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Quels « linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et<br />

pourquoi ?<br />

Pour un débat épistémologique sur l’étude des phénomènes<br />

linguistiques 1<br />

Philippe Blanchet<br />

CREDILIF-ERELLIF (EA 3207)<br />

Université Rennes 2 Haute Bretagne<br />

philippe-<strong>blanchet</strong>@uhb.fr<br />

Résumé<br />

Ce texte propose une analyse des enjeux épistémologiques de la crise<br />

existentielle actuelle des sciences du langage, du point de vue de<br />

sociolinguistiques perçues comme dominées dans ce champ par<br />

l’hégémonie des structurolinguistiques. Constatant les émergences<br />

sociohistoriques parallèles de ces grands courants théoriques, il<br />

propose une autre configuration du champ scientifique et institutionnel<br />

des sciences du langage n’impliquant ni action/réaction, ni notions de<br />

marges ou de noyau dur, ni notions de recherche fondamentale ou<br />

appliquée. Il s’agit alors de poser une question radicale : « mais de quoi<br />

parlent les linguistes ? » et de soulever, en utilisant l’exemple de la<br />

phonologie, le paradoxe épistémologique de ces structurolinguistiques<br />

qui appliquent une démarche « asociale » à un objet « social ».<br />

Analysant ensuite les structurolinguistiques comme des produits<br />

historiques de leur contexte idéologique et intellectuel, il présente<br />

comme un renouvellement épistémologique l’adoption d’une<br />

épistémologie de la complexité en sciences du langage. Il en illustre la<br />

portée heuristique avec l’exemple de la conceptualisation des « unités<br />

multiplexes sociolinguistiques ». Le choix concomitant d’un paradigme<br />

interprétatif amène à mettre l’accent sur la notion, parfois surexploitée,<br />

de « représentation » et, dès lors, à affirmer plus avant la pertinence de<br />

1 Ce texte a été rédigé grâce à des interactions régulières et stimulantes avec Louis-<br />

Jean Calvet et Didier de Robillard que je tiens à remercier ici. Cette rédaction a été<br />

parallèle à la lecture de la thèse de Valentin Feussi (Une construction du français à<br />

Douala – Cameroun, Tours, 2006, dir., D. de Robillard) et a largement bénéficié des<br />

stimulations provoquées par ces travaux théoriques et de terrain. Que Valentin Feussi<br />

en soit doublement remercié.<br />

1<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

ce concept dans un cadre profondément constructiviste. Ce qui le pose<br />

comme principe épistémologique fondamental dans une alternative aux<br />

sciences positives et quantitatives. Les conséquences scientifiques et<br />

sociales de cette reconstruction de la linguistique sont exemplifiées dans<br />

l’enseignement des langues et les politiques linguistiques, par les<br />

concepts de « compétence plurilingue » et d’« individuation<br />

sociolinguistique ».<br />

1. Le dominé comme révélateur : enjeux épistémologiques<br />

d’une crise existentielle pour les sciences du langage<br />

Depuis bientôt un demi-siècle que s’est affirmé clairement un<br />

courant (socio)linguistique alternatif à un courant<br />

(structuro)linguistique 2<br />

d’abord structuraliste (d’inspiration<br />

saussurienne) puis générativiste (et nombre de ses avatars cognitivistes<br />

plus récents 3 ), cette autre façon alternative de penser et de concrétiser les<br />

sciences du langage n’a eu de cesse de se poser en s’opposant. La<br />

plupart des ouvrages de présentation ou d’introduction à « la » 4<br />

sociolinguistique, sinon tous 5 , et la plupart des thèses en ce domaine,<br />

sinon toutes, commencent par une attaque en règle contre « la »<br />

linguistique dite « interne, structuro-générative, etc. », afin de justifier la<br />

pertinence, voire l’existence même, de l’approche choisie. Cette<br />

question a occupé beaucoup des textes et débats portant sur des<br />

Perspectives théoriques en sociolinguistique et publiés dans Blanchet et<br />

Robillard, 2003. Face à la « crise de la linguistique », les sociolinguistes<br />

ont développé une insatisfaction, y compris à cause de la réception<br />

insuffisante des réponses qu’ils y proposaient, insatisfaction qui semble<br />

les avoir conduits à une sorte de « crise existentielle » qui révèle une<br />

2<br />

Pour la commodité de l’exposé, je distinguerai les sociolinguistiques et les<br />

structurolinguistiques, faute de mieux (voir les termes alternatifs proposés ici même<br />

par D. de Robillard), en maintenant des pluriels qui englobent des variantes diverses<br />

réunies sous chaque intitulé.<br />

3<br />

Mais pas tous, ou en tout cas pas au même degré, cf. François, 2004.<br />

4<br />

Le singulier insiste à raison sur les principes communs mais évite, à tort, les<br />

variantes de mise en œuvre de ces principes.<br />

5<br />

Il n’y a guère que l’école de Montpellier (R. Lafont, H. Boyer) qui accepte la<br />

dichotomie saussurienne Langue/parole et qui situe la sociolinguistique comme une<br />

linguistique de la parole en quelque sorte complémentaire de la linguistique de la<br />

Langue (Lafont, 1983, 11-13 ; Boyer, 1996, 5-6).<br />

2<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

crise épistémologique touchant l’ensemble du champ des sciences du<br />

langage. J’ai moi-même en partie sacrifié à ce rituel d’individuation, au<br />

moins en soulignant l’ensemble de ces discours (Blanchet, 2000, 80 et<br />

suiv.), car la perspective plus franchement épistémologique de ma<br />

Linguistique de terrain justifiait probablement la nécessité accrue - on se<br />

rattrape comme on peut - d’une telle démarche (même motivation chez<br />

Calvet 2004, 102-136 à propos de Chomsky). Ces modalités sociales et<br />

sociopolitiques de construction des pratiques et des institutions<br />

scientifiques me semblent devoir être rappelées, néanmoins, puisque je<br />

crois qu’il n’y a pas de science neutre indépendante de son contexte.<br />

1.1. Structurolinguistiques et sociolinguistiques : des émergences<br />

sociohistoriques parallèles<br />

Cette argumentation est souvent présentée en termes historiques,<br />

comme une émergence issue des limites mêmes, rapidement rencontrées,<br />

des structurolinguistiques issues du cours de F. de Saussure. Comme<br />

dans certaines sciences à dominante hypothético-déductive, où l’on tente<br />

d’expliquer certains phénomènes par la « théorie Machin » ou la<br />

« théorie des bidules », et où l’on élabore de nouvelles théories quand<br />

l’explication par Machin ou les Bidules ne fonctionnent pas, on aurait<br />

élaboré une théorie sociolinguistique pour expliquer ce qu’une théorie<br />

structurolinguistique peine à expliquer.<br />

Sur le plan strictement chronologique, c’est sans doute une erreur<br />

d’appréciation. Comme plusieurs d’entre nous l’ont montré, de<br />

Marcellesi et Gardin (1974) à Calvet (1993) et moi-même (2000), ces<br />

variantes ethno-socio en linguistique (qu’en première approximation je<br />

qualifierai d’approche « contextualisante, historicisante et<br />

complexifiante des phénomènes langagiers », les LICH de D. de<br />

Robillard ici-même), se sont développées de façon parallèle aux<br />

structurolinguistiques d’inspiration saussurienne (les LSDH de D. de<br />

Robillard et les OLNI de L.-J. Calvet ici-même) au moins depuis le<br />

XIX ème siècle, via les comparatistes, philologues, dialectologues… puis<br />

avec Meillet, Labov, etc. (je ne reviens pas sur cette filiation<br />

intellectuelle désormais connue). Certains vont même jusqu’à dire que<br />

« la » linguistique saussurienne et ses suites constituent une parenthèse à<br />

refermer entre les approches historicisantes du XIX ème et le renouveau<br />

sociopragmatique de la fin du XX ème . Il est vrai que les linguistiques de<br />

3<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

cette obédience ont connu une expansion exponentielle dans les années<br />

1950-70, au point de devenir hégémoniques et que l’on a pu se<br />

demander si « le vingtième siècle a été le siècle de Saussure » (Chevalier<br />

et Encrevé, 2006). Ce serait oublier, néanmoins, la profondeur des<br />

racines historiques de l’approche logicienne des « langues » qui fonde<br />

épistémologiquement les structurolinguistiques et qui remonte à Platon<br />

via les grammaires traditionnelles (cf. infra et D. de Robillard icimême).<br />

L’affaire est plus complexe qu’une simple dichotomie. Et les<br />

sociolinguistiques partagent, du reste, quelques sources communes<br />

exploitées de façon différente (la philologie comparée, par exemple, où<br />

les « contextualistes » ont vu avant tout l’importance d’une inscription<br />

socio-historique des fonctionnements linguistiques pour les interpréter et<br />

où les « structuralistes » ont vu avant tout des régularités de formes et<br />

d’évolutions linguistiques pour les classifier, cf. infra). On retrouvera<br />

tout au long de leurs histoires globalement parallèles (et rarement<br />

orthogonales), des croisements de ce type qui donneront lieu à de<br />

nouvelles divergences :<br />

-par exemple avec la linguistique fonctionnelle de Martinet, que<br />

L.-J. Calvet - qui en est issu - range du côté du structuralisme (Calvet,<br />

1993, 19 ; 2003, 18 et 2004, 184) et que je vois moi-même - qui l’ai<br />

découverte comme une alternative salvatrice au générativisme que<br />

j’avais subi dans ma formation d’angliciste - avant tout comme une<br />

remise en question fondamentale du structuro-générativisme « dur »<br />

(Blanchet, 2000, 51 et 2002), plutôt suivi en cela par D. de Robillard<br />

(2003) ;<br />

-par exemple avec la « pragmatique du langage ordinaire » (théorie<br />

des actes de langages) également intégrée en sémantique formelle et<br />

cognitive (cf. Moeschler et Auchlin, 1997 ; Victorri, 2004, 97) et en<br />

sociolinguistique interactionnelle (Gumperz, 1989 ; Blanchet, 1995),<br />

mais de façon divergente.<br />

L’explication par les limites explicatives de certaines théories ne<br />

semble pas plus convaincante (d’autant qu’elle implique la vision<br />

chronologique invalidée ci-dessus). Les sociolinguistiques sont<br />

clairement affichées comme construisant radicalement d’autres<br />

« objets » (ou plutôt différents phénomènes) et non comme proposant<br />

d’autres explications aux problèmes descriptifs/explicatifs des<br />

4<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

structurolinguistiques quant à leurs objets : on est bien dans des sciences<br />

du langage hétérogènes et pas seulement hétéroclites, pour reprendre la<br />

formulation de L.-J. Calvet ici même (on ne contribue pas à la<br />

confection du même plat, on élabore des menus différents, pour<br />

poursuivre sur sa métaphore de la cuisine).<br />

1.2. Ni marges ni noyau dur : une autre configuration du champ<br />

scientifique et institutionnel<br />

En revanche, sur le plan des relations symboliques, sur le « marché<br />

scientifique » pour le dire façon Bourdieu, cette vision en successivité<br />

s’explique probablement par une relation de type dominant/dominé<br />

profondément intégrée chez de nombreux sociolinguistes et qui renvoie<br />

à une satellisation caractéristique des processus de minoration 6 , c’est-àdire<br />

à une relation centre/périphérie (cf. infra). Ceci tient à deux raisons<br />

principales, je crois. D’une part, au fait que, à l’évidence, c’est la<br />

variante que je qualifierai en première approximation d’approche<br />

« réifiante, réductrice et mécaniste » de la linguistique (les LSDH) qui a,<br />

au cours du XX ème siècle, été hégémonique (imposant ses modèles et<br />

occupant dès lors l’essentiel de l’espace institutionnel et discursif) ;<br />

d’autre part, au fait que, étudiant des phénomènes langagiers définis<br />

comme des « pratiques sociales hétérogènes et ouvertes » 7 , concentrés<br />

sur la variabilité de ces phénomènes observés sur le terrain via une<br />

empathie ethnographique, les sociolinguistes se sont surtout consacrés à<br />

des pratiques, à des locuteurs, à des groupes sociaux et à des situations<br />

souvent majoritaires en nombre mais hors des normes sociopolitiques<br />

hégémoniques, notamment académiques et linguistiques (usages<br />

linguistiques réputés « déviants », locaux, de groupes sociaux minorisés,<br />

« exotiques », etc.). Cela les a conduits à adopter ou à renforcer en eux<br />

(puisqu’ils sont souvent issus des groupes linguistiques et praticiens des<br />

variétés qu’ils étudient) la posture du dominé 8 . Il y aurait beaucoup à<br />

6<br />

Sur ce point voir Marcellesi, 2003 et Blanchet, 2005, ainsi que, sous une autre<br />

terminologie, à Calvet, 1999 (modèle gravitationnel).<br />

7<br />

Soit l’inverse du « système homogène et clos » de Saussure et de ses suites.<br />

8<br />

J’avoue d’ailleurs me trouver dans cette situation et m’amuser de ma propre tendance<br />

- au moins elle est consciente ! - à opter dans de nombreuses alternatives pour les<br />

positions minoritaires quantitativement/qualitativement : avoir un ordinateur Apple,<br />

habiter à la campagne, adhérer à un syndicat non majoritaire, ne presque pas regarder la<br />

télévision, écrire des poèmes en provençal, apprendre l’haoussa et l’arabe maghrébin,<br />

5<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

apprendre à ce sujet de l’histoire de vie des chercheurs (cf. notre texte<br />

commun de présentation ici même). En l’occurrence, pour des<br />

sociolinguistes, voir par exemple Blanchet, 2000, 15-25 ; Heller, 2002 ;<br />

et l’entretien initial dans Marcellesi et al., 2003.<br />

En ce qui concerne la première raison, il faut bien reconnaitre<br />

qu’un certain nombre de pratiques institutionnelles et scientifiques lui<br />

donne du grain à moudre. J’ai déjà mis en évidence (Blanchet, 2003,<br />

290) que les sociolinguistiques sont incomprises dans de nombreux<br />

ouvrages même récents ou récemment revus de présentation de « la<br />

linguistique » (Mounin, 1995, 302 ; Reboul et Moeschler, 1998 ;<br />

Rajendra, 1996) 9 , ignorées (Moeschler et Auchlin, 1997 ; Garric, 2001 ;<br />

etc.) ou écartées comme constituant une « discipline voisine de la<br />

linguistique » (Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Si l’on en croit<br />

Paveau et Sarfati (2003), il n’y pas de théorie sociolinguistique (ou alors<br />

elle est négligeable ?), ou encore elle ne relève pas de « la linguistique »,<br />

puisqu’aucune allusion n’y est faite dans leur ouvrage malgré son titre.<br />

Même l’article nuancé et informé de F. Neveu dans son dictionnaire<br />

(2004) reste sibyllin : tout en ayant un « objet d’étude » spécifique (« la<br />

langue du point de vue de sa mise en œuvre par les locuteurs dans un<br />

contexte social ») 10 , la sociolinguistique est présentée comme « un<br />

domaine des sciences du langage qui peut être défini […] comme une<br />

discipline qui prend pour objet… etc. » 11 .<br />

D’autres éléments y concourent. Ainsi, dans un bilan sur un corpus<br />

de sujets de thèses en « linguistique française » en Algérie, un collègue<br />

notait en 2003 que la plupart porte sur des questions sociolinguistiques<br />

et didactiques, et que le noyau dur (je cite) de la linguistique y est peu<br />

représenté. Cette représentation d’une linguistique dont le « noyau dur »<br />

avoir été prof de français car angliciste et militant des pédagogies actives dans<br />

l’éducation nationale, faire de la sociolinguistique du provençal (entre autres) sur un<br />

poste de sciences du langage dans un département de Lettres d’une université de<br />

Bretagne…<br />

9 On connait, dans la même série, la célèbre phrase de Chomsky où il déclarait<br />

« l’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour moi chose<br />

obscure » (Chomsky, 1977).<br />

10 Formulation discutable d’un point de vue sociolinguistique puisqu’elle présuppose<br />

la préexistence de la langue à sa « mise en œuvre » (réminiscence de la Langue<br />

actualisée en parole ?).<br />

11 Soulignements de P. B.<br />

6<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

(le centre) serait constitué par la syntaxe, éventuellement par la<br />

phonologie et la sémantique, et dont les marges molles (la périphérie)<br />

seraient constituées par des sous-disciplines, comme « la sociolinguistique<br />

» (avec trait d’union assignant une double appartenance -<br />

suspecte) ou la didactique, reste très répandue 12 . Il est à ce titre<br />

significatif que la liste des mots-clés utilisés pour désigner les disciplines<br />

par la Direction Scientifique et Pédagogique n°6 (« sciences humaines et<br />

humanités ») du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur<br />

français, propose syntaxe à côté de linguistique (ce qui pourrait être<br />

interprété comme une exclusion mais qui révèle plus probablement en<br />

l’occurrence une attention particulière). Récemment encore, la revue<br />

grand public Sciences Humaines (<strong>n°1</strong>67, janvier 2006), consacrait un<br />

article à « La linguistique en voie de dispersion ? ». Faisant écho à<br />

l’ouvrage collectif Mais que font les linguistes ? (L’Harmattan, 2003) où<br />

« l’Association des Sciences du Langage […] s’inquiète de la<br />

marginalisation progressive de sa discipline », cette revue écrivait :<br />

« […] la linguistique scientifique connaît une baisse sensible de sa cote<br />

d’amour. Elle est jugée rebutante, prisonnière d’un vocabulaire<br />

scientifique opaque et rébarbatif, destiné aux seuls spécialistes » (p. 45) ;<br />

L.-J. Calvet rappelle ici même que Meillet le disait déjà de Saussure<br />

en… 1916 13 . Et pourtant cet ouvrage de 2003 présente quelques<br />

domaines plutôt « applicatifs » ou, en tout cas, reliés à des<br />

préoccupations actuelles (dictionnaires, français parlé…). Ça aurait donc<br />

pu être pire : il y a bien de quoi s’inquiéter.<br />

Les effets négatifs de l’image de ce « noyau dur », hégémonique,<br />

abstrait et déconnecté du monde 14 , semblent toutefois ne pas avoir été<br />

clairement identifiés par une partie de notre communauté scientifique.<br />

Ainsi, un jeune docteur, ayant soutenu une thèse brillante en<br />

sociolinguistique, s’est vu refuser par la commission « sciences du<br />

12 Alors même que le terme sociolinguistique est affirmé massivement et depuis les<br />

débuts de son utilisation comme désignant un courant théorique et non un sous-secteur<br />

d’une linguistique qui, supposée mâtinée de sociologie, se préoccuperait des « usages<br />

des codes » en laissant l’analyse des codes à la linguistique-tout-court (cf. supra et<br />

nous y revenons largement dans ce volume).<br />

13 Dans la même veine, parmi les motivations du ministère pour supprimer les licences<br />

de sciences du langage dans les universités, F. Neveu cite « une prétendue technicité<br />

théorisante de la discipline » (dans le livret REEL, p.5, cf. infra).<br />

14 Une boutade courante chez les sociolinguistes consiste à dire qu’on y étudie des<br />

langues que personne ne parle effectivement (en faisant croire qu’elles existent).<br />

7<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

langage » du Conseil National des Universités françaises la qualification<br />

aux fonctions de maitre de conférences (et donc l’accès à un poste<br />

universitaire), au motif qu’il ne faisait pas (je cite le rapport) « de la<br />

linguistique de base »… 15 (cf. aussi ici-même le témoignage de D. de<br />

Robillard sur des commissions de recrutement en sciences du langage<br />

dans les universités françaises). Des « linguistes tout court », porteurs du<br />

mouvement Sauvons les sciences du langage 16 avaient pourtant affirmé<br />

en cette même année 2004 qu’aucun ostracisme ne portait (désormais ?)<br />

contre les recherches en sociolinguistique et en didactique des langues,<br />

suite à une lettre ouverte que des universitaires concernés par ces deux<br />

derniers domaines avaient publiée pour appeler à une vision plurielle des<br />

sciences du langage en France. Rien ne changeant vraiment, un groupe<br />

de chercheurs en didactique des langues en est venu à lancer, en 2006,<br />

une motion demandant le changement d’intitulé de la section « sciences<br />

du langage » (dont le pluriel devrait pourtant signifier l’ouverture 17 ) en<br />

« sciences du langage et didactique des langues »… C’est à se demander<br />

si, au-delà d’une réaction teintée de corporatisme, Sauvons les Sciences<br />

du Langage a vraiment pris la mesure de la crise et si les<br />

structurolinguistes dominants se sont vraiment ouverts à d’autres<br />

linguistiques possibles et attestées.<br />

Du mouvement Sauvons les sciences du langage est née,<br />

d’ailleurs, l’initiative méritoire de collègues de l’université d’Orléans de<br />

proposer et de faire circuler en juin 2006 un Référentiel Européen<br />

d’Enseignement de la Linguistique (dont l’acronyme REEL n’est hélas<br />

pas des plus heureux en termes épistémologiques, j’y reviendrai). Tout<br />

en soulignant dans leur courrier d’accompagnement que « les débats<br />

internes à la communauté concern[ai]ent plutôt la liste des matières à<br />

enseigner et leur distribution dans le parcours de formation », nos<br />

collègues n’en écrivent pas moins dans la partie introductive du livret<br />

15<br />

Grâce à d’autres rapporteurs, il a obtenu sa qualification l’année suivante : comme<br />

quoi il n’y a pas consensus.<br />

16<br />

Mouvement né pour réagir contre la volonté du ministère de supprimer les licences<br />

de sciences du langage en 2004 à l’occasion du passage au système européen LMD.<br />

17 e<br />

Il est vrai que l’intitulé complet de la 7 section du CNU est ambigu : Sciences du<br />

Langage : linguistique et phonétique générale pourrait aussi signifier que les SDL sont<br />

constituées par la linguistique et la phonétique générale (on se demande au passage ce<br />

que peut bien être une phonétique générale : de l’acoustique ?). Il est grand temps de<br />

finir de franchir le pas et de supprimer cet appendice pseudo-explicatif qui reflète<br />

surtout l’inertie d’intitulés anciens.<br />

8<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

que « La linguistique […] ne fait pas l’objet d’un consensus en ce qui<br />

concerne les contenus en dehors de la phonologie, de la morphosyntaxe,<br />

du lexique (et encore) et de la sémantique […] » (p. 11) 18 . Ce<br />

choix est concrétisé par le programme de formation proposé, où les<br />

fondamentaux (appelés « ossature ») sont consacrés dans cet ordre sur<br />

les trois années de licence à : « introduction à la linguistique, syntaxe<br />

(sur 2 semestres), phonétique, langues anciennes (on se demande bien<br />

pourquoi, réminiscences traditionalistes ou contraintes locales ?),<br />

phonologie, sémantique » et enfin au dernier semestre à « histoire et<br />

épistémologie de la linguistique ». Un seul module est consacré en<br />

« différenciation » (optionnelle ?) à « sociolinguistique », parmi<br />

« acquisition du langage, lexicologie, orthophonie, didacticiels… ».<br />

Revoilà donc ce noyau dur avancé ici comme consensuel (alors<br />

même que le texte ajoute juste après qu’il n’y a pas consensus non plus<br />

sur « l’ordre d’introduction des matières fondamentales […], la<br />

terminologie et les choix théoriques… »). Il y aurait donc une priorité<br />

consensuelle accordée, en amont ou au-delà de toute théorie, à la<br />

« langue » envisagée comme un code/un système/une structure<br />

phonologique, morpho-syntaxique, lexico-sémantique (cette linguistique<br />

que L.-J. Calvet appelle « consonne-voyelle » et que D. de Robillard<br />

appelle « technolinguistique »). Il y aurait ainsi une linguistique « sûre<br />

de son objet et de ses méthodes » (présentation, p. 10) 19 .<br />

Or, ce n’est pas le cas : ni cette conception de ce que sont les<br />

phénomènes langagiers des humains, ni surtout cette priorité, ne sont<br />

partagés par une théorie sociolinguistique (entre autres). Et on ne peut<br />

pas dire que les sociolinguistes ne l’aient pas clairement affiché : dès<br />

1976 dans sa traduction française et plus tôt encore dans la version<br />

originale, Labov affirmait : « Les sujets considérés relèvent du domaine<br />

ordinairement appelé ‘linguistique générale’ : phonologie, morphologie,<br />

syntaxe et sémantique […]. S'il n'était pas nécessaire de marquer le<br />

contraste entre ce travail et l'étude du langage hors de tout contexte<br />

18 Soulignement de P. B.<br />

19 Alors qu’il y a des contradictions et des contestations aussi légitimes que fortes au<br />

sein du champ : qu’on pense au rejet total de la méthode de l’introspection, usuelle<br />

dans certaines approches internes, par l’ensemble des approches « de terrain » (cf.<br />

Martinet, 1989, 20 ou Labov, 1976, 277) et au rejet des méthodes hypothéticodéductives<br />

(que L.-J. Calvet appelle ici avec ironie le « principe de cafétéria ») par les<br />

approches ethnographiques.<br />

9<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

social, je dirais volontiers qu'il s'agit là tout simplement de linguistique »<br />

(1976, 257-258). Dans son célèbre « Que sais-je ? », L.-J. Calvet<br />

enfonçait le clou (1993, 124) : « il n'y a plus lieu de distinguer entre<br />

sociolinguistique et linguistique […]. Et la sociolinguistique ne peut à<br />

son tour se définir que comme la linguistique […]. Mais la linguistique 1<br />

[structuralisme et générativisme] n'aurait alors plus aucune raison d'être,<br />

sauf à la considérer comme la partie de la sociolinguistique qui décrirait<br />

le fonctionnement interne des langues. Et il n'est pas sûr qu'une telle<br />

abstraction (fonctionnement interne de la langue et des langues, sans<br />

prise en compte de leur réalité sociale) soit même acceptable ». D’un<br />

point de vue sociolinguistique, on aurait donc plutôt commencé ces<br />

enseignements par « histoire et épistémologie de la linguistique » (pour<br />

contextualiser et relativiser les connaissances scientifiques), bien sûr<br />

aussi par « sociolinguistique[s] », et il y aurait eu, en outre, des<br />

enseignements de didactique des langues, de politique linguistique,<br />

d’analyse sociopragmatique des discours, de sémiotique,<br />

d’anthropologie culturelle, de sciences de l’éducation, d’épistémologie<br />

des sciences… Et si l’on devait poser un ordre de priorité, on placerait<br />

en premier (comme « noyau », mais une telle configuration n’est pas<br />

judicieuse) les pratiques sociales hétérogènes, chaotiques et complexes,<br />

et en second plan l’image réductrice présentée en termes d’organisation<br />

régulière (tendancielle ou légaliste) qu’en donnent les descriptions<br />

linguistiques internes (les technolinguistiques dont parle D. de<br />

Robillard).<br />

On peut s’interroger d’ailleurs sur la légitimité épistémologique et<br />

sur la pertinence pédagogique, d’une part de cette idée d’un « noyau<br />

dur » a-théorique prétendu consensuel, d’autre part sur le manque d’une<br />

« normalisation scientifique » (lettre d’accompagnement), d’une<br />

homogénéité « de nature à donner à notre discipline la visibilité qu’elle<br />

mérite » (avant-propos de F. Neveu, 2004, 5). Si l’enseignement<br />

universitaire est bel et bien défini par sa scientificité, par le fait qu’il est<br />

réalisé par des chercheurs (pour ma part j’y tiens), alors il faut aussi<br />

former les étudiants à une méthode scientifique (au sens d’E. Morin) :<br />

celle du doute, de la nuance et de la relativité de résultats en formes<br />

d’hypothèses toujours renouvelées, celle du renoncement à la Vérité<br />

unique et définitive, celle donc de l’hétérogénéité des théories, des<br />

méthodes, des configurations disciplinaires, celle de la modestie et de la<br />

contingence des connaissances, celle du refus de la simplisterie et celle<br />

10<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

de la recherche complexifiante et humaniste 20 de sens. Je pense en fait<br />

qu’une science « mûre », une science suffisamment « sécure » est une<br />

science qui s’interroge sur ses concepts, les met en débat, et ne les<br />

verrouille pas dans un processus insécure de crispation identitaire (?),<br />

dont l’une des modalités tient en la croyance en une méthodologie<br />

prescriptive et une théorie générale protégée par des critères fermés de<br />

scientificité (Feyerabend, 1979). Faute de quoi, on se situe hors d’une<br />

pensée scientifique (au sens large du terme) et/ou dans une démarche<br />

d’hégémonie, même inconsciente… La physique, la chimie, les<br />

mathématiques ou la psychologie, qui ne semblent pas souffrir d’un<br />

manque de reconnaissance et de visibilité, ne présentent pas - loin s’en<br />

faut - des corps de certitudes homogènes, des consensus théoriques, ni<br />

des méthodes universelles. Mes collègues géographes me disent<br />

régulièrement qu’entre géographes sociaux et géographes-tout-court, il y<br />

a un désaccord profond sur la définition même de la géographie et mes<br />

collègues psychologues me disent qu’entre un cognitiviste et un<br />

lacanien, il n’y a « rien en commun »… La pluralité et la remise en<br />

question profonde de l’identité même des disciplines (y compris en<br />

sciences dites « dures » ou « exactes ») n’est pas une exception<br />

handicapante : elle est constitutive de l’activité scientifique elle-même<br />

dans sa réflexivité. Là encore, la contextualisation historicisée de<br />

l’activité scientifique, sa relativisation par la souplesse et l’éthique,<br />

équilibrée par une réflexivité tentant d’assumer honnêtement la<br />

subjectivité (Latour, 2001 ; Feyerabend, 1979 et 1988 ; Morin, 1977-<br />

2004), nous poussent à voir dans les débats qui nous occupent ici bien<br />

davantage que le « simple » dépassement d’une théorie par une autre :<br />

un recadrage épistémologique.<br />

Par conséquent, la démarche sociolinguistique marginalisée met en<br />

lumière de vastes et profonds enjeux épistémologiques : il s’agit de<br />

poser le problème autrement qu’en termes de noyau/périphérie, y<br />

compris parce qu’il n’y a pas de noyau « dur », en tout cas qui le soit de<br />

façon définitive et universelle.<br />

2. Question d’ontologie : mais de quoi parlent les linguistes ?<br />

20 C’est-à-dire inscrite dans une éthique complexe visant un « bien penser » dont la<br />

finalité serait la dignité et le bien être de la personne humaine (Morin, 2004).<br />

11<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Si l’on en croit le descriptif publié par la 7 e section du CNU, les<br />

spécialistes de sciences du langage (faut-il encore les appeler<br />

linguistes ?) se reconnaissent dans les mots-clés langues « que celles-ci<br />

soient appréhendées à travers leurs systèmes, leurs usages, leur<br />

appropriation et leur transmission » et langage (au singulier). Cela parait<br />

clair, et pourtant…<br />

2.1. Un paradoxe : à objet « social », démarche « asociale » ?<br />

Et pourtant on y retrouve la distinction langue/langage proposée<br />

par Saussure (pas claire d’ailleurs, aux usages multiples et variés, voir la<br />

critique de L.-J. Calvet ici même), ce qui présuppose là encore un<br />

consensus qui n’existe pas sur une conceptualisation fondatrice et sur un<br />

« père (ou un texte) fondateur ». Nombreux sont les « linguistes »<br />

(gardons ce terme englobant, commode pour l’instant) qui ne se<br />

retrouvent ni dans cette terminologie conceptuelle ni dans une filiation<br />

saussurienne. Martinet, qui n’est pas des moindres, outre son rejet de la<br />

dichotomie Langue/parole 21 (Martinet, 1989, 20) se disait linguiste des<br />

langues et ne voyait pas ce que pouvait être une science du langage qui<br />

aurait prétendu subsumer la diversité des langues (Martinet 1973). On<br />

sait à quel point cette dichotomie est liée à son contexte francophone,<br />

mal adaptable par exemple en anglais. Dans ma Linguistique de terrain,<br />

je propose un emploi différent de langue et langage : « Est langage tout<br />

système de signes, donc symbolique, impliqués dans des échanges<br />

communicationnels. Parmi les différents langages auxquels l'être humain<br />

à accès, il y a la langue, système ouvert de signes verbaux à double<br />

organisation défini ci-dessus […] » (Blanchet, 2000, 109) 22 .<br />

Reste langue(s). Longtemps, la question « mais au fait qu’est-ce<br />

qu’une langue ? » a été une boutade jetée comme une bouteille à l’encre<br />

dans les débats des colloques de linguistes. Signe de plus qu’il n’y a ni<br />

définition claire ni accord sur ce que serait cet « objet » central de la<br />

linguistique/des sciences du langage. En fait, langue (souvent au<br />

singulier, ce qui occulte une partie du problème définitoire : la<br />

21<br />

Dont la dichotomie chomskyenne « compétence/performance » n’est qu’un avatar,<br />

du point de vue des sociolinguistes.<br />

22<br />

J’aurais mieux fait d’écrire « de la langue ». Comme on le voit, il ne s’agit pas de<br />

nier qu’il y ait dans les pratiques linguistiques des tendances à une organisation<br />

systémique, mais de relativiser la part « système » dans les pratiques.<br />

12<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

distinction entre langues différentes), est restée globalement, même avec<br />

et après Saussure, une notion pré-scientifique, empruntée aux usages<br />

« ordinaires », vaguement parée d’un habillage technolectal.<br />

Depuis quelques années, un réel effort de théorisation a été réalisé<br />

pour questionner ce terme, l’ériger éventuellement en concept<br />

scientifique. Cet effort a été nécessaire en sociolinguistique par une<br />

remise en cause radicale : à partir de l’observation de pratiques<br />

linguistiques sur le terrain, massivement « plurilingue » (mais ce terme<br />

ici abusif impliquerait déjà qu’on sache ce que sont les langues, et<br />

différentes les unes des autres), on s’est aperçu que dans beaucoup de<br />

situations, la notion n’était ni spontanée chez les acteurs sociaux, ni<br />

appropriée pour rendre compte de leurs pratiques (et, évidemment, j’y<br />

reviendrai, de leurs représentations). Ainsi par exemple Canut (2000, 88<br />

s’appuyant sur Juillard, 2000) : « Entreprendre une enquête en<br />

demandant ‘quelle est ta langue première ?’, ‘quelles sont les langues<br />

que tu parles’, empêche de cerner la complexité des pratiques<br />

langagières car les locuteurs sont eux-mêmes pris dans le flux des<br />

concepts de l’enquêteur : qu’est-ce qu’une langue ? » 23 . Les enjeux sont<br />

vifs pour la compréhension des situations, la mise en place de politiques<br />

linguistiques, pour le développement des « compétences plurilingues »,<br />

globalement pour la gestion de la pluralité/de l’altérité linguistique dans<br />

les sociétés et chez les individus. On en est arrivé à contester même qu’il<br />

existe, au niveau des fonctionnements sociaux effectifs, des objets<br />

identifiables qui seraient des langues. D’où le recours à une terminologie<br />

alternative : répertoire verbal, ressources langagières, pluralité<br />

linguistique, etc., chez des sociolinguistes et notamment des<br />

sociodidacticiens, comme Lüdi et Py, Billiez, Heller, Coste, Castellotti,<br />

Moore, etc., et bien sûr Robillard, et Calvet (dont le sous-titre de<br />

l’ouvrage de 2004 résume le débat : La langue est-elle une invention des<br />

linguistes ?). Je n’entre pas ici dans le détail, ces travaux étant connus et<br />

ces pratiques scientifiques bien documentées (L.-J. Calvet en rapporte ici<br />

même un certain nombre d’exemples à Maurice - via D. de Robillard - ,<br />

23 Une observation moins « exotique » : pour la plupart des locuteurs en France dite<br />

« d’Oïl », parler « français » ou « patois » est une « façon de parler » et non un choix<br />

entre des entités distinctes discontinues, un peu comme en milieu créolophone<br />

(Auzanneau, 1998 ; Blanchet et Walter, 1999). Lors d’un repas de famille en Loire-<br />

Atlantique, une personne m’entend parler provençal (pour moi c’est une langue<br />

distincte !) à ma fille et me demande « vous lui parlez comment ? » (et non pas « vous<br />

lui parlez quoi ? »)…<br />

13<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

au Soudan - via C. Miller -, en « media lengua » - via Muysken, en<br />

« sabir », en Tunisie, au Manitoba, etc., et reformule la question en<br />

termes d’impossibilité de « compter les langues ».<br />

Ces efforts ont notamment amené certains d’entre nous (par<br />

exemple Blanchet, 1992, 2000, 2003, 2004 ; Eloy, 1997) à revisiter<br />

l’histoire des linguistiques et les positions/les pratiques de nombreux<br />

linguistes, notamment des chercheurs qui ont fait référence et qui ont<br />

dessiné les grandes orientations de la discipline (Martinet, Weinreich,<br />

Jakobson, Labov, Chomsky, Mackey…). Ce qui a permis de mettre en<br />

lumière l’extrême prudence et la grande incertitude sur la possibilité<br />

d’une définition « linguistique » (interne) et une forte convergence sur la<br />

plausibilité d’une définition sociolinguistique (externe) du concept (pour<br />

une synthèse, des références et des citations, voir notamment Blanchet,<br />

2004 ; Eloy, 2004). On voit là tout le paradoxe : langue(s) est avancé<br />

comme étant l’objet central d’une science (la linguistique)/de sciences<br />

(du langage) qui ne peuvent l’établir comme concept théorique qu’à<br />

condition d’accepter en leur sein, dans leur champ, de façon « centrale »<br />

ou en tout cas primordiale, une approche que, jusque-là, elles rejettent<br />

dans des marges réputées floues et interdisciplinaires, voire hors de leur<br />

champ (selon Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Ce paradoxe est, à<br />

mon sens, bien exemplifié par ces deux déclarations concomitantes de<br />

Chomsky (1977, 74) :<br />

-« La notion de langue n’est pas une notion linguistique. Qu’est-ce<br />

que le chinois ? […]. Ce sont des raisons politiques qui définissent le<br />

chinois. Théoriquement, rien ne permet d’affirmer que le chinois est une<br />

langue […]. Et pourtant personne ne dit que l’italien et le français sont<br />

une même langue […]. Chacun d’entre nous parle un certain nombre de<br />

ces systèmes [idéalisés] en les mélangeant […]. Parce que notre<br />

expérience est différente, nos mélanges de systèmes sont différents ».<br />

-« L’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour<br />

moi chose obscure ».<br />

Or, l’objectif d’une recherche sociolinguistique est d’étudier,<br />

précisément, ce que parle effectivement chacun d’entre nous, les<br />

« mélanges » et catégorisations réalisés, les rapports entre expérience et<br />

pratiques/représentations linguistiques (pourquoi « personne ne dit que<br />

l’italien et le français sont une même langue », quoique…), comment<br />

14<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

tout cela fonctionne, etc. Même si Chomsky a paradoxalement raison - et<br />

probablement sans le savoir 24 - de dire que la sociolinguistique n’est pas<br />

une discipline : c’est, en fait, une autre linguistique fondée sur une autre<br />

épistémologie.<br />

De ce paradoxe sur la définition de « l’objet » (je dirais plutôt du<br />

« champ » ou « du point de vue », puisque de mon point de vue<br />

épistémologique, il n’y a pas d’« objet ») découle toute l’ambigüité et<br />

ses conséquences institutionnelles dégagées supra : les<br />

structurolinguistes étudient dans leurs bureaux avec des méthodes<br />

hypothético-déductives logiques les mécanismes internes des « objets »<br />

virtuels qu’ils inventent (du plus virtuel, les langues-systèmes idéales<br />

obéissant à des lois, au moins virtuel, les langues moins bien stabilisées<br />

issues de corpus) ; les sociolinguistes « externes » étudient sur le terrain<br />

avec des méthodes ethnosociographiques les significations et les<br />

tendances de phénomènes linguistiques chaotiques et complexes qu’ils<br />

observent (les pratiques-représentations contextualisées, à des niveaux<br />

de zoom divers) 25 .<br />

2.2. Ni fondamental ni appliqué : il y a des enjeux théoriques sur le<br />

terrain et réciproquement<br />

Du coup, on a pu être tenté de sauvegarder la configuration du<br />

champ en termes de recherche fondamentale ou appliquée, la première<br />

correspondant à la variante « noyau dur » et la deuxième à la marge<br />

« socialisée ». En ceci, on imite en « sciences de l’Homme » ou<br />

« sciences humaines et sociales » les configurations et la terminologie<br />

institutionnelles des sciences dites « de la Nature », « dures » ou<br />

« exactes » (comme ont tendance à le faire certains structurolinguistes y<br />

compris sur le plan épistémologique) 26 . Une sorte d’accord de Yalta<br />

24<br />

Mais Chomsky n’est pas à un paradoxe près, comme le montre très bien Calvet,<br />

2004, 102-136.<br />

25<br />

Encore une fois : ce qui ne les empêche pas d’en abstraire, mais de façon secondaire<br />

et relativisée, des « modèles réduits » de langues construits dans des dictionnaires,<br />

grammaires, concours, enseignements et autres manuels ; j’ai moi-même fabriqué un<br />

certain nombre de dictionnaires, méthodes, sujets de concours, etc.<br />

26<br />

Voir par exemple la position d’O. Soutet (1995 : 178) citant J.-C. Milner : « Comme<br />

le souligne avec force J.-C. Milner, si les mots ont un sens, parler de science du<br />

langage, en l'espèce proposer une théorie authentiquement scientifique de la langue<br />

15<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

serait alors à l’œuvre : les structurolinguistes font de la théorie, les<br />

sociolinguistes et autres didacticiens font du terrain et de l’application.<br />

Une telle représentation de la répartition des tâches est probablement<br />

sous-jacente à l’esprit de D. Marley lorsqu’il se concentre, à propos de<br />

l’ouvrage Langues, contacts, complexité. Perspectives théoriques en<br />

sociolinguistique (Blanchet et Robillard, 2003), sur « […] sociolinguistic<br />

concepts, looking at how useful they have been in the past and how they<br />

can be adapted for better use » et conclut : « I found some of the other<br />

sections less interesting […] because they were highly theoretical […]<br />

far removed from reality » (Marley, 2005, 424). En clair, on n’est pas<br />

censé faire de la théorie en sociolinguistique car/et une théorie ne peut<br />

être suffisamment proche de la « réalité »…<br />

Je pense qu’une telle analyse ne tient pas. Premièrement la<br />

répartition fondamentale/appliquée en sciences « dures » n’y est pas<br />

universellement admise, d’autant qu’elle sert surtout à masquer<br />

pudiquement une distinction économique : est aussi « fondamental » ce<br />

qui n’est pas directement industrialisable/commercialisable ou qui<br />

réussit à échapper à ces contraintes. Deuxièmement parce que son<br />

transfert en sciences humaines et sociales pose davantage de problèmes<br />

encore : une recherche non applicable en SHS n’est pas forcément une<br />

recherche uniquement théorique, par exemple, dans notre domaine une<br />

monographie dialectale, ou ailleurs l’étude des rimes chez un dramaturge<br />

grec ancien… Troisièmement parce que la notion d’application est<br />

souvent perçue en SHS comme un « placage » forcé de théories<br />

inadaptées (on préfère parler d’implication pour prendre en compte les<br />

acteurs sociaux, ce qui est moins souvent le cas quand on applique de<br />

nouvelles contraintes physiques à des molécules). Quatrièmement parce<br />

qu’il reste à déterminer le trajet de la relation théorie-application (qui<br />

applique quoi ? les sociolinguistes appliquent les théories sur les terrains<br />

ou les structurolinguistes appliquent les « données du terrain » dans leurs<br />

constructions théoriques ?). Et enfin parce que ce qui se passe en<br />

sciences du langage contredit, à mon sens, cette classification : nombres<br />

de constructions théoriques sont motivées en linguistique par des espoirs<br />

d’issue « appliquée » (la grammaire générative est née de l’espoir de<br />

présuppose que, dans de tels emplois, les mots science et scientifique soient entendus<br />

dans leur sens strict, celui qu'ils ont quand on parle de sciences de la nature ou de<br />

sciences exactes », d’où découle un discours récurrent de certains linguistes<br />

« internes » prétendant faire « de la vraie science » en méprisant ouvertement les<br />

travaux des sociolinguistes.<br />

16<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

générer des messages et des traductions sur ordinateur selon un<br />

encodage et des arborescences logico-mathématiques, - l’outil ayant<br />

apparemment imposé ses fonctionnements à l’élaboration théorique) et,<br />

en sens inverse, nombre de recherches de terrain ont abouti à des<br />

reconfigurations théoriques, telles celles que propose la<br />

sociolinguistique.<br />

2.3. Un exemple : implications épistémologiques en phonologie et en<br />

théorie du signe<br />

Posons donc le problème autrement et prenons un exemple<br />

significatif : celui de la phonologie, apparemment admise comme faisant<br />

partie du « noyau dur », et souvent citée en exemple de scientificité en<br />

linguistique. C’est ce qui impressionnera tant Levi-Strauss, cité par L.-J.<br />

Calvet ici-même, ainsi que les structurolinguistes : « La linguistique<br />

fonctionnelle et structurale d’aujourd’hui [en 1967] représente<br />

l’extension à l’ensemble de la discipline des points de vue et des<br />

méthodes dégagées par la phonologie » a même écrit Martinet (1967,<br />

67) 27 . D’une part, il n’y a pas consensus sur le concept de phonème, les<br />

méthodes d’analyses, la distinction phonétique/phonologie. Les<br />

fonctionnalistes considèrent que « la phonologie générative est de la<br />

phonétique » (je l’ai souvent entendu dire dans les colloques de<br />

linguistique fonctionnelle). D’autre part, même en restant dans les écoles<br />

issues du cercle de Prague, notamment en linguistique fonctionnelle (que<br />

je considère pourtant être pour partie sociolinguistique 28 ), comment<br />

établit-on le statut du phonème ? Par sa fonction distinctive hors<br />

contexte repérée grâce à des paires minimales (y compris dans des<br />

langues que le structurolinguiste ne parle pas !). Et de là on déduit que<br />

les phonèmes (unités abstraites) constituent les matériaux de base grâce<br />

auxquels se met en place la mécanique linguistique : avec les phonèmes,<br />

on fait des morphèmes/monèmes, avec lesquels on fait des syntagmes,<br />

avec lesquels on fait des énoncés, avec lesquels on fait des discours, et<br />

donc du sens en communicant. Je caricature un peu car si Martinet a pris<br />

la peine d’appeler les phonèmes des unités de « 2 e articulation » (et non<br />

de « 1 ère »), c’est bien parce qu’il était conscient de construire son<br />

27<br />

Sur la place de la phonologie dans le développement de la linguistique structurale,<br />

voir aussi Bergounioux, 2003.<br />

28<br />

Ce que Martinet disait lui-même (cf. Martinet, 1990).<br />

17<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

analyse à partir des discours et non l’inverse.<br />

Mais peu importe ici, la conclusion revient au même : sans<br />

phonème, pas de sens en langues (et la même priorité est accordée au<br />

code par toutes les théories structurolinguistiques, évidemment pour la<br />

syntaxe 29 , et de façon encore plus accentuée que dans le fonctionnalisme<br />

qui reste nuancé). Le problème, c’est que, en contexte, il y a beaucoup<br />

moins d’ambigüités de sens que ne le laisse supposer cette théorie.<br />

D’abord parce qu’il est bien rare qu’on énonce des paires minimales<br />

dans la vie ordinaire. Ensuite parce que si vous dites à la boulangère :<br />

« donnez-moi un paon svp » ou « je voudrais une bavette bien cuite »,<br />

elle ne s’en rendra même pas compte et votre acte de parole produira les<br />

mêmes effets que si vous aviez réalisé l’opposition supposée distinctive<br />

entre pain et paon, baguette et bavette. Pourquoi cela ? Parce que la<br />

signification n’est pas dans les unités linguistiques, même pas dans les<br />

messages, mais dans l’activation d’un contexte social (sauf en situations<br />

technolinguistiques hypercontrôlées, comme le montre D. de Robillard<br />

ici-même)… C’est donc une toute autre théorie, sociopragmatique, des<br />

fonctionnements linguistiques et de la communication qui est mobilisée<br />

(dont j’ai proposé une modélisation dans Blanchet, 2000, 101 ; cf. aussi<br />

la « théorie de l’éponge » de D. de Robillard ici-même). Dès lors, quel<br />

rôle attribuer à la phonologie ? Il existe bien sûr des cas où des énoncés<br />

en contexte sont désambigüisés partiellement grâce à une opposition<br />

phonologique. Et il faut bien du son pour produire ces déclencheurs<br />

d’interprétations du contexte que constituent les messages verbaux.<br />

Concédons-lui donc un rôle secondaire et presque trop évident de ce<br />

point de vue, comme l’a également pointé Calvet (2004, 189-191). En<br />

même temps, les variations phoniques 30 jouent un autre rôle, important<br />

et largement étudié par les sociolinguistes : celui de marqueurs socioidentitaires,<br />

ce qui situe la question phonétique/phonologique de manière<br />

différente dans le champ. Les sociolinguistes auraient donc tort (et<br />

certains l’ont eu) d’abandonner la « description » (sous réserve d’un<br />

terme plus approprié, cf. infra) et « de laisser le phonème ou la théorie<br />

29 Avec les classifications péremptoires des « langues » en SVO, VSO, etc., comme si<br />

en « français » les énoncés effectifs étaient toujours ou massivement organisés en<br />

SVO…<br />

30 Je n’imagine plus qu’on puisse supposer un système unique à une seule et même<br />

langue : « la diversité qui vient d’être exposée fait douter que l’on puisse établir le<br />

système phonologique d’une langue. Il existe plusieurs systèmes phonologiques au sein<br />

d’une même langue » (Builles, 1998, 209).<br />

18<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

du signe de côté » (Calvet, ici même), ce qui justifierait implicitement un<br />

Yalta irrecevable : car de fait il n’y a plus ni noyau dur, ni marges<br />

périphériques…<br />

Autre question fondamentale, sur laquelle je ne m’étendrai pas<br />

puisqu’elle est traitée ici par L.-J. Calvet (voir aussi Calvet, 2004, 137 et<br />

suiv.) : quelle théorie du signe ? Les structurolinguistiques s’appuient<br />

sur la théorie saussurienne du signe binaire et clos « signifiant/signifié ».<br />

Mais les sociolinguistes, qui ont la conviction que les phénomènes<br />

linguistiques sont des phénomènes ouverts en interaction constante avec<br />

leur environnement, produits par les pratiques et les représentations<br />

sociales qu’ils produisent à leur tour (en une hélice complexe), ont<br />

évidemment besoin d’une théorie du signe qui inclut le lien avec le<br />

monde social, c’est-à-dire avec ce qu’on appelle dans les théories<br />

ternaires du signe, le « référent » (sur la base de la théorie d’Ogden et<br />

Richards, cf. Blanchet, 2000, 112), ce terme n’étant pas le plus adapté<br />

car il pourrait laisser présupposer que le signe « réfère » à un monde<br />

préexistant alors qu’il le fait exister. Cette question ontologique est<br />

fondamentale et traverse l’ensemble du champ des sciences du<br />

langage/des langues. Au fond, c’est également cette question<br />

ontologique que renvoient les sociolinguistes aux structurolinguistes :<br />

« mais de quoi parlez-vous ? A qui et pourquoi ? ». Manifestement, pas<br />

de la même chose… Le choix méthodologique fondamental du terrain<br />

confirme plus concrètement encore cette divergence ontologique, car<br />

c’est bien à ce niveau radical que le problème doit être posé (Auroux,<br />

1996, 313 et 1998a, 89).<br />

3. Les structurolinguistiques, produits historiques de leur<br />

contexte idéologique et intellectuel<br />

S’il n’y pas une seule grande façon de produire des connaissances<br />

en sciences du langage, qui serait l’ensemble structurolinguistique issu<br />

de Saussure et de ses suites diverses et variées, alors ce qui détermine cet<br />

ensemble n’est pas universel mais contingent, relatif à un contexte sociohistorique<br />

(histoire des idées, situations sociopolitiques, idéologies, etc.,<br />

comme l’ont montré avec force Latour, 2001, ou Feyerabend,1988).<br />

« Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser ces linguistes à imaginer<br />

d’étudier dans leurs bureaux avec des méthodes hypothético-déductives<br />

les mécanismes internes supposés logiques d’un « objet » virtuel qu’ils<br />

19<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

ont inventé et nommé Langue ? » peut-on se demander.<br />

Il me semble que certains éléments, parmi d’autres, permettent de<br />

comprendre cette démarche, probablement inconsciente et non<br />

questionnée, car évidente et indiscutable dans le contexte d’élaboration<br />

des structurolinguistiques : d’une part, le mythe de la monogenèse et tout<br />

ce qui en découle, notamment la sacralisation de l’homogénéité, la<br />

pensée arborescente, la construction monolingualisée des États-nations,<br />

et, d’autre part, la confusion rationalité/langage-langue issue du<br />

« logos » platonicien et la survalorisation de la rationalité binaire logicomathématique<br />

qui en découle et qui inonde la pensée occidentale jusqu’à<br />

l’élaboration des « sciences modernes » dites « dures » ou « exactes »<br />

(les termes ne sont pas neutres) en passant par Aristote, et, notamment<br />

en France, Descartes.<br />

Affirmer l’historicité d’une science, c’est penser que son avenir<br />

n’est pas définitivement prédéterminé et donc qu’il doit être construit en<br />

conscience : c’est tout l’enjeu de la proposition que nous faisons dans ce<br />

volume.<br />

3.1. Effets d’une idéologie monogénétiste « en arbre »<br />

L.-J. Calvet, dans ses Essais de linguistique (2004), a consacré un<br />

chapitre à mettre sérieusement en doute l’hypothèse selon laquelle la<br />

diversité linguistique actuelle pourrait être déconstruite pour remonter à<br />

une hypothétique et unique langue « mère ». Il montre que cette<br />

démarche est liée à une idéologie créationniste, c’est-à-dire religieuse,<br />

celle qui prend au pied de la lettre le texte de la Bible ou qui se<br />

reformule en « théorie » de l’intelligent design (cf. aussi L.-J. Calvet ici<br />

même). Ce mythe de la monogenèse a profondément imprégné la pensée<br />

occidentale, y compris la pensée scientifique, surtout à des époques où<br />

les sciences restaient soumises au respect des dogmes religieux ou, pour<br />

le moins, discutées de ce point de vue (qu’on pense à Galilée, à Darwin,<br />

ou au « religieusement correct » qui sévit aujourd’hui aux États-Unis<br />

jusque dans les universités). On le retrouve en soubassement aussi bien<br />

de connaissances « ordinaires » (par exemple la question récurrente de<br />

savoir « qui » a inventé telle recette de cuisine, telle expression, telle<br />

idée ou telle technique) que de connaissances scientifiques (par exemple,<br />

outre l’origine des langues, l’origine de l’humanité « descendant de<br />

20<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Lucy » 31 ). J’ai eu à Rennes 2 un collègue apparenté dumézilien,<br />

spécialiste d’ancien français et de philologie comparée, qui avait calculé<br />

par glottochronologie croisée avec des recherches paléontologiques et un<br />

calendrier lunaire la date de départ (au jour près) de la grande migration<br />

indo-européenne depuis les steppes supposées de leurs origines<br />

asiatiques ! On le retrouve dans la recherche très répandue de la date<br />

(voire du lieu d’origine) d’un changement linguistique, comme le fait la<br />

glottochronologie et, plus largement, la linguistique historique. L’idée<br />

que des convergences contextuelles aient pu susciter l’émergence<br />

simultanée de pratiques similaires (culinaires, linguistiques, techniques,<br />

intellectuelles…) en des lieux et des époques différents serait pourtant<br />

tout aussi recevable : nous avons l’habitude, dans nos activités<br />

scientifiques, de voir apparaitre des idées nouvelles et proches chez des<br />

chercheurs ne se connaissant pas mais évoluant dans des contextes<br />

comparables. D’autant que les points communs pourraient aussi bien<br />

s’expliquer par des contacts que par une chronologie génétique et qu’il<br />

reste à intégrer l’importance des différences : c’est le principe de la<br />

linguistique différentielle dite « aréale » que G. Jucquois oppose au<br />

comparatisme génétique (Jucquois, 1976). Mais la primeur accordée au<br />

« un » dans les cultures occidentales monothéistes, monogénétistes,<br />

aristocratiques (hiérarchie par droit du sang) et aristotéliciennes (de deux<br />

choses l’une, le tiers étant exclu) l’emporte.<br />

La thèse ultime de la langue « mère » est soutenue notamment par<br />

M. Ruhlen, mais son principe est au fond celui qui a, dans un premier<br />

temps, au cours du XIX ème<br />

siècle, présidé à l’élaboration d’un<br />

hypothétique « indo-européen » (à partir duquel on a construit le<br />

« nostratique », puis le rhulenien) et de la « discipline » qui y a travaillé,<br />

la grammaire comparée. Or, cette grammaire comparée est l’un des<br />

« ancêtres » directs des linguistiques structuro-génératives. Comme l’a<br />

montré G. Jucquois (1986, 39-40) « le point de départ du comparatisme<br />

linguistique génétique n’est pas la constatation de similitudes entre des<br />

langues différentes […]. L’origine du comparatisme scientifique doit<br />

être cherchée dans l’hypothèse que ces ressemblances sont systématiques<br />

31 L’illusion d’optique (pré)historique étant probablement renforcée par la recherche<br />

inconsciente d’une origine unique : le fait que les plus anciens ossements humanoïdes<br />

aient été retrouvés en Afrique de l’est a abouti à une théorie de l’essaimage migratoire<br />

de l’humanité, alors que rien ne prouve qu’il n’y a pas eu d’humanoïdes ailleurs<br />

simultanément dont les restes n’ont pas été conservés ou retrouvés…<br />

21<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

et qu’elles sont donc dues à une cause […] l’origine commune de ces<br />

langues ». Les décalages entre ces langues s’expliqueraient par des<br />

décalages chronologiques (c’est la thèse fondamentale de Schleicher, qui<br />

affirme ainsi une linguistique historique). Cette systématicité recherchée,<br />

reconstruite par comparaison, aboutit à la constitution de la linguistique<br />

comme science (Bergounioux, 1994, 123). C’est là que Grim commence<br />

à parler de « lois phonétiques » à propos des langues, en s’inspirant des<br />

travaux de Rask.<br />

Quel était le modèle scientifique le plus en vogue fin XVIII ème -<br />

début XIX ème quand ce comparatisme nait ? Celui de Linné, l’inventeur<br />

des classifications arborescentes binaires (genre/espèce) en botanique et<br />

en zoologie, prétendues fondées sur des « traits objectifs »… Et « sans<br />

doute faut-il voir dans cette orientation [celle de Rask] l’empreinte du<br />

naturalisme de C. von Linné […]. Selon Hjemslev, Rask compte au<br />

nombre des précurseurs de la linguistique structurale » (Paveau et<br />

Sarfati, 2003, 13). Le fondement épistémologique et idéologique d’une<br />

classification arborescente est l’idée d’une origine unique, une<br />

monogénèse, puisque les branches se rejoignent progressivement pour<br />

remonter à un seul point de départ (l’arbre en question poussant vers le<br />

bas !). En outre, ce mode de classification est aussi celui qui a inventé et<br />

« classé » les « races » humaines, activité dont les ramifications<br />

idéologiques sont loin d’être absentes : le racialisme fonde la racisme,<br />

cette altérophobie dont les structurolinguistiques issues de cette pensée<br />

en arbre ne sont pas exemptes (comme L.-J. Calvet et D. de Robillard le<br />

montrent bien ici-même, l’un en citant Brixhe, l’autre en interrogeant<br />

avec acuité l’irresponsabilité de ceux qui diffusent inconsciemment de<br />

l’altérophobie via leurs travaux de linguistes et néanmoins « défilent le<br />

dimanche dans les manifestations anti-extrême-droite ») 32 .<br />

3.2. Effets d’une idéologie du monolinguisme<br />

Parallèlement et en continuité de cette idéologie monogénétique, le<br />

XIX ème siècle et le début du XX ème siècle sont ceux de la construction<br />

32 Il est vrai que les terrains sur lesquels a été théorisée l’hétérogénéité linguistique<br />

font l’objet d’une altérophobie : des ouvriers, des paysans, des noirs, des créoles, des<br />

immigrés, bref, des « métèques incultes incapables de parler une langue noble et<br />

harmonieuse », diraient probablement certains de nos grammairiens de salon<br />

bourgeois…<br />

22<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

des États-nations voulus homogènes, monolingues, un peu partout en<br />

Europe, et notamment en France et en Allemagne, en plein éveil des<br />

nationalismes et des théories raciales. C’est le moment où la linguistique<br />

nait. En France, le croisement de cette construction nationale dite<br />

« jacobine » (une nation = une langue), du purisme linguistique (une<br />

langue = une norme), de la « distinction » (au sens bourdieusien)<br />

cultivée par les classes aristocratiques et bourgeoises au pouvoir (une<br />

norme = une légitimité), développe une idéologie profondément diffusée<br />

par l’appareil idéologique d’État, une véritable croyance quasi religieuse<br />

en la normalité supposée et en la supériorité sacralisée de l’homogénéité<br />

linguistique centrée sur une certaine langue française (et corrélée à une<br />

identité française « de souche »). Que les premiers linguistes se soient<br />

concentrés sur une langue supposée homogène, abstraite de la diversité<br />

des usages « vulgaires », n’est sans doute pas indépendant de ce contexte<br />

(voir les analyses de D. de Robillard sur la construction du français icimême).<br />

D’autant que cela permettait de recycler, au lieu de le renverser,<br />

le principe - voire les règles et les exemples pris dans une langue écrite<br />

littéraire - des grammaires traditionnelles héritées des prestigieux<br />

ancêtres gréco-latins. L.-J. Calvet rappelle ici-même combien les<br />

structurolinguistiques des « grandes » années (1950-70) sont héritières<br />

d’une vision essentialiste des langues, empreinte de romantisme<br />

nationalitaire, de confusions langue/nationalité, inné/acquis (notion de<br />

« langue maternelle »), etc.<br />

Et ces grammaires - on me pardonnera ici aussi de faire court, la<br />

chose est bien documentée par ailleurs - ont véhiculé et répandu en<br />

profondeur en Occident à travers les siècles la confusion initiale entre<br />

discours et rationalité introduite par Platon, reprise par Aristote<br />

(Jucquois, 1989, 32 et suiv.), amplifiée dans sa rhétorique 33 , et étendue<br />

du discours à la langue par illusion d’universalité des catégories du grec<br />

(Benveniste, 1966, 65). Chez Platon, le terme logos désigne à la fois le<br />

« discours » et la « raison », et s’oppose à pathos, les émotions (et le<br />

corps). D’où, tout discours doit être rationnel, tout énoncé doit obéir à<br />

des règles logiques (ce qui fonde - entre autres motivations, cf. D. de<br />

Robillard ici-même - le rejet des sophistes, pour qui le discours peut user<br />

du pathos pour séduire et non pour convaincre). En Occident (chez les<br />

anciens Grecs) la philosophie logique a ainsi précédé l’invention de la<br />

33 Qui est à la base de la dissertation à la française qu’on enseigne encore dans tous les<br />

lycées et universités de France.<br />

23<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

grammaire et lui a imposé ses modèles et ses principes.<br />

3.3. Effets du paradigme logicien<br />

Enfin, l’ensemble des sciences occidentales, notamment les<br />

sciences « de la Nature » (dite aussi « dures » ou « exactes » 34 ) qui y<br />

servent de modèle, a été et reste dominé par un paradigme platonicien,<br />

aristotélicien et cartésien (D. de Robillard dit galiléo-cartésien icimême)<br />

dont les principes fondamentaux (Morin, 1990, 18 ; Morin, 1991,<br />

174 et suiv. ; Fortin, 2000, 4-5) sont le principe d’identité (ce qui existe<br />

ne peut pas en même temps ne pas exister), le principe de non<br />

contradiction (on ne peut pas être en même temps une chose et son<br />

contraire), le principe du tiers exclu (un même problème ne peut pas<br />

donner lieu à deux solutions contradictoires), le principe de rationalité (il<br />

n’y a de connaissance que rationnelle) et le principe de disjonction (entre<br />

la pensée scientifique et le monde social). La vision du monde que<br />

donne cette science doit donc être celle d’un monde totalement cohérent,<br />

réduit et découpé en unités minimales, selon une pensée binaire<br />

hyperspécialisée qui dévoilerait de l’extérieur et avec objectivité des<br />

causalités explicatives, qui établirait des lois universelles et qui<br />

permettrait ainsi des prédictions. C’est dans le cadre de ces principe :<br />

-qu’a été mise en place la méthode hypothético-déductive<br />

expérimentale (qui décontextualise et artificialise les observations pour<br />

neutraliser la complexité des variables et les maitriser à partir d’une<br />

hypothèse intellectuelle à valider ou réfuter),<br />

-que s’est développée la fascination pour les chiffres et les<br />

statistiques - quintessence de l’approche logico-mathématique - ainsi que<br />

la croyance en l’objectivité des « données » chiffrées et<br />

mathématiquement traitées,<br />

-et que s’est imposée l’illusion du chercheur positionné hors du<br />

monde social et isolé de ses influences (et réciproquement, cf. Latour,<br />

2001).<br />

34 Ces étiquettes sont malcommodes mais significatives : en face de ces sciences<br />

posées comme « inhumaines et asociales », les « sciences de l’Homme » peuvent<br />

paraitre et être effectivement « souples » et « approximatives », ce qui me semble tout à<br />

fait souhaitable (mais cette répartition épistémologique supposée est simpliste).<br />

24<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Dans ce cadre, une hiérarchie de valeur est instaurée entre la<br />

recherche dite « fondamentale » (la plus coupée du monde, réputée la<br />

plus scientifique) et la recherche « appliquée » (la plus liée au monde,<br />

réputée moins scientifique).<br />

Les structurolinguistes ont par conséquent cherché hors des<br />

pratiques sociales de la régularité, de la rationalité, de l’ordre, des<br />

« lois » selon lesquelles des formes seraient obligatoires et d’autres<br />

impossibles dans des langues pensées comme des « codes » cohérents<br />

logico-mathématiques (sur la distinction cohérence/cohésion, voir<br />

Robillard, 2001 et 2003, 213). Ils ont écarté comme « accidents<br />

ponctuels » ou ignoré totalement, nous y voilà, la complexité chaotique<br />

et au moins partiellement imprédictible des pratiques effectives, celle-là<br />

même qui retient avant tout l’attention des sociolinguistes, y compris<br />

pour ses fonctions sociales. Là encore, ce n’est pas une extrapolation de<br />

constater que « Chomsky s’est emparé sans grande précaution de ce<br />

qu’il a nommé ‘le problème de Platon’ 35 , pour proclamer que la<br />

grammaire universelle innée serait la solution » (Auroux, 1998b, 81) et<br />

que l’un de ses ouvrages s’intitule Cartesian Linguistics (1966). On a vu<br />

plus haut que certains de ces linguistes, tel Milner, ont considéré que<br />

cette façon de « faire de la science linguistique » est la seule façon de<br />

faire une « linguistique scientifique ». Et, du coup, les sociolinguistiques<br />

ont été renvoyées au domaine prétendu « moins scientifique » des<br />

sciences appliquées. Rien n’empêche pourtant de considérer, en<br />

inversant la caricature, que les sciences coupées du monde, de ses<br />

enjeux, sont des spéculations intellectuelles plus proches de la création<br />

littéraire que d’études d’autant plus scientifiques que fondées sur des<br />

observations empiriques. Dès lors, c’est une « linguistique de<br />

monolingues » que les structurolinguistes ont inventé, écartant outre les<br />

variations « internes » à chaque langue, les pratiques « plurilingues »<br />

pourtant largement majoritaires chez les humains et du coup la question<br />

même de la définition de ce que serait « une » langue.<br />

35 La difficulté d’une théorie où la raison prime sur la perception dans l’élaboration<br />

d’une connaissance du monde.<br />

25<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

3.4. Alternative épistémologique : un paradigme 36 interprétatif<br />

On voit que la question qui nous occupe touche à un débat<br />

d’épistémologie des sciences en général et d’épistémologie tout court.<br />

C’est le statut même, les méthodes, les fonctions des connaissances<br />

scientifiques, c’est la définition même de la connaissance, qui sont en<br />

jeu. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en sciences du langage que ce débat est<br />

d’actualité. Il est très vif en sciences économiques (Granier et Robert,<br />

2002 ; Alcaras et al., 2001), entre une approche dite « classique » ou<br />

« néo-classique » qui présuppose un acteur économique idéalement<br />

rationnel, informé, recherchant le profit maximum (ce qui autorise des<br />

modèles économico-mathématiques structuraux et abstraits 37 ), et une<br />

approche plus sociale ou humaine (dite « keynesienne », « des<br />

conventions » ou « de la culture »), qui cherche à prendre en compte la<br />

multiplicité des facteurs en jeu dans les comportements économiques<br />

effectifs sur le terrain. On le retrouve entre « géographes » et<br />

« géographes sociaux », en sciences juridiques entre « théorie du droit »<br />

(fondée sur les seuls textes et jugements) et analyse de « l’efficience des<br />

décisions de justice » (de leur application effective), etc.<br />

Car, à côté du « paradigme disjonctif » classique, reste possible<br />

l’adoption d’un autre paradigme dit « interprétatif », « compréhensif »<br />

ou « qualitatif » (Morin, 1977-2004 ; Taylor et Bogdan, 1984 ; Ricœur,<br />

1986 ; Mucchielli, 1996 ; Heller, 2002, 18 pour une sociolinguistique<br />

« interprétiviste » ; D. de Robillard ici-même sur la notion de<br />

« traduction »), notamment en « sciences de l’Homme » où il apparait<br />

d’emblée bien adapté (puisqu’à la différence des « sciences de la<br />

Nature », le sujet observateur y est, en tant qu’être humain et social,<br />

l’observé inévitablement impliqué et pourvoyeur de subjectivité, c’est-àdire<br />

de production de sens 38 ). Ce paradigme est lié à l’émergence du<br />

36 Nb : l’emploi du terme paradigme n’implique pas une adhésion à toutes les thèses<br />

de son grand promoteur, Khun, même si l’idée fondamentale reste bien ici, de proposer<br />

un nouveau « cadre de pensée scientifique » plus satisfaisant que le précédent parce<br />

que permettant un meilleur phasage entre théorie et expérience.<br />

37 « Fascinés par les sciences exactes, les fondateurs néoclassiques n’ont de cesse de<br />

construire un modèle capable d’expliquer l’économie à la méthode des sciences dures »<br />

(Granier et Robert, 2002, 15).<br />

38 Bien sûr, là encore, les choses ne sont pas si simples : l’Homme est également un<br />

élément naturel et la disjonction « nature/culture », vivement dénoncée par Morin, peut<br />

être dépassée.<br />

26<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

concept interdisciplinaire d’interaction, qui place la relation de<br />

communication pragmatique entre les acteurs sociaux au centre du<br />

fonctionnement social (et individuel, y compris sur le plan cognitif 39 ) et<br />

donc du dispositif de recherche sur les phénomènes sociaux.<br />

La distinction entre ces deux paradigmes, que Morin appelle<br />

respectivement « explicatif » et « compréhensif », peut être schématisée<br />

ainsi :<br />

Explication Compréhension<br />

abstraite<br />

logique<br />

saisies analytiques<br />

prédominance de la disjonction<br />

démonstrations<br />

objectivité<br />

désubjectivation<br />

concrète<br />

analogique<br />

saisies globales<br />

prédominance de la conjonction<br />

projections/identifications<br />

implication du sujet<br />

plein emploi de la subjectivité<br />

Ce qui caractérise principalement les sciences de l’Homme<br />

interprétatives, c’est l’objectif de proposer une signification de<br />

phénomènes individuels et sociaux observés sur le terrain, en prenant<br />

profondément en compte les significations qu’ils ont pour leurs acteurs<br />

eux-mêmes, et donc en vivant ces phénomènes aux côtés des acteurs,<br />

comme un acteur parmi d’autres mais selon des procédures méthodiques<br />

qui garantissent la significativité des situations observées et comparées.<br />

Or, globalement, c’est bien dans ce paradigme « compréhensif »<br />

que s’inscrit l’approche sociolinguistique, et ceci de plus en plus<br />

explicitement. C’est ce que j’ai proposé dans ma Linguistique de terrain<br />

(en optant résolument pour une méthode de « pensée complexe »<br />

empruntée à Morin et mise en œuvre en sciences du langage dans une<br />

approche que j’ai nommée « ethno-sociolinguistique » pour mettre<br />

l’accent sur ses aspects ethnographiques (Blanchet, 2000 et 2003). C’est<br />

ce qui a été confirmé par les échanges et les citations de nombreux<br />

sociolinguistes réunis dans Blanchet et Robillard, 2003, ainsi que dans<br />

tous les ouvrages de présentation synthétique des sociolinguistiques<br />

(Boyer, 1996 ; Calvet, 1993 ; Moreau, 1997 ; Heller, 2002). Le<br />

39 Voir Van Hooland, 2005 pour une confrontation interdisciplinaire sur cette<br />

question.<br />

27<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

développement croissant de la prise en compte des « représentations<br />

sociolinguistiques » (cf. infra), aujourd’hui considérée comme<br />

indispensable dans toute recherche sociolinguistique, même au niveau<br />

« macro », confirme cette inscription ferme dans un paradigme<br />

interprétatif.<br />

Bien sûr il y a eu et il y a des degrés dans l’adoption de ce<br />

paradigme au sein même des sociolinguistiques. Les approches<br />

macrosociolinguistiques, par définition plus quantitatives, de type<br />

variationnistes (laboviennes), ont été au départ élaborées sans<br />

changement de paradigme. Labov a clairement dit qu’au départ, il<br />

cherchait « seulement » à compléter les théories générativistes pour y<br />

ajouter des règles de correspondances avec les variations sociologiques<br />

des usages linguistiques. Son approche initiale reste plutôt positiviste et<br />

indirectement homogénéisée (ses sujets new-yorkais doivent être des<br />

native speakers). Mais il a contribué (cf. supra) à envisager rapidement<br />

une reconfiguration radicale du champ des recherches en linguistics.<br />

Hymes lui-même, dans l’élaboration de son concept sociolinguistique de<br />

« compétence à communiquer » (1984 pour la traduction française), est<br />

parti du concept générativiste de compétence. Ses travaux, ainsi que<br />

ceux de Gumperz, ont rapidement provoqué l’émergence d’une<br />

sociolinguistique interactionnelle, clairement située dans un paradigme<br />

interprétatif (Gumperz, 1989). A l’inverse, la structurolinguistique<br />

fonctionnelle de Martinet s’est très tôt distanciée du modèle des<br />

« sciences dures » (« Impressionnés par certains acquis de la physique<br />

contemporaine, où l'on est parti d'une hypothèse ultérieurement vérifiée<br />

par l'observation, beaucoup de linguistes ont pensé qu'il devait en aller<br />

de même dans leur science. Sans chercher peut-être suffisamment à<br />

savoir si chez eux les conditions étaient celles de la physique » Martinet,<br />

1989, 8), même si sa prise en compte du « sens » (Martinet, 1973, 18)<br />

est restée relativement limitée à un sens linguistique (et non aux<br />

significations sociales pour les acteurs), et si sa prise en compte de<br />

l’hétérogénéité complexe reste limitée (mais présente) 40 . Et il n’est pas<br />

sûr que les linguistiques interactionnelles (Mondada, 2001) relèvent<br />

40 Martinet lui-même considérait sa linguistique comme « structurale au bon sens du<br />

terme […] sociolinguistique de fait » (1990, 154) et H. Walter considère que ses<br />

travaux sur « la diversité phonologique dans la communauté » peuvent indifféremment<br />

« entrer dans le cadre de la sociolinguistique » ou être qualifiés de « linguistiques tout<br />

court » (Walter, 1982, 18).<br />

28<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

toutes et profondément d’un paradigme interprétatif : leur rapport au<br />

« corpus » peut rester marqué par un certain positivisme, comme l’est<br />

clairement celui des « linguistiques de corpus » qui considèrent souvent<br />

les corpus comme des morceaux de réalité décontextualisés et<br />

représentatifs (Blanchet, à paraître et D. de Robillard ici même sur la<br />

survalorisation de ces corpus en structurolinguistique et dans les<br />

programmes/financements récents de la politique linguistique française).<br />

Malgré ces différences de degré dans l’inscription des<br />

sociolinguistiques, entre macro et micro, entre variationnisme et<br />

interactionnisme dans ce paradigme et dans les réfutations qu’il<br />

implique, au delà des structurolinguistiques elles-mêmes, du type de<br />

connaissance scientifique qu’elles produisent, il n’en demeure pas moins<br />

que le positionnement des sociolinguistiques s’avère bel et bien de parler<br />

d’autre chose, non pas en simple complément, mais à la place des<br />

structurolinguistes, en tout cas désormais, pour répondre à d’autres<br />

enjeux dans d’autres contextes.<br />

Il m’arrive souvent d’utiliser avec mes étudiants une comparaison<br />

métaphorique : les structurolinguistiques « dissèquent » des langues<br />

comme d’autres dissèquent des poissons « pour voir de quoi c’est fait à<br />

l’intérieur ». Mais pour disséquer des poissons, d’une part il faut décider<br />

à l’avance de ce qu’est un poisson (et donc de ce qu’il n’est pas), et,<br />

d’autre part, il faut le sortir de son environnement, l’immobiliser, le tuer.<br />

Les sociolinguistes observent plutôt les comportements d’espèces<br />

vivantes animées (sans négliger coraux, éponges et autres<br />

ornithorynques chers à D. de Robillard) « pour comprendre comment<br />

elles vivent ensemble » dans l’eau ou ailleurs. Pour cela, il faut à<br />

l’inverse les laisser vivre dans leur environnement, s’y intégrer<br />

délicatement, si possible en étant soi-même un être vivant<br />

habituellement présent dans cet environnement, comme un éthologue<br />

plutôt que comme un biologiste. Le problème de la dissection, c’est que<br />

rien ne garantit que ce qu’on observe sur un poisson mort nous dit<br />

comment il vit sa vie et interagit avec son environnement. Le problème<br />

des structurolinguistiques, c’est que rien ne garantit que la dissection des<br />

langues nous dit des choses pertinentes sur les langues vivantes, c’est-àdire<br />

sur la vie linguistique des humains. D’autant que nombre de<br />

méthodologies structurolinguistiques ne prennent même pas le soin<br />

d’aller pêcher des poissons : elles préfèrent les réinventer dans un bureau<br />

à partir de l’imaginaire des chercheurs (je ne reviens pas sur le fait,<br />

29<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

démontré par Labov depuis longtemps, qu’entre ce qu’on dit et ce qu’on<br />

dit qu’on dit il y a un gros hiatus). La conviction des sociolinguistes,<br />

c’est qu’en observant la vie des poissons, on pourra comprendre<br />

également pourquoi ils sont faits comme ils sont faits ; c’est qu’en<br />

observant la vie des langues (en fait de leurs usagers), on pourra<br />

comprendre y compris pourquoi elles sont faites comme elles sont<br />

faites 41 . Cela revient à dire que les sociolinguistiques, et le paradigme<br />

interprétatif, ne renoncent pas à la modélisation, à l’argumentation, à<br />

l’analyse, à l’explication et à ce qui les rend possible : la description.<br />

Simplement - si je puis dire - elles les dépassent, les laissent à leur place<br />

secondaire et les englobent dans un projet global plus vaste, plus<br />

ambitieux et plus complet 42 .<br />

Sur la problématique méthodologique de l’alternative entre<br />

approche ethnographique et approche expérimentale, lors d’un échange<br />

avec un collègue éthologue de l’université Rennes 1, Alban Lemasson 43 ,<br />

voici ce qu’il m’a dit par courriel : « Tous les singes, qu'ils soient captifs<br />

ou sauvages, savent s'adapter à la présence d'un humain-observateur.<br />

C'est ce que l'on appelle la familiarisation qui est une première étape<br />

indispensable lorsque l'on veut effectuer des observations sur un groupe<br />

de singe particulier. Sur le terrain cela peut prendre plusieurs mois<br />

pendant lesquels on diminuera progressivement la distance entre<br />

l'observateur et le centre du groupe sans jamais chercher à interagir avec<br />

eux. Une fois familiers, les singes ne prêtent plus attention à la présence<br />

de l'observateur et on peut effectuer des observations pertinentes quant à<br />

la nature des relations sociales au sein du groupe. En captivité c'est<br />

beaucoup plus rapide car les singes sont déjà familiers avec l'homme qui<br />

les soignent ou les nourrissent. De plus, cela n'est pas le propre du singe<br />

mais de la plupart des animaux ». Même avec les animaux, il vaut mieux<br />

créer des relations de « proximité » qui permettent l’observation. C’est<br />

par la proximité que se crée la possibilité d’une connaissance<br />

scientifique, par la subjectivité intégrée et assumée qu’elle est construite.<br />

41 Il y a à cela des conséquences importantes sur le plan de la « transmission » des<br />

connaissances, par exemple en didactique des langues (cf. infra).<br />

42 On pourrait dire en plaisantant (?), ce qu’a fait L.-J. Calvet (1993, 124), que de ce<br />

point de vue la linguistique est un sous-domaine de la sociolinguistique, si cette façon<br />

de représenter les choses avait du sens.<br />

43 U.M.R. 6552 « Ethologie, Evolution, Ecologie », partenaire avec mon équipe<br />

(CREDILIF-ERELLIF EA3207) d’un GIS « Comportement, cerveau, société » qui<br />

travaille sur l’articulation de l’ontogenèse et de la sociogenèse des comportements.<br />

30<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

D’une manière plus large, d’ailleurs, il me semble que l’ensemble<br />

de la recherche scientifique et des institutions liées (d’enseignement<br />

supérieur, notamment), est aujourd’hui bien davantage organisé autour<br />

de cette grande fissure paradigmatique qu’autour des « disciplines »<br />

traditionnelles, ce qui favorise l’interdisciplinarité : il y a davantage de<br />

points communs entre un sociogéographe, un socioéconomiste, un<br />

sociologue « compréhensif », un sociopsychologue et un sociolinguiste,<br />

qu’il n’y en a au sein de la géographie, de l’économie, de la sociologie,<br />

de la psychologie et des sciences du langage (sur la notion de paradigme<br />

transdisciplinaire voir Blanchet 2005b). Et l’on sait que les tensions<br />

entre tenants de paradigmes différents sont fortes au sein même de ces<br />

disciplines et de leurs fonctionnements institutionnels (au CNU, dans les<br />

recrutements et les stratégies des équipes de recherche, évidemment).<br />

4. Pour une épistémologie de la complexité en sciences du<br />

langage<br />

Il me semble qu’au cours des années 1990, les sociolinguistiques<br />

en sont arrivées à un stade de développement qui a conduit les<br />

sociolinguistes, d’une part, à expliciter sans complexe leurs méthodes,<br />

et, d’autre part, en affirmer clairement leurs perspectives théoriques et<br />

épistémologiques (cf. la floraison des textes de Calvet, 1993 - un<br />

précurseur dès 1975 - ; Boyer, 1996 ; Moreau, 1997 ; Robillard, 1998 ;<br />

Calvet et Dumont, 1999 ; Calvet, 1999 ; Blanchet, 2000 ; Robillard 2000<br />

et 2001 ; Heller, 2002 ; Gadet, 2004 ; et la mise en place du Réseau<br />

Français de Sociolinguistique à partir du colloque de Tours en 2000 44 ,<br />

les journées de Rennes en 2003 publiées dans Blanchet et Robillard,<br />

2003, etc.) 45 . Un tel foisonnement m’apparait hautement significatif de<br />

l’affirmation des sociolinguistiques en France et dans le monde<br />

francophone, non seulement par la proportion de travaux désormais<br />

affichée mais surtout par le positionnement théorique dès lors<br />

44 Et les trois colloques qui s’en sont suivis : Grenoble 2001 (Billiez et Rispail, 2003),<br />

Lyon 2003 (Van den Avenne, 2005), Paris 2005 (actes à paraitre).<br />

45 Tabouret-Keller et Gadet, 2003 présentent au monde anglophone un panorama des<br />

sociolinguistiques françaises fondé sur des travaux reconnus mais qui remontent en fait<br />

à la période des années 1980 (travaux de P. Achard, R. Lafont, L. Dabène, R.<br />

Chaudenson…).<br />

31<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

perceptible et assumé des sociolinguistiques. En effet, une bonne partie<br />

de ces publications portent désormais sur les enjeux théoriques<br />

renouvelés qu’elles proposent ouvertement. Jusque là, même si ces<br />

ambitions théoriques étaient présentes (chez Marcellesi et Gardin dès<br />

1974 et chez Labov dès 1976), elles n’étaient mentionnées qu’à la marge<br />

(sauf peut-être chez Calvet, 1975), et renvoyées prudemment après un<br />

long travail de terrain et d’élaboration méthodologique (cf. Gumperz,<br />

1989, VI), en toute cohérence épistémologique. C’est l’un des facteurs<br />

qui a pu laisser croire que les sociolinguistiques (voire les linguistiques<br />

de terrain en général) n’élaboraient pas de théories (cf. supra). Les<br />

journées d’études de Rennes en 2003 avaient précisément pour objectif<br />

l’affirmation de cette réflexion théorique, dont rend bien compte, je<br />

crois, le volume original qui en est issu (contenant notamment la<br />

transcription des débats longs et vivants).<br />

L.-J. Calvet (1999 et 2004), D. de Robillard (1998, 2000, 2001,<br />

2003 et à paraître), et moi-même (Blanchet, 2000, 2003, 2005 et à<br />

paraître), avons proposé, d’abord chacun de notre côté, puis au moins en<br />

dialogue (Blanchet et Robillard, 2003) voire en collaboration plus étroite<br />

(ici-même), d’inscrire ce foisonnement dans un ensemble<br />

épistémologique et théorique organisé. Chacun, selon son propre<br />

parcours, part de ses références. Calvet, plus globalement<br />

« macrosociolinguiste », a conçu sa sociolinguistique gravitationnelle et<br />

analogique. Robillard, plus « créoliste », a conçu sa sociolinguistique<br />

chaotique. Moi-même (d’autres diront pourquoi !), j’ai proposé ma<br />

sociolinguistique de la complexité (convergeant en cela, au départ sans<br />

que nous le sachions ni les uns ni les autres, avec A. Bothorel-Witz 1998<br />

et J.-M. Eloy, 2003). Il est clair néanmoins, à nous entrelire, que nos<br />

trois propositions se rejoignent sur l’essentiel et que nos différences<br />

portent sur des questions de degré (de constructivisme, par exemple), de<br />

focale (tendanciellement plus « macro » ou plus « micro »), de<br />

formulations bien sûr. Ainsi, le principe d’homéostasie est à la fois<br />

exploité par L.-J. Calvet (Calvet, 1999, 100) et par moi-même ; la<br />

relation ordre/chaos, importante chez D. de Robillard (2001), traverse<br />

l’ensemble de la pensée complexe (c’est de là que part toute la réflexion<br />

d’E. Morin dès le premier tome de La méthode). Il y a notamment un<br />

accord fondamental entre nous sur le fait que les langues sont des<br />

abstractions construites à partir d’une certaine compréhension de<br />

certaines pratiques et de certaines représentations (y compris celles des<br />

linguistes), et non des « objets réels » qui s’imposeraient à nous comme<br />

32<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

des « données ». D’où l’importance accordée aux « représentations » (cf.<br />

infra).<br />

Mais il ne s’agit en aucun cas d’occulter d’autres propositions, de<br />

gommer les différences, d’unifier, d’imposer une théorie générale, d’où<br />

le choix ici tenu d’articuler trois textes et non d’en produire un seul.<br />

C’est par conséquent à partir de mon choix épistémologique de la<br />

« pensée complexe » (Morin, 1997-2004) que je poursuivrai la réflexion.<br />

4.1. Le concept d’« unité multiplexe sociolinguistique »<br />

L’un des points clés sur lesquels porte donc l’alternative<br />

sociolinguistique concerne l’identification même de ce que l’on étudie<br />

en sciences du langage : la, une ou des langues ? Le langage ? La ou les<br />

paroles ? Les pratiques linguistiques conçues comme hétérogènes,<br />

ouvertes et complexes (cf. supra) ? La « communauté sociale sous son<br />

aspect linguistique » (Calvet, 1993, 122) ? L’altérité sous son aspect<br />

langagier (Robillard, à paraître) ? Les sociolinguistes ont plutôt tendance<br />

à s’assigner l’étude de phénomènes globaux en privilégiant une entrée<br />

langagière ou plus précisément linguistique, d’où l’importance du point<br />

de vue (Calvet, 2004, 21 et ici-même), de la focale micro-macro<br />

(Robillard, 2003 ; Blanchet, 2003, 302), de la métaphore du doigt pointé<br />

(Calvet, 2004, 55), de l’interdisciplinarité dans la plupart de leurs textes.<br />

Le cadre de la pensée complexe m’a amené à proposer à cet égard<br />

le concept d’unité multiplexe sociolinguistique (UMSL). Cette<br />

proposition s’inscrit dans un processus de réflexion sur la notion de<br />

langue d’un point de vue sociolinguistique et non structurolinguistique,<br />

notamment à partir de l’observation de la pluralité linguistique dans les<br />

pratiques sociales (Blanchet, 1992 ; 2000 ; 2002b ; 2003 ; 2004).<br />

Ce n’est ici ni le lieu ni l’espace suffisant pour présenter en détail<br />

la « pensée complexe » (Morin, 1977-2004) et son investissement dans<br />

une « linguistique de la complexité » tel que je l’ai proposé (Blanchet,<br />

2000 ; Blanchet et Robillard, 2003 ; voir aussi Eloy, 2003). Si<br />

nécessaire, il faut préciser qu’en l’occurrence complexe ne signifie pas<br />

« compliqué » et ne s’oppose pas à simple, mais à « simpliste ». Les trois<br />

principes clés d’une méthode de pensée complexe sont en effet le<br />

dialogisme (intégration des paradoxes et antagonismes binaires dans un<br />

33<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

ensemble tiers : une situation de relations diglossiques entre deux<br />

langues est un ensemble la fois concurrentiel et complémentaire), la<br />

récursivité (rétro-pro-action en hélice puisqu’il s’agit de penser des<br />

systèmes ouverts et évolutifs et non une causalité linéaire : les pratiques<br />

linguistiques engendrent et permettent les systèmes linguistiques qui<br />

engendrent et permettent les pratiques linguistiques), l’hologrammie (le<br />

tout est dans la partie qui est dans le tout… : toute la société est dans la<br />

langue qui est dans toute la société qui…).<br />

Le « tout » - globalité provisoire et approximative émergeant 46<br />

d'une situation - est à la fois plus et moins que la somme des parties :<br />

ainsi une « langue » permet de produire beaucoup plus d’items<br />

linguistiques - des « mots » par exemple - que ceux qui sont<br />

effectivement produits et l’ensemble des pratiques dépasse largement les<br />

pratiques prédictibles et attestées d’une langue. Ce « tout » est<br />

modélisable comme une unité multiplexe, constituée de plusieurs pôles<br />

distincts et indissociables, porteuse de caractéristiques spécifiques, où<br />

œuvre en permanence la tension complexe unité/multiplicité, d’où son<br />

nom (E. Morin parle d’unitas multiplex et d’unités complexes).<br />

La conséquence majeure de ces principes est une pensée nondisjonctive<br />

en termes de processus, à l’opposé d’une pensée<br />

dichotomique (pensée du « tiers-exclus ») en termes de produits. La<br />

notion de tension dynamique y joue un rôle majeur : les paradoxes et<br />

antagonismes, les tensions entre les différents pôles constitutifs de toute<br />

unité multiplexe, sont envisagés en tant qu’énergie qui permet son<br />

fonctionnement (donc son existence même), et en général tous les<br />

fonctionnements sociaux, culturels, cognitifs, biologiques, etc. Il en va<br />

comme des pôles magnétiques positifs et négatifs qui produisent<br />

l’énergie électrique, la tension électrique, dans un circuit. Un relatif<br />

équilibre s’instaure et permet la dynamique (comme les forces<br />

contradictoires qui permettent à un cycliste de tenir en équilibre sur son<br />

vélo tant qu’il avance et réciproquement (le déséquilibre des forces<br />

provoque la chute et l’arrêt ou l’arrêt et la chute, et l’arrêt provoque le<br />

déséquilibre des forces donc la chute, etc.)). Cette dynamique de tout<br />

système dans son environnement tend à son maintien par ajustement et<br />

réorganisation permanente (principe d’homéostasie). Ce n’est pas un<br />

équilibre statique, mais un processus permanent, et c’est pourquoi<br />

46 Et donc possédant ses caractéristiques spécifiques.<br />

34<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

j’utilise le terme d’équilibre dynamique.<br />

La figure suivante 47 propose une modélisation selon le principe de<br />

l’émergence d’un système complexe. Elle peut se lire ainsi : « une<br />

variété linguistique est un système complexe émergent issu du processus<br />

d’interaction en hélice des trois pôles que constituent les pratiques<br />

sociales, les représentations sociales, les institutionnalisations sociopolitiques,<br />

qui se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces,<br />

les organisations sociétales et les interactions de ses acteurs et de sa<br />

propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ». Autrement dit,<br />

ce qui fait que ce que d’autres appellent « une langue » est une unité,<br />

fonctionnant comme telle, catégorisée et reconnue distinctement des<br />

autres (ou une variété d’une langue… etc. 48 ), c’est la dynamique<br />

d’individuation (= d’émergence) de cette unité à partir de la variation<br />

infinie du tissu continu et indistinct des parlers humains, dynamique<br />

créée par des pratiques communicationnelles et identitaires (les réseaux<br />

d’interactions et les pratiques ouvertes par cette langue, incluant ses<br />

aspects systémiques ou « codiques »), des représentations<br />

sociolinguistiques (l’idée que les acteurs sociaux se font de ces pratiques<br />

parmi les autres, la signification sociale qu’ils leur attribuent), et des<br />

institutionnalisations (la légitimation ou la légalisation de cette langue en<br />

tant que telle par des institutions sociopolitiques et leurs attributs<br />

métalinguistiques tels textes médiatiques, juridiques, enseignement,<br />

dictionnaires, grammaires…).<br />

Dans ce dernier pôle, la notion d’intervention glottopolitique<br />

(plutôt que de « politique linguistique »), due à J.-B. Marcellesi (cf.<br />

Marcellesi et al., 2003), permet d’inclure les actions glottopolitiques de<br />

tous les acteurs sociaux et pas uniquement d’institutions de pouvoir qui<br />

seraient éventuellement détachées du corps social : associations,<br />

enseignants, entreprises, tout individu engagé dans une affirmative<br />

action glottopolitique.<br />

On retrouve dans les temporalités, les espaces, les organisations<br />

sociétales et les interactions, les quatre principaux axes de<br />

fonctionnement (donc de variation) des pratiques linguistiques bien<br />

47 Une première présentation en a été faite dans Blanchet, 2005, 31.<br />

48 Pour la distinction entre variété (catégorie individuée) et variation, voir Blanchet,<br />

2000, 119 et suiv.<br />

35<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

connus des sociolinguistes : axe diachronique, axe diatopique, axe<br />

diastratique, axe diaphasique. J’ai pensé pertinent, notamment suite à des<br />

travaux menés avec des géographes sociaux sur les espaces urbains, de<br />

distinguer sans les dissocier les temporalités des acteurs et celles des<br />

émergences sociolinguistiques, car il y a souvent des décalages<br />

importants entre les temps longs des processus sociaux (les changements<br />

linguistiques s’observent par exemple sur des siècles) et leurs temps plus<br />

brefs tels que vécus et perçus par leurs acteurs dans les interactions<br />

sociales ; c’est une différence de focale (ainsi les locuteurs identifient<br />

surtout les langues à travers leurs usages quotidiens et beaucoup moins à<br />

travers leurs continuités historiques : plus personne n’a conscience - sauf<br />

de rares experts - de « parler latin » en « parlant français »).<br />

On remarquera peut-être dans le pôle représentations un usage des<br />

termes épilinguistique et métalinguistique quelque peu original par<br />

rapport aux pratiques majoritaires actuelles. Je m’en explique infra au<br />

point 4.3.<br />

Enfin, et sans entrer plus en détail dans ce schéma, un croquis<br />

maladroit tente d’y montrer que les interactions en hélice des trois pôles<br />

définitoires produisent un mouvement, une évolution, et non une boucle<br />

statique refermée sur elle-même.<br />

36<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

37<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Comme on le voit, il ne s’agit donc pas de considérer que « les<br />

langues n’existent pas », ce qui renvoie au problème ontologique, et plus<br />

largement épistémologique, du statut des phénomènes (plutôt que des<br />

« objets ») sur lesquels portent les connaissances élaborées, et sur le<br />

statut de ces connaissances elles-mêmes. Car, même si simultanément on<br />

observe largement que ce que « parlent, comprennent et perçoivent » les<br />

humains relève avant tout de bricolages situés qui échappent aux langues<br />

ordonnées et clairement identifiées des structurolinguistes, il n’en<br />

demeure pas moins que ces mêmes humains découpent, bornent,<br />

catégorisent de façon souple et fonctionnelle le continuum<br />

sociolinguistique et plus largement langagier pour créer des routines<br />

collectives, des espaces interactionnels, des marqueurs sociaux, des<br />

significations symboliques, des identités-altérités, voire des outils<br />

métalinguistiques (mais avec des critères sociolinguistiques, cf. Blanchet<br />

2004). L.-J. Calvet et D. de Robillard pointent ici même avec raison le<br />

décalage entre les langues abstraites ordonnées que construisent les<br />

structurolinguistiques et les langues concrètes désordonnées que<br />

construisent et vivent les acteurs sociaux. Il s’agit donc d’essayer de<br />

comprendre la complexité du fonctionnement de ces phénomènes<br />

linguistiques (qui ne correspondent pas nécessairement à des « langues »<br />

telles que les définissent et les identifient les structurolinguistes) que<br />

construisent et qu’utilisent les humains pour produire des significations<br />

de tous ordres (étant entendu qu’ils ont également et simultanément<br />

d’autres langages à leur disposition). Cette modélisation s’appuie sur une<br />

conception éminemment sociolinguistique : les trois pôles en jeu sont<br />

avant tout présentés comme des phénomènes sociaux (pratiques,<br />

représentations, institutionnalisations). Ce qui ne signifie pas que<br />

d’autres aspects sont présents. Ainsi, les aspects cognitifs, chers aux<br />

générativistes, sont présents : les pratiques linguistiques sont<br />

évidemment sous-tendues et partiellement rendues possibles par des<br />

fonctionnements cognitifs qu’elles contribuent partiellement à produire ;<br />

les représentations sociales sont aussi des processus cognitifs y compris<br />

individuels. Les aspects technolinguistiques (pour emprunter ce terme à<br />

D. de Robillard), de type « internes », sont eux aussi présents : il y a de<br />

ce que l’on appelle du phonème et du morphème dans les pratiques, dans<br />

les marqueurs élaborés par les représentations, dans les actions<br />

glottopolitiques. Le schéma dit bien : « NB : chaque pôle inclut d’autres<br />

hélices, d’autres systèmes ». Mais il ne m’apparait pas que ces autres<br />

systèmes jouent un rôle important dans l’émergence des unités<br />

38<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

multiplexes sociolinguistiques : au mieux les acteurs glottopolitiques y<br />

trouvent et adoptent des emblèmes ponctuels dotés de fonctions sociales.<br />

Enfin, ces UMSL constituent à leur tour, non des entités clairement<br />

définies et closes, bien sûr, mais des langues tendancielles (pour<br />

reprendre le terme de L.-J. Calvet), des pôles autour desquels et entre<br />

lesquels les acteurs sociaux (même au niveau individuel) bricolent « de<br />

la langue » (c’est-à-dire du « matériau linguistique ») le long de<br />

continuum croisés.<br />

4.2. Désordre chaotique ou ordre fonctionnel chaoïde ?<br />

Si les phénomènes linguistiques sont des émergences faites de<br />

pratiques sociales, de représentations mentales et d’institutionnalisations<br />

glottopolitiques (l’ordre de citation n’ayant pas d’importance) bien<br />

davantage que des codes logico-mathématiques déterminés par des<br />

schèmes cognitifs biogénétiques, l’hétérogénéité des situations met alors<br />

en relief davantage de « désordre » aléatoire que d’« ordre » prédictible.<br />

C’est effectivement ce que nous observons sur nos terrains et c’est<br />

justement ce qui motive notre recherche d’une linguistique plus adaptée<br />

pour en rendre compte. Or, cela pose plusieurs problèmes radicaux :<br />

comment des phénomènes linguistiques aussi aléatoires peuvent-ils<br />

néanmoins fonctionner ? Comment concevoir le « désordre » ou le<br />

« chaos » autrement que de façon négative ? Pour y répondre, D. de<br />

Robillard a notamment transposé, de façon tout à fait pertinente, les<br />

« théories du chaos » en sciences du langage (1998, 2000, 2001, ici<br />

même). L.-J. Calvet, notamment ici même, parle d’une « linguistique<br />

maniaque de l’ordre » et développe une réponse en termes de tendances<br />

et non de lois que j’ai également proposée en termes proches : « Cela<br />

n'inclut, en revanche, qu'une prédictibilité partielle (au contraire de la<br />

science de laboratoire qui cherche à reproduire expérimentalement les<br />

mêmes effets à partir de mêmes causes artificiellement isolées. Car la<br />

complexité des paramètres vivants (dont ceux relevant de l'autonomie<br />

des acteurs) entraine des comportements non mécaniques et non<br />

systématiques, même si des tendances régulières sont observables »<br />

(Blanchet, 2000, 71). Cette prédictibilité partielle serait d’ailleurs mieux<br />

dénommée en termes de probabilité/improbabilité, car la notion même<br />

de prédiction fait radicalement difficulté (et évidemment celles,<br />

inacceptables pour nous, de légalité/illégalité en linguistique générative,<br />

comme celles de grammaticalité/agrammaticalité/impossibilité en<br />

39<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

structurolinguistique en général). C’est à cette notion de probabilité par<br />

logique inductive qu’a fini par arriver Carnap (1971) lorsqu’il s’est<br />

convaincu de l’impossibilité de caractériser les énoncés scientifiques en<br />

tant que langages logiques formels.<br />

Il n’est pas utile, en tous cas, que je revienne sur ces<br />

développements pour une « alterlinguistique du désordre et de la<br />

complexité » auxquels je souscris pour l’essentiel. En revanche,<br />

probablement est-ce dû à mes options fonctionnalistes et à mon propre<br />

parcours en sciences humaines, je pense qu’on peut remettre en question<br />

l’idée même de désordre, au plan ontologique et épistémologique, ainsi<br />

que l’a déjà fait Bergson (1934). Le désordre tel qu’on le conçoit<br />

généralement est l’absence d’un ordre logico-mathématique (Bergson<br />

disait « géométrique », Calvet dirait « digital » ?), ordre notamment<br />

exprimé en termes de causalité, de lois, de linéarité. Mais cette<br />

organisation non logico-mathématique n’en est pas pour autant une<br />

désorganisation : elle relève plutôt d’un autre type d’ordre, qui peut<br />

éventuellement nous échapper parce que nous y sommes insensibles,<br />

aveugles, hermétiques, parce que nous n’y trouvons pas de sens. Le<br />

désordre apparent est un ordre incompris. Cet ordre, qui selon Bergson<br />

relève du « vital », est un ordre fonctionnel, non logico-mathématique<br />

mais pragmatiquement efficace. On peut ainsi organiser sa bibliothèque<br />

selon un ordre logico-mathématique (par exemple dans un ordre<br />

onomachronologique) ou selon un ordre fonctionnel (les ouvrages les<br />

plus fréquemment consultés à portée de main, associés par analogie<br />

d’usage, et les autres de plus en plus difficiles à atteindre). Il est frappant<br />

de constater qu’un esprit à dominante logico-mathématique verra du<br />

« désordre » dans une bibliothèque à rangement fonctionnel, alors qu’un<br />

esprit à dominante « fonctionnelle » verra quand même un ordre (certes<br />

peu commode et presque pathologique !) dans une bibliothèque à<br />

rangement logique. Je ne crois pas que cela soit dû à la supériorité de<br />

l’ordre logique (qui serait reconnu par tous) sur l’ordre vital, mais plutôt<br />

au réductionnisme que provoque l’exclusivité logico-mathématique. Je<br />

crois que c’est le même phénomène qui se produit en<br />

structurolinguistique : formés à rechercher de l’ordre logicomathématique,<br />

les chercheurs ne voient pas, ou ne voient que comme du<br />

désordre marginal, les ordres fonctionnels que les acteurs sociaux<br />

mettent en place dans leur procédures vitales, y compris pour opacifier et<br />

40<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

identitariser les espaces discursifs 49 . D’où, entre autres raisons (cf.<br />

supra), la réduction à un locuteur monolingue idéal etc., etc. 50<br />

Du coup, et même si l’on peut aussi comprendre le désordre<br />

comme suscitant de l’ordre et réciproquement (c’est la théorie de l’ordre<br />

aléatoirement provoqué dans le test des cubes de Von Foester, cf. Morin,<br />

1977, 52), on peut faire l’économie théorique de la notion même de<br />

désordre (sauf de façon résiduelle). Les phénomènes sociolinguistiques<br />

seraient alors mieux qualifiés de chaoïdes (qui ressemblent à du chaos)<br />

que de chaotiques (puisque le terme chaos véhicule des connotations<br />

négatives dans notre culture occidentale platonisée et cartésianisée).<br />

D’autant que la signification que les acteurs sociaux attribuent malgré<br />

cela à ce qui peut leur apparaitre à eux-mêmes désordonné, restitue une<br />

fonctionnalité, une place, une capacité d’organisation, à ce « désordre ».<br />

Cela ne signifie pas que les sociolinguistes pourraient dès lors revenir à<br />

l’ambition déraisonnable de tout comprendre, de tout expliquer, voire de<br />

tout prédire, car la multiplicité imprévisible des effets des multiples<br />

paramètres dont ceux que pilote la libre volonté des acteurs sociaux<br />

interdit bien sûr une telle omniscience (et tant mieux !).<br />

Mais là encore, c’est bien à un paradigme adapté qu’il faut faire<br />

appel : le paradigme logico-mathématique est impuissant à expliquer, et<br />

plus encore à comprendre, les organisations fonctionnelles des unités<br />

multiplexes.<br />

4.3. Les représentations entre constructivisme, discours et<br />

comportement : une alternative aux sciences positives et quantitatives<br />

Un des points-clés lié aux choix ontologiques des<br />

sociolinguistiques est l’importance accordée non pas à « de quoi sont<br />

faites les langues » mais à « ce que les gens font des phénomènes<br />

linguistiques », c’est-à-dire à la façon dont ils les perçoivent, leur<br />

donnent des significations, les intriquent dans l’ensemble des processus<br />

49 Plus un « code » apparait aléatoire, plus il est opaque et sécurisant. Cf. les codes<br />

secrets (notamment ceux à tableaux numériques fluctuants) que l’on multiplie sur<br />

internet…<br />

50 Le même phénomène est observable, en pire, chez les grammairiens prescriptifs, qui<br />

ne voient de normes que dans les normes prescriptives et ne les y voient pas dans les<br />

normes constitutives.<br />

41<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

sociaux, les y construisent et les utilisent. Autrement dit, aux<br />

« représentations » des acteurs sociolinguistiques. En quelques<br />

décennies, cette question a occupé une place croissante dans les travaux<br />

sociolinguistiques, au point qu’on n’imaginerait plus aujourd’hui, dans<br />

ces travaux, de réaliser une étude sur « des pratiques » sans y corréler<br />

une étude « des représentations ». Ces travaux ont accumulé des études<br />

de cas et des analyses en nombre impressionnant qui conduisent à<br />

conclure que les représentations que les locuteurs ont des phénomènes<br />

linguistiques sont constitutives de ces phénomènes et contribuent<br />

grandement à leurs dynamiques. Au point que ce qui nous semble<br />

primordial pour comprendre une situation, des processus, des<br />

interactions, ce sont les catégorisations, dénominations, définitions,<br />

évaluations, interprétations collectives et individuelles de ces<br />

phénomènes par les acteurs (bref, des « représentations sociales », des<br />

« perceptions subjectives ») et non ce que les structurolinguistiques nous<br />

disent de ce que seraient « objectivement » ces langues et ces usages (si<br />

nous les croyions). Un exemple bien connu est évidemment celui de<br />

l’individuation des « langues » ou plus largement des « variétés »,<br />

individuation qui n’a souvent pas grand chose à voir avec les<br />

classifications que les typologies structurolinguistiques nous proposent<br />

(voir par exemple les cas d’indétermination donnés par L.-J. Calvet et D.<br />

de Robillard ici même ou dans Blanchet, 2004). Et cela a des<br />

conséquences très concrètes en termes d’élaboration et<br />

d’« implémentation » (donc de réussite) de politiques linguistiques ou de<br />

stratégies en didactique des langues (j’y reviendrai plus loin). Or ce dans<br />

quoi les gens vivent, ce avec quoi ils agissent, ce sont bien les<br />

phénomènes linguistiques tels qu’ils les pensent, et non tels que des<br />

structurolinguistes les pensent autrement, tout comme nous vivons dans<br />

une flore différemment vécue que par des botanistes. C’est bien pour<br />

cela qu’on étudie des « ethnobotaniques », des « ethnomédecines », des<br />

« ethnopsychiatries », tout comme des ethnolinguistes étudient des<br />

« ethnolangues ». Si nous voulons comprendre la vie sociolinguistique<br />

des humains, il faut bien la voir dans leur environnement, avec leurs<br />

yeux, et non dans un environnement différent « révélé/imposé » par le<br />

chercheur, soit - pire - hors de tout environnement, c’est-à-dire dans<br />

l’environnement artificiel d’un laboratoire. Comment comprendre par<br />

exemple que des lycéens algériens, interrogés dans une vaste enquête<br />

que j’ai dirigée avec Safia Asselah-Rahal 51 , soient (auto-)déclarés<br />

51<br />

Rapport à paraitre, résumé sur http://www.uhb.fr/alc/erellif/credilif/<br />

42<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

moindre pratiquants du français que les lycéennes, alors que les mêmes<br />

adolescent(e)s déclarent que chez eux le français est davantage parlé<br />

avec les pères qu’avec les mères ? La montée d’hormones mâles<br />

auraient-elles des effets d’abord négatifs puis positifs sur l’emploi de la<br />

palatalisation des voyelles arrondies ou sur des pluriels non brisés ?<br />

L’image qu’a le français - réputé langue « féminine » - joue un rôle plus<br />

probable auprès de jeunes soucieux de s’afficher virils, tout comme les<br />

niveaux de formation et d’emploi plus élevés des hommes adultes sont<br />

associés à une pratique valorisante du français réputé langue « de la<br />

promotion sociale et de la modernité » (et vice-versa)…<br />

Cette attention focalisée sur les « représentations » (pour prendre<br />

le terme désormais le plus fréquent) a soulevé et soulève, même au sein<br />

des sociolinguistiques, des débats. Premièrement parce que les<br />

représentations « ordinaires » sont censées n’être que des « croyances »<br />

vulgaires, des stéréotypes d’ignorants, des affects irrationnels, une<br />

subjectivité indigne d’être relayée dans des « connaissances »<br />

scientifiques. Deuxièmement parce que ce concept est réputé « mal<br />

défini », d’autant qu’il est généralement présenté comme emprunté à la<br />

psychologie sociale et donc transféré de façon peu orthodoxe, voire<br />

maladroite, par des non-spécialistes (comme si une recontextualisation<br />

pouvait s’effectuer sans adaptation ! 52 ). Troisièmement parce que même<br />

lorsque l’on admet l’existence et l’efficience de ces représentations<br />

sociales, on doute de la possibilité de les « atteindre » vraiment<br />

puisqu’on ne peut se fonder qu’indirectement sur les « attitudes » (c’està-dire<br />

les évaluations), voire les comportements, tous peu fiables,<br />

déclarés par les acteurs sociaux. Face à ces interrogations, nombre de<br />

sociolinguistes se sont efforcés de proposer des réponses solides. En<br />

montrant que les représentations sont aussi des formes de connaissances<br />

socialement élaborées, partagées et efficaces. En définissant avec<br />

précision ce concept, souvent en retournant chercher aux sources<br />

psychosociales chez Durkheim et surtout Moscovici ou Jodelet (1989, la<br />

plus citée)… En distinguant de façons diverses discours épilinguistiques,<br />

discours métalinguistiques, attitudes, représentations stables et labiles, et<br />

en mettant en œuvre des appareillages méthodologiques et analytiques<br />

SyntheseRapportCMEPMDU540.pdf<br />

52 Là encore on est dans un purisme altérophobe, « mixofuge » comme dit D. de<br />

Robillard, purisme qui confond acclimatement et réelle acclimatation (pour reprendre<br />

la terminologie écologique de L.-J. Calvet).<br />

43<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

très élaborés afin de vérifier la validité du déclaratif et du<br />

comportemental (test à locuteur masqué, etc.). J’y ai moi-même travaillé<br />

et pourtant je pense que cela ne suffit pas, même si c’est utile (et en<br />

général réussi) à la fois au plan méthodologique et au plan théorique.<br />

Car c’est en inscrivant de façon plus radicale le concept de<br />

représentation dans une épistémologie constructiviste qu’on lui donnera<br />

toute sa portée, toute sa pertinence, tout son pouvoir interprétatif.<br />

De fait, en ce qui me concerne, j’en suis arrivé à attribuer une<br />

importance première aux « représentations », non pas par la psychologie<br />

sociale, mais par la psychologie du développement, la psychologie<br />

cognitive, qui m’a rapidement conduit aux épistémologies<br />

constructivistes. Travaillant en didactique et à la formation<br />

d’enseignants, j’ai d’abord rencontré la notion de représentations<br />

mentales (Giordan, 1994 et 1998) : l’idée que tout humain a toujours une<br />

forme de connaissance de tout ce avec quoi il interagit, qu’il n’a jamais<br />

un esprit vierge parce qu’il se construit toujours une représentation<br />

mentale de tout ce qu’il rencontre. Et donc qu’apprendre, ce n’est pas<br />

« écrire sur une page blanche » ou « combler un vide », c’est transformer<br />

une représentation en une autre, un savoir en un savoir différent, plus<br />

efficace, plus satisfaisant, voire plus élaboré. De là, en passant d’abord<br />

par Meirieu (1997) et Vygostky (1985), j’en suis venu à Piaget (1988),<br />

puis à Watzlawick (1988) et l’école de Palo-Alto (Watzlawick et al.,<br />

1972 ; cf. Blanchet 1995). C’est-à-dire à une théorie de la connaissance :<br />

une épistémologie. Si je rappelle brièvement ce parcours personnel, c’est<br />

parce que, outre une cohérence avec la démarche d’historicité réflexive<br />

qu’élabore D. de Robillard (ici-même) et à laquelle je souscris<br />

pleinement, il me semble significatif et permettra peut-être de lever des<br />

malentendus. Pour moi, les représentations, mentales, individuellement<br />

construites et aussi socialement diffusées/partagées/inculquées, sont tout<br />

bonnement la principale modalité sociocognitive de connaissance chez<br />

l’humain (voire celle qui est à la base de toutes les autres). Les<br />

représentations sont les connaissances. Dans une épistémologie<br />

constructiviste (Le Moigne, 1995), on considère que l’Homme n’a accès<br />

au « réel » qu’à travers le traitement perceptif-cognitif qu’il en a en<br />

interagissant et en fonction de ses besoins d’action (c’est le principe de<br />

phénoménologie téléologique). Et donc qu’il n’y a pas de « réel »<br />

distinct des « représentations » parce que la réalité dans laquelle nous<br />

vivons, c’est celle que notre cerveau construit en catégorisant,<br />

organisant, interprétant, ce qu’il perçoit, ce sur quoi et où nous agissons<br />

44<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

et ce dont nous parlons avec les autres et réciproquement (que cela soit<br />

« tangible » et/ou « symbolique » 53 ). Or, si l’on examine les définitions<br />

théorisées de ce concept de représentation sociale que nous propose les<br />

sociopsychologues, on constate qu’elles convergent toutes vers ce<br />

constructivisme fondamental : de Moscovici (« des sciences collectives<br />

destinées à l’interprétation et au façonnement du réel », 1961, 48-49), à<br />

Jodelet (« il s’agit d’une forme de connaissance, socialement élaborée et<br />

partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une<br />

réalité commune à un ensemble social », 1989, 53), à Bonardi et<br />

Roussiau (« une organisation d’idées […] permettant de maîtriser<br />

l’environnement et de se l’approprier », 2001, 18-19). Tous y ajoutent le<br />

principe interprétatif d’attribution de signification. Lors d’un séminaire<br />

de notre équipe, à Rennes, auquel j’avais invité N. Roussiau, celui-ci,<br />

après nous avoir présenté l’état de la réflexion sur ce concept dans sa<br />

discipline et écouté la façon dont nous opérons avec le concept de<br />

représentations sociolinguistiques, en avait conclu, en substance, que<br />

nous en avions une définition et un usage beaucoup plus radicalement<br />

anthropologiques et originels que ceux vers quoi tendaient les travaux<br />

actuels en psychologie sociale, plus centrés sur le traitement cognitif des<br />

représentations que sur leurs fonctions largement admises.<br />

Cette épistémologie pose bien sûr des problèmes aux fondements<br />

classiques des sciences positivistes, qui postulent l’existence d’un réel,<br />

de ses « objets », et donc la possibilité d’une analyse « objective » de la<br />

« réalité » (garant d’une scientificité qui s’opposerait ainsi aux<br />

« illusions » de l’empirisme radical, des connaissances ordinaires et des<br />

croyances). Ainsi, en 2005, la DATAR a demandé aux neuf universités<br />

du Réseau des Universités de l’Ouest Atlantique (RUOA) d’organiser<br />

une université d’été sur le thème du « littoral ». J’ai représenté Rennes 2<br />

dans le comité scientifique et d’organisation, qui réunissait des<br />

spécialistes de sciences très diverses, notamment « « dures » » (doubles<br />

guillemets volontaires). Quand il a fallu trouver un intitulé englobant à<br />

cette université (qui en fait a été « de printemps », à Saint Nazaire en<br />

2006), j’ai proposé d’utiliser le concept de représentation. Aussitôt a<br />

53 Je passe outre l’objection basique selon laquelle « mais quand même une montagne,<br />

c’est bien réel, et si tu tombes dans le vide tu vas t’éclater la tête ! » : les notions de<br />

montagne, vide, tomber, éclater, tête, tu, hypothèse, etc. sont des catégories<br />

interprétatives construites (ainsi les jeunes enfants ne les « constatent » pas, on les leur<br />

apprend).<br />

45<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

déboulé la proposition « Le Littoral, représentations et réalité » (on<br />

notera l’opposition pluriel/singulier). J’ai alors rappelé à nos collègues<br />

que l’Homme n’a accès à la « réalité » qu’à travers le filtre de ses sens,<br />

la médiation de son cerveau, les images qui s’y forment et les ressentis<br />

qu’il en a. Donc que ses représentations sont la seule « véritable » réalité<br />

que l’homme perçoive et dont il puisse parler, y compris sur un plan<br />

scientifique. L’argument a d’ailleurs porté et le titre retenu a été<br />

« représentations du littoral » (ouf !). Mais un tel accord pour ainsi dire<br />

unanime n’est pas si fréquent. Et là aussi, il y a un point de divergence<br />

entre des structurolinguistiques positivistes (qui non seulement postulent<br />

l’existence d’objets linguistiques réels mais, au besoin, réifient leurs<br />

concepts pour faire exister de façon trompeuse les « objets » qu’elles<br />

construisent, telles les langues) et des sociolinguistiques constructivistes.<br />

Et cela va encore plus loin, puisque, dès lors, c’est le statut même des<br />

connaissances « scientifiques » qui varie. Dans une perspective<br />

constructiviste, les connaissances scientifiques sont des représentations<br />

mentales/sociales parmi les autres, parmi les connaissances « usuelles »,<br />

dont elles se différencient partiellement par les modalités de construction<br />

et d’exposition, et non de façon radicale (Moscovici cité supra présente<br />

les représentations sociales comme « des théories, des sciences<br />

collectives » et tous leur attribuent une fonction interprétative). D’où<br />

l’importance redoublée des représentations et de la réflexivité du<br />

chercheur, de l’historicisation de sa démarche sociocognitive, à la fois<br />

participante, interprétative et interventionniste (phénoménologique,<br />

qualitative et téléologique…). La formulation de D. de Robillard, selon<br />

laquelle une recherche traduit des interprétations (celles des témoins)<br />

sous la forme d’une autre interprétation (celle du chercheur) me semble<br />

à cet égard tout à fait adaptée. Une connaissance scientifique, a fortiori<br />

qualitative et interprétative et y compris sans le savoir si elle est<br />

quantitative et positiviste, propose selon des modalités qui lui octroient<br />

une certaine significativité, une lisibilité des phénomènes sociaux (ou<br />

autres), lisibilité qu’une expérience empirique quotidienne trop limitée et<br />

non conscientisée ne permet pas de construire aussi efficacement.<br />

L’une des conséquences importante de la prise de conscience de<br />

cette construction réside dans le refus de la confusion entre les<br />

instruments de connaissance et le « réel », laquelle produit une<br />

assimilation entre ces instruments et les connaissances elles-mêmes. Un<br />

exemple frappant me semble être celui des mathématiques. Les<br />

mathématiques, et leurs « unités minimales » que sont les chiffres et les<br />

46<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

opérations algébriques, sont une construction largement interne et<br />

spéculative de l’esprit humain, issues notamment de sa rationalité<br />

(logico-mathématique). Elles constituent un instrument de<br />

connaissance : elles permettent de mesurer, de quantifier, de comparer,<br />

d’analyser, de catégoriser, de réaliser diverses opérations actualisant des<br />

capacités (dites « logiques ») de l’esprit humain. La confusion entre les<br />

instruments de connaissance et le « réel » dont je veux parler consiste à<br />

croire que les mathématiques sont une caractéristique objective du<br />

« réel », émanant du « réel » lui-même. Alors qu’elles sont seulement<br />

(mais ce n’est déjà pas mal !) un instrument humain de traitement du<br />

« réel ». Rien n’est en soi « mathématique » ou « géométrique », ou tout<br />

simplement « compté » dans l’univers (y compris et surtout le temps et<br />

l’espace). C’est l’être humain (ou plutôt une partie des humains) qui se<br />

représente l’univers à travers un traitement mathématique de ce qu’il en<br />

perçoit. Ni les mètres, ni les degrés, ni les minutes, ni les lignes droites<br />

ou courbes ne sont « déjà là » en eux-mêmes et pour eux-mêmes dans<br />

l’univers. En revanche, l’humain se représente l’univers et donc le<br />

construit mentalement, éventuellement en termes mathématiques,<br />

géométriques, en unités de mesure, en calculs et en quantifications. La<br />

connaissance est produite par les instruments de connaissance, elle en<br />

prend les formes, les termes, les modalités, les finalités, la mise en<br />

mots… Et elle les construit en même temps, dans une « hélice<br />

complexe ». Les mathématiques n’ont pas « leur logique propre », elles<br />

n’ont que celle de leurs inventeurs, des humains.<br />

Pour certains lecteurs, j’enfonce probablement là des portes<br />

ouvertes. Il m’est néanmoins souvent arrivé de surprendre (et le mot est<br />

faible) mes interlocuteurs en leur proposant cette vision des choses.<br />

D’abord à propos des chiffres et des mathématiques elles-mêmes. Je me<br />

souviens du regard interloqué d’un collègue sociologue avec qui je<br />

montais à la cafétéria de Rennes 2 (bâtiment présidence, 7 e étage) à qui<br />

je venais de dire que le fait de compter « sept étages » est une<br />

convention interprétative parce qu’il n’y a pas en soi « sept » étages et<br />

que les mathématiques sont une science éminemment humaine et sociale<br />

puisqu’elles sont une totale invention des humains 54 . Cela semblera<br />

peut-être un peu moins évident si l’on transpose, par exemple à une<br />

connaissance usuelle. On dit à un petit enfant : « ça, c’est un moineau ;<br />

54 Que l’on se rassure : je ne lui ai pas sorti ça d’un seul coup, nous avions déjà une<br />

conversation sur ces problèmes.<br />

47<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

c’est un oiseau ». Ce faisant, on ne lui révèle pas le réel, on lui en<br />

inculque une représentation socialement partagée par certains locuteurs<br />

du français. Un moineau n’est pas un moineau, ni un oiseau par nature.<br />

C’est nous qui, en utilisant l’instrument de catégorisation que constitue<br />

une langue, attribuons à ce que nous en percevons une dénomination et<br />

une classification par culture. Souvent, dire cela à un interlocuteur X<br />

sans l’y avoir préparé le déroute profondément. Surtout s’il se pense<br />

tendanciellement monolingue et qu’il prend sa version linguistique du<br />

monde pour une réalité universelle. Mettons que ce soit moins étonnant<br />

pour un linguiste, et surtout pour un sociolinguiste, accoutumé à ces<br />

fonctions ethnocognitives des pratiques linguistiques et identifiables<br />

sous le nom de « principe de Sapir » (j’en retranche volontairement le<br />

terme d’hypothèse - car il n’est pas plus hypothétique que d’autres - et le<br />

nom de Whorf, qui disait autre chose et que l’on amalgame à tort avec<br />

Sapir). Mais transposons plus précisément encore au domaine des<br />

sciences du langage. Les phénomènes linguistiques ne sont pas<br />

constitués de phonèmes, de morphèmes, de syntagmes, de discours, de<br />

langues, d’interactions et de contextes… C’est nous qui nous les<br />

représentons à travers ces instruments de connaissance (donc de<br />

construction) que sont les catégories conceptuelles et terminologiques<br />

« phonème » ou « langue ». Et là j’explicite peut-être mieux la<br />

distinction entre un constructivisme assumé qui interprète en conscience<br />

des observables suscités (dont des interprétations/représentations<br />

fonctionnelles) et un positivisme (à mon sens) illusoire qui croit décrire<br />

objectivement des données préexistantes dans le réel et indépendantes<br />

des acteurs sociaux qui les vivent. Du coup, les structurolinguistiques<br />

n’apparaissent plus « légitimées par l’objet » mais seulement<br />

autolégitimées. Encore une anecdote : à des étudiants de didactique des<br />

langues qui avaient suivi mon cours magistral sur deux années et qui<br />

interpellait l’année suivante une collègue structurolinguiste sur ma façon<br />

très différente de définir l’« objet » de l’enseignement « des langues »,<br />

celle-ci a répondu en gros « mais que je sache Philippe Blanchet ne<br />

travaille pas sur la langue » ce qui avait, m’a-t-on rapporté, bien fait<br />

sourire les étudiants.<br />

De cela découlent, du reste, d’autres points clés, comme la<br />

question des « données chiffrées » (je n’ai pas choisi ci-dessus l’exemple<br />

des mathématiques par hasard). L.-J. Calvet rappelle ici même avec<br />

raison la méfiance que je manifeste régulièrement vis-à-vis des<br />

approches quantitatives, notamment statistiques (voir aussi notre<br />

48<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

échange dans Blanchet et Robillard, 2003, 162-164). Cela ne nous a<br />

d’ailleurs pas empêché de collaborer, ainsi qu’avec des statisticiens,<br />

pour en réaliser une (Blanchet, Calvet et al., 2005). En effet, il ne me<br />

semble pas que les approches quantitatives doivent être rejetées en bloc :<br />

je suis d’accord avec lui quand il dit qu’elles peuvent dégager des<br />

tendances macro-sociolinguistiques. Mais je propose, à l’analyse des<br />

limites de ces apports, qu’on les laisse à leur place, c’est-à-dire à une<br />

place secondaire en donnant la priorité aux apports qualitatifs (d’où le<br />

principe de la « méthode en sablier » que j’ai proposé dans Blanchet,<br />

2000, 40). Au final, L.-J. Calvet et moi pensons, je crois, la même chose<br />

à ce propos et son écho à mon « sablier » (Calvet, 2004, 53-54) le dit<br />

clairement. Ma prudence envers les « chiffres » vise en fait l’illusion<br />

d’objectivité qui leur est attribuée dans l’épistémologie positiviste<br />

dominante et son instrumentalisation idéologique par les sondages<br />

multipliés dans les médias à propos de questions sociopolitiques. Au<br />

fond, en effet, le quantitatif est une sous-modalité du qualitatif. D’une<br />

part, les questions et les catégories selon lesquelles les « données »<br />

quantitatives sont « recueillies » sont des éléments signifiants, procédant<br />

d’interprétations préalables (y compris sous la forme d’hypothèses ellesmêmes<br />

nécessairement élaborées selon des interprétations intuitives ou<br />

raisonnées de l’expérience subjective). Tout dépend de la façon dont on<br />

définit, dont on identifie et dont on va chercher ce que l’on compte. L.-J.<br />

Calvet soulève ici même, exemples de quantifications à l’appui, le<br />

problème du comptage des langues. On sait bien, par ailleurs, combien<br />

sont discutés les chiffres produits pour le grand public à propos du<br />

nombre de chômeurs (qu’est-ce qu’un chômeur ?), du taux de croissance<br />

économique (quels indicateurs sont acceptés ou rejetés ?), etc. Et d’autre<br />

part, de toute façon, les chiffres ne disent rien en eux-mêmes et pour<br />

eux-mêmes : il reste au final à les interpréter, c’est-à-dire à leur donner<br />

du sens, à les contextualiser, même dans une démarche statistique qui<br />

commence par « interroger les données » selon des procédures<br />

mathématiques et non selon des procédures qualitatives, et même pour<br />

des raisons mathématiques (à partir de quel degré d’écart un % est-il<br />

distinctif, significatif - le mot est là - problème que les statisticiens<br />

appellent « l’épaisseur du trait » ?). Les méthodologies quantitatives<br />

utilisées en sciences du langage, et notamment en sociolinguistique<br />

(dans ses variantes macro-variationnistes), sont rarement aussi élaborées<br />

que celles des statisticiens (cf. Marien et Beaud, 2003 ; Marien, 2004).<br />

Quelques procédures sont mises en œuvre pour « valider » la<br />

« représentativité » des « échantillons » et des « données », notamment<br />

49<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

le célèbre test du Khi 2. Ce test vise à établir la significativité de<br />

différences de fréquence entre des variables. Sa motivation est que les<br />

statisticiens constatent toujours un décalage entre « les observations et la<br />

théorie » (Marien, 2004, 11), puisque « la réalité » leur apparait toujours<br />

plus complexe et aléatoire que cette hypothèse de base « qu’il n’y a pas<br />

de différence entre les observations et la théorie » (ibid.). Une enquête<br />

statistique est donc fondamentalement de type hypothético-déductif<br />

(positiviste et homogénéiste puisque l’échantillon est censé être<br />

« représentatif », cf. les remarques amusées de D. de Robillard ici même<br />

sur le « francophone L1 gaucher non bègue »). Le test du Khi 2 sert alors<br />

à réguler l’écart entre l’hypothèse théorique de départ et les « données<br />

recueillies ». Or, le degré d’écart retenu comme significatif ou non dans<br />

ce test est décidé par le chercheur… On est donc bien dans une<br />

démarche qualitative, subjective, interprétative, mais souvent qui ne le<br />

dit pas et feint de ne pas l’être, donc potentiellement trompée et<br />

trompeuse. Du reste, l’expérience de l’analyse sociolinguistique de<br />

l’enquête statistique de l’INED en 1999 (Blanchet, Calvet et al., 2005)<br />

nous a permis d’identifier ses nombreux biais issus d’un manque de<br />

connaissances qualitatives préalable sur les situations sociolinguistiques<br />

investiguées et, surtout, d’établir qu’au final les résultats statistiques,<br />

compte tenu des biais méthodologiques, ne font que confirmer pour<br />

partie des estimations déjà obtenues par recoupements d’enquêtes<br />

qualitatives et n’infirment en rien les écarts partiels entre ces<br />

estimations.<br />

Dans une épistémologie constructiviste, où tout est représentations,<br />

où les représentations constituent le réel, comment et pourquoi traite-ton<br />

alors des « pratiques », distinctes des représentations (si l’on en croit<br />

les intitulés fréquents en sociolinguistiques pratiques et représentations<br />

de…) ? La réponse tient, outre une inertie terminologique, dans la<br />

différence de positionnement du chercheur et du non chercheur (car, il<br />

faut le répéter, cela n’aboutit pas à diluer les connaissances scientifiques<br />

dans les connaissances « ordinaires » selon un relativisme radical). Ce<br />

dont le chercheur rend compte en termes de pratiques, c’est la<br />

représentation que lui-même s’en est construite selon les modalités<br />

d’investigation, de compréhension et de restitution propres à sa<br />

démarche de recherche (en l’historicisant et en la contextualisant, pour le<br />

dire dans les termes de D. de Robillard). Ce dont il rend compte en<br />

termes de représentations, c’est la représentation qu’il s’est lui-même<br />

construite des représentations qu’il a suscitées et/ou qui lui ont été<br />

50<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

communiquées selon les modalités de sa recherche, en quelque sorte de<br />

la représentation au carré mais selon deux types partiellement distincts<br />

de connaissance : une (méta-) représentation scientifique de<br />

représentations ordinaires.<br />

En conséquence de tout cela, les efforts mentionnés plus haut et<br />

réalisés par des sociolinguistes pour définir le concept de représentation<br />

sociale ou sociolinguistique ont peut-être été à la fois pas assez loin<br />

(c’est le sens de mon analyse radicale en termes d’épistémologie<br />

constructiviste) et trop loin dans des distinctions destinées à donner le<br />

change aux critiques positivistes. Je pense notamment aux distinctions<br />

entre discours épilinguistiques, discours métalinguistiques et attitudes.<br />

Une attitude (au sens de ce concept en psychologie sociale où il a été<br />

forgé) est « une organisation durable des processus de motivations,<br />

émotions, connaissances, opinions de la personne qui ‘fixe’ ses réponses<br />

à tous les objets et situations auxquels elle se trouve confrontée dans la<br />

vie courante » (Gresle et al., 1994). En sociolinguistique, le terme peut<br />

s’employer dans une acception plus restreinte : « manière dont les sujets<br />

évaluent soit des langues, des variétés ou des variables linguistiques,<br />

soit, plus souvent, des locuteurs s’exprimant dans des langues ou des<br />

variétés linguistiques particulières » (Lafontaine dans Moreau, 1997,<br />

57). En ce sens restreint, le terme apparait assez mal choisi. Au fond, on<br />

voit mal ce qui justifie la distinction entre attitudes et représentations.<br />

La définition générale de Gresle correspond assez bien à la définition du<br />

concept de représentation (cf. supra) auquel l’entrée renvoie. Quant aux<br />

aspects évaluatifs de la définition restreinte donnée par Lafontaine, ils<br />

font également partie de cette définition globale. On voit mal, du reste,<br />

comment les représentations sociales, par leur caractère collectif<br />

normatif, n’incluraient pas une fonction évaluative et, réciproquement,<br />

comment cette fonction évaluative pourrait fonctionner sans références à<br />

des représentations normatives. Les évaluations que formulent les<br />

locuteurs informent sur leurs représentations explicites ou implicites.<br />

Elles en constituent en quelque sorte une mise en mots. Ceci fournit une<br />

réponse au présupposé selon lequel les représentations seraient<br />

inatteignables. Ainsi, « dans son acception la plus large, le terme<br />

d’attitude linguistique est employé parallèlement, et sans véritable<br />

nuance de sens, à représentation […] » (Lafontaine, ibid., 56-57). On<br />

pourrait à la rigueur parler d’évaluation, ce qui me semble suffisant, ou<br />

pour raffiner de valuation sociale comme je l’ai proposé ailleurs<br />

(Blanchet, 2005).<br />

51<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

De plus, il me semble qu’il n’y a pas lieu de dissocier de façon<br />

tranchée, comme les sociolinguistes le font de façon massive<br />

aujourd’hui, un discours épilinguistique d’une part, qui serait celui des<br />

informateurs et un discours métalinguistique d’autre part, qui serait celui<br />

des chercheurs. Je préfère distinguer, sur un continuum, l’épilinguistique<br />

(« qui rend compte implicitement, dans les comportements langagiers,<br />

des représentations sociolinguistiques ») du métalinguistique (« qui<br />

expose explicitement une réflexion sur les phénomènes linguistiques »),<br />

quels que soient les porteurs de ces discours. L’expérience montre que<br />

les discours « ordinaires » sur les phénomènes linguistiques comportent<br />

des aspects réflexifs explicites et affirmés, clairement métalinguistiques,<br />

et que les comportements langagiers (discursifs ou paradiscursifs) des<br />

linguistes véhiculent des représentations ordinaires ou savantes. Les<br />

analyses présentées dans ce volume à propos des structurolinguistes le<br />

montrent bien, et évidemment les sociolinguistes n’en sont pas exempts.<br />

Cette proposition de ne pas répartir épi- et méta- selon le statut<br />

scientifique ou non des représentations produites s’inscrit dans une<br />

recherche de cohérence avec une épistémologie constructiviste, avec les<br />

enjeux sociaux des recherches en sociolinguistiques, mais aussi et<br />

surtout avec une éthique.<br />

Une autre perspective porteuse d’un cadre constructiviste est de<br />

mettre l’accent, nécessairement, sur la sociogénèse des phénomènes,<br />

puisque les interactions avec l’environnement et avec autrui y<br />

constituent le principe fondateur même des processus sociaux (et parmi<br />

eux des processus de connaissance). On évite ainsi le piège idéologique<br />

de la recherche d’une monogénèse (cf. supra), ce qui ne signifie pas<br />

qu’il n’y ait ni piège ni tendance idéologique dans le fait d’accorder une<br />

priorité aux facteurs sociaux dans l’émergence des phénomènes<br />

humains. Mais la tendance monogénétique est manifestement plus<br />

lourde, plus fréquente et productrice à travers l’histoire de dérives graves<br />

à mon sens.<br />

En effet, et je conclurai cette question sur ce point, l’une des<br />

limites et des critiques que rencontre une épistémologie constructiviste<br />

est l’accusation d’un relativisme radical, qui mettrait tout à égalité,<br />

informateur et chercheur, représentations ordinaires et représentations<br />

scientifiques, discours d’opinion et discours scientifique, etc., d’autant<br />

qu’il n’y est plus possible de s’y confronter aux faits. C’est d’ailleurs<br />

52<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

l’un des aspects de la critique positiviste de la prise en compte des<br />

représentations des acteurs sociaux dans les recherches<br />

sociolinguistiques (cf. supra). Au fond, on pose ici le problème des<br />

critères de scientificité. Mais il me semble que, formulé en ces termes, le<br />

problème, d’une part, est mal posé, et, d’autre part, néglige un point clé,<br />

l’éthique. Il est mal posé car dans la critique du « tout se vaut », on<br />

envisage les connaissances en termes de type quantitatif : on en aurait<br />

peu ou beaucoup, inférieures (ordinaires) ou supérieures (scientifiques).<br />

Ce qui distingue les connaissances scientifiques des connaissances dites<br />

« ordinaires » (le terme ne me satisfait pas vraiment), et sans se leurrer<br />

naïvement sur les hiérarchisations sociales dans lesquelles elles sont<br />

intriquées, relève plutôt d’un type qualitatif. Elles ne sont pas tout à fait<br />

élaborées et restituées de la même façon : elles résultent de modalités de<br />

constructions conscientes, explicites et différentes des modalités de<br />

constructions des connaissances ordinaires ; elles ont des finalités au<br />

moins partiellement différentes. Et si elles ne sont pas confrontées aux<br />

« faits » au sens naïf des épistémologies positivistes, elles sont<br />

confrontées à ces « faits » sociaux que constituent les représentations<br />

directes des pratiques et indirectes des représentations ordinaires, dont la<br />

construction par le chercheur est située et explicitée, bien davantage que<br />

les linguistiques positivistes « de bureau » coupées de ces réalités<br />

construites par leur présupposé universalisant d’homogénéité et leur<br />

caractère asocial. L’universalisme, qui fait l’impasse sur l’hétérogénéité<br />

pour rechercher ce qui est commun, est souvent un ethnocentrisme qui<br />

s’ignore (la recherche de traits universels ne peut échapper à cette<br />

distorsion qu’à condition de passer par la connaissance préalable de la<br />

diversité). Je n’entre pas ici dans le détail des critères de scientificité<br />

d’une recherche qualitative, que j’ai exposé dans Blanchet, 2000, 69 et<br />

suiv. D. de Robillard y ajoute ici même un impératif d’historicisation et<br />

de réflexivité auquel je souscris entièrement. Et puis reste l’essentiel, le<br />

fait que les recherches en question sont nécessairement fondées sur une<br />

éthique, et ceci d’autant plus qu’on est conscients du caractère et des<br />

enjeux sociaux et humains de ce sur quoi on travaille et du travail de<br />

recherche lui-même. Donc « tout ne se vaut pas » : on ne relaye pas<br />

inconsciemment et sans précaution n’importe quelles représentations,<br />

n’importe quels fonctionnements sociaux, que l’on ne fait pas<br />

qu’entériner comme « décrites et attestées » avec cette fausse neutralité<br />

prétendue objective que D. de Robillard qualifie ici, avec justesse,<br />

d’irresponsable. Les aspects interventionnistes des recherches en<br />

sociolinguistiques conduisent évidemment à une conscience aigüe de<br />

53<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

leurs aspects éthiques 55 , et ceci davantage probablement qu’en<br />

structurolinguistiques, comme le montrent dans ce volume le test initial<br />

du texte de D. de Robillard et les contextualisations idéologiques de ces<br />

linguistiques dans les trois contributions.<br />

5. Exemples de conséquences dans l’enseignement des langues<br />

et les politiques linguistiques<br />

Je prendrai pour conclure l’exemple de deux domaines où se<br />

jouent des questions linguistiques aux enjeux importants et où les deux<br />

grands courants structuro- et socio- ont tenté d’apporter et apportent des<br />

éléments concrets. On répondra ainsi à la question « mais que font les<br />

linguistes ? » (où l’on peut lire en filigrane « mais à quoi servent leurs<br />

travaux ? ») ainsi qu’au critère d’opérabilité qui est utilisé pour valider<br />

les recherches qualitatives des sociolinguistiques.<br />

5.1. Compétence plurilingue et hétérogénéité sociolinguistique<br />

L’histoire récente de la didactique des langues peut être analysée<br />

comme globalement marquée par un processus de changement des<br />

référents théoriques (voir Blanchet, 1998 pour un panorama et des<br />

sources détaillées). Jusque dans les années 1950, les méthodes<br />

traditionnelles s’appuient sur la grammaire traditionnelle héritée des<br />

grammaires latines et enseignent les langues dites « vivantes » comme<br />

des langues « mortes », à coup de règles de grammaire, d’apprentissage<br />

par cœur de vocabulaire et de phrases décontextualisées et dépourvues<br />

de sens, voire de textes pour les formations de haut niveau. La vision<br />

sous-jacente de la langue est celle d’un code homogène (la « langue<br />

littéraire de qualité ») dont il faut d’abord maitriser les règles pour<br />

ensuite éventuellement s’en servir (cet objectif n’étant ni prioritaire, ni<br />

souvent explicite). Dans les années 1960-70, le référent change, mais<br />

l’esprit demeure : les structurolinguistiques remplacent la grammaire<br />

latine, mais on reste convaincu que la langue est un code homogène<br />

avant tout. Et si l’oral occupe une place progressivement plus<br />

importante, c’est pour des énoncés standardisés, peu contextualisés.<br />

55 Même s’il est vrai que certains sociolinguistes n’explicitent pas suffisamment leurs<br />

prises de positions, probablement parce qu’ils ont des restes de positivisme.<br />

54<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Et puis on fait un vaste constat d’échec au moment de l’explosion<br />

des besoins sociaux, à partir des années 1970 : ces méthodologies ne<br />

permettent pas d’apprendre à se servir des langues, à se les approprier, à<br />

les vivre et à communiquer. On a confondu la mécanique automobile et<br />

le permis de conduire, le solfège et le jeu d’un instrument, la notice<br />

technique et le mode d’emploi. Apprendre une langue, c’est comme<br />

apprendre à conduire (on n’a pas besoin de savoir comment marche le<br />

moteur pour conduire), à jouer de la guitare (ni Robert Johnson, ni Eric<br />

Clapton n’ont appris le solfège), à lancer son lecteur DVD (le mode<br />

d’emploi suffit, on laisse la notice technique au réparateur éventuel).<br />

Pour taper du texte sur son ordinateur, qu’importe de savoir comment<br />

l’électronique tourne à l’intérieur 56 ? Le constat d’échec dure, d’ailleurs.<br />

L’enseignement des langues dans l’éducation nationale en France a des<br />

résultats parmi les plus bas d’Europe, notamment pour ces deux raisons<br />

convergentes que l’on continue de les enseigner de façon grammaticale,<br />

non communicative (les méthodes modernes étant détournées dans cette<br />

direction par des enseignants manquant de formation) et que le contexte<br />

socioculturel reste dominé par l’idéologie du monolinguisme, de<br />

l’homogénéité linguistique, du purisme et par les structurolinguistiques.<br />

A ce constat d’échec on a répondu, de façon de plus en plus affirmée<br />

depuis les années 1980 57 , par le recours à des référents<br />

sociolinguistiques et sociopragmatiques, croisés depuis les années 1990-<br />

2000 avec ceux de l’anthropologie interculturelle. De la publication du<br />

Niveau-Seuil en 1977 à celle du Cadre Européen Commun de Référence<br />

entre 1996 et 2001, une révolution communicative a eu lieu. Et le terme<br />

n’est pas trop fort : c’est bien un renversement copernicien qui a<br />

considéré que la langue n’est qu’un satellite de la communication,<br />

devenue prioritaire non seulement comme objectif mais surtout comme<br />

moyen d’apprentissage (procédure immersive ou apparentée), la<br />

grammaire et autres aspects « codiques » pouvant être acquis<br />

implicitement. Et toutes les évaluations du passage à ces méthodologies<br />

(pour autant que les enseignants/formateurs aient été formés à leur mise<br />

en œuvre pédagogique cohérente) confirment leur efficacité. On<br />

56<br />

Si les Mac ont tant de succès et si Windows les a imités c’est bien parce que les<br />

codes du MS DOS étaient inutilisables.<br />

57<br />

Bien sûr la chronologie n’est ni systématique ni absolue : on utilise encore et même<br />

on publie - sous des formes détournées et déguisées - des méthodes traditionnelles ou<br />

de façon traditionnelle.<br />

55<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

n’imagine plus aujourd’hui par exemple une formation linguistique pour<br />

adultes en situation professionnelle qui ne soit pas communicative et<br />

interculturelle.<br />

En étudiant les processus d’apprentissage et les pratiques sociales<br />

des plurilingues (par exemple les travaux phares de B. Py, V. Castellotti,<br />

D. Coste, D. Moore, J. Billiez, etc. 58 ), ce vers quoi on tente en fait de<br />

conduire les apprenants, on en est progressivement venu à glisser de la<br />

notion de compétence linguistique (dans une langue) à celle de<br />

compétence plurilingue, selon cette définition désormais célèbre :<br />

« On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la<br />

compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement<br />

possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs<br />

langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout<br />

en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel.<br />

L’option majeure est de considérer qu’il n’y a pas là superposition ou<br />

juxtaposition de compétences toujours distinctes, mais bien existence<br />

d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène,<br />

qui inclut des compétences singulières, voire partielles, mais qui est une<br />

en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné » (Coste,<br />

Moore et Zarate, 1997).<br />

On n’enseigne pas du tout la même chose ni de la même façon ni<br />

avec les mêmes finalités sous l’intitulé « langue » selon qu’on y travaille<br />

dans une perspective structurolinguistique ou sociolinguistique. Pour<br />

développer ce type de « compétence à interagir plurielle, complexe,<br />

voire composite et hétérogène », des référents structurolinguistiques sont<br />

évidemment inadaptés.<br />

Parallèlement à la mise en place de cette didactique<br />

sociolinguistique de la pluralité linguistique, s’est posée la question des<br />

obstacles collectifs et contextuels au développement de cette<br />

compétence. Différents rapports ont montré qu’un contexte où domine<br />

cette idéologie du monolinguisme, de l’homogénéité linguistique et du<br />

purisme perfectionniste est un obstacle sérieux (Beacco et Byram, 2003 ;<br />

Legendre 2003). Ici encore, c’est à une compréhension de<br />

l’hétérogénéité linguistique et à une intervention pour en développer la<br />

58 Voir pour l’essentiel Billiez, 1998 ; Gajo et al., 2004 ; Castellotti, 2001.<br />

56<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

prise en compte que nous sommes invités : une politique linguistique<br />

éducative adaptée à ces objectifs.<br />

5.2. Définitions des « langues » et orientations de politiques<br />

linguistiques<br />

A propos de politique linguistique en général, un autre exemple<br />

peut être soulevé, qui a fait l’objet d’un débat assez vif dans certains<br />

numéros de Marges Linguistiques (Blanchet, 2005c ; voir aussi Blanchet<br />

et Schiffman, 2004). Sans entrer à nouveau dans le détail de ce débat, il<br />

s’agissait de comparer deux identifications/définitions de « langues »<br />

régionales du sud de la France, l’une structurolinguistique, l’autre<br />

sociolinguistique. Les résultats des deux procédures sont très différents<br />

et il en découle évidemment des propositions divergentes en termes de<br />

politique linguistique. Pour faire court, disons que la définition<br />

structurolinguistique aboutit à considérer l’existence d’une seule langue<br />

en en minimisant les variations, en lui donnant un nom (l’occitan) et une<br />

représentation qui sont totalement étrangers aux représentations et aux<br />

usages des acteurs sociaux concernés. Ces derniers, beaucoup plus<br />

sensibles aux variations et à d’autres facteurs sociohistoriques,<br />

identifient, nomment et pratiquent des entités beaucoup plus nombreuses<br />

au sein du même espace, dont plusieurs langues et variétés différentes<br />

(provençal, niçois, béarnais, gascon, patois…). C’est ce qu’une analyse<br />

sociolinguistique confirme. Dans le premier cas, c’est une politique de<br />

reconnaissance conflictuelle vis-à-vis du français qui est visée (incluant<br />

l’élaboration et l’enseignement d’un standard véhiculaire), dans le<br />

deuxième cas une politique de reconnaissance complémentaire (dans une<br />

approche plutôt polynomique). Dans le premier cas, je pense que le<br />

projet est voué à l’échec, puisque les acteurs ne peuvent se mobiliser<br />

pour un dispositif dans lequel ils ne reconnaissent ni leur langue (sous le<br />

nom et la graphie proposés), ni leurs aspirations.<br />

Une autre orientation de politique linguistique soulève un<br />

problème comparable. La DGLFLF 59 , désormais en charge des langues<br />

de France (le 2 e LF) en plus de la langue française (le 1 er LF), s’est<br />

lancée à grands frais dans la description structurolinguistique de ces<br />

59 Délégation générale à la langue française et aux langues de France [Note de<br />

l’éditeur].<br />

57<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

langues, notamment de nombreuses langues « rares » parlées dans les<br />

départements et territoires d’outre-mer. Elle finance parallèlement la<br />

constitution de grands corpus oraux (ou non) numérisés et standardisés,<br />

là aussi à grands frais. Un sociolinguiste peut légitimement s’interroger<br />

sur la pertinence sociale de ces opérations de muséographie linguistique<br />

qui n’auront pas ou que très peu de retombées sur les besoins<br />

sociolinguistiques des populations (par exemple en termes d’accès aux<br />

services publics, de constructions identitaires dans l’ensemble français,<br />

et plus largement d’organisation des usages plurilingues en France). Et<br />

même avec le bon sentiment de « sauvegarder » ces langues rares, « on<br />

ne rend pas service à une langue en l’épinglant comme un papillon mort<br />

sur une plaque de liège » comme disait Martinet. Ce questionnement est<br />

plus crucial encore lorsqu’il s’agit d’opérations - d’où qu’elles viennent -<br />

portant sur les langues de pays en voie de développement (en Afrique<br />

subsaharienne notamment) ou de reconstruction (par exemple<br />

l’Algérie) : tous ceux qui fréquentent les dispositifs de coopération<br />

scientifique avec les collègues des universités et les élus de ces pays<br />

savent bien que leurs attentes et leurs besoins résident bien davantage, et<br />

souvent avec urgence, dans la gestion des pratiques linguistiques<br />

hétérogènes (y compris en termes éducatifs, didactiques) que dans la<br />

description structurolinguistique de telle ou telle des innombrables (et<br />

indécidables) « langues » qu’on y parle.<br />

6. Conclusion<br />

A la question qui a été posée au départ de cette réflexion - quels<br />

« linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et pourquoi ? - on<br />

peut ici proposer une réponse globale : les structurolinguistes et les<br />

sociolinguistes ont beau être tous linguistes (si tant est que cette étiquette<br />

soit encore appropriée, chacun pouvant nier que l’autre le soit), ils ne<br />

parlent pas complètement de la même chose, parce qu’ils ne s’adressent<br />

pas entièrement aux mêmes interlocuteurs et parce qu’ils n’ont pas les<br />

mêmes objectifs. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une simple<br />

complémentarité (en tout cas d’un simple partage du champ), puisque<br />

tous investissent l’ensemble du champ de « la linguistique », ou plutôt<br />

des « sciences du langage », parlent donc pour partie de la même chose<br />

mais dans des langages très différents et de façons radicalement<br />

divergentes, depuis les fondements épistémologiques jusqu’aux<br />

retombées concrètes de leurs recherches et de leurs actions. Il y a donc<br />

58<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

en même temps une concurrence, voire un conflit (ce volume a même la<br />

vocation de l’exposer clairement en mettant « les pieds dans le plat »),<br />

en tout cas un débat qui jusque-là a été trop soigneusement évité.<br />

Souhaitons que la tension dynamique ainsi mise en avant permette<br />

d’avancer.<br />

7. Bibliographie<br />

Alcaras J.-R., Joubert J., Blanchet P., 2001, Cultures régionales et<br />

développement économique, Annales de la Faculté de droit<br />

d'Avignon, Cahier spécial n°2, Presses Universitaires d'Aix-<br />

Marseille, Avignon/Aix.<br />

Auroux S. et al., 1996, La Philosophie du langage, Paris, PUF.<br />

Auroux S., 1998a, « Les enjeux de la linguistique de terrain », in<br />

Bouquet S., dir., Diversité de la (des) science(s) du langage<br />

aujourd'hui, Langages <strong>n°1</strong>29, 89-111.<br />

Auroux S., 1998b, La raison, le langage et les normes, Paris, PUF.<br />

Auzanneau M., 1998, La parole vive du Poitou, une étude<br />

sociolinguistique en milieu rural, Paris, L'Harmattan.<br />

Beacco J.-C., Byram M., 2003, Guide pour l’élaboration des politiques<br />

linguistiques éducatives en Europe, Strasbourg, Conseil de<br />

l’Europe.<br />

Benvéniste E., 1966, Problèmes de linguistique générale, Paris,<br />

Gallimard.<br />

Bergounioux G., 1994, Aux origines de la linguistique française, Paris,<br />

Pocket.<br />

Bergounioux G., 2003, « Portrait de Saussure en phonologue<br />

contemporain », in Bergounioux G., Laks B. et al., Ferdinand de<br />

Saussure, Paris, Ed. de l'Herne, 163-178.<br />

Bergson H., 1934, La pensée et le mouvant, Paris PUF, éd. 2003.<br />

Billiez J., éd., 1998, De la didactique des langues à la didactique du<br />

plurilinguisme, Grenoble, CDL-LIDILEM.<br />

Billiez J., Rispail M., dir., 2003, Contacts de langues. Modèles,<br />

typologie, interventions, Paris, L'Harmattan.<br />

Blanchet P., 1992, Le provençal, essai de description sociolinguistique<br />

et différentielle. Louvain, Peeters.<br />

59<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

Blanchet P., 1995, La Pragmatique d'Austin à Goffman, Paris, Bertrand<br />

Lacoste.<br />

Blanchet P., 1998, Introduction à la complexité de l'enseignement du<br />

Français Langue Etrangère, Louvain, Peeters.<br />

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de Rennes.<br />

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fonctionnelle : de la méthode de recherche à la didactique des<br />

langues », La Linguistique, vol. 38, n°2, Paris, PUF, 37-52.<br />

Blanchet P., 2002b, « Qu'est-ce qu'une langue dans le cadre d'une<br />

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Baudot A., éd., La linguistique fonctionnelle au tournant du siècle.<br />

Actes du XXIVe colloque international de linguistique<br />

fonctionnelle (Toronto, 2000), Toronto, GREF, 31-36.<br />

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organisation ‘chaotique’, pratiques sociales, interventions… quels<br />

modèles ? : pour une (socio)linguistique de la complexité », in<br />

Blanchet P., Robillard D. (de), dir., Langues, contacts, complexité.<br />

Perspectives théoriques en sociolinguistique, Cahiers de<br />

Sociolinguistique n°8, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,<br />

279-308.<br />

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variétés linguistiques : pour une analyse complexe du processus de<br />

catégorisation fonctionnelle », in Actes du colloque, Identification<br />

des langues et des variétés dialectales par les humains et par les<br />

machines, Paris, Ecole Nationale Supérieure des<br />

Télécommunications/CNRS, 31-36<br />

(http://www.limsi.fr/MIDL/actes/session%20I/Blanchet_MIDL2004.pdf<br />

)<br />

Blanchet P., 2005, « Minorations, minorisations, minorités : essai de<br />

théorisation d'un processus complexe » in Huck D., Blanchet P.,<br />

dir., Minorations, minorisations, minorités. Études exploratoires,<br />

Cahiers de Sociolinguistique <strong>n°1</strong>0, Rennes, PUR, 17-47.<br />

Blanchet P., 2005b, « Réflexions sur une approche interdisciplinaire de<br />

la notion d'interaction » in Van Hooland M., éd., 2005<br />

Psychosociolinguistique, les facteurs psychologiques dans les<br />

interactions verbales, Paris, L'Harmattan, 195-204.<br />

Blanchet P., 2005c, « Catégoriser l’occitan ou les langues d’oc ? Un<br />

problème épistémologique, théorique et méthodologique » (à<br />

60<br />

Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1


Ph. Blanchet<br />

propos de la réponse de J. Sibille au CR de Les Langues de France<br />

paru dans Marges Linguistiques n°8, 2004), Marges Linguistiques<br />

<strong>n°1</strong>0 (revue en ligne).<br />

Blanchet P., à paraître, « Réflexions méthodologiques et<br />

épistémologiques sur la notion de ‘corpus’ dans un cadre ethnosociolinguistique<br />

», in Actes du colloque 2005 du Réseau Français<br />

de Sociolinguistique (Paris V), Paris, L’Harmattan.<br />

Blanchet P., Calvet L.-J, Hilléreau D., Wilczyk E., 2005, « Le volet<br />

linguistique du recensement français de 1999, résultats et analyse<br />

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