Gorbatchev n'a pas de successeur désigné ni un bras droit apparent mais un<br />

adversaire coriace en position combative d'alternance toute prête, Boris Eltsine. Celui-ci,<br />

sans répit, le talonne rudement à partir d'attitu<strong>des</strong> gauchissantes où Gorbatchev<br />

se refuse de glisser, ou de se <strong>la</strong>isser entraîner. À ce moment précis du sommet de<br />

Washington, un analyste du New York Times signait un article dont le sous-titre soulignait<br />

éloquemment <strong>la</strong> précarité de <strong>la</strong> position de Gorbatchev : In Moscow, Yeltsin has<br />

a summit to himself 41 .<br />

Malgré tout, Gorbatchev tient bon, gardant le sourire quoique paraissant assez visiblement<br />

surmené lorsqu'il s'amène dans <strong>la</strong> Capitale fédérale <strong>des</strong> États-Unis. Il serre<br />

sans doute les dents, cet homme dont le parrain Gromyko aurait dit qu'il les avait « de<br />

fer ». Au moment du départ en conférence de presse commune, il louera une fois de<br />

41 Sous le titre « Trouble at home », il s'agissait d'un article de Francis X. Clines (le 3 juin 1990).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 85<br />

plus <strong>la</strong> personnalité de Bush avec lequel il confie entretenir « une bonne re<strong>la</strong>tion hu-<br />

maine ». Mais l'abord <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> questions en cours, comme l'avenir de l'Allemagne<br />

ou l'aide commerciale et financière pour enrayer les désastres d'une économie qui<br />

tombe en morceaux, n'est pas facilité par les préventions de certains milieux sénatoriaux<br />

et d'un journalisme d'opinion sur <strong>la</strong> politique re<strong>la</strong>tive aux États baltes (les États-<br />

Unis n'ayant jamais reconnu leur incorporation à l'URSS en 1940) tandis que <strong>la</strong> Lituanie<br />

cède <strong>la</strong> première à un prurit d'indépendance nationale. L'attitude de Gorbatchev,<br />

récusant ce qu'il qualifiait de « sermons » n'était pas de nature à alléger l'ambiance<br />

de ce sommet en terre américaine.<br />

<strong>Les</strong> observateurs sur p<strong>la</strong>ce estimèrent que <strong>la</strong> rencontre avait été assez peu productive,<br />

spécialement à ce qui avait trait aux questions chargées de lourds rappels historiques<br />

comme <strong>la</strong> perspective d'une Allemagne réunifiée et de son appartenance à<br />

l'OTAN ou, encore, le sort <strong>des</strong> États baltes battant les sentiers de l'indépendance, pour<br />

ne pas parler <strong>des</strong> sempiternels conflits régionaux sévissant dans trois continents. Mais<br />

le visiteur s'en était toutefois tiré à l'avantage de son pays avec <strong>des</strong> accords de commerce<br />

(c<strong>la</strong>use de <strong>la</strong> nation <strong>la</strong> plus favorisée, achats massifs de céréales, augmentation<br />

considérable <strong>des</strong> vols aériens entre les deux pays et <strong>des</strong> échanges universitaires), tandis<br />

que toute une série d'accords en matière de désarmement aura progressé avec,<br />

parfois, <strong>la</strong> promesse [78] d'explicitation ultérieure en forme de traité (sur les forces<br />

conventionnelles en Europe, sur l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire, ainsi que<br />

sur les vérifications <strong>des</strong> traités réglementant les essais nucléaires, etc.). De cet ordre<br />

de questions vaut une mention spéciale un accord de principe réduisant de 30% les<br />

arsenaux nucléaires stratégiques (START) en vue d'un traité à signer en 1990, mais<br />

dont on pouvait déjà prévoir qu'il ne serait pas d'une rédaction facile.<br />

On ne s'étendra pas sur les divers à-côtés de <strong>la</strong> rencontre. Gorbatchev reste toujours<br />

popu<strong>la</strong>ire aux États-Unis, mais sans donner cours à <strong>la</strong> gorbymania qui avait<br />

marqué le précédent sommet dans <strong>la</strong> même ville en 1987. Une partie <strong>des</strong> discussions<br />

les plus ardues, portant sur l'Allemagne réunifiée ou les dispositions d'un nouvel accord<br />

commercial, s'était déroulée dans le décor de calme champêtre du traditionnel<br />

Camp David. Avant de rentrer, Gorbatchev se disait heureux d'aller saluer l'exprésident<br />

Reagan dans sa retraite californienne. Enfin, Gorbatchev et Bush trouvèrent<br />

naturel, à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> rencontre, de proc<strong>la</strong>mer une fois de plus <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong><br />

de naguère. « Nous croyons dans une grande vérité : le monde a attendu suffisamment<br />

longtemps, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> doit s'achever », rappe<strong>la</strong>it George Bush. À quoi


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 86<br />

Gorbatchev, se référant au discours historique de « Quatre Libertés » de Roosevelt,<br />

répondait en affirmant que le temps était venu de « construire une nouvelle civilisa-<br />

tion ». Quelques jours plus tard devant un auditoire de choix de l'université Stanford,<br />

le président Gorbatchev déc<strong>la</strong>rait avec encore plus de force : « La Guerre <strong>froide</strong> est<br />

maintenant derrière nous. Ne nous disputons pas sur <strong>la</strong> question de savoir qui l'a ga-<br />

gnée... Il ne peut y avoir de vainqueur dans une Guerre <strong>froide</strong>, tout comme dans une<br />

<strong>guerre</strong> nucléaire ». En cette dernière phrase, se trouvait condensée toute <strong>la</strong> dramatique<br />

du dilemme angoissant de l'époque.<br />

Le sommet de Helsinki, le septième et dernier de <strong>la</strong> série, le troisième auquel as-<br />

sistait George Bush, fut typique à tous égards et restera peut-être unique. Arrangé à <strong>la</strong><br />

hâte, il fut le plus court ayant pour objet spécifique l'examen de <strong>la</strong> crise du golfe Per-<br />

sique à <strong>la</strong> suite de l'invasion irakienne du Koweït, survenue au début du mois précé-<br />

dent. La rencontre s'inscrivait toutefois dans <strong>la</strong> ligne générale <strong>des</strong> bonnes re<strong>la</strong>tions<br />

retrouvées entre les deux Grands après un si long passé de méfiance. <strong>Les</strong> deux capita-<br />

les s'étaient déjà déc<strong>la</strong>rées en faveur d'un autre sommet pendant l'année courante : le<br />

magazine Newsweek qualifiera celui-ci d'impromptu mini-summit 42 .<br />

Pendant <strong>des</strong> entretiens d'une durée de cinq heures, les interlocuteurs discutèrent<br />

aussi d'autres questions que celle de l'affirmation de leur communauté de vues devant<br />

une agression tout à fait indéfendable dans [79] une région à l'équilibre si précaire.<br />

Mais il s'agissait surtout pour le proposeur de l'initiative, aussi bien que pour son homologue<br />

soviétique qui l'avait aussitôt acceptée, d'affirmer, en outre de leur solidarité<br />

générale, qu'en l'occurrence, <strong>des</strong> divergences de l'ordre <strong>des</strong> moyens n'entamaient pas<br />

leur entente fondamentale pour condamner une action agressive de cette gravité.<br />

<strong>Les</strong> Soviétiques qui, dans le passé, avaient souvent entravé les actions pacificatrices<br />

<strong>des</strong> Nations unies, étaient maintenant les plus fermes soutiens d'une responsabilité<br />

commune sous l'égide du Conseil de Sécurité qui avait adopté depuis le début de <strong>la</strong><br />

crise une brochette de cinq résolutions marquées d'une fermeté progressive. Gorbatchev<br />

insistera sur <strong>la</strong> « <strong>la</strong>rge palette d'options » que l'organisme mondial permettait de<br />

prendre en matière d'embargo et de sanctions diverses mais en restant en deçà de<br />

l'opération militaire conjointe. <strong>Les</strong> Américains, pour leur part s'y préparant, finiraient<br />

par s'y résoudre si les sanctions restaient inefficaces en ne forçant pas l'envahisseur à<br />

reculer. « Nous devons démontrer, disaient les signataires du communiqué commun<br />

42 Numéro du 17 septembre 1990.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 87<br />

du sommet, que l'agression ne peut pas payer et ne paiera pas 43 ... » Saddam Hussein,<br />

bien au fait <strong>des</strong> ambiguïtés passées de <strong>la</strong> politique soviétique dans <strong>la</strong> région, tentait<br />

bien de détacher le Kremlin du groupe <strong>des</strong> États sanctionnistes en lui rappe<strong>la</strong>nt vai-<br />

nement son « rôle de puissance qui soutient le droit et <strong>la</strong> justice » dans <strong>la</strong> région<br />

moyen-orientale 44 . (Nous retrouverons plus loin, au chapitre VI, les circonstances<br />

dans lesquelles, un autre sommet, prévu pour février 1991, sera finalement ajourné.)<br />

À <strong>la</strong> rencontre <strong>des</strong> Douze de <strong>la</strong> Communauté économique européenne, tenue à<br />

Dublin au mois de juin précédent, avait été accepté le projet d'une aide économique<br />

considérable à l'Union soviétique, alors qu'un accord de principe sur le même objet<br />

était déjà acquis aux États-Unis. Mais d'un côté de l'At<strong>la</strong>ntique comme de l'autre, on<br />

ne se bouscu<strong>la</strong>it pas pour être le premier emprunteur-donateur. Le premier fonctionnaire<br />

de <strong>la</strong> CEE, Jacques Delors, p<strong>la</strong>idait en particulier pour <strong>la</strong> nécessité d'une « marge<br />

de manœuvre » ou d'une aide à « court terme », pour que les Soviétiques réussissent<br />

à se sortir de leur présent marasme économique.<br />

À l'étranger il ne manquait pas d'analystes ou de décideurs pour émettre <strong>des</strong> doutes<br />

sur l'utilité réelle d'une telle aide avant que n'aient suffisamment progressé les<br />

efforts lents et <strong>la</strong>borieux <strong>des</strong> politiques gorbatcheviennes vers les positions, hier hérétiques,<br />

d'une « économie de marché ». Il restait entendu que l'Union Soviétique ne<br />

s'abaisserait pas à quémander <strong>des</strong> dol<strong>la</strong>rs et qu'une aide technique dans l'exploitation<br />

de certaines richesses naturelles, comme le pétrole par exemple, serait bienvenue<br />

d'autant que le président Bush se disait favorable à l'idée de faire [80] bénéficier l'industrie<br />

pétrolière soviétique du meilleur du know how américain.<br />

Ce n'était pas d'aujourd'hui que les deux Grands faisaient cause commune dans <strong>la</strong><br />

solution de graves crises régionales. Moscou avait été d'une persuasion efficace pour<br />

« sortir » les Cubains d'Ango<strong>la</strong> et les Vietnamiens du Cambodge, pour favoriser <strong>des</strong><br />

élections libres au Nicaragua que les Sandinistes al<strong>la</strong>ient perdre et dont ils al<strong>la</strong>ient<br />

respecter les résultats défavorables pour eux. Mais <strong>la</strong> gravité de <strong>la</strong> crise irakienne<br />

constituait un test autrement sérieux pour éprouver <strong>la</strong> nouvelle amitié américanosoviétique.<br />

Il ne faut pas conclure trop tôt à l'espèce de conversion <strong>des</strong> deux superpuissances<br />

en « superpartenaires », car le principal « allié » <strong>des</strong> États-Unis est peut-<br />

43 Le Monde, 11 septembre 1990.<br />

44 Ombre au tableau de <strong>la</strong> solidarité, l'URSS était l'une <strong>des</strong> puissances n'appliquant pas l'embargo<br />

sur <strong>la</strong> livraison <strong>des</strong> produits alimentaires en Irak. Voir <strong>la</strong> fin du chapitre VI sur les rapports américano-soviétiques<br />

pendant <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe de janvier-février 1991.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 88<br />

être bien <strong>la</strong> personnalité même de Mikhaïl Gorbatchev, continuant avec Bush ce qu'il<br />

avait réussi bril<strong>la</strong>mment avec Reagan. Tout le monde sait toutefois qu'une diplomatie<br />

personnelle comporte de <strong>la</strong> fragilité du fait de sa part de transitoire et même d'aléatoi-<br />

re.<br />

Si Gorbatchev tient le coup malgré les difficultés effroyables et cumu<strong>la</strong>tives qui<br />

sont son lot quotidien dans son pays, les chances restent re<strong>la</strong>tivement bonnes que se<br />

poursuive « <strong>la</strong> nouvelle pensée » soviétique en matière de politique internationale, et<br />

singulièrement dans les rapports de type duopo<strong>la</strong>ire avec les États-Unis. On n'ose dire<br />

en dépit de <strong>la</strong> crise du Golfe... À l'inverse, on ne trouve pas à celle-ci d'ingrédient<br />

propice à une résurgence du modèle ancien de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>... <strong>Les</strong> journaux du<br />

monde entier ont rendu public, sur photo, probablement le seul moment d'hi<strong>la</strong>rité de<br />

<strong>la</strong> conférence de Helsinki : Gorbatchev offrant à son présidentiel comparse <strong>la</strong> reproduction<br />

encadrée d'une caricature montrant les deux hommes en tenue de boxeur avec<br />

l'arbitre - dont <strong>la</strong> tête est un globe terrestre - levant à tous deux le bras du vainqueur,<br />

tandis qu'au tapis gît, morte, <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> en <strong>la</strong> forme d'une sorcière immonde...<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Du bon usage <strong>des</strong> sommets<br />

en période de non-Guerre <strong>froide</strong><br />

Depuis une quarantaine d'années, il n'est que normal d'avoir oublié l'origine du<br />

terme sommet pour désigner une rencontre politique au plus haut niveau, au sommet<br />

justement, entre chefs d'État et chefs de gouvernement <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> puissances, interface<br />

tôt réduite à deux participants, l'américain et le soviétique. Winston Churchill, à<br />

<strong>la</strong> fin de sa carrière parlementaire au début <strong>des</strong> années 1950, en avait frappé <strong>la</strong> formule<br />

(« summit meeting », puis simplement « summit ») pendant une campagne obstinée<br />

qu'il menait pour une rencontre entre les chefs politiques <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> puissances afin<br />

d'atténuer et, si possible, résoudre les problèmes graves qui les faisaient s'affronter à<br />

cette époque d'une [81] première Guerre <strong>froide</strong> battant alors son plein. De même que<br />

les conférences (comme on disait alors) Roosevelt-Staline-Churchill à Téhéran en<br />

1943, puis à Yalta et à Potsdam en 1945 avaient permis et animé <strong>la</strong> grande coalition<br />

victorieuse, ainsi, <strong>la</strong> vraie Paix pourrait être acquise de même façon en mettant fin à<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> qui lui tenait lieu de substitut fort insatisfaisant et même menaçant.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 89<br />

<strong>Les</strong> efforts de Churchill n'auront pas été complètement vains bien que lui-même<br />

ne pût participer au sommet à quatre (Royaume-Uni et France avec les deux Grands)<br />

qui s'est tenu à Genève à l'été 1955. Le sommet quadripartite suivant, aussi le dernier<br />

de l'histoire, qui devait se tenir à Paris cinq ans plus tard, en mai 1960, fut saboté dans<br />

les jours précédents par un Khrouchtchev, en pleine crise de véhémence, à <strong>la</strong> suite de<br />

l'incident d'un avion-espion américain abattu sur le territoire soviétique. Tous les<br />

sommets subséquents seront dorénavant à deux, entre les chefs politiques <strong>des</strong> États-<br />

Unis et de l'Union soviétique.<br />

La seule phase de l'après-<strong>guerre</strong> qui soit comparable à l'actuelle avec ses sept<br />

sommets en cinq ans est celle de <strong>la</strong> Détente, entre 1970-1975, avec cinq sommets 45 .<br />

La première période, plus longue, de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique (1945-1962) avait vu<br />

deux sommets à part ceux qu'on vient de mentionner (celui qui s'est tenu à Genève en<br />

1955 et celui qui n'eut pas lieu à Paris en 1960), soit en 1959, le sommet Eisenhower-<br />

Khrouchtchev à Camp David, aux États-Unis, précédé par une tournée de ce dernier<br />

dans ce pays et, enfin, le sommet Kennedy-Khrouchtchev à Vienne en 1961 pendant<br />

une visite européenne qu'effectuait le président <strong>des</strong> États-Unis.<br />

Dans l'assez longue phase de l'après-Guerre <strong>froide</strong> entre 1963-1970, il ne s'est tenu<br />

que le seul sommet Johnson-Kossyguine, à G<strong>la</strong>ssboro dans le New Jersey, en<br />

1967. La Paix <strong>froide</strong> de 1975-1979 n'a été marquée que d'une seule rencontre du genre,<br />

les entretiens Ford-Brejnev à Helsinki en 1975. La phase subséquente de <strong>la</strong> nouvelle<br />

Guerre <strong>froide</strong> 1979-1985 ne connaîtra également qu'un seul sommet, celui qui<br />

réunissait Carter et Brejnev à Vienne en 1979.<br />

Le grand champion, si l'on peut dire, <strong>des</strong> sommets est Gorbatchev avec sept participations<br />

(série qui n'est probablement pas terminée), ce qui est considérablement<br />

plus que son prédécesseur Brejnev (avec quatre) et les présidents Reagan (quatre également),<br />

Nixon et Bush (avec trois chacun). Selon l'expression du titre de ce chapitre,<br />

Gorbatchev paraît être celui <strong>des</strong> hommes d'État qui a su le plus faire « bon usage »<br />

<strong>des</strong> sommets - sans doute pour <strong>la</strong> raison principale qu'il en avait davantage besoin<br />

pour se maintenir au pouvoir et exécuter <strong>des</strong> projets aussi hardis de réformes intérieures.<br />

De ce relevé de dix-huit sommets depuis quelque [82] 35 ans, il ressort, de façon<br />

45 Ce sont les sommets Nixon-Brejnev à Moscou en mai 1972, à Washington en juin 1973, à Moscou<br />

en juillet 1974 ; puis le sommet Ford-Brejnev à V<strong>la</strong>divostok en novembre 1974, et les deux<br />

entretiens qu'eurent les mêmes hommes lors de <strong>la</strong> conférence de sécurité européenne à Helsinki<br />

en juillet-août 1975.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 90<br />

au moins suggestive, que les deux phases les plus fécon<strong>des</strong> en rencontres du genre ont<br />

été celles de <strong>la</strong> Détente (1970-1975) et de <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong> (1985-...). <strong>Les</strong> som-<br />

mets ne seraient pas florissants en pério<strong>des</strong> de forte tension. Au-delà de cette consta-<br />

tation, l'observation qui s'impose est que ce serait pour donner du « contenu » à <strong>la</strong><br />

détente que <strong>des</strong> sommets, s'appe<strong>la</strong>nt les uns les autres, tendraient à se multiplier.<br />

D'autre part, <strong>des</strong> sommets à un rythme annuel peuvent tendre, par un certain tour routinier,<br />

à voir leur importance s'émousser.<br />

Chacune de ces rencontres survenait selon <strong>des</strong> circonstances particulières 46 . Certains<br />

sommets signa<strong>la</strong>ient un tournant ou un aboutissant quand ils ne faisaient pas que<br />

confirmer <strong>des</strong> tendances en cours ou qu'enregistrer, par <strong>des</strong> traités, <strong>des</strong> résultats déjà<br />

acquis. Leur degré de réussite était d'ailleurs variable et on aurait pu <strong>la</strong> coter : bonne,<br />

moyenne, médiocre ou imprécise - le sabotage par anticipation du sommet de Paris en<br />

1960 marquant l'insuccès absolu et l'indice évident d'une très forte tension. Des sommets,<br />

plutôt rares et parfois plus ou moins improvisés, eurent lieu à l'occasion de visites<br />

ou de tournées à l'étranger d'un <strong>des</strong> deux chefs d'État, mais <strong>la</strong> plupart avaient été<br />

p<strong>la</strong>nifiés longtemps à l'avance et même minutieusement préparés. Le trait le plus<br />

commun de tous les sommets est leur grande brièveté : deux ou trois jours, parfois<br />

même un seul comme ce fut le cas pour le dernier de <strong>la</strong> série (le 9 septembre 1990),<br />

celui de Helsinki.<br />

Jamais à court d'un mot lorsqu'ils en ont besoin pour désigner une réalité nouvelle<br />

en ses spécificités propres, <strong>des</strong> Américains ont inventé le néologisme de summitry<br />

pour qualifier cette pratique internationale d'un usage, somme toute, assez peu fréquent<br />

mais à tendance récurrente dans l'après-Seconde Guerre mondiale. Summitry ne<br />

constitue pas un concept proprement analytique qui distinguerait, par exemple, l'art de<br />

<strong>la</strong> technique d'une telle pratique de négociation, <strong>la</strong> raison d'être de l'initiative ou les<br />

effets recherchés ou produits, les comportements <strong>des</strong> acteurs ou les décisions communes<br />

qui se prennent ou achoppent, etc. Il ne s'agit pas d'une notion scientifique,<br />

mais d'un terme de désignation porteur d'une qualité évocatrice de présence humaine.<br />

Theodore C. Sorensen, un <strong>des</strong> conseillers les plus en vue et, évidemment, parmi<br />

« the best and the brightest » de l'entourage du président Kennedy a récemment proposé<br />

un couple verbal pour le moins suggestif en rapprochant du néologisme summi-<br />

46 Pour une présentation moins sèche et même quelque peu détaillée, voir nos deux livres précédents<br />

: pour les sommets de <strong>la</strong> période de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique, La Guerre <strong>froide</strong> inachevée<br />

(1971) ; et pour ceux de <strong>la</strong> période postérieure, La Guerre <strong>froide</strong> recommencée (1996).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 91<br />

try le terme de symmitry 47 . Cette association de termes permet d'établir <strong>la</strong> liaison<br />

imagée entre l'idée duopo<strong>la</strong>ire elle-même et le comportement <strong>des</strong> acteurs en situation,<br />

ce que nous exposions différemment au chapitre I. Elle permet encore d'aller plus<br />

avant dans <strong>la</strong> distinction à établir entre <strong>la</strong> fonction générale <strong>des</strong> [83] sommets de leur<br />

pratique institutionnelle, ainsi que de certains traits spécifiques qu'on peut dégager à<br />

l'observation d'un long usage à répétitions aussi multiples que dix-huit rencontres du<br />

genre en 35 ans, soit une à tous les deux ans en moyenne.<br />

Cette dernière précision est une autre façon de distinguer leur utilité immédiate et<br />

circonstancielle dans l'instant d'avec leur modus operandi dans <strong>des</strong> arrangements<br />

structurels généraux aussi peu développés que ceux qui caractérisent <strong>la</strong> communauté<br />

internationale. On avancera d'abord qu'en rapport à l'utilité ou à l'importance <strong>des</strong><br />

sommets, et malgré <strong>la</strong> sériation imposante que nous venons d'en faire pour caractériser<br />

<strong>la</strong> phase actuelle de <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong>, il n'est pas sûr que ces rencontres épisodiques<br />

soient nécessairement les événements les plus marquants dans l'évolution <strong>des</strong><br />

rapports inter-Grands. En revanche, ils en restent tout de même les plus utiles et significatifs<br />

points de repère. En tout cas, l'utilité discernable ou <strong>la</strong> portée générale d'un<br />

sommet en particulier s'apprécient généralement mieux par <strong>la</strong> comparaison avec celui<br />

qui l'a précédé et l'autre qui le suivra, car il arrive qu'un sommet soit suivi d'un cours<br />

d'événements al<strong>la</strong>nt en sens contraire de ce qui était prévisible ou espéré. Mais, par<br />

rapport à quoi établir ces échelles d'importance ou d'utilité ? Si l'on répond dans le<br />

sens de l'intérêt propre de tel ou tel analyste, ce barème peut varier selon, par exemple,<br />

qu'il a à l'esprit <strong>la</strong> mesure <strong>des</strong> résultats objectifs et quantifiables de l'arms control,<br />

plutôt que <strong>la</strong> saisie générale <strong>des</strong> ambiances de tension/détente ou <strong>des</strong> évolutions de<br />

crises, etc. 48 .<br />

47 L'auteur définit le terme ainsi : « Symmetry here refers to parallel actions, objectives and results<br />

: the United States takes a step and the Soviet Union refrains from, a measure and the United<br />

States refrains from a like measure ». Plus loin, il précise qu'il ne s'agit pas d'« équivalence<br />

morale ». Car « we cannot equate the values of two systems that operate at such different levels<br />

of respect for human rights and ethical restraints ». À un autre pôle analytique, il fait encore observer<br />

: « We are not p<strong>la</strong>ying a zero-sum game, in which anything that helps the Soviet Union<br />

hurts the United States. A Soviet society more open to Western capital and culture is also more<br />

open to Western ideas and influence » (Theodore C. Sorensen, « Symmetry, not summitry »,<br />

New York Times Magazine, 26 juin, 1988).<br />

48 Sur l'argument que l'arms control est conditionné par, plutôt qu'il ne conditionne, l'état <strong>des</strong> rapports<br />

politiques généraux entre les deux Grands, voir le témoignage « sceptique » d'un négociateur-chef<br />

américain sur les questions de désarmement et d'arms control, Kenneth L. Adelman :<br />

The great universal embrace (comportant comme sous-titre : Arms summity - A skeptical account),<br />

New York, Simon and Schuster, 1988).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 92<br />

L'habituelle grisaille, légèrement optimiste, <strong>des</strong> communiqués officiels de fin de<br />

rencontre, ne dissimule pas entièrement les avantages certains à ce que les leaders<br />

suprêmes <strong>des</strong> superpuissances en viennent à se rencontrer en tête à tête. Comme, par<br />

exemple : apprendre à se connaître en interface, faire fondre <strong>des</strong> préventions person-<br />

nelles mal ou peu fondées, éliminer <strong>des</strong> malentendus passés ou éc<strong>la</strong>ircir <strong>des</strong> équivo-<br />

ques de situation, etc. Certes, on ne dispose jamais d'indices très fermes pour stipuler<br />

de pareils effets bénéfiques, mais il n'est pas déraisonnable non plus de penser que ce<br />

qui peut se produire, de fait doit bien aussi se produire parfois... <strong>Les</strong> grands leaders<br />

tenant à projeter une image positive d'eux-mêmes, s'efforcent de part et d'autre (communiqués<br />

communs, conférences de presse conjointes, bains de foule, prestations<br />

médiatiques, etc.) de confirmer l'impression d'une bonne volonté agissante auprès <strong>des</strong><br />

alliés et amis, <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions de l'autre camp ou bloc, ou <strong>des</strong> tiers « non-alignés ».<br />

En tout cas, il n'est guère indiqué de sembler vouloir abuser du tapage médiatique.<br />

Quand <strong>des</strong> éléments de pompe et de parade prennent trop d'importance dans les àcôtés<br />

<strong>des</strong> sommets, <strong>des</strong> observateurs [84] critiques ne manquant pas de signaler ces<br />

manques de substance ou encore de fondement pour les promesses d'avenir. Ces observations<br />

ne détruisent pas <strong>la</strong> conclusion générale que, si les perceptions popu<strong>la</strong>ires<br />

de l'antagonisme international fondamental de l'époque peuvent ne pas gagner tellement,<br />

ces mêmes perceptions n'y perdent certes pas, non plus, à pouvoir, de temps à<br />

autre, incorporer l'image de deux « visages humains » en intense convivialité.<br />

Considérons enfin <strong>la</strong> question par l'autre bout, celui de l'utilité fonctionnelle pour<br />

<strong>la</strong> communauté internationale elle-même. <strong>Les</strong> sommets sont le lieu et l'occasion visibles<br />

du duopole en action, phénomène d'une grande intensité, à défaut de <strong>la</strong> structure<br />

inespérée d'un gouvernement mondial. L'idée de dualité et de symétrie se retrouve<br />

dans toutes les expressions synonymes : condominium, duumvirat, dyarchie, bipo<strong>la</strong>rité,<br />

binôme et, tout récemment, bipartenariat, terme pléonastique comme bipo<strong>la</strong>rité.<br />

Bref, les sommets sont l'expression de <strong>la</strong> première règle explicite du régime duopo<strong>la</strong>ire<br />

: tenir compte de l'autre. Cette exigence ne s'impose pas seulement pour ce qu'il<br />

faut faire, mais aussi comme une nécessité de système. L'annonce d'une prochaine<br />

négociation, rare du fait de l'irrégu<strong>la</strong>rité même de <strong>la</strong> procédure, dégage dans les deux<br />

capitales en cause <strong>des</strong> énergies politiques nouvelles et stimule l'imagination diplomatique.<br />

<strong>Les</strong> représentations diverses que font les alliés et les clients entrent aussi en<br />

ligne de compte. Un caractère commun se retrouve dans tous les sommets qui réussissent<br />

: <strong>des</strong> résultats positifs ne se produisent que sur les points qui sont arrivés au stade


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 93<br />

d'ententes au moins virtuelles, auxquelles ne manquent que les dernières explicita-<br />

tions formelles ou même l'occasion d'une proc<strong>la</strong>mation solennelle et non seulement<br />

officielle. La fixation au calendrier d'un sommet présente quelque chose d'analogue à<br />

l'annonce de <strong>la</strong> date du déclenchement d'élections générales en système démocratique<br />

: soit <strong>la</strong> promesse ou <strong>la</strong> simple éventualité d'un nouveau départ. Sans l'éprouver<br />

de cette façon, chacun <strong>des</strong> participants à un sommet, surtout si d'autres rencontres<br />

doivent les réunir à nouveau, se trouve à jouer un peu le rôle inconscient de précepteur<br />

de son homologue...<br />

<strong>Les</strong> sommets inter-Grands peuvent aussi s'analyser globalement comme une façon<br />

d'absorber par le haut, du moins provisoirement, les problèmes re<strong>la</strong>tifs à leur rivalité<br />

mais aussi ceux qui affectent les gouvernements et popu<strong>la</strong>tions <strong>des</strong> États tiers. Dans<br />

les consultations que les parties mènent avant les sommets auprès <strong>des</strong> amis et alliés,<br />

l'intention paraît souvent très nette de raffermir plutôt <strong>des</strong> adhésions à leur camp que<br />

de réviser leurs positions ou décisions déjà prises. La remarque suivante, rédigée en<br />

1985, reste encore vraie à <strong>la</strong> phase postérieure de cette [85] non-Guerre <strong>froide</strong>, mais<br />

sous <strong>la</strong> réserve qu'il conviendrait d'adapter une sourdine à ses trois derniers mots :<br />

« Ces gran<strong>des</strong> opérations diplomatiques n'excluent en aucun temps le double <strong>la</strong>ngage<br />

: l'officiel et l'institutionnel, l'officieux et le personnel. Non plus que les échanges<br />

constants d'informations entre spécialistes et experts à différents niveaux. Jamais dans<br />

l'histoire, deux grands adversaires déc<strong>la</strong>rés ne se seront autant, et pendant si longtemps,<br />

parlé sur les objets permanents et changeants de leur mauvaise querelle qui a<br />

fini par devenir une partie de leur être propre et même par constituer deux espèces de<br />

civilisations de négation mutuelle 49 ». De ces observations, il restera toujours bien<br />

quelque chose en situation nouvelle de non-Guerre <strong>froide</strong>, mais qui, pour l'heure, reste<br />

assez difficile à déterminer - sans compter que toute l'histoire de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> a<br />

assez montré ses caractères inhérents de récurrence et de possible intensification.<br />

Dans Le Cid, Pierre Corneille met ces mots dans <strong>la</strong> bouche de don Rodrigue : « ...<br />

et le combat cessa faute de combattants ». Si <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> semble être « morte »<br />

une seconde fois, cette fois-ci par défaut d'un <strong>des</strong> deux combattants, il n'est pas dit<br />

que cet ex-combattant ne soit pas resté une superpuissance militaire, ni, conséquemment,<br />

que devront cesser de se perpétuer les rencontres au sommet entre les deux<br />

Grands. Cette prévision n'est pas contredite du fait que, selon d'autres points de vue<br />

49 La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recommencée, p. 264-265.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 94<br />

(géo-démographique, économique, financier, etc.), les caractères multipo<strong>la</strong>ire et oli-<br />

gopolistique de l'ensemble de <strong>la</strong> communauté mondiale vont d'évidence continuer à<br />

s'accentuer.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Sur une conclusion (très provisoire)<br />

qui ne termine rien...<br />

Jetant un regard en arrière sur une prospective qu'il avait esquissée il y a vingt<br />

ans, Daniel Bell établissait ce constat : « La vieille <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> touche à sa fin et les<br />

alliances ou subordinations d'antan se défont 50 ». Plus hardi, nous avons soutenu<br />

qu'elle était « morte » deux fois : en 1962 par le risque exorbitant <strong>des</strong> Soviétiques<br />

instal<strong>la</strong>nt leurs missiles à Cuba : puis, en 1989, lorsque furent crevés le Mur de Berlin<br />

érigé en 1961, puis les lignes étanches entre les deux Allemagnes, ainsi que l'opaque<br />

« rideau de fer » séparant, à <strong>la</strong> diagonale les deux Europes, « depuis Stettin en Polo-<br />

gne jusqu'à Trieste sur l'Adriatique », avait précisé Winston Churchill dès 1946.<br />

La proposition que <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> est finie, aussi affirmative qu'elle soit, ne peut<br />

fonder les réponses aux sous-questions complémentaires : « Est-elle vraiment, effec-<br />

tivement finie ? Et si oui, qui l'a gagnée ? » Plus haut, nous avons fait bon marché<br />

d'une réponse tout à fait incontestable [86] à <strong>la</strong> première sous-question, tout étant<br />

question de définition initiale et de divers usages sémantiques dans <strong>la</strong> dénomination<br />

métaphorique d'un objet aussi difficile à circonscrire analytiquement qu'une <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong>. La réponse à <strong>la</strong> seconde sous-question exigeait peut-être moins de hardiesse à<br />

<strong>la</strong> condition de s'en sortir avec une proposition alternante 51 . Mais <strong>la</strong> phase actuelle,<br />

commençant avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et se confirmant quel-<br />

ques mois plus tard avec le sommet de Genève en novembre 1985, ne trouvait pas<br />

dans le <strong>la</strong>ngage courant de l'actualité internationale sa dénomination naturelle, à<br />

50 Sous <strong>la</strong> rubrique « Face à l'imprévisible », voir les scénarios de Daniel Bell, Le Débat, 60 (numéro<br />

du 10e anniversaire) mai-août 1990, Paris, Gallimard, p. 195.<br />

51 Comme lorsque nous écrivions au début de ce chapitre : « Par hypothèse initiale, on pourrait<br />

tout de même risquer cette proposition : s'il est certain que l'Union soviétique et le camp oriental<br />

n'ont pas davantage gagné <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> seconde manière que <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssique », il ne s'ensuit<br />

pas que les États-Unis et le camp occidental l'auraient, eux, strictement gagnée dans <strong>la</strong> même<br />

proportion ou pour <strong>des</strong> raisons correspondantes mais inverses ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 95<br />

moins de répéter <strong>la</strong> notion de Détente, affadie à force d'usage et qui convenait mieux<br />

à <strong>la</strong> tranche <strong>des</strong> années 1970-1975, qualifiée par nous de « La Détente en opération<br />

(1970-1975) : d'Erfurt à Helsinki 52 ». Aussi, pour <strong>la</strong> phase actuelle, préférions-nous<br />

parler de « non-Guerre <strong>froide</strong> ». La négation de l'expression nous paraissait, par sa<br />

neutralité même, moins contestable que l'affirmation trop nette de <strong>la</strong> « fin de <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> ». Cette dernière formu<strong>la</strong>tion, par son caractère absolu, comportait cet autre<br />

inconvénient d'ouvrir <strong>la</strong> porte aux spécu<strong>la</strong>tions récentes sur le thème cher à <strong>la</strong> pensée<br />

hégélienne au sujet de <strong>la</strong> « fin de l'Histoire », sur lequel nous reviendrons en annexe.<br />

La base <strong>des</strong> prémisses sur <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> est trop faible pour supporter un<br />

tel conséquent sur <strong>la</strong> fin de l'Histoire.<br />

D'ailleurs, spécialistes et observateurs <strong>des</strong> rapports entre les deux superpuissances<br />

ne sont pas enclins à enjamber une aussi <strong>la</strong>rge extrapo<strong>la</strong>tion. « L'URSS, quelles que<br />

soient ses difficultés présentes, ne sortira pas de l'histoire, écrit Dominique David.<br />

<strong>Les</strong> États-Unis, quels que soient leurs accès récurrents d'iso<strong>la</strong>tionnisme, ne se retireront<br />

pas du monde. Mais le binôme-roi de quarante années de duopole nucléaire ne<br />

fonctionnera plus comme avant 53 ». Pour sa part, affirme Daniel Co<strong>la</strong>rd, « les armes<br />

nucléaires, <strong>la</strong> dissuasion, restent indispensables pour maintenir <strong>la</strong> paix dans <strong>la</strong> liberté<br />

et <strong>la</strong> sécurité. La rivalité soviéto-américaine ne cessera pas ; elle changera seulement<br />

de modalités. Chaque État continuera à défendre ses intérêts nationaux, avec ou sans<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> 54 ». Si c'est bien l'effondrement graduel de l'État soviétique, par épuisement<br />

de son économie, qui a entraîné sa « sortie » obligée de <strong>la</strong> dialectique soutenue<br />

de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, il n'en demeure pas moins que l'autre Grand, qui affronte, lui<br />

aussi, de gran<strong>des</strong> difficultés sans en être rendu là, doit pour sa part s'ajuster à cette<br />

espèce de contre-coup, opérant comme en creux, <strong>des</strong> problèmes soviétiques internes,<br />

toujours s'aggravant et se multipliant 55 . <strong>Les</strong> États-Unis ont besoin d'un certain sou<strong>la</strong>-<br />

52 Voir le chapitre Il de La Guerre <strong>froide</strong> recommencée, p. 83-131 ou ici même en abrégé, le chapitre<br />

II, section Il.<br />

53 Dominique David, « Après <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> : fondements pour une nouvelle sécurité » dans La<br />

fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, (sous <strong>la</strong> direction de Charles-Philippe David), Québec, Centre québécois<br />

de re<strong>la</strong>tions internationales et Paris, Fondation pour les étu<strong>des</strong> de défense nationale, 1990, p. 38.<br />

54 Daniel Co<strong>la</strong>rd, « Une idée nouvelle : <strong>la</strong> sécurité négociée et contrôlée par le désarmement »,<br />

ibid., p. 112.<br />

55 Il nous semble que deux scho<strong>la</strong>rs américains ont donné <strong>la</strong> note juste d'un tel ajustement, guidé<br />

par une méfiance mesurée, dans <strong>la</strong> conclusion d'une étude justement intitulée « America's "New<br />

thinking" » : « The American public is ready to accept that fundamental change in the U.S.S.R.<br />

can truly come to pass ; it is also ready to accept that change may prove a chimera (...) It is too<br />

soon - much too soon - to make decisions or start acting on the assumption that the Soviets


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 96<br />

gement <strong>des</strong> coûts divers et énormes qu'ils ont dû payer depuis une génération pour ne<br />

pas perdre <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> 56 . <strong>Les</strong> coûts divers du management américain de <strong>la</strong><br />

conduite de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> frisaient <strong>la</strong> limite de leurs possibilités dans <strong>la</strong> lutte [87]<br />

duopo<strong>la</strong>ire ; ceux d'un monopole tuté<strong>la</strong>ire et universel seraient prohibitifs et peut-être<br />

suicidaires.<br />

À l'époque de <strong>la</strong> naissance de <strong>la</strong> première Guerre <strong>froide</strong>, <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssique »,<br />

Raymond Aron avait ainsi exprimé le paramètre essentiel de l'équation instable du<br />

monde international d'après-<strong>guerre</strong> : « Guerre improbable, paix impossible 57 ». Dans<br />

le dernier de ses livres écrits sur le même sujet, il maintenait toujours cette proposition<br />

et précisait que s'il avait tenté de prévoir <strong>la</strong> durée du phénomène, il l'aurait fait de<br />

cette façon : « La rivalité durerait tant que le régime soviétique lui-même durerait en<br />

son essence 58 ». Comme c'est précisément ce que les événements <strong>des</strong> derniers temps<br />

mettent si profondément en cause en Union Soviétique, nous serions enclin à inverser<br />

<strong>la</strong> formule en disant plutôt : « Guerre impossible, paix improbable ». La première<br />

partie de cette proposition nous semble incontestable au moins tant que le gorbatchevisme<br />

sera <strong>la</strong> politique étrangère officielle de l'URSS 59 . La seconde partie (« ... paix<br />

improbable ») relève moins de l'évidence surtout si on ne l'applique pas strictement<br />

qu'aux effets de <strong>la</strong> perestroïka dans l'Europe de l'Est et en rapport au statut de l'Allemagne<br />

déjà réunifiée en moins d'une année. N'oublions pas, en effet, que les théâtres<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> n'ont jamais été confinés au continent où elle est née et que tantôt<br />

l'un, tantôt l'autre Grand ont été parfois amenés à agir ou même à s'opposer par personnes<br />

interposées...<br />

mean what they now say. It is not too soon to begin some new thinking about the possibility »<br />

(Daniel Yankelovich et Richard Smoke, Foreign Affairs, vol. 67, n° 1, 1988, p. 17).<br />

56 L'aveu en est parfois fait sur le ton d'une brutale candeur. Ainsi par le professeur Ronald Steel<br />

de l'Université de Southem California : « We, too, no less than the Soviets, need to drawn down<br />

the cold war. For half a century, we have been on a war or semiwar footing. This has distorted<br />

and weakened our economy. While we build arms for our competition with the Soviets, our factories<br />

no longer produce goods the world wants to buy, our cities are deteriorating and our social<br />

fabric is unraveling.<br />

If anyone « won » the cold war, it has been our allies : Japan, which chose to sit it out and<br />

concentrate to be rich, and Western Europe which kept military spending within tightly controlled<br />

fimits » (« Moscow : end the cold war », The New York Times, 11 décembre, 1988).<br />

57 Dans Le Grand schisme, Paris, Gallimard, 1948.<br />

58 Raymond Aron, <strong>Les</strong> dernières années du siècle, Paris, Julliard, 1984, p. 175.<br />

59 Une hypothèse contraire reste concevable dans <strong>des</strong> futurs inconnus, à plus ou moins long terme :<br />

bien qu'il n'y ait pas de tradition bonapartiste en Russie soviétique, est toujours imaginable une<br />

révolution militariste-policière qui serait dans <strong>la</strong> tradition mixte tsariste-staliniste...


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 97<br />

* * *<br />

Quant au rapport systémique parité <strong>des</strong> forces technico-militaires entre les deux<br />

Grands comme facteur favorable à <strong>la</strong> détente (et l'inverse, l'écart ou disparité comme<br />

facteur propice à <strong>la</strong> tension), qui a tenu une p<strong>la</strong>ce centrale dans notre explication <strong>des</strong><br />

comportements <strong>des</strong> deux Grands en position de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> 60 , il a déjà été observé<br />

plus haut que <strong>la</strong> période actuelle de non-Guerre <strong>froide</strong> (1985-...) confirmerait ce qui<br />

était particulièrement notable à d'autres moments de détente et singulièrement à <strong>la</strong><br />

phase portant ce nom, « La Détente en opération » entre 1970 et 1975.<br />

Mais cette re<strong>la</strong>tion de causalité parité/détente (ou son inverse écart/tension), qui<br />

ne s'analysait pas en déterminisme mais en régu<strong>la</strong>rité tendancielle, que devient-elle<br />

lorsqu'un <strong>des</strong> deux duopoleurs passe par une instabilité suffisamment grande pour<br />

faire craindre chez lui à un chaos généralisé ? Il ne conviendrait pas à <strong>la</strong> sauvette<br />

d'une fin de chapitre d'y aller de ses propres scénarios 61 .<br />

On se contentera plutôt d'une observation semb<strong>la</strong>nt manquer de c<strong>la</strong>rté puisqu'elle<br />

s'appuie sur <strong>des</strong> faits ambivalents : le facteur général d'une re<strong>la</strong>tive stabilisation inter-<br />

ne de chacun <strong>des</strong> duopoleurs constituant <strong>la</strong> pré-condition au libre jeu duopo<strong>la</strong>ire, dès<br />

lors que le régime d'un [88] duopoleur passe par une sérieuse crise d'instabilité, l'évo-<br />

lution du jeu duopo<strong>la</strong>ire perd beaucoup en prévisibilité. On n'en saurait ni craindre le<br />

pire, ni espérer le mieux : quelque chose entre les deux... ? C'est en ce principal sens<br />

qu'une situation de non-Guerre <strong>froide</strong> comme <strong>la</strong> présente n'est pas tellement plus ras-<br />

surante que lorsqu'elle oscil<strong>la</strong>it en tendances, mutuellement contrô<strong>la</strong>bles et contrôlées,<br />

vers <strong>la</strong> tension et vers <strong>la</strong> détente. Alors, jouaient ou pouvaient jouer les tendances<br />

cycliques. Maintenant, il y a risque de ne pouvoir même pas les discerner.<br />

60 Ce rapport a été étudié dans nos livres précédents : dans La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> inachevée (comprenant<br />

<strong>des</strong> graphiques illustratifs, p. 210-220) ; dans La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recommencée (p. 262-263,<br />

275, 279-280).<br />

61 Ainsi que le fait Zbigniew Brzezinski dans son ouvrage The grand failure, New York, Charles<br />

Scribner's Son, 1989 (5 scénarios) ou dans « Will the Soviet Empire self-<strong>des</strong>truct ? », The New<br />

York Times Magazine, 26 février 1989 (4 scénarios).


[91]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 98<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Deuxième partie<br />

Explications, prolongements<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

et conséquences


[93]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 99<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Deuxième partie : Explications, prolongements et conséquences<br />

Chapitre IV<br />

Le gorbatchevisme : exposition,<br />

implosion, explosion<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Quelle que soit <strong>la</strong> conception que l'on ait de l'expression commode de « <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> », deux constatations se dégagent en grande c<strong>la</strong>rté : 1. après <strong>la</strong> crise de Cuba<br />

qui avait tué en 1962 <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique, <strong>la</strong> nouvelle Guerre <strong>froide</strong> va paraître,<br />

à son tour, terminée ou dépassée quelque 25 ans plus tard par le <strong>la</strong>ncement de <strong>la</strong> pe-<br />

restroïka, peut-être même cette fois-ci, de façon définitive ; 2. les profonds et persis-<br />

tants bouleversements <strong>des</strong> politiques et du régime soviétiques sous Gorbatchev sont <strong>la</strong><br />

cause principale et même déterminante de cette heureuse évolution au p<strong>la</strong>n européen<br />

et mondial.<br />

<strong>Les</strong> chapitres précédents ont proposé une interprétation systémique de ce premier<br />

phénomène, tandis que le présent chapitre avancera une explication d'un type causal,<br />

se situant à un autre niveau de <strong>la</strong> seconde constatation. Des développements subsé-<br />

quents examineront donc <strong>la</strong> situation internationale en Europe, puis hors d'Europe et,<br />

singulièrement, l'occupation du Koweït par l'Irak, affaire d'une très grande gravité


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 100<br />

dans une époque qui commençait à peine à considérer <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> comme révo-<br />

lue et réduite à l'état de mauvais souvenir. Mais il s'agissait d'un conflit atypique de<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ; c'était en fait, plutôt tout le contraire, les deux Grands ne s'y étant pas<br />

affrontés, ayant agi plutôt de concert ou, mieux, en concertation avec d'autres puis-<br />

sances sous l'égide <strong>des</strong> Nations unies.<br />

[94]<br />

Succession en douce et « nouvelle pensée »<br />

en politique étrangère<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Pour <strong>la</strong> première fois peut-être en cet après-<strong>guerre</strong>, ce qui survient à l'intérieur de<br />

l'Union soviétique commande aussi directement l'interprétation de sa politique étran-<br />

gère et spécialement de ses re<strong>la</strong>tions avec l'autre Grand : d'où s'impose une observa-<br />

tion initiale de méthode. C'est sous son aspect de globalité que l'évolution interne de<br />

l'URSS doit d'abord être prise en compte, et non pas tellement par certains actes spé-<br />

cifiques, fussent-ils importants, de sa politique étrangère et qui prennent ainsi l'aspect<br />

de conséquents. Toutefois d'un point de vue plus complet, il faudrait examiner également<br />

l'évolution interne <strong>des</strong> États-Unis de même façon (le reaganisme en matière de<br />

politique extérieure et de défense...) ; mais, outre que cette question se trouvait impliquée<br />

dans <strong>la</strong> présentation déjà faite <strong>des</strong> rapports inter-Grands, ce facteur de <strong>la</strong> politique<br />

intérieure <strong>des</strong> États-Unis n'a pas une portée comparable à celui <strong>des</strong> bouleversements<br />

globaux affectant, ces dernières années, <strong>la</strong> vie politique interne <strong>des</strong> Soviétiques.<br />

Il fal<strong>la</strong>it aussi, évidemment, qu'il y eût volonté <strong>des</strong> Américains d'inaugurer cette<br />

nouvelle époque de non-Guerre <strong>froide</strong>.<br />

En bref, c'est donc avant tout <strong>la</strong> « révolution » gorbatchevienne en Union soviétique,<br />

puis se propageant en Europe de l'Est, qui a causé <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> seconde Guerre<br />

<strong>froide</strong>. Une telle situation fait surgir ce paradoxe frappant d'une superpuissance mondiale,<br />

qui l'est restée au p<strong>la</strong>n militaire, tout en se trouvant en très grave danger de dislocation<br />

interne. Et pour une première raison, n'apparaissant pas peu exacte dans son<br />

simplisme même : cette superpuissance s'est, à <strong>la</strong> longue, « ruinée » dans une conduite<br />

de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » dont elle finissait par n'avoir plus « les moyens »...


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 101<br />

Un homme fut au principe et reste au cœur <strong>des</strong> bouleversements réformistes, et<br />

autoproducteurs aurait-on en vie de dire, qu'il a déclenchés en URSS dès le moment<br />

que parut assurée son accession au pouvoir suprême à l'âge de 54 ans : Mikhaïl Gor-<br />

batchev. Mais c'est le gorbatchevisme, entendu davantage comme <strong>la</strong> substance même<br />

de mesures hardiment novatrices que comme l'ascendant réel d'un leader charismati-<br />

que, qui intéresse l'analyse au premier chef. Pur produit, par surcroît fort précoce, de<br />

l'appareil, il avait fait une montée politique fulgurante ce « jeune homme au royaume<br />

<strong>des</strong> gérontes 62 ». Depuis lors, le nouveau Secrétaire général du PCUS fait face en-<br />

vers et contre tout : contre vents, ayant parfois <strong>la</strong> violence de torna<strong>des</strong>, et marées,<br />

envahissantes comme les inondations en pays p<strong>la</strong>t.<br />

L'homme tient bon. Il en impose surtout à l'étranger qui le comble de publicité<br />

avantageuse et de hautes distinctions internationales, tandis qu'à l'intérieur, où s'ac-<br />

cumulent échecs et s'étirent dé<strong>la</strong>is, il est [95] vertement critiqué/pour « ne pas livrer <strong>la</strong><br />

marchandise » (au propre et au figuré) - ce qui ne l'empêche pas de se voir conférer<br />

en bonne et due forme <strong>des</strong> pouvoirs spéciaux de plus en plus <strong>la</strong>rges dans l'espoir, jus-<br />

tement, d'éviter l'instauration d'une dictature ! Paradoxalement, et le temps que ce<strong>la</strong><br />

pourra durer, il restera cette espèce de super-vedette mondiale, seule de son espèce.<br />

Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner <strong>des</strong> jugements extravagants qu'on entend à son<br />

sujet : tel celui d'être « l'ultime apprenti sorcier du soviétisme », ou cet autre à propos<br />

de sa réforme qui « se déroule comme un po<strong>la</strong>r dont il serait à <strong>la</strong> fois l'auteur et le<br />

détective génial 63 » !<br />

Un premier scepticisme de bon aloi dans les milieux politiques occidentaux sur le<br />

sérieux et l'ampleur du réformisme interne aurait duré plus longtemps si, très tôt, le<br />

nouveau maître du Kremlin n'avait pas donné autant d'indications éc<strong>la</strong>tantes en politique<br />

extérieure de <strong>la</strong> fin de l'aventurisme brejnevien : retrait <strong>des</strong> forces militaires de<br />

l'Afghanistan ; soutien <strong>des</strong> politiques occidentales re<strong>la</strong>tives à l'évacuation vietnamienne<br />

du Cambodge et cubaine d'Afrique australe, puis au règlement négocié <strong>des</strong><br />

conflits entremêlés dans <strong>la</strong> corne de l'Afrique. On peut porter à son crédit bien d'au-<br />

62 Selon l'expression de Michel Tatu dans Gorbatchev : l'URSS va-t-elle changer ? Paris, Le Centurion,<br />

1987, p. 80.<br />

63 La première citation est de l'auteur anonyme, Z, d'un article « To the Stalin Mausoleum », Daedalus,<br />

hiver 1989-1990 ; <strong>la</strong> seconde, de Serge Moscovici, dans sa contribution à <strong>la</strong> tribune « Face<br />

à l'imprévisible. mille milliards de scénarios », Le Débat n° 60, mai-août 1990, p. 218. L'auteur<br />

venait d'écrire « un gigantesque Rorschach, voilà ce qu'est devenue notre p<strong>la</strong>nète » et « <strong>la</strong><br />

réforme Gorbatchev, qui en fait partie se déroule... » (suite dans le texte cité).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 102<br />

tres résultats : fin de l'application de <strong>la</strong> « doctrine Brejnev » à l'égard <strong>des</strong> satellites de<br />

l'Europe de l'Est ; acceptation d'une nouvelle attitude re<strong>la</strong>tive aux droits de l'homme,<br />

enfin dégagée du principe absolu de non-ingérence dans les affaires internes ; émission<br />

de visas d'émigration à de nombreux citoyens soviétiques, ainsi qu'autorisation à<br />

l'homme-symbole Sakharov de voyager à l'étranger ; tolérance et même sympathie<br />

accordées aux expériences polonaise et hongroise sur <strong>la</strong> voie cahoteuse de <strong>la</strong> démocratie<br />

à retrouver.<br />

La série <strong>des</strong> sommets inter-Grands, ainsi que leur suivi non moins que ce qui les<br />

avait rendu possibles et même nécessaires, montrait assez que les p<strong>la</strong>idoyers en faveur<br />

de <strong>la</strong> limitation, puis d'une réduction partielle, <strong>des</strong> armements, n'étaient pas <strong>des</strong><br />

procédés de propagande. L'on pouvait croire sur parole le ministre <strong>des</strong> Affaires étrangères,<br />

Edouard Chevarnadze affirmant avec conviction : « La lutte entre les deux systèmes<br />

ne peut plus être considérée comme <strong>la</strong> tendance principale de notre époque<br />

64 ». Il faut tourner <strong>la</strong> page.<br />

À vrai dire, hommes d'État et diplomates de l'Ouest furent forcés d'admettre que<br />

<strong>la</strong> direction soviétique avait enfin une conscience c<strong>la</strong>ire d'avoir perdu <strong>la</strong> compétition<br />

économique, de ne pouvoir gagner <strong>la</strong> lutte idéologique et, même par-<strong>des</strong>sus tout, de<br />

ne pouvoir poursuivre <strong>la</strong> lutte pour <strong>la</strong> supériorité technico-militaire. <strong>Les</strong> états de parité<br />

atteints et confirmes au cours <strong>des</strong> deux Guerres <strong>froide</strong>s n'auraient d'autre objet,<br />

plutôt vain, que celui de leur propre perpétuation. La nouvelle pensée en matière [96]<br />

de politique étrangère avait donc préludé aux décisions cruciales à prendre en vue<br />

d'un profond réformisme intérieur ; elle l'accompagnera dans <strong>la</strong> suite, à <strong>la</strong> façon d'un<br />

duo inséparable. Avec l'adjonction d'un nouveau principe, <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost ou transparence,<br />

<strong>la</strong> célèbre perestroïka, devenant tôt option synthèse et omnibus, paraîtra comme <strong>la</strong><br />

pointe du triangle dont les deux autres points d'angle avaient noms nouvelle politique<br />

et g<strong>la</strong>snost.<br />

Le moment est venu de faire l'exposition quelque peu plus systématique du contenu<br />

de ce vocable exotique d'époque, gorbatchevien par excellence. Mais non sans<br />

avoir attiré l'attention sur le choix du terme perestroïka ou « re-structuration » de ce<br />

qui est déjà structuré, expression d'une nuance plus faible que « re-construction » par<br />

exemple, qui eût impliqué démolition. Au début de <strong>la</strong> campagne réformiste, il était<br />

64 Dans son rapport sur <strong>la</strong> « XIXe Conférence du PCUS : <strong>la</strong> politique extérieure et <strong>la</strong> diplomatie »,<br />

La vie internationale, Moscou, n° 10, 1988.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 103<br />

plutôt fait usage de terme d'« accélération ». Rappelons encore que Gorbatchev ajoutera<br />

une épithète de renforcement en par<strong>la</strong>nt d'une perestroïka « révolutionnaire », et<br />

même en viendra à définir <strong>la</strong> perestroïka comme une « révolution ».<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Exposition d'une perestroïka<br />

« révolutionnaire »<br />

Après son élection au poste suprême, Gorbatchev avait cru bon d'attendre presque<br />

une année avant de <strong>la</strong>ncer le vaste programme de <strong>la</strong> perestroïka à l'occasion du<br />

XXVIIe congrès du PCUS (fin février et début mars 1986). Le nouveau leader avait<br />

commencé par préconiser <strong>la</strong> « refonte <strong>des</strong> structures de production » puis incité avec<br />

vivacité à l'« accélération » d'un mouvement trop lentement engagé. À l'automne<br />

1985, le plenum du Comité central avait été saisi <strong>des</strong> projets d'amendement <strong>des</strong> statuts<br />

du Parti, en même temps que <strong>des</strong> dispositions du p<strong>la</strong>n quinquennal 1986-1990 et<br />

du p<strong>la</strong>n prospectif 1986-2000.<br />

Ce fut donc à ce XXVIIe Congrès que le vaste projet d'un perestroïka économique,<br />

sociale et politique fut déployé par le Secrétaire général qui, de surcroît, annonçait<br />

d'importants changements au sein de <strong>la</strong> direction du Parti. Six mois plus tard, lors<br />

d'un séjour en Extrême-Orient soviétique, il avertissait ses auditeurs, en même temps<br />

que toutes les popu<strong>la</strong>tions de <strong>la</strong> grande Union, qu'il s'agissait de rien de moins que<br />

d'une « nouvelle révolution ». Des mesures économiques d'application plus immédiate<br />

furent aussi prises, au tournant de 1986-1987, au sujet de <strong>la</strong> réforme du régime <strong>des</strong><br />

sa<strong>la</strong>ires ainsi que sur <strong>des</strong> modalités du commerce extérieur.<br />

La presse internationale rapportait ces initiatives, les commentait sans incrédulité<br />

désobligeante mais avec plus qu'un brin de scepticisme [97] critique, du reste, fondé.<br />

Mais ces observateurs de l'extérieur ne soupçonnaient guère tout ce qui sous peu<br />

viendra sans être toujours explicitement annoncé, mais décou<strong>la</strong>nt d'une espèce de<br />

logique de mobilité fondamentale. Toutefois, ils ne contestaient pas <strong>la</strong> hardiesse soutenue<br />

dont avait preuve le nouveau leader soviétique au p<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> politique extérieure<br />

et, en particulier, au sujet <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions inter-Grands et <strong>des</strong> pourparlers en matière de<br />

<strong>la</strong> maîtrise <strong>des</strong> armements.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 104<br />

Une autre nouvelle avait eu beaucoup de retentissement en Occident : <strong>la</strong> rentrée à<br />

Moscou, après son long exil à Gorki, du physicien Andrei Sakharov, qui fut <strong>la</strong>rgement<br />

publicisée dans le monde entier. Comment ne pas app<strong>la</strong>udir encore les nouveaux<br />

responsables du régime qui pratiquaient une nouvelle politique d'intégration à<br />

<strong>la</strong> vie courante de bien d'autres dissidents également, si, par ailleurs, il ne leur appartenait<br />

pas de faire davantage que de réhabiliter <strong>la</strong> mémoire <strong>des</strong> victimes du stalinisme.<br />

Toutefois, <strong>la</strong> catastrophe de Tchernobyl avait eu de quoi émouvoir pacifistes et écologistes<br />

du monde entier, d'autant qu'en ce cas précis, les autorités avaient singulièrement<br />

manqué de g<strong>la</strong>snost, ralentissant de ce fait les secours et <strong>la</strong> protection <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions<br />

en cause, ainsi que <strong>la</strong> réception d'une aide technique efficace de l'étranger.<br />

À l'intérieur du pays, dans presque tous les secteurs d'activités, si <strong>la</strong> propension à<br />

consommer de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost n'a pas à être stimulée, en revanche, les premiers fruits tangibles<br />

d'un perestroïka productive se font toujours attendre. En conséquence, beaucoup<br />

d'impatiences bavar<strong>des</strong> se firent entendre, d'autant que les canaux d'information<br />

s'étaient libéralisés, que <strong>la</strong> tenue de réunions publiques, parfois évoluant en manifestations<br />

bruyantes et massives, n'était plus prohibée, à peine surveillée de loin. Un second<br />

parti communiste, parallèle à l'officiel, avait commencé à prendre forme avant<br />

que ne commence à bourgeonner, sous peu, un multipartisme incontrôlé. C'était malgré<br />

tout <strong>la</strong> preuve d'un libéralisme officiel qui savait prendre ses risques : dont celui<br />

de devoir officiellement tenir compte désormais d'une opposition vigi<strong>la</strong>nte et déjà<br />

forte.<br />

Ou plutôt de deux oppositions : celle de gauche, sous <strong>la</strong> houlette d'un leader également<br />

charismatique, et même ancien protégé de Gorbatchev, Boris Eltsine, qui avait<br />

été évincé de <strong>la</strong> direction du Parti de Moscou ; mais aussi celle de droite, Egar Ligatchev,<br />

qui sera remp<strong>la</strong>cé par M. Medvedev comme responsable <strong>des</strong> questions idéologiques.<br />

Le fer de <strong>la</strong>nce du gorbatchevisme se voyait relégué à <strong>la</strong> situation d'un centrisme<br />

assez peu confortable, mais pouvant profiter d'un plus <strong>la</strong>rge ralliement dans <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion et dans le Parti. D'autre part et dans le même temps, avaient déjà commencé<br />

à pointer <strong>des</strong> sursauts régionaux d'intention centrifuge (dès décembre 1986, les<br />

émeutes d'Alma-Ata dans le [98] Kazakhstan ; le 23 août 1987, au 48e anniversaire<br />

du Pacte Ribbentrop-Molotov, les premières manifestations de protestation dans les<br />

républiques baltes contre leur incorporation forcée à l'Union Soviétique en 1940) 65 .<br />

65 La question de l'éveil <strong>des</strong> nationalités fera l'objet de <strong>la</strong> Section IV du présent chapitre.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 105<br />

* * *<br />

Le rappel de ces quelques événements parmi bien d'autres montre assez l'ambian-<br />

ce de crise dans <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> direction gorbatchevienne tentait d'imposer ses réforrnes.<br />

II apparaît encore plus c<strong>la</strong>irement aujourd'hui que cette génération prenait surtout<br />

conscience d'avoir hérité d'un lourd sentiment d'échec historique. Il s'agissait bien<br />

davantage que par le passé du c<strong>la</strong>ssique besoin de rattrapage, ainsi qu'on l'avait<br />

éprouvé sous Khrouchtchev en 1961, sous Staline en 1947, en 1941, et dès 1917 avec<br />

Lénine. En resserrant le fil de <strong>la</strong> fidélité à ce dernier, Gorbatchev ne remontait pas<br />

plus loin que <strong>la</strong> période de Brejnev pour sonner l'appel à l'urgence en évoquant <strong>la</strong> midécennie<br />

1970 lorsque « ce pays a commencé à perdre son dynamisme ». D'une part,<br />

« le gigantesque vo<strong>la</strong>nt de <strong>la</strong> puissante machine tournait bien, mais l'engin dérapait,<br />

ou bien les courroies d'entraînement sautaient 66 ». D'où l'impératif absolu d'un nouveau<br />

départ pour une équipe de renouvellement se compromettant sur un ensemble<br />

ambitieux d'idées novatrices et cohérentes.<br />

Au fal<strong>la</strong>cieux concept de « socialisme développé » qui traînait encore à l'époque<br />

de Brejnev, succèdent tout à coup <strong>des</strong> slogans autrement percutants : accélération<br />

(ouskorenie) et surtout restructuration (Perestroïka). Un temps, les experts autour de<br />

Gorbatchev prétendirent faire de <strong>la</strong> « nouvelle pensée politique » (sur les re<strong>la</strong>tions<br />

internationales) <strong>la</strong> théorie centrale de <strong>la</strong> perestroïka. Ainsi qu'il a déjà été signalé, c'est<br />

l'inverse qui se produisit à l'usage : <strong>la</strong> perestroïka deviendra le nom de l'amalgame,<br />

contenant <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost tout autant que <strong>la</strong> nouvelle pensée en politique internationale.<br />

Alors qu'au début elle ne s'appliquait qu'à <strong>la</strong> restructuration économique, le mot à <strong>la</strong><br />

mode s'accordera vite à toute espèce d'activités : psychologique, morale, idéologique,<br />

administrative, éducative, etc. Il en vint tout naturellement à désigner le cours nouveau<br />

du gorbatchevisme en ces premières années de 1986 et 1987. Et quand le Secrétaire<br />

général publiera un livre sous le sous-titre <strong>des</strong>criptif de « vues neuves sur notre<br />

66 <strong>Les</strong> prochaines citations de Gorbatchev sont tirées de son livre <strong>la</strong>rgement diffusé hors de<br />

l'URSS, Perestroïka, qui porte comme sous-titre français : Vues neuves sur notre pays et le<br />

monde et qui fut publié dans <strong>la</strong> collection « J'ai lu », Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 1987. La présente citation,<br />

p. 18.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 106<br />

pays et le monde », l'orif<strong>la</strong>mme de Perestroïka 67 en constituait un titre, sinon pro-<br />

prement accrocheur, du moins plus f<strong>la</strong>mboyant.<br />

Ni théorie, ni doctrine, ni idéologie, mais une mixture de tout ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> perestroïka<br />

s'entendait, par-delà le slogan de ralliement, comme une espèce de fourre-tout empi-<br />

<strong>la</strong>nt intentions et attitu<strong>des</strong> nouvelles du pouvoir, exposé programmatique de réformes<br />

aussi diverses que nombreuses et dont surtout l'ensemble paraissait être, en premier<br />

examen, <strong>la</strong> négation [99] pièce à pièce du régime tel qu'il avait fonctionné depuis si<br />

longtemps en quasi-immutabilité. Il n'y était pas tellement question de démocratie en<br />

termes abstraits, mais de démocratisation à tout propos. Ce qui pouvait s'entendre, du<br />

moins dans les débuts, dans et par le Parti d'abord et selon <strong>la</strong> référence, révérencielle,<br />

aux principes de Lénine. Mais « le plus important » étant « l'initiative et <strong>la</strong> créativité<br />

<strong>des</strong> masses », donc « nous devons tabler sur <strong>la</strong> démocratisation encore et toujours<br />

68 », ce qui n'implique pas de dilution du socialisme puisque <strong>la</strong> perestroïka<br />

contient, par définition, autant de celui-ci que de celle-là.<br />

Cernant sa pensée, l'auteur décrit en six brefs paragraphes, commençant par les<br />

mots « Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie... », l'objet du propos. Trois d'entre eux comportent<br />

un attrait tout particulier pour les couches popu<strong>la</strong>ires : en bref, d'abord l'« initiative de<br />

masse »... ; puis le « développement prioritaire du domaine social... » ; enfin, l'élimination<br />

<strong>des</strong> « détournements de <strong>la</strong> morale socialiste 69 ... ». Que si l'on objecte que voilà<br />

bien, tout de même, une « révolution venue d'en haut », <strong>la</strong> réponse de l'auteur à son<br />

lecteur est toute prête. Elle est d'une nature holiste, dirait-on selon le jargon systémique,<br />

car « <strong>la</strong> restructuration implique qu'elle doit se poursuivre sur tous les lieux de<br />

travail, dans chaque collectivité, dans tous les systèmes de gestion, ceux du Parti, de<br />

l'État - y compris au Politburo et au Gouvernement. La restructuration concerne tout<br />

un chacun 70 ». Rien, ni personne n'y échappe : comment démocratiser davantage le<br />

socialisme ?<br />

Il serait intéressant d'analyser <strong>des</strong> textes d'autres auteurs que ceux de l'instigateur<br />

et porte-f<strong>la</strong>mbeau, et encore mieux de confronter <strong>des</strong> textes du même Gorbatchev à<br />

différentes époques. Si, hors du domaine politique et constitutionnel sur lequel nous<br />

67 Signalons, pour n'y plus revenir, que le contenu de ce livre était fait d'un agencement de divers<br />

discours prononcés en 1987, l'année du <strong>la</strong>ncement de <strong>la</strong> perestroïka.<br />

68 Ibid., p. 56.<br />

69 Ibid., p. 41-42.<br />

70 Ibid., p. 73-74.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 107<br />

reviendrons, <strong>la</strong> restructuration n'a produit que <strong>des</strong> résultats concrets très décevants, <strong>la</strong><br />

pensée directrice sur <strong>la</strong> perestroïka ne s'est-elle pas dégradée elle-même ? Ce serait<br />

plutôt le contraire. Considérons par exemple un grand article de Gorbatchev dans <strong>la</strong><br />

Pravda du 26 novembre 1989, alors que tout va au plus mal, en comparaison avec son<br />

discours du 2 novembre 1987, deux ans plus tôt lors de <strong>la</strong> commémoration du 70e<br />

anniversaire de <strong>la</strong> Révolution. Ce dernier discours fort attendu, et peut-être même<br />

pour cette raison, déçut autant les citoyens soviétiques que les spécialistes de <strong>la</strong> sovié-<br />

tologie : <strong>la</strong> pensée en était plutôt pauvre : sur les propositions économiques et l'é<strong>la</strong>bo-<br />

ration <strong>des</strong> projets politiques, et davantage encore sur les gran<strong>des</strong> « questions idéolo-<br />

giques 71 ». Il est vrai que <strong>la</strong> position de l'orateur n'avait rien de facile. Comment,<br />

sans se prendre pour un nouveau Lénine, affirmer une filiation authentique et respec-<br />

tueuse tout en prenant le contre-pied d'un héritage déc<strong>la</strong>ré galvaudé par ses prédéces-<br />

seurs depuis deux générations ? Comment renouer le fil de <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssique « dialectique<br />

historique » [100] en grand mal d'une réanimation, quitte à devoir, mais sans le pou-<br />

voir, y contredire frontalement ?<br />

L'article du 26 novembre 1989 était, au contraire, dans <strong>la</strong> ligne droite de ces diffi-<br />

ciles incompatibilités. Son auteur les admettait avec une courageuse et même pathétique<br />

lucidité. Évoquant « ces 72 dernières années », il se demandait comment « les<br />

vio<strong>la</strong>tions de l'ordre légal socialiste, l'empiétement sur les droits démocratiques <strong>des</strong><br />

citoyens et les autres phénomènes négatifs sont devenus possibles sous le nouveau<br />

régime social ». L'idéologie a f<strong>la</strong>nché : d'une part, « un déca<strong>la</strong>ge grandissant entre <strong>la</strong><br />

théorie du marxisme et les réalités, entre les idéaux humanistes et <strong>la</strong> pratique » ; et, de<br />

l'autre, « l'idée socialiste fusionnait de plus en plus avec l'image d'un système administratif,<br />

bureaucratique et directiviste » .<br />

Ce qu'apporte, en revanche, <strong>la</strong> perestroïka : « Un processus révolutionnaire cohérent<br />

réalisé par <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> démocratiques, par le peuple et pour le peuple dont le<br />

Parti est un avant-garde politique », ce qui constituait une réponse - toujours <strong>la</strong> même<br />

- à <strong>la</strong> critique d'une « révolution d'en haut ». Le nouveau, c'est « <strong>la</strong> perestroïka (qui)<br />

transpose les principes originels de <strong>la</strong> révolution dans <strong>la</strong> catégorie <strong>des</strong> réalités, car<br />

dans le passé ils étaient dans <strong>la</strong> plupart <strong>des</strong> cas, purement déc<strong>la</strong>ratifs ». L'adversaire<br />

d'hier faisait mieux : « Le socialisme n'a malheureusement pas réussi à se poser<br />

comme le leader de <strong>la</strong> restructuration et il a dû céder ce rôle aux puissances capitalis-<br />

71 Bien qu'il y décrivait l'esprit nouveau comme « une philosophie de l'action, une philosophie de<br />

<strong>la</strong> vie ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 108<br />

tes industrialisées (...) La perestroïka ne vaincra qu'économiquement, c'est-à-dire en<br />

assurant <strong>la</strong> stabilité économique, l'accroissement de productivité requise, etc. » Ces<br />

extraits d'un texte intitulé « Ma conception de <strong>la</strong> perestroïka 72 » se suffisent à eux-<br />

mêmes.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Résistances et oppositions<br />

avec effets d'implosion<br />

1988 fut l'année du grand tournant vers les réformes politiques et constitutionnel-<br />

les fondamentales, surtout pendant le second semestre. On doit d'abord citer <strong>la</strong> tenue à<br />

<strong>la</strong> fin juin - début juillet de <strong>la</strong> XIXe Conférence nationale du PCUS pendant <strong>la</strong>quelle<br />

Mikhaïl Gorbatchev fit <strong>des</strong> propositions hardies portant réforme générale <strong>des</strong> institu-<br />

tions politiques. Trois mois plus tard, c'est tout l'appareil au parti qui, à son tour, était<br />

remis en cause et réorganisé. En souplesse et avec tac, le parrain de Gorbatchev au<br />

magistère suprême, Andrei Gromyko, est finalement écarté de <strong>la</strong> présidence du Presi-<br />

dium au bénéfice de son protégé, poursuivant son irrésistible marche ascendante.<br />

Ainsi disparut de l'avant-scène le dernier <strong>des</strong> grands « staliniens » encore en p<strong>la</strong>ce.<br />

Fin octobre, toujours de cette même année 1988, le Soviet suprême de l'URSS procède<br />

à l'adoption d'une série d'amendements fondamentaux à <strong>la</strong> Constitution. L'année<br />

[101] n'est pas terminée que sont rendus publics les principes juridiques généraux<br />

<strong>des</strong>tinés à faire statutairement de l'URSS « un État socialiste de Droit ». La qualification<br />

par l'épithète de « socialiste » ne dissimule pas <strong>la</strong> portée profonde du projet dans<br />

un Empire depuis toujours négateur « d'État de Droit » aussi bien sous le régime soviétique<br />

qu'à l'époque du tsarisme d'antan.<br />

Un pareil réaménagement <strong>des</strong> institutions centrales complétait les mesures antérieures<br />

visant à accorder plus de <strong>la</strong>titude et de responsabilité aux assemblées régionales<br />

et à les rendre plus représentatives : le 21 juin 1987, les soviets locaux avaient<br />

procédé aux premières élections dites « expérimentales » avec candidatures multiples.<br />

La conférence spéciale du PC convoquée à l'été 1988 revêtait une importance particu-<br />

72 Discours reproduit dans France-URSS, mars-avril 1990, p. 32-36. Citations d'après cette version<br />

française.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 109<br />

lière puisqu'elle décida de transférer les pouvoirs décisifs du Parti au Gouvernement,<br />

le tout assaisonné de dispositions heureuses et novatrices du système judiciaire.<br />

Comme s'il s'agissait de mettre, par morceaux, le totalitarisme à <strong>la</strong> porte, désormais<br />

même les dirigeants locaux du Parti devraient tenir leur poste du suffrage popu<strong>la</strong>ire.<br />

Enfin, l'estampille officielle du Soviet suprême en octobre al<strong>la</strong>it permettre <strong>la</strong> constitution<br />

du Congrès <strong>des</strong> députés du peuple (au nombre de 2,250) qui éliraient un corps<br />

légis<strong>la</strong>tif bicaméral, soit le nouveau Soviet suprême composé de moins de membres et<br />

devant s'occuper du travail légis<strong>la</strong>tif au jour le jour. Au total, c'est le Conseil <strong>des</strong> ministres<br />

qui sortirait l'organe le moins modifié de ce train de réformes. Ayant toujours<br />

à sa tête un Premier ministre, le Conseil comblera un nombre moindre de ministres et<br />

leur activité devra toutefois être supervisée, tandis que le Conseil lui-même pourra<br />

agir à <strong>la</strong> façon d'un exécutif.<br />

La perestroïka économique et sociale venait à peine d'être proc<strong>la</strong>mée tous azimuts<br />

qu'à son tour, cette perestroïka constitutionnelle et politique s'était mise à pilonner<br />

copieusement dans l'organisation structurelle centrale de <strong>la</strong> vie soviétique. C'était<br />

beaucoup. En si peu de temps. La popu<strong>la</strong>tion soviétique recevait une trombe après<br />

l'autre. Elles lui tombaient <strong>des</strong>sus sans que les agents de <strong>la</strong> réforme ne crient gare.<br />

Même s'ils pouvaient se sentir démocratiquement enrichis, les citoyens n'avaient pas<br />

eu le temps de s'ajuster à un pareil branle-bas, à peine le temps de commencer a comprendre<br />

autant de mesures nouvelles, au moins chargées de promesses ! Justement,<br />

n'y en avait-il pas trop ? « Perestroïka, perestroika ... », il n'y en avait plus que pour<br />

elle dans le discours officiel ; et le peuple avait plutôt tendance à l'entendre dans sa<br />

version originelle, l'économique, impliquant <strong>des</strong> fruits concrets, une « rentabilité »<br />

même, au début peut-être diffuse mais au moins perceptible, ce qui n'était pas le cas.<br />

[102] Avec toutes ces réformes structurantes de <strong>la</strong> Constitution et de l'activité politique,<br />

c'était bien plutôt de g<strong>la</strong>snost - transparence et de « démocratisation » dont il<br />

s'agissait 73 . Après quelques années, de telles mesures n'étaient plus tellement neuves,<br />

selon le sentiment de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion qui aurait plutôt eu tendance à en redemander.<br />

73 Jusqu'aux rites de <strong>la</strong> sacro-sainte p<strong>la</strong>nification qui devrait aussi baigner dans <strong>la</strong> « démocratisation<br />

». Gorbatchev précisait ainsi ce qu'il entendait par <strong>la</strong> démocratisation de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nification :<br />

« Ce<strong>la</strong> signifie que l'é<strong>la</strong>boration du p<strong>la</strong>n - non pas formellement mais réellement - commencera<br />

dans les entreprises et les collectivités de travail. Ce sont elles qui programmeront leur production<br />

en se fondant sur les besoins sociaux, exprimés en objectifs chiffrés (...). Le Comité de p<strong>la</strong>nification<br />

de l'État devra abandonner tout ce qui est réglementation détaillée et contrôle quotidien<br />

du travail <strong>des</strong> ministères et <strong>des</strong> départements, et ces derniers devront en faire de même visà-vis<br />

<strong>des</strong> entreprises » (op. cit., p. 125).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 110<br />

« Mais, semb<strong>la</strong>it-elle penser, nous y sommes un peu habitués, maintenant ». Tandis<br />

que <strong>la</strong> vraie perestroïka, l'économique et <strong>la</strong> rentable, restait toujours carentielle, plutôt<br />

introuvable, toujours ajournée : une immense déception. Qui dure et, même, augmen-<br />

te.<br />

Ici, nous devons faire appel à <strong>la</strong> mémoire du lecteur pour ce beau phénomène de<br />

l'émergence d'une opinion publique qui, soudainement, se lève en interlocutrice fran-<br />

che et courageuse d'un pouvoir pas du tout habitué à être attentif à ce point. Nos mé-<br />

dias nous en rendaient compte avec une ponctualité piquant notre curiosité. Après 70<br />

ans d'une critique popu<strong>la</strong>ire systématiquement comprimée, voilà que tout bouge et<br />

que tout se parle : cette prise de <strong>la</strong> parole a cent expressions : dans <strong>la</strong> rue et sur les<br />

p<strong>la</strong>ces <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> villes, par chaînes de lettres et pétitions, par affiches agressives et<br />

sondages d'investigation de l'opinion. En Union soviétique, on découvre finalement <strong>la</strong><br />

technique <strong>des</strong> sondages, si florissants en Occident depuis un demi-siècle. Il fut une<br />

longue époque où <strong>la</strong> critique ne pouvait guère s'exprimer qu'à <strong>la</strong> condition de se saupoudrer<br />

d'un humour graphique, comme dans le magazine Krocodil qui existe toujours.<br />

« Aussi, au-delà de <strong>la</strong> dénonciation de cadres incompétents ou corrompus (que<br />

les journalistes sont appelés à mettre en cause personnellement), les médias contribuent<br />

à révéler le « vrai » paysage politique et à alimenter une réflexion où l'on n'hésite<br />

plus, par exemple, à parler d'une bureaucratie produite par le système 74 ». Ce<br />

qu'on leur en fait voir et entendre aux gens du « système » ! Ne prenons qu'un seul<br />

exemple. Tout à côté, les citoyens occidentaux imputent à leurs gouvernements <strong>la</strong><br />

responsabilité du vieillissement <strong>des</strong> équipements collectifs ou, ce qui est <strong>la</strong> même<br />

chose, le retard à les renouveler ; ici, les citoyens soviétiques s'en prennent à l'absence<br />

ou, pire, à <strong>la</strong> mauvaise fabrication d'équipements si précocement dé<strong>la</strong>brés.<br />

Quand dans un société, tout le monde, dépassant <strong>la</strong> rouspétance, devient ou s'affiche<br />

opposant, iconoc<strong>la</strong>ste, contestataire ou dissident, <strong>la</strong> dissidence, recours c<strong>la</strong>ssique<br />

hier encore mais non à <strong>la</strong> portée de tout un chacun, n'existe plus comme telle puisqu'elle<br />

perd son double caractère essentiel d'être une négation radicale posée en<br />

exemp<strong>la</strong>rité symbolique. Tout au moins, paraissent déformantes nos perceptions binaires<br />

dictature/ dissidence selon lesquelles nous observions de loin, en Occident, le<br />

conformisme obligé de <strong>la</strong> vie publique soviétique. Nous risquons aujourd'hui [103]<br />

l'erreur contraire si l'on ne porte de l'attention qu'aux effervescences du mécontente-<br />

74 Écrit Véronique Garros, « "G<strong>la</strong>snost" et médias en URSS », L'État du Monde 1987-1988, Paris/Montréal,<br />

La Découverte/Boréal, p. 583-584.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 111<br />

ment, ce qui serait une nouvelle forme de simplification d'une réalité hétérogène et<br />

restant fort complexe.<br />

Il ne convient pas, non plus, d'évaluer l'importance <strong>des</strong> résistances popu<strong>la</strong>ires, et<br />

de leur répétition, du fait de leur seul caractère de nouveauté. Mesurons plutôt l'am-<br />

pleur de ce qu'on appelle le « défi gorbatchevien ». Décrocher du totalitarisme insti-<br />

tué depuis si longtemps pour passer d'emblée à <strong>la</strong> démocratisation se vivant est d'un<br />

pas trop <strong>la</strong>rge, surtout en un si court dé<strong>la</strong>i. Dans les phénomènes mutationnels de cet<br />

ordre, le passage du totalitarisme à l'autoritarisme vivable est fort ma<strong>la</strong>isé ; et ce l'est<br />

davantage que le transitage de l'autoritarisme <strong>des</strong> moyens vers <strong>la</strong> démocratie décente<br />

en action, ainsi que l'illustreraient nombre de cas historiques ou tirés de l'actualité.<br />

Il reste toutefois une espèce de point zéro d'inexpliqué dans l'espèce de fiasco, au-<br />

toreproducteur et même s'aggravant, de <strong>la</strong> perestroïka socio-économique. Plus elle<br />

entreprend et justifie convenablement ses entreprises (tant sont reconnus les torts et<br />

criants les besoins insatisfaits), moins elle n'y réussit. Rien ne marche et tout empire.<br />

<strong>Les</strong> sermons civiques les mieux sentis et les plus c<strong>la</strong>irement livrés ne produisent que<br />

très peu d'effets positifs. Pour un exemple, spectacu<strong>la</strong>ire entre tous, au sujet <strong>des</strong> biens<br />

essentiels en matière alimentaire, <strong>des</strong> pénuries invraisemb<strong>la</strong>bles n'en finissent pas de<br />

se répéter : les services photographiques de <strong>la</strong> presse étrangère montrent <strong>des</strong> boutiques<br />

et étals, <strong>des</strong> comptoirs et tablettes désespérément vi<strong>des</strong>. Consommateurs et ménagères,<br />

alignés en queues interminables, ont appris depuis longtemps qu'il ne sert à<br />

rien de grommeler en s'efforçant plutôt de songer à demain... Irradiante, <strong>la</strong> perestroïka<br />

<strong>des</strong> débuts annonçait tout de même <strong>des</strong> résultats d'un autre ordre.<br />

Mais comme le temps passe, les détériorations semblent encore s'accentuer. A<br />

priori, il n'y a pas de raison fatale pour que <strong>la</strong> chaîne production-cireu<strong>la</strong>tiondistribution<br />

fonctionne encore plus mal en période de perestroïka qu'auparavant. À<br />

l'automne 1990, <strong>des</strong> citoyens de gran<strong>des</strong> villes en vinrent à souhaiter le rationnement<br />

afin de courir <strong>la</strong> chance d'un partage parcimonieux mais, ou moins, également assuré.<br />

On craint même <strong>la</strong> famine dans plus d'une région. On rapporte que, par millions, <strong>des</strong><br />

citoyens soviétiques seraient en instance d'émigration dans un pays limitrophe sachant<br />

organiser le ravitaillement de sa popu<strong>la</strong>tion. Le KGB, plutôt discret jusque-là,<br />

serait assigné à <strong>la</strong> protection de trains entiers de produits alimentaires venant de<br />

l'étranger. Ces aliments risquent de devenir avariés ou, plus probablement, d'être volés<br />

en vue du marché noir.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 112<br />

[104] <strong>Les</strong> bêtes noires sont depuis longtemps connues : cadres ineptes arrivés par<br />

fidélité servile ; féodalités entretenues, survivant à l'abolition (de principe) <strong>des</strong> privi-<br />

lèges, sans exclure <strong>la</strong> Nomenk<strong>la</strong>tura, nullement mythique et veil<strong>la</strong>nt au grain ; intermédiaires<br />

peup<strong>la</strong>nt <strong>des</strong> circuits parasitaires qui sont loin d'être disparus et par lesquels<br />

passent les marchandises du marché noir ; apparatchiks zélés ou inertes, capables par<br />

<strong>des</strong> métho<strong>des</strong> aussi opposées de produire <strong>des</strong> effets de grève perlée... Arrêtons là <strong>des</strong><br />

réquisitoires cent fois entendus ! Au lieu qu'une g<strong>la</strong>snost se généralisant serve à huiler<br />

les rouages d'une perestroïka déjà <strong>la</strong>borieuse, elle les grippe d'en bas ou à <strong>des</strong> articu<strong>la</strong>tions<br />

sensibles <strong>des</strong> réseaux de production et de distribution. Il serait naturel de chercher<br />

l'explication de maux du système en termes de fonctionnement du système, mais<br />

pour aboutir à quoi : à <strong>la</strong> « rigidification », à <strong>la</strong> « pétrification » d'un système conçu<br />

pour ne pas changer et donc incapable congénitalement d'évoluer, de se réformer ?<br />

Une interprétation de ce type circu<strong>la</strong>ire prend tôt un tour tautologique. Il semblerait<br />

que le noyau dur du système dirigiste n'ait pas encore été atteint 75 et que les circonstances<br />

aggravantes soient à rechercher à un p<strong>la</strong>n aussi profond que celui de <strong>la</strong> conscience<br />

de crise.<br />

En révé<strong>la</strong>nt au grand jour les tares et incompatibilités du régime, <strong>la</strong> perestroïka ne<br />

rassure pas du tout, produit même l'effet opposé en donnant à l'opinion l'impression<br />

de les avoir créés ! Au moins jusqu'au moment où il a fallu exécuter le grand bond<br />

vers l'économie de marché 76 après une préa<strong>la</strong>ble refonte fondamentale de l'ensemble<br />

du régime de formation et de fixation <strong>des</strong> prix. Tout se passe comme si, n'ayant pas<br />

les moyens de livrer les résultats escomptés, <strong>la</strong> perestroïka produisait comme sa<br />

contre-perestroïka au sens particulier d'une contre-propagande ; en tout cas, l'esprit<br />

libéralisant de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost l'alimente avec autant d'intensité. Et les effets pervers de <strong>la</strong><br />

perestroïka se réintroduisent par double entrée dans le système... Personne ne semble<br />

plus s'y retrouver dans cette psychologie civique de crise, même pas les opposants<br />

75 « Globalement, le corps usé de l'économie soviétique donne tous les signes de rejet de <strong>la</strong> greffe<br />

perestroïka », écrit Pierre Briançon qui signale, par ailleurs, que dans ce tableau d'ensemble clignotent<br />

quelques indices favorables » (« La réforme face à <strong>la</strong> crise économique et financière »,<br />

Le Débat, n° 55, mai-août 1989, p. 59.)<br />

76 Déplorant « l'absence du moindre bon sens économique chez les dirigeants de haut rang », Gérard<br />

Duchêne conclut qu'il « est alors à craindre que le remède (...) ne soit cherché dans un nouveau<br />

recul <strong>des</strong> réformes, y compris au p<strong>la</strong>n <strong>des</strong> libertés publiques, plutôt que dans le recours,<br />

même limité, aux mécanismes du marché » (« Le libéralisme de Gorbatchev ou le plus court<br />

chemin de <strong>la</strong> rigueur à l'austérité », Le Débat, n° 56, septembre-octobre 1989, p. 84).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 113<br />

officiels ou systématiques qui, à force d'avoir raison, sont loin de faire mouche à tout<br />

coup !<br />

<strong>Les</strong> conservateurs de <strong>la</strong> ligne Ligatchev critiquent Gorbatchev d'avoir trop allè-<br />

grement fait table rase au passé et relâché <strong>la</strong> « discipline d'État », tandis qu'Eltsine, du<br />

haut de son pouvoir ascendant, l'attaque pour sa lenteur et l'ambiguïté de ses proposi-<br />

tions écrites <strong>des</strong> deux mains, « de <strong>la</strong> droite en même temps que de <strong>la</strong> gauche ». Trop<br />

et trop vite, disent les uns ; trop peu et pas assez vite, soutiennent les autres. La per-<br />

plexité pratique d'un brave Moscovite, se confiant ainsi, définirait l'état d'esprit d'un<br />

vaste marais, au centre, que ni gauche ni droite n'entament vraiment : « On veut rem-<br />

p<strong>la</strong>cer les combines qui nous ont permis de survivre jusqu'ici par [105] quelque chose<br />

de nouveau et incertain, dont on a oublié de nous donner le mode d'emploi 77 ».<br />

Quant aux intellectuels (il n'est pas inopportun de rappeler, dans ce contexte, que<br />

ce vocable d'intelligentsia est né avec le siècle, sous le tsarisme, et que les nihilistes<br />

se recrutaient en grande partie dans leurs rangs...), ils semblent se ranger, pour une<br />

fois, du côté du pouvoir en action dans l'opération réformiste. Mais ce n'est pas si<br />

simple, précise Nico<strong>la</strong>s Werth, qui distingue entre eux cinq attitu<strong>des</strong> ou « écoles de<br />

pensée » : d'abord ceux qui font partie de l'intelligentsia marxisante (ou ralliée), prônant<br />

une dose modérée de pluralisme économique et de démocratie politique ; <strong>la</strong><br />

deuxième école de pensée s'identifierait par son national-bolchevisme 78 , ajoutant le<br />

bolchevisme aux valeurs du peuple russe et de <strong>la</strong> patrie soviétique et ne voyant pas<br />

d'avenir dans <strong>la</strong> dénonciation débridée du stalinisme ; le troisième type d'intellectuels<br />

se reconnaît par son nationalisme s<strong>la</strong>vophile et volontiers antisémite (Pamiat) ; <strong>la</strong><br />

quatrième catégorie se reconnaît à son écolo-s<strong>la</strong>vophilie, qui sert les valeurs de son<br />

culte (<strong>la</strong>c Baïkal et fleuves sibériens) attirant naturellement <strong>des</strong> intellectuels de province<br />

et de Sibérie ; les intellectuels de <strong>la</strong> dernière tendance sont les plus engagés<br />

dans <strong>la</strong> promotion du cours nouveau, avec un certain nombre de ceux de <strong>la</strong> première<br />

tendance <strong>des</strong> marxisants ou ralliés, et ne dédaignent pas l'épithète de « libéraux ».<br />

Parmi les plus connus, signalons au moins Afanassiev, mais qui a fini par décrocher ;<br />

77 Propos rapportés par Arlette Sennegon-Meister, « Gorbatchev vu de province », Pouvoirs n° 45,<br />

L'URSS de Gorbatchev, 1988, p. 63.<br />

78 En passant, le jugement pessimiste d'A<strong>la</strong>in Besançon sur cette tendance : « Le régime navigue à<br />

vue, depuis <strong>la</strong> chute de Khrouchtchev entre l'impossible retour à Staline et <strong>la</strong> dangereuse dérive<br />

vers le national-bolchevisme. Gorbatchev, à cet égard, ne fait rien d'autre que de proposer un<br />

mé<strong>la</strong>nge, légèrement différent, de ces deux ingrédients » (Ibid., p. 116). On peut différer : Gorbatchev<br />

fait tout de même un peu plus. Pour <strong>la</strong> contribution de Werth sur les « écoles de pensée<br />

» dans l'intelligentsia, ibid., p. 48-53.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 114<br />

leur antidogmatisme s'oppose à l'explication globale du monde ou de l'histoire et se<br />

met au service de <strong>la</strong> promotion de valeurs comme <strong>la</strong> liberté, <strong>la</strong> justice, <strong>la</strong> solidarité. Et<br />

c'est bien ce qui « est bon à prendre »dans le généreux profil de <strong>la</strong> perestroïka, impliquant<br />

ainsi que s'y trouve de quoi rejeter ou ne pas soutenir - ce dont ils ne se font pas<br />

faute, mais maintenant sans risque personnel comme c'était le cas sous Brejnev hier<br />

encore.<br />

Si le potentiel de turbulence idéologique d'une perestroïka, additionnée ou multipliée<br />

de g<strong>la</strong>snost, était « sous roche, et depuis longtemps », le mouvement nouveau<br />

n'est certes pas le fait d'une poignée d'intellectuels d'aujourd'hui selon l'historien Marc<br />

Ferro, car « on assiste depuis une décennie au retournement d'un mouvement lent<br />

apparu dans les années vingt, on assiste à <strong>la</strong> dé-plébéisation du pouvoir ». Aussi <strong>la</strong><br />

« transformation sociale réelle » en cours est-elle « l'expression <strong>des</strong> exigences d'une<br />

société éduquée et dé-plébéiannisée comme une bonne partie aussi de <strong>la</strong> direction<br />

politique 79 . Mais les intellectuels progressifs sont loin d'être tous, ni principalement,<br />

<strong>des</strong> économistes, tout comme ces derniers ne sont pas tous <strong>des</strong> « intellectuels » au<br />

sens du présent contexte - ce qui, du reste, n'est en rien un opprobre.<br />

[106] Il ne manque pas d'économistes, à l'intérieur ou hors de l'URSS, pour faire<br />

reproche à Gorbatchev d'avoir <strong>la</strong>issé en p<strong>la</strong>n l'impératif premier <strong>des</strong> changements<br />

économiques. Comme le disait l'un d'eux, « l'accélération soudaine de l'histoire de<br />

l'URSS a pour ainsi dire <strong>la</strong>issé l'économie au bord du chemin 80 ». La mesure fondée<br />

du reproche ne s'établit qu'en tenant compte <strong>des</strong> priorités ou préa<strong>la</strong>bles incontournables<br />

que les circonstances politiques imposaient au maître du Kremlin : assurer en<br />

force un nouveau pouvoir transmis, il est vrai, en douce ; réduire de façon radicale le<br />

budget, de plus en plus difficilement soutenable, <strong>des</strong> dépenses militaires et, donc,<br />

rendre prioritaires le désarmement, l'évacuation de l'Afghanistan et surtout, ce qui a<br />

été raconté en première moitié de ce travail, sortir de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, littéralement <strong>la</strong><br />

« tuer » !<br />

Même si <strong>la</strong> restructuration politique, évoquée en tête de cette section, peut s'opérer<br />

en principe plus rapidement qu'une restructuration d'un système économique à ce<br />

point rigidifié et depuis si longtemps malgré <strong>des</strong> retouches cosmétiques avant Gorbatchev,<br />

il est requis tout de même un certain temps pour arriver au premier résultat.<br />

79 Marc Ferro, « New Deal politique en URSS », Le Débat, n° 56, septembre-octobre, 1989, p. 57.<br />

80 Article de Gérard Duchêne, cité à <strong>la</strong> note 15, p. 66.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 115<br />

L'impopu<strong>la</strong>rité de <strong>la</strong> perestroïka économique ne l'a certes pas facilité. Ce n'est qu'en<br />

décembre 1990, que Gorbatchev a réussi à faire passer par le Soviet suprême quelques-unes<br />

<strong>des</strong> plus importantes mesures de <strong>la</strong> restructuration politicoconstitutionnelle<br />

annoncée deux ans plus tôt. <strong>Les</strong> pénuries et le désordre dans <strong>la</strong> distribution<br />

de biens de première nécessité dramatisent l'attente douloureuse d'une popu<strong>la</strong>tion<br />

naturellement aux abois devant une famine menaçante et qui doit compter sur<br />

une rapide et massive aide extérieure.<br />

D'où, pour toutes ces raisons, l'activation constante d'un sournois mouvement<br />

d'implosion sociétale au lieu d'une participation lucide à <strong>la</strong> « révolution » bénéfique<br />

promise par son instigateur. Enfin, dernier facteur d'évidence, et auquel pour ce<strong>la</strong> les<br />

soviétologues comme les dirigeants n'attachaient pas suffisamment d'importance : le<br />

gigantesque corps démo-géographique de l'Union soviétique, ce qu'Yves Lacoste appelle<br />

justement « une géopolitique de l'immensité 81 ». Comme tout part de là, il est<br />

indiqué d'y revenir parfois, ne fût-ce qu'en terminant, pour signaler qu'il s'agit, par<br />

l'ordre <strong>des</strong> dimensions spatiales en cause, d'un facteur de spécificité unique au monde.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Et, pour finir, l'explosion<br />

de républiques ethnoculturelles<br />

Se superpose à <strong>la</strong> géopolitique de l'immensité territoriale une géopolitique <strong>des</strong> diversités<br />

ethnoculturelles. Aspect immensité, l'Union <strong>des</strong> républiques socialistes soviétiques<br />

c'est <strong>la</strong> moitié de l'Europe plus le tiers de l'Asie, s'étendant sur 11 fuseaux horaires<br />

; aspect diversité, ce sont 115 [107] peuples ou ethnies, 130 <strong>la</strong>ngues, cinq alphabets<br />

et, malgré l'athéisme officiel depuis <strong>la</strong> Révolution, deux gran<strong>des</strong> religions, le<br />

christianisme orthodoxe et l'is<strong>la</strong>misme, se partageant <strong>la</strong> foi de millions de croyants.<br />

Ce gigantesque ensemble géopolitique contient plusieurs fois les unités étatiques<br />

comparables en étendue, <strong>la</strong> Chine, le Canada, les États-Unis, le Brésil, ou l'Inde, etc.<br />

Sa taille démographique avec 280 millions le situe au troisième rang, derrière <strong>la</strong> Chine<br />

et l'Inde, juste devant les États-Unis ; les trois quarts de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion habitent <strong>la</strong><br />

81 L'État du Monde 1988-1989, Paris/Montréal, La Découverte/Boréal, p. 54-55.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 116<br />

partie européenne de l'empire, tandis que l'espace asiatique en contient <strong>la</strong> plus forte<br />

proportion <strong>des</strong> richesses minérales et énergétiques.<br />

L'Union <strong>des</strong> républiques socialistes soviétiques, c'est aussi l'organisation politico-<br />

culturelle de quinze républiques fédérées dont l'une, énorme tronc central à l'horizon-<br />

tale, <strong>la</strong> Russie, constitue les trois quarts du territoire et <strong>la</strong> moitié de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion (145<br />

millions). L'Ukraine, comptant une popu<strong>la</strong>tion trois fois moindre, occupe le deuxième<br />

rang. Trois républiques ont une popu<strong>la</strong>tion s'éta<strong>la</strong>nt entre 10 et 20 millions : l'Ouzbékistan,<br />

le Kazakhstan en Asie et <strong>la</strong> Biélorussie en Europe. <strong>Les</strong> popu<strong>la</strong>tions <strong>des</strong> autres<br />

républiques sont loin d'atteindre le chiffre de 10 millions jusqu'à <strong>la</strong> moins nombreuse,<br />

<strong>la</strong> Lettonie, avec un million et demi.<br />

Ce qui frappe à <strong>la</strong> première considération de ces grossières données de proportionnalité,<br />

c'est l'extraordinaire virtualité d'explosion de cet Empire soviétique qui a<br />

succédé à l'Empire russe <strong>des</strong> tsars en l'agrandissant considérablement en toutes les<br />

directions. Il y a lieu de craindre le passage à l'acte d'éc<strong>la</strong>tement s'il ne convient pas,<br />

non plus, de faire de <strong>la</strong> projection prématurée. On doit à Lénine <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssique expression<br />

de « prison <strong>des</strong> nationalités » appliquée à l'Empire russe d'avant <strong>la</strong> Révolution :<br />

le problème a toujours existé. Avec <strong>la</strong> montée récente <strong>des</strong> nationalismes de protestation<br />

et de revendication, les responsables de <strong>la</strong> perestroïka se sont trouvés singulièrement<br />

débordés par ce qu'on pouvait appeler un combien rude dép<strong>la</strong>cement <strong>des</strong> urgences<br />

!<br />

Il n'est aucune politique de restructuration, fût-elle conçue pour d'autres p<strong>la</strong>ns<br />

d'organisation, qui tienne lorsqu'au pourtour, et même à l'intérieur de l'Empire, surgissent,<br />

ici et là, <strong>des</strong> forces centrifuges d'émancipation, s'accompagnant de mouvements<br />

de violence tolérés ou qu'à demi réprimés. Tout ce<strong>la</strong> était prévisible, mais les sursauts<br />

ne furent pas prévus si ce n'est par de rares experts à faible audience ; et encore, lorsque<br />

se déchaîneront les premières agitations, ce sera sur <strong>des</strong> points assez inattendus<br />

du territoire. Gorbatchev et son équipe n'envisageaient certes pas une telle éventualité<br />

lorsqu'ils s'appliquaient à mettre en forme leur réformisme « restructurant » et « démocratisant<br />

» pour l'ensemble [108] social de l'univers soviétique. Ils furent brutalement<br />

pris de court par cette « révolution <strong>des</strong> nations » frappant comme un « coup de


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 117<br />

poignard porté à <strong>la</strong> perestroïka » et qui « scelle en fait le tombeau du communis-<br />

me 82 ».<br />

Le phénomène en cause est assez exactement inverse à celui de l'implosion socia-<br />

le, endogène, dont traitait <strong>la</strong> section précédente ; c'est d'explosion, nationalitaire et<br />

exogène, dont il faut parler à propos de ces mouvements agressivement autonomistes,<br />

ou même sécessionnels dans plusieurs composantes républicaines de <strong>la</strong> grande union.<br />

Tant que s'agitaient <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions de régions périphériques, dans <strong>des</strong> républiques<br />

caucasiennes ou baltes, le mal se localisait aux marges de l'univers soviétique et n'affectait<br />

directement que <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions peu nombreuses. Mais quand le prodrome<br />

s'étendit aux gran<strong>des</strong> républiques d'Europe, à <strong>la</strong> Biélorussie et même à <strong>la</strong> riche et populeuse<br />

Ukraine, c'est le cœur même de l'édifice fédératif qui était touché. Rappelons<br />

encore <strong>la</strong> prolifération <strong>des</strong> déc<strong>la</strong>rations de « souveraineté » (formelle ou seulement<br />

programmatique ?) qui se multiplièrent dans <strong>la</strong> plupart <strong>des</strong> républiques, dont dans<br />

celle qui, à seule, pèse d'un poids global comparable au reste de l'ensemble, <strong>la</strong> République<br />

fédérale socialiste soviétique de Russie. D'autant que, par <strong>la</strong> voie électorale<br />

régulière, y a conquis <strong>la</strong> présidence le plus fort et le plus tenace <strong>des</strong> adversaires de<br />

Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine !<br />

L'obligation de faire court dans un format restreint n'excuserait pas de passer sous<br />

silence le processus par lequel l'URSS en est arrivé là. Trois observations d'importance<br />

capitale en constituent <strong>la</strong> toile de fond. D'abord <strong>la</strong> position centrale et privilégiée<br />

du nationalisme russe en ce sens que, ne pouvant en aucun cas ou par définition, mettre<br />

en question l'intégrité de l'État, il bénéficie d'une espèce d'immunité et de beaucoup<br />

de <strong>la</strong>titude puisqu'il y a toujours moyen de rattacher positivement ce sentiment<br />

nationaliste au culte de <strong>la</strong> patrie ancestrale. Ensuite, de façon générale, ce sont <strong>des</strong><br />

troubles d'origine ethnoculturelle qui ont pris un tour passionné vraiment « popu<strong>la</strong>ire<br />

» par comparaison avec les manifestations épisodiques qui avaient, ailleurs, <strong>des</strong><br />

causes politiques économiques ou administratives engageant moins profondément <strong>la</strong><br />

personnalité collective <strong>des</strong> protestataires.<br />

Troisièmement, il importe de bien distinguer les origines régionales, culturelles et<br />

religieuses <strong>des</strong> collectivités en cause dans chaque cas particulier avant de proposer<br />

82 Écrit un auteur qui avait, longtemps à l'avance, annoncé <strong>des</strong> bouleversements de cette ampleur,<br />

Hélène Carrère d'Encausse. Le jugement définitif cité est tiré du texte, initialé par l'auteur, qui<br />

figure sur <strong>la</strong> quatrième page couverture de son ouvrage : La gloire <strong>des</strong> nations ou <strong>la</strong> fin de l'Empire<br />

soviétique, Paris, Fayard, 1990.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 118<br />

<strong>des</strong> traits communs à de nombreuses prises de position marquées d'antagonisme<br />

contre <strong>la</strong> centrale soviétique, ce qui peut bien n'être que leur seul élément de ressem-<br />

b<strong>la</strong>nce générale. En effet, <strong>la</strong> perestroïka est perçue partout comme une directive de<br />

plus venant de Moscou, mais cette fois-ci, non pas seulement tatillonne ou contrai-<br />

gnante, [109] mais plutôt envahissante et paraissant plus ou moins négatrice d'identi-<br />

tés collectives. Le moyen indiqué et spontané pour s'en défendre est tout naturelle-<br />

ment le recours à <strong>la</strong> contraction <strong>des</strong> bureaucraties locales sur elles-mêmes. Enfin, de<br />

<strong>la</strong> perestroïka on peut bien ne retenir que son volet attrayant de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost afin de<br />

profiter au maximum d'une libéralisation, pour <strong>la</strong> première fois ouverte et offerte,<br />

pour d'autres fins que les stricts objectifs officiels de Moscou, <strong>la</strong> centraliste.<br />

Dans le cas <strong>des</strong> républiques baltes c'est spécialement évident que les directions<br />

politiques recherchent l'indépendance nationale via une sécession complète, appuyée<br />

si possible par <strong>des</strong> alliés occidentaux, dont certains n'acceptent pas plus que les Baltes<br />

eux-mêmes qu'il y ait eu prescription de <strong>la</strong> honteuse « conquête » de 1940. La situation<br />

n'est pas <strong>la</strong> même en Moldavie qu'en Géorgie. De façon générale, les anciennes<br />

féodalités is<strong>la</strong>miques d'Asie centrale avaient su s'accommoder <strong>des</strong> acquis du socialisme<br />

et de ses bienfaisants transferts : ce serait plutôt l'aspect non désiré de <strong>la</strong> perestroïka<br />

qui les dérangerait. Le cas arménien est tout particulier dans ce pays qui semble<br />

entouré d'ennemis. <strong>Les</strong> luttes vives avec les Azéris d'Azerbaïdjan ont défrayé l'actualité<br />

depuis quelques années.<br />

Retour à <strong>la</strong> ligne du propos principal, le moins qu'il faille dire, c'est que ce « réveil<br />

<strong>des</strong> nationalités », s'ajoutant aux poussées un peu moins désordonnées d'autres<br />

républiques mais néanmoins jusqu'à <strong>la</strong> « souveraineté » incluse, constitue une très<br />

coûteuse diversion à <strong>la</strong> mise en œuvre d'une perestroïka, ambitieuse et pensée depuis<br />

longtemps comme nécessaire principe dynamisant d'un vaste système politicoadministratif<br />

frappé de sclérose. Ce que <strong>la</strong> perestroïka rejoint dans les régions lointaines<br />

et périphériques, c'est une situation de fragmentation structurelle que ses interventions<br />

ont pour effet de distendre encore.<br />

À ce point, deux mots sur le singulier droit de sécession que les constitutions stalinienne,<br />

de 1936, et brejnevienne, de 1979 avaient reconnu aux républiques fédérées<br />

de l'URSS. Le projet de constitution de 1988 l'annu<strong>la</strong>it pratiquement en confiant au<br />

nouveau Congrès <strong>des</strong> députés du peuple l'exclusivité en ce domaine. L'adoption d'une<br />

nouvelle loi, complémentaire et correctrice, à <strong>la</strong> date du 3 avril 1990 pour répondre<br />

aux pressions, individuelles puis conjointes, <strong>des</strong> trois pays baltes, s'intitu<strong>la</strong>it juste-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 119<br />

ment : « Sur <strong>la</strong> procédure liée à <strong>la</strong> sécession d'une République de l'Union ». Hélène<br />

Carrère d'Encausse, qui a fait une analyse serrée de sa praticabilité, écrit qu'elle a été<br />

aussitôt baptisée « loi sur <strong>la</strong> non sécession », car, poursuit-elle, ce texte est « <strong>des</strong>tiné à<br />

mettre en p<strong>la</strong>ce un parcours semé d'embûches qui transforme <strong>la</strong> sécession en véritable<br />

gageure et <strong>la</strong> rend impraticable pour une partie non négligeable <strong>des</strong> républiques [110]<br />

soviétiques 83 ». Pendant une dizaine de pages, le même auteur spécule sur divers<br />

procédés permettant de « substituer au mythique peuple soviétique, uniformisé, une<br />

communauté multiforme et différenciée qui puisse trouver p<strong>la</strong>ce dans une maison<br />

commune d'une extrême flexibilité ». Mais ce serait à <strong>la</strong> condition que l'URSS s'effa-<br />

ce peu à peu <strong>des</strong> esprits pour donner lieu à autre chose 84 . Sa « conclusion générale<br />

est qu'à l'heure où <strong>la</strong> société civile sort de sa longue léthargie et devient l'acteur privi-<br />

légié du changement, il serait inconséquent d'ignorer que <strong>la</strong> communauté ethnocultu-<br />

relle est le cadre naturel de toute société digne de ce nom, celui où se nouent et s'ex-<br />

priment ses solidarités 85 ». Gardons-nous de trop filer les analogies mais observons<br />

en passant qu'un problème de cet ordre confronte également d'autres arrangements<br />

fédératifs, aussi disparates que le yougos<strong>la</strong>ve ou le canadien.<br />

En février 1991, <strong>la</strong> grande question dominante en URSS, que vit de façon obsessionnelle<br />

le président Gorbatchev, est le référendum du 17 mars sur le Traité de<br />

l'Union. Ce texte, <strong>la</strong>borieusement conçu, doit aménager les nouvelles re<strong>la</strong>tions entre<br />

le centre et les républiques. Six d'entre elles (les trois baltes, <strong>la</strong> Géorgie, l'Arménie et<br />

<strong>la</strong> Moldavie) ont déjà annoncé leur refus de participer à <strong>la</strong> consultation, l'Azerbaïdjan<br />

y ayant consenti à <strong>la</strong> dernière minute. Il ne reste plus que huit républiques sur quinze<br />

à avoir approuvé le principe du Traité de l'Union. En de telles conditions, il n'était pas<br />

étonnant qu'on ait considéré de repousser à une date ultérieure <strong>la</strong> tenue du référendum<br />

ou même d'annuler par avance ses résultats 86 ...<br />

83 Ibid., p. 360.<br />

84 « Association, confédération d'États égaux, etc. : les formules proposées sont nombreuses. Toutes<br />

ou presque incluent <strong>la</strong> Russie dans ce droit à <strong>la</strong> formation d'un État indépendant et considèrent<br />

que l'élément fédérateur souple devra en être distinct, y compris géographiquement. À <strong>la</strong><br />

Russie sa capitale ; à <strong>la</strong> confédération ou au nouveau commonwealth <strong>la</strong> sienne » (ibid., p. 371).<br />

85 Ibid.<br />

86 Le référendum du 17 mars ayant eu lieu, on sait quels en furent les résultats mitigés et paradoxaux.<br />

Sursis, dernière chance d'une union renouvelée ? Gorbatchev, qui pouvait tout perdre et<br />

sans espoir de pouvoir gagner tout court, peut encore se maintenir, un certain temps, au centre<br />

instable d'un entrecroisement de déséquilibrations diverses, dont il est au moins possible de<br />

prendre plus exactement <strong>la</strong> mesure au lendemain de cette première consultation popu<strong>la</strong>ire.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 120<br />

En donnant, à l'automne précédent un coup de frein aux entreprises réformistes,<br />

Gorbatchev n'a pas vu croître sa popu<strong>la</strong>rité. Nombre de ses conseillers et associés<br />

(dont Chevardnadze, le principal) avaient déjà abandonné son équipe. La répression<br />

sang<strong>la</strong>nte de Vilnius en janvier, bien que Gorbatchev se soit défendu d'en avoir donné<br />

l'ordre, lui a fait perdre l'appui <strong>des</strong> milieux libéraux qui l'avaient soutenu dès <strong>la</strong> première<br />

heure du <strong>la</strong>ncement de <strong>la</strong> perestroïka. Il est devenu <strong>la</strong> cible, à <strong>la</strong> fois, <strong>des</strong> réformistes<br />

qui lui reprochent ses atermoiements et <strong>des</strong> communistes qui n'ont cessé de lui<br />

en vouloir depuis ses premières hardiesses de 1985-1986. L'annonce d'une refonte<br />

générale du régime <strong>des</strong> prix lui avait valu les critiques unanimes <strong>des</strong> uns et <strong>des</strong> autres,<br />

tandis que les puissants syndicats de mineurs s'étaient engagés dans un mouvement de<br />

grève susceptible de déstabiliser encore davantage un secteur de base de l'économie.<br />

La reprise en main, que réc<strong>la</strong>maient avec insistance les conservateurs et les militaires,<br />

n'avait produit qu'une alliance circonstancielle, donc fragile et conditionnelle,<br />

ainsi qu'on avait pu le constater lors du plenum [111] du Comité central du Parti en<br />

janvier 1991. Bref, le récipiendaire du Prix Nobel de <strong>la</strong> Paix à l'automne précédent<br />

était devenu, non seulement isolé, mais traqué de toutes parts, au moment de jouer le<br />

rôle de Mainteneur de l'intégrité de l'Union avec ses quinze républiques dont <strong>la</strong> moitié,<br />

de façon avouée (les référendums-sondages..), joue <strong>la</strong> récalcitrance à <strong>des</strong> degrés<br />

divers tout en pensant surtout à l'indépendance. Avec <strong>la</strong> conséquence globale d'un<br />

éc<strong>la</strong>tement prévisible de l'Union, que nombre de spécialistes et d'observateurs voient<br />

comme fatale, mais que d'aucuns estiment désirable.<br />

Car il est d'autres façons intellectuelles de régler sur le papier l'organisation étatique<br />

de l'Union <strong>des</strong> républiques socialistes soviétiques. Telle est <strong>la</strong> manière d'A<strong>la</strong>in<br />

Besançon qui énonce quelques « principes régu<strong>la</strong>teurs pour toute politique occidentale<br />

de négociation ou d'évaluation <strong>des</strong> événements en cours ». Le premier est plutôt<br />

dru : « La dissolution de l'URSS en ses nations constituantes est le préa<strong>la</strong>ble obligé à<br />

<strong>la</strong> sortie du communisme. Réciproquement, toute politique de notre part tendant à<br />

maintenir <strong>la</strong> structure unitaire de l'URSS <strong>la</strong> maintient de ce fait dans le communisme.<br />

Il faut préparer <strong>la</strong> Russie à accepter cette dissolution ». Le second principe est une<br />

conséquence du premier : « Redevenue une puissance moyenne, <strong>la</strong> Russie peut trouver,<br />

à terme, sa p<strong>la</strong>ce dans un ensemble européen. La sortie du régime communiste a


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 121<br />

<strong>des</strong> chances sérieuses de déboucher sur <strong>la</strong> démocratie. Ce fut le cas de l'Allemagne<br />

nazie en 1945 87 ».<br />

La grande difficulté de toute vue prospectiviste sur le sujet ne consiste-t-elle pas<br />

dans l'emboîtement prométhéen de deux gigantismes étatiques : celui d'une gigantesque<br />

Russie dans une encore plus gigantesque URSS, et celui du trop grand nombre de<br />

Russes dans <strong>la</strong> totalité de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion soviétique et, en conséquence d'une si longue<br />

histoire, de <strong>la</strong> pesanteur stérilisante de <strong>la</strong> russification générale dans <strong>la</strong> vie transsoviétique<br />

? À ce propos, voici une historiette humoristique qui pourrait servir d'aidemémoire,<br />

quelque peu acide, à ce dernier développement. Il s'agit d'une b<strong>la</strong>gue qu'on<br />

colportait à Moscou à l'été 1990 :<br />

À bord d'un avion avaient pris p<strong>la</strong>ce un Japonais, un Russe et un citoyen de<br />

l'Ouzbékistan. La conversation tourne sur le sujet de savoir de quoi chaque nation est<br />

trop pourvue. « Nous avons trop de caméras vidéo dans mon pays », déc<strong>la</strong>re le Japonais<br />

qui <strong>la</strong>nce sa caméra par le hublot. « Nous avons trop de vodka », dit à son tour le<br />

Russe et de <strong>la</strong>ncer aussi sa bouteille de vodka par le hublot. L'Ouzbek ne dit rien, se<br />

donne un moment de réflexion, puis f<strong>la</strong>nque le Russe par le hublot 88 ».<br />

87 « <strong>Les</strong> atouts de Gorbatchev : une évaluation » dans Jean-Marie Benoist et Patrick Wajsman,<br />

Après Gorbatchev, Paris, La Table ronde, 1990 p. 108.<br />

88 Histoire rapportée par Nancy Lubin dans sa recension d'un ouvrage ayant pour titre Soviet<br />

Union : a history of the nationalities problem in the USSR, par B. Nahaylo et V. Swoboda (New<br />

York, The Free Press 1990), dans The New York Times Book Review, 15 juin, 1990. p. 16.


[115]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 122<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Deuxième partie : Explications, prolongements et conséquences<br />

Chapitre V<br />

L'effet Gorbatchev à <strong>la</strong> périphérie<br />

européenne de l'empire<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Dans l'Europe du g<strong>la</strong>cis l'effet Gorbatchev se fit sentir avec autant de soudaineté<br />

et de plénitude que dans les républiques nationalitaires de l'intérieur de l'Union. Avec<br />

une sorte de passion participante, les popu<strong>la</strong>tions <strong>des</strong> pays de l'Europe de l'Est avaient<br />

suivi à <strong>la</strong> télévision l'exultation spontanée de <strong>la</strong> célèbre nuit berlinoise du 9 novembre<br />

1989. Elles avaient pu constater comment quelques heures à peine avaient suffi pour<br />

anéantir le symbole bétonné du Mur de Berlin dans l'ambiance vengeresse d'un dé-<br />

chaînement popu<strong>la</strong>ire. De telles scènes faisaient penser aux effervescences de furor<br />

populi qu'illustrent <strong>des</strong> gravures anciennes.<br />

L'Europe : quelles Europes ?<br />

Avant cette date célèbre, chaque république de l'Est suivait son cours, plus ou<br />

moins régulier ; mais, fort intéressés à observer le vent nouveau souff<strong>la</strong>nt de Moscou,<br />

les dirigeants ne trouvaient toutefois pas l'audace de forcer <strong>la</strong> situation à leur profit<br />

sauf en deux pays. Dans les capitales de Pologne et de Hongrie, il n'y avait rien d'in-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 123<br />

convenant, depuis quelques années, à parler d'une perestroïka à <strong>la</strong> polonaise, d'une<br />

perestroïka à <strong>la</strong> hongroise. Ailleurs, pour <strong>des</strong> raisons locales diverses, l'amorce d'une<br />

libéralisation tardait ou n'avait guère de consistance.<br />

Des commentateurs trouvaient naturel de soulever l'hypothèse d'une espèce de dé-<br />

tournement, consenti sinon voulu par l'homme de <strong>la</strong> perestroïka, du lieu du danger<br />

immédiat : <strong>des</strong> républiques soviétiques [116] ethno-linguistiques en éveil aux régimes<br />

déjà contestés de l'Europe de l'Est. La récente visite de Gorbatchev à Berlin-Est, sui-<br />

vie de l'abandon d'Erich Honecker, avait en quelque sorte préludé à l'explosion.<br />

N'était-ce pas normal qu'en cette période de non-Guerre <strong>froide</strong>, Gorbatchev tint davantage<br />

à l'intégrité intérieure de l'Union soviétique qu'à celle de l'empire européen<br />

conquis par l'Armée rouge à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> ? Mais c'était tout de même de l'ordre<br />

politique de Yalta, au moins conséquence historico-géographique de <strong>la</strong> réalité militaire<br />

de 1945 (une fois qu'on l'a dégagé de son contenu mythique d'un « partage du<br />

monde »), dont il s'agissait. Car l'Europe, divisée depuis si longtemps se trouvait devant<br />

une première vraie chance de pouvoir se mettre au singulier : l'Europe. Voilà<br />

bien, de tous les arguments à invoquer pour le constat de <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>,<br />

celui qui devenait le plus fort de tous.<br />

Pourtant, le plus petit <strong>des</strong> continents (à part l'Océanie insu<strong>la</strong>ire) apparaissait depuis<br />

presque un demi-siècle comme une Europe plurielle. En tête de son récent livre,<br />

L'autre Europe, Jacques Rupnik propose en exergue ce mot de Joseph K. : « Du point<br />

de vue de l'histoire, on peut diviser l'Europe en trois blocs : l'historicité de l'Occident,<br />

l'histoire absurde de l'Europe centrale, et l'a-historicité de l'Est 89 ». Par un retour en<br />

force de l'Europe centrale, nous assistions comme à une espèce de résurgence, au<br />

moins au p<strong>la</strong>n de réminiscences, de l'Europe d'avant 1939. Mais une conjoncture internationale,<br />

dure, simplificatrice et qui s'était étirée sur les dernières 45 années, avait<br />

eu raison de ces catégories c<strong>la</strong>ssificatoires, pourtant géographiquement exactes, d'une<br />

Europe centrale entre celles de l'Ouest et de l'Est.<br />

Par sa <strong>froide</strong> rigidité, le c<strong>la</strong>ssique Rideau de fer avait marqué <strong>la</strong> ligne de division<br />

fondamentale entre seulement deux Europes, celle de l'Ouest ou libre et celle de l'Est<br />

89 Quelques lignes plus bas, l'auteur citait encore cette expression de Mi<strong>la</strong>n Kundera sur l'Europe<br />

centrale de retour, <strong>la</strong> situant « géographiquement au Centre, culturellement à l'Ouest et politiquement<br />

à l'Est » (Jacques Rupnik, L'Autre Europe, Paris, Éditions Odile Jacob, 1990, p. 19).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 124<br />

ou sous domination soviétique 90 . Cette dernière moitié d'Europe comprenait le quart<br />

de l'Allemagne, dite de l'Est et future République démocratique d'Allemagne, ainsi<br />

que les autres pays centraux dont principalement <strong>la</strong> Pologne et <strong>la</strong> Tchécos<strong>la</strong>vaquie,<br />

auxquelles on joint parfois les républiques yougos<strong>la</strong>ves fortement nationalistes de<br />

Slovénie et de Croatie. Ces deux entités régionales d'une Europe de l'Ouest prenant,<br />

sans trop tarder, le vent de <strong>la</strong> modernisation, et d'une Europe de l'Est, retardée et ne<br />

réussissant pas à décoller industriellement, correspondaient en gros à ces expressions<br />

métaphoriques <strong>des</strong> économistes d'avant-<strong>guerre</strong> : l'Europe du « cheval-vapeur » et<br />

l'Europe du « cheval de trait »...<br />

Souff<strong>la</strong>nt de Moscou à partir de 1987, <strong>la</strong> perestroïka révolutionnaire s'enlisera tôt<br />

dans les sables mouvants de l'inertie socio-économique qu'il s'agissait précisément de<br />

« restructurer », alors que les dirigeants [117] devaient faire face à toutes sortes de<br />

diversions nationalitaires rebondissant à divers points périphériques de l'Union. Ces<br />

facteurs internes défavorables n'empêchaient pas le réformisme nouveau de produire<br />

<strong>des</strong> effets variables par-delà les frontières soviétiques, dans les pays de <strong>la</strong> périphérie<br />

extérieure, soit en Europe centrale et orientale. <strong>Les</strong> plus éc<strong>la</strong>tants, et même contradictoires,<br />

<strong>des</strong> signaux déclencheurs avaient été, en ce « fol automne 1989 », les fervents<br />

défilés aux <strong>la</strong>mpions dans les capitales, ainsi que l'espèce de festival de <strong>la</strong> démolition<br />

frénétique du Mur de Berlin à coups de pioche ! À l'épicentre même où l'époque de<br />

« <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » naguère était née et avait trouvé son nom, elle mourrait près d'un<br />

demi-siècle plus tard en pleine liesse popu<strong>la</strong>ire. Cette joie avait son revers : dès le<br />

lendemain, les popu<strong>la</strong>tions en cause auraient à faire leurs c<strong>la</strong>sses intensives de liberté<br />

sans pouvoir prétendre à leur immédiate désatellisation, tant il restait vrai que tout<br />

mouvement de cet ordre n'entraîne jamais d'immédiates transformations structurelles<br />

où que ce soit.<br />

Il conviendrait, pour <strong>des</strong> raisons causales autant que symboliques, qu'on examine<br />

d'abord le cas <strong>des</strong> deux Allemagnes, devenant une en un si bref <strong>la</strong>ps de temps, ce que<br />

n'aurait osé prédire le plus optimiste <strong>des</strong> scénarios de réunification. On fera plutôt<br />

l'examen de ce cas à une section subséquente et précédant celle d'une Europe continentale<br />

en train de se retrouver et dont <strong>la</strong> grande Allemagne devient l'inévitable, et<br />

peut-être même nécessaire, pivot. Le propos gagnera alors en signification lorsqu'on<br />

aura fait une rapide révision de ce qu'il advenait, dans le même temps, <strong>des</strong> pays de<br />

90 Avec l'exception, bien sûr, <strong>des</strong> deux dissidences : antistaliniste de <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie à l'époque de<br />

Staline, et stalinisante de l'Albanie après <strong>la</strong> mort de celui-ci.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 125<br />

l'Europe de l'Est devant le beau défi de leur si fraîche libéralisation. On devra admet-<br />

tre d'emblée que se présente à l'observation un tableau d'ombres et de lumières, et que<br />

l'opacité <strong>des</strong> premières s'impose peut-être davantage que l'éc<strong>la</strong>t <strong>des</strong> secon<strong>des</strong>. Marquons<br />

enfin l'envergure du moment historique qu'une bizarre concordance chronologique<br />

faisait coïncider avec le bicentenaire de 1789. Mais c'est bien plutôt à <strong>la</strong> référence<br />

à <strong>la</strong> date, non moins imposante, de 1848 91 que fait penser cet extraordinaire<br />

« automne <strong>des</strong> peuples » de 1989.<br />

Le mouvement déclenché est-il susceptible de réversibilité ? Oui, si les causes qui<br />

l'ont rendu possible s'inversaient soudainement, et surtout complètement. Jacques<br />

Rupnik en exprime l'hypothèse d'une façon saisissante : « Tout changement brutal à<br />

Moscou aurait <strong>des</strong> retombées négatives sur <strong>la</strong> transition en cours dans le Centre-Est<br />

européen et, dans ce cas, les dominos risqueraient de tomber à l'envers 92 ». Mais<br />

même alors, un tel phénomène ne saurait s'accomplir d'un coup, à <strong>la</strong> manière foudroyante<br />

de ce qu'avait été « l'automne fou » de 1989. Ce pourrait être quelque chose<br />

de semb<strong>la</strong>ble, mais « à l'envers » et d'une façon moins [118] espacé dans le temps que<br />

les éphémères poussées libératrices postérieures à <strong>la</strong> mort de Staline, soit : <strong>la</strong> rébellion<br />

<strong>des</strong> ouvriers de Berlin-Est, en avril 1953, et de Poznan, en juin 1956, <strong>la</strong> révolte hongroise<br />

93 de novembre 1956, le printemps de Prague en août 1968.<br />

C'est de Pologne que tout était reparti et que s'inaugurait sans apparat l'ère nouvelle<br />

avec les violentes émeutes ouvrières de Gdansk, Sopot et Gdynia qui furent, en<br />

1970, le théâtre de violentes émeutes ouvrières, événements aboutissant à <strong>la</strong> chute de<br />

W. Gomulka, le réhabilité de 1956 afin de sauver in extremis le régime. Dix ans plus<br />

tard, <strong>la</strong> construction d'un monument commémoratif al<strong>la</strong>it entretenir vivante <strong>la</strong> signification<br />

de l'événement de Gdansk. Entre-temps, à <strong>la</strong> mi-période de <strong>la</strong> décennie 1970 -<br />

à l'époque de <strong>la</strong> Conférence de <strong>la</strong> sécurité et de <strong>la</strong> coopération en Europe, tenue à Helsinki<br />

-, les régimes de <strong>la</strong> RDA, de <strong>la</strong> Tchécoslovaquie et de <strong>la</strong> Bulgarie jouaient plutôt<br />

91 D'une littérature déjà abondante sur ce thème, signalons au moins deux beaux textes qui ouvraient<br />

le numéro du dixième anniversaire de <strong>la</strong> revue Le Débat (numéro 60, mai-août 1990) :<br />

de Timothy Garton Ash, « L'année de vérité » et de Krzysztov Pomian, « Le retour <strong>des</strong> nations<br />

», p. 13-37.<br />

92 Entretien de Rupnik avec <strong>la</strong> rédaction de Politique internationale, dans le recueil de Jean-Marie<br />

Benoist et Patrick Wajsman, Après Gorbatchev, Paris, La Table ronde, 1990.<br />

93 On observera qu'il ne s'agissait pas en l'occurrence d'une crise interblocs ou de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »,<br />

mais bien d'une crise intrabloc. Pour <strong>la</strong> même raison, les Occidentaux vivaient dans le même<br />

temps leur crise intrabloc au sujet de l'affaire de Suez. Voir La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> inachevée, p. 106-<br />

117.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 126<br />

le rôle d'enfants modèles dans <strong>la</strong> pièce de l'intégration qu'à distance Moscou conti-<br />

nuait de mettre en scène. La Pologne, grâce à l'audace nouvelle et tout à fait déconcertante<br />

pour les Soviétiques de Solidarité, continuait à jouer, en force et en seule,<br />

sa partition. Le reste de l'histoire, tournant autour <strong>des</strong> deux hommes-symbole, Lech<br />

Walesa et le général Jarulzelski, est bien connu. Au grand étonnement <strong>des</strong> observateurs,<br />

l'Armée rouge ne rétablirait pas « l'ordre à Varsovie » comme elle l'avait fait à<br />

Budapest en 1956, non plus qu'elle n'al<strong>la</strong>it y exécuter <strong>la</strong> manœuvre intimidante comme<br />

l'avait été celle de Prague en 1968.<br />

Cette modération hésitante n'al<strong>la</strong>it toutefois pas empêcher Jarulzelski d'emprisonner,<br />

à point nommé, tous les leaders de Solidarnocz, sans exclure son chef, l'homme<br />

porteur <strong>des</strong> espoirs, Lech Walesa. Mais comme le fait observer Marc Ferro, ce<strong>la</strong> s'accomplissait<br />

en une « victoire à <strong>la</strong> Pyrrhus », car, cette fois-ci, avait fini par s'ouvrir<br />

une « brèche dans le système bien clos <strong>des</strong> régimes communistes » et qui était « plus<br />

profonde que toutes les échancrures ouvertes et refermées à ce jour, à Poznan, à Budapest<br />

ou à Pragu 94 ». Ces rappels à si <strong>la</strong>rges traits n'expliquent certes pas comment<br />

le Mur de <strong>la</strong> Honte ait pu être si soudainement investi et franchi, puis bazardé en pièces<br />

détachées d'antireliques honnies. Mais, en perspective sur l'arrière-p<strong>la</strong>n persistant<br />

de ces dix années polonaises, ils nous font voir comment, selon le professeur britannique<br />

Timothy G. Ash, pour en arriver au même résultat les Hongrois n'auront besoin<br />

que de dix mois, les Allemands de l'Est que de dix semaines et les Tchécoslovaques<br />

que de dix jours !<br />

Un prospectiviste, le plus hardi fût-il, ou un scénariste, encore moins contraint par<br />

<strong>la</strong> vraisemb<strong>la</strong>nce, n'auraient osé imaginer le rythme saccadé <strong>des</strong> événements esteuropéens<br />

qui se sont effectivement produits en cet [119] automne 1989. Passe encore<br />

pour l'effet de contagion, étant donné l'exemp<strong>la</strong>rité continue du cas polonais. Mais<br />

ce<strong>la</strong> n'explique pas l'accélération du phénomène au nez même <strong>des</strong> Soviétiques qui<br />

étaient, il est vrai, débordés en leur propre maison, mais <strong>la</strong>issant faire, tout de même,<br />

sans <strong>la</strong> moindre condamnation de principe ! En Bulgarie et, surtout en Roumanie, un<br />

peu plus tard les choses se passeront bien autrement, en ce dernier cas surtout où il y<br />

aura eu recours à <strong>la</strong> violence - d'une violence dramatiquement télévisée en direct à<br />

moins, apprendra-t-on plus tard, qu'il n'y ait eu montage après coup. À partir de maintenant<br />

<strong>la</strong> démocratie n'a plus qu'à s'installer : n'a plus qu'à... Pas si facile, certes ! Im-<br />

94 Marc Ferro, <strong>Les</strong> origines de <strong>la</strong> perestroïka, Paris, Éditions Ramsay, 1990, p. 139, 136.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 127<br />

provisations, règlements de compte, bavures de toutes espèces sont le lot de ces ru<strong>des</strong><br />

transitions bouscu<strong>la</strong>nt tout le monde, à commencer par le cas c<strong>la</strong>ssique <strong>des</strong> politiciens<br />

par trop marqués qui tâchent de s'agripper aux nouveaux gouvernails. La recherche<br />

d'une première légitimation en vue d'un fonctionnement provisoire, au moins jus-<br />

qu'aux élections prévues du printemps 1990, constituait le premier pas vers le nouvel<br />

ordre à établir.<br />

Sont rares les transitions de régime qui peuvent faire l'économie de procédés ré-<br />

volutionnaires. En l'occurrence, il s'agissait bien de faire l'antirévolution d'une Révo-<br />

lution de naguère et qui n'avait pas réussi, pour <strong>la</strong> première raison qu'elle avait été<br />

imposée de l'extérieur, puis maintenue par <strong>des</strong> régimes autoritaires ne répugnant pas<br />

d'employer couramment <strong>des</strong> procédés de force. En Europe de l'Est, on était encore<br />

bien loin d'en être rendu à <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d'un système transitionnel. <strong>Les</strong> nouvelles<br />

équipes du pouvoir, à <strong>la</strong> suite d'usurpations nécessaires mais parfois d'un démocratisme<br />

douteux, donnèrent l'impression de ne pouvoir faire plus que d'explorer de nouvelles<br />

avenues possibles, mais mal <strong>des</strong>sinées et manquant d'un pavement solide. Tâtonnements<br />

dans le choix <strong>des</strong> premières mesures et dé<strong>la</strong>is toujours étirés, louables<br />

déc<strong>la</strong>rations d'intention mais moyens insuffisants : c'était partout à peu près le même<br />

tableau. Des observateurs sur p<strong>la</strong>ce établissaient le constat d'une immense vacuité de<br />

projet et d'un manque d'hommes avec programmes profondément novateurs, ce qui<br />

revient au même. Il s'ensuivait partout incohérence gouvernementale et grogne popu<strong>la</strong>ire,<br />

sans amélioration notable <strong>des</strong> conditions. Quant à <strong>la</strong> solidarité imposée depuis<br />

1945, strictement le bloc de l'Est n'avait pas « éc<strong>la</strong>té », ainsi qu'on a peut-être eu tendance<br />

à l'affirmer trop tôt ; mais elle n'était plus guère que de principe, que de <strong>la</strong>tence,<br />

à vrai dire sans beaucoup d'avenir.<br />

Toutefois, ce bloc était devenu fondamentalement disloqué, ce qui ne produisait<br />

toutefois pas une situation d'éparpillement de <strong>la</strong> puissance étatique. <strong>Les</strong> gouvernements<br />

et leurs politiques seraient désormais moins ma<strong>la</strong>isément supportables ; mais<br />

les États, toujours reconnus ou non [120] contestés en tant que tels, n'avaient rien<br />

perdu de leur force d'exclusive nationale. D'autre part, en Occident on a été prompt à<br />

décréter <strong>la</strong> liquidation de l'Organisation du Pacte de Varsovie du fait de l'intention<br />

avouée de quelques États membres d'en prendre congé. Le signal en sera donné par<br />

Gorbatchev lui-même en février 1991. Il en fut de même pour <strong>la</strong> fatale mise au rancart<br />

de l'organisation économique de CAEM après sa longue tradition de pratiques<br />

inefficaces ou presque fictives au p<strong>la</strong>n communautaire. Une perspective (comme <strong>la</strong>


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 128<br />

nôtre) d'analyse nécrologique de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> peut inciter à <strong>des</strong> déductions hâtives<br />

de ce genre lorsque <strong>des</strong> gouvernements de <strong>la</strong> région disent leur intention de se retirer<br />

de l'une ou l'autre organisation, <strong>la</strong> militaire ou l'économique.<br />

Et constatons encore que les courants d'aérations diverses entre les deux Europes<br />

n'ont pas pour effet automatique de bonifier le fonctionnement de <strong>la</strong> plus avancée. Au<br />

seuil de son grand bond en avant vers l'horizon 1993, l'Europe de l'Ouest s'est vue<br />

soudainement confrontée à de nouvelles charges solidaristes non désirées. De son<br />

côté, <strong>la</strong> traditionnelle Europe du « cheval de trait », communisée de force après <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong>, donne souvent l'impression de tirer à hue et à dia une fois les rênes relâchées.<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

<strong>Les</strong> Allemagnes : quelle Allemagne ?<br />

<strong>Les</strong> germanistes n'ont pas fait mieux, ces dernières années, que les soviétologues.<br />

Ceux-ci n'avaient pas senti venir <strong>la</strong> perestroïka, du moins dans sa profondeur d'intention<br />

ni dans ses conséquences virtuelles qui n'en finissent plus de se reproduire en<br />

s'aggravant. Ils n'avaient pas, non plus, prévu que Gorbatchev <strong>la</strong>isserait aller avec<br />

autant de détachement apparent les pays du g<strong>la</strong>cis à leur propre sort, même en tenant<br />

compte de <strong>la</strong> pagaille générale en voie de s'instituer dans <strong>la</strong> maison-mère du socialisme<br />

soviétique. Par ailleurs, il n'était pas besoin d'être spécialiste <strong>des</strong> choses d'Allemagne<br />

pour tenir comme certain que <strong>la</strong> vocation naturelle à l'unité s'y affirmerait, à point<br />

nommé, comme une espèce d'impératif majeur.<br />

Mais alors que les prévisions les plus p<strong>la</strong>usibles éta<strong>la</strong>ient <strong>des</strong> négociations bi<strong>la</strong>térales<br />

à ce sujet sur une durée probable de plusieurs années, d'autres supputations, davantage<br />

serrées, par<strong>la</strong>ient d'une couple de lustres s'étendant jusque vers l'an 2000 !<br />

Pourtant, le processus de l'unification complète n'exigera pas plus de sept mois d'intenses<br />

négociations entre <strong>la</strong> visite du chancelier Helmut Kohl, à Moscou le 10 février<br />

1990, pour arracher à Mikhaïl Gorbatchev le principe de <strong>la</strong> fusion <strong>des</strong> deux Allemagnes,<br />

et <strong>la</strong> signature du traité « deux plus quatre » à Moscou du [121] 12 septembre<br />

1990. Le 3 octobre 1990 fut <strong>la</strong> date fixée pour <strong>la</strong> réunification officielle. C'était moins


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 129<br />

d'un an après le percement du Mur 95 . Personne, à peine plus les instigateurs de cette<br />

grande réussite diplomatique que les spécialistes de tout poil, n'aurait osé en faire une<br />

prédiction autant optimiste. L'événement à deux épiso<strong>des</strong> marquait <strong>la</strong> dernière borne<br />

historique officielle de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. Dans l'histoire de celle-ci, il prenait à lui<br />

seul, autant d'importance que <strong>la</strong> réanimation fructueuse du duopole américano-<br />

soviétique dont nous avons fait, par ailleurs, <strong>la</strong> chronique <strong>des</strong> sommets en enfi<strong>la</strong>de (au<br />

chapitre III).<br />

Une perspective globale suggère une interrogation également <strong>la</strong>rge : <strong>la</strong> force at-<br />

tractive qu'exerçait, pendant <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, Berlin-Ouest par rapport aux deux Al-<br />

lemagnes ne préfigurait-elle pas ce que <strong>la</strong> grande Allemagne unifiée pourrait désor-<br />

mais devenir à son tour mais en rapport à toute l'Europe ? Autrement dit, ne vient-on<br />

pas d'assister à l'émergence d'un troisième Grand, ou d'un quatrième, si l'on prend en<br />

compte, à cause de sa colossale force économique et monétaire, le Japon à l'autre bout<br />

de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète ? Et à condition, bien entendu, de ne pas faire le décompte définitif de<br />

l'Union soviétique au chapitre de <strong>la</strong> superpuissance militaire, où elle figure encore<br />

malgré les catastrophiques déboires de son système politique en état de ma<strong>la</strong>die chronique...<br />

L'idée conventionnelle <strong>la</strong> plus répandue au sujet de l'Allemagne consiste à soutenir<br />

ou à impliquer à peu près ceci : telle ira <strong>la</strong> nouvelle grande Allemagne, telle ira en<br />

conséquence l'Europe é<strong>la</strong>rgie et confirmée dans son décloisonnement récent. On observera<br />

en passant que cette « grande » Allemagne est <strong>la</strong> moins étendue <strong>des</strong> Allemagnes<br />

unifiées de l'histoire : moins que celle du premier Reich (médiéval), du deuxième<br />

(bismarckien) ou du troisième (hitlérien) et que, surtout, elle ne se définit ni ne se<br />

comporte comme une entité impériale. Il n'en demeure pas moins que, selon <strong>la</strong> formule<br />

ramassée d'un analyste récent, « si <strong>la</strong> problématique européenne ne peut se réduire<br />

à <strong>la</strong> question allemande, celle-ci campe toujours en son cœur 96 ». D'une part, le processus<br />

de l'unification crée une grande densité du métabolisme politique et ethnoculturel<br />

entre les deux Allemagnes ; mais, de l'autre, l'écart énorme (certains par<strong>la</strong>nt<br />

95 « Le mur de Berlin, écrivait A<strong>la</strong>in Besançon, est tombé avant que Gorbatchev ait eu le temps de<br />

le vendre (...). De tous les « changements » induits par Gorbatchev, celui-là est peut-être celui<br />

qui a le plus échappé à son auteur » (« <strong>Les</strong> atouts de Gorbatchev : une évaluation », dans Benoist<br />

et Wajsman, op. cit., p. 96).<br />

96 André Brigot, « Le système régional après 1989 », dans La fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, (sous <strong>la</strong> direction<br />

de Charles-Philippe David), Québec, Centre québécois de re<strong>la</strong>tions internationales et Paris,<br />

Fondation pour les étu<strong>des</strong> de défense nationale, 1990, p. 186.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 130<br />

même d'« abîme ») entre les rendements économiques globaux <strong>des</strong> deux Europes ne<br />

cesse, lui, de s'é<strong>la</strong>rgir. Ainsi en Europe du Centre-Est, est-on partagé entre l'espoir de<br />

recueillir les fruits du dynamisme expansionniste de l'Allemagne et <strong>la</strong> crainte d'une<br />

nouvelle domination éveil<strong>la</strong>nt les fantômes typiquement germaniques de <strong>la</strong> Mittel<br />

Europa et de <strong>la</strong> Drang nach Osten.<br />

Surgit alors un paradoxe, au moins apparent. D'une part, les autorités publiques du<br />

pays unifié, siégeant à Bonn bien que Berlin en reste <strong>la</strong> [122] capitale officielle, « règlent<br />

» sans trop de mal, quoique à de hauts coûts, le défi de l'intégration-fusion <strong>des</strong><br />

Allemands de l'Est et de ceux de l'Ouest ; d'autre part, ces mêmes autorités n'en font<br />

pas moins l'objet de suspicions dans diverses couches <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions de l'Est qui, pas<br />

plus tard qu'hier, avaient pourtant accueilli avec une si grande liesse <strong>la</strong> tombée définitive<br />

du Rideau de fer. La raison ultra-simple, qui n'en serait pas pour autant mauvaise,<br />

est qu'au bout du processus il faudra bien compter avec une Allemagne plus populeuse,<br />

davantage tentacu<strong>la</strong>ire et influente à l'Est. L'inquiétude pourrait s'atténuer quelque<br />

peu si ces popu<strong>la</strong>tions vou<strong>la</strong>ient bien se rappeler que l'Allemagne agrandie contient<br />

tout de même les ex-citoyens de <strong>la</strong> RDA qui, par longue habitude, connaissent bien<br />

les difficiles conditions <strong>des</strong> voisins de l'Est et seraient susceptibles de servir d'intermédiaires<br />

utiles selon d'autres critères que ceux qui, à l'époque de Ulbricht jusqu'à<br />

Honecker, préva<strong>la</strong>ient à Moscou.<br />

Sous <strong>la</strong> révolution gorbatchevienne jusqu'à <strong>la</strong> démolition du Mur, le gouvernement<br />

de <strong>la</strong> RDA affichait une attitude d'autosatisfaction et de conservatisme foncier à<br />

l'égard <strong>des</strong> expériences, à <strong>la</strong> vérité risquées, d'une perestroïka soviétique plutôt débridée.<br />

Il eût été étonnant qu'il en fut autrement dans cette seconde et plus petite république<br />

allemande, dont <strong>la</strong> carte avait été découpée arbitrairement selon les aléas militaires<br />

de 1944 et 1945, et qui s'était donné pour <strong>des</strong>sein de forger une nation distincte<br />

par l'effet d'une idéologie importée et imposée par une armée d'occupation.<br />

Mais, après tant d'années, l'étape historique que constituait en septembre 1987 <strong>la</strong><br />

première visite d'un chef d'État est-allemand en Allemagne de l'Ouest rappe<strong>la</strong>it avec<br />

éc<strong>la</strong>t, par-delà <strong>la</strong> division artificielle en deux États, <strong>la</strong> permanence d'une même communauté<br />

de <strong>des</strong>tin. <strong>Les</strong> habitants ouest-allemands ne manqueraient pas d'être affectés<br />

par « ce pays, naguère si différent et véritablement « ailleurs », (qui) redevient chaque<br />

jour davantage une partie du territoire commun, un espace de <strong>la</strong> politique intérieure<br />

au sens <strong>la</strong>rge du terme, avec tout juste encore ce zeste d'exotisme qui rend le contact


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 131<br />

plus fascinant 97 ». Aussi, au soir de l'appropriation tumultueuse du Mur, le franchis-<br />

sait-on allègrement d'un côté comme de l'autre !<br />

Naguère, sous Khrouchtchev, <strong>la</strong> muraille de maçonnerie avait été construite pour<br />

protéger l'Est de l'Ouest ; mais, ce que n'avait pas cherché le bouil<strong>la</strong>nt Secrétaire gé-<br />

néral, <strong>la</strong> protection jouait aussi dans l'autre sens... Par <strong>la</strong> succession <strong>des</strong> coups de<br />

théâtre de ce fol automne 1989, c'était bien l'idée contraire d'un double enfermement<br />

absurde qui explosait ! Et al<strong>la</strong>it se célébrer avec allégresse <strong>la</strong> fusion entre les deux<br />

éléments d'un même peuple dans une liberté enfin retrouvée. Que si l'on trouve [123]<br />

qu'il est fait souvent allusion au Mur dans <strong>des</strong> notes furtives sur l'Allemagne, il suffira<br />

de rappeler qu'un ouvrage consacré à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> nous y ramène, à tout<br />

propos, à ce symbole, monumental et utilitaire, du grand schisme européen d'une<br />

époque heureusement révolue.<br />

Pour clore ce développement et, aussi, pour introduire au suivant, voici quelques<br />

statistiques fort générales, re<strong>la</strong>tives à <strong>la</strong> puissance économique globale de l'Allemagne<br />

et aux parts très inégales qu'y contribuaient hier encore <strong>la</strong> RFA et <strong>la</strong> RDA comme<br />

entités distinctes. Occasion aussi de rappeler que, réalisée le 1er juillet 1990, l'union<br />

économique et monétaire avait précédé de trois mois <strong>la</strong> fusion politique du 3 octobre.<br />

Bien que devant en partie pensionner l'économie plus faible de l'ancienne RDA, l'Allemagne<br />

dans son ensemble n'a pas vu instantanément sa puissance économique globale<br />

décroître, qui reste <strong>la</strong> première en Europe et <strong>la</strong> troisième au monde derrière les<br />

États-Unis et le Japon. Pour 1989, le PNB de <strong>la</strong> RFA se situait à 1078 milliards de<br />

dol<strong>la</strong>rs, ce qui constituait presque cinq fois plus que les 215 milliards de <strong>la</strong> RDA. Au<br />

titre du commerce mondial pour <strong>la</strong> même année, <strong>la</strong> RFA avait dépassé le Japon comme<br />

l'État au plus <strong>la</strong>rge excédent commercial, soit 82 milliards de dol<strong>la</strong>rs. La plus<br />

grande partie <strong>des</strong> échanges de <strong>la</strong> RDA s'effectuant avec les pays de l'Europe de l'Est,<br />

<strong>la</strong> position commerciale de l'Allemagne unifiée se trouvera dominante dans cette région,<br />

donnée que ne manquent de mettre en évidence les analystes de l'économie européenne.<br />

97 Joseph Rovan, « Une nouvelle Allemagne pour une nouvelle Europe », dans Benoist et Wajsman,<br />

op. cit., p. 337. L'auteur ajoutait ces trois lignes : « L'Europe et le monde extérieur passent<br />

ainsi au second p<strong>la</strong>n, <strong>la</strong> rencontre avec l'autre Allemagne revêtant une urgence et une intensité<br />

beaucoup plus gran<strong>des</strong> ».


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 132<br />

Quels instruments européens ?<br />

Pour pouvoir terminer ce chapitre avec quelque assurance, il faudrait pouvoir<br />

compter sur moins d'incertitu<strong>des</strong> au sujet de l'évolution du régime soviétique lui-<br />

même. En cet hiver 1991, le courant de désintégration semble bien loin de ralentir.<br />

Signalons en vrac le cours d'une restructuration (perestroïka) en processus contraire<br />

d'implosion par l'effet pervers d'une transparence (g<strong>la</strong>snost) se généralisant mais sans<br />

même produire <strong>la</strong> gratification d'une catharsis popu<strong>la</strong>ire ; un leader d'origine charis-<br />

matique mais que désertent, un à un, ses plus fiables conseillers ; le retour <strong>des</strong> forces<br />

de répression policières et militaires ; un vide, qui semble absolu, de solutions de re-<br />

change recevables et applicables ; une dislocation générale <strong>des</strong> cadres fédératifs et <strong>des</strong><br />

poussées sécessionnistes dans une demi-douzaine de républiques - le tout malgré une<br />

énorme surconcentration de pouvoirs constitutionnels sur <strong>la</strong> tête d'un seul homme,<br />

etc.<br />

C'est tout comme si <strong>la</strong> complexité et l'imprévisibilité avaient, d'un coup, changé<br />

de camp dans cette période de non-Guerre <strong>froide</strong>. Ces [124] difficultés, pendant une<br />

quarantaine d'années, se retrouvaient plutôt du côté de l'Occident, multiple et sophis-<br />

tiqué jusque dans ses anciennes excroissances d'origines « impériales ». Complexité<br />

et imprévisibilité sont maintenant du côté du seul véritable « bloc » de naguère, celui<br />

de l'Union soviétique comme dominante et de ses composantes européennes soviéti-<br />

sées. Pendant ce temps un Monde, que « tiers » on avait nommé 98 parce que n'étant<br />

guère « dans le coup » de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, reste plutôt médusé et toujours englouti<br />

dans ses problèmes spécifiques, finalement peu sollicité par une concurrence duopo-<br />

<strong>la</strong>ire qui n'existe plus depuis qu'un <strong>des</strong> deux grands rivaux se trouve en butte à une<br />

décisive lutte interne pour le renouvellement de son système. Aussi, risquerait-on <strong>la</strong><br />

formule : l'URSS au p<strong>la</strong>n international est plutôt agie qu'elle n'agit sur le déroulement<br />

<strong>des</strong> événements.<br />

Retour à l'Europe. Aux Europes. Combien de celles-ci, se demandait-on au début<br />

du chapitre ? La question ne comporterait qu'une réponse tendancielle : entre les caté-<br />

98 J'exclus évidemment <strong>la</strong> question moyen-orientale et <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> contre l'Irak, qu'on retrouvera à <strong>la</strong><br />

fin du chapitre suivant.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 133<br />

gories, cristallisées par l'habitude, d'une Europe de l'Ouest et d'une Europe de l'Est,<br />

s'immisce une troisième, une Europe centrale ou médiane, due au phénomène précurseur<br />

d'une Pologne en processus de démocratisation et à <strong>la</strong> réunification toute récente<br />

<strong>des</strong> Allemagnes. Cette hypothétique troisième Europe reste en rapport étroit avec<br />

celles <strong>des</strong> deux points cardinaux, de l'Ouest et de l'Est. Et entre ces trois Europes<br />

s'exercent toutes sortes de re<strong>la</strong>tions osmotiques très particulières, au point d'en paraître<br />

parfois contradictoires.<br />

Dans l'après-<strong>guerre</strong>, Ouest et Est européens trouvèrent leurs expressions les plus<br />

fermes dans les alignements militaires. Organisation du traité de l'At<strong>la</strong>ntique Nord en<br />

1949, puis Organisation du Pacte de Varsovie en 1955 avaient fini par stabiliser militairement<br />

<strong>la</strong> division dont Yalta avait été l'acte diplomatique de création en pleine<br />

<strong>guerre</strong>. La permanence, même en partie fictive, <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> organisations militaires<br />

montre bien qu'on ne comble pas facilement <strong>des</strong> fossés historiques comme celui de<br />

l'automne 1989. Et pour d'autres causes que <strong>la</strong> banale raison, mais impérieuse, que <strong>la</strong><br />

situation générale pourrait changer...<br />

Mais quand <strong>des</strong> chefs d'état-major d'une alliance sont reçus dans une ambiance de<br />

cordialité par leurs homologues de l'autre commandement, qu'ils font ensemble <strong>la</strong><br />

visite <strong>des</strong> lieux et assistent à <strong>des</strong> manœuvres hier encore secrètes, c'est bien l'indice<br />

que quelque chose avait effectivement changé. Et quand leurs chefs politiques signent<br />

<strong>des</strong> traités solennels de <strong>des</strong>truction de leurs plus redoutables armes, jusque-là pointées<br />

contre l'adversaire nullement hypothétique ! En de telles conjonctures, il n'y a plus<br />

qu'à entamer et qu'à poursuivre <strong>des</strong> négociations de contribution à <strong>la</strong> baisse entre les<br />

coalisés eux-mêmes à l'intérieur de chacune <strong>des</strong> organisations. [125] C'est, d'ailleurs,<br />

ce à quoi semblent occuper maintenant le gros de leur temps les responsables politiques<br />

et les commandants de l'OTAN et du pacte de Varsovie. Que faire d'autre, en<br />

deçà de <strong>la</strong> logique, difficilement possible, <strong>des</strong> dissolutions complètes <strong>des</strong> deux organisations<br />

? Déjà qu'une organisation militaire réduite à l'état de simple structure politique<br />

n'est plus qu'une « coquille vide », selon l'expression du ministre polonais <strong>des</strong><br />

Affaires étrangères.<br />

Il est une institution occidentale de type économique qui a un rapport assez direct<br />

avec <strong>la</strong> conduite de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » : le COCOM (Comité de coordination pour le<br />

contrôle multi<strong>la</strong>téral <strong>des</strong> exportations). Sous ce bizarre sigle, le comité groupe <strong>des</strong><br />

représentants <strong>des</strong> pays de l'OTAN (à l'exception de l'Is<strong>la</strong>nde), auxquels se joignent<br />

<strong>des</strong> représentants du Japon et de l'Australie, pays également d'une technologie avan-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 134<br />

cée. L'objectif d'origine consistait à interdire l'exportation de technologies propres à<br />

augmenter le potentiel militaire de pays considérés comme éventuellement hostiles.<br />

Ces technologies visées relèvent principalement du vaste domaine <strong>des</strong> télécommunications.<br />

À une époque célébrant <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, de tels organismes de contrôle,<br />

à base d'une méfiance certaine, sont certes devenus déphasés jusqu'à l'anachronie : ce<br />

qui n'empêchait pas, par exemple, les Américains, encore tout récemment, de reprocher<br />

à Olivetti <strong>la</strong> vente de matériel informatique à l'URSS. D'autres pays à <strong>la</strong> technologie<br />

avancée, comme <strong>la</strong> France, soutiennent volontiers que ces pratiques devaient<br />

être rappelées. Recevant une délégation soviétique à l'Hôtel de ville, le maire de Paris,<br />

M. Chirac, affirmait le caractère « souhaitable que ce type d'institutions soit appelé à<br />

disparaître le plus rapidement possible ». Six semaines plus tard, à <strong>la</strong> mi-novembre<br />

1989, le ministre de l'Économie et <strong>des</strong> Finances, M. Beregovoy opinait dans le même<br />

sens.<br />

C'est donc au p<strong>la</strong>n <strong>des</strong> organisations économiques internationales qu'il pourrait<br />

vraiment se passer <strong>des</strong> choses nouvelles. <strong>Les</strong> anciens blocs n'en manquent pas de telles<br />

organisations. Du côté de l'Est, le COMECON avait été <strong>la</strong> réplique moins nantie<br />

aux organismes du P<strong>la</strong>n Marshall, faisant plus tard peau neuve sous le sigle de CAEM<br />

(Conseil d'assistance économique mutuelle). Une trentaine d'institutions spécialisées<br />

virent graduellement le jour pour réglementer <strong>des</strong> secteurs particuliers (transports,<br />

énergie, industrie chimique, uniformisation du matériel militaire, etc.), qui, par l'é<strong>la</strong>rgissement<br />

de leurs compétences et le renforcement du contrôle soviétique, permirent<br />

de mieux « surveiller » les activités <strong>des</strong> « États frères », tout en <strong>la</strong>issant à « certaines<br />

d'entre ces institutions une "façade" multinationale 99 ». <strong>Les</strong> institutions économiques<br />

qui sont dans <strong>la</strong> mouvance capitaliste-occidentale peuvent avoir l'ancienneté [126] de<br />

l'OCDE ou <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tive nouveauté du Groupe <strong>des</strong> Sept, se donner une mission aussi<br />

<strong>la</strong>rgement internationaliste que le GATT ou le FMI (où l'URSS a fait une entrée discrète<br />

par <strong>la</strong> petite porte). Il est encore trop tôt, à l'hiver 1991, pour savoir quels seront<br />

les nouveaux statuts du CAEM qui doit se renouveler jusqu'à « é<strong>la</strong>rgir <strong>la</strong> coopération<br />

économique entre ses membres », mais « sur <strong>la</strong> base du marché », précisait l'agence<br />

Tass au début de janvier 1991. Mais l'institution proprement européenne, <strong>la</strong> plus<br />

achevée comme intégration accomplie et même comme projet, celui du Grand marché<br />

99 Écrit assez abruptement Marc Ferro, op. cit., p. 133.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 135<br />

de 1993, est certes <strong>la</strong> CEE, dite aussi communément <strong>la</strong> Communauté européenne,<br />

appel<strong>la</strong>tion qui, à l'usage a remp<strong>la</strong>cé celle de « Marché commun » de ses origines.<br />

Dans les limites de son « pré-carré est-européen 100 » <strong>la</strong> CAEM a fait montre d'une<br />

certaine efficacité pendant ses quelque premières années alors que l'institution se validait<br />

comme indispensable.<br />

Mais les événements récents, qui de Moscou puis dans <strong>la</strong> région signa<strong>la</strong>ient plus<br />

fortement que jamais <strong>des</strong> carences et <strong>des</strong> déviations sérieuses, ont mené à <strong>la</strong> remise en<br />

cause de l'institution elle-même. L'intention réformiste de certains membres al<strong>la</strong>it<br />

aussi loin que de prôner tout simplement sa suppression. Bien avant l'accession au<br />

pouvoir de Gorbatchev, <strong>la</strong> CAEM et <strong>la</strong> CEE avaient entretenu un dialogue qui avait<br />

toutefois été interrompu en 1981. Il avait repris l'année même de l'arrivée au pouvoir<br />

du nouveau secrétaire général, mais sans re<strong>la</strong>tion de cause à effet 101 . Sans que le fil<br />

ne se rompe dans les années subséquentes, il fallut attendre au 25 juin 1988 pour que,<br />

selon l'expression de Bernard Féron, les deux Conseils mettent « fin à trente ans de<br />

mépris réciproque en signant un accord de reconnaissance mutuelle 102 ». L'année<br />

d'après, à quatre pays de l'Est (en plus de l'URSS, <strong>la</strong> Hongrie, <strong>la</strong> Pologne et <strong>la</strong> Tchécoslovaquie),<br />

<strong>la</strong> CEE accordait le statut d'« invitée spéciale ».<br />

Le pays ex-satellites n'avaient pas à demander au Grand frère <strong>la</strong> permission de<br />

frapper à <strong>la</strong> porte de <strong>la</strong> CEE, l'URSS ayant, elle-même, <strong>la</strong>ncé le mouvement. Seule<br />

l'ancienne RDA, du fait de son incorporation récente à l'Allemagne, se trouvait à même<br />

de tirer un profit direct <strong>des</strong> avantages concrets et du dynamisme général de <strong>la</strong><br />

CEE. Le projet grandiose de cette dernière pour 1993 suscite <strong>des</strong> positions polémiques<br />

passionnées, notamment en France par exemple, entre Jacques Delors qui voit<br />

dans ces adhésions exogènes de l'Est une chance unique pour l'Europe et A<strong>la</strong>in Minc<br />

qui soutient au contraire que le beau « rêve communautaire » est mort le soir même<br />

de l'investissement du Mur, le 9 novembre 1989. Entre ces positions extrêmes, un fils<br />

100 L'expression est de Pascal Lorot : « Le CAEM à l'épreuve de <strong>la</strong> perestroïka », dans Politique<br />

étrangère, n° 1, 1990, p. 149. L'auteur prononce quelques lignes plus bas ce jugement : « Le<br />

CAEM n'a pas permis l'accroissement significatif <strong>des</strong> performances <strong>des</strong> économies, notamment<br />

en regard de <strong>la</strong> modernisation continue de <strong>la</strong> partie occidentale du continent européen, et encore<br />

moins une amélioration substantielle du cadre et du niveau de vie <strong>des</strong> popu<strong>la</strong>tions ».<br />

101 L'auteur d'une chronique sur l'effet Gorbatchev en Europe de l'Est en 1985, Marie Lavigne, fait<br />

observer que les « changements structurels » qui s'esquissaient au sein du CAEM « doivent plus,<br />

cependant, à <strong>la</strong> conjoncture internationale qu'à l'avènement d'un nouveau chef en URSS »,<br />

L'État du Monde 1986, Paris/ Montréal, La Découverte/Éditions du Boréal, 1986, p. 42.<br />

102 Le nouvel état du monde : Bi<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> décennie 1980, Paris, La Découverte, p. 376.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 136<br />

qui est aussi un connaisseur de l'Autre Europe favorise, avec raisons à l'appui, une<br />

[127] « ouverture maximum » face à <strong>des</strong> pays comme <strong>la</strong> Pologne, <strong>la</strong> Hongrie, <strong>la</strong><br />

Tchécoslovaquie 103 .<br />

À l'époque de <strong>la</strong> première vague de <strong>la</strong> construction de l'Europe, il y avait ceux qui<br />

y croyaient et qui <strong>la</strong> firent, <strong>la</strong> petite Europe <strong>des</strong> Six (les Monnet, Schuman, Adenauer,<br />

de Gasperi, etc.) et ceux qui n'y croyaient guère ou pas (dont Churchill avait été le<br />

plus illustre). Plus de quarante ans plus tard, à l'époque de <strong>la</strong> moyenne Europe <strong>des</strong><br />

Douze, <strong>la</strong> ligne de clivage est non moins abrupte ; elle engage davantage <strong>la</strong> liaison<br />

entre ceux qui, à l'Ouest, ont l'Europe ou qui pourraient y adhérer et ceux qui, à l'Est,<br />

y croient fermement ou <strong>la</strong> désirent avec l'intensité d'un sauvetage désiré. Pour ces<br />

derniers, le popu<strong>la</strong>ire slogan du « retour à l'Europe » (au singulier) montre assez l'ef-<br />

fet produit par le grand vent de <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. L'avenir dira si l'éthique de<br />

<strong>la</strong> solidarité proc<strong>la</strong>mée sera suffisamment forte de part et d'autre pour susciter, par-<br />

delà <strong>des</strong> secours d'urgence aux besoins de l'adversité, l'amorce d'une communauté de<br />

<strong>des</strong>tin, véritable et non seulement incantatoire ou simplement calcu<strong>la</strong>trice.<br />

Ce n'est pas ici l'occasion de refaire les cheminements qui, à partir du « doux engourdissement<br />

entamé au cours <strong>des</strong> années soixante-dix 104 » a mené à l'Acte unique,<br />

non plus que de contester l'expression de Minc sur le « mythe parfait 105 », mais simplement<br />

de signaler <strong>des</strong> amarres possibles entre <strong>des</strong> éléments donnés de chaque Europe.<br />

De ce point de vue, pour ainsi dire circonstanciel à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, on<br />

n'a pas à parier sur les chances du Grand marché ni sur <strong>la</strong> mise en opération de<br />

l'Union économique et monétaire en 1993. Restreignons-nous plutôt à une observation<br />

toute prosaïque d'évidence. Même si l'Union soviétique n'était pas en état de détérioration<br />

aussi avancée sous l'effet de ses deux crises jumelles, de réforme institutionnelle<br />

et d'économie, elle serait de toute façon hors du jeu et du propos. N'est-elle<br />

pas, à elle seule, une Europe nordique, plus exactement, une Eurasie ? Et avec une<br />

popu<strong>la</strong>tion de plus de 260 millions, elle serait en toutes hypothèses imaginables, un<br />

presque trop « gros morceau » pour une Europe en comportant quelque 300 ! Par ail-<br />

103 Jacques Rupnik, lors d'un entretien portant le titre « Europe de l'Est : demain <strong>la</strong> liberté » dans<br />

Benoist et Wajsman, op. cit., p. 164.<br />

104 Selon l'expression de François Féron, Le nouvel état du monde, p. 46.<br />

105 « Nous manquions de mythes. En voilà un ! Après <strong>la</strong> révolution dans un seul pays, le tiersmondisme,<br />

le socialisme conquérant, le libéralisme ressuscité, aux rêves plus ou moins éphémères,<br />

nous voici dotés d'un mythe parfait : l'Europe de 1992 ! » (A<strong>la</strong>in Minc, La grande illusion,<br />

Paris, Grasset, 1989, p. 102).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 137<br />

leurs, un à un et par voies sectorielles d'approche, quelques pays de l'Europe centrale<br />

auraient une chance fort opportune d'un début de modernisation. À leur exultation<br />

communicative de cette fin d'automne 1989, a succédé une espèce d'attente douloureuse<br />

qui n'a même plus le refuge de <strong>la</strong> morne résignation d'antan.<br />

Écoutons une fois de plus Jacques Rupnik qui concentre de façon <strong>la</strong>pidaire ce que<br />

nous cherchons à dire : « <strong>Les</strong> rapports Est-Ouest en Europe risquent de ressembler à<br />

<strong>des</strong> rapports Nord-Sud. Dans ces conditions, avoir pour objectif à l'horizon 1992 une<br />

"forteresse Europe" serait [128] néfaste pour <strong>la</strong> transition à l'Est, mais à terme aussi<br />

pour <strong>la</strong> cohésion de <strong>la</strong> Communauté européenne elle-même (...). Après quarante-cinq<br />

ans de soviétisation, une Europe du milieu émerge en porte-à-faux tant par rapport à<br />

<strong>la</strong> "Maison commune" qui se désagrège que par rapport à l'Europe du Marché unique<br />

de 1992 dont elle se sent exclue. Son avenir dépendra de sa capacité à recréer en Europe<br />

centrale une communauté de nations réinventant <strong>la</strong> démocratie, dans un environnement<br />

qui n'est pas démocratique 106 ». Horizon politique plutôt bas...<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Quand Cendrillon invite à son bal...<br />

L'institution européenne <strong>la</strong> plus sous-évaluée est probablement <strong>la</strong> Conférence sur<br />

<strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> coopération en Europe (<strong>la</strong> CSCE) : unique en son genre, elle n'est pas<br />

qu'européenne, mais inter, trans, paneuropéenne 107 . Cette marque distinctive constitue<br />

déjà un premier mérite, celui d'exister. Après <strong>la</strong> série <strong>des</strong> turbulences qui n'en finissent<br />

pas de secouer l'univers soviétique de <strong>la</strong> perestroïka, après les orages qui, en<br />

conséquence indirecte, ont ba<strong>la</strong>yé les régimes soviétisés de l'Est européen, il ne reste<br />

guère plus, comme point de référence à toutes les affaires européennes, que ce moyen<br />

offert et disponible à tous les Européens. N'étant pas une organisation, ni même une<br />

« institution » au sens strict, <strong>la</strong> « Conférence » se range plutôt dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse <strong>des</strong> processus<br />

multi<strong>la</strong>téraux de diplomatie - devrait-on dire de méta-diplomatie puisqu'elle se<br />

p<strong>la</strong>ce elle-même très haut par l'intention de couvrir tout ce qui est européen sous elle,<br />

et même, le tout de l'Europe. Par rapport à ses sœurs institutionnelles plus présentes et<br />

106 Rupnik, op. cit., p. 361, 362.<br />

107 Elle est même transat<strong>la</strong>ntique puisque les États-Unis et le Canada sont membres de plein droit<br />

de cette Conférence qui compte 34 membres participants.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 138<br />

entreprenantes - ces organisations économiques et militaires de l'une ou l'autre Europe<br />

dont nous venons de parler - l'image qu'elle projetterait serait celle de Cendrillon, <strong>la</strong><br />

négligée, l'oubliée...<br />

Seulement, Cendrillon, parfois, va au bal et éblouit au moins le temps d'une soirée.<br />

À Helsinki à l'été 1975, c'était elle, <strong>la</strong> belle hôtesse, recevant les 35 invités de<br />

marque de toute l'Europe et d'Amérique du Nord pour célébrer <strong>la</strong> consécration de <strong>la</strong><br />

Détente 108 . En novembre 1990, alors que personne n'avait l'âme à <strong>la</strong> fête, Cendrillon<br />

recevait à nouveau, mais cette fois-ci, dans le décor du Paris <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> circonstances<br />

historiques, <strong>la</strong> même liste d'invités, moins un d'une importance mineure. <strong>Les</strong><br />

manchettes de journaux évoquaient cette espèce de grand-messe pour célébrer, cette<br />

fois-ci, les obsèques de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, exactement quinze ans après l'apothéose de<br />

<strong>la</strong> Détente. Ce ton, quelque peu léger sans être irrespectueux, nous prémunit du danger<br />

d'amplifier l'importance de l'institution et <strong>des</strong> événements en cause. Mais de l'une<br />

et <strong>des</strong> autres il ne faut pas, non plus, minimiser <strong>la</strong> portée.<br />

[129] Helsinki 1975 ou Paris 1990 n'étaient pas de l'ordre <strong>des</strong> historiques congrès<br />

de Vienne de 1815 ou de Versailles de 1919, du seul fait que s'y trouvait réunie l'assemblée<br />

<strong>des</strong> pays de toute l'Europe. L'Acte final de Helsinki ne constituait pas un<br />

faisceau de traités comme l'Acte final de Vienne après <strong>la</strong> déchéance définitive de Napoléon<br />

I. Le contenu de l'Acte, très é<strong>la</strong>boré et c<strong>la</strong>ssé en « trois corbeilles », dont celle<br />

portant sur les droits de l'homme aura, dans le contexte d'époque, <strong>des</strong> prolongements<br />

nullement négligeables. Son « suivi » aux conférences subséquentes de Belgrade,<br />

Madrid et Vienne signa<strong>la</strong>it assez l'intention <strong>des</strong> signataires de ne pas abandonner les<br />

c<strong>la</strong>uses normatives à l'état de lettre morte. En particulier, <strong>la</strong> CSCE rendra possibles<br />

d'importantes décisions en matière de désarmement en instituant à Stockholm une<br />

Conférence sur le désarmement en Europe (CDE) qui adoptera <strong>des</strong> mesures de<br />

confiance (notification <strong>des</strong> manoeuvres militaires et invitations d'observateurs étrangers).<br />

La conférence du troisième « suivi », celle de Vienne, se tenant sur le fond <strong>des</strong><br />

bouleversements en Europe de l'Est, adoptera <strong>des</strong> dispositions plus précises sur l'application<br />

du respect <strong>des</strong> droits de l'homme. C'est également sous l'égide de <strong>la</strong> CSCE<br />

que débutèrent en mars 1989 les négociations sur le désarmement conventionnel en<br />

Europe (CFF-) et que furent re<strong>la</strong>ncées de nouvelles discussions sur les mesures de<br />

confiance et de sécurité (CSBM).<br />

108 Voir sur <strong>la</strong> question notre développement « <strong>la</strong> paix <strong>froide</strong> de Helsinki, trente ans après Yalta et<br />

Potsdam » dans La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recommencée, p. 134-143.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 139<br />

La pièce de substance idéologique de l'Acte de Helsinki avait énoncé une espèce<br />

de décalogue de principes constituant le code de conduite dans les re<strong>la</strong>tions entre<br />

États 109 . Quinze ans plus tard à <strong>la</strong> réunion de Paris, les 34 pays membres de <strong>la</strong> CSCE<br />

adoptaient une autre série de grands principes rangés sous deux catégories : « Une<br />

nouvelle ère de démocratie, de paix et d'unité » et « Orientations pour l'avenir ». <strong>Les</strong><br />

titres de paragraphes du premier document indiquent c<strong>la</strong>irement l'objet, sinon <strong>la</strong> nature,<br />

<strong>des</strong> principes consacrés : Droits de l'homme, démocratie et État de droit - Liberté<br />

économique et responsabilité - Re<strong>la</strong>tions amicales entre États participants - Sécurité -<br />

Unité. Descendant du p<strong>la</strong>n <strong>des</strong> principes, « <strong>Les</strong> orientations pour l'avenir »prenaient<br />

un tour plus concret et immédiat : en dimension humaine, sécurité, coopération économique,<br />

environnement, culture, travailleurs immigrants, Méditerranée, organisation<br />

non gouvernementale. En forme de réaffirmation et de réengagement, les références<br />

étaient fréquentes à <strong>des</strong> obligations contractées sous d'autres instances internationales<br />

: à <strong>la</strong> Charte <strong>des</strong> Nations unies et à l'acte final de Helsinki justement, au Conseil<br />

de l'Europe et à <strong>la</strong> convention européenne <strong>des</strong> droits de l'homme, aux règles de<br />

GATT. À titre d'exemple pour ce dernier cas, le passage suivant : « Nous sommes<br />

convaincus que notre coopération économique générale devrait être développée, <strong>la</strong><br />

libre entreprise [130] encouragée et les échanges accrus et diversifiés conformément<br />

aux règles de GATT ».<br />

Rappelons que ces textes étaient cosignés, le 21 novembre 1990, par une trentaine<br />

d'États européens de toutes espèces de traditions et de colorations idéologiques auxquels<br />

se joignaient les États-Unis et le Canada, y trouvant une occasion de plus de ne<br />

pas oublier leurs racines européennes. Complétons par ce détail de <strong>la</strong> mise sur pied de<br />

services permanents : un secrétariat, un observatoire électoral, un centre de prévention<br />

<strong>des</strong> conflits. Enfin, signalons une approbation, assez peu engageante dans l'immédiat<br />

mais non insignifiante de <strong>la</strong> part d'une pareille assemblée : l'idée d'un parlement<br />

paneuropéen était approuvée.<br />

En 1972, <strong>la</strong> CSCE avait été produit plutôt que créatrice de <strong>la</strong> Détente de cette décennie.<br />

Trois ans plus tard, encore à l'insistance <strong>des</strong> Soviétiques, elle tenait son pre-<br />

109 Pour rappel : Trois principes portaient sur l'être même <strong>des</strong> États. Trois autres établissaient les<br />

normes de comportement <strong>des</strong> États. <strong>Les</strong> principes suivants s'appliquaient au respect <strong>des</strong> droits<br />

de l'homme et <strong>des</strong> libertés fondamentales, y compris <strong>la</strong> liberté de pensée, de conscience, de religion<br />

ou de conviction ; à l'égalité de droits de peuples ainsi qu'au droit <strong>des</strong> peuples à disposer<br />

d'eux-mêmes ; à <strong>la</strong> coopération entre les États, ainsi qu'à l'exécution de bonne foi <strong>des</strong> obligations<br />

assumées conformément au droit international.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 140<br />

mier sommet, historique, à Helsinki. La deuxième al<strong>la</strong>it se faire attendre quinze ans ;<br />

mais <strong>la</strong> Conférence initiale n'était pas tombée dans l'oubli, à preuve les rencontres<br />

complémentaires ou le « suivi ». C'est à <strong>la</strong> suite de torna<strong>des</strong> politiques qui ont soufflé<br />

entre Berlin et Bucarest à <strong>la</strong> fin de l'année 1989 que se faisait sentir le besoin de reconfirmer<br />

l'œuvre instigatrice de Helsinki. Entre l'exultation et le désarroi subséquent<br />

qu'à <strong>la</strong> fois avait causés <strong>la</strong> libéralisation de l'Europe du Centre-Ouest, il apparaissait<br />

utile de réanimer <strong>la</strong> seule structure d'accueil paneuropéenne existante. Ainsi, pendant<br />

que se trouvait solennellement réaffirmé le principe à <strong>la</strong> solidarité européenne, les<br />

participants cessaient d'être les porte-parole de leur Europe respective : <strong>la</strong> traditionnelle<br />

distinction, si longtemps teintée d'un certain antagonisme, n'avait plus de pertinence.<br />

Il ne s'agissait pas tout à fait de <strong>la</strong> « maison commune européenne » selon une<br />

idée chère à Gorbatchev, et au sujet de <strong>la</strong>quelle il avait fourni <strong>des</strong> explications une<br />

quinzaine de mois plus tôt 110 , mais les deux inspirations provenaient d'une même<br />

coulée si les circonstances avaient changé 111 .<br />

On peut certes soutenir que Paris 1990 n'ajoutait guère à Helsinki 1975, ou même<br />

qu'en les deux cas <strong>la</strong> Conférence se mettait d'accord au plus petit commun dénominateur<br />

(européen) possible. La part du vrai dans une telle affirmation est probablement<br />

plus grande que celle du douteux, encore qu'il conviendrait de se livrer plus minutieusement<br />

à une étude de contenu comparative <strong>des</strong> deux Actes finaux. Le plus important<br />

pour l'heure était que les deux Europes puissent se rencontrer, se parler sans référence<br />

directe à l'appartenance obligée à l'une d'elles ; qu'elles constituent un fonds commun<br />

de valeurs et de croyances démocratiques qu'il importe de réanimer de temps à autre<br />

et de répandre par contagion [131] dans un monde irrémédiablement marqué d'imperfections.<br />

Si, à partir d'un terrain virtuellement favorable, il en sort d'autres initiatives<br />

concrètes que dans le domaine du désarmement, ce sera tant mieux. Mais, même<br />

alors, ce n'est pas négligeable d'après les quelques exemples signalés plus haut. Par<strong>des</strong>sus<br />

tout, du fait qu'il existe, ce grand forum est susceptible de convertir sa dispo-<br />

110 À Strasbourg, devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, le 6 juillet 1989. Gorbatchev<br />

prônait une coopération à forme multiple entre les divers pays européens, dont les budgets<br />

seraient allégés d'un important abaissement du niveau <strong>des</strong> armements en Europe.<br />

111 Ainsi, à l'époque où Gorbatchev avait <strong>la</strong>ncé pour <strong>la</strong> première fois l'idée d'une Maison commune<br />

européenne, les deux gran<strong>des</strong> organisations militaires (OTAN et pacte de Varsovie) avaient encore<br />

un minimum de cohérence, l'une par rapport à l'autre, ainsi que chacune, à l'intérieur d'elle,<br />

entre ses membres.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 141<br />

nibilité trop générale, et même floue, en une utilité ponctuelle encore inédite pour le<br />

bénéfice <strong>des</strong> rapports entre <strong>des</strong> Europes toujours fragmentées.<br />

Enfin, il s'agit d'une « Conférence » qui se tient en assemblée ou en congrès, sans<br />

hiérarchisation entre les membres, ni contraintes de comportements duopo<strong>la</strong>ires. L'un<br />

<strong>des</strong> deux Grands lutte chez lui pour le maintien de son intégrité, en une situation voi-<br />

sinant l'anomie ou le chaos. L'autre, qui n'a d'« européen » que ses ascendances an-<br />

ciennes, vient de mener au Moyen-Orient une <strong>guerre</strong> de répression policière dont les<br />

conséquences risquent de se prolonger en <strong>guerre</strong> de religions ou de civilisations. Mais<br />

<strong>la</strong> Guerre sainte is<strong>la</strong>mique est, à tous égards, le contraire d'une Guerre <strong>froide</strong>. Toutefois,<br />

l'actualité pressante de 1990-1991 nous commande de traiter finalement de <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong> du Golfe pour terminer notre sujet portant sur <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>.


[135]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 142<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Deuxième partie : Explications, prolongements et conséquences<br />

Chapitre VI<br />

Du vaste monde au berceau<br />

de <strong>la</strong> civilisation en Mésopotamie<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Dans un monde où s'estompe le spectre de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> et dans lequel les cold<br />

warriors 112 d'hier ne se reconnaissent plus tels, subsiste néanmoins tout ce qui ne<br />

porte pas son nom ou ne s'y réfère pas explicitement. Bien que caractérisée comme un<br />

phénomène global à l'échelle p<strong>la</strong>nétaire, <strong>la</strong> rivalité américano-soviétique depuis <strong>la</strong><br />

Seconde Guerre mondiale ne s'est jamais étendue à <strong>la</strong> totalité <strong>des</strong> questions et re<strong>la</strong>-<br />

tions internationales. Elle n'a pas marqué de son empreinte simplifiante tous les<br />

conflits régionaux ni les questions spécifiques à d'autres ordres de réalité que les rapports<br />

de puissance entre les deux super-Grands. Il fut signalé au premier chapitre que<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, en son format « c<strong>la</strong>ssique » jusqu'à 1962 ou selon divers modèles<br />

évolutifs depuis, s'est livrée, pendant 45 ans sur <strong>des</strong> théâtres premiers, seconds ou<br />

tiers, et que cette gradation ne désignait pas que <strong>des</strong> aires géographiques mais établissait<br />

aussi <strong>des</strong> degrés décroissants d'intensité de <strong>la</strong> rivalité.<br />

112 Expression assez courante dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue diplomatique et de <strong>la</strong> politique internationale aux<br />

États-Unis, et pour <strong>la</strong>quelle il n'existe pas un français de traduction satisfaisante. Ainsi, on ne<br />

risquerait pas les expressions : meneurs ou dirigeants de <strong>la</strong> « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » !


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 143<br />

D'autres phénomènes globaux<br />

que les faits de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »<br />

Le chapitre précédent portait sur <strong>la</strong> question européenne comme théâtre premier<br />

parce qu'exprimant au cœur de ce continent une dualité fondamentale et persistante<br />

entre les deux grands vainqueurs de 1945 : les deux Europes et les deux Allemagnes,<br />

séparées les unes et les autres par un même Rideau de fer, ainsi que les deux Berlins<br />

ba<strong>la</strong>frés plus tard par [136] le Mur de béton les séparant de part en part. Ce chapitre-<br />

ci propose une sortie complète de l'Europe en <strong>la</strong> forme d'une tournée rapide <strong>des</strong> théâ-<br />

tres seconds ou tiers en cette période de non-Guerre <strong>froide</strong>, tout en rappe<strong>la</strong>nt que,<br />

dans le passé, certains théâtres tiers ont pu avoir <strong>la</strong> gravité d'un théâtre premier, ainsi<br />

qu'il en fut à Cuba à l'automne 1962, ou encore présenter l'acuité prolongée d'un théâ-<br />

tre second comme les <strong>guerre</strong>s de Corée ou du Viêt-nam. Le second grand conflit du<br />

Golfe, après celui qui de 1980 à 1988 opposa l'Irak du même Saddam Hussein à<br />

l'Iran, est un événement comparable en gravité aux <strong>guerre</strong>s de Corée et du Viêt-nam.<br />

Il s'agit toutefois de toute autre chose que d'un conflit typique de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> », ce<br />

dont il sera question en partie finale de ce chapitre. De fait, cette <strong>guerre</strong> du Golfe de<br />

1991 se présente plutôt comme le premier conflit majeur dans une période caractérisée,<br />

plus haut, de non-Guerre <strong>froide</strong>.<br />

À partir du début de <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> - au tournant de 1985-1986 113 -<br />

« les conflits régionaux », selon <strong>la</strong> banale expression en usage dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue diplomatique<br />

<strong>des</strong> rapports inter-Grands ont continué à se développer en diverses régions<br />

mais, de façon générale, en perdant une bonne part de leur acrimonie, certains aboutissant<br />

à <strong>des</strong> accalmies prolongées ou même à <strong>des</strong> arrangements plus durables. On<br />

peut reconnaître comme un <strong>des</strong> aspects secondaires de cette non-Guerre <strong>froide</strong> <strong>la</strong> diminution<br />

d'intensité de l'implication <strong>des</strong> Soviétiques et <strong>des</strong> Américains dans ces problèmes<br />

régionaux. Leur prise en charge ou leur patronage y devenaient moins ponctuels<br />

ou étroits, abandonnant même parfois les c<strong>la</strong>ns rivaux à l'évolution naturelle de<br />

leur animosité locale. Le retrait graduel <strong>des</strong> forces militaires de l'Afghanistan a cons-<br />

113 Voir plus haut, le début du chapitre III.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 144<br />

titué l'événement, de loin le plus marquant de <strong>la</strong> politique générale de dégagement <strong>des</strong><br />

Soviétiques. À <strong>la</strong> fin de l'époque Brejnev, l'expansionnisme extérieur soviétique avait<br />

déjà commencé à se ralentir avant de se contracter décisivement avec l'arrivée au<br />

pouvoir de Gorbatchev, comme un <strong>des</strong> effets de <strong>la</strong> « nouvelle pensée » en matière de<br />

politique étrangère.<br />

Enfin, le groupe très nombreux <strong>des</strong> « non-alignés »(successeurs <strong>des</strong> « neutralistes<br />

» de <strong>la</strong> période de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique ayant, à leur tête, Nehru, Tito, Nasser)<br />

trouvait moins à redire <strong>des</strong> initiatives, naguère risquées, <strong>des</strong> deux Grands à divers<br />

points <strong>des</strong> vastes régions du tiers monde. S'ajoutant à leurs efforts fructueux en matière<br />

de désarmement réciproque et du contrôle <strong>des</strong> armements, cette nouvelle conduite<br />

<strong>des</strong> Soviétiques et <strong>des</strong> Américains recevait <strong>des</strong> approbations de circonstance de <strong>la</strong> part<br />

de certains leaders du tiers monde. Mais les approbations restaient mesurées, ces mêmes<br />

voix disant aussi leur regret que les pays du tiers monde n'aient pas tiré un bénéfice<br />

corol<strong>la</strong>ire, encore moins proportionnel, [137] à ce que cette Guerre <strong>froide</strong> s'achevant<br />

aurait, avec <strong>la</strong> réduction <strong>des</strong> budgets militaires, normalement permis d'espérer.<br />

« Tiers monde », depuis qu'Alfred Sauvy en avait frappé l'expression dès 1952,<br />

n'a jamais été défini avec quelque rigueur, ce qui du reste n'était pas requis pour une<br />

notion de désignation aussi <strong>la</strong>rge et se vou<strong>la</strong>nt surtout revendicatrice 114 . La plus récente<br />

formule, dualiste et même antithétique, de « Nord/Sud » marquait plus exactement<br />

le clivage géographique de ces deux mon<strong>des</strong> du « développement » et du<br />

« sous-développement ». Mais dépendant du locuteur, du contexte ou <strong>des</strong> circonstances,<br />

l'expression était souvent porteuse d'une charge de revendication émotive, voire<br />

passionnée : tant et si bien qu'on pourrait parler d'une espèce particulière de « <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> » entre le Nord et le Sud, campant de chaque côté d'un analogue « rideau de<br />

fer » tropical.<br />

Ces commentaires terminologiques sont peut-être moins superficiels qu'ils en ont<br />

l'air s'ils permettaient de lier notre sujet à l'autre fait majeur de l'époque : <strong>la</strong> (petite)<br />

moitié d'une humanité re<strong>la</strong>tivement développée et comparativement nantie devant <strong>la</strong><br />

(grosse) moitié d'une humanité insuffisamment développée ou en voie de développement<br />

et comparativement très démunie. <strong>Les</strong> deux axes essentiels, Tiers monde et<br />

114 Non pas seulement « tiers » au sens de troisième monde entre ceux de l'Est et de l'Ouest, mais<br />

au sens de <strong>la</strong> définition qu'en avait donné Sieyès dans sa c<strong>la</strong>ssique brochure de 1789, « Qu'est-ce<br />

le Tiers État ? ». N'étant jusque-là « Rien » entre <strong>la</strong> noblesse et le clergé, le Tiers État revendiquait<br />

le droit de devenir « Quelque chose ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 145<br />

Guerre <strong>froide</strong>, suggéreraient le quadril<strong>la</strong>ge de lecture le plus général de <strong>la</strong> structure<br />

globale du monde d'après-<strong>guerre</strong>. Serait-elle plutôt en train de réussir, <strong>la</strong> perestroïka<br />

n'aurait rien changé de fondamental à cette structure. Ainsi qu'il a été dit, <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tive<br />

réduction de budgets militaires <strong>des</strong> deux Grands n'a pas produit d'effets notables en<br />

libérant <strong>des</strong> ressources qui auraient pu être consacrées à l'aide au développement.<br />

Le tiers-mondisme, comme attitude mentale de certaines élites occidentales et in-<br />

versée plus récemment en une position critique plutôt corrosive, voile beaucoup<br />

moins que naguère certaine mauvaise conscience devant le constat d'une si grande<br />

inégalité entre, d'une part, l'abîme <strong>des</strong> besoins, et de l'autre, <strong>la</strong> parcimonie <strong>des</strong> moyens<br />

offerts. Ces derniers temps, l'heureuse régression de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> n'a pas été l'occasion<br />

saisie par le Nord (lui-même en réaménagement <strong>des</strong> rapports entre son « Est »<br />

et son « Ouest ») d'adopter <strong>des</strong> politiques de plus grande solidarisation envers le Sud<br />

ou tiers monde, « réduit désormais au rôle de récepteur d'une charité de dame patronnesse<br />

et de bouc émissaire <strong>des</strong> peurs occidentales 115 ». L'annu<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> dette extérieure<br />

<strong>des</strong> pays en voie de développement est-elle autre chose que cette forme d'aumône,<br />

en quelque sorte, obligée ? Même l'URSS n'y échappe pas qui, en janvier 1989,<br />

annu<strong>la</strong>it d'un coup <strong>la</strong> dette de 22 pays envers elle. Quelques mois plus tard, le p<strong>la</strong>n<br />

Brady (Nicho<strong>la</strong>s Brady, secrétaire d'État au Trésor <strong>des</strong> [138] États-Unis) proposait<br />

une réduction de <strong>la</strong> dette <strong>des</strong> pays du tiers monde selon <strong>la</strong> formule d'un rachat systématique,<br />

par ceux-ci, <strong>des</strong> créances bancaires dévalorisées, s'échangeant avec une simple<br />

décote sur le marché secondaire. Pour sa part, <strong>la</strong> France annonçait, en mai 1989,<br />

l'annu<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> dette de 35 pays pauvres, <strong>la</strong> plupart africains. Depuis qu'en 1982, un<br />

pays de l'importance du Mexique a été le premier à se déc<strong>la</strong>rer en cession de paiement,<br />

bien d'autres États ont suivi cet exemple, principalement en Amérique <strong>la</strong>tine. Il<br />

ne s'agit toujours que d'une accumu<strong>la</strong>tion de cas individuels, alors que s'imposerait un<br />

traitement global de <strong>la</strong> répartition de <strong>la</strong> dette extérieure. L'Assemblée générale de <strong>la</strong><br />

Banque mondiale et du Fonds monétaire international, de 1988 à Berlin-Ouest, fut<br />

entièrement dominée par <strong>la</strong> recherche d'une solution générale de <strong>la</strong> dette <strong>des</strong> pays dits<br />

en voie de développement.<br />

La crise générale de l'économie mondiale dans <strong>la</strong> décennie 1970 n'était pas propice<br />

aux faibles performances <strong>des</strong> pays en développement, pâtissant depuis toujours<br />

115 Selon <strong>la</strong> forte expression du journaliste A<strong>la</strong>in Gresh dans « <strong>Les</strong> révoltes du désespoir se multiplient<br />

dans le tiers monde, tandis que prolifèrent les mouvements messianiques », Le nouvel état<br />

du monde, Paris, La Découverte, 1990, p. 210.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 146<br />

d'un manque d'initiatives dynamiques. Par ailleurs, <strong>la</strong> mauvaise gérance par les pays<br />

dits avancés de leur re<strong>la</strong>tive prospérité a entraîné, chez plusieurs d'entre eux, d'in-<br />

contrô<strong>la</strong>bles problèmes de dette publique ne les incitant guère à de nouvelles ouvertu-<br />

res extérieures de crédits plus ou moins estimés à fonds perdus. On ne voit guère<br />

comment le soi-disant « nouvel ordre international », devant émerger <strong>des</strong> ru<strong>des</strong> se-<br />

cousses que connaissent l'URSS de Gorbatchev et les pays de l'ex-empire du Centre-<br />

Ouest européen, pourrait générer <strong>des</strong> moyens excédentaires dont le lointain tiers<br />

monde du Sud continue d'avoir un besoin pressant.<br />

Sur les campus et dans les salles de cours <strong>des</strong> pays d'Occident, le marxisme a ces-<br />

sé d'être cette espèce de référence centrale <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. À <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, les jeunes<br />

élites du tiers monde qui venaient s'y former trouvaient <strong>des</strong> modèles plus complexes<br />

et moins aisés à importer : en outre de l'économie de marché hier encore tenue comme<br />

anathème, un néo-libéralisme social « corrigeant » certain excès de l'Étatprovidence,<br />

une social-démocratie finissant par se renouveler plus adéquatement que<br />

les eurocommunismes qui eurent leur petite heure de gloire. Sans compter que l'échec<br />

maintenant consacré <strong>des</strong> communismes historiques ne permettait plus d'alimenter<br />

l'utopie de ces « figures de l'avenir » que furent respectivement et pendant longtemps,<br />

l'Union soviétique et son contre-modèle complémentaire de <strong>la</strong> Chine de Mao, et plus<br />

récemment, Cuba et le Viêt-nam. La décennie 1980 aura vu l'éc<strong>la</strong>tement de <strong>la</strong> dimension<br />

mythique de ces exemples, sur le fond de ce qu'on venait d'apprendre <strong>des</strong> prisons<br />

castristes, <strong>des</strong> boat people vietnamiens et, comble de l'horreur, du génocide de Pol-<br />

Pot au Cambodge. Quatre ans avant le massacre, sur <strong>la</strong> [139] p<strong>la</strong>ce Tian An Men, <strong>des</strong><br />

étudiants chinois réc<strong>la</strong>mant <strong>la</strong> démocratie, Pékin avait admis que le Grand bond en<br />

avant de 1958 avait fait une dizaine de millions de morts, nombre qu'il fal<strong>la</strong>it multiplier<br />

par dix pour chiffrer les victimes, à <strong>des</strong> degrés et par <strong>des</strong> moyens divers, de <strong>la</strong><br />

Révolution culturelle de <strong>la</strong> décennie 1960.<br />

Dans les pays de l'Is<strong>la</strong>m, <strong>la</strong> montée <strong>des</strong> fondamentalismes religieux occupera graduellement<br />

une p<strong>la</strong>ce comparable aux poussées mobilisatrices d'inspiration marxiste<br />

qui s'étaient produites en d'autres régions. Ne fût-ce que pour avoir entraîné <strong>la</strong> déchéance<br />

du Shah, au début <strong>la</strong> révolution khomeinyste de 1978 fera illusion même en<br />

Occident. L'intégrisme musulman ne tardera pas à montrer son vrai visage non seulement<br />

en Iran mais dans d'autres pays de <strong>la</strong> même tradition religieuse jusqu'en Algérie<br />

et au Maroc. La force politique propulsive de tels courants n'a pas fini de se répandre,<br />

ni d'étonner. Elle est faite de valeurs-refuge de <strong>la</strong> tradition retrouvée et re-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 147<br />

sacralisée, ainsi que d'une faculté de déclencher de violentes revendications identitai-<br />

res, à base religieuse ou nationalitaire, souvent les deux à <strong>la</strong> fois et confondues. Selon<br />

<strong>la</strong> distinction c<strong>la</strong>ssique de Bergson, voilà, revenant en force, <strong>la</strong> vogue <strong>des</strong> « sociétés<br />

closes » avec leurs certitu<strong>des</strong> d'identités pures.<br />

En face de l'échec du développement c<strong>la</strong>ssique à l'occidentale, les popu<strong>la</strong>tions <strong>des</strong><br />

États nés de <strong>la</strong> décolonisation se refusent au <strong>des</strong>tin peu enviable de « citoyens du<br />

monde de seconde zone », écrit Serge Latouche, et « éprouvent <strong>la</strong> nostalgie de leur<br />

honneur perdu 116 ». Car s'est tout de même affirmé un phénomène de transnationalité<br />

du marché mondial qui, selon le même auteur, « universalise un "prêt-à-porter"<br />

culturel aliénant 117 ». <strong>Les</strong> réactions diverses qui s'ensuivent sont multiformes : elles<br />

vont du nationalisme traditionnel ou de <strong>la</strong> balkanisation, de l'intégrisme religieux ou<br />

du fondamentalisme politique agressif, jusqu'à l'exemple topique du Sentier lumineux<br />

au Pérou !<br />

Le trait le plus commun de ces solidarités nouvelles est de rejoindre, fût-ce en <strong>la</strong><br />

circonvenant, <strong>la</strong> réalité étatique, mais en employant <strong>des</strong> moyens qui, selon les cas,<br />

sont infranationaux ou extranationaux. Et en quittant ce tableau aussi sombre que<br />

confondant de <strong>la</strong> décennie 1980, il y aurait lieu de mentionner, par ailleurs, quelques<br />

heureuses surprises de reconquêtes démocratiques, fussent-elles très partielles ou encore<br />

provisoires : en Argentine et au Brésil, au Nicaragua et à Haïti, aux Philippines,<br />

au Pakistan et en Corée du Sud, etc. C'est le temps d'entreprendre <strong>la</strong> rapide tournée<br />

intercontinentale annoncée, avant de stationner un peu plus longtemps autour du golfe<br />

Persique, et pour cause.<br />

116 Latouche ajoute : « Ce n'est pas l'État-nation qui donnait un statut aux peuples du tiers monde,<br />

mais l'appartenance à une « communauté » intégrée dans <strong>des</strong> ensembles complexes à culture<br />

plurielle » (« L'irruption <strong>des</strong> revendications identitaires trouble l'ordre <strong>des</strong> États-Nations né de <strong>la</strong><br />

décolonisation », ibid., p. 3 10).<br />

117 Ibid., p. 311.


[140]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 148<br />

Coup d'œil sur les théâtres seconds<br />

ou tiers de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> »<br />

Pour caractériser le passage d'une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> (1979-1985) à <strong>la</strong> présen-<br />

te situation de non-Guerre <strong>froide</strong> depuis lors, partons du bonheur d'expression d'un<br />

journaliste : c'est le moment où « Moscou et Washington ont décidé d'arrêter de se<br />

faire <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> par tiers monde interposé 118 ». La ligne de clivage correspond en gros<br />

à <strong>la</strong> transition <strong>des</strong> successions Andropov-Tchemenko-Gorbatchev, dont <strong>la</strong> dernière,<br />

décisive dès son principe, dure encore dans l'ambiance intérieure chaotique qu'on sait.<br />

Sur <strong>la</strong> politique étrangère extra-européenne <strong>des</strong> Soviétiques, un double rappel s'impo-<br />

se initialement : c'est à <strong>la</strong> fin du « règne » de Leonid Brejnev, le plus long après celui<br />

de Staline, que s'est constituée l'impressionnante « ga<strong>la</strong>xie 119 » <strong>des</strong> points rouges de<br />

<strong>la</strong> présence soviétique en ces lieux éloignés de l'Amérique centrale, de l'Afrique mé-<br />

ridionale et centrale (<strong>la</strong> Corne), du Moyen-Orient et du Sud-Est asiatique.<br />

Le paradoxe est d'autant plus fort qu'à <strong>la</strong> même époque le régime soviétique accu-<br />

sait une grande fatigue de système, dont l'ampleur et <strong>la</strong> gravité ne seraient manifestes<br />

que plus tard, mais qui était déjà suffisamment apparentes pour que soit ressenti le<br />

besoin d'un redressement radical dès <strong>la</strong> première succession intérimaire d'Andropov.<br />

À son tour, le falot Tchernenko n'ayant fait que passer, c'est à Gorbatchev qu'échoira<br />

<strong>la</strong> tâche de liquider l'héritage intérieur afin de le « restructurer » à neuf. En même<br />

temps, il s'appliquera à terminer <strong>la</strong> ruineuse compétition de puissance avec les États-<br />

Unis. Comme objectif complémentaire, <strong>la</strong> nouvelle direction du Kremlin aurait encore<br />

à brader une série de bases éloignées et de positions géopolitiques, coûteuses à<br />

maintenir et sans rentabilité de prestige équivalente.<br />

118 « Moscou et Washington ont décidé d'arrêter de se faire <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> par tiers monde interposé »<br />

(Pierre Haski, ibid., p. 74).<br />

119 À <strong>la</strong> mort de Brejnev, écrit Hélène Carrère d'Encausse, « <strong>la</strong> "ga<strong>la</strong>xie" soviétique s'enrichit d'un<br />

nouveau cercle d'États amis - Ango<strong>la</strong>, Mozambique, Éthiopie, Sud-Yémen, Afghanistan, Viêtnam,<br />

Cambodge, Laos - sans compter <strong>la</strong> myriade d'alliés et de clients plus incertains mais combien<br />

utiles, telles <strong>la</strong> Libye » (Ni paix ni <strong>guerre</strong>, Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 1986, p. 12-13).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 149<br />

Moins spectacu<strong>la</strong>ires et à épiso<strong>des</strong> multiples, ces opérations de désengagement<br />

frappaient moins l'attention que <strong>la</strong> grande réconciliation avec l'autre Grand, ponctuée<br />

par une série de « sommets » consacrant d'importantes et inédites ententes en matière<br />

de désarmement. Nullement p<strong>la</strong>nifiée sous Brejnev, <strong>la</strong> politique d'expansion au loin<br />

s'était appliquée au cas par cas, en sachant exploiter <strong>des</strong> circonstances particulières ou<br />

provisoires de chaque lieu. En sachant aussi s'assurer du concours d'amis et d'alliés<br />

tentés par l'aventure : les Cubains en Afrique, les Vietnamiens dans le Sud-Est asiatique.<br />

En une seule occasion, d'ailleurs stimulée par eux, les Soviétiques étaient intervenus<br />

en force militaire massive : l'expédition en Afghanistan, leur ami et voisin pardelà<br />

l'Amou-Daria, tournera à leur plus dramatique mésaventure, dont ils al<strong>la</strong>ient sortir<br />

en piteux état à tous égards, seulement une dizaine d'années plus tard.<br />

[141] Sauf exception et pour <strong>des</strong> assistances partielles 120 à leurs amis, les deux<br />

Grands ne s'affrontèrent pas directement (par tiers monde interposé, ainsi qu'il a été<br />

dit), mais se surveil<strong>la</strong>ient intensément, ne ménageant pas les accusations réciproques.<br />

Un autre cas marqué d'un importance géo-stratégique comparable, fut l'affaire du Nicaragua.<br />

D'après notre c<strong>la</strong>ssification sans prétention typologique, ces deux affaires<br />

d'Afghanistan et du Nicaragua eurent l'importance de théâtres seconds de « <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> ». <strong>Les</strong> conflits en Afrique et en Indochine se déroulèrent plutôt à <strong>des</strong> théâtres<br />

tiers, ne serait-ce qu'à cause du facteur de <strong>la</strong> distance par comparaison avec <strong>la</strong> proximité<br />

<strong>des</strong> zones d'influence soviétique (l'Afghanistan) et américaine (le Nicaragua).<br />

L'ensemble de ces conflits régionaux, tous marqués d'ambiguïté de motifs et d'imprécisions<br />

d'attitu<strong>des</strong>, contribuaient au renouvellement <strong>des</strong> tensions entre les deux puissances.<br />

En particulier, l'affaire afghane avait prématurément mis un terme à <strong>la</strong> Détente<br />

de <strong>la</strong> décennie 1970.<br />

Inversement, à partir de <strong>la</strong> spectacu<strong>la</strong>ire reprise de contacts plus positifs sous<br />

Gorbatchev, les règlements, un à un, <strong>des</strong> conflits régionaux contribueront à rasséréner<br />

l'atmosphère. Deux mots d'explication sur chacun d'eux. La crise nicaraguayenne al<strong>la</strong>it<br />

durer une bonne dizaine d'années : à partir de <strong>la</strong> prise du pouvoir par les insurgés<br />

sandinistes 121 en juillet 1979 jusqu'en août 1989 lorsqu'un accord de cinq pays de<br />

120 Des Américains en Ango<strong>la</strong>, <strong>des</strong> Soviétiques au Nicaragua.<br />

121 Le Front sandiniste de libération nationale était ainsi nommé en l'honneur d'Augusto Sandino<br />

(1895-1939) qui avait été assassiné par Anastasio Somoza ; ce Front s'était formé en 1961 pour<br />

libérer le Nicaragua de <strong>la</strong> domination de <strong>la</strong> famille Somoza, ce qui se produisit en 1979. Sur<br />

l'évolution de l'affaire nicaraguayenne jusqu'à 1985, voir La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recommencée, p. 183-<br />

184, 212-218.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 150<br />

l'isthme permettra le démantèlement <strong>des</strong> bases <strong>des</strong> Contras. <strong>Les</strong> Américains, qui ont<br />

toujours considéré l'Amérique centrale comme leur « arrière-cour » et, à <strong>la</strong> fois, le<br />

f<strong>la</strong>nc mou de leur protection continentale, n'entendaient pas à badiner 122 lorsqu'ils<br />

virent s'installer à Managua un régime faisant obédience de marxisme-léniniste et se<br />

tournant vers l'alliée naturelle l'URSS pour <strong>la</strong> livraison de matériel. Ils supportèrent <strong>la</strong><br />

Contra (l'opposition) qui, de l'étranger menait <strong>des</strong> opérations de déstabilisation. Des<br />

opérations quasi bellicistes (minage <strong>des</strong> ports, embargo commercial total, etc.) furent<br />

entreprises par les Américains mais sans obtenir le succès escompté. L'opinion dans<br />

le pays et au Congrès était fort divisée sur le degré permissible d'intervention, ce qui<br />

al<strong>la</strong>it suggérer l'invraisemb<strong>la</strong>ble subterfuge de l'Irangate à un officier américain au<br />

patriotisme trop zélé, Oliver North.<br />

Deux instances collectives régionales auront une influence, d'abord de re<strong>la</strong>xation<br />

de <strong>la</strong> tension entre le géant et le nain (le groupe de <strong>la</strong> Contadora 123 ), puis de règle-<br />

ment (le p<strong>la</strong>n Arias 124 ) du conflit militaire, condition indispensable au retour d'une<br />

vie politique normale. Le résultat obtenu au Nicaragua n'avait toutefois pas son pen-<br />

dant dans les pays voisins du Salvador, du Guatema<strong>la</strong> et du Honduras. Se produira<br />

peu après, un événement tout à fait dans <strong>la</strong> ligne de <strong>la</strong> libéralisation de [142] l'Europe<br />

de l'Est à l'automne 1989 : le président nicaraguayen Daniel Ortega, bête noire <strong>des</strong><br />

Américains et enfant chéri <strong>des</strong> Soviétiques (mais non assujetti) avait annoncé <strong>des</strong><br />

élections libres pour février 1990. Elles eurent lieu, librement en effet, et portèrent au<br />

pouvoir <strong>la</strong> candidate de <strong>la</strong> coalition de l'opposition, Violetta Chamorro, avec une ma-<br />

jorité décisive de 54,7% <strong>des</strong> voix contre 40,8% au candidat sandiniste Ortega : après<br />

Corazon Aquino, une autre « faible femme » pour mater une situation post-<br />

révolutionnaire... Qui plus est, et apparemment sans intention ironique, elle al<strong>la</strong>it<br />

nommer, comme chef d'état-major de l'armée, le propre frère de Daniel Ortega !<br />

122 <strong>Les</strong> Américains seront plus expéditifs, en octobre 1983, au sujet de <strong>la</strong> petite île de <strong>la</strong> Grenade<br />

qu'ils firent envahir par 1500 Marines afin de renverser le régime marxiste de Maurice Bishop,<br />

installé à <strong>la</strong> suite d'un coup d'État en mars 1979. Quelques années plus tard, ils emploieront aussi<br />

<strong>la</strong> manière forte en intervenant au Panama (opération Juste cause) contre l'homme fort du<br />

pays, le général Manuel Noriega (20 décembre 1989 - 3 janvier 1990).<br />

123 <strong>Les</strong> quatre membres originaires en janvier 1983 : Mexique, Colombie, Venezue<strong>la</strong>, Panama,<br />

auxquels s'ajouteront en juillet 1985, quatre autres membres « d'appui » : Argentine, Brésil, Pérou,<br />

Uruguay.<br />

124 Ce p<strong>la</strong>n, du nom de son auteur, l'homme d'État Oscar Arias, finit par enclencher une dynamique<br />

pacifique aboutissant à un cessez-le-feu et au retour progressif d'une vie politique démocratique.<br />

Son action valut à Arias un Prix Nobel de <strong>la</strong> Paix.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 151<br />

Deux zones africaines furent <strong>des</strong> théâtres « tiers » de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> s'achevant :<br />

en Afrique australe, les ex-colonies portugaises d'Ango<strong>la</strong> et de Mozambique, ainsi<br />

que <strong>la</strong> région de <strong>la</strong> Corne de l'Afrique, Éthiopie, Érythrée et Tigré, Somalie. À l'instar<br />

du Nicaragua, <strong>des</strong> mouvements insurrectionnels ang<strong>la</strong>is se réc<strong>la</strong>maient de l'idéologie<br />

marxiste et comptaient naturellement sur l'amitié active de l'Union soviétique. En<br />

Ango<strong>la</strong> et en Éthiopie, <strong>des</strong> volontaires cubains firent le coup de feu contre, respectivement,<br />

<strong>des</strong> troupes de l'Afrique du Sud et de <strong>la</strong> Somalie. La position africaine <strong>des</strong><br />

deux Grands a toujours été plutôt ambiguë en ce continent. Et pour cause, ni l'un ni<br />

l'autre, n'y ayant été puissance coloniale, n'avaient tracé de voie d'accès. L'Union soviétique,<br />

en particulier, ne semb<strong>la</strong>it pas nourrir d'inclination naturelle envers le continent<br />

noir. D'autre part, les Occidentaux, et spécialement les Américains se trouvaient<br />

plutôt en porte-à-faux envers le Mozambique et l'Ango<strong>la</strong> du fait qu'armant officiellement<br />

le Portugal dans le cadre de l'OTAN, ils soutenaient plutôt mollement les mouvements<br />

de libération.<br />

En condensé, l'historique de l'indépendance ango<strong>la</strong>ise semble tenir en une bataille<br />

de sigles ! C'est le MPLA (Mouvement popu<strong>la</strong>ire pour <strong>la</strong> libération de l'Ango<strong>la</strong>), fort<br />

du soutien de Moscou et de La Havane, qui devait l'emporter contre le FNLA (Front<br />

national de libération de l'Ango<strong>la</strong>), mouvement pro-occidental et recevant l'appui du<br />

Zaïre et de <strong>la</strong> Chine, et contre l'UNITA (Union nationale pour l'indépendance totale<br />

de l'Ango<strong>la</strong>), créée en dissidence du précédent et qui bénéficiait de l'appui militaire et<br />

logistique de conseillers sud-africains. Washington dut se résigner avec mauvaise<br />

grâce à <strong>la</strong> victoire du MPLA, Kissinger avouant n'avoir « aucune objection » à ce<br />

mouvement pour autant qu'il s'agisse d'une « organisation africaine ». De ce chassécroisé<br />

de manoeuvres diplomatiques multi<strong>la</strong>térales et d'opérations militaires, nous ne<br />

retiendrons que l'issue d'un accord de cessez-le-feu entre l'Ango<strong>la</strong>, l'Afrique du Sud et<br />

Cuba (le 8 août 1988), après <strong>des</strong> négociations quadripartites entre ces trois pays, auxquels<br />

s'étaient joints les États-Unis. [143] Quelques mois plus tard, le 22 décembre<br />

1988, étaient signés à New York deux traités de paix prévoyant d'une part, le retrait<br />

<strong>des</strong> 40 000 soldats cubains d'Ango<strong>la</strong> et, de l'autre, l'indépendance de <strong>la</strong> Namibie 125<br />

pour le 1er avril 1990. Ainsi étaient liées, en rapports de causalité mutuelle, les deux<br />

opérations.<br />

125 La Namibie était connue jusqu'à 1968 sous le nom de Sud-Ouest africain, région colonisée par<br />

les Allemands à <strong>la</strong> fin du siècle dernier. D'abord territoire sous mandat à l'époque de <strong>la</strong> Société<br />

<strong>des</strong> Nations, puis territoire sous tutelle sous les Nations unies qui retirèrent son mandat à l'Afrique<br />

du Sud, qui avait imposé à ses habitants le régime de l'apartheid.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 152<br />

L'affaire de Mozambique, qui n'était pas moins sérieuse et devait durer aussi long-<br />

temps, se résume à plus <strong>la</strong>rges traits. Le FRELIMO (Front de libération du Mozambi-<br />

que), parti unique d'étiquette marxiste-léniniste dirigeait le pays depuis son accession<br />

à <strong>la</strong> souveraineté. Au début <strong>des</strong> années 1980, il dut affronter <strong>la</strong> RENAMO (Résistance<br />

nationale du Mozambique) que soutenait l'Afrique du Sud se livrant encore à <strong>des</strong> re-<br />

présailles contre <strong>des</strong> bases de l'ANC (Congrès national africain) situées au Mozambi-<br />

que. Après six années de péripéties diverses, une paix re<strong>la</strong>tive deviendra possible<br />

lorsque le FRELIMO, à son cinquième congrès (fin juillet 1989), se déc<strong>la</strong>rera favora-<br />

ble à une libéralisation de l'économie et à un dialogue avec <strong>la</strong> RENAMO afin de<br />

« mettre fin à 25 ans de <strong>guerre</strong> ». Plus récemment (fin février 1991), <strong>la</strong> RENAMO<br />

re<strong>la</strong>nçait <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> malgré les pourparlers de paix engagés depuis trois mois et qui<br />

devaient mettre un terme à cette <strong>guerre</strong> civile qui s'étire depuis seize années.<br />

Depuis <strong>la</strong> chute et <strong>la</strong> mort - dans <strong>des</strong> conditions ignobles - du vieil empereur Hailé<br />

Sé<strong>la</strong>ssié, l'Éthiopie attire l'attention internationale par deux facteurs récurrents : <strong>des</strong><br />

famines à répétition, médiatiquement insupportables, ainsi que par <strong>des</strong> mouvements<br />

insurrectionnels sécessionnistes en Érythrée, au Tigrée, en Ogaden. Avec un gouvernement<br />

de type marxiste dans <strong>la</strong> légendaire capitale d'Addis-Ababa qui cherche et<br />

reçoit l'aide de militaires cubains, l'évolution de ce qui fut jadis un Empire prestigieux<br />

se déroule en pleine confusion qui décourage les reporters de presse. En outre, <strong>des</strong><br />

efforts de <strong>la</strong> Somalie voisine de rattacher une partie de son territoire (Ogaden) ajoutent<br />

encore à l'instabilité régionale. Mais <strong>la</strong> région en l'occurrence, c'est l'enjeu stratégique<br />

de <strong>la</strong> mer Rouge ! Hélène Carrère d'Encausse racontait récemment par le détail<br />

comment s'était établi cette Pax sovietica en mer Rouge pour conclure, en 1986, que<br />

« sur ce terrain bien connu d'elle, l'URSS joue beaucoup plus que son prestige, elle<br />

joue sa position mondiale 126 ». À l'hiver 1991, en pleine <strong>guerre</strong> du Golfe, fut évincé<br />

le président de Somalie, Mohammed Siad Barré au pouvoir depuis 1969. Aussitôt le<br />

coup d'État réussi, <strong>des</strong> divisions sont apparues entre les mouvements rebelles. Dans <strong>la</strong><br />

mesure où l'Union soviétique n'avait plus le goût, ni les moyens de continuer à porter<br />

de l'intérêt à l'Éthiopie, les Etats-Unis n'estimaient plus, à partir de 1988, devoir soutenir<br />

Siad Barré. (On observera seulement en passant, [144] que le golfe d'Aden où se<br />

déverse <strong>la</strong> mer Rouge reste le second en importance stratégique <strong>des</strong> « golfes » de <strong>la</strong><br />

région moyen-orientale.)<br />

126 Op. cit., p. 102.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 153<br />

Une <strong>des</strong> régions les plus difficilement accessibles au monde, exemple c<strong>la</strong>ssique de<br />

l'État tampon dans les ouvrages de géopolitique, et qu'on a même qualifiée de « Polo-<br />

gne de l'Orient » à cause de l'extraordinaire capacité de résistance de ses<br />

habitants 127 , l'Afghanistan n'avait à peu près jamais défrayé les manchettes<br />

internationales jusqu'à ces derniers jours de <strong>la</strong> décennie 1970. Ce jour-là du 27<br />

décembre 1979 exactement, l'Armée rouge faisait massivement irruption en ce coin<br />

presque oublié de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète. La nouvelle imprévue, imprévisible même par <strong>la</strong><br />

soudaineté et l'énormité de procédé, qui al<strong>la</strong>it en faire le fait international majeur de<br />

ce tournant d'une décennie. Fermant <strong>la</strong> période de <strong>la</strong> Détente et d'une Paix <strong>froide</strong> qui<br />

s'en était ensuivie 128 pendant les années 1970, l'événement <strong>la</strong>nçait une nouvelle<br />

Guerre <strong>froide</strong> qui al<strong>la</strong>it elle-même durer six années. Pourquoi ? Pourquoi à cet<br />

endroit ? Pourquoi à ce moment-là ? Tout finissant par s'interpréter selon <strong>des</strong><br />

explications souvent plus ou moins convaincantes, il fallut bien se satisfaire de ce que<br />

nous fournirent d'abord les organes d'information, recourant aux rares spécialistes et<br />

commentateurs sur le pays. Nous fûmes bientôt en possession de premières versions<br />

d'enchaînements p<strong>la</strong>usibles entre <strong>des</strong> faits fort inattendus.<br />

Au niveau le plus général d'une dialectique globale de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, qui est le<br />

nôtre, les commentateurs faisaient ressortir les points suivants : le risque inattendu et<br />

exorbitant <strong>des</strong> Soviétiques dans une région où leur « prudence » particulière était jusque-là<br />

de règle ; <strong>la</strong> non-présence américaine dans ce pays du bout du monde, mais<br />

qu'encadraient deux vastes pays, l'Iran du Shah et le Pakistan, dans lesquels, par ai<strong>des</strong><br />

économique, technique et militaire <strong>la</strong> diplomatie américaine était, par ailleurs, activement<br />

présente ; <strong>la</strong> question du pétrole n'ayant rien à voir, dans ce pays situé au<br />

confins nordiques du Moyen-Orient, et qui en était dépourvu ; <strong>la</strong> situation embourbée<br />

dans <strong>la</strong>quelle al<strong>la</strong>it se trouver tôt le corps expéditionnaire soviétique en butte à une<br />

géographie ingrate, ainsi qu'à une popu<strong>la</strong>tion hostile et dont les mouvements de résistance<br />

opéraient à partir de bases pakistanaises ; par le recours à un procédé estimé<br />

excessif, l'énorme perte de prestige que subissait <strong>la</strong> direction du Kremlin à travers le<br />

monde, spécialement au cénacle onusien et chez nombre de dirigeants du tiers monde,<br />

pas seulement parmi les « non-alignés », et même dans les directions communistes<br />

<strong>des</strong> pays de l'Europe de l'Est.<br />

127 Ibid., p. 88.<br />

128 Voir pour l'évolution de <strong>la</strong> question jusqu'à 1985 dans La <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> recommencée, le développement<br />

: « L'armée rouge en Afghanistan ou le « Viêt-nam <strong>des</strong> Soviétiques », p. 193-201.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 154<br />

Bref, l'intervention d'Afghanistan prenait l'allure d'un gâchis durable, sapant le<br />

moral de l'Armée rouge et atteignant celui de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion civile en Union soviétique<br />

n'y comprenant rien à cette <strong>guerre</strong> dont le caractère odieux le disputait à l'inutilité.<br />

<strong>Les</strong> Soviétiques s'étaient donc [145] inventé leur « Viêt-nam » dont ils finiraient par<br />

se sortir seulement en 1989, traumatisés comme les Américains quelques années plus<br />

tôt en 1975. Ce que ces derniers n'avaient pas risqué naguère à Cuba, ni présentement<br />

au Nicaragua (quoique à <strong>la</strong> Grenade, qui ne constituait toutefois pas un risque...), les<br />

Soviétiques l'avaient osé, en engageant le prestige de leur grande armée dans ce qui<br />

al<strong>la</strong>it devenir un bourbier. La Guerre <strong>froide</strong> battant son plein, les Américains ne trou-<br />

vaient pas de motifs d'intervention suffisant au-delà d'une aide aux moudjahidine<br />

(combattants d'une année de libération is<strong>la</strong>mique) sous <strong>la</strong> forme de missiles sol-air du<br />

type Stinger pour être à même de mieux se défendre contre les attaques aériennes. Il<br />

s'agissait d'une assistance limitée et indirecte du type de celle qu'ils fournissaient dans<br />

le même temps aux combattants de l'UNITA en Ango<strong>la</strong> et à ceux de <strong>la</strong> Contra du Ni-<br />

caragua. Le dommage international le plus grave consistait, bien sûr, dans le pourris-<br />

sement général <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions entre les Grands, tandis que l'opiniâtre résistance <strong>des</strong><br />

moudjahidine faisait l'admiration <strong>des</strong> journalistes étrangers couvrant cette sale <strong>guerre</strong><br />

entre toutes.<br />

Dès son arrivée au pouvoir, Gorbatchev s'imposait comme premier objectif de po-<br />

litique étrangère de sortir de ce piège militaire. Auparavant, dès juillet 1982, avaient<br />

été amorcées <strong>des</strong> négociations indirectes entre l'ambassadeur américain à Moscou et<br />

un ministre adjoint <strong>des</strong> Affaires étrangères de l'URSS. Après trois années d'intenses<br />

offensives soviétiques entre 1982 et 1985, auxquelles répondirent avec non moins<br />

d'efficacité les combattants de l'Alliance is<strong>la</strong>mique <strong>des</strong> moudjahidine afghans, qui<br />

groupaient les résistants de sept partis fondamentalistes, les opérations militaires<br />

semb<strong>la</strong>ient ne plus pouvoir trouver d'issue. Un premier acte de dégagement <strong>des</strong> occupants<br />

fut <strong>la</strong> décision de Gorbatchev de retirer six régiments. Il favorisait aussi, au<br />

p<strong>la</strong>n interne, l'adoption d'une nouvelle Constitution reconnaissant le principe du pluralisme<br />

politique à l'encontre du monopole dont jouissait le parti communiste.<br />

Mais le rapatriement général, négocié à Genève le 15 avril 1988, sous l'égide <strong>des</strong><br />

Nations unies entre l'Afghanistan, le Pakistan et les deux Grands, n'al<strong>la</strong>it pas s'effectuer<br />

sans heurt. Ayant annoncé au début d'août le rapatriement de <strong>la</strong> moitié du corps<br />

expéditionnaire, le Kremlin dénonça <strong>la</strong> résistance afghane pour ses vio<strong>la</strong>tions de l'accord<br />

du 15 avril précédent. Reprenant <strong>la</strong> livraison d'armes, il renvoya à plus tard le


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 155<br />

rapatriement <strong>des</strong> troupes. Il fallut attendre jusqu'au 15 février 1989 pour que s'effec-<br />

tuât l'opération du retrait. De nouveau en proie à ses divisions, <strong>la</strong> résistance ne par-<br />

viendra pas à accéder au pouvoir non plus qu'à contrôler les points stratégiques du<br />

territoire. On pourrait caractériser <strong>la</strong> situation intérieure de l'Afghanistan comme celle<br />

d'une « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » interne qui [146] n'a pas encore pris acte que <strong>la</strong> vraie Guerre<br />

<strong>froide</strong> est censément terminée depuis une demi-décennie 129 .<br />

L'immense Asie à l'est de l'Afghanistan jusqu'au Pacifique n'a pas donné lieu, ces<br />

dernières années, à <strong>des</strong> conflits majeurs du type de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> », ainsi que le furent<br />

naguère ces crises qu'on aurait pu qualifier de dualisation antagoniste : les affaires<br />

<strong>des</strong> deux Chines (et du détroit de Formose), <strong>des</strong> deux Corées (de chaque côté du<br />

38e parallèle), <strong>des</strong> deux Viêt-nams (du Nord et du Sud). Ne subsistent plus guère<br />

comme réminiscence explicite de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> c<strong>la</strong>ssique que de récentes prises de<br />

contacts entre les autorités de Séoul et de Pyongyang, rompant ainsi leur mutuel hermétisme<br />

depuis l'accord de partition de 1953 et ajoutant ; par le fait même, cet indice<br />

de plus au constat de <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> 130 .<br />

Le monde asiatique évoque d'abord ces formations géographiques de taille continentale,<br />

et sur lesquelles vivent les plus vastes multitu<strong>des</strong> humaines jamais rassemblées<br />

sous une seule autorité étatique : <strong>la</strong> Chine dont <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion a déjà <strong>la</strong>rgement<br />

dépassé le chiffre du milliard, l'Inde dont <strong>la</strong> sienne atteindra peut-être <strong>la</strong> rondeur de ce<br />

chiffre au tournant du prochain millénaire. Sans parler du Japon, le troisième Grand<br />

confirmé au point de vue économique et financier, le seul homologue à cet égard<br />

(pour éviter de stricts indices comparatifs) aux États-Unis et à l'Europe de <strong>la</strong> Communauté<br />

économique.<br />

129 Un article récent de Clifford Krauss dans The New York Times (17 février 1991) soulignait le<br />

caractère démodé (« out of style ») de <strong>la</strong> situation afghane en s'appuyant sur le jugement d'un<br />

expert américain de ce pays, affirmant : « In another century, the Afghan civil war might have<br />

wound down by now but it got mixed up in the cold war and efforts by Is<strong>la</strong>mic fundamentalists<br />

to expand their influence into South Asia ». Cet expert est Seilig S. Harrison de <strong>la</strong> Carnegie Endowment<br />

for International Peace.<br />

130 Toutefois, les rapports entre les deux Corées, toujours officiellement en <strong>guerre</strong>, subirent un<br />

contre-coup dans les derniers jours de février 1991 alors que les forces américaines et alliées,<br />

sous l'égide <strong>des</strong> Nations unies, donnèrent l'assaut terrestre final pour <strong>la</strong> libération du Koweït. Le<br />

commandant suprême de l'armée de <strong>la</strong> Corée du Nord, s'élevant contre <strong>des</strong> manoeuvres conjointes<br />

sud-coréennes et américaines très près de <strong>la</strong> frontière, donnait l'avertissement suivant :<br />

« Alors que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe a éc<strong>la</strong>té et se transforme en un châtiment sang<strong>la</strong>nt, personne ne<br />

peut prédire que les manoeuvres conjointes ne déboucheront pas sur une véritable <strong>guerre</strong> »(selon<br />

Reuter, en provenance de Tokyo, Le Devoir, 27 février 1991).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 156<br />

Il ne suffit pas de mentionner <strong>des</strong> guéril<strong>la</strong>s, <strong>des</strong> maquis « communistes » un peu<br />

partout, en Birmanie, aux Philippines (au si fragile équilibre depuis <strong>la</strong> chute de Mar-<br />

cos), etc., pour qu'on puisse parler sans impropriété de faits de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ». Tout<br />

dépend bien entendu du degré d'engagement, ou de compromission, d'au moins un <strong>des</strong><br />

deux Grands dans ces opérations ou mouvements locaux. Ainsi, l'auteur d'une présentation<br />

de <strong>la</strong> situation présente en Asie du Sud-Est <strong>la</strong> caractérise par l'expression d'une<br />

« cohabitation banalisée du conflit et de <strong>la</strong> coopération 131 » ; un autre voit, d'un<br />

point de vue différent, dans <strong>la</strong> même région un « contre-exemple de "l'échec du tiers<br />

monde" 132 ». La trinité indochinoise Cambodge-Laos-Viêt-nam ne constitue pas un<br />

système et serait peut-être moins incorrectement caractérisée d'antisystème régional<br />

(où l'inimaginable même fut possible, ou pourrait encore se répéter, avec les Khmers<br />

rouges...). Ces derniers réc<strong>la</strong>mèrent <strong>la</strong> protection de l'ONU à <strong>la</strong> suite du retour de N.<br />

Sihanouk en décembre 1991 !<br />

En résumé, l'Asie bouge, mais selon les schémas <strong>des</strong> Asies régionales dont les situations<br />

restent fort diversifiées. <strong>Les</strong> multiples conflits qui s'y déroulent sont propres<br />

à tel système sous-régional, fréquemment d'origines ethno-linguistiques ou, plus <strong>la</strong>rgement,<br />

d'un type religieux et [147] culturel s'enracinant dans <strong>la</strong> plus ancienne tradition<br />

du monde. Bref, en ce début de <strong>la</strong> décennie 1990, <strong>la</strong> compréhension <strong>des</strong> récents<br />

événements asiatiques ne gagnerait ni peu ni prou à les p<strong>la</strong>quer sur un fond général de<br />

lecture de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ». Pour finir, nous n'avons pas oublié que <strong>la</strong> région du<br />

Moyen-Orient est aussi d'Asie ! Et que ce qui s'y déroule depuis le 2 août 1990 comporte<br />

un potentiel de changement aussi <strong>la</strong>rge et profond que ce que, par une commode<br />

convention d'écriture depuis 1947, nous appelions « <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> ».<br />

131 Gérard Hervouet, « Asie orientale : conjurer les démons de <strong>la</strong> prospérité » dans La fin de <strong>la</strong><br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, (sous <strong>la</strong> direction de Charles-Philippe David), Québec, Centre québécois de re<strong>la</strong>tions<br />

internationales, Paris, Fondation pour les étu<strong>des</strong> de défense nationale, 1990, p. 225-228.<br />

132 Gilbert Étienne, « Asie méridionale et orientale : Un contre-exemple de « l'échec du tiers monde<br />

», dans Le nouvel état du monde, p. 345-348.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 157<br />

D'une <strong>guerre</strong> du Golfe<br />

de type régional (1980-1988)<br />

à une autre de type mondial (1990-1991)<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Était à peine terminée « <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe » qui avait duré huit ans, de 1980 à<br />

1988, entre les deux frères ennemis d'Irak et d'Iran, que le monde al<strong>la</strong>it assister à une<br />

seconde « <strong>guerre</strong> du Golfe » à partir du 15 janvier 1991, mais qui, en réalité, avait<br />

commencé le 2 août de l'année précédente par l'occupation du Koweït et son incorporation<br />

à l'Irak comme dix-neuvième province. Guerres, à tous points, dissemb<strong>la</strong>bles à<br />

part, dans les deux cas, le rôle central du même protagoniste Saddam Hussein. La<br />

<strong>guerre</strong> irako-iranienne avait été longue et atroce, insensée en son principe, particulièrement<br />

coûteuse avec son million de morts ; insensée aussi par son résultat d'un<br />

« match nul », l'Iran offrant une force de résistance étonnante devant une armée estimée<br />

imbattable. Le comble de l'ironie fut que <strong>la</strong> victime attaquée d'hier devienne le<br />

meilleur point d'appui, selon un statut de « neutralité » bienveil<strong>la</strong>nte 133 , de son ancien<br />

agresseur lorsque celui-ci aura à affronter une formidable coalition multialliée<br />

pour s'être emparé sans vergogne de l'émirat de Koweït. La première <strong>guerre</strong> du Golfe,<br />

s'étant livrée entre voisins immédiats, était intrarégionale, intra-culturelle et, même,<br />

intrareligieuse (en rapport à l'intégrisme khomeinyste répudié par l'agresseur). Elle ne<br />

mettait pas en cause <strong>des</strong> enjeux ou <strong>des</strong> acteurs de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ».<br />

Non plus que <strong>la</strong> seconde <strong>guerre</strong> du Golfe, du moins pas à l'origine. Son rapport à<br />

<strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> se trouve dans <strong>la</strong> formation de <strong>la</strong> coalition sous l'égide <strong>des</strong> Nations<br />

unies, et plus spécialement dans <strong>la</strong> façon dont <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration américano-soviétique<br />

s'y fondait afin de forcer le dictateur irakien à retraiter du Koweït. Ce développement<br />

se justifie ici sous ce seul angle, mais sans oublier certes que les contributions, d'ailleurs<br />

fort inégales, <strong>des</strong> deux Grands devaient se faire selon une action commune internationale<br />

de l'organisation universelle <strong>des</strong> Nations unies.<br />

133 L'Irak du même Saddam Hussein avait reçu, pour <strong>la</strong> première <strong>guerre</strong> du Golfe, le soutien de <strong>la</strong><br />

Jordanie, ce qui était plutôt sans surprise, mais aussi de l'Arabie Saoudite et de l'Égypte, <strong>des</strong><br />

Émirats et même du Koweït ! Comme « renversement <strong>des</strong> alliances » en si peu de temps...


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 158<br />

Deux facteurs généraux ont rendu possible une action collective de cette ampleur :<br />

que <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> fut effectivement terminée pour [148] permettre l'expression de<br />

l'indispensable solidarité entre les Grands ; que <strong>la</strong> volonté d'une réaction correctrice<br />

fut conséquente chez les membres du Conseil de Sécurité <strong>des</strong> Nations unies selon les<br />

procédures du vote (donc, sans veto d'aucun <strong>des</strong> trois autres membres permanents,<br />

dont <strong>la</strong> Chine). Ainsi, a-t-on assisté à une mobilisation internationale sans précédent,<br />

agissant en état de légitimité au nom de <strong>la</strong> communauté mondiale 134 . Jamais dans<br />

l'histoire de l'Organisation n'avait-on vu une pareille entente, sur une aussi longue<br />

durée, afin de réprimer un cas d'abus manifeste. À partir d'une première résolution<br />

660, adoptée à l'unanimité dès le 2 août 1990 et exigeant le retrait du Koweït, jusqu'à<br />

<strong>la</strong> dernière résolution 678, adoptée sur division le 29 novembre 1990 et autorisant le<br />

recours à <strong>la</strong> force contre l'Irak en cas de non-retrait au plus tard le 15 janvier 1991,<br />

dix autres résolutions ont pu être adoptées dans l'intervalle, explicitant <strong>des</strong> avertissements<br />

ou stipu<strong>la</strong>nt <strong>des</strong> sanctions graduées, etc.<br />

Dans ces circonstances, l'ONU a vu son prestige s'accroître dans son rôle de lieu<br />

et d'instrument du dégagement d'une majorité durable et consistante, tout en servant<br />

d'agent de légitimation d'une action collective, dans <strong>la</strong>quelle un seul de ses membres<br />

assumait, et de beaucoup, <strong>la</strong> plus grande part de responsabilités diverses. L'ancienne<br />

grande rivale de ce « membre » faisait fidèlement cause commune pourvu que l'action<br />

correctrice, jusqu'aux opérations militaires incluses, restât dans les limites du mandat<br />

explicite assigné. Et ce sera à propos de l'exécution du mandat onusien par les Américains<br />

que les Soviétiques exprimeront <strong>des</strong> réserves, <strong>des</strong> mises en garde et même <strong>des</strong><br />

critiques. Elles furent suffisamment sérieuses et répétées pour qu'on doive en tenir<br />

compte comme d'éléments d'interprétation de cette période de Guerre <strong>froide</strong> finie ou<br />

s'achevant, mais...<br />

Un analyste de <strong>la</strong> politique étrangère américaine, dès avant l'ouverture <strong>des</strong> hostilités<br />

à <strong>la</strong> mi-janvier 1991, voyait dans le mode d'intervention <strong>des</strong> États-Unis « une sorte<br />

de libération de force que <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> avait muselée 135 ». Le président Bush<br />

avait assuré qu'il ne s'agirait pas d'une longue entreprise comme celle du Viêt-nam<br />

134 On rappellera que <strong>la</strong> décision de lever une « armée internationale », sous le commandement du<br />

général Doug<strong>la</strong>s MacArthur, afin de repousser l'agression de <strong>la</strong> Corée du Nord en 1950 n'avait<br />

été possible que par l'absence du délégué soviétique du Conseil de Sécurité (boycottant alors les<br />

réunions de l'organe en question). Eût-il été présent lorsque <strong>la</strong> décision fut prise, il aurait certainement<br />

opposé son veto à <strong>la</strong> décision de cette intervention.<br />

135 Louis Balthazar, « Le dangereux pari de George Bush », La Presse, 6 février 1991.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 159<br />

qui avait tourné au désastre, mais qu'au contraire <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> justificatrice serait fou-<br />

droyante ! Il paraissait crédible sur parole d'autant que les conditions de l'action mili-<br />

taire envisageable seraient aussi différentes que le désert à c<strong>la</strong>ire vue contraste avec<br />

les épaisses jungles indochinoises 136 . Surtout, se sentant porté par le fort mandat <strong>des</strong><br />

Nations unies, par lequel passait l'indignation universelle, le chef de fait d'une coali-<br />

tion ne saurait que remporter une rapide victoire contre les forces inférieures du responsable<br />

d'une agression si <strong>la</strong>rgement réprouvée. Cette supériorité matérielle écrasante<br />

pouvait, en outre, s'envelopper d'un total bon droit au nom de <strong>la</strong> société internationale.<br />

[149] L'autre Grand partageait <strong>la</strong> même conviction sur <strong>la</strong> nécessité de repousser<br />

une aussi indéfendable agression, mais dans <strong>la</strong> manifeste incapacité d'y aller de sa<br />

quote-part sur le terrain <strong>des</strong> opérations, il se donnait aussi comme vocation fraternelle<br />

de surveiller l'application de ce bon droit... En outre, l'URSS, re<strong>la</strong>tivement peu présente<br />

dans <strong>la</strong> région 137 et y entretenant plutôt <strong>des</strong> amitiés circonstancielles à <strong>la</strong> suite<br />

de certains déboires 138 , avait naturellement <strong>des</strong> buts de <strong>guerre</strong>, ou plutôt <strong>des</strong> objectifs<br />

d'après-<strong>guerre</strong> parmi lesquels, certes, le dominant : celui de bien se positionner<br />

envers le monde arabe lorsque cesseront les hostilités.<br />

De leur côté, les Américains surveil<strong>la</strong>ient aussi étroitement <strong>la</strong> politique du Kremlin<br />

au sujet <strong>des</strong> républiques baltes. La <strong>guerre</strong> du Golfe avait éc<strong>la</strong>té quelques jours<br />

après l'intervention de l'Armée rouge au centre-ville de Vilnius en janvier 1991.<br />

L'amitié fraîchement retrouvée entre les deux Grands s'était ternie depuis un certain<br />

temps du fait du traitement fait aux républiques autonomistes baltes. <strong>Les</strong> responsables<br />

de <strong>la</strong> politique étrangère <strong>des</strong> deux pays en discutaient lors de leurs rencontres. Certains<br />

messages assez grinçants entre les deux capitales s'échangèrent à ce propos. Et<br />

136 On peut aussi ajouter que <strong>la</strong> logique stratégique jouerait tout différemment que dans le cas du<br />

Viêt-nam : ainsi, le défenseur vietnamien gagnait tout qu'il ne perdait pas ; et l'attaquant américain<br />

perdait tout qu'il ne gagnait pas.<br />

137 À l'exception, bien sûr, du cas récent de l'Afghanistan, mais que les dirigeants de l'époque Brejnev<br />

avaient conçu comme une opération en vase clos et, probablement, assez courte. Sur cette<br />

question voir le développement à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> section précédente. On imagine assez difficilement<br />

comment <strong>la</strong> coalition mandatée par les Nations unies aurait pu mener <strong>la</strong> même opération contre<br />

l'Irak en 1990-1991 si l'Armée rouge occupait encore l'Afghanistan...<br />

138 À titre d'exemple particulièrement illustratif, citons le cas de l'Égypte de Sadate, qui avait procédé,<br />

en 1972 à l'expulsion <strong>des</strong> conseillers soviétiques, mais avait attendu à <strong>la</strong> mi-mars 1976<br />

pour faire abroger par l'Assemblée popu<strong>la</strong>ire égyptienne à un vote quasi unanime (moins deux<br />

voix) le traité d'amitié soviéto-égyptien du 27 mai 1971, le qualifiant du reste de « torchon de<br />

papier sans signification ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 160<br />

même l'idée d'une espèce de troc implicite entre les parties, en vint à paraître trop<br />

p<strong>la</strong>usible pour que <strong>des</strong> observateurs aux aguets ne finissent pas par déc<strong>la</strong>rer réel une<br />

espèce de trafic de ce genre : « Je vous <strong>la</strong>isse une certaine liberté pour mener l'action<br />

militaire contre l'Irak à condition que vous m'en accordiez autant pour régler mon<br />

problème lituanien ».<br />

La coopération américano-soviétique au sujet de l'affaire irakienne avait pourtant<br />

débuté d'exemp<strong>la</strong>ire façon lorsque, dès le 3 août 1990, MM. Baker et Chevardnadze<br />

avaient donné une conférence de presse conjointe pour dire au monde leur profond<br />

désaveu de l'agression décidée par Saddam Hussein : « Aujourd'hui, nous avons fait<br />

le geste inhabituel ... », avouaient les signataires de <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration commune. Quelques<br />

mois plus tard, à <strong>la</strong> mi-septembre, l'ex-président Reagan, en voyage en URSS et<br />

passant saluer le président Gorbatchev, s'émerveil<strong>la</strong>it du geste conjoint et du symbole<br />

d'unité : « Il n'y a pas si longtemps, personne n'aurait imaginé ... ». Tout au long <strong>des</strong><br />

travaux du Conseil de Sécurité, Soviétiques et Américains coopérèrent sur les projets<br />

d'une douzaine de résolutions dont <strong>la</strong> révolution 678 qui al<strong>la</strong>it aboutir à <strong>la</strong> décision du<br />

recours à <strong>la</strong> force contre l'Irak en cas d'un refus d'obtempérer à l'ordre du retrait du<br />

Koweït 139 .<br />

À partir du début <strong>des</strong> opérations militaires (mi-janvier 1990), coïncidant avec<br />

l'accentuation de <strong>la</strong> crise en Lituanie, les échanges se firent plus fréquents entre M.<br />

James Baker et son nouvel homologue soviétique, M. Alexandre Bessmertnykhl 140 .<br />

Comme il est fréquent dans ce type de pourparlers portant sur <strong>des</strong> questions, à <strong>la</strong> fois<br />

entremêlées et réagissant [150] les unes sur les autres 141 , les organes d'information<br />

internationale ne furent que médiocrement alimentés sur une situation, qui, de sa nature,<br />

reste faite de « confusions »d'ailleurs presque admises par les participants à ces<br />

139 Il y avait bien <strong>des</strong> nuances entre les uns et les autres sur les modalités d'intervention. Ainsi,<br />

tandis que les Soviétiques (qui n'al<strong>la</strong>ient pas fournir de contingents militaires) disaient néanmoins<br />

leur préférence pour un commandement militaire conjoint, les Américains faisaient valoir<br />

les avantages d'une logistique unique afin d'avoir une plus grande <strong>la</strong>titude d'opération.<br />

140 Qui avait remp<strong>la</strong>cé Edouard Chevardnadze, démissionnaire de son poste avec éc<strong>la</strong>t dans les<br />

semaines précédentes, pour une raison de principe, sentant monter les risques d'une dictature en<br />

URSS tout en ignorant qui serait ce dictateur en devenir. Gorbatchev déc<strong>la</strong>ra sa profonde déception,<br />

surtout à un pareil moment, de <strong>la</strong> perte de son col<strong>la</strong>borateur qui avait été, ces dernières années,<br />

l'artisan de <strong>la</strong> nouvelle détente entre les deux Grands.<br />

141 En l'occurrence, effets <strong>des</strong> lourds bombardements stratégiques sur <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion civile en Irak,<br />

limites du mandat exact de <strong>la</strong> résolution 678, politique de Moscou envers les républiques baltes<br />

ou géorgienne, décision à prendre sur <strong>la</strong> date du Sommet américano-soviétique prévu pour le<br />

mois de février 1991, etc.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 161<br />

pourparlers 142 . Mais n'était pas douteuse l'impression d'un ma<strong>la</strong>ise partagé et qui<br />

persistera 143 , <strong>la</strong> preuve en étant fournie sous peu par l'annonce officielle de <strong>la</strong> remise<br />

à une date indéterminée de <strong>la</strong> tenue du Sommet prévu pour les 10-13 février à Mos-<br />

cou. Remise aux calen<strong>des</strong> grecques ?<br />

Quelques semaines après le début <strong>des</strong> opérations, Gorbatchev avait fait sa premiè-<br />

re déc<strong>la</strong>ration dans le contexte nouveau <strong>des</strong> opérations militaires en cours. Réaffirmant<br />

sa détermination de remplir les engagements contractés selon les termes <strong>des</strong><br />

résolutions <strong>des</strong> Nations unies, il n'en <strong>la</strong>issait pas moins percer de l'inquiétude sur le<br />

risque que ce mandat de l'organisation ne soit outrepassé par l'ampleur que les opérations<br />

militaires prenaient ; et, d'autre part, il prônait une solution diplomatique à l'ensemble<br />

du conflit, décidant même de l'initiative de l'envoi d'un émissaire spécial à<br />

Bagdad. Cette démarche al<strong>la</strong>it aboutir sous peu à l'é<strong>la</strong>boration d'un p<strong>la</strong>n soviétique de<br />

paix en quatre, puis six points, que les autorités irakiennes finiront par accepter comme<br />

hypothèse de règlement - tandis qu'en contrepartie, un p<strong>la</strong>n de paix américain, pas<br />

tellement plus é<strong>la</strong>boré mais plus exigeant sur les conditions de chaque c<strong>la</strong>use, était<br />

également soumis. On sait que c'est l'économie générale du p<strong>la</strong>n américain, plus <strong>des</strong><br />

dispositions re<strong>la</strong>tives au cessez-le-feu du 28 février 1991, qui prévaudra finalement.<br />

Le mot le plus dur <strong>des</strong> Soviétiques sur l'action diplomatique américaine avait été quatre<br />

jours plus tôt : « L'instinct en faveur d'une solution militaire a fonctionné ».<br />

142 Selon les dépêches de deux journalistes du New York Times (Thomas L. Friedman et Francis X.<br />

Clines), respectivement de Washington et de Moscou, le même jour (27 janvier 1991).<br />

143 Comme indices de ce ma<strong>la</strong>ise, <strong>des</strong> faits parfois mineurs véhiculés d'abord à l'état de rumeurs.<br />

Ainsi, informations techniques fournies par les Soviétiques à l'armée irakienne pour permettre<br />

un meilleur ajustement <strong>des</strong> missiles Scud (de leur fabrication) ; conversations en russe sur les<br />

fréquences militaires irakiennes captées par les services de renseignements <strong>des</strong> alliés. Plus graves<br />

étaient <strong>des</strong> accusations formelles du conseiller militaire de Gorbatchev, le maréchal S. Akhromeiev,<br />

faites àl'agence non officielle Interfax et re<strong>la</strong>yées par <strong>des</strong> agences occidentales comme<br />

l'AFP : « <strong>Les</strong> attaques sont <strong>la</strong>ncées contre le peuple et l'économie irakienne. Ce<strong>la</strong> ne peut<br />

être toléré plus longtemps ».


Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 162<br />

D'une non-Guerre <strong>froide</strong><br />

vers <strong>des</strong> <strong>guerre</strong>s saintes ?<br />

Il reste ce fait capital qu'au moment de conclure sur le champ de bataille l'affaire<br />

irako-koweîtienne, les deux Grands furent activement présents et agirent selon un<br />

esprit de conjonction de leur responsabilité respective 144 . Est-il nécessaire d'é<strong>la</strong>borer<br />

sur ce truisme : si l'influence de l'Américain a été nettement prévalente sur celle du<br />

Soviétique, empêché de faire plus parce qu'empêtré dans de terribles problèmes intérieurs,<br />

c'était dans <strong>la</strong> mesure proportionnelle du degré et de l'importance de l'engagement<br />

du premier puisqu'il était seul à posséder tous les moyens de divers ordres d'un<br />

tel engagement ?<br />

Sans doute, n'y a-t-il pas lieu de s'en étonner, non plus que de s'en scandaliser,<br />

mais il convient tout de même d'enregistrer une conclusion plus enveloppante dans <strong>la</strong><br />

perspective de notre propos depuis le début. Si [151] <strong>la</strong> crise à propos du Koweït se<br />

présentait comme le premier test sérieux <strong>des</strong> bonnes re<strong>la</strong>tions américanosoviétiques<br />

145 dans l'après-Guerre <strong>froide</strong>, Moscou et Washington, chacune à sa façon,<br />

l'a passé avec succès. Du moins pour l'heure (mars 1991), cette observation étant<br />

du reste pas tellement utile, puisqu'on pourrait l'appliquer à toutes les propositions<br />

générales s'ouvrant sur un avenir inconnu, que nous aurons faites au cours de ce travail.<br />

144 Et sans que nous puissions tenir compte de <strong>la</strong> responsabilité <strong>des</strong> principaux membres de <strong>la</strong> coalition,<br />

comme <strong>la</strong> Grande-Bretagne et <strong>la</strong> France, l'Égypte et l'Arabie Saoudite, <strong>la</strong> Turquie et <strong>la</strong> Syrie,<br />

pour ne pas parler <strong>des</strong> fortes contributions financières de pays comme l'Allemagne et le Japon...<br />

Nous n'avions pas non plus à considérer les politiques de <strong>la</strong> grande famille, fortement divisée<br />

en l'occurrence, <strong>des</strong> États arabes. Plus bas, il sera dit deux mots de l'abstentionnisme imposé<br />

à Israël.<br />

145 Dans les toutes dernières heures du conflit, alors que les p<strong>la</strong>ns de sa cessation étaient intensément<br />

discutés dans les capitales concernées, Mikhaïl Gorbatchev, en visite à Minsk, capitale de<br />

<strong>la</strong> Biélorussie, prit passionnément partie contre les risques d'un « bain de sang » et enjoignait le<br />

commandement américain à cesser les opérations. Il insistait, par ailleurs, sur le fait que les progrès<br />

dans les re<strong>la</strong>tions entre les deux pays restaient encore « fragiles » et sur <strong>la</strong> nécessité d'un<br />

« comportement responsable » afin que ce qui a été positivement réalisé ne soit pas « anéanti »<br />

(d'après diverses agences, en date du 27 février 1991). C'était <strong>la</strong> première fois qu'on attendait pareil<br />

<strong>la</strong>ngage depuis le début de <strong>la</strong> crise du Golfe.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 163<br />

Au moment de quitter son analyse de <strong>la</strong> période de <strong>la</strong> non-Guerre <strong>froide</strong>, l'auteur<br />

doit se défendre de n'être pas aspiré par le nouveau sujet de <strong>la</strong> conjoncture dans <strong>la</strong><br />

région du Golfe. Ce qui, plus <strong>la</strong>rgement, continuera à se passer au Moyen-Orient à<br />

partir de mars 1991 comportera toujours <strong>des</strong> caractères sui generis, ce qui, du reste, a<br />

toujours été le cas dans cette région depuis au moins 1948, date de <strong>la</strong> fondation de<br />

l'État d'Israël. Mais depuis <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> (terrestre) <strong>des</strong> Cent Heures de fin février 1991,<br />

on pourrait même parler d'un sui generis d'amplification, mais tout à l'opposé <strong>des</strong><br />

gran<strong>des</strong> retrouvailles est-européennes qui avaient <strong>la</strong>ncé, un an et demi plus tôt, leur<br />

propre vacarme, mais enjoué et pacifique. La situation au Moyen-Orient était, elle,<br />

tout ce qu'il y a de plus tapageur et belliqueux ! Cette brève <strong>guerre</strong> contre l'Irak, qui<br />

fut péremptoire comme un acte chirurgical, avait pour objectif l'ab<strong>la</strong>tion d'un seul<br />

abcès de fixation.<br />

Rien n'avait été changé aux termes du problème israélo-palestinien, qui est bien<br />

un cas conflictuel type d'antinomie pure. Ainsi qu'auparavant, toute <strong>la</strong> région moyenorientale<br />

reste traversée par divers principes de contradiction semb<strong>la</strong>nt encore s'aggraver<br />

mutuellement : deux is<strong>la</strong>mismes, trois arabismes, ainsi que diverses sousrégions<br />

économiques couplées de pauvreté et de prospérité, et toutes deux criantes !<br />

L'aventurier militariste à <strong>la</strong> tête de l'Irak, aussi piètre calcu<strong>la</strong>teur politique que<br />

« mauvais stratège, tacticien ou soldat » (au jugement de son vainqueur, le général<br />

Schwarzkopf), avait tout risqué pour <strong>la</strong> récupération de <strong>la</strong> rente koweïtienne, qui lui<br />

semb<strong>la</strong>it à portée de main, afin de rattraper les pertes encourues lors de <strong>la</strong> non moins<br />

déraisonnable première <strong>guerre</strong> du Golfe qu'il avait eu l'impudique audace de <strong>la</strong>ncer.<br />

Au lieu d'un rôle de po<strong>la</strong>risation virtuellement bénéfique que Bagdad aurait pu jouer<br />

dans le secteur grâce à un pays, sinon le mieux pourvu, du moins le plus équilibré et<br />

diversifié de <strong>la</strong> région, <strong>la</strong> prestigieuse capitale sur le Tigre est vouée à n'être plus,<br />

pour plusieurs années, qu'un morne chantier de construction. De cette béance politique,<br />

on ne peut qu'espérer qu'elle sera mieux occupée lorsqu'un nouveau pouvoir devra<br />

bien y prendre p<strong>la</strong>ce un jour ou l'autre.<br />

[152] Venant de si loin pour faire reculer le voleur d'un petit et riche pays, et acceptant<br />

d'être contrôlée par l'Organisation garante <strong>des</strong> normes de conduite internationale,<br />

l'irruption <strong>des</strong> États-Unis a agi comme le fer d'une <strong>la</strong>nce tenue bien en main par<br />

une quarantaine de pays, membres <strong>des</strong> Nations unies. Mais un succès aussi définitif<br />

ne procure aucune carte b<strong>la</strong>nche dans <strong>la</strong> région. Pour une re<strong>la</strong>tive stabilisation régionale<br />

dans l'immédiat, seront requises sur p<strong>la</strong>ce <strong>des</strong> forces concentrées et permanentes


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 164<br />

afin d'empêcher que ne se produisent d'autres aventures semb<strong>la</strong>bles à celles qu'en dix<br />

ans Saddam Hussein avait, par deux fois, déclenchées. Entre autres modèles novateurs<br />

d'action on peut penser à un centre de gravité régional devenant mobile entre les<br />

quatre points d'angle d'un quadri<strong>la</strong>tère formé par Tel Aviv, Téhéran, Riyad et Le Caire.<br />

Damas redeviendrait <strong>la</strong> grande inconnue. L'OLP continuera d'être nulle part et,<br />

partout, nécessaire ou inévitable. Israël, dont <strong>la</strong> puissance militaire est directement<br />

proportionnelle à l'exiguïté de son territoire, a vu sa récente position renforcée du seul<br />

fait de son abstention imposée, et docile, pendant <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe : situation évidemment<br />

fort provisoire.<br />

Férus d'érudition, <strong>des</strong> spécialistes de <strong>la</strong> région ont peut-être annoncé trop tôt le<br />

prochain avènement de nouvelles « <strong>guerre</strong>s saintes » dont <strong>des</strong> prodromes, il est vrai,<br />

sont pourtant visibles à l'œil nu. Mais, de là à envisager l'ère de nouvelles Croisa<strong>des</strong><br />

dans l'autre sens, une huitaine de siècles plus tard... Saddam Hussein n'a-t-il pas rendu<br />

à jamais dérisoire et odieuse l'effigie glorieusement légendaire de Sa<strong>la</strong>din ?<br />

* * *<br />

Il reste tout de même davantage de risques - même faibles - que sorte, au terme<br />

d'emballements en chaîne incontrô<strong>la</strong>bles, une <strong>guerre</strong> généralisée, à partir <strong>des</strong> dangers<br />

inextricables et autoreproducteurs de <strong>la</strong> situation moyen-orientale, qu'il n'y en avait<br />

pour qu'une <strong>guerre</strong> totale n'éc<strong>la</strong>tât du pourtant imparfait système duopo<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong><br />

Guerre <strong>froide</strong>, aussi bien en son format c<strong>la</strong>ssique que selon ses variantes successives.<br />

Mais le grand paradoxe du moment consiste en ce que les deux Grands, tout en maintenant<br />

leur nécessaire connivence passée, ne sont plus en état de codiriger leur propre<br />

système de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » qui n'existe plus guère. Une telle situation ne nous permet<br />

pas de fonder une prévision plus p<strong>la</strong>usible que l'autre : ni <strong>la</strong> rassurante ni l'inquiétante.<br />

Aussi, est-ce avec quelque anxiété qu'on continuera d'interroger le ciel bas du<br />

Moyen-Orient, d'où peuvent venir encore d'autres bourrasques politiques du simoun,<br />

ce traître vent du désert d'Arabie...


[157]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 165<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

CONCLUSIONS I<br />

(MARS 1991)<br />

La grille de lecture proposée pour suivre <strong>la</strong> dynamique générale <strong>des</strong> rapports Est<br />

(principalement, l'Union soviétique) - Ouest (principalement, les États-Unis) depuis<br />

1945 s'est dégagée d'un certain souci de théorisation de l'événementiel, particulière-<br />

ment dans cette première phase al<strong>la</strong>nt jusqu'à 1962, qualifiée de Guerre <strong>froide</strong> « c<strong>la</strong>s-<br />

sique ». C'est sur ce fond-là que le reste de l'histoire fut considéré. Car s'ensuivront<br />

<strong>des</strong> phases, plus courtes et presque aussi c<strong>la</strong>irement identifiables, dans le prolonge-<br />

ment de <strong>la</strong> première « mort » de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> en 1962. De cette date jusqu'à 1985,<br />

nous avons fait usage du lexique diplomatico-journalistique courant pour nommer<br />

ainsi, d'une façon imagée, ces phases successives : Dégel, Détente, Paix <strong>froide</strong>, ce qui<br />

nous menait au déclenchement d'une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> au tournant de <strong>la</strong> décen-<br />

nie 1980.<br />

<strong>Les</strong> deux premiers chapitres, comme résumés synthétiques de deux livres-dossiers<br />

antérieurs publiés en 1971 et 1986, nous ont donc rappelé ici <strong>la</strong> trame essentielle de<br />

ces quarante années avant d'entamer, au troisième chapitre, l'examen de <strong>la</strong> phase actuelle,<br />

où l'on voit, à son tour, « mourir » une nouvelle Guerre <strong>froide</strong> lors du lumineux<br />

automne 1989. La phase actuelle en serait donc une de non-Guerre <strong>froide</strong>, qu'il fal<strong>la</strong>it<br />

traiter selon le même prisme que les précédentes. Son étude à ce troisième chapitre


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 166<br />

fermait <strong>la</strong> première partie, proprement historique, d'une dynamique globale de <strong>la</strong><br />

Guerre <strong>froide</strong>.<br />

Le volet d'une seconde partie, également constituée de trois chapitres, était consa-<br />

crée à <strong>la</strong> recherche <strong>des</strong> « explications, prolongements et conséquences » : d'abord à<br />

l'intérieur de l'Union soviétique, puis en Europe du Centre-Est, avant de considérer,<br />

après un tour de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète, <strong>la</strong> crise <strong>la</strong> plus aiguë qu'ait connue <strong>la</strong> région moyen-<br />

orientale, <strong>la</strong> seconde <strong>guerre</strong> du Golfe de 1991. Il s'agissait en ce dernier cas du premier<br />

<strong>des</strong> conflits dits « régionaux » à prendre une importance à peu près comparable<br />

[158] à l'espèce de contentieux universel et continu qu'avait été si longtemps <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> elle-même. Dans cette affaire intéressant <strong>la</strong> communauté internationale par<br />

le rôle unique, en l'occurrence, <strong>des</strong> Nations unies, les deux Grands ont manifesté un<br />

esprit d'entente et même une forme de partenariat tout inédits. Malgré <strong>la</strong> survenance<br />

de quelques petites anicroches, que nous avons signalées, on a pu constater, une fois<br />

de plus, que leur pérenne Guerre <strong>froide</strong> était bien finie. Mais il reste entendu que ce<br />

constat n'est en rien garant qu'elle ne pourrait pas reprendre dans <strong>des</strong> conjonctures de<br />

nature très prévisible, comme, par exemple, <strong>la</strong> répression <strong>des</strong> indépendances <strong>des</strong> républiques<br />

baltes, <strong>la</strong> chute de Gorbatchev, l'instauration d'une dictature militaropolicière,<br />

etc. (Rappelons une dernière fois que l'auteur écrit ces lignes en mars<br />

1991).<br />

Nulle part, nous nous serons demandés qui a gagné <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> ? Serait-ce<br />

tellement dép<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> question que de soutenir que ce pourrait bien être plutôt les deux<br />

grands vaincus de 1945, le Japon et l'Allemagne, bien p<strong>la</strong>cés (militairement in absentia)<br />

pour tirer profit <strong>des</strong> conditions créées par <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe ? En faisant retour<br />

aux dates-clé de 1962 et de 1989, l'on constate que le « match-nul » <strong>des</strong> Caraïbes il y<br />

a 30 ans n'avait pas eu l'éc<strong>la</strong>t comparable au franchissement du Mur de Berlin survenant<br />

dans une ambiance d'apothéose symbolique. À un quart de siècle d'intervalle, les<br />

« morts » <strong>des</strong> deux Guerres <strong>froide</strong>s s'étant produites dans <strong>des</strong> circonstances tellement<br />

différentes, <strong>la</strong> question, ainsi posée, d'un présumé vainqueur n'a guère de sens. Toutefois,<br />

si l'on s'imposait de ne pas <strong>la</strong>isser complètement <strong>la</strong> question en l'air, on pourrait<br />

peut-être risquer cette proposition hypothétique initiale : s'il est certain que l'Union<br />

Soviétique et le camp oriental n'ont pas davantage gagné <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> seconde<br />

manière que <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssique », il ne s'ensuit pas que les États-Unis et le camp occidental<br />

l'auraient, eux, strictement gagnée et dans <strong>la</strong> même proportion ; ni, non plus, pour<br />

<strong>des</strong> raisons correspondantes mais inverses. Et si l'on traduisait en termes de lutte doc-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 167<br />

trinale cette même question piégée, on pourrait aboutir à une affirmation de ce genre :<br />

ce n'est pas tant <strong>la</strong> victoire du capitalisme, ni de l'économie de marché, ni même du<br />

néo-libéralisme qui est complète ; c'est plutôt <strong>la</strong> défaite du socialisme p<strong>la</strong>nificateur, et<br />

surtout celle du marxisme totalitaire et dogmatisant qui est absolue - ou presque.<br />

Une autre question, à peine moins tendancieuse que les précédentes mais davan-<br />

tage en rapport à <strong>la</strong> dialectique d'opposition de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> », porte sur <strong>la</strong> notion<br />

de « superpuissance » ou de « Grand », ainsi que sur leur nombre. Ce<strong>la</strong> nous entraîne-<br />

rait au p<strong>la</strong>n <strong>des</strong> discussions théoriques sur le glissement d'une structure duopolistique<br />

vers <strong>des</strong> tendances oligopolistiques ou sur l'émergence de diverses configurations de<br />

multi-po<strong>la</strong>rités, [159] ce qui, du reste, n'est pas le propos et que le matériel, ici ras-<br />

semblé, ne soutiendrait d'aucune manière. Mais <strong>la</strong> question immédiate, et qu'impose<br />

<strong>la</strong> politique internationale actuelle, tiendrait en ceci : peut-il y avoir résurgence de<br />

<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> avec un seul Grand, quand l'autre fait, à ce point défaut, qu'il risque son<br />

écroulement total ? La réponse, toujours bonne, est que : l'URSS reste encore une<br />

superpuissance militaire, de loin <strong>la</strong> seconde au monde. Faisons grâce au lecteur de<br />

tout début d'esquisse de scénarios en une telle hypothèse. Depuis leur succès militaire<br />

contre l'Irak, les Américains connaissent une nouvelle fièvre de fierté nationale, ayant<br />

comme, d'un coup, épongé ce qui restait de leur syndrome du Viêt-nam. Leur optimisme<br />

n'a pas tardé à hisser leur président à <strong>des</strong> sommets de popu<strong>la</strong>rité sans précédent<br />

dans les sondages. À de plus exigeants niveaux de sophistication intellectuelle,<br />

les théoriciens américains du déclin (declinists) se voient davantage contredits que<br />

naguère par ceux du regain (revivalists). Une certaine élite américaine reste toujours<br />

friande <strong>des</strong> polémiques anciennes sur de semb<strong>la</strong>bles thèmes.<br />

Donnons un seul exemple emprunté au mode d'argumentation en matière économique<br />

: si, selon <strong>la</strong> démonstration d'une tendance à long terme, les <strong>guerre</strong>s américaines<br />

sont « payantes », il faut aussi constater qu'avec le temps, leur « rendement » devient<br />

décroissant... Tout en atténuant <strong>la</strong> croyance en <strong>la</strong> portée bénéfique du couple<br />

honteux « <strong>guerre</strong> égale prospérité », l'observation ramène finalement au caractère<br />

pressant <strong>des</strong> terribles problèmes internes à <strong>la</strong> vie américaine. Avec un brin d'humour<br />

le chroniqueur Tom Wicker du New York Times (25 novembre 1990) faisait observer<br />

: « Chez nous, et quelles que soient nos politiques à l'étranger, <strong>la</strong> société américaine<br />

et l'économie américaine sont tout ce que l'on veut, sauf super ».<br />

« Un nouvel Ordre international », le président Bush n'a probablement pas été le<br />

premier à <strong>la</strong>ncer l'expression qui suivait en bonne logique celle de « <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 168<br />

est finie ». Ces mots recouvrent ce que le locuteur ou le scripteur du moment met<br />

dans son p<strong>la</strong>idoyer ou réquisitoire. Ils soulèvent aussi chez ceux qui ont l'âge (ou les<br />

lectures) de se souvenir <strong>la</strong> fâcheuse réminiscence de « l'ordre nouveau » hitlérien... La<br />

généralité de l'expression ne connaît pas de limites : tout en s'appliquant aux dossiers<br />

en cours <strong>des</strong> problèmes <strong>des</strong> trois continents du Sud qui subsistent, elle rejoint ceux du<br />

bouleversement du monde soviétique et de l'Europe du centre-est et encore plus ré-<br />

cemment, et de façon non moins pressante, le « nouvel ordre » moyen-oriental à insti-<br />

tuer d'urgence après <strong>des</strong> décennies marquées à <strong>la</strong> fois de fixisme et de désordre crois-<br />

sants. À l'avenir nous devrons affronter ces dangers sans l'appui d'une re<strong>la</strong>tive stabili-<br />

té duopo<strong>la</strong>ire, toujours menaçante et menacée il est vrai, mais qui procurait, au [160]<br />

moins, aux gouvernants leur principal référentiel pour penser le monde selon ce qui<br />

s'approchait le plus d'une totalité. Ce<strong>la</strong> peut être dit sans appeler de ses voeux le re-<br />

tour à <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, tout de même heureux ersatz d'une <strong>guerre</strong> générale évitée de-<br />

puis un demi-siècle !<br />

Le questionnement sur <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> présente quelque analogie avec<br />

les discussions sur <strong>la</strong> fin de l'Idéologie au tournant <strong>des</strong> années 1950-1960. La premiè-<br />

re « fin » fait allusion à un signalement d'époque nouvelle dont ce petit livre a tenté<br />

de rendre compte. La seconde, malgré le brio <strong>des</strong> participants, avait tourné en rond<br />

pour aboutir à cette conclusion que, selon l'expression mesurée de Raymond Aron,<br />

nous entrions tout simplement dans un « nouvel âge idéologique ». Comme combinaison<br />

de ces deux « fins » (au sens de terminaison, bien sûr, et non de finalité), est<br />

paru un court essai, d'une grande simplicité et de beaucoup d'audace à <strong>la</strong> fois, de<br />

Francis Fukuyama sur « La fin de l'Histoire », d'abord publié dans une revue américaine.<br />

Ancien chercheur de <strong>la</strong> Rand Corporation, l'auteur est maintenant directeur<br />

adjoint au service de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nification du State Department <strong>des</strong> États-Unis. Ses vues sur<br />

« The End of History ? » furent d'abord l'objet d'une conférence à l'Université de Chicago<br />

avant d'être publiées dans <strong>la</strong> revue The National Interest (été 1989). Elles suscitèrent<br />

beaucoup de discussions dans les cercles intellectuels <strong>des</strong> États-Unis et à<br />

l'étranger et, notamment, en France, en particulier dans les pages de <strong>la</strong> revue Commentaire,<br />

(n° 47 à 50, 1989-1990, et nous citerons d'après le n° 47, automne 1989, p.<br />

458-469).<br />

En produisant une courte étude de ce texte (voir l'Annexe A) notre intention n'est<br />

pas de valider l'entreprise, non plus, au contraire, de p<strong>la</strong>isanter l'auteur pour son<br />

aplomb, mais simplement de rappeler un raccord qui nous permet d'amorcer cette


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 169<br />

première conclusion : « Il se peut bien que ce à quoi nous assistons, écrit-il, ce ne soit<br />

pas seulement <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ou d'une phase particulière de l'après-<strong>guerre</strong>,<br />

mais <strong>la</strong> fin de l'histoire en tant que telle : le point final de l'évolution idéologique de<br />

l'humanité et l'universalisation de <strong>la</strong> démocratie libérale occidentale comme forme<br />

finale de gouvernement humain ». Alors ? Le bonheur séculier <strong>des</strong> hommes, de tous<br />

les hommes, enfin de ceux qui en ont <strong>la</strong> conception afin de pouvoir individuellement<br />

en poursuivre l'aspiration collective ?<br />

Pas du tout. À <strong>la</strong> toute dernière phrase de son essai, notre auteur nous met même<br />

en garde contre <strong>la</strong> nostalgie et l'ennui qui nous attend : « Même si je reconnais qu'elle<br />

est inévitable, j'éprouve les sentiments les plus ambivalents à l'égard de <strong>la</strong> civilisation<br />

qui s'est créée en Europe après 1945, avec ses surgeons américains et asiatiques. Et<br />

peut-être <strong>la</strong> perspective même <strong>des</strong> siècles d'ennui qui nous attendent après <strong>la</strong> fin de<br />

[161] l'histoire va-t-elle servir à remettre l'histoire en marche... » Qu'on se rassure.<br />

L'Histoire, hégélienne et revue par Kojève, est faite de combien d'histoires disparates<br />

et concomitantes, que <strong>des</strong> hommes de pensée aboutent avec l'espoir, toujours vain, de<br />

s'y retrouver ? Qu'on jette un coup d'oeil à <strong>la</strong> page frontispice (ou « internationale »)<br />

de n'importe quel journal quotidien d'une certaine c<strong>la</strong>sse, on verra que l'histoire prend<br />

partout de nouveaux départs, ou encore qu'elle s'accélère, même parfois selon <strong>des</strong><br />

mouvements régressifs. Elle n'est certes pas monotone comme un moteur qui ronron-<br />

ne. Elle est génératrice de nouvelles inquiétu<strong>des</strong> sans avoir vraiment évacué celles<br />

d'hier et d'avant-hier. Brusques virages et embardées, dérapages et tamponnements<br />

défient l'explicite <strong>des</strong> panneaux de signalisation, pourtant se multipliant, sur l'autorou-<br />

te de l'Histoire. Tout, sauf de « l'ennui », et si peu de « nostalgie »pour le siècle qui<br />

vient de s'écouler...<br />

Car ce XXe siècle est terminé depuis l'automne 1989. Il aura été l'un <strong>des</strong> plus<br />

courts <strong>des</strong> temps modernes : 1914-1989, tout juste 75 ans, ou <strong>la</strong> longévité moyenne de<br />

l'homme mâle en Occident. Le XXIe siècle aura pris onze ans d'avance sur le calen-<br />

drier. À toutes les époques antérieures, les hommes <strong>des</strong> deux sexes ne pouvaient espé-<br />

rer faire s'équivaloir leur vie et le siècle. Le précédent avait presque atteint <strong>la</strong> rondeur<br />

mathématique avec ses 99 ans : 1815-1914. Auparavant, <strong>la</strong> mesure <strong>des</strong> siècles est<br />

moins sûre, non pas à cause du point d'arrivée qui est certain, 1815, mais du point de<br />

départ : serait-ce, du point de vue français, 1715, date de <strong>la</strong> mort de Louis XIV, ou du<br />

point de vue européen, 1713, année de <strong>la</strong> conclusion du traité d'Utrecht - à moins que


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 170<br />

ce ne soit 1689, après les dix ans de <strong>la</strong> paix de Nimègue qui al<strong>la</strong>it <strong>la</strong>ncer le cycle <strong>des</strong><br />

<strong>guerre</strong>s mondiales franco-britanniques d'une durée de 126 ans ?<br />

Si le citoyen européen de 1914 avait de bonnes raisons de savoir (ou de se douter)<br />

qu'il entrait dans un nouveau siècle, celui de 1815 n'en avait pas conscience (à moins<br />

d'être Wellington, Talleyrand, Benjamin Constant, etc.). Aujourd'hui, soit depuis le 9<br />

novembre 1989, nous le savons, mais en ignorant tout de <strong>la</strong> suite. Nous savons surtout<br />

que nous venons de faire une double entrée par le même tourniquet : et dans le siècle<br />

et dans le millénaire. Pour assister ou participer à quelle représentation ? Ça, nous<br />

l'ignorons tout à fait. Et c'est peut-être mieux ainsi.


[163]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 171<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

CONCLUSIONS II<br />

(Six et dix mois plus tard)<br />

La date du 9 novembre 1989, par <strong>la</strong>quelle nous avons eu l'impression d'entrer « et<br />

dans le siècle et dans le millénaire »nouveaux, aura eu comme une réplique brusque<br />

et brève, surtout d'une portée régressive, moins de deux ans plus tard, le 18 août 1991.<br />

Ce dimanche soir, l'agence Tass annonçait au monde que le président Gorbatchev, en<br />

vacances en Crimée avec sa famille, était désormais « incapable d'assumer ses fonctions<br />

pour raisons de santé ». Et « selon l'article 127 de <strong>la</strong> constitution », il était remp<strong>la</strong>cé<br />

par le vice-président Guennadi Ianaïev à <strong>la</strong> tête d'un « Comité d'État pour l'état<br />

d'urgence »pendant une période de six mois.<br />

Jamais peut-être coup d'État n'aura été annoncé autant et d'aussi bonnes sources :<br />

Edouard Chevardnaze, pilier de <strong>la</strong> perestroïka et l'homme politique soviétique le plus<br />

avantageusement connu à l'étranger, avait démissionné avec fracas dès le 20 décembre<br />

1990 « pour protester contre l'avancée de <strong>la</strong> dictature » ; <strong>la</strong> vedette montante en<br />

accéléré, et devenu, au sens fort du double terme, le grand associé-rival du président,<br />

Boris Eltsine, avait multiplié ces dernières semaines les avertissements d'un danger<br />

imminent ; à <strong>la</strong> fin juillet, Alexandre Iakovlev, le principal inspirateur de <strong>la</strong> perestroïka,<br />

avait quitté l'équipe <strong>des</strong> proches conseillers du président et, trois semaines plus


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 172<br />

tard, exactement le 16 août, à deux jours de l'annonce du putsch, il avait démissionné<br />

du Parti communiste en mentionnant expressément le spectre « du coup d'État » que<br />

préparaient selon lui, <strong>des</strong> dirigeants du Parti. Tant de gens semb<strong>la</strong>ient au courant, et<br />

sans doute même <strong>la</strong> victime désignée. Selon d'aucuns, elle aurait été de connivence ou<br />

même encore, à un degré un peu moindre d'invraisemb<strong>la</strong>nce, [164] aurait <strong>la</strong>issé faire<br />

selon un présumé calcul de tirer, au retour, quelque profit d'une telle épreuve... Un<br />

pareil bobard était <strong>la</strong>ncé « sous toutes réserves » évidemment !<br />

« En URSS, c'est bien connu, rien ne marche » et l'on apprenait que cette impuissance<br />

s'étend désormais aux coups d'État. Celui-ci, s'achevant dans <strong>la</strong> déconfiture <strong>la</strong><br />

plus complète, n'aura duré que 61 heures, même pas trois jours ! Deux ans plus tôt, <strong>la</strong><br />

magie médiatique nous avait fait témoins presque immédiats du franchissement du<br />

Mur de Berlin « comme si nous y étions ». Il s'agissait alors d'une libération, d'une<br />

permission, d'une ouverture ; mais, cette fois-ci à Moscou, d'un putsch et d'un contreputsch<br />

... et nous y étions encore, au pied du camion blindé dont Boris Eltsine s'était<br />

fait une estrade en lisant son appel à <strong>la</strong> désobéissance civile après avoir dénoncé ce<br />

« coup d'État de droite, réactionnaire et anticonstitutionnel ». Spectacle inouï d'une<br />

contre-révolution progressiste et spontanée qui n'aura désormais plus besoin d'autre<br />

imagerie popu<strong>la</strong>ire... Le journaliste Guy Sitbon en décrivait ainsi l'ambiance très particulière<br />

: « C'est ça, Moscou : ni fureur, ni tumulte, ni gloire. Tout juste un fruit pourri,<br />

si pourri qu'il est tombé tout seul, sans faire de bruit ». Et son journal coiffait son<br />

reportage de ce chapeau : « C'est une révolution douce, avare de discours, pauvre en<br />

mots historiques, dépourvue de défis et de haines, chiche en héros et pleine d'indulgence<br />

pour ses victimes, qui se déroule depuis une semaine à Moscou » (Le Nouvel<br />

Observateur, 29 août au 4 septembre 1991).<br />

Retenons surtout que c'est l'ancien protégé, devenu opposant sur sa gauche, de<br />

Gorbatchev, et depuis hier son sauveur, Boris Eltsine, qui prend alors presque toute <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>ce de <strong>la</strong> puissance politique réelle. Re<strong>la</strong>tivement lente, sa montée avait fait un<br />

bond prodigieux en se faisant élire, en juin précédent, comme président de <strong>la</strong> République<br />

de Russie. Si depuis un bon moment, il n'y avait plus guère d'Union soviétique<br />

avec sa quinzaine de républiques à <strong>la</strong> loyauté oscil<strong>la</strong>nte ou même « fi<strong>la</strong>nte » (Baltes,<br />

Georgiens), <strong>la</strong> République russe, elle centrale et colossale, restait <strong>la</strong> grande, <strong>la</strong> « sainte<br />

» et anciennement impériale Russie : avec ses 145 millions d'habitants, constituant<br />

<strong>la</strong> moitié de l'ensemble soviétique. Le « tsar Boris », comme on commençait à le brocarder,<br />

était tout de même détenteur d'un mandat électif très fort sans être suspect. Il


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 173<br />

attire l'attention du monde entier et n'attend pas d'invitation pour se faire voir aux<br />

États-Unis et même auprès du select groupe <strong>des</strong> Sept États les plus industrialisés.<br />

On serait enclin à déduire que ce bizarre jeu du double avec son rival ne saurait<br />

durer ; mais il semble devoir persister aussi longtemps, en tout [165] cas, que Gorbat-<br />

chev et Eltsine auront chacun besoin du duo pragmatique qu'ils forment et qui n'a rien<br />

d'un duumvirat institué. À moins que <strong>la</strong> situation ne s'envenime ou n'engendre à point<br />

nommé, un troisième homme, comme, par exemple, le maire de Leningrad, Anatoli<br />

Sobtchak, qui passe pour être le plus complet <strong>des</strong> hommes politiques de haut rang de<br />

ce pays. En tout cas, cet homme dit n'avoir aucune illusion sur Gorbatchev : « On se<br />

demande comment il a pu surgir dans un système totalitaire. Je pense que, toute sa<br />

vie, il a haï le régime dans lequel il était amené à s'avilir. Mais je ne crois pas qu'il<br />

soit démocrate ni qu'il puisse le devenir un jour. C'est sa tragédie ». L'épisode du<br />

coup d'État raté a été l'occasion de faire se manifester un autre leader naturel, surgissant<br />

<strong>des</strong> steppes du Kazakhstan, le président Nursultan Nazarbaïev. D'autres vocations<br />

de ce genre sont certes prévisibles, mais on ignore les personnalités et les régions<br />

d'origine.<br />

Quoiqu'on pense <strong>des</strong> limites personnelles de Gorbatchev, il détient deux autres titres<br />

de légitimité hors le respect de <strong>la</strong> constitutionnalité lors de sa propre prise du<br />

pouvoir en 1985. En effet, lui seul pouvait déclencher <strong>la</strong> « révolution » de <strong>la</strong> perestroïka,<br />

garantir le g<strong>la</strong>snost démocratique et pratiquer efficacement une nouvelle politique<br />

envers l'extérieur, menant à <strong>la</strong> libération de l'Europe centrale et à l'évanescence<br />

de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> : ce qui n'est pas un mince résultat ! L'autre titre de sa légitimité<br />

morale, il <strong>la</strong> forge au jour le jour en durant envers et contre tout, et presque à l'encontre<br />

de tous à l'intérieur du pays. De sursauts en crises, souvent à l'arraché il se fait<br />

octroyer de plus en plus <strong>la</strong>rges mandats gouvernementaux afin de pouvoir continuer<br />

son programme de réformes au sein de ce qui reste viable <strong>des</strong> corps constitués et plutôt<br />

éclopés, en mal de nécessaires revitalisations institutionnelles. Il sait faire montre<br />

d'une faculté de persistance vraiment peu commune. À ses côtés, Eltsine s'efforce de<br />

rattraper les poussées popu<strong>la</strong>ires au grand jour et les forces c<strong>la</strong>ires-obscures que <strong>la</strong><br />

révolution gorbatchévienne avait libérées mais non disciplinées : a-t-il d'autre programme<br />

? Pour l'heure, il est surtout l'homme du jour ou de l'après-coup d'État et,<br />

plus que vraisemb<strong>la</strong>blement, celui de l'avenir. Il sait jouer, sans trop le forcer, le rôle<br />

de l'alternance virtuelle pour un leadership démocratique. C'est un jeu plus subtil à<br />

mener dans les circonstances que celui de <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssique alternance au gouvernement


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 174<br />

dans les démocraties à l'occidentale. Et ainsi, les pouvoirs dissymétriques <strong>des</strong> deux<br />

adversaires complémentaires paraissent se légitimer réciproquement. Pendant <strong>la</strong> séquestration<br />

de Gorbatchev, Eltsine remplissait, à coups de décrets d'urgence, l'autorité<br />

absente du séquestré de Crimée. Il l'é<strong>la</strong>rgissait aussi aux dimensions territoriales de<br />

[166] toute l'Union soviétique, lui, le président élu d'une seule de ses républiques, fûtelle<br />

<strong>la</strong> Russie ! Au retour du président de l'Union, il sut toutefois se réfréner et céder<br />

<strong>la</strong> première p<strong>la</strong>ce formelle.<br />

<strong>Les</strong> deux assiettes territoriales seraient-elles <strong>des</strong>tinées à finir par s'équivaloir depuis<br />

qu'aux premiers jours de septembre 1991, les deux hommes ont travaillé de<br />

concert pour procéder à l'espèce de dissolution de fait de l'Union <strong>des</strong> Républiques<br />

socialistes soviétiques ? Rappelons d'abord le caractère transitoire de cette opération<br />

mais qui, après tant et tant de surprises, garde encore de quoi ahurir les soviétologues<br />

de métier, sceptiques par nécessité sans être encore devenus absolument b<strong>la</strong>sés. Il<br />

reste que c'est tout de même <strong>la</strong> colossale Union <strong>des</strong> Républiques socialistes soviétiques,<br />

telle que l'avait conçue Lénine il y a 70 ans, qui faisait une fort piteuse entrée<br />

dans l'histoire révolue.<br />

Mais va subsister, comme à titre d'État successeur, cette nouvelle Union <strong>des</strong> États<br />

souverains, d'abord délestée <strong>des</strong> trois républiques baltes qui avaient enfin gagné le<br />

droit de partir aux app<strong>la</strong>udissements <strong>des</strong> pays étrangers. Neuf autres républiques resteraient<br />

qui pourront décider à leur gré de <strong>la</strong> nature de leur intégration ou association<br />

avec le centre ; trois autres hésitaient encore au moment d'écrire ces lignes. Après le<br />

coup du mois d'août 1991, il fal<strong>la</strong>it au plus tôt mettre un terme à <strong>la</strong> balkanisation galopante.<br />

Et Moscou restait <strong>la</strong> capitale aussi bien de <strong>la</strong> nouvelle Union que de l'antique<br />

empire de Russie, tandis que Leningrad redevenait Saint-Petersbourg.<br />

<strong>Les</strong> pouvoirs maintenant dévolus aux républiques ne seront plus concentrés ou<br />

amalgamés au nom de <strong>la</strong> dogmatique marxiste du « centralisme démocratique » dont<br />

<strong>la</strong> désuétude est maintenant un fait accompli. Sous l'espèce de directorat conjoint,<br />

chicaneur mais militant, de Gorbatchev et d'Eltsine, cette entreprise fort hardie, <strong>des</strong>tinée<br />

à sauver de <strong>la</strong> grande Union ce qui pouvait encore l'être, ne constitue toutefois<br />

pas ce qu'un essayiste américain caractérisait brutalement selon une expression difficilement<br />

traduisible de its dying self (Lance Morrow, dans Time, 2 septembre 1991).<br />

La septuagénaire URSS semble condamnée à disparaître après un traitement aussi<br />

radical, mais, par ailleurs, <strong>la</strong> traditionnelle Russie est rendue à l'Europe et au monde.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 175<br />

Et si l'horloge de Moscou semble tantôt avancer, tantôt reculer, c'est peut-être qu'elle<br />

cherche encore à donner l'heure juste - mais sans grand espoir d'y arriver bientôt !<br />

* * *<br />

Et <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, tout de même trame centrale du présent essai ? Comme elle<br />

paraissait lointaine, et surtout ancienne en ce mois d'août 1991, cette <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong><br />

naissant avec <strong>la</strong> génération de 1945 ! Et, à <strong>la</strong> fin [167] de l'espèce de putsch-éc<strong>la</strong>ir,<br />

Michel Tatu dans Le Monde (du 27 août 1991) faisait déjà observer que « tout est allé<br />

si vite que tout semble déjà achevé » et de poser d'opportunes « questions » pour y<br />

comprendre quelque chose dans l'immédiat. A <strong>la</strong> première heure de <strong>la</strong> nouvelle, le<br />

président Mitterrand en pressentait les plus graves conséquences : « L'acte qui vient<br />

d'être accompli à Moscou est un acte qui pourrait devenir rapidement un acte de <strong>guerre</strong><br />

<strong>froide</strong> ». Le nouvel ordre international, dont on discutait ferme dans les gran<strong>des</strong><br />

capitales comme pour valider après coup l'opération de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> du Golfe, semb<strong>la</strong>it<br />

voué à un futur indéfini avant même son début de gestation. Ainsi, <strong>la</strong> conférence du<br />

Proche-Orient, prévue pour le mois d'octobre 1991, sans être presque oubliée, était<br />

officiellement renvoyée sine die.<br />

En première réflexion, on pouvait être tenté de supposer que le coup séditieux<br />

d'une droite coriace et aux abois à Moscou, recevant l'appui de l'armée et du complexe<br />

militaro-industriel, risquerait de mettre en péril <strong>la</strong> Détente, d'inquiéter les Européens<br />

de l'Ouest et d'alerter ceux de l'Est, sans parler <strong>des</strong> très incomplets progrès en<br />

matière <strong>des</strong> droits de l'homme par exemple. Mais aussi, il n'apparaissait guère probable<br />

que les conspirateurs de « l'ordre » auraient le temps et les moyens de s'incruster<br />

pour réintroduire de force les pires comportements du modèle brejnevien, ne serait-ce<br />

que parce que l'Armée rouge et le KGB étaient devenus, eux aussi, désorganisés profondément,<br />

et sans compter que plusieurs de leurs éléments avaient pris goût à une<br />

certaine g<strong>la</strong>snost. Le nouveau pouvoir moscovite continuait à en imposer par sa force,<br />

littéralement « respectable », de superpuissance militaire. Pendant le bref ostracisme<br />

de Gorbatchev et sa famille sur <strong>la</strong> Riviera de Crimée, il y eut bien quelque énervement<br />

dans les cercles militaro-diplomatiques d'Occident au sujet de quelque 27 000<br />

ogives nucléaires qui devaient bien se trouver quelque part, sur le territoire, mais sans<br />

qu'on ne sache très bien sous quel contrôle. Et <strong>la</strong> B<strong>la</strong>ck Box, sous <strong>la</strong> forme d'un simple


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 176<br />

attaché-case, mais contenant le code nucléaire, entre les mains de qui risquait-elle de<br />

tomber ? Ces faits peuvent être rappelés sans l'insinuation de quelque projet belliciste<br />

de <strong>la</strong> « Bande <strong>des</strong> Huit », mais personne ne pouvait savoir que <strong>la</strong> durée du putsch ne<br />

dépasserait pas trois matins.<br />

L'autre Grand n'avait pas à modifier son rôle de porte-parole de l'Occident, pendant<br />

que, dans le même temps, les services de conciliation diplomatique de <strong>la</strong> CEE en<br />

avaient plein les bras avec l'affaire serbo-croate. On entendit aussi, en divers milieux<br />

occidentaux, quelques réflexions d'autocritique sur l'insuffisance de l'aide fournie à<br />

Gorbatchev : l'Ouest s'était montré assez peu généreux envers lui en marchandant<br />

peut-être trop étroitement ses contributions pour <strong>des</strong> « réformes » plus [168] concrètes<br />

et, principalement, pour une conversion davantage engagée à l'économie de marché.<br />

En juin précédent, Gorbatchev avait établi à 100 milliards de dol<strong>la</strong>rs l'ampleur<br />

<strong>des</strong> besoins de son pays pour une re<strong>la</strong>nce véritable ; à quoi George Bush faisait observer<br />

qu'il s'agissait là de toute une somme ! Avant <strong>la</strong> rencontre du Groupe <strong>des</strong> Sept<br />

(G7) à <strong>la</strong> mi-juillet 1991, le président américain p<strong>la</strong>idait pour un « soutien à grande<br />

échelle »auprès de ses homologues <strong>des</strong> pays industrialisés. Rappelons en passant que<br />

<strong>la</strong> c<strong>la</strong>use de <strong>la</strong> nation <strong>la</strong> plus favorisée, fruit récent du partenariat inter-Grands, n'avait<br />

pas encore été ratifiée par le Congrès.<br />

Dans l'exercice général de son hégémonisme désormais exclusif ou en seul, le<br />

géant américain ne semble pas avoir commis d'erreur grave d'appréciation pendant les<br />

jours de <strong>la</strong> tourmente à Moscou. Le président Bush maintint le contact avec Eltsine<br />

(malgré l'ambivalence du personnage, d'après l'avis <strong>des</strong> conseillers présidentiels) pendant<br />

ces quelques jours où Gorbatchev était au frais dans sa vil<strong>la</strong> dorée de Crimée.<br />

Dès <strong>la</strong> libération de celui-ci, Bush lui rappe<strong>la</strong>it que le sort <strong>des</strong> Baltes, cas d'espèce<br />

d'un symbolisme unique dans l'ensemble de <strong>la</strong> question <strong>des</strong> nationalités en URSS,<br />

nécessitait un traitement spécial et prioritaire. Il se gardera toutefois d'être le premier<br />

chef d'État à leur octroyer <strong>la</strong> reconnaissance diplomatique pour ne pas hâter inopportunément<br />

le processus. De façon générale, les milieux internationaux estimeront que<br />

le président américain s'est trouvé renforcé par son attitude responsable et moralement<br />

solidaire lors de <strong>la</strong> terrible épreuve vécue par son homologue. Toutefois, Bush<br />

aura peut-être gagné dans l'opinion internationale plus qu'il n'avait risqué vraiment de<br />

perdre.<br />

Le coup d'État eût-il réussi, que tout aurait pu se gâcher et évoluer au pire, sans<br />

exclure <strong>des</strong> combats de <strong>guerre</strong> civile. Ce serait affaire de « scénarios » que de l'imagi-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 177<br />

ner, mais qui sont maintenant et heureusement sans objet ! Au p<strong>la</strong>n <strong>des</strong> questions stra-<br />

tégiques, il s'impose de rappeler, une dernière fois, que traîne en longueur <strong>la</strong> question<br />

<strong>des</strong> ratifications <strong>des</strong> divers accords en matière stratégique et de désarmement (sauf le<br />

1er accord de Washington en 1987). On admettra volontiers qu'à Moscou, d'autres<br />

ordres du jour <strong>des</strong> instances politiques étaient et sont encore, à juste titre, plus pres-<br />

sants, mais... Mentionnons aussi l'importance du plus récent accord de Paris sur les<br />

armements conventionnels, <strong>la</strong> présence <strong>des</strong> 300 000 soldats soviétiques stationnés en<br />

Allemagne et peu pressés d'en revenir, etc. Bref, sur ces questions, pour ainsi dire,<br />

« pures » de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, il y a matière à <strong>des</strong> frictions de part et d'autre, sans comp-<br />

ter qu'au total les derniers accords START, signés solennellement à Moscou le 31<br />

juillet 1991, avantageaient davantage les États-Unis que l'Union soviétique. [169]<br />

Washington avait préa<strong>la</strong>blement exercé de <strong>la</strong> pression pour aboutir à cette conclusion.<br />

Autre question périlleuse, par sa charge même d'émotivité : le cas de Cuba, cette<br />

espèce de reliquat d'une <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, morte une première fois à l'automne 1962,<br />

mais qui a coûté si cher au trésor soviétique depuis Khrouchtchev. <strong>Les</strong> dirigeants de<br />

Moscou, qui en ont assez avec leurs propres problèmes chez eux, songeraient à abandonner<br />

plus ou moins Castro à son sort... Voilà bien une question sur <strong>la</strong>quelle Washington<br />

doit faire montre d'une extrême finesse en quelque occurrence ! C'est le moment<br />

de rappeler que <strong>la</strong> double mort de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> n'interdit pas à jamais de<br />

nouveaux rebondissements de certains de ses points anciennement litigieux. Bref, un<br />

certain danger de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> subsiste, qui ne disparaîtra jamais du fait de <strong>la</strong> fin de<br />

l'hégémonie duopo<strong>la</strong>ire, On pourrait aussi faire état de diverses f<strong>la</strong>mmèches dans les<br />

rapports inter-Grands. Telle cette charge à l'été précédent par le chef du KGB et futur<br />

membre de <strong>la</strong> Bande <strong>des</strong> Huit, V<strong>la</strong>dimir Krioutchkov, accusant <strong>des</strong> éléments de l'Intelligence<br />

<strong>des</strong> pays de l'Ouest de dresser <strong>des</strong> p<strong>la</strong>ns pour l'occupation de l'Union soviétique<br />

« sous le prétexte d'établir un contrôle international de son potentiel nucléaire »,<br />

ou encore dénonçant <strong>des</strong> espions entraînés par <strong>la</strong> CIA pour surveiller, à <strong>des</strong> postes clé,<br />

le management de l'économie soviétique.<br />

S'il n'y a plus de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> », faute d'un <strong>des</strong> combattants de <strong>la</strong> compétition<br />

duopo<strong>la</strong>ire, y aurait-il encore <strong>des</strong> Sommets selon un mode devenu habituel sous Reagan<br />

ou Bush et Gorbatchev ? Celui de <strong>la</strong> fin juillet 1991 sera-t-il le dernier d'une série<br />

devenue c<strong>la</strong>ssique ? Il paraît d'emblée que tant que Gorbatchev restera au moins l'un<br />

<strong>des</strong> deux principaux dépositaires du Feu nucléaire, les deux présidents auront encore<br />

à se rencontrer pour en assurer une espèce de cogérance morale p<strong>la</strong>nétaire, ou pour


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 178<br />

d'autres arrangements ad hoc, les concernant exclusivement. Avec les États-Unis, le<br />

Japon et l'Allemagne Unie sont membres du directorat économique, du Club <strong>des</strong> Sept<br />

avec quatre autres partenaires non négligeables, <strong>la</strong> Grande-Bretagne, <strong>la</strong> France, l'Italie<br />

et le Canada.<br />

L'URSS de tout juste avant le coup d'État s'y est introduite, mais Gorbatchev en<br />

quémandeur gardant sa dignité, n'y est pas entré pour y mener le bal comme naguère<br />

Talleyrand s'infiltrant au Congrès de Vienne de 1815... Avec fierté, il baptisait ce<br />

groupe « G7 plus un » ; Flora Lewis (dans The New York Times du 28 juillet 1991)<br />

proposait plutôt le <strong>la</strong>bel « G7 1/2 » comme plus conforme à <strong>la</strong> réalité. Un empire en<br />

dislocation, d'abord en son orbe extérieur, puis en sa ceinture périphérique et enfin en<br />

[170] ses structures centrales d'organisation, ne peut aspirer, pour longtemps encore, à<br />

devenir membre à part entière d'un septuor aussi sélect. Ainsi, le monde continue à<br />

changer et pour d'autres motifs que <strong>la</strong> tragédie d'un homme courageux qui s'est trouvé<br />

à accentuer le désordre dès lors qu'il s'est attaqué à l'impossible tâche de réformer un<br />

régime de conservatisme fixiste. On n'aurait pas à chercher tellement pour trouver <strong>des</strong><br />

analogies historiques.<br />

Le convoi de l'actualité internationale va vite et se recharge constamment. Cette<br />

conclusion s'achève sur les événements <strong>des</strong> premiers jours de septembre 1991. La<br />

vigi<strong>la</strong>nce bavarde <strong>des</strong> médias sera toujours là pour re<strong>la</strong>yer les suites de l'histoire * .<br />

Toutefois une dernière observation, d'ordre sémantique.<br />

L'énormité <strong>des</strong> événements qui se bousculent en Union soviétique depuis Gorbatchev,<br />

dont elle est l'objet et même l'enjeu, est telle qu'on a tendance à n'en parler guère<br />

autrement que sous <strong>des</strong> intitulés emphatiques et catastrophiques : Chaos, Débandade,<br />

Débâcle, Dérive, etc. ; les gran<strong>des</strong> manchettes sautillent de titres du genre. À <strong>la</strong><br />

vérité, ces termes ne sont pas mensongers ni démesurément grossis, mais ils comportent<br />

l'inconvénient de l'effet cinétique de tels vocables qui court-circuitent <strong>des</strong> procédés<br />

analytiques de plus grande retenue. Il est vrai que <strong>la</strong> liaison logique et historique<br />

entre l'écroulement de l'univers soviétique et <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> constitue un<br />

sujet d'une extraordinaire fascination, s'il présente, en revanche, <strong>la</strong> difficulté de déborder<br />

de toutes parts ! Mais aussi quel unique <strong>la</strong>boratoire de science politique et de<br />

re<strong>la</strong>tions internationales !<br />

* Voir le Post-scriptum.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 179<br />

On en viendra bientôt à devoir expliquer, à contre-jour de 1917, l'énorme para-<br />

doxe d'une Révolution encore innommée, mais qui serait, malgré tout, davantage auto<br />

ou intro-contrôlée qu'il ne semble. Sous nos yeux, au jour le jour, elle est en train de<br />

se produire dans <strong>la</strong> plus gigantesque et durable - les trois quarts de siècle ! - entreprise<br />

de collectivisme totalitaire que l'humanité n'ait jamais entreprise. Il donne l'impression,<br />

par un cumul de signes incessants, de « dépérir » d'une façon accélérée ce superorganisme<br />

politique hors de toutes proportions ; pourtant, si le processus de dislocation<br />

en cours arrivait à terme, par extinction ou explosion finale, annoncerait-il pour<br />

autant « <strong>la</strong> fin (présumée) de l'Histoire » ?


[171]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 180<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

POST-SCRIPTUM<br />

Selon un dicton <strong>des</strong> milieux d'édition, « on ne termine pas un livre, on l'abandon-<br />

ne ». Surtout, ajouterons-nous, si le sujet débouche sur de l'actualité aussi bouscu<strong>la</strong>nte<br />

et hautement dramatique que celle de cette seconde semaine de décembre 1991...<br />

Pendant que l'auteur en est à <strong>la</strong> phase finale de correction <strong>des</strong> épreuves, les télés-<br />

cripteurs du monde entier crépitent du sensationnalisme de dépêches en provenance<br />

de Moscou. Elles annoncent l'institution soudaine d'une « Communauté d'États souve-<br />

rains » * composée de trois membres : les républiques de Russie, d'Ukraine et de Bié-<br />

lorussie (rebaptisée dans les circonstances, du nouveau nom de Bé<strong>la</strong>rus). L'importan-<br />

ce et l'inattendu de <strong>la</strong> nouvelle vaudraient bien un troisième train de « Conclusions »,<br />

mais que les circonstances ne permettent pas. Ce Post-scriptum en tiendrait lieu avec<br />

ces quelques réflexions à chaud et, au moins, pour prendre acte.<br />

<strong>Les</strong> dirigeants <strong>des</strong> trois républiques s<strong>la</strong>ves, dans leur document du 8 décembre<br />

1991, constatent d'abord que « l'URSS, en tant que sujet du droit international et réalité<br />

géopolitique, n'existe plus » et de parler, plus loin, de « l'ancienne URSS ». Pas une<br />

prétention ni une revendication, mais, affirmativement, un constat. C'est l'Union so-<br />

* On dira quelques semaines plus tard « Communauté <strong>des</strong> États indépendant », à <strong>la</strong>quelle on référera<br />

par le sigle C.E.I.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 181<br />

viétique dans son ensemble qui n'est plus et non pas seulement « le centre politique<br />

(qui) est mort », selon une expression courante <strong>des</strong> analystes ces derniers temps.<br />

D'ailleurs, ce grand corps politique donnait, depuis <strong>des</strong> mois moult signes d'un état de<br />

nécrose avancée. Des rumeurs d'un nouveau coup d'État avaient recommencé à circuler<br />

l'automne précédent et le président Gorbatchev y avait fait écho. Mais qu'Eltsine,<br />

lui-même, ait été au cœur du complot pour cette union « s<strong>la</strong>ve » prit par surprise le<br />

monde entier ! Ébranlé, l'homme du Kremlin s'abrita d'abord dans le légalisme constitutionnel,<br />

en évoquant l'autorité, tout ce qu'il y a de plus aléatoire, du [172] Congrès<br />

<strong>des</strong> députés du peuple, ainsi qu'en menaçant de recourir éventuellement à un référendum<br />

sur tout le territoire pansoviétique. Cette attitude strictement défensive n'al<strong>la</strong>it<br />

pas durer.<br />

En une <strong>la</strong>rge perspective d'histoire, l'observation <strong>la</strong> plus juste qui s'impose porterait<br />

sur le <strong>la</strong>ncement éc<strong>la</strong>tant d'un vaste regroupement d'ethnicité. - Mais les Ukrainiens<br />

? - D'abord, ils sont s<strong>la</strong>ves s'ils ne sont pas russes. D'ailleurs, les Ukrainiens<br />

portaient jadis le nom de « Petits-Russiens », ce qui établissait <strong>des</strong> rapports de parentèle<br />

avec les « Grands-Russiens » (Russes) et les « B<strong>la</strong>ncs-Russiens » (Biélorusses).<br />

Réunies, les trois popu<strong>la</strong>tions ont <strong>la</strong> force du nombre, du développement économique<br />

complémentaire et de <strong>la</strong> richesse re<strong>la</strong>tive. Elles détiennent surtout <strong>la</strong> force militaire,<br />

les établissements, bases et arsenaux nucléaires (sur ce dernier point, en partage avec<br />

le Kazakhstan, république s'étendant en Europe et en Asie, comprenant une moitié<br />

s<strong>la</strong>ve de sa popu<strong>la</strong>tion : 42% de Russes et 8% d'Ukrainiens). Le reste.... ce sont les<br />

républiques asiatiques et musulmanes, hors d'Europe et loin d'elle.<br />

Avec l'élection de Leonid Kravtchouk en Ukraine, deux <strong>des</strong> trois présidents en<br />

cause ont été désignés au suffrage universel : symbole précieux et moyen de légitimation<br />

constituant un avantage encore rare en Union soviétique. Stanis<strong>la</strong>v Chouchkievitz,<br />

le dirigeant de Be<strong>la</strong>rus, a plus de chance d'obtenir le b<strong>la</strong>nc-seing électoral que ne<br />

l'aura jamais, à l'échelle de l'ensemble, ce pur produit du PCUS que fut Mikhaïl Gorbatchev.<br />

La capitale de <strong>la</strong> nouvelle Communauté (qu'on traduit par Commonwealth<br />

en ang<strong>la</strong>is) est Minsk. Le coup s'est tramé à Brest-Litovsk, ville dont le passé turbulent<br />

depuis deux siècles a forgé une longue habitude aux nombreuses allégeances<br />

successives. Eltsine, ou quelqu'un d'autre, aurait-il pu concevoir un coup de cette ampleur<br />

sur un fond d'histoire et de géopolitique plus signifiant et cohérent ?<br />

L'autre observation majeure qu'on doit faire à propos de l'événement, c'est celle<br />

qui se rapporte à notre sujet : <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>. <strong>Finie</strong>, elle ne semble pas devoir re-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 182<br />

commencer sous le conditionnement <strong>des</strong> espèces d'équilibre entre plusieurs confu-<br />

sions simultanées par lesquelles on perçoit tant bien que mal tous ces dédoublements<br />

de structures et de personnalités. <strong>Les</strong> commentateurs ont tôt fait de décréter que le<br />

tandem Gorbatchev-Eltsine, chacun donnant du mollet sur un pédalier en sens<br />

contraire, ne pourra durer longtemps encore. Une fois de plus, ils se sont rencontrés<br />

pour discuter de leur mutuelle incompatibilité ; dans les jours suivants, d'autres ren-<br />

contres - dont rien n'a transpiré - semble indiquer <strong>la</strong> recherche de voies et moyens<br />

d'une compatibilité restant difficile et, au moins, provisoirement indispensable. Was-<br />

hington et les autres gran<strong>des</strong> capitales de l'Ouest cherchent à y comprendre quelque<br />

chose et, dans <strong>la</strong> [173] mesure où elles y arrivent de l'extérieur, elles n'y peuvent<br />

mais... Quant à voir venir, personne n'en aurait <strong>la</strong> prétention précise, sauf Robert Gates,<br />

responsable de <strong>la</strong> CIA, qui ne prévoyait que <strong>des</strong> catastrophes en séries pour le dur<br />

hiver qui vient. M. Baker a décidé d'aller voir sur p<strong>la</strong>ce.<br />

Boris Eltsine a ses entrées à Washington qu'il avait visitée quelques mois plus tôt.<br />

Pendant <strong>la</strong> crise, de Brest-Litovsk (à moins que ce ne soit de Moscou ?), il aurait eu<br />

un entretien téléphonique avec le président Bush. Eltsine ne rassure pas complètement,<br />

tout comme Gorbatchev qui n'inquiète pas absolument, tant <strong>la</strong> durée d'un légitimateur<br />

est au moins aussi importante que <strong>la</strong> présence d'un continuateur. Aussi longtemps<br />

que Gorbatchev reste le symbole de l'unité fictive d'une complexité en désintégration,<br />

il garde au moins l'utilité que peut avoir un monarque britannique aux heures<br />

de tourmente. Mais ce<strong>la</strong> même dure de plus en plus ma<strong>la</strong>isément dans l'exercice d'une<br />

fonction suprême qui, sur le papier, est plus puissante que l'autocratisme tsariste ou<br />

staliniste.<br />

L'Europe, toutes les Europes, et singulièrement celle <strong>des</strong> Douze, à ce moment-là<br />

réunie à Maastricht, ville <strong>des</strong> Pays-Bas, pour <strong>des</strong> exercices de plus en plus exigeants<br />

de son propre constructivisme, a exprimé son inquiétude par <strong>la</strong> voie de ses multiples<br />

porte-parole. La CEE s'était déjà embourbée dans sa mission de pacification entre<br />

Croates et Serbes. Ces p<strong>la</strong>nificateurs d'une nécessaire Eurocratie doivent chasser le<br />

cauchemar d'une Yougos<strong>la</strong>vie qui aurait <strong>la</strong> taille, <strong>des</strong> dizaines de fois multipliée, de<br />

« l'ancienne URSS », se mettant à se déchirer dans l'atrocité d'une <strong>guerre</strong> civile...<br />

Il reste encore l'armée, <strong>la</strong> glorieuse Armée rouge, qui a joué apparemment son rôle<br />

de « grande muette » pendant ces années de <strong>la</strong> révolution gorbatchevienne - ou<br />

Perestroïka dont on avait commencé à oublier jusqu'au nom. Sa force de cohésion et<br />

de stabilisation s'est faite sentir lors du putsch raté du mois d'août et qui « était voué à


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 183<br />

l'échec faute du soutien <strong>des</strong> militaires » (affirmait <strong>Les</strong> Nouvelles de Moscou, du 13<br />

octobre 1991). Le même journal publiait un dossier de quatre pages sous le titre de<br />

« Le putsch, raté en août, réussira-t-il dans six mois ? » Le coup de Brest-Litovsk -<br />

qui n'était pas un putsch - se sera produit avec deux mois d'avance. Une armée, dans<br />

les pério<strong>des</strong> de troubles, peut autant constituer un décisif argument initial que terminal.<br />

Aussitôt qu'ils le purent après le <strong>la</strong>ncement de <strong>la</strong> Troïka <strong>des</strong> républiques s<strong>la</strong>ves ou<br />

« russiennes », Gorbatchev et Eltsine consultèrent, alternativement, <strong>la</strong> direction de<br />

l'armée (dont le premier avait limogé son chef quelques jours auparavant). Jamais<br />

auparavant n'était apparu autant symétrique ce bizarre duo de rivaux-associés que<br />

l'histoire présentera peut-être comme un couple de complices-garants.<br />

[174] Pour l'heure, c'est Eltsine qui a encore <strong>la</strong> cote popu<strong>la</strong>ire, perdue depuis longtemps<br />

par Gorbatchev. Pour qu'aboutisse avec succès une politique du fait accompli,<br />

comme celle qu'ont <strong>la</strong>ncé Eltsine et ses deux nouveaux comparses, il faut qu'elle ne<br />

soit pas sérieusement contestée dans le court dé<strong>la</strong>i. Ce serait plutôt l'inverse qui se<br />

produirait dès les premiers jours de <strong>la</strong> trinité communautaire avec l'adhésion, annoncée<br />

par Eltsine, du Kazakhstan (rien de moins), du Turkménistan, du Tadjékistan et<br />

« probablement » de l'Azerbaïdjan. À ce rythme, <strong>la</strong> re-fédération de toutes les républiques<br />

(à l'exception <strong>des</strong> trois baltes) ne saurait plus tarder...<br />

Par longue tradition l'Armée rouge était <strong>la</strong> plus <strong>la</strong>rgement représentative <strong>des</strong><br />

grands corps du régime communiste : contingent et géographie obligent. On pouvait<br />

même dire <strong>la</strong> plus « démocratique » dans un système à parti unique ; ce n'était qu'à tel<br />

rang <strong>des</strong> officiers jusqu'aux « maréchaux politiques »que l'armée était politisée. Depuis<br />

1917, cette organisation n'a jamais favorisé les poussées ni les attentes du type<br />

bonapartiste. Meurtrie par <strong>la</strong> sale aventure afghane, non compromise par le sordide<br />

complot du putsch, l'Armée rouge devrait être appelée à remplir un rôle de stabilisatrice<br />

et de garante transitoire. Dans <strong>la</strong> mesure où elle sait de qui viennent les ordres, et<br />

à condition qu'ils ne soient pas déraisonnables, elle obéira et fera obéir, y voyant l'accomplissement<br />

d'un devoir civique avant que d'être militaire. Ainsi l'exigent le marché<br />

de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost surabondante et... celui <strong>des</strong> pénuries alimentaires ! Et, aussi, les<br />

re<strong>la</strong>tions internationales, les capitales étrangères, à commencer par celles de l'Ouest,<br />

se ralliant à qui sera derrière l'exercice d'un contrôle effectif, mais mesuré, d'une popu<strong>la</strong>tion<br />

qui en a assez depuis longtemps !<br />

Enfin, <strong>la</strong> question <strong>des</strong> armements nucléaires qui nous ramène dans le droit fil de <strong>la</strong><br />

dynamique de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>. Ces dernières années, nombre de traités de désarmement


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 184<br />

ou de <strong>des</strong>truction d'armes ont été signés : sont-ils, seront-ils exécutés ? C'est <strong>la</strong> grande<br />

préoccupation <strong>des</strong> États-Unis et <strong>des</strong> pays occidentaux. Mais il y aurait pire : naguère,<br />

les États nucléaires concluaient <strong>des</strong> accords pour empêcher <strong>la</strong> prolifération et <strong>la</strong> dis-<br />

sémination de telles armes, comme les 27 000 ogives nucléaires stationnées sur le<br />

territoire soviétique. Aujourd'hui on parle de <strong>la</strong> possibilité de « vente » ou de<br />

« contrebande » à <strong>des</strong> puissances étrangères dont certaines sont contiguës au territoire<br />

de l'URSS : bref, un risque devenant sérieux de terrorisme nucléaire. Outre qu'il y a<br />

<strong>des</strong> difficultés techniques difficilement surmontables à de telles opérations, nous devons<br />

n'y voir que <strong>des</strong> risques seconds, mais non « mineurs », de <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>. Pour sa<br />

part, le chef de l'Armée de l'air soviétique (on dira bientôt « russe ») a assuré les lecteurs<br />

du journal allemand Die Welt qu'aucun « cinglé »ne pourrait [175] s'emparer <strong>des</strong><br />

armes nucléaires du pays. Quant aux risques premiers, ceux d'une reprise de <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> elle-même, ils restent presque impensables.<br />

Retour à l'Union soviétique en désintégration, cherchant un motif d'espoir raisonné<br />

et n'en voyant guère à cette date du 12 décembre 1991, comment conclure avec<br />

plus d'à-propos que par son envers, soit par ces deux phrases où passe plutôt <strong>la</strong> désespérance,<br />

en termes argotiques, d'Alexandre Soljenitsyne :<br />

Ces trois quarts de siècle nous ont <strong>la</strong>issés si emmisérés, si enordurés, si <strong>la</strong>s<br />

et si désespérés que beaucoup d'entre nous sentent leurs bras tomber et qu'il<br />

nous semble que seule une intervention du Ciel peut nous sauver.<br />

Mais le Miracle n'est pas envoyé à ceux qui ne marchent pas à sa rencontre<br />

» (Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans <strong>la</strong> mesure de<br />

mes forces, Paris, Fayard, 1990, p. 30).


[177]<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 185<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Annexe A<br />

Au carrefour <strong>des</strong> « fins » :<br />

de l'idéologie, de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>,<br />

du siècle, de l'histoire<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

De leur nature, les faits caractéristiques de « <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> » ne sont pas facile-<br />

ment réductibles s'il reste, toutefois, possible de décomposer le phénomène au p<strong>la</strong>n<br />

analytique et d'en suivre les sériations chronologiques. C'est ce à quoi s'appliquait ce<br />

petit livre. La Guerre <strong>froide</strong> apparaît, avant toute chose, comme un sujet particulière-<br />

ment débordant : dans l'espace d'abord, par diverses actions successives sur <strong>des</strong> théâtres<br />

changeants, premiers, seconds et tiers ; dans le temps aussi, par une série d'événements<br />

qui, sur un demi-siècle, rempliraient une très longue fiche signalétique et<br />

dont les dernières lignes seraient encore b<strong>la</strong>nches, ne comportant que <strong>des</strong> signes d'interrogation<br />

au sujet de sa fin réelle et définitive, ou sur une éventuelle récurrence et,<br />

si oui, selon quelles circonstances ?<br />

Au terme d'une première conclusion, nous arrivions à une espèce de carrefour de<br />

fins-« terminaison » dont <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> n'était plus que l'un <strong>des</strong> quatre embranchements.<br />

Cette annexe propose de prendre un peu de champ, à partir <strong>des</strong> dernières citations<br />

utilisées en cette conclusion, en reconsidérant comme un fait typique de « <strong>guerre</strong>


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 186<br />

<strong>froide</strong> »l'événement que fut <strong>la</strong> publication du texte de Francis Fukuyama sur « <strong>la</strong> fin<br />

de l'histoire ».<br />

[178]<br />

I<br />

Cet article vaut, en effet, plus que quelques demi-bouta<strong>des</strong> en prenant congé du<br />

lecteur. L'extraordinaire retentissement qu'a connu un texte d'une vingtaine de pages<br />

provient d'autres causes que celles, pourtant très réelles, du brio dialectique de l'au-<br />

teur, de sa position de conseiller de rang supérieur en politique étrangère, et même du<br />

saint patronage d'un Hegel kojevisé 146 mais aussi invoqué après une brève critique<br />

discriminante par Fukuyama. Comme pour toute thèse discursive s'enveloppant sous<br />

<strong>la</strong> forme d'un bref essai de circonstance, le développement se dérou<strong>la</strong>it à l'affirmative<br />

et selon d'inévitables raccourcis. Toutefois, <strong>la</strong> plupart <strong>des</strong> commentateurs n'auront pas<br />

saisi que cette « thèse » pouvait bien n'être qu'une hypothèse autant interrogative<br />

qu'exploratoire, comme le signa<strong>la</strong>it le point d'interrogation à <strong>la</strong> fin du titre, et qu'ils<br />

avaient tendance à oublier ou à <strong>la</strong>isser tomber : La fin de l'histoire ?<br />

146 Fukuyama ayant été introduit, Hegel ne requérant pas de présentation, deux mots sur le personnage<br />

demi-légendaire et mal connu d'Alexandre Kojève. Né à Moscou en 1902, d'origine bourgeoise<br />

et faisant partie de l'intelligentsia, il émigre en France au lendemain de <strong>la</strong> Révolution de<br />

1917 sur le conseil d'Alexandre Koyré. Après un doctorat en Sorbonne, il succède à son mentor<br />

à l'École pratique <strong>des</strong> Hautes Étu<strong>des</strong>, où il va graduellement asseoir sa réputation de grand hégélien<br />

(c<strong>la</strong>sse peu fréquentée où vont se retrouver aussi un Eric Weil et un Jean Hippolyte). C'est<br />

<strong>la</strong> partie légendaire et mystérieuse d'un extraordinaire magistère d'influence sur toute une génération<br />

d'intellectuels français, alors étudiants ou jeunes chercheurs <strong>des</strong> années 1930. Bizarrement<br />

- ou tout naturellement ? - à l'instigation d'un de ses anciens étudiants, Robert Marjolin, il sera,<br />

après <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> à l'emploi d'organisations économiques, comme le ministère de l'Économie sous<br />

Mendès-France et l'OCDE, vouant ses dernières années au service du Marché commun et à<br />

l'étude <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions économiques internationales. Il mourra à <strong>la</strong> tâche après une réunion du<br />

Marché Commun à Bruxelles le 4 juin 1968. Son principal ouvrage, auquel après tant d'autres<br />

Fukuyama rend hommage, reste son Introduction à <strong>la</strong> lecture de Hegel (Paris, Gallimard, 1947),<br />

transcription de ses cours à l'EPHE. Chez Grasset en 1990, Dominique Auffret publiait :<br />

Alexandre Kojève : <strong>la</strong> Philosophie, l'État, <strong>la</strong> fin de l'Histoire. Enfin signalons l'extraordinaire<br />

« mise au point » que Léo Strauss adressa à <strong>la</strong> philosophie de Kojève (plutôt un « philosophe »<br />

qu'un « intellectuel ») dans son livre De <strong>la</strong> tyrannie (pour l'édition française, Paris, Gallimard,<br />

1954, de nouveau publié dans <strong>la</strong> collection « Folio » en 1983). Ce texte (p. 281-344) était précédé<br />

de celui de Kojève, « tyrannie et sagesse » (p. 215-280). De ce « débat impressionnant » Al<strong>la</strong>n<br />

Bloom soutient qu« 'il se peut que ce soit <strong>la</strong> confrontation publique <strong>la</strong> plus profonde qui ait<br />

eu lieu entre deux philosophes de notre siècle », s'agissant « d'amis au sommet de leur puissance<br />

intellectuelle, qui divergeaient totalement sur les réponses mais étaient d'accord sur les questions,<br />

et capables tous deux de discuter sans lourdeur <strong>des</strong> problèmes les plus graves » (Al<strong>la</strong>n<br />

Bloom, « Le moment de <strong>la</strong> philosophie », Commentaire, n° 47, automne 1989, p. 472).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 187<br />

Ce détail typographique avait tout de même l'importance d'affecter d'un coeffi-<br />

cient d'indétermination l'ensemble propositionnel soumis par l'auteur. C'est, en effet,<br />

quelque peu différent de traiter positivement de « <strong>la</strong> fin de l'histoire » que de s'interroger<br />

sur « <strong>la</strong> fin de l'histoire ? » Mais, dans cette dernière démarche même, l'auteur<br />

doit au moins en parler selon un mode suffisamment affirmatif pour montrer <strong>la</strong> pertinence<br />

de <strong>la</strong> question et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>usibilité <strong>des</strong> preuves ou indices avancés. Cette sorte de<br />

malentendu étant un fait fréquent dans les échanges intellectuels de ce type, il n'y a<br />

pas lieu d'insister. Outre les facteurs explicatifs de <strong>la</strong> prodigieuse diffusion du texte<br />

mentionné plus haut, il faut encore ajouter celui de sa très grande opportunité : au<br />

moment d'une Guerre <strong>froide</strong> finie ou s'achevant, comment ne pas sentir, surtout aux<br />

États-Unis, le besoin d'entendre quelque chose de plus <strong>la</strong>rge ou de plus profond sur <strong>la</strong><br />

portée de l'événement majeur d'une époque ? Disons qu'en gros les vues hardies, sinon<br />

provocatrices, de Fukuyama constituaient ce que beaucoup de gens attendaient, et<br />

ils en prirent connaissance au moment précis où ils l'attendaient le plus. L'interprétation<br />

du phénomène s'inverserait aussi bien en constatant qu'il revêtait aussi l'aspect<br />

d'un symptôme. Après une si longue période angoissante, vécue depuis Truman et<br />

Staline, il devenait réconfortant de se rendre compte que, vraiment, cette Cold War<br />

était over, et que surtout, eux, les Américains, l'avaient gagnée ; et davantage encore,<br />

de se faire dire que leur République impériale (selon le titre d'un ouvrage de<br />

Raymond Aron) avait, tout ce temps agi « dans le sens de l'histoire » puisque sa diplomatie<br />

armée en amenait « <strong>la</strong> fin » au sens bénéfique de Hegel, réactualisé par<br />

Alexandre Kojève.<br />

[179] Un tantinet ironique, Irving Kristol se déc<strong>la</strong>rait « enchanté d'accueillir<br />

G.W.F. Hegel à Washington. Il contribuera certainement à élever le niveau intellectuel<br />

de l'endroit (...). Mais point trop n'en faut ! Un peu de Hegel, oui, mais pas de<br />

Heidegger 147 ». Chez d'autres intellectuels, d'un côté comme de l'autre de l'At<strong>la</strong>ntique,<br />

<strong>la</strong> réaction souvent ne dépassait pas le mouvement d'humeur : « niaiserie »,<br />

« idée saugrenue », « notion ridicule », « babil<strong>la</strong>ge », etc. Dans un texte justement<br />

intitulé « La fin de l'histoire n'a pas eu lieu », Krzysztov Pomian rapportait que<br />

147 « L'ennemi, désormais, c'est nous » dans Commentaire, n° 48, hiver 1989-90. À <strong>la</strong> page suivante,<br />

Kristol écrit : « Nous sommes tous tellement néo-hégéliens qu'il n'est pas facile de rejeter ou<br />

de réfuter sa bril<strong>la</strong>nte analyse. En vérité, elle est très persuasive. Rejeter Hegel sans autre forme<br />

de procès, ce<strong>la</strong> équivaut à couper ses propres amarres intellectuelles et se perdre en mer (...).<br />

Nous avons peut-être gagné <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong>, ce qui est bien ; mieux que bien, magnifique. Mais<br />

ce<strong>la</strong> veut dire que désormais, l'ennemi, ce n'est plus eux, c'est nous » (p. 680, 681).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 188<br />

« quelques mauvais esprits se sont demandé s'ils n'avaient pas affaire à un gag dans le<br />

meilleur style de Buster Keaton. <strong>Les</strong> intentions de l'auteur nous sont inconnues. Mais<br />

il est de fait que personne n'a ri (...). Et <strong>la</strong> fin de l'histoire a commencé une carrière<br />

médiatique vertigineuse à l'échelle mondiale, qui aurait à coup sûr <strong>la</strong>issé pantois Hegel<br />

lui-même dont <strong>la</strong> mo<strong>des</strong>tie n'était pourtant pas <strong>la</strong> plus forte <strong>des</strong> vertus 148 ». C'est<br />

ainsi qu'une idée à <strong>la</strong> fois obscure et grandiose - à l'instar justement de celle du « dépérissement<br />

» de l'État chez Engels et Marx, eux disciples dissidents de Hegel - devint<br />

un fait d'actualité politico-intellectuelle autour duquel passablement de monde<br />

s'est mis à s'exciter.<br />

Mais d'ordinaire et, en l'occurrence, ce fut le cas : l'excitation était plutôt négative.<br />

Dans une petite recherche fort incomplète il est vrai, nous n'avons trouvé qu'un seul<br />

nom, parmi ceux qui comptent comme l'on dit, à donner un traitement hautement favorable<br />

au résultat de l'audace intellectuelle du jeune essayiste. Al<strong>la</strong>n Bloom le<br />

connaîtrait d'autant mieux pour en avoir été le professeur. Selon lui, l'apport capital de<br />

Fukuyama aura été d'avoir « fait voir aux hommes pratiques <strong>la</strong> nécessité de <strong>la</strong> philosophie,<br />

à présent que l'idéologie est morte ou moribonde, pour ceux qui désirent interpréter<br />

<strong>la</strong> situation tout à fait nouvelle dans <strong>la</strong>quelle nous nous trouvons 149 ». Cette<br />

situation nouvelle, c'est évidemment le dépassement de <strong>la</strong> seconde Guerre <strong>froide</strong>.<br />

D'autres critiques réticents pour diverses raisons, tenant davantage à <strong>la</strong> nature du<br />

procédé qu'aux insuffisances de l'auteur, lui concèdent une approbation mesurée. Tel<br />

Pierre Hassner : « Je pense non seulement que cet article est bril<strong>la</strong>nt et stimu<strong>la</strong>nt, mais<br />

aussi que sa thèse est plus juste que fausse 150 ». Ou encore Jean-François Revel :<br />

« Je suis en accord complet avec le fond de <strong>la</strong> thèse de Francis Fukuyama. Mais je<br />

pense que <strong>la</strong> victoire du libéralisme, qu'il proc<strong>la</strong>me à juste titre, est plus une victoire<br />

morale et virtuelle qu'une réalité concrète. Il minimise beaucoup trop le rôle <strong>des</strong> lenteurs<br />

et <strong>des</strong> régressions dans l'histoire 151 ».<br />

Il était naturel que surgissent nombre de réserves de cette nature, nullement déloyales<br />

à <strong>la</strong> brièveté de <strong>la</strong> dissertation 152 ou au <strong>des</strong>sein de son auteur. À un certain<br />

148 Le Débat, n° 60, mai-août 1990, p. 259.<br />

149 Commentaire, n° 47, automne 1989 p. 472.<br />

150 Ibid., p. 473.<br />

151 Commentaire, n° 48, hiver 1989-90, p. 669.<br />

152 Nous ne trouvons pas indifférent de signaler que le texte de Fukuyama tenait en 15 pages de<br />

National Interest et en 12 de Commentaire (fortes pages il est vrai, sur deux colonnes).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 189<br />

degré d'abstraction dialectique et de généralité du [180] long terme en histoire, beau-<br />

coup d'esprits pratiquant les analyses <strong>sociales</strong> contemporaines se refusent d'accéder,<br />

ou encore décrochent après un premier effort même devant un texte écrit dans une<br />

<strong>la</strong>ngue d'une remarquable c<strong>la</strong>rté. D'autre part, on peut très bien justifier <strong>la</strong> position<br />

philistine et dire : « Le long terme, connais pas ! Seul le court terme m'intéresse,<br />

puisqu'il est celui de ma vie se vivant et qui est brève. Le long terme, enregistré dans<br />

le passé, ça peut toujours aller. Mais pour ce qui s'en vient, d'après <strong>la</strong> si faible<br />

connaissance qu'on en a actuellement, je m'en méfie ! » Mais enfin, pour qu'une critique<br />

porte il importe de bien distinguer initialement si on suit l'auteur sur son terrain<br />

ou si c'est le terrain où il se situe qu'on met en cause a priori. Notre impression <strong>des</strong><br />

critiques dont nous avons pris connaissance, est que très peu de lecteurs se sont p<strong>la</strong>cés<br />

à l'intérieur du terrain cartographié par l'auteur. Ce serait peut-être le cas du directeur<br />

de <strong>la</strong> revue The New Republic, Léon Wieseltier, dans un article intitulé « <strong>Les</strong> troublefête<br />

». Ses observations sont d'un genre abrupt : d'abord, sur l'« Idée » hégélienne qui<br />

« n'a rien à voir avec « <strong>la</strong> rubrique de l'idéologie »... Pour ce qui est de « <strong>la</strong> fin de<br />

l'histoire », nullement une notion hégélienne, on serait mieux avisé d'y voir « un cadeau<br />

involontaire du christianisme au marxisme ». Cette autre critique est encore plus<br />

drue et probablement exagérée : « Fukuyama a l'air de croire qu'elle (<strong>la</strong> nature humaine)<br />

a changé en 1985, quand g<strong>la</strong>snost et perestroïka mirent un terme à <strong>la</strong> charade<br />

communiste. Pour croire à <strong>la</strong> fin de l'histoire, il faut croire à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> nature humaine,<br />

ou du moins de sa capacité pour le mal 153 ». Voilà qui dit bien ce que Wilseltier<br />

veut dénoncer : une pure croyance utopique. Il est sans doute loisible de viser d'un<br />

pied plus ferme 154 .<br />

Un <strong>des</strong> premiers politologues à avoir signalé l'importance du thème de <strong>la</strong> « décadence<br />

» en science politique 155 , Samuel P. Huntington, soutient que, s'il y a une fin<br />

de quelque chose, c'est celle de « l'influence contagieuse » du marxisme 156 . Il constate<br />

aussi qu'il n'y a pas manque de carburant idéologique de suppléance, sous <strong>la</strong> forme<br />

de nationalismes fanatiques, d'intégrismes religieux ou de toutes autres espèces de<br />

153 Commentaire, n° 49, printemps 1990, p. 88, 89.<br />

154 Ainsi, en conclusion, Wieseltier écrit : « La bonne nouvelle apportée par Fukuyama n'évoque<br />

pas pour moi Hegel mais Kant ; elle me fait penser à l'expansion lente mais constante de<br />

l'« union pacifique » <strong>des</strong> États libéraux, une union qui croit en une « paix parfaite » mais ne s'attend<br />

pas à <strong>la</strong> voir, une union toujours menacée et toujours complète » (ibid., p. 89).<br />

155 « Political development and political decay », World Politics, XVII, 3, avril 1965, p. 386-430.<br />

156 « On ne sort pas de l'histoire : à propos de l'article de Francis Fukuyama », Commentaire, n° 49,<br />

printemps, 1990, p. 69.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 190<br />

fondamentalismes et de terrorismes pour remettre l'histoire en marche ! Cette vague<br />

de <strong>la</strong> fin de l'histoire, <strong>la</strong>ncée par l'article percutant de Fukuyama en 1989, s'est trouvée<br />

à se substituer au déferlement <strong>des</strong> travaux sur le thème du « déclin », dont le livre de<br />

Paul Kennedy était le plus notoire 157 . Une « marotte intellectuelle », selon l'expression<br />

de Huntington, chasse l'autre. D'autant que l'establishment américain en politique<br />

étrangère tenait comme une vérité bien fondée <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>. Mais ce résultat<br />

peut aussi bien impliquer « une instabilité, une imprévisibilité et une violence<br />

[181] accrue dans les affaires internationales » et il se peut même « qu'elle signifie <strong>la</strong><br />

fin de <strong>la</strong> longue paix ». Et notre auteur de soulever trois ordres d'objections à <strong>la</strong> proposition<br />

générale d'une fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> : « D'abord, les démocraties sont encore fort<br />

minoritaires parmi les régimes de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète (...) En second lieu, si le nombre <strong>des</strong><br />

États démocratiques va croissant, il a tendance à croître irrégulièrement, selon <strong>la</strong> formule<br />

« deux pas en avant, un pas en arrière » (...). Enfin, il se pourrait que <strong>la</strong> paix<br />

entre États démocratiques fût causée par certains facteurs accidentels extérieurs et<br />

non par <strong>la</strong> nature de <strong>la</strong> démocratie ». On retiendra une réflexion finale de vieux sage :<br />

« Espérer que l'histoire finisse bien, c'est humain. S'y attendre ce n'est pas réaliste.<br />

Tirer <strong>des</strong> p<strong>la</strong>ns là-<strong>des</strong>sus, c'est désastreux 158 ».<br />

L'internationaliste Robert W. Tucker semble d'avis, pour sa part, que l'important<br />

est de continuer à bien observer les modifications concrètes de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> en ses<br />

diverses phases successives. <strong>Les</strong> lignes suivantes reçoivent notre accord complet :<br />

« Après tout, l'atténuation du conflit a commencé il y a déjà longtemps. Rien de ce<br />

qui s'est produit durant plus d'un quart de siècle après <strong>la</strong> crise <strong>des</strong> fusées de Cuba n'a<br />

approché <strong>la</strong> dureté <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions soviéto-américaines dans les années de <strong>la</strong> Guerre<br />

<strong>froide</strong> « c<strong>la</strong>ssique » (1947-1963). Même le début <strong>des</strong> années 80, qu'on a souvent appelé<br />

<strong>la</strong> « Guerre <strong>froide</strong> II », n'a été qu'un pâle reflet de <strong>la</strong> période précédente (...). Nonobstant<br />

<strong>la</strong> persistance de <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong>, les deux puissances ont beaucoup appris<br />

sur <strong>la</strong> façon de se conduire l'une vis-à-vis de l'autre ». Mais ce n'est pas dire pour autant<br />

que ce soit déjà « Le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation<br />

de <strong>la</strong> démocratie occidentale libérale » (selon <strong>la</strong> forte affirmation de<br />

Fukuyama). Tout de même quel chemin parcouru ces dernières années ! Et Tucker va<br />

jusqu'à admettre que « <strong>la</strong> fin de l'histoire prévue en 1989 représente un virage à 180°<br />

157 Paul Kennedy, The rise and fall of the Great Powers, New York, Random House, 1987 ; en<br />

français, Naissance et déclin <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> puissances, Paris, Payot, 1989.<br />

158 Huntington, article cité de Commentaire, n° 49, p. 66, 67, 69.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 191<br />

par rapport à celle qu'on prévoyait en 1981 159 ». Nul contemporain ne sera sur cette<br />

p<strong>la</strong>nète pour assister si, d'aventure il se produisait, au complément du virage par un<br />

autre 180° : tel serait le premier précepte d'un sain scepticisme ?<br />

II<br />

<strong>Les</strong> mo<strong>des</strong> intellectuelles méritent l'attention autant par les situations qui les rendent<br />

possibles que par les fonctions <strong>sociales</strong> qu'elles remplissent. Après <strong>la</strong> floraison<br />

<strong>des</strong> publications économico-historique sur le sujet du déclin, ou stratégicohistoriques<br />

sur celui de gran<strong>des</strong> puissances, il pouvait devenir quelque peu réconfortant<br />

d'entendre une voix é<strong>la</strong>rgissant [182] les perspectives et surtout étirant <strong>la</strong> prospective<br />

jusqu'en historicité future ! Et ce<strong>la</strong> sans mettre en cause les intentions du penseur<br />

Fukuyama, ni les arrière-pensées présumées de son employeur.<br />

À ce propos, il n'est pas indifférent de rappeler le moment précis où l'auteurp<strong>la</strong>nificateur<br />

a écrit son bril<strong>la</strong>nt essai. Il ne l'a pas conçu dans <strong>la</strong> fièvre lyrique d'exultation<br />

<strong>des</strong> « révolutions de velours » ou du (bellement) « fol automne » de 1989, non<br />

plus que dans <strong>la</strong> phase dépressive du massacre, heureusement isolé, de <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce Tian<br />

An Men en juin de <strong>la</strong> même année. Son texte fut rédigé dans <strong>la</strong> quatrième année de <strong>la</strong><br />

« révolution »gorbatchevienne de <strong>la</strong> perestroïka et de <strong>la</strong> « nouvelle pensée » en politique<br />

extérieure soviétique. Il faut recevoir cette pièce de <strong>la</strong> même façon qu'elle a été<br />

conçue, soit comme l'acte d'une pensée réflexive par un penseur attitré, rattaché à un<br />

office de p<strong>la</strong>nification en politique étrangère, à un moment où <strong>la</strong> Guerre <strong>froide</strong> était<br />

déjà engagée sérieusement dans le processus de ce qu'il conviendrait peut-être d'appeler<br />

sa propre dissolution. Si <strong>la</strong> tendance enregistrée se confirme vers quoi allonsnous<br />

? On ne s'attaque pas à pareil questionnement sans extrapo<strong>la</strong>tions hypothétiques.<br />

Il eût peut-être été plus prudent de le dire expressément que de dévaloriser une issue<br />

heureuse par « l'ennui » ou <strong>la</strong> « nostalgie » si jamais pareille évolution se produisait<br />

(voir <strong>la</strong> fin de nos Conclusions 1).<br />

Le propos de nature circonstancielle de ces présentes réflexions en annexe nous<br />

dispense d'aborder le noeud de l'argumentation proprement philosophique, sortie de <strong>la</strong><br />

« col<strong>la</strong>boration » triadique Hegel-Kojève-Fukuyama. Et nous justifie aussi, du moins<br />

159 Commentaire, n° 49, p. 85, 81.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 192<br />

espérons-le, de ne pas pénétrer sur un terrain fort rocailleux aussi étrangement p<strong>la</strong>né-<br />

taire qu'un paysage lunaire. Que pourrions-nous dire de pertinent, par exemple, de<br />

cette notion centrale et synthétique d'un « État universel et homogène », dans lequel<br />

« toutes les contradictions antérieures sont résolues et tous les besoins humains satis-<br />

faits » ? Même si nous étions à <strong>la</strong> hauteur du sujet, qu'y pourrions-nous ajouter au<br />

p<strong>la</strong>n, sinon é<strong>la</strong>boratif, seulement explicatif dans un si court exposé ? Nous préférons<br />

déc<strong>la</strong>rer forfait, mais avec <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ire conscience de ne pouvoir rendre justice à une ri-<br />

chesse de pensée dont <strong>la</strong> virtuosité expressive n'est que <strong>la</strong> première qualité frappante.<br />

Tout au moins, complétons <strong>la</strong> suite de l'extrait qu'on vient de citer sur « l'État uni-<br />

versel et homogène », afin de pointer une certaine parenté avec le sujet qui sera traité<br />

en Annexe B et portant sur <strong>la</strong> doctrine du « dépérissement » de l'État chez Engels et<br />

Marx. Ainsi, continue Fukuyama en interprétant <strong>la</strong> pensée de Kojève, « il n'y a plus ni<br />

lutte ni conflits à propos de « grand s » problèmes et, par conséquent, il n'y a plus<br />

besoin de généraux ou d'hommes d'État : ce qui demeure, c'est, essentiellement, l'activité<br />

économique ». Cette phrase aurait pu s'intercaler, [183] telle quelle, dans un<br />

extrait d'un texte typique d'Engels que nous reproduirons dans l'Annexe qui suit.<br />

Sans instinct forcené de polémiste, Francis Fukuyama, qui était de taille à se défendre,<br />

répliqua tout de même aux arguments acidulés de <strong>la</strong> petite cohorte de ses<br />

contradicteurs 160 . <strong>Les</strong> divisant d'abord dans les deux catégories de ceux qui avaient<br />

saisi sa thèse (ou hypothèse originale ?) et ceux qui étaient passé à côté, il disait de<br />

ces derniers qu'ils n'avaient rien compris au sens <strong>des</strong> définitions et propositions hégéliennes.<br />

Ainsi, que l'avenir réserve à l'humanité encore nombre d'épreuves tragiques<br />

ne contredit pas l'axiomatique d'une fin de l'histoire. Le point décisif n'est pas dans <strong>la</strong><br />

survenance de tels événements mais bien dans les idées qui sont à leur base et les<br />

160 Nous ne retiendrons que <strong>la</strong> réponse que Fukuyama produisit en janvier 1990, soit cette fois, dans<br />

<strong>la</strong> foulée <strong>des</strong> événements de l'automne 1989. Il reprenait <strong>des</strong> éléments de <strong>la</strong> dialectique hégélienne,<br />

thèse et anti-thèse, etc. et rappe<strong>la</strong>it que « the end of history means not the end of worldly<br />

events but the end of the evolution of thought about such principle (including those governing<br />

political and social organization) ». Cette partie du monde qui a atteint <strong>la</strong> fin de l'histoire est<br />

bien autrement préoccupée avec l'économique que par <strong>la</strong> politique ou <strong>la</strong> stratégie. En conclusion,<br />

il admet que « we are not quite yet on the other side of history. The spread of liberal democracy<br />

does not happen automatically or in a linear fashion ». Et voici, pour ainsi dire, le coup<br />

d'envoi : « It is American and European business acting in its own long-term self interest, that<br />

will have to provide the East with the wherewithal to rejoin us at the end of history ». Tiens,<br />

tiens ! Mais nous allions oublier de donner <strong>la</strong> référence de ce texte. Elle ne surprend pas lorsqu'on<br />

sait que c'était : Fortune, n° du 15 janvier 1990, p. 75-78. En sommaire du magazine, cet<br />

exergue mis en évidence sous une photo de l'auteur, souriant : « The universal homogeneous<br />

state : liberal democracy combined with easy access to VCRs and stereos ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 193<br />

inspirent, et on ne les voit pas concurrencer effectivement le principe du libéralisme<br />

démocratique. D'autre part, il rejette l'objection portant sur une modification de <strong>la</strong><br />

nature de l'homme et oppose plutôt l'espèce de postu<strong>la</strong>t hégélien selon lequel <strong>la</strong> nature<br />

humaine est le produit de l'homme lui-même dans le cours de son évolution transhistorique.<br />

Ce qui importe donc est <strong>la</strong> direction de cette évolution qui va dans le sens de<br />

l'égalitarisme démocratique. (Pour <strong>la</strong> sociologie du phénomène, voir évidemment<br />

Alexis de Tocqueville...) Quant à <strong>la</strong> résurgence d'une nouvelle <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> (<strong>la</strong> troisième<br />

?), si elle devait se produire, ce ne serait certes plus au nom du marxismeléninisme,<br />

déjà enterré comme religion séculière de salut qui s'opposait frontalement<br />

au libéralisme démocratique depuis plus d'un siècle.<br />

Il serait intéressant de voir comment, d'ici quelques années qui ne sauraient être<br />

immobiles, ni terminales, Fukuyama réactualiserait l'étayage de son argumentation<br />

sans avoir à modifier <strong>la</strong> structure centrale de sa thèse. Car il reste entendu qu'au niveau<br />

propre où l'hégélianisme situe <strong>la</strong> philosophie de l'histoire, le jeune maître d'Iéna,<br />

qui est aussi le plus mûr de Berlin, ne peut avoir tort - pas plus, en tout cas, qu'avoir<br />

raison : dans les deux cas, totalement, s'entend.


[187]<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>des</strong> matières<br />

Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 194<br />

FINIE… LA GUERRE FROIDE ?<br />

Annexe B<br />

Du « dépérissement »<br />

à <strong>la</strong> « perestroïka »<br />

Le rapprochement entre ces deux termes, si éloignés dans, le temps, pourra éton-<br />

ner : d'une part, l'évocation du dépérissement de l'État comme thème, depuis long-<br />

temps périmé, de <strong>la</strong> dogmatique marxiste <strong>des</strong> origines ; de l'autre, <strong>la</strong> restructuration de<br />

l'État soviétique d'aujourd'hui dont le slogan gorbatchevien perestroïka exprime l'ef-<br />

fort, proprement gigantesque et combien risqué, de sortir cet État d'une situation<br />

d'échec consacré et désormais de plus en plus difficilement soutenable. Dépérisse-<br />

ment et restructuration sont d'une antinomie logique presque parfaite. La g<strong>la</strong>snost, ou<br />

transparence, devenait le jumeau terminologique et servant, pour ainsi dire, d'appoint<br />

à cette restructuration. À l'usage, chacun de ces termes sous-entend l'autre.<br />

À l'État socialiste qui dépérit ou s'éteint selon un point majeur de <strong>la</strong> doctrine offi-<br />

cielle, répond, dans les faits après trois quarts de siècle d'expérimentation historique,<br />

l'État soviétique qui se reconstruit, ou tout au moins y prétend, pour assurer une nou-<br />

velle vitalité à sa propre perpétuation. Chez les grands ancêtres, Engels et Marx, le<br />

dépérissement relevait de l'ordre de <strong>la</strong> prophétie eschatologique - ou, si l'on préfère,<br />

constituait l'expression, aux confins de l'utopie, d'un beau rêve collectif. Bien diffé-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 195<br />

rentes, <strong>la</strong> perestroïka et sa compagne obligée de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost ne sont pas de même espèce,<br />

se présentant plutôt comme <strong>des</strong> programmes d'action résolument réformistes<br />

dans le concret quotidien de <strong>la</strong> vie soviétique.<br />

[188] Ces vocables russes sont d'une grande commodité terminologique pour désigner<br />

en d'autres <strong>la</strong>ngues un phénomène qui, bien qu'inachevé, sera probablement<br />

considéré comme le plus important fait historique depuis <strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale.<br />

D'autant que le degré de <strong>la</strong> surprise générale fut à <strong>la</strong> mesure même de l'éc<strong>la</strong>t de<br />

l'Événement. Il nous a paru intéressant d'associer ces deux notions de dépérissement<br />

et de restructuration du fait de leur po<strong>la</strong>risation sémantique et historique.<br />

Le dépérissement de l'État :<br />

« Au gouvernement <strong>des</strong> personnes se substitue<br />

l'administration <strong>des</strong> choses... » (Friedrich Engels)<br />

L'apport du marxisme <strong>des</strong> origines à l'é<strong>la</strong>boration de <strong>la</strong> théorie de l'État moderne<br />

n'a jamais été considéré comme un <strong>des</strong> points forts de cette philosophie. Rien d'étonnant<br />

: Adam Smith n'ayant pas de raison a priori de s'occuper de l'État, Karl Marx,<br />

penseur antinomique du premier, non plus ne s'en préoccupait guère si ce n'est d'une<br />

manière profondément antipathique pour ce sujet. L'affirmation <strong>la</strong> plus révé<strong>la</strong>trice à<br />

cet égard et <strong>la</strong> plus souvent citée est ce passage du Manifeste du parti communiste<br />

selon lequel « le gouvernement moderne n'est qu'une délégation qui gère les affaires<br />

communes de toute <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse bourgeoise 161 ». Aussi bien sur <strong>la</strong> nature de l'État que<br />

sur les rapports entre États, <strong>la</strong> pensée marxiste apparaît plutôt pauvre, réductionniste<br />

et peu imaginative. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx présente l'État<br />

comme un « effroyable corps parasite »qui « bouche tous les pores » de <strong>la</strong> société<br />

française 162 . Un corps de pensée globalement extra-étatique ne fut pas long à s'affirmer<br />

carrément anti-étatique.<br />

Toutefois, bien que l'État n'ait pas été un objet primordial de cette pensée, <strong>la</strong> sociologie<br />

générale de Marx n'en demeure pas moins « attentive à <strong>la</strong> pluralité <strong>des</strong> trajec-<br />

161 Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (traduction J. Molitor), Paris,<br />

Alfred Costes, 1947, p. 58.<br />

162 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Pauvert, 1964, p. 346.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 196<br />

toires historiques 163 » et, en particulier, il aura perçu avant d'autres le rôle décisif <strong>des</strong><br />

appareils bureaucratiques dans <strong>la</strong> modernisation graduelle de l'État occidental. En se<br />

situant au p<strong>la</strong>n du marxisme <strong>des</strong> origines, une question théorique ou, pour ainsi dire,<br />

hypothétique vaut en particulier d'être rappelée : celle de l'extinction par « dépérisse-<br />

ment » de l'État dont on ne parle plus guère aujourd'hui. Toutefois, elle conserve de<br />

l'intérêt théorique, ne fût-ce que pour les raisons qu'on vient de signaler en introduc-<br />

tion.<br />

D'abord, le marxisme fut peut-être <strong>la</strong> seule <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> doctrines <strong>sociales</strong> à pré-<br />

voir et même à prôner l'extinction d'au moins une certaine c<strong>la</strong>sse d'États, les États<br />

socialistes. D'autre part, l'histoire de ces États a apporté <strong>la</strong> plus f<strong>la</strong>grante <strong>des</strong> dénéga-<br />

tions à <strong>la</strong> prévision, sans doute trop généreuse, <strong>des</strong> pères fondateurs : non seulement<br />

l'État ne s'est-il pas [189] engagé nulle part sur <strong>la</strong> pente du dépérissement, mais là où<br />

il s'était imp<strong>la</strong>nté, il n'a fait que se renforcer de façon continue. Et <strong>la</strong> tentative actuelle<br />

de Gorbatchev s'analyse comme une série de transformations radicales en vue de<br />

constituer un État avec une puissance d'action plus effective, donc non pas moins fort.<br />

Un récent historien de <strong>la</strong> tradition intellectuelle de l'État montrait opportunément<br />

que l'écolier Marx avait été exposé aux idées de Saint-Simon avant que de connaître<br />

Hegel 164 . Ayant digéré son propre romantisme, puis réfuté Feuerbach après avoir<br />

subi son influence, Marx franchira une étape intellectuelle décisive en opérant son<br />

célèbre renversement de <strong>la</strong> dialectique hégélienne. Remettant cette philosophie à l'en-<br />

droit « de <strong>la</strong> tête sur les pieds », Marx soutient que l'évolution du réel détermine l'évo-<br />

lution <strong>des</strong> idées et <strong>des</strong> faits humains et non pas l'inverse comme l'affirmait Hegel.<br />

L'idéalisme de ce dernier, comme du reste de toute « idéologie », comporte ce vice de<br />

maintenir une rupture entre le particulier et l'universel, entre <strong>la</strong> vie privée et <strong>la</strong> vie<br />

publique. Marx ne voyait qu'une mystification dans <strong>la</strong> proposition hégélienne de su-<br />

bordonner dans l'État les intérêts particuliers à l'intérêt universel. La société civile est<br />

<strong>la</strong> réalité première tandis que l'État est une pure idéalisation. Loin d'être le signe de <strong>la</strong><br />

liberté humaine, l'État est plutôt l'instrument très puissant de l'aliénation politique.<br />

163 Selon l'expression de Bertrand Badie et de Pierre Birnbaum, Sociologie de l'État, Paris, Grasset,<br />

1979, p. 16.<br />

164 « Marx (as a school boy) was exposed to the ideas of Saint-Simon before those of Hegel (...).<br />

The tensions between the positivist and dialectical aspects of Marxism reflected its legacy from<br />

Saint-Simon (France) as well as Hegel (Germany) », Kenneth H. F. Dyson, The State tradition<br />

in Western Europe, New York, Oxford University Press, 1980, p. 160.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 197<br />

Marx avait effectué tout naturellement le passage du terrain de <strong>la</strong> philosophie et de <strong>la</strong><br />

politique au domaine plus concret, et décisif, de l'activité socio-économique.<br />

Dans sa fameuse préface à <strong>la</strong> Contribution à <strong>la</strong> critique de l'économie politique,<br />

qui est de 1859, Marx a résumé son propre cheminement en <strong>la</strong> matière. C'est l'activité<br />

économique qui est <strong>la</strong> base réelle, en même temps que contradictoire, de <strong>la</strong> vie socia-<br />

le. Au-<strong>des</strong>sus, s'élève un édifice politico-juridique que surplombe l'État. Loin de réduire<br />

les contradictions, celui-ci les maintient et accentue même les conflits qui surgissent<br />

dans <strong>la</strong> vie économique. Toutefois, Marx n'a pas mené à terme une théorie<br />

plus é<strong>la</strong>borée de l'État. Le Capital est resté une oeuvre tronquée, démunie <strong>des</strong> passages<br />

re<strong>la</strong>tifs à l'État et aux c<strong>la</strong>sses <strong>sociales</strong> qu'elle devait contenir. Il ne se trouve pas<br />

de synthèse théorique de l'État chez Marx. Quant au reste, <strong>la</strong> primauté <strong>des</strong> rapports de<br />

production, une hiérarchie nouvelle <strong>des</strong> instances et tant d'autres propositions et<br />

conséquences, colportées en vulgate marxiste, sont trop bien connues pour qu'il soit<br />

nécessaire d'y faire ici <strong>des</strong> rappels.<br />

Il fal<strong>la</strong>it plutôt signaler le retournement marxiste <strong>des</strong> deux dialectiques ; mais l'insistance<br />

ne doit pas faire oublier une autre forme d'inversion, non moins radicale, dès<br />

lors que Marx voyait dans l'État, non pas une institution centrale dans <strong>la</strong> société, mais<br />

rien de moins, finalement, [190] que <strong>la</strong> forme même de <strong>la</strong> société capitaliste, au service<br />

<strong>des</strong> intérêts quasi exclusifs de <strong>la</strong> bourgeoisie. Se trouvaient comme éliminés d'un<br />

trait tous les apports d'un ensemble processuel - histoire et doctrine - qui, ayant mené<br />

à <strong>la</strong> constitution de l'État, conduira dans <strong>la</strong> suite à <strong>des</strong> tentatives diverses pour s'en<br />

protéger comme pour en profiter. L'évocation de l'anti-étatisme de Marx serait d'une<br />

expression trop faible ; il faut plutôt parler de son anti-juridisme foncier qui, du reste,<br />

n'al<strong>la</strong>it pas rendre <strong>la</strong> partie facile aux futurs créateurs et constituants de l'État socialiste.<br />

Va pour abolir l'État, parce que capitaliste et source abondante <strong>des</strong> aliénations <strong>sociales</strong><br />

; va, encore, pour le réduire à <strong>la</strong> fonction d'un « appareil » pour ce qui doit,<br />

malgré tout, en persister. Mais subsiste encore <strong>la</strong> nécessité d'un principe de droit pour<br />

lier, par en haut, les arrangements politiques inévitables et nécessaires à toute vie sociale.<br />

Ici, <strong>la</strong> mystification marxiste-léniniste ne sera pas moindre que celle <strong>des</strong> penseurs<br />

politiques <strong>des</strong> siècles précédents lorsque les révolutionnaires d'octobre prétendront<br />

raffermir leur pouvoir au nom de <strong>la</strong> dictature du prolétariat en attendant d'ins-


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 198<br />

taurer beaucoup plus tard l'État du peuple entier 165 . Quel qu'en soit le fondement,<br />

c'est toujours l'indispensable fonction ordonnatrice de légitimation de l'État qui doit<br />

continuer à s'exercer d'une façon ou de l'autre.<br />

La célèbre thèse du « dépérissement » de l'État socialiste fut conçue pour illustrer<br />

l'accession à <strong>la</strong> « phase supérieure du communisme ». Praticiens et théoriciens non-<br />

socialistes ne considèrent pas l'hypothèse d'un État s'achevant ou finissant par être<br />

remp<strong>la</strong>cé par autre chose. <strong>Les</strong> pères fondateurs du marxisme ont eu cette audace - ou<br />

cette naïveté ? - visionnaire de prononcer <strong>la</strong> condamnation de l'État, même socialiste,<br />

qui aurait préa<strong>la</strong>blement aboli ou détruit l'État bourgeois. Ainsi, pourrait se clore, sur<br />

<strong>la</strong> p<strong>la</strong>n théorique tout au moins, le cycle d'existence de ce qu'on a déjà appelé « l'État<br />

historique »quelque six ou sept siècles après être apparu dans l'histoire <strong>des</strong> hommes.<br />

Le Grand Reich hitlérien devait exalter sa volonté de puissance pendant « mille<br />

ans » : il n'a pas duré douze années (1934-1945). Après trois quarts de siècle d'exis-<br />

tence, le régime révolutionnaire, institué par Lénine en 1917, ne « dépérit » toujours<br />

pas, ne semble précisément pas en voie de « s'éteindre » malgré les risques, qui furent<br />

sans doute calculés, que comportaient les audacieux récents p<strong>la</strong>ns de réforme de Mikhaïl<br />

Gorbatchev. <strong>Les</strong> autres exemples historiques dont on puisse faire mention ne sont<br />

que très partiellement ou faiblement analogiques : <strong>la</strong> Commune de Paris que Marx,<br />

contemporain, avait observée sans vouer beaucoup d'admiration à ses meneurs, ou<br />

beaucoup plus tard les mesures d'autogestion sous <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie titiste, ou encore,<br />

les exemples moins [191] poussés et plus éphémères du Chili d'Allende et du Portugal<br />

de <strong>la</strong> Révolution <strong>des</strong> Oeillets.<br />

165 Entendons l'interprétation actuellement prévalente d'un constitutionnaliste soviétique sur le<br />

chemin parcouru : « L'État de <strong>la</strong> dictature du prolétariat continue d'exister pendant un certain<br />

temps, après <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> transition, jusqu'à l'édification d'une société socialiste développée. À ce<br />

moment, les traits en train de s'estomper se confondent avec les nouvelles données du gouvernement<br />

de tout le peuple. Ce dernier finit à <strong>la</strong> longue par prédominer. En Union soviétique, le<br />

point culminant de ce processus a été l'adoption d'une nouvelle constitution en 1936. Pour diverses<br />

raisons cependant, l'Union soviétique est restée une dictature de prolétariat jusqu'à <strong>la</strong> fin <strong>des</strong><br />

années 1950 (...) À l'heure actuelle, l'URSS est le seul exemple d'un État socialiste de tout le<br />

peuple. Mais l'État de tout le peuple est une étape nécessaire du développement <strong>des</strong> autres pays<br />

socialistes, même s'il doit revêtir <strong>des</strong> formes singulières » (Veniamine E. Tchirkine, « <strong>Les</strong> formes<br />

de l'État socialiste », dans l'État au pluriel, (sous <strong>la</strong> direction d'Ali Kazancigil), Paris, Economica,<br />

1985, p. 269, 273).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 199<br />

Saint-Simon 166 est généralement considéré comme l'« inspirateur direct » de <strong>la</strong><br />

théorie du dépérissement de l'État 167 . Son paradoxe, tant de fois rappelé (« Suppri-<br />

mez trente ingénieurs et <strong>la</strong> société ne pourra plus fonctionner ; supprimez trois cents<br />

gouvernants et elle n'en continuera pas moins de fonctionner »), serait <strong>la</strong> source d'ins-<br />

piration du pouvoir technocratique. C'est par Engels que <strong>la</strong> thèse du dépérissement a<br />

pris forme et par Lénine qu'elle a été rétablie dans son authenticité, quoiqu'il soit courant<br />

d'en attribuer incorrectement <strong>la</strong> paternité à Marx lui-même. Sans <strong>la</strong> distorsionner,<br />

<strong>la</strong> thèse peut s'exprimer en une rigoureuse concision syllogistique : comme l'État et<br />

les structures juridiques sont le produit d'une société divisée en c<strong>la</strong>sses, il n'y a qu'à<br />

supprimer cette division pour rendre superflus les phénomènes de l'État et du droit.<br />

La cause étant supprimée, l'est aussi le conséquent.<br />

La disparition <strong>des</strong> antagonismes de c<strong>la</strong>sses aura donc pour effet l'extinction de<br />

l'État prolétarien (ou officiellement, de <strong>la</strong> « dictature révolutionnaire du prolétariat »)<br />

qui <strong>la</strong>issera à <strong>la</strong> toute fin le champ libre à <strong>la</strong> phase suprême de <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong><br />

société communiste. Nous ne sommes pas en face d'une proposition mineure, d'appoint<br />

ou de circonstance, pour <strong>des</strong> fins d'une rhétorique propagandiste par exemple.<br />

Avec plusieurs autres, Albert Brimo soutient que cette théorie « est au centre de l'argumentation<br />

marxiste, <strong>la</strong> clé du système ». Le dépérissement ne s'analyse pas, non<br />

plus, comme quelque objectif téléologique, se perdant plus ou moins dans les zones<br />

fumeuses d'une philosophie de l'histoire illimitée. Il s'agit du « principe même de <strong>la</strong><br />

légitimité de l'État prolétarien 168 ».<br />

Bref, ce dernier n'a pas pour vocation de s'étendre en devenant, par exemple, plus<br />

« popu<strong>la</strong>ire ». Nous sommes de nouveau renvoyés au renversement de <strong>la</strong> dialectique<br />

hégélienne. Pour l'auteur <strong>des</strong> Principes de <strong>la</strong> philosophie du droit (1821), l'État, manifestant<br />

l'absorption du tout dans l'idée finalement réalisée, était présenté comme le<br />

166 C<strong>la</strong>ude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), petit-neveu du célèbre mémorialiste<br />

de <strong>la</strong> fin du règne de Louis XIV et de <strong>la</strong> Régence, chef de l'école sociopolitique <strong>des</strong> saintssimoniens<br />

et auteur du Catéchisme <strong>des</strong> industriels (1823-1824). On range d'habitude sa doctrine<br />

dans <strong>la</strong> catégorie <strong>des</strong> socialismes utopiques.<br />

167 K. Stoyanovitch, « La théorie marxiste du dépérissement de l'État et du droit », Archives de<br />

philosophie du droit (n° 8 : Le dépassement du droit), Paris, Sirey, 1963, p. 131. L'auteur avait<br />

précédemment écrit : « La théorie du dépérissement de <strong>la</strong> règle de droit n'est pas une invention<br />

marxiste. On <strong>la</strong> trouve aussi bien chez certains penseurs individualistes que chez bon nombre de<br />

socialistes, comme le prouve indirectement du reste l'anarchisme, partisan par excellence de cette<br />

théorie et qui est à <strong>la</strong> fois individualiste et socialiste » (p. 126).<br />

168 Albert Brimo, <strong>Les</strong> grands courants de <strong>la</strong> philosophie du droit et de l'État, Paris, Édifions A.<br />

Pédone, 1978, p. 497.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 200<br />

couronnement de l'histoire. Ce qu'on peut concevoir de comparable dans <strong>la</strong> pensée<br />

marxiste serait exactement l'inverse, quelque non-État...<br />

L'emploi <strong>des</strong> mots « dépérissement » et « extinction » montre bien qu'il ne s'agit<br />

pas de suppression brusque ou d'abolition de l'État tout simplement, ainsi que le réc<strong>la</strong>maient<br />

les anarchistes conséquents à <strong>la</strong> même époque. Le phénomène en cause est<br />

une progression, inévitablement lente et sans étapes nettement découpées. Du reste,<br />

de façon générale, Marx se défendait bien de donner « <strong>des</strong> recettes pour les marmites<br />

de l'avenir » ; et dans l'État et <strong>la</strong> révolution, Lénine se portait garant qu' « il n'y a pas<br />

un [192] grain d'utopisme chez Marx ». Sur <strong>la</strong> doctrine du dépérissement, s'il fal<strong>la</strong>it<br />

rendre à chacun son exact dû, il faudrait, à ce point du développement, multiplier les<br />

textes du grand trio Engels-Marx-Lénine, préciser les circonstances et les dates, etc.<br />

Ce serait autant d'espace enlevé à l'examen de ce que deviendra <strong>la</strong> théorie dans <strong>la</strong><br />

pratique soviétique.<br />

Il importe, toutefois, de faire une exception pour ce passage synthétique d'Engels<br />

dans l'Anti-Dühring. Elle présente l'intérêt d'articuler en quelques lignes presque tous<br />

les éléments fondamentaux du raisonnement :<br />

Le premier acte par lequel l'État s'affirme réellement comme le représentant<br />

de <strong>la</strong> société tout entière - <strong>la</strong> prise de possession <strong>des</strong> moyens de production<br />

au nom de <strong>la</strong> société - est, en même temps, le dernier acte propre de l'État.<br />

L'intervention du pouvoir d'État dans les re<strong>la</strong>tions <strong>sociales</strong> devient superflue<br />

dans un domaine après l'autre, et s'assoupit ensuite d'elle-même. Au gouvernement<br />

<strong>des</strong> personnes se substituent l'administration <strong>des</strong> choses et <strong>la</strong> direction<br />

<strong>des</strong> processus de production. L'État n'est pas aboli : il dépérît 169 .<br />

Oui.... mais à quelles conditions, dans combien de temps ? La notion et le terme<br />

de transition vont jouer après Lénine un rôle majeur dans les interprétations officielles<br />

plutôt embarrassées. Car, dans <strong>la</strong> phase prolétarienne ou transitoire, l'État subsiste,<br />

mais c'est un autre État qui a déjà supprimé l'État bourgeois, et qui reste l'expression<br />

juridique <strong>des</strong> intérêts d'une c<strong>la</strong>sse, le prolétariat au lieu de <strong>la</strong> bourgeoisie. Ce n'est<br />

donc que dans <strong>la</strong> phase suivante que se produira l'extinction de l'État alors que cessera<br />

l'insuffisance dans <strong>la</strong> production économique, qu'il n'y aura plus de division du travail<br />

et encore moins de c<strong>la</strong>sse prolétarienne. Comment ce<strong>la</strong> se produira, Lénine s'en est<br />

169 Anti-Dühring, tome III, Édition Alfred Coste, Paris, 1933, p. 48. À noter l'avant-dernière phrase,<br />

souvent citée de mémoire en forme d'axiome et qu'on attribue faussement à Marx. La citation est<br />

d'ordinaire amputée de ses derniers mots : « ... et <strong>la</strong> direction <strong>des</strong> processus de production ».


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 201<br />

préoccupé dès 1917 dans l'État et <strong>la</strong> révolution et dans une conférence intitulée De<br />

l'État, qu'il prononça à l'Université Sverdlov de Moscou en 1919.<br />

Ses successeurs reprendront <strong>la</strong> théorie pour réaffirmer l'objectif lointain de <strong>la</strong><br />

deuxième phase, tout en arguant que l'étirement de <strong>la</strong> première n'en constituait pas un<br />

ajournement indéfini. Il fal<strong>la</strong>it, au contraire, consolider l'État socialiste pour que soit<br />

possible un jour le dépérissement. La société sans État ne peut être que <strong>la</strong> conséquence<br />

d'une société sans c<strong>la</strong>sse et qui est, aussi, une sorte de société d'abondance. On le<br />

sait, l'histoire al<strong>la</strong>it se dérouler tout autrement. La dictature du prolétariat s'est<br />

confondue avec celle de l'État socialiste. Ce nouvel État soviétique développait encore<br />

son centralisme et semb<strong>la</strong>it tourner carrément le dos à ce qui pouvait lui rester de<br />

velléité démocratique. Le résultat net de l'opération a été un renforcement continu et<br />

progressif de [193] l'État, à l'antipode du moindre processus de dépérissement, pourtant<br />

toujours inscrit au credo officiel.<br />

À ce point, on ne peut éviter d'évoquer quelques tours de passe-passe idéologiques,<br />

parfois proprement sophistiqués, de grands leaders soviétiques. Voyons Staline<br />

soutenant que Marx et Engels avaient certes raison pour leur époque, mais aussi qu'ils<br />

n'avaient pas prévu les conditions de notre siècle, mésestimant en particulier les facteurs<br />

extérieurs ou internationaux. C'est ainsi qu'ils supposaient <strong>des</strong> circonstances<br />

favorables qui ne se sont pas produites, soit « l'encerclement socialiste ». Le contraire<br />

ayant eu lieu, « l'encerclement capitaliste », en sus du « cordon sanitaire » d'après<br />

1917, tant que ces conditions adverses ne seront pas disparues l'État soviétique devra<br />

se renforcer au maximum, à l'intérieur, afin de faire face à toute éventualité et pour<br />

assurer, à l'extérieur, <strong>la</strong> mission universelle de <strong>la</strong> grande patrie du socialisme.<br />

L'histoire a déjà enregistré son verdict sur le stalinisme qui a constitué une <strong>des</strong><br />

plus puissantes et désespérantes machines étatiques de tous les temps. Déboulonnant<br />

<strong>la</strong> statue du « génial père, etc. » au XXe Congrès du parti communiste de février<br />

1956, son successeur, Khrouchtchev, <strong>la</strong>issera tomber, entre autres aménités, celle-ci :<br />

« <strong>Les</strong> principes léninistes de direction ont été bafoués après <strong>la</strong> mort de Lénine, y<br />

compris celui-là » (le dépérissement).<br />

En octobre 1961, au XXIIe Congrès du PCUS, Khrouchtchev se targue de renouveler<br />

fidèlement les principes de Lénine sur <strong>la</strong> question, tout en tenant compte de <strong>la</strong><br />

situation internationale. Pour passer du socialisme d'État au principe (saint-simonien)<br />

de « chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », il faut créer d'abord les


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 202<br />

bases économiques, <strong>sociales</strong> et politiques de l'État socialiste. Deux décennies (menant<br />

à 1981 ...) seront requises pour construire dans ses gran<strong>des</strong> lignes <strong>la</strong> société commu-<br />

niste : 1. création d'une base matérielle et technique permettant à l'Union soviétique<br />

de dépasser le niveau <strong>des</strong> pays capitalistes les plus évolués et de prendre <strong>la</strong> première<br />

p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> production par tête d'habitant 170 ; 2. fusion <strong>des</strong> c<strong>la</strong>sses d'où sortiront<br />

les traits du futur homme de <strong>la</strong> société communiste ; 3. participation de tous les ci-<br />

toyens à <strong>la</strong> gestion <strong>des</strong> affaires publiques. La société sera alors à même de se préparer<br />

à réaliser complètement les principes de l'auto-administration communiste. Au-delà<br />

de cette phase, celle de <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> société communiste proprement dite suivra<br />

: elle sera d'une durée indéterminée, mais on sait qu'elle sera fort longue.<br />

Il restait au Secrétaire général d'expliquer pourquoi l'État soviétique, dès le début<br />

de <strong>la</strong> première phase, devait encore se renforcer. D'une part, l'antagonisme de c<strong>la</strong>sses<br />

ayant disparu, il devient possible de [194] « transformer l'État de <strong>la</strong> dictature du prolétariat<br />

en État du peuple tout entier ». Mais, il se trouve aussi que les tâches que <strong>la</strong><br />

société ne peut accomplir qu'avec l'aide de l'État n'ont pas encore été réalisées jusqu'au<br />

bout. Khrouchtchev incite au réalisme : « L'État sera conservé longtemps après<br />

<strong>la</strong> victoire de <strong>la</strong> première phase du communisme. Le dépérissement de l'État durera<br />

fort longtemps et s'échelonnera sur toute une époque de l'histoire ; il ne s'achèvera<br />

que lorsque <strong>la</strong> société sera parfaitement mûre pour s'administrer elle-même ». Il faut<br />

même prévoir une période mixte pendant <strong>la</strong>quelle vont « s'entremêler les éléments de<br />

<strong>la</strong> direction d'État et de l'auto-administration sociale ». Une dernière redondance avait<br />

tout l'air d'un renvoi aux calen<strong>des</strong> grecques, peu susceptible en tout cas de rassurer les<br />

inquiets ou d'inquiéter les réalistes : « Ce n'est qu'avec <strong>la</strong> construction d'une société<br />

communiste en URSS et <strong>la</strong> victoire et <strong>la</strong> consolidation du socialisme dans l'arène internationale<br />

que l'État deviendra inutile et disparaîtra ».<br />

Tout ce discours ressemb<strong>la</strong>it fort à une pétition de principe : l'État disparaîtra<br />

quand les causes de son extinction ou évanouissement auront fait leur oeuvre. Ces<br />

facilités du raisonnement furent dénoncées par <strong>des</strong> communistes de l'extérieur, Chinois<br />

et Albanais, mais principalement par Togliatti d'Italie et par Karde1j et Dji<strong>la</strong>s de<br />

Yougos<strong>la</strong>vie, le pays-<strong>la</strong>boratoire de l'autogestion. <strong>Les</strong> indices d'un début de « libérali-<br />

170 Presque trente ans après cette précision optimiste, on sait ce qu'il est advenu de cet indice quantitatif<br />

!


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 203<br />

sation » après <strong>la</strong> mort de Staline étaient vraiment trop faibles 171 pour valider l'asser-<br />

tion que le processus de dépérissement était déjà amorcé.<br />

Par ailleurs, les théoriciens du régime se mirent à développer l'argumentation,<br />

pour le moins paradoxale, que le renforcement actuel de l'État, loin de signaler un<br />

abandon ou une révision de <strong>la</strong> thèse du dépérissement, en était une condition d'appli-<br />

cation ! Pour deux raisons, <strong>la</strong> première historique, <strong>la</strong> seconde logique. Lénine ne pou-<br />

vait prévoir l'exigence <strong>des</strong> dé<strong>la</strong>is ou <strong>la</strong> longueur <strong>des</strong> étapes, tout comme Engels et<br />

Marx ignoraient les caractères généraux de notre époque. L'argument de logique grinçait<br />

davantage : le dépérissement à venir est en germe dans le renforcement actuel<br />

puisque ce dernier est nécessaire pour que l'État puisse décréter sa propre extinction.<br />

Encore plus fort, comme prouesse dialectique, s'affirmait vaille que vaille ce raisonnement<br />

circu<strong>la</strong>ire selon lequel <strong>la</strong> justesse de <strong>la</strong> théorie se prouve par le fait qu'elle<br />

explique au moins pourquoi le dépérissement ne peut pas encore s'accomplir !<br />

Sous le règne de Brejnev, le plus long à l'exception de celui de Staline, et sous les<br />

gouvernes transitoires d'Andropov et de Tchernenko, le débat sur cette question idéologique<br />

- comme sur tant d'autres - a été mis en veilleuse. La mort de Souslov en janvier<br />

1982 signa<strong>la</strong>it peut-être, à sa façon, <strong>la</strong> « fin de l'idéologie » propre à un régime<br />

qui doit établir [195] sa cohérence profonde à <strong>des</strong> p<strong>la</strong>ns plus pragmatiques de <strong>la</strong> vie<br />

collective. Le renouvellement d'un article de <strong>la</strong> doctrine révélée pouvait attendre, à<br />

moins qu'on n'ait trouvé de plus grands avantages à un oubli complet et définitif.<br />

La rencontre de Hegel, le maître philosophe de cette espèce d'hypostase de l'État,<br />

avec le non moins génial disciple dissident, prônant plutôt une déconstruction à venir<br />

de ce même État : voilà bien d'abord deux dialectiques d'origine procédant de bases<br />

contraires, mais aussi deux <strong>des</strong>tins-résultat diamétralement inverses pour une même<br />

institution. La vie concrète et multiforme, quotidienne et transécu<strong>la</strong>ire <strong>des</strong> États va<br />

continuer à se dérouler entre ces deux extrêmes jamais atteints et ayant plutôt tendance<br />

à osciller à l'intérieur d'une zone médiane assez étroite. Cette « vie » étatique n'a<br />

171 Après avoir relevé les indices juridiques (en matière pénale, en organisation judiciaire - principalement<br />

les tribunaux de camara<strong>des</strong> ou d'honneur -, en organisation administrative), Gérard<br />

Lyon-Caen conclut : « L'impression qui finalement ressort de cette juxtaposition <strong>des</strong> principes<br />

théoriques et de leur mise en oeuvre, est une impression d'hésitation, et ceci en un double sens :<br />

hésitation de <strong>la</strong> part <strong>des</strong> dirigeants à se priver de moyens d'action éprouvée depuis l'Empire romain<br />

; hésitation aussi devant les procédés techniques susceptibles de réaliser au mieux le transfert<br />

de compétences » (« Mise au point sur le dépérissement de l'État », Archives de philosophie<br />

du droit, n° 8, Paris, Sirey, p. 124).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 204<br />

rien de mystérieux qui n'échappe pas à <strong>des</strong> analyses de types divers ; et ce serait plu-<br />

tôt cette qualité même d'immanence de l'État qui n'a pas fini de faire mystère. Marx,<br />

instruit sur ce point par l'anthropologie de Engels, présente sa solution, donnée au<br />

départ, et qui paraît aussi excessive que celle de Hegel : <strong>la</strong> tendance vers le Rien éta-<br />

tique après <strong>la</strong> marche vers le Tout. Sur ce point, Marx accuserait son « idéalisme » à<br />

l'intérieur de sa vaste construction du matérialisme historique.<br />

Mais si, par dépérissement graduel, l'État en venait à disparaître vraiment, pour-<br />

rait-on s'en rendre compte et comment 172 ? S'il est concevable de penser une société<br />

de suffisance, ou même d'abondance, avec une juste répartition <strong>des</strong> biens - ou s'en<br />

approchant -, il devient moins aisé d'imaginer le modèle d'une société sans c<strong>la</strong>sse -<br />

que divers socialismes d'État, à <strong>la</strong> suite de celui de l'Union soviétique, aspirent encore<br />

officiellement à réaliser. Mais comment imaginer, en plein XXe siècle, une société<br />

vaste, complexe, différenciée et moderne sans un État, ou encore sans ce qu'on appel-<br />

le, dans d'autres contextes, un État minimal ? C'est <strong>la</strong> difficulté imp<strong>la</strong>cable sur <strong>la</strong>quelle<br />

ont buté différemment Engels et Marx, Lénine, Staline et Khrouchtchev et leurs<br />

théoriciens patentés, d'autant qu'ils refusaient <strong>la</strong> fuite en avant de l'utopie (sur cette<br />

piste brouillée, mais où tout s'arrange...). D'ailleurs les textes sur <strong>la</strong> question, à l'exception<br />

de quelques pages d'Engels qui y croyait vraiment au « dépérissement », sont<br />

d'un <strong>la</strong>borieux !<br />

Un défaut gauchit notre sommaire de cette thèse. Nous avons tout le temps parlé<br />

d'« État » et non pas de « Parti ». Or, l'État en question est beaucoup de choses, mais,<br />

avant tout et décisivement, une « partitocratie ». Ce sont les structures et effectifs du<br />

Parti unique qui donnent vie et substance à l'organisation et aux fonctionnements de<br />

l'État soviétique. S'il venait à dépérir jusqu'à disparaître, qu'adviendrait-il du Parti qui<br />

[196] l'informe à ce point ? Comment concevoir une totale communion entre <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion<br />

et le Parti, et sans que ce dernier n'occupe nécessairement l'espace libéré qu'entraînerait<br />

<strong>la</strong> fin <strong>des</strong> structures étatiques formelles ? Quel changement réel y aurait-il à<br />

passer d'un État-Parti à un Parti-État ?<br />

172 En conclusion de son étude, Stoyanovitch soulève une question hypothétique intéressante : « Si<br />

en effet on nous annonçait un jour que l'État est définitivement aboli et que <strong>la</strong> direction nouvelle<br />

de <strong>la</strong> société n'est plus l'État, mais un non-État, nous n'aurions aucun moyen de vérifier l'authenticité<br />

d'un tel événement, ce qui fait que l'annonce de son accomplissement serait, pour nous, purement<br />

gratuite, à <strong>la</strong> seule différence certaine qu'à un nom en serait substitué un autre » (op. cit.,<br />

p. 143).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 205<br />

Depuis une trentaine d'années, <strong>la</strong> théorie du dépérissement de l'État s'éteint com-<br />

me par désuétude. Si elle avait été quelquefois renouvelée, c'est que deux secrétaires<br />

généraux du Parti, Staline et Khrouchtchev, estimait moins dommageable de mainte-<br />

nir cette conclusion rose dans l'idéologie officielle que de l'abandonner aux rayons<br />

sans utilité <strong>des</strong> reliques vénérables. À défaut d'un paradis dans l'au-delà, le mythe<br />

d'un futur coin de paradis sur terre, que serait bien cette société arrivée à sa « phase<br />

supérieure » par l'absence d'État, comportait quelques avantages.<br />

Le principal d'entre eux, mais non avoué par les grands leaders soviétiques, semb<strong>la</strong>it<br />

consister à décharger le Parti, hommes et appareils, de ses insuffisances en les<br />

imputant globalement, à un État mi-fictif et totalement rigide, mais, surtout, finalement<br />

voué à disparaître... Mythe rousseauiste en son fond, mais également renversé<br />

par Marx, puisque l'État, part impure de <strong>la</strong> Société, ne s'éteindra que lorsque, en définitive,<br />

les socialistes l'auront tous mérité ! L'ampleur du démérite se mesurerait peutêtre<br />

au fait que, dans tous les systèmes, l'État en cette fin du XXe siècle a plutôt tendance<br />

à croître et à se renforcer, nullement à dépérir, à s'éteindre.<br />

Puis, vint Mikhaïl Gorbatchev...<br />

<strong>Les</strong> autorités soviétiques avaient manqué de limpidité à propos du désastre de<br />

Tchernobyl de 1986. C'est en conséquence correctrice que l'attitude inverse de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost<br />

avait commencé à prendre corps. La transparence, par son aspect franc jeu, n'aurait<br />

qu'un rapport lointain ou même paradoxal avec le dépérissement. On ferait désormais<br />

montre de probité publique pour admettre <strong>des</strong> négligences notoires et <strong>des</strong><br />

vétustés techniques. De son côté, <strong>la</strong> restructuration n'a aucun rapport, si ce n'est de<br />

pure contradiction, avec le dépérissement de l'État. Il s'agit de politiques réelles et<br />

actuelles, commandant un tout autre niveau d'analyse. D'autre part, <strong>la</strong> dynamique globale<br />

de <strong>la</strong> perestroïka, déclenchée en 1986, est loin d'être achevée. Toute tentative<br />

d'en rendre compte devient tout de suite déphasée par l'actualité de faits nouveaux, ne<br />

finissant pas de se bousculer aussi bien en Europe de l'Est qu'en Union soviétique.<br />

Enfin, <strong>la</strong> « révolution venue d'en haut », selon l'expression même de Gorbatchev, n'est<br />

plus tellement dirigée par son instigateur et ses protagonistes. Dans ces conditions,<br />

est-il besoin d'autres raisons pour devoir nous confiner à [197] une étude de type<br />

thématique (pour ne pas dire strictement conceptuelle) de <strong>la</strong> perestroïka ?


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 206<br />

Le livre de Mikhaïl Gorbatchev, justement intitulé Perestroïka, et ayant comme<br />

sous-titre Vues neuves sur notre pays et le monde 173 , constitue plus qu'une référence<br />

indispensable ; son contenu devient l'objet même d'une première analyse selon l'inten-<br />

tion contrastante exprimée au début. Nous avons dès maintenant <strong>la</strong> chance de pouvoir<br />

disposer du dossier clé sur <strong>la</strong> question, et que ne manqueront pas sans doute d'exami-<br />

ner plus tard les historiens critiques de l'époque gorbatchevienne. L'auteur nous<br />

confie d'abord qu'il a écrit ce livre « à <strong>la</strong> demande d'éditeurs américains 174 ». L'ini-<br />

tiative constituait aussi un acte de politique extérieure, dans <strong>la</strong> foulée d'une série de<br />

gran<strong>des</strong> manoeuvres diplomatiques qui, à partir du milieu de <strong>la</strong> décennie 1980, se<br />

sont concrétisées par <strong>des</strong> accords spectacu<strong>la</strong>ires, notamment en matière de désarme-<br />

ment et d'arms control, ainsi que par le retrait de l'Armée rouge de l'Afghanistan.<br />

D'un mot, Gorbatchev vou<strong>la</strong>it profiter de cette ambiance de <strong>la</strong> « fin de <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> froi-<br />

de » qu'il avait réc<strong>la</strong>mée avec insistance pour pouvoir mettre <strong>la</strong> vapeur sur les réfor-<br />

mes internes de <strong>la</strong> perestroïka. Il y avait plus que simple concomitance entre les deux<br />

ordres de phénomènes, se dérou<strong>la</strong>nt à l'externe et à l'interne : le successeur de Brejnev<br />

avait absolument besoin d'une accalmie internationale 175 pour <strong>la</strong>ncer à l'intérieur son<br />

vaste train de réformes que lui-même qualifiera de « révolutionnaires ».<br />

Dès l'avertissement « au lecteur », Gorbatchev lui avoue avec simplicité qu'il ne<br />

prétend « disposer d'aucune solution universelle 176 ». Se posant comme l'homme du<br />

nécessaire renouveau, le dernier secrétaire général du parti ne met pas en cause les<br />

erreurs et inepties de ses prédécesseurs ; mais il tient à démontrer son attachement à<br />

<strong>la</strong> tradition encore vénérable de Lénine qu'il cite le plus souvent possible. La perestroïka<br />

est <strong>la</strong>ncée depuis une couple d'années quand paraît son livre. À l'intérieur du<br />

pays, ses résultats se font attendre, y compris au p<strong>la</strong>n le plus visible et nécessaire de <strong>la</strong><br />

production et <strong>des</strong> approvisionnements de biens de consommation courante. Alors que<br />

« Gorby » jouit d'une cote de popu<strong>la</strong>rité inouïe à l'étranger et spécialement aux États-<br />

Unis, il ne trouvera pas dans son pays un appui comparable pour ses politiques hardiment<br />

novatrices. Qu'on se rappelle, en particulier, les contestations et huées dont il<br />

fut l'objet à <strong>la</strong> fin du défilé traditionnel du 1er mai 1990, sur <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce rouge...<br />

173 Publié en édition de poche dans <strong>la</strong> collection de poche « J'ai lu », Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 1987.<br />

174 Harper and Row Inc. de New York.<br />

175 D'ailleurs, <strong>la</strong> moitié de l'ouvrage, comportant une couple de cents pages, porte sur les rapports<br />

de l'URSS avec l'extérieur et s'intitule : « La pensée nouvelle et le monde ». Voir plus loin.<br />

176


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 207<br />

La g<strong>la</strong>snost implique <strong>la</strong> tolérance d'une plus <strong>la</strong>rge opposition, à droite comme à<br />

gauche, ainsi que de formes nouvelles de contestations spontanées et même organi-<br />

sées. Sans mentionner l'inextricable problème <strong>des</strong> nationalités qui resurgit, ni <strong>la</strong> tradi-<br />

tionnelle inertie bureaucratique, il [198] confie à son lecteur que ses politiques ren-<br />

contrent de plus fortes difficultés que celles qui avaient été originellement pré-<br />

vues 177 . D'ailleurs, nous savons aujourd'hui que son radicalisme d'intention fut enco-<br />

re débordé par <strong>des</strong> conséquences peu attendues et davantage radicales, mettant en<br />

cause les bases même du régime depuis plus de soixante ans, comme, par exemple à<br />

l'hiver 1990, <strong>la</strong> fin du rôle dirigeant du parti monopoliste, question qu'on retrouvera<br />

plus loin.<br />

La perestroïka a comme premier caractère d'être <strong>la</strong> réponse à une « urgence ».<br />

Depuis environ <strong>la</strong> mi-décennie 1970, « ce pays a commencé à perdre son dynamisme<br />

». Personne ne comprenait très bien ce qui se passait : « Le gigantesque vo<strong>la</strong>nt de<br />

<strong>la</strong> puissante machine tournait bien, mais l'engin dérapait, ou bien les courroies d'entraînement<br />

sautaient ». Bref, <strong>la</strong> stagnation totale, à cette phase déclinante du long règne<br />

de Brejnev. Heureusement qu'il reste le recours à « <strong>la</strong> force de <strong>la</strong> dialectique marxiste-léniniste,<br />

dont les conclusions sont fondées sur une analyse de <strong>la</strong> situation historique<br />

réelle ». Mais cette injection doctrinale n'était donnée qu'en passant pour introduire<br />

<strong>la</strong> perestroïka avec nombre de références à <strong>la</strong> fidélité léniniste comme son assise<br />

principale. Car le « concept global » de <strong>la</strong> perestroïka n'a guère besoin de définition<br />

scientifique puisque, par son « programme soigneusement préparé », elle est « quelque<br />

chose de c<strong>la</strong>ir pour nous 178 ». Ses éléments en sont plutôt décrits simplement<br />

dans ces deux pages qui défient tout résumé :<br />

Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie surmonter le processus de stagnation, rompre le<br />

mécanisme de freinage, créer <strong>des</strong> systèmes fiables et efficaces pour accélérer<br />

le progrès social et économique et lui donner un plus grand dynamisme.<br />

Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie aussi initiative de masse. C'est le développement<br />

complet de <strong>la</strong> démocratie, l'autonomie socialiste, l'encouragement de l'initiative<br />

et <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> créatives, c'est aussi davantage d'ordre et de discipline, davantage<br />

de transparence, <strong>la</strong> critique et l'autocritique dans tous les domaines de<br />

177 Après cette admission, il ajoute : « Nous avons dû procéder à un certain nombre de réévaluations.<br />

Cependant, chaque pas en avant accompli nous convainc davantage d'avoir pris <strong>la</strong> bonne<br />

route et fait ce qu'il fal<strong>la</strong>it » (ibid., p. 10)<br />

178 Ibid., p. 16, 17-18, 18, 29, 41, 29.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 208<br />

notre société. C'est le respect le plus absolu pour l'individu et <strong>la</strong> prise en considération<br />

de <strong>la</strong> dignité de <strong>la</strong> personne.<br />

Perestroïka, c'est l'intensification systématique de l'économie soviétique,<br />

le renouveau et l'épanouissement <strong>des</strong> principes du centralisme démocratique<br />

dans <strong>la</strong> gestion de l'économie nationale, l'introduction en tous lieux de métho<strong>des</strong><br />

économiques, le renoncement à une gestion fondée sur l'injonction et les<br />

métho<strong>des</strong> administratives, l'encouragement sans réserve de l'innovation et de<br />

l'esprit d'entreprise socialistes.<br />

[199] Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie que l'on adopte résolument les métho<strong>des</strong><br />

rationnelles, que l'on est capable de donner une solide base scientifique à toute<br />

nouvelle initiative. Ce<strong>la</strong> signifie <strong>la</strong> combinaison <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> conquêtes de <strong>la</strong><br />

révolution scientifique et technologique avec une économie p<strong>la</strong>nifiée.<br />

Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie le développement prioritaire du domaine social,<br />

avec pour objectif de mieux satisfaire les aspirations du peuple soviétique à de<br />

meilleures conditions d'existence et de travail, à de meilleurs loisirs, à une<br />

meilleure éducation et de meilleurs soins médicaux. Ce<strong>la</strong> signifie un souci<br />

constant <strong>des</strong> biens spirituels et intellectuels, un souci de <strong>la</strong> culture de chaque<br />

individu et de <strong>la</strong> société dans son ensemble.<br />

Perestroïka, ce<strong>la</strong> signifie éliminer de <strong>la</strong> société les détournements de <strong>la</strong><br />

morale socialiste, mettre réellement en pratique, les principes de <strong>la</strong> justice sociale.<br />

Ce<strong>la</strong> signifie l'adéquation <strong>des</strong> paroles et <strong>des</strong> actes, <strong>des</strong> droits et <strong>des</strong> devoirs.<br />

C'est respecter le travail honnête et hautement qualifié, c'est surmonter<br />

les tendances nive<strong>la</strong>ntes en matière de sa<strong>la</strong>ires et de consommation 179 .<br />

On aura remarqué les paragraphes dont le « ce<strong>la</strong> signifie ... »comportait un attrait<br />

particulier pour les couches popu<strong>la</strong>ires et ouvrières, soit le deuxième et les deux derniers.<br />

C'est à propos <strong>des</strong> valeurs en cause que l'opposition de droite se manifeste aussitôt,<br />

craignant une dilution du socialisme, et que celle de gauche va s'impatienter en<br />

criant ses aspirations et estimant que le processus n'évolue pas assez rapidement.<br />

Qu'on se rassure, dit Gorbatchev, il n'y aura de déperdition ni d'un côté ni de l'autre<br />

puisqu'il n'est question que de « davantage de socialisme, davantage de démocratisation<br />

». D'ailleurs, ce qu'il propose se situe dans <strong>la</strong> droite ligne de l'histoire, et d'évoquer<br />

quelques dates dans <strong>la</strong> période d'après-<strong>guerre</strong> du XXe congrès du Parti de 1956,<br />

dégonf<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> mythologie staliniste, le Comité central de 1964, qui vit le limogeage de<br />

179 Ibid., p. 41-41.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 209<br />

Khrouchtchev, <strong>la</strong> réforme économique de 1965, le tout s'achevant sur « le plus impor-<br />

tant », soit « l'initiative et <strong>la</strong> créativité <strong>des</strong> masses ». Ainsi donc « nous devons tabler<br />

sur <strong>la</strong> démocratisation encore et toujours 180 ».<br />

Que voilà <strong>des</strong> propos « révolutionnaires » ? Il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque<br />

« le mot clé » qui exprime l'essence de <strong>la</strong> perestroïka avec le plus de justesse est<br />

justement celui de « révolution ». Bien sûr, on ne mettrait pas « sur le même p<strong>la</strong>n <strong>la</strong><br />

Révolution d'Octobre, événement qui constitue un grand tournant dans les mille ans<br />

d'histoire de notre peuple et qui reste sans équivalent par <strong>la</strong> force de son impact sur le<br />

développement de l'humanité ». Mais pourquoi revenir, après 70 ans, à <strong>la</strong> notion de<br />

révolution ? La réponse de Gorbatchev à cette question tient [200] dans l'énumération<br />

de précédents historiques : en France, en Angleterre et en Allemagne, il a fallu respectivement<br />

quatre, deux et trois révolutions distinctes pour compléter - sans en employer<br />

l'expression - leur « cycle révolutionnaire » dont parlent les historiens. Pour <strong>la</strong><br />

dixième fois, est invoquée l'autorité de Lénine qui n'hésitait pas à l'époque <strong>des</strong> Bolcheviks<br />

« à faire du "réformisme" chaque fois que c'était nécessaire pour faire avancer<br />

<strong>la</strong> cause de <strong>la</strong> Révolution dans de nouvelles conditions. Aujourd'hui, nous avons<br />

besoin de réformes radicales pour une transformation révolutionnaire 181 ».<br />

Il s'agit tout de même d'une « révolution venue d'en haut » ? Dans <strong>des</strong> systèmes de<br />

<strong>la</strong> tradition c<strong>la</strong>ssique, ces deux derniers mots pourraient signifier l'État. En régime de<br />

partitocratie, Gorbatchev traite naturellement <strong>des</strong> rapports du Parti et de <strong>la</strong> perestroïka,<br />

mais c'est bien avec quelque gêne visible. D'abord, chacun doit ba<strong>la</strong>yer devant sa<br />

porte, à quelque échelon du parti où il se trouve. Il faut se dégager <strong>des</strong> pratiques « du<br />

temps où il n'y avait pas <strong>la</strong> transparence ». D'ailleurs, « <strong>la</strong> restructuration implique<br />

qu'elle doit se poursuivre sur tous les lieux de travail, dans chaque collectivité, dans<br />

tous les systèmes de gestion, ceux du Parti, ceux de l'État - y compris au Politburo et<br />

au Gouvernement. La restructuration concerne tout un chacun... » Voilà donc « l'un<br />

<strong>des</strong> traits distinctifs de <strong>la</strong> perestroïka, trait qui fait sa force » de venir à <strong>la</strong> fois d'en<br />

haut et d'en bas, ce qui, d'ailleurs, est une garantie de son succès et de son irréversibilité.<br />

Puis suit cet autre passage de confiance dans « le peuple de base » sous le saint<br />

patronage, une fois de plus, de Lénine :<br />

180 Ibid., p. 44-45, 56.<br />

181 Ibid., p. 64, 67.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 210<br />

Nous chercherons constamment à nous assurer que les masses, « le peuple<br />

de base », accèdent à tous leurs droits démocratiques et apprennent à s'en servir<br />

quotidiennement, d'une manière compétente et responsable. La vie se<br />

charge de nous confirmer de manière convaincante qu'à chaque grand tournant<br />

de l'histoire, dans les situations révolutionnaires, le peuple fait preuve d'une<br />

remarquable aptitude à écouter, à comprendre et à réagir si on lui dit <strong>la</strong> vérité.<br />

C'est exactement ainsi que Lénine a agi, même dans les moments les plus pénibles<br />

de <strong>la</strong> Révolution d'Octobre et de <strong>la</strong> Guerre civile, quand il s'adressait au<br />

peuple en toute franchise. C'est pourquoi il est d'une telle importance que <strong>la</strong><br />

perestroïka maintienne un niveau élevé d'énergie politique et d'énergie au travail<br />

parmi les masses 182 .<br />

À <strong>la</strong> fin d'un premier chapitre, constitué d'une programmatique mobilisatrice sur<br />

<strong>la</strong> perestroïka, l'auteur-homme d'État prescrit, comme bonne mesure, de ne pas tomber<br />

dans le « révolutionnisme ». Mais à <strong>la</strong> question, parfois posée, si ce n'est pas aller<br />

trop loin, <strong>la</strong> réponse est non. [201] Il n'y a que deux possibilités : celle d'« une stagnation<br />

continuée » est refusée ; et celle d'une « perestroïka dynamique et révolutionnaire<br />

» reste <strong>la</strong> seule « possibilité raisonnable ». Quant aux « difficultés... sur <strong>la</strong> route de<br />

<strong>la</strong> perestroïka, nous les surmonterons : de ce<strong>la</strong> je suis sûr 183 ». Elle a dépassé le stade<br />

d'un projet, étant en marche depuis deux ans et demi. Gorbatchev en rend compte au<br />

chapitre suivant dont <strong>la</strong> longueur excède une centaine de pages. Contentons-nous de<br />

rappeler <strong>la</strong> structure de ce chapitre 184 ainsi que de signaler deux courts passages<br />

typiques. À <strong>la</strong> demande <strong>des</strong> éditeurs (américains, rappelons-le), le secrétaire général<br />

reproduit six pages d'extraits de lettres reçues par <strong>des</strong> citoyens soviétiques, témoignant<br />

d'appuis fervents d'en bas aux responsables de <strong>la</strong> « révolution d'en haut ». L'autre<br />

passage porte sur une nouvelle conception du centralisme administratif qui « n'a<br />

rien de commun avec <strong>la</strong> réglementation étroitement bureaucratique <strong>des</strong> multiples facettes<br />

<strong>des</strong> collectivités de production, de recherche scientifique et de création. Il nous<br />

faut encore partager le travail entre le centre et les régions, changer l'esprit même <strong>des</strong><br />

182 Ibid., p. 74-75.<br />

183 Ibid., p. 75, 76, 77.<br />

184 Qui comporte pour titre : « La perestroïka est en marche : premières conclusions » et dont les<br />

sections sont : I. La société est mise en mouvement ; II. La nouvelle politique économique et sociale<br />

en action ; III. Sur <strong>la</strong> voie de <strong>la</strong> démocratisation ; IV. L'Occident et <strong>la</strong> restructuration (p.<br />

81-191).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 211<br />

ministères et jusqu'à leur raison d'être ». Plus hardi peut-être encore est le projet d'une<br />

« démocratisation de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nification 185 ».<br />

La seconde moitié de l'ouvrage de Gorbatchev porte sur les re<strong>la</strong>tions de l'Union<br />

soviétique avec le monde extérieur, complément triangu<strong>la</strong>ire à <strong>la</strong> perestroïka et de <strong>la</strong><br />

g<strong>la</strong>snost. L'expression russe novoye myshleniye, difficile à prononcer et à retenir, pour<br />

signifier une « nouvelle pensée », <strong>des</strong> « vues nouvelles » en matière de re<strong>la</strong>tions in-<br />

ternationales ne s'est pas imposée dans les <strong>la</strong>ngues étrangères comme les deux termes<br />

précédents. On pourrait dire qu'elle comprend une combinaison du sens de ceux-là<br />

dans leur application aux diverses re<strong>la</strong>tions avec le monde extérieur. Après un texte<br />

d'introduction générale sur ce thème, en autant de chapitres sont considérées les re<strong>la</strong>-<br />

tions extérieures de l'URSS avec le monde socialiste de l'Europe de l'Est, avec les<br />

pays du, tiers monde, avec les États de l'Europe occidentale et, enfin, avec les États-<br />

Unis.<br />

Ces textes d'une é<strong>la</strong>boration fort variable sont aussi d'un intérêt très inégal. Celui<br />

qui porte sur l'imperium soviétique en Europe est le plus succinct (à peine 15 pages),<br />

tout en se présentant comme le plus p<strong>la</strong>tement conventionnel, ne <strong>la</strong>issant en particu-<br />

lier rien pressentir de <strong>la</strong> dégringo<strong>la</strong>de de l'automne 1989 ! Le chapitre sur le tiers<br />

monde s'ouvre par l'examen <strong>des</strong> « conflits régionaux » et s'achève par d'opportunes<br />

considérations d'après-<strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> sur « <strong>la</strong> coopération, pas <strong>la</strong> confrontation ». De<br />

loin, <strong>la</strong> « nouvelle pensée » portant sur les affaires européennes (« notre maison<br />

commune ») et l'ambiance psychologique <strong>des</strong> re<strong>la</strong>tions inter-Grands (« l'image de<br />

l'ennemi », « <strong>la</strong> main de Moscou », etc.) [202] exposent <strong>des</strong> perspectives plus stimu<strong>la</strong>ntes<br />

et novatrices, pouvant faire état <strong>des</strong> développements marqués et même spectacu<strong>la</strong>ires<br />

<strong>des</strong> récentes années.<br />

En conclusion, après avoir fait miroiter un « âge d'or »profitant « à tous les pays<br />

et à <strong>la</strong> communauté mondiale dans son entièreté », le maître, alors incontesté, de<br />

l'Union soviétique et infiniment popu<strong>la</strong>ire à l'extérieur, <strong>la</strong>nçait un dernier coup de<br />

trompette en faveur de « <strong>la</strong> RESTRUCTURATION au sens plein du terme », car c'est<br />

185 Sur l'accolement inhabituel de ces deux termes, Gorbatchev précise : « Ce<strong>la</strong> signifie que l'é<strong>la</strong>boration<br />

du p<strong>la</strong>n - non pas formellement mais réellement - commencera dans les entreprises et les<br />

collectivités de travail. Ce sont elles qui programmeront leur production en se fondant sur les<br />

besoins sociaux, exprimés en objectifs chiffrés (...). Le Comité de p<strong>la</strong>nification de l'État devra<br />

abandonner tout ce qui est réglementation détaillée et contrôle quotidien du travail <strong>des</strong> ministères<br />

et <strong>des</strong> départements, et ces derniers devront en faire de même vis-à-vis <strong>des</strong> entreprises »<br />

(ibid., p. 125).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 212<br />

par elle que « l'intégrité du monde sera renforcée ». D'ailleurs, fait-il observer, « si le<br />

mot russe "perestroïka" est si facilement entré dans le lexique international, ce n'est<br />

pas dû au simple intérêt pour ce qui est en train de se passer en Union soviétique.<br />

Aujourd'hui, le monde entier a besoin d'une structuration, à savoir un développement<br />

progressif, un changement fondamental 186 ». Honni soit qui mal y pense et que, surtout,<br />

s'abstiennent les pharisiens de l'extérieur !<br />

186 Ibid., p. 373, 379, 378.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 213<br />

La perestroïka comme refus de « dépérir »<br />

avant terme ou pour de mauvaises raisons<br />

La conclusion invite à resserrer le propos, tout en reprenant du champ avec retour<br />

à <strong>la</strong> liaison initiale. <strong>Les</strong> rapports directs entre <strong>la</strong> perestroïka de Gorbatchev et le dépé-<br />

rissement d'Engels n'apparaissent pas moins ténus, du fait de leur contradiction, qu'au<br />

début : d'une part, vision utopique vers un très lent dépérissement d'un État socialiste<br />

qui n'aurait plus d'autre fonction sociale à remplir que celle de sa propre extinction,<br />

étant devenu inutile dans une société sans c<strong>la</strong>sses ; de l'autre, une tranche d'actualité<br />

soviétique marquée par un vigoureux programme d'action collective pour réanimer et<br />

restructurer le régime soviétique, marqué surtout depuis l'ère Brejnev de gérontocratie<br />

et de « pétrification 187 » généralisée. En constatant que, dans ce dernier cas,<br />

« l'État » non plus que le « Gouvernement » ne sont guère mentionnés qu'en passant,<br />

le contraste semblerait s'accentuer encore. Mais peut-être pas tellement, en seconde<br />

réflexion, puisque l'autorité politique dominante dans le système soviétique depuis ses<br />

origines a toujours été exercée, sinon en plénitude, du moins en monopole décisionnel,<br />

par le Parti dont l'État n'est qu'un pâle calque formel.<br />

La partitocratie n'était certes pas en train de dépérir, de s'éteindre... Mais <strong>la</strong> mise<br />

en p<strong>la</strong>ce soudaine de <strong>la</strong> perestroïka, nourrie de <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost qui a commencé à saper<br />

l'oligarchie <strong>des</strong> privilèges tout en instaurant ou permettant <strong>des</strong> canaux libres pour l'information<br />

désormais critique, comportait un principe d'éc<strong>la</strong>tement du Parti communiste<br />

de l'Union soviétique [203] (PCUS). La démocratisation dont Gorbatchev brandissait<br />

l'orif<strong>la</strong>mme (davantage de démocratisation en même temps que davantage de<br />

socialisme) devait toutefois continuer à se faire à l'intérieur du Parti et selon les voies<br />

du « socialisme » léniniste, etc. Ou le leader s'est trompé lui-même en croyant opérer<br />

les réformes jusqu'au bout à travers le seul canal du parti unique ; ou, « élevé dans le<br />

sérail », il savait bien que ce n'était pas possible, mais qu'il lui fal<strong>la</strong>it se porter garant<br />

de ce maintien pour pouvoir déclencher réellement le mouvement ; ou... autre chose...<br />

qu'on apprendra plus tard. Quoiqu'il en soit, les milieux diplomatique et soviétologique<br />

n'en sont pas encore revenus de <strong>la</strong> rapidité avec <strong>la</strong>quelle le fameux article 6 de <strong>la</strong><br />

187 Voir « De <strong>la</strong> stabilité à <strong>la</strong> "pétrification" » dans Le pouvoir confisqué d'Hélène Carrère d'Encausse,<br />

Paris, « Le livre de poche », 1980, p. 239-258.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 214<br />

constitution soviétique a dû être abrogé, à l'hiver 1990, par le Plenum du Comité cen-<br />

tral. Ce texte constitutionnel emphatique sur le rôle directeur du PCUS illustrait assez<br />

<strong>la</strong> simple part subsidiaire et symbolique de l'État soviétique comme tel :<br />

Le Parti communiste de l'Union soviétique est <strong>la</strong> force qui dirige et oriente<br />

<strong>la</strong> société soviétique, c'est le noyau de son système politique, <strong>des</strong> organes<br />

d'État et <strong>des</strong> organisations <strong>sociales</strong>. Le PCUS existe pour le peuple et au service<br />

du peuple.<br />

Se fondant sur <strong>la</strong> doctrine marxiste-léniniste, le Parti communiste définit<br />

<strong>la</strong> perspective générale du développement de <strong>la</strong> société, les orientations de <strong>la</strong><br />

politique intérieure et étrangère de l'URSS, il dirige <strong>la</strong> grande oeuvre créatrice<br />

du peuple soviétique, confère un caractère organisé et scientifiquement fondé<br />

à sa lutte pour <strong>la</strong> victoire de communisme. Toutes les organisations du parti<br />

exercent leur activité dans le cadre de <strong>la</strong> constitution de l'URSS.<br />

Que reste-il après une telle abrogation ? De nouveaux espaces à occuper et, au<br />

moins, deux choses : une pluralité de partis, en compétition virtuelle pour <strong>la</strong> conquête<br />

de tous les pouvoirs, ce qui était déjà commencé au p<strong>la</strong>n local ; aussi un Numéro Un<br />

dont l'autorité présidentielle sort elle-même renforcée de l'épreuve. <strong>Les</strong> conséquences<br />

de l'explosion d'un tel réseau partisan de pouvoirs, si vaste et maillé si fin, créent l'effet<br />

d'une décompression généralisée dont les médias nous entretiennent quotidiennement<br />

dans ses aspects spectacu<strong>la</strong>ires. Zbigniew Brzezinski avance <strong>la</strong> prévision qu'en<br />

moins de deux ans, dans de telles conditions, le PC risque même de disparaître 188 .<br />

Le pluripartisme, cette p<strong>la</strong>ie purulente <strong>des</strong> démocraties d'Occident, est tout à coup<br />

devenu le modèle institutionnel de <strong>la</strong> mère du socialisme qui avait pratiqué pendant<br />

70 ans <strong>la</strong> dogmatique contraire. Sont aussi rangées au rayon idéologique <strong>des</strong> futures<br />

oubliettes du régime, les propositions lyrico-dogmatiques au sujet de l'Homme nouveau<br />

et de l'Avenir radieux, du Socialisme avancé [204] et de l'État du peuple entier,<br />

etc. Aujourd'hui, on parle bien plus prosaïquement rendement et approvisionnement,<br />

démocratisation et représentation, responsabilité et contrôle 189 . Tout comme dans<br />

ces pays où l'on ne parle pas de perestroïka ni de g<strong>la</strong>snost, tant ces choses, al<strong>la</strong>nt de<br />

soi, n'ont pas besoin d'être nommées...<br />

188 Dans Newsweek, le 19 février 1990. L'échéance sera plus courte...<br />

189 Dans son ouvrage sur <strong>la</strong> perestroïka, Gorbatchev semb<strong>la</strong>it fier de monter en épingle <strong>la</strong> création<br />

d'un organe de « contrôle de <strong>la</strong> qualité » (op. cit., note 14, p. 80).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 215<br />

Il y a belle lurette que les idéologues du Parti ne se préoccupent pas de seulement<br />

mentionner le « dépérissement », même lorsqu'ils continuaient à se servir d'expres-<br />

sions boursouflées comme l'Homme nouveau ou l'État du peuple entier, etc. <strong>Les</strong> ques-<br />

tions eschatalogiques de doctrine pure n'ont guère de pertinence lorsque <strong>la</strong> pratique<br />

est enfin admise comme foncièrement impure. Si l'on accorde à l'autorité en p<strong>la</strong>ce sa<br />

légitimité du fait qu'elle prétend s'identifier à <strong>la</strong> société, son pouvoir peut se maintenir<br />

et fonctionner fort longtemps, mais <strong>la</strong> confusion entretenue sert toujours davantage le<br />

pouvoir en p<strong>la</strong>ce que <strong>la</strong> société. Qu'un pouvoir se légitime du seul fait qu'il existe<br />

effectivement et se perpétue reste une encore plus faible base de légitimation. Le régime<br />

soviétique al<strong>la</strong>it plus loin en prétendant faire reposer sa légitimité sur le principe<br />

même de l'abolition de <strong>la</strong> dichotomie c<strong>la</strong>ssique entre pouvoir et société, ou entre les<br />

deux cultures politiques, celle qui pose l'unicité du premier et celle qui affirme <strong>la</strong> diversité<br />

multiple de <strong>la</strong> seconde. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que <strong>la</strong> g<strong>la</strong>snost suscite<br />

l'éc<strong>la</strong>tement de crises de légitimité à <strong>la</strong> base. Il en sera ainsi aussi longtemps que les<br />

collectivités locales et leurs institutions n'auront pas <strong>la</strong> conviction de réussir à s'introduire<br />

efficacement dans le réseau, devenu plus complexe, d'une légitimation nouvelle<br />

s'alimentant d'une g<strong>la</strong>snost persistante et dont les citoyens soviétiques, d'instinct, ont<br />

pris l'habitude et le... goût !<br />

La référence incantatoire à Lénine, dont on déboulonne maintenant <strong>la</strong> statue, suffit<br />

moins que jamais à amener l'avènement spontané <strong>des</strong> masses. Seul le Parti pouvait<br />

fournir les structures d'encadrement politique, <strong>la</strong> société soviétique en était devenue,<br />

non seulement appauvrie, mais, plus gravement encore, non spécifique ou plutôt réduite<br />

à une espèce de condition résiduelle. Au-delà <strong>des</strong> relents de <strong>la</strong> critique constante<br />

et <strong>des</strong> effervescences de <strong>la</strong> rue, <strong>la</strong> société, multiforme, manque de porte-parole adéquat<br />

; et il n'est pas sûr que <strong>la</strong> seule multiplication <strong>des</strong> partis puisse y pourvoir. Youri<br />

Afanassiev, qui fut connu comme inspirateur de <strong>la</strong> perestroïka et conseiller important<br />

de Gorbatchev, passant en compagnie d'un invité près du tombeau de Lénine, <strong>la</strong>issait<br />

tomber cette réflexion : « Quand celui-ci sera enterré pour de bon, le peuple soviétique<br />

pourra enfin penser librement par lui-même 190 ! ». Ici, il faudrait ouvrir une pa-<br />

190 Réflexion faite à Guy Sorman, et rapportée par celui-ci dans <strong>Les</strong> vrais penseurs de notre temps,<br />

Paris, Fayard, 1989, p. 220.


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 216<br />

renthèse trop longue sur le rôle ambigu de l'intelligentsia qui accorde son appui à <strong>la</strong><br />

[205] perestroïka, mais telle qu'elle est d'abord décrétée par le « <strong>des</strong>pote éc<strong>la</strong>iré 191 ».<br />

Depuis 1986, comme en 1956, et en 1964-65, les experts <strong>des</strong> choses soviétiques<br />

ont été pris par surprise. Cette fois-ci, loin qu'un sujet d'étonnement chasse <strong>la</strong> précédente,<br />

les surprises cumulent ! Certains récusent les explications <strong>des</strong> changements par<br />

<strong>la</strong> force d'un homme, fût-il hardi et charismatique, et posent l'inévitable problème de<br />

sa survie politique. Selon d'autres analystes, il y aurait <strong>des</strong> constantes de fond dans<br />

l'histoire de <strong>la</strong> société russe expliquant l'éveil popu<strong>la</strong>ire actuel - <strong>la</strong> révolution d'en bas<br />

- par un phénomène de maturation sociale arrivant à point nommé et auquel il a été<br />

porté trop peu d'attention 192 . D'autres estiment que derrière les contestations de <strong>la</strong><br />

rue et <strong>des</strong> groupes, tant qu'il ne se produira pas de profonds changements « systémiques<br />

193 », on ne saurait parler de révolution véritable. La vérité c'est que, devant<br />

l'ampleur et l'inédit de l'événement, <strong>la</strong> phase terminale de l'évolution est proprement<br />

« imprévisible 194 ».<br />

Pour une raison très simple et pourtant difficile à percevoir : quand un régime, reposant<br />

depuis si longtemps sur <strong>la</strong> force et <strong>la</strong> conformité entretenue par <strong>la</strong> peur, s'ouvre<br />

soudainement au vent d'une liberté nouvelle, tout y devient possible, y compris une<br />

reconduction déguisée sous <strong>des</strong> appel<strong>la</strong>tions nouvelles. Le plus étonnant dans les<br />

transformations en cours, c'est l'admission unanimiste d'un échec aussi généralisé.<br />

Mais le plus désespérant est bien <strong>la</strong> non-existence d'une véritable alternative, en quoi<br />

ces transformations vont rester mutationnelles sans devenir proprement révolutionnaires.<br />

Comment réformer en profondeur le socialisme sans sortir du « socialisme » institué<br />

<strong>des</strong> vieilles habitu<strong>des</strong> ? Il y a aussi <strong>la</strong> bureaucratie qui n'a pas à s'accrocher tant<br />

elle s'est incrustée dans le système.<br />

191 Autre réflexion candide d'Afanassiew, bien p<strong>la</strong>cé pour <strong>la</strong> faire, à son hôte : « Personne ne peut<br />

être en avance de Gorbatchev, puisqu'il est le chef et que c'est lui qui dit jusqu'où on peut aller »<br />

(ibid.).<br />

192 C'est notamment l'attitude adoptée par un professeur britannique, Geoffrey Hosking (The Awakening<br />

of the Soviet Union), Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1989). Parmi ce qu'il<br />

appelle les « coutumes communautaires », l'auteur remonte au mir russe, aux soviets d'usine,<br />

aux cercles étroitement solidaires de l'intelligentsia de l'époque tsariste, qui entretenaient l'esprit<br />

d'une g<strong>la</strong>snost au siècle dernier et lors <strong>des</strong> révolutions de 1905 et 1917.<br />

193 William Odum « The future of the Soviet political system » (P.S. : Political science and politics,<br />

vol. XXII, n° 2, juin 1989) : « ... we have yet to see policy initiatives... promise systemic<br />

change » (p. 196).<br />

194 C'est l'avis du spécialiste renommé Alec Nove dans G<strong>la</strong>snost in action (Boston, Unwin Hyman,<br />

1989).


Gérard Bergeron, FINIE… <strong>la</strong> <strong>guerre</strong> <strong>froide</strong> ? (1992) 217<br />

La grande muette est évidemment l'Armée rouge. Depuis le sort dévolu au maré-<br />

chal Zhukov, il n'est même plus fait mention de quelque bonapartisme. Ce peut être<br />

une autre illusion, mais le KGB dont <strong>la</strong> mission est d'agir en silence semble actuelle-<br />

ment d'une docilité exemp<strong>la</strong>ire. La jeunesse, comme d'habitude est partout et nulle<br />

part, sans apparemment s'assigner de mission spéciale dans les circonstances.<br />

Et je n'ai pas encore trouvé le moyen de parler <strong>des</strong> nationalités. Une spécialiste<br />

annonçait avec dix ans d'avance l'éc<strong>la</strong>tement de l'empire 195 . Que ce<strong>la</strong> ait déjà com-<br />

mencé à se produire sur le tard ou dans <strong>des</strong> régions qu'on ne prévoyait pas ne montre<br />

pas moins <strong>la</strong> permanence du problème structurel de cette « prison <strong>des</strong> nationalités »<br />

qu'était l'empire <strong>des</strong> tsars (selon une expression de Lénine). Le moins qu'on puisse<br />

dire à ce sujet, [206] c'est que cet « éveil <strong>des</strong> nationalités », pour employer un euphémisme,<br />

constitue <strong>la</strong> plus sérieuse diversion, fortement négative, au déroulement quelque<br />

peu ordonné de <strong>la</strong> perestroïka : restructurer qui et quoi, et surtout d'après quel<br />

principe d'autonomisation ou de réduction d'une nouvelle réassociation interethnique<br />

? La restructuration socio-politique risque d'être débordée avant d'arriver à terme<br />

et son énergie humaine, engloutie dans <strong>des</strong> tourmentes d'émancipations nationalitaires<br />

dans le plus vaste empire terrestre contigu qui ait jamais existé.<br />

Au temps jadis, Pierre le Grand, naguère V<strong>la</strong>dimir Lénine avaient tenté le gros<br />

oeuvre d'une modernisation de fond en comble de <strong>la</strong> Grande Russie ; maintenant s'y<br />

applique en Union soviétique et, avec une fervente intensité, Mikhaïl Gorbatchev. Si,<br />

comme ces deux prédécesseurs, il n'échoue pas complètement après tous les mouvements<br />

que, poussé par <strong>la</strong> nécessité et de sang-froid, il a libérés, l'Histoire décrétera<br />

qu'il était d'une audace et d'une taille comparables. Mais, en toutes hypothèses, si<br />

l'URSS éc<strong>la</strong>te par une combinaison de facteurs, ses morceaux « étatiques », eux, ne<br />

dépériront pas...<br />

FIN<br />

195 Hélène Carrère d'Encausse, L'Empire éc<strong>la</strong>té, (Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 1978). Un autre soviétologue<br />

français A<strong>la</strong>in Besançon concluait une récente étude par une proposition radicale : « La dissolution<br />

de l'URSS en ses nations constituantes est le préa<strong>la</strong>ble obligé à <strong>la</strong> sortie du communisme.<br />

Réciproquement, toute politique de notre part tendant à maintenir <strong>la</strong> structure unitaire de l'URSS<br />

<strong>la</strong> maintient de ce fait dans le communisme. Il faut préparer <strong>la</strong> Russie à accepter cette dissolution<br />

» (« <strong>Les</strong> atouts de Gorbatchev : une évaluation », Jean-Marie Benoist et Patrick Wajsman,<br />

Après Gorbatchev, Paris, La Table ronde, 1990, p. 108).

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!