TelQuel n°1 - Contrechamps
TelQuel n°1 - Contrechamps
TelQuel n°1 - Contrechamps
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
À la Une : foi et détresse<br />
L’exode en ville des “ écoles des champs ”<br />
C’est une pratique traditionnelle des écoles coraniques qui ramène des milliers d’enfants, chaque année, dans les<br />
rues de Niamey. Un maître et son disciple s’expliquent sur cet usage de la “ quête ” des talibés, qui donne lieu, dans<br />
d’autres “ écoles ”, à la dérive d’enfants maltraités.<br />
Chaque année, après les travaux<br />
champêtres, et cela depuis des<br />
siècles, le maître (marabout) des<br />
écoles coraniques entreprend un<br />
déplacement avec ses talibés. Le plus souvent<br />
vers une ville voisine, et aujourd’hui dans la<br />
capitale. Pour Marou Amadou, de l’Université<br />
de Niamey, “ cet exode s’inscrit dans le cadre<br />
du processus d’apprentissage des élèves à<br />
l’endurance et à l’exploitation de la solidarité<br />
sociale. L’exode s’effectue généralement vers<br />
les grands centres où le concept de solidarité<br />
sociale n’a pas le même sens pour tous… ”<br />
Selon le professeur Marou Amadou, “ cette<br />
forme d’apprentissage s’est peu à peu confondue<br />
avec la mendicité, et, du coup, les talibés avec<br />
des mendiants. ”<br />
Arrivée à destination, les écoles<br />
coraniques se fixent dans la périphérie ou au<br />
centre ville dans des habitations de fortunes où<br />
les talibés doivent vivre de la solidarité sociale.<br />
C’est la manifestation de cette «solidarité» qui,<br />
aujourd’hui, pose problème. Considérée par<br />
certains comme de la mendicité, mais par<br />
d’autres comme un processus d’apprentissage,<br />
la question de la survie des enfants talibés devient<br />
un phénomène social problématique.Pour<br />
Marou Amadou, il exprime la difficulté des<br />
conditions de vie des enfants, en même temps<br />
qu’il les expose à des tentations et des risques<br />
graves : larcins, délinquance, brimades diverses.<br />
On ne peut pas imputer de tels<br />
phénomènes à la religion musulmane. L’islam<br />
encourage la générosité et autorise la mendicité,<br />
mais il en limite l’exercice : en principe, on ne<br />
doit pas quémander au-delà de ce qui est<br />
nécessaire à sa nourriture quotidienne.<br />
Maître Alfa Yayé, sur son<br />
matelas de paille<br />
Âgé d’une quarantaine d’années, Alfa Yayé est<br />
venu à Niamey il y a deux mois en compagnie<br />
Plus d’un million d’enfants à leurs ardoises<br />
Les écoles coraniques sont ancrées dans la<br />
tradition du Niger. Toute une culture s’y brode et<br />
s’y broda. Depuis la colonisation, cette pratique<br />
éducative a été reléguée au second plan par la<br />
scolarisation. Pourtant, l’école coranique draine<br />
encore plus d’un million d’enfants sur l’ensemble<br />
du territoire. L’Etat est conscient de cette réalité et<br />
de l’importance qu’accordent les parents à cette<br />
institution. Aboubacar Ousseine, Directeur de<br />
l’Enseignement arabe au Ministère de l’Education<br />
de Base, nous a livré les grandes lignes de la<br />
réforme envisagée. (Lire son interview en page 3).<br />
On trouve toujours au moins une école coranique<br />
par village. Leur enseignement est axé sur<br />
l’apprentissage de l’arabe et la mémorisation du<br />
Coran. De la lecture du Coran, elle peut conduire à<br />
l’érudition religieuse qui se pratiquait dans les<br />
grands centres de Say et Agadez, au Niger, mais<br />
aussi de Sokoto, au Nigéria. L’importance de<br />
chaque centre est liée à l’envergure intellectuelle<br />
du maître et à sa capacité d’attirer un grand<br />
2 TELQueL - février 2003<br />
Maître Yayé, le marabout, et son disciple Issa.<br />
de ses talibés. “ Chaque année, à la fin des<br />
travaux champêtres, j’effectue le déplacement<br />
depuis treize ans. ” Il vit dans une paillote avec<br />
ses talibés, non loin du centre de protection<br />
maternelle et infantile (PMI), dans le quartier<br />
Kalley-Nord-Abidjan. Sa hutte est typique des<br />
habitations confectionnées pour la période de<br />
l’exode. À l’intérieur, les essentiels : nattes à<br />
coucher, tasses destinées à la quête et tablettes<br />
en bois où sont transcrits les versets... Alfa Yayé<br />
dort au ras du sol sur un matelas de paille. Il<br />
affirme qu’il doit vivre avec les enfants pour<br />
assurer leur sécurité : « ils pourraient être<br />
victimes d’agressions de la part de bandits ».<br />
Certains maîtres, pourtant, ne le font pas...<br />
“ À chacun sa manière d’agir, répond Alfa<br />
Yayé ; en tant que tuteur et responsable à part<br />
entière de ses enfants, je ne peux les<br />
abandonner. ”<br />
Comme tous les marabouts, il compte<br />
sur la solidarité sociale pour assurer la survie<br />
des enfants en formation. Chaque jour , il<br />
organise trois séances de cours : le matin de très<br />
bonne heure, dans l’après-midi, et le soir, après<br />
20 h. Le reste du temps est consacré à la quête<br />
de la nourriture quotidienne. Les talibés font du<br />
porte à porte en psalmodiant des formules pour<br />
nombre de disciples : c’est le cas de Kiota (à 100 km<br />
à l’ouest de Niamey), qui est même devenu un lieu<br />
de pèlerinage.<br />
Dans les écoles de village, le recrutement des<br />
élèves, vers l’âge de 8 ou 9 ans, ne dépend que de<br />
la volonté des parents de confier leur enfant au<br />
marabout. Le choix du maître est motivé par sa<br />
renommée et par sa compétence à former les<br />
enfants. Ce contrat tacite entre les parents et le<br />
marabout ne prévoit pas de conditions matérielles<br />
ni financières. C’est seulement à la fin de la<br />
formation que les parents, en fonction de leurs<br />
moyens, peuvent donner au marabout une sorte de<br />
récompense. Elle peut être en nature (mouton,<br />
chèvre, vache, cheval ou mil) ou en espèces. Mais<br />
le “ contrat ” passé entre le marabout et les<br />
parents, bien qu’il n’ait rien de formel, comporte<br />
des obligations. Toutes ne reposent pas que sur<br />
l’enfant. Et notamment l’obligation d’assurer sa<br />
protection, et physique, et morale.<br />
H. H. A.<br />
Photo : Idrissou TAO<br />
attirer l’attention des habitants. Les gens<br />
charitables répondent favorablement, et les<br />
enfants parviennent à manger. “ Comme vous<br />
voyez, ils ne sont pas affamés ”, fait remarquer<br />
Alfa Yayé. “ Souvent les enfants rapportent<br />
quelques pièces d’argent de la ville et<br />
j’économise pour faire face aux ordonnances<br />
en cas de maladie ou pour acheter des nattes,<br />
car les parents, dès lors qu’ils vous confient<br />
l’enfant, ne s’occupent de plus rien. Certains<br />
parents n’achètent même pas l’équipement<br />
nécessaire (la tablette en bois et la natte), ils<br />
vous abandonnent l’enfant et c’est à vous de<br />
vous débrouiller... ”<br />
Concernant l’éducation, il reconnaît que certains<br />
enfants tombent dans la délinquance mais la<br />
faute en revient souvent à des parents qui<br />
confient leurs enfants difficiles à un maître<br />
“ pour s’en débarrasser ”… S’agissant des<br />
marabouts qui exigent de l’enfant une somme<br />
d’argent, il le déplore, car c’est une situation<br />
qui pousse l’enfant à utiliser tous les moyens,<br />
dont le vol, pour s’en procurer.<br />
“ Et dès les premières pluies nous retournerons<br />
De quoi sont vraiment en quête ces enfants qui<br />
quémandent ? De tradition, dit le marabout. De<br />
connaissance, dit le disciple.<br />
au village, dans le Tagazar, pour les travaux<br />
des champs. D’ici là, j’espère avoir formé deux<br />
talibés pour les remettre à leurs parents ”.<br />
La quête de Issa Abouba, son<br />
disciple<br />
Il vient de Kogori dans la région de Balleyara, à<br />
50 km au nord de Niamey. Après six ans à<br />
l’école coranique, Issa commence à expliquer le<br />
Coran et à mémoriser quelques livres islamiques<br />
et la grammaire arabe. Depuis qu’il est disciple<br />
d’Alfa Yayé, il n a jamais revu ses parents.<br />
Chaque année, il effectue avec lui le déplacement<br />
de Niamey. Comme tous ses camarades, il doit<br />
se nourrir et s’habiller pour étudier. Comment ?<br />
Par la quête.<br />
“ Dans cette quête, nous rencontrons des<br />
hommes compréhensifs. Ils donnent et certains,<br />
même, nous encouragent. Mais d’autres<br />
personnes sont très amères ; elles nous<br />
insultent, nous chassent de leur maison avec<br />
des menaces. Cela ne nous empêche pas de<br />
continuer car, c’est par là que doit sortir la<br />
nourriture du jour. Nous recevons des habits<br />
usagés ; c’est ainsi que nous nous habillons.<br />
Mais il y a un autre problème dans cette période<br />
de froid : notre case est en paille et le vent entre<br />
de partout, il y fait froid, et nous ne disposons<br />
pas de bonnes couvertures...<br />
À chaque cours du maître, trois fois par jour, le<br />
matin, l’après-midi et le soir, personne ne<br />
manque à l’appel ; ici, la discipline est de<br />
rigueur. J’ai le plus haut niveau, et je souhaite<br />
poursuivre afin de devenir un grand<br />
marabout. ”<br />
Hassane Hassane Abdou