“Peut-on séparer science et idéologie en économique ?”.

Maurice Lagueux 

Professeur de philosophie, retraité de l’Université de Montréal 

2005 

<strong>“Peut</strong>-on séparer 

science et idéologie 

en économique ?” 

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, 

professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi 

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Maurice Lagueux, <strong>“Peut</strong>-on séparer science et idéologie en économique ?” (2005) 2 

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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur 

de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : 


Professeur de philosophie, Université de Montréal 

<strong>“Peut</strong>-on séparer science et idéologie en économique ?” 

Un article publié dans la revue CAHIERS D’ÉPISTÉMOLOGIE, Cahier no 

2005-02, numéro 325, 24 pp. Une publication du Groupe de recherche en épistémologie 

comparée, département de philosophie, UQAM, 2005. 

[Autorisation accordée le 14 octobre 2010 par l’auteur de diffuser cet article 

dans Les Classiques des sciences sociales.] 

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<strong>“Peut</strong>-on séparer science et idéologie 

en économique ?” 



comparée, département de philosophie, UQAM, 2005.

[2] 


Cette publication, la trois cent vingt-cinquième de la série, a été 

rendue possible grâce à la contribution financière du FQRSC (Fonds 

québécois de recherche sur la société et la culture). 

Aucune partie de cette publication ne peut être conservée dans un 

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Dépôt légal – 1er trimestre 2005 

Bibliothèque Nationale du Québec 

Bibliothèque Nationale du Canada 

ISSN 0228-7080 

ISBN : 2-89449-125-5 

© 2005 Maurice Lagueux

[3] 


Une première version de ce texte a été présentée dans le cadre des 

« Midis de l’Économie et des Sciences Sociales » à Paris, avant 

qu’une version plus voisine du présent texte soit présentée à l’atelier 

Economics and Ideology tenu à Aix. L’auteur remercie Isabelle Thiss 

et Alain Marciano, respectivement responsables de ces deux événements, 

ainsi que les participants à chacun d’eux pour leurs très utiles 

observations. Il remercie également Yves Gingras, Robert Nadeau et 

Alex Sager pour des informations ou des commentaires fort appréciés. 

Enfin, il est également reconnaissant à l’endroit du GREQAM, du 

FQRSC (Québec) et du CRSH (Ottawa) pour leur aide financière.

Introduction 


Applications vs Idéologies 

Une affaire de crédibilité 

Idéologie et utopie 

Idéologies et science économique 

Ouvrages cités 

NUMÉROS RÉCENTS 

Table des matières




<strong>“Peut</strong>-on séparer science et idéologie 

en économique?” 



comparée, département de philosophie, UQAM, 2005. 

Retour à la table des matières 

[5] 

Introduction 

La question de la place occupée par les idéologies en science économique, 

qui avait fait couler beaucoup d’encre au cours des années 

1960 et 1970, semble être redevenue un objet de discussion qui suscite 

l’intérêt des économistes. Cette question avait pourtant été presque 

oubliée au cours des années 1980 et 1990 où plusieurs économistes 

ont pu croire à la disparition définitive de ces idéologies, même si 

quelques philosophes et sociologues s’interrogeaient de temps à autre 

sur la nature de ce curieux phénomène. À vrai dire, ce renouveau 

d’intérêt n’a rien pour surprendre quand on constate que la plupart des 

économistes estiment normal que leur discipline offre aux gouvernants 

les bases théoriques requises pour prendre des décisions politiques, 

lesquelles peuvent difficilement être dissociées des idéologies 

prônées par les divers partis politiques. Comme par ailleurs, nombre 

d’économistes sont convaincus du caractère proprement scientifique 

de la « science économique » qu’ils estiment si souvent pouvoir rapprocher 

de la physique, le besoin de distinguer clairement dans cette


discipline ce qui relève de la science de ce qui peut s’apparenter à 

l’idéologie s’est à nouveau fait sentir de façon irrépressible. 

Durant la première des deux périodes que l’on vient d’évoquer, les 

économistes « radicaux », qui affichaient haut et fort leur conviction 

d’être les seuls à se préoccuper de questions économiques vraiment 

importantes pour l’humanité, semblaient souscrire plus ou moins explicitement 

à une façon de voir, rendue populaire par le philosophe 

marxiste Louis Althusser et ses disciples, selon laquelle, quand on 

s’intéresse aux affaires humaines, il faut choisir entre une connaissance 

« scientifique » dont les ouvrages de Marx avaient montré la voie 

et une « connaissance idéologique » dont les sciences humaines, et 

l’économie néoclassique en particulier, constitueraient le meilleur 

exemple, dans la mesure où les solutions y seraient [6] imposées par 

des instances politiques et autres plutôt que produites dans un véritable 

processus de connaissance 1. Cette façon de voir paraissait alors à 

tout le moins fort respectable, mais quand l’étoile du marxisme déclina 

de façon spectaculaire au cours des années 1980, ce furent les économistes 

appartenant au « Main Stream » néoclassique qui se plurent, 

à leur tour, à opposer leur science apparemment victorieuse aux idéologies 

presque agonisantes qui étaient associées au marxisme, au socialisme 

et même au keynésianisme. Toutefois, avec les beaux jours 

de l’économie néolibérale à laquelle on recourait constamment pour 

justifier des décisions politiques les plus contestées, il devint évident 

que les choses n’étaient pas aussi simples. Il n’est donc pas étonnant 

que, dans un tel contexte, les épistémologues et les historiens de 

l’économie aient senti le besoin de porter à leur agenda la question des 

relations entre la science et l’idéologie. 

Le plus souvent, les théoriciens qui ont choisi de s’attaquer à ce 

problème cherchent à dégager un critère, plus subtil que celui invoqué 

par Althusser, qui permettrait de distinguer les discours idéologiques 

des discours scientifiques, car il semble bien que ce soit là la voie à 

suivre pour quiconque se préoccupe d’éviter que les seconds soient 

1 C’est à travers l’ensemble de l’oeuvre d’Althusser que s’affirme sans compromis 

cette façon d’opposer idéologie et science. Pour les notions de 

« connaissance scientifique » et de « connaissance idéologique », voir, par 

exemple, Althusser et Balibar (1970), pp. 62, 74 et 169 ainsi que Althusser 

(1972), pp. 39-40 ; sur les sciences humaines, voir Althusser (1972), pp. 54- 

55.


contaminés par les premiers. En fait, la recherche d’un tel critère a 

occupé à peu près tous les théoriciens de l’idéologie depuis Marx, 

mais les travaux plus récents dans cette direction sont caractérisés par 

la reconnaissance du fait qu’il n’est guère possible d’établir une séparation 

claire et nette entre science et idéologie. Néanmoins, le besoin 

de distinguer de l’idéologie ce qui mérite d’être considéré comme une 

connaissance sérieuse n’est pas disparu pour autant. Par exemple, 

Kenneth R. Hoover, dès l’introduction de son récent ouvrage intitulé 

Economics as Ideology, s’inquiète d’une certaine [7] dérive des idées 

vers les idéologies (“the shift from ideas to ideology” Hoover, 2003, 

p. 3). Il n’est pas question chez lui d’opposer massivement la science 

et l’idéologie, mais cette façon de présenter les choses laisse entendre 

qu’il lui paraît important de bien distinguer les idées qui sont tout à 

fait respectables des idéologies qui ont quelque chose de suspect du 

fait, qu’elles fournissent, pour le dire dans ses propres termes, des 

« scenarios for identifying heroes and villains » (p. 6). On peut craindre 

cependant que les idéologies étendent leur empire bien au-delà des 

lieux où se mettent en place de tels scénarios, de sorte qu’il faut voir 

là une volonté d’affirmer l’existence d’une différence plutôt qu’un 

critère auquel on pourrait recourir. Pour sa part, Alain Leroux, qui a 

consacré de nombreux travaux à la question de l’idéologie en économie, 

reconnaît avec justesse que science et idéologie ne peuvent être 

séparées comme peuvent l’être des disciplines qui portent sur des objets 

différents et qu’elles occupent, en quelque sorte, des lieux différents 

dans la pensée. Toutefois, il soutient qu’elles sont des « formes 

de pensée » différentes qui peuvent, en principe, être distinguées 

« temporellement » en tant que stratégies qui imprègnent successivement 

(et parfois simultanément) une même pensée (Leroux, 2004, p. 

19). Il ajoute que ces formes de pensée ne se présentent pas toujours à 

l’état pur, mais que, dans leur forme la plus pure, les idéologies trahissent 

leur présence en ceci que leurs défenseurs ont tendance à maintenir 

leurs idées coûte que coûte plutôt que d’être à l’affût 

d’argumentations qui pourraient soit les mettre en cause, soit leur assurer 

quelque justification. À l’inverse, une forme pure de pensée 

scientifique (ou de pensée philosophique), pourrait se reconnaître au 

fait que la justification y importerait plus que les idées qu’il s’agit de 

défendre (p. 20). On peut apprécier ici le soin qui est mis à éviter les 

oppositions tranchées entre science et idéologie, opposition que l’on a 

trop souvent cherché à durcir à grand renfort d’arguments sans appel ;


mais il demeure qu’il y là une autre tentative, certes légitime, de repérer 

la trace de l’idéologie afin de mieux reconnaître la démarche proprement 

scientifique. Or, malgré leur formulation prudente et pleine 

[8] de nuances, ces considérations sur les rapports qui relient les idées 

à leur justification ne permettent guère d’identifier une forme pure de 

la pensée scientifique qui serait à l’abri de la contamination idéologique, 

Pour s’en convaincre, il suffit, en effet, de constater avec Thomas 

Kuhn que les scientifiques, qui pratiquent une science normale dans le 

cadre d’un paradigme donné, sont fort peu enclins, malgré la pureté de 

leur engagement à l’égard de la pensée scientifique, à renoncer à une 

thèse du seul fait que celle-ci paraît contredite par l’expérience 2. Inversement, 

on aurait sans doute tort de mettre à l’abri de toute accointance 

idéologique, du seul fait qu’ils n’ont pas hésité à fréquemment 

modifier leurs vues, ces nombreux économistes, sociologues ou philosophes 

qui étaient d’ardents défenseurs du marxisme au cours des années 

1970 et qui sont devenus des néolibéraux convaincus dans les 

années 1990, dans bien des cas, après être passés par tout le spectre 

des positions associées au socialisme et au libéralisme. Il ne s’agira 

pas ici de chercher à raffiner des analyses soigneuses et nuancées, 

comme celles de Hoover et de Leroux, en vue de formuler un critère 

qui échapperait aux difficultés signalées ici. Trop de penseurs parmi 

les plus éminents ont cherché sans succès à formuler un critère permettant 

de détecter la présence d’éléments idéologiques au sein ou 

dans les confins de la pensée scientifique pour que l’on puisse espérer 

apporter de réelles améliorations à un travail qui a déjà été effectué 

avec autant de soin 3. Il s’agit plutôt de se demander si la volonté de 

dégager un critère permettant de dissocier les idées qu’il faut qualifier 

d’idéologiques des idées qui méritent le titre de « scientifiques » ne 

serait pas une tâche impossible que les efforts les plus louables et les 

[9] plus éclairants à d’autres égards ne sauraient mener à bien. Et si tel 

est le cas, ce qui importe et ce qui sera tenté ici, c’est d’expliquer 

pourquoi il en est ainsi. 

2 Voir Kuhn (1983), en particulier le chapitre VII ainsi que Kuhn (1990). 

3 Je me contenterai de signaler ici à titre d’exemple l’effort fait en ce sens dans 

Granger, 1988 (pp. 143 à 149) par l’auteur du premier ouvrage monumental 

de méthodologie économique (Granger, 1955) paru en français, mais à propos 

de ce critère recourant à une distinction entre idée et concept, voir Lagueux 

(1991).


Il paraît donc indiqué de repenser les relations de la science et de 

l’idéologie en renonçant d’entrée de jeu à tout critère qui permettrait 

de séparer le discours scientifique de ce qui est qualifié de discours 

idéologique. Pour parvenir à clarifier ces relations, il ne sera toutefois 

pas nécessaire ici — si ce n’est pour rappeler quelques thèses de Marx 

et d’Engels qui seront le point de départ de quelques réflexions sur la 

nature des idéologies — de parcourir à nouveau l’histoire tumultueuse 

de la notion d’idéologie. Je renvoie là-dessus aux remarquables travaux 

d’Alain Leroux (2004, pp. 1-17) qui, même si je ne suis pas 

convaincu par l’analyse des relations de la science à l’idéologie qu’ils 

proposent, me semblent donner une idée juste de la façon dont 

l’emploi de ce concept a évolué au cours des âges depuis qu’il a été 

façonné par les idéologues de la fin du XVIIIe siècle. C’est plutôt une 

réflexion sur la nature même des idéologies et sur les raisons de 

l’échec des multiples tentatives de mettre la science à l’abri des 

contaminations idéologiques que propose le présent article qui, ce faisant, 

s’efforcera aussi de porter une attention particulière au cas des 

démêlés de la science économique et de l’idéologie. Plus généralement, 

je soutiendrai qu’il est impossible de séparer et même de distinguer 

clairement la science et l’idéologie tant qu’on les présente comme 

deux types de discours qu’il s’agirait de comparer à partir de leurs 

caractéristiques propres. Ceci n’empêche pas que l’on puisse, comme 

Gaston Bachelard (1969) s’est efforcé de le faire, distinguer et séparer 

la science de la préscience ou de la pseudo-science, car il y a sens à 

parler d’un discours pré-scientifique ou d’un discours pseudoscientifique 

qui s’attaquent à l’aide de méthodes moins rigoureuses et 

adaptées à d’autres fins à des questions qui s’apparentent à celles que 

le discours scientifique aborde d’une tout autre façon. On peut donc 

avec Bachelard soutenir que ce qui n’est qu’un propos pré-scientifique 

[10] ne peut être qualifié de scientifique et tout comme on peut, avec 

tant de penseurs rationalistes, s’efforcer d’éliminer du discours scientifique 

tout reliquat de pensée pseudo-scientifique (associé à 

l’astrologie, au charlatanisme ou à quelque autre source), car parmi les 

divers discours qui prétendent rendre compte de divers phénomènes, 

certains rencontrent les critères qui définissent le discours scientifique 

et d’autres pas. Bien que la formulation de tels critères est loin d’aller 

de soi et que la solution du « problème de la démarcation » entre la 

science et la pseudo-science se heurte à des difficultés considérables, 

la tentative de pourchasser ces deux types de discours, voire d’extirper


du discours scientifique tout ce qui relève de la pré-science ou de la 

pseudo-science, demeure une entreprise parfaitement légitime même 

si on peut la juger pratiquement irréalisable 4. Par contre, il n’y a aucun 

sens à prétendre départager discours scientifique et discours idéologique 

parce que la science et l’idéologie ne sont pas deux parties 

d’un même univers ou, si l’on préfère, ne sont pas deux types de discours 

qui, par des moyens différents, chercheraient à rendre compte de 

phénomènes similaires 5. Cette thèse que, dans quelques articles antérieurs 

6, j’ai soutenue à propos de questions plus particulières peut 

paraître quelque peu abstraite, mais il s’agira ici d’en clarifier le 

contenu et de montrer en quoi elle peut s’appliquer aux rapports de 

l’idéologie et de la science économique. 

[11] 

Les diverses tentatives de distinguer la science et l’idéologie ont 

toujours été assez décevantes parce qu’elles n’ont jamais permis 

d’isoler le discours scientifique de ce qui, en son sein même, produit 

un effet idéologique souvent considérable. Le célèbre essai méthodologique 

que Milton Friedman publia en 1953 se voulait essentiellement 

basé sur la notion d’« économie positive » dont la caractéristique 

propre est l’exclusion systématiquement les jugements de valeur 7, 

mais, même si Friedman avait toujours été fidèle au programme dont 

il défendait éloquemment les mérites dans ce texte, il est plus que 

douteux que ceci ait pu mettre sa pensée à l’abri des multiples accusations 

de ceux qui y ont vu un instrument de propagation idéologique. 

4 Voir à ce propos Lagueux (1998). 

5 Il faut faire une place à part à la remarquable contribution de Georges Canguilhem 

dans Canguilhem (1977), qui distingue la science de ce qu’il appelle 

« idéologie scientifique ». Ce qui est désigné ainsi « a une ambition explicite 

d’être science » (p. 39) et porte sur des secteurs que la science investira, même 

si une idéologie de ce type ne sera que progressivement refoulée par la science 

quand se révélera le fait qu’elle ne se situe pas dans le même axe que celle-ci. 

Toutefois, une telle idéologie scientifique « n’est pas une fausse conscience 

comme l’est une idéologie politique de classe » (p. 39) et, en ce sens, même si 

elle noue de subtils rapports avec la science qui la refoule, elle se rapproche 

plus de la pré-science bachelardienne que de l’idéologie au sens où il en est 

question en sciences sociales. Je remercie Yves Gingras d’avoir attiré mon attention 

sur ce texte. 

6 Voir en particulier Lagueux (1989), pp. 144-152. 

7 Friedman (1953), section I, pp. 3-7.


C’est pourquoi Alain Leroux a parfaitement raison de dénoncer les 

économistes qui, dans le sillage de Schumpeter, ont associé idéologie 

et jugements de valeur (Leroux, 2004, pp. 2-8), non seulement parce 

que la notion d’idéologie se voit, de ce fait, privée du contenu qui lui 

est propre et qui est bien loin de se réduire à celle de jugement de valeur, 

mais parce qu’une exclusion systématique des jugements de valeur 

d’un discours risque de ne rien enlever en son potentiel proprement 

idéologique. 


Applications vs Idéologies 

Toutefois, prétendre que l’idéologie ne peut, en aucune façon, être 

séparée de la science n’implique pas qu’elle ne peut en être conceptuellement 

distinguée. Aussi, reste-t-il à déterminer ce qu’est cette 

idéologie qu’on ne parvient pas à dissocier du discours scientifique. 

Comme l’a bien souligné Raymond Boudon, cette question est l’une 

de celles qui semble avoir généré la plus grande confusion si l’on en 

juge par la variété des définitions proposées tant au sein qu’à 

l’extérieur de la tradition marxiste dont la notion moderne d’idéologie 

est issue (Boudon, 1986, [12] p. 29, 30, 35 et 38), Comme on a affaire 

à une question qui ne saurait être tranchée d’autorité, il peut être utile 

de revenir un moment aux idées de Marx et d’Engels qui sont à 

l’origine des débats autour de cette question. Les auteurs de 

l’Idéologie allemande invoquaient la notion d’idéologie pour mettre 

en relief leur thèse voulant que le monde des idées associé principalement 

à la philosophie et à la religion soit systématiquement déterminé 

par le contexte socio-économique. Prise à la lettre, cette façon de 

penser semble laisser entendre que les idées sont des épiphénomènes 

un peu vaporeux qui ne font que « refléter » l’activité réelle des êtres 

humains. Si elles n’étaient rien de plus, ces idées pourraient difficilement 

exercer un impact efficace sur l’univers « réel » des classes socio-économiques 

dont elles dépendraient passivement. Toutefois, dans 

ses analyses historiques et politiques, Marx, sans employer le mot 

« idéologie », cherche à rendre compte du comportement des membres 

de la bourgeoisie en invoquant des idées et des conceptions systématiquement 

associées à leur classe. Par la suite, les marxistes ont


repris et développé cette façon de voir qui est devenue une pièce centrale 

de l’appareil théorique à l’aide duquel ils ont constamment dénoncé 

l’attitude des clases dominantes qui prennent appui sur des 

idéologies droitistes pour maintenir des populations entières dans un 

état de soumission. Ainsi comprises, les idéologies semblent avoir un 

impact fort efficace dans la lutte des classes et dans la domination 

exercée par les clases dominantes. Mais les idéologies sont-elles des 

reflets inoffensifs et évanescents du monde réel ou de puissants et 

pernicieux instruments de domination d’une classe sociale sur une autre 

? 

L’évidente contradiction que semble receler cette double conception 

de l’idéologie peut toutefois être aisément dissipée si l’on accepte 

de donner un sens un peu moins littéral à la notion de reflet. Des philosophies 

aussi complexes et subtiles que celle de Hegel ne sont évidemment 

pas un [13] simple reflet des conditions socio-économiques 

de leur époque. Il n’en demeure pas moins vrai que ces conditions socio-économiques 

engendrent des besoins spécifiques dans une société 

et que des idées peuvent difficilement être développées avec succès 

dans une société si elles ne répondent pas en quelque façon aux besoins 

ainsi engendrés. Or parmi ces besoins que des idées peuvent 

contribuer à satisfaire, il faut évidemment mentionner le besoin de 

comprendre ce qui se passe, un besoin qui peut être qualifié de « théorique 

». Mais concentrons-nous plutôt sur les besoins pratiques engendrés 

par des conditions socio-économiques. Parmi ces besoins pratiques 

que des idées sont susceptibles de combler, on peut distinguer 

les applications et les idéologies. La notion d’application scientifique 

est familière à chacun et elle illustre clairement le fait que des idées, 

des idées scientifiques à tout le moins, peuvent satisfaire de façon efficace 

les besoins croissants de l’humanité. On sait aussi que ces applications 

ne peuvent être développées avec succès que si elles sont 

requises par des besoins réels. On a souvent souligné que les ingénieux 

appareils que Léonard de Vinci avait mis au point ont vite été 

oubliés parce qu’ils ne répondaient pas à un besoin social qui aurait 

été ressenti à la Renaissance. Par contraste, au cours de la deuxième 

moitié du XVIIIe siècle, tout un ensemble d’appareils de même type 

ont été développés avec succès et ont contribué efficacement à transformer 

de façon spectaculaire la manière de vivre et de produire dans 

le monde occidental, et plus tard, dans le reste du monde, parce


qu’une révolution industrielle était alors requise par les besoins croissants 

associés au développement d’un commerce international en 

pleine expansion. 

Cependant, des besoins d’un autre type ne peuvent être satisfaits 

par les applications scientifiques les plus ingénieuses. On peut penser 

aux besoins suivants qui sont ressentis par de nombreuses personnes 

en diverses occasions : le besoin de gagner l’adhésion des autres sur 

des [14] questions jugées importantes, le besoin d’être le candidat préféré 

à l’occasion d’une élection, le besoin de dominer ses semblables 

sans engendrer de révolte de leur part, le besoin d’exploiter les autres 

à son propre avantage, le besoin de masquer des aspects gênants d’un 

comportement guidé par la satisfaction d’intérêts purement personnels 

et, plus fondamentalement, le besoin de se sentir pleinement justifié 

quand on bénéficie de tels avantages et de disposer d’un ensemble de 

raisons permettant de présenter son propre comportement ou sa propre 

situation sous un jour parfaitement acceptable. C’est à une remarquable 

analyse des besoins de ce genre que Jean Baechler a consacré le 

deuxième chapitre de son livre intitulé Qu’est-ce que l’idéologie ? 8. 

Pour souligner le fait que diverses idéologies parviennent à satisfaire 

de tels besoins, Baechler parle dans ce chapitre des « fonctions de 

l’idéologie ». Or, se référer aux fonctions de l’idéologie, c’est laisser 

entendre qu’il existe telle chose que des idéologies qui peuvent, entre 

autre choses, exercer cette fonction ; aussi Baechler définit-il une 

idéologie comme « une formation discursive polémique, grâce à laquelle 

une passion cherche à réaliser une valeur par l’exercice du 

pouvoir dans une société » 9. L’idéologie serait donc une « formation 

discursive », associée à un certain type de discours que, sans doute, il 

ne faut surtout pas confondre avec un discours scientifique. Or malgré 

le fait que l’auteur assure que l’idéologie déborde le discours pour inclure 

des images, des sons et des odeurs (p. 27), l’ennui d’une définition 

de ce genre, c’est qu’elle laisse penser qu’un discours scientifique 

ne pourrait pas tout aussi bien permettre à une passion de réaliser une 

valeur par l’exercice du pouvoir dans une société. C’est pourquoi je 

soutiendrai plutôt que l’idéologie n’est pas un discours ni une formation 

discursive d’un type particulier, mais qu’elle ne se définit pas au- 

8 Baechler (1976), ch. II, « Les fonctions de l’idéologie », pp. 63-105. 

9 Baechler (1976), p. 60, italiques supprimées.


trement que par la fonction qu’elle exerce et que Baechler a si bien 

décrite. Il y a idéologie là où un discours (ou une formation discursive 

si l’on préfère), quel qu’il soit, peu importe qu’il [15] puisse ou pas 

être qualifié de scientifique, est mobilisé pour permettre à des actions 

orientées par des passions ou des intérêts de trouver des justifications 

et des rationalisations susceptibles de les rendre acceptables 10. Pourquoi 

faudrait-il, en effet, que les idées qui sont susceptibles d’apporter 

les justifications et les rationalisations requises pour rendre acceptables 

ces mouvements passionnels ou intéressés ne puissent avoir valeur 

scientifique ? Tout ce qui importe, c’est que ces idées soient appropriées 

à cette fin. Ce qui laisse penser qu’on ne puisse avoir affaire 

ici à des idées scientifiques, c’est qu’il est certain que ces idées ne 

peuvent pas alors être appliquées au sens où les idées scientifiques 

peuvent l’être. Il faut donc en conclure que c’est sur un tout autre mode 

que ces idées (scientifiques ou pas) peuvent exercer leur fonction, 

non pas sur le mode de l’application, mais sur le mode propre à 

l’idéologie. Or rien n’empêche que les mêmes idées, qui en certaines 

circonstances peuvent faire l’objet d’une application scientifique, 

peuvent en d’autres circonstances fonctionner idéologiquement. La 

chose peut être aisément illustrée à l’aide d’exemples tirés de la pensée 

économique si tant est, bien sûr, que celle-ci soit considérée comme 

une science, ce que d’aucuns contestent. Toutefois, sans aborder 

ici la question de savoir si la discipline pratiquée par les économistes 

peut rencontrer les critères qui autoriseraient à la classer parmi les 

sciences, on peut reconnaître avec la plupart des économistes que cette 

discipline développe le discours qui paraît être le plus adéquat pour 

rendre compte d’une façon aussi rigoureuse que possible des phénomènes 

engendrés par les échanges économiques et admettre que l’on 

parvient à tirer de ce discours des applications susceptibles de permettre 

d’agir plus efficacement en ce domaine. Ceci suffira pour que la 

différence entre application et idéologie soit illustrée à l’aide 

d’exemples tirés de la pensée des économistes. 

[16] 

10 Les notions de justification et de rationalisation comprise au sens freudien me 

paraissent inséparables du concept d’idéologie tel qu’utilisé en sciences sociales. 

On les retrouve sous des formes plus ou moins explicites, par exemple 

dans Baechler (1976) et dans Dumont (1974) qui, toutefois, donnent tous deux 

à l’idéologie un sens plus large que celui qui est retenu ici.


Considérons par exemple, les idées de John Maynard Keynes. Un 

ministre des Finances dont le gouvernement a décidé de stimuler la 

production et de réduire le taux de chômage peut appliquer certaines 

idées de Keynes (raffinées par les successeurs de celui-ci) pour déterminer 

le plus exactement possible le niveau de taxation qui maximisera 

ses chances d’arriver à ses fins ; on parlera alors d’une application 

des idées développées par les économistes keynésiens. Toutefois les 

mêmes idées pourront fonctionner idéologiquement quand le même 

ministre des Finances, lors de sa campagne électorale, invoquera 

l’autorité de la Théorie générale pour ridiculiser les craintes de 

l’opposition à l’égard de l’inflation et de l’endettement, en assurant 

qu’il convenait d’abord d’assurer le plein-emploi à la classe travailleuse 

et que les éventuelles conséquences non voulues de la politique 

qui s’imposait durant son mandat seront corrigées en temps utile. Bien 

entendu, les idées de Friedman — dont notre ministre des Finances 

aurait pu tout aussi bien tirer des applications, par exemple lors de 

l’établissement de sa politique monétaire — exerceront une fonction 

idéologique quand l’opposition s’en emparera pour blâmer le Gouvernement 

d’avoir négligé de contrôler une inflation qui menace le pays 

de conséquences désastreuses dès qu’on ne prête pas à la politique 

monétaire l’attention que semble requérir les analyses de Friedman. 

Bref, il est impossible de dissocier les idées que l’on voudrait qualifier 

de scientifiques de celles que l’on associe à l’idéologie car les mêmes 

idées peuvent donner lieu à des applications (de même type que les 

applications des sciences naturelles) et fonctionner idéologiquement. 


Une affaire de crédibilité 

Il en est ainsi car, pour fonctionner efficacement, une idéologie 

doit bien sûr être susceptible de favoriser en quelque façon les intérêts 

de ceux (peu importe qu’il s’agisse de classes sociales, de partis politiques 

ou d’individus) qui les invoquent pour justifier leurs actions, 

[17] mais elle doit aussi être en mesure de gagner le respect des personnes 

dont l’adhésion est recherchée. C’est pourquoi ces idées doivent 

être crédibles, faute de quoi elles n’auront aucun impact idéologique. 

Par exemple, au moyen âge, à l’époque où la chrétienté exerçait


une autorité morale presque incontestée partout en Europe, l’idéologie 

du droit divin des rois exerçait auprès des populations une immense 

influence qui contribuait non seulement à assurer leur soumission au 

pouvoir royal mais à entretenir en elles une déférence admirative à 

l’égard de la Royauté. Le besoin qu’éprouvaient les rois et 

l’aristocratie de maintenir leur autorité sur la populace, leur besoin de 

convaincre leur peuple de combattre dans des conditions horribles 

pour défendre leurs intérêts et leurs idées ainsi que leur besoin de 

transmettre leur autorité à leurs héritiers étaient largement satisfaits 

par cette idéologie dont ils pouvaient tirer parti avec confiance car elle 

était étroitement associée à une religion hautement crédible qui proclamait 

que tout pouvoir trouve son origine en Dieu. De même, 

l’Islam est aujourd’hui une religion hautement respectée par une très 

large part de la population d’un grand nombre de pays. Or le besoin 

apparemment éprouvé par diverses personnes détenant diverses formes 

d’autorité dans ces pays de renforcer cette autorité auprès de certaines 

parties de la population, d’imposer aux femmes une loi qui leur 

interdit de s’affirmer et même d’inciter leur coreligionnaire à punir, 

voire par des moyens terroristes, ceux dont le comportement leur 

paraît inacceptable est efficacement satisfait par le recours à une interprétation 

appropriée, quoique souvent contestée, de la pensée islamique. 

Mais le fait de souligner ainsi que les religions chrétienne ou 

musulmane peuvent fonctionner idéologiquement pour permettre aux 

détenteurs d’une quelconque autorité de satisfaire leur besoin de justifier 

leur domination n’est, en aucune façon, un jugement porté sur la 

valeur du christianisme ou de l’Islam en tant que religion dont les 

fondements ne sont ni affaiblis ni renforcés par de telles considérations. 

Bien au contraire, une religion qui serait considérée parfaitement 

vraie et valable à tous égards ne serait que plus sujette à fonctionner 

idéologiquement du seul fait que sa [18] crédibilité en serait 

rehaussée d’autant. Il est littéralement impossible d’extirper d’une religion 

que l’on voudrait plus pure ces éléments à potentiel idéologique 

dont toutes les religions sont porteuses car ces éléments sont partie 

intrinsèque de ce qui constitue cette religion. L’idéologie du droit divin, 

par exemple, n’est pas un ensemble de propositions fausses et 

trompeuses qui pourraient être identifiées et exclues de la pensée chrétienne. 

Cette idéologie est plutôt intimement liée à une façon chrétienne 

de voir les choses selon laquelle, puisque tout a été créé par un 

Dieu qui veille sur sa création, il paraît raisonnable de respecter ce qui


n’est pas clairement répréhensible dans l’ordre actuel du monde. Auréolée 

de l’autorité du christianisme, cette façon de voir était plus que 

suffisante pour permettre à l’aristocratie médiévale de consolider son 

pouvoir. Or, pourquoi faudrait-il penser que ce mécanisme fonctionnerait 

moins, et non pas plus, efficacement dans un monde qui reconnaîtrait 

que la religion chrétienne est absolument vraie et parfaitement 

valable ? 

À notre époque, en Occident, seule la science jouit d’une crédibilité 

comparable à celle qu’on accordait à la religion au moyen âge et ce 

à un point tel que, dans le langage populaire, dire qu’une proposition 

est scientifiquement établie est devenu presque synonyme de dire 

qu’on n’a aucun autre choix que d’en reconnaître la validité. On peut 

donc en conclure qu’à notre époque, la science est un terreau idéal 

pour le développement des idéologies. Il est vrai que bon nombre de 

conclusions scientifiques, comme la plupart de celles qu’a établies la 

physique moderne, ne peuvent être d’un grand secours aux classes 

sociales ou aux individus qui cherchent à justifier et à rationaliser leur 

comportement. Certaines conclusions des sciences de la vie peuvent 

parfois être mobilisées à des fins idéologiques en certaines circonstances, 

mais ce sont surtout les sciences sociales qui peuvent fonctionner 

idéologiquement de façon assez systématique, du fait que ces sciences 

s’intéressent au comportement humain comme tel. Or [19] parmi les 

sciences sociales, l’économique est probablement celle qui est le plus 

susceptible de générer des idéologies efficaces, non seulement parce 

qu’elle porte sur des intérêts économiques à propos desquels les justifications 

sont particulièrement bienvenues, mais parce que plusieurs, à 

tort ou à raison, considèrent qu’elle est la plus respectable et la plus 

« scientifique » des sciences sociales. Ceci explique que, depuis ses 

origines, l’économique ait été appelée à exercer une fonction manifestement 

idéologique. Chez Boisguillebert, Quesnay, Turgot, Smith, Say 

et Ricardo pour ne nommer qu’eux, les plus brillantes analyses économiques 

ont été étroitement mêlées à la promotion des intérêts d’une 

classe particulière, que ce soit la classe agricole ou la classe bourgeoise. 

Toute tentative, comme celle que proposait Schumpeter (1949), de 

séparer le bon grain scientifique de l’ivraie idéologique présente dans 

ces contributions ne peut être que vouée à l’échec, car ce qui a vraiment 

contribué à promouvoir les intérêts des classes qui en ont tiré 

avantage, ce ne sont pas les jugements de valeur occasionnels de ces


économistes, mais bien plutôt leurs analyses les plus respectables. Ce 

qui a fortement contribué à promouvoir les intérêts des libreéchangistes 

et a stimulé les capitalistes et les parlementaires à faire 

accepter des mesures qui ont eu des conséquences désastreuses pour 

plusieurs de leurs concitoyens habitués au protectionnisme, ce ne sont 

sans doute pas les jugements de valeur subjectifs — d’ailleurs relativement 

rares dans ses écrits économiques — qu’a pu émettre David 

Ricardo, mais bien plutôt ses contributions les plus intéressantes d’un 

point de vue scientifique comme la théorie des avantages comparés. 

De même, les théories de Keynes et de Friedman ont eu un impact 

idéologique considérable au XXe siècle parce que leurs plus remarquables 

analyses « scientifiques » ont alimenté les campagnes idéologiques. 

Puisque les analyses de Keynes semblent avoir établi qu’un 

équilibre de sous-emploi est parfaitement possible, il semble 

s’imposer clairement qu’il est du devoir de l’État d’intervenir en vue 

de réinstaurer un équilibre de plein-emploi. Inversement, s’il est 

« scientifiquement et empiriquement » établi que la [20] généralisation 

de telles interventions tend à accroître le taux d’inflation à un niveau 

inquiétant et l’endettement national à un point tel que le remboursement 

de l’intérêt de la dette nationale en vient à constituer une 

part considérable du budget de l’État, il semble s’imposer clairement 

qu’il est du devoir du peuple de s’engager dans des mouvements de 

lutte contre les déficits et contre les interventions intempestives de 

l’État. Les opinions politiques personnelles de Keynes ou de Friedman 

sont loin d’être aussi importantes pour la promotion de ces mouvements 

idéologiques que le sont leurs meilleures contributions scientifiques. 

Ces contributions sont si étroitement liées aux idéologies associées 

à leurs analyses que la théorie de l’équilibre de sous-emploi qui, 

aux yeux de plusieurs, constituait l’une des plus remarquables contributions 

scientifiques de Keynes, a été décrite sans plus par Schumpeter 

comme « l’idéologie du sous-emploi » (Schumpeter, 1949, p. 271). 

Cette notable divergence de perception s’explique facilement par le 

fait que les résultats des analyses de Keynes — ou de ses « constructions 

de modèles » pour employer la terminologie de Schumpeter — 

sont devenus une partie intégrale de l’idéologie interventionniste. 

Mais dire que l’idéologie et la discipline économique sont intrinsèquement 

reliées n’implique en aucune façon que cette dernière se voit 

discréditée dans sa prétention à être considérée comme une science,


pas plus qu’une cohabitation de même type entre idéologie et religion 

ne jetait de discrédit sur les prétentions à la vérité de la religion comme 

telle. Sans prétendre, ce qui serait évidemment absurde, que cette 

omniprésence de l’idéologie cautionne la prétention de la discipline 

économique à la scientificité, on peut néanmoins affirmer que les 

conclusions les plus scientifiquement convaincantes de l’économique 

sont celles qui sont le plus susceptibles de fonctionner idéologiquement 

parce que ce sont celles qui peuvent jouer ce rôle le plus efficacement. 

La tentative de séparer la science de l’idéologie ressemble à 

une tentative de séparer le meilleur vin de ce qui dans le vin peut rendre 

ivre. Non seulement une telle tentative [21] serait absurde, mais il 

semble évident que, pour un consommateur de vin, le vin le plus délectable 

est celui qui engendrera l’ivresse avec la plus grande probabilité, 

puisque ce consommateur boira normalement une plus grande 

quantité d’un vin délectable que d’un vin insipide. Une tentative 

d’extirper l’idéologie de la science en vue de produire une science 

plus pure ressemble à une tentative d’extirper l’alcool du vin en vue 

de produire le plus parfait des vins ! C’est pourquoi dire qu’une théorie 

fonctionne fréquemment sur un mode idéologique n’est pas plus 

équivalent à dire que cette théorie n’est pas scientifique que dire 

qu’un vin qui a souvent rendu ivres ses adeptes les plus inconditionnels 

équivaut à dire que ce vin ne peut être un vin de qualité. La raison 

pour laquelle il n’est pas possible d’extirper l’idéologie de la science 

paraît assez claire, c’est que l’idéologie n’est pas un certain type de 

discours qui pourrait être isolé et séparé du discours scientifique, 

puisqu’elle est plutôt une fonction particulière (ou une dysfonction si 

on préfère) exercée par la science, par la religion ou par quoi que ce 

soit d’autre qui est suffisamment crédible. 

Le fait que la prétention à la scientificité de la discipline économique 

n’est nullement compromise par son fréquent fonctionnement 

idéologique n’implique évidemment pas que les conclusions des économistes 

doivent être qualifiées de scientifiques pour autant. Le caractère 

scientifique des conclusions des économistes, comme celles de 

n’importe quel autre chercheur, peut être mis en cause pour de multiples 

raisons. C’est pourquoi il est légitime de chercher à isoler ce qui, 

dans un discours à prétention scientifique, constitue une thèse purement 

scientifique, et d’essayer d’y parvenir en extirpant de ce discours 

tout ce qui relèverait de la préscience ou de la pseudo-science, des ju-


gements de valeur ou de préjugés d’origine émotionnelle, toutes choses 

qui peuvent se rencontrer dans les discours des économistes. La 

seule chose que je soutiens, c’est qu’une fois réalisée cette utile décantation, 

et une fois que nous aurons en main [22] des thèses « purement 

scientifiques », le résultat obtenu est encore susceptible 

d’exercer un puissant impact idéologique, tout comme une fois qu’un 

vin a été décanté des impuretés qui pouvait en affecter la qualité, 

l’excellent et quasi irrésistible élixir que nous obtenons est précisément 

ce qui risque le plus de plonger certains de ses consommateurs 

dans une ivresse fort peu souhaitable. Cet état de choses n’est évidemment 

pas propre à l’économique. Pensons, par exemple, à 

l’anthropologie et à la psychologie où ont été poursuivies de multiples 

études portant sur les différences entre les races. Au départ, ces études 

étaient farcies de jugements de valeur et de préjugés, mais elles ont 

été progressivement critiquées et remplacées par des travaux scientifiques 

beaucoup plus soigneux et rigoureux dont les conclusions comportaient 

des nuances importantes et des mises en garde à propos de 

facteurs susceptibles d’en réduire considérablement la portée. Il est 

probable que les jugements de valeur progressivement écartés étaient 

une manifestation d’un racisme assez primaire, mais ce sont surtout 

les résultats des études scientifiques les plus sérieuses qui risquent le 

plus d’exercer (par le biais de médias de divers types) un impact idéologique 

profond (et perfide) chez ceux qui, en refusant de louer leur 

logement aux membres d’une minorité raciale, y trouveront quelque 

réconfort et une sorte de justification en se disant : « Après tout, ces 

gens sont différents de nous ». 


Idéologie et utopie 

Il n’est toutefois pas suffisant pour une idéologie efficace de prendre 

appui sur les conclusions scientifiques les plus respectées, car les 

idéologies doivent aussi séduire. C’est pourquoi la célèbre distinction 

proposée par Karl Mannheim entre idéologie et utopie a quelque chose 

de trompeur (Mannheim, 1936) Cette distinction entre l’idéologie 

qui est au service des classes dominantes et l’utopie vers laquelle se 

tournent les classes dominées suggère, au moins implicitement, que


les idéologies [23] sont normalement favorables au statu quo ou même 

tournées vers le passé dans la mesure où elles défendent des privilèges 

acquis, alors que les utopies sont tournées vers un avenir attrayant, 

prometteur d’un monde meilleur caractérisé habituellement 

par la liberté et la fraternité qui y régnera. Cette distinction est trompeuse 

parce que toute idéologie est, en un sens, tournée elle aussi vers 

le futur et vers un monde meilleur. C’est ce qu’a fort bien compris 

Henri Lepage qui, sans doute guidé par une maîtrise sûre de la rhétorique 

propre au monde de l’édition, intitulait ses deux livres rédigés 

vers la fin des années 1970 “Demain le capitalisme” (Lepage, 1978) et 

“Demain le libéralisme” (Lepage, 1980). C’est aussi ce qu’avaient 

compris des économistes défenseurs de conceptions d’ailleurs fort différentes 

du capitalisme comme Paul Samuelson et Milton Friedman 

qui ont parfois suggéré par leur propos que le capitalisme est un mode 

de production qui n’a pas vraiment été essayé car, à leurs yeux, le capitalisme 

occidental devrait encore être transformé à divers égards 

pour que les vertus qu’ils attribuent au capitalisme puissent se manifester 

et contribuer efficacement à la mise en place d’un monde meilleur. 

Il est vrai qu’une idéologie efficace peut contribuer décisivement 

à maintenir le statu quo, mais elle n’y parviendra qu’en proposant de 

l’avenir un portrait attrayant pour ceux qu’elle veut convaincre, portrait 

qui est habituellement associé à l’idée d’un progrès dont tous bénéficieront. 

Par ailleurs, une utopie est, tout comme une idéologie, une 

vision des choses enracinée dans la religion, dans la science ou dans 

quoi que ce soit de suffisamment crédible, grâce à laquelle des classes 

ou des individus trouvent moyen de justifier et de rationaliser les actions 

qu’ils entreprennent en vue de favoriser leurs intérêts de classe 

ou leurs intérêts individuels. 

La pensée de Karl Marx illustre la chose de façon particulièrement 

claire. Ce qui a fait du marxisme une puissante idéologie (utopique) 

qui a transformé le monde plus radicalement peut-être que n’importe 

quelle autre, ce ne sont pas, malgré leur formulation extrêmement incisive 

et [24] efficace, les multiples jugements de valeur qui parsèment 

l’oeuvre de Marx. Ce sont bien plutôt les thèses scientifiques (ou 

à prétention scientifique) développées dans Le Capital. Quoique la 

plupart de ces thèses peuvent aujourd’hui paraître contestables ou dépassées, 

à la fin du XIXe siècle, et même au cours d’une bonne partie


du XXe, elles pouvaient raisonnablement être perçues, au moins par 

les membres des classes défavorisées et par nombre d’intellectuels 

idéalistes sur le plan politique, comme les résultats de l’analyse scientifique 

de la société capitaliste la plus valable qui ait été faite jusqu’alors. 

Si la pensée de Marx a connu tant de succès auprès d’une 

population de formation intellectuelle aussi variée, ce n’est pas dû aux 

réponses qu’il a su apporter à quelques énigmes théoriques ni aux applications 

potentielles de ses analyses scientifiques. En fait, toute tentative 

d’appliquer sa pensée à la gestion du capitalisme, le mode de 

production dont il a analysé les mécanismes avec tant de soin, aurait 

été plutôt étrange pour des raisons obvies ; et pour ce qui est de la gestion 

du communisme, à propos duquel il n’a d’ailleurs laissé qu’un 

nombre beaucoup plus limité de passages au contenu souvent flamboyant 

mais pas très instructif, sa pensée s’est révélée virtuellement 

inapplicable, de telle sorte que les sociétés dites communistes ont été 

érigées sur des bases largement étrangères à sa pensée. Si néanmoins 

la contribution scientifique de Marx a eu un impact aussi exceptionnel, 

c’est parce que son influence s’est exercée sur un mode essentiellement 

idéologique. Pour des populations opprimées qui depuis des 

siècles mettaient leur espoir en l’avènement d’un monde meilleur, toutes 

les voies paraissaient bloquées, sauf peut-être celle de la révolution 

armée. Mais comment justifier une telle entreprise qui allait entraîner 

le sacrifice de tant de vies humaines quand le but visé était la mise en 

place d’une société fraternelle et quand l’expérience montrait clairement 

que de telles révolutions se terminent presque toujours dans un 

bain de sang et dans la mise en place d’un régime aussi oppresseur 

que celui qu’il s’agissait d’abattre ? Rien ne pouvait plus efficacement 

apporter cette justification de l’entreprise révolutionnaire que les analyses 

de [25] Marx qui passaient pour avoir scientifiquement établi 

que, avec la montée du prolétariat et le développement des contradictions 

du capitalisme, une révolution était inévitable et presque nécessairement 

victorieuse et qu’une telle révolution était la condition essentielle 

de la mise en place tant attendue d’une société plus fraternelle. 

Rien de moins que l’autorité d’une analyse scientifique était requise 

pour justifier et rationaliser une action aussi violente et sanglante 

en la présentant comme l’unique voie pouvant conduire à la naissance 

d’une société meilleure 11. 

11 Pour une discussion plus détaillée des idées exposées dans ce paragraphe, voir


Sans l’autorité de la pensée scientifique de Marx qu’il pouvait interpréter 

assez librement, Staline aurait eu beaucoup plus de mal à justifier 

le fait que la construction de la société communiste promise exigeait 

la mort ou la déportation d’à peu près tous ceux qui entretenaient 

des vues différentes des siennes et la mise aux travaux forcés, ou 

presque, du reste de la population russe. Les « utopies », dont le marxisme 

n’est qu’un exemple particulièrement bien structuré, peuvent 

difficilement être distinguées des idéologies, mais le caractère idéologique 

de ces utopies n’exclut en rien la valeur scientifique (pour 

l’époque où elles se situent) des théories dans lesquelles elles peuvent 

éventuellement prendre racine. En tant que contribution scientifique, 

la pensée de Marx était assez crédible pour exercer un immense impact 

idéologique sur d’innombrables populations et cela longtemps 

après que son contenu scientifique — comme le contenu de la plupart 

des contributions scientifiques de la même période — ait été sérieusement 

mis en cause et c’est parce qu’elle a pu, en outre, donner lieu à 

une utopie assez séduisante pour enchanter des populations que son 

influence a été aussi considérable. Avant de conclure ces considérations 

sur les idéologies utopiques et révolutionnaires, il peut être approprié 

d’observer que les Révolutions américaine et française, pour 

leur part, étaient largement soutenues par des idéologies qui trouvaient 

leur source dans une philosophie politique dont les [26] postulats fondamentaux 

semblaient indissociables des exigences de la raison, ce 

qui, auprès des populations influencées par les Lumières, leur conférait 

une crédibilité apparemment comparable à celle du christianisme 

au moyen âge et de la science au XIXe et au XXe siècle. Et ici encore 

il va de soi que cette fertilité idéologique ne saurait discréditer en rien 

la philosophie politique du XVIIIe siècle. 

Lagueux (2004)



Idéologies et science économique 

Ces considérations sur la nature de l’idéologie devraient jeter un 

éclairage différent sur quelques contributions qui ont marqué l’histoire 

de la pensée économique. J’ai déjà mentionné et discuté plus ou moins 

sommairement les cas de Ricardo, de Marx, de Keynes et de Friedman, 

mais d’autres exemples permettront de clarifier davantage la 

conception de l’idéologie proposée ici. Au cours des années 1960 et 

70, le fameux débat entre les deux Cambridges se présentait manifestement, 

et presque ouvertement, comme un débat entre deux idéologies. 

Chaque article sur la question publié par Joan Robinson, Luigi 

Pasinetti, Pierangelo Garegnani ou d’autres économistes néokeynésiens 

était perçu comme une attaque contre le « Main Stream » 

néoclassique et indirectement contre l’idéologie capitaliste ; conséquemment, 

les économistes sympathiques au socialisme pouvaient y 

voir un appui à leur propre position. Inversement la plupart des articles 

sur le même sujet par Paul Samuelon, Robert Solow ou d’autres 

économistes néoclassiques était reçu comme une défense de 

l’orthodoxie qui apportait un certain réconfort au camp pro-capitaliste 

et tendait à discréditer quelque peu ses opposants. Pourtant, on ne peut 

nier que la plupart de ces articles, tant ceux des néoclassiques que 

ceux des néo-keynésiens, constituent de remarquables contributions à 

l’intelligence des phénomènes économiques. En fait, les économistes 

des deux camps répondaient à des degrés divers tant à un besoin de 

comprendre [27] qu’à un besoin idéologique ; et si les économistes 

néo-classiques ont fini par survivre à leurs critiques dans ce débat, 

c’est probablement, comme le soutient Mark Blaug 12, parce que leur 

approche se prête davantage aux tests empiriques, mais c’est aussi, ou 

plutôt en conséquence de cela, parce qu’elle est jugée plus apte à donner 

lieu à des applications susceptibles de répondre aux besoins de la 

communauté économique. 

12 Blaug (1980), pp. 202-207 et 257-258. Voir aussi Blaug (1975), en particulier, 

ch, VIII.


Durant les dernières décennies, c’est principalement les économistes 

dont la pensée a été associée au néolibéralisme qui ont été fréquemment 

accusés par les critiques de gauche de donner dans 

l’idéologie. Le cas de Friedrich Hayek peut être considéré paradigmatique 

et il serait facile de montrer que le fonctionnement idéologique 

de ses idées philosophiques — peu importe que l’idéologie en cause 

soit qualifiée de néolibérale ou de néoconservatrice — n’invalide en 

rien l’intérêt théorique de ses thèses, lequel devrait être discuté sur un 

tout autre terrain. Toutefois, je me concentrerai ici sur des contributions 

plus purement économiques en examinant sommairement de ce 

point de vue les idées de Gary Becker et celles de Ronald Coase. 

Peu d’analyses économiques ont soulevé autant d’indignation que 

les travaux de Becker portant sur le « capital humain » (Becker, 

1964). Le contenu idéologique d’une telle notion est littéralement explosif. 

D’un côté, la vision des choses que véhicule implicitement cette 

notion pouvait être accueillie avec sympathie par les défenseurs du 

capitalisme et du libéralisme qui trouvaient là un moyen de renforcer 

leur conviction que le travail n’est qu’un facteur de production qui 

doit être traité comme les autres et que sa qualité ainsi que sa valeur 

marchande n’est rien d’autre que la résultante de choix faits librement 

par les travailleurs. D’un autre côté, les penseurs qui se veulent plus 

humanistes ou plus sympathiques au syndicalisme ont vu là une [28] 

attaque menée contre le droit fondamental des travailleurs à être traités 

avec dignité plutôt que d’être ravalés au rang de machines. Par la 

suite, le débat idéologique a été copieusement alimenté par les analyses 

de Becker qui abordaient, dans un esprit analogue, des thèmes 

comme la famille, le mariage, la consommation de drogues, la criminalité 

et le développement artistique et l’altruisme 13. Ces travaux 

n’ont pas manqué de provoquer une levée de boucliers chez ceux qui 

voyaient là le fait d’une idéologie réductionniste et anti-humaniste. En 

outre, l’article de Becker, rédigé en collaboration avec George Stigler, 

qui tentait de légitimer un postulat selon lequel les préférences des 

individus seraient « stables » (Stigler et Becker,1977) n’a rien arrangé 

de ce point de vue. Dans cette dernière perspective, les différences 

entre consommation de drogues et culture musicale résulteraient de 

choix rationnels basés sur une gestion de capital humain qui serait 

13 Voir surtout Becker (1976) et Stigler et Becker (1977).


sensible à de subtiles différences de prix, ce qui consolidait en quelque 

sorte la thèse selon laquelle toutes ces activités humaines, même 

celles qui paraissent être affaire de goût, peuvent être traitées comme 

des activités essentiellement économiques. Mais, une fois reconnu le 

potentiel idéologique de la pensée de Becker, pourquoi faudrait-il en 

conclure que sa portée scientifique s’en trouve compromise ? Les analyses 

innovatrices de Becker ont ouvert de nouvelles pistes de réflexion 

en mettant l’accent sur les similarités structurelles entre des 

phénomènes abordés jusque-là sans que soient considérées ces homologies 

au moins apparentes. De cette façon, cet économiste de 

l’Université de Chicago explorait avec certains collègues la possibilité 

d’appliquer à l’analyse de ces phénomènes des méthodes qui ont fait 

leurs preuves en analyse économique. Grâce à ces analyses, certains 

mécanismes qui peuvent rendre compte de divers aspects de ces phénomènes 

ont pu être révélés ou clarifiés. Une telle démarche semble 

parfaitement légitime, quand on sait que les sciences ont souvent progressé 

à la suite d’échanges méthodologiques de ce type entre des secteurs 

diversifiés de la pensée scientifique. Voilà qui [29] suffit à établir 

à tout le moins l’intérêt scientifique de la pensée de Becker. Certes, 

on pourrait tester ces résultats et, le cas échéant, conclure que des 

tests pertinents incitent à les rejeter. Certains pourraient prétendre que 

les analyses de Becker n’apportent rien de plus que des modèles formels 

qui traduisent dans un langage rigoureux mais inutilement pédant 

des conclusions qui, pour la plupart, étaient accessibles au sens 

commun. D’autres pourraient soutenir qu’un postulat de maximisation 

est beaucoup trop fort pour expliquer vraiment les phénomènes en 

cause ou encore que le postulat des préférences stables est littéralement 

insoutenable, etc. Il n’en reste pas moins que, fondées ou pas, 

toutes ces objections possibles n’ont rien à voir avec l’indéniable 

contenu idéologique des thèses de Becker, dont le potentiel idéologique 

est incontestablement renforcé par leur remarquable cohérence 

logique. 

L’impact idéologique d’un seul article publié par Ronald Coase en 

1960 a peut-être été encore plus considérable. Coase n’a jamais prétendu 

qu’il est indifférent que ce soit le pollueur qui doive payer pour 

compenser la pollution qu’il engendre ou que ce soit la victime de la 

pollution qui doive faire les frais des travaux destinés à la neutraliser. 

Toutefois, à l’aide de modèles théoriques, il a établi que, dans un


monde imaginaire où tous les coûts de production seraient réduits à 

zéro, le degré optimal de pollution, considéré du seul point de vue 

d’une allocation efficace des ressources, serait atteint indépendamment 

du fait que les droits soient accordés au pollueur ou à sa victime. 

Ces restrictions impliquaient que la conclusion sur l’optimalité indépendante 

des droits ne peut valoir dans le monde réel — où, comme 

Coase plus que tout autre a contribué à le mettre en évidence, les coûts 

de transaction sont souvent considérables — et ne peut être jugée acceptable 

que si l’on choisit de ne pas prendre en considération la question 

de l’équité dans la répartition. Malgré ces sévères restrictions, ce 

qu’on a appelé le « théorème de Coase » a fortement contribué, au 

cours des années et des décennies qui [30] ont suivi, à insuffler une 

vigueur nouvelle à une idéologie favorable au marché et au capitalisme. 

Cette façon de poser le problème suggérait, en effet, une façon de 

dissoudre le problème des externalités qui devenait de plus en plus 

embarrassant pour les penseurs libéraux dans leur illustration des mérites 

du marché. Les économistes néoclassiques avaient mis en lumière 

de façon convaincante les avantages d’une économie de marché, 

mais que faire des nombreuses activités économiques d’importance, 

dont les activités génératrices de pollution constituent une sorte de 

paradigme, qui se déroulent hors de tout marché ? L’article de Coase 

proposait un modèle théorique permettant d’internaliser toutes ces activités 

au sein d’un marché potentiel. Cette façon de faire, jointe au 

fait que Coase se refusait par principe à employer le mot « externalité 

» (Coase, 1988, p. 27), a suffi pour que soit progressivement désamorcé 

le problème posé par les externalités et pour que les vertus du 

marché soient de moins en moins assombries par leur présence. De 

plus, le fait que le théorème de Coase propose une solution particulièrement 

séduisante au problème théorique de l’allocation des ressources, 

sans tenir compte de la répartition des droits, a manifestement 

contribué à détourner l’attention des chercheurs vers la seule question 

de l’allocation optimale. Ceci n’allait pas sans conséquences puisqu’auparavant 

le problème posé par les externalités paraissait être un 

problème considérable pour la théorie économique parce que l’on estimait 

que c’est, pour une large part, l’inégale répartition des droits 

parmi ceux qui sont affectés par l’usage d’une ressource qui rendait le 

recours au marché impossible et entraînait de ce fait une allocation 

non-optimale de cette ressource. Grâce au théorème de Coase, les défenseurs 

du marché libre et du capitalisme pouvaient se concentrer sur


la seule question de l’allocation optimale, dont on pouvait maintenant 

penser qu’elle était en principe soluble, sans s’attarder aux questions 

de répartition. Dans ce nouveau contexte théorique, ils pouvaient plus 

aisément oublier le fait que la non-reconnaissance des droits de ceux 

qui souffrent de la pollution a pour conséquence que diverses activités 

économiques menées dans [31] le cadre d’une économie de marché 

peuvent faire des victimes qui ne touchent aucune compensation Même 

si l’impact de l’article de Coase ne s’est fait sentir que progressivement, 

peu de contributions en théorie économique ont contribué 

autant à renforcer une idéologie et à désamorcer les obstacles qu’elle 

rencontrait. Mais pourquoi le caractère « scientifique » de cette fascinante 

contribution devrait-il en être affecté pour autant ? Sans aucun 

doute, peut-on, au nom de l’éthique, soulever de graves objections 

contre les dangereuses conséquences idéologiques d’une telle contribution, 

un peu comme on soulève régulièrement, au nom de l’éthique, 

des objections face aux dangereuses applications de la recherche en 

physique nucléaire ou en génétique, mais de telles objections 

n’affectent en rien le caractère scientifique de ces disciplines. On peut 

également souligner que d’autres considérations, tout aussi scientifiquement 

valables, doivent être prises en compte pour que l’on puisse 

se faire une idée juste des vertus du marché et du problème des externalités, 

mais aucune contribution scientifique dans aucun domaine 

n’est complète par elle-même et la nécessité de faire place à d’autres 

considérations pour que puisse être dressé un tableau adéquat d’une 

situation est tout à fait normal en science. D’autres arguments plus 

décisifs, basés sur des considérations logiques ou empiriques, peuvent 

être et ont été soulevés contre les conséquences qu’on a pu tirer du 

théorème de Coase, mais cet état de choses, typique de ce qui se passe 

régulièrement en science, n’a rien à voir avec le fait que les contributions 

théoriques de ce type, précisément parce que leur rigueur logique 

leur confère beaucoup de crédibilité, peuvent avoir un impact 

idéologique particulièrement important et potentiellement catastrophique 

pour de nombreux citoyens. 

On peut maintenant faire le point sur les implications de cette façon 

de voir pour la science économique. La plupart des théories économiques 

exercent assez efficacement une fonction idéologique. Cela 

signifie que les économistes doivent renoncer au rêve de Schumpeter 

et [32] accepter de vivre avec les idéologies en reconnaissant que tous


les propos évoquant la « mort des idéologies » ne sont qu’une manifestation 

de ce que les penseurs anglo-saxons aiment qualifier de 

« wishful thinking ». Puisque les peuples ont nécessairement des intérêts 

économiques particuliers — peu importe que ceux-ci soient reliés 

à des intérêts de classe ou pas — et puisque ces intérêts sont favorisés 

ou contrecarrés par des mesures politiques associées, selon le cas, au 

libéralisme, au conservatisme, au protectionnisme, au socialisme, au 

nationalisme, au racisme ou à quelque autre idéologie, un grand nombre 

de contributions en « science économique » procureront un support 

appréciable à telle ou telle de ces idéologies, ne serait-ce qu’en 

favorisant implicitement telle ou telle mesure politique. Conséquemment, 

ces contributions scientifiques risquent fort d’être financièrement 

ou autrement supportées à leur tour par ceux dont les intérêts 

sont favorisés par l’une ou l’autre de ces idéologies. Mais, le fait que 

ces contributions soient favorisées par les partisans de ces idéologies 

n’a pas plus de raisons d’affecter leur intérêt scientifique que le fait 

que, dans la mesure même où elles sont scientifiquement recommandables, 

elles procurent arguments et respectabilité à de telles idéologies. 

C’est une tout autre question que l’on soulève quand on 

s’interroge sur la valeur scientifique des contributions des économistes. 

Celle-ci doit être évaluée à partir de critères comme leur testabilité, 

leur réfutabilité, leur pouvoir explicatif, leur caractère systématique 

ou d’autres que les épistémologues des sciences ont fréquemment mis 

en lumière. Ces critères peuvent être et ont souvent été invoqués pour 

mettre en cause avec plus ou moins de sévérité le caractère scientifique 

de diverses contributions des économistes, mais ceci n’a rien à 

voir avec leur potentiel idéologique. C’est pourquoi, au lieu de tenter 

de séparer science et idéologie, une tâche qui est vouée à l’échec, les 

économistes devraient accepter le fait que le fonctionnement idéologique 

des contributions scientifiques est inévitable, mais ils devraient 

éviter d’en conclure que les résultats scientifiques — qui permettent 

de comprendre mieux certains phénomènes et rendent parfois possibles 

d’utiles applications — confèrent la [33] moindre légitimité aux 

idéologies qu’ils contribuent inévitablement à renforcer. Bref, pour 

condamner ou combattre de telles idéologies, il n’est nullement nécessaire 

de refuser de reconnaître l’intérêt scientifique des théories sur 

lesquelles elles prennent appui.

[34] 



Ouvrages cités 

Althusser Louis, 1972, Lénine et la philosophie, suivi de Marx et 

Lénine devant Hegel, Paris, François Maspero 

Althusser Louis et Balibar Étienne, 1970, Lire le Capital, tome I, 

Paris, François Maspero. 

Bachelard, Gaston, 1969, La formation de l’esprit scientifique, Paris, 

Vrin. 

Baechler, Jean, 1976, Qu'est-ce que l'idéologie ?, Paris, Gallimard. 

Becker, Gary, 1964, Human Capital, A Theoretical and Empirical 

Analysis, with Special Reference to Education, National Bureau of 

Economic Research. 

Becker, Gary, 1976, The economic approach to human behavior, 

Chicago : University of Chicago Press. 

Blaug, Mark, 1975, The Cambridge Revolution, Success or Failure 

?, Londres, The Institute of Economic Affairs. 

Blaug, Mark,, 1980, The Methodology of Economics, Cambridge, 

Cambridge Univ ermitage Press. 

Boudon, Raymond, 1986, L’idéologie, ou l’origine des idées reçues, 

Paris, Arthème Fayard. 

Canguilhem, Georges, 1977, Idéologie et rationalité dans l’histoire 

des sciences de la vie, Paris, Vrin. 

Coase, R.H., 1960, ‘The problem of Social Cost’, Journal of Law 

and Economics, vol. 3, pp. 1-44. 

Coase. R.H., 1988, The Firm, the Market and the Law, Chicago, 

The University of Chicago Press. 

Davis John, Hands, Wade et Mäki, Uskali (dirs.), 1998, The Handbook 

of Economic Methodology, Cheltenham, U.K., Edward Elgar.


Davis, John, Marciano, Alain et Runde, Jochen (dirs.), 2004, The 

Elgar Companion to Economics and Philosophy, Cheltenham, U.K., 

Edward Elgar. 

Dumont, Fernand, 1974, Les idéologies, Paris, Presses Universitaires 

de France. 

Friedman, Milton,1953, « The Methodology of Positive Economics 

» dans Essays in Positive Economics, Chicago, The University of 

Chicago Press. 

Granger, Gilles-Gaston, 1955, Méthodologie économique, Paris, 

Presses Universitaires de France. 

[35] 

Granger, Gilles-Gaston, 1988, Pour la connaissance philosophique, 

Paris, éditions Odile Jacob. 

Hoover, Kenneth R., 2003, Economics as Ideology : Keynes, Laski, 

Hayek, and the Creation of Contemporary Politics. Lanham, MD : 

Rowman and Littlefield. 

Kuhn, Thomas, 1983, La structure des révolutions scientifiques, 

Paris, Flammarion. (traduit de l’anglais par Laure Meyer de The 

Structure of Scientific Revolutions, 2e édition (1970) 

Kuhn, Thomas, 1990, La tension essentielle, tradition et changement 

dans les sciences, Paris, Gallimard. (traduit de l’anglais par Michel 

Biezunski, Pierre Jacob, Andrée Lyotard-May et Gilbert Voyat). 

Lagueux, Maurice, 1989, "Le néolibéralisme comme programme 

de recherche et comme idéologie", Cahiers d'économie politique, 16- 

17, Paris, L'Harmattan, pp. 129-152. 

Lagueux, Maurice, 1991, « Peut-on parler de connaissance philosophique 

? », Dialogue, 29, pp. 415-440. 

Lagueux, Maurice, 1998, « Demarcation » dans Davis & alia 

(1998), 95-100. 

Lagueux, Maurice, 2004, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd'hui 

? », Recherches sociographiques, 45, pp. 289-305. 

Lepage, Henri, 1978, Demain le capitalisme, Paris, Librairie générale 

française.


Lepage, Henri, 1980, Demain le libéralisme, Paris, Librairie générale 

française. 

Leroux, Alain, 2004, « Ideology, an economic point of view », texte 

à paraître dans Davis & alia (2004). 

Mannheim, Karl, 1936, Ideology and Utopia, Londres, Routledge 

and Kegan Paul (traduit de l’allemand par Louis Wirth et Edward 

Shils) ; il existe aussi une traduction française faite à partir de l'édition 

anglaise par Pauline Rollet : Idéologie et utopie, Paris : Rivière. [Livre 

disponible dans Les Classiques des sciences sociales, JMT.] 

Schumpeter, Joseph, « Science and Ideology », 1949, The American 

Economic Review, 39, pp. 345-359. 

Stigler, George and Becker, Gary (1977), "De Gustibus Non Est 

Disputandum", The American Economic Review, 67, pp. 76-90. 

[37] 


NUMÉROS RÉCENTS 

Paul Dumouchel : Règles négatives et évolution (No 2002-01) ; 

Jean Robillard : La transsubjectivité et la rationalité cognitive dans 

la méthode de la sociologie cognitive de Raymond Boudon (No 2002- 

02) ; 

Michel Rosier : Négocier en apprenant : une idée d’A. Smith (No 

2002-03) ; 

Michel Séguin : Le coopératisme : réalisation de l’éthique libérale 

en économie ? (No 2002-04) ; 

Christian Schmidt : The Epistemic Foundations of Social Organizations 

: A Game-Theoretic Approach (No 2002-05) ; 

Marcello Messori : Credit and Money in Schumpeter’s Theory (No 

2002-06) ;


Bruce J. Caldwell : Popper and Hayek : Who Influenced Whom ? 

(No 2003-01). 

Daniel Vanderveken : Formal Ontology, Propositional Identity and 

Truth – With an Application of the Theory of Types to the Logic of 

Modal and Temporal Propositions (No 2003-02) ; 

Daniel Vanderveken : Attempt and Action Generation – Towards 

the Foundations of the Logic of Action (No 2003-03) ; 

Robert Nadeau : Cultural Evolution True and False : A Debunking 

of Hayek’s Critics (No 2003-04) ; 

D. Wade Hands : Did Milton Friedman’s Methodology License the 

Formalist Revolution ? (No 2003-05) ; 

Michel Rosier : Le questionnement moral : Smith contre Hume 

(No 2003-06) ; 

Michel Rosier : De l’erreur de la rectification par Bortkiewicz 

d’une prétendue erreur de Marx (No 2003-07) ; 

Philippe Nemo : La Forme de l’Occident (No 2003-08) ; 

Robert Nadeau : Hayek’s and Myrdal’s Stance on Economic Planning 

(No. 2003-09) ; 

Guillaume Rochefort-Maranda : Logique inductive et probabilités : 

une analyse de la controverse Popper-Carnap (No. 2003-10) ; 

Guillaume Rochefort-Maranda : Probabilité et support inductif. Sur 

le théorème de Popper-Miller (1983) (No. 2003-11) ; 

F.P.O’Gorman : Rationality, Conventions and Complexity Theory 

: Methodological Challenges for Post-Keynesian Economics (No. 

2003-12) ; 

Frédérick Guillaume Dufour : Débats sur la transition du féodalisme 

au capitalisme en Europe. Examen de contributions néowébériennes 

et néo-marxistes (No. 2003-13) ; 

Jean Robillard : Théorie du sujet collectif et attribution des propriétés 

sémantiques individuelles (No. 2003-14) ; 

Philippe Mongin : L’analytique et le synthétique en économie (No. 

2003-15) ;


Philippe Mongin : Value Judgments and Value Neutrality in Economics. 

A Perspective from Today (No. 2003-16) ; 

Maurice Lagueux : Explanation in Social Sciences. Hempel, Dray, 

Salmon and van Fraassen Revisited (2003-17) ; 

Learry Gagné : Les fondements rationnels et émotifs des normes 

sociales (2003-18) ; 

Pierre Milot : La transformation des universités dans le contexte 

d’application de l’économie du savoir (2003-19) ; 

Marc Chevrier : Les conflits de savoirs en démocratie constitutionnelle 

: le cas du constructivisme judiciaire canadien (2003-20) ; 

Guillaume Rochefort-Maranda : Confirmation et corroboration : 

accords et désaccords (2003-21) ; 

Robert Nadeau : Has Hayek Refuted Market Socialism ? (2004- 

01) ; 

Mathieu Marion : Investigating Rougier (2004-02) ; 

Frédérick Guillaume Dufour : Historical Sociology and the Analysis 

of Social-Property Relations (2004-03) ; 

Christian Arnsperger : Reopening the road from Frankfurt to Vienna 

: Why “Hayekian Critical Theory” is not an oxymoron (2004-04) ; 

Christian Arnsperger : Critical instrumental rationality between 

spontaneity and reflexivity : Spelling Out Hayekian Critical Theory 

(2004-05) ; 

Christian Arnsperger : The two meanings of “critical mass” : Probing 

the new frontiers of economics in search of social emancipation 

(2004-06) ; 

Frédérick Guillaume Dufour : Beyond Modernity : Social Relations 

and the Emergence of Capitalism and Nationalism (No 2004- 

07) ; 

Alban Bouvier : Le problème de l’unification des théories en sociologie. 

Un exemple : choix rationnel et logiques de l’honneur (No 

2004-08) ; 

Olivier Servais : Dispositions et détermination de l’action dans la 

théorie de la régulation (No 2004-09) ;


Learry Gagné : Social norms outside rationality (No 2004-10) ; 

Mathieu Marion : Sraffa and Wittgenstein : Physicalism and Constructivism 

(No 2004-11) ; 

Robert Nadeau : L’explication rationnelle en histoire. Dray, Collingwood 

et Hempel (No 2005-01) ; 

Maurice Lagueux : Peut-on séparer science et idéologie en économique 

? (No 2005-02). 

http://www.philo.uqam.ca

“Peut-on séparer science et idéologie en économique ?”.

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