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Slavica Bruxellensia - Université Libre de Bruxelles

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<strong>Slavica</strong> <strong>Bruxellensia</strong><br />

Revue polyphonique <strong>de</strong> littérature, histoire et culture slaves<br />

<strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>Libre</strong> <strong>de</strong> <strong>Bruxelles</strong><br />

Quadrimestriel - n°3 – juin 2008<br />

ISSN : 2031-7654


Édito p. 4<br />

Articles<br />

Joanna Goszczyńska<br />

La nation<br />

dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža p. 7<br />

Julja Černjavskaja<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

(sur la base <strong>de</strong> contes biélorusses du quotidien) p. 17<br />

Marc Peeters<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie p. 34<br />

Olivier Santamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien p. 48<br />

Jeremy Lambert<br />

Le towianisme en France. La France dans le towianisme p. 61<br />

Entretien<br />

avec Aleksandr Aveličev p. 74<br />

Traduction<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la (extraits) <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

par Nataša Džigurski-Dubajić p. 90<br />

Excellensia p. 101<br />

Recensions p. 105


Comité scientifique :<br />

Dr. Eric Metz<br />

Pr. Jan Rubeš<br />

Pr. Dana Slabochová<br />

Pr. Marek Tomaszewski<br />

Dr. Dorota Walczak<br />

Dr. Nadia Zhirovova<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction :<br />

Sarah Flock<br />

Jeremy Lambert (Rédacteur technique)<br />

Dr. Eric Metz<br />

Katia Van<strong>de</strong>nborre<br />

Dr. Dorota Walczak (Rédacteur en chef)<br />

Contact :<br />

<strong>Slavica</strong>.bruxellensia@ulb.ac.be


Édito<br />

Dorota Walczak


[5]<br />

Édito<br />

Dorota Walc zak<br />

Chers Lecteurs, dans ce troisième numéro <strong>de</strong> « SLAVICA BRUXELLENSIA », le<br />

<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> cette année académique, nous vous proposons un ren<strong>de</strong>z-vous hors du<br />

commun avec le clair obscur <strong>de</strong> la pensée humaine. Le tableau soumis à votre<br />

regard exhibe <strong>de</strong>s dimensions imposantes, <strong>de</strong>s techniques mixtes et une texture<br />

complexe. Étrangement, les plus fous et les plus raisonnés <strong>de</strong>s concepts examinés<br />

par les auteurs <strong>de</strong>s articles présentés dans ce numéro (Julja Černjavskaja, Joanna<br />

Goszczyńska, Jeremy Lambert, Marc Peeters, Olivier Santamaria, Clélia Van<br />

Lerberghe) se placent en équilibre et en harmonie dans l’univers <strong>de</strong> la réflexion et<br />

dans l’Histoire humaine.<br />

Ainsi, aussi surprenants qu’ils soient, le mysticisme slovaque et le<br />

messianisme polonais, plai<strong>de</strong>nt pour une comparaison apparente, mais pas du tout<br />

évi<strong>de</strong>nte. Le mystérieux ésotérisme slave tente d’équilibrer l’image du possible en<br />

présence <strong>de</strong> l’école logique <strong>de</strong> Lvov-Varsovie et <strong>de</strong> la phénoménologie tchèque,<br />

excellant encore une fois, comme au XV e siècle, dans l’imagerie <strong>de</strong> l’hérésie<br />

salvatrice…<br />

Une part <strong>de</strong> découverte nous est réservée également dans les présentations<br />

<strong>de</strong> six ouvrages (rubrique : recension) et dans la traduction d’une pièce serbe <strong>de</strong><br />

Slobodan Selenić par Nataša Džigurski-Dubajić.<br />

Dans la maîtrise <strong>de</strong> ce clair-obscur, les auteurs <strong>de</strong> ce numéro démontrent<br />

l’évolution <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> façon transversale à travers les siècles et les pays et <strong>de</strong><br />

manière linéaire au travers <strong>de</strong>s évènements historiques. Et ce à l’encontre <strong>de</strong>s<br />

obstacles biographiques et biologiques.<br />

Les chercheurs mettent en lumière et réexaminent <strong>de</strong>s individualités, <strong>de</strong>s<br />

personnages, <strong>de</strong>s maîtres et <strong>de</strong>s disciples (Andrzej Towiański, Boris Mouravieff, Jan<br />

Patočka, Michal Miloslav Hodža, Stanisław Leśniewski et tant d’autres) qui<br />

représentent chacun une histoire particulière.<br />

La tentative toujours renouvelée <strong>de</strong> dépasser les règles et les co<strong>de</strong>s établis,<br />

l’effort <strong>de</strong> passer outre la peur par la sagesse, l’astuce, la dérision ou la force <strong>de</strong><br />

pensée insoumise, si bien racontés par Aleksandr Aveličev dans l’interview menée<br />

par Katia Van<strong>de</strong>nborre et Eric Metz, constituent aussi une part <strong>de</strong> la tâche qui<br />

s’impose aux protagonistes et aux auteurs <strong>de</strong>s articles.<br />

À l’exemple <strong>de</strong>s personnalités qu’ils décrivent, les auteurs nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

réfléchir à notre tour sur la place <strong>de</strong> l’individu dans société, dans la nation et dans<br />

l’ensemble <strong>de</strong> l’humanité.<br />

D’ailleurs, y a-t- il plus courageux et plus insolite que la quête <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong><br />

l’être et la façon d’agir <strong>de</strong> l’homme face à l’inconnu ?<br />

Y a-t-il audace plus gran<strong>de</strong> que <strong>de</strong> vivre par la pensée en naviguant sans<br />

cesse entre la raison et l’émotion dans cette soif inassouvie <strong>de</strong> saisir et <strong>de</strong><br />

comprendre… ?


Articles


Joanna Goszczyńska<br />

La nation<br />

dans les conceptions messianiques <strong>de</strong><br />

Michal Miloslav Hodža<br />

D<br />

ans les années 1930, Milan Pišút (1908-1984) présenta « Slovenské<br />

iskrice » (L’étincelle slovaque, 1856), poème jusqu’alors inconnu <strong>de</strong><br />

Samo Bohdan Hroboň (1820-1894), en le plaçant dans le contexte du<br />

messianisme. Le critique et historien <strong>de</strong> la littérature slovaque <strong>de</strong> renom voulait<br />

ainsi exprimer que le messianisme slovaque loin d’être un « extrémisme poétique »<br />

avait en réalité imprégné toute une génération et lui avait fourni un soutien spirituel<br />

fondamental à une époque <strong>de</strong> magyarisation accrue 1 . Durant <strong>de</strong> longues années, ce<br />

point <strong>de</strong> vue ne fut pas partagé. La critique slovaque, <strong>de</strong> la fin du XIX e siècle<br />

jusqu’aux années soixante du vingtième siècle, l’a soit ignoré volontairement, soit<br />

déprécié car elle considérait toute manifestation <strong>de</strong> la pensée<br />

messianique comme idéologiquement inutile. Le messianisme, qui, à la<br />

lumière <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s actuelles, apparaît comme un élément constitutif du<br />

romantisme slovaque, était perçu dans le meilleur <strong>de</strong>s cas comme un<br />

phénomène périphérique. Toutefois, il n’était pas rare qu’il fût<br />

également perçu comme un phénomène pathologique, comme une<br />

tumeur sur le corps sain <strong>de</strong> la littérature <strong>de</strong> la renaissance nationale 2 .<br />

Selon les thèses les plus courantes, reprises par les générations<br />

successives <strong>de</strong> critiques, la poésie messianique était non seulement<br />

incompréhensible, prophétique et visionnaire, mais également détachée<br />

1 - Pišút M.,<br />

« Mesianistická báseň<br />

Sama Bohdana Hroboňa<br />

“Slovenské iskrice” »<br />

(« Slovenské iskrice », un<br />

poème messianique <strong>de</strong><br />

Samo Bohdan Hroboň),<br />

in : « SBORNIK MATICE<br />

SLOVENSKEJ XIX », 1936,<br />

p. 390.<br />

2 - Voir Čepan O., Premeny<br />

ducha a predmetnosti v<br />

slovenskom romantizme<br />

(Les changements d’esprit<br />

et <strong>de</strong> réalité dans le<br />

romantisme slovaque),<br />

in : « LITTERARIA », n° XVI :<br />

Literárny romantizmus,<br />

Bratislava, 1974, p. 102.


Joann a Goszczyńsk a<br />

La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

<strong>de</strong>s réalités et <strong>de</strong>s besoins <strong>de</strong> la nation. La prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> ces besoins<br />

nationaux ne pouvait trouver un écho que dans la « poésie slave », telle que la<br />

concevait Ľudovit Štúr (1815-1856), le principal idéologue <strong>de</strong> la renaissance<br />

nationale slovaque, qui basait ses conceptions sur la mythification du folklore.<br />

Les messianistes slovaques<br />

Ce diagnostique étonnant peut être partiellement expliqué, nous osons<br />

l’affirmer par la mauvaise connaissance <strong>de</strong>s textes, restés pour la plupart à l’état<br />

d’archives (certains le sont d’ailleurs encore) 3 . La lecture <strong>de</strong> ces textes démontre en<br />

effet quelque chose <strong>de</strong> tout à fait différent. Les poésies <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux plus importants<br />

représentants du messianisme slovaque, Hroboň et Michal Miloslav Hodža (1811-<br />

1870), proposent non seulement un diagnostique <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> l’époque, mais<br />

également <strong>de</strong>s propositions concrètes pour résoudre les problèmes <strong>de</strong> nationalité.<br />

Quelque soit la manière avec laquelle ces conceptions on pu être jugées,<br />

il est indéniable qu’elles constituaient une voix importante dans les<br />

discussions <strong>de</strong> l’époque sur le thème <strong>de</strong> la place et du rôle <strong>de</strong>s Slaves en<br />

Europe. Les rédacteurs <strong>de</strong>s journaux contemporains l’avaient d’ailleurs<br />

très bien compris : s’ils ne permettaient pas que ces textes fussent<br />

imprimés, c’était non seulement parce que ceux-ci étaient, selon eux,<br />

incompréhensibles mais également, ce dont ils ne se cachaient pas, à<br />

cause <strong>de</strong> leur orientation clairement panslaviste, ce qui était le cas <strong>de</strong>s<br />

poèmes <strong>de</strong> Hroboň par exemple 4 . C’est autant la langue parfois<br />

hermétique <strong>de</strong> ces textes que la peur <strong>de</strong> la censure qui rendirent<br />

impossible leur intégration dans le circuit littéraire. D’autant plus<br />

qu’après l’écrasement <strong>de</strong>s révolutions du Printemps <strong>de</strong>s Peuples, à<br />

l’époque du régime néo-absolutiste d’Alexan<strong>de</strong>r Bach, la censure se<br />

faisait intransigeante sur la question du panslavisme dont elle empêchait<br />

toute manifestation.<br />

Hroboň eut finalement plus <strong>de</strong> chance que Hodža. Quelques-unes<br />

<strong>de</strong> ses œuvres furent publiées dans les colonnes <strong>de</strong>s journaux <strong>de</strong><br />

l’époque, d’autres, comme « Slovenské Iskrice », dont il a été fait<br />

mention plus haut, parurent durant l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres. Elles<br />

n’éveillèrent cependant pas un grand intérêt, hormis celui <strong>de</strong> Pišút.<br />

Quelques sérieux recueils d’œuvres <strong>de</strong> Hroboň, ainsi que sa<br />

correspondance et <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> son journal, furent publiés dans les<br />

années 1950. Sa poésie commença alors à susciter l’intérêt d’un plus<br />

grand nombre <strong>de</strong> lecteurs et à être commentée par les chercheurs. On a<br />

même commencé à voir en lui un précurseur <strong>de</strong>s principes tardifs du<br />

surréalisme. Hroboň, auparavant considéré comme un poète<br />

périphérique, excentrique et oublié, prit une position centrale dans le<br />

canon <strong>de</strong> la littérature romantique slovaque.<br />

[8]<br />

3 - Nous pouvons<br />

également considérer<br />

comme correcte l’opinion<br />

du chercheur slovaque<br />

Oskár Čepan, qui associe<br />

l’appréciation du<br />

messianisme aux<br />

réductions et aux<br />

altérations que l’on<br />

rencontre dans tout le<br />

romantisme slovaque. La<br />

raison est à chercher dans<br />

ce que les générations<br />

ultérieures <strong>de</strong> critiques<br />

s’i<strong>de</strong>ntifièrent à<br />

l’argumentation <strong>de</strong>s<br />

romantiques qui s’étaient<br />

fixé comme but <strong>de</strong> ne pas<br />

affaiblir les forces<br />

nationales. C’est ainsi<br />

qu’est né un jugement<br />

positiviste et réaliste au<br />

sujet du romantisme, selon<br />

lequel seuls les actes<br />

« constructifs » <strong>de</strong> la<br />

génération romantique sont<br />

considérés comme positifs.<br />

Voir Čepan O., Op. cit.,<br />

p. 102.<br />

4 - Voir la lettre <strong>de</strong> Jozef<br />

Viktorin, l’éditeur <strong>de</strong><br />

l’almanach Concordia, à qui<br />

Hroboň envoya son<br />

« Slovenské iskrice ».<br />

L’auteur n’y cache pas sa<br />

crainte <strong>de</strong> la censure en ce<br />

qui concerne la résonance<br />

panslaviste <strong>de</strong> sa poésie.<br />

Čepan cite cette lettre dans<br />

son article « Romantický<br />

mesianismus a Samo<br />

Bohdan Hroboň » (Le<br />

messianisme romantique et<br />

S. B. Hroboň),<br />

in : K problematike<br />

slovenského romantizmu<br />

(De la problématique du<br />

romantisme slovaque),<br />

Matica Slovenká, Martin,<br />

1973, p. 102.


La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

Joann a Goszczyńsk a<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Hodža connut un sort bien moins enviable. Il développa son idée<br />

messianiste dans <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses compositions : la première intitulée « Matora » 5 (qu’il<br />

produisit entre 1853 et 1857) ne fut publiée intégralement qu’en 2003 ; l’autre,<br />

« Vieroslavin » (écrite dans les années 1867-1870), enrichit encore actuellement les<br />

archives slovaques. Il est intéressant <strong>de</strong> souligner que, dans le poème « Matora »,<br />

Hodža tenta d’allier l’inspiration folklorique à l’idéologie messianique en faisant du<br />

brigand Juraj Jánošik, héros folklorique célèbre, un Messie slovaque. À l’époque, le<br />

mythe <strong>de</strong> Jánošik était enraciné tant dans les textes littéraires que dans la<br />

conscience collective. L’utilisation <strong>de</strong> ce portrait littéraire était presque une<br />

obligation tacite <strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> l’art scriptural. Entre parenthèses, notons que ce ne<br />

fut pas sans être encouragé par Štúr qui postulait expressis verbis le recours aux<br />

héros populaires. Jánošik, élevé au rang <strong>de</strong> héros national par la littérature d’avant<br />

le Printemps <strong>de</strong>s Peuples, <strong>de</strong>vint un idéologème attrayant pour les créateurs qui<br />

voulaient faire coïnci<strong>de</strong>r les idées messianiques avec les inspirations folkloristes 6 . Un<br />

autre poète slovaque, Ján Botto (1829-1881), suivra la même voie quelques années<br />

plus tard. Son poème « Smrť Jánošiková » (La Mort <strong>de</strong> Jánošik, 1862) <strong>de</strong>vint un<br />

classique du romantisme slovaque. Cependant dans le poème <strong>de</strong> Botto, fortement<br />

ancré dans la tradition populaire, les liens avec les idées messianistes sont<br />

dissimulés <strong>de</strong>rrière l’héroïsation du brigand qui est traité comme un modèle<br />

national, porteur <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> liberté. Ce sont ces aspects du poème sur lesquels la<br />

critique s’attarda, dépréciant la trame messianique. Cela explique la popularité<br />

qu’acquit le poème et le rang exceptionnellement élevé auquel il s’éleva aux yeux<br />

<strong>de</strong>s commentateurs. Le lien qui unit le Jánošik <strong>de</strong> Hodža à celui <strong>de</strong>s récits<br />

populaires est plutôt convenu : le poète le présente avant tout comme une<br />

incarnation <strong>de</strong> l’idée messianiste ainsi que comme une relecture <strong>de</strong><br />

celle-ci. Jánošik, en tant que sauveur potentiel <strong>de</strong> la nation, subit en<br />

effet une défaite totale, il n’est pas en mesure <strong>de</strong> réaliser les hauts<br />

espoirs qui sont placés en lui, il ne peut mener sa nation au combat, et il<br />

n’est plus capable non plus d’incarner durablement l’humilité et la<br />

souffrance. Il se dégage <strong>de</strong> la protection divine et retourne à<br />

l’incarnation satanique du brigand. Le brigandage est en effet perçu<br />

négativement dans le poème <strong>de</strong> Hodža, au contraire <strong>de</strong>s textes<br />

folkloriques. Jánošik est traité ici comme un criminel, un brigand<br />

malfaiteur qui pactise avec le diable; il doit conclure une alliance avec<br />

Dieu et expier ses erreurs pour mériter sa mission, qui consiste à sauver<br />

la nation. En cela, il s’inscrit dans un mo<strong>de</strong> contraire à celui <strong>de</strong>s<br />

aventures populaires, qui l’héroïsent complètement, et <strong>de</strong> la majorité<br />

<strong>de</strong>s textes qui construisent le mythe du héros national.<br />

La défaite <strong>de</strong> Jánošik n’est pas uniquement la débâcle <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong><br />

messianique. Il est également la manifestation du manque <strong>de</strong> foi en la<br />

possibilité <strong>de</strong> transformer la nation slovaque dont le représentant est un<br />

bandit. Par endroits, l’auteur soumettait sa nation à une critique si<br />

sévère qu’il n’est pas étonnant que l’on ne se fut pas empressé <strong>de</strong><br />

[9]<br />

5 - Le titre est un<br />

néologisme forgé par<br />

l’auteur du poème, il<br />

signifie « celui qui vient <strong>de</strong><br />

la mère », « la famille issue<br />

<strong>de</strong> la mère ». Le héros <strong>de</strong><br />

l’œuvre, le brigand Juraj<br />

Jánošik, est le « fils <strong>de</strong> la<br />

mère ». Celle-ci représente<br />

l’humilité et le pardon, en<br />

opposition au personnage<br />

du père qui est le<br />

protecteur <strong>de</strong> la vengeance.<br />

6 - J’ai consacré une<br />

monographie aux<br />

transformations du mythe<br />

<strong>de</strong> Jánošik :<br />

Goszczyńska J., Mit<br />

Janosika w folklorze i<br />

literaturze słowackiej XIX<br />

wieku (Le Mythe <strong>de</strong> Jánošik<br />

dans le folklore et la<br />

littérature slovaque du XIX e<br />

siècle), Uniwersytet<br />

Warszawski, Instytut<br />

Filologii słowiańskiej,<br />

Varsovie, 2001, 302 p.<br />

Cet ouvrage a été traduit<br />

en slovaque sous le titre<br />

mytus o Jánošikovi vo<br />

folklóre a slovenskej<br />

literature 19. storočia,<br />

JUGA, Bratislava, 2003<br />

(trad. du polonais par<br />

Bogumił Suwar).


Joann a Goszczyńsk a<br />

La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

publier son poème. Hodža remit en question le mythe national <strong>de</strong> la mission<br />

historique <strong>de</strong>s Slovaques considérés comme une nation choisie, mythe créé par Štúr<br />

et répandu surtout avant 1848. Il présenta en effet une vision <strong>de</strong> sa nation dans<br />

laquelle celle-ci était poussée par l’histoire au plus bas échelon <strong>de</strong> la hiérarchie <strong>de</strong>s<br />

nations. Au reproche <strong>de</strong> dénationalisation et <strong>de</strong> dégradation <strong>de</strong> la langue nationale<br />

vinrent s’ajouter <strong>de</strong>s accusations d’un autre ordre. Hodža accusait également les<br />

Slovaques d’être une nation à l’âme soumise, d’être <strong>de</strong>s serviteurs coincés dans un<br />

esclavage vers lequel les pousse leur nature.<br />

« Matory » et « Vieroslavina », <strong>de</strong>ux poèmes messianiques <strong>de</strong> Hodža<br />

Le jugement porté sur la nation est l’un <strong>de</strong>s motifs les plus importants <strong>de</strong>s<br />

poèmes « Matory » et « Vieroslavina », il s’exprime dans les problématiques <strong>de</strong> la<br />

possibilité laissée à la nation d’exister dans l’histoire et du rôle qu’elle doit tenir sur<br />

le territoire européen. Dans les <strong>de</strong>ux poèmes, l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Hodža est<br />

caractérisée par une antinomie. Il semble pourtant que les sources <strong>de</strong><br />

celle-ci soient différentes dans les <strong>de</strong>ux poèmes.<br />

Hodža mit plusieurs années à produire « Matora », ce qui n’est pas<br />

surprenant au vu <strong>de</strong>s quelques 20 000 vers que compte le poème (soit<br />

environ 600 pages). La vision <strong>de</strong> la nation qui s’en dégage est confuse,<br />

elle comporte <strong>de</strong> nombreuses incohérences et contradictions. Elle<br />

témoigne <strong>de</strong>s luttes et <strong>de</strong>s hésitations du poète qui ne croyait plus au<br />

succès du mouvement national. Hodža écrivit son poème à une époque<br />

<strong>de</strong> frustration durant laquelle le sentiment <strong>de</strong> défaite était très présent.<br />

Cette ambiance était propice au développement d’une pensée<br />

messianique. La foi qu’avaient placés les Slovaques en l’Autriche durant<br />

la révolution <strong>de</strong> 1848-1849 et leur association durant cette pério<strong>de</strong><br />

s’étaient en effet avérées être <strong>de</strong>s erreurs historiques 7 . Hodža n’était pas<br />

un observateur impartial mais véritablement un activiste engagé dans<br />

les affaires nationales. Et ce, dans plusieurs domaines 8 . En 1848, il<br />

s’engagea directement dans la création d’une division <strong>de</strong> fantassins<br />

slovaques, soumise à l’État-major autrichien, et prit part à la première<br />

expédition menée contre les Hongrois. Elle ne se termina pas <strong>de</strong> manière<br />

glorieuse pour lui puisqu’il quitta la division après la première<br />

échauffourée, ce qui lui valut <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>vant un tribunal militaire pour<br />

désertion. Cela ne freina toutefois pas son engouement : il continua à<br />

participer à la préparation <strong>de</strong> ce que l’on appelle les « insurrections<br />

slovaques » contre les Hongrois. Le gouvernement hongrois <strong>de</strong> Lajos<br />

Kossuth ordonna son arrestation et publia un mandat d’arrêt contre lui<br />

(tout comme il l’avait fait contre les autres meneurs <strong>de</strong>s insurrections,<br />

Štúr et Hurban). Les autorités <strong>de</strong> Vienne l’honorèrent néanmoins en lui<br />

[10]<br />

7 - L’attitu<strong>de</strong> prise par les<br />

Slovaques durant la<br />

révolution <strong>de</strong> 1848 trouve<br />

ses racines dans le conflit<br />

qui les opposait aux<br />

Hongrois et qui s’était<br />

intensifié durant les années<br />

1840. Deux idées<br />

s’opposaient : celle du<br />

mouvement national<br />

slovaque qui entrait à cette<br />

époque dans une phase <strong>de</strong><br />

cristallisation <strong>de</strong> son<br />

programme politique et<br />

considérait le royaume <strong>de</strong><br />

Hongrie comme une patrie<br />

commune, et celle du<br />

mouvement national <strong>de</strong>s<br />

Hongrois qui voulaient<br />

transformer leur État<br />

multiethnique en État<br />

national. L’unification <strong>de</strong> la<br />

langue, décidée par décret<br />

en 1840, <strong>de</strong>vait servir ce<br />

but : la langue hongroise<br />

<strong>de</strong>vait être utilisée non<br />

seulement dans les écoles<br />

et dans l’administration,<br />

mais également dans les<br />

églises.<br />

8 - Il est à l’origine, avec<br />

Štúr et Jozef Miloslav<br />

Hurban, d’un projet <strong>de</strong><br />

codification <strong>de</strong> la langue<br />

slovaque (1843) ; en 1844,<br />

il fut le cofondateur <strong>de</strong><br />

l’association Tatrín ; il fut,<br />

en mai 1848, l’un <strong>de</strong>s<br />

initiateurs <strong>de</strong>s « Žiadosti<br />

slovenského národa » (Les<br />

Deman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la nation<br />

slovaque), une pétition<br />

<strong>de</strong>stinées aux autorités<br />

viennoises par laquelle les<br />

Slovaques se déclaraient<br />

pour l’égalité <strong>de</strong>s droits<br />

avec les Hongrois et la<br />

délimitation d’un territoire<br />

propre au sein du royaume<br />

<strong>de</strong> Hongrie.


La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

Joann a Goszczyńsk a<br />

accordant en 1850 la Croix d’Or du mérite <strong>de</strong> l’empereur François-Joseph I er .<br />

La politique <strong>de</strong>s Slovaques se révéla imprévoyante et inefficace. La politique<br />

autrichienne ne résultait pas <strong>de</strong> ses obligations envers les nations slaves qui la<br />

constituaient, bien au contraire. Le régime mis en place par Bach écrasa les<br />

mouvements nationaux et culturels, augmenta la censure et réprima les activistes<br />

nationalistes les plus actifs (ou en « normalisa » une partie en leur offrant <strong>de</strong>s<br />

postes bien rémunérés dans l’administration). Pour Hodža comme pour beaucoup<br />

d’autres hommes qui avaient pris part à la vie nationale, le régime néo-absolutiste<br />

furent une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> défaitisme, <strong>de</strong> perte <strong>de</strong>s illusions et <strong>de</strong> la foi en la possibilité<br />

<strong>de</strong> relever une nation qui avait laissé passer sa chance. Dans le cas <strong>de</strong> Hodža, cela<br />

se traduisit par une révision <strong>de</strong>s conceptions antérieures ayant pour objet la nation<br />

et par une démythification <strong>de</strong> la vision romantique selon laquelle la nation slovaque<br />

avait un rôle particulier à jouer dans l’histoire.<br />

Hodža situait la nation slovaque au bas <strong>de</strong> l’échelle <strong>de</strong>s nations slaves et ne<br />

lui fit par conséquent jouer aucun rôle dans l’histoire, moins encore celui <strong>de</strong> nation<br />

choisie. Il soulignait en effet qu’une nation qui se noie dans un élément étranger<br />

perd la chance <strong>de</strong> renaître. À ce jugement négatif s’alliait pourtant une tentative <strong>de</strong><br />

justification, elle-même associée à la volonté <strong>de</strong> rejeter une partie <strong>de</strong> la<br />

responsabilité sur l’autre, sur l’étranger, c’est-à-dire sur les Hongrois qui vivaient<br />

sur le même territoire. Hodža les accusait d’ôter sa mémoire historique au peuple<br />

slovaque, <strong>de</strong> ridiculiser et <strong>de</strong> déformer ses traditions qui légitimaient pourtant son<br />

droit à la différenciation i<strong>de</strong>ntitaire. Il évoquait par exemple la légen<strong>de</strong>, répandue<br />

par l’historiographie hongroise, <strong>de</strong> la soumission <strong>de</strong>s terres slovaques par<br />

Svatopluk I en échange d’un cheval blanc à l’harnachement d’or. Il reprochait à ce<br />

fait légendaire, dont la représentation picturale était accrochée aux murs <strong>de</strong><br />

nombreuses maisons <strong>de</strong> Hongrois et <strong>de</strong> Slovaques magyarisés, d’être une<br />

falsification <strong>de</strong> la mémoire historique.<br />

Il faut souligner que Hodža ne revendiquait pas pour les Slovaques le droit <strong>de</strong><br />

se déclarer nation historique. Il affirmait cependant que le fait qu’ils n’étaient pas<br />

une nation politique, établie dans les limites d’un état, ne gageait en rien leurs<br />

aspirations nationales. Mais il considérait également que les Slovaques, par leur<br />

politique conciliatrice envers l’Autriche et l’alliance <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stin à celui <strong>de</strong> celle-ci<br />

lors <strong>de</strong> la révolution, avaient eux-mêmes enterré leur espoir <strong>de</strong> voir se réaliser leur<br />

programme national qui, comme le remarque Miroslav Hroch dans ses étu<strong>de</strong>s sur<br />

les phases <strong>de</strong>s mouvements nationalistes, peut passer pour un programme politique<br />

<strong>de</strong> substitution 9 .<br />

Il semble que déjà avant que n’éclate la révolution Hodža n’estimait pas<br />

l’Autriche outre mesure. Lorsqu’il apprit, en juillet 1848, que les Hongrois<br />

cherchaient à s’entendre avec les nations slaves qui peuplaient le<br />

royaume <strong>de</strong> Hongrie et qu’ils s’apprêtaient à arrêter le principe <strong>de</strong> leur<br />

égalité, le poète ne cacha pas qu’il considérait cette option plus proche<br />

<strong>de</strong> ses idées que celle qui consistait à pactiser avec les dirigeants<br />

viennois. Il se rapportait avec un certain scepticisme à cette issue <strong>de</strong>s<br />

[11]<br />

9 - Hroch M., V národnim<br />

zájmu. Požadavky a cíle<br />

evropských národních hnutí<br />

<strong>de</strong>vatenáctého století<br />

v komparativní perspektivě<br />

(Dans l'intérêt national.<br />

Revendications et buts <strong>de</strong>s<br />

mouvements nationaux du<br />

XIX e siècle selon une<br />

approche comparative),<br />

NLN, Prague, 1995, p. 98<br />

et suiv.


Joann a Goszczyńsk a<br />

La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

événements car il ne voyait pas d’autre option que le conflit armé 10 . Notons qu’en<br />

juillet 1849, la position <strong>de</strong>s Hongrois, plutôt désunis sur les questions nationales au<br />

début <strong>de</strong> la révolution, se modifia sensiblement : ils publièrent en effet un<br />

communiqué garantissant <strong>de</strong>s droits élargis aux différentes nations du royaume <strong>de</strong><br />

Hongrie. Mais la situation était déjà trop avancée pour que le cours <strong>de</strong>s événements<br />

puisse être arrêté.<br />

La manière dont le poète slovaque juge la situation dans les années 1850 est<br />

l’expression d’un sentiment <strong>de</strong> désespoir et d’inutilité. Hodža ne voit plus <strong>de</strong><br />

perspectives pour le mouvement national écrasé, il cherche donc dans l’individualité<br />

le secours à apporter à sa nation, il transporte le problème <strong>de</strong> la lutte pour les<br />

droits nationaux sur le terrain du messianisme individuel. Cette voie lui semble la<br />

plus évi<strong>de</strong>nte, car le héros <strong>de</strong> « Matora », le brigand Jánošik, ne se réalise pas en<br />

tant que Messie. La croyance messianique en un plan divin concernant l’Histoire est<br />

elle aussi discréditée.<br />

Le poète propose une version révisée <strong>de</strong> ses idées sur les possibilités <strong>de</strong> sa<br />

nation dans sa <strong>de</strong>rnière œuvre, son testament poétique comme il l’appelle lui-<br />

même, le poème (jamais publié) intitulé « Vieroslavin » 11 , titre que l’on pourrait<br />

traduire très librement par « glorification <strong>de</strong> la foi ». Il l’écrivit à Cieszyń, ville située<br />

alors en Autriche, où il passa les trois <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie dans un exil<br />

volontaire, qu’il avait accepté en échange d’une retraite hautement rémunérée par<br />

l’État. Le prix à payer fut son engagement à ne plus agir publiquement, ce qui<br />

signifiait son retrait <strong>de</strong> la vie nationale.<br />

La question <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> sa propre nation pose problème au poète. Celui-ci<br />

tente cette fois d’inscrire le développement <strong>de</strong> sa nation dans un schéma<br />

messianique <strong>de</strong> l’histoire. Sa conception historiosophique se base sur une vision en<br />

trois temps <strong>de</strong> l’Histoire, vision répandue à l’époque romantique, on la retrouve par<br />

exemple dans le Livre <strong>de</strong> la nation Polonaise d’Adam Mickiewicz (1799-1855) ou<br />

dans l’historiographie d’Andrzej Towiański (1799-1878). Soulignons que l’œuvre <strong>de</strong><br />

Mickiewicz, tout comme l’action <strong>de</strong> Towiański, étaient connus du milieu romantique<br />

slovaque. Conformément à cette vision en trois temps, la nation doit passer par les<br />

étapes <strong>de</strong> la chute, <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction et enfin <strong>de</strong> l’expiation et <strong>de</strong> la renaissance.<br />

Hodža situait la chute <strong>de</strong> la nation slovaque à l’époque <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong>-Moravie,<br />

c'est-à-dire aux temps mythiques <strong>de</strong> sa création. C’est alors que commença, après<br />

une courte pério<strong>de</strong> fastueuse, un millénaire d’esclavage qui constitue le <strong>de</strong>uxième<br />

maillon <strong>de</strong> l’Histoire. À cette époque, la nation subit, dans le domaine politique, une<br />

<strong>de</strong>struction systématique conduite par les Hongrois qui limitaient les<br />

droits linguistiques <strong>de</strong>s Slaves et ne reconnaissaient pas le rôle <strong>de</strong> ceux-<br />

ci dans la mise en place d’un état commun, s’en remettant à eux avec<br />

hauteur et dédain comme à <strong>de</strong>s représentants d’une nation plébéienne.<br />

Le poète slovaque faisait allusion à une expression qui s’était enracinée<br />

dans la conscience collective et qui affirmait que « Tot nem ember »,<br />

[12]<br />

10 - Voir Vongrej P.,<br />

Vyhnanec. Prípad Michal<br />

M. Hodža (L’Émigré. Le cas<br />

<strong>de</strong> M. M. Hodža), Spolok<br />

slovenských spisovateľov,<br />

Bratislava, 2000, p. 39.<br />

11 - Un choix <strong>de</strong> fragments<br />

tirés <strong>de</strong> la première partie<br />

<strong>de</strong> l’œuvre, un quart du<br />

total environ, fut publié au<br />

début du XX e siècle dans le<br />

périodique « SLOVENSKÉ<br />

POHĽADY ».


La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

Joann a Goszczyńsk a<br />

« le Slovaque n’est pas un homme » 12 . Nous nous servons ici d’une conception<br />

nationale que nous associons à Hodža, mais nous nous <strong>de</strong>vons <strong>de</strong> souligner que<br />

cette idée était déjà largement répandue avant cette étape <strong>de</strong> développement <strong>de</strong> la<br />

communauté ethnique slovaque. Ajoutons encore que le mythe <strong>de</strong> l’esclavage<br />

millénaire, très fortement ancré dans la conscience collective slovaque, est<br />

aujourd’hui encore l’un <strong>de</strong>s mythes politiques les plus utilisés dans la sphère<br />

publique 13 .<br />

La disparition <strong>de</strong> leur nation avait été favorisée par l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Slovaques<br />

eux-mêmes. Hodža incriminait les représentants <strong>de</strong> toutes les classes sociales, du<br />

peuple soumis jusqu’au clergé, en passant par la bourgeoisie et la noblesse. La<br />

bourgeoisie parce qu’elle s’était germanisée et la noblesse parce qu’elle s’était<br />

magyarisée, ce qui eut pour conséquence que ces <strong>de</strong>ux classes s’étaient d’elles-<br />

mêmes éliminées <strong>de</strong> l’univers national ; le clergé parce qu’il avait perdu son contact<br />

avec Dieu et n’avait pas mis en pratique les décrets divins. Selon le poète, cet état<br />

<strong>de</strong> fait était toutefois justifié. La nation slovaque suivait le plan <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce,<br />

elle avait en effet été nommée, choisie pour souffrir durant mille ans. Cette pério<strong>de</strong><br />

d’esclavage, <strong>de</strong> « Châtiment », était une condition essentielle à sa renaissance<br />

future. Sans elle, la nation slovaque ne pourrait pas prendre une place<br />

exceptionnelle dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité. Cette place exceptionnelle serait<br />

partagée par les Slovaques et les autres Slaves. Les Péchés, les tourments avaient<br />

une signification supérieure, le mal donnerait naissance au bien tandis que <strong>de</strong> la<br />

douleur viendrait la gran<strong>de</strong>ur.<br />

L’idée selon laquelle les Tatras étaient le berceau <strong>de</strong>s Slaves et les Slovaques<br />

la plus ancienne nation formée par ceux-ci était enracinée dans la conscience <strong>de</strong> la<br />

génération romantique slovaque. On la rencontrait dans la quasi-totalité <strong>de</strong>s<br />

conceptions missionistes, elle permettait <strong>de</strong> légitimer l’idée selon<br />

laquelle les Slovaques avaient été pré<strong>de</strong>stinés à l’importante mission<br />

historique qu’ils <strong>de</strong>vaient remplir. Dans son historiosophie messianiste,<br />

Hodža introduit toutefois un nouvel élément, en accord avec l’idée même<br />

<strong>de</strong> messianisme : c’était le fait d’avoir souffert durant mille ans qui<br />

pré<strong>de</strong>stinait les Slovaques à être une nation choisie. Le poète soulignait<br />

que les Slovaques avaient souffert pour les autres nations slaves, que<br />

c’était une souffrance voulue par Dieu et que ce sera également par Sa<br />

volonté que l’antique gloire reviendra à tous les Slaves. La renaissance<br />

<strong>de</strong>s nations slaves était cependant la condition sine qua non <strong>de</strong> la<br />

réalisation <strong>de</strong>s plans divins : elles <strong>de</strong>vaient réaliser la mission divine qui<br />

leur avait été assignée afin que les volontés <strong>de</strong> Dieu soient exaucées.<br />

Cette mission était, dans le projet <strong>de</strong> Hodža, la construction d’une<br />

communauté <strong>de</strong> nations européennes basée sur la foi dans le Christ.<br />

Sa vision d’une Europe commune étonne aujourd’hui par son<br />

actualité. Hodža voyait l’Europe commune comme la patrie idéale <strong>de</strong><br />

toutes les nations, germaniques, romanes et slaves, qui la peuplaient.<br />

Cette communauté <strong>de</strong>vait être basée sur l’idée d’unification, <strong>de</strong><br />

[13]<br />

12 - C’est une partie du<br />

dicton hongrois : Kása nem<br />

etel, taliga nem szekér, tót<br />

nem ember (La kacha n’est<br />

pas un repas, une charrette<br />

à <strong>de</strong>ux roues n’en est pas<br />

une, le Slovaque n’est pas<br />

un homme). Voir Hensel L.,<br />

« Przebudzenie narodowe<br />

Słowaków » (Le réveil<br />

national <strong>de</strong>s Slovaques),<br />

in : Przemiany fomuły<br />

polskości w drugiej połowy<br />

XIX wieku (Les<br />

modifications du concept <strong>de</strong><br />

polonité durant la secon<strong>de</strong><br />

moitié du XIX e siècle) (Sous<br />

la direction <strong>de</strong><br />

Maciejewski J.), Instytut<br />

Badań Literackich,<br />

Varsovie, 1999, p. 291.<br />

13 - Andrzej Findor<br />

présente ces relectures<br />

dans son article<br />

« Tisicročná poroba? » (Une<br />

servitu<strong>de</strong> millénaire ?), in :<br />

Mýty naše slovenské (Nos<br />

mythes slovaques) (Sous la<br />

direction <strong>de</strong> Krekovič E.,<br />

Mannová E. &<br />

Krekovičová E.), AEP,<br />

Bratislava, 2005,<br />

pp. 71-76.


Joann a Goszczyńsk a<br />

La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

compréhension mutuelle et <strong>de</strong> respect <strong>de</strong>s différences. Les valeurs chrétiennes<br />

étaient les fon<strong>de</strong>ments sur lesquels elle <strong>de</strong>vait reposer. C’était ces valeurs qui<br />

définissaient l’i<strong>de</strong>ntité européenne commune.<br />

Cette vision globalisante doit cependant être nuancée. Le projet <strong>de</strong> Hodža ne<br />

se limitait en effet pas à décrire une union supraéthnique <strong>de</strong> communautés<br />

nationales basée sur le principe du bon vouloir. À l’intérieur <strong>de</strong> cette large<br />

communauté, le poète distinguait un territoire plus petit, celui <strong>de</strong> l’Autriche, qui<br />

<strong>de</strong>vait lier, unir les nations slaves. Il voyait en l’Autriche chrétienne la garante <strong>de</strong><br />

l’aplanissement <strong>de</strong>s conflits et du maintien <strong>de</strong>s différences nationales.<br />

Dans cette œuvre, l’auteur exprimait une attitu<strong>de</strong> envers l’Autriche que l’on<br />

pourrait qualifier <strong>de</strong> loyalisme radical, voire soumis. Dans son poème, Hodža fit une<br />

déclaration <strong>de</strong> loyauté envers la patrie autrichienne, il se définit lui-même comme<br />

son fils fidèle, il souligna le mérite <strong>de</strong>s dirigeants autrichiens, <strong>de</strong> la l’impératrice<br />

Marie-Thérèse et <strong>de</strong> l’empereur François-Joseph dans le règlement <strong>de</strong> la situation<br />

juridique <strong>de</strong>s paysans. On voit affleurer ici très clairement le mythe du bon<br />

empereur répandu dans toute la Galicie, et habilement étayé par la propagan<strong>de</strong><br />

autrichienne.<br />

Le poète présentait l’Autriche comme un territoire pour les Slaves dans leur<br />

ensemble, comme la patrie <strong>de</strong> tous les Slaves. Mais surtout, il soulignait fortement<br />

sa signification pour les Slovaques. Le Slovaque « tué » dans le royaume <strong>de</strong><br />

Hongrie, « ressuscitera » en Autriche. Sa vision <strong>de</strong> la réorganisation du territoire<br />

européen s’opposait clairement avec les projets panslavistes qui plaçaient leurs<br />

espoirs en la Russie. Hodža en appelait au concept dominant <strong>de</strong> « Všeslavi », c'est-<br />

à-dire <strong>de</strong>s « slaves dans leur ensemble », sur lequel se basaient diverses variantes<br />

<strong>de</strong> l’idée slave, et liait cette conception à l’Autriche. En appelant les Slaves à se<br />

relever <strong>de</strong> leur chute, à renaître, il montre l’Autriche comme étant le lieu « <strong>de</strong> tous<br />

les Slaves » (v Rakusii mas tiež Všeslaviu : « en Autriche aussi, tu trouves tous les<br />

slaves »). Une fois encore, il tirait sa conception <strong>de</strong> la tradition gran<strong>de</strong>-morave,<br />

associée à celle <strong>de</strong> Cyrille et Métho<strong>de</strong> tout en se limitant cependant à sa version<br />

mythifiée. Hodža en soulignait <strong>de</strong>ux aspects. Il considérait la Gran<strong>de</strong>-Moravie<br />

comme, d’une part, le territoire qui fut le fon<strong>de</strong>ment (l’embryon) <strong>de</strong> la communauté<br />

slave, et d’autre part comme le lieu <strong>de</strong> la mémoire à partir duquel se répandit la<br />

mission chrétienne <strong>de</strong> Cyrille et Métho<strong>de</strong>.<br />

Dans la construction <strong>de</strong> cette communauté slave considérée comme une<br />

partie <strong>de</strong> la communauté européenne, le poète assignait un rôle particulier aux<br />

Slovaques. Ce rôle provenait du fait qu’ils étaient les héritiers <strong>de</strong> la tradition<br />

gran<strong>de</strong>-morave et qu’ils étaient une nation qui avait souffert, ce qui avait poussé<br />

Dieu à les choisir pour réaliser son plan. Cet argument principal était accompagné<br />

d’autres, qui s’inscrivaient dans le problème toujours vivace <strong>de</strong>s relations<br />

tchécoslovaques. Celles-ci avaient été fondamentalement modifiées après la<br />

codification <strong>de</strong> la langue slovaque. Hodža rappelait que c’était <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong><br />

la nation slovaque, Pavel Jozef Šáfárik, Ján Kollár et Ján Hollý qui avaient été les<br />

premiers à formuler <strong>de</strong>s idées concernant la communauté slave. À cette occasion, il<br />

[14]


La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

Joann a Goszczyńsk a<br />

en appelait aux Tchèques pour qu’ils acceptassent, pour le bien <strong>de</strong> cette<br />

communauté, la particularité <strong>de</strong> la langue slovaque.<br />

Dans la construction <strong>de</strong> sa conception <strong>de</strong> la communauté européenne idéale,<br />

Hodža n’oubliait pas les questions délicates, celles qui exigeaient d’être résolues au<br />

préalable. À côté <strong>de</strong>s relations slovaco-tchèques, celles qu’entretenaient les<br />

Slovaques avec les Hongrois méritaient qu’on y prêtât attention. Sa conception<br />

d’une patrie slave commune créée dans le cadre <strong>de</strong> l’Autriche ne s’élevait pas<br />

uniquement à l’encontre <strong>de</strong>s projets panslavistes mais également contre l’idée,<br />

chère aux Hongrois, d’un État national indépendant qui limiterait le droit national et<br />

linguistique <strong>de</strong>s Slovaques (ainsi que <strong>de</strong>s autres nations non hongroises placées<br />

dans le périmètre du royaume <strong>de</strong> Hongrie). Hodža s’opposait très violemment à<br />

cette conception politique <strong>de</strong> la nation, car il voyait en elle la manifestation <strong>de</strong> ce<br />

que l’on appellerait actuellement un colonialisme pour le moins injustifié. Dans un<br />

geste chrétien d’unification et <strong>de</strong> pardon, il considérait cependant que les Hongrois<br />

pécheurs avaient une place dans l’Europe transformée.<br />

L’utopie messianique qu’exprima Hodža considérait donc les Slovaques, et<br />

plus largement les Slaves, comme une nation choisie pour faire renaître l’Europe,<br />

elle <strong>de</strong>vait par la force <strong>de</strong>s choses influer sur la situation <strong>de</strong>s autres nations<br />

européennes qui <strong>de</strong>vaient quitter l’arène <strong>de</strong> l’Histoire. Contrairement à la majorité<br />

<strong>de</strong>s projets slavophiles ou panslavistes, le poète n’exposait pas une opposition entre<br />

Slaves et Européens, il n’opposait pas frontalement un Occi<strong>de</strong>nt « déchu » à un<br />

jeune Orient en expansion, il considérait plutôt le Slave comme un élément <strong>de</strong><br />

l’Europe et l’Europe occi<strong>de</strong>ntale vieillissante comme un territoire qui <strong>de</strong>mandait<br />

défense et soutien. Il est vrai qu’il reprochait à l’Europe son attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> colonisatrice<br />

envers les nations slaves, mais il tentait aussi <strong>de</strong> la justifier par le fait que l’Europe<br />

ne comprenait pas les vraies valeurs que possédaient ces nations. À la liste <strong>de</strong>s<br />

traits communs qu’il assignait aux Slaves, il ajoutait leur rôle <strong>de</strong> remparts du<br />

christianisme. Cet argument lui servait à légitimer la communauté élargie formée<br />

par les Slaves et le reste <strong>de</strong> l’Europe, née <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> Dieu dans le but <strong>de</strong><br />

s’opposer à la dégradation causée par l’Islam. C’est dans ce contexte<br />

qu’apparaissait aux yeux du poète la valeur fondamentale <strong>de</strong>s Slaves : la foi<br />

remplaçait chez eux les systèmes philosophiques en vigueur. Nous revenons ici à un<br />

problème déjà évoqué qui est le fait que Hodža basait tout son projet<br />

historiosophique sur sa foi dans le Christ. Puisqu’ils étaient ceux qui croient en la<br />

religion du Christ, les Slaves construiraient une nouvelle communauté, une<br />

« Nouvelle Jérusalem ». La Figure du Christ, incarnation du verbe divin, <strong>de</strong>vait<br />

<strong>de</strong>venir un modèle pour les nations appelées à renaître. Elle était un modèle pour le<br />

poète lui-même, qui s’imaginait être la nouvelle incarnation du verbe, l’homme <strong>de</strong><br />

Dieu, auquel fut assignée la mission <strong>de</strong> réveiller les nations slaves et <strong>de</strong> montrer la<br />

voie, indiquée par le Christ, qu’ils <strong>de</strong>vaient suivre pour être sauvés. C’est l’amour et<br />

la souffrance, qui faisaient partie <strong>de</strong> sa vie, qui le pré<strong>de</strong>stinaient pour ce rôle.<br />

[15]


Joann a Goszczyńsk a<br />

La nation dans les conceptions messianiques <strong>de</strong> Michal Miloslav Hodža<br />

L’historiographie <strong>de</strong> Hodža se rapproche <strong>de</strong> la variante polonaise <strong>de</strong> la pensée<br />

messianique, telle que l’incarne Towiański, en ceci que son prophétisme unilatéral<br />

expose le rôle du Christ et que la philosophie <strong>de</strong> l’histoire présentée dans le poème<br />

se base sur un fon<strong>de</strong>ment fortement religieux. Dans sa typologie du messianisme<br />

polonais, Adam Sikora décrit ce type <strong>de</strong> messianisme comme un messianisme <strong>de</strong> la<br />

foi 14 . Les <strong>de</strong>ux penseurs se retrouvent également sur d’autres conceptions telles<br />

que l’idée du développement historique en trois temps et la critique <strong>de</strong> « l’Église<br />

institutionnalisée ». Cette <strong>de</strong>rnière a été, comme on le sait, présentée dans ses<br />

cours au Collège <strong>de</strong> France (1840-1844) par Mickiewicz qui, à différents moments<br />

<strong>de</strong> sa conception historiosophique évolutive, lia le messianisme individuel,<br />

personnel, au messianisme national. De multiples trames <strong>de</strong> « Vieroslavín » vont<br />

dans le sens <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Towiański et <strong>de</strong> Mickiewicz, on ne peut pas exclure<br />

non plus que les conceptions <strong>de</strong> Jozef Hoene-Wroński 15 (1778-1853) étaient<br />

connues <strong>de</strong> Hodža. Ce thème s’inscrit toutefois déjà dans la problématique plus<br />

large <strong>de</strong>s inspirations polonaises du messianisme slovaque.<br />

Nous avons présenté rapi<strong>de</strong>ment, par la force <strong>de</strong>s choses,<br />

comment un <strong>de</strong>s messianistes slovaques, qui était d’ailleurs assez peu<br />

connu comme tel, considérait sa nation. Ses conceptions jettent une<br />

lumière nouvelle sur la position <strong>de</strong>s poètes et <strong>de</strong>s penseurs slovaques<br />

au sujet <strong>de</strong> leur vision du futur et du rôle <strong>de</strong>s Slaves. Dans les<br />

conceptions historiosophiques, comme dans les conceptions<br />

messianistes (notamment celles <strong>de</strong> Hroboň, surtout dans sa<br />

composition poétique intitulée « Slovenské iskrice ») ou missionistes<br />

(dont « Slovanstvo a svet budúcnosti » 16 <strong>de</strong> Štur est un bon exemple)<br />

qui se cristallisèrent après la révolution, la mission <strong>de</strong>s Slaves était<br />

rattachée au rôle directeur <strong>de</strong> la Russie. Hodža quant à lui situait son<br />

projet dans un autre horizon politique en voyant le futur <strong>de</strong>s Slaves<br />

dans l’orbite autrichienne. Et ce après l’accord austro-hongrois <strong>de</strong><br />

1867 qui fit <strong>de</strong> la monarchie <strong>de</strong>s Habsbourg un double État, au<br />

moment où même František Palacký, le créateur <strong>de</strong> l’austroslavisme,<br />

croyait <strong>de</strong> moins en moins à la réalisation <strong>de</strong> ses propositions et qu’il<br />

Joanna GOSZCZYŃSKA<br />

est Professeur, directrice<br />

<strong>de</strong> l’Institut <strong>de</strong><br />

Slavistique (Europe<br />

centrale et méridionale)<br />

<strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong><br />

Varsovie (Pologne)<br />

écrivait sa célèbre phrase : « Nous [= les Tchèques]<br />

étions là avant l’Autriche, nous seront encore là après<br />

elle », lui qui avait auparavant déclaré que si l’Autriche<br />

n’existait pas, il faudrait l’inventer.<br />

(Traduit du polonais par Jeremy Lambert)<br />

[16]<br />

14 - Sikora A., Myśliciele<br />

polskiego romantyzmu (Les<br />

Penseurs du romantisme<br />

polonais), Verba, Chotomów,<br />

1992, p. 10.<br />

15 - Le but recherché par Hœne-<br />

Wroński était la réforme du<br />

savoir humain et l’établissement<br />

<strong>de</strong> la vérité absolue sur la terre.<br />

Ce penseur extrêmement fécond<br />

en terme <strong>de</strong> publications se dit<br />

l’inventeur du concept <strong>de</strong><br />

« messianisme ». (NdT)<br />

16 - En français : « Les Slaves et<br />

le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’avenir » (milieu<br />

<strong>de</strong>s années 1850). Ce texte fut<br />

d’abord écrit en allemand puis<br />

traduit en russe, il fut publié<br />

dans cette langue en 1867. Les<br />

œuvres <strong>de</strong>s Hroboň et celles <strong>de</strong><br />

Štúr ont tant <strong>de</strong> points communs<br />

dans leur expression idéologique<br />

que l’on peut les considérer<br />

comme <strong>de</strong>s variantes poétiques<br />

et publicistes <strong>de</strong> la fascination<br />

qu’exerçait le panslavisme. À ceci<br />

près toutefois que le traité <strong>de</strong><br />

Štúr propose un projet<br />

historiosophique élargi et montre<br />

d’assez larges convergences avec<br />

les idéologues russes <strong>de</strong> l’époque<br />

<strong>de</strong> l’empereur Nikolaj I, alors que<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Hroboň se concentre<br />

principalement sur le rôle <strong>de</strong> la<br />

Russie dans la future renaissance<br />

<strong>de</strong>s Slaves qui doivent, selon la<br />

mission que Dieu leur a assigné,<br />

faire renaître l’humanité. Je<br />

développe ce thème dans<br />

Synowie Słowa. Myśl<br />

mesjanistyczn w słowackiej<br />

literaturze romantycznej (Les Fils<br />

du Verbe. La pensée messianique<br />

dans la littérature romantique<br />

slovaque), Wyd. Uniwersytetu<br />

Warszawskiego, Varsovie, 2008,<br />

220 p.


Julja Černjavskaja<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie<br />

biélorusse :<br />

la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

La situation historico-confessionnelle en Biélorussie du X e au XX e siècle<br />

Avant <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à l’analyse <strong>de</strong> la religion traditionnelle du peuple<br />

biélorusse, il conviendrait d’esquisser brièvement les origines historiques <strong>de</strong> la<br />

situation confessionnelle en Biélorussie, laquelle a été marqué par <strong>de</strong> fréquents<br />

troubles. Ce territoire est passé <strong>de</strong> nombreuses fois <strong>de</strong> la Pologne à la Russie et vice<br />

versa, impliquant <strong>de</strong> ce fait une « recoloration » confessionnelle <strong>de</strong> la population.<br />

Ainsi, quand elle faisait partie <strong>de</strong> la Rus’ <strong>de</strong> Kiev, la population <strong>de</strong>s terres<br />

biélorusses se convertit à l'orthodoxie, et la religion officielle <strong>de</strong>vint un marqueur <strong>de</strong><br />

conscience, du moins pour l’élite <strong>de</strong> la société : la paysannerie, c’est-à-dire la<br />

majorité, était principalement <strong>de</strong> confession païenne. C’est notamment pendant le<br />

pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Rus’ <strong>de</strong> Kiev que commença à se constituer sur le territoire <strong>de</strong> la<br />

Biélorussie tout un panthéon <strong>de</strong> nečistiki (les divinités païennes), qui plus tard<br />

accompagnèrent le Biélorusse tout au long <strong>de</strong> sa vie. Le rapport à celles-ci était<br />

ambivalent, allant <strong>de</strong> l’inimité à la sympathie.<br />

Quand les terres biélorusses furent intégrées au Grand-duché <strong>de</strong> Lituanie, la<br />

population <strong>de</strong> Biélorussie occi<strong>de</strong>ntale commença dès 1251 à se convertir


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

progressivement au catholicisme conformément à l’oukase <strong>de</strong> Mindaugas. Du reste,<br />

il ne convient pas <strong>de</strong> situer le schisme entre les orthodoxes et les catholiques à ce<br />

moment-là : ils gardaient un ensemble considérable <strong>de</strong> croyances païennes ainsi<br />

que les normes et les valeurs <strong>de</strong> vie, <strong>de</strong> droit et d’éthique qui en découlaient. En<br />

général, dans le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s paysans, la transformation confessionnelle n’était<br />

pas tout à fait consciente : les gens continuaient à recourir à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s nečistiki et à<br />

expliquer leurs chances et malchances par les actions <strong>de</strong> ceux-ci.<br />

La pério<strong>de</strong> suivante était celle <strong>de</strong> l’union du Grand-duché <strong>de</strong> Lituanie et <strong>de</strong> la<br />

Couronne polonaise (1569). La conséquence en fut une conversion massive et – à la<br />

différence <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> précé<strong>de</strong>nte – consciente <strong>de</strong> la noblesse du Grand-duché au<br />

catholicisme. Le noble catholique recevait <strong>de</strong>s privilèges juridiques qui lui donnaient<br />

la possibilité non seulement <strong>de</strong> bénéficier <strong>de</strong>s honneurs, mais aussi <strong>de</strong> s’enrichir. En<br />

ce qui concerne les serfs, leur conversion au catholicisme avait un caractère forcé et<br />

était déterminé par les volontés du noble (le « pan »). Dans les milieux<br />

professionnels et artisans <strong>de</strong>s villes, la « catholicisation » était assurée par<br />

l’enseignement en polonais (souvent gratuit) dans les collèges et les écoles jésuites.<br />

L’union <strong>de</strong> Brest-Litovsk (1596) qui tenta <strong>de</strong> réconcilier les confessions en mettant<br />

en place un moyen terme, l’uniatisme, se solda par un échec sur les terres<br />

biélorusses, contrairement à l’Ukraine.<br />

Suite au traité <strong>de</strong> Tilsit en 1807, le territoire ethnique <strong>de</strong> Biélorussie actuel fut<br />

intégré à l’empire russe. À partir <strong>de</strong> cette époque, l’orthodoxie commença à<br />

pénétrer la population aussi brutalement qu’elle en avait été extirpée. Les<br />

persécutions du catholicisme et dans l’ensemble du « début d’occi<strong>de</strong>ntalisation » <strong>de</strong><br />

la culture biélorusse acquirent un caractère particulièrement aigu après les<br />

soulèvements <strong>de</strong> 1831 et <strong>de</strong> 1863.<br />

Ainsi, les perturbations confessionnelles sur les terres biélorusses<br />

s’exprimaient « par le fer et par le feu » et portèrent préjudice en premier lieu à la<br />

paysannerie, la couche la plus nombreuse et la plus opprimée <strong>de</strong> la population.<br />

Malgré que cette couche fût à peine consciente <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong>s tempêtes qui se<br />

déchaînaient sur sa terre, les conséquences considérables <strong>de</strong> celles-ci se firent<br />

sentir sur les conceptions religieuses <strong>de</strong>s paysans biélorusses et, dans<br />

l’ensemble, sur leur image du mon<strong>de</strong>. Comme l’a montré notre étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s contes du quotidien 1 , mis par écrit au tournant <strong>de</strong>s XIX e et XX e<br />

siècles (ici nous allons profiter <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong> l’ethnographe et folkloriste<br />

Aleksandr Seržputovski [1864-1940]), une <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong><br />

l’opposition confessionnelle sur le territoire <strong>de</strong> la Biélorussie a été la<br />

formation d’une « religion paysanne » originale. Celle-ci s’est construite<br />

pas tant sur la base <strong>de</strong>s sermons <strong>de</strong> l’Église que sur la fusion<br />

symbiotique du Biélorusse avec sa terre natale. Ce type local et indigène<br />

d’i<strong>de</strong>ntité (ainsi que le type <strong>de</strong> religiosité qui lui correspond) est apparu<br />

comme le résultat <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> s’i<strong>de</strong>ntifier à une religion stable 2<br />

ou à un tout étatique stable.<br />

[18]<br />

1 – Černjavskaja J. V.,<br />

Belorus : štrihi k avtoportretu<br />

(Etničeskij<br />

samoobraz belorusa<br />

v skazkah) (Le Biélorusse :<br />

traits pour un autoportrait<br />

[Autoimage ethnique <strong>de</strong><br />

Biélorusse dans les<br />

contes]), Éd. Četyre<br />

četverti, Minsk, 2006,<br />

244 p.<br />

2 - Il faut ajouter que le<br />

processus d’i<strong>de</strong>ntification<br />

religieuse sur le territoire<br />

<strong>de</strong> la Biélorussie a été<br />

compliqué par une certaine<br />

différence <strong>de</strong> conceptions<br />

<strong>de</strong>s populations <strong>de</strong>s régions<br />

occi<strong>de</strong>ntales (traditionnellement<br />

plus catholiques)<br />

et centrales, mais aussi<br />

orientales (principalement<br />

orthodoxes). Dans le<br />

présent article, nous allons<br />

étudier plus spécialement<br />

les contes <strong>de</strong>s régions<br />

orientales et centrales <strong>de</strong> la<br />

Biélorussie.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

Bases théoriques et méthodologiques <strong>de</strong> l’analyse<br />

Nos recherches sont interdisciplinaires : elles comprennent <strong>de</strong>s éléments<br />

d’analyse sémiotico-culturelle, <strong>de</strong> sociologie du quotidien, mais aussi <strong>de</strong> folklore et<br />

d’anthropologie culturelle. Cela conditionne l’approche générale, qui, par analogie à<br />

l’aphorisme du « retour à la nature » <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau, peut être définie<br />

comme « un retour au texte ». Le texte nous apparaît comme un champ particulier<br />

<strong>de</strong> « compréhension » ou comme un prétexte à l’empathie culturologique.<br />

Ici se pose le problème du rapport entre la « compréhension » et<br />

« l’interprétation », et ce notamment dans la question <strong>de</strong> ses limites (question<br />

posée par Susan Sontag dans Contre l’interprétation en 1966). C’est pourquoi, en<br />

matière d’outil méthodologique <strong>de</strong> base, nous sommes guidée par le principe<br />

« d’idéal-type » <strong>de</strong> Max Weber 3 . Celui-ci considère que l’analyse la plus méticuleuse<br />

n’est pas capable <strong>de</strong> saisir tous les aspects du phénomène étudié. Par conséquent,<br />

la prétention à l’authenticité et à l’universalité ne doit pas être le but <strong>de</strong> l’analyse,<br />

mais bien la création d’un type idéal <strong>de</strong> « fantaisie scientifiquement disciplinée »<br />

(termes <strong>de</strong> Weber). Toutefois, cette fantaisie ne doit pas <strong>de</strong>venir « lâche » ou<br />

« étouffante » (termes <strong>de</strong> Sontag) : elle est obligée <strong>de</strong> proposer un certain<br />

« germe » invariable. De cette manière, l’idéal-type est le résultat<br />

d’une analyse scrupuleuse <strong>de</strong>s situations types, <strong>de</strong>s rapports sociaux<br />

ainsi que <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong> comportement et <strong>de</strong> perception <strong>de</strong>s agents<br />

<strong>de</strong> l’action et <strong>de</strong> l’interaction, ce qui nous apparaît comme<br />

fondamental. Nous considérons que <strong>de</strong> tels modèles se reflètent dans<br />

les textes du folklore, qui, à leur tour, se présentent comme <strong>de</strong>s<br />

segments d’un texte plus large, un texte du quotidien <strong>de</strong>s paysans<br />

biélorusses.<br />

Nous adopterons une approche double qui est celle, d’une part,<br />

<strong>de</strong> l’anthropologie culturelle et, d’autre part, du folklore. Du point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> l’anthropologie culturelle, nous partons du principe classique<br />

« at a distance » 4 <strong>de</strong> l’école « Culture et personnalité », qui propose<br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la culture à distance. Mais si Ruth Benedict, Geoffrey Gorer,<br />

Margaret Mead 5 et <strong>de</strong> nombreux autres chercheurs ont analysé la<br />

culture <strong>de</strong> pays qu’ils ne fréquentaient pas par le biais <strong>de</strong>s textes issus<br />

<strong>de</strong> cette culture, alors dans notre cas la distance entre le chercheur et<br />

l’objet est encore plus insurmontable puisqu’elle s’avère temporelle<br />

(les contes dont nous parlons ont été écrits entre les XVII e et XIX e<br />

siècles et mis par écrits par <strong>de</strong>s ethnographes à la fin du XIX e et au<br />

début du XX e siècle).<br />

Puisque nous nous basons sur <strong>de</strong>s sources folkloriques, il s’est<br />

avéré nécessaire <strong>de</strong> se référer aux travaux <strong>de</strong> mythologues et <strong>de</strong><br />

folkloristes. Les travaux <strong>de</strong> Vladimir Propp, d’Eleazar Meletinskij, <strong>de</strong><br />

Sergej Nekljudov, fondateur <strong>de</strong> l’école mo<strong>de</strong>rne du « postfolkore »,<br />

dont l’activité se développe au sein <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> sciences<br />

[19]<br />

3 – Weber M., « Obektiv-nosť<br />

poznanija v oblasti socjal’nyh<br />

nauk i socjal’noj politiki »<br />

(L’objectivité <strong>de</strong> la<br />

connaissance dans le domaine<br />

<strong>de</strong>s sciences sociales et <strong>de</strong> la<br />

politique sociale),<br />

in : Kul’turologija. XX vek<br />

(Culturologie. Le XXe siècle),<br />

Univer-sitetskaja kniga,<br />

Moscou, 1995, pp. 557-603.<br />

4 – Mead M., Metraux Ph.,<br />

The study of Culture at a<br />

Distance (L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

culture à distance), University<br />

of Chicago Press, Chicago,<br />

1953, 480 p.<br />

5 - I<strong>de</strong>m ; Gorer G.,<br />

Rickman J., The people of<br />

Great Russia : a Psychological<br />

Study (Le peuple <strong>de</strong><br />

Gran<strong>de</strong> Russie : une étu<strong>de</strong><br />

psychologique), The Gresset<br />

Press, London, 1949, 235 p. ;<br />

Dubois C., The People of Alor<br />

: a Socio-Psychological Study<br />

of an East Indian Island (Le<br />

peuple d’Alor : une étu<strong>de</strong><br />

socio-psychologique d’une île<br />

indienne orientale), University<br />

Minnesota Press, Minneapolis,<br />

1944, 654 p. ; Benedict R.,<br />

Hrizantema I meč : mo<strong>de</strong>li<br />

japonskoj kul’tury (Le<br />

chrysanthème et le saber : les<br />

modèles <strong>de</strong> la culture<br />

japonaise), ROSSPEN,<br />

Moscou, 2004, 256 p. ;<br />

Mead M., Kul’tura I mir<br />

<strong>de</strong>tstva. Izbrannye<br />

proizve<strong>de</strong>nija (La culture et le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfance. Œuvres<br />

choisies), Nauka, Moscou,<br />

1988, 429 p.


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

humaines d’État russe <strong>de</strong> Moscou (RGGU) 6 . Le recours à la méthodologie <strong>de</strong> ces<br />

auteurs se justifie par le fait que, travaillant dans la tradition folklorique, ils placent<br />

leurs recherches dans un contexte anthropologique bien plus large que l’étu<strong>de</strong><br />

traditionnelle du folklore. Ils étudient le folklore comme un réservoir d’habitus qui<br />

déterminent le tableau du mon<strong>de</strong>, les modèles quotidiens <strong>de</strong> vie ainsi que les<br />

stratégies <strong>de</strong> comportement et d’action <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong> la culture.<br />

La théorie <strong>de</strong> l’habitus <strong>de</strong> Pierre Bourdieu est pour nous fondamentale.<br />

L’habitus est un système <strong>de</strong> dispositions transposables (d’orientations,<br />

<strong>de</strong> valeurs, <strong>de</strong> schémas <strong>de</strong> perception et d’action), qui se structurent<br />

<strong>de</strong> l’extérieur (par le pouvoir, la situation socioculturelle, la langue,<br />

etc.) et qui en même temps structurent « <strong>de</strong> l’intérieur » 7 le champ <strong>de</strong><br />

la culture. Le concept d’habitus est irremplaçable pour l’analyse <strong>de</strong><br />

textes <strong>de</strong> la culture traditionnelle : il indique le mécanisme <strong>de</strong><br />

conservation <strong>de</strong> cette tradition ainsi que <strong>de</strong>s changements qui y ont<br />

été apportés par les gens. « L’habitus du sacré » est, dans n’importe<br />

quelle culture, un <strong>de</strong>s plus importants. L’agent <strong>de</strong> la culture le traite à<br />

la fois comme le plus haut <strong>de</strong>ssein et comme une activité quotidienne.<br />

Le but <strong>de</strong> l’article sera <strong>de</strong> définir l’habitus du sacré dans la culture<br />

traditionnelle biélorusse.<br />

Pour ce faire, notre étu<strong>de</strong> s’appuiera sur <strong>de</strong>s textes folkloriques<br />

et plus particulièrement <strong>de</strong>s contes biélorusses du quotidien. Notre<br />

choix a été motivé par une série <strong>de</strong> raisons. Premièrement, le folklore<br />

donne la représentation d’un ordre stable <strong>de</strong>s choses et, par<br />

conséquent, du quotidien, compris comme une sphère spécifique du<br />

rapport entre le sacré et le séculier. Deuxièmement, c’est précisément<br />

dans le folklore (et surtout dans les contes) que se transmet<br />

concrètement le lien entre les rôles social et linguistique, mais aussi<br />

sacré et profane, <strong>de</strong>s agents. Troisièmement, les contes révèlent <strong>de</strong>s<br />

modèles typiques <strong>de</strong> comportement qui font office <strong>de</strong> point <strong>de</strong> repère<br />

pour les nouvelles générations. Enfin, le plus important : les contes<br />

donnent une image vivante du héros. Dans notre cas, il s’agit <strong>de</strong><br />

l’image <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong>s saints, <strong>de</strong>s prêtes et <strong>de</strong>s « saints hommes ». Les<br />

sources servant <strong>de</strong> matériel pour l’article sont constituées <strong>de</strong>s contes<br />

réunis par Seržputovskij ainsi que d’une série <strong>de</strong> textes <strong>de</strong> la même<br />

époque provenant <strong>de</strong>s recueils d’autres chercheurs.<br />

L’image <strong>de</strong> Dieu dans le conte biélorusse : mystique et pragmatique<br />

La religion traditionnelle du Biélorusse se construit autour <strong>de</strong> son<br />

lien avec la terre, comprise comme un capital tant économique que<br />

symbolique. C’est <strong>de</strong> là que proviennent non seulement les<br />

représentations païennes 8 liées aux esprits impurs (les nečistki que<br />

[20]<br />

6 – Bogdanov K.,<br />

Povsednevnosť i mifologija.<br />

Issledovanie po semiotike<br />

foľklornoj <strong>de</strong>jstvuteľnosti (Le<br />

quotidien et la mythologie.<br />

Recherches sur la sémiotique<br />

<strong>de</strong> la réalité folklorique),<br />

Isskustvo, Saint-<br />

Pétersbourg, 2001, 438 p. ;<br />

Nekljudov S. J., « Istoričeskij<br />

narrativ : meždu “reaľnoj<br />

<strong>de</strong>jstvitel’nosťju” i foľklornomifologičeskoj<br />

shemoj »<br />

(« La narration historique :<br />

entre "réalité réelle" et<br />

schéma mytho-folklorique »),<br />

in : Mifologija i<br />

povsednevnosť (Mythologie<br />

et quotidien), RGGU, Saint-<br />

Pétersbourg, 1998,<br />

pp. 288-292 ;<br />

Nekludov S. J., Struktura<br />

i funkcija mifa (Structure et<br />

fonction du mythe), in : Mify<br />

v sovremennoj Rossii (Les<br />

mythes dans la Russie<br />

mo<strong>de</strong>rne), AIRO-HH,<br />

Moscou, 2000, pp. 17-38 ;<br />

Meletinskij E. M., Poetika<br />

mifa, Vostočnaja literatura<br />

RAN, Moscou, 1995, 408 p. ;<br />

Propp V. J., Morfologija<br />

skazki (La morphologie du<br />

conte merveilleux), Nauka,<br />

Moscou, 1969, 128 p. ; etc.<br />

7 – Bourdieu P., Načala (Le<br />

début), Socio-Logos, Moscou,<br />

1994, pp. 193-194.<br />

8 - Du reste, nous sommes<br />

loin <strong>de</strong> considérer le<br />

paganisme comme une<br />

« religion véritablement<br />

biélorusse », comme le<br />

pensent <strong>de</strong> nombreux<br />

chercheurs biélorusses<br />

contemporains, qui<br />

l’opposent au christianisme.<br />

À notre avis, <strong>de</strong> telles<br />

opinions ne se basent pas<br />

tant sur <strong>de</strong>s objectifs<br />

scientifiques<br />

qu’idéologiques : ils<br />

opposent à l’orthodoxie<br />

« russe » le paganisme<br />

« biélorusse », réclamé en<br />

qualité <strong>de</strong> base<br />

métaphysique pour se<br />

distancier <strong>de</strong> la Russie<br />

contemporaine. De cette<br />

manière, nous avons affaire<br />

ici à un phénomène <strong>de</strong><br />

« téléologie rétrospective »<br />

(termes <strong>de</strong> Louis Althusser).


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

sont les gumennik 9 , ovinnik 10 , hlevnik 11 , rusalki 12 , vodjaniki 13 , etc.), mais surtout<br />

l’image du Dieu « terrestre », « paysan ».<br />

Dans la conscience populaire, l’image <strong>de</strong> Dieu est polysémique. Les<br />

contes contiennent une image « déiste » <strong>de</strong> Dieu, qui a créé la terre ainsi<br />

que tout ce qui s’y trouve pour les hommes ; pour lui-même il a créé le<br />

ciel, où il s’est caché <strong>de</strong>s péchés humains. Il existe aussi une image<br />

« apocryphe » <strong>de</strong> Dieu, propre à <strong>de</strong> nombreuses cultures traditionnelles :<br />

« Dieu est juste, mais très fâché. Il ne pardonnera jamais le mal. » 14 Ici le<br />

problème <strong>de</strong> théodicée est résolu par <strong>de</strong>s « moyens locaux » : « Si Dieu le<br />

voulait, il anéantirait tous les diables, tous les esprits malins et<br />

l’abomination, il ne le fait cependant pas pour que les gens aient peur,<br />

sinon ils oublieraient Dieu lui-même. » 15 Il y a également une image<br />

« transcendante » <strong>de</strong> Dieu : la légen<strong>de</strong> insiste sur le fait qu’il y a<br />

simplement <strong>de</strong>s dieux et un Dieu au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s dieux 16 . À la différence<br />

<strong>de</strong>s « simples dieux », le Dieu qui est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s dieux ne possè<strong>de</strong> pas<br />

d’apparence anthropomorphe, il est plutôt i<strong>de</strong>ntique au Destin, au Fatum.<br />

Toutefois, l’image du « Dieu terrestre, paysan » est la plus<br />

répandue. La création du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’homme, l’accoutumance <strong>de</strong><br />

l’homme au travail et l’établissement d’un ethos du travail, constituant le<br />

cœur <strong>de</strong> la vie du paysan biélorusse, sont notamment liés à celle-ci.<br />

« Jadis les gens étaient bêtes ; ils ne pouvaient rien faire » 17 , c’est<br />

pourquoi le Christ et la Mère <strong>de</strong> Dieu se sont rendus sur terre et ont<br />

enseigné « comment vivre sur terre, comment cultiver la terre pour que<br />

chaque chose profite à l’homme » 18 . Le travail tout comme l’esprit<br />

pratique sont jugés agréables à Dieu.<br />

L’exemple <strong>de</strong> Dieu se ressent dans la concrétisation <strong>de</strong> l’activité<br />

humaine. Pendant l’âge d’or, Dieu (le Christ) est venu chez les hommes<br />

et, « comme un frère, il leur enseigna comment vivre sur terre et<br />

comment engendrer <strong>de</strong>s enfants, engendrer et élever <strong>de</strong>s enfants et<br />

combler la terre… Les gens, comme <strong>de</strong>s fleurs, fleurissaient, vivaient<br />

comme <strong>de</strong>s oiseaux dans le ciel ou <strong>de</strong>s poissons dans l’eau. Ils se<br />

servaient <strong>de</strong> ce qu’ils trouvaient et ne craignaient ni le malheur, ni la<br />

pauvreté. Mais qu’est-ce que la vie ? Ainsi vivent les bêtes <strong>de</strong>s forêts et<br />

les morceaux <strong>de</strong> bois. L’ayant remarqué, Dieu se mit à apprendre aux<br />

hommes comment attraper plus facilement du gibier, comment se faire<br />

<strong>de</strong>s vêtements, comment s’abriter lors <strong>de</strong>s intempéries, comment attraper<br />

les poissons, <strong>de</strong>s bêtes, <strong>de</strong>s oiseaux. Et les hommes comprirent que celui<br />

que Dieu avait pourvu <strong>de</strong> raison pouvait faire ce qu’il voulait » 19 . C’est<br />

cependant le travail qui est reconnu comme le plus honorable sur terre : il<br />

est réformateur comme les actions <strong>de</strong> Dieu qui a créé la terre. De cette<br />

manière, Dieu sanctionne « le rapport au mon<strong>de</strong> tout comme à<br />

l’exploitation <strong>de</strong> la terre » 20 et, par conséquent, un respect particulier pour<br />

le travail <strong>de</strong>s paysans.<br />

[21]<br />

9 - Dans la mythologie<br />

russe, le gumennik est un<br />

esprit démoniaque <strong>de</strong> la<br />

grange (gymno), lieu où l’on<br />

séchait le blé. Le gumennik<br />

peut y mettre le feu s’il est<br />

mécontent. (NdT)<br />

10 - L’ovinnik est un esprit<br />

féroce qui se cache dans le<br />

séchoir à blé. Selon les<br />

régions, il est représenté<br />

sous les traits d’un chat noir<br />

aux yeux noirs, d’un mouton<br />

ou d’un mort. Il est difficile<br />

d’amadouer l’ovinnik, dont<br />

le rôle principal est <strong>de</strong><br />

surveiller la grange. La<br />

croyance aux méfaits <strong>de</strong><br />

l’ovinnik vient du fait que le<br />

séchoir à blé (ovin)<br />

fonctionne avec un feu<br />

ouvert, lequel a plus d’une<br />

fois fait <strong>de</strong>s ravages. (NdT)<br />

11 - Le hlevnik est l’esprit<br />

<strong>de</strong> l’étable (hlev). (NdT)<br />

12 - Sous ses apparences<br />

<strong>de</strong> belle jeune fille, la<br />

rusalka est une ondine,<br />

proche <strong>de</strong> la sirène, vivant<br />

dans les rivières. (NdT)<br />

13 - Esprit malin <strong>de</strong>s eaux,<br />

le vodjanik est aussi appelé<br />

vodjanoj. Ressemblant à un<br />

vieillard, il pousse les gens<br />

dans l’eau et les noie. (NdT)<br />

14 - Seržputojskij A. K.,<br />

Prymh i zabobony belarusajpalešukoj<br />

(Croyances et<br />

superstitions du peuple<br />

biélorusse polésien),<br />

Universiteckae, Minsk,<br />

1998, p. 236.<br />

15 - I<strong>de</strong>m.<br />

16 - Legendy i padannyi<br />

(Légen<strong>de</strong>s religieuses et<br />

légen<strong>de</strong>s locales),<br />

Grynblat M. & Gruski A.<br />

(dir.), Navuka i Tehnika,<br />

Minsk, 1983, p. 40.<br />

17 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki i anavjadanni<br />

belarucaj Sluckaga poveta<br />

(Contes et récits du district<br />

<strong>de</strong> Sluck), Universiteckae,<br />

Minsk, 2000, p. 105.<br />

18 - I<strong>de</strong>m.<br />

19 – Seržputojski A. K.,<br />

Prymh... Op. cit., p. 125.<br />

20 - En Biélorussie, par le<br />

mot russe « hozjajstvo »<br />

(« gaspadarka » en<br />

biélorusse), on entend la<br />

propriété paysanne (la<br />

maison, la parcelle <strong>de</strong> terre,<br />

le potager, le bétail<br />

domestique, etc.).


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Dans le conte « Le chasseur et le pêcheur », <strong>de</strong>ux frères refusaient <strong>de</strong> suivre<br />

le même parcours que leur père : l’agriculture. L’un <strong>de</strong>vint chasseur : « Les gens<br />

allaient au travail alors que lui, il épaulait son fusil et, hop, allait dans la forêt ou le<br />

marais. Il traînait là toute la journée et revenait à la maison les mains vi<strong>de</strong>s, affamé<br />

comme un loup. » 21 Le <strong>de</strong>uxième frère « restait assis jour et nuit au bord <strong>de</strong> la<br />

rivière et pêchait <strong>de</strong>s poissons. Il attrapait un tas <strong>de</strong> tout petits poissons : <strong>de</strong> quelle<br />

utilité étaient-ils pour le ménage ? » 22 Il n’y eut rien d’étonnant à ce que, quand le<br />

père se fit vieux, la propriété <strong>de</strong>vint si délabrée qu’il n’avait plus rien à offrir au<br />

sage voyageur qui se présenta. Le pèlerin partagea sa propre aumône avec les fils<br />

et dit avec du bon sens : « Ainsi, vous voyez, il [le père] est vieux, il s’est nourri et<br />

vous a nourri grâce à son exploitation ; sans cette exploitation, vous, jeunes et<br />

robustes que vous êtes, ne pouvez pas survivre. » 23 Remarquons que sous les traits<br />

<strong>de</strong> « sage », <strong>de</strong> « pèlerin » se cache souvent Dieu en personne.<br />

Ainsi, le travail peut porter ses fruits ; s’il ne le peut, il n’est pas considéré<br />

comme véritable car, étant donné par Dieu, il dépend, bien que dans une moindre<br />

mesure que l’agriculture, <strong>de</strong>s efforts journaliers et <strong>de</strong> la conséquence <strong>de</strong>s actions.<br />

C’est pourquoi tant le chasseur que le pêcheur (et d’autres professions <strong>de</strong> village<br />

comme le forgeron, le meunier, etc.) sont constamment associés au diable dans la<br />

conscience populaire, car ils font contrepoids au paysan (ou comme il s’appelle lui-<br />

même le « moujik »), qui accomplit un travail saint. Il est probable que le rejet <strong>de</strong><br />

l’image <strong>de</strong> « l’étranger » (du pan, du citadin, du soldat, du juif, etc.), liée à <strong>de</strong>s<br />

professions non-champêtres, joue ici un rôle significatif.<br />

En raison <strong>de</strong> l’égoïsme humain, Dieu apparaît <strong>de</strong> plus en plus rarement sur<br />

terre sous sa « vraie » apparence traditionnelle et il ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus en plus rarement<br />

l’homme dans ses détresses : « Avant, quand les hommes respectaient Dieu et lui<br />

obéissaient, Il leur donnait tout ce qu’il fallait, mais maintenant les jeunes ont<br />

complètement oublié Dieu, et c’est <strong>de</strong> là que viennent tous les malheurs… » 24 Par<br />

contre, si l’homme croit en Dieu et suit ses conseils, il reçoit une récompense.<br />

Comme nous l’avons déjà noté, au moment où ces contes dont nous parlons furent<br />

couchés sur le papier (fin du XIX e – début du XX e siècle), Dieu est représenté, en<br />

règle générale, sous la forme d’un misérable pèlerin, d’un vieillard. Il voyage parce<br />

qu’il est nécessaire à chacun et qu’il doit partager son attention entre tous. C’est<br />

pourquoi il existe une représentation selon laquelle les rapports entre Dieu et les<br />

hommes se développent non pas avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Église, mais « face à face ». C’est<br />

<strong>de</strong> là que vient le sujet le plus populaire <strong>de</strong>s contes, qui est justement lié au contact<br />

direct entre Dieu et l’homme.<br />

Dans un conte, une femme qui avait donné du kvas à Dieu (qui s’était<br />

présenté sous la forme d’un pèlerin) est guérie <strong>de</strong> sa stérilité. Elle voit en rêve une<br />

haute montagne (image du paradis). Trois jeunes filles s’y promènent : ce sont trois<br />

déesses du Sort (Doli). L’une tresse une couronne <strong>de</strong> chardon et <strong>de</strong> sonchus, la<br />

<strong>de</strong>uxième d’épines et <strong>de</strong> branches, la troisième <strong>de</strong> seigle et <strong>de</strong> blé avec <strong>de</strong>s fleurs.<br />

Les jeunes filles débattent pour savoir à laquelle d’entre elles échoira<br />

l’enfant conçu. Finalement, elles déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> faire comme Dieu<br />

[22]<br />

21 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 74.<br />

22 - I<strong>de</strong>m.<br />

23 - Ibid., p. 76.<br />

24 - Seržputojski A. K.,<br />

Prymh..., Op. cit., p. 237.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

l’ordonnera. Dans ce but, elles jettent une fleur en l’air. La troisième l’attrape. Un<br />

petit garçon naît et connaît une vie heureuse <strong>de</strong> paysan 25 . Ici s’entrelacent<br />

étroitement <strong>de</strong>s symboles culturels populaires : la récompense pour la bienveillance<br />

envers un faible vieillard (en effet, la femme ignore qu’elle donne du kvas à Dieu en<br />

personne), envers Dieu et le Sort, le fatalisme <strong>de</strong> ce qui est écrit « dans la<br />

<strong>de</strong>stinée », l’appel à Dieu dans une situation <strong>de</strong> choix. Deux moments méritent une<br />

attention particulière.<br />

Le premier tient au fait que Dieu est plus fort que le Sort. Il est comparable<br />

aux mythes grecs où le Destin antique est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s dieux. Il est probable que<br />

les rapports inversés <strong>de</strong> Dieu et du Sort soient liés au monothéisme chrétien.<br />

L’immense force <strong>de</strong> Dieu peut s’expliquer par le fait que le Sort se présente sous la<br />

forme d’une femme et Dieu sous l’apparence d’un homme rendu sage par la vie. Le<br />

<strong>de</strong>uxième moment concerne les modèles <strong>de</strong> la vie future, symbolisés par les<br />

couronnes <strong>de</strong>s jeunes filles : la couronne <strong>de</strong> sonchus et <strong>de</strong> chardon présume une vie<br />

<strong>de</strong> pêcheur ou <strong>de</strong> voyageur ; la couronne d’épines et <strong>de</strong> branches évoque celle <strong>de</strong><br />

chasseur ; la couronne <strong>de</strong> seigle, <strong>de</strong> blé et <strong>de</strong> fleurs celle <strong>de</strong> paysan. Dieu fait<br />

comprendre que c’est précisément au <strong>de</strong>rnier type d’activité que va sa préférence.<br />

Remarquons que dans la couronne sont entrelacées <strong>de</strong>s fleurs : cela signifie que le<br />

travail du paysan ne suppose pas seulement <strong>de</strong>s efforts, mais aussi la joie <strong>de</strong> vivre<br />

dans un mon<strong>de</strong> merveilleux :<br />

Il gar<strong>de</strong> les oies et il regar<strong>de</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu, les alentours sont tellement beaux<br />

qu’il en est joyeux. Le soleil lumineux brille et dégage <strong>de</strong> la chaleur comme une<br />

mère sur son enfant. Un petit vent berce doucement les vertes branches sur les<br />

saules, la rivière luit à travers les rares buissons <strong>de</strong> noisetier comme un miroir… 26<br />

Comme nous le voyons, Dieu ne donne pas ses recommandations <strong>de</strong> manière<br />

littérale. Il préfère un « chemin détourné », une forme symbolique d’expression. En<br />

vérité, c’est en cela que se trouve le mysticisme, que se fait sentir l’essence<br />

ésotérique, laquelle se manifeste à travers les normes pragmatiques et prosaïques<br />

<strong>de</strong> la vie champêtre.<br />

Le fait suivant est lui aussi remarquable : malgré le « déplacement »<br />

purement païen <strong>de</strong> Dieu sur terre, ces caractéristiques <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> Dieu se<br />

reflètent dans la conception du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse. Celles-ci sont<br />

propres au christianisme canonique : Dieu est sage, tout-puissant, omniscient et<br />

surtout bienveillant. L’homme a été créé à Son image. Dieu n’a pas seulement créé<br />

l’homme, Il a aussi créé le mon<strong>de</strong> : la création biblique du mon<strong>de</strong> se concrétise à<br />

peine, émanant d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie unique, qui est un signe à la paysannerie<br />

biélorusse mais ne s’oppose pas à l’enseignement du Christ.<br />

[23]<br />

25 - Ibid., p. 285.<br />

26 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 213.


Les médiateurs « entre le mon<strong>de</strong> et la vérité » 27<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

À l’analyse du phénomène <strong>de</strong> dévotion populaire du Biélorusse, le rapport<br />

ironique et souvent négatif aux serviteurs du culte et même aux saints canoniques<br />

saute aux yeux. Il est probable que cela soit lié à leur rôle d’intermédiaire :<br />

Dieu n’écoute pas celui qui est capable <strong>de</strong> bien le solliciter sans le prier, il écoute<br />

celui qui soupire sincèrement et lève les yeux vers Lui. Dieu n’écoute jamais les<br />

popes et les prêtres parce qu’ils ne prient pas, ils ne font que radoter et chanter<br />

comme <strong>de</strong>s coqs qui ont sorti leur queue. 28<br />

Il est remarquable que les prêtres orthodoxes et catholiques soient mentionnés<br />

ensemble. La raison <strong>de</strong> la méfiance envers eux est évi<strong>de</strong>nte : comme<br />

nous l’avons montré plus haut, pendant plusieurs siècles, le paysan<br />

biélorusse a plus d’une fois été contraint <strong>de</strong> se convertir soit à l’une soit<br />

à l’autre religion. Le modèle <strong>de</strong> l’office divin, sa langue et surtout l’esprit<br />

même du culte changeaient. C’est pourquoi la relation « face à face »<br />

est <strong>de</strong>venue le seul lien possible avec Dieu : en venant à l’homme<br />

« comme un frère », Dieu en personne lui donnait cette possibilité.<br />

La caractéristique la plus fondamentale du prêtre est paradoxale,<br />

car on dit qu’il fréquente les esprits maléfiques :<br />

Le pope a une force diabolique (…) Le diable suit le pope comme son<br />

ombre. C’est pourquoi si le pope ne prie pas et ne s’asperge pas d’eau<br />

bénite, il a <strong>de</strong>s pensées coupables et un corps pécheur. Et tous les gens<br />

qui sont avec lui pèchent et surtout les femmes qui aiment tourner autour<br />

du pope et lui autour d’elles. 29<br />

En réalité, la cause principale d’une telle antipathie est très ancienne,<br />

elle est liée à la partition mythique du réel et du surnaturel, à la<br />

bénédiction <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s où le serviteur du culte joue le rôle <strong>de</strong><br />

médiateur : dans les contes, le prêtre apparaît plus que tout comme un<br />

maillon reliant non seulement les mon<strong>de</strong>s d’en bas et d’en haut, mais<br />

aussi le troisième, le « nav’ » 30 . Cela explique le sujet <strong>de</strong> nombreux<br />

contes, dans lesquels il est question du séjour constant du (ou <strong>de</strong>s)<br />

diable(s) à l'église. En fait, la spécificité « livresque » du travail <strong>de</strong> « cet<br />

homme instruit dans le village » 31 fait que l’on lui attribue un lien avec<br />

les forces maléfiques : dans la culture traditionnelle, la connaissance, et<br />

tout particulièrement la connaissance sacrée, recèle un certain danger,<br />

constitue une forme <strong>de</strong> transgression. C’est pourquoi, d’après les<br />

représentations paysannes, il ne sert à rien au saint homme d’aller à<br />

l’église.<br />

En effet, le prêtre, <strong>de</strong> la même manière que les autres créatures<br />

liées aux forces <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là, éveille la peur. Le rire est un moyen <strong>de</strong><br />

freiner cette peur. Ainsi, l’image du serviteur du culte dans les contes<br />

[24]<br />

27 - Jurij Lotman a appelé<br />

les serviteurs du culte <strong>de</strong>s<br />

« médiateurs entre le<br />

mon<strong>de</strong> et la vérité ».<br />

Voir : Lotman J. M.,<br />

« “Izgoj” i “izgojničestvo”<br />

kak socjal’nopsikhologičeskaja<br />

pozicija<br />

v russkoj kul’ture<br />

preimuščestvenno<br />

dopetrovskogo perioda »<br />

(Le “proscrit” et la<br />

“proscription” comme une<br />

position sociopsychologique<br />

dans la<br />

culture russe<br />

principalement pendant la<br />

pério<strong>de</strong> d’avant Pierre I er ),<br />

in : Istorija i tipologija<br />

russkoj kul’tury (Histoire et<br />

typologie <strong>de</strong> la culture<br />

russe), Iskusstvo, Saint-<br />

Pétersbourg, 2002, p. 225.<br />

28 - Seržputojski A. K.,<br />

Prymh..., Op. cit., p. 72.<br />

29 - I<strong>de</strong>m.<br />

30 - Ce mot vient <strong>de</strong> la<br />

mythologie slave. Aux<br />

temps du paganisme, le<br />

mon<strong>de</strong> se divisait en<br />

« jav’ » et en « nav’ », en<br />

un mon<strong>de</strong> réel et un mon<strong>de</strong><br />

métaphysique, magique.<br />

Quand les Slaves <strong>de</strong> l’Est se<br />

sont convertis au<br />

christianisme, le « jav’ »<br />

est tout simplement <strong>de</strong>venu<br />

le mon<strong>de</strong> d’en bas, celui<br />

dans lequel les hommes<br />

vivent. Par contre, le<br />

« nav’ » est <strong>de</strong>venu le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enchantements,<br />

<strong>de</strong> la sorcellerie, le mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s anciens dieux païens,<br />

<strong>de</strong>s rusalki (voir note 11) et<br />

<strong>de</strong>s sorcières. Dans le<br />

présent contexte, l’auteur<br />

veut dire que le prêtre<br />

combine ses propres<br />

fonctions avec celle <strong>de</strong><br />

chamane. (NdT)<br />

31 - Ulaščyk М., Vybranae<br />

(Œuvres choisies),<br />

Belaruski knigazbor, Minsk,<br />

2001, p. 31.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

est comique voire satirique. Le bon sens du paysan ne peut ignorer l’inadéquation<br />

<strong>de</strong> l’image réelle du pope (assez souvent rusé, âpre au gain et corrompu) et <strong>de</strong> son<br />

rôle d’intermédiaire entre les mon<strong>de</strong>s. De plus, le sentiment <strong>de</strong> dignité du moujik,<br />

qui comprend littéralement sa place « en-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> Dieu », ne lui permet pas <strong>de</strong><br />

prendre au sérieux ces intermédiaires. À cela s’ajoutent d’autres éléments qui<br />

jouent un rôle non négligeable : la proximité du pope avec les forts <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>,<br />

principalement avec le pan, la figure la plus négative du folklore biélorusse ; le fait<br />

que le pope et le prêtre reçoivent <strong>de</strong> l’argent réel, <strong>de</strong>s biens ; la possibilité qu’il a<br />

d’avoir une relation avec la femme d’un autre en « ca<strong>de</strong>au pour sa sainteté », etc.<br />

De ce fait, une telle tournure est caractéristique <strong>de</strong>s contes :<br />

Autrefois, les prêtres erraient <strong>de</strong> par le mon<strong>de</strong> et tournaient la tête aux gens pour<br />

qu’ils écoutent les pan, travaillent sans relâche et donnent [<strong>de</strong> l’argent] à la gloire<br />

<strong>de</strong> Dieu. Et Dieu a-t-il vu cet argent là-bas ? Les gens donnent et les prêtres<br />

bouffent avec les pan. 32<br />

À cet égard, le pope ne se différencie en rien du prêtre.<br />

Au vu d’un tel rapport à la prêtrise, l’Église ne joue pas un rôle très important<br />

dans la vie du paysan. Cela explique la <strong>de</strong>scription ironique voire satirique du<br />

service religieux dans les contes :<br />

Ne voilà-t-il pas que le clerc menait les “chérubins”, il faisait toutes les fioritures<br />

nécessaires, allongeait son long cou comme une cigogne, se mit sur la pointe <strong>de</strong>s<br />

pieds et s’allongea <strong>de</strong> tout son long, comme s’il voulait voler, pour chanter d’une<br />

petite voix délicate comme celle <strong>de</strong>s anges qui chantent dans le ciel. 33<br />

Le fait d’aller à l’église est un attribut souhaitable mais pas obligatoire <strong>de</strong> la vie du<br />

paysan, il a beaucoup moins <strong>de</strong> signification que le travail : « Le travailleur n’a pas<br />

le temps d’aller à l’église, en plus les travailleurs <strong>de</strong>s popes n’y vont jamais. » 34 Les<br />

chercheurs et les mémorialistes (Mikalaj Ulaščyk, Vladimir Korotkevič, Aleksandr<br />

Bogdanovič, etc.) en témoignent : si en hiver, pendant la pério<strong>de</strong> creuse, les gens<br />

allaient à l’église, en été, ils n’avaient pas le temps. Par contre, il faut remarquer<br />

que la communauté russe allait à l’église même pendant la pério<strong>de</strong> la plus chau<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la moisson.<br />

Les images <strong>de</strong> saints dans les contes ne sont pas univoques. D’un côté, la<br />

mission du saint est <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Dieu la clémence pour les gens (saint Nikolaj et<br />

la Mère <strong>de</strong> Dieu remplissent très souvent cette fonction). D’un autre côté, les<br />

images <strong>de</strong> saints sont souvent trop terrestres. Saint Pëtr, par exemple, aime se<br />

remplir le ventre <strong>de</strong> nourriture gratuite, il vole même du pain à saint Boris ou, dans<br />

une autre variante <strong>de</strong> la légen<strong>de</strong>, au Christ (« D’où sont venus les champignons »).<br />

En général, le vol par les saints est un thème fréquent dans le folklore. Les saints<br />

n’ont pas seulement <strong>de</strong>s défauts (fainéantise, égoïsme, etc.), ils accomplissent en<br />

plus <strong>de</strong>s choses qui sont considérées par le peuple comme <strong>de</strong> véritables péchés.<br />

Dans le conte « Le mal passe, et ne dépasse pas le bien », les saints refusent <strong>de</strong><br />

[25]<br />

32 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 238.<br />

33 – Ibid., pp. 65-66.<br />

34 - Ibid., p. 177.


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

rendre visite à une pauvre veuve qui compte sur eux pour redonner vie à son fils<br />

qui se meurt. Ils préfèrent rester couchés sur le poêle dans une maison riche, « seul<br />

le Christ eut pitié et s’en alla dans la boue jusqu’au bout du village, chez la pauvre<br />

veuve. » 35<br />

L’essence terrestre <strong>de</strong>s saints se révèle dans le fait qu’ils sont souvent égaux<br />

aux hommes voire plus faibles qu’eux. Il existe une série <strong>de</strong> contes où l’on punit les<br />

saints, notamment en leur donnant les verges. Pour le paysan, le saint est un<br />

moujik pris, grâce à son succès, sous la protection <strong>de</strong> Dieu. À la différence du<br />

moujik, le saint peut accomplir <strong>de</strong>s miracles, mais secondaires : ils ne résultent pas<br />

<strong>de</strong> la nature particulière du saint, mais du fait que Dieu les leur a appris. Souvent,<br />

les miracles ne se produisent pas sur la volonté du saint, mais, au contraire, <strong>de</strong> son<br />

non-vouloir, dans le but <strong>de</strong> l’exhorter. Ainsi, d’après le conte « D’où sont venus les<br />

champignons », les champignons sont apparus grâce à l’égoïsme et la faiblesse<br />

d’esprit <strong>de</strong> saint Pëtr qui n’avait pu s’empêcher <strong>de</strong> chiper du pain :<br />

Le Christ apprit ce qu’avait fait Pëtr et lui <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> servir les gens. Pëtr voulut<br />

lui répondre, mais ne le put : il s’était bourré la bouche <strong>de</strong> pain, il le recracha et, à<br />

cet endroit, se mirent à pousser les champignons. Le Christ regarda et dit : « que<br />

cela serve les gens » 36 .<br />

Soulignons d’emblée que le Christ apparaît toujours en qualité <strong>de</strong> Dieu paysan, <strong>de</strong><br />

maître diligent : ses actions « servent » les gens. Observons les contextes dans<br />

lesquels apparaissent les motifs chrétiens. Le Christ ne punit pas ni même ne<br />

conscientise Pëtr. Étant donné que la raison d’une telle bonté n’est en rien explicitée<br />

dans le texte, la possibilité <strong>de</strong> l’expliquer est placée <strong>de</strong> manière latente dans la<br />

culture et se présente comme un « savoir original <strong>de</strong> fond » : la maxime du pardon<br />

chrétien est entrée dans la pratique spirituelle du peuple. La manière <strong>de</strong> faire le<br />

bien est remarquable : elle n’implique pas <strong>de</strong> « révolution » radicale et vient <strong>de</strong><br />

l’idée que tout mal peut être changé en bien au moyen <strong>de</strong> pensées bonnes. Cette<br />

transformation du mal en bien (le pain volé se métamorphose, par l’enchantement<br />

du Christ, en nourriture pour tous) renvoie sans aucun doute aux miracles du<br />

Christ. Toutefois, le plus important ici tient sans doute au choix que fait le<br />

Biélorusse dans sa façon <strong>de</strong> lutter contre l’injustice. En effet, que ce soit dans les<br />

contes ou dans la vie ordinaire, il opte précisément pour <strong>de</strong>s pensées bonnes et,<br />

dans l’ensemble, pour un modèle détourné <strong>de</strong> comportement. Ceci est possible car<br />

le mal s’autodétruit par la force seule <strong>de</strong> sa nature diabolique. « Il n’y a rien à faire,<br />

il faut subir car tu n’arriveras pas à vaincre le mal. » 37 Nous présumons que c’est <strong>de</strong><br />

là que vient la gran<strong>de</strong> patience, historiquement célèbre, du Biélorusse. Malgré la<br />

relativement faible religiosité du Biélorusse, on ne peut le qualifier d’athée ou<br />

d’agnostique. Il croit, mais cette foi est spécifique.<br />

[26]<br />

35 - Ibid., p. 42.<br />

36 - Ibid., p. 260.<br />

37 - Ibid., p. 201.


Deux formes <strong>de</strong> foi<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

En reprenant le titre d’un <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Martin Buber 38 , nous pouvons dire<br />

que <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> foi ont coexisté (et, dans une certaine mesure, existent encore<br />

aujourd’hui) sur le territoire biélorusse. La première est une manière <strong>de</strong> se<br />

comporter au quotidien qui consiste essentiellement à suivre les normes chrétiennes<br />

au quotidien. Le <strong>de</strong>uxième type <strong>de</strong> foi est personnifié par la figure du « saint<br />

homme ». Les <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> foi se réunissent dans une conception globale selon<br />

laquelle le mon<strong>de</strong> est multiple, que son remplissage est symbolique voire mystique<br />

et que la principale fonction <strong>de</strong> l’homme est <strong>de</strong> déchiffrer les signes divins dans la<br />

vie <strong>de</strong> tous les jours. La distinction <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> foi et <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong><br />

conduite leur correspondant peut se comprendre comme suit : la première (celle<br />

d’une morale ordinaire) se base sur l’acceptation du mal comme une part<br />

nécessaire <strong>de</strong> la vie et postule la patience comme réaction au mal, la <strong>de</strong>uxième se<br />

construit sur la distinction intuitive et claire du bien et du mal.<br />

Le premier type <strong>de</strong> foi repose sur l’idée fataliste <strong>de</strong> l’invincibilité du mal par<br />

l’homme et, en partie, sur la conviction que le mal est condamné à se détruire.<br />

Dans les contes, c’est exprimé <strong>de</strong> manière univoque <strong>de</strong>puis les simples histoires<br />

d’homme cupi<strong>de</strong> et lâche (ou <strong>de</strong> diable) qui se porte préjudice à lui-même sans le<br />

vouloir jusqu’à celles qui mettent en scène <strong>de</strong>s massacres <strong>de</strong> masse entre les<br />

membres d’une famille <strong>de</strong> bandits (« La tribu <strong>de</strong>s loups »). Dans la vision du paysan<br />

biélorusse, il est vain <strong>de</strong> punir le mal du <strong>de</strong>hors : premièrement, il s’autodétruit<br />

dans un délai fixé non pas par l’homme mais par Dieu ; <strong>de</strong>uxièmement, la tentative<br />

<strong>de</strong> l’extirper par la force produit un mal encore plus grand : « Il est bien connu que<br />

si tu détruis le mauvais, le bien disparaît. » 39<br />

Ainsi, poussé par les meilleurs motifs, le héros du conte « Les massepains »<br />

déci<strong>de</strong> d’obtenir l’égalité pour tous ; cependant, au final <strong>de</strong> ses actions, les gens se<br />

retrouvent privés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> droits encore. L’idée centrale <strong>de</strong> ce conte, comme <strong>de</strong><br />

tant d’autres, est la suivante : les tentatives <strong>de</strong> transformations sociales radicales<br />

par le biais d'actions directes mènent à la violence (ce n’est pas un hasard si<br />

l’auxiliaire du héros dans ce conte n’est pas Dieu, mais le diable). En fait, le mal n’a<br />

pas <strong>de</strong> localisation claire, il est dispersé dans le mon<strong>de</strong>, mêlé au bien et, <strong>de</strong> ce fait,<br />

il est impossible <strong>de</strong> le distinguer : « Les gens ont raison lorsqu’ils disent qu’on ne<br />

<strong>de</strong>vinera jamais où est le mal et où est le bien… » 40<br />

La <strong>de</strong>uxième forme <strong>de</strong> foi est éloignée du quotidien. Elle est représentée par<br />

<strong>de</strong>s images <strong>de</strong> gens proches <strong>de</strong> la sainteté (dans les variantes <strong>de</strong> contes « L’homme<br />

saint », « Le groin <strong>de</strong> cochon », « Le pope et l’ermite », etc.).<br />

Le héros du conte « L’homme saint » se trouve dans une situation marginale,<br />

entre les <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> foi. C’est un homme calme vivant à l’extrémité du village,<br />

ne refusant à personne ni nourriture ni logement. Les voisins le<br />

considèrent comme un saint parce qu’il est bon et qu’il va régulièrement<br />

à l’église. Un jour, un vieillard qui allait <strong>de</strong> par le mon<strong>de</strong> passa chez lui.<br />

Le « saint homme » se rendit avec lui à l’office. Pour cela, ils <strong>de</strong>vaient<br />

[27]<br />

38 - Buber M., Dva obraza<br />

very (Deux formes <strong>de</strong> foi),<br />

trad. <strong>de</strong> l’allemand par<br />

Gurevič P. S., Levit S. J. et<br />

Lezov S. V., Izdateľstvo<br />

« Respublika », Moscou,<br />

1995.<br />

39 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 108.<br />

40 - Ibid., p. 185.


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

traverser la rivière à gué. Le vieillard (un saint homme ou Dieu en personne, mais,<br />

dans le conte, ce n’est pas évi<strong>de</strong>nt à distinguer) frappa l’eau avec un bâton et elle<br />

s’écarta. Prenant conscience <strong>de</strong> la noble origine <strong>de</strong> l’hôte, le moujik refusa d’entrer<br />

dans l’église : « Je ne mérite pas d’aller avec toi dans l’église <strong>de</strong> Dieu. Vas-y seul, je<br />

resterai à la porte. » 41 Pour son humilité, le vieillard le gratifia du don <strong>de</strong> marcher<br />

sur l’eau sans se mouiller et sans être vu. Cependant, les gens ne remarquèrent pas<br />

ces changements puisqu’ils ne voyaient pas le héros quand il se trouvait dans les<br />

alentours <strong>de</strong> l’église. Dans le village le bruit courait que le saint homme avait cessé<br />

d’aller à l’office. Il n’était vu que par les diables qui vivaient dans l’église. Leur<br />

fonction était d’inscrire les péchés humains sur une peau <strong>de</strong> bœuf afin <strong>de</strong> les révéler<br />

aux forces d’En-Haut. En voyant leur zèle, notre héros sourit, il <strong>de</strong>vint visible et<br />

corporel à tel point qu’en revenant <strong>de</strong> l’église, il s’enfonça dans la rivière jusqu’à la<br />

ceinture. Toutefois, seul lui remarqua sa chute morale : c’est précisément après<br />

cela que les gens recommencèrent à le considérer comme saint (car ils le virent <strong>de</strong><br />

nouveau à l’église). Le message du conte est le suivant : « Il est bien connu que les<br />

gens ne considèrent un homme comme saint que quand il pèche car le cœur <strong>de</strong><br />

l’homme est fait <strong>de</strong> ténèbres, personne ne voit sa conscience, excepté Dieu. » 42<br />

Mais la pensée centrale du conte est plus profon<strong>de</strong>. Que reçoit l’homme en<br />

récompense pour sa « sainteté » ? Un don non applicable dans la vie. Il n’est<br />

récompensé « par rien » puisque la récompense matérielle lui pèserait dans la vie<br />

<strong>de</strong> tous les jours. Remarquons que notre héros <strong>de</strong>meure, dès le début, à l’écart, loin<br />

du voisinage. Rappelons qu’il est la personnification <strong>de</strong> l’imperceptible. Il souligne<br />

symboliquement son invisibilité : il <strong>de</strong>vient une « âme » dans la vie. Le saint ne<br />

peut rési<strong>de</strong>r dans le mon<strong>de</strong>. Il est plus facile à l’invisible <strong>de</strong> se maintenir à la<br />

hauteur <strong>de</strong> l’ascèse. Le rapprochement vers les hommes et les institutions<br />

humaines (même cultuelles) est lourd <strong>de</strong> péché. Il leur apparaît comme un rire<br />

déplacé.<br />

Dans une autre variante du conte, la situation est exprimée <strong>de</strong> manière plus<br />

précise : le héros ne rencontre pas <strong>de</strong> vieillard, n’a jamais fréquenté l’église et prie<br />

<strong>de</strong> façon païenne à la maison. Cela met en évi<strong>de</strong>nce le fait qu’il est saint<br />

précisément jusqu’au moment où il va à l’église. La preuve <strong>de</strong> sa sainteté est la<br />

même que dans la première variante : la capacité <strong>de</strong> traverser la boue sans se salir.<br />

Cela vaut la peine qu’il aille à l’église, voie le diable et sourie quand il se salit dans<br />

la boue. Toutefois, le final du conte donne <strong>de</strong> l’espoir : le pope lui permet <strong>de</strong> prier à<br />

la maison car là-bas sa prière est plus agréable à Dieu. Remarquons que cet<br />

homme ne possè<strong>de</strong> pas les merveilleuses qualités du héros du premier conte. La<br />

seule preuve <strong>de</strong> sa sainteté rési<strong>de</strong> dans le fait qu’il ne se salit pas. Par contre, son<br />

étrangeté est accentuée dans sa caractérisation « d’imbécile heureux » 43 .<br />

L’étrangeté du héros est encore plus soulignée dans le conte « Le pope et<br />

l’ermite » 44 . Depuis son enfance, il se distinguait <strong>de</strong> son entourage : dans sa<br />

jeunesse, il n’était pas étranger aux tendances révolutionnaires, puis il <strong>de</strong>vint<br />

guérisseur. Il avait une chemise qui « ne portait pas la honte » ; il priait, en sautant<br />

par-<strong>de</strong>ssus le puits et en répétant : « À toi, Dieu, à moi, Dieu ». Il était<br />

[28]<br />

41 - Ibid., p. 56.<br />

42 - Ibid., p. 57.<br />

43 - Ibid., pp. 175-177.<br />

44 - Ibid., pp. 112-116.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

capable d’aller sur l’eau sans se mouiller les pieds, à la différence du pope qui était<br />

venu chez lui en le sermonnant et qui avait failli se noyer dans une flaque. De plus,<br />

il soignait les gens et les instruisait, ce qui le distinguait aussi <strong>de</strong>s autres.<br />

En somme, les contes nous proposent trois images <strong>de</strong> la sainteté. Le premier<br />

héros est bon, hospitalier, pieux et respectueux <strong>de</strong> la vieillesse. Un tel modèle <strong>de</strong><br />

conduite idéale est, en principe, accessible à tous. Par contre, cet homme ne<br />

supporte pas l’épreuve : la récompense ne lui profite pas. Le <strong>de</strong>uxième ne possè<strong>de</strong><br />

pas les mérites du premier. Le seul qu’il partage est la prière particulière. Malgré le<br />

fait qu’il commette le même péché que le héros précé<strong>de</strong>nt, il gar<strong>de</strong> l’espoir <strong>de</strong><br />

retourner à la prière « domestique ». On suppose qu’après cela le don miraculeux<br />

lui reviendra. Quant à l’ermite, sa conduite n’entre pas dans le champ <strong>de</strong>s valeurs<br />

du peuple visiblement parce qu’il ne va pas à l’église. Ici, <strong>de</strong>ux moments sont<br />

particulièrement remarquables : premièrement, tous les trois sont réunis par la<br />

capacité <strong>de</strong> marcher sur l’eau ; <strong>de</strong>uxièmement, l’homme le plus estimable apparaît<br />

comme le moins saint. La racine <strong>de</strong> sa tragédie est sans doute l’absence<br />

d’indépendance : il est doté <strong>de</strong> qualités merveilleuses, mais, en principe, ne se<br />

distingue pas <strong>de</strong> ses voisins. Ce n’est pas un hasard que ce soit précisément lui qui<br />

soit récompensé par un don miraculeux, tandis que les <strong>de</strong>ux autres en jouissent<br />

<strong>de</strong>puis le début. Ils se sont choisi une prière dans laquelle ils peuvent réaliser leur<br />

originalité, sans ressentir la dépendance <strong>de</strong> la société. Autrement dit, il n’est pas<br />

simple pour le saint homme d’être bon : il doit avoir le courage <strong>de</strong> vivre selon ses<br />

propres mesures.<br />

Le saint est un homme capable <strong>de</strong> distinguer le bien du mal. Dans la première<br />

variante, il est doué <strong>de</strong> cette capacité en récompense pour son comportement<br />

digne ; dans la <strong>de</strong>uxième, il la possè<strong>de</strong> dès le début. Il est significatif que dans les<br />

<strong>de</strong>ux versions <strong>de</strong> conte, il est le seul qui voit le ou les diable(s) dans l’église. Outre<br />

cela, il comprend la nécessité <strong>de</strong> sa (ou leur) présence précisément dans ce lieu : la<br />

raison en est la complémentarité du bien et du mal. C’est pourquoi même le saint<br />

homme n’est pas en droit d’extirper directement le mal.<br />

Le seul moyen que le conte préconise pour combattre le mal est <strong>de</strong> lutter avec<br />

soi-même. Penchons-nous encore sur une image <strong>de</strong> l’homme idéal, telle qu’elle est<br />

présentée dans le conte « Le groin <strong>de</strong> cochon ». Le héros principal est le fils d’un<br />

apiculteur 45 , lequel était perçu comme différent. L’apiculteur vivait retiré, « seul<br />

comme un poteau. Les voisins disaient <strong>de</strong> lui qu’il n’était pas normal parce qu’il il ne<br />

vivait pas comme les gens. » 46 La mère du héros se distinguait par son goût pour la<br />

solitu<strong>de</strong>, son amour pour la nature et son inadaptation au quotidien : « On la<br />

<strong>de</strong>mandait en mariage et elle ne voulait pas en entendre parler, répliquant qu’elle<br />

n’aimait que les fleurs et les abeilles <strong>de</strong> Dieu. » 47 Le fils <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ermites qui<br />

s’aimaient était un beau jeune homme. En raison <strong>de</strong> sa beauté, les <strong>de</strong>ux tsarines<br />

(Ekaterina II et la « tsarine polonaise ») se battaient pour le jeune homme. Le<br />

jeune homme supplia Dieu <strong>de</strong> lui prendre sa beauté et d’arrêter la guerre : en vain.<br />

Ekaterina, victorieuse, ne rencontra cependant pas le bonheur : le<br />

visage du jeune homme se changea en groin <strong>de</strong> cochon au moment où<br />

[29]<br />

45 - Il s’agit d’un bortnik,<br />

c'est-à-dire d’un apiculteur<br />

<strong>de</strong>s bois. Il ne prélève que<br />

le miel d’abeilles <strong>de</strong>s bois.<br />

46 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Ibid. p. 239.<br />

47 - Ibid. p. 240.


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

l’impératrice voulut l’embrasser. Elle eut tellement peur qu’elle en mourut. Et le<br />

jeune homme, qui garda cette apparence <strong>de</strong> cochon, s’installa dans la forêt,<br />

instruisit et soigna les gens. « Et ils se mirent tous à dire : “Malgré son groin, il est<br />

un saint homme.” » 48 Le saint homme peut donc se sacrifier, en anéantissant le mal<br />

(qu’est ici la beauté) non pas du <strong>de</strong>hors, mais seulement à l’intérieur <strong>de</strong> lui-même.<br />

Il est significatif que tous les « saints hommes » vivent loin <strong>de</strong> leurs voisins,<br />

qu’ils ne sont pas semblables aux autres et capables <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s miracles. Ce n’est<br />

pas un hasard si la vie du saint au groin <strong>de</strong> cochon soit proche du canon <strong>de</strong>s vies <strong>de</strong><br />

saints. Les contes laissent transparaître l’idée que seul un homme qui se distingue<br />

<strong>de</strong>s autres peut améliorer le mon<strong>de</strong> soit en instruisant, soit en soignant, soit <strong>de</strong><br />

manière plus « visible » (rappelons la mort <strong>de</strong> Catherine).<br />

De cette manière, dans le conte biélorusse, la différence entre les <strong>de</strong>ux<br />

formes <strong>de</strong> foi s’inscrit très clairement : la justice du quotidien et la connaissance<br />

ésotérique qui se base sur la révélation. Du reste, il n’est pas tout à fait légitime <strong>de</strong><br />

limiter la version populaire biélorusse <strong>de</strong> la religion exclusivement à ces <strong>de</strong>ux<br />

variantes. Il existe un troisième aspect <strong>de</strong> la foi populaire qui réunit ces <strong>de</strong>ux<br />

formes extrêmes : la recherche du contenu métaphysique dans la vie <strong>de</strong> tous les<br />

jours.<br />

La métaphysique et le quotidien<br />

Dans les contes biélorusses du quotidien, il est remarquable que les héros<br />

expriment rarement <strong>de</strong>s jugements catégoriques. Aussi, dans une situation <strong>de</strong><br />

conflit, le paysan gagne-t-il le combat grâce au fait qu’il n’agit jamais ouvertement.<br />

Des moyens divers sont alors mis en œuvre : la ruse, la dissimulation, le<br />

louvoiement, etc. Dans « Les massepains », nous avons montré que ce modèle<br />

concerne non seulement <strong>de</strong>s situations particulières, mais aussi le rapport aux<br />

changements radicaux en général. Le chemin détourné est privilégié au détriment<br />

<strong>de</strong>s actions directes, même quand elles sont entreprises au nom du bien. Un tel<br />

modèle <strong>de</strong> conception du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> comportement s’est sans doute formé en<br />

conséquence <strong>de</strong> la vie privée <strong>de</strong> tout droit qu’était celle <strong>de</strong>s paysans sous le<br />

servage. C’est <strong>de</strong> là que vient le « mysticisme paysan », original en soi, qui suppose<br />

que chaque phénomène a un double-fond : pragmatique et sacré. Il en découle un<br />

style <strong>de</strong> pensée « à la Ésope » qui crée une métaphysique particulière, parfois bien<br />

plus raffinée, qui détruit le stéréotype du Biélorusse pragmatique, peu enclin aux<br />

matières supérieures 49 .<br />

Comme nous l’avons montré plus haut, le paysan considère que le chemin<br />

détourné du raisonnement et <strong>de</strong> l’action a été donné par Dieu. La tâche <strong>de</strong> Dieu est<br />

<strong>de</strong> « co<strong>de</strong>r » le mon<strong>de</strong>, celle <strong>de</strong> l’homme est « d’enlever les scellés » du sens<br />

empaqueté dans une forme symbolique et <strong>de</strong> démasquer l’impératif <strong>de</strong><br />

l’action et du comportement. Dans cette tâche <strong>de</strong> décodage, <strong>de</strong> tous les<br />

personnages du conte biélorusse du quotidien, ce ne sont pas les<br />

[30]<br />

48 - Ibid., p. 243.<br />

49 - Le pragmatisme est<br />

souvent considéré comme<br />

une <strong>de</strong>s qualités mentales<br />

<strong>de</strong> base du Biélorusse : il<br />

apparaît comme un topos<br />

dans son genre dans les<br />

recherches nationales et<br />

internationales.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

hommes instruits qui réussissent, mais l’unique disciple <strong>de</strong> Dieu : le moujik.<br />

Dans le conte « Le moujik et le fils du pan », un paysan entre en conflit avec<br />

un étudiant en voulant déterminer lequel <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux avait le plus grand savoir. Tandis<br />

que l’étudiant expliquait le tonnerre et l’éclair par l’électricité, le moujik les voyait<br />

comme la puissance <strong>de</strong> Dieu. Pour le jeune « savant », le feu dans le poêle restait<br />

un phénomène naturel, pour le moujik c’était la beauté même ; le chat qui se lavait<br />

avec sa patte ce n’était pas animal, mais la pureté même, la soupente la hauteur,<br />

l’eau la grâce. À la différence du jeune homme, nourri au lait <strong>de</strong>s Lumières et vivant<br />

dans le mon<strong>de</strong> limité <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la nature, le moujik voyait le double-fond <strong>de</strong><br />

chaque phénomène.<br />

Dans ce contexte, le fait le plus curieux est que le pragmatisme du Biélorusse<br />

<strong>de</strong>s contes constitue une image paradoxale sur la base <strong>de</strong> la métaphysique. Le<br />

travail <strong>de</strong> la terre est sanctionné par Dieu, le laboureur, et c’est pourquoi la moisson<br />

n’est pas seulement perçue comme la garantie d’une relative satiété mais aussi<br />

comme un miracle. Le paradis n’est pas perçu comme un jardin, par contre le jardin<br />

cultivé par le paysan est comme le paradis 50 . C’est pourquoi, dans la conscience<br />

populaire, la nécessité du travail acquiert un caractère bien plus sacré que le fait<br />

d’aller régulièrement à l’église. Et finalement, Dieu en personne est pragmatique :<br />

ses intentions, qui à première vue peuvent paraître absur<strong>de</strong>s, possè<strong>de</strong>nt toujours<br />

un plan soli<strong>de</strong> et précis et, quand son plan est violé, Dieu ne dédaigne pas refaire la<br />

création ratée. Ainsi, par exemple, le diable, s’étant assis sur la charrue pour<br />

déranger l’homme dans son travail, est transformé par Dieu en cheval 51 : par là, la<br />

force diabolique est changée en bien. Un sens caché similaire anime tous les objets<br />

et les phénomènes avec lesquels l’homme est confronté au quotidien. Et c’est<br />

pourquoi la vie <strong>de</strong> tous les jours est présentée comme importante non pas en soi,<br />

mais en tant que rapport constant <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s indissolubles, le sacré et le profane,<br />

ainsi que comme la réalisation <strong>de</strong> cette indissolubilité.<br />

Du point <strong>de</strong> vue du décodage <strong>de</strong>s sens cachés, le conte « Tout n’entre pas<br />

dans la tête » présente le plus grand intérêt. Un certain jeune homme, qui voulait<br />

savoir tout au mon<strong>de</strong>, rencontra Dieu. « “Comment veux-tu tout savoir au mon<strong>de</strong><br />

alors que tu ne vois pas ce qu’il y a <strong>de</strong>vant tes yeux ? Tout n’entre pas dans la<br />

tête”, lui dit Dieu qui prit le garçon en apprentissage. » 52 S’étant élevé dans le<br />

ciel, le disciple <strong>de</strong> Dieu vit <strong>de</strong>s choses étonnantes : un moujik qui était assis seul<br />

sur une immense hata 53 et qui criait : « Oh, comme c’est étroit ! » ; <strong>de</strong>s moutons<br />

épuisés paissant dans un pré luxuriant et <strong>de</strong>s moutons gras paissant sur une terre<br />

inculte ; un homme s’efforçant en vain d’attraper un oiseau ; et finalement, une<br />

charogne pourrissante juste aux portes du paradis. Il cracha <strong>de</strong> dégoût et alla chez<br />

Dieu, qui lui expliqua le sens tant ésotérique que moral <strong>de</strong>s faits :<br />

Que l’homme qui crie soit à l’étroit ! Il a chassé tous ses frères <strong>de</strong> la<br />

maison. Les gros moutons et les maigres, ce sont les âmes justes et les<br />

âmes pècheresses <strong>de</strong>s hommes. L’homme qui essaye d’attraper l’oiseau,<br />

c’est l’homme qui tente d’attraper son âme… Tu as craché sur la<br />

[31]<br />

50 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., pp. 76-<br />

77.<br />

51 - Legendy i padannyi,<br />

Op. cit., p. 443.<br />

52 - Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 221.<br />

53 - Habitation paysanne<br />

d’Ukraine. (NdT)


Julj a Če rnjav skaj a<br />

La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

charogne et, en cela, tu as péché car il s’agit <strong>de</strong> ton père-sorcier et ta mère-<br />

sorcière. 54<br />

Voici comment se présente en bref le canevas du conte. Il y a néanmoins <strong>de</strong>s<br />

détails sur lesquels je souhaiterais m’arrêter.<br />

Tout d’abord, c’est l’homme qui attrape l’oiseau (l’âme) qui vole <strong>de</strong> nid en nid.<br />

Notre héros lui conseille <strong>de</strong> cacher un <strong>de</strong>s nids avec sa main, mais après leur<br />

nombre est multiplié par <strong>de</strong>ux. Dieu juge l’acte du jeune garçon ainsi : « Tu voulais<br />

l’ai<strong>de</strong>r et tu as fais pire. » 55 L’homme doit faire seul le choix entre le bien et le mal<br />

(les nids) et une ai<strong>de</strong> extérieure empêche <strong>de</strong> faire un tel choix. Cela ajoute <strong>de</strong>s<br />

couleurs supplémentaires à l’image du paysan biélorusse : en raison <strong>de</strong> tous ses<br />

asservissements <strong>de</strong> l’extérieur, l’homme est compris comme une créature<br />

intérieurement libre et autosuffisante.<br />

Le <strong>de</strong>uxième détail remarquable du conte est le moment où Dieu donne son<br />

appréciation sur le crachat du héros. Il semblerait qu’il <strong>de</strong>vait imposer au jeune<br />

homme le dégoût pour la charogne (pour les cadavres <strong>de</strong> ses parents sorciers).<br />

Toutefois, ce geste est jugé comme un péché. Ici, nous avons affaire à la collision<br />

<strong>de</strong> valeurs <strong>de</strong> niveaux différents : la valeur <strong>de</strong>s parents dans la culture biélorusse<br />

traditionnelle est d’autant plus importante qu’elle vainc l’aspiration à une pureté<br />

morale. Outre cela, le souhait <strong>de</strong> ne pas être sali par le péché a, pour le Biélorusse,<br />

sans doute moins d’importance que la charité, la compassion. En témoigne l’épiso<strong>de</strong><br />

où le garçon <strong>de</strong>scend en enfer et, au lieu <strong>de</strong> ressentir du dégoût pour les âmes<br />

pécheresses qui se tor<strong>de</strong>nt dans le chaudron <strong>de</strong> goudron, il les prend en pitié :<br />

De quoi sont-ils coupables pour que Dieu les ait faits tels et qu’il les <strong>de</strong>stine à<br />

cela ? Non, Dieu leur pardonnera leurs péchés parce qu’il est bon, charitable et<br />

qu’il ne voudra jamais que ce qu’il a créé se change en mal. À peine pensa-t-il<br />

cela que les chaudrons s’ouvrirent, que les âmes pècheresses en sortirent et se<br />

mirent à louer Dieu. 56<br />

Soulignons que le changement du sort <strong>de</strong>s pécheurs dépend <strong>de</strong> la prière <strong>de</strong><br />

l’homme, en accord, non pas formel mais substantiel, avec les idéaux chrétiens du<br />

pardon et du salut. Rappelons également que l’homme, tout comme Dieu, est<br />

capable <strong>de</strong> lancer le mécanisme apocalyptique <strong>de</strong> transformation du mal en bien.<br />

Toutefois, nous insistons encore, le mécanisme à l’ai<strong>de</strong> duquel le héros du conte<br />

transfigure la situation n’est pas une action, mais une bonne pensée : la pitié et la<br />

compassion. Si nous approfondissons ce raisonnement, nous en arrivons à expliquer<br />

cette qualité que les chercheurs appellent « mollesse sociale », « passivité »,<br />

« fatalisme », « indifférence » et qu’ils rapportent fréquemment au « caractère<br />

national » biélorusse. Le paysan biélorusse n’est pas indifférent : il est persuadé<br />

que les changements pour un mieux sont possibles, avant tout grâce à<br />

l’autoéducation et au perfectionnement moral. D’où, le Biélorusse n’est pas enclin<br />

aux transformations globales <strong>de</strong> la réalité : il comprend que seule une révolution<br />

anthropologique intérieure ai<strong>de</strong>ra à améliorer le mon<strong>de</strong>. La charité rééduque le<br />

pécheur et l’oblige à honorer Dieu : ainsi, une marraine, qui, parce qu’elle a<br />

[32]<br />

54 - 1 Seržputojski A. K.,<br />

Kazki..., Op. cit., p. 223.<br />

55 - I<strong>de</strong>m.<br />

56 - I<strong>de</strong>m.


La religion <strong>de</strong> la paysannerie biélorusse : la métaphysique <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

Julj a Če rnjav skaj a<br />

abandonné un petit orphelin à son sort, souffre mortellement dans le chaudron <strong>de</strong><br />

l’enfer, est libérée sur sa parole (« Gusli » 57 ). C’est sans doute pourquoi, dans les<br />

contes biélorusses, la seule exception qu’est l’image du pan n’est, en fait, pas la<br />

représentation <strong>de</strong> gens tout à fait corrompus 58 . Et si le mal ne vient pas <strong>de</strong>s gens,<br />

mais <strong>de</strong> la loi inébranlable qui prédétermine le changement constant du bien en mal<br />

et vice versa, alors la manière <strong>de</strong> traiter sa propre vie et celle <strong>de</strong>s autres <strong>de</strong>vient<br />

pru<strong>de</strong>nte, détournée.<br />

Il n’est pas possible <strong>de</strong> vaincre ouvertement l’injustice <strong>de</strong> la vie, on ne peut<br />

que l’accepter comme dû. On peut améliorer la vie par <strong>de</strong>s mesures locales, dans<br />

<strong>de</strong>s lieux particuliers : sur sa parcelle <strong>de</strong> vie, dans son cercle, dans sa famille. Dans<br />

le cas extrême, on peut « rouler » l’injustice et ainsi la vaincre, non pas <strong>de</strong> manière<br />

rationnelle, mais en pénétrant au fond <strong>de</strong> l’être. Or, ce n’est possible qu’en refusant<br />

Julja ČERNJAVSKAJA<br />

est professeur extra-<br />

ordinaire <strong>de</strong> l’Unive-<br />

rsité biélorusse d’État<br />

<strong>de</strong> culture et art <strong>de</strong><br />

Minsk<br />

l’ingérence dans le cours <strong>de</strong>s choses et dans les<br />

réalisations <strong>de</strong>s tâches données par Dieu, non pas<br />

l’essence transcendante, ni l’icône à l’église, mais le Dieu<br />

paysan qui apparaît à l’homme « comme un frère ».<br />

(Traduit du russe par Katia Van<strong>de</strong>nborre)<br />

[33]<br />

57 - Instrument <strong>de</strong><br />

musique à cor<strong>de</strong>s pincées.<br />

(NdT)<br />

58 - Même le pope se<br />

change parfois pour un<br />

mieux. Cela se produit le<br />

plus souvent quand il est<br />

pauvre et donc proche du<br />

paysan, par sa situation<br />

matérielle. Par là, la<br />

pauvreté est comprise<br />

comme une condition et un<br />

engagement <strong>de</strong> probité.


Marc Peeters<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École<br />

<strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

§<br />

1. Quiconque regar<strong>de</strong>rait un panorama <strong>de</strong> la philosophie actuelle en<br />

Pologne, ne pourrait qu’avoir son attention attirée par le poids, certes<br />

moins prégnant que dans l’entre-<strong>de</strong>ux guerres, mais toujours d’actualité,<br />

<strong>de</strong> l’Âge d’Or <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie 1 . Il n’entre pas dans notre intention <strong>de</strong><br />

refaire l’histoire <strong>de</strong> cette École, travail qui a été réalisé par Jan<br />

Woleński 2 . Notre propos est plus mo<strong>de</strong>ste : il s’agit <strong>de</strong> montrer<br />

l’influence <strong>de</strong> l’« anti-irrationalisme » polonais, face à quelques courants<br />

philosophiques majeurs <strong>de</strong> cette époque 3 . Pour ce faire, nous<br />

analyserons le schème <strong>de</strong> « l’anti-irrationalisme » tel que déployé par<br />

Kazimierz Ajdukiewicz, ensuite nous verrons une <strong>de</strong>s spécificités <strong>de</strong> la<br />

logique polonaise dans la théorie <strong>de</strong>s définitions <strong>de</strong> Stanisław Leśniewski<br />

par rapport à celle <strong>de</strong> Jan Łukasiewicz, enfin nous verrons quelques<br />

développements <strong>de</strong> la logique paraconsistante développée par Stanisław<br />

Jaskowski, réintroduisant une forme « d’irrationalisme » au cœur même<br />

<strong>de</strong> la logique.<br />

1 – Przełęcki M.,<br />

Jadacki J. J., « Pologne »,<br />

in : La philosophie en<br />

Europe (Sous la dir. <strong>de</strong><br />

Klibanski R. et Pears D.),<br />

Gallimard, Folio,<br />

coll. « Essais », Paris,<br />

1993, pp. 323-347.<br />

2 – Woleński J., Logic and<br />

Philosophy in the Lvov-<br />

Warsaw School (Logique et<br />

philosophie dans l’École <strong>de</strong><br />

Lvov-Varsovie), Kluwer,<br />

Dordrecht, 1989 (éd. pol. :<br />

1985).<br />

3 - L’expression « antiirrationalisme<br />

» est reprise<br />

à Kazimierz Ajdukiewicz.<br />

Voir « Der logistische<br />

Antiirrationalismus<br />

in Polen » (L’antiirrationalisme<br />

logique en<br />

Pologne),<br />

in : « ERKENNTNIS », V,<br />

1935, pp. 151-161 ;<br />

Bibliographie :<br />

pp. 199-203.


« L’anti-irrationalisme » selon Ajdukiewicz.<br />

Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

§2. On le sait, pour <strong>de</strong>s raisons tant idéologiques que politiques, la<br />

philosophie polonaise <strong>de</strong>s confins <strong>de</strong>s XIX e et XX e siècles fut marquée par le<br />

catholicisme nationaliste ; basée sur une Weltanschauung (vision du mon<strong>de</strong>)<br />

romantique déterminée par <strong>de</strong>s circonstances extérieures à la philosophie elle-<br />

même. Ce qui suppose l’existence d’une Philosophia Perennis qui, protéiforme, a le<br />

<strong>de</strong>stin <strong>de</strong> se déployer actuellement dans la métaphysique analytique et l’ontologie<br />

formelle anglo-saxonnes, mâtinées <strong>de</strong> logique, standard ou non standard, alors<br />

même que le Wiener Kreis (Cercle <strong>de</strong> Vienne) avait eu comme ambition <strong>de</strong> montrer<br />

l’inanité <strong>de</strong>s questions métaphysiques. La philosophie polonaise, telle que l’a décrite<br />

Ajdukiewicz a, sur <strong>de</strong> nombreux points, précédé les conclusions extrêmes du<br />

positivisme logique <strong>de</strong>s philosophes viennois (principalement Rudolph Carnap), tant<br />

dans la rigueur formelle que dans l’approche épistémologique. Destin étrange et<br />

paradoxal <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la philosophie, qui après le Linguistic Turn britannique <strong>de</strong>s<br />

années 1960, s’est tournée vers la métaphysique formelle, à la suite <strong>de</strong> Edmund<br />

Husserl et <strong>de</strong> Kazimierz Twardowski, fondateur <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie. Il est<br />

remarquable que ce soient les plus grands logiciens polonais qui, à l’heure actuelle,<br />

soient précisément ceux qui sont à la base <strong>de</strong> ce revirement métaphysique. Je<br />

songe ici plus particulièrement aux travaux <strong>de</strong> Łukasiewicz et <strong>de</strong> Leśniewski. Le<br />

premier ne s’est jamais départi <strong>de</strong> la question du déterminisme et <strong>de</strong> la liberté<br />

humaine ; le second, à travers ses trois systèmes que sont la protothétique,<br />

l’ontologie et la méréologie, a voulu penser une logique générale qui résolve les<br />

paradoxes qui grevaient la crise <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’arithmétique, et plus<br />

particulièrement l’antinomie <strong>de</strong> Russell <strong>de</strong>s classes qui ne se contiennent pas elles-<br />

mêmes, à travers le réaménagement <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> classe elle-même, distinguant<br />

les classes distributives russelliennes et les classes méréologiques qui se<br />

contiennent toutes elles-mêmes, ce qui suppose un nominalisme radical (que l’on<br />

distinguera soigneusement <strong>de</strong> l’Acquaintance réaliste russellienne <strong>de</strong>s Principles of<br />

Mathematics). Ce qui caractérise, au premier chef, l’œuvre <strong>de</strong> Leśniewski, c’est la<br />

puissance <strong>de</strong> son métalangage formalisé, la notation polonaise, une précision et une<br />

ironie désarçonnantes, et enfin une authentique métaphysique dans la méréologie<br />

extensionnelle classique et axiomatisée à partir <strong>de</strong> 1916. Dès les articles <strong>de</strong><br />

jeunesse (1911-1913), Leśniewski a mis en question le principe du tiers exclu et<br />

conçu une nouvelle théorie <strong>de</strong> la définition.<br />

§3. A l’heure du néo-logicisme et du néo-frégianisme, l’ontologie <strong>de</strong><br />

Leśniewski est une alternative crédible à ces courants, puisqu’elle permet <strong>de</strong> rendre<br />

compte <strong>de</strong> l’axiomatique <strong>de</strong> Peano, et par là <strong>de</strong> répondre aux réquisits du projet<br />

logiciste sans tomber dans les antinomies, dont celle <strong>de</strong> Russell, qui fut pour<br />

Leśniewski un véritable tourment au sujet <strong>de</strong> la réalité. Après une mise en situation<br />

<strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> Leśniewski, j’en estimerai la pertinence par rapport à la logique<br />

standard ; enfin, j’en viendrai à la question <strong>de</strong>s définitions. Ce point n’est pas<br />

[35]


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

anecdotique si l’on veut bien se rappeler que les définitions sont le lieu d’une<br />

extension du savoir formel.<br />

§4. Comme à l’accoutumée chez Leśniewski, le questionnement strictement<br />

philosophique, s’il n’a jamais vraiment abandonné le logicien, plonge ses racines<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> jeunesse (1910-1913). Leśniewski y soutient que si le mot<br />

« métaphysique » dénote le système <strong>de</strong>s propositions vraies concernant tous les<br />

objets en général – à ne pas confondre avec les noms généraux, nous obtiendrons<br />

la thèse suivante : la métaphysique peut être construite seulement comme un<br />

système <strong>de</strong> propositions catégoriques. Leśniewski en déduit qu’il y a trois types <strong>de</strong><br />

science : 1° la science systématique <strong>de</strong>s propositions concernant les objets en<br />

général – à ne pas confondre avec les objets généraux - (en fait les objets<br />

individuels) ou métaphysique sive ontologie ; 2° la science dont les propositions<br />

traitent <strong>de</strong> ces objets (sciences particulières et méréologie) ; 3° la science<br />

propositionnelle et systématique <strong>de</strong>s propositions en tant qu’elles sont vraies ou<br />

fausses (logique stricto sensu 4 ). L’ontologie a donc comme objet d’étu<strong>de</strong> les<br />

individus constitutifs <strong>de</strong> l’univers, ou plus précisément, eu égard à la neutralité<br />

ontologique forte, les objets que sont les noms qui dénotent le mon<strong>de</strong> et connotent<br />

ses propriétés 5 . Ce qui soulève une double question : 1° quel est le principe<br />

d’individuation <strong>de</strong> ces objets comme non divisés (indivisio) ; 2° quel est le statut <strong>de</strong><br />

l’unité <strong>de</strong> cette science ? Si le principe d’individuation est donné dans l’axiome <strong>de</strong><br />

l’ontologie, celle-ci considère que la manière <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s choses (et non les choses<br />

elles-mêmes) dénote une multiplicité objective donnée dans l’intuition <strong>de</strong>s choses 6 .<br />

D’autre part, l’ontologie permet, à partir <strong>de</strong> son axiome et <strong>de</strong> la constante du<br />

« quelque chose » (aliquid), <strong>de</strong> construire l’objet contradictoire Λ. Ce point sera<br />

important pour qualifier les logiques leśniewskiennes d’universelles (Cf.<br />

infra). D’autre part, rappelons la définition <strong>de</strong> la science :<br />

J’appelle un agrégat systématisé <strong>de</strong> propositions qui possè<strong>de</strong>nt une<br />

fonction symbolique (en d’autres termes, <strong>de</strong>s propositions vraies),<br />

science. Le but <strong>de</strong> n’importe quelle partie <strong>de</strong> science est <strong>de</strong> symboliser<br />

<strong>de</strong>s objets donnés au moyen <strong>de</strong> propositions. Le but <strong>de</strong> toute critique<br />

scientifique d’une proposition ou d’un système <strong>de</strong> propositions consiste à<br />

répondre à la question <strong>de</strong> savoir si ces propositions possè<strong>de</strong>nt une<br />

fonction symbolique, i.e. si elles sont vraies. Une critique scientifique<br />

consistante doit exclure du système <strong>de</strong>s propositions considérées en vue<br />

<strong>de</strong> constituer cette science, toutes les propositions qui ne possè<strong>de</strong>nt pas<br />

<strong>de</strong> fonction symbolique, i.e. toutes les propositions fausses 7 .<br />

Pour Leśniewski, les théorèmes et les définitions sont <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong>s<br />

systèmes, chacun étant le déploiement <strong>de</strong> l’opérateur d’éternité « ε ».<br />

Reste alors à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les définitions sont <strong>de</strong>s propositions<br />

vraies ?<br />

[36]<br />

4 - La méréologie est la<br />

logique <strong>de</strong>s objets réels. En<br />

ce sens, elle est<br />

extralogique.<br />

5 - Il convient <strong>de</strong> ne pas<br />

oublier qu’après 1914 et<br />

l’étu<strong>de</strong> minutieuse par<br />

Leśniewski <strong>de</strong>s Principia<br />

Mathematica <strong>de</strong> Bertrand<br />

Russel et Alfred North<br />

Whitehead, celui-ci<br />

abandonna la définition <strong>de</strong><br />

la proposition en termes <strong>de</strong><br />

relation d’inhérence.<br />

6 - Nous ne pouvons entrer<br />

ici dans la discussion<br />

épistémologique du statut<br />

<strong>de</strong> l’ontologie <strong>de</strong> la<br />

maturité. Notre propos est<br />

plus mo<strong>de</strong>stement <strong>de</strong><br />

mettre en évi<strong>de</strong>nce une<br />

pratique hénologique chez<br />

Leśniewski, au sein même<br />

<strong>de</strong> sa directive<br />

métalangagière <strong>de</strong><br />

définition protothétique.<br />

7 – Leśniewski St.,<br />

Collected Works,<br />

(Barnet D. I. et alii éd.),<br />

Kluwer – PWN, Dordrecht,<br />

p. 35.


Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

§5. Leśniewski n’a pas directement participé au projet logiciste <strong>de</strong> Gottlob<br />

Frege, Bertrand Russell et Alfred North Whitehead. Formaliste radical, autant<br />

qu’intuitiviste 8 , Leśniewski a développé ses trois systèmes logiques – protothétique,<br />

ontologie, méréologie – en liaison étroite avec l’élaboration <strong>de</strong> son métalangage<br />

purement formel (les T.E. pour Terminological explanations) qui donne les règles<br />

d’écriture et d’insertion <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> n’importe quel système dans le langage L <strong>de</strong><br />

la protothétique et <strong>de</strong> l’ontologie. Je montrerai un résultat <strong>de</strong>s T.E. XXXII-XXXIII<br />

qui spécifient l’emboîtement <strong>de</strong>s systèmes, ou, plus précisément, l’inscription <strong>de</strong> la<br />

thèse qu’est l’axiome <strong>de</strong> l’ontologie dans sa base protothétique.<br />

§6. Leśniewski est un nominaliste radical, ce qui signifie que n’importe quel<br />

signe <strong>de</strong> son écriture logique et métalogique doit être pris comme token, objet<br />

déterminé par le temps <strong>de</strong> la construction et l’espace occupé par le signe concret.<br />

De la spatio-temporalité <strong>de</strong>s expressions logiques dans L, et donc <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong><br />

Leśniewski qui constituent ainsi autant d’ontologies partielles contextualisées 9 , nous<br />

pouvons tirer <strong>de</strong> l’individuation a priori <strong>de</strong> tout aliquid qu’il est équiforme à lui-<br />

même puisque l’équiformité est symétrique et transitive ; elle est donc aussi<br />

réflexive (il s’agit d’une réflexivité affaiblie par rapport à la réflexivité forte <strong>de</strong> la<br />

relation d’i<strong>de</strong>ntité) 10 .<br />

§7. Chaque axiome, et non schéma d’axiome, <strong>de</strong> ce système est une thèse<br />

organique, ce qui signifie qu’aucune <strong>de</strong> ses parties n’est logiquement équivalente à<br />

une autre, i.e. qu’il ne contient aucune partie qui, généralisée, puisse<br />

servir <strong>de</strong> thèse (un axiome n’est donc jamais pour Leśniewski une<br />

concaténation <strong>de</strong> thèses, même du système, ni a fortiori étrangères à<br />

celui-ci, ni une « simple » traduction ou transposition en langage L d’une<br />

axiomatique préexistante). Il ne requiert aucune référence<br />

extralinguistique ni n’implique l’existence <strong>de</strong> quelque objet que ce soit<br />

dans l’univers (ni l’univers lui-même bien que sans univers aucun<br />

axiome ne soit possible : mais c’est là une question extralogique). Un<br />

axiome est une thèse d’un système, comme une définition, sauf que<br />

l’axiome n’introduit aucune nouvelle constante mais fixe la catégorie<br />

sémantique, la signification et l’usage <strong>de</strong> la première constante non-<br />

définie, en l’occurrence le coimplicateur « ║ », le biconditionnel d’où<br />

viendra le problème <strong>de</strong>s définitions. Comme nous allons le voir, toute<br />

constante nouvelle doit pouvoir être définie au moyen <strong>de</strong> ce foncteur.<br />

§8. Il nous faut à présent expliquer l’emboîtement <strong>de</strong>s systèmes.<br />

(T.E.XXXII 11 ). Toute thèse A est relative à elle-même ou, ce qui est<br />

équivalent, appartient au champ <strong>de</strong> la relation « être une thèse<br />

précédant ou i<strong>de</strong>ntique à une thèse individuelle ». Luschei généralise<br />

T.E.XXXII <strong>de</strong> la manière suivante : « Si A est une thèse précédant ou<br />

i<strong>de</strong>ntique à B, alors une thèse quelconque relative à A est une thèse<br />

[37]<br />

8 - « Intuitiviste », pour ne<br />

pas dire « intuitionniste ».<br />

9 - On pourra rapprocher le<br />

concept d’ontologie<br />

partielle chez Leśniewski et<br />

celui d’ontologie régionale<br />

chez Husserl.<br />

10 - C’est dans l’optique<br />

d’assurer l’individuation <strong>de</strong>s<br />

aliqua concrets que<br />

Leśniewski a revu<br />

l’axiomatisation <strong>de</strong> Frege et<br />

réhabilité les classes<br />

collectives.<br />

11 – Leśniewski St.,<br />

Collected Works,<br />

pp. 476-477. Les thèses <strong>de</strong><br />

l’ontologie et <strong>de</strong> la<br />

méréologie sont notées<br />

« tho » et « thm ».<br />

Voir Ibid., pp. 477-478.<br />

[AB]∴ A ε thp(B) .= : A ε<br />

thp . B ε thp: A ε prcd(B) .<br />

v. A ε Id(B). T.E.XXXII<br />

définit le mot « thèse<br />

précédant ou i<strong>de</strong>ntique à<br />

une thèse <strong>de</strong> la protothétique<br />

» tel que pour tout<br />

A et B, A est une thèse<br />

précédant ou i<strong>de</strong>ntique à la<br />

thèse B <strong>de</strong> la protothétique<br />

ssi (1) A est une thèse <strong>de</strong><br />

la protothétique et B est<br />

une thèse <strong>de</strong> la protothétique<br />

; (2) A précè<strong>de</strong> ou<br />

est i<strong>de</strong>ntique à B.


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

quelconque relative à B. » Puisque l’axiome Axp1 <strong>de</strong> la protothétique est une thèse<br />

relative à toute thèse dans le système S 5, il s’ensuit qu’une thèse quelconque du<br />

système S 5 en relation avec cet axiome est une thèse quelconque relative à toute<br />

thèse quelconque du système. Dans ces conditions, toute thèse relative à une tho<br />

est soit une thèse effectivement démontrée <strong>de</strong> la protothétique, soit une thèse <strong>de</strong><br />

l’ontologie et précè<strong>de</strong> ou est i<strong>de</strong>ntique à une thèse effective B <strong>de</strong> l’ontologie 12 . Tout<br />

système <strong>de</strong> l’ontologie « se greffe » sur une base protothétique qui a donc toujours<br />

une priorité théorique sur l’ontologie. Cela implique que l’ontologie est basée sur la<br />

protothétique qu’elle incorpore. Puisque la construction <strong>de</strong> l’ontologie dépend <strong>de</strong>s<br />

règles <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> sa base protothétique, toute thèse déjà obtenue<br />

conformément aux règles <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> la protothétique peut correspondre à<br />

une thèse <strong>de</strong> l’ontologie. C’est exactement en ce sens que l’ontologie contient la<br />

totalité <strong>de</strong> la protothétique.<br />

Nous avons montré le principe <strong>de</strong> l’emboîtement <strong>de</strong> l’ontologie dans la<br />

protothétique. Il nous faut à présent caractériser les systèmes <strong>de</strong> Leśniewski par<br />

rapport aux systèmes, au modèle standard. Nous suivons ici Denis Miéville qui<br />

épingle huit caractéristiques du modèle standard 13 .<br />

§9. Caractéristiques <strong>de</strong>s systèmes standards<br />

1. Les systèmes classiques ne constituent pas <strong>de</strong>s logiques<br />

universelles.<br />

Les systèmes classiques présupposent l’existence d’un domaine<br />

d’objets non vi<strong>de</strong>, comme le montre la classe universelle russellienne à<br />

la différence <strong>de</strong> la constante nominale du « quelque chose » chez<br />

Leśniewski. De la même manière, la classe distributive vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Principia<br />

Mathematica, diffère profondément <strong>de</strong> la constante nominale du vi<strong>de</strong><br />

leśniewskienne. Si Russell évite le « monisme ontologique », chez<br />

Leśniewski ce problème ne se pose pas, grâce à l’axiome <strong>de</strong> l’ontologie.<br />

Exclure le cas d’un univers vi<strong>de</strong> entraîne que la notion d’existence est<br />

indissociable <strong>de</strong> la quantification, ce qui mène naturellement à la <strong>de</strong>vise<br />

<strong>de</strong> Quine : « Être, c’est être la valeur d’une variable liée. » Certes,<br />

utiliser la logique formelle pour parler d’un fragment du mon<strong>de</strong> nous<br />

engage dans un postulat d’existence et, par conséquent, à conclure à<br />

l’existence d’au moins un objet. Parmi tous les mon<strong>de</strong>s possibles, dit<br />

Russell, « il y en aura ayant un, <strong>de</strong>ux, trois individus. Il n’apparaît même<br />

pas <strong>de</strong> nécessité logique pour qu’il doive y avoir un individu pour que le<br />

mon<strong>de</strong> puisse exister (…). Dans les Principia Mathematica, les<br />

propositions primitives sont telles qu’elles permettent d’inférer qu’un<br />

individu au moins existe. Mais aujourd’hui, je considère cela comme un<br />

défaut <strong>de</strong> pureté logique. » 14 Cet engagement enlève à la logique sa<br />

[38]<br />

12 - Conformément aux<br />

indications <strong>de</strong><br />

Leśniewski, nous suivons<br />

la numérotation <strong>de</strong>s T.E.<br />

<strong>de</strong> la protothétique en<br />

ajoutant un « o » pour<br />

celles <strong>de</strong> l’ontologie.<br />

Pour T.E.XXXIIo,<br />

T.E.XXXIIo : [AB]∴ A ε<br />

tho(B) .= : A ε efthp .v<br />

. A ε tho : B ε tho : A ε<br />

prcd(B) .v. A ε Id(B).<br />

T.E.XXXIIo définit le<br />

terme « thèse relative à<br />

une thèse <strong>de</strong><br />

l’ontologie » tel que pour<br />

tout A et B, A est une<br />

thèse relative à la thoB<br />

ssi (1) A est une thèse<br />

effectivement posée <strong>de</strong><br />

la protothétique ou A est<br />

une tho ; (2) B est tho ;<br />

(3) A est un individu<br />

précédant B ou est<br />

i<strong>de</strong>ntique à B.<br />

13 – Houdé O.<br />

& Miéville D., Pensée<br />

logico-mathématique.<br />

Nouveaux objets<br />

interdisciplinaires, PUF,<br />

Paris, 1993, 242 p.<br />

14 – Russel B.,<br />

Introduction à la<br />

philosophie mathématique,<br />

Payot, Paris, 1970,<br />

pp. 241-242.


Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

dimension <strong>de</strong> complète neutralité ontologique. Elle ne saurait donc être une logique<br />

universelle.<br />

2. L’engagement existentiel <strong>de</strong> ces théories est implicite.<br />

Dans la construction logique classique <strong>de</strong>s systèmes du premier ordre avec<br />

i<strong>de</strong>ntité et dans la perspective <strong>de</strong> leur interprétation objectuelle, l’engagement<br />

existentiel est tacite. En effet, tant les <strong>de</strong>ux quantificateurs que la relation d’i<strong>de</strong>ntité<br />

présupposent cet engagement. Chez Leśniewski, au contraire, la caractérisation<br />

sémantique, même sur <strong>de</strong>s noms vi<strong>de</strong>s, exclut, a priori, un tel engagement au profit<br />

d’un traitement du vi<strong>de</strong> tout à fait particulier : s’il est exclu <strong>de</strong> construire une classe<br />

vi<strong>de</strong> en méréologie, il est possible <strong>de</strong> calculer sur <strong>de</strong>s noms vi<strong>de</strong>s en ontologie, qui,<br />

je le rappelle, ne traite du mon<strong>de</strong> mais <strong>de</strong> la manière d’en parler.<br />

3. L’interprétation objectualise, individualise les éléments du domaine<br />

sémantique.<br />

Ces éléments sont appréhendés comme ayant une existence, qu’ils soient<br />

nombres, classes ou philosophes grecs, pour reprendre l’exemple <strong>de</strong> Miéville. Cette<br />

conception <strong>de</strong> l’existence n’opère pas <strong>de</strong> distinction entre un objet et son nom.<br />

L’objet se désigne <strong>de</strong> manière autonyme. Dans le processus interprétatif, chaque<br />

terme dénote un <strong>de</strong> ces objets particuliers. Ces théories logiques n’appartiennent<br />

donc pas à la famille <strong>de</strong>s logiques libres, ce qui signifie <strong>de</strong>s logiques interprétant<br />

certains termes comme <strong>de</strong>s noms vi<strong>de</strong>s, c’est-à-dire sans dénotation, comme le<br />

permet l’ontologie <strong>de</strong> Leśniewski. Les logiques classiques sont incapables <strong>de</strong> parler<br />

d’une non-référence. On peut choisir comme Russell : refuser d’associer aux termes<br />

<strong>de</strong>s objets dont ces termes nient l’existence, mais on peut aussi leur attribuer une<br />

certaine existence. Quelle que soit la solution choisie, le problème <strong>de</strong>s noms qui ne<br />

dénotent pas est évité mais il n’est pas résolu.<br />

4. La quantification est restreinte.<br />

Ces variables sont seulement <strong>de</strong>s variables individuelles ; elles ne disposent<br />

pas <strong>de</strong> quantificateurs qui opèrent sur <strong>de</strong>s variables <strong>de</strong> noms vi<strong>de</strong>s ou <strong>de</strong> noms<br />

généraux.<br />

5 Les systèmes classiques sont <strong>de</strong> nature catégorielle.<br />

Toute expression est conçue sur la base d’un vocabulaire initial préalablement<br />

spécifié et dont l’appartenance catégorielle est précisément déterminée. Chaque<br />

symbole est un symbole type, et non un symbole token, comme c’est le cas chez<br />

Leśniewski.<br />

6. Ces systèmes ne permettent aucune liberté catégorielle et<br />

développementale.<br />

Ils sont fermés, c’est-à-dire qu’ils contiennent potentiellement à travers leur<br />

vocabulaire leurs expressions bien formées, axiomes et règles <strong>de</strong> tranformation. Un<br />

[39]


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

système fermé s’oppose à un système ouvert ou développemental. Ils sont fermés<br />

en ce qu’ils contiennent potentiellement tout ce qu’ils sont capables <strong>de</strong> promettre. Il<br />

est certes possible <strong>de</strong> définir <strong>de</strong> nouvelles constantes, mais cette activité est<br />

métalinguistique. Son intérêt rési<strong>de</strong> essentiellement dans le fait qu’elles permettent<br />

<strong>de</strong> simplifier <strong>de</strong>s expressions encombrantes ou <strong>de</strong> marquer a posteriori l’importance<br />

subjective attachée à telle constante. Une définition reste une abréviation et n’a<br />

donc aucun pouvoir développemental.<br />

7. Les systèmes classiques permettent l’énoncé <strong>de</strong> principes excessifs qui<br />

semblent en désaccord avec les démarches <strong>de</strong> la pensée naturelle.<br />

Le principe du tiers-exclu associé uniquement à la négation propositionnelle<br />

rend possible l’applicabilité <strong>de</strong> tout prédicat à tout sujet. Il n’y a aucune possibilité<br />

d’opérer une distinction entre une propriété pertinente pour un objet (par exemple :<br />

3, pair, impair) et une propriété dont ce n’est pas le cas (par exemple : 3, potable,<br />

non potable) ; c’est ce que le logicien Corcoran nomme l’applicabilité universelle <strong>de</strong>s<br />

prédicats et qu’il dénonce comme une <strong>de</strong>s lacunes fondamentales <strong>de</strong>s logiques<br />

classiques. La sémantique standard présuppose <strong>de</strong>s domaines d’applicabilité pour<br />

tous les prédicats.<br />

8 Les logiques classiques sont restrictives parce qu’elles ont été conçues<br />

pour exprimer un nombre bien déterminé <strong>de</strong> connecteurs logiques : quatre<br />

opérateurs unaires, seize opérateurs binaires, <strong>de</strong>ux quantifications<br />

explicitables et rien d’autre.<br />

Il est important <strong>de</strong> noter que ce que propose la logique classique n’est qu’une<br />

partie <strong>de</strong> ce que doit couvrir le projet logique. Je cite McCawley :<br />

Je considère les propriétés logiques <strong>de</strong> "et", "ou", "non", "si, alors", "tout" et<br />

« quelque » comme ne formant ni le tout <strong>de</strong> la logique, ni même sa partie<br />

essentielle ; mais simplement comme la partie <strong>de</strong> la logique qui, notamment pour<br />

<strong>de</strong>s raisons historiques, a été la plus systématiquement étudiée et la mieux<br />

comprise.<br />

La logique standard, telle qu’elle vient d’être rapi<strong>de</strong>ment esquissée en suivant<br />

Miéville s’oppose à la logique développementale <strong>de</strong> Leśniewski. Ce <strong>de</strong>rnier n’a pas<br />

contribué directement au projet logiciste <strong>de</strong> Frege et Russell, je l’ai rappelé. Ce que<br />

cherche Leśniewski, partant du tourment intellectuel au sujet <strong>de</strong> l’antinomie <strong>de</strong><br />

Russell, c’est une théorie ouverte qui offre un nombre illimité <strong>de</strong> constantes<br />

logiques. Leśniewski n’est pas satisfait par le rôle classique qui est attribué à la<br />

quantification. Il ne voit aucune raison valable pour n’associer au nom que <strong>de</strong>s<br />

entités individuelles. La notion <strong>de</strong> classe distributive <strong>de</strong> Russell le déroute, comme<br />

le dit encore Miéville. Mais surtout il n’accepte pas <strong>de</strong> n’attribuer à la définition<br />

qu’un rôle <strong>de</strong> commodité linguistique, qu’une fonction abréviative. Il considère que<br />

la définition est une activité <strong>de</strong> pensée déterminante dans le développement d’une<br />

[40]


Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

connaissance nouvelle et que c’est son rôle inférentiel que le logicien doit respecter.<br />

C’est à travers elle qu’un système logique doit s’élaborer et cela à partir d’une base<br />

mo<strong>de</strong>ste en termes <strong>de</strong> signification primitive. Ce qui requiert trois opérations, ou<br />

plus exactement pose trois ordres <strong>de</strong> problèmes.<br />

Il s’agit d’abord <strong>de</strong> cerner les conditions nécessaires et suffisantes qui<br />

participent à la construction d’une définition.<br />

Puis, <strong>de</strong> penser l’activité définitoire comme une activité inférentielle interne au<br />

système considéré.<br />

Il y a enfin la nécessité <strong>de</strong> déterminer quelles significations primitives<br />

permettent à la fois d’être en accord avec une procédure définitoire inférentielle et<br />

d’être à même <strong>de</strong> donner progressivement accès à toute constante logique d’une<br />

quelconque catégorie syntaxico-sémantique souhaitée.<br />

§10. La protothétique est une théorie qui règle le discours du vrai et du faux.<br />

En cela, elle rejoint le projet <strong>de</strong> la logique classique <strong>de</strong>s propositions bivalentes.<br />

L’originalité <strong>de</strong> ce système rési<strong>de</strong> incontestablement dans la directive <strong>de</strong> définition.<br />

Toute activité définitoire est associée à un système et plus particulièrement à un<br />

état d’un système qui contient notamment <strong>de</strong>s signes primitifs. Cette activité<br />

permet alors d’inscrire dans le système un signe constant nouveau en établissant<br />

une relation d’équivalence entre <strong>de</strong>ux ensembles <strong>de</strong> signes. Cette mise en relation<br />

n’est pas quelconque ; elle doit répondre aux conditions minimales qui structurent<br />

toute définition explicite. Il s’agit d’établir une relation d’équivalence entre un<br />

<strong>de</strong>finiendum et un <strong>de</strong>finiens ; <strong>de</strong> construire le <strong>de</strong>finiens sur ce qui a été<br />

préalablement posé, voire défini ; d’inscrire un terme constant, nouveau, unique<br />

dans le <strong>de</strong>finiendum, terme qui n’appartient pas encore au système ; à veiller à ce<br />

qu’aucun signe du <strong>de</strong>finiendum ne soit répété.<br />

Pour bien comprendre le jeu entre <strong>de</strong>finiens et <strong>de</strong>finiendum, il faut procé<strong>de</strong>r à<br />

une analyse <strong>de</strong> l’équivalence logique. Deux propositions P et Q possè<strong>de</strong>nt entre<br />

elles la relation d’équivalence si et seulement si le résultat <strong>de</strong> la biconditionnelle qui<br />

leur est appliquée est une tautologie. Ainsi, admettre que l’équivalence logique est<br />

réalisée entre <strong>de</strong>ux propositions, c’est vérifier que le résultat d’un calcul logique<br />

fondé sur la biconditionnelle est une tautologie. Ce dont Leśniewski tire trois<br />

conséquences :<br />

fon<strong>de</strong>r un calcul <strong>de</strong>s propositions sur la biconditionnelle comme unique<br />

connecteur primitif.<br />

système.<br />

Admettre qu’une définition doit apparaître comme une thèse, un théorème du<br />

[41]


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

Introduire une quantification qui porte sur les variables propositionnelles, ainsi<br />

que sur les variables d’une quelconque catégorie, pour autant qu’elle ait été<br />

préalablement introduite.<br />

§11. Le premier point a été découvert par Tarski en 1922. Nous l’avons vu, la<br />

quantification pour Leśniewski ne possè<strong>de</strong> pas le caractère existentiel implicite <strong>de</strong>s<br />

logiques classiques : elle ne saurait donc être objectuelle. L’existence et la<br />

quantification sont selon Leśniewski <strong>de</strong>ux notions distinctes. La base axiomatique <strong>de</strong><br />

la protothétique est extrêmement mo<strong>de</strong>ste en termes <strong>de</strong> catégories syntaxico-<br />

sémantiques et en termes <strong>de</strong> constantes logiques. En fait, seul un terme constant<br />

<strong>de</strong> la catégorie formateur <strong>de</strong> propositions à <strong>de</strong>ux arguments propositionnels y est<br />

inscrit, la biconditionnelle. Quant aux catégories, <strong>de</strong>ux seules apparaissent : S et<br />

S/SS. Sur cet acquis et à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> plusieurs règles d’inférence, dont celles <strong>de</strong><br />

détachement, <strong>de</strong> substitution et <strong>de</strong> définition, il est loisible <strong>de</strong> développer<br />

progressivement un système logique. Celui-ci donne potentiellement accès à toute<br />

constante d’une quelconque catégorie par induction. Cette qualité<br />

développementale ne saurait être possible si le système était catégoriel, c’est-à-dire<br />

si la caractérisation présémantique <strong>de</strong>s signes était déterminée par les ensembles<br />

auxquels ils appartiennent.<br />

§12. La solution qui ouvre au développemental passe par une détermination<br />

contextuelle. C’est la situation du signe au sein du contexte dans lequel il apparaît<br />

qui permet la détermination <strong>de</strong> son appartenance catégorielle. Il est donc<br />

indispensable <strong>de</strong> proposer un contexte <strong>de</strong> base par rapport auquel d’autres<br />

contextes pourront être inscrits grâce à la règle <strong>de</strong> définition.<br />

Soit une inscription parenthésée à <strong>de</strong>ux arguments que l’on considérera<br />

dorénavant comme le contexte primitif qui donne <strong>de</strong>ux informations :<br />

Toute entité inscrite dans ce contexte est <strong>de</strong>stinée à être <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong>s<br />

propositions.<br />

Tout terme précédant ce contexte est <strong>de</strong>stiné à être <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong>s<br />

foncteurs formateurs <strong>de</strong> propositions à <strong>de</strong>ux arguments propositionnels. Ainsi, les<br />

expressions équiformes à * et + dans l’expression parenthésée (*+) sont <strong>de</strong> la<br />

catégorie <strong>de</strong>s propositions. Elles appartiennent à cette catégorie non pas parce<br />

qu’elles sont liées à un ensemble <strong>de</strong> référence, qui réunit tous les termes <strong>de</strong> cette<br />

catégorie, mais uniquement parce qu’elles apparaissent dans une expression<br />

parenthésée à <strong>de</strong>ux arguments dont les parenthèses sont équiformes à « ( » et à<br />

« ) ». Tout développement à partir <strong>de</strong>s axiomes doit respecter ce jeu contextuel s’il<br />

se développe à partir <strong>de</strong> ces catégories-là et peut, via la règle <strong>de</strong> définition,<br />

introduire <strong>de</strong> nouveaux contextes <strong>de</strong> manière à ne générer ni confusion, ni<br />

ambiguïté 15 .<br />

[42]<br />

15 - Pour ce qui précè<strong>de</strong>,<br />

nous renvoyons aux<br />

travaux <strong>de</strong> Miéville et<br />

Joray.


Le problème <strong>de</strong> la définition 16 .<br />

Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

§13. Du débat entre les <strong>de</strong>ux fondateurs <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> Varsovie, Łukasiewicz<br />

et Leśniewski consacré à la définition, nous ne possédons que les comptes-rendus<br />

analytiques <strong>de</strong> conférences données par Łukasiewicz en 1928 et non la réponse <strong>de</strong><br />

Leśniewski. La conception <strong>de</strong> la définition explicite culmina dans les Principia<br />

Mathematica <strong>de</strong> Whitehead et Russell. La définition <strong>de</strong>s Principia est<br />

métalinguistique, et tant Leśniewski que Łukasiewicz s’opposèrent à cette vision.<br />

Toutefois, leur opposition ne se concrétisa pas <strong>de</strong> la même manière. Si Łukasiewicz<br />

tenta <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> la définition le statut d’une procédure réglée à l’intérieur même<br />

<strong>de</strong> ces systèmes axiomatiques mais qui restait abréviative, Leśniewski eut une<br />

ambition plus gran<strong>de</strong>. Il chercha à faire <strong>de</strong> la définition un outil déductif nécessaire<br />

à la constitution <strong>de</strong> preuves. A l’ai<strong>de</strong> d’Alfred Tarski en 1922, il parvint à montrer<br />

que l’intégralité du calcul <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> vérité pouvait être captée par une<br />

axiomatique incluant l’unique terme primitif <strong>de</strong> la biconditionnelle. Ce résultat<br />

profondément novateur ouvrit la question qui se trouva au cœur <strong>de</strong> la polémique<br />

avec Łukasiewicz. Était-il justifié d’adopter <strong>de</strong>s définitions capables d’introduire dans<br />

un système axiomatique plus que <strong>de</strong> simples abréviations ?<br />

§14. Le statut métalinguistique <strong>de</strong> la définition constitue un paradoxe relevé<br />

par Russell en 1903 :<br />

C’est un curieux paradoxe, énigmatique pour l’esprit symbolique, que les<br />

définitions ne soient théoriquement rien d’autre que les énoncés d’abréviations<br />

symboliques, sans signification pour le raisonnement et introduites uniquement<br />

par commodité pratique, alors que, pourtant, dans le développement d’un sujet,<br />

elles exigent une contribution importante <strong>de</strong> la pensée et qu’elles incarnent<br />

souvent les plus grands succès <strong>de</strong> l’analyse.<br />

L’introduction, en 1910, <strong>de</strong>s Principia Mathematica ne mentionne plus le mot<br />

« paradoxe » :<br />

Théoriquement, il n’est pas nécessaire <strong>de</strong> donner une seule définition. Nous<br />

pourrions toujours utiliser le <strong>de</strong>finiens à sa place et nous dispenser ainsi<br />

totalement du <strong>de</strong>finiendum : Donc, bien que nous employions <strong>de</strong>s définitions et ne<br />

définissions pas l’expression “définition”, “définition” n’apparaît pas parmi nos<br />

idées primitives parce que les définitions ne font pas partie <strong>de</strong> notre sujet, mais<br />

sont, à strictement parler, <strong>de</strong> simples commodités pratiques.<br />

[43]<br />

16 – Joray P.,<br />

« Axiomatique et définition<br />

dans les systèmes logiques<br />

<strong>de</strong> Leśniewski, Tarski et<br />

Łukasiewicz », in : La<br />

philosophie en Pologne.<br />

1918-1939, (Sous la dir. <strong>de</strong><br />

Pouivet R. et Rebuschi M.),<br />

Vrin, Paris, 2006. Nous<br />

suivons ici l’argumentation<br />

<strong>de</strong> Joray.


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

Pierre Joray insiste sur le fait que ni Łukasiewicz, ni Leśniewski « ne pouvaient se<br />

satisfaire d’une telle situation : s’ils pouvaient partager le réquisit <strong>de</strong> l’éliminabilité<br />

du <strong>de</strong>finiendum au profit du <strong>de</strong>finiens et reconnaître l’importance épistémique <strong>de</strong>s<br />

définitions (…), l’idée d’un usage externe <strong>de</strong>s définitions dénué <strong>de</strong> toute<br />

caractérisation formelle au sein <strong>de</strong> la théorie déductive, ne pouvait sans doute<br />

recevoir à leurs yeux aucune justification. » 17<br />

§15. Dans ces <strong>de</strong>ux conférences <strong>de</strong> 1928, Łukasiewicz entreprend d’exposer<br />

et <strong>de</strong> comparer les mérites et défauts <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> définitions en usage dans<br />

l’École <strong>de</strong> Varsovie. Il décrit la première comme étant celle utilisée dans les Principia<br />

Mathematica et la qualifie <strong>de</strong> définition comme règle. La secon<strong>de</strong> sorte est<br />

rapportée à Tarski et Leśniewski, c’est la définition comme thèse. Poser une<br />

définition comme règle, c’est agir au sein du système en intégrant officiellement un<br />

nouveau symbole au langage objet et en ajoutant aux côtés <strong>de</strong>s règles usuelles<br />

(détachement et substitution), une règle spécifique <strong>de</strong> remplacement susceptible<br />

d’intervenir <strong>de</strong> plein droit dans la preuve d’une thèse. En ce qui concerne la<br />

définition comme thèse, dans l’usage qu’en font Tarski et Leśniewski, Łukasiewicz<br />

écrit « on peut formaliser les définitions par l’usage <strong>de</strong>s termes primitifs et en en<br />

faisant <strong>de</strong>s thèses d’un système. On prend alors soin que ces thèses signifient une<br />

équivalence portant sur un <strong>de</strong>finiens (…) et un <strong>de</strong>finiendum (…). » La forme <strong>de</strong>s<br />

définitions dépend alors <strong>de</strong>s termes choisis comme primitifs.<br />

§16. Contrairement à la pratique définitoire, métalinguistique <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong>s<br />

Principia, les <strong>de</strong>ux genres <strong>de</strong> définition décrits par Łukasiewicz, comme règle et<br />

comme thèse, présentent un aspect commun essentiel : <strong>de</strong> l’un et l’autre côtés, la<br />

définition se trouve pensée comme une procédure interne, relevant <strong>de</strong> l’appareil<br />

déductif du système, et permettant l’enrichissement effectif du langage logique par<br />

l’ajout <strong>de</strong> symboles nouveaux. Toutefois ce point commun ne doit pas masquer les<br />

différences essentielles entre les <strong>de</strong>ux conceptions <strong>de</strong> la définition. La différence la<br />

plus marquante tient à la manière dont les définitions peuvent être exploitées une<br />

fois qu’elles ont été posées. Dans le cas <strong>de</strong>s définitions comme règles, cette<br />

exploitation reste indépendante <strong>de</strong> l’axiomatique. Les remplacements que les règles<br />

autorisent se font toujours <strong>de</strong> la même manière, et ceci quels que soient les termes<br />

primitifs et les axiomes choisis. En revanche, dans le cas <strong>de</strong>s définitions comme<br />

thèses, la relation d’équivalence entre <strong>de</strong>finiendum et <strong>de</strong>finiens étant exprimée à<br />

l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s termes primitifs du système, l’exploitation <strong>de</strong>s définitions est forcément<br />

dépendante <strong>de</strong> la manière dont ces termes sont caractérisés dans l’axiomatique<br />

adoptée. « Autrement dit, une fois une définition posée comme thèse, son usage<br />

dans le cadre déductif se trouve entièrement réglé par la logique adoptée » 18 .<br />

§17. Łukasiewicz défendit contre ses collègues Tarski et Leśniewski sa<br />

conception <strong>de</strong>s définitions comme règles <strong>de</strong> remplacement. Pour ce faire, il invoqua<br />

en 1928 trois arguments : 1. La définition comme règle est plus conforme à la<br />

[44]<br />

17 – Joray P., Op. cit.,<br />

p. 206.<br />

18 - Ibid., p. 210.


Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

compréhension intuitive <strong>de</strong>s définitions. 2. Les définitions comme règles sont plus<br />

fortes que les définitions comme thèses. Dans un système comprenant la<br />

conditionnelle comme terme primitif et incluant parmi ces thèses la loi d’i<strong>de</strong>ntité, on<br />

peut toujours obtenir les expressions conditionnelles nécessaires à une définition<br />

comme thèse en exploitant une définition posée comme règle. 3. Łukasiewicz<br />

affirme que les définitions comme thèses jouent un rôle créatif et sont comme <strong>de</strong>s<br />

axiomes masqués 19 .<br />

§18. Il indique qu’une définition possè<strong>de</strong> un rôle créatif lorsqu’elle permet<br />

d’inférer à partir <strong>de</strong>s axiomes et par le seul moyen <strong>de</strong> règles <strong>de</strong> substitution et <strong>de</strong><br />

détachement, <strong>de</strong>s thèses qui ne contiennent que <strong>de</strong>s termes primitifs et qui sont<br />

pourtant indépendantes <strong>de</strong>s axiomes. Face à cet argument décisif <strong>de</strong> Łukasiewicz,<br />

Leśniewski eut une position inattendue. S’il n’admit jamais que l’on puisse qualifier<br />

ces définitions d’axiomes masqués, il revendiqua le caractère créatif <strong>de</strong> ces<br />

définitions comme étant une qualité à rechercher. Il affirme que « les définitions<br />

conduisent effectivement à <strong>de</strong>s thèses qui sont indépendantes <strong>de</strong>s axiomes », et il<br />

ajoute « ceci n’est pas un vice, bien au contraire. Si on inscrit <strong>de</strong>s définitions,<br />

celles-ci <strong>de</strong>vraient être les plus créatives possibles. »<br />

§19. En 1939, dans son article sur le calcul équivalentiel, Łukasiewicz pensa<br />

être en mesure <strong>de</strong> porter un coup fatal à la conception leśniewskienne <strong>de</strong>s<br />

définitions. C’est la loi d’i<strong>de</strong>ntité qui fait passer une définition créative en un axiome<br />

caché. Rickey a publié en 1975 un métathéorème attribué à Lin<strong>de</strong>nbaum, qui dit<br />

que si l’on entend par système propositionnel normal un système propositionnel non<br />

quantifié et incluant uniquement <strong>de</strong>s variables propositionnelles, le métathorème<br />

énonce : soit L un système propositionnel normal contenant E parmi ses termes<br />

primitifs ; si Epp est une thèse <strong>de</strong> L, alors aucune définition dans L ne peut être<br />

créative si elle est posée sous la forme Eab. Ce résultat indique que la crainte<br />

suscitée par la créativité <strong>de</strong> certaines définitions explicites dans le cadre <strong>de</strong> logiques<br />

propositionnelles normales, est tout simplement dénuée d’objet.<br />

§20. Comme l’indique encore Joray, la possibilité <strong>de</strong> définitions explicites et<br />

créatives n’existe en effet qu’en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s logiques discutées par Łukasiewicz,<br />

c’est-à-dire dans <strong>de</strong>s logiques quantifiées ou incluant au moins <strong>de</strong>s variables autres<br />

que propositionnelles. Toutefois, le résultat <strong>de</strong> Lin<strong>de</strong>nbaum n’évacue pas<br />

complètement la crainte <strong>de</strong> Łukasiewicz que les définitions créatives soient <strong>de</strong>s<br />

axiomes masqués. On sait aujourd’hui qu’il existe, hors <strong>de</strong>s logiques normales, <strong>de</strong>s<br />

définitions posées comme thèses qui sont à la fois explicites et créatives, comme<br />

celles <strong>de</strong> Leśniewski. Pourtant, pour être explicites, ces définitions doivent<br />

nécessairement être posées dans un cadre incluant une loi d’i<strong>de</strong>ntité. Or, comme<br />

Łukasiewicz lui-même l’a montré en 1928, dans son <strong>de</strong>uxième argument, les<br />

définitions posées comme règles <strong>de</strong> remplacement sont logiquement plus fortes que<br />

celles posées comme thèses. Il s’ensuit qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s logiques normales, les<br />

[45]<br />

19 - Ibid., p. 211.


Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

Marc P ee te rs<br />

définitions posées comme règles sont elles aussi susceptibles d’être créatives. Resté<br />

attaché à son idée qu’en aucune manière une définition explicite ne <strong>de</strong>vait pouvoir<br />

être assimilée à un axiome caché, Łukasiewicz ne s’est pas aperçu que sa propre<br />

conception <strong>de</strong>s définitions ne pouvait garantir sur ce point une plus gran<strong>de</strong> sûreté<br />

que celle <strong>de</strong> Leśniewski.<br />

Définitions et abstraction.<br />

§21. Il est possible <strong>de</strong> distinguer <strong>de</strong>ux familles <strong>de</strong> définitions explicites. Eu<br />

égard à la manière dont se trouve exprimée la relation d’équivalence entre<br />

<strong>de</strong>finiendum et <strong>de</strong>finiens, Joray parle respectivement <strong>de</strong> définitions externes ou<br />

internes.<br />

Les définitions externes sont conformes à l’usage <strong>de</strong>s Principia Mathematica ;<br />

la conception externe <strong>de</strong>s définitions explicites est encore aujourd’hui la plus<br />

couramment pratiquée par les logiciens, usant <strong>de</strong> métavariables ainsi que d’un<br />

relateur métalinguistique usuellement noté « =df ». On peut par exemple définir le<br />

connecteur <strong>de</strong> disjonction sur la base du conditionnel et <strong>de</strong> la négation<br />

propositionnelle. Joray épingle trois raisons pour lesquelles une définition <strong>de</strong> ce type<br />

mérite le qualificatif d’externe.<br />

La première est son caractère purement linguistique. Le fait que « =df »<br />

n’apparaisse pas parmi les primitifs du langage en question, en fait une constante<br />

qui n’est en aucune manière réglée par l’axiomatique fixant les significations<br />

logiques <strong>de</strong> base.<br />

La secon<strong>de</strong> raison tient à ce que le terme défini ne se trouve aucunement<br />

intégré au langage par lequel la définition est posée. De fait, insiste Joray, le<br />

langage-objet reste toujours le même ensemble <strong>de</strong> formules. Donné une fois pour<br />

toutes par son vocabulaire et ses règles <strong>de</strong> formation, le langage-objet n’est pas<br />

susceptible d’être élargi, sinon à être étendu à un langage distinct du premier.<br />

Troisièmement, avec un tel outil, il <strong>de</strong>meure impossible <strong>de</strong> rendre compte<br />

dans le cadre strict d’une théorie formalisée, <strong>de</strong> l’usage naïf qui est fait <strong>de</strong>s<br />

définitions dans la version informelle <strong>de</strong> cette théorie.<br />

§22. Le choix <strong>de</strong> Leśniewski consista à estimer que la définition explicite<br />

<strong>de</strong>vait être intégrée comme un moyen formel <strong>de</strong> démonstration <strong>de</strong>s thèses.<br />

Autrement dit, il fit le choix d’une conception <strong>de</strong>s définitions explicites comme<br />

internes au système formel. Dans cette conception, la relation d’équivalence entre<br />

le <strong>de</strong>finiendum et le <strong>de</strong>finiens doit être exprimée par <strong>de</strong>s moyens propres au<br />

langage-objet. L’usage d’un relateur métalinguistique comme « =df » se trouve<br />

alors proscrit au profit <strong>de</strong>s seuls termes primitifs du langage adopté. Ce que les<br />

[46]


Marc P ee te rs<br />

Le problème <strong>de</strong>s définitions dans l’École <strong>de</strong> Lvov-Varsovie<br />

réflexions <strong>de</strong> Leśniewski permettent <strong>de</strong> montrer, c’est qu’une définition éliminable<br />

peut néanmoins être créative et donc jouer un rôle incontournable dans les moyens<br />

démonstratifs d’un système formel.<br />

§23. Que conclure <strong>de</strong> ce débat ? Le modèle standard <strong>de</strong> la logique ne rend<br />

pas compte du caractère développemental <strong>de</strong> celui-ci, essentiellement au niveau<br />

<strong>de</strong>s définitions créatives. Or, la plasticité <strong>de</strong> la science logique et son inventivité<br />

semblent requérir <strong>de</strong> tels mouvements faibles. Ce sont <strong>de</strong>ux modèles qui<br />

s’affrontent : d’un côté, les Principia Mathematica essentiellement, et leur<br />

définitions métalinguistiques ad hoc ; <strong>de</strong> l’autre, un développement naturel mais<br />

Marc PEETERS<br />

est professeur <strong>de</strong><br />

philosphie à l’ULB. Il<br />

est membre du Centre<br />

<strong>de</strong> philosophie<br />

ancienne <strong>de</strong> l’ULB.<br />

codifié indépendant <strong>de</strong>s axiomes. La logique développementale est<br />

une dissi<strong>de</strong>nce qui ouvre à la possibilité d’une métaphysique en<br />

même temps qu’elle permet une réduction <strong>de</strong> l’arithmétique <strong>de</strong><br />

Peano à l’ontologie.<br />

[47]<br />

À suivre


Olivier Santamaria<br />

Boris Mouravieff<br />

et l'ésotérisme chrétien<br />

H<br />

istorien, philosophe, ésotériste et maître spirituel, Boris Mouravieff<br />

fut avant tout un homme inclassable. Professeur d’histoire à<br />

l’université <strong>de</strong> Genève, il quitte ses fonctions officielles pour se<br />

consacrer à l’enseignement ésotérique. Russe expatrié en Occi<strong>de</strong>nt, il n’affiche pas<br />

l’exclusivisme <strong>de</strong> certains orthodoxes à l’égard <strong>de</strong>s autres confessions chrétiennes.<br />

Slavophile, amoureux <strong>de</strong> la vieille Russie et <strong>de</strong> tout l’Orient chrétien, il ne réduit<br />

pourtant pas sa pensée religieuse à la Tradition chrétienne seule puisque, pour lui,<br />

la véritable Tradition n’est ni Russe ni Grecque et, plus largement, ni d’Orient ni<br />

d’Occi<strong>de</strong>nt : elle est universelle. Certains <strong>de</strong> ses commentateurs ont voulu faire <strong>de</strong><br />

lui un orthodoxe ; or, s’il est indéniable que Mouravieff a effectivement opté pour la<br />

religion <strong>de</strong> ses ancêtres, il est néanmoins toujours resté distant <strong>de</strong> toute Église<br />

institutionnelle. Pour lui, en effet, la foi du simple fidèle, si elle suffit au salut<br />

individuel, ne procure pourtant pas la pleine connaissance — Gnôsis. Seule la<br />

connaissance, entendue comme une connaissance initiatique, ésotérique, peut faire<br />

parvenir le fidèle à la secon<strong>de</strong> Naissance, aux portes du Royaume <strong>de</strong> Dieu, et lui<br />

permettre <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>r l’humanité, par-<strong>de</strong>là la crise qui la menace, vers une <strong>de</strong>stinée<br />

heureuse. C’est à cette connaissance, transmise jusqu’à lui par la Tradition<br />

ésotérique <strong>de</strong> l’orthodoxie orientale, que Mouravieff consacrera la plus gran<strong>de</strong> part<br />

<strong>de</strong> ses œuvres et <strong>de</strong> son énergie.


[49]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Pour lui, la « Tradition ésotérique », bien qu’universelle par nature, se révèle<br />

d’une façon différenciée en fonction <strong>de</strong>s époques et <strong>de</strong> la mentalité <strong>de</strong>s peuples<br />

auxquels elle s’adresse. Face à un public essentiellement Européen, il est naturel<br />

que Mouravieff ait présenté son enseignement sous une forme chrétienne car,<br />

chrétien ou non, croyant ou athée, l’homme européen est façonné par vingt siècles<br />

<strong>de</strong> culture chrétienne. Par ailleurs, contrairement aux autres religions qui, bien<br />

qu’issues <strong>de</strong> la Tradition unique, ne s’adressent toujours qu’à une fraction <strong>de</strong><br />

l’humanité, le christianisme a affirmé dès ses origines un caractère œcuménique et<br />

universaliste. Pour ces <strong>de</strong>ux raisons, l’enseignement <strong>de</strong> Mouravieff est donc<br />

« profondément chrétien » 1 .<br />

Quant à «l’ésotérisme », il signifie pour lui principalement une métho<strong>de</strong><br />

d’interprétation et <strong>de</strong> compréhension approfondie <strong>de</strong>s textes sacrés, associée à <strong>de</strong>s<br />

métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> perfectionnement <strong>de</strong> la « Personne ». La doctrine ésotérique est<br />

comprise comme un équivalent approximatif <strong>de</strong> « Gnose » ou <strong>de</strong> « Connaissance »,<br />

au sens d’une Connaissance vivante, qui procure <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> conscience élevés,<br />

et qui transforme le sujet lui-même, comme lors d’un processus initiatique 2 . Boris<br />

Mouravieff a d’ailleurs voulu organiser son système selon une structure <strong>de</strong><br />

mouvement initiatique : l’étudiant prend connaissance en premier lieu <strong>de</strong> l’aspect<br />

théorique et relativement extérieur <strong>de</strong> la doctrine ; ensuite il avance dans la<br />

connaissance <strong>de</strong> celle-ci par différents paliers ; enfin il est initié à la pratique, qui<br />

requiert une intériorisation, un approfondissement et une réalisation concrète, ce<br />

qui équivaut à une véritable secon<strong>de</strong> Naissance.<br />

Quelques éléments biographiques<br />

Boris Mouravieff est né à Kronstadt le 8 mars 1890 et décédé à Genève en<br />

1969, à l’âge <strong>de</strong> 79 ans. Située sur l’île Kotlin (Golfe <strong>de</strong> Finlan<strong>de</strong>) en Russie,<br />

Kronstadt était rattachée administrativement à Saint-Pétersbourg et servait<br />

principalement <strong>de</strong> base navale. La ville <strong>de</strong> Kronstadt est restée célèbre pour avoir<br />

été à l’avant-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s révolutions <strong>de</strong> 1905 et <strong>de</strong> 1917, ainsi que le siège <strong>de</strong> la<br />

« Révolte » éponyme, qui opposa les marins anarchistes et révolutionnaires au<br />

pouvoir bolchevique en 1921.<br />

Fils du comte Pjotr Petrovič Murav’ev, amiral <strong>de</strong> la Flotte russe et <strong>de</strong>rnier<br />

secrétaire d’État à la Marine <strong>de</strong> Guerre impériale, Boris était <strong>de</strong>stiné à une carrière<br />

militaire ou politique. À l’abdication du tsar en mars 1917, alors qu’il n’a que 27<br />

ans, il est promu successivement capitaine <strong>de</strong> frégate puis chef <strong>de</strong> cabinet naval du<br />

ministre socialiste révolutionnaire Alexandr Fjodorovič Kerenskij dans le premier<br />

gouvernement provisoire (sous la direction du prince Georgij L’vov). Il <strong>de</strong>vient<br />

ensuite chef d’état-major adjoint <strong>de</strong> la flotte <strong>de</strong> la mer Noire, nommé<br />

par le même Kerenskij, qui était alors chef du gouvernement russe,<br />

jusqu’au renversement <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier lors du coup d'état du 7 novembre<br />

1 - Sur ces questions, voir<br />

Mouravieff B., Gnôsis,<br />

Neuchâtel (Suisse), Éd. <strong>de</strong><br />

La Baconnière, 1969, t. 1,<br />

pp. 13 et 14.<br />

2 – Voir Faivre A., « Boris<br />

Mouravieff », in : Dictionary<br />

of Gnosis & Western<br />

Esotericism, Lei<strong>de</strong>n<br />

(Pays-Bas), Londres, Brill,<br />

2005, t. 1, pp. 806-807.


[50]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

1917 qui marque le début <strong>de</strong> la « Gran<strong>de</strong> Révolution socialiste d'Octobre » et les<br />

premières heures du régime bolchevique.<br />

Ces événements marquent la fin <strong>de</strong>s activités politiques et militaires <strong>de</strong> Boris<br />

Mouravieff. Ses écrits et sa pensée <strong>de</strong>meureront néanmoins toujours empreints<br />

d’un intérêt réel pour la question politique ou métapolitique.<br />

L’influence spirituelle <strong>de</strong> son grand-oncle sera elle aussi — et peut-être même<br />

surtout — déterminante. Andrej Nikolaevič Murav’ev, homme <strong>de</strong> lettres issu <strong>de</strong> la<br />

noblesse russe, s’était attaché, lors <strong>de</strong> nombreux voyages en Orient, à retrouver<br />

une série <strong>de</strong> manuscrits anciens touchant aux fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la tradition orthodoxe.<br />

Il sera l’auteur d’une Histoire <strong>de</strong> l’Église <strong>de</strong> Russie 3 ainsi que le fondateur du skite<br />

(groupe d’ermites vivant sous l’autorité d’un monastère) russe Saint André au Mont<br />

Athos. Boris Mouravieff évoque son souvenir et son influence en ces termes :<br />

Personnellement, je m’occupe <strong>de</strong> la Tradition en question <strong>de</strong>puis ma jeunesse ;<br />

j’en étais favorisé aussi par certaines indications dues à la tradition <strong>de</strong> ma famille,<br />

issue d’André Mouravieff (mort en 1874), Chambellan à la Cour impériale,<br />

membre du Saint-Syno<strong>de</strong>, fondateur du monastère <strong>de</strong> Saint-André au Mont-Athos.<br />

C’était un grand voyageur. Il parcourut l’Égypte, l’Asie Antérieure, l’Arménie, la<br />

Transcaucasienne, le Kurdistan et poussa jusqu’à la Perse, et au <strong>de</strong>là, les<br />

recherches <strong>de</strong>s détails <strong>de</strong> cette Tradition sublime et <strong>de</strong>s manuscrits <strong>de</strong>s premiers<br />

siècles <strong>de</strong> notre ère. 4<br />

Boris Mouravieff poursuivra la voie tracée par son grand-oncle, en<br />

s’attachant toute sa vie à retrouver puis à enseigner ce qu’il appellera lui-même la<br />

« Tradition ésotérique <strong>de</strong> l’orthodoxie orientale » ou plus simplement la<br />

« Tradition ».<br />

En 1920 il se rend à Constantinople pour y suivre <strong>de</strong>s conférences<br />

données par Pjotr Dem’janovič Uspenskij [Ouspensky] (Moscou, 1878 –<br />

Londres, 1947), philosophe et maître spirituel d’origine russe. Ce <strong>de</strong>rnier<br />

lui fera rencontrer Georgij Ivanovič Gjurdžiev [Gurdjieff] (Alexandropol<br />

[Russie], 1866 – Paris, 1949) qui l’introduira auprès <strong>de</strong> plusieurs<br />

personnes en France, dans son Prieuré <strong>de</strong> Fontainebleau ainsi qu’à Paris.<br />

Dans ses articles et livres touchant à l’ésotérisme, Mouravieff prendra<br />

certaines distances par rapport à ces auteurs, dont il juge les<br />

enseignements fragmentaires. La controverse autour <strong>de</strong>s Fragments<br />

d’un enseignement inconnu 5 , ouvrage dans lequel Uspenskij présentait<br />

le « système » <strong>de</strong> Gjurdžiev, est révélatrice d’une tension qui existait<br />

<strong>de</strong>puis le début entre les trois hommes 6 .<br />

Arrivé en France en 1924, Mouravieff s’installe à Bor<strong>de</strong>aux et y<br />

rencontre une Russe, Larisa Basov. Elle <strong>de</strong>viendra sa femme en 1936,<br />

année où ils s’installent à Paris. Jusqu’en 1941, il travaille comme<br />

ingénieur consultant dans diverses compagnies pétrolières, tout en se<br />

consacrant à l’étu<strong>de</strong> et à ses écrits. Il rencontre aussi fréquemment<br />

3 - Saint-Pétersbourg,<br />

1838. Le livre a été traduit<br />

en anglais par le Révérend<br />

R. W. Blackmore, Londres,<br />

éd. John Henry Parker,<br />

1842 (rééd. Montana,<br />

Éd. Kessinger<br />

Publishing Co, 2004).<br />

4 - Les quelques éléments<br />

biographiques sont tirés <strong>de</strong><br />

la préface à Mouravieff B.,<br />

Écrits sur Ouspensky,<br />

Gurdjieff, et sur la Tradition<br />

ésotérique chrétienne,<br />

Dervy, Paris, 2008, pp. 7-<br />

28, et du site <strong>de</strong><br />

l’Association Boris<br />

Mouravieff, « Éléments<br />

bibliographiques »,<br />

http://www.associationborismouravieff.com/in<strong>de</strong>x.html<br />

5 - Paris, Stock, 1950<br />

[1961].<br />

6 - Dans son article<br />

« Ouspensky, Gurdjieff et<br />

les Fragments d’un<br />

enseignement inconnu »<br />

(1957), in : Écrits…Op. cit.,<br />

pp. 95-138, Mouravieff<br />

explique les points qu’il<br />

juge problématiques dans<br />

la métho<strong>de</strong> d’enseignement<br />

<strong>de</strong> Gjurdžiev et dans le<br />

« système » d’Uspenskij.


[51]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Gjurdžiev et quelques-uns <strong>de</strong> ses disciples au Café <strong>de</strong> la Paix sur les Grands<br />

Boulevards <strong>de</strong> Paris. Les débats et controverses qui y prennent place sont pour lui<br />

l’occasion d’affiner son propre point <strong>de</strong> vue. Pendant la Deuxième Guerre mondiale,<br />

en 1944, refusant <strong>de</strong> collaborer avec les Allemands, il est arrêté par la Gestapo,<br />

mais parvient à s’échapper en Suisse avec sa famille. Alors âgé <strong>de</strong> 55 ans, il<br />

entreprend un cursus universitaire à l’Institut <strong>de</strong>s Hautes Étu<strong>de</strong>s Internationales à<br />

Genève, où il défend en 1951 une thèse sur l’Alliance Russo-turque pendant la<br />

pério<strong>de</strong> napoléonienne. Quatre années plus tard, il <strong>de</strong>vient privatdozent (enseignant<br />

en attente d’une chaire universitaire) à l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Genève après avoir présenté<br />

une leçon sur « La politique <strong>de</strong> Pierre le Grand dans la question d’Orient ». Cette<br />

fonction universitaire couronne ses recherches d’historien qui s’étaient déjà vues<br />

concrétisées par la publication <strong>de</strong> plusieurs ouvrages, notamment Le Testament <strong>de</strong><br />

Pierre le Grand, légen<strong>de</strong> et réalité 7 et La Monarchie Russe 8 , ainsi que plusieurs<br />

articles 9 .<br />

L’ésotérisme, une philosophie <strong>de</strong> l’histoire<br />

Outre son intérêt pour l’histoire, Mouravieff s’intéresse à la spiritualité<br />

orthodoxe, ce qui lui vaut <strong>de</strong> donner un cours à l’université <strong>de</strong> Genève qu’il<br />

intitule « Introduction à la philosophie ésotérique d'après la tradition ésotérique <strong>de</strong><br />

l'Orthodoxie orientale ». Ce cours, qui réunit régulièrement une vingtaine d’élèves,<br />

sert <strong>de</strong> base à la publication en 1961 d’un premier volume <strong>de</strong> son œuvre principale,<br />

Gnôsis. Étu<strong>de</strong>s et commentaires sur la tradition ésotérique <strong>de</strong> l’orthodoxie orientale,<br />

volume auquel seront adjoints en 1962 et 1965 un <strong>de</strong>uxième puis un troisième<br />

tome. Respectivement sous-titrés « cycle exotérique », « cycle mésotérique » et<br />

« cycle ésotérique », Mouravieff y défend l’idée qu’une progression par <strong>de</strong>grés dans<br />

l’enseignement <strong>de</strong> la doctrine est indispensable pour accé<strong>de</strong>r au niveau ésotérique.<br />

Il s’agit selon lui <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>s aspects externes (la profession <strong>de</strong> foi, les dogmes,<br />

qui sont vrais mais d’une façon relative car ils ne sont que l’expression formalisée<br />

d’un mystère) aux aspects internes <strong>de</strong> la doctrine, cachés au regard du profane, et<br />

qui constituent la véritable connaissance (gnôsis, en grec).<br />

Parallèlement à ses écrits, Mouravieff anime entre 1961 et 1967 un séminaire<br />

<strong>de</strong> recherches ésotériques <strong>de</strong>stiné à approfondir l’enseignement compilé dans<br />

Gnôsis. Le Centre d’Étu<strong>de</strong>s Chrétiennes Ésotériques (C.E.C.E.) se proposait en effet<br />

<strong>de</strong> développer et <strong>de</strong> mettre en pratique la doctrine ésotérique, et plus largement <strong>de</strong><br />

contribuer à l’émergence <strong>de</strong> « l’Homme Nouveau », expression qui fait référence au<br />

mot <strong>de</strong> l’Apôtre Paul :<br />

Il vous faut abandonner votre premier genre <strong>de</strong> vie et dépouiller le vieil homme,<br />

qui va se corrompant au fil <strong>de</strong>s convoitises décevantes, pour vous renouveler par<br />

7 - Neuchâtel (Suisse),<br />

Éd. <strong>de</strong> La Baconnière,<br />

1949.<br />

8 - Paris, Payot, 1962.<br />

9 - Pour une bibliographie<br />

complète, voir<br />

Mouravieff B., Écrits…,<br />

Op. cit., pp. 341-342.


[52]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

une transformation spirituelle <strong>de</strong> votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau, qui<br />

a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté <strong>de</strong> la vérité. 10<br />

Pour faire émerger cet Homme Nouveau, celui dont l’intelligence est<br />

renouvelée par le don <strong>de</strong> l’Esprit, Mouravieff pense qu’il est nécessaire <strong>de</strong> rendre<br />

publique la doctrine ésotérique. Une nouvelle élite <strong>de</strong>vrait alors se mettre en place,<br />

consciente <strong>de</strong> la marche du mon<strong>de</strong> et du rôle qu’elle doit y jouer, c’est-à-dire<br />

œuvrer à faire progresser l’humanité dans une nouvelle phase, à tous<br />

égards décisive, <strong>de</strong> son évolution.<br />

Mouravieff combine en quelque sorte ses <strong>de</strong>ux domaines <strong>de</strong><br />

prédilection (l’histoire et la spiritualité) dans une conception théologique<br />

<strong>de</strong> l’histoire, à mi-chemin entre une conception cyclique et une<br />

conception strictement linéaire <strong>de</strong> l’évolution humaine. Pour lui, le temps<br />

peut être divisé en trois 11 phases qualitativement distinctes :<br />

Selon la Tradition, l’évolution humaine, après une longue pério<strong>de</strong><br />

préhistorique, se poursuit dans une succession <strong>de</strong> trois cycles : Cycle du<br />

Père, que l’histoire ne connaît qu’incomplètement ; Cycle du Fils, qui tend<br />

à sa fin ; enfin, Cycle du Saint-Esprit, auquel nous parvenons<br />

actuellement. 12<br />

Cette idée n’est pas neuve dans la pensée chrétienne. Le moine<br />

calabrais Joachim <strong>de</strong> Flore (1130 – 1202) avait, en effet, déjà exprimé<br />

une conception <strong>de</strong> l’histoire expliquant l’avancement <strong>de</strong> l’humanité<br />

comme un dévoilement progressif <strong>de</strong>s trois personnes <strong>de</strong> la sainte<br />

Trinité : l’âge du Père, associé à la Loi, l’âge du Fils, associé à la Grâce,<br />

à la Foi et à l’enseignement dogmatique <strong>de</strong> l’Église charnelle, l’âge <strong>de</strong><br />

l’Esprit saint, associé à la surabondance <strong>de</strong> la Grâce, à la plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

Connaissance et <strong>de</strong> l’Amour d’une Église purement spirituelle. La<br />

postérité spirituelle <strong>de</strong> cette doctrine, qui tend à affaiblir la confiance<br />

dans l’institution ecclésiastique et à favoriser les mouvements spirituels<br />

indépendants, fut particulièrement importante notamment dans<br />

l’émergence <strong>de</strong> l’idéalisme allemand. Jusqu’à aujourd’hui, elle <strong>de</strong>meure<br />

une référence incontournable — bien que le plus souvent inconsciente —<br />

pour nombre d’associations et <strong>de</strong> discours ésotériques 13 .<br />

Par ailleurs, dans la première moitié du XX e siècle et en particulier<br />

sous l’influence <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong> la « pensée Traditionnelle » 14 , la<br />

conception <strong>de</strong> l’histoire vue comme une succession <strong>de</strong> cycles fut ravivée<br />

par l’apport <strong>de</strong> la pensée hindoue et connut sous cette forme une<br />

certaine fortune en Occi<strong>de</strong>nt. Dans la bibliographie <strong>de</strong> Gnôsis, pourtant<br />

assez laconique, Mouravieff 15 cite notamment les œuvres <strong>de</strong> René<br />

Guénon, <strong>de</strong> Léo Schaya, <strong>de</strong> Titus Burckhardt et <strong>de</strong> Frithjof Schuon, ce<br />

qui atteste sans doute d’une bonne connaissance <strong>de</strong> ce courant <strong>de</strong><br />

pensée et, partant, <strong>de</strong> la doctrine <strong>de</strong>s « cycles cosmiques » qui y est un<br />

10 - Eph. 4, 22-24.<br />

11 - En réalité Mouravieff<br />

dénombre tantôt trois,<br />

tantôt cinq phases, selon le<br />

point <strong>de</strong> vue qu’il choisit.<br />

Les cinq phases sont (avec<br />

leur élément déclencheur) :<br />

1. Cycle préhistorique<br />

(chute d’Adam), 2. Cycle<br />

du Père (Déluge <strong>de</strong>s Eaux),<br />

3. Cycle du Fils<br />

(Destruction du Temple),<br />

4. Cycle du Saint-Esprit<br />

(Hiroshima), 5. Mille ans<br />

sans guerre = Millénium<br />

(l’Accomplissement : soit le<br />

Déluge du Feu, soit <strong>de</strong><br />

Nouveaux Cieux et une<br />

Nouvelle Terre). Voir<br />

Mouravieff B., Gnôsis,<br />

Op. cit., t. 2, p. 74.<br />

12 - Ibid, t. 1, p. 19.<br />

13 - Sur ce point on<br />

consultera <strong>de</strong> Lubac H., La<br />

Postérité spirituelle <strong>de</strong><br />

Joachim <strong>de</strong> Flore. 2 vol,<br />

Lethielleux, Paris, 1981.<br />

14 - Par cette expression<br />

nous désignons l’école <strong>de</strong><br />

pensée qui s’est formée<br />

dans le sillage et la<br />

continuation <strong>de</strong> l’œuvre du<br />

philosophe français René<br />

Guénon. Appelée « École<br />

Traditionnelle » par ses<br />

représentants, elle prend le<br />

nom <strong>de</strong> « Perennialism »<br />

dans le mon<strong>de</strong> anglo-saxon<br />

en référence à la<br />

Philosophia Perennis dont<br />

ils se veulent les héritiers<br />

et continuateurs. Pour<br />

l’histoire <strong>de</strong> ce mouvement<br />

on lira, récemment traduit<br />

en français :<br />

Sedgwick M. J., Contre le<br />

mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. Le<br />

traditionalisme et l’histoire<br />

intellectuelle secrète du<br />

XX e siècle, Dervy, Paris,<br />

2008 [1 e éd. : 2004].<br />

15 - Il s’agit là d’une<br />

hypothèse. En effet, la<br />

bibliographie a été<br />

« préparée avec la<br />

collaboration du Docteur<br />

Albert-Jean Lucas », et il<br />

est difficile <strong>de</strong> connaître<br />

l’exacte mesure dans<br />

laquelle celle-ci reflète les<br />

sources authentiques <strong>de</strong><br />

Mouravieff.


[53]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

thème récurrent. Bien que témoignant <strong>de</strong> conceptions du temps et <strong>de</strong> l’histoire<br />

sensiblement différentes, tous s’accor<strong>de</strong>nt sur l’idée que le vingtième siècle<br />

constitue la fin d’un cycle décisif dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité. Comme les penseurs<br />

<strong>de</strong> l’École Traditionnelle, Mouravieff pense que le travail <strong>de</strong> renouvellement spirituel<br />

<strong>de</strong> l’homme est particulièrement important dans ce moment critique qu’il appelle<br />

« Pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition », où les dangers qui menacent l’homme, le mon<strong>de</strong> et leur<br />

avenir sont très grands. Citant la secon<strong>de</strong> épître <strong>de</strong> Pierre, Mouravieff annonce que<br />

ce temps pourrait être celui d’une « catastrophe générale » 16 :<br />

En ce jour les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront,<br />

et la terre, avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. 17<br />

Mais cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> crise, qui est en fait la Mo<strong>de</strong>rnité, est en même temps<br />

porteuse <strong>de</strong> grands espoirs puisqu’elle pourrait conduire l’homme à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong><br />

conscience jamais atteints auparavant : « l’ère du Saint-Esprit » pourrait ainsi<br />

également faire place, toujours selon la prophétie <strong>de</strong> Pierre, à « <strong>de</strong> nouveaux cieux<br />

et une nouvelle terre où la vérité habitera » 18 . Cela signifie premièrement, pour<br />

Mouravieff, que l’homme sera affranchi du travail et <strong>de</strong> la lutte pour l’existence :<br />

« Du simple fait <strong>de</strong> sa naissance, assure-t-il, l’homme sera doté <strong>de</strong> tout ce dont il<br />

aura besoin pour vivre. Le luxe sera gratuit » 19 . En plus <strong>de</strong> nouvelles conditions<br />

matérielles, l’homme, du moins l’homme d’élite, sera porteur <strong>de</strong> dons spirituels, et<br />

en particulier celui <strong>de</strong> discerner naturellement le vrai du faux, la vérité du<br />

mensonge 20 , ce qui signifie qu’il sera porteur <strong>de</strong> la vraie Connaissance.<br />

L’ésotérisme, une connaissance cachée<br />

En effet, pour Mouravieff, « la logique <strong>de</strong> l’Histoire réclame un<br />

esprit nouveau » 21 et cet esprit nouveau, il l’assimile à la « Gnose », la<br />

vraie Connaissance qui doit succé<strong>de</strong>r à la Foi, selon le mot <strong>de</strong> saint Paul.<br />

L’idée qu’il existe, à l’intérieur <strong>de</strong> la tradition chrétienne<br />

exotérique, une tradition gnostique, ésotérique, révélée par Jésus<br />

directement à ses Apôtres, puis transmise par l’intermédiaire <strong>de</strong> certains<br />

pères <strong>de</strong> l’Église à leurs successeurs, est un lieu commun <strong>de</strong> la<br />

littérature gnostique que notre auteur fait pleinement sien. Ainsi nous<br />

retrouvons cette idée déjà répandue à l’époque patristique, notamment<br />

chez Clément d’Alexandrie (c.150 – c.220). Auteur <strong>de</strong>s Stromates,<br />

maître <strong>de</strong> la Didascalée d’Alexandrie 22 , célèbre pour son exégèse<br />

allégorique <strong>de</strong>s Écritures, penseur à la charnière <strong>de</strong> nombreuses cultures<br />

(notamment <strong>de</strong>s cultures judéo-chrétienne et grecque, bien entendu),<br />

grand mystique, Clément est avec Irénée <strong>de</strong> Lyon le père du gnosticisme<br />

« orthodoxe » au sein <strong>de</strong> l’Église. Défenseur d’une vision résolument<br />

ésotérique <strong>de</strong> la doctrine chrétienne, son œuvre inspira beaucoup<br />

Mouravieff qui le cite à plusieurs reprises. C’est d’ailleurs en suivant son<br />

16 - On lira quelques-unes<br />

<strong>de</strong>s considérations sur ce<br />

point dans son article « Le<br />

problème <strong>de</strong> l’Homme<br />

nouveau », in : Écrits…,<br />

Op. cit., pp. 29-43.<br />

17 – 2 P., 3, 10-11<br />

18 – 2 P., 3, 13. Nous<br />

citons d’après la traduction<br />

<strong>de</strong> l’article cité en note 5.<br />

19 – Mouravieff B., « Le<br />

problème <strong>de</strong> l’Homme<br />

nouveau », Art. cit., p. 29.<br />

20 - Ibid., p. 39.<br />

21 - Voir Mouravieff B.,<br />

Gnôsis, Op. cit., t. 1.,<br />

p. 18.<br />

22 - La « Didascalée » (du<br />

grec διδασκαλει̃ον,<br />

« école ») était une célèbre<br />

école catéchétique et<br />

théologique où furent<br />

formés quelques-uns <strong>de</strong>s<br />

plus grands théologiens et<br />

Pères <strong>de</strong><br />

l’Église (notamment<br />

Origène, Basile le Grand,<br />

Grégoire le Thaumaturge,<br />

Grégoire <strong>de</strong> Naziance).<br />

Selon la Tradition, elle fut<br />

fondée, par saint Marc,<br />

mais plus<br />

vraisemblablement par<br />

Pantène au II e siècle,<br />

didascale (« maître »)<br />

auquel succédèrent<br />

Clément et Origène.


[54]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

exemple qu’il rédige lui aussi <strong>de</strong>s Stromates, sous titrées Recueil <strong>de</strong> notes sur<br />

l’enseignement chrétien ésotérique.<br />

Selon Clément, les « traditions secrètes » ou « mystères » compilés dans ses<br />

propres Stromates furent transmis jusqu’à lui par une lignée <strong>de</strong> maîtres spirituels,<br />

comme il l’explique :<br />

Ces maîtres, qui conservent la vraie tradition du bienheureux enseignement, issu<br />

tout droit <strong>de</strong>s saints Apôtres Pierre, Jacques, Jean et Paul, transmis <strong>de</strong> père en fils<br />

— mais peu <strong>de</strong> fils sont à l’image du père — sont arrivés jusqu’à nous, grâce à<br />

Dieu, pour déposer en nous ces belles semences <strong>de</strong> leurs ancêtres et <strong>de</strong>s<br />

Apôtres (…). Le Seigneur a consenti à faire part <strong>de</strong>s divins mystères <strong>de</strong> cette<br />

sainte lumière à “ceux qui pouvaient comprendre” [Mt., 19, 11]. Ainsi donc, ce<br />

n’est pas au grand nombre que le Christ a révélé ce qui n’était pas à la portée du<br />

grand nombre, mais simplement à une minorité qu’il savait adaptée, capable <strong>de</strong><br />

recevoir la parole et d’être façonnée selon elle. 23<br />

Sans aucun doute, cet enseignement ésotérique était à l’origine<br />

exclusivement oral, et c’est par la tradition orale qu’il s’est transmis jusqu’à<br />

Clément. Ce fait n’empêche pas le didascale alexandrin <strong>de</strong> coucher sur papier les<br />

« notes gnostiques » 24 que sont les Stromates, permettant ainsi au lecteur <strong>de</strong><br />

progresser par lui-même dans la connaissance du mystère <strong>de</strong> la foi et <strong>de</strong>s Écritures,<br />

et donnant par là même à la tradition écrite le statut particulier <strong>de</strong> transmetteur —<br />

aussi partiel et imparfait soit-il — <strong>de</strong> la tradition orale. De ce fait, tout en veillant à<br />

conserver son statut supérieur à l’enseignement oral (qu’il dispensait lui-<br />

même à ses catéchumènes), Clément n’exclut pas la possibilité pour la<br />

doctrine ésotérique d’être transmise — partiellement — par <strong>de</strong>s écrits.<br />

Boris Mouravieff explique ce principe <strong>de</strong> la façon suivante :<br />

L’hermétisation <strong>de</strong> la science ésotérique a été pratiquée <strong>de</strong> tout temps.<br />

Le Pentateuque et l’Évangile en sont un témoignage. Mais, tout en<br />

cachant le sens exact <strong>de</strong> la Doctrine, les Anciens prenaient soin <strong>de</strong> livrer<br />

aux profanes — sous une forme ou sous une autre — une part du vrai qui<br />

pouvait apparaître comme un schéma complet. C’est ainsi qu’à travers les<br />

siècles, ou même les millénaires, à travers les civilisations éteintes, ils<br />

donnaient aux chercheurs <strong>de</strong> l’avenir les indications suffisantes pour les<br />

inciter à <strong>de</strong>s investigations plus approfondies. 25<br />

Quelque dix sept siècles après Clément, notre auteur entend donc<br />

s’inscrire dans la même démarche, révélant par ses écrits et par son<br />

enseignement la « tradition secrète » <strong>de</strong>s Anciens : non pas une simple<br />

connaissance livresque, un savoir profane, mais la Connaissance<br />

vivifiante, « supérieure à la Raison et à la Foi » 26 . Mais contrairement à<br />

ce qu’affirmait son précurseur alexandrin, pour Mouravieff la Gnose<br />

divine n’est pas advenue avec le Christ. En effet, la Gnose avait déjà été<br />

précé<strong>de</strong>mment transmise à l’humanité au cours du Cycle du Père<br />

23 – Mouravieff B.,<br />

Stromates I, Éd. du Cerf,<br />

coll. « Sources<br />

Chrétiennes », Paris, 1951,<br />

p. 52.<br />

24 - Le titre complet <strong>de</strong><br />

son grand ouvrage est<br />

Stromates <strong>de</strong> notes<br />

gnostiques selon la vraie<br />

philosophie.<br />

25 - Mouravieff B., Gnôsis,<br />

t. 1, Op. cit., pp. 129-130.<br />

Il faut noter à cet endroit<br />

que ce principe tel<br />

qu’expliqué par Mouravieff<br />

ressemble <strong>de</strong> très près à ce<br />

que les penseurs <strong>de</strong> l’École<br />

Traditionnelle nomment<br />

« Tradition primordiale ».<br />

Sur ce point précis, on lira<br />

avec intérêt l’article<br />

d’Antoine Faivre : « Histoire<br />

<strong>de</strong> la notion mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong><br />

Tradition dans ses rapports<br />

avec les courants<br />

ésotériques (XV e -XX e<br />

siècles) », in : Symboles et<br />

Mythes dans les<br />

mouvements initiatiques et<br />

ésotériques (XVII e -XX e<br />

siècles) : Filiations et<br />

emprunts, Archè – La Table<br />

d’Émerau<strong>de</strong> (revue<br />

« ARIES », hors série),<br />

Milan-Paris, 1998,<br />

pp. 7-48.<br />

26 - Mouravieff B., Gnôsis,<br />

Op. cit., t. 1, p. 287.


[55]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

(l’humanité adamique), mais sous forme <strong>de</strong> mystères : Mystères <strong>de</strong> Promesse.<br />

Ceux-ci ne trouvèrent toutefois leur entière justification qu’avec l’Avènement <strong>de</strong><br />

Jésus-Christ, manifestation vivante et réalisation <strong>de</strong> la promesse : Mystère <strong>de</strong><br />

Réalisation. La Gnose et les initiés qui en étaient dépositaires furent, par cet<br />

événement capital, libérés <strong>de</strong> la consigne <strong>de</strong> silence qui pesait sur eux : un<br />

foisonnement <strong>de</strong> théories, d’enseignements et <strong>de</strong> systèmes put voir le jour, fondés<br />

à la fois sur les Mystères <strong>de</strong> la Promesse et sur le Mystère <strong>de</strong> Réalisation en Jésus,<br />

et qui tentaient principalement d’expliquer la raison <strong>de</strong> l’imperfection du Mon<strong>de</strong> et<br />

<strong>de</strong> la présence du Mal. Il résulta <strong>de</strong> ces multiples spéculations <strong>de</strong>ux courants<br />

majoritaires, que Mouravieff oppose <strong>de</strong> la façon suivante : une gnose hétérodoxe,<br />

qui attribuait cette imperfection à une catastrophe cosmique ou à la malveillance du<br />

Créateur, et une gnose orthodoxe, qui axait son enseignement sur la perfectibilité<br />

<strong>de</strong> l’homme qui marche à la suite <strong>de</strong> Jésus et sur la possible divinisation <strong>de</strong> son<br />

humanité par le moyen <strong>de</strong> la « <strong>de</strong>uxième naissance ». C’est, selon notre auteur,<br />

cette secon<strong>de</strong> — et seule légitime —Gnose qui survécut, grâce à l’œuvre <strong>de</strong>s<br />

Apôtres et <strong>de</strong>s grands docteurs œcuméniques <strong>de</strong> l’Église et en particulier <strong>de</strong><br />

l’orthodoxie orientale. Mouravieff pense que par ce fait, la tradition ésotérique elle<br />

aussi put être préservée dans sa pureté originelle, soit dans les temps anciens à<br />

l’abri <strong>de</strong> l’hermétisme, dans les monastères grecs et russes notamment, ainsi que<br />

dans les écrits philocaliques 27 ; soit dans le temps présent <strong>de</strong> façon dévoilée, dans<br />

sa propre œuvre littéraire (en particulier dans Gnôsis qui en est l’exposé complet)<br />

et spirituelle (les Stromates et la pratique enseignée dans le C.E.C.E.). Pour notre<br />

auteur, en effet,<br />

GNÔSIS est la première divulgation <strong>de</strong> l’ensemble, en abrégé, mais laissant au<br />

chercheur persévérant la possibilité d’aller en profon<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> la Gnôse<br />

communiquée par Jésus, après Sa Résurrection, à Pierre, Jean et Jacques, et qui<br />

constitue le contenu <strong>de</strong> la Tradition Chrétienne ésotérique. 28<br />

C’est donc aux « racines », à la « source » 29 <strong>de</strong> la Tradition<br />

ésotérique chrétienne que Mouravieff entend puiser afin <strong>de</strong> présenter la<br />

doctrine dans son intégralité : les textes sacrés <strong>de</strong> l’Ancien et du<br />

Nouveau Testament, les commentaires dont ils font l’objet<br />

(commentaires patristiques et en particulier ceux réunis dans la<br />

Philocalie), ainsi que l’enseignement et la discipline reçue par les<br />

personnes régulièrement investies dans leur fonction <strong>de</strong> maîtres<br />

spirituels (la « Gran<strong>de</strong> Confrérie Ésotérique ») 30 .<br />

À côté <strong>de</strong> ces enseignements écrits, il est nécessaire qu’il y ait<br />

également un enseignement oral afin <strong>de</strong> vivifier la lettre, <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>s<br />

simples croyances, articles <strong>de</strong> foi, dogmes et credo (sans nier leur valeur<br />

pédagogique et relative), à une connaissance plus parfaite, une véritable<br />

secon<strong>de</strong> naissance, qui ouvre les yeux <strong>de</strong> l’intelligence « au vrai sens <strong>de</strong><br />

la vie, […à] la signification <strong>de</strong> la mission du chrétien dans l’Ère Nouvelle,<br />

[à] la possibilité [qui] est offerte <strong>de</strong> s’initier à cette Sagesse divine,<br />

27 - La tradition orthodoxe<br />

appelle « philocalique »<br />

(qui signifie littéralement<br />

« amour <strong>de</strong> la beauté »)<br />

tout texte spirituel, mais ce<br />

vocable s’applique avant<br />

tout à l’anthologie réalisée<br />

par Nicodème l'Hagiorite et<br />

Macaire <strong>de</strong> Corinthe<br />

en 1782, aujourd’hui<br />

appelée Philocalie <strong>de</strong>s Pères<br />

Neptiques ou, plus<br />

simplement, la Philocalie.<br />

Mouravieff y renvoie en <strong>de</strong><br />

nombreux endroits <strong>de</strong> son<br />

œuvre. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

éditions complètes, il en<br />

existe en français une<br />

version abrégée et<br />

facilement accessible :<br />

Grouillard J., Petite<br />

Philocalie <strong>de</strong> la prière du<br />

cœur, Seuil, coll.<br />

« Points/Sagesse », Paris,<br />

1979.<br />

28 - Cité in : Mouravieff B.,<br />

Écrits… Op. cit., p. 8.<br />

29 - Mouravieff B., Gnôsis,<br />

Op. cit., t. 1, p. 10.<br />

30 – Voir I<strong>de</strong>m.


[56]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

mystérieuse et cachée » 31 . Mais, il faut le souligner, dans l’esprit <strong>de</strong> Mouravieff, il ne<br />

suffit pas <strong>de</strong> saisir en quelque sorte mentalement la doctrine exposée dans Gnôsis<br />

pour parvenir à cet état <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong> spirituelle. Gnôsis n’est que l’exposé <strong>de</strong> la<br />

doctrine : elle n’est ni son application, ni son interprétation, ni sa compréhension<br />

plénière. Aux élèves expérimentés du Centre d’Étu<strong>de</strong>s Chrétiennes Ésotériques, qui<br />

sont par le fait même <strong>de</strong>s lecteurs attentifs <strong>de</strong> Gnôsis, Mouravieff adresse <strong>de</strong>s<br />

Stromates, aussi appelées L’Art <strong>de</strong> Vaincre, dans l’introduction <strong>de</strong>squelles il rappelle<br />

que :<br />

La lecture spontanée <strong>de</strong> “Gnôsis”, même si elle est attentive, répétée, faite avec<br />

l’assiduité voulue, ne peut conduire qu’au Savoir <strong>de</strong> la Doctrine. Le lecteur sait<br />

que pour parvenir au niveau du Comprendre, il faut ajouter au Savoir quelque<br />

chose d’impondérable, un epsilon. Les préceptes et les exercices recommandés<br />

dans les Stromates ont pour but d’ai<strong>de</strong>r les étudiants à gagner cet epsilon. Il leur<br />

ouvrira les chemins du Comprendre qui, à son tour, les conduira vers le Savoir-<br />

faire. 32<br />

La voie est donc difficile, faite <strong>de</strong> travail personnel et <strong>de</strong> dispositions<br />

intérieures favorables. C’est la raison pour laquelle en <strong>de</strong> nombreux endroits<br />

Mouravieff indique que l’ésotérisme n’est pas une voie qui convient à tout le mon<strong>de</strong>,<br />

mais qu’elle est au contraire réservée à une élite : car si l’enseignement est<br />

transmissible dans ses formes, donc du point <strong>de</strong> vue extérieur, en réalité<br />

l’acquisition <strong>de</strong> la connaissance initiatique ne peut être le fait que du travail<br />

personnel <strong>de</strong> chaque étudiant. Ce travail comprend notamment un aspect <strong>de</strong> prière,<br />

dont il n’est pas inutile <strong>de</strong> dire ici quelques mots.<br />

La tradition hésychaste<br />

L’enseignement hésychaste est au centre <strong>de</strong> la pratique orthodoxe <strong>de</strong> la<br />

prière, et ce <strong>de</strong>puis les origines chrétiennes. Le terme « hésychasme » (du grec<br />

hésychia, la « quiétu<strong>de</strong> » au sens <strong>de</strong> « calme intérieur », <strong>de</strong> « paix <strong>de</strong> l’âme »)<br />

désigne une métho<strong>de</strong> spirituelle connue dans tout l’orient chrétien et en particulier<br />

dans les monastères d’Egypte ainsi que, plus tard, dans les monastères du mont<br />

Athos, mais aussi en occi<strong>de</strong>nt où, par l’intermédiaire <strong>de</strong> Jean Cassien, elle fut<br />

connue <strong>de</strong>s premiers moines bénédictins. Les Pères « neptiques » (du grec nepsis,<br />

« sobriété », « vigilance », « lucidité »), parmi lesquels figurent Évagre le Pontique,<br />

Maxime le Confesseur ou Jean Climaque, qui sont à l’origine <strong>de</strong> cette tradition,<br />

apprennent à rechercher et à maintenir un profond silence <strong>de</strong> l’âme et <strong>de</strong>s passions<br />

par la prière ininterrompue et le souvenir permanent <strong>de</strong> Dieu, et à gar<strong>de</strong>r le cœur<br />

en état <strong>de</strong> recevoir la présence <strong>de</strong> l’Esprit. Depuis le XIV e siècle, avec la victoire <strong>de</strong><br />

saint Grégoire Palamas (1296 – 1359) — qui pousse l’oraison hésychaste<br />

jusque dans ses conséquences ultimes avec la doctrine <strong>de</strong> la déification<br />

<strong>de</strong> la personne par sa participation aux énergies divines — contre les<br />

31 – I Co., 2, 6. Voir Ibid.,<br />

pp. 14-15.<br />

32 - Introduction à « L’Art<br />

<strong>de</strong> Vaincre. Les Stromates.<br />

Recueil <strong>de</strong> Notes sur<br />

l’enseignement chrétien<br />

ésotérique », in :<br />

Mouravieff B., Écrits…,<br />

Op. cit., p. 261.


[57]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

adversaires <strong>de</strong> cette pratique spirituelle et <strong>de</strong> la théologie qui l’accompagne,<br />

l’hésychasme <strong>de</strong>vient en quelque sorte la « doctrine officielle » <strong>de</strong> l’Église<br />

orthodoxe.<br />

La publication <strong>de</strong> la Philocalie <strong>de</strong>s pères neptiques viendra renforcer ce<br />

mouvement 33 . Ce livre, qui est une sorte d’anthologie <strong>de</strong> textes portant sur la prière<br />

hésychaste, verra le jour en grec à la fin du XVIII e siècle et sera, à travers sa<br />

traduction slavonne 34 , à l’origine du renouveau spirituel russe du XIX e siècle dont les<br />

Récits d’un pèlerin russe 35 sont l’exemple littéraire le plus célèbre. Comme l’écrit<br />

Elisabeth Behr-Siegel, la Philocalie « fut, pendant la première moitié du XIX e siècle<br />

[…] la nourriture spirituelle préférée <strong>de</strong>s moines russes » 36 . Il n’y a donc rien<br />

d’étonnant à ce que Boris Mouravieff le considère comme une source spirituelle <strong>de</strong><br />

premier ordre.<br />

Conformément à la tradition hésychaste, Mouravieff enseigne une technique<br />

<strong>de</strong> prière, en apparence simple, qui consiste à répéter inlassablement, jusqu’à dix<br />

ou vingt mille fois par jour, l’invocation suivante : « Seigneur Jésus-Christ, Fils <strong>de</strong><br />

Dieu, aie pitié <strong>de</strong> moi, pécheur ». Cette prière porte le nom <strong>de</strong> « prière <strong>de</strong> Jésus »,<br />

car sa puissance provient <strong>de</strong> l’invocation du nom divin, ou <strong>de</strong> « prière du cœur »,<br />

car elle se fait <strong>de</strong>puis la tête en direction du cœur considéré comme le<br />

centre <strong>de</strong> la personne et le réceptacle privilégié <strong>de</strong> la présence divine 37 .<br />

Les exercices spirituels, qui s’adressent nécessairement aux<br />

étudiants possédant un certain bagage théorique, ne s’arrêtent toutefois<br />

pas là. Sans entrer dans <strong>de</strong> nombreux détails qui risqueraient d’alourdir<br />

notre exposé, notons que Mouravieff leur assigne globalement trois<br />

objectifs, en conformité avec la structure tripartite <strong>de</strong> l’être humain :<br />

corps, âme, esprit. Ces objectifs sont la maîtrise du corps (le Moi<br />

corporel), la maîtrise <strong>de</strong> la Personnalité (le Moi personnel), et la prise <strong>de</strong><br />

contact avec les niveaux supérieurs <strong>de</strong> la conscience (le Moi réel) 38 . Il<br />

s’agit là d’une reprise <strong>de</strong> la classique tripartition établie par les stoïciens<br />

et reprise par les pères <strong>de</strong> l’Église : practikè, gnosis phusikè, theologikè.<br />

La fin <strong>de</strong> l’ésotérisme : l’Amour<br />

Si l’enseignement est intégré, vécu et réalisé jusqu’au bout, grâce<br />

à la pratique et à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la doctrine, alors selon Mouravieff l’étudiant<br />

est en mesure <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> la Foi à l’Espérance puis, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> celle-ci,<br />

à la Connaissance ou Gnose :<br />

Ainsi, sans la Foi au cœur, il est impossible d’atteindre, au sens<br />

ésotérique, l’Espérance. Et sans l’une ni l’autre, on ne parvient jamais à<br />

Gnôsis, la connaissance vivante […]. Le langage imagé <strong>de</strong> la Tradition<br />

appelle la tria<strong>de</strong> : Foi, Espérance, Connaissance : l’Epée à triple<br />

tranchant, ou encore la Lame triangulaire. 39<br />

33 - Sur la réception <strong>de</strong> la<br />

Philocalie dans l’Église<br />

orientale, il est<br />

indispensable <strong>de</strong> lire<br />

Deseille P., La spiritualité<br />

orthodoxe et la philocalie,<br />

Albin Michel, coll.<br />

« Spiritualités vivantes »,<br />

Paris, 2003 [1997].<br />

34 - La Dobrotoljubie fut<br />

publiée à Saint-Pétersbourg<br />

en 1794 par les soins <strong>de</strong><br />

Paissij Veličkovskij.<br />

35 - Publiés anonymement<br />

et pour la première fois à<br />

Kazan en 1865. La<br />

traduction française <strong>de</strong>s<br />

quatre premiers récits fut<br />

éditée en 1943 aux Éd. <strong>de</strong><br />

la Baconnière. Sur le<br />

pèlerin russe et sur ce<br />

genre littéraire,<br />

voir Evdokimov M., Pèlerins<br />

russes et vagabonds<br />

mystiques, Éd. Du Cerf,<br />

coll. « Patrimoines », Paris,<br />

2004, pp. 145-192, passim.<br />

36 - Behr-Siegel E., « La<br />

prière à Jésus », in : Dieu<br />

vivant, n° 8, p. 71, cité<br />

in : Grouillard J., Op. cit.,<br />

p. 12.<br />

37 - Pour une clarification<br />

<strong>de</strong> ces notions, on lira avec<br />

profit Serr J & Clément O.,<br />

La prière du cœur,<br />

Éd. De l’Abbaye<br />

<strong>de</strong> Bellefontaine, Bégrolle<br />

(France), 1977.<br />

38 – Voir Mouravieff B,<br />

Gnôsis, Op. cit., t. 1,<br />

pp. 233 et sq.<br />

39 – Ibid., t. 2, p. 228.


[58]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Mais cette tria<strong>de</strong> ne réalise pas encore à elle seule la secon<strong>de</strong> Naissance<br />

promise à l’homme d’élite. En effet, il ne s’agit là que d’étapes, certes nécessaires,<br />

mais non suffisantes, car le but ultime <strong>de</strong> toute réalisation spirituelle est l’Amour.<br />

Seul l’Amour, comme l’enseigne Mouravieff après saint Paul, est un état non plus<br />

partiel et transitoire, mais définitif. Pour lui, la Foi et la Connaissance seront<br />

amenées à disparaître lorsque sera accompli ce qui est parfait :<br />

Or le parfait, c’est l’Amour qui comprend en lui l’accomplissement <strong>de</strong><br />

toutes les vertus, <strong>de</strong> toutes les prophéties, <strong>de</strong> tous les mystères et <strong>de</strong> toute<br />

Connaissance [cf. I CO., 13] 40<br />

Il convient d’insister encore un instant sur ce point, car par celui-ci<br />

Mouravieff se distingue <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s auteurs « gnostiques » (qui s’arrêtent<br />

généralement à la question <strong>de</strong> la « connaissance »), tout en se rapprochant d’un<br />

discours qu’on dirait volontiers « mystique ». Il se conforme en cela à la Philocalie<br />

et, plus généralement, à toute pensée vraiment chrétienne, qui fait nécessairement<br />

<strong>de</strong> l’Amour le terme <strong>de</strong> l’économie du salut. Pour résumer ce qui a été dit sur ce<br />

sujet, et pour rappeler la vision cyclique <strong>de</strong> l’histoire précé<strong>de</strong>mment exposée, citons<br />

encore Mouravieff :<br />

La face du mon<strong>de</strong> change. Le Cycle du Fils, comme jadis celui du Père, arrive à<br />

son terme. Avec le Christ, la Loi reçue par Moïse prit fin (Rom. 10, 4) et fut<br />

remplacée par le régime <strong>de</strong> la Foi, <strong>de</strong> l’Espérance et <strong>de</strong> l’Amour (I Co. 13, 13). À<br />

présent, avec les guerres et les révolutions du siècle, avec les progrès<br />

extraordinaires <strong>de</strong> la science positive, nous sommes entrés dans la pério<strong>de</strong><br />

transitoire dont la signification est d’ouvrir l’accès au Cycle du Saint-Esprit. Au<br />

cours <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>, la Foi sera progressivement remplacée par la Connaissance<br />

et l’Espérance sera abolie dans l’Accomplissement. Ce sera le triomphe final <strong>de</strong><br />

l’Amour. 41<br />

Cette victoire <strong>de</strong> l’Amour, qui épargnera au genre humain la « catastrophe<br />

générale » prophétisée par saint Pierre, <strong>de</strong>vrait assurer la venue <strong>de</strong> l’Ère du Saint-<br />

Esprit et, par lui, apporter sur Terre la Lumière, la Vérité et la Vie 42 . C’est du moins<br />

l’espérance <strong>de</strong> Boris Mouravieff, et la phrase sur laquelle il conclut son cycle <strong>de</strong>s<br />

trois volumes <strong>de</strong> Gnôsis, soit l’exposé théorique <strong>de</strong> la « Tradition ésotérique ».<br />

L’enseignement pratique <strong>de</strong> la « gnose » : le C.E.C.E.<br />

L’aspect pratique, concret, <strong>de</strong> l’enseignement gnostique <strong>de</strong> Boris Mouravieff<br />

était assuré par le Centre d’Étu<strong>de</strong>s Chrétiennes Ésotériques ainsi que par les<br />

groupes <strong>de</strong> travail qu’il supervisait. Ces groupes <strong>de</strong>vaient être composés d’un<br />

maximum <strong>de</strong> douze membres — nombre dont la symbolique apostolique est<br />

certainement voulue — se réunissant une fois par semaine pour traiter d’un aspect<br />

particulier <strong>de</strong> la doctrine. Le principe <strong>de</strong> fonctionnement voulait que chaque membre<br />

40 – Ibid., t. 1, pp. 18 19.<br />

41 – Ibid., t. 1, p. 154.<br />

42 – Ibid., t. 3, p. 260.


[59]<br />

Oliv ier San tamaria<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

choisisse un passage <strong>de</strong> Gnôsis à propos duquel il méditait et préparait un exposé<br />

d’une trentaine <strong>de</strong> minutes. Il s’ensuivait une discussion à laquelle chacun <strong>de</strong>vait<br />

prendre part. Conformément à l’ordre que Mouravieff a voulu donner à son œuvre,<br />

les sujets <strong>de</strong>vaient être choisis d’abord dans Gnôsis I : cycle exotérique, en suivant<br />

l’ordre <strong>de</strong>s chapitres, puis dans Gnôsis II : cycle mésotérique, avant d’atteindre le<br />

volume <strong>de</strong> Gnôsis III : cycle ésotérique. Quelques réunions extraordinaires, au<br />

cours <strong>de</strong>squelles <strong>de</strong>s membres du Comité directeur du C.E.C.E. ou <strong>de</strong>s conférenciers<br />

extérieurs étaient reçus, <strong>de</strong>vaient également animer la vie <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong><br />

recherche 43 .<br />

Le fonctionnement interne du Centre et <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> travail, la fréquence<br />

et la procédure <strong>de</strong> leurs réunions, témoignent d’une certaine ambition <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />

Mouravieff. Il s’y consacre d’ailleurs pleinement à partir <strong>de</strong> 1962, après avoir quitté<br />

l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Genève. Plusieurs branches secondaires du C.E.C.E. seront créées<br />

dans un certain nombre <strong>de</strong> villes, notamment à Paris, à Lille, à <strong>Bruxelles</strong>, et même<br />

au Caire et au Congo 44 . Le maître leur adresse régulièrement <strong>de</strong>s « Bulletins<br />

d’information » 45 , ainsi qu’occasionnellement <strong>de</strong>s conseils spirituels réunis sous le<br />

nom <strong>de</strong> Stromates. Hélas, quelques années plus tard, suite à <strong>de</strong> graves problèmes<br />

<strong>de</strong> santé, il meurt à Genève d'une crise cardiaque, le 28 septembre 1966. Le<br />

C.E.C.E., et a fortiori les groupes d’étu<strong>de</strong> constitués sous sa direction, cessent<br />

prématurément leurs activités. Sa veuve, Larisa Mouravieff se chargera <strong>de</strong> faire<br />

paraître plusieurs chapitres inédits <strong>de</strong>s Stromates et <strong>de</strong> veiller sur les archives du<br />

Centre, qu’elle dépose finalement à la Bibliothèque Publique et Universitaire <strong>de</strong><br />

Genève où un Fonds Boris Mouravieff est <strong>de</strong>stiné à l’usage <strong>de</strong>s chercheurs<br />

intéressés.<br />

Depuis le mois <strong>de</strong> mai 2000, l'Association Boris Mouravieff, créée à Paris, s'est<br />

fixée pour but principal <strong>de</strong> veiller à la continuité <strong>de</strong> la diffusion <strong>de</strong> l'œuvre<br />

ésotérique <strong>de</strong> Boris Mouravieff, notamment en rééditant les trois tomes <strong>de</strong> Gnôsis,<br />

ainsi qu’en réunissant en un volume divers articles qui étaient <strong>de</strong>venus<br />

introuvables 46 .<br />

Quelques conclusions<br />

Depuis sa jeunesse, mis sur la voie par son grand oncle ainsi que<br />

par diverses rencontres (notamment celles d’Uspenskij et <strong>de</strong> Gjurdjžiev),<br />

Boris Mouravieff s’est intéressé <strong>de</strong> près à l’ésotérisme et à la Tradition<br />

orthodoxe. À la fois dans ses cours à l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Genève, dans ses<br />

volumes <strong>de</strong> Gnôsis et au sein du C.E.C.E., il enseigne une doctrine qu’il<br />

estime être la « tradition ésotérique ». Cette Tradition, universelle dans<br />

son essence, aurait été révélée à l’humanité sous divers aspects, mais<br />

c’est sous sa formulation chrétienne qu’elle est véritablement parvenue<br />

à son niveau définitif, car le christianisme est lui-même universel. La<br />

doctrine aurait été enseignée par Jésus à ses Apôtres, puis par eux aux<br />

43 - Le règlement du<br />

C.E.C.E. et <strong>de</strong>s « groupes<br />

<strong>de</strong> travail » se trouve en<br />

annexe du troisième tome<br />

<strong>de</strong> Gnôsis, Op. cit.,<br />

pp. 261-264.<br />

44 - Association Boris<br />

Mouravieff, « Eléments<br />

bibliographiques »,<br />

http://www.associationborismouravieff.com/in<strong>de</strong>x.html<br />

45 - Plusieurs <strong>de</strong> ces<br />

bulletins sont édités dans<br />

Mouravieff B., Écrits…, Op.<br />

cit., pp. 313-340.<br />

46 - C’est ce volume qui<br />

constitue les Écrits sur<br />

Ouspensky…, Op. cit.


[60]<br />

Boris Mouravieff et l’ésotérisme chrétien<br />

Oliv ier San tamaria<br />

saints pères <strong>de</strong> l’Église : elle est donc, comme le dit Mouravieff,<br />

« fondamentalement chrétienne ». Il en expose les divers aspects en s’appuyant sur<br />

les textes bibliques vétéro- et néo-testamentaires, sur les commentaires<br />

patristiques compilés dans la Philocalie, ainsi que sur une série d’exercices spirituels<br />

conformes à la tradition hésychaste. L’enseignement <strong>de</strong> Boris Mouravieff,<br />

résolument initiatique, comprenait donc <strong>de</strong>s aspects théoriques (étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

doctrine) et pratiques (exercices spirituels et réalisation <strong>de</strong> l’enseignement). Le but<br />

<strong>de</strong> cet enseignement est <strong>de</strong> faire parvenir l’étudiant à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> conscience<br />

supérieurs et, finalement, à la réalisation plénière <strong>de</strong> sa Personnalité, par la<br />

Olivier SANTAMARIA<br />

est doctorant, aspirant<br />

FNRS, membre du<br />

Centre interdisciplinaire<br />

d'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s religions et<br />

<strong>de</strong> la laïcité (CIERL) <strong>de</strong><br />

l’ULB<br />

« secon<strong>de</strong> Naissance » qui assure l’entrée dans le Royaume <strong>de</strong> Dieu.<br />

L’étudiant, <strong>de</strong>venu homme d’élite, est alors chargé <strong>de</strong> préparer<br />

l’humanité à une phase cruciale <strong>de</strong> l’histoire : la « Pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

transition » qui marque l’entrée dans le « Cycle du Saint-Esprit ».<br />

Retrouvez page 106 la recension d’Olivier Santamaria portant sur « Écrits sur<br />

Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne » <strong>de</strong> Boris Mouravieff


Jeremy Lambert<br />

Le towianisme en France.<br />

La France dans le towianisme.<br />

a Révolution française et l’époque napoléonienne ont modifié durablement<br />

le visage <strong>de</strong> l’Europe, tant d’un point <strong>de</strong> vue politique que<br />

sociétal. « Tout le début du XIX e L<br />

siècle, qui est aussi celui d’une société<br />

nouvelle, (…) a été occupé par le souci <strong>de</strong> définir en doctrine les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

cette société, la loi <strong>de</strong> son existence et <strong>de</strong> son avenir. Un mon<strong>de</strong> se trouvait ruiné,<br />

qu’avaient justifié d’antiques certitu<strong>de</strong>s. Le mon<strong>de</strong> nouveau aurait-il les siennes ? Le<br />

problème est le même pour toutes les familles spirituelles ; les réponses seules<br />

peuvent varier » 1 écrit Paul Bénichou. Pour les Polonais, la question générale <strong>de</strong><br />

l’héritage <strong>de</strong> l’épiso<strong>de</strong> révolutionnaire se posait en termes différents car leur nation,<br />

<strong>de</strong>puis la fin du XVIII e siècle, était privée d’État propre dans lequel ils auraient pu<br />

définir cette société. Andrzej Towiański (1799-1878) est l’une <strong>de</strong> ces voix qui<br />

s’élevèrent pour apporter une réponse originale au problème général <strong>de</strong> redéfinition<br />

<strong>de</strong> l’Europe <strong>de</strong>s hommes.<br />

L’action <strong>de</strong> Towiański se déroula sur trois temporalités successives, distinctes<br />

et corrélées. La première, qui s’étend du début du XIX e siècle à 1840, correspond à<br />

la cristallisation théorique <strong>de</strong> la doctrine. La <strong>de</strong>uxième est la plus courte (1841-<br />

1847) mais la plus fécon<strong>de</strong>, et partant la plus instructive. Elle est marquée par le<br />

rôle majeur joué par le poète Adam Mickiewicz (1798-1855) dans<br />

l’expression <strong>de</strong> la théorie et dans la publicité qui lui fut faite,<br />

principalement à Paris, surtout parmi les émigrés polonais qui avaient fui<br />

1 - Bénichou P., Le temps<br />

<strong>de</strong>s prophètes. Doctrines <strong>de</strong><br />

l'âge romantique,<br />

Gallimard, NRF,<br />

Bibliothèque <strong>de</strong>s Idées,<br />

Paris, 1977, pp. 8-9.


la répression tsariste consécutive à l’insurrection <strong>de</strong> novembre 1830 2 . La <strong>de</strong>rnière<br />

commence au moment où Mickiewicz se retire formellement du mouvement<br />

towianiste, en 1847, et s’étend jusqu’à la mort <strong>de</strong> Towiański.<br />

Nous nous focaliserons sur la <strong>de</strong>uxième pério<strong>de</strong>, celle durant laquelle le<br />

towianisme se développa surtout à Paris et <strong>de</strong>vint clairement une doctrine à vertu<br />

expansive propagée par <strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes. Le développement du towianisme en France<br />

n’est pas un hasard. Nous envisagerons l’intérêt porté pour ce pays par Towiański,<br />

la place qu’il tient dans la doctrine <strong>de</strong> celui-ci et les liens qui unissent (et<br />

désunissent) le towianisme <strong>de</strong>s courants d’idées théosophiques français.<br />

La « pério<strong>de</strong> parisienne » peut être résumée comme suit : Towiański arriva<br />

dans la Ville-Lumière en mai 1841 après un voyage qui lui fit visiter l’Allemagne, la<br />

Belgique, l’Angleterre et l’Irlan<strong>de</strong>. En juillet, il rencontra Mickiewicz, qui le reconnut<br />

rapi<strong>de</strong>ment comme l’homme provi<strong>de</strong>ntiel qu’il avait « pressenti » 3 . Le 27 septembre<br />

1841, il s’adressa pour la première fois aux émigrés polonais <strong>de</strong> Paris en la<br />

cathédrale Notre-Dame. En juillet 1842, un an après son arrivée, et après avoir<br />

formé son groupe d’a<strong>de</strong>ptes appelé le « Cercle <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu » (Koło Sprawy<br />

Bożej), il fut expulsé <strong>de</strong> France, laissant seul Mickiewicz à la tête <strong>de</strong>s<br />

« towianistes ». Il continuera à surveiller les activités du groupe <strong>de</strong>puis la Belgique,<br />

où il habita un an, puis <strong>de</strong> la Suisse, où il s’installa définitivement en novembre<br />

1843. Mickiewicz se fera le relais entre le Maître et les disciples jusqu’à sa rupture<br />

avec son mentor en 1847.<br />

Introduction au towianisme<br />

Le discours à Notre-Dame constitue la première déclaration d’intentions<br />

towianiste dont <strong>de</strong>s témoignages nous sont parvenus. À cette occasion,<br />

Towiański expliqua aux émigrés polonais qu’il était chargé d’une mission<br />

divine qui consistait à rapporter les griefs faits par Dieu aux hommes<br />

parce qu’ils avaient « gaspillé » la parole du Christ. Il leur annonça<br />

également qu’ils étaient les premiers appelés à s’unir avec lui en esprit.<br />

La raison invoquée était leur qualité <strong>de</strong> fils d’une « partie particulière <strong>de</strong><br />

la race slave qui a conservé dans son âme, plus purement et plus<br />

chau<strong>de</strong>ment que les autres races, le feu du Christ, le trésor d’amour et<br />

<strong>de</strong> sentiment » 4 . La pensée towianiste est téléologique, elle tire <strong>de</strong>s<br />

conclusions concernant les causes à partir <strong>de</strong>s conséquences ; <strong>de</strong> plus,<br />

Towiański était persuadé que l’expiation était toujours proportionnelle à<br />

la gravité <strong>de</strong> la faute. Il considérait, comme les Émigrés, que l’exil était<br />

une peine très lour<strong>de</strong>, il en conclut donc que les Polonais avaient commis<br />

une faute très grave. Pour Towiański, les Polonais étaient issus d’une<br />

nation qui a conservé le christianisme en son âme plus purement que les<br />

autres ; donc Dieu <strong>de</strong>vait considérer qu’ils avaient quitté la voie indiquée<br />

par Lui, qu’ils avaient trahi la très haute confiance qu’Il avait mise en<br />

[62]<br />

2 - Insurrection <strong>de</strong>s<br />

Polonais contre le système<br />

tsariste dont ils relevaient<br />

politiquement. Elle<br />

commença en novembre<br />

1830 et se termina par la<br />

prise <strong>de</strong> Varsovie par les<br />

Russes en septembre 1831.<br />

Les Émigrés commencèrent<br />

à arriver en masse en<br />

France au début <strong>de</strong> l’année<br />

1832.<br />

3 - Voir Lettre <strong>de</strong> Adam<br />

Mickiewicz à Jan<br />

Skrzynecki, 23 mars 1842,<br />

in : Współudział Adama<br />

Mickiewicza w sprawie<br />

A. Towiańskiego. Listy i<br />

przemówienia,<br />

(L’Implication d’Adam<br />

Mickiewicz dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

A. Towiański. Lettres et<br />

discours), Księgarnia<br />

Luksemburska, Paris, 1877,<br />

p. 17.<br />

4 - « Przemówienie<br />

w katedrze Notre-Dame »<br />

(Discours à la cathédrale<br />

Notre-Dame),<br />

in : Towiański A., Pisma<br />

(Lettres), t. I, Turin, 1882,<br />

p. 28. Notre traduction.


eux. Le prix à payer pour les Polonais est donc plus élevé que pour les autres<br />

nations. Ce qui explique leur exil. Mais si l’exil est une punition terrible, il est<br />

pourtant également un moyen <strong>de</strong> purification. Dans son discours, Towiański<br />

souligna ainsi le fait qu’il a plu à Dieu <strong>de</strong> préparer ces Émigrés « par une retraite <strong>de</strong><br />

dix ans sur une terre étrangère » 5 . C’est-à-dire la France, ce pays que<br />

la Vierge, affublée d’une croix blanche, lui avait indiqué lors <strong>de</strong> la<br />

vision datée du 23 juillet 1840 qu’il évoqua plus tard pour justifier son<br />

voyage 6 .<br />

Entre le moment où Towiański convainquit Mickiewicz <strong>de</strong> sa<br />

mission et celui où il rencontra les Émigrés, <strong>de</strong>ux mois s’étaient<br />

écoulés durant lesquels <strong>de</strong> nombreuses rumeurs avaient circulé,<br />

notamment celle selon laquelle « avant six mois, la Pologne serait à<br />

nouveau telle qu’elle avait été, et les Émigrés retourneraient au<br />

pays » 7 . Ceux-ci furent interloqués par cette nouvelle, alors que leur<br />

moral était très bas, surtout à cause <strong>de</strong> l’inaction et du désespoir <strong>de</strong><br />

ne plus jamais revoir leur terre 8 . Ils furent nombreux à être déçus par<br />

le discours <strong>de</strong> Towiański car les rumeurs propagées étaient largement<br />

gonflées par les espérances <strong>de</strong> ceux qui les colportaient. La lecture <strong>de</strong>s<br />

témoignages concernant la théorie <strong>de</strong> Towiański au moment <strong>de</strong> son<br />

séjour à Paris fait en effet clairement ressortir que le rétablissement<br />

politique <strong>de</strong> la Pologne n’est pas inscrit dans son programme. Le<br />

Maître considérait avant tout sa théorie comme « une plus haute<br />

intelligence <strong>de</strong> l’Évangile (…), un plus grand développement <strong>de</strong><br />

l’enseignement <strong>de</strong> l’Église » 9 . En tant que messager <strong>de</strong> Dieu, il se<br />

disait chargé <strong>de</strong> la réactualisation du message du Christ, il disait<br />

<strong>de</strong>voir expliquer au mon<strong>de</strong> que « l’heure d’être sauvé par Dieu avait<br />

sonné, que Son royaume approchait » 10 , qu’il fallait désormais<br />

dépasser l’idée <strong>de</strong> la Deuxième Alliance pour réaliser le « christianisme<br />

supérieur ». Pour que celui-ci se réalise, l’humanité <strong>de</strong>vait agir selon<br />

les principes évangéliques, mettre le catholicisme en actes. Autrement<br />

dit, lier politique et éthique religieuse. Il pensait que le but ultime était<br />

<strong>de</strong> « faire <strong>de</strong> la terre un ciel » 11 . Dans cette idée, la Pologne ne pourra<br />

être sauvée que si elle accepte la mission divine qui lui est assignée.<br />

Son rétablissement politique éventuel est totalement subordonné à<br />

cette participation au plan divin.<br />

La France et son rôle dans le towianisme<br />

Il est clair, à la lecture du discours à Notre-Dame, que Towiański<br />

considère que c’est parce qu’ils combinent le fait <strong>de</strong> provenir d’une<br />

nation élue et celui d’être en exil que les premiers vecteurs <strong>de</strong><br />

réalisation <strong>de</strong> ses thèses (donc <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> Dieu) sont les Polonais<br />

[63]<br />

5 - Ibid., p. 26. Notre<br />

traduction.<br />

6 - Pigoń St., Towiański na<br />

Litwie (1) (Towiański en<br />

Lituanie), in « PRZEGLAD<br />

WSPÓŁCZESNY », septembre,<br />

année XI, n° 125, Cracovie,<br />

1932, p. 325. Pigoń se base<br />

sur le témoignage d’un<br />

towianiste, Dominik<br />

Iwanowski.<br />

7 - Goszczyński S., Dziennik<br />

Sprawy Bożej (Le Journal <strong>de</strong><br />

l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu) (Opracował i<br />

wstępem poprzedził<br />

Zb. Sudolski, przy współpracy<br />

W. Kordaczuk<br />

& M. M. Matusiak), Instytut<br />

Wydawniczy Pax, Varsovie,<br />

1984, t. 1, p. 22.<br />

8 - Voir Kalembka Sł., Wielka<br />

Emigracja. Polskie<br />

wychodźstwo polityczne<br />

w latach 1831-1862, Wiedza<br />

powszechna, Varsovie, 1971,<br />

p. 312 ; voir également<br />

« Relacya Stanisława<br />

Falkowskiego o stanie<br />

Emigracyi w Paryżu w chwili<br />

przybycia do niej Andrzeja<br />

Towiańskiego » (Notes <strong>de</strong><br />

Stanisław Falkowski au sujet<br />

<strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> l’Émigration<br />

à Paris au moment <strong>de</strong><br />

l’arrivée d’Andrzej Towiański<br />

parmi ses membres),<br />

in : Kilka aktów i dokumentów<br />

odnoszących się<br />

do działalności Andrzeja<br />

Towiańskigo, t. 1, Skład<br />

główny w ks. Gebethnera i<br />

Wolffa, Rome, 1898, pp. 3-6.<br />

9 - Semenenko P., Towiański<br />

et sa doctrine jugés par<br />

l'enseignement <strong>de</strong> l'Église,<br />

Sagnier et Bray, Paris, 1850,<br />

p. xi (Introduction).<br />

10 - « Przemówienie »,<br />

Art. cit., p. 27. Notre<br />

traduction. Towiański<br />

développa sa cosmogonie<br />

dans Biesiada. Nous ne nous<br />

y attar<strong>de</strong>rons pas. Les thèses<br />

<strong>de</strong> Towiański telles qu’elles<br />

sont exposées ici s’appliquent<br />

à sa mission <strong>de</strong><br />

« réactualisation » du<br />

message christique.<br />

11 - Voir Towiański A., Le<br />

Banquet, N. Béchet fils, Paris,<br />

s.d., p. 9. Il s’agit d’une<br />

édition française publiée par<br />

l’ordre <strong>de</strong>s Résurrectionnistes<br />

à la fin <strong>de</strong> l’année 1842.


<strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Émigration 12 . Cette combinaison est la preuve qu’ils ont été choisis<br />

pour réaliser « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu » (Sprawa Boża), selon la dénomination que<br />

Towiański donna à sa mission. En corollaire à cette assertion, nous pouvons<br />

comprendre que le lieu <strong>de</strong> la réalisation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> Dieu n’est pas la Pologne,<br />

puisque l’exil <strong>de</strong> ses ressortissants est une condition nécessaire à leur réalisation,<br />

mais bien la terre d’accueil du pèlerinage expiatoire <strong>de</strong>s Polonais. C’est-à-dire la<br />

France.<br />

La France était, dans la première partie du XIX e siècle, le véritable centre<br />

intellectuel <strong>de</strong> l’Europe, elle exerçait une force d’attraction certaine sur les penseurs<br />

contemporains et restait une terre d’exil pour ceux qui ne pouvaient plus <strong>de</strong>meurer<br />

dans leur pays pour <strong>de</strong>s raisons souvent politiques 13 . Les Polonais ont maintes fois<br />

dans leur histoire été attirés par la France, mais c’est surtout la disparition <strong>de</strong> leur<br />

État suite aux trois Partages (1772, 1793 et 1795) et la Révolution française - et la<br />

concomitance <strong>de</strong> ces événements - qui renforça cette attraction. La société<br />

polonaise du début du XIX e siècle était très influencée par les Lumières françaises et<br />

c’est tout naturellement que les premiers exilés politiques, voyant en la France une<br />

cousine en termes <strong>de</strong> culture, décidèrent <strong>de</strong> s’y installer. Durant la Révolution<br />

française, la Pologne se considéra pleinement comme l’alliée <strong>de</strong> la France. Plus tard,<br />

Napoléon fut accueilli comme un triomphateur lorsqu’il créa le duché <strong>de</strong><br />

Varsovie 14 , lui qui avait déjà créé les Légions polonaises, seules<br />

émanations nationales <strong>de</strong>puis la disparition <strong>de</strong> la Rzeczpospolita. Aussi,<br />

la chute <strong>de</strong> l’empire français signifia pour les Polonais la fin <strong>de</strong> leurs<br />

espoirs concernant le rétablissement politique total <strong>de</strong> leur État dans la<br />

configuration <strong>de</strong> la République <strong>de</strong>s Deux-Nations. Durant les années<br />

1820, les Polonais se firent une idée particulière <strong>de</strong> la France, différente<br />

<strong>de</strong> celle qu’ils se faisaient d’elle durant la Révolution. Cette nouvelle<br />

conception naquit <strong>de</strong>s coïnci<strong>de</strong>nces qu’ils trouvaient entre leurs propres<br />

aspirations, aussi multiples qu’elles soient, et les divers mouvements<br />

politiques français. C’est dans cette atmosphère « que dans presque<br />

tous les milieux polonais une opinion positive unanime à propos <strong>de</strong> la<br />

France se développa. Elle ne fut pas déterminée par une connaissance<br />

entière <strong>de</strong> la réalité française, mais par les espérances politiques » 15 .<br />

Lorsque éclata la révolution <strong>de</strong> Juillet 1830, prélu<strong>de</strong> à l’insurrection<br />

polonaise <strong>de</strong> 1830-1831, les républicains français, partisans d’une<br />

guerre européenne qui aurait permis au peuple <strong>de</strong> prendre le pouvoir,<br />

promirent durant les négociations qui <strong>de</strong>vaient mener à la constitution<br />

d’un ministère qu’ils assisteraient tout peuple qui désirait se libérer <strong>de</strong> la<br />

tutelle monarchique. La France semblait donc une alliée <strong>de</strong> choix. C’est<br />

tout naturellement donc que les Émigrés se dirigèrent vers ce pays<br />

lorsqu’à la fin <strong>de</strong> l’année 1831 ils fuirent le leur, espérant pouvoir y<br />

continuer l’œuvre libératrice qu’ils avaient commencée.<br />

Towiański expliquait tout à fait autrement l’attraction <strong>de</strong>s Émigrés<br />

pour la France. Il considérait en effet les événements politiques comme<br />

[64]<br />

12 - On appelle ainsi le<br />

groupe d’émigrés polonais<br />

qui fuirent la répression<br />

tsariste après la chute <strong>de</strong><br />

l’insurrection <strong>de</strong> Novembre.<br />

13 - La communauté<br />

alleman<strong>de</strong> <strong>de</strong> Paris était<br />

plus nombreuse, et <strong>de</strong> loin,<br />

que la communauté<br />

polonaise lorsque Towiański<br />

y arriva : il y avait<br />

approximativement 8 000<br />

Polonais pour 30 000<br />

Allemands. Voir Charle<br />

Chr., Les Intellectuels en<br />

Europe au XIX e siècle. Essai<br />

d’histoire comparée,<br />

Le Seuil, coll. « Point<br />

histoire », Paris, 2001,<br />

p. 127-128.<br />

14 - Créé par le Traité <strong>de</strong><br />

Tilsit (1807) et démantelé<br />

par celui <strong>de</strong> Vienne (1815),<br />

le duché <strong>de</strong> Varsovie fut<br />

d’abord constitué <strong>de</strong>s terres<br />

polonaises appartenant à la<br />

Prusse (1807) auxquelles<br />

furent rattachées celles qui<br />

avaient été arrachées à<br />

l’Autriche (1809).<br />

15 - Skowronek J., «<br />

Regard <strong>de</strong>s émigrés<br />

polonais en France sur le<br />

mon<strong>de</strong> environnant (1772-<br />

1861) », in: Pologne-<br />

France : La vision <strong>de</strong><br />

l’autre, Actes du Colloque<br />

franco-polonais <strong>de</strong><br />

Montpellier, 22-24 juin<br />

1992, Uniwersytet<br />

Warszawski & <strong>Université</strong><br />

Montpellier III, Honoré<br />

Champion éd., Paris, 1994,<br />

p. 66.


<strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> Dieu sur la terre 16 , les Émigrés ne pouvaient donc<br />

pas se réunir n’importe où : c’est le plan divin qui les avait amené à se diriger vers<br />

la France.<br />

Pour Towiański, la France n’était toutefois pas uniquement le lieu <strong>de</strong><br />

l’expiation, elle était également (comme d’ailleurs la Russie) censée jouer un rôle<br />

actif primordial dans la réalisation <strong>de</strong> sa mission. Les Polonais en pèlerinage, en tant<br />

que premiers appelés, constituaient le « canal » par lequel la révélation <strong>de</strong>vait lui<br />

parvenir. Towiański envisageait la propagation <strong>de</strong> sa « science » par le biais <strong>de</strong> la<br />

« Loi d’harmonie » qui peut être résumée comme suit : l’homme doit vouloir sans<br />

cesse pousser son esprit vers Dieu, il doit vouloir briser les chaînes qui le tiennent à<br />

la « terre » et orienter son être vers la réalisation <strong>de</strong> la parole du Christ. Il doit pour<br />

cela réaliser le triple sacrifice : celui <strong>de</strong> l’esprit, celui du corps et celui <strong>de</strong> l’action.<br />

Lorsqu’il est disposé à ce sacrifice, l’homme élève son « ton » chrétien, il attire ainsi<br />

sur lui une « colonne lumineuse » composée d’esprits élevés (à tel point qu’ils ne<br />

peuvent plus exister dans une enveloppe corporelle) qui l’ai<strong>de</strong> à gar<strong>de</strong>r l’élévation<br />

<strong>de</strong> son « ton », mais il attire également les esprits d’autres hommes, ceux <strong>de</strong> ses<br />

contemporains disposés au sacrifice. Si les hommes se groupent pour élever leur<br />

« ton », ils attireront un plus grand nombre d’esprits enclins à les imiter.<br />

La « Loi d’harmonie » est donc celle par laquelle un esprit (ou un groupe<br />

d’esprits) qui élève ou cultive son « ton » attire d’autres esprits qui<br />

acceptent le sacrifice 17 . Les Polonais <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Émigration <strong>de</strong>vaient<br />

donc tous ensemble élever leur « ton » chrétien et convaincre ainsi<br />

d’autres nations <strong>de</strong> les imiter. Towiański pensait que certaines nations<br />

étaient élues par Dieu, il pensait aussi que, parmi celles-ci, la France<br />

jouait un rôle <strong>de</strong> premier plan car elle avait déjà été préparée 18 .<br />

Napoléon, précurseur et allié <strong>de</strong> « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu »<br />

Comment se fait-il que la France ait été préparée ? Et le cas<br />

échéant, par qui ou par quoi ? Cette préparation est due à Napoléon<br />

Bonaparte. Il n’est pas étonnant outre mesure que l’empereur ait été<br />

sujet aux extrapolations <strong>de</strong> Towiański tant son action avait marqué<br />

l’Europe <strong>de</strong> manière significative, tant les Polonais voyaient en lui celui<br />

qui aurait pu leur rendre un État indépendant, en tout cas libéré <strong>de</strong> la<br />

Russie. Le Maître ne péchait pas par extravagance en sanctifiant<br />

l’empereur déchu. La vénération pour celui-ci est d’ailleurs un élément<br />

qui aura un écho dans l’histoire future <strong>de</strong>s Polonais : Daniel Beauvois<br />

note que l’histoire « engendra chez eux l’attente vague et toujours vaine<br />

d’un “grand homme”, d’un dictateur luci<strong>de</strong> et juste, antidote aux vieilles<br />

traditions anarchiques. Chłopicki et Skrzynecki en 1831, Traugutt en<br />

1863, Piłsudski en 1926 aspireront à <strong>de</strong>venir ce surhomme sans y<br />

parvenir » 19 . Les élites n’étaient pas les seules à projeter leurs<br />

[65]<br />

16 - Powody dla których<br />

amnestya przyjęta być nie<br />

może przedstawione przez<br />

część emigracyi polskiej<br />

jego cesarskiéj mości<br />

Alexandrowi II, Drukarnia<br />

L. Martinet, Paris, 1857. De<br />

la même manière Towiański<br />

appréhen<strong>de</strong> la Russie<br />

comme étant l’instrument<br />

du châtiment divin envers<br />

les Polonais.<br />

17 - La nomenclature<br />

utilisée ici est composite : il<br />

est surtout fait mention <strong>de</strong>s<br />

« colonnes » dans le<br />

Banquet (1841), duquel le<br />

terme <strong>de</strong> « ton » est<br />

absent. Celui-ci est un<br />

concept plus tardif. Les<br />

arcanes <strong>de</strong> la pensée<br />

towianiste telles<br />

qu’explicitées ne<br />

contreviennent pas à<br />

l’esprit général <strong>de</strong> la<br />

doctrine.<br />

18 - « Actuellement,<br />

toutess les nations libérées<br />

en esprit sont appelées à<br />

joindre l’Œuvre, surtout la<br />

Pologne et la France. »,<br />

dans : « Przemówienie<br />

Adama Mickiewicza »<br />

(Discours <strong>de</strong> Adam<br />

Mickiewicz [au Cercle <strong>de</strong><br />

l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu]), s.d.,<br />

in : Współudział …, Op. cit.,<br />

p. 69. Notre traduction. À<br />

ces <strong>de</strong>ux nations, il faut<br />

également rajouter Israël.<br />

19 - Beauvois D., La<br />

Pologne : Histoire, société,<br />

culture, Éditions <strong>de</strong><br />

La Martinière, Paris, 2004,<br />

p. 215.


aspirations sur le personnage <strong>de</strong> Napoléon, Mickiewicz a noté que sur les terres qui<br />

appartenaient à la Russie, l’empereur était associé à <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> « sorcellerie » 20 ,<br />

ce qui souligne bien le caractère finalement très abstrait dont il fut rapi<strong>de</strong>ment<br />

revêtu.<br />

Towiański vénérait tellement Napoléon que lorsqu’il se rendit <strong>de</strong> Lituanie à<br />

Paris, il passa par <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> bataille napoléoniens : Friedland, Eylau, Dres<strong>de</strong>,<br />

Leipzig, etc. 21 Il écrivit d’ailleurs Biesiada (Le Banquet, 17 janvier 1841), son<br />

premier texte programmatique, après un séjour sur le champ <strong>de</strong> bataille <strong>de</strong><br />

Waterloo. Il pensait que Napoléon avait joué un rôle important dans la future<br />

régénération <strong>de</strong> la société, d’une part en tant que « précurseur <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong><br />

Dieu » 22 , et d’autre part en tant qu’allié <strong>de</strong> l’homme dans l’élévation <strong>de</strong> son « ton ».<br />

L’action <strong>de</strong> l’empereur est antérieure à celle <strong>de</strong> Towiański, c’est lui qui établit les<br />

fon<strong>de</strong>ments indispensables à la mission du Maître. Celui-ci l’explique clairement à<br />

l’empereur russe Nicolas I er dans une lettre datée du 15 août 1844 :<br />

Napoléon était pré<strong>de</strong>stiné à exécuter l’ordre du Verbe dans la vie <strong>de</strong>s<br />

peuples, et à arborer l’étendard <strong>de</strong> Jésus-Christ sur le champ païen <strong>de</strong> la<br />

politique. Pour le triomphe du Verbe, le Bras du Seigneur s’éleva.<br />

Napoléon triomphait. (…) Ce que l’homme a commencé l’esprit l’achève ;<br />

son empire plus vrai, plus puissant recommence sur la terre. Ainsi<br />

l’étendard <strong>de</strong> Jésus-Christ est planté sur un champ nouveau ; jusqu’à ce<br />

que <strong>de</strong> siècles en siècles, s’élevant plus haut et porté plus loin, il soit<br />

salué sur tous les champs qu’il est <strong>de</strong>stiné à dominer. Dans l’Œuvre <strong>de</strong><br />

Dieu qui se fait à présent, le Verbe occupe son nouveau terrain. 23<br />

Le thème <strong>de</strong> la lutte est récurrent dans l’œuvre <strong>de</strong> Towiański, elle<br />

tire probablement son origine dans le napoléonisme <strong>de</strong> son auteur. Ce<br />

<strong>de</strong>rnier s’opposait pourtant à la lutte armée, il n’avait pas pris part à<br />

l’insurrection <strong>de</strong> Novembre, et n’avait accepté qu’à contre cœur l’idée <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong> janvier 1863 24 . La « lutte » towianiste est abstraite,<br />

métaphysique, elle est celle que l’homme mène contre lui-même et<br />

contre ceux qui refusent le triple sacrifice, celle du Bien contre le Mal,<br />

celle du ciel contre la terre, celle encore <strong>de</strong> la religion qui doit se faire<br />

accepter, par le travail spirituel <strong>de</strong>s hommes, comme fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la<br />

politique ; elle est le reflet <strong>de</strong> la lutte menée par Napoléon pour la liberté<br />

<strong>de</strong>s peuples et la défense <strong>de</strong>s idéaux. Cela démontre à quel point<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Napoléon a été réduite au niveau du symbole par Towiański.<br />

On remarque cela également dans le fait qu’il ne s’interroge jamais sur<br />

l’action réelle <strong>de</strong> l’empereur envers la religion, il ne s’intéresse pas au<br />

catéchisme impérial, au financement du culte ou à l’emprisonnement du<br />

pape par exemple, car ce n’est pas dans l’Église institutionnalisée qu’il<br />

puise sa vérité mais bien dans le sentiment religieux <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong>s<br />

nations. L’histoire <strong>de</strong> l’Église ne le concerne pas, il fait uniquement appel<br />

à l’esprit <strong>de</strong> celle-ci. Napoléon a en somme été celui qui prépara la<br />

[66]<br />

20 - Note <strong>de</strong> Mickiewicz<br />

dans le Livre premier <strong>de</strong><br />

Pan Ta<strong>de</strong>usz. Voir<br />

Mickiewicz A., Pan Ta<strong>de</strong>usz<br />

ou La <strong>de</strong>rnière incursion<br />

judiciaire dans la Lithuanie,<br />

au sein <strong>de</strong> la noblesse<br />

pendant les années 1811 et<br />

1812, en douze livres, en<br />

vers (traduction, préface et<br />

notes par Roger Legras),<br />

L’Âge d’Homme, coll.<br />

« Classiques slaves »,<br />

Lausanne, 1992, p. 42.<br />

21 - Canonico T., Andrzej<br />

Towiański, Turin, 1897,<br />

p. 8.<br />

22 - I<strong>de</strong>m.<br />

23 - Chodźko A., « Écrit<br />

adressé à l’empereur<br />

Nicolas, 15 août 1844 ». En<br />

réalité, Chodźko n’est qu’un<br />

prête-nom, l’auteur <strong>de</strong><br />

cette lettre est Towiański<br />

lui-même. La traduction <strong>de</strong><br />

ce passage est <strong>de</strong> Henri<br />

Desmettres : Towiański et<br />

le messianisme polonais,<br />

t. 2 : Annexes et<br />

Bibliographie <strong>de</strong>s aspects<br />

philosophiques et<br />

théologiques du<br />

Messianisme polonais <strong>de</strong><br />

1800 à 1850, Thèse <strong>de</strong><br />

doctorat présentée à la<br />

Faculté <strong>de</strong> Théologie <strong>de</strong><br />

Lille, 1947, pp. 53-54. On<br />

remarque également la<br />

confirmation du choix <strong>de</strong> la<br />

France comme lieu <strong>de</strong><br />

réalisation du plan divin.<br />

24 - Szpotański St.,<br />

Andrzej Towiański. Jego<br />

Życie i nauka (Andrzej<br />

Towiański. Sa vie et sa<br />

science), Wydawnictwo<br />

Kasy im. Mianowskiego,<br />

Varsovie, 1938, pp. 127-<br />

129 & 277-279.


France à recevoir la vérité d’en haut car il l’a mobilisée tout entière - c'est-à-dire<br />

son peuple - dans une action commune que Towiański lisait comme une mission<br />

divine. La lecture téléologique <strong>de</strong>s événements historiques permet également <strong>de</strong><br />

comprendre pourquoi, s’il avait une mission divine, Napoléon fut démis et son<br />

action détruite : pour Towiański, il ne fait pas <strong>de</strong> doute que l’empereur, « dépassant<br />

les limites <strong>de</strong> sa mission, perdit son onction Divine » 25 . C’est donc à son orgueil<br />

d’homme qu’il doit sa chute.<br />

À la mort <strong>de</strong> Napoléon, son esprit ne put plus <strong>de</strong>meurer dans une enveloppe<br />

humaine tant il s’était élevé. Nous avons déjà établi que l’homme <strong>de</strong>vait, pour<br />

conserver la hauteur <strong>de</strong> son « ton » chrétien, se faire ai<strong>de</strong>r par les « colonnes<br />

lumineuses » composées d’esprits supérieurs. L’esprit <strong>de</strong> Napoléon participe à ces<br />

colonnes. C’est en ce sens qu’il peut ai<strong>de</strong>r les hommes, c’est en ce sens aussi qu’il<br />

faut comprendre que « ce que l’homme a commencé l’esprit l’achève » (voir supra).<br />

On retrouve cette idée <strong>de</strong> la supériorité <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> Napoléon dans Biesiada :<br />

Et toi, esprit <strong>de</strong> Napoléon, par un privilège spécial, tu es l’avant <strong>de</strong>rnier dans cette<br />

sainte colonne [lumineuse]. Il t’est permis <strong>de</strong> vivre, d’agir sur la terre, sans cesser<br />

d’être un pur esprit. 26<br />

C’est la mise en pratique du towianisme qui est exprimée ici. Napoléon est<br />

associé à l’action, à la réalisation <strong>de</strong> la volonté divine, au triple sacrifice. Son esprit<br />

a un caractère immanent et positif, présent pour l’homme. L’ancien empereur<br />

représente l’optimisme <strong>de</strong> la réalisation <strong>de</strong> « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu ». Dans son Écrit<br />

adressé à l’empereur Nicolas, Towiański écrit en effet que « la volonté <strong>de</strong> Dieu est<br />

faite : l’idée <strong>de</strong> la liaison <strong>de</strong> la religion avec la politique a germé sur la terre » 27 ,<br />

voyant ainsi confirmé le bien-fondé <strong>de</strong> sa théorie messianique. La réalisation<br />

assurée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> Dieu était donc en marche, mais encore fallait-il que<br />

l’homme le comprît, qu’il agît par le triple sacrifice, qu’il recherchât l’ai<strong>de</strong> d’esprits<br />

supérieurs, dont celui <strong>de</strong> Napoléon. C’est là toute la raison d’être <strong>de</strong> « l’Œuvre <strong>de</strong><br />

Dieu ». C’est ce que Mickiewicz résuma par une courte formule : « Notre action est<br />

politico-religieuse, notre ton est christico-napoléonien » 28 .<br />

Le towianisme considérait donc que la France était une nation choisie, qu’elle<br />

avait été préparée par l’action <strong>de</strong> Napoléon, et que l’esprit <strong>de</strong> celui-ci aidait les<br />

hommes <strong>de</strong> bonne volonté. Towiański, éternellement optimiste, pensait dès le début<br />

<strong>de</strong> son action que la France était avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> continuer l’œuvre entamée par son<br />

empereur. Dans Biesiada en effet, il s’adressait à l’esprit <strong>de</strong> Napoléon en ces<br />

termes :<br />

Il t’est permis [par Dieu] <strong>de</strong> t’unir et <strong>de</strong> porter secours à tes instruments<br />

terrestres, pour que ta nation te reconnaisse, et, habituée à ta direction,<br />

avi<strong>de</strong> d’elle, accomplisse l’œuvre prescrite par le Seigneur, selon qu’il a<br />

plu au Seigneur <strong>de</strong> manifester en cela sa très sainte volonté et ses<br />

dispositions. 29<br />

[67]<br />

25 - Chodźko A.,<br />

Art. cit., p. 53.<br />

26 - Towiański A., Le<br />

Banquet, Op. cit., p. 14.<br />

27 - Chodźko A., Art. cit.,<br />

p. 53.<br />

28 - Lettre d’Adam<br />

Mickiewicz à Seweryn<br />

Goszczyński datée <strong>de</strong><br />

<strong>Bruxelles</strong> le 28 juillet 1843,<br />

in : Współudział…, Op. cit.,<br />

p. 105. Notre traduction.<br />

29 - Towiański A., Le<br />

Banquet, Op. cit., p. 14.


Les vintrasiens et la consécration du towianisme<br />

Avant même d’arriver en France, les idées <strong>de</strong> Towiański étaient bien arrêtées<br />

en ce qui concernait la raison du choix <strong>de</strong> la France comme terre d’exil, le rôle que<br />

ce pays avait à jouer dans « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu » et la place que Napoléon tenait dans<br />

celle-ci. Dans son discours aux Émigrés, le Lituanien ne fit toutefois aucune mention<br />

<strong>de</strong> la France. La raison n’en est pas claire, elle n’est pas non plus documentée. Tout<br />

ce qui est certain, c’est qu’il considérait la rencontre dans la cathédrale comme une<br />

première approche, une introduction ; les détails <strong>de</strong> sa théorie <strong>de</strong>vaient être révélés<br />

et expliqués par une lettre et d’autres rencontres. La lettre ne fut jamais écrite et<br />

les rencontres se firent attendre. Il ne reprit la parole en public qu’en décembre<br />

1841, à l’occasion <strong>de</strong> l’accrochage, dans l’église Saint-Séverin à Paris, d’un tableau<br />

représentant la vierge, copie <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> la Vierge d’Ostrabrama <strong>de</strong> Vilnius peinte<br />

par Walentyn Wańkowicz, un towianiste <strong>de</strong> longue date. Ensuite, il se fit très discret<br />

jusqu’à la fin du mois <strong>de</strong> mars 1842, époque à laquelle il commença ses<br />

conférences-rencontres mises en place pour créer la première « cohorte <strong>de</strong> Dieu »<br />

(Zastęp Pański). C’est-à-dire le Cercle, qui fut officiellement « fermé » le 1 er juin<br />

1842.<br />

En 1841 et 1842, la France ne constitue pas un axe majeur <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong><br />

Towiański, ce sont plutôt les Slaves qui remportent ses suffrages. Il n’est pas<br />

toujours clair à ce sujet, mais il ne fait aucun doute qu’ils étaient l’objet <strong>de</strong> sa plus<br />

gran<strong>de</strong> attention. Les autorités russes présentes à Paris, très attentives aux faits et<br />

gestes <strong>de</strong> membres <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Émigration, furent mises au courant <strong>de</strong> la tenue<br />

<strong>de</strong> la conférence <strong>de</strong> Towiański dans la cathédrale Notre-Dame. Une enquête fut<br />

ouverte à son sujet. Après un interrogatoire du Lituanien, Nikolaj Dmitrijevič<br />

Kišiliev, le chargé d’affaire russe à Paris, nota dans son rapport que celui-ci « est<br />

venu en France, chargé, comme il s’énonce, d’une mission céleste, tendant à<br />

amener un rapprochement et une réconciliation entre les Russes et les Polonais » 30 .<br />

Dans les écrits towianistes <strong>de</strong> cette époque, les choses ne sont pas aussi claires ;<br />

cette propagan<strong>de</strong> <strong>de</strong>vait être principalement orale, car il est notable que les<br />

Émigrés considéraient les théories <strong>de</strong> Towiański comme un messianisme panslave.<br />

Ils ne pouvaient bien sûr pas souscrire à cette idée tant leur opposition à la Russie<br />

était féroce.<br />

La France acquit une importance croissante dans le towianisme à partir du<br />

<strong>de</strong>uxième semestre 1842 pour <strong>de</strong>venir un axe majeur durant l’année 1843. On peut<br />

imaginer que Towiański n’avait pas <strong>de</strong> plan prédéfini dans l’exposition <strong>de</strong><br />

ses théories et qu’il suivait les voies les plus intéressantes qui s’offraient<br />

à lui. La filière « slave » semblant difficile à exploiter dans le cadre<br />

russophobe <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Émigration, il tourna son intérêt ailleurs. Et il<br />

en sera récompensé. Durant le mois <strong>de</strong> novembre 1842, alors que le<br />

Maître habitait maintenant en Belgique <strong>de</strong>puis quelques mois, <strong>de</strong> pieux<br />

Français vinrent spontanément se mettre à sa disposition. Nulle part<br />

nous ne pouvons trouver la trace <strong>de</strong> la moindre interrogation à ce sujet<br />

[68]<br />

30 - Makowiecka Z.,<br />

Mickiewicz w Collège <strong>de</strong><br />

France. Kronika życia i<br />

twórczości Mickiewicza<br />

(październik 1840 – maj<br />

1844) (Mickiewicz au<br />

Collège <strong>de</strong> France.<br />

Chronique <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong><br />

l’œuvre <strong>de</strong> Mickiewicz<br />

[octobre 1840-mai 1844),<br />

Instytut Badań Literackich<br />

Polskiej Aka<strong>de</strong>mii Nauk,<br />

Państwowy Instytut<br />

Wydawniczy, Varsovie,<br />

1968, p. 263. Zofia<br />

Makowiecka se base sur les<br />

« Archives Mickiewicz » <strong>de</strong><br />

Samuel Fiszman.


<strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Towiański, il est simplement ravi <strong>de</strong> l’arrivée provi<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> ces<br />

nouveaux disciples, arrivée provi<strong>de</strong>ntielle qu’il considère bien sûr comme un<br />

satisfecit accordé à sa mission. Il se sentit ainsi sûr <strong>de</strong> sa force et du bien-fondé <strong>de</strong><br />

son action.<br />

Qui étaient ces Français ? Tancredo Canonico, un towianiste italien, écrivit<br />

dans sa biographie du Maître qu’il y avait en France, en 1842, « un homme du<br />

peuple qui, ayant <strong>de</strong> fréquentes extases, dépeignit sous <strong>de</strong> vives couleurs<br />

l’affaiblissement progressif <strong>de</strong> la foi dans les cœurs, ainsi que les conséquences<br />

terribles qui en résulteraient pour la France et pour le mon<strong>de</strong>. Depuis quelques<br />

années, il disait : “que <strong>de</strong>s temps nouveaux allaient commencer où le mon<strong>de</strong> serait<br />

poussé à retourner sur la voie <strong>de</strong> Jésus-Christ et à accomplir plus strictement sa<br />

loi ; que l’homme instrument <strong>de</strong> ce secours <strong>de</strong>vait sortir du fond <strong>de</strong> la Pologne”. Au<br />

mois <strong>de</strong> décembre 1840, sans jamais avoir entendu parler <strong>de</strong> Towiański,<br />

il ajouta : “que le saint slave, organe <strong>de</strong>s décrets <strong>de</strong> la miséricor<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Dieu pour le mon<strong>de</strong>, dépositaire du ton d’action, était déjà sur le sol<br />

français » 31 . Cet homme, c’est Pierre Michel Vintras (1807-1875), le chef<br />

d’une secte appelée « L’Œuvre <strong>de</strong> la Miséricor<strong>de</strong> ».<br />

Vintras était un aventurier qui vivait d’expédients, jusqu’au jour où<br />

il lui fut proposé <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le gérant d’une usine <strong>de</strong> carton. Au début <strong>de</strong><br />

l’année 1839, il se rendit à Tilly-sur-Seulles, en Normandie, pour y<br />

prendre ses fonctions. C’est là qu’il eut, le 6 août, sa première vision. Ce<br />

sera le début d’une longue série. Il acquit rapi<strong>de</strong>ment quelques a<strong>de</strong>ptes<br />

dans toute la France, qui attendaient ar<strong>de</strong>mment les récits <strong>de</strong>s<br />

apparitions qu’il vivait ; il s’improvisa prêtre, fit apparaître <strong>de</strong>s hosties<br />

ensanglantées, etc. Sa théorie est mal définie, il prêchait une bonne<br />

nouvelle confuse et changeante dans laquelle le thème <strong>de</strong> la Vierge et<br />

du futur règne <strong>de</strong> l’esprit revenait régulièrement. Il organisa bien vite<br />

ses a<strong>de</strong>ptes en conventicules appelés « septaines », donna à chacun <strong>de</strong>s<br />

membres <strong>de</strong> sa secte <strong>de</strong>s noms angéliques (lui-même prit le nom <strong>de</strong><br />

Sthrathanaël) et publia un journal intitulé « LA VOIX DE LA SEPTAINE » 32 .<br />

Ses disciples entendirent parler <strong>de</strong> Towiański à la fin <strong>de</strong> l’année<br />

1841, après son discours à la cathédrale <strong>de</strong> Paris. La prophétie <strong>de</strong> leur<br />

mage évoquée plus haut commanda à une partie d’entre eux <strong>de</strong> prendre<br />

contact avec les towianistes, qui les orientèrent vers la Belgique, vers<br />

Osten<strong>de</strong> plus précisément, ville dans laquelle résidait alors Towiański.<br />

Peut-être celui-ci remarqua-t-il en la doctrine qui lui fut exposée <strong>de</strong>s<br />

coïnci<strong>de</strong>nces troublantes : lui aussi comptait sur l’action <strong>de</strong> la<br />

Miséricor<strong>de</strong> divine, lui aussi voyait en la croix blanche un symbole <strong>de</strong> son<br />

action, lui aussi utilisait le terme « canal » pour parler <strong>de</strong> l’homme, etc.<br />

33 Toujours est-il qu’il jugea « l’Œuvre <strong>de</strong> la Miséricor<strong>de</strong> » en accord avec<br />

« l’Idée du Seigneur » 34 . Mickiewicz recevait régulièrement <strong>de</strong>s<br />

vintrasiens, avec qui il échangeait ses opinions. Il profita <strong>de</strong> ces contacts<br />

inopinés pour modifier la structure du Cercle polonais : à la manière <strong>de</strong><br />

[69]<br />

31 - Canonico T., Op. cit.,<br />

p. 29 (<strong>de</strong> l’édition<br />

polonaise). Nous citons<br />

d’après Appolis E., « Les<br />

rapports entre <strong>de</strong>ux<br />

“prophètes” du XIX e siècle :<br />

Vintras et Towiański »,<br />

in : « REVUE D’HISTOIRE ET DE<br />

PHILOSOPHIE RELIGIEUSES »,<br />

t. XLV, Faculté <strong>de</strong> théologie<br />

protestante <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong><br />

<strong>de</strong> Strasbourg, Presses<br />

universitaires <strong>de</strong> France,<br />

Paris, 1963, pp. 335-336.<br />

32 - Voir Erdan A., La<br />

France mystique. Tableau<br />

<strong>de</strong>s excentricités religieuses<br />

<strong>de</strong> ce temps, t. 1, R. C.<br />

Meijer, Librairie étrangère,<br />

Vijgendam, Amsterdam,<br />

1858, pp. 163-183,<br />

Garçon M., Vintras,<br />

hérésiarque et prophète<br />

(1928), Éd. Jérôme Millon,<br />

Paris, 2007, 223 p. et<br />

Appolis E., Art. cit.,<br />

pp. 335-348. Erdan<br />

« trouve dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Pierre-Michel Vintras tous<br />

les caractères d’une<br />

mission divine » (p. 163) ;<br />

Garçon est beaucoup plus<br />

ironique.<br />

33 - Voir Lettre <strong>de</strong><br />

Mickiewicz à Towiański <strong>de</strong><br />

novembre 1842,<br />

in : Współudział..., Op. cit.,<br />

pp. 53-55 et Ujejski K., «<br />

Naudorf, Vintras i<br />

towiańszczyzna », in : «<br />

PAMIĘTNIK LITERACKI »,<br />

année 25, 1928, p. 412,<br />

n. 1. Ces coïnci<strong>de</strong>nces<br />

exceptées, il est toutefois<br />

difficile, en se basant sur<br />

les sources écrites, <strong>de</strong><br />

trouver une véritable<br />

concordance entre les<br />

doctrines <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

hommes.<br />

34 - 1 Lettre <strong>de</strong> Towiański à<br />

Mickiewicz du 5 décembre<br />

1842, in : Współudział...,<br />

Op. cit., pp. 57-58.


celui <strong>de</strong>s vintrasiens, celui-ci fut divisé en septaines. Elles <strong>de</strong>vaient permettre aux<br />

towianistes <strong>de</strong> travailler spirituellement en petits groupes. Donc plus efficacement.<br />

Rapi<strong>de</strong>ment, quelques vintrasiens quittèrent leur maître pour se mettre au service<br />

<strong>de</strong> Towiański et créer ainsi le Cercle français <strong>de</strong> Paris. Peut-être virent-ils en<br />

Towiański un homme motivé uniquement par son idéal christique et n’ayant aucun<br />

recours aux artifices dont était coutumier leur ancien chef. Peut-être donc le<br />

croyaient-ils touché par la grâce <strong>de</strong> manière plus efficiente. Le départ <strong>de</strong> ses<br />

disciples sera l’une <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong> l’opposition du « Normand » et du « Lithuane » 35 .<br />

Leur conflit se fon<strong>de</strong> en réalité sur <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> doctrine et est alimenté par une<br />

volonté d’exclusive, la révélation ne pouvant être multiple. Towiański et Mickiewicz<br />

considéraient que les vintrasiens se limitaient à la jouissance <strong>de</strong>s visions <strong>de</strong> leur<br />

chef, qu’il leur manquait donc une qualité essentielle qui était la soif « d’action en<br />

esprit » 36 (czyn w duchu). Ils péchaient par passivité, ils ne hâtaient pas<br />

suffisamment le renouvellement du christianisme. De son côté, Vintras, qui purgeait<br />

une peine <strong>de</strong> cinq années <strong>de</strong> prison pour escroquerie (<strong>de</strong>puis le mois d’août 1842),<br />

refusait la qualité du « ton » towianiste qui, selon lui, « n’était autre, dans la preuve<br />

qu’ils en donnent, que ce ton reproché par le divin Sauveur aux Pharisiens » 37 . La<br />

brouille sera rapi<strong>de</strong>ment complète entre les <strong>de</strong>ux hommes, qui, par un effet du<br />

hasard, se trouvaient l’un comme l’autre éloignés <strong>de</strong> leurs disciples. Towiański eut<br />

la satisfaction d’avoir été le « vainqueur » dans sa lutte contre le faux prophète que<br />

représentait à ses yeux Vintras. Ce qui renforçait encore ses espérances et<br />

l’installait dans ses certitu<strong>de</strong>s.<br />

Le towianisme et la théosophie française<br />

Lorsqu’il décrit en parallèle les théories <strong>de</strong> Vintras et Towiański, Kornel Ujejski<br />

remarque, par <strong>de</strong>là les contradictions flagrantes, quelques « lieux communs<br />

mystiques » 38 . Le chercheur fait assurément allusion aux idées <strong>de</strong> régénération <strong>de</strong><br />

la société, <strong>de</strong> travail spirituel <strong>de</strong>s hommes à finalité séculière (terrestre), <strong>de</strong><br />

Provi<strong>de</strong>nce bienveillante, etc. Ces idées, dans la première partie du XIX e siècle,<br />

étaient liées à <strong>de</strong>s conceptions mo<strong>de</strong>rnes telles que la « Liberté » ou le « Progrès ».<br />

Towiański voit en effet le « christianisme supérieur » comme un progrès par rapport<br />

à la situation religieuse qu’il pouvait appréhen<strong>de</strong>r dans le mon<strong>de</strong> tel qu’il le<br />

connaissait. Et ce progrès, il le subordonne à l’idée <strong>de</strong> Liberté :<br />

l’homme doit, selon lui, se libérer <strong>de</strong>s liens qui le lient à la terre et il<br />

doit librement accepter le triple sacrifice pour y parvenir. Towiański<br />

n’innove donc pas. Il n’est pas exagéré <strong>de</strong> dire qu’il s’inscrit<br />

parfaitement dans le développement intellectuel du premier XIX e<br />

siècle. Si l’on excepte la composante slave <strong>de</strong> son messianisme, la<br />

théorie <strong>de</strong> Towiański présente <strong>de</strong> nombreuses analogies avec les<br />

théories françaises à vertu réformatrice qui transcendaient à l’époque<br />

romantique les courants majeurs que sont le libéralisme, la démocratie<br />

[70]<br />

35 - C’est-à-dire Vintras et<br />

Towiański. Ces dénominations<br />

sont <strong>de</strong> Vintras : voir<br />

Appolis E., Art. cit. p. 338.<br />

36 - Voir Lettre <strong>de</strong> Towiański<br />

aux frères français,<br />

10 septembre 1842,<br />

in : Współudział…, Op. cit,<br />

pp. 110-111.<br />

37 - Lettre <strong>de</strong> P. M. Vintras à<br />

l’abbé Antoine-Hilarion Héry,<br />

sd. (1844 ?), cité in :<br />

Appolis E., Art. cit., p. 339.<br />

38 - Ujejski K., Art. cit.,<br />

p. 412. Les italiques sont <strong>de</strong><br />

Ujejski, qui écrit ces mots en<br />

français.


et le nationalisme 39 . Paul Bénichou distingue trois gran<strong>de</strong>s tendances parmi ces<br />

nouvelles théories : le néo-catholicisme, l’utopie scientifique et l’humanitarisme.<br />

C’est dans cette <strong>de</strong>rnière catégorie que s’inscrit l’action <strong>de</strong> Towiański.<br />

Est « humanitaire » en ce temps-là tout ce qui pose comme valeur suprême<br />

l’accomplissement final du genre humain ; le sens ne s’est appauvri que plus tard,<br />

se réduisant au pis-aller d’une sensibilité charitable, quand le grand rêve a paru<br />

plus incertain. En attendant, le spiritualisme humanitaire, en tant que<br />

philosophie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> l’espèce, établit la collectivité humaine à un<br />

niveau d’existence pour ainsi dire mystique, analogue au moins à celui où<br />

se situait Israël dans l’ancienne Loi, et l’Église dans la nouvelle : le Corps,<br />

revêtu d’une dignité spirituelle propre, transcen<strong>de</strong> les membres. 40<br />

Cette conception <strong>de</strong> l’humanité reflète la finalité que Towiański lui<br />

impute. Le caractère chrétien <strong>de</strong> son action ne le place pas dans la<br />

catégorie du néo-catholicisme, phénomène très français, dans le sens où<br />

celui-ci cherchait à adapter l’Église institutionnalisée à la société<br />

contemporaine, à l’établir dans le hic et nunc du mon<strong>de</strong> nouveau. Le<br />

Maître se borne à envisager le futur. Si sa conception <strong>de</strong> l’humanité ne<br />

se distingue pas par son originalité, sa conception du futur peut elle<br />

aussi être considérée comme banale : l’association assez paradoxale <strong>de</strong><br />

son inéluctabilité et <strong>de</strong> la lutte à mener pour le construire était<br />

fortement répandue dans la première moitié du XIX e siècle 41 . Il en va <strong>de</strong><br />

même en ce qui concerne Napoléon : en s’adonnant au mythe du grand<br />

homme, « Towiański rentre une fois <strong>de</strong> plus dans la ligne traditionnelle<br />

du mysticisme européen » 42 , conclut Henri Desmettres. Le towianisme<br />

s’inscrit donc dans une logique théosophique européenne 43 ,<br />

principalement celle qui s’établit sous la monarchie <strong>de</strong> Juillet, véritable<br />

vivier <strong>de</strong> théories <strong>de</strong> la régénération sociétale 44 . Ces théories ont<br />

maintes fois été décrites 45 , nous ne nous y attar<strong>de</strong>rons pas ; il nous<br />

paraît toutefois important <strong>de</strong> nous arrêter sur la typologie <strong>de</strong>s<br />

« nouvelles religions romantiques » françaises déterminée par Frank<br />

Paul Bowman. Il décrit leurs similitu<strong>de</strong>s comme suit :<br />

Théories apocalyptiques, messianisme souvent féministe ou androgyne,<br />

analyse mystique du langage et <strong>de</strong> l’étymologie, conception<br />

émanationiste <strong>de</strong> la création, rêve <strong>de</strong> promouvoir une nouvelle unité-<br />

fraternité, prétention <strong>de</strong> retourner à une certaine simplicité primitive du<br />

culte et <strong>de</strong> la doctrine. 46<br />

Towiański ne s’inscrit dans cette typologique que par les termes<br />

définissant le renouvellement <strong>de</strong> la religiosité sur le plan éthique. Il n’y a<br />

point d’élucubration étymologique chez Towiański, ni <strong>de</strong> redéfinition <strong>de</strong><br />

Dieu (il reste le Dieu <strong>de</strong>s chrétiens, et non un con<strong>de</strong>nsé <strong>de</strong> « principes »<br />

divers), les visions qu’il eut furent très peu nombreuses (les rêves sont<br />

[71]<br />

39 - Nous nous rapportons<br />

à l’ouvrage <strong>de</strong> René<br />

Rémond, Le XIX e siècle<br />

(1815-1914). Introduction<br />

à l’histoire <strong>de</strong> notre temps -<br />

2, Le Seuil, coll. « Point<br />

histoire », Paris, 1974,<br />

252 p.<br />

40 - Bénichou P., Op. cit.,<br />

p. 383.<br />

41 - Minois G., Histoire <strong>de</strong><br />

l’avenir (Des Prophètes à la<br />

prospective), Fayard, Paris,<br />

1996, p. 456.<br />

42 - Desmettre H.,<br />

Towiański et le<br />

messianisme polonais,<br />

t. 1 : Histoire et critique<br />

<strong>de</strong>s aspects philosophiques<br />

et théologiques du<br />

Messianisme polonais <strong>de</strong><br />

1800 à 1850, Thèse <strong>de</strong><br />

doctorat présentée à la<br />

Faculté <strong>de</strong> Théologie <strong>de</strong><br />

Lille, 1947, p. 263.<br />

43 - Dont les éléments<br />

constitutifs étaient issus, le<br />

plus souvent, <strong>de</strong>s théories<br />

<strong>de</strong> Jacob Bœhme (1575-<br />

1624), d’Emanuel<br />

Swe<strong>de</strong>nborg (1688-1772)<br />

et <strong>de</strong> Louis-Clau<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Saint-Martin (1743-1803)<br />

qui étaient propagées à<br />

travers toute l’Europe<br />

principalement par les<br />

loges maçonniques.<br />

44 - Voir Winocq M., Les<br />

voix <strong>de</strong> la liberté. Les<br />

écrivains engagés au XIX e<br />

siècle, Seuil, Paris, 2001,<br />

p. 132.<br />

45 - Voir Karr A., Les<br />

Guêpes, 4 t., 1853 ;<br />

Erdan A., La France<br />

mystique. Tableau <strong>de</strong>s<br />

exentricités religieuses <strong>de</strong><br />

ce temps, 2 t., 1858. Voir<br />

également, plus<br />

récemment, les travaux<br />

d’Auguste Viatte, d’Henri<br />

Desroche et <strong>de</strong> Frank Paul<br />

Bowman.<br />

46 - Bowman F. P., « Une<br />

lecture politique <strong>de</strong> la folie<br />

religieuse ou<br />

“théomanie” », in :<br />

« ROMANTISME PARIS »,<br />

vol. 9, n° 24, 1979, pp. 75-<br />

76.


eaucoup plus importants chez lui que les apparitions) et les artifices extrêmement<br />

réduits (les gestes cultuels catholiques étaient respectés, tout comme les<br />

sacrements). En comparaison avec les phénomènes théosophiques français, le<br />

towianisme est bien pâle en termes <strong>de</strong> « folie religieuse » (<strong>de</strong> « théomanie », pour<br />

reprendre l’expression <strong>de</strong> Bowman). Son initiateur était moins un « aliéné » qu’un<br />

« ascète intramondain » 47 borné, un homme qui vivait <strong>de</strong> manière maximaliste la foi<br />

qui l’animait dans le mon<strong>de</strong> qui l’accueillait. Ce qui explique que Mickiewicz ait cru<br />

- ou placé ses espérances, comme on voudra - en lui. La disparité entre l’éthique<br />

towianiste et la légen<strong>de</strong> noire qui l’entoure est immense. Celle-ci ne viendrait donc<br />

pas <strong>de</strong> celle-là, mais <strong>de</strong> la mythification <strong>de</strong> sujets tels que Mickiewicz et la Gran<strong>de</strong><br />

Émigration, symboles d’espoir et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur que Towiański aurait, selon une<br />

historiographie vivace, incommensurablement salis.<br />

Conclusion<br />

La France joue un rôle essentiel dans le développement <strong>de</strong>s courants d’idées<br />

européens durant la première partie du XIX e siècle. Elle était presque une<br />

<strong>de</strong>stination obligée pour qui voulait s’adresser à l’Europe. C’est ce qu’avait très bien<br />

compris Towiański qui, à la fin <strong>de</strong> l’année 1843, insista auprès <strong>de</strong> Mickiewicz pour<br />

que celui-ci propage « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu » du haut <strong>de</strong> la Chaire <strong>de</strong> Littérature slave<br />

dont il était le titulaire au Collège <strong>de</strong> France. À cette époque, Towiański ne<br />

s’occupait déjà plus tant <strong>de</strong> la France, qu’il avait reléguée, comme Israël, au rang<br />

<strong>de</strong> nation privilégiée - l’action <strong>de</strong> ces nations avait déjà commencé (il existait un<br />

Cercle français à Paris et il avait quelques disciples juifs ou convertis qui<br />

propageaient ses théories). Elles n’avaient donc plus ses faveurs quasi exclusives.<br />

C’étaient <strong>de</strong> nouveau les Slaves qui attiraient son attention, et principalement la<br />

Russie. Il pressa Mickiewicz et ses a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> le suivre en ce sens, ce qui provoqua<br />

l’hostilité à leur égard <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s Émigrés, qui considéraient exclusivement la<br />

Russie sur un plan politique et non comme une pièce du mystérieux jeu divin. Les<br />

Polonais virent ainsi en la lettre <strong>de</strong>s towianistes à l’empereur russe Nicolas I er<br />

(15 août 1844) une véritable insulte. Au Collège <strong>de</strong> France, Mickiewicz, proclamant<br />

ses idées concernant Napoléon, les Slaves et la Russie, exposa<br />

également les principes du towianisme. Ce qui lui valut d’être limogé. Il<br />

se consacra alors presque exclusivement à la direction d’un Cercle<br />

tourné sur lui-même, s’opposant <strong>de</strong> manière nette à une majorité<br />

d’Émigrés hostiles à son action. Et ce jusqu’en 1847, année où<br />

Mickiewicz délaissa les sirènes <strong>de</strong> la théosophie et du travail spirituel<br />

pour suivre celles du socialisme et <strong>de</strong> l’action directe. Towiański, entouré<br />

<strong>de</strong> quelques a<strong>de</strong>ptes qui n’avaient pas pris le virage socialiste, continua<br />

son action en Suisse, focalisant son attention sur le développement<br />

spirituel personnel et le rôle <strong>de</strong>s Slaves dans la régénération <strong>de</strong><br />

[72]<br />

47 - « “L’ascète<br />

intramondain” est un<br />

rationaliste, aussi bien en<br />

ce sens qu’il systématise<br />

rationnellement sa propre<br />

conduite <strong>de</strong> vie, qu’en ce<br />

sens qu’il refuse tout ce<br />

qui, dans le mon<strong>de</strong> et ses<br />

ordres, est éthiquement<br />

irrationnel. »,<br />

dans : Weber M., « Les<br />

voies du salut-délivrance et<br />

leur influence sur la<br />

conduite <strong>de</strong> vie », in :<br />

Sociologie <strong>de</strong>s religions<br />

(textes réunis, traduits et<br />

présentés par Jean-Pierre<br />

Grossein), Gallimard, coll.<br />

« TEL », Paris, 1996. Texte<br />

originellement placé dans le<br />

volume Économie et société<br />

(1910-1913).


l’humanité, idées qu’il répéta notamment dans son texte programmatique « Powody<br />

dla których amnestya przyjęta być nie może przedstawione przez część emigracyi<br />

polskiéj jego Cesarskiéj Mości Alexandrowi II » (Raisons pour lesquelles l’amnistie<br />

ne peut être acceptée, présentées par une partie <strong>de</strong> l’émigration polonaise à sa<br />

majesté impériale Alexandre II) le 27 décembre 1856 48 .<br />

Towiański était venu en France parce que les Émigrés s’y trouvaient et que le<br />

gouvernement français les laissait s’exprimer avec bien plus <strong>de</strong> liberté que s’ils<br />

étaient restés en Russie. Car c’est principalement en France que la culture polonaise<br />

se développait. La vision téléologique qu’avait le Maître <strong>de</strong>s événements politiques<br />

l’avait poussé à théoriser sur le rôle <strong>de</strong> la France dans la régénération <strong>de</strong> l’humanité<br />

et, par ce biais, l’avait intégré dans « l’Œuvre <strong>de</strong> Dieu ». Ces idées furent<br />

confirmées à ses yeux par l’arrivée provi<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> quelques Français qui<br />

choisirent <strong>de</strong> suivre ses théories plutôt que celles <strong>de</strong> leur premier maître à penser.<br />

La concordance <strong>de</strong> ces cristallisations (théoriques et pratiques) le confirma dans sa<br />

mission. À un point tel qu’il décida d’en avertir le pape : c’est le but <strong>de</strong> son voyage<br />

à Rome d’août à octobre 1843. L’insuccès <strong>de</strong> cette expédition le fit se diriger vers la<br />

Suisse où il s’installa définitivement. Et c’est <strong>de</strong> cette Suisse, qu’il revint à sa<br />

théorisation sur les Slaves. En somme, sa certitu<strong>de</strong>, acquise par la France, <strong>de</strong> suivre<br />

la bonne direction le fit s’éloigner <strong>de</strong> ses a<strong>de</strong>ptes, ceux qu’il avait personnellement<br />

choisis, en France, pour continuer son œuvre. Il laissa Mickiewicz diriger le Cercle<br />

tandis que lui, focalisé sur une théorie qu’il savait <strong>de</strong>voir dorénavant porter seul,<br />

sans l’ai<strong>de</strong> d’une Église définitivement laissée <strong>de</strong> côté, s’isolait dans une<br />

conceptualisation dégagée <strong>de</strong> tout support pratique, humain. Towiański et ses<br />

Jeremy LAMBERT est<br />

doctorant en Langues et<br />

Littératures Slaves,<br />

membre du Centre d’Étu<strong>de</strong>s<br />

en Civilisations, Littératures<br />

et Lettres Étrangères<br />

(CECILLE) <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong><br />

Charles-<strong>de</strong>-Gaulle Lille3<br />

a<strong>de</strong>ptes ne vécurent plus dans le même contexte à<br />

partir <strong>de</strong> cette époque, ce qui les éloigna<br />

mutuellement. Le Lituanien résidait loin <strong>de</strong> Paris, la<br />

France n’avait déjà plus le même attrait. Et le Cercle,<br />

en France, s’éloigna <strong>de</strong> lui.<br />

[73]<br />

48 - Towiański A.,<br />

Powody…, W drukarni<br />

L. Martinet, Paris, 1857,<br />

32 p. Nous faisons<br />

référence à ce texte car<br />

Towiański lui-même le cite<br />

souvent après 1857, ce qui<br />

en fait un texte <strong>de</strong><br />

référence.


Traduction<br />

Nataša Džigurski-Dubajić


Présentation :<br />

Lorsqu’en 1968 Slobodan Selenić (1933-1995) publie son roman, Memoari<br />

Pere Bogalja (Mémoires <strong>de</strong> Pera l'infirme), il est déjà connu en tant que critique <strong>de</strong><br />

théâtre et journaliste. Dans ce premier roman, Selenić annonce ses grands thèmes,<br />

ses obsessions que l’on retrouvera dans les œuvres qui suivront. Comme tout<br />

écrivain « obsessionnel », il ne changera jamais <strong>de</strong> registre. Sa plume apportera à<br />

la littérature serbe <strong>de</strong>s romans poignants du réalisme critique, une triste saga sur le<br />

déclin <strong>de</strong> la bourgeoisie sous le poids <strong>de</strong> la révolution bolchevique.<br />

Dans tous les romans <strong>de</strong> Selenić, les circonstances historiques ont une<br />

influence déterminante sur le caractère <strong>de</strong>s idées, sur le développement <strong>de</strong> l’action<br />

et sur le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s personnages car ils sont tous, sans exception, réalisés en tant<br />

qu’objets avec lesquels joue l’Histoire, <strong>de</strong> simples objets passifs nécessaires à la<br />

construction <strong>de</strong> ce refrain sur l’incapacité <strong>de</strong> l’homme à agir contre l’invasion<br />

d’idéologies désolatrices. Selenić est un écrivain qui possè<strong>de</strong> une conscience critique<br />

historique aiguë mais aussi une profon<strong>de</strong> compréhension du caractère dramatique<br />

<strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> la morale au sein d’une société chamboulée par un<br />

enchaînement <strong>de</strong> faits historiques. D’une oeuvre à l’autre, il approfondit la question<br />

cruciale <strong>de</strong> l'intégrité morale <strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne sur les décombres <strong>de</strong> l’Histoire.<br />

En d’autres termes, l’auteur dépeint un drame <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> la civilisation<br />

actuelle, une conscience chargée d'actes contradictoires par un abandon trop facile<br />

à la violence aveugle qui s’est libérée au cours <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier siècle.<br />

Le mon<strong>de</strong> qu’il décrit est né <strong>de</strong> la collision entre la bourgeoisie serbe <strong>de</strong><br />

l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres, qui n’a pas eu le temps <strong>de</strong> prendre racine, et d’une nouvelle<br />

classe, faite <strong>de</strong> révolutionnaires montagnards qui subira pourtant <strong>de</strong>s<br />

transformations en acceptant les bienfaits et les privilèges accordés aux vainqueurs<br />

et <strong>de</strong>viendra en quelques années ce que l'on appelle la « bourgeoisie rouge ». C’est<br />

<strong>de</strong> ce contact entre <strong>de</strong>ux cultures, <strong>de</strong>ux civilisations, <strong>de</strong>ux mentalités incompatibles<br />

que découlent pratiquement tous les thèmes obsessionnels <strong>de</strong> Selenić.<br />

C’est l’Histoire qui détermine le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> Selenić, toujours<br />

tragique. La vérité objective est selon toute apparence une notion qui préoccupe<br />

l’auteur. Il n’a jamais prôné une vérité unique. C’est pour cela que dans ses<br />

romans, il confronte <strong>de</strong>s vérités individuelles. Le roman est, d’après l’auteur, le<br />

moyen parfait <strong>de</strong> donner forme à un système d’idées à travers <strong>de</strong>s personnages<br />

concrets.<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la (Outrage au peuple en <strong>de</strong>ux parties) est une pièce<br />

<strong>de</strong> théâtre et par conséquent une forme d’expression brève. Néanmoins, elle<br />

présente l’avantage <strong>de</strong> mettre en scène pratiquement tous les questionnements <strong>de</strong><br />

Selenić. Il s’agit d’une sorte <strong>de</strong> synthèse <strong>de</strong> toute sa poétique.<br />

La pièce a été écrite à une époque durant laquelle elle ne pouvait que se<br />

heurter au rejet. En cette fin <strong>de</strong>s années 1980, les nationalismes, sommeillant<br />

<strong>de</strong>puis longtemps, atteignaient leur apogée avant <strong>de</strong> se libérer dans la violence lors<br />

<strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière décennie du XX e siècle.<br />

Nataša Džigurski-Dubajić est lectrice <strong>de</strong> serbo-croate à l’<strong>Université</strong><br />

Charles-<strong>de</strong>-Gaulle Lille3 (Villeneuve d’Ascq, France).<br />

[91]


Traduction :<br />

(...)<br />

VI (Partie 1)<br />

Slobodan Selenić<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la<br />

Outrage au peuple en <strong>de</strong>ux parties<br />

(Extraits)<br />

----------<br />

Cellule numéro sept. Tous les prisonniers sont réunis<br />

[92]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

Jezdimir : Tu dis, Stevan, le 22 novembre 1* ? À Florence ? Je ne connaissais pas<br />

cette date jusqu’à ce jour. Puis le 1 er décembre 2 ! Un grand jour, terrible, pour les<br />

Serbes. Puis le 20 juin 3 … Eh, si seulement on avait d'autres Puniša<br />

Stevan : Et si seulement le 29 décembre 4 avait été accueilli comme il se doit.<br />

Obrad : Puis le 9 octobre 5 …<br />

Jezdimir : Comment sais-tu, toi, pour le 9 octobre, puisque tu n’étais même pas né<br />

alors…<br />

Obrad : J’étais né. Je suis venu au mon<strong>de</strong> et j'ai pleuré à chau<strong>de</strong>s larmes avec le<br />

peuple.<br />

Stevan : Puis la catastrophe, le 26 août 6 !<br />

Jezdimir : Puis la <strong>de</strong>uxième catastrophe, le 17 avril 7 ! Mais vient l’aube du 10 mai 8<br />

1941 !<br />

Stevan : Puis le 19 septembre à Struganik 9 , puis le 26 octobre à Brajić 10 ,<br />

finalement, le 2 novembre 11 près <strong>de</strong> Užice – le torchon brûle !<br />

Jezdimir : Ensuite le 12 septembre 12 noir du roi, espèce <strong>de</strong> mollasson au cul<br />

malpropre !<br />

Le pope Sava : Ne dites pas ça, mes enfants, il est comme il est, c’est notre roi<br />

tout <strong>de</strong> même !<br />

Stevan : Dites donc, le 7 août 13 à Rome a été pire. De la ville papale, jamais les<br />

bonnes nouvelles ne nous parvenaient, à nous autres Serbes !<br />

Čapajev : Hé, n’est-ce pas le jour où le camara<strong>de</strong> Maréchal a rencontré Alexan<strong>de</strong>r ?<br />

(Ils ne répon<strong>de</strong>nt pas, ils rient) Pour sûr qu’il a été noir pour vous !<br />

Stevan : Ça a été démontré, c’était clair comme <strong>de</strong> l’eau <strong>de</strong> roche : les plus grands<br />

ennemis <strong>de</strong>s Serbes sont les Anglais.<br />

Le pope Sava : C’est exact, mon fils, ils ne se soucient pas du Serbe, ils nous ont<br />

laissé sur le sable, mais ce ne sont pas les pires. Pour un Serbe, les pires tyrans,<br />

sans Dieu ni foi, ce sont les communistes russes.<br />

Obrad : Et les Turcs ?<br />

Jezdimir : On se fout <strong>de</strong>s Turcs ! Leur temps est révolu.<br />

Obrad : Tu parles ! Et nos Turcs 14 à nous ?<br />

Jezdimir : Eux, je ne dis pas, ce sont <strong>de</strong>s tyrans. Ils nous détestent tout<br />

autant.<br />

* - Étant donné le grand<br />

nombre <strong>de</strong> notes, celles-ci<br />

ont été placées après le<br />

texte. (NdlR)


Stevan : Et vous, qu’en dites-vous, Slavoljub ?<br />

[93]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

Slavoljub : Je ne sais pas. Personne ne mentionne les Magyars 15 , alors qu’ils en ont<br />

égorgé tant <strong>de</strong>s nôtres partout en Bačka 16 . Ici, en Serbie, ça ne compte pas. Nous<br />

n’avons <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> ressasser nos propres griefs, mais c’est peut-être le Magyar qui<br />

méprise le plus le Serbe.<br />

Stevan : Il le méprise peut-être, mais il ne le déteste pas autant que ne le fait<br />

l’Albanais.<br />

Obrad : Le Bulgare nous déteste encore plus.<br />

Čapajev : Ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> connards <strong>de</strong> tchetniks, et les Allemands, les Italiens, ils ne<br />

vous viennent pas à l’esprit !?<br />

Stevan : Ça, ça va <strong>de</strong> soi. Mais calcule bien, Čapajev, combien <strong>de</strong> Serbes ont été<br />

tués par les Allemands et les Italiens réunis, et puis regar<strong>de</strong> les Croates, combien<br />

en ont-ils massacrés. C’est le Croate, le pire ennemi <strong>de</strong>s Serbes.<br />

Jezdimir : Qu’ils aillent au diable ! Comme ennemi, suppôt <strong>de</strong> Satan, il n’y en a pas<br />

<strong>de</strong> pire. Sais-tu ce qu’il dit ce Croate, cette espèce <strong>de</strong> prêtre défroqué, celui qui a<br />

été curé catholique et qui a fini tchetnik… ?<br />

Le pope Sava : Vilović.<br />

Jezdimir : Voilà, lui. Il dit : Les Croates n’existent même pas. Ceux qui utilisent le<br />

dialecte kajkavien 17 , ce sont les Slovènes ; ceux qui utilisent le štokavien 18 sont <strong>de</strong>s<br />

Serbes venus <strong>de</strong> Bosnie en Dalmatie. Ce n’est même pas un peuple, qu’il aille se<br />

faire foutre, celui qui les a engendrés et qui les a dressés contre nous !<br />

Stevan : Attends, voïvo<strong>de</strong>, s’ils n’existent donc pas, qui nous égorgeait alors ?<br />

Čapajev (il rit) : Les Serbes štokaviens et les Slovènes kajkaviens !<br />

Jezdimir : Qu’est-ce que t’as à glousser comme ça, abruti ! De toute façon, ce sont<br />

<strong>de</strong>s renégats.<br />

Obrad : Non mais, toutes les conditions ont été réunies pour anéantir les Serbes<br />

jusqu’au <strong>de</strong>rnier ! Pour sûr, le Serbe est venu au mon<strong>de</strong> pour être la tête <strong>de</strong> Turc <strong>de</strong><br />

tous.<br />

Jezdimir : Allez, Obrad. Le chapelet serbe. Donne-moi dans l’ordre toutes les villes,<br />

sans oublier le moindre petit lieu.<br />

Obrad : Je commence à partir <strong>de</strong> Split ou <strong>de</strong> la Slovénie ?<br />

Jezdimir : Vas-y, <strong>de</strong> la Slovénie.<br />

Obrad : Banja Loka, Srpske Moravice...<br />

Jezdimir : Srpske Moravice, l’étoile <strong>de</strong> mer...<br />

Obrad : Vojnić, Vrgin most, Dubica...<br />

Jezdimir : Vrgin mos, Srpska kos.<br />

Obrad : Novska, Pakrac, Gradiška, Srbac...<br />

Jezdimir : Serbe, Srbac, du serbe, les Serbes…<br />

Obrad : Prnjavor, Popovići, Gračanica…<br />

Jezdimir : Gračanica, à l'image <strong>de</strong>s Serbes, ton prochain est <strong>de</strong> la ville d’Užice…<br />

Obrad : Čelić, Koraj, Zagoni…<br />

Jezdimir : Et, voilà…<br />

Obrad : Sremska Rača, Irig, Ruma…


[94]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

Jezdimir : … Tout en traversant le territoire du peuple serbe, tu es arrivé, mon<br />

Obrad, <strong>de</strong> Slovénie jusqu’à la fière ville <strong>de</strong> Šabac ! Le chapelet serbe, mon cœur<br />

s’en réjouit, nos héros serbes ! Allez, Stevan, je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comme à un frère,<br />

déclame ton Shakespeare. Pas un mot, vous autres ! Solennellement ! Je ne veux<br />

pas entendre une seule mouche voler !<br />

Stevan : « You blocks, you stones, you worse than senseless things !<br />

O you hard hearts, you cruel men of Rome,<br />

Knew you not Pompey? Many a time and oft<br />

Have you climb’d up to walls and battlements,<br />

To towers and windows, yea, to chimney-tops,<br />

Your infants in your arms, and there have sat<br />

The livelong day, with patient expectation,<br />

To see great Pompey pass the streets of Rome... » 19<br />

(…)<br />

VIII (Partie 1)<br />

Miloš dans le divan, à Kragujevac, en juin 1817. Arrive Vujica Vulićević.<br />

Vujica : Monseigneur, une missive <strong>de</strong> Karageorges.<br />

Miloš : Que dit-il ?<br />

Vujica : Il te salue, il invoque votre parenté.<br />

Miloš : Qu’est-ce que tu as à tourner autour du pot, là ? Passe !<br />

Vujica : Il est en colère, qu’il dit, car tu as assassiné ses voïvo<strong>de</strong>s.<br />

Miloš : Les voïvo<strong>de</strong>s ! De la fiente, pas <strong>de</strong>s voïvo<strong>de</strong>s !<br />

Vujica : Le Voïvo<strong>de</strong> Moler 20 …<br />

Miloš : Le bouffon autrichien, dilapidateur <strong>de</strong> l'argent du peuple ! Et puis, ce n’est<br />

pas moi qui l’ai tué, c’est le vizir qui l’a étranglé.<br />

Vujica : Le Voïvo<strong>de</strong> Pavle Cukić…<br />

Miloš : Cet agitateur et ce mamelouk ! Eh, ma foi, il a perdu la vue à force <strong>de</strong><br />

reluquer le con. Que veux-tu que je fasse d’un voïvo<strong>de</strong> bigleux ?<br />

Vujica : Le Capitaine Radič Petrović 21 …<br />

Miloš (d’un ton ironique) : Dieu l’a voulu. Ainsi, j’ai fait <strong>de</strong> lui un martyr !<br />

Vujica : L’Evêque Milentije Nikšić…<br />

Miloš : Ce n’est pas moi qui l’ai tué, Vujica, mais toi, enfant <strong>de</strong> catin !<br />

Vujica : Il est surtout en colère, qu’il dit, car tu as tué le prince Sima Marković !<br />

Miloš : Ce mollasson <strong>de</strong> Sima ! Il a soulevé une armée contre moi, fichtre ! Moi, je<br />

tuais pour épargner au peuple une plus gran<strong>de</strong> tuerie, pour obliger ces petits<br />

péteux à faire la paix avec les Turcs ! Et Karageorges, maudit soit-il, il vaudrait<br />

autant avoir affaire à un Turc. Il a tué son propre père d’une balle dans le front, à<br />

Crvena Jaruga ! Passons. Que dit-il d'autre ?<br />

Vujica : Il dit qu’il a l’intention <strong>de</strong> venir en Serbie et, avec ton ai<strong>de</strong>, <strong>de</strong> fomenter<br />

une nouvelle insurrection contre les Turcs.<br />

(Miloš bondit du divan. D'un signe <strong>de</strong> main, il ordonne à Vujica <strong>de</strong> se taire. Il<br />

arpente la pièce, perdu dans ses pensées.)


[95]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

Miloš : Et <strong>de</strong>s Russes ? Que dit-il ? Le Tsar va-t-il entrer en guerre contre la<br />

Turquie à ce moment-là ?<br />

Vujica : Pas tout <strong>de</strong> suite, qu’il dit, mais Philiki Hétaïrie 22 nous épaulera. En même<br />

temps que nous, ici, les Grecs se soulèveront en Hella<strong>de</strong> 23 .<br />

Miloš : Mon cul ! Les Grecs ! Nous ne pouvons pas battre la Turquie sans l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

la Russie. Nous pouvons seulement tous périr inutilement, comme jadis, en 1813,<br />

sous leurs ordres. Dis-lui qu’il reste où il est. Et moi, ma foi, comme je l’ai toujours<br />

fait, je monnaierai, pour le peuple, la paix avec les Turcs, avec Marachli Ali-pacha et<br />

Istanbul.<br />

Vujica : Il dit que c’est une honte.<br />

Miloš : Qu’est-ce qui est honteux ?<br />

Vujica : Eh bien, tout ça, avec les Turcs, les tyrans. Et il est honteux <strong>de</strong> porter le<br />

turban, comme tu le fais.<br />

Miloš (arrache la lettre <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Vujica et la déchire) : Qu’il aille au diable,<br />

comment ose-t-il me parler <strong>de</strong> la sorte ! Il voudrait que les Turcs égorgent nos<br />

enfants et nous exterminent jusqu'au <strong>de</strong>rnier ? Cent têtes serbes orthodoxes contre<br />

une seule tête turque ! Comment a-t-il pu si vite oublier ce qui s’est passé en 1813,<br />

que les vautours lui arrachent le cœur ! Une fois <strong>de</strong> plus, et il ne restera ni Serbes<br />

ni Serbie. Et pour quelle satanée raison ? Pour que Karageorges gouverne la<br />

Serbie ! Le peuple ou Karageorges, qu’en dis-tu, Vujica, qui alors vaut-il mieux<br />

sacrifier ? Devons-nous tous périr ou lui seul ? (Il se calme brusquement, d’une voix<br />

basse) Sais-tu, Vujica Vulićević, qui est mon pire ennemi ?<br />

Vujica : Je le sais, monseigneur.<br />

Miloš : Dis-le.<br />

Vujica : Lui.<br />

Miloš : C’est ça, Vujica. Ce n’est pas le Turc qui m’inquiète, Vujica. Avec<br />

Karageorges, la cause <strong>de</strong> mes tourments, je ne sais que faire, Vujica.<br />

(...)<br />

XIX (Partie 2)<br />

Stevan et Slavoljub font la corvée <strong>de</strong> tinette. Ils prennent une tinette en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

la scène, renversent son contenu dans un coin et la rapportent vi<strong>de</strong>. A voir leur<br />

visage grimaçant <strong>de</strong> dégoût, nous comprenons que ça sent mauvais, mais ils n’en<br />

parlent pas.<br />

Stevan : Friends, Romans, countrymen, lend me your ears ! 24<br />

Slavoljub : Vous en connaissez déjà la moitié ?<br />

Stevan : Eh bien, oui, certains passages. Comme Uča connaît le « soulèvement<br />

contre les Dahis ».<br />

Slavoljub : Pourquoi précisément Jules César ?<br />

Stevan : Eh bien, j’apprécie cette pièce, mais le choix est arbitraire. J’aurais pu<br />

commencer à apprendre par cœur n’importe quelle autre pièce. Il faut s’éva<strong>de</strong>r. On<br />

<strong>de</strong>vient follement avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> en compagnie <strong>de</strong> gens que l’on ne supporte pas.<br />

Slavoljub : Qu’est-ce qui vous a incité à vous y mettre ?


[96]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

Stevan : C’était par hasard. Ça m’amusait <strong>de</strong> voir le voïvo<strong>de</strong>, qui meuglerait s’il ne<br />

parlait pas serbe, pieusement m’écouter réciter. N’auriez-vous pas quelque mégot ?<br />

Slavoljub : Je n’en ai pas, Stevan, je vous ai tout donné.<br />

Stevan : Comment avez-vous pu abandonner le tabac ? Ici ! Dans le neuvième<br />

cercle <strong>de</strong> l’enfer ?<br />

Slavoljub : Cela m’est plus facile que <strong>de</strong> compter <strong>de</strong>s moitiés <strong>de</strong> cigarettes.<br />

Stevan : Je dois vous faire part <strong>de</strong> quelque chose, Slavoljub. Je suis content <strong>de</strong><br />

vous avoir ici. C’est idiot <strong>de</strong> dire cela à quelqu’un qui est en prison, mais moi, à côté<br />

<strong>de</strong> tous ces tchetniks, avec lesquels j’ai fait la guérilla pendant tant d'années, il n’y<br />

a qu’avec vous que je trouve <strong>de</strong>s sujets <strong>de</strong> conversation.<br />

Slavoljub : Pourquoi vous êtes-vous joint à eux ?<br />

Stevan : Cela semble être une question logique aujourd’hui. Je faisais alors quelque<br />

chose d'inévitable. Pour ne pas perdre toute ma dignité, voilà pourquoi je les ai<br />

rejoints. C’est exactement cela, oui. Le pays est occupé, il nous faut le libérer.<br />

L’idée <strong>de</strong> rejoindre les partisans ne m’a, bien entendu, même pas effleuré l’esprit ;<br />

en revanche, Draža avait toute la légitimité : soutenu par notre gouvernement<br />

légal, les alliés, la Radio <strong>de</strong> Londres, le peuple qui a fait <strong>de</strong> lui une légen<strong>de</strong> en un<br />

rien <strong>de</strong> temps. Admettez-le, comment aurait pu agir autrement un patriote, un<br />

homme <strong>de</strong> conscience, que <strong>de</strong> rejoindre la guérilla, en cette année 1941 ? J’ai été<br />

pris <strong>de</strong> peur, j’avais conscience <strong>de</strong>s expiations qui inévitablement m’attendaient,<br />

mais je n’ai pas pu faire autrement.<br />

Slavoljub : Et lorsque les tchetniks ont ôté au peuple le goût du pain, lorsqu’ils<br />

sont <strong>de</strong>venus pour lui <strong>de</strong>s égorgeurs, <strong>de</strong>s pilleurs…<br />

Slavoljub : Mais pas Draža. Ses commandants, ses voïvo<strong>de</strong>s, certes ; mais Draža,<br />

lui, il a joui jusqu’à la fin d’une notoriété au sein du peuple. D’une juste notoriété, je<br />

crois. Il était sincèrement convaincu que le plus important était <strong>de</strong> sauver le peuple<br />

<strong>de</strong> la chimère communiste. Cela ne veut point dire qu’il n’est pas coupable <strong>de</strong><br />

l’anéantissement du mouvement tchetnik <strong>de</strong> Ravna Gora. Étant lui-même un cul-<br />

terreux d’Ivanjica, il a laissé la paysannerie engloutir le mouvement. Et la bête<br />

paysanne a rompu les barreaux.<br />

Slavoljub : C’est donc la paysannerie qui est à l’origine <strong>de</strong> tout ?<br />

Stevan : Pas tout à fait. Ce sont les Anglais qui nous ont trahis. Dragiša Vasić<br />

promettait à l’époque qu’une fois la guerre finie, il fon<strong>de</strong>rait à l’université <strong>de</strong><br />

Belgra<strong>de</strong> le département <strong>de</strong> la haine envers les Anglais. Il n’a pas eu le temps <strong>de</strong> le<br />

faire, pauvre bougre. Les Croates l’ont assassiné. En revanche, bien avant que les<br />

Anglais ne nous trahissent, j’ai été envahi par la crainte que les partisans ne<br />

s’avèrent être plus forts que nous. La faute à ces barreaux ! Votre geste <strong>de</strong> dépit<br />

n’a pas lieu d’être. C’est bien à cause d’eux ! Enten<strong>de</strong>z cela ; nous avons levé, avec<br />

les partisans, une assemblée <strong>de</strong> mobilisation à Mionica. À cette époque, nous étions<br />

encore ensemble. Après l’assemblée, le commissaire Dudić, assis à une table, inscrit<br />

ceux qui voulaient rejoindre les partisans, et à une autre table, le capitaine Lečić<br />

inscrit ceux qui voulaient rejoindre les tchetniks. Arrive alors un paysan d’un certain<br />

âge qui dit : « Je voudrais m’inscrire chez les uns et chez les autres ». « Comment<br />

ça ? », qu’ils lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt, et lui : « Pour les partisans à Paune, j’enverrai <strong>de</strong>s<br />

chaussettes et <strong>de</strong>s souliers, et pour les tchetniks à Ravna Gora, j’enverrai <strong>de</strong>s<br />

brebis et <strong>de</strong> l’argent. » Après avoir ri un instant, le capitaine Lečić dit : « Ça me va


[97]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

comme ça ! » ; et Dudić fit sèchement : « Nous ne voulons ni <strong>de</strong> toi, ni <strong>de</strong> tes<br />

souliers ! Va-t’en chez eux !»<br />

Slavoljub : Vous voulez dire que les partisans ont gagné grâce au caractère<br />

exclusif du mouvement ?<br />

Stevan : Ils ont gagné parce qu’ils ont su gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rrière les barreaux notre pègre<br />

paysanne : la poigne <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> l’élite dirigeante communiste ou les barreaux<br />

horizontaux ; la promesse faite à cette ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> voyous qu’elle atteindrait le<br />

paradis sans classes ou les barreaux verticaux. Nos animosités étaient parfois<br />

vengeresses, mais souvent pillar<strong>de</strong>s, à <strong>de</strong>s fins personnelles. Les leurs, par<br />

définition, à quelques nuances près, avaient un caractère religieux, fanatique. Aussi<br />

cruels soient-ils, les crimes fanatiques se justifient par une prétendue cause<br />

supérieure. Et c’est par le biais <strong>de</strong> cette cause supérieure que les communistes ont<br />

brisé la raison <strong>de</strong> la foule. Dans le mouvement tchetnik, c’est la foule qui a eu<br />

raison <strong>de</strong> nous. Et croyez-moi, on comptait parmi nous <strong>de</strong>s hommes enthousiastes,<br />

purs, intelligents. Au début nous étions nombreux, puis <strong>de</strong> moins en moins. À la fin,<br />

nous n’avions plus <strong>de</strong> raison d’être. Un tchetnik, c’est ce paysan serbe qui a brisé<br />

lesdits barreaux, plein <strong>de</strong> haine envers la ville, la bourgeoisie, la culture, et qui fait<br />

fi <strong>de</strong> toute valeur sacrée dans une époque <strong>de</strong> violences irrépréhensibles. Il l’a<br />

emporté sur nous. La foule ignorante nous a engloutis, c’est ce que je veux dire. Je<br />

me suis mis à haïr, Slavoljub, non pas les tchetniks, non pas les partisans, mais le<br />

peuple. Les Serbes. À dire vrai, le peuple ne me supporte pas non plus. Il flaire tout<br />

<strong>de</strong> suite que je ne suis pas un <strong>de</strong>s leurs.<br />

Slavoljub : Qu’était votre grand-père ?<br />

Stevan : Le peuple.<br />

Slavoljub : Et votre père, votre mère, vos oncles paternels et maternels ?<br />

Stevan : Tous, jusqu’au <strong>de</strong>rnier, <strong>de</strong>s paysans.<br />

Slavoljub : Le peuple, Stevan, ce n’est pas un tramway dans lequel l’on monte ou<br />

l’on <strong>de</strong>scend selon nos désirs. Que vous le vouliez ou non, vous aussi, vous êtes<br />

partie intégrante <strong>de</strong> ce peuple. C’est orgueilleux et inexact, ce que vous dites. Notre<br />

peuple, tout furieux et tout déchaîné qu’il est, a, pour être tout à fait honnête, fait<br />

montre dans cette guerre d’une énergie fratrici<strong>de</strong> inouïe, mais aussi <strong>de</strong> patriotisme,<br />

Stevan, d’endurance. Votre rage à l’égard du peuple est superficielle et imprégnée<br />

<strong>de</strong> snobisme. Ce même peuple, que vous invectivez tant, a tout <strong>de</strong> même réussi, en<br />

l’espace d’une petite centaine d’années, à sortir <strong>de</strong> l’obscurité orientale épaisse et à<br />

entrer en Europe.<br />

Stevan : Avec tout le respect que je vous dois, la question <strong>de</strong> l’Europe n’a pas lieu<br />

d’être soulevée. Ce même peuple, le vôtre et le mien, ce peuple sauvage, aux<br />

mœurs orientales, n’est en Europe que géographiquement. Il est prêt à subir toute<br />

humiliation, puis il <strong>de</strong>vient irrespectueux, assoiffé <strong>de</strong> sang dès qu’il met le grappin<br />

sur la moindre parcelle <strong>de</strong> pouvoir. Le pouvoir, dans la vision serbe, consiste en<br />

effet à avoir le droit d’empaler son voisin, sans raison aucune, juste pour que l’on<br />

sache qui a le pouvoir. Regar<strong>de</strong>z le voïvo<strong>de</strong> ! Tuer tout ce qu’il y a <strong>de</strong> lettré à<br />

Toplica ! Afrikaner ! Regar<strong>de</strong>z Čapajev ! Il coupe les oreilles, il pille, il fait arrêter<br />

d’innocents maris pour pouvoir chevaucher leurs femmes puis, finalement, il se fait<br />

arrêter parce qu’il traitait la direction <strong>de</strong> tous les noms sous l’emprise <strong>de</strong> l’alcool.<br />

Voyez-vous à quel point lui et le voïvo<strong>de</strong> se ressemblent ? Et pas seulement parce


[98]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

qu’ils viennent <strong>de</strong> villages voisins ! Pourquoi donc nous plaignons-nous ? Ces<br />

sauvages, qu’ils soient tchetniks ou partisans, représentent quelque chose qui nous<br />

revient.<br />

Slavoljub : Fâchez-vous tant qu’il vous plaira, mais je dois vous le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :<br />

n’êtes-vous pas en train <strong>de</strong> justifier une certaine…<br />

Stevan : … déchéance. Ne vous gênez pas…<br />

Slavoljub : … disons, une certaine nonchalance morale, par l’inexistence d’un ordre<br />

moral au sein du peuple ?<br />

Stevan : Slavoljub, ne me faites pas rire. Qu’est-ce que j’aurais à y gagner à me<br />

justifier, pour l’amour <strong>de</strong> Dieu !? Je vis, moi, d’un mégot à l’autre dont on me fait<br />

l’aumône. Ce que j’ai pu vous dire ne me concerne pas personnellement. Je n’existe<br />

pas, mais, hélas, je le sais : Des pratiques vertueuses se créent sur la durée, car<br />

elles n’ont <strong>de</strong> pire ennemi que la précipitation. À nous autres Serbes, c’est<br />

justement le temps qui nous manquait pour consoli<strong>de</strong>r les choses. Pour qu’on les<br />

gar<strong>de</strong> en mémoire. Pour que l’on s’y consacre.<br />

Slavoljub : Vous ne pouvez pas vivre avec tant <strong>de</strong> noirceur en vous.<br />

Stevan : De noirceur ? Ce n’est pas <strong>de</strong> la noirceur. Comment dirais-je…<br />

Slavoljub : Tant <strong>de</strong> haine ?<br />

Stevan : Tant <strong>de</strong> répugnance. Oui. De répugnance envers le mon<strong>de</strong>.<br />

Slavoljub : Il y a pire. La répugnance envers soi-même.<br />

Stevan : Vous vous démenez en vain, Slavoljub. Ne voyez-vous donc pas avec<br />

quelle rapidité on s’habitue au pire ? La réalité, c’est cette tinette.<br />

Ils vi<strong>de</strong>nt les tinettes.<br />

(…)<br />

XXIII (Partie 2)<br />

Miloš et Vujica dans le divan.<br />

Vujica : Il est chez moi, monseigneur.<br />

Miloš : Aferim 25 ! Il veut une insurrection ?<br />

Vujica : En effet. Il dit que la Russie apportera son ai<strong>de</strong>. Ainsi que Philiki Hétaïrie<br />

en Hella<strong>de</strong>.<br />

Miloš : Qu’il aille se faire foutre, tant que je ne vois pas l’armée russe <strong>de</strong> mes<br />

propres yeux, je n’y crois pas. Ne nous ont-ils pas trahis plus d’une fois ? Le Tsar<br />

russe se soucie du peuple russe, et du mien, il ne s’en soucie que lorsqu’il en a<br />

besoin. Si moi, je ne me soucie pas <strong>de</strong>s Serbes, personne ne le fera. Le peuple ou<br />

Karageorges, qu’en dis-tu Vujica, qui alors vaut-il mieux sacrifier ? Devons-nous<br />

tous périr ou lui seul ? C’est toi Vujica, et comment ! C’est toi qui vas le tuer !<br />

Trancher la tête, et comment ! L’offrir aux Turcs, et comment !<br />

Vujica : Epargne-moi ça, monseigneur, lui, je ne peux pas.<br />

Miloš : Si tu veux tant mieux. Si tu ne veux pas, tu n’auras pas le choix.<br />

Vujica : Voici ce que je pense, monseigneur ! Il est fini, notre gouverneur turc.<br />

Comme si je ne voyais pas dans quel état est son fief <strong>de</strong> Belgra<strong>de</strong>, à lui, le pacha à<br />

trois queues ? Ses fenêtres n’ont pas <strong>de</strong> carreaux, elles sont attachées avec <strong>de</strong>s<br />

cor<strong>de</strong>s afin qu’elles ne tombent pas. Des amas d’ordures empêchent l’accès au


[99]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

portail. Des chiens exorbités fouillent les ordures ; son armée est en haillons, les<br />

pieds nus, couchée dans la poussière au soleil à toute heure du jour. Il ne pourrait<br />

pas l’entretenir toute délabrée qu'elle est, si tu ne lui donnais pas d'argent. C’est lui<br />

qui dépend <strong>de</strong> toi, monseigneur, et pas toi <strong>de</strong> lui. Alors pourquoi lui offrirais-tu<br />

jusqu’à la tête <strong>de</strong> Karageorges ?<br />

Miloš : Voilà ! Pour ça ! Tu penses juste, Vujica, mon voïvo<strong>de</strong> ! Parce que le pacha<br />

dépend <strong>de</strong> moi ! Pierre par pierre, je comblerai le fossé, tout en monnayant les<br />

faveurs <strong>de</strong>s Turcs, doucement, doucement, je libérerai la Serbie, et c’est moi seul<br />

qui pourrai le faire ! Attendons que la Turquie décline encore un peu ! Lorsque le<br />

glas fatidique sonnera ! Lorsque les armées russes et autrichiennes chargeront !<br />

Miloš, il sait ce qu’il fait, tu entends !? Et si Karageorges fomente une insurrection,<br />

est-ce que Marachli Ali-pacha avec ses chiens et son armée somnolente restera seul<br />

ici ? Parle, diable, restera-t-il seul ?<br />

Vujica : Non. Le sultan enverra l’armée.<br />

Miloš (il se lève et fait <strong>de</strong> lentes allées et venues <strong>de</strong>vant Vujica) : C’est toi, Vujica,<br />

qui va le tuer...<br />

Vujica : Même si tu n’as ni âme…<br />

Miloš : … lui trancher la tête …<br />

Vujica : … ni foi…<br />

Miloš : … me l’apporter…<br />

Vujica : … ni Dieu…<br />

Miloš :… et moi, je l’enverrai au sultan comme présent !<br />

Vujica : … tu ne dois pas manquer <strong>de</strong> bon sens. Monseigneur, t’ai-je déjà mal<br />

conseillé ? Écoute-moi, puis tu feras comme il te plaira : le peuple te tuera.<br />

Miloš : Doucement, Vujica, ne mets pas la charrue avant les bœufs, maudits soient<br />

tes aïeux. Les poiriers seront décorés <strong>de</strong>s cadavres <strong>de</strong> rebelles, comme le sont les<br />

étals <strong>de</strong>s boucheries par les carcasses <strong>de</strong> mouton.<br />

Vujica : Je sais que tu es capable <strong>de</strong> le faire. Mais, ça ne changera rien. J’ai une<br />

autre idée.<br />

Miloš : Parle.<br />

Vujica : Lorsque la tête partira pour la ville d’Istanbul, notre seul secours sera<br />

celui-ci : que mes hommes <strong>de</strong> main laissent courir la rumeur que tu caches un<br />

Karageorges sain et sauf et que la tête envoyée aux Turcs n’est pas la bonne.<br />

Miloš : Est-ce que le peuple le croira ?<br />

Vujica : Il le croira, il te connaît.<br />

Miloš (il cesse <strong>de</strong> marcher, réfléchit) : L’ordure ! Tu es pire que moi. (Il le dit en<br />

compliment. Il réfléchit <strong>de</strong> nouveau, affiche un sourire.) Tu es vraiment une belle<br />

ordure. Mais, le premier a la primauté(Partie 2), comme disent les Turcs. Va<br />

chercher la tête du chef, Vujica, ma brave petite ordure !<br />

Œuvres <strong>de</strong> Slobodan Selenić traduites en français :<br />

- L’ombre <strong>de</strong>s aïeux (Očevi i oci, traduit du serbo-croate par Gojko Lukić et Gabriel<br />

Iaculli), Gallimard, coll. « Du mon<strong>de</strong> entier », Paris, 1999, 416 p.<br />

- Meurtre avec préméditation, (Ubistvo s predumišljajem, traduit du serbo-croate<br />

par Gojko Lukić et Gabriel Iaculli), Gallimard, coll. « Du mon<strong>de</strong> entier », Paris,<br />

1996, 240 p.<br />

- Ces <strong>de</strong>ux hommes (Prijatelji, trauit du serbo-croate par Mireille Robin), Robert<br />

Laffont, Paris, 1990, 304 p.


notes :<br />

Toutes les notes sont <strong>de</strong> la traductrice<br />

1 - Malgré tout le soin que<br />

nous avons apporté à essayer<br />

<strong>de</strong> trouver ce qui s’est passé à<br />

Florence un 22 novembre,<br />

nous n’y sommes pas<br />

parvenus.<br />

2 - 1 er décembre 1918 :<br />

proclamation <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong> la<br />

Serbie et « <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> l’État<br />

indépendant <strong>de</strong>s Slovènes,<br />

Croates, et Serbes dans un<br />

royaume uni » par le prince<br />

Alexandre, régent <strong>de</strong> Serbie.<br />

3 – 20 juin 1928 : en pleine<br />

assemblée, un député<br />

monténégrin, Puniša Račić, fait<br />

feu sur les députés du parti<br />

paysan croate. Deux meurent<br />

sur le coup, Stjepan Radić<br />

succombe à ses blessures un<br />

mois plus tard. Le parti paysan<br />

est désormais dirigé par<br />

Vladimir Maček.<br />

4 – 1932 : publication du<br />

« manifeste <strong>de</strong> Zagreb » signé<br />

par <strong>de</strong>s politiques croates mais<br />

aussi <strong>de</strong>s Serbes <strong>de</strong> Bosnie. Ils<br />

réclament la souveraineté<br />

populaire et le respect <strong>de</strong>s<br />

droits nationaux <strong>de</strong>s Serbes,<br />

<strong>de</strong>s Croates et <strong>de</strong>s Slovènes.<br />

S’ensuit l’internement <strong>de</strong>s<br />

signataires les plus en vue,<br />

dont le Croate Maček,<br />

condamné à trois ans <strong>de</strong> prison<br />

pour trahison le 24 avril 1933.<br />

5 - 9 octobre 1934 : attentat<br />

<strong>de</strong> Marseille. Alexandre I er<br />

tombe sous les balles d’un<br />

terroriste macédonien. Un<br />

conseil <strong>de</strong> régence présidé par<br />

le prince Paul exerce le pouvoir<br />

au nom du jeune roi Pierre II.<br />

6 - Négociations secrètes entre<br />

le prince Paul et Maček. Elles<br />

aboutissent à l’accord du<br />

26 août 1939 : création d’une<br />

province <strong>de</strong> Croatie comptant<br />

quatre millions d’habitants,<br />

dont 866 000 Serbes, avec à<br />

sa tête un gouverneur pourvu<br />

<strong>de</strong> pouvoirs étendus et paré du<br />

titre, hérité d’une histoire<br />

pluriséculaire, <strong>de</strong> ban <strong>de</strong><br />

Croatie. Un Sabor (Parlement)<br />

doté <strong>de</strong> compétences<br />

régionales est également<br />

institué. En d'autres termes, la<br />

Croatie accè<strong>de</strong> à l’autonomie<br />

tandis que Maček <strong>de</strong>vient vice-<br />

Premier ministre <strong>de</strong> l'État<br />

yougoslave.<br />

7 - 17 avril 1941 : la<br />

Yougoslavie se rend à<br />

l'Allemagne.<br />

8 – 10 mai 1941 : Draža<br />

Mihajlović, le chef <strong>de</strong>s<br />

tchetniks, établit l’état-major<br />

<strong>de</strong> la résistance à Ravna Gora.<br />

9 - 19 septembre 1941 :<br />

première rencontre en vue<br />

d'une collaboration entre Tito<br />

et Draža Mihajlović.<br />

10 - 26 octobre 1941 :<br />

<strong>de</strong>uxième rencontre entre Tito<br />

et Mihajlović. Celui-ci réussit à<br />

obtenir 500 fusils pour ses<br />

tchetniks.<br />

11 - 2 novembre 1941 : les<br />

tchetniks attaquent la ville<br />

d’Užice où se trouve le QG <strong>de</strong><br />

la résistance <strong>de</strong> Tito et qui est<br />

également le centre <strong>de</strong> la<br />

« République d'Užice », le<br />

territoire libre <strong>de</strong>s partisans.<br />

12 – 12 septembre 1944. Sous<br />

la pression anglaise, le roi<br />

Pierre II, qui avait confié en<br />

mai la responsabilité <strong>de</strong> son<br />

gouvernement au Dr Ivan<br />

Šubašić, ancien ban <strong>de</strong> Croatie,<br />

appelle par la radio ses sujets<br />

à se rallier à l’armée <strong>de</strong><br />

libération nationale et<br />

reconnaît Tito comme chef <strong>de</strong><br />

toutes les forces combattantes<br />

<strong>de</strong> Yougoslavie.<br />

13 - Il pense à la rencontre<br />

entre le maréchal Tito et le<br />

maréchal britannique Harold<br />

Alexan<strong>de</strong>r, commandant en<br />

chef <strong>de</strong>s armées alliées en<br />

Italie ; cette rencontre avait<br />

pour sujet la question <strong>de</strong><br />

Trieste.<br />

14 - Par « nos Turcs », Obrad<br />

comprend la population<br />

musulmane vivant dans ce coin<br />

<strong>de</strong>s Balkans.<br />

15 - Magyars : Hongrois.<br />

16 - Bačka, région <strong>de</strong> la<br />

Voïvodine, où, en hiver 1942,<br />

la population juive, serbe et<br />

tzigane, fut massacrée suite<br />

aux ordres <strong>de</strong> Miklos Horthy.<br />

17 - Kajkavien, le dialecte<br />

parlé au nord <strong>de</strong> Zagreb. Le<br />

serbo-croate comprend trois<br />

dialectes que l’on désigne<br />

d’après les trois formes<br />

respectives du pronom relatifinterrogatif<br />

« que » (šta ou<br />

što, kaj et ča) : le štokavien<br />

(štokavski), le kajkavien<br />

(kajkavski) et le čakavien<br />

(čakavski). Le dialecte<br />

kajkavien est à la base <strong>de</strong> la<br />

langue slovène.<br />

[100]<br />

Ruženje naroda u dva <strong>de</strong>la, <strong>de</strong> Slobodan Selenić<br />

Traduction d’extraits par Nataša Džigurski-Dubajić<br />

18 - Le dialecte štokavien est<br />

parlé dans le reste du pays<br />

(Slavonie, Centre, Lika et une<br />

partie <strong>de</strong> Dalmatie) et il est la<br />

base <strong>de</strong> la langue littéraire<br />

croate.<br />

19 - En anglais dans le texte<br />

original. « Romains sauvages,<br />

cœurs durs, blocs <strong>de</strong> pierre,<br />

pire que choses insensibles,<br />

n’avez-vous pas connu<br />

Pompée ? Que <strong>de</strong> fois, perchés<br />

aux murs et aux créneaux, aux<br />

tours et aux fenêtres, et<br />

jusque tout en haut <strong>de</strong>s<br />

cheminées, vos petits dans vos<br />

bras, vous attendiez un jour<br />

entier, long comme une vie,<br />

pour voir le grand Pompée<br />

passer les rues <strong>de</strong> Rome » :<br />

Shakespeare W., Jules César,<br />

acte I, scène 1. Nous utilisons<br />

la traduction anglaise<br />

d’Edmond Fleg :<br />

Shakespeare W., Œuvres<br />

complètes, t. II, Gallimard,<br />

Paris, 1959, p. 557.<br />

20 - Petar Nikolajević Moler,<br />

un <strong>de</strong>s voïvo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la première<br />

insurrection serbe, assassiné à<br />

Belgra<strong>de</strong> par le Vizir. Il a exigé<br />

<strong>de</strong> Miloš le partage du pouvoir<br />

et a proposé la tétrarchie où<br />

Miloš, lui-même et <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses<br />

collaborateurs, le voïvo<strong>de</strong><br />

Pavle Cukić et l’évêque<br />

Milentije Nikšić, auraient<br />

chacun trois districts à<br />

gouverner. Miloš, ne voulant<br />

pas partager le pouvoir, s’est<br />

occupé <strong>de</strong> l’ennemi intérieur à<br />

sa façon. Ils ont tous été<br />

assassinés.<br />

21 - Le voïvo<strong>de</strong> Radič Petrović<br />

a été l’un <strong>de</strong>s grands chefs <strong>de</strong><br />

la première insurrection serbe.<br />

22 - Philiki Hétaïrie ou Philiki<br />

Hétairia (« société <strong>de</strong>s amis »)<br />

est une organisation grecque<br />

<strong>de</strong> la fin du XVIII e -début du<br />

XIX e siècle qui avait pour but<br />

<strong>de</strong> libérer les pays chrétiens du<br />

joug ottoman.<br />

23 - La Grèce.<br />

24 - En anglais dans le texte<br />

original. « Amis, Romains,<br />

concitoyens, prêtez-moi vos<br />

oreilles. » : Shakespeare W.,<br />

Op. cit., acte III, scène 3,<br />

p. 587.<br />

25 - « Bravo », « bien joué »<br />

en turc.


Excellensia


Clélia Van Lerberghe<br />

Les Essais hérétiques sur la<br />

philosophie <strong>de</strong> l’histoire<br />

ou l’invention d’un style<br />

Les philosophes ne sont pas forcément <strong>de</strong>s écrivains. Et parmi eux, il en est<br />

sans doute qui le regrettent. Serait-ce le cas du célèbre phénoménologue tchèque<br />

Jan Patočka (1907-1977) ? Nous ne pourrions le dire catégoriquement, mais nous<br />

pouvons examiner certains indices qui vont en ce sens… Les Essais hérétiques sur la<br />

philosophie <strong>de</strong> l’histoire 1 – ouvrage le plus important <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Patočka –<br />

constituent à cet égard un indice massif. Dans les Essais hérétiques, le<br />

philosophe invente un nouveau style.<br />

De quoi parlent les Essais hérétiques et en quoi ce qu’ils disent<br />

nécessite-t-il une forme particulière ? Et puis, qu’est-ce que le style pour<br />

Patočka ? Les Essais hérétiques nous parlent <strong>de</strong> l’expérience suicidaire<br />

qui a traversé l’Europe au cours du XX e siècle et qui a signé son déclin,<br />

la fin <strong>de</strong> son hégémonie sur le mon<strong>de</strong>. Ils nous parlent du mon<strong>de</strong> dans<br />

lequel nous vivons, que les phénoménologues nomment « le mon<strong>de</strong><br />

naturel ». Ils nous parlent <strong>de</strong> la nuit originelle, nuit <strong>de</strong> l’être-étant d’où<br />

émerge tout ce qui est. Et puis ils nous parlent <strong>de</strong> la Nuit et <strong>de</strong> la Mort<br />

qui viennent transpercer <strong>de</strong> leurs flèches acérées l’ordre bien réglé du<br />

Jour. Ils nous parlent encore et toujours <strong>de</strong> la guerre, non seulement<br />

comme fait historique mais comme polemos, c’est-à-dire comme être-<br />

en-guerre <strong>de</strong> l’homme. Car, comme le dit Ernst Jünger dans La guerre<br />

comme expérience intérieure, « voilà ce que nous ne pouvons nier,<br />

quand bien même plus d’un le voudrait : le combat, père <strong>de</strong> toutes<br />

choses, est aussi le nôtre ; c’est lui qui nous a martelés, ciselés et<br />

trempés pour faire <strong>de</strong> nous ce que nous sommes » 2 . Ils nous parlent du<br />

[102]<br />

1 - Les Kacířské eseje o<br />

filosofii dějin sont parus à<br />

Prague en 1975 en<br />

samizdat aux Editions<br />

Petlice. Ils sont aujourd’hui<br />

repris dans le troisième<br />

volume <strong>de</strong>s Œuvres<br />

complètes tchèques (Péče o<br />

duši III – Sebrané spisy<br />

Jana Patočky, sv. 3 :<br />

Soubor statí a přednášek o<br />

postavení člověka ve světě<br />

a v dějinách. Ed. I. Chvatík<br />

a P. Kouba, OIKOYMENH,<br />

Praha, 2002). Première<br />

édition française :<br />

Patočka J., Essais<br />

hérétiques sur la<br />

philosophie <strong>de</strong> l’histoire<br />

(traduit du tchèque par<br />

Erika Abrams), Verdier,<br />

Lagrasse, 1981. L’ouvrage<br />

a déjà été réédité <strong>de</strong>ux<br />

fois, en 1999 et en 2007.<br />

2 – Jünger E., La guerre<br />

comme expérience<br />

intérieure (1922) (traduit<br />

<strong>de</strong> l’allemand par François<br />

Poncet), Christian Bourgois<br />

Éditeur, Paris, 2008, p. 32.<br />

Première édition chez<br />

Chr. Bourgois en 1997.


Clélia Van Le rberghe<br />

Les Essais hérétiques sur la philosophie <strong>de</strong> l’histoire ou l’invention d’un style<br />

sens : du sens <strong>de</strong> la vie et dans la vie, du sens du mon<strong>de</strong> et dans le mon<strong>de</strong>. Ils<br />

nous parlent <strong>de</strong> l’espoir d’une « conversion colossale » 3 par laquelle les hommes<br />

prendraient enfin conscience, collectivement, qu’il n’y a pas <strong>de</strong> sens sans quête du<br />

sens ou, pour le dire autrement, que l’expérience <strong>de</strong> la perte du sens, l’expérience à<br />

la fois universelle et toujours singulière <strong>de</strong> voir s’effondrer sous nos pieds le sol d’un<br />

sens que l’on croyait pourtant bien assuré, est essentielle à la vie du sens. L’être-<br />

en-guerre <strong>de</strong> l’homme n’est rien moins que cela : l’homme en tant qu’il assume sa<br />

« vie dans l’amplitu<strong>de</strong> » 4 est perpétuellement sur la « ligne <strong>de</strong> front » 5 , c'est-à-dire<br />

dans une position <strong>de</strong> déséquilibre entre sens et non-sens qui constitue l’exigence<br />

même <strong>de</strong> sa condition et qui ne peut trouver d’apaisement qu’au prix d’un<br />

reniement <strong>de</strong> soi. L’existence humaine est saisie dans le jeu du sens, dans le jeu<br />

pour ainsi dire pneumatique et non dialectique du sens ; et sa mission est<br />

d’assumer le perpétuel échange, le pur écart du sens s’accomplissant. Avec la<br />

naissance conjointe <strong>de</strong> l’histoire, <strong>de</strong> la politique et <strong>de</strong> la philosophie, l’homme prend<br />

quelque distance par rapport à la puissance ténébreuse <strong>de</strong> la vie finie que ne<br />

cessent <strong>de</strong> raconter les mythes et commence à comprendre « qu’on ne peut s’en<br />

remettre aux dieux parce que l’absolu n’est pas en <strong>de</strong>hors, mais au-<br />

<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> nous » 6 . Telle est l’advenue du règne <strong>de</strong> la responsabilité et<br />

<strong>de</strong> la liberté – nous pourrions dire du far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la responsabilité et <strong>de</strong><br />

la liberté.<br />

Reprenons la question du style : en quoi tout ceci (la guerre, le<br />

sens, la liberté…) exige-t-il un style particulier ? Parlant <strong>de</strong> « style »,<br />

Patočka emmène cette notion bien loin <strong>de</strong> la notion habituelle <strong>de</strong> style.<br />

Dans Platon et l’Europe, il parle du style <strong>de</strong> la manifestation 7 , du style <strong>de</strong><br />

l’apparaître 8 qui fait en sorte que le grand mon<strong>de</strong>, le vaste mon<strong>de</strong> puisse<br />

<strong>de</strong>venir pour l’homme quelque chose comme une <strong>de</strong>meure, un chez-soi.<br />

Dans un petit texte <strong>de</strong> 1937, le jeune Patočka évoque le style en posant<br />

la question du style <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> l’homme total que vise à <strong>de</strong>venir le<br />

philosophe. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il est possible <strong>de</strong> donner au philosophe, pour<br />

lui servir d’appui, un modèle, un type, « un canon d’une vie<br />

parfaitement stylisée, unifiée, achevée en une totalité pointée sur une<br />

valeur où la vie reconnaît l’expression la plus haute <strong>de</strong> sa substance<br />

intérieure » 9 . On comprend que le style définit pour Patočka une certaine<br />

forme d’unité. Alors qu’il n’y a pas à proprement parler <strong>de</strong> « canon »<br />

définitif <strong>de</strong> la vie philosophique, il y a bien chez chaque grand penseur<br />

un « style » qui constitue l’unité dynamique tout-à-fait singulière <strong>de</strong> sa<br />

manière profondément personnelle <strong>de</strong> philosopher. Ce que définit le<br />

style est alors une unité jamais posée, une « unité sans sol ferme » 10 .<br />

On <strong>de</strong>vrait dire une unité MAIS jamais posée, une unité MAIS sans sol<br />

ferme. Contrairement au canon définitif, la véritable unité n’est pas<br />

sclérosée, elle ne peut être qu’une unité dynamique qui assume le<br />

négatif, se met constamment en question et se recrée sans cesse soi-<br />

même. Bref, le style épouse <strong>de</strong> manière effective le mouvement même<br />

du sens, l’éternelle crise du sens.<br />

Qu’est-ce que cette crise du sens ? En phénoménologue, Patočka<br />

définit la crise du sens comme la tension entre ces <strong>de</strong>ux possibilités que<br />

sont la rencontre ou la non-rencontre avec le phénomène : l’homme est<br />

[103]<br />

3 – Patočka J., Op. cit.<br />

(éd. <strong>de</strong> 1999), p. 102.<br />

4 – Voir Patočka J., Liberté<br />

et sacrifice. Écrits politiques<br />

(traduit du tchèque par<br />

Erika Abrams), J. Millon,<br />

Grenoble, 1990, pp. 27-39.<br />

5 –Jan Patočka.<br />

Philosophie,<br />

phénoménologie, politique,<br />

Richir M. et Tassin É.<br />

(dirs.), J. Millon, Grenoble,<br />

1992, p. 31. Cette<br />

expression est issue <strong>de</strong> la<br />

bouche même <strong>de</strong> Patočka<br />

qui affirme, dans l’entretien<br />

qu’il a consacré à l’occasion<br />

<strong>de</strong> son soixantième<br />

anniversaire, que « pour<br />

être pertinente, une pensée<br />

philosophique, quelle<br />

qu’elle soit, doit prendre<br />

position sur la ligne <strong>de</strong><br />

front ». Cela vaut aussi<br />

pour l’existence elle-même<br />

qui gagne ainsi en<br />

authenticité.<br />

6 – Patočka J., Liberté et<br />

sacrifice Ecrits politiques,<br />

Op. cit., p. 23.<br />

7 – Patočka J., Platon et<br />

l’Europe (séminaire privé<br />

du semestre d’été 1973)<br />

(traduit du tchèque par<br />

Erika Abrams), Verdier,<br />

Lagrasse, 1999, p. 26.<br />

8 - I<strong>de</strong>m.<br />

9 – Patočka J., « Existe-t-il<br />

un canon définitif <strong>de</strong> la vie<br />

philosophique ? »,<br />

in : Actualités scientifiques<br />

et industrielles : Travaux<br />

du IX e Congrès<br />

International <strong>de</strong> Philosophie<br />

(Congrès Descartes),<br />

n° 539, vol. X., 1937,<br />

pp. 186-187.<br />

10 – Patočka J., Liberté et<br />

sacrifice Ecrits politiques,<br />

Op. cit., p. 253.


Les Essais hérétiques sur la philosophie <strong>de</strong> l’histoire ou l’invention d’un style<br />

Clélia Van Le rberghe<br />

une liberté tendue entre <strong>de</strong>ux possibilités, réaliser l’excellence indépassable que<br />

constitue l’assomption <strong>de</strong> la finitu<strong>de</strong> ou bien la fuir ; il a donc à choisir à tout<br />

moment entre la responsabilité et la fuite. Cette crise du sens, dit Patočka, est<br />

partout présente, et la représenter par la pensée (philosophiquement) est sans<br />

doute « l’accomplissement que toute notre époque attend et à la recherche duquel<br />

elle tâtonne, sans réussir à le thématiser directement ». Il se peut cependant,<br />

ajoute-t-il, qu’une thématisation directe « entraîne la suppression <strong>de</strong> la chose<br />

même dont il s’agit ». Or, cette impossibilité <strong>de</strong> thématiser directement la chose<br />

même dont il s’agit dans l’existence, la liberté, signifie que cette possibilité<br />

essentielle qu’a l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un être libre « doit être directement<br />

accomplie » 11 mais ne doit pas être directement représentée. Cette idée<br />

fondamentale, qui implique l’homme à chaque secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> son <strong>de</strong>venir, impose à la<br />

phénoménologie l’exigence <strong>de</strong> créer un langage qui puisse invoquer (appeler) et<br />

évoquer (faire apparaître dans une forme concrète) la chose même dont il s’agit<br />

sans la broyer. C’est, croyons-nous, ce que fait Patočka dans « ces textes étranges,<br />

et à bien <strong>de</strong>s égards effrayants » 12 , que sont les Essais hérétiques.<br />

Dans un beau texte <strong>de</strong> 1992, Henri Declève (un <strong>de</strong>s commentateurs<br />

francophones <strong>de</strong> la première heure) avait d’ailleurs proposé une hypothèse qui<br />

mériterait d’être développée dans son détail. Il avait posé l’idée que les Essais<br />

hérétiques tentent <strong>de</strong> « mettre en œuvre une philosophie phénoménologique<br />

vraiment asubjective » 13 , c’est-à-dire d’accomplir réellement et d’inviter son lecteur<br />

à accomplir la transformation que Patočka appelle <strong>de</strong> ses vœux – vivre<br />

effectivement le drame que constitue la crise du sens, vivre sur la ligne <strong>de</strong> front.<br />

Declève parle à cet égard d’un coup d’audace <strong>de</strong> Patočka qui va jusqu’à trouver le<br />

langage qui peut mener à leur véritable manifestation les thèmes majeurs <strong>de</strong> sa<br />

philosophie que sont la liberté et la vérité. La reprise du langage mythique qu’opère<br />

Patočka n’obéit donc pas à un désir simplement rhétorique, elle est bien plutôt un<br />

<strong>de</strong>s moyens par lesquels la phénoménologie se met enfin à la hauteur <strong>de</strong> la libre<br />

force créatrice <strong>de</strong> l’humanité.<br />

Les Essais hérétiques constituent une œuvre littéraire. Chacun peut donc les<br />

lire, et s’il ne comprend pas tout, ce n’est pas grave, parce qu’il accepte <strong>de</strong> se<br />

laisser prendre par le style qui se veut cathartique (du grec catharsis : purification).<br />

Clélia VAN<br />

LERBERGHE est<br />

aspirante du FNRS à<br />

l’<strong>Université</strong><br />

Catholique <strong>de</strong><br />

Louvain (Belgique)<br />

D’où l’effet quasi magique <strong>de</strong> la lecture : lire les Essais<br />

hérétiques, c’est faire un pas en direction <strong>de</strong> sa propre<br />

liberté… Ainsi Patočka a-t-il inventé – mais en philosophe –<br />

un nouveau style.<br />

[104]<br />

11 – Patočka J., L’Écrivain,<br />

son « objet » (traduit du<br />

tchèque par Erika Abrams),<br />

POL, Paris, 1990 (rééd. :<br />

Pocket Agora, Paris, 1992),<br />

pp. 76 et 63.<br />

12 - Préface <strong>de</strong> Paul<br />

Ricœur aux Essais<br />

hérétiques, Op. cit., p. 8.<br />

13 – Declève H., « Le<br />

mythe <strong>de</strong> l’Homme-Dieu »,<br />

in : Jan Patočka.<br />

Philosophie,<br />

phénoménologie, politique,<br />

Op. cit., p. 136.


Recensions


Écrits sur Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne<br />

Boris Mouravieff, Dervy, Paris, 2008, 342 p.<br />

La maison Dervy vient <strong>de</strong> publier, à l’initiative <strong>de</strong> l’Association Boris Mouravieff, un<br />

recueil d’une dizaine articles parus entre 1954 et 1961 notamment dans la « Revue<br />

Suisse d’Histoire » et dans la revue belge « Synthèses », lesquels étaient <strong>de</strong>venus à<br />

peu près introuvables. Les sujets abordés sont divers : certains articles traitent <strong>de</strong><br />

théologie politique (« Le problème <strong>de</strong> l’homme nouveau », « Liberté, égalité,<br />

fraternité », « L’Histoire a-t-elle un sens ? ») ou d’histoire religieuse (« Des<br />

croyances slaves pré-chrétiennes », « Sainte-Sophie <strong>de</strong> Constantinople »),<br />

d’exégèse spirituelle (« Le substantiel et l’Essentiel », « Du “pain quotidien” ») ou<br />

<strong>de</strong> figures importantes <strong>de</strong> l’ésotérisme (« Ouspensky, Gurdjieff et les Fragments<br />

d’un Enseignement inconnu », « Additif à l’article “Ouspensky…” »).<br />

De façon très opportune, les éditeurs <strong>de</strong> ce volume ont également décidé <strong>de</strong> publier<br />

quelques textes parus entre 1961 et 1972 qui étaient réservés jusqu’ici aux<br />

membres du Centre d’Etu<strong>de</strong>s Chrétiennes Esotériques (C.E.C.E.), fondé à Genève<br />

en 1961 par Mouravieff lui-même et <strong>de</strong>stiné à faire connaître son œuvre et en<br />

particulier les trois volumes <strong>de</strong> Gnôsis — Étu<strong>de</strong>s et commentaires sur la Tradition<br />

ésotérique <strong>de</strong> l’Orthodoxie orientale. Ces textes sont d’une part <strong>de</strong>s « bulletins<br />

d’information » assez courts, proposant aux « étudiants » conseils et exercices<br />

spirituels, d’autre part <strong>de</strong>s « Stromates » qui sont <strong>de</strong>s compléments, <strong>de</strong>s<br />

applications concrètes, ou <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> compréhension <strong>de</strong> la doctrine exposée dans<br />

Gnôsis.<br />

Le volume offre donc dans l’ensemble un aspect composite, non seulement parce<br />

que les textes ont été rédigés pour <strong>de</strong>s publics différents — puisque inégalement<br />

sensibilisés à la pensée <strong>de</strong> l’auteur — mais encore parce que les articles touchent à<br />

<strong>de</strong>s sujets variés. Néanmoins, l’unité est préservée par l’intention fondamentale <strong>de</strong><br />

Mouravieff, qui est celle <strong>de</strong> prendre pour point <strong>de</strong> départ la doctrine spirituelle (la<br />

« science ésotérique ») et d’en tirer <strong>de</strong>s conclusions applicables dans tous les<br />

domaines du savoir, ainsi que <strong>de</strong>s solutions concrètes et <strong>de</strong>s moyens pour agir sur<br />

la politique et sur l’histoire. L’auteur invite donc tant les chercheurs que les hommes<br />

d’État à dépasser certains cloisonnements mentaux et à répondre ensemble, sur <strong>de</strong><br />

nouvelles bases, aux problèmes <strong>de</strong> l’Humanité. Il s’agit bien, comme l’écrivent<br />

Clau<strong>de</strong> Thomas et Jean Poyard dans leur introduction, « <strong>de</strong> contribuer à la<br />

formation “d’hommes nouveaux” capables, selon l’expression <strong>de</strong> saint Paul, <strong>de</strong><br />

“renouveler l’esprit <strong>de</strong> leur intelligence” ».<br />

Olivier Santamaria<br />

<strong>Université</strong> <strong>Libre</strong> <strong>de</strong> <strong>Bruxelles</strong><br />

L'ésotérisme et les sciences occultes en Russie.<br />

Aperçu historique et lexiques.<br />

François Le Guévellou, Éditions Le Manuscrit (éditions en ligne), 2007, 131 p.<br />

Professeur <strong>de</strong> linguistique russe à l'INALCO, François Le Guévellou s'est fait<br />

connaître du public spécialisé par la rédaction <strong>de</strong> dictionnaires français-russe /<br />

russe-français présentant <strong>de</strong>s lexiques quelque peu originaux (Dictionnaire <strong>de</strong>s gros<br />

mots russes ; Dictionnaire russe-français <strong>de</strong>s noms d’animaux et <strong>de</strong> plantes ; Les<br />

termes <strong>de</strong> couleurs en français et en russe. Etu<strong>de</strong> contrastive et lexiques ;<br />

Dictionnaire <strong>de</strong>s onomatopées et interjections russes), souvent accompagnés <strong>de</strong><br />

savantes étu<strong>de</strong>s introductives ainsi que <strong>de</strong> commentaires linguistiques et<br />

encyclopédiques.<br />

Le présent volume est remarquable à plusieurs égards. Avant tout, il est, à notre<br />

connaissance, le premier ouvrage à explorer ce lexique particulier qu’est celui <strong>de</strong><br />

[106]<br />

recensions


l’ésotérisme, <strong>de</strong> l’occultisme et <strong>de</strong>s sociétés initiatiques en Russie. Ensuite, le<br />

vocabulaire conceptuel ou technique <strong>de</strong> l’ésotérisme est accompagné <strong>de</strong> la<br />

translittération <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> personnages ou d’auteurs ayant joué un rôle significatif<br />

dans l’histoire <strong>de</strong> courants apparentés (avec la traduction <strong>de</strong>s titres <strong>de</strong> leurs<br />

principaux ouvrages). Cet usage offre un avantage pratique évi<strong>de</strong>nt pour la<br />

recherche, ainsi qu’une bonne possibilité <strong>de</strong> se familiariser avec la culture littéraire<br />

ésotérique et occultiste russe. Enfin, les quelque vingt et une pages d'introduction<br />

permettent à l’auteur <strong>de</strong> clarifier ce qu’il entend par « ésotérisme », « arts<br />

occultes » ou « sciences secrètes », et d’en brosser un aperçu historique assez<br />

convaincant. Il y explore la Russie « païenne » (les esprits, les génies, les vampires,<br />

mais aussi les mancies, les magiciens et guérisseurs), la Russie « hérétique » (avec<br />

ses « vieux-croyants », ses « douhobors », « hlysty », « skoptsy » et autres sectes<br />

ou mouvements religieux dissi<strong>de</strong>nts) et enfin la Russie « occultiste et ésotérique »<br />

(avec tout le vocabulaire lié aux Rose-Croix, Franc-Maçons et Martinistes : magie,<br />

théurgie, médiumnisme, théosophie, illuminisme, jusqu’aux mouvements néopaïens<br />

ou néo-spiritualistes sans attaches traditionnelles). Comme le dit l’auteur,<br />

son lexique « se trouve ainsi à la croisée <strong>de</strong> diverses disciplines : ethnographie,<br />

folklore, mythographie, histoire <strong>de</strong>s religions, histoire <strong>de</strong>s mentalités, philosophie ».<br />

Sans prendre en compte le vocabulaire technique <strong>de</strong> la religion orthodoxe stricto<br />

sensu, son « fil rouge » <strong>de</strong>meure néanmoins le lexique du « rapport au sacré, au<br />

surnaturel, à l’invisible, et qui est l’une <strong>de</strong>s composantes essentielles <strong>de</strong> “l’âme<br />

russe” ».<br />

Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes,<br />

[107]<br />

Olivier Santamaria<br />

<strong>Université</strong> <strong>Libre</strong> <strong>de</strong> <strong>Bruxelles</strong><br />

László Földényi, Actes Sud, Paris, 2008, 64 p. Traduit du hongrois par Natalia<br />

Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba.<br />

Ce bref essai <strong>de</strong> László Földényi, propose une lecture éclairante qui ouvre <strong>de</strong><br />

nouvelles perspectives dans l'exégèse <strong>de</strong> la poétique <strong>de</strong> Dostoevskij. Le penseur<br />

hongrois, qui est un spécialiste <strong>de</strong> philosophie esthétique et professeur <strong>de</strong><br />

littérature comparée à l'<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Budapest, s'y engage dans une entreprise<br />

originale et passionnée qui naît <strong>de</strong> la conviction d'avoir « <strong>de</strong>viné » les œuvres <strong>de</strong><br />

Hegel que l'écrivain russe aurait lu pendant son exil à Semipalatinsk, un bourg du<br />

Sud <strong>de</strong> la Sibérie. Celui-ci y avait été déporté au printemps 1854, après quatre ans<br />

<strong>de</strong> bagne. Földényi suppose (à partir du fait certain que le procureur Wrangel s’était<br />

lié d’amitié avec Dostoevskij et lui fournissait <strong>de</strong> nombreux livres, dont <strong>de</strong>s œuvres<br />

<strong>de</strong> Hegel) que l’écrivain eut l’occasion <strong>de</strong> lire les Leçons sur la philosophie <strong>de</strong><br />

l’histoire du philosophe allemand. Il imagine la réaction que l’auteur russe a pu<br />

avoir en découvrant que, selon Hegel, les idées pour lesquelles il avait été<br />

condamné à mort avant d’être gracié, envoyé au bagne et enfin exilé, que ses<br />

souffrances et celles <strong>de</strong> tous ses compagnons <strong>de</strong> mésaventure étaient dépourvues<br />

<strong>de</strong> signification en raison <strong>de</strong> leur situation géographique. En effet, Hegel considérait<br />

la Sibérie, tout comme l’Afrique, dépourvue <strong>de</strong> tout intérêt et, en conséquence,<br />

qu’elle ne pouvait pas entrer dans l’Histoire.<br />

Földényi présume qu’à la première réaction instinctive – les larmes <strong>de</strong> désespoir qui<br />

inspirent le titre du livre – aurait succédé une réaction intellectuelle, plus articulée,<br />

à l’origine d’un tournant dans la pensée <strong>de</strong> Dostoevskij. Ce fut peut-être alors que<br />

l’écrivain comprit que dans la vie il y a <strong>de</strong>s aspects qui ne peuvent pas être<br />

encadrés par l’Histoire. À ce moment là, il saisit que « l’Histoire ne révèle sa propre<br />

essence qu’à ceux qu’elle a au préalable exclus d’elle-même ». L’interprétation<br />

rationnelle <strong>de</strong> l’histoire délivrée par Hegel exclut tout ce qui échappe à la logique,<br />

tous les éléments incontrôlables <strong>de</strong> la vie humaine, tels que les souffrances, les<br />

instincts, les angoisses, les désirs, qui <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> purs acci<strong>de</strong>nts (y compris la<br />

recensions


mort <strong>de</strong> milliers d’individus). Or, ces éléments bouillonnants que le penseur<br />

allemand essaie <strong>de</strong> refouler, <strong>de</strong> tenir à l’écart suscitent le plus grand intérêt chez le<br />

romancier russe.<br />

Pour Hegel, la Sibérie était effrayante parce qu’obscure, mystérieuse,<br />

incompréhensible pour l’esprit humain. Dostoevskij, lui, était convaincu que la<br />

Sibérie était l’Enfer avec toutes les horreurs que cela impliquait mais bénissait le<br />

sort d'y avoir été déporté car ce malheur lui avait permis <strong>de</strong> survivre à la rationalité<br />

grise du processus historique hégélien et donc, finalement, <strong>de</strong> gagner son salut. Il<br />

arriva jusqu'au paradoxe et affirma, en discutant avec Vsevolod Solov’ëv, le frère<br />

du philosophe, qu'en Sibérie il avait connu le véritable bonheur, que c'est à cette<br />

époque qu'il avait conçu ses meilleures idées : « c'est là que je me suis senti moimême,<br />

(…) que j'ai senti le Christ, (…) l'homme russe, et c'est là que j'ai senti que<br />

j'étais russe moi aussi, fils du peuple russe ». Les expériences vécues dans cet<br />

Enfer lui ont permis d'acquérir une connaissance approfondie <strong>de</strong> l'homme russe, <strong>de</strong><br />

découvrir les abîmes cachés <strong>de</strong> l'âme humaine. C'est en Sibérie qu'il apprit à son<strong>de</strong>r<br />

l'esprit humain, à explorer les contradictions et la complexité <strong>de</strong> la psyché sans<br />

craindre ce qu'il pouvait y déceler.<br />

Sa façon d'écrire change dans les œuvres composées après l'exil et il ne s'agit pas<br />

d'une coïnci<strong>de</strong>nce. Sans l'initiation sibérienne, <strong>de</strong>s personnages comme le prince<br />

Myškin et Nastaša Filipovna, Raskoľnikov et Ivan Karamazov n'auraient<br />

probablement pas existé. Dostoevskij détestait la conventionalité, la médiocrité, la<br />

grisaille du quotidien qui constituaient pour lui le véritable Enfer, « l'Enfer terne <strong>de</strong><br />

l'Europe » à fuir absolument. À l'Europe <strong>de</strong> Hegel qui le refusait, il oppose la<br />

Sibérie, qui était au moins « pittoresque » et vivante. C’est justement <strong>de</strong> la révolte<br />

contre l'aplatissement et l'ordinaire que naissent ses héros rebelles : <strong>de</strong>s<br />

personnages authentiques, imprévisibles, passionnés, tourmentés et contradictoires.<br />

Giulia Gigante<br />

Traductrice (<strong>Bruxelles</strong>)<br />

Paoustovski, l’homme du dégel<br />

Sophie Ollivier, L’Harmattan, Paris, 2008, 280 p.<br />

L’écrivain russe Konstantin Georgievič Paustovskij, né en 1892 et mort en 1968, est<br />

aujourd’hui, après avoir vu un certain nombre <strong>de</strong> ses œuvres publiées en français<br />

dans les années 1960 et 1970, largement méconnu.<br />

En mettant à l’honneur cet artiste dans une monographie <strong>de</strong> quelques 280 pages<br />

(comprenant, outre le texte, un certain nombre <strong>de</strong> photographies illustrant la vie et<br />

la carrière <strong>de</strong> l’écrivain), Sophie Ollivier entend donc combler un vi<strong>de</strong> regrettable<br />

dans l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la littérature russe mo<strong>de</strong>rne. Au fil <strong>de</strong>s pages, elle passe en revue la<br />

vie et surtout l’œuvre <strong>de</strong> Paustovskij selon un plan alliant le chronologique et le<br />

thématique. La tentative en soi mérite l’intérêt en ce qu’elle rappelle l’œuvre d’un<br />

écrivain retombé dans l’oubli. Par contre, on regrettera un ton qui, tout en n’étant<br />

pas totalement dépourvu <strong>de</strong> sens critique, tend sans doute quelque peu à<br />

l’hagiographie. Ainsi, tout en étant convaincante lorsqu’elle évoque la rébellion et le<br />

courage <strong>de</strong> l’écrivain défendant à plusieurs reprises ses pairs injustement attaqués,<br />

l’auteure l’est moins dans d’autres passages où il semble que toute originalité dans<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Paustovskij doit être interprétée comme une révolte, comme s’il était<br />

nécessaire que l’écrivain soit un opposant, un dissi<strong>de</strong>nt avant la lettre pour mériter<br />

l’attention.<br />

De manière plus générale, le livre dégage l’impression d’un choix qui n’a pas pu ou<br />

pas voulu être fait entre une biographie littéraire et un livre strictement scientifique,<br />

tentant d’effectuer une narration et d’exprimer <strong>de</strong>s émotions relevant <strong>de</strong> la<br />

première, sans s’affranchir du style plus neutre du second, et si la passion <strong>de</strong><br />

l’auteure pour son sujet transparaît clairement dans le texte, on éprouve un peu <strong>de</strong><br />

[108]<br />

recensions


mal à la partager, la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s détails biographiques et intertextuels peut faire<br />

perdre le fil <strong>de</strong>s idées.<br />

Cela dit, l’ouvrage gar<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> qualité d’être, à notre connaissance, la première<br />

étu<strong>de</strong> francophone <strong>de</strong> cette ampleur consacrée à Paustovskij, et <strong>de</strong> remettre à<br />

l’honneur un <strong>de</strong> ces écrivains <strong>de</strong> l’époque soviétique qu’on a sans doute trop<br />

facilement tendance à enfermer dans une « parenthèse <strong>de</strong> l’histoire »…<br />

Kup kota w worku (work in progress)<br />

Ta<strong>de</strong>usz Różewicz, Biuro Literackie, Wrocław, 2008, 106 p.<br />

[109]<br />

Nicolas Litvine<br />

Étudiant <strong>de</strong> l’ULB en slavistique<br />

Avec ce nouvel ouvrage, Ta<strong>de</strong>usz Różewicz surprend le lecteur et l’emmène dans<br />

<strong>de</strong>s endroits inhabituels afin <strong>de</strong> lui faire découvrir sa perception du mon<strong>de</strong>.<br />

L’auteur enfile ses vielles chaussures et part se promener dans la réalité. Il observe,<br />

écoute et lit tout ce qui se passe autour <strong>de</strong> lui. Il regar<strong>de</strong> la réalité droit dans les<br />

yeux et nous la commente à travers le prisme d’une ironie piquante et d’un humour<br />

grinçant.<br />

La force <strong>de</strong> ce recueil tient notamment à sa composition. La prose, la poésie, les<br />

petites pièces <strong>de</strong> théâtre agrémentées <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssins humoristiques et <strong>de</strong> notes<br />

manuscrites constituent un véritable patchwork bigarré.<br />

Dans Kup kota w worku (Achète un chat dans un sac), l’écrivain n’hésite pas à<br />

pointer du doigt les travers <strong>de</strong> notre société contemporaine. Il s’attaque à la culture<br />

<strong>de</strong> masse, dont le jeune Harry Potter fait bien souvent les frais, à la « globalisation<br />

<strong>de</strong>s sms », à la télévision et à l’internet.<br />

Par le pastiche et les jeux <strong>de</strong> mots, il s’en prend également à la jeune génération<br />

dégénérée pour laquelle le langage a cessé d’être communicatif et l’orthographe et<br />

la grammaire se pratiquent selon <strong>de</strong>s règles aléatoires. Sur le ton du sarcasme et<br />

avec une véritable verve linguistique, il s’amuse à parodier la langue polonaise qui a<br />

été prise en otage par les américanismes et les vulgarismes. Autant dire que<br />

personne n’échappe à l’humour tranchant du poète, que ce soit les « Don Juan du<br />

chat », les journalistes, les jeunes, les starlettes, les copywriters, les bloggeurs, les<br />

politiciens ou les artistes.<br />

Różewicz n’a certes jamais été un grand optimiste, cependant il a toujours conservé<br />

son sens <strong>de</strong> l’humour, un humour qui se veut tantôt émouvant et raffiné, tantôt<br />

acéré et sans pitié.<br />

C’est sans doute l’un <strong>de</strong>s volumes les plus singuliers et les plus étonnants <strong>de</strong><br />

l’auteur. Le lecteur aurait tort <strong>de</strong> ne pas prendre l’invitation <strong>de</strong> Różewicz au<br />

sérieux : enfiler ses vieilles chaussures à son tour et continuer à rêver un peu plus.<br />

Alexandra Dufour<br />

Étudiante <strong>de</strong> l’ULB en Slavistique<br />

recensions


Horyzonty nihilizmu. Gombrowicz – Borowski – Różewicz.<br />

Michał Januszkiewicz, Wydawnictwo Naukowe UAM, Poznań, 2009, 382 p.<br />

Depuis <strong>de</strong> nombreuses années, Michał Januszkiewicz s’intéresse aux relations entre<br />

la littérature et la philosophie. Dans son <strong>de</strong>rnier livre, il analyse la problématique du<br />

nihilisme dans la littérature polonaise d’après-guerre chez trois <strong>de</strong> ses<br />

représentants majeurs : Witold Gombrowicz, Ta<strong>de</strong>usz Borowski et Ta<strong>de</strong>usz<br />

Różewicz.<br />

Dans un premier temps, l’auteur examine la question du nihilisme sur un plan<br />

théorique. En s’appuyant sur les réflexions <strong>de</strong> Friedrich Nietzsche, Martin Hei<strong>de</strong>gger<br />

et Gianni Vattimo, il démontre combien le concept <strong>de</strong> nihilisme est complexe et<br />

pluriel. Il a pour but <strong>de</strong> sortir ce terme <strong>de</strong> son acceptation négative courante.<br />

Januszkiewicz se base sur la thèse <strong>de</strong> Nietzsche selon laquelle le nihilisme n’est pas<br />

une manière <strong>de</strong> voir le mon<strong>de</strong>, mais l’état <strong>de</strong> notre époque, état dans lequel les<br />

valeurs prégnantes ont perdu leur importance. Horyzonty nihilizmu (Les horizons du<br />

nihilisme) comprend également un chapitre consacré à la problématique <strong>de</strong> l’antihéros,<br />

jusqu’ici absent <strong>de</strong> la théorie littéraire polonaise.<br />

Dans son analyse <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Gombrowicz, Januszkiewicz traque les pensées<br />

communes à l’écrivain polonais et à Nietzsche. Il lit Pornografia (La Pornographie)<br />

comme un récit sur l’émergence du nihilisme. Dans Kosmos (Cosmos) et Ślub (Le<br />

Mariage), il interprète la lutte du protagoniste avec la forme comme l’illustration <strong>de</strong>s<br />

problèmes <strong>de</strong> l’humanité après « la mort <strong>de</strong> Dieu ». Étudiés selon la perspective<br />

choisie, <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> Dziennik (Journal) révèlent l’attitu<strong>de</strong> négative <strong>de</strong> l’auteur<br />

par rapport au développement <strong>de</strong> la technique, en laquelle il voyait une possible<br />

menace, préambule à la réification <strong>de</strong> l’homme et à la consommation <strong>de</strong> l’art.<br />

Dans la partie consacrée à l’œuvre <strong>de</strong> Borowski, le chercheur résume les querelles<br />

qui concernent l’écrivain jusqu’à maintenant. Il soutient que les arguments qui<br />

servaient à prouver le nihilisme <strong>de</strong> l’auteur provenaient d’une compréhension<br />

populaire du terme et qu’ils étaient basés principalement sur sa biographie.<br />

Januszkiewicz tente <strong>de</strong> dégager l’écrivain du discours habituel qui l’associe à la<br />

littérature <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> concentration et au réalisme socialiste. Il postule que la<br />

création du Borowski-écrivain est différente <strong>de</strong> celle du Borowski-publiciste. Pour<br />

interpréter les œuvres du premier groupe, il les place dans le courant <strong>de</strong> la critique<br />

<strong>de</strong> la culture occi<strong>de</strong>ntale, qui comporte l’élément génoci<strong>de</strong>. Le <strong>de</strong>uxième groupe <strong>de</strong><br />

textes témoigne quant à lui <strong>de</strong> la recherche <strong>de</strong> nouvelles valeurs à même <strong>de</strong><br />

remplacer le « Dieu mort » ; il montre ainsi qu’en voulant échapper à la réalité,<br />

Borowski s’est orienté vers la métaphysique et l’idéologie. Il arrive à la conclusion<br />

que Borowski est <strong>de</strong>venu nihiliste malgré ses efforts pour l’éviter.<br />

Dans le contexte <strong>de</strong> ce débat, Różewicz est placé entre « nihilisme et moralisme ».<br />

Januszkiewicz postule une reformulation favorable du concept <strong>de</strong> nihilisme en se<br />

basant sur <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> Różewicz pour prouver que le moralisme peut être une<br />

stratégie <strong>de</strong> nihilisme. Januszkiewicz analyse le « rien », tellement présent dans<br />

l’œuvre du poète, et soutient qu’il ne s’agit pas simplement d’une négation mais<br />

également d’une ouverture vers <strong>de</strong>s significations positives. En réfléchissant à<br />

l’éloignement <strong>de</strong> Różewicz par rapport à la métaphysique, il montre que l’auteur est<br />

en fait un « nihiliste positif ».<br />

Januszkiewicz examine les domaines qui l’intéressent avec application en respectant<br />

les interprétations <strong>de</strong> ceux qu’il évoque mais en les élargissant considérablement. Il<br />

échappe ainsi au simplisme.<br />

Przemysław Zdrok<br />

Étudiant <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> Adam Mickiewicz <strong>de</strong> Poznań, en Philologie polonaise<br />

et en théâtrologie<br />

[110]<br />

recensions

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