itto récit marocain *d'amour et de bataille
itto récit marocain *d'amour et de bataille
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ITTO<br />
RÉCIT MAROCAIN<br />
*D'AMOUR ET DE BATAILLE<br />
PARIS<br />
LIBRAIRIE PLON<br />
PLON • NOURRIT ET C;•, IMPRIMEURS" ÉDITEURS<br />
• 8, rue Garancière • 6•<br />
Tous ilroits rlseri:Jis
ITTO<br />
RÉCIT MAROCAIN<br />
D'AMOUR ET DE BATAILLE
Copyright 19.1!3 by Plon-:-'ourrit <strong>et</strong> Cl•.<br />
Droits <strong>de</strong> reproduc:ion ct <strong>de</strong> traduction<br />
réservés pour tous pays:
AU GÉNÉRAL DE DIVISION<br />
POEYMIRAU<br />
LIEUTENANT DU MARÉCHAL LYAUTEY<br />
ET PACIFICATEUR DU MOYEN-ATLAS
AVERTISSEMENT<br />
Au moment <strong>de</strong> présenter les pages qui<br />
suivent au public français, ;e dois m'excuser<br />
<strong>de</strong>s ru<strong>de</strong>sses qu'il y trouvera <strong>et</strong> qu'il<br />
;ugera fort éloignées <strong>de</strong>s images souriantes<br />
dont c<strong>et</strong>te terre d'Afrique fournit<br />
aux écrivD-ins une abondance à chaque<br />
ouvrage renouPelée. Cela tient à ce que<br />
le sol <strong>et</strong> l'air dont vivent mes personnages<br />
ne sont point les mêmes que ceux d.ont on<br />
est accoutumé, par une tradition à la<br />
fois orientale <strong>et</strong> française, <strong>de</strong> narrer les<br />
charmes <strong>et</strong> la prenante magie.<br />
Mon <strong>récit</strong> se passe en. pleine montagne<br />
berbère, au piPot même <strong>de</strong>s grands mou-
II ITTO<br />
vements orographiques quiforment l'ossature<br />
du Moghreb. Il détache un épiso<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la lu,tte formidable par laquelle celui<br />
qui a charge <strong>de</strong> ce 11oin s'efforce <strong>de</strong> protéger<br />
le Ma roc contre la marée berbère, oscillante<br />
<strong>et</strong> séculaire menace qu'il nous échoit<br />
aujourd'hui <strong>de</strong> réduire, dont il est en tout<br />
cas opportun <strong>de</strong> mesurer les énergies latentes<br />
pour en user à notre profit, s'il convient.<br />
La fiction romantique, trame <strong>de</strong><br />
mon <strong>de</strong>ssin, montre, en un type <strong>de</strong> femme,<br />
quelques-unes <strong>de</strong> ces forces qui peuçent<br />
jouer <strong>de</strong>main un rôle sous notre égi<strong>de</strong>.<br />
Il est éPi<strong>de</strong>nt que notre pieux <strong>et</strong> traditionnel<br />
attachement aux mérites d:es Pierges<br />
guerrières ne se peut accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s<br />
libertés. prises par mon héroïne. Celle-ci<br />
puise son énergie dans les instincts <strong>de</strong><br />
sa race <strong>et</strong> non dans notre morale. La présenter<br />
autremen( eût été faiblesse ou tromperie.<br />
C' eût été la sortir du cadre où se
AVERTISSEMENT III<br />
groupent, autour d'elle, d'autres figures qui<br />
sont peut-être plus représentatif-!es encore<br />
<strong>de</strong> la mentalité berbère. Mon <strong>récit</strong> a précisément<br />
pour but <strong>de</strong> faire connaître celle-ci<br />
à l'heure où l' 1 slam r<strong>et</strong>ient l'attention du<br />
mon<strong>de</strong>, à l'heure aussi où les Berbères<br />
Riffains, frères <strong>de</strong> race <strong>de</strong> ceux dont je<br />
parle, secouent si ru<strong>de</strong>ment une autre<br />
étreinte.<br />
Mais j'ai çoulu surtout redire nos<br />
propres énergies françaises <strong>et</strong> en chercher<br />
les preuçes chez ceux <strong>de</strong>s nôtres qui, guerroyant<br />
<strong>de</strong> la plaine aux somm<strong>et</strong>s, couronnent<br />
aujourd'hui les chaînons <strong>de</strong> l'Atlas,<br />
chez nos açiateurs en particulier, dont<br />
la gloire nom par nom se graf-Je aux<br />
parois abruptes <strong>de</strong>s montagnes berbères.<br />
C'est à eux, à leurs chefs que j'ai<br />
pensé en écrifJant ce <strong>récit</strong> commencé sur<br />
place, dans leurs camps.
ITTO<br />
CHAPITRE PREMIER<br />
LE VERROU<br />
Lorsque ses camara<strong>de</strong>s plus jeunes <strong>et</strong><br />
bruyants eurent quitté la table, le commandant<br />
<strong>de</strong> l'escadrille, face à son hôte,<br />
' . . .<br />
s expr1ma ams1 :<br />
« Vous voudriez, me disiez-vous, con<br />
naître mes impressions sur c<strong>et</strong>te guerre<br />
<strong>et</strong> mon opinion sur les gens que nous ·<br />
combattons. Si je ne m'abuse, vous cherchez<br />
à compléter <strong>de</strong> mon avis technique,<br />
dégagé <strong>de</strong> toute pensée politique, votre<br />
connaissance du pays berbère <strong>et</strong> dé ses<br />
habitants. Je m'efforcerai donc <strong>de</strong> vous<br />
i
ITTO<br />
rive », les artilleurs encombrés <strong>de</strong> caisses,<br />
<strong>de</strong> voitures· alternant avec <strong>de</strong>s rangs<br />
pressés <strong>de</strong> gros chevaux, <strong>de</strong> mul<strong>et</strong>s .à<br />
ventre rond, les cavaliers, tous africains,<br />
avec <strong>de</strong> kmgues cor<strong>de</strong>s où <strong>bataille</strong>nt<br />
leurs bêtes plus fines <strong>et</strong> remuantes. Les<br />
<strong>de</strong>ux ho.mmes pensaient <strong>et</strong> voyaient, <strong>de</strong>rrière<br />
la longue girandole <strong>de</strong> terre remuée<br />
tracée par le mince fossé sur les pentes<br />
d'un grand éperon <strong>de</strong> la vallée sauvage,<br />
ils se représentaient ces milliers d'humanités<br />
<strong>de</strong> races diverses recroquevillées<br />
sous la pluie brutale <strong>et</strong> froi<strong>de</strong>, grelottant,<br />
les pieds dans la boue, grommelant <strong>de</strong><br />
misère en <strong>de</strong>s idiomes multiples contre<br />
le temps, le pays, contre un bon Dieu<br />
quelconque, ennemi <strong>de</strong>s .pauvres hougres<br />
: Français appelés par leur loi nationale,<br />
mercenaires <strong>de</strong> toutes origines,<br />
teutons pour une gran<strong>de</strong> part, arabes,<br />
berbères, centre africains, asiatiques si-
8 ITTO<br />
très haut, neigeux, dresse la barrière<br />
farouche .<strong>de</strong> ses chaînons parallèles <strong>et</strong><br />
masque le Sahara, la fin <strong>de</strong> tout.<br />
Là encore, les premières pentes septentrionales<br />
offrent <strong>de</strong>s pâturages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
étendues <strong>de</strong> haute broussaille, <strong>de</strong> chênes<br />
verts, <strong>de</strong> thuyas surtout au noir feuillage.<br />
Partout donc, sur les <strong>de</strong>ux chaînes, la<br />
végétation tourne le dos au désert dont,<br />
par échappées, l'on aperçoit les affreuses<br />
montagnes <strong>de</strong> couleur ocre, unique <strong>et</strong><br />
mortelle. La Moulouya étalant sa longue<br />
<strong>et</strong> large vallée entre les <strong>de</strong>ux Atlas qui<br />
protègent le Maroc contre la désolation<br />
saharienne, la Moulouya haute même,<br />
un peu verdoyante, c'est le purgatoire<br />
annonçant 1' enfer. L'altitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la partie<br />
habitable <strong>de</strong> la vallée est d'environ <strong>de</strong>ux<br />
mille mètres. C'est une contrée lamentable<br />
où peu à peu, en dix ans <strong>de</strong> lutte<br />
acharnée, nous avons refoulé les Ber-
ITTO<br />
yeux <strong>et</strong> dont le sens formidable allait<br />
pour toujours hanter son esprit.<br />
Le chef d'état-major au commandant <strong>de</strong><br />
l'escadrille. - On signale un mouçement<br />
hostile possible <strong>de</strong>s populations du haut<br />
Oued El Abid çers la colonne. Me renseigner.<br />
Réponse du commandant <strong>de</strong> l' escadrille.<br />
- Le couloir d'Ar hala est tout à<br />
fait bas <strong>de</strong> plafond; çols impossibles sans<br />
gros nsques.<br />
Dans la marge : Fait r<strong>et</strong>our; reconnaissance<br />
indispensable; y aller dès la première<br />
embellie.<br />
Note du commandant <strong>de</strong> l'escadrille. -<br />
Les moupements que Pous indiquiez sont<br />
confirmés par les obserSJateurs ... suit une<br />
listes <strong>de</strong> points <strong>de</strong> la carte ... Les aPions<br />
<strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>ment partent à l'instant même.<br />
Compte rendu à M. le chef d'état-
u. ITTO<br />
major. - Au cours du bombar<strong>de</strong>ment<br />
effectué hier, il a été dépensé une tonne<br />
a: explosifs. Les objectifs, bien que très<br />
dispersés, semblent mJoir été atteints plusieurs<br />
fois.<br />
Note du chef <strong>de</strong> colonne. - Le serî-'ice<br />
<strong>de</strong>s renseignements fait connaître que le<br />
tir <strong>de</strong>s aî-'ions dans la journée d'hier aurait<br />
été très efficace : une Pingtaine <strong>de</strong> tués dont<br />
<strong>de</strong>ux notables importants.<br />
Message téléphoné au commandant <strong>de</strong><br />
l'escadrille. - L'aPion numéro 9, dont<br />
pous ayez signalé le départ en reconnaissance,<br />
télégraphie qu'une panne Pa le con • .<br />
traindre à atterrir. La camlerie part pour<br />
couî-'rir sa r<strong>et</strong>raite.<br />
Le commandant <strong>de</strong> l'escadrille au chef<br />
<strong>de</strong> colonne. - J'ai l'honneur <strong>de</strong> çous<br />
rendre compte que l' aYion numéro 8, survolant<br />
les campements berbères <strong>de</strong> l'Oued<br />
Oulrès, a reçu dix balles dans ses diPers
16 ITTO<br />
le premier <strong>de</strong> ces objectifs qui est certainement<br />
le plus visible.<br />
Compte rendu du commandant <strong>de</strong> l'escadrille.<br />
- L'objectif indiqué dans Yotre<br />
ordre <strong>de</strong> ce matin a été attaqué par nos<br />
aYions dans <strong>de</strong> très bonnes conditions <strong>de</strong><br />
Yisibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> manœuYre.<br />
Transmission au chef d'escadrille d'une<br />
note du SerYice <strong>de</strong>s renseignements. -<br />
Mal gré leurs pertes très graYes en êtres<br />
humains <strong>et</strong> troupeaux, les Aït Miloud se<br />
regroupent au débouché <strong>de</strong>s pa,sses <strong>de</strong><br />
T ounfit où l' aYiation pourra peut-être les<br />
atteindre à nouyeau. Le désarroi règne<br />
dans c<strong>et</strong>te tribu qui ne peut aller plus loin.<br />
Les occupants <strong>de</strong> la région où ils pensaient<br />
trouyer asile, ayant eux-mêmes du mal à<br />
YiYre, s'opposent à leur passage.<br />
Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> renseignements du poste<br />
<strong>de</strong> ... - Mal gré leurs pertes <strong>et</strong> la situation
18 ITTO<br />
flanc du Djebel Mas ker <strong>et</strong> dans la conque<br />
<strong>de</strong> Ti4ikelt ... Ces gens paraissent ne pou<br />
Po ir aller plus loin... J'ai constaté moimême<br />
qu'ils <strong>de</strong>meurent impassibles sous<br />
les bombes ... Tout aPion qui se risque à<br />
moins <strong>de</strong> cinq cents mètres reçoit <strong>de</strong>s balles<br />
aans sa carlingue.<br />
1 nstructions pour le commandant <strong>de</strong><br />
l'escadrille. -Le capitaine X ... , du Ser·<br />
vice <strong>de</strong>s renseignements, embarquera<br />
comme observateur sur un <strong>de</strong> vos avions.<br />
Il vous dira le but <strong>de</strong> sa mission qui est<br />
liée aux prochaines opérations. Plusieurs<br />
vols seront sans doute nécessaires pour<br />
l'accomplissement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te reconnaissance<br />
dont l'importance exige qu'elle soit faite<br />
par un officier spécialisé dans les questions<br />
<strong>de</strong> nomadisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> transhumance<br />
berbère.·<br />
Décalque d'une note au crayon :<br />
Mon commandant, il est vingt heures,
ITTO 19<br />
l'arions no ... qui a pris le· capitaine X ...<br />
comme obserrateur n'est pas encore rentré.<br />
Pré9enez le colonel. Faites fonctionner<br />
l'un <strong>de</strong> ros projecteurs en feu fixe aussi<br />
rertical que possible pour donner la direction<br />
générale à l'arion s'il est simplement<br />
égaré, ce que je souhaite.<br />
Deuxième note. - Deux avions que<br />
f' arais lancés en reconnaissance à dixsept<br />
heures ont atterri à ... , d'où ils télégraphient.<br />
Ils ont refait l'itinéraire <strong>et</strong><br />
re<strong>de</strong>scendu la 9allée jusqu'au poste p<strong>récit</strong>é.<br />
Ils n'ont rien ru.<br />
Troisième note. - Un <strong>de</strong> mes arions<br />
s'est approché <strong>de</strong> la conque boisée <strong>de</strong> Tidikelt.<br />
Les officiers ont ru une fumée<br />
épaisse monter d'une clairière. Ce feu <strong>de</strong><br />
brousse n'aurait-il pas été provoqué par<br />
la chute <strong>et</strong> l'incendie <strong>de</strong> notre aPion? Le<br />
but <strong>de</strong> la reconnaissance entreprise, l'itinéraire<br />
ordonné nous autorisent à le
20 ITTO<br />
penser. Le pilote signale dans c<strong>et</strong>te région<br />
<strong>de</strong>s remous <strong>et</strong> courants dangereux ..<br />
Le dossier, méthodique <strong>et</strong> scrupuleux,<br />
à leur rang <strong>de</strong> date entre <strong>de</strong>s document$<br />
administratifs, laissait lire encore :<br />
Le chef d' élat-major au commandant<br />
<strong>de</strong> l'escadrille. - Il est acquis que l' aYion<br />
perdu, monté par <strong>de</strong>ux officiers dont le<br />
capitaine X ... , du SerYice <strong>de</strong>s renseignements,<br />
est tombé dans les parages appelés<br />
Tidikelt par les Berbères <strong>et</strong> y a brûlé. Les<br />
officiers sont morts, affirment les indigènes.<br />
Note écrite au commandant <strong>de</strong> l'escadrille<br />
<strong>de</strong> la main d'un officier d'état<br />
major <strong>et</strong> par ordre :<br />
Mon cher camara<strong>de</strong>. Receyez pour yotre<br />
information strictement confi<strong>de</strong>ntielle c<strong>et</strong><br />
ayis nafJrant. Le capitaine X... qui était
TTTO<br />
passer outre aux sentiments qui . dictent<br />
aujourd'hui les présentes instructions.<br />
« C<strong>et</strong>te note date <strong>de</strong> huit jours, comme<br />
vous pouvez le voir, dit le chef d'escadrille<br />
; nous ne bombardons plus <strong>de</strong> ce<br />
côté-là.»
ITTO<br />
Prises entre <strong>de</strong>ux formidables pinces,<br />
<strong>de</strong>ux colonnes aux mouvements com<br />
binés <strong>et</strong> convergents, <strong>de</strong>ux masses maniant<br />
les engins les plus mo<strong>de</strong>rnes (1),<br />
pilonnées entre les mâphoires <strong>de</strong> c<strong>et</strong> étau<br />
par les bombes d'avion, les tribus reculent<br />
vers les décevantes solitu<strong>de</strong>s où,<br />
pensent-elles, le malheur lassé renoncera<br />
peut-être à les suivre.<br />
La terreur plane sur la montagne,<br />
mais elle n'est pas dans les cœurs. Ce<br />
qui les tient est une frénésie singulière<br />
<strong>et</strong> farouche, synthèse exaspérée <strong>de</strong> tous<br />
les sentiments que provoquent dans une<br />
population altière jusqu'alors indomptée<br />
les souffrances <strong>de</strong> l'écrasement, la han-<br />
(1) Ce sera l'honneuP d'un grand chef d'avoir<br />
écarté du Maroc les gaz asphyxianta. En présence<br />
d'adversaires dont la valeur force le respect <strong>et</strong> qui<br />
seront <strong>de</strong>main <strong>de</strong> sains <strong>et</strong> utiles alliés, ç'eiit été une<br />
faute politique grave d'empoisonne11 la montagne.<br />
Elle ne l'elit jamais oublié.
ITTO 29<br />
féroces. Les gens s'arrachent à coups <strong>de</strong><br />
fusil <strong>de</strong>s moutons qui seront <strong>de</strong>main<br />
repris ou écrasés par les bombes ou capturés<br />
par la cavalerie indigène au service<br />
<strong>de</strong> nos colonnes ; ils entraînent <strong>de</strong>s<br />
femmes qui seront tuées ou, fantasques,<br />
s'enfuiront chez d'autres. Des luttes intestines<br />
inutiles, coupables, où les femelles<br />
rivalisent avec les mâles <strong>de</strong> passion<br />
meurtrière <strong>et</strong> frénétique, avilissent<br />
ces peupla<strong>de</strong>s, si belles pourtant dans leur<br />
lutte contre l'étranger. Les marchés périodiques<br />
ne sont plus sûrs. Les <strong>de</strong>nrées<br />
n'y parviennent que sous le mezrag,<br />
c'est-à-dire sous la protection armée <strong>de</strong><br />
tel clan, <strong>de</strong> tel notable. On ne vend pas,<br />
on troque les marchandises importées<br />
contre <strong>de</strong>s moutons, &e la· laine cédés à<br />
bas prix. Les mercantis indigènes venus<br />
du bas pays font <strong>de</strong> bonnes affaires, mais<br />
aux plus gros risques, ceux d'être assas-
30 ITTO<br />
sinés, pillés, à l'aller, au r<strong>et</strong>our ou sur les<br />
lieux mêmes <strong>de</strong> vente, car les trêves coutumières<br />
ne sont plus respectées <strong>et</strong> le<br />
Berbère, qui n'a jamais eu <strong>de</strong> loi bien<br />
n<strong>et</strong>te, n'en a plus d'autres, en ces jours<br />
atroces, que sa passiol!l. ou sa fantaisie.<br />
Enfin dominant le désordre <strong>de</strong>s cœurs,<br />
<strong>de</strong>s mœurs, <strong>de</strong>s esprits, les santons, les<br />
marabouts vivants, les sectateurs <strong>de</strong>s<br />
confréries, musulmanes <strong>de</strong> nom mais<br />
libertaires en fait, clament leurs prophéties·,<br />
exaltent .les vertus d'ancêtres ouè,liés,<br />
annoncent <strong>de</strong>s miracles qui libéreront<br />
la montagne. Ils sont plusieurs <strong>et</strong><br />
tous concurrents, ennemis les uns <strong>de</strong>s<br />
autres. Dans le crépuscule· <strong>de</strong> leur<br />
. règoe sur les masses crédules, ils rivalisent<br />
<strong>de</strong> fureur frénétique. Car l'exemple<br />
fatal <strong>de</strong> certaines tribus qui, échappant<br />
à leur emprise mystique, ont accepté la<br />
loi du vainqueur, J'avance <strong>de</strong>s Français
ITTO 3:1.<br />
au contact <strong>de</strong>squels les Berbères oublient<br />
si vite les anciens maîtres <strong>de</strong> leur versa·tile<br />
nature, tout annonce la fin <strong>de</strong> leur<br />
puissance. La clientèle dont tous vivaient<br />
se disloque <strong>et</strong> les santons <strong>de</strong> la Haute<br />
Moulouya, âprement: s'en disputent les<br />
lambeaux.<br />
De ces hommes, Mohand est le plus<br />
énergique, le plus fin, le plus sincère\<br />
aussi. Appliqué comme les autres au<br />
maintien d'une influence religieuse dont<br />
il s'honore <strong>et</strong> dont profite avec lui<br />
l'ordre dont il est le chef, Mohand est<br />
aussi un Berb&e fier <strong>de</strong> sa race, amoureux<br />
<strong>de</strong> son pays sauvage, .enivré <strong>de</strong><br />
liberté. Descendant d'une Jongue lignée<br />
<strong>de</strong> marabouts vénérés, il a hérité <strong>de</strong> leur<br />
prestige sur les tribus noma<strong>de</strong>s ou sé<strong>de</strong>n<br />
taires qui peuplent le revers sud du<br />
Grand Atlas,, sur celles aussi qui gra·<br />
vitent aux sources <strong>de</strong>s fleuves, vers le
ITTO 33<br />
la région où Mohand eût voulu établir<br />
son hégémonie religieuse.<br />
1<br />
Aujourd'hui Mohand ne veut plus<br />
qu'une chose : arrêter le recul <strong>de</strong>s tribus<br />
•<br />
du Moyen Atlas. Il appartient en eff<strong>et</strong><br />
à la tribu <strong>de</strong>s Ait Y ahia - les fils <strong>de</strong><br />
Jean - qui, à l'arrière-plan du champ<br />
<strong>de</strong> <strong>bataille</strong>," sera irrémédiablement envahie,<br />
bousculée, ruinée par les masses<br />
en r<strong>et</strong>raite <strong>de</strong>vant nos troupes. Mohand<br />
s'est voué à c<strong>et</strong>te cause. Ses hautes<br />
ambitions déçues se raccrdchent à l'espoir<br />
<strong>de</strong> ce succès qui lui assurerait la<br />
reconnaissance <strong>de</strong> son peuple. Sa volonté<br />
farouche, son énergie qui est gran<strong>de</strong><br />
s'exaltent, son âme pieuse, à force <strong>de</strong><br />
vouloir c<strong>et</strong>te chose follement, s'emballe<br />
en <strong>de</strong>s transports mystiques qui donnent<br />
à ses actes, à ses paroles, une allure, <strong>de</strong>s<br />
accents dont les foules s'émeuvent. Sincèrement<br />
il veut faire ce miracle : arrêter<br />
•<br />
3
34 ITTO<br />
les troupes françaises. Peu à peu la foi<br />
l'envahit, une foi immense, enfantine,<br />
celle même dont il est dit qu'elle soulève<br />
les montagnes. Et Mohand fait <strong>de</strong>s mi·<br />
racles.
CHAPITRE IV<br />
DIEU SEUL EST DIEU<br />
Un grand marché se tient, bien masqué,<br />
croit-on, dont on a, en tout cas,<br />
aussi longtemps que possible gardé secr<strong>et</strong>s<br />
le lieu <strong>et</strong> le jour. Les Berbères<br />
affamés y sont venus en grand nombre.<br />
On veut du sucre, l'fdiment par excellence<br />
<strong>de</strong>s gens en guerre, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its enfants,<br />
on veut quelques cotonna<strong>de</strong>s. Les<br />
marchands <strong>de</strong> la plaine y sont arrivés par<br />
un long détour, guidés <strong>et</strong> défendus<br />
contre les rapines par les gens <strong>de</strong> l' obédience<br />
du santon, ses frères, les fils <strong>de</strong><br />
Jean.<br />
Mohand est assis au centre du marché<br />
S5
36 lTTO<br />
sous un énorme thuya mort dont les<br />
grosses branches plusieurs fois cente·<br />
naires ten<strong>de</strong>nt au ciel, en gestes convulsés,<br />
leurs rameaux sans verdure.<br />
Mohand, les mains sur ses genoux, est<br />
en pose d'extase. Mais on lui dit tout ce<br />
qui se passe <strong>et</strong> ses gens se tiennent prêts<br />
â maintenir l'ordre ; car le marabout<br />
aime sa race, connaît ses souffrances <strong>et</strong><br />
veut que le ravitaillement, eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />
sollicitu<strong>de</strong>, s'opère dans le calme nécessaire.<br />
Elève <strong>de</strong> Sidi Ali Amhaouch, le grand<br />
saint récemment disparu <strong>et</strong> que tout le<br />
mon<strong>de</strong> en montagne a vu <strong>et</strong> honoré,<br />
Mohand imiterait volontiers celui dont<br />
il aurait voulu la gloire. Mais sa nature<br />
vigoureuse, active, loquace <strong>et</strong> impatiente<br />
ne ressemble en rien à celle <strong>de</strong><br />
Sidi Ali, qui était souffr<strong>et</strong>eux <strong>et</strong> maladif,<br />
peu désireux <strong>de</strong> mouvement, doux <strong>et</strong>
JTTO<br />
violent <strong>de</strong>s altitu<strong>de</strong>s dont peu <strong>de</strong> chose<br />
la protège, elle montre, sous le pauvre<br />
chiffon qui ramasse en paqu<strong>et</strong> sa chevelure,<br />
un ovale régulier au nez grec, <strong>de</strong>s<br />
sourcils bien <strong>de</strong>ssinés sous lesquels les<br />
yeux noirs, fort beaux, mériteraient le<br />
refl<strong>et</strong> d'une gai<strong>et</strong>é <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s' mois absente.<br />
C'est un visage qui r<strong>et</strong>ient l'atten<br />
tion, :q;>.ais dont les privations ont éteint<br />
pour le moment l'éclat propre à c<strong>et</strong><br />
âge. La femme est gran<strong>de</strong>, vigoureuse<br />
<strong>et</strong> souple dans la pièce <strong>de</strong> bure qui la<br />
vêt, épinglée d'épines aux épaules, <strong>et</strong> qui<br />
découvre bras <strong>et</strong> jambes. Itto souffre <strong>et</strong><br />
s'ennuie. Sa jeunesse pense à tout autre<br />
chose qu'aux gestes politiques <strong>de</strong> son<br />
père le marabout. Elle pense à la vie <strong>et</strong><br />
sans doute avec c<strong>et</strong>te ar<strong>de</strong>ur qui est le<br />
propre <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> sa race. L'indépendance<br />
naturelle <strong>de</strong> son caractère s'est<br />
aiguisée encore <strong>de</strong> l'âpre folie qui secoue
ITTO 39<br />
la montagne. Elle voudrait <strong>de</strong> l'amour <strong>et</strong><br />
du bien-être. Elle blâme la fureur religieuse<br />
<strong>de</strong> son père <strong>et</strong> l'orgueil insensé <strong>de</strong><br />
sa tribu, où l'on tue les gens qui parlent<br />
<strong>de</strong> se rendre. Elle a déjà tenté <strong>de</strong> s'enfuir<br />
vers les régions plus douces, où <strong>de</strong>s<br />
gens pl!ls sages ont accepté la tutelle <strong>de</strong>s<br />
Français <strong>et</strong> très vite revivent, s'enrichissent<br />
dans la paix. Elle a un amant<br />
qui cherche à l'entraîner là-bas. En ce<br />
moment elle est, avec les autres femmes,<br />
assise <strong>de</strong>vant son père. Elle a les yeux<br />
clos <strong>et</strong> machinalement son buste se balance,<br />
selon la règle, au rythme ca<strong>de</strong>ncé<br />
du Dikr, du mot d'ordre rituel <strong>de</strong>s Derqaoua<br />
dont Mohand est le chef <strong>et</strong> qu'en<br />
sourdine, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s heures, chantonnent<br />
les femmes en l'honneur du maître :<br />
La illah ill' allah! La illah ill' allah!<br />
La illah ill' allah! La illah ill' allah!
ITTO<br />
l'angoisse <strong>et</strong> le silence, les yeux vers la<br />
mort. Aucun bruit, aucun cri ne s'éleva<br />
<strong>de</strong> la foule brusquement surprise en<br />
pleine sécurité ; plus rien ne bougea,<br />
plus rien ne troubla l'atmosphère légère<br />
que le chant mortel <strong>de</strong> l'avion rapi<strong>de</strong>ment<br />
croissant <strong>et</strong> rugissant vers sa proie.<br />
Le santon, surpris comme les autres,<br />
sut dominer son émotion <strong>et</strong> gar<strong>de</strong>r sa<br />
pose extatique : on le regardait. Puis,<br />
dans le grand silence du marché pétrifié,<br />
sa voix s'éleva suraiguë <strong>et</strong> j<strong>et</strong>a frénétique<br />
l'appel coutumier : La illah! Et<br />
l'on vit, sur le tertre dominant qui· lui<br />
servait <strong>de</strong> siège, Mohand se lever, parmi<br />
les femmes écroulées <strong>de</strong> terreur autour<br />
<strong>de</strong> lui saisir sa fille, l'enlever <strong>et</strong> c<strong>et</strong> holo<br />
causte offert au bout <strong>de</strong> ses bras tendus,<br />
seul vivant, semblait-il, dans la foule<br />
immobile, marcher vers l'avion grossissant.
42 ITTO<br />
Elan <strong>de</strong> foi sincère, cri poignant <strong>de</strong><br />
détresse au Dieu clément. <strong>et</strong> miséricordieux,<br />
geste inconscient <strong>de</strong> désespéré,<br />
scène réfléchie <strong>de</strong> comédien habile<br />
ou <strong>de</strong> politique audacieux qui, dans<br />
une situation critique où va sombrer<br />
son prestige, tente encore la fmtune,<br />
qu'y eut-il exactement dans l'acte faroùche<br />
<strong>de</strong> Moha nd? Sa supériorité sur<br />
la foule paralysée, impuissante, apparut,<br />
eh tout cas, dans sa décision, son<br />
courage <strong>et</strong> un indéniable sens <strong>de</strong> l'opportunité.<br />
Sorti du cercle <strong>de</strong>s femmes,<br />
le santon ,posa sur le sol sa fille inerte,<br />
sans doute évanouie. Puis, les bras levés<br />
vers le ciel, il reprit d'une voix perçante<br />
la formule, la vraie, la seule, celle qui<br />
écarte la mort ou la donne selon la vo ·<br />
lonté <strong>de</strong> l'Unique, celle que l'on souffle<br />
sur le front <strong>de</strong> f'enfant qui paraît, que<br />
l'on chante au chev<strong>et</strong> du mourant, celle
ITTO<br />
Dieu seul est Dieu ! Dieu .seul est Dieu !<br />
Dieu seul est Dieu !<br />
Et ce fut le premier miracle <strong>de</strong> Mohand<br />
qui voulait possé<strong>de</strong>r les cœurs en Berhérie.
46 ITTO<br />
groupes se mouvaient vers le tertre où<br />
la <strong>de</strong>rnière fois,/avant que la mort passât,<br />
on avait vu Mohand interpeller Dieu.<br />
Le santon très maître <strong>de</strong> soi, sans<br />
même paraître s'intéresser à ce qui se<br />
passait <strong>de</strong>rrière lui, Mohand très fort,<br />
tourné vers l'orient, disait la prière<br />
dont c'était l'heure. Le soleil oblique<br />
proj<strong>et</strong>ait en la grandissant son ombre<br />
sur le sol, y répétait ses gestes rituels.<br />
A quelques pas, un disciple appelait à<br />
la prière quatre fois, une pour chaque<br />
partie <strong>de</strong> l'horizon : Allah ou Akbar.<br />
Dieu est plus grand que tout ! Et c<strong>et</strong><br />
appel familier auquel les Berbères inca·<br />
pables <strong>de</strong> prier n'auraient pas en temps<br />
normal prêté la moindre attention, l'appel<br />
du muezzin musulman prenait, <strong>de</strong>s<br />
faits immédiatement accomplis, 'un accent<br />
<strong>de</strong> vérité irréfragable, la valeur<br />
d'un témoignage décisif. Dieu était bien
ITTO 47<br />
le plus grand qui avait écarté <strong>de</strong> ce<br />
peuple la mort, rej<strong>et</strong>é au loin les génies<br />
<strong>de</strong> l'air. Très rapi<strong>de</strong>ment, comme avaient<br />
fait les disciples du marabout, les Berbères,<br />
tout à l'impression grave qui les<br />
tenait, s'agenouillèrent <strong>de</strong>rrière Mohand.<br />
Non incroyants, mais ignorants <strong>de</strong>s<br />
rites, ces simples regardaient le ,maître,<br />
, , •· . . .<br />
rep<strong>et</strong>aient ses mouvements, 1m1tment<br />
ses gestes, se j<strong>et</strong>aient à terre avec lui,<br />
heurtaient du front le sol, se redressaient<br />
à son exemple. La montagne, le grand<br />
cirque du marché virent le grandiose<br />
spectacle d'une immense prière en com·<br />
mun, manifestation fréquente <strong>et</strong> toujours<br />
belle en Algérie, en Tunisie, rare<br />
au Maroc à l'extérieur <strong>de</strong>s sanctuaires<br />
,,<br />
<strong>et</strong> en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s trois gran<strong>de</strong>s fêtes où<br />
les fidèles se réunissent en un lieu consacré<br />
pour prier sous la direction du<br />
Sultan ou <strong>de</strong> son représentant. Au fin
48 ITTO<br />
fond <strong>de</strong> ce pays sauvage dont les habitants<br />
suivent peu les rites orthodoxes, ce<br />
fut donc un beaù succès pour l'Islam.<br />
C' en fut un aussi pour Mohand. Ses<br />
élèves, ses a<strong>de</strong>ptes 'nombreux sur le<br />
marché, jugeant le moment favorable,<br />
bien stylés par léur chef d'ailleurs, profitèrent<br />
<strong>de</strong> l'émotion générale. La prière<br />
1<br />
n'était pas finie qu'ils crièrent au miracle,<br />
se bousculèrent pour approcher le<br />
santon, le toucher, baiser son épaule ou<br />
ses mains <strong>et</strong>, comme rien n'est plus communicatif<br />
que ce genre <strong>de</strong> délire, la: foule<br />
y céda, s'y abandonna avec frénésie.<br />
Une immense folie collective secoua les<br />
gens, <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> fous hurlants, se<br />
battant, se marchant les uns sur les<br />
aùtres, cherchèrent à atteindre le saint,<br />
à le voir, à le toucher. On tendait vers<br />
lui les p<strong>et</strong>its enfants. Les femmes parvenues<br />
très vite au plus haut <strong>de</strong>gré
ITTO<br />
d'exaltation, refoulées par les mâles,<br />
rampaient entre les jambes <strong>de</strong>s assiégeants,<br />
d'autres, agiles, escaladaient<br />
l'obstacle, pàssaient sur les épaules en<br />
s'accrochant aux têtes, r<strong>et</strong>ombaient entre<br />
<strong>de</strong>ux corps <strong>et</strong> disparaissaient piétinées<br />
pour reparaître plus démentes encore, un<br />
peu plus près. Beaucoup se contentaient<br />
d'arracher un lambeau du vêtement d'un<br />
disciple connu, <strong>de</strong> présenter leur main<br />
ou leur visage à quelqu'une <strong>de</strong>s femmes<br />
apparentées au marabout <strong>et</strong> qui formaient<br />
sa gar<strong>de</strong>. Alors ces mégères crachaient<br />
leur salive aux lèvres, aux mains<br />
tendues <strong>et</strong> les heureux possesseurs <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te /émanation lointaine du pôle en<br />
donnaient à leurs voisins ou, <strong>de</strong>venus<br />
saints eux-mêmes, criaient leur gloire, .<br />
gratifiaient les plus pressés d'un attouchement,<br />
d'un peu <strong>de</strong> have. Les disciples<br />
<strong>de</strong> Mohand, préparés à ces scènes,<br />
4
50 ITTO<br />
le couvraient <strong>de</strong> leurs corps, aidés par<br />
les femmes <strong>de</strong> la maison qui se multipliaient,<br />
folles <strong>de</strong> répondre aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> baraka. Pour transm<strong>et</strong>tre les<br />
effluves <strong>de</strong> l'Elu, elles se plaçaient l'une<br />
après l'autre <strong>de</strong>vant lui, recevaient l'imposition<br />
<strong>de</strong> ses mains, puis faisant face<br />
aux furieux, se laissaient palper par <strong>de</strong>s<br />
centaines <strong>de</strong> doigts, qui étreignaient,<br />
arrachaient un lambeau <strong>de</strong> bure, un<br />
cheveu, ou bien elles crachaient sur le<br />
visage quand il était d'un ami, d'une<br />
femme connue, d'un homme important.<br />
Leurs chairs apparaissaient au travers<br />
<strong>de</strong>s vêtures en loques. Elles tendaient<br />
leurs mamelles pour qu'on les touchât.<br />
Les vieilles étaient les plus recherchées<br />
comme <strong>de</strong>vant avoir plus longtemps<br />
approché, servi l'Ouali, le saint. De la<br />
foule possédée d'amour s'élevait un vacarme<br />
<strong>de</strong> cris, <strong>de</strong> supplications, d'appels
ITTO 51<br />
sanglotants, <strong>de</strong> plaintes, <strong>de</strong> pleurs d'enfants<br />
malmenés, <strong>de</strong> chants religieux;<br />
<strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> gens bénis, satisfaits <strong>et</strong><br />
dégagés <strong>de</strong> la bouscula<strong>de</strong> se formaient<br />
en cercle, hommes <strong>et</strong> femmes étroitement<br />
serrés, épaule contre épaule, <strong>et</strong><br />
chantaient <strong>de</strong>s improvisations en l'honneur<br />
du vainqueur <strong>de</strong>s démons chrétiens.<br />
C'étaient <strong>de</strong>s phrases courtes, rythmées,<br />
sonores, indéfiniment répétées <strong>et</strong> liées<br />
aux ondulations <strong>de</strong> l'anneau humain<br />
que formaient les danseurs accolés. Au<br />
puissant concert <strong>de</strong> voix hurlantes ou<br />
qui, apaisées, psalmodiaient la gloire<br />
du saint, le gémissement <strong>de</strong>s femmes<br />
bousculées, les pleurs <strong>de</strong>s enfants piétinés<br />
ajoutaient un accent <strong>de</strong> tristesse<br />
qui, se liant au tout, le résolvait en<br />
une longue plainte ; celle- ci roulait<br />
sans écho sur la plaine haute tandis<br />
que déclinait le soleil vers quelque
ITTO 55<br />
sinistre, étendant sur la cité palpitante<br />
son implacable chant <strong>de</strong> mort.<br />
Elle fut, dans le vallon qui conduisait<br />
chez Mohand, une litanie <strong>de</strong> délivrance<br />
<strong>et</strong> d'amour.
CHAPITRE VI<br />
c'EST LA GUERRE [<br />
Itto, prostrée sur le sol à l'endroit<br />
où son père l'avait laissée, reprit rapi<strong>de</strong>ment<br />
conscience <strong>et</strong>, aux clameurs<br />
joyeuses, comprit que le danger n'était<br />
plus. Elle se mit à genoux, puis s'étendit<br />
à nouveau en se glissant sous l'abri<br />
d'une grosse pierre <strong>et</strong> d'une broussaille<br />
dont l'ensemble la masquait <strong>de</strong><br />
la foule. ltto violemment impressionnée<br />
avait besoin <strong>de</strong> se ressaisir, <strong>de</strong> secouer<br />
ses pensées. Sa nature ar<strong>de</strong>nte, sa fierté<br />
naturelle <strong>et</strong> sa jeunesse, donnaient à<br />
ses réflexions un tour bien différent <strong>de</strong><br />
celui qu'on eût attendu <strong>de</strong> la fille du<br />
67
ITTO 59<br />
ventre <strong>de</strong>rrière son abri <strong>et</strong> à <strong>de</strong>mi sou<br />
levée sur un cou<strong>de</strong>, Itto regardait, suivait<br />
<strong>de</strong>s yeux les mouvements, l'emballement<br />
<strong>de</strong> la foule ; elle entendait<br />
son allégresse <strong>et</strong> <strong>de</strong>vinait sa soumis<br />
sion. Tout cela ne pouvait que prolonger<br />
la misère, accroître les douleurs <strong>et</strong> les<br />
<strong>de</strong>uils. L'intransigeance allait encore une<br />
fois l'emporter, rivèr le peuple à c<strong>et</strong>te<br />
lamentable <strong>de</strong>stinée dont Itto précisément<br />
voulait s'affranchir.<br />
La jeune bergère, blottie rageuse <strong>de</strong>rrière<br />
son buisson, n'était pas loin du<br />
groupe <strong>de</strong> forcenés qui s'agitaient autour<br />
<strong>de</strong> son père. Des gens passaient<br />
d'ailleurs à tout moment près d'elle, mais,<br />
dans l'entraînement général qui portait<br />
les esprits vers le Marabout, qui se serait<br />
occupé du corps gisant qu' Itto sem<br />
blait être? En ces jours <strong>de</strong> détresse<br />
générale, le cas était fréquent d'indi-
ITTO<br />
les autres, un damné ; Je ne veux pas<br />
une vie comme celle que tu m'offres.<br />
Je ne partirai pas avec toi.<br />
- Tu ne sais pas ... , reprit l'homme,<br />
ma mère est morte il y a huit jours. Il<br />
n'y a plus chez nous que ma sœur<br />
<strong>et</strong> son p<strong>et</strong>it. J'ai fait le nécessaire pour<br />
obtenir <strong>de</strong> rejoindre la tribu vers Khenifra,<br />
où les chrétiens corniQan<strong>de</strong>nt.<br />
Khenifra ! c'est là-bas, sur le haut<br />
Oum-er-Rebia, dans une plaine <strong>de</strong> terre<br />
rouge enserrée <strong>de</strong> montagnes pelées ou<br />
broussailleuses, mais également sévères<br />
d'aspect, une bourga<strong>de</strong> <strong>de</strong> terre rouge<br />
triste, brftlante en été, humi<strong>de</strong> <strong>et</strong> froi<strong>de</strong><br />
dans les nuées <strong>de</strong> l'hiver; Khenifra,<br />
capitale aux murs croulants où régq.ait<br />
Moha, le grand chef <strong>de</strong> la résistance 1<br />
berbère, repaire que les Fran9ais durent<br />
prendre en 1914 <strong>et</strong> où, sans possibilité<br />
d'en déboucher, ils tinrent le coup durant
66 ITTO<br />
Cache-moi hien, ajouta-t-elle, jusqu'à<br />
ce qu'ils partent tous.<br />
Miloud étendit sur elle son manteau,<br />
le capuchon couvrant le visage d'un<br />
/<br />
triangle aplati comme l'on fait aux<br />
morts. Des gens passèrent sans regar<strong>de</strong>r<br />
l'homme assis <strong>de</strong>mi-nu sur une pierre<br />
<strong>et</strong> qui gardait, semblait-il, un cadavre.<br />
Allah isster 1 dit une vieille qui courait<br />
vers le cortège. « Dieu est le plus grand ! >><br />
fit un marchand <strong>de</strong> la plaine qui, sa<br />
vente terminée, fuyait, poussant son<br />
âne. Au loin, décroissante, on percevait<br />
la mélopée quj accompagnait Mohand,<br />
le Saint, vers sa <strong>de</strong>meure.<br />
Brusquement, Miloud découvrit sa<br />
compagne. L'un <strong>et</strong> l'autre dévalèrent au<br />
fond d'un ravin vers le nord. Ils y trouvèrent<br />
le cheval que Miloud y avait<br />
laissé <strong>et</strong> qu'il enfourcha. L'homme <strong>et</strong><br />
la femme prirent alors la direction <strong>de</strong>s
ITTO 67<br />
cols qui, du seuil d' Arbala limite <strong>de</strong> la<br />
haute vallée, conduisent au pays <strong>de</strong>s<br />
Aït lchkern <strong>et</strong> plus au <strong>de</strong>là à Khenifra,<br />
chez les Zaïane. Mais ils n'avaient pas<br />
c<strong>et</strong>te longue route à parcourir. La tente<br />
<strong>de</strong> Miloud était encore en pays non<br />
soumis, en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s cols. ltto apprit<br />
ces détails. Elle marchait à pied, à hauteut'<br />
du cheval <strong>de</strong> celui qu'elle avait<br />
pris pour maître <strong>et</strong> aussi vite que lui.<br />
Elle marchait <strong>de</strong> ce pas vigoureux,<br />
rapi<strong>de</strong> <strong>et</strong> soutenu, la tête droite, les<br />
cou<strong>de</strong>s près du corps <strong>et</strong> peu balancés,<br />
la poitrine <strong>et</strong> le ventre portés en avant<br />
<strong>et</strong> semblant entraîner tout le reste du<br />
corps, elle avançait sans hâte comme<br />
sans effort, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te allure étonnante <strong>de</strong><br />
force <strong>et</strong> <strong>de</strong> hardiesse qui est le propre<br />
<strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> sa race. ltto n'avait<br />
aucune hésitation ; elle cherchait son<br />
<strong>de</strong>stin. Miloud parlait <strong>de</strong> temps à autre.
ITTO 69<br />
leurs enfants, sans gêne aucune. Miloud<br />
, ajoutait que les chefs berbères qui racon·<br />
taient la misère <strong>de</strong>s gens soumis aux<br />
chrétiens étaient <strong>de</strong>s menteurs, qu'il<br />
serait riche <strong>et</strong> heureux s'il avait, lui,<br />
au lieu <strong>de</strong> trembler <strong>de</strong>vant sa mère,<br />
rejoint ses camara<strong>de</strong>s, sès parents <strong>et</strong> '<br />
pris du service chez les Français. ltto<br />
apprit encore que les délais accordés<br />
à Miloud pour se soum<strong>et</strong>tre étaient<br />
passés <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux jours. L'homme avait<br />
dû ramener son troupeau <strong>de</strong> l'arrière•<br />
pays <strong>et</strong> perdre c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière journée<br />
pour joindre Itto <strong>et</strong> la déci<strong>de</strong>r. Mais les<br />
chefs français ne <strong>de</strong>vaient pas compter<br />
<strong>de</strong> si près.<br />
Durant quatre heures, ils marchèrent<br />
sans autre arrêt que pour boire, <strong>de</strong> loin<br />
en loin, aux p<strong>et</strong>ites sources <strong>et</strong> pour<br />
récolter <strong>de</strong>s glands, les gros glands doux<br />
<strong>de</strong> l'Atlas. Après le stéppe <strong>de</strong> la Moulouya
ITTO 71<br />
traînée aux plus ru<strong>de</strong>s travaux n'en<br />
était pas à une contusion près. La lune<br />
étant venue faciliter leur marche, Miloud<br />
r<strong>et</strong>rouva sa tente. En attendant<br />
le jour où il <strong>de</strong>vait faire sa soumission,<br />
il l'avait mise à l'abri <strong>de</strong>s avions sous<br />
les frondaisons épaisses d'un fort groupe<br />
<strong>de</strong> chênes. Celui-ci, en ce point <strong>de</strong> la<br />
ligne <strong>de</strong>s crêtes, marquait la fin <strong>de</strong> la<br />
forêt. A partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lisière, un immense<br />
glacis découvert commençait en<br />
pente douce la <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> l'Atlas moyen<br />
vers le nord <strong>et</strong> vers le vrai Maroc. Le<br />
jour naissant allait bientôt montrer à<br />
la fille <strong>de</strong> Mohand dans le panorama<br />
grandiose, dans les plans successifs d'un<br />
formidable espalier <strong>de</strong> contreforts <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
plateaux, les cultures jaunissantes, les<br />
teintes variéesque peut prendre la terre<br />
fertile, surprenantes choses, merveilleux<br />
attrait pour les yeux qui n'ont
72 ITTO<br />
jamais vu que l'âpre nature déshéritée,<br />
les montagnes pelées du versant saharien,<br />
le steppe d'alfa <strong>et</strong> d'herbe courte à<br />
moutons.<br />
'<br />
Un peu plus au nord, le glacis s'effondrait.<br />
En un contre-bas vertigineux<br />
s'apercevait un beau lac <strong>de</strong> montagne<br />
dont les rives jonchées <strong>de</strong> fleurs ou<br />
armées <strong>de</strong> joncs piquants, serrées d'un<br />
côté contre la falaise abrupte, <strong>de</strong> l'autre<br />
se tendaient gracieuses· vers les <strong>de</strong>ux<br />
forts mamelons où les chefs chrétiens<br />
avaient installé leur armée. Le glacis<br />
s'allongeait vers l'ouest pour venir. se<br />
sou<strong>de</strong>r au système <strong>de</strong> hauteurs dont<br />
faisaient partie celles occupées par les<br />
camps.<br />
Pour le moment, ltto ne vit .rien. Elle<br />
se trouva poussée sous la tente dans<br />
une obscurité profon<strong>de</strong>. Elle s'accroupit<br />
pour ne rien heurter. Miloud alluma
ITTO<br />
Je sms c<strong>et</strong>te femme en eff<strong>et</strong>.<br />
Sois donc la bienvenue, reprit la<br />
veuve. Dieu bénisse ce jour; tu as la<br />
beauté, tu es <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> tente <strong>et</strong> c'est<br />
ce qu'il faut pour remplacer ceux <strong>de</strong><br />
notre sang qui sont morts. J'ai ce<br />
p<strong>et</strong>it.<br />
ltto se garda d'ém<strong>et</strong>tre un vœu, un<br />
compliment. Venus d'elle, étrangère, ils<br />
auraient porté malheur. Elle dit simplement:<br />
- C'est le fils <strong>de</strong> ma sœur.<br />
Alors la Berbère le lui donna <strong>et</strong> le<br />
reprit presque aussitôt.<br />
- Tu aurais pu, ma sœur, enfanter<br />
mieux que cela, dit la fille du Marabout.<br />
Et le mauvais sort écarté par c<strong>et</strong>te<br />
apostrophe cruelle, l'intimité s'établit.<br />
La sœur <strong>de</strong> Miloud était émaciée <strong>de</strong><br />
misère <strong>et</strong> son enfant pénible à voir. Le<br />
sein maternel épuisé ne remplissait plus
ITTO 75<br />
son rôle. Puis ces gens se repurent d'une<br />
bouillie <strong>de</strong> farine d'orge pour laquelle<br />
la sœur <strong>de</strong> Miloud avait tout le jour<br />
tourné inlassablement le moulin à main.<br />
Ils mangèrent en silence, tandis que l'en<br />
fant tout doucement geignait. Chaque<br />
fois que leurs doigts plongeaient dans<br />
le plat <strong>de</strong> bois, l'homme <strong>et</strong> la fille <strong>de</strong><br />
Mohand posaient une part <strong>de</strong> leur prise<br />
<strong>de</strong>vant la femme au nourrisson, geste<br />
rituel presque mécanique, expression<br />
simple <strong>de</strong> l'instinct qui porte l'homme<br />
à protéger les produits <strong>de</strong> sa race. Le<br />
plat vidé, la bougie éteinte, les trois<br />
êtres s'étendirent sur le sol. La fatigue<br />
<strong>de</strong> tous était gran<strong>de</strong>. Le sommeil les<br />
prit aussitôt. Dans l'obscurité froi<strong>de</strong> o:o.<br />
n'entendait que les souffles <strong>de</strong>s dor<br />
mants, le tapotement <strong>de</strong>s gouttes d'eau<br />
tombant <strong>de</strong>s arbres sur la ;toile tendue,<br />
la plainte faible du nourrisson quand
78 ITTO<br />
sa femme endormie. Prenant son fusil,<br />
il rejoignit sa sœur <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> à l'orée du<br />
bois.<br />
- Les soldats sortent du camp, dit<br />
la. femme.<br />
L'œil exercé <strong>de</strong> Miloud mesura <strong>de</strong><br />
suite l'importance du mouvement. Une<br />
forte colonne se formait pour une opé<br />
ration, pour quelque « coup <strong>de</strong> boutoir<br />
». Les éléments, les diverses armes<br />
se plaçaient en avançant. Le groupe<br />
mobile se dirigeait vers l'est <strong>et</strong> Miloud<br />
vit n<strong>et</strong>tement une puissante flanc-gar<strong>de</strong><br />
qui s'engageait sur le glacis pour couvrir<br />
le gros du côté <strong>de</strong> la forêt.<br />
Le Berbère comprit toute la gravité<br />
<strong>de</strong> sa situation. Il comptait ce jour même<br />
ployer sa tente, la charger sur un taureau<br />
<strong>et</strong> se rendre au camp avec tout<br />
son bien, sa femme, sa sœur, ses animaux.<br />
Il savait trouver là-bas <strong>de</strong>s gens
1 'l'TO 79<br />
<strong>de</strong> sa tribu qui le présenteraient au<br />
chef du service <strong>de</strong>s renseignements, lui<br />
avanceraient contre <strong>de</strong>s moutons l'argent<br />
<strong>de</strong> l'amen<strong>de</strong> <strong>de</strong> guerre. C'étaient là<br />
choses aisées <strong>et</strong>· journellement appli<br />
quées. Miloud savait aussi que ces facilités<br />
n'existent plus dès que la colonne,<br />
rompant le stationnement propice aux<br />
palabres entre les agents politiques <strong>et</strong><br />
les tribus, se m<strong>et</strong> en marche dans un<br />
but <strong>de</strong> guerre déterminé. Alors, c'est<br />
la guerre. La poudre seule a voix aux<br />
affaires. Miloud pensa aussi avec angoisse<br />
que le délai qu'on lui avait donné<br />
était passé; d'autres que lui en avaient<br />
profité; il restait seul en dissi<strong>de</strong>nce. n<br />
· j<strong>et</strong>a les yeux vers la flanc-gar<strong>de</strong> qui<br />
s'avançait très vite. Il n'y vit pas <strong>de</strong><br />
partisans zaïanes qui pouvaient le re<br />
cueillir <strong>et</strong> le sauver. Il n'y avait là que<br />
<strong>de</strong>s soldats européens, <strong>de</strong>s compagnies
80 ITTO<br />
<strong>de</strong> légion. Miloud suivit leur déploiement<br />
qui portait les échelons <strong>de</strong> droite<br />
presque sous bois. Il n'y avait aucune<br />
possibilité <strong>de</strong> prendre un contact paci<br />
fique avec ces étrangers chez lesquels la<br />
guerre si dure . contre les montagnards<br />
avait, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, tendu les nerfs,<br />
surexcité le sens combatif, atténué la<br />
sensibilité.<br />
ltto parut près <strong>de</strong> Miloud <strong>et</strong>· <strong>de</strong> sa<br />
sœur. Le p<strong>et</strong>it enfant s'était mis à<br />
crier. Elle l'apportait à sa mère. Elle<br />
regardait à son tour sans trop comprendre<br />
ce qui se passait, lorsque <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong><br />
feu r<strong>et</strong>entirent dans le bois. Brusque<br />
ment, la troupe s'arrêta s'attendant<br />
peut-être à quelque surprise, au gu<strong>et</strong>apens.<br />
Deux mitrailleuses crachèrent,<br />
balayant d'enfila<strong>de</strong>, la lisière du bois.<br />
Miloud <strong>et</strong> sa sœur pris dans une gerbe<br />
s'abattirent. Itto se précipita, souleva
ITTO Si<br />
par les cheveux la tête <strong>de</strong> son maître.<br />
Il était déjà mort, le front troué. La<br />
sœur cria : Sauve-toi, emporte le p<strong>et</strong>it<br />
<strong>et</strong> cessa <strong>de</strong> vivre.<br />
Au loin, les mitrailleuses voyant mal<br />
continuaient <strong>de</strong> tirer dans c<strong>et</strong>te direction<br />
où l'on avait aperçu <strong>de</strong>s êtres se<br />
mouvant <strong>et</strong> jugée par conséquent dangereuse.<br />
Alors, ressaisie en plein espoir<br />
<strong>de</strong> délivrance par la brutale réalité, la<br />
Berbère, <strong>de</strong>bout entre les <strong>de</strong>ux cadavres,<br />
les bras tendus dont l'un tenait d'une<br />
main crispée le minuscule enfant au<br />
chef vacillant dans ses langes, Itto j<strong>et</strong>ée<br />
hors <strong>de</strong> toute conscience par l'excès<br />
d'horreur se mit à pousser <strong>de</strong>s hurlements<br />
<strong>de</strong> bête. Les balles claquaient.<br />
L'enfant gémit <strong>et</strong> la femme aperçut<br />
c<strong>et</strong>te chose qui tremblait au bout <strong>de</strong><br />
son bras. Alors un sentiment lui vint<br />
<strong>de</strong> sa nature profon<strong>de</strong> <strong>et</strong> roulant le<br />
6
ITTO<br />
nourrisson dans un pan <strong>de</strong> sa robe, en<br />
<strong>de</strong>ux bonds <strong>de</strong> folle elle fut sous bois,<br />
près <strong>de</strong> la tent'e.<br />
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées<br />
<strong>de</strong>puis qu'elle l'avait quittée joyeuse<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong> homme dont ses sens lui rappelaient<br />
la toute récente ar<strong>de</strong>ur gisait à<br />
<strong>de</strong>ux pas, la tête trouée. La rapidité<br />
foudroyante! <strong>de</strong>s événements dépassait<br />
ses possibilités <strong>de</strong> réflexion. Elle n'avait<br />
même pas conscience qu'un temps appréciable<br />
séparât les faits ; les <strong>de</strong>ux<br />
notions d'amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> mort se confondaient.<br />
Il y eut alors dans son esprit<br />
, disloqué une bouscula<strong>de</strong> d'idées - Miloud<br />
n'était pas mort hier puisqu'elle<br />
avait fait route avec lui. Mais il était<br />
peut-être mort quand il l'avait prise,<br />
il faisait nuit. Itto frissonna ; les servantes<br />
<strong>de</strong> son père avaient ainsi été<br />
possédées par les habitants d'un cime·
ITTO 83<br />
tière; toute la montagne en avait trem<br />
blé, puis toute la montagne en avait ri,<br />
<strong>et</strong> Itto rit nerveùsement entre ses <strong>de</strong>nts<br />
serrées, en avait ri quand les garçons,<br />
<strong>de</strong>s ennemis du Saint, avaient peu à peu<br />
laissé s'ébruiter leur irrespectueuse vic·<br />
toire. Et puis la sœur, une femme comme<br />
, elle, lui aurait dit : Ecarte-toi <strong>de</strong> mon<br />
frère, c'est un mort. Itto voulut <strong>de</strong> suite<br />
interroger la sœur. En se soulevant, elle<br />
sentit le poids <strong>de</strong> l'enfant dans sa rohe.<br />
Alors elle se rappela que la sœur <strong>de</strong> Miloud<br />
était morte aussi. Ceci commença<br />
par embrouiller davantage sa pensée<br />
mais <strong>de</strong>vait presque aussitôt y placer un<br />
gui<strong>de</strong>. A ce moment, elle éprouva à la<br />
cuisse une douleur. Du sang coulaitd'une<br />
blessure en séton superficiel faite par une<br />
halle fine. Itto connaissait hien cela <strong>et</strong><br />
n'en fut pas émue. Tout au contraire<br />
avec soulagement elle conclut :'
ITTO 85<br />
altière fléchissait, cédant la place à son<br />
âme enfantine longtemps refoùlée ; <strong>de</strong>s<br />
sanglots <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite fille seco"IJ.aient la<br />
fille <strong>de</strong>s cimes ; elle mu.rmura · le nom.<br />
<strong>de</strong> sa mère qu'elle avait à peine connue,<br />
elle pensa à <strong>de</strong>s tombes <strong>de</strong> marabouts<br />
où elle irait conter sa douleur ; elle<br />
aima follement œ Miloud qui lui était<br />
peu <strong>de</strong> chose mais dont les transports<br />
amoureux avaient eu le mérite <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>r<br />
avec l'essor joyeux <strong>de</strong> sa pensée<br />
vers un mon<strong>de</strong> éperdument désiré. Fille<br />
d'un peuple dont les instincts sont à<br />
peine freinés par <strong>de</strong>s coutumes <strong>et</strong> nullement<br />
dominés par les règles d'une<br />
morale intuitive ou construite, fille dite<br />
musulmane d'un peuple ignorant tout<br />
<strong>de</strong> la loi musulmane ou autre <strong>et</strong> qui<br />
jamais ne cher.cha dans une doctrine<br />
que ce qui lui parut susceptible <strong>de</strong> justifier<br />
ou <strong>de</strong> défendre son besoin d'anar-
86 ITTO<br />
chie, ltto élevée au voisinage d'un père<br />
polygame sans gynécée, avait grandi<br />
maîtresse <strong>de</strong> sa personne <strong>et</strong> en avait<br />
disposé à sa guise le jour « écrit ». Son<br />
père avait voulu la marier à ce Miloud<br />
parce qu'il était <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> tente ; mais<br />
il y avait renoncé en apprenant qu'il<br />
cherchait à se soum<strong>et</strong>tre aux chrétiens.<br />
Itto donnée à un autre qui ne lui plai<br />
sait pas avait tout simplement pris le<br />
large. L'homme tué par la guerre, la<br />
fille était revenue chez son père qm<br />
n'avait pas manqué d'apprendre ses<br />
relations avec Miloud le Zaïani <strong>et</strong> son<br />
intention formelle <strong>de</strong> fuir la montagne<br />
avec celui-là ou tout autre qui lui en<br />
donnerait les moyens.<br />
Mohand ne montra pas sa
88 ITTO<br />
fréquent <strong>et</strong>, à vivre dans l'intimité <strong>de</strong>s<br />
peupla<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Atlas, on voit par·<br />
fois <strong>de</strong>s femmes priant seules, tournées<br />
vers la Mecque, sous le regard respectueux,<br />
sympathique, mais au fond un<br />
peu troublé <strong>de</strong> leurs proches, <strong>de</strong>s voisins.<br />
C<strong>et</strong> effort d'intellectualité n'at·<br />
teint jamais le développement constaté<br />
par exemple chez les femmes ·<strong>de</strong>s Ber·<br />
bères touaregs, mais il suffit à impressionner<br />
les montagnards. Itto n'était<br />
pas à l'âge où ses pareilles font <strong>de</strong> l'ascétisme<br />
ou <strong>de</strong> la magie. Mais elle était<br />
en rébellion contre les manœuvres <strong>de</strong><br />
son père, elle avait le verbe haut <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>s idées saines. II y avait <strong>de</strong> quoi<br />
troubler le Saint.<br />
Pour le moment, ltto ne pensait à<br />
aucune révolte. Elle marchait mâchon·<br />
nant sa douleur, mouillant <strong>de</strong> larmes<br />
les :vagues chiffons dont elle s'efforçait
90 ITTO<br />
médiatement accueillie, entourée, elle<br />
imposa silence aux questions inutiles.<br />
- Que celles d'entre vous qui allai<br />
tent nourrissent celui-ci, dit-elle. Il<br />
mourra si vous tar<strong>de</strong>z.<br />
Puis voyant son intention comprise<br />
<strong>et</strong> l'enfant accepté <strong>de</strong> bon gré, la Berbère<br />
brisée <strong>de</strong> fatigue <strong>et</strong> d'émotion avisa<br />
un recoin, s'y laissa choir <strong>et</strong> croula dans<br />
le sommeil.
CHAPITRE VII<br />
LA RÉVOLTÉE<br />
Chaque peuple possè<strong>de</strong> en l'habitat<br />
qui lui est cher une région entre toutes<br />
autres sacrée par le souvenir <strong>de</strong>s défaites<br />
qu'y a subies l'étranger envahisseur.<br />
Nous avons les champs Catalauniques<br />
qu'arrose la Marne. Les pauvres<br />
peupla<strong>de</strong>s qui, faute <strong>de</strong> mieux, ont donné<br />
leur affection aux décevantes solitu<strong>de</strong>s<br />
du Grand Atlas, y possè<strong>de</strong>nt aussi un lieu<br />
d'élection pré<strong>de</strong>stiné, croient-elles, au<br />
rôle d'invincible rempart. Mais tandis<br />
que la plaine <strong>de</strong> Châlons a réellement<br />
vu plusieurs fois la déconfiture d'arrogants<br />
intrus, Tidikelt - c'est ainsi<br />
91
ITTO<br />
qu'on nomme chez les Berbères le lieu<br />
fatidique - n'avait jamais rien vu ...<br />
rien que, parfois, le vol lourd <strong>de</strong>s grands<br />
faucons charognards planant en quête<br />
<strong>de</strong>s poussins impru<strong>de</strong>nts un peu trop<br />
écartés <strong>de</strong> la tente, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ou trois<br />
tentes <strong>de</strong> pasteurs tapies en quelque<br />
morne clairière, tache moins sombre dans<br />
la sombre futaie <strong>de</strong>s thuyas. Tidikelt<br />
n'a jamais eu d'autre droit à l'attention<br />
du populaire qu'une légen<strong>de</strong>; elle-même<br />
née d'une <strong>de</strong> ces prophéties qu'imaginent<br />
les marabouts à l'usage <strong>de</strong>s frustes<br />
intelligences montagnar<strong>de</strong>s. L'origine <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te prophétie est assez curieuse pour<br />
être notée.<br />
Bien que distante incroyablement <strong>de</strong><br />
tout au mon<strong>de</strong>, la montagne qui confine<br />
au désert a prodv.it quelques hommes<br />
auxquels personne n'eût ailleurs accordé<br />
<strong>de</strong> valeur spéciale, mais qui, dans leur
ITTO<br />
Nsara, les sectateurs du Nazaréen. Ces<br />
hommes, plus ou moins conducteurs <strong>de</strong>s<br />
masses, suivirent donc pas à pas <strong>et</strong> les<br />
défaites morales du gouvernement ché<br />
rifien <strong>et</strong> nos emprises successives, continues<br />
<strong>et</strong> fatales. Tirer tout le profit possible<br />
d'une catastrophe qu'ils jugèrent<br />
inéluctable, tel fut l'effort <strong>de</strong>s chefs<br />
purement religieux, .effort bien moins<br />
noble, jugera-t-on, que celui <strong>de</strong>s chefs<br />
purement guerriers comme Moha le<br />
Zaïani qui combattit jusqu'au bout pour<br />
l'honneur <strong>de</strong> combattre <strong>et</strong> mourut les<br />
armes à la main.<br />
La politique que nous indiquons est<br />
celle suivie par Sidi Ali Amhaouch, le<br />
grand Santon <strong>de</strong> la haute Moulouya<br />
dont il a été parlé <strong>et</strong> auquel s'efforça<br />
<strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r, dans la faveur populaire,<br />
Mohand, père d' Itto. C<strong>et</strong>te politique,<br />
1 en ses gran<strong>de</strong>s lignes, se résumait ainsi :
96 ITTO<br />
cise <strong>et</strong> plus lointaine dans le temps. Et<br />
c'est ici qu'apparaît l'immense naïv<strong>et</strong>é<br />
<strong>de</strong>s populations dominées <strong>de</strong>puis plusieurs<br />
générations par l'ascendant mystique<br />
<strong>de</strong> Sidi Ali <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses ancêtres. Dire<br />
en eff<strong>et</strong> aux Berbères que les roumis ne<br />
dépasseront jamais Tidikelt est une vérité<br />
cruelle <strong>et</strong> un aveu cynique d'impuissance<br />
à défendre ces populations<br />
malheureuses, pitoyables à force d'être<br />
crédules. Tidikelt est le plus affreux <strong>de</strong>s<br />
bleds perdus à l'extrémité du Maroc<br />
utilisable par l'homme. L'arrivée <strong>de</strong>s<br />
Français à Tidikelt, même pour en être<br />
chassés en vertq d'une prophétie, implique<br />
la conquête antérieure <strong>de</strong> tout le<br />
Maroc. Mais l'homme, quel qu'il soit,<br />
mesure le mon<strong>de</strong> à son propre horizon ;<br />
les peupla<strong>de</strong>s soumises à l'influence <strong>de</strong><br />
Si di Ali se contentèrent <strong>de</strong> l'espoir qu'on<br />
leur donnait, <strong>et</strong> accordèrent au saint
98 ITTO<br />
temps la crédulité populaire, c<strong>et</strong>te prophétie<br />
à laquelle il n'a jamais cru,<br />
Mohand <strong>de</strong> toute son âme <strong>de</strong> Berbère,<br />
Mohand anxieux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> son<br />
peuple la voudrait, la désire vraie,<br />
efficace, triomphante. Très courageu<br />
sement, aidé d'ailleurs par son récent<br />
succès, le saint que la haute montagne<br />
vénère reprend le thème familier. Il<br />
prêche la résistance, la patience, <strong>et</strong><br />
plus que jamais proclame l'intangibilité<br />
du canton fameux où doivent se briser<br />
les efforts <strong>de</strong> l'envahisseur. L'espérance,<br />
la foi ne seront pas dans c<strong>et</strong>te œuvre<br />
ses uniques soutiens. Mohand agit aussi<br />
en politique averti. Il est fort bien<br />
renseigné <strong>et</strong>, mieux que tout autre,<br />
en état <strong>de</strong> prévoir les mouvements <strong>de</strong><br />
l'adversaire, <strong>de</strong> percer ses intentions.<br />
Il saura jouer à coup sûr son rôle <strong>de</strong><br />
prophète, régler ses prédications.
ITTO 99<br />
La rési<strong>de</strong>nce habituelle <strong>de</strong> Mohand<br />
est, au revers sud du q.rand Atlas, assez<br />
bas, dans la région où l'eav <strong>de</strong>s oueds<br />
torrentiels <strong>et</strong> intermittents fait nattre<br />
les premières palmeraies. Là, dans une<br />
enceinte fort vaste <strong>de</strong> murailles épaisses<br />
en terre fauve, est bâtie sa Zaouïa<br />
saharienne. Autour <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure crénelée<br />
du maître, <strong>de</strong> la mosquée, <strong>de</strong><br />
l'école coranique, se groupent les habi<br />
tations <strong>de</strong> ses a<strong>de</strong>ptes, <strong>de</strong>s disciples.<br />
De par la détresse immense du pays,<br />
se sont accrochés là ceux qui vivent du<br />
chef ou pour lui, <strong>et</strong> que peuvent nourrir<br />
les palmiers, les maigres vergers, les<br />
quelques arpents d'orge mal fertilisés<br />
par le torrent inégal, avare durant <strong>de</strong>s<br />
mois, puis tout à coup effrayant, déchaîné<br />
;,.ne heure ou <strong>de</strong>ux, seule res<br />
source <strong>et</strong> en même temps redoutable<br />
calamité <strong>de</strong> ces contrées pour lesquelles
l'fTO 105<br />
facile. ltto était une luronne peu intimidable.<br />
A la course dans le steppe,<br />
elle se jouait <strong>de</strong>s plus agiles. On disait<br />
d'elle : c'est un ange par la beauté, un<br />
démon pour la ruse. Elle était aussi très<br />
aimée <strong>et</strong> respectée <strong>de</strong>s pauvres foyers<br />
où sa nature vagabon<strong>de</strong> la menait s'as<br />
seoir, un peu partout. C'était tout<br />
d'abord la p<strong>et</strong>ite-fille du grand Sidi Ali,<br />
elle était aussi la fille <strong>de</strong> Mohand l'agita·<br />
teur, enfant ingrate d'ailleurs, car elle<br />
aidait mal au prestige paternel dont<br />
elle bénéficiait. Mais le p<strong>et</strong>it peuple<br />
berbère, peu soucieux <strong>de</strong> raisonner, versatile<br />
au point d'adm<strong>et</strong>tre tout à tour<br />
les opinions les plus diverses, s' accommodait<br />
fort bien <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te anomalie : ltto<br />
donnant par sa visite la bénédiction, la<br />
baraka <strong>de</strong> son grand-père <strong>et</strong> clamant<br />
à qui voulait l'entendre tout le contraire<br />
<strong>de</strong> ce qu'après son aïeul prêchait
ITTO 107<br />
Et l'on nous dit que leurs hommes<br />
sont, en amour, comme les chiens.<br />
- Quand nous aurons payé l'impôt,<br />
dit un malin, pourrons-nous encore faire<br />
vivre <strong>de</strong> nos offran<strong>de</strong>s les saints tels<br />
que ton père?<br />
- Il y a longtemps, répondait Itto,<br />
que vous auriez dû écarter <strong>de</strong> vos oreilles<br />
- ces mensonges. Les Français ont réclamé,<br />
en signe <strong>de</strong> soumission, les fusils<br />
<strong>de</strong> nos frèr.es, mais ceux-ci gar<strong>de</strong>nt<br />
aujourd'hui leurs champs <strong>et</strong> leurs troupeaux<br />
contre les rô<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ton genre,<br />
ô Hassan fils <strong>de</strong> Jacob, avec <strong>de</strong>s armes<br />
neuves qu'on leur donne à conditidn <strong>de</strong><br />
ne s'en servir que pour le bien. Et . toi,<br />
Fatima, ne regr<strong>et</strong>tes-tu pas d'être<br />
vieille <strong>et</strong> <strong>de</strong> ne pouvoir vérifier ce que<br />
tu avances? Si ces étrangers n'avaient<br />
pas eu <strong>de</strong> femmes dans leurs pays, auraient-ils<br />
pu conduire ici tant d'hommes?
108 ITTO<br />
Drissiya, p<strong>et</strong>ite sœur folle, je te défends<br />
<strong>de</strong> papier <strong>de</strong> chiens, sinon je<br />
raconte ce que tu m'as dit toi-même<br />
<strong>de</strong> certaine aventure qui t'advint lors<br />
du pèlerinage . à Mouley Yakouh du<br />
Gharb, où les chrétiens ne t'ont pas<br />
fait peur (1).<br />
Et les gens riaient.<br />
- C'est pour ces mensonges, continuait<br />
Itto, que vous laissez mourir vos<br />
hommes au combat <strong>et</strong> que vos enfants<br />
dépérissent <strong>de</strong>vant vos mamelles vi<strong>de</strong>s.<br />
Moi je sais par Miloud, que Dieu lui<br />
fasse miséricor<strong>de</strong>, je sais hien <strong>de</strong>s choses,<br />
en particulier, celle-ci, ô mères! La variole<br />
qui tue un <strong>de</strong> vos enfants sur t:cois,<br />
est évitée par c<strong>et</strong>te piqûre dont tu<br />
(1) Les Berbères qualifient <strong>de</strong> Gharb tout ee qui,<br />
au Maroc, n'est pas leur haute montagne. Le moulay<br />
Yakoub dont il s'agit est le saint guérisseur qui a<br />
donné son nom aux sources sulfureuses voisines <strong>de</strong><br />
Fez.
ITTO 109<br />
parles, ô Badda, fille <strong>de</strong> mon parent Ba<br />
Omar, que Dieu lui fasse miséricor<strong>de</strong>;<br />
<strong>de</strong> telle sorte que ceux <strong>de</strong> notre race<br />
soumis à c<strong>et</strong>te règle surpasseront bien<br />
tôt en nombre <strong>et</strong> en forces les attardés,<br />
les fous que vous êtes.<br />
Mais pourquoi parles-tu ainsi?<br />
dirent <strong>de</strong>ux arrivants qu' Itto reconnut<br />
pour <strong>de</strong>s disciples <strong>de</strong> Mohand. Ton père<br />
nous enseigne la haine du Roumi <strong>et</strong><br />
l'horreur <strong>de</strong> sès lois.<br />
- Il n'y a <strong>de</strong> Dieu que Dieu, dit<br />
ru<strong>de</strong>ment Itto en toisant ses interrupteurs.<br />
Lui seul est mattre. Mon père est<br />
un homme. Dieu seul est Dieu, Lui<br />
seul est véridique.<br />
- Nous venons, en tout cas, dirent<br />
les envoyés pour te conduire chez Mo<br />
hand. !l t'ordonne <strong>de</strong> nous suivre.<br />
Puis à l'adresse <strong>de</strong> ceux qui avaient<br />
accueilli la Berbère <strong>et</strong> qui pouvaient
HO ITTO<br />
la r<strong>et</strong>enir, là protéger, le plus fougueux<br />
<strong>de</strong>s disciples ajouta :<br />
- Et Mohand, le Saint, nous a dit :<br />
S'il est un homme qui s'oppose à ma<br />
volonté, qu'il meure <strong>de</strong> la première<br />
balle .qui passera ; s'il est une femme qui<br />
proteste, que son ventre soit à jamais<br />
stérile <strong>et</strong> sa chair un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> répulsion.<br />
- Ne redoutèz rien <strong>de</strong> ces paroles,<br />
dit ltto à ses hôtes, <strong>et</strong> pour vous éviter<br />
toute contrainte, ô gens <strong>de</strong> bien ! voyez,<br />
je quitte <strong>de</strong> moi-même votre asile.<br />
Et la gaillar<strong>de</strong> bondit hors du repaire<br />
vers la lan<strong>de</strong> où les <strong>de</strong>ux hommes la<br />
suivirent. A leur surprise, elle se laissa<br />
joindre <strong>et</strong> se mit en route avec eux. ltto<br />
ne savait rien encore <strong>de</strong> la farouche décision<br />
<strong>de</strong> son père. Elle ne croyait pas à<br />
sa colère. Mohand l'avait souvent morigénée,<br />
mais sans user jamais à son<br />
égard d'une contrainte qu'il jugeait inu-
ITTO<br />
fant, il accueillait volontiers la fille<br />
délaissée, <strong>et</strong> celle-ci acquit auprès <strong>de</strong><br />
lui, sur le mon<strong>de</strong> extérieur, la plupart<br />
<strong>de</strong> ces connaissances <strong>et</strong> <strong>de</strong> ces idées qui<br />
gênaient tant son père Mohand. Le<br />
taleb mort <strong>et</strong> les Français parvenus<br />
en montagne, l'intelligence d' Itto très<br />
éveillée par l'éducation reçue, lui permit<br />
<strong>de</strong> juger les événements, d'apprécier les<br />
faits sans obstination. Elle <strong>de</strong>vait com<br />
prendre plus vite <strong>et</strong> mieux l'affreuse<br />
situation où l'ignorance <strong>et</strong> les mensonges<br />
intéressés <strong>de</strong>s « saints >>maintenaient ses<br />
frères <strong>et</strong> sœurs <strong>de</strong> race. Son tempéra<br />
ment ar<strong>de</strong>nt la j<strong>et</strong>a dans la révolte.<br />
Mais sa jeunesse y m<strong>et</strong>tait inexpérience<br />
<strong>et</strong> naïv<strong>et</strong>é. Itto ne se rendait pas compte<br />
qu'elle ne pourrait indéfiniment <strong>et</strong> sans<br />
bousculer la politique <strong>de</strong> Mohand, répandre<br />
ses idées personnelles sur le sort<br />
<strong>de</strong>s gens qui souffraient autour d'elle,
ITTO H3<br />
avec elle. Itto avait été habituée surtout<br />
à l'indifférence apparente <strong>de</strong> son<br />
père auquel l'orgueil défendait <strong>de</strong> laisser<br />
voir qu'il jalousait une fille en qui<br />
la dévotion populaire reconnaissait ' si<br />
volontiers la <strong>de</strong>scendance <strong>de</strong> Sidi Ali<br />
Amhaouch. Ce jour-là, l'impru<strong>de</strong>nte ne<br />
prit pas au sérieux les paroles proférées<br />
par les émissaires <strong>de</strong> Mohand. On en entendait<br />
chaque jour <strong>de</strong> pareilles j<strong>et</strong>ées<br />
aux gens pour <strong>de</strong>s motifs futiles. Elle<br />
marchait donc, sans méfiance, entre ses<br />
<strong>de</strong>ux compagnons tout étonnés <strong>de</strong> la<br />
voir si docile. Mais ltto dut bientôt<br />
changer d'avis.<br />
Restée mutine dans son malheur, c la<br />
Berbère s'offusqua <strong>de</strong> l'air grave <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux hommes. Elle éprouva le désir<br />
malin <strong>de</strong> les déri<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> les agacer.<br />
Après un bon bout <strong>de</strong> chemin, elle se<br />
dit fatiguée, s'assit <strong>et</strong> refusa d'avancer.<br />
8
ITTO 115<br />
en territoire soumis. Décidée, Itto changea<br />
<strong>de</strong> ton. Dans la dispute, jusque-là<br />
sans cause bien n<strong>et</strong>te, elle j<strong>et</strong>a l'argu<br />
ment décisif. Elle prit parti violemment<br />
pour l'homme qui convenait à ses vues,<br />
feignit <strong>de</strong> vouloir le défendre, le saisit<br />
à bras le corps, serra sa tête contre son<br />
épaule. Le mâle affolé tira son couteau.<br />
La femme avait imité son geste. Main<br />
tenant elle lui tendait son fusil qu'il<br />
avait, à la halte, posé sur le sol. L'autre,<br />
<strong>de</strong>vant la double menace, prit du champ,<br />
inqui<strong>et</strong> <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> la Berbère<br />
qui, bondissant <strong>de</strong> roc en roc, cherchait<br />
à le tourner. Mais Itto souffrait <strong>de</strong><br />
malechance. Des cavaliers surgirent tout<br />
à coup <strong>et</strong> tombèrent sur le groupe.<br />
C'étaient <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> Mohand. Le père<br />
s'était méfié <strong>de</strong>s ruses <strong>de</strong> sa fille <strong>et</strong> avait<br />
envoyé du renfort.<br />
La Berbère, terrassée, fut ligotée sur
116 ITTO<br />
une mule. Elle entendit le coup <strong>de</strong> fmil<br />
qui abattait celui dont elle avait voulu<br />
utiliser les sentiments. Itto jugea, mais<br />
trop tard, qu'elle avait à tort compté<br />
sur l'indifférence <strong>de</strong> son père. Furieuse,<br />
meurtrie sur le bât <strong>de</strong> la bête où elle<br />
était ficelée en une pose qui ne ména<br />
geait même pas sa pu<strong>de</strong>ur, outragée<br />
par les moqueries <strong>de</strong>s sbires <strong>de</strong> Mohand,<br />
Itto comprit qu'elle allait à la mort.<br />
Ses ordres donnés, Mohand avait reçu<br />
en tête-à-tête son espion préféré. C'était<br />
un espion véritablement doué <strong>et</strong> qui<br />
travailla beaucoup pour certains <strong>de</strong> nos<br />
postes avancés jusqu'au jour, tout au début<br />
<strong>de</strong> la guerre européenne, où, s'étant<br />
rendu chez Sidi Ali, il n'en revint pas.<br />
L'homme avait pris pour femme une<br />
fille <strong>de</strong> Mohand, <strong>de</strong>mi-sœur d' Itto, <strong>et</strong><br />
mis au service <strong>de</strong>s
ITTO H7<br />
<strong>de</strong> nos postes, <strong>de</strong> nos formations, <strong>de</strong><br />
nos habitu<strong>de</strong>s. Hassou - c'est ainsi<br />
que nous l'appellerons - possédait une<br />
faculté singulière qui ne manqua point<br />
<strong>de</strong> frapper l'esprit simple <strong>et</strong> crédule<br />
<strong>de</strong>s Berbères. Sain <strong>de</strong> corps <strong>et</strong> d'esprit,<br />
très sain même, intelligent <strong>et</strong> <strong>de</strong> bon<br />
conseil, parlant fort bien l'arabe, le<br />
berbère <strong>et</strong> comprenant le français, il<br />
<strong>de</strong>venait parfois, pour <strong>de</strong>s laps variables<br />
<strong>et</strong> souvent prolongés, « l'idiot près <strong>de</strong>,<br />
Dieu » le plus n<strong>et</strong>tement idiot qui se<br />
pût rencontrer. Dans c<strong>et</strong> état, les pires<br />
avanies n'auraient obtenu <strong>de</strong> lui en<br />
réponse qu'un bredouillement baveux<br />
dans un rire stupi<strong>de</strong> <strong>et</strong> désarmant. Mais<br />
personne ne pensait chez les Berbères<br />
à taquiner un homme très connu dont<br />
Dieu rappelait à lui la raison pour la<br />
lui rendre, après, plus belle <strong>et</strong> clairvoyante.<br />
Lorsque les Français parvinrent
ITTO 125<br />
- Dieu seul est Dieu ! que voulezvous<br />
<strong>de</strong> moi, hommes qui manquez <strong>de</strong><br />
foi en mes paroles? Ne vous ai-je pourtant<br />
pas protégés le jour du marché, <strong>et</strong><br />
chaque jour qui passe ne vous prouve<br />
t-il pas que ma règle est sûre, que mes pas<br />
sont fermes dans la Voie Droite?<br />
Mohand s'exprimait en arabe, la langue<br />
<strong>de</strong> Dieu par excellence, pour impressionner<br />
ces gens qui la comprenaient<br />
mal mais discernaient <strong>de</strong>s expressions<br />
souvent entendues <strong>de</strong>s tolba islamisants<br />
<strong>et</strong> toutes pleines pour eux d'influences<br />
magiques <strong>et</strong> redoutables.<br />
- Soyez fermes, continua le Santon,<br />
écartez-vous <strong>de</strong>s idolâtres, <strong>de</strong> ceux qui<br />
donnent à Dieu <strong>de</strong>s associés ...<br />
A ce moment la porte du tirremt<br />
s'ouvrit. Itto brisée physiquement mais<br />
furieuse <strong>et</strong> hagar<strong>de</strong> parut, poussée vers<br />
son père par <strong>de</strong>s hommes qui la tenaient
i28 ITTO<br />
ment aussi qu'on le regardait, qu'il <strong>de</strong>vait<br />
se rasseoir <strong>et</strong> très calme reprendre<br />
son rôle d'homme saint inaccessible aux<br />
sentiments violents, qu'il lui fallait con<br />
tinuer sa harangue, ressaisir son auditoire<br />
évi<strong>de</strong>mment troublé. Il fit Ull geste<br />
ct dit à voix basse quelques mots pour<br />
qu' ltto fût écartée rapi<strong>de</strong>ment . <strong>de</strong> sa<br />
vue <strong>et</strong> menée chez les femmes.<br />
La révoltée, à bout <strong>de</strong> forces, se laissa<br />
emporter.
CHAPITRE VIII<br />
LA MONTAGNE SACRÉE<br />
Mohand, pour se débarrasser <strong>de</strong> sa<br />
fille, ne pouvait mieux faire que <strong>de</strong> la<br />
confier à Y amena, sa femme en ces<br />
jours-là. C'était une Berbère <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />
tente originaire <strong>de</strong> la tribu saharienne<br />
<strong>de</strong>s Aït Atta. Soucieux <strong>de</strong> ses affaires,<br />
le Marabout pratiquait la politique <strong>de</strong>s<br />
mariages. Y amen::t n'était point douce <strong>et</strong><br />
son humeur s'aigrissait <strong>de</strong> jour en jour.<br />
Elle n'avait pas d'enfant <strong>et</strong> haïssait<br />
<strong>de</strong> toute la force <strong>de</strong> sa nature sauvage<br />
les fils <strong>et</strong> filles <strong>de</strong> son mari. Dans c<strong>et</strong>te<br />
haine, Itto avait une place <strong>de</strong> choix.<br />
Jamais la fille <strong>de</strong> Mohand n'avait voulu<br />
llll} 9
ITTO 131<br />
<strong>de</strong>ur dont sa tête était pleine, lui rendaient<br />
pénible tout effort <strong>de</strong> réflexion.<br />
Plus tard, elle <strong>de</strong>vait penser qu'une main<br />
charitable parmi celles <strong>de</strong> ses bourreaux<br />
lui avait, en l'assommant, évité <strong>de</strong> ressentir<br />
tout ce que son corps avait subi.<br />
Pour l'instant, Itto ne pouvait que<br />
constater lentement son état <strong>et</strong> commencer<br />
à comprendre ce qui se passait<br />
autour d'elle. Des mains qu'elle sentait<br />
mais ne voyait pas achevaient <strong>de</strong> fixer<br />
à ses jambes ces entraves employées <strong>de</strong><br />
tout temps au Maroc pour empêcher<br />
la fuite <strong>de</strong>s prisonniers, ou châtier <strong>de</strong>s<br />
esclaves. Cela se compose d'une planch<strong>et</strong>te<br />
<strong>de</strong> fer <strong>de</strong> trente centimètres ter-<br />
. minée aux <strong>de</strong>ux bouts par <strong>de</strong>s anneaux<br />
qui- encerclent les chevilles. L'être pris<br />
dans c<strong>et</strong> instrument ne peut jamais<br />
joindre les talons, ce qui est fort pénible;<br />
la marche est réduite à <strong>de</strong> tout
i32 ITTO<br />
p<strong>et</strong>its pas <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient vite impossible<br />
par le froissement <strong>de</strong>s tendons. Pour<br />
ltto toute douleur était moindre que la<br />
honte d'être traitée en esclave <strong>et</strong> j<strong>et</strong>ée<br />
presque nue sur le sol nu, exposée aux<br />
grossièr<strong>et</strong>és <strong>de</strong>s gens, peine infamante<br />
1<br />
dont elle savait que son père avait usé<br />
pour se venger naguère <strong>de</strong> la conduite<br />
d'une femme. Mais tel n'était pas absolument<br />
le sort qui lui était fait. ltto <strong>de</strong>·<br />
vait rester enfermée <strong>et</strong> souffrir dans ce<br />
recoin du tirremt sous la surveillance<br />
unique <strong>de</strong> Y amena. La silhou<strong>et</strong>te <strong>de</strong><br />
celle-ci apparut n<strong>et</strong>tement lorsque, le<br />
bouclage <strong>de</strong>s chevilles terminé, elle fit<br />
sortir 1' ouvrier, franchit elle-même le<br />
seuil <strong>et</strong> referma la porte du local obscur.<br />
Mohand aurait bien tué sa fille dans un<br />
accès <strong>de</strong> fureur, mais son_ intention raisonnée<br />
n'était pas si brutale. Il savait<br />
1<br />
Itto très aimée dans bien <strong>de</strong>s clans <strong>et</strong>
lTTO 133<br />
n'ignorait pas que l'opinion publique<br />
lui tiendrait compte <strong>de</strong> ce meurtre. La<br />
fille révoltée cesserait donc tout d'abord<br />
<strong>de</strong> paraître en tribu. On règlerait son<br />
sort plus tard, quand le peuple l'aurait<br />
oubliée.<br />
Itto emportée chez Y amena, Mohand<br />
cessa d'y penser. C<strong>et</strong> homme qui s'es·<br />
timait, <strong>et</strong> non sans droit, très supérieur<br />
au peuple dont il vivait, suivait tenacement<br />
ses <strong>de</strong>sseins politiques. Les semaines<br />
qui venaient <strong>de</strong> s'écouler l'avaient<br />
mis aux prises avec les plus redoutables<br />
difficultés. L'arrivée <strong>de</strong>s Français avait<br />
tout d'abord disloqué ses .proj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> dégonflé<br />
n<strong>et</strong> son ambition d'hégémonie religieuse<br />
sur les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> l'Atlas.<br />
Et voici que c<strong>et</strong>te ambition prenait un<br />
nouvel essor. Mohand espérait maintenant<br />
tirer <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong>. nos troupes<br />
en Moulouya le succès même que leur
i38 ITTO<br />
Moyen Atlas qui dominent le seuil d'Arhala,<br />
la masse blanche dont nous avons<br />
parlé apparatt entre <strong>de</strong>ux monts coniques<br />
<strong>de</strong> roche claire <strong>et</strong> lisse <strong>et</strong> les montagnards<br />
distinguent dans c<strong>et</strong> ensemble un corps<br />
étendu, lascif, sur un sofa géant posé<br />
en travers <strong>de</strong> la chaine. Le triangle<br />
ombreux que nous avons appelé la<br />
conque <strong>de</strong> Tidikelt <strong>et</strong> dont est garni la<br />
jonction <strong>de</strong>s masses rocheuses complète<br />
une illusion que les Berbères qualifient<br />
sans ambages. Dans sa conversation<br />
avec Mohand, on a entendu l'espion<br />
Hassou, plus policé, nommer moins bru<br />
talement c<strong>et</strong>te région
ITTO Ui<br />
bustes contreforts du Haut Atlas, au<br />
revers nord <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> chaîne <strong>et</strong> les<br />
vallées qu'ils enserrent, ari<strong>de</strong>s d'abord,<br />
puis, tout en bas, vêtues <strong>de</strong> futaies<br />
sombres <strong>et</strong> <strong>de</strong> vertes clairières alternées,<br />
espoir, merveille, réconfort du Saharien<br />
aux yeux roussis débouchant affamé par<br />
c<strong>et</strong>te porte attrayante sur le Maroc <strong>et</strong><br />
la vie. C'est ce site forestier qui <strong>de</strong> loin<br />
apparut à nos colonnes sous la forme<br />
d'une corne d'abondance posée, sombre,<br />
entre les montagnes crayeuses ; on ap<br />
pela ce détail du paysage la conque <strong>de</strong><br />
Tidikelt. Et l'on comprit que là <strong>de</strong>vaient<br />
aboutir <strong>de</strong>s voies venant du sud à tra<br />
vers monts.
•
ITTO 145<br />
missantes, j<strong>et</strong>te aux écoutants ses prophéties,<br />
ses suprêmes exhortations (1).<br />
- Dieu seul est Dieu. Lui seul est<br />
juste. Lui seul sait la Vérité <strong>et</strong> la fait<br />
connaître à ceux qu'il a choisis.<br />
Ainsi parla notre chef, notre père,<br />
notre ami Sidi Ali Amhaouch, que Dieu<br />
lui fasse miséricor<strong>de</strong>, selon le pouvoir<br />
qu'il tenait <strong>de</strong> Sidi El Mekki, qui le<br />
(1) Les paroles' que l'on va lire ne peuvent avoir<br />
pour le lecteur un sens très n<strong>et</strong> ni un intérêt puissant.<br />
Elles se rapportent à la vie intérieure <strong>de</strong> peupla<strong>de</strong>s<br />
guerrières cantonnées en un coin du mon<strong>de</strong><br />
peu connu, peu accessible. Mais le souci <strong>de</strong> ne rien<br />
déformer, <strong>de</strong> laisser aux hommes, aux actes <strong>et</strong> auxparoles<br />
leur valeur propre nous oblige à la simple<br />
l'eproduction <strong>de</strong>s termes dont le Santon compose sa<br />
harangue. Celle-ci reproduit d'abord une partie <strong>de</strong> la<br />
prophétie <strong>de</strong> l'ancêtre Bou Bekell dont il fut parlé.<br />
Mohand est obligé <strong>de</strong> commencer par ces phrases bien<br />
connues <strong>de</strong> ion auditoire; puis l'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> mystère<br />
obtenu, il y ajoute d'autres paroles selon sa politique<br />
<strong>et</strong> selon J'origine <strong>de</strong> ceux qui l'écoutent. Nous nous<br />
efforcerons pa11 quelques notes d'éclaircir, pour le<br />
lecteur français, le sens <strong>de</strong>s termes employés, la valeur<br />
<strong>de</strong>s faits cités.<br />
10
U6 ITTO<br />
reçut <strong>de</strong> Sidi Mohamed Ou Nacer, fils<br />
saint du Sultan <strong>de</strong>s Saints Sidi Boubeker<br />
Amhaouch, que Dieu l'agrée.<br />
0 gens <strong>de</strong> notre race (1),<br />
Votre chef seul pourra vous réunir ;<br />
Lui seul au jour du danger vous appellera 1<br />
Car le chrétien paraîtra sur les monts,<br />
Le chrétien paraîtra un jour<br />
Et vous serez serrés dans Tidikelt,<br />
Serrés comme les brebis pour la traite (2).<br />
Quand la barbe <strong>de</strong> Sidi Ali <strong>de</strong>viendra jaune,<br />
Lorsque ses cheveux arriveront à ses épaules,<br />
Il vous convoquera pour juger <strong>de</strong> son pouvoir.<br />
Car alors les chrétiens auront déjà vaincu<br />
Ceux qui obéissent aux chefs <strong>de</strong> guerre,<br />
Ceux qui ne suivent pas la voie dreite<br />
Et la parole <strong>de</strong>a élus (3).<br />
Alors nous dirons aux Zaïane, aux Ichkern,<br />
Vous n'avez pas cru ;<br />
(1) Nous traduisons ainsi l'interpellation : Ya Aït<br />
ou Ait, par laquelle débute la prophétie dA Sidi Ali <strong>et</strong><br />
qui textuellement signifie : 0 fils d<strong>et</strong> fils.<br />
(2) Image <strong>de</strong> la vie pastorale.<br />
(3) Allusion intéressée à la supériorité, comme protecteurs,<br />
<strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> religion aur les gens <strong>de</strong> guerre.
us ITTO<br />
N'égorgez point <strong>de</strong>s taureaux <strong>de</strong>vant les tentes<br />
<strong>de</strong>s infidèles.<br />
Écoutez l'appel du mattre <strong>de</strong> l'heure ber·<br />
hère (1).<br />
Mohand avait trois fois déjà, <strong>de</strong>puis<br />
le lever du jour, prononcé <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />
groupes <strong>de</strong> pèlerins <strong>de</strong>s discours <strong>de</strong> ce<br />
genre, lorsque les gar<strong>de</strong>s signalèrent un<br />
avion qui venant du nord semblait se<br />
diriger vers l'entrée <strong>de</strong> la ?luse ouverte<br />
(1) Pour rcconstituell la harangue <strong>de</strong> Mohand nous<br />
avons utilisé nos souvenirs <strong>et</strong> documents personnels<br />
recueillis dans les tribus du groupe <strong>de</strong>s Berbères Cenhadja.<br />
Tout ce qui n'appartient pas aux prophétiés,<br />
aux dictons coutumiers est historiquement berbère,<br />
car nous le <strong>de</strong>vons aux leçons du sagace chercheur <strong>et</strong><br />
profond érudit, notre maitre <strong>et</strong> notre ami Ed. Michaux<br />
Bellaire, chef <strong>de</strong> la Mission scientifique du Maroc,<br />
savant historiographe <strong>de</strong>s confréries religieuses. Ses<br />
travaux nous ont montré, gisant au tréfonds <strong>de</strong> l'âme<br />
berbère, l'espoir traditionnel, tenace, en un maitre <strong>de</strong><br />
l'heure spécial qui fera triompher les aspirations <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te race persistante. Et cela nous rappelle qu'à plusieurs<br />
reprises, au cours <strong>de</strong>s siècles, l'heure <strong>de</strong>s Berhères<br />
a sonné en Afrique du Nord <strong>et</strong> qu'il on est résulté<br />
chaque fois <strong>de</strong> grands chambar<strong>de</strong>ments.
150 ITTO<br />
Mais tous les regards étaient pour<br />
l'avion qui s'engageait entre les monts<br />
dressés <strong>de</strong> chaque côté du val ombreux,<br />
jusqu'alors inconnu, inviolé.<br />
Et soudain on le vit perdre <strong>de</strong> la<br />
hauteur, remonter faiblement, re<strong>de</strong>scendre<br />
encore. L'oiseau semblait voguer<br />
sur la houle d'une mer invisible, toute<br />
en remous. Une oscillation plus ample<br />
l'amena près <strong>de</strong> terre. On l'aperçut qui<br />
touchait le sol dans une clairière pour<br />
rebondir aussitôt par-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s arbres<br />
<strong>et</strong> venir finalement s'abattre au centre<br />
d'une pâture. Immédiatement· une<br />
flamme jaillit embrasant le corps, les<br />
ailes ; une lour<strong>de</strong> fumée roula.<br />
Les Berbères rassemblés autour <strong>de</strong><br />
l'oracle se lancèrent sur les pentes vers<br />
le fond <strong>de</strong> la vallée ; on voulait voir.<br />
Personne ne pensa qu'un autre avion<br />
pouvait venir. Hassou dit à Mohand :
ITTO i53<br />
vw jusqu'à l'accomplissement <strong>de</strong> tes<br />
<strong>de</strong>sseins. Il sera toujours temps <strong>de</strong> le<br />
tuer si les chrétiens passent outre <strong>et</strong><br />
reviennent. En principe, c<strong>et</strong> otage doit<br />
protéger les endroits où tu le feras<br />
transporter. Pour l'instant, tu as déclaré<br />
Tidikelt intangible. L'avion· est venu,<br />
s'est brisé, tu triomphes. Mais s'il s'en<br />
présente d'autres? ... Il ne coûte rien <strong>de</strong><br />
tenter une chance qui s'offre <strong>de</strong> les écarter.<br />
L'homme est là, dépouillé <strong>de</strong> son<br />
équipement, <strong>de</strong> ses armes. Déci<strong>de</strong>-toi,<br />
Mohand, le jour tombe.<br />
- Gar<strong>de</strong>r l'homme, dit Mohand, n'est<br />
pas difficile. Il suffit d'une paire <strong>de</strong><br />
fusils à portée <strong>de</strong> la tente qui lui servirait<br />
<strong>de</strong> prison. Mais le ranimer, le faire<br />
vivre, l'alimenter sont œuvre moins<br />
aisée. D'ailleurs, c<strong>et</strong> homme n'est-il pas<br />
brisé par sa chute, mourant? Qui d'entre<br />
nous serait capable <strong>de</strong> le guérir? Il est
158 ITTO<br />
f;oudain détaché, sembla-t-il, <strong>de</strong> ce qm<br />
l'avait un instant occupé.<br />
Mais ltto, se dressant avec peme,<br />
regarda son père, regarda Y amena <strong>et</strong>,<br />
<strong>de</strong> la tête, dit non.<br />
La Berbère n'avait probablement aucune<br />
appréhension <strong>de</strong> ce qu'on exigeait<br />
d'elle. Mais son orgueil se cabrait sous<br />
les outrages dont on l'accablait. Y amena<br />
s'élançait pour la frapper quand Hassou<br />
intervint <strong>et</strong>, brutal ou rusé, prononça :<br />
-. Qu'elle meure donc au plus tôt.<br />
Maître, il faut en finir avec c<strong>et</strong>te révoltée.<br />
Et puisqu'elle refuse d'obéir à tes ordres,<br />
<strong>de</strong> servir tes proj<strong>et</strong>s, puisqu'elle ne veut<br />
pas nous ai<strong>de</strong>r à gar<strong>de</strong>r le roumi, qu'on<br />
achève c<strong>et</strong> homme <strong>et</strong> què tout soit<br />
dit.<br />
ltto, les mains liées, le corps mi-ployé,<br />
vacillante, fit un effort, leva la tête. On<br />
vit sa face tuméfiée sur laquelle les<br />
/
i62 ITTO<br />
se révéleront plus n<strong>et</strong>tes, <strong>de</strong> mwux en<br />
mieux détachées <strong>et</strong> mobiles sur le fond<br />
mou du néant tout proche. Gainé dans<br />
sa matière encore inapte au mouvement,<br />
l'esprit pourtant travaille <strong>et</strong> construit<br />
<strong>de</strong>s images. L'homme rêve.<br />
Ce sont <strong>de</strong>s choses vraiment pénibles<br />
pour un militaire consciencieux. Il est<br />
là dans c<strong>et</strong> avion. Il voit la tête du<br />
pilote <strong>et</strong> lui ne peut se rappeler la mission<br />
dont on l'a chargé. Evi<strong>de</strong>mment,<br />
<strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s l'ont juché à son poste'<br />
pour lui éviter une fâcheuse affaire. C'est<br />
la faute <strong>de</strong> Martin, c<strong>et</strong>te brute <strong>de</strong> Martin ;<br />
<strong>de</strong> boîte en boîte il a fallu suivre hier<br />
soir c<strong>et</strong> implacable « giberneur .». De<br />
boîte en boîte on a fait Châlons, <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
bock en bock ... Et l'avion passe sur le<br />
quartier général <strong>de</strong> Gouraud. Voici le<br />
général, il est aussi dans t'avion <strong>et</strong> pose<br />
sur l'observateur son regard clair. Va-
ITTO i63<br />
t-il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa mission? Inquiétu<strong>de</strong>!<br />
Puis c'est un beau paysage <strong>de</strong><br />
France, la Marne, <strong>de</strong>s champs ... L'avion<br />
les frôle; les épis s'affolent <strong>et</strong> s'égrènent<br />
dans le souffle brutal <strong>de</strong> l'engin ... ; <strong>de</strong>s<br />
prairies, <strong>de</strong>s arbres en bosqu<strong>et</strong>s, ormes<br />
touffus immenses, peupliers élancés au<br />
feuillage frémissant. Comme c'est beau l<br />
Comme c'est beau ! Voici un village, un<br />
joli village propr<strong>et</strong> mais dont le clocher<br />
... Pourquoi l'a-t-on changé? C'est<br />
maintenant un minar<strong>et</strong> <strong>de</strong> mosquée.<br />
Fallait-il qu'il fût saoul, c<strong>et</strong> homme, ce<br />
colonial pour ainsi, le len<strong>de</strong>main, superposer<br />
<strong>de</strong>s formes mograbines aux images<br />
<strong>de</strong> France? Et pourtant, se tromp<strong>et</strong>-il<br />
encore? Comme toutes ces radieuses<br />
choses · se durcissent... pourquoi ces<br />
thuyas sombres au lieu <strong>de</strong>s bouleaux<br />
argentés? ... plus <strong>de</strong> champs ni <strong>de</strong> villages<br />
... <strong>de</strong>s rochers... <strong>de</strong>s steppes... <strong>de</strong>s
ITTO<br />
moutons qui broutent <strong>de</strong>s cailloux. Dans<br />
la tristesse le rêve s'éteint. C'est <strong>de</strong> nou<br />
veau l'inconscience.<br />
Puis, après un temps, <strong>de</strong>s images se<br />
forment à nouveau. Quel est ce visiteur?<br />
Ah ! vous êtes M. Wells ... très bien !<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te chose-là? Votre 'machine à me<br />
surer le temps? C'est une sorte d'avion<br />
qui marche en avant <strong>et</strong> en arrière. Vous<br />
voulez voir le passé, les grands âges<br />
révolus? Egsayons ... mais ne vous trom<br />
pez pas <strong>de</strong> pédale. Froutt... quel pé<br />
nible vertige ... <strong>de</strong>s arbres immenses qui<br />
re<strong>de</strong>viennent p<strong>et</strong>its, p<strong>et</strong>its, rentrent dans<br />
le sol... bouleversement ... ces monts qui<br />
surgissent <strong>de</strong> la plaine ... un torrent qui<br />
remonte... paradoxe... ou délire... ar<br />
rêtez la machine ... nous allons dépasser<br />
la préhistoire ... ce malaise est atroce ...<br />
un choc maintenant ! Laissez-moi re<br />
poser ; je suis, dites-vous, un homme <strong>de</strong>s
ITTO 165<br />
cavernes... laissez-moi reposer sur la<br />
peau <strong>de</strong> l'ours que j'ai tué ; je suis chez<br />
lui ; c<strong>et</strong>te caverne est à moi. Voici ma<br />
hache <strong>de</strong> pierre ...<br />
Et le malheureux se dresse un peu ;<br />
c'est la première fois <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s heures.<br />
La peau d'ours n'est qu'une natte en<br />
jonc, mais ses sens troublés lui font<br />
toucher une fourrure <strong>et</strong> flairer son relent<br />
sauvage. Ses yeux discernent dans la<br />
pénombre la voûte <strong>de</strong> toile noire, c'est<br />
le plafond <strong>de</strong> la caverne. Il a dû lutter<br />
ferme contre l'ours, car il souffre <strong>de</strong> tous<br />
ses membres <strong>et</strong> ne peut bouger. Mais il<br />
voit le segment clair que découpe l'en<br />
trée <strong>de</strong> la caverne; il fait jour <strong>de</strong>hors.<br />
Il discerne <strong>de</strong>s rocs, un arbre rabougri<br />
<strong>et</strong>, sur le côté <strong>de</strong> l'ouverture, un être<br />
silhou<strong>et</strong>té <strong>de</strong> profil. Cela doit être une<br />
femme. Elle est assise sur une pierre,<br />
elle a les <strong>de</strong>ux 'cou<strong>de</strong>s sur les genoux, la
i66 ITTO<br />
tête dans les mains. Elle est vêtue d'un<br />
lambeau ... un lambeau <strong>de</strong> peau <strong>de</strong> bête<br />
évi<strong>de</strong>mment, qui découvre le cou, le bras,<br />
la jambe, la cuisse où saille un muscle<br />
comme en ont encore parfois les athlètes<br />
<strong>de</strong> nos jours. C'est à la tête qu'on la reconnaît<br />
femme, par la chevelure, une crinière<br />
touffue, crêpée, dont l'extrémité<br />
affleure à peine l'épaule. L'être avise<br />
quelque chose <strong>de</strong>vant soi, s'en empare<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains <strong>et</strong> y croche à pleine<br />
bouche. C'est la femme <strong>de</strong>s cavernes.<br />
Elle mange sa part <strong>de</strong> l'ours vaincu ...<br />
Le torse <strong>de</strong> l'homme un instant soulevé<br />
r<strong>et</strong>ombe. L'effort possible est dépassé.<br />
Toute image s'efface; la nuit revient,<br />
sans rêve, du:rant d'autres heures.<br />
Puis c'est la sensation d'un repos à<br />
l'aise dans un lit d'hôpital. L'avion est<br />
tombé près <strong>de</strong> Châlons. Quelqu'un évente<br />
le VIsage du blessé auquel les sens en
ITTO i67<br />
progrès apportent maintenant <strong>de</strong>s ma·<br />
laises physiques, <strong>de</strong>s lour<strong>de</strong>urs doulou·<br />
reuses... Des mains palpent son cou,<br />
ses bras, on le masse <strong>et</strong> il est vivant au<br />
point <strong>de</strong> pouvoir discerner quatre mains ;<br />
cela fait <strong>de</strong>ux personnes ; elles causent<br />
entre elles <strong>et</strong> le patient reconnaît <strong>de</strong>s<br />
voix féminines. Ce sont les braves infirmières<br />
<strong>de</strong> Châlons. L'homme cesse<br />
<strong>de</strong> rêver ; il dort, il vit.<br />
Il s'éveille parce qu'on lui fait mal.<br />
Avant d'ouvrir les yeux, il écoute, car<br />
on parle; ce n'est pas le français qu'il<br />
entend mais une autre langue qu'il connaît<br />
bien <strong>et</strong> dont les sons, chassant n<strong>et</strong><br />
sa quiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> blessé qui se croyait aux<br />
mains <strong>de</strong>s siens, lui enseignent brutalement<br />
l'atroce vérité, en ressuscitant<br />
d'un choc sa mémoire. Il est tombé<br />
chez l'ennemi; il est vivant, prisonnier<br />
<strong>de</strong>s Berbères. C'est le berbère que
168 ITTO<br />
l'on parle autour <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> r1en autre!<br />
Le roumi entr' ouvre lentement les<br />
paupières. C'est la première fois <strong>de</strong>puis<br />
l'acci<strong>de</strong>nt qu'il va voir <strong>de</strong>s choses réelles.<br />
Par l'accent <strong>de</strong>s voix perçues, il sait<br />
déjà que ces choses, ces êtres qui l'entourent,<br />
font partie du <strong>de</strong>stin qui<br />
l'écrase. Comme il est <strong>de</strong> race forte, l'ex<br />
cès <strong>de</strong> son malheur, loin d'abattre sa<br />
volonté ou d'imprimer à ses nerfs <strong>de</strong>s<br />
réflexes inopportuns, lui dicte au con<br />
traire ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> lutte, pru<strong>de</strong>nce <strong>et</strong> patience.<br />
Il veut voir sans hâte, <strong>et</strong> sans<br />
hâte comprendre pour mieux déterminer<br />
ses possibilités <strong>de</strong> réaction.<br />
II gît sur une natte dans un <strong>de</strong>mi<br />
jour que <strong>de</strong>s raies <strong>de</strong> lumière traversent.<br />
Il est sous une tente <strong>de</strong> pasteur dont<br />
l'étoffe est trouée, mauvaise. Deux fem<br />
mes, à genoux <strong>de</strong> part <strong>et</strong> d'autre <strong>de</strong> son<br />
corps étendu, tiennent ses bras <strong>et</strong> 1 en
170<br />
lTTO<br />
L'homme fait effort pour mwux vmr.<br />
Il regar<strong>de</strong> la Berbère qui est à sa gauche<br />
<strong>et</strong> remarque son visage, dont la régula<br />
rité s'altère <strong>de</strong> meurtrissures, pense-t-il.<br />
Et l'impression lui vient que c<strong>et</strong>te femme<br />
lui est connue. Qui est-elle, c<strong>et</strong>te sau·<br />
vage? Où l'a-t-il vue? Il ne pourra le<br />
dire, car le rêve est déjà loin qui lui<br />
montra, pareille à quelque être préhistorique,<br />
la pauvre Itto assise, dolente<br />
<strong>et</strong> pensive à l'entrée <strong>de</strong> la tente.<br />
Mais à creuser l'énigme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />
double présence, <strong>de</strong> ces soins inattendus,<br />
ses forces faiblissent. Il referme ler;<br />
yeux pour cesser <strong>de</strong> penser mais aussi<br />
pour entendre sans trop <strong>de</strong> fatigue. La<br />
vieille parle, en eff<strong>et</strong>, tandis que ses<br />
mains expertes s'attaquent aux pecto<br />
raux du blessé.<br />
- Regar<strong>de</strong> bien, il y a ici une contu<br />
sion, mais l'os n'est pas brisé. Prends la
172<br />
ITTO<br />
la main qui le meurtrit sont là, <strong>de</strong>ssé·<br />
chés, sous la pierre où tu t'assieds.<br />
- Comme tu m'aimes, ô nourrice!<br />
dit ltto, parle, parle encore. Mais ne<br />
crains-tu pas, ajouta-t-elle à voix basse,<br />
que celui-ci n'enten<strong>de</strong>?<br />
-Il ignore notre langue, dit la vieille,<br />
mais la comprendrait-il, qu'il n'y aurait<br />
aucun mal. Que lui importe. Ecoute !<br />
Mohand est fou <strong>et</strong> Hassou n'est qu'un<br />
traître. Sois certaine qu'à l'heure pro·<br />
pice, il r<strong>et</strong>ournera chez les Français. Il<br />
a mangé leur pain <strong>et</strong> parle leur langue.<br />
Espion <strong>de</strong> sa nature, il se complaît aux<br />
ruses compliquées <strong>et</strong>, comme tous les<br />
espions, travaille pour l'un <strong>et</strong> l'autre<br />
parti. Ta sœur, sa femme, n'est pas<br />
venue 1e1 à Tidikelt avec nous, pour·<br />
quoi?<br />
Tidikelt ! Ce nom, plus que tous<br />
les autres, frappe le roumi <strong>et</strong> achève
ITTO 173<br />
d'ordonner sa mémoire jusqu'alors hési<br />
tante. C'est donc en ces parages qu'il<br />
<strong>de</strong>vait survoler, étudier, que l'avion est<br />
tombé. Et l'homme épuisé par le grand<br />
effort qu'il vient <strong>de</strong> faire s'assoupit. II<br />
sait où il est r<strong>et</strong>enu captif. Quant au<br />
reste <strong>de</strong>s choses entendues, il ne saurait<br />
encore y penser avec la force suffisante.<br />
Le fait certain est qu'on ne l'a pas<br />
achevé ... bien mieux, on le soigne. Pour<br />
quoi? Et son camara<strong>de</strong>, pilote <strong>de</strong> l'avion,<br />
où est-il?<br />
A l'écart <strong>de</strong> l'homme endormi, les<br />
<strong>de</strong>ux femmes ont repris leur colloque.<br />
- Y amena l'épouse, explique la<br />
vieille, ne s'est pas opposée à ce que je<br />
te suive ici. Elle est inquiète, troublée;<br />
les offran<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s gens diminuent, elle<br />
souffre <strong>de</strong> misère, comme les autres, <strong>et</strong><br />
le doute vient toujours quand on a<br />
faim. Je lui ai dit simplement : je vais
174 ITTO<br />
avec Itto. Elle a fait oui <strong>de</strong> la tête. Je<br />
suis donc ici ta mère <strong>et</strong> ta servante ;<br />
qu'ordonnes-tu?<br />
- Grâce à toi, ô femme dont j'ai bu<br />
le lait, grâce à tes soins, ô ma mère, mes<br />
blessures sont presque guéries. Mes yeux<br />
peuvent supporter la lumière, mes lèvres<br />
<strong>et</strong> ma langue acceptent sans douleur la<br />
nourriture. Mon père, que Dieu le juge !<br />
voulut ma mort, mais Y amena fit plus<br />
qu'on ne lui avait prescrit. Elle a joui<br />
<strong>de</strong> ma souffrance. S'il plaît à Dieu, je<br />
me vengerai avec ton ai<strong>de</strong>, avec la protection<br />
<strong>de</strong> mon aïeul Sidi Ali, que Dieu<br />
l'agrée! Mon désir, tu le sais, était <strong>de</strong><br />
passer avec l'homme <strong>de</strong> mon choix au<br />
pays <strong>de</strong> la paix. Je voulais y entraîner<br />
le plus grand nombre possible <strong>de</strong>s nôtres.<br />
Car l'heure <strong>de</strong>s chrétiens a sonné. C'éta-it<br />
écrit. Toute p<strong>et</strong>ite je l'entendais annon<br />
cer par le saint homme qui, à défaut <strong>de</strong>
ITTO 177<br />
dit c<strong>et</strong> homme, il y a ruse <strong>et</strong> double<br />
jeu. En l'écoutant, ton père a fâché nos<br />
gens. Le chrétien capturé <strong>de</strong>vait mourir.<br />
C'est la loi. Je ne pense pas qu'on la<br />
puisse enfreindre longtemps. Les gar<strong>de</strong>s<br />
qui veillent aux alentours sont <strong>de</strong>s<br />
hommes <strong>de</strong> ton père. Ils lui obéissent<br />
encore, mais à contre-cœur. Un coup <strong>de</strong><br />
fusil est vite lâché <strong>et</strong> si, par exemple,<br />
le roumi sc montrait ... Or, tu l'as comme<br />
moi remarqué, ce chrétien est resté<br />
longtemps assommé après sa chute hors<br />
<strong>de</strong> la machine, mais il vit, son corps<br />
ne présente aucune fracture. Dès qu'il<br />
sera <strong>de</strong>bout il tentera <strong>de</strong> se sauver ... Je<br />
t'en ai assez dit; je m'écarte. Je vais<br />
aux nouvelles <strong>et</strong> serai <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our à l'au-<br />
,<br />
rore prochainè. Le foyer est <strong>de</strong>rrière<br />
les <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s roches d'où sort la<br />
p<strong>et</strong>ite source. Les gar<strong>de</strong>s sont à l'opposé,<br />
dans le bois après lequel il y a la sente<br />
12
178 ITTO<br />
qm mène du côté <strong>de</strong>s chrétiens. Que<br />
Dieu <strong>et</strong> Sidi Ali, ton grand-père, te protègent.<br />
- Adieu, mère, dit ltto.<br />
A vrai dire, ce ne fut pas une vieille<br />
cassée, misérable, mais une forme hu<br />
mame aux mouvements vigoureux <strong>et</strong><br />
rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> quadrumane qui courant,<br />
bondissant, s'aidant <strong>de</strong>s pieds <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
mains entre rocs, ronces <strong>et</strong> ramures,<br />
disparut brusquement dans la forêt silencieuse.<br />
Restée seule, Itto s'approcha lentement<br />
du prisonnier. L'homme qu'elle<br />
avait laissé étendu sur le dos gisait<br />
maintenant sur le côté <strong>et</strong> dormait profondément.<br />
La Berbère vint plus près<br />
encore, se pencha, regarda. Elle fit un<br />
geste <strong>de</strong>, la main vers la tête comme<br />
pour réveiller rétranger. Mais elle se<br />
reprit. Hésitante, elle s'agenouilla près
ITTO 179<br />
du corps assoupi <strong>et</strong> son 'regard s'arrêta<br />
longtemps sur les traits <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ennemi<br />
terrible. Elle dut rapi<strong>de</strong>ment convenir<br />
qu'ils étaient, comme avait remarqué<br />
la vieille, <strong>de</strong> ceux qu'on admire <strong>et</strong> que<br />
l'on craint. L'homme était jeune, <strong>et</strong><br />
sous la chevelure brune, en désordre, sa<br />
figure, altérée par la souffrance, les heures<br />
<strong>de</strong> délire, la privation <strong>de</strong> nourriture,<br />
était pâle <strong>et</strong> triste. ltto y vit aussi <strong>de</strong><br />
l'énergie, <strong>de</strong> la volonté, <strong>de</strong> la douceur.<br />
Mais elle interrompit sa contemplation<br />
pour écouter. Son instinct d'être sauvage<br />
la trompait rarement. Quelqu'un<br />
t·ôdait aux alentours. Elle se glissa sous<br />
le bord <strong>de</strong> la tente du côté opposé à<br />
l'entrée, rampa <strong>de</strong> quelques mètres <strong>et</strong><br />
là, accroupie, ramassée, pareille à quelque<br />
être primitif voisin <strong>de</strong> la bête, elle<br />
examina la contrée. Auprès d'elle se<br />
d1·essaient les <strong>de</strong>ux énormes rocs join·
iSO ITTO<br />
tifs dont l'angle, face à la forêt, abritait<br />
les cendres où dormaient <strong>de</strong>s braises <strong>et</strong><br />
cachait <strong>de</strong>ux ou trois ustensiles apportés<br />
par la vieille. La Berbère à son poste <strong>de</strong><br />
veille avait les pieds dans l'eau qui, suintant<br />
<strong>de</strong> la base <strong>de</strong>s blocs, imprégnait le<br />
sol tout au long d'une trace plus verte,<br />
spongieuse, d'herbe multipliée, serrée.<br />
La trace s'arrêtait un peu plus bas, au<br />
bord d'une vasque naturelle où l'eau<br />
s'amassait très claire. Itto fut rapi<strong>de</strong><br />
ment fixée. Un homme, le fusil à la<br />
main, s'avançait vers elle, vers la tente<br />
par conséquent. Elle reconnut Moha, un<br />
<strong>de</strong> ses cousins, <strong>et</strong> sans se dresser, cou<br />
rant au ras du sol comme un chat sau<br />
vage, elle manœuvra pour se placer sur<br />
· sa route. Quand l'homme la vit, elle était<br />
assise sur une pierre <strong>et</strong>, <strong>de</strong> ses doigts,<br />
semblait très occupée à m<strong>et</strong>tre en ordre<br />
sa. chevelure. Et ce dialogue s'engagea :
ITTO 181<br />
- D'où viens-tu? fils <strong>de</strong> mon oncle,<br />
dit Itto sans cesser <strong>de</strong> rouler <strong>et</strong> <strong>de</strong> lisser<br />
<strong>de</strong>s mèches <strong>de</strong> sa courte toison.<br />
- Que fais-tu là? Itto, fille <strong>de</strong> Mohancl.<br />
- Tu connais mon malheur. Pour<br />
quoi viens-tu me troubler?<br />
- Je sais qu'on t'a chargée <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />
le roumi. J'ai honte pour toi <strong>et</strong> pour nous<br />
<strong>et</strong> je suis venu le tuer.<br />
- Je l'ai tué déjà, dit Itto, mais il<br />
n'est pas mort. Et voyant sur le visage<br />
<strong>de</strong> son parent la stupeur provoquée<br />
par c<strong>et</strong>te réponse, elle continua :<br />
- Approche, assieds-toi, mais pas<br />
trop près, car, <strong>de</strong>puis que j'ai touché<br />
c<strong>et</strong> être effroyable, je suis ensorcelée.<br />
Je vais te dire <strong>de</strong>s choses étonnantes.<br />
Dans la machine, ils étaient <strong>de</strong>ux. L'un<br />
qui est mort brûlé était chrétien, l'autre<br />
qui se moquait du feu était celui-là;
:1.82 ITTO<br />
c'est un génie. Il est hi<strong>de</strong>ux à voir ; il<br />
a un troisième œil au milieu du front,<br />
ses doigts sont terminés par <strong>de</strong>s ongles<br />
qui ressemblent tout à fait aux griffes<br />
<strong>de</strong> la panthère. Seule la baraka <strong>de</strong><br />
mon aïeul Sidi Ali fait que je suis<br />
<strong>et</strong>;core vivante... Comme il dormait, je<br />
lui ai enfoncé mon couteau dans la gorge.<br />
Au lieu <strong>de</strong> sang, c'est du soufre en<br />
poudre qui a jailli. J'en ai été couverte.<br />
Je sens le soufre <strong>et</strong> toutes les o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong><br />
l'enfer me suivent ...<br />
- Tu sens le soufre, en eff<strong>et</strong>, dit<br />
Moha en s'écartant.<br />
- Ne t'en va pas, écoute encore :<br />
alors il s'est réveillé <strong>et</strong> s'est mis à rire<br />
en me regardant... Ce rire, ce regard<br />
m'ont glacée, rendue stupi<strong>de</strong>, folle. Lui<br />
fait ce qu'il veut. Il sort <strong>de</strong> la tente <strong>et</strong>,<br />
dès qu'il est <strong>de</strong>hors, il <strong>de</strong>vient invisible.<br />
Que fait-il? où va-t-il? nul ne le sait.
184 ITTO<br />
hère en touchant du doigt le front <strong>de</strong> son<br />
parent.<br />
Puis elle le regarda partir, lèntement<br />
d'abord comme il convient à un homme<br />
qui n'a pas peur, puis plus nerveux, plus<br />
pressé jusqu'à ce qu'il se perdit dans<br />
la futaie <strong>de</strong>s thuyas dont les formes<br />
coniques entremêlées d'éboulis escaladaient<br />
les pentes <strong>de</strong> la montagne sa<br />
crée.<br />
Ayant ainsi écarté l'homme qui voulait<br />
tuer le roumi, la fille <strong>de</strong> Mohand<br />
courut au foyer qu'abritaient les <strong>de</strong>ux<br />
blocs. Elle s'assura que les braises'<br />
n'étaient pas mortes, les raviva; puis elle<br />
examina les ustensiles <strong>de</strong> terre <strong>et</strong> soudain,<br />
à l'intérieur d'un récipient fermé<br />
d'un couvercle grossier, elle trouva<br />
du thé, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> sucre <strong>et</strong> une<br />
<strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>ites bouilloires en fer-blanc que<br />
les juifs ven<strong>de</strong>nt sur les marchés <strong>et</strong>
186 ITTO<br />
sort avait j<strong>et</strong>é là. Et tout en cheminant<br />
alerte <strong>et</strong> silencieuse entre les souches<br />
puissantes <strong>de</strong>s grands arbres, les fougères<br />
<strong>et</strong> les buissons <strong>de</strong> chênes nains, elle éprouvait<br />
une sorte d'émoi nouveau, non<br />
sans charme, à la pensée que le val<br />
ombreux, pour elle jusqu'alors sans mystère,<br />
avait peut-être un secr<strong>et</strong>.
CHAPITRE XI<br />
LA FILLE DES SAINTS<br />
La thérapeutique berbère, faite d'un<br />
peu <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine <strong>et</strong> d'abondante magie,<br />
comporte pourtant <strong>de</strong>ux pratiques utiles<br />
<strong>et</strong> habilement appliquées : le feu <strong>et</strong> le<br />
massage. Ce sont les vieilles femmes qui<br />
s'y livrent <strong>et</strong> certaines y acquièrent une<br />
science empirique remarquable. Mieux<br />
qu' Itto, qui n'avait en c<strong>et</strong>te matière<br />
aucune expérience, ce fut sa nourrice<br />
' qui s'efforça <strong>de</strong> ranimer le prisonnier.<br />
Préservé par la vigueur <strong>de</strong> sa propre<br />
nature <strong>de</strong>s suites cérébrales <strong>de</strong> la commotion,<br />
soumis au massage berbère auquel<br />
n'échappe ni un muscle, ni un<br />
187
188 ITTO<br />
tendon, ni un traj<strong>et</strong> nerveux, l'homme<br />
dormait maintenant d'un sommeil physiquement<br />
réparateur, mais où sa pensée<br />
chargée d'angoisse j<strong>et</strong>ait par moment le<br />
trouble <strong>de</strong> rêves étreignants. Vere la fin<br />
du jour, ,le roumi s'éveilla <strong>et</strong>, ressaisi<br />
par la réalité mauvaise, fit un geste<br />
brusque <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux bras comme pour s'en<br />
défendre. Puis il s'assit, s'accouda <strong>et</strong>,<br />
ainsi posé, il vit <strong>de</strong>vant lui la Berbère<br />
assise également les jambes croisées sous<br />
elle <strong>et</strong> · qui le regardait. Aussitôt la<br />
femme lui présenta une boisson fumante<br />
dans un <strong>de</strong> ces « quarts » <strong>de</strong> l'armée<br />
française que nos troupiers sèment sur<br />
toutes les routes du mon<strong>de</strong>. Le regard<br />
joint au geste n'étaient pas <strong>de</strong> ceux qui<br />
offrent du poison. L'homme prit <strong>et</strong> but<br />
le thé réparateur sucré <strong>et</strong> parfumé d'ab<br />
sinthe sauvage, toutes saveurs/que sa vie<br />
<strong>de</strong> blédard lui avait rendues familières.
190 lTTO<br />
tout entier au souvenir <strong>de</strong> s!Jn compagnon,<br />
à la pensée <strong>de</strong> sa mort glorieuse<br />
<strong>et</strong> cruelle. Mais la Berbère intervint.<br />
Itto s'était étonnée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te douleur.<br />
Guidée par <strong>de</strong>s instincts plus ru<strong>de</strong>s,<br />
nantie <strong>de</strong> sentiments moins affinés,<br />
moins humains que les nôtres, il ne lui<br />
vint pas à l'idée que le guerrier qui<br />
était <strong>de</strong>vant elle pût s'attar<strong>de</strong>r à souf·<br />
frir <strong>de</strong> la mort du prochain <strong>et</strong> surtout<br />
laisser voir sa peine. Elle crut que<br />
l'homme cha:o.celait sous le choc <strong>de</strong> son<br />
propre malheur. Cela lui déplut. Elle<br />
s'attendait à le trouver plus ferme <strong>et</strong>,<br />
pour répondre au tour que prenait son<br />
imagination, elle l'eût voulu impassible,<br />
orgueilleux, maître <strong>de</strong> soi, dominateur.<br />
Désappointée, la Berbère avait d'un<br />
geste impertinent écarté les mains dont<br />
le roumi se voilait la face.<br />
- ... Oui, tu es mon prisonnier, con-
192 ITTO<br />
cier poussa un soupir <strong>et</strong> perdit connais<br />
sance.<br />
Dans son coin, la Berbère grognait <strong>de</strong><br />
rage, la tête cachée dans ses bras re<br />
pliés. Pui!5, surprise du silence qui succédait<br />
brusquement à c<strong>et</strong> orage, elle o:>e<br />
souleva, comprit en voyant le visage<br />
exsangue ce qui était. Son regard <strong>de</strong><br />
bête rossée s'adoucit <strong>et</strong> lentement, comme<br />
une chatte craintive, elle se coula. vers la<br />
natte où gisait le chef abattu. L'homme,<br />
avant <strong>de</strong> rouvrir les yeux, avait eu la<br />
sensation que <strong>de</strong>ux mains lui caressaient<br />
le visage <strong>et</strong> relevaient sur son front sa<br />
chevelure. En tout cas, ses esprits re<br />
couvrés lui montrèrent c<strong>et</strong>te chose<br />
étrange : la femme affalée sur le sol tenait<br />
<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains la sienne, la portait<br />
à ses lèvres.<br />
Et tout <strong>de</strong> suite ltto parla.<br />
- Ne méprise pas, ô chef, celle qm
19% lTTO<br />
chines viennent sur ce vallon. Alors,<br />
conseillé par un autre, un nommé Rassou,<br />
que tu connais peut-être, il a décidé<br />
qu'on ne te tuerait point, que tu serais<br />
gardé vivant en ce lieu, dans l'espoir<br />
que les Français, le sachant, s'abstien·<br />
draient <strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>r c<strong>et</strong>te région où<br />
nos frères s'accrochent.<br />
A ce moment, l'homme se souleva <strong>et</strong><br />
voulut parler. Itto le contraignit doucement<br />
à s'étendre.<br />
- Ne te fatigue pas inutilement ...<br />
j'ai eu tant <strong>de</strong> mal à te faire revivre.<br />
Écoute plutôt ... Mais personne ne vou<br />
lait te gar<strong>de</strong>r, te soigner. Nos gens ont<br />
peur <strong>de</strong>s chrétiens, <strong>de</strong> ceux surtout qui<br />
volent dans les airs. On leur dit que<br />
vôus êtes <strong>de</strong>s démons prêtés aux Fran ..<br />
çais par !blis le lapidé ... Ils ont eu peur<br />
en t'approchant d'aller en enfer.<br />
Le ton d'Itto, à mesure qu'avançait
ITTO !95<br />
son discours, perdait sa ferm<strong>et</strong>é pre·<br />
tnière. Elle hésitait, cherchait ses termes<br />
<strong>et</strong> quand elle croyait <strong>de</strong>viner chez son<br />
, interlocuteur quelque gêne à comprendre<br />
.. son dialecte, elle usait <strong>de</strong> mots arabes.<br />
Elle savait en eff<strong>et</strong> que les chefs français<br />
connaissent généralement c<strong>et</strong>te langue,<br />
tandis que rares sont les spécialistes<br />
. en possession du parler <strong>de</strong>s montagnards.<br />
Enfin une émotion qu'elle ne pouvait<br />
surmonter apparaissait dans toute sa<br />
façon d'être, dans ses gestes, dans sa<br />
Voix. La coqu<strong>et</strong>terie, commune à tout<br />
e.e qui est femme au mon<strong>de</strong>, adoucis-<br />
• sait ce qu'il y avait <strong>de</strong> ru<strong>de</strong> dans sa<br />
nature sauvage <strong>et</strong> son âme révoltée.<br />
EUe s'évertuait à disposer au mieux<br />
•on pauvre vêtement, à modérer ses<br />
J:O.ouvements, ses gestes pour paraître<br />
•inon chaste, du moins pudique. Son<br />
Profil rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> médaille s'attendrissait.
196 ITTO<br />
Le roumi écoutait, intrigué par la singularité<br />
du <strong>récit</strong> <strong>et</strong> la chaleur <strong>de</strong> plus<br />
en plus 'émue qu'y m<strong>et</strong>tait la Berbère.<br />
Par horreur pour tout ce qui l'accablait,<br />
par eff<strong>et</strong> aussi <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> -fatigue,<br />
il avait jusqu'alors peu regardé c<strong>et</strong>te<br />
femme. Et maintenant, en suivant ses<br />
paroles précipitées, pressantes comme<br />
<strong>de</strong>s recommandations inquiètes, il la<br />
voyait, l'examinait, la contemplait, car<br />
il la jugeait étonnamment belle. Et<br />
l'étrang<strong>et</strong>é <strong>de</strong> tout ceci atténuait par<br />
instants ses angoisses.<br />
ltto continuait, expliquant à sa manière,<br />
pour l'édification <strong>de</strong> son prison<br />
nier, tout ce qui l'avait j<strong>et</strong>ée avec lui<br />
sous c<strong>et</strong>te tente :à l'orée <strong>de</strong>s chemins qui<br />
franchissent la montagne sacrée.<br />
- Je suis, moi, une réprouvée <strong>et</strong><br />
l'on m'a mise ici. Je n'ai pas peur <strong>de</strong>s<br />
Français. Je suis la fille <strong>de</strong> Mohand, mais
ITTO 197<br />
' je suis aussi la <strong>de</strong>scendante <strong>de</strong> Sidi Ali<br />
le saint, mort il n'y a pas longtemps, tu<br />
le sais1<br />
- Que Dieu lui fasse miséricor<strong>de</strong>, fit<br />
l'officier, chez qui la formation, l'entratnement<br />
politique professionnel reparaissait<br />
à la faveur <strong>de</strong> c<strong>et</strong> étrange<br />
colloque.<br />
- Donc, dit Itto, j'ai la baraka <strong>de</strong><br />
mon grand -père <strong>et</strong> pour cela mon père<br />
me hait. De plus, tandis qu'il pousse,<br />
lui, nos gens à la résistance, sans pitié<br />
pour ce qu'ils souffrent, je leur conseille,<br />
moi, <strong>de</strong> se soum<strong>et</strong>tre aux Français dont<br />
l'heure est venue. Je le sais.<br />
- Comment le sais-tu? dit l'homme.<br />
- Je le sais, la chose est telle <strong>et</strong><br />
enfin nos frères sont trop malheureux.<br />
Alors, on m'a mise à la torture. Regar<strong>de</strong>.<br />
ltto fit un mouvement pour découvrir.
ITTO '199<br />
sur son poign<strong>et</strong> tandis qu'elle disait :<br />
- Mais tu ne mourras pas ... je me<br />
réfugie auprès <strong>de</strong> Dieu contre Satan le<br />
lapidahle... J'implore Si di Ali ... sa protection<br />
sur toi, par l'intel'cession <strong>de</strong> sa<br />
fille, <strong>de</strong> sa servante ...<br />
Puis confuse <strong>de</strong> sa hardiesse, ltto<br />
se reprit <strong>et</strong> du ton ferme qui lui était<br />
naturel, elle ajouta :<br />
- Le jour tombe, j'ai tout dit. Je<br />
vais approcher <strong>de</strong> toi ta nourriture ;<br />
mange <strong>et</strong> prends <strong>de</strong>s forces, m01 je<br />
veille.<br />
Dans l'obscurité venue très vite, le<br />
prisonnier rassasié d'un morceau <strong>de</strong> gal<strong>et</strong>te<br />
imprégné <strong>de</strong> miel sauvage, réconforté<br />
d'un peu <strong>de</strong> boisson chau<strong>de</strong>, se mit<br />
à penser puissamment à tout ce qu'il<br />
/venait <strong>de</strong> voir <strong>et</strong> d'entendre, à c<strong>et</strong>te<br />
/<br />
femme .étrange, à ses propos ar<strong>de</strong>nts,<br />
à l'autre, c<strong>et</strong>te vieille à peine entrevue,
200 ITTO<br />
aux noms d'hommes prononcés <strong>de</strong>vant<br />
lui. Il raisonna sans lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces<br />
choses, mesura les dangers <strong>de</strong> sa situation,<br />
sans encore y voir d'issue, <strong>de</strong> ré·<br />
mission. Il pensait d'ailleurs en soldat<br />
pour lequel le sort <strong>de</strong> ses heures actuelles<br />
n'était qu'un inci<strong>de</strong>nt dans un ensemble<br />
<strong>de</strong> faits dominé <strong>et</strong> régi par l'inéluctable<br />
<strong>de</strong>voir professionnel. On l'avait chargé<br />
d'étudier la région. <strong>de</strong> Tidikelt, d'en<br />
photographier les formes, d'en scruter<br />
les accès. Il avait échoué. Son camara<strong>de</strong><br />
l'officier aviateur avait péri, aggravant<br />
d'un terme l'effrayant pourcentage <strong>de</strong><br />
pertes subi par le corps <strong>de</strong>s aviateurs<br />
français au Maroc. Lui-même vivait<br />
encore, fait exceptionnel, car les Berbères<br />
ne font pas <strong>de</strong> prisonniers, fait illogique<br />
puisque vivant il ne servait à<br />
rien <strong>et</strong> même <strong>de</strong>vait gêner le développe·<br />
ment <strong>de</strong> l'œuvre nécessaire <strong>et</strong>, en tout
202 ITTO<br />
qu'elle usât, pour entratner les gens, du<br />
prestige <strong>de</strong> son origine marahoutique.<br />
Et l'homme songeait avec quelque émotion<br />
à c<strong>et</strong>te naïv<strong>et</strong>é touchante d' Itto,<br />
fille <strong>de</strong> Mohand l'agitateur, lui offrant<br />
comme sauvegar<strong>de</strong> son intercession au·<br />
près <strong>de</strong> Sidi Ali le saint, le vieil ennerrù<br />
<strong>de</strong>s Français. II se répétait aussi le nom<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong> homme, Hassou, dont avait parlé<br />
la jeune femme <strong>et</strong> à l'intervention du·<br />
quel il <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> n'avoir pas été achevé<br />
après sa chute:
ITTO 203<br />
intelligent, entreprenant dans l'aventure<br />
tragique <strong>et</strong> mystérieuse dont le<br />
'roumi s'acharnait, durant 'C<strong>et</strong>te nuit<br />
obscure <strong>et</strong> froi<strong>de</strong>, à saisir le sens pour<br />
en déjouer si possible les dangers?<br />
Au <strong>de</strong>hors la tempête passait sur la<br />
région, gémissait au travers <strong>de</strong> la forêt.<br />
La tente accroupie sous les <strong>de</strong>ux énormes<br />
roches, hien abritée, tremblait peu.<br />
Veau pourtant s'égouttait au travers<br />
<strong>de</strong> la toile, vieille <strong>et</strong> fatiguée. Et l' officier<br />
sentit qu'on étendait sur lui une<br />
chose lour<strong>de</strong> pour l'abriter du froid.<br />
Au toucher, il reconnut le manteau épais<br />
dont il se couvrait dans l'avion. Sa<br />
main, ayant rencontrée celle <strong>de</strong> la<br />
femme, la serra en remerciement.<br />
- Dors, chef, dit-elle ; <strong>et</strong> comme les<br />
doigts <strong>de</strong> la Berbère faisaient effort pour<br />
Conserver sa main, il la lui abandonna,<br />
heureux <strong>de</strong> ce contact qui dans sa dé-
204 ITTO<br />
tresse lui était soutien, réconfort, espoir<br />
peut-être, en tout cas assurance d'un<br />
dévouement dont chaque heure lui apportait<br />
une preuve nouvelle.<br />
A l'aurore, le souille chaud qui frôlait<br />
son visage éveilla le dormeur.<br />
- Maître, disait Itto, réveille-toi. Le<br />
jour vient <strong>et</strong> je dois te parler encore.<br />
Mais, quand il eut absorbé la ration<br />
<strong>de</strong> thé qu'on lui tendait, ce fut l'homme<br />
qui parla. Sans ru<strong>de</strong>sse, il écarta la tête<br />
qui se posait sur son épaule à portée <strong>de</strong><br />
l'oreille <strong>et</strong> rapi<strong>de</strong>ment, pour rompre<br />
peut-être un charme envahisseur, à coup<br />
sûr pour résumer son tourment <strong>et</strong> donner<br />
à ses réflexions une conclusion ferme,<br />
le chef s'exprima ainsi :<br />
- Les gens <strong>de</strong> ma sorte n'acceptent<br />
pas d'être les instruments <strong>de</strong> la politique<br />
ennemie. Mohand se sert <strong>de</strong> moi<br />
pour écarter <strong>de</strong> son domaine nos avions.
ITTO 205<br />
Il me faut bouleverser c<strong>et</strong> insolent proj<strong>et</strong>.<br />
Grâce à toi, que le ciel t'en récompense,<br />
j'ai recouvré mes forces. Je ne<br />
les dois pas au service <strong>de</strong> ton père qui<br />
nous combat.<br />
- Mon père, fit Itto, je le hais plus<br />
que toi ; mais que veux-tu dire?<br />
- Ceci, que les forces revenues vont<br />
me perm<strong>et</strong>tre d'échapper au rôle indigne<br />
que l'on me fait jouer. Je vais fuir ...<br />
- Qui oserait dire que tu as tort?<br />
fit la Berbère, mais il te faut connaître<br />
les dangers <strong>de</strong> l'entreprise, écoute-moi.<br />
Si je suis seule, avec ma nourrice parfois,<br />
une vieille qui m'aime, si je suis<br />
seule à t'appmcher, à te servir, <strong>de</strong>s<br />
fusils veillent <strong>de</strong>hors <strong>et</strong> je te supplie <strong>de</strong><br />
ne point te montrer, même au seuil <strong>de</strong><br />
la tente ; on croira que tu veux fuir,<br />
ils te tueront.<br />
- Et qu'importe, femme ! ne corn-
206 ITTO<br />
prends-tu pas qu'il me faut libérer les<br />
miens <strong>de</strong> toute gêne, <strong>et</strong> pour cela fuir<br />
ou périr. Si je tombe, c<strong>et</strong> Hassou qui<br />
a fait connaître à mes chefs ma captivité<br />
les informera <strong>de</strong> ma mort <strong>et</strong> la<br />
guerre continuera.<br />
- Je comprends, dit la Berbère, que<br />
tu as un cœur <strong>et</strong> une tête comme jamais<br />
je n'aurais cru qu'il en pût exister.<br />
Glorieuse est la femme qui t'a portée •..<br />
Et voyant qu_e le soldat se m<strong>et</strong>tait<br />
<strong>de</strong>bout, elle s'accrocha délibérément à<br />
lui.<br />
-0 maître, je t'admire, mais ne sors<br />
pas. Ecoute-moi plutôt. Ma voix estelle<br />
<strong>de</strong> celles -qui trahissent? Pourquoi<br />
me repousses-tu? Suis-je haïssable, te<br />
fais-je peur?<br />
- Je ne te hais point, Itto 1 <strong>et</strong> Je<br />
n'ai pas peur <strong>de</strong> toi, femme, car je ne<br />
saurais être dominé par une caresse.
ITTO 207<br />
- Mais ne vois-tu pas que c'est toi<br />
qui me domines? Après t'avoir rendu<br />
la vie, ô maître, vais-je te la voir perdre<br />
sans tenter <strong>de</strong> la défendre contre toimême?<br />
Je te supplie <strong>de</strong> croire que seule<br />
je puis te sauver, te rendre à tes frères.<br />
Comprends que· je veux te montrer<br />
le chemin, accor<strong>de</strong>-moi <strong>de</strong> fuir avec toi<br />
la montagne, d'être ta servante, ton<br />
esclave au pays <strong>de</strong> la paix. Ne sors pas,<br />
regar<strong>de</strong> ! la femme libre <strong>et</strong> noble que<br />
je suis embrasse tes genoux. 0 mère,<br />
tnère! ajouta-t-elle, il veut partir, r<strong>et</strong>iens-le.<br />
Ils vont me le tuer!<br />
Comme elle l'avait promis, la vieille<br />
était <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our <strong>et</strong> venait d'apparaître<br />
sous la tente.<br />
- J'ai tout entendu <strong>et</strong> tout compris,<br />
. dit-elle, <strong>et</strong> je prie Dieu que votre vo·<br />
mlonté à tous <strong>de</strong>ux s'accomplisse. Mais
ITTO 209<br />
ta mort <strong>et</strong> la nôtre. Prends <strong>de</strong>s forces,<br />
aie confiance en Itto <strong>et</strong> laisse-moi faire.<br />
Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> seulement <strong>de</strong> comprendre<br />
qu'en te montrant aux gar<strong>de</strong>s extérieurs,<br />
en t'exposant à leurcoup <strong>de</strong> fusil,<br />
tu. détruirais notre travail. On te croit<br />
mourant, incapable <strong>de</strong> bouger, la surveillance<br />
se fatigue. Comprends-tu?<br />
D'un ton où l'on <strong>de</strong>vinait qu'il avait<br />
r<strong>et</strong>rouvé tout son calme, l'homme répondit<br />
:<br />
- Tes paroles sont sages. Je ferai<br />
ce que tu dis. Je suis entre les mains <strong>de</strong><br />
Dieu <strong>et</strong> les vôtres.<br />
Les <strong>de</strong>ux femmes, après avoir renforcé<br />
la haie d'épines qui masquait la tente <strong>et</strong> en<br />
défendait l'approche, laissèrent l'homme<br />
au repos <strong>et</strong> se glissèrent <strong>de</strong>hors à l'abri<br />
<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s roches. A voix basse, la<br />
vieille rendit compte <strong>de</strong> ce qu'elle avait<br />
appris <strong>et</strong> fait <strong>de</strong>puis la veille.<br />
i4
ITTO 2t1<br />
ment pour toi, ma pauvre fille meurtrie,<br />
honteuse ... Dieu va punir tes persécuteurs.<br />
- Comme tu m'aimes, dit Itto, <strong>et</strong><br />
maintenant que dois-je faire?<br />
- Calmer l'homme, le distraire <strong>de</strong><br />
ses pensées, remplir ses heures d'attente;<br />
Vous tenir prêts l'un <strong>et</strong> l'autre jusqu'à<br />
mon r<strong>et</strong>our. Tu as ton poignard?<br />
- Je l'ai. Et toi, mère, où vas-tu.?<br />
- Pas chez Mohand, bien sûr, c'est<br />
trop haut, répondit-elle en ricanant. La<br />
plaine est plus facile où Hassou m'attend.
216 ITTO<br />
Elle cne lamentablement mouka, mouka, le<br />
reste <strong>de</strong> la nuit,<br />
Et c'est pourquoi nos femmes conçoivent dans<br />
la tristesse.<br />
Et puis c'est la plainte du brin d'herbe dans la<br />
plaine.<br />
Je suis mince <strong>et</strong> faible <strong>et</strong> je tremble<br />
Je tremble sur la terre avare qui me porte<br />
Où jamais sillon ne fut tracé.<br />
Le mouton ne veut pas <strong>de</strong> moi.<br />
La fill<strong>et</strong>te aux guirlan<strong>de</strong>s ne me regar<strong>de</strong> pas.<br />
Je suis humble entre les humbles.<br />
Et l'homme qui passe dit : Dieu seul est grand,<br />
Ecoute maintenant, ô mon maître, ce<br />
que disent les femmes :<br />
0 hommes qui avez rempli nos entrailles <strong>et</strong><br />
qui partez,<br />
0 hommes qui préférez la poudre <strong>et</strong> oubliez nos<br />
baisers,<br />
Le chrétien ne vous ménagera pas, ô hommes !<br />
Combattez comme vous l'avez promis.<br />
Ne revenez pas avec la honte,<br />
Car une honte plus gran<strong>de</strong> vous serait réservée,<br />
0 femme, interrompit le prisonmer,<br />
tes paroles en leur simplicité me
218 ITTO<br />
les bords <strong>de</strong> la tente, rôdait aux alentours,<br />
écoutait. Son agilité, sa souplesse<br />
faisaient merveille. A <strong>de</strong>mi nue pour<br />
éviter tout frôlement, tout bruit, elle<br />
arrivait à r<strong>et</strong>rouver les gar<strong>de</strong>s placés par<br />
Mohand, à les examiner sans, être vue.<br />
Elle parvint même si près <strong>de</strong> l'un d'elix<br />
qu'elle jugea possible <strong>de</strong> le poignar<strong>de</strong>r<br />
sans qu'il pût donner l'éveil. Mais elle<br />
y renonça sagement. C<strong>et</strong> exploit, dicté<br />
par sa haine, par la passion qu'elle m<strong>et</strong>tait<br />
au service du roumi, son hôte,<br />
pouvait gêner l'œuvre <strong>de</strong> la vieille, provoquer<br />
une ruée <strong>de</strong> colère sur l'étranger,<br />
sur elle-même.<br />
De r<strong>et</strong>our à la tente, ltto expliquait<br />
ce qu'elle avait vu <strong>et</strong>. s'appliquait <strong>de</strong><br />
toute son âme à soulager l'homme <strong>de</strong><br />
ses angoisses, à calmer son impatience<br />
qui pouvait à chaque instant se changer<br />
en révolte. Ses <strong>récit</strong>s, les bouqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong>
ITTO 219<br />
pensée berbère qu'elle exprimait avec<br />
une ferveur naïve, r<strong>et</strong>enaient mieux qu.e<br />
toute autre chose l'attention <strong>de</strong> l'officier<br />
qui, par profession, s'intéressait au pays,<br />
aux habitants. Malgré ces efforts, les<br />
heures s'écoulaient lour<strong>de</strong>s <strong>et</strong> peineuses<br />
pour l'un <strong>et</strong> l'autre. Quand reviendrait<br />
la vieille? Que dirait-elle? Serait-ce pour<br />
c<strong>et</strong>te nuit, pour l'a.utre?<br />
Pourrai-je, pensait Itto, obtenir <strong>de</strong>.<br />
c<strong>et</strong> homme une patience que moi-même<br />
je n'ai plus? Elle insistait pourtant,<br />
fl.Ccrochée à son œuvre, à son espoir <strong>de</strong><br />
le sauver <strong>et</strong> <strong>de</strong> le suivre au pays <strong>de</strong> la<br />
paix, selon son expression favorite. .<br />
Et maintenant, par les lèvres d' ltto,<br />
la pensée amoureuse <strong>de</strong> ses montagnes<br />
s'égrène en perles candi<strong>de</strong>s.<br />
- Voilà, ô mon maître, notre frère<br />
Ichou <strong>et</strong> ses moutons dans le ravin. Il<br />
y voit la jeune fille, à l'autre bout, avec
220 ITTO<br />
<strong>de</strong>s moutons aussi. Il l'appelle. Elle<br />
répond. Il fait vingt pas vers elle, elle<br />
en fait dix vers lui. Il l'atteint, elle<br />
s'écarte. Il lui prend la main <strong>et</strong> dit :<br />
Je veux, tu veux aussi. Elle voudrait<br />
bien mais ne veut pas. Elle hésite, elle<br />
hésitera encore c<strong>et</strong>te fois-ci. Elle part<br />
en courant <strong>et</strong> il la poursuit. Mais une<br />
épine le blesse, il s'arrête. Alors elle lui<br />
j<strong>et</strong>te <strong>de</strong>s pierres. Puis, quand il s'éloigne,<br />
elle le rejoint. Je sms venue r<strong>et</strong>irer<br />
l'épine, dit-elle.<br />
- Voilà, ô mon maître, c'est notre<br />
frère Moha qui se lamente. C'est un<br />
homme <strong>et</strong> pourtant l'amour l'étreint<br />
comme s'il venait à peine <strong>de</strong> le goûter. Il<br />
se roule sur sa natte <strong>et</strong> se frappe la<br />
poitrine. Ma mère, ma mère, je ne puis<br />
vivre sans c<strong>et</strong>te Aicha. Laquelle, ô mon<br />
fils, la vierge ou la veuve? C'est la veuve,<br />
ô ma mère, ma mère. Me voici, dit Aïcha.
CHAPITRE XIII<br />
LA LIBERTÉ<br />
La nuit passa, puis vinrent <strong>de</strong> lentes<br />
heures <strong>de</strong> jour. L'homme sur son grabat<br />
semble abattu, résigné. Parfois pour·<br />
tant il se. soulève, s'assied <strong>et</strong> la lumière<br />
du: soleil dont les trous <strong>de</strong> la tente,<br />
après les hautes frondaisons, laissent pas·<br />
.ser les rais minces <strong>et</strong> vibrants, éclaire<br />
son visage crispé d'angoisse. L'inaction,<br />
l'attente exaspèrent son être physique<br />
impatient d'effort, troublent sa raison ,<br />
tendue, barrée d'une pensée unique :<br />
fuir. Puis son regard se pose sur Itto,<br />
<strong>et</strong> tout en lui s'apaise. Il attendra une<br />
, heure encore. La Berbère est assise non<br />
2113
ITTO 225<br />
- Au nom du Miséricordieux, commença<br />
la vieille ; puis à voix basse elle<br />
exposa le plan. On éviterait le ravin où<br />
. veille à <strong>de</strong>ux cents pas la première<br />
gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes dont un au<br />
moins doit dormir. L'autre <strong>de</strong>vait être<br />
.. un homme soudoyé, mais .Mohand qui,<br />
très probablement, est inqui<strong>et</strong>, a dû<br />
changer cela. On prendra par le flanc<br />
du couloir, sous bois. A la lisière, c'està-dire<br />
après une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> marche,<br />
un rencontrera encore un homme ou<br />
<strong>de</strong>ux. Il faudra leur passer sur le corps<br />
1ans bruit. Là on verra <strong>de</strong>vant soi un<br />
premier espace découvert. La vieille y<br />
·a compté <strong>de</strong>ux mille pas jusqu'à l'oued,<br />
·. u.n ruisseau en contre-bas. Il n'y aura<br />
qu'à y sauter pour être à l'abri, mais<br />
d'ailleurs, si tout marche bien, les partisans<br />
zaïanes massés en ce moment vers<br />
Arhalou doivent y arriver les premiers.<br />
15
'226 ITTO<br />
Pour déclancher leur galopa<strong>de</strong> à travers<br />
la plaine au-<strong>de</strong>vant du fugitif, on allu<br />
mera un feu sur la lisière. Ce signal a<br />
été convenu <strong>et</strong> la vieille a rassemblé<br />
les herbes sèches au point voulu.<br />
L'homme réfléchit, mesure l'effort, le<br />
juge possible. On se porte au-<strong>de</strong>vant<br />
<strong>de</strong> lui, mais il comprend qu'aucune<br />
troupe ne pourrait s'appprocher davan<br />
tage, s'engager dans le ravin, sans vues,<br />
sans espace <strong>et</strong> dominé <strong>de</strong> toutes parts.<br />
La rapidité avec laquelle les montagnards<br />
rameutent sur l'adversaire est<br />
telle qu'un détachement aventuré dans<br />
c<strong>et</strong> entonnoir <strong>de</strong> Tidikelt y serait écrasé,<br />
avant d'en pouvoir refluer. Or, la vieille<br />
annonce que Mohand a convoqué tous<br />
ses gens. Cela fourmille dans la mon<br />
tagne noyée d'ombre.<br />
On ne quittera la tente qu'au <strong>de</strong>rnier<br />
moment. Le bond <strong>de</strong>s fugitifs doit coin-
!28 ITTO<br />
avec une aisance merveilleuse. ltto<br />
tient l'homme par la main <strong>et</strong> le gui<strong>de</strong>.<br />
Les voici loin déjà <strong>de</strong> la tente <strong>et</strong>, dans<br />
la grisaille indécise, une ban<strong>de</strong> faiblement<br />
plus claire marque <strong>de</strong>vant eux<br />
la fin <strong>de</strong> la futaie. Soudain la vieille<br />
qui était en tête revient. ltto a compris;<br />
d'une secousse au bras elle arrête son<br />
maître <strong>et</strong> lui signifie <strong>de</strong> rester immobile.<br />
Elle se courbe <strong>et</strong> file aU. ras du sol.<br />
L'homme a vu dans c<strong>et</strong>te forme pelotonnée<br />
en houle un éclair métalliqùe.<br />
Il a le sens que <strong>de</strong>ux êtres viennent dé<br />
se heurter quelque part,· <strong>de</strong>vant ·lui .. Il<br />
avance, mais déjà la Berbère est rev,enue,<br />
lui reprend la main <strong>et</strong> le soldat qu'il est<br />
a c<strong>et</strong>te réflexion :<br />
- Voilà, évi<strong>de</strong>mment, comment on<br />
poignar<strong>de</strong> nos sentinelles.<br />
Voici qu'il fait presque JOur; en<br />
quelques instants l'aurore a dévoré
230 ITTO<br />
peuvent pas voir le feu qui leur est<br />
masqué par toute la forêt, mais elles Qnt<br />
compris que quelque chose bouge dans<br />
la plaine. Loin encore on entend <strong>de</strong>s<br />
appels <strong>de</strong> pâtres.<br />
D'un même geste, Itto <strong>et</strong> la vieille<br />
montrent la vallée. Elles ont vu, affaire<br />
d'habitu<strong>de</strong>.<br />
- Les Zaïane ! En avant !<br />
L'homme se m<strong>et</strong> en marche d'un pas<br />
très accéléré, la Berbère est à quelques ·<br />
mètres à sa droite, la vieille suit. Un<br />
coup <strong>de</strong> fusil part du ravin, non à<br />
l'adresse <strong>de</strong>s fugitifs mais comme signal.<br />
Une <strong>de</strong>s ved<strong>et</strong>tes a dû apercevoir la<br />
chevauchée <strong>de</strong>s Zaïane lancés à travers<br />
la plaine. L'officier constate. que le se<br />
cours approche du ruisseau vers lequel<br />
il se dirige lui-même. Mais la lisière du<br />
bois s'anime. Des gens <strong>de</strong> Mohand ar<br />
rivent, s'embusquent <strong>et</strong> ouv1·ent le feu.
232 ITTO<br />
ouvre le feu. Des avions paraissent. Les<br />
Berbères refluent vers leur repaire <strong>et</strong><br />
s'enfoncent dans les bois suivis par les<br />
torpilles dont les éclatements pro·<br />
voquent <strong>et</strong> fracassent les échos secs <strong>de</strong><br />
la montagne sacrée.<br />
Tandis que les partisans <strong>et</strong> leur chef,<br />
heureux du succès, entouraient <strong>et</strong> fê·<br />
taient l'officier, il entendit une voix qui<br />
l'interpellait en français :<br />
- Eh bien, mon capitaine, on en a<br />
eu du « coton », tu sais, pour te décrocher.<br />
L'homme reconnut Hassou, le mar·<br />
chand <strong>de</strong> bois, <strong>et</strong> son langage appris chez<br />
les «cuistots >l <strong>et</strong> les «tampons)) <strong>de</strong> toutes<br />
armes. Il lui tendit la main :<br />
- Je te croyais en dissi<strong>de</strong>nce, chez<br />
Mohand.<br />
- J'y étais, mon capitaine, mais on<br />
a vite soupé du bled. Et puis, j'ai un beau
ITTO 233<br />
troupeau <strong>de</strong> bœufs à vendre pour M. l'officier<br />
d'administration.<br />
Au-<strong>de</strong>ssus du cadavre d' Itto gisant à<br />
ses pieds, le soldat se sentit peu disposé<br />
à en entendre davantage.<br />
- C'est bien, dit-il, on se souviendra<br />
<strong>de</strong> ce que tu as fait pour moi. On te<br />
récompensera.<br />
Le détachement, dégagé du combat<br />
par l'artillerie <strong>et</strong> les avions, se m<strong>et</strong> en<br />
route vers les lignes françaises. L'officier<br />
a exigé qu'on plaçât le co·rps<br />
d' ltto <strong>de</strong>vant lui, en travers <strong>de</strong> la selle,<br />
sur le cheval qu'on lui a donné. Puisqu'il<br />
n'y a pas d'autre moyen <strong>de</strong> l'emporter,<br />
c'est lui qui\ en aura la charge.<br />
On part <strong>et</strong>, durant <strong>de</strong>s kilomètres <strong>de</strong><br />
ronces <strong>et</strong> <strong>de</strong> cailloux, la vieille, rica-<br />
, nant, hagar<strong>de</strong>, démente horrible à voir,<br />
accompagnera le cheval, accrochée d'une<br />
main à l'étrier sur lequel gout te à goutte
ITTO<br />
s'écoule le sang du pauvre corps secoué,<br />
ballant.<br />
ltto la révoltée repose en ce pays <strong>de</strong><br />
la paix, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses jeunes <strong>et</strong> ar<strong>de</strong>ntes<br />
aspirations. Les Berbères Zaïane l'ont<br />
en eff<strong>et</strong> emportée chez eux <strong>et</strong> enterrée<br />
<strong>de</strong>vant Khenifra. Leurs chefs <strong>de</strong> Glan<br />
ont voulu jouer ce tour à Mohand, leur<br />
ennemi, puisqu'il est le nôtre. Mais l'in<br />
tention du peuple, plus simple, a été<br />
<strong>de</strong> donner au pays la protection d'une<br />
femme d'origine sainte ' <strong>et</strong> connue <strong>de</strong><br />
son vivant pour ses vertus guerrières,<br />
son dévouement aux souffrances <strong>de</strong>s<br />
siens. f:tant donné les difficultés que le<br />
Berbère rencontre ici-bas pour obtenir<br />
quelque chose du Très-Haut, accaparé<br />
comme l'on sait par les Arabes <strong>et</strong> les<br />
chrétiens, il est utile <strong>de</strong> se procurer <strong>de</strong>s<br />
marabouts intercesseurs. Dans le nombre
ITTO 237<br />
connaît bien, s'accroupit à ses pieds <strong>et</strong><br />
tandis qu'implacable elle compte en son<br />
··giron la rec<strong>et</strong>te du jour, lui, rêve. Il aime<br />
ces lieux où sa pensée :fidèle cherche<br />
l'âme altière <strong>et</strong> douce, l'âme passionnée,<br />
enfantine <strong>et</strong> farouche, l'âme étrange<br />
enfin d'une belle :fille <strong>de</strong>s cimes qui<br />
l'aima <strong>et</strong> en mourut.<br />
FIN