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le patrimoine d'affectation, une avenue possible - Barreau du Québec

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L’AUTONOMIE PATRIMONIALE DE LA SOCIÉTÉ : LE<br />

PATRIMOINE D’AFFECTATION, UNE AVENUE POSSIBLE ?<br />

M e L. Hélène Richard*<br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

I N T R O D U C T I O N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3<br />

I. – REVERS DE L’APPLICATION DE LA THÉORIE<br />

PERSONNALISTE DU PATRIMOINE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6<br />

A . L’affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6<br />

1 . Le litige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6<br />

2 . L ’ a n a l y s e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8<br />

B . Les nouvel<strong>le</strong>s difficultés sou<strong>le</strong>vées par <strong>le</strong><br />

Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3<br />

1 . Le second alinéa de l’artic<strong>le</strong> 2188 C.c.Q. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3<br />

2 . Consécration de la théorie de la fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 6<br />

II. – L’INTÉGRATION DE LA THÉORIE MODERNE DU<br />

PATRIMOINE AU CODE CIVIL DU QUÉBEC :<br />

UNE VOIE DE SOLUTION POUR L’AUTONOMIE<br />

P A T R I M O N I A L E ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7<br />

A . Paramètres des nouvel<strong>le</strong>s notions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7<br />

1 . La division de <strong>patrimoine</strong>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8<br />

2 . L’affectation de <strong>patrimoine</strong> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 0<br />

* L’auteure est professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. El<strong>le</strong> remercie <strong>le</strong>s professeurs<br />

Stéphane Rousseau et Alain Roy, M e Serge Gaudet et M. Sébastien Jetté pour <strong>le</strong>urs<br />

commentaires relatifs à <strong>une</strong> version antérieure <strong>du</strong> texte. Les opinions n’engagent cependant que<br />

l’auteure.


2 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

B . Le <strong>patrimoine</strong> social : <strong>une</strong> application de la théorie<br />

moderne <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 3<br />

1 . Patrimoine social, <strong>patrimoine</strong> de division. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 3<br />

2 . Patrimoine social, <strong>patrimoine</strong> d’affectation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 9<br />

C O N C L U S I O N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 2


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 3<br />

INTRODUCTION<br />

1 L’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> des sociétés contra c t u e l l e s 1 s u s c i t e<br />

depuis longtemps de nombreux commentaires. On affirme souve n t<br />

que plusieurs dispositions <strong>du</strong> Code civil, tant de l’ancien que <strong>du</strong> nouveau,<br />

suggèrent l’idée d’un <strong>patrimoine</strong> social autonome 2 . To u t e fo i s,<br />

l ’ é q u i voque demeure, la difficulté étant de réconcilier cette idée ave c<br />

<strong>le</strong>s assises conceptuel<strong>le</strong>s <strong>du</strong> patri m o i n e 3 .<br />

2 Cette question n’est pas que théori q u e, loin de là. Pour s’en<br />

c o nva i n c r e, nous n’avons qu’à nous remémorer l’affaire <strong>Québec</strong> (Vil<strong>le</strong><br />

de) c . Compagnie d’immeub<strong>le</strong>s Allard Ltée 4 . Ren<strong>du</strong>e en 1996, cette<br />

décision de la Cour d’appel met en cause l’application des règ<strong>le</strong>s <strong>du</strong><br />

Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada. Depuis l’entrée en vigueur <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong><br />

Q u é b e c, l’intérêt de la question, sou<strong>le</strong>vée par <strong>le</strong>s faits de cette affa i r e,<br />

se trouve renouvelé, <strong>le</strong> législateur ayant considéra b<strong>le</strong>ment fait évo l u e r<br />

<strong>le</strong>s théories conceptuel<strong>le</strong>s <strong>du</strong> patri m o i n e. Dans ce jugement, l’analyse<br />

j u ridique reposait essentiel<strong>le</strong>ment sur la question incidente de la<br />

reconnaissance de la personnalité juridique de la société. D e p u i s<br />

1994, d’autres pistes intéressantes peuvent, et de fait doivent, être<br />

explorées pour répondre à la même question étant donné l’intro<strong>du</strong>ction<br />

dans notre code d’<strong>une</strong> nouvel<strong>le</strong> conception <strong>du</strong> patri m o i n e, plus<br />

m o d e rn e, moins dépendante de la personnalité juridique car reconnaissant<br />

expressément <strong>le</strong>s notions de division et d’affectation de<br />

p a t ri m o i n e.<br />

1 On traite ici, en fait, de la société en nom col<strong>le</strong>ctif et de la société en commandite. Les sociétés par<br />

actions, qualifiées explicitement de personnes mora<strong>le</strong>s par <strong>le</strong> législateur (art.2188 al.2 C.c.Q.), sont<br />

quant à el<strong>le</strong>s dotées de la personnalité juridique et sont conséquemment titulaires d’un <strong>patrimoine</strong><br />

propre (art. 298 C.c.Q. ; art. 302 C.c.Q.). El<strong>le</strong>s ne sont pas visées par la présente problématique.<br />

Pour ce qui est des sociétés en participation, <strong>le</strong>ur régime juridique n’ouvre pas la porte à des interrogations<br />

de même nature.<br />

2 Voir Yves LAUZON, « Du contrat de société et d’association », dans <strong>Barreau</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> et<br />

Chambre des notaires <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, La réforme <strong>du</strong> Code civil , t. 2, <strong>Québec</strong>, Les Presses de l’université<br />

Laval, 1993, p. 962.<br />

3 La notion de <strong>patrimoine</strong> n’est pas définie dans <strong>le</strong> Code civil. Pierre-Claude LAFOND, Précis de droit<br />

des biens, Montréal, Éditions Thémis, 1999, p.159 ; éga<strong>le</strong>ment, voir Denys-Claude LAMONTAGNE,<br />

Biens et propriété, Cowansvil<strong>le</strong>, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 97.<br />

4 <strong>Québec</strong> (Vil<strong>le</strong> de) c. Compagnie d’immeub<strong>le</strong>s Allard Ltée, [1996] R.J.Q. 1566 (C.A.) ; ci-après citée<br />

l’affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard.


4 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

3 Ainsi, aujourd’hui, la toi<strong>le</strong> de fond juridique pour répondre à la<br />

question présente des ave nues nova t ri c e s, à peine ex p l o r é e s, qui<br />

d eviennent des hypothèses sérieuses permettant de poser <strong>le</strong> pri n c i p e<br />

de l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de la société.<br />

4 Force est de constater qu’en pra t i q u e, <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> conclusion est<br />

éminemment souhaitabl e. D ’ a i l l e u r s, par <strong>le</strong> passé, on peut noter <strong>une</strong><br />

fo rte convergence des opinions doctri n a l e s 5 et juri s p ru d e n t i e l l e s 6<br />

c o n f i rmant l’existence d’un <strong>patrimoine</strong> social distinct. Il nous est<br />

p e rmis de croire que <strong>le</strong>s effo rts d’analyse déployés étaient nettement<br />

o rientés en vue d’en arri ver à un tel résultat, notamment en conféra n t<br />

à la société <strong>le</strong> statut peu ort h o d oxe de « personne mora<strong>le</strong> imparfa i t e<br />

ou restreinte » .<br />

5 Dans <strong>le</strong> cadre <strong>du</strong> présent essai, nous avouons sans ambages<br />

poursuivre <strong>le</strong> même objectif, mais en nous fondant sur de nouve a u x<br />

éléments d’analyse.<br />

6 Une fois cet objectif avoué, encore faut-il être en mesure d’art icu<strong>le</strong>r<br />

un raisonnement qui respecte <strong>une</strong> des théories patri m o n i a l e s. I l<br />

est sans doute uti<strong>le</strong> d’identifier, dès à présent, ces théories reconnu e s<br />

par <strong>le</strong> texte de l’art i c l e 2 <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> :<br />

7 Toute personne est titulaire d’un <strong>patrimoine</strong>.<br />

8 Celui-ci peut faire l’objet d’<strong>une</strong> division ou d’<strong>une</strong> affectation,<br />

mais dans la seu<strong>le</strong> mesure prévue par la loi.<br />

9 Comme <strong>le</strong> précisent <strong>le</strong>s Commentaires <strong>du</strong> ministre, cet art i c l e<br />

i n t è gre <strong>le</strong>s deux grandes théories actuel<strong>le</strong>s relatives à la notion de<br />

p a t ri m o i n e : d’<strong>une</strong> part, au premier alinéa, la théorie classique, éga<strong>le</strong>ment<br />

dite personnaliste, qui rattache obligatoirement <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> à<br />

<strong>une</strong> personne, avec ses corollaires d’unicité et d’indivisibilité <strong>du</strong> patrim<br />

o i n e 7 ; d’autre part, au second alinéa, la théorie modern e, qui<br />

5 Albert BOHÉMIER et Pierre-Paul COTÉ, Droit commercial général, 3 e éd., t. 2, Montréal, Éditions<br />

Thémis, 1986, p. 26.<br />

6 Voir <strong>le</strong>s commentaires dans l’affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard, précitée, note 4, 1571.<br />

7 Voir D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 3, p. 98 : « Les auteurs Aubry et Rau ont élaboré <strong>une</strong><br />

théorie subjective ou personnaliste <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> ». L’idée directrice veut que toute personne possède<br />

un <strong>patrimoine</strong> (contenant) même si el<strong>le</strong> est dépourvue de biens (contenu). De là deux principes<br />

sous-jacents :


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 5<br />

p e rmet des divisions ou des affectations de <strong>patrimoine</strong> en fonction de<br />

la finalité à laquel<strong>le</strong> ses éléments sont destinés 8 .<br />

10 La théorie classique définit <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> comme <strong>une</strong> émanation<br />

de la personnalité juridique et y est indissociabl e. De son côté, la<br />

t h é o rie moderne détermine <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> comme <strong>une</strong> masse de biens,<br />

« <strong>une</strong> universalité de biens », joints entre eux par <strong>une</strong> finalité, <strong>une</strong> destination<br />

particulière « sans être nécessairement liés à un propri é t a i r e<br />

p r é c i s » 9 . Cette nouvel<strong>le</strong> conception <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> s’écarte <strong>du</strong> cadre<br />

de la personnalité juridique et provoque un bou<strong>le</strong>versement majeur<br />

dans l’appréhension de la notion actuel<strong>le</strong> de patri m o i n e.<br />

11 Ces changements à l’esprit, comment aujourd’hui aborder<br />

l ’ a f faire I m m e u b<strong>le</strong>s Allard ? L’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social peut-el<strong>le</strong><br />

reposer sur <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s notions de <strong>patrimoine</strong> de division ou <strong>patrimoine</strong><br />

d’affe c t a t i o n ?<br />

12 Nous souhaitons, dans <strong>le</strong>s lignes qui suivent, partager <strong>le</strong> fruit de<br />

notre réf<strong>le</strong>xion sur <strong>le</strong> sujet. Nous divisons nos commentaires en deux<br />

p a rt i e s. La première s’intéresse à l’affaire I m m e u b<strong>le</strong>s Allard, dont <strong>le</strong>s<br />

faits ont <strong>une</strong> va<strong>le</strong>ur illustra t i ve sans pareil<strong>le</strong> eu égard à la pert i n e n c e<br />

de cette question. Nous devons mentionner que nous part a g e o n s<br />

entièrement <strong>le</strong>s propos <strong>du</strong> juge Brossard lorsqu’il souligne que « l a<br />

question ne s’est peut-être jamais posée aussi directement que dans<br />

<strong>le</strong> présent cas » 1 0 . Cette première partie se penche d’abord sur <strong>le</strong><br />

raisonnement élaboré dans <strong>le</strong> jugement de la Cour d’appel à partir de<br />

la seu<strong>le</strong> théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> qui avait officiel<strong>le</strong>ment droit de cité dans<br />

<strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada, soit la théorie dite personnaliste. S o n t<br />

1- Une personne n’a qu’un seul <strong>patrimoine</strong> (unité). Les créanciers ont un droit de gage général<br />

sur <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> de <strong>le</strong>ur débiteur : l’actif répond <strong>du</strong> passif. Il n’est pas possib<strong>le</strong> de scinder<br />

<strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong>, de séparer l’actif <strong>du</strong> passif.<br />

2- Le <strong>patrimoine</strong> est inséparab<strong>le</strong> de la personne (incessibilité ou inaliénabilité). Le sujet de<br />

droit pourra céder des éléments de son <strong>patrimoine</strong>, mais non pas l’universalité el<strong>le</strong>même.<br />

» (références omises).<br />

Voir éga<strong>le</strong>ment P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p. 163 et suiv. ; Jacques BEAULNE, Droit des<br />

fi<strong>du</strong>cies, Col<strong>le</strong>ction B<strong>le</strong>ue, Montréal, Wilson & Laf<strong>le</strong>ur, 1998, n o 37, p. 22.<br />

8 Voir Commentaires <strong>du</strong> ministre de la Justice, t. 1, Les Publications <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, 1993, p. 5.<br />

9 P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p.167 ; D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 3, n o 174, p. 98 et 99.<br />

10 Affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard, précitée, note 4, 1571.


6 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

par la suite exposées <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s difficultés d’application de cette<br />

t h é o rie au <strong>patrimoine</strong> social sou<strong>le</strong>vées par <strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>.<br />

13 La seconde partie traite de la nouvel<strong>le</strong> théorie <strong>du</strong> patri m o i n e.<br />

Nous présentons bri è vement <strong>le</strong>s paramètres des notions de division et<br />

d ’ a f fectation de patri m o i n e. Nous nous interrogeons ensuite sur l’utilisation<br />

de ces notions comme support conceptuel à la consécration de<br />

l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social.<br />

I. – REVERS DE L’APPLICATION DE LA THÉORIE PER-<br />

SONNALISTE DU PATRIMOINE<br />

A . L’affaire I m m e u b<strong>le</strong>s Allard<br />

1. Le litige<br />

14 Dans cette affa i r e, la vil<strong>le</strong> de <strong>Québec</strong>, invoquant la Loi autori s a n t<br />

<strong>le</strong>s municipalités à percevoir un droit sur <strong>le</strong>s mutations immobilières 1 1 ,<br />

réclame de Compagnie d’immeub<strong>le</strong>s Allard <strong>le</strong> paiement d’<strong>une</strong> somme<br />

d’argent, à titre de droit de mutation, suite à l’acquisition par cette<br />

d e rnière de parts socia<strong>le</strong>s dans la société « Les Immeub<strong>le</strong>s Jardins de<br />

l ’ O rmière Enr. », laquel<strong>le</strong> œuvre dans <strong>le</strong> placement immobilier.<br />

15 Il est sans doute uti<strong>le</strong> de préciser que deux actes juridiques sont<br />

à l’origine <strong>du</strong> litige. D’abord, <strong>une</strong> convention sous seing privé par laquel<strong>le</strong><br />

deux associés, nommément messieurs Wong et Morisset, vendent <strong>le</strong>urs<br />

p a rts socia<strong>le</strong>s dans la société au défendeur-intimé, Cie d’Immeubl e s<br />

Allard, et à la suite de quoi <strong>une</strong> modification à la déclaration de société<br />

est enregistrée. Par la suite, et on peut s’interroger à savoir si ce n’est<br />

pas précisément ce deuxième acte qui a semé la confusion dans cette<br />

a f fa i r e, <strong>le</strong>s associés-vendeurs déclarent, par acte notarié, céder à l’intimé<br />

la moitié indivise de l’immeub<strong>le</strong> détenu par la société. Par ail<strong>le</strong>urs,<br />

cet acte stipu<strong>le</strong> expressément que la cession de l’immeub<strong>le</strong> est effe ctuée<br />

aux fins de donner suite à la vente des parts socia<strong>le</strong>s.<br />

16 La question sou<strong>le</strong>vée par cette situation de faits dev i e n t : l a<br />

vente des parts socia<strong>le</strong>s a-t-el<strong>le</strong> eu pour effet d’entraîner un tra n s fe rt<br />

<strong>du</strong> droit de propriété de l’immeub<strong>le</strong> « a p p a r e m m e n t » détenu par la<br />

11 L.R.Q., c. M-391.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 7<br />

s o c i é t é ? Autrement fo rmulé, l’immeub<strong>le</strong> est-il juridiquement et réel<strong>le</strong>ment<br />

détenu par la société, fait-il partie d’un <strong>patrimoine</strong> qui est<br />

propre et distinct de celui des associés ? Est-il plutôt détenu par la<br />

col<strong>le</strong>ctivité des associés, en quote-part indivise, faisant donc partie de<br />

<strong>le</strong>ur <strong>patrimoine</strong> personnel ?<br />

17 En application de la théorie personnaliste <strong>du</strong> patri m o i n e, <strong>le</strong> juge<br />

Brossard énonce en des termes très clairs la question juridique sousj<br />

a c e n t e :<br />

18 La présente instance remet en cause la question fondamenta<strong>le</strong><br />

s u i v a n t e : la société civi<strong>le</strong> ou commercia<strong>le</strong>, autre que la société<br />

par actions, possède-t-el<strong>le</strong> <strong>une</strong> personnalité juridique propre,<br />

distincte de cel<strong>le</strong> des associés, et, dans l’affirmative, peut-el<strong>le</strong><br />

être propriétaire, par opposition à simp<strong>le</strong> possesseur, d’un <strong>patrimoine</strong><br />

propre et distinct de celui des associés ? La question<br />

pourrait être posée autrement, à savoir si ce sont <strong>le</strong>s associés,<br />

par opposition à la société, qui continuent à détenir <strong>le</strong>s droits de<br />

propriété indivis dans <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> attribué à la gestion, sinon<br />

même à la possession de la société.<br />

[ . . . ]<br />

19 Des considérations qui précèdent, il faut retenir qu’il est diffici<strong>le</strong><br />

d’aborder la question <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de la société sans aborder<br />

cel<strong>le</strong> de sa personnalité. El<strong>le</strong>s s’interpénètrent. 1 2<br />

20 En effet, sous <strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada, la reconnaissance<br />

d’un <strong>patrimoine</strong> était inex t ri c a b<strong>le</strong>ment liée à la personnalité juri d i q u e.<br />

Comme nous <strong>le</strong> mentionnions précédemment, la seu<strong>le</strong> théorie <strong>du</strong><br />

p a t rimoine alors clairement reconnue était la théorie classique selon<br />

laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> est <strong>une</strong> émanation de la personnalité<br />

j u ri d i q u e 1 3 . Conséquemment, un <strong>patrimoine</strong> ex i s t e ra uniquement si<br />

l’on est en mesure d’affirmer la personnalité juridique de son titulaire.<br />

C o n fo rmément à cette théori e, la question, tel<strong>le</strong> que fo rmulée à<br />

12 Affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard, précitée, note 4, 1571.<br />

13 Voir P.-C. LAFOND, op. cit. , p. 163 et suiv. : « Selon cette conception, la propriété ne prend son<br />

sens que dans <strong>une</strong> imprégnation de la chose par la personne. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> dérive-t-il de la<br />

notion de personnalité juridique et y est-il fondamenta<strong>le</strong>ment lié. Pour qu’il y ait un <strong>patrimoine</strong>, il faut<br />

être en présence d’un sujet de droit. Sans un sujet de droit, il ne peut y avoir de <strong>patrimoine</strong>, pas plus<br />

que de droits et d’obligations. Le <strong>patrimoine</strong> se présente donc comme <strong>le</strong> prolongement économique<br />

de la personnalité. » (p. 164).


8 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

l ’ é p o q u e, est non seu<strong>le</strong>ment tout à fait appropri é e, mais spontanément<br />

l’unique à se poser pour conclure à l’existence ou non d’un patri m o i n e<br />

social autonome : la société contractuel<strong>le</strong> <strong>du</strong> Code civil possède-t-el<strong>le</strong><br />

la personnalité juri d i q u e 1 4 ?<br />

2. L’analyse<br />

21 D’entrée de jeu, <strong>le</strong> juge Brossard, pour la majori t é 1 5 , annonce<br />

ainsi ses conclusions :<br />

22 [J]e suis d’avis que la société civi<strong>le</strong> ne constitue pas <strong>une</strong> personne<br />

juridique distincte de ses membres, et que, même si la<br />

société peut paraître posséder certains des attributs de la<br />

personnalité juridique, el<strong>le</strong> ne jouit pas de la propriété d’un<br />

<strong>patrimoine</strong> distinct de celui de ses associés. 1 6<br />

23 Eu égard à cette conclusion, il faut souligner que <strong>le</strong> juge<br />

s’éloigne de la tendance majori t a i r e, tant en doctrine qu’en juri s p rud<br />

e n c e, qui avait été de reconnaître à la société la personnalité mora l e,<br />

quoique imparfa i t e. Son analyse est toutefois largement documentée<br />

et, à notre av i s, son opinion est diffici<strong>le</strong>ment cri t i q u a bl e.<br />

24 Sans vouloir nous attarder sur chacun des motifs qui support e n t<br />

sa conclusion, décri vons l’essentiel de son ra i s o n n e m e n t . D’abord, <strong>le</strong><br />

juge refuse de voir dans <strong>le</strong> libellé de certains artic<strong>le</strong>s <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong><br />

B a s - C a n a d a, notamment dans <strong>le</strong>s mots « biens de la société » utilisés<br />

dans l’ancien art i c l e 1 8 9 9 1 7 , <strong>le</strong>s indices confirmant <strong>une</strong> distinction<br />

14 Soulignons tout de même l’émergence de la notion de <strong>patrimoine</strong> d’affectation proposée en doctrine<br />

québécoise par Pierre CHARBONNEAU, « Les <strong>patrimoine</strong>s d’affectation : vers un nouveau<br />

paradigme en droit québécois <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>», (1982-83) 85 R. <strong>du</strong> N. 491, retenue dans la décision<br />

de la Cour d’appel T.S.C.O. of Canada Ltd. c. Châtea<strong>une</strong>uf, [1995] R.J.Q. 637.<br />

15 Voir <strong>le</strong>s motifs divergents <strong>du</strong> juge Biron: « Je partage l’opinion de mon collègue M.<strong>le</strong> juge Brossard<br />

à l’effet qu’il y a eu transfert réel de la moitié indivise de l’immeub<strong>le</strong> [...]. [J]e ne puis cependant<br />

souscrire à sa proposition qu’<strong>une</strong> société ne peut détenir des biens, c’est-à-dire être propriétaire de<br />

biens, avoir un <strong>patrimoine</strong> propre. Comme <strong>le</strong> souligne mon collègue, la tendance majoritaire, tant en<br />

doctrine qu’en jurisprudence, a été jusqu’ici de reconnaître à la société un <strong>patrimoine</strong> distinct. » Il<br />

conclut, pour des raisons de preuve : «Je suis donc d’avis qu’<strong>une</strong> société peut être propriétaire de<br />

biens mais que, dans <strong>le</strong> cas à l’étude, l’immeub<strong>le</strong> dont la moitié indivise a été ven<strong>du</strong>e à l’intimée n’a<br />

jamais appartenu à la société. » : Affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard, précitée, note4, 1582 et 1583 (<strong>le</strong> dernier<br />

extrait est en italique dans l’original).<br />

16 Id., 1571.<br />

17 Cet artic<strong>le</strong> correspond à l’actuel artic<strong>le</strong> 2221 C.c.Q.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 9<br />

entre <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> de la société et celui des associés 1 8 . De fait, <strong>le</strong><br />

juge adopte comme prémisse que la faculté d’être titulaire d’un patrim<br />

o i n e, <strong>du</strong>quel décou<strong>le</strong> l’exercice <strong>du</strong> droit de propriété, est l’attri bu t<br />

d’<strong>une</strong> p e r s o n n e qui ne peut donc exister qu’en faveur d’<strong>une</strong> p e r s o n n e<br />

p hysique ou mora l e. Pa rtant de là, il nie toute possibilité de pouvo i r<br />

conférer cet attri but par interprétation d’<strong>une</strong> disposition législative<br />

plutôt va g u e, en dehors <strong>du</strong> strict cadre de la reconnaissance d’un<br />

statut juridique de personne à la société 1 9 .<br />

25 Faisant <strong>le</strong> constat, après étude des artic<strong>le</strong>s pertinents <strong>du</strong> C o d e<br />

civil <strong>du</strong> Bas-Canada, que seuls <strong>le</strong>s êtres humains et <strong>le</strong>s corp o ra t i o n s<br />

sont considérés comme des personnes au sens <strong>du</strong> droit civil, et<br />

gardant à l’esprit que la théorie de la fiction2 0 s e m b<strong>le</strong> prévaloir dans <strong>le</strong><br />

monde civiliste pour identifier <strong>une</strong> personne mora l e, il conclut, à défa u t<br />

de mention explicite relativement au statut des sociétés à ce dern i e r<br />

e f fe t2 1 , qu’el<strong>le</strong>s ne peuvent jouir de la personnalité juridique et, par<br />

voie de conséquence, avoir un <strong>patrimoine</strong> distinct2 2 . Il en dé<strong>du</strong>it<br />

logiquement que : « Seuls <strong>le</strong>s associés qui la constituent, des part ic<br />

u l i e r s, possèdent cette capacité. » 2 3<br />

26 Le juge ne s’arrête pas là. Reconnaissant que la société est un<br />

r e groupement qui exerce des activités par lui-même et qui présente un<br />

18 Affaire Immeub<strong>le</strong>s Allard, précitée, note 4, 1574 et 1575.<br />

19 Id., 1575 : « Avec égards pour l’opinion contraire, je diffère d’avis quant à la portée de l’artic<strong>le</strong> 1899<br />

C.c.Q. [...] [L]e droit de propriété est un attribut d’<strong>une</strong> personne et ne peut donc exister qu’en faveur<br />

d’<strong>une</strong> personne physique ou mora<strong>le</strong>. Mon argumentation est à l’effet premier que la société n’a pas<br />

de personnalité juridique distincte de cel<strong>le</strong> des personnes qui la composent et que, par voie de<br />

conséquence, el<strong>le</strong> ne peut avoir un <strong>patrimoine</strong> distinct de celui des associés. »<br />

20 Sur <strong>le</strong>s deux théories relatives à la reconnaissance de la personnalité juridique des groupements,<br />

voir la partie historique <strong>du</strong> jugement, à la page1573 : « [L]a théorie de la fiction, suivant laquel<strong>le</strong> la<br />

personnalité juridique ne peut être octroyée que par <strong>le</strong> législateur. [...] La théorie de la réalité [...]<br />

pouvait, el<strong>le</strong> aussi, entraîner la reconnaissance de la personnalité juridique de certains organismes<br />

ou groupements. Pour en bénéficier, ceux-ci devaient présenter deux caractéristiques essentiel<strong>le</strong>s :<br />

1) organisation d’<strong>une</strong> volonté col<strong>le</strong>ctive, 2) intérêt col<strong>le</strong>ctif et permanent. [...] [L]a doctrine soutient<br />

que la théorie de la réalité ne permettait pas de décerner la personnalité à la société. » Voir plus loin,<br />

à la page 1578 : « La théorie de la réalité [...] ne peut être invoquée afin de personnaliser la<br />

société. »<br />

21 Id., 1577 : « D’ail<strong>le</strong>urs, personne ne conteste <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> C.C. [sic] ne confère pas directement la<br />

personnalité juridique à la société. »<br />

22 Id., 1575 et 1576.<br />

23 Id., 1576.


10 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

c e rtain caractère d’unité, il s’attarde, dans un second temps, à<br />

expliciter quel<strong>le</strong> est alors la nature singulière des relations entre <strong>le</strong>s<br />

associés et la société.<br />

27 Force est de reconnaître que <strong>le</strong>s actes posés par la société diffèrent<br />

de ceux des associés, exécutés pour <strong>le</strong>ur compte<br />

personnel. On peut donc par<strong>le</strong>r, dans un sens descriptif, des<br />

activités d’<strong>une</strong> société. Les effets juridiques de tel<strong>le</strong>s activités,<br />

cependant, n’affecteront que <strong>le</strong>s associés.<br />

[ . . . ]<br />

28 Il ne fait aucun doute [...] que la société paraît agir, de facto,<br />

comme <strong>une</strong> personne mora<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> signe des contrats en son<br />

n o m ; el<strong>le</strong> gère <strong>le</strong>s biens ou affaires que <strong>le</strong>s associés lui ont<br />

c o n f i é s ; el<strong>le</strong> paraît même posséder en son propre nom de tels<br />

b i e n s . 2 4<br />

29 Le juge Brossard considère que cette apparence d’autonomie<br />

j u ridique de la société s’explique plutôt par <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s actes posés<br />

par cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong> sont en « qualité de mandataire des associés et en fo n ction<br />

des ententes spécifiques interve nues entre ces dern i e r s » 2 5 .<br />

30 A d h é rant à <strong>une</strong> interprétation peu comm<strong>une</strong> des liens ex i s t a n t<br />

entre <strong>le</strong>s associés et la société, <strong>le</strong> juge cite <strong>le</strong> passage suivant des<br />

auteurs Baudry - L a c a n t i n e ri e :<br />

31 En d’autres termes, chaque associé a deux catégories d’intérêts<br />

de nature très distincte : d’abord des intérêts qui lui sont<br />

communs avec ses coassociés, et puis des intérêts personnels<br />

qui lui appartiennent soit en vertu de sa qualité d’associé, soit à<br />

tout autre titre : il est vraisemblab<strong>le</strong> que, lorsque la loi par<strong>le</strong> de<br />

la s o c i é t é, el<strong>le</strong> n’emploie cette expression [...] que comme <strong>une</strong><br />

formu<strong>le</strong> abrégée pour désigner <strong>le</strong>s associés envisagés exclusivement<br />

au point de vue de <strong>le</strong>urs intérêts col<strong>le</strong>ctifs, par<br />

opposition à ces mêmes associés envisagés au point de vue de<br />

<strong>le</strong>urs intérêts indivi<strong>du</strong>els, de sorte que <strong>le</strong> législateur aurait ainsi<br />

personnifié la société pour la commodité <strong>du</strong> langage [...] sans<br />

avoir pour cela l’intention de la personnifier au point de vue<br />

j u r i d i q u e . 2 6<br />

24 Id., 1578.<br />

25 Id., 1579.<br />

26 Id.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 11<br />

32 Le mot « s o c i é t é » serait ainsi utilisé dans <strong>le</strong> Code pour désigner<br />

de façon abrégée l’ensemb<strong>le</strong> des associés. La propriété des<br />

« biens de la société » demeure tout de même entre <strong>le</strong>s mains des<br />

a s s o c i é s, la société étant ni plus ni moins qu’un mode col<strong>le</strong>ctif de possession<br />

de biens 2 7 .<br />

33 Il est intéressant de noter quel rô<strong>le</strong> <strong>le</strong> juge attri bue à la part<br />

socia<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s relations entre <strong>le</strong>s associés et la société :<br />

34 L’existence même de cette part socia<strong>le</strong> ne signifie pas que <strong>le</strong>s<br />

associés entretiennent des relations juridiques avec <strong>une</strong> société<br />

qui serait alors personnifiée. La part socia<strong>le</strong>, selon ce que<br />

comprend <strong>le</strong> contrat de société et <strong>le</strong>s dispositions léga<strong>le</strong>s qui<br />

touchent ce contrat, englobe en quelque sorte <strong>le</strong>s droits et obligations<br />

qui proviennent <strong>du</strong> statut d’associé d’<strong>une</strong> société<br />

donnée. Ceux-ci ne s’inscrivent pas en relation avec la société,<br />

personne mora<strong>le</strong>, mais bien plutôt avec <strong>le</strong>s autres associés<br />

ainsi qu’avec <strong>le</strong>s autres personnes ou éléments susceptib<strong>le</strong>s<br />

d’entrer dans la sphère des relations léga<strong>le</strong>s qui décou<strong>le</strong>nt<br />

inévitab<strong>le</strong>ment de l’activité de la société. Au contraire, l’action<br />

d’<strong>une</strong> compagnie, quant à el<strong>le</strong>, ne concerne essentiel<strong>le</strong>ment<br />

que <strong>le</strong>s relations entre l’actionnaire et sa compagnie.<br />

35 Cette conception de la part socia<strong>le</strong> et de l’action trouve notamment<br />

<strong>une</strong> illustration dans la question de la propriété. Tandis<br />

que <strong>le</strong> rapport de l’actionnaire aux biens n’est qu’indirect<br />

puisque ceux-ci appartiennent à la compagnie, celui qui existe<br />

entre l’associé et <strong>le</strong>s biens de la société est direct parce qu’il en<br />

est propriétaire avec <strong>le</strong>s autres associés. Sa part socia<strong>le</strong> lui<br />

confère ce droit. 2 8<br />

36 En conclusion, <strong>le</strong> juge considère donc que la vente des part s<br />

socia<strong>le</strong>s des ex-associés à Cie d’Immeub<strong>le</strong>s Allard ne signifie pas<br />

autre chose que la vente de <strong>le</strong>ur part indivise dans la propriété des<br />

actifs et qu’el<strong>le</strong> implique un tra n s fe rt réel de la moitié indivise de l’imm<br />

e u b<strong>le</strong> social, assujetti conséquemment au paiement des droits de<br />

mu t a t i o n .<br />

27 Id., 1580. Le juge utilise précisément l’expression «mode col<strong>le</strong>ctif de détention de droits sociaux. » Il est<br />

intéressant de noter que cette idée s’approche de la notion de « propriété col<strong>le</strong>ctive » dont nous traiterons<br />

plus loin.<br />

28 Id., 1577.


12 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

37 Si l’analyse juridique proposée par la Cour d’appel dans cette<br />

a f faire est rigoureuse et qu’el<strong>le</strong> revêt au plan des idées des aspects<br />

i n t é r e s s a n t s, ses effets n’en demeurent pas moins déra n g e a n t s, sinon<br />

c o n t ra ri a n t s. Le résultat de cette affa i r e, <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> façon de concevo i r<br />

<strong>le</strong>s liens entre <strong>le</strong>s associés et la société, comporte un potentiel<br />

d’impacts à propos d’actes qui, « a p p a r e m m e n t » posés par la société,<br />

engendrent des effets juridiques uniquement sur <strong>le</strong>s associés personn<br />

e l l e m e n t . Soutenir <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> approche pourrait favo riser <strong>le</strong><br />

d é veloppement d’<strong>une</strong> pratique lourde par laquel<strong>le</strong> on serait tenté, par<br />

mesure de pru d e n c e, de faire intervenir systématiquement l’ensembl e<br />

des associés dans <strong>le</strong> cadre des « t ransactions de la société » .<br />

38 Soulignons que cette approche conserva t rice contraste ave c<br />

cel<strong>le</strong> adoptée par <strong>le</strong> juge Lebel, alors de la Cour d’appel, dans l’affa i r e<br />

T. S. C. O. of Canada Ltd. c . C h â t e a u n e uf 2 9 où la question de la nature<br />

juridique d’<strong>une</strong> caisse de retraite se posait en vue de l’attribution des<br />

surplus générés au cours de son administration. Dans cette affaire,<br />

éga<strong>le</strong>ment ren<strong>du</strong>e en vertu des règ<strong>le</strong>s <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada, <strong>le</strong><br />

juge a reconnu la notion de <strong>patrimoine</strong> d’affectation pour qualifier <strong>le</strong><br />

<strong>patrimoine</strong> formé par la caisse de retraite. Il s’est inspiré largement<br />

d’<strong>une</strong> étude doctrina<strong>le</strong> 30 posant <strong>le</strong>s jalons de la reconnaissance de cette<br />

29 Précitée, note 14, p. 680 et681 : « Pour définir la nature juridique et <strong>le</strong>s effets <strong>du</strong> système de <strong>patrimoine</strong><br />

distinct établi en vertu de l’artic<strong>le</strong>45 de la Loi sur <strong>le</strong>s régimes supplémentaires de rentes sans<br />

incorporer <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s <strong>du</strong> trust de common law, certains auteurs ont proposé la qualification de <strong>patrimoine</strong><br />

d’affectation. [...] Avant l’entrée en vigueur <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, on avait déjà souligné<br />

l’existence, en droit québécois, de <strong>patrimoine</strong>s que l’on pouvait considérer de véritab<strong>le</strong>s <strong>patrimoine</strong>s<br />

d’affectation. Cette reconnaissance se heurtait à certains obstac<strong>le</strong>s conceptuels. Ceux-ci expliquent<br />

parfois la diffici<strong>le</strong> adaptation <strong>du</strong> concept de fi<strong>du</strong>cie en droit privé québécois, notamment en raison de<br />

l’application parfois rigide de la théorie classique de l’unicité <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>, tel<strong>le</strong> qu’exposée notam -<br />

ment par Aubry et Rau dans Le droit civil <strong>du</strong> XIX e sièc<strong>le</strong>. Dans <strong>une</strong> intéressante étude publiée<br />

quelques années avant l’entrée en vigueur <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> , M e Pierre Charbonneau avait<br />

déjà souligné que, malgré la théorie généra<strong>le</strong> de l’unité <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>, <strong>le</strong> droit positif québécois<br />

connaissait déjà des cas de <strong>patrimoine</strong>s destinés à <strong>une</strong> catégorie bien déterminée de bénéficiaires<br />

et composés d’<strong>une</strong> universalité de biens séparés <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> général <strong>du</strong> constituant. Cette notion<br />

de <strong>patrimoine</strong> d’affectation, qu’il considérait comme conciliab<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> cadre <strong>du</strong> droit civil, rendait<br />

compte de l’existence de tel<strong>le</strong>s masses de biens dans <strong>le</strong> système juridique <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> [...]. »<br />

(références omises). Et <strong>le</strong> juge conclut, à la page 682 : «Les termes des actes intervenus en 1962<br />

et 1966, et la volonté législative exprimée en 1965 dans la Loi sur <strong>le</strong>s régimes supplémentaires de<br />

rentes, ont créé un <strong>patrimoine</strong> séparé que l’on peut qualifier de <strong>patrimoine</strong> d’affectation. Celui-ci<br />

inclut un ensemb<strong>le</strong> de biens sortis <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de Singer [devenu par la suite T.S.C.O. of Canada].<br />

Ceux-ci sont gérés de façon distincte. Ils se trouvent affectés à <strong>une</strong> finalité déterminée pour assurer<br />

des bénéfices, dont il conviendra, par la suite, de discuter la nature. »<br />

30 P. CHARBONNEAU, loc. cit., note14.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 13<br />

théorie en droit québécois. Il est intéressant de noter que ces deux jugements,<br />

ren<strong>du</strong>s à un an d’interval<strong>le</strong>, signent d’<strong>une</strong> part, l’émergence de la<br />

théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation et, d’autre part, <strong>le</strong> dernier souff<strong>le</strong> de<br />

la théorie personnaliste eu égard au <strong>patrimoine</strong> social.<br />

39 La théorie personnaliste aurait-el<strong>le</strong> aujourd’hui des chances honnêtes<br />

de constituer <strong>le</strong> fondement de l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social ?<br />

B . Les nouvel<strong>le</strong>s difficultés sou<strong>le</strong>vées par <strong>le</strong> Code civil<br />

d u Q u é b e c<br />

40 Depuis l’entrée en vigueur <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, il appara î t<br />

encore plus diffici<strong>le</strong> qu’auparavant de soutenir que <strong>le</strong>s sociétés, autres<br />

que la société par actions, possèdent la personnalité juri d i q u e 3 1 . Pa r<br />

ricochet, invoquer la théorie personnaliste pour affirmer l’ex i s t e n c e<br />

d’un <strong>patrimoine</strong> social autonome et distinct présente peu de chance de<br />

s u c c è s.<br />

41 Sans vouloir trop élaborer sur cette question, mentionnons <strong>le</strong>s<br />

p rincipaux éléments qui nous amènent à adopter <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> position 3 2 .<br />

Essentiel<strong>le</strong>ment, deux arguments doivent être soulignés : d’<strong>une</strong> part ,<br />

<strong>le</strong> second alinéa de l’art i c l e 2188 <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> et <strong>le</strong><br />

c o n t exte historique ayant mené à son libellé actuel ; d’autre part ,<br />

l ’ expression marquée <strong>du</strong> législateur pour confirmer son choix de la<br />

t h é o rie de la fiction relativement à la reconnaissance de la personnalité<br />

mora l e.<br />

1. Le second alinéa de l’artic<strong>le</strong> 2188 C.c.Q.<br />

42 L’ a rt i c l e 2188 <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> é d i c t e :<br />

43 La société est en nom col<strong>le</strong>ctif, en commandite ou en partic<br />

i p a t i o n .<br />

31 Voir Lévesque c. Mutuel<strong>le</strong>-vie des fonctionnaires <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> , [1996] R.J.Q. 1701 (C.S.).<br />

32 Voir l’étude détaillée de Marc-André LABRECQUE, «Statut juridique des sociétés en vertu <strong>du</strong> Code<br />

civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> », (1994-95) 97 R. <strong>du</strong> N. 373 ; éga<strong>le</strong>ment Jean-Claude THIVIERGE, « Le débat sur<br />

la personnalité mora<strong>le</strong> de la société est-il clos ? », dans Service de la formation permanente,<br />

<strong>Barreau</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, Développements récents en droit commercial, Cowansvil<strong>le</strong>, Éditions Yvon<br />

Blais, 1993, p. 105.


14 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

44 El<strong>le</strong> peut aussi être par actions ; dans ce cas, el<strong>le</strong> est <strong>une</strong> personne<br />

mora<strong>le</strong>.<br />

45 La majorité des commentaires doctrinaux portant sur l’interp r étation<br />

de cette disposition sont à l’effet de nier la personnalité juri d i q u e<br />

aux sociétés en nom col<strong>le</strong>ctif, en commandite et en part i c i p a t i o n .<br />

L’argument consiste à dire que <strong>le</strong> législateur ayant conféré ex p l i c i t ement<br />

<strong>le</strong> statut de personne mora<strong>le</strong> uniquement aux sociétés par<br />

a c t i o n s, a contra ri o, on ne peut prétendre que <strong>le</strong>s autres types de<br />

sociétés constituent éga<strong>le</strong>ment des personnes mora l e s 3 3 .<br />

46 Les Commentaires <strong>du</strong> ministre de la Ju s t i c e suggèrent l’idée<br />

que <strong>le</strong> législateur a refusé la personnalité mora<strong>le</strong> aux sociétés<br />

c o n t ra c t u e l l e s :<br />

47 Notons, enfin, que la loi n’accorde pas la personnalité mora<strong>le</strong><br />

aux sociétés et à l’association [...] 3 4<br />

[ . . . ]<br />

48 On remarquera que <strong>le</strong> Code n’aborde pas autrement la question<br />

de la personnalité juridique des sociétés autres que la société<br />

par actions.<br />

49 Certes, la doctrine et la jurisprudence ont maintes fois reconnu<br />

l’existence d’<strong>une</strong> certaine personnalité juridique aux sociétés,<br />

particulièrement à l’égard des sociétés commercia<strong>le</strong>s, en nom<br />

col<strong>le</strong>ctif ou en commandite. Cependant, on n’a jamais considéré<br />

cette personnalité juridique aussi complète que cel<strong>le</strong> attribuée<br />

aux « c o m p a g n i e s », par exemp<strong>le</strong>. Aussi, à défaut d’établir <strong>une</strong><br />

diffici<strong>le</strong> et subti<strong>le</strong> distinction entre la grande et la petite p e r s o nnalité<br />

juridique, entre la personnalité mora<strong>le</strong> complète e t<br />

i n c o m p l è t e, a-t-on préféré maintenir ici <strong>le</strong> droit antérieur.<br />

50 D’ail<strong>le</strong>urs, l’attribution de la personnalité juridique aux sociétés<br />

ne comportait pas d’avantages réels particuliers, mais risquait,<br />

par contre, de créer <strong>une</strong> disparité de traitement par rapport aux<br />

sociétés constituées ail<strong>le</strong>urs en Amérique <strong>du</strong> Nord, qui ne sont<br />

pas dotées de la personnalité juridique, sans compter <strong>le</strong>s incidences<br />

fisca<strong>le</strong>s possib<strong>le</strong>s d’<strong>une</strong> tel<strong>le</strong> attribution. 3 5<br />

33 M.-A. LABRECQUE, loc. cit., note 32, 387 et 388.<br />

34 Commentaires <strong>du</strong> ministre de la Justice, t.2, Les Publications <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, 1993, p. 1376.<br />

35 Id., p. 1378 et1379.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 15<br />

51 C e rtains passages de ces commentaires demeurent obscurs.<br />

To u t e fo i s, lorsque l’on compare <strong>le</strong>s versions antérieures des dispositions<br />

correspondantes avec <strong>le</strong> libellé actuel de l’art i c l e 2188 C.c.Q., on<br />

t r o u ve, à notre av i s, un argument additionnel part i c u l i è r e m e n t<br />

c o nvaincant au soutien de la position selon laquel<strong>le</strong> l’intention <strong>du</strong> législateur<br />

était manifestement de ne pas conférer la personnalité juri d i q u e<br />

aux sociétés autres que <strong>le</strong>s sociétés par actions.<br />

52 En effet, plusieurs propositions avaient été mises de l’avant pour<br />

reconnaître la personnalité juridique des sociétés. Ainsi, l’Office de<br />

révision <strong>du</strong> Code civil proposait : « La société possède la personnalité<br />

j u ri d i q u e » 3 6 . Par la suite, l’avant-projet de loi intitulé Loi port a n t<br />

r é fo rme au Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> <strong>du</strong> droit des obl i g a t i o n s, prévoya i t :<br />

« La société est <strong>une</strong> personne mora l e, dès qu’el<strong>le</strong> s’immatricu<strong>le</strong> [...] ;<br />

autrement, el<strong>le</strong> est purement contractuel<strong>le</strong> et n’a pas de personnalité<br />

j u ridique propre. »<br />

53 Cette ave nue a été définitivement abandonnée pour n’attri bu e r<br />

<strong>le</strong> statut de personne mora<strong>le</strong> qu’à la société par actions. Nous croyo n s<br />

d evoir en conclure que <strong>le</strong>s sociétés contractuel<strong>le</strong>s ne peuvent reve n d iquer<br />

un tel statut 3 7 . Nous partageons <strong>le</strong>s propos <strong>du</strong> juge Bernard dans<br />

l ’ a f faire L é vesque c. Mutuel<strong>le</strong>-Vie des fonctionnaires <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> :<br />

54 Ces différences à l’esprit, et constatant que la personnalité<br />

mora<strong>le</strong> est reconnue expressément aux sociétés par actions<br />

alors qu’el<strong>le</strong> ne l’est pas quant aux trois seu<strong>le</strong>s formes de<br />

sociétés contractuel<strong>le</strong>s énumérées au même artic<strong>le</strong> 2188, <strong>le</strong><br />

tribunal peut aisément avancer qu’a contrario, comme plusieurs<br />

auteurs l’ont déjà fait, que la société en nom col<strong>le</strong>ctif n’est pas<br />

dotée de la personnalité mora<strong>le</strong> : expressio unius est exclusio<br />

a l t e r i u s . 3 8<br />

55 Po u r rait-on prétendre que la personnalité mora<strong>le</strong> lui est<br />

implicitement conférée à travers <strong>le</strong>s nombreux attri buts qui lui sont par<br />

ail<strong>le</strong>urs reconnu s, notamment sa capacité d’ester en justice ?<br />

36 Rapport sur <strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, vol.1, Projet de Code civil, <strong>Québec</strong>, Éditeur officiel <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>,<br />

1977, p. 458.<br />

37 Pour des arguments contraires, voir M.-A. LABRECQUE, loc. cit., note 32, 393 et suiv.<br />

38 Précitée, note 31, 1704 ; contra : Société en nom col<strong>le</strong>ctif Vausko c. Ameub<strong>le</strong>ment et Décoration<br />

Côté-Sud (St-Denis) inc., [1999] R.J.Q. 3037 (C.S.).


16 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

2. Consécration de la théorie de la fiction<br />

56 Encore là, <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s sont diffici<strong>le</strong>s à surm o n t e r. L’ o p i n i o n<br />

largement dominante consiste à interpréter <strong>le</strong>s dispositions pert in<br />

e n t e s, au chapitre des personnes mora l e s, comme <strong>une</strong> consécra t i o n<br />

de la théorie de la fiction quant à la reconnaissance de la personnalité<br />

m o ra l e 3 9 .<br />

57 Le juge Bernard s’en ex p rime clairement dans l’affa i r e<br />

L é ve s q u e :<br />

58 De fait, <strong>le</strong> législateur n’a pas voulu retenir la théorie de la<br />

r é a l i t é ; il a retenu cel<strong>le</strong> de la fiction.<br />

59 L ’ a r t i c l e 299 C.C.Q. laisse clairement voir que <strong>le</strong>s lois en vertu<br />

desquel<strong>le</strong>s des personnes mora<strong>le</strong>s sont constituées doivent<br />

accorder la personnalité mora<strong>le</strong> pour que <strong>le</strong>s entités qui en<br />

émanent aient la personnalité mora<strong>le</strong> sans avoir à la dé<strong>du</strong>ire<br />

par interprétation. 4 0<br />

60 Pour notre part, nous adhérons à ce courant majoritaire de<br />

p e n s é e. Nous ne sommes pas pour autant à court d’arguments !<br />

Depuis l’entrée en vigueur <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, intro<strong>du</strong>isant, par<br />

<strong>le</strong> biais <strong>du</strong> deuxième alinéa de l’art i c l e 2, <strong>une</strong> nouvel<strong>le</strong> conception <strong>du</strong><br />

p a t ri m o i n e, il est possib<strong>le</strong> de soutenir l’existence d’un patri m o i n e<br />

social en dehors <strong>du</strong> cadre de la personnalité juri d i q u e.<br />

39 Voir J.-C. THIVIERGE, loc. cit., note 32, 109 et 110 : « Pour certains, la personnalité juridique<br />

appartient réel<strong>le</strong>ment et non en vertu d’<strong>une</strong> fiction arbitraire, aux col<strong>le</strong>ctivités qui ont un intérêt<br />

propre, distinct des intérêts indivi<strong>du</strong>els de <strong>le</strong>urs membres. [...] Pour d’autres, la personnalité, en<br />

vertu de laquel<strong>le</strong> <strong>une</strong> association est considérée comme <strong>une</strong> personne distincte des indivi<strong>du</strong>s qui la<br />

composent, ne résulte pas <strong>du</strong> seul fait de l’existence de cette association. Il y a là <strong>une</strong> fiction. El<strong>le</strong><br />

ne peut être admise qu’en vertu de textes légaux proclamant <strong>le</strong> principe de la personnalité ou <strong>le</strong> présupposant<br />

par <strong>le</strong>s conséquences pratiques qu’ils en tirent. [...] Le Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> [...] adopte<br />

<strong>le</strong> système de la fiction [...]. » (références omises) ; M.-A. LABRECQUE, loc. cit., note32, 387 ; Paul<br />

MARTEL, Précis de droit des compagnies, Montréal, Éditions Wilson & Laf<strong>le</strong>ur/Martel, 2000, p. 4<br />

et 5.<br />

40 Lévesque c. Mutuel<strong>le</strong>-vie des fonctionnaires <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, précité, note31, 1704 ; contra : Société en<br />

nom col<strong>le</strong>ctif Vausko c. Ameub<strong>le</strong>ment et Décoration Côté-Sud (St-Denis) inc., précité, note 38.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 17<br />

II. – L’INTÉGRATION DE LA THÉORIE MODERNE DU<br />

PATRIMOINE AU CODE CIVIL DU QUÉBEC : UNE<br />

VOIE DE SOLUTION POUR L’AUTONOMIE PATRI-<br />

MONIALE ?<br />

A . Paramètres des nouvel<strong>le</strong>s notions<br />

61 L’intro<strong>du</strong>ction au Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> de la conception<br />

m o d e rne <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> satisfait à des besoins contemporains d’organisation<br />

<strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> pour <strong>le</strong>squels la théorie personnaliste, avec ses<br />

p rincipes sous-jacents de rattachement à la personnalité juridique et<br />

d’indivisibilité, ne répondait plus adéquatement. Comme nous l’ex p osions<br />

bri è vement plus haut, en ve rtu de cette théori e, « [...] tous <strong>le</strong>s<br />

p a t rimoines n’ont pas nécessairement <strong>une</strong> personne comme titul<br />

a i r e » 4 1 . Le professeur Lamontagne s’ex p rime en ces term e s : « L e s<br />

tenants de cette seconde théorie affirment l’existence de patri m o i n e s<br />

d ’a f fe c t a t i o n, de patri m o i n e s - but, sans sujet de droit. La destination<br />

c o m m<strong>une</strong> de certains biens détermine ces patri m o i n e s, légitimant<br />

ainsi la limitation de responsabilité » 4 2 .<br />

62 Dans sa rigueur ori g i n a l e, la théorie modern e, dite éga<strong>le</strong>ment<br />

o b j e c t i ve, reconnaît l’existence d’un <strong>patrimoine</strong> dans la réunion de certains<br />

biens destinés à <strong>une</strong> fin spécifique. En ve rtu de cette approche,<br />

<strong>une</strong> personne peut avoir plusieurs <strong>patrimoine</strong>s destinés, séparément,<br />

à servir ces fins spécifiques. Si l’on concède volontiers <strong>le</strong>s nombreux<br />

avantages à concevoir ainsi <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> dans certaines situations<br />

p r é c i s e s, <strong>le</strong>s risques d’abus constituent par ail<strong>le</strong>urs <strong>une</strong> préoccupation<br />

i m p o rtante face aux droits des créanciers découlant <strong>du</strong> sacro-saint<br />

p rincipe que la masse des biens <strong>du</strong> débiteur constitue <strong>le</strong> gage<br />

c o m mun de ses créanciers. 4 3 C’est pourquoi <strong>le</strong> législateur a encadré<br />

l’application de cette théorie dans <strong>le</strong> contexte <strong>du</strong> droit québécois.<br />

63 L’ i n t é gration de cette théorie d’origine al<strong>le</strong>mande, souve n t<br />

désignée sous <strong>le</strong>s termes généraux de « t h é o rie <strong>du</strong> patri m o i n e<br />

41 P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p. 167.<br />

42 D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note3, n o 174, p.99 (en italique dans l’original et références omises).<br />

43 Art. 2644 C.c.Q.: « Les biens <strong>du</strong> débiteur sont affectés à l’exécution de ses obligations et constituent<br />

<strong>le</strong> gage commun de ses créanciers. »


18 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

d ’ a f fe c t a t i o n » 4 4 , prend, en droit québécois, des contours part i c u l i e r s.<br />

Si l’on s’attarde aux mots « d i v i s i o n » ou « a f fe c t a t i o n » contenus à<br />

l ’ a rt i c l e 2, il nous apparaît clair, et ceci n’est auc<strong>une</strong>ment contesté<br />

d ’ a i l l e u r s, que <strong>le</strong> législateur fait référence à deux modalités bien<br />

distinctes de séparation de patri m o i n e. To u t e fo i s, il est clair éga<strong>le</strong>ment<br />

qu’on a voulu, dans <strong>le</strong>s deux cas, qu’<strong>une</strong> « mesure prévue par la loi »<br />

c i r c o n s c ri ve <strong>le</strong>s cas spécifiques où <strong>le</strong> recours à cette théorie modern e<br />

est autorisé, la théorie classique « p e r s o n n a l i s t e » demeurant <strong>le</strong><br />

fondement conceptuel principal de la notion de <strong>patrimoine</strong> en droit civil<br />

q u é b é c o i s. En effet, on ne peut nier que « [l]a personnalité constitue <strong>le</strong><br />

point de départ <strong>du</strong> patri m o i n e : toute personne [...] possède de droit un<br />

p a t rimoine (2 et 3 C.c.Q.) car cette personne est apte à exercer des<br />

d r o i t s. Mais <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> reste susceptib<strong>le</strong> d’affectation ou de division<br />

( 2 C. c . Q . ) . Cette doub<strong>le</strong> intégration apparaît comme un juste équilibre,<br />

tenant compte de la tradition et de la réalité contempora i n e » 4 5 .<br />

64 Nous ne retrouvons toutefois auc<strong>une</strong> définition fo rmel<strong>le</strong> de ce<br />

que constituent d’<strong>une</strong> part, la division et d’autre part, l’affectation de<br />

p a t ri m o i n e. Nous ne bénéficions, pas plus, d’indices non équivo q u e s<br />

des éléments qui cara c t é risent l’<strong>une</strong> par ra p p o rt à l’autre. Bien sûr, il<br />

existe des exemp<strong>le</strong>s explicites de l’<strong>une</strong> et l’autre mais, par delà ceuxci,<br />

que peut-on en inférer ?<br />

1. La division de <strong>patrimoine</strong><br />

65 Selon notre compréhension, la division de <strong>patrimoine</strong> consiste<br />

en un cloisonnement à l’intérieur <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> général d’<strong>une</strong> per-<br />

44 Il y a lieu de noter la confusion terminologique qui peut décou<strong>le</strong>r de l’utilisation de l’expression<br />

« théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation ». Dans certains contextes, el<strong>le</strong> regroupe la division et l’affectation<br />

de <strong>patrimoine</strong>. Nous en voulons pour exemp<strong>le</strong> ces propos de la professeure Charlaine<br />

BOUCHARD, «L’exploitation d’<strong>une</strong> entreprise par <strong>une</strong> fi<strong>du</strong>cie : <strong>une</strong> alternative intéressante ? »,<br />

(2000) 102 R. <strong>du</strong> N. 87, 93 : « La conception québécoise <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation se partage ainsi<br />

en deux branches : d’<strong>une</strong> part, <strong>le</strong>s <strong>patrimoine</strong>s affectés et, d’autre part, <strong>le</strong>s divisions de <strong>patrimoine</strong>. »<br />

Pour notre part, nous utiliserons « théorie moderne » ou «théorie objective » pour désigner<br />

l’ensemb<strong>le</strong> et réserverons <strong>le</strong>s termes « <strong>patrimoine</strong> d’affectation » à la sous-catégorie.<br />

45 D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note3, n o 175, p.99 ; voir éga<strong>le</strong>ment P.-C. LAFOND, op. cit., note3,<br />

p.173 : « Malgré <strong>le</strong>s apparences, la théorie personnaliste <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> conserve pour l’instant <strong>une</strong><br />

prépondérance en droit québécois. Ce n’est que « dans la seu<strong>le</strong> mesure prévue par la loi » (art. 2,<br />

al. 2 C.c.Q.), donc dans <strong>le</strong>s cas d’exception reconnus par la loi, que l’on peut invoquer la théorie <strong>du</strong><br />

<strong>patrimoine</strong> d’affectation. Cel<strong>le</strong>-ci demeure clairement au second rang. El<strong>le</strong> continue cependant de<br />

progresser, autant dans <strong>le</strong> Code que dans l’esprit des juristes contemporains. »


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 19<br />

s o n n e. Ainsi, certains biens <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> général sont « i d e n t i f i é s »<br />

ou réunis pour fo rmer un ensemb<strong>le</strong> — un tout — servant <strong>une</strong> finalité<br />

p a rt i c u l i è r e.<br />

66 Le concept de division <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> permet d’expliquer <strong>le</strong><br />

t raitement juridique réservé à divers biens dans des situations patrimonia<strong>le</strong>s<br />

part i c u l i è r e s. C e rtains auteurs en voient <strong>une</strong> illustration dans<br />

<strong>le</strong> cadre de régimes matri m o n i a u x 4 6 , <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> fa m i l i a l 4 7 , des<br />

mesures de protection de la résidence fa m i l i a l e 4 8 ou encore en<br />

matière de successions avant liquidation 4 9 .<br />

67 Il est intéressant de signa<strong>le</strong>r que la division de <strong>patrimoine</strong> ne<br />

rompt pas complètement avec la théorie personnaliste classique<br />

puisque <strong>le</strong>s biens faisant l’objet de cette division conservent toujours<br />

un lien avec <strong>le</strong>ur titulaire 5 0 . Nous sommes donc toujours en présence<br />

d’un sujet de droit, personne physique ou mora l e, titulaire d’un droit de<br />

p r o p riété, mais dont <strong>le</strong>s prérogatives (u s u s/a bu s u s/f ru c t u s) ont été<br />

a m é n a g é e s, à des degrés va ri a bl e s, de façon plus ou moins contra ignante<br />

selon <strong>le</strong>s situations, en fonction de la finalité part i c u l i è r e<br />

poursuivie par <strong>le</strong> législateur.<br />

46 P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p. 168 : <strong>le</strong>s biens acquêts des époux mariés sous <strong>le</strong> régime de la<br />

société d’acquêts (art. 449 C.c.Q.) ; contra : J. BEAULNE, op. cit., note 7, no 48, p.28.<br />

47 P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p. 168 : art. 414 et suiv. C.c.Q. ; contra : J. BEAULNE, op. cit.,<br />

note 7, no 48, p. 28.<br />

48 Art.395 et 401 et suiv. C.c.Q.<br />

49 Art. 780 C.c.Q.<br />

50 D’ail<strong>le</strong>urs certains auteurs traitent plutôt de la division de <strong>patrimoine</strong> comme d’<strong>une</strong> mo<strong>du</strong>lation de la<br />

théorie classique. Voir J. BEAULNE, op. cit., note7, no 40, p. 24 : « Il ne fait donc aucun doute que<br />

<strong>le</strong> Code intègre la théorie classique <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>. Toutefois, il atténue de façon importante l’<strong>une</strong> de<br />

ses conséquences en étendant beaucoup plus systématiquement qu’auparavant la possibilité de la<br />

séparation des <strong>patrimoine</strong>s, qu’on peut qualifier dorénavant de “<strong>patrimoine</strong> de division”. De sorte<br />

que, tout en respectant l’esprit de la théorie classique dans laquel<strong>le</strong> on convient que toute personne<br />

a un — et un seul — <strong>patrimoine</strong>, <strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> systématise la présence de ces <strong>patrimoine</strong>s<br />

de division. À la rigueur, on pourrait dire que <strong>le</strong> nouveau droit reconnaît à la personne un<br />

<strong>patrimoine</strong> de “base”, qui correspond en tous points au <strong>patrimoine</strong> tel qu’élaboré par Aubry et Rau,<br />

auquel s’adjoignent un ou plusieurs “<strong>patrimoine</strong>s de division”. Ces derniers sont à la fois intégrés et<br />

séparab<strong>le</strong>s <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de base. En effet, n’ayant pas de régime juridique distinct et étant liés à<br />

la personnalité de <strong>le</strong>ur titulaire, ils ne sont pas indépendants <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de base. Par contre, <strong>le</strong><br />

Code prévoit à <strong>le</strong>ur égard <strong>une</strong> identité différente, ce qui <strong>le</strong>ur permet de demeurer distincts, séparab<strong>le</strong>s<br />

<strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de base. Bien qu’étant la propriété <strong>du</strong> titulaire <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de base, ils font<br />

néanmoins partie d’<strong>une</strong> universalité distincte. » ; voir éga<strong>le</strong>ment C. BOUCHARD, loc. cit.,<br />

note 44, 93.


20 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

68 Là où <strong>le</strong> concept de division de <strong>patrimoine</strong> se démarque clairement<br />

de la théorie personnaliste, c’est qu’il met en échec son<br />

corollaire d’indivisibilité.<br />

69 Il s’agit donc d’un fractionnement de <strong>patrimoine</strong> plutôt que de la<br />

création d’un <strong>patrimoine</strong> véri t a b<strong>le</strong>ment autonome.<br />

2. L’affectation de <strong>patrimoine</strong><br />

70 L’ a f fectation de <strong>patrimoine</strong> représente plus qu’un simp<strong>le</strong> cloisonnement<br />

à l’intérieur d’un <strong>patrimoine</strong> généra l ; il s’agit, cette fo i s, de la<br />

constitution d’un véri t a b<strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> autonome 5 1 . L’ o riginalité <strong>du</strong><br />

concept réside dans <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s biens fo rmant ce <strong>patrimoine</strong> sont<br />

soumis à un régime de détention et de gestion léga<strong>le</strong>ment prédéterminé,<br />

mais sans égard au droit de propri é t é . L’idée est pour <strong>le</strong> moins<br />

r é volutionnaire dans <strong>le</strong> contexte <strong>du</strong> droit québécois.<br />

71 Dans ce cadre, la propriété — au sens traditionnel <strong>du</strong> terme —<br />

des biens fo rmant <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation perd toute son import<br />

a n c e. De fait, <strong>le</strong>s biens sont soumis à un régime de pouvoir plutôt<br />

qu’au régime classique de la propri é t é ; ces biens ont bien sûr un<br />

maître mais qui n’est pas nécessairement « <strong>le</strong> propri é t a i r e » au sens<br />

où nous l’avons toujours connu . Ce maître sera autorisé à agir sur <strong>le</strong>s<br />

b i e n s, à passer <strong>le</strong>s actes juridiques qui permettront d’atteindre la finalité<br />

de ce « p a t ri m o i n e - bu t » . Il ne faut pas confondre <strong>le</strong> maître des<br />

biens et <strong>le</strong> propriétaire au sens juri d i q u e ; <strong>le</strong> premier est sans égard au<br />

s e c o n d . Les biens <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation peuvent être sans prop<br />

ri é t a i r e, ils seront pourtant détenus et gérés. De même, l’unive r s a l i t é<br />

que représente <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation ne constitue pas un sujet de<br />

droit et ne jouit pas de la personnalité juri d i q u e.<br />

72 Évidemment, pour prétendre à l’application de cette conception<br />

<strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> en droit québécois, il faut <strong>le</strong> support d’« <strong>une</strong> mesure<br />

prévue par la loi » tel que l’exige l’art i c l e 2 <strong>du</strong> Code civil.<br />

73 L’ exemp<strong>le</strong>-type <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation en droit québécois<br />

est sans contredit la fi<strong>du</strong>cie. À propos de cet exe m p l e, <strong>le</strong> législateur<br />

51 D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 3, n o 185, p.103 : « Outre <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> général, il peut exister<br />

des <strong>patrimoine</strong>s affectés à des fins particulières. Par ail<strong>le</strong>urs, certaines masses de biens forment<br />

des <strong>patrimoine</strong>s séparés. » ; P.-C. LAFOND, op. cit., note 3, p. 168. Voir éga<strong>le</strong>ment J. BEAULNE,<br />

op. cit., note 7, p. 26 et suiv.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 21<br />

s’est manifesté on ne peut plus ex p l i c i t e m e n t . Quant à la création de<br />

ce <strong>patrimoine</strong> autonome et distinct, qualifié d’emblée de patri m o i n e<br />

d ’ a f fectation, <strong>le</strong>s art i c l e s 1260 et 1261 sont éloquents :<br />

74 A r t . 1 2 6 0 . La fi<strong>du</strong>cie résulte d’un acte par <strong>le</strong>quel <strong>une</strong> personne,<br />

<strong>le</strong> constituant, transfère de son <strong>patrimoine</strong> à un autre <strong>patrimoine</strong><br />

qu’il constitue, des biens qu’il affecte à <strong>une</strong> fin particulière et<br />

qu’un fi<strong>du</strong>ciaire s’oblige, par <strong>le</strong> fait de son acceptation, à détenir<br />

et à administrer.<br />

75 A r t . 1 2 6 1 . Le <strong>patrimoine</strong> fi<strong>du</strong>ciaire, formé des biens transférés<br />

en fi<strong>du</strong>cie, constitue un <strong>patrimoine</strong> d’affectation autonome et<br />

distinct de celui <strong>du</strong> constituant, <strong>du</strong> fi<strong>du</strong>ciaire ou <strong>du</strong> bénéficiaire,<br />

sur <strong>le</strong>quel aucun d’entre eux n’a de droit réel.<br />

76 Quant au régime d’administration de ces biens, l’art i c l e 1 2 7 8<br />

é d i c t e :<br />

77 Le fi<strong>du</strong>ciaire a la maîtrise et l’administration exclusive <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

fi<strong>du</strong>ciaire et <strong>le</strong>s titres relatifs aux biens qui <strong>le</strong> composent<br />

sont établis à son nom ; il exerce tous <strong>le</strong>s droits afférents au<br />

<strong>patrimoine</strong> et peut prendre toute mesure propre à en assurer<br />

l ’ a f f e c t a t i o n .<br />

78 Ces quelques artic<strong>le</strong>s témoignent bien de ce qui constitue, à<br />

notre av i s, <strong>le</strong>s cara c t é ristiques <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n : c r é a t i o n<br />

d’un <strong>patrimoine</strong> propre — et non simp<strong>le</strong> cloisonnement — et régime de<br />

détention et d’administration des biens en remplacement <strong>du</strong> « t i t u l a i r e -<br />

p r o p ri é t a i r e » .<br />

79 Nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> Code <strong>le</strong> législateur ne se sera ex p ri m é<br />

en des termes aussi clairs sur l’utilisation de la théorie moderne <strong>du</strong><br />

p a t rimoine pour justifier <strong>une</strong> organisation patrimonia<strong>le</strong> part i c u l i è r e.<br />

Dans <strong>le</strong> contexte de la fid u c i e, cette extrême précaution <strong>du</strong> législateur<br />

étonne peu. Il nous apparaît évident qu’on a voulu ici bien marquer <strong>le</strong><br />

fondement juridique de la nouvel<strong>le</strong> fi<strong>du</strong>cie de droit civil et mettre un<br />

t e rme à tous <strong>le</strong>s débats comp<strong>le</strong>xes qui ont eu lieu dans <strong>le</strong> passé sur<br />

cette question, de même qu’à toute tentation d’en référer aux modalités<br />

p a rticulières de dédoub<strong>le</strong>ment de droit de propriété sur <strong>le</strong>quel repose <strong>le</strong><br />

t ru s t anglo-saxon, modalités inexistantes dans notre droit pri v é 5 2 .<br />

52 Sur cette question, voir C. BOUCHARD, loc. cit., note44, 95 et suiv. ; voir éga<strong>le</strong>ment J. BEAULNE,<br />

op. cit., note7, n os 5 et 6, p.3 et 4 : « Les importantes controverses doctrina<strong>le</strong>s et jurisprudentiel<strong>le</strong>s


22 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

80 Compte tenu <strong>du</strong> caractère très explicite de l’expression <strong>du</strong> législateur<br />

relativement à la fi<strong>du</strong>cie, certains auteurs en ont dé<strong>du</strong>it que la<br />

fi<strong>du</strong>cie constitue la seu<strong>le</strong> illustration <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation dans<br />

notre Code civil 5 3 . S’il est incontestab<strong>le</strong> qu’il s’agit d’un cas clair de<br />

p a t rimoine d’affectation, nous ne partageons pas par ail<strong>le</strong>urs l’inférence<br />

voulant que la fi<strong>du</strong>cie en soit l’unique application. Tel que nous<br />

l ’ avons indiqué précédemment, nous croyons que cette précision<br />

exceptionnel<strong>le</strong> d’expression de la part <strong>du</strong> législateur est plutôt <strong>du</strong>e au<br />

c o n t exte historique propre dans <strong>le</strong>quel la nouvel<strong>le</strong> fi<strong>du</strong>cie <strong>du</strong> Code civil<br />

<strong>du</strong> <strong>Québec</strong> a été intro<strong>du</strong>ite.<br />

81 Le débat sur cette question se situera vra i s e m bl a b<strong>le</strong>ment autour<br />

de l’interprétation, plus ou plus stri c t e, à donner à l’ex p r e s s i o n<br />

« mesure prévue par la loi » de l’art i c l e 2 . Nous sommes plutôt encline<br />

à penser, et ce, sans vouloir tomber dans l’excès et tout en étant<br />

consciente des dangers d’abu s, que <strong>le</strong> recours à la théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

d’affectation peut être, dans toute sa ri g u e u r, uti<strong>le</strong> pour<br />

expliquer l’existence et <strong>le</strong> fonctionnement de <strong>patrimoine</strong>s autres que <strong>le</strong><br />

en rapport avec la fi<strong>du</strong>cie <strong>du</strong> Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada et particulièrement <strong>le</strong>s questions relatives à<br />

la nature <strong>du</strong> droit de propriété sur <strong>le</strong>s biens fi<strong>du</strong>ciaires — et à l’interprétation des paramètres<br />

généraux de l’institution — rendaient urgente l’adoption d’un cadre solide pour <strong>une</strong> fi<strong>du</strong>cie qui battait<br />

de l’ai<strong>le</strong> en raison de son incapacité de s’adapter aux besoins modernes d’utilisateurs qui vantaient<br />

de plus en plus <strong>le</strong>s mérites <strong>du</strong> trust anglo-saxon.<br />

Par contre, la nouvel<strong>le</strong> institution fi<strong>du</strong>ciaire devait parfaitement s’intégrer à son environnement<br />

civiliste. Or, certaines des théories avancées par la doctrine <strong>du</strong> Code de 1866 pour expliquer la<br />

fi<strong>du</strong>cie avait comme “effet secondaire” de dénaturer <strong>le</strong> droit de propriété, ce qui paraissait inacceptab<strong>le</strong><br />

compte tenu des objectifs généraux de la réforme. Il fallait donc que la “nouvel<strong>le</strong>” fi<strong>du</strong>cie,<br />

tout en répondant aux questions sou<strong>le</strong>vées par <strong>le</strong>s intéressés, réussisse presque l’impossib<strong>le</strong>, c’està-dire<br />

qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fasse à la fois en intégrant parfaitement <strong>le</strong> mécanisme fi<strong>du</strong>ciaire aux théories<br />

patrimonia<strong>le</strong>s françaises et en évitant l’importation — toujours boiteuse — des principes et des solutions<br />

de la common law. [...] C’est en effet par <strong>une</strong> définition précise de la fi<strong>du</strong>cie qu’on pouvait<br />

espérer mettre fin aux sempiternel<strong>le</strong>s discussions <strong>du</strong> passé sur la véritab<strong>le</strong> nature de la fi<strong>du</strong>cie. Pour<br />

ce faire, il fallait évidemment proposer un cadre solide à la fi<strong>du</strong>cie à partir de ce qui constituerait ses<br />

éléments essentiels. D’où la nécessité d’opter pour <strong>une</strong> théorie fi<strong>du</strong>ciaire entièrement renouvelée,<br />

qui ferait maison nette des fondations fragi<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s reposaient <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s systèmes proposés<br />

sous <strong>le</strong> Code civil <strong>du</strong> Bas-Canada. » Voir p. 11 et suiv. pour un développement sur cette<br />

question.<br />

53 J. BEAULNE, op. cit., note 7, n o 48, p. 28 ; C. BOUCHARD, loc. cit., note44, 93 ; Nabil N. ANTAKI<br />

et Charlaine BOUCHARD, Droit et pratique de l’entreprise, t. 1, Entrepreneurs et sociétés de personnes,<br />

Cowansvil<strong>le</strong>, Éditions Yvon Blais, 1999, p. 393.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société: <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 23<br />

p a t rimoine fi<strong>du</strong>ciaire 5 4 . Soulignons d’ail<strong>le</strong>urs au passage que <strong>le</strong> titre<br />

sixième <strong>du</strong> Code s’intitu<strong>le</strong> « De certains <strong>patrimoine</strong>s d’affe c t a t i o n », ce<br />

qui nous permet de croire que <strong>le</strong> législateur lui-même ne fe rme pas la<br />

p o rte à d’autres hy p o t h è s e s.<br />

82 À la lumière de tout ce qui précède, l’affaire A l l a r d p o u r ra i t - e l l e<br />

aujourd’hui connaître <strong>une</strong> autre issue ?<br />

B . Le <strong>patrimoine</strong> social : <strong>une</strong> application de la théorie<br />

moderne <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

83 La théorie moderne <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> peut-el<strong>le</strong> constituer un<br />

fondement juridique va l a b<strong>le</strong> à l’affirmation de l’autonomie patri m o n i a l e<br />

de la société ? Deux voies s’ouvrent à l’analyse : p a t rimoine social<br />

comme <strong>patrimoine</strong> de division ; p a t rimoine social comme patri m o i n e<br />

d ’ a f fe c t a t i o n .<br />

84 Récemment <strong>le</strong>s professeurs Antaki et Bouchard ont proposé,<br />

dans <strong>le</strong>ur ouvrage sur <strong>le</strong> droit de l’entrepri s e 5 5 , <strong>une</strong> interp r é t a t i o n<br />

selon laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social constitue un <strong>patrimoine</strong> de division.<br />

Nous exposerons cette idée intéressante avant de soumettre <strong>une</strong><br />

seconde hypothèse qui nous apparaît mériter un examen séri e u x ,<br />

cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n . Dans <strong>le</strong>s deux cas, <strong>le</strong>s prétentions<br />

c o m p o rtent certains aspects audacieux. Il appart i e n d ra aux tri bu n a u x<br />

de choisir quel<strong>le</strong> portée donner à l’<strong>une</strong> ou l’autre de ces hypothèses et<br />

d’en privilégier <strong>une</strong>.<br />

1. Patrimoine social, <strong>patrimoine</strong> de division<br />

85 On peut considérer <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> de la société comme un <strong>patrimoine</strong><br />

de division. Le scénario est <strong>le</strong> suiva n t : au moment de fo rm e r<br />

<strong>une</strong> société, chaque associé opère un cloisonnement de son patri-<br />

54 En ce sens, nous appuyons <strong>le</strong>s commentaires des auteurs Pineau et Gaudet lorsqu’ils avancent, à<br />

propos d’<strong>une</strong> question différente : « La question exige <strong>une</strong> réponse, surtout si l’on considère que <strong>le</strong>s<br />

<strong>patrimoine</strong>s d’affectation sont plus nombreux qu’on pourrait <strong>le</strong> croire dans la mesure où l’on peut<br />

penser que certains types de sociétés civi<strong>le</strong>s (qui, au <strong>Québec</strong>, n’ont pas la personnalité civi<strong>le</strong>)<br />

doivent être ainsi qualifiés, compte tenu notamment de l’alinéa second de l’artic<strong>le</strong> 2221 et de l’artic<strong>le</strong><br />

2225 C.c.Q. » : Jean PINEAU et Serge GAUDET, Théorie des obligations, 4 e éd., Montréal,<br />

Éditions Thémis, 2001, p. 8 (références omises).<br />

55 N. N. ANTAKI et C. BOUCHARD, op. cit., note53.


24 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

moine général personnel en destinant certains biens à la poursuite<br />

d’un but commu n . Les biens ainsi réunis, mis en commun par l’opération<br />

d’apport, constituent un patri m o i n e - but, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social, dont<br />

la finalité est associée à l’objectif poursuivi par la société el<strong>le</strong>-même, à<br />

t ravers ses activités. La « mesure prévue par la loi », exigée par <strong>le</strong><br />

second alinéa de l’art i c l e 2, se trouve notamment à l’art i c l e 2221 <strong>du</strong><br />

Code civil qui réfère clairement à l’idée, bien que relative, d’<strong>une</strong><br />

c e rtaine séparation de <strong>patrimoine</strong>s entre celui de la société et celui de<br />

chacun des associés. L’entrée en jeu de cette règ<strong>le</strong> requiert que la<br />

société se soit préalab<strong>le</strong>ment immatriculée confo rmément aux term e s<br />

de l’art i c l e 2189 <strong>du</strong> Code et de la Loi sur la publicité léga<strong>le</strong> des<br />

e n t r e p rises indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s, des sociétés et des personnes mora l e s 5 6 .<br />

86 La piste est très intéressante. Signalons tout de même <strong>une</strong><br />

p a rt i c u l a ri t é . La fo rmation <strong>du</strong> « p a t rimoine de division », dans <strong>le</strong> cas <strong>du</strong><br />

p a t rimoine social, provient de plusieurs <strong>patrimoine</strong>s personnels et ne<br />

constitue pas un cloisonnement à l’intérieur d’un seul et même <strong>patrimoine</strong><br />

général, comme on peut avoir tendance à se l’illustrer plus<br />

a i s é m e n t . Même si ce commentaire ne doit pas en soi être interp r é t é<br />

comme un obstac<strong>le</strong> incontourn a b<strong>le</strong> à la vérification de l’hy p o t h è s e<br />

d’<strong>une</strong> division de <strong>patrimoine</strong> issue de plusieurs cloisonnements de<br />

p a t rimoines personnels, la pluralité des <strong>patrimoine</strong>s initiaux rend tout<br />

de même la notion plus diffici<strong>le</strong> à appliquer ! Il faut trouver moyen de<br />

<strong>le</strong>s unir, de <strong>le</strong>s lier entre eux.<br />

87 Dans un autre ordre d’idées, <strong>une</strong> seconde remarque s’impose :<br />

selon cette hy p o t h è s e, l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social ainsi constitué<br />

n’est jusque là toujours pas acquise 5 7 . En effet, tel que nous l’avo n s<br />

mentionné plus tôt, la division de <strong>patrimoine</strong> sous-entend que <strong>le</strong> lien<br />

avec <strong>le</strong> titulaire <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> est maintenu . En conséquence, si l’on<br />

s’en tient uniquement à ce segment de raisonnement, <strong>le</strong>s associés<br />

s e raient encore, indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>ment, en part i e, propriétaires-maîtres des<br />

56 L.R.Q., c. P-45.<br />

57 Voir N. N. ANTAKI et C. BOUCHARD, op. cit., note 53, p. 394 : «La situation est différente en<br />

matière de division de <strong>patrimoine</strong>. [...] Certains biens d’<strong>une</strong> personne pourront être affectés à un<br />

même but et former un gage exclusif pour certains créanciers. Il s’agira des divisions <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

général d’<strong>une</strong> personne. Ces divisions, à la différence des <strong>patrimoine</strong>s d’affectation, n’ont pas de<br />

régimes de propriété et d’administration autonomes ; ce qui signifie que <strong>le</strong> lien avec <strong>le</strong> titulaire <strong>du</strong><br />

<strong>patrimoine</strong> est maintenu. »


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 25<br />

biens cloisonnés, <strong>le</strong>squels se trouvent à la fois séparés mais toujours<br />

c o m p ris chacun dans <strong>le</strong>ur <strong>patrimoine</strong> généra l . O r, ce résultat n’est pas<br />

s o u h a i t a bl e. Pour atteindre <strong>le</strong> niveau d’autonomie que d’aucuns<br />

veu<strong>le</strong>nt manifestement voir conféré au <strong>patrimoine</strong> social, la logique<br />

exige un complément.<br />

88 Voici en quoi consiste la suite proposée par <strong>le</strong>s profe s s e u r s<br />

Antaki et Bouchard :<br />

89 Le législateur québécois a autorisé <strong>le</strong>s personnes qui <strong>le</strong><br />

désirent à mettre des biens en commun pour l’exercice d’<strong>une</strong><br />

activité. C’est l’opération d’apport à la société qui constitue<br />

l’affectation de biens au but commun, soit la première condition<br />

nécessaire à la divisibilité <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong>. Si, et seu<strong>le</strong>ment si,<br />

cette affectation est publiée, el<strong>le</strong> pro<strong>du</strong>ira des effets à l’égard<br />

des tiers : <strong>patrimoine</strong> autonome, nom, domici<strong>le</strong>, capacité d’ester<br />

en justice, etc. C’est l’artic<strong>le</strong> 2189 qui dicte cette règ<strong>le</strong> [...].<br />

[ . . . ]<br />

90 La nouvel<strong>le</strong> analyse de la société de personnes a plusieurs<br />

a v a n t a g e s : à l’externe, la société ressemb<strong>le</strong> à <strong>une</strong> personne<br />

mora<strong>le</strong>, alors qu’à l’interne, el<strong>le</strong> explique beaucoup mieux la<br />

réalité de la société. Toute l’originalité de cette structure<br />

juridique consiste donc dans <strong>le</strong> fait que, entre <strong>le</strong>s associés, il<br />

s’agit d’<strong>une</strong> propriété col<strong>le</strong>ctive [...], alors que, face aux tiers, la<br />

société bénéficie d’<strong>une</strong> représentation unifiée [...]. 5 8<br />

91 C’est ici, qu’à nos yeux, l’édifice se complique. Si nous avo n s<br />

bien saisi <strong>le</strong>s propos des auteurs Antaki et Bouchard, pour parfaire <strong>le</strong><br />

raisonnement, on juxtapose à la théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> de division <strong>une</strong><br />

« n o u ve l l e » modalité <strong>du</strong> droit de propriété, « la propriété col<strong>le</strong>ctive » ,<br />

qui ex p l i q u e rait <strong>le</strong>s liens de droit tout à fait particuliers que <strong>le</strong>s<br />

associés entretiendraient dorénavant avec <strong>le</strong>s biens mis en commu n .<br />

92 À <strong>le</strong>ur av i s, au-delà de la stricte nouveauté amenée par l’intro<strong>du</strong>ction<br />

de la théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> autorisant la divisibilité, la<br />

philosophie <strong>du</strong> Code, eu égard aux différentes modalités <strong>du</strong> droit de<br />

p r o p riété, doit être reconsidérée dans <strong>le</strong> contexte d’<strong>une</strong> pluralité des<br />

t i t u l a i r e s.<br />

58 Id., p. 396 et397 (références omises et nous avons souligné).


26 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

93 La difficulté est, dès lors, de faire accepter, dans un système de<br />

propriété traditionnel<strong>le</strong>ment indivi<strong>du</strong>aliste, qu’<strong>une</strong> pluralité de<br />

personnes puisse dorénavant jouir col<strong>le</strong>ctivement d’un <strong>patrimoine</strong><br />

autonome sans constituer ni <strong>une</strong> indivision ni <strong>une</strong><br />

personne mora<strong>le</strong>. En fait, <strong>le</strong> concept de base qui entravait<br />

jusqu’ici l’intégration de nouvel<strong>le</strong>s formes de propriété s’avérait<br />

la conception classique de l’unité patrimonia<strong>le</strong>. Le législateur<br />

ayant décidé de concilier cette conception avec cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

d’affectation, la philosophie <strong>du</strong> nouveau Code s’en<br />

trouve complètement transformée. 5 9<br />

94 Leur raisonnement commande donc l’apparition <strong>du</strong> concept de<br />

p r o p riété col<strong>le</strong>ctive, uti<strong>le</strong> en présence d’<strong>une</strong> pluralité de titulaires, en<br />

dehors <strong>du</strong> cadre de la personnalité juri d i q u e, défini comme « <strong>une</strong> autre<br />

modalité de la propriété, à mi-chemin entre l’indivision et la personnalité<br />

mora l e » 6 0 . Cette modalité se cara c t é ri s e, et se distingue,<br />

notamment de l’indivision, par <strong>le</strong> fait que l’ensemb<strong>le</strong> des associés sont<br />

tous col<strong>le</strong>ctivement propriétaires et sujets de droit, sans être indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>ment<br />

propriétaires des biens affectés en tout ou en part i e.<br />

95 En résumé, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social constitue un <strong>patrimoine</strong> de division,<br />

issu <strong>du</strong> cloisonnement de <strong>patrimoine</strong> général personnel de<br />

plusieurs associés réalisé par <strong>le</strong> biais de l’opération d’apport . C e t t e<br />

o p é ration d’apport emporte des effets tout à fait particuliers sur la<br />

nature des droits auxquels peuvent par la suite prétendre <strong>le</strong>s associés<br />

sur ces biens, dorénavant réunis dans un but commun et fo rmant <strong>une</strong><br />

u n i ve r s a l i t é . Cette part socia<strong>le</strong> entraîne en effet <strong>une</strong> tra n s fo rmation de<br />

<strong>le</strong>urs droits en propriété col<strong>le</strong>ctive, modalité de la propriété qui fa i t<br />

perdre tout pouvoir indivi<strong>du</strong>el sur ces biens découlant <strong>du</strong> droit de<br />

p r o p riété tra d i t i o n n e l .<br />

96 Voici quelques passages pertinents que nous citons in ex t e n s o<br />

pour bien en faire saisir l’essence :<br />

97 [L]a propriété col<strong>le</strong>ctive n’engendre pas un état d’indivision<br />

entre <strong>le</strong>s associés : « l’indivision laisse persister l’autonomie<br />

des parts indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s ; chac<strong>une</strong> des parts [indivises] [...] a son<br />

59 Id., p. 398.<br />

60 Id., p. 400.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 27<br />

propriétaire particulier et ce propriétaire est indépendant des<br />

a u t r e s ; lui seul peut agir sur sa part. » 6 1<br />

98 La dynamique socia<strong>le</strong> est fort différente. Alors que l’indivisaire a<br />

un droit personnel sur sa part abstraite, l’associé, hormis <strong>le</strong>s<br />

bénéfices, n’a qu’un droit éventuel qui s’indivi<strong>du</strong>alisera seu<strong>le</strong>ment<br />

au jour <strong>du</strong> partage. L’apport à la société transforme <strong>le</strong> droit<br />

indivi<strong>du</strong>el de l’associé, qu’il soit en propriété ou en jouissance,<br />

en droit personnel. L’associé reçoit donc en contrepartie de son<br />

apport <strong>une</strong> part socia<strong>le</strong> représentant ses intérêts dans la<br />

société. L’opération d’apport a donc un pouvoir transformateur<br />

de droit qui n’existe pas dans l’indivision.<br />

99 Ce qu’il faut comprendre, c’est que <strong>le</strong> mode col<strong>le</strong>ctif de détention<br />

des droits [...] implique <strong>une</strong> transformation de la conception<br />

patrimonia<strong>le</strong>. [...] [I]l s’agit d’<strong>une</strong> conception bien spécia<strong>le</strong> de la<br />

propriété, qui n’a rien à voir avec l’indivision tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est<br />

c o n n u e : « [i]l s’agit d’<strong>une</strong> copropriété très particulière en raison<br />

de l’affectation des biens au but <strong>du</strong> groupement. Il s’agit en pratique<br />

d’<strong>une</strong> véritab<strong>le</strong> propriété col<strong>le</strong>ctive. Nous avons de la<br />

difficulté à concevoir <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> notion en raison de notre<br />

conception indivi<strong>du</strong>aliste de la propriété. » 6 2<br />

100 La propriété col<strong>le</strong>ctive est <strong>une</strong> copropriété sans part, dotée<br />

comme la personne mora<strong>le</strong> d’<strong>une</strong> autonomie patrimonia<strong>le</strong>, dont<br />

« <strong>le</strong> ciment de cette autonomie apparaît dans l’affectation des<br />

biens communs à un but col<strong>le</strong>ctif » :<br />

101 Il s’agit « d’<strong>une</strong> masse comm<strong>une</strong> qui, échappant à toute<br />

emprise indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>, vouée à <strong>une</strong> destinée purement col<strong>le</strong>ctive,<br />

n’appartiendrait cependant pas à un être moral distinct, mais<br />

bien à tous <strong>le</strong>s membres de la communauté, de tel<strong>le</strong> sorte que<br />

nul d’entre eux ne pourrait s’affirmer propriétaire, même pour<br />

<strong>une</strong> part infime, des biens mis en commun, mais que ces biens,<br />

pris dans <strong>le</strong>ur ensemb<strong>le</strong>, appartiendrait (sic) à l’ensemb<strong>le</strong> des<br />

i n t é r e s s é s » . 6 3<br />

61 Les auteurs citent ici F. DELHAY, La nature juridique de l’indivision, Paris, LGDJ, 1968, p. 423.<br />

62 Les auteurs citent ici M. FILION, «Droit des associations », dans Chambre des Notaires (dir.),<br />

Répertoire de droit, Associations — Doctrine — Document 1, Montréal, SOQUIJ, 1989 (nous avons<br />

souligné).<br />

63 Les auteurs citent dans ce dernier passage F. DELHAY, op. cit., note 61, p. 423 (nous avons<br />

souligné et ajouté la mention « sic »). N. N. ANTAKI et C. BOUCHARD, op. cit., note 53, p. 398<br />

et 399.


28 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

102 Le raisonnement est certes ingénieux ; il est éga<strong>le</strong>ment<br />

c o m p l exe et nécessite la réception de la notion de propriété col<strong>le</strong>ctive,<br />

i n c o n nue fo rmel<strong>le</strong>ment de notre Code civil. Les auteurs s’appuient sur<br />

<strong>le</strong>s termes de l’art i c l e 1009 C. c . Q . qui édicte : « Les p ri n c i p a l e s m o d alités<br />

de la propriété sont la copropriété et la propriété superficiaire. »<br />

L’emploi <strong>du</strong> mot « p ri n c i p a l e s » sous-entend la non-exhaustivité de<br />

l ’ é nu m é ration et justifie selon eux l’intro<strong>du</strong>ction de cette nouve l l e<br />

modalité <strong>du</strong> droit de propriété, sur laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> Code est par ail<strong>le</strong>urs<br />

tota<strong>le</strong>ment si<strong>le</strong>ncieux 6 4 .<br />

103 Ainsi, pour arri ver à conclure que <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social est<br />

autonome et distinct, on fait intervenir deux notions juridiques différ<br />

e n t e s : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> de division et la propriété col<strong>le</strong>ctive. Ce qu’il fa u t<br />

bien comprendre de cette démonstration, c’est que <strong>le</strong> cara c t è r e<br />

autonome <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> se trouve ici conféré par la seconde et non la<br />

p r e m i è r e. Sans cette notion de propriété col<strong>le</strong>ctive, l’échafaudage ne<br />

tient pas. P ris seul, <strong>le</strong> cloisonnement, la divisibilité <strong>du</strong> patri m o i n e<br />

g é n é ral des associés, <strong>le</strong>squels maintiendraient un lien de propri é t é<br />

t raditionnel avec <strong>le</strong>s biens ainsi séparés, ne pro<strong>du</strong>it pas <strong>le</strong>s effe t s<br />

e s c o m p t é s. Si l’on s’en tient à cette partie <strong>du</strong> raisonnement, la conclusion<br />

de l’affaire A l l a r d ri s q u e rait d’être aujourd’hui la même, soit <strong>le</strong> fa i t<br />

que la vente de la part socia<strong>le</strong> de l’associé constitue <strong>du</strong> même coup<br />

<strong>une</strong> transaction sur <strong>une</strong> partie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social <strong>le</strong>quel n’est ri e n<br />

d’autre qu’un <strong>patrimoine</strong> dont l’associé personnel<strong>le</strong>ment demeure en<br />

p a rtie propri é t a i r e.<br />

104 Il devient alors nécessaire, pour confirmer l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong><br />

social, que <strong>le</strong>s tri bunaux accueil<strong>le</strong>nt l’idée de la propri é t é<br />

c o l l e c t i ve.<br />

105 Les tri bunaux s’ouvriront-ils à cette nouvel<strong>le</strong> idée ?<br />

106 Pour notre part, nous avons peine à résister à la tentation de<br />

faire un rapprochement entre l’ex t rait ci-haut cité, tout part i c u l i è r e m e n t<br />

son passage souligné, et <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n . En effet, ne<br />

s’approche-t-on pas là de la description d’un <strong>patrimoine</strong> sans droit<br />

réel, cara c t é ristique d’un véri t a b<strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation plutôt que<br />

d’<strong>une</strong> division ? La notion de propriété col<strong>le</strong>ctive ne joue-t-el<strong>le</strong> pas ici<br />

64 Id., p. 400.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 29<br />

un rô<strong>le</strong> de « d é s a p p r o p ri a t i o n » en provoquant <strong>une</strong> rupture <strong>du</strong> lien<br />

entre <strong>le</strong>s associés et <strong>le</strong>s biens composant <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social ?<br />

107 Nous proposons de faire reposer l’autonomie <strong>du</strong> patri m o i n e<br />

social sur la reconnaissance explicite de la notion de patri m o i n e<br />

d ’ a f fectation, voie qui nous apparaît plus simp<strong>le</strong> et directe.<br />

2. Patrimoine social, <strong>patrimoine</strong> d’affectation<br />

108 C o n t rairement à la division de patri m o i n e, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe ctation<br />

consiste en la création d’un véri t a b<strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> autonome.<br />

Dans ce cadre, l’affectation de biens à un but commun entraîne la fo rmation<br />

d’<strong>une</strong> universalité juridique de biens soumis à un régime de<br />

détention et d’administration, sans égard à la propriété de ces biens,<br />

non plus, corollairement, qu’à quelque rattachement que ce soit de ces<br />

biens à un sujet de droit 6 5 .<br />

109 À partir de ces cara c t é ri s t i q u e s, ne pourrions-nous pas prétendre<br />

que la fo rmation d’<strong>une</strong> société entraîne la création d’un<br />

p a t rimoine véri t a b<strong>le</strong>ment distinct dans <strong>le</strong>quel chaque associé, par<br />

l ’ o p é ration d’apport, transfère des éléments de son <strong>patrimoine</strong> pers<br />

o n n e l ? Naît alors un patri m o i n e - but, autonome et distinct <strong>du</strong><br />

p a t rimoine personnel des associés, <strong>le</strong>quel sera soumis à un régime de<br />

détention et de gestion déterminé par <strong>le</strong>s associés eux-mêmes dans <strong>le</strong><br />

cadre de l’entente contractuel<strong>le</strong> ou, à défaut, par <strong>le</strong> régime légal établ i<br />

au Code civil. Notons que dans ce contexte la stricte question de<br />

s avoir qui est propriétaire des biens ainsi tra n s f é r é s, la société el<strong>le</strong>même<br />

ou <strong>le</strong>s associés personnel<strong>le</strong>ment, revêt peu d’import a n c e, de<br />

m ê m e, par ricochet, que la question de savoir si la société possède ou<br />

non la personnalité juri d i q u e.<br />

110 Le parallè<strong>le</strong> avec la fi<strong>du</strong>cie, exemp<strong>le</strong> type <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe ctation,<br />

est inévitabl e. On ne peut évidemment par<strong>le</strong>r de similitude entre<br />

ces deux institutions. Mais la convergence de certains éléments<br />

essentiels quant à la création et au fonctionnement <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> fi<strong>du</strong>ciaire<br />

et social nous permet de faire un rapprochement intéressant. E n<br />

faisant <strong>le</strong>s substitutions nécessaires, la <strong>le</strong>cture de l’art i c l e 1260 <strong>du</strong><br />

Code civil peut être adaptée au contexte de la société : « [...] <strong>une</strong> per-<br />

65 Id., p. 393 : « Les <strong>patrimoine</strong>s d’affectation autonomes sont des <strong>patrimoine</strong>s sans sujet, dont <strong>le</strong><br />

régime de propriété et d’administration est complètement autonome et distinct [...]. »


30 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

s o n n e, <strong>le</strong> constituant, transfère de son <strong>patrimoine</strong> à un autre <strong>patrimoine</strong><br />

qu’il constitue, des biens qu’il affecte à <strong>une</strong> fin particulière et<br />

qu’un fi<strong>du</strong>ciaire s’oblige [...] à détenir et à administrer. » Le constituant<br />

est ici représenté par <strong>le</strong>s associés, <strong>le</strong> fi<strong>du</strong>ciaire par <strong>le</strong>s mandataires<br />

g é ra n t s, désignés contractuel<strong>le</strong>ment ou léga<strong>le</strong>ment, et <strong>le</strong> bénéficiaire<br />

par <strong>le</strong>s associés.<br />

111 La fi<strong>du</strong>cie n’est pas personnifiée, non plus que la société.<br />

Po u rtant, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> fi<strong>du</strong>ciaire existe et <strong>le</strong>s mécanismes sont mis en<br />

place pour qu’on puisse juridiquement agir sur <strong>le</strong>s biens qui <strong>le</strong><br />

c o m p o s e n t 6 6 ; il en est de même, croyo n s - n o u s, <strong>du</strong> patri m o i n e<br />

s o c i a l 6 7 .<br />

112 Il est vrai que <strong>le</strong> législateur n’a fo rmulé auc<strong>une</strong> règ<strong>le</strong> ex p l i c i t e<br />

indiquant que <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> de la société constitue un patri m o i n e<br />

d ’ a f fectation comme il l’a fait dans <strong>le</strong> cas de la fi<strong>du</strong>cie 6 8 . To u t e fo i s, à<br />

notre av i s, l’on ne doit pas en tirer de conclusion trop hâtive. R i e n<br />

n’indique que « la mesure prévue par la loi », à laquel<strong>le</strong> réfère <strong>le</strong> tex t e<br />

de l’art i c l e 2 <strong>du</strong> Code, exige <strong>une</strong> expression aussi explicite <strong>du</strong> législateur<br />

pour soutenir l’application de la théorie <strong>du</strong> patri m o i n e<br />

d ’ a f fe c t a t i o n . Pa rtant, la fi<strong>du</strong>cie n’en est peut-être pas la seu<strong>le</strong> illustration,<br />

comme certains <strong>le</strong> prétendent 6 9 . Les art i c l e s 2221 et 2189 C. c . Q .<br />

ne pourraient-ils pas être interprétés comme mesure suffisante pour<br />

justifier l’hypothèse de l’existence d’un <strong>patrimoine</strong> social autonome, de<br />

la nature d’un <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n ?<br />

113 La raison principa<strong>le</strong> pour laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s professeurs Antaki et<br />

Bouchard semb<strong>le</strong>nt avoir écarté l’ave nue <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n<br />

repose sur <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social n’a pas la même imperméabilité<br />

que <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> fi<strong>du</strong>ciaire. En effet, l’art i c l e 2221 C. c . Q .<br />

p r é voit la responsabilité personnel<strong>le</strong> des associés en cas d’insuffisance<br />

<strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social. À ce facteur d’étanchéité parfaite <strong>du</strong><br />

66 Art. 1278 C.c.Q.<br />

67 Art. 2212 et 2215 C.c.Q.<br />

68 Art. 1261 C.c.Q. : « Le <strong>patrimoine</strong> fi<strong>du</strong>ciaire, formé des biens transférés en fi<strong>du</strong>cie, constitue un<br />

<strong>patrimoine</strong> d’affectation autonome et distinct de celui <strong>du</strong> constituant, <strong>du</strong> fi<strong>du</strong>ciaire ou <strong>du</strong> bénéficiaire,<br />

sur <strong>le</strong>quel aucun d’entre eux n’a de droit réel. » Rappelons <strong>le</strong>s commentaires faits plus avant dans<br />

<strong>le</strong> présent texte sur <strong>le</strong>s raisons qui, à notre avis, président à ce choix, supra, p.19<br />

69 Voir supra, p. 19 et 20.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 31<br />

p a t ri m o i n e, ces auteurs semb<strong>le</strong>nt conférer un caractère diri m a n t ; i l s<br />

en font, en fait, un critère de qualification de ce qu’est un patri m o i n e<br />

d ’ a f fe c t a t i o n . Autrement dit, mais bien qu’ils n’en débattent pas comme<br />

tel, <strong>le</strong>ur prémisse <strong>le</strong>s amène à considérer <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n<br />

comme équiva<strong>le</strong>nt parfait <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’<strong>une</strong> personne mora l e 7 0 .<br />

114 Avec égard, nous ne partageons pas ce point de vue. D ’ a b o r d ,<br />

rien ne nous permet d’affirmer que <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affe c t a t i o n<br />

c o m p o rte intrinsèquement <strong>une</strong> tel<strong>le</strong> cara c t é ri s t i q u e ; <strong>le</strong> patri m o i n e<br />

d’<strong>une</strong> personne mora<strong>le</strong> est <strong>une</strong> chose, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation peut<br />

sans doute y être assimilé à bien des égards, mais peut éga<strong>le</strong>ment<br />

recouper des réalités différentes. Au surp l u s, il ne faut pas perdre de<br />

vue <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> recours aux <strong>patrimoine</strong>s personnels des associés<br />

demeure subsidiaire et n’entrera en jeu que si <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social est<br />

insuffisant, donc, dans la seu<strong>le</strong> éventualité où ce <strong>patrimoine</strong> dev i e n t<br />

d é f i c i t a i r e. E n t r e - t e m p s, <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social présente toutes <strong>le</strong>s cara ct<br />

é ristiques d’un <strong>patrimoine</strong> autonome, parfaitement autosuffisant.<br />

D ’ a i l l e u r s, <strong>le</strong>s créanciers sociaux ne peuvent choisir de faire fi de la<br />

s é p a ration des <strong>patrimoine</strong>s et s’adresser directement aux associés en<br />

comptant au premier chef sur <strong>le</strong>ur <strong>patrimoine</strong> personnel 7 1 . Et de<br />

surcroît, faut-il souligner que <strong>le</strong>s créanciers de la société n’ont de droit<br />

qu’après <strong>le</strong>s créanciers personnels des associés.<br />

115 En ce sens, la responsabilité subsidiaire personnel<strong>le</strong> des<br />

associés joue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’un cautionnement automatique prévu léga<strong>le</strong>m<br />

e n t . Il s’agit d’<strong>une</strong> mesure léga<strong>le</strong> de protection des créanciers par<br />

laquel<strong>le</strong> on prévoit l’ajout de patri m o i n e s, néanmoins tout à fait dist<br />

i n c t s, ceux des associés en l’occurrence, comme support à<br />

70 N. N. ANTAKI et C. BOUCHARD, op. cit., note 53, p.394 et 395 : « On constate donc qu’il existe,<br />

dans <strong>le</strong> cas de la fi<strong>du</strong>cie, un cloisonnement patrimonial parfait comme dans celui d’<strong>une</strong> personne<br />

mora<strong>le</strong>. La situation est différente en matière de division de <strong>patrimoine</strong>. [...] La différence se situera<br />

au niveau de la perméabililté <strong>du</strong> cloisonnement patrimonial : après avoir discuté <strong>le</strong>s biens de la<br />

société, <strong>le</strong>s créanciers sociaux auront un recours contre <strong>le</strong>s biens personnels des associés,<br />

postérieurement cependant aux créanciers personnels des associés. »<br />

71 Art. 2221, al. 2 C.c.Q.: « Les créanciers ne peuvent poursuivre <strong>le</strong> paiement contre un associé<br />

qu’après avoir, au préalab<strong>le</strong>, discuté <strong>le</strong>s biens de la société ; même alors, <strong>le</strong>s biens de l’associé ne<br />

sont affectés au paiement des créanciers de la société qu’après paiement de ses propres<br />

créanciers. »


32 Congrès annuel <strong>du</strong> <strong>Barreau</strong> 2002<br />

l ’ exécution d’obligations d’abord garanties par <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> social 7 2 .<br />

Cette mesure de protection léga<strong>le</strong>, accordée d’emblée aux créanciers<br />

sociaux, peut se comparer à cel<strong>le</strong> qu’offre <strong>le</strong> cautionnement<br />

c o n t ractuel aux créanciers d’<strong>une</strong> personne mora<strong>le</strong> qui l’ex i g e raient des<br />

actionnaires de cel<strong>le</strong>-ci. D’<strong>une</strong> façon plus large, cette philosophie de<br />

protection des tiers qui consiste à hausser <strong>le</strong>s garanties d’exécution de<br />

c e rtaines obligations par l’ajout de <strong>patrimoine</strong>s s’illustre à trave r s<br />

d’autres mécanismes, tel<strong>le</strong> la responsabilité pour <strong>le</strong> fait d’autru i .<br />

116 Il s’agirait alors de <strong>patrimoine</strong>s bel et bien séparés dont <strong>le</strong>s<br />

p r e m i e r s, ceux des associés, suppléeraient, <strong>le</strong> cas échéant, aux<br />

carences <strong>du</strong> second, celui de la société. Tout ceci ne nous empêche<br />

en rien de <strong>le</strong>s voir comme des <strong>patrimoine</strong>s véri t a b<strong>le</strong>ment autonomes<br />

et distincts. Ce facteur de perméabilité devient dès lors secondaire<br />

dans la cara c t é risation <strong>du</strong> patri m o i n e. Somme toute, il se manife s t e<br />

lorsque la société est décadente. Pourquoi donc faire reposer la qualification<br />

juridique <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social sur un aspect qui survient i n<br />

ex t r e m i s, ou pas <strong>du</strong> tout, alors que, hormis cette éventualité, l’autonomie<br />

et l’étanchéité des <strong>patrimoine</strong>s social et personnel des associés<br />

existent, en fait, bel et bien ?<br />

CONCLUSION<br />

117 En définitive, on ne doit pas s’étonner outre mesure <strong>du</strong> fait qu’on<br />

cherche à affirmer l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social. Sous de nombreux<br />

aspects, il faut convenir que <strong>le</strong> droit traite la société comme <strong>une</strong><br />

entité autonome. La société constitue un acteur juri d i q u e. P l u s i e u r s<br />

a t t ri buts lui sont reconnu s, notamment celui d’ester en justice 7 3 . La L o i<br />

sur la faillite et l’insolva b i l i t é 7 4 reconnaît éga<strong>le</strong>ment la société <strong>du</strong> Code<br />

civil comme <strong>une</strong> « p e r s o n n e » à laquel<strong>le</strong> la loi s’applique 7 5 . O r, la<br />

72 Voir à titre comparatif l’intéressante notion de « quasi-caution » mise de l’avant par <strong>le</strong> juge Gosselin<br />

dans Commission des normes <strong>du</strong> travail c. Blackburn, [2001] R.J.Q. 1639 (C.Q.) dans <strong>le</strong> cadre de<br />

la responsabilité personnel<strong>le</strong> des administrateurs pour salaires impayés en vertu de l’artic<strong>le</strong> 96 de la<br />

Loi sur <strong>le</strong>s compagnies, L.R.Q., c. C-38.<br />

73 Artic<strong>le</strong> 2225 C.c.Q.<br />

74 L.R.C. (1985), c. B-3.<br />

75 Id., art.2.


L’autonomie patrimonia<strong>le</strong> de la société : <strong>le</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation, … 33<br />

faillite n’est-el<strong>le</strong> pas justement <strong>une</strong> procé<strong>du</strong>re de liquidation d’un<br />

p a t ri m o i n e ?<br />

118 Conclure autrement serait rendre <strong>le</strong> regroupement que constitue<br />

la société peu attrayant et non opérationnel dans <strong>le</strong>s fa i t s. En effet, sur<br />

un plan économique, dans <strong>le</strong> cadre de l’exploitation d’<strong>une</strong> entrepri s e,<br />

on ne peut uti<strong>le</strong>ment faire fonctionner un groupement sans lui reconnaître<br />

<strong>une</strong> maîtrise <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> confié à sa gestion par <strong>le</strong> biais de<br />

représentants dûment désignés. L’organisation patrimonia<strong>le</strong> représente<br />

un élément clé dans <strong>le</strong> choix de tout véhicu<strong>le</strong> poursuivant des<br />

activités commercia<strong>le</strong>s ou profe s s i o n n e l l e s. Dire de la société que <strong>le</strong>s<br />

biens qui y sont réunis appartiennent aux associés personnel<strong>le</strong>ment,<br />

que la société n’a pas d’emprise sur eux entraîne <strong>une</strong> paralysie de son<br />

fo n c t i o n n e m e n t .<br />

119 Tel que nous nous représentons la division et l’affectation de<br />

<strong>patrimoine</strong>, nous avouons avoir plus de difficulté à réconcilier l’idée <strong>du</strong><br />

<strong>patrimoine</strong> de division avec <strong>une</strong> pluralité de <strong>patrimoine</strong>s de départ.C’est<br />

d’ail<strong>le</strong>urs pour pallier cette difficulté de pluralité de titulaires que <strong>le</strong>s professeurs<br />

Antaki et Bouchard font entrer la propriété col<strong>le</strong>ctive en jeu.<br />

120 Outre <strong>le</strong> fait que nous croyo n s, pour <strong>le</strong>s raisons évoquées plus<br />

haut, la théorie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> d’affectation défe n d a b<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> cas <strong>du</strong><br />

p a t rimoine social, cette façon de concevoir <strong>le</strong>s choses a au surp l u s<br />

l ’ avantage de ne pas imposer la référence à cette notion peu connu e<br />

de « p r o p riété col<strong>le</strong>ctive » qui s’ajoute à cel<strong>le</strong> déjà peu connue de division<br />

de patri m o i n e. Nous ne nions auc<strong>une</strong>ment l’intérêt d’<strong>une</strong> tel<strong>le</strong><br />

t h è s e, mais el<strong>le</strong> présente des aspects plus comp<strong>le</strong>xes et, chemin<br />

faisant, des risques de dérapage non souhaitab<strong>le</strong>s vers l’indivision, ce<br />

qui nous ra m è n e rait aux conclusions de l’affaire A l l a r d.<br />

121 Il nous apparaît donc que l’outil conceptuel <strong>le</strong> plus compatibl e<br />

pour confirmer l’autonomie <strong>du</strong> <strong>patrimoine</strong> social est la notion de <strong>patrimoine</strong><br />

d’affe c t a t i o n .

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