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DE L'HOMME - Les Classiques des sciences sociales - UQAC

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Raph LINTON (1936)<br />

<strong>DE</strong> L’HOMME<br />

(Traduction et présentation d’Yvette Delsaut)<br />

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,<br />

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi<br />

Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca<br />

Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt<br />

Dans le cadre de la collection: "<strong>Les</strong> classiques <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>"<br />

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/<strong>Classiques</strong>_<strong>des</strong>_<strong>sciences</strong>_<strong>sociales</strong>/index.html<br />

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque<br />

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi<br />

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm


Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,<br />

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :<br />

Ralph Linton (1893-1953)<br />

De l’homme (1936)<br />

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Ralph<br />

Linton, De l’homme. Traduction de l’Anglais et présentation<br />

d’Yvette Delsaut. Paris : Éditions de Minuit, 1968, 536 pages.<br />

Collection : Le sens commun.<br />

Polices de caractères utilisée :<br />

Pour le texte: Times, 12 points.<br />

Pour les citations : Times 10 points.<br />

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.<br />

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes<br />

Microsoft Word 2001 pour Macintosh.<br />

Mise en page sur papier format<br />

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 2


Table <strong>des</strong> matières<br />

Note concernant la traduction<br />

Présentation<br />

Avant-propos<br />

Introduction<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 3<br />

CHAPITRE 1. <strong>Les</strong> origines de l'homme<br />

CHAPITRE 2. La notion de race<br />

CHAPITRE 3. La signification <strong>des</strong> différences raciales<br />

CHAPITRE 4. <strong>Les</strong> fondements de l'entendement humain<br />

CHAPITRE 5. <strong>Les</strong> fondements de la culture<br />

CHAPITRE 6. <strong>Les</strong> aspects particuliers de la culture<br />

CHAPITRE 7. La société<br />

CHAPITRE 8. Le rôle et le statut<br />

CHAPITRE 9. <strong>Les</strong> matières premières de la société<br />

CHAPITRE 10. La famille<br />

CHAPITRE 11. Le mariage<br />

CHAPITRE 12. <strong>Les</strong> unités <strong>sociales</strong> déterminées par la parenté<br />

CHAPITRE 13. Le groupe local<br />

CHAPITRE 14. La tribu et l'État<br />

CHAPITRE 15. <strong>Les</strong> systèmes sociaux<br />

CHAPITRE 16. La participation à la culture<br />

CHAPITRE 17. Le problème <strong>des</strong> propriétés de la culture<br />

CHAPITRE 18. L'invention et la découverte<br />

CHAPITRE 19. La diffusion<br />

CHAPITRE 20. L'intégration<br />

CHAPITRE 21. <strong>Les</strong> reconstructions historiques<br />

CHAPITRE 22. <strong>Les</strong> classifications<br />

CHAPITRE 23. La fonction<br />

CHAPITRE 24. <strong>Les</strong> intérêts<br />

CHAPITRE 25. <strong>Les</strong> orientations de la culture<br />

CHAPITRE 26. La culture et la personnalité<br />

Conclusion<br />

Bibliographie <strong>des</strong> travaux de l'auteur


Ralph Linton (1936), De l’homme. 4<br />

À la civilisation à venir.


NOTE CONCERNANT<br />

LA TRADUCTION<br />

Nous avons pensé servir l'auteur en supprimant<br />

quelques redites, surtout dans les conclusions ou les introductions<br />

de chapitre et dans les transitions, et en nous<br />

conformant dans l'ordre de la rhétorique à la règle de la<br />

transposition que nous avons suivie au niveau du vocabulaire<br />

et de la syntaxe.<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 5


Présentation 1<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 6<br />

La sociologie de la connaissance rappelle qu'il n'est pas d'œuvre qui ne soit<br />

oeuvre de circonstance, non pour contester, comme on le croit souvent, la prétention<br />

de travaux nécessairement situés et datés à valoir pour tous les temps, mais pour<br />

inciter à une lecture à la fois compréhensive et vigilante. S'il est vrai que The Study of<br />

Man doit à son époque un certain nombre de ses options fondamentales - en particulier<br />

une représentation optimiste de l'ordre social - il reste que c'est surtout par sa forme<br />

et par son <strong>des</strong>tin ultérieur au sein de la communauté scientifique que cette œuvre<br />

est justiciable de l'analyse sociologique.<br />

Sans doute la position occupée par Linton dans le monde savant a-t-elle pu l'inciter<br />

à entreprendre une œuvre de synthèse telle que The Study of Man 2 : qui, sinon<br />

une célébrité universitaire - les deux termes ont leur importance - aurait explicitement<br />

osé entreprendre de « résumer les résultats auxquels l'anthropologie est déjà parvenue<br />

et de poser les problèmes essentiels qu'elle n'a su encore résoudre » ? Conciliant deux<br />

ordres d'exigences, contradictoires sous certains rapports, celles qui s'imposent au<br />

1 Toutes les informations d'ordre biographique contenues dans cette présentation sont tirées de la<br />

biographie de Ralph Linton (1893-1953) qu'a publiée Clyde Kluckhohn dans Biographical<br />

Memoirs, vol. XXXI, New York, Columbia University Press, 1958.<br />

2 Depuis 1928 en effet, Linton a abandonné l'administration du Field Museum of Natural History de<br />

Chicago pour occuper un poste de professeur adjoint à l'université de Wisconsin, puis de<br />

professeur d'anthropologie à Madison (de 1929 à 1937), avant de reprendre à Columbia la chaire<br />

laissée vacante par Boas en 1938. En 1946 enfin, il devient Sterling Professor d'anthropologie à<br />

Yale. Parallèlement à ces activités d'enseignement, il dirige les revues American Anthropologist<br />

de 1939 à 1944 et Viking Fund Publications in Anthropology de 1947 à 1951. Il reçoit, vers la fin<br />

de sa vie, de nombreuses distinctions officielles : élu à la National Academy of Sciences en 1945,<br />

il en préside la section d'anthropologie de 1948 à 1950, et reçoit le prix d'anthropologie générale<br />

pour 1951.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 7<br />

conférencier s'adressant à <strong>des</strong> profanes et celles que s'impose le savant écrivant pour<br />

<strong>des</strong> pairs, l'ouvrage présente l'originalité d'allier à une rigueur toute scientifique un<br />

style totalement exempt de fausses virtuosités techniques qui, comme l'observe<br />

Kluckhohn, peut atteindre et retenir l'humaniste autant que le savant. Il fallait à<br />

Linton toute l'autorité que lui conféraient sa notoriété et son autorité scientifique pour<br />

pouvoir abdiquer aussi complètement les protections d'une scientificité ostentatoire et<br />

pour entreprendre de livrer un bilan <strong>des</strong> acquis, <strong>des</strong> problèmes et <strong>des</strong> difficultés de la<br />

science anthropologique aussi rigoureusement honnête et aussi complètement dépouillé<br />

d'artifices 1 . Il convient pourtant de ne pas se laisser abuser par la facilité du<br />

style et la familiarité du ton qui semblent en appeler à l'opinion <strong>des</strong> lecteurs, même<br />

profanes ou novices, et s'offrir aux réinterprétations réductrices du sens commun :<br />

sous les apparences mo<strong>des</strong>tes d'une simple mise en ordre scolaire <strong>des</strong> connaissances<br />

établies, Linton propose en fait une reformulation originale et une réorganisation<br />

complète <strong>des</strong> problèmes et <strong>des</strong> concepts fondamentaux de l'anthropologie. S'il fait une<br />

part très faible au débat philosophique sur la spécificité <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> humaines, c'est<br />

sans doute que ce problème, si important dans la tradition européenne, n'entre pas<br />

dans les préoccupations théoriques de l'anthropologie américaine et que Linton,<br />

archéologue de formation, entend constituer la science anthropologique en se référant<br />

directement aux <strong>sciences</strong> de la nature 2 .<br />

C'est aussi le style de l'homme qui donne à l'œuvre sa facture particulière. Ainsi,<br />

si Linton écrivait comme on parle, il parlait, disent ceux qui l'ont entendu, comme on<br />

écrit : alors que ses livres ont l'apparente facilité du discours spontané et familier, son<br />

enseignement avait d'emblée, et en quelque sorte naturellement, la rigueur et la<br />

perfection du texte écrit. C'est encore cette alliance toute particulière de désinvolture<br />

apparente et de rigueur profonde qui caractérisait les rapports, empreints à la fois de<br />

bienveillance et de fermeté, que Linton entretenait avec ses élèves et ses disciples 3 .<br />

S'il en est ainsi, c'est que, dans son activité pédagogique comme dans son œuvre, cette<br />

sorte de familiarité accueillante dont Linton fait preuve repose toujours sur une<br />

grande autorité, elle-même fondée sur une immense culture 4 : en témoignent, entre<br />

1 C'est par référence à une image du savant et de son rôle dans la société qui nous est peu familière<br />

qu'il faut comprendre l'intention même de Linton. Humaniste soucieux de n'exclure aucun<br />

auditoire et de jouer dans tous les registres de l'activité intellectuelle, il publia <strong>des</strong> poèmes et<br />

assura la critique théâtrale dans <strong>des</strong> revues littéraires; il écrivit, en collaboration avec sa femme, un<br />

grand nombre d'ouvrages et d'articles de vulgarisation (cf. bibliographie nos 57, 66, 68, 76 entre<br />

autres) et participa à <strong>des</strong> spectacles télévisés.<br />

2 Linton s'oriente très tôt vers l'archéologie. En 1915, au moment où il est diplômé au collège de<br />

Swarthmore, il est déjà engagé dans cette voie et a même acquis quelque expérience sur le terrain :<br />

pendant l'été de 1912, il a participé à <strong>des</strong> travaux archéologiques au Nouveau-Mexique et au<br />

Colorado du Sud, puis au Guatemala. Durant l'été qui suit l'obtention de son diplôme, il procède à<br />

<strong>des</strong> fouilles importantes dans le New Jersey (cf. bibl. nos 1, 2, 3). Il continue jusqu'en 1919 ses<br />

travaux d'archéologie sur le terrain, interrompus pendant deux ans par le service militaire. Il<br />

reprend ses recherches archéologiques en 1924, dans l'Ohio, et autour <strong>des</strong> années 30 il consacre<br />

plusieurs étés à <strong>des</strong> fouilles archéologiques dans le Wisconsin, sous les auspices du Musée de<br />

Milwaukee et de l'université de Wisconsin.<br />

3 On raconte qu'au cours <strong>des</strong> expéditions ethnologiques Linton se chargeait lui-même de tous les<br />

entretiens avec les informateurs, ne laissant guère à ses étudiants l'initiative <strong>des</strong> questions à poser.<br />

4 Kluckhohn rapporte que, comme il venait de présenter à Linton un étudiant qui analysait « l'image<br />

de la société à travers les sagas islandaises », celui-ci en discuta sur-le-champ à grand renfort<br />

d'arguments techniques.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 8<br />

autres, l'abondance, la diversité et la précision <strong>des</strong> exemples qui illustrent The Study<br />

of Man. C'est la même assurance qu'atteste le dédain de Linton pour l'érudition<br />

ostentatoire. On a pu voir dans le respect littéral de l'autorité <strong>des</strong> maîtres du passé que<br />

trahit certaine accumulation <strong>des</strong> références bibliographiques et <strong>des</strong> citations, l'une <strong>des</strong><br />

caractéristiques spécifiques de l'état préscientifique du savoir 1 : accomplissant une<br />

œuvre de science et prétendant conférer à ses théories une autorité rationnelle, Linton<br />

se refuse à les légitimer par un recours scolaire à la tradition scientifique. Ainsi, la<br />

rareté <strong>des</strong> références, l'imprécision et la pauvreté de la bibliographie accompagnant<br />

l'édition américaine de The Study of Man procèdent moins d'une intention de vulgarisation<br />

que d'un projet scientifique, au sens le plus ascétique du terme. Linton ne<br />

succombe pas plus au culte positiviste du petit fait vrai : c'est parce que, dans un domaine<br />

en apparence aussi positif que l'anthropologie physique, il se refuse à dissocier<br />

les faits <strong>des</strong> procédures théoriques dont ils sont les produits que, sous apparence de<br />

compiler les découvertes déjà faites, il peut émettre <strong>des</strong> hypothèses nouvelles -<br />

d'ailleurs vérifiées par la suite - en même temps qu'échapper aux conclusions précipitées<br />

que les savants de son temps tiraient de certaines découvertes récentes 2 . De<br />

même, dans le domaine de l'anthropologie culturelle, loin de se borner à ordonner, par<br />

référence à la tradition théorique existante, les faits ethnologiques qu'il a pu recueillir<br />

sur le terrain au cours d'une expérience longue et multiforme d'ethnologue 3 , il<br />

entreprend d'élaborer une construction théorique qui soit capable de synthétiser cet<br />

ensemble d'observations éparses, tout en s'appuyant sur les principes fondamentaux<br />

qui lui ont été révélés par sa pratique d'ethnologue : on peut supposer en effet que la<br />

nécessité de traiter la société comme système complexe de relations lui fut imposée et<br />

sans cesse rappelée par l'expérience de ces totalités concrètes que sont les petites<br />

sociétés closes et fortement intégrées, telles que les Tanala et les Comanches; et, de<br />

même, sa théorie <strong>des</strong> différences qui séparent les domaines de l'activité humaine<br />

selon leur degré d'institutionnalisation et, du même coup, d'uniformité et d'universalité<br />

4 doit sans doute quelque chose à la familiarité, née d'une longue fréquentation,<br />

qui peut seule, dans une société apparemment homogène, découvrir les singularités<br />

sous les régularités. Il n'est pas de meilleur indice de la valeur et de la réussite de sa<br />

tentative (à peu près unique et en tout cas exemplaire dans la tradition ethnologique)<br />

pour définir, à partir de connaissances empiriques, les problèmes et les concepts fondamentaux<br />

de toute théorie de la connaissance du social, que les innombrables<br />

emprunts, souvent inconscients ou inavoués, que lui ont faits et lui font encore ethno-<br />

1 Cf. G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1965, p. 27.<br />

2 On n'en prendra pour preuve que la façon prudente dont Linton traite, dans son ouvrage, de<br />

l'Eoanthropus qui s'est finalement révélé être une mystification et de l' « homme » d'Heidelberg, en<br />

réalité un pithécanthropien.<br />

3 Linton commence son apprentissage d'ethnologue au cours <strong>des</strong> années 1920-1922, qu'il passe aux<br />

îles Marquises à la faveur d'une expédition pour le Bernice P. Museum de Honolulu (cf. bibl. nos<br />

8, 14, 15). Déçu par la rareté <strong>des</strong> vestiges archéologiques mais stimulé par l'intérêt que présente<br />

pour lui la culture marquisienne contemporaine, Linton, qui avait pourtant été engagé dans cette<br />

expédition en tant qu'archéologue, s'oriente alors vers l'ethnologie. En 1925, il part en expédition à<br />

Madagascar où il passe deux ans et demi à recueillir <strong>des</strong> observations ethnologiques sur un certain<br />

nombre de tribus indigènes, en particulier les Tanala et les Bestiléos (cf. bibl. nos 20, 28, etc.).<br />

Durant l'été de 1934, il dirige une expédition chez les Indiens Comanches en Oklahoma (cf. bibl.<br />

nº 29) : ce sera là son dernier travail important sur le terrain. Il écrit The Study of Man aussitôt<br />

après, en 1936.<br />

4 Cf. dans le livre la distinction entre les universaux, les spécialités et les options.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 9<br />

logues et sociologues. Linton tenait The Study of Man pour son œuvre la plus<br />

importante et Clyde Kluckhohn, son biographe et disciple, observe en 1958 que « l'on<br />

peut encore tenir pour la meilleure introduction à l'anthropologie générale ce livre<br />

écrit de façon claire et intelligente, habilement composé, riche en idées nouvelles et<br />

en exemples judicieux. Tout en faisant la synthèse <strong>des</strong> différents domaines de l'anthropologie,<br />

l'auteur distingue parfaitement ce qui est propre à la sociologie, la<br />

biologie, la psychologie, la géographie, etc. Il présente simplement, mais avec précision,<br />

la nature de l'homme en tant qu'animal et sa place dans le monde naturel. Il lait<br />

preuve d'une extraordinaire aptitude à juger <strong>des</strong> données de façon pertinente et à les<br />

synthétiser avec fermeté et audace, mais sans leur faire subir de distorsion. Souvent<br />

pittoresques, sans être jamais exploités à la manière journalistique, les exemples<br />

concrets qu'il choisit touchent l'imagination du lecteur et indiquent les points théoriques<br />

les plus significatifs » 1 . Si l'on ne peut nier l'influence qu'a pu exercer sur<br />

Linton la pensée de certains de ses professeurs - comme S. Trotter au collège de<br />

Swarthmore 2 et F. Boas à l'université de Columbia 3 , de certains de ses collègues à<br />

Madison, Kimball Young par exemple, et surtout de Radcliffe-Brown qui enseigna à<br />

l'université de Chicago en 1929 et dont la conception de l'anthropologie sociale comme<br />

science naturelle, dotée d'un corps de concepts théoriques comparables à celui <strong>des</strong><br />

autres <strong>sciences</strong>, ne pouvait que combler les attentes de Linton - sa démarche n'en reste<br />

pas moins profondément originale et autonome. Il a voulu fournir à l'anthropologie de<br />

son temps, qui se développait par accumulation plutôt que de façon cumulative, le<br />

corps de concepts et de schèmes de pensée qui lui permettrait de se constituer comme<br />

une science unifiée en s'organisant autour d'un petit nombre de principes fondamentaux.<br />

Ce projet l'a conduit à élaborer une problématique nouvelle en faisant la synthèse<br />

de problématiques qui, avant lui, restaient attachées à <strong>des</strong> traditions séparées. C'est<br />

ainsi qu'il rajeunit en le reformulant l'ancien débat sur les rapports entre l'individu et<br />

la culture, dans lequel il importe certains <strong>des</strong> concepts essentiels de la psychologie<br />

sociale, mais réinterprétés selon la logique propre de l'ethnologie et réinsérés dans la<br />

théorie de la culture comme système; de même, il pose en <strong>des</strong> termes nouveaux la<br />

question de l'unité de l'anthropologie et de l'application <strong>des</strong> concepts et <strong>des</strong> métho<strong>des</strong><br />

de l'ethnologie aux sociétés modernes, ou encore, par exemple, celle de l'acculturation<br />

et du changement social 4 . Analysant les processus de diffusion culturelle, Linton<br />

rompt avec le postulat commun aux diffusionnistes et aux évolutionnistes qui s'accordaient<br />

pour considérer le devenir de traits culturels isolés de leur contexte. Et tout se<br />

passe comme si, théoricien de l'emprunt culturel, il n'échappait pas, dans son effort de<br />

synthèse, à ces lois de la diffusion qu'il a lui-même énoncées et qui veulent que tout<br />

1 Cf. Kluckhohn, loc. cit.<br />

2 Élève peu brillant au collège de Swarthmore, il advint même que Linton se vît menacé d'exclusion<br />

temporaire pour résultats médiocres; il ne dut sa grâce qu'à l'intervention de l'un de ses<br />

professeurs, Spencer Trotter, qui convainquit les autorités du collège d'adoucir la règle en<br />

invoquant la réussite particulière de son élève en <strong>sciences</strong> naturelles.<br />

3 La petite histoire veut qu'ils ne se soient jamais beaucoup liés et que Linton ait même été exclu du<br />

cours de Boas pour s'y être présenté en uniforme. Linton faisait bien son service militaire à cette<br />

date (1917-1919).<br />

4 Plus tard, Linton raffinera et précisera encore sa théorie de l'acculturation en proposant une<br />

typologie <strong>des</strong> formes et <strong>des</strong> conditions du contact culturel: contact direct (first hand contact) ou<br />

médiat (non first hand contact), continu ou discontinu (cf. bibl. nº 40). De la même façon, par le<br />

biais d'une typologie <strong>des</strong> mouvements nativistes, Linton systématisera davantage encore l'analyse<br />

du processus de désintégration et de réintégration d'une société (cf. bibl. nº 53).


Ralph Linton (1936), De l’homme. 10<br />

emprunt à un système culturel étranger, mais aussi au système conceptuel d'une autre<br />

science, se lasse au prix de réinterprétations créatrices et constitue en fin de compte<br />

une invention.<br />

Ainsi, c'est parce qu'il ne se contente pas de transposer à l'ethnologie les conceptions<br />

fondamentales déjà préparées par The Study of Man et élaborées au cours de sa<br />

collaboration avec le psychanalyste Abram Kardiner 1 , mais qu'il les intègre à<br />

l'intérieur d'une problématique proprement sociologique, que Linton peut échapper<br />

aux faux problèmes dans lesquels est très vite tombée la recherche <strong>des</strong> relations entre<br />

la culture et la personnalité et prendre ses distances à l'égard <strong>des</strong> utilisations naïves ou<br />

caricaturales de la notion de « personnalité de base ». Conscient de l'hétérogénéité <strong>des</strong><br />

conditionnements, même dans <strong>des</strong> sociétés homogènes et a fortiori dans <strong>des</strong> sociétés<br />

stratifiées, estimant qu'il est « dangereux de supposer que l'un quelconque <strong>des</strong> facteurs<br />

agissant sur la personnalité exerce une influence dominante dans tous les cas »,<br />

Linton restitue à une notion qui a connu tant d'utilisations métaphysiques ou mystiques<br />

sa véritable signification sociologique et il lui donne <strong>des</strong> dimensions nouvelles<br />

en la monnayant dans les deux concepts de « personnalité statutaire » et, plus tard, de<br />

« personnalité statutaire liée à la classe » (class-linked status personnality) qui<br />

prennent en compte les diversités de formation liées aux différentes classes <strong>sociales</strong><br />

(cf. bibl. nº 73). Loin de se satisfaire d'une conception monolithique de la culture et<br />

de la représentation mécanique du rapport entre individu et société qu'enferme implicitement<br />

l'utilisation de termes comme ceux de « modelage » ou d' « intériorisation »,<br />

Linton entreprend d'analyser les degrés d'universalité et d'institutionnalisation <strong>des</strong><br />

modèles culturels et les différents niveaux de participation individuelle à la culture<br />

globale. C'est donc toujours avec la plus grande vigilance qu'il opère les transferts de<br />

schèmes de pensée ethnologiques aux sociétés stratifiées. Si le travail de réinterprétation<br />

qui accompagne ces transferts peut paraître parfois inachevé, c'est sans<br />

doute que l'expérience de Linton est avant tout ethnologique; c'est peut-être aussi que<br />

sa réflexion n'échappe pas totalement à la philosophie optimiste de l'ordre social dans<br />

laquelle baigne toute la pensée sociale américaine et en particulier la sociologie<br />

structuro-fonctionnaliste qui lui doit nombre de ses concepts fondamentaux. Ayant<br />

toujours étudié <strong>des</strong> sociétés traditionnelles, fortement intégrées, Linton garde la<br />

nostalgie <strong>des</strong> relations personnelles et enchantées qu'il a observées dans les sociétés<br />

primitives 2 et c'est avec un certain mépris qu'il considère les clubs ou autres associations<br />

du même type dans lesquels il ne voit que <strong>des</strong> institutions <strong>des</strong>tinées à compenser,<br />

fort mal d'ailleurs, l'affaiblissement de l'intégration sociale. Ainsi, sa théorie du<br />

consensus enferme implicitement une certaine philosophie réformiste de l'ordre social<br />

: les maux de la société industrielle sont les ratés d'un système que le réformateur doit<br />

admettre pour intervenir avec le moindre risque, en favorisant l'adaptation de<br />

l'individu à son univers, et au moindre coût, en respectant les valeurs ultimes de la<br />

société. Pour lui comme pour bon nombre de sociologues américains, l'un <strong>des</strong> buts de<br />

1 Linton commencera à collaborer avec Kardiner à Columbia en 1938.<br />

2 Ses pages sur les Tanala de Madagascar, par exemple, n'ont pas le ton de la stricte neutralité<br />

scientifique et traduisent une sorte de bienveillance complice qui dépasse les limites <strong>des</strong><br />

obligations professionnelles de l'ethnologue. Toute sa vie, il garda en mémoire son expérience<br />

malgache, comme le prouvent ses nombreux écrits exploitant tel ou tel aspect particulier de sa<br />

recherche, l'usage du tabac ou la culture du riz par exemple, thème qu'il reprit, après un premier<br />

article en 1927 (cf. bibl. nº 21), avec la collaboration de Kardiner en 1947 (cf. bibl. nº 69).


Ralph Linton (1936), De l’homme. 11<br />

la sociologie est de saisir les principes de l'intégration de l'individu au groupe afin de<br />

contribuer à renforcer cette intégration. De cette vision conservatrice et optimiste<br />

d'une société créditée d'automatismes d'équilibration, de ce primat conféré à l'ordre<br />

social, découlent chez Linton tout un ensemble de postulats qui impliquent la même<br />

option. Il reste que, rompant avec les problématiques a la mode, soucieux de ne pas<br />

succomber à la tentation <strong>des</strong> systématisations séduisantes et unilatérales, Linton a<br />

indiqué les voies que la recherche anthropologique américaine a suivies et suit encore<br />

aujourd'hui, même si les problématiques que Linton avait unifiées tendent aujourd'hui<br />

à éclater en spécialités autonomes.<br />

Linton est en définitive un auteur difficile en raison même du sentiment de facilité<br />

que son œuvre procure; s'il arrive aujourd'hui que son influence soit quelquefois sousestimée,<br />

c'est que ses contributions les plus personnelles sont passées dans le fonds<br />

commun. Il n'est pas inutile de savoir dans quel contexte et à propos de quels objets<br />

ont été constitués <strong>des</strong> concepts qui s'introduisent aujourd'hui, sans histoire, dans le<br />

discours sociologique. Il n'est pas de texte, en tout cas, qui dise mieux et avec moins<br />

d'emphase les conditions d'une sociologie scientifique.<br />

Yvette <strong>DE</strong>LSAUT.


avant-propos<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 12<br />

Ce livre se propose de combler une lacune : il n'existe pas, à notre connaissance,<br />

d'ouvrage général où les débutants puissent trouver les principes fondamentaux de<br />

l'anthropologie. La littérature anthropologique est immense mais, dans la plupart <strong>des</strong><br />

cas, très spécialisée. La monographie la plus fidèle et la plus exhaustive reste une<br />

pure énumération de faits pittoresques tant que le lecteur est incapable de rattacher les<br />

faits décrits à une conception plus générale de la culture. Quant aux travaux qui se<br />

proposent d'établir ces liens, ils procèdent la plupart du temps d'un double parti pris :<br />

ils surévaluent l'importance d'aspects culturels particuliers par rapport à l'ensemble de<br />

la configuration; ils marquent une préférence pour certaines voies d'approche <strong>des</strong><br />

problèmes culturels. Précieux pour le spécialiste, ces ouvrages présentent au novice<br />

une image incomplète et tronquée de la réalité.<br />

Comme toutes les jeunes <strong>sciences</strong>, l'anthropologie est encore incertaine de ses<br />

objectifs et de la façon dont elle doit organiser ses données. Ceci explique ce<br />

foisonnement d'écoles différentes : si chacune a contribué au développement de notre<br />

science, toutes ont fait preuve d'ambitions démesurées. La multiplicité <strong>des</strong> écoles a<br />

toujours caractérisé la phase initiale du développement d'une science; à mesure que<br />

les <strong>sciences</strong> progressent, les écoles opposées se confondent et disparaissent. Nous<br />

pensons que l'anthropologie dispose aujourd'hui d'un corpus assez vaste pour que la<br />

tentative de synthèse que nous proposons ici soit possible. Nous ne présentons que les<br />

conclusions qui nous paraissent irréfutables, sans mentionner les écoles auxquelles<br />

nous pouvons les devoir. Car si nous acceptons de suivre, à l'occasion, l'une ou l'autre<br />

de ces écoles rivales, nous refusons de lier notre <strong>des</strong>tin à aucune d'entre elles.<br />

Ce livre veut aller plus loin encore. N'est-il pas sage qu'une science marque, de<br />

temps à autre, un moment d'arrêt, dresse le bilan <strong>des</strong> résultats obtenus et <strong>des</strong> problèmes<br />

posés mais non résolus et critique les techniques utilisées? C'est cette récapitulation<br />

que nous avons voulu livrer. N'est-il pas sage aussi d'éprouver la validité <strong>des</strong>


Ralph Linton (1936), De l’homme. 13<br />

principes servant de fondement aux théories qui guideront les recherches ultérieures?<br />

Si les prémisses sont fausses, les théories qu'elles fondent ne pourront qu'égarer le<br />

chercheur. Quel gaspillage de temps et d'énergie, pour ne rien dire <strong>des</strong> conséquences<br />

plus graves qui pourraient en découler! La nature <strong>des</strong> matériaux rassemblés par<br />

l'anthropologie culturelle interdisant qu'on se livre à <strong>des</strong> vérifications dans le cadre<br />

d'un laboratoire, il revient au chercheur de faire preuve d'une attention accrue et de<br />

vérifier ses prémisses à la fois par la logique et par l'observation. C'est de cette façon<br />

que nous avons, dans ce livre, mis en question les prémisses sur lesquelles certaines<br />

écoles anthropologiques avaient édifié leur système.<br />

Nous tenons enfin à remercier tous ceux à qui nous sommes redevables de notre<br />

formation nos professeurs et nos collègues, mais aussi nos amis Fiu, Hapuani, Ralambo,<br />

Randrianomanana, Herman Asanap et Naya qui nous ont aidé à comprendre leurs<br />

cultures. Ce livre doit aussi beaucoup aux critiques constructives de nos collègues du<br />

département de sociologie et d'anthropologie, et surtout aux Dr E. A. Ross, Charlotte<br />

Gower et Kimball Young.<br />

Ralph LINTON.<br />

Madison, 1936. Wisconsin.


introduction<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 14<br />

Ce livre a été écrit en un temps de confusion et d'incertitude. Il est encore trop tôt<br />

pour dire si le monde occidental se rétablira <strong>des</strong> blessures qu'il s'est infligées au cours<br />

de la Grande Guerre ou si, plus vraisemblablement, une guérison partielle ne sera que<br />

le prélude à une seconde tentative de suicide, réussie cette fois. Nous avons connu <strong>des</strong><br />

heures sombres et tout laisse à penser qu'elles ne furent pas les dernières. Alors que<br />

nul ne peut mettre en doute l'urgence de la réorganisation de notre société et de notre<br />

culture, nombre de lecteurs seront peut-être déçus de constater que nous n'avons<br />

présenté aucun plan d'action ni même essayé de porter un jugement sur les projets<br />

d'aujourd'hui. Que ces lecteurs se rappellent toutefois qu'une réorganisation efficace<br />

présuppose une connaissance complète et approfondie <strong>des</strong> conditions et <strong>des</strong> moyens.<br />

Il arrive qu'en médecine, il faille, pour appliquer <strong>des</strong> mesures thérapeutiques, attendre<br />

qu'une recherche systématique soit menée sur la nature et le comportement <strong>des</strong> organismes<br />

concernés. Dans le calme de son laboratoire, le bactériologiste apporte une<br />

contribution en fin de compte aussi estimable que le médecin d'un service hospitalier.<br />

De la même façon, dans la lutte contre la confusion et les tensions d'aujourd'hui, le<br />

travail du réformateur doit profiter <strong>des</strong> efforts déployés en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>; les<br />

conclusions de ces dernières seront d'autant plus précises et, par conséquent, d'autant<br />

plus valables qu'elles auront pu approcher objectivement les phénomènes qu'elles<br />

étudient. En anthropologie, comme dans toutes les autres <strong>sciences</strong>, une compréhension<br />

véritable exige une approche impersonnelle <strong>des</strong> problèmes et une grande ouverture<br />

d'esprit. Ces qualités ne pourront se manifester que le jour où le chercheur renoncera<br />

à tenir sa petite théorie pour une démonstration et ses rationalisations pour <strong>des</strong><br />

plans de réforme. Il est trop facile, même pour un individu parfaitement consciencieux,<br />

d'ignorer ou de minimiser l'importance d'une preuve qui contredit ses idées<br />

préconçues.<br />

Il n'est pas de science humaine qui puisse atteindre un degré d'objectivité comparable<br />

à celui de la physique et de la biologie. On ne peut étudier <strong>des</strong> hommes vivants<br />

avec autant d'impersonnalité que <strong>des</strong> rats ou <strong>des</strong> fossiles : le chercheur a trop en<br />

commun avec l'objet qu'il étudie. Le risque d'une implication affective est toujours à


Ralph Linton (1936), De l’homme. 15<br />

craindre, surtout quand le chercheur étudie les phénomènes de sa propre société et de<br />

sa propre culture. Ainsi, la plus superficielle <strong>des</strong> recherches sur la situation contemporaine<br />

montre tellement la nécessité d'intervenir que le chercheur ne peut guère se<br />

défendre de formuler <strong>des</strong> plans dont il s'efforcera par la suite de démontrer la légitimité.<br />

En outre, la relation de proximité que le chercheur entretient avec les phénomènes<br />

qu'il étudie l'empêche souvent de les appréhender dans toutes leurs dimensions et<br />

d'en saisir la logique interne.<br />

On définit communément l'anthropologie comme l'étude de l'homme et de ses<br />

oeuvres. Cette définition devrait inclure une partie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> naturelles et la totalité<br />

<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> mais, par une sorte d'accord tacite, les anthropologues se sont<br />

réservés comme principal champ de recherche l'étude <strong>des</strong> origines de l'homme, la<br />

classification <strong>des</strong> variétés humaines et les recherches sur la vie <strong>des</strong> peuples dits «<br />

primitifs » * . L'étude <strong>des</strong> origines de l'homme et <strong>des</strong> variétés humaines n'a que peu de<br />

rapport avec nos problèmes contemporains. Elle aurait pu en avoir si les variétés<br />

humaines différaient entre elles, de façon marquée, par leur intelligence et leurs<br />

aptitu<strong>des</strong>, mais tout semble prouver qu'il n'en est rien. Par contre, l'étude <strong>des</strong> peuples<br />

« primitifs » peut fournir la clef nécessaire à la compréhension d'un grand nombre de<br />

nos problèmes. Il y a loin apparemment de la ville moderne au kral cafre et il est<br />

souvent difficile de convaincre le sociologue ou l'économiste qu'une chose apprise ici<br />

puisse l'aider à en comprendre une autre là. Il reste qu'ils ont tous deux un dénominateur<br />

commun puisqu'ils dépendent l'un et l'autre de qualités propres aux hommes<br />

vivant en sociétés organisées. Tant qu'on n'a pas compris ce que sont ces qualités, on<br />

se condamne à ne rien comprendre aux phénomènes qui leur doivent d'exister.<br />

Si l'anthropologie a réussi à prouver quelque chose, c'est, à coup sûr, que les<br />

peuples et les ethnies sont fondamentalement identiques. Si l'on veut comprendre la<br />

nature de la société et de la culture, la première société venue, la première culture fera<br />

l'affaire. Il y a même tout avantage à commencer par étudier <strong>des</strong> peuples non européens.<br />

Moins impliqué affectivement, le chercheur trouve dans les différences qui<br />

séparent leur culture de la sienne le moyen de faire ressortir plus nettement les<br />

caractères de l'une et de l'autre. L'étude de groupes étrangers peut, en outre, remplacer<br />

partiellement les techniques de laboratoire si précieuses pour les <strong>sciences</strong> naturelles et<br />

physiques. Si les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ne fournissent jamais au chercheur l'occasion<br />

d'étudier <strong>des</strong> sociétés ou <strong>des</strong> cultures dans <strong>des</strong> conditions préalablement déterminées<br />

et éprouvées, il lui est loisible de les observer dans une grande variété de conditions.<br />

Il pourra, à partir d'observations de cette sorte, déduire les dénominateurs communs à<br />

la société et à ce que nous appelons vaguement « la nature humaine » beaucoup plus<br />

facilement qu'il ne le pourrait à partir d'étu<strong>des</strong> menées dans le cadre d'une seule<br />

société. De telles étu<strong>des</strong> comparatives donnent en particulier une idée du degré selon<br />

lequel les individus peuvent être modelés par leur environnement social.<br />

Ce dernier point est capital pour toute forme de planification sociale. Comme tout<br />

planificateur, le réformateur doit tenir compte <strong>des</strong> qualités <strong>des</strong> matériaux dont il<br />

dispose. Avant qu'il puisse espérer changer les habitu<strong>des</strong> et les attitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> hommes,<br />

* Dans la tradition française et allemande, le terme anthropologie a conservé le sens très restreint<br />

d'étude de types physiques. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 16<br />

il doit savoir de quelle façon elles ont déjà été façonnées dans le passé et, par conséquent,<br />

de quelles façons il y a <strong>des</strong> chances qu'elles puissent l'être dans l'avenir. C'est<br />

le but ultime de l'anthropologie que de découvrir dans quelles limites les hommes<br />

peuvent être conditionnés et quels sont les modèles de vie sociale qui imposent le<br />

moins de tensions à l'individu. <strong>Les</strong> problèmes doivent être énoncés sous cette forme<br />

négative puisque l'état de nos connaissances nous permet d'affirmer que, sous ce<br />

rapport, les facultés d'adaptation sont très étendues.<br />

L'anthropologie est l'une <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> les plus jeunes et elle n'a fait qu'amorcer la<br />

solution de ces problèmes.<br />

Son travail est encore gêné par le défaut de techniques adéquates comme par une<br />

vision indécise de ses objectifs. C'est le but de ce livre que de montrer les résultats<br />

déjà acquis et d'attirer l'attention sur certaines questions importantes restées encore<br />

sans réponse.


chapitre I<br />

les origines de l'homme<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 17<br />

L'origine de l'homme est encore inconnue. Nul, pour peu qu'il soit au courant <strong>des</strong><br />

données du problème, ne peut plus mettre en doute que le corps humain vienne de<br />

quelque forme de vie inférieure. Du point de vue de la structure, l'homme partage tant<br />

de traits avec les autres mammifères, avec les primates en particulier, qu'aucune autre<br />

théorie ne semble soutenable. S'il est plus difficile de démontrer que l'entendement<br />

humain provient d'une mentalité animale, il est certain que le cerveau et le système<br />

nerveux de l'homme - instruments de son entendement - ont une origine animale. <strong>Les</strong><br />

problèmes de l'existence et de l'origine de l'âme humaine débordent le cadre de ce<br />

livre. Il reste que la croyance en l'existence de l'âme n'est pas fondamentalement incompatible<br />

avec la croyance en l'évolution du corps humain : nul doute que la grâce<br />

de Dieu ait pu accorder une âme à l'homme à n'importe quelle étape de son développement<br />

physique.<br />

Le conflit, récemment ranimé, entre la religion et la science à propos de l'évolution<br />

semble reposer de part et d'autre sur <strong>des</strong> malentendus. <strong>Les</strong> croyances en l’évolution<br />

et en l'existence d'une Intelligence Créatrice ne sont, en aucune façon, inconciliables.<br />

L'étude de l'évolution se borne à étudier les mécanismes de la création, tout en<br />

reconnaissant la continuité de ce processus. L'évolutionniste peut décrire chacune <strong>des</strong><br />

étapes par lesquelles de nouvelles formes de vie ont pris naissance, il n'en ignore pas<br />

moins quelle est la force responsable de ces changements et de leur direction. Il peut<br />

prouver que la vie, dont la source même lui est inconnue, a revêtu au cours <strong>des</strong> âges<br />

<strong>des</strong> formes de plus en plus complexes, sans pouvoir en donner les raisons. Il ne peut<br />

même pas prévoir, à coup sûr, les formes que prendra la vie dans l'avenir. A ce jour,<br />

les recherches semblent plutôt donner raison à la thèse de l'existence d'une Intelligence<br />

Créatrice qu'à son contraire. Si la religion condamne l'étude de l'évolution, elle<br />

devrait aussi, en bonne logique, condamner tous les autres travaux qui se proposent


Ralph Linton (1936), De l’homme. 18<br />

d'expliquer et de comprendre le monde où nous vivons. Quoique aussi vagues et<br />

contradictoires, les déclarations de l'Ancien Testament sur la nature de l'univers sont<br />

tout aussi dogmatiques que ses déclarations sur l'origine de l'homme; l'Église ne<br />

condamne pourtant plus les hommes parce qu'ils croient que la terre est ronde ou<br />

qu'elle tourne autour du soleil. Elle ne leur interdit pas davantage d'étudier le comportement<br />

<strong>des</strong> bactéries et de combattre la maladie grâce à ces connaissances, ni d'étudier<br />

les matériaux qui ont permis de construire gratte-ciel et ponts suspendus. On peut<br />

espérer que les adversaires de l'évolutionnisme se rendront compte, tôt ou tard, qu'il<br />

n'y a pas conflit entre les enseignements du Christ sur lesquels ils disent fonder leurs<br />

croyances et les efforts déployés pour comprendre la nature. Le Christ vint pour<br />

montrer aux hommes comment vivre dans le monde, non pour leur dire ce qu'était<br />

l'univers; son message est aussi valable pour les habitants d'une terre sphérique que<br />

pour ceux d'une terre plate, pour une race issue de quelque forme de vie inférieure<br />

que pour une race créée instantanément à Partir du limon de la terre.<br />

<strong>Les</strong> principes de l'évolution et les preuves de son existence sont parfaitement<br />

connus. Nous ne nous intéresserons ici qu'à la place de l'homme dans les classifications<br />

zoologiques, à sa généalogie probable et à l'époque de son apparition sur la<br />

terre. Par la structure de son corps, l'homme appartient aux vertébrés, plus précisément<br />

aux mammifères, et plus précisément encore aux primates. Cet ordre ne<br />

comprend pas seulement l'homme, mais aussi les singes de l'Ancien et du Nouveau<br />

Monde. Si certains singes comme ceux d'Amérique du Sud sont, par leur structure,<br />

très différents de l'homme, d'autres, comme les singes anthropoï<strong>des</strong>, lui sont très<br />

proches. Par chacun <strong>des</strong> éléments de sa structure, l'homme ressemble plus à l'une de<br />

ces formes sous-humaines que certaines de ces formes ne se ressemblent entre elles.<br />

A quelque examen anatomique qu'on les soumette, tous les primates, du ouistiti au<br />

chimpanzé, sont ses parents plus ou moins éloignés.<br />

Parmi les primates, les parents les plus proches de l'homme sont les grands singes<br />

sans queue dits anthropoï<strong>des</strong>. Parmi les quatre espèces connues (le chimpanzé, le<br />

gorille, l'orang-outan et le gibbon), ce sont le chimpanzé et le gorille qui ressemblent<br />

le plus à l'homme. Il n'est pas aujourd'hui de musée zoologique qui ne compte un ou<br />

plusieurs chimpanzés : quiconque les a observés ne peut mettre en question leur ressemblance<br />

avec l'homme, même si cette constatation ne le transporte pas d'enthousiasme.<br />

En fait, cette ressemblance est encore plus profonde qu'elle ne le paraît. La<br />

structure de ces singes anthropoï<strong>des</strong> correspond à celle de l'homme, os pour os et<br />

organe pour organe. Leur cerveau même, bien que proportionnellement moins volumineux,<br />

ressemble de façon frappante à celui de l'homme. Leur sens de la vue, de<br />

l'ouïe, de l'odorat, etc., sont apparemment identiques à ceux de l'homme et leur<br />

développement mental, autant qu'on puisse le mesurer, semble être à peu près celui<br />

d'un enfant de trois à quatre ans. La ressemblance ne s'arrête pas là. On a mis au<br />

point, ces dernières années, <strong>des</strong> tests extrêmement raffinés pour distinguer le sang<br />

d'animaux de genres différents et même d'espèces différentes; or, ces tests se sont<br />

révélés incapables de distinguer le sang d'un singe anthropoïde de celui de l'homme<br />

alors qu'ils pouvaient distinguer le sang de ces derniers de celui d'un singe de petite<br />

espèce.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 19<br />

Ainsi, à moins que toutes les techniques scientifiques ne soient défectueuses, les<br />

singes anthropoï<strong>des</strong> ne sont pas seulement nos cousins mais nos proches parents. Ils<br />

ne sont pourtant pas nos ancêtres. Mis à part le cas du gibbon qui semble bien être<br />

une forme primitive, il est peu probable que l'un quelconque <strong>des</strong> singes anthropoï<strong>des</strong><br />

soit d'origine plus ancienne que l'homme lui-même. <strong>Les</strong> singes ne constituent pas <strong>des</strong><br />

fossiles vivants; ils sont au contraire, avec l'homme, l'aboutissement de deux lignes<br />

d'évolution divergentes; tandis que l'homme s'est différencié et développé selon une<br />

certaine direction, les singes de grande espèce ont poursuivi leur développement selon<br />

une autre direction. L'homme et le singe ont, sans aucun doute, un ancêtre commun<br />

quelque part dans le passé lointain, mais cet ancêtre a disparu depuis longtemps.<br />

<strong>Les</strong> vestiges fossiles <strong>des</strong> ancêtres de l'homme étant fragmentaires et peu convaincants,<br />

on ne peut que déduire sa forme d'origine de sa forme actuelle. La plupart <strong>des</strong><br />

primates en vie sont arboricoles et on ne peut guère douter que nos propres ancêtres le<br />

furent un jour. La structure du bras et de l'épaule de l'homme atteste son habitude,<br />

perdue depuis longtemps, de se balancer de branche en branche. Il en est de même<br />

<strong>des</strong> organes de préhension que sont la main flexible et les cinq orteils du pied. Il n'est<br />

pas jusqu'à l'adaptation du corps humain à la position verticale qui ne remonte<br />

probablement à l'époque où nos ancêtres se suspendaient par les bras beaucoup plus<br />

qu'ils ne se tenaient sur leurs jambes. Il semble à peu près certain que, quelque part<br />

dans notre ligne généalogique, il ait existé une forme arboricole, peu différente de<br />

certains de nos singes de l'Ancien Monde. Cet ancêtre ne se balançait pas par la queue<br />

puisque, seuls, les singes du Nouveau Monde sont pourvus de ce raffinement; on peut<br />

néanmoins être assuré qu'il a fait ses premières armes au faîte <strong>des</strong> arbres.<br />

Il ne peut guère y avoir de doute que l'homme et le singe anthropoïde <strong>des</strong>cendent<br />

de la même forme (petite et arboricole), mais on discute encore sur le point à partir<br />

duquel les deux lignes d'évolution ont divergé. Il en est qui fixent cette séparation au<br />

début de l'ordre <strong>des</strong> primates; cette théorie semble surtout inspirée par le désir de se<br />

rassurer en mettant la plus grande distance possible entre l'homme et ses parents soushumains.<br />

A vrai dire, les similitu<strong>des</strong> structurales et surtout sanguines que manifestent<br />

l'homme et le singe anthropoïde sont si flagrantes qu'il est difficile de les considérer<br />

tous deux comme les aboutissements d'évolutions indépendantes et parallèles. Il<br />

semble bien plus vraisemblable que les deux lignes d'évolution, humaine et anthropoïde,<br />

aient été confondues sur la plus grande partie de leur longueur.<br />

<strong>Les</strong> géologues divisent l'histoire de la terre en ères, qu'ils subdivisent à leur tour<br />

en pério<strong>des</strong>. Chacune <strong>des</strong> ères est caractérisée par la prédominance de certaines<br />

formes de vie. C'est au commencement de la dernière de ces ères, l'ère cénozoïque,<br />

qu'apparurent les mammifères. Déjà existants à l'ère précédente, ils n'avaient alors<br />

que peu d'importance. L'ère cénozoïque se subdivise en pério<strong>des</strong>, l'Éocène, l'Oligocène,<br />

le Miocène, le Pliocène, le Pléistocène et les pério<strong>des</strong> récentes dont la dernière<br />

est la nôtre. L'ordre <strong>des</strong> primates apparut pendant la période Éocène; dès le commencement<br />

de l'Oligocène, il était déjà différencié en plusieurs familles.<br />

Un singe fossile de l'Oligocène Inférieur, le Propliopithecus, possède <strong>des</strong> caractéristiques<br />

telles que l'on peut penser qu'il s'agit là d'un ancêtre commun à l'homme et<br />

au singe anthropoïde; il était bien d'espèce petite et arboricole. On ne sait ce qu'il est


Ralph Linton (1936), De l’homme. 20<br />

advenu <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants du Propliopithecus pendant l'Oligocène Supérieur et le<br />

Miocène Inférieur, mais on dispose d'une série considérable de fossiles du Miocène<br />

Moyen. Ceux-ci prouvent qu'à cette époque les singes anthropoï<strong>des</strong> étaient nombreux<br />

(beaucoup plus nombreux qu'ils ne le sont de nos jours) et qu'ils étaient déjà nantis de<br />

la grande taille qui est encore aujourd'hui une de leurs caractéristiques marquantes.<br />

<strong>Les</strong> premiers primates connus et la plupart <strong>des</strong> types de primates encore existants<br />

sont <strong>des</strong> animaux de petite taille. <strong>Les</strong> membres appartenant à cet ordre furent d'abord<br />

arboricoles : dans ce genre de vie un faible poids constitue un net avantage. Il est<br />

pourtant clair que l'ancêtre commun à l'homme et à l'anthropoïde marqua une nette<br />

tendance au gigantisme. Cette tendance semble culminer chez le gorille moderne, es<br />

ce dont les adultes mâles peuvent peser jusqu'à 300 kilos; <strong>des</strong> animaux aussi lourds<br />

sont tout à fait inaptes à la vie arboricole. A mesure que les membres de la souche<br />

ancestrale grandissaient, ils durent passer de plus en plus de temps sur le sol et<br />

s'adaptèrent petit à petit au déplacement au sol. Leurs jambes s'allongèrent, l'attache<br />

de l'articulation de la hanche se fixa et le pied, libéré de sa tâche de préhension, se<br />

ramassa pour s'adapter à sa nouvelle tâche, supporter le poids du corps. La même<br />

évolution s'observe chez le gorille : le gorille <strong>des</strong> montagnes, qui atteint les dimensions<br />

les plus gran<strong>des</strong> et qui est tout à fait adapté à la vie sur le sol, a un pied qui<br />

ressemble à celui de l'homme plus que celui d'aucun autre primate sous-humain.<br />

Si le premier de nos ancêtres d'allure humaine <strong>des</strong>cendit <strong>des</strong> arbres parce qu'il<br />

était devenu trop lourd pour la vie arboricole, le changement <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> alimentaires<br />

a pu être un facteur complémentaire. Bien que les ancêtres lointains <strong>des</strong><br />

primates semblent avoir été insectivores, la plupart <strong>des</strong> primates sont végétariens.<br />

Aucun d'entre eux ne dédaigne de gober <strong>des</strong> oeufs ou de dévorer à l'occasion un petit<br />

oiseau ou un lézard, mais ils vivent surtout de fruits, de jeunes pousses et d'autres<br />

végétaux aussi tendres. L'homme est le seul primate vraiment carnivore, mais sa<br />

grande taille le rend peu habile à poursuivre <strong>des</strong> proies agiles à travers les branches.<br />

Si l'on suppose que ses ancêtres se mirent à aimer la viande une fois devenus grands,<br />

alors qu'ils partageaient leur temps entre les arbres et le sol, ils auraient trouvé là une<br />

raison supplémentaire de vivre au sol : la chasse y est en effet plus favorable aux<br />

animaux de grande taille.<br />

Le Miocène fut, de toute évidence, une époque de transformation active pour les<br />

singes anthropoï<strong>des</strong>; les fossiles, pourtant peu nombreux, qui nous en sont parvenus<br />

présentent <strong>des</strong> indices qui laissent deviner l'homme. Bien qu'aucune de ces espèces<br />

anthropoï<strong>des</strong> connues ne semble pouvoir se situer dans notre lignée d'ancêtres directs,<br />

certaines d'entre elles offrent, à bien <strong>des</strong> égards, un aspect plus humain que n'importe<br />

quel anthropoïde d'aujourd'hui. Tout se passe comme si, à cette époque, la nature<br />

avait multiplié <strong>des</strong> variations expérimentales autour d'une conception de l'homme : il<br />

y eut probablement bien <strong>des</strong> genres et bien <strong>des</strong> espèces à la fois plus proches du singe<br />

qu'aucun homme connu et plus proches de l'homme qu'aucun singe en vie. La scission<br />

entre les lignes d'évolution <strong>des</strong> anthropoï<strong>des</strong> et <strong>des</strong> hominiens, c'est-à-dire <strong>des</strong> êtres<br />

humains, s'est probablement produite vers cette époque et l'ancêtre de l'homme a dû<br />

être un anthropoïde miocène de grande taille, tendant à vivre au sol et à se nourrir en<br />

carnivore.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 21<br />

Il est, certes, décevant de disposer de si peu de documents fossiles sur l'ascendance<br />

de l'homme; rien là pourtant que de très naturel. Toutes les espèces anthropoï<strong>des</strong><br />

d'aujourd'hui vivent dans un espace géographique restreint; pourquoi en auraitil<br />

été différemment de nos lointains ancêtres? Il est fort possible qu'aucune fouille<br />

n'ait été encore entreprise dans les lieux qui les ont abrités. En outre, les anthropoï<strong>des</strong><br />

et les groupes humains vivant de cueillette sont toujours dispersés, même dans les<br />

régions qu'ils occupent : nos ancêtres ont probablement formé, sur leur territoire<br />

même, une population de ce type. Qui plus est, les chances qu'avaient leurs squelettes<br />

d'être conservés étaient minces. Le processus de fossilisation exige, en effet, <strong>des</strong><br />

conditions particulières : les ossements doivent être, d'une part, protégés contre les<br />

bêtes de proie et les intempéries et, d'autre part, imprégnés de matière minérale. Nos<br />

ancêtres miocènes étaient probablement assez intelligents pour éviter marécages et<br />

sables mouvants, pour attendre la baisse <strong>des</strong> eaux en crue et pour se garder <strong>des</strong> cavernes<br />

inondées, mais ils n'étaient probablement pas assez raffinés pour enterrer leurs<br />

morts. <strong>Les</strong> chances de fossilisation de leurs ossements étaient, par conséquent, très<br />

minces et les chances, pour ces fossiles, d'être découverts le sont plus encore. Se<br />

mettre délibérément à la recherche <strong>des</strong> ancêtres de l'homme est une tâche plus redoutable<br />

encore que la fameuse recherche de l'aiguille dans un tas de foin. La plupart <strong>des</strong><br />

fossiles connus de pré-hominiens ou <strong>des</strong> premiers humains ont été découverts par<br />

hasard et doivent leur préservation à la présence, au moment de la découverte, d'un<br />

amateur s'intéressant à ces matériaux. Hors d'Europe, rares sont ceux qui s'intéressent<br />

à ce genre de choses; il n'y en eut aucun, jusqu'au siècle dernier, en Afrique et en Asie<br />

du Sud qui offraient pourtant à nos ancêtres les terrains de chasse les plus<br />

prometteurs.<br />

Le seul fossile miocène de la famille <strong>des</strong> hominiens découvert jusqu'ici est l'homme<br />

de Java, le Pithecanthropus erectus. En fait, ce fossile fut trouvé dans <strong>des</strong> dépôts<br />

datant du Pliocène Supérieur, mais Arthur Keith, la plus grande autorité en cette<br />

matière, estime qu'il peut s'agir d'un type de la dernière époque du Miocène qui aurait<br />

subsisté pendant la période géologique suivante. <strong>Les</strong> restes consistent en un fémur,<br />

une calotte crânienne et quelques dents. Le fémur a <strong>des</strong> caractéristiques qui tiennent à<br />

la fois de l'homme et de l'anthropoïde, encore que les caractères humains semblent<br />

l'emporter. Sa forme indique que l'espèce avait déjà définitivement adopté la posture<br />

verticale et que, par suite, elle vivait probablement au sol. La calotte crânienne est<br />

allongée et étroite, avec de grosses crêtes osseuses saillant au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> yeux et une<br />

voûte très plate. Le volume du cerveau devait être de l'ordre de 900 cm 3 , donc<br />

supérieur à celui de tous les singes connus mais inférieur encore à celui de l'homme<br />

normal le moins favorisé. Mis à part son volume, le crâne a un aspect tellement<br />

simien que certains chercheurs en ont conclu qu'il s'agissait de celui d'un gigantesque<br />

gibbon. Ses dents, au contraire, le rapprochent de l'homme : leur usure indique que<br />

l'espèce mastiquait avec un coup de mâchoire rotatif comme l'homme moderne. Ceci<br />

aurait été impossible si les canines avaient fait saillie hors de la ligne dentaire comme<br />

chez les singes. Ce fossile, à coup sûr, se situe sur la ligne d'évolution <strong>des</strong> hominiens,<br />

encore qu'il puisse ne pas en être l'ancêtre direct.<br />

Outre cette exception, peu convaincante, nous ne disposons d'aucun fossile du<br />

Miocène Moyen jusqu'à la fin du Pliocène. Il existe bien deux fossiles datant de la fin<br />

du Pliocène ou du début du Pléistocène : ils ressemblent à l'homme, mais semblent


Ralph Linton (1936), De l’homme. 22<br />

s'éloigner davantage de notre ligne d'ascendance que l'homme de Java. La plus<br />

ancienne de ces deux espèces est l'espèce de Taungs dont nous ne possédons qu'un<br />

simple crâne venant de la Rhodésie du Nord. Ce crâne est malheureusement celui<br />

d'un enfant et quelques-unes de ses caractéristiques humaines peuvent s'expliquer par<br />

là : en effet, le crâne <strong>des</strong> jeunes anthropoï<strong>des</strong> ressemble plus à celui de l'homme que<br />

celui <strong>des</strong> adultes de la même espèce. Le fossile de Taungs est celui d'un anthropoïde<br />

qui ressemblerait à un chimpanzé moderne si le volume de son cerveau n'était aussi<br />

exceptionnel. Le dépôt dans lequel il fut découvert s'était formé dans une petite grotte<br />

qui s'est, plus tard, comblée de calcaire. Bien que ce dépôt ne contînt aucun outil, il<br />

enfermait de nombreux os d'animaux, parmi lesquels les crânes d'un certain nombre<br />

de babouins d'une espèce disparue. Plusieurs de ces crânes présentent une cassure en<br />

dépression, d'un type particulier, comme si leurs possesseurs avaient été tués d'un<br />

coup de gourdin. Bien que ceci ne puisse être prouvé, il semble tout à fait possible<br />

que le fossile de Taungs ait été un singe au cerveau volumineux et aux mœurs carnivores,<br />

et qu'il ait été avancé au point de vivre dans <strong>des</strong> cavernes et d'utiliser pour la<br />

chasse une sorte d'arme. L'histoire paléontologique de l'Afrique du Sud est encore<br />

trop floue pour qu'on soit capable de dater ces découvertes avec exactitude, mais elles<br />

remontent probablement au Pléistocène Inférieur ou Moyen. A cette époque, il y avait<br />

certainement en Afrique plus d'une forme d'apparence humaine.<br />

Le plus mystérieux <strong>des</strong> fossiles semi-humains reste certainement celui que l'on<br />

connaît sous le nom d'homme de Piltdown, ou Eoanthropus. Il fut découvert dans le<br />

Sussex, en Angleterre, et il remonte apparemment à la fin du Pliocène. Quelques<br />

outils de pierre, très grossiers, furent récupérés dans le même dépôt. <strong>Les</strong> restes comportent<br />

un crâne presque entier et une demi-mâchoire. Il est dommage que les deux<br />

côtés de la boîte crânienne manquent, ce qui a provoqué <strong>des</strong> discussions passionnées<br />

sur le volume du cerveau : l'estimation la plus vraisemblable évalue ce volume à 1400<br />

cm3, ce qui le situe à l'intérieur de la marge de variation normale pour notre propre<br />

espèce. Mais la structure du cerveau, comme le révèlent les contours intérieurs du<br />

crâne, semble avoir été considérablement plus simple et d'apparence plus simienne<br />

que celle d'aucune race existante. Extérieurement, le crâne est d'aspect tout à fait humain;<br />

les crêtes osseuses au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> yeux, qui sont très développées chez le<br />

Pithecanthrope et les fossiles humains les plus anciens, sont elles-mêmes comprises<br />

dans le champ <strong>des</strong> variations possibles pour l'homme moderne. <strong>Les</strong> traits singuliers de<br />

cette espèce se situent surtout dans la mâchoire et les dents : la mâchoire est très<br />

proche de celle d'un jeune chimpanzé et correspond si peu au crâne que les premiers<br />

chercheurs se demandèrent si les deux parties étaient réellement assorties. <strong>Les</strong> dents,<br />

elles aussi, sont de forme mi-humaine et mi-anthropoïde et les canines font saillie à la<br />

manière anthropoïde. Il s'agit apparemment d'une forme dont le cerveau et la partie<br />

supérieure du visage étaient comparables à ceux de l'homme moderne mais dont la<br />

partie inférieure du visage conservait un grand nombre de caractéristiques simiennes.<br />

Bien qu'une seule <strong>des</strong> trois espèces dont il vient d'être question puisse être considérée<br />

comme notre propre ancêtre, toutes les trois peuvent, cependant, donner <strong>des</strong><br />

indications sur le sens dans lequel s'accomplit l'évolution depuis le Miocène. <strong>Les</strong><br />

disproportions qui les affectent tous partiellement laissent penser que chacune de ces<br />

espèces semi-humaines en évolution était en avance par certains traits mais stagnait<br />

par d'autres. Chacune d'elles accuse un accroissement du volume du cerveau qui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 23<br />

devient ainsi plus volumineux que celui de l'anthropoïde d'aujourd'hui. L'Eoanthropus<br />

et le Pithecanthrope avaient déjà adopté une posture totalement verticale : sans doute<br />

vivaient-ils au sol de façon permanente. Pour n'être pas négatifs, les témoignages sur<br />

l'espèce de Taungs ne font pas moins défaut. En outre, la présence de ces formes dans<br />

<strong>des</strong> régions aussi distantes l'une de l'autre que Java, l'Angleterre et l'Afrique du Sud<br />

indique qu'au commencement du Pliocène les esquisses humaines que la nature avait<br />

ébauchées s'étaient déjà répandues sur la majeure partie de l'Ancien Monde.<br />

Rien ne permet de supposer que l'une de ces formes semi-humaines ait jamais<br />

atteint l'Amérique ou que la moindre ébauche humaine y ait vu le jour. <strong>Les</strong> primates<br />

américains se séparèrent de leurs parents de l'Ancien Monde à une époque très reculée<br />

et poursuivirent, à l'écart de ceux-ci, leur propre voie de développement; celle-ci<br />

ne les mena ni à la grande taille ni au cerveau volumineux et complexe. Quand, finalement,<br />

l'homme apparut en Amérique, il était parfaitement évolué et déjà familiarisé<br />

avec l'usage <strong>des</strong> outils et du feu. Il semble qu'il pénétra dans le nouveau continent par<br />

l'Asie du Nord-Est à une époque assez récente.<br />

Beaucoup plus proche du genre hominien que toutes celles dont il a été question<br />

plus haut, une autre espèce semi-humaine remontant au premier tiers du Pléistocène a<br />

été conservée. Il s'agit de l'homme de Pékin, découvert près de la ville du même nom,<br />

en Chine. Des restes de plusieurs individus ont été découverts à cet endroit, mais<br />

l'étude de ces débris est encore en cours et les conclusions finales n'ont pas été<br />

publiées à ce jour. Il semble que cette espèce se rattache à celle de l'homme de Java<br />

mais elle témoigne d'un net progrès dans la direction de l'homme. Le crâne garde les<br />

lour<strong>des</strong> crêtes osseuses mais sa voûte est plus élevée; le volume du cerveau est en<br />

outre beaucoup plus grand. La forme de la mâchoire est plus simienne que celle de<br />

l'homme moderne mais les dents tiennent plus de l'homme que de l'anthropoïde; les<br />

canines sont courtes, comme chez l'homme. La particularité de ces dents réside dans<br />

l'élargissement considérable de la cavité contenant la pulpe dentaire; cette caractéristique<br />

manque à la fois chez l'homme moderne et chez l'anthropoïde, mais on la<br />

trouve chez deux espèces humaines disparues, l'homme d'Heidelberg et l'homme de<br />

Néanderthal. Seul un os du pied semble indiquer que la structure du pied différait ici<br />

de façon très marquée de celui de l'homme moderne. La présence d'outils de pierre<br />

grossiers auprès <strong>des</strong> ossements semble prouver que, par certaines de ses habitu<strong>des</strong>,<br />

cette espèce était déjà quelque peu humaine.<br />

Le fossile le plus ancien qu'on assigne au genre hominien est la mandibule<br />

d'Heidelberg, découverte dans une carrière de sable près du village de Mauer en<br />

Allemagne. Cette mandibule, trouvée à 25 mètres de profondeur, était recouverte de<br />

dépôts intacts et remonte certainement au début du Pléistocène. Extraordinairement<br />

massive, elle est dénuée de menton mais sa forme générale est, comme ses dents,<br />

essentiellement humaine. Ces dernières ne diffèrent de celles de l'homme moderne<br />

que par l'élargissement de la cavité pulpeuse. Aucun autre vestige de cette espèce n'a<br />

été découvert à ce jour et peut-être serait-il sage d'attendre qu'on en découvre de nouveaux<br />

avant de tenter de déterminer son appartenance générique exacte. Bien que ce<br />

fossile ait été classé dans le genre homo, on ne doit pas oublier que si l'Eoanthropus a<br />

pu combiner une mâchoire d'apparence simienne avec un crâne humain, d'autres


Ralph Linton (1936), De l’homme. 24<br />

espèces peuvent aussi bien avoir combiné une mâchoire d'apparence humaine avec un<br />

crâne simien.<br />

<strong>Les</strong> restes authentiquement humains les plus anciens sont ceux de l'homme de<br />

Néanderthal, race ou espèce qui semble avoir occupé presque toute l'Europe pendant<br />

le Pléistocène Moyen et le Pléistocène Supérieur. De nombreux individus appartenant<br />

à ce groupe ont été découverts; ils représentent ainsi le stade le plus reculé de<br />

l'histoire humaine dont on soit parfaitement sûr et sur lequel on peut asseoir <strong>des</strong><br />

conclusions sérieuses reposant sur l'étude de squelettes complets. Bien que l'homme<br />

de Néanderthal ait été d'apparence plus simienne que n'importe quelle race humaine<br />

d'aujourd'hui, il n'y a guère de doute qu'il ait été un homme parfaitement évolué; de<br />

taille courte et trapue, il avait la poitrine bombée et la musculature puissante. <strong>Les</strong><br />

membres, bras et jambes, étaient courts et le rapport entre l'os supérieur et inférieur de<br />

chacun <strong>des</strong> membres dénote, assez curieusement, un aspect moins anthropoïde que<br />

notre propre espèce. Le Néanderthalien semble avoir été incapable de redresser complètement<br />

les genoux et sa démarche devait être plutôt lente et traînante. Il semble<br />

avoir eu la tête inclinée vers l'arrière car les muscles du cou s'attachaient haut sur le<br />

crâne; ainsi, il présentait une seule courbe continue depuis le haut de la tête jusqu'à la<br />

chute <strong>des</strong> reins. La tête était assez volumineuse, avec un masque lourd et écrase, un<br />

nez probablement aplati et une mâchoire massive et dépourvue de menton. <strong>Les</strong> yeux<br />

étaient protégés par <strong>des</strong> arca<strong>des</strong> sourcilières en bourrelet, plus saillantes encore que<br />

celles d'un Noir australien moderne. Le front était bas, et le crâne long et légèrement<br />

aplati au sommet faisait porter la masse du volume en arrière. Proportionnellement à<br />

sa taille, son cerveau était d'un volume comparable à celui de l'homme moderne, mais<br />

il était organisé de façon légèrement différente; il semble que l'homme de Néanderthal<br />

ait été de capacité mentale inférieure à celle de l'homme contemporain. Il différait<br />

encore de l'homme moderne - et ceci de façon très marquée - par la structure de ses<br />

dents : elles comportaient toutes de gran<strong>des</strong> cavités pulpeuses; quant aux molaires,<br />

elles étaient à racine simple alors que les molaires de type moderne ont une racine<br />

multiple. L'homme de Néanderthal semble avoir connu l'usage <strong>des</strong> outils et du feu dès<br />

le début de la période où il apparut; il disposait, avant de disparaître, d'une série<br />

considérable d'outils spécialisés. En fait, il était, à cet égard, légèrement inférieur à<br />

nos propres ancêtres à l'époque où ceux-ci lui succédèrent sur le continent européen.<br />

Mentionnons en passant l'homme de Rhodésie, autre espèce du genre hominien<br />

dont nous ne possédons qu'un simple crâne. Ce crâne, de très gran<strong>des</strong> dimensions,<br />

comporte un front extraordinairement bas et une face énorme. La mâchoire inférieure<br />

manque mais les dents sont d'un type parfaitement humain. Des os longs, découverts<br />

dans le même dépôt, sont modernes à tous les égards. Cette découverte reste une<br />

énigme, mais les fossiles qui l'accompagnaient témoignent d'une date si récente qu'il<br />

doit s'agir d'une espèce contemporaine à la nôtre, n'entretenant, par conséquent, aucun<br />

rapport avec notre ascendance possible.<br />

Rassembler ces matériaux et dresser un tableau cohérent <strong>des</strong> phases récentes de<br />

l'évolution humaine est une tentative qui prête inévitablement à la critique. Des<br />

controverses passionnées ont opposé les experts à propos de chacune <strong>des</strong> espèces<br />

semi-humaines et primitives, et les points de divergence sur ce sujet sont encore<br />

aujourd'hui plus fréquents que les points d'accord. Il semble toutefois indéniable que


Ralph Linton (1936), De l’homme. 25<br />

le Pithecanthrope, le Sinanthrope (ou l'homme de Pékin) et l'homme de Néanderthal<br />

sont très proches les uns <strong>des</strong> autres et qu'ils forment un schéma logique de développement,<br />

schéma qui serait accepté d'emblée s'il s'agissait de tout autre animal que<br />

l'homme. La mandibule fossile d'Heidelberg, bien que plus primitive que toute<br />

mâchoire connue de l'espèce néanderthale, est tout à fait conforme à l'idée qu'on peut<br />

se faire de la mâchoire d'un ancêtre néanderthal moins évolué, et elle pourrait se<br />

situer dans la même ligne de développement, à un niveau légèrement inférieur à celui<br />

du Néanderthalien. L'espèce rhodésienne n'appartient pas à la même ligne, mais elle<br />

partage tant de traits avec le Néanderthalien qu'il semble logique d'y voir une ramification<br />

d'une seule et même souche; cette ramification se serait séparée de la souchemère<br />

à une époque assez récente. L'espèce de Taungs et l'espèce de Piltdown semblent,<br />

au contraire, n'avoir aucun rapport avec la ligne d'évolution hominienne; leur<br />

ligne de développement a dû diverger de celle-ci avant même l'apparition du<br />

Pithecanthrope.<br />

Il reste à préciser la relation qui unit notre propre espèce (homo sapiens) à cette<br />

ligne Pithecanthrope-Néanderthalien. Il semble à peu près certain que nous ne <strong>des</strong>cendons<br />

pas du Néanderthalien car cette espèce était, par certains égards, d'apparence<br />

moins simienne que la nôtre et il est extrêmement rare qu'un processus d'évolution<br />

soit régressif. Pourtant, notre espèce et l'espèce néanderthalienne partagent tant de<br />

traits communs qu'il semble invraisemblable que leur ressemblance soit le résultat<br />

d'évolutions parallèles. L'explication la plus plausible semble être celle-ci : les deux<br />

espèces ont quelque part un ancêtre commun qui aurait précédé le Sinanthrope. Des<br />

découvertes récentes ont démontré la présence en Palestine, au Pléistocène Supérieur,<br />

d'une espèce humaine qui se situe à mi-chemin entre le Néanderthalien et l'espèce<br />

hominienne. Jusqu'à présent, très peu d'informations ont été publiées sur ces fossiles<br />

mais il semble que cette espèce Puisse, d'ores et déjà, se situer au carrefour de l'espèce<br />

néanderthalienne et de l'espèce hominienne, dont elle serait l'ancêtre commun.<br />

Il y a bien peu de distance entre cette espèce découverte en Palestine et le représentant<br />

le plus primitif de notre espèce qu'on a mis à jour : la race wadjak, qui est<br />

représentée par deux crânes provenant de dépôts pléistocènes javanais. Ces crânes<br />

sont comparables à ceux <strong>des</strong> aborigènes australiens d'aujourd'hui : ils sont allongés,<br />

avec <strong>des</strong> arca<strong>des</strong> sourcilières prononcées, un front fuyant et une face massive. Le trait<br />

le plus frappant demeure le volume du cerveau, bien supérieur à la moyenne de celui<br />

<strong>des</strong> Européens modernes; les Australiens pourraient bien être <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants<br />

dégénérés de ces hommes de Wadjak. Outre ces similitu<strong>des</strong> nombreuses, un maillon<br />

authentique entre cette race wadjak et les indigènes contemporains semble pouvoir<br />

être constitué par le plus ancien <strong>des</strong> fossiles australiens, le crâne talgai. La même race<br />

wadjak pourrait aussi être l'ancêtre de certains groupes primitifs du Sud de l'Inde. Il<br />

n'est pas certain qu'on puisse lui trouver une place dans la ligne d'évolution d'une<br />

autre race; toujours est-il qu'elle représente une forme primitive, très répandue, assez<br />

riche de virtualités diverses pour pouvoir évoluer vers n'importe lequel <strong>des</strong> différents<br />

types modernes.<br />

En dépit de leurs caractéristiques primitives, les crânes wadjak ne sont pas très<br />

anciens. On a dit avoir découvert de nombreux représentants de l'espèce hominienne<br />

qui remontaient à un passé plus lointain, mais l'âge géologique exact de ces décou-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 26<br />

vertes est, la plupart du temps, fort douteux. En outre, la structure de ces individus<br />

est, dans chaque cas, moins primitive et moins répandue que celle de la race wadjak.<br />

Certaines de ces découvertes sont probablement authentiques et, s'il en est ainsi, la<br />

race wadjak devra être considérée comme une survivance archaïque, une forme ancienne<br />

qui se serait attardée à Java, comme le fit le Pithecanthrope bien longtemps<br />

après l'apparition, dans d'autres lieux, de formes supérieures.<br />

La moins hardie <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> traitant de l'évolution de l'homme admettra sans<br />

réserve qu'il y a au moins cent mille ans que notre espèce est dotée <strong>des</strong> caractéristiques<br />

spécifiques qui la définissent aujourd'hui, même si, à cette date, toutes les<br />

variétés humaines n'étaient pas encore représentées. Il est probable, en outre, qu'à<br />

cette époque les ancêtres de l'homme moderne - ancêtres de race non différenciée - se<br />

soient répandus sur la plus grande partie <strong>des</strong> régions tropicales et tempérées de<br />

l'Ancien Monde. Puisque les formes semi-humaines avaient été capables de le faire, il<br />

n'y a aucune raison de supposer que nos propres ancêtres, plus intelligents et mieux<br />

équipés pour faire face à <strong>des</strong> environnements diversifiés, n'aient pu suivre leur<br />

exemple. C'est un <strong>des</strong> principes mêmes de l'évolution que la lutte pour la vie soit<br />

toujours plus intense entre <strong>des</strong> espèces très voisines qui utilisent souvent les mêmes<br />

ressources naturelles d'une région. En se dispersant dans l'Ancien Monde, nos<br />

ancêtres ont exterminé toutes les autres espèces humaines ou semi-humaines qui<br />

avaient survécu à leurs luttes internes.<br />

Dans la longue guerre dont l'enjeu était la souveraineté du monde, la dernière<br />

campagne semble avoir été menée en Europe. Là, le Pléistocène fut un âge glaciaire<br />

où les glaciers avançaient et reculaient alternativement. L'homo sapiens était une<br />

espèce tropicale ou, au mieux, une espèce <strong>des</strong> zones tempérées, sans pelage et sensible<br />

au froid. L'homme de Néanderthal, au contraire, semble avoir été une espèce subarctique,<br />

capable de vivre en Europe dans <strong>des</strong> conditions aussi sévères que celles que<br />

connaissent aujourd'hui les Eskimo, bien que disposant d'un équipement beaucoup<br />

moins adéquat. On sait qu'il n'a laissé aucun outil pouvant servir à assembler <strong>des</strong><br />

peaux et il est même douteux qu'il ait été vêtu; peut-être avait-il conservé la fourrure<br />

de ses ancêtres anthropoï<strong>des</strong>? Ce n'est que lorsque les glaciers se retirèrent vers le<br />

Nord pour la dernière fois que nos ancêtres pénétrèrent sur le continent européen et<br />

entreprirent de contester la suprématie néanderthalienne. Ces premiers immigrants<br />

étaient de type tout à fait moderne et leurs <strong>des</strong>cendants figurent encore parmi la<br />

population européenne. Ils semblent avoir poursuivi une guerre d'extermination<br />

contre l'espèce néanderthalienne et rien ne permet de croire qu'ils aient jamais mêlé<br />

leurs sangs. Ceci est tellement contraire aux pratiques habituelles (rapt <strong>des</strong> femmes et<br />

brassage <strong>des</strong> races) qu'il se peut fort bien qu'il y ait eu quelque différence essentielle<br />

entre les deux groupes. Il n'est guère concevable que les seules différences physiques<br />

entre les deux espèces aient rendu les croisements impossibles; plus vraisemblablement,<br />

le Néanderthalien devait présenter quelque caractéristique superficielle, une<br />

fourrure peut-être, qui le plaçait radicalement hors de la famille <strong>des</strong> hommes. Quelle<br />

qu'en soit la raison, le Néanderthalien fut anéanti sans laisser de trace et notre propre<br />

espèce apparut dès lors comme l'unique représentant <strong>des</strong> Hominidae.<br />

C'est également vers la fin du Pléistocène que <strong>des</strong> représentants de l'espèce<br />

hominienne atteignirent le continent américain. Sont-ils venus par la route désertique


Ralph Linton (1936), De l’homme. 27<br />

du détroit de Béring ou par un isthme plus méridional aujourd'hui immergé? Nous ne<br />

le savons pas. Nous savons pourtant que l'homme n'était alors que l'une <strong>des</strong> espèces<br />

de mammifères asiatiques qui ont pénétré en Amérique à cette époque, espèces dont<br />

l'une au moins, le bison, n'a jamais été une forme arctique. Dans le nouveau continent,<br />

les hommes trouvèrent une faune riche bien qu'un peu archaïque, mais aucun<br />

anthropoïde ou forme hominienne capable de leur disputer la suprématie. Ils se<br />

multiplièrent avec rapidité et se répandirent partout; mais, faisant avant tout œuvre de<br />

pionniers, ils ne commencèrent à jeter les bases d'une civilisation que trois à quatre<br />

mille ans après que leurs parents de l'Ancien Monde aient fait les premiers pas dans la<br />

même direction.<br />

Quiconque traite de l'origine de l'homme se doit de faire un usage constant de<br />

termes tels que « probablement » ou « peut-être ». Il y a de gran<strong>des</strong> lacunes dans les<br />

documents et certaines de ces lacunes ne seront jamais comblées. En outre, les<br />

preuves s'accumulent si vite que tout ouvrage sur ce sujet se démode en cinq ans. A la<br />

lumière de nos connaissances actuelles, l'histoire de notre espèce peut être résumée<br />

comme ceci : notre ancêtre le plus ancien, commun à l'homme et au singe, était arboricole;<br />

pendant longtemps, les lignes d'évolution de l'homme et du singe furent confondues,<br />

les individus accroissant régulièrement leur taille et le volume de leur cerveau,<br />

souvent même, pour ce dernier organe, de façon disproportionnée. Au cours du<br />

Miocène, certains <strong>des</strong> membres de cette lignée atteignirent <strong>des</strong> proportions excessives<br />

pour la vie arboricole et commencèrent à s'adapter à l'existence au sol. L'un de ces<br />

types de gros animaux terrestres, ou plusieurs d'entre eux, manifestèrent <strong>des</strong> goûts<br />

carnivores et bifurquèrent à partir de la souche ancestrale, accroissant le volume de<br />

leur cerveau et adoptant la posture verticale parfaite; ainsi naquit la branche hominienne<br />

qui, elle-même, au cours du Miocène Supérieur et du Pliocène, donna<br />

naissance à plusieurs rameaux divergents; c'est probablement au cours de la dernière<br />

moitié du Pliocène que l'un de ces rameaux atteignit le stade de l'humain et engendra<br />

<strong>des</strong> espèces différentes dont l'une devint finalement l'homme moderne; cette espèce se<br />

répandit partout, extermina ses concurrents et commença, à son tour, à se différencier<br />

en races variées qui sont autant d'espèces en devenir.


chapitre 2<br />

la notion de race<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 28<br />

Il est, certes, normal que l'homme éprouve un intérêt captivant à inventorier les<br />

différences physiques qui existent à l'intérieur de sa propre espèce, mais la violence<br />

de cet intérêt l'empêche, sans aucun doute, de prendre du recul. A proprement parler,<br />

l'étude <strong>des</strong> espèces humaines, c'est-à-dire <strong>des</strong> races, ressortit à la zoologie. L'homme<br />

est soumis aux mêmes lois biologiques que les autres mammifères, et les formes<br />

variées qu'il revêt aujourd'hui sont dues à un processus d'évolution analogue. Qui veut<br />

comprendre l'origine <strong>des</strong> différentes races et évaluer correctement l'importance <strong>des</strong><br />

différences raciales se doit d'essayer d'oublier qu'il est question de l'homme; il convient<br />

d'étudier celui-ci aussi objectivement que s'il s'agissait de toute autre espèce.<br />

Que tant de chercheurs en anthropologie physique aient omis de respecter cette précaution<br />

peut être imputé à <strong>des</strong> causes historiques. Il semble, en effet, que l'anthropologie<br />

ait eu plus de difficulté à rompre avec son passé que n'importe quelle autre<br />

science naturelle.<br />

L'anthropologie physique devint une science distincte vers la fin du XVIIIe et le<br />

début du XIXe siècle; elle combinait alors <strong>des</strong> éléments d'anatomie à la zoologie<br />

systématique de l'époque et ses premiers efforts ne tendirent qu'à classer les variétés<br />

humaines et à créer <strong>des</strong> techniques d'observation propres à raffiner ces classifications.<br />

A ses débuts, l'anthropologie était une science purement <strong>des</strong>criptive, et les problèmes<br />

<strong>des</strong> origines raciales et de la dynamique de l'évolution humaine ne l'intéressaient<br />

qu'accessoirement; ces problèmes ne pouvant rester complètement ignorés, elle en<br />

traita de façon sommaire. Malheureusement, les premières hypothèses avancées à


Ralph Linton (1936), De l’homme. 29<br />

propos de ces problèmes s'érigèrent bientôt en dogmes qui exercent, aujourd'hui<br />

encore, une influence tenace sur la pensée de nombreux anthropologues.<br />

<strong>Les</strong> premiers anthropologues physiques ont été gênés par la rareté <strong>des</strong> matériaux<br />

extra-européens, par l'ignorance <strong>des</strong> principes de l'hérédité et par l'absence de techniques<br />

adéquates pour distinguer les groupes purs <strong>des</strong> groupes hybri<strong>des</strong>. <strong>Les</strong> matériaux<br />

dont ils disposaient mettaient en évidence l'existence d'un grand nombre de variétés<br />

humaines; ces variétés présentaient <strong>des</strong> assemblages de traits physiques si inconstants<br />

qu'il était extrêmement difficile d'en établir une classification satisfaisante. Une<br />

classification fondée sur la forme de la tête se révélait, par exemple, en contradiction<br />

absolue avec une classification fondée sur la couleur de la peau ou la texture <strong>des</strong> cheveux.<br />

A cette époque, les théories de l'évolution s'esquissaient à peine : les premiers<br />

anthropologues physiques croyaient encore que chaque espèce et chaque variété<br />

étaient le résultat d'un acte de création distinct et qu'à ce titre elles étaient fixées une<br />

fois pour toutes. Leur foi même chancelait, pourtant, à l'idée que toutes les variétés<br />

d'hommes qu'ils étaient forcés de reconnaître avaient été créées séparément. Le<br />

phénomène du brassage <strong>des</strong> races observable toutes les fois que <strong>des</strong> variétés humaines<br />

différentes entraient par hasard en contact, leur offrait une issue commode : ils résolurent<br />

le problème de l'origine et de la classification <strong>des</strong> races en dressant un catalogue<br />

succinct de types idéaux, chacun étant caractérisé par une combinaison particulière de<br />

traits physiques, et en supposant que toutes les variétés non conformes à ces types<br />

idéaux étaient le résultat d'un processus d'hybridation.<br />

Chacun de ces types idéaux correspondait bien à une variété humaine contemporaine,<br />

mais la sélection d'une variété particulière comme variété-type dépendait<br />

exclusivement du jugement de l'observateur, détail qu'on s'empressait cependant<br />

d'oublier une fois l'hypothèse admise. Bien qu'il n'y ait jamais eu la moindre preuve<br />

que l'un quelconque de ces types idéaux fût réellement antérieur aux autres, c'était se<br />

rendre coupable d'hérésie que de remettre cette hypothèse en question. En discuter,<br />

c'était saper le fondement même de ces classifications. auxquelles l'anthropologie<br />

s'intéresse encore au premier chef. Le concept de types primaires survécut à l'idée <strong>des</strong><br />

créations séparées : on supposa que ces types étaient nés de différentes espèces préhumaines<br />

ou, à l'extrême rigueur, qu'ils s'étaient différenciés à l'aube même du<br />

développement de l'espèce humaine.<br />

Tout le problème <strong>des</strong> origines raciales et du système de relations entre les races<br />

doit être reconsidéré à la lumière <strong>des</strong> connaissances de la biologie moderne. Laissons<br />

donc provisoirement de côté le problème de la classification : bien qu'elles imprègnent<br />

la pensée de façon durable, les classifications sont toujours imposées de<br />

l'extérieur et n'entretiennent aucun rapport fonctionnel avec les matériaux qu'elles<br />

mettent en ordre. En premier lieu, toutes les variétés humaines existantes appartiennent<br />

à une seule et même espèce et le plus élémentaire <strong>des</strong> tests biologiques peut en<br />

apporter la preuve. Elles produisent toutes, si elles se trouvent croisées, <strong>des</strong> hybri<strong>des</strong><br />

non seulement féconds * mais encore, toutes choses égales d'ailleurs, plus féconds que<br />

* En anglais, le terme hybrid signifie indifféremment hybride ou métis. En français cependant,<br />

l'hybride s'oppose au métis en ce qu'il est stérile. Il y a donc contradiction dans les termes à parler<br />

d'hybri<strong>des</strong> féconds tandis que la locution métis féconds serait pléonastique. Nous avons finalement


Ralph Linton (1936), De l’homme. 30<br />

chacune <strong>des</strong> variétés-mères et au moins aussi vigoureux. <strong>Les</strong> conséquences d'un croisement<br />

entre variétés humaines semblent identiques à celles qu'on obtient en croisant<br />

<strong>des</strong> variétés fixées par reproduction, à l'intérieur d'une espèce végétale ou animale.<br />

Compte tenu de ceci, il est bien invraisemblable que les variétés humaines puissent<br />

provenir d'espèces pré-humaines différentes.<br />

Sans même invoquer cette preuve par l'hybridation, le fait que tous les êtres<br />

humains appartiennent à une espèce unique est d'une évidence aveuglante. <strong>Les</strong> différences<br />

physiques entre les variétés humaines peuvent sembler considérables parce<br />

qu'elles nous concernent de très près, de la même façon que les différences physiques<br />

entre nos familiers semblent beaucoup plus flagrantes que les différences qui<br />

opposent <strong>des</strong> inconnus. En fait, les différences entre les variétés humaines les plus<br />

disparates sont dérisoires et ne touchent que <strong>des</strong> caractéristiques secondaires. L'espèce<br />

humaine possède, comme bien d'autres espèces de mammifères, son assortiment de<br />

couleurs, ses échantillons de tailles différentes et une vaste collection de variations<br />

mineures concernant <strong>des</strong> caractéristiques telles que la texture <strong>des</strong> cheveux, la forme<br />

du crâne et les proportions <strong>des</strong> membres. Cependant, la structure du squelette, les<br />

organes et la musculature restent pratiquement les mêmes quelle que soit la variété et<br />

les différences qui peuvent exister dans ce domaine sont si minimes qu'elles ne<br />

peuvent être décelées que par <strong>des</strong> experts. Toute autre espèce de mammifère, aussi<br />

répandue que l'homme et soumise à une étude aussi fouillée, se révélerait au moins<br />

aussi diverse, sinon plus dans bien <strong>des</strong> cas. C'est ainsi que les variations les plus<br />

amples à l'intérieur de l'espèce humaine sont de beaucoup inférieures à celles que<br />

manifestent les ours noirs; elles sont inférieures de moitié environ à celles qui affectent<br />

une seule <strong>des</strong> espèces de singes-araignées sud-américains. Quant aux animaux<br />

domestiques, l'amplitude <strong>des</strong> variations qu'ils accusent est, souvent, aussi considérable<br />

: il n'est aucune différence entre variétés humaines qui approche, même de loin,<br />

celles qui existent entre le carlin et le lévrier, ou même entre le hereford et le bœuf<br />

texan à longues cornes. Puisque l'homme est un animal domestique et qu'il est le plus<br />

répandu parmi toutes les espèces de mammifères, l'étonnant n'est pas qu'il affecte <strong>des</strong><br />

formes variées mais plutôt que ces formes ne soient pas plus variées.<br />

Le problème de l'origine de ces variétés humaines est loin d'être résolu, mais notre<br />

connaissance du processus d'évolution permet de proposer quelques hypothèses<br />

atteignant un degré de probabilité satisfaisant. <strong>Les</strong> Primates semi-humains semblent,<br />

nous l'avons vu, s'être répandus à travers le monde et notre propre espèce, à son apparition,<br />

semble s'être diffusée, elle aussi, très rapidement. Nos ancêtres les plus anciens<br />

étaient probablement équipés d'outils et connaissaient le feu, ce qui les rendait aptes à<br />

vivre dans <strong>des</strong> environnements très différents; en outre, ils ne possédaient certainement<br />

pas de biens immobiliers qui puissent les attacher à une localité particulière.<br />

Toute espèce a tendance à s'accroître jusqu'à épuisement de la nourriture disponible,<br />

en l'occurrence, pour <strong>des</strong> animaux grégaires, jusqu'aux bornes du territoire que<br />

l'ensemble du troupeau peut couvrir. <strong>Les</strong> premiers hommes, comme les hommes<br />

modernes, semblent avoir été grégaires. Quand les hommes devinrent trop nombreux<br />

pour leur territoire, leur groupe se scinda en deux parties dont l'une émigra vers un<br />

choisi, dans un souci de meilleure compréhension et de simplification, de toujours traduire hybrid<br />

par hybride. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 31<br />

autre territoire 1 . Tant qu'il exista <strong>des</strong> territoires inexploités disponibles, ce processus<br />

de surpopulation et de scission du groupe s'accéléra et il n'est pas impossible que<br />

notre espèce ait occupé la plupart <strong>des</strong> territoires habitables de l'Ancien Monde un<br />

millier d'années seulement après son apparition.<br />

L'horizon social <strong>des</strong> groupes non civilisés est toujours très limité. Leurs membres<br />

ne connaissent que les individus appartenant à leur propre groupe et, à la rigueur, au<br />

groupe dont le territoire jouxte immédiatement le leur; ils entretiennent d'ailleurs avec<br />

ces derniers <strong>des</strong> rapports d'hostilité. Tout cela entraîne une endogamie très étroite et<br />

permanente. Bien que toute tribu interdise le mariage entre parents d'un certain degré,<br />

tous les membres d'un groupe restreint, en se mariant à l'intérieur de celui-ci, arrivent,<br />

en quelques générations, à avoir la même hérédité. C'est ainsi que les Eskimo du cap<br />

York, qui n'ont probablement jamais compté plus de cinq cents individus et qui ont<br />

pratiqué une endogamie rigoureuse pendant environ trois cents ans, ont fait de la tribu<br />

entière une famille unique. Du point de vue génétique, il est indifférent, dans ce cas,<br />

qu'on s'unisse à son cousin germain ou au parent le plus éloigné possible et une telle<br />

situation est particulièrement favorable à la fixation <strong>des</strong> mutations. Pourvu qu'elle soit<br />

héréditaire, n'importe quelle variation physique fera bientôt partie de l'hérédité de<br />

chaque membre du groupe et aura ainsi deux fois plus de chances d'apparaître chez<br />

les <strong>des</strong>cendants de n'importe quel couple. En fait, génétiquement parlant, la tribu tout<br />

entière est une vaste famille et tous ses membres finissent, en effet, par arborer un air<br />

de famille.<br />

S'il est vrai que tous les hommes d'aujourd'hui appartiennent à une même espèce,<br />

l'homme a dû n'être à l'origine qu'une forme indifférenciée contenant en germes toutes<br />

les variétés que nous connaissons aujourd'hui. Il est vraisemblable qu'ensuite cette<br />

forme se propagea assez vite et qu'en moins d'un millier d'années <strong>des</strong> petits groupes<br />

d'individus appartenant à ce type s'étaient répandus sur la majeure partie de l'Ancien<br />

Monde. Ces groupes se trouvant affrontés à <strong>des</strong> environnements très différents, <strong>des</strong><br />

particularités précieuses ici pouvaient être nuisibles ailleurs. En outre, étant donné<br />

l'isolement relatif de ces groupes et leur pratique de l'endogamie, toute mutation<br />

favorable ou, à la rigueur, non préjudiciable dans <strong>des</strong> circonstances données, avait les<br />

meilleures chances de s'étendre à tous les membres du groupe. Il semble tout à fait<br />

possible de rendre compte de cette façon de toutes les variations connues concernant<br />

l'espèce humaine sans avoir à invoquer la théorie selon laquelle il y aurait eu, dès<br />

l'origine, plusieurs formes distinctes d'hommes. L'environnement a un effet sélectif<br />

sur les variations physiques après leur apparition, en assurant aux individus qui<br />

varient selon une certaine direction une meilleure chance de survie (et. par conséquent,<br />

une meilleure chance de transmettre ce type de variation aux générations suivantes):<br />

c'est le principe bien connu de la sélection naturelle. Que l'environnement<br />

exerce aussi une influence dans la genèse même de ces variations et qu'il encourage<br />

l'évolution selon une direction particulière reste à prouver; bien que cette hypothèse<br />

ne soit pas impossible, le mécanisme qu'elle impliquerait garde encore tout son<br />

mystère. C'est ainsi que l'étude <strong>des</strong> plantes montre que certaines espèces accusent,<br />

quand on les introduit dans un environnement nouveau, un accroissement important<br />

1 Ce processus, qu'on peut observer encore aujourd'hui chez certaines peupla<strong>des</strong> de chasseurs, sera<br />

décrit en détail dans le chapitre XIII.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 32<br />

dans le nombre de mutants qu'elles engendrent; cette tendance décroît à mesure que<br />

s'accroît le temps de résidence. On sait aussi que l'installation de l'homme dans un<br />

nouvel environnement peut entraîner <strong>des</strong> changements du type physique qui ne sont<br />

pas imputables au processus sélectif. <strong>Les</strong> étu<strong>des</strong> de Boas sur les immigrants d'Amérique<br />

ont, par exemple, montré que même la première génération accuse une légère<br />

déformation de la tête qui reste, en tout état de cause, inexplicable par la théorie de la<br />

sélection. <strong>Les</strong> enfants appartenant à <strong>des</strong> groupes où les individus ont la tête plutôt<br />

allongée ont, en moyenne, la tête plus petite que leurs parents et la tendance s'accroît<br />

en raison directe du temps passé par les parents en Amérique avant la naissance <strong>des</strong><br />

enfants. Inversement les enfants appartenant à <strong>des</strong> groupes où les individus ont la tête<br />

petite tendent à avoir la tête plus allongée que celle de leurs parents et le même<br />

rapport demeure entre les chances d'apparition de cette caractéristique chez les<br />

enfants et le temps de résidence de leurs parents en Amérique. Tout se passe comme<br />

si l'environnement américain travaillait d'une façon non sélective à fabriquer une<br />

forme de tête intermédiaire, sans qu'on puisse en soupçonner le comment ni le<br />

pourquoi.<br />

On ne peut donc exclure la possibilité que l'implantation. du type. humain ancestral<br />

non différencié dans <strong>des</strong> environnements différents ait stimulé la différenciation<br />

et ait même engagé celle-ci dans une certaine direction, mais on connaît si mal le<br />

mécanisme impliqué qu'il est plus sûr de laisser ce problème de côté. Le processus de<br />

sélection naturelle est beaucoup mieux compris mais il faut rappeler que l'influence<br />

de l'environnement s'exerce, dans ce cas, de façon négative. Si ce processus de sélection<br />

retient certaines <strong>des</strong> variations provoquées par le processus de mutation, il en<br />

prélève beaucoup d'autres qui ne sont ni particulièrement avantageuses ni particulièrement<br />

désavantageuses. Comment <strong>des</strong> cheveux bouclés peuvent-ils, en effet, plutôt<br />

que <strong>des</strong> cheveux rai<strong>des</strong>, donner à leur possesseur une chance meilleure ou non de<br />

survivre, à moins que <strong>des</strong> facteurs sociaux ne s'y trouvent impliqués? La fixation de<br />

ces variations parfaitement neutres doit pouvoir s'expliquer par les lois mendéliennes<br />

de l'hérédité, mais il reste à savoir comment <strong>des</strong> traits aussi neutres peuvent être<br />

engendrés par une race entière.<br />

Parmi toutes les mutations qui ont réussi à se fixer dans <strong>des</strong> groupes humains<br />

particuliers, seules celles qui, concernent la couleur de la peau peuvent s'expliquer par<br />

l'environnement naturel. On sait depuis longtemps que dans l'Ancien Monde les<br />

individus à peau noire occupent les régions tropicales et les individus à peau claire les<br />

régions froi<strong>des</strong> et tempérées, mais l'explication n'en a été donnée que récemment. Il<br />

semble que ce soit moins une question de chaleur que d'intensité lumineuse; les<br />

rayons actiniques du soleil sont bénéfiques pour l'organisme de l'homme seulement en<br />

petites quantités et nocifs en gran<strong>des</strong> quantités. <strong>Les</strong> pigments de la peau semblent agir<br />

comme un filtre dont l'efficacité est proportionnelle à l'intensité de la couleur.<br />

Supposons que deux fractions d'un même groupe racial s'établissent l'une en<br />

Somalie et l'autre à proximité de la Baltique, et que toutes deux aient, à l'origine, une<br />

couleur de peau d'un brun moyen. Le groupe établi en Somalie serait exposé à une<br />

lumière solaire intense et ceux de ses membres dont la peau évoluerait vers une<br />

pigmentation plus claire recevraient plus de rayons actiniques qu'il ne convient. Comme<br />

les Européens modernes vivant aux tropiques, ils seraient sujets à <strong>des</strong> désordres


Ralph Linton (1936), De l’homme. 33<br />

nerveux et leurs femmes à <strong>des</strong> désordres plus importants dans le système de reproduction<br />

que leurs compagnes à la peau plus foncée. Bien que ces individus à la peau<br />

claire n'eussent, en aucune. façon, tendance à mourir jeunes, ceux d'entre eux qui<br />

survivraient seraient désavantagés et moins aptes à perpétuer leur type que les<br />

individus dont la peau aurait évolué vers une couleur plus sombre. La pigmentation<br />

cutanée modale du groupe finirait par devenir foncée et elle pourrait même, avec<br />

l'aide de mutations favorables, devenir d'un brun très prononce.<br />

Le groupe qui se serait installé à proximité de la Baltique connaîtrait <strong>des</strong> conditions<br />

radicalement différentes. Cette région se situe très au Nord et l'intensité<br />

lumineuse se trouve encore atténuée par un temps souvent brumeux et nuageux. <strong>Les</strong><br />

individus dont la peau évoluerait vers une pigmentation dense ne recevraient pas<br />

assez de rayons actiniques dans leur organisme; ils souffriraient très vraisemblablement<br />

de rachitisme à moins d'absorber du poisson cru, comme le font les Eskimo, et<br />

d'acquérir ainsi les vitamines dont les rayons solaires favorisent la fixation; les<br />

individus dont la peau aurait été plus claire, les albinos partiels en particulier,<br />

n'auraient que très peu souffert, l'absence de pigmentation cutanée permettant à<br />

l'organisme de ces derniers de bénéficier pleinement d'un soleil avare. Le rachitisme<br />

est rarement fatal mais il déforme les os et les femmes qui y ont été sujettes pendant<br />

leur enfance ont souvent <strong>des</strong> malformations du bassin rendant les grossesses difficiles<br />

ou impossibles. A la longue, la norme de pigmentation cutanée du groupe se déplacerait<br />

vers les couleurs claires et la peau pourrait même, grâce à d'éventuelles mutations<br />

semi-albinos, devenir aussi claire que celle <strong>des</strong> Nordiques modernes.<br />

La couleur de la peau ne représente, pourtant, que l'une <strong>des</strong> variables qui ont<br />

revêtu, à l'intérieur de chacune <strong>des</strong> races humaines particulières, une forme à peu près<br />

constante. On ne peut affirmer catégoriquement que l'existence de traits de ce genre<br />

soit sans rapport aucun avec la loi de survivance biologique, puisqu'ils peuvent n'être<br />

que le reflet d'une disposition intérieure favorable, elle, à la survivance du groupe<br />

particulier. Ainsi, pour ne citer qu'un cas purement hypothétique, les cheveux crépus<br />

<strong>des</strong> Noirs ne favorisent d'aucune manière leur vie aux tropiques mais cette caractéristique<br />

peut être l'expression d'un équilibre,, particulier <strong>des</strong> sécrétions endocrines; il se<br />

peut que une <strong>des</strong> conséquences invisibles de cette disposition intérieure soit d'une<br />

importance capitale pour la survie. Cette disposition pourrait, dans l'exemple <strong>des</strong><br />

cheveux crépus, donner aux individus qui en sont pourvus un haut degré d'immunité<br />

contre la malaria, immunité dont la manifestation extérieure serait une chevelure<br />

crépue; ainsi, les possesseurs d'une telle chevelure auraient une meilleure chance de<br />

se reproduire que ceux qui ne l'ont pas, et la chevelure crépue deviendrait, à la longue,<br />

normale pour le groupe. L'exemple ci-<strong>des</strong>sus est purement imaginaire et rien n'indique<br />

que de telles liaisons existent réellement, mais c'est une question qui vaut au<br />

moins la peine d'être approfondie. Qu'il y ait quelque rapport entre le type physique et<br />

les glan<strong>des</strong> endocrines semble certain. Pour ne citer qu'un exemple, les sécrétions<br />

insuffisantes de la glande thyroïde provoquent l'apparition de nombreuses caractéristiques<br />

mongoloï<strong>des</strong> chez les individus de race purement européenne; ces glan<strong>des</strong><br />

exercent également une influence profonde sur la vie de l'individu et sur sa personnalité<br />

: il est fort possible qu'un équilibre hormonal favorable dans tel environnement<br />

se révèle défavorable dans un autre.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 34<br />

<strong>Les</strong> causes qu'on peut invoquer pour expliquer la diversité présente <strong>des</strong> types<br />

humains se réduisent donc à trois: tendance au changement, commune à toutes les<br />

espèces de mammifères; opération de sélection naturelle, propre à chacun <strong>des</strong> environnements<br />

où les groupes humains se sont installés; enfin, conditions favorables à la<br />

fixation <strong>des</strong> mutations, particulièrement dans <strong>des</strong> groupes de petite taille pratiquant<br />

traditionnellement l'endogamie. Il ne faut pas, pourtant, minimiser l'importance de la<br />

sélection sociale qui résulte de la préférence manifestée par le groupe pour un type<br />

physique particulier. Ce mode de sélection affecte souvent une forme directe et<br />

expéditive. Ainsi, chez les Tanala, à Madagascar, il existe deux groupes qui, bien que<br />

très proches par les caractères physiques, la culture et la langue, diffèrent considérablement<br />

par la couleur de la peau. Ces groupes s'appellent le clan rouge et le clan<br />

noir; les membres normaux du clan rouge sont d'un brun très léger, la pigmentation<br />

étant assez claire pour pouvoir rougir; les membres normaux du clan noir sont au<br />

contraire d'un brun foncé, comparable à celui du Noir américain moyen. Si un enfant<br />

noir vient à naître de parents insoupçonnables dans le clan rouge, il est présumé<br />

devenir plus tard sorcier, ou voleur, ou incestueux, ou encore lépreux; on le met à<br />

mort. Le clan noir entretient exactement la même croyance en l'appliquant cette fois<br />

aux enfants blancs, dont ils disposent de la même façon sommaire. Puisque la plupart<br />

<strong>des</strong> mariages se font à l'intérieur du clan, ce type de sélection sociale ne peut guère<br />

manquer d'affecter le type physique du groupe. Ceux qui viennent à se différencier<br />

suivant une direction socialement indésirable sont éliminés, génération après génération,<br />

et leur permettrait-on de vivre, ils seraient désavantagés et n'auraient que<br />

rarement l'occasion de reproduire leur type.<br />

Ceux qui se posent le problème de la sélection sociale, en tant que mécanisme de<br />

fixation d'un type physique particulier, ont souvent objecté que la totalité <strong>des</strong><br />

membres d'une communauté primitive se marient normalement et engendrent <strong>des</strong><br />

enfants, ce qui est parfaitement vrai. Mais tous ne se marient pas de la même façon :<br />

comme partout ailleurs, les hommes les plus capables ou les plus riches prennent les<br />

filles considérées, selon les normes de la tribu, comme les plus jolies, excepté là où le<br />

choix n'est pas laissé aux futurs époux, ce qui reste rare. Même au simple niveau de la<br />

chasse, les enfants d'un bon chasseur ont une nourriture plus abondante et plus riche<br />

et, par là, une meilleure chance de survivre que les enfants de chasseurs moins habiles.<br />

L'action d'une sélection sociale de ce type est plus sournoise que l'élimination<br />

directe pratiquée par les clans tanala, mais ses effets cumulatifs doivent être<br />

considérables.<br />

Le sens de cette sélection sociale dépend évidemment de facteurs culturels. <strong>Les</strong><br />

normes de beauté varient profondément d'un groupe à l'autre et même, pour les<br />

sociétés raffinées, d'une période à l'autre : c'est ainsi que, aux États-Unis, nombre de<br />

gens d'un certain âge ont connu tour à tour le plein épanouissement <strong>des</strong> rondeurs<br />

féminines, leur éclipse et leur retour en faveur. Des transformations de si courte durée<br />

ne peuvent avoir d'effet durable sur le type physique du groupe, mais la vénération<br />

pour le noir brillant ou pour les hanches larges ou encore pour les favoris épais, si elle<br />

est main tenue pendant un millier d'années, peut très bien faire glisser la norme du<br />

groupe entier vers cette nouvelle forme de perfection physique.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 35<br />

Il est encore un autre aspect du problème de l'évolution <strong>des</strong> types. <strong>Les</strong> différentes<br />

variétés humaines ont une forte tendance à se mêler les unes aux autres dès qu'elles<br />

viennent à entrer en contact, quels que soient le lieu et l'époque : que de nouvelles<br />

variétés puissent naître d'une telle hybridation est un problème qui n'est pas encore<br />

totalement résolu. <strong>Les</strong> hybri<strong>des</strong> d'une première génération, issus de deux variétés<br />

humaines de type pur, tendent à être d'un type à peu près uniforme; mais quand ces<br />

hybri<strong>des</strong> se croisent entre eux, le type <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants varie et peut régresser vers les<br />

deux types purs <strong>des</strong> ancêtres ou vers d'autres formes intermédiaires. Il semble tout à<br />

fait possible que, par la combinaison d'une sélection naturelle et sociale, de tels<br />

groupes hybri<strong>des</strong> entrecroisés puissent, à la longue, engendrer un nouveau type stable,<br />

puisque <strong>des</strong> éleveurs d'animaux sont capables d'obtenir le même résultat par une<br />

sélection minutieuse et grâce à <strong>des</strong> accouplements entre individus de même souche.<br />

Cependant, le processus est lent et la production d'une nouvelle variété d'hommes à<br />

partir d'un groupe hybride n'a jamais pu être observée. Herskovits considère qu'un<br />

processus de ce genre s'est manifesté chez les Noirs américains qui représentent un<br />

mélange complexe de races variées de Noirs, d'Européens et d'Indiens américains,<br />

mais le processus de fixation du nouveau type serait encore en cours.<br />

Au cours de l'histoire de notre espèce, deux forces ont constamment été à l’œuvre.<br />

D'une part les facteurs combinés de la mutation, de la sélection et de la fixation de<br />

traits physiques par endogamie ont travaillé régulièrement à produire <strong>des</strong> variétés<br />

humaines de plus en plus nombreuses. D'autre part, la facilité avec laquelle les races<br />

humaines peuvent se croiser a tendu à estomper leur modelé et à produire <strong>des</strong><br />

quantités d'individus à l'hérédité mixte et au type physique variable. La première de<br />

ces forces a été prépondérante pendant la première période de l'existence de l'homme.<br />

La seconde a pris une importance croissante au cours du temps et elle a atteint son<br />

paroxysme avec l'affaiblissement <strong>des</strong> distances et l'éclatement <strong>des</strong> anciens groupements<br />

locaux, qui sont <strong>des</strong> faits caractéristiques de la civilisation moderne.<br />

<strong>Les</strong> premiers temps de l'Histoire ont vu notre espèce se propager rapidement et se<br />

développer en un grand nombre de variétés locales. Quelques-unes de ces variétés<br />

étaient, sans aucun doute, plus vigoureuses et plus intelligentes que d'autres, ce qui<br />

leur a permis de s'accroître et d'occuper davantage de territoires aux dépens de leurs<br />

voisins moins habiles. Cependant, si, comme l'étude de toutes les autres espèces de<br />

mammifères semble l'indiquer, on admet que le processus de différenciation et de<br />

fixation de nouveaux types humains s'est déroulé sans interruption, aucune variété<br />

humaine n'a pu s'établir sur une très large étendue sans subir <strong>des</strong> modifications<br />

locales. Aussitôt qu'un groupe d'individus d'une variété donnée s'est établi dans un<br />

environnement différant sensiblement de son environnement d'origine, l'évolution<br />

d'une nouvelle variété s'est amorcée. L'éventail <strong>des</strong> formes que cette nouvelle variété<br />

pouvait revêtir était limité, non seulement par le nouvel environnement, mais aussi<br />

par les possibilités de différenciation propres à la variété d'origine. Ainsi, par<br />

exemple, les membres d'un type blond pur ne pouvaient guère se transformer en une<br />

variété brune : en matière d'hérédité, la pigmentation est un facteur génétiquement<br />

dominant et, une fois éliminé d'une race, il ne peut selon toute vraisemblance y réapparaître;<br />

il reste que telle race blonde à l'origine pouvait se différencier par d'autres<br />

caractéristiques physiques telles que la forme de la tête. En d'autres termes, l'expansion<br />

de certaines variétés habiles et l'élimination d'autres moins habiles n'auraient pu


Ralph Linton (1936), De l’homme. 36<br />

favoriser, à la longue, l'établissement d'un type physique uniforme sur un grand<br />

espace, mais seulement le développement d'une série de variétés nouvelles.<br />

Tout déplacement d'une variété particulière vers un territoire préalablement occupé<br />

par une autre variété a toujours accéléré le processus d'hybridation, ce qui complique<br />

encore les choses. Même aux étapes les plus primaires de la culture, les guerres<br />

entre groupes se sont rarement terminées par l'extermination complète ou l'expulsion<br />

pure et simple du vaincu. <strong>Les</strong> femmes les plus attrayantes étaient prises comme<br />

concubines par les vainqueurs et, à travers elles, une partie de l'hérédité du vaincu<br />

passait dans le groupe conquérant. Au cours de l'évolution ultérieure de la culture,<br />

quand l'agriculture, l'industrie et le commerce se sont développés, il parut plus<br />

profitable, au lieu d'exterminer les vaincus, de S'installer parmi eux et de les exploiter,<br />

ce qui menait finalement à un contact étroit et permanent entre conquérants et<br />

conquis et à un brassage rapide et considérable <strong>des</strong> deux races. Bien que les hybri<strong>des</strong><br />

nés dans ces conditions puissent avoir été socialement désavantagés, ils ont eu au<br />

moins autant de chances de, survivre que les membres de race pure du groupe conquis<br />

et, par croisements avec eux, les conquérants ont propagé leur sang dans <strong>des</strong> sphères<br />

de plus en plus étendues.<br />

Même les conquérants ne peuvent maintenir la pureté de leur sang dans ces conditions;<br />

et, comme l'Histoire en témoigne, toutes les tentatives, même les plus<br />

méthodiques, ont échoué. <strong>Les</strong> conquérants peuvent réussir à garder leurs femmes et<br />

limiter ainsi les croisements aux seules relations entre leurs hommes et les femmes<br />

conquises; mais, aussitôt qu'il y a croisement, la pureté du type est condamnée. Certains<br />

parmi les <strong>des</strong>cendants <strong>des</strong> hybri<strong>des</strong> régresseront au type de leurs aristocratiques<br />

ancêtres et de tels individus peuvent facilement se glisser dans le groupe aristocratique.<br />

La « promotion » de Noirs aux États-Unis est à cet égard un exemple typique.<br />

De tels individus véhiculent l'hérédité de deux groupes à la fois et, par <strong>des</strong><br />

unions avec les aristocrates, l'hérédité <strong>des</strong> conquis s'introduit de plus en plus dans le<br />

groupe dominant jusqu'à ce que, finalement, la distinction physique entre les deux<br />

types disparaisse. On a prétendu que le seul groupe ayant une chance de maintenir<br />

l'absolue pureté de son sang était celui dont les femmes seraient trop difformes pour<br />

attirer les hommes de quelque autre tribu et dont les hommes seraient trop lâches pour<br />

en enlever les femmes. Ajoutons les habitants d'îles restées inviolées une fois les<br />

premiers occupants installés. Cependant, les groupes primitifs avec leur espace<br />

géographique restreint et leurs contacts limités ont une chance beaucoup plus grande<br />

que les groupes civilisés de conserver à leur sang une pureté relative. En effet, toutes<br />

les conditions susceptibles de susciter <strong>des</strong> contacts entre les membres de variétés<br />

différentes ont pour résultat d'accroître le nombre <strong>des</strong> hybri<strong>des</strong>. Chacun <strong>des</strong> groupes<br />

civilisés connus a été un groupe hybride; ce fait suffit à ruiner la théorie selon<br />

laquelle les peuples hybri<strong>des</strong> sont inférieurs aux peuples de race pure.<br />

L'attitude à l'égard de l'hybridation a profondément varié suivant les sociétés et<br />

suivant les pério<strong>des</strong>, mais aucun élément d'ordre biologique ne semble pouvoir<br />

justifier qu'on adopte à son égard une attitude favorable ou défavorable. Il est indéniable<br />

que, aujourd'hui, les races humaines les plus pures se trouvent parmi les groupes<br />

culturellement attardés et que tous les peuples civilisés sont, en majeure partie,<br />

composés d'hybri<strong>des</strong>, mais ceci ne signifie pas que les hybri<strong>des</strong> soient intrinsèque-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 37<br />

ment supérieurs. <strong>Les</strong> mêmes contacts qui stimulent le développement de la civilisation<br />

stimulent la production d'hybri<strong>des</strong> et constituent donc la cause commune de<br />

l'apparition de ces deux faits. Inversement, le fait que les populations hybri<strong>des</strong> soient<br />

tout à fait capables de perpétuer et de compléter l'équipement culturel que leurs ancêtres<br />

de race pure leur ont légué démontre qu'ils leur sont au moins égaux en savoirfaire.<br />

Dans <strong>des</strong> situations particulières, il se peut que l'hybridation soit fortement<br />

chargée de signification sociale mais les significations biologique et culturelle sont<br />

négligeables. En fin de compte, l'hybridation est un problème qui ne préoccupe plus<br />

que les chercheurs soucieux de classer les variétés humaines.<br />

Il est assez amusant de constater que les principaux théoriciens de la supériorité<br />

<strong>des</strong> races pures viennent d'Europe, l'une <strong>des</strong> régions du monde les plus parfaitement<br />

hybridées. Il est peu probable qu'un seul Européen d'aujourd'hui n'ait pas au moins un<br />

hybride parmi ses ancêtres, puisque la plupart <strong>des</strong> Européens représentent l'aboutissement<br />

d'une longue série de croisements. Des peupla<strong>des</strong> ont traversé ce continent de<br />

long en large avant que commence la période historique et l'ancêtre de la quasitotalité<br />

de la population européenne n'est même pas un Blanc pur. <strong>Les</strong> Huns, tribu<br />

jaune de l'Asie de l'Extrême-Orient, envahirent l'Europe, poussèrent leurs raids<br />

jusqu'à l'Atlantique et, après leur défaite, se perdirent dans la population européenne.<br />

D'autres peupla<strong>des</strong> asiatiques, comme les Avars et les Magyars, s'installèrent sur de<br />

gran<strong>des</strong> étendues en Europe orientale, mêlèrent leur sang à celui <strong>des</strong> habitants et<br />

disparurent en tant que type physique distinct. <strong>Les</strong> Romains introduisirent <strong>des</strong> esclaves<br />

noirs et, plus tard, les conquérants arabes de l'Espagne et de la Sicile avaient dans<br />

leurs veines bien plus qu'un soupçon de sang noir. Il existait enfin en Europe, avant<br />

même la fin de l'Age de pierre, plusieurs variétés de Blancs; bien que de nombreux<br />

ouvrages aient été écrits sur les origines, les caractéristiques et les interrelations de<br />

ces variétés, il n'est pas deux auteurs qui s'accordent sur la nature de ces variétés et<br />

sur leur nombre. Il est certain, pourtant, que chacune de ces variétés voyagea, subit<br />

<strong>des</strong> modifications locales et se croisa avec d'autres variétés toutes les fois que s'en<br />

présentait l'occasion. Tout ceci a provoqué un brassage extrême de l'hérédité en<br />

Europe et une parfaite hétérogénéité <strong>des</strong> types physiques.<br />

Aurait-on déterminé avec un degré de probabilité satisfaisant les caractéristiques<br />

de l'une <strong>des</strong> variétés blanches d'origine, il ne s'ensuivrait nullement que les individus<br />

présentant les mêmes caractéristiques engendrent <strong>des</strong> types conformes au type<br />

ancestral. <strong>Les</strong> membres <strong>des</strong> groupes mélangés manifestent souvent un retour atavique<br />

vers les variétés d'origine qui sont entrées en contact. En dépit de leur aspect physique,<br />

de tels types régressifs portent et transmettent une hérédité mixte. Ressusciter<br />

une variété originelle européenne dans sa forme pure demanderait plusieurs générations<br />

de croisements soigneusement sélectionnés, avec élimination, pour chaque<br />

génération, de tous les individus non conformes au type désiré, ce qui présente <strong>des</strong><br />

difficultés pratiques insurmontables, même pour un État totalitaire.<br />

<strong>Les</strong> types physiques européens ont été étudiés plus intensément que ceux de toute<br />

autre région, mais les mêmes conditions de brassage extrême existent partout où la<br />

population est dense et la culture avancée. Dans leur tentative pour déterminer et pour<br />

classer les variétés humaines d'origine, les anthropologues physiques se heurtent donc<br />

à une situation très complexe. Leur travail s'est, de surcroît, trouvé gêné par une


Ralph Linton (1936), De l’homme. 38<br />

terminologie encore confuse et par un usage inconsidéré de certains termes, en<br />

particulier du mot race. Celui-ci a été appliqué sans discrimination à toutes les unités<br />

de classification, depuis les groupes restreints, endogames, dont les membres présentent<br />

un très haut degré d'uniformité physique, jusqu'aux vastes divisions du genre<br />

humain à l'intérieur <strong>des</strong>quelles il est plus de différences que de ressemblances.<br />

Avant d'essayer de classer les variétés humaines, il doit être clairement entendu<br />

que de telles classifications reposent entièrement sur <strong>des</strong> caractéristiques physiques<br />

superficielles. Bien que les similitu<strong>des</strong> entre <strong>des</strong> groupes humains différents, portant<br />

sur <strong>des</strong> caractéristiques de ce genre, puissent impliquer <strong>des</strong> rapports génétiques et <strong>des</strong><br />

origines communes plus ou moins éloignées, ces relations ne peuvent être prouvées.<br />

Toutes les classifications se fondent sur la présence d'un certain nombre de caractéristiques<br />

qui. pour la plupart, sont malheureusement indiscernables à partir du seul<br />

squelette. <strong>Les</strong> squelettes ne fournissent en effet aucun indice sur la couleur de peau de<br />

leurs anciens possesseurs, sur la texture de leurs cheveux, sur la forme de leurs yeux,<br />

de leur nez ou de leurs lèvres, alors que chacun de ces éléments sert couramment de<br />

critère aux classifications raciales. Il n'est pas de groupe humain dont on connaisse<br />

l'ancêtre au-delà de cinq générations de manière assez détaillée pour qu'on puisse<br />

déterminer son type racial. En fait, il n'existe même pas une lignée familiale pour<br />

laquelle on ait <strong>des</strong> informations satisfaisantes pour une période aussi brève. La<br />

plupart <strong>des</strong> généalogies ne sont que de simples listes de noms et la galerie <strong>des</strong> portraits<br />

de famille ne fournit elle-même aucune information sur nombre de points<br />

importants. On ne peut classer que les variétés humaines qui nous sont données<br />

aujourd'hui. Toute conclusion sur les rapports que ces variétés peuvent avoir entre<br />

elles, qui serait fondée sur <strong>des</strong> classifications, ne serait que pure hypothèse.<br />

Le terme race a été employé de façon si abusive qu'il semble plus sage de lui<br />

substituer une série de trois termes : type, race et souche. Si cette terminologie est<br />

encore trop limitée pour permettre une classification vraiment précise, une terminologie<br />

qui serait assez fine pour rendre compte de tous les détails serait si complexe<br />

qu'elle perdrait la plus grande partie de son utilité. Selon notre terminologie, un type<br />

serait un groupe d'individus dont les caractéristiques varient en fonction d'une norme<br />

particulière. Cet usage du mot type correspond exactement à celui qui en est fait<br />

quand on l'applique aux animaux domestiques, le terrier griffon par exemple.<br />

Il est presque impossible de trouver un groupe humain qui constitue un type pur,<br />

mais cette condition est presque atteinte dans certaines tribus primitives relativement<br />

isolées. De tels types semblent s'établir par une longue pratique de l'endogamie et par<br />

l'élimination <strong>des</strong> variants extrêmes, encore qu'on n'en ait aucune preuve. Même dans<br />

les groupes humains les plus isolés, il y a toujours quelques individus qui se trouvent,<br />

par leurs caractéristiques, hors du champ normal <strong>des</strong> variations manifestées par le<br />

groupe, ce qui peut tenir soit à un croisement lointain avec d'autres types, soit à <strong>des</strong><br />

mutations individuelles. En tout cas, on peut par <strong>des</strong> procédés statistiques éliminer ces<br />

individus atypiques de l'étude; si un grand nombre d'entre eux s'écartent de la norme<br />

dans <strong>des</strong> proportions identiques, on estime habituellement que c'est là l'indice d'un<br />

croisement antérieur avec un autre type.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 39<br />

Après avoir éliminé ces individus, le chercheur établit pour chacune <strong>des</strong><br />

caractéristiques physiques les normes du groupe; la forme de la tête et du visage, la<br />

couleur de la peau, celle <strong>des</strong> cheveux et <strong>des</strong> yeux, la forme <strong>des</strong> traits, la texture <strong>des</strong><br />

cheveux, l'importance du système pileux et la stature sont les plus communément<br />

relevées. Quelques caractéristiques complémentaires peuvent être prises en considération,<br />

mais celles qui viennent d'être citées sont les plus facilement repérables et la<br />

plupart d'entre elles peuvent être décrites en termes précis. Bien qu'il n'y ait jamais<br />

deux individus qui soient rigoureusement identiques sous le rapport de l'une quelconque<br />

de ces caractéristiques, la plus grande partie <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes du même<br />

groupe se répartissent autour d'un point particulier de la gamme <strong>des</strong> variations. Par<br />

exemple, si les hommes ont une taille comprise entre 1,67 m. et 1,82 m., peu<br />

d'individus se situeront aux deux extrémités de l'échelle, il y en aura de plus en plus<br />

au fur et à mesure qu'on se rapprochera du milieu et le plus grand nombre d'entre eux<br />

se grouperont autour de 1,75 m. : on considérera cette taille comme la norme du groupe<br />

pour ce trait particulier. La combinaison <strong>des</strong> normes propres à chacun <strong>des</strong> traits<br />

physiques observés constituera le modèle physique idéal du type donné. Ce modèle<br />

joue pour tous les membres de ce type le même rôle que celui que joue le modèle<br />

idéal du terrier griffon pour les chiens d'exposition canine. Aucun individu, homme<br />

ou animal, n'est jamais une représentation parfaite du modèle idéal de son type, mais<br />

ce modèle représente ce que serait l'individu parfaitement modal.<br />

En appliquant <strong>des</strong> procédés statistiques à un grand nombre d'individus, il est<br />

possible de distinguer <strong>des</strong> modèles idéaux de ce genre jusque dans <strong>des</strong> populations<br />

très mélangées, et d'en déduire, avec un degré satisfaisant de probabilité, quels étaient<br />

à l'origine les types purs de cette population. <strong>Les</strong> mêmes métho<strong>des</strong> permettent de<br />

déterminer si un groupe, intermédiaire entre deux types connus, est un type pur<br />

distinct ou un type hybride. On n'éliminera pas pour autant l'hypothèse d'une hybridation<br />

antérieure qu'auraient suivie l'élaboration et la fixation d'un modèle physique<br />

nouveau, mais cette éventualité ne diminue en rien la valeur de cette méthode<br />

employée à <strong>des</strong> fins de classification.<br />

Seule une partie réduite de la population du monde a été étudiée par cette méthode,<br />

mais il semble y avoir, ou y avoir eu, sur la terre <strong>des</strong> centaines de types humains;<br />

ces types sont sujets à de fréquents changements, de nouveaux types apparaissant<br />

partout où un petit groupe isolé pratique l'endogamie pendant plusieurs générations et<br />

<strong>des</strong> types anciens, au contraire, devant à <strong>des</strong> brassages ou à leur impuissance à résister<br />

à la lutte pour la vie d'être constamment éliminés. Une classification du genre humain<br />

par types ne vaut qu'à un moment donné de l'histoire humaine et ne peut remonter ou<br />

<strong>des</strong>cendre au-delà de dix générations.<br />

Après le type, l'unité supérieure dans notre classification est représentée par la<br />

race, qui rassemble un nombre de types dont les modèles idéaux ont <strong>des</strong> caractéristiques<br />

communes. Il est impossible, pour établir les catégories de races, d'utiliser <strong>des</strong><br />

métho<strong>des</strong> absolument identiques à celles qui ont été utilisées pour établir les types;<br />

alors que pour ces derniers, le groupe d'individus à considérer est clairement délimité,<br />

les groupements raciaux n'ont pas de frontières nettes. Si l'on étudie les variations de<br />

l'une. quelconque <strong>des</strong> caractéristiques physiques à travers l'univers entier <strong>des</strong> types<br />

humains, on remarque que certains de ces types sont très proches sous le rapport de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 40<br />

cette caractéristique, que d'autres se ressemblent vaguement et que d'autres enfin<br />

diffèrent radicalement. Cependant, la position relative d'un type donné change selon<br />

qu'on prend en compte l'un ou l'autre <strong>des</strong> traits physiques. Ainsi, une classification<br />

<strong>des</strong> types selon la forme de la tête peut être en contradiction avec une classification<br />

selon un autre trait, comme la couleur de la peau.<br />

Ainsi, les classifications raciales reposent sur la présence de similitu<strong>des</strong> entre un<br />

ensemble de traits physiques sélectionnés. L'appartenance à un groupe racial dépend<br />

donc à la fois de la nature du trait sélectionné et du degré de similitude considéré<br />

comme significatif par le chercheur. Bien qu'il y ait certains types dont les ressemblances<br />

sont si nombreuses et si flagrantes que leur rattachement au même groupement<br />

racial n'est jamais remis en question, il en est beaucoup d'autres qui se trouvent<br />

à la lisière de ces groupements et qui se ressemblent autant qu'ils diffèrent. La place<br />

qui leur sera assignée dans la classification dépend, en dernière analyse, du jugement<br />

du chercheur. Pour ne citer qu'un exemple, il existe en Europe orientale un type de<br />

blonds à la carrure forte et trapue, dont la tête est ordinairement ronde et le visage<br />

large. Ce type se rapproche, pour la pigmentation cutanée, du groupe racial nordique;<br />

il ressemble par la tête et le visage au groupe alpin alors que, par la structure du corps<br />

et la stature, il se situe entre les deux tout en ressemblant plus au groupe nordique. Ce<br />

type doit-il être classé dans la race nordique ou dans la race alpine? Tout dépend de<br />

ce qui est, aux yeux du chercheur, la ressemblance la plus significative.<br />

En fin de compte, si les types sont d'authentiques entités biologiques, les races,<br />

telles qu'on a choisi de les définir, sont <strong>des</strong> créations du chercheur et <strong>des</strong> créations à<br />

propos <strong>des</strong>quelles tous les créateurs sont loin d'être d'accord. La même remarque vaut<br />

d'autant plus pour la troisième et la plus vaste unité de notre classification, les souches.<br />

<strong>Les</strong> souches sont <strong>des</strong> groupes de races, et les mêmes techniques que celles qui<br />

ont été utilisées pour établir les classifications raciales peuvent être utilisées pour<br />

établir le contenu de chacune <strong>des</strong> souches. La seule différence vient du fait qu'un<br />

ensemble encore plus restreint de traits physiques est ici pris en considération et les<br />

limites du groupe sont d'autant plus larges. <strong>Les</strong> difficultés rencontrées pour grouper<br />

les races en souches sont exactement celles qu'on rencontre pour grouper les types en<br />

races. Ici encore, il est <strong>des</strong> races qui se trouvent au carrefour de plusieurs souches et<br />

dont l'assignation à l'une ou l'autre de ces souches sera toujours remise en question.<br />

C'est ainsi qu'il existe en Afrique du Nord une race qui ressemble à la souche noire<br />

par la couleur de la peau et, à un degré moindre, par la texture <strong>des</strong> cheveux, mais qui,<br />

par la forme de la tête et surtout <strong>des</strong> traits, est plus proche <strong>des</strong> Blancs que <strong>des</strong> Noirs.<br />

La façon dont cette race se trouvera classée dépendra en dernier ressort du chercheur<br />

lui-même.<br />

La difficulté de classer les variétés humaines tenait surtout à la tendance à multiplier<br />

le nombre <strong>des</strong> races et <strong>des</strong> souches jusqu'au point où le système devenait si<br />

complexe et si peu maniable qu'il s'effondrait sous son propre poids. A présent, on<br />

classe l'ensemble du genre humain en trois souches, tout en reconnaissant que certaines<br />

races et certains types sont impossibles à classer. Ces trois souches sont la<br />

souche caucasique ou blanche, la souche négroïde ou noire, la souche mongolique ou<br />

jaune. Toute la souche caucasique se caractérise par un nez long et fin, <strong>des</strong> lèvres<br />

moyennes, un léger prognathisme (c'est-à-dire une avancée <strong>des</strong> mâchoires), <strong>des</strong> yeux


Ralph Linton (1936), De l’homme. 41<br />

rectilignes, <strong>des</strong> cheveux ondulés ou bouclés et un système pileux fourni. Elle varie<br />

sous tous les autres rapports et comprend à la fois <strong>des</strong> individus grands et petits,<br />

blonds ou bruns, à la tête allongée ou ronde. Bien qu'on ait coutume de représenter les<br />

Caucasiens comme ayant la peau blanche, quelques-uns <strong>des</strong> types de cette souche<br />

sont plus bruns que le Noir américain moyen.<br />

On distingue au moins cinq races dans la souche caucasique. La race nordique<br />

bien connue, le plus fortement représentée en Europe du Nord, offre les caractéristiques<br />

générales de la souche avec, en plus, une tête allongée, une haute stature et<br />

une pigmentation claire. La race alpine, qu'on trouve surtout en Europe centrale,<br />

possède aussi les caractéristiques générales avec, en plus, une tête ronde, une taille<br />

plutôt petite, une membrure solide et trapue et une pigmentation moyenne avec <strong>des</strong><br />

cheveux et <strong>des</strong> yeux bruns. La race méditerranéenne, fortement représentée dans<br />

l'Europe méridionale, offre, en plus <strong>des</strong> caractéristiques générales, une tête allongée,<br />

une stature ordinairement petite, une ossature légère, une pigmentation plutôt foncée,<br />

<strong>des</strong> cheveux et <strong>des</strong> yeux brun foncé ou noirs et une tendance à avoir <strong>des</strong> cheveux tout<br />

à fait bouclés. En Europe du Sud-Est et dans le Proche-Orient, il existe une autre race,<br />

la race arménienne, caractérisée par une pigmentation foncée, une tête allongée mais<br />

petite et un modelé facial curieux: le nez est large et forme une ligne continue avec un<br />

front légèrement incliné (on peut considérer les statues grecques comme une idéalisation<br />

de ce modèle). Enfin, en Inde, la race hindoue combine la plupart <strong>des</strong> caractéristiques<br />

méditerranéennes avec une stature plus élevée et une couleur de peau plus<br />

foncée, qui devient même presque noire chez certains types.<br />

La souche négroïde est caractérisée, dans son ensemble, par un nez épaté, <strong>des</strong><br />

lèvres épaisses, un prognathisme prononcé, <strong>des</strong> yeux rectilignes, <strong>des</strong> cheveux crépus,<br />

une pigmentation très foncée et une tendance à avoir la tête allongée encore qu'il y ait<br />

<strong>des</strong> types à tête moyenne ou petite. Cette souche est celle qui varie le plus sous le<br />

rapport de la stature puisqu'elle comprend à la fois les plus grands et les plus petits<br />

<strong>des</strong> types humains. Sa composition raciale n'a jamais été bien dégagée, mais on peut y<br />

distinguer au moins cinq races. <strong>Les</strong> Noirs nilotiques se distinguent par une ossature<br />

très haute et très fine et une absence relative de système pileux. <strong>Les</strong> Noirs de la forêt<br />

sont plus petits et de stature moins puissante, avec un système pileux très épais et <strong>des</strong><br />

traits de caractère négroïde très prononcé (c'est de ce groupe que les ancêtres de la<br />

plupart <strong>des</strong> Noirs américains sont originaires). Dans les forêts denses de l'Afrique<br />

centrale, il existe un troisième groupe racial, celui <strong>des</strong> Pygmées. Ceux-ci sont identiques<br />

aux Noirs de la forêt, ils n'en diffèrent que par la taille, extrêmement réduite,<br />

qui n'atteint que rarement 1,50 m. chez les hommes adultes, et par la tête qui est un<br />

peu plus petite.<br />

Deux autres races font habituellement partie de la souche négroïde bien que leur<br />

habitat se trouve éloigné de celui du reste du groupe. <strong>Les</strong> Négritos ou nains noirs sont<br />

éparpillés à travers toute l'Asie du Sud-Est et les îles avoisinantes. Presque aussi<br />

petits que les Pygmées africains, ils ont une ossature bien plus légère et la tête ronde;<br />

ils n'ont que peu ou pas de système pileux. En Nouvelle-Guinée et dans les îles<br />

voisines, on trouve les Noirs océaniques : ils présentent les caractéristiques de la<br />

souche mais il est très difficile de les caractériser comme race : cette région comprend


Ralph Linton (1936), De l’homme. 42<br />

de nombreux types très locaux et il s'y est produit un brassage intensif avec d'autres<br />

souches.<br />

En Afrique du Sud, il existe une race qui défie toute assignation, celle <strong>des</strong><br />

Boschimans-Hottentots. Ces individus sont petits, d'ossature légère, avec un nez et<br />

<strong>des</strong> lèvres négroï<strong>des</strong> et les cheveux extrêmement crépus, mais ils ont une peau jaune<br />

clair et les yeux bridés; c'est surtout à leur situation géographique qu'ils doivent d'être<br />

tenus pour une variante extrême de la souche noire. Certains types appartenant à cette<br />

race présentent la particularité complémentaire de stéatopygie (accumulation de<br />

masses de graisses dans la région fessière), mais ce dernier trait n'est pas caractéristique<br />

de la race dans sa totalité.<br />

La souche mongolique est la plus difficile à définir; non seulement elle n'a pas été<br />

étudiée de façon complète, mais elle a aussi été utilisée comme un fourre-tout où l'on<br />

jetait en vrac les races et les souches non négroï<strong>des</strong> dont les savants caucasiens ne<br />

voulaient pas dans leur propre compagnie d'élite. D'une façon générale, cette souche<br />

se caractérise par une couleur de peau moyennement foncée, allant du brun cuivré de<br />

l'Indien américain au jaune pâle du Chinois du Nord, <strong>des</strong> cheveux plats et rai<strong>des</strong> et un<br />

système pileux clairsemé. Sous tous les autres rapports, les individus appartenant à<br />

cette souche sont très variables. Même les yeux bridés, fréquemment cités comme<br />

caractéristiques de cette souche, n'apparaissent que sporadiquement parmi les Indiens<br />

américains. En fait, cette souche se trouve divisée en deux parties, la souche mongolique<br />

de l'Ancien Monde et celle du Nouveau Monde, c'est-à-dire les Indiens. La partie<br />

de l'Ancien Monde comprend au moins deux races bien définies et probablement un<br />

nombre bien plus grand encore. La race du Nord de la Chine est grande, à la tête<br />

ronde, la peau jaune pâle, le nez petit et droit, les lèvres minces et les yeux bridés. La<br />

race malaise, qui est le plus représentée en Asie du Sud-Est, est petite, avec une forme<br />

de tête et <strong>des</strong> traits variables et une couleur de peau d'un brun moyen. En Asie du<br />

Nord-Est, il existe encore une autre race, ou groupe de races, qui ressemble aux<br />

Indiens américains.<br />

<strong>Les</strong> Indiens américains pourraient presque constituer à eux seuls une souche<br />

distincte. Ils présentent plusieurs types différents, dont la plupart partagent une<br />

couleur de peau brun cuivré et <strong>des</strong> cheveux rai<strong>des</strong> mais qui divergent de façon très<br />

marquée sous tous les autres rapports. Ainsi les crânes les plus petits et les plus<br />

allongés qui nous soient parvenus sans subir de déformations nous sont venus de<br />

différents types indiens. Même la couleur de la peau et la texture <strong>des</strong> cheveux sont<br />

variables : certains types, en Amérique du Sud, sont d'une couleur claire tirant sur le<br />

jaune, et <strong>des</strong> cheveux ondulés modérément bouclés apparaissent sporadiquement sur<br />

les deux continents. Aucune classification raciale satisfaisante de ces différents types<br />

n'a été établie jusqu'ici.<br />

Au Nord du Japon et dans l'île voisine de Sakkaline, il existe un petit groupe<br />

racial, celui <strong>des</strong> Aïnous, dont le statut est équivoque. Ces individus sont petits, trapus,<br />

avec une tête moyenne, <strong>des</strong> cheveux bruns, <strong>des</strong> yeux gris ou verts, une texture de<br />

cheveux un peu ondulée, un système pileux abondant et une peau blanc bistré. Leurs<br />

yeux sont habituellement rectilignes, niais l'allure générale de leurs traits est plus<br />

mongolique qu'européenne. Ils apparaissent comme l'un de ces groupes marginaux


Ralph Linton (1936), De l’homme. 43<br />

qui ressemblent à deux souches à la fois; on les a pourtant classés parmi les<br />

Caucasiens. Dans les îles les plus éloignées du Pacifique, il est une autre race, celle<br />

<strong>des</strong> Polynésiens, dont le statut est encore plus équivoque. Cette race présente <strong>des</strong><br />

traits mi-caucasiens et mi-mongoliques, ceci en proportion rigoureusement égale,<br />

avec de légères caractéristiques négroï<strong>des</strong> très peu prononcées. Cette région, formée<br />

d'îles nombreuses et largement dispersées, est particulièrement propice au développement<br />

de types multiples dont certains diffèrent apparemment autant les uns <strong>des</strong> autres<br />

que de certains types assignés aux souches caucasique ou mongolique.<br />

Il existe encore une autre race irréductible à cette classification tripartite et qui<br />

présente, de surcroît, un intérêt particulier pour les anthropologues. Ce sont les<br />

Australiens. <strong>Les</strong> ancêtres de ce groupe semblent avoir pénétré dans ce continent dans<br />

<strong>des</strong> temps très reculés et n'avoir eu ensuite que peu de contacts avec le monde<br />

extérieur. <strong>Les</strong> membres actuels de cette race semblent avoir plus en commun avec<br />

certains types d'hommes disparus qu'avec aucun type moderne, il semble fort possible<br />

qu'ils soient <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants très légèrement modifiés de cet ancien type humain non<br />

différencié qui a donné naissance à tous les types et races ultérieurs. <strong>Les</strong> Australiens<br />

se caractérisent par une tête allongée au front fuyant, aux orbites très massives saillant<br />

par-<strong>des</strong>sus les yeux, au nez court et aplati, aux lèvres modérément pleines, au prognathisme<br />

très marqué, avec un système pileux abondant, une texture de cheveux ondulée<br />

et une pigmentation allant du brun moyen au brun foncé. Ils manifestent de vagues<br />

ressemblances avec toutes les souches à la fois, suivant le point de vue sous lequel on<br />

les observe, mais toutes ces ressemblances sont dominées par les caractéristiques<br />

primitives.<br />

La classification qui vient d'être donnée est un outil commode pour la mise en<br />

ordre de matériaux <strong>des</strong>criptifs; il n'en reste pas moins que les seules unités fonctionnellement<br />

significatives à l'intérieur de cette classification sont les types. Ceux-ci sont<br />

d'authentiques entités biologiques; ils représentent <strong>des</strong> groupes caractérisés par <strong>des</strong><br />

ressemblances physiques très étroites et une hérédité commune. <strong>Les</strong> races et les<br />

souches, au contraire, sont <strong>des</strong> abstractions, ce qui devient plus manifeste encore<br />

quand on étudie la distribution <strong>des</strong> types et leur ressemblance entre eux. Sauf dans les<br />

régions qui ont connu récemment de vastes mouvements de population, on constate<br />

habituellement que chaque type ressemble dans sa quasi-totalité à ses voisins immédiats<br />

et que cette ressemblance s'atténue à mesure que s'accroissent les distances. <strong>Les</strong><br />

types les plus notoirement différents sont reliés par une série progressive de types<br />

intermédiaires. <strong>Les</strong> types semblent se fondre entre eux à la façon <strong>des</strong> paysages et ne<br />

manifestent <strong>des</strong> changements que par touches légères qui s'accumulent à mesure<br />

qu'on s'écarte d'un point donné. C'est exactement ce qu'on pourrait s'attendre à trouver<br />

pour une espèce qui se serait largement propagée et se serait ensuite différenciée en<br />

une série de variétés locales. Il est extrêmement difficile de rendre compte de ce phénomène<br />

par la théorie d'un nombre restreint de types originellement distincts, à moins<br />

de supposer que la plupart <strong>des</strong> types existants soient le résultat d'une hybridation.<br />

<strong>Les</strong> difficultés de la théorie de l'hybridation ont déjà été mises en évidence. Si de<br />

nouveaux types peuvent être produits de cette façon, ceci requiert, à tout le moins, un<br />

long et rigoureux processus de sélection. Pour le moment, cette théorie ne peut être ni<br />

confirmée ni infirmée et, jusqu'à plus ample informé, on doit réserver son jugement


Ralph Linton (1936), De l’homme. 44<br />

sur l'hypothèse selon laquelle toutes les variétés humaines viendraient de quelques<br />

types ancestraux très différents. Il convient, en particulier, d'être circonspect à l'égard<br />

de toutes les reconstructions historiques fondées sur l'hypothèse selon laquelle tous<br />

les types assignés à l'une quelconque <strong>des</strong> souches pourraient avoir un ancêtre commun<br />

différent de celui qui est présumé commun à la totalité <strong>des</strong> membres de notre<br />

espèce. C'est ainsi qu'on a supposé que les Noirs océaniques et les Négritos devaient<br />

avoir une origine commune avec les Noirs africains : <strong>des</strong> théories variées faisant état<br />

de migrations ont été avancées pour rendre compte de leur présence en <strong>des</strong> lieux<br />

éloignés de ceux où se trouvent les autres membres de la souche. En fait, l'environnement<br />

dans lequel on les trouve est tout à fait comparable à l'Afrique tropicale et<br />

l'ancien type humain non différencié, établi dans les deux lieux, a pu y subir <strong>des</strong><br />

évolutions parallèles. D'autre part, les traits caucasiques qu'on trouve chez les Aïnous<br />

et les Polynésiens n'indiquent pas nécessairement que ces groupes aient eu, dans leur<br />

histoire, un contact quelconque avec nos propres ancêtres; l'environnement aïnou, en<br />

particulier, était bien comparable à certaines parties de l'Europe. Il vaut mieux, pour<br />

l'instant, considérer que toutes les classifications par races ou par souches ne sont que<br />

<strong>des</strong> outils en vue d'une étude <strong>des</strong>criptive et qu'elles ne permettent pas d'édifier, avec<br />

sécurité, la moindre théorie.


chapitre 3<br />

la signification<br />

<strong>des</strong> différences raciales<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 45<br />

Ces cent cinquante dernières années ont vu se développer une littérature considérable<br />

sur les questions raciales et s'édifier nombre de théories traitant du statut<br />

relatif <strong>des</strong> différentes races. Bien qu'on puisse, en partie, expliquer ce phénomène par<br />

le développement général de l'intérêt scientifique, il semble bien que ce soient plutôt<br />

<strong>des</strong> facteurs sociaux et historiques particuliers qui permettent d'en rendre compte.<br />

Avant- le XVIe siècle, le monde n'éprouvait pas de conscience de race et rien ne l'y<br />

incitait. L'Ancien Monde était de dimensions réduites et, toute aire géographique<br />

continue établissant <strong>des</strong> transitions qui estompent les types physiques, les différences<br />

physiques entre les peuples classiques et les peuples barbares étaient à peine<br />

marquées. Ainsi, bien que les Romains se soient représentés les Gaulois comme<br />

généralement plus grands et plus blonds qu'eux, tout Romain pouvait trouver autour<br />

de lui <strong>des</strong> individus blonds et élancés; inversement les types bruns et petits étaient<br />

nombreux en Gaule. Même lorsqu'on reconnaissait l'existence de telles différences<br />

physiques, on n'y attachait aucune connotation sociale immédiate. <strong>Les</strong> hor<strong>des</strong> d'esclaves<br />

sur lesquelles reposait l'économie classique venaient toutes de régions<br />

voisines, souvent même de villes voisines dans le cas <strong>des</strong> Grecs, et l'apparence physique<br />

ne suffisait pas pour distinguer l'esclave du maître. Même dans l'Empire romain<br />

étendu, la plupart <strong>des</strong> peuples assujettis étaient formés de types tellement semblables<br />

à celui <strong>des</strong> conquérants qu'ils ne pouvaient s'en distinguer que par le vêtement, la<br />

langue et les coutumes. En fait, les peuples classiques ne connaissaient qu'un seul<br />

groupe dont le type physique fût très différent du leur, celui <strong>des</strong> Noirs nilotiques dont<br />

le territoire se trouvait trop loin pour qu'ils fussent <strong>des</strong> ennemis ou <strong>des</strong> fournisseurs<br />

d'esclaves importants; on n'éprouvait, par conséquent, à leur égard aucun sentiment


Ralph Linton (1936), De l’homme. 46<br />

marqué. En fait, les poètes grecs tendaient même à les idéaliser plus qu'ils n'idéalisaient<br />

<strong>des</strong> barbares plus proches d'eux et mieux connus et les appelaient communément<br />

les « heureux Éthiopiens ».<br />

Il en fut de même pendant tout le Moyen Age. <strong>Les</strong> croisa<strong>des</strong> même ne firent pas<br />

naître une conscience de race car, une fois dépouillés de leur harnachement, bien <strong>des</strong><br />

croisés du Sud de l'Europe ne se distinguaient pas de leurs ennemis sarrasins. Ce n'est<br />

qu'avec la découverte du Nouveau Monde et <strong>des</strong> routes maritimes vers l'Asie que la<br />

race prit une signification sociale. Depuis le XVIe siècle, les Européens n'avaient<br />

cessé de conquérir <strong>des</strong> peuples indigènes et de s'instaurer parmi eux en aristocratie<br />

dominante. Si les membres <strong>des</strong> groupes assujettis avaient bien la possibilité d'adopter<br />

aisément la langue et les coutumes de leurs dirigeants, ils ne pouvaient pour autant<br />

changer leur propre type physique et, pour la première fois dans l'Histoire, la race<br />

devint un critère infaillible pour déterminer le statut social. Puisque tout homme blanc<br />

était membre du groupe dominant et tout homme noir membre, du groupe assujetti,<br />

les deux factions prirent de plus en plus conscience de leurs différences physiques.<br />

Cette prise de conscience fut encore favorisée par l'apparition du trafic <strong>des</strong> esclaves<br />

africains et l'importation, en Europe comme en Amérique, d'un grand nombre de<br />

Noirs qui, bientôt, formèrent une caste distincte au bas de l'échelle sociale.<br />

<strong>Les</strong> Européens ne se contentèrent pas de considérer leur domination sociale et<br />

politique comme un fait établi. Presque dès le début, ils cherchèrent <strong>des</strong> rationalisations<br />

et tentèrent de se prouver que l'assujettissement <strong>des</strong> autres groupes raciaux sous<br />

leur loi était chose naturelle et inévitable. Peut-être y furent-ils poussés par le<br />

sentiment obscur que tout ce qui se gagne par l'épée peut se perdre par l'épée . si la<br />

domination mondiale <strong>des</strong> Européens n'était due qu'à un accident historique, un autre<br />

accident pouvait bien y mettre fin.<br />

<strong>Les</strong> premières tentatives de rationalisation de la domination européenne reposaient<br />

sur <strong>des</strong> décrets surnaturels. Comme les Européens étaient chrétiens et comme<br />

la plupart <strong>des</strong> peuples assujettis ne l'étaient pas, il était naturel que le Dieu toutpuissant<br />

<strong>des</strong> chrétiens récompensât les siens. <strong>Les</strong> possesseurs d'esclaves noirs pouvaient<br />

même justifier cette pratique par un passage précis de l'Ancien Testament,<br />

relatant comment les fils de Cham étaient condamnés à couper le bois et à puiser<br />

l'eau. Cependant, ces explications perdirent bientôt leur efficacité et les Blancs cherchèrent<br />

<strong>des</strong> rationalisations naturalistes. La théorie de l'évolution et de la survivance<br />

du plus apte vint à point nommé; la rapidité avec laquelle ce concept purement<br />

biologique parvint à dominer tous les domaines de la pensée européenne prouve assez<br />

à quel point le besoin d'une telle théorie était pressant. Ainsi, la domination européenne<br />

devint sa propre justification : les Blancs ayant mieux réussi que les autres<br />

groupes raciaux, ils devaient, per se, leur être supérieurs. L'Européen moyen n'avait<br />

aucun recul et <strong>des</strong> raisonnements compliqués tentaient de prouver que les autres races<br />

se situaient, en fait, à un niveau inférieur dans l'échelle de l'évolution physique : on<br />

oubliait ainsi que cette domination était de date très récente.<br />

L'idée selon laquelle les races auraient évolué inégalement est généralement bien<br />

accueillie; elle est pourtant peu justifiée. Il n'existe qu'un seul groupe humain, celui<br />

<strong>des</strong> aborigènes australiens, qui puisse apparaître comme moins évolué que les autres,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 47<br />

au sens de plus primitif et moins différencié. Du point de vue de l'évolution, l'histoire<br />

<strong>des</strong> types humains est également longue et il n'en est aucun qui ait connu une<br />

évolution parfaitement harmonieuse. Tout type humain se rattache a sa condition<br />

primitive par certains de ses traits physiques et la dépasse de loin par d'autres. Ainsi,<br />

les Blancs Sont le plus primitif de tous les groupes, excepté celui <strong>des</strong> Australiens, par<br />

leurs orbites massives et leur système pileux abondant, le moins primitif par leur nez<br />

long et fin et leur pigmentation cutanée claire. <strong>Les</strong> Noirs sont les plus primitifs par<br />

leur nez épaté mais les moins primitifs par la texture de leurs cheveux et la forme de<br />

leurs lèvres (tous les anthropoï<strong>des</strong> d'aujourd'hui ont les cheveux rai<strong>des</strong> et les lèvres<br />

minces); la pigmentation très sombre de certains types noirs est probablement le<br />

résultat d'une évolution divergente et n'est, à ce titre, pas plus primitive que la blondeur<br />

de l'Européen du Nord. <strong>Les</strong> peuples mongoliques sont plus primitifs que les<br />

Blancs par leurs cheveux et la forme de leurs lèvres, moins primitifs par leur système<br />

pileux et leurs orbites et bien moins encore par leurs yeux bridés. Une typologie <strong>des</strong><br />

caractéristiques raciales fondée sur le degré d'avancement dans l'évolution montre<br />

bien que les différentes races et les différents types se trouvent à une distance à peu<br />

près égale de l'ancêtre, commun.<br />

Ainsi, on peut difficilement rendre compte de la domination blanche en arguant<br />

d'une évolution physique plus avancée. Si tant est qu'elle puisse se fonder sur <strong>des</strong><br />

explications physiques, elle doit reposer sur une supériorité de résistance, de force et<br />

de souplesse. Cette théorie de l' « homme supérieur » prévaut dans certains milieux;<br />

elle semble, pourtant, elle aussi, peu justifiée. Une supériorité de ce genre est toujours<br />

relative et dépend étroitement <strong>des</strong> conditions dans lesquelles elle est tenue de s'exercer.<br />

En Afrique occidentale, par exemple, on ne peut, même au prix d'un effort<br />

d'imagination, considérer le Blanc comme physiquement supérieur aux indigènes.<br />

Cette région est réputée être le cimetière du Blanc et, malgré les progrès de la<br />

médecine tropicale moderne, le Blanc qui s'y installe encourt toujours <strong>des</strong> risques. La<br />

canicule, l'humidité et surtout la fièvre minent ses forces pendant que l'indigène noir<br />

vivant dans <strong>des</strong> conditions bien moins favorables, qu'il s'agisse de la nourriture ou de<br />

l'habitation, travaille dur et s'en trouve bien. La même région, fatale à la plupart <strong>des</strong><br />

Blancs, fait vivre une population indigène aussi dense, en bien <strong>des</strong> endroits, que celle<br />

de la Belgique. Par ailleurs, les décrets limitant les immigrations asiatiques témoignent<br />

de l'incapacité du Blanc à rivaliser avec le Chinois. Si celui-ci était incapable de<br />

travailler plus dur avec moins de nourriture et dans <strong>des</strong> conditions de vie bien plus<br />

défavorables, il ne risquerait pas de faire baisser le salaire de la main-d'œuvre<br />

blanche.<br />

Chaque type humain semble s'être pourvu de caractéristiques distinctes pour<br />

répondre à <strong>des</strong> conditions environnantes particulières; s'il en est bien ainsi, chaque<br />

type doit se révéler supérieur dans l'environnement particulier auquel il s'est adapté.<br />

Ainsi l'Afrique occidentale, au prix de centaines de milliers de morts sur <strong>des</strong> centaines<br />

de générations, a donné naissance à un type d'homme immunisé contre le paludisme<br />

local et capable de travailler dur malgré la chaleur extrême et l'humidité. Chaque<br />

Africain de l'Ouest véhicule dans son système sanguin <strong>des</strong> parasites paludéens qui<br />

seraient fatals à un Blanc en l'espace d'une semaine; s'il contracte malgré tout la maladie,<br />

il n'en connaîtra qu'une légère atteinte infantile, à peine plus sérieuse que notre<br />

varicelle. Le Chinois, soumis depuis au moins deux mille ans à la surpopulation,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 48<br />

l'hygiène insuffisante et la sous-alimentation, a fini par y résister de façon étonnante<br />

et peut se bien porter dans <strong>des</strong> conditions comparables à celles de nos bidonvilles les<br />

plus exécrables. On ne doit pas chercher la véritable preuve de la supériorité du Blanc<br />

dans l'aptitude à conquérir et à gouverner, mais dans l'aptitude à faire plus de travail<br />

et à se propager en tout environnement plus librement que les indigènes. En réalité, il<br />

n'a pu se maintenir comme caste dominante dont les pertes étaient sans cesse colmatées<br />

par l'Europe, que là où l'environnement naturel était très proche de son environnement<br />

d'origine. Il ne s'est jamais réellement implanté aux tropiques ni même dans<br />

les pays asiatiques qui connaissaient déjà une civilisation urbaine.<br />

Il faut encore se demander si le Blanc n'est pas supérieur par nature pour les<br />

facultés de décision et l'aptitude au combat, qualités les plus nécessaires à un groupe<br />

dominant. On ne peut mettre en doute qu'il se soit montré supérieur à cet égard à la<br />

plupart <strong>des</strong> races qu'il a affrontées; mais, que cette supériorité soit due à <strong>des</strong> qualités<br />

innées, voilà qui est pour le moins discutable. L'expansion blanche est un phénomène<br />

historique très récent et si le succès de l'homme blanc comme conquérant s'explique<br />

par <strong>des</strong> qualités innées, ces qualités, en retour, doivent être le résultat d'une mutation<br />

qui ne se serait produite au plus tôt que vers le XVe siècle. Toute l'Histoire témoigne<br />

qu'avant cette date les Européens avaient à se défendre contre les hor<strong>des</strong> asiatiques<br />

venues de l'Est pour razzier le continent. <strong>Les</strong> Huns atteignirent presque l'Atlantique<br />

et, en 1242 après Jésus-Christ, les hor<strong>des</strong> mongoles parcoururent l'Europe orientale,<br />

écrasèrent toutes les armées venues les affronter et ne se retirèrent que parce que la<br />

mort d'Ogotaï Khan les rappela en Asie. En 1529 encore, les Turcs, à l'origine groupe<br />

de noma<strong>des</strong> asiatiques, vinrent assiéger les murs de Vienne. Que le Blanc ait été, à<br />

cette époque, un combattant supérieur, l'histoire pour le moins ne le confirme nullement.<br />

Remarquons aussi que l'aptitude supérieure <strong>des</strong> Européens à la discipline et à<br />

l'organisation ne s'est guère manifestée pendant cette longue période. Avant l'avènement<br />

d'États modernes, l'Europe ne donna naissance qu'à une seule nation disciplinée,<br />

la nation romaine, qui elle-même échoua lamentablement dans ses efforts pour établir<br />

un empire stable. Si tant est qu'elle y réussît en partie, elle le fit surtout en imitant les<br />

modèles asiatiques. Byzance, seule institution romaine vraiment durable, s'organisa,<br />

comme le firent les empires helléniques, selon un plan inspiré de l'exemple perse<br />

plutôt que de la cité-État romaine. Même la discipline militaire s'effondra en Europe<br />

avec la chute de Rome; les armées européennes dégénérèrent en ban<strong>des</strong> de combattants<br />

désorganisés qui, contre les forces mongoles disciplinées et parfaitement organisées,<br />

n'avaient pas plus de chances que n'importe quel groupe de volontaires affrontant<br />

<strong>des</strong> soldats professionnels. Jusqu'au XVIIe siècle, l'Europe ne donna naissance à<br />

aucun État aussi bien organisé que la Chine et à aucune armée aussi bien entraînée<br />

que les hommes <strong>des</strong> Khans mongols.<br />

De toute évidence, les caractéristiques innées ne changent pas dans les groupes<br />

humains avec une rapidité aussi foudroyante. <strong>Les</strong> capacités <strong>des</strong> Européens d'aujourd'hui<br />

sont bien les mêmes que celles de leurs ancêtres de ces deux à trois mille<br />

dernières années. Ce qui a changé, c'est la culture européenne. Un simple couplet peut<br />

résumer les vraies raisons de la domination européenne :


What ever happens, we have got<br />

The Maxim gun and they have not *<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 49<br />

Reste à savoir si les Européens possèdent certaines dispositions particulières qui<br />

leur aient permis de produire la mitrailleuse Maxim et de s'en servir au mieux, dispositions<br />

que n'auraient pas les membres <strong>des</strong> autres races; bref, si les Européens sont,<br />

dans l'ensemble, plus intelligents que les autres groupes humains.<br />

Ce problème de l'intelligence relative <strong>des</strong> différentes races et <strong>des</strong> différentes souches<br />

est le point crucial de toute la question <strong>des</strong> différences raciales. De lui dépend,<br />

en effet, que toutes les variétés du genre humain soient ou non capables d'adopter les<br />

complexités de la civilisation moderne, d'utiliser <strong>des</strong> machines et de tirer parti <strong>des</strong><br />

résultats d'une science appliquée. Si toutes les races ont à peu près les mêmes aptitu<strong>des</strong><br />

innées, on peut prévoir que la civilisation moderne s'étendra à toutes les parties du<br />

monde. Sans aboutir à une parfaite uniformité culturelle (l'habitation, le vêtement et<br />

la nourriture qui conviennent à une vie tropicale, par exemple, ne conviendraient pas<br />

à la vie en Europe du Nord), cette diffusion favoriserait, par contre, l'universalisation<br />

<strong>des</strong> techniques modernes de production et le nivellement de la plupart <strong>des</strong> inégalités<br />

économiques actuelles; les principales incitations à conquérir et à dominer politiquement<br />

seraient ainsi éliminées. Si les colonies ne fournissaient plus de marchés pour<br />

les surplus industriels de leurs possesseurs, elles ne justifieraient pas le coût de l'appareil<br />

administratif mis en place. <strong>Les</strong> différentes races humaines connaîtraient ainsi<br />

l'égalité économique, favorable à l'instauration de l'égalité sociale. Si, au contraire,<br />

certaines races sont incapables, par nature, d'accepter la civilisation moderne, elles<br />

seront vouées à l'extinction ou à la servitude économique et à l'infériorité sociale<br />

perpétuelles.<br />

L'utilisation de tests scientifiques appliqués à <strong>des</strong> groupes d'individus pourrait<br />

constituer l'approche la plus directe du problème de l'intelligence relative selon les<br />

races. Nombre de ces tests ont déjà été inventés et paraissent donner <strong>des</strong> résultats<br />

confirmés quand ils sont appliqués à <strong>des</strong> individus de fonds culturel comparable.<br />

Ainsi, un test de ce genre peut distinguer <strong>des</strong> niveaux précis d'intelligence dans un<br />

groupe d'enfants de professeurs par exemple; le même test peut distinguer les mêmes<br />

niveaux dans un groupe d'enfants d'agriculteurs, mais il est inopérant si l'on essaie de<br />

l'utiliser pour comparer les deux groupes entre eux. L'intelligence d'un individu ne<br />

peut être mesurée qu'indirectement, par l'intermédiaire de son savoir, de son habileté<br />

technique et d'autres éléments du même genre déterminés plus par la culture que par<br />

une aptitude innée. Ainsi, il peut arriver qu'un citadin de dix ans soit plus expert dans<br />

le maniement de machines que bien <strong>des</strong> adultes campagnards. Il est possible que le<br />

raffinement <strong>des</strong> tests techniques parvienne à réduire l'importance de cette source de<br />

distorsions; elle semble pourtant impossible à -éliminer complètement.<br />

<strong>Les</strong> tests qui concernent les formes variées de la perception, comme la vue, l'ouïe<br />

et le temps de latence pour répondre aux stimuli sont beaucoup moins sensibles à<br />

l'influence <strong>des</strong> facteurs culturels. Il est significatif que les tests de ce type n'aient<br />

révélé jusqu'ici aucune différence raciale importante. En fait, ils ont radicalement<br />

* Quoi qu'il advienne, nous avons / La mitrailleuse Maxim et ils ne l'ont pas.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 50<br />

ruiné certaines assertions fondées sur <strong>des</strong> observations superficielles. Ainsi, le fait<br />

que certaines tribus n'utilisent qu'un seul terme pour signifier vert et bleu a été<br />

souvent considéré comme l'indice qu'ils ne pouvaient distinguer visuellement entre<br />

les deux. <strong>Les</strong> tests actuels prouvent qu'en fait ils peuvent distinguer <strong>des</strong> nuances<br />

différentes de chacune de ces couleurs, avec autant d'acuité que les Européens. Le fait<br />

qu'il n'y ait aucun terme spécifique pour les distinguer tient sans doute à ce que ces<br />

couleurs n'ont aucune importance culturelle; il n'y a donc pas plus de nécessité de les<br />

distinguer dans le langage ordinaire qu'il n'y en a, pour l'Américain moyen, de<br />

distinguer entre différentes nuances de rose.<br />

Dans les tests d'intelligence de type classique, les facteurs culturels sont si<br />

importants qu'ils ôtent toute validité aux résultats. Supposons qu'un Chinois soumis à<br />

l'un de ces tests ait simplement à reproduire un motif dans un temps donné. Le papier<br />

sur lequel il travaille lui sera sans doute familier, le crayon par contre lui sera<br />

totalement inconnu. Il ignorera la force avec laquelle il faut appuyer pour que le<br />

crayon marque; la technique pour faire les arrondis sera totalement différente de celle<br />

qu'il utilise habituellement dans les <strong>des</strong>sins au pinceau. D'autre part, ce qu'il doit<br />

reproduire peut être bien différent de tout ce qu'il connaît et l'exercice requerra donc<br />

une étude préliminaire; il lui appartiendra aussi de décider de façon consciente du<br />

point de départ de son <strong>des</strong>sin. A tous points de vue, il sera gêné et son score ne<br />

mesurera pas ses aptitu<strong>des</strong> réelles. Imaginons seulement qu'un Européen soit mis en<br />

demeure de reproduire à l'aide d'un matériel chinois, une simple ligne de caractères<br />

chinois, pendant qu'un psychologue chinois brandirait son chronomètre...<br />

Toute batterie de tests, élaborée en fonction d'un fonds culturel particulier, fera<br />

paraître les individus de fonds culturel différent comme ayant un Q. I. (quotient<br />

intellectuel) inférieur. Comme tous les tests utilisés jusqu'ici étaient d'origine européenne,<br />

les Européens ont triomphé partout, ce qui apparemment ne se serait pas<br />

produit si <strong>des</strong> Arabes, <strong>des</strong> Hindous ou <strong>des</strong> Chinois les avaient inventés. Tant que<br />

l'influence du facteur culturel ne pourra être éliminée, il sera plus sage d'écarter <strong>des</strong><br />

tests aussi abstraits au profit d'observations qui le soient moins. Bien qu'elles ne<br />

puissent jamais être traduites en termes statistiques, ces observations ont une valeur<br />

considérable. Tout observateur européen entraîné, qui a vécu quelque temps dans un<br />

groupe d'indigènes en connaissant leur langue et en nouant quelques amitiés personnelles<br />

avec un certain nombre d'individus, peut tirer <strong>des</strong> conclusions fondées en ce<br />

qui concerne leurs aptitu<strong>des</strong> mentales moyennes et les types de personnalité les plus<br />

courants parmi eux. En particulier, sa situation exceptionnelle lui permet de faire la<br />

part <strong>des</strong> facteurs culturels et de comprendre la logique qui sous-tend bien <strong>des</strong> actes<br />

apparemment aberrants.<br />

Il est rare qu'un ethnologue travaillant sur le terrain estime le groupe d'indigènes<br />

qu'il connaît inférieur en intelligence aux Européens. Bien que beaucoup de ces<br />

ethnologues croient à l'existence de différences raciales en ce qui concerne l'intelligence,<br />

ils préfèrent attribuer cette infériorité aux groupes sur lesquels ils n'ont jamais<br />

travaillé ou qu'ils ne connaissent que très peu. Bien que ce type de jugement puisse<br />

être tempéré par <strong>des</strong> considérations sentimentales, il donne à penser qu'en fait le degré<br />

d'intelligence ne doit guère varier d'un groupe à l'autre. Tout au plus certains groupes<br />

peuvent-ils avoir une proportion d'individus brillants légèrement supérieure à celle


Ralph Linton (1936), De l’homme. 51<br />

d'autres groupes : ceci peut fort bien contribuer à l'élaboration particulière d'une<br />

culture mais n'aurait, de toute façon, qu'un effet négligeable sur l'acceptation ou la<br />

perpétuation de cette culture. Dans toutes les sociétés, l'individu moyen, véhicule<br />

plutôt passif de la culture, reçoit celle-ci de ses prédécesseurs et la transmet à ses <strong>des</strong>cendants<br />

sans y apporter de modification particulière. Dans tous les groupes raciaux,<br />

la masse <strong>des</strong> individus est probablement assez intelligente pour acquérir la civilisation<br />

mécanisée moderne et pour la transmettre sans apports ni pertes considérables; il en<br />

est ainsi pour la masse de la population blanche moderne. <strong>Les</strong> résultats de nos propres<br />

tests d'intelligence et, mieux encore, certains journaux à scandale et certains films en<br />

vogue démontrent parfaitement que même <strong>des</strong> individus dont le Q. I. est plutôt bas en<br />

sont capables.<br />

Le principe de l'égalité mentale de tous les groupes sociaux semble bien confirmé<br />

par <strong>des</strong> preuves historiques. Le développement et l'expansion de la civilisation ont<br />

ignoré les frontières raciales. Tous les groupes qui ont eu l'occasion d'acquérir la<br />

civilisation ne l'ont pas seulement acquise mais ont ajouté à son contenu. Inversement,<br />

aucun groupe privé de contacts extérieurs n'a été capable de donner naissance à<br />

une culture riche et complexe. Il est prouvé que toutes les civilisations historiques de<br />

l'Ancien Monde ont une origine éloignée commune; les éléments de base de cette<br />

culture ancestrale furent transmis aux différents groupes raciaux et subirent <strong>des</strong><br />

développements divergents dans chaque cas, sans pourtant rester jamais au niveau<br />

d'origine. Chaque groupe en fit le fondement de sa propre civilisation et, tour à tour,<br />

les différents groupes prirent la tête de cette marche générale en avant. <strong>Les</strong> inventions<br />

sont constamment passées d'un centre de civilisation à un autre et la culture européenne,<br />

telle qu'elle existe aujourd'hui, est un mélange complexe d'éléments venant de<br />

différentes sources. Si l'on nous demandait de désigner les éléments responsables au<br />

premier chef de la suprématie blanche actuelle, bon nombre d'entre nous citeraient la<br />

poudre à canon qui donna aux Européens un avantage militaire sur la plupart <strong>des</strong><br />

groupes indigènes et le papier et l'imprimerie qui permirent la propagation de l'instruction<br />

et l'accumulation de l'information (dont dépend le progrès scientifique) :<br />

toutes ces inventions sont d'origine chinoise.<br />

On a objecté à tout ceci qu'il était peu vraisemblable que les différences physiologiques<br />

entre races ne fussent pas en corrélation avec <strong>des</strong> différences psychologiques.<br />

Cette position est parfaitement logique puisque l'intelligence est fonction du cerveau<br />

et du système nerveux dont les variations tendent probablement à devenir fixes dans<br />

tout groupe naturel au même titre que n'importe quelle autre caractéristique physique.<br />

La faiblesse de cette position vient d'un usage peu rigoureux du terme de race. <strong>Les</strong><br />

races et les souches sont <strong>des</strong> divisions plus ou moins artificielles, nous l'avons vu, et<br />

les seules vraies entités biologiques sont les types humains. L'intelligence moyenne<br />

varie probablement selon les différents types humains comme selon les différents<br />

types de chiens ou d'autres animaux domestiques. Cependant, les types représentent<br />

<strong>des</strong> unités de population relativement restreintes et changent constamment; la lutte<br />

entre ces types est suffisamment sévère pour assurer l'élimination du type dont le<br />

niveau d'intelligence vraiment bas pourrait devenir héréditaire. Il pourrait n'y avoir<br />

qu'une seule exception, dans le cas de groupes extrêmement isolés où l'absence de<br />

rivalité pourrait permettre la survivance en dépit d'une dégénérescence mentale. Puisque<br />

chaque groupe racial est composé d'un nombre de types qui lui ont été plus ou


Ralph Linton (1936), De l’homme. 52<br />

moins arbitrairement assignés à <strong>des</strong> fins de classification, l'existence de différences<br />

d'intelligence entre les types n'implique pas nécessairement <strong>des</strong> différences raciales à<br />

cet égard. Après tout, l'intelligence n'a jamais été utilisée comme un critère racial. Tel<br />

type à l'intérieur d'un groupe racial donné peut être supérieur à certains types assignés<br />

à un autre groupe racial et inférieur à tous les autres; il en résulte que, du point de vue<br />

de l'intelligence, tous les groupes raciaux en tant que tels doivent se trouver exactement<br />

à un même niveau. La facilité avec laquelle la civilisation a été transmise d'un<br />

groupe racial à l'autre semble en fournir une bonne preuve. Bref, si les types diffèrent<br />

sans doute en intelligence, les races sont, sous ce rapport, probablement en situation<br />

d'égalité ou, du moins, de quasi-égalité.<br />

La psychologie humaine se manifeste sous d'autres aspects que l'intelligence pure.<br />

<strong>Les</strong> individus présentent <strong>des</strong> différences dans leur personnalité et ces différences,<br />

quand elles sont en relation avec l'aptitude à s'adapter à <strong>des</strong> conditions variées, sont<br />

d'une importance considérable. Il n'est pas rare de rencontrer <strong>des</strong> individus qui, pour<br />

brillants qu'ils soient, n'en sont pas moins inadaptés, malheureux et inefficaces dans<br />

l'environnement qui est le leur. Le champ de la personnalité commence seulement à<br />

être exploré et les techniques pour le mesurer sont encore moins satisfaisantes que<br />

celles qui mesurent l'intelligence. On ne peut donc tirer aucune conclusion attestant<br />

une éventuelle liaison entre certains types physiques et certains types psychologiques.<br />

Cependant, il ne semble pas improbable qu'ils soient en rapport et, s'il en est bien<br />

ainsi, ce ne serait pas sans exercer une influence considérable sur l'aptitude de<br />

certains types à épouser <strong>des</strong> types particuliers de culture.<br />

Tous les chercheurs ayant une connaissance directe de groupes non européens<br />

s'accordent pour admettre que, dans ces groupes, l'éventail complet <strong>des</strong> types psychologiques<br />

est tout à fait comparable à celui qu'on peut trouver dans nos sociétés. Quand<br />

le chercheur a réussi à dépasser l'écran de la culture, il lui est possible de repérer dans<br />

n'importe quel groupe d'indigènes une série d'individus dont la personnalité correspond<br />

presque exactement à celle de différents Européens de sa connaissance. Il peut<br />

reconnaître non seulement une série de types extrêmes, <strong>des</strong> paranoïaques et <strong>des</strong><br />

mégalomanes par exemple, mais aussi les différents types mixtes qui composent la<br />

majeure partie de la communauté européenne. Cependant, la proportion <strong>des</strong> différents<br />

types psychologiques semble varier considérablement selon les différents groupes<br />

indigènes; tel groupe, par exemple, peut présenter une prédominance de paranoïaques,<br />

tel autre une prédominance de mégalomanes, etc.<br />

Ces différences de normes psychologiques selon les groupes peuvent s'expliquer<br />

en partie par <strong>des</strong> facteurs culturels. Chaque société approuve un certain type psychologique<br />

et en désapprouve d'autres, privilégiant ou défavorisant en conséquence ceux<br />

qui les possèdent. Il est normal que les individus sans prédisposition marquée pour un<br />

type particulier adoptent inconsciemment celui qui est approuvé par leur société.<br />

Cependant, il est difficile d'expliquer la présence du même éventail complet de types<br />

dans tous les groupes sans faire intervenir <strong>des</strong> facteurs autres que culturels. Si l'expérience<br />

individuelle, surtout celle <strong>des</strong> premiers rapports sociaux personnels, peut, puisqu'elle<br />

contribue à façonner la personnalité, rendre compte de quelques-unes de ces<br />

différences, il semble qu'il y ait aussi quelque facteur d'ordre physiologique. Ainsi,<br />

dans nos sociétés, l'équilibre réalisé entre les sécrétions glandulaires de l'individu le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 53<br />

prédispose à un type psychologique particulier : toutes choses égales d'ailleurs, une<br />

hyperthyroïdie ou, au contraire, une insuffisance de la glande pituitaire favorise le<br />

développement de types de personnalité différents.<br />

Si de tels éléments sont héréditaires - et cela paraît bien être le cas - certains types<br />

physiques peuvent avoir <strong>des</strong> prédispositions bien définies pour <strong>des</strong> types psychologiques<br />

particuliers; il y aurait ainsi, pour tout groupe appartenant au même type,<br />

interaction constante entre ces prédispositions et les personnalités socialement approuvées.<br />

En premier lieu, les personnalités socialement approuvées tendraient à<br />

s'accorder avec les prédispositions du groupe, car le contraire supposerait trop de contraintes<br />

pour trop d'individus. Ainsi, un groupe dont les membres seraient à prédominance<br />

hypothyroïdienne ne pourrait tenir pour idéale une personnalité exigeant<br />

l'instabilité émotive et un haut degré d'énergie nerveuse. Au contraire, l'approbation<br />

sociale d'un type psychologique spécifique du groupe favoriserait ceux qui auraient<br />

les tendances héréditaires appropriées dans leur lutte pour la vie. La sélection sociale<br />

agirait ici exactement de la même façon que pour certaines caractéristiques physiques;<br />

à la longue, la norme héréditaire du groupe finirait par se déplacer dans la<br />

direction désirée. Tout ceci n'est qu'hypothèse <strong>des</strong>tinée à ne pas laisser ignorer que<br />

certains types physiques peuvent avoir une tendance héréditaire à produire une<br />

proportion élevée d'individus dotés d'un type psychologique particulier.<br />

Ces différences intrinsèques, si elles existent, ont à coup sûr une influence considérable<br />

sur l'aptitude de types physiques particuliers à acquérir <strong>des</strong> types particuliers<br />

de culture. En fait, elles seraient même plus importantes, à cet égard, que d'éventuelles<br />

différences en intelligence pure. Imaginons un groupe aux possibilités mentales<br />

bien supérieures à la moyenne et qui aurait, en même temps, <strong>des</strong> caractéristiques<br />

de personnalité telles que la civilisation mécanisée moderne lui serait intolérable; un<br />

tel groupe pourrait produire une surabondance d'artistes et d'inventeurs, mais manquer<br />

d'individus capables de travailler efficacement et sans problèmes sous le régime de<br />

l'horloge enregistreuse. En contact avec la civilisation blanche, un groupe de cette<br />

sorte résistera à l'acculturation jusqu'à la dernière extrémité et préférera le suicide<br />

racial à toute enrégimentation.<br />

L'existence de différences de personnalité selon les types n'implique pas nécessairement<br />

de gran<strong>des</strong> différences raciales. Tout comme dans le cas de l'intelligence, la<br />

variation entre les types à l'intérieur d'une même race pourrait très bien être plus<br />

grande que les différences entre <strong>des</strong> types assignés à <strong>des</strong> races différentes. La civilisation<br />

mécanisée moderne constitue un nouvel environnement et les types incapables de<br />

s'y adapter pour <strong>des</strong> raisons d'intelligence ou de personnalité seront éliminés aussi<br />

sûrement que le furent, dans le passé, les types incapables de s'adapter aux changements<br />

de leur environnement physique. <strong>Les</strong> types vont et viennent, mais les races et<br />

les souches restent constantes et rien ne permet de penser que l'une d'entre elles sera<br />

éliminée dans les quelques siècles à venir. Tant que les différences dans l'apparence<br />

physique constitueront la base d'une discrimination sociale, les germes de discorde<br />

entre les races se perpétueront. Seul un changement dans l'attitude du Blanc envers les<br />

membres <strong>des</strong> autres groupes apportera la véritable solution à ce qu'il est convenu<br />

d'appeler les problèmes raciaux. Son mépris est de loin plus humiliant pour les races<br />

non blanches que son exploitation économique, qui peut n'être que temporaire et


Ralph Linton (1936), De l’homme. 54<br />

disparaître grâce à la diffusion de la civilisation. Ce mépris ne disparaîtra que par un<br />

effort conscient. S'il n'accorde pas l'égalité aux autres groupes raciaux, le Blanc devra<br />

s'attendre à un rude réveil. La génération contemporaine a été témoin de l'accession<br />

d'un groupe asiatique à la puissance mondiale, il n'y a guère de doute que d'autres<br />

suivront. L'homme blanc se trouve peu à peu dans une situation où il serait sage de<br />

composer.


chapitre 4<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 55<br />

les fondements de l'entendement<br />

humain<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Dans les chapitres consacrés aux origines de l'homme et au concept de race, il a<br />

été question de l'homme en tant qu'animal; nous avons tenté de montrer qu'il n'est<br />

qu'un produit parmi d'autres de l'évolution générale <strong>des</strong> vertébrés. Le seul trait qui lui<br />

semble propre est son comportement exceptionnel.<br />

Le comportement humain est très différent du comportement <strong>des</strong> autres mammifères,<br />

même de celui de nos cousins les singes. Pourtant, de même que les différences<br />

physiques entre l'homme et le singe diminuent dès qu'on les étudie sur fond de l'évolution<br />

générale <strong>des</strong> mammifères, les différences de comportement s'atténuent quand<br />

on les étudie dans leur propre perspective. Il existe assurément un fossé qui ne sera<br />

jamais comblé par <strong>des</strong> fossiles probants comparables à ceux qui font entrer peu à peu<br />

la structure de l'homme et du singe dans une ligne d'évolution continue. Le comportement<br />

ne se fossilise pas et la véritable forme intermédiaire entre le singe et l'homme a<br />

disparu en même temps que les semi-hommes du Pliocène Supérieur et du Pléistocène<br />

Inférieur. Cependant, il est possible de démontrer que le comportement de l'homme et<br />

celui de l'animal ont tant en commun que le fossé n'a qu'une importance relative.<br />

Vivre, c'est répondre à <strong>des</strong> stimuli de façon à accroître les chances de survie.<br />

L'être humain appréhende son environnement et agit de façon à s'y adapter. Cette<br />

sensibilité du protoplasme, cette aptitude à recevoir et transmettre <strong>des</strong> stimuli et à y<br />

réagir dans un but réfléchi, voilà la base du comportement, caractéristique à la fois de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 56<br />

l'amibe, goutte de gelée à la racine même de l'arbre généalogique animal et de l'homme<br />

qui s'y place aux branches les plus élevées.<br />

Dans les organismes unicellulaires comme les amibes, chaque partie de l'individu<br />

est sensible à tous les stimuli et la totalité de l'individu y répond. Dans <strong>des</strong> organismes<br />

un peu plus complexes, où les cellules se sont associées pour leur intérêt réciproque,<br />

il existe une spécialisation <strong>des</strong> fonctions. <strong>Les</strong> cellules superficielles reçoivent et<br />

transmettent les stimuli, tandis que les cellules intérieures réagissent pour opérer les<br />

changements nécessaires à la survie de l'organisme. Dans <strong>des</strong> organismes encore plus<br />

complexes, tel le nôtre, la spécialisation <strong>des</strong> fonctions est encore plus poussée. Ces<br />

organismes ne sont, à l'origine, qu'un assemblage de cellules qui se différencient en<br />

une couche superficielle, très sensible aux stimuli, et une couche intérieure moins<br />

sensible. A mesure que l'individu se développe, une partie de la couche superficielle<br />

reste à l'extérieur et forme la peau et les divers organes <strong>des</strong> sens; l'autre partie rejoint<br />

les cellules moins sensibles, le tout devenant le système nerveux. La partie de la<br />

couche superficielle et sensible venue se confondre avec les cellules intérieures se<br />

spécialise dans la transmission <strong>des</strong> stimuli, de la même façon que la partie exposée se<br />

spécialise dans la réception de ces stimuli.<br />

Chez les animaux organisés suivant le principe radial, comme la méduse et les<br />

formes apparentées, les nerfs forment un réseau continu. Ceux qui sont organisés de<br />

façon axiale, c'est-à-dire tous les êtres longilignes et formés de deux parties symétriques<br />

par rapport à une ligne médiane, depuis le ver jusqu'à l'homme, possèdent un<br />

système nerveux axial, c'est-à-dire un tronc principal de nerfs, <strong>des</strong>cendant le long de<br />

la ligne centrale de l'animal et comportant <strong>des</strong> branches annexes se dirigeant vers les<br />

différents organes; ces derniers peuvent être divisés, semble-t-il, en deux catégories :<br />

les organes récepteurs, comme les yeux, le nez, les oreilles, qui sont en contact avec<br />

le monde extérieur et en reçoivent <strong>des</strong> stimuli, et les organes effecteurs, comme les<br />

muscles, qui agissent et opèrent les changements nécessaires. La fonction <strong>des</strong> nerfs<br />

est de véhiculer les stimuli <strong>des</strong> récepteurs aux exécutants, travail comparable à celui<br />

de la ligne téléphonique qui véhicule les messages d'une personne à l'autre.<br />

On appelle arc réflexe cet enchaînement « récepteur-conducteur-effecteur » qui<br />

forme la base mécanique du comportement de tous les organismes assez développés<br />

pour avoir un système nerveux. Chez ceux qui sont pourvus d'un système nerveux<br />

axial, la structure de la partie conductrice du circuit est extrêmement compliquée. <strong>Les</strong><br />

nerfs qui relient le récepteur à l'organe effecteur sont composés d'une série de cellules<br />

spécialisées, les neurones, qui se suivent sans vraiment se toucher. <strong>Les</strong> intervalles<br />

entre les neurones sont appelés synapses et jouent un rôle essentiel dans toutes les<br />

formes de comportement les plus complexes. <strong>Les</strong> neurones sont organisés de manière<br />

à ne véhiculer les impulsions que dans une seule direction. L'influx lancé par un<br />

stimulus heurtant l'un <strong>des</strong> récepteurs passe le long du neurone de jonction à la vitesse<br />

d'environ 120 mètres par seconde, franchît la synapse en passant directement dans un<br />

autre neurone, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il atteigne l'organe effecteur. Au niveau<br />

de la synapse, il se produit une résistance qui affecte l'influx : celui-ci peut s'en trouver<br />

ralenti, ou même bloqué sur place, ou encore dévié vers l'un <strong>des</strong> nombreux autres<br />

neurones si les extrémités se trouvent assez proches; enfin, il peut éclater de telle<br />

façon qu'il continue de se propager simultanément le long de plusieurs neurones vers


Ralph Linton (1936), De l’homme. 57<br />

<strong>des</strong> effecteurs différents. Cependant, la résistance exercée sur l'influx par les synapses<br />

diminue à l'usage, et plus la synapse a été souvent franchie, mieux l'influx suivant la<br />

franchira. Ce phénomène de frayage est la base neurologique de l'apprentissage et de<br />

la formation <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong>.<br />

Dans les organismes les plus complexes comme le nôtre, il y a réception constante<br />

de stimuli variés et souvent contradictoires. <strong>Les</strong> influx venant de ces stimuli doivent<br />

être triés et orientés pour assurer le type de réaction qui sera le plus profitable au<br />

corps entier. Par conséquent, les conducteurs <strong>des</strong> différents ares réflexes sont dispersés<br />

dans les centres réflexes différents, qui jouent un peu le rôle de centraux téléphoniques.<br />

Dans ces centres, les extrémités de nombreux neurones se trouvent très<br />

proches les unes <strong>des</strong> autres, de telle façon qu'à leur arrivée les influx peuvent être<br />

triés, aiguillés d'une ligne à l'autre et distribués. La façon dont les centres réflexes<br />

distinguent entre les influx, en inhibent certains et en dirigent d'autres, reste encore un<br />

mystère, mais, de la grenouille à l'homme, tous les animaux qui possèdent un système<br />

nerveux axial disposent d'un même mécanisme en ce qui concerne les ares réflexes et<br />

les centres réflexes.<br />

Le tronc principal d'un système nerveux axial (la moelle épinière chez les<br />

vertébrés) est lui-même un centre réflexe. Tous les influx sont acheminés vers lui en<br />

allant du récepteur à l'organe effecteur. Cependant, à l'intérieur même de ce tronc, il<br />

existe <strong>des</strong> aires spécialisées qui ont un pouvoir de discrimination supérieur et qui<br />

peuvent être comparées aux centraux téléphoniques de secteur, par opposition aux<br />

centraux locaux. Chez les animaux à organisation axiale, l'un de ces centres réflexes<br />

supérieurs se trouve toujours au sommet de ce tronc nerveux principal, dans la tête,<br />

où il est en contact avec les organes spécialisés <strong>des</strong> sens qui y sont aussi localisés.<br />

Chez les vertébrés, ce centre réflexe supérieur, le cerveau, domine tous les autres<br />

centres réflexes. Pour prolonger notre comparaison avec le téléphone, le cerveau est<br />

une sorte de super-central qui laisse le travail de routine aux centraux de secteur, la<br />

moelle épinière et autres, mais qui se réserve tous les appels de signification équivoque<br />

ou qui semblent exiger une réaction particulière.<br />

La domination du cerveau sur les autres centres réflexes a été beaucoup moins<br />

marquée chez les premiers vertébrés que chez ceux qui leur ont succédé. Chez<br />

certains dinosauriens, par exemple, le cerveau était certainement plus réduit que le<br />

centre réflexe situé à l'autre extrémité du corps. L'accroissement de la taille du<br />

cerveau par rapport à la taille du corps et à la taille <strong>des</strong> autres centres réflexes a<br />

constitué l'un <strong>des</strong> traits les plus importants de l'évolution <strong>des</strong> vertébrés. Corrélativement,<br />

la complexité de la structure du cerveau et la spécialisation <strong>des</strong> fonctions à<br />

l'intérieur du cerveau sont allées croissant.<br />

Chez les vertébrés inférieurs, le cerveau a pour fonction principale de recevoir les<br />

stimuli venant directement <strong>des</strong> organes <strong>des</strong> sens et de les régler automatiquement. Au<br />

niveau <strong>des</strong> amphibiens, une nouvelle division du cerveau apparaît, le cervelet, qui se<br />

spécialise dans les réactions les plus complexes et les plus sélectives. Enfin au stade<br />

évolué, le cervelet s'accroît en taille par rapport aux autres parties du cerveau et prend<br />

de plus en plus le rôle de direction. Chez les primates, et surtout chez l'homme, il<br />

éclipse complètement le reste du cerveau et prend en charge la totalité <strong>des</strong> activités de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 58<br />

l'organisme, à l'exception de quelques activités simples et nécessaires, comme la<br />

respiration, la déglutition et la dilatation ou la contraction de la pupille.<br />

Le cervelet est composé d'un nombre impressionnant de neurones disposés dans<br />

un lit de tissu conjonctif. Il y en a au moins dix milliards dans le cerveau d'un être<br />

humain normal. Chaque neurone est séparé de ses voisins par <strong>des</strong> synapses. <strong>Les</strong><br />

passages d'influx à travers ce labyrinthe de neurones et de synapses ne sont pas<br />

organisés dès la naissance mais établis par frayage. Chaque fois qu'un influx traverse<br />

le cervelet en allant du récepteur à l'organe effecteur, un grand nombre de neurones et<br />

de synapses sont sollicités et un certain changement se produit dans la structure du<br />

cerveau. Ces changements sont, pour l'individu, la base structurale de la mémoire et<br />

de l'habitude. Le cervelet est un organe spécialisé dans l'apprentissage et aussi dans<br />

les formes supérieures de sélection et d'interprétation de stimuli qu'on appelle la<br />

pensée.<br />

Le système nerveux est le fondement du comportement; autant qu'on puisse le<br />

déterminer par les moyens dont on dispose aujourd'hui, il n'y a là rien de spécifique<br />

au système nerveux humain. Par là comme par toute autre partie de leur structure<br />

physique, les hommes sont conformes aux modèles généraux <strong>des</strong> mammifères. Le<br />

cerveau humain lui-même étant presque identique à celui de l'anthropoïde, on doit<br />

admettre que les structures élémentaires du comportement et le mécanisme qui le<br />

sous-tend sont semblables chez l'homme et chez l'animal. Il faut encore se demander<br />

si dans les deux cas cet équipement est affecté au même usage.<br />

Un comportement consiste en réflexes, combinaisons de stimuli et de réactions<br />

que les caractéristiques de structure et de fonctionnement qui viennent d'être décrites<br />

permettent. Il existe deux types de réflexes : les réflexes innés et les réflexes<br />

conditionnés. Dans les réflexes innés, le passage <strong>des</strong> influx du récepteur à l'organe<br />

effecteur est déjà établi quand l'individu est encore en gestation ou à sa naissance. Le<br />

montage <strong>des</strong> éléments à l'intérieur de l'arc réflexe est héréditaire comme toute autre<br />

partie de la structure physique de l'individu. Dans les réflexes conditionnés, le<br />

passage <strong>des</strong> influx du récepteur à l'organe effecteur n'est pas déterminé à la naissance;<br />

le montage <strong>des</strong> éléments à l'intérieur de l'arc réflexe découle de la sélection et de<br />

l'aiguillage <strong>des</strong> influx pratiqués dans les centres réflexes et du frayage progressif <strong>des</strong><br />

passages à travers les synapses. Le réflexe inné est le fondement du comportement<br />

automatique ou instinctif, le réflexe conditionné celui du comportement acquis. Tous<br />

les animaux nantis d'un système nerveux ont <strong>des</strong> réflexes <strong>des</strong> deux types, mais la part<br />

de chacun de ces deux types dans le comportement global varie beaucoup selon le<br />

genre de l'animal. Si les insectes doivent la plupart de leurs comportements à <strong>des</strong><br />

réflexes innés, l'homme doit la plupart <strong>des</strong> siens à <strong>des</strong> réflexes conditionnés.<br />

On croyait, d'une façon générale, que le comportement animal était contrôlé par<br />

l'instinct et le comportement humain par une caractéristique supérieure et purement<br />

humaine appelée la pensée. Aucun psychologue ne soutient plus cette thèse de nos<br />

jours. Ce qu'on appelle pensée est en réalité partie intégrante du comportement, car il<br />

ne peut y avoir d'activité mentale sans activité musculaire. L'activité musculaire peut<br />

être réduite au point de ne se laisser déceler que par les instruments les plus délicats,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 59<br />

elle n'en existe pas moins. Le fait de penser est autant une question d'ares réflexes que<br />

la fixation oculaire; il repose sur une combinaison de réflexes innés et conditionnés et<br />

sur la sélection et l'orientation <strong>des</strong> stimuli. L'impossibilité où se trouve le chercheur<br />

de recourir, pour l'animal, à la méthode introspective constitue une difficulté première<br />

de l'étude comparative <strong>des</strong> activités mentales de l'homme et de l'animal. On ne peut<br />

que déduire les processus mentaux <strong>des</strong> animaux à partir de leur comportement; si l'on<br />

étudiait les processus mentaux humains sous le même angle, les résultats ne seraient<br />

guère différents.<br />

Prenons, par exemple, le cas de l'apprentissage, c'est-à-dire de l'établissement de<br />

réflexes conditionnés : au cours d'expériences faites à l'Université de Wisconsin, on a<br />

testé l'aptitude à apprendre le tracé d'un labyrinthe chez <strong>des</strong> rats blancs et chez <strong>des</strong><br />

étudiants, puis on a comparé les résultats obtenus. Ceux-ci ne révélèrent aucune<br />

différence importante dans le processus d'apprentissage, encore que les rats aient<br />

manifesté une légère supériorité dans la vitesse d'acquisition. Bien entendu, apprendre<br />

le tracé d'un labyrinthe représente un problème d'un genre très simple, dont la solution<br />

dépend d'une suite d'essais et d'erreurs et de la formation d'habitu<strong>des</strong> par<br />

répétitions et ne nécessite pas <strong>des</strong> réactions compliquées.<br />

<strong>Les</strong> expériences les plus intéressantes qui aient été menées jusqu'ici a propos de<br />

l'apprentissage chez les animaux sont celles que mène Wolfe, de l'Institut <strong>des</strong><br />

Relations humaines à l'Université de Yale, sur de jeunes chimpanzés, en utilisant <strong>des</strong><br />

distributeurs automatiques équipés de cacahuètes que l'on obtient par l'insertion de<br />

jetons. <strong>Les</strong> chimpanzés ont appris non seulement à introduire le jeton mais aussi à<br />

distinguer entre jetons de taille et de couleur différentes, en utilisant chaque type de<br />

jeton pour la machine appropriée et en glissant deux jetons là où c'était nécessaire;<br />

d'abord en imitant leur instructeur humain, puis en s'imitant mutuellement, ils ont<br />

établi <strong>des</strong> associations tellement tenaces entre les jetons et la nourriture qu'ils<br />

prennent autant de peine pour obtenir les jetons que pour obtenir la nourriture ellemême.<br />

Quand les jetons leur sont distribués dans une pièce dépourvue de cacahuètes,<br />

ils sélectionnent les jetons qui ont une valeur et les gardent jusqu'à ce qu'ils puissent<br />

accéder à la pièce contenant les cacahuètes. <strong>Les</strong> plus forts d'entre eux tentent de<br />

s'emparer <strong>des</strong> jetons <strong>des</strong> plus faibles, à la façon <strong>des</strong> hommes.<br />

S'il y a <strong>des</strong> différences dans le mécanisme d'apprentissage chez l'homme et chez<br />

l'animal, ces différences sont à coup sûr d'ordre quantitatif plus que qualitatif. L'homme<br />

peut apprendre plus, ou apprendre plus aisément, mais l'homme et l'animal apprennent<br />

de la même manière. C'est dans la résolution de problèmes auxquels l'individu<br />

n'a pas eu l'occasion de s'entraîner que la supériorité mentale <strong>des</strong> êtres humains est<br />

la plus évidente; aussi peut-on se demander s'il n'y a pas quelque différence fondamentale<br />

dans le mécanisme de la pensée chez l'homme et l'animal.<br />

On a prétendu que la supériorité de l'homme lorsqu'il s'agit de résoudre <strong>des</strong> problèmes<br />

nouveaux est due au fait qu'il est pourvu d'imagination et de raison, caractéristiques<br />

qui feraient défaut à l'animal; <strong>des</strong> expériences récentes rendent cette<br />

explication fort improbable. L'imagination est l'aptitude à se représenter <strong>des</strong> situations<br />

et la raison est l'aptitude à résoudre <strong>des</strong> problèmes sans recourir au procédé expérimental<br />

d'essais et d'erreurs. La raison serait impossible sans l'imagination car, pour


Ralph Linton (1936), De l’homme. 60<br />

raisonner, on doit se représenter la situation et prévoir les résultats de certaines<br />

actions. <strong>Les</strong> essais sont effectués mentalement et éliminés de même en cas d'échec.<br />

Or, dès qu'on étudie le comportement humain et animal à partir du même point de vue<br />

objectif, si l'on accorde l'imagination et la raison à l'homme, on doit de toute évidence<br />

les accorder aussi à l'animal. Quand les jeunes chimpanzés ramassent les jetons éparpillés<br />

dans une pièce dépourvue de cacahuètes, en sélectionnant les jetons utilisables<br />

et en abandonnant ceux qui ne le sont pas, ils font preuve d'imagination. Ils doivent<br />

avoir une sorte d'image mentale <strong>des</strong> machines et de l'utilisation possible <strong>des</strong> jetons.<br />

En outre, étant donné leur comportement face aux situations nouvelles, on doit leur<br />

reconnaître au moins les rudiments d'une puissance de raisonnement. L'une <strong>des</strong><br />

expériences les plus connues qui puisse en témoigner consiste à poser, au milieu d'un<br />

tuyau, une banane que le singe ne puisse atteindre par aucune <strong>des</strong> extrémités du<br />

tuyau. Après avoir essayé <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> directes et s'être convaincu de leur inefficacité,<br />

le singe prend un bâton, pousse la banane le long du tuyau, et fait ensuite le<br />

tour du tuyau vers l'autre extrémité pour attraper la banane. Entre les premiers essais<br />

directs et l'utilisation du bâton se place habituellement une période d'attente pendant<br />

laquelle l'animal évalue mentalement la situation. Pendant cette période doivent se<br />

former <strong>des</strong> images mentales de la banane dans différentes positions non réalisées, et<br />

différentes métho<strong>des</strong> pour saisir la banane à la faveur d'une de ces positions doivent<br />

être tour à tour élaborées, éprouvées à la lumière de l'expérience passée et écartées; en<br />

effet, au moment Où le singe renouvelle sa tentative, il semble avoir généralement<br />

une idée précise de ce qu'il va faire. De plus, une fois le problème résolu, la solution<br />

reste mémorisée et, si le singe est confronté à nouveau au même problème, il fera<br />

immédiatement les gestes adéquats. <strong>Les</strong> singes sont même capables d'aller plus loin et<br />

d'assembler deux bâtons pour obtenir un outil de longueur suffisante pour pousser la<br />

banane. Citons le cas d'un chimpanzé femelle soumis au problème du tuyau et de la<br />

banane, à qui l'on avait donné deux bâtons pouvant s'adapter l'un à l'autre; elle essaya<br />

les bâtons tour à tour, puis renonça et se mit à jouer avec eux; au cours du jeu, les<br />

bâtons s'assemblèrent par accident; elle montra alors <strong>des</strong> signes manifestes d'excitation,<br />

les prit séparément, les assembla à nouveau, puis les utilisa pour attraper la<br />

banane. Même ensuite, elle continua à s'intéresser aux bâtons, à les assembler et à les<br />

séparer jusqu'à ce qu'elle en eût saisi le principe. <strong>Les</strong> processus mentaux sous-tendant<br />

un tel comportement ne sont guère différents de ceux de l'homme qui fait une<br />

découverte et qui en entrevoit l'application possible. <strong>Les</strong> singes sont capables aussi de<br />

s'associer entre eux pour obtenir de la nourriture, prouvant par leurs comportements<br />

qu'ils sont capables de comprendre la situation de départ et ce que les autres singes,<br />

travaillant avec eux, essaient de faire.<br />

Dans tous les domaines où <strong>des</strong> tests précis peuvent être appliqués, les chimpanzés<br />

semblent avoir la même puissance intellectuelle que les enfants humains de trois ou<br />

quatre ans. Il y a donc une forte présomption pour que les différences de puissance<br />

intellectuelle chez l'homme et l'animal soient purement quantitatives; le singe s'arrête<br />

à un certain point du développement de l'esprit, tandis que l'homme le dépasse. Faute<br />

de preuves, il vaut mieux pourtant réserver notre jugement sur cette question. Même<br />

s'il y a <strong>des</strong> différences d'ordre qualitatif entre la pensée de l'homme et celle du singe,<br />

tant de points dans leurs processus de pensée semblent identiques qu'aucun homme de<br />

science ne peut douter que la pensée humaine vienne de la pensée animale. L'intelli-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 61<br />

gence humaine, comme le cerveau qui la produit, est l'aboutissement de certaines<br />

tendances repérables dans l'évolution générale <strong>des</strong> mammifères.<br />

Nul ne peut nier qu'il y ait de profon<strong>des</strong> différences quantitatives entre la pensée<br />

humaine et celle <strong>des</strong> singes. <strong>Les</strong> faits sont trop manifestes pour qu'il soit nécessaire de<br />

les commenter. Cependant, ces différences quantitatives mêmes ne doivent pas être<br />

surestimées. La complexité <strong>des</strong> activités humaines normales, comparées à celles <strong>des</strong><br />

animaux, ne nous fournit pas une bonne base de mesure. Chez l'homme comme chez<br />

l'animal, la plus grande partie du comportement est affaire d'habitude; une fois que<br />

nous avons appris à faire quelque chose, nous pouvons désormais le faire sans avoir à<br />

y penser; nos aptitu<strong>des</strong> intellectuelles ne sont mises en jeu que lorsque nous sommes<br />

confrontés à <strong>des</strong> situations nouvelles. Le civilisé est capable d'accomplir plus de<br />

choses que le sauvage car il a eu l'occasion d'apprendre à en faire plus; tous les tests<br />

appliqués, à ce jour, à ces deux catégories d'individus semblent prouver que leurs<br />

aptitu<strong>des</strong> intellectuelles innées sont approximativement les mêmes. De la même<br />

façon, les hommes ont plus d'occasions d'apprendre que les singes et ceci les place à<br />

un niveau supérieur. La supériorité <strong>des</strong> moyens intellectuels de l'homme explique<br />

l'abondance de choses à apprendre, mais cette abondance même est due à <strong>des</strong> cerveaux<br />

multiples travaillant pendant plusieurs générations; elle n'aurait pu naître d'une<br />

seule pensée. Le fils d'un homme civilisé, s'il grandissait dans un isolement complet,<br />

serait, par son comportement, plus proche du singe que de son propre père.


chapitre 5<br />

les fondements de la culture<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 62<br />

<strong>Les</strong> êtres humains doivent leur prééminence actuelle en partie à la supériorité de<br />

leurs moyens intellectuels mais plus encore aux idées, aux habitu<strong>des</strong> et aux<br />

techniques qu'ils ont héritées de leurs ancêtres. La plupart <strong>des</strong> problèmes auxquels<br />

l'enfant est confronté au cours de sa vie dans une société ont déjà été rencontrés et<br />

résolus par ses prédécesseurs. Il ne lui reste qu'à apprendre les solutions : s'il y réussit,<br />

il n'aura besoin désormais que de très peu d'intelligence. Cette accumulation et cette<br />

transmission <strong>des</strong> idées et <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> sont souvent présentées comme <strong>des</strong> caractéristiques<br />

spécifiquement humaines mais il est possible, là encore, d'en découvrir au<br />

moins les rudiments au niveau animal.<br />

On a vu, dans le chapitre précédent, à propos du mécanisme qui sous-tend les<br />

réflexes innés et les réflexes conditionnés, que même si les deux types de réflexes<br />

coexistent chez tout animal pourvu d'un système nerveux, le rôle que joue chacun<br />

d'eux dans le comportement global de l'individu varie considérablement selon l'espèce<br />

de l'animal. <strong>Les</strong> insectes et les vertébrés en sont l'illustration classique; ces deux<br />

formes animales représentent toutes deux <strong>des</strong> types de vie qui sont allés le plus loin<br />

dans leur évolution et les membres de ces deux ordres sont capables de comportements<br />

extrêmement complexes; toutefois, les insectes y sont parvenus par <strong>des</strong> réflexes<br />

innés, c'est-à-dire par un comportement instinctif, tandis que les vertébrés modernes y<br />

sont parvenus par <strong>des</strong> réflexes conditionnés, c'est-à-dire par un comportement acquis.<br />

Il n'existe pas d'étalon à quoi puisse se mesurer la valeur relative <strong>des</strong> comportements<br />

instinctif et acquis; chacun peut se révéler supérieur à l'autre selon les<br />

circonstances. <strong>Les</strong> insectes ont une aptitude à apprendre très réduite, pourtant certai-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 63<br />

nes espèces ont mieux réussi à s'adapter à leur environnement que la plupart <strong>des</strong><br />

vertébrés. Il semble n'y avoir aucune limite dans la complexité <strong>des</strong> modèles de<br />

comportement transmissibles par le plasma germinatif. Une guêpe <strong>des</strong> marécages naît<br />

nantie d'instincts qui la rendent capable de bâtir un nid, de chasser <strong>des</strong> araignées d'une<br />

espèce particulière, de les piquer à l'endroit exact où elles seront paralysées sans être<br />

tuées, de les amasser dans le nid, de pondre sur elles un oeuf et d'obturer le nid.<br />

Quand la jeune guêpe sort du nid, la mère est déjà morte, mais la jeune guêpe répète<br />

le processus jusqu'au moindre détail. Certaines fourmis et abeilles ont <strong>des</strong> types de<br />

comportement encore plus complexes, grâce auxquels elles ont organisé une communauté<br />

qui fonctionne de façon plus régulière et plus efficace que n'importe quelle<br />

communauté humaine à ce jour. Un vieil adage prétend que la qualité se révèle à<br />

l'usage : ainsi, la réussite <strong>des</strong> insectes dans leur lutte pour la vie prouve que le comportement<br />

instinctif suffit pour faire face à leurs besoins. <strong>Les</strong> insectes représentent la<br />

seule forme de vie capable de concurrencer l'homme en tous points sur un plan<br />

d'égalité. Malgré toutes les ressources que la science a mises à notre disposition, ils<br />

nous causent plus de dommages et de tort que tous les autres animaux réunis et nous<br />

sommes à peine capables de limiter leurs dégâts.<br />

<strong>Les</strong> insectes ont développé leurs instincts et les vertébrés leur aptitude à apprendre<br />

car, dans chaque cas, c'était la voie de développement la plus satisfaisante. La taille<br />

que les insectes peuvent atteindre est limitée par le caractère externe de leur squelette<br />

et par leur appareil respiratoire particulier. <strong>Les</strong> insectes les plus grands ne dépassent<br />

pas, aujourd'hui, la grosseur d'une souris. Par suite, une superficie donnée peut faire<br />

vivre beaucoup plus d'insectes que de vertébrés et le nombre <strong>des</strong> individus de cette<br />

première espèce peut être d'autant plus grand. D'autre part, les insectes ont généralement<br />

une vie de courte durée et se reproduisent en très grand nombre avec <strong>des</strong><br />

intervalles très brefs entre les générations. Si tous ses <strong>des</strong>cendants vivaient et se<br />

reproduisaient, une simple mouche ordinaire serait, à la fin de l'été, l'ancêtre de deux<br />

millions de mouches. Dans ces conditions, l'insecte en tant qu'individu ne compte<br />

guère pour la continuation de l'espèce. L'adaptation nécessaire du comportement peut<br />

se faire par le mécanisme ordinaire et spontané de la mutation biologique et de la<br />

sélection. <strong>Les</strong> changements de l'environnement, qui pourraient menacer l'existence<br />

d'une espèce, sont répartis sur plusieurs générations. <strong>Les</strong> individus qui, à la suite<br />

d'une mutation quelconque dans l'organisation de leurs arcs réflexes, réagissent à<br />

certains stimuli de façon favorable à leur survie, transmettent cette particularité à leur<br />

<strong>des</strong>cendance. L'espèce est si prolifique que <strong>des</strong> milliers de mutations nuisibles peuvent<br />

apparaître et être éliminées sans menacer son existence.<br />

<strong>Les</strong> vertébrés ont dû affronter une situation radicalement différente. Leur structure<br />

permet l'existence de formes à gran<strong>des</strong> dimensions. Plus la forme est volumineuse,<br />

plus la consommation de nourriture est forte et moins le nombre d'individus qu'une<br />

superficie donnée peut faire vivre est important. <strong>Les</strong> vertébrés ont une vie relativement<br />

longue. D'autre part, bien que les vertébrés aquatiques soient presque aussi<br />

prolifiques que les insectes, les formes terrestres se reproduisent lentement et en petit<br />

nombre. Bien qu'elle soit la plus forte pour l'ensemble <strong>des</strong> vertébrés terrestres, la<br />

vitesse de reproduction de certains reptiles atteint à peine celle <strong>des</strong> insectes les moins<br />

rapi<strong>des</strong> à se reproduire. Cette limitation de la vitesse de reproduction <strong>des</strong> vertébrés<br />

terrestres tient à ce qu'à l'origine cet ordre était aquatique, ses membres devant encore


Ralph Linton (1936), De l’homme. 64<br />

passer les premières étapes de leur développement dans un milieu liquide. <strong>Les</strong><br />

premiers vertébrés terrestres résolurent le problème en retournant à l'eau pour<br />

procréer, comme le font nos grenouilles modernes et nos salamandres. Plus tard, la<br />

difficulté fut résolue en enfermant l'embryon et le liquide nécessaire dans un même<br />

récipient imperméable a l'eau, c'est-à-dire en produisant <strong>des</strong> oeufs ou en laissant<br />

l'embryon jusqu'à un stade avancé à l'intérieur du corps de la mère. Dans chacun <strong>des</strong><br />

cas, la perte de vitalité de la mère était considérable et le nombre <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants<br />

qu'un individu donné pouvait produire était diminué d'autant. <strong>Les</strong> mêmes facteurs<br />

expliquent l'allongement de l'intervalle de temps entre les générations, en particulier<br />

pour les espèces vivipares. En conclusion, alors que les espèces d'insectes comprennent,<br />

en général, un grand nombre d'individus très prolifiques mais dont la durée<br />

de vie est brève et les générations peu espacées, les espèces de vertébrés terrestres<br />

sont composées, en général, d'un nombre relativement petit d'individus, à durée de vie<br />

longue et à reproduction lente.<br />

L'adaptation du comportement <strong>des</strong> vertébrés terrestres ne pouvait être laissée au<br />

hasard <strong>des</strong> mutations et de la sélection. L'espèce n'était pas assez nombreuse pour survivre<br />

à l'énorme gaspillage d'individus que ce processus implique. L'aptitude à changer<br />

rapidement de comportement, c'est-à-dire à apprendre, rendit possible l'adaptation<br />

nécessaire. Le passage de l'instinct à l'apprentissage comme principale motivation du<br />

comportement a sans doute été un processus long et progressif, lié à un changement<br />

progressif dans les relations entre parents et jeunes. La plupart <strong>des</strong> reptiles considèrent<br />

que leurs devoirs de parents sont achevés dès lors qu'ils ont déposé leurs oeufs<br />

dans un endroit sûr. Rares sont les espèces de reptiles qui gardent leur nid, plus rares<br />

encore celles qui sont réputées protéger leurs petits quelque temps après l'éclosion;<br />

aucun reptile, en tout cas, ne les nourrit ni ne les soigne. <strong>Les</strong> oiseaux, à quelques<br />

exceptions près, couvent leurs oeufs et prennent soin de leurs petits. <strong>Les</strong> mammifères<br />

mettent leurs jeunes au monde vivants, les nourrissent de leur propre corps, et les<br />

soignent jusqu'à ce qu'ils soient déjà bien grands. En général, plus le mammifère se<br />

situe haut dans l'échelle d'évolution, plus la période de soins maternels est longue.<br />

Si l'individu possède l'aptitude à apprendre, c'est au commencement de son existence,<br />

avant qu'il ait eu l'occasion d'apprendre, que les instincts lui sont les plus utiles.<br />

Ils lui permettent de mener à bien dès le début la difficile adaptation à l'environnement.<br />

Passé ce stade, ils deviennent obstacle plutôt qu'adjuvant, car ils limitent le<br />

champ d'adaptation possible du comportement. Mieux les individus sont soignés et<br />

surveillés pendant leur enfance, moins ils obéissent aux instincts. ,A la longue, et<br />

grâce au développement <strong>des</strong> soins maternels, il est possible d'abandonner de plus en<br />

plus le comportement à l'apprentissage. Chez l'homme et le singe, où la surveillance<br />

de la mère est très longue, le comportement instinctif a été réduit au minimum. Chez<br />

l'homme, il semble se réduire à la respiration, la déglutition et la préhension, activités<br />

nécessaires dès la naissance, et à quelques simples réactions de peur.<br />

A l'origine, le comportement acquis semble n'avoir été qu'un complément du<br />

comportement instinctif. Pour les premiers vertébrés terrestres, il n'était probablement<br />

qu'un pis-aller, un simple moyen de préserver l'individu dont l'importance s'accroissait<br />

sans cesse et, en sauvant l'espèce, de lui donner, par exemple, un répit pour<br />

développer de nouveaux instincts. S'il en est bien ainsi, le comportement acquis est


Ralph Linton (1936), De l’homme. 65<br />

allé contre sa fin initiale. L'aptitude à apprendre, et par là à s'adapter individuellement,<br />

doit avoir diminué les rigueurs de la sélection naturelle et ralenti le processus<br />

de fixation de toute nouvelle forme favorable du comportement automatique. L'apprentissage<br />

en lui-même ne contribua en rien à l'adaptation fondamentale de l'espèce<br />

à son environnement, car les habitu<strong>des</strong> acquises de cette façon ne pouvaient être<br />

transmises par le plasma germinatif. Si les vertébrés terrestres s'étaient arrêtés à ce<br />

niveau, ils auraient probablement été distancés dans leur lutte pour la vie. Leur<br />

triomphe ultime consista à élaborer <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> de transmission du comportement<br />

acquis, de génération en génération, hors du plasma germinatif. Ils devinrent ainsi<br />

capables d'apprendre non seulement à partir de leur expérience individuelle, mais<br />

aussi de se transmettre les uns aux autres ce qu'ils avaient appris.<br />

On ne connaît pas le moment exact dans l'évolution <strong>des</strong> vertébrés où apparut<br />

l'aptitude à transmettre le comportement acquis d'un individu à l'autre, mais cette<br />

forme de comportement ne devint importante qu'après l'apparition de formes à sang<br />

chaud qui soignaient longtemps leurs jeunes. La longue association entre parents et<br />

jeunes, pendant la période où ces derniers acquéraient le plus facilement les habitu<strong>des</strong>,<br />

permit la transmission du comportement acquis sur une vaste échelle. Peu à<br />

peu, cette association s'intensifia et se prolongea, les habitu<strong>des</strong> maternelles purent<br />

donc de plus en plus être transmises aux jeunes.<br />

La transmission du comportement hors de la ligne de l'hérédité biologique demandait<br />

que les individus pussent communiquer entre eux d'une façon ou d'une autre.<br />

Quelle que fût, pour un individu, l'aptitude à imiter les autres individus de la même<br />

espèce, il devait y avoir un moyen qui permît à l'individu qui savait ce qu'il convenait<br />

de faire, de transmettre à celui qui ne le savait pas une image de la situation et le désir<br />

d'agir.<br />

Assurément, les mammifères et même les oiseaux communiquent entre eux au<br />

moyen de mouvements et de sons. <strong>Les</strong> singes, en particulier, émettent <strong>des</strong> bruits<br />

vocaux variés qui expriment <strong>des</strong> états affectifs et les autres singes, à portée de voix,<br />

réagissent à ces bruits en manifestant les mêmes émotions. La réaction est<br />

particulièrement nette dans le cas de cris de rage ou de peur, qui suggèrent un danger.<br />

Ces sons et les réactions émotives qu'ils provoquent jouent un rôle considérable dans<br />

la transmission du comportement. L'individu à qui la situation est familière transmet<br />

l'émotion qu'il ressent à un autre individu qui, s'il ne possède pas déjà un modèle de<br />

comportement s'accordant à cette émotion, imite les actes du premier. <strong>Les</strong> sons<br />

vocaux <strong>des</strong> singes sont produits de la même façon et selon le même mécanisme que la<br />

parole humaine; pourtant, ils sont limités à l'expression et à la transmission <strong>des</strong> états<br />

affectifs. Par un cri particulier, le singe peut transmettre une image générale de<br />

danger ou de nourriture mais il n'est pas capable de transmettre l'image de la forme<br />

que présente ce danger ou cette nourriture, ni de la ligne de conduite appropriée. Ses<br />

sons variés peuvent se comparer à <strong>des</strong> exclamations telles que « Attention ! » ou<br />

« Aïe! ». Aujourd'hui, le fossé qui sépare l'homme de l'animal en matière de communication<br />

est plus large qu'en n'importe quel autre domaine de la pensée ou du comportement,<br />

les traces qui auraient pu nous permettre de suivre l'évolution du langage<br />

sont irrémédiablement perdues. Seuls les plus vagues rudiments du langage existent<br />

au niveau animal.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 66<br />

Il est dommage qu'on ne connaisse encore qu'imparfaitement le processus par<br />

lequel les animaux s'éduquent les uns les autres. L'éducation délibérée, même <strong>des</strong><br />

jeunes par leurs propres parents, semble être rare, même si tous ceux qui ont observé<br />

une famille de chatons ou de chiots, élevés sous la tutelle de leurs parents, peuvent<br />

citer <strong>des</strong> exemples de ce qui ressemble bien à une éducation. La transmission de<br />

comportements semble se faire en grande partie par imitation, quel que soit l'animal<br />

imité. L'aptitude à imiter varie considérablement selon l'espèce, selon l'âge de<br />

l'individu et même selon les individus eux-mêmes. En général, les animaux adultes<br />

semblent imiter moins aisément que les jeunes et, chez certaines espèces, ils en sont<br />

totalement incapables. Ainsi, <strong>des</strong> chats adultes résolvent les problèmes exactement de<br />

la même façon qu'ils aient vu ou non d'autres chats les résoudre avant eux. <strong>Les</strong> singes,<br />

au contraire, s'imitent facilement les uns les autres : quand un chimpanzé est enfermé<br />

et qu'on l'autorise à regarder d'autres chimpanzés soumis à <strong>des</strong> épreuves et obtenant<br />

<strong>des</strong> récompenses, il prend un vif intérêt à leurs faits et gestes et imite même certains<br />

de leurs mouvements; si on lui donne ensuite l'occasion d'effectuer la même épreuve,<br />

il aura un meilleur résultat qu'un chimpanzé qui n'a pas été témoin du processus à<br />

appliquer. Par ailleurs, un singe apprend plus facilement d'un autre singe que d'un être<br />

humain. Dans l'expérience <strong>des</strong> cacahuètes déjà citée, le singe apprenti retenait la<br />

technique presque trois fois plus vite s'il la tenait d'un autre singe que s'il la tenait d'un<br />

homme.<br />

Ni le processus d'apprentissage ni le fait de savoir jusqu'à quel point <strong>des</strong> animaux<br />

adultes peuvent apprendre les uns <strong>des</strong> autres ne sont <strong>des</strong> problèmes de grande importance<br />

dans le cadre de cette étude; l'essentiel dans la transmission du comportement<br />

acquis est, en effet, l'aptitude de chaque génération à adopter les habitu<strong>des</strong> de la<br />

génération précédente. Il est bien prouvé que les jeunes animaux sont capables<br />

d'apprendre d'animaux plus âgés <strong>des</strong> modèles de comportement très compliqués. On<br />

en rapporte <strong>des</strong> dizaines d'exemples chez les animaux domestiques et le comportement<br />

transmis de cette façon est quelquefois si singulier qu'on ne peut en expliquer<br />

autrement l'apparition chez les animaux plus jeunes. Il en est ainsi dans le cas de cette<br />

chienne a qui son maître avait appris à sonner à la porte quand elle désirait entrer :<br />

deux de ses chiots élevés avec elle acquirent la même habitude alors que les autres<br />

chiots, élevés loin d'elle, n'ont jamais pu y parvenir.<br />

Chez tous les mammifères, l'ensemble du comportement est composé de trois éléments<br />

: le comportement instinctif, le comportement résultant de l'expérience individuelle<br />

et le comportement appris d'autres animaux. Si le comportement humain doit la<br />

plus grande partie de son contenu au dernier de ces types de comportement, le comportement<br />

animal repose principalement sur les deux premiers. Nous n'avons que peu<br />

d'informations sur les proportions réelles de chaque élément dans le comportement<br />

animal, mais les résultats <strong>des</strong> expériences de Zing Yang Kuo pratiqués sur <strong>des</strong> chats<br />

et <strong>des</strong> rats sont très suggestifs à cet égard 1 . Bien que ces expériences ne portent que<br />

sur la chasse aux petits animaux, cette aptitude est tellement indispensable à la survie<br />

<strong>des</strong> chats à l'état sauvage qu'on peut s'attendre à ce que l'instinct et l'apprentissage à<br />

1 Z. Y. Kuo, « Genesis of Cat's Responses to ]Rats », Journal of Comparative Psychology, vol. XI,<br />

1931.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 67<br />

partir d'une expérience individuelle y jouent un rôle comparable à ce qu'il est ailleurs.<br />

Kuo éleva trois groupes de chatons, les uns avec leur mère, celle-ci chassant <strong>des</strong> rats<br />

en leur présence, d'autres qui n'eurent aucun contact avec <strong>des</strong> rats avant l'âge de<br />

quelques mois et d'autres encore élevés avec <strong>des</strong> rats comme compagnons. Dans le<br />

premier groupe, 85 % <strong>des</strong> chatons chassèrent <strong>des</strong> rats avant d'avoir quatre mois; dans<br />

le second groupe, seuls 45 %, <strong>des</strong> chatons devinrent chasseurs de rats; dans le troisième<br />

groupe enfin, aucun chaton ne détruisit un de ses compagnons-rats ou quelque<br />

rat étranger de la même variété, mais 16 %, d'entre eux chassèrent <strong>des</strong> rats d'autres<br />

variétés. La part qui revient aux contacts précoces avec la mère dans l'établissement<br />

de modèles pour les comportements futurs fut également mise en évidence : parmi les<br />

chatons qui, avant d'avoir huit jours, virent leur mère chasser <strong>des</strong> rats, la proportion<br />

de chasseurs de rats fut supérieure à celle <strong>des</strong> chasseurs de rats parmi ceux qui<br />

n'avaient pas eu cette expérience. Ainsi, les chats ont une tendance héréditaire à chasser<br />

<strong>des</strong> petits animaux, mais il est clair que cette tendance peut être développée,<br />

dirigée ou presque complètement inhibée par le premier conditionnement; le comportement<br />

de la mère en présence <strong>des</strong> petits y joue un rôle considérable. <strong>Les</strong> modèles de<br />

comportement se transmettent de l'un à l'autre et les chiffres cités plus haut (85 % de<br />

chasseurs de rats parmi ceux qui bénéficièrent de la transmission du modèle et 45 %<br />

parmi ceux qui n'en bénéficièrent pas) semblent indiquer que, dans le comportement<br />

final de l'individu, les modèles transmis jouent un rôle presque aussi important que<br />

l'instinct et l'apprentissage individuel réunis.<br />

L'aptitude à transmettre le comportement de génération en génération a donné aux<br />

mammifères un avantage écrasant dans la lutte pour la vie. Il leur est devenu possible<br />

d'élaborer et de transmettre une série de modèles de comportement aussi bien déterminés<br />

que les modèles inspirés par l'instinct, mais capables de se modifier bien plus<br />

rapidement. L'individu a profité de l'expérience de ses ancêtres sans perdre sa propre<br />

souplesse. Dans de telles conditions, l'individu pouvait modifier non seulement son<br />

comportement pour faire face à une situation critique, mais aussi transformer facilement<br />

et rapidement les modèles transmis eux-mêmes pour répondre à <strong>des</strong> changements<br />

survenus dans l'environnement.<br />

La principale voie de transmission du comportement acquis entre individus est,<br />

nous l'avons vu, celle qui va <strong>des</strong> parents aux jeunes. <strong>Les</strong> membres de chaque génération<br />

reprennent les habitu<strong>des</strong> de leurs parents et les transmettent à leur propre<br />

progéniture avec les additifs ou les changements qui découlent de leurs propres<br />

expériences. Chaque groupe de mammifères bénéficie, par conséquent, d'un double<br />

héritage : la structure physique de l'individu et son comportement instinctif, qui en est<br />

directement dépendant, constituent son héritage biologique; la quasi-totalité de son<br />

comportement acquis, au contraire, représente son héritage social. A mesure de<br />

l'évolution <strong>des</strong> mammifères supérieurs, cet héritage social est devenu de plus en plus<br />

important. Chez l'homme en particulier, il a joué un rôle dominant dans la formation<br />

du comportement individuel.<br />

L'importance de l'héritage social s'étant ainsi accrue, certaines habitu<strong>des</strong>, par un<br />

processus comparable à celui qui conduit à la fixation d'un instinct à l'intérieur d'une<br />

espèce, sont devenues caractéristiques de groupes entiers d'animaux. Excepté dans le<br />

cas où elle a lieu d'adulte à adulte, la propagation d'un comportement acquis d'un


Ralph Linton (1936), De l’homme. 68<br />

individu aux autres individus passe exactement par les mêmes voies que la propagation<br />

d'une mutation biologique. La nouvelle habitude surgit chez un individu<br />

particulier et elle est transmise à ses <strong>des</strong>cendants. Sa survivance et son assimilation<br />

finale à l'héritage social du groupe dépendent de l'environnement. Si le changement<br />

qu'elle représente dans le comportement est favorable à la survie, ceux qui l'adopteront<br />

auront plus de succès dans leur lutte pour la vie. Inversement, si l'habitude est<br />

défavorable à la survie, ceux qui l'adopteront seront désavantagés et finiront soit par<br />

l'abandonner, soit par être éliminés. Même si la transmission d'habitu<strong>des</strong> chez les<br />

animaux était strictement limitée à celle qui se fait <strong>des</strong> parents aux jeunes, une<br />

nouvelle habitude favorable s'étendrait à un nombre toujours plus grand d'individus à<br />

chaque génération jusqu'à ce qu'elle devienne partie intégrante de l'héritage social de<br />

l'espèce entière. Sa propagation serait plus rapide que celle d'une mutation biologique,<br />

car elle serait transmise par les parents à tous les <strong>des</strong>cendants et non simplement à<br />

une partie mathématiquement déterminée.<br />

En fait, il semble qu'il n'y ait eu que peu d'habitu<strong>des</strong> particulièrement favorables<br />

qui soient devenues parties intégrantes de l'héritage social d'une espèce de mammifères<br />

en son entier. Ces espèces s'étendent, en général, sur une grande superficie si<br />

bien que les individus qui les composent ont à affronter <strong>des</strong> environnements différents<br />

: une habitude qui est favorable ici peut très bien ne pas l'être là. Ainsi, on s'aperçoit<br />

que pour une espèce donnée l'héritage social n'est pas uniforme mais se compose<br />

d'une multitude d'héritages sociaux différents dont chacun est caractéristique d'un lieu<br />

particulier. <strong>Les</strong> animaux qui vivent dans tel lieu et qui partagent tel héritage social ont<br />

certaines habitu<strong>des</strong> qui sont différentes de celles <strong>des</strong> animaux qui vivent dans tel autre<br />

lieu et qui partagent tel autre héritage social. <strong>Les</strong> naturalistes en citent maint exemple.<br />

Si ces différences locales se manifestent de façon plus évidente chez les fauves, c'est<br />

peut-être simplement parce qu'ils ont été plus minutieusement étudiés. Un exemple<br />

suffira : tous les lions africains appartiennent à une même espèce et, sur la plus<br />

grande partie de l'Afrique, les lions chassent solitairement ou à la rigueur par couples<br />

accompagnés de leurs jeunes; au Kénia cependant, ils se sont mis à chasser en meutes<br />

en observant une division constante <strong>des</strong> fonctions : la meute s'éparpille autour d'un<br />

espace donné et le cerne en rugissant, le gibier se trouve ainsi repoussé à l'intérieur du<br />

cercle vers l'endroit même où un lion est tranquillement embusqué. <strong>Les</strong> vieux<br />

chasseurs prétendent que c'est là un fait récent et se rappellent le temps où les lions du<br />

Kénia chassaient de façon ordinaire; ils pensent que ce changement dans la technique<br />

de chasse peut être dû à une raréfaction du gibier. Que cette raison soit ou non la<br />

bonne, il s'agit là manifestement d'un nouveau modèle de comportement qui s'est<br />

établi si vite qu'il ne peut être lié à un changement d'instincts.<br />

L'homo sapiens est la plus répandue de toutes les espèces mammifères et la plus<br />

apte à modifier rapidement à la fois son comportement individuel et son comportement<br />

de groupe. Il n'est donc pas surprenant que l'héritage social de cette espèce se<br />

soit diversifié en un nombre déroutant de types locaux, les habitu<strong>des</strong> en usage variant<br />

selon les groupes.<br />

Aucun terme particulier n'a été créé jusqu'ici pour désigner l'héritage social <strong>des</strong><br />

animaux; pour les êtres humains, on parle de culture. Ce terme est utilisé dans un<br />

double sens. Dans son sens général, la culture désigne l'héritage social de tout le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 69<br />

genre humain; dans son sens spécifique, une culture désigne un type particulier d'héritage<br />

social. Ainsi la culture, dans son ensemble, se compose d'un grand nombre de<br />

cultures dont chacune est caractéristique d'un certain groupe d'individus. Pourtant,<br />

l'aptitude <strong>des</strong> êtres humains a apprendre, à communiquer entre eux et à transmettre le<br />

comportement acquis de génération en génération sans l'intermédiaire du plasma<br />

germinatif, aussi bien que la possession d'un héritage tant social que biologique et la<br />

différenciation de cet héritage social en une multiplicité de types locaux sont autant<br />

de traits qui, loin de l'en distinguer, rattachent l'homme aux autres mammifères. A<br />

tous ces égards, les différences entre les hommes et les animaux sont aveuglantes,<br />

mais il semble qu'il s'agisse de différences quantitatives bien plus que qualitatives.<br />

<strong>Les</strong> hommes apprennent plus aisément, communiquent entre eux avec plus de facilité<br />

et d'efficacité, transmettent plus de comportements acquis de parents à enfants et<br />

possèdent <strong>des</strong> héritages sociaux plus divers que les animaux; pourtant, sauf en ce qui<br />

concerne l'aptitude à communiquer <strong>des</strong> idées abstraites, nous ne pouvons guère<br />

détecter de différences intrinsèques; chacune de ces caractéristiques, en effet, est telle<br />

qu'on pouvait s'attendre logiquement à ce qu'elle se rencontre chez l'homme, dans la<br />

mesure où elle résulte du développement régulier de tendances déjà existantes au<br />

niveau sub-humain. Force nous est cependant de reconnaître que l'interaction de ces<br />

aptitu<strong>des</strong>, qui toutes peuvent être repérées déjà au niveau animal, crée au niveau de<br />

l'homme quelque chose de neuf et d'unique. Ainsi chacune <strong>des</strong> parties de l'automobile<br />

moderne était, sous une forme moins développée, déjà en usage avant la naissance de<br />

l'automobile : l'automobile elle-même n'en est pas moins une entité nouvelle et<br />

distincte. De la même façon, la culture humaine, bien qu'elle ait un fondement animal,<br />

ne ressemble à aucune caractéristique animale. Elle a été produite par une espèce de<br />

mammifères parmi les autres, en retour elle a fait de cette espèce l'espèce humaine.<br />

Sans cette culture, qui conserve les gains passés et façonne chaque génération selon<br />

ses modèles, l'homo sapiens ne serait qu'un singe anthropoïde terrestre, légèrement<br />

différent dans sa structure et légèrement supérieur en intelligence, mais néanmoins<br />

frère du chimpanzé et du gorille.


chapitre 6<br />

les aspects particuliers<br />

de la culture<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 70<br />

La culture <strong>des</strong> êtres humains (c'est-à-dire leur héritage social) n'est, nous l'avons<br />

vu, que le développement de certaines tendances déjà manifestes chez les vertébrés en<br />

général et les mammifères en particulier et que l'on peut expliquer sans se référer à<br />

quelque principe surnaturel. Pourtant, l'héritage social de l'homme diffère de celui de<br />

l'animal par son contenu incomparablement plus riche et par sa tendance à s'enrichir<br />

régulièrement. L'histoire de l'homme témoigne, en dépit d'occasionnelles pério<strong>des</strong> de<br />

stagnation et même de régression pour certaines sociétés, du développement constant<br />

de son héritage social qui continuera probablement à se développer aussi longtemps<br />

que l'homme conservera sa structure mentale actuelle; ceci ne semble pas être le cas<br />

pour l'héritage social <strong>des</strong> autres mammifères. L'usage du langage a constitué l'un <strong>des</strong><br />

facteurs les plus importants du développement de la culture. On ne peut guère douter<br />

que la parole humaine provienne de cris d'animaux, mais on ne sait ni quand ni<br />

comment nos ancêtres accomplirent le grand pas en avant qui permit de symboliser<br />

<strong>des</strong> idées par <strong>des</strong> assemblages de sons. On peut apprendre à <strong>des</strong> animaux de différentes<br />

espèces à établir une association entre <strong>des</strong> mots et <strong>des</strong> actes ou <strong>des</strong> objets; c'est<br />

ainsi que les chevaux ou les chiens apprennent à obéir aux ordres; mais les animaux<br />

ne semblent pas utiliser le moins du monde cette aptitude dans leurs rapports entre<br />

eux. On ne peut même enseigner à parler aux anthropoï<strong>des</strong> dont la physiologie est<br />

pourtant semblable à la nôtre; ils peuvent, non sans peine, apprendre le sens d'un<br />

assez grand nombre de mots mais ne tentent jamais de les reproduire.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 71<br />

Malheureusement, il est absolument impossible de préciser à quel stade de l'évolution<br />

humaine le langage est apparu, ou de retracer les étapes par lesquelles le<br />

langage s'est développé jusqu'à atteindre son aptitude actuelle à transmettre <strong>des</strong> idées.<br />

En ce qui concerne ses origines, on ne peut rien déduire de l'étude <strong>des</strong> fossiles subhumains<br />

ou <strong>des</strong> premiers fossiles humains, car la partie du cerveau qui contrôle la<br />

parole chez l'homme se retrouve jusque chez les anthropoï<strong>des</strong>. Cependant, le langage<br />

est à ce point indispensable à la vie humaine qu'on peut faire remonter son origine à<br />

l'apparition de l'outil et du feu, sinon avant, c'est-à-dire au moins à un million<br />

d'années. Il est encore plus difficile d'imaginer ce qu'ont été les premiers langages.<br />

Nous n'en connaissons aucun qui remonte à plus de quatre mille ans avant Jésus-<br />

Christ, période où apparut l'écriture. <strong>Les</strong> premiers langages connus étaient en tous<br />

points comparables à ceux d'aujourd'hui et l'on ne peut guère s'attendre à ce qu'il en<br />

soit autrement : par rapport au million d'années et plus que compte l'évolution humaine,<br />

six mille ans, rapportés à la durée du jour par exemple, ne représentent que<br />

cinq minutes: quand l'homme apprit à écrire, l'évolution du langage était déjà<br />

achevée.<br />

L'étude du langage <strong>des</strong> peuples dits « primitifs » ne résout pas non plus le problème<br />

<strong>des</strong> origines du langage. Il semble n'y avoir aucune corrélation entre la complexité<br />

du langage parlé et la complexité de n'importe quel autre aspect du comportement.<br />

L'anglais, en dépit de son vocabulaire considérable, est de structure très simple et le<br />

chinois l'est plus encore. Au contraire, les langages parlés par bien <strong>des</strong> peuples non<br />

civilisés ont une structure très élaborée et comportent une abondance de formes<br />

grammaticales. Bien qu'on puisse retracer, sur une période de trois à quatre mille ans,<br />

les changements et les développements subis par un même groupe de langages tel que<br />

le groupe indo-européen, ceci n'apporte aucune lumière sur l'évolution du langage<br />

dans son ensemble. <strong>Les</strong> premiers langages indo-européens étaient, pour la transmission<br />

<strong>des</strong> idées, <strong>des</strong> véhicules aussi adéquats que n'importe lequel de leurs dérivés.<br />

L'étude de l'origine et de l'évolution du langage enfermera toujours une marge de<br />

pure spéculation. De judicieuses estimations pourront, certes, être faites, mais il ne<br />

sera jamais possible de les confronter aux faits. <strong>Les</strong> fonctions du langage, comme<br />

instrument de pensée et de communication, sont plus aisément vérifiables.<br />

<strong>Les</strong> fonctions du langage comme instrument de pensée sortent du propos de ce<br />

livre et il n'en sera fait qu'une brève mention. Il ne peut y avoir pensée sans une<br />

certaine activité musculaire et l'association entre certaines idées et certains mouvements<br />

<strong>des</strong> organes de la parole doit faciliter considérablement l'acte de penser. Celuici<br />

s'accomplit, en majeure partie, à l'aide de mots ou plus exactement à l'aide de phrases,<br />

et s'accompagne d'influx qui touchent les organes de la parole. Pour la plupart<br />

d'entre nous, ces influx sont affaiblis ou inhibés au point qu'ils restent sans résultat<br />

audible, mais ils n'en existent pas moins. D'autres formes d'activité musculaire peuvent<br />

être substituées à la parole dans le processus de l'acte de penser - il en est ainsi<br />

dans le cas <strong>des</strong> sourds-muets - mais aucune d'entre elles n'offre les mêmes facilités<br />

lorsqu'il s'agit de traduire <strong>des</strong> abstractions.<br />

C'est en tant qu'instrument de communication que le langage a joué le rôle le plus<br />

important dans l'édification de l'héritage social de l'humanité. Sans le langage qui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 72<br />

facilite la transmission <strong>des</strong> idées et lui confère la précision, la culture telle qu'on la<br />

connaît aujourd'hui n'aurait jamais pu naître. Le défaut de parole impose <strong>des</strong> limites<br />

étroites au contenu possible de l'héritage social <strong>des</strong> animaux. Un animal peut montrer<br />

à ses petits comment se comporter face à un événement dont ils sont témoins; par<br />

exemple, par sa terreur et sa hâte à se cacher ou à s'enfuir quand il rencontre, en<br />

compagnie de ses petits, un homme armé d'un fusil, il peut inculquer à ceux-ci. cette<br />

même peur et <strong>des</strong> formes similaires de comportement. Cependant, il ne peut leur<br />

communiquer l'image abstraite d'hommes et de fusils, et si l'événement ne se produit<br />

pas en sa présence, il ne peut leur transmettre ce trait particulier de son comportement;<br />

seule une partie de ce que les parents ont appris passe donc aux <strong>des</strong>cendants.<br />

<strong>Les</strong> manières de faire face aux situations habituelles sont bien transmises de<br />

génération à génération mais, à moins d'un accident heureux, chaque individu doit<br />

apprendre de lui-même à affronter les situations exceptionnelles. Le fait que les<br />

parents ou d'autres membres du groupe ont déjà réussi à faire face à une situation<br />

semblable n'aide l'individu en aucune façon, sauf si l'un de ces individus expérimentés<br />

se trouve être présent lorsque la même situation vient à se reproduire.<br />

Grâce au langage, l'homme peut transmettre l'image de situations non réelles et du<br />

comportement approprié à de telles situations; le contenu de l'héritage social <strong>des</strong><br />

hommes s'est ainsi considérablement développé. L'individu non encore adulte peut<br />

profiter de la totalité de l'expérience <strong>des</strong> générations précédentes et être préparé aussi<br />

bien à <strong>des</strong> événements habituels qu'à <strong>des</strong> événements exceptionnels. Ainsi, même si<br />

nous n'en avons jamais été victimes, nous connaissons l'existence <strong>des</strong> serpents venimeux<br />

et le danger qu'ils représentent. Grâce au langage, la transmission du comportement<br />

acquis cesse d'être laissée au hasard. La connaissance que chaque génération<br />

possède peut être transmise dans sa totalité à la suivante.<br />

Pour apprécier l'importance du langage dans la transmission de la culture, il suffit<br />

de considérer la condition <strong>des</strong> sourds-muets qui ne disposent d'aucun substitut a la<br />

parole. Parmi eux, les plus habiles peuvent acquérir un certain fonds de dextérité manuelle<br />

et apprendre, en imitant ce qu'ils voient, à mener à bien les activités professionnelles<br />

de leur groupe; mais <strong>des</strong> domaines entiers de la culture, la religion par<br />

exemple, leur restent fermés à jamais. Avant que <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> aient été inventées<br />

pour leur apprendre <strong>des</strong> substituts de la parole, la plupart <strong>des</strong> muets congénitaux<br />

étaient présumés faibles d'esprit.<br />

Si la culture humaine doit au langage la richesse de contenu qui la distingue de<br />

l'héritage social <strong>des</strong> animaux, le langage lui-même est partie intégrante de la culture.<br />

La structure du cerveau humain et les organes de la parole rendent la parole possible,<br />

mais le fait d'attacher <strong>des</strong> valeurs symboliques à certaines combinaisons de sons et<br />

l'aptitude à fabriquer ces sons ne constituent pas le langage. Le langage ne naît qu'à<br />

partir du moment où deux individus, ou plus, ont appris à attacher les mêmes valeurs<br />

aux mêmes combinaisons de sons et à utiliser ces combinaisons de sons pour communiquer<br />

<strong>des</strong> idées. <strong>Les</strong> associations entre sons et idées sont purement arbitraires. La<br />

même combinaison de sons peut véhiculer <strong>des</strong> sens totalement différents dans <strong>des</strong><br />

langages différents, ou une pluralité de sens dans un même langage, comme c'est le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 73<br />

cas en anglais pour bare et bear * . Ainsi le langage est une forme de comportement<br />

acquis et transmis, l'individu devant l'acquérir de la même façon qu'il acquiert chacune<br />

<strong>des</strong> autres caractéristiques de la culture dont il se trouve légataire. Cependant, le<br />

langage est toujours l'un <strong>des</strong> premiers traits de culture que l'on acquiert et, une fois<br />

acquis, il devient la clé qui ouvre à l'individu le reste de la culture.<br />

Si, au moyen du langage, un individu peut transmettre pratiquement la totalité de<br />

son expérience à un autre individu, ceci ne suffit pourtant pas à rendre compte de<br />

l'incroyable richesse de l'héritage humain. Il y a <strong>des</strong> limites à ce qu'un individu est<br />

capable d'apprendre. <strong>Les</strong> cultures peuvent parvenir à la richesse de contenu qui est la<br />

leur parce qu'elles sont véhiculées par <strong>des</strong> groupes d'individus, c'est-à-dire par <strong>des</strong><br />

sociétés. On a prétendu qu'Aristote fut le dernier homme à connaître a totalité du<br />

savoir humain de son temps, l'accumulation devenant après lui trop importante. Une<br />

telle assertion est manifestement absurde, car au temps d'Aristote il existait déjà <strong>des</strong><br />

centaines de cultures dont Aristote ignorait même, pour la plupart, l'existence et à<br />

plus forte raison le contenu. Il ignorait assurément comment lancer un boomerang ou<br />

attirer un élan. Même si l'on prend la totalité du savoir humain au sens de totalité de<br />

la connaissance contenue et transmise par l'héritage social particulier à Aristote,<br />

l'héritage grec, on voit qu'Aristote a pu tout connaître de la philosophie, de la littérature<br />

et de l'art grecs, mais qu'il est probable qu'il ignorait comment forger et tremper<br />

une épée ou disposer un piège à loups, ou encore où trouver les muges * les plus<br />

beaux, toutes choses qui faisaient partie de la culture grecque au même titre que les<br />

pièces d'Euripide ou les spéculations de Platon; chacune d'elles n'était connue et<br />

utilisée que par une partie restreinte de la population qui partageait cette culture. La<br />

société, en ce temps comme aujourd'hui, rassemblait <strong>des</strong> groupes spécialisés; chacun<br />

d'eux sélectionnait et transmettait certains <strong>des</strong> éléments de la culture et abandonnait<br />

les autres éléments à d'autres groupes.<br />

Personne n'a probablement jamais eu une connaissance complète de la culture de<br />

la société dans laquelle il vivait, et nul n'a besoin d'essayer d'acquérir une connaissance<br />

aussi vaste. Le cordonnier peut utiliser <strong>des</strong> outils de fer sans apprendre le<br />

métier de forgeron et l'écrivain peut voir ses écrits imprimés sans avoir à se préoccuper<br />

du procédé de fonte <strong>des</strong> caractères et de fabrication du papier, toutes choses<br />

préliminaires à la publication. Chaque membre de la société n'a besoin de connaître<br />

de la culture totale que ce dont il a besoin pour être capable d'occuper une place particulière<br />

dans la vie de la communauté. Le contenu possible d'une culture n'est donc<br />

limité que par la somme de ce que l'ensemble <strong>des</strong> individus qui composent la société<br />

servant de support à cette culture est capable d'apprendre. En réalité, cette limite n'a<br />

jamais été même approchée. Aussi riche et complexe qu'une culture puisse être, il y a<br />

toujours place pour de nouveaux éléments.<br />

Le langage et la vie sociale organisée ont fourni a l'homme <strong>des</strong> instruments pour<br />

la transmission et la préservation de la culture, quelle qu'en puisse être la complexité.<br />

La vie sociale a aussi créé le besoin d'un héritage social beaucoup plus riche pour<br />

* Ces deux mots, qui veulent dire l'un nu et l'autre ours, se prononcent de la même façon ['bear]. (N.<br />

d. T.)<br />

* Poisson de mer, dit aussi mulet. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 74<br />

l'homme que pour l'animal. <strong>Les</strong> sociétés humaines se maintiennent par l'apprentissage<br />

de générations successives d'individus et sont ainsi, en elles-mêmes, un produit de<br />

culture. Que l'homme ait un instinct généralisé de vie grégaire, rien n'est moins sûr.<br />

Pour expliquer de façon adéquate le besoin de compagnie ressenti par tout être<br />

humain normal, il faut prendre en compte que l'individu est habitué dès son enfance à<br />

être en compagnie. <strong>Les</strong> individus ne naissent pas avec <strong>des</strong> instincts qui les pousseraient<br />

à accomplir <strong>des</strong> activités particulières représentant leur contribution à la vie du<br />

groupe, ou avec les modèles de comportement instinctifs et précis, nécessaires à la<br />

continuation de la vie sociale : tout ceci doit être appris, et la société repose sur un<br />

mécanisme trop délicat pour que cet apprentissage soit laissé au hasard et à l'expérience<br />

individuelle.<br />

L'héritage social, c'est-à-dire la culture, <strong>des</strong> êtres humains a ainsi acquis une<br />

double fonction. Il contribue à adapter l'individu à la fois à sa place dans la société et<br />

à son environnement naturel. L'héritage social <strong>des</strong> animaux n'assume que la seconde<br />

de ces fonctions. Même chez les espèces grégaires, l'organisation du troupeau ou de la<br />

meute est tellement floue que l'individu peut, pour trouver sa place, s'en remettre à<br />

son expérience et à ses aptitu<strong>des</strong> innées. La transmission <strong>des</strong> types de comportement<br />

qui avantagent l'animal dans sa lutte pour la vie peut, elle aussi, être laissée au hasard.<br />

En fait, l'héritage social <strong>des</strong> animaux semble être transmis surtout par imitation. Le<br />

jeune animal voit sa mère exécuter une tâche qu'il voudrait exécuter aussi, et il copie<br />

les actes de sa mère. Mais il dépend de lui seul de l'imiter ou non.<br />

Dans la vie humaine, c'est la société, bien plus que l'individu, qui est devenue<br />

l'unité de base pour la lutte pour la vie. <strong>Les</strong> hommes affrontent la nature non en tant<br />

qu'unités isolées mais en tant que membres de groupes organisés de coopération.<br />

Incorporer l'individu au groupe et lui apprendre l'une ou l'autre <strong>des</strong> activités spécialisées<br />

nécessaires au bien-être du groupe, telles sont les fonctions essentielles de<br />

l'héritage social de l'homme. Par suite, chaque culture doit inclure, et inclut en fait,<br />

une série de techniques concernant la vie en groupe et les moyens de préparer les<br />

jeunes à cette vie de groupe. Le minimum requis pour le contenu d'une culture est<br />

donc bien plus considérable que pour celui de l'héritage social de n'importe quel<br />

groupe animal.<br />

L'éducation, différente s'il s'agit de l'homme ou du chat par exemple, illustre bien<br />

cette différence fondamentale entre l'héritage social de l'homme et de l'animal; un<br />

chaton peut apprendre de sa mère à sauter sur une chaise et de là sur le <strong>des</strong>sus d'une<br />

table où se trouve du lait, à renverser le pot de lait et à effectuer une rapide retraite<br />

dès qu'il entend venir quelqu'un; mais la mère ne l'encouragera pas à apprendre quoi<br />

que ce soit; il se peut même qu'elle se fâche ou le batte s'il monte sur la table pendant<br />

qu'elle-même est en train de boire. Au contraire, si un enfant veut du lait, il doit<br />

apprendre à aller vers sa mère, à attendre calmement de pouvoir attirer son attention,<br />

à demander poliment ce qu'il veut sans manquer de dire « s'il te plaît » et, au cas où sa<br />

mère refuserait, à cacher son désappointement. L'apprentissage du chaton fait de<br />

celui-ci un individualiste aux techniques perfectionnées pour une lutte solitaire pour<br />

la nourriture. L'apprentissage de l'enfant, une fois réussi, fait d'un individualiste un<br />

membre coopératif de la société. De toute évidence, un tel apprentissage n'est jamais<br />

complètement couronné de succès. Il y a toujours quelques points où l'individu ne


Ralph Linton (1936), De l’homme. 75<br />

parvient pas à assumer la culture de son groupe, ce qui ne manque pas d'entraîner <strong>des</strong><br />

répercussions importantes sur la vie <strong>des</strong> hommes,<br />

La complexité <strong>des</strong> conditions dans lesquelles l'homme doit vivre en tant que<br />

membre de la société ne suffit pourtant pas à rendre compte de la richesse de contenu<br />

de la culture même la plus simple, ni de la tendance apparemment universelle qu'ont<br />

les hommes à développer la culture et à en enrichir constamment le contenu. On ne<br />

sait toujours pas pourquoi l'homme a continué à développer la culture génération<br />

après génération; disons simplement que c'est là le résultat de ce qu'on peut appeler,<br />

en termes bien vagues, l'incessante activité de l'entendement humain. De tout temps et<br />

dans toute société, <strong>des</strong> individus ne se sont pas contentés de rester passifs et ont<br />

essayé de trouver <strong>des</strong> solutions nouvelles à <strong>des</strong> problèmes qui avaient déjà été résolus<br />

de façon satisfaisante. Chercher la solution de problèmes nouveaux et urgents est<br />

chose bien différente : dans ce dernier cas, on agit sous l'aiguillon impérieux de la<br />

nécessité; dans le premier, il est largement prouvé que le processus d'invention se<br />

déroule même en l'absence de cet aiguillon. En fait, il semble bien qu'il ait plus de<br />

chances d'aboutir lorsque le besoin de trouver une solution ne se fait pas sentir de<br />

façon trop pressante.<br />

Si la culture, comme l'héritage social <strong>des</strong> animaux, n'était qu'un moyen d'assurer<br />

la survie de l'espèce, on pourrait s'attendre à ce que son enrichissement progressif se<br />

ralentisse et trouve un terme. Tous les problèmes concernant la continuité de l'existence<br />

<strong>des</strong> sociétés finiraient par être résolus et <strong>des</strong> techniques d'efficacité maximum<br />

seraient inventées. Il n'en va pourtant pas ainsi. Chaque société a donné naissance à<br />

<strong>des</strong> techniques propres à résoudre <strong>des</strong> problèmes auxquels on avait déjà apporté <strong>des</strong><br />

solutions satisfaisantes, mais il ne s'en suit pas qu'elle ait continué à donner naissance,<br />

dans tous les domaines, à <strong>des</strong> techniques sans cesse meilleures. En effet, chaque<br />

société a laissé certains domaines de sa culture à un niveau qu'on pourrait appeler le<br />

niveau de nécessité, alors qu'elle développait d'autres domaines jusqu'à un niveau<br />

bien supérieur. Aucune société ne s'est contentée de laisser la totalité de sa culture au<br />

niveau de nécessité, aucune société n'a développé tous les domaines de sa culture de<br />

façon égale.<br />

Il y a toujours un point au-delà duquel le raffinement n'accroît en rien l'efficacité.<br />

Cependant, l'étude <strong>des</strong> cultures contemporaines montre qu'en fait de telles limites<br />

n'exercent que peu d'influence sur le développement de la culture. Toutes les sociétés<br />

ont raffiné la solution de certains problèmes jusqu'à un point qui se situe au-delà du<br />

point d'utilité relative maximum. Même dans le cas <strong>des</strong> outils et <strong>des</strong> ustensiles,<br />

domaine où les désavantages d'un tel comportement peuvent sembler plus évidents, il<br />

ne manque pas d'exemples de consommation parfaitement inutile de travail et de<br />

matériau. Des centaines de tribus affûtent et polissent entièrement leurs haches de<br />

pierre, alors que de tels instruments ne coupent pas mieux que ceux qui sont affûtés<br />

seulement en partie et sont en fait plus difficiles à mettre sur manche. <strong>Les</strong> Imérina de<br />

Madagascar fabriquent le manche de leurs bêches en fin bois d'ébénisterie tel que le<br />

palissandre, l'ébène veinée, etc. De tels manches ne sont ni plus ni moins efficaces,<br />

quand on les utilise, que ceux qui sont fabriqués en bois ordinaire et les arbres dont<br />

on tire leur bois ne poussent pas sur le territoire de la tribu. Un bon manche coûte à<br />

l'ouvrier <strong>des</strong> rizières une semaine de salaire et son acquisition l'oblige à se rationner


Ralph Linton (1936), De l’homme. 76<br />

pendant plusieurs semaines. Autre exemple, plus proche de nous : le service en argent<br />

traditionnellement utilisé dans les repas de fête n'est guère plus efficace pour manger<br />

que les simples couteau, fourchette et cuillère dont ils sont les raffinements.<br />

Il est vrai que de tels raffinements peuvent avoir une valeur esthétique ou une<br />

valeur de prestige, mais ceci ne permet pas de savoir pourquoi ils existent. S'ils<br />

satisfont <strong>des</strong> besoins esthétiques ou confèrent du prestige, c'est bien plus à cause de la<br />

valeur que la société leur attribue qu'en raison de propriétés qui leur appartiendraient<br />

intrinsèquement. L'Indien ou l'archéologue peuvent tirer un plaisir esthétique d'une<br />

hache en pierre pleinement polie, mais celle-ci est loin de produire un effet analogue<br />

sur le fermier qui vient à en trouver une et la jette dans un coin de sa clôture. Pour les<br />

membres d'un groupe habitués à manger avec les mains soigneusement lavées, le<br />

service de fête paraîtra sale; ils verront dans le fait de l'exposer sur la table un acte de<br />

vulgaire ostentation, plus propre à rabaisser son possesseur qu'à le faire remonter dans<br />

leur estime.<br />

Ces tendances au raffinement gratuit peuvent s'observer dans tous les autres<br />

domaines de la culture. Certaines sociétés ont élaboré <strong>des</strong> règles institutionnalisées<br />

extrêmement complexes qui régissent la conduite de leurs membres entre eux. Ces<br />

élaborations contribuent à faciliter quelque peu les relations <strong>sociales</strong>, mais elles<br />

imposent une véritable contrainte à l'individu, à la fois dans l'apprentissage qu'il en<br />

fait et dans la surveillance constante et les fréquentes censures qu'il doit exercer sur<br />

ses inclinations personnelles. Même si elles facilitent l'existence au sein de la société,<br />

elles ne semblent pas donner à la société dans son ensemble un avantage notable sur<br />

les autres sociétés où les règles sont moins élaborées et moins institutionnalisées. <strong>Les</strong><br />

Comanches, par exemple, avaient une organisation sociale d'une extrême simplicité,<br />

un très petit nombre de modèles sociaux, explicites et clairement définis, régissant<br />

leur comportement. La plupart <strong>des</strong> tribus avec lesquelles ils ont été en contact avaient<br />

un système social bien plus élaboré et une étiquette bien plus considérable; pourtant<br />

les Comanches furent capables de les vaincre et de les expulser. La culture comanche<br />

était pauvre en contenu mais puissante.<br />

Dans le domaine de la religion, cette tendance à la complication gratuite est encore<br />

plus marquée. La variété <strong>des</strong> croyances et <strong>des</strong> pratiques religieuses est presque<br />

infinie, pourtant le système élaboré par chaque société paraît satisfaire les besoins de<br />

tous ses membres. Certains groupes ont élaboré <strong>des</strong> croyances et <strong>des</strong> philosophies très<br />

complexes quand d'autres ont a peine essaye de rationaliser les rites qu'ils accomplissaient;<br />

pourtant le fidèle semble aussi satisfait dans l'un et l'autre cas. Le contraste est<br />

manifeste entre la simple croyance islamique <strong>des</strong> origines et la philosophie hindoue<br />

contemporaine par exemple, pourtant chacune a parfaitement convenu et les mahométans<br />

conquirent les Hindous.<br />

Il arrive que la culture soit si complexe en certains domaines qu'elle en devient<br />

véritablement nuisible et qu'elle met en péril l'existence de la société. Ainsi, les Juifs<br />

de la période classique limitèrent à tel point les activités permises au jour du sabbat<br />

qu'ils ne voulaient pas même se défendre un tel jour; ceci contribua considérablement<br />

à leur assujettissement puisque les Romains en tirèrent très vite avantage. Ainsi<br />

encore, les Japonais médiévaux sacrifiaient, au cours de leurs guerres, la stratégie à la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 77<br />

civilité; quand les armées se rencontraient, un champion sortait <strong>des</strong> rangs de part et<br />

d'autre et se présentait à l'adversaire en résumant brièvement sa lignée et ses exploits<br />

antérieurs. Le champion antagoniste écoutait poliment, mais il lui était possible<br />

d'interrompre l'orateur si d'aventure celui-ci se trompait; en fait, le surprendre en<br />

flagrant délit d'erreur et ainsi l'embarrasser était tenu pour un excellent prélude au<br />

combat; une fois que les deux hommes avaient dit ce qu'ils avaient à dire, ils<br />

combattaient ensemble et aucun autre guerrier n'intervenait avant la défaite de l'un ou<br />

de l'autre. Quand les Japonais affrontèrent les Mongols, d'esprit moins sportif mais<br />

plus pratique, ils perdirent bien <strong>des</strong> champions, massacrés avant même d'être prêts à<br />

se battre.<br />

Il s'agissait là de cas où une culture trop complexe met une société en position<br />

d'infériorité dans sa lutte contre l'étranger; mais on compte un petit nombre de cas où<br />

la complexité est poussée au point de causer un véritable préjudice sans qu'aucune<br />

intervention extérieure ne se manifeste. Ainsi, bien <strong>des</strong> tribus eskimo interdisent la<br />

chasse aux phoques pendant l'été; si cette mesure reste en général sans grande<br />

conséquence, il arrive qu'elle soit, au contraire, très préjudiciable : on prétend, par<br />

exemple, que si le gibier de terre vient à manquer, une tribu peut mourir de faim alors<br />

que les phoques abondent. On interdit même de mettre en contact la viande et la peau<br />

d'animaux de terre et de mer, ce qui représente une constante source d'inconvénients.<br />

Un exemple encore plus curieux d'un tel excès de complexité nous vient d'Australie :<br />

dans certaines parties de ce continent, les indigènes paraissent obsédés par l'organisation<br />

sociale et interdisent le mariage entre individus parents à <strong>des</strong> degrés même très<br />

éloignés. On prétend que dans l'une de ces tribus, ces règles ont abouti à rendre<br />

impossible tout mariage à l'intérieur de la tribu. Le problème a finalement été résolu<br />

par la reconnaissance implicite d'unions contraires à la bonne règle, pourvu toutefois<br />

que les époux unis dans ces conditions prennent la fuite et ne reviennent dans la tribu<br />

qu'après la naissance d'un enfant.<br />

Cette tendance de la culture à la complication gratuite et même dans certains cas<br />

préjudiciable, est l'un <strong>des</strong> phénomènes les plus significatifs de la vie humaine; il<br />

prouve que le développement de la culture est devenu une fin en soi. L'homme est<br />

peut-être un être rationnel mais certainement pas un utilitariste. La révision et<br />

l'expansion constantes de son héritage social sont le résultat de quelque force<br />

intérieure, non d'une nécessité extérieure. Il semble que l'homme prenne plaisir à<br />

jouer à la fois avec son esprit et ses muscles. L'artisan spécialisé ne se satisfait pas de<br />

se répéter sans fin; il se délecte à poser et à résoudre de lui-même de nouveaux<br />

problèmes de création. Le penseur trouve son plaisir dans <strong>des</strong> spéculations bien<br />

souvent dépourvues d'importance pratique, et ceux qui manquent de dispositions pour<br />

créer avec l'esprit ou avec les mains s'appliquent à apprendre sans cesse <strong>des</strong> nouveautés.<br />

C'est l'aptitude <strong>des</strong> hommes à s'ennuyer, bien plus que leurs besoins sociaux ou<br />

naturels, qui est à l'origine du progrès de la culture humaine.


chapitre 7<br />

la société<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 78<br />

La vie sociale a été étudiée sous <strong>des</strong> angles nombreux et divers et les définitions<br />

de la société sont multiples. Si l'on en croit le dictionnaire, une définition est une<br />

brève <strong>des</strong>cription ou une brève explication : toutes les définitions de la société sont<br />

nécessairement <strong>des</strong>criptives. Mais, tous les objets ou phénomènes ayant <strong>des</strong> caractéristiques<br />

multiples, aucune définition <strong>des</strong>criptive ne peut jamais être exhaustive et la<br />

bonne définition sera celle qui sélectionnera, pour les souligner, les caractéristiques<br />

qui se révèlent pertinentes pour le travail que l'on se propose d'accomplir. Ainsi, telle<br />

pierre particulière peut se définir, de façon tout aussi légitime, comme un objet lourd<br />

et lisse, comme un morceau de quartzite ou comme un vestige de l'érosion glaciaire.<br />

La première de ces définitions est pertinente du point de vue du fermier qui cherche à<br />

bloquer une porte, la seconde de celui du minéralogiste et la troisième de celui du<br />

géologue. De la même façon, la société peut être l'objet de définitions diverses, toutes<br />

également correctes; étant donné notre objectif, une seule définition, très simple,<br />

suffira ici : on appelle société tout groupe d'individus qui ont vécu et travaillé ensemble<br />

pendant assez de temps pour être organisés et pour se percevoir comme une unité<br />

sociale aux limites bien définies.<br />

La vie <strong>des</strong> sociétés parfaitement organisées et stabilisées est si complexe qu'il est<br />

difficile de déterminer, parmi les nombreux éléments en présence, ceux qui sont<br />

réellement essentiels à l'existence de la société. Il vaut mieux commencer l'analyse<br />

par l'étude du développement de ces sociétés, et isoler par là les points de départ de ce<br />

développement <strong>des</strong> éléments qui sont venus ensuite s'y ajouter. On peut observer ce<br />

processus de développement chaque fois que <strong>des</strong> individus rassemblés plus ou moins<br />

fortuitement continuent à vivre et à travailler ensemble. <strong>Les</strong> unités militaires, les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 79<br />

équipages de la marine et les équipes de bûcherons en sont <strong>des</strong> exemples, imparfaits<br />

toutefois : d'une part, ils ne comprennent en général que <strong>des</strong> individus de même sexe,<br />

alors que les sociétés ordinaires comprennent <strong>des</strong> représentants <strong>des</strong> deux sexes;<br />

d'autre part, leur organisation subit plus ou moins l'influence <strong>des</strong> modèles de groupements<br />

analogues qui existent déjà dans notre culture. Cependant, la transformation de<br />

ces agrégats en sociétés met parfaitement en valeur les conditions minimales nécessaires<br />

à l'existence d'une société.<br />

Le fondement d'une société est toujours un agrégat d'individus, agrégat qui fournit<br />

le matériau brut à partir duquel la société en tant que telle peut se développer. La<br />

persistance de cet agrégat dans le temps est également essentielle à l'existence de la<br />

société. En effet, si l'association entre les individus qui composent l'agrégat ne dure<br />

pas pendant un temps suffisamment long, les forces d'intégration (qui transformeront<br />

finalement l'agrégat en société) n'auront pas l'occasion de se manifester. Ainsi, une<br />

foule rassemblée pour un match de football constitue un agrégat et non une société.<br />

Ses membres sont étroitement concentrés dans l'espace et temporairement unis par un<br />

intérêt commun. Ils ont même en commun un certain nombre de réponses à <strong>des</strong><br />

stimuli particuliers et réagissent tous de la même façon à certains événements, à une<br />

<strong>des</strong>cente dangereuse au cours de la partie par exemple. Cependant, toute organisation<br />

qu'ils peuvent acquérir ou tout sentiment d'unité qu'ils peuvent ressentir sont éphémères<br />

et superficiels. Aussitôt le match terminé, l'agrégat se dissout, sa persistance<br />

dans le temps s'avérant trop courte pour lui permettre de se métamorphoser en société.<br />

La même foule, si elle était abandonnée sur une île déserte pendant six mois, se<br />

transformerait en société, ses membres élaborant en commun un certain nombre<br />

d'idées et d'intérêts et instituant <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> particulières entre eux et <strong>des</strong> techniques<br />

pour vivre et travailler ensemble.<br />

La transformation d'agrégats dus au hasard en sociétés implique deux processus :<br />

d'abord l'adaptation et l'organisation du comportement <strong>des</strong> individus qui composent<br />

les agrégats et, ensuite, le développement d'une conscience de groupe, un sentiment<br />

de l'unité qu'on appellera esprit de corps * faute d'un terme plus adéquat. Cette transformation<br />

commence généralement par la différenciation <strong>des</strong> activités nécessaires au<br />

bien-être immédiat du groupe et l'attribution de ces activités à <strong>des</strong> individus particuliers.<br />

Ce processus est souvent inconscient et procède d'une série d'essais et d'erreurs,<br />

jusqu'au moment où les différents membres de l'agrégat ont trouvé le travail qui leur<br />

convient et qu'ils savent le mieux accomplir. Quand la division <strong>des</strong> activités est achevée<br />

et stabilisée, la dépendance mutuelle <strong>des</strong> membres du groupe s'accroît d'autant et<br />

<strong>des</strong> modèles d'attitu<strong>des</strong> et de comportements entre les individus s'élaborent. La conduite<br />

<strong>des</strong> individus à l'égard les uns <strong>des</strong> autres devient de plus en plus prévisible et<br />

leur coopération de plus en plus complète et efficace.<br />

Cette cohérence, tant au niveau du comportement que <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong>, transforme<br />

l'agrégat en unité fonctionnelle et lui permet de se conduire presque exactement<br />

comme une société. Cependant, la création d'une société en tant qu'entité consciente<br />

d'elle-même requiert quelque chose de plus que l'habitude de travailler ensemble.<br />

Tout officier, chargé de transformer un groupe de recrues en unité militaire, sait<br />

* En français dans le texte.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 80<br />

parfaitement qu'il peut les rendre aptes à l'exercice et capables, en principe, de coopérer,<br />

bien avant qu'il puisse les mener au combat. Sous le feu, on ne peut s'attendre à ce<br />

que la compagnie se comporte comme une unité tant que ses membres n'ont pas<br />

instauré une certaine union psychologique, une communauté d'idées et de valeurs<br />

aussi bien que d'habitu<strong>des</strong>. C'est cette unité psychologique et affective, l'esprit de<br />

corps, qui assure <strong>des</strong> réactions affectives communes et fait que l'individu consent à<br />

sacrifier ses intérêts propres à ceux du groupe et à accomplir son devoir lors même<br />

qu'il n'est pas surveillé. Vivre en société exige qu'on renonce bien <strong>des</strong> fois à ses<br />

inclinations personnelles et qu'on ait la ferme volonté de coopérer; aucune société ne<br />

peut fonctionner sans à-coups et avec efficacité tant que ses membres n'éprouvent pas<br />

un esprit de corps.<br />

La contagion <strong>des</strong> émotions et leur exaltation chez l'individu qui participe à un<br />

groupe sont <strong>des</strong> phénomènes parfaitement connus, même si les mécanismes en sont<br />

très mal compris. <strong>Les</strong> émotions se propagent dans les foules, s'intensifient en chacun<br />

<strong>des</strong> individus par le fait même qu'ils font partie de la foule, et les portent à se<br />

conduire autrement qu'ils ne l'auraient fait s'ils avaient été isolés. Cette propagation<br />

<strong>des</strong> émotions se produit sans cesse, sous une forme moins violente et moins patente,<br />

entre les membres d'une société. <strong>Les</strong> idées et les émotions sont renforcées en chaque<br />

individu par les contacts qu'il entretient avec d'autres individus qui partagent ces idées<br />

et ces émotions; plus ces réactions sont en accord avec celles <strong>des</strong> autres membres du<br />

groupe, plus chacun a le sentiment qu'elles sont justes : l'affirmation selon laquelle «<br />

cinquante millions de Français ne peuvent se tromper », attribuée, justement, à l'un<br />

d'eux, l'exprime un peu naïvement. C'est le fait que les membres d'une société partagent<br />

un certain nombre d'idées et de réactions affectives qui donne à la société son<br />

esprit de corps et, par là, l'unité de volonté et l'aptitude à agir ensemble volontairement.<br />

Lorsqu'un agrégat a amené ses membres à coopérer selon <strong>des</strong> modèles habituels et<br />

volontaires et a institué un esprit de corps, on peut le classer comme société. Cependant,<br />

cette transformation n'affecte en rien l'aspect physique de ses membres. Il<br />

n'existe aucun test physique qui permette de distinguer une compagnie militaire de<br />

l'agrégat de recrues encore à l'état brut qu'elle formait à l'origine : ceci enlève immédiatement<br />

tout intérêt aux tentatives faites pour comprendre la nature de la société ou<br />

du processus social en raisonnant à partir d'analogies organiques. Une société et un<br />

organisme vivant présentent effectivement certaines similitu<strong>des</strong> superficielles, mais<br />

ils doivent leur existence à <strong>des</strong> types de cohésion tout à fait différents entre les éléments<br />

qui les composent. <strong>Les</strong> organismes naissent de la spécialisation et de<br />

l'interdépendance qui se développent à l'intérieur <strong>des</strong> agrégats de cellules; la cohésion<br />

physique <strong>des</strong> éléments qui le composent est si achevée que la cellule ne peut exister<br />

hors de l'organisme. Par contre, dans les sociétés, les individus restent physiquement<br />

intacts. Leur spécialisation et leur interdépendance sont de l'ordre du psychique. Une<br />

société, en tant que distincte de l'agrégat qui en est le fondement physique, est une<br />

organisation de personnalités mutuellement cohérentes et son intégration se situe au<br />

niveau psychique.<br />

L'intégration qui se réalise par la cohésion psychique <strong>des</strong> individus est bien moins<br />

complète que celle qui se réalise dans l'organisme par la cohésion physique. Il suffit,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 81<br />

pour s'en convaincre, d'observer les différentes façons par lesquelles les sociétés et les<br />

organismes réagissent aux stimuli externes. <strong>Les</strong> membres d'une société ont en général<br />

un fonds commun d'idées traditionnellement associées (associations); il en résulte que<br />

certains stimuli peuvent provoquer chez chacun d'eux une même réaction psychique<br />

de base, la peur par exemple. Cependant, l'expression de cette émotion dans le comportement<br />

diffère selon les individus. Cette expression patente peut être altérée et<br />

coordonnée par un entraînement adéquat, mais il n'existe pas de coordination automatique;<br />

à moins que la situation n'ait été prévue et préparée, les membres de la société<br />

se comportent en individus.<br />

Si l'on passe <strong>des</strong> simples réactions affectives à <strong>des</strong> formes de réactions plus<br />

complexes, on s'aperçoit que les sociétés ont, sous ce rapport, encore moins d'aptitude<br />

à réagir comme un tout. Bien que la société comme totalité puisse être mise en difficulté<br />

par un problème auquel elle n'est pas préparée, la solution de ce problème est<br />

toujours laissée à l'ingéniosité <strong>des</strong> individus qui la ' composent. L'échange <strong>des</strong> idées,<br />

grâce au langage et aux contacts étroits, peut hâter la découverte d'une solution, mais<br />

aucune société, en tant que totalité, ne produit une idée. Quand celle-ci ne surgit pas<br />

d'un individu unique, elle n'est au mieux que le produit d'un petit groupe d'individus<br />

qui ont temporairement uni leurs efforts. Même lorsqu'il s'agit simplement d'accepter<br />

<strong>des</strong> idées, les sociétés ne manifestent jamais une réaction immédiate et totale. Il y a<br />

toujours quelque individu, ou quelque groupe très restreint d'individus, qui sont les<br />

premiers à accepter ou à rejeter définitivement la nouveauté et leur réaction se<br />

généralise par la transmission progressive de leur attitude au reste de la société,<br />

quelques individus irréductibles pouvant résister à la nouveauté pendant <strong>des</strong> années.<br />

En définitive, l'apprentissage reste pour tous une affaire d'individus et, dans les sociétés,<br />

le processus de spécialisation et d'intégration n'est jamais si parfait qu'il puisse<br />

procurer l'équivalent d'un esprit collectif.<br />

Quel que soit le point jusqu'où les individus qui composent la société peuvent<br />

avoir été entraînés, ils restent <strong>des</strong> individus, <strong>des</strong> entités distinctes physiquement et<br />

psychiquement. Ils peuvent posséder un fonds commun d'idées associées et de réactions<br />

affectives et réduire la plupart de leurs activités complémentaires à de simples<br />

habitu<strong>des</strong> inconscientes, ils n'en conservent pas moins l'aptitude à penser, à sentir et à<br />

agir de façon indépendante. Bien que l'individu soit dominé et façonné par son environnement<br />

social, il ne l'est pas totalement et, dans <strong>des</strong> conditions favorables, il peut<br />

même le changer et le façonner à son tour. Ainsi, la personnalité d'un individu marquant,<br />

par exemple d'un chef religieux qui a réussi, peut imposer à sa société une<br />

empreinte qui durera pendant <strong>des</strong> générations.<br />

Il est donc évident que les forces d'intégration qui font naître la société opèrent au<br />

niveau <strong>des</strong> émotions et du comportement, les activités rationnelles restant l'affaire <strong>des</strong><br />

individus. Bien que l'esprit de corps, aussi bien que les adaptations mutuelles du<br />

comportement <strong>des</strong> membres de la société, soient nécessaires au bon fonctionnement<br />

de celle-ci, il semble que ce soit ces dernières qui aient la plus grande importance.<br />

Une telle cohérence précède, nous l'avons vu, la transformation <strong>des</strong> agrégats en sociétés.<br />

Il paraît évident qu'elle constitue le véritable fondement de la société en tant<br />

qu'entité fonctionnelle si l'on observe ce qui se produit chaque fois qu'on a tenté<br />

consciemment de changer <strong>des</strong> systèmes sociaux ou d'en édifier de nouveaux. De telles


Ralph Linton (1936), De l’homme. 82<br />

tentatives sont récentes dans l'histoire de l'humanité et sont liées à la découverte de<br />

l'existence même de systèmes sociaux. Platon et Confucius furent, sans doute, les<br />

premiers à essayer de tracer les plans de sociétés idéales, mais il y a eu, depuis, bien<br />

d'autres tentatives. La plupart <strong>des</strong> planificateurs sociaux ont commencé par édifier un<br />

schéma d'idées et de valeurs, chargé de doter la nouvelle société d'un esprit de corps<br />

et d'une unité de volonté; ils s'en sont ensuite remis aux individus qui les acceptaient<br />

pour la mise au point <strong>des</strong> détails du comportement compatible avec le système.<br />

Partout où cette méthode a été effectivement tentée, il s'est malheureusement avéré<br />

que l'individu moyen était incapable de répondre à ce qu'on attendait de lui et qu'il<br />

vivait par habitu<strong>des</strong>, en agissant comme on le lui avait enseigné sans se ménager le<br />

temps d'une réflexion préalable.<br />

La plus grande difficulté à laquelle se heurte un chef qui se propose d'édifier une<br />

nouvelle société, c'est qu'il doit la construire avec <strong>des</strong> individus qui ont déjà été<br />

entraînés à vivre dans une autre société. Cet entraînement commence à la naissance et<br />

à peine atteint-il l'âge d'homme que l'individu a déjà acquis une série d'habitu<strong>des</strong><br />

inconscientes adaptées à la société dans laquelle il a été élevé. On peut modifier ces<br />

habitu<strong>des</strong> et il en est ainsi chaque fois qu'un individu est amené à vivre dans une<br />

nouvelle société à laquelle il s'incorpore peu à peu; mais il est presque impossible de<br />

les changer si la nouvelle société n'offre pas <strong>des</strong> modèles de comportement que le<br />

nouveau venu puisse apprendre directement et objectivement. Si la nouvelle société<br />

est dépourvue de modèles de ce genre, avant chacun de ses actes chaque individu doit<br />

marquer un temps d'arrêt pour réfléchir à ce qu'il fera. Par ailleurs, ce que tel individu<br />

particulier estime conforme aux idées et aux valeurs de base de la nouvelle société<br />

peut ne pas coïncider avec le jugement de tel autre individu. Il en résulte une confusion<br />

permanente et <strong>des</strong> brouillages involontaires et le peuple qui tente de susciter une<br />

nouvelle organisation sociale retombe bientôt dans ses vieilles habitu<strong>des</strong>. Ceci s'est<br />

vérifié mainte et mainte fois dans l'histoire <strong>des</strong> sectes religieuses. Ces sectes ont<br />

généralement en commun un schéma bien défini d'idées et de valeurs et un solide<br />

esprit de corps. Mais, faute de modèles propres à les exprimer dans le concret et de<br />

comportements prévisibles, elles finissent presque toujours par revenir aux modèles<br />

de comportement de la société d'où la plus grande partie <strong>des</strong> convertis est issue. Ces<br />

modèles peuvent être réinterprétés ou rationalisés en termes conformes aux nouvelles<br />

croyances, mais il n'en résulte que <strong>des</strong> changements minimes.<br />

<strong>Les</strong> seuls cas où de nouvelles formes de sociétés ont été établies avec succès ont<br />

été ceux où le plan de la nouvelle société comprenait un corps imposant de règles<br />

concrètes de comportement. <strong>Les</strong> sectes où le fondateur et ses successeurs immédiats<br />

exercent un contrôle autocratique peuvent acquérir un tel corps de règles; le prophète<br />

peut prendre connaissance <strong>des</strong> événements à mesure qu'ils surviennent et le comportement<br />

qu'il prescrit dans chacun <strong>des</strong> cas devient un précédent pour tous les cas<br />

analogues. Il arrive que ces précédents s'avèrent assez nombreux pour parer aux exigences<br />

ordinaires de la vie de groupe, les convertis pouvant ainsi apprendre objectivement<br />

les nouvelles manières et les substituer aux anciennes. Il est significatif que le<br />

réformateur social qui a le mieux réussi, Confucius, ait insisté surtout sur le comportement<br />

<strong>des</strong> individus entre eux et ait inclus dans son système un corps important de<br />

règles spécifiques à ce propos. Il ne se contenta pas d'édifier un système schématique<br />

d'idées et de valeurs, mais édicta constamment <strong>des</strong> règles de comportement confor-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 83<br />

mes à un tel système. Aussi exerça-t-il une influence profonde sur la société chinoise<br />

pendant plus de deux mille ans.<br />

Ce n'est que dans <strong>des</strong> conditions exceptionnelles qu'on peut observer la transformation<br />

<strong>des</strong> agrégats en sociétés. La plupart <strong>des</strong> sociétés sont <strong>des</strong> continuums qui<br />

persistent pendant <strong>des</strong> centaines ou <strong>des</strong> milliers d'années. Leur origine se perd dans le<br />

passé et elles ne prennent fin que lorsque les individus qui les composent sont massacrés<br />

ou se trouvent dispersés. Des moyens biologiques assurent la perpétuation au<br />

niveau biologique de l'agrégat qui constitue la société : les membres de la société se<br />

marient et engendrent <strong>des</strong> enfants. La perpétuation de la société en tant qu'entité<br />

fonctionnelle est assurée par la transmission, de génération en génération, d'une part<br />

du fonds commun d'idées et de valeurs qui donne au groupe son esprit de corps et,<br />

d'autre part, <strong>des</strong> adaptations mutuelles du comportement qui permet aux membres du<br />

groupe de vivre et de travailler ensemble. Dans ces conditions, en effet, il est facile de<br />

perpétuer l'esprit de corps. L'association entre les membres de la société se prolonge<br />

de leur naissance à leur mort et l'individu assimile les idées et les valeurs de la société<br />

au cours de son développement général. Ces idées et valeurs paraissent aller tellement<br />

de soi, à la fois aux yeux de l'individu et aux yeux de la société, que ni l'individu ni la<br />

société ne sont conscients de leur existence. Par exemple, l'idée de l'infériorité <strong>des</strong><br />

femmes est tacitement acceptée par les deux sexes et, si tant est qu'ils y pensent<br />

vraiment, il leur suffit, pour en rendre compte, d'avoir recours à quelque rationalisation<br />

superficielle. De même, le Polynésien qui offre au visiteur une place à sa table<br />

reste parfaitement inconscient du fait qu'il traduit, par là, les valeurs de générosité et<br />

de courtoisie qui sont profondément enracinées dans sa culture. Il se comporte<br />

simplement comme il lui semble que tout individu normal se comporterait en cette<br />

occasion; offrir un repas à un étranger ne lui procure pas le sentiment conscient<br />

d'exercer une vertu. A cette communauté inconsciente d'idées et de valeurs s'ajoutent<br />

une conscience de l'intérêt commun et une abondance d'idées associées qui lient le<br />

groupe encore plus fermement et lui donnent une unité de volonté.<br />

-La perpétuation <strong>des</strong> adaptations mutuelles du comportement qui permettent aux<br />

membres de la société de vivre et de travailler ensemble pose un problème plus<br />

difficile. On le comprend mieux si l'on observe <strong>des</strong> agrégats organisés de façon moins<br />

complexe, comme <strong>des</strong> équipes de football par exemple. Une équipe peut durer par<br />

roulement pendant plusieurs années; elle se perpétue par une série de remplacements,<br />

de nouveaux éléments étant sans cesse introduits et <strong>des</strong> éléments anciens sans cesse<br />

éliminés. Si l'équipe veut jouer avec succès, ces remplaçants doivent être entraînés<br />

non seulement aux règles générales du jeu mais aussi aux places particulières qu'ils<br />

ont à tenir dans l'équipe. Sélectionnés alors qu'ils n'étaient pas encore membres de<br />

l'équipe régulière, ils doivent être entraînés à jouer en ligne d'attaque ou à l'arrière,<br />

etc. De la même façon, la perpétuation <strong>des</strong> sociétés en tant qu'unités fonctionnelles<br />

exige que les nouveaux individus soient constamment entraînés à occuper <strong>des</strong><br />

positions particulières dans la société. <strong>Les</strong> nouveaux membres doivent être partagés<br />

en catégories différentes et l'on doit enseigner aux membres de chaque catégorie à<br />

faire <strong>des</strong> choses différentes. La société se doit d'établir <strong>des</strong> modèles plus ou moins


Ralph Linton (1936), De l’homme. 84<br />

conscients de ce à quoi devra tendre le comportement <strong>des</strong> individus placés dans<br />

certaines positions, afin qu'ils disposent de gui<strong>des</strong> pour leur apprentissage 1 .<br />

Quelles sont la nature et la signification <strong>des</strong> modèles utilisés comme gui<strong>des</strong> pour<br />

l'entraînement <strong>des</strong> individus? On ne peut douter que ces modèles découlent de comportements<br />

rationalisés et remémorés. Par ailleurs, une fois établis, ils peuvent être<br />

modifiés par de simples changements dans le comportement. Ainsi, les modèles régissant<br />

les activités permises aux femmes dans nos sociétés modernes ont subi <strong>des</strong><br />

changements frappants dans les cinquante dernières années; il ne fut pas subitement<br />

décidé que les femmes respectables pouvaient travailler dans <strong>des</strong> bureaux; bien plutôt,<br />

certaines femmes, en tant qu'individus, décidèrent de travailler dans <strong>des</strong> bureaux, bien<br />

que ce fût là une violation <strong>des</strong> modèles de comportement approuvés dans la bonne<br />

société. Une fois admis, le fait que <strong>des</strong> femmes travaillent dans un bureau fit progressivement<br />

partie <strong>des</strong> modèles normaux de comportement. Il y a cinquante ans, la femme<br />

modale <strong>des</strong> classes moyennes rêvait d'être une épouse et une femme d'intérieur et<br />

considérait le fait d'avoir à gagner sa vie comme une calamité. En conséquence, elle<br />

ne se préparait à rien d'autre qu'au mariage. Aujourd'hui, les femmes du même milieu<br />

s'attendent à occuper une position quelconque dans le laps de temps compris entre le<br />

collège et le mariage et elles reçoivent, à cette fin, une certaine préparation.<br />

Si les modèles idéaux sur lesquels chaque société s'appuie pour conférer à ses<br />

membres un entraînement spécialisé ne pouvaient pas être modifiés, ils manqueraient<br />

leur but. Chaque société est un continuum et l'environnement dans lequel elle doit<br />

fonctionner varie constamment d'un moment à l'autre. Pour être efficace, le comportement<br />

doit être adapté à l'environnement et, du fait que les membres de la société, en<br />

dépit de leur entraînement, gardent une aptitude individuelle à réagir de façon indépendante<br />

et à innover, de telles adaptations du comportement sont assez faciles.<br />

Quand le comportement prescrit par le modèle idéal s'écarte trop de ce qu'il est<br />

avantageux de faire dans les conditions données, les modèles eux-mêmes changent.<br />

Sinon, ils représenteraient pour la société un inconvénient plutôt qu'un avantage,<br />

puisque les individus entraînés à les suivre affronteraient les conditions données avec<br />

plus de difficultés que les individus laissés à eux-mêmes. En fait, on s'aperçoit que,<br />

dans toutes les cultures, les modèles sont en évolution constante. Ils suivent la<br />

direction du changement intervenu au niveau du comportement mais, en règle générale,<br />

ils gardent toujours un certain retard.<br />

Bien qu'ils soient dérivés du comportement et susceptibles de se modifier selon<br />

les changements apportés à ce comportement même, les modèles idéaux sont tout à<br />

fait distincts du comportement. Comme les systèmes d'idées, ils deviennent une partie<br />

de la culture du groupe et sont transmis de génération en génération par une éducation<br />

consciente aussi bien que par l'imitation. Ils guident la société dans ses efforts pour<br />

former l'individu, mais ils constituent aussi <strong>des</strong> gui<strong>des</strong> pour l'individu qui se trouve<br />

dans une situation à laquelle il n'a pas été spécifiquement préparé. Le fait que ces<br />

modèles soient conscients leur permet de survivre quand bien même on ne les aurait<br />

plus, depuis longtemps, traduits en comportements Patents. Ainsi, une tribu indienne<br />

peut conserver intacts, plusieurs générations après que toute guerre ait cessé, les<br />

1 Cf. chap. VIII.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 85<br />

modèles de comportement qui concernent les rapports entre le chef et ses hommes<br />

dans une troupe. <strong>Les</strong> anciens les transmettent aux jeunes pour que ces derniers les<br />

aient à leur disposition en cas de guerre. Le fait que les modèles soient perçus comme<br />

distincts du comportement patent qu'ils ont pour fonction de diriger contribue aussi à<br />

retarder le développement de nouveaux modèles. Au modèle lui-même sont associées<br />

<strong>des</strong> valeurs affectives et il s'en trouve valorisé aux yeux de la société. Même si le<br />

groupe reconnaît l'opportunité de formes de comportement non conformes à ce<br />

modèle et autorise tacitement ces comportements, il répugne à abandonner, ne seraitce<br />

qu'en partie, les modèles anciens ou à donner aux nouvelles formes de comportement<br />

la garantie de son approbation. La société préfère considérer les nouvelles<br />

formes comme <strong>des</strong> dérogations temporaires au comportement régulier et prétendre<br />

qu'on reviendra à celui-ci aussitôt que les conditions seront propices.<br />

Cette distinction entre les modèles et le comportement patent auquel ils servent de<br />

guide est encore plus manifeste si l'on tient compte du fait que les modèles ne<br />

s'expriment que rarement, sinon jamais, de façon totale dans le comportement. Dans<br />

tous les types de relations <strong>sociales</strong>, il y a un élément irréductible de variation dû aux<br />

différences entre les individus concernés dans les différents cas. Si, dans ces relations,<br />

les modèles idéaux devaient s'exprimer dans leur totalité et se répéter, la personnalité<br />

<strong>des</strong> individus qui participent à ces modèles devrait être exactement taillée sur mesure,<br />

ce qui est impossible. Avec les jeunes, par lesquels la:' société doit se renouveler,<br />

interviennent <strong>des</strong> différences inhérentes au physique, à l'intelligence et probablement<br />

au tempérament de chacun. Pendant leur période de formation, ils sont façonnés non<br />

seulement par leur culture et par le champ limité de leurs contacts avec les autres<br />

membres de la société, mais aussi par une série d'expériences individuelles la plupart<br />

du temps atypiques. Tous ces facteurs entrent en compte dans la formation de leur<br />

personnalité d'adulte; il en résulte que la combinaison <strong>des</strong> personnalités introduites<br />

dans le champ d'un modèle particulier n'est jamais deux fois la même. D'autre part,<br />

les rapports réels entre individus qui se trouvent en relation institutionnalisée varient<br />

encore selon les pério<strong>des</strong>. Ainsi, les relations entre un chef et son peuple ne restent<br />

pas toujours les mêmes tout au long de la vie du titulaire. Elles varient avec l'âge du<br />

chef, sa condition physique et la composition du groupe qu'il dirige. De la même<br />

façon, les relations entre mari et femme varient aux différentes pério<strong>des</strong> de leur<br />

union.<br />

Puisque les modèles idéaux reposent sur la constance supposée <strong>des</strong> relations<br />

auxquelles ils se rapportent, alors que les conditions réelles varient de façon presque<br />

infinie, un modèle a extrêmement peu de chances de se voir exprimé dans sa totalité,<br />

si ce n'est grâce à un concours heureux de circonstances qui ne se produit que très<br />

rarement. Néanmoins, dans tous les types de relations, les modèles idéaux influencent<br />

fortement le comportement. Ces modèles sont constamment proposés comme exemple<br />

aux individus et façonnent les relations de telle sorte qu'elles tendent au moins à<br />

s'approcher de la forme idéale. <strong>Les</strong> variations dans le comportement avantageuses<br />

dans telle situation sont orientées selon le modèle idéal et représentent un compromis<br />

entre ce modèle et les circonstances nouvelles. Ainsi, la société, y compris le chef,<br />

estime d'une part que celui-ci doit diriger ses hommes au mieux et s'occuper de leur<br />

bien-être et d'autre part que son groupe doit le suivre et lui obéir; si le chef est<br />

incapable de remplir correctement ses obligations, quelque arrangement temporaire,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 86<br />

approchant si possible du modèle idéal, sera trouvé. De la même façon encore, bien<br />

qu'il n'y ait pas deux couples exactement semblables, chaque société possède un<br />

modèle très précis du comportement et <strong>des</strong> sentiments que les époux sont tenus de se<br />

manifester entre eux. <strong>Les</strong> époux essaient de se conformer à ce modèle, au moins en<br />

publie, et s'ils s'en écartent dans le privé, ils veillent à ce que les voisins l'ignorent.<br />

Bien que les modèles idéaux soient véhiculés par les individus et ne puissent<br />

s'exprimer de façon patente que par l'intermédiaire de l'individu, le fait qu'ils soient<br />

partagés par de nombreux membres de la société leur confère un caractère supraindividuel.<br />

Ils persistent tandis que changent ceux qui les partagent. La mort d'un<br />

individu peut interrompre l'application d'un modèle, mais si cette application est le<br />

moins du monde nécessaire au bien-être du groupe, l'interruption ne sera que temporaire;<br />

il reste de nombreux individus qui connaissent le modèle et un postulant se<br />

présentera bientôt pour occuper la place laissée vacante et pour exprimer le modèle<br />

dans un comportement patent. La loi anglaise présente un exemple intéressant de<br />

cette continuité <strong>des</strong> modèles, distincte <strong>des</strong> individus qui les expriment. La Cour anglaise<br />

proclame que le roi est une personne morale; dès l'instant où un souverain en<br />

exercice meurt, l'héritier présomptif devient souverain régnant, de telle façon que<br />

l'application <strong>des</strong> modèles, en ce qui concerne les relations entre souverain et sujets, ne<br />

soit jamais interrompue.<br />

<strong>Les</strong> modèles idéaux selon lesquels s'organise le comportement <strong>des</strong> membres d'une<br />

société sont donc de véritables entités. On peut laisser aux philosophes le soin de<br />

déterminer la nature exacte de leur réalité; elle doit être, semble-t-il, du même ordre<br />

que la réalité d'une histoire mainte fois racontée. L'essentiel, en ce qui nous concerne,<br />

est que les modèles se comportent comme <strong>des</strong> entités : ils influencent les individus et<br />

sont en retour influencés par eux; ils persistent tandis que les individus changent; ils<br />

ont même une certaine organisation interne et sont susceptibles d'être étudiés et<br />

analysés objectivement.<br />

Chaque culture comprend une série de modèles qui indiquent ce que devrait être<br />

le comportement <strong>des</strong> individus ou <strong>des</strong> catégories d'individus, et ces modèles reposent<br />

sur le principe de la réciprocité. Ceci apparaît très clairement lorsqu'on observe un<br />

modèle du type le plus simple, celui qui régit le comportement mutuel entre frères par<br />

exemple. Ainsi, si A et B représentent <strong>des</strong> frères aîné et cadet, le comportement et les<br />

attitu<strong>des</strong> prescrits à chacun d'eux par le modèle sont différents mais complémentaires<br />

: le modèle peut prescrire que A défendra B contre les garçons plus grands, mais il<br />

prescrira simultanément que B fera les courses de A. L'expression du modèle en termes<br />

de comportement requiert l'action de deux participants à la fois. Un simple<br />

modèle de ce type constitue, en fait, une chaîne de comportements réciproques dans<br />

laquelle A et B représentent les pôles opposés. Il y a échange d'avantages et le manquement<br />

d'une <strong>des</strong> deux parties à exercer les droits et les devoirs conformes au<br />

modèle interrompt l'enchaînement et empêche l'application du modèle dans ce cas<br />

particulier. Le modèle cité ci-<strong>des</strong>sus est du type le plus simple; en fait, les modèles<br />

peuvent comprendre <strong>des</strong> séries entières d'individus et <strong>des</strong> chaînes de comportements<br />

réciproques bien plus longues.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 87<br />

Il est plus difficile de repérer cette réciprocité dans les modèles qui régissent le<br />

comportement d'individus et de catégories d'individus dans leur relation à la société<br />

dans son ensemble. <strong>Les</strong> sociétés sont constituées de telle façon qu'elles ne peuvent<br />

agir ou qu'on ne peut agir sur elles que par l'intermédiaire <strong>des</strong> individus qui les<br />

composent. Ainsi, toute femme contribue normalement à la perpétuation et au bienêtre<br />

de sa société, mais ne peut le faire qu'en donnant naissance à <strong>des</strong> enfants et en<br />

secourant d'autres individus : les services qu'elle rend à la société globale ne peuvent<br />

s'exprimer qu'en termes individuels. D'autre part, la société la reconnaît en tant que<br />

femme et non en tant qu'individu particulier; elle établit et fait respecter <strong>des</strong> modèles<br />

de comportement envers les femmes en général : on peut en donner pour exemple la<br />

règle « les femmes et les enfants d'abord » qui prévaut dans notre société en cas de<br />

naufrage. Réciproquement, le comportement de la société doit de nouveau s'exprimer<br />

en termes individuels : toute chose accomplie en faveur d'une femme parce qu'elle est<br />

une femme est accomplie en fait par un individu particulier. C'est un homme particulier<br />

qui lui cède sa place dans le canot de sauvetage par exemple. S'il se conforme<br />

bien au modèle, il lui cédera sa place même s'il ne l'a jamais vue auparavant. Ce<br />

faisant, il est un agent de la société, annihilant sa propre volonté au profit de celle de<br />

sa société.<br />

Des catégories entières d'individus peuvent occuper la même position polaire dans<br />

l'un de ces modèles réciproques. Ainsi, on peut parler du comportement <strong>des</strong> nobles<br />

envers les serfs et vice versa, puisque dans cette société particulière la manière dont<br />

tout noble doit se comporter à l'égard d'un serf est régie par un modèle général; bien<br />

que la manière de se comporter d'un noble diffère suivant qu'il s'adresse à un serf de<br />

son propre domaine ou à un serf étranger, ce modèle n'en reste pas moins constant :<br />

les modèles du comportement de maître à serf se superposent simplement à ceux du<br />

comportement général de noble à serf Inversement, chaque individu participe à l'application<br />

d'une longue série de modèles réciproques. Ainsi, dans notre société, un<br />

homme peut relever d'un modèle en tant que médecin et d'un autre en tant que<br />

contribuable, tous deux impliquant <strong>des</strong> relations avec la société globale. Des modèles<br />

différents peuvent régir son comportement à l'égard <strong>des</strong> femmes en général et à<br />

l'égard de sa propre femme, à l'égard <strong>des</strong> enfants en général et de ses propres enfants.<br />

Chacun de ces modèles lui confère une série de droits et de devoirs. En tant que<br />

médecin, on attend de lui qu'il prête secours à toute personne malade, tandis qu'en<br />

même temps la société lui reconnaît le droit d'être payé pour ses services et lui fournit<br />

les moyens légaux par lesquels il peut éventuellement recouvrer ce qui lui est dû. En<br />

tant que contribuable, il est tenu de donner de l'argent à la société; mais il reçoit en<br />

retour certains services, tels que les services de police ou d'incendie. Parce qu'il est un<br />

homme, on attend de lui qu'il se comporte de certaine façon envers toutes les femmes,<br />

même les étrangères, tandis qu'on attend <strong>des</strong> femmes qu'elles se conduisent d'une<br />

certaine façon à son égard. En tant qu'adulte, il est dans l'obligation d'aider les enfants<br />

en général et il peut s'attendre à un certain respect et à une certaine obéissance en<br />

retour. En tant que mari, il subvient aux besoins de sa femme qui entretient sa<br />

maison; en tant que père, il subvient aux besoins de ses enfants et aide à les élever, en<br />

pensant que, jeunes, ils lui obéiront et qu'ils l'aideront en retour quand lui-même sera<br />

vieux.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 88<br />

La totalité <strong>des</strong> modèles idéaux qui régissent le comportement réciproque entre les<br />

individus d'une part, et entre ceux-ci et la société d'autre part, constitue le système<br />

social qui gouverne cette société particulière. Pour que la société survive, certaines<br />

tâches doivent être accomplies et elles ne peuvent l'être que par les individus. C'est<br />

pourquoi les modèles qui régissent les activités <strong>des</strong> individus doivent être cohérents,<br />

de telle façon que ces activités puissent être menées sans interférences mutuelles. <strong>Les</strong><br />

activités assignées aux individus d'après les différents modèles peuvent faire double<br />

emploi, mais il ne peut y avoir de conflits directs et permanents sans que le fonctionnement<br />

de la société en soit paralysé. Un modèle particulier ne doit pas imposer <strong>des</strong><br />

devoirs contradictoires à la même personne. Ainsi, le modèle idéal de la vie familiale<br />

ne peut prescrire que la femme sera constamment présente auprès de son mari où qu'il<br />

aille et, en même temps, qu'elle restera à la maison et surveillera les enfants. De la<br />

même façon, puisque chaque individu relève de plusieurs modèles, ces modèles dans<br />

leur ensemble doivent également être ajustés les uns aux autres de telle sorte qu'ils<br />

n'imposent pas d'exigences contradictoires à une même personne. En fait, tous les<br />

systèmes sociaux ont ajusté très étroitement à la fois les formes de comportement<br />

prescrites par un modèle particulier et les différents modèles dans leur ensemble.<br />

Cette cohérence permet de parler de la totalité <strong>des</strong> modèles régissant la vie de toute<br />

société comme d'un système.<br />

<strong>Les</strong> systèmes sociaux ne sont que rarement, sinon jamais, le résultat d'une planification<br />

consciente. L'individu moyen n'a pas même conscience que les modèles<br />

cohérents qui guident son comportement constituent un système. <strong>Les</strong> modèles découlent,<br />

nous l'avons vu, <strong>des</strong> comportements et peuvent être modifiés par ceux-ci. Si de<br />

nouvelles circonstances se présentent, par exemple l'introduction de la relation<br />

d'employeur à employé dans une société qui auparavant ne connaissait rien de semblable,<br />

le comportement entre les individus impliqués dans ces nouvelles relations<br />

sera d'abord dépourvu de modèle; la manière dont les employeurs et les employés<br />

peuvent se comporter sera pourtant limitée et circonscrite par les modèles préexistant<br />

dans le système. A la longue, ceux qui se trouvent impliqués dans ces nouvelles relations<br />

institueront <strong>des</strong> formes de comportement à la fois efficaces dans ces nouvelles<br />

relations et compatibles avec les modèles préexistants. Ces nouvelles formes de comportement<br />

naissent habituellement d'une suite d'essais et d'erreurs, les formes inefficaces<br />

ou génératrices de conflits étant peu à peu éliminées. <strong>Les</strong> transformations du<br />

comportement finiront par être ramenées à un modèle et incorporées dans le système<br />

social.<br />

La cohérence <strong>des</strong> modèles qui constituent un système social doit être extrêmement<br />

étroite, sinon la société est dans l'impossibilité de fonctionner. En même temps,<br />

il est douteux que cette cohérence soit jamais si parfaite qu'aucun individu ne puisse<br />

jamais se trouver dans une situation de conflit. Au mieux, le système peut être tel que<br />

les conflits de modèles soient rares. Ce type de conflit est très différent <strong>des</strong> conflits<br />

entre les inclinations ou intérêts d'un individu et les prescriptions d'un modèle. Dans<br />

ce dernier cas, la société ne manifeste que peu de sympathie à l'égard de l'individu<br />

puisque son devoir est clair et que fuir son devoir est toujours désapprouvé. Dans les<br />

conflits de modèles au contraire, le devoir de l'individu n'est pas évident. Tout le<br />

groupe peut comprendre le problème et participer aux émotions de la victime; aussi<br />

sympathise-t-il avec elle. Ainsi, les légen<strong>des</strong> reposant sur les conflits de modèles ont


Ralph Linton (1936), De l’homme. 89<br />

un attrait universel et constituent un thème fréquent en littérature. <strong>Les</strong> Grecs ont, par<br />

exemple, l'histoire de la famille d'Oedipe; les conflits de ce type se retrouvent aussi<br />

tout au long <strong>des</strong> Nibelungenlied, et les Écossais ont leur légende, que racontent<br />

différents clans, de l'homme qui se trouve être l'hôte de l'ennemi héréditaire de son<br />

clan.<br />

Ainsi les sociétés doivent leur existence à une combinaison de trois éléments<br />

distincts : un agrégat d'individus, un système organisé de modèles par lesquels les<br />

interrelations et les activités de ces individus sont régies, et un esprit de corps qui est<br />

le moteur nécessaire à l'application de ces modèles. L'agrégat existe au niveau biologique<br />

et le système au niveau psychique. Le système ne peut s'exprimer dans le monde<br />

physique que par l'intermédiaire <strong>des</strong> individus qui composent l'agrégat; par contre,<br />

sans le système, l'agrégat ne constituerait qu'un simple groupe d'individus incapable<br />

de fonctionner comme un tout. Un système social est, en fait, comme le plan abstrait<br />

d'une société et le rapport qui existe entre le système et la société en tant qu'entité<br />

capable de fonctionner est grossièrement comparable à celui qui existe entre un plan<br />

détaillé de machine et la machine elle-même, bâtie selon les indications de ce plan.<br />

Celui-ci sert de guide pour façonner le métal en pièces différentes mais adaptées les<br />

unes aux autres et pour assembler les pièces en un tout apte à effectuer certaines<br />

tâches. Le plan est quelque chose de tout à fait distinct à la fois <strong>des</strong> matériaux utilisés<br />

dans la machine et de la puissance qui la met en marche; pourtant, si l'on veut que la<br />

machine marche, le plan doit prendre ces deux éléments en considération. De la<br />

même façon, le système social sert de guide pour façonner les individus et les disposer<br />

à entretenir certaines relations entre eux; la combinaison de ces deux éléments<br />

permet aux individus adaptés les uns aux autres de coopérer en - société. Le système<br />

est tout à fait distinct à la fois <strong>des</strong> matières premières qui sont la base de la société,<br />

c'est-à-dire <strong>des</strong> individus qu'elle façonne et prédispose et <strong>des</strong> forces qui animent les<br />

sociétés. <strong>Les</strong> matières premières sont fournies par le processus biologique normal de<br />

reproduction, la force motrice par la volonté <strong>des</strong> individus qui composent la société,<br />

volonté renforcée par leur association même. Mais la comparaison avec la machine<br />

tourne court, bien entendu, dès l'instant où l'on s'aperçoit que le matériau brut, c'est-àdire<br />

la masse <strong>des</strong> individus, est façonné selon le système non pas dans ses caractéristiques<br />

physiques mais dans sa personnalité. Cependant, comme dans le cas de la<br />

machine, le système doit prendre en considération à la fois les caractères spécifiques<br />

du matériau à façonner suivant ses indications et les forces qui animeront le tout.<br />

Dans le cas de la machine, le plan apparaît sous forme d'un photocalque visible et<br />

tangible. Dans le cas <strong>des</strong> sociétés, cette étape fait défaut, même si la conscience que<br />

l'individu a <strong>des</strong> modèles sociaux remplit les mêmes fonctions. Ces modèles conscients<br />

lui permettent de façonner son propre comportement et de coopérer à la formation<br />

<strong>des</strong> nouveaux venus, les jeunes par exemple, qui peuvent éventuellement se<br />

trouver sous son influence directe. Le système social se perpétue à la fois par la<br />

transmission verbale et par le façonnement selon les modèles sociaux que les individus<br />

subissent par l'intermédiaire <strong>des</strong> autres individus. Cependant, aucun individu ne<br />

saisit jamais la totalité du système de sa société. En général, il ne connaît de ce<br />

système que le secteur qui le concerne directement. On sait que chaque société suit un<br />

plan général parce qu'on peut en observer les résultats et le reconstituer aspect par


Ralph Linton (1936), De l’homme. 90<br />

aspect à partir d'individus différents, mais ce plan ne se présente nulle part en son<br />

entier.<br />

<strong>Les</strong> sociétés doivent leur existence à une combinaison de facteurs physiques et<br />

psychiques et représentent ainsi un ordre distinct de phénomènes qui ne peuvent être<br />

correctement compris en raisonnant par analogie, qu'il s'agisse d'une analogie organique<br />

ou psychologique. La possibilité qu'elles ont de fonctionner repose sur toute une<br />

série d'interactions, la plupart du temps réciproques, entre <strong>des</strong> facteurs organiques et<br />

psychologiques. <strong>Les</strong> conditions de la vie sociale sont extrêmement complexes, comme<br />

tout ce qui se rattache à l'homme et à sa culture; par suite, leur analyse est difficile<br />

et incertaine; ceci ne saurait pourtant justifier qu'on ait à l'égard de la société une<br />

attitude empreinte de mysticisme ou qu'on postule <strong>des</strong> absurdités telles qu'une mentalité<br />

collective ou une âme collective. Une société est un groupe d'individus biologiquement<br />

distincts et autonomes, que les adaptations biologiques et les adaptations du<br />

comportement ont rendus indispensables les uns aux autres sans pour autant éclipser<br />

leur individualité. Toute vie en société est un compromis entre les besoins de l'individu<br />

et les besoins du groupe et elle a le caractère indéfini et instable de toutes les<br />

situations de compromis. L'élaboration <strong>des</strong> systèmes sociaux représente une tentative<br />

de fixation et de perpétuation de ces compromis, tentative toujours vouée à l'échec. Si<br />

les sociétés existaient in vacuo, cette tentative pourrait réussir, mais cela ne se peut<br />

car les conditions extérieures, toujours changeantes, pèsent tantôt du côté de l'individu,<br />

tantôt du côté du groupe.<br />

Il reste à ajouter quelques mots à propos <strong>des</strong> phénomènes de conflit social qui<br />

accaparent tant l'attention <strong>des</strong> sociologues. Ces conflits se rangent immédiatement en<br />

deux catégories : les conflits entre l'individu et la société, et les conflits entre <strong>des</strong> secteurs<br />

de la société, c'est-à-dire les conflits de classes. Toutes les sociétés connaissent<br />

les conflits du premier type et toutes les cultures possèdent une série de techniques<br />

s'appliquant aux individus qui refusent de se soumettre aux modèles; ces techniques<br />

varient et comprennent aussi bien les moqueries publiques, le refus de coopérer ou<br />

l'ostracisme, que les métho<strong>des</strong> élaborées de procédure légale, accompagnées de<br />

sanctions fixées et prévues pour tout acte contre la société. Il faut souligner qu'il est<br />

rarement nécessaire de mettre en oeuvre ces techniques. Dans toutes les sociétés,<br />

l'individu modal est préparé à se conformer aux modèles auxquels on s'attend à le voir<br />

se conformer et il les véhicule sans avoir conscience d'une contrainte externe. C'est<br />

l'inhabituel qui attire l'attention et c'est pour cette raison que le voleur ou l'assassin<br />

occasionnels occupent, semble-t-il, une place plus importante dans notre esprit que<br />

les centaines d'honnêtes gens qui n'ont jamais tué ni volé.<br />

Un autre élément joue également un rôle dans l'intérêt disproportionné que nous<br />

portons à cette catégorie d'individus; en effet, l'individu antisocial pose un problème,<br />

en particulier dans nos cultures modernes. Étant donné certaines de nos valeurs<br />

culturelles, la méthode directe et péremptoire pour régler le problème que posent ces<br />

individus socialement déséquilibrés, celle qui consisterait à les éliminer, suscite <strong>des</strong><br />

conflits et <strong>des</strong> résistances affectives dans le groupe. Dans les sociétés qui n'attachent<br />

pas la même valeur affective au principe du respect de la vie humaine, la carrière <strong>des</strong><br />

criminels est assurément brève. Ainsi, chez les Sakalaves de Madagascar un premier<br />

vol était suivi d'une minutieuse enquête. Si l'on pouvait démontrer que le coupable


Ralph Linton (1936), De l’homme. 91<br />

avait été amené à voler par nécessité, le chef lui octroyait une terre, lui donnant par là<br />

une chance de s'amender. S'il récidivait, on le tuait d'un coup de lance, non par esprit<br />

de vengeance mais parce qu'il s'était révélé lui-même comme représentant socialement<br />

un risque et que la tribu ne désirait pas courir de risque. Le contribuable harcelé<br />

pourrait bien trouver quelque attrait à de telles métho<strong>des</strong>.<br />

La culture d'une société moderne comprend tant d'éléments étrangers, venus d'ici<br />

et là, qu'elle n'est ni uniforme ni même d'un seul tenant; il suffit pour s'en convaincre<br />

d'observer les attitu<strong>des</strong> contradictoires <strong>des</strong> penseurs éminents à l'égard du suicide, de<br />

la régulation <strong>des</strong> naissances, du jeu, du monopole et de la vendetta. Une société plus<br />

simple, ayant une culture propre et n'entretenant aucun contact perturbateur avec<br />

l'extérieur, réussit à préparer ses membres bien mieux qu'aucune société moderne.<br />

Quant aux conflits de classe, il semble bien qu'ils n'aient aucune signification pour<br />

les sociétés en général. La lutte <strong>des</strong> classes est un phénomène particulier qui ne s'est<br />

développé que dans peu de sociétés et qui résulte d'un ensemble complexe de facteurs,<br />

dont le plus important a été la rapidité de la transformation culturelle de l'époque<br />

contemporaine. La plupart <strong>des</strong> sociétés du monde n'ont jamais été organisées en<br />

classes et, chez celles qui l'étaient avant le brusque avènement du machinisme, les<br />

classes avaient atteint dans presque tous les cas une cohésion satisfaisante; ceci ne<br />

signifie pas qu'elles jouissaient d'une distribution égale de richesse, de pouvoir ou de<br />

facilités d'action, mais simplement que la majeure partie <strong>des</strong> individus, dans chacune<br />

<strong>des</strong> classes, se contentaient du statu quo et que les classes ne s'opposaient pas activement<br />

entre elles et n'étaient pas antagonistes. Chacune <strong>des</strong> classes constituait une<br />

société en elle-même et l'ensemble de ces sociétés vivait en état de symbiose et d'interdépendance.<br />

On en trouve un exemple-limite dans le système indien de castes, avec<br />

ses modèles d'extrême interdépendance économique assortie d'une série d'arrangements<br />

à l'amiable entre les différentes unités <strong>sociales</strong>.<br />

<strong>Les</strong> classes n'existent dans une société qu'à partir du moment où les individus, se<br />

situant à <strong>des</strong> niveaux d'ordre social ou économique différents, sont devenus conscients<br />

de leur intérêt commun et s'organisent. Nos classes <strong>sociales</strong> les plus caractérisées<br />

ont bien plus de réalité aux yeux de ceux qui sont à l'extérieur de ces classes<br />

qu'aux yeux de ceux qui en font partie. <strong>Les</strong> meneurs qui déplorent le manque de<br />

conscience de classe du prolétariat ont tendance à oublier qu'il s'agit là d'un phénomène<br />

caractéristique de tous les groupements modernes basés sur le statut économique.<br />

Aucun de ces groupes n'a élaboré une quelconque organisation interne ou un<br />

véritable sentiment de solidarité. Ce ne sont encore que de simples agrégats composés<br />

d'individus dont les seuls intérêts partagés sont ceux qui dérivent de leur statut<br />

économique commun. Ces individus ont un fonds culturel différent et <strong>des</strong> idées et <strong>des</strong><br />

habitu<strong>des</strong> différentes. Même les limites de ces groupes sont incertaines et fluctuantes<br />

et, par manque de normes culturelles communes, il leur est presque impossible d'agir<br />

avec unité.<br />

Moins les individus sont nombreux dans un groupe économique particulier, plus il<br />

est facile, toutes choses égales d'ailleurs, de les organiser, de les doter de normes<br />

communes et, éventuellement, de les transformer en classe consciente. Le petit groupe<br />

d'individus qui dirigent les grosses affaires et la banque aux États-Unis est proba-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 92<br />

blement plus conscient de l'intérêt commun de ses membres que n'importe laquelle<br />

<strong>des</strong> autres prétendues classes; pourtant, ses membres se sont rarement montrés<br />

capables de présenter un front uni. En tant qu'individus, ils sont en désaccord sur bien<br />

<strong>des</strong> points à propos de la ligne de conduite à suivre et quand, à l'issue d'une réunion,<br />

ils sont tous d'accord, cette unité est rendue précaire par leurs jalousies mutuelles et<br />

les suspicions qu'ils entretiennent, à juste titre, les uns envers les autres.<br />

L'absence d'une culture aristocratique spécifique, susceptible de fournir aux membres<br />

de ce groupe dominant <strong>des</strong> idéaux et <strong>des</strong> modèles de comportement communs et<br />

de les intégrer par là en une société consciente d’elle-même, représente peut-être<br />

l'aspect le plus singulier de la condition moderne. Exploitants et exploités existent<br />

depuis l'aube de l'histoire écrite, mais la seule situation qui puisse se comparer à la<br />

situation moderne est celle que connut Rome aux derniers jours de la République. Là<br />

aussi, le pouvoir se trouva aux mains d'un groupe d'hommes ambitieux sans normes<br />

culturelles communes et dépourvus du sentiment de responsabilité à l'égard les uns<br />

<strong>des</strong> autres ou à l'égard de l'État.<br />

La plupart <strong>des</strong> aristocraties du monde sont nées de la conquête. Dans un nombre<br />

surprenant de cas, les conquérants furent moins nombreux et culturellement moins<br />

avancés que les peuples conquis, mais ces envahisseurs apportaient avec eux la<br />

culture intégrée et la solidarité consciente qui caractérisent la tribu non civilisée. Il est<br />

rare qu'ils aient essayé de transformer la culture <strong>des</strong> conquis, se contentant de les<br />

gouverner et de les exploiter. Dans les États ainsi formés, les aristocrates formèrent<br />

une société et les roturiers une autre; chacune d'entre elles conservait sa culture<br />

distincte. La lutte <strong>des</strong> classes était ainsi vraiment une lutte entre peuples différents, le<br />

combat ouvert qui caractérisait la conquête à l'origine se transformant en une sorte de<br />

guerre de tranchée dans un secteur calme. <strong>Les</strong> deux groupes vivant ensemble<br />

s'adaptaient inévitablement l'un à l'autre par une série de compromis. <strong>Les</strong> attitu<strong>des</strong> et<br />

les formes de comportement suscitées par ces compromis devenaient partie intégrante<br />

de la culture <strong>des</strong> deux groupes et simplifiaient leurs relations. Dans certaines circonstances,<br />

on pouvait attendre de l'aristocrate qu'il se conduisît d'une certaine manière<br />

parce qu'il était aristocrate et du serf qu'il se conduisît d'une façon différente mais tout<br />

aussi parfaitement définie parce qu'il était serf. L'aristocrate qui brisait l'accord tacite<br />

établi entre sa propre classe et les gouvernés en se conduisant d'une façon non conforme<br />

risquait d'être désapprouve par sa propre société, au même titre que s'il avait violé<br />

de n'importe quelle autre façon ses modèles culturels. Dans les relations entre classes<br />

différentes, les membres de chacune <strong>des</strong> classes pouvaient se sentir en terrain ferme,<br />

ce qui conduisait rarement à l'affection mutuelle mais, du moins, à une confiance<br />

mutuelle et une coopération efficace.


chapitre 8<br />

le rôle et le statut<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 93<br />

Le fonctionnement <strong>des</strong> sociétés dépend, nous l'avons vu, de la présence de modèles<br />

de comportement réciproque entre les individus ou entre les groupes d'individus.<br />

Dans ces modèles de comportement réciproque, les pôles opposés sont appelés<br />

statuts; ce terme, comme le terme culture, a été utilisé sous une double acception. Un<br />

statut, dans l'abstrait, est une position particulière dans un modèle particulier; il est<br />

ainsi parfaitement correct de dire que chaque individu possède plusieurs statuts<br />

puisque chaque individu dépend de plusieurs modèles. Cependant, si aucune précision<br />

n'est donnée, le statut d'un individu désigne la totalité <strong>des</strong> statuts qu'il occupe et<br />

représente sa position par rapport à la société globale. Ainsi, le statut de M. Dupont<br />

comme membre de sa communauté découle d'une combinaison de tous les statuts<br />

qu'il détient en tant que citoyen, avocat, franc-maçon, catholique, mari de Mme<br />

Dupont, et ainsi de suite.<br />

Un statut, dans la mesure où il est distinct de l'individu qui l'occupe, n'est qu'une<br />

collection de droits et de devoirs. Ceux-ci ne pouvant s'exprimer que par l'intermédiaire<br />

<strong>des</strong> individus, il est extrêmement difficile de maintenir une distinction entre les<br />

statuts et les individus qui les détiennent et qui assument les droits et les devoirs<br />

constitutifs de ce statut. La relation qui existe entre un individu et le statut qu'il<br />

détient est quelque peu comparable à celle qui existe entre le conducteur d'une automobile<br />

et la place réservée au. conducteur dans le véhicule. Le siège du conducteur,<br />

avec son. volant, son accélérateur et les autres comman<strong>des</strong>, est une constante, les<br />

possibilités d'action et de commande qu'il représente étant permanentes; le conduc-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 94<br />

teur, par contre, peut être n'importe quel membre de la famille et peut exercer ces<br />

possibilités de la meilleure ou de la pire manière.<br />

Un rôle représente l'aspect dynamique du statut. L'individu est socialement<br />

assigné à un statut, lui-même lié à d'autres statuts. Quand il met en œuvre les droits et<br />

les devoirs qui constituent le statut, il remplit un rôle. Le rôle et le statut sont<br />

parfaitement inséparables et les distinguer n'a qu'un intérêt théorique. Il n'est pas de<br />

rôle sans statut et pas de statut sans rôle. Comme le terme de statut, celui de rôle est<br />

utilisé sous une double acception. Chaque individu possède une série de rôles<br />

découlant <strong>des</strong> modèles différents <strong>des</strong>quels il dépend; il a, en même temps, un rôle en<br />

général, qui représente la totalité de ses rôles et qui détermine ce qu'il fait en faveur<br />

de sa société et ce à quoi il peut s'attendre de la part de cette société.<br />

Bien que tous les statuts et tous les rôles proviennent de modèles sociaux et soient<br />

parties intégrantes de ces modèles, ils gardent une fonction indépendante par rapport<br />

aux individus qui occupent <strong>des</strong> statuts particuliers et exercent leurs rôles. Pour ces<br />

individus, l'ensemble statut-rôle représente les attitu<strong>des</strong> et le comportement que<br />

suppose la participation à l'application patente d'un modèle. Le statut et le rôle traduisent<br />

les modèles idéaux régissant la vie sociale en termes individuels. Ils deviennent<br />

ainsi <strong>des</strong> gui<strong>des</strong> propres à organiser les attitu<strong>des</strong> et le comportement de l'individu de<br />

telle façon qu'ils puissent être compatibles avec ceux <strong>des</strong> autres individus participant<br />

à l'application du même modèle. Ainsi, dans une équipe de football, la position<br />

d'arrière n'a de sens que par rapport aux autres positions. Du point de vue de l'arrière<br />

lui-même, il s'agit d'une entité importante et distincte qui détermine sa place dans la<br />

formation et son action dans les différents matches. Son assignation à cette place<br />

limite et, du même coup, définit ses activités et lui impose un minimum à apprendre.<br />

De la même façon, dans un modèle social tel que celui qui régit la relation employeur-employé,<br />

les statuts d'employeur et d'employé définissent ce que chacun a à<br />

connaître et à faire pour rendre le modèle effectif. L'employeur n'a pas besoin de connaître<br />

les techniques utilisées dans le travail de l'employé et l'employé n'a pas besoin<br />

de connaître les techniques du service commercial ou de la comptabilité.<br />

Tant qu'il n'y a pas d'intervention extérieure, plus les membres d'une société sont<br />

étroitement adaptés à leurs statuts et à leurs rôles, mieux la société fonctionne. Dans<br />

ses tentatives pour arriver à une telle cohérence, chaque société se heurte au même<br />

dilemme. La formation <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> chez l'individu commence à la<br />

naissance et, toutes choses égales d'ailleurs, plus l'entraînement à un statut peut<br />

commencer tôt, plus son efficacité peut être grande. Mais, d'autre part, jamais deux<br />

individus ne sont semblables, et un statut convenant à l'un peut ne pas convenir le<br />

moins du monde à l'autre. En outre, il y a, dans tous les systèmes sociaux, certains<br />

rôles qui requièrent plus qu'un simple entraînement pour être tenus avec succès. Une<br />

technique parfaite ne fait pas un grand violoniste, pas plus qu'une connaissance<br />

exhaustive <strong>des</strong> livres traitant de tactique ne fait un général efficace. L'utilisation <strong>des</strong><br />

dons particuliers <strong>des</strong> individus peut être extrêmement importante pour la société<br />

comme le prouve l'exemple du général; mais ces dons ne se révèlent habituellement<br />

qu'assez tard et, si l'on attendait qu'ils se manifestent pour assigner l'individu à un<br />

statut, on perdrait les avantages d'un entraînement précoce.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 95<br />

Heureusement, les êtres humains sont si malléables que presque tout individu<br />

normal peut être entraîné à remplir adéquatement presque n'importe quel rôle. Dans la<br />

vie, la plupart <strong>des</strong> actes peuvent s'accomplir par habitude, sans qu'il soit nécessaire<br />

d'être particulièrement intelligent ni de posséder <strong>des</strong> dons particuliers. <strong>Les</strong> sociétés<br />

ont résolu leur dilemme en instituant deux types de statuts, les statuts attribués<br />

(ascribed) et les statuts acquis (achieved). <strong>Les</strong> statuts attribués sont ceux qui sont<br />

donnés aux individus indépendamment de leurs différences ou aptitu<strong>des</strong> innées. Ils<br />

peuvent être prévus et préparés à partir de la naissance. <strong>Les</strong> statuts acquis sont ceux<br />

qui requièrent au moins <strong>des</strong> qualités particulières, encore que ce ne soit pas toujours<br />

leur seule caractéristique. Ils ne sont pas attribués à l'individu à la naissance mais sont<br />

laissés vacants et se gagnent par la compétition et l'effort individuel. La plupart <strong>des</strong><br />

statuts, dans tous les systèmes sociaux, sont <strong>des</strong> statuts attribués, en particulier ceux<br />

qui concernent la vie quotidienne.<br />

Toute société sélectionne certaines caractéristiques comme points de repère pour<br />

l'attribution de statuts. <strong>Les</strong> caractéristiques ainsi retenues sont toujours d'une nature<br />

telle qu'elles sont repérables à la naissance, ce qui permet de commencer très tôt à<br />

entraîner l'individu a ses statuts et rôles possibles. Parmi ces points de repère, le Plus<br />

simple et le plus universellement utilisé est le sexe; l'âge est utilisé avec une fréquence<br />

presque égale, puisque tous les individus passent par le même cycle de croissance,<br />

de maturité et de déclin et que les statuts, dont l'occupation est déterminée par l'âge,<br />

peuvent être prévus et préparés avec exactitude. <strong>Les</strong> liens de parenté, dont le plus<br />

simple et le plus patent est celui qui lie l'enfant à sa mère, sont aussi utilisés dans<br />

toutes les sociétés comme repères pour l'attribution de statuts. Il en va de même du<br />

fait d'être né dans un groupe socialement défini, une classe ou une caste, par exemple,<br />

mais cette utilisation n'est pas universelle. Dans toutes les sociétés, l'attribution de<br />

statuts à l'individu est, en fait, régie par une série de points de repère de ce genre qui,<br />

ensemble, servent à délimiter le champ de sa participation future à la vie du groupe.<br />

La division et l'attribution <strong>des</strong> statuts selon le sexe semblent être à la base de tous<br />

les systèmes sociaux. Toutes les sociétés prescrivent <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> activités<br />

différentes pour les hommes et pour les femmes. La plupart d'entre elles essaient de<br />

rationaliser ces prescriptions en arguant de différences physiologiques entre les sexes<br />

ou de leur rôle différent dans la reproduction. Cependant, une étude comparative <strong>des</strong><br />

statuts assignés aux femmes et aux hommes dans <strong>des</strong> cultures différentes semble<br />

montrer que si de tels facteurs peuvent avoir fourni un point de départ pour la division<br />

<strong>des</strong> statuts, c'est la culture qui détermine en fait, pour l'essentiel, leur attribution. <strong>Les</strong><br />

caractéristiques psychologiques attribuées aux hommes et aux femmes dans <strong>des</strong><br />

sociétés différentes varient tellement, elles aussi, qu'elles peuvent n'avoir que de<br />

faibles justifications physiologiques. La représentation que les sociétés modernes se<br />

font de la femme comme angélique et secourable fait un contraste violent avec l'existence,<br />

chez les Iroquois par exemple, de femmes-bourreaux qui font preuve de<br />

beaucoup d'ingéniosité et de délectation sadique.<br />

L'attribution <strong>des</strong> occupations, qui est somme toute partie intégrante du statut,<br />

donne lieu à <strong>des</strong> disparités encore plus marquées entre les différentes sociétés. <strong>Les</strong><br />

femmes arapesh transportent couramment <strong>des</strong> fardeaux plus lourds que les hommes


Ralph Linton (1936), De l’homme. 96<br />

« parce que leur tête est bien plus dure et plus solide ». Dans certaines sociétés, les<br />

femmes font la plus grande partie du travail manuel; dans d'autres, comme celles <strong>des</strong><br />

îles Marquises, la cuisine, le ménage et la garde <strong>des</strong> enfants sont <strong>des</strong> occupations<br />

proprement masculines et les femmes passent le plus clair de leur temps à leur<br />

toilette. La règle générale elle-même selon laquelle, en raison <strong>des</strong> servitu<strong>des</strong> de la<br />

grossesse et de l'allaitement, les occupations les plus actives sont réservées aux<br />

hommes et les occupations les moins actives aux femmes connaît bien <strong>des</strong> exceptions.<br />

Ainsi, chez les Tasmaniens, la chasse aux phoques était un travail dévolu aux<br />

femmes. Elles nageaient jusqu'aux rochers où se trouvaient les phoques, traquaient les<br />

bêtes et les assommaient. <strong>Les</strong> femmes tasmaniennes chassaient aussi l'opossum, ce<br />

qui les obligeait à grimper jusqu'au faîte d'arbres très hauts.<br />

Même si la distribution <strong>des</strong> occupations selon le sexe varie beaucoup en fait, le<br />

modèle de la division selon le sexe est constant. Il est très peu de sociétés où chaque<br />

activité importante n'ait pas été définitivement assignée soit aux hommes, soit aux<br />

femmes. Même lorsque les deux sexes coopèrent dans une activité particulière, le<br />

domaine de chacun <strong>des</strong> sexes est souvent bien délimité. Ainsi, pour la culture du riz à<br />

Madagascar, les hommes font les semis et les terrasses et préparent les champs pour<br />

le repiquage. <strong>Les</strong> femmes font le travail de repiquage qui est difficile et fatigant; elles<br />

arrachent aussi la récolte, mais ce sont les hommes qui la rentrent. <strong>Les</strong> femmes la<br />

transportent alors vers les aires où les hommes la battent, tandis que ce sont les<br />

femmes qui la vannent. Enfin, les femmes pilent le grain dans <strong>des</strong> mortiers et le<br />

cuisent.<br />

Quand une société prend en charge une industrie nouvelle, il y a souvent une<br />

période d'incertitude pendant laquelle cette tâche peut être remplie par les individus<br />

<strong>des</strong> deux sexes; mais elle incombe rapidement à l'un ou à l'autre. A Madagascar, la<br />

poterie est fabriquée par les hommes dans certaines tribus et par les femmes dans<br />

d'autres. Dans la seule tribu où elle est fabriquée à la fois par les hommes et les<br />

femmes, cet artisanat n'a été introduit qu'au cours <strong>des</strong> soixante dernières années; au<br />

cours <strong>des</strong> quinze dernières années en particulier, le nombre de potiers masculins a<br />

fortement diminué, beaucoup d'entre eux ayant abandonné cette activité. La baisse<br />

<strong>des</strong> bénéfices, habituellement avancée comme raison qui contraint les hommes à<br />

abandonner une de leurs occupations spécifiques quand les femmes l'envahissent en<br />

nombre, n'a certainement pas joué ici : le marché était loin d'être saturé et le prix <strong>des</strong><br />

objets fabriqués par les hommes et les femmes était le même. <strong>Les</strong> hommes qui<br />

avaient abandonné le métier n'en donnaient en général que <strong>des</strong> raisons très vagues,<br />

mais quelques-uns avouaient avec franchise qu'ils répugnaient à se mesurer avec <strong>des</strong><br />

femmes. Apparemment, l'entrée <strong>des</strong> femmes dans le métier avait ôté à celui-ci un<br />

certain prestige et désormais ce n'était plus l'affaire d'un homme, même excellent<br />

artisan, d'être potier.<br />

Se référer à l'âge pour établir le statut est une pratique aussi universelle que de se<br />

référer au sexe. Toutes les sociétés reconnaissent au moins trois groupes d'âge :<br />

l'enfant, l'adulte, le vieillard. Certaines sociétés, qui mettent un accent particulier sur<br />

l'âge comme base d'attribution du statut, ont multiplié ces divisions : ainsi, dans<br />

certaines tribus africaines, la population masculine est divisée en unités qui ne comprennent<br />

que ceux qui sont nés la même année ou dans un intervalle de deux ou trois


Ralph Linton (1936), De l’homme. 97<br />

ans. Cependant, il est inhabituel d'accorder une attention aussi minutieuse à l'âge et il<br />

est donc inutile de s'y attarder.<br />

<strong>Les</strong> différences physiques entre l'enfant et l'adulte sont aisément perceptibles, et le<br />

passage de l'enfance à la maturité est marqué par <strong>des</strong> événements physiologiques qui<br />

permettent de le situer de façon précise chez les filles et de façon approximative, à<br />

quelques semaines ou à quelques mois près, pour les garçons. Cependant, le passage<br />

physique de l'enfance à la maturité ne coïncide pas nécessairement avec le passage<br />

social de l'individu d'une catégorie à une autre. Ainsi, dans notre propre société, les<br />

hommes comme les femmes restent légalement <strong>des</strong> enfants bien après qu'ils sont<br />

physiquement devenus adultes. Dans la plupart <strong>des</strong> sociétés, ce décalage entre le<br />

passage physique et le passage social est plus nettement marqué que dans la nôtre.<br />

L'enfant devient un homme non quand il est physiquement mûr, mais quand il est formellement<br />

reconnu comme tel par sa société. La cérémonie dite <strong>des</strong> rites de puberté<br />

constitue souvent l'expression de cette reconnaissance. Dans ces rites, l'élément le<br />

plus important n'est pas la détermination de la maturité physique mais celle de la<br />

maturité sociale. Que le garçon soit désormais capable de procréer est moins vital<br />

pour la société que le fait qu'il soit capable de faire le travail d'un homme et de posséder<br />

le savoir d'un homme. En fait, la plupart <strong>des</strong> cérémonies de puberté comprennent<br />

<strong>des</strong> épreuves de connaissance et de courage et si les postulants sont inaptes à les<br />

passer avec succès, ils conservent leur statut d'enfant jusqu'à ce qu'ils en deviennent<br />

capables. On transmet à ceux qui réussissent les épreuves certains secrets que les<br />

hommes tiennent ignorés <strong>des</strong> femmes et <strong>des</strong> enfants, ce qui constitue le moment<br />

culminant de la cérémonie.<br />

Il est plus difficile de percevoir le passage <strong>des</strong> individus de l'état d'adulte à l'état<br />

de vieillard. Il n'existe pas de délimitation physiologique claire pour les hommes, et<br />

les femmes elles-mêmes peuvent conserver leur pleine vigueur physique et leur<br />

aptitude à poursuivre toutes les activités du statut d'adulte plusieurs années après la<br />

ménopause. Le passage social <strong>des</strong> hommes du groupe <strong>des</strong> adultes au groupe <strong>des</strong><br />

vieillards ne reçoit une reconnaissance officielle que dans quelques cultures, par<br />

exemple lorsqu'un père cède officiellement sa position et ses titres à son fils, mais<br />

ceci est rare. Quant aux femmes, il n'est, semble-t-il, aucune société où la ménopause<br />

reçoive une reconnaissance explicite, bien qu'on connaisse quelques sociétés où la<br />

ménopause transforme le statut individuel. Ainsi, les femmes comanches, après la<br />

ménopause, étaient libérées de leur incompétence en matière de surnaturel. Elles<br />

pouvaient désormais manipuler les objets sacrés, avoir <strong>des</strong> songes conférant du pouvoir<br />

et exercer <strong>des</strong> pratiques shamanistiques, toutes choses interdites aux femmes en<br />

âge d'avoir <strong>des</strong> enfants.<br />

Si toutes les sociétés ont tendance à mettre en valeur la transformation de l'enfant<br />

en adulte pour ignorer résolument la transformation de l'adulte en vieillard, c'est, sans<br />

aucun doute, en partie parce qu'il est difficile de déterminer où commence la vieillesse.<br />

Cependant, il faut aussi tenir compte <strong>des</strong> facteurs psychologiques; en général, le<br />

garçonnet ou la fillette sont soucieux de grandir et ils en sont d'autant plus impatients<br />

qu'ils sont exclus de certaines activités et de certaines connaissances. En outre, la<br />

société réserve un bon accueil à tous les membres qui viennent accroître la partie la<br />

plus active du groupe, celle qui contribue le plus à sa perpétuation et à son bien-être.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 98<br />

Inversement, dans toutes les sociétés, l'individu qui se réjouit de vieillir est un déviant.<br />

Même lorsque l'âge procure le respect et confère une certaine autorité, il signifie<br />

la renonciation à bien <strong>des</strong> plaisirs. On peut remarquer, dans nos sociétés. que la<br />

personne âgée ne reconnaît généralement pas le changement, sinon bien longtemps<br />

après qu'il s'est produit.<br />

Pour la détermination du contenu <strong>des</strong> statuts d'âge comme <strong>des</strong> statuts de sexe, les<br />

facteurs biologiques paraissent secondaires, comparés aux facteurs culturels. Certaines<br />

activités ne peuvent être confiées aux enfants, soit que ceux-ci n'aient pas la force<br />

nécessaire, soit qu'ils n'aient pas eu le temps d'acquérir l'habileté technique indispensable.<br />

Cependant, les attitu<strong>des</strong> entre parents et enfant et l'importance accordée à<br />

l'enfant dans la structure familiale varient fortement d'une culture à l'autre. Ainsi,<br />

l'enfant qui, chez nos ancêtres puritains, n'était l'objet d'aucune attention et qui prenait<br />

ses repas à la table <strong>des</strong> domestiques, avait un statut radicalement opposé à celui du<br />

fils aîné d'un chef polynésien; tout le mana (pouvoir surnaturel) de la lignée royale<br />

convergeait sur cet enfant; il était socialement supérieur à ses propres père et mère et<br />

toute tentative pour le discipliner aurait été une sorte de sacrilège; ainsi, dans un cas<br />

précis où le fils aîné du chef d'une tribu <strong>des</strong> îles Marquises, âgé de neuf ans, avait eu<br />

une dispute avec son père et avait déclaré la maison tabou en la plaçant sous sa propre<br />

autorité, la famille avait été contrainte de déménager et ne pouvait plus utiliser la<br />

maison tant que l'enfant ne s'était pas laissé attendrir et n'avait pas levé le tabou.<br />

Comme celui-ci pouvait utiliser la maison et manger à n'importe quelle table dans le<br />

village, il se tirait très bien d'affaire et semblait jouir parfaitement de la situation.<br />

Le statut <strong>des</strong> vieillards dans différentes sociétés varie plus encore que celui <strong>des</strong><br />

enfants. Dans certains cas, ils sont dispensés de tout travail fatigant et peuvent s'installer<br />

confortablement à l'écart de leurs enfants. Dans d'autres cas, ils accomplissent la<br />

plupart <strong>des</strong> tâches difficiles et ingrates, qui ne requièrent pas une grande force<br />

physique, telles que le ramassage du bois pour le feu. Dans beaucoup de sociétés, les<br />

vieilles femmes, en particulier, se chargent du soin <strong>des</strong> plus jeunes enfants, laissant<br />

les jeunes mères libres de s'amuser. Quelquefois, les vieillards sont traités avec<br />

considération et respect; d'autres fois, au contraire, ils sont tenus pour une charge<br />

inutile et on les supprime dès qu'ils ne sont plus capables d'un travail réel. Dans la<br />

plupart <strong>des</strong> sociétés, on leur demande conseil même si l'on n'accorde que peu<br />

d'attention à leurs dires. Cette coutume se justifie en fait : l'individu qui arrive à vivre<br />

vieux dans un groupe non civilisé est, en effet, un individu qui, d'une façon générale,<br />

a fait montre de sagesse; sa mémoire constitue une sorte de bibliothèque où chacun<br />

peut venir chercher un appui dans toutes sortes de circonstances.<br />

Dans certaines sociétés, il est encore plus difficile pour un individu de passer du<br />

statut d'adulte à celui de vieillard parce que les modèles exigent, pour chacun de ces<br />

statuts, un type différent de personnalité. C'était le cas pour les Comanches comme,<br />

semble-t-il, pour la plupart <strong>des</strong> tribus <strong>des</strong> Plaines. L'homme adulte était un guerrier,<br />

vigoureux, indépendant et énergique et la plupart de ses rapports avec la société<br />

s'exprimaient en termes de compétition. Il s'emparait de ce qu'il pouvait prendre et<br />

conservait par devers lui ce dont il avait réussi à s'emparer, sans se préoccuper le<br />

moins du monde du plus faible. Vouloir arbitrer <strong>des</strong> différends ou ignorer <strong>des</strong> affronts<br />

était signe de faiblesse et entraînait une perte de prestige. Le vieillard, au contraire,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 99<br />

était censé posséder la sagesse, prendre une attitude empreinte d'amabilité, ne demander<br />

qu'à fermer les yeux sur les affronts et, au besoin, savoir essuyer les insultes. Il<br />

était de son devoir de travailler au bonheur de sa tribu en donnant <strong>des</strong> conseils<br />

pertinents, en essayant d'arranger les différends entre guerriers et même en empêchant<br />

la tribu de se faire de nouveaux ennemis. <strong>Les</strong> jeunes hommes recherchaient la guerre<br />

et l'honneur, les vieillards la paix et la tranquillité. Cette transition était pénible pour<br />

bien <strong>des</strong> Comanches, comme le confirment d'abondants témoignages. <strong>Les</strong> guerriers<br />

n'étaient guère préparés à leur vieillesse et ils Pensaient que mourir au combat était un<br />

<strong>des</strong>tin plus glorieux. Quand leurs forces physiques déclinantes les forçaient à assumer<br />

leur nouveau rôle, beaucoup le faisaient de mauvaise grâce et ceux qui connaissaient<br />

quelque puissante magie s'efforçaient toujours de faire valoir pour eux-mêmes un<br />

droit qui appartenait au statut <strong>des</strong> plus jeunes. Ces mauvais vieillards représentaient<br />

un véritable péril pour les jeunes en début de carrière, car ces vieillards en étaient<br />

jaloux à cause de leur jeunesse, de leur force et de l'admiration que les femmes leur<br />

portaient. Le pouvoir magique de ces jeunes gens était encore faible et les vieillards<br />

pouvaient les tuer par <strong>des</strong> pratiques de magie malveillante, ce dont ils ne se privaient<br />

d'ailleurs pas. Alors que les sorciers bienveillants pouvaient avoir n'importe quel âge<br />

dans la tradition comanche, il est significatif que les sorciers malveillants aient<br />

toujours été <strong>des</strong> vieillards.<br />

Mentionnons encore un autre statut social, très proche de ceux dont il vient d'être<br />

question : celui <strong>des</strong> morts. Beaucoup de sociétés ne considèrent pas que les morts<br />

demeurent membres de la communauté mais pour d'autres sociétés, au contraire, la<br />

mort ne représente qu'une mutation parmi d'autres, comparable à celle qui transforme<br />

l'enfant en adulte. Quand un homme meurt, il ne quitte pas sa société, il abandonne<br />

simplement une série de droits et de devoirs et en assume une autre. Ainsi, un clan<br />

tanala comporte deux parties, toutes deux également réelles aux yeux <strong>des</strong> membres du<br />

clan, celle <strong>des</strong> vivants et celle <strong>des</strong> morts. En dépit <strong>des</strong> timi<strong>des</strong> tentatives faites par les<br />

vivants pour expliquer aux morts qu'ils sont morts et pour les décourager de revenir,<br />

ceux-ci demeurent partie intégrante du clan. On doit les informer de tous les événements<br />

importants, les inviter à toutes les cérémonies claniques et les évoquer à tous<br />

les repas. En retour, ils se laissent interroger, prennent un intérêt actif aux affaires de<br />

la communauté et agissent en gardiens très efficaces <strong>des</strong> traditions du groupe. Ils<br />

transportent dans leur nouveau statut le conservatisme <strong>des</strong> vieillards; leur présence<br />

invisible et leur surveillance constante font plus pour assurer le bon comportement<br />

<strong>des</strong> vivants et décourager les innovations que n'importe quelle institution. Dans une<br />

tribu voisine, les morts jouissent même de statuts individuels qu'ils peuvent assumer.<br />

Il arrive souvent que les vieillards betsiléos, hommes ou femmes, promettent qu'après<br />

leur mort ils accorderont aux vivants <strong>des</strong> formes particulières d'aide contre <strong>des</strong><br />

offran<strong>des</strong> précises. Après la mort d'un de ces vieillards, on érige un monument et l'on<br />

vient y prier et faire <strong>des</strong> offran<strong>des</strong>. Si le nouvel esprit remplit convenablement ses<br />

fonctions, l'honneur qu'on lui accorde deviendra un culte et il pourra même avoir un<br />

prêtre particulier; s'il échoue, au contraire, dans l'accomplissement de ses fonctions, il<br />

est vite oublié.<br />

<strong>Les</strong> relations de parenté sont utilisées, dans toutes les sociétés, pour déterminer<br />

certains statuts. Le simple fait de la naissance place l'individu dans un certain champ<br />

de modèles sociaux qui le rattachent à ses parents, ascendants réels ou parents que la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 100<br />

société lui attribue, à ses frères et sœurs et à la famille de ses parents. Le fondement<br />

biologique par lequel on justifie l'attribution <strong>des</strong> statuts familiaux peut dissimuler le<br />

fait que les facteurs physiologiques qui déterminent le contenu de ces statuts sont du<br />

même ordre que ceux qui déterminent le contenu <strong>des</strong> statuts selon le sexe ou l'âge. S'il<br />

y a bien un lien particulier qui rattache le jeune enfant à sa mère et qui est fondé sur la<br />

dépendance de l'enfant pendant l'allaitement, il est bientôt abandonné. En effet, une<br />

fois passée la deuxième année, toute femme adulte peut remplacer la mère auprès de<br />

l'enfant et, dès que l'enfant a été conçu, tout homme adulte peut jouer le rôle de père.<br />

De la même façon, les facteurs physiologiques qui déterminent le statut de l'oncle et<br />

du neveu, de l'oncle et de la nièce, du frère et de la sœur, sont du même ordre que<br />

ceux qui déterminent les relations entre individus de groupe d'âge ou de sexe différents.<br />

Le champ extraordinairement large de variations qui caractérisent le contenu<br />

<strong>des</strong> statuts attribués selon les relations de parenté dans les différentes sociétés<br />

s'explique peut-être par le fait qu'on ne peut les déterminer physiologiquement avec<br />

rigueur.<br />

En fait, même les statuts associés à <strong>des</strong> relations biologiques aussi étroites que<br />

celle qui existe entre frère et sœur varient de façon surprenante. Dans certaines<br />

sociétés, les frères et sœurs ont <strong>des</strong> rapports très intimes. Dans d'autres, au contraire,<br />

ils s'évitent soigneusement et ne peuvent même se parler qu'en présence d'une tierce<br />

personne qui transmet questions et réponses. Dans certains systèmes, l'aîné a le pas<br />

sur les autres, quel que soit son sexe, et ses frères et sœurs doivent le respecter et lui<br />

obéir. Dans d'autres, ce sont les enfants eux-mêmes qui choisissent le type de<br />

domination, alors qu'ailleurs encore l'enfant le plus jeune a la préséance sur tous ses<br />

aînés. Il n'est pas d'arrangement théoriquement possible qui ne soit réalisé dans<br />

quelque société, ce qui fait penser que les statuts de frères et sœurs peuvent varier en<br />

toute liberté, chaque arrangement pouvant convenir. Il en est de même pour le<br />

contenu de tous les autres statuts fondés sur les relations biologiques, à l'exception<br />

toutefois de la relation rattachant la mère à l'enfant, encore que cette restriction ne soit<br />

pas absolue. Nombre de sociétés tentent, plus ou moins consciemment, de briser les<br />

habitu<strong>des</strong> de dépendance de l'enfant à l'égard de sa mère et de le détacher de celle-ci<br />

afin de l'amener à s'associer plus étroitement à la famille du père. On dit, par exemple,<br />

à l'enfant que sa mère n'est pas vraiment membre de la famille et on encourage<br />

l'hostilité entre mère et enfant.<br />

Non seulement les statuts attribués par les différentes sociétés aux individus ayant<br />

les mêmes relations biologiques varient de façon marquée, mais le type de relation<br />

reconnu et utilisé comme point de repère pour l'attribution <strong>des</strong> statuts est lui-même<br />

sujet à bien <strong>des</strong> variations. Certaines sociétés, la société moderne par exemple, tendent<br />

à ne reconnaître que les proches parents et à rester évasives en ce qui concerne<br />

les droits et devoirs réciproques concernant les parents plus éloignés que les cousins<br />

germains. D'autres sélectionnent la lignée de la mère ou du père et soulignent, dans<br />

cette lignée, la parenté à <strong>des</strong> degrés même très éloignés, tout en ignorant l'autre lignée<br />

au-delà de la parenté la plus proche. Il arrive qu'on reconnaisse la parenté dans les<br />

deux lignées à <strong>des</strong> degrés éloignés et qu'on attribue <strong>des</strong> statuts associés : le statut<br />

fondé sur la parenté peut alors inclure une tribu entière et déterminer les droits et<br />

devoirs réciproques de tous ses membres. Ainsi, dans certains groupes australiens, les<br />

relations biologiques reconnues vont jusqu'à comprendre non seulement la tribu


Ralph Linton (1936), De l’homme. 101<br />

entière mais aussi de nombreux individus d'autres tribus. On dit que lorsqu'un étranger<br />

rend visite à ces tribus, les vieillards recherchent dans sa généalogie un point<br />

commun avec les généalogies de leur propre groupe. Quand ce point commun a été<br />

repéré, les vieillards déterminent la relation biologique du nouveau venu avec tous les<br />

membres du groupe et lui attribuent une série de statuts qui lui permettent de s'adapter<br />

immédiatement au groupe. Si, au contraire, ils ne peuvent trouver un point de contact,<br />

l'étranger est en général mis à mort parce qu'on ne sait qu'en faire; il n'existe, en effet,<br />

aucun autre point de repère pour lui attribuer ces statuts.<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés connaissent une autre relation déterminée biologiquement<br />

et socialement reconnue, celle qui découle de l'association plus ou moins continue<br />

entre individus, c'est-à-dire le mariage. L'importance réelle de ces associations réside<br />

dans leur permanence, leur reconnaissance sociale et la nouvelle série de relations de<br />

parenté à laquelle elles donnent naissance par la <strong>des</strong>cendance qu'elles assurent. <strong>Les</strong><br />

rencontres sexuelles de passage ou les associations temporaires ne reçoivent en général<br />

qu'une reconnaissance négative de la part de la société : elles sont, en effet, ignorées<br />

quand elles ne sont pas franchement blâmées. Des modèles peuvent exister,<br />

régissant le comportement <strong>des</strong> individus qui se trouvent pour un temps sexuellement<br />

associés, mais ils n'ont habituellement qu'une portée très limitée. Ils ne, concernent<br />

que les individus directement impliqués et n'établissent pas de nouveaux statuts pour<br />

les membres <strong>des</strong> familles auxquelles les deux parties appartiennent. Le mariage, au<br />

contraire, établit toujours une série de statuts de ce genre.<br />

Bien que les relations établies par association sexuelle soient intrinsèquement<br />

différentes de celles qui s'établissent par relations biologiques, les deux types de relations<br />

sont devenus interdépendants dans toutes les sociétés. <strong>Les</strong> relations biologiques<br />

sont utilisées partout comme points de repère pour délimiter le groupe d'individus à<br />

l'intérieur duquel <strong>des</strong> relations de mariage peuvent être contractées. Cette réglementation<br />

s'exprime habituellement sous forme négative, puisqu'elle interdit le mariage<br />

entre individus parents à un certain degré, en leur laissant du même coup le libre<br />

choix entre tous les individus qui ne sont pas touchés par ces interdictions. Cependant,<br />

dans un assez grand nombre de sociétés, cette réglementation revêt une forme<br />

positive : non seulement on y interdit à l'homme de se marier avec certaines de ses<br />

parentes, telles que sa mère ou sa sœur, mais on l'engage à se marier à l'intérieur d'un<br />

groupe particulier de parentes, telles que les filles du frère de sa mère ou de la sœur<br />

de son père. Dans certains cas, ces prescriptions sont si impératives que l'homme n'a<br />

qu'une alternative : épouser précisément telle femme ou rester célibataire.<br />

On explique encore mal ces limitations au mariage qu'on appelle lois de l'inceste.<br />

Comme ces lois sont universellement attestées, on peut dire à coup sûr que leurs<br />

causes sont universelles, mais les explications d'ordre biologique doivent être écartées<br />

d'emblée. Le mariage étroitement consanguin n'est pas nécessairement nuisible.<br />

Même lorsque les tares héréditaires le rendent dangereux, les effets nuisibles mettent<br />

un temps très long à se manifester. En outre, un groupe non civilisé est en général<br />

plutôt restreint et pratique rarement l'exogamie : en quelques générations, l'hérédité<br />

de ses membres devient tellement uniforme qu'il n'y a que peu, sinon pas du tout, de<br />

différence d'ordre biologique entre un mariage entre cousins germains et un mariage<br />

entre cousins au quatrième degré. <strong>Les</strong> explications purement <strong>sociales</strong> <strong>des</strong> lois de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 102<br />

l'inceste ne sont pas non plus entièrement satisfaisantes, puisque les formes que<br />

prennent ces lois sont très variées. La prohibition du mariage entre mère et fils est la<br />

seule qui soit universelle. Le mariage entre le père et la fille est permis dans une<br />

société au moins, celle <strong>des</strong> Azan<strong>des</strong>, et plusieurs sociétés ont reconnu et même exigé<br />

le mariage entre frère et sœur. Ce dernier cas semble surtout fréquent dans les petits<br />

groupes dominants, ce type de mariage étant <strong>des</strong>tiné, semble-t-il, à maintenir strictement<br />

les privilèges et la dignité à l'intérieur du groupe : ainsi, dans les familles<br />

royales hawaïennes, le frère et la sœur devaient se marier entre eux et cohabiter<br />

jusqu'à ce qu'un héritier soit né, après quoi ils pouvaient se séparer. Il se peut que<br />

certains facteurs psychologiques jouent un rôle, mais qui ne peut guère être assez<br />

puissant ou assez constant pour rendre compte de l'institutionnalisation de ces lois de<br />

l'inceste. C'est du moins ce que semble prouver le fait que <strong>des</strong> cas d'inceste, à quelque<br />

degré de parenté que ce soit, se produisent dans toutes les sociétés et que toutes les<br />

sociétés ont certaines lois préventives qui ne seraient pas nécessaires si les règles<br />

s'imposaient d'elles-mêmes. <strong>Les</strong> lois de l'inceste, une fois établies, constituent un<br />

instrument efficace pour empêcher les conflits de statuts, mais on ne peut guère concevoir<br />

qu'elles aient été inventées à cette fin. Elles doivent probablement leur origine<br />

à une combinaison de tous ces facteurs.<br />

La plupart <strong>des</strong> statuts attribués aux individus le sont selon le sexe, l'âge et les<br />

relations de parenté. Cependant, bien <strong>des</strong> sociétés les attribuent à partir de facteurs<br />

purement sociaux. Ces sociétés tendent à répartir les individus qui les composent en<br />

une série de groupes ou de catégories et à attribuer à ces catégories <strong>des</strong> degrés<br />

différents d'importance sociale; ces divisions peuvent se faire de bien <strong>des</strong> façons<br />

différentes. Elles peuvent reposer sur <strong>des</strong> différences individuelles en habileté technique<br />

ou <strong>des</strong> différences concernant d'autres aptitu<strong>des</strong>; il en est ainsi, par exemple, pour<br />

les corps de métier ou pour l'aristocratie de certaines tribus indiennes où l'appartenance<br />

au groupe était déterminée par les antécédents guerriers de chacun. Elles<br />

peuvent aussi se fonder sur la création délibérée d'une certaine unité sociale, telle<br />

qu'une association d'anciens élèves ou un club d'hommes d'affaires; la plupart du<br />

temps, une série d'unités semblables finissent par s'organiser selon un schéma presque<br />

identique. Enfin, ces divisions peuvent reposer sur l'assujettissement d'une société à<br />

une autre, avec la fusion ultérieure <strong>des</strong> deux sociétés en une seule unité fonctionnelle,<br />

comme dans le cas <strong>des</strong> aristocraties de l'Ancien Monde établies par la conquête.<br />

Même quand les divisions <strong>sociales</strong> reposent sur <strong>des</strong> différences d'aptitu<strong>des</strong> individuelles,<br />

ces distinctions tendent à devenir héréditaires. <strong>Les</strong> membres d'une catégorie<br />

socialement privilégiée essaient de transmettre les avantages qu'ils ont acquis à leurs<br />

<strong>des</strong>cendants et, en même temps, s'efforcent d'empêcher la promotion d'individus issus<br />

de catégories inférieures. Dans bien <strong>des</strong> cas, ces tendances aboutissent à l'organisation<br />

de la société en une série de classes ou de castes héréditaires et ces unités héréditaires<br />

sont souvent prises comme points de repère pour l'attribution de statuts.<br />

Pour la détermination du statut, l'appartenance à une classe sociale ou à une caste<br />

ne remplace que rarement, sinon jamais, les facteurs de sexe, d'âge, et de relation de<br />

parenté. Elle les complète plutôt, en définissant encore plus précisément le rôle <strong>des</strong><br />

individus. Quand le système de classe est fermement enraciné, chacune <strong>des</strong> classes<br />

devient, pour ainsi dire, une société et comprend une série de statuts selon le sexe,<br />

l'âge et la parenté; ces statuts sont particuliers à ses membres et diffèrent <strong>des</strong> statuts


Ralph Linton (1936), De l’homme. 103<br />

<strong>des</strong> autres classes, même si, dans chacun <strong>des</strong> cas, ils sont déterminés par les mêmes<br />

facteurs biologiques. Non seulement le roturier est exclu <strong>des</strong> occupations attribuées<br />

aux statuts. aristocratiques, mais l'aristocrate est exclu de la même façon <strong>des</strong> occupations<br />

qui vont de pair avec les statuts roturiers. Remarquons au passage que ces<br />

dispositions ne sont pas toujours entièrement à l'avantage <strong>des</strong> membres de la classe<br />

supérieure : au cours du XIXe siècle, l'interdiction pour les aristocrates de faire du<br />

commerce en condamna un bon nombre à une pauvreté qui s'efforçait de donner le<br />

change.<br />

L'Europe féodale illustre de façon parfaite l'attribution de statuts en fonction de<br />

l'appartenance à une classe sociale. Tout homme né dans la noblesse pouvait prévoir<br />

qu'il serait d'abord bachelier, au sens d'aspirant à la chevalerie, puis écuyer attaché à<br />

un chevalier et finalement chevalier ou châtelain. L'accomplissement <strong>des</strong> rôles impliqués<br />

par le statut final requérait un entraînement long et ardu, à la fois dans<br />

l'utilisation <strong>des</strong> armes et dans l'administration. Toute femme née dans la même classe<br />

pouvait aussi prévoir qu'elle serait châtelaine, tâche qui exigeait un savoir particulier<br />

et un savoir-faire en matière d'administration égal à celui de son mari. Tout homme<br />

né dans la classe paysanne pouvait seulement s'attendre à cultiver la terre. Il ne<br />

passait pas par <strong>des</strong> statuts correspondant à ceux de bachelier ou d'écuyer; il pouvait<br />

bien être entraîné au maniement d'armes, mais il ne s'agissait pas <strong>des</strong> mêmes armes<br />

que celles qu'utilisait le chevalier. Toute femme née dans cette classe pouvait simplement<br />

prévoir qu'elle deviendrait une ménagère et il lui suffisait, pour occuper ce<br />

statut, d'apprendre à savoir faire le ménage et soigner les enfants. La troisième classe<br />

dans la société médiévale, celle <strong>des</strong> bourgeois, avait aussi sa propre série de statuts,<br />

tout garçon pouvant s'attendre, par exemple, à devenir d'abord apprenti puis maître<br />

formant à son tour <strong>des</strong> apprentis. Tous ces statuts divergents, déterminés par l'appartenance<br />

à une classe sociale, étaient interdépendants et tous contribuaient au bon<br />

fonctionnement de la société médiévale. Le noble dirigeait et protégeait, le paysan<br />

fournissait la nourriture et le bourgeois s'occupait du commerce et de l'industrie.<br />

Si les statuts attribués aux individus en fonction de facteurs biologiques ou<br />

sociaux composent l'essentiel de tout système social, celui-ci comprend toujours un<br />

nombre varié de statuts laissés au mérite individuel. Tout se passe comme si les<br />

statuts de ce type étaient <strong>des</strong>tinés avant tout à inciter les individus à se bien conduire<br />

ou à leur servir d'échappatoire. Toutes les sociétés confient surtout à leurs statuts<br />

attribués le soin de régir la vie de tous les jours et la plupart <strong>des</strong> statuts laissés au<br />

mérite individuel ne touchent la vie quotidienne que d'assez loin. Parmi les statuts<br />

acquis, ceux qui procurent l'honneur dispensent en même temps une grande satisfaction<br />

aux individus qui les détiennent, mais la plupart d'entre eux ne sont pas plus<br />

importants pour le fonctionnement général de la société que ne le sont dans les<br />

sociétés modernes l'attribution de décorations ou le fait d'être mentionné dans le<br />

« Who's who ».<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés n'admettent qu'à contrecœur qu'un certain nombre de<br />

statuts requièrent <strong>des</strong> dons particuliers. De tels dons ne se manifestant que rarement<br />

pendant la rime enfance, ces statuts sont Par nécessité livrés à fa compétition. En<br />

même temps, le modèle selon lequel tous les statuts vitaux doivent être attribués (et<br />

non acquis) est si tenace que toutes les sociétés limitent cette compétition en se


Ralph Linton (1936), De l’homme. 104<br />

référant au sexe, à l'âge et aux liens sociaux. Même dans une société où, théoriquement,<br />

le champ laissé à l'initiative individuelle est sans limites, il est strictement<br />

limité dans la réalité : aucune femme ne peut devenir président <strong>des</strong> États-Unis, pas<br />

plus d'ailleurs qu'un Noir ou un Indien, encore qu'il n'y ait aucune loi formelle sur ce<br />

point; de la même façon un juif ou même un catholique qui s'engagerait dans la<br />

course à la présidence serait dès le départ très sérieusement handicapé. <strong>Les</strong> mêmes<br />

limitations sont imposées à la compétition en ce qui concerne les statuts acquis dont<br />

l'importance sociale est cependant bien moindre et qui requièrent, semble-t-il, plus de<br />

dons particuliers. Il serait quasi impossible à une femme ou à un Noir de diriger le<br />

meilleur orchestre symphonique d'Amérique, même s'ils en étaient plus capables que<br />

quiconque. D'autre part, aucun homme ne pourrait devenir président <strong>des</strong> « Filles de la<br />

révolution américaine » et il est même douteux qu'un homme, à moins qu'il n'adopte<br />

un nom de plume * féminin, puisse tenir dans les journaux une chronique du cœur,<br />

domaine pour lequel cette société présume a priori que les femmes ont plus de<br />

compétence.<br />

Ces limitations à la compétition pour les statuts acquis causent certainement à la<br />

société un préjudice. <strong>Les</strong> individus doués d'un talent particulier sont apparemment <strong>des</strong><br />

mutants et, à ce titre, peuvent appartenir à n'importe quel sexe ou à n'importe quelle<br />

classe sociale. Cependant, la perte réelle que subissent les sociétés en n'utilisant pas à<br />

plein les dons de leurs membres est probablement bien moindre que les individus<br />

élevés dans la tradition américaine aimeraient à le croire. Le talent individuel est trop<br />

sporadique et trop imprévisible pour qu'on lui réserve un rôle important dans<br />

l'organisation de la société. <strong>Les</strong> systèmes sociaux doivent être établis en fonction <strong>des</strong><br />

possibilités de l'individu modal, individu sans dons ni handicaps particuliers. De tels<br />

individus peuvent être préparés à occuper à peu près n'importe quel statut et à remplir<br />

le rôle qui y est associé de façon, sinon brillante, du moins convenable. L'attribution<br />

sociale d'un statut particulier, avec l'entraînement intensif qu'une telle attribution<br />

permet, garantit que le rôle sera rempli, serait-ce de façon médiocre. Si une société<br />

attendait que ses statuts soient détenus par <strong>des</strong> individus aux dons particuliers,<br />

certains statuts pourraient rester vacants. L'attribution de statuts sacrifie la possibilité<br />

pour certains rôles d'être remplis de façon brillante à la certitude de les voir tous<br />

remplis de façon passable.<br />

Quand un système social est parvenu à bien s'adapter aux autres secteurs de la<br />

culture du groupe et, par là, à l'environnement du groupe, il peut très bien se perpétuer<br />

sans recourir à <strong>des</strong> dons particuliers. Cependant, aussitôt que <strong>des</strong> changements se<br />

produisent à l'intérieur de la culture ou dans l'environnement, le système social doit<br />

reconnaître et utiliser certains dons. L'élaboration de nouveaux modèles sociaux exige<br />

<strong>des</strong> qualités de pensée et d'initiative individuelles; plus on donne libre cours à ces<br />

qualités, plus l'adaptation peut être rapide. C'est pour cette raison que les sociétés<br />

vivant dans <strong>des</strong> conditions nouvelles ou en voie de changement se caractérisent, en<br />

général, par une abondance de statuts acquis pour lesquels la compétition est très<br />

ouverte. En Amérique, l'exemple <strong>des</strong> pionniers, aujourd'hui disparus, illustre bien ce<br />

fait : les limitations de classe <strong>des</strong> sociétés européennes d'où venaient les pionniers<br />

ayant été complètement abandonnées, ces individus eurent ainsi une occasion sans<br />

* En français dans le texte.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 105<br />

précédent de trouver leur place dans la nouvelle société grâce à leurs propres aptitu<strong>des</strong>.<br />

A mesure que les systèmes sociaux parviennent à mettre en place leurs éléments,<br />

la valeur sociale de la pensée et de l'initiative individuelles décroît. L'entraînement<br />

intensif <strong>des</strong> individus devient plus nécessaire à la survie et au bon fonctionnement de<br />

la société que l'expression libre de leurs aptitu<strong>des</strong> individuelles. Même les fonctions<br />

de direction, qui exigent, dans <strong>des</strong> conditions de transformation, <strong>des</strong> capacités bien<br />

déterminées, deviennent en grande partie une question de routine. Pour assurer avec<br />

succès cet entraînement, les statuts sont, dans une proportion de plus en plus grande,<br />

transférés de la catégorie <strong>des</strong> statuts acquis à la catégorie <strong>des</strong> statuts attribués et la<br />

compétition pour les statuts qui restent à. acquérir est de plus en plus rigoureusement<br />

limitée. En d'autres termes, le nombre d'initiatives laissées aux individus décroît. Il<br />

n'y a pas corrélation absolue entre le degré de cohésion du système social et la<br />

limitation <strong>des</strong> initiatives individuelles. Ainsi, si le groupe accorde une grande valeur à<br />

l'initiative individuelle et aux droits de l'individu, certains statuts peuvent être laissés<br />

à la compétition alors même que leur attribution les eût rendu socialement plus efficaces.<br />

Il n'en reste pas moins que les sociétés parfaitement cohérentes se caractérisent<br />

en général par une forte prépondérance <strong>des</strong> statuts attribués par rapport aux statuts<br />

acquis; la perfection croissante de cette cohésion va habituellement de pair avec la<br />

rigidité croissante du système social.<br />

<strong>Les</strong> Américains ont été préparés à accorder une telle valeur à l'initiative et à la<br />

performance individuelles qu'ils ont tendance à considérer avec mépris les sociétés<br />

organisées de façon rigide et à s'apitoyer sur les individus qui y vivent. <strong>Les</strong> membres<br />

d'une société dont les statuts sont en grande partie attribués ne sont pourtant pas<br />

moins heureux qu'eux et ils vivent bien plus paisiblement. Jamais un Hindou orthodoxe<br />

ne se plaindra de ne pouvoir changer de caste. Sa vie entière est organisée et<br />

orientée en fonction <strong>des</strong> castes et, s'il lui arrive d'envier les membres d'autres castes,<br />

son sentiment est du même ordre que l'envie que nous pouvons ressentir a voir un animal<br />

satisfait jouir manifestement de son confort. Ses croyances religieuses justifient<br />

tout le système puisqu'elles lui font considérer son appartenance à cette caste comme<br />

provisoire et lui font espérer une position meilleure lors d'une incarnation prochaine,<br />

s'il accomplit correctement sa tâche au cours de son incarnation actuelle. En tant que<br />

membre d'une caste, ses besoins sociaux et affectifs sont amplement satisfaits; il<br />

dispose même d'un petit nombre de statuts acquis qui lui sont ouverts s'il est ambitieux;<br />

il peut devenir membre du conseil qui dirige la caste ou en être le meilleur<br />

orfèvre, admiré <strong>des</strong> connaisseurs. Chaque fois qu'il se bat pour une position supérieure,<br />

il sait exactement ce qu'il veut et quels sont ses concurrents. Il risque bien moins<br />

d'être déçu que celui qui vit dans le système américain où chacun peut rivaliser avec<br />

tous et où l'ambition n'est pas socialement limitée.<br />

En Inde, la notion de souillure rituelle rend difficiles les relations entre castes;<br />

mais, dans les sociétés où les classes sont délimitées très strictement sans qu'il existe<br />

cette notion de souillure, l'existence de classes facilite en fait les relations <strong>sociales</strong>.<br />

<strong>Les</strong> classes y délimitent le champ de la compétition. Là où il ne peut y avoir ni<br />

rivalité pour <strong>des</strong> questions vitales ni ascension sociale, contester les faits établis n'est<br />

plus nécessaire et n'a même plus de sens. Le statut social étant fixé et accepté par les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 106<br />

deux parties, on peut l'ignorer dans les circonstances où il n'est pas directement<br />

impliqué. <strong>Les</strong> membres de différentes classes peuvent se lier d'amitié avec d'autant<br />

plus de force que leurs intérêts ne peuvent jamais se heurter et ils peuvent s'estimer<br />

mutuellement en tant qu'êtres humains avec une lucidité que ne trouble pas la peur de<br />

voir un jour l'autre se transformer en rival. Le fait d'être membre d'une société<br />

organisée de façon rigide peut priver l'individu d'occasions d'exercer ses dons particuliers,<br />

mais il lui donne une sécurité psychologique qui nous est presque inconnue. Il<br />

reste à savoir quelle société est la meilleure et peut procurer le plus grand bonheur au<br />

plus grand nombre.


chapitre 9<br />

les matières premières<br />

de la société<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 107<br />

Si le contenu <strong>des</strong> statuts est, en grande partie, culturellement déterminé, certaines<br />

constantes sont universelles, on doit en tenir compte dans l'établissement de modèles<br />

pour la vie sociale. Tous les êtres humains, en tant que membres de l'espèce primate<br />

homo sapiens, sont pourvus de certaines caractéristiques intrinsèques qui déterminent<br />

à la fois leurs besoins et leurs possibilités. De la même façon, les types d'agrégats<br />

dans lesquels les membres de cette espèce vivent d'une façon générale limitent les<br />

manières dont ces agrégats peuvent s'organiser en sociétés.<br />

La caractéristique la plus manifeste et la plus spécifique de l'homo sapiens est sa<br />

grande aptitude à apprendre. Il n'est pas d'autre mammifère qui apprenne de façon<br />

aussi parfaite et confie à l'apprentissage autant d'éléments essentiels dans sa tentative<br />

pour faire face à son environnement. La personnalité humaine, au sens le plus large<br />

du terme, peut être considérablement façonnée par les cultures auxquelles les individus<br />

sont soumis pendant leur période de formation. <strong>Les</strong> tendances. innées peuvent<br />

être inhibées dans leur quasi-totalité ou modifiées de manière à se manifester indirectement,<br />

sous une forme socialement acceptable. En fait, il est essentiel pour leur<br />

adaptation à la vie en société que les individus soient entraînés à inhiber et à orienter<br />

leurs tendances. Cependant, l'entraînement qui inhibe et recycle ces tendances ne les<br />

extirpe pas pour autant. Elles demeurent et ne se laissent pas oublier, puisqu'elles


Ralph Linton (1936), De l’homme. 108<br />

compliquent toutes les situations <strong>sociales</strong> et exercent leur influence sur le développement<br />

de tous les modèles sociaux. Si elles ne prétendent jamais dicter la seule vole<br />

possible pour l'évolution <strong>des</strong> systèmes sociaux, elles rendent certaines voies de développement<br />

plus aisées que d'autres et imposent <strong>des</strong> limites, assez larges mais impératives,<br />

aux formes que les sociétés peuvent assumer. Tous les systèmes sociaux qui se<br />

développent selon le mécanisme normal, à partir d'une modification dans le comportement<br />

intégrée ensuite dans une série de modèles sociaux, tiennent compte de ces<br />

tendances innées; aucun système théorique, engendré par un individu qui ne tiendrait<br />

pas compte de ces tendances, n'a de chance de s'établir en fait.<br />

Une comparaison simpliste peut montrer comment s'exerce l'influence de ces<br />

caractéristiques innées sur l'établissement de modèles sociaux. Si, au cours d'une<br />

promenade, on rencontre une haie barbelée, on peut franchir celle-ci de plusieurs<br />

façons : on peut longer la haie jusqu'à ce qu'on trouve une barrière, ou bien ramper<br />

sous les fils au risque de se salir et de perdre sa dignité, ou encore enjamber la haie si<br />

les bordures ne sont pas trop escarpées; mais, quoi qu'on choisisse de faire, la<br />

présence de la haie modifie rigoureusement le comportement à ce point précis de la<br />

randonnée. De la même façon, les caractéristiques innées <strong>des</strong> êtres humains peuvent<br />

être orientées ou leurs conséquences esquivées dans l'immédiat de bien <strong>des</strong> façons<br />

différentes, mais leur présence même exerce une influence sur la formation de tout<br />

système social. Même quand l'individu a été bien entraîné à inhiber certaines de ses<br />

caractéristiques innées, l'inhibition ne lui est pas agréable et le fait qu'elle soit socialement<br />

imposée rend obligatoire, à l'intérieur de la culture, l'instauration de récompenses<br />

et de punitions propres à renforcer les effets de l'entraînement. Ainsi, aucune<br />

société ne peut se contenter d'enseigner à ses membres de ne pas voler. Elle doit<br />

étayer cet enseignement par <strong>des</strong> punitions sanctionnant le vol, même si la punition se<br />

réduit à rendre le voleur ridicule. Si la société choisit de prendre <strong>des</strong> mesures<br />

punitives plus spécifiques, elle doit aller plus loin et établir <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> propres à<br />

détecter le voleur, à s'assurer de sa culpabilité et à appliquer la punition.<br />

Tout ce qui touche les caractéristiques innées <strong>des</strong> êtres humains nous touche de si<br />

près, nous les considérons si souvent comme allant de soi, qu'il ne nous est généralement<br />

pas facile de les repérer. Ainsi, l'influence considérable que le caractère omnivore<br />

de l'homme a pu exercer sur le développement de la culture passe souvent<br />

inaperçue. La tolérance de l'homme à toutes sortes de nourriture a permis, pourtant,<br />

une exploitation quasi complète de son environnement et l'a poussé à s'intéresser<br />

activement à la fois aux végétaux et aux animaux; ceci l'a conduit, à la longue, à<br />

développer à la fois l'agriculture et la domestication d'animaux, combinaison nécessaire<br />

à son installation sur la plus grande partie du monde. Une espèce purement<br />

herbivore, d'intelligence égale, aurait pu développer la première de ces activités mais<br />

à peine la seconde et, en l'absence d'engrais animaux, l'épuisement du sol l'aurait contrainte<br />

à transférer perpétuellement ses campements. Ainsi encore, le fait qu'il n'ait<br />

pas de pelage et qu'il soit donc particulièrement sensible au froid et au mauvais temps<br />

l'obligea à se vêtir et à se loger. Si l'homo sapiens avait été doté d'une fourrure, il est<br />

très vraisemblable que jamais <strong>des</strong> modèles de pudeur ou même <strong>des</strong> modèles<br />

prescrivant la toilette n'auraient existé et il est encore plus vraisemblable que le<br />

Parthénon n'aurait jamais été bâti.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 109<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques physiologiques générales de l'homo sapiens ont été si<br />

parfaitement prises en compte au cours du développement de la culture qu'il semble<br />

même ridicule de les évoquer. Elles fondent pourtant les besoins physiques de l'individu<br />

et la satisfaction de ces besoins est l'une <strong>des</strong> fonctions essentielles de tout<br />

système social, celui-ci devant coordonner les activités <strong>des</strong> membres de la société de<br />

telle façon qu'ils soient assurés d'être nourris et abrités et d'avoir l'occasion de se<br />

reproduire. Si le système ne satisfait pas ces besoins, la société ne peut survivre<br />

longtemps, encore moins se perpétuer. Il est d'autres caractéristiques innées de l'homo<br />

sapiens qui ont un rapport plus direct avec les interrelations individuelles et, par<br />

conséquent, un effet plus immédiat sur les modèles idéaux de la vie sociale.<br />

Chez les êtres humains, comme chez la plupart sinon la totalité <strong>des</strong> primates, le<br />

mâle a une activité sexuelle non saisonnière. La femme, bien que son intérêt sexuel<br />

soit probablement plus cyclique, est capable aussi, en tout temps, de répondre aux<br />

avances de l'homme, caractéristique que partage également l'ordre entier <strong>des</strong> primates;<br />

on a remarqué que, chez de nombreux primates inférieurs, les femelles utilisent<br />

les avances sexuelles comme un moyen d'apaiser le mâle même aux moments où leur<br />

activité sexuelle est moindre. Il est aussi caractéristique de l'espèce homo sapiens que<br />

les mâles soient, en moyenne, plus volumineux et plus lourds que les femmes et<br />

capables donc de les dominer physiquement, que les féministes le veuillent ou non.<br />

La continuité de l'activité sexuelle ne contribue pas en elle-même à la permanence<br />

<strong>des</strong> unions matrimoniales : elle assure l'intérêt actif <strong>des</strong> partenaires l'un pour l'autre,<br />

mais elle amène aussi chacun d'eux à éprouver un vif intérêt pour tous les individus<br />

du sexe oppose. Cependant, la continuité de l'activité sexuelle conjuguée avec la<br />

domination physique du mâle y contribue. Chez une espèce telle que celle <strong>des</strong> babouins,<br />

les mâles sont jaloux les uns <strong>des</strong> autres et s'efforcent d'obliger leurs partenaires<br />

femelles à n'éprouver d'intérêt que pour eux-mêmes; en même temps, les mâles<br />

s'intéressent activement à toutes les femelles en général et ils essaient d'en prendre et<br />

d'en garder le plus possible. On ignore si les femelles approuvent cet état de choses,<br />

mais en tout cas elles ne sont pas en mesure de faire quoi que ce soit pour s'y opposer.<br />

Cette double norme est sans doute aussi ancienne que l'ordre <strong>des</strong> primates.<br />

Chez l'homme aussi, la continuité de l'activité sexuelle conjuguée avec la domination<br />

physique du mâle assure la continuité <strong>des</strong> unions sexuelles. La plupart <strong>des</strong> sociétés<br />

ont tacitement reconnu l'existence de ces tendances et en ont tenu compte dans<br />

leur organisation. L'institution du mariage est la reconnaissance sociale de l'union<br />

sexuelle : elle en accuse le caractère permanent et la rend ainsi encore plus apte à<br />

servir de base pour l'attribution <strong>des</strong> activités aux individus. Pour un très grand nombre<br />

de sociétés, le mariage est devenu un moyen d'assurer l'assistance de l'homme à la<br />

femme et à ses enfants.<br />

La tendance <strong>des</strong> mâles à monopoliser les femmes, tendance qui a le même fondement<br />

que ci-<strong>des</strong>sus, est beaucoup plus difficile à prendre en compte. En fait, elle<br />

constitue plus un inconvénient qu'un avantage. Quand la répartition selon le sexe est<br />

équilibrée, comme elle l'est par un taux normal de naissance, les tendances du mâle à<br />

la monopolisation ne peuvent être exercées qu'aux dépens <strong>des</strong> autres mâles. De plus,<br />

la continuité de l'intérêt sexuel de l'homme se traduit par une jalousie qui donne un


Ralph Linton (1936), De l’homme. 110<br />

contenu affectif particulièrement fort aux conflits qui ont les femmes pour objet.<br />

Machiavel notait, il y a déjà longtemps, qu'un dirigeant pouvait se permettre à peu<br />

près n'importe quoi à l'égard de ses sujets tant qu'il ne se mêlait ni de leurs femmes, ni<br />

de leur religion, sinon sa chute n'était qu'une question de temps. Toutes les sociétés<br />

inhibent de quelque façon la tendance <strong>des</strong> hommes à monopoliser les femmes, en<br />

limitant la compétition et en assurant à l'homme, par le mariage, la possession <strong>des</strong><br />

femmes qu'il a déjà acquises. Une société qui négligerait de le faire serait sans cesse<br />

en proie à <strong>des</strong> bouleversements.<br />

La manifestation directe <strong>des</strong> tendances nées de la continuité de l'activité sexuelle<br />

et de la domination physique <strong>des</strong> mâles peut être inhibée et toutes le sont dans un<br />

système social ou un autre. En même temps, une telle inhibition requiert la création<br />

d'une série de modèles compensatoires, même si ceux-ci ne font rien de plus que<br />

fournir à l'individu un entraînement inhibiteur intensif. Ainsi, chez les Comanches, la<br />

jalousie sexuelle entre frères et amis intimes était socialement désapprouvée et elle se<br />

manifestait rarement. Un autre modèle social, celui de l'échange d'épouses, fournissait<br />

à l'individu une compensation. Dans ces échanges, les droits du mari étaient pleinement<br />

reconnus; l'approbation sociale dont sa générosité faisait l'objet et l'espoir d'une<br />

récompense de même nature compensaient le fait qu'il ait réprimé sa jalousie. Un<br />

frère aîné prêtait généreusement sa femme à son cadet célibataire, mais ce dernier lui<br />

retournait la politesse après son mariage. Si le jeune frère ne s'était pas conformé à<br />

cette obligation, l'aîné, selon les termes mêmes d'un informateur, « n'aurait plus<br />

jamais éprouvé les mêmes sentiments à son égard ». D'autres sociétés encouragent la<br />

jalousie sexuelle et l'utilisent pour renforcer la fidélité de l'un <strong>des</strong> partenaires mariés<br />

ou <strong>des</strong> deux, mais ce modèle entraîne aussi <strong>des</strong> inhibitions. <strong>Les</strong> partenaires doivent<br />

réprimer leurs tendances à s'égailler et la société doit les y aider par un entraînement<br />

et <strong>des</strong> compensations particulières.<br />

La culture peut si bien inhiber la jalousie ou l'encourager qu'on peut se demander<br />

si la jalousie est une <strong>des</strong> caractéristiques innées <strong>des</strong> êtres humains. On la rencontre<br />

certainement chez les primates inférieurs et il semble bien prouvé qu'elle est aussi<br />

caractéristique de notre propre espèce. Elle apparaît sporadiquement même dans les<br />

sociétés qui la répriment le plus durement. Ainsi, aux îles Marquises, les hommes<br />

comme les femmes jouissent d'un degré inhabituel de liberté sexuelle, avant comme<br />

après le mariage. <strong>Les</strong> individus <strong>des</strong> deux sexes commencent très jeunes à avoir <strong>des</strong><br />

relations sexuelles et vivent en état de promiscuité presque complète jusqu'au mariage<br />

qui est plutôt tardif. Il y a donc peu de chance que se développe très tôt l'idée de<br />

possession sexuelle exclusive d'un individu par un autre. De plus, le mariage de<br />

groupe est, ou plutôt était, la forme courante de mariage; ainsi, même après le mariage,<br />

il y avait peu de partenaires exclusifs. De fréquentes pério<strong>des</strong> de licence et la<br />

pratique régulière de l'hospitalité sexuelle atténuaient encore ces restrictions. Encore<br />

aujourd'hui, toute manifestation de jalousie sexuelle expose l'individu au ridicule et<br />

les indigènes n'en manifestent que rarement <strong>des</strong> signes quelconques à moins qu'ils ne<br />

soient pris de boisson. Quand ils sont ivres, la jalousie explose et provoque de<br />

nombreuses rixes chez les hommes comme chez les femmes. Ces rixes sont considérées<br />

comme <strong>des</strong> manquements aux bonnes manières et ceux qui y ont participé se<br />

sentent honteux une fois dégrisés.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 111<br />

Chez l'homme, la supériorité physique du mâle a eu sur le développement <strong>des</strong><br />

institutions <strong>sociales</strong> un effet beaucoup plus important que nous ne l'imaginons en<br />

général. Parce qu'elle se conjuguait avec la différence <strong>des</strong> rôles qui incombent aux<br />

deux sexes dans la reproduction et l'obligation de soigner les nourrissons, elle a conduit<br />

à confier aux hommes les tâches de la défense et de la chasse, toutes choses qui,<br />

chez les non-civilisés, sont d'une importance capitale pour la survie du groupe;<br />

l'importance sociale <strong>des</strong> hommes s'en est accrue d'autant. Dans la plupart <strong>des</strong> sociétés,<br />

la fonction de commandement est assurée en fait par <strong>des</strong> hommes. Le chef officiel<br />

d'une société peut bien être une femme, mais l'exercice <strong>des</strong> pouvoirs qui sont liés à<br />

cette position est presque toujours confié à un homme particulier ou à un groupe<br />

particulier d'hommes. De la même façon, l'autorité masculine sur l'unité familiale est<br />

presque universelle. Il est certaines sociétés où les femmes ont un rôle officiellement<br />

dominant dans les relations matrimoniales, mais ceci n'est pas incompatible avec <strong>des</strong><br />

modèles plus généraux de domination masculine. Nous avons tellement l'habitude de<br />

penser au mariage comme formant le noyau de la famille que nous sommes enclins à<br />

conclure immédiatement qu'un système social où la femme gouverne son mari et en<br />

dispose à volonté est dominé par les femmes. En fait, dans la plupart de ces prétendus<br />

matriarcats, l'autorité suprême est encore confiée aux hommes. Une femme peut<br />

dominer son mari, mais elle est en général dominée à son tour par quelque parent<br />

masculin, en général par le frère de sa mère ou par son propre frère. Bien qu'un mari<br />

puisse n'avoir aucune autorité sur sa propre épouse et ses enfants, il en a ainsi sur une<br />

autre femme et ses enfants.<br />

Il est peu probable qu'il existe une société dominée en fait par les femmes.<br />

Néanmoins, il est possible d'imaginer un cas où cela pourrait se faire. <strong>Les</strong> considérations<br />

économiques sont d'une grande importance dans l'organisation de tous les<br />

systèmes sociaux. Nous reconnaissons tous que, même dans nos sociétés modernes,<br />

l'autorité suprême sur la famille est confiée au partenaire qui fournit la contribution la<br />

plus grande à son entretien. Le pauvre qui épouse une femme riche est sous la coupe<br />

de sa femme quelle que puisse être la relation existant, en théorie, entre mari et<br />

femme dans cette société particulière. Quand un groupe vient à dépendre principalement,<br />

pour sa subsistance, d'une occupation ou d'une série d'occupations exclusivement<br />

féminines, l'importance sociale <strong>des</strong> femmes s'accroît et leur position réelle,<br />

sinon théorique, dans la société s'élève d'autant. Si elles héritent <strong>des</strong> biens nécessaires<br />

à cette industrie particulière, la position <strong>des</strong> femmes est encore renforcée.<br />

Il est de règle générale que les biens soient hérités par le sexe auquel ils seront les<br />

plus utiles. Ainsi, dans nos sociétés, si un homme meurt en laissant à son fils et à sa<br />

fille un complet et une machine à coudre sans avoir exprimé de volonté précise, le<br />

partage de l'héritage ne fera aucun problème. De la même façon, dans un groupe où<br />

l'agriculture est exclusivement féminine, la terre tend à passer de mère en fille plutôt<br />

que de mère en fils. Si le groupe en question vient à dépendre en grande partie de<br />

cette agriculture, les femmes seront en position d'épouses riches face à <strong>des</strong> maris<br />

déshérités; elles posséderont à la fois la principale ressource naturelle du groupe et les<br />

moyens de l'exploiter. Dans ces conditions, les femmes auront une prédominance<br />

certaine qui, à la longue, s'assortira d'une reconnaissance sociale. C'était le cas chez<br />

les Iroquois, souvent cités comme exemple d'une solide organisation matriarcale.<br />

Cependant, en dépit du rôle très important joué par les femmes dans la société


Ralph Linton (1936), De l’homme. 112<br />

iroquoise et du pouvoir qu'elles avaient sur son économie, c'étaient les hommes qui<br />

dictaient la véritable loi hors de la famille. Malgré la modicité de leur contribution<br />

économique, ils s'occupaient de la défense, également nécessaire à la survie du<br />

groupe et compensaient par là leurs déficiences en matière économique. En fait, les<br />

cas d'extrême dépendance à l'égard <strong>des</strong> femmes, même sur le plan économique, sont<br />

rares. <strong>Les</strong> activités assignées aux deux sexes dans toute les sociétés se voient en<br />

général accorder une importance sociale équilibrée, ce qui donne à la supériorité<br />

physique du mâle une chance de s'affirmer.<br />

Non seulement hommes et femmes diffèrent en taille et en aptitude au combat - ce<br />

que traduit le modèle universel de domination physique <strong>des</strong> mâles - mais les individus<br />

de même sexe diffèrent de la même façon. La plupart <strong>des</strong> sociétés ont pourtant tendance<br />

à ignorer ces différences chez les individus de même sexe dans leurs modèles<br />

institutionnels de vie sociale. Même lorsqu'elles les reconnaissent et autorisent leurs<br />

membres à rivaliser, il y a toujours <strong>des</strong> modèles qui circonscrivent rigoureusement ce<br />

que l'individu dominant peut faire. Il semble significatif que, chez les primates en<br />

général, la domination par la force s'exerce rarement hors de l'unité familiale. Dans<br />

une horde de babouins, les mâles adultes ne sont pas soumis à une hiérarchie<br />

comparable à celle qu'on trouve dans un troupeau de bétail ou un groupe de poussins.<br />

En général, il y a dans la horde plusieurs mâles dont l'aptitude à se battre est presque<br />

égale et qui tendent à s'ignorer mutuellement au lieu de se battre pour la domination<br />

absolue. Il est significatif aussi que les seules sociétés humaines qui confèrent le<br />

primat à la domination individuelle par la force soient les équipes de bûcherons, les<br />

ban<strong>des</strong> d'adolescents et d'autres groupes du même genre composés d'individus du<br />

même sexe. Même là, l'organisation fondée sur l'aptitude à se battre ne présente pas la<br />

régularité linéaire de la hiérarchie d'un troupeau de bétail. En général, il y a un chef,<br />

capable d'écraser n'importe lequel de ses compagnons et un ou deux seconds, mais la<br />

plus grande partie du groupe se situe à peu près à un même niveau.<br />

Fonder l'organisation sociale sur la domination par la force pure se heurte<br />

essentiellement, semble-t-il, à la tendance qu'ont les hommes vigoureux et dominants<br />

de s'emparer <strong>des</strong> femmes <strong>des</strong> plus faibles. Tout homme qui vient à dominer un groupe<br />

humain finit tôt ou tard par tenter une action de ce genre, ce qui entraîne en général sa<br />

perte. <strong>Les</strong> maris bafoués ont la mémoire longue et cherchent, souvent avec témérité, à<br />

se venger.<br />

En outre, la capture par force de l'épouse d'un homme représente une menace pour<br />

tous les autres maris de la communauté, puisqu'ils peuvent en être à leur tour<br />

victimes. <strong>Les</strong> êtres humains étant en général capables de s'organiser et de coopérer, il<br />

suffit le plus souvent de deux ou trois opérations de ce genre pour déterminer une<br />

action concertée <strong>des</strong> autres hommes et l'élimination de la partie dominante. Même<br />

lorsque, dans une société particulière, l'autorité repose en principe sur la force et<br />

l'aptitude à se battre, comme chez les Comanches, la véritable domination ne peut se<br />

maintenir que par un certain empire sur soi-même et le respect du droit d'autrui.<br />

Aucun individu ne peut dominer une société humaine comme un taureau domine son<br />

troupeau. Il ne peut chasser les autres Mâles puisque les activités de ces derniers sont<br />

nécessaires au groupe et, tant qu'il y a d'autres mâles, son autorité dépend en fait de<br />

leur bon vouloir.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 113<br />

La jalousie sexuelle et la domination masculine ont <strong>des</strong> causes physiologiques<br />

aisément identifiables. Cependant, lorsqu'on examine certaines caractéristiques<br />

psychologiques qui semblent propres à tous les êtres humains, on comprend moins<br />

facilement les raisons de leur existence et on se trouve immédiatement confronté au<br />

problème <strong>des</strong> instincts. Il s'agit d'un problème complexe qui, sans doute, continuera<br />

d'occuper les psychologues encore pendant <strong>des</strong> années. Actuellement, les preuves<br />

semblent plutôt infirmer l'existence d'instincts spécifiques chez l'homme. Celui-ci<br />

hérite apparemment d'un certain nombre de réflexes musculaires simples et de l'aptitude<br />

à éprouver certaines émotions, mais on peut imputer la totalité de son comportement,<br />

à l'exception <strong>des</strong> détails de comportement les plus élémentaires, au conditionnement.<br />

Ainsi, tous les enfants naissent avec l'aptitude à éprouver la peur, la colère et<br />

le plaisir, mais les stimuli qui provoquent ces émotions dans la vie ultérieure dépendent<br />

presque exclusivement <strong>des</strong> hasards <strong>des</strong> premières expériences. Pourtant, certaines<br />

réactions affectives sont tellement universelles que, si elles ne sont pas instinctives,<br />

elles doivent être le résultat de conditions propres à la période de formation de<br />

tous les êtres humains. Ces réactions, qu'elles soient innées ou non, font partie <strong>des</strong><br />

constantes qui affectent l'organisation <strong>des</strong> sociétés.<br />

Parmi ces réactions universelles, le besoin de compagnie qu'éprouve l'individu et<br />

son désir de voir les autres individus répondre à ses états affectifs sont parmi les plus<br />

importantes. La vie grégaire est si répandue chez les primates qu'elle pourrait logiquement<br />

paraître fondée sur l'instinct. Cependant, les réactions humaines en faveur de la<br />

vie grégaire peuvent aussi bien s'expliquer par le conditionnement à la présence d'un<br />

certain nombre d'autres individus que subit tout individu normal pendant sa prime<br />

enfance. La dépendance biologique de l'enfant dure, au minimum, de dix à douze ans<br />

et, dans <strong>des</strong> circonstances naturelles, les femmes enfantent à <strong>des</strong> intervalles moyens<br />

de dix-huit mois. Ainsi, l'enfant s'habitue à la présence non seulement de ses parents<br />

mais aussi de frères et de sœurs. Comme la plupart <strong>des</strong> familles humaines vivent dans<br />

<strong>des</strong> agrégats plus vastes, l'enfant s'accoutume si bien à la présence d'individus autour<br />

de lui et à leur soutien en cas de besoin qu'ensuite, en être privé le plonge dans un état<br />

bien proche de la panique.<br />

<strong>Les</strong> relations d'affection que l'enfant entretient avec sa famille pendant sa période<br />

de formation contribuent à l'intégration et à la permanence <strong>des</strong> groupements familiaux<br />

et son accoutumance à la vie grégaire donne à la société l'une <strong>des</strong> prises les plus<br />

soli<strong>des</strong> qu'elle ait sur lui. <strong>Les</strong> individus coupés de toute compagnie humaine souffrent<br />

bien plus cruellement de la solitude que <strong>des</strong> inconvénients économiques de la vie<br />

solitaire. Il peut arriver qu'ils soient capables de subvenir parfaitement à leurs besoins,<br />

comme le fit Robinson Crusoë, mais la solitude permanente mène à la folie. Ce<br />

besoin de compagnie s'accompagne du besoin tout aussi intense de sentir les autres y<br />

répondre favorablement. La solitude complète est à peine plus intolérable que la vie<br />

dans une communauté hostile. Ce besoin de réciprocité permet à certaines sociétés de<br />

diriger leurs membres sans aucun mécanisme institutionnalisé. <strong>Les</strong> Eskimo prescrivent<br />

par exemple de ne rien faire pour punir un voleur mais de rire simplement quand<br />

son nom est prononcé. Cette punition en apparence peu sévère suffit pourtant à rendre<br />

le vol quasi inexistant. La raillerie a prise sur presque tous les individus et le rebelle


Ralph Linton (1936), De l’homme. 114<br />

le plus obstiné se soumet devant l'ostracisme ou si on le menace d'être expulsé de son<br />

groupe.<br />

L'acquisivité est une autre tendance presque universelle, semble-t-il, chez les êtres<br />

humains. A notre époque, cette tendance n'est plus reconnue par certains milieux et<br />

certains chercheurs en nient même l'existence. Cependant, elle se manifeste au niveau<br />

<strong>des</strong> primates sub-humains. <strong>Les</strong> singes se battent pour la nourriture et le plus fort la<br />

dérobe au plus faible. A cet égard, ils se différencient pourtant <strong>des</strong> hommes et manifestent<br />

une tendance moins prononcée qu'eux à accumuler ce qu'ils ont pris : ils manquent<br />

de la prévoyance nécessaire pour ce faire. <strong>Les</strong> hommes, capables de prévoir,<br />

essaient d'assurer l'avenir. Leur tendance acquisitive n'est jamais complètement<br />

assoupie et toutes les sociétés ont dû élaborer <strong>des</strong> techniques pour assurer le partage<br />

entre tous leurs membres de ce qui est nécessaire à l'existence. Cependant, il n'est pas<br />

de société qui connaisse un collectivisme intégral. Le pantalon d'un homme, ou son<br />

équivalent local, lui appartient toujours en propre. <strong>Les</strong> autres membres du groupe<br />

peuvent considérer qu'il va de soi que celui qui possède deux pantalons se doit d'en<br />

céder un à celui qui en est dépourvu, mais il n'en reste pas moins que la propriété<br />

privée subsiste. Le propriétaire devient tout bonnement un donateur et, en retour, on<br />

lui accorde le droit à la gratitude et au prestige social.<br />

Bien que toutes les sociétés reconnaissent l'existence de la propriété individuelle,<br />

chacune d'elles en limite l'acquisition. <strong>Les</strong> métho<strong>des</strong> utilisées sont très variables, ce<br />

qui fait penser que, chez les individus, l'acquisivité peut être très facilement inhibée<br />

ou orientée à partir du moment où les besoins physiques ont été satisfaits. Au-delà de<br />

ce niveau, il est plus important pour un individu de jouir du prestige et du respect <strong>des</strong><br />

autres membres du groupe que de savoir qu'il y a <strong>des</strong> réserves pour les mauvais jours.<br />

En fait, la générosité devient l'une <strong>des</strong> manières les plus sûres de s'assurer contre une<br />

mauvaise fortune éventuelle, car ceux à qui il a été donné rendront en retour le cas<br />

échéant. Beaucoup de sociétés font de la générosité spontanée la vertu supérieure, et<br />

certaines ont élaboré à ce propos <strong>des</strong> rationalisations très curieuses; ainsi, chez les<br />

Comanches, le pillage constituait la principale source de richesse. Le chef de guerre<br />

présidait au partage du butin et, en théorie, il pouvait garder pour lui tout ce qu'il<br />

souhaitait. En fait, ces chefs ne conservaient le plus souvent pour eux qu'une part<br />

réduite, en abandonnant tout le butin à leurs compagnons d'armes. <strong>Les</strong> succès<br />

guerriers et leur cortège de butins étaient imputés au charme du chef, c'est-à-dire à<br />

son pouvoir magique. Ce pouvoir allait et venait de façon capricieuse, une réaction<br />

subjective immédiatement reconnaissable en révélait la présence; si le chef conservait<br />

pour lui le plus gros du butin, ceci équivalait pour lui à avouer qu'il sentait que son<br />

pouvoir était en train de l'abandonner : s'il conservait pour lui tout ce qu'il pouvait,<br />

c'est qu'il savait qu'il ne serait plus capable désormais d'en acquérir davantage; le chef<br />

égoïste perdait ainsi immédiatement son prestige et il éprouvait ensuite <strong>des</strong> difficultés<br />

à recruter <strong>des</strong> hommes pour sa prochaine entreprise guerrière. Si, au contraire, il<br />

donnait spontanément le butin, cela prouvait qu'il savait son pouvoir solide et son<br />

prestige s'accroissait en conséquence. Le chef, comme ses compagnons, ignorait<br />

totalement les aspects pratiques de l'affaire; en fait, il ne fait guère de doute que le<br />

recrutement de guerriers en dépendait, mais les membres de la tribu répugnaient à le<br />

reconnaître.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 115<br />

<strong>Les</strong> récompenses <strong>sociales</strong> sanctionnant la générosité occupent le premier plan<br />

dans la vie de la plupart <strong>des</strong> groupes non civilisés. Il existe beaucoup de sociétés où le<br />

riche paie normalement plus pour les mêmes choses que le pauvre, ceci non par<br />

indifférence envers l'argent ni par répugnance à gaspiller son temps en marchandages.<br />

Pour lui, faire un achat constitue l'occasion d'exhiber sa richesse et de réaffirmer la<br />

position sociale que cette richesse lui vaut. Il est parfaitement prouvé qu'on peut faire<br />

prospérer une industrie ou un commerce, même à petite échelle, sans être animé par le<br />

mobile du profit au sens où nous l'entendons habituellement. Ainsi, aux îles Marquises,<br />

le commerce n'était jadis qu'un échange d'objets, de valeur strictement équivalente.<br />

L'avantage que chaque partie trouvait à échanger ce dont elle avait besoin<br />

contre une part de ses propres excédents en fournissait le mobile pratique mais, dans<br />

la transaction, on accordait tout autant d'intérêt à l'agrément que procurait la relation<br />

sociale ainsi établie. Tout le commerce s'exprimait en termes d'échanges de dons. Le<br />

promoteur du marché rendait visite à la partie adverse et lui faisait un don, en<br />

l'accompagnant de multiples expressions de respect et de bonne volonté. Au cours de<br />

la conversation, il mentionnait ses propres besoins aussi négligemment que possible.<br />

Après un intervalle de temps décent, une semaine par exemple, l'individu qui avait<br />

reçu le don rendait à l'autre sa visite et lui faisait un don d'une valeur exactement<br />

équivalente; s'il lui faisait présent d'un objet de moindre valeur, il signifiait par là qu'il<br />

sous-estimait le premier cadeau et s'il lui faisait présent d'un objet de valeur supérieure,<br />

il se montrait coupable de vulgaire ostentation. Chacune de ces deux attitu<strong>des</strong><br />

constituait socialement une faute, une infraction à l'étiquette, qui montrait que le<br />

coupable ne connaissait pas les usages, et l'exposait, par conséquent, au ridicule. Le<br />

plaisir procuré par le commerce et les contacts sociaux qu'il entraîne sont aussi un<br />

important facteur assurant les échanges. <strong>Les</strong> Malgaches, qui sont d'habiles commerçants,<br />

même selon nos propres critères, comptent le plaisir de marchander dans les<br />

bénéfices que peut rapporter toute transaction commerciale, comme le prouve<br />

l'exemple de ce marchand indigène refusant de vendre d'un coup tout son stock de<br />

raphia, même à un prix avantageux, pour le simple plaisir de conserver quelque chose<br />

à vendre.<br />

Il y a, bien entendu, de nombreuses sociétés non civilisées qui reconnaissent le<br />

mobile du profit et où la lutte pour accumuler les richesses est aussi ardente qu'en<br />

Amérique. Ces sociétés font le bonheur du missionnaire, car leurs membres ont déjà<br />

fait l'apprentissage <strong>des</strong> vertus chrétiennes de frugalité et de travail. Cependant, même<br />

dans ces sociétés, on ne recherche pas la richesse pour elle-même mais pour le<br />

prestige qu'elle procure. Une fois ses besoins physiques satisfaits, le non-civilisé ne<br />

peut en effet se servir de sa richesse qu'à <strong>des</strong> fins de prestige; il n'existe aucun<br />

domaine où investir son capital et la richesse ne peut guère contribuer à l'aisance<br />

matérielle de son possesseur. <strong>Les</strong> façons de se nourrir, de se loger et de s'habiller sont<br />

régies par la coutume et l'homme le plus riche vit exactement comme le pauvre. Il<br />

peut se permettre de porter plus de bijoux et <strong>des</strong> vêtements plus fins, de manger son<br />

riz dans un bol ciselé plutôt que dans un bol ordinaire, mais son seul avantage réel,<br />

c'est l'admiration que suscite une telle exhibition. En fait, dans la plupart <strong>des</strong><br />

communautés primitives qui encouragent l'accumulation de richesses, cette thésaurisation<br />

ne constitue qu'une étape intermédiaire entre la formation de la fortune et sa<br />

distribution : l'homme actif amasse les richesses afin de donner une grande fête ou de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 116<br />

pouvoir entrer dans un groupement particulier; il rend ainsi au groupe une grande<br />

partie de sa fortune et jouit, en retour, d'un prestige éclatant et appréciable.<br />

Dans les sociétés non civilisées, l'extraordinaire variété <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> à l'égard de<br />

la richesse et de l'utilisation qui en est faite recouvre un facteur commun d'une importance<br />

capitale. Dans presque toutes ces sociétés, la propriété privée est individuelle.<br />

Elle consiste en choses fabriquées ou cueillies, non en sources de subsistance. La<br />

propriété de ces sources est confiée en général à une unité sociale quelconque, telle<br />

que le clan ou la tribu. La richesse que les individus convoitent dans leurs efforts pour<br />

acquérir du prestige est une richesse acquise et tout individu actif peut toujours, par<br />

ses propres efforts, en acquérir davantage. Même lorsque la compétition pour la<br />

richesse et le gaspillage ostentatoire est poussée jusqu'à un point excessif, comme sur<br />

la côte du Nord-Ouest de l'Amérique du Nord, les sources de richesse n'entrent pas en<br />

ligne de compte. Un homme peut donner ou détruire tout ce qu'il possède pour tenter<br />

de surpasser un rival, mais il ne peut toucher à la maison ou aux droits de pêche et de<br />

chasse qui lui servent de moyens d'existence. Ceux-ci sont confiés à sa famille ou à<br />

son clan et doivent être transmis intacts; ainsi, même la puissance que donne la<br />

richesse dans de telles communautés est très différente de celle qu'elle procure dans<br />

les sociétés modernes. Le riche peut toujours s'attacher <strong>des</strong> partisans et <strong>des</strong> parasites,<br />

mais il ne peut les retenir que par la générosité. Ils ne dépendent pas vraiment de lui<br />

et n'importe lequel d'entre eux peut se suffire décemment sans son aide. On peut<br />

évoquer ' ce propos la situation <strong>des</strong> États-Unis tant qu'il y eut assez de bonne terre<br />

disponible pour quiconque avait l'énergie de la défricher et de la faire valoir; tant que<br />

chacun est sûr de pouvoir accéder aux sources de richesse, la tendance acquisitive <strong>des</strong><br />

individus constitue un véritable avantage pour le groupe; elle stimule la création de<br />

richesses et encourage la constitution d'une réserve pour les temps difficiles. Ce n'est<br />

que lorsque cet accès est interdit que cette tendance doit être rigoureusement contrôlée<br />

et que <strong>des</strong> techniques doivent être élaborées pour assurer le partage de la richesse<br />

de la société entre tous ses membres.<br />

Il n'est rien qui, autant que l'espoir d'acquérir du prestige ou la crainte d'en perdre,<br />

puisse pousser l'individu moyen à bien remplir ses rôles. En même temps, les manifestations<br />

de ce besoin découlent <strong>des</strong> rôles mêmes qu'il contribue à renforcer. Elles<br />

peuvent être saisies dans presque tous les aspects de l'activité humaine, depuis le soin<br />

du bon ébéniste étendant sur sa table un vernis de qualité supérieure jusqu'à la régularité<br />

de la pratique religieuse. Le désir de prestige est universel, mais les moyens de<br />

l'obtenir sont déterminés par la culture et sont infiniment variés. Dans telle société, la<br />

voie du prestige peut passer par la pauvreté et l'ascétisme, dans telle autre par l'accumulation<br />

<strong>des</strong> richesses et le gaspillage ostentatoire. Tel groupe peut accorder du prestige<br />

à l'homme qui évite la compétition, tel autre à celui qui essaie constamment de<br />

l'emporter sur ses voisins. Quel que soit le moyen approuvé, l'individu normal en tire<br />

une satisfaction égale.<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques innées <strong>des</strong> individus, fondement de la société et membres<br />

d'une espèce particulière de mammifères, exercent une influence sur les formes que<br />

les systèmes sociaux peuvent affecter. Cependant, la société humaine n'est pas parvenue<br />

d'un coup à son achèvement : elle a un passé, tout comme notre espèce particulière.<br />

L'homme vient de quelque forme sub-humaine, et la structure et les possibilités


Ralph Linton (1936), De l’homme. 117<br />

d'évolution de cette forme sub-humaine déterminèrent dans une grande mesure ce que<br />

serait notre espèce. De la même façon, les habitu<strong>des</strong> de cette espèce sub-humaine<br />

fournirent son point de départ au développement de la culture humaine, dont les<br />

systèmes sociaux sont partie intégrante. Avant l'apparition <strong>des</strong> sociétés humaines, il a<br />

dû y avoir <strong>des</strong> agrégats d'individus et les caractéristiques de ces agrégats chez les<br />

derniers préhominiens ou chez les premiers hommes ont dû influencer les formes <strong>des</strong><br />

sociétés ultérieures. Ces agrégats ont formé les matières premières d'où sont nées les<br />

sociétés.<br />

Toute assertion relative à la nature de ces agrégats chez les premiers hommes<br />

n'est, en définitive, que pure spéculation. L'espèce sub-humaine, d'où la nôtre est née,<br />

est disparue depuis longtemps et l'étude <strong>des</strong> systèmes sociaux <strong>des</strong> peuples dits<br />

primitifs ne nous est, pour ainsi dire, d'aucun secours. On a prétendu que les différences<br />

entre les systèmes sociaux étaient dues aux différences dans leur niveau d'évolution<br />

: certains groupes au développement social lent se rapprocheraient <strong>des</strong> étapes<br />

passées de l'évolution de la société moderne et, plus ces systèmes divergent de celleci,<br />

plus ils devraient se situer bas dans l'échelle. En fait, les sociétés n'ont pas suivi<br />

une ligne d'évolution unique et constante, mais une multitude de lignes divergentes.<br />

Chacune <strong>des</strong> sociétés encore existantes est séparée <strong>des</strong> origines de l'homme par un<br />

intervalle de temps strictement égal et a donc eu les mêmes chances d'élaborer <strong>des</strong><br />

particularités personnelles. Certaines d'entre elles se rapprochent sans aucun doute<br />

plus étroitement que d'autres de la condition d'origine, mais il n'existe aucun test sûr<br />

qui permette de le déterminer. Il n'y a même aucune corrélation visible entre le développement<br />

technique et la complexité sociale. Ainsi, les systèmes sociaux les plus<br />

compliqués qui soient connus à ce jour, ceux de certaines tribus australiennes, sont<br />

associés à une technique très simple et véritablement primitive, se rapprochant de<br />

celle de l'Europe aux environs de l'Age de pierre. L'organisation familiale <strong>des</strong> sociétés<br />

modernes, par ailleurs, est si simple qu'on en trouve plus facilement <strong>des</strong> parallèles<br />

chez les primates sub-humains que chez les autres groupes humains.<br />

Ce sont les primates sub-humains qui nous donnent les indications les plus<br />

valables sur la nature <strong>des</strong> agrégats <strong>des</strong> premiers hommes. Si l'on peut en juger d'après<br />

les singes de toutes sortes qui vivent aujourd'hui, les hommes ont probablement vécu<br />

en groupements familiaux relativement permanents dès le moment où ils sont devenus<br />

humains. En tout cas, de tels groupements sont caractéristiques de toutes les<br />

espèces de primates qui ont en commun avec l'homo sapiens la supériorité physique<br />

et la domination <strong>des</strong> mâles et la longue dépendance <strong>des</strong> jeunes. Le type de logique<br />

selon lequel la famille victorienne représentait l'ultime étape de l'évolution sociale<br />

exigeait l'utilisation du vieux concept d'une horde vivant en promiscuité qui serait le<br />

point de départ du développement de la famille, mais il n'est rien d'autre qui puisse<br />

l'étayer. Il est intéressant d'imaginer ce qui aurait pu résulter d'une espèce de primates<br />

où les femelles, en tant que groupe, auraient été de taille plus imposante et plus<br />

vigoureuse que les mâles, mais on ne connaît aucune société de ce genre. Il est<br />

probable, d'autre part, que dans les familles <strong>des</strong> premiers hommes le modèle d'union<br />

était du type polygamique quand le mâle était en général assez fort pour prendre et<br />

conserver plusieurs partenaires, et du type monogamique quand il ne l'était pas.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 118<br />

La combinaison d'intervalles plutôt courts entre les naissances et d'une lente<br />

maturation qui est aussi caractéristique de notre espèce semble indiquer que le groupe<br />

familial était assez large et comprenait au minimum trois à quatre individus non<br />

encore parvenus à maturité. L'attitude du mâle dominant envers ces individus, si l'on<br />

en juge toujours d'après les primates en général, était probablement empreinte d'une<br />

tolérante indifférence. Il n'est pas de point par lequel l'homme d'aujourd'hui se distingue<br />

autant <strong>des</strong> primates qu'en ce qui concerne l'attitude du mâle envers les enfants :<br />

même les anthropoï<strong>des</strong> semblent laisser le soin <strong>des</strong> jeunes presque entièrement aux<br />

femelles, bien que les mâles puissent manifester à leur endroit une curiosité débonnaire<br />

et même jouer avec eux.<br />

Ce qui advenait dans ces familles quand les jeunes devenaient adultes est un<br />

problème pour lequel n'importe quelle solution peut se justifier. On n'a presque<br />

aucune information sur la façon dont ces crises sont résolues chez les autres primates<br />

et le fait que les familles <strong>des</strong> premiers humains aient été isolées ou qu'elles aient fait<br />

partie de hor<strong>des</strong> a dû aussi exercer une influence. Il se peut que la thèse selon laquelle<br />

l'adulte mâle chassait ses fils grandis et prenait ses filles dans son harem soit juste,<br />

mais la première partie de ce programme devait présenter <strong>des</strong> difficultés d'ordre<br />

pratique. <strong>Les</strong> mâles humains tardent tant à devenir adultes que le «vieil homme » ne<br />

pouvait certainement pas conserver sa pleine force et une grande aptitude à se battre<br />

bien longtemps après que l'aîné de ses fils soit devenu pleinement adulte; il ne<br />

pouvait guère, avant l'âge de quinze ans, prendre et conserver <strong>des</strong> femelles et quand<br />

son premier fils atteignait ce même âge, lui-même avait déjà trente ans. Même<br />

aujourd'hui, l'homme de trente ans a définitivement dépassé le bel âge dans bien <strong>des</strong><br />

groupes où les conditions de vie sont dures. Si le fils refusait de partir de son plein<br />

gré, le père pouvait éprouver <strong>des</strong> difficultés à le chasser. En même temps, la longue<br />

période de domination paternelle entretenait chez le père comme chez le fils <strong>des</strong><br />

attitu<strong>des</strong> qui tendaient à éviter un conflit : le père s'accoutumait à avoir son fils à ses<br />

côtés et ne voyait pas en lui un rival possible; le fils de son côté s'accoutumait à la<br />

domination paternelle et était peu enclin à ouvrir les hostilités. Même après être<br />

devenu physiquement adulte, le fils pouvait continuer à vivre dans le même groupe<br />

que son père sur la base d'une tolérance mutuelle, comparable à celle qui existe entre<br />

les mâles d'une horde de babouins. Cette tendance <strong>des</strong> fils à rester dans la famille était<br />

renforcée dès que celle-ci s'était organisée en association de défense ou de chasse, car<br />

les fils étaient dès lors trop précieux pour être chassés.<br />

Faute d'information satisfaisante, on ne sait si, chez les primates sub-humains, les<br />

mâles s'accouplaient avec leurs filles adultes. Le fait que l'espèce vivait en familles<br />

isolées ou en hor<strong>des</strong> devait, ici encore, exercer une influence considérable. Dans le<br />

premier cas, l'incitation à s'unir de la sorte était plus forte que dans le second, où le<br />

père et la fille étaient accoutumés à vivre ensemble sur une base non sexuelle, avec à<br />

leurs côtés d'autres partenaires disponibles. L'union entre frère et sœur devait subir<br />

une influence analogue : elle avait certainement plus de chances de se produire si la<br />

famille vivait isolée plutôt qu'en horde même si, dans le premier cas, elle pouvait<br />

éveiller la jalousie du père et provoquer un conflit. Le fait d'être habitué à vivre en<br />

compagnie sur une base non sexuelle tendait à prévenir <strong>des</strong> unions de ce type car il en<br />

est ainsi, semble-t-il, chez la plupart <strong>des</strong> espèces mammifères. <strong>Les</strong> éleveurs recon-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 119<br />

naissent qu'il est souvent difficile de faire s'accoupler <strong>des</strong> chiens qui ont été élevés<br />

ensemble.<br />

On peut raisonnablement tenir pour certain que la famille a existé depuis les<br />

origines de la société humaine. Il est aussi fort probable que les premiers hommes<br />

étaient accoutumés à vivre dans <strong>des</strong> agrégats encore plus vastes, <strong>des</strong> hor<strong>des</strong>, composées<br />

d'un certain nombre de familles. L'existence de hor<strong>des</strong> de ce genre ne découle<br />

pas directement de facteurs biologiques et, dès lors, on ne peut en postuler l'existence<br />

avec autant de certitude que dans le cas de la famille. Tous les primates manifestent<br />

une forte tendance à la vie grégaire mais cette tendance est moins marquée chez nos<br />

proches parents, les anthropoï<strong>des</strong>, que dans les formes inférieures. Seul l'un <strong>des</strong><br />

quatre anthropoï<strong>des</strong>, le gibbon, est régulièrement grégaire, alors que le chimpanzé<br />

peut l'être occasionnellement. On ne doit cependant pas accorder trop d'importance à<br />

ce fait, puisque les anthropoï<strong>des</strong> d'aujourd'hui sont <strong>des</strong> formes frugivores vivant en<br />

forêts et que tout indique que les ancêtres les plus proches de l'homme étaient adaptés<br />

à la vie en campagne découverte et avaient <strong>des</strong> tendances carnivores assez développées.<br />

Dans de telles conditions, la vie grégaire aurait eu <strong>des</strong> avantages manifestes et,<br />

si elle n'existait pas au niveau sub-humain, elle se développa certainement très tôt<br />

dans l'histoire de l'homme.<br />

La vie d'une horde de babouins peut donner une idée de ce à quoi ressemblaient<br />

les hor<strong>des</strong> <strong>des</strong> premiers humains. Une horde de babouins se compose d'un ensemble<br />

de familles comprenant chacune un mâle dominant et une ou plusieurs femelles avec<br />

leurs jeunes. Aucune femelle n'est libre, mais il y a un certain nombre. de célibataires,<br />

<strong>des</strong> mâles, qui ne sont pas assez vigoureux pour prendre et garder eux-mêmes <strong>des</strong><br />

femelles. Ces célibataires s'attachent à <strong>des</strong> groupes familiaux et sont tolérés par le<br />

mâle dominant tant qu'ils ne font pas d'avance à ses femelles. On ignore si ces<br />

célibataires ont <strong>des</strong> liens familiaux quelconques avec les familles qu'ils fréquentent,<br />

point qu'il serait intéressant d'élucider. Ils semblent être retenus par l'intérêt qu'ils<br />

portent aux femelles et leur font <strong>des</strong> avances aussitôt que le mâle dominant s'absente.<br />

<strong>Les</strong> chefs de famille ne sont pas rangés selon quelque hiérarchie définie de domination<br />

: tout mâle faible perd ses femelles et les mâles qui peuvent conserver le statut<br />

de chef de famille sont tous assez vigoureux (et d'une vigueur assez égale) pour qu'ils<br />

hésitent à s'attaquer l'un à l'autre. Leur politique consiste à s'éviter mutuellement et il<br />

n'y a de bataille que lorsque l'un d'eux essaie de prendre la compagne d'un autre.<br />

Même si <strong>des</strong> conflits peuvent se produire, tous les groupements familiaux vivent<br />

ensemble à l'amiable et la horde se déplace et cherche sa nourriture en commun. Il n'y<br />

a pas de chef et la coopération entre les membres, lorsqu'elle existe, reste très rudimentaire.<br />

La plupart <strong>des</strong> espèces sub-humaines grégaires qui respectent la domination<br />

<strong>des</strong> mâles présentent le même type d'organisation.<br />

Il est très probable que les premiers êtres humains vivaient en familles dominées<br />

par le mâle et fréquemment polygyniques. Il est presque aussi probable, sans qu'on<br />

puise l'affirmer avec autant de certitude, que ces familles se groupaient à plusieurs<br />

pour vivre et chercher leur nourriture, formant ainsi une horde. Rien ne permet de<br />

supposer que ces deux types d'agrégats aient été très différents <strong>des</strong> agrégats correspondants<br />

chez les primates sub-humains. S'il en est bien ainsi, au commencement de<br />

sa carrière, l'homme ne connaissait que de pâles préfigurations de la société telle que


Ralph Linton (1936), De l’homme. 120<br />

nous la connaissons aujourd'hui. Tous les raffinements infinis de la spécialisation, de<br />

l'adaptation et de la coopération, qui font toute société existante, sont la création propre<br />

de l'homme. Mais, en même temps, ces agrégats initiaux, en rassemblant <strong>des</strong><br />

groupes d'individus et en les maintenant ensemble, permirent à la société d'exister.<br />

Sans la continuité d'association qu'ils favorisèrent, <strong>des</strong> modèles régissant les relations<br />

entre individus n'auraient jamais pu être élaborés. Dans la famille, la continuité était<br />

assurée par une combinaison de facteurs biologiques : l'attrait sexuel entre les époux<br />

et la dépendance <strong>des</strong> jeunes. Dans la horde, elle était assurée par l'habitude, par le<br />

conditionnement de l'individu à la présence d'une série d'autres individus. Quand les<br />

modèles de coopération et d'interdépendance se constituèrent, en même temps que la<br />

nécessité d'y préparer les individus, la famille fournit le premier point de repère pour<br />

l'attribution <strong>des</strong> statuts et le premier intermédiaire propre à assurer un tel entraînement.<br />

La horde délimitait le groupe où les individus étaient préparés et adaptés les<br />

uns aux autres. A mesure que les sociétés se développèrent, ces deux types originaux<br />

d'agrégats subirent l'un et l'autre certaines modifications, dont il serait important de<br />

rechercher les causes.


chapitre 10<br />

la famille<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 121<br />

<strong>Les</strong> modèles idéaux qui dirigent et contrôlent les interactions <strong>sociales</strong> ne se retrouvent<br />

jamais sous une forme identique dans deux systèmes sociaux. Aussi les<br />

institutions qui naissent de la combinaison de ces modèles sont-elles dissemblables<br />

dans leur forme comme dans leur contenu. Cependant, tous les systèmes sociaux<br />

connus comprennent <strong>des</strong> institutions qui correspondent d'une façon générale à ce que<br />

nous appelons la famille.<br />

Toutes les sociétés reconnaissent ]existence d'unités très étroites de coopération<br />

comportant une organisation interne et intermédiaire entre l'individu et la société<br />

globale (dont il fait partie). Théoriquement, chaque individu est assigné à l'une ou<br />

l'autre de ces unités à partir d'une parenté biologique établie par le mariage ou par une<br />

ascendance commune. En fait, on peut aussi en faire partie à partir de substituts<br />

reconnus à cette parenté, tels que la paternité présumée ou l'adoption. Ces unités ont<br />

toujours <strong>des</strong> fonctions spécifiques à l'égard de leurs membres comme à l'égard de la<br />

société globale. L'appartenance à une unité entraîne pour l'individu un ensemble de<br />

droits et de devoirs à l'égard <strong>des</strong> autres membres de cette unité, ainsi qu'une série<br />

d'attitu<strong>des</strong> assez clairement définies : l'unité doit représenter le principal centre d'intérêt<br />

pour ses membres et ceux-ci doivent lui être fidèles. Il est du devoir de ceux qui<br />

appartiennent à la même unité de coopérer, de s'entraider, de placer leurs intérêts<br />

communs au-<strong>des</strong>sus de ceux <strong>des</strong> étrangers. L'interaction <strong>des</strong> personnalités à l'intérieur<br />

de l'unité est étroite et permanente et leur cohésion doit, en conséquence, être parfaite.<br />

Idéalement, les membres d'une famille sont unis par l'affection aussi bien que par la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 122<br />

communauté d'intérêt et les conflits sont considérés comme plus blâmables s'ils opposent<br />

les membres de la famille entre eux que s'ils les opposent à <strong>des</strong> étrangers.<br />

Toutes ces unités proviennent <strong>des</strong> groupements primitifs, déterminés biologiquement,<br />

formés <strong>des</strong> couples et de leurs petits. Elles varient considérablement à la fois<br />

dans la forme et la composition, mais les attitu<strong>des</strong>,,' générales prescrites à leurs membres<br />

semblent constantes. Leur composition comme leurs fonctions diffèrent tellement<br />

selon les sociétés qu'il faut bien conclure que ces caractéristiques sont<br />

déterminées par <strong>des</strong> facteurs culturels. En d'autres termes, la famille, bien qu'elle ait<br />

été à ses débuts un phénomène biologique et qu'elle ait constitué l'unité de reproduction<br />

chez les primates, s'est transformée en phénomène social, plus comparable à <strong>des</strong><br />

unités telles qu'un ordre monastique ou une corporation professionnelle qu'à ce qu'elle<br />

fut à l'origine. Bien que les facteurs biologiques qui furent à l'origine de la famille<br />

humaine n'aient pas disparu, leur influence sur les familles en tant qu'institutions est à<br />

peu près comparable à l'influence qu'exercent les caractéristiques innées <strong>des</strong> membres<br />

de catégories particulières de sexe ou d'âge sur les statuts et sur les rôles assignés, en<br />

fait, aux membres de ces catégories.<br />

<strong>Les</strong> Européens ne peuvent que difficilement se rendre compte de la distinction<br />

nette qui sépare, dans beaucoup de systèmes sociaux, l'unité de reproduction, composée<br />

du couple et de leurs jeunes enfants, de la véritable famille institutionnalisée. Il se<br />

trouve que dans leur propre société ces deux unités coïncident bien plus étroitement<br />

que dans la plupart <strong>des</strong> autres. Il en résulte que les chercheurs européens ont généralement<br />

supposé que tout groupement composé d'un père, d'une mère et d'enfants<br />

constituait l'équivalent social de la famille telle qu'elle existe chez eux. En fait, ce<br />

type de groupement ne joue qu'un rôle insignifiant dans la vie de nombreuses sociétés<br />

et il existe au moins une société qui refuse même de lui donner une quelconque<br />

reconnaissance officielle. Néanmoins, toutes ces sociétés, qui minimisent l'importance<br />

de l'unité de reproduction, possèdent d'autres unités dont la signification sociale<br />

correspond à peu près à celle de la famille européenne, en particulier en ce qui concerne<br />

les attitu<strong>des</strong> prescrites à leurs membres et , moins nettement, les fonctions qui<br />

leur sont attribuées. Du point de vue de celui qui étudie la société et la culture, les<br />

fonctions de ces unités sont infiniment plus importantes que leur composition. Leur<br />

signification sociale réside plus dans ce qu'elles représentent pour leurs membres et<br />

pour le groupe global que dans ce qu'elles sont. En explicitant ces fonctions, il sera<br />

plus facile de comprendre pourquoi la composition de ces unités peut varier tellement.<br />

Chaque société a attribué <strong>des</strong> fonctions précises à ses unités familiales. Certaines<br />

de ces fonctions découlent <strong>des</strong> fonctions biologiquement déterminées, propres aux<br />

anciens groupes de reproduction, mais celles-ci ne peuvent être considérées comme<br />

faisant partie du modèle familial tant qu'elles n'ont pas reçu la reconnaissance et<br />

l'approbation <strong>sociales</strong>. Même les aspects physiologiques les plus intimes <strong>des</strong> relations<br />

entre couples sont souvent régis par <strong>des</strong> modèles établis. La plupart <strong>des</strong> sociétés ont<br />

<strong>des</strong> tabous, socialement reconnus, concernant les relations sexuelles <strong>des</strong> époux dans<br />

certaines circonstances. Ainsi, la plupart <strong>des</strong> tribus de Madagascar les interdisent<br />

pendant trois mois après la naissance d'une fille et pendant six mois après la naissance<br />

d'un garçon. Certaines sociétés les recommandent aussi à certaines occasions. <strong>Les</strong>


Ralph Linton (1936), De l’homme. 123<br />

Mayas modernes les exigent à l'époque de l'ensemencement du blé pour assurer le<br />

succès de la récolte. Ainsi, même la plus ancienne de toutes les fonctions familiales,<br />

celle de procurer aux époux la satisfaction de leurs besoins sexuels, a été façonnée et<br />

modifiée par <strong>des</strong> facteurs culturels.<br />

Il existe même une société qui a complètement exclu la satisfaction <strong>des</strong> besoins<br />

sexuels <strong>des</strong> fonctions de ses unités familiales. Cette société, celle <strong>des</strong> Nayars, ne<br />

donne pas place dans son système social aux maris ou aux pères. Ses femmes se<br />

marient selon la loi hindoue, mais le mariage est contracté avec un étranger et prend<br />

fin au bout de trois jours par un divorce en règle; le mari disparaît ainsi définitivement.<br />

La satisfaction <strong>des</strong> besoins sexuels et la perpétuation du groupe sont assurées<br />

par une série d'intrigues spontanées qui, bien que socialement reconnues, n'établissent<br />

pas de lien durable entre le couple ou entre l'homme et ses enfants. Si les amants<br />

s'entendent bien, leur liaison peut durer <strong>des</strong> années mais elle peut toujours être<br />

rompue sans préavis. La femme domine totalement et peut congédier son amant en lui<br />

retournant simplement son dernier cadeau. Elle est libre d'avoir plusieurs amants<br />

simultanément et l'on ne demande pas à l'homme d'être plus fidèle. La véritable unité<br />

familiale, dans cette société, est formée par la femme, ses fils et ses filles.<br />

<strong>Les</strong> enfants perpétuent leur association après la mort de la mère; le fils considère<br />

la maison de sa sœur comme la sienne et s'intéresse aux enfants de celle-ci de la<br />

même façon qu'un père à ses propres enfants dans nos sociétés. <strong>Les</strong> Nayars justifient<br />

ainsi leur système : il vaut mieux que leurs hommes, qui forment une caste de guerriers<br />

mercenaires, ne fondent pas de famille et n'assument pas les devoirs de la<br />

paternité. Libérés de leurs responsabilités, ils peuvent ainsi se mettre en campagne à<br />

l'instant et sans regret.<br />

L'existence de la société nayar démontre bien qu'il est possible d'éliminer <strong>des</strong><br />

fonctions de la famille sociale les éléments mêmes qui ont donné naissance à la<br />

famille biologique. On ne peut apporter de meilleure preuve de l'extrême variabilité<br />

<strong>des</strong> hommes et de leurs institutions <strong>sociales</strong>. Il est aussi une autre fonction qui a ses<br />

racines dans la famille biologique et qui est encore caractéristique de toutes les unités<br />

familiales : il s'agit du soin et de l'éducation <strong>des</strong> enfants. Il semble que chez les<br />

primates sub-humain le soin <strong>des</strong> jeunes soit laissé presque entièrement à la femelle.<br />

Au niveau humain, l'aide d'un adulte mâle est vitale, moins au point de vue économique<br />

que pour préparer les enfants à la société adulte. On peut concevoir qu'une femme<br />

puisse satisfaire les besoins physiques de ses enfants sans aide masculine, mais elle ne<br />

peut préparer ses fils aux attitu<strong>des</strong> spécifiquement masculines et aux activités<br />

nécessaires à leur réussite en tant qu'hommes.<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés ont tendance à confier certains aspects de l'éducation <strong>des</strong><br />

enfants à <strong>des</strong> intermédiaires extérieurs à la famille, tels que les écoles ou les groupes<br />

d'initiation. Cependant, la dépendance physique du jeune enfant à l'égard de la mère<br />

impose une limite d'âge au-<strong>des</strong>sous de laquelle ces intermédiaires ne peuvent opérer.<br />

Le conditionnement à la vie sociale est si précoce que les fondements de la personnalité<br />

sont posés avant que ces intermédiaires extra-familiaux puissent intervenir. On a<br />

pu prétendre qu'il fallait éduquer trois générations successives pour éliminer une faute<br />

de grammaire d'une lignée familiale. Il se peut que, grâce aux progrès de la connais-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 124<br />

sance scientifique, la mère finisse par ne Plus être indispensable pour que naissent <strong>des</strong><br />

enfants et que la fonction d'éducation <strong>des</strong> enfants ne soit plus du ressort de la famille,<br />

mais ceci n'est pas pour demain. L'unité familiale reste encore le mécanisme le plus<br />

efficace qu'on ait imaginé jusqu'ici pour le soin et l'éducation <strong>des</strong> enfants et elle<br />

remplit encore ces fonctions dans toutes les sociétés.<br />

Outre ces fonctions qui découlent directement de la famille biologique d'origine,<br />

chaque société a sélectionné et a attribué à ses unités familiales une série d'autres<br />

fonctions. Celles-ci sont déterminées culturellement et n'épuisent nulle part la totalité<br />

<strong>des</strong> fonctions que cette unité peut assumer. Ainsi, dans nos sociétés, la famille n'est<br />

pas utilisée comme base d'un culte religieux. En Chine, elle est utilisée à cette fin, le<br />

culte de la famille pour ses ancêtres prenant le pas sur toutes les autres formes de<br />

dévotion religieuse. Ainsi encore, nos familles, en tant qu'unités, n'assument pas la<br />

responsabilité de la conduite de leurs membres adultes : un homme d'affaires américain<br />

peut transmettre ses profits à sa femme et, après un certain temps, faire faillite<br />

impunément. Bien d'autres sociétés rendent la famille responsable, accordant ainsi à<br />

l'unité familiale <strong>des</strong> fonctions très importantes pour le maintien de l'ordre social * .<br />

Parmi les fonctions attribuées socialement à l'unité familiale, les plus importantes<br />

semblent être celles qui concernent la production économique. La culture occidentale<br />

voit actuellement ces fonctions décroître en importance, mais ce qui se passe dans<br />

cette société n'est guère représentatif du genre humain en son entier. Dans toutes les<br />

sociétés, la famille est en général la plus petite unité organisée à la fois pour la<br />

production et la consommation et elle tend à se suffire à elle-même tant qu'il s'agit <strong>des</strong><br />

besoins ordinaires de ses membres.<br />

Le travail nécessaire à la satisfaction de ces besoins est distribué entre ses membres<br />

de telle façon que les activités de chaque individu complètent celles <strong>des</strong> autres, et<br />

que tous participent aux bénéfices. <strong>Les</strong> membres masculins et les membres féminins<br />

remplissent <strong>des</strong> tâches différentes - la spécialisation est en général si poussée que les<br />

individus de chaque sexe n'ont qu'une connaissance vague <strong>des</strong> techniques employées<br />

par le sexe opposé : il suffit de remarquer les difficultés que rencontre le mari américain<br />

moyen lorsqu'on lui demande de faire la cuisine ou de surveiller les enfants en<br />

l'absence de sa femme. Cette spécialisation et l'organisation qui va de pair avec elle<br />

sont d'une importance capitale pour assurer la continuité de la famille. Ni un homme<br />

ni une femme ne peuvent, seuls, pourvoir à tous les besoins; lorsque le mariage forme<br />

le centre de l'unité familiale, chaque partenaire tolère plus facilement les défauts de<br />

l'autre quand il se rend compte <strong>des</strong> inconvénients qu'entraînerait nécessairement la<br />

* On voit ici comment une difficulté de traduction conduit au cœur même de la pensée de Linton :<br />

social control aurait pu légitimement se traduire par « contrôle social », mais ce terme n'étant<br />

jamais explicité et gardant au contraire tout au long de l'ouvrage une ambiguïté que traduit mal le<br />

mot français « contrôle », il a semblé préférable de le traduire par ordre social. En fait, toute la<br />

pensée de Linton se cristallise dans ce terme : glissant sans cesse de l'ordre social comme<br />

impératif à l'ordre social comme ordre réalisé, Linton exprime ainsi la philosophie sociale que<br />

l'utilisation <strong>des</strong> termes tels que acculturation, adaptation, configuration avait déjà partiellement<br />

trahie. Linton utilisera l'expression social order dans The Science of Man in the World Crisis, New<br />

York, Columbia Univ. Press, 1945, p. 220, où il tient pour prometteur le fait qu'un nombre de plus<br />

en plus grand d'individus, dans les sociétés occidentales, reconnaissent la nécessité d'une<br />

planification au service d'un nouvel ordre social (social order). (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 125<br />

séparation. De la même façon, quand l'unité repose sur quelque autre type de relation,<br />

la perte d'un membre signifie la désorganisation de son système coopératif et on<br />

l'évite autant qu'il se peut.<br />

Le soin <strong>des</strong> membres âgés et infirmes est aussi une fonction quasi universelle de<br />

la famille. Il n'est pas de société où les liens que l'individu entretient avec son groupe<br />

familial sont rompus dès que leur utilité disparaît. Ayant rendu service, les vieillards<br />

ont droit à ce qu'on leur rende service en retour. Il est <strong>des</strong> sociétés qui allègent la<br />

charge familiale en tuant les vieillards, mais on justifie généralement ces actes en<br />

prétendant les accomplir dans l'intérêt même <strong>des</strong> vieillards. On dit que, dans les îles<br />

Fidji, il était autrefois du devoir d'un fils de surveiller son père et de le tuer dès qu'il<br />

manifestait les signes d'une sénilité imminente ou d'une extrême décrépitude : l'état de<br />

l'âme dans l'autre monde correspondant à celui de l'individu au moment de sa mort, il<br />

aurait été cruel d'agir autrement. En tout cas, la famille a l'obligation de fournir à ses<br />

membres âgés de bonnes funérailles et de veiller à leur bien-être dans l'autre monde.<br />

La famille a une autre fonction universelle, à savoir de protéger les intérêts de ses<br />

membres contre les étrangers, fonction qu'elle remplit partout mais à <strong>des</strong> degrés<br />

différents. En certaines sociétés, l'individu peut être assuré de l'appui de sa famille<br />

quels que soient la nature du conflit qui l'oppose à <strong>des</strong> étrangers, le coupable présumé<br />

ou le coût à prévoir pour la famille. Dans certaines tribus de Madagascar, la famille<br />

ne pouvait survivre que si elle possédait une terre; pourtant, elle aurait vendu cette<br />

terre si cela avait été nécessaire pour payer la rançon d'un parent capturé; l'honneur de<br />

la famille exigeait qu'on rachetât celui-ci même si cet acte devait entraîner <strong>des</strong><br />

privations pour les générations à venir. Ainsi encore, dans certaines tribus qui se<br />

conforment au modèle de la vendetta, les parents d'un meurtrier doivent protéger<br />

celui-ci à tout prix et se battre pour lui, même en sachant qu'ils risquent ainsi la<br />

<strong>des</strong>truction de toute la famille. En général, il y a <strong>des</strong> limites socialement définies à ce<br />

que l'individu peut exiger de sa famille : par exemple, on peut empêcher les parents<br />

d'un meurtrier de cacher celui-ci, ce qui provoquerait une série de meurtres, mais ils<br />

sont libres de favoriser son évasion, de fermer les yeux sur le crime et de contribuer<br />

au paiement <strong>des</strong> dommages. Dans certaines sociétés, le modèle d'assistance mutuelle<br />

entre les membres d'une famille est minimisé au point qu'il n'a presque plus de sens.<br />

On attend d'eux qu'ils éprouvent un certain sentiment de solidarité mais il appartient à<br />

chaque individu d'apprécier lui-même comment il a à le manifester. Par exemple,<br />

nous ne disposons, dans nos sociétés occidentales, d'aucun modèle régissant l'assistance<br />

envers <strong>des</strong> cousins germains : nous avons le sentiment que nous les aiderions<br />

s'il le fallait, mais la nature et le degré de cette assistance dépendent toujours de<br />

facteurs personnels.<br />

Outre ces fonctions que le groupe familial remplit dans toutes ou presque toutes<br />

les sociétés, il existe un grand nombre de fonctions spécifiques d'une société ou d'une<br />

autre. Elles sont trop nombreuses pour qu'on les expose en détail. On accorde<br />

fréquemment <strong>des</strong> droits particuliers à la famille au lieu de les accorder aux individus.<br />

Ainsi, il arrive souvent que la famille constitue l'unité de base pour la possession de la<br />

terre ou pour l'exercice de droits et de privilèges. Dans certaines tribus de Madagascar<br />

par exemple, seuls les membres d'une lignée particulière sont autorisés à tuer le bétail;<br />

les membres <strong>des</strong> autres lignées font appel à eux et les paient pour ce travail. Ainsi


Ralph Linton (1936), De l’homme. 126<br />

encore, certaines professions, comme celles de potier ou de forgeron, peuvent devenir<br />

l'apanage exclusif de familles particulières où le savoir et les techniques nécessaires<br />

se transmettent de génération en génération. La variabilité de ces fonctions fait penser<br />

qu'elles sont d'une importance secondaire par rapport aux fonctions plus universelles<br />

que nous avons vues. Dans bien <strong>des</strong> cas, c'est uniquement, semble-t-il, pour <strong>des</strong> raisons<br />

de commodité qu'elles ont été attribuées aux unités familiales. Certaines tâches<br />

devaient être accomplies et la famille offrait un moyen commode pour y parvenir.<br />

Si l'on s'en tient aux fonctions universelles de la famille, on s'aperçoit que pour<br />

être bien remplies, elles supposent impérativement deux conditions préalables : l'unité<br />

familiale doit comprendre <strong>des</strong> adultes vali<strong>des</strong> <strong>des</strong> deux sexes et l'association entre ces<br />

adultes doit être assez étroite et assez prolongée pour leur permettre de s'entraider et<br />

de s'organiser en vue de former une unité de coopération efficace. Faute d'avoir vécu<br />

et travaillé ensemble pendant quelque temps, ils ne parviendraient pas à rendre leurs<br />

personnalités assez cohérentes ou à convertir en habitu<strong>des</strong> leurs activités complémentaires.<br />

Tant que cette cohésion n'est pas atteinte et que la coopération n'est pas<br />

devenue plus ou moins automatique, l'unité familiale ne peut accomplir avec une<br />

efficacité convenable les devoirs qui lui sont socialement attribués.<br />

Il est deux façons d'assurer ces associations prolongées entre individus de sexe<br />

oppose : une société peut s'appuyer sur l'attrait sexuel qui existe entre adultes et faire<br />

tout ce qui est en son pouvoir pour rendre permanentes les relations matrimoniales;<br />

ou bien elle peut s'appuyer sur les associations formées sur une base non sexuelle<br />

pendant l'enfance, en les renforçant et en les prolongeant dans la vie adulte. Ces<br />

associations non sexuelles s'établissent plus facilement entre <strong>des</strong> individus élevés<br />

dans la même unité familiale fonctionnelle, c'est-à-dire entre frères et sœurs véritables<br />

ou socialement désignés comme tels. En d'autres termes, l'association entre adultes,<br />

qui est le noyau nécessaire à toute famille en tant qu'unité fonctionnelle, peut reposer<br />

soit sur les relations conjugales, soit sur les relations de consanguinité. La société<br />

occidentale a tellement mis l'accent sur les relations conjugales comme fondement de<br />

son unité familiale fonctionnelle que nous avons tendance à penser que mariage et<br />

famille sont inséparables, mais beaucoup d'autres sociétés les distinguent très nettement.<br />

Dans les sociétés de type conjugal, la famille fonctionnelle est le noyau formé<br />

<strong>des</strong> époux et de leurs enfants et entouré d'une frange de parents. Dans les sociétés de<br />

type consanguin, elle se compose d'un noyau formé de parents consanguins et entouré<br />

d'une frange. d'époux. Dans le premier système, c'est la frange de parents qui<br />

permet aux familles de communiquer et de s'entrecroiser. Dans le second, ce sont les<br />

mariages qui, par leur entrecroisement, lient les familles entre elles. Dans le premier<br />

système, les parents consanguins de chacun <strong>des</strong> époux n'ont qu'une importance<br />

secondaire pour le fonctionnement de l'unité familiale; dans le second, au contraire,<br />

ce sont les époux.<br />

Ces deux systèmes présentent <strong>des</strong> modifications par rapport au groupe familial<br />

humain d'origine, déterminé biologiquement. Si l'on peut en juger d'après les primates<br />

sub-humains, les premières familles humaines correspondaient probablement au<br />

noyau <strong>des</strong> familles actuelles de type conjugal : les individus adultes ne se reconnaissaient<br />

aucun lien de parenté. La reconnaissance de ces relations et leur utilisation<br />

comme base d'attribution <strong>des</strong> statuts sociaux ont dû représenter les premiers pas vers


Ralph Linton (1936), De l’homme. 127<br />

l'évolution <strong>des</strong> familles telles qu'on les connaît. Il serait donc justifié, semble-t-il, de<br />

considérer les sociétés fondées sur la famille consanguine comme ayant atteint dans<br />

l'évolution un niveau supérieur à celui qu'ont atteint les familles fondées sur la famille<br />

conjugale.<br />

Ces dernières présentent intrinsèquement certains inconvénients pour l'accomplissement<br />

<strong>des</strong> fonctions universellement attribuées à la famille. Chez l'homme, la<br />

maturité sexuelle vient tard et, aujourd'hui, le mariage se trouve encore retardé par<br />

<strong>des</strong> facteurs culturels et surtout économiques. Ainsi, les individus qui doivent former<br />

le noyau de la nouvelle famille conjugale sont en mesure de le faire lorsque leur personnalité<br />

et leurs habitu<strong>des</strong> sont déjà à peu près complètement formées. Une période<br />

d'adaptation s'impose toujours et un certain temps doit s'écouler avant que la nouvelle<br />

unité familiale puisse commencer à fonctionner efficacement. <strong>Les</strong> jeunes issus de<br />

cette union sont, à mesure de leur croissance, de plus en plus intégrés à l'unité familiale.<br />

Ils commencent très tôt à faire leur part du travail familial - même dans les<br />

communautés rurales de nos sociétés, l'enfant de huit ans joue un rôle, qui croît avec<br />

l'âge, dans l'équilibre économique de la famille - et à la fin de leur croissance, leur<br />

contribution est souvent aussi importante que celle de leurs parents. Chaque fois que<br />

l'un d'eux se marie et quitte la famille, l'unité de coopération est affaiblie et temporairement<br />

brisée. La composition <strong>des</strong> familles conjugales varie trop fréquemment pour<br />

qu'elles soient propices à une organisation étroite et relativement permanente.<br />

En ce qui concerne les fonctions telles que le soin <strong>des</strong> vieillards, la protection de<br />

l'intérêt <strong>des</strong> membres contre les étrangers ou la plupart <strong>des</strong> fonctions particulières, les<br />

inconvénients de la famille de type conjugal sont encore plus marqués. La taille <strong>des</strong><br />

familles conjugales est strictement limitée et la mort de l'un <strong>des</strong> partenaires met un<br />

terme à l'existence de la famille. Ainsi, il peut arriver que le vieillard soit laissé sans<br />

aide et même démuni de tout soutien. La courte durée <strong>des</strong> familles conjugales les rend<br />

également peu aptes à posséder <strong>des</strong> biens ou <strong>des</strong> privilèges, ceux-ci devant être<br />

attribués de nouveau à chaque génération, qu'ils soient subdivisés ou transmis à l'un<br />

<strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants au détriment <strong>des</strong> autres. Des subdivisions répétées de la propriété, de<br />

la terre en particulier, finissent par réduire les différentes parcelles au point de leur<br />

ôter toute valeur et partager de la même façon le privilège finit par l'émietter au point<br />

de lui ôter toute signification sociale. Si la coutume européenne avait voulu que tous<br />

les enfants héritent et transmettent <strong>des</strong> titres, chacun de nous serait roi une douzaine<br />

de fois. En raison de leur courte durée, les familles de type conjugal ne peuvent non<br />

plus servir de point de repère pour établir le statut <strong>des</strong> individus par rapport à la<br />

société globale. Peu importante dans <strong>des</strong> sociétés simples, cette fonction de la famille<br />

devient capitale en <strong>des</strong> sociétés complexes où les rôles <strong>des</strong> individus sont clairement<br />

définis et exigent un entraînement préliminaire important.<br />

La plupart <strong>des</strong> difficultés de fonctionnement propres aux unités familiales de type<br />

conjugal disparaissent lorsque le noyau de la famille est formé d'un groupe de frères<br />

et sœurs véritables ou socialement désignés comme tels. Dans ces unités, point de<br />

temps perdu à adapter l'une à l'autre les personnalités adultes: l'adaptation réciproque<br />

commence à la naissance et se pour suit en général pendant la période de formation<br />

<strong>des</strong> individus en question. Quand les frères et sœurs ont achevé leur croissance et sont<br />

prêts à assumer les rôles centraux dans l'unité familiale, toutes les questions de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 128<br />

domination et d'adaptation mutuelle sont déjà résolues et les individus sont déjà en<br />

mesure de travailler ensemble sans à-coups, de façon efficace. <strong>Les</strong> liens affectifs qui<br />

les unissent peuvent être moins forts que ceux qui unissent mari et femme, mais<br />

l'habitude renforce leur association et leur coopération. Il peut arriver que les frères et<br />

sœurs adultes se disputent, mais leurs conflits n'ont pas la violence de ceux qui<br />

opposent mari et femme et ils risquent beaucoup moins d'entraîner une rupture de<br />

l'unité familiale.<br />

L'idée de <strong>des</strong>cendance unilinéaire semble être quasi inséparable de l'organisation<br />

familiale selon la consanguinité : la plupart <strong>des</strong> sociétés qui font du groupe consanguin<br />

le noyau de leurs unités familiales la soulignent en effet vigoureusement. On<br />

verra plus loin les raisons de cette relation. Avec une <strong>des</strong>cendance unilinéaire, la<br />

famille consanguine acquiert une continuité qui la prédispose parfaitement à l'accomplissement<br />

de toutes les fonctions. Elle persiste pendant <strong>des</strong> générations, son noyau<br />

actif étant constamment renforcé par la base, et elle peut comprendre un nombre de<br />

personnes bien supérieur à celui qu'atteint n'importe quelle famille de type conjugal.<br />

Capable aussi d'assurer une aide aux vieillards et un soutien convenable à ses<br />

membres, elle est mieux adaptée que la famille conjugale aux activités d'exploitation<br />

qui exigent la coopération d'un grand nombre d'individus. Sa permanence en fait<br />

l'intermédiaire idéal pour la conservation de la propriété et du privilège et on peut se<br />

référer constamment à elle pour attribuer les statuts individuels.<br />

<strong>Les</strong> familles organisées selon la consanguinité peuvent, par conséquent, remplir<br />

toutes les fonctions <strong>des</strong> familles de type conjugal, à l'exception de la satisfaction <strong>des</strong><br />

besoins sexuels et de la production d'enfants, fonctions qui sont en effet éliminées par<br />

le modèle universel de la prohibition de l'inceste. <strong>Les</strong> groupes consanguins peuvent<br />

même remplir la plupart <strong>des</strong> fonctions familiales mieux que les groupes conjugaux.<br />

Néanmoins, la société nayar apparaît comme le seul groupe qui ait pris les relations<br />

de consanguinité comme base exclusive de son organisation familiale, ceci probablement<br />

parce que les facteurs qui donnèrent naissance à la famille conjugale au stade<br />

sub-humain agissent encore. <strong>Les</strong> systèmes sociaux ont changé et évolué, mais les<br />

caractéristiques innées <strong>des</strong> êtres humains sont restées constantes. La famille consanguine<br />

peut être une unité fonctionnelle plus efficace du point de vue social mais,<br />

affectivement, elle est moins satisfaisante pour l'individu que l'unité conjugale.<br />

L'homme a en commun avec les autres primates la jalousie sexuelle et le désir de possession<br />

exclusive d'une compagne. Ces tendances peuvent être inhibées par un<br />

entraînement, mais elles restent assez fortes pour assurer l'existence permanente <strong>des</strong><br />

unités conjugales à côté <strong>des</strong> unités consanguines dans la plupart <strong>des</strong> sociétés.<br />

Si presque toutes les sociétés reconnaissent à la fois les groupements conjugaux et<br />

consanguins, la plupart d'entre elles tendent à privilégier l'un ou l'autre type pour en<br />

faire la base de la famille authentique et fonctionnelle. A partir de ce choix, il serait<br />

possible de classer les sociétés depuis les adeptes de l'organisation conjugale, comme<br />

les Eskimo et les Occidentaux, jusqu'aux Nayars exclusivement consanguins. La<br />

plupart <strong>des</strong> sociétés se situent entre ces deux extrêmes mais tendent nettement à faire<br />

de l'un ou de l'autre type de groupement le centre <strong>des</strong> fonctions familiales et de la<br />

fidélité individuelle. Ainsi, les mariages malgaches sont célébrés avec autant de<br />

cérémonie que dans nos sociétés et, dans les deux cas, on fait à peu près autant


Ralph Linton (1936), De l’homme. 129<br />

d'efforts pour les doter de stabilité. En fait, la proportion de divorce y est probablement<br />

inférieure à ce qu'elle est aux États-Unis. Pourtant, l'unité consanguine à laquelle<br />

appartient chaque partenaire est pour lui le centre de fidélité et c'est avec son<br />

unité d'origine qu'il continue de coopérer. Le mari et la femme n'ont aucun droit sur la<br />

propriété l'un de l'autre, mais leurs parents respectifs en ont; la femme envoie en<br />

général tout l'argent qu'elle gagne à sa propre famille, pour que celle-ci en<br />

renne soin. Chaque partenaire agit selon les intérêts de sa propre parenté contre<br />

ceux de la parenté de l'autre et les enfants eux-mêmes ne se sentent que très faiblement<br />

liés à la famille de leur mère. Il est même une légende qui raconte l'histoire d'un<br />

orphelin recueilli par le frère de sa mère : celui-ci le traite bien et l'élève jusqu'à l'âge<br />

d'homme; le fils, en retour, revient à la famille de son père en emmenant avec lui le<br />

bétail de son bienfaiteur, donnant par là un exemple édifiant de son dévouement<br />

familial.<br />

On peut se demander comment le concept de groupe consanguin en tant que<br />

véritable unité familiale peut être compatible avec l'institution presque universelle du<br />

mariage et la prohibition également aussi répandue du mariage entre frère et sœur.<br />

Dans de telles conditions, comment est-il possible au groupe consanguin d'assumer la<br />

plupart <strong>des</strong> fonctions attribuées à la famille dans nos sociétés? Partout où le modèle<br />

consanguin d'organisation familiale est dominant, le foyer issu d'un nouveau mariage<br />

s'installe à côté de celui de la famille de l'un <strong>des</strong> partenaires. La nouvelle unité est soit<br />

matrilocale, soit patrilocale, près de la famille de la mère ou de celle du père. Malheureusement,<br />

les auteurs ont employé chacun de ces termes un peu à tort et à travers,<br />

confondant <strong>des</strong> situations très différentes en fait. Ainsi, ils appellent mariage patrilocal<br />

le mariage d'une femme aussi bien avec le fils de la famille voisine ce qui l'oblige<br />

à se déplacer de cinquante mètres pour joindre sa nouvelle résidence, qu'avec un<br />

homme d'un autre village, ce qui l'oblige à aller résider à une distance de trente-cinq<br />

kilomètres au-delà d'une rivière par exemple. Qu'une femme aille vivre dans le<br />

groupe de son mari est moins important, en fait, que son isolement par rapport à sa<br />

famille. Si elle continue à vivre dans le même village que ses propres frères et sœurs,<br />

l'unité consanguine ne sera pas sérieusement ébranlée; en dehors de l'entretien de la<br />

maison, elle peut continuer à coopérer avec eux aussi pleinement qu'elle le faisait<br />

auparavant. Elle peut les aider à faire la cuisine ou à soigner les enfants et conserver<br />

sa place dans les groupes de travail de sa famille consanguine. Bien qu'elle puisse se<br />

trouver dans l'obligation de vivre avec la famille de son mari, elle n'a pas à déployer<br />

beaucoup d'efforts pour s'adapter à celle-ci. Au moindre signe de discorde, elle peut<br />

trouver refuge chez ses propres parents masculins, qui n'éprouvent à coup sûr aucune<br />

affection pour la famille du mari.<br />

Ce qui vaut pour la résidence patrilocale vaut aussi pour la résidence matrilocale.<br />

<strong>Les</strong> Iroquois en donnent un bon exemple. Là, l'unité familiale était la famille étendue,<br />

groupe de frères et sœurs véritables ou socialement désignés comme tels, qui<br />

occupaient un même bâtiment. Chaque femme adulte en occupait une partie avec ses<br />

enfants, et l'unité entière était tenue et dirigée par une vieille femme. Lorsqu'un homme<br />

se mariait, il s'en allait vivre dans la maison du groupe de sa femme, qui se trouvait<br />

en général à quelques pas seulement de la sienne, mais il passait encore la plus<br />

grande partie de son temps avec le groupe de sa mère. Il chassait et allait en guerre


Ralph Linton (1936), De l’homme. 130<br />

avec les hommes de ce dernier groupe, et il y avait toujours une sœur, socialement<br />

désignée pour cette fonction, qui cuisinait pour lui et lui conservait ses vêtements en<br />

état. Il était socialement tenu de faire tout ce qu'il pouvait pour les fils de ses sœurs,<br />

l'un d'eux pouvant hériter de sa fonction dans la tribu, tandis que ses propres fils<br />

vivaient avec le groupe de leur mère et ne lui étaient attachés que par les liens d'affection<br />

qui pouvaient se développer par <strong>des</strong> contacts personnels. Dans de telles<br />

conditions, il n'est pas surprenant que le divorce ait été facile et fréquent.<br />

Tant que les membres d'une unité consanguine continuent à vivre à proximité l'un<br />

de l'autre, le mariage de n'importe lequel d'entre eux n'a que peu de répercussions sur<br />

les activités de la famille. Quand le mariage entraîne la rupture de contact entre les<br />

hommes et les femmes du groupe consanguin, les activités familiales sont interrompues;<br />

mais, même alors, il est possible de maintenir l'unité consanguine comme centre<br />

de la fidélité et <strong>des</strong> fonctions familiales. L'une <strong>des</strong> moitiés de l'unité consanguine,<br />

presque toujours la moitié masculine, continue à vivre et à travailler en commun. <strong>Les</strong><br />

sœurs peuvent se marier et quitter l'unité, mais elles seront les bienvenues chaque fois<br />

qu'elles choisiront de revenir et de nouvelles femmes peuvent être introduites pour<br />

remplacer celles qui s'en vont. Il est <strong>des</strong> cas, très rares, où c'est l'homme qui s'en va<br />

vivre au loin avec le groupe de sa femme. Le soin <strong>des</strong> enfants, la cuisine et l'entretien<br />

de la maison n'exigent aucune familiarité particulière avec le lieu géographique. Une<br />

femme qui arrive dans un environnement étranger peut s'adapter en quelques jours et<br />

travailler ensuite aussi efficacement que chez elle. <strong>Les</strong> chasseurs et les bergers, au<br />

contraire, doivent avoir une bonne connaissance de la région, de même que les<br />

guerriers qui s'unissent pour défendre leur territoire. Si, au moment de leur mariage,<br />

ils s'en allaient dans une nouvelle région, la connaissance qu'ils avaient de leur région<br />

d'origine deviendrait inutile.<br />

La position du partenaire venu de l'extérieur pour vivre loin de chez lui dans le<br />

groupe consanguin d'un conjoint est pour le moins inconfortable. Placée - il s'agit<br />

habituellement d'une femme - sous le joug de son mari et de la famille de ce dernier,<br />

elle ne jouit, dans la plupart <strong>des</strong> cas, d'aucune considération dans la famille de son<br />

mari tant qu'elle n'a pas donné naissance à un enfant. Ensuite, en tant que mère d'un<br />

membre de la famille, elle acquiert une certaine position et une sécurité qui s'accroît<br />

avec l'âge et avec son incorporation progressive à la famille en tant qu'unité de coopération.<br />

<strong>Les</strong> troubles psychologiques qu'implique ce processus d'adaptation doivent<br />

être violents et doivent souvent accroître l'attachement de la femme à sa propre unité<br />

familiale, qui lui paraîtra rétrospectivement plus séduisante. Mais, en même temps, le<br />

mari étranger ou la femme étrangère sont tellement désavantagés que ce serait folie<br />

de ne pas se soumettre et de ne pas essayer de s'adapter aussitôt que possible. Si cela<br />

se révélait impossible, l'étranger peut toujours s'en retourner dans sa propre famille;<br />

aussi, sa situation n'est-elle pas tout à fait aussi désespérée que les Européens se<br />

l'imaginent volontiers. <strong>Les</strong> mariages établis dans ces conditions sont rapidement<br />

rompus ou bien ils se perpétuent sans histoire. Ce n'est que lorsque les familles consanguines<br />

<strong>des</strong> deux époux sont sur place, ou lorsque la société repose si évidemment<br />

sur le rapport conjugal que les époux n'ont aucun groupe fonctionnel où se réfugier<br />

que les disputes conjugales peuvent se transformer en guerre de tranchées.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 131<br />

Il existe de gran<strong>des</strong> corrélations entre le type de famille sélectionné par une<br />

société et certains autres modèles de son système social. <strong>Les</strong> sociétés qui optent pour<br />

la lamine consanguine manifestent, en général, un intérêt plus intense pour tout ce qui<br />

se rattache à la <strong>des</strong>cendance que celles qui mettent l'accent sur le groupe conjugal.<br />

<strong>Les</strong> raisons en sont assez évidentes : la <strong>des</strong>cendance joue un rôle capital dans la<br />

détermination de l'appartenance aux unités familiales consanguines et un rôle faible<br />

dans la détermination de l'appartenance aux unités familiales conjugales. Dans toutes<br />

les sociétés, certains liens de parenté constituent un empêchement au mariage, mais il<br />

en est relativement peu. où <strong>des</strong> liens de parenté particuliers obligent au mariage.<br />

Même lorsqu'on insiste sur le mariage entre cousins croisés, c'est-à-dire entre les<br />

enfants d'un frère et d'une sœur, ce modèle va pratiquement toujours de pair avec<br />

l'institution du groupe consanguin comme véritable famille. C'est un mécanisme<br />

<strong>des</strong>tiné à ramener constamment dans le groupe consanguin la propriété ou le privilège<br />

que <strong>des</strong> mariages antérieurs avaient éparpillés. Ceci est encore plus vrai dans le cas de<br />

mariage entre frère et sœur, encouragé autrefois dans quelques rares sociétés. On n'en<br />

connaît que trois exemples, en Égypte, au Pérou et aux îles Hawaï; dans chacun de<br />

ces cas, cette pratique ne concernait qu'un petit groupe dominant et elle était <strong>des</strong>tinée<br />

à maintenir la position et le privilège strictement dans l'aristocratie héréditaire.<br />

Étant donné la prohibition quasi universelle du mariage entre frères et sœurs, réels<br />

ou socialement désignés comme tels, la notion de <strong>des</strong>cendance unilinéaire va inévitablement<br />

de pair avec l'institution d'unités familiales organisées selon la consanguinité.<br />

L'existence de ce genre d'interdiction empêche le groupe consanguin de se perpétuer<br />

sans unions avec l'extérieur. La. société peut choisir d'ignorer complètement ces<br />

unions, comme le font les Nayars, mais si elle les reconnaît, l'enfant doit être définitivement<br />

assigné à la famille de l'un <strong>des</strong> deux parents. Ne pas le faire rendrait finalement<br />

l'individu membre de deux unités familiales à la fois et il en résulterait pour lui<br />

<strong>des</strong> conflits de droits et de devoirs. Il est rare que l'individu soit traité à la fois comme<br />

membre de la famille de son père et de celle de sa mère, sauf dans <strong>des</strong> sociétés<br />

comme la société occidentale où l'unité familiale réelle est l'unité conjugale. Nous<br />

pouvons nous considérer comme rattachés de façon égale à la famille de notre père et<br />

à celle de notre mère car, socialement parlant, nous ne sommes étroitement rattachés<br />

à aucune <strong>des</strong> deux. Nous avons peu de droits et de devoirs clairement définis à leur<br />

égard, puisque la quasi-totalité de nos intérêts et nos activités de coopération sont<br />

centrés sur nos parents, nos frères et nos sœurs. En outre, nous savons que même nos<br />

relations avec ce noyau étroitement uni changeront et que les liens qui nous rattachent<br />

à lui se relâcheront aussitôt que nous nous marierons et que nous fonderons nousmêmes<br />

une famille.<br />

Si l'on tentait de tenir compte de la <strong>des</strong>cendance familiale <strong>des</strong> deux lignées lorsque<br />

la famille est de type consanguin, il s'ensuivrait, dès la première génération, <strong>des</strong><br />

conséquences néfastes qui iraient s'accroissant à chaque génération suivante selon une<br />

progression géométrique : en effet, l'individu serait ainsi membre de deux familles à<br />

la première génération, de quatre à la seconde, de huit à la troisième et de seize à la<br />

quatrième, ce qui signifierait pour le groupe tribal moyen que, dès la quatrième génération,<br />

chaque individu de la tribu appartiendrait à un si grand nombre de familles que<br />

l'appartenance à une famille aurait perdu toute signification sociale. A très peu<br />

d'exceptions près, partout où le groupe consanguin forme l'unité familiale, la relation


Ralph Linton (1936), De l’homme. 132<br />

de l'individu avec le groupe de son père ou avec celui de sa mère est fortement mise<br />

en valeur, tandis qu'on permet à sa relation avec l'autre lignée de s'éteindre après les<br />

deux ou trois premières générations.<br />

La raison pour laquelle certaines sociétés à organisation familiale consanguine ont<br />

choisi de mettre l'accent sur la lignée de <strong>des</strong>cendance masculine et d'autres sur la<br />

lignée féminine n'est pas évidente. Une fois reconnue et établie, chacune <strong>des</strong> lignées<br />

peut délimiter le groupe consanguin de façon également satisfaisante. En outre, on<br />

peut établir avec autant de facilité l'une et l'autre lignée. Il peut être plus difficile de<br />

déterminer la paternité biologique <strong>des</strong> individus que d'établir la maternité, mais la<br />

paternité sociale n'entretient que <strong>des</strong> rapports indirects avec la paternité biologique.<br />

La plupart <strong>des</strong> peuples non civilisés s'inquiètent moins de la paternité physique que<br />

les anthropologues de l'école évolutionniste du XIXe siècle. Bon nombre d'entre eux<br />

n'ont même aucune idée du rôle biologique du père dans la reproduction. Socialement<br />

parlant, le père d'un enfant est le mari de sa mère et il est aussi facile à désigner. Il<br />

semble bien certain aussi que les <strong>des</strong>cendances matrilinéaire ou patrilinéaire ne<br />

représentent pas <strong>des</strong> étapes successives d'une évolution inévitable <strong>des</strong> institutions<br />

<strong>sociales</strong> : si l'on connaît <strong>des</strong> groupes qui ont abandonné la lignée féminine pour la<br />

lignée masculine, certains faits précis indiquent que certains autres groupes, certaines<br />

tribus de la Colombie britannique par exemple, ont fait la démarche inverse. La seule<br />

conclusion que l'on puisse en tirer est que la sélection d'une ligne de <strong>des</strong>cendance<br />

particulière par un groupe donné s'explique par <strong>des</strong> facteurs historiques probablement<br />

très complexes et qui ne se présentent jamais deux fois exactement de la même façon.<br />

<strong>Les</strong> facteurs économiques ont exercé sans aucun doute une influence considérable<br />

sur la détermination du choix d'une lignée particulière. Toutes les sociétés ont réparti<br />

leurs activités de façon assez rigoureuse entre hommes et femmes : la charge de<br />

pourvoir à la nourriture et aux matières premières est confiée en général à l'un <strong>des</strong><br />

deux sexes plus particulièrement. Il est tout naturel qu'un groupe consanguin essaie de<br />

retenir les membres appartenant au sexe dont les activités sont économiquement les<br />

plus importantes. Ainsi, dans une société dépendant essentiellement d'une agriculture<br />

pratiquée par les femmes, un groupe consanguin perdrait plus à se séparer de ses filles<br />

après leur mariage qu'à se séparer de ses garçons, à l'inverse d'une société pastorale<br />

où les animaux seraient soignés exclusivement par les hommes. Quand la propriété<br />

d'une ressource naturelle, telle qu'un jardin ou un pâturage, est confiée à la famille,<br />

l'incitation à. retenir les personnes du sexe susceptible d'exploiter cette ressource, à<br />

introduire les conjoints de ces individus dans le groupe consanguin et à les y installer<br />

est encore plus forte. Au demeurant, les facteurs économiques peuvent se trouver très<br />

facilement pondérés par d'autres facteurs de types très différents. Ainsi, telle tribu<br />

dépendant de l'activité agricole féminine peut avoir en même temps un modèle selon<br />

lequel la position sociale <strong>des</strong> différents groupes consanguins est déterminée par le<br />

nombre de têtes collectionnées par leurs hommes, ce qui conduit chaque groupe<br />

consanguin à faire tout ce qu'il peut pour conserver et affermir la participation masculine.<br />

De la même façon, les femmes d'une tribu pastorale peuvent se livrer au<br />

tissage de la toile, d'un débit facile et profitable. Il peut arriver qu'on suive une ligne<br />

de <strong>des</strong>cendance particulière simplement par souci d'imiter tel groupe particulièrement<br />

admiré. Cependant, en dépit de toutes ces variables, il semble bien exister une<br />

corrélation très grossière et très générale entre la ligne de <strong>des</strong>cendance sélectionnée


Ralph Linton (1936), De l’homme. 133<br />

par un groupe particulier et le sexe dont l'importance économique est prépondérante.<br />

<strong>Les</strong> sociétés entretenues par les hommes tendent à être patrilinéaires, les sociétés<br />

entretenues par les femmes tendent à être matrilinéaires.<br />

La corrélation est beaucoup plus nette entre la ligne de <strong>des</strong>cendance d'une société<br />

et le lieu de résidence <strong>des</strong> couples mariés : la <strong>des</strong>cendance matrilinéaire est normalement<br />

liée à la résidence matrilocale et la <strong>des</strong>cendance patrilinéaire à la résidence<br />

patrilocale. Il y a un certain nombre de cas où la résidence n'est pas formellement<br />

prescrite, mais un modèle de résidence matrilocale conjuguée avec une <strong>des</strong>cendance<br />

patrilinéaire ou vice versa est extrêmement rare. Dans les cas où la résidence n'est pas<br />

prescrite, on insiste en général d'une façon encore plus appuyée sur le groupe conjugal<br />

aux dépens du groupe consanguin. La raison de cette corrélation entre la ligne<br />

de <strong>des</strong>cendance et le lieu de résidence est assez manifeste. Le principal avantage qu'il<br />

y a à repérer précisément la <strong>des</strong>cendance est de permettre d'assigner les individus à<br />

<strong>des</strong> unités consanguines particulières dès la naissance. Une telle assignation permet<br />

de saisir l'individu encore jeune et de commencer à lui apprendre à coopérer avec les<br />

autres membres de son unité familiale et à avoir à leur égard les attitu<strong>des</strong> convenables.<br />

Cet entraînement est plus aisé et plus efficace lorsque l'individu est en contact<br />

permanent avec les autres membres. Il vaut mieux l'élever dans le groupe avec lequel<br />

il aura à travailler plus tard et le moyen le plus simple de le faire est de faire vivre les<br />

parents de l'enfant avec la famille consanguine à laquelle l'enfant appartient.<br />

Chacun de ces types de famille manifeste certaines corrélations avec <strong>des</strong> modèles<br />

particuliers de domination et d'autorité dans l'unité familiale et avec <strong>des</strong> modèles<br />

particuliers d'attitu<strong>des</strong> à l'égard du mariage. Il n'existe pas d'exception à la règle selon<br />

laquelle, partout où la famille conjugale est l'unité fonctionnelle, c'est au mari qu'incombe<br />

l'autorité. Ceci s'explique par la domination physique du mâle, à laquelle on<br />

donne libre cours dans ces conditions. Cependant, les attitu<strong>des</strong> à l'égard du mariage<br />

dans les sociétés de ce type sont extrêmement variables. Une société aussi résolument<br />

conjugale que celle <strong>des</strong> Eskimo se montre par ailleurs notoirement désinvolte dans<br />

son attitude à l'égard du mariage en tant qu'institution, puisque les partenaires agissent<br />

selon leur bon plaisir, alors que certaines autres sociétés conjugales sont extrêmement<br />

strictes sur ce point. On peut expliquer ainsi une telle diversité d'attitu<strong>des</strong> : si l'accent<br />

mis par la société sur le groupement conjugal en tant qu'unité familiale est suffisamment<br />

puissant, la continuité du mariage s'impose finalement d'elle-même. Si les partenaires<br />

n'ont pas de groupes consanguins où ils puissent se réfugier, ils dépendent<br />

tellement l'un de l'autre au point de vue économique qu'ils ne peuvent se séparer sans<br />

inconvénients sérieux. Ils peuvent en arriver à se haïr mutuellement, mais continuer à<br />

vivre ensemble reste, pour eux, un moindre mal.<br />

<strong>Les</strong> sociétés organisées selon la consanguinité sont totalement différentes. Quand<br />

les familles <strong>des</strong> deux partenaires sont proches, la domination de l'un <strong>des</strong> conjoints<br />

dans les relations matrimoniales est en réalité réduite au minimum. Si tant est. même<br />

qu'elle existe, elle est exercée en général par celui qui détermine l'appartenance familiale<br />

<strong>des</strong> enfants et avec la famille duquel le groupe conjugal vit normalement. Il peut<br />

s'agir de la femme, comme dans la plupart <strong>des</strong> sociétés dites matriarcales, c'est-à-dire<br />

régies par les femmes. Dans de telles conditions, l'épouse tient son pouvoir du soutien<br />

de ses parents masculins qui empêchent l'exercice de la domination physique par le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 134<br />

mari. Dans ces sociétés, le divorce est en général facile et fréquent, puisque chaque<br />

partenaire peut quitter l'union sans graves inconvénients. C'est dans les sociétés<br />

matriarcales qu'il est le plus fréquent, puisque la présence du mari est moins vitale<br />

pour le bien-être de l'enfant que la présence de sa mère. <strong>Les</strong> fonctions maritales<br />

peuvent facilement être assumées par les parents masculins de la mère, dont la famille<br />

ne fera pas grand effort pour tenter de garder le mari. Quand l'enfant appartient à la<br />

famille du père, l'union est moins précaire car le bien-être de l'enfant exige la<br />

présence de sa mère : s'il est facile de fournir un substitut au père, trouver une nourrice<br />

peut l'être beaucoup moins.<br />

Toutes choses égales d'ailleurs, c'est plutôt dans les sociétés ayant une résidence<br />

matrilocale éloignée qu'on trouve le plus haut degré de domination féminine dans les<br />

relations matrimoniales. L'homme y est presque complètement à la merci de la<br />

famille de sa femme, l'autorité de cette dernière n'étant modérée que par la facilité<br />

avec laquelle il pourrait prendre la fuite. En fait, les sociétés de ce type sont extrêmement<br />

rares. De la même façon, on rencontre le degré le plus haut de domination<br />

masculine - comme l'attestent les faits - dans les sociétés qui ont une résidence patrilocale<br />

éloignée et où la domination physique du mari est renforcée par la présence <strong>des</strong><br />

siens et par l'éloignement <strong>des</strong> parents de sa femme. Il est plus difficile à la femme de<br />

s'échapper et l'épouse étrangère est à la merci du groupe de son mari de façon bien<br />

plus totale que l'époux dans la situation inverse.<br />

C'est dans les sociétés organisées sur base d'une <strong>des</strong>cendance patrilinéaire et d'une<br />

résidence patrilocale éloignée qu'on trouve le mécanisme le plus élaboré pour assurer<br />

la continuité <strong>des</strong> relations matrimoniales. Le bien-être de l'enfant requiert la présence<br />

de sa mère pendant au moins les deux ou trois premières années de sa vie. Avec une<br />

résidence patrilocale proche, la rupture du lien matrimonial ne sépare pas vraiment<br />

l'enfant de sa mère ou de sa famille consanguine. S'il s'agit d'un enfant en bas âge, la<br />

mère peut le prendre chez elle; une fois l'enfant devenu grand, le groupe consanguin<br />

peut facilement réaffirmer ses droits. Si l'enfant est plus âgé, il peut voir sa mère aussi<br />

souvent qu'il le désire tout en continuant de vivre dans son propre groupe consanguin.<br />

Avec une résidence patrilocale éloignée, la situation est totalement différente : dans le<br />

cas d'une séparation, le groupe consanguin d'un jeune enfant doit soit lui permettre de<br />

suivre sa mère, soit le laisser mourir; dans le premier cas, l'enfant est sans aucun<br />

doute perdu à jamais pour le groupe consanguin. Le désir du groupe consanguin de la<br />

mère d'accroître sa force est suffisant pour assurer un bon accueil à l'enfant et ses<br />

parents masculins peuvent satisfaire ses besoins économiques et assurer son éducation.<br />

Si tant est qu'il revienne au groupe de son père, ce sera en étranger.<br />

Le mécanisme le plus courant pour assurer la continuité <strong>des</strong> relations matrimoniales<br />

consiste à faire de ces dernières un contrat entre les groupes consanguins <strong>des</strong><br />

époux plutôt qu'entre les individus réellement concernés. Le groupe du mari octroie<br />

en général une quelconque compensation au groupe de la femme, c'est-à-dire le prix<br />

de la fiancée et, en retour, le groupe de la femme annule la part <strong>des</strong> droits de cette<br />

dernière à l'égard de son groupe et renonce à tout droit sur ses enfants à venir. <strong>Les</strong><br />

deux époux sont ainsi contraints de prolonger leur accord puisque leur séparation<br />

engagerait l'honneur et, en général, les finances <strong>des</strong> deux groupes contractants.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 135<br />

On peut donner à la plupart <strong>des</strong> corrélations qui viennent d'être mises en évidence<br />

une explication fonctionnelle. Certaines combinaisons de modèles sont mieux<br />

adaptées que d'autres à <strong>des</strong> situations particulières. Cependant, l'existence de ces corrélations<br />

ne confirme les théories du déterminisme fonctionnel que dans une mesure<br />

limitée. Il est évident qu'au cours du développement d'un système social donné, il<br />

s'est présenté <strong>des</strong> occasions multiples de choix. Ainsi, une société peut fonder la<br />

totalité de son organisation familiale soit sur l'unité conjugale, soit sur l'unité consanguine,<br />

elle peut aussi reconnaître les deux unités à la fois. Dans ce dernier cas, les<br />

moyens de mettre l'accent sur l'une ou l'autre de ces deux unités, le partage <strong>des</strong><br />

fonctions et leur attribution à chaque unité peuvent varier indéfiniment. Tout groupe<br />

qui choisit de mettre l'accent sur l'unité consanguine sera presque inévitablement conduit<br />

à adopter <strong>des</strong> modèles de <strong>des</strong>cendance unilinéaire, mais soit dans la lignée<br />

masculine, soit dans la lignée féminine. Il est improbable qu'il ait jamais existé, au<br />

cours du développement d'un système social, un moment où ne se soient pas présentées<br />

<strong>des</strong> façons différentes de répondre à une situation nouvelle. La raison pour<br />

laquelle telle société a choisi d'incorporer à son système une option particulière ne<br />

peut s'expliquer qu'en fonction de l'ensemble de la situation au moment où le choix a<br />

été fait, c'est-à-dire en termes de causalité historique. <strong>Les</strong> considérations fonctionnelles<br />

peuvent limiter le champ <strong>des</strong> choix possibles, mais il est rare, sinon impossible,<br />

qu'elles le limitent d'une façon si stricte que le choix soit exclu.


chapitre 11<br />

le mariage<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 136<br />

<strong>Les</strong> termes mariage et famille ont souvent été considérés comme synonymes<br />

mais, Pour bien <strong>des</strong> systèmes sociaux, cet usage est impropre. <strong>Les</strong> époux, avec leurs<br />

enfants réels ou socialement désignés comme tels, constituent ce que nous avons<br />

appelé un groupe conjugal. La composition et les fonctions de ce groupe peuvent,<br />

dans certaines sociétés, coïncider avec celles de la famille réelle, mais ce n'est pas une<br />

règle générale. Le mariage et la famille sont en fait <strong>des</strong> institutions distinctes et doivent<br />

être considérés séparément.<br />

Le mariage est une union socialement reconnue entre personnes de sexe opposé. Il<br />

diffère <strong>des</strong> relations sexuelles non matrimoniales d'abord parce qu'il est socialement<br />

reconnu, ensuite par la permanence que lui confère cette reconnaissance. Il tire son<br />

importance en tant qu'institution sociale du fait qu'il constitue un fondement stable<br />

pour la création et l'organisation d'un groupe conjugal; ses fonctions intrinsèques, qui<br />

consistent à satisfaire les besoins sexuels <strong>des</strong> partenaires et, par là, à produire <strong>des</strong><br />

<strong>des</strong>cendants, ne sont que secondaires, ces besoins pouvant être convenablement satisfaits<br />

en dehors du mariage. Cependant, les groupes conjugaux ne peuvent exister sans<br />

le mariage et, dans beaucoup de sociétés, une union n'est pas vraiment considérée<br />

comme mariage tant que le groupe conjugal n'a pas accédé à l'existence, c'est-à-dire<br />

tant qu'un enfant n'est pas né. Jusqu'alors, la société n'accorde qu'une reconnaissance<br />

provisoire aux relations nouées entre les époux. Dans beaucoup de cas, les mariages<br />

non féconds sont dissous ipso facto et, dans toutes les sociétés, même dans les<br />

sociétés modernes, la dissolution de ménages inféconds est mieux tolérée que celle de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 137<br />

mariages d'où sont nés <strong>des</strong> enfants. Dans le premier cas, la séparation n'entraîne de<br />

difficultés que pour les individus directement intéressés tandis que, dans le second<br />

cas, elle signifie la désagrégation du groupe conjugal et suscite <strong>des</strong> difficultés pour les<br />

enfants et, bien souvent, pour <strong>des</strong> personnes extérieures au groupe conjugal; quel que<br />

soit l'époux que les enfants suivent dans ce cas, les parents de cet époux doivent<br />

assumer <strong>des</strong> responsabilités supplémentaires pour leur entretien et leur éducation.<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés considèrent la vie matrimoniale comme le type d'existence<br />

le plus normal et le plus souhaitable pour les adultes. <strong>Les</strong> époux sont censés trouver<br />

dans ces relations non seulement la satisfaction régulière de besoins sexuels et la<br />

coopération en matière économique, mais aussi une satisfaction affective. En quelques<br />

rares sociétés, les exigences du groupe consanguin sont si fortes qu'on admet<br />

que les époux ne ressentent aucune affection l'un pour l'autre mais, au moins dans 90<br />

% <strong>des</strong> cultures, les modèles idéaux du mariage exigent cette affection. Même lorsque<br />

les mariages sont arrangés par les parents et que les jeunes gens n'ont pas l'occasion<br />

de se connaître avant leur union, on s'efforce en général d'assembler <strong>des</strong> individus<br />

susceptibles de vivre heureux ensemble. Ainsi, en Chine, on dit communément que la<br />

famille marie ses fils et ses filles avec <strong>des</strong> familles dont la porte fait face à la leur,<br />

c'est-à-dire qui sont du même milieu. <strong>Les</strong> individus appartenant à de telles familles<br />

ont une plus grande chance de s'adapter l'un à l'autre que ceux qui viennent de milieux<br />

très différents. Quand les jeunes gens ont <strong>des</strong> occasions de se rencontrer, on les<br />

consulte presque toujours pour connaître leurs désirs, même lorsque les mariages sont<br />

théoriquement arrangés par les parents. Beaucoup de sociétés estiment que les parents<br />

ont meilleur jugement en la matière, mais très peu approuvent un mariage imposé aux<br />

enfants contre leur gré. De telles contraintes sont surtout le fait de sociétés qui<br />

pratiquent les fiançailles dès l'enfance, avec échange de biens, mais même alors, <strong>des</strong><br />

échappatoires sont en général prévues.<br />

S'il y a ainsi une tendance presque universelle à tenir compte <strong>des</strong> désirs individuels,<br />

il est très rare que les sociétés autorisent le libre choix du conjoint. Le mariage<br />

amène les familles <strong>des</strong> deux parties à entretenir <strong>des</strong> relations nouvelles et il est naturel<br />

qu'elles s'en préoccupent. La méthode la plus commune pour résoudre la difficulté est<br />

de permettre un choix limité parmi <strong>des</strong> partenaires que la famille tient pour acceptables.<br />

De fait, ce type d'arrangement ne fait guère problème. Il ne s'accorde pas avec<br />

nos propres modèles d'amour romantique; toutefois, ces modèles résultent eux-mêmes,<br />

dans une grande mesure, de la culture. Le concept d'amour romantique n'apparut<br />

en Europe qu'avec les troubadours du XIIIe siècle, qui décidèrent d'emblée que cet<br />

amour était impossible entre époux. Encore au XVIIIe siècle, il ne jouait en Europe<br />

qu'un rôle très restreint dans le mariage. Toutes les sociétés reconnaissent qu'il peut se<br />

produire <strong>des</strong> attachements affectifs violents entre personnes de sexe opposé, mais<br />

notre culture américaine actuelle est pratiquement la seule qui ait essayé de faire de<br />

ces attachements le fondement du mariage. La plupart <strong>des</strong> groupes les considèrent au<br />

contraire comme regrettables et tiennent ceux qui en sont victimes pour <strong>des</strong> exemples<br />

répugnants. Leur rareté dans la plupart <strong>des</strong> sociétés fait penser qu'il s'agit d'anomalies<br />

psychologiques auxquelles la culture américaine a accordé une valeur exceptionnelle,<br />

de la même façon que d'autres cultures ont accordé une valeur extrême à d'autres<br />

anomalies. Le héros du cinéma moderne américain est toujours un amoureux<br />

romantique, exactement comme le héros <strong>des</strong> poèmes épiques arabes était toujours un


Ralph Linton (1936), De l’homme. 138<br />

épileptique. Dans une population ordinaire, la proportion d'individus aptes à ressentir<br />

un amour romantique à la façon hollywoodienne doit être du même ordre que celle<br />

<strong>des</strong> individus capables de tomber réellement en crise épileptique. En fait, si la société<br />

y encourage subtilement, on peut imiter parfaitement le modèle de l'amour romantique<br />

ou de la crise d'épilepsie sans même s'avouer qu'il y a imitation.<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés sont moins soucieuses de romanesque que de compatibilité<br />

d'humeur. Elles entraînent leurs jeunes gens à croire que tout-garçon et toute fille<br />

bien élevés, une fois mariés, sont capables de vivre ensemble, d'en être satisfaits et<br />

d'éprouver à la longue une véritable tendresse l'un pour l'autre, ce qui semble vrai<br />

dans la plupart <strong>des</strong> cas. La proportion de mariages heureux est probablement aussi<br />

élevée parmi les mariages arrangés que parmi les mariages romantiques, et les<br />

premiers ont plus de chances de satisfaire les familles concernées. Toutes les sociétés<br />

reconnaissent cependant qu'il y a <strong>des</strong> époux incapables de s'adapter l'un à l'autre et qui<br />

ne peuvent jamais établir entre eux de relations plus satisfaisantes que celles d'une<br />

paix armée. L'institution du divorce reconnaît la compatibilité et le bonheur comme<br />

<strong>des</strong> aspects essentiels <strong>des</strong> relations matrimoniales et elle exprime les valeurs de base<br />

du mariage autant que l'institution du mariage elle-même. Le divorce est une technique<br />

par laquelle les individus qui n'ont pas réussi à trouver ces valeurs dans une union<br />

reçoivent la possibilité de les trouver dans une autre. Une simple séparation peut<br />

remédier à un mariage malheureux mais, tant que la première union n'est pas définitivement<br />

rompue, l'individu ne peut en contracter une autre. Il est privé <strong>des</strong> avantages<br />

du mariage et condamné à une existence incomplète.<br />

Bien que la plupart <strong>des</strong> sociétés reconnaissent le divorce, il n'en est pas pour<br />

l'approuver dans son principe. Le mariage idéal est, partout, celui dont les partenaires<br />

restent ensemble pour la vie. Le divorce est envisagé comme recours ultime, à<br />

n'utiliser que lorsque l'union devient intolérable. Naturellement, le point de rupture<br />

dépend pour une bonne part à la fois de l'individu et de la culture dans laquelle il a été<br />

élevé. En certaines sociétés américaines, il est notoirement bas : c'est ainsi que tel<br />

juge californien a pu accorder un divorce parce que l'épouse s'entêtait à porter du<br />

jaune. Il est d'autres sociétés où il est très élevé. Dans presque toutes, on reconnaît<br />

formellement une série de causes légales de divorce, qui peuvent même être énumérées<br />

dans le contrat de mariage. Ainsi, à Madagascar, la famille de la fiancée la<br />

recommande aux soins de son nouveau mari dans un discours en règle, informant ce<br />

dernier qu'il peut la battre mais que, s'il lui brise un os ou s'il lui arrache les cheveux<br />

ou un oeil, la famille la lui réclamera. Inversement, il est en droit de la renvoyer si<br />

elle parle irrespectueusement de ses beaux-parents, si elle commet l'adultère, ou<br />

encore si elle est incapable de bien cuire le riz. Enfin, les deux parties peuvent se<br />

séparer par consentement mutuel, auquel cas aucun <strong>des</strong> deux ne reçoit d'indemnité de<br />

la famille du conjoint.<br />

Toutes les sociétés mettent beaucoup plus d'ingéniosité à sauvegarder le mariage<br />

et à en assurer la perpétuation qu'à favoriser le divorce, qu'aucune n'encourage. Dans<br />

leur forme élémentaire, ces sauvegar<strong>des</strong> peuvent se limiter à la désapprobation librement<br />

exprimée à l'égard <strong>des</strong> époux qui se séparent et à une désapprobation plus<br />

marquée encore à l'égard <strong>des</strong> étrangers qui ont contribué à la séparation. Dans la<br />

communauté primitive, étroitement intégrée, cette méthode est extrêmement efficace


Ralph Linton (1936), De l’homme. 139<br />

tout en restant assez souple pour tenir compte de cas exceptionnels. Si un mariage<br />

vient à se rompre, chacun connaît toutes les circonstances de la rupture et sait qui<br />

blâmer. <strong>Les</strong> techniques plus institutionnalisées pour assurer la continuité du mariage<br />

sont extrêmement variables. Elles comprennent toutes sortes de sanctions religieuses,<br />

légales et économiques, susceptibles de nombreuses combinaisons. Il se trouve que la<br />

société occidentale s'appuie sur <strong>des</strong> sanctions religieuses mais en cela elle n'est pas<br />

représentative. Si l'on considère le monde entier, les aspects religieux du mariage<br />

semblent peu importants. S'il est fréquent que, à l'occasion de la cérémonie du<br />

mariage, l'on présente le nouveau membre de la famille aux esprits <strong>des</strong> ancêtres ou<br />

que l'on invoque <strong>des</strong> bénédictions sur l'union, la rupture du mariage donne rarement<br />

lieu à <strong>des</strong> punitions surnaturelles.<br />

La plupart <strong>des</strong> sociétés envisage le mariage comme un contrat légal soit entre les<br />

individus concernés, soit entre leurs familles respectives, ce qui laisse la possibilité<br />

de divorcer, puisque les deux parties ne parvenant pas à vivre conformément aux termes<br />

de l'accord, le contrat est nul et non avenu. Ces contrats deviennent plus contraignants<br />

quand ils concernent la propriété aussi bien que les droits et devoirs mutuels.<br />

La forme la plus répandue de contrat par cession de propriété est celle qu'on connaît<br />

sous le nom, souvent impropre, d'achat d'épouse, par lequel le mari, ou la famille du<br />

mari, effectue un paiement à la famille de l'épouse. Le cas inverse, c'est-à-dire celui<br />

où la famille de l'épouse paie la famille du mari ou le mari lui-même, est extrêmement<br />

rare, et l'ancien système européen consistant à fournir une dot pour chacune <strong>des</strong> filles<br />

en est l'une <strong>des</strong> plus proches approximations. Si cette dot restait en général la<br />

propriété de l'épouse, elle s'ajoutait au fonds de roulement du mari en même temps<br />

qu'elle contribuait au confort de la nouvelle famille. <strong>Les</strong> filles bien dotées avaient<br />

plus de chances de se marier que les autres et une somme suffisamment élevée pouvait<br />

compenser aux yeux du mari tel défaut dans l'apparence physique de sa femme<br />

ou dans son caractère. Le paiement direct au mari est encore plus exceptionnel : on le<br />

trouve dans quelques rares castes <strong>des</strong> In<strong>des</strong> où il y a forte pénurie d'hommes. La<br />

religion hindoue inflige les pires sanctions au père qui ne réussit pas à marier sa fille<br />

et, chez les pauvres de ces castes, il est <strong>des</strong> maris professionnels qui vendent leurs<br />

services. Certains de ces hommes ont environ une centaine d'épouses éparpillées dans<br />

<strong>des</strong> villages différents; ils voyagent selon un circuit régulier en passant deux ou trois<br />

jours avec chacune d'elles.<br />

L'achat d'une épouse est si étranger aux modèles de nos sociétés, qui inclinent<br />

plutôt à l'achat du mari, que nous avons tendance à nous méprendre sur sa signification<br />

réelle. Il est très rare que cet achat réduise les femmes à l'état de biens<br />

mobiliers. Un homme peut acheter sa femme, mais il n'est guère de sociétés où il<br />

puisse la revendre. Bien que la cession de propriété ait un but différent selon les<br />

sociétés, elle a en général deux fonctions principales : elle rembourse la famille de<br />

l'épouse de la perte <strong>des</strong> services rendus et, par ailleurs, permet à cette famille de la<br />

remplacer au moyen d'une autre union. Le prix de la fiancée est déboursé à nouveau<br />

lors du mariage d'un fils. A cet égard, l'achat d'une épouse est en fait un substitut de<br />

l'échange de filles, phénomène assez courant chez les peuples de culture simple.<br />

L'achat a le même avantage sur l'échange direct que les opérations au comptant sur le<br />

troc. On n'a pas à attendre que l'autre famille ait produit une fille égale en âge et en<br />

valeur à la sienne propre. En outre, l'achat d'épouse fait <strong>des</strong> filles une forme extrême-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 140<br />

ment avantageuse d'investissement : avec de la chance, le mari peut récupérer et<br />

recouvrer son argent plusieurs fois par la vente de ses propres filles. Dans certaines<br />

parties de l'Afrique, il est courant que le père utilise les premiers versements qu'on lui<br />

fait pour sa fille pour régler ce qui reste dû pour la mère de cette dernière; dans<br />

certaines tribus du Nord de la Californie, un arrangement plus curieux encore prévaut<br />

: là, le prix payé pour une épouse établit le prix de base pour ses filles à venir et la<br />

famille du mari donne tout ce qu'elle peut donner pour l'acquérir en considérant cet<br />

argent comme un bon investissement.<br />

L'autre fonction du prix de la fiancée, et à certains égards la plus importante, est<br />

de déterminer les droits <strong>des</strong> familles concernées par le contrat sur les enfants qui<br />

peuvent naître d'un mariage. En échange d'un dédommagement, la famille de la mère<br />

renonce à tous les droits. Cet aspect de l'achat d'épouse s'exprime très clairement dans<br />

la loi indigène, à Madagascar comme dans beaucoup de tribus africaines. <strong>Les</strong><br />

Maschonas l'expriment dans un proverbe précis : « <strong>Les</strong> enfants sont où le prix de la<br />

fiancée n'est pas ». A Madagascar, c'est la cession de propriété à la famille de l'épouse<br />

par la famille du mari qui légalise un mariage. La valeur <strong>des</strong> biens échangés est fixée<br />

en général par la coutume et, en fait, elle est habituellement peu élevée; elle équivaut<br />

à la provision que nous donnons pour nos propres contrats légaux. Chez les Tanala, la<br />

plupart <strong>des</strong> clans ne donnent en échange d'une épouse qu'une bêche, une grosse perle<br />

d'une sorte particulière et un châle, mais ceci suffit pour établir les droits de la famille<br />

sur les <strong>des</strong>cendants. Dans le seul clan qui ne paie même pas ce prix nominal de la<br />

fiancée, les enfants appartiennent à la famille de la mère : si le père frappe l'un d'eux,<br />

la mère lui donne un avertissement; s'il récidive, elle s'en retourne dans sa propre<br />

famille en emmenant les enfants. <strong>Les</strong> autres Tanala pensent que cette pratique est<br />

déshonorante et considèrent que les membres de ce clan vivent dans un concubinage<br />

honteux. Chez eux, seuls les enfants illégitimes appartiennent à la famille de la mère.<br />

La signification du prix de la fiancée apparaît encore plus clairement dans les lois<br />

d'une autre tribu malgache, celle <strong>des</strong> Vezo Sakalaves, où le prix de la fiancée est<br />

considérable et atteint souvent la valeur de dix ou douze têtes de bétail. En cas de<br />

divorce, quelle qu'en soit la cause, la famille du mari ne peut réclamer un remboursement<br />

ou une autre épouse en remplacement. Mais la femme divorcée ne peut se<br />

remarier sans la permission de son premier mari qui, avant de la lui accorder, s'arrange<br />

avec le nouveau mari pour que celui-ci lui cède les premiers enfants issus de cette<br />

nouvelle union jusqu'à concurrence de trois. Si le premier mari a aussi théoriquement<br />

le droit de demander le remboursement du prix de la fiancée qu'il a versé à l'origine, il<br />

ne saurait le réclamer sans se ridiculiser parce qu'on aurait le sentiment qu'il place les<br />

valeurs matérielles au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> valeurs humaines. <strong>Les</strong> enfants en question sont le<br />

produit de son investissement d'origine et ont exactement la même position sociale et<br />

légale que les enfants issus d'un premier mariage. Il n'est même pas nécessaire que le<br />

premier mari les adopte pour en taire ses héritiers légaux. Il les réclame aussitôt que<br />

la période d'allaitement est terminée et ils sont élevés par sa propre famille. <strong>Les</strong><br />

hommes semblent porter le même intérêt aux enfants qui sont le prix de la fiancée<br />

qu'à leurs enfants véritables et ressentent souvent pour eux une solide affection.<br />

<strong>Les</strong> premières recherches sur le mariage attachaient une grande importance au<br />

mariage par rapt, le considérant même comme la première étape dans le développe-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 141<br />

ment du mariage en tant qu'institution. Capturer <strong>des</strong> femmes et les prendre comme<br />

concubines est un phénomène courant, mais ne constitue pas en soi un mariage. Ces<br />

femmes sont <strong>des</strong> esclaves et l'utilisation sexuelle qu'on en fait ne change pas leur<br />

statut social. La loi mahométane, exceptionnellement libérale en la matière, stipule<br />

qu'une femme devient libre aussitôt qu'elle a donné un enfant à son maître mais,<br />

même alors, elle reste une concubine et n'a pas les droits d'une épouse légale. A<br />

Madagascar, une esclave concubine et ses enfants restaient esclaves tant que leur<br />

maître et père ne les libérait pas par une cérémonie régulière. Au cas contraire, il pouvait<br />

les vendre pour régler ses dettes. La femme ne devenait une épouse que si sa<br />

famille payait au mari la moitié de sa rançon. Ceci libérait à la fois la femme et ses<br />

enfants et leur donnait un statut familial définitif.<br />

Le mariage, en tant qu'institution sociale, n'a guère pu se développer à partir de la<br />

capture <strong>des</strong> femmes. <strong>Les</strong> relations entre le ravisseur et la captive ne demandaient pas<br />

à être socialement reconnues, puisque cela n'aurait contribué en rien à établir une<br />

relation nouvelle entre les groupes familiaux et que la filiation <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants n'était<br />

jamais mise en question. <strong>Les</strong> droits de propriétaire du ravisseur sur la captive<br />

suffisaient à assurer la continuité de l'union et il était de l'intérêt du ravisseur de rester<br />

maître de poursuivre ou de rompre l'union. La captive, en tant qu'étrangère, n'avait<br />

aucun titre à la considération de la société et, par conséquent, celle-ci ne lui garantissait<br />

pas son entretien. En outre, l'acquisition régulière d'épouses par voie de capture<br />

comportait <strong>des</strong> difficultés intrinsèques. Cela limitait le choix du ravisseur presque<br />

autant que celui de la captive et, dans les conditions de vie primitive, requérait beaucoup<br />

de vigilance. Le mariage par rapt n'existe plus aujourd'hui, à proprement parler,<br />

dans aucune société et la plupart <strong>des</strong> rites de mariage qui ont été interprétés comme<br />

<strong>des</strong> survivances du mariage par rapt peuvent être expliqués autrement. <strong>Les</strong> simulacres<br />

de combat entre les familles du mari et de l'épouse, les simulacres d'enlèvement et de<br />

poursuite de la fiancée peuvent n'être rien d'autre que la représentation dramatique de<br />

la pudeur de la fille et du regret que sa famille éprouve à la perdre. Même dans nos<br />

sociétés, ni la fille ni sa famille ne sont censées être transportées de joie à cette occasion.<br />

Le mariage peut être le point culminant d'une longue campagne bien menée,<br />

mais il est de tradition que la fiancée comme sa mère versent quelques larmes et que<br />

le père arbore un air grave.<br />

Il n'apparaît pas de corrélation visible entre les techniques utilisées pour rendre les<br />

unions durables et la composition du groupe constitué par le mariage. En principe,<br />

hommes et femmes peuvent s'unir par le mariage de quatre façons différentes : un<br />

homme - une femme (monogamie), un homme - x femmes (polygynie). x hommes -<br />

une femme (polyandrie) et x hommes et x femmes (mariage de groupe). Le terme<br />

polygamie signifie, au sens propre, simplement pluralité <strong>des</strong> époux et englobe à la<br />

fois la polygynie et la polyandrie; nous en sommes venus à l'utiliser comme synonyme<br />

de polygynie, surtout parce que la polyandrie est si étrangère à nos propres<br />

modèles sociaux que la pluralité <strong>des</strong> époux suggère immédiatement celle <strong>des</strong> épouses.<br />

Ces quatre combinaisons possibles sont reconnues ou permises dans une culture ou<br />

une autre, mais leur fréquence diffère considérablement.<br />

L'ancienne théorie évolutionniste sur le développement du mariage accordait une<br />

grande place au mariage de groupe comme étape logiquement nécessaire entre la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 142<br />

promiscuité originelle que cette théorie supposait et l'une quelconque <strong>des</strong> trois autres<br />

formes de mariage. Nous avons vu que cet état originel de promiscuité n'est probablement<br />

qu'un mythe et, à notre époque, le mariage de groupe est si rare que son<br />

existence même a été mise en question. Il est indéniable qu'il est <strong>des</strong> sociétés qui<br />

reconnaissent et autorisent l'accord par lequel un groupe d'hommes et de femmes<br />

vivent ensemble comme époux. Certains auteurs ont prétendu qu'un arrangement de<br />

ce genre ne constituait pas un mariage de groupe, car il y a, dans tous les cas connus,<br />

un couple principal dont les droits matrimoniaux ont priorité sur ceux <strong>des</strong> autres<br />

membres du groupe. Ceci n'infirme en rien qu'il s'agisse bien d'un mariage de groupe,<br />

pas plus que l'existence d'une épouse principale parmi plusieurs épouses n'empêche<br />

qu'il s'agisse bien de cas de polygynie. Ainsi, aux îles Marquises, la maisonnée se<br />

composait jadis d'un couple principal et d'un ensemble d'autres hommes et de femmes<br />

qui vivaient avec eux et avaient <strong>des</strong> droits sexuels reconnus à la fois à l'égard du<br />

couple principal et entre eux. Cet arrangement ne différait du modèle idéal de mariage<br />

de groupe que sur un point : la liaison <strong>des</strong> partenaires secondaires avec la maisonnée<br />

pouvait être rompue plus facilement que la relation entre les partenaires principaux.<br />

A une époque encore récente, les Todas ont élaboré une institution voisine du<br />

mariage de groupe. Cette tribu pratiquait jadis la polyandrie, le nombre de femmes<br />

dans la tribu étant maintenu très bas par l'infanticide appliqué aux filles. En rapport<br />

avec ce système, la tribu avait institué <strong>des</strong> modèles rigoureux contre la jalousie<br />

sexuelle <strong>des</strong> hommes et considéré le partage <strong>des</strong> femmes à l'amiable comme une<br />

vertu. Sous la loi britannique, l'infanticide fut découragé et le nombre de femmes<br />

s'accrut en proportion; mais les attitu<strong>des</strong> à l'égard du partage <strong>des</strong> femmes sont restées<br />

si fermes qu'un groupe de frères prend maintenant comme épouses communes deux<br />

femmes ou plus, au lieu d'une seule comme auparavant. Il n'en reste pas moins que le<br />

mariage de groupe est extrêmement rare, peut-être parce qu'il n'offre pas d'avantages<br />

pratiques. Il est rare, en effet, que le mariage de groupe soit plus avantageux que<br />

n'importe laquelle <strong>des</strong> trois autres formes de mariage et il va absolument à l'encontre<br />

de la tendance, apparemment innée chez les hommes, à rechercher la possession<br />

exclusive <strong>des</strong> femmes.<br />

La polyandrie, bien plus fréquente que le mariage de groupe il est vrai, reste encore<br />

très rare. Elle semble être assez régulièrement en corrélation avec <strong>des</strong> conditions<br />

économiques difficiles et la nécessité de limiter la population. Toute préoccupation<br />

morale mise à part, la méthode la plus efficace pour limiter la population est l'infanticide<br />

appliqué aux filles. Dans un groupe, c'est le nombre de femmes en âge d'avoir<br />

<strong>des</strong> enfants qui détermine le taux d'accroissement possible, le nombre d'hommes ne<br />

l'influençant en rien. La polyandrie fournit <strong>des</strong> compagnes aux hommes excédentaires<br />

et assure aussi au groupe conjugal la contribution économique de plusieurs hommes.<br />

Dans certains cas, ce dernier facteur peut être aussi important que le premier. Tout<br />

sociologue peut témoigner que, même dans nos sociétés, <strong>des</strong> temps difficiles provoquent<br />

ce qui est essentiellement un arrangement polyandrique, encore que le mari<br />

supplémentaire soit souvent déguisé en pensionnaire.<br />

Dans la plupart <strong>des</strong> sociétés polyandriques, l'ensemble <strong>des</strong> maris d'une maisonnée<br />

est en général un groupe de frères, véritables ou socialement désignés comme tels. La<br />

polyandrie tibétaine en est l'un <strong>des</strong> exemples classiques. Au Tibet, toute la terre arable


Ralph Linton (1936), De l’homme. 143<br />

est divisée, depuis longtemps, en propriétés familiales dont un grand nombre sont<br />

devenues si exiguës qu'elles suffisent à peine à faire vivre un groupe conjugal et ne le<br />

pourraient plus si elles étaient encore subdivisées. Dans chaque famille, il est de<br />

coutume que l'un <strong>des</strong> fils entre dans les ordres religieux et renonce par là à ses prétentions<br />

sur la terre familiale. <strong>Les</strong> autres fils épousent une même femme, travaillent à<br />

la propriété familiale pour faire vivre cette femme et ses enfants, et transmettent la<br />

propriété intacte aux enfants. En dépit de l'infanticide appliqué aux filles, la femme<br />

jouit d'une position élevée. Elle se charge en général <strong>des</strong> finances de la famille et peut<br />

dominer ses époux. La polyandrie ne se rencontrant que dans les basses classes, on<br />

peut, semble-t-il, en conclure qu'elle est due avant tout aux conditions économiques<br />

difficiles : les Tibétains de statut économique plus élevé tendent à être monogamiques<br />

et les nobles riches pratiquent parfois la polygynie.<br />

La polygynie, c'est-à-dire la pluralité <strong>des</strong> épouses, est considérée comme la forme<br />

de mariage la plus désirable dans une très grande partie du monde. Elle ne semble pas<br />

être directement en corrélation avec un état particulier <strong>des</strong> conditions économiques ni<br />

même avec une importance économique prépondérante accordée au travail masculin<br />

ou féminin. Elle existe de la même façon dans <strong>des</strong> sociétés où les femmes font la<br />

majeure partie du travail et où chaque épouse représente ainsi un avoir supplémentaire<br />

pour le groupe conjugal et dans <strong>des</strong> sociétés où les hommes ont les charges<br />

économiques et où chaque épouse représente un débit supplémentaire. Mais, si ces<br />

facteurs économiques ne semblent pas exercer d'influence sur le modèle idéal, ils en<br />

limitent naturellement l'application. Là où les épouses représentent un avoir, même un<br />

homme pauvre peut pratiquer la polygynie à moins que le prix de la fiancée ne soit<br />

prohibitif et une véritable pluralité <strong>des</strong> épouses tend alors à se répandre. Là où les<br />

épouses représentent un débit, peu d'hommes peuvent s'offrir le luxe d'une épouse<br />

supplémentaire. Ainsi, bien que les Eskimo du Groënland autorisent la polygynie, il<br />

faut être excellent chasseur pour faire vivre plus d'une femme et seul un homme sur<br />

vingt possède une seconde épouse. Ceci est vrai également pour la plupart <strong>des</strong><br />

communautés mahométanes : bien que la loi coranique autorise un homme à avoir<br />

quatre épouses et un nombre illimité de concubines, les familles pauvres sont presque<br />

toujours de type monogamique et seul le riche peut posséder toutes les épouses<br />

autorisées.<br />

La pénurie d'hommes est un facteur qui engendre à coup sûr la polygynie.<br />

L'infanticide systématique appliqué aux garçons est quasi inconnu, il serait sans effet<br />

sur l'accroissement de la population et affaiblirait la puissance offensive et défensive<br />

du groupe même s'il n'avait aucune conséquence d'ordre économique. Cependant, la<br />

vie plus active <strong>des</strong> hommes et les tâches plus dangereuses qui leur sont assignées<br />

entraînent en général un excédent de femmes dans les groupes non civilisés. La<br />

guerre, évidemment, y contribue, mais ses effets sont probablement secondaires par<br />

rapport aux dangers encourus dans l'exercice <strong>des</strong> fonctions journalières. Bien que les<br />

groupes non-civilisés soient généralement en état de guerre permanent, les pertes sont<br />

en fait étonnamment faibles. Ainsi, un chef mahafaly, dans le sud-ouest de Madagascar,<br />

en racontant un combat important qui avait coûté à son peuple une grande partie<br />

de territoire, disait que sa tribu avait eu à déplorer la mort de huit hommes.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 144<br />

Il semble bien probable que la fréquence de la polygynie soit due avant tout à la<br />

tendance, générale chez les primates mâles, à monopoliser <strong>des</strong> femmes, les autres<br />

facteurs n'étant que <strong>des</strong> causes secondaires. Cependant, la polygynie n'implique pas<br />

nécessairement une forte domination masculine dans les relations matrimoniales ni<br />

même une position inférieure <strong>des</strong> femmes dans la société. <strong>Les</strong> sociétés polygyniques<br />

sont aussi variables à cet égard que les sociétés monogamiques. S'il existe de rares cas<br />

où les épouses dépendent entièrement du mari, la plupart du temps leurs droits sont<br />

bien protégés. Quand l'ensemble <strong>des</strong> épouses d'un ménage polygynique s'entendent<br />

bien, elles peuvent faire bloc, opposer ainsi un front solide au mari et même le<br />

dominer. Ainsi, les structures <strong>des</strong> familles polygyniques malgaches (représentatives<br />

d'une grande partie de l'Afrique) varient quelque peu d'une tribu à l'autre, mais les<br />

modèles de base sont presque toujours les mêmes : lé premier mariage d'un homme<br />

est en général un mariage d'amour, encore que certaines tribus exigent qu'il épouse la<br />

fille d'une sœur de son père. En tout cas, la première épouse a la préséance sur les<br />

suivantes et elle est le chef incontesté de la partie féminine du groupe conjugal. Le<br />

second mariage a lieu en général trois ou quatre années après et, dans un nombre<br />

surprenant de cas, il se fait à l'instigation de la première épouse: les femmes travaillent<br />

aussi bien aux champs qu'à la maison et, quand il y a de jeunes enfants, elles<br />

trouvent souvent la charge excessive. On ne peut prendre à son service aucune femme<br />

et même l'achat d'une esclave n'est pas une solution satisfaisante 1 . Le mari serait en<br />

droit de faire de l'esclave sa concubine, donnant ainsi à l'épouse autant de motifs de<br />

jalousie que s'il prenait une autre épouse alors que l'esclave porterait moins d'intérêt à<br />

la maisonnée et partagerait de moins bon cœur les tâches. La meilleure solution pour<br />

le mari est d'épouser une autre femme et s'y refuser serait considéré comme un aveu<br />

de pauvreté ou comme une preuve d'indifférence à l'égard de la première épouse.<br />

<strong>Les</strong> secon<strong>des</strong> épouses sont choisies parmi les femmes qui ne sont pas assez<br />

attirantes pour être choisies comme premières épouses, les veuves et les divorcées.<br />

Un homme doit épouser la veuve de son frère si elle a <strong>des</strong> enfants et sa première<br />

épouse ne peut rien y redire. Dans tous les autres cas, il lui faut la permission de son<br />

épouse pour un second mariage. Il est au moins un cas précis où un homme épousa<br />

une seconde femme parce que sa première épouse le souhaitait à toute force : cette<br />

femme était, en effet, l'une <strong>des</strong> amies intimes de l'épouse et déplaisait plutôt au mari.<br />

Pour tous les mariages suivants, le mari doit avoir la permission de ses épouses. A<br />

mesure que leur nombre augmente, il devient plus difficile d'obtenir un consentement<br />

unanime et le mari a souvent recours à la corruption en offrant à ses épouses <strong>des</strong> dons<br />

d'argent ou de bétail. Il y a une seule exception à cette règle : c'est lorsque le mari est<br />

surpris en flagrant délit d'intrigue galante avec une femme encore célibataire. Si l'intrigue<br />

semble sérieuse, les épouses peuvent exiger du mari qu'il épouse cette femme<br />

en arguant du fait que cette dernière doit partager les travaux du ménage. Inutile de<br />

préciser que la situation dans laquelle elle se trouve après le mariage n'est pas <strong>des</strong><br />

plus paisibles et cette curieuse forme de revanche constitue une forte incitation à se<br />

bien conduire. <strong>Les</strong> chefs ne sont pas tenus d'avoir le consentement de leurs épouses<br />

pour <strong>des</strong> mariages ultérieurs et ils sont les seuls à monopoliser un grand nombre<br />

d'épouses. Rares sont les simples particuliers qui en ont plus de trois.<br />

1 La loi française a évidemment mis fin à l'esclavage. Nous parlons de ce qui existait avant la<br />

colonisation.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 145<br />

Quand un homme possède trois épouses, chacune de celles-ci vit, avec ses<br />

enfants, dans une maison séparée. La première épouse garde en général l'habitation<br />

d'origine que le mari considère comme son véritable foyer et où il conserve la plupart<br />

de ses objets personnels. Cependant, il est tenu de passer une journée avec chaque<br />

épouse à tour de rôle. S'il passe chez l'une d'elle le jour prévu pour une autre, il<br />

commet, selon la loi indigène, un acte d'adultère et l'épouse dédaignée est en droit de<br />

divorcer en bénéficiant d'une pension alimentaire égale au tiers de ce que possède le<br />

mari hormis la terre. Une telle faute est considérée comme plus sérieuse qu'une<br />

inconduite avec une femme extérieure au groupe conjugal et bien heureux sera le<br />

mari s'il s'en tire avec un don généreux à l'épouse offensée. Inversement, on considère<br />

que l'adultère, au sens où nous l'entendons, concerne uniquement l'épouse à qui était<br />

réservé le jour où l'adultère a été commis; les autres épouses le lui rapporteront à coup<br />

sûr si elles sont les premières à le découvrir mais, tant que le mari n'aura pas une<br />

véritable intrigue, elles se moqueront d'elle plutôt qu'elles ne compatiront. En principe,<br />

l'épouse offensée est en droit de divorcer en bénéficiant d'une pension alimentaire,<br />

mais elle sera ridiculisée si elle revendique ce droit en arguant d'une simple faute;<br />

aussi se satisfait-elle en général d'un don modéré.<br />

Chaque épouse travaille dans le secteur de la terre du mari qui lui est imparti par<br />

un partage aussi égal que possible et peut exiger l'aide de son mari au jour qui lui est<br />

réservé. Cette exigence d'ordre économique va si loin que, si le mari chasse ou pêche<br />

ce jour-là, l'épouse a droit à la moitié de la prise ou à la moitié de l'argent s'il a vendu<br />

quelque excédent. Chaque femme se nourrit et nourrit ses enfants du produit de sa<br />

portion de terre, ainsi que le mari au jour où il est avec elle. S'il y a un excédent à<br />

vendre, la moitié <strong>des</strong> bénéfices revient au mari en guise de redevance pour la terre.<br />

L'autre moitié est la propriété de l'épouse et, en général, elle confie cet argent à sa<br />

propre famille. Dans un groupe conjugal bien organisé, les femmes vont en général<br />

travailler aux champs à tour de rôle pendant que l'une d'elles reste chez elle pour<br />

cuisiner et soigner les enfants. La famille entière prend son repas dans l'une <strong>des</strong><br />

maisons, puis dans l'autre, afin que, s'il y a trois épouses, la cuisine et la vaisselle<br />

n'incombent à chacune d'elles qu'une fois tous les trois jours. Dans bien <strong>des</strong> cas, les<br />

épouses finissent par être très attachées les unes aux autres et l'ensemble féminin du<br />

groupe a toujours tendance à opposer un front uni au mari. Assez souvent, les épouses<br />

ont <strong>des</strong> aventures galantes parfaitement connues de leurs compagnes sans avoir à<br />

craindre que celles-ci ne les trahissent. La partie féminine de la famille peut ainsi fort<br />

bien diriger et les maris gouvernés par leurs épouses ne sont pas rares. Si le mari tente<br />

d'utiliser la force à l'égard de l'une <strong>des</strong> épouses, les autres lui en tiendront rigueur et<br />

lui rendront la vie pénible par ces métho<strong>des</strong> secrètes que toute femme connaît. <strong>Les</strong><br />

épouses ont beau jeu du fait que le mari a, en principe, une autorité incontestée et<br />

qu'il ne peut appeler à l'aide à l'extérieur sans se rendre ridicule.<br />

Il est peu de systèmes polygyniques où la position de l'homme soit vraiment<br />

meilleure que dans les systèmes monogamiques. Si les épouses ne s'entendent pas<br />

entre elles, la famille sera déchirée par <strong>des</strong> querelles où le mari devra tenir le rôle<br />

ingrat d'arbitre; si elles s'entendent, il devra sans doute affronter une opposition féminine<br />

organisée. Chez les primates sub-humains, le mâle peut dominer un groupe de<br />

femelles car celles-ci sont incapables de s'organiser entre elles et il peut les affronter


Ralph Linton (1936), De l’homme. 146<br />

une à une. L'homme ne peut dominer ses épouses de la même façon, car celles-ci<br />

peuvent s'organiser et le font à la fois à <strong>des</strong> fins défensives et offensives. Si l'ensemble<br />

<strong>des</strong> épouses d'un homme vient à avoir un désir particulier, elles peuvent se relayer<br />

pour l'influencer et sont parfaitement assurées d'obtenir ce qu'elles veulent.<br />

La seule forme de mariage reconnue et permise dans tous les systèmes sociaux est<br />

le mariage monogamique. Elle coexiste avec toutes les autres bien qu'elle ne soit<br />

préférée que dans un nombre relativement restreint de sociétés. Dans les groupes qui<br />

la reconnaissent comme possible, sa signification sociale varie selon la forme de<br />

mariage préférée. Ainsi, dans une société polyandrique, <strong>des</strong> unions monogamiques<br />

peuvent procurer à leurs membres un certain prestige. Un homme qui peut faire vivre<br />

un groupe conjugal sans aide doit être plus riche et plus capable que la moyenne.<br />

Inversement, dans une société polygynique, les unions monogamiques peuvent entraîner<br />

une baisse de prestige. Si un homme n'a qu'une épouse, il sera tacitement supposé<br />

trop pauvre pour en acheter ou en faire vivre une seconde; dans ce cas, la première<br />

femme s'en ressent âprement et fait tout ce qui lui est possible pour provoquer un<br />

second mariage. Elle peut ne pas trouver bonne l'entrée d'une rivale dans la famille,<br />

mais encore moins, à coup sûr, l'idée d'avoir épousé un raté.<br />

En fait, l'analyse du mariage dans différentes sociétés indique qu'il y a très peu de<br />

groupes où la pluralité <strong>des</strong> époux est générale. Même quand la polygynie est posée en<br />

idéal, il n'y a en fait que peu d'hommes qui peuvent se permettre d'avoir plus d'une<br />

épouse. Ainsi, chez les Eskimo, nous l'avons vu, les unions plurales représentent<br />

environ le vingtième <strong>des</strong> unions monogamiques. Dans les civilisations non chrétiennes,<br />

comme celles de l'Inde, de la Chine ou <strong>des</strong> pays islamiques, la proportion est<br />

presque aussi faible. Bien que les facteurs économiques soient ici déterminants, tous<br />

les groupes peuvent aussi faire état d'unions qui sont monogamiques par préférence.<br />

Quand les partenaires retirent de leur union une complète satisfaction affective, ils<br />

préfèrent ne pas introduire d'époux supplémentaires en dépit de la pression sociale.<br />

De telles unions semblent procurer le maximum de bonheur.<br />

Il n'est guère d'étalon auquel les avantages et les désavantages <strong>des</strong> différentes formes<br />

de mariage puissent être mesurés. Chacune est partie intégrante d'un système<br />

social et économique particulier et, par là, fonctionne mieux en relation avec ce système<br />

qu'avec un autre. Notre propre forme de mariage fonctionne parfaitement dans son<br />

cadre présent : pourtant, lorsqu'elle a été introduite dans d'autres sociétés, les résultats<br />

ont été souvent catastrophiques. Il est, dans toutes les sociétés, <strong>des</strong> individus que toute<br />

forme d'union permanente laisse insatisfaits et d'autres, à l'opposé, qui sont capables<br />

d'éprouver une complète satisfaction dans <strong>des</strong> unions monogamiques durables : la<br />

majeure partie de toute population semble se situer entre ces deux extrêmes et peut<br />

être conditionnée à accepter n'importe quel type d'union comme naturel; les individus<br />

y trouvent satisfaction tant que leurs partenaires n'y sont pas résolument hostiles.


chapitre 12<br />

les unités <strong>sociales</strong> déterminées<br />

par la parente<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 147<br />

Dans tous les systèmes sociaux, les liens de parenté déterminent certaines unités,<br />

mais l'importance qui leur est conférée diffère considérablement d'une société à<br />

l'autre; parfois secondaires, ces unités peuvent, dans d'autres sociétés, éclipser complètement<br />

les unités conjugales en devenant le principal centre <strong>des</strong> intérêts et de la<br />

fidélité de leurs membres et la base à partir de laquelle s'organisent la plupart <strong>des</strong><br />

activités de coopération. Dans ce dernier cas, ce type d'unité consanguine est socialement<br />

plus proche de la famille telle que nous la connaissons que ne le sont les groupes<br />

conjugaux; on l'appelle famille étendue.<br />

Parmi les divisions essentielles de la tribu tanala, à Madagascar, la famille<br />

étendue est la plus importante <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong>. Toutes les étapes du développement,<br />

de la stabilisation et enfin de la désintégration peuvent y être observées. A<br />

l'origine d'une famille étendue se trouve un groupe conjugal très comparable, dans sa<br />

composition, aux groupes correspondants dans nos sociétés. Bien que les mariages<br />

pluraux soient autorisés, ils sont rares en fait, et un groupe conjugal se compose en<br />

général d'un homme, de sa femme et de leurs enfants. A mesure que les enfants<br />

grandissent, ce groupe devient une unité de coopération bien organisée. Quand les fils<br />

se marient, ils introduisent leur femme dans le foyer et se bâtissent de nouvelles<br />

maisons proches de l'habitation de leur père. <strong>Les</strong> filles se marient hors de la famille,<br />

mais tous les mariages étant normalement contractés à l'intérieur du village, la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 148<br />

séparation est plus apparente que réelle. La nouvelle résidence <strong>des</strong> filles est, en<br />

général, à deux ou trois minutes de marche de la maison de leur père et elles continuent<br />

à coopérer dans une large mesure avec leur groupe familial d'origine.<br />

Le père a la haute autorité sur ses enfants et sur les enfants de ses fils aussi longtemps<br />

qu'il vit. <strong>Les</strong> ordres qu'il donne à ses filles mariées l'emportent de droit sur<br />

ceux de leur mari, mais il n'a aucune autorité sur les enfants de ses filles qui appartiennent<br />

à la famille étendue de leur propre père. Il organise et dirige les activités du<br />

groupe, apaise les conflits entre les membres et a autorité absolue sur les finances.<br />

Lorsqu'ils demeurent au village, tous les membres masculins de la famille travaillent<br />

ensemble dans les rizières; le produit appartient au père qui le partage entre ses fils<br />

selon leurs besoins et qui garde pour lui l'excédent ou ce que lui en rapporte la vente.<br />

Si les fils travaillent au loin, ils sont tenus d'envoyer à leur père la plus grande partie<br />

de leur salaire. En général, tous ces bénéfices sont investis dans du bétail, seule forme<br />

d'investissement connue de la tribu. En retour, le père paie le prix de la fiancée pour<br />

les épouses de ses fils et leur fait, à l'occasion, <strong>des</strong> dons d'argent quand ils en<br />

manquent; mais ceux-ci ont très peu d'occasions d'acquérir quelque richesse tant que<br />

le père est en vie.<br />

<strong>Les</strong> conditions de vie <strong>des</strong> Tanala font qu'ils ont avantage à ce que les hommes<br />

travaillent nombreux en commun. Leur principale récolte est celle du riz, cultivé sur<br />

brûlis. Il est plus efficace de défricher la brousse en équipe plutôt qu'individuellement.<br />

En outre, les équipes sont mieux en mesure de repousser les attaques ennemies<br />

qui étaient courantes avant les débuts de la domination française. Quinze ou vingt<br />

hommes travaillant en commun peuvent tirer individuellement de leur travail un<br />

bénéfice plus grand que s'ils travaillaient séparément et ce fait semble avoir été très<br />

important pour l'établissement du modèle de la famille étendue.<br />

Beaucoup d'hommes tanala vivent assez longtemps pour voir leurs petits-enfants<br />

devenus adultes et il n'est pas rare, pour un patriarche, d'avoir dix ou douze fils et<br />

petits-fils vigoureux sous son autorité. Quand le vieil homme meurt, les membres du<br />

groupe continuent à vivre et à travailler ensemble exactement de la même façon. Le<br />

fils aîné prend la place du père comme dirigeant et organisateur, mais avec cette<br />

importante différence qu'il ne peut demander contribution à ses frères ni s'approprier<br />

l'excédent de la récolte. Chacun <strong>des</strong> frères a les pleins droits du patriarche sur ses<br />

propres enfants et peut, dès lors, commencer à s'enrichir. La puissance réelle de l'aîné<br />

dépend pour beaucoup de sa propre personnalité. Pour lui assurer une autorité accrue,<br />

le père lui lègue habituellement la majeure partie de ses biens, lui permettant par là de<br />

faire <strong>des</strong> prêts à ses frères et de contrôler ainsi leurs activités financières. En même<br />

temps, il est tenu d'aider généreusement ses frères en cas de besoin et de contribuer<br />

pour une plus grande part que les autres aux cérémonies familiales. Bien que les<br />

autres membres de la famille étendue n'aient aucun droit légal sur l'héritage que l'aîné<br />

a reçu, ils ont un droit moral sur cet héritage et peuvent toujours demander que l'aîné<br />

les aide.<br />

<strong>Les</strong> habitu<strong>des</strong> d'entraide entretenues pendant la domination originelle du père sont<br />

en général si fortes que la famille continue à fonctionner sans histoire et avec<br />

efficacité sous la direction du fils aîné. Quand celui-ci meurt à son tour, son fils aîné


Ralph Linton (1936), De l’homme. 149<br />

lui succède à la tête de la famille : dès lors, il peut se produire <strong>des</strong> scissions dans le<br />

groupe. <strong>Les</strong> frères de la première génération peuvent survivre à leur frère aîné et se<br />

trouver jaloux de la domination d'un homme plus jeune qu'eux, surtout s'ils ont acquis<br />

une richesse personnelle par l'exploitation de leurs propres enfants. La taille atteinte<br />

par la famille peut aussi jouer un rôle : une famille étendue qui ne comprend qu'un<br />

petit nombre d'hommes se scindera rarement, mais là où le nombre d'hommes excède<br />

l'optimum pour le défrichement collectif, la scission est plus probable. Il y a aussi la<br />

surpopulation, puisque chaque famille étendue occupe un espace de terrain nettement<br />

défini dans le village : une famille devenue trop nombreuse pour son espace de terrain<br />

peut en acheter à ses voisins si ceux-ci en ont en trop; sinon, elle est presque forcée de<br />

se scinder. La résidence commune semble être essentielle pour le maintien d'une<br />

famille étendue comme véritable unité fonctionnelle, et un ménage qui part, même<br />

pour s'installer dans une autre partie du même village, disparaît bientôt de l'unité de<br />

coopération.<br />

<strong>Les</strong> fondateurs de familles étendues jouissent d'une considération particulière<br />

dans le culte <strong>des</strong> ancêtres; ils sont vénérés par tous leurs <strong>des</strong>cendants de la lignée<br />

masculine. Quel que soit le nombre <strong>des</strong> subdivisions intervenues dans la famille qu'ils<br />

ont fondée, leur nom reste compris dans les rites sacrificatoires de tous les groupes<br />

issus de cette famille et leur gloire s'accroît, plutôt qu'elle ne décroît, avec le temps.<br />

<strong>Les</strong> hommes qui ne fondent pas une nouvelle famille étendue ne sont vénérés que par<br />

leurs propres fils et petits-fils et l'on oublie bientôt leur nom. <strong>Les</strong> hommes sont ainsi<br />

fortement incités à se séparer de leur famille étendue pour en fonder une nouvelle,<br />

mais il en est peu qui soient vraiment capables de le faire. Le fondateur d'une<br />

nouvelle famille doit avoir assez de fils et de petits-fils adultes pour former une unité<br />

de travail efficace, et avoir aussi une fortune qui lui appartienne en propre. Quand il<br />

se sépare de sa famille étendue, il renonce à tous ses droits sur le territoire collectif de<br />

la famille et il doit envisager l'achat d'un territoire collectif pour la nouvelle famille<br />

soit dans le même village, soit dans un autre. Tant qu'il vit avec sa famille étendue<br />

d'origine, il doit se soumettre à l'autorité du chef de famille. Acheter un territoire<br />

collectif, c'est aviser officiellement la tribu qu'une nouvelle famille est née et cette<br />

propriété est dès lors considérée par cette famille comme indivisible. Elle est le<br />

symbole patent de l'existence de la famille comme unité distincte et aucun membre ne<br />

peut l'hériter ou la vendre à titre individuel. Chez les Imerina, qui ont une organisation<br />

de familles étendues de type très comparables, le symbole de. la famille n'est pas<br />

un terrain mais une tombe commune et aucun homme ne peut fonder une nouvelle<br />

famille avant d'être assez riche pour bâtir une telle tombe pour lui-même et ses<br />

<strong>des</strong>cendants.<br />

Une famille étendue très nombreuse fonde souvent un nouveau village. Dans ce<br />

cas, chaque chef de ménage occupe une terre en ce nouveau lieu et l'unité d'origine se<br />

dissout en une série de nouvelles familles étendues. En général, les nouvelles unités<br />

font scission les unes après les autres, à <strong>des</strong> intervalles de temps considérables; celles<br />

qui restent gardent le territoire collectif et se réorganisent sur de nouvelles bases. Une<br />

famille étendue peut ainsi se prolonger pendant plusieurs générations par la lignée <strong>des</strong><br />

fils aînés et n'arriver à son terme que faute de fils. Quand il ne reste plus assez<br />

d'hommes pour former une unité de coopération efficace, les ménages qui ont survécu<br />

vendent leur territoire collectif ou y renoncent et s'attachent à d'autres familles, les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 150<br />

hommes allant vivre avec le groupe de leur épouse. <strong>Les</strong> enfants sont élevés comme<br />

membres de la famille étendue de leur mère et en deux ou trois générations tout<br />

souvenir de l'unité de leur père sera perdu.<br />

<strong>Les</strong> membres d'une famille étendue tanala ne détiennent aucune propriété en<br />

commun, hormis le territoire collectif qui est le symbole de l'existence de la famille.<br />

Une rizière devant obligatoirement rester en jachère pendant plusieurs années entre<br />

les récoltes, l'ensemble <strong>des</strong> rizières est détenu par le village entier et de nouvelles<br />

sections sont attribuées chaque année à chaque famille. La taille et la valeur de ces<br />

attributions sont adaptées aux besoins de la famille, ce qui a pour effet de maintenir<br />

toutes les familles à un niveau économique uniforme. Chaque maison sur le territoire<br />

collectif et chaque bien mobilier sont propriété personnelle et peuvent, en principe,<br />

être vendus par leur propriétaire. Tous les membres d'une famille ont cependant un<br />

droit moral sur leurs propriétés respectives. Aucun bien de valeur ne saurait en fait<br />

être vendu à un étranger sans l'approbation du groupe. Aucun ménage ne manque<br />

jamais de nourriture ou d'autres biens de première nécessité, et tous les membres de la<br />

famille contribuent, dans la mesure de leurs moyens, aux dépenses <strong>des</strong> cérémonies de<br />

circoncision, <strong>des</strong> mariages et <strong>des</strong> funérailles, même quand ces cérémonies ne concernent<br />

pas leur propre ménage. L'argent est thésaurisé et les prêts d'argent entre membres<br />

de la famille, transactions commerciales à intérêt, sont considérés comme légitimes;<br />

toute autre chose est prêtée et empruntée à titre généreux. A l'occasion <strong>des</strong><br />

cérémonies, le chef de famille est paré <strong>des</strong> vêtements et <strong>des</strong> joyaux les plus fins que<br />

les ressources conjuguées de tous les ménages peuvent fournir. <strong>Les</strong> propriétaires réels<br />

de ces parures acceptent, pour leur part, de présenter une pauvre apparence, car le<br />

chef de famille représente le symbole de l'unité, c'est surtout par lui que les étrangers<br />

jugeront de la richesse et de l'importance de la famille. Ceci est également vrai pour<br />

les épousées, dont les parures de mariage sont empruntées pièce par pièce et retournées<br />

à leur propriétaire après la cérémonie.<br />

A l'intérieur de la famille, le travail est commun, et plus complètement que ne l'est<br />

la propriété. <strong>Les</strong> membres ne sont jamais payés pour les services qu'ils se rendent<br />

mutuellement, assurés qu'ils sont d'être payés en nature dès qu'ils en auront besoin.<br />

En dépit de la grande taille de certaines familles étendues, cette coopération semble<br />

être spontanée et n'exiger aucun renforcement institutionnel. La paresse est sanctionnée<br />

automatiquement, puisque celui qui n'aide pas ne sera pas aidé en retour, mais<br />

le désir de maintenir l'honneur de la famille est une incitation encore plus forte. A<br />

l'intérieur d'un même village, les différentes familles étendues sont toujours promptes<br />

à se blâmer et peuvent même s'opposer. La mauvaise conduite d'un individu quel qu'il<br />

soit rejaillit sur son groupe entier même si la faute est d'ordre strictement familial. La<br />

crainte du « qu'en dira-t-on » est permanente. C'est dire que la discipline nécessaire à<br />

l'intérieur du groupe est imposée aussi discrètement que possible et par <strong>des</strong> moyens<br />

diffus qui échappent à l'attention <strong>des</strong> étrangers. C'est dire aussi que la famille ne fait<br />

pas cause commune avec ceux de ses membres qui se conduisent manifestement mal<br />

ou qui sont notoirement malfaisants.<br />

Ce désir de sauvegarder le bon renom de la famille même aux dépens <strong>des</strong> membres<br />

individuels se manifeste nettement dans deux institutions tanala, celle de l'exclusion<br />

et celle de l'infanticide. L'exclusion est une arme terrible, car elle retranche


Ralph Linton (1936), De l’homme. 151<br />

l'individu à la fois de sa famille encore en vie et de ses ancêtres et le condamne à une<br />

vie errante dans ce monde et dans l'autre. Une telle sentence est considérée comme<br />

plus grave que la mort. Elle n'est prononcée que contre les fils insoumis, dont la conduite<br />

est devenue un scandale public, les voleurs impénitents ou les gens coupables<br />

d'inceste répété. Dans chacun de ces cas, le préjudice est ressenti comme une atteinte<br />

à la communauté entière. La désobéissance filiale et l'inceste éveillent la colère <strong>des</strong><br />

esprits ancestraux, et la punition, sous forme de maladie pour la désobéissance et de<br />

disette pour l'inceste, peut être encourue par le village entier. Quant au vol, ses<br />

implications lointaines sont évidentes. Seuls les fils adultes sont exclus, et ceci<br />

seulement après <strong>des</strong> avertissements répétés. La cérémonie est solennelle, elle s'accomplit<br />

en présence du village entier et la sentence est irrévocable. On avertit les<br />

esprits ancestraux et la famille fait <strong>des</strong> dons au chef de toutes les autres familles<br />

étendues, les dédommageant par là d'avoir servi de témoins et dédommageant aussi le<br />

village de la perte ressentie dans sa richesse en hommes. L'homme exclu est chasse et<br />

on le tue en général s'il revient. Quels que soient ses méfaits ultérieurs, s'ils parviennent<br />

aux oreilles du village, rien ne sera retenu contre sa famille, celle-ci l'ayant<br />

formellement désavoué.<br />

La pratique de l'infanticide vient du même désir de sauvegarder l'honneur de la<br />

famille. <strong>Les</strong> enfants représentent un avantage économique particulier pour leurs<br />

parents et ceux-ci les aiment autant que dans nos sociétés; pourtant un nombre<br />

considérable d'enfants sont mis à mort. Partout où un enfant naît, on a recours à un<br />

devin pour déterminer sa <strong>des</strong>tinée selon un calendrier de jours bénéfiques et maléfiques.<br />

<strong>Les</strong> enfants nés en certains jours déterminés de chaque cycle du calendrier étant<br />

condamnés à devenir voleurs ou sorciers, ou à porter malheur au groupe familial, on<br />

les tue avec toute la rapidité et la compassion possibles.<br />

On rencontre en beaucoup de sociétés <strong>des</strong> unités très semblables aux familles<br />

étendues tanala. <strong>Les</strong> maisonnées iroquoises, dont il a été question dans un chapitre<br />

précédent, sont de bons exemples d'une telle institution, mais fondée sur la lignée<br />

féminine au lieu de la lignée masculine. En outre, la famille étendue n'est pas un type<br />

d'organisation nécessairement circonscrit aux groupes de culture simple. Ainsi la<br />

famille chinoise comprend, en général, trois ou quatre générations d'hommes avec<br />

leur femme et leurs enfants, tout le groupe vivant dans un même bâtiment et associant<br />

son travail et ses ressources sous la direction de l'homme le plus âgé. Ces groupes<br />

persistent souvent pendant <strong>des</strong> siècles, les fils qui souhaitent s'en séparer recevant leur<br />

part de la propriété commune en argent comptant, tandis que la maison et la terre sont<br />

gardées par la collectivité. Bien que ces unités puissent quelquefois être dissoutes et<br />

leurs ressources communes partagées entre les membres masculins, cette dissolution<br />

entraîne pour elles une grave perte de prestige et les membres <strong>des</strong> autres groupes<br />

familiaux sont peu disposés à s'allier avec elles par le mariage. L'organisation par<br />

familles étendues est caractéristique aussi de divers groupes civilisés en Inde et cette<br />

institution a été reconnue par la loi britannique.<br />

<strong>Les</strong> familles étendues se distinguent <strong>des</strong> autres unités <strong>sociales</strong> dont la composition<br />

est déterminée par une <strong>des</strong>cendance unilinéaire surtout par leur résidence commune et<br />

leur taille limitée. Ces caractéristiques permettent à la famille étendue de remplir la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 152<br />

plupart <strong>des</strong> fonctions assignées aux unités conjugales dans les sociétés modernes. La<br />

parenté biologique n'est importante pour établir les familles comme unités. <strong>sociales</strong><br />

fonctionnelles qu'en tant que repère pour déterminer l'appartenance au groupe de<br />

résidence. Ainsi, dans nos sociétés, un enfant n'est pas un véritable membre fonctionnel<br />

de l'unité sociale dans laquelle il est né lorsqu'il est élevé dans un autre ménage.<br />

En pratique, il appartient au groupe dans lequel il a été élevé, ce qui lui devient<br />

douloureusement évident quand il rend visite à ce qu'on appelle sa propre famille. <strong>Les</strong><br />

modèles idéaux de notre culture prescrivent, en effet, certaines attitu<strong>des</strong> entre parents<br />

et enfants et entre frères et sœurs : le visiteur étant en fait un étranger, ses attitu<strong>des</strong><br />

doivent être simulées, ce qui entraîne une certaine tension et, en plus, il est extrêmement<br />

difficile de l'adapter à l'unité familiale de travail. Inversement, <strong>des</strong> gens habitués<br />

à vivre ensemble, qu'ils soient parents ou non, s'adaptent mutuellement dans leur personnalité<br />

et entretiennent <strong>des</strong> liens d'affection réciproque; ils peuvent être entraînés à<br />

une coopération totale en grande partie inconsciente.<br />

Lorsque le nombre de membres s'accroît au-delà d'un certain seuil, certains ménages<br />

se séparent du groupe et fondent de nouvelles unités. Il semble que, en toute<br />

société, il y ait, pour la famille étendue, une taille optimum résultant, en partie, de<br />

facteurs liés à la résidence commune et à l'exploitation en commun <strong>des</strong> ressources et,<br />

en partie, de facteurs psychologiques. <strong>Les</strong> premiers varient probablement d'une société<br />

à l'autre, mais les derniers doivent être assez constants : le nombre de personnes<br />

avec qui un individu peut garder <strong>des</strong> contacts étroits et à la personnalité <strong>des</strong>quelles il<br />

peut s'adapter étant nécessairement limité, quand l'unité devient trop vaste pour que<br />

chacun puisse bien connaître les autres, il tend naturellement à se former, à l'intérieur<br />

de l'unité, <strong>des</strong> regroupements réunissant les proches connaissances. Des conflits<br />

d'intérêts entre ces regroupements finissent par se produire et le groupe éclate.<br />

Le nombre de sociétés organisées sur le modèle de la famille étendue est relativement<br />

restreint. Cependant, la plupart <strong>des</strong> systèmes sociaux du monde comprennent<br />

<strong>des</strong> unités dont la composition est déterminée par la <strong>des</strong>cendance dans la lignée<br />

masculine ou féminine. En fait, la lignée sélectionnée (sous l'influence de facteurs qui<br />

ont déjà été examinés) n'est pas d'une importance essentielle, puisque les regroupements<br />

effectués selon l'une ou l'autre logique présentent exactement la même<br />

distribution irrégulière d'individus <strong>des</strong> deux sexes et de tous âges et ont les mêmes<br />

possibilités de fonctionner socialement. Certes, comme Lowie l'a montré, « une<br />

société matrilinéaire qui associe la résidence matrilocale avec une exogamie locale ne<br />

peut parvenir à une très grande solidarité politique. Sa force de combat se compose en<br />

grande partie d'hommes venus de l'extérieur, originaires quelquefois d'une douzaine<br />

de clans différents, donc en désaccord possible les uns avec les autres 1 ». Cependant,<br />

cette difficulté n'est pas propre à l'unité sociale fondée sur la <strong>des</strong>cendance féminine.<br />

Elle peut être évitée en limitant les mariages à l'intérieur du groupe local (endogamie<br />

locale) ou en conjuguant la <strong>des</strong>cendance matrilinéaire avec la résidence patrilocale,<br />

ou encore par l'élimination <strong>des</strong> unions matrimoniales permanentes. Toutes les<br />

dispositions qu'on trouve associées aux groupes à <strong>des</strong>cendance patrilinéaire peuvent<br />

1 Robert H. Lowie, An Introduction to Cultural Anthropology, New-York, Farrar and Rinehart,<br />

1935, p. 258.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 153<br />

ainsi apparaître conjointement à la <strong>des</strong>cendance matrilinéaire et il semble évident que<br />

la ligne de <strong>des</strong>cendance n'est ici qu'un facteur mineur.<br />

Il règne aujourd'hui une très grande confusion dans la terminologie appliquée à<br />

ces groupes à <strong>des</strong>cendance unilatérale. Dans les premières étu<strong>des</strong>, on attachait une<br />

grande importance à la lignée sélectionnée. <strong>Les</strong> unités dont la composition était fondée<br />

sur la <strong>des</strong>cendance masculine étaient appelées gentes (gens au singulier), tandis<br />

que celles qui étaient fondées sur la <strong>des</strong>cendance féminine étaient appelées clans. On<br />

ne disposait d'aucun terme général pour désigner ces unités indépendamment de la<br />

ligne de <strong>des</strong>cendance : on a tenté d'y remédier par l'introduction d'un nouveau terme,<br />

sib, mais celui-ci n'a pas été toujours accepté. A présent, on tend à utiliser le mot clan<br />

comme synonyme de groupe à <strong>des</strong>cendance unilatérale en précisant clan matrilinéaire<br />

ou patrilinéaire quand il est nécessaire d'indiquer la lignée et nous nous conformerons<br />

ici à cet usage.<br />

Avant tout, il convient de mettre clairement en évidence la double nature du clan.<br />

Il a un aspect biologique et un aspect social fondamentalement distincts. Selon la<br />

définition généralement admise, le clan est une société déterminée biologiquement. Si<br />

l'on adhère strictement à cette définition, on peut diviser toute population en groupes<br />

claniques, en étudiant simplement l'ascendance de ses membres et en les rangeant<br />

selon la <strong>des</strong>cendance unilatérale commune. En fait, les groupements ainsi établis<br />

n'auraient aucun <strong>des</strong> aspects sociaux du clan. Ils ne seraient que <strong>des</strong> collections d'individus<br />

non adaptés les uns aux autres, ni dans leur comportement ni dans leurs<br />

attitu<strong>des</strong>. <strong>Les</strong> groupes à <strong>des</strong>cendance unilatérale doivent être reconnus comme unités<br />

socialement distinctes et se voir attribuer certaines fonctions relatives à la fois à leurs<br />

membres et à la société globale pour que le clan, de phénomène biologique, se<br />

transforme en phénomène social. <strong>Les</strong> fonctions particulières attribuées à ces unités et<br />

même la reconnaissance de leur existence sont de l'ordre de la culture. C'est pourquoi,<br />

bien que tous les clans soient par définition biologiquement équivalents, les clans<br />

existant à l'intérieur de deux sociétés différentes ne sont jamais socialement<br />

équivalents. Il est donc extrêmement difficile d'étudier les clans en général, en tant<br />

qu'institutions <strong>sociales</strong>.<br />

Dans son aspect biologique comme dans son aspect social, le clan représente<br />

essentiellement une expansion du groupe familial consanguin. Au lieu de laisser les<br />

relations biologiques tomber dans l'oubli après deux ou trois générations, on les<br />

perpétue de telle façon que <strong>des</strong> cousins à <strong>des</strong> degrés très éloignés se considèrent comme<br />

assez proches parents. Partout où le clan est reconnu, il existe <strong>des</strong> mécanismes qui<br />

ont pour fonction de rappeler aux individus leur parenté biologique et d'en souligner<br />

l'importance. L'unité clanique possède généralement un nom et très souvent un<br />

symbole -animal ou objet particulier - que ses membres traitent avec respect. Ceux-ci<br />

présentent souvent <strong>des</strong> détails distinctifs dans leur habillement ou leurs ornements,<br />

afin qu'on puisse d'un coup d'œil reconnaître leur affiliation clanique. L'unité du clan<br />

peut être encore manifestée par <strong>des</strong> assemblées ou <strong>des</strong> rites cérémoniels particuliers.<br />

Enfin, il est d'usage pour les membres du clan de s'appeler entre eux par <strong>des</strong> noms de<br />

parenté identiques à ceux qu'ils utilisent pour leur groupe familial immédiat. Ainsi, on<br />

nomme souvent frère et sœur les membres du clan appartenant à la même génération,<br />

père les hommes de la génération de son père si le groupe est patrilinéaire, tante les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 154<br />

femmes de la génération de son père, etc. Ceci n'implique pas que l'individu ait<br />

quelque doute sur l'identité de ses véritables frère, père ou tante. Il ne s'agit là que<br />

d'une technique pour mettre en évidence le fait que, théoriquement, le clan est une<br />

seule grande famille.<br />

En dépit de ces tentatives pour faire ressortir l'unité du clan et sa ressemblance<br />

avec le groupe familial consanguin, le clan ne peut jamais remplacer ce groupe<br />

comme unité fonctionnelle. Par un processus normal, le clan devient rapidement trop<br />

vaste pour que la totalité de ses membres puissent entretenir <strong>des</strong> contacts personnels<br />

directs. <strong>Les</strong> attitu<strong>des</strong> réciproques qui donnent au groupe étroitement consanguin une<br />

forte solidarité et une grande aptitude à coopérer sont, dans le clan, floues et diffuses.<br />

Un membre du clan peut être tenu de ressentir de l'affection pour tous les autres<br />

membres et de prendre un vif intérêt à ce qui les concerne, mais il ne peut vraiment<br />

ressentir ces sentiments à l'égard de personnes avec qui il n'a que peu, ou pas du tout,<br />

de contacts. Le mieux qu'il puisse faire, c'est de les simuler au moment propice. Quiconque<br />

s'est déjà vu dans l'obligation de recevoir un cousin qu'il n'avait jamais<br />

rencontré auparavant peut comprendre ce qu'il en est. <strong>Les</strong> sentiments simulés peuvent<br />

satisfaire les exigences du savoir-vivre mais ils ne mènent pas à une véritable<br />

coopération.<br />

<strong>Les</strong> modèles qui, à l'intérieur d'un clan, régissent le comportement <strong>des</strong> membres<br />

les uns vis-à-vis <strong>des</strong> autres sont presque toujours inspirés de ceux qui régissent le<br />

comportement réciproque <strong>des</strong> membres d'une véritable famille mais, faute de sentiments<br />

authentiques, ces modèles perdent progressivement de leur force. Ainsi les<br />

droits et devoirs théoriques d'un chef de clan, s'il en existe un, sont presque toujours<br />

une reproduction de ceux d'un chef de famille. Cependant, le chef de clan ne peut<br />

jamais avoir véritablement autant de pouvoir sur les membres de son clan que le chef<br />

de famille sur sa propre famille. Même si en théorie ce pouvoir est absolu, il est limité<br />

en fait par une série de contrôles et de contrepoids. De la même façon, l'individu ne se<br />

comporte pas à l'égard d'un frère ou d'un père claniques comme à l'égard d'un<br />

véritable frère ou père. S'il y a un modèle général de respect et d'obéissance à l'égard<br />

<strong>des</strong> pères, l'individu appliquera ce modèle de façon stricte à l'égard de son propre<br />

père, de façon un peu moins stricte à l'égard d'un père classificatoire qui serait son<br />

proche parent et qu'il connaîtrait bien, et de façon encore moins stricte à l'égard d'un<br />

« père » qui ne serait qu'un parent éloigné avec qui il n'aurait eu que peu de contacts.<br />

Il peut être de son devoir d'aider tout individu qu'il nomme frère, mais il n'aidera<br />

certainement pas tous ses « frères » dans la même mesure.<br />

Le clan doit être considéré, par conséquent, comme une unité familiale étendue et<br />

diffuse. Son fonctionnement dépend avant tout de la vigueur <strong>des</strong> liens affectifs qui<br />

unissent ses membres et <strong>des</strong> occasions qu'ils ont de coopérer, éléments qui à leur tour<br />

sont influencés par bien d'autres facteurs. Une société qui privilégie les unités<br />

conjugales et donne régulièrement aux intérêts <strong>des</strong> époux la préséance sur ceux <strong>des</strong><br />

parents peut difficilement donner naissance à une solide organisation clanique. Le<br />

degré d'unité et d'esprit de corps caractéristique du clan dépend aussi, en grande<br />

partie, de l'efficacité <strong>des</strong> techniques que la culture utilise pour provoquer <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong><br />

adéquates chez les membres du clan. Remarquons en passant que l'unité réelle et les<br />

possibilités réelles de coopération <strong>des</strong> clans ne peuvent être déduites du degré de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 155<br />

précision avec lequel le comportement mutuel de leurs membres est prescrit. L'importance<br />

que les sociétés donnent à la formalisation et à la verbalisation <strong>des</strong> modèles de<br />

comportement est très variable. Des règles précises de comportement n'impliquent<br />

pas nécessairement <strong>des</strong> prescriptions plus rigoureuses que les modèles vaguement<br />

formulés de respect et d'assistance mutuelle. En fait, le groupe qui verbalise complètement<br />

ses modèles peut fonctionner moins efficacement que celui qui ne le fait pas,<br />

puisqu'il est plus facile d'enfreindre la loi dans sa lettre que dans son esprit.<br />

La résidence exerce aussi une forte influence sur le fonctionnement du clan.<br />

Quand le groupe clanique et le groupe local coïncident, un sentiment de solidarité et<br />

<strong>des</strong> modèles de coopération peuvent se constituer. Le clan peut vraiment prendre en<br />

charge la plupart <strong>des</strong> fonctions de la famille aussi bien que celles du groupe local. Il<br />

en est de même lorsque le clan forme le noyau du groupe local, le reste du groupement<br />

étant formé d'époux originaires d'autres unités. Au contraire, un clan dont les<br />

membres sont dispersés sur un vaste territoire peut se considérer comme une entité<br />

distincte, mais ne peut fonctionner comme une unité dans les circonstances ordinaires.<br />

Ses membres ont rarement l'occasion de se réunir et bien qu'ils puissent coopérer<br />

dans <strong>des</strong> circonstances particulières, lors d'une cérémonie par exemple, dans leur vie<br />

quotidienne ils coopèrent plutôt avec les membres d'autres clans parmi lesquels ils<br />

vivent. Ils ont plus d'intérêts en commun avec les membres <strong>des</strong> différents groupes<br />

locaux auxquels ils peuvent être affiliés qu'avec les membres de leur propre clan.<br />

La signification sociale du clan varie donc considérablement : il est <strong>des</strong> sociétés<br />

où le clan est une unité très organisée et socialement dominante, proche de la famille<br />

étendue, et d'autres, au contraire, où l'importance fonctionnelle du clan est à peine<br />

plus grande que celle dont jouissent nos propres groupements d'individus portant le<br />

même nom de famille. On n'aperçoit aucune corrélation constante entre l'importance<br />

du clan et tel ou tel élément culturel ou le degré global de complexité de la culture.<br />

On a souvent prétendu que les clans puissants sont caractéristiques de sociétés se<br />

situant dans la zone moyenne du développement culturel et que ce modèle tend à<br />

s'affaiblir aux extrémités supérieure et inférieure de l'échelle culturelle. Ceci est, pour<br />

le moins, contestable. <strong>Les</strong> Eskimo, qui sont <strong>des</strong> chasseurs à culture simple, ignorent le<br />

concept du clan; les Australiens, au contraire, qui se trouvent à peu près au même<br />

niveau culturel, ont une organisation clanique très développée et les fonctions <strong>des</strong><br />

clans y sont nombreuses. A l'autre extrémité de l'échelle, les Chinois ont longtemps<br />

conservé une forme d'organisation clanique aux groupements d'individus portant le<br />

même nom de famille (ou gran<strong>des</strong> familles). Ces unités n'exercent pas autant de<br />

fonctions que les clans de certaines autres sociétés, mais elles sont d'authentiques<br />

unités fonctionnelles d'une importance sociale considérable. Chaque grande famille,<br />

au moins dans le nord de la Chine, a son propre territoire avec un temple de famille et<br />

<strong>des</strong> champs collectifs appartenant au groupe. Bien que la grande famille puisse comprendre<br />

200 000 à 300 000 individus éparpillés dans toute la Chine, tous les membres<br />

sont enregistrés et les registres remis à jour à intervalles réguliers. <strong>Les</strong> membres<br />

riches font <strong>des</strong> legs à la famille pour l'entretien du temple et pour aider les membres<br />

pauvres. Beaucoup de ces familles entretiennent, dans <strong>des</strong> villes éloignées, <strong>des</strong> associations<br />

qui servent de points de ralliement à leurs membres et de sociétés de secours


Ralph Linton (1936), De l’homme. 156<br />

mutuels. Tous les membres se doivent mutuellement assistance et ils ne peuvent se<br />

marier entre eux quel que soit leur véritable degré de parenté.<br />

Bien qu'une forte organisation clanique fonctionnelle ne puisse être mise en<br />

corrélation avec un niveau particulier de complexité de la culture et qu'elle ne soit<br />

pas, assurément, une étape dans l'évolution unilinéaire de la société, elle semble être<br />

en corrélation, d'une façon très générale, avec la stabilité de la culture et de la<br />

résidence. <strong>Les</strong> sociétés qui appartiennent à ce que nous pensons être la zone médiane<br />

du développement culturel réunissent en général ces deux conditions. Bien que leur<br />

culture ne soit jamais statique, le changement y est généralement lent. La composition<br />

<strong>des</strong> unités locales, particulièrement dans les sociétés agricoles, tend aussi à être assez<br />

constante. Même en cas de nomadisme, il en résulte simplement un transfert de la<br />

totalité du village d'un endroit à un autre et, en général, un individu vit et meurt<br />

entouré <strong>des</strong> mêmes voisins. De telles conditions favorisent la prépondérance <strong>des</strong><br />

statuts attribués aux dépens <strong>des</strong> statuts acquis et le clan offre un point de repère commode<br />

pour l'attribution de statuts de ce genre aux individus. Dans une société stabilisée,<br />

l'appartenance à une unité sociale puissante et bien définie procure à l'individu<br />

une sécurité à la fois économique et psychologique. Ses chances de s'élever par ses<br />

propres moyens étant strictement limitées par les modèles sociaux établis, il a peu à<br />

perdre en coopérant avec ceux de son clan. Dans <strong>des</strong> circonstances de rapide<br />

changement culturel, les modèles qui limitent les performances individuelles tendent<br />

toujours à s'effondrer. L'homme capable et ambitieux peut aller plus loin seul qu'en<br />

tant que membre d'un vaste groupe consanguin. Il a moins besoin de l'aide que le clan<br />

peut lui offrir et il est peu disposé à payer cette aide en prenant soin d'un certain<br />

nombre de parents pauvres ou socialement insignifiants. Quand un rapide changement<br />

culturel se conjugue avec une vie urbaine et une forte mobilité individuelle, il devient<br />

presque impossible pour les clans de fonctionner. <strong>Les</strong> individus qui réussissent<br />

peuvent se séparer <strong>des</strong> membres de leur clan et, une fois hors de portée, ignorer les<br />

revendications du clan. Plus l'unité politique est vaste (qu'il s'agisse de son territoire<br />

ou de sa population), plus il est facile au réfractaire de disparaître. La persistance <strong>des</strong><br />

clans comme unités fonctionnelles en Chine peut très bien s'expliquer par la stabilité<br />

relative de la culture chinoise et les possibilités limitées de promotion individuelle. La<br />

sécurité dans ce cas vaut plus aux yeux de l'homme moyen que la possibilité d'agir<br />

seul. Inversement, dans le développement <strong>des</strong> civilisations grecque et romaine, la<br />

rapide disparition <strong>des</strong> vastes groupes consanguins constitués en unités fonctionnelles<br />

fut probablement provoquée par l'élargissement soudain <strong>des</strong> unités politiques et<br />

l'accroissement <strong>des</strong> possibilités de promotion individuelle qui s'en suivit, tout ceci<br />

conjugué avec une culture en rapide transformation.<br />

Dans le clan, qui représente essentiellement une extension de l'unité familiale<br />

consanguine, on l'a vu, les droits et les devoirs mutuels <strong>des</strong> membres de la famille<br />

sont répartis entre un grand nombre d'individus; il en résulte un certain affaiblissement.<br />

<strong>Les</strong> parents claniques, qui sont socialement égaux aux parents de la famille<br />

immédiate, déchargent ceux-ci d'une partie de leurs devoirs et se tiennent prêts à les<br />

remplacer complètement en cas de besoin : l'individu en éprouve une sécurité accrue<br />

venant de la certitude qu'il a d'être aidé en cas de nécessité. Le clan joue, comme la<br />

famille et mieux qu'elle, le rôle d'intermédiaire entre l'individu et la société globale :<br />

mieux, à cause de sa plus grande importance numérique et économique. La respon-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 157<br />

sabilité du clan en ce qui concerne la conduite de ses membres est un modèle très<br />

courant. Tant que l'individu n'est pas capable de s'enfuir et de laisser les membres de<br />

son clan « payer les pots cassés », ce modèle est avantageux pour l'individu comme<br />

pour la société globale : d'une part, il protège l'individu contre la vengeance d'ennemis<br />

plus forts et contre <strong>des</strong> sanctions abusives ou injustes; d'autre part, il forme<br />

l'instrument le plus efficace pour prévenir les fautes. Quelle que soit l'unité dont ils<br />

font preuve face aux étrangers, ses membres n'aiment pas se trouver brouillés avec<br />

leurs voisins ou se voir collectivement sanctionnés pour quelque faute commise par<br />

l'un d'eux. <strong>Les</strong> membres d'un clan se connaissent bien entre eux et sont fortement<br />

interdépendants, ils sont donc en mesure d'empêcher les fautes graves en faisant<br />

pression de façon spontanée sur l'individu et, plus encore, de rendre la vie impossible<br />

au coupable s'il l'est en dépit d'eux. Celui qui complote un crime peut être assuré que<br />

son clan le tirera d'affaire s'il n'a pu en empêcher l'exécution, mais il peut être assuré<br />

également que son existence sera désormais loin d'être agréable.<br />

Parmi les fonctions générales que le clan peut hériter du groupe familial consanguin,<br />

il en est deux d'une importance capitale : la régulation du mariage et le contrôle<br />

de la propriété. Bien qu'aucune de ces deux fonctions ne soit attribuée au clan de<br />

manière universelle, celle qui règle les mariages l'est si fréquemment qu'on peut la<br />

considérer comme typique. <strong>Les</strong> clans sont généralement <strong>des</strong> unités exogames, c'est-àdire<br />

que leurs membres ne peuvent se marier entre eux. Dans un nombre beaucoup<br />

plus restreint de cas, ils sont endogames, c'est-à-dire que leurs membres ne peuvent se<br />

marier à l'extérieur du clan. Dans chacun <strong>des</strong> cas, l'appartenance à l'unité clanique<br />

limite le choix du conjoint, de la même façon que l'appartenance à une unité familiale.<br />

<strong>Les</strong> règles d'exogamie découlent directement de la prohibition de l'inceste qui<br />

fait partie de tous les modèles d'organisation familiale. Elles mettent en évidence<br />

l'idée que le clan est réellement une famille élargie. <strong>Les</strong> règles d'endogamie sont<br />

issues du désir de conserver la propriété ou le privilège à l'intérieur du groupe clanique<br />

et d'accentuer la distinction entre celui-ci et les autres clans. Chacun <strong>des</strong> deux<br />

types de règles sert à maintenir dans l'esprit de ses membres la réalité de l'unité du<br />

clan et à délimiter sa composition avec une netteté accrue. Là où ces lois sont en<br />

vigueur, les membres d'un clan savent exactement qui en est membre et qui ne l'est<br />

pas.<br />

Le contrôle de la propriété est une fonction moins universelle du clan; elle apparaît<br />

plus fréquemment, semble-t-il, dans les cas de clans bien localisés dont les<br />

membres détiennent souvent une terre en commun. Cependant, Lauriston Sharp<br />

rapporte un cas, en Australie du Nord, où les clans dont les membres sont dispersés<br />

dans de nombreux groupes locaux détiennent encore <strong>des</strong> territoires en commun.<br />

Ceux-ci sont éparpillés et exploités surtout par les membres du clan qui habitent le<br />

plus près, mais tout membre a normalement le droit de chasser sur n'importe quel<br />

territoire appartenant au clan 1 . Même quand il existe de puissants modèles autorisant<br />

la possession individuelle, il n'est pas rare que le clan, en tant que collectivité, conserve<br />

un droit de regard ultime sur la propriété de ses membres et puisse interdire Une<br />

vente de terre ou d'objets de valeur à <strong>des</strong> étrangers. En effet, tant que les modèles<br />

d'assistance mutuelle entre les membres du clan demeurent Puissants, il y a, à<br />

1 Lauriston Sharp, Correspondance inédite.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 158<br />

l'intérieur du clan, mise en commun <strong>des</strong> ressources économiques, sinon en théorie, du<br />

moins en pratique. Le groupe peut recourir aux ressources de ses membres en cas de<br />

nécessité. Aussi, la vente de la propriété, en particulier de la terre, à <strong>des</strong> étrangers<br />

signifie-t-elle une réduction du capital qui appartient au clan en tant que collectivité.<br />

Au titre de collectivité qui survit à l'individu, le clan est un instrument extrêmement<br />

commode pour l'accomplissement de fonctions qui requièrent une certaine<br />

continuité et, de fait, elles lui sont couramment attribuées. Elles sont, bien sûr, très<br />

variables et comprennent souvent <strong>des</strong> devoirs très curieux. Ainsi, à Madagascar, l'un<br />

<strong>des</strong> clans de la tribu bara est tenu de fournir un sacrifice humain à la mort du chef<br />

suprême. L'homme sacrifié doit être jeune, bien fait, en bonne santé et membre à part<br />

entière du clan. Quand le chef meurt, les anciens du clan se réunissent et décident qui<br />

il convient de sacrifier. Ce devoir est considéré comme un honneur pour le clan, une<br />

reconnaissance de sa fidélité à la famille régnante et l'on dit que l'homme désigné<br />

n'essaie jamais de s'enfuir. La charge de fournir certains fonctionnaires publics est<br />

aussi très souvent confiée aux clans. Si de telles attributions sont généralement<br />

considérées comme <strong>des</strong> honneurs et peuvent devenir <strong>des</strong> prérogatives jalousement<br />

gardées, les avantages pratiques que les clans en tirent sont souvent nuls. Par contre,<br />

les avantages pour la société globale sont considérables. Supposons que le grand<br />

prêtre d'une tribu soit toujours issu d'un clan particulier : ce clan, en tant que<br />

collectivité, devra veiller à ce que ce poste soit toujours adéquatement pourvu. Il doit<br />

assurer l'entraînement d'individus aux devoirs de la charge, sélectionner ceux qui sont<br />

compétents et en garder un ou plusieurs en réserve, prêts à prendre cet office en<br />

charge aussitôt que le prêtre en fonction meurt ou se démet. En assignant ce rôle au<br />

clan, la société assure la continuité de la prêtrise et l'accomplissement ininterrompu<br />

<strong>des</strong> devoirs sacerdotaux.<br />

Le caractère collectif du clan est aussi utilisé pour lui attribuer <strong>des</strong> fonctions<br />

religieuses ou magiques, tenues pour essentielles au bien-être de la société. Le soin<br />

<strong>des</strong> objets sacrés, chers au groupe en son entier, est en général confié à un ou plusieurs<br />

clans Particuliers plutôt qu'à <strong>des</strong> individus. De la même façon, l'accomplissement<br />

<strong>des</strong> rites tend à être confié aux clans, même lorsque ces rites concernent la<br />

société en son entier. Ainsi, chez les Pawnies, la vie religieuse de la tribu se concentrait<br />

en une série d'objets sacrés et de rites accomplis en rapport avec eux. <strong>Les</strong> objets<br />

eux-mêmes ont été appelés, assez improprement, « paquets de médecine * ». En fait, il<br />

s'agissait d'une série d'objets sacrés qui, lorsqu'on les exhibait et qu'on s'en servait<br />

d'une certaine façon, établissaient un lien entre l'espèce humaine et certains êtres<br />

surnaturels. Dans la culture occidentale, l'équivalent en serait par exemple un autel<br />

portatif qui aurait été consacré. Chacun <strong>des</strong> clans pawnies était le conservateur de l'un<br />

de ces autels. Il sélectionnait un de ses membres pour en être le gardien et le prêtre, la<br />

fonction ayant tendance à devenir héréditaire. Le prêtre et le clan répondaient ensemble<br />

devant la tribu du soin de l'autel, ils en renouvelaient les parties qui venaient à<br />

s'user. Le prêtre se chargeait <strong>des</strong> cérémonies qui étaient relatives à son autel et<br />

auxquelles participaient les membres de son clan. <strong>Les</strong> cérémonies relatives aux<br />

* Il s'agit d'assemblages d'objets dotés d'un pouvoir magique. Le contenu de ces paquets variait<br />

selon leur <strong>des</strong>tination (paquets de guerre, de médecine) et selon les puissances dont on réclamait<br />

l'assistance. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 159<br />

différents autels étaient accomplies dans un ordre fixe, d'un bout à l'autre de l'été,<br />

saison sacrée, et chacune d'elles avait un but différent. Ainsi, l'une favorisait la croissance<br />

du blé, telle autre empêchait, la maladie, ainsi de suite. Dans son ensemble, le<br />

circuit complet <strong>des</strong> cérémonies procurait une aide surnaturelle à la tribu pour tous ses<br />

besoins et ses activités ordinaires. Aucun clan ne profitait plus qu'un autre de cet<br />

arrangement : le clan qui conservait le paquet sacré favorisant la croissance du blé<br />

n'avait pas une récolte meilleure que les autres. Cependant, du fait que les différentes<br />

cérémonies étaient confiées à <strong>des</strong> clans différents, chacune d'elles devenait la préoccupation<br />

d'un groupe particulier qui en assurait l'accomplissement régulier et adéquat.<br />

Un arrangement presque équivalent se retrouve chez certaines tribus Pueblos et<br />

<strong>des</strong> cas à peu près semblables peuvent être repérés dans bien <strong>des</strong> régions différentes<br />

du monde. L'aspect altruiste de l'accomplissement <strong>des</strong> rites par le clan atteint son<br />

apogée, semble-t-il, dans certaines tribus australiennes où le totémisme est fortement<br />

développé. Là, chaque clan entretient <strong>des</strong> relations particulières avec une certaine<br />

plante, ou animal, ou objet d'une certaine importance économique pour la tribu. Bien<br />

que, dans les circonstances ordinaires, les membres du clan ne se servent pas de ce<br />

totem, chaque clan célèbre une cérémonie pour assurer par <strong>des</strong> moyens magiques la<br />

multiplication de l'espèce du totem. Le clan ne tire aucun avantage direct de cette<br />

cérémonie, mais les cérémonies claniques dans leur ensemble sont supposées assurer<br />

à la tribu une nourriture suffisante.<br />

Outre leurs fonctions relatives au groupe global, les différents clans d'une société<br />

peuvent avoir <strong>des</strong> fonctions les uns à l'égard <strong>des</strong> autres. <strong>Les</strong> membres de deux clans<br />

peuvent s'assister mutuellement dans <strong>des</strong> cérémonies particulières ou dans le soin dû<br />

aux morts. Ils peuvent aussi souligner cette relation sociale par une extension de leurs<br />

règles de mariage, en plaçant les membres de l'autre clan sur le même plan que ceux<br />

de leur propre clan et, suivant le cas, en interdisant ou en prescrivant le mariage avec<br />

eux. Ces groupements de clans, étroitement affiliés, sont appelés phratries. Ils sont<br />

beaucoup moins fréquents que les clans, mais on les trouve dans un nombre considérable<br />

de systèmes sociaux.<br />

Un autre type de groupement déterminé par les relations de parenté reste encore à<br />

mentionner, il s'agit de la moitié. <strong>Les</strong> tribus sont souvent divisées en deux unités dont<br />

la composition est déterminée par la <strong>des</strong>cendance unilatérale. Ces unités sont appelées<br />

moitiés, de l'ancien mot anglais moety signifiant simplement «une moitié ». Une<br />

organisation de ce type est généralement associée à une organisation clanique, certains<br />

clans appartenant à l'une <strong>des</strong> moitiés et les autres à la seconde, mais on la<br />

rencontre aussi dans <strong>des</strong> sociétés ignorant la division en clans. Dans presque tous les<br />

cas, cette organisation définit les règles de mariage, les moitiés étant rigoureusement<br />

exogames ou, moins sou" vent, endogames. Elle sert aussi de base pour I'organisation<br />

d'activités compétitives à l'intérieur du groupe, les membres <strong>des</strong> moitiés s'opposant<br />

les uns aux autres. Quand moitiés et clans coexistent, les premières ont ordinairement<br />

<strong>des</strong> fonctions plus limitées et une importance sociale moindre, peut-être parce que les<br />

dimensions plus vastes de la moitié rendent plus difficile l'instauration d'attitu<strong>des</strong> bien<br />

définies entre les membres et leur organisation en une unité de coopération.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 160<br />

Ainsi apparaît, une fois encore, tout ce qui sépare les sociétés qui sont <strong>des</strong> agrégats<br />

d'individus et les systèmes sociaux qui organisent les attitu<strong>des</strong> et les activités de<br />

ces agrégats en touts fonctionnels. Bien que toutes les sociétés reconnaissent les<br />

relations de parenté et les utilisent pour délimiter l'appartenance à certaines unités<br />

<strong>sociales</strong>, le type et le degré particulier de la relation de parenté choisie varient d'un<br />

système à l'autre. Parmi les relations de parenté de leurs membres, les agrégats offrent<br />

au système social un choix très large : le système en ignore certaines et en souligne<br />

d'autres, son choix étant dicté moins par <strong>des</strong> facteurs inhérents a ces relations de<br />

parenté que par <strong>des</strong> facteurs tout à fait extérieurs. Même lorsque <strong>des</strong> sociétés ont<br />

sélectionné et privilégié le même type de relation de parenté, les fonctions assignées<br />

aux unités ainsi établies varient d'une société à l'autre et sont déterminées avant tout<br />

par <strong>des</strong> facteurs culturels. <strong>Les</strong> classifications <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong> selon leur composition<br />

biologique sont un héritage très contestable <strong>des</strong> premiers temps de la recherche<br />

biologique.


chapitre 13<br />

le groupe local<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 161<br />

Il est, on l'a vu, deux unités <strong>sociales</strong> qui sont aussi anciennes que l'espèce humaine<br />

et qui existaient probablement déjà au niveau sub-humain : la première est l'unité<br />

familiale composée <strong>des</strong> époux et de leur progéniture non encore adulte, unité qui est à<br />

l'origine de tous les types courants d'unités <strong>sociales</strong> organisées selon les relations<br />

biologiques ou les relations établies par mariage; la seconde de ces unités anciennes<br />

est le groupe local, groupement de familles et d'hommes indépendants qui ont l'habitude<br />

de vivre ensemble. Cette unité est à l'origine de tous les types courants d'unités<br />

tant politiques que territoriales, telles que les tribus et les nations. <strong>Les</strong> anthropologues<br />

ont prêté plus d'attention au premier type d'unité et à ses dérivés qu'au second, bien<br />

que le groupe local ait certainement été aussi important que la famille pour le<br />

développement <strong>des</strong> institutions <strong>sociales</strong>. Cet intérêt porté à la famille s'explique peutêtre<br />

en partie par l'intérêt extrême que le modèle culturel européen porte à tout ce qui<br />

concerne les époux et leur progéniture et par la plus grande variété <strong>des</strong> institutions<br />

<strong>sociales</strong> issues de la famille. L'importance différente que les différents systèmes sociaux<br />

accordent au mariage, les façons dont ils le limitent et certaines institutions<br />

telles que la famille étendue ont stimulé l'imagination du chercheur par leur contraste<br />

même avec tout ce qu'il pouvait voir dans sa propre société. <strong>Les</strong> groupes locaux, au<br />

contraire, nous sont aussi familiers que peut l'être n'importe quelle institution sociale<br />

universellement représentée. Même s'ils sont en train de perdre de leur importance<br />

initiale comme unités <strong>sociales</strong> fonctionnelles, ils restent au fondement même de la<br />

plus grande partie de notre organisation politique. En outre, leurs caractéristiques sont


Ralph Linton (1936), De l’homme. 162<br />

si semblables partout dans le monde qu'ils peuvent être étudiés presque aussi efficacement<br />

à quatre-vingts kilomètres de n'importe quelle grande ville que dans les régions<br />

désertiques de l'Australie. S'il est fondamental de comprendre le groupe local<br />

pour comprendre n'importe quel système social, la recherche <strong>des</strong> informations<br />

nécessaires n'entraîne pas nécessairement le chercheur dans <strong>des</strong> pays exotiques.<br />

On ne s'est pas même mis d'accord sur le terme à employer pour désigner les<br />

groupes localisés, socialement intégrés, de composition à peu près constante. Ils ont<br />

été désignés sous le nom de hor<strong>des</strong>, de villages et de ban<strong>des</strong> (bands). Le terme de<br />

horde fait immédiatement penser aux hor<strong>des</strong> vivant en promiscuité que les sociologues<br />

partisans de la théorie de l'évolution plaçaient au point de départ du développement<br />

de toutes les institutions <strong>sociales</strong> ou, pis encore, à une masse inorganisée de<br />

sauvages. Le terme de village suggère <strong>des</strong> habitations permanentes et une vie sédentaire.<br />

C'est le terme de bande qui, pour l'individu moyen, véhicule le moins de connotations,<br />

il sera donc utilisé pour désigner toutes les unités <strong>sociales</strong> de ce type * .<br />

Vivre en bande présente <strong>des</strong> avantages pratiques considérables. Même <strong>des</strong> groupes<br />

de chasse situés au plus bas niveau matériel possèdent un certain nombre de biens<br />

qu'ils n'utilisent pas constamment et n'ont nul besoin de transporter partout avec eux.<br />

En outre, tout groupe comprend un certain nombre d'individus, tels que les vieillards,<br />

les petits enfants et les femmes enceintes, qui sont moins actifs que les hommes<br />

vigoureux. Ce serait une gêne indéniable pour le chasseur d'avoir à garder ces<br />

individus avec lui et à régler l'allure de ses mouvements sur eux. Enfin, la plupart <strong>des</strong><br />

êtres humains vivent dans <strong>des</strong> climats qui leur font préférer <strong>des</strong> endroits abrités pour<br />

dormir, même si ce n'est pas absolument nécessaire. La construction de l'abri le plus<br />

simple demande du temps et <strong>des</strong> efforts et, toutes choses égales d'ailleurs, il est plus<br />

facile de retourner sous le même abri pendant plusieurs nuits que d'en construire un<br />

nouveau chaque soir. Plus un abri est <strong>des</strong>tiné à être utilisé longtemps, plus on a intérêt<br />

à consacrer du temps à sa construction et plus le degré de confort auquel on peut<br />

parvenir est grand. En fait, c'est une pratique normale pour les membres d'une bande<br />

d'établir un campement ou un village, endroit où on laisse les femmes, les enfants et<br />

les biens excédentaires et où les abris <strong>des</strong> différentes familles sont dressés les uns près<br />

<strong>des</strong> autres. <strong>Les</strong> protéger aussi est important et quelques hommes vigoureux peuvent<br />

assurer la garde du campement pendant que les autres vont chasser à l'extérieur.<br />

Chez les chasseurs, la taille possible de ces unités est fonction de la quantité de<br />

nourriture et de matières premières qui peuvent être obtenues en exploitant les ressources<br />

naturelles d'un territoire à partir d'un même centre, c'est-à-dire, bien entendu,<br />

à la fois <strong>des</strong> ressources potentielles et <strong>des</strong> techniques d'exploitation disponibles. Pour<br />

une bande, la zone d'exploitation représente en général le territoire dont on peut<br />

atteindre les limites en une Journée pour revenir au campement le soir. L'exploitation<br />

du territoire au-delà de cette zone, bien que possible, devient de moins en moins<br />

avantageuse au fur et à mesure que la distance s'accroît. La nourriture à l'intérieur de<br />

la zone exploitable est évidemment plus abondante quand le campement vient de<br />

s'installer et diminue à mesure que la chasse vide la région de son gibier. La plupart<br />

* Nous avons conservé le même terme bien que le mot français ait acquis un sens moderne très<br />

spécifique, plus proche du sens de gang que de groupe localisé. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 163<br />

<strong>des</strong> groupes vivant de la chasse ou de la cueillette détiennent beaucoup plus de terre<br />

qu'ils ne peuvent en exploiter à la fois. Ils installent un campement, rayonnent à partir<br />

de là jusqu'à ce que la nourriture devienne rare et se déplacent ensuite vers un autre<br />

campement, laissant se repeupler le territoire. En fait, la plupart d'entre eux se déplacent<br />

suivant un itinéraire assez constant, revenant aux mêmes campements saison<br />

après saison. Toute amélioration <strong>des</strong> possibilités de transport accroît la taille possible<br />

de la bande, en permettant aux chasseurs de couvrir un territoire plus vaste à partir<br />

d'un même centre et au campement de se déplacer plus facilement et plus fréquemment.<br />

Ainsi, l'introduction du cheval dans les Plaines permit à un nombre beaucoup<br />

plus grand de familles de vivre et de se déplacer ensemble.<br />

Toute bande de chasseurs revendique un certain territoire et se tient prête à le<br />

défendre contre les intrus. En revanche, la précision avec laquelle les territoires <strong>des</strong><br />

ban<strong>des</strong> sont délimités varie considérablement suivant les sociétés, mais entretient une<br />

certaine corrélation avec la nature du gibier qui constitue la nourriture de base du<br />

groupe. La valeur de la terre réside dans ce qu'on peut en obtenir. Quand le gibier<br />

n'est pas migrateur, on peut escompter un croît annuel assez régulier dans la région<br />

considérée. Dans ces conditions, les ban<strong>des</strong> ont en général <strong>des</strong> limites territoriales<br />

bien définies et préservent le gibier de façon primitive en prenant soin de ne prélever<br />

sur aucune partie de leur territoire un nombre d'animaux tel que la reproduction<br />

régulière s'en trouve diminuée. Elles réagissent vigoureusement contre les intrus puisque<br />

les chasseurs étrangers menacent les ressources présentes et futures du groupe.<br />

Quand l'alimentation de la bande dépend surtout d'une espèce migratrice, comme le<br />

caribou au Canada ou le bison dans les plaines du Nord, une exacte délimitation du<br />

territoire du groupement devient beaucoup moins importante et les intrus moins<br />

dangereux; le territoire de la bande n'est alors qu'un domaine vaguement défini, la<br />

bande espérant intercepter le troupeau à un certain point de son itinéraire et n'entrant<br />

en conflit avec d'autres ban<strong>des</strong> qu'en cas de rencontre.<br />

La bande de chasseurs peut être considérée comme un village se déplaçant fréquemment<br />

d'un endroit à l'autre. En général, le campement d'un groupe de chasseurs<br />

est disposé selon un modèle déterminé, de telle façon que certaines familles se<br />

trouvent toujours<br />

placées les unes près <strong>des</strong> autres et d'autres toujours à 'extrémité éloignée du<br />

campement. Ainsi, chez les Comanches, quand on atteignait un nouvel endroit pour le<br />

campement, le chef de la bande choisissait l'emplacement de son tipi et toutes les<br />

autres familles se situaient automatiquement par rapport à lui. Si une famille s'était<br />

attardée en chemin, sa place restait libre. <strong>Les</strong> contours de l'emplacement du camp<br />

exerçaient une certaine influence sur cette disposition, mais, en choisissant sa propre<br />

place, le chef essayait d'en tenir compte. Des proches voisins dans tel campement<br />

restaient proches voisins dans tous les campements.<br />

Une installation permanente devient possible chaque fois qu'on peut escompter<br />

que le territoire compris à l'intérieur <strong>des</strong> limites exploitables fournira de la nourriture<br />

de façon régulière et constante. Nous avons l'habitude de penser que la vie sédentaire<br />

est nécessairement en corrélation avec l'agriculture, mais il n'en est rien. Si les<br />

chasseurs ne peuvent que rarement établir <strong>des</strong> installations permanentes à cause de la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 164<br />

nature de leur approvisionnement, il n'en va pas de même <strong>des</strong> pêcheurs : quand la mer<br />

apporte constamment à demeure un approvisionnement toujours renouvelé, une bande<br />

peut occuper le même emplacement pendant <strong>des</strong> générations. Un approvisionnement<br />

régulier et abondant en végétaux sauvages a les mêmes conséquences. Ainsi, en<br />

Californie, la récolte régulière de glands et de graines sauvages permet une implantation<br />

qui est plus durable que celle de bien <strong>des</strong> tribus indiennes vivant de l'agriculture.<br />

Le meilleur exemple de sédentarité et de culture supérieure en l'absence d'une<br />

agriculture ou d'un élevage important nous est fourni par les tribus côtières de la<br />

Colombie britannique. Là, la chasse annuelle aux saumons et l'abondance de baies<br />

sauvages fournissaient un approvisionnement aussi fourni et aussi parfaitement<br />

prévisible que l'agriculture dans la plupart <strong>des</strong> communautés non civilisées. En outre,<br />

grâce au développement <strong>des</strong> techniques de conservation alimentaire, le cycle <strong>des</strong><br />

activités du groupe ne différait pas de celui <strong>des</strong> groupes agriculteurs. <strong>Les</strong> pério<strong>des</strong> de<br />

travail intense, les époques de récolte <strong>des</strong> baies sauvages par exemple, s'intercalaient<br />

entre <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> plus longues de loisirs communs. Ceci a permis un extraordinaire<br />

raffinement de la culture, particulièrement dans ses aspects esthétique et cérémoniel.<br />

<strong>Les</strong> groupes qui dépendent de l'élevage pour la majeure partie de leur subsistance<br />

ont plus de difficulté a établir <strong>des</strong> installations permanentes que les groupes agricoles,<br />

sans qu'il leur soit impossible de se fixer. Il est, en Afrique, <strong>des</strong> tribus d'éleveurs de<br />

bétail qui sont presque complètement sédentaires. La seule condition nécessaire est un<br />

pâturage sûr et suffisant, compris dans le territoire qui peut être exploité à partir d'un<br />

même centre. Le village peut se voir dans l'obligation de changer d'emplacement deux<br />

ou trois fois par an, mais ceci n'a rien à voir avec le nomadisme. Une bande masaï a<br />

trois ou quatre villages qu'elle occupe à <strong>des</strong> saisons différentes : dans chacun d'eux,<br />

chaque famille dispose d'une maison équipée du matériel nécessaire et, quand la bande<br />

se déplace, il suffit de conduire les troupeaux et de transporter quelques affaires<br />

personnelles.<br />

Inversement, le développement de l'agriculture n'est pas nécessairement associé à<br />

une installation vraiment permanente. Il peut n'avoir d'autre effet que de ralentir les<br />

déplacements de la bande. L'agriculture primitive donne souvent <strong>des</strong> résultats médiocres<br />

et entraîne rapidement l'épuisement du sol. Ainsi, les villages iroquois devaient<br />

être transférés sur de nouveaux emplacements environ tous les quinze ans, les terres à<br />

blé et les bois de chauffage assez proches du village pour être avantageusement exploités<br />

étant alors épuisés. Ceci est également vrai pour bien <strong>des</strong> peuples agricoles <strong>des</strong><br />

tropiques. En général, les sols tropicaux sont pauvres à cause du lessivage de leur<br />

contenu minéral par les pluies chau<strong>des</strong> et les meilleures récoltes sont obtenues sur les<br />

terres où la forêt vierge peut être coupée et brûlée. Sans engrais artificiels, un même<br />

terrain peut rarement fournir <strong>des</strong> récoltes rentables plus de trois années consécutives.<br />

Quand la terre accessible à partir du village, c'est-à-dire utile, a été épuisée, la totalité<br />

du village se déplace vers un nouveau site. A Bornéo, les gran<strong>des</strong> maisons communes<br />

qui composent le village sont démontées et transférées au nouvel emplacement, la<br />

bande se transportant de temps a autre non seulement avec ses biens personnels mais<br />

aussi avec ses habitations.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 165<br />

Une véritable installation permanente ne devient possible, même pour les ban<strong>des</strong><br />

agricoles, que lorsqu'on peut compter indéfiniment sur les ressources d'un territoire,<br />

ce qui suppose, soit le développement <strong>des</strong> techniques d'assolement et <strong>des</strong> engrais<br />

artificiels, soit l'implantation en <strong>des</strong> régions particulièrement favorisées, c'est-à-dire<br />

en général <strong>des</strong> vallées fluviales ou, assez curieusement, <strong>des</strong> régions semi-ari<strong>des</strong> : dans<br />

les vallées fluviales, le sol, généralement riche à l'origine, est constamment renouvelé<br />

par le limon apporté par les crues; dans les régions semi-ari<strong>des</strong>, le ruissellement <strong>des</strong><br />

pluies n'a pas appauvri le contenu minéral du sol et, irrigué, il peut produire de bonnes<br />

récoltes pendant plusieurs générations. Il est significatif que les premières gran<strong>des</strong><br />

civilisations de l'Ancien Monde soient presque toutes issues de vallées fluviales,<br />

tandis que celles du Nouveau Monde sont presque toutes issues de régions semiari<strong>des</strong>.<br />

La permanence d'une installation n'a que très peu de rapports avec la bande<br />

considérée comme phénomène social. La fréquence <strong>des</strong> déplacements du groupe n'a<br />

guère d'influence sur sa taille ou sur les relations existant entre ses membres. La<br />

croissance du village agricole, comme celle du camp de chasseurs, est limitée par la<br />

somme de nourriture qui peut avantageusement être obtenue en rayonnant à partir du<br />

village. L'étendue de terre qu'un village peut exploiter est grossièrement déterminée<br />

par la distance que ses habitants peuvent parcourir pour travailler aux champs pendant<br />

le jour et revenir au village pour la nuit. Au-delà de cette limite, la terre est difficile à<br />

travailler et la surveillance <strong>des</strong> récoltes sur pied l'est plus encore.<br />

Ce qui se produit quand l'effectif d'une bande atteint les limites imposées par les<br />

ressources naturelles dépend de nombre de facteurs. Si le territoire que la bande<br />

revendique est assez riche, l'unité éclate : une partie de ses membres forme une<br />

nouvelle bande et établit un nouveau centre à partir duquel on rayonne. C'est ce qui se<br />

produit aussi en général quand il est possible à la bande de prendre possession d'un<br />

nouveau territoire, soit en s'installant sur une terre encore disponible, soit par conquête.<br />

Répétons que la taille de la bande est limitée par la zone d'exploitation située<br />

tout autour du point d'implantation et non par la totalité du terrain disponible. Il y a<br />

toujours une taille optimum pour l'exploitation efficace de cette zone : quand la bande<br />

dépasse cette taille, elle se scinde si un autre territoire est disponible; quand ses<br />

effectifs tombent bien au-<strong>des</strong>sous de ce niveau, ses membres doivent s'associer à une<br />

autre bande sous peine d'être éliminés. Si la bande ne peut se scinder, les mécanismes<br />

naturels qui se déclenchent en cas de surpopulation se mettront en oeuvre pour<br />

ramener les effectifs à la normale : la première mauvaise saison amènera la famine et<br />

la mort. Cependant, la plupart <strong>des</strong> groupes humains cherchent à éviter ces situations<br />

extrêmes par une limitation, consciente ou non, de la population, limitation <strong>des</strong><br />

naissances ou, le plus souvent, infanticide appliqué aux filles. En fait, les métho<strong>des</strong> de<br />

limitation sont très diverses et n'ont pas à être étudiées ici.<br />

Soumise à tant de facteurs divers, il est normal que la taille du groupement soit en<br />

fait extrêmement variable. En l'absence de commerce et d'industrie, la limite supérieure<br />

pour <strong>des</strong> groupes agricoles semble se situer aux environs de trois cent cinquante<br />

à quatre cents membres lorsque le sol est particulièrement fertile et les techniques<br />

de culture bien développées. Mais cette taille n'est que rarement atteinte. En<br />

général, la taille moyenne de la bande chez les peupla<strong>des</strong> agricoles semble se situer


Ralph Linton (1936), De l’homme. 166<br />

entre cent et cent cinquante membres. <strong>Les</strong> peupla<strong>des</strong> de bergers, jouissant de facilités<br />

de transports importantes, peuvent, par <strong>des</strong> déplacements fréquents, vivre en unités<br />

presque aussi vastes que les peupla<strong>des</strong> agricoles. <strong>Les</strong> ban<strong>des</strong> de chasseurs et celles qui<br />

vivent de la cueillette sont en général plus restreintes. Dans les régions où l'approvisionnement<br />

est peu abondant, elles peuvent ne comprendre que dix à quinze individus<br />

tandis que, dans les conditions optimum, elles ne peuvent que rarement dépasser<br />

cent à cent cinquante membres.<br />

Outre les aspects pratiques, en particulier économiques, de la bande en tant<br />

qu'unité sociale, il faut aussi prendre en compte les aspects psychologiques. Qu'il<br />

s'agisse d'une survivance culturelle d'une période reculée où toute l'espèce humaine<br />

vivait en ban<strong>des</strong> ou d'un effet de tendances innées, l'individu moyen éprouve en toute<br />

société le besoin de se sentir membre d'une unité sociale plus vaste que la famille : il<br />

se sent malheureux et peu sûr de lui lorsque ses idées et ses habitu<strong>des</strong> particulières ne<br />

sont pas partagées par un certain nombre d'autres individus, ses amis. Pareilles<br />

attitu<strong>des</strong> sont aisément compréhensibles s'agissant d'individus qui ont été élevés comme<br />

membres de petites unités locales, bien unies, de ban<strong>des</strong> en leur forme générale.<br />

Accoutumés depuis l'enfance à vivre entourés d'une foule d'autres personnes, ils<br />

tendent à être psychologiquement dépendants de leurs voisins et ne se sentent plus en<br />

sécurité aussitôt qu'ils se trouvent seuls ou parmi <strong>des</strong> étrangers. Cependant, on ne peut<br />

écarter trop vite la possibilité que le type de groupement social appelé bande repose<br />

sur quelque chose de plus que l'économie et l'habitude. Il est possible de trouver <strong>des</strong><br />

groupements dans <strong>des</strong> situations qui empêchent toute relation étroite et constante,<br />

même dans l'espace, entre les membres de l'unité. Ainsi, il y a certains points du<br />

monde où l'approvisionnement est si difficile que la bande ne peut résider normalement<br />

en groupe. Chaque famille doit passer la plus grande partie de son temps isolée,<br />

par monts et par vaux. Néanmoins, les groupes de familles qui exploitent <strong>des</strong> territoires<br />

contigus se considèrent comme <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong> et s'assemblent de temps en<br />

temps pour une cérémonie. Ils constituent ce que les sociologues appellent un ingroup,<br />

ressentent une certaine communauté d'intérêts et une fidélité commune et<br />

savent parfaitement bien quelles familles de leur connaissance appartiennent ou non à<br />

l'unité.<br />

On peut en dire à peu près autant <strong>des</strong> communautés agricoles du Wisconsin. <strong>Les</strong><br />

fermiers américains ont hérité de l'Europe du Nord le modèle de vie en exploitations<br />

isolées et, avant l'introduction du téléphone et de l'automobile, ils vivaient dans un<br />

isolement profond : pendant la plus grande partie de l'année, la famille d'une ferme ne<br />

rencontrait ses voisins qu'à l'église ou par hasard en ville le samedi après-midi.<br />

Cependant, les familles de fermiers formaient et forment encore <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong><br />

conscientes d'elles-mêmes. Ces groupements sont appelés, par leurs membres, <strong>des</strong><br />

voisinages (neighborhoods) : ils portent <strong>des</strong> noms particuliers, tels que Lost Lake<br />

(Lac Perdu) ou Hazel Ridge (Butte au Noisetier) et chaque fermier est capable<br />

d'indiquer son propre voisinage et celui de n'importe quelle autre famille qu'il connaît<br />

à peine. Ces voisinages ne coïncident pas avec <strong>des</strong> groupements politiques réguliers,<br />

communes ou circonscriptions scolaires. En général, les familles qui forment un<br />

voisinage occupent <strong>des</strong> fermes contiguës, mais un individu conserve le sentiment de<br />

son appartenance à ce voisinage même après l'avoir quitté et on l'accueille avec<br />

empressement chaque fois qu'il revient en visite. Inversement, il ne suffit pas d'être


Ralph Linton (1936), De l’homme. 167<br />

installé parmi le groupe pour être accepté dans le voisinage : le nouvel arrivant est<br />

soigneusement examiné et il n'est pas rare qu'il soit rejeté. Bien que le voisinage n'ait<br />

aucune organisation institutionnalisée, il s'agit d'une véritable unité sociale exerçant<br />

une forte influence sur la vie de ses membres. Il limite leurs activités <strong>sociales</strong>, en<br />

déterminant ceux qui seront ou ne seront pas invités aux réunions, et entretient une<br />

coopération intense. <strong>Les</strong> hommes d'un même voisinage s'aident mutuellement pour<br />

battre le blé et tuer les pores, tandis que les femmes coopèrent dans toutes sortes de<br />

circonstances. <strong>Les</strong> mariages se font en général à l'intérieur du groupe et, dans les<br />

batailles qui peuvent avoir lieu occasionnellement le samedi soir à la ville, les<br />

factions se partagent suivant l'appartenance aux voisinages. Il est manifeste que ces<br />

voisinages sont l'équivalent social <strong>des</strong> ban<strong>des</strong>, en dépit de l'isolement relatif <strong>des</strong><br />

familles qui les composent.<br />

Cette tendance au type d'organisation par ban<strong>des</strong> ne s'affirme pas seulement chez<br />

les peuples non civilisés ou dans <strong>des</strong> zones rurales; elle vaut aussi pour les populations<br />

urbaines. <strong>Les</strong> villes de civilisation non industrielle sont toujours divisées en<br />

une série de quartiers ou d'arrondissements où la population est à peu près permanente.<br />

Chaque quartier a son propre centre d'intérêt tel qu'un marché, l'église consacrée<br />

à un saint auquel les habitants sont particulièrement attachés, ou une série de<br />

magasins et d'usines employant surtout <strong>des</strong> habitants du quartier. Dans bien <strong>des</strong> cas,<br />

les habitants de chaque quartier tendent à se spécialiser dans une activité particulière;<br />

aussi y a-t-il une grossière corrélation entre la répartition <strong>des</strong> quartiers et celle <strong>des</strong><br />

individus qui ont <strong>des</strong> intérêts économiques communs. Vivant et travaillant surtout à<br />

l'intérieur du quartier, les habitants se connaissent et sont attachés par <strong>des</strong> liens sociaux<br />

de toutes sortes. Mis à part un plus grand nombre de contacts extérieurs, ces<br />

quartiers ne diffèrent pas beaucoup <strong>des</strong> villages ruraux, et cela même dans ',les villes<br />

industrielles. Toute grande ville américaine, quand on s'éloigne du quartier <strong>des</strong> affaires,<br />

se divise en unités qui ont chacune leur centre commercial. Quand la population<br />

est relativement stable, ces unités deviennent conscientes d'elles-mêmes et ressemblent<br />

aux quartiers de la ville non industrielle. Des liens sociaux s'établissent entre<br />

leurs membres, <strong>des</strong> intérêts communs s'instaurent et les unités mènent une vie de plus<br />

en plus semblable à celle <strong>des</strong> villages. Dans toute ville moderne, on peut trouver <strong>des</strong><br />

unités locales qui se suffisent à elles-mêmes pour tout ce qui concerne la vie sociale<br />

ordinaire. Pour leurs membres, la ville dans son ensemble n'est qu'une zone d'exploitation,<br />

la région où les hommes se rendent chaque jour pour revenir le soir à leur<br />

bande avec leur paie.<br />

Deux types de facteurs psychologiques concourent à provoquer la division de<br />

vastes unités de population en unités plus petites qui correspondent aux ban<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />

populations non citadines : d'une part, le besoin de compagnie et le besoin de la sécurité<br />

psychologique que procure l'appartenance à une unité sociale dont les membres<br />

partagent les mêmes idées et se conforment aux mêmes modèles de comportement,<br />

d'autre part, l'impossibilité pratique d'établir <strong>des</strong> contacts étroits avec un grand nombre<br />

de personnes ou d'éprouver à leur égard un sentiment de familiarité. Un individu<br />

ne peut vraiment bien connaître que quelques personnes, et pour les bien connaître il<br />

doit les rencontrer souvent. L'appartenance à une unité sociale assez vaste pour offrir<br />

<strong>des</strong> contacts personnels assez divers et pourtant assez réduite pour permettre l'établissement<br />

de relations personnelles avec la majorité de ses membres semble représenter


Ralph Linton (1936), De l’homme. 168<br />

la manière la plus satisfaisante de vivre pour une grande partie du genre humain. Il<br />

est, bien sûr, <strong>des</strong> individus qui redoutent l'intimité et qui tirent satisfaction d'amitiés<br />

fortuites, mais ils sont une faible minorité. On peut laisser au psychologue le soin de<br />

savoir si le modèle immémorial de vie en petits groupes locaux socialement intégrés a<br />

produit ces besoins chez l'individu, ou si le modèle est en partie un reflet de ces<br />

besoins. Il nous suffit que l'individu moyen, dans toute société, semble être plus heureux<br />

quand il est membre d'une bande.<br />

Si l'on essaie d'évaluer l'importance sociale de la bande, on est immédiatement<br />

frappé par le fait que la bande est une société, dans la mesure où elle concerne la<br />

majeure partie du genre humain. Une telle assertion soulève immédiatement la question<br />

de savoir ce qui constitue une société, point sur lequel l'accord n'est pas encore<br />

fait. A la limite, si l'on utilise ce terme pour désigner tous les individus qui sont en<br />

contact direct ou indirect ou qui sont en quelque manière affectés par leurs activités<br />

réciproques, la totalité du monde moderne doit être considérée comme une seule<br />

société. Notre société comprendrait ainsi les Chinois qui cueillent notre thé et les<br />

Africains de l'Ouest qui récoltent l'huile de palmier pour notre savon : le concept perd<br />

tout son sens. Si l'on prend la société dans le sens de groupe d'individus qui sont<br />

interdépendants, mutuellement adaptés par leurs attitu<strong>des</strong> et leur comportement<br />

ordinaire et unis par un sentiment de solidarité, l'affirmation selon laquelle la bande<br />

est une société pour la plus grande partie du genre humain se trouve justifiée. En<br />

général, chez les peupla<strong>des</strong> non civilisées, les ban<strong>des</strong> sont économiquement autonomes,<br />

intérieurement bien organisées avec un fort esprit de corps et capables de mener<br />

une existence satisfaisante en l'absence de tout contact extérieur. Même dans les<br />

civilisations non industrielles, les unités <strong>sociales</strong> plus vastes que la bande manifestent<br />

rarement ces caractéristiques.<br />

En l'absence de communication aisée et rapide, la bande est la seule unité de population,<br />

hormis la famille immédiate, qui puisse être organisée en une entité permanente.<br />

L'adaptation mutuelle <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> et du comportement ordinaire et le développement<br />

d'un esprit de corps ne sont possibles que si les individus concernés sont en<br />

contact assez étroit et constant. Jusqu'à l'avènement de la civilisation moderne, il était<br />

impossible pour l'individu comme pour la bande d'avoir <strong>des</strong> contacts plus que<br />

sporadiques avec quiconque se trouvait hors du voisinage immédiat. Il n'y avait pas<br />

de service postal et les voyages étaient toujours pénibles et en général dangereux.<br />

Même dans les civilisations non industrielles encore existantes, un individu qui quitte<br />

son groupe local disparaît simplement de l'horizon social de ce groupe. De la même<br />

façon, un étranger qui arrive dans le groupe, même s'il est ressortissant d'un pays ami,<br />

représente quelque chose qui vient d'au-delà de l'horizon social. Il empiète sur l'unité<br />

sociale fonctionnelle, mais il n'en fait en aucune manière partie. Socialement parlant,<br />

il est du même ordre que le temps qu'il fait ou que tout autre phénomène purement<br />

extérieur. La société peut introduire dans sa culture <strong>des</strong> techniques le concernant, de<br />

la même façon qu'elle introduit <strong>des</strong> techniques pour faire face à toute autre situation<br />

survenant périodiquement, mais ceci n'en fait pas pour autant un membre de la<br />

société. Il peut être bien accueilli et honoré, ou traité avec crainte, méfiance ou hostilité,<br />

mais il ne sera pas traité comme membre régulier de la bande. <strong>Les</strong> véritables<br />

membres de la bande, même s'ils sont <strong>des</strong> ennemis personnels, sont <strong>des</strong> éléments<br />

connus dont le comportement peut être prévu; l'étranger, lui, représente une inconnue.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 169<br />

Sa présence est toujours un élément perturbateur et en général la bande essaie de s'en<br />

débarrasser aussi rapidement que possible ou de lui attribuer un statut particulier dans<br />

son système social, le ramenant ainsi dans le domaine <strong>des</strong> modèles réguliers de<br />

comportement.<br />

En dépit de contacts sporadiques avec le monde extérieur, les membres <strong>des</strong> ban<strong>des</strong><br />

ne s'y intéressent guère. <strong>Les</strong> liens affectifs, les intérêts communs, les habitu<strong>des</strong> de<br />

coopération et même les rivalités et les vieilles disputes les lient en un tout bien<br />

intégré et conscient de soi. Même lorsque les membres de la bande ont conscience<br />

d'une unité plus vaste, telle que la tribu ou l'État, à laquelle leur groupement appartient,<br />

l'image qu'ils s'en font est en général vague et leurs attitu<strong>des</strong> à son égard sont<br />

floues et mal définies. Pour le membre moyen d'une bande, ce sont <strong>des</strong> abstractions<br />

existant à un niveau tout à fait différent du groupe d'individus qu'il connaît bien et<br />

avec qui il vit et travaille. Il ne peut être question pour lui de partager sa fidélité entre<br />

ce groupe et l'unité plus vaste. L'individu se sent obligé d'abord envers sa famille,<br />

ensuite envers la bande et, accessoirement seulement, envers quelque chose au-delà.<br />

<strong>Les</strong> contacts personnels, étroits et permanents, qui existent à l'intérieur de la<br />

bande forment les conditions optimum pour la transmission de la culture. Puisque<br />

dans les circonstances ordinaires, la bande est économiquement et socialement autonome,<br />

sa culture doit être une culture complète, comprenant <strong>des</strong> techniques pour faire<br />

face à toutes les circonstances ordinaires de la vie. <strong>Les</strong> individus participent à la<br />

culture globale de façon bien plus totale que dans <strong>des</strong> unités plus vastes et plus<br />

dispersées dans l'espace. Avant l'âge adulte, l'individu peut apprendre toutes les techniques<br />

ordinairement employées par les membres du groupe en observant simplement<br />

ce qui se passe autour de lui et recueillir toute la tradition du groupe en écoutant les<br />

conversations. Ses modèles de comportement social lui sont présentés dans les termes<br />

simples et concrets dictant l'attitude à manifester à l'égard de certains individus, tandis<br />

que les idées et les valeurs de base de sa culture lui apparaissent simplement comme<br />

ce que toute personne sensée pense ou ce que tout un chacun ressent face à certaines<br />

situations. La majeure partie du contenu de la culture est ainsi non seulement à la<br />

disposition de l'individu qui fait son apprentissage, mais elle lui est aussi présentée<br />

sous la forme la plus aisément assimilable. Sans contact avec d'autres sociétés et donc<br />

sans terme de comparaison, il accepte la culture de son groupe automatiquement<br />

comme le style de vie le meilleur et le plus naturel.<br />

De fait, chaque bande a sa propre culture. <strong>Les</strong> cultures <strong>des</strong> différentes ban<strong>des</strong><br />

d'une même tribu peuvent être très proches sans pourtant s'identifier complètement.<br />

Ainsi, chez les Comanches, chaque bande avait certaines particularités vestimentaires<br />

qui servaient à identifier ses membres en quelque compagnie qu'ils soient. Chacune<br />

aussi avait sa danse favorite, ces danses étant tout à fait indépendantes les unes <strong>des</strong><br />

autres et sans aucun rapport avec un quelconque circuit de cérémonies tribales. Telle<br />

bande s'habillait généralement en peau d'antilope, tandis que les autres s'habillaient en<br />

peau de cerf. Telle bande ne faisait pas de pemmican, telle<br />

249


<strong>DE</strong> <strong>L'HOMME</strong><br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 170<br />

autre le faisait sans baies et telle autre encore y ajoutait <strong>des</strong> baies. Bien que les<br />

familles eussent la possibilité de quitter une bande pour une autre et que les mariages<br />

entre ban<strong>des</strong> avec résidence patrilocale fussent assez courants, ces différences culturelles<br />

ne semblent pas s'être affaiblies pour autant. Une famille ou un individu qui se<br />

joignait à une nouvelle bande en imitait consciemment les habitu<strong>des</strong>. <strong>Les</strong> différences<br />

de culture entre les ban<strong>des</strong> ne se présentaient pas aux individus comme <strong>des</strong> choix à<br />

faire : il leur était enjoint de suivre les coutumes du groupe avec lequel ils vivaient et<br />

faire autrement aurait été considéré comme une affectation, sinon un signe de<br />

perfidie.<br />

Outre ces différences facilement observables, les ban<strong>des</strong> d'une même tribu peuvent<br />

différer profondément dans leurs attitu<strong>des</strong> et leurs valeurs culturelles fondamentales,<br />

même si leurs cultures respectives sont presque semblables en apparence. Ainsi,<br />

deux ban<strong>des</strong> peuvent connaître les mêmes techniques magiques et même raconter les<br />

mêmes légen<strong>des</strong> à leur propos : pourtant les membres de telle bande croient en leur<br />

efficacité et les emploient constamment, tandis que ceux de telle autre doutent de<br />

leurs vertus et ne les emploient que rarement. De la même façon, les membres de telle<br />

bande peuvent être notoirement relâchés dans leur comportement sexuel et ceux de<br />

telle autre très stricts, alors que les mœurs <strong>des</strong> deux ban<strong>des</strong> sont en principe les<br />

mêmes. L'existence de ces différences entre ban<strong>des</strong> rend extrêmement risquées les<br />

généralisations faites a propos de la culture d'une tribu sans qu'on ait, au préalable,<br />

étudié séparément la culture de plusieurs <strong>des</strong> unités qui la composent.<br />

La participation presque totale de l'individu à la culture de sa bande et sa<br />

soumission aveugle à ses mœurs contribuent à rendre la violation de ces mœurs rare.<br />

En outre, les relations extrêmement étroites qui existent entre tous les membres de la<br />

bande permettent de réagir efficacement contre les coupables. Un petit groupe local<br />

peut fonctionner sans à-coups en l'absence de toute technique officielle de répression.<br />

Même dans chacun <strong>des</strong> villages ruraux isolés de nos sociétés, la loi est en général<br />

représentée par un simple juge de paix ou un officier de police qui sont <strong>des</strong> symboles<br />

de la loi et de l'ordre plutôt que <strong>des</strong> fonctionnaires actifs. L'officier de police peut<br />

arrêter quelques ivrognes au cours de l'année, mais ces arrestations ne sont rien de<br />

plus que le dénouement souhaité d'une soirée réussie : loin d'être scandalisé ou d'encourir<br />

une perte de prestige social, l'ivrogne local serait déçu de n'être pas arrêté.<br />

Tous les conflits entre membres de la communauté sont en général réglés sans recours<br />

à la loi et les individus qui y font appel perdent la sympathie du groupe; ils introduisent<br />

<strong>des</strong> étrangers dans une situation sociale que le groupe a le sentiment de<br />

pouvoir prendre en main et, tout naturellement, une telle intrusion déplaît.<br />

Si l'acceptation générale et incontestée <strong>des</strong> mœurs de la bande constitue probablement<br />

l'incitation la plus manifeste à respecter la loi, d'autres facteurs interviennent<br />

également. Dans <strong>des</strong> conditions de vie normale en bande, les attentats contre la<br />

propriété ne sont guère profitables. Chaque objet personnel étant bien connu de la<br />

plupart <strong>des</strong> membres du groupe, le voleur ne peut utiliser ce qu'il vole. Il est dangereux<br />

même de le garder chez lui, <strong>des</strong> voisins pouvant sans cesse arriver à l'improviste.<br />

La nourriture de consommation immédiate et l'argent peuvent être plus facilement


Ralph Linton (1936), De l’homme. 171<br />

dérobés mais, même alors, le caractère de l'individu, ses habitu<strong>des</strong> et ses revenus sont<br />

si bien connus du reste de la communauté qu'il a peu de chances de passer inaperçu,<br />

même dans un village américain moderne : tout étalage de luxe après un acte de vol<br />

qualifié fait converger du même coup les soupçons. Il existe très peu de cas où les<br />

besoins réels de tous les membres de la bande ne sont pas satisfaits, ne serait-ce que<br />

par charité spontanée. Il n'y a ainsi aucune nécessité de voler et la vie en vase clos <strong>des</strong><br />

membres de ces groupes rend le vol extrêmement risqué. En fait, seuls les fous ou les<br />

cleptomanes peuvent le tenter, il ne s'agit donc plus d'un vrai problème social. <strong>Les</strong><br />

coupables qui volent pour la première fois sont efficacement confondus par le ridicule<br />

et la perte de prestige. <strong>Les</strong> récidivistes sont présumés anormaux et on les traite plus en<br />

fléau social qu'en coupables : ils sont soit tués par quelque victime courroucée, avec<br />

l'approbation tacite de la communauté, soit chassés.<br />

La quasi-certitude d'être découvert peut également prévenir les délits autres que<br />

ceux qui portent atteinte à la propriété, mais il faut se rappeler que beaucoup d'actes<br />

anti-sociaux ne sont pas prémédités. Ceci est particulièrement vrai <strong>des</strong> actes de<br />

violence et <strong>des</strong> conflits d'ordre sexuel survenant fréquemment sous l'impulsion du<br />

moment sans que les conséquences en aient été pesées. <strong>Les</strong> contacts intimes que les<br />

membres d'une bande entretiennent leur permettent de prévoir facilement le dénouement<br />

d'un incident et d'utiliser <strong>des</strong> techniques non institutionnalisées pour le prévenir<br />

ou le sanctionner. <strong>Les</strong> conflits qui peuvent mener à <strong>des</strong> actes de violence sont connus<br />

de tous et le groupe prend en général <strong>des</strong> mesures pour les aplanir avant qu'ils atteignent<br />

le point de rupture. De la même façon, les aventures galantes peuvent être<br />

détectées à leur naissance et arrêtées avant qu'elles entraînent <strong>des</strong> conséquences<br />

sérieuses. C'est cela, plus que la certitude d'être puni, qui rend si rares les délits dans<br />

une bande. La vigueur avec laquelle les mesures préventives sont appliquées dépend<br />

évidemment, en grande partie, de l'attitude de la société à l'égard de la faute en question.<br />

Certaines sociétés considèrent la violence entre individus avec sérénité et autorisent<br />

les batailles tant qu'elles ne mènent pas à <strong>des</strong> dégâts importants. En fait, elles<br />

peuvent même les encourager, au titre de méthode pour faire éclater les différends et<br />

les aplanir, en veillant simplement à ce que tout se passe selon la règle et que les<br />

violences se limitent aux protagonistes. D'autres sociétés blâment sévèrement tout<br />

recours à la violence : ainsi, rares étaient nos informateurs tanala qui avaient déjà vu<br />

une bataille entre adultes et aucun n'avait entendu parler d'un cas de meurtre où les<br />

deux parties fussent du même village. Cependant, les membres de cette tribu étaient<br />

aussi belliqueux que ceux de toute autre tribu malgache et ils jouissaient d'une<br />

réputation méritée pour leur courage.<br />

Le ridicule est l'arme la plus efficace que la bande utilise contre le coupable, réel<br />

ou potentiel. Bien que quelques individus atypiques puissent se glorifier de leur<br />

perversité quand elle attire l'attention sur eux, personne n'aime être considéré comme<br />

un fou. <strong>Les</strong> moqueries <strong>des</strong> voisins blessent même plus que leur désapprobation<br />

réfléchie. Le membre de la bande ne peut échapper à la pression de l'opinion publique<br />

et il doit presque toujours lui céder. En cas d'échec, la bande dispose d'armes encore<br />

plus terribles, à savoir l'ostracisme et l'expulsion. La gravité de l'ostracisme peut<br />

s'observer dans n'importe laquelle de nos petites communautés où il aboutit en<br />

général à l'éloignement de l'individu qui en est frappé; mais en général le membre<br />

d'une bande ne peut s'éloigner, il doit rester et essayer de faire oublier sa faute.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 172<br />

L'expulsion n'est utilisée, habituellement, qu'en dernier recours. Le groupe agit en<br />

légitime défense, se débarrassant d'un individu qui représente socialement un risque<br />

sans encourir la responsabilité de le tuer vraiment. Même dans les civilisations non<br />

industrielles, l'individu moyen est si étroitement lié à son groupe local qu'en être<br />

expulsé est à peine moins tragique qu'une sentence de mort: l'individu peut ainsi<br />

perdre ses moyens d'existence, tous ses amis et sa place comme membre de la société.<br />

Même quand les autres ban<strong>des</strong> ne lui sont pas résolument hostiles, il est certain<br />

qu'elles sont peu amènes et plutôt méfiantes. Supposant a priori que personne ne<br />

quitte sa bande pour de bon sans y être obligé, elles sont peu disposées à l'accueillir.<br />

Si les délits à l'intérieur <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> sont toujours extrêmement rares, il ne s'en suit<br />

nullement que les mêmes lois s'imposent à leurs membres dans les rapports avec les<br />

unités <strong>sociales</strong> ou politiques plus vastes auxquelles la bande appartient. Rien ne met<br />

plus clairement en évidence l'indépendance sociale de la bande que la diversité<br />

universelle <strong>des</strong> mœurs selon que l'on a à faire aux membres de la bande ou aux<br />

étrangers. L'étranger n'est pas un membre de la société et sa personne et ses biens sont<br />

considérés comme une proie rêvée. Si la crainte d'une autorité supérieure peut<br />

empêcher une action trop directe, le membre de la bande qui l'emporte sur l'étranger<br />

est toujours applaudi. Celui-là même qui est scrupuleusement honnête envers son<br />

voisin peut se montrer un voleur notoire à l'extérieur et se faire gloire de ses<br />

prouesses. Que ceux qui ont fait la guerre mondiale se rappellent la façon dont était<br />

sanctionné celui qui avait commis un vol dans sa compagnie ou au contraire celui qui<br />

avait commis un vol dans une autre compagnie : le premier était considéré comme<br />

moins qu'un homme et l'on s'en débarrassait aussitôt que possible, tandis que le second<br />

était considéré comme un bienfaiteur public, ou peu s'en faut. La même<br />

différence d'attitude quand il s'agit <strong>des</strong> intérêts de l'unité plus vaste dont la bande fait<br />

partie se manifeste très nettement dans sa pratique de l'expulsion, à la fois comme<br />

punition et comme forme d'autodéfense; elle apparaît par exemple dans le vieux<br />

modèle américain consistant à « chasser quelqu'un hors <strong>des</strong> murs de la ville » : la<br />

communauté n'a d'autre souci que de se débarrasser d'un indésirable et ne s'inquiète<br />

pas <strong>des</strong> conséquences subies par d'autres communautés.<br />

Dans les conditions de vie en bande, le besoin d'un appareil gouvernemental est<br />

réduit au minimum. Il y a bien <strong>des</strong> cas où les ban<strong>des</strong> fonctionnent efficacement sans<br />

aucun personnage officiel, sans même aucune assemblée institutionnalisée. <strong>Les</strong><br />

membres de la bande sont si étroitement unis par une communauté de culture et<br />

d'intérêts et par <strong>des</strong> liens personnels que <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> expresses pour s'assurer de<br />

leur bonne volonté ou pour la renforcer ne sont pas vraiment nécessaires. En fait,<br />

chaque bande a un conseil, bien que les individus eux-mêmes puissent ne jamais le<br />

considérer comme une institution officielle. Ainsi, dans tel village marquisien toutes<br />

les soirées claires voyaient la plupart <strong>des</strong> habitants rassemblés sur l'ancienne place <strong>des</strong><br />

danses rituelles. <strong>Les</strong> indigènes considéraient ces rassemblements comme un fait<br />

purement social; pourtant, au cours de la soirée, chaque point d'intérêt immédiat était<br />

discuté et les activités communes organisées pour les quelques jours à venir. Il n'y<br />

avait ni ordre du jour, ni président de séance, ni méthode de scrutin, pourtant chaque<br />

individu se faisait une idée précise de ce que la communauté demandait et agissait en<br />

conséquence par la suite. Chacun avait voix au chapitre au cours <strong>des</strong> délibérations,<br />

mais on accordait plus d'attention aux chefs de famille et aux autres personnes


Ralph Linton (1936), De l’homme. 173<br />

importantes. Dans beaucoup de nos propres communautés rurales, l'assemblée du soir<br />

au café du coin remplit exactement la même fonction.<br />

Dans toutes les ban<strong>des</strong>, la loi est en fait aux mains de quelques individus reconnus<br />

comme gui<strong>des</strong>. Rien ne peut se faire sans leur approbation. <strong>Les</strong> fonctions de guide<br />

sont souvent aussi implicites que celles <strong>des</strong> meneurs (key-men) dans une communauté<br />

américaine. Elles découlent de qualités personnelles et de la reconnaissance de ces<br />

qualités par le groupe, elles n'ont rien de commun avec une charge officielle. Dépendant<br />

au plus haut point du consentement <strong>des</strong> gouvernés, ces gui<strong>des</strong> prennent soin, en<br />

général, de s'assurer de la volonté de la majorité et d'agir en accord avec elle. Même<br />

dans les sociétés dites matriarcales, la plupart de ces gui<strong>des</strong> sont toujours <strong>des</strong> hommes.<br />

Il arrive que ce soient <strong>des</strong> femmes, mais, dans ce cas, il s'agit de personnes d'une<br />

compétence éminente.<br />

Bien que les ban<strong>des</strong> puissent fonctionner efficacement sans aucun personnage<br />

officiel, il est conforme à l'intérêt du groupe qu'un individu assume la responsabilité<br />

de faire exécuter les décisions de la bande et dirige les activités collectives. La plupart<br />

<strong>des</strong> ban<strong>des</strong> ont un, deux ou trois chefs, qui agissent en agents exécutifs et en coordinateurs.<br />

Quand ils sont deux ou trois, chacun se charge en général d'une activité<br />

collective particulière : tel chef servira de chef de guerre, tel autre de prêtre. Ces<br />

positions sont souvent si peu institutionnalisées que les individus n'ont pas de mot<br />

pour les désigner; comme dans le cas <strong>des</strong> meneurs, l'exercice de ces fonctions peut<br />

dépendre entièrement de qualités personnelles. Quand la bande est en fréquent contact<br />

avec les étrangers, l'avantage d'avoir un chef est considérablement accru. Il est bien<br />

plus simple pour un gouvernement central, ou les marchands, ou les autres visiteurs<br />

qui ont à faire avec le groupe, de s'en remettre à un seul individu qui jouisse d'une<br />

forte autorité sur la bande et qui en soit responsable. Ainsi, en certaines tribus indiennes<br />

d'Amérique où la notion de chef était quasi inexistante, les contacts avec les marchands<br />

et les gouvernements européens suscitèrent l'apparition de chefs de ban<strong>des</strong>, au<br />

pouvoir considérable.<br />

Dans <strong>des</strong> conditions de vie en groupe, l'efficacité <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> spontanées de<br />

gouvernement rend superflu mais non impossible tout appareil officiel d'autorité. Si la<br />

procédure est, en fait, étonnamment semblable dans tous les petits groupes locaux, les<br />

aspects officiels de l'autorité varient considérablement. Dans la bande, le degré<br />

d'institutionnalisation du gouvernement semble être, avant tout, fonction <strong>des</strong> modèles<br />

culturels du groupe et ne paraît pas être en relation directe avec les besoins réels de la<br />

communauté.<br />

<strong>Les</strong> Noirs africains comme les Malgaches, dont la culture est identique à bien <strong>des</strong><br />

égards, semblent avoir une certaine aptitude à l'organisation officielle. En particulier,<br />

ils se sont intéressés à l'institution de la loi et de la procédure légale. <strong>Les</strong> conflits<br />

même les plus insignifiants entre membres de la bande sont en général portés devant<br />

un tribunal local comportant tout un appareil judiciaire. En dépit de ces constants<br />

recours à la loi, la solidarité essentielle du groupe local se manifeste par l'extrême<br />

répugnance du groupe à soumettre ces conflits à une autorité supérieure. Beaucoup de<br />

tribus africaines ont un gouvernement central; pourtant on ne s'adresse à lui qu'en<br />

dernier ressort. Le tribunal du village est convoqué aussi souvent que nécessaire. Le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 174<br />

chef du village préside en général et la communauté entière se comporte en jury<br />

spontané. <strong>Les</strong> accusations sont formulées, les témoins entendus, les prévenus ou leurs<br />

avocats plaident leur cause et le chef rend sa décision selon ce qui lui semble être la<br />

volonté <strong>des</strong> assistants. Bien que ceux-ci n'aient pas de rôle officiel dans le procès, ils<br />

répondent de sa légalité et bien téméraire serait le juge qui oserait aller contre leur<br />

volonté. Ces procès brisent la monotonie de la vie du village et sont très prisés : une<br />

dispute entre deux vieilles femmes à propos d'une poule peut procurer une demijournée<br />

d'amusement et la sagesse de la décision du chef sera commentée bien longtemps<br />

après.<br />

Dans cette région, on a aussi coutume de déléguer <strong>des</strong> pouvoirs étendus aux chefs<br />

de village et d'entourer leurs activités officielles d'une pompe et d'un apparat considérables.<br />

Que cela corresponde ou non à son pouvoir réel dépend avant tout du caractère<br />

de l'homme qui remplit la fonction. Il est le symbole de l'existence du groupe local<br />

comme collectivité et, en tant que tel, on le respecte ostensiblement et on lui obéit<br />

avec diligence devant <strong>des</strong> étrangers. Mais tous les membres du groupe le connaissent<br />

en dehors de ses actes officiels : ses compagnons du village viennent le voir à l'improviste<br />

et ses femmes parlent de lui aux femmes <strong>des</strong> autres hommes; il manque de cette<br />

distance et de ce mystère nécessaires dans tous les cas où un grand pouvoir est attaché<br />

à la fonction indépendamment de l'homme qui la détient. En fait, s'il est faible de<br />

caractère, il sera entièrement sous le contrôle <strong>des</strong> meneurs du village et, dans tous les<br />

cas, il est largement dominé par l'opinion publique. Il fait partie de la communauté<br />

autant que quiconque et, psychologiquement, il est tout aussi dépendant de la bonne<br />

volonté de ses voisins.<br />

En contraste flagrant avec ce modèle africain, beaucoup de ban<strong>des</strong> d'Indiens américains<br />

semblent, à première vue, manquer complètement d'organisation institutionnalisée.<br />

Elles n'ont pas de procédure légale régulière et, dans bien <strong>des</strong> cas, pas de<br />

personnages officiels. Cependant, les conflits qui surviennent entre leurs membres<br />

sont aplanis discrètement et avec efficacité, les mœurs du groupe préservées et la<br />

coordination nécessaire <strong>des</strong> activités assurée. Elles semblent réussir à vivre tout aussi<br />

bien que le village africain le plus parfaitement organisé. En fait, les différences entre<br />

les deux types sont plus apparentes que réelles. Quand on observe les deux systèmes<br />

en action, il devient manifeste que la bande qui connaît une organisation officielle très<br />

développée ignore ou élude en pratique beaucoup de ses modèles institutionnalisés<br />

tandis que la bande sans organisation officielle est en fait un ensemble bien organisé.<br />

L'autorité <strong>des</strong> gui<strong>des</strong> naturels ne dépend pas de titres officiels, pas plus que l'efficacité<br />

<strong>des</strong> modèles culturels qui façonnent le comportement ne dépend du degré auquel ils<br />

affleurent à la conscience et sont verbalisés. Ainsi, une tribu comme celle <strong>des</strong> Comanches<br />

attachait une importance démesurée à la liberté d'action laissée à l'individu. <strong>Les</strong><br />

conflits entre les membres d'une bande étaient considérés comme autant de cas<br />

distincts à régler selon les personnalités impliquées; pour-tant les histoires de cas<br />

trahissent l'existence de modèles assez bien définis pour régler <strong>des</strong> types particuliers<br />

de conflits. De la même façon, on répugnait à reconnaître officiellement le pouvoir<br />

d'un guide, mais une véritable reconnaissance de fait se manifestait dans l'attention<br />

qu'on prêtait à ses avis et dans la soumission à sa volonté. La bande comanche était<br />

mieux organisée qu'elle ne voulait l'admettre et le village africain l'est souvent moins<br />

qu'il ne voudrait le paraître.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 175<br />

Bien que les groupes s'ingénient en général à présenter un front uni aux étrangers,<br />

ils sont souvent divisés intérieurement en deux factions ou plus, chacune ayant à sa<br />

tête un meneur particulier ou un groupe particulier de meneurs. Bien que ces factions<br />

soient rarement reconnues officiellement, elles constituent un élément important de la<br />

vie de nombreux groupes. Elles semblent particulièrement répandues dans les ban<strong>des</strong><br />

d'Indiens américains, mais il est impossible de dire à quel point le phénomène découle<br />

de modèles culturels ou <strong>des</strong> rivalités naturelles d'hommes ambitieux. Si l'on en<br />

croit les comptes rendus, il y a certaines cultures où les ban<strong>des</strong> sont <strong>des</strong> ensembles<br />

vraiment homogènes sans aucune scission. Chez les Indiens américains, le modèle<br />

<strong>des</strong> factions est certainement fermement enraciné. Dans certains cas, deux factions se<br />

sont perpétuées à travers les générations et, bien qu'elles aient changé de gui<strong>des</strong> et<br />

d'objets de conflit, bien qu'elles se soient enlevé mutuellement quelques individus,<br />

elles se sont maintenues comme <strong>des</strong> entités <strong>sociales</strong> distinctes, installées dans un<br />

rapport d'opposition constante qui semble être leur principale raison d'être, étant<br />

donné que leur ligne de conduite et le motif déclaré de leur opposition changent avec<br />

les circonstances : ainsi, bien souvent, il suffit qu'une cause soit soutenue par l'une<br />

pour qu'elle soit immédiatement rejetée par l'autre. Tout ce problème <strong>des</strong> factions, de<br />

leurs causes et de leurs fonctions est un champ d'étude intéressant et encore presque<br />

inexploré.<br />

En dépit de ces différences superficielles d'une culture à l'autre, la bande est le<br />

plus constant de tous les phénomènes sociaux et, à bien <strong>des</strong> égards, le plus uniforme.<br />

Il se situe à la base même de tous les systèmes politiques et sociaux existants. Sa<br />

désagrégation est l'une <strong>des</strong> conséquences les plus révolutionnaires de l'avènement de<br />

la civilisation moderne : avec les facilités actuelles de voyage et de communication,<br />

les groupes locaux urbains aussi bien que ruraux sont en train de perdre leurs anciennes<br />

caractéristiques d'unités <strong>sociales</strong> étroitement intégrées et conscientes d'ellesmêmes.<br />

Il en résulte que les modèles de gouvernement et d'autorité sociale qui se sont<br />

développés pendant <strong>des</strong> milliers d'années de vie en bande sont devenus de moins en<br />

moins applicables. De surcroît, le changement a été si rapide que l'adulte moyen est<br />

encore un individu qui a été habitué pendant son enfance à vivre en bande; il a été<br />

entraîné à rechercher chez ses voisins une assurance et un appui moral et sans ces<br />

voisins il se sent désemparé. La ville moderne, avec sa multitude d'organisations de<br />

toutes sortes, présente l'image d'une masse d'individus égarés qui essaient, d'une<br />

façon mal assurée et tâtonnante, de trouver un substitut de leur groupe local. De<br />

nouveaux types de groupement fondés sur l'accord <strong>des</strong> sentiments, l'association de<br />

travail ou la communauté <strong>des</strong> intérêts, surgissent de toutes parts, mais rien jusqu'ici<br />

n'est apparu qui semble capable de prendre en charge les fonctions principales du<br />

groupe local, en particulier celles qui concernent les individus : l'appartenance au<br />

Rotary Club est loin d'être le substitut parfait d'un voisinage amical.<br />

Bien que la désintégration <strong>des</strong> groupes locaux dans notre société puisse progresser<br />

encore plus qu'elle ne l'a fait, nous sommes enclins à la considérer comme un phénomène<br />

transitoire. Le soudain avènement du machinisme et de la science appliquée a<br />

réduit la civilisation occidentale à un quasi-chaos. Cependant, a moins que toute<br />

l'expérience passée soit vaine, la société se remettra une fois de plus en ordre. Nul ne


Ralph Linton (1936), De l’homme. 176<br />

peut prévoir ce que sera cet ordre, mais le groupe local est si indispensable pour surveiller<br />

les individus aussi bien que pour satisfaire leurs besoins psychologiques qu'il<br />

semble invraisemblable que cette unité soit définitivement abolie.


chapitre 14<br />

la tribu et l'État<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 177<br />

Si, en l'absence de moyens de communication rapi<strong>des</strong> et aisées, le groupe local est<br />

la seule unité de population à pouvoir s'organiser en une société étroitement intégrée<br />

et permanente, c'est une tendance presque universelle <strong>des</strong> membres <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> que de<br />

reconnaître l'existence d'une entité sociale plus vaste, la tribu, et d'avoir <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong><br />

et un comportement différents à l'égard <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> de leur propre tribu et à l'égard <strong>des</strong><br />

autres. Dans sa forme la plus simple, la tribu est un groupement de ban<strong>des</strong> occupant<br />

<strong>des</strong> territoires contigus et éprouvant un sentiment d'unité fondé sur de nombreuses<br />

similitu<strong>des</strong> culturelles, sur <strong>des</strong> contacts fréquents et amicaux et une certaine communauté<br />

d'intérêts. Des superstructures plus ou moins élaborées d'organisation tribale<br />

peuvent s'établir sur cette base sans qu'elles soient indispensables à l'existence et au<br />

fonctionnement <strong>des</strong> groupes tribaux.<br />

<strong>Les</strong> tribus naissent en général, on l'a vu, de l'accroissement de la population d'une<br />

simple bande originelle et de la formation de nouvelles ban<strong>des</strong> qui en résulte. Quand<br />

elles se séparent, la nouvelle bande et la bande d'origine ont la même culture et le<br />

même langage et leurs membres sont unis par de nombreux liens d'amitié personnelle<br />

et de parenté. Si les deux groupes occupent, après la séparation, <strong>des</strong> territoires contigus,<br />

ces liens individuels ne sont pas brisés immédiatement : les amis et les parents se<br />

rendent visite et de nouveaux liens personnels se développent génération après<br />

génération. Ces relations non institutionnalisées entre les groupes continuent à maintenir<br />

vivant le souvenir de l'origine commune et le sentiment de l'unité et retardent


Ralph Linton (1936), De l’homme. 178<br />

aussi le développement de différences marquées dans le langage et la culture. A<br />

mesure que les ban<strong>des</strong> se scindent, il devient impossible de conserver ces rapports<br />

individuels entre les membres de la tribu entière, mais elle reste unie par une série<br />

d'interrelations. Ainsi les membres de la bande A peuvent n'avoir aucun contact direct<br />

avec ceux de la bande C dont le territoire est éloigné du leur, mais les membres de A<br />

comme de C peuvent connaître <strong>des</strong> individus de la bande B qui occupe le territoire<br />

intermédiaire. Tant que toutes les ban<strong>des</strong> occupent <strong>des</strong> territoires contigus, les<br />

relations <strong>sociales</strong> peuvent se maintenir et, par là, une vaste communauté de langage,<br />

de culture et d'intérêt.<br />

La tribu est toujours une unité territoriale. Si l'une de ses ban<strong>des</strong> est coupée du<br />

reste, les membres de la nouvelle unité seront dans l'impossibilité de maintenir <strong>des</strong><br />

relations personnelles avec leurs compagnons de tribu et le souvenir de leur origine<br />

commune ne tardera pas à s'évanouir. Des différences culturelles et linguistiques<br />

apparaîtront et, en quelques générations, tout sentiment d'unité entre la bande et la<br />

tribu sera perdu. Ainsi, tout indique que les Shoshones et les Comanches formaient à<br />

l'origine une seule tribu. L'époque de leur séparation ne peut être fixée avec précision,<br />

mais elle ne remonte probablement pas au-delà de 1600. Une bande, ou plusieurs<br />

ban<strong>des</strong> de l'unité d'origine s'éloignèrent vers le Sud, perdirent contact avec la tribu<br />

mère, et devinrent les Comanches. En 1880, le groupe méridional avait perdu tout<br />

souvenir de sa famille du Nord et les jeunes Comanches qui fréquentaient les écoles<br />

indiennes furent stupéfaits d'y rencontrer <strong>des</strong> garçons qui parlaient leur propre langue<br />

avec, simplement, de légères différences de vocabulaire et de prononciation. Depuis<br />

la séparation, la culture <strong>des</strong> deux fractions avait divergé beaucoup plus que leur<br />

langage et chacune <strong>des</strong> parties avait revêtu tous les aspects d'une tribu distincte.<br />

Selon toute probabilité, le noyau d'une tribu est toujours formé par l'accroissement<br />

et l'éclatement d'une bande originelle, mais il peut arriver que <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> étrangères y<br />

soient intégrées. L'exemple le plus connu, en Amérique, est celui de la tribu kiowa<br />

qui comprend une bande d'origine apache : cette bande est considérée comme partie<br />

intégrante de la tribu et une place lui a été attribuée dans la disposition de son assemblée<br />

rituelle; ses membres ont adopté beaucoup d'éléments de la culture kiowa mais<br />

ont conservé leur propre langage. De même, à Madagascar, les généalogies montrent<br />

que les membres d'une même tribu ont souvent <strong>des</strong> origines diverses : il arrivait<br />

souvent qu'une tribu qui n'utilisait pas tout son territoire permît à une bande d'origine<br />

étrangère de s'installer à l'intérieur de ses frontières moyennant la promesse d'une aide<br />

en temps de guerre. En peu de générations, un tel groupe était progressivement considéré<br />

comme partie intégrante de la tribu, lors même qu'il gardait de nombreuses<br />

particularités culturelles. Il est difficile d'évaluer en général l'importance de ce processus<br />

de fusion dans la formation <strong>des</strong> tribus. Le langage et la culture changent facilement<br />

et la mémoire <strong>des</strong> peuples non civilisés est habituellement courte; il est donc<br />

rare qu'on puisse en trouver une preuve absolue. Cependant, il y a souvent <strong>des</strong> particularités<br />

dans l'organisation tribale qui s'expliquent plus facilement de cette façon :<br />

ainsi l'organisation dualiste particulière aux Indiens Creeks peut très bien s'être<br />

élaborée à partir de la fusion de deux groupes originellement distincts.<br />

Ce qui distingue vraiment une tribu d'un simple agrégat de ban<strong>des</strong>, c'est le sentiment<br />

qu'ont ses membres de constituer une unité et de se distinguer de tous les autres.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 179<br />

Le fait d'occuper la même unité territoriale - avec les relations <strong>sociales</strong> que cela autorise<br />

- est nécessaire à la perpétuation de ces attitu<strong>des</strong>, mais ne les crée pas nécessairement<br />

: telle bande située de tel côté peut appartenir à la tribu, tandis que l'autre, de<br />

l'autre côté, aussi proche dans l'espace, appartient à une autre tribu et est l'ennemie<br />

héréditaire de la précédente. La communauté de langage, de culture et d'origine n'est<br />

pas non plus suffisante pour transformer un agrégat de ban<strong>des</strong> en tribu : elle contribue<br />

à faciliter les relations et rend plus probable l'apparition d'un sentiment d'unité sans<br />

qu'un tel processus ait rien de nécessaire. Une hostilité fortement enracinée peut<br />

s'établir entre deux ban<strong>des</strong> à partir du moment de leur séparation. Enfin, s'il peut<br />

arriver qu'une puissante autorité centrale soit capable de rassembler sous sa loi un<br />

certain nombre de ban<strong>des</strong> et de les forcer à coopérer, elle ne peut suffire à les transformer<br />

en tribu. Ces ban<strong>des</strong> peuvent vivre en paix et même travailler ensemble mais,<br />

faute d'un sentiment d'unité, l'organisation se dissout en ses unités constitutives<br />

aussitôt que l'autorité centrale disparaît. L'existence d'une tribu repose sur <strong>des</strong> facteurs<br />

psychologiques faute <strong>des</strong>quels elle ne peut devenir une véritable entité fonctionnelle;<br />

là où ils existent, au contraire, la tribu peut fonctionner sans mécanisme institutionnalisé<br />

d'aucune sorte.<br />

Ainsi, chez les Tanala Menabe de Madagascar, l'unité politique la plus vaste était<br />

traditionnellement le village. Des groupes de villages occupant <strong>des</strong> territoires contigus<br />

constituaient ce qu'on peut appeler <strong>des</strong> sous-tribus, tandis que plusieurs de ces<br />

sous-tribus formaient la tribu. La tribu en son entier avait une conscience très claire<br />

de son identité et, pourtant, certaines unités qui la composaient différaient entre elles<br />

plus qu'elles ne se distinguaient d'unités comprises dans certaines tribus voisines.<br />

Quand un nouveau village était formé, il devenait immédiatement indépendant politiquement,<br />

choisissait son propre chef et réglait ses propres conflits. Il n'y avait pas<br />

d'autorité centrale dans la tribu ou dans la sous-tribu, mais les villages compris dans<br />

une même sous-tribu ne se faisaient pas la guerre entre eux. Bien qu'en général ils ne<br />

fussent pas tenus de s'entraider en cas de guerre offensive ou pour repousser de<br />

simples raids, ils étaient dans l'obligation implicite de s'unir contre les attaques graves<br />

venues de l'extérieur. L'isolement relatif <strong>des</strong> unités villageoises et l'endogamie rendaient<br />

rares les contacts entre membres de la sous-tribu et, par voie de conséquence,<br />

diminuaient les chances de conflits entre les membres de différents villages, sans qu'il<br />

y eût de mécanisme pour régler ses conflits. Quand <strong>des</strong> conflits se produisaient, ils<br />

étaient réglés à l'amiable, ce qui contrastait de façon flagrante avec les conflits<br />

intérieurs au village qui étaient réglés par une procédure régulière et légale. <strong>Les</strong> deux<br />

villages en cause avaient la préoccupation d'éviter une rupture publique et de maintenir<br />

uni le front de la sous-tribu.<br />

La guerre, et en particulier le vol de bétail, étaient courants entre sous-tribus, mais<br />

ces conflits étaient de l'ordre <strong>des</strong> affaires familiales. Elles n'étaient jamais poussées<br />

jusqu'à l'extermination du groupe vaincu et se terminaient en général par la reconnaissance<br />

explicite de la défaite. Même la décapitation <strong>des</strong> ennemis tombés était<br />

désapprouvée, alors qu'elle était approuvée lors <strong>des</strong> guerres à l'extérieur de la tribu.<br />

<strong>Les</strong> captifs pris lors de ces guerres entre sous-tribus étaient considérés tout autrement<br />

que ceux qui étaient pris aux tribus voisines : ils étaient très rarement vendus à<br />

l'extérieur de la tribu et encore plus rarement mal traités. Tandis que le mariage avec<br />

<strong>des</strong> esclaves d'une origine étrangère était socialement stigmatisé, le mariage avec les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 180<br />

esclaves tanala ne l'était pas. En fait, il pouvait être même recherché si le prisonnier<br />

était de bonne famille. Bien que les prisonniers ne fussent jamais échangés, ils étaient<br />

facilement rendus contre rançon; s'ils mouraient sans avoir été rachetés, on renvoyait<br />

leur corps à leur famille pour qu'il fût inhumé dans la tombe du village. <strong>Les</strong> mariages<br />

avec les prisonniers et les rapports que les captifs avaient avec leurs vainqueurs<br />

pendant qu'ils attendaient leur rachat, instauraient <strong>des</strong> liens personnels entre membres<br />

de sous-tribus différentes et favorisaient un sentiment d'unité.<br />

<strong>Les</strong> Comanches présentent un autre exemple de solidarité tribale en l'absence de<br />

toute organisation institutionnalisée. La tribu était divisée en nombreuses ban<strong>des</strong><br />

politiquement autonomes. Elle n'avait pas de chef de tribu ou de conseil régulier, et<br />

on peut douter que toutes les ban<strong>des</strong> aient jamais été réunies en une seule assemblée :<br />

la Danse du Soleil * elle-même ne rassemblait qu'une partie de la tribu. Cependant, il<br />

existait un fort sentiment de solidarité tribale. Tout Comanche était assuré d'être bien<br />

accueilli par n'importe quelle bande et les guerres ou les vols de chevaux étaient<br />

inconnus. Quand, rompant avec la tribu, une bande aidait les Blancs contre les autres,<br />

l'hostilité était bien plus amère à son égard qu'envers n'importe quel ennemi héréditaire<br />

de la tribu. Ses membres étaient considérés comme <strong>des</strong> traîtres et un stigmate<br />

social marque encore leurs <strong>des</strong>cendants. En dépit de l'autonomie politique <strong>des</strong> ban<strong>des</strong><br />

et <strong>des</strong> différences mineures qui les séparaient, elles étaient unies par une série d'interrelations<br />

individuelles. Des amitiés pouvaient se former entre hommes de bande<br />

différente, les mariages entre ban<strong>des</strong> n'étaient pas rares et les familles pouvaient<br />

s'affilier à une autre bande tout en restant en termes d'amitié avec les membres de leur<br />

bande d'origine.<br />

<strong>Les</strong> tribus qui viennent d'être décrites n'ont ni organisation institutionnalisée, ni<br />

cérémonies tribales ou assemblées périodiques, ni symbole d'unité tribale. Cependant,<br />

elles ont un sentiment très réel de leur unité et distinguent nettement entre les<br />

membres de la tribu et les étrangers, ceci en raison <strong>des</strong> relations individuelles qui<br />

unissent tous les membres <strong>des</strong> différentes ban<strong>des</strong>. Ces relations sont toujours l'agent<br />

principal de la solidarité tribale et les techniques institutionnalisées visant à intensifier<br />

cette solidarité sont inventées après coup. Tout ce qui tend à rassembler les membres<br />

<strong>des</strong> différentes ban<strong>des</strong>, leur permettant ainsi d'établir <strong>des</strong> relations spontanées, est un<br />

facteur d'intensification de la solidarité tribale. <strong>Les</strong> cérémonies et les assemblées<br />

tribales ont ainsi un double rôle : d'une part, elles mettent en évidence la réalité de la<br />

tribu et renforcent l'unité en propageant <strong>des</strong> émotions entre les individus présents;<br />

d'autre part, elles rassemblent <strong>des</strong> individus de différentes ban<strong>des</strong> et leur donnent<br />

l'occasion de se connaître. Cette dernière fonction est sans doute tout aussi importante<br />

que la première : de la même façon, nos propres églises rurales semblent devoir leur<br />

efficacité comme agents d'unification sociale autant aux rassemblements spontanés<br />

qu'elles occasionnent après le service qu'à la foi commune de leurs membres et à leur<br />

participation commune à l'office. <strong>Les</strong> activités officielles <strong>des</strong> assemblées tribales<br />

renforcent la représentation de l'unité tribale, mais l'établissement de relations individuelles<br />

au-delà <strong>des</strong> limites de la bande transforme cette représentation abstraite en<br />

une expérience personnelle et concrète beaucoup plus réelle pour l'individu.<br />

* Danse rituelle exécutée, chez les Indiens <strong>des</strong> Plaines, en l'honneur du soleil et fréquemment<br />

accompagnée d'automortifications publiques. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 181<br />

<strong>Les</strong> mariages entre membres de ban<strong>des</strong> différentes unissent les deux groupes par<br />

une combinaison de relations officielles et diffuses. Ces mariages sont presque<br />

toujours autorisés et il n'est pas rare qu'ils soient exigés. Ils provoquent le déplacement<br />

d'individus d'une bande à l'autre et, en même temps, établissent <strong>des</strong> liens<br />

institutionnalisés entre certains individus <strong>des</strong> deux groupes. La femme qui se marie et<br />

s'en va vivre dans la bande de son mari est un lien vivant entre celui-ci et sa propre<br />

bande : elle a <strong>des</strong> amis et <strong>des</strong> parents dans les deux ban<strong>des</strong> et en partage les intérêts.<br />

De surcroît, le mariage crée <strong>des</strong> liens officiels entre son mari et son propre père, entre<br />

son propre père et ses enfants, et ainsi de suite. Quand l'organisation de la tribu comprend<br />

<strong>des</strong> clans, <strong>des</strong> phratries ou d'autres unités <strong>sociales</strong> non localisées, l'existence de<br />

ces unités contribue aussi à renforcer le sentiment de l'unité tribale en établissant <strong>des</strong><br />

relations institutionnalisées entre individus de ban<strong>des</strong> différentes et en contribuant<br />

ainsi à unir la tribu en un ensemble conscient de lui-même.<br />

<strong>Les</strong> occasions où les relations officielles entre membres de ban<strong>des</strong> différentes<br />

trouvent à se manifester dans le comportement patent peuvent être rares, il reste<br />

qu'elles sont extrêmement importantes pour maintenir le sentiment de l'unité. Quiconque<br />

est lié à un membre d'une bande conformément à un modèle socialement reconnu<br />

de droits et de devoirs réciproques fait partie de la bande. Lors même qu'il ne participe<br />

pas activement aux activités de la bande, il est compris dans son système de statuts<br />

et de rôles. Sa position équivaut exactement à celle du membre absent : comme lui, il<br />

est un membre fonctionnellement latent de la société et, en tant que tel, les attitu<strong>des</strong><br />

de la bande à son égard sont tout à fait semblables à ses attitu<strong>des</strong> à l'égard <strong>des</strong><br />

membres actifs. Le visiteur qui arrive dans une bande où il a <strong>des</strong> parents peut être<br />

personnellement un étranger, mais il n'est pas socialement un étranger. Il peut immédiatement<br />

être affecté à une place dans la société et un ensemble de rôles immédiatement<br />

et parfaitement définis à l'égard <strong>des</strong> autres membres de la société se proposent<br />

a lui.<br />

L'attribution de statuts sociaux à <strong>des</strong> individus vivant à l'extérieur de la bande<br />

contribue à faire éclater les distinctions entre ban<strong>des</strong> et à les rassembler en de vastes<br />

unités <strong>sociales</strong>. Le même individu pouvant être membre actif d'une bande et, en<br />

même temps, membre latent de plusieurs autres ban<strong>des</strong>, les attitu<strong>des</strong> et les modèles de<br />

comportement qui trouvent leur expression la plus complète dans <strong>des</strong> conditions de<br />

vie en bande s'étendent à un cercle toujours plus large jusqu'à comprendre finalement<br />

toute la tribu. Cette extension s'accompagne inévitablement d'un affaiblissement : les<br />

relations entre membres de la tribu ont une coloration affective plus faible que celles<br />

qui existent entre membres de la bande et, faute du renforcement que leur procurerait<br />

une expression fréquente, les modèles de comportement réciproque deviennent<br />

mutilés et conventionnels. Cependant, la présence de ces modèles fournit une base de<br />

coopération efficace, tandis que les attitu<strong>des</strong> fournissent le stimulus nécessaire à cette<br />

coopération. Ensemble, ils transforment l'agrégat d'individus et de ban<strong>des</strong> en une<br />

unité sociale susceptible de fonctionner.<br />

<strong>Les</strong> attitu<strong>des</strong> et les modèles de comportement à l'intérieur <strong>des</strong> tribus sont toujours<br />

réciproques. Ils sont acceptés par tous ceux qui y sont impliqués. Il n'en va pas de<br />

même <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> modèles de comportement qui gouvernent les rapports de la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 182<br />

tribu avec les étrangers; ceux-ci sont comparables à ceux qui régissent le rapport entre<br />

la tribu et son environnement. Bien que <strong>des</strong> tribus voisines puissent élaborer <strong>des</strong><br />

modèles réciproques reconnus, élargissant ainsi leur conception de société jusqu'à s'y<br />

inclure mutuellement, il est plus fréquent que la tribu considère tous les étrangers<br />

comme non humains. Parce qu'ils ne sont pas membres de la société, les lois gouvernant<br />

les relations entre êtres humains, c'est-à-dire entre membres de la société, ne<br />

s'appliquent tout simplement pas à eux. Le même groupe, qui est loyal et bienveillant<br />

dans ses rapports internes, peut se montrer perfide et impitoyablement cruel dans ses<br />

rapports avec les étrangers. Ainsi, les membres d'une tribu marquisienne étaient, en<br />

général, aimables et pleins d'égards entre eux et considéraient le fait de manger un<br />

membre de la tribu exactement comme nous considérons le cannibalisme. Leurs<br />

anecdotes relatives à <strong>des</strong> individus coupables de ce crime expriment la même horreur<br />

que nos propres contes relatifs aux ogres et aux sorcières mangeuses d'hommes.<br />

Cependant, ils mangeaient sans scrupules les membres <strong>des</strong> autres tribus. Bien que le<br />

fait de manger les guerriers ennemis comprît certains éléments de ritualisme et de<br />

revanche, les femmes et les enfants étrangers étaient mangés tout simplement parce<br />

qu'on en aimait la chair. On chassait les membres <strong>des</strong> autres tribus exactement comme<br />

l'on chassait les sangliers et les prisonniers étaient traités avec une cruauté<br />

inconsciente : s'il y en avait plus qu'on n'en pouvait manger, on leur cassait les jambes<br />

pour les empêcher de fuir et on les conservait ainsi jusqu'à ce qu'on en eût besoin.<br />

Le fait que la tribu représente les limites de la société facilite plus que toute autre<br />

chose son fonctionnement en tant qu'unité, en particulier dans ses rapports avec les<br />

étrangers. Ses réactions à l'égard d'une attaque extérieure ou à l'égard <strong>des</strong> occasions<br />

de pillage à l'extérieur sont automatiques et il n'est besoin d'aucune technique institutionnalisée<br />

pour assurer une action concertée. La présence d'une autorité centrale peut<br />

accroître l'efficacité en coordonnant les efforts du groupe, mais elle n'est pas vraiment<br />

nécessaire. La plus universelle, et probablement la plus ancienne <strong>des</strong> fonctions de la<br />

tribu, est la guerre. Faire la paix, au contraire, est une fonction beaucoup moins universelle<br />

qui exige une sorte de pouvoir central constitué, capable d'exercer son autorité<br />

sur les ban<strong>des</strong> et les individus qui les composent. En l'absence d'une telle autorité,<br />

les guerres sont faciles à commencer mais presque impossibles à arrêter. L'histoire<br />

<strong>des</strong> frontières américaines rapporte une foule de cas où la paix, faite de bonne foi <strong>des</strong><br />

deux côtés, était brisée par les actes d'individus irresponsables. La plupart <strong>des</strong> tribus<br />

indiennes n'avaient pas de technique efficace pour empêcher <strong>des</strong> hommes résolus<br />

d'aller sur le sentier de la guerre, tandis que le gouvernement américain était incapable<br />

de maîtriser sa population frontalière.<br />

Des tribus aussi inorganisées que celles <strong>des</strong> Tanala et <strong>des</strong> Comanches ne sont<br />

guère plus que <strong>des</strong> alliances offensives et défensives entre ban<strong>des</strong> groupées. On peut<br />

à. peine dire qu'elles aient quelque fonction en ce qui concerne leurs ban<strong>des</strong> et les<br />

individus qui les composent. L'appartenance à la tribu assurait à. ces ban<strong>des</strong> et à ces<br />

individus une sécurité accrue, mais c'est à peu près tout. Pour que la tribu puisse commencer<br />

à diriger ses membres, elle doit être dotée d'un certain degré d'organisation<br />

institutionnalisée et d'une autorité centrale. Même dans ce cas, il semble que ce soit le<br />

modèle normal d'organisation tribale que de s'en remettre le plus possible aux groupes<br />

locaux, en respectant leur autonomie et en traitant avec eux plutôt qu'avec les<br />

individus. La bande est un agent d'ordre social beaucoup plus efficace que toute


Ralph Linton (1936), De l’homme. 183<br />

autorité éloignée. La tribu, en général, n'intervient pas dans les conflits et les délits à<br />

l'intérieur de la bande. Elle intervient dans les conflits entre ban<strong>des</strong> et entre individus<br />

de bande différente car, dans ces cas-là, les techniques d'autorité détenues par les<br />

ban<strong>des</strong> deviennent inopérantes. En outre, ces conflits concernent vraiment la tribu<br />

puisqu'ils peuvent entraîner <strong>des</strong> dissensions et finalement le démembrement de la<br />

tribu. Même en l'absence d'une forte autorité centrale, on essaie généralement de les<br />

régler à l'amiable, les autres ban<strong>des</strong> pressant les deux parties d'en venir à une sorte<br />

d'accord : ceci suppose au moins un conseil tribal devant lequel on puisse traduire le<br />

cas. Chez les Comanches, la tribu n'avait pas de technique d'intervention institutionnalisée<br />

mais le sentiment de l'unité rendait les ban<strong>des</strong> elles-mêmes très peu disposées<br />

à en venir à une rupture publique. <strong>Les</strong> vieillards, conciliateurs officiels dans les<br />

conflits entre ban<strong>des</strong>, allaient et venaient de l'une à l'autre et essayaient d'aboutir à un<br />

accord par les métho<strong>des</strong> habituellement utilisées à l'intérieur de la bande.<br />

L'organisation <strong>des</strong> tribus, et par là le degré d'autorité qu'elles peuvent exercer sur<br />

leurs membres, varie tellement qu'on ne peut l'utiliser comme critère pour déterminer<br />

ce qui constitue une tribu, le seul fondement véritable de cette unité sociale étant le<br />

sentiment d'appartenir à une seule société. C'est là, semble-t-il, le principe réel de la<br />

différence entre tribu et État. La tribu est une entité sociale tandis que l'État, au sens<br />

où on l'entend ici, est une entité politique. Certains États sont moins organisés que<br />

certaines tribus mais, faute du sentiment de l'unité propre à la tribu, le minimum<br />

d'organisation nécessaire à leur survie est beaucoup plus important que dans le cas de<br />

la tribu. Ils doivent avoir au moins un conseil officiel et la plupart d'entre eux ont une<br />

autorité centrale assez forte, dotée du pouvoir de contraindre leurs membres. Tandis<br />

que la plupart <strong>des</strong> activités de la tribu sont automatiques et en grande partie inconscientes,<br />

celles de l'État sont délibérées et conscientes. Sur une échelle beaucoup plus<br />

vaste que la tribu, l'État doit régler <strong>des</strong> conflits internes d'intérêts et affronter <strong>des</strong><br />

oppositions internes organisées; l'autorité centrale doit avoir un pouvoir suffisant pour<br />

les surmonter si l'on veut que l'État fonctionne.<br />

<strong>Les</strong> États peuvent naître soit parla fédération volontaire de deux tribus ou plus,<br />

soit par l'assujettissement à <strong>des</strong> groupes plus puissants de groupes faibles qui perdent<br />

leur autonomie politique. En tout cas, la guerre semble être l'agent principal de la<br />

formation de l'État. Des tribus voisines peuvent vivre ensemble à, l'amiable et même<br />

entretenir <strong>des</strong> relations de forte interdépendance économique tout en conservant une<br />

autonomie politique complète. Une telle interdépendance peut même se maintenir au<br />

cours de guerres peu violentes entre les tribus, le commerce se poursuivant pendant<br />

les trêves ou par l'intermédiaire de groupes neutres. <strong>Les</strong> avantages que Procure cette<br />

interdépendance sont assez évidents pour assurer la permanence en l'absence de toute<br />

autorité centrale. <strong>Les</strong> confédérations doivent en général leur origine à la peur d'un<br />

ennemi commun et à la représentation claire <strong>des</strong> avantages qui peuvent être tirés<br />

d'une action concertée contre cet ennemi, donc à <strong>des</strong> intentions défensives plutôt<br />

qu'offensives. Aucune tribu n'abandonne son autonomie politique de plein gré et, si<br />

elle le fait, elle doit être assurée d'un avantage important. <strong>Les</strong> avantages de la confédération<br />

sont beaucoup plus évidents dans le cas de tribus vaincues que dans celui de<br />

tribus victorieuses : les premières peuvent percevoir la nécessité d'un renfort et les<br />

avantages d'un effort coordonné, tandis que les dernières peuvent se passer de l'un et<br />

de l'autre et considèrent en général les alliés un peu comme une charge.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 184<br />

La plupart <strong>des</strong> fédérations sont d'abord <strong>des</strong> alliances défensives, constituant, à<br />

mesure que la nécessité en devient évidente, une organisation et une autorité centrale<br />

de plus en plus forte. Au début, l'autorité centrale a un peu les aspects d'un haut commandement<br />

qui coordonne les efforts <strong>des</strong> alliés et fait appel à <strong>des</strong> réserves provenant<br />

de groupes qui ne sont pas immédiatement menacés. Lorsque le danger se prolonge<br />

suffisamment, les habitu<strong>des</strong> et les techniques de coopération font que l'alliance se<br />

maintient, une fois disparue la cause originelle. Ainsi, la célèbre Ligue <strong>des</strong> Iroquois *<br />

fut d'abord un dispositif de défense et, même alors, si l'on en croit la tradition indigène,<br />

il était difficile de convaincre les différentes tribus de s'y joindre. <strong>Les</strong> Iroquois<br />

étaient harcelés depuis <strong>des</strong> générations par leurs voisins algonkin et Dekanawide, le<br />

promoteur de la Ligue, présenta celle-ci comme un moyen d'amener la paix. Une fois<br />

formée, elle mit bientôt fin à la menace algonkin et entreprit une étonnante suite de<br />

conquêtes où, par une rationalisation tout à fait moderne, on voulait voir « une guerre<br />

pour en finir avec la guerre », la Ligue ne pouvant être assurée de la paix qu'une fois<br />

tous ses ennemis possibles exterminés.<br />

Ainsi, les confédérations doivent leur origine à une communauté d'intérêts, même<br />

si ceux-ci ne sont que très limités et spécifiques. La fonction de l'autorité centrale est<br />

de diriger et de coordonner les activités volontaires <strong>des</strong> tribus fédérées. Elle tire son<br />

pouvoir du consentement <strong>des</strong> gouvernés et toute tentative pour contraindre les tribus<br />

est immédiatement prise en mauvaise part. Cependant, la présence d'intérêts communs<br />

permet à l'autorité centrale de remplir ses fonctions avec un minimum d'appareil<br />

et de délégations de pouvoir. <strong>Les</strong> tribus rassemblées étant toujours jalouses de<br />

leurs droits, le gouvernement d'une confédération doit être démocratique en fait, sinon<br />

en théorie. Le modèle le plus courant semble être celui d'un conseil <strong>des</strong> représentants<br />

de tribus, sans chef ou avec un simple agent d'exécution. L'absence d'une forte autorité<br />

centrale empêche les confédérations d'agir rapidement et les expose à un<br />

éclatement par conflits internes. Cependant, elles sont très peu vulnérables aux attaques.<br />

Toute ingérence extérieure renforce chez leurs membres le sentiment d'unité et<br />

la volonté de coopération, ce qui rend ces États plus difficiles à démembrer ou à<br />

soumettre que ceux qui sont créés par conquête.<br />

<strong>Les</strong> États fondés sur le principe de confédération sont rares, bien que les alliances<br />

défensives soient courantes. La transformation de ces alliances en unités politiques<br />

organisées semble exiger <strong>des</strong> conditions particulières. <strong>Les</strong> modèles de gouvernements<br />

confédérés sont, presque sans exception, une reproduction de ceux <strong>des</strong> gouvernements<br />

tribaux que leurs membres connaissent. En dépit <strong>des</strong> modifications que peuvent<br />

exiger les nouvelles circonstances, la continuité est manifeste : ainsi, les Iroquois<br />

avaient un seul modèle fondamental d'autorité institutionnalisée qui s'appliquait à la<br />

maisonnée, puis au clan, au village, à la tribu et à la Ligue elle-même. Ils reconnaissaient<br />

eux-mêmes cette continuité puisqu'ils désignaient la Ligue comme la Grande<br />

Famille. De la même façon, les confédérations <strong>des</strong> Touareg avec leurs tribus nobles et<br />

esclaves, étaient une projection directe de l'organisation tribale avec ses familles<br />

nobles et serves. Cette fidélité aux modèles d'autorité préexistants suggère une expli-<br />

* Cette confédération, fondée aux alentours de 1570, rassemblait un grand nombre de tribus et<br />

comptait 10 000 à 17 000 individus. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 185<br />

cation possible de la rareté <strong>des</strong> confédérations : les tribus qui n'ont pas d'appareil<br />

d'autorité institutionnalisée et celles où l'autorité se concentre entre les mains d'un<br />

chef aux pouvoirs autocratiques auront, toutes deux, une grande difficulté à former<br />

<strong>des</strong> confédérations; les premières ne peuvent trouver <strong>des</strong> modèles d'une organisation<br />

en confédération que dans telle ou telle confédération de leur connaissance (ainsi,<br />

certaines <strong>des</strong> tribus algonquines essayèrent d'imiter la Ligue <strong>des</strong> Iroquois mais avec<br />

peu de succès). D'autre part, <strong>des</strong> modèles tribaux de type autocratique ne peuvent<br />

fonctionner dans le cas de confédération car ils sont incompatibles avec l'association<br />

volontaire de tribus qui est l'essence même de la confédération. Celle-ci présuppose<br />

une renonciation à l'autonomie que les différentes tribus, et en particulier leurs chefs,<br />

ne voudront pas s'imposer en général. Il semble que les seules tribus qui peuvent se<br />

confédérer avec succès sont celles dont les modèles gouvernementaux préexistants<br />

sont à la fois conscients, institutionnalisés et démocratiques. Ces tribus sont rares et<br />

les possibilités de formation de confédération sont, en conséquence, limitées.<br />

<strong>Les</strong> États formés par conquête sont beaucoup plus nombreux que les confédérations.<br />

En fait, la plupart <strong>des</strong> unités politiques plus vastes que la tribu ont commencé<br />

ainsi. Si <strong>des</strong> confédérations peuvent se former à n'importe quel niveau du développement<br />

économique, les États formés par conquête sont presque toujours associés à <strong>des</strong><br />

modèles de vie sédentaire et à un degré de développement technologique permettant à<br />

la population de produire <strong>des</strong> excédents économiques. <strong>Les</strong> États formés par conquête<br />

sont inconnus chez les peuples de chasseurs et chez la plupart <strong>des</strong> pasteurs noma<strong>des</strong>,<br />

bien que ces derniers aient fréquemment formé <strong>des</strong> États en assujettissant <strong>des</strong> agriculteurs.<br />

Le chasseur ne peut produire de surplus assez importants pour que son assujettissement<br />

et son exploitation soient rentables. <strong>Les</strong> guerres décisives entre tribus situées<br />

à ce niveau finissent par l'expulsion ou l'extermination du vaincu et l'occupation<br />

de ses territoires de chasse par les vainqueurs. Il en est de même avec les pasteurs<br />

noma<strong>des</strong> : les tribus peuvent produire un surplus, mais elles sont extrêmement mobiles<br />

et leurs biens transportables; elles peuvent fuir leur territoire en cas d'attaque et,<br />

même si elles se soumettent aux vainqueurs, elles peuvent s'échapper si facilement<br />

qu'il est très difficile de les exploiter.<br />

<strong>Les</strong> seules tribus qui puissent être organisées et exploitées avec succès sont celles<br />

qui sont capables de produire un surplus assez important pour justifier les efforts <strong>des</strong><br />

conquérants et qui sont, en même temps, sédentaires. <strong>Les</strong> États formés par conquête<br />

sont caractéristiques <strong>des</strong> sociétés qui reposent sur l'agriculture ou l'industrie, ou sur<br />

les deux. Ils se substituent aux modèles plus anciens d'expulsion ou d'extermination<br />

dès que les conquérants comprennent que les conquis valent plus vivants que morts<br />

on, plus précisément, comme sujets que comme esclaves; il est en effet de l'essence<br />

de l'État formé par conquête que ses gouvernants exploitent <strong>des</strong> sociétés plutôt que<br />

<strong>des</strong> individus. L'État formé par conquête suppose que l'on renonce aux profits qui<br />

peuvent être immédiatement tirés du pillage et de l'asservissement <strong>des</strong> individus en<br />

faveur <strong>des</strong> profits plus lents mais, dans l'ensemble, plus importants qui peuvent être<br />

tirés du tribut ou <strong>des</strong> impôts.<br />

Une exploitation vraiment réussie exige le maintien d'un équilibre délicat : il faut,<br />

d'une part, que la société conquise puisse garder la plus grande partie de son organisation<br />

originelle, faute de quoi elle sera incapable de fonctionner ou de satisfaire à ses


Ralph Linton (1936), De l’homme. 186<br />

propres besoins, encore moins de produire <strong>des</strong> excédents. Mais, d'autre part, moins on<br />

la transforme, plus il lui est facile de se révolter et plus il est difficile de la surveiller.<br />

<strong>Les</strong> conquérants aspirent toujours au maximum de profit mais, si les impôts ou le<br />

tribut sont trop élevés, la société assujettie sera paralysée et ses contributions cesseront<br />

automatiquement. <strong>Les</strong> conquis doivent être contrôlés et pressurés régulièrement<br />

mais de telle façon qu'ils ne cessent jamais de vouloir et de pouvoir produire et qu'ils<br />

ne soient pas poussés au désespoir et à la révolte. La crainte du pouvoir doit être<br />

permanente, mais le recours à la force doit être réduit au minimum. les expéditions<br />

punitives sont coûteuses, interrompent le paiement du tribut et peuvent mener à <strong>des</strong><br />

révoltes dans d'autres parties de l'État.<br />

L'organisation réussie d'un État formé par conquête pose ainsi toute une série de<br />

problèmes qui n'existent pas au niveau de la tribu et pour lesquels les tribus, familières<br />

<strong>des</strong> rapports avec <strong>des</strong> ennemis et non avec <strong>des</strong> sujets, n'ont pas de solutions toutes<br />

préparées. L'élaboration de métho<strong>des</strong> de gouvernement et d'exploitation suppose non<br />

seulement une aptitude à inventer <strong>des</strong> solutions mais aussi une longue suite d'essais et<br />

d'erreurs. Il n'est donc pas surprenant que, une fois établis, les États formés par<br />

conquête tendent à rester fidèles au même type d'organisation en dépit <strong>des</strong> conquêtes<br />

successives et <strong>des</strong> changements dans le groupe dominant. Une tribu qui exerce sa<br />

domination pour la première fois doit reprendre à son compte les modèles qu'elle<br />

trouve, sinon l'État se dissoudra en chaos avant qu'elle puisse en élaborer d'autres.<br />

Ainsi, quand les Arabes devinrent soudain les maîtres du Proche-Orient, ils furent<br />

forcés d'assumer les formes gouvernementales <strong>des</strong> empires qu'ils avaient conquis et,<br />

en deux ou trois générations, leurs chefs de tribus étaient devenus <strong>des</strong> monarques<br />

orientaux. De la même façon, les Mongols, s'ils n'avaient pas voulu adopter l'appareil<br />

gouvernemental qui existait en Chine, n'auraient eu d'autre ressource que d'exterminer<br />

les Chinois et de laisser retourner leur territoire à l'état d'herbages, ce qu'ils ont, diton,<br />

très sérieusement envisagé; mais dès que la décision fut prise, le résultat était<br />

inévitable : en trois générations, les Mongols avaient adopté les modèles administratifs<br />

chinois dans leur totalité et étaient devenus, tout bonnement, une autre dynastie<br />

chinoise.<br />

Tous les États formés par conquête dans l'Ancien Monde se conforment à un petit<br />

nombre de modèles généraux d'organisation. Cette uniformité est probablement due à<br />

<strong>des</strong> causes historiques plutôt qu'à une stricte limitation <strong>des</strong> possibilités. Bien que les<br />

problèmes que posent les États formés par conquête présentent une certaine constance,<br />

chacun d'eux peut être résolu de plus d'une façon et le choix fait parle groupe<br />

dominant contribue à établir <strong>des</strong> modèles qui peuvent survivre longtemps à sa<br />

disparition. Ainsi, le problème de l'autorité peut être résolu soit par la dispersion <strong>des</strong><br />

conquérants sur tout le territoire conquis, soit par leur concentration en un point<br />

particulier, accompagnée de la création de techniques de gouvernement à distance.<br />

<strong>Les</strong> deux systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients. En se transformant en<br />

une aristocratie répartie sur tout le territoire, le groupe peut surveiller les peuples<br />

conquis et collecter le tribut avec un minimum d'appareil de gouvernement constitué;<br />

mais, ce faisant, la force militaire <strong>des</strong> conquérants se disperse, réduisant par là leur<br />

puissance d'action directe et semant ainsi <strong>des</strong> éléments de dissolution de I'État formé<br />

par conquête. En l'absence de communication rapide et aisée, les aristocrates ne peuvent<br />

garder le contact entre eux et il en résulte un affaiblissement progressif de leur


Ralph Linton (1936), De l’homme. 187<br />

esprit de corps et l'effondrement de leur culture originelle. Du fait qu'ils sont en<br />

contact beaucoup plus étroit avec les peuples conquis qu'entre eux, <strong>des</strong> intérêts divergents<br />

et <strong>des</strong> différences culturelles se développent. A moins que l'autorité centrale ne<br />

soit exceptionnellement forte, l'État s'effondrera en l'espace de quelques générations,<br />

les aristocrates s'unissant aux groupes conquis dans lesquels ils se sont installés et les<br />

entraînant les uns contre les autres.<br />

C'est là en fait un processus d'acculturation. La fusion culturelle entre conquérants<br />

et conquis devient inévitable aussitôt que les conquérants perdent le contact entre eux.<br />

<strong>Les</strong> cultures ne peuvent se maintenir intactes sans qu'il y ait un noyau d'individus en<br />

association constante. <strong>Les</strong> conquérants peuvent faire un effort conscient pour<br />

maintenir leur ancienne culture par souci de prestige et peuvent réussir à en sauvegarder<br />

les formes extérieures, mais ils ne peuvent en conserver les éléments plus<br />

subtils et plus vitaux. Il est caractéristique <strong>des</strong> aristocrates du monde entier de<br />

répugner à prendre soin eux-mêmes de leurs enfants; ce travail pénible est confié à<br />

<strong>des</strong> esclaves ou <strong>des</strong> domestiques venant du groupe conquis, en sorte que l'enfant est<br />

livré à la culture de ce groupe pendant sa formation. Il apprend la langue <strong>des</strong> conquis<br />

avant d'apprendre la sienne propre et intériorise inconsciemment la plupart de leurs<br />

attitu<strong>des</strong>. Sans doute est-ce un avantage puisque l'enfant aura, plus tard, à entretenir<br />

<strong>des</strong> rapports avec les peuples conquis; mais cela entraîne aussi la <strong>des</strong>truction du<br />

groupe conquérant comme unité sociale et culturelle intégrée. Le cas <strong>des</strong> Normands<br />

dans les îles Britanniques fait voir les effets de la dispersion du groupe conquérant :<br />

en quelques générations seulement, ceux qui s'étaient installés en Angleterre devinrent<br />

Anglais, ceux qui s'étaient installés en Écosse Écossais, tandis que ceux qui<br />

s'étaient installés en Irlande furent plus fidèles à leur nouveau pays et se mirent à haïr<br />

les Anglais plus que les Irlandais eux-mêmes.<br />

La dispersion du groupe conquérant est caractéristique de la plupart <strong>des</strong> États<br />

formés en Europe par conquête après la chute de l'Empire romain. <strong>Les</strong> envahisseurs<br />

étaient groupés en tribus peu organisées qui ne connaissaient pas d'autorité centrale,<br />

tandis qu'à l'époque de l'invasion la grande partie de l'appareil gouvernemental<br />

romain s'était effondrée. Ils n'avaient donc aucun modèle satisfaisant pour organiser<br />

<strong>des</strong> États centralisés; en outre, le modèle de dispersion était plus conforme à leurs<br />

anciennes valeurs culturelles d'indépendance et d'initiative individuelle. En Asie au<br />

contraire, la plupart <strong>des</strong> États formés par conquête élaborèrent progressivement un<br />

modèle différent : les conquérants s'installaient sur une section particulière du territoire<br />

conquis, formant ainsi une base à partir de laquelle tout le territoire était<br />

exploité. Par opposition au modèle européen d'exploitation par <strong>des</strong> aristocrates particuliers,<br />

qui pouvaient coopérer mais qui travaillaient surtout à leurs propres intérêts,<br />

le modèle asiatique se conformait, dans la plupart <strong>des</strong> cas, à l'exploitation <strong>des</strong> conquis<br />

par la société conquérante dans sa totalité.<br />

Le modèle asiatique présentait l'avantage immédiat de provoquer une concentration<br />

de la puissance militaire, permettant par là au groupe régnant de porter un coup<br />

décisif et rapide; il contribuait de surcroît à maintenir l'unité sociale et culturelle du<br />

groupe dominant. L'enfant, même élevé par <strong>des</strong> esclaves étrangers, fréquentait surtout<br />

<strong>des</strong> gens de sa propre tribu et héritait ainsi de sa culture en totalité. A la longue, les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 188<br />

conquérants pouvaient prendre en charge <strong>des</strong> éléments issus <strong>des</strong> cultures conquises,<br />

particulièrement quand celles-ci étaient plus avancées que la leur, tout en gardant<br />

intactes leurs valeurs d'origine. Entretenant avec ses sujets une sorte de trêve, le<br />

groupe <strong>des</strong> conquérants, tribu entourée de tribus ennemies temporairement réduites à<br />

la soumission, trouvait dans cette situation le principe de son unification et l'incitation<br />

à maintenir son intégrité sociale. Si les gouvernants pouvaient être extermines par de<br />

nouveaux conquérants ou, à la faveur d'une insurrection, par les populations conquises,<br />

ils ne risquaient guère d'être purement et simplement absorbés par elles.<br />

Dans de telles conditions, l'exploitation <strong>des</strong> conquis exigeait de puissantes institutions<br />

gouvernementales, faute de quoi la position <strong>des</strong> conquérants restait précaire et<br />

les profits de la domination incertains. <strong>Les</strong> institutions ne pouvaient s'élaborer que<br />

lentement. <strong>Les</strong> premiers États formés par conquête dans le Proche-Orient avaient<br />

laissé intactes les sociétés conquises en leur octroyant une autonomie presque complète.<br />

<strong>Les</strong> gouvernants exigeaient simplement le paiement du tribut, sous peine de<br />

raids de pillage. Une attaque extérieure contre le groupe dirigeant ou <strong>des</strong> dissensions<br />

internes entraînaient toujours la cessation du paiement du tribut et provoquaient en<br />

général une série de révoltes. Ainsi, quand un nouveau roi accédait au trône en<br />

Assyrie, sa première tâche consistait en général à. reconquérir l'empire de son père et<br />

à ramener les tribus-sujettes dans un état de terreur salutaire. Cette terreur était<br />

associée à une haine violente alimentée par les raids de représailles et prête à éclater<br />

en révolte au moindre espoir de succès. Pareils États ne pouvaient se maintenir<br />

qu'avec <strong>des</strong> rois tout-puissants, épaulés par les plus vigoureux de leurs compagnons<br />

de tribu.<br />

Pour doter ces États d'une certaine stabilité, il fallait que fussent élaborées <strong>des</strong><br />

techniques permettant d'exercer une pression discrète et continue sur les peuples<br />

conquis, d'écraser les révoltes dans l'œuf, de percevoir le tribut, d'apprécier combien<br />

les peuples conquis pouvaient réellement payer et de partager les revenus entre les<br />

conquérants. A la longue, les États formés par conquête dans le Proche-Orient instaurèrent<br />

d'énormes bureaucraties qui comprenaient <strong>des</strong> gouverneurs locaux désignés par<br />

l'autorité centrale, <strong>des</strong> services d'information, <strong>des</strong> percepteurs et <strong>des</strong> services de<br />

comptabilité, sous l'autorité du souverain issu du groupe conquérant. Théoriquement,<br />

ils détenaient leur pouvoir de celui-ci et étaient responsables devant lui, mais la<br />

plupart du temps ils lui survivaient et cherchaient en fait à limiter les pouvoirs du<br />

souverain et de la tribu dominante. Une fois fermement assise, la bureaucratie se<br />

perpétuait génération après génération sans être affectée par les changements de<br />

dynasties ou même de groupe dominant : dans ces occasions, les hauts fonctionnaires<br />

étaient relevés de leurs fonctions mais les petits poursuivaient leur tâche et servaient<br />

les nouveaux gouvernants comme ils avaient servi leurs prédécesseurs.<br />

<strong>Les</strong> États asiatiques formés par conquête reposaient, à très peu d'exceptions près,<br />

sur la théorie de l'autorité absolue. Chaque fonctionnaire avait autorité absolue sur<br />

ceux qui se trouvaient aux gra<strong>des</strong> inférieurs et il assumait la responsabilité de leur<br />

bonne conduite. C'était la transposition d'une organisation militaire, probablement<br />

issue de la domination militaire elle-même. Tous ces États reposant, au moins à leurs<br />

débuts, sur la force, les gouvernants n'avaient pas besoin de consulter les gouvernés.<br />

Gouverner consistant à appliquer la force avec rapidité et avec efficacité aux sujets


Ralph Linton (1936), De l’homme. 189<br />

récalcitrants, cela supposait non seulement <strong>des</strong> officiels responsables, mais aussi une<br />

autorité centralisée capable de prendre <strong>des</strong> décisions rapi<strong>des</strong>. Bien que le groupe<br />

conquérant ait pu se conformer à <strong>des</strong> modèles démocratiques avant d'accéder au<br />

pouvoir, de tels modèles étaient peu appropriés à la conquête et à la domination qui<br />

s'en suivait. Une révolte avait le temps de progresser dangereusement si aucune action<br />

ne pouvait être, tentée avant que les représentants <strong>des</strong> tribus se soient rassemblés et en<br />

aient débattu. Dans tous les cas, semble-t-il, la conquête a provoqué le renforcement<br />

du pouvoir central, même à l'intérieur de la tribu, et la métamorphose du chef tribal en<br />

monarque théoriquement absolu. Si les membres de l'État conquis étaient déjà accoutumés<br />

à l'absolutisme, le processus s'en trouvait naturellement accéléré.<br />

<strong>Les</strong> conditions d'existence <strong>des</strong> États formés par la conquête favorisaient particulièrement<br />

l'absolutisme. <strong>Les</strong> chefs de tribu, même s'ils sont chefs absolus en théorie,<br />

ne peuvent guère l'être en pratique. Ils sont en contact trop étroit avec leurs sujets et<br />

leur sont attachés par trop de liens d'amitié et d'intérêts communs. Ils font partie de la<br />

société tribale et, par là, sont soumis à la pression de l'opinion publique. Le souverain<br />

d'un État formé par la conquête se trouve à l'écart de tous ses sujets, hormis les<br />

compagnons de ses débuts. Il n'a pas a les consulter et, en l'absence de contact avec<br />

eux, il devient le symbole de l'autorité centrale : il est la source mystérieuse et impersonnelle<br />

d'où émanent les ordres qui doivent être obéis. A la longue, ceci vaut aussi<br />

pour les propres membres de sa tribu. En tant que chef militaire, le chef de tribu reçoit<br />

en général la plus grosse part du butin et du tribut que procure la conquête, il est<br />

capable de se doter d'une suite personnelle qui lui est plus fidèle qu'à la tribu. <strong>Les</strong><br />

peuples conquis ont aussi le sentiment que leur fidélité s'adresse à lui plutôt qu'au<br />

groupe conquérant dans son ensemble, puisque c'est de lui que viennent les faveurs et<br />

les punitions. La fidélité <strong>des</strong> peuples conquis et la présence d'un groupe imposant de<br />

gar<strong>des</strong> et de fonctionnaires contribuent à soustraire le souverain à la pression directe<br />

et spontanée <strong>des</strong> membres de sa tribu. L'homme du commun ne peut accéder à lui et,<br />

d'autre part, la tribu dans son ensemble ne peut entreprendre une action contre lui sans<br />

se mettre en danger d'être attaquée par les tribus assujetties. Même si les conquérants<br />

ne ressentent pas une grande fidélité pour leur roi, ils savent qu'une faille dans leurs<br />

rangs serait aux yeux <strong>des</strong> sujets une bonne occasion de révolte. Dans la plupart <strong>des</strong><br />

États asiatiques formés par la conquête, les membres du groupe dominant finirent par<br />

être aussi étroitement soumis à la volonté du roi que n'importe lequel <strong>des</strong> conquis, ne<br />

gardant que quelques rares privilèges particuliers.<br />

Le problème essentiel <strong>des</strong> gouvernants d'États formés par la conquête consiste à<br />

assurer la rentrée continue de revenus avec le minimum de frictions et en recourant le<br />

moins possible à la force. <strong>Les</strong> premiers États formés par la conquête n'avaient pas<br />

d'institutions pour surveiller directement les individus ou les groupes locaux, ce qui<br />

les obligeait à laisser aux sociétés conquises une autonomie considérable. Dans de<br />

telles conditions, il était de l'intérêt du conquérant de perpétuer les différences culturelles<br />

entre les peuples conquis et d'entretenir leurs haines mutuelles. Toute volonté<br />

d'unité chez les sujets était découragée, puisqu'elle pouvait être dirigée contre les<br />

conquérants. Il s'agissait donc de diviser pour mieux régner : plus les sujets étaient<br />

divisés, plus ils dépendaient de l'autorité centrale.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 190<br />

L'une <strong>des</strong> premières métho<strong>des</strong> pour assurer la division et la dépendance fut celle<br />

<strong>des</strong> mitimoe, ou déplacement <strong>des</strong> populations conquises, qui consistait habituellement<br />

à transférer une partie de la tribu vaincue sur un territoire éloigné, parmi <strong>des</strong> étrangers,<br />

tout en installant en même temps une partie d'une autre tribu vaincue à l'endroit<br />

que les premiers avaient quitté : la captivité <strong>des</strong> Juifs à Babylone illustre parfaitement<br />

cette technique. <strong>Les</strong> anciens habitants détestaient en général les nouveaux arrivants,<br />

installés sur ce qu'ils estimaient être leur terre et ils rapportaient avec empressement à<br />

l'autorité centrale tout signe de révolte naissante. De leur côté, dépendant de l'autorité<br />

centrale qui les protégeait contre leurs voisins, les exilés pouvaient être chargés de les<br />

surveiller et de les dénoncer.<br />

De tels déplacements de population et de tels encouragements <strong>des</strong> haines mutuelles<br />

contribuaient à la sécurité <strong>des</strong> conquérants mais non au bon fonctionnement de<br />

l'État. <strong>Les</strong> liens entre conquérants et conquis, qui n'étaient maintenus que par la peur<br />

que les tribus conquises éprouvaient les unes pour les autres, étaient ténus et fragiles.<br />

Il était souhaitable de lier les peuples conquis à l'autorité centrale par une communauté<br />

d'intérêts plus forte et de leur rendre le statu quo plus acceptable. On tenta donc<br />

de remplacer progressivement la peur par <strong>des</strong> encouragements à la soumission<br />

volontaire. L'efficacité accrue <strong>des</strong> techniques de surveillance centralisée joua sans<br />

aucun doute un rôle dans cette tentative. Ces techniques, une fois bien établies, permirent<br />

à <strong>des</strong> groupes de plus en plus vastes d'individus de vivre en société et à l'État de<br />

prendre en charge la plupart <strong>des</strong> fonctions essentielles de la tribu; quant à celle-ci,<br />

politiquement dangereuse, avec ses germes de révolte, l'autorité centrale chercha à<br />

l'éliminer.<br />

La caractéristique essentielle de la tribu est, on l'a vu, le sentiment de l'unité qui<br />

unit tous ses membres et qui peut survivre quand toutes les formes patentes d'organisation<br />

tribale ont été abolies, comme le prouve l'histoire de mainte conquête. Pour<br />

unir vraiment un groupe conquis à ses conquérants, il ne suffit pas de détruire son<br />

organisation institutionnalisée, il faut aussi qu'une communauté de culture ou d'intérêt<br />

se constitue. <strong>Les</strong> sujets ne sont pas de véritables membres de l'État tant qu'ils ne<br />

partagent pas sa volonté commune. <strong>Les</strong> États formés par la conquête le comprirent et<br />

utilisèrent <strong>des</strong> techniques variées pour hâter la formation de ces liens. S'emparer<br />

d'otages constitua sans doute une première tentative, tout à fait involontaire, en ce<br />

sens : on emmenait <strong>des</strong> membres de familles influentes de la tribu conquise et on les<br />

gardait comme garantie de la bonne volonté de la tribu. Ces otages ne valant rien une<br />

fois morts, ils étaient en général bien traités. <strong>Les</strong> enfants pris en otages, élevés chez<br />

les conquérants, intériorisaient une grande partie de leur culture et nouaient <strong>des</strong><br />

relations personnelles avec les membres du groupe conquérant. Quand ils retournaient<br />

dans leur propre peuple, ils constituaient un trait d'union entre les deux sociétés. On<br />

comprit très vite les possibilités politiques que représentait cette méthode et les derniers<br />

États formés par la conquête prirent tous l'habitude de conserver <strong>des</strong> otages à la<br />

cour comme invités d'honneur plutôt que comme prisonniers et d'élever <strong>des</strong> enfants<br />

pris comme otages avec les enfants de la noblesse conquérante. Dans beaucoup de<br />

cas, les mariages entre les familles influentes <strong>des</strong> groupes conquis et leurs conquérants<br />

furent aussi encouragés, ce qui contribua a unir les gouvernants et les sujets par<br />

<strong>des</strong> liens de parenté, les épouses données par les conquérants pouvant en outre<br />

exercer une influence sur leur mari et le dénoncer. On dit que les empereurs chinois


Ralph Linton (1936), De l’homme. 191<br />

firent un grand usage de cette technique, en offrant <strong>des</strong> concubines royales aux chefs<br />

<strong>des</strong> tribus conquises ou de celles dont la fidélité était douteuse. Ces dames, choisies<br />

pour leur intelligence aussi bien que pour leur beauté, furent <strong>des</strong> agents diplomatiques<br />

extrêmement efficaces.<br />

Dernière étape dans l'évolution <strong>des</strong> techniques d'unification, le droit d'appartenir<br />

au groupe régnant fut ensuite accordé à <strong>des</strong> groupements ou à <strong>des</strong> individus sélectionnés<br />

parmi les conquis, mesure qui ne contribuait pas seulement à unifier les conquérants<br />

et les conquis mais aussi à détacher <strong>des</strong> groupes assujettis les individus qui<br />

auraient pu raisonnablement être leurs chefs en cas de révolte, <strong>Les</strong> avantages de cette<br />

appartenance étaient en général assez évidents pour en assurer une prompte acceptation;<br />

tout refus ne pouvait être interprété que comme une action déloyale qui, même<br />

si elle n'était pas immédiatement punie, révélait les sentiments de son auteur, le<br />

désignant comme éminemment suspect. L'extension du droit de cité <strong>des</strong> Romains est<br />

l'un <strong>des</strong> meilleurs exemples de cette technique et son efficacité est indiscutable.<br />

En dépit de six mille ans d'expérimentation, les problèmes d'organisation et de<br />

gouvernement <strong>des</strong> États n'ont jamais été parfaitement résolus. Le monde moderne,<br />

malgré toute l'expérience de l'Histoire sur laquelle il peut s'appuyer, résout encore ces<br />

problèmes de bien <strong>des</strong> façons variées et avec un succès médiocre. Une chose semble<br />

certaine : les États qui réussissent le mieux sont ceux où les attitu<strong>des</strong> de l'individu à<br />

l'égard de l'État sont les plus proches <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> que l'individu non civilisé manifeste<br />

à l'égard de sa tribu. Si les membres d'un État ont <strong>des</strong> intérêts communs et une<br />

culture commune, avec l'unité de volonté que cela procure, n'importe quel type<br />

d'organisation gouvernementale fonctionnera efficacement. Si les membres n'éprouvent<br />

pas ce sentiment d'unité, ni l'élaboration de modèles gouvernementaux ni la<br />

multiplication <strong>des</strong> lois ne produiront un État efficace et <strong>des</strong> citoyens satisfaits. Comment<br />

une telle unité peut-elle se créer et se maintenir dans de vastes populations et en<br />

particulier dans <strong>des</strong> populations flui<strong>des</strong> où les contacts personnels de l'individu sont<br />

réduits au minimum? Telle est sans doute la question la plus importante que nous<br />

ayons à affronter aujourd'hui.


chapitre 15<br />

les systèmes sociaux<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 192<br />

Avant de parler <strong>des</strong> systèmes sociaux, il est nécessaire de les distinguer une fois<br />

encore <strong>des</strong> sociétés. <strong>Les</strong> sociétés sont <strong>des</strong> groupes d'individus qui vivent et travaillent<br />

ensemble et dont la coopération est rendue possible par l'adaptation mutuelle de leurs<br />

attitu<strong>des</strong> et de leurs comportements. <strong>Les</strong> systèmes sociaux sont constitués par les<br />

modèles idéaux mutuellement adaptés selon lesquels les attitu<strong>des</strong> et le comportement<br />

<strong>des</strong> membres (le la société sont organisés. Une société est une organisation d'individus;<br />

un système social est une organisation d'idées et représente un arrangement particulier<br />

de statuts et de rôles qui existent en dehors <strong>des</strong> individus occupant ces statuts et<br />

exprimant ces rôles dans leur comportement patent.<br />

Il est extrêmement difficile de garder nettement à l'esprit cette distinction. Beaucoup<br />

de statuts sont attribués aux individus en fonction de facteurs biologiques facilement<br />

déterminés, tels que le sexe, l'âge, <strong>des</strong> types et <strong>des</strong> degrés différents de relations<br />

de parenté. Ainsi, dans nos sociétés, les statuts de père et de fils véhiculent un mélange<br />

de résonances <strong>sociales</strong> et biologiques : nous considérons le modèle qui régit les<br />

interrelations entre les individus occupant ces deux statuts comme découlant nécessairement<br />

de leur relation biologique et inséparable de celle-ci. Le modèle père-fils s'est<br />

probablement constitué par cristallisation et transmission <strong>des</strong> formes de comportement<br />

manifestées par les pères et les fils à la suite du contact permanent que leur<br />

impose leur attachement mutuel à la mère. Cependant, une fois ces modèles établis, le<br />

lien du sang ne fut plus qu'un point de repère permettant d'attribuer certains statuts à<br />

certains individus. La reconnaissance sociale, par laquelle on admettait l'existence<br />

d'un lien du sang, devint même bien plus importante que la relation elle-même.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 193<br />

Ainsi, dans nos sociétés, la paternité physique, qui n'est pas socialement reconnue<br />

dans le cas où, par exemple, le véritable père d'un enfant est l'amant secret de sa mère<br />

au lieu d'être son mari, ne définit pas le statut relatif du père et du fils. Le statut de<br />

père sera attribué au mari de la mère et, si la mère et son amant gardent bien leur<br />

secret, la relation sociale entre le mari et l'enfant de sa femme sera exactement la<br />

même que celle qui existe entre un père légitime et son fils. La paternité illégitime<br />

mais socialement reconnue établit <strong>des</strong> statuts de père et de fils, encore que ce modèle<br />

soit plutôt vague dans notre système actuel. Il était assez bien défini dans l'Europe<br />

médiévale, mais les statuts, dans ces cas, étaient tout à fait différents de ceux d'un<br />

père et de son fils né du mariage. <strong>Les</strong> statuts de Père et de fils légitime sont clairement<br />

définis dans notre système, puisque ici la relation biologique n'est pas seulement<br />

reconnue mais approuvée. Parallèlement, ces statuts peuvent fréquemment être<br />

attribués, par l'adoption, à <strong>des</strong> individus qui n'ont aucune relation de parenté entre<br />

eux. Enfin, les statuts d'un père et de son fils légitime que quelqu'un d'autre a adopté<br />

sont encore différents. Le modèle en ce qui concerne cette relation se trouve être<br />

vague dans notre système, mais il peut être bien défini dans d'autres systèmes où<br />

l'adoption est plus fréquente. Ainsi, aux îles Marquises, où pratiquement chaque<br />

enfant est adopté, le père biologique, réel ou putatif, a <strong>des</strong> droits et <strong>des</strong> devoirs parfaitement<br />

définis à l'égard de son fils, même après l'adoption.<br />

Ainsi, même dans une relation de parenté aussi étroite et aussi facilement déterminée<br />

que celle du père au fils, les facteurs sociaux l'emportent sur les facteurs<br />

biologiques dans l'attribution <strong>des</strong> statuts. Ceci est encore plus net lorsqu'on observe<br />

les statuts attribués en fonction d'une relation biologique plus éloignée. Ces relations<br />

n'impliquent, en elles-mêmes, aucun type particulier d'interaction entre les deux<br />

individus qui s'y trouvent engagés. Rien ne prédispose un homme à entretenir <strong>des</strong><br />

contacts plus étroits et plus constants avec la fille de la sœur de son père par exemple,<br />

qu'avec n'importe quelle autre femme appartenant au même groupe d'âge; par<br />

conséquent, rien ne le prédispose à adopter <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> formes de comportement<br />

particulières à son égard. Si la société obéit à un modèle de mariage patrilocal, il<br />

peut ne la voir qu'à de rares intervalles et s'adapter à elle lui est moins nécessaire que<br />

s'adapter à d'autres jeunes filles non parentes qui sont membres de sa propre bande.<br />

Pourtant, la plupart <strong>des</strong> systèmes sociaux suivent un modèle défini pour les individus,<br />

qui se trouvent dans cette relation de parenté particulière, ou qui sont socialement<br />

supposés s'y trouver.<br />

En bref, le développement de systèmes sociaux dotés de modèles explicites régissant<br />

les interrelations entre individus a provoqué une séparation plus ou moins nette<br />

entre les relations biologiques et les relations <strong>sociales</strong>. L'individu est socialement<br />

voué à <strong>des</strong> statuts particuliers, les relations biologiques servant simplement de point<br />

de repère. Si l'on excepte la relation entre la mère qui allaite et son enfant, on voit que<br />

n'importe quel individu de l'âge et du sexe exigés peut remplacer le parent sans<br />

contrecarrer en aucune façon la pleine application du modèle social. Même les<br />

attitu<strong>des</strong> affectives que nous avons l'habitude de considérer comme étroitement associées<br />

aux relations de parenté peuvent facilement être éprouvées par <strong>des</strong> individus<br />

non parents qui sont socialement voués aux statuts correspondants. Ainsi, l'affection


Ralph Linton (1936), De l’homme. 194<br />

entre une mère adoptive et un enfant est souvent aussi profonde et aussi réelle que<br />

celle qui existe entre une mère génitrice et son enfant.<br />

Pour se convaincre de la distinction entre relation sociale et relation biologique, il<br />

suffit de considérer encore le rôle important que les statuts attribués en fonction de<br />

facteurs non biologiques jouent dans toutes les sociétés. Notre propre système social<br />

en compte <strong>des</strong> centaines, qu'il s'agisse du rapport entre professeur et étudiant ou entre<br />

employeur et employé par exemple. Quelquefois, la participation à un modèle de ce<br />

type peut être très fortement chargée d'affectivité. Ainsi, chez les Comanches, la<br />

relation sociale la plus importante était celle où deux hommes s'engageaient volontairement<br />

: ils pouvaient être parents éloignés, par le sang ou par le mariage, mais<br />

c'était rarement le cas. Tout homme adulte avait normalement son frère d'armes, les<br />

deux hommes se choisissant par entente mutuelle. L'établissement d'une telle relation<br />

n'était pas l'objet d'une cérémonie rituelle : les individus devenaient frères d'armes si<br />

progressivement qu'il aurait été impossible de dire où leur amitié finissait et où la<br />

relation de frères d'armes commençait. Parallèlement, on accordait à cette relation une<br />

pleine reconnaissance sociale, et les droits et devoirs réciproques <strong>des</strong> frères d'armes<br />

étaient définis avec une précision exceptionnelle. En fait, ce modèle était plus conscient,<br />

et verbalisé de façon plus complète, que les modèles concernant les relations<br />

socio-biologiques telles que celles qui existent entre père et fils ou entre mari et<br />

femme. La coloration affective de cette relation était aussi plus forte, le frère d'armes<br />

étant considéré comme plus intime que n'importe quel parent, plus même qu'un père<br />

ou un frère. C'était vers son frère d'armes qu'un homme se tournait d'abord en cas de<br />

difficulté, et c'était son frère d'armes qu'il sauvait le premier en cas de danger.<br />

Par conséquent, les systèmes sociaux sont non seulement <strong>des</strong> entités distinctes,<br />

mais aussi <strong>des</strong> entités qui ne se rattachent que de très loin aux relations biologiques<br />

existant entre les membres d'une société particulière. <strong>Les</strong> systèmes sociaux sont<br />

réellement <strong>des</strong> systèmes d'idées, mais ceci n'implique pas nécessairement qu'on<br />

adopte à leur égard <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> mystiques. La distinction que nous faisons ici est<br />

tout à fait du même ordre que celle que nous opérons constamment entre une organisation<br />

quelconque, une société coopérative par exemple, et la constitution et les<br />

règlements de cette organisation. Le système social exerce une influence sur les<br />

attitu<strong>des</strong> et le comportement <strong>des</strong> individus qui partagent les idées constitutives du<br />

système, mais il serait ridicule d'imputer à ce dernier une conscience ou une volonté<br />

qui restent les attributs exclusifs <strong>des</strong> individus qui composent la société.<br />

Peut-être la nature du système social apparaîtra-t-elle mieux si on la compare à<br />

une figure géométrique, ce « néant complexe construit nulle part ». En fait, il n'est<br />

rien d'autre dans le domaine de l'expérience ordinaire qui lui soit aussi strictement<br />

comparable. Une figure géométrique consiste en une série de relations spatiales<br />

délimitées par <strong>des</strong> points. Ces points sont établis par les relations et ne peuvent se<br />

définir qu'en termes de relation. Ils n'ont pas d'existence indépendante. Ainsi, chacun<br />

<strong>des</strong> modèles qui, ensemble, forment un système social est composé d'attitu<strong>des</strong> et de<br />

formes de comportement hypothétiques dont la somme constitue une relation sociale.<br />

<strong>Les</strong> positions polaires dans ces modèles, c'est-à-dire les statuts, découlent de cette<br />

relation et ne peuvent être définies qu'en termes de relation : elles n'ont pas plus<br />

d'existence indépendante que les points de la figure géométrique. Tout statut, en tant


Ralph Linton (1936), De l’homme. 195<br />

que distinct de l'individu que la société peut désigner pour l'occuper, n'est qu'une<br />

collection de droits et de devoirs. C'est ainsi que le statut d'employeur découle de la<br />

relation entre employeur et employé et ne peut être défini qu'en référence aux attitu<strong>des</strong><br />

et au comportement que le modèle global lui attribue en tant que position polaire<br />

particulière parmi les deux positions polaires possibles. A la question : « Qu'est-ce<br />

qu'un employeur ? », on ne peut répondre qu'en expliquant comment un employeur se<br />

comporte à l'égard de ses employés et ce qu'il reçoit en retour. Si le statut d'employeur<br />

est une constante dans notre système social, les employeurs eux-mêmes<br />

varient (ils peuvent être jeunes ou vieux, hommes ou femmes, irascibles ou accommodants)<br />

et les employés varient de la même façon. En dépit d'une vague conformité<br />

au modèle idéal régissant cette relation, le champ de variation réel de leurs attitu<strong>des</strong> et<br />

comportements réciproques est encore plus vaste. Cependant, les statuts d'employeur<br />

et d'employé et le modèle d'où ils découlent existent comme partie intégrante de notre<br />

système social et ne sont affectés que superficiellement par les différents agents qui<br />

les remplissent et les expressions variées qu'ils reçoivent.<br />

<strong>Les</strong> modèles ne pouvant s'exprimer que par l'intermédiaire <strong>des</strong> individus qui<br />

occupent les statuts qu'ils définissent, ce sont les statuts qui frappent d'abord<br />

l'attention du chercheur. Toutes les sociétés ont <strong>des</strong> noms pour désigner la plupart <strong>des</strong><br />

statuts qui composent leur système et ont l'habitude d'exprimer leurs modèles, dans la<br />

mesure où ceux-ci sont conscients et verbalisés, en termes de statuts. Décrivant une<br />

relation comme celle qui existe entre père et fils, les sociétés définissent les actes et<br />

les attentes de l'un et de l'autre. Il en résulte que la plupart <strong>des</strong> chercheurs ont<br />

manifesté une tendance à traiter les statuts comme <strong>des</strong> points fixes entre lesquels<br />

différentes relations pouvaient s'établir. Cette tendance se trouve encore accrue par le<br />

fait que beaucoup de statuts sont attribués aux individus en fonction de relations<br />

biologiques qui existent dans tous les agrégats. Ainsi, nous avons un seul terme,<br />

oncle, que nous appliquons indifféremment aux frères de nos père et mère et aux<br />

maris <strong>des</strong> sœurs de nos père et mère. Cet usage traduit le fait que, dans notre système<br />

particulier, c'est un seul et même modèle qui régit les relations de l'enfant avec ces<br />

quatre parents masculins. Dans d'autres systèmes, ces quatre groupes de parents, c'està-dire<br />

le frère du père, le frère de la mère, le mari de la sœur du père et le mari de la<br />

sœur de la mère peuvent être minutieusement distingués, un modèle particulier<br />

régissant la relation de l'enfant avec chacun <strong>des</strong> groupes (et aucun de ces quatre<br />

modèles ne coïncident avec notre modèle oncle-enfant). Réunir ces quatre statuts sous<br />

notre propre terme d'oncle, c'est dénaturer complètement les faits. Dans certains cas,<br />

les modèles concernant le père et le frère du père peuvent être les mêmes, c'est-à-dire<br />

que les deux relations peuvent être socialement équivalentes. De la même façon, le<br />

modèle concernant le frère de la mère peut être totalement différent de celui qui<br />

concerne le frère du père : il peut même être plus étroitement conforme à notre propre<br />

modèle concernant la relation avec le père que le modèle concernant cette relation<br />

dans ce système particulier.<br />

Appliquer à d'autres systèmes sociaux les termes que nous employons pour<br />

désigner certains groupements d'individus, le mot famille par exemple, nous égare<br />

davantage encore. Du point de vue social (distinct du point de vue biologique), une<br />

famille est un groupe de statuts, en relation réciproque, déterminés par la présence<br />

d'une série complexe de modèles mutuellement adaptés. Ces modèles ne sont jamais


Ralph Linton (1936), De l’homme. 196<br />

exactement les mêmes dans deux sociétés données, et même le critère par lequel on<br />

attribue aux individus <strong>des</strong> statuts familiaux peut varier considérablement d'un système<br />

à l'autre. Ainsi, l'unité familiale peut être élargie au point de comprendre <strong>des</strong> degrés<br />

éloignés de relations biologiques dans la lignée de la mère ou du père, pendant que la<br />

lignée de l'autre parent s'arrête court. Elle peut être centrée sur les époux ou bien au<br />

contraire sur un groupe de frères et sœurs auquel leurs époux ne sont jamais vraiment<br />

intégrés. <strong>Les</strong> relations fonctionnelles <strong>des</strong> membres de la famille entre eux et de l'unité<br />

familiale avec la société globale peuvent aussi être extrêmement diverses. En bref, la<br />

famille ne représente jamais la même chose dans deux systèmes donnés.<br />

Une diversité du même ordre existe pour toutes les institutions <strong>sociales</strong>. Il n'est<br />

pas deux institutions appartenant à <strong>des</strong> systèmes différents qui soient identiques, bien<br />

qu'elles Puissent présenter de nombreuses similitu<strong>des</strong>. Celles-ci peuvent certes servir<br />

de base à la classification mais, en raison <strong>des</strong> différences irréductibles, c'est au chercheur<br />

qu'il appartient toujours, en dernier ressort, de classer telle institution particulière<br />

dans telle catégorie particulière. Par exemple, les Algonkin du Centre reconnaissent<br />

comme les Iroquois <strong>des</strong> groupements fondés sur la <strong>des</strong>cendance unilatérale mais,<br />

en fait, les deux institutions ont peu en commun : chez les Algonkin du Centre<br />

l'institution a <strong>des</strong> fonctions surtout religieuses et elle rappelle, plus que chez les<br />

Iroquois, certaines sociétés non héréditaires qu'on trouve dans <strong>des</strong> tribus situées plus à<br />

l'ouest. <strong>Les</strong> similitu<strong>des</strong> sont-elles assez importantes pour justifier, malgré les différences,<br />

que l'on traite les deux institutions comme <strong>des</strong> clans? Toutes les classifications<br />

d'institutions sont fondées non seulement sur la reconnaissance de similitu<strong>des</strong> entre<br />

<strong>des</strong> institutions appartenant à <strong>des</strong> systèmes différents mais aussi sur la méconnaissance<br />

de leurs différences. <strong>Les</strong> chercheurs sont enclins à l'oublier et à parler <strong>des</strong> catégories<br />

qu'ils ont eux-mêmes établies comme objectives et réelles. Leurs généralisations<br />

solennelles sur les caractéristiques <strong>des</strong> clans ne sont pas autre chose que la<br />

réaffirmation <strong>des</strong> fondements de leurs classifications. Au lieu de découler ces caractéristiques<br />

d'une institution particulière, on exclut de la catégorie du clan toute<br />

institution qui ne présente pas cette combinaison particulière de caractéristiques. <strong>Les</strong><br />

classifications d'institutions sont <strong>des</strong> outils commo<strong>des</strong> en vue d'une <strong>des</strong>cription et<br />

elles ont été utilisées comme telles dans les chapitres précédents; mais elles ne<br />

peuvent guère aider à comprendre la signification réelle de ces institutions.<br />

Le point de départ logique pour <strong>des</strong> recherches concernant la société est donc<br />

l'étude de systèmes sociaux particuliers considérés en tant que totalités. La reconnaissance<br />

de ces systèmes comme entités distinctes <strong>des</strong> sociétés permet de simplifier<br />

le problème, car elle permet d'ignorer le large champ <strong>des</strong> variations individuelles dans<br />

l'expression <strong>des</strong> modèles du système et de porter toute l'attention sur ces modèles et<br />

leurs interrelations. La première tâche que le chercheur doit affronter est celle qui<br />

consiste à s'assurer de ce que sont les modèles. Le niveau de conscience et le degré de<br />

verbalisation <strong>des</strong> modèles varient considérablement selon les sociétés. Ainsi, dans<br />

telle société, les individus seront capables de décrire les plus infimes détails du<br />

comportement prescrit par un modèle particulier, celui qui concerne les statuts de<br />

chef et de roturier par exemple, dans telle autre ils ne pourront donner que de vagues<br />

généralités. La meilleure façon d'établir les modèles est de combiner les propositions<br />

générales et les histoires de cas. Pris séparément, chacun de ces deux types de données<br />

est insuffisant : certains modèles peuvent être presque inconscients et nombre de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 197<br />

cas précis peuvent n'être pas représentatifs. Dans les histoires de cas, la façon dont la<br />

communauté a vécu tel épisode particulier est plus important pour notre propos que le<br />

comportement lui-même, car elle permet de déterminer en partie dans quelle mesure<br />

le comportement s'est écarté du modèle légitime. Pour donner un exemple concret,<br />

aucun Comanche ne dira jamais à un chercheur qu'en cas d'attaque du camp on<br />

s'attend à ce qu'un gendre aide sa belle-mère à s'échapper avant d'essayer de sauver sa<br />

propre vie ou sa propriété et que, s'il ne le fait pas, cette belle-mère peut ordonner à sa<br />

fille de quitter son mari. L'informateur dira simplement, en termes vagues, qu'un<br />

gendre doit respecter et aider sa belle-mère. Cependant, lorsqu'un cas de ce type se<br />

produit réellement, la sympathie du groupe va à la belle-mère abandonnée. On a le<br />

sentiment que l'homme a manqué à ses devoirs et que la belle-mère est parfaitement<br />

en droit de rompre le mariage.<br />

Pour se faire une image du système social dans son ensemble, le chercheur doit<br />

rassembler bribe par bribe les modèles qui le composent et observer les relations et<br />

les adaptations réciproques entre ces modèles telles que les révèle leur actualisation.<br />

L'individu moyen d'une société n'est pas d'un grand secours pour le chercheur. Ce<br />

n'est que dans <strong>des</strong> sociétés extrêmement raffinées, telles que la Chine, la Grèce à<br />

l'époque antique ou l'Europe moderne, que n'importe qui peut se rendre compte que<br />

les modèles qui régissent les interactions <strong>sociales</strong> constituent un système. Même<br />

alors, il n'y a que le philosophe ou le sociologue à s'en préoccuper, et encore doiventils<br />

déduire le système de l'observation <strong>des</strong> modèles actualisés. A facilités d'observation<br />

égales, un chercheur élevé hors d'une société donnée peut acquérir une image<br />

tout aussi précise du système propre à -cette société que celui qui y a été élevé. En<br />

fait, il peut même en acquérir souvent une image plus précise, n'étant pas gêné par <strong>des</strong><br />

préjugés ou par le refus d'admettre certains modèles qu'il juge peu flatteurs. Tous les<br />

systèmes enferment <strong>des</strong> modèles qui sont en contradiction avec les mœurs proclamées<br />

de la société mais qui n'en demeurent pas moins <strong>des</strong> modèles. Par exemple, ans une<br />

société qui blâme résolument les relations illicites entre les sexes, on trouve souvent<br />

<strong>des</strong> modèles bien définis concernant ces relations : la société n'approuve pas la faute,<br />

pourtant, en même temps, elle fournit à l'individu les règles du comportement fautif.<br />

Non seulement l'individu modal ne saisit pas les modèles qui gouvernent la vie de<br />

sa société comme formant un système, mais il est rare, sinon impossible, qu'il les<br />

connaisse en totalité. Il doit en connaître un certain nombre s'il veut jouer son rôle<br />

dans la société, mais il ne lui est nullement nécessaire de les connaître tous. Ainsi,<br />

l'individu moyen doit connaître le modèle concernant la relation entre père et enfant<br />

et il a, en général, l'occasion de l'apprendre par l'expérience aussi bien que par l'enseignement;<br />

il n'a guère besoin, par contre, de connaître le modèle régissant les relations<br />

entre un chef et ses conseillers ou entre deux prêtres d'un culte particulier et, à moins<br />

qu'il ne soit d'une curiosité supérieure à la moyenne, il ne se souciera pas de les<br />

apprendre même si on lui en donne l'occasion. <strong>Les</strong> modèles qui composent le système<br />

sont transmis à l'individu comme autant d'unités discontinues et la connaissance et<br />

l'actualisation (exercise) de ces modèles, en n'importe quel point de l'histoire de la<br />

société, sont partagées entre les membres de la société exactement comme la<br />

connaissance et la pratique de tous les autres éléments qui composent la culture de la<br />

société.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 198<br />

Pourtant, même lorsqu'on est parvenu à une image complète d'un tel Système, on<br />

ne peut en comprendre le fonctionnement tant qu'on ne l'étudie pas en relation avec<br />

son contexte global, c'est-à-dire avec l'environnement et la culture de la société. A <strong>des</strong><br />

fins de <strong>des</strong>cription, le chercheur peut isoler le système social du reste de la culture par<br />

un processus d'analyse et de sélection comparable à celui qu'emploie l'anatomiste<br />

pour isoler le système nerveux. Cependant, cette opération est artificielle puisque les<br />

organismes comme les cultures constituent <strong>des</strong> ensembles fonctionnels. Considéré de<br />

ce point de vue, un système social n'est qu'un segment de culture, une fraction du tout<br />

qui fournit aux membres de la société <strong>des</strong> schémas (<strong>des</strong>igns) pour la vie en groupe.<br />

Un système social est du même ordre que telles autres parties de la culture qui, par<br />

exemple, dotent le groupe <strong>des</strong> techniques indispensables pour obtenir sa nourriture ou<br />

se protéger contre ses ennemis. <strong>Les</strong> systèmes sociaux n'étant jamais saisis comme <strong>des</strong><br />

totalités par ceux qui les vivent et ne fonctionnant jamais qu'en relation avec la<br />

culture globale, le problème de savoir s'ils peuvent être traités comme constituant une<br />

classe distincte de phénomènes n'est pas encore résolu. L'utilité de ce concept pour la<br />

<strong>des</strong>cription est manifeste mais, du point de vue de sa fonction, ces assemblages de<br />

modèles apparaissent comme interposés par le chercheur entre deux éléments bien<br />

réels : le modèle, que les individus connaissent et qui exerce une influence sur leur<br />

comportement, et la culture qui satisfait la totalité <strong>des</strong> besoins de la société.<br />

Le problème de la réalité <strong>des</strong> systèmes sociaux est philosophique plutôt que pratique.<br />

Le fait important est que l'ensemble <strong>des</strong> modèles mutuellement adaptés que nous<br />

nommons un « système social » se constitue et fonctionne en relation constante avec<br />

le reste de la culture, à laquelle les modèles doivent être aussi bien adaptés qu'ils le<br />

sont entre eux. La culture globale, en retour, doit être adaptée à l'environnement naturel<br />

de la société, l'homme pouvant développer les techniques les plus diverses pour<br />

maîtriser 'et exploiter son environnement mais ne pouvant jamais le fuir. Ainsi,<br />

chaque système social est partie d'une configuration bien plus vaste dont tous les<br />

éléments constitutifs sont en relation; il ne peut être compris qu'en relation avec cette<br />

configuration dont les autres éléments constitutifs imposent <strong>des</strong> limites constantes à<br />

sa croissance et à son fonctionnement.<br />

Imaginons, par exemple, qu'une société, dont l'économie est fondée uniquement<br />

sur la chasse, s'installe dans une région dont l'approvisionnement en nourriture est si<br />

limité que seules cinq ou six personnes au plus peuvent vivre de l'exploitation du<br />

territoire à partir d'un même centre: dans de telles conditions, <strong>des</strong> modèles d'extrême<br />

spécialisation économique et d'interdépendance constante sont impraticables. Il se<br />

peut qu'il y ait spécialisation et échange, mais chaque homme doit savoir au moins<br />

comment produire sa nourriture et comment fabriquer l'équipement minimum nécessaire<br />

pour survivre. L'institution de l'esclavage est impossible : un esclave envoyé à la<br />

chasse trouverait une trop bonne occasion de s'enfuir, tandis que, laissé au campement,<br />

il ne pourrait produire assez pour compenser son entretien. La marge de<br />

sécurité économique du groupe et le développement commercial et industriel étant<br />

trop faibles et le transport <strong>des</strong> biens difficiles, l'instauration d'inégalités économiques<br />

marquées entre individus ou entre lignées familiales est peu probable. Des modèles<br />

d'aristocratie fondée sur la richesse sont, par conséquent, impraticables. Si l'approvisionnement<br />

en nourriture est trop limité pour faire vivre <strong>des</strong> unités de population plus<br />

vastes que de simples familles de type conjugal, le modèle de famille étendue est, lui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 199<br />

aussi, impraticable : il serait impossible pour <strong>des</strong> fils, <strong>des</strong> petits-fils et <strong>des</strong> arrièrepetits-fils<br />

avec femmes et enfants de vivre et de travailler constamment ensemble; il<br />

s'en suit que, même si la proche parenté peut être reconnue, aucun groupe fonctionnel<br />

ne peut se fonder sur elle. Enfin, il est impossible de mettre en vigueur <strong>des</strong> modèles<br />

de gouvernement autocratique dans une telle société : l'excédent économique n'est pas<br />

assez considérable pour faire vivre un roi, encore moins les fonctionnaires nécessaires<br />

à l'exécution de ses ordres, et l'extrême mobilité <strong>des</strong> familles individuelles leur permet<br />

d'échapper facilement à toute autorité.<br />

Supposons qu'un seul nouvel élément, <strong>des</strong> chevaux domestiqués par exemple, soit<br />

introduit dans cette configuration : certains modèles sociaux qui, auparavant, étaient<br />

impraticables, le deviennent du même coup. <strong>Les</strong> possibilités d'approvisionnement en<br />

nourriture s'en trouvent en effet accrues, et il devient possible à <strong>des</strong> unités de population<br />

plus vastes de vivre ensemble. Ceci, conjugué avec l'amélioration <strong>des</strong> moyens<br />

de transport, ouvre la voie à une spécialisation et un commerce plus développés. Des<br />

esclaves peuvent dès lors être utilisés soit pour garder les bêtes soit, comme ouvriers<br />

spécialisés. Cependant, la facilité qu'ont les esclaves de S'échapper, en particulier<br />

ceux qui gardent les bêtes, fait obstacle à l'apparition de modèles de sévérité extrême<br />

à leur égard; ils doivent être traités de façon assez bienveillante pour rendre leur sort<br />

supportable. Avec les unités de population plus vastes, l'organisation de la famille<br />

étendue devient possible et même avantageuse, puisqu'elle assure la coopération d'un<br />

grand nombre d'hommes pour la guerre et la chasse et réduit le travail de gardiennage<br />

<strong>des</strong> chevaux (un même homme peut aussi bien se charger du soin d'une cinquantaine<br />

de chevaux que de trois ou quatre chevaux seulement). Des inégalités de richesse<br />

entre individus et entre familles peuvent se développer, et un modèle d'aristocratie<br />

fondée sur la richesse devient possible. Des modèles de gouvernement autocratique<br />

sont, cependant, encore difficiles à mettre en vigueur, à cause de la grande mobilité<br />

de la population. Enfin, la situation est particulièrement favorable au fonctionnement<br />

de modèles fondés sur la guerre et les distinctions <strong>sociales</strong> liées au prestige acquis à la<br />

guerre. <strong>Les</strong> chevaux permettent à <strong>des</strong> groupes hostiles de frapper à distance et de fuir<br />

facilement et accroissent, d'autre part, les bénéfices économiques <strong>des</strong> razzias; il est<br />

plus facile de se débarrasser de troupeaux de chevaux que de n'importe quelle autre<br />

forme de butin. De la même façon, l'introduction de tout autre nouvel élément dans la<br />

configuration ouvrira de nouvelles possibilités de fonctionnement de modèles sociaux<br />

ou rendra désavantageux <strong>des</strong> modèles existants : ceux-ci seront modifiés finalement<br />

ou éliminés.<br />

Outre les facteurs qui exercent une influence sur les modèles sociaux surtout par<br />

leurs effets sur la vie économique du groupe, il en est d'autres qui ne sont qu'indirectement<br />

en relation avec l'économie. C'est le fait de partager un certain ensemble<br />

d'idées et de valeurs qui donne à toute société son esprit de corps, nous l'avons vu : il<br />

semble que cette fonction puisse être remplie efficacement par n'importe quelle<br />

combinaison d'idées et de valeurs mais, pour que celles-ci aient un sens et soient <strong>des</strong><br />

sources collectives de réactions affectives, elles doivent être constamment réaffirmées<br />

dans la pratique. Ainsi, aucune société ne peut faire de la supériorité <strong>des</strong> femmes sur<br />

les hommes et de leur droit inhérent à la déférence et à la considération l'une de ses<br />

valeurs de base, si elle fait entrer par ailleurs le fait de battre sa femme dans son<br />

modèle idéal <strong>des</strong> relations entre époux. La présence d'un corps particulier d'idées et


Ralph Linton (1936), De l’homme. 200<br />

de valeurs à l'intérieur d'une culture impose au fonctionnement et, en particulier, au<br />

développement de certains modèles sociaux <strong>des</strong> limites aussi réelles que le fait le<br />

milieu naturel ou l'existence de techniques déterminées pour l'exploiter.<br />

Jusqu'ici, il n'a été question que de facteurs limitatifs négatifs qui, par leur seule<br />

présence, rendent certains modèles impraticables et, par là, façonnent et orientent<br />

indirectement le développement <strong>des</strong> systèmes sociaux. Qu'en est-il <strong>des</strong> facteurs positifs<br />

qui stimulent directement le développement de systèmes sociaux et l'élaboration<br />

de leurs modèles? Il en est de deux sortes : les caractéristiques propres à l'espèce<br />

homo sapiens 1 et les caractéristiques propres à la vie en groupes. Ainsi, la plus grande<br />

fréquence de la polygynie et de la monogamie par rapport à la polyandrie et au<br />

mariage de groupe est probablement imputable à certaines caractéristiques physiologiques<br />

de notre espèce; cependant, l'existence d'institutions et de modèles socialement<br />

reconnus contredisant ces caractéristiques prouve que leur développement peut être<br />

inhibé par <strong>des</strong> facteurs culturels.<br />

Il est <strong>des</strong> situations qui sont toujours associées à la vie en groupes. Ainsi en est-il<br />

de l'association étroite, biologiquement déterminée, entre mère et nourrisson, association<br />

qui remonte aux origines mêmes de la vie <strong>des</strong> mammifères. Ainsi en est-il aussi<br />

de l'association <strong>des</strong> couples, et par là de l'association presque universelle entre les<br />

hommes et leurs <strong>des</strong>cendants. Ainsi en est-il encore <strong>des</strong> associations qui se forment<br />

toujours entre individus de même sexe sur la base d'une communauté d'intérêts et de<br />

goûts, c'est-à-dire <strong>des</strong> amitiés. Dans tous les groupes, il y a aussi <strong>des</strong> individus de<br />

sexe et d'âge différents qui ont <strong>des</strong> possibilités différentes de servir la société et d'agir<br />

à l'égard les uns <strong>des</strong> autres. Tous les groupes connaissent la nécessité de coopérer et<br />

d'organiser les activités <strong>des</strong> individus de telle façon qu'il y ait le moins possible<br />

d'interférence réciproque : de là vient le besoin de commandement et de direction <strong>des</strong><br />

activités de la société. Enfin, tous les groupes connaissent la constante opposition <strong>des</strong><br />

personnalités et les conflits d'intérêt entre les individus comme entre les individus et<br />

le groupe.<br />

Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans toutes les sociétés et suscitent <strong>des</strong><br />

problèmes qui doivent être résolus si l'on veut que la vie sociale continue. Ces<br />

problèmes et les tendances liées aux caractéristiques innées <strong>des</strong> êtres humains sont les<br />

constantes qui affectent le développement <strong>des</strong> systèmes sociaux. Cependant, la<br />

diversité <strong>des</strong> systèmes sociaux prouve que ces problèmes peuvent être résolus de<br />

différentes façons : si un commandement de quelque type que ce soit est un accompagnement<br />

nécessaire de la vie sociale organisée, les modèles de commandement et<br />

les bases sur lesquelles le statut de chef est attribué sont très variables. Il peut y avoir<br />

un seul chef pour toutes les activités ou <strong>des</strong> chefs différents pour les différentes<br />

activités. <strong>Les</strong> chefs peuvent fonctionner constamment ou seulement en cas de besoin.<br />

On peut donner à leur position une reconnaissance rituellement élaborée ou seulement<br />

une reconnaissance implicite. Le statut de chef peut être assigné aux vieillards dans<br />

leur ensemble, comme dans certaines tribus australiennes, à <strong>des</strong> guerriers actifs d'une<br />

aptitude éprouvée, comme chez les Comanches, à un conseil élu comme chez les<br />

Iroquois, ou à un chef héréditaire comme chez les Maoris. En Australie, la soumission<br />

1 Cf. chap. XI.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 201<br />

est assurée par l'influence personnelle <strong>des</strong> vieillards, probablement renforcée par la<br />

crainte de la magie. Chez les Comanches, les guerriers dominants maintenaient leur<br />

position par un mélange de générosité et de persuasion, et flattaient leurs partisans par<br />

une feinte humilité. Chez les Maoris, le chef tenait son autorité quasi absolue du<br />

pouvoir surnaturel qu'il était supposé tenir de sa glorieuse lignée, et l'exercice de son<br />

autorité s'appuyait sur <strong>des</strong> sanctions religieuses. Chacun de ces arrangements satisfait<br />

adéquatement le besoin de commandement, et chacun d'eux semble avoir été également<br />

efficace.<br />

La grande diversité <strong>des</strong> modèles et <strong>des</strong> systèmes sociaux s'explique par le grand<br />

nombre de facteurs différents qui exercent une influence sur leur développement. <strong>Les</strong><br />

facteurs limitatifs et passifs imposés par la configuration globale à l'intérieur de<br />

laquelle le système se développe et doit fonctionner sont intrinsèquement variables,<br />

nous l'avons déjà vu. Cependant, les facteurs dynamiques le sont aussi. Il est prouvé<br />

que les modèles sociaux et les institutions <strong>sociales</strong> peuvent être empruntés à une<br />

société par une autre, comme n'importe quel autre élément de la culture : l'extension<br />

du Rotary Club ou autres clubs d'hommes d'affaires à partir <strong>des</strong> États-Unis jusqu'au<br />

Mexique et en Orient en est un exemple. Même <strong>des</strong> modèles complets concernant la<br />

vie conjugale et familiale peuvent être transférés d'un système à l'autre : beaucoup de<br />

sociétés ont substitué <strong>des</strong> modèles de monogamie aux modèles polygyniques quand<br />

elles acceptèrent le christianisme. Ces modèles empruntés sont toujours quelque peu<br />

modifiés et réinterprétés par le groupe récepteur. En outre, le système social et la<br />

culture qui préexistent dans le groupe récepteur ont un effet sélectif, empêchant l'acceptation<br />

de modèles qui sont radicalement incompatibles avec la configuration<br />

existante. En même temps, on ne peut ignorer l'influence de l'emprunt sur les systèmes<br />

sociaux, et les occasions d'emprunt dépendent de contacts qui sont déterminés<br />

par le hasard. Ainsi, c'est par un pur accident que les indiens du Mexique ont été en<br />

contact avec la culture espagnole et les Indiens <strong>des</strong> États-Unis avec la culture anglaise<br />

et française; pourtant, il en résulta <strong>des</strong> conséquences importantes pour le développement<br />

ultérieur de ces systèmes indiens. <strong>Les</strong> systèmes sociaux <strong>des</strong> Mexicains<br />

modernes sont tous un mélange de modèles espagnols et indiens qui ont été modifiés<br />

et réinterprétés.<br />

Même lorsque aucune influence extérieure n'est en oeuvre, un élément de pur<br />

hasard peut entrer dans l'apparition de modèles sociaux. Ainsi, on ne peut rendre<br />

compte de la règle mahométane selon laquelle un homme peut épouser l'épouse<br />

divorcée d'un fils adoptif que par le fait que le Prophète souhaitait épouser l'épouse<br />

divorcée de son fils adoptif et qu'il eut la révélation que c'était licite. Ce modèle était<br />

tout à fait en contradiction avec les idées arabes pré-mahométanes sur ce point. Si la<br />

dame avait été moins attrayante ou Mahomet plus ascétique, il est peu probable que<br />

ce modèle eût jamais vu le jour. Il en va de même de ce clan qui, à Madagascar, chez<br />

les Tanala, interdit de prendre <strong>des</strong> sœurs comme co-épouses quand tous les autres le<br />

permettent : cette interdiction datait à peine de cinquante ans à l'époque de notre visite<br />

et avait pour origine un cas d'empoisonnement entre deux sœurs épouses d'un même<br />

homme, incident dont les circonstances et les acteurs étaient encore nettement en<br />

mémoire. S'il est vrai que les Tanala croient que <strong>des</strong> sœurs sont plus enclines à être<br />

jalouses l'une de l'autre que <strong>des</strong> épouses non parentes, seul ce clan particulier exprime<br />

cette croyance dans ses modèles explicites : apparemment, l'incident de l'empoisonne-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 202<br />

ment accrut ce sentiment et aboutit à une règle définie. On notera, à cet égard, que le<br />

modèle lui-même de la jalousie entre sœurs est probablement déterminé culturellement.<br />

<strong>Les</strong> Comanches s'en tiennent à l'opinion opposée et encouragent le mariage<br />

avec <strong>des</strong> sœurs, disant qu'elles sont moins jalouses que <strong>des</strong> étrangères. <strong>Les</strong> deux<br />

groupes peuvent citer une quantité d'exemples à l'appui de leurs théories respectives<br />

qui n'ont donc probablement aucune base sub-culturelle.<br />

Bien que toute une série de constantes affecte pareillement le développement de<br />

tous les systèmes sociaux, elles ne constituent que l'un <strong>des</strong> facteurs qui contribuent à<br />

la formation de ces systèmes. La forme spécifique d'un modèle ou d'une institution<br />

résulte surtout d'inventions <strong>sociales</strong> et de contacts culturels; elle dépend aussi de<br />

l'environnement global, naturel aussi bien que culturel, dans lequel le modèle ou<br />

l'institution se développe et fonctionne. Chacun de ces facteurs étant intrinsèquement<br />

variable, les modèles et les institutions, si on les traite comme phénomènes discontinus,<br />

ne peuvent être expliqués que sur une base historique; dans la plupart <strong>des</strong> cas,<br />

notre connaissance de leur histoire est si limitée et si incomplète qu'ils ne peuvent<br />

même être expliqués, mais simplement observés et décrits.<br />

Bien que nous soyions capables de déterminer les tendances qui Orientent le<br />

développement de tous les systèmes sociaux, la connaissance de ces tendances ne<br />

nous mettrait guère en mesure de prédire le développement de sociétés spécifiques.<br />

L'influence exercée par la configuration globale, par les contacts culturels et par les<br />

individus est trop forte. L'aptitude à prédire, si tant est qu'elle puisse jamais s'exercer,<br />

doit se fonder sur l'observation de la compatibilité ou de l'incompatibilité <strong>des</strong> modèles<br />

particuliers ou <strong>des</strong> institutions particulières. Même dans ce cas, les prédictions<br />

fondées seront surtout d'ordre négatif : nous serons capables de dire que la présence<br />

d'un ensemble particulier de modèles rendra tel modèle impraticable (et d'empêcher<br />

ainsi son développement ou son introduction), mais nous ne serons pas capables de<br />

dire que la présence d'un ensemble particulier de modèles conduira inévitablement au<br />

développement ou à l'acceptation de tel autre modèle. Il peut toujours y avoir d'autres<br />

éléments dans la configuration globale qui y mettent obstacle. Si les prédictions<br />

négatives peuvent se fonder sur <strong>des</strong> généralisations faites à partir de l'observation de<br />

configurations différentes, les prédictions positives doivent se fonder sur l'étude<br />

intensive de configurations particulières et doivent prendre en compte <strong>des</strong> éléments<br />

tout à fait extérieurs au système social.<br />

Ainsi, on l'a vu, la formation d'États par la conquête est compatible avec <strong>des</strong><br />

modèles de vie sédentaire et de développement technique permettant la création d'un<br />

excédent économique, mais incompatible avec <strong>des</strong> modèles de vie nomade fondée sur<br />

la chasse. A partir de cette généralisation, on peut prédire avec une probabilité<br />

satisfaisante que toute tribu qui tente d'établir un État par conquête chez <strong>des</strong> peuples<br />

de chasseurs noma<strong>des</strong> échouera. Cependant, cette généralisation ne nous permet pas<br />

de prédire que la même tribu réussira si elle tente d'établir un tel État chez <strong>des</strong><br />

agriculteurs sédentaires. Pour ce faire, il nous faudrait avoir une foule de connaissances<br />

supplémentaires concernant le nombre d'hommes de part et d'autre, leurs<br />

armes et leur aptitude au combat, la personnalité <strong>des</strong> chefs et la situation politique <strong>des</strong><br />

différents groupes. Tous ces facteurs étant éminemment variables, la connaissance


Ralph Linton (1936), De l’homme. 203<br />

que nous pourrions en avoir dans un cas ne nous serait d'aucun secours dans un autre.<br />

De la même façon, nous pouvons bien prédire qu'une société dotée de modèles de<br />

polygynie extrêmement développés résistera plus à l'introduction du christianisme,<br />

qui valorise hautement la monogamie, qu'à l'introduction de l'Islam. Cependant,<br />

l'acceptation ou le rejet de la nouvelle religion sera, en fait, influencé par plusieurs<br />

autres facteurs; le christianisme peut être favorisé par une pression officielle ou<br />

assorti d'avantages économiques et sociaux assez importants pour assurer son succès,<br />

même si celui-ci implique le remplacement de tout le système préexistant. Inversement,<br />

la haine <strong>des</strong> païens pour leurs dirigeants chrétiens peut être si forte qu'ils<br />

refuseront obstinément d'accepter le christianisme même si celui-ci est compatible<br />

avec leurs institutions <strong>sociales</strong> préexistantes.<br />

<strong>Les</strong> classifications d'institutions <strong>sociales</strong> et de systèmes sociaux sont <strong>des</strong> outils<br />

commo<strong>des</strong> à <strong>des</strong> fins de <strong>des</strong>cription; les généralisations sur les interrelations entre<br />

modèles et institutions aident à ordonner quelque peu le chaos et à accroître notre<br />

compréhension <strong>des</strong> processus sociaux. Cependant, une véritable compréhension de<br />

ces processus dépend de l'étude <strong>des</strong> configurations globales dont les systèmes sociaux<br />

sont une partie. Ces configurations comprennent trois éléments distincts : la personnalité<br />

<strong>des</strong> individus qui composent la société, l'environnement naturel auquel la<br />

société doit adapter sa vie et, de loin le plus important, la culture de la société, c'est-àdire<br />

toute la masse <strong>des</strong> techniques de vie dont la transmission de génération en<br />

génération assure à la société la continuité de son existence.


chapitre 16<br />

la participation à la culture<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 204<br />

Le sens du terme culture apparaît maintenant assez clairement : il a déjà été défini<br />

de différentes manières et utilisé à de nombreux propos dans cet ouvrage. De la même<br />

façon, la nature de la société s'est peu à peu précisée. Ainsi, la culture et la société<br />

sont mutuellement dépendantes; aucune ne peut exister comme une entité fonctionnant<br />

indépendamment de l'autre. C'est la possession d'une culture commune qui<br />

donne à la société son esprit de corps et permet à ses membres de vivre et de travailler<br />

ensemble. D'autre part, la société exprime la culture de façon patente dans son<br />

comportement et la transmet de génération en génération. Cependant, les sociétés sont<br />

constituées de telle façon qu'elles ne peuvent exprimer la culture que par l'intermédiaire<br />

<strong>des</strong> individus qui les composent et ne peuvent la perpétuer qu'en y préparant<br />

ces individus.<br />

Aucun individu ne connaît jamais, on l'a vu, le contenu total de la culture de la<br />

société à laquelle il appartient. Même dans les cultures les plus simples, le contenu est<br />

trop riche pour qu'un seul entendement soit capable de l'appréhender en totalité. <strong>Les</strong><br />

modèles de division et de spécialisation <strong>des</strong> activités permettent à l'individu de bien<br />

remplir sa fonction comme membre de sa société sans qu'il ait cette connaissance<br />

totale. Il apprend et utilise certains aspects de la culture globale et laisse la connaissance<br />

et l'exercice <strong>des</strong> autres aspects à d'autres. Pourtant, chacun connaît généralement<br />

<strong>des</strong> éléments de la culture de sa société qu'il ne sera jamais tenu de mettre en<br />

pratique : par exemple, un boiteux peut parfaitement connaître le comportement<br />

prescrit en cas de guerre bien que lui-même ne soit pas concerné. Ceci vaut également<br />

pour toutes les catégories à l'intérieur d'une société : les hommes peuvent connaître


Ralph Linton (1936), De l’homme. 205<br />

les tabous imposés aux femmes enceintes bien qu'ils ne soient jamais appelés à les<br />

observer et, pour prendre un exemple qui nous soit plus familier, si le costume masculin<br />

et le costume féminin obéissent à <strong>des</strong> coutumes tout à fait différentes, chaque<br />

sexe a pourtant une idée bien claire de ce qui convient à l'autre.<br />

Ces facteurs accroissent le degré de participation de l'individu à la culture, mais<br />

cette participation n'est jamais totale. Le contenu de la culture d'une société homogène<br />

peut être divisé en trois catégories, selon la façon dont les éléments qui entrent<br />

dans chaque catégorie sont partagés par les membres de la société. Comme dans<br />

toutes les classifications, il pourra y avoir quelque difficulté à attribuer une place à<br />

certains éléments dans cette triple division, mais pour la plupart la position sera assez<br />

évidente.<br />

En premier lieu, il y a les idées, les habitu<strong>des</strong> et les réactions affectives conditionnées,<br />

qui sont communes à tous les membres adultes et normaux de la société. Nous<br />

les appellerons les éléments universels ou universaux (universals). Il doit être bien<br />

entendu que cette terminologie ne s'applique qu'au contenu d'une culture particulière :<br />

tel élément classé comme universel dans une culture peut faire complètement défaut<br />

dans une autre. A cette catégorie appartiennent les éléments tels que l'utilisation d'un<br />

langage particulier, les modèles tribaux concernant le vêtement et le logement et les<br />

modèles idéaux concernant les relations <strong>sociales</strong>. Cette catégorie comprend aussi les<br />

valeurs qui pour la plupart n'affleurent, pas à la conscience mais qui font néanmoins<br />

partie intégrante de la culture.<br />

En deuxième lieu, il y a les éléments culturels communs aux membres de certaines<br />

catégories socialement reconnues d'individus, et non par la totalité de la population.<br />

Nous les appellerons les éléments spécifiques ou spécialités (specialties). Sous<br />

cette rubrique se placent les modèles concernant toutes les activités diverses mais<br />

mutuellement interdépendantes qui ont été attribuées à différentes parties de la société<br />

au cours de la division du travail. Dans toutes les sociétés, certaines choses sont faites<br />

ou connues seulement par une partie désignée de la population, bien qu'elles contribuent<br />

au bien-être général: ainsi, toutes les femmes d'une tribu connaissent certaines<br />

occupations et certaines techniques, tandis que les hommes en connaissent d'autres.<br />

En général, les hommes n'ont qu'une connaissance générale plutôt vague <strong>des</strong> choses<br />

qui appartiennent au domaine <strong>des</strong> femmes et vice versa. Sous cette rubrique, on peut<br />

aussi classer les activités que la société a attribuées à <strong>des</strong> artisans ou <strong>des</strong> fonctionnaires<br />

particuliers, tels que le forgeron, le menuisier, le médecin et le prêtre.<br />

<strong>Les</strong> éléments culturels qui se rangent dans cette catégorie se rapportent, pour la<br />

plupart, aux métiers manuels et au savoir technique. La plus grande partie d'entre eux<br />

concernent l'utilisation et la maîtrise de l'environnement naturel. Bien que ces éléments<br />

ne soient pas communs à tous les membres de la société, les avantages qui en<br />

découlent sont partagés, et chacun quel qu'il soit se représente parfaitement bien le<br />

produit final de chaque activité spécialisée. Ainsi, l'individu moyen ne connaît pas les<br />

techniques du forgeron et considère même avec respect l'habileté de celui-ci à<br />

travailler le métal; pourtant, il sait ce qu'est un bon couteau ou une bonne houe et il<br />

sera à la fois irrité si l'exécution est de qualité inférieure et méfiant à l'égard <strong>des</strong><br />

innovations. Ceci vaut également pour les activités de médecin et de prêtre : le non-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 206<br />

initié ne connaît pas les détails particuliers de leur méthode, mais chacun sait d'une<br />

façon générale comment il convient de prodiguer <strong>des</strong> soins ou d'offrir un sacrifice et<br />

quels résultats on peut en attendre. Toute dérogation à la méthode habituelle ou tout<br />

échec dans les résultats escomptés provoque une réaction affective.<br />

En troisième lieu, il y a dans chaque culture un grand nombre de traits qui sont<br />

communs à certains membres de la société mais non à tous ni même à tous les membres<br />

de l'une quelconque <strong>des</strong> catégories socialement reconnues. Nous les appellerons<br />

les éléments interchangeables ou options (alternatives) 1 . <strong>Les</strong> éléments culturels qu'on<br />

peut inclure dans cette classe sont très variés; ils comprennent aussi bien les idées et<br />

les habitu<strong>des</strong>, souvent tout à fait atypiques, d'une famille particulière que les différentes<br />

écoles de peinture ou de sculpture par exemple. Hormis la nature de la<br />

participation à ces alternatives, celles-ci ont toutes en commun qu'elles représentent<br />

différentes réactions aux mêmes situations ou différentes techniques pour arriver aux<br />

mêmes fins. La culture de petites sociétés primitives ne comprend habituellement<br />

qu'un nombre réduit d'options; dans la culture moderne au contraire, elles sont très<br />

nombreuses. C'est ainsi, par exemple, que nous utilisons <strong>des</strong> chevaux, <strong>des</strong> bicyclettes,<br />

<strong>des</strong> chemins de fer, <strong>des</strong> automobiles et <strong>des</strong> avions pour le seul transport par voie de<br />

terre; relevons aussi, par exemple, la variété de nos techniques d'enseignement ou<br />

encore le vaste champ de croyances et d'attitu<strong>des</strong> que nous entretenons à l'égard du<br />

surnaturel.<br />

Au-delà <strong>des</strong> limites de la culture, il se trouve encore une quatrième catégorie<br />

d'habitu<strong>des</strong>, d'idées et de réactions affectives, celle <strong>des</strong> particularités individuelles.<br />

Celles-ci peuvent comprendre <strong>des</strong> éléments tels que la peur anormale qu'un individu<br />

éprouve à l'égard du feu par exemple, peur due par exemple à quelque accident au<br />

cours de ses premières expériences; elles peuvent comprendre aussi les subtilités<br />

techniques personnelles d'un artisan ou ses habitu<strong>des</strong> musculaires caractéristiques, ou<br />

encore le doute purement personnel d'un individu à l'égard de quelque article de foi<br />

généralement accepté. Tout individu possède certaines particularités de cette sorte,<br />

qu'il soit membre d'une tribu primitive ou d'une communauté urbaine moderne, et la<br />

totalité de ces différences individuelles à l'intérieur d'une société représente une<br />

somme considérable.<br />

<strong>Les</strong> particularités individuelles ne peuvent être classées comme faisant partie de la<br />

culture, au sens général du terme, puisqu'elles sont propres à un seul individu. Elles<br />

sont cependant d'une extrême importance dans la dynamique culturelle, puisqu'elles<br />

sont le point de départ de tout ce qui s'incorpore par la suite à la culture : c'est tou-<br />

1 Redfield observe que le concept d'option (alternative) désigne deux types différents de<br />

phénomènes culturels, d'une part les traits partagés par quelques personnes mais non par tous les<br />

membres d'une société et même de ses sous-groupes, d'autre part les options au sens strict, c'est-àdire<br />

les choix entre <strong>des</strong> manières d'agir différentes et également reconnues. Réservant le terme<br />

d'options pour ces derniers, Redfield propose d'appeler les premiers du terme de « variantes »,<br />

suggéré par S. Tax. <strong>Les</strong> « options », en ce sens, par exemple le choix d'utiliser le train ou<br />

l'autobus, constituent une catégorie particulière d' « universaux » puisqu'elles sont partagées<br />

comme possibles compossibles par tous les membres d'un groupe ou d'un sous-groupe (cf. R.<br />

Redfield, The Folk Culture of Yucatan, Chicago, University of Chicago, 1941, pp. 347-348, et S.<br />

Tax, « Culture and Civilization in Guatemalan Societies », Scientific Monthly, vol. XLVIII, 1939,<br />

pp. 463-467). (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 207<br />

jours un certain individu qui, dans une communauté, est le premier à découvrir, à<br />

inventer ou à adopter une nouveauté. Aussitôt que celle-ci a été transmise ne serait-ce<br />

qu'à un seul <strong>des</strong> autres individus de la société et qu'elle est partagée par lui, elle doit<br />

être comptée comme partie de la culture. <strong>Les</strong> particularités individuelles sont à la<br />

culture ce que sont les mutations individuelles à une espèce biologique; la plupart <strong>des</strong><br />

particularités individuelles, comme la plupart <strong>des</strong> variations physiques, ne sont jamais<br />

transmises ou ne sont transmises qu'à peu d'individus et finissent par disparaître.<br />

Cependant, si la particularité favorise celui qui se l'appropriera, elle peut être<br />

transmise à un nombre toujours plus grand d'individus jusqu'à être acceptée par la<br />

société entière.<br />

La classification qui vient d'être proposée s'applique aisément aux cultures telles<br />

que celles qui sont véhiculées par <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong> petites et étroitement intégrées<br />

comme les groupes locaux que nous avons déjà décrits. Dès qu'il est question d'unités<br />

plus vastes, telles que <strong>des</strong> tribus ou surtout <strong>des</strong> États modernes, le problème est<br />

beaucoup plus complexe. Si les ethnologues ont pris l'habitude de parler de tribus et<br />

de nationalités comme si elles étaient les unités culturelles primaires, la culture<br />

globale d'une société de ce type est en fait un agrégat de sub-cultures. A l'intérieur <strong>des</strong><br />

tribus ou <strong>des</strong> civilisations non industrielles, ces sub-cultures sont véhiculées en<br />

général par les différents groupes locaux dont l'ensemble forme la société globale et<br />

se transmettent à l'intérieur de ces groupes. Dans de rares cas, il peut aussi exister <strong>des</strong><br />

sub-cultures qui sont caractéristiques de classes <strong>sociales</strong> particulières et qui se<br />

transmettent à l'intérieur de celles-ci, mais ceci est beaucoup moins fréquent que la<br />

transmission par groupes locaux. Chaque sub-culture diffère toujours du reste sous<br />

certains rapports et la culture globale est formée de la somme de ces sub-cultures et<br />

de certains éléments supplémentaires qui résultent de leur interaction.<br />

Une culture tribale comprend moins d'universaux et beaucoup plus de spécialités<br />

que n'importe laquelle <strong>des</strong> sub-cultures qui la composent. <strong>Les</strong> particularités propres<br />

aux différentes sub-cultures doivent être enregistrées comme spécialités plutôt que<br />

comme options, puisqu'elles ne se présentent pas à l'individu comme <strong>des</strong> traits entre<br />

lesquels il peut choisir. Chaque individu considère les modèles de sa propre subculture<br />

comme les gui<strong>des</strong> de son comportement, et il est rare qu'il essaie d'imiter les<br />

modèles d'autres sub-cultures, même s'il les connaît très bien. L'existence de telles<br />

différences le conduit même à adhérer avec une ténacité accrue aux habitu<strong>des</strong> de sa<br />

sub-culture particulière, qui tendent à devenir un symbole de son appartenance à son<br />

unité sociale particulière.<br />

Une telle culture comporte aussi plus d'options que chacune de ses sub-cultures<br />

puisque la totalité <strong>des</strong> options de chacune d'entre elles s'y trouve incluse. Mais tant<br />

que les contacts entre les unités <strong>sociales</strong> qui sont le support <strong>des</strong> sub-cultures ne sont<br />

ni très étroits ni très fréquents, le nombre total de ces options n'a aucun rapport avec<br />

le nombre réel d'options soumises au choix d'un individu donné.<br />

<strong>Les</strong> sub-cultures comprises dans une culture tribale doivent, par nécessité, être<br />

adaptées l'une à l'autre et avoir beaucoup d'éléments en commun : sinon il serait<br />

impossible que se maintienne un sentiment d'unité tribale ou que la tribu fonctionne<br />

comme une unité. Cependant, le degré d'adaptation nécessaire dépend pour une


Ralph Linton (1936), De l’homme. 208<br />

grande part de la fréquence <strong>des</strong> contacts entre les unités servant de support aux subcultures,<br />

et plus particulièrement de leur degré d'interdépendance. Ainsi, les différentes<br />

sub-cultures d'une tribu indienne <strong>des</strong> Plaines pouvaient exister et se développer<br />

sans tenir grand compte les unes <strong>des</strong> autres. <strong>Les</strong> ban<strong>des</strong> qui leur servaient de support<br />

étaient économiquement autonomes et ne se rassemblaient qu'à <strong>des</strong> intervalles assez<br />

longs. Quand, au contraire, les groupes qui servent de support aux sub-cultures sont<br />

en contact étroit et fréquent ou quand les produits <strong>des</strong> uns sont indispensables aux<br />

autres, la cohérence doit être plus rigoureuse. En particulier, les changements à l'intérieur<br />

de l'une de ces sub-cultures sont très fortement influencés par les autres subcultures.<br />

Lors même que le contact est étroit et l'interdépendance marquée entre les groupes<br />

qui servent de support aux sub-cultures, celles-ci peuvent malgré tout maintenir leur<br />

intégrité. Elles s'adaptent les unes aux autres et à la structure sociale globale, chacune<br />

d'elles remplissant certaines fonctions à l'égard de la totalité. Une fois qu'une adaptation<br />

satisfaisante a été réussie, les individus qui partagent une sub-culture donnée ne<br />

sont pas incités à abandonner leurs habitu<strong>des</strong> particulières. Ces habitu<strong>des</strong> constituent<br />

<strong>des</strong> spécialités du point de vue de la culture prise comme un tout, et en sont partie<br />

intégrante. Si elles peuvent exposer ceux qui les partagent au ridicule - c'est ainsi par<br />

exemple que les paysans de tel village peuvent se gausser du vêtement de ceux du<br />

village voisin -, elles jouissent du renforcement que leur assure l'approbation générale.<br />

Tant que les groupes qui servent de support aux sub-cultures restent conscients<br />

d'eux-mêmes comme entités distinctes et gardent prise sur les individus qui les<br />

composent, les sub-cultures persistent.<br />

Ce n'est que lorsque commence à se relâcher l'emprise que le groupe local ou la<br />

classe sociale a sur ses membres, comme c'est le cas dans nos sociétés, que les subcultures<br />

tendent à se confondre et à disparaître. Premier effet de cette fusion, les traits<br />

particuliers <strong>des</strong> sub-cultures cessent d'être <strong>des</strong> spécialités pour devenir <strong>des</strong> options,<br />

c'est-à-dire qu'ils sont abandonnés au libre choix individuel. En tant qu'options<br />

concurrentes, la plupart d'entre eux seront finalement éliminés, provoquant par là un<br />

appauvrissement du contenu total de la culture. Mais cette élimination n'aura effectivement<br />

lieu qu'après un accroissement marqué du nombre <strong>des</strong> éléments culturels<br />

mis à la disposition de l'individu à l'intérieur de sa société.<br />

La participation partielle <strong>des</strong> individus à la culture de leur société se traduit, dans<br />

toutes les sociétés, par l'existence de voies différentes pour la transmission <strong>des</strong><br />

différents éléments culturels. Ces voies ne coïncident pas seulement avec <strong>des</strong> unités<br />

<strong>sociales</strong> qui véhiculent <strong>des</strong> sub-cultures particulières, mais aussi avec différentes<br />

catégories socialement établies à l'intérieur de chacune <strong>des</strong> unités fonctionnelles.<br />

Ainsi, certains éléments sont transmis par <strong>des</strong> voies familiales : les membres d'une<br />

famille peuvent être habitués à dire une certaine forme de prière aux repas, le Pater en<br />

allemand par exemple, et cette coutume peut se transmettre à l'intérieur de cette<br />

famille pendant <strong>des</strong> générations tandis que d'autres familles transmettent une prière<br />

d'un type différent. De la même façon, dans toutes les cultures, la connaissance de<br />

spécialités attribuées aux femmes est transmise presque totalement par les femmes,<br />

tandis que la connaissance de celles qui sont attribuées aux hommes sont transmises<br />

par les hommes.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 209<br />

Aux différentes catégories d'âge correspondent aussi <strong>des</strong> voies de transmission<br />

culturelle différentes. Si l'individu qui n'est pas encore arrivé à maturité apprend<br />

beaucoup de ses aînés, il en apprend encore plus de ses contemporains, comme peuvent<br />

en témoigner bien <strong>des</strong> parents déçus. Ses contacts avec ses contemporains sont<br />

en généraI plus étroits et plus spontanés, et les héros qu'il s'efforce d'imiter ne sont<br />

pas, en général, <strong>des</strong> adultes, dont les intérêts et les activités se trouvent bien au-delà<br />

de sa compétence, mais <strong>des</strong> individus de sa propre catégorie d'âge. En particulier, il<br />

imite ceux qui sont légèrement plus âgés que lui-même et plus experts dans les<br />

activités socialement attribuées à sa catégorie particulière. Même dans notre propre<br />

culture, il y a beaucoup d'éléments qui se transmettent presque exclusivement à l'intérieur<br />

de certaines limites d'âge : par exemple, il est très rare que les adultes enseignent<br />

aux enfants à jouer aux billes, ce trait particulier se transmettant de garçon à garçon.<br />

De même, les techniques employées par les adolescents lors de leurs premières<br />

avances romantiques sont constamment transmises <strong>des</strong> adolescents plus âgés aux plus<br />

jeunes sans pénétrer au niveau de l'adulte ou au niveau de l'enfant. Bien que les individus<br />

transportent naturellement avec eux la connaissance de ces techniques quand ils<br />

passent aux groupes d'âges supérieurs, ils ne pensent jamais à les utiliser, encore<br />

moins à les enseigner à leurs enfants. L'antagonisme entre les adolescents et leurs<br />

aînés et la remise en question de certaines valeurs que nous appelons « révolte de<br />

l'adolescence » pourraient bien, eux-mêmes, n'être rien d'autre que <strong>des</strong> éléments<br />

culturels transmis, de façon particulière, par la voie <strong>des</strong> adolescents.<br />

Lorsque le chercheur étudie une culture quelle qu'elle soit, les universaux et les<br />

spécialités sont les éléments qui le frappent en premier et pour lesquels il lui est le<br />

plus facile d'obtenir <strong>des</strong> informations. <strong>Les</strong> caractéristiques comprises dans ces deux<br />

catégories affectent la vie de toute la société de façon directe et permanente, de telle<br />

façon que chacun les connaît ou peut d'emblée adresser le chercheur aux spécialistes<br />

qui les connaissent. En outre, cette partie de la culture porte l'estampille de la<br />

reconnaissance sociale et les membres de la société en parlent librement, à l'exception<br />

<strong>des</strong> individus assez raffinés pour connaître quelque peu la culture du chercheur et<br />

souhaiter lui présenter leur propre société sous un jour favorable.<br />

Il est beaucoup Plus difficile de saisir les options. Bien <strong>des</strong> traits de ce type<br />

peuvent être partagés par une partie si réduite de la population qu'on les oublie.<br />

D'autres peuvent être en contradiction avec les idées et les valeurs approuvées par la<br />

majorité <strong>des</strong> membres de la société, et les gens qui les partagent sont ainsi peu enclins<br />

à en parler. En tous cas, rares sont les traits de ce type qui viennent au jour avant que<br />

le chercheur ait réussi à entrer en relation étroite et spontanée avec nombre<br />

d'individus de la société qu'il est en train d'étudier.<br />

Plus le chercheur vit longtemps avec une tribu donnée et mieux il parvient à la<br />

connaître, plus les options se portent à son attention. Ainsi, lors de notre étude sur les<br />

Comanches, nous nous enquîmes de la manière de préparer une peau de daim : une<br />

seule méthode nous fut décrite, celle que notre informateur particulier préférait et que<br />

d'autres informateurs confirmèrent point par point; ce n'est que par la suite que nous<br />

apprîmes que cette méthode n'était que l'une <strong>des</strong> trois encore en usage dans la tribu.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 210<br />

Certaines femmes les connaissaient toutes les trois, d'autres n'en connaissaient que<br />

deux et d'autres encore n'en connaissaient qu'une. Certaines femmes avaient<br />

délibérément expérimenté les différents procédés et décidé finalement de n'utiliser de<br />

façon constante que celui qui semblait donner avec le moins de travail le meilleur<br />

résultat. Même dans un domaine aussi essentiel que la recherche individuelle du pouvoir<br />

surnaturel, les Comanches reconnaissaient la possibilité de plusieurs approches<br />

différentes <strong>des</strong> êtres surnaturels, et <strong>des</strong> individus différents pouvaient chercher à<br />

obtenir ce pouvoir par <strong>des</strong> voies différentes.<br />

La plupart <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions de cultures font état d'une surabondance d'universaux<br />

et de spécialités : ceci tient, en partie, à la difficulté qu'il y a à obtenir <strong>des</strong> informations<br />

sur les options, et en partie aussi au souci de rendre cette <strong>des</strong>cription aussi<br />

cohérente que possible. <strong>Les</strong> seules options relevées sont en général celles qui<br />

comptent un grand nombre d'adhérents. En conséquence, on décrit la participation de<br />

l'individu moyen à la culture de sa société comme beaucoup plus complète qu'elle ne<br />

l'est en fait, les différences entre les différents groupes d'individus étant minimisées.<br />

Quiconque est parvenu à bien connaître une société « primitive » peut témoigner que<br />

ses membres ne manifestent pas l'uniformité absolue que ces travaux suggèrent.<br />

L'aptitude qu'ont toutes les cultures à incorporer de nombreuses options sans<br />

perturbation sérieuse dans leur fonctionnement est d'une importance vitale pour le<br />

processus de croissance et de changement culturel (dont il sera question ailleurs); qu'il<br />

nous suffise de dire ici que, si une société peut, à l'occasion, éprouver <strong>des</strong> besoins<br />

totalement nouveaux et introduire en conséquence dans sa culture <strong>des</strong> éléments dotés<br />

de fonctions nouvelles, la plupart <strong>des</strong> changements culturels ne sont que <strong>des</strong> substitutions<br />

: l'élément nouvellement introduit reçoit l'utilisation ou les fonctions d'un<br />

élément préexistant, son adoption dépend très largement de l'efficacité avec laquelle il<br />

remplit ces fonctions. Ainsi, les hommes avaient taillé <strong>des</strong> outils bien avant de<br />

connaître le métal et l'introduction de ce nouveau matériau se fit par un processus de<br />

substitution progressive; le couteau de pierre et le couteau de métal furent, pendant un<br />

temps, utilisés parallèlement, les nouveaux outils gardant même la forme <strong>des</strong> anciens.<br />

De la même façon, quand l'automobile a été inventée, le besoin de transport était déjà<br />

satisfait dans nos sociétés par divers engins : le nouvel engin fut accepté parce qu'il<br />

était supérieur d'une façon ou d'une autre à chacun <strong>des</strong> engins préexistants, mais il n'a<br />

pas encore remplacé totalement chacun d'eux.<br />

Quand un nouvel élément est proposé à une société, son adoption est toujours<br />

précédée d'une période d'essai. Pendant cette période, le nouvel élément et l'ancien<br />

(ou les anciens) qu'il concurrence deviennent <strong>des</strong> options à l'intérieur de la totalité<br />

culturelle. Ils se présentent aux individus comme différents moyens de parvenir à la<br />

même fin. Dans toutes les cultures, les options servent de banc d'essai pour les<br />

innovations. Si le nouvel élément satisfait le besoin concerné de façon plus adéquate<br />

que l'ancien et s'il peut être adapté avec succès au modèle culturel global, il sera<br />

adopté par <strong>des</strong> individus de plus en plus nombreux jusqu'à ce qu'il acquière une place<br />

parmi les universaux ou les spécialités. Simultanément, l'élément (ou les éléments)<br />

qu'il remplace perdent <strong>des</strong> adeptes jusqu'à ce qu'ils disparaissent finalement de la<br />

culture. Dans notre propre culture, l'usage qui va s'affaiblissant de la bicyclette au


Ralph Linton (1936), De l’homme. 211<br />

profit de l'automobile en est un exemple. Si le nouvel élément ne résiste pas à l'épreuve,<br />

il n'atteint jamais le stade <strong>des</strong> universaux ou, <strong>des</strong> spécialités. <strong>Les</strong> individus qui<br />

l'ont accepté l'abandonnent peu à peu et il finit par être oublié, comme le montre<br />

l'exemple du bridge et du mah-jong: ces jeux avaient les mêmes fonctions <strong>sociales</strong><br />

récréatives et exigeaient à peu près le même degré d'attention; le bridge, plus ancien,<br />

parut pendant un temps sérieusement menacé, mais il s'affirma de nouveau et le mahjong<br />

disparut.<br />

Dans toutes les cultures, les universaux et les spécialités représentent les traits qui<br />

ont été assimilés avec succès. Beaucoup d'options, au contraire, peuvent être en voie<br />

d'assimilation. <strong>Les</strong> nouveaux éléments, en particulier ceux qui ont été empruntés à<br />

d'autres cultures, doivent être modifiés pour s'accorder avec les modèles préexistants,<br />

et le fait qu'ils puissent être modifiés avec succès est aussi important pour leur assimilation<br />

finale que n'importe quelle considération d'utilité à court terme. En tant qu'options,<br />

ils ne subissent pas les effets stabilisateurs de la pleine participation du groupe<br />

et donnent largement prise aux modifications et aux améliorations. L'attitude de la<br />

société à leur égard est tout à fait différente de son attitude à l'égard <strong>des</strong> universaux et<br />

<strong>des</strong> spécialités : la plupart <strong>des</strong> options sont délibérément mises à l'essai, et doivent<br />

disparaître ou se maintenir par leur propre mérite sans pouvoir s'appuyer sur <strong>des</strong><br />

valeurs ou <strong>des</strong> rationalisations établies depuis longtemps.<br />

Bien que certains traits puissent rester indéfiniment dans le domaine <strong>des</strong> options,<br />

sans jamais parvenir à une acceptation générale ou à un rejet définitif, la plupart <strong>des</strong><br />

éléments de cette catégorie sont toujours en voie d'intégration au corps solide <strong>des</strong><br />

universaux et <strong>des</strong> spécialités ou en voie d'élimination. Il semble que les seuls traits à<br />

pouvoir survivre indéfiniment comme options sont ceux qui n'exercent qu'une<br />

influence superficielle sur le comportement de la société : une foule de façons de faire<br />

une patience aux cartes, deux ou trois versions d'une même histoire drôle ou plusieurs<br />

théories contradictoires sur la nature <strong>des</strong> étoiles peuvent ainsi persister parallèlement<br />

pendant <strong>des</strong> générations; de même deux techniques pour la fabrication de produits<br />

identiques, si elles ont approximativement la même efficacité. La compétition est plus<br />

âpre si elle met en jeu les idées et les valeurs socialement importantes telles que la<br />

moralité sexuelle ou la propriété privée <strong>des</strong> ressources naturelles et, dans ce cas, elle<br />

se termine toujours par l'élimination de l'une ou de l'autre option.<br />

Si les universaux et les spécialités forment en général, à l'intérieur de toute<br />

société, une unité assez cohérente et bien intégrée, il n'en va pas de même <strong>des</strong> options<br />

: nombre d'entre elles sont en contradiction et certaines peuvent même l'être avec les<br />

éléments <strong>des</strong> deux premières catégories. En fait, toutes les cultures se composent de<br />

deux parties : un noyau assez stable, solide, bien intégré, constitué <strong>des</strong> universaux et<br />

<strong>des</strong> spécialités en état de cohérence et, entourant ce noyau, une zone fluide, non intégrée<br />

et constamment changeante, constituée d'options. Au noyau, la culture doit sa<br />

forme et les modèles fondamentaux qui la caractérisent à chaque moment de son<br />

histoire, tandis que la zone fluide lui confère son aptitude à croître et à s'adapter. Dans<br />

tout continuum culturel, il y a un processus constant de va-et-vient entre ces deux<br />

parties, <strong>des</strong> traits se déplaçant constamment de l'une à l'autre. De nouveaux traits,<br />

après avoir été <strong>des</strong> particularités individuelles, gagnent <strong>des</strong> adeptes, s'élèvent au statut<br />

d'options et finalement, parvenant à une reconnaissance générale, passent dans le


Ralph Linton (1936), De l’homme. 212<br />

noyau. <strong>Les</strong> traits anciens, lorsqu'ils sont mis en compétition avec les nouveaux,<br />

entrent dans la zone <strong>des</strong> options et, s'ils leur sont inférieurs, finissent par être exclus<br />

de la culture. Ce trait exclu prend place à son tour dans les particularités individuelles<br />

: tel individu irréductible peut, par exemple, tenir absolument à conduire un cheval et<br />

un boguet alors que tout le reste de sa société possède une automobile, le trait culturel<br />

ne devant disparaître qu'avec sa mort.<br />

La proportion que chacune de ces deux parties représente dans le contenu total<br />

d'une culture peut varier considérablement selon les différents moments de son<br />

histoire. En général, plus le changement est rapide, plus la part d'options est grande.<br />

S'il en est ainsi, c'est que la plupart <strong>des</strong> incitations au changement, tout comme la<br />

majorité <strong>des</strong> traits nouveaux dont l'introduction favorise ce changement, proviennent<br />

en général de l'extérieur de la culture. Quand une culture est en voie de transformation<br />

rapide, comme la nôtre à présent, les alternatives peuvent devenir si nombreuses<br />

qu'elles éclipsent complètement les universaux et les spécialités. Chaque nouveau<br />

trait, dès qu'il est accepté par une partie quelle qu'elle soit de la société, tire certains<br />

traits qui étaient auparavant <strong>des</strong> universaux ou <strong>des</strong> spécialités hors du noyau de la<br />

culture vers la zone fluide. Le contenu du noyau diminuant, la culture perd peu à peu<br />

sa structure et sa cohérence.<br />

Ce processus de désorganisation à l'intérieur de la culture a <strong>des</strong> répercussions<br />

inévitables sur la société elle-même, dont le fonctionnement repose sur l'adhésion de<br />

tous les individus aux traits formant le noyau de leur culture : sans une communauté<br />

d'idées et d'habitu<strong>des</strong>, les membres du groupe ne réagissent pas en commun aux<br />

stimuli particuliers et ne sont pas capables d'une coopération efficace que permet seul<br />

le caractère prévisible du comportement <strong>des</strong> autres. Quand le nombre de traits culturels<br />

auxquels tous les membres d'une société adhèrent diminue, c'est-à-dire quand la<br />

taille relative du noyau culturel a été fortement réduite, le groupe tend à retourner à<br />

l'état d'agrégat : la société n'est plus capable de ressentir et d'agir en commun. Ses<br />

membres peuvent continuer à vivre ensemble, mais bien <strong>des</strong> formes de rapports<br />

sociaux seront entravées par l'impossibilité de prévoir le comportement <strong>des</strong> individus<br />

autrement que par une connaissance intime de leur personnalité. Même la coopération<br />

économique sera sérieusement gênée faute de modèles d'intégrité et de bonne foi. Il<br />

est manifeste que ceci met la société en état d'infériorité marquée, et il est probable<br />

qu'il y a un seuil au-<strong>des</strong>sous duquel la participation ne peut <strong>des</strong>cendre sans qu'il en<br />

résulte l'effondrement à la fois de la société et de la culture.<br />

La différence entre les cultures traditionnelles et les civilisations modernes, ou<br />

entre les cultures authentiques et les cultures inauthentiques (spurious) selon l'expression<br />

de Sapir * , est surtout fonction de la taille relative du noyau formé par les<br />

universaux et les spécialités par rapport à la zone fluide <strong>des</strong> options. <strong>Les</strong> cultures<br />

traditionnelles (folk cultures) sont le fait d'unités <strong>sociales</strong> petites et étroitement intégrées<br />

ou d'agrégats d'unités parvenus à une cohésion satisfaisante. Dans ces cultures,<br />

les nouveaux traits n'apparaissent pas avec une grande fréquence et la société a tout<br />

* Cf. E. Sapir, Anthropologie, traduction de C. Baudelot et P. Clinquart, présentation de C.<br />

Baudelot, tome Il, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1967, et plus particulièrement,<br />

le chapitre intitulé « Cultures authentiques et cultures inauthentiques ». (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 213<br />

son temps pour les mettre à l'épreuve et les assimiler; le noyau y constitue presque la<br />

totalité.<br />

Dans les civilisations modernes, au contraire, les unités <strong>sociales</strong> petites et<br />

étroitement intégrées se sont effondrées, laissant <strong>des</strong> masses d'individus en relations<br />

beaucoup plus floues que les membres <strong>des</strong> groupes locaux et <strong>des</strong> classes. La taille<br />

même de ces masses confère à l'individu un degré considérable d'anonymat et le<br />

protège de l'incitation à la conformité culturelle que les voisins exercent dans un petit<br />

groupe. En même temps, le contenu total <strong>des</strong> cultures civilisées s'est accru d'une<br />

façon extraordinairement rapide. Avec l'organisation de la recherche et de l'invention,<br />

de nouveaux traits apparaissent avec une telle fréquence que la société n'a pas le<br />

temps de les mettre vraiment à l'épreuve, encore moins de les ramener à une forme<br />

facilement assimilable. Beaucoup parmi ces nouveaux traits exigeraient <strong>des</strong> changements<br />

radicaux dans d'autres sphères de la culture, changements qui demandent <strong>des</strong><br />

années pour s'accomplir. Dans les civilisations modernes, par conséquent, le noyau de<br />

la culture est en voie de réduction. La civilisation moderne, telle qu'elle se présente à<br />

l'individu, est surtout un assortiment d'options entre lesquelles il peut ou doit<br />

fréquemment choisir. Le moment est proche où il n'y aura plus assez de traits sur<br />

lesquels tous les membres de la société s'accordent pour donner à la culture une forme<br />

et une structure.<br />

<strong>Les</strong> tendances perturbatrices de notre propre culture n'ont pas encore eu le temps<br />

de se développer complètement. Dans nos districts ruraux, les groupes locaux<br />

conservent encore une grande partie de leur ancienne fonction comme unités-supports<br />

de culture. Des différences frappantes dans les idées et les habitu<strong>des</strong> séparent <strong>des</strong><br />

communautés qui ne vivent qu'à quelques kilomètres les unes <strong>des</strong> autres. Dans ces<br />

communautés, la génération <strong>des</strong> aînés participe d'une sub-culture stable, mais la<br />

génération <strong>des</strong> jeunes subit les nouvelles influences; les jeunes gens sont, en général,<br />

en désaccord avec leurs aînés et aiment blâmer les anciens modèles sans avoir de<br />

nouveaux modèles définis à leur substituer. La coexistence avec les anciens et la<br />

dépendance économique les obligent à se conformer en apparence aux modèles de la<br />

communauté mais ils ne les acceptent plus comme naturels ou inévitables : ayant<br />

cessé de ressentir, à l'égard de la culture de leurs parents, la même fidélité affective,<br />

ils sont mûrs pour le changement, mais ne trouvent dans la société globale avec<br />

laquelle les automobiles, le cinéma et la presse les ont mis en contact aucun modèle<br />

de vie cohérent.<br />

Dans les villes, les conséquences de la désintégration culturelle sont encore plus<br />

marquées : les groupements locaux ont presque disparu mais les groupes d'intérêt et<br />

d'affinité (congeniality) en voie de formation ne peuvent encore, faute de maturité,<br />

servir de supports culturels. Tenu constamment de choisir parmi une foule d'options<br />

culturelles, l'individu n'a aucun moyen d'entrer en contact avec ceux qui font les<br />

mêmes choix que lui. Faute de l'appui d'un groupe d'individus partageant ses opinions,<br />

il lui est impossible de se sentir absolument sûr de rien et il devient une proie<br />

facile pour la moindre propagande pressante.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 214<br />

Un tel état de choses peut être fatal au fonctionnement d'institutions démocratiques<br />

qui dépendent dans une grande mesure du degré de participation culturelle, de<br />

l'unité de volonté et de la conscience du social comme distinct <strong>des</strong> intérêts individuels.<br />

Un bas degré de participation culturelle rend le gouvernement par <strong>des</strong> minorités<br />

organisées non seulement possible mais presque nécessaire au maintien de la<br />

société. <strong>Les</strong> membres de ces minorités, ayant en commun un certain nombre d'idées et<br />

de valeurs que renforce en chacun la conscience qu'elles sont partagées par d'autres,<br />

ils sont, seuls, capables d'une action concertée.<br />

La situation actuelle n'est pas absolument sans précédent; elle ressemble beaucoup<br />

à ce que connut l'Empire romain pendant sa dernière époque. Là aussi, les<br />

groupes ruraux locaux s'effondrèrent, en particulier à cause <strong>des</strong> forces économiques<br />

qui éliminèrent les paysans. Dans les villes, l'ancienne culture romaine commença à<br />

se dissoudre, obligée qu'elle était de lutter avec de nouveaux traits empruntés aux<br />

différentes cultures d'une multitude de peuples assujettis. Bien que dans l'Empire<br />

romain nulle révolution d'ordre technologique ne soit venu compliquer la situation, le<br />

dérèglement du système économique y fut probablement aussi important que celui<br />

dont nous souffrons aujourd'hui. Pendant la croissance de l'Empire, la culture romaine<br />

s'était adaptée à un afflux constant de butin et de tributs et à un apport apparemment<br />

inépuisable d'esclaves, ce qui avait permis à la société de supporter la charge de ses<br />

chômeurs. Il est permis de penser, à ce propos, aux systèmes économiques européen<br />

et américain d'aujourd'hui, qui dépendent de l'écoulement de leurs produits en <strong>des</strong><br />

sociétés non encore industrialisées. Quand, à la fin de l'Empire, l'afflux. de richesses<br />

commença à diminuer, les souffrances <strong>des</strong> classes inférieures s'intensifièrent, mais<br />

leurs membre§ manquaient du minimum de cohésion culturelle qui leur eût permis de<br />

réagir. Il n'y eut pas de mouvements plébéiens comparables à ceux du début de l'État<br />

romain et, en dépit <strong>des</strong> efforts timi<strong>des</strong> <strong>des</strong> dirigeants pour redresser la situation, celleci<br />

continua à empirer jusqu'à ce que la société et la culture, pratiquement, vinssent à<br />

s'écrouler toutes deux.<br />

De ce chaos émergea finalement un nouveau type de culture et une société réintégrée,<br />

érigés autour <strong>des</strong> idées et <strong>des</strong> valeurs qui s'étaient perpétuées dans certaines<br />

fractions de la population pendant la période de confusion. La valeur dominante fut<br />

celle de la fidélité personnelle attachée à un chef, qui s'était toujours perpétuée dans<br />

l'armée et était puissante chez les envahisseurs barbares. <strong>Les</strong> idées propres aux chrétiens,<br />

pendant longtemps minorité organisée, servirent de second point focal autour<br />

duquel la culture et la société purent se cristalliser et permirent à la culture fluide de<br />

la période du déclin de Rome et de l'invasion barbare de se cristalliser à nouveau pour<br />

former la culture de l'Europe médiévale, avec son système féodal et son Église<br />

triomphante.<br />

On ne peut guère douter que notre culture et notre société puissent arriver à se<br />

stabiliser et à opérer une nouvelle intégration; mais, au préalable, nous devrons créer<br />

un type d'unité sociale qui puisse remplacer les anciens groupements locaux dans leur<br />

rôle de supports et transmetteurs de culture et assurer ainsi une participation individuelle<br />

intense. Il faudra aussi que diminue l'afflux <strong>des</strong> traits étrangers à notre culture,<br />

nés dans le laboratoire <strong>des</strong> savants et <strong>des</strong> technologues. L'écroulement de notre<br />

système économique actuel résoudrait les deux problèmes : les <strong>des</strong>cendants <strong>des</strong> survi-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 215<br />

vants seraient obligés de retourner, en grande partie, à la vie de paysan dans de petites<br />

communautés, tandis que la recherche cesserait, faute de l'excédent économique et du<br />

personnel entraîné qu'elle exige.<br />

Aucun <strong>des</strong> problèmes posés aujourd'hui n'est vraiment insoluble; si notre culture<br />

et notre société disparaissent, ce ne sera pas faute d'efforts intelligents mais faute<br />

d'une certaine unité de volonté pour accomplir les changements requis. Beaucoup<br />

plus que de l'amélioration <strong>des</strong> techniques de production ou même que d'une distribution<br />

plus équitable <strong>des</strong> produits obtenus par ces techniques, le monde moderne a<br />

besoin d'un ensemble d'idées et de valeurs mutuellement compatibles auxquelles tous<br />

ses membres puissent adhérer. Peut-être un ensemble de cette nature sera-t-il créé à<br />

temps pour éviter le désastre? Sinon celui-ci semble inévitable et un nouvel « âge <strong>des</strong><br />

ténèbres » commencera; consolons-nous pourtant à l'idée que l'obscurité n'est jamais<br />

éternelle. Comme l'enseigne l'Histoire, nos <strong>des</strong>cendants, dans quelque cinq cents ans<br />

d'ici, seront parvenus, une fois encore, à une culture cohérente et bien structurée et à<br />

une société intégrée. Cependant, il est tout à fait impossible de prédire quelle sera leur<br />

forme : il n'y a aucun moyen de savoir quelles sont, parmi les valeurs aujourd'hui en<br />

concurrence, celles qui survivront à la tourmente, ou quelles nouvelles valeurs<br />

pourront se développer pour servir de points de cristallisation à d'autres modèles<br />

culturels. <strong>Les</strong> philosophes romains méditèrent et écrivirent très peu sur la fidélité<br />

militaire dont la valeur, pour eux, allait de soi, et les idées <strong>des</strong> chrétiens leur semblaient<br />

parfaitement illogiques et ridicules.


chapitre 17<br />

le problème <strong>des</strong> propriétés<br />

de la culture<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 216<br />

Toute étude de la culture suppose une réflexion sur la réalité de la culture : les<br />

cultures existent-elles vraiment ou ne sont-elles que <strong>des</strong> abstractions que le chercheur<br />

déduit de l'étude <strong>des</strong> individus? On peut parfaitement justifier l'un et l'autre de ces<br />

points de vue. La culture d'une société est la somme totale <strong>des</strong> idées, <strong>des</strong> réactions<br />

conditionnées et <strong>des</strong> modèles de comportement que les membres de cette société ont<br />

acquis par l'instruction ou l'imitation et qu'ils ont tous plus ou moins en commun.<br />

Pour déterminer le contenu d'une culture, il faut, il est vrai, en dégager les éléments à<br />

partir de la personnalité <strong>des</strong> membres qui la vivent. Que les résultats auxquels on<br />

parvient ainsi correspondent à une entité authentique, ayant une existence distincte de<br />

celle de cet agrégat de personnalités, est une question qui ne pourrait être résolue que<br />

par une recherche philosophique approfondie sur la réalité de la culture aussi bien que<br />

sur ses caractéristiques. Une telle recherche se trouve tout à fait hors du propos de ce<br />

livre. Contentons-nous de dire que les cultures peuvent être traitées comme si elles<br />

étaient <strong>des</strong> réalités. Elles peuvent être analysées et faire l'objet de certaines généralisations<br />

fondées.<br />

Force nous est de reconnaître avant tout que nous sommes ici absolument en<br />

dehors du domaine <strong>des</strong> phénomènes physiques. La forme, le contenu et même l'existence<br />

<strong>des</strong> cultures ne peuvent être saisis qu'à partir <strong>des</strong> comportements qu'elles font


Ralph Linton (1936), De l’homme. 217<br />

naître. Le terme de comportement est utilisé ici dans un sens très large : il englobe<br />

non seulement les actes ordinaires mais aussi les<br />

Produits fabriqués qui résultent d'actes particuliers et ès expressions parlées de la<br />

culture. La culture elle-même est intangible et ne peut être directement appréhendée,<br />

même par les individus qui y participent. Ainsi, l'étude de la culture peut se comparer<br />

à celle de la physique atomique : dans les deux cas, on doit établir l'existence et la<br />

nature de choses qui sont elles-mêmes totalement hors du champ de l'observation<br />

directe, en observant les effets qu'elles provoquent.<br />

Cette distinction entre la culture et les expressions patentes chez les individus qui<br />

en sont les agents est difficile à saisir. Ainsi, même si tous les postes de radio du<br />

monde et toute la littérature les concernant étaient détruits par quelque cataclysme<br />

sélectif - par exemple l'effet miraculeux de la colère d'un homme contraint de vivre à<br />

proximité d'un poste de radio - les postes de radio n'en resteraient pas moins un<br />

élément de notre culture. L'expression patente de cet élément aurait été temporairement<br />

interrompue, mais <strong>des</strong> milliers d'individus auraient conservé le savoir, les<br />

habitu<strong>des</strong> et l'habileté motrices nécessaires à la fabrication <strong>des</strong> postes de radio. Des<br />

millions de gens se souviendraient de la radio comme objet utile ou au moins divertissant<br />

et en ressentiraient le besoin. De nouveaux appareils construits à partir de cette<br />

connaissance en vue de satisfaire ce besoin seraient sur le marché en une quinzaine de<br />

jours.<br />

De la même façon, les premiers immigrants européens en Amérique durent abandonner<br />

la plupart de leurs biens quand ils traversèrent l'Atlantique. Ils renoncèrent<br />

aussi à beaucoup <strong>des</strong> aspects les plus patents de leur vie sociale et, en tant qu'individus,<br />

nombreux furent ceux qui perdirent leur statut social. C'est ainsi qu'ils se<br />

trouvèrent éloignés de tous les fonctionnaires qui faisaient observer la loi et l'ordre<br />

dans leur ancien pays, et celui qui là-bas avait été un agent de police ou un magistrat<br />

pouvait n'être ici qu'un fermier ou un bûcheron. Cependant, les groupes immigrants<br />

transportaient pratiquement avec eux la totalité de leur culture, les pertes étant<br />

limitées à quelques techniques particulières, comme, par exemple, la fabrication du<br />

papier. Ces pertes mêmes n'étaient que temporaires, car on continuait à désirer les<br />

produits de ces techniques et un fabricant de papier était bientôt incité à immigrer.<br />

Une fois sur le nouveau continent, les immigrants entreprenaient de recréer les<br />

manifestations extérieures de leur culture, que, celle-ci ait été anglaise, française ou<br />

espagnole. Chaque groupe culturel s'efforçait de reproduire les conditions propres au<br />

pays qu'il avait quitté, en introduisant les changements imposés par son nouvel<br />

environnement.<br />

Chaque groupe résolvait à sa manière les nouveaux problèmes posés par cet<br />

environnement selon son idéologie culturelle. Ainsi, les Espagnols asservirent les<br />

Indiens sans essayer de leur faire concurrence en matière d'agriculture ou d'artisanat.<br />

Pour eux, le Nouveau Monde donnait à tout homme blanc l'occasion de satisfaire son<br />

désir primordial de devenir gentilhomme, de posséder une propriété foncière et<br />

d'avoir une domesticité propre. Toujours selon leur idéologie culturelle, les Espagnols<br />

prirent un grand nombre de concubines indiennes et reconnurent les enfants qui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 218<br />

naquirent de ces concubines. <strong>Les</strong> Français et les Anglais entrèrent en concurrence<br />

économique directe avec les Indiens, parce que le profit était tenu, dans leurs modèles<br />

culturels, pour plus important que la dignité. <strong>Les</strong> Français accordèrent aux Indiens<br />

l'égalité sociale, se mélangèrent à eux et reconnurent leur <strong>des</strong>cendance métisse. <strong>Les</strong><br />

Anglais refusèrent aux Indiens une telle égalité et méprisèrent autant les squaws que<br />

les métis.<br />

Ainsi, la culture est essentiellement un phénomène socio-psychologique. Elle est<br />

véhiculée par les entendements individuels et ne peut s'exprimer que par l'intermédiaire<br />

<strong>des</strong> individus. En même temps, elle diffère de la personnalité individuelle sous<br />

bien <strong>des</strong> rapports. Si elle correspond assez étroitement aux idées, aux valeurs affectives<br />

et aux modèles habituels de comportement qui composent la majeure partie de la<br />

personnalité, elle ne comprend aucune <strong>des</strong> fonctions rationnelles. Bien que la culture<br />

fournisse à l'individu la plupart <strong>des</strong> concepts qui lui servent de base pour ses activités<br />

rationnelles, le processus de pensée et de raisonnement est en fait individuel et non<br />

culturel. Inversement, l'adhésion d'un grand nombre d'individus à une culture renforce,<br />

en chacun d'eux, le sentiment de la puissance <strong>des</strong> idées et <strong>des</strong> valeurs de la culture<br />

en leur donnant un caractère supra-individuel. Par conséquent, il est impossible aussi<br />

bien d'expliquer totalement une culture en termes de psychologie individuelle que de<br />

l'expliquer sans référence constante à la psychologie individuelle. Dans la culture, la<br />

société et l'individu se rencontrent et l'un et l'autre lui apportent leur propre contribution.<br />

Si toute culture peut survivre, ne serait-ce que sous forme latente et tronquée, à<br />

l'interruption de son expression patente dans les comportements et à l'élimination de<br />

la société qui la véhiculait à l'origine, tant qu'un individu qui a été élevé dans cette<br />

culture est encore en vie, elle est pourtant condamnée à disparaître avec lui. La<br />

culture ne peut être transférée d'un individu à un autre ou d'une société à une autre<br />

que par l'intermédiaire de ses expressions patentes. Toute culture est acquise, et non<br />

biologiquement héritée, et ce n'est que par l'intermédiaire du comportement qu'elle<br />

peut être extériorisée et enseignée à de nouveaux individus. Bien entendu, cette extériorisation<br />

peut s'effectuer par l'intermédiaire du langage aussi bien que <strong>des</strong> actes<br />

physiques. Ainsi, la manière dont on conduit une guerre entre tribus peut être transmise<br />

dans une société pendant plusieurs générations en dépit du fait que la domination<br />

blanche a aujourd'hui rendu ces guerres impossibles.<br />

Le caractère supra-individuel de la culture est prouvé par son aptitude à se<br />

perpétuer et à survivre à la disparition <strong>des</strong> individus qui la partagent ou de tous ceux<br />

qui l'ont partagée à un moment donné de son histoire. Elle le peut à cause de son rôle<br />

dominant dans le façonnement (shaping) <strong>des</strong> personnalités <strong>des</strong> nouveaux individus<br />

qui, par leur naissance dans une société particulière, sont soumis à l'influence de cette<br />

culture. L'enfant naît sans personnalité; celle-ci se crée en lui au cours de son développement<br />

par l'interaction de ses possibilités intrinsèques et de son environnement<br />

externe. L'environnement d'un enfant, membre d'une société, est presque entièrement<br />

constitué d'expressions patentes de la culture de cette société et <strong>des</strong> personnalités que<br />

cette culture a déjà façonnées. Le contact avec ces expressions patentes et ces personnalités,<br />

conjugué avec les facteurs plus actifs d'instruction et d'imitation, établit à<br />

l'intérieur de sa personnalité un ensemble culturel caractéristique de valeurs affectives


Ralph Linton (1936), De l’homme. 219<br />

et d'habitu<strong>des</strong>. En d'autres termes, il acquiert la culture de la société dans laquelle il<br />

est élevé. Quand -lui-même, à son tour, devient partie de l'environnement dans lequel<br />

de nouvelles personnalités se développent, il leur transmet cet ensemble. La culture<br />

est entièrement extérieure à l'individu à sa naissance, mais au cours du développement<br />

de cet individu elle devient partie intégrante de sa personnalité. La majeure<br />

partie de la culture s'enracine si profondément dans la personnalité et finit par faire si<br />

étroitement corps avec les autres éléments de la personnalité qu'elle se situe au<strong>des</strong>sous<br />

du niveau de la conscience, motivant et dirigeant le comportement de<br />

l'individu sans que celui-ci sache qu'il en est ainsi.<br />

Il semble que la transmission de la culture ait en quelque sorte le même caractère<br />

que l'imposition apostolique <strong>des</strong> mains. Son transfert d'individu à individu ou d'une<br />

génération à la suivante ne peut se faire que par <strong>des</strong> contacts individuels. <strong>Les</strong> expressions<br />

matérielles d'une culture peuvent lui survivre pendant <strong>des</strong> milliers d'années et<br />

peuvent donner au chercheur une idée plus ou moins précise de certains de ses<br />

aspects, mais une culture meurt aussitôt que la voie directe de transmission de personne<br />

à personne est rompue; la littérature d'un peuple elle-même ne peut communiquer<br />

les idées et les valeurs fondamentales de ce peuple sous une forme telle qu'elles<br />

puissent devenir partie intégrante de la personnalité du lecteur. Ces idées et valeurs<br />

sont pour toute culture l'étincelle de vie, ce qui lui donne existence et lui assure une<br />

expression patente. Sans elles, une culture, même si son contenu est parfaitement<br />

connu, n'est qu'un sujet d'étude anatomique. Aucune nouvelle fouille, aucune découverte<br />

de manuscrits longtemps cachés ne nous permettra de ramener à la vie la culture<br />

grecque classique. Nous pouvons lire les pièces grecques mais nous ne pouvons en<br />

atteindre le sens plus profond ni participer aux émotions de l'auditoire qui vit jouer<br />

ces pièces pour la première fois.<br />

L'aptitude de la culture à se perpétuer par l'intermédiaire d'une série toujours<br />

changeante d'individus permet d'expliquer une autre différence marquante entre la<br />

culture et la personnalité individuelle. La personnalité passe par <strong>des</strong> étapes successives<br />

de croissance et d'intégration, puis par un état de stabilisation plus ou moins<br />

complète, enfin par la disparition dans la mort. <strong>Les</strong> cultures n'ont pas un cycle de vie<br />

aussi pré<strong>des</strong>tiné. L'avènement et le déclin spectaculaires de certaines civilisations ne<br />

doivent pas nous dissimuler le fait que la plupart <strong>des</strong> cultures n'ont jamais disparu :<br />

ces cultures, et les sociétés qui leur servaient de support se sont perpétuées tranquillement,<br />

enrichissant leur contenu par <strong>des</strong> inventions et <strong>des</strong> emprunts, changeant leur<br />

forme et parvenant à s'adapter de mieux en mieux à leur environnement particulier.<br />

Seules quelques rares cultures ont culminé puis décliné. Le déclin d'une culture,<br />

lorsqu'il se produit, tient en général à <strong>des</strong> causes extérieures. Comme certains organismes,<br />

certaines cultures peuvent devenir si précisément adaptées à un ensemble<br />

particulier de conditions que, lorsque celles-ci viennent à changer, elles sont incapables<br />

d'effectuer assez vite les réajustements nécessaires. Cette incapacité provoque<br />

leur paralysie et leur effondrement final. Mais les cultures qui déclinent, elles-mêmes,<br />

ne meurent pas tant que la société qui leur sert de support se perpétue. <strong>Les</strong> parties de<br />

la culture qui sont adaptées aux nouvelles conditions survivent et, après une période<br />

de stagnation et de confusion, la culture se réorganise suivant <strong>des</strong> voies nouvelles et<br />

recommence son ascension.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 220<br />

Cette différence entre culture et personnalité individuelle s'explique facilement<br />

par la différence de leurs fondements respectifs. La personnalité dépend du cerveau et<br />

du système nerveux de l'individu. Son cycle de vie n'est que l'un <strong>des</strong> aspects du cycle<br />

de vie du corps humain. La culture, au contraire, repose sur l'ensemble <strong>des</strong> cerveaux<br />

de tous les individus qui composent une société. Tandis que ces cerveaux se développent,<br />

se stabilisent et meurent individuellement, de nouveaux cerveaux sont prêts à<br />

prendre leur place. Si les sociétés et les cultures ont fréquemment été anéanties par<br />

<strong>des</strong> forces qui leur étaient extérieures, il est inconcevable qu'une société et sa culture<br />

puissent mourir de vieillesse.<br />

<strong>Les</strong> personnalités qui servent de support à une culture étant constamment renouvelées,<br />

les caractéristiques psychologiques de la culture correspondent assez étroitement<br />

à celles de personnalités jeunes et non encore fixées. Chaque société comprend<br />

à la fois <strong>des</strong> personnalités anciennes, stabilisées, et <strong>des</strong> personnalités jeunes à toutes<br />

les étapes de leur formation. En général, les membres les plus âgés d'une société<br />

n'acquièrent de nouvelles idées on ne changent leurs habitu<strong>des</strong> établies qu'avec<br />

difficulté. Pour les personnalités jeunes, non encore formées, toutes les habitu<strong>des</strong> et<br />

toutes les idées sont également neuves, et toutes peuvent être assimilées avec facilité.<br />

Un vieillard peut apprendre à conduire une automobile, mais il est rare qu'il réussisse<br />

à se sentir vraiment à l'aise derrière le volant. De la même façon, un vieil Indien a<br />

beaucoup de difficulté à adopter les façons <strong>des</strong> Blancs et, en particulier, à comprendre<br />

les valeurs de la culture blanche. Il doit vaincre une résistance affective à chaque fois<br />

que les nouvelles manières s'opposent aux anciennes. Par contre, un garçonnet indien,<br />

en raison <strong>des</strong> contacts imposés par la nécessité, peut adopter la culture <strong>des</strong> Blancs ou<br />

la culture de sa tribu avec une égale facilité.<br />

A cause de la présence constante de personnalités qui en sont encore à leur période<br />

de formation, les cultures ont une capacité de changement presque illimitée. Elles<br />

peuvent être reconstruites, bribe par bribe, par l'addition de nouveaux éléments<br />

(transformés pour qu'ils s'adaptent aux éléments subsistants de la culture), et par<br />

l'abandon <strong>des</strong> éléments devenus trop adaptés aux conditions nouvelles. A la longue,<br />

une culture peut, sans aucune solution de continuité, acquérir une forme et un contenu<br />

totalement différents de ceux qu'elle présentait à l'origine. Ainsi, le Gallois contemporain<br />

de souche méditerranéenne est, socialement et biologiquement, l'héritier <strong>des</strong><br />

premiers habitants néolithiques du pays de Galles. Ses ancêtres, à chaque génération,<br />

ont eu une culture capable de satisfaire tous les besoins dont ils étaient conscients et<br />

ont transmis cette culture à leur <strong>des</strong>cendance. Cependant, si l'on compare la vie d'une<br />

communauté galloise néolithique avec celle d'une ville industrielle galloise moderne,<br />

on s'aperçoit que toutes deux n'ont que très peu d'éléments en commun. Au cours de<br />

quatre mille années, la culture galloise a été totalement refaçonnée. La différence<br />

entre sa première et sa dernière phase est aussi grande que celle qui existe entre<br />

chacune de ces phases et la culture chinoise ou zoulou.<br />

La culture est un continuum qui s'étend depuis les origines de l'homme jusqu'à<br />

nos jours. Dans sa totalité, elle représente l'héritage social de notre espèce. <strong>Les</strong> cultures<br />

particulières constituent <strong>des</strong> types d'héritage social qui sont comparables, sous<br />

bien <strong>des</strong> rapports, à ces différents types d'héritage biologique que sont les différentes<br />

variétés d'une espèce. Comme ces types d'héritage biologique, les cultures se sont


Ralph Linton (1936), De l’homme. 221<br />

croisées et recroisées au cours de leur développement, ont fusionné et se sont scindées.<br />

Mais il s'agit ici de quelque chose d'infiniment plus complexe que dans le<br />

domaine biologique. Lors du croisement de groupes biologiques, la totalité <strong>des</strong> facteurs<br />

hérités <strong>des</strong> deux côtés fusionnent dans le métis. Dans les cultures, au contraire,<br />

le processus d'emprunt est constamment sélectif. Une culture peut emprunter à une<br />

autre <strong>des</strong> traits isolés ou <strong>des</strong> ensembles de traits fonctionnellement liés; il en résulte<br />

un brassage extrême d'éléments d'origines diverses.<br />

Ainsi, d'un bout à l'autre du continuum culturel, <strong>des</strong> traits sont constamment<br />

ajoutés et d'autres perdus. Cependant, les difficultés ne s'arrêtent pas là. L'adoption<br />

d'un trait est toujours suivie d'une série de modifications qui l'affectent et qui affectent<br />

également les éléments préexistants à son introduction. Nous en verrons les raisons<br />

dans un prochain chapitre. Un trait qui fait partie d'une culture pendant une période<br />

quelconque de son histoire laisse ainsi sa marque sur la culture et ses effets sur la<br />

culture globale peuvent se perpétuer bien après son élimination. Ainsi, la coutume de<br />

porter une longue épée du côté gauche avait entraîné la coutume de monter les<br />

chevaux par le côté gauche. Le port de l'épée a disparu depuis longtemps, mais le fait<br />

de monter un cheval par la gauche subsiste.<br />

L'état d'une culture donnée, à un moment donné de son histoire, résulte ainsi<br />

directement de toutes les vicissitu<strong>des</strong> qu'elle a subies avant ce moment. Ainsi, si nous<br />

connaissions dans sa totalité le passé d'une culture, nous serions capables d'expliquer<br />

tout le contenu de cette culture en termes de causalité historique. Cependant, la<br />

majeure partie du passé <strong>des</strong> cultures est irrémédiablement perdue. L'histoire écrite<br />

remonte au plus à six mille ans, tout en devenant, à mesure qu'on remonte dans le<br />

temps, de plus en plus locale et fragmentaire. Au-delà, nous avons <strong>des</strong> documents<br />

archéologiques qui ne peuvent révéler que quelques phases de l'existence d'un peuple,<br />

et cette faible lueur elle-même vacille et s'éteint bientôt, laissant les origines de la<br />

culture dans une obscurité complète. Quand on en vient à étudier <strong>des</strong> cultures spécifiques,<br />

on s'aperçoit que, en dehors de quelques rares aires de haute civilisation, la<br />

plupart d'entre elles n'ont aucune histoire qui puisse nous être utile. <strong>Les</strong> archives<br />

écrites, lorsqu'elles existent, sont en général très insuffisantes, et les documents<br />

traditionnels offrent un mélange inextricable de réel et d'imaginaire.<br />

Par conséquent, lorsqu'un anthropologue parle de la forme et du contenu d'une<br />

culture, ce qu'il désigne en fait, c'est la forme et le contenu d'une coupe transversale<br />

opérée en un point particulier du continuum culturel. Pour <strong>des</strong> raisons pratiques, cette<br />

coupe ne peut être faite qu'à l'extrémité de ce continuum qui nous est la plus proche;<br />

la section peut être épaisse ou mince, suivant la durée pour laquelle <strong>des</strong> documents<br />

satisfaisants sont disponibles, mais elle ne peut jamais représenter plus qu'une infime<br />

partie du tout.<br />

Une culture n'est pas seulement un continuum, mais un continuum en évolution<br />

constante. D'après la croyance populaire, la culture <strong>des</strong> peuples « primitifs » serait<br />

statique; cette opinion provient, pour une part, de l'ardeur de certains <strong>des</strong> premiers<br />

anthropologues qui espéraient trouver dans ces cultures <strong>des</strong> fossiles vivants propres à<br />

éclairer notre passé éloigné et, pour l'autre part, de l'absence de documents histori-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 222<br />

ques. En fait, partout où ces documents existent, <strong>des</strong> changements le laissent percevoir.<br />

La vitesse de changement varie considérablement d'une culture à l'autre et aussi<br />

à l'intérieur de la même culture à différentes pério<strong>des</strong> de son histoire, mais il est peu<br />

probable qu'il ait jamais existé une culture parfaitement statique.<br />

La coupe que l'anthropologue effectue à travers le continuum culturel est à la<br />

totalité ce qu'un fragment de film, découpé au hasard, est à la totalité du film. Elle<br />

représente une partie d'un mouvement continu qui a été artificiellement saisie et fixée.<br />

Une section de film ne fait que suggérer l'action générale et montre les acteurs dans<br />

<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> étranges et grotesques, planant par exemple en l'air en plein bond. De la<br />

même façon, la coupe pratiquée par l'anthropologue découpe et fixe artificiellement<br />

une série de changements qui en sont à différentes étapes de leur réalisation et fait<br />

apparaître comme permanent ce qui est, en fait, transitoire.<br />

Ainsi, à l'époque où l'on étudia la culture marquisienne pour la première fois, la<br />

coutume de l'adoption était si répandue que pratiquement tous les enfants étaient<br />

adoptés. Le nourrisson, souvent demandé avant sa naissance, était cédé à ses parents<br />

adoptifs à l'âge de quelques mois; les véritables parents, qui abandonnaient tout droit<br />

sur lui, étaient tenus en outre de faire un don substantiel aux parents adoptifs; on<br />

justifiait cette pratique en considérant ce don comme le remboursement <strong>des</strong> frais<br />

d'éducation. La pression sociale était si forte qu'il était presque impossible pour les<br />

véritables parents de refuser d'abandonner le nourrisson : un tel refus aurait été<br />

sanctionné par le ridicule et aurait même pu donner lieu à <strong>des</strong> dissensions entre deux<br />

familles.<br />

Ces pratiques doivent s'être développées aux îles Marquises après le peuplement<br />

de ces îles et semblent représenter une sorte d'hypertrophie de tendances décelables<br />

dans la plupart <strong>des</strong> cultures polynésiennes. La perte de l'enfant causait sans aucun<br />

doute une peine considérable à ses parents, en particulier à la mère : les femmes allaitaient<br />

leurs nourrissons pendant plusieurs mois avant de les abandonner et avaient<br />

ainsi le temps de s'attacher très fortement à eux. Bien <strong>des</strong> femmes, et même un bon<br />

nombre d'hommes, n'étaient pas favorables à cette coutume : les femmes lui résistaient<br />

individuellement en refusant d'enfanter, ce que facilitait la connaissance que les<br />

Marquisiens avaient de la contraception comme de l'avortement. Il en résultait une<br />

régression démographique, même à l'époque. du premier contact européen. La situation<br />

était socialement malsaine et il semble probable que l'hostilité à l'égard de<br />

l'adoption à grande échelle se serait accrue jusqu'à ce que la coutume soit modifiée ou<br />

éliminée.<br />

De même, vers 1870-1880, les pratiques comanches en matière d'héritage étaient<br />

dans un état de chaos. On a de bonnes raisons de croire que tout le problème de<br />

l'héritage était nouveau pour les cultures comanches. <strong>Les</strong> tribus du Plateau, de qui les<br />

Comanches s'étaient séparés quand ils occupèrent les Plaines, avaient l'habitude de<br />

détruire toute la propriété d'un homme à la mort de celui-ci. Cette coutume n'entraînait<br />

que peu de privations et aucune perte économique Sérieuse, puisque la propriété<br />

se limitait aux vêtements, à quelques armes et aux outils. Quand les Comanches<br />

adoptèrent la culture <strong>des</strong> Plaines et acquirent <strong>des</strong> chevaux, l'héritage posa un véritable<br />

problème. Certains individus possédaient <strong>des</strong> troupeaux très vastes, jusqu'à deux


Ralph Linton (1936), De l’homme. 223<br />

mille animaux dans un cas précis. Abattre le troupeau entier à la mort du propriétaire<br />

était tout à fait contraire au sentiment naturel et aussi très préjudiciable aux intérêts de<br />

la tribu. <strong>Les</strong> animaux se prêtaient facilement et plusieurs individus pouvaient dépendre<br />

du même troupeau pour leurs montures; ils auraient été sérieusement gênés pour<br />

la chasse et la guerre si le troupeau avait été abattu. On raconte qu'il y eut certains cas<br />

d'abattage massif pendant la première période, mais vers 1870 il était devenu<br />

coutumier de n'abattre que les chevaux favoris du propriétaire décédé et de distribuer<br />

le reste aux parents survivants. Mais aucune règle ne gouvernait cette distribution et il<br />

en résultait <strong>des</strong> rapports généralement tendus entre les héritiers. Tout indique que la<br />

culture comanche s'acheminait vers un règlement du problème, en partie par <strong>des</strong> legs<br />

(modèle nouveau) et en partie par la reconnaissance du droit pour certains parents de<br />

faire leur choix dans un ordre déterminé. Cependant, aucune de ces métho<strong>des</strong> n'avait<br />

encore reçu une reconnaissance générale.<br />

A quelque point qu'on fasse la coupe dans le continuum culturel, on constate que<br />

certains changements sont achevés, d'autres en voie d'accomplissement, et d'autres<br />

encore juste à leur début. Toutes ces tendances différentes et souvent contradictoires<br />

sont conciliées en un ordre grossier et satisfaisant, sinon la culture dans sa totalité ne<br />

pourrait fonctionner. Cependant, on chercherait en vain l'étroite intégration et la parfaite<br />

coordination avancées par certains auteurs en vogue. Moins il y a de changements<br />

véritablement en cours, plus la culture se rapproche étroitement de cette<br />

condition idéale, mais aucune culture ne peut parvenir à une intégration parfaite et à<br />

une cohérence interne achevée tant qu'elle est une réalité vivante et en croissance. Si<br />

l'on pouvait étudier le continuum en son entier, une plus grande stabilité de forme et<br />

de structure pourrait être décelée, mais ceci est pure conjecture.<br />

Sans perdre de vue les limites imposées par le fait qu'il ne s'agit que d'une section,<br />

que pouvons-nous découvrir en procédant à une coupe dans notre propre continuum<br />

culturel? Il s'agit en premier lieu d'en déterminer le contenu et l'organisation interne.<br />

Bien que les anthropologues soient accoutumés à en parler avec une grande faconde,<br />

ils n'en connaissent en fait que peu de choses, parce qu'il est extrêmement difficile de<br />

les déterminer par les techniques actuelles. La tâche qui se présente au chercheur ne<br />

diffère guère de celle du psychologue qui étudie les personnalités individuelles. Tous<br />

deux doivent déduire les caractéristiques propres à la chose qu'ils étudient en partant<br />

de ses expressions patentes dans les comportements; mais l'anthropologue est gêné<br />

par la nécessité d'introduire une étape supplémentaire au début même de son travail.<br />

Tandis que le psychologue peut observer directement le comportement de son sujet,<br />

l'anthropologue doit fonder ses conclusions sur les modèles idéaux de la culture qu'il<br />

étudie. <strong>Les</strong> sociétés, qui sont le véhicule d'une culture, sont constituées de telle façon<br />

qu'elles ne peuvent agir ou qu'on ne peut agir sur elles que par l'intermédiaire <strong>des</strong><br />

individus qui les composent : le comportement qui exprime un modèle culturel donné<br />

peut donc varier considérablement selon l'individu. Cependant, les membres de la<br />

société ont une idée bien nette de la réaction convenable pour toutes les situations<br />

familières et les variations dans le comportement individuel tendent à se grouper<br />

autour de cette norme. A partir d'une comparaison entre ces normes et les opinions<br />

émises à leur propos, les modèles idéaux de la culture peuvent être déduits avec une<br />

précision satisfaisante. Cependant, la nécessité d'établir ces modèles par déduction<br />

introduit une source d'erreurs contre laquelle le psychologue n'a pas à lutter.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 224<br />

Quand les modèles idéaux d'une culture ont été déterminés, le travail de l'anthropologue<br />

ne fait que commencer. Ces modèles ne représentent que les niveaux les plus<br />

extérieurs de la culture et correspondent grossièrement au niveau de la conscience<br />

chez l'individu. <strong>Les</strong> valeurs affectives et l'énergie, qui donnent aux cultures leur<br />

vitalité et semblent être responsables d'une grande partie de leur organisation, se<br />

trouvent toutes au-<strong>des</strong>sous du niveau <strong>des</strong> modèles. La tâche de l'anthropologue, quand<br />

il essaie de les saisir, est tout à fait comparable à celle du psychologue qui explore le<br />

subconscient. Dans les deux cas, les découvertes du chercheur consistent, en fait, en<br />

une série d'interprétations et les faits sur lesquels sont fondées ces interprétations sont<br />

fréquemment susceptibles d'explications multiples. La nature même du matériau<br />

culturel interdit qu'on se livre à <strong>des</strong> expériences contrôlées pour vérifier ces interprétations;<br />

aussi, l'analyse <strong>des</strong> éléments culturels qui se situent au-<strong>des</strong>sous du niveau <strong>des</strong><br />

modèles ne s'appuie-t-elle que sur le jugement de l'observateur. Ce jugement, en<br />

retour, ne peut guère manquer d'être influencé par la propre personnalité et le fonds<br />

culturel de l'observateur. Même s'il s'efforce de maintenir une complète objectivité, sa<br />

propre personnalité lui fait juger certaines explications plus adéquates que d'autres et<br />

lui fait mettre en relief, de façon injustifiée, certains aspects de la culture qu'il étudie.<br />

Si plusieurs individus de personnalité et de fonds culturel différents observent la<br />

même culture et comparent leurs conclusions, l'effet de ce facteur personnel peut être<br />

atténué; il est pourtant douteux qu'il puisse jamais être complètement éliminé. Le<br />

niveau <strong>des</strong> modèles culturels peut être étudié avec un degré satisfaisant d'objectivité<br />

mais les niveaux inférieurs ne peuvent être approchés que par <strong>des</strong> techniques<br />

subjectives qui ressemblent plus à celles d'un littérateur qu'à celles d'un physicien. Le<br />

travail accompli jusqu'à présent sur ces niveaux inférieurs est, certes, stimulant et<br />

suggestif mais aucun <strong>des</strong> résultats actuels ne peut être considéré comme concluant.<br />

Tout progrès réel dans cette direction suppose que le domaine de la psychologie ait<br />

été approfondi. Quand les niveaux inférieurs de la personnalité individuelle pourront<br />

être étudiés par <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> précises et exprimés en termes précis, nous pourrons<br />

appliquer les mêmes techniques à l'étude de la culture; mais la solution du problème<br />

le plus complexe doit attendre que le problème le plus simple soit résolu.<br />

La détermination de la forme et du contenu <strong>des</strong> cultures constitue avant tout un<br />

moyen pour arriver à d'autres fins. Décrire les cultures en partant <strong>des</strong> éléments qui les<br />

composent vaut surtout comme fondement d'étu<strong>des</strong> comparatives qui permettront à<br />

leur tour de classer les cultures et de découvrir <strong>des</strong> relations génétiques entre elles.<br />

Ces <strong>des</strong>criptions ne contribuent pas en elles-mêmes à faire comprendre la dynamique<br />

culturelle. Cependant, la détermination du contenu culturel est la condition nécessaire<br />

de toute étude effective de cette dynamique. L'étude du contenu est à l'étude de la<br />

dynamique ce que sont les étu<strong>des</strong> anatomiques aux étu<strong>des</strong> physiologiques : de même<br />

qu'il est impossible de comprendre la vie d'un organe sans se référer constamment à<br />

sa structure, il est impossible de comprendre la croissance et la transformation d'une<br />

culture ou son fonctionnement à un moment donné de son histoire sans une connaissance<br />

parfaite de son contenu et de son organisation. Pour comprendre la culture, on<br />

doit à la fois en connaître le contenu et observer ce contenu actualisé.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 225<br />

Le problème de la dynamique culturelle présente deux aspects : d'une part, la<br />

croissance et la transformation qui donnent aux cultures leur forme et leur contenu à<br />

tout moment particulier de leur histoire; d'autre part, l'interaction <strong>des</strong> éléments<br />

culturels à ce moment particulier. Le premier de ces aspects ne peut être saisi que par<br />

la méthode historique, c'est-à-dire par l'observation du continuum culturel pendant un<br />

intervalle de temps aussi long que possible. Le second ne requiert pas d'étu<strong>des</strong><br />

historiques mais, si nous voulons tirer <strong>des</strong> conclusions fondées en ce qui concerne<br />

chacun de ces aspects, nous devons avoir une connaissance <strong>des</strong> niveaux les plus profonds<br />

de la culture plus étendue que celle que nous avons aujourd'hui. Chaque culture<br />

constitue, dans son ensemble, une réponse à la totalité <strong>des</strong> besoins de la société qui lui<br />

sert de support. En dehors <strong>des</strong> domaines relativement restreints de la survie biologique<br />

et de la continuité culturelle, ces besoins sont conditionnés par les éléments<br />

psychologiques sous-jacents qui se situent au-<strong>des</strong>sous du niveau <strong>des</strong> modèles. Il n'est<br />

que de comparer le contenu réel de n'importe quelle culture, même la plus simple,<br />

avec le contenu minimum nécessaire à sa survie biologique et sociale pour comprendre<br />

à quel point la satisfaction de ces besoins psychologiques est importante pour le<br />

bon fonctionnement de la culture.<br />

La majeure partie <strong>des</strong> cultures est constituée de ce qui, du point de vue pratique,<br />

n'est que broderies sur la trame de l'existence. On ne peut expliquer convenablement<br />

ni la présence ni les fonctions de ces éléments par <strong>des</strong> causes physiques ou <strong>sociales</strong>.<br />

Ils constituent la réponse à <strong>des</strong> besoins psychologiques qui sont, à leur tour, façonnés<br />

et orientés par une longue série de valeurs et d'intérêts culturellement établis. Ainsi,<br />

les décorations individuelles ne contribuent pas de façon directe à la survie biologique<br />

<strong>des</strong> individus qui les exhibent; il peut même arriver qu'elles diminuent leurs chances<br />

de survie. On prétend que, dans certaines tribus <strong>des</strong> îles Marquises, la coutume de se<br />

faire <strong>des</strong> sacrifications sur le corps occasionne beaucoup de morts par les infections<br />

qu'elles provoquent. A tout le moins, elle entraîne bien <strong>des</strong> souffrances et <strong>des</strong> infirmités.<br />

Même dans <strong>des</strong> cas moins tragiques, les formes socialement approuvées d'ornement<br />

amoindrissent souvent l'efficacité du sujet et imposent une gêne parfaitement<br />

inutile aux activités physiques. La femme africaine qui porte vingt livres de fil d'archal<br />

aux chevilles doit dépenser une énergie accrue quand elle accomplit ses tâches.<br />

Cependant, ces inconvénients pratiques sont compensés par la satisfaction que tout<br />

individu ressent quand il se sait admiré, ou au moins approuvé, par les autres<br />

membres de sa société. Ses décorations lui servent à. satisfaire un besoin psychologique<br />

qui est plus vital pour lui que son désir de confort physique.<br />

L'efficacité avec laquelle un élément culturel satisfait ces besoins psychologiques<br />

dépend beaucoup moins de ses caractéristiques intrinsèques que <strong>des</strong> valeurs qui lui<br />

ont été associées dans la culture. Ainsi, une jeune femme, dans nos sociétés, ne<br />

ressent guère le désir irrésistible d'avoir un anneau d'or au nez. En fait, si on lui en<br />

offrait un, son premier geste serait probablement d'aller l'échanger contre un ornement<br />

d'oreille, notre culture associant le port d'objets décoratifs aux oreilles et non au<br />

nez. Le même anneau qui aurait provoqué le ridicule si on le portait au nez exciterait<br />

l'admiration et satisferait le même besoin psychologique de son possesseur s'il était<br />

porté à l'oreille. Dire que la fonction d'un tel objet est d'exciter l'admiration est un<br />

simple énoncé objectif du fait, qui en ignore les aspects les plus importants et les plus


Ralph Linton (1936), De l’homme. 226<br />

essentiels. Ceci est également vrai quand l'objet a pour fonction d'indiquer le statut de<br />

son possesseur dans le groupe. Toute forme de décoration peut remplir chacune de<br />

ces fonctions adéquatement si elle cristallise les associations culturelles indispensables.<br />

On ne peut comprendre la relation réelle d'un élément de ce genre avec le reste<br />

de la culture sans savoir ce que sont ces associations et, à un moindre degré, pourquoi<br />

elles sont venues s'attacher à cet élément.<br />

Ce sont les éléments psychologiques sous-jacents qui, à l'intérieur de la culture,<br />

donnent à la vie humaine sa signification et en font quelque chose de plus qu'une lutte<br />

sauvage pour la survie biologique. Ils exercent leur influence sur tout le système,<br />

orientent sa croissance et affectent tous les éléments qui le composent. Tant que nous<br />

n'arriverons pas à une compréhension plus complète de ces éléments psychologiques,<br />

aucune étude de culture à partir de ses expressions patentes, de son histoire ou <strong>des</strong><br />

fonctions manifestes de ses éléments, ne pourra, en fait, pénétrer sous la surface. <strong>Les</strong><br />

réalités ultimes de la culture nous restent encore cachées, mises à part quelques<br />

généralités.


chapitre 18<br />

l'invention et la découverte<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 227<br />

L'étude de la croissance et <strong>des</strong> transformations culturelles doit débuter par l'analyse<br />

<strong>des</strong> notions de découverte et d'invention, puisque c'est par l'invention et la découverte<br />

que s'ajoutent <strong>des</strong> éléments nouveaux au contenu total de la culture humaine.<br />

Bien que <strong>des</strong> traits culturels déjà élaborés puissent être transmis d'une culture à l'autre<br />

et que la plupart <strong>des</strong> cultures doivent à ce processus de transmission la majeure partie<br />

de leur contenu, on peut affirmer qu'en fin de compte chaque élément culturel est une<br />

découverte ou une invention, ou un ensemble plus ou moins complexe de différentes<br />

découvertes et inventions, qui surgit à un moment et a un endroit particuliers. Il sera<br />

question plus loin de l'emprunt <strong>des</strong> éléments culturels étrangers, processus connu<br />

communément sous le nom de diffusion. Pour le moment, il s'agit simplement d'étudier<br />

comment naissent ces éléments culturels.<br />

Il nous faut, avant tout, avoir une claire compréhension <strong>des</strong> termes que nous<br />

utiliserons. Si beaucoup de tentatives ont été faites pour définir ce que sont l'invention<br />

et la découverte et pour établir une ligne de démarcation valable entre les deux,<br />

aucune de ces tentatives n'a été entièrement couronnée de succès. L'usage populaire<br />

de ces termes est extrêmement peu rigoureux; pourtant, un certain nombre de notions<br />

sont associées à ces deux termes avec assez de constance pour qu'il faille en tenir<br />

compte si l'on essaie de les définir avec plus de précision; sinon, il en résultera une<br />

constante confusion dans leur utilisation. La première de ces associations, commune<br />

aux deux termes, est celle de la nouveauté. <strong>Les</strong> éléments culturels ne sont considérés<br />

comme <strong>des</strong> inventions ou comme <strong>des</strong> découvertes que pendant la première période de<br />

leur histoire, alors qu'ils sont encore <strong>des</strong> innovations. Aucun élément culturel n'est


Ralph Linton (1936), De l’homme. 228<br />

classé comme invention ou découverte s'il est déjà accepté de façon générale et s'il va<br />

plus ou moins de soi. Ainsi, personne dans nos sociétés ne considérera le savon<br />

comme une invention, sauf dans une recherche historique sur l'origine de ce produit.<br />

Inversement, la radio, élément culturel nouveau, est constamment considérée comme<br />

une invention ou, lorsqu'on discute de certains de ses principes, comme une découverte.<br />

On n'applique les termes d'invention et de découverte qu'à ceux <strong>des</strong> éléments<br />

culturels qui sont perçus comme autochtones, nés dans un ensemble particulier de<br />

société et de culture. D'une façon générale, un élément emprunté par une société à une<br />

autre n'est jamais désigné comme invention ou découverte par le groupe qui le reçoit.<br />

Nous reconnaissons que certaines inventions et certaines découvertes sont anglaises et<br />

d'autres alleman<strong>des</strong>, même si nous contestons la priorité de certaines d'entre elles sur<br />

les inventions et découvertes faites dans notre propre société. On considère une<br />

invention ou une découverte comme génétiquement liée à une société et une culture<br />

particulières et comme étant l'œuvre d'un membre ou de plusieurs membres de cette<br />

société; leur forme et leur fonction sont aussi supposées être en constante relation<br />

avec la culture de cette société. C'est là ce qui distingue les éléments culturels autochtones<br />

<strong>des</strong> éléments empruntés qui entrent dans la culture avec une forme et <strong>des</strong><br />

fonctions déjà élaborées et qui doivent, par conséquent, être modifiés pour être intégrés<br />

à leur nouveau contexte culturel.<br />

Il reste à établir une ligne de démarcation valable entre les deux ordres de phénomènes,<br />

découvertes et inventions. La distinction commune, fondée sur la motivation<br />

et qui fait <strong>des</strong> découvertes le résultat d'un accident et <strong>des</strong> inventions le produit d'une<br />

intention, est loin d'être satisfaisante. Ainsi, bien que nous ayons coutume de parler<br />

de la découverte d'un nouvel élément chimique, le processus qui mène à. cette<br />

découverte est aussi délibéré et motivé que l'invention de perfectionnements pour un<br />

électrophone. Il a fallu, pour l'opérer, repérer une solution de continuité dans la,<br />

chaîne atomique, déterminer les caractéristiques probables du membre manquant de<br />

la famille <strong>des</strong> éléments à partir de celles de ses voisins et éprouver et modifier peu a<br />

peu <strong>des</strong> techniques pour isoler le nouvel élément. La découverte finale vient<br />

couronner quelquefois <strong>des</strong> années d'efforts.<br />

Même dans les découvertes purement accidentelles, le facteur important, du point<br />

de vue culturel, n'est pas la simple trouvaille d'un phénomène inconnu (par exemple<br />

la découverte que certaines espèces de pierres noires brûlent), mais la perception <strong>des</strong><br />

implications du phénomène observé et de ses possibilités d'utilisation. S'il n'y a pas<br />

application d'un processus rationnel, la découverte reste un élément d'information<br />

isolé. Cette information peut devenir une partie de la totalité du savoir, c'est-à-dire de<br />

la culture, transmis par une société mais elle n'a aucune signification sociale. Nous en<br />

avons un exemple dans notre propre culture : nous connaissons l'existence d'un grand<br />

nombre de composés chimiques que nous sommes même capables de produire à<br />

volonté mais que nous ne savons comment utiliser. La connaissance de ces composés<br />

constitue, dans notre culture, un élément latent. Elle n'en deviendra un élément<br />

fonctionnel et actif que lorsqu'un inventeur découvrira un moyen de combiner cette<br />

connaissance avec une autre pour produire quelque chose de socialement significatif.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 229<br />

Ainsi, nous avons une base valable pour distinguer découverte et invention : on<br />

peut définir une découverte comme un ajout à la connaissance, une invention comme<br />

une nouvelle application de la connaissance. Pour donner un exemple concret, plus<br />

individuel que social, lorsqu'un enfant tire la queue d'un chat et se fait griffer, cette<br />

succession particulière de cause et d'effet est une découverte dans la mesure où<br />

l'enfant s'y intéresse. Le fait qu'il observe - un chat griffe si on lui tire la queue -est un<br />

additif à son fonds de connaissance. Si l'enfant tire la queue du chat au moment où<br />

quelqu'un d'autre tient celui-ci, de manière à ce que cette personne soit griffée, ce<br />

comportement requiert l'invention : le savoir est utilisé d'une nouvelle façon pour<br />

arriver à une autre fin. Si l'enfant reçoit alors une fessée, il aura une autre découverte<br />

à son actif.<br />

Puisque c'est l'application de la connaissance, c'est-à-dire l'invention, qui est<br />

fonctionnellement importante pour la culture, on considérera comme <strong>des</strong> inventions<br />

tous les éléments actifs qui apparaissent dans le cadre d'une culture et d'une société<br />

particulières. La majeure partie de la connaissance utilisée dans ces inventions peut,<br />

certes, avoir été acquise accidentellement mais ceci est sans grande conséquence pour<br />

notre propos. Toute nouvelle application de connaissance exige l'exercice <strong>des</strong><br />

fonctions rationnelles qui, nous l'avons vu, sont l'apanage exclusif <strong>des</strong> individus, les<br />

sociétés, en tant que telles, étant incapables de pensée et, par conséquent, d'invention.<br />

Au plus, certaines circonstances peuvent permettre à un groupe limité d'individus de<br />

travailler ensemble à un problème, en se stimulant les uns les autres par un échange<br />

d'idées et en contribuant pour leur part à l'invention finale. Ce n'est jamais la société<br />

entière qui entre dans de telles activités et, à l'analyse, leur résultat se laisse réduire,<br />

en général, à <strong>des</strong> contributions attribuables à <strong>des</strong> individus. En bref, il ne peut y avoir<br />

d'inventions sans inventeurs.<br />

Si les individus sont les seuls agents d'invention, qu'est-ce qui les pousse à<br />

inventer? De toute évidence, il semble bien que ce soit une incitation intérieure ou<br />

l'espoir d'une récompense ou encore, plus probablement, la conjugaison de ces deux<br />

facteurs. Tout d'abord, il nous faut bien comprendre que le sort réservé dans nos<br />

sociétés aux inventeurs et aux inventions n'est absolument pas représentatif de ce qui<br />

se passe en ce domaine dans l'ensemble <strong>des</strong> sociétés. L'invention est devenue dans<br />

notre culture une industrie, organisée à peu près selon le même modèle que les autres<br />

industries. Une invention à succès vaut à son inventeur, au moins en principe, d'abondantes<br />

récompenses économiques et un prestige social qui semble plus étroitement lié<br />

au montant de ces récompenses qu'à la valeur réelle de la contribution que l'inventeur<br />

apporte à la société. Dans la plupart <strong>des</strong> sociétés, ce stimulus économique est soit sans<br />

importance, soit même inexistant. Là où les biens sont produits surtout pour la consommation<br />

personnelle du producteur, les avantages économiques qu'il retire d'une<br />

amélioration technique sont presque négligeables. Même quand la société a institué<br />

<strong>des</strong> modèles de production spécialisée et d'échange économique, ce qu'apportent les<br />

améliorations reste peu important tant que tous les objets sont produits individuellement<br />

par <strong>des</strong> artisans utilisant <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> manuelles. Un peuple non civilisé n'a<br />

pas de bureaux de brevets et, même si la supériorité du produit ou de la technique<br />

d'un inventeur est reconnue, son invention sera utilisée par d'autres artisans avant que<br />

l'inventeur ait pu en tirer bénéfice.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 230<br />

<strong>Les</strong> récompenses accordées à l'inventeur en prestige plutôt qu'en richesse, si elles<br />

doivent plus ou moins exister partout, ne semblent pas être de grande importance en<br />

temps normal. Dans <strong>des</strong> conditions normales en effet, chaque culture fournit à ses<br />

membres <strong>des</strong> techniques pour satisfaire tous les besoins dont la société est collectivement<br />

consciente. Le moyen de satisfaire un besoin particulier qu'une culture particulière<br />

propose peut ne pas être très efficace, mais il doit être au moins appropriée,<br />

sinon la culture et la société ne pourraient fonctionner. L'individu modal d'une société<br />

considère sa culture comme allant parfaitement de soi, il hésite en général à accepter<br />

un nouvel élément culturel, à moins que celui-ci ne présente un avantage manifeste.<br />

Toute chose qui s'éloigne trop <strong>des</strong> modèles établis sera considérée avec méfiance et<br />

risque d'apporter à son inventeur le ridicule plutôt que le prestige. N'oublions pas que<br />

le vendeur dynamique, avec ses techniques pour susciter de nouveaux besoins dans<br />

une société, est un produit tout aussi caractéristique de notre culture que les rasoirs<br />

électriques et les allume-cigares qu'il tente de vendre.<br />

Dans une société primitive, pour qu'une invention apporte à son inventeur quelques<br />

récompenses importantes en prestige, il faut que cette société ait pris conscience<br />

que certains de ses besoins ne sont pas satisfaits de façon adéquate et qu'elle recherche<br />

une solution plus satisfaisante; l'homme qui trouve cette solution est récompensé<br />

en conséquence. Cependant, ces situations de crise sont rares dans <strong>des</strong> conditions<br />

normales. Elles peuvent surgir quand une société se trouve dans un nouvel environnement<br />

naturel qui rend certaines de ses techniques économiques inopérantes, par<br />

exemple lorsqu'une tribu de pêcheurs est forcée de s'éloigner de la côte, mais, même<br />

alors, la meilleure solution est en général empruntée plutôt qu'inventée. Une tribu<br />

immigrée se trouvera rarement dans une région inhabitée jusque-là, il lui sera donc<br />

plus simple d'adopter les solutions qui ont déjà été élaborées par les indigènes que<br />

d'essayer d'en inventer d'elle-même. Une invention délibérée et organisée prend du<br />

temps, alors que manger ne peut attendre.<br />

<strong>Les</strong> situations de crise où l'inventeur reçoit la plus forte approbation et la plus<br />

forte récompense semblent être celles où l'existence même d'une société et d'une<br />

culture sont menacées par quelque autre société. La situation <strong>des</strong> tribus indiennes <strong>des</strong><br />

Plaines après leur défaite finale et leur réclusion dans <strong>des</strong> réserves en est un exemple<br />

typique : accepter le nouvel ensemble de modèles culturels adaptés aux nouvelles<br />

conditions qu'offrait la culture blanche aurait signifié la <strong>des</strong>truction de la totalité de la<br />

culture et de la société indiennes. <strong>Les</strong> Indiens le pressentirent et se mirent frénétiquement<br />

à la recherche d'une solution propre; <strong>des</strong> messies, tels que le fondateur de la<br />

religion de la Danse du Fantôme * , lurent bien accueillis et honorés et leurs inventions<br />

<strong>sociales</strong> et religieuses furent acceptées immédiatement par <strong>des</strong> dizaines de milliers<br />

d'individus. Au titre de menace pour les cultures et les sociétés indigènes, tout contact<br />

entre groupes blancs et indigènes suscite de telles incitations à inventer : ainsi, on a<br />

vu apparaître <strong>des</strong> mouvements messianiques, qui sont en dernière analyse <strong>des</strong> inventions,<br />

dans <strong>des</strong> points aussi divers que le Groënland, l'Afrique et la Mélanésie.<br />

* Danse religieuse qui prévalait chez les indiens de l'ouest aux environs de 1890; elle était inspirée<br />

par la doctrine d'un prophète qui prédisait un très prochain millénium indien. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 231<br />

Avant la soudaine irruption <strong>des</strong> Blancs, de telles situations de crise étaient sans<br />

doute rares. Pour avoir une idée précise de l'influence que la recherche du prestige<br />

peut avoir sur l'invention, nous devons observer <strong>des</strong> conditions où une adaptation<br />

efficace à l'environnement, aussi bien naturel que social, a déjà été réalisée. Dans ce<br />

cas, il y a peu de chances qu'une société se découvre <strong>des</strong> besoins très intenses. D'autre<br />

part, chaque société a <strong>des</strong> préoccupations particulières qui sont, en elles-mêmes, une<br />

partie de sa culture. Ainsi, certaines <strong>des</strong> tribus <strong>des</strong> Plaines étaient intensément intéressées<br />

par tout ce qui se rapportait au pouvoir surnaturel qu'elles estimaient être d'une<br />

grande importance pour leur existence. <strong>Les</strong> Malgaches, par contre, n'avaient aucun<br />

concept correspondant à ce concept indien, mais ils étaient intéressés par la divination<br />

en tant que méthode pour s'assurer d'un futur qu'ils croyaient être mécaniquement<br />

déterminé. Telle autre tribu encore pouvait éprouver un profond intérêt pour la danse,<br />

ou la sculpture sur bois, ou quelque autre forme d'expression artistique. Ce sont ces<br />

préoccupations particulières qui font qu'un groupe est beaucoup plus réceptif aux<br />

inventions concernant un domaine particulier qu'à celles qui concernent tout autre<br />

domaine considéré comme dépourvu d'importance. <strong>Les</strong> inventeurs dont les, contributions<br />

correspondent à l'intérêt dominant de la société seront récompensés par le<br />

prestige, tandis que ceux dont les apports concernent un domaine auquel on accorde<br />

une valeur moindre ne rencontreront qu'indifférence ou moquerie. L'importance du<br />

prestige comme stimulus à l'invention varie ainsi, non seulement selon la société et la<br />

culture, mais aussi selon le domaine auquel s'applique, dans chaque cas, l'aptitude à<br />

l'invention.<br />

Toutes les cultures présentent pourtant <strong>des</strong> exemples d'inventions, au moins<br />

mineures, dans tous les domaines. L'hypothèse selon laquelle l'inventeur ne serait<br />

qu'un outil que la société utiliserait pour satisfaire ses besoins et qu'elle récompenserait<br />

pour un service efficace ne permet pas de rendre compte de ce fait. Il n'est pas<br />

davantage possible de l'expliquer par le désir individuel de récompenses économiques<br />

ou de prestige, puisque bien <strong>des</strong> inventions ont dû procurer à leurs inventeurs peu de<br />

gratifications. La reconnaissance sociale <strong>des</strong> besoins et l'espoir d'une récompense sont<br />

certainement <strong>des</strong> stimuli pour l'invention, mais ils ne sont pas tout. Il doit exister une<br />

incitation interne qui conduit l'inventeur à essayer de produire <strong>des</strong> nouveautés<br />

indépendamment de leurs implications <strong>sociales</strong>.<br />

Chaque individu est conscient <strong>des</strong> déficiences de la culture de sa société sur tel ou<br />

tel point particulier. Si les personnalités sont considérablement façonnées par leur<br />

environnement culturel, l'infinie variété qu'elles présentent dans toutes les sociétés<br />

prouve qu'elles ne le sont pas absolument. Chacun s'aperçoit que les modèles de sa<br />

culture le gênent en quelque endroit, mais la plupart <strong>des</strong> individus sont disposés à<br />

accepter ces incommodités comme inévitables et seuls les individus atypiques<br />

essaient d'y remédier. L'appui que leur tentative reçoit et les récompenses qu'ils perçoivent<br />

pour avoir trouvé une solution satisfaisante dépendent en grande partie du<br />

degré auquel la gêne qui les incite à l'action est partagée par d'autres membres de la<br />

société. Celui qui essaie délibérément de modifier la culture dans laquelle il a été<br />

élevé, ne serait-ce que par l'addition d'une technique mineure, est, en général,, stimulé<br />

pour ce faire par une gêne hors du commun. Bref, par rapport aux autres membres de<br />

sa société, il doit être inadapté. Notre croyance populaire selon laquelle les inventeurs


Ralph Linton (1936), De l’homme. 232<br />

sont fous semble reposer, comme bien d'autres croyances populaires, sur une observation<br />

profonde.<br />

<strong>Les</strong> inventeurs conscients se distinguent de leurs compagnons à la fois par leur<br />

perception <strong>des</strong> manques culturels et par leur tentative délibérée pour y remédier. Ils<br />

constituent l'avant-garde sur la voie du développement culturel, mais leurs efforts<br />

sont trop souvent annulés parce qu'ils devancent leur société de trop loin. L'Histoire<br />

présente bien <strong>des</strong> exemples d'inventions valables et tout à fait pratiques que la société<br />

de l'inventeur n'a pas acceptées. Comme on dit, « l'époque n'était pas mûre ». Le fait<br />

que <strong>des</strong> inventions puissent avoir été faites et refaites à plusieurs reprises est, en luimême,<br />

la réfutation absolue de l'affirmation fréquente selon laquelle l'inventeur ne<br />

serait qu'un agent inconscient de la société, dominé et gouverné par elle : la société<br />

n'utiliserait pas <strong>des</strong> agents pour produire quelque chose dont elle n'éprouve pas le<br />

besoin conscient et qu'elle se refuse à accepter.<br />

Parce qu'il tend toujours à devancer sa société, l'inventeur conscient apporte à la<br />

croissance culturelle une contribution moindre, à la longue, que celle <strong>des</strong> inventeurs<br />

inconscients qui ajoutent au contenu de la culture sans se rendre compte <strong>des</strong> besoins<br />

généraux insatisfaits et, la plupart du temps, sans avoir le sentiment qu'ils sont en<br />

train de développer leur culture. Prises individuellement, leurs inventions sont de peu<br />

d'importance mais, ensemble, elles sont capitales. Ce type d'invention mineure trouve<br />

son incitation principale, semble-t-il, dans le plaisir que l'artisan prend à exercer sa<br />

profession. Pour l'ouvrier vraiment qualifié, la création de nouveaux objets est<br />

quelque chose de plus qu'un simple travail. Elle lui fournit un moyen d'expression<br />

esthétique et <strong>des</strong> possibilités infinies d'expérience nouvelle. Bien que ce plaisir ressenti<br />

ne soit guère compatible avec le machinisme moderne et la production de masse,<br />

quelques vestiges en subsistent encore : ainsi, tel ouvrier d'usine ne se lassait jamais<br />

de raconter les particularités <strong>des</strong> machines qu'il surveillait dans une usine de fil de fer<br />

barbelé, les problèmes que chacune d'elles posait et, à l'occasion, sa propre habileté à<br />

les résoudre.<br />

Dans les cultures où toutes les techniques industrielles sont manuelles, cet amour<br />

de l'individu pour son métier est beaucoup plus marqué; il représente sans aucun<br />

doute la condition nécessaire de tout artisanat vraiment satisfaisant. Dans la plupart<br />

<strong>des</strong> cas, il se conjugue avec une aversion tout à fait naturelle pour la monotonie et la<br />

répétition de pratiques précises. On rapporte fréquemment le cas d'ouvriers indigènes<br />

qui demandent plus, proportionnellement, pour trois ou quatre objets -un ensemble de<br />

chaises par exemple - que pour l'un quelconque de ces objets, uniquement par répugnance<br />

pour la répétition. L'ouvrier qualifié acquiert une connaissance complète <strong>des</strong><br />

matériaux et <strong>des</strong> techniques employés dans son métier et, par là, la compréhension de<br />

leurs possibilités inexploitées. Il échappe à la monotonie en se posant de nouveaux<br />

problèmes et en résolvant ceux-ci comme on résout un problème d'échecs. Même<br />

quand, pour <strong>des</strong> raisons commerciales, les produits doivent être tous exactement<br />

semblables, il peut satisfaire ses besoins de diversité en employant <strong>des</strong> techniques<br />

différentes et en observant dans quelle mesure il peut accélérer son travail. En bref, il<br />

joue avec son art.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 233<br />

C'est probablement cette sorte de virtuosité, plutôt que les inventions importantes,<br />

qui suscite le plus fortement la recherche du prestige. Une invention majeure peut être<br />

si éloignée de l'expérience <strong>des</strong> membres d'une société que ceux-ci ne peuvent la<br />

comprendre. Ils peuvent l'admirer, mais cette admiration est irréfléchie et ignore trop<br />

souvent ses raisons. Une amélioration mineure dans un artisanat, au contraire, peut<br />

apporter, psychologiquement, la plus satisfaisante de toutes les récompenses. Elle<br />

peut ne pas être admirée par beaucoup de gens, mais ceux qui l'admireront seront <strong>des</strong><br />

artisans-compagnons dont l'admiration est précieuse.<br />

<strong>Les</strong> inventeurs mineurs de cette sorte sont, pour la plupart, <strong>des</strong> hommes satisfaits<br />

qui cherchent à satisfaire <strong>des</strong> besoins peu pressants, tels que le besoin de s'amuser ou<br />

d'être admirés par leurs compagnons de travail. Inutile de dire qu'ils sont plus à leur<br />

aise dans <strong>des</strong> conditions sereines où, en l'absence d'urgences, on peut prendre un peu<br />

du temps nécessaire pour gagner de quoi vivre. Si tant est qu'on puisse en juger dans<br />

un domaine où les documents historiques sont tellement insuffisants, le vieil adage<br />

selon lequel « la nécessité est la mère de l'invention » est moins qu'une demi-vérité.<br />

<strong>Les</strong> pério<strong>des</strong> les plus régulières de développement culturel ont été celles où la<br />

nécessité n'exerçait pas de pression trop forte sur l'homme moyen. L'apparition soudaine<br />

de quelque nécessité nouvelle peut révéler un inventeur qui a travaillé tranquillement<br />

sur ce problème pendant <strong>des</strong> années et assurer à l'invention une rapide<br />

acceptation, mais il s'en suit en général une période de confusion et de tension. La<br />

nécessité donne sa chance à l'inventeur conscient qui laisse à l'avenir le soin de<br />

combler le fossé entre lui-même et sa société. L'inventeur inconscient construit lentement<br />

et solidement, chaque étape découlant <strong>des</strong> précédentes, et l'ouvrage d'art qu'il<br />

crée est fonctionnellement intégré à tout moment de son développement. <strong>Les</strong> suites<br />

d'une invention de circonstance peuvent être presque aussi néfastes que la situation à<br />

laquelle elle cherchait à remédier, en particulier quand l'invention est du domaine de<br />

la religion ou de l'organisation sociale plutôt que du domaine de la technologie. <strong>Les</strong><br />

inventions inconscientes sont en général trop limitées et trop étroitement liées au<br />

passé de la culture pour provoquer autre chose qu'un petit remous.<br />

Un exemple précis pourrait illustrer la façon dont les forces culturelles et <strong>sociales</strong><br />

agissent sur l'orientation du travail de l'inventeur, contribuant à façonner les résultats<br />

de son invention. Rares sont les cas où le processus d'invention a été réellement<br />

observé dans une société autre que la nôtre : l'apparition d'inventions est toujours<br />

sporadique et imprévisible et seul le hasard pourrait placer un observateur au bon endroit<br />

et au bon moment. L'exemple que nous rapportons ici n'est pas issu d'une observation<br />

directe, mais il s'agit de faits dont certains individus encore vivants à l'époque<br />

de notre visite avaient été témoins; le compte rendu qu'ils en donnèrent a toutes les<br />

chances d'être correct, tous les témoins s'accordant au moins sur les principaux<br />

détails. Cet exemple doit être considéré comme atypique dans la mesure où l'inventeur<br />

n'était pas, par sa naissance, membre de la société, bien qu'il fût déjà bien intégré<br />

à l'époque de son invention.<br />

Aux environs de l'année 1900, un habitant <strong>des</strong> îles Gilbert s'installa dans l'île de<br />

Riva Oa (du groupe <strong>des</strong> îles Marquises). Il prit une épouse indigène et commença à<br />

gagner sa vie comme pécheur. Vingt années plus tôt, ses activités de pêcheur auraient<br />

été considérées comme du braconnage. En effet, selon les anciens modèles <strong>des</strong>


Ralph Linton (1936), De l’homme. 234<br />

Marquisiens, la pêche constituait une activité semi-commune. On gardait les pirogues<br />

de pêche en un lieu sacré, sur le rivage, et les hommes de la communauté servaient de<br />

pêcheurs à tour de rôle en observant une division réglée du travail. En chaque lieu de<br />

pêche était installé à demeure un prêtre qui dirigeait les activités et, à l'occasion,<br />

surveillait les pirogues. A l'époque où notre héros arriva, tout ceci avait disparu et la<br />

pêche était devenue une activité individuelle. De tous temps, les pirogues étaient une<br />

propriété personnelle, ce qui ne signifiait pas grand-chose puisque le propriétaire<br />

donnait toujours son autorisation pour l'utilisation de sa pirogue, recevant sans doute<br />

en retour une part du produit de la pêche. A l'époque au contraire, l'idée de propriété<br />

individuelle s'était renforcée mais le vol de pirogues devenait endémique et causait un<br />

grave préjudice aux membres les plus travailleurs de la communauté. Le surveillant<br />

de pirogue avait disparu avec le prêtre de la pêche et l'effondrement total de l'ancienne<br />

religion avait détruit l'efficacité <strong>des</strong> tabous magiques. Plus d'un homme se rendant<br />

sur le rivage pour une pêche nocturne devait constater que sa pirogue avait disparu et<br />

ne la retrouvait que plusieurs jours plus tard, quand quelqu'un l'abandonnait dans une<br />

anse voisine. En tant qu'étranger, ledit ressortissant <strong>des</strong> îles Gilbert avait sans doute<br />

plus à souffrir de ces pratiques que les pêcheurs locaux.<br />

Quoi qu'il en soit, le pêcheur étranger inventa un nouveau type de balancier<br />

détachable. Cet appareil était totalement différent du balancier de ses îles d'origine et,<br />

autant que nous puissions le savoir, du balancier utilisé partout ailleurs dans le<br />

Pacifique. La masse flottante était indirectement rattachée aux barres de traverse qui<br />

la maintenaient à la pirogue. <strong>Les</strong> montants qui rattachaient la masse flottante aux<br />

barres de traverse étaient faits de douves provenant de tonneaux européens et étaient<br />

solidement ajustés à la masse flottante à leur base. Ils étaient percés, à quelques<br />

centimètres de leur sommet, de trous par où passaient les extrémités <strong>des</strong> barres de<br />

traverse. <strong>Les</strong> deux montants étaient liés aux barres de traverse et celles-ci, à leur tour,<br />

liées à la pirogue par une même corde continue. Quand le propriétaire tirait son<br />

embarcation à sec, il défaisait les amarres, disposait la masse flottante et les barres de<br />

traverse côte à côte, enroulait la corde tout autour et emmenait le tout chez lui sur<br />

l'épaule. Comme la pirogue ne pouvait être utilisée sans balancier, il était parfaitement<br />

à l'abri du vol et cinq minutes suffisaient pour le remettre en état de naviguer.<br />

Même sans surveillance, la pirogue était parfaitement en sécurité, car l'endommager<br />

aurait été considéré comme une atteinte beaucoup plus grave à la propriété que<br />

l'emprunter pour l'utiliser.<br />

L'invention présentait tant d'avantages qu'elle se répandit comme une traînée de<br />

poudre. A l'époque de notre visite, l'utilisation du type de balancier indigène avait<br />

disparu si totalement qu'on prétendait que, dans le groupe, il n'y avait plus qu'une<br />

seule pirogue qui l'avait conservé et ceci dans l'île la plus éloignée. Le nouvel appareil<br />

présentait pourtant un inconvénient pratique. L'ancien type de balancier avait, en<br />

guise de montants, un dispositif de bâtonnets qui, d'après les indigènes, étaient bien<br />

adaptés pour accoster par ressac violent. Si un balancier de l'ancien type touchait le<br />

fond quand la pirogue s'enfonçait dans une vague, les bâtonnets cassaient net et la<br />

pirogue pouvait encore naviguer sans chavirer. Si un balancier du nouveau type<br />

touchait le fond, la pirogue était complètement renversée. Cependant, l'approvisionnement<br />

venu d'Europe et la diminution de la population s'allièrent pour rendre la<br />

pêche moins importante dans l'économie indigène et les inconvénients du nouveau


Ralph Linton (1936), De l’homme. 235<br />

dispositif furent compensés par le fait qu'on ne sortait plus que par nuits tranquilles.<br />

Assez curieusement, la forme <strong>des</strong> pirogues miniatures que les indigènes avaient<br />

depuis longtemps l'habitude de fabriquer pour le commerce européen subit l'influence<br />

de cette invention : tandis que les modèles réduits datant d'avant l'invention représentaient<br />

une bonne imitation du véritable balancier de l'époque, les modèles réduits<br />

postérieurs à l'invention ne représentent qu'une contrefaçon du véritable balancier, la<br />

taille <strong>des</strong> montants étant accrue hors de toutes proportions pour donner au sculpteur<br />

plus d'espace pour exercer son art.<br />

Tout ceci nous montre non seulement les mobiles qui peuvent susciter une invention,<br />

mais aussi les facteurs extrêmement compliqués qui peuvent influencer son<br />

développement et son adoption par une société. L'effondrement de certains aspects de<br />

l'ancienne culture avait provoque une légère crise, avec le vol <strong>des</strong> pirogues. Un<br />

modèle prônant l'indifférence à l'égard de l' « emprunt » de la propriété d'autrui avait<br />

toujours existé dans cette culture, mais <strong>des</strong> conditions particulières avaient affaibli les<br />

facteurs qui, auparavant, freinaient l'emprunt. Remarquons, par ailleurs, qu'il aurait<br />

été facile de limiter ces emprunts, tant qu'il s'agissait <strong>des</strong> pirogues, si les individus<br />

avaient vécu sur le rivage et gardé leurs pirogues devant leur maison. Le danger de<br />

vol constitue un stimulus à l'invention d'autant plus actif que l'inventeur était étranger.<br />

En réalisant cette invention, les intentions de celui-ci étaient purement individualistes<br />

et surtout économiques. On peut douter qu'il lui soit venu à l'esprit qu'il était en train<br />

de régler un problème non encore résolu de la société dans laquelle il se trouvait; les<br />

aspects économiques de l'invention étaient manifestes : pas de pirogue, pas de poisson.<br />

On peut aussi douter que le désir de prestige ait joué un rôle important dans ce<br />

cas, encore que l'inventeur ait bénéficié d'une certaine célébrité, : les indigènes<br />

parlaient de lui avec une admiration pleine de dépit, non parce qu'il avait inventé<br />

quelque chose qui était utile et qui avait été largement copié, mais parce qu'il avait eu<br />

raison d'eux. Hormis <strong>des</strong> inventions de type professionnel comme on en voit dans nos<br />

sociétés, toutes les inventions sont probablement entourées d'un ensemble également<br />

complexe de circonstances, ensemble qui n'est jamais le même dans deux cas donnés.<br />

Aucune <strong>des</strong> tentatives, fort nombreuses, pour classer les inventions n'a totalement<br />

réussi et l'utilité de chacune d'elles dépend de son utilisation particulière. Distinguer<br />

<strong>des</strong> inventions religieuses, <strong>sociales</strong> et technologiques est utile à <strong>des</strong> fins de <strong>des</strong>cription,<br />

mais il est difficile, en pratique, de faire une démarcation entre <strong>des</strong> divisions<br />

aussi élémentaires. La plupart <strong>des</strong> inventions religieuses ont de nombreux aspects<br />

purement sociaux. Lorsque, par exemple, elle constitue le point de départ du nouveau<br />

culte, la révélation comprend presque toujours <strong>des</strong> réglementations pour les relations<br />

entre les croyants aussi bien que pour les relations entre les croyants et le surnaturel.<br />

Elle peut même comprendre <strong>des</strong> règles très compliquées en ce qui concerne la façon<br />

dont les fidèles s'habilleront, la nourriture dont ils se nourriront et la manière dont ils<br />

abattront leur bétail. En outre, une telle classification ne vaut guère pour l'étude de la<br />

dynamique culturelle. La classification la plus utile, à cet égard, semble être la simple<br />

classification en inventions de base et en inventions de perfectionnement.<br />

Une invention de base peut être définie comme une invention qui suppose l'application<br />

d'un nouveau principe ou d'une nouvelle combinaison de principes. Elle est<br />

fondamentale dans la mesure où elle ouvre de nouvelles possibilités de progrès et où


Ralph Linton (1936), De l’homme. 236<br />

elle est <strong>des</strong>tinée, dans le cours normal <strong>des</strong> événements, à servir de fondement à toute<br />

une série d'autres inventions. L'arc en est un bon exemple : il impliqua l'utilisation<br />

d'un nouveau principe et devint le point de départ de toute une série d'inventions de<br />

perfectionnement qui aboutirent à l'arc composé, l'arbalète et ainsi de suite. Le tube à<br />

vide est un exemple plus moderne d'une invention de base dont les possibilités d'utilisation<br />

commencent seulement à être comprises. Une invention de perfectionnement,<br />

comme le nom l'indique, est une modification d'un appareil préexistant, faite en général<br />

avec l'intention d'en accroître l'efficacité ou de le rendre disponible pour quelque<br />

autre utilisation : ainsi, le téléphone automatique est une invention de perfectionnement<br />

surajoutée à l'invention de base du téléphone. Bien que la distinction entre ces<br />

deux types d'invention soit en général assez nette, la classification dépend en nombre<br />

de cas du jugement de l'observateur. Le mieux est de s'en tenir à un critère pragmatique<br />

et de classer une invention comme invention de base quand elle devient le<br />

point de départ d'une série divergente d'inventions et, sinon, comme invention de<br />

perfectionnement.<br />

Il est impossible d'établir une corrélation constante entre cette classification <strong>des</strong><br />

inventions et notre classification précédente <strong>des</strong> inventeurs. Dans la grande majorité<br />

<strong>des</strong> cas, les inventions de base sont le fait d'inventeurs conscients mais on peut sans<br />

aucun doute trouver <strong>des</strong> exceptions : un principe nouveau, par exemple celui qui<br />

permet de fixer une teinte particulière par l'addition d'un mordant incolore, a pu être<br />

appliqué par accident et ensuite être appliqué de plusieurs manières différentes sans<br />

qu'on en dégage explicitement le principe. De nombreux exemples de ce type<br />

pourraient être cités dans la technologie <strong>des</strong> peuples non civilisés. Néanmoins, l'influence<br />

de l'inventeur conscient dans la production d'inventions de base est certainement<br />

de toute première importance. Par définition même, ces inventions impliquent un<br />

décalage considérable par rapport au statu quo, et l'individu qui tente délibérément de<br />

produire quelque chose de nouveau risque, plus qu'un autre, de découvrir un nouveau<br />

principe ou une nouvelle combinaison de principes. <strong>Les</strong> inventions de perfectionnement,<br />

au contraire, peuvent aussi bien être le fait d'inventeurs conscients que d'inventeurs<br />

inconscients. Dans les sociétés modernes, avec leur système d'invention organisée,<br />

l'élément conscient est certainement devenu dominant dans le perfectionnement<br />

de tous les appareils. Cependant, il est intéressant de remarquer que les institutions<br />

consacrées à l'invention organisée ont produit bien moins d'inventions de base,<br />

proportionnellement à leur puissance, que les inventeurs inorganisés, libres d'emprunter<br />

la voie ingrate de l'expérimentation. <strong>Les</strong> contemporains de l'inventeur ont souvent<br />

considéré comme une perte de temps les étu<strong>des</strong> mêmes qui ont précédé certaines<br />

inventions de base récentes.<br />

Bien qu'un certain romantisme entoure les inventions de base et les inventeurs<br />

conscients, la plus grande partie du développement culturel tient, de façon moins<br />

spectaculaire, au perfectionnement progressif de ce qui existait déjà ou à la création<br />

de nouvelles applications. En fait, les inventions de base valent surtout comme points<br />

de départ pour <strong>des</strong> séries d'inventions de perfectionnement. Rares sont celles qui sont<br />

efficaces ou satisfaisantes en leur forme première : ainsi, les premières automobiles<br />

n'étaient guère plus que <strong>des</strong> jouets ou <strong>des</strong> curiosités scientifiques; elles ne commencèrent<br />

à jouer le rôle important qu'elles jouent aujourd'hui dans notre culture qu'après


Ralph Linton (1936), De l’homme. 237<br />

avoir été raffinées et perfectionnées par <strong>des</strong> centaines d'inventions de perfectionnement.<br />

Un nombre suffisant d'inventions de perfectionnement peut même transformer un<br />

instrument en un objet totalement différent de ce qu'il était à l'origine, avec <strong>des</strong><br />

applications totalement différentes aussi. Ainsi, la roue paraît avoir été, dans ses<br />

débuts, un dérivé du rouleau et avoir été utilisée exclusivement dans le domaine du<br />

transport. Quand on connut les possibilités de ce dispositif, il fut utilisé à d'autres fins<br />

(tirer l'eau d'irrigation et fabriquer <strong>des</strong> poteries). Plus tard encore, on comprit qu'il<br />

permettait de transformer le mouvement direct en mouvement de rotation et de<br />

transmettre la puissance, si bien que cet instrument de transport finit par faire partie<br />

de milliers d'appareils sans aucun rapport avec le transport. De la même façon, l'arc, à<br />

l'origine arme ou plus vraisemblablement jouet, subit une série de perfectionnements<br />

et, selon une tout autre voie d'évolution, devint l'ancêtre de la harpe et finalement de<br />

tous les instruments musicaux à cor<strong>des</strong>. Dans les deux cas, l'apparition de nouveaux<br />

appareils supposait une longue série d'inventions de perfectionnement dont aucune ne<br />

semblait être d'une importance capitale en elle-même mais qui, dans leur ensemble,<br />

produisirent quelque chose de fondamentalement différent de l'instrument d'origine.<br />

Pour cette raison, il est extrêmement risqué de dire d'un instrument qu'il résulte d'une<br />

invention de base délibérée, à moins qu'on n'en connaisse la véritable histoire : le<br />

nouveau principe peut s'être insinué si progressivement qu'on ne peut détecter son<br />

point d'apparition.<br />

Il faut se garder d'oublier l'association constante et intime qui unit l'inventeur et<br />

ses produits à l'environnement culturel dans lequel les inventions sont produites et<br />

doivent fonctionner. On a défini une invention comme une nouvelle application du<br />

savoir, définition qui implique du même coup que le savoir doit précéder l'invention.<br />

Bien que la connaissance incluse dans une nouvelle invention puisse découler en<br />

partie d'une découverte nouvelle, la majeure partie de ce savoir vient toujours de la<br />

culture de la société de l'inventeur. Chaque inventeur, même celui qui produit une<br />

invention de base, bâtit sur l'accumulation du savoir acquis jusque-là et chaque<br />

nouveauté doit venir directement de ce qui l'a précédée. Ainsi, aucun inventeur élevé<br />

dans une culture qui ignorerait le principe de la roue ne pourrait produire <strong>des</strong><br />

instruments, fussent-ils aussi simples qu'un tour de potier. La roue doit avoir été<br />

inventée d'abord. Le contenu de la culture à l'intérieur de laquelle l'inventeur travaille<br />

impose ainsi <strong>des</strong> limites constantes à l'exercice de son aptitude à l'invention. Ceci ne<br />

vaut pas seulement pour les inventions mécaniques : le mathématicien le plus génial<br />

ne peut progresser qu'à partir du point qu'a déjà atteint la connaissance mathématique<br />

dans sa culture. Ainsi, si Einstein était né dans une tribu primitive incapable de<br />

compter au-delà de trois, il aurait pu se consacrer une vie durant aux mathématiques<br />

sans aller au-delà d'un système décimal basé sur les doigts et les orteils. De la même<br />

façon, les réformateurs qui tentent d'imaginer de nouveaux systèmes pour la société<br />

ou de nouvelles religions ne peuvent les construire qu'avec les éléments que leur<br />

culture leur fournit : il est donc ridicule d'essayer de comprendre la forme et le<br />

contenu de sectes telles que le christianisme et le mahométisme avant de connaître le<br />

fondement culturel d'où elles sont nées.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 238<br />

La culture ne procure pas seulement à l'inventeur les éléments dont il a besoin<br />

pour son invention, elle oriente aussi ses intérêts. Toutes les cultures ont <strong>des</strong> préoccupations<br />

particulières : ainsi, la culture hindoue, avant ses contacts avec l'Europe<br />

moderne, ressentait un profond intérêt à l'égard de la philosophie et très peu à l'égard<br />

<strong>des</strong> réalisations mécaniques. Inversement, l'Europe moderne manifeste un vif intérêt à<br />

l'égard <strong>des</strong> accessoires mécaniques de toutes sortes et très peu à l'égard <strong>des</strong> spéculations<br />

philosophiques. Ces intérêts culturels concentrent inévitablement l'attention et<br />

les efforts de l'inventeur. Il tourne inconsciemment son esprit dans la même direction<br />

que les autres membres de sa société. En outre, c'est pour lui le seul moyen de se<br />

concilier l'opinion et d'accroître son prestige. Comparons l'attitude de notre propre<br />

société à l'égard de l'inventeur d'un appareil particulièrement efficace d'une part et,<br />

d'autre part, à l'égard du créateur d'une nouvelle technique d'enseignement plus<br />

rentable : le premier connaîtra le succès et fera fortune, le second aura de la chance<br />

s'il obtient une mention dans quelque journal technique. Il est quelquefois <strong>des</strong> originaux<br />

qui n'exercent pas leurs talents dans les voies culturellement indiquées, mais<br />

leur chemin est toujours difficile et ils ont peu d'occasions d'apporter à leur culture<br />

<strong>des</strong> contributions durables. La société oppose à leurs inventions les plus réussies une<br />

indifférence narquoise et s'en retourne aux choses qu'elle considère comme importantes.<br />

La culture exerce aussi sur l'invention une influence sélective. Du point de vue de<br />

la dynamique culturelle l'invention réussie est simplement celle qui est acceptée par la<br />

société et incorporée à la culture. <strong>Les</strong> autres inventions, lors même qu'elles réalisent<br />

adéquatement le but que leur inventeur leur avait fixé, sont de l'ordre de l'opération<br />

réussie pendant laquelle le patient meurt. L'accueil qu'une société accorde à l'invention<br />

semble dépendre beaucoup plus de ses intérêts directs que de considérations<br />

proprement utilitaires. Il ne suffit pas qu'une invention soit supérieure en efficacité<br />

pour qu'une société l'accepte, si elle se situe dans un domaine considéré comme<br />

secondaire : les bénéfices réels ne suffisent pas à compenser le désagrément qui résulte<br />

du changement <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> établies ou de la modification <strong>des</strong> autres éléments<br />

culturels qui suit toujours l'introduction d'un nouvel élément; ainsi, une société qui a<br />

vécu avec bonheur, pendant <strong>des</strong> générations, du travail manuel et s'est consacrée aux<br />

spéculations concernant la nature de l'univers et les relations de l'homme avec celuici,<br />

ne ressentira aucune incitation vive à adopter les machines qui économisent le<br />

travail manuel, même les machines dont l'efficacité est manifeste. Elle se sentira<br />

d'autant moins poussée à les accepter si elles sont encore sujettes aux perturbations et<br />

aux incertitu<strong>des</strong> qui sont fréquentes dans les premières phases de la plupart <strong>des</strong><br />

inventions. Le premier échec suffira à anéantir un intérêt éventuel et c'en sera fait<br />

d'une invention de plus.<br />

Ainsi, les facteurs qui déterminent une invention socialement réussie sont extrêmement<br />

complexes. Beaucoup d'entre eux sont aussi variables par nature et rendent<br />

ainsi impossible toute prévision précise concernant le développement de la culture<br />

déterminé par l'invention. <strong>Les</strong> individus capables de faire <strong>des</strong> inventions de base, avec<br />

les perspectives d'enrichissement culturel qu'elles ouvrent, ne sont pas produits selon<br />

quelque règle connue. Même lorsqu'ils apparaissent, l'occasion qu'ils ont d'exercer<br />

leurs dons est soumise à un heureux concours de circonstances. Bien que toute<br />

invention doive être précédée d'une accumulation particulière de connaissances et


Ralph Linton (1936), De l’homme. 239<br />

accompagnée de circonstances qui la rendent utile pour la société, il est bien prouve<br />

que les conditions les plus favorables à une invention ne suffisent pas à en déterminer<br />

automatiquement l'apparition. Ainsi, sous le nouvel empire maya, le Yucatan connaissait<br />

un commerce actif et une circulation importante, il possédait un bon réseau de<br />

routes à revêtement dur et toutes les incitations à perfectionner le transport; le<br />

principe du rouleau était connu, comme le prouve la récente découverte d'un rouleau<br />

utilisé pour tasser le revêtement <strong>des</strong> routes : cependant, toutes ces conditions favorables<br />

ne suscitèrent pas l'apparition de la roue.<br />

Dans nos civilisations, l'invention elle-même est devenue un centre d'intérêt tant<br />

qu'elle se limite aux domaines mécaniques. L'invention sociale et religieuse est encore<br />

désapprouvée, mais cette attitude peut changer à mesure que la nécessité de progresser<br />

dans ces domaines deviendra de plus en plus apparente. Cependant, l'Histoire<br />

n'a jamais connu d'époque plus favorable aux inventions dans le domaine matériel.<br />

Dans la plupart <strong>des</strong> sociétés, un nombre étonnamment réduit d'inventions survivent et<br />

sont réellement incorporées à la culture; la plupart ont été abandonnées, bien qu'elles<br />

fussent <strong>des</strong> réussites pratiques, plus efficaces que les appareils utilisés auparavant et<br />

utilisés encore par la suite. Cependant, la société les rejeta et, si elles n'ont pas été<br />

oubliées complètement, elles ne survivent que comme curiosité archéologique. Nous<br />

savons que les Grecs d'Alexandrie avaient une machine à vapeur suffisamment<br />

efficace pour qu'on en installât une sur l'île de Pharos et qu'on l'utilisât pour produire<br />

du combustible <strong>des</strong>tiné à l'éclairage. <strong>Les</strong> carnets de Léonard de Vinci fourmillent<br />

d'inventions dont beaucoup révèlent une surprenante similitude avec les inventions<br />

modernes. Toutes ces inventions n'eurent pas de succès.<br />

Il semble que toute invention qui est rejetée par la société pendant la première<br />

génération suivant son apparition puisse être considérée comme totalement perdue.<br />

Même lorsque, comme en Europe, on dispose de métho<strong>des</strong> permettant de l'enregistrer<br />

et de la préserver comme clément latent à l'intérieur de la culture, elle est rarement,<br />

sinon jamais, revivifiée. <strong>Les</strong> exemples cités ci-<strong>des</strong>sus n'ont rien à voir avec les inventions<br />

modernes qu'ils préfigurent. L'inventeur travaille d'après son propre savoir et sa<br />

propre intuition et se plonge rarement dans les archives. <strong>Les</strong> mêmes choses sont<br />

inventées mainte et mainte fois et rejetées mainte et mainte fois, jusqu'à ce que <strong>des</strong><br />

transformations dans le continuum culturel leur aient préparé une place, au terme d'un<br />

processus lent et, du point de vue de l'inventeur, décourageant. Dans l'enrichissement<br />

progressif de sa culture, aucune société n'a jamais utilisé ne fût-ce qu'un dixième de la<br />

capacité d'invention de ses membres.


chapitre 19<br />

la diffusion<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 240<br />

Le nombre <strong>des</strong> inventions réussies qui naissent dans les limites d'une société et de<br />

sa culture est toujours restreint. Si, dans son évolution, chaque groupe humain avait<br />

été abandonné à ses propres forces, le progrès aurait été si lent qu'on peut douter<br />

qu'aucune société fût parvenue aujourd'hui au-delà du niveau de l'Age de pierre. La<br />

croissance relativement rapide de la culture humaine dans son ensemble tient à<br />

l'aptitude <strong>des</strong> sociétés à emprunter <strong>des</strong> éléments à d'autres cultures et à les incorporer<br />

à la leur. Ce transfert d'éléments culturels d'une société à l'autre, que l'on nomme<br />

diffusion, est le processus qui a permis au genre humain de mettre en commun son<br />

aptitude à inventer. Par la diffusion, une invention qui a été réalisée et socialement<br />

acceptée à un endroit quelconque peut être transmise à un nombre de cultures toujours<br />

plus grand jusqu'à ce que, au cours <strong>des</strong> siècles, elle puisse s'étendre à pratiquement<br />

la totalité du genre humain.<br />

La diffusion stimule le développement de la culture dans son ensemble en même<br />

temps qu'elle enrichit le contenu <strong>des</strong> cultures particulières en faisant progresser les<br />

sociétés qui leur servent de support. Par la diffusion, une invention de base faite à un<br />

endroit quelconque est finalement portée à l'attention d'un grand nombre d'inventeurs<br />

et ses possibilités d'utilisation et de perfectionnement complètement explorées : un<br />

nombre plus grand d'esprits étant amenés à travailler sur chaque problème, le progrès<br />

culturel se trouve accéléré. La rapidité du progrès durant le siècle passé s'explique, en<br />

grande partie, par le développement de moyens de communications faciles et rapi<strong>des</strong><br />

et de techniques assurant à l'inventeur <strong>des</strong> récompenses économiques pour ses travaux.<br />

<strong>Les</strong> brevets d'invention ont rendu le secret inutile; ils imposent une taxe


Ralph Linton (1936), De l’homme. 241<br />

temporaire sur l'utilisation <strong>des</strong> inventions mais mettent l'idée à la disposition de tous.<br />

Toute invention faite aujourd'hui est promptement et largement diffusée et devient<br />

partie du capital de savoir mis à la disposition de centaines d'inventeurs. Jadis, il<br />

fallait <strong>des</strong> siècles pour qu'un nouvel élément culturel fût diffusé sur une étendue égale<br />

à celle qu'il couvre aujourd'hui en quelques mois ou quelques années.<br />

Le cas <strong>des</strong> groupes humains isolés illustre bien la lenteur du développement<br />

culturel <strong>des</strong> sociétés abandonnées à leurs propres aptitu<strong>des</strong>. L'exemple le plus<br />

marquant est celui <strong>des</strong> Tasmaniens, qui furent coupés du reste du genre humain il y a<br />

au moins vingt mille ans. Il semble que, lorsqu'ils atteignirent leur île, ils avaient une<br />

culture qui, au moins dans son développement matériel, correspondait grossièrement<br />

à celle de l'Europe pendant le Paléolithique Moyen. Ils en étaient encore à ce niveau<br />

quand les Européens visitèrent leur île pour la première fois au XIXe siècle. Pendant<br />

cette longue période d'isolement, ils avaient sans doute fait quelques progrès mineurs,<br />

mais leur énorme retard culturel trahissait leur manque de contacts extérieurs. Ce n'est<br />

là qu'un exemple extrême : la culture de certaines <strong>des</strong> communautés montagnar<strong>des</strong><br />

<strong>des</strong> sociétés modernes correspond encore, à bien <strong>des</strong> égards, à celle <strong>des</strong> pionniers d'il<br />

y a un siècle. <strong>Les</strong> premiers à s'installer dans ces régions isolées apportèrent avec eux<br />

une culture qu'ils ont peu transformée, faute de secours extérieurs. En général, plus<br />

les occasions d'emprunter sont nombreuses, plus le développement culturel est rapide.<br />

Le rôle joué par la diffusion dans l'enrichissement du contenu <strong>des</strong> cultures particulières<br />

est de la plus grande importance. Parce que nous vivons à une époque<br />

d'invention rapide, nous sommes enclins à penser que la culture de nos sociétés s'est<br />

créée en majeure partie par ses propres moyens; il suffit pourtant de s'arrêter un<br />

instant à observer les premières heures de la journée d'un individu quelconque pour<br />

nous rendre compte du rôle joué par la diffusion dans son développement 1 .<br />

Le citoyen américain se réveille dans un lit construit sur un modèle venu du<br />

Proche-Orient et modifié en Europe du Nord avant d'être transmis à l'Amérique. Il<br />

rejette <strong>des</strong> couvertures de coton, cultivé en Inde, ou de lin, cultivé dans le Proche-<br />

Orient, ou de laine venant de moutons domestiqués au Proche-Orient, ou de soie, dont<br />

on découvrit l'usage en Chine. Chacun de ces matériaux a été filé et tissé par <strong>des</strong><br />

procédés inventés au Proche-Orient. Il enfile ses pantoufles, inventées par les Indiens<br />

<strong>des</strong> forêts de l'Est et se dirige vers la salle de bains, dont les appareils sont un<br />

mélange d'inventions européennes et américaines, toutes de date récente. Il ôte son<br />

pyjama, vêtement inventé en Inde, et se lave avec du savon, inventé par les anciens<br />

Gaulois. Il se rase ensuite, rite masochiste qui semble être venu soit de Sumer, soit de<br />

l'ancienne Égypte.<br />

Revenu dans sa chambre, il retire ses vêtements d'une chaise de type sud-européen<br />

et commence à s'habiller. Il enfile <strong>des</strong> vêtements qui doivent leur forme, à<br />

l'origine, aux vêtements de soie <strong>des</strong> noma<strong>des</strong> <strong>des</strong> steppes asiatiques, enfile <strong>des</strong><br />

chaussures faites de peau tannée selon un procédé inventé dans l'ancienne Égypte et<br />

découpée selon un modèle venu <strong>des</strong> civilisations classiques de la Méditerranée; il<br />

1 <strong>Les</strong> lieux cités ci-<strong>des</strong>sous ne sont que les lieux d'origine <strong>des</strong> différents traits culturels et non les<br />

régions d'où nous viennent aujourd'hui par le commerce les matériaux ou les objets.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 242<br />

noue autour de son cou une bande d'étoffe brillamment colorée qui est une survivance<br />

atrophiée <strong>des</strong> châles portés sur l'épaule par les Croates du XVIIe siècle. Avant de<br />

sortir pour le petit déjeuner, il jette un coup d’œil par la fenêtre, faite de verre inventé<br />

en Égypte, et s'il pleut, il enfile <strong>des</strong> caoutchoucs faits d'une gomme découverte par les<br />

Indiens d'Amérique centrale; il prend un parapluie, inventé en Asie du Sud-Est. Sur sa<br />

tête, il pose un chapeau fait de feutre, matériau inventé dans les steppes d'Asie.<br />

En chemin, avant de prendre son petit déjeuner, il s'arrête pour acheter un journal<br />

en le payant avec <strong>des</strong> pièces de monnaie, ancienne invention lydienne. Au restaurant,<br />

il affronte une nouvelle série d'éléments empruntés : son assiette est une forme de<br />

poterie inventée en Chine, son couteau est en acier, alliage fabriqué pour la première<br />

fois en Inde méridionale, sa fourchette est une invention médiévale italienne et sa<br />

cuillère le dérivé d'un objet d'origine romaine. Il commence son petit déjeuner avec<br />

une orange, venue de la Méditerranée septentrionale, un melon de Perse ou peut-être<br />

une tranche de pastèque africaine. Il prend du café, plante abyssinienne, avec de la<br />

crème et du sucre : la domestication <strong>des</strong> vaches aussi bien que l'idée de les traire vient<br />

du Proche-Orient, et le sucre fut inventé en Inde. Après son fruit et son premier café,<br />

il prend <strong>des</strong> gaufres, pâtisserie fabriquée selon une technique scandinave à partir de<br />

blé cultivé en Asie Mineure. Sur ces gaufres, il verse du sirop de sucre d'érable,<br />

découvert par les Indiens <strong>des</strong> forêts de l'Est. Comme hors-d’œuvre, il peut prendre<br />

l'œuf d'une espèce d'oiseau domestiquée en Indochine, ou <strong>des</strong> languettes de chair d'un<br />

animal domestiqué en Proche-Orient, salées et fumées selon un procédé mis au point<br />

en Europe du Nord.<br />

Après son repas, il se dispose à fumer, habitude <strong>des</strong> Indiens américains, en brûlant<br />

une plante cultivée au Brésil, soit dans une pipe, venue <strong>des</strong> Indiens de Virginie, soit<br />

dans une cigarette, venue du Mexique. S'il est assez endurci, il peut même essayer un<br />

cigare, qui nous est venu <strong>des</strong> Antilles en passant par l'Espagne. Tout en fumant, il lit<br />

les nouvelles du jour imprimées en caractères inventés par les anciens Sémites, sur un<br />

matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en Allemagne. En dévorant les<br />

comptes rendus <strong>des</strong> troubles extérieurs, s'il est un bon citoyen conservateur, il<br />

remerciera un dieu hébreu, dans un langage indo-européen, d'avoir fait de lui un<br />

Américain cent pour cent.<br />

Tout ceci n'est qu'un morceau de virtuosité archéologique que l'existence de documents<br />

historiques exceptionnellement complets en ce qui concerne l'aire eurasiatique<br />

rend possible. Des techniques parfaitement adéquates ont été mises au point pour<br />

retracer le flux <strong>des</strong> traits individuels et même pour établir leurs points d'origine; on ne<br />

peut guère douter que la diffusion s'est produite partout où deux sociétés et cultures<br />

ont été amenées à entrer en contact.<br />

Étant donné le rôle de la diffusion dans l'enrichissement de la culture, il est plutôt<br />

surprenant qu'on en connaisse si mal la véritable dynamique. Pour la plupart <strong>des</strong><br />

chercheurs qui se sont intéressés à ce domaine, l'étude de la diffusion n'est qu'un<br />

préliminaire à <strong>des</strong> reconstructions historiques. Consacrant tout leur temps et tous leurs<br />

soins à décrire la répartition <strong>des</strong> traits culturels, ils se contentent de formuler à propos<br />

de la diffusion deux ou trois principes de base immédiatement applicables. Certes, ces<br />

étu<strong>des</strong> ne cherchent pas seulement à satisfaire une curiosité futile comme certains de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 243<br />

leurs adversaires le prétendent. Le contenu d'une culture à un moment donné de son<br />

histoire ne peut être expliqué qu'en référence à son passé, et toute lumière jetée sur ce<br />

passé contribue à notre compréhension du présent.<br />

L'étude même <strong>des</strong> fonctions <strong>des</strong> différents éléments à l'intérieur d'une culture tend<br />

à perdre tout son sens tant qu'on ne détermine pas les facteurs auxquels ces éléments<br />

doivent leur forme et, par conséquent, leurs possibilités de fonctionnement 1 . Plus<br />

notre connaissance de la dynamique du processus de diffusion sera exacte, plus il sera<br />

possible de faire <strong>des</strong> reconstructions historiques fondées à partir de la distribution <strong>des</strong><br />

traits (trait distribution).<br />

On ne peut réellement comprendre la dynamique de la diffusion que par l'observation<br />

du processus en acte. L'étude concrète de la diffusion d'un nouvel élément culturel,<br />

<strong>des</strong> facteurs responsables de cette diffusion, <strong>des</strong> réactions que le nouvel élément a<br />

suscitées dans les différentes sociétés et <strong>des</strong> adaptations que l'adoption du nouvel<br />

élément a entraînées dans les différentes cultures, contribuerait plus à la science de la<br />

diffusion que vingt étu<strong>des</strong> de distribution <strong>des</strong> éléments à un moment donné du temps.<br />

Malheureusement, il n'existe guère une seule étude de ce genre. Il nous faudra donc<br />

faire surgir plus de problèmes que nous n'en pouvons résoudre. Néanmoins, il est<br />

quelques principes de diffusion reconnus de façon très générale.<br />

Le premier de ces principes est que, toutes choses égales d'ailleurs, les éléments<br />

culturels sont adoptés d'abord par les sociétés qui sont proches de leur lieu. d'origine<br />

et, ensuite, par les sociétés qui en sont plus éloignées ou qui ont moins de contacts<br />

directs avec eux. Ce principe découle du fait que la diffusion d'un élément requiert de<br />

toute évidence à la fois un contact et du temps. Il est impossible qu'un élément<br />

s'introduise dans une culture en dehors de tout contact avec quelque autre culture qui<br />

le possède déjà. Ainsi, si l'on a trois tribus A, B et C, le territoire de B s'intercalant<br />

entre celui de A et celui de C et empêchant tout contact direct entre ces derniers,<br />

aucun nouveau trait culturel développé par A ne peut atteindre C avant que B ne l'ait<br />

accepté. Il s'ensuit que l'élément sera reçu par C plus tard que par B.<br />

La validité générale de ce principe est prouvée historiquement. Ainsi, l'alphabet,<br />

qui semble avoir été inventé dans la région de la péninsule sinaïtique, fut d'abord<br />

adopté par les groupes sémitiques jouxtant immédiatement ce territoire et transmis<br />

par eux aux Phéniciens. Ceux-ci l'amenèrent par voie de mer jusqu'aux Grecs et aux<br />

Romains; à partir de là, il fut diffusé en Europe du Nord. Il n'apparut en Scandinavie<br />

qu'environ deux mille ans après son invention, et atteignit cette région par l'intermédiaire<br />

d'une série de cultures dont chacune avait exercé certaines influences sur son<br />

développement * .<br />

1 Voir infra, chap. XXIII.<br />

* Cf. R. Linton éd., Acculturation in Seven American Tribes, New York, Appleton Century, 1940,<br />

où l'auteur a tenté d'étudier les conséquences de l'introduction d'un trait culturel dans une société.<br />

(N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 244<br />

De ce principe de la diffusion <strong>des</strong> éléments à <strong>des</strong> lieux de plus en plus éloignés,<br />

on peut dégager un autre principe, celui <strong>des</strong> survivances marginales. Supposons qu'un<br />

nouvel appareil ait été mis au point par une société particulière et soit communiqué<br />

peu à peu aux sociétés avoisinantes. Il peut très bien, parallèlement, subir <strong>des</strong> changements<br />

et <strong>des</strong> perfectionnements en son lieu d'origine. Ces perfectionnements seront,<br />

à leur tour, diffusés aux sociétés avoisinantes mais, cette diffusion commençant plus<br />

tard dans le temps, l'appareil perfectionné aura tendance, au cours de son expansion, à<br />

rester en retard par rapport à l'appareil original. Longtemps après que le nouvel<br />

appareil ait complètement supplanté l'ancien type en son lieu d'origine, ce dernier<br />

continuera d'être en usage aux marges de l'aire de diffusion. Ce principe peut Être<br />

illustré par la répartition actuelle <strong>des</strong> types de téléphone aux États-Unis. <strong>Les</strong> premiers<br />

téléphones comportaient une manivelle pour appeler le central; aujourd'hui, le téléphone<br />

à manivelle est encore utilisé dans les districts ruraux les plus éloignés mais a<br />

complètement disparu dans les villes. Le type de poste mobile, avec appel automatique,<br />

est utilisé dans une zone intermédiaire, tandis que le téléphone manuel, utilisé<br />

pour la première fois à New York en 1927, est encore largement limité à l'usage <strong>des</strong><br />

citadins. Enfin, les téléphones automatiques sont en train de faire de rapi<strong>des</strong> progrès<br />

dans les gran<strong>des</strong> villes, mais commencent seulement à se propager dans les villes<br />

moins importantes; ils n'ont encore atteint aucun district rural (cet exemple ne peut<br />

toutefois être considéré comme parfait, car la diffusion du téléphone a manifestement<br />

été influencée par <strong>des</strong> facteurs atypiques, tels que le monopole de l'administration et<br />

le désir de la compagnie d'amortir l'ancien équipement déjà en usage).<br />

L'image la plus communément appliquée au processus de diffusion est celle <strong>des</strong><br />

ondulations provoquées en jetant une pierre dans une eau tranquille. <strong>Les</strong> dernières<br />

ondulations sont encore en train de se former vers l'extérieur quand le centre est<br />

redevenu tranquille. Si une propagation aussi constante et uniforme de traits à partir<br />

d'un seul centre peut être considérée comme un paradigme, les documents historiques<br />

montrent que la réalité ne se conforme jamais à cette image. Même <strong>des</strong> traits issus du<br />

même centre se propagent irrégulièrement et voyagent à <strong>des</strong> vitesses différentes.<br />

Ainsi, tout indique que la culture du mais en Amérique naquit au Mexique. De là,<br />

elle se répandit largement dans la vallée du Missippi et dans l'est <strong>des</strong> États-Unis, et<br />

prit aussi fermement racine dans le Sud-Ouest. Tandis qu'à l'Est elle atteignait la<br />

Nouvelle-Angleterre, les États du Dakota et la péninsule du Michigan, à l'Ouest elle<br />

pénétrait à peine au sud de la Californie, ceci bien que cette région fût en contact<br />

assez étroit avec le Sud-Ouest où la culture du maïs était extrêmement développée et<br />

où il y avait <strong>des</strong> techniques adéquates pour faire lever la récolte dans <strong>des</strong> conditions<br />

de semi-aridité. De la même façon, les Indiens de Californie, hors d'une aire restreinte<br />

dans le Sud, ne fabriquèrent jamais de poteries, bien qu'ils fussent proches d'une aire<br />

où la poterie était extrêmement développée et bien que la vie plutôt sédentaire de la<br />

plupart <strong>des</strong> tribus californiennes eût rendu la poterie fort utile. Aujourd'hui, notre<br />

connaissance assez précise de la chronologie du Sud-Ouest prouve que les tribus<br />

situées aux lisières de l'aire californienne durent être exposées à la fois au maïs et à la<br />

poterie pendant au moins quinze cents ans; pourtant, elles n'acceptèrent ni l'une ni<br />

l'autre.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 245<br />

Une telle répugnance à l'égard de nouveaux éléments culturels ralentit leur vitesse<br />

d'expansion, lorsqu'elle ne bloque pas complètement leur diffusion dans certaines<br />

directions. Un groupe qui hésite à adopter de nouveaux éléments interpose un<br />

obstacle entre le lieu d'origine de cet élément et <strong>des</strong> groupes éloignés qui pourraient<br />

être disposés à l'adopter s'ils en avaient l'occasion. Même si la réticence de la culture<br />

intermédiaire est finalement surmontée, beaucoup de temps aura été perdu. A cause<br />

de ce coefficient variable de réceptivité, les traits se propagent toujours irrégulièrement,<br />

certains pouvant être diffusés à une vitesse surprenante tandis que d'autres le<br />

sont lentement, si tant est qu'ils y parviennent. L'un <strong>des</strong> exemples les plus frappants<br />

de diffusion extrêmement rapide est celui qui nous est fourni par la propagation de<br />

certaines cultures alimentaires du Nouveau Monde, en particulier celle du maïs,<br />

pendant les trois cents années qui ont suivi la découverte de Colomb. A la fin de cette<br />

période, ces cultures avaient pénétré dans toutes les régions d'Europe, d'Asie et<br />

d'Afrique où elles pouvaient être cultivées et, en bien <strong>des</strong> endroits, elles avaient altéré<br />

les modèles de vie indigène. Ainsi, les Betsimisaraka de Madagascar, qui ne peuvent<br />

guère avoir connu le maïs avant 1600, ont un mythe selon lequel le Créateur le leur<br />

aurait donné en même temps qu'il donnait le riz aux tribus du plateau central de l'île :<br />

lorsqu'on leur suggère que le maïs pourrait avoir été introduit assez récemment, ils se<br />

contentent d'objecter que c'est impossible puisque les gens n'auraient pu vivre sans.<br />

L'expansion du tabac après la découverte du Nouveau Monde est un exemple<br />

encore plus frappant de diffusion rapide, et elle a l'avantage d'être connue. Pour une<br />

fois, les traditions populaires semblent être dans le vrai en attribuant à Sir Walter<br />

Raleigh l'introduction en Angleterre de l'habitude de fumer. A tout le moins, la première<br />

mention qui en est faite en Angleterre correspond au retour <strong>des</strong> colons de<br />

Virginie, et nous savons que Ralph Lane, le premier gouverneur, présenta à Raleigh<br />

une pipe indienne en 1586 et lui en apprit l'utilisation. Ceci lança la coutume de<br />

fumer dans <strong>des</strong> milieux restreints et, de là, elle s'étendit au menu peuple à une vitesse<br />

étonnante. Remarquons que le tabac fut aussi introduit en Espagne par Francisco<br />

Fernandez en 1558, mais à titre de médicament, et il y eut un délai considérable avant<br />

qu'il ne fût accepté dans son usage actuel.<br />

Ces deux points d'introduction devinrent à leur tour <strong>des</strong> centres de diffusion du<br />

tabac pour l'Ancien Monde. L'Angleterre fut la principale donatrice pour l'Europe du<br />

Nord. L'habitude de fumer fut introduite en Hollande en 1590 par les étudiants en<br />

médecine anglais; les Anglais et les Hollandais répandirent la nouvelle coutume<br />

ensemble, par mer, dans les pays baltiques et la Scandinavie et par terre, via l'Allemagne,<br />

en Russie. En 1634, quarante-huit ans après sa première apparition en Europe<br />

du Nord, le tabac était devenu un fléau en Russie, et <strong>des</strong> lois furent arrêtées contre son<br />

usage. Néanmoins, sa propagation vers l'Est continuant sans frein, deux cents ans<br />

après, le tabac avait traversé les steppes et les montagnes de Sibérie et était réintroduit<br />

en Amérique par l'Alaska. Cette rapide diffusion est d'autant plus remarquable que,<br />

dans la plus grande partie de cette région nordique, la plante ne pouvait être obtenue<br />

que par le commerce lointain.<br />

A partir de l'Espagne et du Portugal, le tabac se diffusa à travers les pays<br />

méditerranéens et dans le Proche-Orient. <strong>Les</strong> dates sont ici moins certaines, mais le<br />

sultan Mourad de Turquie édicta <strong>des</strong> lois contre son usage en 1605. <strong>Les</strong> Hollandais et


Ralph Linton (1936), De l’homme. 246<br />

les Portugais l'introduisirent ensemble en Afrique et en Asie du Sud-Est. Au Japon<br />

pourtant lointain, le tabac fut si promptement accepté qu'en 1605 on trouva nécessaire<br />

de limiter l'étendue de terre qui pouvait être consacrée à sa culture. En Afrique du<br />

Sud, le tabac devint la monnaie d'échange usuelle entre les Hollandais et les indigènes,<br />

une vache étant évaluée à sa longueur hors tout en feuilles de tabac. En dépit<br />

d'une fréquente opposition officielle et de lois énergiques, le nouvel élément culturel<br />

se répandit presque aussi rapidement qu'il était possible à un homme de voyager.<br />

On a observé que si les traits culturels pouvaient être diffusés isolément, ils<br />

avaient cependant plus de chances de voyager par groupes de traits fonctionnellement<br />

liés : l'expansion du tabac illustre aussi ce point puisque les différentes métho<strong>des</strong><br />

d'utilisation se diffusèrent en même temps que la plante. <strong>Les</strong> Indiens utilisaient le<br />

tabac de façons différentes selon les différentes régions. Ceux de la côte Est de<br />

l'Amérique du Nord le fumaient dans <strong>des</strong> pipes coudées qui devinrent le prototype <strong>des</strong><br />

pipes de bruyère anglaises. Bien que cette forme de pipe ait subi différentes modifications<br />

le long de la voie nordique de diffusion, tous les peuples qui ont acquis leur<br />

habitude de fumer par la voie de l'Angleterre sont restés, en majeure partie, <strong>des</strong><br />

fumeurs de pipe. <strong>Les</strong> Indiens du Brésil, avec lesquels les Portugais eurent le plus de<br />

contacts, préféraient les cigares, comme le faisaient certains <strong>des</strong> groupes antillais. <strong>Les</strong><br />

Mexicains, au contraire, préféraient la cigarette et la transmirent aux Espagnols. A<br />

partir de ceux-ci, la cigarette se transmit aux autres cultures méditerranéennes, d'où<br />

notre propre préférence pour les cigarettes turques et égyptiennes. <strong>Les</strong> Portugais et les<br />

Hollandais agissant simultanément dans la diffusion du tabac vers l'Asie du Sud-Est,<br />

cette région reçut à la fois la pipe et le cigare, et les deux y coexistent encore en bien<br />

<strong>des</strong> endroits. Certaines tribus préservent leur complète neutralité en roulant leur tabac<br />

dans <strong>des</strong> cigares et en fumant ces derniers dans <strong>des</strong> pipes. En Afrique, où les<br />

Hollandais l'emportèrent sur les Portugais, c'est aussi la pipe qui l'emporta.<br />

Au cours de la diffusion du tabac apparurent même deux nouvelles métho<strong>des</strong><br />

d'utilisation, la pipe à eau et la prise. La pipe à eau naquit au Proche-Orient et ne se<br />

répandit jamais bien loin au-delà de cette région. La prise semble être née en Espagne<br />

et vint de l'application médicale du tabac; elle n'eut pas de prototype en Amérique<br />

(certaines <strong>des</strong> tribus antillaises et sud-américaines utilisaient la prise, mais celle-ci<br />

n'était pas faite de tabac). Par ailleurs, <strong>des</strong> prises d'une sorte ou d'une autre avaient été<br />

utilisées en Europe pendant <strong>des</strong> siècles : apparemment, c'était là le résultat d'une<br />

tentative avortée pour atteindre le cerveau par les voies nasales. Le premier tabac<br />

envoyé du Portugal en France l'était sous forme de prise, et l'habitude de prendre le<br />

tabac de cette façon s'établit à la cour française et se répandit de là à toute la bonne<br />

société européenne. En fait, la prise semble, pendant un temps, avoir menacé<br />

l'existence de l'habitude de fumer dans les classes supérieures. Vers la fin du XVIIIe<br />

siècle, la belle époque de la prise commença à décliner; elle ne survit plus maintenant<br />

que dans <strong>des</strong> aires marginales et, même là, elle est socialement en défaveur.<br />

La dernière étape de la diffusion <strong>des</strong> façons de fumer est assez curieuse : bien<br />

qu'elle fût généralement adoptée dans la région méditerranéenne, la cigarette ne se<br />

répandit pas en Europe du Nord ou aux États-Unis avant une époque très récente; elle<br />

ne fut introduite en Angleterre qu'à la fin de la guerre de Crimée, lorsque la coutume<br />

de fumer la cigarette fut rapportée par les officiers qui l'avaient apprise de leurs alliés


Ralph Linton (1936), De l’homme. 247<br />

turcs. Elle atteignit les États-Unis encore plus tard et elle y rencontra une vigoureuse<br />

opposition. Bien qu'il ne semble pas prouvé que la cigarette soit le moins du monde<br />

plus nocive que la virile pipe en épi de maïs ou le tabac à chiquer qui représentait<br />

l'apport particulier du pionnier américain en matière de tabac, nombre de co<strong>des</strong><br />

enferment encore <strong>des</strong> lois qui en interdisent l'usage. Elle était considérée non<br />

seulement comme nocive mais aussi comme efféminée, et <strong>des</strong> traces de cette dernière<br />

attitude survivent même aujourd'hui. <strong>Les</strong> hommes virils qui aiment la cigarette<br />

peuvent se consoler en se disant que plus d'un prêtre aztèque « boucané » a dû s'en<br />

octroyer une avant de commencer sa douzaine journalière de sacrifices humains.<br />

Il est ainsi manifeste qu'une interprétation mécaniste de la diffusion ne saurait<br />

répondre aux besoins du domaine, même limité, de la reconstruction historique. La<br />

diffusion n'exige pas seulement un donateur mais aussi un récepteur et le rôle de ce<br />

dernier est certainement le plus important. Comme nous l'avons vu dans le cas <strong>des</strong><br />

Indiens de Californie en ce qui concerne le maïs et la poterie, le fait d'être exposé à un<br />

trait culturel n'implique pas nécessairement qu'on l'adopte. La diffusion comprend, en<br />

fait, trois processus bien distincts : la présentation du ou <strong>des</strong> nouveaux éléments<br />

culturels à la société, l'adoption par la société et l'intégration du ou <strong>des</strong> éléments<br />

adoptés à la culture préexistante. Chacun de ces processus est influencé par un grand<br />

nombre de facteurs différents dont la plupart demandent encore à être étudiés.<br />

La présentation de nouveaux éléments à la société présuppose toujours un contact.<br />

La société avec laquelle ce contact est établi peut être, bien entendu, la créatrice du<br />

nouvel élément culturel ou, simplement, un intermédiaire dans sa diffusion et le<br />

processus peut en être influencé. Cependant, la nature de ce contact est d'une importance<br />

extrême. En effet, les contacts vont de ceux auxquels sont amenées deux<br />

sociétés et cultures en relation étroite dans leur totalité jusqu'aux contacts commerciaux<br />

et sporadiques ou à ceux qui s'établissent quand un simple individu d'une<br />

société s'installe dans une autre société. Des contacts complets sont incontestablement<br />

rares. Il est difficile d'en trouver <strong>des</strong> exemples, sauf dans le cas de groupes conquérants<br />

s'installant parmi les conquis et les exploitant, ou dans celui de groupes immigrants<br />

comme il y en a encore dans beaucoup de régions en Amérique. Ces contacts<br />

sont différents de ceux qui sont impliqués dans le processus de diffusion ordinaire, et<br />

le processus de transformation culturelle réalisé dans ces conditions est généralement<br />

appelé acculturation * . Apparemment, l'usage de ce terme, qui fut d'abord appliqué à<br />

l'étude <strong>des</strong> changements dans les groupes immigrants, se fonde sur la croyance plutôt<br />

naïve selon laquelle l'une <strong>des</strong> sociétés amenées ainsi en contact abandonne complètement<br />

sa première culture et accepte totalement celle de l'autre. En fait, ces contacts<br />

étroits et permanents aboutissent toujours à un échange de traits culturels. A la<br />

longue, les deux sociétés différentes à l'origine et leur culture fusionnent pour former<br />

une nouvelle société et culture. Dans cette production finale, <strong>des</strong> éléments venant de<br />

chacune <strong>des</strong> sociétés sont représentés dans <strong>des</strong> proportions extrêmement variables.<br />

Ainsi, les Italiens en Amérique perdent en général leur identité, en tant que société<br />

* L'acculturation se distingue du changement culturel dont elle n'est qu'un aspect et de l'assimilation<br />

qui en est une phase. Elle se différencie également de la diffusion qui, bien qu'elle se produise dans<br />

tous les exemples d'acculturation, est non seulement un phénomène qui peut se produire sans le<br />

contact spécifié dans la définition ci-<strong>des</strong>sus, mais constitue aussi un aspect du processus<br />

d'acculturation (cf. bibl. nº 30).


Ralph Linton (1936), De l’homme. 248<br />

distincte, a la troisième ou quatrième génération et acceptent la culture dans laquelle<br />

ils se trouvent. Cette culture n'est cependant pas la même que celle que leurs ancêtres<br />

rencontrèrent à leur arrivée : elle a été enrichie par l'introduction dans la civilisation<br />

américaine d'éléments d'origine italienne, tels que l'intérêt populaire pour le grand<br />

opéra, les plats de spaghetti et les techniques supérieures de gangstérisme.<br />

Lorsque <strong>des</strong> groupes conquérants s'installent parmi les vaincus, le type de contact<br />

qui mène à l'acculturation se trouve considérablement favorisé. Dans de tels cas, en<br />

effet, la supériorité numérique <strong>des</strong> conquis peut être équilibrée dans une large mesure<br />

par le prestige supérieur <strong>des</strong> conquérants, de telle façon que les deux cultures se<br />

trouvent à un niveau assez égal en ce qui concerne leur contribution à la nouvelle<br />

culture. Ce type de culture hybride présente en général l'aspect d'un mélange chimique<br />

plutôt que mécanique, et possède, en plus <strong>des</strong> éléments tirés <strong>des</strong> deux culturesmères,<br />

<strong>des</strong> caractéristiques étrangères à chacune d'elles.<br />

Il va sans dire que les contacts entre cultures ne peuvent être établis que par<br />

l'intermédiaire <strong>des</strong> individus; or, noue l'avons vu, aucun individu ne participe complètement<br />

à la culture de sa propre société. Ceci signifie que, dans <strong>des</strong> circonstances<br />

ordinaires, la culture de la société donatrice n'est jamais offerte en totalité à la société<br />

réceptrice. <strong>Les</strong> seuls traits mis à la disposition de cette dernière sont ceux avec<br />

lesquels les individus en contact sont familiers. Ainsi, si une relation commerciale<br />

existe entre deux tribus, le commerce étant mené par les hommes, le produit <strong>des</strong><br />

activités féminines dans une tribu peut devenir familier à l'autre, mais les techniques<br />

ne seront pas transmises avec le produit. <strong>Les</strong> hommes qui en font le commerce, même<br />

s'ils ne gardent pas ces techniques comme <strong>des</strong> secrets commerciaux de valeur, n'auront<br />

qu'une vague idée de la façon dont les objets sont fabriqués. Si la tribu réceptrice<br />

s'habitue à. l'utilisation de ce produit et si, subitement, l'approvisionnement s'en<br />

trouve interrompu, elle peut mettre au point <strong>des</strong> techniques tout à fait différentes pour<br />

la fabrication d'articles équivalents. Il est intéressant de se demander si l'extrême<br />

diversité <strong>des</strong> techniques pour la fabrication de la poterie dans la région mélanésienne<br />

n'a pas pu naître de cette façon : il y a là beaucoup de tribus qui utilisent régulièrement<br />

de la poterie sans en fabriquer, et on peut légitimement penser que leurs<br />

membres mettraient au point une méthode de fabrication <strong>des</strong> récipients familiers et<br />

nécessaires si leur source normale d'approvisionnement disparaissait.<br />

Il n'en va pas autrement quand les individus transmetteurs venant du groupe<br />

donateur s'installent dans le groupe récepteur. Le commerçant, le missionnaire ou le<br />

fonctionnaire gouvernemental ne peuvent transmettre de leur culture que ce qu'ils en<br />

connaissent eux-mêmes. Si l'individu transmetteur est un homme, il ne peut en<br />

général transmettre que très peu de ce qui concerne la partie féminine de sa culture, et<br />

les éléments féminins qu'il peut transmettre ont <strong>des</strong> chances d'être hétérogènes et<br />

d'avoir peu de rapport fonctionnel entre eux. Inversement, si l'individu transmetteur<br />

est une femme, elle ne peut transmettre <strong>des</strong> traits aussi purement masculins qu'une<br />

nouvelle forme de travail sur métaux ou une nouvelle magie de guerre. Ce contact<br />

différentiel explique la diffusion inégale <strong>des</strong> différents domaines d'une même culture.<br />

Ainsi, les indigènes d'une île, port d'escale régulier pour les baleinières, peuvent avoir<br />

intériorisé un bon nombre d'éléments culturels en rapport avec cette activité et même<br />

un bon nombre d'habitu<strong>des</strong> et d'attitu<strong>des</strong> de pêcheurs de baleines. Ils peuvent avoir


Ralph Linton (1936), De l’homme. 249<br />

appris à construire <strong>des</strong> baleinières et à s'habiller avec <strong>des</strong> vêtements européens,<br />

apportés par les pêcheurs, tout en n'ayant aucune idée de l'existence de salons, encore<br />

moins du comportement qu'on est tenu d'y manifester. Pour citer un cas plus général,<br />

un groupe indigène pourrait avoir eu un contact étroit avec une demi-douzaine de<br />

missionnaires et avec leurs femmes sans se douter le moins du monde <strong>des</strong> théories<br />

évolutionnistes qui exercent aujourd'hui une si forte influence sur la pensée européenne<br />

ou <strong>des</strong> tendances européennes modernes dans l'habillement et la décoration<br />

intérieure.<br />

Quand deux sociétés sont en contact prolongé, comme dans le cas de deux tribus<br />

qui vivent côte à côte et sont généralement en bons termes, tôt ou tard la totalité de la<br />

culture de chacune d'elles est mise à la disposition de l'autre. La longue série de<br />

contacts entre les individus, dont chacun est un participant partiel, a un effet cumulatif.<br />

Quand, au contraire, les contacts d'une société se font exclusivement avec <strong>des</strong><br />

groupes sélectionnés d'individus d'une autre société, le groupe récepteur peut ne<br />

jamais être exposé à la totalité de la culture du groupe donateur. Il en est ainsi, dans<br />

une très grande mesure, pour les régions où les Blancs vinrent en commerçants ou<br />

administrateurs, mais jamais en artisans ou ouvriers.<br />

Le Second facteur qui exerce une forte influence sur la diffusion est ce que, faute<br />

d'un meilleur terme, on peut appeler la communicabilité inhérente aux éléments<br />

culturels eux-mêmes. Ceci n'a rien à voir avec les attitu<strong>des</strong> du groupe récepteur ou<br />

avec ses configurations culturelles préexistantes. Bien que cet aspect du problème de<br />

la diffusion n'ait jamais été étudié, il semble probable que nous ayons à faire ici à<br />

quelque chose de constant. La culture est elle-même, nous l'avons vu, un phénomène<br />

socio-psychologique et les formes variées de comportement qu'on peut observer et<br />

enregistrer n'en sont que les expressions patentes. Certains éléments culturels peuvent<br />

être beaucoup plus facilement exprimés que d'autres, que cette expression se fasse<br />

sous forme d'actes ordinaires ou de verbalisations. Puisque ce n'est que par l'observation<br />

de ces expressions patentes que les éléments culturels peuvent être transmis d'un<br />

individu à l'autre ou d'une société à l'autre, il s'ensuit que les éléments culturels qui<br />

peuvent être exprimés le plus facilement et le plus complètement sont ceux qui sont le<br />

plus facilement accessibles. Parmi les différents éléments qui composent la totalité<br />

d'une culture, les techniques d'alimentation et de fabrication répondent le mieux à<br />

cette exigence : elles sont claires pour un spectateur sans même l'intermédiaire de la<br />

parole. S'il désire se les approprier, il lui suffit d'imiter soigneusement et exactement<br />

les gestes du travailleur. S'il manque de l'entraînement musculaire souhaitable, il peut<br />

l'acquérir par la pratique. Il en est de même pour les objets fabriques. Même lorsqu'ils<br />

n'ont pu observer les techniques, les membres de la culture réceptrice peuvent fixer<br />

les détails de l'objet fermement dans leur mémoire et procéder à sa reproduction à<br />

loisir. La tendance que manifestent encore les Japonais à étudier et reproduire les<br />

objets importés en est un exemple.<br />

Aussitôt qu'on dépasse les simples éléments culturels tels que les techniques et<br />

leurs produits matériels, on se heurte à <strong>des</strong> difficultés de communication croissantes.<br />

Bien qu'il soit parfaitement possible de décrire un élément culturel tel que le modèle<br />

idéal du mariage, ou même de l'exprimer d'une façon verbale, il est extrêmement<br />

difficile d'en donner une expression complète comme on peut le faire lorsqu'on


Ralph Linton (1936), De l’homme. 250<br />

enseigne, par exemple, la confection d'un panier. La verbalisation la plus complète a<br />

du mal à communiquer les valeurs et les réactions affectives qui sont attachées à ce<br />

modèle et qui lui donnent sens et vie dans notre configuration culturelle par exemple.<br />

Dans toutes nos expressions patentes de ce modèle, ces choses sont considérées<br />

comme allant de soi, mais l'individu à qui nous essayons de communiquer le sens du<br />

modèle peut n'en rien connaître. Même quand la différence de langage a cessé d'être<br />

une barrière sérieuse pour la communication de ces modèles, il est extrêmement<br />

difficile de les faire passer. Ceci est encore plus vrai pour les concepts qui, tout en<br />

faisant partie de la culture, ne trouvent aucune expression directe dans le comportement<br />

hors <strong>des</strong> verbalisations. On raconte l'histoire d'un Japonais lettré qui essayait de<br />

comprendre la nature de la Trinité et qui, après une longue discussion avec un ami<br />

européen, s'exclamait : « C'est donc un comité. » Une telle remarque procure un choc<br />

à tout bon chrétien. La Trinité n'est pas, à coup sûr, un comité, mais essayons<br />

simplement d'expliquer à cet étudiant japonais pourquoi et comment il se trompait !<br />

Enfin, il est dans toutes les cultures <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> et valeurs essentielles qui se<br />

trouvent bien au-<strong>des</strong>sous du niveau de la conscience individuelle et que le membre<br />

moyen d'une société essaie rarement de verbaliser, même pour lui-même. On voit à<br />

l'évidence qu'il est pratiquement impossible que ces éléments soient offerts à l'emprunt<br />

: cette partie d'une culture n'est pas susceptible d'être diffusée. Elle ne peut<br />

jamais être proposée en termes suffisamment concrets et objectifs. <strong>Les</strong> concepts religieux<br />

ou philosophiques peuvent être communiqués tant bien que mal, bien que<br />

probablement jamais dans leur totalité. <strong>Les</strong> modèles de comportement social peuvent<br />

aussi être transmis de la même façon incertaine, mais les valeurs qui leur donnent<br />

véritablement la possibilité de fonctionner ne peuvent être transmises. Un groupe<br />

emprunteur peut en imiter les formes extérieures mais, la plupart du temps, il<br />

introduit de nouveaux éléments pour suppléer à ceux qui ne peuvent lui être communiqués<br />

réellement. L'institution du mariage telle qu'elle existe chez les Noirs du<br />

Sud est un bon exemple de la transmission incomplète d'un modèle et de ses modifications<br />

ultérieures. A vrai dire, les techniques matérielles et leurs produits sont<br />

probablement les seuls éléments qui peuvent être communiqués dans leur totalité et il<br />

est significatif que ce soient en général ces éléments qui sont adoptés le plus<br />

facilement et conservés le plus souvent dans la forme où ils été reçus. Ces degrés<br />

différents de communicabilité doivent être d'une extrême importance pour la diffusion,<br />

en particulier par l'influence qu'elle exerce sur la perfection de la transmission et<br />

la vitesse de transmission.<br />

Il s'est agi jusqu'ici <strong>des</strong> cultures donatrices et <strong>des</strong> caractéristiques <strong>des</strong> éléments<br />

culturels : qu'en est-il de ce qui forme le centre réel du problème de la diffusion, les<br />

réactions du groupe récepteur à l'égard <strong>des</strong> éléments qui lui sont proposés? Dans<br />

l'adoption ou le rejet de ces éléments, une société exerce son libre arbitre. Il peut y<br />

avoir quelques exceptions à cela, lorsque par exemple un groupe socialement dominant<br />

cherche à imposer sa culture par la force à une société assujettie, mais ces cas<br />

sont moins importants qu'ils peuvent paraître. En premier lieu, un groupe dominant de<br />

ce genre essaie rarement, sinon jamais, d'imposer sa culture dans sa totalité : il se<br />

contente d'imposer quelques éléments sélectionnés, tels que l'adhésion apparente à sa<br />

religion ou l'habitude de porter <strong>des</strong> pantalons. Aucune force ne peut introduire dans<br />

une autre culture un élément qui ne se manifeste pas constamment et directement


Ralph Linton (1936), De l’homme. 251<br />

dans le comportement patent. On peut obliger les vaincus à fréquenter régulièrement<br />

l'église, et cela peut même leur devenir habituel, mais on ne peut les forcer à ressentir<br />

affectivement la nouvelle foi ou les empêcher de prier solitairement et en privé leurs<br />

propres dieux. En outre, l'emploi de la force confère aux traits proscrits de la culture<br />

indigène la valeur de symbole de révolte et provoque un plus grand attachement à ces<br />

traits. Sous le voile d'une soumission superficielle, un groupe persécuté peut<br />

maintenir intacts ses propres valeurs et idéaux pendant <strong>des</strong> générations, en modifiant<br />

et réinterprétant les éléments culturels superficiels qui lui sont imposés de façon à les<br />

rendre inoffensifs.<br />

Par conséquent, à quelques rares exceptions près, tout nouvel élément qu'une<br />

société incorpore à sa culture est adopté par elle de son propre chef. Cette adoption<br />

est commandée à son tour par un grand nombre de facteurs différents, la seule constante<br />

étant que ces éléments sont toujours pris à leur valeur faciale : une société ne<br />

peut saisir que les parties d'un ensemble qui peuvent lui être communiquées distinctement<br />

et directement. Ainsi, une femme d'une tribu qui reproduit le motif qu'elle a vu<br />

sur un panier fabriqué par quelque autre tribu le fait simplement parce que les<br />

caractéristiques esthétiques du motif lui plaisent. Elle ne sait rien du symbolisme qui<br />

peut entourer ce motif ou de ce que les auteurs considèrent comme <strong>des</strong> utilisations<br />

appropriées ou non de ce motif. De la même façon, quand on propose un nouvel<br />

instrument, un fusil par exemple, à un groupe, celui-ci l'adopte ou le rejette non en<br />

fonction <strong>des</strong> valeurs associées à ce fusil ou de ses fonctions dans la culture donatrice,<br />

mais aux possibilités d'utilisation qu'il en perçoit de lui-même. Cette perception ne va<br />

jamais au-delà <strong>des</strong> limites de l'utilité immédiate : on ne perçoit pas les transformations<br />

<strong>des</strong> modèles préexistants que risque d'entraîner l'adoption du nouvel élément.<br />

Même dans nos cultures, personne n'aurait pu prédire les profonds changements<br />

survenus à la suite de l'adoption de l'automobile, changements qui ont affecté nos<br />

modèles sociaux encore plus profondément qu'ils n'ont affecté nos modèles économiques.<br />

<strong>Les</strong> facteurs qui régissent la réceptivité d'une société à l'égard d'un nouvel élément<br />

culturel sont rigoureusement les mêmes, que l'élément naisse à l'intérieur ou à<br />

l'extérieur de la culture, c'est-à-dire qu'il lui parvienne par une invention ou par la<br />

diffusion. La principale différence entre ces deux processus se trouve dans le fait que,<br />

si la société rejette un élément apporté par l'invention, il est définitivement perdu; si<br />

elle rejette un élément proposé par la diffusion, cet élément au contraire n'est pas<br />

perdu mais continue à faire partie de la culture donatrice et peut surgir à une époque<br />

ultérieure, à un moment où la réaction de la société à son égard sera peut-être tout à<br />

fait différente.<br />

L'adoption <strong>des</strong> nouveaux traits est fonction surtout de deux caractéristiques,<br />

l'utilité et la compatibilité : en d'autres termes, elle est fonction <strong>des</strong> services pratiques<br />

qu'ils peuvent rendre et de la facilité avec laquelle ils peuvent s'adapter à la configuration<br />

culturelle existante. Ces caractéristiques sont toutes deux, bien entendu, relatives<br />

à la culture réceptrice et sont influencées par tant de facteurs qu'un étranger peut<br />

difficilement les identifier tous. Nous avons vu que le changement culturel consiste<br />

surtout dans le remplacement <strong>des</strong> anciens éléments par de nouveaux et que chaque<br />

culture comprend en général <strong>des</strong> techniques adéquates pour satisfaire tous les besoins


Ralph Linton (1936), De l’homme. 252<br />

conscients <strong>des</strong> membres de la société. Quand un nouveau trait se présente, son<br />

adoption dépend non pas tant de sa supériorité sur le trait existant que du fait de<br />

savoir si elle est assez décisive pour justifier l'adoption : ceci fait intervenir le<br />

jugement du groupe, son degré de conservatisme et le nombre de changements dans<br />

les habitu<strong>des</strong> existantes que le nouvel instrument entraîne. Même dans la forme la<br />

plus simple de diffusion, celle <strong>des</strong> instruments mécaniques, on ne peut mesurer la<br />

supériorité. Certaines formes de travail sont agréables, d'autres désagréables, et même<br />

un changement aussi simple que la substitution <strong>des</strong> haches aux herminettes pour<br />

l'abattage <strong>des</strong> arbres est de nature à entraîner un changement temporairement désagréable<br />

dans les habitu<strong>des</strong> musculaires. Dans bien <strong>des</strong> régions d'Océanie, les<br />

indigènes ont été réceptifs aux fers de rabot européens qu'ils pouvaient mettre en<br />

manche et utiliser comme leurs herminettes originelles de pierre, mais ils ont refusé<br />

d'adopter la hache, bien plus efficace, uniquement parce qu'ils n'aimaient pas l'utiliser<br />

pour travailler.<br />

Il en va de même du problème de la compatibilité. L'adoption de tout nouvel<br />

élément culturel entraîne certains changements dans la configuration culturelle<br />

globale. Si l'étendue totale de ces transformations ne peut jamais être prévue, en<br />

général certaines d'entre elles sont évidentes. Lorsque le nouveau trait est d'un genre<br />

tel qu'il entre en contradiction directe avec <strong>des</strong> traits importants déjà présents dans la<br />

culture, il sera rejeté presque à coup sûr : il est impossible de concevoir que <strong>des</strong> techniques<br />

de production de masse soient adoptées, par exemple, par une culture pratiquant<br />

un modèle d'unicité; il est <strong>des</strong> sociétés qui croient que <strong>des</strong> objets ne sauraient<br />

jamais être identiques et qui ne fabriquent jamais deux choses absolument identiques.<br />

<strong>Les</strong> réactions <strong>des</strong> Apaches à l'égard du peyotl (ou peyote), cactus narcotique<br />

utilisé par beaucoup de tribus indiennes pour faire naître <strong>des</strong> visions et, par là, pour<br />

mettre l'individu en contact plus étroit avec le surnaturel, nous fournit un très bon<br />

exemple d'un tel conflit. <strong>Les</strong> Apaches attachent autant d'importance aux visions que<br />

toute autre tribu, mais chaque individu conserve pour lui le pouvoir qu'il tire de ses<br />

expériences surnaturelles et ce pouvoir peut lui être volé par d'autres sorciers. Le<br />

modèle régulier concernant l'utilisation du peyotl consiste à le manger en une<br />

cérémonie de groupe. Après un essai et l'adoption partielle de cette nouvelle pratique,<br />

les Apaches la rejetèrent. Le danger d'un vol de pouvoir était trop grand dans le<br />

contact avec l'assemblée, en particulier quand un individu était sous l'influence de la<br />

drogue et ainsi sans vigilance. On avait le sentiment qu'un homme risquait de perdre<br />

plus de pouvoir qu'il ne pouvait en gagner. Aussi l'utilisation du peyotl est-elle<br />

devenue rare dans cette tribu, et s'est limitée aux hommes sans importance qui ont peu<br />

de pouvoir à perdre.<br />

La plupart <strong>des</strong> conflits entre les nouveaux éléments et les éléments préexistants<br />

sont moins directs et moins manifestes. En matière de compatibilité comme en<br />

matière d'utilité, il y a une large zone d'incertitude. Il est de nouveaux éléments qui<br />

peuvent être reconnus comme légèrement supérieurs aux éléments existants et<br />

d'autres qui peuvent être considérés comme quelque peu incompatibles, mais pas<br />

assez pour rendre leur adoption impossible. Bien souvent, les avantages et désavantages<br />

sont si également équilibrés que l'adoption du nouvel élément peut sembler<br />

souhaitable pour certains membres de la société et indésirables pour d'autres.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 253<br />

L'adoption ou le rejet final <strong>des</strong> éléments de ce genre sont déterminés par d'autres<br />

facteurs variables que nous ne connaissons que fort peu. Ce sont, en premier lieu, les<br />

intérêts particuliers qui dominent la vie du groupe récepteur. Un nouveau trait qui se<br />

trouve dans la logique de ces intérêts reçoit une considération beaucoup plus sérieuse<br />

et a une meilleure chance d'être adopté qu'un trait qui ne s'y situe pas. Un léger gain<br />

dans la logique de ces intérêts est ressenti comme plus important qu'un gain plus large<br />

dans quelque autre voie où le groupe ne prend que peu d'intérêt. Ainsi, les Hindous<br />

ont toujours été extrêmement réceptifs aux nouveaux cultes et aux nouvelles idées<br />

philosophiques tant qu'ils n'entraient pas en conflit direct avec leurs modèles préexistants,<br />

mais ils ont manifesté une indifférence presque complète à l'égard <strong>des</strong> techniques<br />

perfectionnées de l'industrie. Le monde matériel était considéré comme tellement<br />

peu important que les progrès mineurs dans ce domaine ne valaient guère la<br />

peine de changer <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> établies.<br />

A côté <strong>des</strong> intérêts du groupe récepteur et de ses valeurs, il faut compter aussi le<br />

prestige du groupe donateur. Il y a beaucoup de degrés et de genres de prestige: une<br />

société peut ressentir un véritable complexe d'infériorité à l'égard d'une autre et considérer<br />

tout ce que cette société admirée possède comme supérieur aux éléments correspondants<br />

dans sa propre culture. Un tel groupe empruntera tout ce qu'il peut à son<br />

modèle : ainsi en était-il <strong>des</strong> Japonais qui pendant la dernière moitié du XIXe siècle<br />

acceptaient aveuglément les éléments de culture européenne. Cette attitude se solde<br />

en général par un complet désenchantement ou par la disparition de la société emprunteuse<br />

comme entité culturelle distincte.<br />

Mais ce cas est rare. Le prestige du donateur est, en général, beaucoup plus limité<br />

et ne touche que certains aspects de la culture. Toute société tend à se croire supérieure<br />

en général au reste de l'espèce humaine, tout en admettant qu'une certaine autre<br />

société, ou plusieurs autres, soient supérieures sous <strong>des</strong> rapports particuliers. Ainsi,<br />

bien que les Américains ressentent une certaine con<strong>des</strong>cendance à l'égard de la<br />

culture française, c'est pour eux une sorte d'article de foi que de considérer que les<br />

Français sont supérieurs dans la création de la mode féminine. Quand une femme<br />

américaine est appelée à choisir entre un modèle parisien et un modèle de Chicago, ce<br />

sentiment est assez puissant pour donner au modèle parisien un net avantage. Inversement,<br />

un style annoncé comme originaire d'Allemagne obtiendrait une considération<br />

encore moindre que le style issu de Chicago, car la création de mode n'est pas tenue<br />

pour être dans la ligne <strong>des</strong> meilleures réalisations alleman<strong>des</strong>. En d'autres termes, les<br />

styles parisiens bénéficient dans leur diffusion en Amérique du prestige français,<br />

tandis que les styles berlinois sont gênés dans leur diffusion en Amérique par leur<br />

faible prestige. Même dans une société primitive, il y a toujours <strong>des</strong> tribus voisines<br />

qui sont admirées à certains égards et d'autres qui sont méprisées : on accordera au<br />

moins une considération sérieuse à un élément venant d'une source admirée, tandis<br />

qu'un élément venant d'une source méprisée devra être remarquablement avantageux<br />

pour parvenir à s'imposer.<br />

Autre facteur, le prestige <strong>des</strong> individus sous les auspices <strong>des</strong>quels le nouvel<br />

élément est présenté à la société. Dans la diffusion comme dans l'invention, l'adoption<br />

d'un nouveau trait commence avec un simple individu ou, au plus, avec un petit<br />

groupe d'individus. Il y a une grande différence selon ce que sont, en l'occurrence, ces


Ralph Linton (1936), De l’homme. 254<br />

innovateurs. S'il s'agit d'individus que la société admire et a coutume d'imiter, la voie<br />

est ouverte à l'adoption générale du nouveau trait dès le départ. Si les innovateurs<br />

sont, d'aventure, personnellement impopulaires ou d'un statut social inférieur, le<br />

nouvel élément acquiert immédiatement une connotation indésirable qui peut l'emporter<br />

sur tout avantage intrinsèque. Ainsi, dans nos sociétés, personne ne tenterait de<br />

lancer un style excentrique par l'intermédiaire <strong>des</strong> magasins de vêtements à prix réduit<br />

: pareil style ne « prendrait » même pas dans le groupe social qui accorde sa clientèle<br />

à ces magasins, car le port de ce nouveau style serait alors la marque d'un statut social<br />

dont les détenteurs ne sont pas fiers; mais le même style, lancé à partir du point le<br />

plus haut de l'échelle sociale que les créateurs puissent atteindre, serait promptement<br />

adopté par la clientèle de magasins à prix réduit.<br />

Reste enfin ce qu'on ne peut qu'appeler « caprice ». On observe que certains<br />

nouveaux éléments culturels peuvent être avidement acceptés par <strong>des</strong> groupes sans<br />

aucune raison apparente d'utilité ou de prestige. S'il y a peu de chances que <strong>des</strong><br />

éléments majeurs soient introduits dans une culture de cette façon, il n'en est pas de<br />

même de toute une série d'éléments mineurs. Nous-mêmes, n'avons-nous pas été<br />

témoins de l'arrivée et de la disparition d'éléments tels que la montre à la cheville, le<br />

hâle en forme d'initiales, etc.? En outre, ces lubies ne sont en aucune façon limitées<br />

aux civilisations modernes. <strong>Les</strong> tribus primitives ont aussi leurs changements de<br />

mode et leurs emprunts d'éléments culturels intrinsèquement inutiles mais séduisants.<br />

Ainsi, chez les Bara de Madagascar, les vingt années passées ont vu l'introduction de<br />

coupes de cheveux extravagantes chez les hommes, alors qu'auparavant la mode<br />

tribale était assez uniforme. Le nouveau style est réputé devoir ses origines à un<br />

barbier imerina entreprenant, venu s'installer en territoire bara et à la recherche d'un<br />

débouché pour ses talents professionnels. Bien que dépourvu d'utilité et malgré le<br />

prestige plutôt négatif qui marqua ses origines, le nouveau style est aujourd'hui<br />

fermement établi comme partie de la culture bara.<br />

Tout ceci met en lumière le grand nombre de facteurs variables qui entrent à la<br />

fois dans la présentation et dans l'adoption de nouveaux éléments culturels. Tant que<br />

nous ne saurons rien de plus sur le fonctionnement de ces facteurs, nous ne pourrons<br />

avoir qu'une compréhension très imparfaite du processus de diffusion.


chapitre 20<br />

l'intégration<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 255<br />

<strong>Les</strong> éléments culturels, on l'a vu, ne sont jamais transmis dans leur totalité d'une<br />

culture à l'autre, à cause, en particulier, <strong>des</strong> difficultés de communication. Tout trait<br />

culturel, s'agirait-il de l'objet et de la technique de fabrication les plus simples, est<br />

inséparable <strong>des</strong> valeurs et <strong>des</strong> différentes idées sur la façon de l'utiliser qui lui sont<br />

associées. La société réceptrice peut n'être consciente que de ce qui se donne à elle<br />

dans <strong>des</strong> actes concrets ou <strong>des</strong> verbalisations. Même alors, elle peut n'emprunter que<br />

la partie principale de cet ensemble, la plus concrète et tangible, et, par conséquent, la<br />

plus facile à imiter. Dans son nouvel environnement culturel, cette partie empruntée<br />

devient le centre d'un nouvel ensemble de valeurs associées et d'usages; en d'autres<br />

termes, la société réceptrice en développe de nouvelles interprétations et la façonne à<br />

d'autres fins. L'un <strong>des</strong> exemples classiques d'une telle réinterprétation d'éléments<br />

culturels empruntés nous est fourni par les rites <strong>des</strong> Pueblos et <strong>des</strong> Navajos du Sud-<br />

Ouest <strong>des</strong> États-Unis. La religion <strong>des</strong> Pueblos présente un cérémonial saisissant et<br />

leurs danses masquées impressionnent même les observateurs européens. <strong>Les</strong> Navajos<br />

ont copié les traits de la religion pueblo qu'ils pouvaient facilement observer et imiter<br />

mais sans adopter la signification de ces célébrations, même si elle leur fut partiellement<br />

révélée. Tandis que les rites pueblos concernent surtout la fertilité, la pluie,<br />

l'approvisionnement en nourriture, chez les Navajos ces rites d'emprunt furent<br />

orientés surtout vers la guérison <strong>des</strong> maladies, question à laquelle les Navajos s'intéressaient<br />

intensément. La société emprunteuse ne se contenta pas de modifier les<br />

éléments adoptés mais elle les réinterpréta complètement.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 256<br />

En outre, puisque toute culture est une configuration dont les parties sont mutuellement<br />

adaptées, l'introduction de tout nouvel élément culturel bouleverse du même<br />

coup l'équilibre de l'ensemble. Pendant les premières étapes de son adoption, au<br />

moment où il est encore une alternative, il est toujours en concurrence avec quelque<br />

autre élément ou groupe d'éléments; pour que, finalement, il puisse faire partie du<br />

noyau de la culture, c'est-à-dire devenir un universel ou une spécialité, de nouvelles<br />

adaptations sont nécessaires. Nous appelons intégration cette adaptation mutuelle<br />

entre les éléments culturels. Elle a ses aspects dynamique et statique. Par processus<br />

d'intégration, nous désignons le développement progressif d'adaptations de plus en<br />

plus parfaites entre les différents éléments qui composent la culture globale. Par<br />

degré d'intégration, nous entendons simplement le degré de cohérence atteint à un<br />

moment donné du continuum culturel.<br />

<strong>Les</strong> interrelations <strong>des</strong> éléments à l'intérieur d'une culture sont si complexes qu'il<br />

est extrêmement difficile d'étudier l'intégration d'un point de vue statique. Deux<br />

éléments qui paraissent sans relation peuvent, en fait, être en relation étroite du fait de<br />

leur adaptation mutuelle à une série d'autres éléments. Ceci apparaît assez nettement<br />

quand on étudie l'intégration en acte, en observant les modifications et les adaptations<br />

nouvelles entre les éléments qui se produisent toujours quand un nouvel élément est<br />

admis dans la configuration culturelle. Soit l'exemple concret <strong>des</strong> effets produits sur<br />

la configuration culturelle tanala par l'introduction d'un seul nouvel élément, la<br />

culture, du riz irrigué : le compte rendu qui suit est, en partie, une reconstruction<br />

historique, mais les événements sont si récents et tellement bien attestés à la fois par<br />

les anecdotes indigènes et par l'existence de clans dont la culture se situe encore à<br />

toutes les étapes du processus de changement, que nous croyons l'ordre et la nature<br />

<strong>des</strong> événements rapportés fondamentalement corrects. Il y a environ deux cents ans,<br />

chez les Tanala, tribu montagnarde de l'ouest de Madagascar 1 , la base économique de<br />

l'existence était la culture sèche du riz, par la méthode de culture sur brûlis qui<br />

assurait une bonne récolte la première année et une récolte modérément bonne sur la<br />

même terre pendant les cinq à dix années suivantes. Après quoi, la terre devait être<br />

abandonnée pendant vingt à vingt-cinq ans au minimum, jusqu'à ce qu'elle ait produit<br />

à nouveau une brousse épaisse. Puisque la terre nouvellement défrichée produisait la<br />

meilleure récolte, la méthode habituelle consistait à utiliser toute la brousse qui<br />

pouvait être exploitée avec profit à partir d'un village central, puis à déplacer le<br />

village vers un nouvel emplacement et ainsi de suite. Dans ces conditions, la propriété<br />

individuelle ne pouvait pas apparaître. Le village dans son ensemble détenait un<br />

territoire à l'intérieur duquel il se déplaçait, et les produits de la forêt, tels que le<br />

gibier pris sur ce territoire, appartenaient à celui qui les avait acquis. <strong>Les</strong> familles<br />

étendues possédaient les récoltes venues sur la pièce de brousse qu'elles avaient<br />

défrichée, mais le partage de la terre à défricher était fait aussi équitablement que<br />

possible. Si l'on en croit la tradition, les anciens du village divisaient en parts égales<br />

la limite du territoire à défricher et en attribuaient une à chaque famille étendue. A<br />

partir de cette ligne, les membres de la famille défrichaient en commun aussi loin<br />

qu'ils le pensaient nécessaire pour satisfaire leurs besoins. Si l'une <strong>des</strong> familles avait<br />

eu une mauvaise récolte une année, on l'avantageait l'année suivante. Ainsi, aucune<br />

1 On a vu, au chapitre XII, quelle était l'organisation ancienne de cette tribu et au chapitre XIV leur<br />

organisation tribale.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 257<br />

inégalité économique marquée ne se développait jamais entre les familles étendues.<br />

Comme il n'y avait pas de marché pour liquider un quelconque excédent, on ne tentait<br />

pas de cultiver plus de terre qu'il n'était vraiment nécessaire et le produit était partagé<br />

par le chef de la famille étendue, chaque ménage recevant une part correspondant à<br />

ses besoins.<br />

La culture irriguée du riz, empruntée aux Betsiléos, fit son apparition dans les<br />

clans de la bordure septentrionale du territoire tanala d'abord comme simple auxiliaire<br />

de la riziculture sèche puisqu'elle était implantée en <strong>des</strong> endroits naturellement humi<strong>des</strong>,<br />

au fond <strong>des</strong> vallées. Il semble que, dès l'origine, ce travail ait été accompli par<br />

<strong>des</strong> ménages plutôt que par <strong>des</strong> familles étendues, la tâche étant trop réduite pour<br />

nécessiter la coopération du groupe entier. Plus tard vint s'ajouter un système de<br />

terrasses, empruntées elles aussi; mais, à l'époque où ce perfectionnement fut accepté,<br />

le modèle de la culture par ménages était déjà fermement établi et les familles étendues,<br />

en tant que telles, bâtirent rarement <strong>des</strong> terrasses et partagèrent rarement le<br />

produit de la récolte ainsi obtenue.<br />

Même avant l'introduction de la culture irriguée du riz, les Tanala avaient <strong>des</strong><br />

modèles élaborés de propriété personnelle et ces modèles, conjugués avec la notion<br />

du droit sur la terre que détenait la famille pendant la brève période où elle faisait<br />

lever une récolte, permirent à l'idée de propriété personnelle de la terre et du droit<br />

exclusif du ménage sur la parcelle de riz qu'il cultivait de se développer. Puisque les<br />

terrasses de riz permettaient de faire lever <strong>des</strong> récoltes pendant la plus grande partie<br />

de l'année et -devaient être entretenues même entre les saisons, la terre qu'elles<br />

occupaient n'était jamais vraiment hors d'usage et ne revenait donc jamais au village<br />

pour être redistribuée. La surface qui pouvait être utilisée pour la culture irriguée<br />

étant limitée - ceci pour <strong>des</strong> raisons tenant au sol, au volume d'eau disponible pour<br />

l'irrigation et à d'autres facteurs naturels -les ménages qui n'avaient pas eu l'énergie et<br />

la prévoyance de prendre une terre à riz dès le début se trouvèrent bientôt exclus<br />

définitivement. Insensiblement, à l'intérieur de ce qui avait d'abord été une société<br />

sans classes, il se forma une classe de propriétaires fonciers, avec un affaiblissement<br />

corrélatif de l'organisation selon la famille étendue : la fidélité à cette unité reposait<br />

en effet sur l'interdépendance économique de ses membres et la nécessité constante<br />

où ils étaient de coopérer; au contraire, un ménage pouvait soigner ses champs de riz<br />

irrigué sans aide et ressentait une répugnance bien naturelle à partager le produit avec<br />

<strong>des</strong> individus qui n'y avaient contribué en rien.<br />

Au début, l'avènement du régime foncier individuel n'affecta pas très sérieusement<br />

les expropriés, puisque ceux-ci pouvaient continuer à utiliser l'ancienne méthode<br />

pour exploiter la terre non irrigable. Cependant, la terre située à proximité du<br />

village s'épuisait progressivement et les ménages sans terre devaient aller de plus en<br />

plus loin pour trouver de la brousse. Souvent, leurs champs étaient si éloignés qu'ils<br />

ne pouvaient faire l'aller et retour dans la journée, si bien qu'ils prirent l'habitude d'y<br />

bâtir <strong>des</strong> dortoirs. La culture de ces champs éloignés devint aussi, peu à peu, l'affaire<br />

<strong>des</strong> ménages plutôt que <strong>des</strong> familles étendues. Peut-être l'effondrement <strong>des</strong> modèles<br />

de coopération selon la famille étendue était-il déjà trop avancé lorsque le système fut<br />

institué; peut-être la famille étendue ne voulut-elle pas qu'un nombre trop considé-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 258<br />

rable d'hommes se risquent si loin de la maison, une troupe hostile pouvant facilement<br />

isoler un petit groupe.<br />

Qu'allait-il advenir de la coutume profondément enracinée de déplacer le village,<br />

dès le moment où les villages étaient divisés en familles démunies qui avaient besoin<br />

de se déplacer et en propriétaires terriens qui ne voulaient pas quitter l'endroit où ils<br />

avaient leur capital? Il ne pouvait en résulter qu'un effondrement accru du Système<br />

fondé sur la famille étendue. Sans doute n'était-il pas rare auparavant que les villages<br />

se scindent et forment de nouvelles unités, mais ces scissions se faisaient toujours par<br />

familles étendues : tout au plus, tel homme placé à la tête de trois ou quatre ménages<br />

appartenant à la même lignée pouvait-il se séparer de son groupe et fonder une lignée<br />

distincte dans le nouveau village. Désormais, quand les villages se scindaient,<br />

c'étaient les non-propriétaires qui s'en allaient, de telle façon que le groupe émigrant<br />

était constitué de lignées tronquées. Dans la nouvelle localité, le même processus se<br />

renouvelait, jusqu'à ce que la terre qui avait formé la lisière du premier village fût<br />

parsemée de villages de même origine, dont les membres étaient retenus par les<br />

champs irrigués situés alentour.<br />

Le développement de la vie sédentaire et l'éclatement de la famille étendue eurent<br />

encore d'autres conséquences. <strong>Les</strong> villages mobiles étaient <strong>des</strong> unités socialement<br />

autonomes et endogames : les villages sédentaires l'étaient beaucoup moins. La<br />

famille étendue conserva son importance religieuse, fondée sur le culte d'un ancêtre<br />

commun, même après qu'elle eut perdu beaucoup de son importance fonctionnelle et<br />

que les ménages qui la composaient se fussent éparpillés. <strong>Les</strong> membres de la famille<br />

résidant en <strong>des</strong> villages différents se rassemblaient encore à certaines occasions<br />

rituelles et ce va-et-vient contribua à briser les anciens modèles d'isolement du village.<br />

<strong>Les</strong> intermariages devinrent peu à peu courants, en particulier dans les clans de la<br />

division <strong>des</strong> Menabe, souvent contraints à <strong>des</strong> intermariages entre villages par le<br />

modèle du mariage entre cousins croisés. Ainsi, le modèle original de village<br />

indépendant se transforma peu à peu en modèle tribal.<br />

<strong>Les</strong> nouvelles conditions eurent aussi <strong>des</strong> répercussions importantes sur les<br />

modèles de guerre. <strong>Les</strong> villages mobiles étaient toujours fortifiés d'un simple fossé et<br />

d'une palissade, mais on n'avait pas intérêt à faire un gros travail en un lieu qui serait<br />

bientôt abandonné. Une troupe ennemie, agissant par surprise, avait de sérieuses<br />

chances de prendre un tel village, s'emparant ainsi d'un riche butin de bétail et de belles<br />

jeunes femmes et chassant le groupe hors de son territoire qui pouvait être annexé.<br />

Et c'était là une entreprise normale chaque fois qu'un village se sentait surpeuplé. A<br />

partir du moment où la résidence permanente dans un village était assurée, les<br />

fortifications se consolidèrent et, à l'époque où les Européens arrivèrent, certains <strong>des</strong><br />

villages de l'Est, qui avaient été les premiers à connaître le riz irrigué et qui s'étaient<br />

donc sédentarisés depuis le plus longtemps, étaient inexpugnables, même pour une<br />

armée dotée d'artillerie. On raconte que ces villages étaient protégés par trois fossés<br />

concentriques ayant chacun sept mètres de large et autant de profondeur, aux pentes<br />

rai<strong>des</strong>, et séparés par <strong>des</strong> haies de figuiers de Barbarie. <strong>Les</strong> Tanala empruntèrent<br />

probablement cette forme de défense aux Betsiléos, mais seulement une fois qu'ils<br />

furent sédentarises : les nouvelles conditions ayant rendu nécessaire cette technique<br />

déjà bien connue, elle fut donc adoptée.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 259<br />

<strong>Les</strong> indigènes n'ayant pas de machines de siège, ces puissantes fortifications<br />

rendirent la guerre impossible : les assaillants ne pouvaient prendre un village que par<br />

traîtrise et les gran<strong>des</strong> guerres de la première période dégénérèrent progressivement<br />

en petits raids de pillards, visant à enlever les isolés; cette tendance ne fit que se<br />

renforcer lorsque les esclaves prirent une valeur économique : bien que l'on ait toujours<br />

connu <strong>des</strong> marchands d'esclaves, arabes, européens et imérina qui donnaient <strong>des</strong><br />

fusils en échange d'hommes mais qui n'étendirent jamais leur activité sur une vaste<br />

échelle, c'est, en partie au moins, dans ce nouveau contexte que les esclaves acquirent<br />

leur valeur nouvelle; auparavant, les esclaves n'avaient qu'une valeur économique<br />

réduite; désormais, on pouvait les mettre au travail dans les champs de riz. Le développement<br />

de l'esclavage suscita, entre autres choses, le besoin de techniques de<br />

rançonnement; on en vint progressivement, pour régulariser les relations entre une<br />

femme esclave et son maître, à ce que la famille de l'esclave donnât la moitié de sa<br />

valeur marchande, la promouvant ainsi au statut d'une épouse légale. De cette façon,<br />

de nouveaux liens s'établirent entre les villages, même lorsque ceux-ci appartenaient à<br />

<strong>des</strong> clans différents, la tribu entière devenant de plus en plus unie.<br />

Le dernier épisode de cette transformation se déroula il y a moins d'un siècle.<br />

Dans la première période, lorsque les groupes étaient mobiles, l'organisation tanala<br />

était tout à fait démocratique : le chef de l'une <strong>des</strong> lignées du village agissait comme<br />

juge et agent exécutif, mais il n'y avait aucune espèce d'investiture et il n'avait pas de<br />

pouvoir réel. Hors du village, il n'existait aucune autorité reconnue. <strong>Les</strong> tribus sédentaires<br />

de l'Est, au contraire, avaient eu <strong>des</strong> rois pendant quelques siècles et étaient en<br />

train d'instituer une sorte de système féodal qui renforçait l'autorité centrale sans tenir<br />

compte <strong>des</strong> anciennes délimitations de clans. Vers 1840, l'un <strong>des</strong> clans tanala établit<br />

sa domination sur plusieurs autres clans du Nord, se déclara investi de l'autorité<br />

royale et annonça que le chef héréditaire de sa lignée la plus ancienne était désormais<br />

roi <strong>des</strong> Tanala Menabe : il faut indiquer, entre parenthèses, que l'autorité de ce roi<br />

resta toujours assez faible et que, s'il exerçait une autorité réelle sur les clans sédentaires,<br />

il n'eut jamais de pouvoir sur les groupes encore mobiles. Bien que le royaume<br />

disparût avant qu'un appareil gouvernemental adéquat ait pu être constitué ou<br />

emprunté, ce premier roi introduisit deux nouveaux éléments culturels, tous deux<br />

empruntés aux Betsiléos : il se construisit un tombeau individuel, rompant ainsi avec<br />

une coutume tanala établie depuis longtemps et, après sa mort, les Tanala acceptèrent<br />

la croyance selon laquelle l'âme de leurs rois passait dans les serpents.<br />

Il y avait loin <strong>des</strong> villages tanala, mobiles et autonomes, avec leur société sans<br />

classes et ses puissantes familles étendues, au royaume tanala avec son autorité<br />

centrale, ses sujets sédentaires, ses classes <strong>sociales</strong> fondées sur <strong>des</strong> différences économiques<br />

et ses lignées sans aucune importance autre que rituelle. Cependant, la<br />

transformation peut être retracée étape par étape et l'on voit que c'est chaque fois la<br />

culture du riz irrigué qui a provoqué le changement. La culture du riz irrigué créa une<br />

situation qui exigeait soit la modification <strong>des</strong> modèles préexistants, soit l'adoption de<br />

modèles déjà élaborés par les tribus voisines qui avaient disposé de plus de temps<br />

pour résoudre ces problèmes. L'introduction de la nouvelle culture produisit une série<br />

de tensions, d'abord entre les éléments culturels les plus proches, puis entre <strong>des</strong><br />

éléments plus éloignés. Ces tensions mettent en relief les relations cachées entre les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 260<br />

éléments concernés : ainsi, le rapport entre le modèle de la famille étendue et l'impératif<br />

du travail collectif, entre ce dernier modèle et l'obstacle à l'accumulation<br />

individuelle de richesse que représentait l'ancienne méthode d'agriculture, ne devient<br />

évident que lorsqu'on observe l'effondrement de ce modèle sous l'impact <strong>des</strong> nouvelles<br />

conditions. De la même façon, le rapport entre le modèle de la famille étendue et<br />

l'isolement social <strong>des</strong> villages ne devint évident que lorsque cet isolement fut rompu,<br />

que la famille étendue cessa d'être la base de division du village et que de nouvelles<br />

communautés furent créées.<br />

Cet exemple peut aussi illustrer la façon dont, au cours de tout processus de transformation<br />

culturelle, la désintégration et la réintégration se poursuivent parallèlement.<br />

Certains secteurs de la culture étaient déjà parvenus à un certain degré de cohérence<br />

quand d'autres commençaient à peine à ressentir les effets perturbateurs du nouvel<br />

élément. Ainsi, la contradiction entre l'épuisement du sol et les investissements nécessaires<br />

dans les champs de riz irrigué fut temporairement réglée par la création de<br />

techniques permettant l'utilisation <strong>des</strong> terres plus éloignées jusqu'au moment où les<br />

modèles d'isolement du village furent sérieusement affectés. La transformation<br />

culturelle provoqua toutes sortes de contraintes, <strong>des</strong> malaises individuels et <strong>des</strong> conflits<br />

d'intérêt d'un nouveau type : la société survécut néanmoins. En outre, de toute la<br />

tribu, un seul clan rejeta la technique nouvelle qui fut à l'origine du bouleversement.<br />

Ce clan, celui <strong>des</strong> Zafimaniry, vivait à la bordure du territoire betsiléo et fut l'un<br />

<strong>des</strong> premiers groupes tanala a adopter la culture du riz irrigué. Si on les en croit, les<br />

Zafimaniry s'adonnèrent à cette culture pendant un temps considérable. Puis, une<br />

attaque ennemie survenue alors que les hommes <strong>des</strong> différents ménages étaient<br />

éparpillés dans leurs parcelles individuelles provoqua de lour<strong>des</strong> pertes. Peut-être<br />

avait-on déjà pris conscience <strong>des</strong> difficultés <strong>sociales</strong> qu'entraînait l'adoption de la<br />

nouvelle technique, en tout cas, cet incident força la décision. La tribu interdit la<br />

culture du riz irrigué et elle continua de refuser de s'adonner à cette culture en dépit<br />

de l'épuisement de la brousse et de la légère pression gouvernementale pendant la<br />

dernière génération. Il y a quelques années, un groupe de Betsiléos fut installé sur le<br />

territoire zafimaniry pour exploiter une terre non utilisée convenant au riz irrigué :<br />

bien que ces immigrants eussent l'appui <strong>des</strong> autorités européennes, les Zafimaniry les<br />

attaquèrent, brisèrent leurs terrasses de riz et les chassèrent.<br />

Il est exceptionnel qu'un trait déjà adopté soit ainsi rejeté. En général, conscients<br />

<strong>des</strong> avantages immédiats que la nouveauté introduite leur apporte, les individus<br />

s'attachent à lui en même temps qu'ils déplorent les conséquences de son adoption.<br />

Cependant, quels que soient les bouleversements consécutifs, la société survit et peut<br />

même parvenir à se restructurer. Un élément qui est parvenu à s'imposer ne peut,<br />

semble-t-il, bouleverser de façon permanente une culture ou détruire une société.<br />

L'une et l'autre possèdent une aptitude presque infinie à se transformer et s'adapter.<br />

L'apparition <strong>des</strong> difficultés qui résultent de l'adoption d'un nouvel élément déclenche<br />

la capacité inventive <strong>des</strong> membres de la société et l'on modifie progressivement le<br />

nouvel élément comme les éléments préexistants jusqu'à ce qu'on parvienne à les<br />

accorder.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 261<br />

<strong>Les</strong> effets perturbateurs de l'adoption d'un nouvel élément culturel et les difficultés<br />

qui accompagnent la réintégration de la configuration culturelle diffèrent profondément<br />

selon les cas. Ainsi l'adoption d'une nouvelle forme d'ornement ou d'une<br />

habitude telle que celle de fumer ont en général peu d'effet sur la culture dans son<br />

ensemble, <strong>des</strong> changements mineurs dans les éléments auxquels elles se heurtent<br />

directement suffisant pour régler le problème. Tout élément dont l'adoption implique<br />

une transformation importante dans la vie économique entraîne, au contraire, une<br />

longue série de modifications compensatrices. Du fait que toute culture a pour fonction<br />

principale d'assurer la nourriture, le logement et la survie <strong>des</strong> membres de la<br />

société et que c'est en ce domaine qu'elle s'affronte le plus directement aux faits bruts<br />

du monde matériel, qui ne peuvent être changés, encore moins ignorés, les techniques<br />

liées à la satisfaction de ces besoins biologiques de base constituent les fondements<br />

sur lesquels est édifiée toute la superstructure culturelle en sorte que tout changement<br />

dans ces fondements ébranle la totalité de l'édifice. Mais, en même temps, du fait que<br />

d'une part les techniques économiques sont plus aisées à communiquer et qu'il est<br />

plus facile d'en voir les avantages et les inconvénients, et que d'autre part le rapport<br />

qu'elles entretiennent avec le reste de l'édifice social est rarement évident pour ceux<br />

qui participent de la culture, les sociétés se laissent constamment prendre au piège en<br />

adoptant <strong>des</strong> éléments qui enferment une très grande force perturbatrice.<br />

Deux éléments n'ont jamais exactement les mêmes effets perturbateurs sur la<br />

même culture ni <strong>des</strong> effets identiques dans deux cultures données. En général, le<br />

changement qui résulte de l'adoption d'un nouvel élément est directement proportionnel<br />

à l'importance dans la configuration culturelle préexistante, <strong>des</strong> éléments avec<br />

lesquels il entre en conflit, comme on le voit en observant les conséquences de l'introduction<br />

du christianisme dans différentes sociétés indigènes : les conditions particulières<br />

dans lesquelles s'opère généralement l'introduction de cet élément excluent<br />

Pratiquement qu'il puisse subir une modification importante; le missionnaire européen<br />

s'efforce toujours de propager sa croyance et ses rites particuliers dans leur forme<br />

d'origine et il est toujours soutenu par le prestige attaché à tout ce qui est européen,<br />

quand ce n'est pas par <strong>des</strong> agents plus actifs, en sorte que, dans la mesure où les<br />

indigènes adoptent la nouvelle foi, ils doivent la prendre exactement comme on la<br />

leur présente.<br />

Dans une culture telle que celle de Samoa, où la religion n'avait, semble-t-il,<br />

qu'une faible importance fonctionnelle à l'époque pré-européenne, l'introduction du<br />

christianisme a eu peu d'effets perturbateurs et son intégration a été facile. <strong>Les</strong> chefs<br />

dominent la nouvelle foi exactement comme ils dominaient l'ancienne et, dans la<br />

mesure où ils ont été capables de la soumettre aux mêmes usages, le changement a à<br />

peine touché les modèles préexistants de la vie indigène. A Madagascar, au contraire,<br />

l'introduction du christianisme a entraîné de profon<strong>des</strong> perturbations : là, la majeure<br />

partie de la vie indigène était dominée par le culte <strong>des</strong> ancêtres, la crainte du courroux<br />

<strong>des</strong> ancêtres constituant la principale incitation à se comporter d'une façon socialement<br />

acceptable; avec la disparition de ce stimulus, c'est la configuration culturelle<br />

entière qui se trouve bouleversée et, bien qu'une restructuration ait pu s'opérer,<br />

certaines valeurs semblent avoir été perdues à jamais. Ainsi le vol, qui était presque<br />

inconnu à J'époque païenne, est devenu banal dans les groupes chrétiens. La peur de<br />

l'enfer et la police sont de bien pauvres substituts de la crainte <strong>des</strong> fantômes <strong>des</strong>


Ralph Linton (1936), De l’homme. 262<br />

ancêtres qui savaient tout et punissaient le malfaiteur par la maladie ici-bas et l'exclusion<br />

du village <strong>des</strong> ancêtres dans l'au-delà. De même, lorsqu'on entre dans un village,<br />

on peut dire d'emblée si les habitants sont chrétiens ou païens, simplement en<br />

observant l'état <strong>des</strong> maisons et <strong>des</strong> rues : les villages païens sont propres, puisque les<br />

esprits ancestraux approuvent la propreté et punissent la négligence; les villages chrétiens,<br />

où cette sanction n'existe plus, sont en général immon<strong>des</strong>.<br />

Ceci nous conduit du même coup à chercher à déterminer quel est le niveau<br />

d'intégration culturelle nécessaire à la survie. Aucune culture, de toutes évidences,<br />

n'est jamais dans un état d'intégration parfaite, c'est-à-dire que tous ses éléments ne<br />

sont jamais parfaitement cohérents tant qu'un changement quelconque est en train de<br />

s'accomplir, ce qui est toujours le cas. L'intégration est donc affaire de degré et l'on<br />

peut supposer qu'il y a un seuil au-<strong>des</strong>sous duquel elle ne peut <strong>des</strong>cendre sans<br />

provoquer la paralysie de la culture et, par conséquent, la <strong>des</strong>truction de la société en<br />

tant qu'entité fonctionnelle. Cependant, ce point est rarement, sinon jamais, atteint.<br />

Du fait de leur très grande adaptabilité, toutes les cultures sont capables d'intégrer tout<br />

nouvel élément culturel, ou toute série d'éléments, qui ne soit pas en opposition si<br />

directe et si complète avec les éléments de base de la configuration existante que la<br />

société les rejette d'emblée.<br />

On voit encore une fois à l'évidence que la culture est un phénomène sociopsychique<br />

et non physique : le degré d'intégration nécessaire à son bon fonctionnement<br />

n'est en aucune façon comparable avec celui qui est requis pour le bon fonctionnement<br />

d'un organisme. <strong>Les</strong> cultures, comme les personnalités, sont parfaitement<br />

capables d'intégrer <strong>des</strong> éléments contradictoires et de dominer <strong>des</strong> incompatibilités<br />

logiques. Il n'y a que deux points dans toute la configuration culturelle où ces incompatibilités<br />

et défauts de cohérence peuvent avoir un effet paralysant :l'un est le noyau<br />

de la culture, cette masse de valeurs et de réactions psychologiques conditionnées,<br />

largement subconscientes, qui donnent à la culture sa vitalité et inspirent à l'individu<br />

les raisons d'actualiser les modèles et d'y adhérer; l'autre se situe dans la zone la plus<br />

superficielle de la culture, celle <strong>des</strong> modèles habituels du comportement patent. Des<br />

tensions dans le noyau culturel provoquent chez l'individu <strong>des</strong> conflits affectifs constants;<br />

elles engendrent <strong>des</strong> conflits entre individus qui ont fait <strong>des</strong> choix de valeurs<br />

différents et à un affaiblissement de l'esprit de corps du groupe; <strong>des</strong> incohérences<br />

dans les modèles de comportement entraînent <strong>des</strong> interférences constantes, une perte<br />

d'énergie sinon un état chronique d'irritation.<br />

<strong>Les</strong> éléments qui composent le noyau d'une culture ne doivent pas nécessairement<br />

être compatibles sous tous les rapports. En fait, les sociétés, comme les individus,<br />

sont capables d'attitu<strong>des</strong> ambivalentes et il n'est pas rare qu'une société particulière<br />

soit attachée à <strong>des</strong> valeurs qui semblent parfaitement incompatibles : ainsi, les Apaches<br />

qui éprouvent respect et affection pour leur famille en dépendent très étroitement<br />

tant au point de vue économique qu'au point de vue social tout en la craignant profondément.<br />

Cependant, dans la plupart <strong>des</strong> cas, les conflits entre les éléments du noyau<br />

de la culture sont plus apparents que réels : si <strong>des</strong> valeurs qui sont logiquement incompatibles<br />

ou qui enferment <strong>des</strong> virtualités de conflit peuvent être conciliées, c'est<br />

qu'elles sont socialement associées à <strong>des</strong> situations particulières et exclusives; ainsi,<br />

notre société peut faire du respect de la vie humaine une valeur suprême et tenir la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 263<br />

participation à la guerre pour un impératif, sans que l'individu vive cette contradiction<br />

comme un conflit psychologique parce que la règle vaut dans un cas pour les membres<br />

de sa propre société et dans l'autre pour les membres d'autres sociétés. Il en est<br />

ainsi dans toutes les cultures - les attitu<strong>des</strong> ambivalentes s'équilibrent même et empêchent<br />

par là le bouleversement de la société.<br />

Des conflits graves ont peu de chances de se produire dans le noyau d'une culture<br />

sous l'effet de la diffusion : en beaucoup de cas, on l'a vu, les éléments qui forment<br />

cette partie de la culture ne peuvent même pas être verbalisés adéquatement. Ils ont<br />

donc peu de chances d'être perçus par <strong>des</strong> individus élevés dans une autre culture et<br />

moins encore d'être adoptés par une société entière. Le noyau d'une culture est ainsi<br />

fortement protégé contre les bouleversements directs que déterminerait l'introduction<br />

pure et simple de nouveaux éléments. Sans doute est-il indirectement affecté par tout<br />

changement important survenant dans l'ensemble de la configuration culturelle, mais<br />

les adaptations nécessaires ont largement le temps de se faire.<br />

Si, comme toutes les autres parties de la culture, le contenu du noyau culturel est<br />

sujet au changement, les changements y sont en général beaucoup plus lents. Certains<br />

éléments fondamentaux peuvent être abandonnés si quelque transformation dans les<br />

aspects extérieurs de la vie du groupe gêne de façon persistante leur expression dans<br />

le comportement patent : ainsi, la haute valeur que toutes les tribus <strong>des</strong> Plaines <strong>des</strong><br />

États-Unis accordent à la guerre et au courage personnel ne peut guère manquer de<br />

s'affaiblir quand la guerre a été éliminée pendant plusieurs générations, sans que la<br />

dévalorisation de la guerre soit compensée, cependant, par l'adoption de valeurs empruntées<br />

à une autre culture, la valorisation du travail par exemple. <strong>Les</strong> changements<br />

dans les valeurs de base d'un groupe semblent avoir une genèse presque exclusivement<br />

interne et résulter beaucoup moins de la concurrence entre <strong>des</strong> éléments déjà<br />

établis et <strong>des</strong> éléments nouveaux que de conflits entre les éléments établis et une<br />

situation externe que la société et la culture sont impuissantes à modifier. Ainsi, chez<br />

les non-Européens en voie d'acculturation, rares sont les valeurs européennes qui<br />

reçoivent une véritable adhésion affective lors même que les membres d'un tel groupe<br />

ont assumé toutes les apparences de la civilisation blanche, quelque événement inattendu<br />

vient révéler que le noyau de l'ancienne culture est encore vivant et vigoureux.<br />

<strong>Les</strong> Changements dans le noyau culturel étant lents et de caractère plus ou moins<br />

progressif, ils provoquent rarement <strong>des</strong> conflits graves. <strong>Les</strong> anciens éléments sont<br />

abandonnés et les nouveaux s'élaborent en fonction de la configuration existante : si<br />

les éléments nouvellement apparus entrent en conflit grave avec <strong>des</strong> parties de cette<br />

configuration fermement établies, leur développement ultérieur est freiné jusqu'au<br />

moment où les changements dans la configuration les rendent plus inoffensifs. Cette<br />

partie de la culture peut, par conséquent, conserver un degré d'intégration satisfaisant<br />

tout au long d'un processus normal de changement culturel.<br />

Elle peut progressivement s'adapter aux nouvelles conditions tout en conservant<br />

son intégrité, parce qu'elle subordonne les éléments introduits dans les niveaux plus<br />

superficiels de la culture aux anciennes valeurs. Ainsi, les Dakota, en adoptant le<br />

christianisme, ont trouvé dans la coutume blanche <strong>des</strong> dons religieux une manière<br />

d'actualiser leur ancien modèle tribal selon lequel on honorait les individus en leur


Ralph Linton (1936), De l’homme. 264<br />

dédiant un don: celui auquel le don est dédié et le donateur participent au prestige qui<br />

en résulte. La conception originelle selon laquelle le donateur rachète par là de mauvaises<br />

actions passées est restée pratiquement lettre morte.<br />

Tant qu'une société peut conserver son intégrité, le noyau de sa culture peut<br />

échapper aux bouleversements que déterminerait l’introduction soudaine de nouveaux<br />

éléments. Cependant, un bouleversement grave peut se produire quand deux sociétés<br />

et cultures sont en voie de fusionner réellement. Dans ce cas, il y a une période pendant<br />

laquelle les jeunes sont exposés à deux systèmes de valeurs, dont chacun peut<br />

être intérieurement cohérent mais qui s'opposent brutalement sous certains rapports:<br />

ces contradictions provoquent souvent <strong>des</strong> conflits dans la personnalité <strong>des</strong> individus<br />

et engendrent peu a peu l'indifférence générale à l'égard <strong>des</strong> valeurs <strong>sociales</strong>. Cependant,<br />

les valeurs que les deux cultures ont en commun tendent à persister, même dans<br />

ce cas, et servent de base à l'élaboration d'un nouveau noyau d'éléments mutuellement<br />

adaptés.<br />

Il est évident que les conflits entre <strong>des</strong> modèles culturels régissant le comportement<br />

patent ont <strong>des</strong> résultats plus immédiatement funestes que les conflits à l'intérieur<br />

du noyau culturel. Si le comportement réel <strong>des</strong> membres de la société n'est pas organisé<br />

de manière à éviter les interférences mutuelles et les oppositions constantes, la<br />

société ne peut tout simplement pas fonctionner. Il faut, une fois encore, insister sur la<br />

distinction entre les modèles culturels et le comportement de fait <strong>des</strong> membres d'une<br />

société : le comportement lui-même est beaucoup plus souple que les modèles qui<br />

l'influencent; il est toujours mesuré à la fois au modèle et à la situation réelle, ce qui<br />

facilite la solution <strong>des</strong> conflits entre les modèles. Tous les individus possèdent une<br />

heureuse aptitude à penser ou croire une chose et à en faire une autre. C'est pourquoi<br />

un conflit entre deux modèles ne provoque pas nécessairement le rejet immédiat de<br />

l'un ou de l'autre, mais entraîne <strong>des</strong> modifications immédiates dans le comportement<br />

que guident en principe ces modèles, modifications qui réagissent à la longue sur les<br />

modèles, entraînant leur modification et leur adaptation mutuelle. <strong>Les</strong> modèles de<br />

comportement sont, en fait, les éléments culturels les plus souples, et la plupart <strong>des</strong><br />

transformations culturelles débutent par ces modèles.<br />

Outre le noyau culturel et les modèles de comportement, beaucoup d'autres éléments<br />

peuvent se contredire sans provoquer <strong>des</strong> conflits psychologiques chez l'individu<br />

ou <strong>des</strong> interférences dans les activités indispensables du groupe. Des contradictions<br />

existent toujours dans cette zone mais, le plus souvent, les individus qui participent<br />

de la culture en sont sereinement inconscients. Seuls les groupes extrêmement<br />

raffinés peuvent exiger de leur culture la cohérence logique. Ce désir ne peut naître<br />

tant que l'on n'a pas cessé de considérer la culture comme allant entièrement de soi, ce<br />

qui est la règle. Et même alors, la tâche qui consiste à rendre la culture cohérente est<br />

laissée en général aux spécialistes tels que les prêtres. L'individu moyen peut adhérer<br />

à toute une série de croyances contradictoires tant que les modèles de comportement<br />

concernant ces croyances n'entrent pas eux-mêmes en conflit direct. Ainsi, le protestant<br />

américain moyen du début du XIXe siècle professait trois croyances distinctes<br />

et contradictoires à propos de l'état de l'âme dans l'au-delà : il croyait, conformément<br />

au dogme, que le mort dormait jusqu'au Jugement Dernier, moment où l'âme comme<br />

le corps étaient ressuscités; il croyait simultanément qu'à la mort les âmes allaient


Ralph Linton (1936), De l’homme. 265<br />

directement au paradis ou en enfer, que les bienheureux ne désiraient pas revenir sur<br />

terre et que les damnés en étaient empêchés; enfin, il croyait que les âmes, en particulier<br />

les âmes damnées, pouvaient apparaître aux vivants comme fantômes et leur<br />

nuire, bien qu'il ne sût pas très nettement comment. La contradiction logique entre ces<br />

croyances ne le troublait pas le moins du monde: le même individu pouvait être<br />

profondément ébranlé par un sermon sur le Jugement Dernier, parler de parents aimés<br />

comme l'attendant au ciel, se réjouir à l'avance sur son lit de mort de se retrouver<br />

bientôt avec eux et éprouver une vive crainte <strong>des</strong> cimetières après la tombée du jour.<br />

Une <strong>des</strong> écoles d'anthropologie a consacré beaucoup de temps et d'érudition à<br />

prouver que les peuples non civilisés ne pensent pas logiquement. C'est tout à fait<br />

exact à ce détail près : on oublie qu'il en va de même pour les peuples civilisés. <strong>Les</strong><br />

uns et les autres peuvent recourir à la logique quand c'est nécessaire pour atteindre<br />

<strong>des</strong> fins particulières, mais ni les uns ni les autres n'y ont recours communément et<br />

ordinairement pour mettre à l'épreuve la compatibilité mutuelle <strong>des</strong> éléments de la<br />

culture dans laquelle ils ont été élevés. Pareille intention est probablement aussi conditionnée<br />

culturellement que le désir de mettre les mots en un ordre particulier pour<br />

en faire un poème. Lorsque, dans une société comme la nôtre où les individus ont été<br />

entraînés à croire que la cohérence logique est souhaitable, on montre à un individu<br />

les contradictions de ses propres croyances, cela ne fait généralement que l'exaspérer<br />

au lieu de le surprendre. Après tout, cette aptitude à l'incohérence a son utilité : c'est<br />

ce qui permet aux hommes de se doter d'une personnalité intégrée et, en même temps,<br />

de survivre dans un environnement instable et en constante transformation. L'individu<br />

parfaitement cohérent dans ses actes et ses pensées est toujours un fardeau pour ses<br />

amis : s'il pousse cette inclination jusqu'à sa conclusion logique, il risque fort de finir<br />

ses jours dans un asile.<br />

La culture, si tant est qu'on puisse dire qu'elle existe, consiste en éléments qui sont<br />

partagés par les individus et qui se trouvent, par là même, renforcés. Il est donc vain<br />

de supposer a priori que les éléments qui composent une culture doivent être plus<br />

cohérents que les éléments qui composent une personnalité bien adaptée. Pour bien<br />

remplir ses fonctions, une culture n'a besoin que d'être intégrée au point d'avoir éliminé<br />

tout conflit perturbateur dans les réactions psychologiques et le comportement<br />

patent; elle peut, tout comme la personnalité individuelle, enfermer <strong>des</strong> incohérences<br />

logiques et même <strong>des</strong> conflits affectifs d'un type mineur.<br />

Il est parfaitement vrai que plus l'adaptation mutuelle <strong>des</strong> éléments d'une culture<br />

est grande, plus le fonctionnement en est efficace. Par là s'explique probablement la<br />

tendance <strong>des</strong> cultures qui sont à l'abri <strong>des</strong> contacts perturbateurs et de la diffusion de<br />

nouveaux éléments a parfaire sans cesse leur intégration. Cependant, les éléments de<br />

la configuration culturelle doivent s'adapter à la configuration plus vaste qui inclut<br />

l'environnement total du groupe, aussi bien qu'ils s'adaptent entre eux. Le processus<br />

d'intégration se poursuit sans cesse dans toutes les cultures et, poussé jusqu'à sa conclusion<br />

logique, il devrait aboutir à une adaptation interne et externe parfaite, excluant<br />

par là la nécessité du changement. En fait, cette limite n'est jamais atteinte, soit qu'un<br />

nouvel élément vienne s'ajouter à l'ensemble culturel grâce à l'invention ou à la diffusion,<br />

soit qu'il se produise un changement dans l'environnement de la société qui<br />

bouleverse l'état d'équilibre et rende nécessaires <strong>des</strong> modifications culturelles.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 266<br />

En fait, le degré d'intégration culturelle d'une société dépend toujours de son environnement.<br />

Dans un environnement stable, il est préférable que le degré d'intégration<br />

culturelle soit très élevé. Cependant, plus le degré de cohérence et d'interdépendance<br />

<strong>des</strong> éléments qui composent la culture est élevé, plus les effets d'un changement dans<br />

le contenu de la culture ou de son environnement sont importants. De même que les<br />

organismes qui sont parvenus à une adaptation si parfaite a un environnement particulier<br />

qu'ils sont incapables de se réadapter aux nouvelles conditions et disparaissent<br />

lorsque l'environnement se transforme, de même à l’efficacité accrue qui accompagne<br />

un degré accru d'intégration correspond un affaiblissement dans l'aptitude à modifier<br />

la culture rapidement et avec un minimum de gêne pour les membres de la société.<br />

Soit un exemple. <strong>Les</strong> Pawnies avaient une culture extrêmement riche, intérieurement<br />

cohérente et bien intégrée. En comparaison, la culture comanche, au contraire,<br />

était pauvre et elle présentait toutes sortes d'incohérences mineures dues en grande<br />

partie à l'arrivée récente <strong>des</strong> Comanches dans le sud <strong>des</strong> Plaines et à leurs emprunts<br />

massifs aux différents groupes avec lesquels ils étaient en contact. De toute évidence,<br />

avant l'arrivée <strong>des</strong> Blancs, les Comanches parvenaient à satisfaire correctement leurs<br />

besoins matériels, mais les frictions étaient nombreuses entre les individus. L'arrivée<br />

<strong>des</strong> Blancs ayant provoqué de profonds changements dans l'environnement <strong>des</strong> deux<br />

groupes, la culture pawnie, bien intégrée, résista d'abord pendant un temps puis s'effondra,<br />

l'adoption <strong>des</strong> éléments culturels nécessaires entraînant la désintégration de la<br />

structure entière; au contraire, en dépit de la disparition soudaine <strong>des</strong> activités guerrières<br />

et <strong>des</strong> activités économiques habituelles, la culture comanche résista : les nouveaux<br />

éléments furent volontiers adoptés et facilement intégrés. Si les tensions et les<br />

conflits affectifs ne manquèrent pas, ils ne prirent jamais <strong>des</strong> formes aussi tragiques<br />

que dans le cas de la plupart <strong>des</strong> autres tribus <strong>des</strong> Plaines et la Danse du Fantôme ellemême,<br />

qui était fondamentalement une manifestation de désespoir, ne gagna que<br />

quelques adeptes. En deux générations, les Comanches sont parvenus à s'adapter de<br />

façon relativement satisfaisante aux nouvelles conditions, sans avoir sacrifié leur<br />

intégrité culturelle ou sociale. Ils évitent simplement les Blancs. Ils ont adopté <strong>des</strong><br />

éléments de la culture blanche avec discrimination et les ont réinterprétés de telle façon<br />

que la plupart de leurs propres valeurs sont restées intactes. Ainsi, le rite du<br />

peyote en sa forme actuelle prescrit l'usage de « Bull Durham » pour les cigarettes sacrées<br />

et de café « Arbuckle » pour les fêtes matinales, dans les termes précis où il<br />

prescrit la façon de faire un feu de hutte. De la même façon, l'acceptation de l'automobile<br />

s'accompagna du tabou interdisant de la garer derrière la maison d'un sorcier;<br />

ceci découlait immédiatement <strong>des</strong> idées anciennes selon lesquelles la graisse et le fait<br />

de passer derrière un sorcier étaient tous deux préjudiciables à son pouvoir.<br />

Dans l'exemple qui vient d'être cité, les nouveaux éléments culturels ont été adoptés<br />

sans modification dans leur forme superficielle et incorporés dans la configuration<br />

préexistante par un processus de réinterprétation. Leur intégration s'est faite non grâce<br />

à <strong>des</strong> changements dans les éléments tels qu'ils étaient objectivement reçus mais grâce<br />

à l'attribution sélective de fonctions et à l'addition d'un nouveau contexte d'association.<br />

Bien qu'elles soient évidemment limitées par les possibilités d'utilisation intrinsèques,<br />

les possibilités d'attribuer <strong>des</strong> fonctions au nouvel élément dépendent d'un<br />

processus sélectif, certaines possibilités étant utilisées et d'autres ignorées. On peut


Ralph Linton (1936), De l’homme. 267<br />

voir dans le fait que de nouveaux éléments puissent être adaptés à une configuration<br />

culturelle préexistante Par l'addition d'un contexte d'association une preuve supplémentaire<br />

du relâchement relatif de l'interdépendance mutuelle <strong>des</strong> éléments culturels.<br />

En fait, nous savons que, d'un point de vue purement objectif, <strong>des</strong> éléments identiques,<br />

ou <strong>des</strong> groupes d'éléments identiques, peuvent faire partie de deux ou plusieurs<br />

configurations culturelles extrêmement différentes. Ainsi, bien que les cultures matérielles<br />

<strong>des</strong> tribus tlingit et haïda apparaissent comme identiques, à la seule différence<br />

que les Tlingit emploient quelquefois du bois d'érable pour les outils alors que ce<br />

matériau n'est pas disponible sur le territoire haïda, les configurations culturelles<br />

tlingit et haïda diffèrent néanmoins nettement à bien <strong>des</strong> égards. De même, tout ce qui<br />

concernait le cheval et la chasse se retrouvait absolument identique chez tous les<br />

Indiens <strong>des</strong> Plaines, les différences tribales se réduisant à <strong>des</strong> éléments aussi secondaires<br />

que la hauteur relative de la selle ou le fait que l'armature de transport ou<br />

travois * fût ronde ou ovale ou, en matière de chasse aux buffles, au degré de discipline<br />

imposé aux chasseurs. Néanmoins, ces éléments uniformes étaient intégrés, dans<br />

les différentes configurations dans lesquelles ils survenaient, à une grande variété de<br />

types d'organisation sociale et même d'idées et de pratiques religieuses. Certaines <strong>des</strong><br />

tribus qui les utilisaient avaient une organisation clanique bien marquée, d'autres une<br />

simple organisation familiale; certaines <strong>des</strong> tribus avaient une aristocratie avec héritage<br />

du rang et de la fonction, d'autres étaient essentiellement égalitaires; certaines<br />

étaient patrilinéaires, d'autres matrilinéaires. De même, la religion allait <strong>des</strong> pouvoirs<br />

purement personnels et soigneusement gardés <strong>des</strong> Nez Percé aux pouvoirs claniques<br />

parfaitement collectifs et aux rites publics <strong>des</strong> Pawnies.<br />

Il est clair que l'intégration culturelle n'a que peu de rapport avec l'intégration d'un<br />

organisme : du fait qu'elle ne suppose aucunement que les éléments intégrés aient été<br />

profondément modifiés dans leurs aspects objectifs, on ne peut déduire les adaptations<br />

mutuelles <strong>des</strong> éléments culturels d'une étude de leur forme et on ne peut comprendre<br />

les principes de l'intégration qu'en l'observant en acte.<br />

* Travois (ou travée, ou travail) : traîneau indien formé de deux longs bras : l'une de leurs extrémités<br />

est attelée au cheval tandis que l'extrémité opposée traîne par terre. (N. d. T.)


chapitre 21<br />

les reconstructions historiques<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 268<br />

Le contenu d'une culture, à un point quelconque de son développement, étant très<br />

largement déterminé par les événements passés, toute méthode qui permet de<br />

connaître ces événements est d'une grande valeur pour la compréhension du présent.<br />

Cependant, les techniques que les anthropologues utilisent pour une telle reconstitution<br />

sont encore défectueuses. Tant que nous n'en saurons pas plus sur le véritable<br />

processus d'invention et de diffusion, nous devrons considérer comme sujette à révision<br />

toute assertion concernant les points d'origine <strong>des</strong> différents éléments culturels,<br />

les voies par lesquelles ils se sont répandus et en particulier la vitesse à laquelle ils se<br />

sont répandus.<br />

En ce qui concerne les reconstructions historiques, ce sont les documents contemporains<br />

ou les découvertes archéologiques qui fournissent les preuves les meilleures,<br />

quoique toujours incomplètes, et même, pour bien <strong>des</strong> cultures, inexistantes. La façon<br />

la plus généralisable d'aborder le problème consiste à étudier et à analyser la répartition<br />

<strong>des</strong> traits culturels et à déterminer ainsi, avec <strong>des</strong> degrés variés de probabilité,<br />

les différents contacts qu'un continuum culturel a eus avec d'autres continuums et<br />

même, d'une façon encore plus précaire, l'ordre dans lequel ces contacts se sont<br />

produits.<br />

La première étape consiste,. bien entendu, à dresser une carte de la répartition d'un<br />

trait particulier ou d'un ensemble particulier de traits. Elle se complique du fait qu'on<br />

ne peut jamais exclure complètement la possibilité d'une origine indépendante pour


Ralph Linton (1936), De l’homme. 269<br />

<strong>des</strong> traits similaires se trouvant dans <strong>des</strong> cultures différentes. Certaines écoles d'anthropologie<br />

soutiennent que la présence de traits similaires dans deux cultures est<br />

toujours un indice de contact, indépendamment de la distance qui peut séparer ces<br />

cultures dans le temps ou dans l'espace. Cette théorie n'exclut évidemment pas que<br />

deux cultures aient pu être en contact par l'intermédiaire d'autres cultures, ni qu'elles<br />

aient pu emprunter le trait particulier à une même troisième, mais elle se fonde sur<br />

l'hypothèse que chaque trait culturel ne naît qu'une fois et à un seul endroit. A l'opposé,<br />

l'école évolutionniste, aujourd'hui largement dépassée, soutient que <strong>des</strong> éléments<br />

culturels similaires surgissent spontanément dans <strong>des</strong> conditions similaires d'environnement<br />

et de développement culturel. La vérité se trouve sans aucun doute quelque<br />

part entre ces deux extrêmes : l'invention indépendante a été plus fréquente que ne<br />

l'admettent les diffusionnistes et beaucoup moins que ne le pensent les évolutionnistes.<br />

Le développement indépendant de traits similaires à l'intérieur de deux cultures<br />

peut s'être fait par convergence ou par parallélisme. Dans le cas de convergence, le<br />

trait se développe indépendamment à partir de deux fonds culturels totalement différents.<br />

Le piston à feu, dispositif qui utilise la chaleur produite par la brusque compression<br />

de l'air pour enflammer quelque substance inflammable, en donne un excellent<br />

exemple. Cet appareil fut inventé par un groupe d'Asie du Sud-Est et il est encore<br />

utilisé par de nombreuses tribus malaises de la région. Inutile de dire que ces groupes<br />

n'ont pas la compréhension <strong>des</strong> principes physiques impliqués; la possibilité de<br />

produire, du feu de cette façon a dû être découverte par accident et le mécanisme a dû<br />

être perfectionné par <strong>des</strong> expérimentations ultérieures. Un appareil similaire se développa<br />

en Europe au début du XIXe siècle mais, dans ce cas, il naquit d'une tentative<br />

délibérée pour appliquer un principe découvert au cours d'expériences physiques. Un<br />

autre exemple de convergence nous est fourni par l'érection, en Égypte comme au<br />

Mexique, d'énormes structures pyramidales dont l'origine et la fonction étaient tout à<br />

fait différentes. La pyramide égyptienne avait pour origine le type de tombeau<br />

mastaba et était toujours un édifice mortuaire, tandis que la pyramide mexicaine<br />

rappelait le fondement d'une maison et représentait, à l'origine, la fondation du temple<br />

ou de l'autel érigé au-<strong>des</strong>sus d'elle. Néanmoins, la ressemblance superficielle dans les<br />

deux cas est plutôt surprenante.<br />

Par parallélisme, on entend le cas où deux sociétés ont reçu un élément culturel<br />

commun dans un passé plus ou moins éloigné, ou ont fait la même invention de base.<br />

Par une série de perfectionnements, cet élément d'origine s'est ensuite transformé de<br />

façon étroitement semblable dans les deux aires. Le fusil à vent est un bon exemple<br />

d'une découverte indépendante du même principe en deux aires différentes, l'Amérique<br />

du Sud et la Malaisie. Dans les deux cas, l'utilisation de cet appareil semble avoir<br />

commencé lorsqu'on a découvert qu'on pouvait propulser de petits objets en les soufflant<br />

par un tube, principe que nous appliquons aussi dans nos petites sarbacanes de<br />

poche. La présence, dans les deux régions, d'une espèce de bambou long-jointée<br />

favorisa cette découverte. Dans les deux régions, c'est probablement par expérimentation<br />

inconsciente que furent reconnues les possibilités de la nouvelle découverte et<br />

que s'élaborèrent <strong>des</strong> adaptations de plus en plus parfaites. On s'aperçut que certains<br />

fusils fonctionnaient mieux que d'autres, on les imita et la variante la mieux réussie<br />

fut imitée à nouveau. De cette façon, <strong>des</strong> fusils de bois de calibre presque semblable


Ralph Linton (1936), De l’homme. 270<br />

et <strong>des</strong> flèches de type très voisin apparurent dans les deux régions. Il est intéressant de<br />

noter que <strong>des</strong> expériences récentes ont montré que le calibre de ces fusils est- en fait<br />

celui qui donne la plus grande portée, les tailles supérieures ou inférieures perdant<br />

rapidement en efficacité. Il est difficile de trouver <strong>des</strong> exemples de parallélisme où<br />

deux cultures reçoivent et élaborent indépendamment le même élément : il est, en<br />

effet, très difficile de prouver que l'évolution a été réellement indépendante car le<br />

contact qui, à l'origine, donna le même élément aux deux sociétés peut s'être prolongé.<br />

Cependant, il semble que cela soit établi en ce qui concerne l'évolution de certaines<br />

formes grammaticales dans certains langages du groupe indo-européen.<br />

La convergence et le parallélisme ne sont importants pour notre problème que<br />

dans la mesure où ils introduisent une possibilité d'erreur lorsqu'on étudie la distribution<br />

d'un élément. Cette erreur peut être atténuée, mais non éliminée, en tenant<br />

compte de certains facteurs, en évaluant, par exemple, la probabilité de contact entre<br />

les deux cultures dans lesquelles un élément similaire apparaît, et en considérant donc<br />

leur répartition dans le temps comme dans l'espace. Bien que la distance dans le<br />

temps constitue manifestement l'obstacle le plus important, l'importance de ce facteur<br />

a souvent été négligée : ainsi, les nombreuses tentatives faites pour établir un rapport<br />

entre les civilisations maya et égyptienne ont uniformément ignoré l'intervalle de<br />

temps qui les séparait. L'Égypte était déjà une province romaine quand les Mayas érigeaient<br />

leur premier monument daté : les contacts éventuels entre les deux civilisations<br />

après cette époque ne pourraient guère manquer d'être attestés par quelque document<br />

historique. De plus, <strong>des</strong> éléments de la culture classique auraient presque<br />

certainement été transmis avec ceux de la culture égyptienne puisque les Égyptiens de<br />

cette époque n'étaient pas marins, tandis que les peuples classiques l'étaient. Des<br />

éléments culturels ne peuvent être véhiculés à travers un intervalle de temps que par<br />

une culture intermédiaire qui les reçoit de l'ancienne et les transmet à la nouvelle. Or,<br />

le temps étant l'un <strong>des</strong> facteurs essentiels dans le changement culturel, cet intermédiaire<br />

ne peut transmettre un élément tel qu'il l'a reçu. Par conséquent, lorsqu'on<br />

trouve <strong>des</strong> éléments étroitement similaires dans <strong>des</strong> cultures séparées par un large<br />

intervalle de temps, il est peu probable que ces éléments aient été diffusés.<br />

La distance dans l'espace oppose à la diffusion un obstacle moins important que la<br />

distance dans le temps dans la mesure où elle agit seulement par l'influence qu'elle<br />

exerce sur les contacts : deux cents kilomètres de mer peuvent ne constituer qu'un<br />

obstacle mineur pour <strong>des</strong> groupes qui connaissent la navigation, alors que cent kilomètres<br />

sont un réel obstacle pour <strong>des</strong> groupes dépourvus de bateaux. Quand les<br />

contacts semblent improbables, la probabilité que les similitu<strong>des</strong> soient dues à la<br />

convergence s'en trouve fortement accrue; il serait plus correct de dire que, dans ce<br />

cas, la probabilité d'une diffusion décroît. Ainsi, l'une <strong>des</strong> tribus les plus primitives de<br />

Bornéo croit en <strong>des</strong> gardiens individuels surnaturels et fait penser par là à certaines<br />

<strong>des</strong> tribus <strong>des</strong> Plaines. Étant donné la distance qui sépare les deux sociétés et l'absence<br />

totale de contact direct ou indirect avant l'arrivée <strong>des</strong> Européens, il semble extrêmement<br />

improbable qu'il y ait un quelconque rapport entre la culture <strong>des</strong> Plaines et<br />

celle de Bornéo. Au contraire, les nombreuses similitu<strong>des</strong> entre le concept de gardien<br />

dans les Plaines et dans les forêts de l'Est peuvent très bien s'expliquer par la diffusion,<br />

les deux groupes étant proches dans l'espace et en contact constant aux marges<br />

de leur aire respective.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 271<br />

Bien entendu, on ne peut jamais ignorer la possibilité d'une diffusion irrégulière<br />

ou plus ou moins fortuite d'éléments isolés entre deux lieux éloignés qui n'ont aucun<br />

contact régulier, plus précisément lorsque, par exemple, un groupe mobile a pu agir<br />

comme intermédiaire. Nous savons qu'au cours de l'Histoire <strong>des</strong> traits se sont répartis<br />

de façon très curieuse à la faveur <strong>des</strong> activités <strong>des</strong> négociants blancs. Ainsi, un type<br />

particulier de broche d'argent, dont l'usage actuel est limité aux tribus indiennes<br />

vivant aux environs <strong>des</strong> Grands Lacs de l'Ouest et à une tribu <strong>des</strong> Philippines, semble<br />

avoir été inventé par les montagnards écossais, bien qu'on puisse lui trouver <strong>des</strong><br />

origines plus éloignées : aux XVIe et XVIIe siècles, les Français en fabriquèrent un<br />

grand nombre pour le marché écossais et l'on en joignit aussi aux chargements<br />

envoyés en Amérique pour le marché indien; ces broches séduisirent apparemment<br />

les tribus <strong>des</strong> environs <strong>des</strong> Grands Lacs qui apprirent bientôt à en fabriquer ellesmêmes<br />

et gardèrent la forme d'origine mais y ajoutèrent <strong>des</strong> motifs décoratifs ciselés,<br />

tirés de leur art propre. <strong>Les</strong> Espagnols apportèrent également aux Philippines <strong>des</strong><br />

broches de ce type qui leur venaient <strong>des</strong> mêmes fabricants français. Là, seule une<br />

tribu s'intéressa à ces broches, mais elle apprît aussi à en fabriquer et le fait encore<br />

aujourd'hui. <strong>Les</strong> Européens ont cessé depuis longtemps d'en produire et d'en utiliser<br />

et, si nous n'avions pas de documents historiques, nous admettrions avec certitude que<br />

la convergence explique la distribution actuelle de ce trait.<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques <strong>des</strong> traits eux-mêmes constituent un obstacle supplémentaire,<br />

et peut-être plus important, à l'identification <strong>des</strong> traits. Une invention indépendante<br />

semble être assez rare pour que, s'il y a eu <strong>des</strong> occasions de contacts directs ou indirects,<br />

on puisse attribuer la présence d'un même trait dans deux cultures à la diffusion<br />

plutôt qu'à la convergence. La probabilité d'une diffusion s'accroît en raison directe à<br />

la fois du degré de ressemblance dans les traits considérés et de la complexité de ces<br />

traits : plus la complexité est grande, plus la difficulté d'inventer est grande et, par<br />

conséquent moins il y a de chances que l'origine soit indépendante. Ceci est particulièrement<br />

vrai dans le cas d'ensembles de traits qu'on retrouve sous une forme étroitement<br />

similaire dans deux cultures ou plus. La probabilité d'une diffusion varie en<br />

raison inverse de l'interdépendance fonctionnelle <strong>des</strong> traits qui forment un tel<br />

ensemble. On sait que les Marquisiens comme les Maoris de la Nouvelle Zélande<br />

utilisent <strong>des</strong> pirogues sans que cela implique que ces deux groupes aient jamais été en<br />

contact direct ou même qu'ils aient emprunté la pirogue à une même culture : le<br />

principe de la pirogue étant assez simple, il a très bien pu être découvert indépendamment<br />

par plusieurs sociétés. Cependant, quand on vient à analyser les types particuliers<br />

de pirogues utilisés par les Maoris et les Marquisiens, un certain nombre de<br />

similitu<strong>des</strong> deviennent évidentes. Dans les deux cas, la pirogue est constituée d'un<br />

corps fait d'un tronc d'arbre creusé auquel sont ajoutées <strong>des</strong> planches sur les côtés et<br />

une pièce à l'avant et à l'arrière, additions qui accroissent l'efficacité de la pirogue, en<br />

particulier par gros temps, et n'exigent pas un grand degré d'imagination. Cette ressemblance<br />

n'exclut pas la possibilité d'une origine indépendante, même si elle la rend<br />

moins probable. Pourtant, dans le cas présent, si ce type de construction qui se rencontre<br />

en beaucoup d'autres lieux du Pacifique peut bien avoir été inventé deux ou<br />

trois fois, il est difficile d'imaginer qu'il l'ait été vingt ou trente fois, alors que la<br />

diffusion peut si bien en expliquer la distribution.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 272<br />

La présence de la pirogue en cinq parties dans les deux lieux permet de présumer<br />

qu'un contact culturel, direct ou indirect, a vraiment eu lieu. Et, en effet, lorsque l'on<br />

poursuit l'analyse <strong>des</strong> deux types de pirogues, cette présomption s'affermit peu à peu.<br />

<strong>Les</strong> deux types se ressemblent en bien <strong>des</strong> détails qui n'ajoutent rien à l'efficacité de la<br />

pirogue : ainsi, dans les deux types, la pièce d'avant se projette horizontalement à<br />

quelque distance au-delà de l'extrémité du corps et se termine par une sculpture; dans<br />

les deux types encore, l'extrémité de la pièce arrière se recourbe vers le haut en un<br />

grand dériveur vertical étiré, peu différent de l'extrémité avant d'un patin de traîneau;<br />

dans les deux types enfin, le joint entre le corps de la pirogue et les planches de côté<br />

est recouvert à l'extérieur d'une baguette qui y est fixée de la même façon et décorée<br />

aux points de ligature avec <strong>des</strong> touffes de plumes provenant de la même espèce<br />

d'oiseau de mer. Le dériveur arrière diminue en fait l'efficacité de la pirogue, rendant<br />

la gouverne difficile et la pirogue plus inclinée à chavirer sous gros vent, tandis que<br />

les décorations de plumes ne peuvent avoir qu'un but esthétique ou magique. Il n'y a<br />

pas une chance sur mille pour que tous ces traits secondaires aient été inventés indépendamment<br />

et dans cette combinaison particulière. Ne serait-ce que dans le cas <strong>des</strong><br />

plumes, les indigènes <strong>des</strong> deux groupes disposaient d'un grand nombre d'espèces pour<br />

fixer leur choix. Cette série de ressemblances autorise à attribuer avec une quasicertitude<br />

une origine commune à ces deux types de pirogue.<br />

Une fois établies les distributions d'éléments, le véritable travail de reconstruction<br />

historique commence qui consiste à déterminer la fréquence relative <strong>des</strong> contacts<br />

passés entre <strong>des</strong> cultures particulières, la nature et l'ordre chronologique de ces contacts.<br />

La fréquence et la nature <strong>des</strong> contacts passés ne peuvent être détermines qu'en<br />

étudiant l'ensemble <strong>des</strong> éléments culturels communs aux cultures en question et en<br />

tenant compte d'autres facteurs tels que la distance et la probabilité de contact. Ainsi,<br />

pour en revenir à notre exemple maori et marquisien, l'étroite similitude <strong>des</strong> deux<br />

types de pirogue prouve de façon quasi indiscutable qu'il y a eu un certain contact.<br />

Cependant, si les deux cultures n'avaient en commun que ce seul élément, on pourrait<br />

dire, à coup sûr, que cela s'explique par un contact fortuit de courte durée. On pourrait<br />

même en rendre compte par la présence d'une pirogue en dérive, véhiculée d'un lieu à<br />

l'autre par <strong>des</strong> courants maritimes. Cependant, quand on se livre à une complète<br />

analyse <strong>des</strong> deux cultures en question, on trouve une longue série de similitu<strong>des</strong> concernant<br />

non seulement <strong>des</strong> techniques mais aussi <strong>des</strong> éléments tels que <strong>des</strong> conceptions<br />

religieuses ou <strong>des</strong> modèles sociaux, et même le langage; parmi ces ressemblances,<br />

beaucoup sont aussi frappantes que celle <strong>des</strong> pirogues et d'une nature telle<br />

qu'il aurait été difficile de les transmettre sans un contact long et intime entre les deux<br />

groupes. Nous devons conclure, par conséquent, qu'à un certain point de leur histoire<br />

ces deux cultures formaient une seule culture ou bien qu'elles étaient en relation très<br />

étroite l'une avec l'autre. Ici, il faut prendre en considération <strong>des</strong> facteurs géographiques<br />

pour arriver à conclure. <strong>Les</strong> lieux où ces deux cultures se trouvaient à cette<br />

époque de l'histoire étaient tellement éloignés qu'il est inconcevable que les indigènes<br />

aient pu entreprendre <strong>des</strong> voyages sur mer entre les deux points : les plus gran<strong>des</strong> de<br />

leurs embarcations de mer, même celles qui datent de la période traditionnelle,<br />

n'auraient pu transporter <strong>des</strong> vivres pour un tel voyage. Cependant, les deux contrées<br />

paraissent avoir accueilli les émigrants d'îles intermédiaires, les îles de la Société, les<br />

voyages étant possibles en ce cas. Il semble donc extrêmement probable que les


Ralph Linton (1936), De l’homme. 273<br />

éléments communs aux cultures marquisienne et maorie soient venus <strong>des</strong> îles de la<br />

Société. En outre, les similitu<strong>des</strong> sont si nombreuses et le contact qu'elles supposent si<br />

étroit qu'il est fort possible qu'elles ne soient pas dues à la diffusion au sens ordinaire<br />

mais plutôt à une origine commune, les deux cultures, maorie et marquisienne, provenant<br />

d'une source commune, située dans les îles de la Société, et représentant les développements<br />

divergents d'une même culture ancienne qui fut véhiculée par les<br />

immigrants aux îles Marquises comme en Nouvelle-Zélande et qui subit, ultérieurement,<br />

<strong>des</strong> modifications divergentes dans les deux lieux.<br />

Ceci nous mène, du même coup, au second <strong>des</strong> problèmes de la reconstruction<br />

historique, celui de l'établissement de l'ordre chronologique. Dans le cas en question,<br />

la culture traditionnelle <strong>des</strong> îles de la Société différait plus de celle <strong>des</strong> îles Marquises<br />

et de celle de la Nouvelle-Zélande que ces dernières ne différaient entre elles. En fait,<br />

elle était plus proche <strong>des</strong> cultures de la Polynésie de l'Ouest et de Hawaï que de celles<br />

<strong>des</strong> îles Marquises ou de la Nouvelle-Zélande. Puisque tout concourt à suggérer que<br />

l'archipel de la Société, ou au moins quelque autre groupe <strong>des</strong> environs immédiats<br />

comme l'Australie, a été le point de départ <strong>des</strong> immigrations marquisiennes et<br />

maories, il semble presque certain qu'une culture du type maori-marquisien ait existé<br />

un jour dans cette région, c'est-à-dire, nécessairement avant que se soit développé le<br />

type moderne de culture <strong>des</strong> îles de la Société. Comme le révèle une étude approfondie<br />

de la distribution <strong>des</strong> traits, les affiliations de ce type moderne semblent indiquer<br />

que la diffusion de différents éléments culturels venus de la Polynésie de l'Ouest ou,<br />

plus probablement, <strong>des</strong> migrations mêmes à partir de cette région permettent d'expliquer<br />

la présence de cet élément. <strong>Les</strong> éléments communs à la culture maorie et marquisienne<br />

qui se sont perpétués en ces lieux plus éloignés après qu'ils aient été remplacés<br />

dans le lieu central, constituent <strong>des</strong> survivances marginales 1 par rapport au<br />

centre d'émigration <strong>des</strong> îles de la Société, comme le confirment, dans ce cas, les<br />

considérations géographiques. Cependant, il est évident que l'étendue de faire considérée<br />

dans une étude de répartitions d'éléments importe considérablement : un élément<br />

qui apparaît comme central, donc probablement récent dans une aire particulière,<br />

peut apparaître comme marginal, donc probablement plus ancien, quand on<br />

étend l'étude à une région plus vaste. Pour ne citer qu'un seul exemple, tout semble<br />

inciter à croire que les tumulus qui apparaissent dans la seule vallée du Mississippi et<br />

se raréfient régulièrement à mesure qu'on s'avance vers les marges de cette aire sont<br />

de création récente; cependant, si l'on étend l'aire d'observation jusqu'au Mexique, on<br />

peut parfaitement établir qu'ils sont <strong>des</strong> survivances marginales d'un ancien type de<br />

construction qui, au Mexique, préfigura le temple pyramidal. Si la tradition d'élever<br />

<strong>des</strong> monticules s'est diffusée dans la vallée du Mississippi à partir du Mexique, on<br />

peut très bien penser que le tumulus a été la première forme transmise et que l'adaptation<br />

de ce type de construction de terre à <strong>des</strong> fins mortuaires représente un développement<br />

plus récent et local de cet élément de base.<br />

L'application du principe de la survivance marginale entraîne une autre difficulté :<br />

en effet, bien que certaines cultures aient incontestablement pris et conservé pendant<br />

un temps la tête dans le développement culturel à l'intérieur d'une aire particulière de<br />

communication, il est bien prouvé qu'elles ont pu laisser à d'autres groupes le premier<br />

1 Cf. chap. XIX.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 274<br />

rang. Ainsi, l'Europe du Nord représentait très précisément une aire marginale de la<br />

civilisation qui s'est développée d'abord au Proche-Orient puis dans la région méditerranéenne<br />

et, avant le XIXe siècle, c'était une culture réceptrice plutôt que donatrice.<br />

Au cours du XIXe siècle, elle prit subitement la tête et devint donatrice, ses éléments<br />

étant diffusés aux régions et cultures mêmes auxquelles elle avait précédemment<br />

emprunté une grande partie de son contenu. De la même façon, <strong>des</strong> éléments nouveaux<br />

d'une utilité manifeste peuvent surgir dans toute culture à n'importe quel moment<br />

et se déplacer à partir de ce centre sans que les courants de diffusion plus vastes<br />

les affectent. La propagation <strong>des</strong> éléments culturels à travers le monde ne se présente<br />

pas comme autant de petits cercles concentriques entourant un nombre limité de<br />

foyers et ne se chevauchant qu'à leurs limites mais comme un grand nombre de cercles<br />

se formant à partir de milliers de foyers, se chevauchant et s'entrelaçant de toutes<br />

les façons possibles.<br />

Malheureusement, les vitesses de dissémination de nouveaux éléments culturels<br />

sont si variables qu'il est extrêmement difficile de déterminer <strong>des</strong> foyers de diffusion<br />

à partir <strong>des</strong> seules distributions d'éléments. Si nous trouvons un trait particulier<br />

commun à une série de cultures qui ne sont pas en contact direct, nous pouvons supposer<br />

a coup sûr soit qu'elles ont été en contact à une certaine époque, soit qu'elles ont<br />

eu <strong>des</strong> contacts avec un donateur commun. Cependant, nous ne pouvons jamais être<br />

certains que ce donateur se soit situé quelque part près du centre de l'aire que la<br />

répartition de l'élément délimite ni que les cultures qui se trouvent aux lisières de<br />

cette aire aient reçu l'élément à peu près à la même époque. Le foyer de dispersion<br />

peut s'être trouvé quelque part à l'intérieur de l'aire, aussi bien sur ce qui en est<br />

maintenant la lisière, ou même complètement à l'extérieur : ainsi, le fusil à pierre est<br />

très précisément distribué en Afrique de l'Ouest, mais son usage a complètement<br />

disparu en Europe, son point d'origine. L'incertitude concernant les foyers de diffusion<br />

aussi bien que les vitesses de diffusion réduit considérablement l'utilité du principe<br />

de la survivance marginale comme outil permettant d'établir <strong>des</strong> relations chronologiques.<br />

Si la connaissance très imparfaite que nous avons actuellement <strong>des</strong> processus<br />

de diffusion permet de présumer qu'il y a eu contact entre <strong>des</strong> cultures ou que <strong>des</strong><br />

éléments culturels se sont propagés dans une série d'autres cultures à partir d'un<br />

certain foyer, elle n'autorise pas à situer ce foyer, encore moins l'époque du contact et<br />

de l'adoption. Dans quelques cas, on peut dire que certains éléments d'une culture sont<br />

plus anciens ou plus récents que d'autres, ou que les contacts sont lointains ou récents,<br />

mais ces conclusions même ne sont pas susceptibles de recevoir une preuve irréfutable.<br />

L'aspect chronologique d'une reconstruction historique est de loin le plus<br />

incertain.<br />

Pour faire voir l'insuffisance <strong>des</strong> techniques aujourd'hui disponibles pour la<br />

reconstruction historique, il suffit de les appliquer à un cas où abondent les documents<br />

historiques (que nous ignorerons jusqu'à ce que nous ayons établi notre reconstruction).<br />

Dans cette tentative de reconstruction, nous nous appuierons sur les preuves<br />

que d'autres <strong>sciences</strong> peuvent fournir, comme tout chercheur avisé le fait toujours et<br />

nous prendrons même en compte <strong>des</strong> preuves archéologiques, en ignorant seulement<br />

la découverte récente <strong>des</strong> vestiges ou représentations de l'élément culturel en question;<br />

les conditions de l'épreuve sont irréprochables puisque la plupart <strong>des</strong> reconstructions<br />

faites à ce jour n'ont disposé d'aucune preuve directe de ce genre.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 275<br />

Si nous prenons pour objet de notre étude la culture du maïs, nous voyons d'emblée<br />

que cette plante est cultivée dans la plupart <strong>des</strong> endroits de l'Ancien et du Nouveau<br />

Monde où le climat le rend économiquement rentable. Cette répartition très<br />

large incline à penser que le maïs est sans doute l'une <strong>des</strong> plantes cultivées les plus<br />

anciennes, conclusion confirmée par le témoignage du botaniste qui nous dit que c'est<br />

la plus fortement différenciée de toutes les graminées cultivées, au point qu'elle<br />

dépend <strong>des</strong> soins de l'homme pour survivre. Nous nous en référerons aussi à lui pour<br />

déterminer l'endroit probable de son origine : elle n'est rattachée à aucune autre plante<br />

connue mais elle peut être d'origine américaine. Cependant, on ne doit pas considérer<br />

ce témoignage comme décisif, car les genres végétaux ont souvent <strong>des</strong> membres égarés<br />

qui surgissent dans <strong>des</strong> parties inattendues du monde. La corrélation entre le haut<br />

degré de différenciation de la plante et l'ancienneté déterminée par l'archéologie) de<br />

l'agriculture dans l'Ancien et le Nouveau Monde le vérifie mieux. Puisque cette technique<br />

est beaucoup plus ancienne dans l'Ancien Monde, la probabilité que le maïs soit<br />

originaire de l'Ancien Monde est grandement accrue et se trouve confirmée par le fait<br />

que les premiers agriculteurs de cette région cultivèrent une très grande variété de<br />

plantes comestibles et en firent leur récolte de base, alors que les Indiens américains<br />

n'avaient aucune plante cultivée à l'exception du maïs.<br />

L'origine du maïs ayant ainsi été établie en termes généraux, cherchons son lieu<br />

d'origine exact. Puisque c'est une plante tropicale, l'Europe et l'Asie du Nord-Ouest<br />

sont à écarter. L'Asie du Sud-Est peut aussi être provisoirement exclue, puisque la<br />

plante y est de très faible importance économique. L'Afrique semble la région la plus<br />

plausible et l'on a plusieurs indices indiquant que c'est bien là le lieu d'origine du<br />

maïs : le maïs y est d'une plus grande importance économique qu'ailleurs dans l'Ancien<br />

Monde et il est essentiel pour l'économie de bien <strong>des</strong> tribus; il est si complètement<br />

intégré au reste de leur culture qu'a priori elles semblent l'avoir cultivé depuis<br />

une époque éloignée. Le fait que l'Afrique se trouve près <strong>des</strong> lieux où l'agriculture<br />

était développée et qu'elle ait reçu par cette voie une partie (le bétail) du vieil ensemble<br />

céréales-et-bétail est encore plus décisif : les Africains ne pouvant adopter les<br />

céréales, plantes qui ne convenaient pas à un environnement tropical, quoi de plus<br />

naturel pour eux que de cultiver quelque plante locale et prometteuse au lieu du blé?<br />

Tout semble prouver que les indigènes <strong>des</strong> tropiques asiatiques firent de même dans<br />

le cas du riz. De toute évidence, les Africains n'utilisèrent pas la charrue pour cultiver<br />

le maïs, mais on pourrait aisément en rendre compte par le fait qu'elle est mal adaptée<br />

aux habitu<strong>des</strong> de la plante.<br />

Après avoir situé en Afrique le point d'origine, voyons de quelle partie de l'Afrique<br />

il s'agit. Nous constatons d'emblée que la plante est cultivée surtout sur le plateau,<br />

mais qu'elle a le meilleur rendement quand il y a de la pluie et de l'humidité. Ainsi, il<br />

faut rechercher son point d'origine sur le bord ouest du plateau et, si l'on tient compte<br />

de ses relations avec le centre agricole de l'Asie du Sud-Ouest, pas trop au sud. Tout<br />

incline à situer dans la partie nord-est de l'Afrique équatoriale, bien qu'elle soit quelque<br />

peu marginale par rapport à la répartition actuelle de la plante sur ce continent, le<br />

point d'origine du maïs. De nombreuses preuves attestant une occupation agricole<br />

néolithique à cet endroit confirment cette conclusion.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 276<br />

En résumé, le maïs naquit probablement dans le nord de l'Afrique équatoriale, peu<br />

de temps après l'établissement de la culture néolithique dans cette région et se diffusa<br />

à partir de là vers le reste de l'Afrique, l'Europe du Sud et finalement l'Asie du Sud. Il<br />

faut encore expliquer sa présence en Amérique. Remarquons avant tout que c'est dans<br />

une région d'Amérique qui se trouve relativement proche de l'Afrique que le maïs est<br />

le plus cultivé et l'utilisation qu'on y fait <strong>des</strong> mêmes techniques que dans l'Ancien<br />

Monde semble indiquer que sa diffusion au reste du continent s'effectua à partir de là.<br />

On rencontre en Amérique d'autres plantes comestibles, notamment <strong>des</strong> fèves et <strong>des</strong><br />

courges, mais elles n'ont, du point de vue botanique, aucun rapport avec le maïs.<br />

Sachant en outre que l'agriculture de l'Ancien Monde et les civilisations agricoles sont<br />

beaucoup plus anciennes que l'agriculture et la civilisation du Nouveau Monde, nous<br />

pouvons en conclure que le maïs fut introduit d'une façon quelconque en Amérique à<br />

partir de l'Afrique. On peut par exemple supposer qu'un vaisseau phénicien traversa<br />

l'Atlantique avec un chargement de maïs.<br />

Pour ceux qui connaissent la véritable histoire du maïs, cette reconstruction doit<br />

paraître risible; pourtant, nous avons employé, pour la réaliser, les meilleures métho<strong>des</strong><br />

et, pour la vérifier, nous disposons de plus de preuves que dans la plupart <strong>des</strong> cas<br />

de reconstruction historique. Mais, dans le cas présent, nous détenons les documents<br />

historiques qui montrent qu'on ne connaissait pas le maïs dans l'Ancien Monde avant<br />

la découverte de l'Amérique, qu'il fut introduit d'abord dans l'Europe de l'Ouest où il<br />

resta sans effet sur l'économie locale et qu'il se répandit ensuite dans la région méditerranéenne.<br />

Sa diffusion et son intégration dans toute une série de cultures s'achevèrent<br />

en l'espace de deux cents ans environ. Si, dans le cas d'un élément culturel<br />

capable d'affecter profondément la vie <strong>des</strong> sociétés qui l'adoptaient, une expansion<br />

aussi rapide a pu se produire, on peut supposer a fortiori qu'il en a été de même dans<br />

le cas d'autres éléments culturels.<br />

<strong>Les</strong> techniques actuelles permettent au chercheur d'affirmer avec un degré satisfaisant<br />

de probabilité que <strong>des</strong> éléments particuliers ont été diffusés. Il peut affirmer,<br />

ensuite, de façon beaucoup moins sûre, que certaines cultures ont été en contact à un<br />

certain moment de leur passé; il peut même risquer une estimation sur la durée et<br />

l'intimité de ce contact et, sur cette base, arriver à certaines conclusions concernant<br />

les mouvements probables de sociétés et l'origine commune de cultures étroitement<br />

similaires. Cependant, aussitôt qu'il essaie d'établir quelque chose de plus que l'ordre<br />

chronologique le plus rudimentaire de ces événements, il se trouve dans une complète<br />

obscurité. Il peut, tout au plus, conclure, avec un degré moyen de probabilité, que<br />

certains de ces événements eurent lieu avant d'autres. Il se trouve en effet exactement<br />

dans la situation d'un historien à qui on présente <strong>des</strong> événements du passé sans<br />

aucune date : sans doute l'historien serait-il capable de ranger certains de ces faits<br />

dans un ordre chronologique en appuyant ses conclusions sur ce qui lui apparaît comme<br />

enchaînements probables de cause à effet mais il n'aurait pas l'imprudence d'utiliser<br />

ces enchaînements encore incertains comme base de généralisations sur le<br />

processus de l'histoire. Ceux qui opèrent <strong>des</strong> reconstructions historiques devraient être<br />

aussi prudents dans l'utilisation de leur propre chronologie, la plupart <strong>des</strong> critiques<br />

traditionnelles <strong>des</strong> reconstructions historiques s'adressant moins aux reconstructions<br />

elles-mêmes qu'aux utilisations auxquelles elles ont été soumises.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 277<br />

Nous n'avons nullement l'intention de mettre en question la valeur de la « reconstruction<br />

historique » pour aider à comprendre <strong>des</strong> situations culturelles. Ce que nous<br />

mettons en question, c'est la valeur <strong>des</strong> reconstructions auxquelles on parvient par les<br />

techniques insuffisantes d'aujourd'hui. Tout perfectionnement dans ces techniques<br />

nous rapprochera de la solution du problème <strong>des</strong> origines culturelles et, en tant que<br />

tel, doit être applaudi. La tentative actuelle pour appliquer <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> statistiques à<br />

l'étude <strong>des</strong> distributions d'éléments semble être un grand pas dans la bonne direction<br />

mais, bien que ces métho<strong>des</strong> puissent accroître la probabilité <strong>des</strong> conclusions, elles ne<br />

peuvent, en elles-mêmes, en établir la validité. <strong>Les</strong> résultats <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> statistiques<br />

demandent encore à être corrigés : nous savons que <strong>des</strong> facteurs variables - dont nous<br />

ne connaissons presque rien -influencent le processus de diffusion. Il reste à voir si<br />

l'influence de ces facteurs peut être formulée en termes précis et traitée mathématiquement.


chapitre 22<br />

les classifications<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 278<br />

<strong>Les</strong> premières classifications, en <strong>sciences</strong> naturelles et physiques, ont permis de<br />

mettre quelque ordre dans le chaos, de rendre plus apparents les problèmes qui se<br />

posent au chercheur et de délimiter le champ de la recherche. Bien que les premières<br />

tentatives de classification aient toujours été peu satisfaisantes et qu'il ait fallu les<br />

remanier à mesure que la connaissance se développait, ces tentatives mômes contribuèrent<br />

pourtant à clarifier les choses. Dans tous les cas aussi, les classifications les<br />

plus satisfaisantes et les plus universellement valables ont été celles qui étaient<br />

fondées sur la présence de caractéristiques indiquant <strong>des</strong> rapports génétiques. Lorsque<br />

ceux-ci étaient établis, le reste devenait facile.<br />

L'anthropologie culturelle s'est attardée à édifier <strong>des</strong> classifications pour ses matériaux.<br />

Bien qu'on ait fait plusieurs tentatives, aucun regroupement réellement satisfaisant<br />

n'a été effectué jusqu'à présent, qu'il s'agisse <strong>des</strong> cultures dans leur ensemble ou<br />

<strong>des</strong> éléments dont ces cultures sont composées. Ce retard tient à ce que le matériau y<br />

est extrêmement complexe et à ce que les métho<strong>des</strong> utilisées dans les autres <strong>sciences</strong><br />

y sont inapplicables. Deux essais louables ont été faits pour classer les cultures en tant<br />

que totalités, mais le problème n'est pas encore résolu.<br />

Le premier de ces essais fut celui de l'école évolutionniste. Partant de l'hypothèse<br />

selon laquelle chaque culture passait au cours d'une évolution culturelle unilinéaire<br />

par une série d'étapes grossièrement équivalentes, les chefs de file de cette école ne<br />

posèent jamais en principe l'identité de ces étapes pour tout continuum culturel dans<br />

son ensemble mais ils reconnaissaient au contraire les limites imposées par l'environ-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 279<br />

nement, le manque de matières premières et nombre d'autres facteurs. La principale<br />

faiblesse de leur point de vue réside dans leur ignorance <strong>des</strong> principes de diffusion et<br />

<strong>des</strong> relations fonctionnelles entre les éléments à l'intérieur de la configuration culturelle<br />

: la première les conduisit à considérer chaque nouvel élément apparaissant dans<br />

le continuum culturel comme un dérivé direct <strong>des</strong> éléments préexistants et la seconde<br />

à croire que l'évolution <strong>des</strong> institutions pouvait ne rien devoir au contexte dans lequel<br />

elles sont insérées. A <strong>des</strong> fins de classification, ils postulèrent une série d'étapes qu'il<br />

nommèrent pré-barbare, barbare, et ainsi de suite, attribuant un certain ensemble<br />

d'éléments culturels généraux à chaque étape et groupant les cultures sous ces rubriques<br />

selon le nombre d'éléments de chaque sorte qu'elles présentaient. Par une étude<br />

comparative <strong>des</strong> cultures caractéristiques <strong>des</strong> différentes étapes, ils espéraient accroître<br />

le nombre de critères et résoudre les problèmes liés au développement général de<br />

la culture. Il devint bientôt évident que la même culture comprenait souvent <strong>des</strong><br />

éléments qui avaient été attribués a priori à <strong>des</strong> étapes différentes et, en outre, que<br />

l'ordre <strong>des</strong> cultures dans la série variait suivant le critère adopté. Aussi ce système de<br />

classification fut-il bientôt abandonné par les anthropologues, bien qu'il se fût<br />

maintenu pendant un temps dans le domaine de la sociologie.<br />

L'utilisation du concept d'aire culturelle constituait un autre essai de classification.<br />

Ce système est encore en usage et, en dépit de certaines insuffisances manifestes,<br />

il s'est révélé d'une utilité considérable. Contrairement au système évolutionniste<br />

dont il vient d'être question, il fut élaboré à partir d'étu<strong>des</strong> de distributions d'éléments<br />

et reconnut pleinement l'importance de la diffusion. En fait, ce concept d'aire culturelle<br />

naquit lorsqu'on observa <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong> dans les objets façonnés par <strong>des</strong> tribus<br />

vivant dans <strong>des</strong> aires géographiques particulières et l'on s'en servit à l'origine pour<br />

disposer les matériaux de musée. <strong>Les</strong> anthropologues américains, en particulier<br />

Wissler et Boas, ont contribué plus que n'importe quel autre groupe à l'élaboration de<br />

ce concept, peut-être parce que les cultures indiennes d'Amérique se prêtaient assez<br />

facilement à une classification de ce genre.<br />

La classification <strong>des</strong> cultures par aires repose sur l'hypothèse selon laquelle il<br />

existe <strong>des</strong> relations génétiques entre les cultures assignées à chaque aire. Des aires<br />

géographiques différentes présentant <strong>des</strong> différences marquées dans leur climat et<br />

leurs ressources économiques, toute société qui s'installe dans une de ces aires déterminées<br />

par le milieu doit, pour survivre, s'adapter aux conditions locales : à la longue,<br />

ces adaptations se perfectionnent et se précisent de telle façon que sa culture diverge<br />

de plus en plus de celle <strong>des</strong> tribus qui vivent dans <strong>des</strong> environnements géographiques<br />

différents, même si leur origine est commune. Il est prouvé que si, par exemple, une<br />

tribu se scinde et si une partie de ses membres s'installe dans une région montagneuse<br />

et boisée tandis que l'autre partie s'installe dans une région plate et aride, en l'absence<br />

de communication, chacun de ces groupes élaborera un type de culture adapté à<br />

l'environnement.<br />

Jusqu'ici, il a été question <strong>des</strong> changements qui se produisent dans une culture<br />

quand une tribu s'installe sur un territoire inoccupé d'un nouveau genre. Quand une<br />

tribu se déplace vers un nouvel environnement déjà occupé par <strong>des</strong> groupes qui y sont<br />

installés depuis assez longtemps pour avoir effectué les adaptations culturelles nécessaires,<br />

il lui est beaucoup plus facile d'adopter ces éléments culturels bien adaptés que


Ralph Linton (1936), De l’homme. 280<br />

de s'adapter à partir du contenu de sa culture d'origine. En d'autres termes, elle imite<br />

les métho<strong>des</strong> de vie qu'elle trouve déjà établies dans la région et, en général, elle les<br />

imite rapidement puisqu'il y va de son existence. Signalons, par exemple, la promptitude<br />

avec laquelle un groupe de Blancs visitant l'Arctique adopte <strong>des</strong> éléments de la<br />

culture esquimaude, tels que la chasse aux phoques et le port de vêtements de peau.<br />

Évidemment les nouveaux venus peuvent se contenter d'adopter les éléments de la<br />

culture préexistante qui sont d'utilité immédiate dans leur nouvel environnement.<br />

Cependant, l'adoption de ces éléments produisant un déséquilibre plus ou moins<br />

important dans la configuration culturelle du nouvel arrivant et la configuration culturelle<br />

de ses prédécesseurs étant adaptée de manière à inclure ces éléments, il est donc<br />

fortement incité à modifier plus encore sa configuration culturelle en adoptant <strong>des</strong><br />

éléments supplémentaires, déjà adaptés.<br />

Il s'ensuit que tout type de culture, lorsqu'il est établi dans un environnement<br />

particulier, tend à y persister en dépit <strong>des</strong> immigrations et <strong>des</strong> changements de population.<br />

Chaque nouveau groupe qui pénètre dans l'aire adopte une grande partie de la<br />

culture qu'il y trouve et abandonne une partie correspondante de sa culture d'origine.<br />

L'élaboration de nouveaux éléments à l'intérieur de l'aire ou l'emprunt d'éléments<br />

venant d'au-delà de ses lisières ne brisent pas cette continuité. <strong>Les</strong> éléments qui<br />

naissent à l'intérieur <strong>des</strong> limites d'une aire doivent, pour parvenir à être adoptés ne fûtce<br />

que par une seule société, être adaptés aux éléments qui sont communs à toutes les<br />

configurations culturelles comprises dans cette aire; leur adoption par d'autres sociétés<br />

en est ainsi facilitée. De tels éléments se répandent jusqu'aux limites de l'aire avec<br />

une rapidité considérable mais, bien souvent, ils ne dépassent pas ces limites mêmes,<br />

en particulier quand il s'agit <strong>des</strong> techniques liées à l'environnement particulier de<br />

l'aire. Il est évident que ces techniques ne se répandent pas parmi <strong>des</strong> groupes vivant<br />

dans <strong>des</strong> environnements qui présentent un aspect différent : ainsi, une méthode perfectionnée<br />

pour construire <strong>des</strong> maisons de bois pourrait s'étendre rapidement à l'intérieur<br />

de tribus vivant côte à côte sur une aire boisée, mais sa diffusion s'arrêterait aux<br />

lisières <strong>des</strong> plaines sans arbres. Il en va de même pour la diffusion d'éléments qui<br />

naissent à l'extérieur d'une aire : ces éléments sont proposés d'abord aux groupes en<br />

lisière qui, si tant est qu'ils les adoptent, les adaptent aussitôt à la configuration culturelle,<br />

facilitant par là leur adoption par d'autres groupes compris dans cette aire.<br />

En tous cas, on ne peut mettre en doute que <strong>des</strong> types particuliers de culture ont<br />

tendance à se maintenir dans <strong>des</strong> aires particulières et que les cultures d'un groupe de<br />

tribus vivant dans un environnement particulier ont tendance à avoir un grand nombre<br />

d'éléments en commun. La réalité <strong>des</strong> aires culturelles peut être démontrée à la fois<br />

par l'étude de distributions d'éléments et, dans bien <strong>des</strong> cas, par <strong>des</strong> preuves archéologiques<br />

et historiques. <strong>Les</strong> principales objections qui ont été adressées par les détracteurs<br />

de cette méthode de classification <strong>des</strong> cultures sont fondées sur les difficultés<br />

qu'il y a à appliquer le système à toutes les parties du monde et sur le fait que ces<br />

classifications groupent <strong>des</strong> cultures qui diffèrent de façon marquante en ce qui concerne<br />

certains éléments.<br />

Il est deux sortes de difficultés relatives à l'application universelle du concept<br />

d'aire culturelle, celles qu'on rencontre dans <strong>des</strong> situations relativement statiques et<br />

celles qui résultent <strong>des</strong> mouvements de population en cours ou récents. En ce qui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 281<br />

concerne les premières, nous avons fait voir les relations étroites qui unissent l'environnement<br />

naturel et les cultures comprises à l'intérieur d'une aire. On ne peut en<br />

général délimiter avec précision <strong>des</strong> environnements géographiques. Ainsi, en<br />

Amérique du Nord, les frontières qui séparaient les Plaines <strong>des</strong> forêts de l'Est, de la<br />

lande stérile du Nord et du plateau aride du Sud-Ouest étaient toutes peu précises et<br />

irrégulières. Dans chaque cas, les lisières de l'aire présentaient un environnement<br />

mixte qui pouvait être exploité partiellement grâce aux techniques parfaitement<br />

adaptées à l'exploitation de chacun <strong>des</strong> environnements voisins différents. Là où de<br />

tels environnements mixtes existent, on trouve normalement <strong>des</strong> cultures qui sont<br />

susceptibles d'être diffusées à partir de chacune <strong>des</strong> régions avoisinantes et qui ont un<br />

contenu hétérogène. L'assignation de ces cultures à l'une ou l'autre <strong>des</strong> aires adjacentes<br />

étant toujours sujette à révision, c'est le nombre de similitu<strong>des</strong> observées entre ces<br />

cultures et chacune de ces aires qui en décide. Des tribus vivant ensemble dans un<br />

environnement marginal peuvent avoir plus de traits communs entre elles qu'avec le<br />

type de culture de chacune <strong>des</strong> aires adjacentes, auquel cas il est plus sûr de les classer<br />

comme unité séparée. <strong>Les</strong> tribus sédentaires, agricoles, qui vivaient dans <strong>des</strong><br />

huttes de terre à l'est <strong>des</strong> Plaines et qui semblent avoir eu plus d'éléments culturels<br />

communs entre elles qu'avec les tribus <strong>des</strong> forêts de l'Est ou les noma<strong>des</strong> <strong>des</strong> Hautes<br />

Plaines, en fournissent un bon exemple.<br />

L'utilisation de la classification par aires culturelles entraîne une autre difficulté,<br />

dans la mesure où nous pouvons avoir <strong>des</strong> types distincts de culture dans la même<br />

aire d'environnement, difficulté qui d'ailleurs n'est pas insurmontable. Elle disparaît si<br />

l'on concentre son attention sur la culture -objet de la classification - plutôt que sur la<br />

géographie. On sait que l'aspect que présente un environnement aux yeux d'un groupe<br />

immigrant dépend à la fois de ses caractéristiques réelles et <strong>des</strong> techniques d'exploitation<br />

que le groupe connaît déjà, c'est-à-dire qu'il est le résultat d'une interaction entre<br />

l'environnement naturel et la culture. Ainsi, les régions de charbon et de fer, en<br />

Pennsylvanie, présentaient un aspect totalement différent pour leurs habitants indiens<br />

aborigènes et pour les immigrants européens : pour les premiers, c'était une région<br />

indésirable, ne convenant pas à leur type d'agriculture et relativement pauvre en<br />

gibier; pour les seconds, c'était une source de richesse possible et il était donc éminemment<br />

souhaitable de s'y installer. Un groupe qui pénètre dans une région et qui<br />

dispose de techniques bien élaborées pour l'exploitation de certaines <strong>des</strong> ressources<br />

naturelles qu'elle fournit échappe à la nécessité impérieuse qui conduit un groupe<br />

immigrant dépourvu de ces techniques à adopter la culture préexistante.<br />

Ceci est encore plus vrai dans le cas de groupes dont les techniques permettent<br />

l'exploitation de ressources naturelles négligées jusque-là et qui n'ont donc pas besoin<br />

d'entrer en concurrence directe avec les premiers habitants. Il existe ainsi quelques<br />

cas où deux types distincts de culture coexistent à l'intérieur de la même aire d'environnement.<br />

L'exemple classique en est le Sud-Ouest <strong>des</strong> États-Unis, où coexistent un<br />

type de culture sédentaire agricole, celle <strong>des</strong> tribus pueblos par exemple, et un type de<br />

culture nomade vivant de chasse et de la cueillette de plantes sauvages, comme celle<br />

<strong>des</strong> Apaches et, avant eux, <strong>des</strong> Navajos. Bien que ces deux types de culture se soient<br />

profondément interpénétrés et que les sociétés qui leur servaient de support se soient<br />

fréquemment heurtées, aucun <strong>des</strong> deux groupes ne fit d'effort sérieux pour déposséder<br />

ou chasser l'autre ou pour adopter le type de culture de l'autre. Exploitant <strong>des</strong> aspects


Ralph Linton (1936), De l’homme. 282<br />

différents du même environnement, utilisant à cette fin <strong>des</strong> techniques différentes, ils<br />

n'étaient pas en concurrence directe. Il est significatif que ni le type de culture pueblo<br />

ni le type de culture apache ne s'étendirent au-delà <strong>des</strong> limites du Sud-Ouest dans un<br />

environnement de caractère très différent et l'on pourrait dire qu'il y avait une aire<br />

culturelle pueblo et une aire culturelle apache-navajo qui se trouvaient géographiquement<br />

superposées.<br />

Enfin, à l'intérieur d'une même aire d'environnement, nous pouvons trouver <strong>des</strong><br />

cultures de deux types ou plus, qui présentent une distribution discontinue et irrégulière.<br />

C'est le cas, en particulier, <strong>des</strong> régions d'îles comme la Polynésie, où les migrations<br />

ont permis à <strong>des</strong> groupes de s'installer irrégulièrement au gré <strong>des</strong> accidents de<br />

vent, de marée et de la résistance aborigène. Une fois installées, les difficultés de<br />

communication ont mis les cultures de chaque type à l'abri <strong>des</strong> effets homogénéisants<br />

de la diffusion.<br />

Lorsqu'on tente d'appliquer une classification selon les aires culturelles là où les<br />

mouvements de population sont en cours ou encore récents, elle s'effondre complètement.<br />

Dans certaines parties du monde, les conditions culturelles qu'on trouve dans<br />

les aires rappellent les conditions physiques qu'on trouve dans une zone de discontinuité<br />

géologique. Là, <strong>des</strong> groupes venant d'aires différentes se sont battus, interpénétrés<br />

et se sont installés : il en est résulté que plusieurs cultures coexistent, dont<br />

chacune a d'étroites affinités avec le type caractéristique d'une aire avoisinante. Il est<br />

significatif que ces aires semblent être caractéristiques <strong>des</strong> régions géographiquement<br />

marginales d'environnement mixte. Dans ces régions, les techniques élaborées pour<br />

chacun <strong>des</strong> environnements avoisinants les plus nettement marqués conviennent pour<br />

survivre et, par conséquent, les groupes immigrants peuvent conserver leur intégrité<br />

culturelle, au moins pour un temps. S'ils exploitent <strong>des</strong> aspects différents de l'environnement<br />

marginal, ils peuvent la conserver presque indéfiniment, les différentes cultures<br />

atteignant finalement à un état d'interdépendance symbiotique. L'un <strong>des</strong> meilleurs<br />

exemples en est le Soudan de l'Ouest, avec son mélange de culture nègre et islamique<br />

et l'attribution tacite d'activités particulières aux unités <strong>sociales</strong> et culturelles particulières.<br />

La seconde <strong>des</strong> objections essentielles à l'usage de la classification selon les aires<br />

culturelles consiste à dire que les catégories établies sur cette base comprennent toujours<br />

<strong>des</strong> groupes qui diffèrent de façon marquée à certains égards; elle est liée à une<br />

troisième selon laquelle ce type de classification donne beaucoup trop de poids aux<br />

aspects de la culture qui ont un rapport direct avec l'exploitation de l'environnement<br />

en les utilisant comme critère essentiel. A la première, on ne peut que répondre que<br />

toute classification de cultures est condamnée à en grouper certaines qui diffèrent de<br />

façon marquée sous un rapport ou un autre : deux tribus, ou même deux groupes<br />

locaux, n'ont jamais <strong>des</strong> cultures identiques, pas plus que deux individus n'ont <strong>des</strong><br />

caractéristiques physiques identiques et plus les catégories établies à l'intérieur d'un<br />

système de classification sont larges, plus la variation parmi les membres de cette<br />

catégorie a de chances d'être grande. Ce problème rejoint celui de la nature et du<br />

degré <strong>des</strong> différences qui peuvent être ignorées à <strong>des</strong> fins de classification, puisque la<br />

seule classification qui serait entièrement à l'abri de cette objection serait celle qui


Ralph Linton (1936), De l’homme. 283<br />

reconnaîtrait l'indépendance de chaque groupe local et même de chaque classe sociale,<br />

c'est-à-dire celle qui ne classerait rien.<br />

L'objection concernant l'accent que la classification par aires culturelles met de<br />

façon évidente sur les similitu<strong>des</strong> dans les techniques d'exploitation de l'environnement,<br />

nous fait aborder la question extrêmement controversée de l'importance qu'il<br />

convient d'accorder à ces similitu<strong>des</strong>. Si nous cherchons à imiter les <strong>sciences</strong><br />

naturelles et à fonder notre classification sur <strong>des</strong> éléments dont la présence indique<br />

<strong>des</strong> relations génétiques, il est tout à fait justifié de mettre en évidence <strong>des</strong> techniques<br />

matérielles. <strong>Les</strong> techniques constituent les éléments culturels les plus aisément<br />

perceptibles par simple contact et, en général, les plus facilement adoptés. En outre,<br />

leur utilité pratique et leurs relations constantes avec l'environnement naturel tendent<br />

à les préserver <strong>des</strong> modifications qui les auraient rendues méconnaissables. Une<br />

technique empruntée peut, au cours de son intégration, se voir attribuer un nouveau<br />

contexte d'association, mais les caractéristiques qui l'ont rendue utile ne changent<br />

généralement pas.<br />

Le problème de la recherche de relations génétiques dans le domaine culturel présente<br />

deux aspects, et non un seul comme dans le cas <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> naturelles. Il faut<br />

distinguer le problème qui consiste à établir <strong>des</strong> origines communes pour deux<br />

continuums culturels ou plus, et celui qui consiste à établir <strong>des</strong> origines communes<br />

pour les éléments à l'intérieur <strong>des</strong> différentes configurations culturelles. En d'autres<br />

termes, le développement indépendant comme la diffusion ont joué un rôle dans<br />

l'établissement du contenu de toutes les cultures. Il n'y a, pas -de méthode irrécusable<br />

pour distinguer, à l'intérieur d'une culture, entre les éléments qui doivent leur<br />

présence à l'un de ces facteurs et ceux qui la doivent a l'autre. Si nous cherchons la<br />

preuve de l'origine commune de deux sociétés et du continuum culturel qui leur est<br />

associé, nos gui<strong>des</strong> les plus sûrs seront d'abord les similitu<strong>des</strong> de base dans le langage<br />

et ensuite les similitu<strong>des</strong> dans les éléments qui composent le noyau subconscient de<br />

chaque culture, c'est-à-dire ses valeurs et ses résonances affectives fondamentales. Ce<br />

sont, semble-t-il, les parties d'une culture qui sont le moins susceptibles de changer<br />

tant qu'une société maintient son existence comme entité distincte. Cependant, nous<br />

savons par l'observation directe que la répartition du langage n'a qu'un rapport<br />

superficiel avec celle <strong>des</strong> autres éléments de culture et les classifications fondées sur<br />

ce critère ne sont utiles que pour les étu<strong>des</strong> linguistiques. Des langages issus de la<br />

même souche peuvent se rencontrer en <strong>des</strong> groupes qui n'ont qu'un autre élément de<br />

culture en commun. Quant aux similitu<strong>des</strong> dans les noyaux culturels, les difficultés<br />

que l'on a à les analyser sont si gran<strong>des</strong> et les résultats dépendent tellement de jugements<br />

subjectifs que cette partie de la culture ne peut servir de base pour établir <strong>des</strong><br />

relations génétiques.<br />

Dans l'état actuel de notre connaissance et de nos techniques, les relations génétiques<br />

ne peuvent être établies qu'à partir de similitu<strong>des</strong> quantitatives : plus les éléments<br />

que deux cultures ont en commun sont nombreux, plus est grande la probabilité<br />

de leur origine commune ou, au moins, d'un contact prolongé et étroit. Nous connaissons<br />

si peu les facteurs qui régissent le développement et l'adoption d'éléments<br />

nouveaux ou la persistance relative d'éléments de différentes sortes dans les configurations<br />

culturelles que nous sommes parfaitement incapables d'appliquer <strong>des</strong> métho-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 284<br />

<strong>des</strong> qualitatives. Nous ne pourrions le faire, d'une façon très générale, que si nous<br />

connaissions les différences entre les éléments de différentes sortes en ce qui<br />

concerne leur adoption comme leur persistance, mais ces différences restent à établir.<br />

Pour le moment, nous pouvons dire seulement que plus le nombre d'éléments communs<br />

à deux cultures est grand, plus leur relation génétique peut être présumée<br />

étroite.<br />

La raison pour laquelle nous prenons les relations génétiques comme base de<br />

classification n'est pas évidente. Le matériau culturel est intrinsèquement si différent<br />

de celui dont disposent les <strong>sciences</strong> naturelles que le point de vue que celles-ci ont<br />

trouvé le plus commode pour une classification peut l'être moins pour les étu<strong>des</strong><br />

culturelles. Dans les organismes, les relations génétiques sont reflétées par <strong>des</strong><br />

similitu<strong>des</strong> structurales qui sont d'une grande importance fonctionnelle. Dans les<br />

cultures, il semble bien qu'il n'en soit pas ainsi. Si nous savions déterminer quels sont<br />

les éléments qui sont vitaux dans toutes les cultures et donnent aux configurations<br />

culturelles leur forme et leur orientation, ces éléments offriraient une référence<br />

réellement sûre pour établir un système de classification. Malheureusement, ceci nous<br />

ramène du même coup au noyau culturel encore inanalysable. La clé d'une telle<br />

classification peut se trouver là, mais nous n'en disposerons pas avant quelque temps<br />

encore.<br />

En attendant, ce sont les classifications à partir <strong>des</strong> relations génétiques quantitatives<br />

qui paraissent les plus valables. Nous devons disposer d'une méthode pour<br />

organiser le matériau en un ordre intelligible et aucune autre base de classification ne<br />

nous promet autant. <strong>Les</strong> classifications fondées sur une sélection <strong>des</strong> éléments les<br />

plus superficiels de la culture peuvent être utiles pour <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> spécifiques mais<br />

elles n'ont pas de valeur générale. <strong>Les</strong> protestations contre le type actuel de classification<br />

par aires culturelles, le plus proche du type de classification dont nous parlons,<br />

sont surtout le fait d'individus qui estimaient qu'il n'accordait pas une importance<br />

suffisante à l'organisation sociale. Pour que ces protestations puissent être prises au<br />

sérieux, il faudrait que les protestataires démontrent qu'ils ont mieux à offrir. De toute<br />

évidence, les classifications fondées sur la présence de certains types institutionnalisés<br />

d'organisation sociale réunissent <strong>des</strong> cultures qui, dans leur configuration globale,<br />

sont bien plus diverses que tout ce qu'on peut trouver dans une simple aire culturelle.<br />

Chacun <strong>des</strong> divers types de « structure sociale » peut, selon la configuration<br />

culturelle, se trouver intégré à <strong>des</strong> ensembles différents de techniques économiques et<br />

même de valeurs. Lorsque deux tribus paraissent presque identiques dans leurs techniques<br />

comme dans leurs valeurs, l'une organisée par familles avec une forte autorité<br />

patriarcale et l'autre par clans matrilinéaires fonctionnellement importants, il semble<br />

bien évident que le type d'organisation sociale n'est pas la caractéristique centrale de<br />

l'une ou de l'autre <strong>des</strong> deux configurations. En fait, il a probablement moins d'influence<br />

sur la configuration totale que les techniques liées à cette réalité rebelle, l'environnement<br />

naturel.<br />

Toutes ces tentatives pour édifier <strong>des</strong> classifications sur un seul aspect patent de la<br />

culture ne prennent pas en compte le fait que les interrelations <strong>des</strong> éléments à<br />

l'intérieur de chaque configuration culturelle sont à la fois vastes et lâches. Chaque<br />

élément à l'intérieur de la configuration est plus ou moins adapté à tous les autres et


Ralph Linton (1936), De l’homme. 285<br />

doit fonctionner en relation avec le reste, mais rares sont les éléments parfaitement<br />

adaptés les uns aux autres. En fait, leurs adaptations mutuelles semblent se faire<br />

moins par modification de leur forme intrinsèque que par les interprétations et les<br />

contextes affectifs mutuellement compatibles qu'on leur attache.<br />

Nous croyons que la classification par aires culturelles est, de toutes celles qui<br />

sont disponibles aujourd'hui, celle que l'on peut appliquer le plus largement. Cependant<br />

certaines modifications pourraient en accroître l'utilité. Il faudrait d'abord déplacer<br />

l'intérêt de l'aspect géographique à l'aspect génétique, en s'attachant aux similitu<strong>des</strong><br />

quantitatives dans le contenu. Cela supposerait qu'on abandonne le terme d'aire,<br />

avec ses constantes connotations géographiques, et qu'on lui substitue un autre terme,<br />

plus neutre, comme celui de type. Cette substitution ne s'opposerait en rien au fait<br />

observé selon lequel la plupart <strong>des</strong> types de culture présentent une distribution géographique<br />

assez continue et sont fonctionnellement liés à <strong>des</strong> environnements<br />

particuliers mais permettrait de placer dans les catégories appropriées <strong>des</strong> cultures de<br />

zones de discontinuité ou d'aires isolées. Presque toutes les cultures du monde pourraient<br />

être soumises à un type de classification reposant sur <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong> quantitatives.<br />

Il y aurait, évidemment, certaines cultures pour lesquelles ces similitu<strong>des</strong><br />

seraient si équilibrées qu'on pourrait mettre en question leur assignation. Le zoologiste<br />

connaît <strong>des</strong> cas analogues où les ressemblances d'une espèce sont réparties de<br />

façon égale entre deux genres : il résout le problème en créant un nouveau genre qui<br />

ne compte qu'un seul membre et l'anthropologue pourrait suivre une procédure semblable.<br />

Pour établir une classification aussi complète <strong>des</strong> cultures, nous devons attendre<br />

d'avoir une connaissance bien plus complète du contenu <strong>des</strong> cultures et l'apparition<br />

d'un Linné anthropologue. Cependant, Mc Kern, dans la classification qu'il a récemment<br />

élaborée pour le matériau archéologique, semble avoir fait un pas important<br />

dans la bonne direction. En archéologie, le problème est simplifié par le fait que les<br />

matériaux sont limités à <strong>des</strong> objets tangibles et sont ainsi beaucoup plus faciles à<br />

analyser et à comparer, mais le système de Me Kern est fondé exactement sur le<br />

principe de relation génétique déterminée par les similitu<strong>des</strong> quantitatives qu'on a<br />

déjà exposé. Dans ce système, la plus petite unité reconnue est le loyer (locus), déterminé<br />

par le contenu d'une série de sites qui sont pratiquement semblables sous tous<br />

les rapports. Cette unité correspondrait à la simple culture <strong>des</strong> ethnologues et aussi<br />

aux sub-cultures étroitement unies auxquelles <strong>des</strong> groupes locaux ou sociaux<br />

particuliers, à l'intérieur d'une même société, servent de support. L'unité suivante, plus<br />

large, est l'aspect, composé d'une série de foyers qui manifestent une forte prédominance<br />

d'éléments communs. L'unité suivante, plus large encore, est la phase, composée<br />

d'une série d'aspects et la plus vaste enfin, la base. Quand le nombre de similitu<strong>des</strong><br />

tombe au-<strong>des</strong>sous d'une certaine proportion, un site est classé comme nouveau<br />

foyer, ou un groupe de foyers comme nouvel aspect.<br />

La classification <strong>des</strong> éléments à l'intérieur d'une culture constitue un problème<br />

tout à fait différent. Parce qu'il est indispensable d'avoir une classification quelle<br />

qu'elle soit dans l'immédiat, ne serait-ce que pour la présentation <strong>des</strong> informations<br />

<strong>des</strong>criptives, les auteurs ont pris l'habitude, depuis bien <strong>des</strong> années, de grouper leurs


Ralph Linton (1936), De l’homme. 286<br />

matériaux sous <strong>des</strong> rubriques telles que culture matérielle, organisation sociale et<br />

religion. On a même adopté certaines conventions pour la présentation du matériau, la<br />

culture matérielle, c'est-à-dire les objets fabriqués et utilisés et les techniques associées<br />

à ces objets, venant en général en tête de compte rendu. Ce type de classification<br />

nous vient en fait d'une classification que nous avons établie pour notre propre<br />

culture et elle est fondée, consciemment ou non, sur la reconnaissance de ressemblances<br />

dans les fonctions primordiales. Ainsi, tous les groupes ont <strong>des</strong> techniques<br />

pour fabriquer <strong>des</strong> objets d'une sorte ou d'une autre et pour exploiter les ressources de<br />

leur environnement. Ils ont aussi <strong>des</strong> règles gouvernant les interrelations entre individus<br />

et <strong>des</strong> techniques en ce qui concerne le surnaturel. Il est possible, par conséquent,<br />

si l'on ignore les fonctions secondaires et les interrelations <strong>des</strong> éléments culturels, de<br />

décrire pratiquement tout le contenu de n'importe quelle culture en s'en tenant à ces<br />

rubriques. Ce n'est que lorsqu'on commence à pénétrer plus profondément dans la<br />

culture que les insuffisances de ce système deviennent évidentes.<br />

Le fait que le contenu de toute culture puisse être analysé et placé dans ces<br />

compartiments, quelquefois par un véritable tour de force * , a conduit certains auteurs<br />

à attacher plus d'importance à ces divisions arbitraires qu'elles ne le méritent réellement.<br />

Tel auteur parle <strong>des</strong> « modèles culturels universels » qui sont ainsi révélés. En<br />

fait, il n'y a pas de modèles universels, mais seulement une série de besoins universels<br />

que chaque société satisfait à sa manière. <strong>Les</strong> besoins biologiques sont ceux qui<br />

découlent <strong>des</strong> caractéristiques physiques de l'homme : besoin de nourriture et de logement,<br />

de protection contre les ennemis, qu'ils soient humains ou animaux, et besoin<br />

de reproduction pour perpétuer l'espèce, ils sont communs aux hommes et aux<br />

animaux et sont particulièrement immédiats et pressants. Tant que la culture ne<br />

fournit pas de technique adéquate pour les satisfaire, ni l'individu ni le groupe ne<br />

peuvent survivre. En outre, ces besoins sont plus étroitement liés à l'environnement<br />

naturel que les autres et la forme spécifique dans laquelle ils se présentent peut être<br />

largement déterminée par cet environnement. Ainsi, le type de nourriture et de logement<br />

exigé par les membres d'une société varie selon la région où ils vivent. Il n'est<br />

pas le même pour les Polynésiens ou les Eskimo. L'environnement naturel exerce<br />

aussi une forte influence, par les matériaux qu'il offre, sur les techniques qu'une<br />

société crée pour satisfaire ces besoins. Il est <strong>des</strong> aires où l'on ne peut cultiver aucune<br />

récolte vivrière, <strong>des</strong> aires sans minerai métallique et ainsi de suite.<br />

<strong>Les</strong> besoins sociaux <strong>des</strong> êtres humains proviennent de ce que l'homme a l'habitude<br />

de vivre en groupe. Tous les animaux grégaires doivent connaître sous forme rudimentaire<br />

<strong>des</strong> besoins similaires, mais l'étroite interdépendance <strong>des</strong> membres d'une<br />

société humaine fait qu'ils sont beaucoup plus importants pour l'homme. Le premier<br />

et le plus vital de ces besoins est celui de préserver la solidarité du groupe et, par conséquent,<br />

de réduire les frictions entre les individus et de minimiser les conflits ouverts,<br />

de préparer les individus à <strong>des</strong> statuts particuliers dans le système social, de<br />

coordonner leurs activités et de procurer au groupe une autorité et une direction. Ces<br />

besoins ne sont influencés que de loin par l'environnement naturel et se présentent à<br />

toutes les sociétés à peu près sous la même forme. Cependant leur solution effective<br />

dépend plus de l'entraînement adéquat de l'individu et de son conditionnement à la vie<br />

* En français dans le texte.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 287<br />

sociale que d'autre chose, si bien qu'un grand nombre de solutions pratiques sont<br />

possibles.<br />

Enfin, il y a les besoins psychiques, qui sont extrêmement difficiles à définir mais<br />

qui existent néanmoins. L'une <strong>des</strong> fonctions les plus importantes de toute culture est<br />

de rendre heureux et satisfaits la majorité <strong>des</strong> individus qui la partagent. Tous les<br />

êtres humains souhaitent que les autres individus leur soient favorables, éprouvent le<br />

désir <strong>des</strong> choses qui sont inaccessibles (ou le désir de pouvoir les obtenir facilement)<br />

et le désir d'évasion psychologique. A la longue, la satisfaction de ces besoins est<br />

probablement aussi importante pour le bon fonctionnement d'une société que celle de<br />

n'importe quel besoin <strong>des</strong> deux autres catégories, bien qu'ils soient moins immédiats<br />

et pressants. Cependant, ces besoins sont en eux-mêmes vagues et généraux, intensifiés<br />

par le conditionnement culturel de l'individu et les satisfactions que les différentes<br />

cultures leur apportent varient presque à l'infini. Par entraînement, l'individu<br />

peut acquérir le sentiment très vif qu'il a belle apparence et suscite l'admiration en<br />

portant un os au travers du nez, un nouveau pagne ou les dernières productions d'un<br />

tailleur à la mode. Il peut s'échapper de la réalité tout aussi bien en se plongeant dans<br />

un jeu d'échecs, en engageant un sorcier pour fabriquer un charme ou en prévoyant un<br />

statut social meilleur dans sa prochaine réincarnation. La considération de l'utilité<br />

pèse moins sur cet aspect de la culture que sur tout autre, à l'exception possible du<br />

langage, et la diversité <strong>des</strong> formes en est d'autant plus grande.<br />

Chacune <strong>des</strong> catégories qui divisent en général le contenu de la culture correspond<br />

grossièrement à une catégorie particulière de ces besoins. Ainsi, la plupart <strong>des</strong> éléments<br />

que nous grouperions dans la culture matérielle sont associés à la satisfaction<br />

<strong>des</strong> besoins biologiques de nourriture, de logement et de protection. De même, la<br />

catégorie <strong>des</strong> activités esthétiques est associée à la satisfaction <strong>des</strong> besoins psychiques.<br />

Puisque ces besoins apparaissent universellement, il pourrait sembler qu'un<br />

système universellement applicable pour classer les éléments culturels pourrait être<br />

élaboré sur la base de telles correspondances. Malheureusement, plus on approfondit<br />

les fonctions d'un élément culturel, plus il devient difficile de le classer sur cette base.<br />

Chaque élément remplit, en fait, <strong>des</strong> fonctions nombreuses qui sont fréquemment<br />

liées à <strong>des</strong> besoins appartenant à <strong>des</strong> catégories différentes. Dans la plupart <strong>des</strong> cas, il<br />

est possible de distinguer ce qui parait être la fonction essentielle de l'élément, les<br />

autres étant de moindre importance ou moins constamment exercées, mais les conclusions<br />

sur ce point dépendent largement du jugement de l'observateur. Bien qu'il y ait<br />

peu de chance pour qu'on puisse beaucoup raffiner cette classification, elle permet de<br />

rassembler les éléments culturels qui sont superficiellement similaires et évite de<br />

parcourir un compte rendu dans sa totalité. En dehors de cela, elle a très peu de signification.<br />

Elle n'est pas même un guide sûr pour exposer le matériau <strong>des</strong>criptif puisque<br />

le processus même d'analyse et de différenciation qu'elle entraîne masque les véritables<br />

interrelations <strong>des</strong> éléments culturels, empêchant de les voir dans leur propre<br />

ensemble. La présentation adéquate du matériau culturel, même en termes simplement<br />

<strong>des</strong>criptifs, représente un problème qui est encore non résolu. Si l'intégration<br />

<strong>des</strong> éléments culturels est toujours lâche, leurs interrelations sont très vastes. Il est<br />

possible, à partir de n'importe quel point de l'édifice culturel, de repérer <strong>des</strong> interrelations<br />

qui vont s'amplifiant jusqu'à comprendre toute la configuration. Cependant,<br />

cette méthode donne toujours une fausse perspective, en faisant comme si toute la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 288<br />

culture se structurait autour de l'élément particulier de la configuration qui a été choisi<br />

comme point de départ. Cet effet est encore plus prononcé quand les éléments culturels<br />

qui sont moins intimement liés à l'élément particulier sont omis ou mentionnés<br />

seulement accessoirement. Il est urgent d'établir une nouvelle convention qui permette<br />

de montrer simultanément le contenu total d'une culture et les interrelations <strong>des</strong><br />

éléments à l'intérieur de cette culture.<br />

Une classification purement objective <strong>des</strong> éléments culturels qui puisse être utilisée<br />

pour <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> analytiques est absolument nécessaire ainsi qu'une terminologie<br />

plus exacte. Même si une telle classification ne prend en compte que les expressions<br />

patentes de la culture, elle est une aide précieuse pour l'étude <strong>des</strong> phénomènes de<br />

diffusion et de leur fonction. <strong>Les</strong> actes et objets individuels qui constituent l'expression<br />

patente d'une culture sont désignés, en général, comme <strong>des</strong> traits. Chacun de ces<br />

traits peut être analysé en un nombre d'unités encore plus petites que, faute d'un terme<br />

généralement accepté, nous appellerons unités élémentaires (items). Ainsi, l'arc est un<br />

trait culturel, mais une étude comparative d'ares venus de plusieurs cultures différentes<br />

révélera <strong>des</strong> différences dans le type de bois utilisé, dans la partie de l'arbre<br />

d'où est tiré le bois, dans la forme, la taille et le fini de l'objet achevé, dans la méthode<br />

pour attacher la corde et le matériau utilisé pour la corde. Tant qu'il s'agit d'une culture<br />

particulière, l'arc est un trait; les différents détails de bois, de forme et de corde<br />

sont <strong>des</strong> unités élémentaires à l'intérieur du trait. De la même façon, un chant peut<br />

être considéré comme un trait; pourtant il peut être décomposé en mots et en mélodie,<br />

tandis qu'une danse peut être décomposée en rythme et mouvements.<br />

Bien que les traits qui composent l'expression patente d'une culture puissent être<br />

isolés artificiellement, ils sont en fait intégrés dans un ensemble fonctionnel. En<br />

premier lieu, chaque trait s'associe intimement à quelque autre trait, ou à plusieurs<br />

autres traits, pour former une unité fonctionnelle plus vaste, connue en général sous le<br />

terme de constellation de traits (trait complex). A l'intérieur d'une telle constellation,<br />

les traits sont tous plus ou moins liés entre eux et dépendants les uns <strong>des</strong> autres du<br />

point de vue de leur fonction et de leur utilisation. Un certain nombre de constellations<br />

de traits sont, à leur tour, combinées pour former une unité encore plus vaste<br />

que nous appellerons activité puisque aucun terme n'a été forgé jusqu'ici pour la<br />

désigner. Enfin, la totalité de ces activités constitue la manifestation patente complète<br />

de la culture.<br />

Cette classification <strong>des</strong> manifestations culturelles patentes repose essentiellement<br />

sur la relation qui unit la fonction et l'utilisation, relation qui présuppose une certaine<br />

adaptation mutuelle dans la forme. Un exemple tiré de la culture comanche pourrait<br />

illustrer l'application possible d'un tel système de classification : si l'on prend l'arc<br />

comme point de départ, on s'aperçoit qu'il comprend un nombre d'unités élémentaires,<br />

telles que l'utilisation de bois d'oranger <strong>des</strong> Osages, pris dans le cœur de l'arbre par<br />

une coupe à angle droit, une longueur ne dépassant pas quatre-vingt-dix centimètres,<br />

un poli brillant et une corde tendue attachée de façon particulière. Si ces unités<br />

élémentaires ont peu de signification individuelle, elles contribuent toutes de quelque<br />

façon au fonctionnement réussi de l'arc et, ensemble, donnent aux ares comanches un<br />

caractère distinctif qui permet de les identifier parmi une série d'ares venus de<br />

cultures différentes. L'arc dans son ensemble se combine avec trois autres traits, la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 289<br />

flèche, l'ensemble du fourreau à arc et du carquois et le tir à l'arc, pour former une<br />

unité plus vaste à l'intérieur de la culture, la constellation arc-et-flèche. <strong>Les</strong> différents<br />

traits à l'intérieur de cette constellation sont facilement discernables et chacun d'eux<br />

peut être décomposé en une série d'unités élémentaires; pourtant, ils dépendent étroitement<br />

les uns <strong>des</strong> autres et ne peuvent fonctionner efficacement que comme parties<br />

de cette constellation ou d'une autre. Cette constellation arc-et-flèche est ensuite combinée<br />

avec la constellation du cheval, la constellation de poursuite à la piste et<br />

d'autres encore, pour former l'activité de chasse. Enfin, cette activité est combinée<br />

avec d'autres activités concernant la guerre, le transport, la vie sociale, les rapports<br />

avec le surnaturel et ainsi de suite pour former la manifestation patente totale de la<br />

culture de la tribu. La structure entière pourrait être représentée par une pyramide<br />

ayant à sa base les unités élémentaires qui sont les plus nombreuses, et comportant un<br />

nombre de catégories qui irait décroissant avec chaque étage successif.<br />

Cette classification représente une extrême simplification. Le nombre de subdivisions<br />

pourrait être gonflé presque à l'infini mais une telle multiplication n'accroîtrait<br />

guère la précision. Aucune tentative pour appliquer une telle classification aux<br />

manifestations patentes d'une culture particulière ne peut éliminer complètement le<br />

jugement subjectif de l'observateur. <strong>Les</strong> phénomènes sont si complexes qu'il est presque<br />

impossible d'élaborer <strong>des</strong> mesures purement objectives applicables dans tous les<br />

cas. <strong>Les</strong> différentes divisions se fondent imperceptiblement les unes dans les autres et,<br />

dans bien <strong>des</strong> cas, l'élément particulier peut aisément être classé soit comme unité<br />

élémentaire soit comme trait, tandis qu'un groupe d'éléments étroitement liés peut être<br />

considéré soit comme un trait soit comme une constellation de traits. Pour contourner<br />

cette difficulté, on pourrait renoncer à adhérer strictement aux manifestations patentes<br />

de la culture; on considérerait alors comme <strong>des</strong> traits les éléments que les individus<br />

qui partagent la culture considèrent comme <strong>des</strong> entités distinctes. Cependant, la valeur<br />

de cette méthode est considérablement amoindrie par la difficulté pratique qu'il y<br />

a à opérer de telles déterminations et les différences individuelles qui existent dans la<br />

participation à la culture. Ainsi, le Comanche moyen considérait certainement l'arc<br />

comme une entité simple, une chose qu'il pouvait utiliser de certaines façons. Un<br />

fabricant d'ares professionnel, au contraire, était pleinement conscient <strong>des</strong> unités élémentaires<br />

qui composaient un arc puisqu'il devait les assembler en un tout utilisable.<br />

Pour l'homme moyen, l'arc est un trait, pour le spécialiste une constellation de traits.<br />

De la même façon, l'homme moyen de notre propre culture considère sa montre<br />

comme une unité, un trait simple, tandis que pour l'horloger c'est une constellation<br />

élaborée de traits.<br />

Dans ce type particulier de classification, les catégories sont plus ou moins imbriquées,<br />

ceci tenant au fait qu'une unité appartenant à l'une <strong>des</strong> divisions inférieures<br />

peut être partagée par deux unités, ou plus, de la division supérieure. La même unité<br />

élémentaire peut être partagée par deux traits ou plus : c'est ainsi qu'un type particulier<br />

de courbe irrégulière peut être utilisé pour <strong>des</strong> raisons esthétiques dans le <strong>des</strong>sin<br />

de proue de pirogue, de toits de maison et de coiffures, ou qu'un matériau particulier,<br />

le verre par exemple, peut entrer dans la fabrication d'un grand nombre d'appareils<br />

différents. Cependant, la plupart <strong>des</strong> unités élémentaires dépendent si étroitement<br />

dans leur signification fonctionnelle du trait dans son ensemble qu'elles ne peuvent


Ralph Linton (1936), De l’homme. 290<br />

entrer dans quelque autre combinaison. Ainsi, une unité élémentaire telle que la<br />

longueur caractéristique d'un arc est tout à fait inséparable de l'arc.<br />

<strong>Les</strong> traits ont une existence plus indépendante et il n'est pas rare de trouver le<br />

même trait incorporé dans deux constellations ou plus. Ainsi, pour prendre la constellation<br />

comanche arc-et-flèche, l'arc, outre l'utilisation qui pouvait en être faite avec la<br />

flèche, pouvait être utilisé comme partie de la constellation de fabrication du feu ou<br />

de celle de forage. La flèche faisait aussi partie d'une constellation de jeu dans lequel<br />

on la lançait à la main. Et les mouvements mêmes employés dans le tir faisaient aussi<br />

partie d'une constellation de danse. La même constellation de traits, dans son ensemble,<br />

peut aussi être incorporée dans plusieurs activités différentes. Chez les Comanches,<br />

la constellation arc-et-flèche faisait partie de l'activité de chasse, de guerre et de<br />

jeu. Elle pouvait même être considérée comme une partie de l'activité religieuse<br />

puisque, bien qu'elle ne fût utilisée dans aucun rite, les hommes qui avaient un certain<br />

type d'être surnaturel comme gardien personnel étaient tenus de ne porter d'autre arme<br />

que l'arc. La constellation du cheval était incorporée dans les activités de chasse, de<br />

jeu et de transport. De tels exemples pourraient être multipliés à l'infini. Si l'on peut<br />

mettre en doute la valeur de ce système de classification, on ne peut manquer d'en<br />

apercevoir l'utilité immédiate dès qu'on aborde l'étude <strong>des</strong> rapports entre la fonction et<br />

la forme.


chapitre 23<br />

la fonction<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 291<br />

Produit d'un développement récent en anthropologie, l'idée de fonction a orienté<br />

l'attention vers un ordre très vaste de phénomènes, jusqu'ici inexploré, et promet<br />

d'apporter <strong>des</strong> contributions importantes à la compréhension de la culture. Malheureusement,<br />

la synthèse de l'approche fonctionnelle et <strong>des</strong> approches antérieures n'a pas<br />

encore été réalisée, bien que <strong>des</strong> tentatives aient déjà été faites en ce sens. <strong>Les</strong> étu<strong>des</strong><br />

fonctionnelles sont issues du travail d'un groupe un peu particulier d'anthropologues,<br />

l'École française, qui utilisent une terminologie particulière. L'École française soutient<br />

certains postulats de base concernant la nature de la société et la submersion<br />

complète de l'homme par la société qui n'ont jamais été acceptés par les membres <strong>des</strong><br />

autres écoles. <strong>Les</strong> catégories de phénomènes et la terminologie qui ont été élaborées à<br />

partir de ces postulats sont extrêmement difficiles à accorder avec celles qui sont<br />

généralement utilisées. Pour ne citer qu'un seul exemple, les fonctionnalistes emploient<br />

le terme de système social pour désigner un vaste secteur de culture assez<br />

vaguement défini, y englobant non seulement les modèles qui régissent les interrelations<br />

individuelles à l'intérieur de la société mais aussi les aspects de la vie économique<br />

et de la religion qui ont un effet direct et manifeste sur ces interrelations. <strong>Les</strong><br />

membres <strong>des</strong> autres écoles utilisent le même terme dans le sens auquel il a été<br />

employé dans cet ouvrage, c'est-à-dire qu'il ne désigne que les modèles mutuellement<br />

adaptés qui régissent les interrelations individuelles.<br />

De cette différence dans les postulats de base et de cette confusion dans les termes<br />

a résulté une incompréhension totale entre les groupes et une tendance pour chacun<br />

<strong>des</strong> groupes à sous-estimer l'importance <strong>des</strong> autres. Nous croyons que les techniques<br />

employées aujourd'hui dans les étu<strong>des</strong> fonctionnelles sont sûres pour l'essentiel bien


Ralph Linton (1936), De l’homme. 292<br />

que, comme toutes les techniques actuelles en anthropologie, elles demandent encore<br />

à être raffinées. De toute évidence, aucun groupe de chercheurs n'a fait de contributions<br />

plus importantes dans ce domaine, au cours de la période récente, que Malinowski<br />

et ses disciples. Cependant, il semble possible d'appliquer ces techniques et d'en<br />

comprendre les avantages sans accepter les postulats fondamentaux de I'École<br />

française, tout comme il est possible d'employer les techniques de la psychanalyse<br />

dans un but thérapeutique sans pour autant accepter le système conceptuel créé par<br />

Freud. <strong>Les</strong> étu<strong>des</strong> sur les fonctions <strong>des</strong> cultures ou <strong>des</strong> éléments culturels ne sont en<br />

aucune façon incompatibles avec les conceptions concernant la nature de la culture et<br />

de la société que nous avons déjà énoncés dans cet ouvrage. La compréhension <strong>des</strong><br />

processus culturels ne progressera réellement qu'avec la synthèse de toutes les voies<br />

d'approche possibles.<br />

L'élaboration d'une terminologie compréhensible pour tous les chercheurs de<br />

toutes les écoles pourrait représenter la première étape de cette synthèse. Si les termes<br />

et les définitions peuvent ne pas être importants en eux-mêmes, ils sont <strong>des</strong> outils<br />

nécessaires pour les analyses et les recherches précises. Le terme de fonction semble<br />

être utilisé avec bien peu de rigueur même par certains fonctionnalistes. En fait,<br />

chaque élément de culture a <strong>des</strong> caractéristiques relevant de quatre genres distincts<br />

bien qu'en relation mutuelle : il a, en effet, une forme, une signification, une utilité et<br />

une fonction. Pour pouvoir comprendre le sens d'un élément par rapport à la configuration<br />

totale auquel il appartient, il faut d'abord distinguer et définir ces caractéristiques.<br />

Il est nécessaire aussi de définir, à l'intérieur de la culture, à quelle catégorie<br />

d'éléments ces caractéristiques se rapportent.<br />

Pour l'individu moyen d'une société, la constellation de traits constitue un tout et<br />

fonctionne comme un tout. En ce qui concerne la forme, la signification, l'utilité et la<br />

fonction, les contributions <strong>des</strong> différents éléments sont si largement interdépendantes<br />

qu'il n'est pas nécessaire d'essayer de les séparer. Une analogie biologique pourrait<br />

illustrer ce problème en ce qui concerne la fonction par exemple. Tout mouvement<br />

corporel est le résultat de plusieurs réactions musculaires coordonnées et mutuellement<br />

interdépendantes. En laboratoire, ces réactions peuvent être isolées et étudiées<br />

individuellement; pourtant elles n'ont de signification et d'utilité réelle qu'en liaison<br />

avec le mouvement total. C'est ce mouvement dans son ensemble qui constitue la<br />

réaction de l'organisme à un stimulus. De la même façon, c'est la constellation de<br />

traits, ou le groupe de constellations de traits formant une activité qui constitue la<br />

réaction d'une société aux stimuli du besoin.<br />

Par forme d'une constellation de traits, on entend la somme et l'arrangement <strong>des</strong><br />

modèles de comportement qui la composent; en d'autres termes, il s'agit de l'aspect de<br />

la constellation dont les manifestations peuvent être observées directement et qui<br />

peuvent, par conséquent, être transmises d'une société à l'autre. Il semble qu'une telle<br />

définition soit en accord assez étroit avec l'usage ordinaire de ce terme en anthropologie.<br />

Ainsi, il est coutume de parler de la forme d'une cérémonie ou d'une technique<br />

comme d'une chose qui peut être décrite objectivement et par observation directe.<br />

Cette définition établit du même coup une distinction entre forme et signification. La<br />

signification d'une constellation de traits représente les valeurs que toute société y<br />

associe, associations subjectives et souvent inconscientes qui ne trouvent qu'une


Ralph Linton (1936), De l’homme. 293<br />

expression indirecte dans le comportement et, par conséquent, ne peuvent être établies<br />

par <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> purement objectives. La forme et la signification représentent<br />

les caractéristiques statiques de la constellation de traits, en opposition avec l'utilité.<br />

et la fonction qui en sont les caractéristiques dynamiques.<br />

<strong>Les</strong> termes fonction et utilité ont été employés alternativement même par certains<br />

membres de l'école fonctionnaliste. La différence entre utilité et fonction est plus<br />

évidente dans le cas <strong>des</strong> manifestations matérielles de la culture, telles que les outils<br />

ou les ustensiles. Ainsi, la première utilité de la hache est de couper, celle de la bêche<br />

de bêcher, mais chacun sent à quel point il est inapproprié d'appliquer le terme de<br />

fonction à ces utilisation. L'utilité de tout élément culturel exprime sa relation avec les<br />

choses extérieures à. la configuration culturelle et sociale; la fonction exprime sa<br />

relation avec les choses qui se situent à l'intérieur de cette configuration. Ainsi,<br />

l'utilité de la hache, à l'égard de l'environnement naturel du groupe, est de couper le<br />

bois. Elle a <strong>des</strong> fonctions à la fois en ce qui concerne les besoins du groupe et le<br />

fonctionnement d'autres éléments à l'intérieur de la configuration culturelle : elle<br />

contribue à satisfaire le besoin de bois et rend possible toute une série de modèles<br />

concernant le travail du bois. Pour prendre un autre exemple, l'utilité d'un médicament<br />

peut être de calmer la fièvre et sa fonction de rendre la santé aux individus. La<br />

fonction d'une constellation de traits est l'ensemble de sa contribution à la perpétuation<br />

de la configuration socioculturelle. Cette fonction est en général composite et<br />

peut être décomposée en plusieurs fonctions dont chacune est liée à la satisfaction<br />

d'un besoin particulier. Cet usage du terme fonction correspond, sous bien <strong>des</strong><br />

rapports, à l'usage qui en est déjà fait dans les étu<strong>des</strong> linguistiques.<br />

Reste à expliciter la relation entre ces différentes caractéristiques de la constellation<br />

de traits. Si ces constellations se développent in vacuo, la forme, la signification,<br />

l'utilité et la fonction se développeront ensemble, en relation étroite et constante, et<br />

seront parfaitement interdépendantes. Cependant, même lorsque les constellations<br />

naissent a l'intérieur d'une culture, elles font dès le début partie d'une configuration<br />

plus vaste et, au cours de leur développement, doivent s'y adapter de même qu'ils doivent<br />

s'adapter les uns aux autres. En fait, les cas où l'on peut observer l'origine et le<br />

développement internes de constellations de traits sont rares. La plupart <strong>des</strong> constellations<br />

doivent à la diffusion leur présence dans les configurations culturelles où on<br />

les trouve. Ceci signifie que, dans les limites de ces configurations particulières, la<br />

forme précède les autres caractéristiques et exerce une influence continue sur leur<br />

développement. Elle dépend en fait d'un ensemble varié de facteurs qui sont surtout<br />

historiques. En d'autres termes, la constellation de traits est proposée à la société<br />

comme une entité définie qui est incorporée dans la configuration par l'attachement à<br />

cette entité d'une utilité, d'une signification et d'une fonction. Bien que sa forme<br />

puisse être progressivement modifiée pendant le processus d'intégration, la forme<br />

initiale exerce une forte influence sur les attributions initiales d'utilité, de signification<br />

et de fonction et, par là, sur toutes les attributions ultérieures.<br />

<strong>Les</strong> étu<strong>des</strong> qui ont été faites sur la diffusion <strong>des</strong> constellations montrent que la<br />

forme peut persister avec seulement de légères modifications, même dans les cas où<br />

<strong>des</strong> différences considérables existent dans les autres caractéristiques. Ainsi, la Danse<br />

du Soleil, qui apparut dans la culture d'une série entière de tribus <strong>des</strong> Plaines, variait


Ralph Linton (1936), De l’homme. 294<br />

plus dans sa signification, son utilité et sa fonction que dans sa forme. Bien qu'il y eût<br />

<strong>des</strong> similitu<strong>des</strong> marquées dans la procédure partout où cette danse existait, elle<br />

pouvait être célébrée à <strong>des</strong> fins tout à fait différentes. Ainsi, dans certaines tribus,<br />

cette danse était considérée comme une action de grâce pour une guérison, dans d'autres<br />

comme assurant la revanche pour un parent massacré, tandis que chez les Comanches<br />

elle était censée être une épreuve pour les pouvoirs d'un nouveau sorcier qui<br />

choisissait ce moyen pour se révéler. Chacune de ces différences était liée à <strong>des</strong><br />

transformations adaptatives assez légères dans la forme et, en chaque cas, il est clair<br />

que la forme générale tenait à <strong>des</strong> facteurs historiques.<br />

<strong>Les</strong> cultures peuvent-elles comprendre <strong>des</strong> éléments qui n'ont ni signification, ni<br />

utilité, ni fonction? <strong>Les</strong> réponses dépendent avant tout de la catégorie d'éléments<br />

culturels considérée. Il semble peu risqué de dire que toutes les constellations de traits<br />

possèdent au moins une signification et une fonction, même si une utilité ne peut pas<br />

toujours leur être attribuée selon notre définition. Cependant, beaucoup de constellations<br />

de traits comprennent <strong>des</strong> éléments qui ne contribuent pas à leur utilité. Sauf<br />

dans les rares cas où une société étudie et analyse ses techniques, comme c'est le cas<br />

dans nos sociétés modernes avec notre « organisation scientifique », il n'y a aucune<br />

incitation particulière à l'élimination de ces éléments. <strong>Les</strong> individus apprennent les<br />

techniques dans leur ensemble et ne sont pas conscients du fait qu'une <strong>des</strong> parties du<br />

tout ne contribue Pas à l'efficacité. C'est ainsi que la formule betsiléo pour fabriquer<br />

de la teinture indigo prescrit l'addition de cendres provenant de toute une série de<br />

plantes dont certaines sont difficiles à obtenir, alors que <strong>des</strong> cendres de n'importe<br />

quelle autre plante conviendraient.<br />

Bien entendu, si un élément nuit manifestement à l'efficacité, il est vraisemblable<br />

qu'il sera peu à peu éliminé, 'nais <strong>des</strong> éléments dont les effets sont neutres peuvent<br />

survivre indéfiniment.<br />

La présence de ces éléments inutiles tient peut-être à <strong>des</strong> inclusions purement<br />

accidentelles au cours du développement de la constellation, mais le plus souvent ils<br />

tiennent à <strong>des</strong> accidents dans la diffusion. <strong>Les</strong> éléments culturels, on l'a vu, ne peuvent<br />

être transmis que par leurs manifestations patentes et une société réceptrice ne<br />

connaît d'un élément que la partie qui peut facilement être exprimée. En d'autres<br />

termes, ce qu'elle reçoit d'abord, c'est la forme, les caractéristiques d'utilité, de signification<br />

et de fonction restant inaccessibles. Au cours de l'intégration, la nouvelle société<br />

attache ces caractéristiques à l'élément emprunté mais la forme peut très bien<br />

comporter <strong>des</strong> parties qui n'ont aucun rapport avec ces caractéristiques. Le groupe<br />

récepteur considère ces parties comme faisant partie du nouvel élément et les associations<br />

bâties autour de cet élément sont aussi étroitement liées à ces parties qu'aux<br />

autres. En termes familiers, un outil ou un appareil ne paraîtront pas « bons » s'ils ne<br />

comprennent pas ces parties et une technique réduite aux éléments vraiment indispensables<br />

à son application ne semblera pas réussie, parce qu'elle contrariera <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong><br />

musculaires établies et apparaîtra comme presque aussi étrangère qu'une nouvelle<br />

technique.<br />

Le problème de savoir s'il y a <strong>des</strong> éléments sans signification ou sans fonction<br />

dans la culture est plus difficile à résoudre. Il n'y a pas de critères simples et objectifs


Ralph Linton (1936), De l’homme. 295<br />

du type de ceux qui peuvent être appliqués pour prouver le manque d'utilité. En un<br />

sens, on peut dire que tout élément a une fonction : c'est le fait de partager une culture<br />

commune qui permet aux membres qui composent une société d'exister en tant que<br />

société. Simplement parce qu'il est partagé, chaque élément culturel, par conséquent,<br />

a la fonction de contribuer à la solidarité sociale. Cependant l'attribution universelle<br />

de cette fonction est le reductio ad absurdum de la totalité de l'idée. Si le concept de<br />

fonction doit avoir quelque signification pour l'étude de la culture, il nous faut rendre<br />

ce concept plus spécifique,. <strong>Les</strong> éléments qui sont sans utilité peuvent encore avoir<br />

une fonction et une signification si, en eux-mêmes, ils fournissent <strong>des</strong> réponses aux<br />

besoins particuliers de l'individu ou du groupe. Ainsi, le fait que <strong>des</strong> rites magiques<br />

fassent partie d'un grand nombre de constellations professionnelles ne contribue pas<br />

directement à la réussite du travail mais contribue à la sécurité et à la paix de l'esprit<br />

du travailleur. Cependant, il semble exister de nombreux exemples où les éléments<br />

d'une constellation n'ont ni signification ni fonction hors de celles de la constellation<br />

dans son ensemble et il semble justifié de classer ces éléments comme dénués de<br />

signification et de fonction.<br />

Si l'influence de la forme initiale est assez puissante pour assurer à l'intérieur<br />

d'une constellation la survivance d'éléments sans utilité, sans signification et sans<br />

fonction, on peut s'attendre à ce qu'elle exerce une très forte influence sur l'évolution<br />

de toutes ces caractéristiques, comme on le voit de façon particulièrement manifeste<br />

dans le cas de l'utilité. <strong>Les</strong> manifestations culturelles qui ont une forme matérielle, par<br />

exemple les outils, les ustensiles et les ornements, détiennent certaines propriétés<br />

physiques qui exercent une influence limitative sur leurs utilisations possibles et qui,<br />

toujours multiples, peuvent contribuer à l'utilité soit seules, soit en combinaison.<br />

Ainsi, un arc a <strong>des</strong> caractéristiques de longueur, de poids, de tension et d'élasticité qui<br />

peuvent être utilisées différemment dans les différentes constellations de traits auxquelles<br />

l'objet est incorporé. Ces caractéristiques permettent d'utiliser l'arc non seulement<br />

pour lancer <strong>des</strong> flèches, mais aussi comme massue, usage qui est mentionné<br />

dans beaucoup d'anecdotes comanches. <strong>Les</strong> mêmes caractéristiques, si l'on y ajoute<br />

une pointe aiguisée, permettent d'utiliser l'arc comme une lance. L'élasticité est utilisée<br />

quand l'arc est incorporé dans la constellation de forage, la tension de la corde<br />

servant à maintenir et à faire tourner le foreur autour duquel elle est enroulée. De la<br />

même façon, une boîte en fer-blanc ordinaire a <strong>des</strong> caractéristiques physiques qui<br />

permettent une variété d'utilisations : pour n'en citer que quelques-unes, elle peut servir<br />

la préservation d'aliments stérilisés ou comme oeuf à repriser; si on ôte une<br />

extrémité, elle peut servir de récipient à boire, de pot à fleur, d'instrument pour<br />

découper <strong>des</strong> galettes ron<strong>des</strong> ou pour écailler le poisson.<br />

De même, un acte ou une série d'actes coordonnés qui expriment un modèle culturel<br />

particulier peuvent être incorporés dans plusieurs constellations de traits différents<br />

et contribuer à la production d'un résultat différent dans chaque cas : dans la culture<br />

de la côte du Nord-Ouest <strong>des</strong> États-Unis, la même technique pour entrelacer, utilisée<br />

dans la fabrication d'objets aussi divers que les paniers, les chapeaux, les couvertures<br />

et les lames de cuirasses, semble bien refléter un modèle d'habitu<strong>des</strong> motrices. Quand<br />

un tel modèle a été établi, il est plus facile pour les individus de le suivre que de<br />

constituer un nouvel ensemble d'habitu<strong>des</strong> motrices et la technique liée à ce modèle<br />

est, par suite, appliquée à une grande variété d'utilisations. <strong>Les</strong> utilisations possibles


Ralph Linton (1936), De l’homme. 296<br />

d'un modèle sont constantes, tandis que ses utilisations réelles dépendent de l'association<br />

du modèle avec d'autres traits pour former <strong>des</strong> constellations particulières de<br />

traits.<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques intrinsèques d'un trait assignent de vastes limites à ses<br />

possibilités d'utilisation mais ne rendent pas compte de son usage réel, parce que<br />

celle-ci suppose toujours la sélection de certaines possibilités : ainsi, pour en revenir à<br />

l'arc, cet objet peut être utilisé comme instrument de musique, possibilité qui resta<br />

ignorée <strong>des</strong> Indiens mais qui fut exploitée par les Boschimans, alors qu'inversement<br />

ses possibilités d'instrument de forage lurent exploitées par les Indiens et ignorées <strong>des</strong><br />

Boschimans. L'usage réel de tout élément culturel ou de toute constellation culturelle<br />

semble dépendre autant <strong>des</strong> valeurs qui leur sont associées, c'est-à-dire par la ou les<br />

significations qui leur sont attribuées dans la culture particulière, que par leurs<br />

possibilités. L'influence de la signification est souvent assez puissante pour interdire<br />

complètement certains usages : ainsi, il n'y a rien dans les caractéristiques physiques<br />

d'une boîte en fer-blanc qui rende son utilisation comme récipient à boire moins<br />

opportune dans un banquet solennel qu'au fin fond de la brousse. Cependant, les idées<br />

qui sont associées à la boîte en fer-blanc dans notre propre culture nous font sentir<br />

qu'elle est malvenue dans les salons et les banquets. Dans quelque autre culture, les<br />

associations peuvent être tout à fait différentes : ainsi, pour la plupart <strong>des</strong> Malgaches,<br />

une tasse fabriquée à partir d'une boîte en fer-blanc est une rareté très prisée, exhibée<br />

avec orgueil et offerte seulement à <strong>des</strong> invités honorables.<br />

A cause de sa nature subjective, la signification est beaucoup moins susceptible<br />

de se diffuser que la forme et l'utilisation. Dans la grande majorité <strong>des</strong> cas, une culture<br />

réceptrice attache de nouvelles significations aux éléments ou constellations empruntés<br />

et ces significations peuvent n'avoir que peu de rapport avec les significations<br />

que les mêmes éléments véhiculaient à l'origine. Ainsi, une cérémonie qui est chargée<br />

d'un contexte affectif important pour une société peut être copiée par une autre société<br />

simplement comme forme d'amusement; il n'est que de remarquer a ce propos les<br />

imitations de danses indiennes par certaines associations d'étudiants américains ou la<br />

relégation du hula * hawaïen, rigoureusement formalisé, au niveau du vaudeville aux<br />

États-Unis. En fait, l'attribution de significations particulières aux éléments culturels<br />

nouvellement empruntés semble dépendre d'une série très complexe de facteurs tels<br />

que les conditions dans lesquelles le trait a été introduit, la compréhension partielle de<br />

la signification qu'il a dans la configuration-mère et les accidents survenus au cours<br />

de son adoption. Néanmoins, quand une signification s'est attachée à un trait, elle<br />

exerce une forte influence sur toutes les utilisations qui peuvent lui être attribuées.<br />

Pour citer un exemple courant, la signification déjà attachée aux boîtes en fer-blanc a<br />

suscité une certaine résistance à leur utilisation comme récipient à bière. Même si la<br />

bière en boîte était vraiment meilleure, il faudrait quelque temps pour vaincre cette<br />

résistance et encore plus pour faire adopter cette bière dans les gran<strong>des</strong> occasions.<br />

<strong>Les</strong> possibilités de signification d'un élément culturel quel qu'il soit sont presque<br />

illimitées. Dans le cas de techniques ou d'appareils, l'utilité peut imposer certaines<br />

restrictions mais, nous l'avons vu, la relation entre utilité et signification est toujours<br />

* Hula : danse et chant sacrés d'Hawaï. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 297<br />

réciproque et le champ de variation possible très large. L'attribution d'une signification<br />

semble être dictée, le plus souvent, par une association libre. Ainsi, pour les<br />

Américains, le noir signifie la tristesse et un nœud de crêpe noir suggère immédiatement<br />

un enterrement. Pour un Chinois, le blanc est une couleur triste et un nœud de<br />

crêpe noir ne comporte que <strong>des</strong> associations personnelles si tant est même qu'il en<br />

comporte. De la même façon, dans notre culture, le nombre trois véhicule une signification<br />

mystique. Quand une histoire commence par « un homme avait trois fils »,<br />

nous sommes préparés du même coup au fabuleux et notre plaisir n'est pas amoindri<br />

par les invraisemblances qui viendraient à s'y glisser. Pour l'Indien, <strong>des</strong> associations à<br />

peu près identiques s'attachent au nombre quatre.<br />

La relation entre forme, utilité et signification est donc plutôt ténue. L'utilité et la<br />

signification sont probablement plus étroitement reliées l'une à l'autre que chacune<br />

d'elles à la forme, mais leurs adaptations mutuelles mêmes sont assez peu rigoureuses<br />

pour permettre un vaste champ de variation. Le problème devient plus complexe<br />

encore si l'on essaie de rechercher la relation de ces trois éléments avec la fonction<br />

qui semble dépendre très peu de la forme et un peu plus de l'utilité, mais qui dépend<br />

surtout de la signification. Si l'on essaie d'analyser ces relations dans un cas particulier,<br />

un facteur perturbateur supplémentaire apparaît. Beaucoup d'éléments culturels<br />

ont <strong>des</strong> utilités multiples mais tous ont <strong>des</strong> significations multiples. Nous ne tenons<br />

pas compte, évidemment, <strong>des</strong> associations individuelles faites au hasard <strong>des</strong> expériences<br />

mais <strong>des</strong> associations qui font régulièrement partie <strong>des</strong> configurations culturelles<br />

et qui sont transmises et partagées comme n'importe quel autre élément culturel. Pour<br />

illustrer ce point, il faut soumettre à l'analyse les significations d'une constellation<br />

particulière de traits dans notre propre culture, l'envoi de fleurs par exemple. Soit dit<br />

en passant, l'intérêt porté aux fleurs est, en lui-même, un résultat du conditionnement<br />

culturel et paraît quelque peu ridicule à la plupart <strong>des</strong> tribus indiennes.<br />

Notre société considère que l'envoi de fleurs convient à un certain nombre de<br />

situations différentes : l'envoi de fleurs s'impose aux enterrements et aussi lorsqu'un<br />

ami est malade; on envoie <strong>des</strong> fleurs aux mariages, aux anniversaires, après que l'on<br />

ait passé quelque temps en visite dans une famille, pour accompagner la cour que l'on<br />

fait à quelqu'un et en guise de félicitations pour une épreuve réussie telle que <strong>des</strong><br />

débuts à l'opéra ou une remise de diplôme. Dans le cas de mort ou de maladie, ce<br />

modèle véhicule une signification de sympathie; lorsqu'il s'agit d'anniversaires et de<br />

mariages, cette connotation disparaît entièrement : en effet, si c'était là la seule signification<br />

attachée à ce modèle, il serait extrêmement ironique de l'employer en de<br />

telles circonstances. <strong>Les</strong> significations données au modèle dans <strong>des</strong> situations particulières<br />

sont si précises que même le type de fleurs est indiqué. Il serait considéré comme<br />

de mauvais goût et comme un indice d'hostilité d'envoyer une couronne d'immortelles<br />

à un mariage. Quand on les envoie à une famille après y avoir passé quelque<br />

temps, les fleurs expriment la gratitude pour les bontés reçues. Quand on les utilise<br />

pour faire sa cour, elles représentent plutôt une gratification envoyée dans l'espoir <strong>des</strong><br />

bontés à venir. Enfin, quand on les utilise en guise de félicitations, elles expriment le<br />

plaisir que prend l'envoyeur à la réussite du <strong>des</strong>tinataire et ses bons vœux de toutes<br />

sortes.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 298<br />

Si l'on rassemble toutes ces significations, le seul élément constant est celui du<br />

sentiment de bienveillance éprouvé par la personne qui envoie les fleurs. Cependant,<br />

dire que la bienveillance est la signification du modèle de l'envoi de fleurs et que la<br />

fonction de cet élément dans notre culture est d'exprimer la bienveillance, constituerait<br />

certainement une simplification outrée. A l'intérieur <strong>des</strong> limites de cette signification<br />

et de cette fonction générales, l'élément a plusieurs significations et fonctions<br />

spécifiques, chacune d'entre elles étant liée à une situation particulière. Ces significations<br />

spécifiques sont les seules dont nous soyons conscients et ce sont elles, plutôt<br />

que la signification générale de bienveillance, qui constituent les motivations de notre<br />

comportement. Après tout, la bienveillance peut être exprimée de bien d'autres façons<br />

que l'envoi de fleurs. Ce que notre culture prescrit, c'est que, dans certaines circonstances,<br />

il faut l'exprimer de cette façon-là. Il est clair aussi que, dans le cas présent,<br />

les fonctions du modèle découlent exclusivement de ses significations. Tout autre<br />

modèle, la récitation publique d'une prière en l'honneur de l'individu par exemple,<br />

pourrait remplir toutes les fonctions que le modèle qui consiste à offrir <strong>des</strong> fleurs s'est<br />

vu attribuer dans notre propre culture, si <strong>des</strong> significations correspondantes y étaient<br />

attachées.<br />

Jusqu'ici, nous avons concentré notre attention sur la constellation de traits et ses<br />

caractéristiques, mais il y a une autre approche possible aux problèmes de la fonction.<br />

La culture dans son ensemble consiste en la somme totale <strong>des</strong> modèles qu'une société<br />

propose en réponse à ses besoins. La fonction de tout élément culturel particulier<br />

pourrait, par conséquent, être définie comme la contribution qu'il apporte à la satisfaction<br />

d'un ou de plusieurs besoins particuliers. Avant d'essayer d'établir la relation<br />

entre les besoins et les constellations de traits, il peut être bon de revenir brièvement<br />

aux besoins d'une société et à leur relation générale avec la culture.<br />

Toute société a, comme fondement, un agrégat d'individus. C'est une <strong>des</strong> fonctions<br />

primordiales de la culture de transformer cet agrégat en société en organisant les<br />

attitu<strong>des</strong> et le comportement <strong>des</strong> membres de l'agrégat. Elle le fait en fournissant <strong>des</strong><br />

modèles pour ces attitu<strong>des</strong> et ce comportement et <strong>des</strong> techniques pour entraîner les<br />

individus à exercer habituellement ces modèles. La culture doit en plus assurer la<br />

continuité de la vie sociale en fournissant <strong>des</strong> techniques pour inhiber les tendances<br />

individuelles qui pourraient contrecarrer la coopération et pour réprimer ou éliminer<br />

les individus dont la conduite est antisociale. Elle doit aussi contribuer à cette continuité<br />

en fournissant <strong>des</strong> techniques pour la satisfaction <strong>des</strong> besoins physiques <strong>des</strong><br />

membres de la société; c'est-à-dire qu'elle doit inclure <strong>des</strong> modèles pour l'exploitation<br />

de l'environnement naturel et pour la protection contre les ennemis. Enfin, elle doit<br />

fournir à l'individu <strong>des</strong> techniques pour s'échapper de la réalité et une série de compensations<br />

pour les incommodités et les contrariétés que l'existence collective du<br />

groupe lui impose inévitablement.<br />

<strong>Les</strong> besoins psychologiques <strong>des</strong> individus ont été largement ignorés par certains<br />

chercheurs; pourtant ils sont importants et enferment la clé de la compréhension <strong>des</strong><br />

fonctions d'un bon nombre d'éléments culturels. La vie sociale entraîne la répression<br />

rigoureuse de bien <strong>des</strong> désirs de l'individu et lui impose <strong>des</strong> formes de comportement<br />

qu'il peut trouver déplaisantes et même pernicieuses. Grâce à l'adaptabilité de l'indi-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 299<br />

vidu moyen, l'enrégimentation sociale peut être poussée très loin mais chaque<br />

individu a son propre point de rupture. L'individu se soumet, mais puisqu'il a encore<br />

un entendement qui lui est propre, il est conscient par moments que les règles le<br />

contrarient. Il peut ne pas essayer d'analyser les causes de son inconfort mais, si celuici<br />

devient assez aigu ou, encore plus, s'il se prolonge trop longtemps, l'individu sera<br />

conduit à agir d'une façon ou d'une autre. Chaque individu est ainsi une force<br />

perturbatrice potentielle pour sa société. <strong>Les</strong> adaptations fragiles de l'attitude et du<br />

comportement, dont dépend l'existence de la société, sont constamment menacées de<br />

l'intérieur aussi bien que de l'extérieur.<br />

Si une société veut survivre, la culture ne doit pas seulement fournir <strong>des</strong> techniques<br />

pour entraîner et contraindre l'individu, elle doit aussi lui fournir <strong>des</strong> compensations<br />

et <strong>des</strong> échappatoires. Si elle le contrarie et le contraint dans certaines directions,<br />

elle doit l'aider à s'épanouir dans d'autres. Un comportement socialement désirable<br />

doit être récompensé, ne serait-ce que par le respect et l'approbation <strong>des</strong> autres<br />

membres de la société. Dulce et decorum est pro patria mori exprime le point de vue<br />

social. L'individu qui doit mourir peut bien se soumettre à la mort, mais celle-ci ne<br />

peut guère lui sembler bonne. Elle doit être adoucie par l'admiration de ses compagnons,<br />

les bontés <strong>des</strong> femmes, l'espoir d'un renom permanent ou d'un bel enterrement,<br />

ou l'anticipation d'une glorieuse récompense dans l'autre monde. La société doit non<br />

seulement entraîner l'individu au comportement qu'elle désire, mais aussi faire en<br />

sorte qu'un tel comportement ne soit pas trop ingrat.<br />

La culture doit aussi fournir à l'individu <strong>des</strong> échappatoires inoffensives pour ses<br />

désirs socialement réprimés. Dans certaines sociétés, ce besoin est satisfait, en partie,<br />

par <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> reconnues de licence. <strong>Les</strong> Saturnales romaines ou la Fête <strong>des</strong> Fous<br />

au Moyen Age en sont <strong>des</strong> exemples : pendant ces pério<strong>des</strong>, une partie <strong>des</strong> règles<br />

ordinaires de la vie sociale sont suspendues. L'individu peut se comporter irréprochablement<br />

entre ces pério<strong>des</strong> de relâchement, puisqu'il a quelque chose d'agréable à se<br />

rappeler et aussi à prévoir. Cependant, ces pério<strong>des</strong> risquent d'avoir <strong>des</strong> prolongements<br />

indésirables. La méthode la plus courante pour provoquer ce relâchement<br />

consiste à stimuler et à orienter l'imagination de l'individu, en lui fournissant <strong>des</strong><br />

satisfactions chimériques. <strong>Les</strong> activités esthétiques, les jeux où le joueur triomphe<br />

d'obstacles qu'il s'est lui-même imposés, la lecture avec les identifications et la<br />

jouissance par personne interposée qu'elle permet, le rêve <strong>des</strong> délices posthumes<br />

offertes par certaines religions, œuvrent tous à cette fin. Après de telles expériences,<br />

l'individu retourne au monde réel réconforté et plus capable de supporter les incommodités<br />

et la grisaille de la vie de tous les jours. Faute d'accorder à ses membres <strong>des</strong><br />

vacances occasionnelles de ce genre, une société ne pourrait guère durer.<br />

Si les besoins humains sont probablement constants dans l'abstrait, les formes<br />

sous lesquelles ils se présentent aux membres <strong>des</strong> sociétés varient considérablement.<br />

Même si nous laissons en dehors de la question le fait que les environnements sont<br />

différents et qu'ils exercent une influence sur le façonnement <strong>des</strong> besoins biologiques<br />

de l'homme, les facteurs culturels ne peuvent être ignorés. L'individu moyen ne désire<br />

pas simplement de la nourriture, mais le type de nourriture à laquelle il s'est habitué.<br />

Dans beaucoup de cas, il supportera une grande souffrance avant de consentir à<br />

prendre une nourriture d'une autre sorte. Il en est de même pour les besoins de toutes


Ralph Linton (1936), De l’homme. 300<br />

les autres catégories. Le besoin est associé, dans l'esprit de l'individu, à une réaction<br />

particulière ou à une série limitée de réactions. Pour cette raison, les réactions peu<br />

familières, qui sont suffisamment adéquates en elles-mêmes et qui satisfont les<br />

besoins <strong>des</strong> membres d'une société, peuvent ne pas réussir du tout à satisfaire les<br />

mêmes besoins d'une autre société. Ainsi en est-il de l'individu qui est contraint de<br />

jouer aux auteurs par exemple au lieu de faire son bridge habituel : ce jeu édifiant a<br />

pu satisfaire les besoins de distraction de deux ou trois générations d'Américains<br />

cultivés, mais il est bien probable que l'individu en question ne s'en amusera point.<br />

Là, comme dans bien d'autres cas quand il s'agit de la culture, nous avons à faire non<br />

à un enchaînement précis de cause à effet mais à une interaction dans laquelle chacun<br />

<strong>des</strong> éléments interagissants affecte l'autre. Le besoin façonne la réaction culturelle,<br />

mais cette réaction, à son tour, façonne le besoin.<br />

En dépit de cette interaction et <strong>des</strong> formes spécifiques que les besoins tirent de la<br />

culture, on peut analyser les besoins dans leur ensemble et décomposer la culture en<br />

ses constellations de traits. L'étape suivante pourrait consister à établir les relations<br />

qui existent entre les constellations particulières de traits et les besoins particuliers.<br />

Cependant, aussitôt que nous essayons de le faire, il paraît évident que les relations<br />

nettes, terme à terme, entre besoins et constellations sont extrêmement rares. Dans<br />

presque tous les cas, il est évident qu'une constellation particulière contribue à la<br />

satisfaction de plusieurs besoins, tandis que chaque besoin est satisfait, au moins en<br />

partie, par plusieurs constellations différentes. Réduire la constellation comme le<br />

besoin, à une série de composantes plus petites, ne fait pas apparaître de relation plus<br />

étroite ou plus constante. L'analyse <strong>des</strong> fonctions que revêt la constellation vestimentaire<br />

dans notre culture pourrait illustrer ce problème.<br />

Dans la région où nous vivons, l'utilité de se vêtir étant de protéger le corps contre<br />

les basses températures, le fait de se vêtir représente donc une réponse à l'un <strong>des</strong><br />

besoins biologiques de l'individu. Cependant, ce besoin est saisonnier. Se vêtir est une<br />

nécessité biologique en hiver, mais cette habitude est inutile et même désagréable en<br />

été. Pourtant nous portons un vêtement tout au long de l'année, en observant de simples<br />

changements dans le poids et le matériau <strong>des</strong> habits. Ceci parce que la constellation<br />

vestimentaire a assuré un certain nombre de fonctions qui ne sont, en aucune<br />

façon, liées au besoin biologique de base et qui, par conséquent, ne sont pas affectées<br />

par les changements saisonniers de la température.<br />

La constellation vestimentaire a été incorporée, dans notre culture, à ce qu'on<br />

pourrait appeler l'activité sexuelle. Ainsi, on en a fait la base de la plupart de nos<br />

idées sur la pudeur et elle joue un rôle important dans l'inhibition <strong>des</strong> désirs sexuels.<br />

Inversement, le vêtement est utilisé pour exciter l'attention du sexe opposé et pour<br />

stimuler les désirs sexuels. Il a différentes fonctions liées à la fois à la chasteté et à la<br />

coquetterie. Ces fonctions dépendent beaucoup moins <strong>des</strong> caractéristiques intrinsèques<br />

du vêtement que <strong>des</strong> valeurs qui ont été associées au vêtement, c'est-à-dire <strong>des</strong><br />

significations que notre culture lui a données. Ces significations sont très nombreuses<br />

et comportent toutes sortes de nuances. Ainsi, tout en restant en deçà <strong>des</strong> limites d'une<br />

stricte convenance, une femme peut indiquer par son vêtement si elle est favorable ou<br />

non aux avances masculines et si ses intentions sont commerciales ou matrimoniales.<br />

Inversement, un homme qui recherche une compagnie féminine considère le fait de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 301<br />

bien se vêtir comme la première exigence, bien que les vêtements masculins n'aient<br />

pas les significations spécifiques et nuancées <strong>des</strong> vêtements féminins. Ceci peut tenir<br />

au fait que dans notre culture l'intérêt que les hommes portent aux femmes est probablement<br />

plus généralisé.<br />

Le fait de se vêtir contribue aussi à la satisfaction du besoin d'identification sociale,<br />

le vêtement pouvant en effet indiquer le statut social du porteur. Cette fonction est<br />

en train de perdre beaucoup de son importance dans notre culture, à cause du développement<br />

de la production de masse à bon marché et <strong>des</strong> techniques de l'art de<br />

vendre à grand rendement. Cependant, les habits servent encore à indiquer le sexe et,<br />

à un moindre degré, l'âge du porteur, bien qu'ils aient cessé d'en dire plus sur sa<br />

position sociale. Il n'y a pas plus de cent ans, cette fonction était encore importante.<br />

Le paysan s'habillait d'une façon, le bourgeois * d'une autre et les gens de la bonne<br />

société d'une autre encore. En dépit de la disparition de ces anciennes distinctions,<br />

nous entendons encore à l'occasion <strong>des</strong> commentaires disant qu'un tel s'habille<br />

comme un fermier, un gangster ou un missionnaire. En indiquant le statut social, le<br />

vêtement contribue beaucoup à faciliter les relations entre individus : il permet à<br />

l'étranger de déterminer dès l'abord la catégorie sociale à laquelle appartient le porteur<br />

et d'éviter ainsi <strong>des</strong> actes ou <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> qui seraient socialement <strong>des</strong> fautes.<br />

Enfin, le fait de se vêtir fournit une issue aux désirs esthétiques de l'individu et<br />

l'aide à satisfaire son ardent désir de recevoir l'admiration de ses compagnons. Nous<br />

avons tous ressenti la satisfaction qui nous vient d'un nouveau costume qui nous sied<br />

bien. Le seul fait de choisir ce costume, en manipulant <strong>des</strong> couleurs et <strong>des</strong> matériaux,<br />

en anticipant l'effet produit, en jouissant par personne interposée <strong>des</strong> habits qu'on ne<br />

peut s'offrir, permet de s'évader de la réalité de façon plaisante et stimulante. Bien <strong>des</strong><br />

femmes ont découvert que rien n'est plus consolant pour un moi meurtri que courir les<br />

magasins pendant un après-midi, même sans faire aucun achat.<br />

Donc, se vêtir constitue la réponse à une longue série de besoins, chacun de ces<br />

besoins pouvant aussi être satisfait par l'intermédiaire d'autres constellations de traits<br />

à l'intérieur de notre culture. Ainsi, la protection contre les basses températures nous<br />

est aussi fournie par les maisons, le chauffage central et les voitures fermées. Le comportement<br />

sexuel est orienté et dirigé par une longue série de coutumes et d'institutions.<br />

<strong>Les</strong> catégories <strong>sociales</strong> auxquelles appartiennent les individus sont indiquées<br />

par leurs habitu<strong>des</strong> et leur langage aussi bien que par leur costume. Le besoin que<br />

ressent l'individu de manifestations esthétiques ou d'autres échappatoires à la réalité<br />

peut être satisfait par une grande diversité de moyens; même s'il n'est pas un artiste ou<br />

un musicien créateur, il peut aller à <strong>des</strong> expositions et <strong>des</strong> concerts, décorer sa maison<br />

ou acheter un électrophone. Enfin, le désir universel d'être admiré par ses compagnons<br />

peut être satisfait par n'importe quel moyen, depuis la fréquentation <strong>des</strong> églises<br />

jusqu'à la participation honorable à un concours de pores.<br />

Il n'est pas un seul cas où un besoin particulier est satisfait complètement et<br />

exclusivement par une même constellation particulière de traits. Si de telles situations<br />

sont possibles, elles sont certainement très rares. L'effet d'une relation terme à terme<br />

* En français dans le texte.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 302<br />

aussi exclusive entre besoin et constellation pourrait être utile dans l'immédiat, en<br />

permettant une adaptation parfaite de la constellation au besoin, mais elle ne pourrait<br />

guère manquer d'être nuisible à la longue. La culture doit fonctionner non seulement<br />

en relation avec l'individu et la société, mais aussi en relation avec un environnement<br />

qui n'est jamais parfaitement statique. La participation de plusieurs constellations à la<br />

satisfaction d'un besoin particulier permet à la société de s'adapter plus facilement aux<br />

transformations de la situation extérieure. Ainsi, si le besoin de nourriture était<br />

satisfait par une seule constellation, disons la culture du riz, une sécheresse prolongée<br />

ou une maladie de la plante pourrait bien entraîner l'extinction du groupe.<br />

Dans <strong>des</strong> circonstances normales, la tâche de satisfaire un besoin est répartie entre<br />

tant de constellations de traits que, lorsque l'un de ceux-ci est devenu inefficace, les<br />

autres peuvent s'en charger en totalité, en assurant par là la survie de la société.<br />

Ainsi, quand nos propres pionniers s'installèrent, le besoin de nourriture était satisfait<br />

surtout par la chasse et la pêche. Bien que la configuration culturelle comprît une<br />

constellation agricole, on ne l'exerçait guère. Pendant la même période, le besoin<br />

d'articles fabriqués était satisfait presque entièrement par <strong>des</strong> artisanats domestiques.<br />

<strong>Les</strong> armes à feu, les munitions et quelques outils de fer étaient les seules importations<br />

importantes. Quand l'approvisionnement en gibier décrut, l'importance fonctionnelle<br />

de la constellation agricole crût. <strong>Les</strong> artisanats domestiques devinrent de moins en<br />

moins importants et les fonctions qu'ils avaient remplies furent transférées indirectement<br />

à l'agriculture et au commerce. Il était plus facile de cultiver et d'exporter <strong>des</strong><br />

excédents comestibles en échange <strong>des</strong> articles dont on avait besoin que de fabriquer<br />

ceux-ci. Enfin, la population en certaines régions devint si dense que l'agriculture ne<br />

pouvait plus suffire à la faire vivre et l'on dut se tourner vers l'industrie et exporter<br />

<strong>des</strong> biens vers les aires de population éparse en échange de nourriture. Ainsi, en<br />

beaucoup d'endroits de la vallée du Mississippi, on s'aperçoit que le besoin de nourriture<br />

a été satisfait successivement par l'activité de chasse, l'activité agricole et une<br />

combinaison d'activités commerciale et industrielle, bien que ces trois activités<br />

eussent toujours existé dans la région.<br />

Si l'on observe les fonctions multiples d'une constellation quelconque de traits à<br />

un moment donné de son histoire, on s'aperçoit que ces fonctions sont d'importance<br />

variable. <strong>Les</strong> fonctions mineures sont associées en général à <strong>des</strong> besoins qui sont<br />

satisfaits de façon adéquate par quelque autre constellation ou par plusieurs autres<br />

constellations. Ainsi, la plupart de nos associations d'anciens élèves exercent une<br />

autorité sur le comportement de leurs membres mais ceci est une de leurs fonctions<br />

mineures, le besoin d'être dirigé étant satisfait de façon adéquate par d'autres intermédiaires.<br />

On pourrait dire que ces fonctions mineures <strong>des</strong> constellations de traits<br />

constituent pour la société son assurance contre les accidents. Elles restent virtuelles<br />

dans les circonstances ordinaires mais peuvent être mises en jeu quand le besoin s'en<br />

fait sentir.<br />

Il n'est pas inhabituel que <strong>des</strong> constellations de traits changent de spécialisation<br />

fonctionnelle au cours de leur histoire. Ainsi, dans la vallée du Mississippi, les constellations<br />

de chasse et de pêche avaient, à l'origine, comme fonction principale l'approvisionnement<br />

en nourriture. Elles avaient aussi comme fonction mineure de fournir<br />

un amusement, mais c'étaient là <strong>des</strong> affaires sérieuses pour le pionnier moyen.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 303<br />

Comme la fonction d'approvisionnement en nourriture fut progressivement prise en<br />

charge par d'autres constellations, la fonction de jeu crût en importance, et aujourd'hui<br />

nous avons <strong>des</strong> clubs de chasse qui élèvent et préservent le gibier à grands frais,<br />

uniquement pour le plaisir de le tuer.<br />

<strong>Les</strong> constellations de traits peuvent même, à la longue, perdre entièrement certaines<br />

fonctions et en acquérir d'autres tout à fait différentes. Ainsi, à l'origine, l'escrime,<br />

qui était nécessaire pour l'autodéfense, tout homme <strong>des</strong> classes supérieures non entraîné<br />

courant <strong>des</strong> risques, est devenue purement un sport. De la même façon, à l'origine,<br />

la fonction principale de l'astronomie concernait la divination; la science avait déjà<br />

considérablement progressé et l'on savait déterminer la longueur de l'année solaire et<br />

prévoir les éclipses avant qu'on découvrît qu'il n'y avait pas de rapport entre les<br />

mouvements <strong>des</strong> corps célestes et les choses humaines. La disparition de cette fonction<br />

de divination ne provoqua pas la fin de l'astronomie. Cette science avait d'autres<br />

fonctions, mineures à l'origine, concernant le calendrier et la navigation et, quand<br />

l'astrologie déclina, elles vinrent au premier plan. Pas plus tard qu'au cours <strong>des</strong><br />

dernières quelques années, cette constellation a acquis une nouvelle fonction, celle de<br />

satisfaire notre curiosité concernant la nature et les origines possibles de l'univers et le<br />

comportement de la matière dans <strong>des</strong> conditions qu'on ne peut produire sur terre.<br />

Que l'on approche les problèmes de fonction par la vole <strong>des</strong> constellations de<br />

traits ou par celle <strong>des</strong> besoins, certains faits sont évidents. En premier lieu, il apparaît<br />

que la forme a tendance à persister, avec seulement <strong>des</strong> changements mineurs, en<br />

dépit de changements beaucoup plus marqués dans la signification et la fonction.<br />

Ensuite, la fonction semble dépendre plus complètement et plus directement de la<br />

signification que de n'importe laquelle <strong>des</strong> autres caractéristiques de la constellation.<br />

Bien que la signification soit influencée par les autres caractéristiques, elle semble<br />

leur devoir moins qu'aux associations accidentelles. En résumé, les deux éléments les<br />

plus importants dans la configuration trait-fonction-besoin sont gouvernés avant tout<br />

par <strong>des</strong> accidents historiques. S'il est parfaitement possible de décrire cette configuration<br />

telle qu'elle existe à un moment particulier du temps, elle ne peut guère être<br />

expliquée sans référence à ces facteurs historiques.<br />

L'exposé qui précède ne se propose pas de déprécier l'importance de l'approche<br />

fonctionnaliste. Nous avons tout bonnement essayé de clarifier certains concepts et de<br />

mettre en évidence que, même dans le domaine retenu par le fonctionnaliste, certains<br />

aspects demandent à être approfondis. La valeur <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> fonctionnalistes pourrait<br />

en être accrue, en particulier si les techniques utilisées étaient quelque peu raffinées.<br />

A ce jour, la contribution la plus importante du fonctionnalisme à la science anthropologique<br />

a consisté à attirer l'attention sur le besoin de <strong>des</strong>criptions culturelles<br />

beaucoup plus complètes, <strong>des</strong>criptions qui ne donneraient pas seulement la forme <strong>des</strong><br />

éléments culturels mais aussi leurs interrelations. Cependant, même ces <strong>des</strong>criptions<br />

ne peuvent guère éclairer la dynamique culturelle tant qu'elles restent confinées à un<br />

simple point du continuum culturel. La comparaison entre une série d'étu<strong>des</strong> de ce<br />

genre permettrait de progresser et d'arriver à certaines généralisations <strong>des</strong>criptives<br />

dont il n'est pas certain qu'elles constituent <strong>des</strong> lois au sens strict.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 304<br />

Il ne fait pas de doute que les fonctionnalistes ont donné à la recherche anthropologique<br />

une stimulation dont elle avait besoin. Cependant, l'existence d'une école<br />

distincte d'anthropologie fonctionnelle signifie simplement que la science est encore<br />

jeune. Toutes les <strong>sciences</strong> ont passé par une période où les écoles rivalisaient d'ambition<br />

extravagante, mais ceci est toujours un indice d'immaturité. Des ensembles<br />

différents de concepts de base concernant la nature et l'importance relative <strong>des</strong> matériaux<br />

propres à une science particulière ne peuvent exister que tant que la connaissance<br />

de ces matériaux est assez incomplète pour laisser place aux conjectures. Dès<br />

que la science a réussi à s'établir fermement sur <strong>des</strong> preuves, les écoles contradictoires<br />

disparaissent, en laissant un résidu de techniques de recherche qui sont appliquées par<br />

tous les chercheurs quand elles paraissent pertinentes pour la recherche particulière en<br />

cours.


chapitre 24<br />

les intérêts<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 305<br />

<strong>Les</strong> intérêts représentent les phénomènes culturels les plus complexes et les moins<br />

bien explorés jusqu'à ce jour. On appelle intérêt culturel toute chose qui a une<br />

signification pour deux membres, ou plus, d'une société. Un intérêt ne se confond pas<br />

avec une valeur (au sens où l'on entend habituellement ce terme); s'il entre bien dans<br />

le sens général qui définit la valeur comme « quelque chose de quelque intérêt », il ne<br />

s'applique pourtant qu'aux choses qui suscitent un intérêt partagé. Peu importe le<br />

nombre ou l'intensité <strong>des</strong> valeurs qu'un individu associe à une chose particulière, elles<br />

n'en font pas pour autant un intérêt tant qu'elles restent propres à cet individu.<br />

L'intérêt diffère encore de la valeur en ce qu'il n'implique aucun rapport avec le bien.<br />

La notion de valeur telle que nous venons de la définir ne suggère pas nécessairement<br />

celle du bien, mais l'usage philosophique qui en est fait l'admet implicitement. Ainsi,<br />

personne ne dirait du meurtre qu'il représente une valeur, alors qu'il constitue un<br />

intérêt pour toutes les sociétés. Enfin, la chose à laquelle se réfère notre définition de<br />

l'intérêt n'est pas nécessairement un objet ou un phénomène naturel : elle peut être,<br />

tout aussi bien, une occupation telle que la charpenterie ou la chasse, ou une abstraction<br />

telle que la chasteté, la générosité ou la lâcheté.<br />

Il nous faut bien supposer qu'à l'origine de chaque intérêt se trouve l'attention<br />

portée à la chose qui, ensuite, deviendra l'intérêt. Sinon, on ne pourrait lui associer<br />

<strong>des</strong> valeurs, c'est-à-dire une signification, et par conséquent elle n'entrerait pas dans le<br />

champ de notre définition. Cependant, le champ <strong>des</strong> intérêts culturels possibles est<br />

limité par le fait que, à très peu d'exceptions près, une chose doit, pour devenir un<br />

intérêt, avoir une certaine persistance ou au moins une forte récurrence. Ainsi, il serait


Ralph Linton (1936), De l’homme. 306<br />

tout à fait invraisemblable qu'un coucher de soleil particulier devienne un intérêt<br />

culturel. Ses couleurs brillantes pourraient attirer fortement l'attention et l'on pourrait<br />

s'en souvenir et en parler encore quelque temps après mais, ne se reproduisant pas, les<br />

valeurs qui lui sont associées ne seraient jamais renforcées par la répétition du<br />

stimulus d'origine et tout serait bientôt oublié. Au contraire, les couchers de soleil en<br />

général pourraient très bien devenir un intérêt culturel. Ils le sont en fait pour notre<br />

société, bien que cet intérêt reste assez faible. Des épiso<strong>des</strong> non récurrents ne sont<br />

devenus <strong>des</strong> intérêts culturels que dans les seuls cas où la société avait associé<br />

l'épisode à quelque chose d'autre qui était persistant ou au moins récurrent. Ainsi la<br />

signature de la Déclaration de l'Indépendance fut un épisode : elle reste un intérêt<br />

pour la société américaine à cause <strong>des</strong> valeurs qui l'associent à un phénomène persistant,<br />

les États-Unis d'Amérique.<br />

Même compte tenu de cette limitation, le champ <strong>des</strong> intérêts possibles reste très<br />

vaste. Aucune culture ne l'épuise en totalité et savoir pourquoi telle société a tel<br />

ensemble d'intérêts revient à savoir pourquoi elle a fait telle sélection et comment son<br />

attention a été orientée. Assurément les causes en sont extrêmement diverses et, au<br />

moins en partie, soumises au hasard. Tout ce qui affecte directement le bien-être<br />

d'une société ne peut guère manquer d'attirer l'attention de ses membres et, ainsi, de<br />

devenir un intérêt, que les effets en soient bénéfiques ou non. Ainsi, tel groupe qui<br />

obtient sa nourriture en cultivant <strong>des</strong> ignames et vit dans une région où il y a <strong>des</strong><br />

tigres comptera de toute évidence à la fois les ignames et les tigres parmi ses intérêts.<br />

Cependant, tous les groupes comptent parmi leurs intérêts <strong>des</strong> choses qui n'ont<br />

intrinsèquement aucune importance pour eux. La sélection de certaines d'entre elles<br />

parmi le nombre considérable de choses toujours disponibles semble être purement<br />

accidentelle. Notre propre intérêt à l'égard <strong>des</strong> fleurs en est un exemple.<br />

A l'origine, l'intérêt de notre société à l'égard <strong>des</strong> fleurs doit avoir été totalement<br />

dissocié de l'utilité; on ne peut pas davantage en rendre compte par <strong>des</strong> facteurs<br />

psychologiques communs à l'ensemble de l'espèce humaine. Il est vrai que la beauté<br />

et l'odeur agréable <strong>des</strong> fleurs seraient susceptibles d'attirer l'attention, mais ces<br />

caractéristiques semblent n'avoir eu aucun effet sur les membres de bon nombre<br />

d'autres sociétés : ainsi, on l'a vu, beaucoup d'Indiens américains n'éprouvent qu'indifférence<br />

à l'égard <strong>des</strong> fleurs. Il est probable que tous les enfants sont de temps à autre<br />

attirés par les fleurs et ressentent quelque intérêt à leur égard, ne serait-ce qu'en tant<br />

que chose à déchiqueter, mais il est rare que les adultes dont les intérêts ont été<br />

façonnés par une culture qui ignore les fleurs les remarquent. Notre propre société a<br />

fait de cette attention sporadique et non culturelle pour les fleurs un intérêt, leur a<br />

attaché un grand nombre de significations et en a incorporé l'usage dans beaucoup de<br />

modèles de comportement de notre culture. Certaines parties de notre société ont<br />

même été plus loin et ont assigné cet intérêt et les modèles de comportement qui lui<br />

sont associés à <strong>des</strong> catégories particulières d'individus à l'intérieur du système social.<br />

Ainsi, dans beaucoup de régions rurales, l'intérêt et les soins à porter aux fleurs ont<br />

été assignés aux femmes. C'est l'épouse ou la fille de la famille qui les plante, les<br />

soigne et les apprécie; un célibataire qui le ferait en éprouverait de la honte et on le<br />

raillerait avec indulgence.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 307<br />

<strong>Les</strong> choses qui n'ont intrinsèquement aucune importance pour une société peuvent<br />

néanmoins devenir de puissants centres d'intérêt, qui rassemblent une abondance de<br />

significations et de valeurs affectives et exercent une forte influence sur les modèles<br />

de comportement de la société. Une fois l'attention du groupe attirée sur eux, les<br />

valeurs qu'on leur associe peuvent surgir à une vitesse surprenante. La façon dont<br />

l'attention a été attirée d'abord ou les caractéristiques de la chose elle-même semblent<br />

n'avoir que très peu de rapport avec les conséquences. Ainsi, pendant la Guerre<br />

mondiale, la 42e division américaine * était appelée la « division Arc-en-Ciel » par le<br />

haut commandement, parce que ses unités venaient de plusieurs États et que leurs<br />

drapeaux comprenaient plusieurs couleurs. En moins d'une année, la division élabora<br />

un ensemble de croyances et de comportements centrés sur l'arc-en-ciel, qui fut ainsi<br />

promu accidentellement au rang de centre <strong>des</strong> intérêts de ses membres. On commença<br />

d'abord à appliquer le nom d'arc-en-ciel aux membres de la division dont on ne<br />

connaissait pas le nom véritable et à l'utiliser comme forme d'identification personnelle.<br />

La question d'un étranger « Qui êtes-vous? » amenait toujours la réponse : « Je<br />

suis un arc-en-ciel. » Que ceux qui s'intéressent aux démarches curieuses de l'entendement<br />

primitif comparent ceci à la façon dont un Australien dit à l'ethnologue : « Je<br />

suis un émeu » ou « Je suis un kangourou. » Cet usage éponyme du symbole du<br />

groupe fut bientôt suivi de son utilisation à <strong>des</strong> fins d'identification et de décoration.<br />

Des représentations de l'arc-en-ciel furent peintes sur les objets appartenant à la<br />

division et furent portées plus tard comme insignes sur l'épaule, usages qui s'accompagnèrent<br />

d'un intérêt accru pour le phénomène naturel lui-même. La division<br />

commença à prêter attention aux arcs-en-ciel, et en huit ou neuf mois de temps il était<br />

devenu coutume de croire qu'il y avait toujours un arc-en-ciel au firmament quand la<br />

division entrait en action. A telle occasion précise, l'apparition d'un arc-en-ciel au<strong>des</strong>sus<br />

<strong>des</strong> lignes ennemies au moment de l'attaque fut immédiatement prise comme<br />

présage de victoire et accueillie avec un enthousiasme délirant.<br />

Dans ces cas, évidemment, l'intérêt découle moins <strong>des</strong> caractéristiques de la chose<br />

elle-même que du fait qu'elle est devenue le symbole d'une chose intrinsèquement<br />

importante pour la société. La constitution de ces symboles est un phénomène culturel<br />

répandu, encore qu'en aucune façon universel. Dans la civilisation occidentale, le<br />

drapeau national, la croix et en Allemagne le Svastika, sont de bons exemples d'un tel<br />

symbolisme. Bien que la tendance à attacher une signification symbolique aux<br />

animaux, objets ou phénomènes naturels, puisse venir de certains facteurs psychologiques<br />

universels, l'usage de tels symboles est en lui-même un modèle culturel et sujet,<br />

comme les autres modèles, à la diffusion. Quand nous trouvons de tels symboles dans<br />

les sociétés non civilisées, nous les appelons en général totems. Là, comme dans les<br />

sociétés modernes, les choses que la société transforme en symbole sont souvent sans<br />

importance intrinsèque. <strong>Les</strong> modèles de totémisme peuvent être diffusés aussi d'unité<br />

à unité à l'intérieur d'une société, à peu près comme le sont les modèles de symbolisme<br />

liés aux organisations telles que les associations de camara<strong>des</strong> de classe. Une<br />

unité sociale qui n'a pas de totem quand d'autres en ont se sent en position d'infériorité<br />

et se hâte d'en acquérir un. L'un <strong>des</strong> exemples les plus curieux se trouve dans le<br />

sud-est de Madagascar, où certaines tribus, dont l'origine remonte à <strong>des</strong> immigrants<br />

mahométans, ont adopté en totalité les modèles totémiques locaux jusqu'au type usuel<br />

* Où Linton lui-même servit pendant la Première Guerre mondiale. (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 308<br />

de mythe originel. Ce faisant, elles ont pris comme totems <strong>des</strong> animaux impurs selon<br />

le code islamique, tel clan le sanglier, tel autre le porc domestique, tel autre encore<br />

l'anguille. Le fait que ces animaux étaient nourriture tabou concentra l'attention sur<br />

eux et établit un lien entre les anciens et les nouveaux modèles.<br />

Il est donc évident que chaque société a <strong>des</strong> intérêts nombreux qui ne peuvent être<br />

expliqués à partir de leurs caractéristiques intrinsèques. Ils doivent leur présence à <strong>des</strong><br />

accidents historiques, ce qui signifie que, dans la plupart <strong>des</strong> cas, on ne peut jamais en<br />

rendre compte. Cependant, l'importance <strong>des</strong> intérêts pour le chercheur qui étudie la<br />

culture réside moins dans leurs origines que dans leurs effets sur les configurations<br />

culturelles. Ces effets ne commenceront à être compris que lorsqu'on aura observé<br />

comment les sociétés elles-mêmes introduisent un ordre dans les vastes agrégats<br />

d'intérêts qu'elles détiennent toujours et évitent que ces intérêts entrent en conflit<br />

lorsqu'ils se manifestent.<br />

<strong>Les</strong> modèles de comportement sont, à l'intérieur de la configuration culturelle,<br />

nous l'avons vu, les seuls éléments qui doivent être mutuellement cohérents et adaptés<br />

entre eux. Il en va autrement <strong>des</strong> intérêts : si on les considère comme autant d'entités<br />

séparées, ils peuvent toujours présenter de nombreuses incohérences et de nombreuses<br />

contradictions. Ainsi, notre propre société a inclus dans ses intérêts <strong>des</strong><br />

choses aussi mutuellement incompatibles que l'économie et la générosité, la sauvegarde<br />

de la vie humaine et la guerre, la compétition et la coopération. Bien que toutes,<br />

sauf peut-être la guerre, sont considérées comme souhaitables, il est manifeste que<br />

toutes ne peuvent se manifester simultanément. Chaque société résout la difficulté en<br />

associant <strong>des</strong> intérêts particuliers à <strong>des</strong> situations particulières : on ne permet à chaque<br />

intérêt de se manifester qu'en certaines circonstances. Ainsi, notre propre société<br />

compte la cruauté au nombre de ses intérêts et approuve sa manifestation dans les<br />

situations d'affaires, mais la désapprouve catégoriquement dans les relations personnelles.<br />

De la même façon nous attendons <strong>des</strong> individus qu'ils donnent la priorité à<br />

l'épargne quand ils sont pauvres et à la générosité dès qu'ils sont devenus riches.<br />

Cette manifestation réglée <strong>des</strong> intérêts particuliers dans <strong>des</strong> circonstances particulières<br />

suffit à empêcher les conflits et à épargner à l'individu l'obligation de faire<br />

constamment <strong>des</strong> choix. Cependant, c'est un aspect relativement mineur de notre<br />

problème. La totalité <strong>des</strong> intérêts à l'intérieur d'une configuration culturelle constitue<br />

un système et l'influence de chacun d'eux sur la configuration découle plus de leurs<br />

relations mutuelles que de leurs caractéristiques comme unités isolées. Ainsi, l'influence<br />

d'un intérêt tel que l'épargne dépend avant tout de l'importance que la société y<br />

attache par rapport à la générosité par exemple. Chaque société est intéressée par un<br />

grand nombre de choses, mais toujours plus par certaines que par d'autres. Ces degrés<br />

différents donnent aux intérêts dans toute configuration culturelle ce qu'on peut<br />

appeler leur intensité (rating). L'intensité d'un intérêt particulier représente l'importance<br />

que la société lui attache par rapport à d'autres intérêts. Cette intensité se traduit<br />

par la, vigueur avec laquelle une société exprime ses différents intérêts dans ses<br />

modèles culturels qui régissent le comportement et par la préséance qu'elle donne à<br />

certains intérêts par rapport à d'autres dans les situations de conflits pour lesquelles<br />

aucun modèle n'a été élaboré. Déterminer l'intensité <strong>des</strong> intérêts est tout aussi<br />

important pour la compréhension de la culture que pour celle <strong>des</strong> intérêts eux-mêmes.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 309<br />

Ainsi, la magie constitue un intérêt pour presque toutes les sociétés mais ce fait ne<br />

signifie rien si nous ne savons pas, en outre, quelle est l'intensité de l'intérêt que les<br />

sociétés y attachent.<br />

<strong>Les</strong> facteurs qui, dans toute société, déterminent l'intensité <strong>des</strong> intérêts paraissent<br />

aussi variables que ceux qui en déterminent la présence. Il n'y a pas de corrélation<br />

visible entre l'importance intrinsèque d'un intérêt pour une société et l'intensité que<br />

cette société lui attribue.<br />

Ainsi, les Comanches avaient deux animaux domestiques, le cheval et le chien.<br />

<strong>Les</strong> chevaux étaient d'une importance économique extrême pour la tribu. Presque<br />

toutes ses techniques de chasse et tous ses modèles de nomadisme en dépendaient.<br />

<strong>Les</strong> chiens, au contraire, ne pouvaient servir qu'à signaler une attaque nocturne;<br />

encore cela n'était-il jamais mentionné dans les anecdotes comanches. Ces chiens<br />

étaient de petite taille et n'étaient jamais utilisés pour la poursuite ou le transport, ni<br />

même comme nourriture. On les gardait tout bonnement comme animaux familiers et<br />

ils dépendaient tellement de leurs maîtres qu'on les transportait souvent à dos de<br />

cheval quand une bande changeait de campement. En dépit de cela, il semble que les<br />

chevaux aient été considérés un peu comme nous considérons les machines : ils<br />

n'avaient pas de nom, sinon <strong>des</strong> noms purement <strong>des</strong>criptifs fondés sur la couleur, et<br />

leurs propriétaires semblent avoir éprouvé peu d'affection pour eux ou leur avoir<br />

attaché peu d'intérêt. Aucune anecdote n'avait trait à <strong>des</strong> chevaux particuliers et tout<br />

ce qu'un Comanche pouvait dire de ceux qui lui avaient appartenu était que tel ou tel<br />

était un bon cheval de course ou un bon cheval pour la chasse. Chose plus frappante<br />

encore, les chevaux semblent n'avoir eu aucune place dans la vie rituelle de la tribu :<br />

ils pouvaient être cédés lors d'une cérémonie religieuse ou utilisés pour payer un<br />

sorcier, mais à ces occasions ils représentaient simplement une valeur marchande. <strong>Les</strong><br />

chevaux n'apparaissaient jamais dans les visions ou les rêves significatifs, sauf<br />

comme détails occasionnels, et ils étaient, pour les Comanches, l'un <strong>des</strong> très rares animaux<br />

qui ne conféraient jamais à leur propriétaire un quelconque pouvoir surnaturel.<br />

<strong>Les</strong> chiens, au contraire, avaient <strong>des</strong> noms individuels et ce que nous pouvons<br />

appeler <strong>des</strong> personnalités <strong>sociales</strong>. Leurs idiosyncrasies individuelles étaient connues<br />

de chacun dans la bande et on les traitait presque comme <strong>des</strong> enfants. Tel vieillard<br />

racontait l'histoire d'une chienne noire qui, disait-il, avait été comme une seconde<br />

mère pour lui dans sa prime enfance. Le don d'un chien familier était d'un ordre<br />

affectif tout à fait différent du don d'un cheval; c'était là l'indice d'une relation personnelle<br />

étroite plutôt que professionnelle ou rituelle. Un chien offert par un ami ou un<br />

parent décédé était considéré comme particulièrement précieux. Cette attitude se<br />

reflétait dans la coutume qui faisait figurer un chien dans l'indemnité due à un mari<br />

bafoué par l'amant de sa femme. Dans de telles circonstances, le mari recherchait la<br />

vengeance plutôt que le profit et la perte de son chien affligeait plus un homme que la<br />

perte de plusieurs chevaux. Tuer un chien, même un chien étranger, est encore<br />

considéré comme maléfique et susceptible de provoquer la mort <strong>des</strong> enfants du tueur.<br />

Enfin, les chiens apparaissaient comme représentations centrales dans les rêves, bien<br />

qu'ils ne semblent pas avoir donné de pouvoir.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 310<br />

Ainsi, bien que le cheval dépassât de loin le chien en importance économique, le<br />

chien dépassait de loin le cheval en intensité d'intérêt. On peut objecter que comparer<br />

l'intérêt porté à un animal de labeur à l'intérêt porté à un animal familier n'est pas une<br />

bonne comparaison, puisque l'animal familier constitue en fait un membre de la<br />

société, le groupe le situant pour ainsi dire du côté humain de la barrière. Cependant,<br />

le problème demeure : pourquoi les Comanches ne firent-ils pas de leurs chevaux <strong>des</strong><br />

animaux familiers comme le firent beaucoup de sociétés? C'est qu'ils ne leur portaient<br />

pas assez d'intérêt...<br />

Soit un autre exemple encore. Autrefois, l'économie tanala reposait presque entièrement,<br />

on l'a vu, sur la culture du riz sec. Ils manifestaient quelque intérêt à l'égard<br />

du riz à l'approche de la récolte mais ils semblent n'avoir porté que peu d'intérêt à l'art<br />

de cultiver. En cela, ils différaient radicalement, on le verra, <strong>des</strong> Imérina. Ce manque<br />

d'intérêt se traduisait par une indifférence totale à l'égard <strong>des</strong> outils utilisés, tous très<br />

grossiers, et par l'absence complète de rites liés à la plantation ou à la croissance de la<br />

récolte. Le seul rite lié au riz était une petite fête familiale qui se tenait quand la<br />

récolte était mûre et il n'existait pas de moyens magiques pour assurer le succès de la<br />

culture du riz.<br />

<strong>Les</strong> Tanala avaient aussi du bétail, mais de si faible importance économique pour<br />

eux que la <strong>des</strong>truction de tous leurs troupeaux ne les aurait pas privés d'un seul repas<br />

ni d'un seul article d'utilisation courante dans leur culture. Le bétail ne servait ni au<br />

transport, ni à l'agriculture. Le lait n'était guère utilisé, on ne le prenait que lorsque<br />

manifestement la vache en avait plus qu'il n'était nécessaire pour son veau. La peau<br />

était quelquefois utilisée pour <strong>des</strong> coiffures et <strong>des</strong> sandales, mais elle était d'une si<br />

faible importance dans l'économie indigène que les animaux étaient en général<br />

débités et cuits avec leur peau, comme les cochons. Le bœuf était utilisé comme nourriture<br />

seulement au moment <strong>des</strong> enterrements ou à l'occasion d'autres cérémonies<br />

impliquant <strong>des</strong> sacrifices. Même les excréments <strong>des</strong> animaux, d'une valeur considérable<br />

pour les tribus qui cultivaient le riz irrigué, ne furent jamais utilisés. En fait, la<br />

seule importance purement économique du bétail était de fournir un placement pour<br />

le capital excédentaire.<br />

En dépit de cela, les Tanala éprouvèrent un intérêt bien plus intense pour leur<br />

bétail que pour leur riz. <strong>Les</strong> familles n'essayaient jamais de cultiver plus de riz que ce<br />

qui était nécessaire jusqu'à la récolte suivante. Un excédent pouvait être l'objet de<br />

quelque fierté, mais il n'améliorait pas la position de la famille dans la communauté,<br />

fonction de l'importance du troupeau que chaque famille travaillait assidûment à<br />

accroître. Le bétail était le principal butin à la guerre et le vol de bétail une activité<br />

digne d'un jeune homme courageux. Quand les métho<strong>des</strong> directes échouaient, on<br />

achetait <strong>des</strong> veaux. Le bétail adulte était rarement vendu puisque la vente aurait<br />

entraîné une diminution du troupeau. Il existait différents noms pour toutes les<br />

combinaisons possibles de couleur du bétail, pour les différentes formes de cornes et<br />

ainsi de suite, et tout individu était capable de décrire précisément chaque animal de<br />

son troupeau. Il y avait plus de procédés magiques pour assurer l'accroissement du<br />

troupeau que pour n'importe quelle autre fin, hormis la protection générale contre la<br />

maladie et le malheur régie par un seul moyen magique. Enfin, le bétail représentait<br />

les seuls animaux utilisés dans l'accomplissement <strong>des</strong> rites. Dans certains clans, on


Ralph Linton (1936), De l’homme. 311<br />

tuait un bœuf aussi rapidement que possible dès l'instant où une personne mourait, de<br />

telle façon que l'âme du bœuf pût la suivre et l'accompagner. <strong>Les</strong> sacrifices de bœufs<br />

faisaient nécessairement partie <strong>des</strong> enterrements et de toutes les cérémonies où les<br />

ancêtres étaient invoqués. A ces occasions, les âmes du bétail venaient grossir les<br />

troupeaux de l'ancêtre aux pays <strong>des</strong> âmes, tandis que la viande, excepté le peu qu'on<br />

offrait aux esprits, était frugalement mangée. A la différence <strong>des</strong> autres animaux, seul<br />

le bétail avait une âme.<br />

<strong>Les</strong> attitu<strong>des</strong> tanala à l'égard du bétail étaient assez comparables à celles <strong>des</strong> tribus<br />

voisines où il était, dans certains cas, d'une grande importance économique. Il est<br />

possible qu'à l'origine les Tanala aient pris du bétail à ces tribus et aient adopté les<br />

attitu<strong>des</strong> et les usages rituels liés au bétail de façon plus parfaite que les techniques<br />

d'utilisation, mais c'est pure hypothèse.<br />

<strong>Les</strong> traditions tanala ne mentionnent jamais une époque où il n'y avait pas de<br />

bétail, ni une époque où soit leur usage soit les attitu<strong>des</strong> à leur égard étaient<br />

différents. Quelle qu'en soit la cause, la culture du riz est restée, pour les Tanala, un<br />

intérêt mineur tandis que le bétail représente un intérêt majeur.<br />

<strong>Les</strong> exemples d'un tel manque de corrélation entre l'importance économique et<br />

l'intensité d'un intérêt pourraient être multipliés à l'infini. <strong>Les</strong> raisons en sont, sans<br />

aucun doute, diverses, mais un même facteur semble agir dans un grand nombre de<br />

cas. Des phénomènes inhabituels ou imprévisibles sont plus susceptibles d'attirer<br />

l'attention que les phénomènes habituels et prévisibles et la probabilité qu'ils deviennent<br />

centres d'intérêt s'en trouve accrue. Dans les cas où l'imprévisibilité se conjugue<br />

avec un haut degré d'importance économique, l'intensité attribuée à l'intérêt particulier<br />

est particulièrement forte. Ainsi, un groupe qui vit de chasse dans une région où le<br />

gibier est épisodique et incertain donne presque toujours la priorité à cet intérêt et<br />

édifie un corps important de rites à son propos. Le manque d'intérêt <strong>des</strong> Tanala à<br />

l'égard de la culture du riz peut s'expliquer au moins en partie par le fait que c'était là<br />

une occupation routinière qui donnait <strong>des</strong> résultats infaillibles. Couper et brûler la<br />

brousse était assez pénible et passablement dangereux, mais les moussons arrivaient<br />

avec une parfaite régularité; une terre fraîchement défrichée produisait toujours une<br />

bonne récolte et il n'existe pas de légende faisant état de maladies de plantes ou de<br />

famines. Une plus grande incertitude aurait très bien pu provoquer un regain d'intérêt.<br />

De toute évidence, l'intensité <strong>des</strong> intérêts ne se laisse pas expliquer par la seule<br />

considération de l'importance économique et de l'incertitude. On peut attacher un<br />

intérêt assez puissant aux choses agréables, même quand elles n'ont pas une grande<br />

importance intrinsèque. L'enfant éprouve un intérêt plus vif à l'égard de son gâteau<br />

d'anniversaire qu'à l'égard de son dîner régulier et une société attache souvent un<br />

intérêt plus fort à ce qui procure une brève période de plaisir (un fruit sauvage<br />

particulier qui a une courte saison par exemple) qu'à <strong>des</strong> choses d'une importance<br />

économique supérieure. Quand de telles résonances agréables se conjuguent avec<br />

l'incertitude, la probabilité d'une intensité élevée s'accroît d'autant.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 312<br />

<strong>Les</strong> valeurs associées aux choses constituent l'un <strong>des</strong> aspects essentiels de l'intensité<br />

d'un intérêt. Toutes les sociétés classent leurs intérêts non seulement selon<br />

l'intensité mais aussi selon leur caractère désirable. Elles reconnaissent que certaines<br />

choses sont bonnes et d'autres mauvaises, avec une série infinie de degrés qualitatifs.<br />

<strong>Les</strong> choses auxquelles les membres d'une société accordent un intérêt intense ne sont<br />

pas nécessairement celles qui sont les plus bénéfiques. Bien que chaque mal puisse du<br />

point de vue philosophique être considéré comme l'opposé d'un certain bien, le mal<br />

comme centre d'intérêt d'une société peut avoir un effet très positif sur les modèles<br />

culturels. Ainsi, <strong>des</strong> sociétés peuvent être obsédées par la crainte de la maladie ou de<br />

la sorcellerie. Considérer la crainte de la maladie comme simplement un aspect<br />

négatif de l'intérêt de la société à l'égard de la santé est, dans de tels cas, masquer la<br />

réalité. La santé, comme état normal, attire peu l'attention et <strong>des</strong> rationalisations à ce<br />

propos, ou même <strong>des</strong> modèles de comportement consciemment orientés vers sa<br />

conservation, sont exceptionnels. La maladie, au contraire, constitue un centre d'intérêt<br />

puissant dont l'intensité se traduit par les nombreux rites élaborés pour la guérison,<br />

les justifications de la maladie par les tabous enfreints ou les esprits offensés, et les<br />

personnifications de la maladie.<br />

Beaucoup de modèles culturels expriment un intérêt pour <strong>des</strong> choses que la<br />

société considère comme néfastes. Il en est ainsi, en particulier, dans les contes traditionnels<br />

où, puisque le fabuleux n'a pas à tenir compte de la réalité, les intérêts d'une<br />

société se voient toujours donner la plus pleine expression. Dans ce genre de littérature,<br />

la conduite du héros reflète parfaitement les bons intérêts de la société tandis que<br />

celle du méchant reflète ses mauvais intérêts avec une égale perfection. Si l'on veut<br />

que les auditeurs soient satisfaits, sa noirceur doit être quelque chose de beaucoup<br />

plus défini et de plus actif qu'une simple absence de blancheur. En d'autres termes, la<br />

perversité est un intérêt culturel au même titre que la bonté.<br />

Cet intérêt porté à <strong>des</strong> choses que la société considère comme mauvaises est loin<br />

de ne se manifester que dans la tradition. Chaque culture possède <strong>des</strong> modèles pour<br />

l'inconduite. Tout se passe comme si la société disait : « Ne faites pas ceci, mais si<br />

vous le faites, il faut vous y prendre de cette façon. » La tradition de tous les peuples<br />

comprend un certain nombre d'exemples horribles. Ainsi, l'histoire d'une revanche<br />

particulièrement ingénieuse et terrible peut être transmise pendant <strong>des</strong> générations :<br />

dans le folklore sud-européen, le thème du mari qui, par ruse, amène sa femme à<br />

manger le cœur de son amant en est un exemple. En renouvelant un acte aussi méchant<br />

dans tous ses détails, l'individu peut attirer l'attention publique sur lui et<br />

acquérir pleine satisfaction pour son moi. Pour en venir à <strong>des</strong> cas moins extrêmes,<br />

aucune société n'approuve le meurtre; pourtant celui-ci constitue un intérêt d'intensité<br />

plutôt élevée dans toutes les sociétés et la plupart <strong>des</strong> cultures comprennent <strong>des</strong><br />

techniques pour sa perpétration. Dans <strong>des</strong> circonstances ordinaires, ces modèles ne<br />

trouvent qu'une manifestation verbale, mais l'individu se tourne vers ces gui<strong>des</strong> quand<br />

il est sur le point de commettre l'acte socialement désapprouvé. La police <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

villes américaines reconnaît que les groupes d'origines différentes utilisent <strong>des</strong><br />

métho<strong>des</strong> d'assassinat caractéristiques. Bien que <strong>des</strong> perfectionnements techniques<br />

tels que la mitraillette soient en train d'éclipser très rapidement ces différences dans<br />

les milieux professionnels, elles valent encore pour les amateurs. L'Italien ou<br />

l'Espagnol non expérimentés utilisent en général un couteau, l'Anglais un fusil, tandis


Ralph Linton (1936), De l’homme. 313<br />

que certains natifs du Sud-Est européen éprouvent une forte préférence pour la<br />

strangulation. Ces modèles sont assez constants pour fournir une aide considérable à<br />

la détection.<br />

La condamnation portée par une société contre certaines choses n'empêche donc<br />

pas qu'on attache à celles-ci un intérêt intense ou qu'on élabore <strong>des</strong> modèlet pour les<br />

exprimer. Inversement, le fait que la société approuve une chose particulière ne<br />

signifie pas que ces intérêt se verra donner une manifestation constante ou universelle<br />

dans le comportement <strong>des</strong> membres de la société. <strong>Les</strong> modèles qui correspondent aux<br />

« bons » intérêts sont, comme tous les autres, associés à <strong>des</strong> situations particulières.<br />

En outre, les individus agissent fréquemment à leur encontre. Notons qu'ils peuvent le<br />

faire tout en restant en accord avec les valeurs de la société. L'individu ne rejette pas<br />

vraiment les « bons » intérêts de sa société tant que se comporter de façon non<br />

conforme à ces intérêts lui procure un sentiment de péché. Il peut même contribuer<br />

par ses mauvaises actions à renforcer les « bons » intérêts pour les autres membres de<br />

la société. La vieille institution américaine de l'ivrogne de village fit plus que le<br />

pasteur du village pour conserver une intensité élevée à l'intérêt que sa société portait<br />

à la sobriété.<br />

Tout intérêt compris dans le système d'une société a ce qu'on pourrait appeler une<br />

intensité effective, qui exprime son influence possible sur la configuration culturelle et<br />

sur le comportement <strong>des</strong> individus. L'intensité effective d'un intérêt peut s'évaluer en<br />

combinant son classement sur l'échelle de l'intérêt absolu et son classement sur<br />

l'échelle du bon. Rappelons que les choses que la société considère comme mauvaises<br />

peuvent encore avoir une forte intensité effective, l'intérêt que la société leur porte se<br />

traduisant par la présence dans sa culture d'attitu<strong>des</strong> et de modèles de comportement<br />

qui leur sont liés. La différence importante entre les choses mauvaises qui ont une<br />

forte intensité effective et les choses bonnes, est que, dans le premier cas, les modèles<br />

qui découlent de l'intérêt ont surtout pour but de faire ignorer ou supprimer la chose,<br />

tandis que dans le second cas ils ont pour fin première de l'encourager. <strong>Les</strong> bons<br />

intérêts indiquent les buts vers lesquels tendent la société et l'individu.<br />

Dans les circonstances ordinaires, l'individu moyen n'a pas conscience <strong>des</strong> intérêts<br />

de son groupe et de l'intensité de ces intérêts. Il se conforme simplement aux modèles<br />

de comportement établis dans sa culture sans essayer de les analyser ou de saisir leur<br />

signification profonde. <strong>Les</strong> intérêts n'attirent son attention que dans les situations de<br />

conflits auxquelles aucun modèle culturel régulier ne s'applique. Cependant, pour les<br />

individus, de telles situations sont assez fréquentes : nous avons, par exemple, presque<br />

tous eu à choisir, à un moment ou à un autre, entre l'intérêt à l'égard de la vérité et<br />

l'intérêt à l'égard de la bonté. <strong>Les</strong> sociétés se trouvent moins fréquemment dans de<br />

telles situations, bien que les conflits de cette sorte accompagnent constamment le<br />

changement culturel. Ainsi, une situation de conflit surgit quand les femmes commencèrent<br />

à fumer en publie. D'un côté se trouvaient les intérêts de liberté personnelle<br />

et de plaisir, de l'autre beaucoup d'entre les intérêts que notre société avait<br />

rassemblés pour former sa conception de dame : on arriva finalement à ajuster les<br />

intérêts entre eux et l'on a le sentiment aujourd'hui que les femmes peuvent fumer en<br />

public sans déchoir.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 314<br />

Même quand les individus à l'intérieur d'une société sont conscients de certains de<br />

ses intérêts, ils les considèrent rarement, sinon jamais, comme autant d'entités<br />

distinctes. Ils pensent au contraire à un système particulier d'intérêts comme à une<br />

unité. Toutes les sociétés reconnaissent ces systèmes, bien que leurs membres puissent<br />

avoir beaucoup de difficulté à les verbaliser; ils les expriment d'ailleurs en concepts<br />

: ainsi en est-il chez nous de « dame » ou de « gentleman » ou de « vie vertueuse<br />

». Pour l'individu comme pour la société, ces systèmes sont d'une plus grande<br />

importance que les éléments distincts dont ils sont composés, puisque les systèmes<br />

fonctionnent comme <strong>des</strong> touts. Ainsi en Amérique, un gentleman est supposé être<br />

brave, mo<strong>des</strong>te, honorable, avoir la considération <strong>des</strong> autres et être toujours soucieux<br />

de dire la vérité. Chacune de ces qualités représente un intérêt particulier dans la<br />

société américaine, mais les modèles de comportement appropriés au gentleman les<br />

traduisent toujours rassemblés en un seul système. Ainsi, le comportement du gentleman<br />

à l'égard <strong>des</strong> femmes doit exprimer la mo<strong>des</strong>tie et la bienveillance dans <strong>des</strong><br />

proportions bien précises, l'excès dans un sens ou dans l'autre étant considéré comme<br />

inconvenant. La bravoure doit toujours être tempérée par la mo<strong>des</strong>tie et ne doit pas<br />

être poussée jusqu'à la témérité. La sincérité et le respect <strong>des</strong> autres doivent être<br />

exercées en constante relation l'une avec l'autre, et ainsi de suite pour tous les intérêts.<br />

Chacun d'entre nous croit savoir ce qu'est un gentleman, mais nous éprouvons une<br />

difficulté considérable à traduire le concept en mots. Nous avons une image beaucoup<br />

plus claire de ce qu'un gentleman fait dans telle ou telle situation que <strong>des</strong> intérêts qui<br />

motivent son comportement. Néanmoins, le concept de gentleman est un élément<br />

effectif de notre culture. Il ne peut être écarté comme simple abstraction que l'observateur<br />

tirerait de l'observation de modèles de comportement. Aussi vague et pauvrement<br />

verbalisé qu'il soit, il n'en représente pas moins un code qui exerce une profonde<br />

influence sur la vie de bon nombre d'individus. Il donne une valeur affective accrue à<br />

certains modèles de comportement et assure ainsi leur manifestation, il guide aussi<br />

l'individu dans <strong>des</strong> situations pour lesquelles aucun modèle n'existe. Ainsi, il peut<br />

arriver qu'un individu tienne une promesse qu'il a faite dans un moment d'inattention<br />

simplement parce qu'il l'a faite et que le code du gentleman exige que ce qui est promis<br />

soit tenu. Qu'une telle conduite puisse lui procurer le respect de ses compagnons<br />

est, au moins en théorie, accessoire, puisque un gentleman est supposé conformer sa<br />

vie à ce code sans aucun souci de l'opinion publique et sans espoir de récompense<br />

autre que de garder le respect de lui-même.<br />

Toutes les sociétés ont une conception de l'homme idéal qui correspond, par son<br />

contexte affectif et sa relation avec les modèles de comportement, à cette conception<br />

de gentleman mais qui peut s'en éloigner considérablement par les intérêts qu'elle<br />

exprime comme par l'importance relative attribuée à ces intérêts. Ainsi, dans telle<br />

culture, la conception de l'homme idéal peut insister sur le courage physique au point<br />

qu'il éclipse tout le reste. Telle autre culture peut insister sur la générosité et faire de<br />

celui qui pousse cette qualité à l'extrême et cède même sa femme ou son seul vêtement<br />

au premier venu, l'homme idéal. Telle autre culture encore peut avoir comme<br />

idéal le voleur habile et menteur du type de l'Odyssée. Dans chaque cas, le concept<br />

reflète la présence dans la culture d'un système particulier et, en général, unique<br />

d'intérêts.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 315<br />

En fait, nous en savons moins aujourd'hui sur les intérêts que sur tout autre aspect<br />

de la culture. Le relatif abandon dans lequel se trouve actuellement ce domaine<br />

semble tenir moins à la sous-estimation de son importance qu'à l'extrême difficulté<br />

qu'il y a à l'approcher par les techniques anthropologiques habituelles. Comme les<br />

significations auxquelles ils sont étroitement liés, les intérêts sont <strong>des</strong> phénomènes<br />

subjectifs et, par conséquent, difficiles à déterminer et encore plus à exprimer en<br />

termes précis. Le membre moyen d'une société les considère comme allant tellement<br />

de soi qu'il est à peine conscient de leur existence et, même lorsqu'ils se portent à son<br />

attention, il a bien <strong>des</strong> difficultés à les verbaliser. Une approche directe de ce<br />

problème par la méthode ordinaire de questionnaire est donc à peu près inutile. En<br />

outre, il est impossible pour tout individu qui n'a pas été élevé dans une société de<br />

participer à ces aspects-là de la culture et, par suite, de les interprêter à la lumière<br />

d'une connaissance et d'une expérience approfondies. Un bon chercheur peut apprendre<br />

à participer dans une large mesure à la vie intellectuelle d'une communauté étrangère.<br />

Quand sa connaissance de la culture est devenue assez complète, il peut reconnaître<br />

les prémisses à partir <strong>des</strong>quelles le membre moyen de la société raisonne et, en<br />

réfléchissant logiquement à partir d'elles, arriver à <strong>des</strong> conclusions acceptables. Sa<br />

démarche peut se comparer à celui du linguiste qui, s'il connaît parfaitement les<br />

racines <strong>des</strong> mots et la syntaxe, peut bâtir de nouveaux mots, que ceux qui parlent cette<br />

langue reconnaissent et comprennent. Le chercheur peut aussi apprendre assez facilement<br />

à imiter les modèles de comportement de la société et, à la longue, certains<br />

d'entre eux lui deviendront habituels. Cependant, il ne peut jamais apprendre à partager<br />

vraiment les intérêts et les attitu<strong>des</strong> d'une société étrangère. <strong>Les</strong> valeurs affectives<br />

qui donnent à ces aspects de la culture leur vitalité et leur signification sont acquises<br />

dès l'enfance et ne peuvent jamais être ressenties volontairement. Par sa position<br />

même, l'étranger peut percevoir mieux que les autochtones certains intérêts d'une<br />

culture, mais il ne peut jamais saisir leur pleine signification ni leur contexte affectif<br />

et, par conséquent, ne peut jamais en saisir les pleins effets sur les modèles culturels.<br />

Pour toutes ces raisons, les intérêts d'une culture étrangère sont, du point de vue<br />

du chercheur, de pures abstractions qu'il ne peut atteindre que par <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> subjectives.<br />

Cependant, pour les individus qui partagent la culture, ils ne sont pas plus<br />

<strong>des</strong> abstractions que ne l'est le complexe d'Oedipe pour l'individu qui l'a sans le<br />

savoir. Ils ont une réalité effective qui, si elle peut ne pas être apparente dans <strong>des</strong><br />

circonstances normales, le devient subitement dans <strong>des</strong> circonstances inhabituelles,<br />

lors d'un conflit ou d'un changement culturel. <strong>Les</strong> intérêts d'une société transforment<br />

les besoins généralisés de ses membres en devoirs spécifiques, orientent l'évolution<br />

de sa culture et sont fondamentalement responsables <strong>des</strong> significations et <strong>des</strong> utilités<br />

et, par là, <strong>des</strong> fonctions attribuées aux nouveaux éléments culturels.<br />

Il est à peine excessif de dire que tout ce qui distingue les cultures telles qu'elles<br />

sont <strong>des</strong> cultures minimales qui suffiraient à assurer la survie physique <strong>des</strong> sociétés<br />

dépend <strong>des</strong> intérêts. Il nous est presque impossible de concevoir la nature d'une telle<br />

culture minimale : rien d'approchant, même de loin, n'existe. Tout ce qu'une société<br />

exige en fait pour survivre, c'est d'abord <strong>des</strong> techniques permettant de garder le<br />

groupe en vie, ensuite une autorité sociale suffisante pour empêcher les membres du<br />

groupe de s'entre-tuer et enfin <strong>des</strong> modèles de coopération en vue <strong>des</strong> rares circonstances<br />

où l'existence du groupe entier est menacée. Une horde de babouins en a


Ralph Linton (1936), De l’homme. 316<br />

presque autant, et <strong>des</strong> hommes vivant à un tel niveau culturel seraient plus proches<br />

<strong>des</strong> quadrupè<strong>des</strong> que d'une société.<br />

L'importance <strong>des</strong> intérêts pour la culture est manifeste. Ainsi, la bêche que les<br />

Imerina de Madagascar utilisent par exemple pour cultiver leurs champs de riz est,<br />

très probablement, dérivée du bâton à fouir : il est facile de dire que la transformation<br />

du bâton à fouir en bêche par l'addition d'un fer plat découla tout naturellement du<br />

désir de la société d'accroître l'efficacité du travail. Cependant, l'efficacité et la notion<br />

d'économie de travail sont en eux-mêmes <strong>des</strong> intérêts qui n'ont de valeur que relative<br />

et, dans bien <strong>des</strong> cas, <strong>des</strong> intérêts plus puissants les privent de toute réalité. Ainsi,<br />

beaucoup de cultures ont continué d'utiliser le couteau de silex à certaines fins bien<br />

longtemps après en avoir eu de plus efficaces en métal, parce que ces fins ellesmêmes<br />

constituaient <strong>des</strong> intérêts importants que la société souhaitait conserver<br />

intacts.<br />

Chez les Imerina, la culture du riz est, en elle-même, l'un <strong>des</strong> intérêts dominants :<br />

même l'employé instruit ou le petit fonctionnaire possède un champ de riz qu'il ne<br />

considère pas comme indigne de travailler lui-même. Bien que cet intérêt puisse<br />

s'expliquer, à l'origine, par l'importance économique du riz pour la tribu, il a survécu<br />

aux transformations de l'économie. <strong>Les</strong> hommes semblent prendre un véritable plaisir<br />

à ce travail, bien que le travail manuel soit en général dévalorisé, et ceux de l'ancienne<br />

génération, à l'époque de la plantation et de la récolte, ont coutume de quitter leur<br />

travail en renonçant à leur paye pour soigner leurs champs ce qui, pour beaucoup,<br />

signifie une importante perte financière. La bêche, instrument principal de la culture<br />

du riz, participe à cet intérêt : elle a acquis <strong>des</strong> significations nombreuses, de telle<br />

façon qu'elle est devenue presque autant un symbole qu'un outil. Pour cette raison,<br />

elle est toujours fabriquée avec beaucoup plus de soin que l'utilité ne l'exigerait. Son<br />

fer, forgé avec <strong>des</strong> courbes délicates et précises, est écaché en son entier; son manche<br />

est fait de quelque fin bois d'ébénisterie tel que le palissandre ou l'ébène veinée. Un<br />

proverbe assure qu'un bon fermier se reconnaît à sa bêche, et un pauvre cultivateur<br />

dépensera souvent trois ou quatre semaines de revenus pour acheter un outil raffiné<br />

quand il pourrait acquérir un outil aussi pratique pour le tiers de ce prix. La<br />

possession d'un outil tellement supérieur contribue à satisfaire les besoins esthétiques<br />

du possesseur et son désir d'être admiré, mais cela grâce à l'intérêt que la société<br />

ressent à l'égard de la bêche et <strong>des</strong> significations qui s'attachent à elle. Ces significations<br />

en retour découlent de l'intérêt intense que la société éprouve à l'égard de la<br />

culture du riz, auquel la bêche est associée. Dans une société moderne, le même outil<br />

serait sans signification. Des utilités pourraient lui être trouvées mais il ne pourrait<br />

avoir aucune fonction tant que cette société, à son tour, n'en ait fait un intérêt.<br />

Chaque fois que la satisfaction d'un besoin devient l'un <strong>des</strong> intérêts saillants d'une<br />

société, celle-ci tend à surimposer une série de modèles non utilitaires à ceux qui, en<br />

eux-mêmes, suffiraient à la satisfaction du besoin. Ainsi, la nourriture constitue un<br />

intérêt assez important, encore qu'en aucune façon le plus important, dans notre<br />

société. <strong>Les</strong> seuls modèles directement nécessaires à la satisfaction du besoin de<br />

nourriture sont ceux qui consistent à la recueillir et à rendre comestibles <strong>des</strong> substances<br />

qui ne le sont pas dans leur état d'origine. Cependant, notre société a surimposé à<br />

ces modèles utilitaires une quantité d'autres modèles qui ne contribuent nullement de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 317<br />

façon directe à la satisfaction du besoin de se nourrir. La cuisson n'est pas seulement<br />

<strong>des</strong>tinée à rendre la nourriture comestible mais aussi à la rendre attrayante au goût et<br />

à la vue. A cette fin, un nombre considérable de recettes ont été inventées; la plupart<br />

de ces métho<strong>des</strong> de préparation n'accroissent pas la valeur nutritive de la nourriture.<br />

En fait, beaucoup d'entre elles sacrifient la digestibilité à la saveur ou à la présentation.<br />

L'intérêt que notre société porte à la nourriture se mesure aussi au rite compliqué<br />

qui préside à sa consommation. L'attaque directe par les dents et les doigts a été<br />

remplacée par une approche tranquille, avec un couteau et une fourchette. Même le<br />

maniement de ces ustensiles est régi par <strong>des</strong> règles rigi<strong>des</strong>, et le mangeur doit feindre<br />

une certaine indifférence à l'égard de la nourriture en en laissant toujours un peu dans<br />

son assiette. La nourriture ne doit jamais être mangée directement dans l'ustensile où<br />

elle a été cuite, à moins que celui-ci ne soit spécialement <strong>des</strong>tiné à cet usage. En tout<br />

cas, elle doit être déposée sur une table, de préférence dans une pièce différente de<br />

celle où elle a été cuite. La table, à son tour, doit être recouverte d'un linge, comporter<br />

les instruments convenables disposés en ordre régulier et, au moins aux occasions de<br />

cérémonie, recevoir une décoration. Puisée dans la marmite, déchiquetée avec les<br />

dents et les doigts et dévorée sur place, ou servie par un domestique en livrée à une<br />

table bien dressée, la nourriture sustente aussi bien : la différence entre ces deux<br />

procédés permet de mesurer l'intérêt que l'on confère à la nourriture.<br />

La majeure partie du contenu de toutes les cultures consiste en broderies de ce<br />

genre, éléments qui, bien qu'ils aient une utilité et une fonction, ne peuvent être<br />

considérés comme répondant directement à <strong>des</strong> besoins essentiels. Leur forme et leur<br />

signification reflètent plutôt l'intérêt que l'utilité et, par là, ils peuvent varier considérablement<br />

même dans les cas où le besoin de base est le même. Ainsi, presque toutes<br />

les sociétés ont élaboré quelque rite lié à la consommation de la nourriture, mais il<br />

n'est pas deux cultures qui aient élaboré exactement le même rite. Dans certaines<br />

cultures, les conventions exigent que chaque individu mange seul et en privé, et faire<br />

autrement est considéré comme une marque d'impudence. <strong>Les</strong> intérêts et les modèles<br />

non utilitaires qui les expriment sont ce qui fait de la vie humaine quelque chose de<br />

plus qu'une simple lutte pour survivre. Ils ont donné sens et richesse à l'existence de<br />

l'homme, orienté ses efforts et stimulé son esprit. Ils sont au fondement même de tout<br />

ce qui distingue sa façon de vivre de celle <strong>des</strong> quadrupè<strong>des</strong>.<br />

En ce qui concerne les intérêts comme toute catégorie d'éléments culturels, la<br />

participation <strong>des</strong> individus n'est jamais complète. On peut y distinguer <strong>des</strong> options,<br />

qui semblent être surtout symptomatiques <strong>des</strong> changements culturels en cours, et <strong>des</strong><br />

spécialités 1 . Que les différentes catégories d'individus dans notre propre société<br />

puissent avoir <strong>des</strong> intérêts particuliers et leur associer une intensité particulière est<br />

manifeste : il suffit de remarquer de quoi les hommes parlent entre eux et les femmes<br />

entre elles. Cependant, chaque société a, à côté <strong>des</strong> intérêts spécialisés, un système<br />

central d'intérêts auquel tous ses membres participent. <strong>Les</strong> universaux, on l'a vu,<br />

donnent à toute configuration culturelle sa forme globale et sa cohérence en lui fournissant<br />

un noyau stable et bien intégré : les intérêts universels paraissent dominer ce<br />

1 Cf. supra, chap. XVI.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 318<br />

noyau et, par là, la configuration entière. Pour utiliser une analogie physique, assez<br />

impropre il est vrai, les autres éléments universels à l'intérieur de la culture semblent<br />

être organisés par rapport à ces intérêts à peu près de la même façon dont un système<br />

de cristaux est organisé par rapport au foyer autour duquel le processus de cristallisation<br />

a commencé. En d'autres termes, les intérêts universels d'une culture et l'intensité<br />

relative de ces intérêts donnent leur orientation à tous les autres éléments stables et<br />

mutuellement adaptés à l'intérieur de la configuration culturelle. On serait tenté de<br />

croire que dans la culture, tout comme dans l'exemple du cristal, ces orientations<br />

traduisent le processus même de croissance, mais l'analogie ne peut être poussée trop<br />

loin : les intérêts et leur intensité changent au cours de l'histoire d'une société, tout<br />

comme n'importe quel élément de sa culture.


chapitre 25<br />

les orientations de la culture<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 319<br />

L'analyse de deux cultures particulières, les cultures comanche et tanala, permettra<br />

d'illustrer les conclusions du chapitre précédent. <strong>Les</strong> intérêts qui semblent<br />

orienter chacune de ces cultures ont été déterminés par un processus d'abstraction : les<br />

conclusions que nous proposons à leur sujet sont donc fondées sur notre propre<br />

jugement, lui-même fondé sur l'observation du comportement <strong>des</strong> membres de ces<br />

sociétés, sur l'analyse de leurs traditions et de leurs propos. Aucun <strong>des</strong> membres de<br />

ces deux sociétés n'aurait été capable d'exprimer en termes précis les intérêts de sa<br />

culture et l'intensité de ces intérêts : nos conclusions, par conséquent, ne sont pas susceptibles<br />

d'être prouvées. Elles représentent simplement une interprétation <strong>des</strong><br />

phénomènes observés et n'écartent pas la possibilité d'autres interprétations aussi<br />

valables. Chaque culture a toujours plusieurs intérêts fondamentaux dont l'ensemble<br />

constitue un système intégré : si, en sélectionnant deux ou trois d'entre eux comme<br />

foyers de la configuration culturelle on s'expose à masquer la réalité, une telle distorsion,<br />

comparable à celle que le <strong>des</strong>sin à deux dimensions fait subir à <strong>des</strong> objets à trois<br />

dimensions, est la condition inévitable d'une <strong>des</strong>cription compréhensible. En fait,<br />

toutes les cultures paraissent comporter un certain nombre de centres d'intérêt par<br />

rapport auxquels s'organisent autant de groupes d'éléments culturels. Cependant, la<br />

plupart de ces foyers eux-mêmes renvoient à un petit nombre d'intérêts majeurs qui<br />

dominent ainsi la totalité de la configuration.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 320<br />

Chez les Comanches, les hommes en âge de se battre constituaient le centre de la,<br />

plupart <strong>des</strong> activités et <strong>des</strong> intérêts de la société; ils avaient la préséance sur tous.<br />

L'enfance était un simple préliminaire au statut de guerrier et la vieillesse une suite<br />

assez mal accueillie. De la même façon, les femmes du groupe d'âge <strong>des</strong> guerriers<br />

dominaient les autres groupes d'âge féminins, mais elles tiraient leur importance<br />

avant tout de l'intérêt que les guerriers eux-mêmes leur portaient. Le père honorait<br />

constamment son fils, guerrier en puissance, et faisait passer les intérêts du jeune<br />

garçon avant ses intérêts propres. A en croire les Comanches, il y avait à cela deux<br />

raisons : le père s'attendait que son fils fût tué dès qu'il parviendrait à l'âge adulte et<br />

vivait dans la constante anticipation de la peine que cela lui causerait. En particulier,<br />

il voulait éviter d'être tourmenté par le regret de ce qu'il aurait pu faire pour lui. En<br />

outre, il devait exprimer sans attendre la gratitude pour les bontés que son fils, s'il<br />

survivait par miracle, aurait pour lui dans sa vieillesse. <strong>Les</strong> vieillards considéraient<br />

l'aide qu'ils recevaient de leurs fils en âge de se battre comme une faveur et non<br />

comme un droit, ce qui fait voir clairement que l'intérêt de la société était concentré<br />

sur les guerriers. Le père se sentait profondément responsable à l'égard de son fils, le<br />

fils très peu à l'égard de son père.<br />

Pour essayer de faire de son fils un bon guerrier et pour le doter, dès l'enfance,<br />

d'un certain prestige, le père faisait tout ce qu'il pouvait non seulement pour lui<br />

donner un entraînement mais aussi pour l'honorer publiquement. <strong>Les</strong> pères répondaient<br />

par <strong>des</strong> dons bien plus importants aux présents offerts à leurs fils et il n'était<br />

guère possible de refuser la requête accompagnant de tels présents. Ainsi, le jeune<br />

homme qui souhaitait épouser une fille faisait un présent au frère de cette dernière,<br />

souvent encore enfant, de sorte que le père était presque contraint de la lui donner.<br />

C'était là pratiquement le seul cas où un père imposait sa volonté à sa fille pour le<br />

mariage. Aussitôt que le garçon était pubère, on lui donnait un tipi * séparé où il<br />

dormait, accueillait ses amis et recevait fréquemment la visite de jeunes femmes à la<br />

nuit tombée. Il s'agissait par là, implicitement, moins de satisfaire au bon plaisir du<br />

garçon que de le soustraire à la vie journalière du ménage et de le rendre plus<br />

accessible au pouvoir surnaturel, en lui évitant, en particulier, d'entrer en contact avec<br />

la graisse et la cuisine funestes à beaucoup de formes de pouvoir. La même idée soustendait<br />

la coutume pour les sorciers d'avoir une hutte séparée où ils gardaient leurs<br />

accessoires et recevaient les clients.<br />

Bien que l'acquisition de pouvoirs surnaturels pût se continuer toute la vie, c'est<br />

cette période de la vie qui était considérée comme décisive. <strong>Les</strong> pères et les frères<br />

aînés pouvaient communiquer au jeune garçon le pouvoir qu'ils détenaient sans le<br />

perdre eux-mêmes. Ils l'encourageaient aussi à essayer d'en acquérir par lui-même.<br />

Beaucoup de pouvoirs étant dangereux pour leurs possesseurs et tous entraînant<br />

l'observation de certains tabous, le garçon pouvait se montrer hésitant. Dans un cas<br />

précis, un frère aîné transféra son pouvoir à son frère cadet sans le lui dire, puis<br />

exhorta le garçon à essayer le pouvoir pour se convaincre qu'il l'avait. Tout ceci se<br />

faisait en prévision de la sévère compétition qui attendait le garçon aussitôt qu'il avait<br />

acquis le statut guerrier.<br />

* Type d'habitation conique soutenue par une armature de perches se rejoignant au sommet et<br />

recouverte par <strong>des</strong> peaux de bisons cousues (Indiens <strong>des</strong> Plaines). (N. d. T.)


Ralph Linton (1936), De l’homme. 321<br />

Mis à part les frères et les frères d'armes, la compétition pour le prestige était<br />

constante entre les guerriers. A l'intérieur <strong>des</strong> autres catégories <strong>sociales</strong> (femmes, enfants<br />

et vieillards), la rivalité était assez rare et désapprouvée. Au contraire, les<br />

guerriers rivalisaient ouvertement, le reste de la tribu formant un publie admiratif.<br />

Tous les guerriers d'une bande étaient classés selon leur prestige mais leur position<br />

n'était jamais fixée une fois pour toutes. Tel homme qui se trouvait au sommet de la<br />

hiérarchie pouvait tomber très bas à la suite d'un simple incident tel qu'un combat<br />

malheureux ou une manifestation de lâcheté. Inversement, un homme qui se trouvait<br />

au bas de la hiérarchie pouvait parvenir à la place la plus haute presque du jour au<br />

lendemain. Pour cette raison, chaque guerrier veillait jalousement a tout ce qui<br />

pouvait affecter son prestige et sa dignité.<br />

Tout guerrier était considéré comme un agent libre qui veillait au mieux à ses<br />

propres intérêts; bien que la compétition fût régie, semble-t-il, par <strong>des</strong> règles et <strong>des</strong><br />

conventions, la plupart <strong>des</strong> informateurs ne pouvaient ou ne voulaient pas formuler de<br />

règles générales sur ce qui se faisait en cas d'enlèvement d'épouse, offense la plus<br />

commune entre guerriers. Loin de considérer l'enlèvement d'épouse comme un type<br />

d'offense, ils tenaient les différents cas pour autant d'épiso<strong>des</strong> distincts et indépendants<br />

qui tiraient surtout leur signification du prestige relatif, <strong>des</strong> individus<br />

concernés; l'homme doté d'un haut prestige pouvait se comporter comme il l'entendait<br />

à l'égard de l'homme de prestige inférieur sans que la société intervienne.<br />

A cet intérêt dominant pour les guerriers se rattachait toute une série de modèles<br />

culturels : ainsi, bien que les femmes n'eussent, en général, que peu d'importance, les<br />

jeunes femmes, auxquelles les guerriers prenaient le plus d'intérêt, se voyaient donner<br />

la préséance sur les autres. Leur premier devoir était de satisfaire les désirs <strong>des</strong><br />

guerriers, non seulement en matière sexuelle mais en leur fournissant une compagnie<br />

et une détente; le guerrier devant mourir jeune, il devait être traité avec la plus extrême<br />

vigilance. La nuit précédant le départ en guerre était toujours consacrée au divertissement<br />

et, en ces occasions, les femmes célibataires comme les jeunes femmes<br />

mariées étaient déchargées par leurs parentes de leurs devoirs ménagers, cela afin<br />

qu'elles puissent satisfaire les caprices <strong>des</strong> guerriers.<br />

On n'attachait aucun prix à la virginité avant le mariage; il allait de soi que les<br />

filles se soumettaient aux désirs <strong>des</strong> guerriers. Même après le mariage, on n'avait que<br />

peu de considération pour la fidélité : les frères se prêtaient régulièrement leurs épouses<br />

et les frères d'armes le faisaient aussi à l'occasion. Cependant, pour une épouse,<br />

quitter son mari ou prendre un amant sans sa permission était une tout autre affaire.<br />

Plus que l'adultère en lui-même, c'était cette sorte de défi qui déterminait la réaction<br />

du mari. Dans ces cas, la société dans son ensemble restait neutre; la famille de<br />

l'épouse elle-même n'intervenait pas. Elle recevait l'épouse chez elle et pouvait tenter<br />

de la réconcilier avec son mari, mais elle ne prenait pas formellement parti pour le<br />

mari ou l'amant. Chacun de ceux-ci faisait appel à ses amis pour l'aider et l'affaire<br />

dégénérait souvent en bataille rangée; chose significative, on en appelait généralement<br />

aux amis, en particulier aux frères d'armes, avant d'en appeler aux parents, et les<br />

frères étaient les seuls parents qui accordaient quelquefois leur aide. Seul un homme<br />

jouissant lui-même d'un haut prestige ou lié par <strong>des</strong> liens d'amitié à un individu de


Ralph Linton (1936), De l’homme. 322<br />

haut prestige était assuré de conserver sa femme. En fait, les épouses étaient surtout,<br />

semble-t-il, un <strong>des</strong> enjeux de la lutte pour le prestige. Un amant heureux abandonnait<br />

souvent une femme après l'avoir enlevée à son mari et les vieillards aimaient à se<br />

vanter de leurs anciens succès amoureux. Cette logique de la compétition pour le<br />

prestige avait autorisé l'élaboration d'un stratagème curieux permettant à une femme<br />

de dissoudre son mariage. Si elle était lasse de son mari ou si elle tombait amoureuse<br />

d'un homme d'un prestige inférieur à celui de son mari, elle se joignait à une troupe en<br />

guerre, se mettant sous la protection de son chef qui ne pouvait la refuser sans<br />

compromettre sérieusement son prestige, bien que le but de l'opération lui fût parfaitement<br />

clair; il ne faisait généralement aucune objection à ce qu'elle le quitte aussitôt<br />

que la troupe était rentrée. <strong>Les</strong> chefs de troupe étaient, en général, <strong>des</strong> hommes de<br />

haut prestige et, pendant la durée de la guerre, leurs compagnons étaient engagés à les<br />

soutenir en tout. Le mari bafoué pouvait rarement rassembler une force suffisamment<br />

puissante pour ramener sa femme avant le départ de la troupe et en général il finissait<br />

par se résigner avant son retour. Le chef de la troupe gagnait plutôt qu'il ne perdait en<br />

prestige en rendant à la femme sa liberté aussitôt que l'armée était rentrée, puisque<br />

c'était là l'indice qu'il avait agi avec désintéressement.<br />

<strong>Les</strong> conflits directs entre guerriers pouvaient servir a réaffirmer leur degré de<br />

prestige mais ne pouvaient guère le modifier. Aucun homme ne pouvait acquérir un<br />

réel prestige en se querellant avec ses Compagnons, même s'il l'emportait systématiquement<br />

sur eux. En particulier, aucun guerrier ne gagnait du prestige en triomphant<br />

d'un autre guerrier par la magie. L'attitude à l'égard de celui qui s'y essayait était à peu<br />

près celle envers un athlète qui tenterait d'amener son plus grand rival à être disqualifié<br />

avant l'épreuve. Le code voulait que tous les conflits fussent résolus par la<br />

violence ouverte s'ils ne pouvaient être arrangés par l'intervention <strong>des</strong> amis. Chacun<br />

<strong>des</strong> contestants pouvait recevoir l'assistance volontaire d'autres guerriers et le nombre<br />

de partisans qu'il pouvait rassembler était lui-même l'indice de son prestige.<br />

Pour le groupe <strong>des</strong> guerriers, le prestige découlait surtout du succès à la guerre et,<br />

ensuite, de la possession d'un pouvoir surnaturel. Ces deux intérêts étaient toujours<br />

étroitement liés l'un à l'autre; pourtant il semble que le succès à la guerre était le plus<br />

important, et ce succès tendait à être justifié par la possession d'un pouvoir surnaturel<br />

plutôt que l'inverse. Ainsi, l'individu moyen ne tentait pas d'accroître son fonds de<br />

pouvoir surnaturel tant qu'il avait du succès à la guerre. Tel guerrier heureux, encore<br />

vivant à l'époque de notre visite, avait même abandonné complètement ses pouvoirs<br />

au début de sa carrière et se déclarait ouvertement sceptique quant à la réalité de tels<br />

pouvoirs : cet homme était unique en son genre et son scepticisme était considéré<br />

avec une certaine terreur par les autres membres de la tribu, ce qui augmentait plutôt<br />

son prestige; son succès à la guerre paraissait comme l'indice d'un pouvoir inné particulièrement<br />

efficace.<br />

Au cours de leur histoire, les guerres <strong>des</strong> Comanches furent surtout offensives et<br />

on ne peut guère douter qu'elles étaient engagées avant tout pour permettre aux<br />

guerriers d'acquérir du prestige. Bien que le butin, en particulier les chevaux, jouât un<br />

rôle assez important dans l'économie de la tribu, la plupart de leurs anecdotes concernent<br />

leurs guerres avec les Utes, la tribu la plus pauvre. <strong>Les</strong> Comanches rangeaient<br />

leurs ennemis selon deux hiérarchies distinctes, d'une part ceux qui permettaient


Ralph Linton (1936), De l’homme. 323<br />

d'obtenir <strong>des</strong> gains matériels et, d'autre part, ceux qui permettaient d'acquérir du<br />

prestige. <strong>Les</strong> expéditions au Mexique, où le butin était <strong>des</strong> plus riches mais le combat<br />

<strong>des</strong> moins risqués, étaient considérées un peu comme <strong>des</strong> transactions commerciales.<br />

Il semble que lors de ces expéditions les Comanches tuaient rarement les bergers et<br />

même les familles pauvres isolées, car c'était considéré comme déloyal. En ce qui<br />

concerne les tribus du Nord de leur territoire, les Comanches gardent un discret<br />

silence qui fait penser qu'elles leur étaient supérieures. Leurs ennemis préférés étaient<br />

les Pawnies, qui leur rendaient <strong>des</strong> points, et les Utes avec qui ils se sentaient à<br />

égalité. Avec ces derniers, ils livraient même bataille sur rendez-vous. Même quand<br />

les expéditions procuraient un butin, les guerriers de prestige supérieur étaient censés<br />

se montrer indifférents : le chef gardait en principe tout le butin, mais on attendait de<br />

lui qu'il le distribuât avec générosité, coutume qui se justifiait, on l'a vu, par la possession<br />

d'un pouvoir surnaturel.<br />

Seul le prestige gagné à la guerre donnait lieu à <strong>des</strong> différences dans l'habillement<br />

ou l'équipement, ce qui est significatif. Dans une bande au moins, les sorciers portaient<br />

une coiffure particulière quand ils allaient en expéditions guerrières mais,<br />

hormis cela, ils n'avaient, aucun vêtement particulier même dans l'exercice de leurs<br />

fonctions. <strong>Les</strong> guerriers, au contraire, avaient <strong>des</strong> insignes différents, tels que certains<br />

types d'armes, dont le port interdisait de faire retraite, et la coiffe de guerre. <strong>Les</strong><br />

Comanches étaient seulement en voie d'adopter les habitu<strong>des</strong> typiques <strong>des</strong> tribus <strong>des</strong><br />

Plaines en matière d'insignes de guerre et leurs pratiques différaient considérablement<br />

selon les ban<strong>des</strong> : cependant, en général, ce n'était pas, semble-t-il, le groupe de<br />

guerriers qui conférait les insignes aux individus; chacun les revêtait librement puis<br />

tentait de valider sa prétention au prestige qui y était associé par son comportement<br />

dans la bataille. Ainsi, bien que, dans certaines ban<strong>des</strong> du Nord, le droit à la coiffe de<br />

guerre ait pu être conféré au cours d'une cérémonie officielle, tous ceux qui s'en<br />

estimaient dignes pouvaient aussi en fabriquer une, l'emporter avec eux à la guerre<br />

suivante et l'enfiler immédiatement avant la bataille. S'ils se conduisaient honorablement,<br />

leur droit à la porter n'était pas mis en question après coup. Le porteur d'une<br />

coiffe de guerre avait l'obligation de ne pas battre en retraite, il ne pouvait sauver sa<br />

vie qu'en ôtant sa coiffure et en l'abandonnant sur le champ de bataille. Ce faisant, il<br />

perdait non seulement le droit de la porter mais tous ses honneurs guerriers antérieurs.<br />

Mais si un autre guerrier réussissait à arracher à l'ennemi la coiffe abandonnée, il<br />

gagnait par là non seulement le droit de la porter mais aussi le prestige de celui qui<br />

l'avait abandonnée. Il en allait de même pour les armes dont le port interdisait de faire<br />

retraite.<br />

Le pouvoir surnaturel, qui était certainement l'un <strong>des</strong> intérêts principaux de la<br />

tribu, pouvait être acquis par une foule de moyens qu'il n'est pas besoin d'exposer ici.<br />

Seules les femmes en âge d'avoir <strong>des</strong> enfants ne pouvaient en acquérir. <strong>Les</strong> vieilles<br />

femmes pouvaient en obtenir par l'une <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> habituelles et c'était une pratique<br />

assez courante pour les hommes d'un certain âge qui avaient le pouvoir de guérir que<br />

de l'enseigner à leur femme et de leur communiquer le pouvoir lui-même après la<br />

ménopause. De cette façon, ils lui assuraient une ressource économique supplémentaire<br />

pour la vieillesse. Tous les hommes en âge de se battre avaient en général un<br />

pouvoir d'une sorte ou d'une autre et la plupart d'entre eux soignaient sur deman<strong>des</strong><br />

particulières; mais très rares étaient les grands guerriers qui étaient aussi de grands


Ralph Linton (1936), De l’homme. 324<br />

guérisseurs. Le prestige qu'un jeune homme pouvait acquérir par un succès dans ce<br />

domaine était bien au-<strong>des</strong>sous de celui qu'il pouvait acquérir à la guerre.<br />

Quand un homme avait passé l'âge d'être guerrier, deux voies lui étaient offertes.<br />

Il pouvait abandonner ses pouvoirs par <strong>des</strong> rites réguliers aménagés à cette fin; ou<br />

bien il pouvait se consacrer à l'exercice de ces pouvoirs et essayer de les accroître. Si<br />

le premier choix était, semble-t-il, le plus approuvé, c'est qu'il permettait de se retirer<br />

honorablement de la compétition pour le prestige, en consacrant son énergie à apaiser<br />

les conflits entre ceux qui étaient encore en compétition, en donnant de sages conseils<br />

et en oeuvrant au mieux <strong>des</strong> intérêts de la bande. Ceux qu'on appelait « chefs de<br />

bande » et qui décidaient <strong>des</strong> déplacements du camp, annonçaient les activités du jour<br />

et exerçaient d'autres fonctions de routine, étaient presque toujours <strong>des</strong> hommes de<br />

cette catégorie. N'obtenaient cette position que <strong>des</strong> hommes âgés, sages, doux et bons<br />

envers les femmes et les enfants, et qui, la plupart du temps, n'avaient pas un grand<br />

passé de guerriers. Chose significative, cette fonction n'était pas un objet de rivalité<br />

mais incombait à tel vieillard qui était prêt à en assumer les responsabilités. Le groupe<br />

dominant <strong>des</strong> guerriers témoignait à ces vieillards une bienveillance légèrement<br />

méprisante. Le passe-temps favori <strong>des</strong> vieillards était, semble-t-il, de se rassembler le<br />

soir, de se passer le calumet et de se vanter de leurs aventures de jeunesse. <strong>Les</strong><br />

hommes en âge de se battre fréquentaient rarement ces séances, bien qu'ils y fussent<br />

les bienvenus quand ils le désiraient, et ils ne dédaignaient pas de jouer de mauvais<br />

tours à leurs aînés, comme de lancer, par exemple, un putois vivant dans le tipi d'un<br />

vieillard ou de déposer <strong>des</strong> ordures sous une fine couche de poussière à l'endroit où le<br />

chef irait frotter ses mains au cours du rite d'allumage du calumet!<br />

<strong>Les</strong> vieillards qui conservaient et essayaient d'accroître leurs pouvoirs étaient<br />

considérés d'une façon tout à fait différente : refusant de se retirer de la compétition<br />

pour le prestige, ils rivalisaient entre eux en matière de magie tout comme les jeunes<br />

hommes le faisaient en matière de guerre. Beaucoup de sorciers éminents de la tribu<br />

appartenaient à ce groupe, mais ils étaient craints plutôt que respectés. Chacun d'eux<br />

était, au moins en puissance, jaloux <strong>des</strong> jeunes hommes et pouvait utiliser ses pouvoirs<br />

contre eux par animosité.<br />

Un jeune homme bien tourné et aimé <strong>des</strong> femmes était considéré comme particulièrement<br />

en danger. <strong>Les</strong> vieillards disposaient donc d'importantes possibilités de<br />

chantage mais qui trouvaient leur limite dans le modèle tribal selon lequel les conflits<br />

se réglaient par la violence. Tant que les vieillards utilisaient leurs pouvoirs les uns<br />

contre les autres, le reste de la bande suivait simplement le conflit; mais l'attaque<br />

dirigée contre un individu plus jeune provoquait une prompte réaction. <strong>Les</strong> amis et les<br />

parents de la victime rendaient visite au suspect et l'invitaient à guérir la maladie. S'il<br />

refusait de considérer le cas ou s'il ne réussissait pas à guérir, il s'exposait à être tué.<br />

Pourtant, en dépit de leur ferme croyance à la magie maléfique et ses pouvoirs, la<br />

sorcellerie ne tenait pas une grande place dans la culture <strong>des</strong> Comanches. Leur tradition<br />

comprend un bon nombre de références à la sorcellerie, mais rares sont les<br />

anecdotes qui font état d'un individu bafoué engageant un sorcier à utiliser la magie<br />

contre un ennemi et très rares étaient les individus qui croyaient avoir été eux-mêmes


Ralph Linton (1936), De l’homme. 325<br />

victimes d'une action de sorcellerie. Ceci était lié sans doute aux modèles tribaux,<br />

profondément enracinés, de confiance en soi et de violence ouverte dans les conflits<br />

qui excluaient que les haines puissent couver. La <strong>des</strong>tinée après la mort était un autre<br />

aspect du surnaturel qui ne suscitait aucun intérêt : bien que la croyance dans les<br />

fantômes et dans la possibilité d'obtenir du pouvoir <strong>des</strong> sorciers morts fût très répandue,<br />

les idées quant au sort de l'âme étaient extrêmement vagues et l'on ne craignait<br />

nullement les fantômes <strong>des</strong> ennemis tués. Un vieux guerrier nous disait que si l'on<br />

était assez fort pour tuer un homme, son fantôme ne pouvait, à coup sûr, atteindre le<br />

tueur. <strong>Les</strong> fantômes <strong>des</strong> parents n'avaient aucune place dans les croyances indigènes;<br />

ils apparaissaient rarement et l'idée qu'ils surveillaient leurs parents en vie, les récompensaient<br />

ou les punissaient, était considérée comme extravagante. En dépit de l'hommage<br />

constant qui était rendu au surnaturel, il semble que la plupart <strong>des</strong> membres de<br />

la tribu avaient un solide sens pratique et une aptitude à voir les situations avec<br />

réalisme.<br />

Le sens pratique <strong>des</strong> Comanches doit être mis en rapport avec leur indifférence<br />

presque complète à l'égard du passé éloigné. Bien qu'il soit historique ment prouvé<br />

qu'ils ont atteint leur territoire peu avant 1700, ils n'avaient pas d'anecdotes concernant<br />

la migration. Ils n'avaient pas davantage l'idée qu'ils avaient été créés en ce lieu,<br />

le seul mythe de création recueilli étant probablement d'origine chrétienne. <strong>Les</strong> événements<br />

historiques récents eux-mêmes semblent oubliés aussitôt que meurt le dernier<br />

individu qui les a vécus.<br />

De même, les liens familiaux semblaient n'avoir que peu d'importance fonctionnelle<br />

: la conception de la famille comme continuum et le repérage de la parenté éloignée<br />

étaient inconnus. Toute organisation par clans ou par familles étendues était<br />

absente et le groupe familial lui-même n'était pas très stable : les partenaires se séparaient<br />

fréquemment et les enfants allaient avec celui <strong>des</strong> parents qu'ils préféraient. La<br />

richesse était aussi considérée avec indifférence, au moins en théorie. Elle ne s'accompagnait<br />

d'aucune reconnaissance sociale institutionnalisée et ne procurait que peu<br />

de prestige. Il semble même que le riche était l'objet d'une légère hostilité, l'accumulation<br />

de biens étant considérée comme l'indice que l'individu n'avait pas été aussi<br />

généreux qu'il aurait dû l'être. Enfin, on constate chez les Comanches un manque<br />

d'intérêt marqué à l'égard de l'art. Si la plupart <strong>des</strong> produits ouvrés comanches étaient<br />

bien faits, la décoration était rudimentaire. <strong>Les</strong> objets de magie, comme les boucliers,<br />

étaient décorés de <strong>des</strong>sins significatifs, mais les vêtements et les objets utilitaires<br />

étaient rarement ornés et les motifs symboliques étaient à peu près complètement<br />

absents. Le seul exemple en est le motif peint sur la robe de la principale épouse d'un<br />

guerrier, motif qui indiquait par certaines variations le nombre d'ennemis qu'il avait<br />

tués.<br />

Ainsi, la culture comanche était organisée autour du guerrier qui pouvait donner<br />

libre cours à ses tendances individualistes et compétitives. Le Comanche était un<br />

aristocrate combattant, comparable à bien <strong>des</strong> égards au chevalier européen du Moyen<br />

Age.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 326<br />

Il en va tout autrement <strong>des</strong> Tanala où la famille étendue représentait l'intérêt<br />

premier 1 . L'appartenance à ce groupe était déterminée par la <strong>des</strong>cendance dans la<br />

lignée masculine. <strong>Les</strong> mariages à l'intérieur du village étant la règle, les filles, qui se<br />

mariaient nécessairement hors de la famille étendue, restaient néanmoins en contact<br />

étroit avec elle toute leur vie. La famille était considérée comme un continuum, comportant<br />

une origine définie et historique mais dépourvu de fin, et chacune, en raison<br />

du vif intérêt porté au passé, conservait les généalogies de ses chefs depuis l'époque<br />

de la fondation et une foule de traditions, apparemment authentiques, qui, en l'absence<br />

de tout élément surnaturel, concernaient <strong>des</strong> humains ordinaires se comportant de<br />

façon ordinaire.<br />

La famille était divisée en vivants et en morts, les deux groupes ayant autant de<br />

réalité pour les indigènes. Le groupe <strong>des</strong> morts avait son village où ses membres<br />

vivaient exactement comme ils le faisaient vivants, se mariaient même et avaient <strong>des</strong><br />

enfants. La mort était considérée comme un simple changement de résidence et<br />

l'élément le plus important de la cérémonie funèbre consistait à présenter l'individu<br />

nouvellement mort à ses ancêtres et à les prier de bien le recevoir et de le bien traiter.<br />

Inversement, l'homme mort était informé de son nouveau statut et avisé qu'il faisait<br />

désormais partie <strong>des</strong> ancêtres et qu'il devait se comporter en conséquence. <strong>Les</strong> liens<br />

que l'individu avait contractés en ce monde par le mariage avec une autre famille<br />

faisaient l'objet d'un divorce en règle, prononcé par le partenaire vivant dans les termes<br />

exacts d'un divorce ordinaire. Il s'accompagnait même d'une déclaration spécifique<br />

selon laquelle l'individu mort était maintenant libre de se. remarier : si l'on<br />

négligeait ce rite, le fantôme était susceptible de revenir cohabiter avec le partenaire<br />

en vie et de se montrer jaloux de son remariage.<br />

Bien que le groupe <strong>des</strong> vivants et celui <strong>des</strong> morts de la famille eussent chacun une<br />

résidence particulière, il y avait entre eux beaucoup d' « allées et venues ». <strong>Les</strong> morts<br />

étaient officiellement invités à toutes les cérémonies données par les vivants. Ils<br />

recevaient leur part <strong>des</strong> régals servis en ces occasions et on les priait d'emporter avec<br />

eux une portion pour chacun <strong>des</strong> ancêtres empêché par la maladie ou <strong>des</strong> affaires<br />

pressantes. <strong>Les</strong> ancêtres pouvaient rendre individuellement visite aux vivants à n'importe<br />

quel moment; ils leur apparaissaient en rêve s'ils souhaitaient leur communiquer<br />

quelque chose, ou observaient simplement leurs activités. Inversement, les âmes <strong>des</strong><br />

vivants pouvaient se rendre au village <strong>des</strong> ancêtres où elles étaient sûres d'être bien<br />

accueillies. Si Pâme restait partie trop longtemps, l'individu tombait malade et mourait.<br />

Il était indispensable que l'âme en vagabondage fût rappelée avant qu'elle soit<br />

établie au village <strong>des</strong> morts : si elle y restait assez longtemps pour planter le riz, le<br />

désir de moissonner sa récolte devenait si intense que rien ne pouvait la ramener.<br />

<strong>Les</strong> âmes <strong>des</strong> morts étaient considérées à la fois comme secourables et dangereuses<br />

: elles aidaient les membres de leur propre famille dans leurs démêlés avec les<br />

étrangers, mais elles exprimaient aussi leur désapprobation à l'égard de leur conduite<br />

en provoquant la maladie. Cependant, elles limitaient strictement leurs activités aux<br />

membres de la famille. Aucun fantôme ne provoquait la maladie dans une autre fa-<br />

1 Il s'agit de la société tanala telle qu'elle existait avant l'introduction de la culture du riz irrigué et<br />

telle qu'elle s'est longtemps maintenue dans quelques rares clans plus conservateurs du Nord.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 327<br />

mille et les seuls à aider <strong>des</strong> individus étrangers à leur famille étaient ceux qui<br />

déclaraient avant leur mort leur intention de répondre aux prières. En effet, certains<br />

individus s'offraient volontairement à aider quiconque le leur demanderait et ferait les<br />

sacrifices appropries; ils promettaient d'accorder leur aide dans <strong>des</strong> activités particulières,<br />

le vol de bétail par exemple, contre <strong>des</strong> offran<strong>des</strong> d'un type particulier. Ces<br />

individus, qui pouvaient, après leur mort, devenir le centre de cultes mineurs, avaient<br />

rarement tenu une position importante de leur vivant. Aucun <strong>des</strong> chefs de famille ni<br />

aucun <strong>des</strong> sorciers n'a assumé ce rôle à notre connaissance.<br />

Cette concentration de l'intérêt sur la famille se traduisait par l'effacement total de<br />

l'individu au sein du groupe. Le membre idéal de la société tanala, homme ou femme,<br />

était plutôt timide et réservé, extrêmement sensible à l'opinion publique et prompt à<br />

épouser la cause de la majorité. On attendait <strong>des</strong> jeunes gens qu'ils soient respectueux<br />

à l'égard de tous leurs aînés et complètement soumis à leur père et au chef de famille.<br />

Un fils ne pouvait s'asseoir en présence de son père sans permission spéciale ni même<br />

dormir dans un lit tant que son père était en vie, bien que dans certains clans il pût<br />

acheter le droit d'utiliser un lit au moment de son mariage. <strong>Les</strong> enfants commençaient<br />

à travailler pour la famille à un âge précoce et, jusqu'au mariage, étaient tenus de lui<br />

remettre la totalité de leur salaire. La seule consolation du jeune garçon était de savoir<br />

que l'heure viendrait où il pourrait demander un service et une obéissance analogues à<br />

ses propres fils. Apparemment, la justice abstraite de cet arrangement n'était jamais<br />

remise en question et tout manquement était puni par la colère <strong>des</strong> esprits ancestraux.<br />

Un tel système fait penser que la société était dominée par les vieillards, mais ce<br />

n'était pas le cas. En fait, aucune catégorie de la population ne se détachait du reste<br />

comme les guerriers chez les Comanches, si ce n'est peut-être la catégorie <strong>des</strong> chefs<br />

de famille; mais ceux-ci pouvaient être de tout âge et personne n'avait conscience<br />

qu'ils formaient une classe distincte. Quelle que fût leur importance sociale, ils la devaient<br />

non à leurs qualités individuelles mais à la taille et à la richesse <strong>des</strong> familles<br />

qu'ils représentaient. Ils étaient <strong>des</strong> symboles plutôt que <strong>des</strong> personnes. Dans les<br />

cérémonies publiques, l'attention du groupe était concentrée sur eux et la famille<br />

entière contribuait à les aider à bien paraître. Ils étaient richement vêtus, même si le<br />

reste de la famille allait en haillons et ils devaient préserver leur dignité à tout prix. A<br />

l'intérieur de la famille, le poste de chef était surtout un poste d'exécution. Bien que<br />

son autorité fût absolue en théorie, il n'essayait jamais de l'exercer à moins qu'il n'ait<br />

fondé lui-même la famille. Un chef de famille héréditaire se gardait bien de prendre la<br />

moindre décision sans consulter les autres membres masculins et sans s'assurer qu'il<br />

avait le plein appui du groupe.<br />

La compétition féroce et la violence ouverte qui caractérisaient la société comanche<br />

étaient absolument ignorées <strong>des</strong> Tanala. Tout conflit ouvert était désapprouvé et<br />

la violence à l'intérieur du groupe était si rare que la plupart <strong>des</strong> informateurs<br />

n'avaient jamais assisté à une bataille entre adultes. <strong>Les</strong> familles, en tant qu'unités, se<br />

faisaient ouvertement concurrence sans violence, chacune d'elles essayant de faire<br />

aussi bonne figure que possible aux mariages, funérailles et autres cérémonies; mais il<br />

y avait peu d'étalage de richesse et pas de gaspillage ostentatoire. La compétition<br />

entre individus était complètement découragée et, en fait, la configuration culturelle<br />

elle-même la rendait extrêmement difficile. Dans ses démêlés avec les étrangers,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 328<br />

l'individu n'était guère plus qu'un représentant de sa famille, tandis que l'organisation<br />

familiale lui offrait peu d'occasions de s'élever par ses propres moyens. La seule<br />

position importante, celle de chef de famille, était strictement héréditaire et cette règle<br />

était encore renforcée par son étroite association avec le culte <strong>des</strong> ancêtres. Aucun<br />

chef de famille ne pouvait être déposé ou remplacé, quelle que fût l'aversion à son<br />

égard. La seule issue pour un individu mécontent consistait à fonder une nouvelle<br />

famille, ce qui exigeait une fortune. La jalousie à l'égard du chef de famille se sublimait<br />

ainsi, en partie, en activité économique. Et il ne s'agissait pas là d'un acte de<br />

concurrence directe puisque l'on ne prenait rien à un membre de la même famille ou<br />

du même village. En l'absence de commerce ou d'industrie à grande échelle, l'individu<br />

ordinaire ne pouvait devenir riche qu'en s'imposant une frugalité extrême, un dur<br />

travail dans l'exploitation <strong>des</strong> ressources naturelles possédées en commun et d'occasionnelles<br />

razzias de bétail dans les villages voisins.<br />

La guerre elle-même offrait à l'individu peu d'occasions pour acquérir du prestige.<br />

<strong>Les</strong> Tanala étaient <strong>des</strong> guerriers fort braves mais ils ne se battaient jamais pour<br />

l'honneur. Leurs guerres offensives avaient pour fin soit d'acquérir un butin d'esclaves<br />

et de bétail soit d'obtenir la terre nécessaire pour tout le village. Il n'y avait ni trophée<br />

ni honneurs de guerre et chaque guerrier mettait l'essentiel de son ambition à obtenir<br />

au moindre risque autant de butin qu'il le pouvait.<br />

L'existence dans un village tanala était donc parfaitement pacifique et amicale en<br />

apparence. En fait, chaque village et chaque famille étaient un creuset de haines et de<br />

désirs avortés. <strong>Les</strong> différentes familles étendues étaient jalouses les unes <strong>des</strong> autres et<br />

chaque village était morcelé en factions et déchiré par les intrigues. Comme ces factions<br />

se distinguaient peu dans leur ligne de conduite et que les vainqueurs ne recevaient<br />

pas de récompenses tangibles, qu'il s'agisse de fonctions ou de privilèges, la<br />

lutte trouvait son principe dans une véritable soif de pouvoir. <strong>Les</strong> familles étendues<br />

présentaient un front uni contre les étrangers et dans les conflits de factions mais,<br />

même à l'intérieur de ces familles, les conflits étaient nombreux. Le chef de famille<br />

était jaloux de tout membre assez riche pour fonder une nouvelle famille, ou en voie<br />

de le deviner, et intriguait contre lui. Il y avait aussi beaucoup de tensions à l'intérieur<br />

<strong>des</strong> familles conjugales : les mariages étaient souvent arrangés par les aînés sans<br />

beaucoup d'égards pour les vœux <strong>des</strong> parties impliquées et, en tout cas, les époux<br />

pensaient qu'ils devaient fidélité à leur propre famille plutôt qu'à leur conjoint. <strong>Les</strong><br />

conflits entre factions s'étendaient donc souvent à la vie domestique. Enfin, les pères<br />

et les fils ne s'aimaient guère. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes gens partent travailler<br />

à distance afin d'échapper à l'autorité de leur père, ce qui était autrefois impossible; il<br />

y avait ainsi bien <strong>des</strong> frustrations et <strong>des</strong> haines.<br />

<strong>Les</strong> modèles de la culture tanala empêchaient à la fois la compétition déclarée et<br />

la violence ouverte, de telle façon que les conflits devaient se résoudre par <strong>des</strong><br />

moyens moins directs. <strong>Les</strong> controverses entre les individus étaient réglées en partie<br />

par une procédure légale. Dans ce cas, certains conflits étaient portés en pleine lumière<br />

et les longs procès tumultueux offraient l'occasion de vitupérer et de donner<br />

libre cours aux rancœurs accumulées. Cependant, pour échapper réellement à une<br />

contrainte intolérable, l'individu avait recours à la magie. Celle-ci était l'un <strong>des</strong> principaux<br />

centres d'intérêt de la tribu. Si les Tanala ignoraient la peur hystérique de la


Ralph Linton (1936), De l’homme. 329<br />

sorcellerie caractéristique de certaines autres tribus malgaches, il n'était personne qui<br />

ne crût pas en avoir été victime à un moment ou un autre et qui ne l'eût pas utilisée.<br />

<strong>Les</strong> Tanala croyaient que la vie <strong>des</strong> hommes était régie par deux ensembles de<br />

pouvoirs distincts mais non nécessairement opposés, qui étaient utilisés dans la<br />

magie, à savoir d'un côté les esprits ancestraux et de l'autre les forces impersonnelles<br />

et assez vaguement définies qui étaient considérées à peu près comme nous considérons<br />

les forces naturelles. La divination suscitait aussi un intérêt intense. Le futur<br />

étant considéré comme l'accomplissement <strong>des</strong> effets de causes présentes, le but de la<br />

divination était de prévoir les résultats <strong>des</strong> tendances présentes et d'évaluer la force de<br />

ces tendances. Si elles n'étaient pas trop puissantes, le futur pouvait être changé en<br />

déterminant <strong>des</strong> changements dans la situation présente, soit grâce à l'intervention <strong>des</strong><br />

esprits ancestraux, soit par la manipulation habile <strong>des</strong> forces impersonnelles.<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques <strong>des</strong> ancêtres étaient tout à fait humaines et ils manifestaient<br />

constamment leur volonté. Placé dans une situation désespérée, un homme pouvait en<br />

appeler à un ancêtre particulier, en général son père ou son grand-père, mais c'était<br />

l'exception. Normalement, les appels aux ancêtres étaient faits par l'intermédiaire du<br />

prêtre, qui était en général le chef de famille, et étaient adressés à toute la famille <strong>des</strong><br />

morts de la part de toute la famille <strong>des</strong> vivants. <strong>Les</strong> esprits ancestraux représentaient<br />

les traditions approuvées du groupe. Ils travaillaient à assurer la paix et la coopération<br />

et ils punissaient tout manquement à l'accomplissement <strong>des</strong> devoirs sociaux. Ils<br />

n'aidaient même pas les membres de la famille, en tant qu'individus, contre d'autres<br />

personnes du même village, puisque le village entier faisait remonter en général ses<br />

origines à une même lignée familiale éloignée.<br />

Du fait que les forces impersonnelles, totalement amorales, ne possédaient aucune<br />

volonté et opéraient mécaniquement, les procédés magiques étaient à peu près<br />

totalement mécaniques. Bien que les individus appartenant à la classe <strong>des</strong> ombiasy<br />

(magiciens) fussent censés devoir leurs pouvoirs à l'autorité d'un esprit, cet esprit les<br />

dirigeait simplement dans la manipulation <strong>des</strong> forces impersonnelles. Avec la connaissance<br />

nécessaire, les mêmes manipulations pouvaient être effectuées sans l'aide<br />

de ces esprits qui n'étaient que très rarement, sinon jamais, les esprits <strong>des</strong> propres<br />

ancêtres <strong>des</strong> ombiasy et qui pouvaient même être les esprits d'individus d'une autre<br />

tribu, ce qui est significatif. L'ombiasy pouvait faire appel à un esprit pour le diriger<br />

dans la manipulation <strong>des</strong> forces, mais il ne lui demandait pas de les manipuler pour<br />

lui.<br />

La distinction entre magie et culte <strong>des</strong> ancêtres était bien nette dans l'esprit indigène<br />

et personne ne pouvait être à la fois prêtre et ombiasy. Le prêtre était un<br />

instrument du groupe familial, travaillant en vue <strong>des</strong> fins désirées par ce groupe et la<br />

société en général. L'ombiasy, au contraire, était un individu qui ne connaissait que<br />

ses propres fins et mettait ses services à la disposition ,<strong>des</strong> autres contre gratification.<br />

Quelque chose du caractère impersonnel et amoral <strong>des</strong> forces qu'il régissait s'attachait<br />

à lui-même et à ses activités. Son fonds de commerce comprenait toujours <strong>des</strong> formules<br />

pour <strong>des</strong> charmes bénéfiques aussi bien que pour <strong>des</strong> charmes maléfiques, et il<br />

était prêt à vendre n'importe lesquelles d'entre elles à ses clients. En cas de sorcellerie,


Ralph Linton (1936), De l’homme. 330<br />

on tenait pour responsable l'homme qui utilisait le charme et non l'ombiasy qui l'avait<br />

fabriqué.<br />

Considérée comme une profession où l'on pouvait entrer après un entraînement<br />

adéquat, la fonction d'ombiasy n'était pas héréditaire et n'exigeait pas une expérience<br />

mystique individuelle: pour devenir ombiasy, il suffisait d'apprendre certaines choses<br />

en commençant par les différentes métho<strong>des</strong> de divination et le calendrier <strong>des</strong> jours<br />

bénéfiques et maléfiques. Le bon ombiasy était constamment à l'affût de nouveaux<br />

charmes qu'il obtenait d'autres ombiasy soit par l'achat direct soit par l'échange de<br />

certaines de ses propres connaissances. Un tel échange d'informations n'entraînait pas<br />

plus de perte pour le donateur que ne le ferait la publication d'une nouvelle technique<br />

d'expérimentation scientifique dans nos sociétés. La profession était ouverte à tous,<br />

même aux femmes; la seule condition était d'être assez riche pour payer les gratifications<br />

nécessaires à l'instruction.<br />

Devenir ombiasy était aussi le principal moyen par lequel un individu adroit et<br />

ambitieux pouvait acquérir du prestige, une promotion individuelle et la richesse, et<br />

échapper à la domination familiale puisque les ombiasy étaient le seul groupe dans la<br />

société tanala dont les membres pouvaient voyager librement de village en village et<br />

s'installer où ils le voulaient. Cependant, la réussite professionnelle exigeait une grande<br />

finesse et pas mal de chance et ces exigences limitaient le nombre <strong>des</strong> ombiasy.<br />

La magie offrait une échappatoire non seulement à ses pratiquants mais aussi à la<br />

société entière. Contre une gratification convenable, l'ombiasy fournissait un charme<br />

capable d'apporter la malchance ou la mort à un ennemi personnel avec le mode<br />

d'emploi détaillé. Inversement, il pouvait fournir <strong>des</strong> charmes fortifiant l'individu contre<br />

la magie malveillante et capable d'annuler les effets d'un charme déjà utilisé contre<br />

lui. Il était toujours appelé en cas de maladie grave et commençait son diagnostic en<br />

déterminant si la maladie était due à un esprit ancestral irrité ou à la magie. Dans le<br />

premier cas, elle relevait du domaine du prêtre familial et <strong>des</strong> sacrifices; dans le<br />

second cas, il confectionnait un charme curatif. Si, en annulant les effets de leurs<br />

charmes réciproques, les ombiasy agissaient indirectement les uns contre les autres,<br />

ils ne se concurrençaient pas ouvertement. Il n'y avait pas de luttes en magie comme<br />

il y en avait entre les vieillards chez les Comanches. Il était même exceptionnel qu'un<br />

même village eût plus d'un ombiasy; les jeunes gens allaient en général apprendre la<br />

profession loin de chez eux et s'installaient ailleurs, et les villages préféraient avoir<br />

comme ombiasy <strong>des</strong> individus non étroitement apparentés à l'une <strong>des</strong> familles étendues<br />

locales. Tandis qu'un membre familial se fût conduit nécessairement en partisan,<br />

ces individus restaient neutres dans les conflits locaux et mettaient leurs services à la<br />

disposition de tous.<br />

Bien que la magie fournît une certaine issue au refoulement, ce n'était pas assez<br />

pourtant, car elle était rarement utilisée dans les conflits intra-familiaux; en effet, elle<br />

était fortement désapprouvée par les esprits ancestraux et pouvait provoquer la mort<br />

de l'agresseur. La dernière échappatoire, et peut-être la plus efficace pour l'individu<br />

réprimé, était la possession par un esprit. <strong>Les</strong> Tanala étaient fréquemment sujets aux<br />

attaques d'hystérie, façonnées par la culture et interprétées comme telles. <strong>Les</strong> esprits<br />

possesseurs étaient assez mal définis mais il s'agissait rarement d'ancêtres familiaux.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 331<br />

Ils inspiraient au « possédé » un grand désir de danser et parlaient aussi par sa bouche.<br />

L'individu possédé devenait, pour un temps, le centre d'attention du village<br />

entier : on obéissait à ses ordres et chacun dansait avec lui, à tour de rôle, tandis que<br />

sa famille fournissait la nourriture et l'orchestre. <strong>Les</strong> individus les plus fréquemment<br />

possédés étaient <strong>des</strong> gens de peu d'importance dans la vie de tous les jours et les chefs<br />

de famille et les ombiasy étaient rarement sujets à de telles crises. Bien qu'elle s'irritât<br />

<strong>des</strong> frais qu'entraînaient ces crises, la famille était paralysée par la crainte de l'esprit<br />

possesseur.<br />

Il n'y avait pourtant aucun élément de mysticisme dans la religion et la magie<br />

tanala. <strong>Les</strong> démêlés avec les ancêtres étaient eux-mêmes considérés comme une<br />

transaction commerciale où l'aide était achetée par un sacrifice, et la rencontre avec<br />

les esprits ancestraux ne produisait pas de transe religieuse. Comme nous demandions<br />

un jour à quelqu'un qui venait de décrire un entretien qu'il avait eu avec son grandpère<br />

au cours d'un rêve comment il se sentait à ce moment-là, il nous répondit qu'il se<br />

sentait triste et malheureux car il savait qu'il devrait sacrifier un bœuf au vieillard.<br />

même les ombiasy qui jouissaient de l'autorité personnelle d'un esprit semblent avoir<br />

ressenti peu d'émotion devant cet esprit et ceux qui étaient sujets à la possession ne<br />

pouvaient donner aucun compte rendu cohérent de leurs expériences subjectives.<br />

D'autre part, dans une société aussi « refoulée ». on aurait pu s'attendre que les<br />

activités sexuelles fournissent une échappatoire, mais cela ne semble pas avoir été le<br />

cas. <strong>Les</strong> jeunes gens usaient peu de la liberté à peu près totale qui leur était laissée<br />

avant le mariage : une maison leur était réservée dans la résidence de chaque famille<br />

étendue; les filles n'étaient pas tenues d'être vierges au moment de leur mariage, mais<br />

on désapprouvait les aventures nombreuses parce qu'on croyait qu'elles pouvaient<br />

entraîner la stérilité. En même temps, la formation de soli<strong>des</strong> attachements entre les<br />

célibataires était découragée, puisque ceci rendait les partenaires moins satisfaits <strong>des</strong><br />

mariages que leurs familles pouvaient arranger pour eux. Après le mariage, la fidélité<br />

était de rigueur, mais les simples infractions étaient rarement une cause de divorce.<br />

En général, les Tanala considéraient les activités sexuelles comme un amusement<br />

agréable qui convenait aux jeunes mais qui ne méritait guère l'attention <strong>des</strong> adultes,<br />

occupés aux tâches sérieuses. De même, les adultes ne manifestaient aucun intérêt<br />

pour l'esthétique et les divertissements qui étaient considérés comme un gaspillage<br />

inutile d'énergie.<br />

Ainsi, la culture tanala était organisée autour de la famille étendue et son but<br />

principal était de garder intacte cette unité. La richesse n'avait qu'une importance<br />

secondaire : elle tirait toute sa signification du fait qu'elle était nécessaire pour fonder<br />

une nouvelle famille étendue. La magie devait son importance au fait qu'elle procurait<br />

à l'individu la seule échappatoire à l'égard de la répression et de la domination familiale.<br />

L'intérêt qu'on lui accordait fait voir que les membres de cette société restaient<br />

<strong>des</strong> individus en dépit de leur soumission aux modèles institutionnalisés. Il n'y a rien<br />

dans nos sociétés qui corresponde exactement à la situation <strong>des</strong> Tanala, mais certaines<br />

communautés closes du monde rural s'en rapprochent assez, avec leur croyance dans<br />

la réalité et le sérieux de la vie, leur sérénité, leur conformisme de surface et leurs<br />

ragots et conflits latents.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 332<br />

En dépit <strong>des</strong> différences profon<strong>des</strong> qui séparent les cultures comanche et tanala,<br />

l'individu moyen dans les deux sociétés parvenait à vivre content et, preuve supplémentaire<br />

de l'extrême plasticité de l'homme, les deux cultures parvenaient à satisfaire<br />

les besoins de l'individu et du groupe. Rien ne permet d'expliquer pourquoi l'une <strong>des</strong><br />

sociétés fixa son attention sur un ensemble particulier d'intérêts et l'autre sur un autre.<br />

Il pourrait sembler que, dans la mesure où elle occasionnait de fréquents contacts<br />

avec d'autres groupes, la vie nomade d'une tribu d'Indiens <strong>des</strong> Plaines était de nature à<br />

concentrer l'intérêt sur la guerre; mais il n'en aurait rien été si, de façon générale, les<br />

Indiens <strong>des</strong> Plaines n'avaient pas été belliqueux. Après tout, les Plaines offraient assez<br />

de nourriture et d'autres ressources naturelles pour faire vivre une population plus<br />

nombreuse en sorte que ces tribus n'étaient pas poussées à la guerre par besoin<br />

économique. De même, s'ils ont pu fournir l'impulsion initiale à concentrer l'intérêt<br />

sur la sauvegarde de la famille étendue, les avantages qu'assurait la coopération dans<br />

le système tanala de culture du riz ne peuvent guère expliquer le développement<br />

extrême qu'elle a reçu.<br />

Dans chacun de ces cas, la fixation <strong>des</strong> intérêts doit avoir eu <strong>des</strong> causes extrêmement<br />

complexes et, dans une large mesure, accidentelles : ces intérêts ont eu cependant<br />

un poids écrasant dans la configuration culturelle puisqu'ils ont orienté les autres<br />

éléments de cette configuration. Ils demeurent l'inconnue de toutes les équations<br />

culturelles et leur présence condamne à l'échec toute approche purement mécaniste<br />

<strong>des</strong> problèmes de la culture et de la société.


chapitre 26<br />

la culture et la personnalité<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 333<br />

Dans cet ouvrage, le terme de personnalité a été utilisé pour désigner la totalité<br />

<strong>des</strong> caractéristiques mentales de l'individu, c'est-à-dire la somme totale de ses aptitu<strong>des</strong><br />

rationnelles, de ses perceptions, de ses idées, de ses habitu<strong>des</strong> et de ses réactions<br />

affectives conditionnées. Bien que certains chercheurs puissent trouver cette définition<br />

trop générale, l'ensemble de ces caractéristiques forme une configuration dont<br />

tous les éléments fonctionnent en constante relation. Ne pas tenir compte de certains<br />

de ces éléments pourrait simplifier l'étude de la personnalité mais diminuerait simultanément<br />

la valeur <strong>des</strong> résultats obtenus.<br />

Qu'il existe une étroite relation entre la personnalité d'un individu et la culture de<br />

la société à laquelle il appartient ne peut guère être mis en doute. La culture, dans la<br />

mesure où elle représente quelque chose de plus qu'une abstraction construite par le<br />

chercheur, n'existe que dans les esprits <strong>des</strong> individus qui composent une société. Elle<br />

tire toutes ses caractéristiques de leurs personnalités et de l'interaction de ces personnalités.<br />

Inversement, la personnalité de chaque individu s'élabore et fonctionne en<br />

constante association avec la culture de la société. Si, comme on l'a vu, les personnalités<br />

affectent la culture, la culture affecte les personnalités.<br />

Chaque personnalité a un contenu et une organisation: son contenu représente la<br />

totalité <strong>des</strong> éléments qui la composent, son organisation la façon dont ces éléments<br />

sont reliés entre eux et orientés les uns par rapport aux autres et par rapport à la configuration<br />

totale. L'organisation <strong>des</strong> personnalités est extrêmement difficile à établir et<br />

cet aspect de la recherche psychologique est encore très sujet à controverses. Cepen-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 334<br />

dant, la personnalité présente deux niveaux d'organisation, soit, d'une part, l'organisation<br />

superficielle qui dépend, comme l'orientation <strong>des</strong> cultures, de la présence de<br />

certains intérêts dominants ou de certains buts spécifiques que l'individu s'assigne<br />

consciemment, et d'autre part, l'organisation centrale qui confère à la personnalité<br />

son caractère spécifique. Des similitu<strong>des</strong> dans cette organisation centrale peuvent<br />

exister en dépit de gran<strong>des</strong> différences dans le contenu et l'organisation superficielle.<br />

Ainsi, certains individus fondamentalement semblables en ce qu'ils s'intéressent plus<br />

à leur moi qu'aux choses extérieures peuvent différer profondément dans leurs idées,<br />

leur habitu<strong>des</strong> et dans les buts qu'ils s'efforcent d'atteindre. La présence de similitu<strong>des</strong><br />

récurrentes dans l'organisation centrale de personnalités différentes explique ce que<br />

les psychologues appellent les types psychologiques. L'étude de ces types est à peine<br />

commencée et les techniques exactes et objectives pour les déterminer font encore<br />

complètement défaut. Cependant, il semble certain qu'ils existent et qu'on puisse distinguer<br />

quelques types principaux tels que les types introverti et extroverti, mégalomane<br />

et paranoïaque.<br />

La culture détermine en grande partie le contenu <strong>des</strong> personnalités et aussi, parce<br />

qu'elle privilégie <strong>des</strong> intérêts ou <strong>des</strong> buts particuliers, leur organisation superficielle.<br />

Le nœud du problème est de savoir dans quelle mesure la culture peut déterminer l'organisation<br />

centrale <strong>des</strong> personnalités, c'est-à-dire les types psychologiques. En<br />

d'autres termes, les influences culturelles peuvent-elles atteindre et modifier le noyau<br />

de la personnalité? Il nous est aujourd'hui encore impossible de répondre à cette question,<br />

si ce n'est partiellement par l'étude <strong>des</strong> facteurs qui influencent le développement<br />

de la personnalité et l'analyse de la relation entretenue par certains d'entre eux avec la<br />

culture.<br />

L'individu n'a, à la naissance, aucune personnalité; il possède simplement la capacité<br />

d'en élaborer une et quelques-uns <strong>des</strong> éléments qui seront intégrés dans la configuration<br />

finale. Il naît avec certaines caractéristiques psychologiques déterminées.<br />

Doté d'un cerveau et d'un système nerveux, il a la possibilité de penser, de recevoir<br />

<strong>des</strong> stimuli externes, de former <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> et d'y associer <strong>des</strong> valeurs. Ces potentialités<br />

semblent varier d'un individu à l'autre : ainsi, certains individus semblent, par<br />

tempérament, plus intelligents que d'autres, plus sensibles aux perceptions, capables<br />

d'acquérir <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> plus facilement et plus rapidement, ou plus nerveux et plus<br />

excitables. Bien que rien ne permette de le prouver, ces différences sont probablement<br />

l'effet de différences physiologiques. Ainsi, <strong>des</strong> différences d'intelligence peuvent être<br />

en corrélation avec <strong>des</strong> différences dans l'irrigation sanguine du cerveau ou dans le<br />

métabolisme, ou même avec <strong>des</strong> différences dans la structure du cerveau et du système<br />

nerveux. Ces différences constitutionnelles appartiennent à un ordre de phénomènes<br />

strictement extra-culturel et ne peuvent jamais être expliquées par <strong>des</strong> causes<br />

culturelles.<br />

Le processus de formation de la personnalité semble consister surtout à intégrer<br />

l'expérience de l'individu et ses caractéristiques constitutionnelles pour former un.<br />

tout fonctionnel et cohérent. Ce processus se poursuit tout au long de la vie mais semble<br />

être particulièrement actif durant les premières années. L'expérience est provoquée<br />

par les contacts de l'individu avec son environnement mais elle est le résultat de<br />

l'interaction de cet environnement avec les caractéristiques constitutionnelles de cet


Ralph Linton (1936), De l’homme. 335<br />

individu. Ainsi, pour citer un cas extrême, un environnement identique procurera une<br />

expérience différente à un aveugle et à quelqu'un qui voit, à un sujet intelligent ou à<br />

un sujet obtus. De même, un accident particulier qui constitue une expérience importante<br />

pour un enfant nerveux et impressionnable peut n'être qu'une expérience mineure<br />

pour l'enfant flegmatique et apathique. Il est un petit nombre de personnes qui<br />

éprouvent une peur anormale <strong>des</strong> chats : dans la plupart <strong>des</strong> cas, on peut faire remonter<br />

cette peur à quelque incident de la prime enfance, oublié en général par l'individu<br />

en question. Étant donné la rareté de ces cas et l'abondance <strong>des</strong> chats, force nous est<br />

de conclure que <strong>des</strong> incidents similaires se sont produits durant les premières années<br />

de beaucoup d'autres personnes sans provoquer les mêmes conséquences.<br />

En dépit de sa constante interaction avec les caractéristiques constitutionnelles<br />

individuelles, l'environnement domine l'expérience. Le terme environnement est utilisé<br />

ici dans son sens le plus vaste et comprend les personnes aussi bien que les objets<br />

et les phénomènes naturels avec lesquels l'individu est en contact. C'est par ses effets<br />

sur l'environnement que la culture peut influencer l'expérience et par là la personnalité.<br />

Bien que l'environnement d'un individu ne soit pas entièrement produit par la<br />

culture de son groupe, il est influencé par elle en bien <strong>des</strong> points. L'environnement<br />

naturel caractéristique d'une aire géographique particulière n'affecte l'individu<br />

qu'après avoir été médiatisé par l'écran que la culture interpose entre l'homme et la<br />

nature. Ainsi, un hiver au Wisconsin entraînera une expérience extrêmement différente<br />

pour l'enfant qui vit dans une maison dotée du chauffage central et qu'on emmène à<br />

l'école dans une auto bien fermée, et pour celui qui passe les mois d'hiver dans une<br />

hutte de chaume enfumée et exposée à tous les vents. De la même façon, la vie dans<br />

une région particulière peut signifier la faim permanente pour une société de chasseurs<br />

et l'abondance pour une société de bergers.<br />

Le milieu physique immédiat de l'individu est toujours formé, dans une très<br />

grande mesure, <strong>des</strong> choses que sa société fabrique et utilise. Ainsi l'Américain moyen<br />

est accoutumé depuis l'enfance à la présence de chaises, de tables, de lits, de tableaux<br />

et de bibelots. Il vit dans une maison de type particulier, culturellement déterminé,<br />

porte <strong>des</strong> vêtements d'un certain genre et voyage en train et en automobile. Sa nourriture<br />

elle-même est placée devant lui à certains moments culturellement déterminés de<br />

la journée et comporte, suivant les moments, différentes sortes et différentes qualités<br />

d'aliments. <strong>Les</strong> rôtis et les légumes apparaissent le soir, le lard et les œufs le matin.<br />

Ses contacts avec ces choses entraînent <strong>des</strong> expériences qui sont tout à fait différentes<br />

de celles qui adviennent à un Polynésien ou à un Eskimo. Ces expériences, à leur<br />

tour, entraînent le développement d'habitu<strong>des</strong> musculaires distinctes et de réactions<br />

caractéristiques. L'Américain s'accoutume si bien à s'asseoir sur <strong>des</strong> chaises qu'il ne<br />

peut s'asseoir par terre sans éprouver une gêne considérable et, habitué à dormir dans<br />

un lit, il ne peut se reposer confortablement ailleurs. Il a tellement l'habitude de<br />

manger à <strong>des</strong> moments culturellement déterminés de la journée que les cris de ses<br />

entrailles l'avertissent de leur approche et qu'il a, en général, plus faim le soir que le<br />

matin. Enfin, accoutumé à la présence de toutes sortes d'objets, il éprouve à leur égard<br />

certaines attitu<strong>des</strong> affectives : une maison sans gravures lui donne l'impression d'être<br />

incomplète et lui procure un sentiment de malaise.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 336<br />

L'environnement de l'individu, nous l'avons vu, comprend non seulement <strong>des</strong><br />

objets et <strong>des</strong> phénomènes naturels mais aussi d'autres personnes. <strong>Les</strong> caractéristiques<br />

de ces dernières et la nature de la relation qu'elles entretiennent avec l'individu ne<br />

peuvent à nouveau s'expliquer que par <strong>des</strong> facteurs culturels. Toutes les autres personnes<br />

avec qui l'individu entre normalement en contact participent, comme lui, de la<br />

culture de sa société particulière. Par elles, il est mis en contact avec le savoir accumulé<br />

de sa société, avec les attitu<strong>des</strong> qu'elle préconise à l'égard <strong>des</strong> choses auxquelles<br />

elle attache une valeur symbolique et avec les réactions affectives qu'elle manifeste à<br />

l'égard d'actes particuliers ou de situations particulières. Bien que le contact de l'individu<br />

avec ces éléments culturels se fasse par l'intermédiaire d'autres individus qui les<br />

partagent, le fait même qu'ils soient partagés leur donne une valeur impersonnelle. Ce<br />

sont <strong>des</strong> éléments aussi réels et aussi effectifs de son environnement que les arbres et<br />

les chaises. <strong>Les</strong> contacts communs avec eux donnent à tous les membres d'une société<br />

un fonds d'expérience commune que seules font varier leurs caractéristiques constitutionnelles<br />

individuelles.<br />

<strong>Les</strong> relations de l'individu avec les autres membres de sa société sont, elles aussi,<br />

orientées par la culture, du moins dans leurs aspects les plus patents. Chaque société<br />

possède ses modèles propres qui régissent les relations entre individus occupant <strong>des</strong><br />

statuts particuliers, tels que le vieux et le jeune, le mari et la femme, l'employeur et<br />

l'employé. Cependant, l'influence de la culture sur les relations personnelles ne s'arrête<br />

pas là. Ainsi, la culture délimite la taille et la nature du groupe de personnes avec<br />

qui l'individu est en contact étroit. L'isolement plus ou moins grand <strong>des</strong> enfants, <strong>des</strong><br />

femmes ou <strong>des</strong> vieillards détermine les contacts <strong>des</strong> individus de chacune de ces catégories,<br />

les occasions dans lesquelles les individus d'autres catégories peuvent entrer<br />

en contact avec eux et les types d'expérience qui en résultent : il suffit de comparer,<br />

par exemple, les occasions de contact entre jeunes femmes et jeunes gens dans une<br />

société mahométane orthodoxe et dans nos sociétés. Le modèle de famille-type luimême<br />

exerce (dans une société donnée) une influence importante sur le champ et la<br />

nature <strong>des</strong> contacts entre ses membres et cela indépendamment <strong>des</strong> modèles de comportement<br />

que la société leur propose. Ainsi, là où l'intérêt se concentre sur l'unité<br />

conjugale, l'individu se trouve en relations extrêmement étroites avec un petit nombre<br />

d'autres personnes : dans son enfance, les sentiments de dépendance et de ressentiment<br />

qu'il éprouve à l'égard de l'autorité sont concentrés sur un ou deux individus<br />

avec qui il est en contact permanent et à qui il ne peut échapper, même s'il ne les aime<br />

pas. Dans les sociétés où l'intérêt se concentre sur l'unité consanguine, l'enfant se<br />

trouve membre d'un groupe beaucoup plus vaste. Il peut arriver qu'il soit uni à une<br />

centaine de personnes ou plus par une relation institutionnalisée d'une sorte ou d'une<br />

autre. Aussi ne se sent-il pas trop dépendant de l'une ou de l'autre de ces personnes et<br />

a-t-il <strong>des</strong> facilités beaucoup plus gran<strong>des</strong> pour éviter les personnes qu'il n'aime pas.<br />

Quand tout le groupe consanguin vit en communauté, comme c'est fréquemment le<br />

cas, les attachements personnels doivent être flous et leur intensité affective assez<br />

faible. Il serait humainement impossible de ressentir une affection de la même<br />

intensité pour vingt ou trente frères et sœurs classificatoires que pour deux ou trois<br />

frères et sœurs véritables et de détester une demi-douzaine de pères classificatoires se<br />

partageant l'autorité aussi cordialement qu'un seul père véritable qui concentre toutes<br />

les fonctions de répression.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 337<br />

Tantes ces influences générales en provenance de l'environnement opèrent d'une<br />

façon continue et<br />

entraînent les mêmes expériences pour tous les membres d'uns société ou pour<br />

tous ceux qui appartiennent à l'une de ses catégories reconnues. Il existe encore une<br />

autre source d'expériences individuelles, à savoir les incidents atypiques et plus ou<br />

moins accidentels qui peuvent advenir à l'individu : avoir été pris dans une maison en<br />

flammes ou avoir marché sur un serpent en sont <strong>des</strong> exemples. Cependant, l'influence<br />

de telles expériences sur la personnalité est probablement déterminée autant par les<br />

attitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> autres individus à l'égard de cet incident particulier que par les caractéristiques<br />

intrinsèques de l'incident lui-même. Ces attitu<strong>des</strong> étant surtout déterminées<br />

par la culture, ce type d'expérience lui-même est culturellement influencé. Ainsi, il y a<br />

quelques années, nous entreprîmes de distraire un groupe d'enfants un après-midi de<br />

pluie en les invitant à trier et à assortir une collection de fragments de crânes humains<br />

qui s'étaient mélangés au cours du transport; ils semblèrent beaucoup apprécier ce<br />

travail et demandèrent la permission de revenir le lendemain après-midi pour le terminer;<br />

cependant, l'horreur que manifestèrent leurs parents quand ils apprirent à quoi les<br />

enfants avaient été occupés engendra chez eux une attitude similaire et aucun d'eux ne<br />

revint.<br />

Que la culture façonne l'expérience de l'individu par l'intermédiaire de son environnement<br />

physique ou par l'intermédiaire <strong>des</strong> autres individus et <strong>des</strong> modèles qu'elle<br />

établit pour leur comportement à son égard, 'importe guère pour notre étude. Il nous<br />

suffit de savoir qu'elle influence cette expérience si complètement qu'on peut dire<br />

qu'elle en détermine la plus grande partie. Cependant, la culture n'affecte pas tous les<br />

individus d'une société donnée de la même façon, les influences de la culture pouvant<br />

être divisées en influences générales et spécifiques. <strong>Les</strong> influences générales sont<br />

celles que la culture exerce sur la genèse de la personnalité de tous les membres de la<br />

société qui lui sert de support. <strong>Les</strong> influences spécifiques sont celles qu'elle exerce sur<br />

les membres <strong>des</strong> groupes particuliers et socialement reconnus à l'intérieur de la<br />

société. Ainsi, dans nos sociétés, les garçons et les filles sont assujettis aux mêmes<br />

influences générales découlant du fait qu'ils vivent dans <strong>des</strong> maisons de même sorte,<br />

qu'ils mangent leurs repas aux mêmes heures et qu'ils sont formés selon la même<br />

éthique. Cependant, chacun de ces groupes est en plus assujetti à une série d'influences<br />

spécifiques qui sont aussi culturellement déterminées. Ainsi, les garçons et les<br />

filles sont habillés différemment presque dès la prime enfance; on leur enseigne à<br />

accomplir <strong>des</strong> tâches différentes et on les encourage à se comporter de façon différente<br />

en bien <strong>des</strong> situations identiques.<br />

Du point de vue de la personne qui est influencée, il n'y a pas de différence particulière<br />

entre ces facteurs généraux et ces facteurs spécifiques. <strong>Les</strong> deux affectent<br />

son expérience, et par là sa personnalité, à peu près de la même façon. L'intensité de<br />

l'influence qu'exerce un élément culturel particulier ne découle pas du fait que cette<br />

influence est générale ou spécifique, mais du fait que le reste de la société participe<br />

plus ou moins de cet élément culturel et de l'intensité <strong>des</strong> connotations affectives qui<br />

lui sont attachées. Ainsi, bien <strong>des</strong> influences spécifiques auxquelles les filles sont<br />

assujetties dans toute société sont le fait d'éléments qui, en dépit de leur application<br />

limitée, sont <strong>des</strong> universaux (selon notre classification du contenu culturel). si seules<br />

les filles sont tenues d'agir de certaine façon, chacun dans le groupe estime qu'elles


Ralph Linton (1936), De l’homme. 338<br />

doivent agir de cette façon et l'influence de ce modèle s'exerce sur chacune d'elles par<br />

l'intermédiaire <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> garçons aussi bien que par celui <strong>des</strong> autres femmes<br />

et <strong>des</strong> autres filles. Cette différenciation entre influences générales et spécifiques est<br />

importante pour notre étude parce que l'existence d'influences spécifiques accroît<br />

considérablement la diversité de l'expérience <strong>des</strong> individus élevés dans une même<br />

culture : tout effort pour établir <strong>des</strong> corrélations entre la culture et la personnalité doit<br />

prendre en compte le fait que l'environnement qu'une culture donnée fournit est différent<br />

pour les hommes et les femmes, pour les membres de classes <strong>sociales</strong> différentes<br />

et même pour les membres de familles différentes.<br />

Si les influences générales procurent aux membres de toute société un fonds<br />

commun d'expérience, il va sans dire que ces influences diffèrent profondément d'une<br />

société à l'autre, chaque culture tendant à organiser un ensemble différent d'influences.<br />

L'homme s'est tellement éloigné de ses origines animales que pratiquement tout<br />

ce qu'il fait est façonné par la culture. Même <strong>des</strong> activités aussi élémentaires et aussi<br />

vitales que l'allaitement et les soins donnés aux nouveau-nés sont guidés par <strong>des</strong><br />

modèles culturels et non par l'instinct. On n'en veut pour preuve que les larges variations<br />

qu'elles connaissent selon les sociétés.<br />

Ainsi, en certaines sociétés, on donne le sein aux nouveau-nés quand ils crient. En<br />

d'autres, ils sont nourris à heures régulières. En certaines sociétés, ils sont nourris par<br />

toute femme qui se trouve là, en d'autres par leur mère exclusivement. En certaines<br />

sociétés, on nourrit le nouveau-né sans hâte, avec une foule de caresses, et la mère<br />

comme l'enfant y trouvent un grand plaisir. Pour d'autres, l'allaitement est brusqué et<br />

rapide, la mère y voyant une interruption de ses activités régulières et pressant l'enfant<br />

d'en finir aussi rapidement que possible. Certains groupes pratiquent le sevrage très<br />

tôt, d'autres prolongent l'allaitement pendant <strong>des</strong> années.<br />

En ce qui concerne les techniques de soins donnés aux nouveau-nés, le champ <strong>des</strong><br />

variations est encore plus vaste. Telle société peut faire du nourrisson un centre d'attention<br />

pour la famille entière, les différents adultes le promenant constamment,<br />

jouant avec lui et lui donnant tout ce qu'il désire. Telle autre société peut considérer<br />

les nouveau-nés comme une gêne et leur accorder peu d'attention une fois leurs besoins<br />

physiques satisfaits. Dans certaines sociétés, l'enfant est en contact physique<br />

presque constant avec sa mère pendant les deux premières années : c'est ainsi que les<br />

mères malgaches portent leurs nouveau-nés dans le dos et les y gardent même quand<br />

elles travaillent aux champs. En d'autres sociétés, ce contact constant n'existe pas<br />

mais l'enfant est fréquemment manipulé. Dans d'autres encore, on le touche rarement,<br />

excepté pour le nourrir. En certaines sociétés, on laisse l'enfant s'agiter sans le<br />

contrarier. En d'autres, il passe ses premiers huit mois attaché sur une planche, parfois<br />

même avec les bras attachés; on dit que chez les Comanches les enfants restaient<br />

emmaillotés même la nuit : la mère prenait son nouveau-né avec elle dans le lit pour<br />

le garder au chaud, mais l'enfermait dans un cylindre de peau brute pour éviter qu'il<br />

ne fût étouffé pendant son sommeil. Le jour, l'enfant ne pouvait être libéré de ses<br />

liens que deux fois par vingt-quatre heures, quand il était démailloté et nettoyé. Il<br />

devait aussi passer de longues heures seul, sa planche étant suspendue près de<br />

l'endroit où la mère travaillait. <strong>Les</strong> nouveau-nés semblent avoir accepté philosophi-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 339<br />

quement ce traitement, mais on dit qu'ils se débattaient et pleuraient toujours quand<br />

on les emmaillotait.<br />

L'exercice <strong>des</strong> fonctions naturelles du nouveau-né est lui-même façonné par sa<br />

société. Chez les Malgaches, les nouveau-nés âgés seulement de quelques mois<br />

étaient fessés lorsqu'ils souillaient leur mère alors qu'ils se trouvaient dans son dos et<br />

apprenaient à se contrôler bien plus tôt que les enfants européens. <strong>Les</strong> psychologues<br />

ont beaucoup écrit sur les effets présumés de l'expérience infantile sur la personnalité<br />

adulte : il semble que l'étude d'individus issus de sociétés présentant <strong>des</strong> modèles très<br />

différents de soins donnés aux nouveau-nés pourrait confirmer ou infirmer bien <strong>des</strong><br />

théories en usage.<br />

A mesure que l'enfant grandit, les influences générales que sa culture exerce sur<br />

lui deviennent plus nombreuses et plus complexes. Nous avons déjà vu les effets que<br />

<strong>des</strong> modèles différents d'organisation familiale pouvaient exercer sur les relations<br />

personnelles et <strong>sociales</strong> de l'individu : l'espacement <strong>des</strong> naissances, qui est caractéristique<br />

de beaucoup de sociétés, lés affecte également. Ainsi, dans une société où les<br />

enfants naissent à <strong>des</strong> intervalles assez réguliers de dix-huit mois, l'enfant est en contact<br />

avec au moins deux enfants d'âge proche. Dans les sociétés où les enfants<br />

naissent normalement à intervalles d'environ trois à six ans, les différences d'âge entre<br />

frères et sœurs sont marquées et affectent l'expérience générale. Un tel espacement<br />

délibéré <strong>des</strong> naissances est plus courant qu'on ne l'imagine en général. Si l'on étudie<br />

l'influence plus directe <strong>des</strong> modèles culturels sur le développement de l'individu, on<br />

s'aperçoit que la façon dont il est préparé, la discipline ou l'absence de discipline et<br />

les responsabilités qui lui sont imposées varient presque à l'infini. La société peut le<br />

prendre en main presque dès la prime enfance et l'entraîner délibérément à son statut<br />

d'adulte, ou bien elle peut le laisser sans surveillance jusqu'à la puberté. Il peut<br />

recevoir un châtiment corporel même pour les plus petites fautes ou ne jamais être<br />

puni. En tant qu'enfant, il peut avoir droit au temps et à l'attention de tous les adultes<br />

avec qui il entre en contact ou, inversement, tous les adultes peuvent avoir droit à ses<br />

services. Il peut être mis au travail et traité en membre responsable du groupe familial<br />

presque dès le moment où il est capable de marcher et on peut lui inculquer constamment<br />

que l'existence est une chose sérieuse et grave; ainsi, dans certaines tribus<br />

malgaches, non seulement les enfants commencent à travailler à un âge incroyablement<br />

précoce mais ils jouissent aussi de pleins droits de propriété. Nous avons<br />

souvent marchandé quelque objet dont nous avions besoin pour nos collections avec<br />

un enfant de six ans, sans que ses parents interviennent sinon pour donner un conseil.<br />

A l'opposé, les enfants d'un village marquisien ne travaillent pas et n'acceptent aucune<br />

responsabilité; ils forment une unité sociale distincte et étroitement intégrée qui n'a<br />

que peu de rapports avec les adultes. <strong>Les</strong> garçons et les filles impubères sont constamment<br />

ensemble et il arrive souvent qu'ils ne rentrent pas chez eux, même pour<br />

manger ou dormir; ils partent en expédition pour une journée entière sans avoir<br />

besoin d'une permission de leurs parents, attrapent du poisson ou pillent <strong>des</strong> plantations<br />

pour se nourrir et passent la nuit dans la maison près de laquelle ils se trouvent<br />

par hasard au crépuscule.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 340<br />

<strong>Les</strong> exemples de telles différences culturelles dans le traitement appliqué aux<br />

enfants pourraient être multipliés à l'infini. Le point important est que, si les influences<br />

que chaque culture exerce sur les individus qui grandissent sous son autorité<br />

diffèrent, elles fournissent, en ce qui concerne l'expérience, un dénominateur commun<br />

à tous les individus appartenant à une culture donnée. Cette expérience commune<br />

fournit le cadre dans lequel s'exercent les influences spécifiques de la culture. Cellesci<br />

varient non seulement de culture à culture mais aussi a l'intérieur de chacune<br />

d'elles. Le fait pour un individu d'être exposé à telle ou telle influence spécifique<br />

dépend surtout <strong>des</strong> unités <strong>sociales</strong> ou <strong>des</strong> catégories d'individus auxquelles il appartient.<br />

Ainsi, si l'on considère la plus petite unité sociale reconnue, chaque famille a<br />

certaines habitu<strong>des</strong> distinctes; dans la mesure où ces habitu<strong>des</strong> sont partagées par ses<br />

membres, elles doivent être considérées comme faisant partie de la culture et<br />

constituent <strong>des</strong> influences spécifiques auxquelles sont exposés les enfants élevés dans<br />

la famille. De la même façon, les moyens d'existence de la famille exercent une<br />

influence sur l'environnement de ses membres : le fils d'un fermier sera en contact<br />

avec les objets techniques utilisés en agriculture à un âge très précoce et aura une<br />

longue série d'expériences que le fils d'un médecin n'aura jamais; inversement, celuici<br />

sera élevé dans une atmosphère intellectuelle totalement ignorée du fermier.<br />

<strong>Les</strong> différences de statut économique et de classe sociale expliquent aussi nombre<br />

d'influences spécifiques. Même dans la société américaine, théoriquement égalitaire,<br />

les différences d'environnement découlant du statut économique dépassent de loin les<br />

simples questions de nourriture, d'habillement et de logement : à <strong>des</strong> niveaux économiques<br />

différents correspondent <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> distinctes. A cause de<br />

la mobilité de la population américaine, ces différences y sont moins marquées<br />

qu'ailleurs. Dans les groupes qui sont vraiment organisés en classes, les différences<br />

sont souvent si prononcées qu'il n'est pas faux de dire que ces classes ont <strong>des</strong> subcultures<br />

distinctes. Ainsi, au Moyen Age, il y avait une plus grande différence, à<br />

l'intérieur d'un même peuple, entre les habitu<strong>des</strong> du roi et du serf qu'entre les habitu<strong>des</strong><br />

de rois de peuples différents.<br />

Toutes les sociétés sont parfaitement inconscientes <strong>des</strong> influences générales que<br />

leur culture exerce sur leurs membres. Elles sont un peu plus conscientes <strong>des</strong><br />

influences spécifiques, en particulier de celles qui sont associées aux différences de<br />

sexe ou de position sociale, parce que les contrastes les mettent en évidence.<br />

Il est encore une autre catégorie d'influences spécifiques : celles qui viennent <strong>des</strong><br />

efforts plus ou moins délibérés de la société pour entraîner l'individu à occuper une<br />

place particulière dans son système. Cet entraînement occupe toujours le premier plan<br />

dans l'esprit <strong>des</strong> membres de la société et la croyance naïve en l'éducation comme<br />

panacée en est un exemple. Cependant, si l'intérêt <strong>des</strong> sociétés se concentre sur cet<br />

entraînement délibéré, c'est surtout parce qu'il est le seul aspect du conditionnement<br />

culturel dont elles sont conscientes. <strong>Les</strong> influences générales et les influences spécifiques<br />

paraissent tellement aller de soi que leurs effets possibles sont ignorés ou, au<br />

moins, largement sous-estimés. L'entraînement délibéré de l'individu influence sans<br />

aucun doute le contenu de la personnalité, en favorisant l'établissement d'habitu<strong>des</strong> et<br />

d'attitu<strong>des</strong> particulières. Il influence aussi les aspects plus superficiels de l'organisation<br />

de la personnalité en donnant à l'individu certains buts concrets et en orientant


Ralph Linton (1936), De l’homme. 341<br />

son énergie vers ces buts. Cependant, son influence est trop intermittente et forme une<br />

partie trop restreinte de la totalité <strong>des</strong> influences auxquelles l'individu est assujetti<br />

pour avoir beaucoup d'effets sur l'organisation profonde de sa personnalité. En termes<br />

concrets, l'entraînement délibéré peut faire de tout un chacun un homme d'affaires ou<br />

un artisan relativement habile, mais il ne peut en faire un extroverti.<br />

De toute évidence, les sociétés ne considèrent pas que la formation de l'individu<br />

est un processus psychologique. Elles essaient seulement d'entraîner l'individu à<br />

occuper certains statuts attribués, c'est-à-dire les positions qu'on peut raisonnablement<br />

prévoir pour lui dans la structure sociale. Un statut exige de celui qui le détient non<br />

seulement certains devoirs mais aussi certaines attitu<strong>des</strong> affectives qui, en l'incitant à<br />

accomplir ses rôles avec constance et conscience, permettent au système de fonctionner<br />

sans que la contrainte sociale ait à s'exercer directement. Ainsi, dans nos sociétés,<br />

l'affection d'un mari à l'égard de sa femme et de ses enfants garantit qu'il subviendra à<br />

leurs besoins. En fait, nous tenons pour assuré que cette affection a disparu si l'on doit<br />

en appeler à la loi pour qu'il y subvienne.<br />

Ainsi, il est vital pour le fonctionnement d'une société que la personnalité de ses<br />

membres soit au moins superficiellement adaptée à leur statut. Chaque société approuve<br />

et récompense certaines combinaisons de qualités quand elles apparaissent<br />

chez les individus occupant <strong>des</strong> statuts particuliers. En outre, elle essaie de développer<br />

ces qualités chez tous les individus dont on peut prévoir qu'ils occuperont ces<br />

statuts particuliers. En d'autres termes, chaque société a une série de personnalités<br />

idéales qui correspondent aux différents statuts qu'elle reconnaît. Ces personnalités<br />

statutaires ne doivent pas être confondues avec les types psychologiques : elles ne<br />

sont définies que superficiellement. La personnalité statutaire ne correspond pas à la<br />

totalité de la personnalité mais simplement à certains aspects de son contenu et à ses<br />

orientations les plus superficielles, c'est-à-dire aux éléments qui concernent immédiatement<br />

l'accomplissement réussi <strong>des</strong> rôles de l'individu. La personnalité statutaire<br />

est un phénomène social, le type psychologique un phénomène individuel. Il n'est pas<br />

douteux que certains types psychologiques sont mieux adaptés aux personnalités<br />

statutaires que d'autres, mais <strong>des</strong> individus relevant de plusieurs types psychologiques<br />

peuvent en général assumer la même personnalité statutaire et accomplir, au moins<br />

passablement bien, les rôles associés au statut. Ainsi, il est, dans nos sociétés, une<br />

personnalité statutaire assez bien définie de l'homme d'affaires : elle implique entre<br />

autres choses l'énergie, la sagacité, l'esprit de concurrence et une certaine aptitude à<br />

établir <strong>des</strong> contacts sociaux et à manipuler les autres individus. Elle suppose aussi que<br />

l'individu ressente un profond intérêt à l'égard de l'accumulation de la richesse et<br />

oriente toutes ses activités pour gagner le plus d'argent possible. Cette personnalité<br />

statutaire particulière convient spécialement aux individus du type psychologique<br />

extroverti et, toutes choses égales d'ailleurs, ces individus risquent d'être de meilleurs<br />

hommes d'affaires que les introvertis. Cependant, un bon nombre d'individus appartenant<br />

en fait au type introverti occupent ce statut, par exemple parce qu'ils héritent de<br />

l'affaire de leur père ou qu'ils ont à la prendre en charge pour <strong>des</strong> raisons financières,<br />

et la plupart d'entre eux arrivent à assumer la personnalité statutaire nécessaire et à<br />

accomplir les rôles associés au statut au moins passablement bien. Cependant, le fait<br />

d'avoir assumé la personnalité statutaire laisse leur type psychologique relativement<br />

intact et ils continuent à se comporter en introvertis hors <strong>des</strong> heures de travail. Là où


Ralph Linton (1936), De l’homme. 342<br />

l'extroverti passe son temps de loisir à rencontrer encore plus de gens et à jouir de la<br />

foule et du bruit <strong>des</strong> boîtes de nuit, l'introverti préfère rentrer chez lui après le travail<br />

et Passer son temps à lire ou à se livrer à quelque occupation favorite.<br />

Chaque système social comprenant de nombreux statuts, les personnalités statutaires<br />

selon lesquelles toute société essaie de façonner ses membres sont nombreuses<br />

et variées et les caractéristiques qu'elle considère comme appropriées à l'une de ces<br />

personnalités statutaires peuvent être rigoureusement désapprouvées ailleurs. Ainsi, il<br />

suffit de comparer les personnalités statutaires idéales pour les hommes et pour les<br />

femmes dans l'Angleterre du XIXe siècle, telles que les révèle la littérature romantique<br />

de l'époque : l'homme idéal était bien taillé, audacieux, plein d'initiative et toujours<br />

prêt à relever les défis, en particulier pour la main de quelque belle; la femme<br />

idéale était frêle jusqu'à l'évanescence, sans esprit de concurrence sauf dans un domaine<br />

très limité et nettement défini, timide, docile et, par-<strong>des</strong>sus tout, désireuse de<br />

s'appuyer sur quelque mâle dominateur et de l'écouter avec admiration. Chacune de<br />

ces personnalités était totalement déplacée quand elle venait à apparaître chez <strong>des</strong><br />

individus occupant le statut opposé et l'on combattait immédiatement tout signe de<br />

développement de caractéristiques féminines chez les garçons ou de caractéristiques<br />

masculines chez les filles : le garçon rêveur et timide était soumis à un régime « endurcissant<br />

», souvent d'une grande brutalité, tandis que la fille qui présentait les<br />

signes du « garçon manqué » était punie et avertie que, si elle persistait dans son<br />

comportement garçonnier, elle n'aurait jamais de mari.<br />

En général, les personnalités idéales pour les individus occupant <strong>des</strong> statuts complémentaires<br />

sont mutuellement adaptées. S'il en était autrement, les relations réciproques<br />

qui sont l'essence de tout le système de statuts et de rôles ne pourraient guère<br />

être maintenues,<br />

Si les modèles victoriens pour les hommes et les femmes avaient tout deux exigé<br />

l'initiative et l'agression, il y aurait eu peu de mariages réussis. Cependant, beaucoup<br />

de sociétés révèlent un curieux manque de corrélation entre les personnalités idéales<br />

attribuées aux statuts que le même individu peut être tenu d'occuper à <strong>des</strong> moments<br />

différents de sa vie. Nous avons déjà vu que, chez les Comanches, il y avait une véritable<br />

antithèse entre les personnalités idéales proposées au guerrier et au vieillard. La<br />

personnalité d'un individu, si elle correspondait à l'un de ces statuts, le rendait impropre<br />

à remplir l'autre et rares étaient ceux qui, ayant eu d'importants succès en tant<br />

que guerriers, devenaient <strong>des</strong> chefs de bande dans leur vieillesse.<br />

De même, dans nos sociétés il y a cinquante ans, les personnalités statutaires<br />

idéales qui étaient proposées aux garçons et aux hommes étaient antithétiques à certains<br />

égards : le jeune garçon idéal était tranquille et docile, obéissant, dépourvu d'initiative<br />

et toujours prêt à se soumettre à ses aînés; l'homme idéal de la même période<br />

était impitoyable, manifestait un fort esprit de compétition et une initiative surabondante<br />

et possédait toutes les autres qualités qui contribuent à produire le self-made<br />

man. On pouvait s'attendre qu'un type psychologique en affinité avec l'un de ces<br />

statuts ne fût pas en affinité avec l'autre, et ceci semble avoir été le cas : le garçon qui<br />

réussissait parfaitement dans son statut et était l'orgueil de ses parents ne savourait en<br />

général que peu de triomphes une fois passé l'âge du catéchisme; il risquait fort de se


Ralph Linton (1936), De l’homme. 343<br />

retrouver employé de bureau pour le compte de celui qui avait été le « mauvais garçon<br />

» de son quartier.<br />

Tout système social comprend <strong>des</strong> statuts acquis et <strong>des</strong> statuts attribués : les<br />

premiers n'influencent guère les efforts que fait la société pour façonner la personnalité<br />

<strong>des</strong> individus, ils sont importants par contre pour l'adaptation <strong>des</strong> individus à la<br />

société et pour leur utilisation par la société. <strong>Les</strong> statuts acquis sont ceux qui ne sont<br />

prévus pour aucune catégorie particulière d'individus. Pour la plupart, les rôles<br />

associés à ces statuts sont tels qu'il ne suffit pas d'y avoir été préparé pour savoir les<br />

remplir avec succès. Ainsi, comme beaucoup de nations l'ont appris à leurs dépens,<br />

une instruction militaire ne produit pas par soi un bon général. En laissant ces statuts<br />

à la disposition <strong>des</strong> individus qui manifestent les caractéristiques nécessaires, la<br />

société se donne la possibilité d'utiliser les aptitu<strong>des</strong> particulières de certains de ses<br />

membres. Ceci procure aussi une place aux individus dont les caractéristiques sont<br />

incompatibles avec les personnalités idéales réclamées par les statuts attribués et<br />

transforme cet inconvénient social en avantage.<br />

<strong>Les</strong> statuts acquis sont souvent d'une grande importance fonctionnelle pour une<br />

société et les individus qui viennent à les occuper peuvent être généreusement gratifiés.<br />

Cependant, les caractéristiques, en particulier le type psychologique, qui feront<br />

réussir tel individu dans un de ces statuts sont très fréquemment de nature à entraver<br />

sa réussite dans la vie ordinaire. Le statut acquis est désiré par l'individu à la fois à<br />

cause <strong>des</strong> gratifications qu'il lui procure et parce qu'il lui offre un moyen de compenser<br />

un statut attribué qui n'est pas à sa convenance : selon les cas, l'un ou l'autre<br />

aspect peut être dominant.<br />

<strong>Les</strong> tribus <strong>des</strong> Plaines offrent l'un <strong>des</strong> meilleurs exemples de statut désirable<br />

seulement en tant que moyen de compenser un échec. Dans presque toutes ces tribus,<br />

la personnalité statutaire idéale pour les hommes en âge de se battre était celle qui a<br />

déjà été décrite pour les Comanches. <strong>Les</strong> hommes dont la véritable personnalité était<br />

parfaitement incompatible avec le rôle de guerrier assumaient un statut particulier,<br />

celui de berdache. Ils portaient <strong>des</strong> vêtements de femmes, menaient <strong>des</strong> activités<br />

féminines et occupaient pourtant un statut particulier qui n'était pas exactement celui<br />

<strong>des</strong> femmes. Ils continuaient à chasser et quelque chose du modèle général de supériorité<br />

masculine s'attachait encore à eux. Ainsi, ils étaient considérés comme quelque<br />

peu supérieurs aux femmes même dans les tâches féminines. Le meilleur compliment<br />

à faire à une femme était de lui dire qu'elle travaillait les perles aussi finement qu'un<br />

berdache ou que sa hutte était aussi bien tenue que celle d'un berdache. Certains <strong>des</strong><br />

berdache étaient homosexuels, mais cela n'était pas vrai, semble-t-il, de la majorité.<br />

En tout cas, l'attitude de la société à leur égard était parfaitement neutre. Même quand<br />

ils épousaient d'autres hommes, ceci n'entraînait qu'une désapprobation légère, dirigée<br />

non contre le berdache mais contre le « mari », à qui l'on reprochait d'essayer ainsi<br />

d'avoir un partenaire qui non seulement tienne sa maison mais qui chasse aussi pour<br />

lui. Tout bien considéré, la position sociale du berdache était certainement meilleure<br />

que celle d'un homme qui échouait continuellement en tant que guerrier. On ne se<br />

moquait jamais de lui et, par sa dextérité manuelle, il pouvait même acquérir quelque<br />

respect et prestige.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 344<br />

Même quand les statuts acquis sont extrêmement désirables en eux-mêmes, ils<br />

enferment en général <strong>des</strong> éléments contradictoires. La position de l'ombiasy chez les<br />

Tanala en est un exemple : ce statut était fonctionnellement important pour la société<br />

et ceux qui y réussissaient étaient généreusement récompensés à la fois en richesse et<br />

en prestige; cependant, réussir dans ce statut exigeait <strong>des</strong> qualités d'initiative et<br />

d'indépendance qui, non seulement faisaient défaut à l'homme tanala moyen, mais qui<br />

auraient représenté une gêne pour lui dans la vie collective d'une famille étendue.<br />

L'ombiasy se recrutait, par conséquent, dans les rangs de ceux qui étaient inadaptés à<br />

leur statut familial. <strong>Les</strong> chefs de famille héréditaires assumaient rarement ce statut, on<br />

l'a vu, Puisque les caractéristiques qu'il exigeait avaient déjà trouvé à s'exercer. Même<br />

dans nos sociétés, où nous sommes toujours enclins à considérer les statuts acquis<br />

seulement comme désirables, il est certain qu'ils représentent aussi une échappatoire :<br />

plus d'un homme a commencé son ascension vers ce que nous considérons comme les<br />

sommets avant tout parce qu'il s'est senti intensément mal à l'aise là où il se trouvait.<br />

<strong>Les</strong> caractéristiques particulières ou les types psychologiques que les différentes<br />

sociétés approuvent et récompensent par l'intermédiaire de leurs statuts acquis sont<br />

extrêmement divers. Certaines sociétés peuvent même réserver une place à <strong>des</strong> individus<br />

que nous considérerions comme pathologiques : ainsi, certains groupes ne se<br />

contentent pas de tolérer <strong>des</strong> individus qui souffrent d'épilepsie, d'hallucinations, de<br />

crises hystériques, mais encouragent ces anomalies et donnent à ceux qui les manifestent<br />

une position honorée. Dans la littérature arabe antéislamique, les plus grands<br />

héros sont presque toujours représentés comme épileptiques. Ils tombaient en convulsions<br />

avant d'entrer en action, simplement en vue de s'échauffer. Cet état était<br />

tellement respecté qu'il fut plus tard attribué au Prophète lui-même. Dans un grand<br />

nombre de sociétés, les hallucinations et les crises d'hystérie sont prises comme<br />

l'indice d'un contact de l'individu avec le surnaturel. L'accès facile au surnaturel étant<br />

toujours ressenti comme nécessaire au bien-être de la société, on considère que le<br />

comportement capricieux de ces individus est plus que compensé par leur utilité<br />

comme intermédiaires entre la société et les Êtres surnaturels et on leur reconnaît un<br />

statut spécial, leur accordant même souvent beaucoup de prestige et d'autorité. Beaucoup<br />

d'individus qui sont actuellement pensionnaires de l'un de nos asiles seraient non<br />

seulement libres mais « se trouveraient sur le toit du monde » s'il leur était arrivé de<br />

naître dans quelque autre société.<br />

Ceci nous conduit du même coup au problème du défaut d'adaptation de l'individu,<br />

qu'on ne doit pas confondre avec celui de l'organisation incomplète ou défectueuse<br />

de sa personnalité. Même chez les fous, la personnalité peut être parfaitement<br />

organisée et bien intégrée et il en est ainsi de nombre d'individus extrêmement mal<br />

adaptés. En fait, une intégration trop complète et trop parfaite de la personnalité peut<br />

être en elle-même une source de tensions, puisqu'elle empêche l'individu d'assumer<br />

facilement la personnalité statutaire exigée. La gêne qu'éprouve un jeune homme<br />

entraîné strictement à refuser de fumer et de boire quand il se trouve dans un groupe<br />

où ces habitu<strong>des</strong> sont considérées comme allant de soi, en est un exemple. L'individu<br />

mal adapté est simplement un individu qui a <strong>des</strong> difficultés à assumer la personnalité<br />

statutaire que sa société exige, indépendamment de ce qui peut provoquer cette difficulté<br />

: ce défaut d'adaptation à l'environnement ne peut être étudié de façon satisfaisante<br />

qu'en rapport avec l'environnement.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 345<br />

Par ses statuts attribués et acquis, chaque société assure un environnement adéquat<br />

à une série particulière de types psychologiques, mais le champ de ces statuts<br />

n'est jamais assez étendu pour assurer cet environnement à tous les types possibles.<br />

En outre, dans toute société chaque individu est automatiquement exclu de certains<br />

statuts et même de certains statuts acquis. Par exemple, il en est qui ne sont ouverts<br />

qu'aux hommes, d'autres seulement aux femmes. Il y a donc <strong>des</strong> individus mal adaptés<br />

dans toutes les sociétés : certains sont exclus de statuts qui conviendraient à leur<br />

véritable personnalité, bien que ces statuts existent dans le système, tandis que pour<br />

d'autres le système ne fournit aucun statut qui conviendrait à leur véritable personnalité.<br />

Puisque les personnalités statutaires diffèrent d'une société à l'autre, il est<br />

évident que l'individu qui est mal adapté dans tel groupe pourrait l'être parfaitement<br />

dans tel autre.<br />

Il est probable qu'il existe un certain statut dans une certaine société qui conviendrait<br />

parfaitement à tout type psychologique donné. Cependant, il est très rare qu'une<br />

personnalité statutaire et la personnalité véritable arrivent à coïncider exactement. En<br />

dépit de la délimitation <strong>des</strong> types psychologiques, les personnalités individuelles sont<br />

infiniment variées et les types théoriques sont tout au plus les plus fréquents. Dans<br />

toutes les sociétés, l'individu moyen est capable d'adapter de façon satisfaisante sa<br />

véritable personnalité à sa personnalité statutaire. L'inadaptation est, après tout, une<br />

question de degré; on ne rencontre jamais un individu incapable de s'adapter de quelque<br />

manière, la société l'éliminant avant qu'il n'en arrive là. L'individu parfaitement<br />

adapté est extrêmement rare : parmi les innombrables pénitents et extatiques de<br />

l'Europe médiévale, il n'y eut qu'un seul François d'Assise et parmi les milliers de<br />

chevaliers qu'un seul Bayard. L'individu qui, par un heureux concours de circonstances,<br />

se trouve doté d'une personnalité statutaire et d'une personnalité véritable<br />

parfaitement unifiées est à ce point l'exception que sa société en fait un saint ou un<br />

héros : il représente la personnification de son idéal et offre aux hommes inférieurs la<br />

preuve que cet idéal peut être atteint.<br />

En fait, toutes les sociétés sont formées surtout d'individus légèrement mal adaptés.<br />

Il se peut que ces défauts d'adaptation soient un peu plus nombreux et plus variés<br />

dans nos sociétés que dans la plupart <strong>des</strong> autres, à cause <strong>des</strong> changements rapi<strong>des</strong> que<br />

notre culture est en train de subir actuellement : l'individu assez bien adapté, par son<br />

entraînement, à un statut particulier en 1900 peut ne plus l'être en 1936. Rappelons<br />

qu'un défaut d'adaptation n'est pas simplement un, manque de correspondance entre le<br />

type psychologique de l'individu et la personnalité statutaire que la société lui assigne<br />

: il est suscité par le décalage entre sa véritable personnalité et un élément quelconque<br />

de sa personnalité statutaire. Cependant, on peut trouver également <strong>des</strong><br />

défauts d'adaptation et <strong>des</strong> personnalités atypiques dans <strong>des</strong> groupes dont la culture<br />

est presque statique.<br />

Si l'influence de la culture dominait complètement la formation de la personnalité,<br />

il en résulterait probablement un produit-type, différent selon les sociétés mais identique<br />

- du moins en ce qui concerne les occupants <strong>des</strong> statuts attribués - dans une<br />

société donnée. Ces individus auraient été assujettis à la même série d'influences<br />

générales et spécifiques, comportant le même type d'entraînement délibéré. Ils pour-


Ralph Linton (1936), De l’homme. 346<br />

raient tous être mal adaptés à la personnalité statutaire que la société leur attribue,<br />

mais tous le seraient de la même façon et au même degré. Même en tenant compte de<br />

l'influence possible <strong>des</strong> accidents individuels dans l'expérience, accidents qui produisent<br />

<strong>des</strong> différences dans le contenu de la personnalité, ou pourrait s'attendre à trouver<br />

une uniformité de base dans l'organisation de la personnalité, c'est-à-dire dans le type<br />

psychologique de tous les individus détenant les mêmes statuts attribués.<br />

En fait, cela ne se rencontre nulle part. Il est dommage que nous n'ayons pas de<br />

techniques exactes et objectives pour identifier les types psychologiques, mais les<br />

observations générales mènent à la conclusion que l'éventail de ces types est à peu<br />

près le même dans toutes les sociétés. Certes, à cause de l'adaptation superficielle <strong>des</strong><br />

individus aux personnalités statutaires et compte tenu de ce que le contenu de la personnalité<br />

est orienté dans une très large mesure par la culture, la première impression<br />

d'un chercheur qui étudie une société étrangère est que tous ceux qui occupent un<br />

statut particulier ont à peu près la même personnalité et se ressemblent tous. Pourtant,<br />

aussitôt qu'il perce l'écran de la différence culturelle, il leur trouve <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong><br />

frappantes avec les individus de sa propre société. Cependant la fréquence relative<br />

d'apparition <strong>des</strong> différents types psychologiques semble varier selon les sociétés :<br />

certaines ont très probablement une plus forte proportion d'introvertis, de mégalomanes<br />

ou de paranoïaques que d'autres.<br />

Que les mêmes types psychologiques semblent apparaître, au moins sporadiquement,<br />

dans toutes les sociétés, montre clairement que certains facteurs non culturels<br />

qui sont à l’œuvre dans toutes les sociétés influencent leur production. L'explication<br />

première de ces observations, et la plus évidente aussi, serait que le type psychologique<br />

est déterminé par <strong>des</strong> caractéristiques physiologiques, qui sont soumises à <strong>des</strong><br />

variations individuelles et exercent une influence constante sur l'expérience. Pour <strong>des</strong><br />

raisons purement biologiques, on s'attendrait que toutes les variations possibles apparaissent<br />

à un moment ou un autre dans chaque groupe humain et que, dans chacun<br />

d'eux, tous les types psychologiques connus se reproduisent. Cette théorie pourrait<br />

même expliquer les fréquences variables de ces types selon les différentes sociétés :<br />

la société tribale moyenne est composée d'individus étroitement apparentés; si les facteurs<br />

physiologiques responsables <strong>des</strong> différents types suivent les lois mendéliennes<br />

ordinaires, la majorité <strong>des</strong> membres de ce groupe consanguin pourraient très bien<br />

avoir une prédisposition héréditaire pour un type psychologique particulier : il en<br />

résulterait une plus grande fréquence de ce type.<br />

L'attrait de cette théorie physiologique est renforcé par le fait qu'elle est exactement<br />

dans la ligne <strong>des</strong> croyances traditionnelles de nos sociétés. Comme les membres<br />

de toutes les sociétés, nous n'avons pas conscience de la plupart <strong>des</strong> influences que<br />

notre culture exerce sur l'individu et, par conséquent, nous sommes enclins à expliquer<br />

les différences dans l'organisation de la personnalité en nous référant aux caractéristiques<br />

innées. Dans notre littérature traditionnelle, l'illustre ascendance de l'héritier<br />

disparu est constamment révélée par le fait que, en dépit de son éducation paysanne,<br />

il manifeste les caractéristiques de la personnalité d'un prince. Bien que ce thème<br />

heurte nos idées démocratiques et se trouve de ce fait relégué dans les romans, il n'a<br />

pas complètement disparu de notre pensée. En outre, notre société croit encore fermement<br />

que les différences qui séparent les personnalités <strong>des</strong> deux sexes sont fondées


Ralph Linton (1936), De l’homme. 347<br />

physiologiquement au point que beaucoup de psychologues, quand ils trouvent une<br />

personnalité « masculine » chez une femme, cherchent l'explication avant tout dans<br />

quelque anomalie de l'équilibre hormonal.<br />

Ne serait-ce qu'en raison de son attrait, la théorie physiologique doit être maniée<br />

avec prudence. A l'heure actuelle, la validité ne peut en être ni prouvée ni réfutée. En<br />

outre, étant donné l'influence dominante que l'expérience exerce certainement sur le<br />

contenu de la personnalité et sur les aspects superficiels de son organisation, il est<br />

difficile de croire que cette influence ne s'étende pas aussi aux niveaux plus profonds.<br />

De fait, il existe une série « d'expériences sub-culturelles » qui se représentent avec<br />

<strong>des</strong> fréquences variables dans toutes les sociétés et qui pourraient aussi rendre compte<br />

<strong>des</strong> observations. Bien que toutes les sociétés aient <strong>des</strong> modèles institutionnels<br />

culturellement déterminés qui régissent les interrelations <strong>des</strong> individus occupant <strong>des</strong><br />

statuts particuliers, les relations elles-mêmes comprennent toujours un facteur qui<br />

n'est pas culturellement déterminé. <strong>Les</strong> interactions ont lieu non entre <strong>des</strong> statuts<br />

abstraits mais entre les individus qui occupent ces statuts et elles tiennent beaucoup<br />

de leurs caractéristiques <strong>des</strong> personnalités impliquées. Ceci est particulièrement vrai<br />

en ce qui concerne les relations de l'enfant avec ses parents ou avec d'autres personnes<br />

qui sont en contact étroit et permanent avec lui : ainsi, dans tel ménage, le père<br />

peut être un tyran irascible, exercer à l'égard de ses enfants toutes les prérogatives que<br />

le modèle concernant cette relation autorise et les maintenir en un constant état de<br />

crainte et d'insécurité; dans tel autre, au contraire, il peut être accommodant et peu<br />

tracassier et n'exercer ses prérogatives qu'en publie. Dans telle famille, la mère peut<br />

être une créature docile au caractère doux, dans telle autre une mégère. Dans telle<br />

famille, l'enfant peut être dominé et brutalisé par un aîné, dans telle autre il peut être<br />

aidé et soigné par ses frères et sœurs aînés et éprouver à leur égard un fort sentiment<br />

de dépendance. Chacune de ces situations provoquera une expérience de base différente<br />

pour l'enfant.<br />

En outre, le même type de relations socio-personnelles (suivant la terminologie du<br />

Dr Kimball Young) se représente pratiquement dans toutes les sociétés en dépit <strong>des</strong><br />

différences dans les modèles culturels institutionnels. Il est assez indifférent que<br />

l'autorité masculine sur le jeune garçon soit exercée par son père, comme dans nos<br />

sociétés, ou par le frère de sa mère, comme dans bien d'autres sociétés. Dans chaque<br />

cas, le garçon se trouve soit dominé par un tyran, soit en relation facile et amicale<br />

avec un conseiller et un aide. <strong>Les</strong> aspects personnels de la situation l'emportent de<br />

loin sur les aspects culturels. De la même façon, dans toutes les sociétés il y a certains<br />

individus qui, par manque de force physique ou d'intelligence, sont dominés par<br />

d'autres et plus ou moins maltraités par eux. Ces situations se répètent en dépit de la<br />

culture et, à cause <strong>des</strong> puissants éléments affectifs qu'elles impliquent, on pourrait<br />

s'attendre qu'elles influencent le développement de types psychologiques particuliers<br />

aussi profondément que n'importe quelle expérience.<br />

Ainsi, l'influence culturelle ne peut expliquer toutes les observations que nous<br />

avons faites sur les types psychologiques et il nous faut prendre aussi en compte les<br />

caractéristiques constitutionnelles de l'individu et ses relations socio-personnelles.<br />

<strong>Les</strong> types psychologiques semblent être, en fait, le résultat de l'interaction de ces trois<br />

facteurs, l'importance relative <strong>des</strong> deux derniers au moins variant selon l'individu :


Ralph Linton (1936), De l’homme. 348<br />

ainsi, les facteurs socio-personnels pourraient être dominants durant la formation de<br />

la personnalité d'un individu qui n'aurait aucune caractéristique constitutionnelle<br />

saillante, alors que <strong>des</strong> caractéristiques marquantes et atypiques pourraient, 'chez un<br />

autre, dominer le processus de formation de la personnalité. <strong>Les</strong> personnalités, comme<br />

les cultures, tirent leurs caractéristiques de l'interaction de facteurs nombreux et<br />

variés et il est dangereux de supposer que l'un quelconque de ces facteurs exerce une<br />

influence dominante dans tous les cas.


CONCLUSION<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 349<br />

Le lecteur est sans doute déçu d'avoir appris si peu sur la société, la culture et leur<br />

fonctionnement : si nous avons proposé quelques généralisations, nous n'avons pas<br />

établi de loi. Partout, nous avons soulevé plus de questions que nous n'en avons résolu.<br />

Tout cela exige, sinon une justification, du moins une explication. Toutes les<br />

<strong>sciences</strong> ont débuté par une période de confusion et l'anthropologie est l'une <strong>des</strong> plus<br />

jeunes : les premières tentatives pour appliquer <strong>des</strong> techniques scientifiques à l'étude<br />

de la culture et de la société furent faites il y a à peine un siècle et les fondements de<br />

cette science, telle qu'elle existe aujourd'hui, ont été édifiés encore plus récemment.<br />

L'anthropologie n'a pas même encore réussi à mettre en ordre systématique le matériau<br />

avec lequel elle travaille et à élaborer <strong>des</strong> techniques réellement efficaces pour<br />

l'étudier. Ses premières tentatives pour appliquer à la culture et à la société les métho<strong>des</strong><br />

qui avaient déjà été élaborées dans les <strong>sciences</strong> naturelles ont échoué parce que<br />

les phénomènes qu'elle étudie sont d'un ordre tout à fait différent. Si tant est qu'elle<br />

puisse emprunter, elle doit probablement se tourner vers la psychologie, mais cette<br />

science en est, elle aussi, à ses débuts. L'anthropologie devra probablement élaborer<br />

ses propres techniques qui, dans leur forme achevée, différeront considérablement de<br />

toutes les techniques employées à ce jour et devront, en particulier, être adaptées au<br />

traitement <strong>des</strong> configurations où les phénomènes sont interdépendants et interagissants.<br />

Outre les difficultés que rencontre inévitablement toute science jeune, il en est<br />

d'autres qui sont plus importantes encore et qui viennent de la nature <strong>des</strong> phénomènes


Ralph Linton (1936), De l’homme. 350<br />

que l'anthropologue étudie. La tâche qu'il s'est imposée est la plus ambitieuse qui ait<br />

été tentée par l'homme jusqu'ici. Nous sommes tous impressionnés par la complexité<br />

de l'atome tel que nous le révèlent les étu<strong>des</strong> modernes : pourtant, de tous les phénomènes<br />

scientifiques, ceux que le physicien étudie sont les plus simples et les plus<br />

faciles à prévoir. La complexité s'accroît à mesure qu'on passe <strong>des</strong> atomes aux molécules,<br />

puis aux composés organiques, enfin aux individus vivants. Quand on en vient<br />

au niveau psychologique, elle est centuplée; pourtant l'anthropologue doit dépasser ce<br />

niveau et étudier les hommes vivant en groupe, leur environnement et les relations<br />

qu'ils entretiennent dans toute leur complexité. Ce qui est surprenant, ce n'est pas que<br />

nous en sachions si peu, c'est que nous en sachions déjà tant.<br />

En dépit de ces difficultés, personne ne peut douter que l'entreprise en vaille la<br />

peine. Il s'agit, en bref, de comprendre la nature de l'homme et les forces qui opèrent<br />

dans la société. Une fois ces réalités comprises, elles pourront être maîtrisées et l'humanité<br />

sera capable, pour la première fois après un million d'années d'existence, de<br />

façonner son avenir délibérément et intelligemment. Sinon, aucune reconstruction<br />

solide et durable de la société ne sera possible. Ceux qui tentent aujourd'hui de planifier<br />

la société se trouvent à peu près dans la situation d'un architecte qui essaierait de<br />

<strong>des</strong>siner le plan d'une maison en ignorant complètement quels matériaux seront<br />

utilisés.<br />

La conquête de la société sera le plus grand triomphe de l'histoire humaine. En<br />

comparaison, la conquête de l'espace interplanétaire elle-même sombre dans l'insignifiance.<br />

Il est pourtant peu vraisemblable que l'honneur en revienne à notre civilisation<br />

actuelle. Dans la Grèce antique, l'esprit humain fut affranchi pendant quelques siècles<br />

: les hommes pouvaient sans crainte faire <strong>des</strong> recherches, discuter à propos de l'Église<br />

ou de l'État et rechercher la vérité où qu'elle semblât se trouver. Pour la première fois<br />

peut-être dans l'histoire, les possibilités de l'esprit apparurent clairement. <strong>Les</strong> Grecs<br />

apprirent comment discipliner la pensée par la logique et l'utiliser comme outil pour<br />

explorer le monde environnant. A Alexandrie, vers la fin de cette période, ils firent<br />

les premiers pas vers la compréhension et la maîtrise <strong>des</strong> forces de la nature. Puis, la<br />

liberté déclina et l'esprit, emprisonné, tourna son énergie vers <strong>des</strong> matières sans danger<br />

puisque sans importance. Quand, après deux mille ans, l'esprit fut à nouveau<br />

libéré, la civilisation une fois de plus alla de l'avant. <strong>Les</strong> Grecs n'étaient plus, mais ils<br />

avaient légué <strong>des</strong> techniques de pensée et discerné <strong>des</strong> problèmes qu'ils n'avaient pu<br />

résoudre : notre civilisation put recommencer à un point situé légèrement en deçà de<br />

celui où ils avaient renoncé. Elle a étudié les forces de la nature, et leur connaissance<br />

a permis de les maîtriser; si bien qu'en deux cents ans nous avons modifié les aspects<br />

extérieurs de la vie humaine plus profondément qu'ils ne l'avaient été au cours <strong>des</strong> six<br />

mille années précédentes.<br />

Aujourd'hui, les chercheurs en science sociale se trouvent à peu près au point où<br />

se trouvaient les Grecs d'Alexandrie dans leurs étu<strong>des</strong> de la nature. Nous avons atteint<br />

une barrière au-delà de laquelle se trouve une somme de connaissances qui promet de<br />

donner à l'homme une vie meilleure que tout ce qu'il a connu jusqu'ici, mais il semble<br />

y avoir peu de chance que nous puissions la franchir. Il est manifeste que cette ère de<br />

liberté tire aussi à sa fin; l'étude de la culture et de la société sera sans aucun doute la<br />

première victime du nouvel ordre car l'État totalitaire n'a pas de place pour elle. Que


Ralph Linton (1936), De l’homme. 351<br />

<strong>des</strong> hommes s'intéressent à ces questions est déjà, en soi, une critique de l'ordre existant,<br />

un indice qu'ils doutent de sa perfection. Le sociologue connaîtra donc le <strong>des</strong>tin<br />

du philosophe grec. Cependant, il laissera lui aussi en héritage <strong>des</strong> techniques de<br />

recherche et <strong>des</strong> problèmes perçus mais non résolus, une nouvelle frontière d'où les<br />

esprits libres repartiront à nouveau, un jour, vers l'inconnu. Quand ce temps arrivera -<br />

peut-être après <strong>des</strong> siècles d'obscurité et de stagnation - les hommes se souviendront<br />

de nous comme nous nous souvenons <strong>des</strong> Grecs. C'est pourquoi ce livre est dédié à la<br />

civilisation à venir.


Bibliographie<br />

<strong>des</strong> travaux de l'auteur 1<br />

Retour à la table <strong>des</strong> matières<br />

1916<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 352<br />

1. Avec E. W. Hawkes, « A Pre-Lenape Site in New Jersey », Univ. Penna.<br />

Museum, 6, pp. 43-77.<br />

1917<br />

2. « Reply to Review of “A Pre-Lenape Site in New Jersey” », American<br />

Anthropologist, 19, pp. 144-147.<br />

3. Avec E. W. Hawkes, « A Pre-Lenape Culture in New Jersey », American<br />

Anthropologist, 19, pp. 481-494.<br />

1922<br />

4. « The Thunder Ceremony of the Pawnee », Field Museum Leaflet, 5.<br />

5. « The Sacrifice to the Morning Star by the Skidi Pawnee », Field Museum<br />

Leaflet, 6.<br />

1 Nous reproduisons ici la bibliographie <strong>des</strong> oeuvres de Linton, parue dans Biographical Memoirs,<br />

vol. XXXI, New York, Columbia University Press, 1958.


1923<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 353<br />

6. « Purification of the Sacred Bundles, a Ceremony of the Pawnee », Field<br />

Museum Leaflet, 7.<br />

7. « Annual Ceremony of the Pawnee Medicine Men », Field Museum Leaflet, 8.<br />

8. « The Material Culture of the Marquesas Islands », Memoirs, 8, B. P. Bishop<br />

Museum, Honolulu, pp. 263-471.<br />

1924<br />

9. « Origin of the Plains Earth Lodge », American Anthropologist, 26, pp. 247-<br />

257.<br />

10. « Totemism and the A. E. F. », American Anthropologist, 26, pp. 296-300.<br />

11. « Significance of Certain Traits in North American Maize Culture », American<br />

Anthropologist, 26, pp. 345-349.<br />

12. « Use of Tobacco Among North American Indians », Field Museum Leaflet, 15.<br />

13. « The Degeneration of Human Figures Used in Polyneslan Decorative Art»,<br />

Journal of the Polynesian Society, 33, pp. 321-324.<br />

1925<br />

14. « Archaeology of the Marquesas Islands », Bulletin, 23, B. P. Bishop Museum,<br />

Honolulu.<br />

15. « Marquesan Culture », American Anthropologist, 27, pp. 474-478.<br />

1926<br />

16 « Ethnology of Polynesia and Micronesia », Guide, PF 6, Field Museum of<br />

Natural History, Dept. of Anthropology, Chicago.<br />

17. « Origin of the Skidi Pawnee Sacrifice to the Morning Star », American<br />

Anthropologist, 28, pp. 457-466.<br />

1927<br />

18. « Witches of Andilamena », Atlantic Monthly, 139, pp. 191-196.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 354<br />

19. « Overland (Madagascar) », Atlantic Monthly, 140, pp. 808-817.<br />

20. « Report on Work of Field Museum Expedition in Madagascar », American<br />

Anthropologist, 29, pp. 292-307.<br />

21. « Rice, a Malagasy Tradition », American Anthropologist, 29, pp. 654-660.<br />

1928<br />

22. « Culture Areas in Madagascar », American Anthropologist, 30, pp. 363-390.<br />

23. « White Magic », Atlantic Monthly, 141, pp. 721-735.<br />

24. « Desert », Atlantic Monthly, 142, pp. 588-600.<br />

25. « Market Day in Madagascar », Asia, 28, pp. 386-389.<br />

1930<br />

26. « Use of Tobacco in Madagascar », dans « Tobacco and its Use in Africa »,<br />

avec B. Laufer et W. D. Hambly, Field Museum Leaflet, 29.<br />

1933<br />

27. « 1 Primitive' Art », American Magazine of Art, 26, pp. 17-24.<br />

28. « The Tanala. A Hill Tribe of Madagascar », Anthropological Series, 22, Field<br />

Museum of Natural History, Chicago.<br />

1935<br />

29. « The Comanche Sun Dance », American Anthropologist, 37, pp. 420-428.<br />

1936<br />

30. Avec R. Redfield et M. J. Herskovits, « A Memorandum. for the Study of<br />

Acculturation », American Anthropologist, 38, pp. 149-152.<br />

31. « Error in Anthropology », dans The Story of Human Error, Joseph Jastrow ed.,<br />

Appleton Century, New York, pp. 292-321.<br />

32. The Study of Man : an Introduction, Appleton Century, New York.


1937<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 355<br />

33. « One Hundred Percent American », American Mercury, 40, pp. 427-429.<br />

1938<br />

34. « One Undred Percent American », Reader's Digest, 32, pp. 31-33.<br />

35. « Culture, Society and the Individual », Journal of Abnormal and Social<br />

Psychology, 33, pp. 425-436.<br />

36. « The Present Status of Anthropology », Science, 87, pp. 241-248.<br />

1939<br />

37. « Culture Sequences in Madagascar », Transactions of th New York Academy<br />

of Sciences, 1, pp. 116-117.<br />

38. « The Effects of Culture on Mental and Emotional Processes », Research<br />

Publications of the Association for Research in Nervous and Mental Diseases,<br />

pp. 293-304.<br />

39. Dans The Individual and His Society, d'Abram Kardiner, Columbia Univ. Press,<br />

New York, Avant-propos, pp. v-xviii, « Marquesan Culture », pp. 197-250, «<br />

The Tanala of Madagascar », pp. 251-290.<br />

1940<br />

40. Acculturation in Seven American Indian Tribes, Linton ed., Appleton Century,<br />

New York. <strong>Les</strong> chapitres 8 à 10, écrits par Linton, ont été republiés sous le titre<br />

Acculturation.<br />

41. « Crops, Soils and Culture in America », dans The Maya and their Neighbors,<br />

Appleton Century, New York.<br />

42. « Psychology and Anthropology », Journal of Social Philosophy, 5, pp. 115-<br />

126.<br />

43. « A Neglected Aspect of Social Organization », American Journal of Sociology,<br />

45, pp. 870-886.<br />

44. « The Prospects of Western Civilization », dans War in the Twentieth Century,<br />

W. W. Waller ed., Dryden Press, New York, pp. 533-556.


1941<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 356<br />

45. « Primitive Art », Kenyon Review, 3, pp. 34-51.<br />

46. « Some Functional, Social and Biological Aspects of Offenses and Offenders »,<br />

Federal Probation, 5, pp. 17-21.<br />

47. « Some Recent Developments in Southwestern Archaeology », Transactions of<br />

the New York Academy of Sciences, 4, pp. 66-69.<br />

1942<br />

48. « Acculturation in Seven Indian Tribes », dans When Peoples Meet, A. Locke et<br />

B. J. Stern éd., Progressive Educ. Assn., New York.<br />

49. « Age and Sex Categories », American Sociological Review, 7, pp. 589-603.<br />

50. « Land Tenure in Aboriginal America », dans The Changing Indian, Oliver La<br />

Farge ed., Univ. Okla. Press, pp. 42-54.<br />

51. Estudio del Hombre, trad. esp. de The Study of Man par Daniel F. Rubin de la<br />

Borbolla, Fondo de Cultura Económica, Mexico.<br />

1943<br />

52. « Culture Sequences in Madagascar », dans Studies in the, Anthropology of<br />

Oceania and Asia, in memory of Roland Barrage Dixon, Peabody Museum,<br />

Cambridge, pp. 72-80.<br />

53. « Nativistic Movements », American Anthropologist, 45, pp. 230-240.<br />

54. O Homen Uma Introducao a Antropologia, trad. portug. de The Study of Man<br />

par Lavinia Vilda, Luvararca Martius Editora, São Paulo.<br />

1944<br />

55. « North American Cooking Pots », American Antiquily, 9, pp. 369-380.<br />

56. « Nomad Raids and Fortified Pueblos », American Antiquity, 10, pp. 28-32.<br />

57. Avec Adelin Linton, Say, How'd you Like the Girls?, Mc Calls Mag., August.<br />

1945<br />

58. The Cultural Background of Personality, Appleton Century, New York.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 357<br />

59. Cultura y Personalidad, trad. esp. de The Cultural Background of Personality<br />

par Javier Romero, Fondo de Cultura Económica, Mexico.<br />

60. Dans The Science of Man in the World Crisis, Ralph Linton ed., Columbia<br />

Univ. Press, New-York, « The Scope and Aims of Anthropology », pp. 3-18, «<br />

Present World Conditions in Cultural Perspective », pp. 201-221.<br />

61. Dans A Chinese Village, de Martin C. Yang, Columbia Univ. Press, New York,<br />

Avant-Propos, pp. v-vii.<br />

62. Dans The Psychological Frontiers of Society d'Abram Kardiner, Columbia<br />

Univ. Press, New York, AvantPropos, pp. v-xiii, « The Comanche », pp. 47-80.<br />

63. The Science of Man in the World Crisis, Linton ed., Columbia Univ. Press,<br />

New York.<br />

1946<br />

64. Introduction à Journey to Accompong de Katherine Dunham, Henri Holt, New<br />

York.<br />

65. Avec Paul Wingert et René d'Harnoncourt, Arts of the South Seas, Museum of<br />

Modern Art, New York.<br />

66. « Why You Like what you Like », House Beautiful, December.<br />

1947<br />

67. « The Vanishing American Negro », American Mercury, January, pp. 133-139,<br />

Negro Digest, August, pp. 33-39.<br />

68. Avec Adelin Linton, Man's Way front Cave Io Skyscraper, Harper, New York.<br />

69. Avec Abram Kardiner, « The Change from Dry to Wet Rice Culture in Tanala-<br />

Betsileo », dans Readings in Social Psychology, T. M. Newcomb et E. L.<br />

Hartley ed., Henry Holt, New York, pp. 46-55.<br />

70. « Concepts of Role and Status », dans Readings in Social Psychology, Henri<br />

Holt, New York, pp. 330-367.<br />

71. « Anthropology as a Bridge to Intercultural Understanding », dans Conflicts of<br />

Power in Modern Culture, 7e symposium de la conférence sur Science,<br />

Philosophie et Religion, Harper, New York, pp. 338-342.<br />

1949<br />

72. Most of the World : the Peoples of Africa and the East Today, Linton ed.,<br />

Columbia Univ. Press, New York.


Ralph Linton (1936), De l’homme. 358<br />

73. « Problems of Status Personality », dans Culture et Personality, Symposium, S.<br />

S. Sargent et M. W. Smith ed., Viking Fund Publications, New York.<br />

74. « The Natural History of the Family », dans The Family, Ils Function and<br />

Destiny, Ruth Anshen ed., Harper, New York.<br />

75. « The Personality of Peoples », Scientific American, August, pp. 11-15.<br />

76. Avec Adelin Linton, We Gather Together, the Story of Thanksgiving, Henry<br />

Schuman, New York.<br />

1950<br />

77. « An Anthropologist Views Point IV », American Perspective, Spring Issue,<br />

Foundation for Foreign Affairs, Washington D. C., pp. 113-121.<br />

78. « An Anthropologist Views the Kinsey Report », Scientific Monthly, May, pp.<br />

282-285.<br />

79. Avec Adelin Linton, Halloween, Henry Schuman, New York.<br />

1951<br />

80. Avec Adelin Linton, The Lore of Birthdays, Henry Schuman, New York.<br />

81. « New Light on Ancient America », Scientific Monthly, 72, 5.<br />

81. « New Light on Ancient America », Scientific Monthly, 72, 5.<br />

82. « Halloween », Scientific American, 185, 4, October.<br />

83. « The Concept of National Character », dans Personality and Political Crisis, A.<br />

H. Stanton et S. E. Perry ed., Free Press, Glencoe, Ill.<br />

1952<br />

84. « Women in the Family », dans Women, Society, and Sex, J. E. Fairchild ed.,<br />

Sheridan House, New York.<br />

85. « Universal Ethical Principles : An Anthropological View », dans Moral<br />

Principles of Action, Ruth Nanda Anshen ed., Science of Culture Series, vol.<br />

VI, Harper, New York.<br />

86. « Culture and Personality Factors Affecting Economic Growth », dans The<br />

Progress of Underdeveloped Areas, Bert Hoselitz ed., Univ. Chicago Press,<br />

Chicago.


1953<br />

Ralph Linton (1936), De l’homme. 359<br />

87. « An Anthropological View of Economics », dans The Goals of Economic Life,<br />

A. Dudley Ward ed., Harper, New York.<br />

88. « The Proper Study », Saturday Review of Literature, April 4, pp. 38-39.<br />

1954<br />

89. « The Problem of Universal Values », dans Method and Perspective in<br />

Anthropology (Papers in Honor of Wilson D. Wallis), Robert F. Spencer, Univ.<br />

of Minnesota Press, Minneapolis, pp. 145-168.<br />

90. « What We Know and What We Don't », dans Aspects of Culture and<br />

Personality, F. L. K. Hsu ed., Abelard Schuman, New-York, pp. 187-210.<br />

1955<br />

91. The Tree of Culture, Alfred A. Knopf, New York.<br />

1956<br />

92. Culture and Mental Disorders, George Devereux ed., Charles C. Thomas,<br />

Springfield, 111.

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