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itto récit marocain *d'amour et de bataille

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ITTO<br />

RÉCIT MAROCAIN<br />

*D'AMOUR ET DE BATAILLE<br />

PARIS<br />

LIBRAIRIE PLON<br />

PLON • NOURRIT ET C;•, IMPRIMEURS" ÉDITEURS<br />

• 8, rue Garancière • 6•<br />

Tous ilroits rlseri:Jis


ITTO<br />

RÉCIT MAROCAIN<br />

D'AMOUR ET DE BATAILLE


Copyright 19.1!3 by Plon-:-'ourrit <strong>et</strong> Cl•.<br />

Droits <strong>de</strong> reproduc:ion ct <strong>de</strong> traduction<br />

réservés pour tous pays:


AU GÉNÉRAL DE DIVISION<br />

POEYMIRAU<br />

LIEUTENANT DU MARÉCHAL LYAUTEY<br />

ET PACIFICATEUR DU MOYEN-ATLAS


AVERTISSEMENT<br />

Au moment <strong>de</strong> présenter les pages qui<br />

suivent au public français, ;e dois m'excuser<br />

<strong>de</strong>s ru<strong>de</strong>sses qu'il y trouvera <strong>et</strong> qu'il<br />

;ugera fort éloignées <strong>de</strong>s images souriantes<br />

dont c<strong>et</strong>te terre d'Afrique fournit<br />

aux écrivD-ins une abondance à chaque<br />

ouvrage renouPelée. Cela tient à ce que<br />

le sol <strong>et</strong> l'air dont vivent mes personnages<br />

ne sont point les mêmes que ceux d.ont on<br />

est accoutumé, par une tradition à la<br />

fois orientale <strong>et</strong> française, <strong>de</strong> narrer les<br />

charmes <strong>et</strong> la prenante magie.<br />

Mon <strong>récit</strong> se passe en. pleine montagne<br />

berbère, au piPot même <strong>de</strong>s grands mou-


II ITTO<br />

vements orographiques quiforment l'ossature<br />

du Moghreb. Il détache un épiso<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la lu,tte formidable par laquelle celui<br />

qui a charge <strong>de</strong> ce 11oin s'efforce <strong>de</strong> protéger<br />

le Ma roc contre la marée berbère, oscillante<br />

<strong>et</strong> séculaire menace qu'il nous échoit<br />

aujourd'hui <strong>de</strong> réduire, dont il est en tout<br />

cas opportun <strong>de</strong> mesurer les énergies latentes<br />

pour en user à notre profit, s'il convient.<br />

La fiction romantique, trame <strong>de</strong><br />

mon <strong>de</strong>ssin, montre, en un type <strong>de</strong> femme,<br />

quelques-unes <strong>de</strong> ces forces qui peuçent<br />

jouer <strong>de</strong>main un rôle sous notre égi<strong>de</strong>.<br />

Il est éPi<strong>de</strong>nt que notre pieux <strong>et</strong> traditionnel<br />

attachement aux mérites d:es Pierges<br />

guerrières ne se peut accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s<br />

libertés. prises par mon héroïne. Celle-ci<br />

puise son énergie dans les instincts <strong>de</strong><br />

sa race <strong>et</strong> non dans notre morale. La présenter<br />

autremen( eût été faiblesse ou tromperie.<br />

C' eût été la sortir du cadre où se


AVERTISSEMENT III<br />

groupent, autour d'elle, d'autres figures qui<br />

sont peut-être plus représentatif-!es encore<br />

<strong>de</strong> la mentalité berbère. Mon <strong>récit</strong> a précisément<br />

pour but <strong>de</strong> faire connaître celle-ci<br />

à l'heure où l' 1 slam r<strong>et</strong>ient l'attention du<br />

mon<strong>de</strong>, à l'heure aussi où les Berbères<br />

Riffains, frères <strong>de</strong> race <strong>de</strong> ceux dont je<br />

parle, secouent si ru<strong>de</strong>ment une autre<br />

étreinte.<br />

Mais j'ai çoulu surtout redire nos<br />

propres énergies françaises <strong>et</strong> en chercher<br />

les preuçes chez ceux <strong>de</strong>s nôtres qui, guerroyant<br />

<strong>de</strong> la plaine aux somm<strong>et</strong>s, couronnent<br />

aujourd'hui les chaînons <strong>de</strong> l'Atlas,<br />

chez nos açiateurs en particulier, dont<br />

la gloire nom par nom se graf-Je aux<br />

parois abruptes <strong>de</strong>s montagnes berbères.<br />

C'est à eux, à leurs chefs que j'ai<br />

pensé en écrifJant ce <strong>récit</strong> commencé sur<br />

place, dans leurs camps.


ITTO<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

LE VERROU<br />

Lorsque ses camara<strong>de</strong>s plus jeunes <strong>et</strong><br />

bruyants eurent quitté la table, le commandant<br />

<strong>de</strong> l'escadrille, face à son hôte,<br />

' . . .<br />

s expr1ma ams1 :<br />

« Vous voudriez, me disiez-vous, con­<br />

naître mes impressions sur c<strong>et</strong>te guerre<br />

<strong>et</strong> mon opinion sur les gens que nous ·<br />

combattons. Si je ne m'abuse, vous cherchez<br />

à compléter <strong>de</strong> mon avis technique,<br />

dégagé <strong>de</strong> toute pensée politique, votre<br />

connaissance du pays berbère <strong>et</strong> dé ses<br />

habitants. Je m'efforcerai donc <strong>de</strong> vous<br />

i


ITTO<br />

rive », les artilleurs encombrés <strong>de</strong> caisses,<br />

<strong>de</strong> voitures· alternant avec <strong>de</strong>s rangs<br />

pressés <strong>de</strong> gros chevaux, <strong>de</strong> mul<strong>et</strong>s .à<br />

ventre rond, les cavaliers, tous africains,<br />

avec <strong>de</strong> kmgues cor<strong>de</strong>s où <strong>bataille</strong>nt<br />

leurs bêtes plus fines <strong>et</strong> remuantes. Les<br />

<strong>de</strong>ux ho.mmes pensaient <strong>et</strong> voyaient, <strong>de</strong>rrière<br />

la longue girandole <strong>de</strong> terre remuée<br />

tracée par le mince fossé sur les pentes<br />

d'un grand éperon <strong>de</strong> la vallée sauvage,<br />

ils se représentaient ces milliers d'humanités<br />

<strong>de</strong> races diverses recroquevillées<br />

sous la pluie brutale <strong>et</strong> froi<strong>de</strong>, grelottant,<br />

les pieds dans la boue, grommelant <strong>de</strong><br />

misère en <strong>de</strong>s idiomes multiples contre<br />

le temps, le pays, contre un bon Dieu<br />

quelconque, ennemi <strong>de</strong>s .pauvres hougres<br />

: Français appelés par leur loi nationale,<br />

mercenaires <strong>de</strong> toutes origines,<br />

teutons pour une gran<strong>de</strong> part, arabes,<br />

berbères, centre africains, asiatiques si-


8 ITTO<br />

très haut, neigeux, dresse la barrière<br />

farouche .<strong>de</strong> ses chaînons parallèles <strong>et</strong><br />

masque le Sahara, la fin <strong>de</strong> tout.<br />

Là encore, les premières pentes septentrionales<br />

offrent <strong>de</strong>s pâturages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

étendues <strong>de</strong> haute broussaille, <strong>de</strong> chênes<br />

verts, <strong>de</strong> thuyas surtout au noir feuillage.<br />

Partout donc, sur les <strong>de</strong>ux chaînes, la<br />

végétation tourne le dos au désert dont,<br />

par échappées, l'on aperçoit les affreuses<br />

montagnes <strong>de</strong> couleur ocre, unique <strong>et</strong><br />

mortelle. La Moulouya étalant sa longue<br />

<strong>et</strong> large vallée entre les <strong>de</strong>ux Atlas qui<br />

protègent le Maroc contre la désolation<br />

saharienne, la Moulouya haute même,<br />

un peu verdoyante, c'est le purgatoire<br />

annonçant 1' enfer. L'altitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la partie<br />

habitable <strong>de</strong> la vallée est d'environ <strong>de</strong>ux<br />

mille mètres. C'est une contrée lamentable<br />

où peu à peu, en dix ans <strong>de</strong> lutte<br />

acharnée, nous avons refoulé les Ber-


ITTO<br />

yeux <strong>et</strong> dont le sens formidable allait<br />

pour toujours hanter son esprit.<br />

Le chef d'état-major au commandant <strong>de</strong><br />

l'escadrille. - On signale un mouçement<br />

hostile possible <strong>de</strong>s populations du haut<br />

Oued El Abid çers la colonne. Me renseigner.<br />

Réponse du commandant <strong>de</strong> l' escadrille.<br />

- Le couloir d'Ar hala est tout à<br />

fait bas <strong>de</strong> plafond; çols impossibles sans<br />

gros nsques.<br />

Dans la marge : Fait r<strong>et</strong>our; reconnaissance<br />

indispensable; y aller dès la première<br />

embellie.<br />

Note du commandant <strong>de</strong> l'escadrille. -<br />

Les moupements que Pous indiquiez sont<br />

confirmés par les obserSJateurs ... suit une<br />

listes <strong>de</strong> points <strong>de</strong> la carte ... Les aPions<br />

<strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>ment partent à l'instant même.<br />

Compte rendu à M. le chef d'état-


u. ITTO<br />

major. - Au cours du bombar<strong>de</strong>ment<br />

effectué hier, il a été dépensé une tonne<br />

a: explosifs. Les objectifs, bien que très<br />

dispersés, semblent mJoir été atteints plusieurs<br />

fois.<br />

Note du chef <strong>de</strong> colonne. - Le serî-'ice<br />

<strong>de</strong>s renseignements fait connaître que le<br />

tir <strong>de</strong>s aî-'ions dans la journée d'hier aurait<br />

été très efficace : une Pingtaine <strong>de</strong> tués dont<br />

<strong>de</strong>ux notables importants.<br />

Message téléphoné au commandant <strong>de</strong><br />

l'escadrille. - L'aPion numéro 9, dont<br />

pous ayez signalé le départ en reconnaissance,<br />

télégraphie qu'une panne Pa le con • .<br />

traindre à atterrir. La camlerie part pour<br />

couî-'rir sa r<strong>et</strong>raite.<br />

Le commandant <strong>de</strong> l'escadrille au chef<br />

<strong>de</strong> colonne. - J'ai l'honneur <strong>de</strong> çous<br />

rendre compte que l' aYion numéro 8, survolant<br />

les campements berbères <strong>de</strong> l'Oued<br />

Oulrès, a reçu dix balles dans ses diPers


16 ITTO<br />

le premier <strong>de</strong> ces objectifs qui est certainement<br />

le plus visible.<br />

Compte rendu du commandant <strong>de</strong> l'escadrille.<br />

- L'objectif indiqué dans Yotre<br />

ordre <strong>de</strong> ce matin a été attaqué par nos<br />

aYions dans <strong>de</strong> très bonnes conditions <strong>de</strong><br />

Yisibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> manœuYre.<br />

Transmission au chef d'escadrille d'une<br />

note du SerYice <strong>de</strong>s renseignements. -<br />

Mal gré leurs pertes très graYes en êtres<br />

humains <strong>et</strong> troupeaux, les Aït Miloud se<br />

regroupent au débouché <strong>de</strong>s pa,sses <strong>de</strong><br />

T ounfit où l' aYiation pourra peut-être les<br />

atteindre à nouyeau. Le désarroi règne<br />

dans c<strong>et</strong>te tribu qui ne peut aller plus loin.<br />

Les occupants <strong>de</strong> la région où ils pensaient<br />

trouyer asile, ayant eux-mêmes du mal à<br />

YiYre, s'opposent à leur passage.<br />

Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> renseignements du poste<br />

<strong>de</strong> ... - Mal gré leurs pertes <strong>et</strong> la situation


18 ITTO<br />

flanc du Djebel Mas ker <strong>et</strong> dans la conque<br />

<strong>de</strong> Ti4ikelt ... Ces gens paraissent ne pou­<br />

Po ir aller plus loin... J'ai constaté moimême<br />

qu'ils <strong>de</strong>meurent impassibles sous<br />

les bombes ... Tout aPion qui se risque à<br />

moins <strong>de</strong> cinq cents mètres reçoit <strong>de</strong>s balles<br />

aans sa carlingue.<br />

1 nstructions pour le commandant <strong>de</strong><br />

l'escadrille. -Le capitaine X ... , du Ser·<br />

vice <strong>de</strong>s renseignements, embarquera<br />

comme observateur sur un <strong>de</strong> vos avions.<br />

Il vous dira le but <strong>de</strong> sa mission qui est<br />

liée aux prochaines opérations. Plusieurs<br />

vols seront sans doute nécessaires pour<br />

l'accomplissement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te reconnaissance<br />

dont l'importance exige qu'elle soit faite<br />

par un officier spécialisé dans les questions<br />

<strong>de</strong> nomadisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> transhumance<br />

berbère.·<br />

Décalque d'une note au crayon :<br />

Mon commandant, il est vingt heures,


ITTO 19<br />

l'arions no ... qui a pris le· capitaine X ...<br />

comme obserrateur n'est pas encore rentré.<br />

Pré9enez le colonel. Faites fonctionner<br />

l'un <strong>de</strong> ros projecteurs en feu fixe aussi<br />

rertical que possible pour donner la direction<br />

générale à l'arion s'il est simplement<br />

égaré, ce que je souhaite.<br />

Deuxième note. - Deux avions que<br />

f' arais lancés en reconnaissance à dixsept<br />

heures ont atterri à ... , d'où ils télégraphient.<br />

Ils ont refait l'itinéraire <strong>et</strong><br />

re<strong>de</strong>scendu la 9allée jusqu'au poste p<strong>récit</strong>é.<br />

Ils n'ont rien ru.<br />

Troisième note. - Un <strong>de</strong> mes arions<br />

s'est approché <strong>de</strong> la conque boisée <strong>de</strong> Tidikelt.<br />

Les officiers ont ru une fumée<br />

épaisse monter d'une clairière. Ce feu <strong>de</strong><br />

brousse n'aurait-il pas été provoqué par<br />

la chute <strong>et</strong> l'incendie <strong>de</strong> notre aPion? Le<br />

but <strong>de</strong> la reconnaissance entreprise, l'itinéraire<br />

ordonné nous autorisent à le


20 ITTO<br />

penser. Le pilote signale dans c<strong>et</strong>te région<br />

<strong>de</strong>s remous <strong>et</strong> courants dangereux ..<br />

Le dossier, méthodique <strong>et</strong> scrupuleux,<br />

à leur rang <strong>de</strong> date entre <strong>de</strong>s document$<br />

administratifs, laissait lire encore :<br />

Le chef d' élat-major au commandant<br />

<strong>de</strong> l'escadrille. - Il est acquis que l' aYion<br />

perdu, monté par <strong>de</strong>ux officiers dont le<br />

capitaine X ... , du SerYice <strong>de</strong>s renseignements,<br />

est tombé dans les parages appelés<br />

Tidikelt par les Berbères <strong>et</strong> y a brûlé. Les<br />

officiers sont morts, affirment les indigènes.<br />

Note écrite au commandant <strong>de</strong> l'escadrille<br />

<strong>de</strong> la main d'un officier d'état­<br />

major <strong>et</strong> par ordre :<br />

Mon cher camara<strong>de</strong>. Receyez pour yotre<br />

information strictement confi<strong>de</strong>ntielle c<strong>et</strong><br />

ayis nafJrant. Le capitaine X... qui était


TTTO<br />

passer outre aux sentiments qui . dictent<br />

aujourd'hui les présentes instructions.<br />

« C<strong>et</strong>te note date <strong>de</strong> huit jours, comme<br />

vous pouvez le voir, dit le chef d'escadrille<br />

; nous ne bombardons plus <strong>de</strong> ce<br />

côté-là.»


ITTO<br />

Prises entre <strong>de</strong>ux formidables pinces,<br />

<strong>de</strong>ux colonnes aux mouvements com­<br />

binés <strong>et</strong> convergents, <strong>de</strong>ux masses maniant<br />

les engins les plus mo<strong>de</strong>rnes (1),<br />

pilonnées entre les mâphoires <strong>de</strong> c<strong>et</strong> étau<br />

par les bombes d'avion, les tribus reculent<br />

vers les décevantes solitu<strong>de</strong>s où,<br />

pensent-elles, le malheur lassé renoncera<br />

peut-être à les suivre.<br />

La terreur plane sur la montagne,<br />

mais elle n'est pas dans les cœurs. Ce<br />

qui les tient est une frénésie singulière<br />

<strong>et</strong> farouche, synthèse exaspérée <strong>de</strong> tous<br />

les sentiments que provoquent dans une<br />

population altière jusqu'alors indomptée<br />

les souffrances <strong>de</strong> l'écrasement, la han-<br />

(1) Ce sera l'honneuP d'un grand chef d'avoir<br />

écarté du Maroc les gaz asphyxianta. En présence<br />

d'adversaires dont la valeur force le respect <strong>et</strong> qui<br />

seront <strong>de</strong>main <strong>de</strong> sains <strong>et</strong> utiles alliés, ç'eiit été une<br />

faute politique grave d'empoisonne11 la montagne.<br />

Elle ne l'elit jamais oublié.


ITTO 29<br />

féroces. Les gens s'arrachent à coups <strong>de</strong><br />

fusil <strong>de</strong>s moutons qui seront <strong>de</strong>main<br />

repris ou écrasés par les bombes ou capturés<br />

par la cavalerie indigène au service<br />

<strong>de</strong> nos colonnes ; ils entraînent <strong>de</strong>s<br />

femmes qui seront tuées ou, fantasques,<br />

s'enfuiront chez d'autres. Des luttes intestines<br />

inutiles, coupables, où les femelles<br />

rivalisent avec les mâles <strong>de</strong> passion<br />

meurtrière <strong>et</strong> frénétique, avilissent<br />

ces peupla<strong>de</strong>s, si belles pourtant dans leur<br />

lutte contre l'étranger. Les marchés périodiques<br />

ne sont plus sûrs. Les <strong>de</strong>nrées<br />

n'y parviennent que sous le mezrag,<br />

c'est-à-dire sous la protection armée <strong>de</strong><br />

tel clan, <strong>de</strong> tel notable. On ne vend pas,<br />

on troque les marchandises importées<br />

contre <strong>de</strong>s moutons, &e la· laine cédés à<br />

bas prix. Les mercantis indigènes venus<br />

du bas pays font <strong>de</strong> bonnes affaires, mais<br />

aux plus gros risques, ceux d'être assas-


30 ITTO<br />

sinés, pillés, à l'aller, au r<strong>et</strong>our ou sur les<br />

lieux mêmes <strong>de</strong> vente, car les trêves coutumières<br />

ne sont plus respectées <strong>et</strong> le<br />

Berbère, qui n'a jamais eu <strong>de</strong> loi bien<br />

n<strong>et</strong>te, n'en a plus d'autres, en ces jours<br />

atroces, que sa passiol!l. ou sa fantaisie.<br />

Enfin dominant le désordre <strong>de</strong>s cœurs,<br />

<strong>de</strong>s mœurs, <strong>de</strong>s esprits, les santons, les<br />

marabouts vivants, les sectateurs <strong>de</strong>s<br />

confréries, musulmanes <strong>de</strong> nom mais<br />

libertaires en fait, clament leurs prophéties·,<br />

exaltent .les vertus d'ancêtres ouè,liés,<br />

annoncent <strong>de</strong>s miracles qui libéreront<br />

la montagne. Ils sont plusieurs <strong>et</strong><br />

tous concurrents, ennemis les uns <strong>de</strong>s<br />

autres. Dans le crépuscule· <strong>de</strong> leur<br />

. règoe sur les masses crédules, ils rivalisent<br />

<strong>de</strong> fureur frénétique. Car l'exemple<br />

fatal <strong>de</strong> certaines tribus qui, échappant<br />

à leur emprise mystique, ont accepté la<br />

loi du vainqueur, J'avance <strong>de</strong>s Français


ITTO 3:1.<br />

au contact <strong>de</strong>squels les Berbères oublient<br />

si vite les anciens maîtres <strong>de</strong> leur versa·tile<br />

nature, tout annonce la fin <strong>de</strong> leur<br />

puissance. La clientèle dont tous vivaient<br />

se disloque <strong>et</strong> les santons <strong>de</strong> la Haute<br />

Moulouya, âprement: s'en disputent les<br />

lambeaux.<br />

De ces hommes, Mohand est le plus<br />

énergique, le plus fin, le plus sincère\<br />

aussi. Appliqué comme les autres au<br />

maintien d'une influence religieuse dont<br />

il s'honore <strong>et</strong> dont profite avec lui<br />

l'ordre dont il est le chef, Mohand est<br />

aussi un Berb&e fier <strong>de</strong> sa race, amoureux<br />

<strong>de</strong> son pays sauvage, .enivré <strong>de</strong><br />

liberté. Descendant d'une Jongue lignée<br />

<strong>de</strong> marabouts vénérés, il a hérité <strong>de</strong> leur<br />

prestige sur les tribus noma<strong>de</strong>s ou sé<strong>de</strong>n­<br />

taires qui peuplent le revers sud du<br />

Grand Atlas,, sur celles aussi qui gra·<br />

vitent aux sources <strong>de</strong>s fleuves, vers le


ITTO 33<br />

la région où Mohand eût voulu établir<br />

son hégémonie religieuse.<br />

1<br />

Aujourd'hui Mohand ne veut plus<br />

qu'une chose : arrêter le recul <strong>de</strong>s tribus<br />

•<br />

du Moyen Atlas. Il appartient en eff<strong>et</strong><br />

à la tribu <strong>de</strong>s Ait Y ahia - les fils <strong>de</strong><br />

Jean - qui, à l'arrière-plan du champ<br />

<strong>de</strong> <strong>bataille</strong>," sera irrémédiablement envahie,<br />

bousculée, ruinée par les masses<br />

en r<strong>et</strong>raite <strong>de</strong>vant nos troupes. Mohand<br />

s'est voué à c<strong>et</strong>te cause. Ses hautes<br />

ambitions déçues se raccrdchent à l'espoir<br />

<strong>de</strong> ce succès qui lui assurerait la<br />

reconnaissance <strong>de</strong> son peuple. Sa volonté<br />

farouche, son énergie qui est gran<strong>de</strong><br />

s'exaltent, son âme pieuse, à force <strong>de</strong><br />

vouloir c<strong>et</strong>te chose follement, s'emballe<br />

en <strong>de</strong>s transports mystiques qui donnent<br />

à ses actes, à ses paroles, une allure, <strong>de</strong>s<br />

accents dont les foules s'émeuvent. Sincèrement<br />

il veut faire ce miracle : arrêter<br />

•<br />

3


34 ITTO<br />

les troupes françaises. Peu à peu la foi<br />

l'envahit, une foi immense, enfantine,<br />

celle même dont il est dit qu'elle soulève<br />

les montagnes. Et Mohand fait <strong>de</strong>s mi·<br />

racles.


CHAPITRE IV<br />

DIEU SEUL EST DIEU<br />

Un grand marché se tient, bien masqué,<br />

croit-on, dont on a, en tout cas,<br />

aussi longtemps que possible gardé secr<strong>et</strong>s<br />

le lieu <strong>et</strong> le jour. Les Berbères<br />

affamés y sont venus en grand nombre.<br />

On veut du sucre, l'fdiment par excellence<br />

<strong>de</strong>s gens en guerre, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its enfants,<br />

on veut quelques cotonna<strong>de</strong>s. Les<br />

marchands <strong>de</strong> la plaine y sont arrivés par<br />

un long détour, guidés <strong>et</strong> défendus<br />

contre les rapines par les gens <strong>de</strong> l' obédience<br />

du santon, ses frères, les fils <strong>de</strong><br />

Jean.<br />

Mohand est assis au centre du marché<br />

S5


36 lTTO<br />

sous un énorme thuya mort dont les<br />

grosses branches plusieurs fois cente·<br />

naires ten<strong>de</strong>nt au ciel, en gestes convulsés,<br />

leurs rameaux sans verdure.<br />

Mohand, les mains sur ses genoux, est<br />

en pose d'extase. Mais on lui dit tout ce<br />

qui se passe <strong>et</strong> ses gens se tiennent prêts<br />

â maintenir l'ordre ; car le marabout<br />

aime sa race, connaît ses souffrances <strong>et</strong><br />

veut que le ravitaillement, eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />

sollicitu<strong>de</strong>, s'opère dans le calme nécessaire.<br />

Elève <strong>de</strong> Sidi Ali Amhaouch, le grand<br />

saint récemment disparu <strong>et</strong> que tout le<br />

mon<strong>de</strong> en montagne a vu <strong>et</strong> honoré,<br />

Mohand imiterait volontiers celui dont<br />

il aurait voulu la gloire. Mais sa nature<br />

vigoureuse, active, loquace <strong>et</strong> impatiente<br />

ne ressemble en rien à celle <strong>de</strong><br />

Sidi Ali, qui était souffr<strong>et</strong>eux <strong>et</strong> maladif,<br />

peu désireux <strong>de</strong> mouvement, doux <strong>et</strong>


JTTO<br />

violent <strong>de</strong>s altitu<strong>de</strong>s dont peu <strong>de</strong> chose<br />

la protège, elle montre, sous le pauvre<br />

chiffon qui ramasse en paqu<strong>et</strong> sa chevelure,<br />

un ovale régulier au nez grec, <strong>de</strong>s<br />

sourcils bien <strong>de</strong>ssinés sous lesquels les<br />

yeux noirs, fort beaux, mériteraient le<br />

refl<strong>et</strong> d'une gai<strong>et</strong>é <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s' mois absente.<br />

C'est un visage qui r<strong>et</strong>ient l'atten­<br />

tion, :q;>.ais dont les privations ont éteint<br />

pour le moment l'éclat propre à c<strong>et</strong><br />

âge. La femme est gran<strong>de</strong>, vigoureuse<br />

<strong>et</strong> souple dans la pièce <strong>de</strong> bure qui la<br />

vêt, épinglée d'épines aux épaules, <strong>et</strong> qui<br />

découvre bras <strong>et</strong> jambes. Itto souffre <strong>et</strong><br />

s'ennuie. Sa jeunesse pense à tout autre<br />

chose qu'aux gestes politiques <strong>de</strong> son<br />

père le marabout. Elle pense à la vie <strong>et</strong><br />

sans doute avec c<strong>et</strong>te ar<strong>de</strong>ur qui est le<br />

propre <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> sa race. L'indépendance<br />

naturelle <strong>de</strong> son caractère s'est<br />

aiguisée encore <strong>de</strong> l'âpre folie qui secoue


ITTO 39<br />

la montagne. Elle voudrait <strong>de</strong> l'amour <strong>et</strong><br />

du bien-être. Elle blâme la fureur religieuse<br />

<strong>de</strong> son père <strong>et</strong> l'orgueil insensé <strong>de</strong><br />

sa tribu, où l'on tue les gens qui parlent<br />

<strong>de</strong> se rendre. Elle a déjà tenté <strong>de</strong> s'enfuir<br />

vers les régions plus douces, où <strong>de</strong>s<br />

gens pl!ls sages ont accepté la tutelle <strong>de</strong>s<br />

Français <strong>et</strong> très vite revivent, s'enrichissent<br />

dans la paix. Elle a un amant<br />

qui cherche à l'entraîner là-bas. En ce<br />

moment elle est, avec les autres femmes,<br />

assise <strong>de</strong>vant son père. Elle a les yeux<br />

clos <strong>et</strong> machinalement son buste se balance,<br />

selon la règle, au rythme ca<strong>de</strong>ncé<br />

du Dikr, du mot d'ordre rituel <strong>de</strong>s Derqaoua<br />

dont Mohand est le chef <strong>et</strong> qu'en<br />

sourdine, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s heures, chantonnent<br />

les femmes en l'honneur du maître :<br />

La illah ill' allah! La illah ill' allah!<br />

La illah ill' allah! La illah ill' allah!


ITTO<br />

l'angoisse <strong>et</strong> le silence, les yeux vers la<br />

mort. Aucun bruit, aucun cri ne s'éleva<br />

<strong>de</strong> la foule brusquement surprise en<br />

pleine sécurité ; plus rien ne bougea,<br />

plus rien ne troubla l'atmosphère légère<br />

que le chant mortel <strong>de</strong> l'avion rapi<strong>de</strong>ment<br />

croissant <strong>et</strong> rugissant vers sa proie.<br />

Le santon, surpris comme les autres,<br />

sut dominer son émotion <strong>et</strong> gar<strong>de</strong>r sa<br />

pose extatique : on le regardait. Puis,<br />

dans le grand silence du marché pétrifié,<br />

sa voix s'éleva suraiguë <strong>et</strong> j<strong>et</strong>a frénétique<br />

l'appel coutumier : La illah! Et<br />

l'on vit, sur le tertre dominant qui· lui<br />

servait <strong>de</strong> siège, Mohand se lever, parmi<br />

les femmes écroulées <strong>de</strong> terreur autour<br />

<strong>de</strong> lui saisir sa fille, l'enlever <strong>et</strong> c<strong>et</strong> holo­<br />

causte offert au bout <strong>de</strong> ses bras tendus,<br />

seul vivant, semblait-il, dans la foule<br />

immobile, marcher vers l'avion grossissant.


42 ITTO<br />

Elan <strong>de</strong> foi sincère, cri poignant <strong>de</strong><br />

détresse au Dieu clément. <strong>et</strong> miséricordieux,<br />

geste inconscient <strong>de</strong> désespéré,<br />

scène réfléchie <strong>de</strong> comédien habile<br />

ou <strong>de</strong> politique audacieux qui, dans<br />

une situation critique où va sombrer<br />

son prestige, tente encore la fmtune,<br />

qu'y eut-il exactement dans l'acte faroùche<br />

<strong>de</strong> Moha nd? Sa supériorité sur<br />

la foule paralysée, impuissante, apparut,<br />

eh tout cas, dans sa décision, son<br />

courage <strong>et</strong> un indéniable sens <strong>de</strong> l'opportunité.<br />

Sorti du cercle <strong>de</strong>s femmes,<br />

le santon ,posa sur le sol sa fille inerte,<br />

sans doute évanouie. Puis, les bras levés<br />

vers le ciel, il reprit d'une voix perçante<br />

la formule, la vraie, la seule, celle qui<br />

écarte la mort ou la donne selon la vo ·<br />

lonté <strong>de</strong> l'Unique, celle que l'on souffle<br />

sur le front <strong>de</strong> f'enfant qui paraît, que<br />

l'on chante au chev<strong>et</strong> du mourant, celle


ITTO<br />

Dieu seul est Dieu ! Dieu .seul est Dieu !<br />

Dieu seul est Dieu !<br />

Et ce fut le premier miracle <strong>de</strong> Mohand<br />

qui voulait possé<strong>de</strong>r les cœurs en Berhérie.


46 ITTO<br />

groupes se mouvaient vers le tertre où<br />

la <strong>de</strong>rnière fois,/avant que la mort passât,<br />

on avait vu Mohand interpeller Dieu.<br />

Le santon très maître <strong>de</strong> soi, sans<br />

même paraître s'intéresser à ce qui se<br />

passait <strong>de</strong>rrière lui, Mohand très fort,<br />

tourné vers l'orient, disait la prière<br />

dont c'était l'heure. Le soleil oblique<br />

proj<strong>et</strong>ait en la grandissant son ombre<br />

sur le sol, y répétait ses gestes rituels.<br />

A quelques pas, un disciple appelait à<br />

la prière quatre fois, une pour chaque<br />

partie <strong>de</strong> l'horizon : Allah ou Akbar.<br />

Dieu est plus grand que tout ! Et c<strong>et</strong><br />

appel familier auquel les Berbères inca·<br />

pables <strong>de</strong> prier n'auraient pas en temps<br />

normal prêté la moindre attention, l'appel<br />

du muezzin musulman prenait, <strong>de</strong>s<br />

faits immédiatement accomplis, 'un accent<br />

<strong>de</strong> vérité irréfragable, la valeur<br />

d'un témoignage décisif. Dieu était bien


ITTO 47<br />

le plus grand qui avait écarté <strong>de</strong> ce<br />

peuple la mort, rej<strong>et</strong>é au loin les génies<br />

<strong>de</strong> l'air. Très rapi<strong>de</strong>ment, comme avaient<br />

fait les disciples du marabout, les Berbères,<br />

tout à l'impression grave qui les<br />

tenait, s'agenouillèrent <strong>de</strong>rrière Mohand.<br />

Non incroyants, mais ignorants <strong>de</strong>s<br />

rites, ces simples regardaient le ,maître,<br />

, , •· . . .<br />

rep<strong>et</strong>aient ses mouvements, 1m1tment<br />

ses gestes, se j<strong>et</strong>aient à terre avec lui,<br />

heurtaient du front le sol, se redressaient<br />

à son exemple. La montagne, le grand<br />

cirque du marché virent le grandiose<br />

spectacle d'une immense prière en com·<br />

mun, manifestation fréquente <strong>et</strong> toujours<br />

belle en Algérie, en Tunisie, rare<br />

au Maroc à l'extérieur <strong>de</strong>s sanctuaires<br />

,,<br />

<strong>et</strong> en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s trois gran<strong>de</strong>s fêtes où<br />

les fidèles se réunissent en un lieu consacré<br />

pour prier sous la direction du<br />

Sultan ou <strong>de</strong> son représentant. Au fin


48 ITTO<br />

fond <strong>de</strong> ce pays sauvage dont les habitants<br />

suivent peu les rites orthodoxes, ce<br />

fut donc un beaù succès pour l'Islam.<br />

C' en fut un aussi pour Mohand. Ses<br />

élèves, ses a<strong>de</strong>ptes 'nombreux sur le<br />

marché, jugeant le moment favorable,<br />

bien stylés par léur chef d'ailleurs, profitèrent<br />

<strong>de</strong> l'émotion générale. La prière<br />

1<br />

n'était pas finie qu'ils crièrent au miracle,<br />

se bousculèrent pour approcher le<br />

santon, le toucher, baiser son épaule ou<br />

ses mains <strong>et</strong>, comme rien n'est plus communicatif<br />

que ce genre <strong>de</strong> délire, la: foule<br />

y céda, s'y abandonna avec frénésie.<br />

Une immense folie collective secoua les<br />

gens, <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> fous hurlants, se<br />

battant, se marchant les uns sur les<br />

aùtres, cherchèrent à atteindre le saint,<br />

à le voir, à le toucher. On tendait vers<br />

lui les p<strong>et</strong>its enfants. Les femmes parvenues<br />

très vite au plus haut <strong>de</strong>gré


ITTO<br />

d'exaltation, refoulées par les mâles,<br />

rampaient entre les jambes <strong>de</strong>s assiégeants,<br />

d'autres, agiles, escaladaient<br />

l'obstacle, pàssaient sur les épaules en<br />

s'accrochant aux têtes, r<strong>et</strong>ombaient entre<br />

<strong>de</strong>ux corps <strong>et</strong> disparaissaient piétinées<br />

pour reparaître plus démentes encore, un<br />

peu plus près. Beaucoup se contentaient<br />

d'arracher un lambeau du vêtement d'un<br />

disciple connu, <strong>de</strong> présenter leur main<br />

ou leur visage à quelqu'une <strong>de</strong>s femmes<br />

apparentées au marabout <strong>et</strong> qui formaient<br />

sa gar<strong>de</strong>. Alors ces mégères crachaient<br />

leur salive aux lèvres, aux mains<br />

tendues <strong>et</strong> les heureux possesseurs <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te /émanation lointaine du pôle en<br />

donnaient à leurs voisins ou, <strong>de</strong>venus<br />

saints eux-mêmes, criaient leur gloire, .<br />

gratifiaient les plus pressés d'un attouchement,<br />

d'un peu <strong>de</strong> have. Les disciples<br />

<strong>de</strong> Mohand, préparés à ces scènes,<br />

4


50 ITTO<br />

le couvraient <strong>de</strong> leurs corps, aidés par<br />

les femmes <strong>de</strong> la maison qui se multipliaient,<br />

folles <strong>de</strong> répondre aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> baraka. Pour transm<strong>et</strong>tre les<br />

effluves <strong>de</strong> l'Elu, elles se plaçaient l'une<br />

après l'autre <strong>de</strong>vant lui, recevaient l'imposition<br />

<strong>de</strong> ses mains, puis faisant face<br />

aux furieux, se laissaient palper par <strong>de</strong>s<br />

centaines <strong>de</strong> doigts, qui étreignaient,<br />

arrachaient un lambeau <strong>de</strong> bure, un<br />

cheveu, ou bien elles crachaient sur le<br />

visage quand il était d'un ami, d'une<br />

femme connue, d'un homme important.<br />

Leurs chairs apparaissaient au travers<br />

<strong>de</strong>s vêtures en loques. Elles tendaient<br />

leurs mamelles pour qu'on les touchât.<br />

Les vieilles étaient les plus recherchées<br />

comme <strong>de</strong>vant avoir plus longtemps<br />

approché, servi l'Ouali, le saint. De la<br />

foule possédée d'amour s'élevait un vacarme<br />

<strong>de</strong> cris, <strong>de</strong> supplications, d'appels


ITTO 51<br />

sanglotants, <strong>de</strong> plaintes, <strong>de</strong> pleurs d'enfants<br />

malmenés, <strong>de</strong> chants religieux;<br />

<strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> gens bénis, satisfaits <strong>et</strong><br />

dégagés <strong>de</strong> la bouscula<strong>de</strong> se formaient<br />

en cercle, hommes <strong>et</strong> femmes étroitement<br />

serrés, épaule contre épaule, <strong>et</strong><br />

chantaient <strong>de</strong>s improvisations en l'honneur<br />

du vainqueur <strong>de</strong>s démons chrétiens.<br />

C'étaient <strong>de</strong>s phrases courtes, rythmées,<br />

sonores, indéfiniment répétées <strong>et</strong> liées<br />

aux ondulations <strong>de</strong> l'anneau humain<br />

que formaient les danseurs accolés. Au<br />

puissant concert <strong>de</strong> voix hurlantes ou<br />

qui, apaisées, psalmodiaient la gloire<br />

du saint, le gémissement <strong>de</strong>s femmes<br />

bousculées, les pleurs <strong>de</strong>s enfants piétinés<br />

ajoutaient un accent <strong>de</strong> tristesse<br />

qui, se liant au tout, le résolvait en<br />

une longue plainte ; celle- ci roulait<br />

sans écho sur la plaine haute tandis<br />

que déclinait le soleil vers quelque


ITTO 55<br />

sinistre, étendant sur la cité palpitante<br />

son implacable chant <strong>de</strong> mort.<br />

Elle fut, dans le vallon qui conduisait<br />

chez Mohand, une litanie <strong>de</strong> délivrance<br />

<strong>et</strong> d'amour.


CHAPITRE VI<br />

c'EST LA GUERRE [<br />

Itto, prostrée sur le sol à l'endroit<br />

où son père l'avait laissée, reprit rapi<strong>de</strong>ment<br />

conscience <strong>et</strong>, aux clameurs<br />

joyeuses, comprit que le danger n'était<br />

plus. Elle se mit à genoux, puis s'étendit<br />

à nouveau en se glissant sous l'abri<br />

d'une grosse pierre <strong>et</strong> d'une broussaille<br />

dont l'ensemble la masquait <strong>de</strong><br />

la foule. ltto violemment impressionnée<br />

avait besoin <strong>de</strong> se ressaisir, <strong>de</strong> secouer<br />

ses pensées. Sa nature ar<strong>de</strong>nte, sa fierté<br />

naturelle <strong>et</strong> sa jeunesse, donnaient à<br />

ses réflexions un tour bien différent <strong>de</strong><br />

celui qu'on eût attendu <strong>de</strong> la fille du<br />

67


ITTO 59<br />

ventre <strong>de</strong>rrière son abri <strong>et</strong> à <strong>de</strong>mi sou­<br />

levée sur un cou<strong>de</strong>, Itto regardait, suivait<br />

<strong>de</strong>s yeux les mouvements, l'emballement<br />

<strong>de</strong> la foule ; elle entendait<br />

son allégresse <strong>et</strong> <strong>de</strong>vinait sa soumis­<br />

sion. Tout cela ne pouvait que prolonger<br />

la misère, accroître les douleurs <strong>et</strong> les<br />

<strong>de</strong>uils. L'intransigeance allait encore une<br />

fois l'emporter, rivèr le peuple à c<strong>et</strong>te<br />

lamentable <strong>de</strong>stinée dont Itto précisément<br />

voulait s'affranchir.<br />

La jeune bergère, blottie rageuse <strong>de</strong>rrière<br />

son buisson, n'était pas loin du<br />

groupe <strong>de</strong> forcenés qui s'agitaient autour<br />

<strong>de</strong> son père. Des gens passaient<br />

d'ailleurs à tout moment près d'elle, mais,<br />

dans l'entraînement général qui portait<br />

les esprits vers le Marabout, qui se serait<br />

occupé du corps gisant qu' Itto sem­<br />

blait être? En ces jours <strong>de</strong> détresse<br />

générale, le cas était fréquent d'indi-


ITTO<br />

les autres, un damné ; Je ne veux pas<br />

une vie comme celle que tu m'offres.<br />

Je ne partirai pas avec toi.<br />

- Tu ne sais pas ... , reprit l'homme,<br />

ma mère est morte il y a huit jours. Il<br />

n'y a plus chez nous que ma sœur<br />

<strong>et</strong> son p<strong>et</strong>it. J'ai fait le nécessaire pour<br />

obtenir <strong>de</strong> rejoindre la tribu vers Khenifra,<br />

où les chrétiens corniQan<strong>de</strong>nt.<br />

Khenifra ! c'est là-bas, sur le haut<br />

Oum-er-Rebia, dans une plaine <strong>de</strong> terre<br />

rouge enserrée <strong>de</strong> montagnes pelées ou<br />

broussailleuses, mais également sévères<br />

d'aspect, une bourga<strong>de</strong> <strong>de</strong> terre rouge<br />

triste, brftlante en été, humi<strong>de</strong> <strong>et</strong> froi<strong>de</strong><br />

dans les nuées <strong>de</strong> l'hiver; Khenifra,<br />

capitale aux murs croulants où régq.ait<br />

Moha, le grand chef <strong>de</strong> la résistance 1<br />

berbère, repaire que les Fran9ais durent<br />

prendre en 1914 <strong>et</strong> où, sans possibilité<br />

d'en déboucher, ils tinrent le coup durant


66 ITTO<br />

Cache-moi hien, ajouta-t-elle, jusqu'à<br />

ce qu'ils partent tous.<br />

Miloud étendit sur elle son manteau,<br />

le capuchon couvrant le visage d'un<br />

/<br />

triangle aplati comme l'on fait aux<br />

morts. Des gens passèrent sans regar<strong>de</strong>r<br />

l'homme assis <strong>de</strong>mi-nu sur une pierre<br />

<strong>et</strong> qui gardait, semblait-il, un cadavre.<br />

Allah isster 1 dit une vieille qui courait<br />

vers le cortège. « Dieu est le plus grand ! >><br />

fit un marchand <strong>de</strong> la plaine qui, sa<br />

vente terminée, fuyait, poussant son<br />

âne. Au loin, décroissante, on percevait<br />

la mélopée quj accompagnait Mohand,<br />

le Saint, vers sa <strong>de</strong>meure.<br />

Brusquement, Miloud découvrit sa<br />

compagne. L'un <strong>et</strong> l'autre dévalèrent au<br />

fond d'un ravin vers le nord. Ils y trouvèrent<br />

le cheval que Miloud y avait<br />

laissé <strong>et</strong> qu'il enfourcha. L'homme <strong>et</strong><br />

la femme prirent alors la direction <strong>de</strong>s


ITTO 67<br />

cols qui, du seuil d' Arbala limite <strong>de</strong> la<br />

haute vallée, conduisent au pays <strong>de</strong>s<br />

Aït lchkern <strong>et</strong> plus au <strong>de</strong>là à Khenifra,<br />

chez les Zaïane. Mais ils n'avaient pas<br />

c<strong>et</strong>te longue route à parcourir. La tente<br />

<strong>de</strong> Miloud était encore en pays non<br />

soumis, en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s cols. ltto apprit<br />

ces détails. Elle marchait à pied, à hauteut'<br />

du cheval <strong>de</strong> celui qu'elle avait<br />

pris pour maître <strong>et</strong> aussi vite que lui.<br />

Elle marchait <strong>de</strong> ce pas vigoureux,<br />

rapi<strong>de</strong> <strong>et</strong> soutenu, la tête droite, les<br />

cou<strong>de</strong>s près du corps <strong>et</strong> peu balancés,<br />

la poitrine <strong>et</strong> le ventre portés en avant<br />

<strong>et</strong> semblant entraîner tout le reste du<br />

corps, elle avançait sans hâte comme<br />

sans effort, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te allure étonnante <strong>de</strong><br />

force <strong>et</strong> <strong>de</strong> hardiesse qui est le propre<br />

<strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> sa race. ltto n'avait<br />

aucune hésitation ; elle cherchait son<br />

<strong>de</strong>stin. Miloud parlait <strong>de</strong> temps à autre.


ITTO 69<br />

leurs enfants, sans gêne aucune. Miloud<br />

, ajoutait que les chefs berbères qui racon·<br />

taient la misère <strong>de</strong>s gens soumis aux<br />

chrétiens étaient <strong>de</strong>s menteurs, qu'il<br />

serait riche <strong>et</strong> heureux s'il avait, lui,<br />

au lieu <strong>de</strong> trembler <strong>de</strong>vant sa mère,<br />

rejoint ses camara<strong>de</strong>s, sès parents <strong>et</strong> '<br />

pris du service chez les Français. ltto<br />

apprit encore que les délais accordés<br />

à Miloud pour se soum<strong>et</strong>tre étaient<br />

passés <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux jours. L'homme avait<br />

dû ramener son troupeau <strong>de</strong> l'arrière•<br />

pays <strong>et</strong> perdre c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière journée<br />

pour joindre Itto <strong>et</strong> la déci<strong>de</strong>r. Mais les<br />

chefs français ne <strong>de</strong>vaient pas compter<br />

<strong>de</strong> si près.<br />

Durant quatre heures, ils marchèrent<br />

sans autre arrêt que pour boire, <strong>de</strong> loin<br />

en loin, aux p<strong>et</strong>ites sources <strong>et</strong> pour<br />

récolter <strong>de</strong>s glands, les gros glands doux<br />

<strong>de</strong> l'Atlas. Après le stéppe <strong>de</strong> la Moulouya


ITTO 71<br />

traînée aux plus ru<strong>de</strong>s travaux n'en<br />

était pas à une contusion près. La lune<br />

étant venue faciliter leur marche, Miloud<br />

r<strong>et</strong>rouva sa tente. En attendant<br />

le jour où il <strong>de</strong>vait faire sa soumission,<br />

il l'avait mise à l'abri <strong>de</strong>s avions sous<br />

les frondaisons épaisses d'un fort groupe<br />

<strong>de</strong> chênes. Celui-ci, en ce point <strong>de</strong> la<br />

ligne <strong>de</strong>s crêtes, marquait la fin <strong>de</strong> la<br />

forêt. A partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lisière, un immense<br />

glacis découvert commençait en<br />

pente douce la <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> l'Atlas moyen<br />

vers le nord <strong>et</strong> vers le vrai Maroc. Le<br />

jour naissant allait bientôt montrer à<br />

la fille <strong>de</strong> Mohand dans le panorama<br />

grandiose, dans les plans successifs d'un<br />

formidable espalier <strong>de</strong> contreforts <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

plateaux, les cultures jaunissantes, les<br />

teintes variéesque peut prendre la terre<br />

fertile, surprenantes choses, merveilleux<br />

attrait pour les yeux qui n'ont


72 ITTO<br />

jamais vu que l'âpre nature déshéritée,<br />

les montagnes pelées du versant saharien,<br />

le steppe d'alfa <strong>et</strong> d'herbe courte à<br />

moutons.<br />

'<br />

Un peu plus au nord, le glacis s'effondrait.<br />

En un contre-bas vertigineux<br />

s'apercevait un beau lac <strong>de</strong> montagne<br />

dont les rives jonchées <strong>de</strong> fleurs ou<br />

armées <strong>de</strong> joncs piquants, serrées d'un<br />

côté contre la falaise abrupte, <strong>de</strong> l'autre<br />

se tendaient gracieuses· vers les <strong>de</strong>ux<br />

forts mamelons où les chefs chrétiens<br />

avaient installé leur armée. Le glacis<br />

s'allongeait vers l'ouest pour venir. se<br />

sou<strong>de</strong>r au système <strong>de</strong> hauteurs dont<br />

faisaient partie celles occupées par les<br />

camps.<br />

Pour le moment, ltto ne vit .rien. Elle<br />

se trouva poussée sous la tente dans<br />

une obscurité profon<strong>de</strong>. Elle s'accroupit<br />

pour ne rien heurter. Miloud alluma


ITTO<br />

Je sms c<strong>et</strong>te femme en eff<strong>et</strong>.<br />

Sois donc la bienvenue, reprit la<br />

veuve. Dieu bénisse ce jour; tu as la<br />

beauté, tu es <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> tente <strong>et</strong> c'est<br />

ce qu'il faut pour remplacer ceux <strong>de</strong><br />

notre sang qui sont morts. J'ai ce<br />

p<strong>et</strong>it.<br />

ltto se garda d'ém<strong>et</strong>tre un vœu, un<br />

compliment. Venus d'elle, étrangère, ils<br />

auraient porté malheur. Elle dit simplement:<br />

- C'est le fils <strong>de</strong> ma sœur.<br />

Alors la Berbère le lui donna <strong>et</strong> le<br />

reprit presque aussitôt.<br />

- Tu aurais pu, ma sœur, enfanter<br />

mieux que cela, dit la fille du Marabout.<br />

Et le mauvais sort écarté par c<strong>et</strong>te<br />

apostrophe cruelle, l'intimité s'établit.<br />

La sœur <strong>de</strong> Miloud était émaciée <strong>de</strong><br />

misère <strong>et</strong> son enfant pénible à voir. Le<br />

sein maternel épuisé ne remplissait plus


ITTO 75<br />

son rôle. Puis ces gens se repurent d'une<br />

bouillie <strong>de</strong> farine d'orge pour laquelle<br />

la sœur <strong>de</strong> Miloud avait tout le jour<br />

tourné inlassablement le moulin à main.<br />

Ils mangèrent en silence, tandis que l'en­<br />

fant tout doucement geignait. Chaque<br />

fois que leurs doigts plongeaient dans<br />

le plat <strong>de</strong> bois, l'homme <strong>et</strong> la fille <strong>de</strong><br />

Mohand posaient une part <strong>de</strong> leur prise<br />

<strong>de</strong>vant la femme au nourrisson, geste<br />

rituel presque mécanique, expression<br />

simple <strong>de</strong> l'instinct qui porte l'homme<br />

à protéger les produits <strong>de</strong> sa race. Le<br />

plat vidé, la bougie éteinte, les trois<br />

êtres s'étendirent sur le sol. La fatigue<br />

<strong>de</strong> tous était gran<strong>de</strong>. Le sommeil les<br />

prit aussitôt. Dans l'obscurité froi<strong>de</strong> o:o.<br />

n'entendait que les souffles <strong>de</strong>s dor­<br />

mants, le tapotement <strong>de</strong>s gouttes d'eau<br />

tombant <strong>de</strong>s arbres sur la ;toile tendue,<br />

la plainte faible du nourrisson quand


78 ITTO<br />

sa femme endormie. Prenant son fusil,<br />

il rejoignit sa sœur <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> à l'orée du<br />

bois.<br />

- Les soldats sortent du camp, dit<br />

la. femme.<br />

L'œil exercé <strong>de</strong> Miloud mesura <strong>de</strong><br />

suite l'importance du mouvement. Une<br />

forte colonne se formait pour une opé­<br />

ration, pour quelque « coup <strong>de</strong> boutoir<br />

». Les éléments, les diverses armes<br />

se plaçaient en avançant. Le groupe<br />

mobile se dirigeait vers l'est <strong>et</strong> Miloud<br />

vit n<strong>et</strong>tement une puissante flanc-gar<strong>de</strong><br />

qui s'engageait sur le glacis pour couvrir<br />

le gros du côté <strong>de</strong> la forêt.<br />

Le Berbère comprit toute la gravité<br />

<strong>de</strong> sa situation. Il comptait ce jour même<br />

ployer sa tente, la charger sur un taureau<br />

<strong>et</strong> se rendre au camp avec tout<br />

son bien, sa femme, sa sœur, ses animaux.<br />

Il savait trouver là-bas <strong>de</strong>s gens


1 'l'TO 79<br />

<strong>de</strong> sa tribu qui le présenteraient au<br />

chef du service <strong>de</strong>s renseignements, lui<br />

avanceraient contre <strong>de</strong>s moutons l'argent<br />

<strong>de</strong> l'amen<strong>de</strong> <strong>de</strong> guerre. C'étaient là<br />

choses aisées <strong>et</strong>· journellement appli­<br />

quées. Miloud savait aussi que ces facilités<br />

n'existent plus dès que la colonne,<br />

rompant le stationnement propice aux<br />

palabres entre les agents politiques <strong>et</strong><br />

les tribus, se m<strong>et</strong> en marche dans un<br />

but <strong>de</strong> guerre déterminé. Alors, c'est<br />

la guerre. La poudre seule a voix aux<br />

affaires. Miloud pensa aussi avec angoisse<br />

que le délai qu'on lui avait donné<br />

était passé; d'autres que lui en avaient<br />

profité; il restait seul en dissi<strong>de</strong>nce. n<br />

· j<strong>et</strong>a les yeux vers la flanc-gar<strong>de</strong> qui<br />

s'avançait très vite. Il n'y vit pas <strong>de</strong><br />

partisans zaïanes qui pouvaient le re­<br />

cueillir <strong>et</strong> le sauver. Il n'y avait là que<br />

<strong>de</strong>s soldats européens, <strong>de</strong>s compagnies


80 ITTO<br />

<strong>de</strong> légion. Miloud suivit leur déploiement<br />

qui portait les échelons <strong>de</strong> droite<br />

presque sous bois. Il n'y avait aucune<br />

possibilité <strong>de</strong> prendre un contact paci­<br />

fique avec ces étrangers chez lesquels la<br />

guerre si dure . contre les montagnards<br />

avait, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, tendu les nerfs,<br />

surexcité le sens combatif, atténué la<br />

sensibilité.<br />

ltto parut près <strong>de</strong> Miloud <strong>et</strong>· <strong>de</strong> sa<br />

sœur. Le p<strong>et</strong>it enfant s'était mis à<br />

crier. Elle l'apportait à sa mère. Elle<br />

regardait à son tour sans trop comprendre<br />

ce qui se passait, lorsque <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong><br />

feu r<strong>et</strong>entirent dans le bois. Brusque­<br />

ment, la troupe s'arrêta s'attendant<br />

peut-être à quelque surprise, au gu<strong>et</strong>apens.<br />

Deux mitrailleuses crachèrent,<br />

balayant d'enfila<strong>de</strong>, la lisière du bois.<br />

Miloud <strong>et</strong> sa sœur pris dans une gerbe<br />

s'abattirent. Itto se précipita, souleva


ITTO Si<br />

par les cheveux la tête <strong>de</strong> son maître.<br />

Il était déjà mort, le front troué. La<br />

sœur cria : Sauve-toi, emporte le p<strong>et</strong>it<br />

<strong>et</strong> cessa <strong>de</strong> vivre.<br />

Au loin, les mitrailleuses voyant mal<br />

continuaient <strong>de</strong> tirer dans c<strong>et</strong>te direction<br />

où l'on avait aperçu <strong>de</strong>s êtres se<br />

mouvant <strong>et</strong> jugée par conséquent dangereuse.<br />

Alors, ressaisie en plein espoir<br />

<strong>de</strong> délivrance par la brutale réalité, la<br />

Berbère, <strong>de</strong>bout entre les <strong>de</strong>ux cadavres,<br />

les bras tendus dont l'un tenait d'une<br />

main crispée le minuscule enfant au<br />

chef vacillant dans ses langes, Itto j<strong>et</strong>ée<br />

hors <strong>de</strong> toute conscience par l'excès<br />

d'horreur se mit à pousser <strong>de</strong>s hurlements<br />

<strong>de</strong> bête. Les balles claquaient.<br />

L'enfant gémit <strong>et</strong> la femme aperçut<br />

c<strong>et</strong>te chose qui tremblait au bout <strong>de</strong><br />

son bras. Alors un sentiment lui vint<br />

<strong>de</strong> sa nature profon<strong>de</strong> <strong>et</strong> roulant le<br />

6


ITTO<br />

nourrisson dans un pan <strong>de</strong> sa robe, en<br />

<strong>de</strong>ux bonds <strong>de</strong> folle elle fut sous bois,<br />

près <strong>de</strong> la tent'e.<br />

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées<br />

<strong>de</strong>puis qu'elle l'avait quittée joyeuse<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong> homme dont ses sens lui rappelaient<br />

la toute récente ar<strong>de</strong>ur gisait à<br />

<strong>de</strong>ux pas, la tête trouée. La rapidité<br />

foudroyante! <strong>de</strong>s événements dépassait<br />

ses possibilités <strong>de</strong> réflexion. Elle n'avait<br />

même pas conscience qu'un temps appréciable<br />

séparât les faits ; les <strong>de</strong>ux<br />

notions d'amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> mort se confondaient.<br />

Il y eut alors dans son esprit<br />

, disloqué une bouscula<strong>de</strong> d'idées - Miloud<br />

n'était pas mort hier puisqu'elle<br />

avait fait route avec lui. Mais il était<br />

peut-être mort quand il l'avait prise,<br />

il faisait nuit. Itto frissonna ; les servantes<br />

<strong>de</strong> son père avaient ainsi été<br />

possédées par les habitants d'un cime·


ITTO 83<br />

tière; toute la montagne en avait trem­<br />

blé, puis toute la montagne en avait ri,<br />

<strong>et</strong> Itto rit nerveùsement entre ses <strong>de</strong>nts<br />

serrées, en avait ri quand les garçons,<br />

<strong>de</strong>s ennemis du Saint, avaient peu à peu<br />

laissé s'ébruiter leur irrespectueuse vic·<br />

toire. Et puis la sœur, une femme comme<br />

, elle, lui aurait dit : Ecarte-toi <strong>de</strong> mon<br />

frère, c'est un mort. Itto voulut <strong>de</strong> suite<br />

interroger la sœur. En se soulevant, elle<br />

sentit le poids <strong>de</strong> l'enfant dans sa rohe.<br />

Alors elle se rappela que la sœur <strong>de</strong> Miloud<br />

était morte aussi. Ceci commença<br />

par embrouiller davantage sa pensée<br />

mais <strong>de</strong>vait presque aussitôt y placer un<br />

gui<strong>de</strong>. A ce moment, elle éprouva à la<br />

cuisse une douleur. Du sang coulaitd'une<br />

blessure en séton superficiel faite par une<br />

halle fine. Itto connaissait hien cela <strong>et</strong><br />

n'en fut pas émue. Tout au contraire<br />

avec soulagement elle conclut :'


ITTO 85<br />

altière fléchissait, cédant la place à son<br />

âme enfantine longtemps refoùlée ; <strong>de</strong>s<br />

sanglots <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite fille seco"IJ.aient la<br />

fille <strong>de</strong>s cimes ; elle mu.rmura · le nom.<br />

<strong>de</strong> sa mère qu'elle avait à peine connue,<br />

elle pensa à <strong>de</strong>s tombes <strong>de</strong> marabouts<br />

où elle irait conter sa douleur ; elle<br />

aima follement œ Miloud qui lui était<br />

peu <strong>de</strong> chose mais dont les transports<br />

amoureux avaient eu le mérite <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>r<br />

avec l'essor joyeux <strong>de</strong> sa pensée<br />

vers un mon<strong>de</strong> éperdument désiré. Fille<br />

d'un peuple dont les instincts sont à<br />

peine freinés par <strong>de</strong>s coutumes <strong>et</strong> nullement<br />

dominés par les règles d'une<br />

morale intuitive ou construite, fille dite<br />

musulmane d'un peuple ignorant tout<br />

<strong>de</strong> la loi musulmane ou autre <strong>et</strong> qui<br />

jamais ne cher.cha dans une doctrine<br />

que ce qui lui parut susceptible <strong>de</strong> justifier<br />

ou <strong>de</strong> défendre son besoin d'anar-


86 ITTO<br />

chie, ltto élevée au voisinage d'un père<br />

polygame sans gynécée, avait grandi<br />

maîtresse <strong>de</strong> sa personne <strong>et</strong> en avait<br />

disposé à sa guise le jour « écrit ». Son<br />

père avait voulu la marier à ce Miloud<br />

parce qu'il était <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> tente ; mais<br />

il y avait renoncé en apprenant qu'il<br />

cherchait à se soum<strong>et</strong>tre aux chrétiens.<br />

Itto donnée à un autre qui ne lui plai­<br />

sait pas avait tout simplement pris le<br />

large. L'homme tué par la guerre, la<br />

fille était revenue chez son père qm<br />

n'avait pas manqué d'apprendre ses<br />

relations avec Miloud le Zaïani <strong>et</strong> son<br />

intention formelle <strong>de</strong> fuir la montagne<br />

avec celui-là ou tout autre qui lui en<br />

donnerait les moyens.<br />

Mohand ne montra pas sa


88 ITTO<br />

fréquent <strong>et</strong>, à vivre dans l'intimité <strong>de</strong>s<br />

peupla<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Atlas, on voit par·<br />

fois <strong>de</strong>s femmes priant seules, tournées<br />

vers la Mecque, sous le regard respectueux,<br />

sympathique, mais au fond un<br />

peu troublé <strong>de</strong> leurs proches, <strong>de</strong>s voisins.<br />

C<strong>et</strong> effort d'intellectualité n'at·<br />

teint jamais le développement constaté<br />

par exemple chez les femmes ·<strong>de</strong>s Ber·<br />

bères touaregs, mais il suffit à impressionner<br />

les montagnards. Itto n'était<br />

pas à l'âge où ses pareilles font <strong>de</strong> l'ascétisme<br />

ou <strong>de</strong> la magie. Mais elle était<br />

en rébellion contre les manœuvres <strong>de</strong><br />

son père, elle avait le verbe haut <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s idées saines. II y avait <strong>de</strong> quoi<br />

troubler le Saint.<br />

Pour le moment, ltto ne pensait à<br />

aucune révolte. Elle marchait mâchon·<br />

nant sa douleur, mouillant <strong>de</strong> larmes<br />

les :vagues chiffons dont elle s'efforçait


90 ITTO<br />

médiatement accueillie, entourée, elle<br />

imposa silence aux questions inutiles.<br />

- Que celles d'entre vous qui allai­<br />

tent nourrissent celui-ci, dit-elle. Il<br />

mourra si vous tar<strong>de</strong>z.<br />

Puis voyant son intention comprise<br />

<strong>et</strong> l'enfant accepté <strong>de</strong> bon gré, la Berbère<br />

brisée <strong>de</strong> fatigue <strong>et</strong> d'émotion avisa<br />

un recoin, s'y laissa choir <strong>et</strong> croula dans<br />

le sommeil.


CHAPITRE VII<br />

LA RÉVOLTÉE<br />

Chaque peuple possè<strong>de</strong> en l'habitat<br />

qui lui est cher une région entre toutes<br />

autres sacrée par le souvenir <strong>de</strong>s défaites<br />

qu'y a subies l'étranger envahisseur.<br />

Nous avons les champs Catalauniques<br />

qu'arrose la Marne. Les pauvres<br />

peupla<strong>de</strong>s qui, faute <strong>de</strong> mieux, ont donné<br />

leur affection aux décevantes solitu<strong>de</strong>s<br />

du Grand Atlas, y possè<strong>de</strong>nt aussi un lieu<br />

d'élection pré<strong>de</strong>stiné, croient-elles, au<br />

rôle d'invincible rempart. Mais tandis<br />

que la plaine <strong>de</strong> Châlons a réellement<br />

vu plusieurs fois la déconfiture d'arrogants<br />

intrus, Tidikelt - c'est ainsi<br />

91


ITTO<br />

qu'on nomme chez les Berbères le lieu<br />

fatidique - n'avait jamais rien vu ...<br />

rien que, parfois, le vol lourd <strong>de</strong>s grands<br />

faucons charognards planant en quête<br />

<strong>de</strong>s poussins impru<strong>de</strong>nts un peu trop<br />

écartés <strong>de</strong> la tente, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ou trois<br />

tentes <strong>de</strong> pasteurs tapies en quelque<br />

morne clairière, tache moins sombre dans<br />

la sombre futaie <strong>de</strong>s thuyas. Tidikelt<br />

n'a jamais eu d'autre droit à l'attention<br />

du populaire qu'une légen<strong>de</strong>; elle-même<br />

née d'une <strong>de</strong> ces prophéties qu'imaginent<br />

les marabouts à l'usage <strong>de</strong>s frustes<br />

intelligences montagnar<strong>de</strong>s. L'origine <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te prophétie est assez curieuse pour<br />

être notée.<br />

Bien que distante incroyablement <strong>de</strong><br />

tout au mon<strong>de</strong>, la montagne qui confine<br />

au désert a prodv.it quelques hommes<br />

auxquels personne n'eût ailleurs accordé<br />

<strong>de</strong> valeur spéciale, mais qui, dans leur


ITTO<br />

Nsara, les sectateurs du Nazaréen. Ces<br />

hommes, plus ou moins conducteurs <strong>de</strong>s<br />

masses, suivirent donc pas à pas <strong>et</strong> les<br />

défaites morales du gouvernement ché­<br />

rifien <strong>et</strong> nos emprises successives, continues<br />

<strong>et</strong> fatales. Tirer tout le profit possible<br />

d'une catastrophe qu'ils jugèrent<br />

inéluctable, tel fut l'effort <strong>de</strong>s chefs<br />

purement religieux, .effort bien moins<br />

noble, jugera-t-on, que celui <strong>de</strong>s chefs<br />

purement guerriers comme Moha le<br />

Zaïani qui combattit jusqu'au bout pour<br />

l'honneur <strong>de</strong> combattre <strong>et</strong> mourut les<br />

armes à la main.<br />

La politique que nous indiquons est<br />

celle suivie par Sidi Ali Amhaouch, le<br />

grand Santon <strong>de</strong> la haute Moulouya<br />

dont il a été parlé <strong>et</strong> auquel s'efforça<br />

<strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r, dans la faveur populaire,<br />

Mohand, père d' Itto. C<strong>et</strong>te politique,<br />

1 en ses gran<strong>de</strong>s lignes, se résumait ainsi :


96 ITTO<br />

cise <strong>et</strong> plus lointaine dans le temps. Et<br />

c'est ici qu'apparaît l'immense naïv<strong>et</strong>é<br />

<strong>de</strong>s populations dominées <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

générations par l'ascendant mystique<br />

<strong>de</strong> Sidi Ali <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses ancêtres. Dire<br />

en eff<strong>et</strong> aux Berbères que les roumis ne<br />

dépasseront jamais Tidikelt est une vérité<br />

cruelle <strong>et</strong> un aveu cynique d'impuissance<br />

à défendre ces populations<br />

malheureuses, pitoyables à force d'être<br />

crédules. Tidikelt est le plus affreux <strong>de</strong>s<br />

bleds perdus à l'extrémité du Maroc<br />

utilisable par l'homme. L'arrivée <strong>de</strong>s<br />

Français à Tidikelt, même pour en être<br />

chassés en vertq d'une prophétie, implique<br />

la conquête antérieure <strong>de</strong> tout le<br />

Maroc. Mais l'homme, quel qu'il soit,<br />

mesure le mon<strong>de</strong> à son propre horizon ;<br />

les peupla<strong>de</strong>s soumises à l'influence <strong>de</strong><br />

Si di Ali se contentèrent <strong>de</strong> l'espoir qu'on<br />

leur donnait, <strong>et</strong> accordèrent au saint


98 ITTO<br />

temps la crédulité populaire, c<strong>et</strong>te prophétie<br />

à laquelle il n'a jamais cru,<br />

Mohand <strong>de</strong> toute son âme <strong>de</strong> Berbère,<br />

Mohand anxieux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> son<br />

peuple la voudrait, la désire vraie,<br />

efficace, triomphante. Très courageu­<br />

sement, aidé d'ailleurs par son récent<br />

succès, le saint que la haute montagne<br />

vénère reprend le thème familier. Il<br />

prêche la résistance, la patience, <strong>et</strong><br />

plus que jamais proclame l'intangibilité<br />

du canton fameux où doivent se briser<br />

les efforts <strong>de</strong> l'envahisseur. L'espérance,<br />

la foi ne seront pas dans c<strong>et</strong>te œuvre<br />

ses uniques soutiens. Mohand agit aussi<br />

en politique averti. Il est fort bien<br />

renseigné <strong>et</strong>, mieux que tout autre,<br />

en état <strong>de</strong> prévoir les mouvements <strong>de</strong><br />

l'adversaire, <strong>de</strong> percer ses intentions.<br />

Il saura jouer à coup sûr son rôle <strong>de</strong><br />

prophète, régler ses prédications.


ITTO 99<br />

La rési<strong>de</strong>nce habituelle <strong>de</strong> Mohand<br />

est, au revers sud du q.rand Atlas, assez<br />

bas, dans la région où l'eav <strong>de</strong>s oueds<br />

torrentiels <strong>et</strong> intermittents fait nattre<br />

les premières palmeraies. Là, dans une<br />

enceinte fort vaste <strong>de</strong> murailles épaisses<br />

en terre fauve, est bâtie sa Zaouïa<br />

saharienne. Autour <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure crénelée<br />

du maître, <strong>de</strong> la mosquée, <strong>de</strong><br />

l'école coranique, se groupent les habi­<br />

tations <strong>de</strong> ses a<strong>de</strong>ptes, <strong>de</strong>s disciples.<br />

De par la détresse immense du pays,<br />

se sont accrochés là ceux qui vivent du<br />

chef ou pour lui, <strong>et</strong> que peuvent nourrir<br />

les palmiers, les maigres vergers, les<br />

quelques arpents d'orge mal fertilisés<br />

par le torrent inégal, avare durant <strong>de</strong>s<br />

mois, puis tout à coup effrayant, déchaîné<br />

;,.ne heure ou <strong>de</strong>ux, seule res­<br />

source <strong>et</strong> en même temps redoutable<br />

calamité <strong>de</strong> ces contrées pour lesquelles


l'fTO 105<br />

facile. ltto était une luronne peu intimidable.<br />

A la course dans le steppe,<br />

elle se jouait <strong>de</strong>s plus agiles. On disait<br />

d'elle : c'est un ange par la beauté, un<br />

démon pour la ruse. Elle était aussi très<br />

aimée <strong>et</strong> respectée <strong>de</strong>s pauvres foyers<br />

où sa nature vagabon<strong>de</strong> la menait s'as­<br />

seoir, un peu partout. C'était tout<br />

d'abord la p<strong>et</strong>ite-fille du grand Sidi Ali,<br />

elle était aussi la fille <strong>de</strong> Mohand l'agita·<br />

teur, enfant ingrate d'ailleurs, car elle<br />

aidait mal au prestige paternel dont<br />

elle bénéficiait. Mais le p<strong>et</strong>it peuple<br />

berbère, peu soucieux <strong>de</strong> raisonner, versatile<br />

au point d'adm<strong>et</strong>tre tout à tour<br />

les opinions les plus diverses, s' accommodait<br />

fort bien <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te anomalie : ltto<br />

donnant par sa visite la bénédiction, la<br />

baraka <strong>de</strong> son grand-père <strong>et</strong> clamant<br />

à qui voulait l'entendre tout le contraire<br />

<strong>de</strong> ce qu'après son aïeul prêchait


ITTO 107<br />

Et l'on nous dit que leurs hommes<br />

sont, en amour, comme les chiens.<br />

- Quand nous aurons payé l'impôt,<br />

dit un malin, pourrons-nous encore faire<br />

vivre <strong>de</strong> nos offran<strong>de</strong>s les saints tels<br />

que ton père?<br />

- Il y a longtemps, répondait Itto,<br />

que vous auriez dû écarter <strong>de</strong> vos oreilles<br />

- ces mensonges. Les Français ont réclamé,<br />

en signe <strong>de</strong> soumission, les fusils<br />

<strong>de</strong> nos frèr.es, mais ceux-ci gar<strong>de</strong>nt<br />

aujourd'hui leurs champs <strong>et</strong> leurs troupeaux<br />

contre les rô<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ton genre,<br />

ô Hassan fils <strong>de</strong> Jacob, avec <strong>de</strong>s armes<br />

neuves qu'on leur donne à conditidn <strong>de</strong><br />

ne s'en servir que pour le bien. Et . toi,<br />

Fatima, ne regr<strong>et</strong>tes-tu pas d'être<br />

vieille <strong>et</strong> <strong>de</strong> ne pouvoir vérifier ce que<br />

tu avances? Si ces étrangers n'avaient<br />

pas eu <strong>de</strong> femmes dans leurs pays, auraient-ils<br />

pu conduire ici tant d'hommes?


108 ITTO<br />

Drissiya, p<strong>et</strong>ite sœur folle, je te défends<br />

<strong>de</strong> papier <strong>de</strong> chiens, sinon je<br />

raconte ce que tu m'as dit toi-même<br />

<strong>de</strong> certaine aventure qui t'advint lors<br />

du pèlerinage . à Mouley Yakouh du<br />

Gharb, où les chrétiens ne t'ont pas<br />

fait peur (1).<br />

Et les gens riaient.<br />

- C'est pour ces mensonges, continuait<br />

Itto, que vous laissez mourir vos<br />

hommes au combat <strong>et</strong> que vos enfants<br />

dépérissent <strong>de</strong>vant vos mamelles vi<strong>de</strong>s.<br />

Moi je sais par Miloud, que Dieu lui<br />

fasse miséricor<strong>de</strong>, je sais hien <strong>de</strong>s choses,<br />

en particulier, celle-ci, ô mères! La variole<br />

qui tue un <strong>de</strong> vos enfants sur t:cois,<br />

est évitée par c<strong>et</strong>te piqûre dont tu<br />

(1) Les Berbères qualifient <strong>de</strong> Gharb tout ee qui,<br />

au Maroc, n'est pas leur haute montagne. Le moulay<br />

Yakoub dont il s'agit est le saint guérisseur qui a<br />

donné son nom aux sources sulfureuses voisines <strong>de</strong><br />

Fez.


ITTO 109<br />

parles, ô Badda, fille <strong>de</strong> mon parent Ba<br />

Omar, que Dieu lui fasse miséricor<strong>de</strong>;<br />

<strong>de</strong> telle sorte que ceux <strong>de</strong> notre race<br />

soumis à c<strong>et</strong>te règle surpasseront bien­<br />

tôt en nombre <strong>et</strong> en forces les attardés,<br />

les fous que vous êtes.<br />

Mais pourquoi parles-tu ainsi?<br />

dirent <strong>de</strong>ux arrivants qu' Itto reconnut<br />

pour <strong>de</strong>s disciples <strong>de</strong> Mohand. Ton père<br />

nous enseigne la haine du Roumi <strong>et</strong><br />

l'horreur <strong>de</strong> sès lois.<br />

- Il n'y a <strong>de</strong> Dieu que Dieu, dit<br />

ru<strong>de</strong>ment Itto en toisant ses interrupteurs.<br />

Lui seul est mattre. Mon père est<br />

un homme. Dieu seul est Dieu, Lui<br />

seul est véridique.<br />

- Nous venons, en tout cas, dirent<br />

les envoyés pour te conduire chez Mo­<br />

hand. !l t'ordonne <strong>de</strong> nous suivre.<br />

Puis à l'adresse <strong>de</strong> ceux qui avaient<br />

accueilli la Berbère <strong>et</strong> qui pouvaient


HO ITTO<br />

la r<strong>et</strong>enir, là protéger, le plus fougueux<br />

<strong>de</strong>s disciples ajouta :<br />

- Et Mohand, le Saint, nous a dit :<br />

S'il est un homme qui s'oppose à ma<br />

volonté, qu'il meure <strong>de</strong> la première<br />

balle .qui passera ; s'il est une femme qui<br />

proteste, que son ventre soit à jamais<br />

stérile <strong>et</strong> sa chair un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> répulsion.<br />

- Ne redoutèz rien <strong>de</strong> ces paroles,<br />

dit ltto à ses hôtes, <strong>et</strong> pour vous éviter<br />

toute contrainte, ô gens <strong>de</strong> bien ! voyez,<br />

je quitte <strong>de</strong> moi-même votre asile.<br />

Et la gaillar<strong>de</strong> bondit hors du repaire<br />

vers la lan<strong>de</strong> où les <strong>de</strong>ux hommes la<br />

suivirent. A leur surprise, elle se laissa<br />

joindre <strong>et</strong> se mit en route avec eux. ltto<br />

ne savait rien encore <strong>de</strong> la farouche décision<br />

<strong>de</strong> son père. Elle ne croyait pas à<br />

sa colère. Mohand l'avait souvent morigénée,<br />

mais sans user jamais à son<br />

égard d'une contrainte qu'il jugeait inu-


ITTO<br />

fant, il accueillait volontiers la fille<br />

délaissée, <strong>et</strong> celle-ci acquit auprès <strong>de</strong><br />

lui, sur le mon<strong>de</strong> extérieur, la plupart<br />

<strong>de</strong> ces connaissances <strong>et</strong> <strong>de</strong> ces idées qui<br />

gênaient tant son père Mohand. Le<br />

taleb mort <strong>et</strong> les Français parvenus<br />

en montagne, l'intelligence d' Itto très<br />

éveillée par l'éducation reçue, lui permit<br />

<strong>de</strong> juger les événements, d'apprécier les<br />

faits sans obstination. Elle <strong>de</strong>vait com­<br />

prendre plus vite <strong>et</strong> mieux l'affreuse<br />

situation où l'ignorance <strong>et</strong> les mensonges<br />

intéressés <strong>de</strong>s « saints >>maintenaient ses<br />

frères <strong>et</strong> sœurs <strong>de</strong> race. Son tempéra­<br />

ment ar<strong>de</strong>nt la j<strong>et</strong>a dans la révolte.<br />

Mais sa jeunesse y m<strong>et</strong>tait inexpérience<br />

<strong>et</strong> naïv<strong>et</strong>é. Itto ne se rendait pas compte<br />

qu'elle ne pourrait indéfiniment <strong>et</strong> sans<br />

bousculer la politique <strong>de</strong> Mohand, répandre<br />

ses idées personnelles sur le sort<br />

<strong>de</strong>s gens qui souffraient autour d'elle,


ITTO H3<br />

avec elle. Itto avait été habituée surtout<br />

à l'indifférence apparente <strong>de</strong> son<br />

père auquel l'orgueil défendait <strong>de</strong> laisser<br />

voir qu'il jalousait une fille en qui<br />

la dévotion populaire reconnaissait ' si<br />

volontiers la <strong>de</strong>scendance <strong>de</strong> Sidi Ali<br />

Amhaouch. Ce jour-là, l'impru<strong>de</strong>nte ne<br />

prit pas au sérieux les paroles proférées<br />

par les émissaires <strong>de</strong> Mohand. On en entendait<br />

chaque jour <strong>de</strong> pareilles j<strong>et</strong>ées<br />

aux gens pour <strong>de</strong>s motifs futiles. Elle<br />

marchait donc, sans méfiance, entre ses<br />

<strong>de</strong>ux compagnons tout étonnés <strong>de</strong> la<br />

voir si docile. Mais ltto dut bientôt<br />

changer d'avis.<br />

Restée mutine dans son malheur, c la<br />

Berbère s'offusqua <strong>de</strong> l'air grave <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux hommes. Elle éprouva le désir<br />

malin <strong>de</strong> les déri<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> les agacer.<br />

Après un bon bout <strong>de</strong> chemin, elle se<br />

dit fatiguée, s'assit <strong>et</strong> refusa d'avancer.<br />

8


ITTO 115<br />

en territoire soumis. Décidée, Itto changea<br />

<strong>de</strong> ton. Dans la dispute, jusque-là<br />

sans cause bien n<strong>et</strong>te, elle j<strong>et</strong>a l'argu­<br />

ment décisif. Elle prit parti violemment<br />

pour l'homme qui convenait à ses vues,<br />

feignit <strong>de</strong> vouloir le défendre, le saisit<br />

à bras le corps, serra sa tête contre son<br />

épaule. Le mâle affolé tira son couteau.<br />

La femme avait imité son geste. Main­<br />

tenant elle lui tendait son fusil qu'il<br />

avait, à la halte, posé sur le sol. L'autre,<br />

<strong>de</strong>vant la double menace, prit du champ,<br />

inqui<strong>et</strong> <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> la Berbère<br />

qui, bondissant <strong>de</strong> roc en roc, cherchait<br />

à le tourner. Mais Itto souffrait <strong>de</strong><br />

malechance. Des cavaliers surgirent tout<br />

à coup <strong>et</strong> tombèrent sur le groupe.<br />

C'étaient <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> Mohand. Le père<br />

s'était méfié <strong>de</strong>s ruses <strong>de</strong> sa fille <strong>et</strong> avait<br />

envoyé du renfort.<br />

La Berbère, terrassée, fut ligotée sur


116 ITTO<br />

une mule. Elle entendit le coup <strong>de</strong> fmil<br />

qui abattait celui dont elle avait voulu<br />

utiliser les sentiments. Itto jugea, mais<br />

trop tard, qu'elle avait à tort compté<br />

sur l'indifférence <strong>de</strong> son père. Furieuse,<br />

meurtrie sur le bât <strong>de</strong> la bête où elle<br />

était ficelée en une pose qui ne ména­<br />

geait même pas sa pu<strong>de</strong>ur, outragée<br />

par les moqueries <strong>de</strong>s sbires <strong>de</strong> Mohand,<br />

Itto comprit qu'elle allait à la mort.<br />

Ses ordres donnés, Mohand avait reçu<br />

en tête-à-tête son espion préféré. C'était<br />

un espion véritablement doué <strong>et</strong> qui<br />

travailla beaucoup pour certains <strong>de</strong> nos<br />

postes avancés jusqu'au jour, tout au début<br />

<strong>de</strong> la guerre européenne, où, s'étant<br />

rendu chez Sidi Ali, il n'en revint pas.<br />

L'homme avait pris pour femme une<br />

fille <strong>de</strong> Mohand, <strong>de</strong>mi-sœur d' Itto, <strong>et</strong><br />

mis au service <strong>de</strong>s


ITTO H7<br />

<strong>de</strong> nos postes, <strong>de</strong> nos formations, <strong>de</strong><br />

nos habitu<strong>de</strong>s. Hassou - c'est ainsi<br />

que nous l'appellerons - possédait une<br />

faculté singulière qui ne manqua point<br />

<strong>de</strong> frapper l'esprit simple <strong>et</strong> crédule<br />

<strong>de</strong>s Berbères. Sain <strong>de</strong> corps <strong>et</strong> d'esprit,<br />

très sain même, intelligent <strong>et</strong> <strong>de</strong> bon<br />

conseil, parlant fort bien l'arabe, le<br />

berbère <strong>et</strong> comprenant le français, il<br />

<strong>de</strong>venait parfois, pour <strong>de</strong>s laps variables<br />

<strong>et</strong> souvent prolongés, « l'idiot près <strong>de</strong>,<br />

Dieu » le plus n<strong>et</strong>tement idiot qui se<br />

pût rencontrer. Dans c<strong>et</strong> état, les pires<br />

avanies n'auraient obtenu <strong>de</strong> lui en<br />

réponse qu'un bredouillement baveux<br />

dans un rire stupi<strong>de</strong> <strong>et</strong> désarmant. Mais<br />

personne ne pensait chez les Berbères<br />

à taquiner un homme très connu dont<br />

Dieu rappelait à lui la raison pour la<br />

lui rendre, après, plus belle <strong>et</strong> clairvoyante.<br />

Lorsque les Français parvinrent


ITTO 125<br />

- Dieu seul est Dieu ! que voulezvous<br />

<strong>de</strong> moi, hommes qui manquez <strong>de</strong><br />

foi en mes paroles? Ne vous ai-je pourtant<br />

pas protégés le jour du marché, <strong>et</strong><br />

chaque jour qui passe ne vous prouve­<br />

t-il pas que ma règle est sûre, que mes pas<br />

sont fermes dans la Voie Droite?<br />

Mohand s'exprimait en arabe, la langue<br />

<strong>de</strong> Dieu par excellence, pour impressionner<br />

ces gens qui la comprenaient<br />

mal mais discernaient <strong>de</strong>s expressions<br />

souvent entendues <strong>de</strong>s tolba islamisants<br />

<strong>et</strong> toutes pleines pour eux d'influences<br />

magiques <strong>et</strong> redoutables.<br />

- Soyez fermes, continua le Santon,<br />

écartez-vous <strong>de</strong>s idolâtres, <strong>de</strong> ceux qui<br />

donnent à Dieu <strong>de</strong>s associés ...<br />

A ce moment la porte du tirremt<br />

s'ouvrit. Itto brisée physiquement mais<br />

furieuse <strong>et</strong> hagar<strong>de</strong> parut, poussée vers<br />

son père par <strong>de</strong>s hommes qui la tenaient


i28 ITTO<br />

ment aussi qu'on le regardait, qu'il <strong>de</strong>vait<br />

se rasseoir <strong>et</strong> très calme reprendre<br />

son rôle d'homme saint inaccessible aux<br />

sentiments violents, qu'il lui fallait con­<br />

tinuer sa harangue, ressaisir son auditoire<br />

évi<strong>de</strong>mment troublé. Il fit Ull geste<br />

ct dit à voix basse quelques mots pour<br />

qu' ltto fût écartée rapi<strong>de</strong>ment . <strong>de</strong> sa<br />

vue <strong>et</strong> menée chez les femmes.<br />

La révoltée, à bout <strong>de</strong> forces, se laissa<br />

emporter.


CHAPITRE VIII<br />

LA MONTAGNE SACRÉE<br />

Mohand, pour se débarrasser <strong>de</strong> sa<br />

fille, ne pouvait mieux faire que <strong>de</strong> la<br />

confier à Y amena, sa femme en ces<br />

jours-là. C'était une Berbère <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />

tente originaire <strong>de</strong> la tribu saharienne<br />

<strong>de</strong>s Aït Atta. Soucieux <strong>de</strong> ses affaires,<br />

le Marabout pratiquait la politique <strong>de</strong>s<br />

mariages. Y amen::t n'était point douce <strong>et</strong><br />

son humeur s'aigrissait <strong>de</strong> jour en jour.<br />

Elle n'avait pas d'enfant <strong>et</strong> haïssait<br />

<strong>de</strong> toute la force <strong>de</strong> sa nature sauvage<br />

les fils <strong>et</strong> filles <strong>de</strong> son mari. Dans c<strong>et</strong>te<br />

haine, Itto avait une place <strong>de</strong> choix.<br />

Jamais la fille <strong>de</strong> Mohand n'avait voulu<br />

llll} 9


ITTO 131<br />

<strong>de</strong>ur dont sa tête était pleine, lui rendaient<br />

pénible tout effort <strong>de</strong> réflexion.<br />

Plus tard, elle <strong>de</strong>vait penser qu'une main<br />

charitable parmi celles <strong>de</strong> ses bourreaux<br />

lui avait, en l'assommant, évité <strong>de</strong> ressentir<br />

tout ce que son corps avait subi.<br />

Pour l'instant, Itto ne pouvait que<br />

constater lentement son état <strong>et</strong> commencer<br />

à comprendre ce qui se passait<br />

autour d'elle. Des mains qu'elle sentait<br />

mais ne voyait pas achevaient <strong>de</strong> fixer<br />

à ses jambes ces entraves employées <strong>de</strong><br />

tout temps au Maroc pour empêcher<br />

la fuite <strong>de</strong>s prisonniers, ou châtier <strong>de</strong>s<br />

esclaves. Cela se compose d'une planch<strong>et</strong>te<br />

<strong>de</strong> fer <strong>de</strong> trente centimètres ter-<br />

. minée aux <strong>de</strong>ux bouts par <strong>de</strong>s anneaux<br />

qui- encerclent les chevilles. L'être pris<br />

dans c<strong>et</strong> instrument ne peut jamais<br />

joindre les talons, ce qui est fort pénible;<br />

la marche est réduite à <strong>de</strong> tout


i32 ITTO<br />

p<strong>et</strong>its pas <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient vite impossible<br />

par le froissement <strong>de</strong>s tendons. Pour<br />

ltto toute douleur était moindre que la<br />

honte d'être traitée en esclave <strong>et</strong> j<strong>et</strong>ée<br />

presque nue sur le sol nu, exposée aux<br />

grossièr<strong>et</strong>és <strong>de</strong>s gens, peine infamante<br />

1<br />

dont elle savait que son père avait usé<br />

pour se venger naguère <strong>de</strong> la conduite<br />

d'une femme. Mais tel n'était pas absolument<br />

le sort qui lui était fait. ltto <strong>de</strong>·<br />

vait rester enfermée <strong>et</strong> souffrir dans ce<br />

recoin du tirremt sous la surveillance<br />

unique <strong>de</strong> Y amena. La silhou<strong>et</strong>te <strong>de</strong><br />

celle-ci apparut n<strong>et</strong>tement lorsque, le<br />

bouclage <strong>de</strong>s chevilles terminé, elle fit<br />

sortir 1' ouvrier, franchit elle-même le<br />

seuil <strong>et</strong> referma la porte du local obscur.<br />

Mohand aurait bien tué sa fille dans un<br />

accès <strong>de</strong> fureur, mais son_ intention raisonnée<br />

n'était pas si brutale. Il savait<br />

1<br />

Itto très aimée dans bien <strong>de</strong>s clans <strong>et</strong>


lTTO 133<br />

n'ignorait pas que l'opinion publique<br />

lui tiendrait compte <strong>de</strong> ce meurtre. La<br />

fille révoltée cesserait donc tout d'abord<br />

<strong>de</strong> paraître en tribu. On règlerait son<br />

sort plus tard, quand le peuple l'aurait<br />

oubliée.<br />

Itto emportée chez Y amena, Mohand<br />

cessa d'y penser. C<strong>et</strong> homme qui s'es·<br />

timait, <strong>et</strong> non sans droit, très supérieur<br />

au peuple dont il vivait, suivait tenacement<br />

ses <strong>de</strong>sseins politiques. Les semaines<br />

qui venaient <strong>de</strong> s'écouler l'avaient<br />

mis aux prises avec les plus redoutables<br />

difficultés. L'arrivée <strong>de</strong>s Français avait<br />

tout d'abord disloqué ses .proj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> dégonflé<br />

n<strong>et</strong> son ambition d'hégémonie religieuse<br />

sur les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> l'Atlas.<br />

Et voici que c<strong>et</strong>te ambition prenait un<br />

nouvel essor. Mohand espérait maintenant<br />

tirer <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong>. nos troupes<br />

en Moulouya le succès même que leur


i38 ITTO<br />

Moyen Atlas qui dominent le seuil d'Arhala,<br />

la masse blanche dont nous avons<br />

parlé apparatt entre <strong>de</strong>ux monts coniques<br />

<strong>de</strong> roche claire <strong>et</strong> lisse <strong>et</strong> les montagnards<br />

distinguent dans c<strong>et</strong> ensemble un corps<br />

étendu, lascif, sur un sofa géant posé<br />

en travers <strong>de</strong> la chaine. Le triangle<br />

ombreux que nous avons appelé la<br />

conque <strong>de</strong> Tidikelt <strong>et</strong> dont est garni la<br />

jonction <strong>de</strong>s masses rocheuses complète<br />

une illusion que les Berbères qualifient<br />

sans ambages. Dans sa conversation<br />

avec Mohand, on a entendu l'espion<br />

Hassou, plus policé, nommer moins bru­<br />

talement c<strong>et</strong>te région


ITTO Ui<br />

bustes contreforts du Haut Atlas, au<br />

revers nord <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> chaîne <strong>et</strong> les<br />

vallées qu'ils enserrent, ari<strong>de</strong>s d'abord,<br />

puis, tout en bas, vêtues <strong>de</strong> futaies<br />

sombres <strong>et</strong> <strong>de</strong> vertes clairières alternées,<br />

espoir, merveille, réconfort du Saharien<br />

aux yeux roussis débouchant affamé par<br />

c<strong>et</strong>te porte attrayante sur le Maroc <strong>et</strong><br />

la vie. C'est ce site forestier qui <strong>de</strong> loin<br />

apparut à nos colonnes sous la forme<br />

d'une corne d'abondance posée, sombre,<br />

entre les montagnes crayeuses ; on ap­<br />

pela ce détail du paysage la conque <strong>de</strong><br />

Tidikelt. Et l'on comprit que là <strong>de</strong>vaient<br />

aboutir <strong>de</strong>s voies venant du sud à tra­<br />

vers monts.



ITTO 145<br />

missantes, j<strong>et</strong>te aux écoutants ses prophéties,<br />

ses suprêmes exhortations (1).<br />

- Dieu seul est Dieu. Lui seul est<br />

juste. Lui seul sait la Vérité <strong>et</strong> la fait<br />

connaître à ceux qu'il a choisis.<br />

Ainsi parla notre chef, notre père,<br />

notre ami Sidi Ali Amhaouch, que Dieu<br />

lui fasse miséricor<strong>de</strong>, selon le pouvoir<br />

qu'il tenait <strong>de</strong> Sidi El Mekki, qui le<br />

(1) Les paroles' que l'on va lire ne peuvent avoir<br />

pour le lecteur un sens très n<strong>et</strong> ni un intérêt puissant.<br />

Elles se rapportent à la vie intérieure <strong>de</strong> peupla<strong>de</strong>s<br />

guerrières cantonnées en un coin du mon<strong>de</strong><br />

peu connu, peu accessible. Mais le souci <strong>de</strong> ne rien<br />

déformer, <strong>de</strong> laisser aux hommes, aux actes <strong>et</strong> auxparoles<br />

leur valeur propre nous oblige à la simple<br />

l'eproduction <strong>de</strong>s termes dont le Santon compose sa<br />

harangue. Celle-ci reproduit d'abord une partie <strong>de</strong> la<br />

prophétie <strong>de</strong> l'ancêtre Bou Bekell dont il fut parlé.<br />

Mohand est obligé <strong>de</strong> commencer par ces phrases bien<br />

connues <strong>de</strong> ion auditoire; puis l'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> mystère<br />

obtenu, il y ajoute d'autres paroles selon sa politique<br />

<strong>et</strong> selon J'origine <strong>de</strong> ceux qui l'écoutent. Nous nous<br />

efforcerons pa11 quelques notes d'éclaircir, pour le<br />

lecteur français, le sens <strong>de</strong>s termes employés, la valeur<br />

<strong>de</strong>s faits cités.<br />

10


U6 ITTO<br />

reçut <strong>de</strong> Sidi Mohamed Ou Nacer, fils<br />

saint du Sultan <strong>de</strong>s Saints Sidi Boubeker<br />

Amhaouch, que Dieu l'agrée.<br />

0 gens <strong>de</strong> notre race (1),<br />

Votre chef seul pourra vous réunir ;<br />

Lui seul au jour du danger vous appellera 1<br />

Car le chrétien paraîtra sur les monts,<br />

Le chrétien paraîtra un jour<br />

Et vous serez serrés dans Tidikelt,<br />

Serrés comme les brebis pour la traite (2).<br />

Quand la barbe <strong>de</strong> Sidi Ali <strong>de</strong>viendra jaune,<br />

Lorsque ses cheveux arriveront à ses épaules,<br />

Il vous convoquera pour juger <strong>de</strong> son pouvoir.<br />

Car alors les chrétiens auront déjà vaincu<br />

Ceux qui obéissent aux chefs <strong>de</strong> guerre,<br />

Ceux qui ne suivent pas la voie dreite<br />

Et la parole <strong>de</strong>a élus (3).<br />

Alors nous dirons aux Zaïane, aux Ichkern,<br />

Vous n'avez pas cru ;<br />

(1) Nous traduisons ainsi l'interpellation : Ya Aït<br />

ou Ait, par laquelle débute la prophétie dA Sidi Ali <strong>et</strong><br />

qui textuellement signifie : 0 fils d<strong>et</strong> fils.<br />

(2) Image <strong>de</strong> la vie pastorale.<br />

(3) Allusion intéressée à la supériorité, comme protecteurs,<br />

<strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> religion aur les gens <strong>de</strong> guerre.


us ITTO<br />

N'égorgez point <strong>de</strong>s taureaux <strong>de</strong>vant les tentes<br />

<strong>de</strong>s infidèles.<br />

Écoutez l'appel du mattre <strong>de</strong> l'heure ber·<br />

hère (1).<br />

Mohand avait trois fois déjà, <strong>de</strong>puis<br />

le lever du jour, prononcé <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />

groupes <strong>de</strong> pèlerins <strong>de</strong>s discours <strong>de</strong> ce<br />

genre, lorsque les gar<strong>de</strong>s signalèrent un<br />

avion qui venant du nord semblait se<br />

diriger vers l'entrée <strong>de</strong> la ?luse ouverte<br />

(1) Pour rcconstituell la harangue <strong>de</strong> Mohand nous<br />

avons utilisé nos souvenirs <strong>et</strong> documents personnels<br />

recueillis dans les tribus du groupe <strong>de</strong>s Berbères Cenhadja.<br />

Tout ce qui n'appartient pas aux prophétiés,<br />

aux dictons coutumiers est historiquement berbère,<br />

car nous le <strong>de</strong>vons aux leçons du sagace chercheur <strong>et</strong><br />

profond érudit, notre maitre <strong>et</strong> notre ami Ed. Michaux<br />

Bellaire, chef <strong>de</strong> la Mission scientifique du Maroc,<br />

savant historiographe <strong>de</strong>s confréries religieuses. Ses<br />

travaux nous ont montré, gisant au tréfonds <strong>de</strong> l'âme<br />

berbère, l'espoir traditionnel, tenace, en un maitre <strong>de</strong><br />

l'heure spécial qui fera triompher les aspirations <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te race persistante. Et cela nous rappelle qu'à plusieurs<br />

reprises, au cours <strong>de</strong>s siècles, l'heure <strong>de</strong>s Berhères<br />

a sonné en Afrique du Nord <strong>et</strong> qu'il on est résulté<br />

chaque fois <strong>de</strong> grands chambar<strong>de</strong>ments.


150 ITTO<br />

Mais tous les regards étaient pour<br />

l'avion qui s'engageait entre les monts<br />

dressés <strong>de</strong> chaque côté du val ombreux,<br />

jusqu'alors inconnu, inviolé.<br />

Et soudain on le vit perdre <strong>de</strong> la<br />

hauteur, remonter faiblement, re<strong>de</strong>scendre<br />

encore. L'oiseau semblait voguer<br />

sur la houle d'une mer invisible, toute<br />

en remous. Une oscillation plus ample<br />

l'amena près <strong>de</strong> terre. On l'aperçut qui<br />

touchait le sol dans une clairière pour<br />

rebondir aussitôt par-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s arbres<br />

<strong>et</strong> venir finalement s'abattre au centre<br />

d'une pâture. Immédiatement· une<br />

flamme jaillit embrasant le corps, les<br />

ailes ; une lour<strong>de</strong> fumée roula.<br />

Les Berbères rassemblés autour <strong>de</strong><br />

l'oracle se lancèrent sur les pentes vers<br />

le fond <strong>de</strong> la vallée ; on voulait voir.<br />

Personne ne pensa qu'un autre avion<br />

pouvait venir. Hassou dit à Mohand :


ITTO i53<br />

vw jusqu'à l'accomplissement <strong>de</strong> tes<br />

<strong>de</strong>sseins. Il sera toujours temps <strong>de</strong> le<br />

tuer si les chrétiens passent outre <strong>et</strong><br />

reviennent. En principe, c<strong>et</strong> otage doit<br />

protéger les endroits où tu le feras<br />

transporter. Pour l'instant, tu as déclaré<br />

Tidikelt intangible. L'avion· est venu,<br />

s'est brisé, tu triomphes. Mais s'il s'en<br />

présente d'autres? ... Il ne coûte rien <strong>de</strong><br />

tenter une chance qui s'offre <strong>de</strong> les écarter.<br />

L'homme est là, dépouillé <strong>de</strong> son<br />

équipement, <strong>de</strong> ses armes. Déci<strong>de</strong>-toi,<br />

Mohand, le jour tombe.<br />

- Gar<strong>de</strong>r l'homme, dit Mohand, n'est<br />

pas difficile. Il suffit d'une paire <strong>de</strong><br />

fusils à portée <strong>de</strong> la tente qui lui servirait<br />

<strong>de</strong> prison. Mais le ranimer, le faire<br />

vivre, l'alimenter sont œuvre moins<br />

aisée. D'ailleurs, c<strong>et</strong> homme n'est-il pas<br />

brisé par sa chute, mourant? Qui d'entre<br />

nous serait capable <strong>de</strong> le guérir? Il est


158 ITTO<br />

f;oudain détaché, sembla-t-il, <strong>de</strong> ce qm<br />

l'avait un instant occupé.<br />

Mais ltto, se dressant avec peme,<br />

regarda son père, regarda Y amena <strong>et</strong>,<br />

<strong>de</strong> la tête, dit non.<br />

La Berbère n'avait probablement aucune<br />

appréhension <strong>de</strong> ce qu'on exigeait<br />

d'elle. Mais son orgueil se cabrait sous<br />

les outrages dont on l'accablait. Y amena<br />

s'élançait pour la frapper quand Hassou<br />

intervint <strong>et</strong>, brutal ou rusé, prononça :<br />

-. Qu'elle meure donc au plus tôt.<br />

Maître, il faut en finir avec c<strong>et</strong>te révoltée.<br />

Et puisqu'elle refuse d'obéir à tes ordres,<br />

<strong>de</strong> servir tes proj<strong>et</strong>s, puisqu'elle ne veut<br />

pas nous ai<strong>de</strong>r à gar<strong>de</strong>r le roumi, qu'on<br />

achève c<strong>et</strong> homme <strong>et</strong> què tout soit<br />

dit.<br />

ltto, les mains liées, le corps mi-ployé,<br />

vacillante, fit un effort, leva la tête. On<br />

vit sa face tuméfiée sur laquelle les<br />

/


i62 ITTO<br />

se révéleront plus n<strong>et</strong>tes, <strong>de</strong> mwux en<br />

mieux détachées <strong>et</strong> mobiles sur le fond<br />

mou du néant tout proche. Gainé dans<br />

sa matière encore inapte au mouvement,<br />

l'esprit pourtant travaille <strong>et</strong> construit<br />

<strong>de</strong>s images. L'homme rêve.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s choses vraiment pénibles<br />

pour un militaire consciencieux. Il est<br />

là dans c<strong>et</strong> avion. Il voit la tête du<br />

pilote <strong>et</strong> lui ne peut se rappeler la mission<br />

dont on l'a chargé. Evi<strong>de</strong>mment,<br />

<strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s l'ont juché à son poste'<br />

pour lui éviter une fâcheuse affaire. C'est<br />

la faute <strong>de</strong> Martin, c<strong>et</strong>te brute <strong>de</strong> Martin ;<br />

<strong>de</strong> boîte en boîte il a fallu suivre hier<br />

soir c<strong>et</strong> implacable « giberneur .». De<br />

boîte en boîte on a fait Châlons, <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

bock en bock ... Et l'avion passe sur le<br />

quartier général <strong>de</strong> Gouraud. Voici le<br />

général, il est aussi dans t'avion <strong>et</strong> pose<br />

sur l'observateur son regard clair. Va-


ITTO i63<br />

t-il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa mission? Inquiétu<strong>de</strong>!<br />

Puis c'est un beau paysage <strong>de</strong><br />

France, la Marne, <strong>de</strong>s champs ... L'avion<br />

les frôle; les épis s'affolent <strong>et</strong> s'égrènent<br />

dans le souffle brutal <strong>de</strong> l'engin ... ; <strong>de</strong>s<br />

prairies, <strong>de</strong>s arbres en bosqu<strong>et</strong>s, ormes<br />

touffus immenses, peupliers élancés au<br />

feuillage frémissant. Comme c'est beau l<br />

Comme c'est beau ! Voici un village, un<br />

joli village propr<strong>et</strong> mais dont le clocher<br />

... Pourquoi l'a-t-on changé? C'est<br />

maintenant un minar<strong>et</strong> <strong>de</strong> mosquée.<br />

Fallait-il qu'il fût saoul, c<strong>et</strong> homme, ce<br />

colonial pour ainsi, le len<strong>de</strong>main, superposer<br />

<strong>de</strong>s formes mograbines aux images<br />

<strong>de</strong> France? Et pourtant, se tromp<strong>et</strong>-il<br />

encore? Comme toutes ces radieuses<br />

choses · se durcissent... pourquoi ces<br />

thuyas sombres au lieu <strong>de</strong>s bouleaux<br />

argentés? ... plus <strong>de</strong> champs ni <strong>de</strong> villages<br />

... <strong>de</strong>s rochers... <strong>de</strong>s steppes... <strong>de</strong>s


ITTO<br />

moutons qui broutent <strong>de</strong>s cailloux. Dans<br />

la tristesse le rêve s'éteint. C'est <strong>de</strong> nou­<br />

veau l'inconscience.<br />

Puis, après un temps, <strong>de</strong>s images se<br />

forment à nouveau. Quel est ce visiteur?<br />

Ah ! vous êtes M. Wells ... très bien !<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te chose-là? Votre 'machine à me­<br />

surer le temps? C'est une sorte d'avion<br />

qui marche en avant <strong>et</strong> en arrière. Vous<br />

voulez voir le passé, les grands âges<br />

révolus? Egsayons ... mais ne vous trom­<br />

pez pas <strong>de</strong> pédale. Froutt... quel pé­<br />

nible vertige ... <strong>de</strong>s arbres immenses qui<br />

re<strong>de</strong>viennent p<strong>et</strong>its, p<strong>et</strong>its, rentrent dans<br />

le sol... bouleversement ... ces monts qui<br />

surgissent <strong>de</strong> la plaine ... un torrent qui<br />

remonte... paradoxe... ou délire... ar­<br />

rêtez la machine ... nous allons dépasser<br />

la préhistoire ... ce malaise est atroce ...<br />

un choc maintenant ! Laissez-moi re­<br />

poser ; je suis, dites-vous, un homme <strong>de</strong>s


ITTO 165<br />

cavernes... laissez-moi reposer sur la<br />

peau <strong>de</strong> l'ours que j'ai tué ; je suis chez<br />

lui ; c<strong>et</strong>te caverne est à moi. Voici ma<br />

hache <strong>de</strong> pierre ...<br />

Et le malheureux se dresse un peu ;<br />

c'est la première fois <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s heures.<br />

La peau d'ours n'est qu'une natte en<br />

jonc, mais ses sens troublés lui font<br />

toucher une fourrure <strong>et</strong> flairer son relent<br />

sauvage. Ses yeux discernent dans la<br />

pénombre la voûte <strong>de</strong> toile noire, c'est<br />

le plafond <strong>de</strong> la caverne. Il a dû lutter<br />

ferme contre l'ours, car il souffre <strong>de</strong> tous<br />

ses membres <strong>et</strong> ne peut bouger. Mais il<br />

voit le segment clair que découpe l'en­<br />

trée <strong>de</strong> la caverne; il fait jour <strong>de</strong>hors.<br />

Il discerne <strong>de</strong>s rocs, un arbre rabougri<br />

<strong>et</strong>, sur le côté <strong>de</strong> l'ouverture, un être<br />

silhou<strong>et</strong>té <strong>de</strong> profil. Cela doit être une<br />

femme. Elle est assise sur une pierre,<br />

elle a les <strong>de</strong>ux 'cou<strong>de</strong>s sur les genoux, la


i66 ITTO<br />

tête dans les mains. Elle est vêtue d'un<br />

lambeau ... un lambeau <strong>de</strong> peau <strong>de</strong> bête<br />

évi<strong>de</strong>mment, qui découvre le cou, le bras,<br />

la jambe, la cuisse où saille un muscle<br />

comme en ont encore parfois les athlètes<br />

<strong>de</strong> nos jours. C'est à la tête qu'on la reconnaît<br />

femme, par la chevelure, une crinière<br />

touffue, crêpée, dont l'extrémité<br />

affleure à peine l'épaule. L'être avise<br />

quelque chose <strong>de</strong>vant soi, s'en empare<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains <strong>et</strong> y croche à pleine<br />

bouche. C'est la femme <strong>de</strong>s cavernes.<br />

Elle mange sa part <strong>de</strong> l'ours vaincu ...<br />

Le torse <strong>de</strong> l'homme un instant soulevé<br />

r<strong>et</strong>ombe. L'effort possible est dépassé.<br />

Toute image s'efface; la nuit revient,<br />

sans rêve, du:rant d'autres heures.<br />

Puis c'est la sensation d'un repos à<br />

l'aise dans un lit d'hôpital. L'avion est<br />

tombé près <strong>de</strong> Châlons. Quelqu'un évente<br />

le VIsage du blessé auquel les sens en


ITTO i67<br />

progrès apportent maintenant <strong>de</strong>s ma·<br />

laises physiques, <strong>de</strong>s lour<strong>de</strong>urs doulou·<br />

reuses... Des mains palpent son cou,<br />

ses bras, on le masse <strong>et</strong> il est vivant au<br />

point <strong>de</strong> pouvoir discerner quatre mains ;<br />

cela fait <strong>de</strong>ux personnes ; elles causent<br />

entre elles <strong>et</strong> le patient reconnaît <strong>de</strong>s<br />

voix féminines. Ce sont les braves infirmières<br />

<strong>de</strong> Châlons. L'homme cesse<br />

<strong>de</strong> rêver ; il dort, il vit.<br />

Il s'éveille parce qu'on lui fait mal.<br />

Avant d'ouvrir les yeux, il écoute, car<br />

on parle; ce n'est pas le français qu'il<br />

entend mais une autre langue qu'il connaît<br />

bien <strong>et</strong> dont les sons, chassant n<strong>et</strong><br />

sa quiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> blessé qui se croyait aux<br />

mains <strong>de</strong>s siens, lui enseignent brutalement<br />

l'atroce vérité, en ressuscitant<br />

d'un choc sa mémoire. Il est tombé<br />

chez l'ennemi; il est vivant, prisonnier<br />

<strong>de</strong>s Berbères. C'est le berbère que


168 ITTO<br />

l'on parle autour <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> r1en autre!<br />

Le roumi entr' ouvre lentement les<br />

paupières. C'est la première fois <strong>de</strong>puis<br />

l'acci<strong>de</strong>nt qu'il va voir <strong>de</strong>s choses réelles.<br />

Par l'accent <strong>de</strong>s voix perçues, il sait<br />

déjà que ces choses, ces êtres qui l'entourent,<br />

font partie du <strong>de</strong>stin qui<br />

l'écrase. Comme il est <strong>de</strong> race forte, l'ex­<br />

cès <strong>de</strong> son malheur, loin d'abattre sa<br />

volonté ou d'imprimer à ses nerfs <strong>de</strong>s<br />

réflexes inopportuns, lui dicte au con­<br />

traire ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> lutte, pru<strong>de</strong>nce <strong>et</strong> patience.<br />

Il veut voir sans hâte, <strong>et</strong> sans<br />

hâte comprendre pour mieux déterminer<br />

ses possibilités <strong>de</strong> réaction.<br />

II gît sur une natte dans un <strong>de</strong>mi­<br />

jour que <strong>de</strong>s raies <strong>de</strong> lumière traversent.<br />

Il est sous une tente <strong>de</strong> pasteur dont<br />

l'étoffe est trouée, mauvaise. Deux fem­<br />

mes, à genoux <strong>de</strong> part <strong>et</strong> d'autre <strong>de</strong> son<br />

corps étendu, tiennent ses bras <strong>et</strong> 1 en


170<br />

lTTO<br />

L'homme fait effort pour mwux vmr.<br />

Il regar<strong>de</strong> la Berbère qui est à sa gauche<br />

<strong>et</strong> remarque son visage, dont la régula­<br />

rité s'altère <strong>de</strong> meurtrissures, pense-t-il.<br />

Et l'impression lui vient que c<strong>et</strong>te femme<br />

lui est connue. Qui est-elle, c<strong>et</strong>te sau·<br />

vage? Où l'a-t-il vue? Il ne pourra le<br />

dire, car le rêve est déjà loin qui lui<br />

montra, pareille à quelque être préhistorique,<br />

la pauvre Itto assise, dolente<br />

<strong>et</strong> pensive à l'entrée <strong>de</strong> la tente.<br />

Mais à creuser l'énigme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

double présence, <strong>de</strong> ces soins inattendus,<br />

ses forces faiblissent. Il referme ler;<br />

yeux pour cesser <strong>de</strong> penser mais aussi<br />

pour entendre sans trop <strong>de</strong> fatigue. La<br />

vieille parle, en eff<strong>et</strong>, tandis que ses<br />

mains expertes s'attaquent aux pecto­<br />

raux du blessé.<br />

- Regar<strong>de</strong> bien, il y a ici une contu­<br />

sion, mais l'os n'est pas brisé. Prends la


172<br />

ITTO<br />

la main qui le meurtrit sont là, <strong>de</strong>ssé·<br />

chés, sous la pierre où tu t'assieds.<br />

- Comme tu m'aimes, ô nourrice!<br />

dit ltto, parle, parle encore. Mais ne<br />

crains-tu pas, ajouta-t-elle à voix basse,<br />

que celui-ci n'enten<strong>de</strong>?<br />

-Il ignore notre langue, dit la vieille,<br />

mais la comprendrait-il, qu'il n'y aurait<br />

aucun mal. Que lui importe. Ecoute !<br />

Mohand est fou <strong>et</strong> Hassou n'est qu'un<br />

traître. Sois certaine qu'à l'heure pro·<br />

pice, il r<strong>et</strong>ournera chez les Français. Il<br />

a mangé leur pain <strong>et</strong> parle leur langue.<br />

Espion <strong>de</strong> sa nature, il se complaît aux<br />

ruses compliquées <strong>et</strong>, comme tous les<br />

espions, travaille pour l'un <strong>et</strong> l'autre<br />

parti. Ta sœur, sa femme, n'est pas<br />

venue 1e1 à Tidikelt avec nous, pour·<br />

quoi?<br />

Tidikelt ! Ce nom, plus que tous<br />

les autres, frappe le roumi <strong>et</strong> achève


ITTO 173<br />

d'ordonner sa mémoire jusqu'alors hési­<br />

tante. C'est donc en ces parages qu'il<br />

<strong>de</strong>vait survoler, étudier, que l'avion est<br />

tombé. Et l'homme épuisé par le grand<br />

effort qu'il vient <strong>de</strong> faire s'assoupit. II<br />

sait où il est r<strong>et</strong>enu captif. Quant au<br />

reste <strong>de</strong>s choses entendues, il ne saurait<br />

encore y penser avec la force suffisante.<br />

Le fait certain est qu'on ne l'a pas<br />

achevé ... bien mieux, on le soigne. Pour­<br />

quoi? Et son camara<strong>de</strong>, pilote <strong>de</strong> l'avion,<br />

où est-il?<br />

A l'écart <strong>de</strong> l'homme endormi, les<br />

<strong>de</strong>ux femmes ont repris leur colloque.<br />

- Y amena l'épouse, explique la<br />

vieille, ne s'est pas opposée à ce que je<br />

te suive ici. Elle est inquiète, troublée;<br />

les offran<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s gens diminuent, elle<br />

souffre <strong>de</strong> misère, comme les autres, <strong>et</strong><br />

le doute vient toujours quand on a<br />

faim. Je lui ai dit simplement : je vais


174 ITTO<br />

avec Itto. Elle a fait oui <strong>de</strong> la tête. Je<br />

suis donc ici ta mère <strong>et</strong> ta servante ;<br />

qu'ordonnes-tu?<br />

- Grâce à toi, ô femme dont j'ai bu<br />

le lait, grâce à tes soins, ô ma mère, mes<br />

blessures sont presque guéries. Mes yeux<br />

peuvent supporter la lumière, mes lèvres<br />

<strong>et</strong> ma langue acceptent sans douleur la<br />

nourriture. Mon père, que Dieu le juge !<br />

voulut ma mort, mais Y amena fit plus<br />

qu'on ne lui avait prescrit. Elle a joui<br />

<strong>de</strong> ma souffrance. S'il plaît à Dieu, je<br />

me vengerai avec ton ai<strong>de</strong>, avec la protection<br />

<strong>de</strong> mon aïeul Sidi Ali, que Dieu<br />

l'agrée! Mon désir, tu le sais, était <strong>de</strong><br />

passer avec l'homme <strong>de</strong> mon choix au<br />

pays <strong>de</strong> la paix. Je voulais y entraîner<br />

le plus grand nombre possible <strong>de</strong>s nôtres.<br />

Car l'heure <strong>de</strong>s chrétiens a sonné. C'éta-it<br />

écrit. Toute p<strong>et</strong>ite je l'entendais annon­<br />

cer par le saint homme qui, à défaut <strong>de</strong>


ITTO 177<br />

dit c<strong>et</strong> homme, il y a ruse <strong>et</strong> double<br />

jeu. En l'écoutant, ton père a fâché nos<br />

gens. Le chrétien capturé <strong>de</strong>vait mourir.<br />

C'est la loi. Je ne pense pas qu'on la<br />

puisse enfreindre longtemps. Les gar<strong>de</strong>s<br />

qui veillent aux alentours sont <strong>de</strong>s<br />

hommes <strong>de</strong> ton père. Ils lui obéissent<br />

encore, mais à contre-cœur. Un coup <strong>de</strong><br />

fusil est vite lâché <strong>et</strong> si, par exemple,<br />

le roumi sc montrait ... Or, tu l'as comme<br />

moi remarqué, ce chrétien est resté<br />

longtemps assommé après sa chute hors<br />

<strong>de</strong> la machine, mais il vit, son corps<br />

ne présente aucune fracture. Dès qu'il<br />

sera <strong>de</strong>bout il tentera <strong>de</strong> se sauver ... Je<br />

t'en ai assez dit; je m'écarte. Je vais<br />

aux nouvelles <strong>et</strong> serai <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our à l'au-<br />

,<br />

rore prochainè. Le foyer est <strong>de</strong>rrière<br />

les <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s roches d'où sort la<br />

p<strong>et</strong>ite source. Les gar<strong>de</strong>s sont à l'opposé,<br />

dans le bois après lequel il y a la sente<br />

12


178 ITTO<br />

qm mène du côté <strong>de</strong>s chrétiens. Que<br />

Dieu <strong>et</strong> Sidi Ali, ton grand-père, te protègent.<br />

- Adieu, mère, dit ltto.<br />

A vrai dire, ce ne fut pas une vieille<br />

cassée, misérable, mais une forme hu­<br />

mame aux mouvements vigoureux <strong>et</strong><br />

rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> quadrumane qui courant,<br />

bondissant, s'aidant <strong>de</strong>s pieds <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

mains entre rocs, ronces <strong>et</strong> ramures,<br />

disparut brusquement dans la forêt silencieuse.<br />

Restée seule, Itto s'approcha lentement<br />

du prisonnier. L'homme qu'elle<br />

avait laissé étendu sur le dos gisait<br />

maintenant sur le côté <strong>et</strong> dormait profondément.<br />

La Berbère vint plus près<br />

encore, se pencha, regarda. Elle fit un<br />

geste <strong>de</strong>, la main vers la tête comme<br />

pour réveiller rétranger. Mais elle se<br />

reprit. Hésitante, elle s'agenouilla près


ITTO 179<br />

du corps assoupi <strong>et</strong> son 'regard s'arrêta<br />

longtemps sur les traits <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ennemi<br />

terrible. Elle dut rapi<strong>de</strong>ment convenir<br />

qu'ils étaient, comme avait remarqué<br />

la vieille, <strong>de</strong> ceux qu'on admire <strong>et</strong> que<br />

l'on craint. L'homme était jeune, <strong>et</strong><br />

sous la chevelure brune, en désordre, sa<br />

figure, altérée par la souffrance, les heures<br />

<strong>de</strong> délire, la privation <strong>de</strong> nourriture,<br />

était pâle <strong>et</strong> triste. ltto y vit aussi <strong>de</strong><br />

l'énergie, <strong>de</strong> la volonté, <strong>de</strong> la douceur.<br />

Mais elle interrompit sa contemplation<br />

pour écouter. Son instinct d'être sauvage<br />

la trompait rarement. Quelqu'un<br />

t·ôdait aux alentours. Elle se glissa sous<br />

le bord <strong>de</strong> la tente du côté opposé à<br />

l'entrée, rampa <strong>de</strong> quelques mètres <strong>et</strong><br />

là, accroupie, ramassée, pareille à quelque<br />

être primitif voisin <strong>de</strong> la bête, elle<br />

examina la contrée. Auprès d'elle se<br />

d1·essaient les <strong>de</strong>ux énormes rocs join·


iSO ITTO<br />

tifs dont l'angle, face à la forêt, abritait<br />

les cendres où dormaient <strong>de</strong>s braises <strong>et</strong><br />

cachait <strong>de</strong>ux ou trois ustensiles apportés<br />

par la vieille. La Berbère à son poste <strong>de</strong><br />

veille avait les pieds dans l'eau qui, suintant<br />

<strong>de</strong> la base <strong>de</strong>s blocs, imprégnait le<br />

sol tout au long d'une trace plus verte,<br />

spongieuse, d'herbe multipliée, serrée.<br />

La trace s'arrêtait un peu plus bas, au<br />

bord d'une vasque naturelle où l'eau<br />

s'amassait très claire. Itto fut rapi<strong>de</strong>­<br />

ment fixée. Un homme, le fusil à la<br />

main, s'avançait vers elle, vers la tente<br />

par conséquent. Elle reconnut Moha, un<br />

<strong>de</strong> ses cousins, <strong>et</strong> sans se dresser, cou­<br />

rant au ras du sol comme un chat sau­<br />

vage, elle manœuvra pour se placer sur<br />

· sa route. Quand l'homme la vit, elle était<br />

assise sur une pierre <strong>et</strong>, <strong>de</strong> ses doigts,<br />

semblait très occupée à m<strong>et</strong>tre en ordre<br />

sa. chevelure. Et ce dialogue s'engagea :


ITTO 181<br />

- D'où viens-tu? fils <strong>de</strong> mon oncle,<br />

dit Itto sans cesser <strong>de</strong> rouler <strong>et</strong> <strong>de</strong> lisser<br />

<strong>de</strong>s mèches <strong>de</strong> sa courte toison.<br />

- Que fais-tu là? Itto, fille <strong>de</strong> Mohancl.<br />

- Tu connais mon malheur. Pour­<br />

quoi viens-tu me troubler?<br />

- Je sais qu'on t'a chargée <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />

le roumi. J'ai honte pour toi <strong>et</strong> pour nous<br />

<strong>et</strong> je suis venu le tuer.<br />

- Je l'ai tué déjà, dit Itto, mais il<br />

n'est pas mort. Et voyant sur le visage<br />

<strong>de</strong> son parent la stupeur provoquée<br />

par c<strong>et</strong>te réponse, elle continua :<br />

- Approche, assieds-toi, mais pas<br />

trop près, car, <strong>de</strong>puis que j'ai touché<br />

c<strong>et</strong> être effroyable, je suis ensorcelée.<br />

Je vais te dire <strong>de</strong>s choses étonnantes.<br />

Dans la machine, ils étaient <strong>de</strong>ux. L'un<br />

qui est mort brûlé était chrétien, l'autre<br />

qui se moquait du feu était celui-là;


:1.82 ITTO<br />

c'est un génie. Il est hi<strong>de</strong>ux à voir ; il<br />

a un troisième œil au milieu du front,<br />

ses doigts sont terminés par <strong>de</strong>s ongles<br />

qui ressemblent tout à fait aux griffes<br />

<strong>de</strong> la panthère. Seule la baraka <strong>de</strong><br />

mon aïeul Sidi Ali fait que je suis<br />

<strong>et</strong>;core vivante... Comme il dormait, je<br />

lui ai enfoncé mon couteau dans la gorge.<br />

Au lieu <strong>de</strong> sang, c'est du soufre en<br />

poudre qui a jailli. J'en ai été couverte.<br />

Je sens le soufre <strong>et</strong> toutes les o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong><br />

l'enfer me suivent ...<br />

- Tu sens le soufre, en eff<strong>et</strong>, dit<br />

Moha en s'écartant.<br />

- Ne t'en va pas, écoute encore :<br />

alors il s'est réveillé <strong>et</strong> s'est mis à rire<br />

en me regardant... Ce rire, ce regard<br />

m'ont glacée, rendue stupi<strong>de</strong>, folle. Lui<br />

fait ce qu'il veut. Il sort <strong>de</strong> la tente <strong>et</strong>,<br />

dès qu'il est <strong>de</strong>hors, il <strong>de</strong>vient invisible.<br />

Que fait-il? où va-t-il? nul ne le sait.


184 ITTO<br />

hère en touchant du doigt le front <strong>de</strong> son<br />

parent.<br />

Puis elle le regarda partir, lèntement<br />

d'abord comme il convient à un homme<br />

qui n'a pas peur, puis plus nerveux, plus<br />

pressé jusqu'à ce qu'il se perdit dans<br />

la futaie <strong>de</strong>s thuyas dont les formes<br />

coniques entremêlées d'éboulis escaladaient<br />

les pentes <strong>de</strong> la montagne sa­<br />

crée.<br />

Ayant ainsi écarté l'homme qui voulait<br />

tuer le roumi, la fille <strong>de</strong> Mohand<br />

courut au foyer qu'abritaient les <strong>de</strong>ux<br />

blocs. Elle s'assura que les braises'<br />

n'étaient pas mortes, les raviva; puis elle<br />

examina les ustensiles <strong>de</strong> terre <strong>et</strong> soudain,<br />

à l'intérieur d'un récipient fermé<br />

d'un couvercle grossier, elle trouva<br />

du thé, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> sucre <strong>et</strong> une<br />

<strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>ites bouilloires en fer-blanc que<br />

les juifs ven<strong>de</strong>nt sur les marchés <strong>et</strong>


186 ITTO<br />

sort avait j<strong>et</strong>é là. Et tout en cheminant<br />

alerte <strong>et</strong> silencieuse entre les souches<br />

puissantes <strong>de</strong>s grands arbres, les fougères<br />

<strong>et</strong> les buissons <strong>de</strong> chênes nains, elle éprouvait<br />

une sorte d'émoi nouveau, non<br />

sans charme, à la pensée que le val<br />

ombreux, pour elle jusqu'alors sans mystère,<br />

avait peut-être un secr<strong>et</strong>.


CHAPITRE XI<br />

LA FILLE DES SAINTS<br />

La thérapeutique berbère, faite d'un<br />

peu <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine <strong>et</strong> d'abondante magie,<br />

comporte pourtant <strong>de</strong>ux pratiques utiles<br />

<strong>et</strong> habilement appliquées : le feu <strong>et</strong> le<br />

massage. Ce sont les vieilles femmes qui<br />

s'y livrent <strong>et</strong> certaines y acquièrent une<br />

science empirique remarquable. Mieux<br />

qu' Itto, qui n'avait en c<strong>et</strong>te matière<br />

aucune expérience, ce fut sa nourrice<br />

' qui s'efforça <strong>de</strong> ranimer le prisonnier.<br />

Préservé par la vigueur <strong>de</strong> sa propre<br />

nature <strong>de</strong>s suites cérébrales <strong>de</strong> la commotion,<br />

soumis au massage berbère auquel<br />

n'échappe ni un muscle, ni un<br />

187


188 ITTO<br />

tendon, ni un traj<strong>et</strong> nerveux, l'homme<br />

dormait maintenant d'un sommeil physiquement<br />

réparateur, mais où sa pensée<br />

chargée d'angoisse j<strong>et</strong>ait par moment le<br />

trouble <strong>de</strong> rêves étreignants. Vere la fin<br />

du jour, ,le roumi s'éveilla <strong>et</strong>, ressaisi<br />

par la réalité mauvaise, fit un geste<br />

brusque <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux bras comme pour s'en<br />

défendre. Puis il s'assit, s'accouda <strong>et</strong>,<br />

ainsi posé, il vit <strong>de</strong>vant lui la Berbère<br />

assise également les jambes croisées sous<br />

elle <strong>et</strong> · qui le regardait. Aussitôt la<br />

femme lui présenta une boisson fumante<br />

dans un <strong>de</strong> ces « quarts » <strong>de</strong> l'armée<br />

française que nos troupiers sèment sur<br />

toutes les routes du mon<strong>de</strong>. Le regard<br />

joint au geste n'étaient pas <strong>de</strong> ceux qui<br />

offrent du poison. L'homme prit <strong>et</strong> but<br />

le thé réparateur sucré <strong>et</strong> parfumé d'ab­<br />

sinthe sauvage, toutes saveurs/que sa vie<br />

<strong>de</strong> blédard lui avait rendues familières.


190 lTTO<br />

tout entier au souvenir <strong>de</strong> s!Jn compagnon,<br />

à la pensée <strong>de</strong> sa mort glorieuse<br />

<strong>et</strong> cruelle. Mais la Berbère intervint.<br />

Itto s'était étonnée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te douleur.<br />

Guidée par <strong>de</strong>s instincts plus ru<strong>de</strong>s,<br />

nantie <strong>de</strong> sentiments moins affinés,<br />

moins humains que les nôtres, il ne lui<br />

vint pas à l'idée que le guerrier qui<br />

était <strong>de</strong>vant elle pût s'attar<strong>de</strong>r à souf·<br />

frir <strong>de</strong> la mort du prochain <strong>et</strong> surtout<br />

laisser voir sa peine. Elle crut que<br />

l'homme cha:o.celait sous le choc <strong>de</strong> son<br />

propre malheur. Cela lui déplut. Elle<br />

s'attendait à le trouver plus ferme <strong>et</strong>,<br />

pour répondre au tour que prenait son<br />

imagination, elle l'eût voulu impassible,<br />

orgueilleux, maître <strong>de</strong> soi, dominateur.<br />

Désappointée, la Berbère avait d'un<br />

geste impertinent écarté les mains dont<br />

le roumi se voilait la face.<br />

- ... Oui, tu es mon prisonnier, con-


192 ITTO<br />

cier poussa un soupir <strong>et</strong> perdit connais­<br />

sance.<br />

Dans son coin, la Berbère grognait <strong>de</strong><br />

rage, la tête cachée dans ses bras re­<br />

pliés. Pui!5, surprise du silence qui succédait<br />

brusquement à c<strong>et</strong> orage, elle o:>e<br />

souleva, comprit en voyant le visage<br />

exsangue ce qui était. Son regard <strong>de</strong><br />

bête rossée s'adoucit <strong>et</strong> lentement, comme<br />

une chatte craintive, elle se coula. vers la<br />

natte où gisait le chef abattu. L'homme,<br />

avant <strong>de</strong> rouvrir les yeux, avait eu la<br />

sensation que <strong>de</strong>ux mains lui caressaient<br />

le visage <strong>et</strong> relevaient sur son front sa<br />

chevelure. En tout cas, ses esprits re­<br />

couvrés lui montrèrent c<strong>et</strong>te chose<br />

étrange : la femme affalée sur le sol tenait<br />

<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains la sienne, la portait<br />

à ses lèvres.<br />

Et tout <strong>de</strong> suite ltto parla.<br />

- Ne méprise pas, ô chef, celle qm


19% lTTO<br />

chines viennent sur ce vallon. Alors,<br />

conseillé par un autre, un nommé Rassou,<br />

que tu connais peut-être, il a décidé<br />

qu'on ne te tuerait point, que tu serais<br />

gardé vivant en ce lieu, dans l'espoir<br />

que les Français, le sachant, s'abstien·<br />

draient <strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>r c<strong>et</strong>te région où<br />

nos frères s'accrochent.<br />

A ce moment, l'homme se souleva <strong>et</strong><br />

voulut parler. Itto le contraignit doucement<br />

à s'étendre.<br />

- Ne te fatigue pas inutilement ...<br />

j'ai eu tant <strong>de</strong> mal à te faire revivre.<br />

Écoute plutôt ... Mais personne ne vou­<br />

lait te gar<strong>de</strong>r, te soigner. Nos gens ont<br />

peur <strong>de</strong>s chrétiens, <strong>de</strong> ceux surtout qui<br />

volent dans les airs. On leur dit que<br />

vôus êtes <strong>de</strong>s démons prêtés aux Fran ..<br />

çais par !blis le lapidé ... Ils ont eu peur<br />

en t'approchant d'aller en enfer.<br />

Le ton d'Itto, à mesure qu'avançait


ITTO !95<br />

son discours, perdait sa ferm<strong>et</strong>é pre·<br />

tnière. Elle hésitait, cherchait ses termes<br />

<strong>et</strong> quand elle croyait <strong>de</strong>viner chez son<br />

, interlocuteur quelque gêne à comprendre<br />

.. son dialecte, elle usait <strong>de</strong> mots arabes.<br />

Elle savait en eff<strong>et</strong> que les chefs français<br />

connaissent généralement c<strong>et</strong>te langue,<br />

tandis que rares sont les spécialistes<br />

. en possession du parler <strong>de</strong>s montagnards.<br />

Enfin une émotion qu'elle ne pouvait<br />

surmonter apparaissait dans toute sa<br />

façon d'être, dans ses gestes, dans sa<br />

Voix. La coqu<strong>et</strong>terie, commune à tout<br />

e.e qui est femme au mon<strong>de</strong>, adoucis-<br />

• sait ce qu'il y avait <strong>de</strong> ru<strong>de</strong> dans sa<br />

nature sauvage <strong>et</strong> son âme révoltée.<br />

EUe s'évertuait à disposer au mieux<br />

•on pauvre vêtement, à modérer ses<br />

J:O.ouvements, ses gestes pour paraître<br />

•inon chaste, du moins pudique. Son<br />

Profil rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> médaille s'attendrissait.


196 ITTO<br />

Le roumi écoutait, intrigué par la singularité<br />

du <strong>récit</strong> <strong>et</strong> la chaleur <strong>de</strong> plus<br />

en plus 'émue qu'y m<strong>et</strong>tait la Berbère.<br />

Par horreur pour tout ce qui l'accablait,<br />

par eff<strong>et</strong> aussi <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> -fatigue,<br />

il avait jusqu'alors peu regardé c<strong>et</strong>te<br />

femme. Et maintenant, en suivant ses<br />

paroles précipitées, pressantes comme<br />

<strong>de</strong>s recommandations inquiètes, il la<br />

voyait, l'examinait, la contemplait, car<br />

il la jugeait étonnamment belle. Et<br />

l'étrang<strong>et</strong>é <strong>de</strong> tout ceci atténuait par<br />

instants ses angoisses.<br />

ltto continuait, expliquant à sa manière,<br />

pour l'édification <strong>de</strong> son prison­<br />

nier, tout ce qui l'avait j<strong>et</strong>ée avec lui<br />

sous c<strong>et</strong>te tente :à l'orée <strong>de</strong>s chemins qui<br />

franchissent la montagne sacrée.<br />

- Je suis, moi, une réprouvée <strong>et</strong><br />

l'on m'a mise ici. Je n'ai pas peur <strong>de</strong>s<br />

Français. Je suis la fille <strong>de</strong> Mohand, mais


ITTO 197<br />

' je suis aussi la <strong>de</strong>scendante <strong>de</strong> Sidi Ali<br />

le saint, mort il n'y a pas longtemps, tu<br />

le sais1<br />

- Que Dieu lui fasse miséricor<strong>de</strong>, fit<br />

l'officier, chez qui la formation, l'entratnement<br />

politique professionnel reparaissait<br />

à la faveur <strong>de</strong> c<strong>et</strong> étrange<br />

colloque.<br />

- Donc, dit Itto, j'ai la baraka <strong>de</strong><br />

mon grand -père <strong>et</strong> pour cela mon père<br />

me hait. De plus, tandis qu'il pousse,<br />

lui, nos gens à la résistance, sans pitié<br />

pour ce qu'ils souffrent, je leur conseille,<br />

moi, <strong>de</strong> se soum<strong>et</strong>tre aux Français dont<br />

l'heure est venue. Je le sais.<br />

- Comment le sais-tu? dit l'homme.<br />

- Je le sais, la chose est telle <strong>et</strong><br />

enfin nos frères sont trop malheureux.<br />

Alors, on m'a mise à la torture. Regar<strong>de</strong>.<br />

ltto fit un mouvement pour découvrir.


ITTO '199<br />

sur son poign<strong>et</strong> tandis qu'elle disait :<br />

- Mais tu ne mourras pas ... je me<br />

réfugie auprès <strong>de</strong> Dieu contre Satan le<br />

lapidahle... J'implore Si di Ali ... sa protection<br />

sur toi, par l'intel'cession <strong>de</strong> sa<br />

fille, <strong>de</strong> sa servante ...<br />

Puis confuse <strong>de</strong> sa hardiesse, ltto<br />

se reprit <strong>et</strong> du ton ferme qui lui était<br />

naturel, elle ajouta :<br />

- Le jour tombe, j'ai tout dit. Je<br />

vais approcher <strong>de</strong> toi ta nourriture ;<br />

mange <strong>et</strong> prends <strong>de</strong>s forces, m01 je<br />

veille.<br />

Dans l'obscurité venue très vite, le<br />

prisonnier rassasié d'un morceau <strong>de</strong> gal<strong>et</strong>te<br />

imprégné <strong>de</strong> miel sauvage, réconforté<br />

d'un peu <strong>de</strong> boisson chau<strong>de</strong>, se mit<br />

à penser puissamment à tout ce qu'il<br />

/venait <strong>de</strong> voir <strong>et</strong> d'entendre, à c<strong>et</strong>te<br />

/<br />

femme .étrange, à ses propos ar<strong>de</strong>nts,<br />

à l'autre, c<strong>et</strong>te vieille à peine entrevue,


200 ITTO<br />

aux noms d'hommes prononcés <strong>de</strong>vant<br />

lui. Il raisonna sans lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces<br />

choses, mesura les dangers <strong>de</strong> sa situation,<br />

sans encore y voir d'issue, <strong>de</strong> ré·<br />

mission. Il pensait d'ailleurs en soldat<br />

pour lequel le sort <strong>de</strong> ses heures actuelles<br />

n'était qu'un inci<strong>de</strong>nt dans un ensemble<br />

<strong>de</strong> faits dominé <strong>et</strong> régi par l'inéluctable<br />

<strong>de</strong>voir professionnel. On l'avait chargé<br />

d'étudier la région. <strong>de</strong> Tidikelt, d'en<br />

photographier les formes, d'en scruter<br />

les accès. Il avait échoué. Son camara<strong>de</strong><br />

l'officier aviateur avait péri, aggravant<br />

d'un terme l'effrayant pourcentage <strong>de</strong><br />

pertes subi par le corps <strong>de</strong>s aviateurs<br />

français au Maroc. Lui-même vivait<br />

encore, fait exceptionnel, car les Berbères<br />

ne font pas <strong>de</strong> prisonniers, fait illogique<br />

puisque vivant il ne servait à<br />

rien <strong>et</strong> même <strong>de</strong>vait gêner le développe·<br />

ment <strong>de</strong> l'œuvre nécessaire <strong>et</strong>, en tout


202 ITTO<br />

qu'elle usât, pour entratner les gens, du<br />

prestige <strong>de</strong> son origine marahoutique.<br />

Et l'homme songeait avec quelque émotion<br />

à c<strong>et</strong>te naïv<strong>et</strong>é touchante d' Itto,<br />

fille <strong>de</strong> Mohand l'agitateur, lui offrant<br />

comme sauvegar<strong>de</strong> son intercession au·<br />

près <strong>de</strong> Sidi Ali le saint, le vieil ennerrù<br />

<strong>de</strong>s Français. II se répétait aussi le nom<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong> homme, Hassou, dont avait parlé<br />

la jeune femme <strong>et</strong> à l'intervention du·<br />

quel il <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> n'avoir pas été achevé<br />

après sa chute:


ITTO 203<br />

intelligent, entreprenant dans l'aventure<br />

tragique <strong>et</strong> mystérieuse dont le<br />

'roumi s'acharnait, durant 'C<strong>et</strong>te nuit<br />

obscure <strong>et</strong> froi<strong>de</strong>, à saisir le sens pour<br />

en déjouer si possible les dangers?<br />

Au <strong>de</strong>hors la tempête passait sur la<br />

région, gémissait au travers <strong>de</strong> la forêt.<br />

La tente accroupie sous les <strong>de</strong>ux énormes<br />

roches, hien abritée, tremblait peu.<br />

Veau pourtant s'égouttait au travers<br />

<strong>de</strong> la toile, vieille <strong>et</strong> fatiguée. Et l' officier<br />

sentit qu'on étendait sur lui une<br />

chose lour<strong>de</strong> pour l'abriter du froid.<br />

Au toucher, il reconnut le manteau épais<br />

dont il se couvrait dans l'avion. Sa<br />

main, ayant rencontrée celle <strong>de</strong> la<br />

femme, la serra en remerciement.<br />

- Dors, chef, dit-elle ; <strong>et</strong> comme les<br />

doigts <strong>de</strong> la Berbère faisaient effort pour<br />

Conserver sa main, il la lui abandonna,<br />

heureux <strong>de</strong> ce contact qui dans sa dé-


204 ITTO<br />

tresse lui était soutien, réconfort, espoir<br />

peut-être, en tout cas assurance d'un<br />

dévouement dont chaque heure lui apportait<br />

une preuve nouvelle.<br />

A l'aurore, le souille chaud qui frôlait<br />

son visage éveilla le dormeur.<br />

- Maître, disait Itto, réveille-toi. Le<br />

jour vient <strong>et</strong> je dois te parler encore.<br />

Mais, quand il eut absorbé la ration<br />

<strong>de</strong> thé qu'on lui tendait, ce fut l'homme<br />

qui parla. Sans ru<strong>de</strong>sse, il écarta la tête<br />

qui se posait sur son épaule à portée <strong>de</strong><br />

l'oreille <strong>et</strong> rapi<strong>de</strong>ment, pour rompre<br />

peut-être un charme envahisseur, à coup<br />

sûr pour résumer son tourment <strong>et</strong> donner<br />

à ses réflexions une conclusion ferme,<br />

le chef s'exprima ainsi :<br />

- Les gens <strong>de</strong> ma sorte n'acceptent<br />

pas d'être les instruments <strong>de</strong> la politique<br />

ennemie. Mohand se sert <strong>de</strong> moi<br />

pour écarter <strong>de</strong> son domaine nos avions.


ITTO 205<br />

Il me faut bouleverser c<strong>et</strong> insolent proj<strong>et</strong>.<br />

Grâce à toi, que le ciel t'en récompense,<br />

j'ai recouvré mes forces. Je ne<br />

les dois pas au service <strong>de</strong> ton père qui<br />

nous combat.<br />

- Mon père, fit Itto, je le hais plus<br />

que toi ; mais que veux-tu dire?<br />

- Ceci, que les forces revenues vont<br />

me perm<strong>et</strong>tre d'échapper au rôle indigne<br />

que l'on me fait jouer. Je vais fuir ...<br />

- Qui oserait dire que tu as tort?<br />

fit la Berbère, mais il te faut connaître<br />

les dangers <strong>de</strong> l'entreprise, écoute-moi.<br />

Si je suis seule, avec ma nourrice parfois,<br />

une vieille qui m'aime, si je suis<br />

seule à t'appmcher, à te servir, <strong>de</strong>s<br />

fusils veillent <strong>de</strong>hors <strong>et</strong> je te supplie <strong>de</strong><br />

ne point te montrer, même au seuil <strong>de</strong><br />

la tente ; on croira que tu veux fuir,<br />

ils te tueront.<br />

- Et qu'importe, femme ! ne corn-


206 ITTO<br />

prends-tu pas qu'il me faut libérer les<br />

miens <strong>de</strong> toute gêne, <strong>et</strong> pour cela fuir<br />

ou périr. Si je tombe, c<strong>et</strong> Hassou qui<br />

a fait connaître à mes chefs ma captivité<br />

les informera <strong>de</strong> ma mort <strong>et</strong> la<br />

guerre continuera.<br />

- Je comprends, dit la Berbère, que<br />

tu as un cœur <strong>et</strong> une tête comme jamais<br />

je n'aurais cru qu'il en pût exister.<br />

Glorieuse est la femme qui t'a portée •..<br />

Et voyant qu_e le soldat se m<strong>et</strong>tait<br />

<strong>de</strong>bout, elle s'accrocha délibérément à<br />

lui.<br />

-0 maître, je t'admire, mais ne sors<br />

pas. Ecoute-moi plutôt. Ma voix estelle<br />

<strong>de</strong> celles -qui trahissent? Pourquoi<br />

me repousses-tu? Suis-je haïssable, te<br />

fais-je peur?<br />

- Je ne te hais point, Itto 1 <strong>et</strong> Je<br />

n'ai pas peur <strong>de</strong> toi, femme, car je ne<br />

saurais être dominé par une caresse.


ITTO 207<br />

- Mais ne vois-tu pas que c'est toi<br />

qui me domines? Après t'avoir rendu<br />

la vie, ô maître, vais-je te la voir perdre<br />

sans tenter <strong>de</strong> la défendre contre toimême?<br />

Je te supplie <strong>de</strong> croire que seule<br />

je puis te sauver, te rendre à tes frères.<br />

Comprends que· je veux te montrer<br />

le chemin, accor<strong>de</strong>-moi <strong>de</strong> fuir avec toi<br />

la montagne, d'être ta servante, ton<br />

esclave au pays <strong>de</strong> la paix. Ne sors pas,<br />

regar<strong>de</strong> ! la femme libre <strong>et</strong> noble que<br />

je suis embrasse tes genoux. 0 mère,<br />

tnère! ajouta-t-elle, il veut partir, r<strong>et</strong>iens-le.<br />

Ils vont me le tuer!<br />

Comme elle l'avait promis, la vieille<br />

était <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our <strong>et</strong> venait d'apparaître<br />

sous la tente.<br />

- J'ai tout entendu <strong>et</strong> tout compris,<br />

. dit-elle, <strong>et</strong> je prie Dieu que votre vo·<br />

mlonté à tous <strong>de</strong>ux s'accomplisse. Mais


ITTO 209<br />

ta mort <strong>et</strong> la nôtre. Prends <strong>de</strong>s forces,<br />

aie confiance en Itto <strong>et</strong> laisse-moi faire.<br />

Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> seulement <strong>de</strong> comprendre<br />

qu'en te montrant aux gar<strong>de</strong>s extérieurs,<br />

en t'exposant à leurcoup <strong>de</strong> fusil,<br />

tu. détruirais notre travail. On te croit<br />

mourant, incapable <strong>de</strong> bouger, la surveillance<br />

se fatigue. Comprends-tu?<br />

D'un ton où l'on <strong>de</strong>vinait qu'il avait<br />

r<strong>et</strong>rouvé tout son calme, l'homme répondit<br />

:<br />

- Tes paroles sont sages. Je ferai<br />

ce que tu dis. Je suis entre les mains <strong>de</strong><br />

Dieu <strong>et</strong> les vôtres.<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes, après avoir renforcé<br />

la haie d'épines qui masquait la tente <strong>et</strong> en<br />

défendait l'approche, laissèrent l'homme<br />

au repos <strong>et</strong> se glissèrent <strong>de</strong>hors à l'abri<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s roches. A voix basse, la<br />

vieille rendit compte <strong>de</strong> ce qu'elle avait<br />

appris <strong>et</strong> fait <strong>de</strong>puis la veille.<br />

i4


ITTO 2t1<br />

ment pour toi, ma pauvre fille meurtrie,<br />

honteuse ... Dieu va punir tes persécuteurs.<br />

- Comme tu m'aimes, dit Itto, <strong>et</strong><br />

maintenant que dois-je faire?<br />

- Calmer l'homme, le distraire <strong>de</strong><br />

ses pensées, remplir ses heures d'attente;<br />

Vous tenir prêts l'un <strong>et</strong> l'autre jusqu'à<br />

mon r<strong>et</strong>our. Tu as ton poignard?<br />

- Je l'ai. Et toi, mère, où vas-tu.?<br />

- Pas chez Mohand, bien sûr, c'est<br />

trop haut, répondit-elle en ricanant. La<br />

plaine est plus facile où Hassou m'attend.


216 ITTO<br />

Elle cne lamentablement mouka, mouka, le<br />

reste <strong>de</strong> la nuit,<br />

Et c'est pourquoi nos femmes conçoivent dans<br />

la tristesse.<br />

Et puis c'est la plainte du brin d'herbe dans la<br />

plaine.<br />

Je suis mince <strong>et</strong> faible <strong>et</strong> je tremble<br />

Je tremble sur la terre avare qui me porte<br />

Où jamais sillon ne fut tracé.<br />

Le mouton ne veut pas <strong>de</strong> moi.<br />

La fill<strong>et</strong>te aux guirlan<strong>de</strong>s ne me regar<strong>de</strong> pas.<br />

Je suis humble entre les humbles.<br />

Et l'homme qui passe dit : Dieu seul est grand,<br />

Ecoute maintenant, ô mon maître, ce<br />

que disent les femmes :<br />

0 hommes qui avez rempli nos entrailles <strong>et</strong><br />

qui partez,<br />

0 hommes qui préférez la poudre <strong>et</strong> oubliez nos<br />

baisers,<br />

Le chrétien ne vous ménagera pas, ô hommes !<br />

Combattez comme vous l'avez promis.<br />

Ne revenez pas avec la honte,<br />

Car une honte plus gran<strong>de</strong> vous serait réservée,<br />

0 femme, interrompit le prisonmer,<br />

tes paroles en leur simplicité me


218 ITTO<br />

les bords <strong>de</strong> la tente, rôdait aux alentours,<br />

écoutait. Son agilité, sa souplesse<br />

faisaient merveille. A <strong>de</strong>mi nue pour<br />

éviter tout frôlement, tout bruit, elle<br />

arrivait à r<strong>et</strong>rouver les gar<strong>de</strong>s placés par<br />

Mohand, à les examiner sans, être vue.<br />

Elle parvint même si près <strong>de</strong> l'un d'elix<br />

qu'elle jugea possible <strong>de</strong> le poignar<strong>de</strong>r<br />

sans qu'il pût donner l'éveil. Mais elle<br />

y renonça sagement. C<strong>et</strong> exploit, dicté<br />

par sa haine, par la passion qu'elle m<strong>et</strong>tait<br />

au service du roumi, son hôte,<br />

pouvait gêner l'œuvre <strong>de</strong> la vieille, provoquer<br />

une ruée <strong>de</strong> colère sur l'étranger,<br />

sur elle-même.<br />

De r<strong>et</strong>our à la tente, ltto expliquait<br />

ce qu'elle avait vu <strong>et</strong>. s'appliquait <strong>de</strong><br />

toute son âme à soulager l'homme <strong>de</strong><br />

ses angoisses, à calmer son impatience<br />

qui pouvait à chaque instant se changer<br />

en révolte. Ses <strong>récit</strong>s, les bouqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong>


ITTO 219<br />

pensée berbère qu'elle exprimait avec<br />

une ferveur naïve, r<strong>et</strong>enaient mieux qu.e<br />

toute autre chose l'attention <strong>de</strong> l'officier<br />

qui, par profession, s'intéressait au pays,<br />

aux habitants. Malgré ces efforts, les<br />

heures s'écoulaient lour<strong>de</strong>s <strong>et</strong> peineuses<br />

pour l'un <strong>et</strong> l'autre. Quand reviendrait<br />

la vieille? Que dirait-elle? Serait-ce pour<br />

c<strong>et</strong>te nuit, pour l'a.utre?<br />

Pourrai-je, pensait Itto, obtenir <strong>de</strong>.<br />

c<strong>et</strong> homme une patience que moi-même<br />

je n'ai plus? Elle insistait pourtant,<br />

fl.Ccrochée à son œuvre, à son espoir <strong>de</strong><br />

le sauver <strong>et</strong> <strong>de</strong> le suivre au pays <strong>de</strong> la<br />

paix, selon son expression favorite. .<br />

Et maintenant, par les lèvres d' ltto,<br />

la pensée amoureuse <strong>de</strong> ses montagnes<br />

s'égrène en perles candi<strong>de</strong>s.<br />

- Voilà, ô mon maître, notre frère<br />

Ichou <strong>et</strong> ses moutons dans le ravin. Il<br />

y voit la jeune fille, à l'autre bout, avec


220 ITTO<br />

<strong>de</strong>s moutons aussi. Il l'appelle. Elle<br />

répond. Il fait vingt pas vers elle, elle<br />

en fait dix vers lui. Il l'atteint, elle<br />

s'écarte. Il lui prend la main <strong>et</strong> dit :<br />

Je veux, tu veux aussi. Elle voudrait<br />

bien mais ne veut pas. Elle hésite, elle<br />

hésitera encore c<strong>et</strong>te fois-ci. Elle part<br />

en courant <strong>et</strong> il la poursuit. Mais une<br />

épine le blesse, il s'arrête. Alors elle lui<br />

j<strong>et</strong>te <strong>de</strong>s pierres. Puis, quand il s'éloigne,<br />

elle le rejoint. Je sms venue r<strong>et</strong>irer<br />

l'épine, dit-elle.<br />

- Voilà, ô mon maître, c'est notre<br />

frère Moha qui se lamente. C'est un<br />

homme <strong>et</strong> pourtant l'amour l'étreint<br />

comme s'il venait à peine <strong>de</strong> le goûter. Il<br />

se roule sur sa natte <strong>et</strong> se frappe la<br />

poitrine. Ma mère, ma mère, je ne puis<br />

vivre sans c<strong>et</strong>te Aicha. Laquelle, ô mon<br />

fils, la vierge ou la veuve? C'est la veuve,<br />

ô ma mère, ma mère. Me voici, dit Aïcha.


CHAPITRE XIII<br />

LA LIBERTÉ<br />

La nuit passa, puis vinrent <strong>de</strong> lentes<br />

heures <strong>de</strong> jour. L'homme sur son grabat<br />

semble abattu, résigné. Parfois pour·<br />

tant il se. soulève, s'assied <strong>et</strong> la lumière<br />

du: soleil dont les trous <strong>de</strong> la tente,<br />

après les hautes frondaisons, laissent pas·<br />

.ser les rais minces <strong>et</strong> vibrants, éclaire<br />

son visage crispé d'angoisse. L'inaction,<br />

l'attente exaspèrent son être physique<br />

impatient d'effort, troublent sa raison ,<br />

tendue, barrée d'une pensée unique :<br />

fuir. Puis son regard se pose sur Itto,<br />

<strong>et</strong> tout en lui s'apaise. Il attendra une<br />

, heure encore. La Berbère est assise non<br />

2113


ITTO 225<br />

- Au nom du Miséricordieux, commença<br />

la vieille ; puis à voix basse elle<br />

exposa le plan. On éviterait le ravin où<br />

. veille à <strong>de</strong>ux cents pas la première<br />

gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes dont un au<br />

moins doit dormir. L'autre <strong>de</strong>vait être<br />

.. un homme soudoyé, mais .Mohand qui,<br />

très probablement, est inqui<strong>et</strong>, a dû<br />

changer cela. On prendra par le flanc<br />

du couloir, sous bois. A la lisière, c'està-dire<br />

après une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> marche,<br />

un rencontrera encore un homme ou<br />

<strong>de</strong>ux. Il faudra leur passer sur le corps<br />

1ans bruit. Là on verra <strong>de</strong>vant soi un<br />

premier espace découvert. La vieille y<br />

·a compté <strong>de</strong>ux mille pas jusqu'à l'oued,<br />

·. u.n ruisseau en contre-bas. Il n'y aura<br />

qu'à y sauter pour être à l'abri, mais<br />

d'ailleurs, si tout marche bien, les partisans<br />

zaïanes massés en ce moment vers<br />

Arhalou doivent y arriver les premiers.<br />

15


'226 ITTO<br />

Pour déclancher leur galopa<strong>de</strong> à travers<br />

la plaine au-<strong>de</strong>vant du fugitif, on allu­<br />

mera un feu sur la lisière. Ce signal a<br />

été convenu <strong>et</strong> la vieille a rassemblé<br />

les herbes sèches au point voulu.<br />

L'homme réfléchit, mesure l'effort, le<br />

juge possible. On se porte au-<strong>de</strong>vant<br />

<strong>de</strong> lui, mais il comprend qu'aucune<br />

troupe ne pourrait s'appprocher davan­<br />

tage, s'engager dans le ravin, sans vues,<br />

sans espace <strong>et</strong> dominé <strong>de</strong> toutes parts.<br />

La rapidité avec laquelle les montagnards<br />

rameutent sur l'adversaire est<br />

telle qu'un détachement aventuré dans<br />

c<strong>et</strong> entonnoir <strong>de</strong> Tidikelt y serait écrasé,<br />

avant d'en pouvoir refluer. Or, la vieille<br />

annonce que Mohand a convoqué tous<br />

ses gens. Cela fourmille dans la mon­<br />

tagne noyée d'ombre.<br />

On ne quittera la tente qu'au <strong>de</strong>rnier<br />

moment. Le bond <strong>de</strong>s fugitifs doit coin-


!28 ITTO<br />

avec une aisance merveilleuse. ltto<br />

tient l'homme par la main <strong>et</strong> le gui<strong>de</strong>.<br />

Les voici loin déjà <strong>de</strong> la tente <strong>et</strong>, dans<br />

la grisaille indécise, une ban<strong>de</strong> faiblement<br />

plus claire marque <strong>de</strong>vant eux<br />

la fin <strong>de</strong> la futaie. Soudain la vieille<br />

qui était en tête revient. ltto a compris;<br />

d'une secousse au bras elle arrête son<br />

maître <strong>et</strong> lui signifie <strong>de</strong> rester immobile.<br />

Elle se courbe <strong>et</strong> file aU. ras du sol.<br />

L'homme a vu dans c<strong>et</strong>te forme pelotonnée<br />

en houle un éclair métalliqùe.<br />

Il a le sens que <strong>de</strong>ux êtres viennent dé<br />

se heurter quelque part,· <strong>de</strong>vant ·lui .. Il<br />

avance, mais déjà la Berbère est rev,enue,<br />

lui reprend la main <strong>et</strong> le soldat qu'il est<br />

a c<strong>et</strong>te réflexion :<br />

- Voilà, évi<strong>de</strong>mment, comment on<br />

poignar<strong>de</strong> nos sentinelles.<br />

Voici qu'il fait presque JOur; en<br />

quelques instants l'aurore a dévoré


230 ITTO<br />

peuvent pas voir le feu qui leur est<br />

masqué par toute la forêt, mais elles Qnt<br />

compris que quelque chose bouge dans<br />

la plaine. Loin encore on entend <strong>de</strong>s<br />

appels <strong>de</strong> pâtres.<br />

D'un même geste, Itto <strong>et</strong> la vieille<br />

montrent la vallée. Elles ont vu, affaire<br />

d'habitu<strong>de</strong>.<br />

- Les Zaïane ! En avant !<br />

L'homme se m<strong>et</strong> en marche d'un pas<br />

très accéléré, la Berbère est à quelques ·<br />

mètres à sa droite, la vieille suit. Un<br />

coup <strong>de</strong> fusil part du ravin, non à<br />

l'adresse <strong>de</strong>s fugitifs mais comme signal.<br />

Une <strong>de</strong>s ved<strong>et</strong>tes a dû apercevoir la<br />

chevauchée <strong>de</strong>s Zaïane lancés à travers<br />

la plaine. L'officier constate. que le se­<br />

cours approche du ruisseau vers lequel<br />

il se dirige lui-même. Mais la lisière du<br />

bois s'anime. Des gens <strong>de</strong> Mohand ar­<br />

rivent, s'embusquent <strong>et</strong> ouv1·ent le feu.


232 ITTO<br />

ouvre le feu. Des avions paraissent. Les<br />

Berbères refluent vers leur repaire <strong>et</strong><br />

s'enfoncent dans les bois suivis par les<br />

torpilles dont les éclatements pro·<br />

voquent <strong>et</strong> fracassent les échos secs <strong>de</strong><br />

la montagne sacrée.<br />

Tandis que les partisans <strong>et</strong> leur chef,<br />

heureux du succès, entouraient <strong>et</strong> fê·<br />

taient l'officier, il entendit une voix qui<br />

l'interpellait en français :<br />

- Eh bien, mon capitaine, on en a<br />

eu du « coton », tu sais, pour te décrocher.<br />

L'homme reconnut Hassou, le mar·<br />

chand <strong>de</strong> bois, <strong>et</strong> son langage appris chez<br />

les «cuistots >l <strong>et</strong> les «tampons)) <strong>de</strong> toutes<br />

armes. Il lui tendit la main :<br />

- Je te croyais en dissi<strong>de</strong>nce, chez<br />

Mohand.<br />

- J'y étais, mon capitaine, mais on<br />

a vite soupé du bled. Et puis, j'ai un beau


ITTO 233<br />

troupeau <strong>de</strong> bœufs à vendre pour M. l'officier<br />

d'administration.<br />

Au-<strong>de</strong>ssus du cadavre d' Itto gisant à<br />

ses pieds, le soldat se sentit peu disposé<br />

à en entendre davantage.<br />

- C'est bien, dit-il, on se souviendra<br />

<strong>de</strong> ce que tu as fait pour moi. On te<br />

récompensera.<br />

Le détachement, dégagé du combat<br />

par l'artillerie <strong>et</strong> les avions, se m<strong>et</strong> en<br />

route vers les lignes françaises. L'officier<br />

a exigé qu'on plaçât le co·rps<br />

d' ltto <strong>de</strong>vant lui, en travers <strong>de</strong> la selle,<br />

sur le cheval qu'on lui a donné. Puisqu'il<br />

n'y a pas d'autre moyen <strong>de</strong> l'emporter,<br />

c'est lui qui\ en aura la charge.<br />

On part <strong>et</strong>, durant <strong>de</strong>s kilomètres <strong>de</strong><br />

ronces <strong>et</strong> <strong>de</strong> cailloux, la vieille, rica-<br />

, nant, hagar<strong>de</strong>, démente horrible à voir,<br />

accompagnera le cheval, accrochée d'une<br />

main à l'étrier sur lequel gout te à goutte


ITTO<br />

s'écoule le sang du pauvre corps secoué,<br />

ballant.<br />

ltto la révoltée repose en ce pays <strong>de</strong><br />

la paix, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses jeunes <strong>et</strong> ar<strong>de</strong>ntes<br />

aspirations. Les Berbères Zaïane l'ont<br />

en eff<strong>et</strong> emportée chez eux <strong>et</strong> enterrée<br />

<strong>de</strong>vant Khenifra. Leurs chefs <strong>de</strong> Glan<br />

ont voulu jouer ce tour à Mohand, leur<br />

ennemi, puisqu'il est le nôtre. Mais l'in­<br />

tention du peuple, plus simple, a été<br />

<strong>de</strong> donner au pays la protection d'une<br />

femme d'origine sainte ' <strong>et</strong> connue <strong>de</strong><br />

son vivant pour ses vertus guerrières,<br />

son dévouement aux souffrances <strong>de</strong>s<br />

siens. f:tant donné les difficultés que le<br />

Berbère rencontre ici-bas pour obtenir<br />

quelque chose du Très-Haut, accaparé<br />

comme l'on sait par les Arabes <strong>et</strong> les<br />

chrétiens, il est utile <strong>de</strong> se procurer <strong>de</strong>s<br />

marabouts intercesseurs. Dans le nombre


ITTO 237<br />

connaît bien, s'accroupit à ses pieds <strong>et</strong><br />

tandis qu'implacable elle compte en son<br />

··giron la rec<strong>et</strong>te du jour, lui, rêve. Il aime<br />

ces lieux où sa pensée :fidèle cherche<br />

l'âme altière <strong>et</strong> douce, l'âme passionnée,<br />

enfantine <strong>et</strong> farouche, l'âme étrange<br />

enfin d'une belle :fille <strong>de</strong>s cimes qui<br />

l'aima <strong>et</strong> en mourut.<br />

FIN

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