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P<strong>au</strong>l d’Estourelles de Constant [1852-1924]<br />

Diplomate, homme politique français<br />

et l<strong>au</strong>réat du Prix Nobel de la Paix en 1909.<br />

(1891)<br />

La Conquête<br />

de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Titre original :<br />

La politique française en Tunisie :<br />

le protectorat et ses origines. Paris : Plon, 1891.<br />

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,<br />

professeur de sociologie <strong>au</strong> Cégep de Chicoutimi<br />

Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca<br />

Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/<br />

Dans le cadre de: "<strong>Le</strong>s classiques des sciences sociales"<br />

Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,<br />

professeur de sociologie <strong>au</strong> Cégep de Chicoutimi<br />

Site web: http://classiques.uqac.ca/<br />

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque<br />

P<strong>au</strong>l-Émile-Boulet de l'Université du Québec <strong>à</strong> Chicoutimi<br />

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 2<br />

Politique d'utilisation<br />

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Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,<br />

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écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales,<br />

Jean-Marie Tremblay, sociologue.<br />

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C'est notre mission.<br />

Jean-Marie Tremblay, sociologue<br />

Fondateur et Président-directeur général,<br />

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 3<br />

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur<br />

de sociologie <strong>au</strong> Cégep de Chicoutimi <strong>à</strong> partir de :<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Paris : <strong>Le</strong>s Éditions SFAR, 2002, 446 pp.<br />

Titre original: La politique française en Tunisie: le protectorat et ses origines.<br />

Paris: Plon, 1891.<br />

.<br />

[Autorisation formelle accordée par Mondher Sfar le 24 décembre 2010 de<br />

diffuser ce <strong>livre</strong> dans <strong>Le</strong>s Classiques des sciences sociales.]<br />

Courriel : mondher.sfar@club-internet.fr<br />

Polices de caractères utilisée :<br />

Pour le <strong>texte</strong>: Times New Roman, 12 points.<br />

Pour les citations : Times New Roman, 12 points.<br />

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.<br />

Édition électronique réalisée avec le traitement de <strong>texte</strong>s Microsoft Word<br />

2008 pour Macintosh.<br />

Mise en page sur papier <strong>format</strong> : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)<br />

Édition numérique réalisée le 13 janvier 2011 <strong>à</strong> Chicoutimi,<br />

Ville de Saguenay, Québec.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 4<br />

P<strong>au</strong>l d’Estourelles de Constant [1852-1924]<br />

Diplomate, homme politique français<br />

et l<strong>au</strong>réat du Prix Nobel de la Paix en 1909.<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française.<br />

Titre original :<br />

La politique française en Tunisie :<br />

le protectorat et ses origines. Paris : Plon, 1891.<br />

Paris : <strong>Le</strong>s Éditions SFAR, 2002, 446 pp.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 5<br />

Quatrième de couverture<br />

Présentation<br />

Introduction<br />

Première Partie. Avant l’Intervention<br />

Table des matières<br />

Chapitre I. La Constitution (1854-1861).<br />

Chapitre II. La Ruine (1861-1870)<br />

Chapitre III. La Commission Financière (1870-1875)<br />

Chapitre IV. <strong>Le</strong> Congrès de Berlin (1875-1880)<br />

Chapitre V. L’Affaire du 31 Mars (1880-1881)<br />

Deuxième Partie. L’Intervention<br />

Chapitre I. Premières difficultés (Avril 1881)<br />

Chapitre II. La Première Campagne (Avril-mai 1881)<br />

Chapitre III. <strong>Le</strong> <strong>Le</strong>ndemain du Traité (Mai-juin 1881)<br />

Chapitre IV. Seconde Campagne<br />

Chapitre V. La Crise (Novembre-décembre 1881)<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s Réformes<br />

Chapitre I. M. Cambon.<br />

Chapitre II. <strong>Le</strong>s Finances<br />

Chapitre III. La Justice<br />

Chapitre IV. La Propriété.<br />

Chapitre V. <strong>Le</strong>s Autres Réformes<br />

Conclusion<br />

Appendice. Traités<br />

Carte. Tunisie Mouvements Troupes


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 6<br />

Pour En Savoir Plus<br />

En Guise de Postface Jules Ferry<br />

Impérialisme et Conciliation<br />

D’Estournelles Face <strong>à</strong> la Résistance<br />

Dreyfus Répond<br />

Note de Billing<br />

Prophétie d’un Américain<br />

Parole d’Indigène<br />

Bibliographie


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 7<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

QUATRIÈME DE COUVERTURE<br />

Son charme et sa position stratégique valurent <strong>à</strong> la Tunisie des vagues inces-<br />

santes d'envahisseurs depuis la fondation de Carthage. La France a été la dernière<br />

puissance <strong>à</strong> y tenter sa chance.<br />

<strong>Le</strong>s opérations militaires ont commencé le 24 avril 1881 : 31,000 soldats se<br />

lancèrent <strong>à</strong> l'ass<strong>au</strong>t de la Tunisie. <strong>Le</strong> 12 mai, le Bey, résigné, signe un traité par<br />

lequel il accepte l'occupation française et s'engage <strong>à</strong> collaborer avec les nouve<strong>au</strong>x<br />

maîtres du pays.<br />

Pour réorganiser cette nouvelle conquête, la France envoya <strong>à</strong> Tunis P<strong>au</strong>l<br />

Cambon, Préfet <strong>à</strong> Lille, son collaborateur M<strong>au</strong>rice Bompard, et P<strong>au</strong>l d'Estournel-<br />

les de Constant, Chargé d'Affaires <strong>à</strong> Londres. Ils débarquèrent <strong>à</strong> Tunis en avril<br />

1882, alors que les dernières opérations militaires n'étaient pas encore totalement<br />

achevées. Ce sont eux qui allaient mettre sur pied le Protectorat, un système de<br />

gouvernement et d'administration qui perdura jusqu'<strong>à</strong> l'Indépendance de la Tunisie<br />

en 1956.<br />

Par bonheur, d'Estournelles, petit-neveu de Benjamin Constant, était <strong>au</strong>ssi un<br />

homme de lettres. Il nous légua sur son expérience tunisienne un exposé de qualité<br />

sur les c<strong>au</strong>ses de la conquête, sur les campagnes militaires de 1881-82, ainsi<br />

que sur les institutions du pays, et sur la manière dont la nouvelle équipe entendit<br />

les réformer.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 8<br />

Ce <strong>livre</strong>, qui parut en 1891, fut apprécié par le philosophe Taine, et a été cou-<br />

ronné par l'Académie Française. Il nous invite <strong>à</strong> la redécouverte d'une page mé-<br />

connue de l'histoire de la Tunisie - mais <strong>au</strong>ssi de la France -, dont l'impact se fait<br />

encore sentir de nos jours. Il est réédité ici, accompagné de chronologies, d'<strong>au</strong>tres<br />

<strong>texte</strong>s de l'<strong>au</strong>teur, d'une lettre inédite <strong>à</strong> lui adressée par le Capitaine Dreyfus (en<br />

1903) <strong>au</strong> sujet de l'Affaire, d'<strong>au</strong>tres lettres de jules Ferry, du Général Boulanger,<br />

du Général Billot, etc., ainsi que des documents d'archives du Quai d'Orsay.<br />

Sans jamais se désintéresser de la politique coloniale, le Baron d'Estournelles<br />

eut une brillante carrière politique <strong>à</strong> la Chambre, puis <strong>au</strong> Sénat. Il milita pour la<br />

paix et devint le plus célèbre des pacifistes européens, tout en oeuvrant pour une<br />

Europe unie. Ce qui lui valut en 1909 le Prix Nobel de la Paix, décerné <strong>au</strong>ssi pour<br />

son <strong>livre</strong> sur la Tunisie et l'œuvre coloniale qu'il y accomplit.<br />

Au cours de sa carrière, il rencontra le Président Théodore Roosevelt en 1902<br />

et 1907. Il aida des savants comme Marie et Pierre Curie et des artistes comme<br />

Cl<strong>au</strong>de Monet et Rodin. Il encouragea l'aviation naissante et il fut membre du<br />

Comité directeur de la Ligue des Droits de l'Homme.<br />

Photo E. Girardet, Prise de la Casbab de Sfax en juillet 1881 - Musée de la<br />

Marine/CI. P. Dantec.<br />

<strong>Le</strong>s Éditions Sfar Diff. EDI/SODIS


[7]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 9<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

PRÉSENTATION<br />

Qui connaît <strong>au</strong>jourd’hui le Baron P<strong>au</strong>l Henri Benjamin Balluet d'Estournelles<br />

de Constant de Rebecque ? Pourtant, il était le plus célèbre des pacifistes français<br />

et même européens d’avant la Grande Guerre. Léon Trotsky le qualifiait de « lea-<br />

der des pacifistes français » 1 , et Karl Liebknecht, le spartakiste allemand, de<br />

« rêveur politique » 2 . Cette rêverie a pourtant valu <strong>à</strong> son <strong>au</strong>teur le Prix Nobel de<br />

la Paix en 1909.<br />

Non sans certains curieux détours, d’ailleurs. Puisque ce fervent républicain<br />

d’origine aristocratique, s’est <strong>au</strong>ssi distingué en matière coloniale en tant que par-<br />

tisan du protectorat, contre les tenants de l’assimilation. C’est que d’Estournelles<br />

a été impliqué de très près <strong>à</strong> la colonisation de la Tunisie, et <strong>au</strong> mouvement colo-<br />

nial français en général. Il a commencé sa carrière en tant que diplomate et nommé<br />

assez vite <strong>à</strong> Tunis, <strong>à</strong> un moment décisif de l’histoire de ce pays. Sa carrière se<br />

poursuivra dans la diplomatie, puis dans la politique.<br />

Sa principale œuvre écrite est incontestablement son <strong>livre</strong> sur la Tunisie paru<br />

en 1891, que nous rééditons ici en tant que document historique, mais <strong>au</strong>ssi en<br />

tant que <strong>livre</strong> d’histoire, de l’histoire d’une importante page du destin de la Tunisie<br />

où elle a basculé pendant trois quarts de siècle sous la domination directe de la<br />

France.<br />

1 In Trotsky, “Democracy, Pacifism and Imperialism”, in Vperiod, Juin 1917.<br />

2 Karl Liebknecht, Militarism & Anti-Militarism, New York, oct. 1917.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 10<br />

Pour mieux introduire le lecteur <strong>à</strong> ce passionnant chapitre de l’histoire de la<br />

France, <strong>au</strong>tant que de la Tunisie, nous donnons quelques repères chronologiques,<br />

suivis d’une courte histoire de l’élaboration et de la parution du <strong>livre</strong> de<br />

d’Estournelles.<br />

[8]<br />

Puis, nous donnons le <strong>texte</strong> de ce <strong>livre</strong> dans son intégralité, sans modification,<br />

y compris des noms arabes tels qu’ils étaient connus des Européens <strong>au</strong> XIX ème<br />

siècle.<br />

En guise de postface, nous parlerons de la place de ce <strong>livre</strong> et du problème co-<br />

lonial en général dans la vie publique et dans la pensée du Baron d’Estournelles.<br />

Enfin, nous donnons en annexe quelques <strong>texte</strong>s inédits d’archives et d’<strong>au</strong>tres<br />

<strong>texte</strong>s publiés <strong>à</strong> l’époque de la parution du <strong>livre</strong> et qui constituent un complément<br />

utile <strong>à</strong> la compréhension de l’<strong>au</strong>teur, et plus généralement des enjeux de la colonisation<br />

française.<br />

Nous tenons <strong>à</strong> remercier tous ceux qui nous ont encouragé et aidé dans ce travail<br />

éditorial : mes proches et mes amis que je ne nommerai pas, mais ils s’y reconnaîtront.<br />

Nous tenons <strong>au</strong>ssi <strong>à</strong> remercier Monsieur Jacques <strong>Le</strong> Guillard, petitfils<br />

du Baron d’Estournelles, pour son accueil et pour l’aide précieuse qu’il nous a<br />

apportée tout <strong>au</strong> long de notre recherche. Nous voudrions <strong>au</strong>ssi remercier le personnel<br />

des Archives Départementales de la Sarthe, ainsi que celui des Archives<br />

des Affaires Etrangères <strong>à</strong> Paris, pour leur précieux concours.<br />

Petite histoire d’un <strong>livre</strong><br />

C’est <strong>au</strong> printemps 1884 que d’Estournelles entame la rédaction du <strong>livre</strong>,<br />

quelques mois avant de quitter définitivement la Tunisie (17 juin 1884). Il<br />

s’établit <strong>à</strong> La Haye où il continue son travail de rédaction avec assiduité. Il achève<br />

en septembre 1884 une bonne partie de l’ouvrage et envoie <strong>à</strong> son ami Gabriel<br />

Charmes, spécialiste du monde arabe et de la colonisation, son chapitre 5 sur les


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 11<br />

ordres religieux et termine le 6 ème sur l’esclavage 3 , mais ces chapitres n’ont pas<br />

été retenus dans la deuxième version du manuscrit.<br />

Plus d’une année plus tard, d’Estournelles publie en mars 1886 dans la Revue<br />

des Deux Mondes un article qu’il signe de son nom sur « <strong>Le</strong>s Sociétés secrètes et<br />

la conquête de l’Afrique du Nord » 4 . Cela montre sans doute qu’il abandonne <strong>au</strong><br />

moins provisoirement la publication de son <strong>livre</strong> sur la Tunisie.<br />

Mais ce sera sous le sce<strong>au</strong> de l’anonymat qu’un an plus tard, il publie toujours<br />

dans la même revue, - et avec l’<strong>au</strong>torisation de son [9] Ministère -, une série de<br />

deux articles intitulés : « <strong>Le</strong>s Débuts d’un Protectorat : La France en Tunisie » ; le<br />

deuxième article porte le sous-titre : « <strong>Le</strong>s réformes accomplies, les perspectives<br />

d’avenir. » 5 Ces deux articles constituent l’essentiel de la troisième partie du<br />

<strong>livre</strong> intitulée : « <strong>Le</strong>s Réformes ».<br />

Sept mois plus tard, sa décision est enfin prise. D’Estournelles demande offi-<br />

ciellement <strong>à</strong> son Ministre des Affaires Etrangères, Flourens, l’<strong>au</strong>torisation de pu-<br />

blier l’ouvrage : « Monsieur le Ministre, j’ai l’intention de publier un <strong>livre</strong> intitulé<br />

« <strong>Le</strong>s Commencements d’un Protectorat » et qui <strong>au</strong>rait pour objet de faire connaître<br />

<strong>au</strong>ssi exactement que possible les circonstances dans lesquelles le Gouvernement<br />

de la République a dû intervenir dans la Régence de Tunis et y introduire<br />

une série de réformes dont le succès est <strong>au</strong>jourd’hui indiscuté. La dernière partie<br />

de ce travail contenant l’énumération de ces réformes a déj<strong>à</strong> été insérée cette année,<br />

sans signature, en deux articles, dans la Revue des Deux Mondes, avec<br />

l’assentiment du Département. La première partie relative <strong>au</strong>x difficultés d’ordre<br />

intérieur et extérieur qui ont compliqué notre intervention est <strong>au</strong>jourd’hui presque<br />

achevée ; je ne me suis servi pour l’écrire d’<strong>au</strong>cun document emprunté <strong>à</strong><br />

l’administration centrale des Affaires Etrangères ou <strong>au</strong>x archives de la Résidence<br />

de Tunis ; je n’en crois pas moins devoir demander <strong>à</strong> votre Excellence avant de<br />

donner <strong>à</strong> l’imprimerie l’ensemble de mon travail, si elle veut bien m’<strong>au</strong>toriser <strong>à</strong> le<br />

publier et <strong>à</strong> le signer. Veuillez agréer… » 6 . Deux jours plus tard, Flourens lui<br />

donne son feu vert, <strong>à</strong> condition que le <strong>livre</strong> ne contienne « <strong>au</strong>cun document em-<br />

3 Nous suivons ici les indications de L<strong>au</strong>rent Barcelo, P<strong>au</strong>l d’Estournelles, p. 37.<br />

4 er<br />

Revue des Deux Mondes, T. 74, 1 Mars 1886, p. 100-128.<br />

5 R.D.D.M., T. 79, 15 février 1887, p. 785-814 ; T. 80, 15 mars 1887, p. 338.<br />

6 ème<br />

<strong>Le</strong>ttre de d’Estournelles <strong>au</strong> Ministre du 27 octobre 1887 ; in Archives MAE, Personnel, 2<br />

Série, 1291.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 12<br />

prunté <strong>à</strong> l’administration centrale du Département ou <strong>au</strong>x archives de la Résiden-<br />

ce <strong>à</strong> Tunis » 7 .<br />

Il semble bien que cette décision tardive de publier enfin le fameux <strong>livre</strong> ait<br />

été prise <strong>à</strong> la suite de la parution, quelques mois plus tôt, chez son futur éditeur,<br />

d’un <strong>livre</strong> portant un titre similaire, mais traitant de l’Algérie : « <strong>Le</strong>s Commencements<br />

d'une Conquête. L'Algérie de 1830 <strong>à</strong> 1840. » par l’académicien Camille<br />

Rousset. Il est donc évident que, dans un premier temps, d’Estournelles ait abandonné<br />

l’idée de la publication du <strong>livre</strong>, ce qui le décida <strong>à</strong> en publier de larges extraits<br />

dans la RDDM. C’est donc Camille Rousset qui est <strong>à</strong> l’origine de la relance<br />

de l’idée de la publication du <strong>livre</strong>.<br />

[10]<br />

Seulement, après cette démarche entreprise en 1887 <strong>au</strong>près de son ministre, le<br />

<strong>livre</strong> devra encore attendre plus de trois ans pour voir finalement le jour. Cela<br />

donnera l’occasion <strong>à</strong> l’<strong>au</strong>teur de pe<strong>au</strong>finer son ouvrage, de le mettre <strong>à</strong> jour, puisqu’il<br />

couvrira l’année 1891 qui figure dans son titre définitif, mais <strong>au</strong>ssi et surtout<br />

de le soumettre <strong>au</strong>x corrections des personnalités politiques citées dans l’ouvrage<br />

pour avis, comme Jules ferry, P<strong>au</strong>l Cambon, M<strong>au</strong>rice Bompard 8 .<br />

C’est, en effet, <strong>au</strong> cours de sa mission diplomatique <strong>à</strong> Londres que<br />

d’Estournelles règlera définitivement les aspects diplomatiques et politiques de<br />

l’ouvrage qui a pris peu <strong>à</strong> peu l’allure d’une véritable publication officieuse du<br />

Gouvernement français, dont le titre définitif et sobre ne laisse <strong>au</strong>cun doute : La<br />

Politique Française en Tunisie. <strong>Le</strong> Protectorat et ses Origines (1854-1891).<br />

C’est le ministre des Affaires Etrangères lui-même qui continue <strong>à</strong> être consulté<br />

<strong>au</strong> sujet de l’édition de l’ouvrage. Et ce sera son collaborateur Gabriel Hanot<strong>au</strong>x,<br />

Directeur politique <strong>au</strong> ministère 9 , qui a servi d’intermédiaire avec le ministre.<br />

« Envoyez-moi vos épreuves, lui écrit-il de ses bure<strong>au</strong>x du Quai d’Orsay 10 .<br />

Je les lirai avec le soin dont je suis capable, étant donné l’excès d’occupation dont<br />

je suis accablé. Je vous promets une discrétion absolue. Si j’ai quelque observa-<br />

7 <strong>Le</strong>ttre en date du 29 octobre 1887.<br />

8 Ancien collègue de d’Estournelles <strong>à</strong> la Résidence française <strong>à</strong> Tunis.<br />

9 Historien du Cardinal de Richelieu, il sera Ministre des Affaires Etrangères et siègera <strong>à</strong> l’Académie<br />

française.<br />

10 Gabiel Hanot<strong>au</strong>x <strong>à</strong> d’Estournelles, lettre non datée, portant la seule mention : Vendredi ; in<br />

ADS, 12J 427.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 13<br />

tion <strong>à</strong> faire, je vous la ferai connaître avant d’en parler <strong>à</strong> qui que ce soit. Quant <strong>à</strong><br />

la signature, mon impression est « un diplomate » serait le mieux. La première<br />

formule vous engage et nous engage ; on ne vous <strong>au</strong>torisera pas ici. La troisième<br />

est trop vague. Je crois qu’« un diplomate » répond <strong>à</strong> tout. Mes meilleurs souvenirs<br />

<strong>à</strong> Mme d’Estournelles et <strong>à</strong> vous mes amitiés. G. Hanot<strong>au</strong>x.»<br />

Quelque temps plus tard, les épreuves sont visées <strong>au</strong> ministère des Affaires<br />

Etrangères et elles sont prêtes <strong>à</strong> être envoyées <strong>à</strong> Londres par la valise diplomatique.<br />

Mais Hanot<strong>au</strong>x a été victime d’une étourderie : « Mon cher ami, lui écrit-il<br />

tout confus 11 . Je suis bien coupable envers vous et la dernière valise devait vous<br />

retourner vos épreuves avec mon impression. Malheureusement, j’avais laissé les<br />

épreuves chez moi, le jour du courrier, mais je n’ai pas eu une minute pour aller<br />

les chercher ; quant <strong>à</strong> mon impression, il f<strong>au</strong>t la mettre sur le papier et je mène<br />

une vie tellement écrasante que je cours toujours après le quart [11] d’heure nécessaire<br />

pour c<strong>au</strong>ser avec vous. La prochaine valise vous postera 1° la lettre particulière<br />

de Landesson ; 2° la lettre de Bompard (nous sommes d’accord ; mais<br />

nous ne pouvions pas mettre la charrue avant les bœufs, et ce qu’il nous demande,<br />

c’était cela), 3° enfin le lot n° 2 de vos épreuves et peut-être le lot n° 3, si j’ai le<br />

temps de les lire d’ici l<strong>à</strong>. » Hanot<strong>au</strong>x rassure ensuite son correspondant, <strong>à</strong> la suite<br />

d’un « malentendu », qu’il n’y a pas de problème du côté du ministère où « l’on<br />

est satisfait de vous ». Et de poursuivre : « Voici maintenant mon impression : très<br />

intéressant, très plein, très nourri. <strong>Le</strong> style pas toujours assez châtié ; mais comme<br />

il est alerte, en général, cela compense. Mais la grosse, grosse restriction, que<br />

vous devinez d’avance, est celle-ci : vous mettez un peu trop les pieds dans le plat<br />

<strong>au</strong>tant pour le passé, parce que vous traitez très mal des gens qui, par fiction, du<br />

moins sont devenus nos meilleurs amis ; pour l’avenir, parce que vous vous montrez<br />

trop comme partie prenante : « je pose zéro et je retiens tout. » Dans ces<br />

conditions, je crains que la publication ne vous soit rendue quelque peu difficile ;<br />

en tout cas, je crois qu’il f<strong>au</strong>t écarter absolument l’hypothèse de la signature et<br />

peut-être même la formule « un diplomate ». Je voudrais bien parler de tout cela<br />

avec vous : peut-être quelques retouches suffiraient-elles pour tout arranger. Vous<br />

vouliez mon avis ferme ; le voil<strong>à</strong>. En dehors de cela, je n’ai que des éloges. La<br />

lecture m’a plus qu’intéressée, passionnée. »<br />

11 Deuxième lettre toujours non datée, portant la mention : Samedi ; in ADS, 12J 427.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 14<br />

Dans une dernière correspondance, Hanot<strong>au</strong>x confirme ces premières réser-<br />

ves : « Mon cher ami, Vous trouverez dans la valise d’<strong>au</strong>jourd’hui vos épreuves.<br />

<strong>Le</strong> ministre vous en a écrit et sa lettre qu’il m’a lue, m’a paru la sagesse même. Je<br />

ne crois pas sincèrement que vous puissiez signer ce volume. En dehors de cela,<br />

vous pouvez le signer, s<strong>au</strong>f, je crois, les quelques modifications de ton et de forme<br />

que nous avons cru devoir vous demander 12 . Maintenant, bonne chance et bon<br />

succès. » 13<br />

En dehors de cette consultation ministérielle, le manuscrit a été soumis <strong>à</strong> P<strong>au</strong>l<br />

Cambon, ancien Résident général en Tunisie et supérieur hiérarchique immédiat<br />

de d’Estournelles. Ce sera l’occasion pour lui de faire une mise <strong>au</strong> point intéressante<br />

sur les rapports du Général Boulanger, chef du Corps expéditionnaire en<br />

Tunisie, avec le Résident Général Cambon dans un con<strong>texte</strong> de tension <strong>au</strong> cours<br />

[12] duquel celui-ci batailla pour résister <strong>à</strong> l’Armée qui ne s’était pas satisfaite du<br />

Protectorat, voulant l’annexion pure et simple : « Mon cher ami 14 , je vous renvoie<br />

vos épreuves. Je ne demande en ce qui me touche qu’une correction <strong>à</strong> la page<br />

333 15 . Votre phrase semble indiquer que j’ai été forcé de quitter la Tunisie par<br />

Boulanger ; ce qui n’est pas exact. En arrangeant la phrase comme je l’ai fait,<br />

cette impression disparaît. J’ai lu le tout avec be<strong>au</strong>coup de plaisir et d’intérêt.<br />

C’est bien fait et toute l’origine de la question est parfaitement démêlée. Ce sera<br />

le document définitif sur l’ancienne [?] Tunisie. J’ai eu l’occasion de c<strong>au</strong>ser hier<br />

devant Jusserand 16 de votre <strong>livre</strong>. Il en attend la publication avec […] 17 dans le<br />

monde. Il n’y a que vous pour croire que l’on suscite en ce moment la moindre<br />

difficulté. […] »<br />

Quand <strong>à</strong> Jules Ferry, Président du Conseil lors de la conquête de la Tunisie, il<br />

donne, lors des corrections des épreuves, quelques précisions sur les circonstances<br />

politiques des débuts des opérations : « Mon cher ami, écrit-il de Saint Dié des<br />

12 C’est-<strong>à</strong>-dire Hanot<strong>au</strong>x et le ministre des Affaires Etrangères, dont la lettre <strong>à</strong> d’Estournelles<br />

ne nous est pas parvenue.<br />

13 Troisième lettre toujours non datée, ne portant pas de date ; in ADS, 12J 427.<br />

14 P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> d’Estournelles, lettre datée de « Paris, le lundi 20 » ; in ADS, 12j 427.<br />

15 Correspondant <strong>à</strong> la page 328 de la première édition et <strong>à</strong> la note n° 5, page 177 de la présente<br />

réédition pour le détail des corrections de Jules Ferry que nous indiquons.<br />

16 Jean-Jules Jusserand (1855-1932), confrère de d’Estournelles <strong>au</strong> Ministère des Affaires<br />

Etrangères.<br />

17 Mot illisible.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 15<br />

Vosges <strong>à</strong> d’Estournelles un 29 septembre 18 . Je ne vois pas d’<strong>au</strong>tre inconvénient <strong>à</strong><br />

la petite note que de fournir peut-être <strong>au</strong>x Italiens un pré<strong>texte</strong> de plus pour<br />

s’apitoyer sur le p<strong>au</strong>vre bey. Mais comme ils ont dit <strong>à</strong> ce sujet pour ce qu’on peut<br />

dire, cette objection ne m’arrête pas. J’ai fait maintenant <strong>à</strong> la note trois rectifications.<br />

Ce n’est pas un Conseil des ministres, c’est <strong>à</strong> M. Grévy 19 que nous lûmes<br />

les instructions sur lesquelles le Conseil était d’accord. Il n’est pas juste non plus<br />

de présenter M. Grévy comme un partisan plus que tiède de l’expédition. Autant il<br />

fut opposé <strong>à</strong> celle du Tonkin, <strong>au</strong>tant il mollit dans l’affaire d’Egypte, <strong>au</strong>tant il était<br />

tunisien, de tout temps. <strong>Le</strong>s Italiens lui ont fait dire <strong>à</strong> je ne sais plus qui – <strong>à</strong> Cialdini<br />

20 je crois – que Tunis <strong>à</strong> ses yeux ne valait pas un cigare et deux sous. Cela<br />

est f<strong>au</strong>x et absurde. Il s’en est expliqué tout récemment encore avec moi. Enfin je<br />

préfère la formule : « On [13] conte… », c’est un préjugé professionnel qui me<br />

reste. […] Votre <strong>livre</strong>, que j’attends avec impatience, et qu’il f<strong>au</strong>t tambouriner –<br />

car, comme disait Lamartine <strong>à</strong> son annoncier : Dieu lui-même a besoin de cloches<br />

– arrive fort bien <strong>à</strong> point. L’histoire se fait, ou plutôt s’achève. Vous montrerez<br />

sur la fin l’importance des radic<strong>au</strong>x <strong>à</strong> l’extérieur, <strong>au</strong> moment où la grande lessive<br />

du boulangisme fait apprécier leur imprévoyance, leurs haines sottes, leur petitesse,<br />

leur esprit brouillant, leur absence de vues et de scrupules. »<br />

<strong>Le</strong> <strong>livre</strong> est, enfin, fin prêt. D’Estournelles le dépose en janvier 1891 <strong>au</strong> ministère<br />

de l’Intérieur, et l’envoie <strong>à</strong> ses amis. <strong>Le</strong> 16 mars, le Sénateur Jules Ferry lui<br />

écrit pour lui donner son avis sur un incident qui a éventé l’identité de l’<strong>au</strong>teur :<br />

« Mon cher ami, Vous avez mille fois raison de n’attacher <strong>au</strong>cune importance <strong>à</strong> la<br />

sortie de M. Wallon. Elle a passé inaperçue et on l’a mise sur le compte d’une<br />

douce manie. Je le regrette assurément [?], car je voudrais voir se déchirer pour le<br />

public non initié ce voile de discrétion diplomatique dont vous vous êtes systématiquement<br />

enveloppé. Je l’ai, pour mon compte, religieusement respecté. Vous<br />

avez désiré que l’Estafette gardât le silence, elle s’est tue, <strong>à</strong> grand regret. Elle<br />

trouve que le silence a assez duré, et si vous voulez bien prier M. Plon 21 , et lui<br />

18 Sans indication d’année, in ADS 12j 427.<br />

19 Jules Grévy, Président de la République, 1879-1887.<br />

20 Cialdini, général piémontais qui s'est emparé d'Ancône en 1858. Ambassadeur <strong>à</strong> Paris.<br />

21 <strong>Le</strong> <strong>livre</strong> est édité <strong>à</strong> Paris, chez la « Librairie Plon – <strong>Le</strong>s Petits-fils de Plon et Nourrit ».


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 16<br />

adresser un exemplaire de votre <strong>livre</strong>, on parlera comme il convient d’une œuvre<br />

[…] <strong>à</strong> laquelle il ne f<strong>au</strong>t pas prononcer l’odi profanum vulgus 22 .<br />

Vous avez fait un bon et be<strong>au</strong> <strong>livre</strong>. Un <strong>livre</strong> vivant, ce qui n’est pas donné <strong>à</strong><br />

tous ceux qui écrivent l’histoire, un <strong>livre</strong> où la verve s’unit <strong>au</strong> savoir. C’est un<br />

grand malheur qu’il soit anonyme, il eût fait briller votre nom. Mais sans être plus<br />

diplomate qu’écrivain, bien qu’écrivain de race et jusqu’<strong>au</strong> bout des ongles. – J’ai<br />

trouvé Whist bien froid, bien personnel : est-ce parce qu’il sent ses élucubrations<br />

personnelles bien ternes <strong>au</strong>près de vos brillants récits ? Vous m’avez critiqué,<br />

comme il convenait, il était nécessaire que cela fût, et de plus vous avez, je crois,<br />

parlé avec sincérité. J’aime be<strong>au</strong>coup les critiques de ceux qui m’aiment vraiment,<br />

et je suis tout disposé <strong>à</strong> faire profit de vos avis. J’ai trop dédaigné l’opinion,<br />

je ne m’entends pas <strong>à</strong> la préparer, vous avez sans doute raison 23 . Mais pour les<br />

affaires de Tunisie, si vous voulez vous reporter <strong>au</strong>x circonstances, vous reconnaîtrez<br />

avec moi que la chose n’était possible qu’<strong>à</strong> condition de [14] faire vite et sans<br />

étalage. D’une manière générale, je tiens pour un principe essentiel que les responsabilités<br />

des gouvernants doit être résolument engagée avant et faire […] 24 <strong>à</strong><br />

celle du Parlement, que les Parlements ont besoin d’être mis en face des faits accomplis,<br />

leur nature étant absolument impropre <strong>à</strong> la direction des entreprises extérieures.<br />

Emballement ou défaillance : les Chambres qu’on ne mène pas résolument<br />

ne sont pas capables d’<strong>au</strong>tre chose. Voyez Freycinet et l’Egypte 25 : c’est<br />

pour avoir pratiqué la politique de déférence, tâtonné, consulté la Chambre deux<br />

fois par semaine qu’il a abouti <strong>à</strong> un immense désastre, le plus grand qu’ait subi la<br />

fortune de la France depuis Sedan. Votre affectionné, Jules Ferry. »<br />

Un <strong>au</strong>tre collaborateur direct de d’Estournelles dans l’affaire tunisienne :<br />

l’ambassadeur français <strong>à</strong> Londres, William Waddington, qui négocia en décembre<br />

1883 – avec d’Estournelles -, l’abrogation des capitulations anglaises en Tunisie.<br />

Cet ancien Président du Conseil en 1879, occupait encore, - avec d’Estournelles -<br />

son poste de Londres quand il reçut en janvier 1891 le <strong>livre</strong> sur la Tunisie qu’il<br />

22 « Je hais le vulgaire profane. » Horace, liv. III, ode I, vers 1.<br />

23 ème<br />

Ici, Jules Ferry commente le § 2 du chapitre V, II Partie.<br />

24 Mot illisible.<br />

25 Lors de la révolte en mai 1882 d’Orabi Pacha, la flotte française se retire d’Alexandrie,<br />

laissant le champs libre <strong>au</strong>x Britanniques de rétablir le khédive Tewfik Pacha <strong>au</strong> pouvoir <strong>au</strong><br />

Caire.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 17<br />

apprécia d’emblée : « Mon cher d’Estournelles 26 , J’ai achevé hier soir la lecture<br />

de votre <strong>livre</strong>, qui m’a vivement intéressé. L’ordonnance en est claire, et le récit<br />

animé ; le récit notamment des deux campagnes en Tunisie m’a paru particuliè-<br />

rement attachant et bien écrit. On voudrait quelques détails de plus sur l’action de<br />

Boulanger en Tunisie ; mais évidemment, le moment n’est pas venu d’en parler<br />

librement, non plus que les dessous des cartes du Congrès de Berlin. Mais, plus<br />

tard, vous pouvez en faire une seconde édition, lorsque quelques uns des <strong>au</strong>teurs<br />

seront morts. La plupart des journ<strong>au</strong>x anglais ont publié des articles sur votre li-<br />

vre, et l’ont apprécié en termes favorables ; Florian a dû vous les envoyer. Je vous<br />

attends pour le 1 er Février, et j’espère que Madame d’Estournelles soit assez remi-<br />

se pour vous accompagner. Croyez <strong>à</strong> mes meilleurs sentiments, Waddington. »<br />

Un <strong>au</strong>tre acteur dans l’affaire tunisienne, le général Billot, était ministre de la<br />

Guerre en 1882 27 , lors de la nomination de [15] d’Estournelles <strong>à</strong> Tunis. Il s’était,<br />

depuis, lié d’amitié avec le jeune et brillant diplomate, son cadet de 24 ans. Ce fut<br />

<strong>à</strong> son tour d’exprimer son enthousiasme <strong>à</strong> la lecture du <strong>livre</strong> sur la Tunisie dans<br />

une lettre datée de Rome 28 où il se trouvait en mission diplomatique :<br />

« Rome, le 11 mars 1891. Mon cher ami, Votre <strong>livre</strong> sur la politique française<br />

en Tunisie m’est parvenu par la valise du 2 mars. J’y ai consacré le peu de temps<br />

dont j’ai pu disposer depuis lors, et je m’empresse de vous dire l’intérêt passionné<br />

avec lequel je vous ai suivi. Vos premiers chapitres préparent si bien cette période<br />

de 1880-84, que j’ai vécue ! Vous avez composé magistralement l’histoire militaire,<br />

parlementaire et diplomatique de l’occupation, comme vous avez arrêté, ne<br />

varietur, le plan des réformes déj<strong>à</strong> accomplies ou encore <strong>à</strong> faire, rendant, chemin<br />

faisant, la justice due <strong>au</strong>x Ferry, <strong>au</strong>x Cambon et <strong>à</strong> leurs dignes collaborateurs.<br />

Votre <strong>livre</strong> est comme le mémorial et la charte de cette grande œuvre nationale.<br />

Des deux mains j’appl<strong>au</strong>dis <strong>à</strong> vos conclusions. Tenons nous <strong>au</strong> protectorat, qui est<br />

l’instrument le plus parfait de la colonisation. Vous savez qu’<strong>à</strong> propos d’une <strong>au</strong>tre<br />

26 D’Estournelles étant en vacances en France. <strong>Le</strong>ttre du 21 janvier 1891, in ADS 12 J 427.<br />

27 Il connaîtra la célébrité lors de l’Affaire Dreyfus, quand il sera <strong>à</strong> nouve<strong>au</strong> ministre de la<br />

Guerre le 29 avril 1896 dans le nouve<strong>au</strong> Cabinet de Jules Méline. Dans J’accuse… ! (1898),<br />

Zola s’en est pris <strong>au</strong> ministre de la Guerre : « J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les<br />

mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être<br />

rendu coupable de ce crime de lèse- humanité et de lèse justice, dans un but politique et<br />

pour s<strong>au</strong>ver l'état-major compromis. »<br />

28 In ADS, 12j 427.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 18<br />

entreprise de même genre, j’ai fait le même éloge du système, presque dans les<br />

mêmes termes. Que n’y a-t-on pensé jadis pour l’Algérie ! Coïncidence curieuse :<br />

vous avez fait pour la Tunisie ce que j’ai tenté pour le Tonkin. Je suis convaincu<br />

que notre travail <strong>à</strong> tous deux est utile et patriotique. Pour votre part, vous avez<br />

écrit un be<strong>au</strong> <strong>livre</strong> qui restera. Je suis heureux de vous en féliciter, et d’avoir cette<br />

bonne occasion de renouveler, mon cher ami, l’assurance de ma vieille sympathie<br />

et de mes sentiments tout dévoués, [signé :] Billot. Rappelez nous, je vous prie,<br />

ma femme et moi, <strong>au</strong> bon souvenir de Madame d’Estournelles. »<br />

D’<strong>au</strong>tres amis moins politiques furent sollicités par le jeune diplomate, comme<br />

l’homme de lettres P<strong>au</strong>l Bourget, un vieil ami qu’il connut du temps de leurs<br />

études <strong>à</strong> Louis-le-Grand, le vicomte Melchior de Voguë, diplomate féru de littérature<br />

russe 29 , et surtout le célèbre philosophe et historien Hippolyte Taine, admiré<br />

par Nietzsche [16] et qui marqua toute une génération. Ils se sont connus sans<br />

doute <strong>à</strong> travers la Revue des Deux Mondes <strong>à</strong> laquelle ils collaborèrent ensemble.<br />

Taine prit soin de lui faire part de ses impressions sur le <strong>livre</strong>. Il partagea avec le<br />

diplomate son rejet de l’esprit de système hérité de la Révolution française qui se<br />

traduit en matière coloniale dans la pratique de l’assimilation. Et il rejoint <strong>au</strong>ssi,<br />

curieusement, le point de vue de Jules Ferry sur l’inadéquation du parlement en<br />

matière de politique étrangère : « 23 rue Cassette. [<strong>Le</strong>] 22 mai 91. Cher Monsieur,<br />

Pardonnez-moi d’avoir tant tardé <strong>à</strong> vous remercier en connaissance de c<strong>au</strong>se ; j’ai<br />

été absorbé par mon étude sur l’Eglise dont le dernier morce<strong>au</strong> paraîtra le 1 er juin<br />

<strong>à</strong> la R.D.D.M. C’est seulement depuis quinze jours que j’ai pu vous lire <strong>à</strong> tête<br />

reposée.<br />

« On n’imagine pas un <strong>livre</strong> plus instructif ; je ne parle pas seulement pour<br />

moi qui suis un ignorant, en particulier sur cette question. Mais, tout homme qui,<br />

par intérêt privé, curiosité spéculative ou patriotisme, s’intéresse <strong>au</strong>x choses coloniales<br />

doit étudier votre ouvrage, comme <strong>au</strong>ssi le gros volume de M. <strong>Le</strong>roy-<br />

Be<strong>au</strong>lieu. Je n’en finirais pas si j’énumérais les morce<strong>au</strong>x suggestifs, surtout ceux<br />

qui sont propres <strong>à</strong> mettre en suspicion notre manie française d’appliquer mécaniquement<br />

partout le système français, depuis notre procédure jusqu’<strong>à</strong> nos wagons.<br />

29 Sa réponse en date du 25 avril 1891 est embarrassée : « Excusez-moi si je ne vous ai pas<br />

écrit <strong>au</strong> sujet de votre volume ; il y <strong>au</strong>rait trop long <strong>à</strong> dire sur ces trois <strong>livre</strong>s si nourris de<br />

faits et de réflexions, qui sont l’histoire détaillée d’une grande fondation coloniale […], je<br />

me réserve de rendre en conversation les idées que votre bel ouvrage m’a suggérées. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 19<br />

Mais, entre nous, l’historique contenu dans votre ouvrage laisse une impression<br />

encore plus fâcheuse. En matières si graves, pour des affaires qui exigent tant<br />

d’in<strong>format</strong>ions précises, tant de suite dans les idées, tant de tact, de prévoyance,<br />

de secret, quel gouvernement que celui de ministères instables, <strong>à</strong> la merci d’une<br />

chambre issue <strong>au</strong> suffrage universel et soumis <strong>au</strong>x impulsions de journ<strong>au</strong>x comme<br />

nous en connaissons tant, <strong>au</strong>x impressions de la populace littéraire et politique qui<br />

parle, hurle dans le silence de la France laborieuse, occupée ailleurs, ignorante ou<br />

indifférente ! C’est merveilleux qu’on s’en soit tiré si bien, <strong>à</strong> Tunis, grâce <strong>à</strong> la<br />

persévérance de quelques hommes de tête et de cœur, dont vous étiez un. Encore<br />

merci et croyez-moi votre obligé <strong>à</strong> double titre, par le don de ce <strong>livre</strong> et par le<br />

plaisir <strong>au</strong>ssi bien que le profit que j’en ai tiré. Your : H. Taine. » 30<br />

Cet hommage sincère et appuyé du célèbre académicien a sans doute pesé,<br />

conjointement <strong>à</strong> celui de Camille Rousset 31 , - mais sans [17] doute <strong>au</strong>ssi<br />

d’Ernest Renan -, dans l’attribution un an plus tard, le 28 mai 1892, du prix aca-<br />

démique Thérouanne. Au moment où Taine faisait part de son admiration pour le<br />

<strong>livre</strong>, l’ancien ministre des Affaires étrangères Barthélemy Saint-Hillaire présente<br />

le 16 mai 1891 cette œuvre <strong>à</strong> l’Académie des Sciences Morales et Politiques.<br />

Finalement, le premier tirage portera la signature : P. H. X., pour « P<strong>au</strong>l Henri<br />

X. » Puis, il ne sera plus possible de garder le secret de Polichinelle. Dans un<br />

nouve<strong>au</strong> tirage, seule la page intérieure du titre révèlera enfin l’identité du X :<br />

« D’Estournelles de Constant », sans les prénoms, mais avec la mention : « Ouvrage<br />

Couronné par l’Académie française. Prix Thérouanne. ».<br />

30 In ADS 12j 427.<br />

31 D’Estournelles a envoyé un exemplaire de son ouvrage <strong>à</strong> Rousset qui lui a répondu le 13<br />

février 1891, en lui promettant de faire connaître <strong>au</strong>près de ses confrères de l’Académie « le<br />

mérite particulier de votre excellent ouvrage, <strong>à</strong> leur dire tout le bien que j’en pense et le<br />

profit considérable que sa lecture m’a procuré. »


[18]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 20<br />

Quelques repères chronologiques<br />

Tunisie<br />

Carthage punique : IX ème siècle av. J.-C.<br />

<strong>Le</strong>s Romains : II ème siècle av. J.-C.<br />

<strong>Le</strong>s Vandales : 439.<br />

<strong>Le</strong>s Byzantins : 534.<br />

<strong>Le</strong>s Arabes : 670.<br />

<strong>Le</strong>s Aghlabites : 800.<br />

<strong>Le</strong>s Fatimides : 909.<br />

<strong>Le</strong>s Almohades : 1159.<br />

<strong>Le</strong>s Hafsides : 1230.<br />

Protectorat espagnol : 1535.<br />

Conquête ottomane : 1574.<br />

Dynastie des Husseinites : 1705-1957.<br />

La Conquête de la Tunisie<br />

- 24 avril 1881 : <strong>Le</strong>s troupes françaises franchissent les frontières algéro-<br />

tunisiennes <strong>au</strong> Nord. La marine bombarde Tabarka.<br />

- 12 mai 1881 : Traité du Bardo.<br />

- 9 juin 1881 : Décret beylical : le Résident de France devient l’unique inter-<br />

médiaire entre le Bey et les consuls des puissances, devenant ainsi le vrai ministre<br />

des Affaires Etrangères.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 21<br />

- Juin 1882 : P<strong>au</strong>l Cambon se rend <strong>à</strong> Paris pour soumettre ses plans de protec-<br />

torat. 32<br />

[19]<br />

- Juillet 1882 : Cambon rentre <strong>à</strong> Tunis et fait signer <strong>au</strong> Bey le traité du ‘protec-<br />

torat’. 33 Mais Cambon devait attendre le retour de Jules Ferry <strong>à</strong> la tête du Gou-<br />

vernement français, le 21 février 1883, pour voir son projet aboutir avec la<br />

Convention de la Marsa.<br />

- 27 octobre 1882-1906 : Règne d’Ali Bey.<br />

- 4 février 1883 : Décret beylical : Création de la fonction du Secrétaire Géné-<br />

ral du Gouvernement tunisien, dirigeant le personnel des bure<strong>au</strong>x de<br />

l’Administration centrale tunisienne, lisant les lettres administratives du Premier<br />

ministre, par qui lois, décrets et règlements sont présentés et promulgués. Il exerce<br />

<strong>au</strong>près du Premier Ministre les mêmes fonctions exercées par le Résident Général<br />

<strong>au</strong>près du Bey. Cette fonction est confiée <strong>à</strong> M<strong>au</strong>rice Bompard.<br />

- 23 mars 1883 : <strong>Le</strong> Bey in<strong>au</strong>gure les nouve<strong>au</strong>x loc<strong>au</strong>x de l’administration<br />

centrale <strong>à</strong> la Casbah.<br />

- 8 juin 1883 : Convention de la Marsa : le Bey accepte <strong>à</strong> l’avance et sans réserves<br />

toutes réformes administratives, judiciaires et financières décidées par le<br />

gouvernement français.<br />

- Décembre 1883 : L’Angleterre renonce <strong>au</strong>x Capitulations contractée avec le<br />

Bey de Tunis.<br />

32 C’est l<strong>à</strong> qu’il eût l’idée de faire signer <strong>au</strong> Bey un traité de ‘protectorat’ : « Je veux partir [de<br />

Paris] avec un traité en poche établissant le protectorat, garantissant la dette et supprimant<br />

les Capitulations. Je voudrais le faire signer <strong>au</strong> Bey en lui remettant son sabre. C’est pour<br />

arriver <strong>à</strong> cela que je reste [encore <strong>à</strong> Paris]. La chose vous paraît énorme, elle est possible. »<br />

<strong>Le</strong>ttre de Cambon <strong>à</strong> d’Estournelles du 11 juin 1882, in P<strong>au</strong>l Cambon, Correspondance,<br />

I/174.<br />

33 « J’ai fait <strong>au</strong> Bey tout un exposé de la situation. Mustapha [Ben Ismaïl, Premier ministre]<br />

l’avait admirablement préparé. <strong>Le</strong> p<strong>au</strong>vre homme était l<strong>à</strong> avec son Premier ministre et son<br />

ministre de l’Intérieur. Il m’a prié de l’assurer que ses droits de souveraineté seraient respectés,<br />

que la justice serait rendue en son nom, etc., je lui ai dit que c’était l<strong>à</strong> mon avis et<br />

que je le ferai prévaloir <strong>au</strong>près du Gouvernement français, enfin après un peu de façons il a<br />

fini par signer. Maintenant il f<strong>au</strong>t voir si Freycinet [Président du Conseil] va présenter cela<br />

<strong>au</strong>x Chambres. S’il ne le faisait pas, j’<strong>au</strong>rais une situation un peu f<strong>au</strong>sse. » <strong>Le</strong>ttre de Cambon<br />

<strong>à</strong> Mme Cambon, du 8 juillet 1882.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 22<br />

- 31 mars 1884 : P<strong>au</strong>l Cambon prit la parole <strong>à</strong> la Chambre des Députés pour<br />

défendre la ratification de la Convention de La Marsa. Au cours des débats, Jules<br />

Ferry intervint contre les annexionnistes, et défendit le système du protectorat,<br />

« le plus économique et imposant <strong>au</strong> Gouvernement français le moins de charges<br />

et de responsabilités. ».<br />

- 4 octobre 1884 : Des Contrôleurs civils sont nommés dans les villes et sur<br />

les tribus.<br />

- 10 novembre 1884 : Délégation <strong>au</strong> Résident du pouvoir d’approuver <strong>au</strong> nom<br />

du Gouvernement français la promulgation et la mise <strong>à</strong> exécution de tous les dé-<br />

crets beylic<strong>au</strong>x.<br />

[20]<br />

- 23 mai 1885 : C’est <strong>au</strong> résident français que Playfair, le nouve<strong>au</strong> consul an-<br />

glais <strong>à</strong> Tunis, remet ses lettres de créances, alors qu’il se contente d’une visite de<br />

courtoisie chez le Bey.<br />

- 23 juin 1885 : <strong>Le</strong> Résident est élevé <strong>au</strong> grade de Résident Général. Il est dé-<br />

claré dépositaire des pouvoirs de la République dans la Régence. Il a sous ses<br />

ordres les commandants des troupes de terre et de mer, tous les services adminis-<br />

tratifs concernant les Européens et les Indigènes. <strong>Le</strong>s Bey, le Premier Ministre et<br />

les Caïds règnent fictivement, leurs pouvoirs étant exercés respectivement par : le<br />

Résident Général, le Secrétaire Général du Gouvernement et les Contrôleurs civils.<br />

- 15 novembre 1886 : P<strong>au</strong>l Cambon quitte la Tunisie. Massic<strong>au</strong>lt prend sa relève.<br />

- 23 avril 1887 : Jules Ferry visitant le lac de Bizerte sur une embarcation, où<br />

les trav<strong>au</strong>x du nouve<strong>au</strong> port militaire venaient de commencer, a lancé <strong>à</strong> l’adresse<br />

de ses compagnons : « Ce lac, <strong>à</strong> lui seul, v<strong>au</strong>t la possession de la Tunisie tout entière<br />

; oui, messieurs, si j’ai pris la Tunisie, c’est pour avoir Bizerte. » 34<br />

34 in <strong>Le</strong> Nouve<strong>au</strong> Port de Bizerte (Tunisie), Paris, 1903.


tant).<br />

[21]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 23<br />

P<strong>au</strong>l D’Estournelles de Constant<br />

- 22 novembre 1852 : Naissance <strong>à</strong> La Flèche, (petit neveu de Benjamin Cons-<br />

- Etudes secondaires <strong>au</strong> Lycée Louis-le-Grand.<br />

- Etudes supérieures : Droit et cours de l’Ecole des Langues Orientales. Sé-<br />

jours <strong>à</strong> Athènes et voyages en Turquie.<br />

- Mars, décembre 1874 et décembre 1875 : demandes d’admission <strong>au</strong> Ministè-<br />

re des Affaires Etrangères en qualité « d’attaché surnuméraire <strong>à</strong> la direction poli-<br />

tique ».<br />

- Dès 1875 : publication de divers essais littéraires et historiques sur la Grèce<br />

et l’Angleterre.<br />

- 29 juillet 1876 : reçu 3 ème <strong>au</strong> concours du Ministère des Affaires Etrangères.<br />

- 2 juin 1878 : nommé <strong>à</strong> la disposition du délégué français près la Commission<br />

internationale chargée de la délimitation des frontières du Monténégro.<br />

- 26 octobre 1880 : nommé secrétaire d’Ambassade <strong>à</strong> Londres.<br />

- 1 er mars 1882 : Un Arrêté le désignant Secrétaire près de P<strong>au</strong>l Cambon qui<br />

vient d’être nommé Ministre Résident <strong>à</strong> Tunis.<br />

- 2 avril 1882 : arrivée <strong>à</strong> Tunis de d’Estournelles <strong>à</strong> bord de l’Hirondelle, en<br />

compagnie de P<strong>au</strong>l Cambon et de M<strong>au</strong>rice Bompart son secrétaire <strong>à</strong> la Préfecture<br />

de Lille.<br />

- 24 avril-6 mai 1882 : D’Estournelles assure l’intérim <strong>à</strong> la tête de la Résiden-<br />

ce, en l’absence de P<strong>au</strong>l Cambon parti en tournée <strong>à</strong> l’intérieur de la Tunisie 35 .<br />

35 Cette importante tournée d’inspection de P<strong>au</strong>l Cambon eut lieu dans le cadre de la préparation<br />

des mesures qu’il devait suggérer <strong>à</strong> Paris pour l’inst<strong>au</strong>ration du régime du protectorat.<br />

Il visita : Zaghouan, Sousse, Kairouan, Sfax, Gabès, Djerba, Zarzis. Et <strong>au</strong> retour : Mahdia et<br />

Monastir. Par chance, il a été accompagné dans ce tour de la Tunisie par l’Académicien<br />

Gabriel Charmes qui nous en <strong>livre</strong> des détails et des impressions sur l’état d’esprit des habitants<br />

en ces lendemains de la défaite de la résistance tunisienne. « Je résumerai d’un mot


[22]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 24<br />

- 20 août 1882 : Note d’appréciation de P<strong>au</strong>l Cambon rédigée <strong>à</strong> Tunis : « <strong>Le</strong><br />

Baron d’Estournelles a du charme dans l’esprit et de la sûreté dans le jugement. Il<br />

est en outre entièrement consciencieux. Je le crois appelé <strong>à</strong> réussir dans tous les<br />

postes où on l’enverra. »<br />

- 21 novembre 1882 : Sur recommandation de Cambon, il est nommé cheva-<br />

lier de l’Ordre national de la Légion d’Honneur en « témoignage du gouvernement<br />

pour le zèle efficace qu’il emploie <strong>au</strong> service de la République ».<br />

- 26 décembre 1882 : Décès de sa mère Henriette, <strong>à</strong> la Résidence française.<br />

Elle venait d’un séjour en Egypte <strong>au</strong>près de sa fille Louise d’Estournelles, qui a<br />

épousé en octobre 1880 le célèbre égyptologue Gaston Maspéro. L’extrême onction<br />

fut donné par le Cardinal Lavigerie.<br />

cette impression : la Tunisie est complètement conquise, notre domination y est partout acceptée,<br />

et si nous y rencontrons désormais des résistances, c’est du dehors et non <strong>à</strong><br />

l’intérieur qu’elle viendront. […] Il existe encore, <strong>à</strong> la vérité, dans les villes du littoral, où la<br />

population européenne est nombreuse et influente, un parti qui refuse de reconnaître notre<br />

<strong>au</strong>torité. Mais partout où les Arabes sont seuls nous ne rencontrons pas la moindre opposition.<br />

Nos rapports avec eux sont emprunts d’une sorte de cordialité. La population nous préfère<br />

<strong>au</strong>x fonctionnaires du Bey, qui l’opprimaient indignement. Elle ne demande qu’<strong>à</strong> rester<br />

sous notre domination. […] Nous en sommes emparés [de Kairouan] sans coup férir ; et<br />

maintenant nos troupes y habitent comme dans une ville française, <strong>au</strong> milieu d’une population,<br />

attristée sans doute, mais absolument résignée <strong>au</strong> sort qui la frappe. Il n’y a pas<br />

d’étrangers, pas de consuls, pas de capitulations <strong>à</strong> Kaïrouan : <strong>au</strong>ssi jamais un de nos soldats<br />

n’y a été attaqué dans les rues, ainsi que cela arrive sans cesse <strong>à</strong> Tunis et dans les villes du<br />

littoral, jamais un conflit quelconque ne s’y est élevé entre l’<strong>au</strong>torité française et les habitants<br />

; les mosquées sont ouvertes <strong>au</strong>x visiteurs ; l’<strong>au</strong>mônier du corps d’armée promène<br />

dans toutes les rues sa soutane chrétienne ; la tolérance est complète de part et d’<strong>au</strong>tre ;<br />

vainqueurs et vaincus entretiennent les uns avec les <strong>au</strong>tres des relations presque amicales.<br />

[…] Enfin, tout <strong>à</strong> fait <strong>au</strong> Sud, <strong>à</strong> Zarzis, en plein pays des nomades, si l’on rencontre quelques<br />

esprits hésitants, si des hommes avisés vous posent quelques questions embarrassantes,<br />

c’est uniquement parce qu’il arrive chaque jour de f<strong>au</strong>sses nouvelles de la Tripolitaine,<br />

parce que l’annonce incessante du départ de l’armée française et de la prochaine intervention<br />

turque inspire de vives inquiétudes <strong>au</strong>x tribus qui se sont soumises <strong>à</strong> notre domination<br />

et qui redoutent de terribles représailles le jour où nous les abandonnerons <strong>à</strong> leurs ennemis.<br />

[…] Je ne vous dis rien du pays des Khroumirs, quoiqu’il soit <strong>au</strong>jourd’hui un des plus pacifiés<br />

et des plus pacifiques, en même temps qu’un des plus fertiles de la Régence, parce que<br />

je n’y ai pas encore été. […] L’insurrection est <strong>au</strong>jourd’hui refoulée <strong>à</strong> l’extrême sud de la<br />

Régence, <strong>au</strong>-del<strong>à</strong> de la ligne des chutout [= Chotts] […], et sur le territoire de la Tripolitaine<br />

[…] si la grande et belliqueuse tribu des Ouerghemma ne s’est point encore soumise <strong>à</strong><br />

notre domination, elle n’est point entrée non plus directement en révolte. On affirme qu’elle<br />

est fort hésitante… <strong>Le</strong>s Arabes de Tunisie sont très doux, très timides, mais que c’est précisément<br />

<strong>à</strong> c<strong>au</strong>se de cela qu’ils se révoltent dès qu’ils croient avoir affaire <strong>à</strong> de plus timides<br />

qu’eux. Ils deviennent alors, suivant l’expression vulgaire, des moutons enragés. » In Gabriel<br />

Charmes, La Tunisie et la Tripolitaine, Paris, 1883, p. 45-65.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 25<br />

- Décembre 1883 : Sur l’initiative de P<strong>au</strong>l Cambon, d’Estournelles est envoyé<br />

<strong>à</strong> Londres <strong>au</strong>près de Waddington, Ambassadeur français <strong>à</strong> Londres, pour négocier<br />

avec le Foreign Office la suppression des capitulations. P<strong>au</strong>l Cambon : « J’ai reçu<br />

de d’Estournelles [<strong>à</strong> Londres] non pas des lettres mais de véritable mémoires. Il a<br />

parfaitement bien [23] mené les choses. Il a miné Reade [Consul <strong>à</strong> Tunis] tant<br />

qu’il a pu. Tout le Foreign Office est monté contre le malheureux. Je lui ai télé-<br />

graphié de rester <strong>à</strong> Londres tout le temps nécessaire. Je veux avoir l’abrogation<br />

des capitulations anglaises pour le 1 er janvier. Nous touchons <strong>au</strong> but. » 36<br />

- 28 décembre 1883 : « On m’apporte une dépêche chiffrée de d’Estournelles<br />

ainsi conçue : ‘Réjouissez-vous et embrassez Depienne [Directeur des Finances<br />

tunisiennes]. Reade et Broadley écrasés. Quitterai Londres mardi’ L’affaire est<br />

donc terminée. » 37<br />

- 29 Décembre 1883 : Waddington, l’Ambassadeur français <strong>à</strong> Londres, rend<br />

compte <strong>à</strong> Jules Ferry, Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères, de<br />

la réussite de l’opération : « Ainsi s’est terminée cette laborieuse négociation ; la<br />

résolution prise enfin par le gouvernement anglais déterminera, je l’espère, les<br />

<strong>au</strong>tres Puissances <strong>à</strong> suivre son exemple, et j’ai tout lieu de croire que l’Allemagne<br />

et l’Autriche ne feront pas longtemps attendre leur adhésion. Avant de clore cette<br />

dépêche, je tiens <strong>à</strong> vous dire, M. le Président du Conseil, combien m’a été précieux<br />

le concours de M. d’Estournelles. La connaissance profonde des affaires<br />

tunisiennes, l’étude minutieuse qu’il avait faite des différentes réclamations lui<br />

ont permis de répondre séance tenante <strong>à</strong> toutes les objections de fait et de droit.<br />

S’il n’eût pas été ici, il m’<strong>au</strong>rait fallu vous demander <strong>à</strong> chaque fois des renseignements<br />

de détail et risquer ainsi de prolonger la négociation d’une façon fâcheuse.<br />

Sans M. d’Estournelles, il m’eut été impossible de tout terminer pour le<br />

1 er janvier. De plus, dans la discussion qu’il a soutenue contre Sir Julian P<strong>au</strong>ncefote<br />

38 , lui-même ancien consul-juge et très versé dans le droit consulaire, M.<br />

d’Estournelles s’est montré plein de ressources et a fait preuve de fermeté <strong>au</strong>tant<br />

que d’habileté. Je suis heureux de pouvoir le recommander <strong>à</strong> toute la bienveillance<br />

e votre Excellence. » 39<br />

36 P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> Mme Cambon, La Marsa, le 18 décembre 1883.<br />

37 P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> Mme Cambon, du 28 décembre 1883.<br />

38 Sous-Secrétaire d’Etat anglais <strong>au</strong>x Affaires Etrangères.<br />

39 Archives MAE, Personnel 2° série, 1291.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 26<br />

- 16 janvier 1884 : D’Estournelles assume un long intérim <strong>à</strong> la Résidence du-<br />

rant le voyage de Cambon en France.<br />

- Avril 1884 : Au cours de cet intérim, le Général Boulanger est nommé<br />

Commandant de la Division d’Occupation en Tunisie, en remplacement du Général<br />

L. Forgemol. Celui-ci écrit <strong>à</strong> d’Estournelles une lettre datant de Nantes, le 21<br />

avril 1884, se félicitant de cette [24] nomination : « Je connais depuis longtemps<br />

le G[énér]al Boulanger et je souhaite que la Tunisie le conserve longtemps. Il y<br />

sera, pour sûr, promptement et h<strong>au</strong>tement apprécié. Vous, qui l’avez vu dès son<br />

arrivée, vous êtes déj<strong>à</strong> de mon avis. » 40 le Gén. Forgemol nous fait savoir <strong>à</strong> travers<br />

cette lettre que l’idée du départ de d’Estournelles de Tunis était <strong>à</strong> l’ordre du<br />

jour : « Je pensais que votre séjour dans la Régence ne se prolongerait pas et que<br />

j’<strong>au</strong>rais, <strong>à</strong> bref délai, <strong>à</strong> vous envoyer mes félicitations sur une destination nouvelle<br />

et plus importante.<br />

« Aujourd’hui, les Capitulations sont supprimées, les projets de Mr le Ministre<br />

Résident viennent d’être décrétés par le Parlement, le long intérim <strong>au</strong>quel vous<br />

avez été tenu par suite des retards apportés <strong>à</strong> les voter, va prendre fin et le retour<br />

de Mr Cambon doit être, <strong>au</strong> dire de plusieurs Journ<strong>au</strong>x, suivi de votre nomination<br />

<strong>à</strong> un poste élevé de la Diplomatie. » Et de terminer sa lettre par cet espoir : « Je<br />

n’ai pas besoin de vous dire, cher Monsieur, qu’en ma qualité d’ancien Tounsi 41 ,<br />

je suis attentivement dans la Presse tout ce qui a trait <strong>à</strong> la Régence où je suis encore<br />

par le cœur et que je souhaite toutes prospérités <strong>à</strong> tous ceux que j’ai vus travaillant<br />

<strong>au</strong> bien de ce pays qu’on peut regarder actuellement comme une terre française.<br />

»<br />

- 24 mai 1884 : Il écrit de Tunis <strong>à</strong> son ministre des Affaires Etrangères : « je<br />

ne puis plus vous dissimuler que la situation que j’ai été heureux et honoré<br />

d’occuper ici s’est profondément modifiée <strong>à</strong> mesure que notre occupation s’est<br />

affermie : elle est telle <strong>au</strong>jourd’hui qu’elle équiv<strong>au</strong>t pour moi <strong>à</strong> un changement de<br />

carrière : je demande <strong>à</strong> votre Excellence de ne pas me laisser plus longtemps <strong>à</strong><br />

Tunis. » 42<br />

40 <strong>Le</strong>ttre communiquée aimablement <strong>au</strong> présentateur de cette édition par M. J. <strong>Le</strong> Guillard.<br />

41 Souligné dans le manuscrit. Tounsi, mot arabe signifiant : Tunisien.<br />

42 Il est difficile de déterminer les raisons réelles de cette décision de quitter Tunis. En tout<br />

cas, il est intéressant de relever la conscience prise par d’Estournelles de voir transformer la


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 27<br />

- 14 juin 1884 : D’Estournelles quitte définitivement la Tunisie. Il est rempla-<br />

cé <strong>à</strong> son poste de Délégué <strong>à</strong> la Résidence générale par M<strong>au</strong>rice Bompart.<br />

- 15 juillet 1884 : Arrêté du Président du Conseil, le nommant <strong>au</strong>près de la dé-<br />

légation de la République française <strong>à</strong> La Haye. D’Estournelles quitte <strong>au</strong>ssitôt la<br />

Tunisie.<br />

- 25 juin 1885 : Mariage protestant <strong>à</strong> Paris, avec Mlle Berend, née en Angle-<br />

terre. Deux témoins prestigieux : le célèbre orientaliste [25] Ernest Renan et<br />

l’ancien ministre des Affaires Etrangères et vrai initiateur de l’occupation de la<br />

Tunisie : Barthélémy Saint-Hillaire.<br />

- 1887-1890 : Retour <strong>au</strong> Ministère des Affaires Etrangères en tant que Sous-<br />

Directeur adjoint pour l’Indochine et l’Afrique où il gère la création du port militaire<br />

de Bizerte.<br />

- 29 janvier 1888 : Nommé Commissaire spécial de la section des Pays placés<br />

sous le Protectorat de la France <strong>à</strong> l’Exposition universelle de 1889.<br />

- 6 novembre 1892 : Dès que d’Estournelles apprend <strong>à</strong> Londres la mort de<br />

Massic<strong>au</strong>lt, successeur en 1886 de P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> la Résidence Générale <strong>à</strong> Tunis,<br />

il propose immédiatement <strong>à</strong> son ministre, Alexandre Ribot, ses services pour sa<br />

succession : « Monsieur le Ministre [des Affaires Etrangères], la mort si inattendue<br />

de notre p<strong>au</strong>vre ami Massic<strong>au</strong>lt m’afflige <strong>au</strong>tant qu’elle me surprend. C’est<br />

une perte qu’il sera difficile de réparer. Je ne me dissimule pas que la tâche de son<br />

successeur sera lourde, mais je suis trop profondément attaché <strong>à</strong> la Tunisie pour<br />

ne pas venir me mettre <strong>à</strong> votre disposition si vous croyez pouvoir utiliser<br />

l’expérience que j’ai acquise en m’associant depuis ses débuts <strong>à</strong> l’œuvre de notre<br />

Protectorat. Pendant ces dix années d’une étude que j’ai poursuivie presque sans<br />

interruption soit <strong>à</strong> Tunis, soit <strong>à</strong> Paris <strong>au</strong> Ministère, soit ici même [<strong>à</strong> Londres] en<br />

achevant mon <strong>livre</strong>, j’ai pu prêter <strong>à</strong> la critique, mais non <strong>au</strong> reproche et personne,<br />

même <strong>à</strong> Tunis où l’opinion a été pourtant bien divisée, n’a pu dire que les intérêts<br />

du Protectorat n’étaient pas sous bonne garde entre nos mains. Je suis prêt <strong>à</strong><br />

consacrer de nouve<strong>au</strong> <strong>à</strong> l’œuvre qui <strong>au</strong>ra été celle de ma jeunesse toutes mes forces<br />

et tous mon dévouement si vous me croyez digne de ce poste de confiance et<br />

nature de sa fonction : d’un simple diplomate, le protectorat l’a transformé en véritable<br />

homme d’Etat.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 28<br />

je vous prie d’agréer, en tous cas, Monsieur le Ministre, l’assurance de mon bien<br />

sincère et respectueux dévouement. D’Estournelles de Constant. » 43<br />

- 24 avril 1895 : lettre de démission <strong>à</strong> G. Hanot<strong>au</strong>x, Ministre des Affaires<br />

Etrangères : « C’est avec une émotion profonde que je me résous, en pleine activi-<br />

té, <strong>à</strong> abandonner ma carrière. Vous savez, Monsieur le Ministre, quelle ardeur<br />

passionnée j’ai toujours mise <strong>à</strong> servir mon pays <strong>à</strong> l’étranger. Il f<strong>au</strong>t, pour me déci-<br />

der <strong>à</strong> un pareil sacrifice, que j’aie la conviction bien ferme de pouvoir lui être plus<br />

utile <strong>au</strong>jourd’hui <strong>à</strong> l’intérieur. » 44<br />

[26]<br />

- 18 mai 1899 : Participe <strong>au</strong>x côtés de Léon Bourgeois <strong>à</strong> la Première Confé-<br />

rence de la Paix <strong>à</strong> La Haye qui décida le 29 juillet 1900 la création d’une Cour<br />

d’Arbitrage International, dont d’Estournelles fut nommé membre.<br />

- 1900-1904 : intense activité de propagande européenne pour la paix, prépa-<br />

rant le Congrès Universel de la Paix tenu <strong>à</strong> Glasgow du 10 <strong>au</strong> 14 septembre 1904.<br />

- 26 mars 1903 : Crée le Groupe parlementaire de l’arbitrage international.<br />

- 1906 : Lance sa publication : La Conciliation Internationale.<br />

- 1907 : Participe <strong>à</strong> la Seconde Conférence de la Paix.<br />

- 9 décembre 1909 : Reçoit le neuvième Prix Nobel de la Paix. Jørgen Gun-<br />

narsson Løvland, Président du Comité Nobel, prononça <strong>à</strong> cette occasion un dis-<br />

cours où, pour motiver l’attribution du Prix, il évoqua l’œuvre coloniale de<br />

d’Estournelles ainsi que son <strong>livre</strong> sur la Tunisie : « A vingt-neuf ans, il devint le<br />

Secrétaire Général de la Régence <strong>à</strong> Tunis. A la lumière de son expérience, il écri-<br />

vit La Politique française en Tunisie. Durant son séjour <strong>à</strong> Tunis, il mit en œuvre<br />

une organisation de grande valeur. »<br />

- Février 1921 : Réintègre le Sénat <strong>au</strong> sein du Groupe de la g<strong>au</strong>che démocrati-<br />

que, radicale et radicale-socialiste.<br />

- 15 mai 1924 : Décède <strong>à</strong> Paris <strong>à</strong> l’âge de soixante-douze ans, après 18 ans de<br />

carrière diplomatique et trente ans d’activité politique.<br />

43 <strong>Le</strong>ttre en date du 6 novembre 1892, in MAE, Personnel, 2° Série, 1291.<br />

44 MAE, Personnel, 2° série, 1291.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 29<br />

- Février 1925 : Un comité se crée pour lancer un appel <strong>à</strong> souscription pour<br />

l’érection d’un monument <strong>à</strong> la mémoire de P<strong>au</strong>l d’Estournelles de Constant. <strong>Le</strong><br />

Comité d’Honneur est présidé notamment par Gaston Doumergue, Président de la<br />

République, Ramsay Mac Donald, Premier Ministre d’Angleterre, Général Nollet,<br />

Ministre de la Guerre, Steeg, ancien ministre, Gouverneur Général de l’Algérie, et<br />

des dirigeants de la Ligue des Droits de l’Homme.<br />

- 13 juillet 1930 : in<strong>au</strong>guration <strong>au</strong> Mans du monument <strong>à</strong> la mémoire de<br />

d’Estournelles, œuvre du sculpteur P<strong>au</strong>l Landowski.


[27]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 30<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

INTRODUCTION 45<br />

L'histoire des cinquante dernières années de la Tunisie n'est qu'un chapitre de<br />

notre histoire contemporaine, un chapitre qui finit bien. On y voit la France lutter<br />

contre .des difficultés de toute sorte et, après bien des faiblesses et des f<strong>au</strong>tes,<br />

affirmer cependant sa force expansive, sa vitalité. <strong>Le</strong>s f<strong>au</strong>tes sont <strong>au</strong> début, <strong>à</strong><br />

I'époque où le gouvernement français semble devoir imposer pour longtemps en<br />

Europe une <strong>au</strong>torité bien puissante sinon dominante, f<strong>au</strong>tes d'<strong>au</strong>tant plus graves<br />

qu'elles passent inaperçues. <strong>Le</strong>s conséquences s'en font rapidement sentir, et notre<br />

politique a consisté, depuis 1870, <strong>à</strong> les réparer.<br />

Cette histoire se divise d'elle-même en trois périodes. En premier lieu nous assistons<br />

<strong>à</strong> la ruine de la Régence, ruine inévitable et qui est le résultat <strong>à</strong> la fois de<br />

notre voisinage et de nos conseils, des efforts que nous dûmes faire pour encourager<br />

les beys <strong>à</strong> abandonner leurs vieilles traditions et <strong>à</strong> adopter des institutions européennes<br />

qu'ils étaient incapables d'appliquer, de comprendre, et qui ne leur<br />

convenaient pas plus qu'<strong>à</strong> leur pays. Isolés, faibles, sans instruction, ces princes<br />

orient<strong>au</strong>x finirent par mettre leur amour-propre <strong>à</strong> nous [28] imiter, ils adoptèrent<br />

même une Constitution. Mais comme ils n'admiraient en fait dans notre civilisation<br />

que le luxe, les abus, c'est de ce luxe surtout qu'ils entendirent parer leur règne,<br />

et ils s'imaginèrent entrer dans la voie des réformes parce qu'ils construisirent<br />

45 Ici commence le <strong>livre</strong> de d’Estournelles que nous reproduisons identiquement <strong>à</strong> l’original<br />

de 1891. Toutes les notes sont de l’<strong>au</strong>teur, s<strong>au</strong>f indication contraire.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 31<br />

des palais <strong>à</strong> l'européenne et qu'ils les peuplèrent de fonctionnaires, d'uniformes<br />

plutôt, taillés sur le modèle des nôtres. Ces dépenses épuisèrent vite le trésor<br />

d'abord, puis le pays, car, loin de les restreindre, nous contribuâmes <strong>à</strong> les <strong>au</strong>gmen-<br />

ter. En dix ans, depuis la guerre de Crimée, <strong>à</strong> laquelle le bey crut, pour son malheur<br />

et pour le nôtre, devoir participer. Jusqu'en 1864, on peut dire que la Tunisie<br />

passe sans transition de la richesse <strong>à</strong> la misère, le peuple affamé, dépouillé, s'insurge,<br />

et tout ce pays si largement ouvert naguère <strong>à</strong> l'influence française devient<br />

pour nos possessions algériennes d'un voisinage très dangereux. Il échappe <strong>à</strong> toute<br />

<strong>au</strong>torité, surtout <strong>à</strong> la nôtre, car on nous y rend responsables de l'insuccès des réformes<br />

que nous avons préconisées. La France est dès lors placée dans cette alternative<br />

d'intervenir ou d'abdiquer sa prépondérance. Intervenir en 1864, il n'y f<strong>au</strong>t<br />

pas songer ! Combien <strong>à</strong> cette époque la Tunisie est chose secondaire dans nos<br />

préoccupations ! L'Empire, déj<strong>à</strong> ébranlé <strong>au</strong> dedans, est dominé <strong>à</strong> l’extérieur par la<br />

nécessité de se dégager coûte que coûte du côté du sud pour concentrer son attention<br />

et <strong>au</strong> besoin ses forces vers le nord-est. Nous venons d'abandonner la Syrie.<br />

Nous évacuons Rome. La Pologne, le Danemark espèrent en vain notre assistance.<br />

L'Italie n'est pas satisfaite, Rome, Venise lui manquent. Elle a fait appel <strong>à</strong> l'Angleterre,<br />

et c'est de Berlin qu'elle attend dorénavant le secours qui lui permettra de<br />

compléter, sans nous, son unité. Notre horizon est donc bien sombre en 1864, et le<br />

Mexique, [29] sans parler de la Cochinchine <strong>à</strong> peine conquise, de l’Algérie alors<br />

ravagée par une insurrection formidable, nous immobilise une armée.<br />

Rien d'étonnant par suite <strong>à</strong> ce que nous assistions, jusqu'<strong>à</strong> la guerre francoallemande,<br />

<strong>à</strong> l’éclipse presque brutale de notre prestige en Tunisie. Nous y mesurons<br />

avec tristesse le terrain que notre représentant, quel que soit son mérite, perd<br />

chaque jour. Notre affaiblissement, ce mal secret que nous essayons de cacher en<br />

France, moins <strong>à</strong> nos voisins qu'<strong>à</strong> nous-mêmes, se révèle <strong>à</strong> Tunis dans toute sa gravité.<br />

L'agent anglais d'abord, puis l'agent italien, dominent le nôtre <strong>au</strong>près du bey.<br />

La division les empêche heureusement de mettre <strong>à</strong> profit nos désastres en 1870, et<br />

nous devons <strong>à</strong> l'Angleterre de nous avoir aidés, <strong>à</strong> cette époque, <strong>à</strong> arrêter l'Italie sur<br />

le chemin de Tunis.<br />

Cette crise redoutable passée, la France vaincue reconquiert peu <strong>à</strong> peu la place<br />

qu'elle avait cessé d'occuper <strong>au</strong> lendemain de ses victoires, si bien que le jour où<br />

la ruine du bey apparaît enfin comme irrémédiable, elle seule a qualité pour intervenir<br />

avec l’assentiment explicite ou tacite de la plupart des grandes puissances.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 32<br />

* *<br />

Notre intervention fera l'objet de la seconde partie de cette étude. Après bien<br />

des hésitations, des atermoiements l'expédition de Tunisie fut entreprise, elle fail-<br />

lit être terminée en trois semaines, mais des difficultés surgirent moins <strong>à</strong><br />

l’étranger, moins dans la Régence même qu'en France <strong>à</strong> l<strong>à</strong> Chambre des députés,<br />

dans la presse, où le gouvernement vit croître le nombre de ses adversaires, alors<br />

qu'il avait [30] le plus besoin de sa liberté d'action, et voulut en finir trop vite, des<br />

élections générales étant prochaines. Une partie de nos troupes furent rappelées de<br />

Tunisie après le traité de Kassar-Saïd, presque <strong>au</strong>ssitôt une insurrection éclata<br />

simultanément dans le sud de la Régence et dans la province d'Oran. La campagne<br />

fut <strong>à</strong> recommencer. <strong>Le</strong>s élections se firent <strong>au</strong> milieu d'une agitation extrême,<br />

et le ministère, qui avait en somme préparé et mené <strong>à</strong> bonne fin les deux expéditions<br />

<strong>au</strong>xquelles nous devions le complément de nos possessions de l'Afrique du<br />

Nord, dut se retirer devant la nouvelle Chambre. Cette période de notre histoire<br />

est pleine d'enseignements, elle offre pour ainsi dire un spécimen de toutes les<br />

difficultés qui attendent un gouvernent ment parlementaire assez hardi pour entreprendre<br />

une expédition coloniale, les risques qu'il court, surtout dans un pays qui<br />

a Paris pour capitale, qui se démoralise comme il s'enthousiasme, et dont la population,<br />

tout entière armée pour la défense du territoire, suit avec une impatience<br />

fébrile les péripéties d'une campagne lointaine dont elle ne comprend pas toujours<br />

l'intérêt.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement qui, pour montrer quelque esprit de suite, doit commencer<br />

par durer, tient forcément compte de ces manifestations, mais dans quelle mesure<br />

? S'il est trop ferme, trop absolu, on menace de le renverser, mais s'il laisse<br />

l'opinion s'associer <strong>à</strong> son action, la précipiter ou l'entraver suivant la nature des<br />

nouvelles que répandent <strong>à</strong> tout instant les agences télégraphiques et les journ<strong>au</strong>x,<br />

elle lui enlève bientôt, et avec raison, sa confiance, et tend <strong>à</strong> prendre elle-même en<br />

main une direction qu'elle est incapable d'exercer avec constance, avec sang-froid.<br />

Ces inquiétudes de l’esprit public, nous pourrions dire de l’esprit parisien, car<br />

c'est <strong>à</strong> Paris surtout qu'elles se manifestent, [31] compliquèrent be<strong>au</strong>coup notre<br />

expédition de Tunisie sans la faire échouer cependant; elles eurent un peu plus<br />

tard des conséquences <strong>au</strong>trement graves en Extrême-Orient, et il est trop clair qu'il


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 33<br />

f<strong>au</strong>dra de plus en plus compter avec elles pendant la période d'expansion qui s'ou-<br />

vre pour nous comme pour toute l'Europe tant en Afrique qu'en Asie.<br />

En revanche, c'est un spectacle réconfortant que de voir nos colonnes, si pé-<br />

niblement constituées f<strong>au</strong>te d'une armée coloniale, mais solides et vaillantes une<br />

fois en marche, dans la première comme dans la seconde expédition, avec leurs<br />

jeunes recrues conduites, sous la pluie et sous le soleil, par des génér<strong>au</strong>x vraiment<br />

patriotes qui sacrifièrent le plaisir et la gloire de combattre <strong>au</strong> soin de ménager le<br />

sang de leurs soldats. Nous assisterons enfin <strong>à</strong> la pacification des esprits, dans la<br />

Régence d'abord, en France ensuite, où l'opinion, successivement occupée de<br />

l'Egypte, de Madagascar, du Tonkin, oublia presque complètement la Tunisie une<br />

fois conquise et laissa le gouvernement libre d'en poursuivre <strong>à</strong> sa guise la régénération.<br />

* *<br />

La troisième et dernière partie sera consacrée <strong>à</strong> l’exposé des réformes qui ramenèrent<br />

en moins de cinq années de calme et de silence la prospérité dans les<br />

finances tunisiennes, l’ordre dans le pays.<br />

La conquête de l'Algérie nous avait coûté trop de sang et trop de milliards.<br />

Aujourd'hui encore cette admirable terre, devenue française [32] et mise en valeur,<br />

reçoit cependant chaque année de la métropole une subvention indirecte de<br />

plus de 70 millions. L’entretien seul de notre dix-neuvième corps d'armée constitue<br />

pour le budget français une dépense annuelle d'environ 56 millions, la garantie<br />

des chemins de fer algériens s'élève <strong>à</strong> plus de 16 millions. <strong>Le</strong>s dépenses de notre<br />

colonie en 1885 atteignirent 113 millions, les recettes 40 millions seulement. Ces<br />

chiffres seuls expliquent que le gouvernement de la République y ait regardé l<strong>à</strong><br />

deux fois avant de faire occuper la Tunisie, et ne s'y soit résigné qu'<strong>à</strong> la dernière<br />

extrémité, bien décidé du moins <strong>à</strong> profiter d'une expérience si chèrement acquise.<br />

Sa première préoccupation étant d'éviter l'effusion du sang, la dépense, les circonstances<br />

lui ayant permis d'<strong>au</strong>tre part d'agir sur les sujets rebelles du bey par<br />

une imposante démonstration militaire plus que par les armes, sa volonté bien<br />

arrêtée devait être de ne pas annexer le pays, de n'en faire <strong>à</strong> <strong>au</strong>cun prix un quatrième<br />

département algérien. Ainsi se produisit, pour ainsi dire nécessairement, un<br />

retour <strong>au</strong>x principes de colonisation de Dupleix, parce qu'ils étaient justes, ainsi<br />

devait finir par s'imposer le système du protectorat.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 34<br />

Mais cette évolution qui paraît simple en théorie était Infiniment compliquée,<br />

laborieuse dans l’application et d'une réussite très problématique. En effet, nous<br />

<strong>au</strong>rons vu dans la seconde partie de ce travail que la conquête fut relativement<br />

facile, il ne vient d'ailleurs <strong>à</strong> l’esprit de personne de comparer les difficultés qui<br />

nous attendaient quand pour la première fois nos troupes mirent le pied dans les<br />

Etats barbaresques et celles que, cinquante ans plus tard, elles rencontrèrent en<br />

pénétrant par nos routes et nos chemins de fer de la région de Constantine chez<br />

notre faible voisin de Tunisie, dans un pays de [33] culture, accessible de tous les<br />

côtés, s<strong>au</strong>f <strong>au</strong> sud, ouvert <strong>au</strong> nord et <strong>à</strong> l'est sur le lac méditerranéen. Cependant<br />

bien des erreurs étaient <strong>à</strong> craindre et furent évitées. Quelque sage que fût le plan<br />

de campagne, l'exécution pouvait en être moins prudente, nos troupes pouvaient<br />

se laisser entraîner par leur ardeur, et, poussant plus loin qu'il ne convenait la répression,<br />

bouleverser le pays, en achever la ruine, alors il eût bien fallu modifier<br />

nos projets d'administration. Ces projets, d'ailleurs très vagues <strong>au</strong> début, étaient<br />

simples, modérés, mais l<strong>à</strong> encore le plan n'avait de valeur sérieuse qu'<strong>au</strong>tant qu'il<br />

serait bien exécuté. Il le fut admirablement. La modération qu'avaient montrée nos<br />

génér<strong>au</strong>x, nos administrateurs l'imitèrent et la surpassèrent.<br />

M. Roustan, et après lui M. Cambon qui fut l'organisateur du protectorat, pouvaient<br />

considérer avec dédain le vieil édifice vermoulu du gouvernement tunisien<br />

et demander qu'on achevât de le détruire, pour y substituer un monument neuf,<br />

digne de la France. Quelle confiance pouvaient-ils accorder <strong>à</strong> une administration<br />

qui nous était surtout connue par ses abus, dont non seulement les Européens,<br />

mais les indigènes se plaignaient ? La conserver, n'était-ce pas nous exposer <strong>à</strong><br />

hériter de son impopularité, <strong>à</strong> mécontenter font le monde ? En la remplaçant, <strong>au</strong><br />

contraire, de fond en comble, ne donnerait-on pas satisfaction <strong>à</strong> l'opinion générale,<br />

en France tout <strong>au</strong> moins, où l’on justifierait ainsi la nécessité de notre intervention<br />

?<br />

Tout remplacer, c'était l<strong>à</strong> la f<strong>au</strong>te qu'il était tentant de commettre, f<strong>au</strong>te irréparable<br />

<strong>à</strong> laquelle pourtant on eût appl<strong>au</strong>di, d'abord parce qu'elle avait toutes les<br />

apparences d'un projet grandiose, mais <strong>au</strong>ssi parce qu'elle eût donné satisfaction <strong>à</strong><br />

la multitude de ceux qui, ne trouvant plus pour eux-mêmes ou pour leurs protégés<br />

d'emplois dans [34] l'administration métropolitaine, attendaient du gouvernement<br />

qu'il leur ouvrît un champ nouve<strong>au</strong> en Tunisie. Heureusement l'administration<br />

beylicale valait mieux que sa réputation. Elle était ancienne, mais solide, et som-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 35<br />

me toute acceptée, sinon populaire, dans le pays. Appropriée <strong>au</strong> caractère, <strong>au</strong>x<br />

traditions, <strong>au</strong> culte de populations nouvelles pour nous, moitié nomades, moitié<br />

sédentaires, et que nous ne pouvions espérer connaître <strong>au</strong>ssi bien qu'elle avant<br />

longtemps, elle comptait des fonctionnaires d'élite, en très grand nombre, mais<br />

qui, n'étant plus payés, vivaient <strong>au</strong> jour le jour, dans la dépendance de quelques<br />

chefs tout-puissants, presque tous étrangers d'ailleurs <strong>au</strong> pays qu'ils avaient mis en<br />

coupe réglée. Ecarter des affaires ces derniers, personnages malfaisants, détestés,<br />

utiliser l'expérience et l'<strong>au</strong>torité des <strong>au</strong>tres, en les contrôlant, en leur assurant une<br />

situation stable, en les intéressant par suite <strong>à</strong> consolider l'édifice qui les avait si<br />

mal abrités jusqu'alors et que nous entreprenions de rest<strong>au</strong>rer ; appeler <strong>à</strong> nous, en<br />

un mot, pour gouverner sous notre direction, ceux-l<strong>à</strong> mêmes dont les indigènes<br />

étaient habitués <strong>à</strong> écouter la voix, ceux qui, de père en fils, commandaient déj<strong>à</strong><br />

dans le pays, et qu'il ne fallait par suite, <strong>à</strong> <strong>au</strong>cun prix, jeter avec leur clientèle dans<br />

l'opposition : tel était le secret d'administrer la Tunisie selon le vœu de l'opinion,<br />

c'est-<strong>à</strong>-dire paisiblement et <strong>à</strong> bon marché. Tel fut l'esprit suivant lequel fut organisé<br />

le protectorat.<br />

Avec quel succès, on le sait. En 1881, nous avions trouvé les finances dilapidées,<br />

la corruption régnant en maîtresse <strong>au</strong> Bardo, le bey lui-même accablé de<br />

dettes et de procès, la population diminuée de moitié par la disette et les exactions.<br />

En moins de cinq ans cette même administration régénérée, surveillée par<br />

un très petit nombre de [35] chefs de service français, avait entrepris dé grands<br />

trav<strong>au</strong>x publics, rappelé les émigrés, dégrevé les impôts, payé des indemnités, son<br />

budget se soldait par des excédents, bien plus, en prévision d'une m<strong>au</strong>vaise récolte<br />

et pour ne point arrêter sa marche en avant, elle avait constitué un fonds de réserve<br />

représentant une année de recettes économisées, une année d'avance, quel Etat<br />

européen n'envierait pas cette situation ?<br />

Cependant le fait de ne pas amener en Tunisie, <strong>à</strong> la suite de nos troupes, une<br />

armée de fonctionnaires français, le fait de nous être contentés d'une administration<br />

indigène qui savait faire rentrer les impôts, ne suffit pas pour expliquer une<br />

régénération si rapide de la Régence. Nous étudierons donc par quelle série de<br />

réformes prudentes, par quels ménagements <strong>à</strong> la fois et quelles exécutions hardies<br />

le gouvernement protecteur a fait cesser l'anarchie et le déficit, comment il a eu<br />

raison du fanatisme et de la défiance des Arabes, des résistances des étrangers,<br />

des exigences même de quelques Français naturellement hostiles <strong>à</strong> l’esprit du


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 36<br />

nouve<strong>au</strong> régime, comment il a transformé enfin la Tunisie sans <strong>au</strong>tres ressources<br />

que celles qu'il a pu tirer de ses ruines.<br />

Nous <strong>au</strong>rons achevé ainsi l'histoire de notre nouvelle conquête, et montré une<br />

fois de plus que la France est apte <strong>à</strong> coloniser. L'avenir de la Régence, désormais<br />

associé <strong>au</strong> nôtre, est entre nos mains. Aussi longtemps du moins que ces mains<br />

seront fortes, il dépendra de notre sagesse de continuer, sans nous attirer de mécomptes,<br />

une œuvre qui fut si heureusement commencée et dont nous pouvons<br />

tirer de grands avantages. Ce siècle, en finissant, nous a condamnés <strong>à</strong> de dures<br />

épreuves, n'est-ce pas cependant un remarquable signe de vitalité, de [36] jeunesse<br />

même, que cette force généreuse d'expansion qui nous pousse encore <strong>au</strong>jourd'hui,<br />

comme <strong>au</strong>trefois, — si réduite que soit notre population, si innombrable que<br />

soit celle d'<strong>au</strong>tres puissances, telles que l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, —<br />

<strong>à</strong> donner cependant et le signal et l'exemple de la colonisation <strong>au</strong> nord du dernier<br />

continent qui soit resté si longtemps fermé <strong>à</strong> l'Europe ? L'Amérique septentrionale<br />

et ce qu'on appelait les Grandes Indes en Asie furent les premières conquêtes de<br />

notre génie colonial, de cette initiative qu'on va jusqu'<strong>à</strong> nous contester. Nous n'en<br />

avons conservé que la gloire, après les avoir méconnues. Ces expériences ne nous<br />

ont pas découragés, et, depuis près d'un siècle, l'Afrique <strong>à</strong> son tour nous attire.<br />

Ce fut d'abord par nos établissements en Egypte que nous prîmes pied sur ce terrain<br />

nouve<strong>au</strong>, par l'Egypte où l'influence française fut si féconde, et l<strong>à</strong> encore si<br />

mal récompensée. Puis vint l'expédition d'Alger, la Méditerranée purgée de ses<br />

pirates, transformée en un lac paisible, ouvert <strong>à</strong> tous les pavillons, ce fut <strong>au</strong>ssi le<br />

Sénégal, mais on peut dire que notre expédition de Tunisie et son succès rapide,<br />

incontesté, décidèrent celles des nations européennes qui jusqu'alors n'étaient que<br />

continentales <strong>à</strong> exercer en Afrique leur activité. Puissions-nous, cette fois, ne pas<br />

nous contenter du souvenir de ces conquêtes ! Ce <strong>livre</strong> contribuera peut-être <strong>à</strong> les<br />

faire apprécier, <strong>à</strong> faire bien connaître celle qui nous a le moins coûté, celle qui fut<br />

<strong>à</strong> la fois la plus nécessaire et la plus heureuse, et dont la France a déj<strong>à</strong> le droit de<br />

s'enorgueillir.<br />

P. H. X.


[27]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 37<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie<br />

AVANT<br />

L’INTERVENTION<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières


[37]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 38<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie. Avant l’intervention<br />

Chapitre I<br />

La Constitution<br />

(1854-1861)<br />

Notre siècle de civilisation devait être fatal <strong>au</strong>x beys de Tunis. Ils ne pou-<br />

vaient devenir nos voisins et rester barbares, stationnaires, d'<strong>au</strong>tant moins qu'ils<br />

appl<strong>au</strong>dirent <strong>à</strong> nos victoires sur leur ennemi héréditaire le dey d'Alger. De notre<br />

côté, nous n'étions pas maîtres de nous désintéresser de leur conduite ; nous<br />

avions besoin de voir régner dans la Régence l'ordre et même la prospérité ; il ne<br />

fallait pas qu'elle offrît <strong>au</strong>x adversaires de notre conquête africaine un asile, des<br />

encouragements. De l<strong>à</strong> pour nous la nécessité de donner <strong>au</strong>x beys quelques<br />

conseils qu'ils furent obligés d'écouter, d'essayer plus ou moins de suivre. Une<br />

fois dans cette voie, ils n'étaient pas plus libres que nous de modérer les progrès<br />

de notre influence ; elle s'imposait malgré nous, <strong>au</strong> besoin malgré eux, <strong>à</strong> mesure<br />

que l'occupation de notre nouve<strong>au</strong> domaine colonial s'étendait et s'affermissait <strong>à</strong><br />

leurs frontières. Qu'on ne l'oublie pas, leur isolement <strong>à</strong> cette époque était complet;<br />

ils n'avaient en face d'eux que la France, prépondérante alors dans tout l'Orient<br />

méditerranéen, la France et l'expression géographique que fût jusqu'en 1860 l'Italie.<br />

A supposer qu'ils eussent songé <strong>à</strong> nous mécontenter, le châtiment exemplaire<br />

que nous infligeâmes en 1844 [38] <strong>au</strong> Maroc, tout protégé qu'il fût par le voisinage<br />

de l'Espagne et de Gibraltar, dut être pour eux un avertissement éloquent. Ils


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 39<br />

prirent donc de bonne grâce le parti de se laisser guider par nous, non seulement<br />

guider, mais civiliser, et ce fut ce qui acheva leur perte.<br />

Cette constatation a quelque chose de choquant; elle est cependant nécessaire,<br />

si nous voulons tirer de l'histoire son enseignement. Dans les circonstances difficiles<br />

on ne donne et on ne demande pas impunément des conseils. <strong>Le</strong>s beys crurent<br />

bien faire en nous en demandant tant et plus; nous répondîmes avec empressement<br />

<strong>à</strong> ces politesses, mais il est clair qu'elles furent le prélude, l'origine d'embarras<br />

dont la Tunisie était incapable de sortir sans une assistance étrangère. Eternelle<br />

histoire de l'intervention du plus fort chez le plus faible, de l'Européen chez<br />

l'Oriental; on commence par de bons offices, on finit par l'occupation, et cela quoi<br />

qu'on veuille, quoi qu'on fasse ; des compétitions internationales peuvent seules<br />

retarder ce dénouement. Telle sera la morale de toute la première partie de cette<br />

étude.<br />

La proximité, le prestige de la France <strong>au</strong>raient suffi pour exercer sur les souverains<br />

de Tunis une attraction d'<strong>au</strong>tant plus irrésistible qu'ils se défiaient de leur<br />

seule alliée naturelle, la Porte, dont la tendance constante était, surtout depuis<br />

1830, de vouloir rétablir sur la Régence sa suzeraineté. L'exemple des khédives,<br />

en outre, était pour leur tourner la tête, leur inspirer l'ambition assez naturelle<br />

d'être, eux <strong>au</strong>ssi, des novateurs. Mais ils ne se doutaient pas des difficultés de la<br />

tâche, bien plus grandes pour eux que pour les successeurs de Méhémet-Ali.<br />

D'origine turque, étrangers <strong>à</strong> la Régence, il a fallu <strong>au</strong>x beys des qualités réelles de<br />

gouvernement pour avoir maintenu jusqu'<strong>à</strong> présent, pendant près de deux cents<br />

ans 46 le pouvoir dans leur famille. [39] En dépit des crises parfois terribles qu'ils<br />

46 A. Rousse<strong>au</strong>, dans ses Annales donne la liste des lieutenants des khalifes et des princes<br />

arabes qui commandèrent <strong>à</strong> Tunis depuis 666 jusqu'<strong>à</strong> l’expédition de saint Louis, la conquête<br />

des Turcs, 1525, celle de Charles-Quint, 1535, et de don Juan d'Autriche, 1573. Après cet<br />

infructueux essai du protectorat espagnol dont la Régence a conservé tant de souvenirs, et<br />

que rappellent encore l'édifice et le nom même du Bardo, la domination turque est rétablie,<br />

mais ce sont de perpétuelles révolutions : les représentants de la Porte, les deys, sont réduits<br />

<strong>à</strong> une situation instable et secondaire : ils jouent le rôle d'ambassadeurs; on institue <strong>à</strong> côté<br />

d'eux des beys indépendants, les vrais maîtres du pays. C'est l'époque par excellence de la<br />

course, de l'esclavage, celle de la captivité de saint Vincent de P<strong>au</strong>l, celle <strong>au</strong>ssi de la pire<br />

anarchie. A la fin du dix-septième siècle, l'émancipation de la Tunisie est presque complète.<br />

L'<strong>au</strong>torité de la Porte n'existe plus, ses pachas se disputent avec les chefs des janissaires un<br />

pouvoir éphémère qui se termine invariablement par la corde, le poignard ou le poison. Seize<br />

princes se succèdent <strong>au</strong> trône en moins de vingt-cinq ans, avant 1705. C'est <strong>à</strong> cette date<br />

qu'Hussein ben Ali agha de la milice, d'origine grecque, se fit élire bey ; après trente ans<br />

d'un règne dont la fin seulement fut malheureuse, il transmit, non sans nombreuses complications,<br />

le pouvoir <strong>à</strong> ses fils. L'un d'eux, Ali, d'une rare énergie, régna de 1757 <strong>à</strong> 1782 : la


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 40<br />

eurent pour la plupart <strong>à</strong> traverser, ils ont su rester personnellement populaires ou<br />

triompher des insurrections. <strong>Le</strong> bey actuel est très respecté. Mais ces qualités qui<br />

assuraient leur <strong>au</strong>torité sur leurs sujets n'étaient pas celles qui pouvaient les prépa-<br />

rer <strong>à</strong> emprunter <strong>à</strong> l'Europe des projets de réformes. <strong>Le</strong>ur éducation était sommaire,<br />

non seulement parce que les Arabes considèrent que le gouvernement le plus sim-<br />

ple est le meilleur, mais par tradition. <strong>Le</strong> bey régnant ne pouvait sans imprudence<br />

laisser briller personne <strong>au</strong>tour de lui, <strong>à</strong> plus forte raison les candidats <strong>à</strong> sa succes-<br />

sion, qui était dévolue, en principe, <strong>à</strong> des collatér<strong>au</strong>x et non <strong>à</strong> sa descendance di-<br />

recte. Loin de stimuler l'ardeur intellectuelle des jeunes princes, on les abandon-<br />

nait <strong>à</strong> une existence oisive, dissipée. L'héritier présomptif attendait dans un effacement<br />

obligatoire, souvent jusqu'<strong>à</strong> un âge avancé, le jour de son avènement. On<br />

lui confiait d'ordinaire, il est vrai, certaines missions militaires et financières, mais<br />

sur le tard, <strong>à</strong> la condition que sa fidélité fût éprouvée, et quand, en tout cas, son<br />

éducation n'était plus <strong>à</strong> faire. Arrivés <strong>au</strong> trône sans préparation, sans avoir participé<br />

<strong>au</strong> gouvernement, n'ayant même pas voyagé, ne connaissant d'<strong>au</strong>tre langue que<br />

l'arabe, d’<strong>au</strong>tre <strong>livre</strong> que le Coran, comment attendre de ces princes une initiative<br />

ré<strong>format</strong>rice ? Ils avaient bien des chances pour n'être que les instruments plus ou<br />

moins dociles d'un ministre ou de leurs courtisans qui, <strong>à</strong> leur tour, se gardaient de<br />

les initier <strong>au</strong>x affaires et les encourageaient plutôt <strong>à</strong> ne rien changer <strong>au</strong>x habitudes<br />

de leur jeunesse, <strong>à</strong> ne se signaler que par de ruineuses prodigalités.<br />

Affaiblir et diviser, tel était le principe de gouvernement <strong>à</strong> l'observation rigoureuse<br />

duquel les beys durent en partie la longueur [40] de leurs règnes et qui s'appliquait,<br />

bien entendu, <strong>à</strong> la Tunisie tout entière. La nature d'ailleurs favorisait cette<br />

politique, dans un pays plat et riche, agriculteur plus que guerrier, bordé <strong>au</strong> nord<br />

et <strong>à</strong> l'est par le grand chemin de la Méditerranée. <strong>Le</strong>s populations sédentaires de la<br />

Régence, comme celles de la basse Egypte, sont toutes préparées <strong>à</strong> une soumis-<br />

dynastie husseinite, encore <strong>au</strong>jourd'hui <strong>au</strong> pouvoir, était dès lors solidement fondée. <strong>Le</strong> règne<br />

d'Ali fut l'époque vraiment florissante de la Tunisie. Son fils Hamouda le Magnifique<br />

prit le pouvoir et le garda trente-deux ans. Il meurt, empoisonné, en 1814. — Si l'on remonte<br />

jusqu'<strong>à</strong> cette période dans l'histoire des beys, Hamouda fut le premier grand dépensier : il<br />

fut en lutte avec Alger, Venise, la Sicile, accabla le pays d'impôts, profita des guerres continentales<br />

pour commettre impunément toutes sortes d'excès que ses successeurs, la paix rétablie,<br />

durent expier. — Après lui vient Othman dont on raconte encore <strong>au</strong> Bardo la fin tragique,<br />

celle de ses deux fils, de ses amis, de ses serviteurs, égorgés tous dans la même nuit.<br />

Puis, de 1814 <strong>à</strong> 1824, Mahmoud, plus prodigue encore qu'Hamouda, puis Hussein dont la<br />

flotte fut détruite <strong>à</strong> Navarin, 1824-1835, puis Mustapha, 1835-1837, le père et le prédécesseur<br />

D’Achmed sous le règne duquel commence le présent récit. — V. Annales Tunisiennes<br />

de Rousse<strong>au</strong>. Alger, 1864.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 41<br />

sion qui change seulement de nom avec le temps. Dans les villes, la population se<br />

compose, <strong>au</strong>jourd'hui comme <strong>à</strong> l'époque carthaginoise, en majorité d'industriels et<br />

de marchands. Une aristocratie de grandes familles domine, il est vrai, <strong>au</strong>-dessous<br />

du bey, le pays, aristocratie remarquable où le plus pur sang arabe s'est conservé<br />

sans mélange et qui jouit encore sur les indigènes d'un prestige presque religieux ;<br />

mais ces puissants seigneurs, maintenus par la division dans le respect de l'<strong>au</strong>tori-<br />

té beylicale, avaient eux-mêmes tout intérêt <strong>à</strong> voir régner en Tunisie des mœurs<br />

paisibles, car de leurs capit<strong>au</strong>x, des récoltes de leurs vastes domaines, ils alimentaient<br />

le commerce. Chargés en outre de réunir dans les provinces et de transmettre<br />

<strong>à</strong> Tunis le produit des impôts, ils ne s'enrichissaient <strong>à</strong> proportion de leurs perceptions<br />

que si elles s'opéraient régulièrement ; or ils tenaient be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> s'enrichir<br />

; leurs besoins étaient considérables; on se figure difficilement <strong>au</strong>jourd'hui<br />

l'importance de leur train de maison, l'élégance fastueuse et raffinée dont, <strong>à</strong><br />

l'exemple du souverain, ils faisaient étalage dans la première moitié de ce siècle.<br />

Tunis surtout tenait <strong>à</strong> son renom de grande ville éclairée, comme les beys <strong>à</strong> leur<br />

réputation de princes magnifiques ; la grande affaire, <strong>au</strong> palais du Bardo comme<br />

dans tout l'Orient, étant de payer de mine, d'en imposer pour être obéi, et non<br />

d'innover.<br />

Cela est si vrai que les beys multiplièrent, avec plus d'ostentation que jamais,<br />

leurs dépenses, <strong>à</strong> mesure qu'ils virent leurs ressources diminuer, quand les nations<br />

européennes cessèrent, après 1815, de leur payer tribut et que leurs corsaires durent<br />

abdiquer, cesser de vendre dans les bazars de Tunis les esclaves blancs et les<br />

marchandises enlevés <strong>à</strong> nos bâtiments jusque sur nos côtes. Il fallait entendre <strong>au</strong>ssi<br />

la façon dont on parlait de leur prestige, non seulement parmi les Arabes, mais<br />

en Europe même, <strong>à</strong> cette époque de romantisme. Ils nous apparaissaient encore<br />

assez récemment comme des princes des Mille et une Nuits. Des <strong>au</strong>teurs français<br />

chantaient leur gloire en vers et en prose, et sur quel ton ! 47 Des Européens venant<br />

s'établir ou passant [41] seulement <strong>à</strong> Tunis reprenaient, amplifiaient ces<br />

louanges plus ou moins désintéressées, et nous encouragions nous-mêmes, Occident<strong>au</strong>x,<br />

les beys <strong>à</strong> se complaire dans une existence extravagante, toute de surface,<br />

dont nous ne soupçonnions pas les dessous. Aussi ne se contentèrent-ils plus<br />

47 <strong>Le</strong> volume de L. En<strong>au</strong>lt : la Méditerranée, ses îles et ses bords, contenant une poésie de ce<br />

genre par Barthélémy, en l'honneur d'Achmed : Que le Dieu tout-puissant le couvre de son<br />

aile, / Que l'Europe <strong>à</strong> ses rois l'impose pour modèle, / Que son glorieux nom éternise mes<br />

vers !


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 42<br />

de briller <strong>au</strong>x yeux des indigènes, ils mirent, avec toute la cour, leur amour-propre<br />

<strong>à</strong> nous éblouir. Un moment le luxe fut tel dans la Régence, les bourgeois euxmêmes<br />

portaient des burnous si fins, des turbans et des vestes si richement brodés<br />

que des lois somptuaires, édictées sous l'influence de quelque pieuse indignation,<br />

furent appliquées. Tunis n'en resta pas moins pour nous une ville étonnante, peuplée<br />

de nababs, et pour les Arabes un centre de lumière et de séduction, la belle, la<br />

verte, l'incomparable, la perle en un mot. De très loin les voyageurs musulmans<br />

venaient entendre dans ses mosquées un enseignement qui n'avait rien d'intransigeant,<br />

contempler ses palais sans nombre, et ses habitations charmantes, <strong>au</strong>x murs<br />

fleuris jusqu'<strong>au</strong>x terrasses, toutes ombragées et comme cachées dans des jardins,<br />

des bois d'oliviers, de pins, de chênes verts, de mimosas, de lilas de Perse, de caroubiers<br />

et d'orangers; mystérieuses retraites que les grands personnages s'étaient<br />

fait construire hors des murs, soit <strong>au</strong> plein soleil pour l'hiver, <strong>à</strong> la Manouba, <strong>à</strong><br />

l'Ariana, soit, pour l'été, sur le rivage toujours frais de la mer, <strong>au</strong> creux d'un golfe,<br />

<strong>au</strong> sommet d'un cap, <strong>à</strong> Sidi-bou-Saïd, <strong>à</strong> Radès, <strong>au</strong> Kram, <strong>à</strong> la Goulette, <strong>à</strong> la Marsa.<br />

Avec ces mœurs, sous ce climat dont la douceur est contagieuse, tout poussait<br />

donc les beys et leur entourage <strong>à</strong> se laisser gagner <strong>à</strong> notre influence sans rivale, <strong>à</strong><br />

abandonner insensiblement entre nos mains la plus lourde part des responsabilités<br />

d'un gouvernement de jour en jour plus compliqué. Il nous appartenait en fait de<br />

décider de leur avenir. Mais l'influence française, <strong>au</strong> milieu du dix-neuvième siècle,<br />

principalement <strong>au</strong> début du second Empire, s'exerçait souvent, on le sait, dans<br />

un sens plus généreux que politique, et ce fut le cas par excellence en Tunisie. Au<br />

lieu d'attendre les effets du temps qui marchait pour nous, et d'encourager simplement<br />

les beys <strong>à</strong> gouverner le mieux possible, mais <strong>à</strong> leur manière, de façon <strong>à</strong><br />

maintenir dans leur pays la tranquillité, nous fûmes pris du désir chimérique de les<br />

transformer, et, cela fait, d'introduire dans leurs Etats, par la seule force de la persuasion,<br />

nos propres institutions, de substituer enfin <strong>à</strong> l'Orient l'Occident. Notre<br />

destinée a été, dans l'Afrique du Nord, de [42] faire, souvent <strong>à</strong> notre détriment et<br />

toujours <strong>à</strong> grands frais, des expériences dont l'Europe <strong>au</strong>jourd'hui profite. La<br />

France <strong>au</strong>ra cette gloire d'avoir été la première <strong>au</strong>x prises avec le monde arabe, et<br />

il est naturel qu'elle ait commencé par bien des erreurs et des illusions. Quoi de<br />

plus légitime que d'avoir tenté d'arracher les beys et leur pays <strong>à</strong> des mœurs si différentes<br />

des nôtres et qui nous paraissaient si inférieures ? Quoi de plus louable,<br />

quand nous pouvions souhaiter la conquête, que d'avoir rêvé seulement le pro-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 43<br />

grès ? Cependant cette ambition désintéressée et très noble a failli nous coûter<br />

cher, on le verra, et assurément elle a précipité la ruine de la Tunisie.<br />

On dira que la Tunisie a bien pu tomber d'elle-même, et sans qu'on l'y aide, en<br />

décomposition; car les beys, afin de pourvoir <strong>à</strong> leurs dépenses toujours croissantes,<br />

dépouillèrent peu <strong>à</strong> peu, f<strong>au</strong>te de mieux, leurs propres sujets. Ce régime<br />

d'exactions <strong>à</strong> outrance ne suffit pas cependant <strong>à</strong> faire comprendre qu'un pays, jadis<br />

si riche, soit devenu subitement désert, inhabitable, et cela presque <strong>à</strong> nos portes,<br />

alors que chaque année des légions de travailleurs quittaient l'Europe <strong>à</strong> la recherche<br />

de terres <strong>à</strong> défricher. L'histoire est pleine d'exemples de ces peuples que la<br />

misère ne peut pas tuer, en Orient surtout. Voyez l'Algérie, avant 1830 ; ses populations,<br />

sous la domination des deys, étaient pressurées sans merci, et pourtant,<br />

tout en se plaignant, elles vivaient et ne demandaient pas <strong>à</strong> changer de maître. Dix<br />

ans après la prise d'Alger, les chefs de tribu les plus sincèrement ralliés <strong>à</strong> nos armes<br />

avouaient qu'ils regrettaient le joug des Turcs, d'abord parce qu'ils étaient<br />

musulmans, mais <strong>au</strong>ssi parce que leur gouvernement était simple, parce qu'il ne<br />

variait et ne s'améliorait jamais 48 .<br />

Sans curiosité, sans besoins, ces populations ne réclament <strong>au</strong>cune espèce de<br />

trav<strong>au</strong>x publics, ni ports, ni ponts, ni routes, et fournissent, bon an, mal an, assez<br />

d'argent pour faire vivre un gouvernement dont elles n'exigent ni dépenses ni<br />

comptes, et <strong>au</strong>quel elles payent en réalité, non pas un impôt, mais un tribut. De<br />

son côté, le gouvernement, par ce fait qu'il est essentiellement personnel et par<br />

conséquent responsable, a tout intérêt <strong>à</strong> ne pas pousser le contribuable <strong>au</strong> désespoir.<br />

En réalité, dans le monde arabe, ce mot l'Etat n'a pas de sens ; on y est <strong>au</strong>x<br />

prises avec une immense famille, avec des hommes, plus qu'avec des institutions;<br />

d'où il résulte qu'en dernière analyse un accord est toujours possible entre gouvernants<br />

et gouvernés. La société n'y est pas divisée en deux camps, en deux espèces<br />

distinctes, anonymes, étrangères l'une <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre, le [43] fonctionnaire et l'administré<br />

; l'Arabe ne se plaint pas du gouvernement, comme fait le public chez nous, ou<br />

du ministère, de la préfecture, du tribunal, mais du bey, de Sidi Saddok, de Mohammed,<br />

ou de tel ministre, de tel caïd, de tel juge ; on ne s<strong>au</strong>rait lui opposer des<br />

abstractions ; il connaît celui qui l'accable, comme celui qui peut le défendre; il<br />

sait <strong>à</strong> qui porter ses doléances, ses offres ou ses menaces, et il arrive ainsi <strong>à</strong> vivre<br />

48 V. Léon Roches, Trente-deux ans <strong>à</strong> travers l'Islam. Firmin Didot, 1885.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 44<br />

tant bien que mal, modérant lui-même l'abus dont il est victime, quand cet abus<br />

devient excessif.<br />

Abandonnée <strong>à</strong> elle-même, suivant ses vieux errements, l'administration tuni-<br />

sienne n'était donc exposée ni <strong>à</strong> prospérer ni <strong>à</strong> péricliter; elle pouvait indéfiniment<br />

maintenir la Régence dans cet état d'infériorité qui ne choque en réalité que nous<br />

et dont les Arabes se contentent. Mais elle n'était pas de force <strong>à</strong> supporter les<br />

charges excessives et inattendues dont on l'accabla sous pré<strong>texte</strong> de l'améliorer.<br />

<strong>Le</strong> grand novateur fut ce bey Achmed qui vint en France <strong>à</strong> la fin du règne de<br />

Louis-Philippe et que nous reçûmes comme un roi. Un premier ministre extraor-<br />

dinaire, Mustapha khaznadar, fut son <strong>au</strong>xiliaire 49 , puis l'éducateur funeste de ses<br />

successeurs, pendant trente-cinq années consécutives, de 1837 <strong>à</strong> 1873. Esclave<br />

grec affranchi, ce mameluk a été vraiment le m<strong>au</strong>vais génie du pays ; <strong>à</strong> lui s'ap-<br />

plique mieux encore qu'<strong>à</strong> tout <strong>au</strong>tre le dicton arabe : « Un seul peut détruire ce<br />

que mille ne s<strong>au</strong>raient construire. » Son nom doit être inscrit le premier <strong>à</strong> côté de<br />

celui d’Achmed dans l'histoire de la ruine de la Tunisie.<br />

Achmed est une sorte de Roi Soleil oriental. Deux monuments racontent encore<br />

<strong>au</strong>jourd'hui son histoire.<br />

L'un, Porto-Farina, n'est rien moins qu'un splendide établissement maritime et<br />

militaire, construit <strong>à</strong> l'européenne. Arsenal, port, casernes en pierres de taille, rien<br />

n'y manque, rien, si ce n'est l'homme, depuis plus de trente ans, l'homme et l'e<strong>au</strong>.<br />

Nous eûmes un jour l'occasion d'aller le visiter par mer, sur un de ces bate<strong>au</strong>x qui<br />

passent par tous les fonds. Arrivés dans la baie, nous nous préparions <strong>à</strong> débarquer,<br />

lorsqu'<strong>à</strong> l'entrée même du chenal qui conduit <strong>au</strong> port, nous touchâmes le sable. Il<br />

nous fallut rentrer <strong>à</strong> Tunis, n'ayant pu contempler que de loin, <strong>au</strong> del<strong>à</strong> d'une lagune<br />

mélancolique, les grands édifices encore intacts et [44] tous vides que devait<br />

animer, dans l'espoir d'Achmed, la présence d'une armée entière et d'une flotte, et<br />

qui ne sont même plus accessibles. En construisant tous ces palais, on n'avait pas<br />

songé <strong>à</strong> la Medjerdah, qui se jette dans le golfe de Porto Farina et qui, abandonnée<br />

depuis des siècles <strong>à</strong> elle-même sur presque tout son parcours dans le nord de la<br />

Tunisie, sans quais, sans barrages, sans jetée, emporte chaque année <strong>à</strong> la mer des<br />

49 Achmed eut, <strong>à</strong> côté de celui-l<strong>à</strong>, d'<strong>au</strong>tres ministres qui ne furent pas sans mérite, et notamment<br />

un Européen, le comte Raffo, ministre des affaires étrangères, dont le portrait est encore<br />

<strong>au</strong> Bardo et qui joua pendant longtemps un rôle important dans la Régence ; mais l'influence<br />

heureuse de ce dernier ne suffit pas <strong>à</strong> combattre celle du Khaznadar.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 45<br />

plaines entières qu'elle devrait fertiliser. D'immenses dépôts de limon comblent<br />

ainsi son embouchure et la déplacent incessamment ; ils obstruèrent vite les ports<br />

dont s'enorgueillissait le bey. Il eût fallu pour diriger la Medjerdah un travail in-<br />

grat, productif, mais peu apparent, profitable surtout <strong>au</strong>x générations <strong>à</strong> venir.<br />

Achmed aima mieux construire des édifices inutiles, mais qui lui faisaient hon-<br />

neur, de son vivant.<br />

L'<strong>au</strong>tre monument est encore plus éloquent que Porto-Farina, c'est Versailles.<br />

Souverain absolu, Achmed gouvernait, comme la plupart des beys, <strong>à</strong> distance de<br />

la foule. Afin de mieux isoler <strong>au</strong>tour de lui tout un monde de fonctionnaires et de<br />

courtisans, il fit bâtir la Mohammedia. <strong>Le</strong>s voyageurs qui vont de Tunis <strong>à</strong> la belle<br />

montagne de Zaghouan s'arrêtent <strong>à</strong> trois ou quatre lieues de la ville devant une<br />

ruine énorme et toute neuve. A perte de vue le pays est nu. Du côté de Tunis, dont<br />

on aperçoit vaguement les blanches collines crénelées, un lac aride, <strong>au</strong> milieu<br />

duquel circulent les voitures en été et qui l'hiver inonde les routes, donne l'impression<br />

de l'incurie et de la p<strong>au</strong>vreté. Du côté de Zaghouan jusqu'<strong>à</strong> l'horizon, d'admirables<br />

plaines d'alluvion s'étendent sans cultures, les cours d'e<strong>au</strong> s'y étant creusé<br />

peu <strong>à</strong> peu des lits si profonds qu'ils disparaissent et n'arrosent rien. Seules, comme<br />

un long ruban de pierres, les colonnades d'un aqueduc romain découpent leurs<br />

arcs dorés sur le ciel, ou gisent <strong>à</strong> terre, effondrées, derniers témoins d'une prospérité<br />

disparue. C'est l<strong>à</strong>, sur une h<strong>au</strong>teur qui domine ces régions désolées, qu'un caprice<br />

du souverain fit surgir comme par enchantement, <strong>au</strong> prix de combien de<br />

millions, palais sur palais. Dans cette étrange cité royale, tout est en pierre de taille,<br />

des pierres de l'aqueduc ancien, assemblées et taillées <strong>à</strong> l'européenne; tout doit<br />

donner l'idée, non de la durée, mais de la dépense, de la force.<br />

Achmed mort, qu'advient-il de ce be<strong>au</strong> rêve <strong>à</strong> peine accompli ? Son successeur<br />

ne peut, suivant une superstition qui pèse sur tous les beys, habiter les édifices<br />

encore pleins du souvenir du défunt, et il va s'installer ailleurs. <strong>Le</strong>s fonctionnaires<br />

qui ne sont pas tombés en disgrâce le suivent et déménagent ; sous pré<strong>texte</strong><br />

d'économie, chacun enlève de la Mohammedia tout ce qui est transportable, non<br />

seulement les meubles, mais les fenêtres, les vitres de couleur, les portes. <strong>Le</strong>s [45]<br />

charpentes, les tentures et les boiseries <strong>à</strong> peine posées sont arrachées. Seules, les<br />

pierres ne valent pas le voyage ; elles restent debout, superposées en solides murailles<br />

<strong>à</strong> trois étages, mais sans toit, trouées d'ouvertures béantes, <strong>à</strong> travers lesquel-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 46<br />

les on voit du dehors de grandes salles qui ont conservé ç<strong>à</strong> et l<strong>à</strong> leurs corniches<br />

dorées, leurs peintures, et qu'habitent <strong>à</strong> présent les figuiers s<strong>au</strong>vages et les ronces.<br />

Achmed avait le pressentiment de cet abandon, quand, après avoir débarqué <strong>à</strong><br />

Toulon, le 8 novembre 1846, il regagna la Régence <strong>au</strong> commencement de l'année<br />

suivante. Rien ne l'avait plus frappé dans tout son voyage en France que le respect<br />

avec lequel la plupart de nos souverains ont laissé subsister, entretenu même et<br />

rest<strong>au</strong>ré les édifices élevés par leurs devanciers. L'Oriental avait surpris, sans<br />

pouvoir en tirer parti, le secret de la richesse et de la force de l'homme du Nord, la<br />

solidarité qui lie chez nous, sous la contrainte du climat, les générations les unes<br />

<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, l'instinct qui nous pousse <strong>à</strong> conserver et <strong>à</strong> <strong>au</strong>gmenter pour nos successeurs<br />

l'héritage que nous recevons du passé.<br />

Achmed ne s'était pas borné <strong>à</strong> dépenser en palais et en édifices les richesses de<br />

la Tunisie. Il avait construit des casernes ; il fallut y mettre une armée. Tout s'enchaîne<br />

: on verra plus loin ce qu'il dut faire de cette armée. <strong>Le</strong> gouvernement du<br />

roi Louis-Philippe vit évidemment ces innovations d'un œil favorable, puisqu'une<br />

mission française fut instituée pour organiser les nouvelles troupes beylicales <strong>à</strong><br />

l'instar des nôtres, mission <strong>à</strong> laquelle fut longtemps attaché, c'est bien le mot, le<br />

capitaine Campenon qui devait être, près de quarante années plus tard, ministre de<br />

la guerre dans le cabinet Gambetta.<br />

On imagine ce que peut être cette armée, en dépit des efforts de nos officiers.<br />

Achmed, pour avoir des états-majors d'élite, avait poussé la bonne volonté jusqu'<strong>à</strong><br />

fonder <strong>à</strong> Tunis une Ecole polytechnique, comme <strong>à</strong> Paris : seulement, les élèves de<br />

cette Ecole ne savaient pas tous lire, même leur propre langue. Quant <strong>au</strong>x soldats,<br />

ceux qu'on recrutait dans les plaines et dans les villes parmi les agriculteurs paisibles<br />

ou les négociants n'avaient guère d'<strong>au</strong>tre ambition que celle de déserter ; les<br />

montagnards, <strong>au</strong> contraire, étaient énergiques, si énergiques qu'on les exempta de<br />

la conscription comme de l'impôt, par crainte de les mécontenter, il ne restait donc<br />

<strong>au</strong> service que les faibles, les résignés. <strong>Le</strong>s soldats d'Achmed devaient ressembler<br />

d'assez près <strong>à</strong> ceux qui constituaient encore la garde de son successeur, quand nos<br />

troupes entrèrent en Tunisie : les plus vieux, résignés <strong>à</strong> leur service perpétuel, les<br />

<strong>au</strong>tres tristes, généralement maladifs, en proie <strong>à</strong> la [46] nostalgie arabe, la souda,<br />

tous inoffensifs, très doux, maigres et j<strong>au</strong>nes, on les voyait, affublés de pantalons<br />

rouges et de tuniques <strong>à</strong> la française, faire leur faction, accroupis devant la caserne,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 47<br />

le fusil posé <strong>à</strong> terre, <strong>au</strong>près d'eux, comme un farde<strong>au</strong>, et tricotant dans une attitude<br />

vieillotte une m<strong>au</strong>vaise paire de bas.<br />

Encore si cette armée, du temps d'Achmed, quand elle était toute neuve, n'eût<br />

été qu'un luxe, passe encore ; mais on persuada <strong>au</strong> bey de s'en servir, et cette f<strong>au</strong>te<br />

fut irréparable.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement de 1848 avait fait place, en France, <strong>à</strong> l'Empire. Cette période<br />

de crise laissa <strong>à</strong> peu près intact notre prestige dans la Régence, et notre politique<br />

devait nécessairement consister, comme par le passé, <strong>à</strong> maintenir le bey isolé sous<br />

notre influence. La tâche était d'<strong>au</strong>tant plus facile que nous nous rapprochions<br />

alors de l'Angleterre et de la Turquie en préparant avec ces deux puissances la<br />

guerre contre les Russes. Ce n'est pas le moment qu'<strong>au</strong>cune d'elles eût choisi pour<br />

porter atteinte <strong>à</strong> notre prépondérance <strong>à</strong> Tunis. Comment expliquer cependant que<br />

nous ayons conseillé <strong>au</strong> bey d'envoyer, lui <strong>au</strong>ssi, un contingent dans la mer Noire<br />

?<br />

N'était-il pas <strong>à</strong> prévoir que la Porte et les populations musulmanes en général<br />

considéreraient cet envoi comme la contribution due par le bey <strong>à</strong> un suzerain, <strong>au</strong><br />

Sultan, bien plutôt que comme une marque de déférence et d'amitié <strong>à</strong> notre<br />

égard ? Quelle fut l'impression des troupes indigènes d'Algérie elles-mêmes, qui<br />

participèrent avec empressement <strong>à</strong> la guerre dans nos propres rangs ? <strong>Le</strong>s Arabes,<br />

écrit M. Camille Rousset, considérèrent « qu'en envoyant des troupes <strong>à</strong> l'aide du<br />

Sultan, l'empereur Napoléon III n'avait fait que se soumettre <strong>au</strong>x obligations d'un<br />

vassal » 50 . <strong>Le</strong>s Tunisiens pouvaient encore mieux s'y tromper. Jusqu'alors la<br />

France avait tout fait pour décourager les ambitions de la Turquie, laquelle cherchait,<br />

nous l'avons dit, l'Algérie entre nos mains, <strong>à</strong> préserver la Régence du même<br />

sort, <strong>à</strong> resserrer les liens religieux qui unissaient les beys <strong>à</strong> la Porte, <strong>à</strong> leur donner<br />

le plus possible un caractère politique. <strong>Le</strong>s Mémoires de M. Guizot sont fort explicites<br />

<strong>à</strong> cet égard :<br />

« La Porte nourrissait depuis longtemps le désir de faire, <strong>à</strong> Tunis, une révolution<br />

analogue <strong>à</strong> celle qu'elle avait naguère accomplie <strong>à</strong> Tripoli, c'est-<strong>à</strong>-dire d'enlever<br />

<strong>à</strong> la Régence de Tunis ce qu'elle avait conquis d'indépendance héréditaire, et<br />

de transformer le bey de Tunis en simple pacha. Une escadre turque sortait presque<br />

chaque année de la mer de Marmara pour aller faire sur la côte tunisienne une<br />

50 C. Rousset, la Conquête de l'Algérie.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 48<br />

[47] démonstration plus ou moins menaçante. Il nous importait be<strong>au</strong>coup qu'un tel<br />

dessein ne réussît point : <strong>au</strong> lieu d'un voisin faible et intéressé, comme le bey de<br />

Tunis, <strong>à</strong> vivre en bons rapports avec nous, nous <strong>au</strong>rions eu sur notre frontière<br />

orientale en Afrique l'empire ottoman lui-même avec ses prétentions persévéran-<br />

tes contre notre conquête et ses alliances en Europe. (…) Chaque fois qu'une escadre<br />

turque approchait ou menaçait d'approcher de Tunis, nos vaisse<strong>au</strong>x se portaient<br />

vers cette côte avec ordre de protéger le bey contre toute entreprise des<br />

Turcs. » 51<br />

En 1846, quand Achmed vint en France, il refusa de pousser son voyage jusqu'<strong>à</strong><br />

Londres; pourquoi ? Pour ne pas être présenté <strong>à</strong> la Reine par l'ambassadeur<br />

du Grand Turc. <strong>Le</strong> gouvernement anglais, comme celui du Sultan, n'avait en effet<br />

d'<strong>au</strong>tre moyen pratique de combattre notre influence croissante <strong>à</strong> Tunis que celui<br />

de contester <strong>au</strong> bey toute indépendance ; c'était subordonner <strong>à</strong> l'assentiment de la<br />

Porte la validité des accords que ce prince pouvait passer avec nous.<br />

Nos deux alliés devaient donc désirer que la Tunisie prît part <strong>à</strong> l'expédition, et<br />

c'était <strong>à</strong> la France <strong>à</strong> s'y opposer. L'embarquement pour Constantinople d'un<br />

contingent beylical n'en fut pas moins décidé : voil<strong>à</strong> <strong>à</strong> quoi devait servir l'armée<br />

que nous avions contribué <strong>à</strong> former.<br />

C'est alors qu'on se rendit compte de la valeur de cette belle institution. A quel<br />

prix, en combien de temps fut mis sur pied ce corps expéditionnaire ? On avait<br />

estimé <strong>à</strong> quarante mille hommes, en chiffres ronds, le contingent tunisien; on en<br />

trouva six mille d'abord, puis sept, et enfin huit, mais avec quel peine ! Encore la<br />

plupart des hommes, réunis en hâte par un recrutement très rigoureux, sans instruction,<br />

attendaient-ils leur équipement, des munitions, des chev<strong>au</strong>x, des armes<br />

même — heureusement, car on dut empêcher ceux qui se trouvaient pourvus de<br />

fusils d'en faire usage : ils éclataient entre leurs mains !<br />

Pendant que se poursuivaient ces préparatifs, soixante navires, nolisés <strong>à</strong><br />

grands frais, étaient retenus indéfiniment <strong>à</strong> la Goulette car de Porto-Farina il<br />

n'était même plus question. <strong>Le</strong> premier départ eut lieu le 26 juillet 1854, les <strong>au</strong>tres<br />

51 Voir les Mémoires pour servir <strong>à</strong> l'histoire de mon temps, par M. Guizot, t. VI, chapitre<br />

xxxvii, p. 267 et suiv., (1840-42). Voir également les Instructions de M. Guizot <strong>au</strong> prince<br />

de Joinville, juin 1846, rappelant celles qui furent données en 1843, dans des circonstances<br />

analogues, <strong>à</strong> M. le capitaine de vaisse<strong>au</strong> <strong>Le</strong> Goarant de Trommelin. (Même volume, Appendice.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 49<br />

successivement. Arrivés <strong>à</strong> Constantinople, les malheureux Tunisiens ne constituèrent<br />

qu'un impedimentum ; on les relégua <strong>à</strong> Batoum, où, ne recevant ni nourriture,<br />

ni solde, ils [48] n'eurent d'<strong>au</strong>tre ressource que de se révolter. <strong>Le</strong>s maladies, la<br />

misère, les décimèrent, et cependant on se garda de les renvoyer dans leurs foyers,<br />

car le bey payait pour leur entretien des sommes dont ils ne profitaient guère,<br />

mais que ne dédaignait pas de toucher la Porte. Peu s'en fallut pour cette raison<br />

qu'ils ne revissent jamais la Tunisie.<br />

Tels sont, <strong>au</strong> point de vue militaire, les résultats de l'expédition.<br />

Au point de vue financier, c'est pire encore. Auprès du bey, qu'on ne l'oublie<br />

pas, veillait le premier ministre. Mustapha Khaznadar était partisan déclaré d'une<br />

opération qui comportait des maniements de fonds considérables. L'envoi du<br />

contingent décidé, il avait <strong>au</strong>ssitôt perçu, suivant une tradition qu'il pratiqua sans<br />

ménagement toute sa vie, les impôts plusieurs années d'avance.<br />

Achmed mourut sur ces entrefaites, le 30 mai 1855.<br />

Son cousin, qui lui succéda, Mohammed bey, non moins prodigue, eut cependant<br />

sur lui cet avantage de ne pas s'éprendre des grandes entreprises et d'être hostile<br />

même <strong>au</strong>x innovations. Il était Arabe, vivait <strong>à</strong> l'arabe, et prétendait gouverner<br />

son peuple <strong>à</strong> sa manière, non <strong>à</strong> la nôtre. Loin d'être un barbare, ses contemporains<br />

le représentent comme un prince de grande mine, très généreux, très raffiné. Son<br />

règne, fort court, eut un éclat exceptionnel.<br />

A peine monté sur le trône, Mohammed, qui est pourtant très religieux, qui<br />

doit se garder par conséquent de déplaire <strong>au</strong> Sultan, manifeste son intention bien<br />

arrêtée de rappeler le contingent tunisien. Mais il garde près de lui le khaznadar,<br />

devenu vite indispensable, et très fort en outre, grâce <strong>à</strong> l'appui que ne lui ménageaient<br />

pas les consuls européens, en échange des dispositions novatrices dont il<br />

se montrait animé. <strong>Le</strong> premier ministre démontre <strong>au</strong> bey qu'il ne s<strong>au</strong>rait se désintéresser<br />

d'une expédition commencée et abandonner brusquement, dès le début de<br />

son règne, la politique de son prédécesseur, sans froisser gravement, non seulement<br />

la Porte, mais les alliés. En sorte que Mohammed est obligé de renforcer le<br />

contingent <strong>au</strong> lieu de le rappeler, d'envoyer <strong>à</strong> Constantinople de nouvelles troupes,<br />

près de deux mille hommes en deux fois 52 , sans compter l'argent qui doit, soi-<br />

52 Achmed a envoyé 8,381 hommes, environ 1,000 chev<strong>au</strong>x et des canons. Mohammed expédie<br />

1,793 hommes, ainsi répartis : 900 soldats d’infanterie, 688 de cavalerie, 205 artilleurs.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 50<br />

disant, servir <strong>à</strong> leur entretien. En même temps une mission somptueuse va deman-<br />

der <strong>au</strong> Sultan son investiture pour le nouve<strong>au</strong> bey, formalité purement religieuse<br />

suivant les uns, politique suivant d'<strong>au</strong>tres, mais très naturelle en tout cas après la<br />

coopération de la [49] Régence <strong>à</strong> l'expédition de Crimée. Des cade<strong>au</strong>x considérables<br />

furent expédiés <strong>à</strong> cette occasion.<br />

Heureusement une récolte surabondante atténue en partie la charge de ces dépenses<br />

dont le khaznadar seul profite. Quand la paix est signée, les régiments du<br />

bey, décimés par les maladies, ont diminué de près de moitié. Par un étrange phénomène,<br />

plus ils coûtent, plus ils se réduisent. Ils revinrent pourtant : le débarquement<br />

eut lieu en grande pompe <strong>à</strong> la Marsa, le 3 août 1856. Un table<strong>au</strong> <strong>à</strong> l'huile<br />

rappelle encore dans une des salles du Barde cette cérémonie tant attendue : car<br />

les beys, sans crainte apparemment d'offenser Mahomet, ont leur galerie qui célèbre<br />

les princip<strong>au</strong>x faits de leurs règnes. Ainsi une toile bizarre, souvenir des luttes<br />

que soutinrent jusqu'<strong>à</strong> la prise d'Alger les beys et les deys, représente une forêt<br />

d'Algériens empalés : afin qu'on puisse compter les vaincus et apprécier toute<br />

l'importance de la victoire, le peintre, avec une complaisance naïve, a piqué, un <strong>à</strong><br />

un, tous ces malheureux sur le flanc d'un cote<strong>au</strong>, comme des épingles sur une pelote,<br />

<strong>au</strong>-dessus de l'armée tunisienne qui défile triomphalement. <strong>Le</strong> débarquement<br />

du contingent fait un agréable contraste avec cette scène : alignés sur une plage<br />

d'un be<strong>au</strong> j<strong>au</strong>ne ou rangés dans des embarcations pavoisées sur une mer bien<br />

bleue, les soldats du bey étincellent; leurs pantalons rouges crèvent l'œil ; on dirait<br />

des jouets tout neufs. <strong>Le</strong>ur nombre paraît infini. En réalité, quatre mille manquaient<br />

<strong>à</strong> l'appel. Quatre mille ont péri en Turquie sans avoir même combattu.<br />

Mohammed licencia le reste, — trop brusquement toutefois, car be<strong>au</strong>coup de<br />

soldats déj<strong>à</strong> vieillis ne veulent plus du travail de la terre, et, pour vivre, se mettent<br />

<strong>à</strong> piller en bande les paysans. Tels sont, <strong>au</strong> point de vue financier, les résultats de<br />

l'expédition beylicale en Crimée. Tout désastreux qu'ils fussent, il n'est pas surprenant<br />

toutefois qu'on ne s'en soit pas inquiété outre mesure. Nous avons dit, en<br />

effet, les dépenses qui grevaient le trésor du bey, mais nous avons <strong>à</strong> peine parlé de<br />

ses ressources : elles paraissaient, encore <strong>à</strong> cette époque, inépuisables. Toutes<br />

venaient du sol et justifiaient son antique renommée de fécondité.<br />

Au nord, d'admirables forêts de chênes s'étendent le long de la côte jusqu'<strong>à</strong> la<br />

mer; des mines de fer, analogues <strong>à</strong> celles qui ont fait la fortune de Bône, <strong>au</strong>ssi<br />

faciles <strong>à</strong> exploiter, y gisent encore, non loin de riches carrières de marbre antique


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 51<br />

<strong>à</strong> peine effleurées par les Romains. A la base de ce be<strong>au</strong> massif montagneux, <strong>au</strong><br />

sud, le fond d'un ancien lac immense est devenu la vallée de la Medjerdah (l'an-<br />

cien Bagrada). <strong>Le</strong> voyageur qui vient de la province de Constantine, des régions,<br />

[50] pourtant si favorisées, de Duvivier et de Guelma, voit défiler sans interrup-<br />

tion sous ses yeux, pendant un trajet de huit heures en chemin de fer, de Ghardi-<br />

maou <strong>à</strong> Tunis, les terres d'alluvions, les présents du fleuve, qui couvrent <strong>à</strong> perte de<br />

vue cette incomparable vallée. Des kilomètres carrés se succèdent sans qu'un accident<br />

de terrain, un buisson, une pierre, oppose le moindre obstacle <strong>à</strong> la charrue;<br />

l'abondance des céréales était <strong>au</strong>trefois proverbiale dans ces grandes plaines,<br />

comme dans tant d'<strong>au</strong>tres parties de la province d'Afrique : un épi donnait 150<br />

grains, il en donne encore 80 <strong>à</strong> 100 53 .<br />

Toujours <strong>au</strong> nord, mais <strong>à</strong> l'est de Tunis, la presqu'île du cap Bon étale ses campagnes<br />

fertiles comme des jardins. Des mines de plomb, exploitées pour une faible<br />

part seulement par les anciens conquérants de Carthage, des sources d'e<strong>au</strong>x<br />

thermales et minérales toujours abondantes, des salines, se trouvent <strong>à</strong> quelques<br />

centaines de mètres du rivage, près de Tunis.<br />

Sur ce rivage même sont installées des pêcheries, où, chaque année, des légions<br />

de thons viennent se faire harponner. A l'est, une très grande partie de la<br />

côte du Sahel est plantée de forêts d'oliviers; un seul domaine, la célèbre Enfida,<br />

compte près de cent mille hectares de bonnes terres <strong>à</strong> céréales et <strong>à</strong> vignobles, de<br />

plaines en pente douce où les troupe<strong>au</strong>x paissent des pâturages naturels, et de collines<br />

couvertes de thuyas, de bois de menuiserie 54 . Au centre, suivant les mouvements<br />

du sol, suivant surtout les hasards de l'irrigation, depuis que les trav<strong>au</strong>x<br />

grandioses de l'administration romaine ont été détruits par les Vandales, par les<br />

Arabes ou par le temps, la production est irrégulière, mais encore considérable<br />

dans les bonnes années. Plusieurs montagnes, dont les contreforts touchent <strong>au</strong><br />

désert, sont noires d'alfa. Au sud, les oasis exportent dans l'Europe entière leurs<br />

dattes incomparables, Rios soldats ont donné plus tard le nom de « terre promise »<br />

<strong>à</strong> l'île de Djerbah, qui produit les fruits des pays du Nord en même temps que<br />

ceux du Midi.<br />

53 Tissot, Géographie comparée de la province romaine d'Afrique.<br />

54 Ces bois que les Romains payaient si cher. Une table en bois de citre avait coûté la valeur<br />

de 200,000 francs. (Tissot, Géographie, etc.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 52<br />

Comment le bey, qui disposait <strong>à</strong> son gré d'une bonne part de ces richesses,<br />

pouvait-il désespérer de l'avenir, ou même sen préoccuper ! Aussi est-ce moins <strong>au</strong><br />

point de vue financier que par ses conséquences politiques que l'expédition de<br />

Crimée fut fatale <strong>à</strong> la Tunisie. Ces conséquences, bien qu'importantes, sont peu<br />

connues.<br />

[51]<br />

On vient de voir le rapprochement qui s'était opéré entre le bey et le Sultan :<br />

c'est un précédent que la Porte ne manquera pas d'invoquer plus tard, <strong>au</strong>x époques<br />

critiques, en 1864, 1871, 1881, et qui nous embarrassera ; mais des faits <strong>au</strong>trement<br />

graves se produisirent. On sait qu'avant même la signature du traité de Paris<br />

les alliés avaient obtenu du Sultan la promulgation de grandes réformes, la<br />

confirmation du Tanzimat 55 . C'était, semblait-il, l'entrée de la Porte dans le<br />

concert des nations occidentales, l'ouverture pour elle d'une ère nouvelle. La Tunisie,<br />

qui s'était associée <strong>à</strong> la défense de la c<strong>au</strong>se turque, n'avait-elle pas droit,<br />

après la victoire, <strong>à</strong> sa part d'honneurs sinon de profits ? Elle fut jugée digne, elle<br />

<strong>au</strong>ssi, de recevoir l'initiation. D'accord avec l'Angleterre, nous invitâmes le bey,<br />

par l'intermédiaire du khaznadar, <strong>à</strong> imiter le Sultan, et <strong>à</strong> réformer, sur nos<br />

conseils, son gouvernement tout entier.<br />

Mohammed, qui était resté, nous l'avons dit, très Arabe, quelque peu fanatique<br />

même <strong>à</strong> certaines heures, ne céda pas sans difficulté ; mais il était seul, et le khaznadar<br />

exerçait sur lui une adroite pression de tous les instants. Plus puissant d'ailleurs<br />

sur l'esprit du bey que le khaznadar lui-même, le consul de France, M. Léon<br />

Roches, dirigeait toute cette campagne qu'il n'a cessé plus tard de regretter.<br />

Léon Roches, nommé <strong>à</strong> Tunis <strong>au</strong> mois de juin 1855, encore dans la force de<br />

l'âge, y avait apporté le prestige d'un homme dont toute la carrière s'était faite en<br />

Algérie. <strong>Le</strong>s Arabes voyaient en lui plus qu'un vainqueur, plus encore que le<br />

compagnon de toute cette génération d'officiers qui était venue en Afrique comme<br />

<strong>à</strong> la croisade et qui pendant vingt ans avait vécu en plein roman de chevalerie : le<br />

bey le traitait en ami ; la population l'adorait. Ancien secrétaire d'Abd-el-Kader<br />

jusqu'<strong>au</strong> jour où l'émir tourna contre nous ses armes, puis interprète en chef de<br />

l'armée d'Afrique, il était devenu l'homme de confiance du maréchal Buge<strong>au</strong>d, qui<br />

avait appelé sur lui l'attention du ministre des affaires étrangères et avait détermi-<br />

55 <strong>Le</strong> hatti humayoun du 18 février 1856.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 53<br />

né sa nomination de consul. Be<strong>au</strong> cavalier, vaillant comme tous les héros <strong>à</strong> côté<br />

desquels il avait combattu ou traité, il exerçait sur les musulmans, dont il connais-<br />

sait mieux que personne et les mœurs et la langue, le double charme de son cou-<br />

rage et de son éloquence. Ses relations dans le monde arabe étaient innombrables.<br />

Depuis Tanger jusqu'<strong>à</strong> La Mecque, où il avait osé pénétrer comme pèlerin, il avait<br />

des amis partout, dans les palais, dans les mosquées, dans les oasis.<br />

[52]<br />

Mohammed bey respectait en lui le représentant le plus brillant qui ait jamais<br />

parlé <strong>au</strong> Bardo <strong>au</strong> nom de la France, il aimait en outre l'homme qui connaissait<br />

comme lui-même le Coran et les <strong>livre</strong>s saints : ensemble, dans une intimité jusqu'alors<br />

inconnue entre le souverain et l'agent d'une puissance étrangère, ils parcouraient<br />

la campagne <strong>à</strong> cheval, chassaient, donnaient des fêtes. <strong>Le</strong> bey, l'illustre<br />

et très magnifique seigneur qu'était alors le bey, condescendait <strong>à</strong> venir surprendre<br />

son ami et lui rendait visite <strong>au</strong> consulat.<br />

Si Léon Roches n'avait pas profité de son influence <strong>à</strong> la fois nationale et personnelle<br />

pour amener Mohammed <strong>à</strong> suivre l'exemple du Sultan et <strong>à</strong> réformer son<br />

gouvernement, sa conduite <strong>au</strong>rait probablement paru inexplicable <strong>à</strong> Paris; on eût<br />

pensé sans doute qu'il ne voulait rien changer dans cette cour orientale où il avait<br />

une si h<strong>au</strong>te place <strong>à</strong> côté du maître. On l'eût traité d'Arabe, de barbare. Il mit donc,<br />

très malheureusement, son amour-propre de paladin <strong>à</strong> montrer en France que ces<br />

Arabes, qu'il aimait lui-même et dont il se plaisait <strong>à</strong> faire valoir les qualités,<br />

étaient capables sous notre direction d'améliorer leur gouvernement. Il était dans<br />

le vrai, nous en avons <strong>au</strong>jourd'hui la preuve, mais <strong>à</strong> la condition que notre direction<br />

fût sage, suivie et unique, ce qui ne fut pas le cas, loin de l<strong>à</strong>. Au reste, pouvait<br />

penser Léon Roches, que risquions-nous si nos tentatives de civilisation<br />

échouaient ? Rien de grave certes <strong>à</strong> cette époque, puisque la Tunisie restait toujours,<br />

en fin de compte, isolée et faible en face de la France si forte. Au pis aller,<br />

nous en étions quittes pour imposer, après nos conseils, notre <strong>au</strong>torité, et cette<br />

perspective n'était pas pour déplaire <strong>à</strong> notre agent. Léon Roches ne pouvait prévoir<br />

en 1855 ce que serait cinq ans plus tard seulement la France impériale ; il ne<br />

pouvait s'attendre <strong>à</strong> voir naître en face de Tunis un voisin nouve<strong>au</strong>, l'Italie.<br />

N'oublions pas en outre que notre représentant n'était pas seul <strong>à</strong> conseiller <strong>au</strong><br />

bey et <strong>au</strong> khaznadar les réformes. De même que les ambassadeurs de France et


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 54<br />

d'Angleterre agissaient ensemble <strong>à</strong> Constantinople sur le Sultan, de même les<br />

consuls des deux nations alliées sur le bey de Tunis. C'est l'époque de l'alliance<br />

franco-anglaise, de la visite <strong>à</strong> Paris de la reine Victoria, de la guerre de Crimée, de<br />

l'expédition de Chine, des traités de 1860.<br />

La Grande-Bretagne était représentée, elle <strong>au</strong>ssi, dans la Régence par un agent<br />

bien remarquable, Richard Wood, et dont le nom, comme celui de Léon Roches,<br />

tient une large place dans l'histoire de la. Tunisie. Il figurait déj<strong>à</strong> dans les histoires<br />

contemporaines quand son gouvernement l'envoya <strong>au</strong>près du bey, en 1856. Agent<br />

modèle de lord Palmerston, on peut dire que le but de toute sa carrière a été de<br />

[53] combattre notre influence dans la Méditerranée. Il n'y a que trop bien réussi<br />

durant les vingt-cinq années qu'il est resté dans le Liban, où il passe pour avoir été<br />

l'instigateur des massacres de Syrie et où son activité redoutable n'a pas peu<br />

contribué <strong>à</strong> l'échec de notre diplomatie en Egypte, <strong>au</strong>x événements, si graves pour<br />

nous, de 1840. Exemple frappant du rôle décisif que peut jouer dans la politique<br />

européenne un simple agent d'Orient, un seul, quand il est ardent et habile, et s'il<br />

reste longtemps <strong>à</strong> son poste.<br />

M. Wood était bien trop fin, arrivant un an après Roches, pour essayer de lui<br />

disputer la situation dominante qu'il avait conquise <strong>à</strong> Tunis rien qu'en se montrant.<br />

Il se fit modeste, tranquille; ont eût pu le prendre, sans son passé, pour un agent<br />

qui venait attendre dans la Régence sa retraite. (Il l'y attendit vingt-trois ans, de<br />

1856 <strong>à</strong> 1879.) <strong>Le</strong> bey le reçut d'ailleurs assez mal, <strong>au</strong> point qu'il lui refusa le droit<br />

d'occuper la maison de son prédécesseur 56 . Ce fut Léon Roches, avec ses allures<br />

de grand chef, qui dut lui donner <strong>au</strong> consulat de France l'hospitalité et lui faciliter<br />

ensuite son installation dans une des dépendances de Saint-Louis de Carthage.<br />

Cet effacement des premiers jours n'empêcha pas M. Wood d'exercer, dès son<br />

arrivée, sa part d'influence <strong>au</strong> Bardo, et comme il y donnait les mêmes conseils<br />

que notre agent, en vertu d'instructions identiques, comme il y proclamait lui <strong>au</strong>ssi<br />

la nécessité des réformes, Léon Roches se trouva récompensé de l'avoir aidé <strong>à</strong> se<br />

faire une place <strong>à</strong> ses côtés. <strong>Le</strong>s deux agents marchaient en effet d'accord, et en<br />

apparence vers le même but. En fait, Richard Wood continuait l'œuvre de sa jeu-<br />

56 L'Abdeleïa Srira <strong>à</strong> La Marsa. Son prédécesseur était sir Edward Baynes, qui avait succédé<br />

lui-même <strong>à</strong> sir Thomas Reade, ancien lieutenant d’Hudson Lowe <strong>à</strong> Sainte-Hélène. <strong>Le</strong> fils<br />

de sir Thomas Reade succédera plus tard, en 1879, <strong>à</strong> M. Wood, et jouera étalement son rôle<br />

dans cette histoire.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 55<br />

nesse; il attaquait déj<strong>à</strong> notre influence. Seulement il se servait pour la ruiner des<br />

moyens mêmes que Léon Roches croyait le plus propres <strong>à</strong> en assurer le triomphe.<br />

Ces moyens, c'étaient les fameuses réformes en perspective.<br />

Léon Roches, s'inspirant d'ailleurs de la politique générale de l'Empereur, plus<br />

soucieux <strong>à</strong> cette époque « de civiliser que de coloniser l'Afrique du Nord » 57 ,<br />

Léon Roches pouvait rêver, essayer du moins d'émanciper <strong>à</strong> notre profit la Régen-<br />

ce, de la soustraire <strong>à</strong> un fanatisme étroit et hostile et de nous en faire une alliée<br />

fidèle, éclairée, reconnaissante. N'était-ce pas le temps où Napoléon III se prépa-<br />

rait <strong>à</strong> [54] in<strong>au</strong>gurer en Algérie des principes de gouvernement tout nouve<strong>au</strong>x qui<br />

n'ont jamais été compris, et qui d'ailleurs ne furent jamais appliqués, car on se<br />

contenta de les formuler en termes vagues, inquiétants pour nos colons ? Quand<br />

on parlait en Algérie de roy<strong>au</strong>me arabe, et de l'Afrique <strong>au</strong>x Africains, il était assez<br />

logique et il semblait, encore une fois, sans <strong>au</strong>cun danger de vouloir réserver la<br />

Tunisie <strong>au</strong>x Tunisiens.<br />

Mais M. Wood ne se payait pas d'illusions, et s'il poursuivait avec M. Roches<br />

l'émancipation de la Régence, c'était dans l'intention bien arrêtée de la détacher de<br />

nous, comme il avait fait de l'Egypte, et de la rapprocher de la Porte, peut-être<br />

même d'en faire un jour une province turque sur laquelle il fût devenu impossible<br />

<strong>à</strong> la France de mettre la main sans rouvrir la question d'Orient.<br />

Un troisième personnage enfin, non moins intéressant, Khéreddine, pèse avec<br />

les deux consuls sur la volonté du bey. Celui-l<strong>à</strong> est un Tunisien originaire de Turquie.<br />

Il a été chargé de missions importantes <strong>à</strong> Paris; il parle le français; il est tout<br />

acquis <strong>au</strong>x innovations, <strong>à</strong> notre influence même, mais redoute notre domination.<br />

Pour l'éviter, il essayera toute sa vie d'entraîner le plus possible le bey du côté du<br />

Sultan, qu'il juge moins dangereux que nous. C'est dire qu'il est attaché, lui <strong>au</strong>ssi,<br />

<strong>au</strong> succès de notre œuvre d'émancipation.<br />

Ces trois agents, bien remarquables <strong>à</strong> des titres divers, vivent encore. M.<br />

Wood et le général Khéreddine ont été mêlés <strong>au</strong>x affaires de la Tunisie jusqu'<strong>à</strong> la<br />

57 V. les articles publiés par M. Masqueray sur la politique de Napoléon III <strong>à</strong> l'époque du<br />

sénatus-consulte de 1863, Journal des Débats, août 1889.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 56<br />

veille de notre occupation ; tous trois peuvent juger <strong>au</strong>jourd'hui dans le calme de<br />

la retraite les conséquences de leur action 58 .<br />

Sous cette triple pression, Mohammed bey finit par promettre d'accomplir, <strong>à</strong><br />

peu de chose près, les réformes que le Sultan avait consenties. La France appl<strong>au</strong>dit<br />

<strong>à</strong> cet engagement 59 . Quant <strong>au</strong>x Arabes, le plus clair de l'amélioration pour<br />

eux fut un impôt de plus, la medjba, ou cote personnelle fort élevée, qui devait<br />

remplacer nombre d'<strong>au</strong>tres taxes arbitraires, et qui vint en fait simplement s'ajouter<br />

<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres 60 . A part cette innovation, le bey ne se pressa pas de s'exécuter.<br />

[55] Entouré d'agents européens, également puissants et alors unis, il avait cédé,<br />

mais presque malgré lui. Son cœur restait arabe. <strong>Le</strong>s ulémas, qui avaient sur lui<br />

une forte influence, flattaient ses tendances rétrogrades : ils lui recommandaient<br />

de ne jamais suivre l'exemple d'Achmed : « Achmed, disaient-ils, était le bey des<br />

Juifs et non pas le bey des Arabes ; plus tu accorderas <strong>au</strong>x chrétiens, plus ils deviendront<br />

exigeants ! » Ils savaient très bien lui donner comme le meilleur modèle<br />

<strong>à</strong> suivre le Sultan du Maroc. Et le bey restait hésitant entre les consuls et les fanatiques<br />

; tantôt ordonnant des fêtes restées célèbres, mettant en mouvement le riche<br />

personnel de sa cour, surveillant lui même les préparatifs d'un concert, d'un dîner<br />

61 ; tantôt, <strong>au</strong> contraire, honteux de ses concessions <strong>au</strong>x étrangers, il faisait<br />

retraite, éprouvait le besoin d'expier ses péchés; alors, abandonné <strong>au</strong>x ulémas, le<br />

fanatisme de ce prince viveur et raffiné devenait inquiétant.<br />

Un incident qui se produisit dans un de ces accès de mortification vint couper<br />

court <strong>au</strong>x incertitudes du bey et fournir <strong>à</strong> Roches, <strong>à</strong> Wood, <strong>à</strong> Khéreddine l'occasion<br />

de lui arracher enfin une résolution décisive.<br />

58 <strong>Le</strong> général Khéreddine est mort <strong>au</strong> commencement de l'année dernière (30 janvier 1890) <strong>à</strong><br />

Constantinople. Il a été généralement très mal jugé et avec be<strong>au</strong>coup de légèreté.<br />

59 Voir le Moniteur officiel.<br />

60 Cette taxe était payable par tous les sujets tunisiens du sexe masculin et ayant atteint l'âge<br />

de puberté. Elle se montait <strong>à</strong> 36 piastres (environ 21 francs), alors qu'en France, où les impôts<br />

ne sont pas légers, la cote personnelle ne dépasse pas 4 fr. 50. Quelqu'un fit observer <strong>à</strong><br />

Mohammed qu'un impôt fixe, égal pour tous, riches ou p<strong>au</strong>vres, était peu équitable, et on<br />

lui conseilla d'adopter plutôt une taxe proportionnelle. <strong>Le</strong> bey répondit par cet argument caractéristique<br />

: « Oui, l'impôt proportionnel est plus juste; mais si je l’avais établi, le riche<br />

<strong>au</strong>rait gagné le caïd pour se faire inscrire comme p<strong>au</strong>vre, et le p<strong>au</strong>vre, ne pouvant acheter le<br />

caïd, eût été inscrit comme riche. »<br />

61 On parle encore <strong>à</strong> Tunis de certains plats qu'il se piquait de confectionner lui-même, le<br />

bouillon de moine<strong>au</strong>, les jeunes chame<strong>au</strong>x farcis de pistaches, etc.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 57<br />

Un Juif, accusé d'avoir blasphémé en pleine rue, fut traduit devant le tribunal<br />

civil et religieux de Tunis, le Chara. Condamné <strong>à</strong> mort, on le traîne séance tenan-<br />

te, <strong>au</strong> milieu d'une foule furieuse, <strong>au</strong> palais du bey. Mohammed confirme la sentence.<br />

En vain Roches accourt, intervient, parle <strong>au</strong> nom de tous les consuls ; le<br />

Juif est décapité. On juge de l'émotion des Européens ! Quel serait leur sort si le<br />

bey pouvait, d'un signe, comme <strong>au</strong>trefois, faire tomber la tête des Juifs ou des<br />

chrétiens ? <strong>Le</strong> dernier exemple d'une pareille exécution remontait <strong>à</strong> plusieurs années<br />

: un jeune Italien accusé d'adultère avait été ainsi livré <strong>au</strong> bourre<strong>au</strong> séance<br />

tenante, tandis que sa complice musulmane était cousue vivante dans un sac et<br />

jetée dans la fange du lac. <strong>Le</strong> scandale avait été tel qu'on se croyait assuré de ne<br />

plus rien voir de semblable. Cette fois les consuls firent rougir le bey de sa barbarie,<br />

et l'obligèrent <strong>à</strong> donner <strong>à</strong> tous les habitants de la Régence, sans distinction de<br />

nationalité ni de religion, des garanties pour l'avenir. Mohammed fit mieux que<br />

promettre : il signa; une déclaration des droits de l'homme, une sorte de Constitution<br />

fut octroyée <strong>à</strong> la Tunisie. [56] Cet acte, intitulé le Pacte fondamental, analogue<br />

<strong>au</strong> Hatti-chérif turc de Gulkané, proclame l'égalité de tous les habitants de la<br />

Régence devant la loi.<br />

<strong>Le</strong> 9 septembre 1857, dans la grande salle du Bardo, tous les fonctionnaires<br />

tunisiens, <strong>à</strong> côté des ulémas eux-mêmes, M. Roches, accompagné de l'amiral Tréhouard,<br />

des trois contre-amir<strong>au</strong>x et de soixante officiers de notre escadre, M.<br />

Wood enfin et tous les consuls, sont réunis pour entendre le bey jurer l'observation<br />

fidèle du pacte. Tunis est en fête ; en Europe on appl<strong>au</strong>dit. L'Empereur envoie<br />

<strong>à</strong> Mohammed le grand cordon de la Légion d'honneur. Aucun encouragement<br />

ne manque <strong>au</strong> début de ce nouve<strong>au</strong> régime dont nous attendons tant de<br />

bienfaits. De son côté le bey reconnaît tout l'intérêt dont on l'entoure. Léon Roches<br />

obtient de lui des avantages sérieux pour nos nation<strong>au</strong>x. L'administration<br />

française <strong>au</strong>ra seule le droit d'organiser un service télégraphique dans la Régence.<br />

Un ingénieur français sera chargé de rest<strong>au</strong>rer l'ancien aqueduc romain dont<br />

Achmed n'a su tirer que des pierres et d'amener <strong>à</strong> Tunis l'e<strong>au</strong> pure des montagnes.<br />

Enfin le bey s'engage <strong>à</strong> faire construire pour nos représentants, <strong>à</strong> Tunis, un hôtel<br />

consulaire nouve<strong>au</strong>. M. Wood, <strong>à</strong> son tour, pendant une absence de notre consul, a<br />

su arracher <strong>à</strong> la versatilité du bey des concessions plus importantes encore : une<br />

seule pourtant v<strong>au</strong>t une mention, le chemin de fer <strong>à</strong> construire de Tunis <strong>à</strong> La Goulette<br />

; les <strong>au</strong>tres n'eurent pas de suite par ce fait que, seuls, les capitalistes fran-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 58<br />

çais, principalement ceux de Marseille, en relations étroites avec Tunis, ont tou-<br />

jours eu confiance dans la fortune de la Régence. <strong>Le</strong>s Anglais, en dépit des efforts<br />

multiples de leurs consuls, s'en sont presque toujours désintéressés. <strong>Le</strong>ur instinct<br />

les servait bien, car ceux d'entre eux qui ont fait exception durent, pour la plupart,<br />

abandonner leurs projets ou céder <strong>à</strong> perte leurs exploitations. Cette observation est<br />

<strong>à</strong> retenir; elle achève de prouver que la France, et la France seule, pouvait un jour,<br />

bon gré, mal gré, intervenir en Tunisie.<br />

Mohammed ne vécut pas assez, même pour pressentir l'avenir de ses réformes.<br />

Moins déraisonnable qu'Achmed, il dépensa be<strong>au</strong>coup, mais avec plus de mesure<br />

et de goût surtout. Ses dépenses sont celles d'un artiste ; loin d'avoir l'ambitieuse<br />

vanité de vouloir imiter l'Europe, il agit toujours, quand il est libre, en prince<br />

oriental. Il ne bâtit qu'un seul palais 62 , le fameux harem, récemment transformé<br />

en musée, mais [57] il se garde bien d'en faire tracer le plan par des architectes<br />

étrangers, comme c'était la mode avant lui; <strong>au</strong> contraire, il met tout en œuvre pour<br />

ressusciter l'art arabe, en faire valoir les ressources infinies ; il appelle <strong>à</strong> lui les<br />

ouvriers indigènes les plus habiles ; <strong>au</strong> besoin il donne lui-même le dessin d'une<br />

arabesque. Cet édifice unique, dont l'adorable coupole bariolée et les exquises<br />

décorations sont encore <strong>au</strong>jourd'hui presque intactes, donne une vivante idée de ce<br />

que fut ce règne éphémère, les derniers be<strong>au</strong>x jours des beys de Tunis. On y voit<br />

la salle des fêtes <strong>au</strong> dôme aérien, la salle des concerts et ses deux galeries bien<br />

arabes, l'une pour l'orchestre, l'<strong>au</strong>tre pour les princesses ; et les appartements particuliers,<br />

alvéoles d'une ruche étrange, véritables dentelles de stuc, où de paresseuses<br />

créatures n'eurent d'<strong>au</strong>tre souci que de plaire et d'amollir leur souverain.<br />

Elles y réussirent, <strong>à</strong> quel point ! Mohammed eut douze cents femmes, maîtresses<br />

ou esclaves, blanches de Circassie, négresses du Soudan, Juives, Italiennes même<br />

et femmes des tribus. Elles ne lui laissèrent pas le temps de voir achever son harem;<br />

il mourut après quatre années de règne, <strong>à</strong> quarante-huit ans 63 , laissant <strong>à</strong> son<br />

successeur le plaisir d'in<strong>au</strong>gurer l'édifice qu'il avait rêvé, et d'y donner des fêtes,<br />

un petit nombre, car le palais, malgré sa be<strong>au</strong>té, n'en fut pas moins bientôt, comme<br />

tous les <strong>au</strong>tres, abandonné <strong>au</strong>x hirondelles.<br />

62 C'est vers cette époque que Khéreddine bâtit <strong>à</strong> la Manouba, dans le même style, un palais<br />

presque <strong>au</strong>ssi intéressant et mieux situé, entouré d'admirables jardins ; vers le même temps<br />

encore, le Dar-el-Bey, dont on visite les jolies salles, depuis les chambres si originales, jusqu'<strong>au</strong><br />

cabinet du premier ministre.<br />

63 <strong>Le</strong> 23 septembre 1859.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 59<br />

Mohammed-Saddok n'avait qu'une femme ; d'où l'on conclut, mais bien <strong>à</strong> tort,<br />

qu'il était un prince vertueux. Frère cadet de Mohammed bey, il s'était fait connaî-<br />

tre et redouter comme bey du camp ; c'était <strong>à</strong> lui, héritier présomptif, qu'avait été<br />

dévolue, suivant l'usage, la mission d'aller deux fois l'an, <strong>à</strong> la tête d'une expédition<br />

militaire, recouvrer, <strong>au</strong> sud et <strong>au</strong> nord du pays, les impôts. Achmed, par défiance,<br />

avait laissé tomber en désuétude cette coutume qui lui paraissait dangereuse, mais<br />

Mohammed la rétablit, f<strong>au</strong>te d'argent sans doute et parce qu'il aimait be<strong>au</strong>coup<br />

son frère qui, paraît-il, lui ressemblait. Après lui, SidiSaddok ne crut pas pouvoir<br />

non plus s'en passer ; elle était encore en vigueur <strong>à</strong> la fin de son règne, quand nous<br />

occupâmes la Tunisie. Nos troupes ont rencontré en 1881 le bey du camp Sidi-<br />

Ali ; il combattit alors les rebelles <strong>à</strong> nos côtés. L'institution Si curieuse de ce<br />

camp, « le camp victorieux », remonte <strong>au</strong> temps lointain où les deys, successeurs<br />

des pachas turcs, chargeaient les beys, <strong>au</strong>x ordres desquels se trouvait la milice,<br />

de parcourir les tribus [58] arabes pour y assurer l'ordre en leur nom et les maintenir<br />

sous le joug. Ces lieutenants usèrent du pouvoir militaire qui leur était confié<br />

pour se substituer <strong>au</strong>x deys. Mais le pays avait si bien pris l'habitude de leurs expéditions<br />

qu'ils durent en continuer la tradition, en dépit du danger, tant elles simplifiaient<br />

leur administration. Notre ex-ambassadeur <strong>à</strong> Constantinople et <strong>à</strong> Londres,<br />

M. Tissot, <strong>au</strong> temps où il était attaché <strong>au</strong> consulat de Léon Roches, fut <strong>au</strong>torisé<br />

<strong>à</strong> accompagner Sidi-Saddok dans une de ces tournées qui avaient pris un caractère<br />

de plus en plus fiscal. Il fut frappé des mœurs encore toutes féodales qu'il<br />

eut ainsi l'occasion de surprendre. Sa description du camp serait <strong>à</strong> citer tout entière<br />

64 .<br />

64 En voici quelques extraits : « Deux colonnes partent chaque année, sous les ordres de Sidi-<br />

Sadak, l'une, <strong>à</strong> la fin de l'été, pour Béja, etc. ; l'<strong>au</strong>tre, <strong>au</strong> commencement du printemps, pour<br />

le Sahara tunisien, tandis qu'une colonne secondaire, agissant de concert avec celle-ci, parcourt<br />

<strong>à</strong> la même époque le Sahel et l’Arad. (…) <strong>Le</strong> 1 er février, <strong>à</strong> neuf heures du matin (la<br />

troisième heure après le lever du soleil est l'heure la plus favorable), Sidi-Sadak, investi par<br />

son frère des pouvoirs qui égalent son <strong>au</strong>torité <strong>à</strong> celle du souverain pendant toute la durée<br />

de la campagne, sortait du Bardo avec la pompe accoutumée ; l'étendard de Sidi-Ali-El-<br />

Hatab (marabout particulièrement vénéré par le bey) ouvrait le Cortège. Venaient ensuite,<br />

marchant en file, le porte-lance du bey, la mule chargée des <strong>livre</strong>s saints, les karbassoun, ou<br />

chev<strong>au</strong>x de cérémonie, conduits en main et couverts de housses écarlates, puis, sur une ligne<br />

perpendiculaire <strong>à</strong> cette première partie du cortège, le bey lui-même, entouré de ses porte-fusils<br />

et suivi de cinq étendards des Oudjaks (provinces ou divisions militaires de Tunis,<br />

du Kef, de Kérouan, de Sousse et du Djérid). La cavalerie irrégulière, formée sur une seule<br />

ligne de front, fermait la marche. Quant <strong>à</strong> la colonne, elle se composait d'un bataillon de<br />

troupes régulières fort de huit cents hommes, d'une demi-batterie de campagne, et de cinq<br />

ou six cents cavaliers irréguliers, maghzenia. <strong>Le</strong> service des vivres était assuré pour deux


[59]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 60<br />

D'après lui, Sidi-Saddok 65 était fort doux, sa belle prestance, son be<strong>au</strong> regard<br />

faisaient illusion <strong>à</strong> un Européen. Il était difficile, en effet, de n'être pas gagné par<br />

le charme qu'il exerçait. Cependant, en dépit de ses apparences ou de ses instincts<br />

généreux, nous trouverons bien longue la liste de ses crimes, commis incons-<br />

ciemment ou non.<br />

<strong>Le</strong> khaznadar fut son conseil : les Arabes ne s'y trompent pas ; c'est l<strong>à</strong> pour<br />

eux le signe que les choses ne s'amélioreront point sous le nouve<strong>au</strong> règne : la por-<br />

te est neuve, disent-ils, mais les gonds sont vieux. Sidi-Saddok confirme les enga-<br />

gements qu'a pris son frère et, dès son avènement, prête serment <strong>au</strong> Pacte fondamental<br />

(24 septembre 1859). Il envoie Khéreddine porter <strong>à</strong> Constantinople plus de<br />

deux millions de présents, mais en même temps, pour nous rassurer, il multiplie<br />

les manifestations en faveur de la France. Il trouve la Constitution de Mohammed<br />

insuffisante, incomplète, et prépare, comme le Sultan, de nouve<strong>au</strong>x codes, promet<br />

des tribun<strong>au</strong>x mixtes : l'ensemble de ces innovations forme un volume qu'il fait<br />

magnifiquement relier et va porter lui-même en grande pompe <strong>à</strong> l'empereur Napoléon<br />

III, lors de son voyage <strong>à</strong> Alger (17 septembre 1860).<br />

mois. De l<strong>à</strong> le nombre considérable de bêtes de somme. <strong>Le</strong>s troupes régulières occupaient <strong>à</strong><br />

elles seules plus de cinq cents chame<strong>au</strong>x ; de l<strong>à</strong> encore une lenteur tout orientale dans la<br />

marche d'une colonne qu'encombraient encore une nuée d'employés de tous les rangs et de<br />

toutes les espèces : juges, scribes, guarda ghorfa, dépositaire des burnous d'investiture destinés<br />

<strong>au</strong>x caïds, dépositaire également des présents <strong>à</strong> distribuer, garde de la pipe, garde de<br />

l'e<strong>au</strong>, garde des ch<strong>au</strong>ssures (emplois de confiance, sortes de valets de chambre), garde du<br />

lit, domestiques, palefreniers en chef, palefreniers du cheval favori, palefreniers ordinaires.<br />

<strong>Le</strong> bach-aga, chargé d'approvisionner le camp d'e<strong>au</strong>. <strong>Le</strong> bach-ghaouar, ou chef des voleurs,<br />

chargé d'approvisionner le camp de paille. <strong>Le</strong> chef des étendards, le caïd des chame<strong>au</strong>x de<br />

transport, le caïd des chev<strong>au</strong>x de transport, le caïd chargé d'approvisionner le camp d'orge<br />

et d'alfa. <strong>Le</strong> caïd des chiens de chasse du bey, le caïd des f<strong>au</strong>conniers du bey. <strong>Le</strong> chef des<br />

voitures et cocher du bey, le tailleur du camp, le maréchal ferrant. <strong>Le</strong>s revendeurs de tentes,<br />

les selliers du bey, les menuisiers, armuriers, marchands de tabac, bouchers. <strong>Le</strong>s dresseurs<br />

des tentes du bey, les geôliers du camp. <strong>Le</strong> caïd des hôtes, qui donne l'hospitalité <strong>au</strong> nom du<br />

bey et la fait en général payer fort cher. <strong>Le</strong> hér<strong>au</strong>t qui précède le bey lorsqu'il va rendre la<br />

justice. <strong>Le</strong> chef de la musique du bey. On peut rapprocher de cette description celle que M.<br />

G. Schlumberger donne du cortège de l'empereur Constantin Porphyrogénète. (Un empereur<br />

byzantin <strong>au</strong> dixième siècle. Nicéphore Phocas, Firmin Didot, 1890.) — L'Orient n'a<br />

pas d'âge.<br />

65 Comme on le voit, M. Tissot écrit Sadak et non Saddok, et il a certainement raison ; mais ce<br />

<strong>livre</strong> contient un grand nombre d'<strong>au</strong>tres noms arabes dont il est difficile de donner l'orthographe<br />

exacte en français. Nous avons pris le parti de ne pas chercher <strong>à</strong> résoudre ce problème<br />

en adoptant l'orthographe la plus usitée, la plus familière <strong>au</strong> lecteur.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 61<br />

Un table<strong>au</strong> du Bardo représente les deux souverains <strong>à</strong> cheval, et se tenant la<br />

main, entourés d'un cortège splendide, dans le be<strong>au</strong> décor de la ville arabe. Si le<br />

soin de rendre cette mise en scène avait été confié, un peu plus tard, <strong>à</strong> un peintre<br />

d'allégories, il eût éclairé le premier plan de couleurs très vives et chargé l'horizon<br />

de noir, car les années qui viennent après cette apothéose s'assombrissent presque<br />

tout d'un coup. <strong>Le</strong> déclin de nuire influence en Europe, marqué cette année même<br />

par la prise de Naples, la défaite de notre héros des guerres d'Afrique <strong>à</strong> Castelfi-<br />

dardo, et ensuite par l'unification de l'Italie, par l'expédition du Mexique, se fait<br />

sentir immédiatement en Tunisie, où l'éclipse de notre prestige coïncide avec la<br />

ruine de ce malheureux pays.<br />

Nous entrons dans la période des emprunts étrangers, des insurrections et de<br />

l'intervention européenne.<br />

[60]


[61]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 62<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie. Avant l’intervention<br />

Chapitre II<br />

La Ruine<br />

(1864-1870)<br />

Sans un parlement, la constitution de Sidi-Saddok n'eût été qu'un mot : <strong>au</strong>ssi<br />

avait-elle prévu un conseil suprême 66 . Composé <strong>à</strong> l'origine de soixante membres,<br />

Mustapha Khaznadar l'avait réduit de façon <strong>à</strong> n'y laisser en grande majorité que<br />

ses créatures, en ayant soin pourtant de ne rien lui enlever de ses prérogatives<br />

exorbitantes, car cette assemblée devait approuver, préalablement <strong>à</strong> leur exécu-<br />

tion, tous les actes du gouvernement. <strong>Le</strong> principal effet de la Constitution est donc<br />

de faire passer entre les mains du khaznadar le pouvoir du bey, pouvoir, désor-<br />

mais, sans limites, et surtout sans frein, puisque la responsabilité en est éparpillée<br />

sur tous les membres du Parlement. [62] Dès lors, notre consul perd rapidement<br />

son influence. Léon Roches, que le gouvernement impérial ne tarde pas d'ailleurs<br />

<strong>à</strong> déplacer et <strong>à</strong> envoyer comme ministre, lui, vieil agent d'Afrique, <strong>au</strong> Japon, Léon<br />

Roches lui-même ne sait <strong>à</strong> qui s'adresser pour soutenir les intérêts de nos natio-<br />

66 <strong>Le</strong> conseil devait se composer de soixante membres : vingt nommés par le bey sur une liste<br />

des ministres et des notables. Il devait se renouveler par cinquièmes tous les cinq ans, élaborer<br />

les lois, voter le budget, fixer les impôts. Une Cour des comptes devait examiner les<br />

dépenses, décider si elles étaient effectuées conformément <strong>au</strong>x prévisions du budget. <strong>Le</strong>s<br />

fonctions civiles furent divisées, comme en Russie, en catégories correspondant <strong>au</strong>x grades<br />

militaires, depuis le grade de général de division jusqu'<strong>à</strong> celui de commandant. C'est <strong>à</strong> peu<br />

près tout ce qui reste <strong>au</strong>jourd'hui de la Constitution.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 63<br />

n<strong>au</strong>x; <strong>à</strong> plus forte raison, les divers agents français qui viennent après lui 67 . Sidi-<br />

Saddok a les mains liées; il envoie chacun trouver le khaznadar, qui lui-même<br />

affecte de n'être plus qu'un intermédiaire impuissant et se retranche derrière son<br />

conseil. <strong>Le</strong> conseil est saisi de la question... Il appartient <strong>au</strong> conseil d'examiner...<br />

Telles sont les réponses <strong>au</strong>xquelles nous nous heurtons, et que répliquer ? puisque<br />

ce conseil, c'est notre œuvre.<br />

<strong>Le</strong>s brochures officieuses du temps permettent de juger des prétentions qui<br />

nous étaient opposées. La Tunisie ne devait rien moins qu'être assimilée <strong>à</strong> la Belgique,<br />

<strong>à</strong> la Grèce, <strong>à</strong> l'Italie ; elle offrait les mêmes garanties, sur le papier il est<br />

vrai, elle devait avoir les mêmes droits 68 .<br />

M. Wood, qui sacrifiait volontiers <strong>à</strong> sa politique générale les intérêts de ses<br />

protégés maltais, approuvait fort ces théories ; il admet très bien par exemple que<br />

ses nation<strong>au</strong>x aillent se faire juger non plus par lui, mais parles tribun<strong>au</strong>x indigènes,<br />

et que les consuls eux-mêmes, comme tous les <strong>au</strong>tres citoyens dans la Régence,<br />

soient ég<strong>au</strong>x devant le conseil ; et tel est bien l'esprit de la Constitution. Mais<br />

cette interprétation, c'est la ruine de nos privilèges, la fin de notre prépondérance.<br />

La sécurité, qu'assuraient <strong>à</strong> nos nation<strong>au</strong>x les capitulations et les traités, disparaît.<br />

Notre colonie proteste avec énergie, elle ne <strong>livre</strong>ra jamais <strong>à</strong> des indigènes la défense<br />

de ses intérêts. Ainsi la Constitution fonctionne <strong>à</strong> peine, et déj<strong>à</strong> nous regrettons<br />

de l'avoir imposée <strong>au</strong> bey.<br />

<strong>Le</strong>s Arabes la m<strong>au</strong>dissent bien davantage, et nous font porter justement la responsabilité<br />

d'un changement qui les scandalise et qui les effraye : navire gréé de<br />

soie, chargé de fumier, disent-ils pour qualifier la nouvelle administration ; l'irritation<br />

grandit contre les [63] Européens, contre nous; des émeutes même éclatent <strong>à</strong><br />

Tunis. Naguère le bey, pressé par les consuls, ou spontanément, eût fait venir les<br />

délégués des mécontents et parlementé ; les pourparlers finissaient souvent, il est<br />

67 Voici la liste des agents qui ont succédé <strong>à</strong> M. Roches jusqu'<strong>à</strong> l'établissement de notre protectorat<br />

: M. de Be<strong>au</strong>val, intérimaire, de 1863 <strong>à</strong> décembre 1864; M. Duchesne de Bellecourt,<br />

de décembre 1864 <strong>au</strong> 29 juin 1867; M. le vicomte de Botmili<strong>au</strong>, du 29 juin 1867 <strong>au</strong><br />

20 août 1873; M. Bernard des Essarts, intérimaire en l'absence de M. de Botmili<strong>au</strong> pendant<br />

la guerre de 1870-71 ; M. de Vallat succède <strong>à</strong> M. de Botmili<strong>au</strong> du 20 août 1873 <strong>au</strong> 18 avril<br />

1874 ; M. de Billing est chargé du poste du 18 avril <strong>au</strong> 17 décembre 1874 ; M. Roustan arrive<br />

<strong>à</strong> Tunis le 22 décembre 1874 ; il y reste jusqu'<strong>à</strong> la nomination de M. Cambon, 18 février<br />

1882.<br />

68 V. notamment : [Ferdinand Prévost :] La Tunisie devant l'Europe. Paris, Dentu, 1862, [31<br />

pages].


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 64<br />

vrai, par la bastonnade, parfois <strong>au</strong>ssi par une satisfaction ; en tout cas, on écoutait<br />

les réclamants, et justice sommaire était faite. Aujourd'hui, qui les entendra ? Au<br />

lieu d'un maître, ils en ont vingt-cinq : une assemblée, une abstraction, un corps<br />

impersonnel, irresponsable, dont les malheureux ne savent pas trouver l'oreille,<br />

encore moins le cœur ; car les membres de ce conseil sont presque tous de la même<br />

origine que le khaznadar, des mameluks, des étrangers, des renégats, n'ayant<br />

<strong>au</strong>cun lien avec le pays, par conséquent, voraces, impitoyables. On leur soumet<br />

pourtant les plaintes, puisque c'est la règle nouvelle, et en attendant qu'ils se prononcent,<br />

on jette les plaignants en prison où ils s'éternisent, car les prisonniers<br />

font vivre en Orient tout le personnel de la geôle.<br />

Dans les provinces, l'inquiétude n'est pas moindre. La plupart des tribus veulent<br />

bien subvenir <strong>au</strong>x dépenses de leur bey, de leurs princes, enrichir les ministres<br />

et les caïds, mais non les mameluks ; ils sont trop ; après eux, il en viendrait<br />

d'<strong>au</strong>tres ; ils mangeraient le pays.<br />

<strong>Le</strong>s impôts rentrent mal dans un pareil trouble. <strong>Le</strong> khaznadar s'en inquiète<br />

peu, il a pris l'habitude de ne plus payer en argent comptant; il paye en teskérés,<br />

en billets <strong>à</strong> valoir sur le produit des récoltes <strong>à</strong> venir, comme le Directoire délivrait<br />

en France <strong>à</strong> ses fournisseurs, <strong>au</strong> lieu d'argent, des délégations sur les premières<br />

rentrées du Trésor. S'il a besoin pourtant de numéraire, il en emprunte facilement,<br />

le banquier de l'Etat n'étant <strong>au</strong>tre que son propre receveur général des finances, le<br />

caïd juif, Nessim-Scemama, son associé. La grande ressource <strong>au</strong>ssi, c'est de ne<br />

pas payer les fonctionnaires, et le principe est excellent : plus on leur doit, plus ils<br />

ont intérêt <strong>à</strong> ne pas quitter le service; comme les joueurs, ils courent après leur<br />

argent. Ils se dédommagent, si bon leur semble, en imitant l'exemple qui leur<br />

vient d'en h<strong>au</strong>t. L'exaction est ainsi la règle, presque la nécessité du h<strong>au</strong>t en bas de<br />

l'échelle 69 . A la fin pourtant on se trouve <strong>à</strong> court.<br />

[64]<br />

69 Quelques fonctionnaires européens seuls sont payés, mais <strong>à</strong> la condition de ne rien faire. Il<br />

est arrivé un jour <strong>à</strong> un fonctionnaire français de se présenter devant Mustapha khaznadar<br />

pour lui faire observer qu'il ne suffisait pas de payer son traitement, mais qu'il fallait constituer<br />

un crédit pour l'exécution des trav<strong>au</strong>x. <strong>Le</strong> premier ministre, très étonné, lui répondit :<br />

« Ton traitement est payé, tu demandes davantage ! tais-toi, car je supprimerai ton traitement<br />

si tu veux faire des trav<strong>au</strong>x ! » (Discours de M.P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> la Chambre des députés<br />

: Discussion dé la loi de garantie, 1er avril 1884.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 65<br />

En 1862, le gouvernement, dont les ressources diminuent chaque jour, doit<br />

dans le pays 28 millions 70 portant intérêt <strong>à</strong> 12 et 13 pour 100 <strong>au</strong> moins. <strong>Le</strong> khaz-<br />

nadar attendait ce moment pour parachever sa fortune : il a des agents en Europe,<br />

des correspondances secrètes; depuis longtemps son coup est préparé ; on prétend<br />

même que, pour l'exécuter, il aggravait sciemment depuis des années le désordre<br />

financier de la Régence. Quoi qu'il en soit de son machiavélisme, voil<strong>à</strong> la combi-<br />

naison qu'il fit briller <strong>au</strong>x yeux du bey : Vous payez par an 13 pour 100 d'intérêt<br />

pour une dette qui ne s'amortira jamais. Ce système est très arriéré; des banquiers<br />

d'Europe vous prêteraient de quoi rembourser tous vos emprunts, et se contenteraient<br />

d'intérêts juste de moitié moindres ; bien plus, après; très peu d'années, vous<br />

ne leur devrez plus rien du tout. N'est-ce pas admirable ? Comment laisser échapper<br />

pareille <strong>au</strong>baine ? <strong>Le</strong> bey remercie son s<strong>au</strong>veur et approuve des deux mains.<br />

Un emprunt de 35 millions de francs est conclu, le 6 mai 1863, <strong>à</strong> Paris, avec des<br />

banquiers étrangers, et <strong>au</strong>x conditions indiquées par le khaznadar.<br />

Ainsi que la Constitution, cet emprunt a bonne apparence. En réalité, c'est un<br />

lacet que des spéculateurs ont passé <strong>au</strong> cou du bey, sans qu'il s'en doute, un lacet<br />

qui l'étranglera. <strong>Le</strong> khaznadar n'avait, bien entendu, présenté <strong>à</strong> Sidi-Saddok que<br />

les côtés séduisants de l'opération, sans souffler mot de ce qui doit rester entre ses<br />

mains et dans celles des intermédiaires. On a promis <strong>au</strong> bey 35 millions, il en reçoit<br />

cinq : 5,640,914 francs 71 .<br />

On conçoit que le khaznadar, entendant ainsi les emprunts d'Etat, en ait donné<br />

le goût <strong>à</strong> son maître, qui y trouvait lui <strong>au</strong>ssi son bénéfice et n'entrait pas dans le<br />

détail des comptes, si facilement rendus d'ailleurs inextricables. La première opération<br />

<strong>à</strong> peine conclue, on parle de recommencer ; les intermédiaires sont tout<br />

prêts. Il ne s'agit que de trouver cette fois un nouve<strong>au</strong> pré<strong>texte</strong>. <strong>Le</strong> premier ministre<br />

se charge de le fournir.<br />

70 Voyez les rapports de la Commission financière, et notamment la brochure qu'elle a publiée<br />

en 1871 <strong>à</strong> Bône, sous ce titre : Dette générale du gouvernement tunisien. Voici, d'après ce<br />

document, l’origine de sa dette locale. En 1861, il doit 19 millions de piastres environ<br />

(11,875,000 francs). Pour les payer, il emprunte <strong>au</strong> caïd Nessim une somme égale et donne<br />

<strong>au</strong> caïd des bons sur le Trésor, teskérés, que celui-ci négocie. Au fur et <strong>à</strong> mesure de leur<br />

échéance, ces bons sont renouvelés et grossis des intérêts. En même temps, le gouvernement<br />

contracte d'<strong>au</strong>tres emprunts partiels. Sa dette s'élève, en 1862, <strong>à</strong> 28,026,983 francs.<br />

Une partie de cette dette, 21 millions, fut convertie en teskérés, portant échéance <strong>à</strong> neuf ans,<br />

remboursables de trois en trois ans, et connues par suite sous le nom d'obligations triennales.<br />

71 Voir les rapports publiés par la Commission pour les détails de l’opération.


[65]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 66<br />

En 1863, on avait soi-disant <strong>à</strong> rembourser la dette flottante locale. L'emprunt<br />

de Paris n'ayant presque rien donné <strong>au</strong> Trésor, cette dette existe toujours; si quelque<br />

dépense nouvelle, imprévue, venait l'accroître, un deuxième emprunt s'imposerait<br />

de lui-même. <strong>Le</strong> pays se plaint, sa misère est grande, il l'attribue <strong>au</strong>x dilapidations<br />

du khaznadar, mais plus encore <strong>à</strong> la Constitution, <strong>au</strong> conseil suprême, <strong>à</strong> la<br />

France, vers laquelle on a déj<strong>à</strong> adroitement orienté sa colère. C'est elle, <strong>à</strong> présent,<br />

qui le ruine par ses prêts, par les constructions qu'elle impose <strong>au</strong> bey, l'aqueduc de<br />

Zaghouan, le consulat : on gémit plus de ces dépenses qu'on n'a jamais fait du<br />

palais d'Achmed et du harem. Voil<strong>à</strong> le pré<strong>texte</strong> trouvé : on fera dégénérer l'irritation<br />

générale en une révolte dont chacun tirera parti <strong>à</strong> sa façon, le khaznadar pour<br />

emprunter, d'<strong>au</strong>tres pour nous disputer la prépondérance.<br />

<strong>Le</strong> moment est très bien choisi ; non seulement la Tunisie n'attend qu'un signal,<br />

mais la France elle-même est <strong>au</strong>x prises avec des difficultés de jour en jour<br />

croissantes ; elle semble <strong>à</strong> la veille d'intervenir dans la guerre des duchés. L'empereur<br />

Napoléon III se désintéresse de la Régence <strong>au</strong> point qu'on a pu lui prêter l'intention<br />

d'encourager Victor-Emmanuel <strong>à</strong> la prendre en compensation de ce que<br />

l'Italie réclamait pour compléter son unité. M. Wood, devenu, depuis le départ de<br />

Roches, le véritable directeur des affaires étrangères de la Régence, n'est pas<br />

homme <strong>à</strong> négliger une occasion si favorable de réaliser son idée turque. Il affecte<br />

de traiter le bey, que personne ne soutient plus et dont il vient pourtant d'obtenir<br />

directement des concessions importantes 72 , en simple pacha : les vaisse<strong>au</strong>x anglais,<br />

qui mouillent <strong>à</strong> la Goulette, saluent les forts avec le pavillon ottoman. A<br />

l'entendre, le mécontentement du peuple arabe vient de ce qu'il ne sent pas assez<br />

l'action de Constantinople. Quand la révolte éclatera, il essayera de lui donner le<br />

caractère d'un mouvement turc ; il ne verra d'<strong>au</strong>tre remède que l'abdication plus ou<br />

moins -complète du bey en faveur du Sultan.<br />

<strong>Le</strong> khaznadar abonde dans ces idées, si bien qu'on le soupçonne de vouloir détrôner<br />

le bey pour lui succéder comme grand vizir de la Porte 73 .Un personnage le<br />

72 <strong>Le</strong> traité anglo-tunisien du 10 octobre 1863, conférant <strong>au</strong>x sujets anglais le droit d'être propriétaires<br />

d'immeubles dans la Régence.<br />

73 On a dit encore que le khaznadar, ayant épousé une sœur du bey Achmed, était poussé par<br />

cette princesse <strong>à</strong> donner le pouvoir <strong>à</strong> sa descendance. S'il en eût été ainsi, Mustapha n'<strong>au</strong>rait<br />

pas ruiné la Régence comme il l'a fait.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 67<br />

gêne, c'est l'héritier présomptif, le frère cadet du bey, Hamouda. La discorde rè-<br />

gne déj<strong>à</strong> entre ce prince et Sidi-Saddok ; les mécontents peuvent tourner vers lui<br />

leurs espérances : <strong>à</strong> [66] la tête du camp il est dangereux ; le 13 août 1863 on apprend<br />

sa mort, et nul ne doute qu'il ait été empoisonné.<br />

<strong>Le</strong> premier ministre, toujours <strong>à</strong> l'abri du conseil, complice aveugle ou fanatique,<br />

donne le signal du soulèvement en <strong>au</strong>gmentant la medjba, déj<strong>à</strong> si impopulaire<br />

: il la double. <strong>Le</strong> 11 décembre 1863, elle est portée de 36 <strong>à</strong> 72 piastres ; sur<br />

certains points elle s'élèvera même <strong>à</strong> 100, 108 piastres 74 . (La piastre v<strong>au</strong>t 0 fr.<br />

60.) <strong>Le</strong> pays tout entier proteste, résiste; c'est le commencement de l'insurrection.<br />

Alimentée de poudre par la contrebande que les barques maltaises ont pratiquée<br />

de tout temps sur les côtes tunisiennes et naturellement plus que jamais pendant<br />

les troubles, elle débute <strong>au</strong> sud, dans l'Arad, puis se propage <strong>à</strong> Kairouan, <strong>au</strong> Djerid,<br />

<strong>au</strong> Kef, <strong>à</strong> Béj<strong>à</strong>, <strong>à</strong> Mateur, et gagne tout le bassin de la Medjerdah. Bientôt un<br />

bey arabe, Ali-ben-Ghadaoum, est proclamé.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t bien sortir de notre indifférence et détourner un instant nos yeux<br />

de l'Europe, pour suivre le progrès de ces désordres qui menacent notre frontière<br />

algérienne et coïncident précisément avec notre grande insurrection de la province<br />

d'Oran.<br />

Que faire ? Intervenir seuls, quelle complication, quelle surprise en France et<br />

<strong>au</strong>tour de nous, et quels risques, quelle aventure !<br />

C'est alors que nous abandonnons ouvertement notre politique traditionnelle<br />

pour nous mettre d'accord avec l'Angleterre et l'Italie, qui vont dorénavant partager<br />

officiellement notre influence dans la Régence. La Turquie elle <strong>au</strong>ssi s'en mêle,<br />

sans qu'on l'invite, et ses vaisse<strong>au</strong>x viennent grossir la démonstration navale<br />

collective. Bien plus, elle répond <strong>au</strong>x aspirations que M. Wood prête <strong>au</strong>x Tunisiens<br />

en envoyant un commissaire rassurer les populations.<br />

Devant ce déploiement de forces, le bey réduit la medjba ; il dépasse même<br />

les intentions de M. Wood en suspendant la Constitution, dont le pays, décidément,<br />

ne veut plus entendre parler (30 avril 1864).<br />

74 Quiconque, il est vrai, jouit d'un emploi, d'un rang, d'une influence (les caïds, les cheiks, les<br />

fonctionnaires, les soldats, les ulémas, les étudiants, les habitants des principales villes, etc.,<br />

etc.), en est dispensé. L'état civil n'existant pas, on réclame la medjba <strong>à</strong> des jeunes gens,<br />

presque des enfants.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 68<br />

Mais l'insurrection allumée ne s'éteint pas ainsi d'un signe : il f<strong>au</strong>t des troupes<br />

pour la combattre. <strong>Le</strong> bey n'en a pas, ou bien le peu qui lui reste est battu et déser-<br />

te. Alors le khaznadar use de la tactique traditionnelle que nous n'avons jamais su<br />

comme lui employer et qui consiste <strong>à</strong> diviser l'ennemi. La tâche n'est pas très dif-<br />

ficile : les [67] dissentiments sont partout chez les Arabes. M. Tissot parlant de<br />

ceux qui déchirent les nomades du Djerid, s'exprime ainsi : « Haine de confédération<br />

<strong>à</strong> confédération, guerre de tribu <strong>à</strong> tribu dans la même confédération, combat<br />

de douar <strong>à</strong> douar dans la même tribu, meurtre d'homme <strong>à</strong> homme dans le même<br />

douar. » Avec quelle habileté Mustapha sait tirer parti de ces dispositions ! Il oppose<br />

les habitants sédentaires <strong>au</strong>x nomades, leurs ennemis naturels, et les nomades<br />

les uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, achetant par de l'argent et des promesses les chefs ou leurs<br />

riv<strong>au</strong>x influents. Son œuvre de corruption est si efficace que les insurgés oublient<br />

le bey pour se jeter les uns sur les <strong>au</strong>tres. La guerre civile finit ainsi en dissensions<br />

plus ou moins durables, mais toutes locales.<br />

Cependant le commissaire de la Porte n'a pas perdu son temps, et, tandis qu'il<br />

agit <strong>à</strong> Tunis, M. Wood voyage sur le littoral. <strong>Le</strong>s villes de la côte répondent <strong>à</strong> ces<br />

encouragements en arborant le pavillon turc et en appelant le Sultan. En réponse <strong>à</strong><br />

cet appel, un corps d'armée est annoncé de Constantinople. Voil<strong>à</strong> pour nous l'instant<br />

critique. Si nous laissons les Turcs occuper la Régence, ce n'est pas seulement<br />

<strong>à</strong> Tunis que notre influence est atteinte, mais en Algérie. <strong>Le</strong> danger est si évident<br />

que le gouvernement français, tout absorbé qu'il soit ailleurs, se décide <strong>à</strong> parler<br />

h<strong>au</strong>t. Notre escadre menace de couler les bâtiments turcs qui abandonneraient leur<br />

mouillage <strong>à</strong> la Goulette et tenteraient d'aller se montrer sur d'<strong>au</strong>tres points de la<br />

Régence. Quant <strong>à</strong> des troupes, si la Porte en envoie, les nôtres, concentrées <strong>à</strong> Tebessa,<br />

franchiront immédiatement la frontière. Ces menaces firent leur effet : le<br />

danger d'une occupation turque fut conjuré, et le commissaire ottoman se hâta de<br />

regagner Constantinople (juillet 1864).<br />

Un instant, on put croire que le khaznadar sortirait ébranlé de cette crise. Son<br />

associé, le caïd Nessim-Scemama, ne jugeant plus la place sûre, quitta Tunis et<br />

s'en vint porter ses trésors en Italie.<br />

Ce n'était pourtant qu'une f<strong>au</strong>sse alerte, et le khaznadar ne tarda pas <strong>à</strong> être rassuré.<br />

La fermeté de notre attitude et de notre langage ne dura point ; nos embarras<br />

et, pour tout dire, notre faiblesse en Europe <strong>à</strong> cette époque, devaient nécessairement<br />

paralyser toute action suivie de la France <strong>à</strong> Tunis ; on avait pu, en mettant <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 69<br />

bout notre patience, en menaçant par trop publiquement nos intérêts dans la Régence,<br />

provoquer un accès d'énergie du cabinet de Paris <strong>à</strong> l'égard du bey, mais il<br />

ne fallait pas attendre plus que cet effort momentané. Notre ultimatum avait eu ce<br />

résultat immédiat d'arrêter les Turcs <strong>au</strong> seuil de la Régence ; c'était tout ce que<br />

nous demandions. Aussi, ce succès obtenu, nous en perdons le bénéfice, et satisfaits<br />

d'avoir fait montre un [68] jour de notre <strong>au</strong>torité, nous abandonnons l'avenir<br />

<strong>au</strong> hasard ; notre attention se porte ailleurs. Après que notre escadre eut quitté la<br />

Goulette, non seulement le khaznadar conserva son pouvoir, mais notre agent qui<br />

n'avait cessé de combattre et de dénoncer ses intrigues, M. de Be<strong>au</strong>val 75 , son<br />

adversaire déclaré, fut rappelé et remplacé.<br />

Ce rappel rendit naturellement <strong>au</strong> premier ministre toute son <strong>au</strong>dace. Nous le<br />

voyons reprendre, avec plus de hardiesse que jamais, la poursuite de ses plans<br />

étonnants et tirer de l'insurrection tous les avantages qu'il en espérait. C'est<br />

d'abord un excellent pré<strong>texte</strong> pour se défaire de ses ennemis. Quiconque, parmi<br />

les indigènes, lui est hostile ou seulement suspect est arrêté comme rebelle ou<br />

conspirateur ; les plus importants sont pendus ou fusillés sur place. Cinq cents<br />

cheiks sont amenés <strong>à</strong> Tunis, enchaînés les uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, par le cou. Ali-ben-<br />

Ghadaoum court la campagne, mais redoutant la trahison, passe en Algérie, d'où<br />

l'inquiétude le chassera bientôt et le ramènera <strong>au</strong>x mains du bey. En outre, bien<br />

loin de calmer l'explosion de fanatisme qu'il a provoquée, le khaznadar laisse les<br />

tribus tourner leur fureur, non plus les unes contre les <strong>au</strong>tres, mais contre les Européens<br />

: les escadres <strong>au</strong>ssitôt parties, tandis que Khéreddine est allé porter <strong>au</strong><br />

Sultan les remerciements officiels du bey pour sou intervention, la riche Djerbah<br />

est mise <strong>à</strong> sac par les Ourghemmas et les Accaras. L'inertie du gouvernement aidant,<br />

les pillards s'en prennent <strong>au</strong>x Israélites et leur infligent les pires traitements ;<br />

on évalue les victimes <strong>à</strong> deux mille cinq cents. Ces désordres permettent <strong>au</strong> bey<br />

de refuser <strong>à</strong> nos nation<strong>au</strong>x toute satisfaction, toute justice ; les plaintes de ces derniers<br />

sont telles que l'Empereur est obligé d'envoyer un plénipotentiaire spécial, le<br />

baron Saillard, <strong>à</strong> Tunis, avec l'ordre d'exiger de l'administration tunisienne de<br />

meilleurs procédés (septembre 1865).<br />

Quant <strong>au</strong>x indigènes, la révolte d'abord, la répression ensuite, leur ont enlevé<br />

toute force de résistance. On peut impunément les écraser d'impôts. On leur ré-<br />

75 M. de Be<strong>au</strong>val était le successeur intérimaire de Léon Roches.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 70<br />

clame, avec ceux de l'année courante, des arriérés considérables, des taxes exceptionnelles<br />

de guerre. Malheur <strong>à</strong> qui résiste : <strong>à</strong> l'agriculteur, le caïd prend ses besti<strong>au</strong>x,<br />

la veille des labours ; ses grains, la veille des semailles. <strong>Le</strong> nombre des<br />

charrues imposées, déj<strong>à</strong> tombé de quatre-vingt mille <strong>à</strong> dix mille, diminue encore.<br />

<strong>Le</strong>s cultivateurs suivent les nomades, quittent le pays, émigrent en Tripolitaine, en<br />

Egypte. Dans les villes, le percepteur n'a pas moins de moyens d'action que dans<br />

les campagnes ; avant de recourir <strong>à</strong> la prison, il enlève <strong>au</strong> contribuable non seulement<br />

ses [69] meubles, mais jusqu'<strong>à</strong> ses fenêtres, sa porte même, qu'il confisque<br />

ou fait vendre, séance tenante, <strong>au</strong> marché.<br />

Pour justifier ces rigueurs, le gouvernement tunisien invoque ses charges nouvelles,<br />

le service de la dette flottante, accrue de nouve<strong>au</strong>x emprunts contractés<br />

pendant l'insurrection, et celui de la dette européenne. Ces charges excèdent évidemment<br />

les ressources du pays réduites des neuf dixièmes : le fait est avéré, incontestable.<br />

Voil<strong>à</strong> le khaznadar arrivé <strong>à</strong> ses fins! Un second appel <strong>au</strong> crédit européen<br />

est nécessaire, inévitable. <strong>Le</strong> bey donne son consentement, et l'on emprunte,<br />

toujours <strong>à</strong> Paris, une somme de 25 millions.<br />

L'opération ne réussit, bien entendu, qu'<strong>au</strong> prix de garanties nouvelles données<br />

<strong>au</strong>x prêteurs et de conditions de plus en plus dures, acceptées par le premier ministre<br />

; car la Tunisie commence <strong>à</strong> avoir une réputation méritée de m<strong>au</strong>vais<br />

payeur.<br />

Veut-on savoir ce que rapporte <strong>au</strong> bey ce nouvel emprunt ? Des avantages restés<br />

célèbres. Il touche, <strong>à</strong> la vérité, une faible partie du produit de la souscription,<br />

mais, comme un fils de famille entre les mains d'usuriers, il ne peut obtenir le<br />

reste qu'en nature, en fournitures dérisoires. Il n'a plus ni armée ni flotte ;<br />

2,500,000 francs sont représentés par une frégate ; un million par des canons devenus<br />

légendaires, ces canons soi-disant rayés, — rayés en dehors !<br />

<strong>Le</strong>s douanes sont affectées <strong>à</strong> la garantie de ce bel emprunt. Privé de cette ressource,<br />

le bey devra donc exiger d'<strong>au</strong>tant plus des <strong>au</strong>tres impôts. Pendant deux<br />

ans, nous n'assistons plus qu'<strong>au</strong>x poursuites exercées par des agents insatiables<br />

contre une population de plus en plus clairsemée, par conséquent de plus en plus<br />

p<strong>au</strong>vre et faible. <strong>Le</strong> nouve<strong>au</strong> bey du camp, Sidi-Ali, l'aîné des trois derniers frères<br />

de Sidi-Saddock, a pour ingrate mission de faire <strong>à</strong> tout prix de l'argent. Il parcourt<br />

le pays : quiconque est soupçonné d'avoir enfoui, suivant un prudent usage, ses


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 71<br />

grains dans des silos, est bâtonné jusqu'<strong>à</strong> ce qu'il ait révélé sa cachette. La mission<br />

de Sidi-Ali est politique en même temps que financière, des restes d'insubordina-<br />

tion agitant encore certaines provinces. Plus le khaznadar provoque les plaintes,<br />

plus il tient <strong>à</strong> les étouffer. <strong>Le</strong> bey du camp va devant lui, négociant plus que com-<br />

battant. Be<strong>au</strong>coup de rebelles obstinés se soumettent. Sidi-Saddock et le khazna-<br />

dar les attirent <strong>à</strong> Tunis par la promesse de l'impunité et mille flatteries mensongères.<br />

Une fois dans le piège, on les exécute ou on les torture; les uns meurent sous<br />

le bâton, d'<strong>au</strong>tres disparaissent, murés vivants dans leurs cachots. Parfois, on donne<br />

<strong>au</strong>x princesses le spectacle de ces supplices et l'on bâtonne par centaines les<br />

malheureux sous les fenêtres grillées du harem.<br />

[70]<br />

L'indignation générale est telle alors, que, malgré notre intention bien arrêtée<br />

de ne plus nous mêler des affaires intérieures de la Régence, nous intervenons<br />

pourtant en faveur de tant de victimes : le bey, las de punir, accorde, sur nos instances,<br />

l'aman, le pardon.<br />

L'aman ne rend pas la vie <strong>à</strong> ceux qui sont morts, la fortune <strong>à</strong> tant d'<strong>au</strong>tres<br />

qu'on a dépouillés. Pour achever cette misère, le choléra sévit pendant trois ans,<br />

de 1865 <strong>à</strong> 1867, puis la famine, trois récoltes ayant manqué de 1864 <strong>à</strong> 1866, la<br />

famine que nous ne connaissons plus depuis près d'un siècle ; la famine, si près de<br />

nous, en 1867 ! D'abord, les gens dans la campagne se nourrissent d'herbes, de<br />

racines; puis l'hiver arrive, et tout leur manque. <strong>Le</strong> docteur Nachtigal, qui fut le<br />

témoin ému de ces malheurs, m'a raconté plus d'une fois que loin des villes on alla<br />

jusqu'<strong>à</strong> manger des enfants 76 . <strong>Le</strong>s cadavres gisent sur les routes, sans sépulture;<br />

on en ramasse chaque matin dans les caravansérails, les mosquées, et on les entasse<br />

sur des tombere<strong>au</strong>x. La peste s'en mêle, ou le typhus ; ce nouve<strong>au</strong> flé<strong>au</strong>, non<br />

moins terrible que les deux <strong>au</strong>tres, exerce de tels ravages que l'on compte par jour<br />

deux cents victimes dans une seule ville, <strong>à</strong> Sousse. Déj<strong>à</strong>, pendant la famine, les<br />

76 V. Sahara et Soudan, par le docteur Gustave Nachtigal. Une traduction abrégée de cet ouvrage<br />

a été publiée chez Hachette et dans le Tour du monde. <strong>Le</strong> docteur Nachtigal était <strong>à</strong><br />

Tunis pour sa santé ; il y exerçait la médecine, quand il fut chassé, comme be<strong>au</strong>coup d'antres<br />

habitants de la Régence, par l'horreur que lui inspiraient les scènes <strong>au</strong>xquelles il était<br />

obligé d'assister. Son départ de Tunis le décida <strong>à</strong> entreprendre, dans l'intérieur de l'Afrique,<br />

ce voyage qui dura cinq ans et <strong>au</strong>quel il n'eût pas songé sans les événements que nous venons<br />

de rapporter ; il aimait plus tard <strong>à</strong> faire le récit de ses souvenirs, quand il fut nommé,<br />

après notre occupation, consul général d'Allemagne <strong>à</strong> Tunis.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 72<br />

Européens n'osaient plus sortir de chez eux, coudoyer dans les rues des êtres décharnés,<br />

errants, et que le désespoir pouvait pousser <strong>à</strong> quelque crime. Dans les<br />

provinces, les caravanes sont arrêtées, pillées. L'admirable terre du Sahel ellemême<br />

n'est pas épargnée : des propriétaires coupent leurs oliviers, leur fortune <strong>à</strong><br />

venir, pour aller les vendre comme bois <strong>à</strong> brûler, plutôt que de payer les impôts<br />

sans limites qui les frappent. De même, <strong>au</strong> Djerid, un grand nombre de propriétaires<br />

de dattiers. Quiconque essaye encore de travailler et de produire doit payer<br />

pour ceux qui n'ont plus rien. 77<br />

[71]<br />

La désolation est telle pendant cette funeste année de 1865, que le pays, chose<br />

incroyable, trouve encore en lui assez d'énergie pour se révolter de nouve<strong>au</strong>. Cette<br />

fois, la panique est sérieuse <strong>au</strong> Bardo. En effet, le plus jeune frère du bey, Sidi-<br />

Adel, s'est échappé une nuit du palais, et peu après, tandis qu'on lance tout un<br />

monde <strong>à</strong> sa poursuite, on apprend qu'il est allé se mettre <strong>à</strong> la tête du mouvement<br />

chez les montagnards, en Kroumirie. Ces Kroumirs sont les irréconciliables ennemis<br />

du pouvoir en Tunisie, ils vivent <strong>à</strong> l'écart dans leurs forêts, comme dans un<br />

asile. <strong>Le</strong> gouvernement n'avait garde d'aller troubler leur repos ; on juge de son<br />

effroi quand il apprit qu'ils se levaient et menaçaient. Sidi-Adel est proclamé bey.<br />

Alors Saddok s'enferme, tremblant de peur, avec le khaznadar dans le Bardo, ne<br />

sachant comment résister. Son premier soin est d'attirer <strong>à</strong> lui tout ce qui touche de<br />

près <strong>au</strong> prince rebelle, et de son côté le premier ministre ne manque pas cette occasion<br />

de faire tomber d'injustes soupçons sur ce qui reste encore de personnages<br />

respectables dans l'entourage de son maître. Il fait étrangler deux vieillards, Si-<br />

Rechid, qui commandait le contingent tunisien pendant la guerre de Crimée, et Si-<br />

Ismaïl, be<strong>au</strong>-frère du bey, tous deux très riches. Aussitôt tués, bien entendu leur<br />

fortune est confisquée (4 octobre 1867). Un peu <strong>au</strong>paravant le bey du camp, pour<br />

la forme, a été envoyé avec sa milice du côté de la Kroumirie. D'<strong>au</strong>tres dispositions<br />

secrètes sont prises : elles réussissent. Sidi-Adel tombe malade et se laisse<br />

<strong>livre</strong>r ; on le ramène <strong>au</strong> Bardo, mourant du même mal qu'Hamouda (8 octobre<br />

77 <strong>Le</strong>s oliviers, les dattiers payaient, eux <strong>au</strong>ssi, leur medjba ; la taxe variait suivant l'âge de<br />

l'arbre et le pays, suivant surtout le degré de cupidité des caïds, qui réclamaient souvent<br />

l'impôt pour de jeunes arbres encore improductifs, et qu'on s'empressait alors d'arracher.<br />

L'arbre libéré de sa dette, il fallait payer pour les fruits, de même que pour les céréales, une<br />

dîme, des droits de vente, 6 1/4 pour 100, droits de marché, droits de pressoir, etc., droits<br />

d'exportation jusqu'<strong>à</strong> 33 pour 100.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 73<br />

1867). Il est muré dans son cachot, où il succombe un mois plus tard (5 novembre<br />

1867). <strong>Le</strong> bey et le khaznadar en proie, durant cette période funeste, <strong>à</strong> un vertige<br />

de terreur et de cupidité, multiplient les exécutions secrètes. C'est <strong>à</strong> ce moment<br />

qu'Ali-ben-Ghadaoum, gardé jusqu'alors dans une cave depuis 1865, est empoisonné,<br />

de peur qu'il ne s'échappe, et avec lui quantité de malheureux dont on apprenait<br />

chaque jour la disparition.<br />

Un sentiment d'horreur s'empare <strong>à</strong> ce moment de la population européenne de<br />

Tunis. <strong>Le</strong> bey n'est vraiment plus de son temps, et l'on se demande ce qu'il adviendra<br />

de la Régence si elle reste encore sans contrôle entre ses mains.<br />

L'intervention de l'Europe était inévitable ; le khaznadar et les consuls s'en<br />

rendaient compte ; la question était seulement d'empêcher la France de l'exercer.<br />

Nous entrons dans un nouvel ordre de complots. <strong>Le</strong> premier ministre, f<strong>au</strong>te de<br />

pouvoir réaliser le rêve turc de M. Wood, va tenter de neutraliser la Régence, reprendre<br />

le vieux projet d'une Belgique tunisienne. <strong>Le</strong> moment semble mal choisi,<br />

mais [72] le khaznadar est si habile ! non seulement il va réussir, mais il trouvera<br />

du même coup le moyen de se procurer de l'argent. Pendant la famine, il n'avait<br />

pas craint de concéder <strong>à</strong> un riche fonctionnaire indigène le monopole de la vente<br />

des farines venues de l'étranger. Cette concession avait naturellement fait monter<br />

le prix du pain ; ce fut d'<strong>au</strong>tre part le temps qu'il choisit pour abaisser la valeur de<br />

l'argent, pour mettre en circulation de la f<strong>au</strong>sse monnaie. Parmi les fournitures en<br />

nature livrées <strong>au</strong> bey, lors de l'emprunt de 1865, figurait un stock abondant de<br />

pièces de cuivre dont on n'avait pas encore osé faire usage. En pleine famine, le<br />

khaznadar se décide <strong>à</strong> en inonder le pays. Mais leur valeur réelle est inférieure de<br />

300 pour 100 <strong>à</strong> leur valeur nominale, en sorte que le commerce ne les accepte<br />

qu'<strong>au</strong> poids : celui qui offre une piastre en payement doit par conséquent en donner<br />

trois. La valeur de tous les produits de consommation, déj<strong>à</strong> si élevée en temps<br />

de disette, fut ainsi triplée du jour <strong>au</strong> lendemain. <strong>Le</strong>s négociants de Marseille refusèrent<br />

par suite les marchandises qu'ils avaient commandées <strong>à</strong> Tunis ; les indigènes,<br />

pour se nourrir, en sont réduits <strong>à</strong> piller; les boutiques se ferment, et nombre<br />

de négociants font faillite. La crise du commerce suit celle de la faim. C'est cette<br />

crise qui va permettre <strong>au</strong> khaznadar non seulement de porter <strong>à</strong> notre influence le<br />

coup le plus sensible, mais d'accomplir ce tour de force d'endetter encore le bey,<br />

en une seule année, de quarante millions.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 74<br />

<strong>Le</strong>s complications qu'il imagine, de concert avec les agents étrangers qu'inté-<br />

resse le côté politique de son plan, sont <strong>à</strong> la h<strong>au</strong>teur du but <strong>à</strong> atteindre. Il s'appuie<br />

tout d'abord sur M. Wood, mais <strong>au</strong>ssi sur M. Pinna, l'agent italien dont nous<br />

n'avons pas encore parlé.<br />

M. Pinna est très actif. <strong>Le</strong> gouvernement de Victor-Emmanuel, fort de son al-<br />

liance toute récente avec la Prusse, vient enfin de rendre la Vénétie <strong>à</strong> l'Italie. Dé-<br />

gagé de cette préoccupation absorbante du côté du nord, ses regards commencent<br />

<strong>à</strong> se porter <strong>au</strong> del<strong>à</strong> de ses frontières, sur le lac méditerranéen. Tunis arrête son<br />

attention. <strong>Le</strong>s journ<strong>au</strong>x de la Péninsule en parlent ; ils peignent en termes émus la<br />

situation de la Régence, insistent sur le grand nombre d'Italiens qui l'habitent, sur<br />

le voisinage, font appel enfin <strong>à</strong> l'énergie du cabinet de Florence déclarant que ne<br />

pas agir <strong>à</strong> Tunis, c'est se désintéresser de l'avenir 78 . M. Pinna obéit <strong>à</strong> ces admo-<br />

nestations. Il est par avance tout acquis <strong>à</strong> l'idée de neutralisation, qui n'a pas dû,<br />

<strong>au</strong> reste, germer toute seule dans le cerve<strong>au</strong> du khaznadar.<br />

Passons <strong>à</strong> l'exécution du projet.<br />

[73]<br />

<strong>Le</strong>s commerçants qui souffrent de la crise sont en majorité Français, mais Ita-<br />

liens <strong>au</strong>ssi et Maltais. Tous sont créanciers du bey, et, <strong>à</strong> ce titre, leur situation est<br />

assez f<strong>au</strong>sse, car ils n'ont pas de garanties ; les emprunts qu'ils ont consentis sont<br />

des contrats particuliers. Ceux de 1863, 1865, <strong>au</strong> contraire, sont des emprunts<br />

d'Etat, négociés par des étrangers, mais conclus, souscrits <strong>à</strong> Paris, et justifiant, par<br />

leur caractère et leur importance, l'intervention du gouvernement français dans les<br />

finances de la Tunisie.<br />

Aux yeux des deux consuls, le problème <strong>à</strong> résoudre consisterait donc <strong>à</strong> grou-<br />

per, en regard des emprunts de Paris, un ensemble de créances italiennes et an-<br />

glaises assez sérieux pour qu'on puisse constituer en Tunisie une dette publique<br />

locale régulière, qui permettrait <strong>à</strong> l'Angleterre et <strong>à</strong> l'Italie de joindre leurs efforts<br />

<strong>au</strong>x nôtres dans l'œuvre de réorganisation dont l'urgence n'est contestée par per-<br />

sonne.<br />

<strong>Le</strong>s créanciers loc<strong>au</strong>x ont tout avantage <strong>à</strong> voir aboutir la combinaison, et il est<br />

possible qu'ils en aient eux-mêmes suggéré l'idée. Quoi qu'il en soit, le khaznadar<br />

78 Diritto, 5 janvier 1867.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 75<br />

trouve encore un appui en ceux-l<strong>à</strong> mêmes qui se plaignaient le plus de lui <strong>au</strong>para-<br />

vant. <strong>Le</strong>s créanciers français de Tunis ne demandaient qu'<strong>à</strong> prendre part <strong>au</strong>x ar-<br />

rangements qui se préparaient et qui ne les touchaient pas moins que leurs cointé-<br />

ressés anglo-italiens : mais notre consul, voyant le piège qui nous est tendu, réus-<br />

sit <strong>à</strong> obtenir d'eux, <strong>au</strong> début du moins, une abstention fort méritoire. Il ne peut<br />

cependant empêcher la combinaison de réussir finalement <strong>au</strong>x souhaits du premier<br />

ministre et des consuls. Voici, en deux mots, quels furent ces arrangements, célèbres<br />

<strong>à</strong> Tunis sous le nom des quatre conversions.<br />

<strong>Le</strong>s créanciers de Tunis furent appelés <strong>à</strong> échanger leurs titres divers contre des<br />

obligations d'un type unique rapportant 12 pour 100 et amortissables. Une première<br />

conversion fut ainsi effectuée, le 2 mars 1867, <strong>à</strong> laquelle prirent part seulement<br />

des créanciers anglo-italiens. Elle réussit; le khaznadar s'empressa d'en annoncer<br />

une seconde, puis une <strong>au</strong>tre, une <strong>au</strong>tre encore ; conversions des 1 er août, 1 er septembre<br />

1867, 1 er janvier 1868. <strong>Le</strong>s Français, pour ne pas rester seuls possesseurs<br />

de titres anciens dépréciés, participèrent <strong>à</strong> ces trois dernières opérations.<br />

Si le premier ministre s'était contenté de convertir les dettes locales, l'arrangement<br />

n'<strong>au</strong>rait eu, <strong>à</strong> nos yeux, que des inconvénients politiques, mais sa cupidité<br />

l'entraîna : il émit des obligations plus qu'on n'en voulut et, pour les placer, finit<br />

par les vendre <strong>à</strong> rien, <strong>à</strong> 82, [74] 84 pour 100 de perte et davantage : l'Etat s'engageait<br />

<strong>à</strong> rendre 100 francs pour avoir 18 francs, 16 francs, 4 francs même 79 .<br />

<strong>Le</strong>s souscripteurs de ces obligations n'avaient consenti <strong>à</strong> les recevoir et <strong>à</strong> verser<br />

leur argent que moyennant des garanties. <strong>Le</strong> khaznadar n'hésita pas <strong>à</strong> leur en<br />

fournir; mais lesquelles ? Celles-l<strong>à</strong> mêmes qui étaient déj<strong>à</strong> affectées <strong>au</strong>x détenteurs<br />

des emprunts de Paris, la medjba, les douanes notamment. Plus avisés que<br />

ces derniers, plus <strong>au</strong> courant <strong>au</strong>ssi des mœurs tunisiennes, les conversionnistes se<br />

firent mettre en possession de leurs gages. On leur abandonna l'administration<br />

directe, sans contrôle, de ces ressources déj<strong>à</strong> engagées, et, sans perdre de temps,<br />

ils se constituèrent, pour en assurer le recouvrement, en commission financière<br />

locale.<br />

<strong>Le</strong>s créanciers de Paris réclamèrent d'<strong>au</strong>tant plus violemment que, cette année<br />

même où le khaznadar les dépouillait <strong>à</strong> l'improviste, on cessait de leur payer leur<br />

79 4e conversion. Livre j<strong>au</strong>ne de 1873. V. la dépêche de M. de Botmili<strong>au</strong>, du 4 juin 1873. La<br />

plupart des obligations furent placées <strong>à</strong> ce t<strong>au</strong>x infime en Angleterre.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 76<br />

coupon. Notre consul fut naturellement leur porte-parole <strong>au</strong>près du bey. <strong>Le</strong>s<br />

consuls d'Angleterre et d'Italie défendirent les conversionnistes.<br />

Soit calcul, soit faiblesse, le bey pencha d'abord vers notre agent 80 . La France<br />

était alors représentée <strong>à</strong> Tunis par M. de Botmili<strong>au</strong>, dont une partie de la corres-<br />

pondance, véritablement prophétique, a été publiée dans les documents du minis-<br />

tère des affaires étrangères. <strong>Le</strong> khaznadar, tout en agissant pourtant secrètement <strong>à</strong><br />

Londres et <strong>à</strong> Florence, alla jusqu'<strong>à</strong> offrir spontanément <strong>au</strong> gouvernement impérial<br />

la mission de s<strong>au</strong>ver, s'il était possible, les finances de la Tunisie. Il fut convenu<br />

que nous constituerions, d'accord avec le bey, une commission chargée de percevoir<br />

tous les revenus de la Régence et d'en assurer la répartition entre les créanciers<br />

et 1'Etat 81 .<br />

Cet arrangement, approuvé par Sidi-Saddok le 4 avril 1868, rendait <strong>à</strong> la France<br />

la situation qui lui appartenait <strong>à</strong> tant de titres dans la Régence. L'erreur que<br />

nous avions commise en nous désintéressant <strong>à</strong> l'excès des choses de Tunis, alors<br />

qu'elles réclamaient le plus impérieusement notre attention, nous la réparions d'un<br />

seul coup.<br />

[75]<br />

Mais les puissances, appelées par nous-mêmes <strong>à</strong> intervenir <strong>à</strong> nos côtés en<br />

1864, que vont-elles penser <strong>au</strong>jourd'hui de leur exclusion ? <strong>Le</strong>ur attitude nous<br />

donnera exactement la mesure de ce qui nous reste alors d'<strong>au</strong>torité en Europe. <strong>Le</strong><br />

bon droit, la légalité sont pour nous : quelle est notre force ? Avant même sa publication,<br />

le décret du 4 avril a soulevé de vives clameurs, d'abord chez MM.<br />

Wood et Pinna, puis, par contrecoup, <strong>à</strong> Londres, <strong>à</strong> Florence. <strong>Le</strong>s vues de l'Italie,<br />

déj<strong>à</strong> assez claires avant la crise, se sont précisées. Une polémique très aigre s'engage<br />

entre nos journ<strong>au</strong>x et ceux de Florence 82 . On parle de nos noirs desseins sur<br />

la Régence et de l'envoi d'une escadre italienne <strong>à</strong> Tunis. Quand le décret paraît,<br />

l'Angleterre et l'Italie refusent nettement de le reconnaître et réclament leur droit <strong>à</strong><br />

80 V. les <strong>livre</strong>s j<strong>au</strong>nes de 4869-1873. Dépêches de M. de Botmili<strong>au</strong>.<br />

81 Cette commission devait être ainsi composée : 1° Un inspecteur des finances français, viceprésident<br />

; 2° Deux délégués des porteurs de la dette extérieure ; 3° <strong>Le</strong> député de la nation<br />

française ; 4° Deux membres tunisiens choisis par le bey, d'accord avec notre agent, et dont<br />

l’un devait être le président ; 5° Deux membres désignés par les négociants étrangers.<br />

82 Voir notamment la Correspondance italienne, la Riforma, et les publications diplomatiques<br />

du temps.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 77<br />

l'intervention 83 . Devant ces protestations prévues, sinon provoquées par le khaz-<br />

nadar qui détruit en sous-main ce qu'il n'a édifié que pour la forme, que fait le<br />

bey ? Il revient sur ses engagements, considère comme lettre morte une décision<br />

obtenue de lui, prétend-il, par intimidation, et qui a motivé les représentations des<br />

consuls anglais et italiens 84 .<br />

M. de Botmili<strong>au</strong> se révolte devant un revirement <strong>au</strong>ssi brutal ; il suspend ses<br />

relations, amène son pavillon (24 avril), mais vainement. <strong>Le</strong> bey s'obstine dans<br />

une résistance où il se sent solidement soutenu. Il admet toujours le principe d'une<br />

commission financière, <strong>à</strong> la condition toutefois qu'elle soit non plus francotunisienne,<br />

mais internationale. Il devient très vite évident qu'il nous refusera<br />

même toute satisfaction <strong>au</strong>ssi longtemps que nous n'<strong>au</strong>rons pas admis les prétentions<br />

de l'Angleterre et de l'Italie.<br />

Nous voil<strong>à</strong> dans l'alternative ou de céder ou de rappeler notre agent dont l'influence<br />

est annihilée, la situation intenable, et dans ce cas, le rappel doit être suivi<br />

d'un ultimatum, peut-être même d'une démonstration armée, partant, d'un grave<br />

conflit avec le bey et deux puissances. L'hésitation n'est pas possible; notre préoccupation<br />

exclusive est en Europe, du côté du Rhin, nous cédons. Avec bonne grâce<br />

<strong>au</strong> moins, de façon <strong>à</strong> dissimuler tant bien que mal <strong>au</strong> public, sinon <strong>à</strong> nos riv<strong>au</strong>x<br />

et <strong>au</strong> bey, notre faiblesse, et comme si nous n'apercevions pas nous-mêmes toute<br />

la portée de la concession qu'on nous arrache. <strong>Le</strong> gouvernement impérial se défend<br />

d'avoir eu la moindre arrière-pensée personnelle en faisant signer <strong>au</strong> bey ce<br />

décret. [76] On s'est mépris <strong>à</strong> Londres et <strong>à</strong> Florence sur ses intentions ; ses représentants,<br />

le prince de La Tour d'Auvergne et le baron Malaret, sont chargés de le<br />

déclarer officiellement 85 . Par une dépêche du 6 mai 1868, M. de Moustier proteste<br />

contre le désir qu'on nous a attribué en Europe « de frustrer, dans des vues<br />

exclusives, les justes espérances des sujets des <strong>au</strong>tres nations ». Nous donnerons<br />

la preuve de notre sincérité « en faisant appel <strong>à</strong> la discussion », en recherchant,<br />

avec les deux gouvernements intéressés, les modifications <strong>à</strong> apporter <strong>au</strong> décret<br />

83 La Prusse, <strong>à</strong> cette époque, passait pour avoir appuyé ces protestations.<br />

84 Dépêche de M. de Moustier, du 6 mai 1868.<br />

85 Voir, pour toute cette période si importante, les dépêches très explicites qu'échange notre<br />

ministre des affaires étrangères, M. de Moustier, avec nos représentants <strong>à</strong> Londres, <strong>à</strong> Florence,<br />

<strong>à</strong> Tunis. Livres j<strong>au</strong>nes de 1869 et de 1873.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 78<br />

contesté. En retour de ces concessions, on cessera de soutenir le bey dans sa résis-<br />

tance. Telles sont les conditions du marché conclu.<br />

Sidi-Saddok n'attendait pour changer d'attitude que cette solution. Il envoie, le<br />

30 mai, Mustapha khaznadar en personne faire officiellement visite <strong>à</strong> notre consul<br />

et lui apporter la ratification donnée par son maître <strong>au</strong> décret du 4 avril. Il est<br />

sous-entendu seulement que cet acte n'est maintenu qu'en principe et pour la satis-<br />

faction de notre amour-propre ; il sera remanié d'un commun accord <strong>à</strong> Paris avec<br />

les représentants de l'Angleterre et de l'Italie 86 .<br />

M. de Moustier, en réponse <strong>à</strong> une interpellation de M. Jules Favre sur la poli-<br />

tique extérieure, fit connaître <strong>à</strong> la Chambre des députés, dans les termes suivants,<br />

cet arrangement qui consacrait l'abdication forcée de notre prépondérance en Tu-<br />

nisie : « On nous a prêté un instant des visées égoïstes, mais après des explica-<br />

tions franches et loyales, nous rencontrons, de la part de l'Angleterre et de l'Italie,<br />

non plus des difficultés, mais un point d'appui pour agir dans l'intérêt de tous 87 . »<br />

Si nous sommes satisfaits, le gouvernement italien a sujet de l'être plus enco-<br />

re : il a su trouver, lui <strong>au</strong>ssi, dans notre condescendance un [77] point d'appui. M.<br />

Pinna obtient en effet du bey, <strong>à</strong> cette même époque, des avantages de premier<br />

ordre, un traité qui assure <strong>à</strong> ses nation<strong>au</strong>x les privilèges les plus étendus, — le<br />

traité du 8 septembre, encore en vigueur jusqu'en 1896, — et une concession im-<br />

portante, l'exploitation des mines de plomb du Djebel Rças, entamées <strong>à</strong> peine par<br />

les Romains.<br />

La part <strong>à</strong> attribuer <strong>à</strong> chaque puissance dans la composition de la future com-<br />

mission ne fut pas déterminée sans difficultés. En dépit de l’urgence extrême<br />

d'une solution, c'est un an plus tard seulement, le 5 juillet 1869, que le bey signa<br />

86 Voir les Documents diplomatiques, publiés en janvier et en novembre 1869. Dans le recueil<br />

de novembre, les dépêches de nos ministres des affaires étrangères, le marquis de la Valette,<br />

puis le prince de La Tour d'Auvergne, <strong>à</strong> M. de Botmili<strong>au</strong>, sont <strong>au</strong>ssi nettes que possible.<br />

<strong>Le</strong> 29 juillet 1869, le prince de La Tour d'Auvergne résume les instructions de ses prédécesseurs<br />

et les siennes : « Je vous ai recommandé de procéder, en tout ce qui regarde la commission<br />

financière, par voie d'entente préalable avec vos collègues d'Angleterre et d'Italie.<br />

En insistant sur cette prescription, je ne fais que me conformer <strong>à</strong> la pensée qui a dirigé le<br />

gouvernement de l'Empereur dans les négociations relatives <strong>à</strong> l'affaire de Tunis ; (...) il s'est<br />

proposé pour but de mettre en lumière la commun<strong>au</strong>té des intérêts et la nécessité d'un accord<br />

avec les trois puissances. »<br />

87 Moniteur officiel du 9 juillet 1868.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 79<br />

le décret constitutif de la commission financière internationale, acte qui ouvre une<br />

période nouvelle dans l'histoire de la Tunisie.<br />

[78]


[79]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 80<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie. Avant l’intervention<br />

Chapitre III<br />

La Commission Financière<br />

(1870-1875)<br />

<strong>Le</strong> destin déjoue les calculs de la politique, comme les moindres projets hu-<br />

mains. Cette commission internationale, qui devait soustraire la Régence <strong>à</strong> notre<br />

influence exclusive, arrive <strong>au</strong> contraire juste <strong>à</strong> point pour faire taire les ambitions<br />

éveillées chez nos riv<strong>au</strong>x par les premières nouvelles de nos désastres en Europe.<br />

Elle va retarder de dix ans, il est vrai, la nécessité d'une occupation étrangère,<br />

mais précisément <strong>au</strong> moment où nous ne pouvons même pas songer <strong>à</strong> intervenir.<br />

Organisée contre notre gré, elle devient, après Sedan et la Commune, la s<strong>au</strong>vegarde<br />

de nos droits. Victorieux, elle eût groupé devant nous un faisce<strong>au</strong> de résistances<br />

; vaincus, elle arrête les empiétements de nos adversaires, les divise et les affaiblit<br />

; elle nous permet par suite d'exercer une action sensible, puis de reconquérir<br />

peu <strong>à</strong> peu en Tunisie toute notre prépondérance.<br />

L<strong>à</strong> ne se borne pas son rôle salutaire ; elle a reconstitué de son mieux une administration<br />

qui nous fut très précieuse ; elle a rétabli dans un pays dévasté par la<br />

corruption ce que nous y avons trouvé plus tard d'ordre et d'honnêteté.<br />

[80]<br />

Cette justice rendue <strong>à</strong> ses services, il suffit de voir la commission financière <strong>à</strong><br />

l'œuvre pour comprendre que la tâche de réparation qui lui incombe est <strong>au</strong>-dessus


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 81<br />

de ses forces ; l'étroitesse de son mandat, la discorde qui la paralyse, le pouvoir<br />

encore trop absolu du bey, les intrigues de son entourage, l'empêcheront de rendre<br />

viable un gouvernement que des réformes radicales et coûteuses pouvaient seules<br />

régénérer. M. de Botmili<strong>au</strong> n'a pas d'illusions sur ce point : « Une dernière tentative<br />

se fait, écrit-il, avant la guerre de 1870-71, pour s<strong>au</strong>ver ce pays par la commission<br />

financière ; si elle échoue, nous pouvons être forcément appelés <strong>à</strong> occuper<br />

la Tunisie. » (V. Livre j<strong>au</strong>ne.)<br />

La commission comprend deux éléments distincts : Un comité exécutif a pour<br />

mission de diriger l'administration financière de la Régence, sous la surveillance<br />

d'un comité de contrôle. <strong>Le</strong> comité exécutif correspond <strong>à</strong> peu près <strong>à</strong> la commission<br />

financière franco-tunisienne telle qu'elle était établie par le décret du 4 avril.<br />

Il représente le plus difficile, le plus ingrat des gouvernements ; <strong>à</strong> lui appartiendra<br />

la mission de réduire les dettes et les dépenses, d'<strong>au</strong>gmenter les ressources ; sur<br />

lui, par conséquent, porteront les mécontentements des créanciers et de leurs<br />

consuls, des princes, des ministres et des caïds, des contribuables enfin. Sa tâche<br />

de liquidateur accomplie, il devra administrer <strong>au</strong> milieu des rancunes et des déceptions<br />

accumulées dans tout le pays contre lui, couper court <strong>à</strong> des privilèges<br />

passés <strong>à</strong> l'état d'habitude, empêcher le bey d'emprunter, d'émettre des bons du<br />

Trésor, de faire la moindre concession, de s'engager enfin sans son assentiment<br />

préalable. Trois membres seulement le composent : deux Tunisiens, le général<br />

Khéreddine, président, et un ministre, — un inspecteur des finances français, M.<br />

Villet. Khéreddine, devenu l'adversaire déclaré du khaznadar, a toute notre<br />

confiance ; mais si habile soit-il et si énergique que se montre M. Villet, trop<br />

d'obstacles entraveront leur action pour qu'elle puisse être bien efficace.<br />

<strong>Le</strong> comité de contrôle représente les concessions faites <strong>au</strong>x cabinets de Londres<br />

et de Florence ; ses membres, <strong>au</strong> nombre de six, sont : deux Italiens, deux<br />

Anglo-Maltais, élus <strong>à</strong> Tunis par les porteurs de la dette intérieure ; deux Français,<br />

délégués des obligataires de la dette extérieure. En apparence la répartition est<br />

équitable. En fait les créanciers français de la dette intérieure, be<strong>au</strong>coup plus<br />

nombreux que tous les <strong>au</strong>tres réunis, ne sont pas représentés. <strong>Le</strong>s étrangers étant<br />

en majorité dans ce conseil, il ne constituera pour le comité exécutif qu'une difficulté<br />

de plus ; son rôle sera d'exercer sa critique, un droit [81] de veto ; mais il ne<br />

s'en tiendra pas l<strong>à</strong>. A ses yeux, la commission a été créée dans l'intérêt des créanciers<br />

; donc leurs représentants doivent être <strong>à</strong> la tête de la direction financière du


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 82<br />

pays : le comité exécutif est un instrument et rien de plus entre leurs mains ; il<br />

s'abstiendra, par conséquent, de toute initiative, recevra leurs instructions, etc.,<br />

etc. — Comprise ainsi, l'institution ne pourrait même pas fonctionner, car les<br />

membres du comité de contrôle ont trop d'intérêts engagés dans le pays pour être<br />

parfaitement indépendants ; ces intérêts seront souvent en contradiction avec ceux<br />

de l'Etat ou ceux des <strong>au</strong>tres créanciers ; des influences agiront sur eux dans tous<br />

les sens, les diviseront et leur interdiront toute œuvre suivie. Des dissentiments<br />

graves s'élèvent ainsi, dès le début, entre le comité exécutif et le comité de contrôle.<br />

— Cependant un compromis intervient quant <strong>au</strong> partage des attributions : les<br />

créanciers, indépendamment de leur contrôle, obtiennent le droit d'exercer une<br />

certaine action dont il sera parlé plus loin, mais sous la surveillance du comité<br />

exécutif.<br />

L'accord établi, le premier soin de ce comité est d'arrêter le chiffre des dettes.<br />

Rien de plus vague en effet. La dette flottante, que le khaznadar a prétendu<br />

convertir en 1867 par l'émission des quarante millions d’obligations que l'on sait,<br />

n'a jamais cessé en réalité de s'accroître. Pour en évaluer le chiffre, M. Villet<br />

convoque tous les créanciers loc<strong>au</strong>x, prêteurs, fournisseurs, fonctionnaires, ouvriers<br />

indigènes et européens, domestiques, etc., etc., et il les invite <strong>à</strong> lui soumettre<br />

leurs titres dans un délai donné, sous peine de déchéance. L'ensemble de leurs<br />

réclamations constitue une somme de cinquante-cinq millions, laquelle ajoutée<br />

<strong>au</strong>x quarante millions des conversionnistes, <strong>au</strong>x soixante-six millions des obligataires<br />

des emprunts de 1863-65 (intérêts arriérés non compris), porte le total de la<br />

dette <strong>à</strong> plus de cent soixante millions de francs, dont l'intérêt annuel est de vingt<br />

millions (19,495,000).<br />

La Tunisie étant fort loin de pouvoir compter sur des recettes approchant même<br />

d'une pareille somme, le comité exécutif n'a d'<strong>au</strong>tre ressource que de traiter le<br />

gouvernement beylical en failli et de proposer <strong>au</strong>x créanciers des sacrifices, un<br />

concordat. M. Villet fait accepter un projet d'arrangement dans ce sens <strong>au</strong> comité<br />

de contrôle, non sans peine, car les réductions qu'il propose portent principalement<br />

sur les détenteurs de la dette flottante dont les réclamations sont souvent de<br />

pure fantaisie, et sur les conversionnistes. L'ensemble des dettes est ainsi ramené<br />

<strong>à</strong> cent vingt-cinq millions, les intérêts <strong>à</strong> 5 pour 100, soit <strong>à</strong> 6,250,000 francs par an.<br />

[82]


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 83<br />

A personne, bien entendu, on ne donne de l'argent ; le gouvernement est <strong>au</strong>to-<br />

risé <strong>à</strong> émettre des obligations d'un type uniforme, d'une valeur nominale de 500<br />

francs (négociables en fait <strong>à</strong> 130). Il les donne <strong>au</strong>x créanciers en échange de leurs<br />

anciens titres, suivant la valeur qui leur a été reconnue 88 . Ces obligations nouvel-<br />

les constituent la dette tunisienne consolidée.<br />

En compensation de ses sacrifices, le comité de contrôle demande force garan-<br />

ties. <strong>Le</strong>s revenus de la Régence, évalués <strong>à</strong> treize millions de francs seulement,<br />

encore ce chiffre est-il trop élevé, sont divisés en deux part égales. <strong>Le</strong>s uns seront<br />

réservés <strong>à</strong> l'État ; les <strong>au</strong>tres, concédés <strong>au</strong>x créanciers, abandonnés <strong>au</strong> comité de<br />

contrôle qui les percevra pour assurer lui-même le service des intérêts de la dette :<br />

une administration spéciale sera constituée <strong>à</strong> cet effet, l'administration des revenus<br />

concédés, investie d'un pouvoir souverain, surveillée seulement par le comité exécutif<br />

89 . <strong>Le</strong>s revenus confiés <strong>à</strong> cette administration sont choisis soigneusement<br />

parmi les plus faciles <strong>à</strong> recouvrer, les plus sûrs, les droits de douane, de marché,<br />

par exemple, les taxes municipales, etc. Ces préc<strong>au</strong>tions ne suffisent pas <strong>au</strong> comité<br />

de contrôle. Dans le cas où les revenus concédés seraient inférieurs <strong>à</strong> la somme<br />

de 6,250,000 francs, <strong>au</strong>gmentée des frais d'administration, soit 6,500,000 francs,<br />

l'Etat devra parfaire la différence sur ses revenus réservés. Pour tout prévoir, si les<br />

revenus concédés dépassent <strong>au</strong> contraire le chiffre des intérêts <strong>à</strong> servir, l'excédent<br />

ne sera pas versé <strong>à</strong> l'Etat, mais consacré <strong>à</strong> l'amortissement.<br />

Tel est, en substance, l'accord <strong>au</strong>quel s'arrêtèrent définitivement les créanciers<br />

et qui est connu sous le nom d'arrangement du 23 mars 1870.<br />

Cet arrangement rappelle l'histoire de la jument célèbre qui se serait habituée <strong>à</strong><br />

ne pas manger si elle n'était pas morte de faim. La commission a tout prévu pour<br />

tirer profit du pays qu'on lui donne en gage, elle oublie seulement de lui laisser de<br />

quoi vivre. Certes le [83] gouvernement tunisien a mérité d'expier ses prodigalités<br />

88 Voici le détail de la répartition : 1) Emprunts de 1863-1865 et conversions. Chaque obligation<br />

des emprunts de 1863-1865 donne droit <strong>à</strong> une obligation nouvelle. Cinq obligations de<br />

la première conversion donnent droit <strong>à</strong> six obligations nouvelles. Dix obligations de la<br />

deuxième conversion donnent droit <strong>à</strong> neuf nouvelles. Cinq obligations de la troisième<br />

conversion donnent droit <strong>à</strong> deux nouvelles. Soixante obligations de la quatrième conversion<br />

donnent droit <strong>à</strong> cinquante et une nouvelles. 2) Quant <strong>à</strong> la dette flottante, une obligation<br />

nouvelle correspondra, suivant la catégorie dans laquelle <strong>au</strong>ra été rangée la créance, <strong>à</strong> 500<br />

francs, 715 francs, 1,250 francs et 2,500 francs.<br />

89 L’administration des revenus concédés afferme ou prend en régie les impôts, <strong>au</strong> mieux de<br />

ses intérêts.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 84<br />

par un régime d'abstinence sévère, mais la diète qu'on lui impose, excellent remède<br />

pour un temps, finit par être <strong>au</strong>ssi dangereuse que la maladie.<br />

<strong>Le</strong>s revenus qu'on laisse <strong>au</strong> bey sont les taxes perçues en nature dans les provinces,<br />

sur les nomades, et la medjba ramenée <strong>au</strong> chiffre de 45 piastres, etc., on<br />

les évalue <strong>à</strong> sept millions. Ce n'est pas assez pour payer la liste civile du bey, si<br />

réduite soit-elle, celle des princes trop nombreux, mais qu'on ne peut supprimer,<br />

les traitements des ministres, des fonctionnaires, l'entretien des routes, des ports,<br />

des édifices publics, etc. Encore, rien n'est-il plus problématique que la rentrée<br />

régulière de ces sept millions ; il f<strong>au</strong>t, pour les percevoir, organiser des expéditions,<br />

courir des risques, engager des dépenses ; les mécomptes sont presque certains<br />

dans les années ordinaires, <strong>à</strong> plus forte raison dans les m<strong>au</strong>vaises. Ces années-l<strong>à</strong>,<br />

il est probable que les créanciers ne toucheront pas non plus intégralement<br />

leurs revenus, et c'est alors qu'ils viendront demander <strong>au</strong> bey de les compléter<br />

!<br />

De l<strong>à</strong> des c<strong>au</strong>ses nouvelles de conflit qui s'ajouteront <strong>à</strong> bien d'<strong>au</strong>tres pour entretenir<br />

les divisions <strong>au</strong> sein de la commission. La discorde est partout <strong>à</strong> Tunis <strong>au</strong><br />

lendemain même de l'arrangement. Entre les deux comités, entre les consuls et le<br />

comité exécutif, entre les consuls eux-mêmes, entre certains consuls et leurs compatriotes<br />

trop exigeants, entre Khéreddine et le khaznadar, entre M. de Botmili<strong>au</strong>,<br />

protecteur attitré de nos nation<strong>au</strong>x, et M. Villet, exécuteur impitoyable des décisions<br />

de son comité. Quoi d'étonnant d'ailleurs si des conflits se produisent entre<br />

les agents politiques et financiers d'une même nation européenne en Orient ?<br />

<strong>Le</strong>urs missions sont contradictoires, l'un s'attachant <strong>à</strong> conservera ses nation<strong>au</strong>x<br />

des privilèges·que l'<strong>au</strong>tre arrive précisément pour faire cesser 90 .<br />

La guerre franco-allemande mit fin pour un temps <strong>à</strong> ces divisions, dans notre<br />

camp du moins, et nos deux représentants n'eurent pas trop de toutes leurs forces<br />

réunies pour défendre le gouvernement tunisien et la commission financière ellemême,<br />

qui ne tardèrent pas <strong>à</strong> être dangereusement menacés. <strong>Le</strong> bey, il f<strong>au</strong>t le dire,<br />

loin de faire c<strong>au</strong>se commune contre nous avec nos vainqueurs ou nos riv<strong>au</strong>x, nous<br />

témoigna des sympathies non équivoques et dont il nous donna la preuve en ré-<br />

90 Voir ce qui s’est passé en Egypte dans des circonstances analogues, en 1878-79. L'agent<br />

politique anglais, M. Vivian, était en conflit déclaré avec son compatriote l'agent financier,<br />

M. Rivers-Wilson, et il en était exactement de même pour nos deux agents, M. Gode<strong>au</strong>x et<br />

M. de Blignières.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 85<br />

primant de son mieux les excitations répandues alors dans [84] la Régence contre<br />

notre domination en Algérie ; <strong>au</strong>ssi n'est-ce pas de lui que vient le péril.<br />

L'Empire venait de tomber ; Paris n'était pas encore investi, quand les Italiens<br />

prennent Rome ; <strong>au</strong>ssitôt ils essayent <strong>au</strong>près du Vatican de recueillir l'héritage de<br />

la France et de se faire attribuer la protection des intérêts latins en Orient 91 . De-<br />

vant les résistances du Pape, leurs efforts se portent ailleurs. Avant même la ques-<br />

tion de Nice, celle de Tunis est soulevée. L'intérêt de la Prusse était alors de nous<br />

susciter en Algérie des embarras graves, une diversion 92 . Suivant sa propre inspi-<br />

ration ou les conseils de nos adversaires, l'Italie, qui a déj<strong>à</strong> largement pris pied<br />

dans la Régence depuis son traité de 1868 et son entrée dans la commission, saisit<br />

l'occasion qui se présente de faire un grand pas en avant. Mais elle se contenta<br />

d'un m<strong>au</strong>vais pré <strong>texte</strong>. Un Italien réclamait du bey une indemnité considérable<br />

et injustifiée (affaire de la Djedeïda) ; M. Pinna, s'emparant de cette plainte, exigea<br />

des satisfactions exorbitantes, et en outre des garanties pour l'avenir, l'exemption<br />

des impôts, l'inviolabilité des propriétés italiennes, etc., etc 93 .<br />

La commission protesta de toutes ses forces, déclarant ces prétentions contraires<br />

<strong>à</strong> la mission que l'Europe lui avait confiée, et faites pour paralyser entièrement<br />

son administration. M. Wood, mesurant du premier coup d'œil le danger 94 apporte<br />

<strong>à</strong> la commission et <strong>à</strong> notre agent le secours puissant de son <strong>au</strong>torité. Ainsi soutenu,<br />

le bey résiste. M. Pinna amène son pavillon, rompt ses relations, menace de<br />

s'embarquer et de faire appel <strong>à</strong> la force navale de son pays (13 janvier [85] 1871).<br />

91 Rien de plus explicite sur ce point que l’Histoire de la diplomatie du gouvernement de la<br />

Défense nationale, par M. J. Valfrey, ch. viii, p. 145.<br />

92 Elle envoie l'explorateur Gérard Rolhfs soulever les Arabes, en commençant par la Tunisie ;<br />

nous obtenons du bey l’expulsion de l'agitateur. Un danger d'une nature non moins sérieuse,<br />

mais différente, nous vient des banquiers, qui avaient négocié l'emprunt de 1863, et qui revendiquent,<br />

en 1870-71, la nationalité allemande. C'était du moins, <strong>à</strong> cette époque, le bruit<br />

qui courait <strong>à</strong> Tunis.<br />

93 Chaque propriété italienne serait devenue un asile où la commission n’<strong>au</strong>rait pas pu percevoir<br />

une taxe, où le gouvernement <strong>au</strong>rait dû laisser impunis les coupables, les réfractaires,<br />

etc., subordonner du moins toute répression, toute action même, <strong>à</strong> l'assentiment préalable de<br />

l'agent italien.<br />

94 Nous résumerons plus loin les motifs qui s'opposent, <strong>au</strong>x yeux du gouvernement anglais, <strong>à</strong><br />

ce que l'Italie puisse jamais s'établir <strong>à</strong> Tunis, et commander ainsi les communications maritimes<br />

entre l'Europe et l'Orient. (Congrès de Berlin, 1 ère partie, ch. iv.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 86<br />

Une démonstration armée de l'Italie est imminente ; on s'attend d'un jour <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre<br />

<strong>à</strong> voir son escadre apparaître 95 .<br />

Dans ces conjonctures, le bey adresse un suprême appel <strong>au</strong>x puissances, les<br />

adjure de ne pas laisser détruire l'œuvre qu'elles viennent <strong>à</strong> peine de créer. <strong>Le</strong><br />

gouvernement de la Défense nationale charge notre ministre <strong>à</strong> Florence d'arrêter<br />

s'il est possible, avec les faibles moyens dont dispose alors un représentant de la<br />

France, le gouvernement italien dans son impétueux élan. Officiellement appuyé<br />

par le ministre d'Angleterre et <strong>au</strong>ssi par le représentant de la Turquie, M. Rothan<br />

est assez heureux pour empêcher le départ de l'escadre 96 .<br />

Un protocole <strong>à</strong> trois fut signé entre M. Visconti-Venosta, M. Rothan et sir<br />

Augustus Paget. D'après cet acte qui s<strong>au</strong>vegardait les arrangements financiers pris<br />

dans la Régence et ne portait <strong>au</strong>cune atteinte <strong>au</strong>x droits de la commission, un arbitrage<br />

devait trancher la difficulté née entre le gouvernement du roi Victor-<br />

Emmanuel et celui du Bardo. Tout avantageux qu'ait été, pour le premier, le choix<br />

des arbitres, en majorité Italiens, qui se réunirent <strong>à</strong> Florence, leur décision n'en fut<br />

pas moins favorable <strong>au</strong> bey : ils réduisirent <strong>à</strong> leur valeur dérisoire les réclamations<br />

sur lesquelles ils étaient appelés <strong>à</strong> se prononcer et qui avaient failli cependant entraîner<br />

pour la Régence, pour nous, des conséquences irréparables.<br />

L'affaire eut un contrecoup facile <strong>à</strong> prévoir : la Turquie s'était émue des prétentions<br />

de l'Italie ; Sidi-Saddok, de son côté, jugea le moment venu ou jamais de<br />

recourir <strong>à</strong> sa protection, suivant le conseil de M. Wood. Il envoya Khéreddine <strong>à</strong><br />

Constantinople. Celui-ci en revint, <strong>à</strong> la fin de cette même année 1871, porteur<br />

d'un firman du Sultan dont il donna solennellement lecture <strong>au</strong> bey et qui ne<br />

consacrait rien moins que la suzeraineté politique de l'empereur ottoman sur la<br />

Tunisie. Notre ambassadeur <strong>à</strong> Constantinople et M. de Botmili<strong>au</strong> protestèrent<br />

95 Voir, notamment dans les correspondances de M. Montferrier, <strong>au</strong> Journal des Débats, le<br />

rôle équivoque joué <strong>à</strong> cette époque <strong>à</strong> Florence par M. d'Arnim, alors ministre de Prusse et<br />

doyen du corps diplomatique.<br />

96 M. Jules Favre l'en félicite par un télégramme du 30 mars 1871 : « Je reçois vos dépêches<br />

du 27. Je suis heureux que l'affaire de Tunis soit terminée... Vous avez arrêté le départ de<br />

l'escadre italienne pour la Goulette, et, grâce <strong>à</strong> votre intervention, les intérêts français ont<br />

été s<strong>au</strong>vegardés... » (Souvenirs diplomatiques de M, Rothan : l'Allemagne et l'Italie, t. II,<br />

lettre XCIII.) M. Rothan a réservé pour une étude ultérieure cette partie de sa correspondance,<br />

qui ne peut manquer d'être fort instructive, et montrera sans doute <strong>à</strong> qui revient l'initiative<br />

principale dans cette affaire. Il est <strong>à</strong> espérer que sa mort si regrettable n’entraînera<br />

pas l'abandon de cette publication.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 87<br />

contre cet acte qui modifiait le statu quo dans la Régence sans l'assentiment [86]<br />

des puissances intéressées ; ils refusèrent formellement de le reconnaître, mais le<br />

firman n'en exista pas moins et fut pour nous, plus tard, bien que « nul et non ave-<br />

nu », une source d'embarras 97 .<br />

M. Wood avait tiré de la situation un <strong>au</strong>tre avantage sérieux : <strong>au</strong>x prises lui<br />

<strong>au</strong>ssi, un peu plus tard, avec le comité exécutif, dans une affaire assez désagréa-<br />

ble, l'affaire de la Monnaie, il s'était consolé d'un insuccès éprouvé de ce côté en<br />

faisant confirmer, le 23 août 1871, <strong>à</strong> une compagnie anglaise la concession périmée<br />

dont il avait obtenu la promesse dix ans <strong>au</strong>paravant et dont il a déj<strong>à</strong> été parlé,<br />

une toute petite ligne de chemin de fer qui remplit le monde par la suite du bruit<br />

de son nom, la ligne de Tunis <strong>à</strong> la Goulette : la porte d'entrée <strong>à</strong> vrai dire de la Régence.<br />

A cette époque la paix renaissait en Europe, et la discorde reprenait ses droits<br />

<strong>à</strong> Tunis dans tous les camps. <strong>Le</strong>s revenus concédés <strong>au</strong>x créanciers n'avaient pas<br />

rapporté la moitié de ce qu'on en attendait. <strong>Le</strong> comité de contrôle s'était adressé <strong>au</strong><br />

comité exécutif pour combler <strong>au</strong>tant que possible ce premier déficit sur les revenus<br />

du gouvernement, mais le gouvernement, plus p<strong>au</strong>vre encore, se contentait de<br />

montrer sa caisse vide. Nouve<strong>au</strong> conflit, plus grave cette fois ; les membres du<br />

comité de contrôle donnèrent leur démission (janvier 1872).<br />

Au milieu de ces querelles, l'administration, loin de s'améliorer, périclitait. M.<br />

de Botmili<strong>au</strong> dépeint la situation sous des couleurs de plus en plus sombres :<br />

« Tout semble se dissoudre, dans ce pays », écrit-il ; il montre la catastrophe finale<br />

rendue imminente <strong>à</strong> ses yeux, non pas seulement par la banqueroute, mais par<br />

l'anarchie, et il ajoute, <strong>au</strong> moment où la France n'étant pas encore relevée de ses<br />

désastres, de pareilles prévisions doivent singulièrement contrarier sa politique de<br />

recueillement et de réparation : « Mon dernier rapport conclut <strong>à</strong> la nécessité d'oc-<br />

97 M. Valfrey, dans l'ouvrage que nous venons de citer, rapporte qu'on soupçonna le Sultan<br />

d'avoir pensé lui <strong>au</strong>ssi & tirer parti de nos malheurs, vers le milieu du mois de novembre<br />

1870, en cherchant <strong>à</strong> occuper la Tunisie ; mais, sur les représentations de la délégation de<br />

Tours, le gouvernement turc mit be<strong>au</strong>coup d'empressement <strong>à</strong> déclarer qu'on s'était trompé<br />

sur ses intentions. Il est probable qu'on s'était trompé en effet, et que les intentions du Sultan<br />

n'étaient nullement arrêtées, puisqu'il les renia et n'y donna <strong>au</strong>cune suite sur notre seule<br />

prière.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 88<br />

cuper la Régence dans un avenir peu éloigné. Je ne crois pas que cette occupation<br />

puisse désormais être évitée. 98 »<br />

[87]<br />

<strong>Le</strong> khaznadar n'a rien négligé, comme on pense, pour animer les uns contre les<br />

<strong>au</strong>tres ses amis et ses adversaires ; il a encouragé le comité de contrôle dans ses<br />

empiétements, favorisé les aventuriers européens <strong>au</strong> détriment des créanciers,<br />

pratiqué en un mot, dans les conditions les plus favorables, sa politique de division.<br />

<strong>Le</strong>s Européens dont nous parlons et qu'il encourage sont un des éléments<br />

actifs de cette dissolution que signale notre consul. Il a déj<strong>à</strong> été fait mention de<br />

leur pouvoir <strong>au</strong>gmenté chaque jour par la faiblesse croissante du gouvernement.<br />

On les trouve partout en Orient, <strong>à</strong> côté de nos colonies respectables et laborieuses.<br />

L'odeur de la ruine les attire, et l'on dirait que la nature leur a réservé la mission<br />

d'activer la décomposition du pays. <strong>Le</strong> docteur Nachtigal écrit : « L'administration<br />

est entre les mains de spéculateurs et d'usuriers européens 99 . » Ils la poursuivent,<br />

s'y attachent « comme sur l'âne blessé s'acharnent les mouches », disent les Arabes.<br />

La description s'applique, il est vrai, <strong>au</strong>x Européens qui jouèrent leur rôle<br />

avant la création de la commission ; mais ces Européens n'ont pas abdiqué, et le<br />

khaznadar est le premier <strong>à</strong> les retenir, <strong>à</strong> les appeler. Ils ne demandent plus d'argent<br />

<strong>au</strong> bey, mais généralement lui arrachent, d'accord avec son entourage, par des<br />

promesses fallacieuses ou des menaces, quelque concession, un titre vague qui ne<br />

les engage <strong>à</strong> rien et leur permettra plus tard de réclamer des indemnités fabuleuses,<br />

d'intenter un procès. C'est <strong>à</strong> un personnage de cette sorte qu'un ministre égyptien,<br />

— l'histoire de la Tunisie est un peu celle de tout l'Orient musulman, — lança<br />

un jour, de guerre lasse, cette boutade : « Soit, vous <strong>au</strong>rez votre concession,<br />

mais <strong>à</strong> une condition. —Laquelle?—Vous ne ferez le procès qu'<strong>à</strong> mon successeur.<br />

» Ce procès, il est bien connu, c'est toujours le même ; l'avocat anglais<br />

Broadley en résume ainsi toute l'histoire : — On obtient du bey, <strong>à</strong> titre gratuit, ou<br />

moyennant quelque redevance illusoire, la concession de vastes domaines, de<br />

mines inexplorées, etc. ; on lui promet, en échange, de transformer le pays dans<br />

un temps rapproché, de le couvrir d'or ;on fait miroiter, en un mot, des avantages<br />

tels <strong>au</strong>x yeux du souverain ruiné, que le concessionnaire semble le bienfaiteur et<br />

98 Livre j<strong>au</strong>ne, dépêches des 14 et 28 décembre 1871, et Discours de M. J. Ferry, 1881, publiés<br />

par M. Ramb<strong>au</strong>d.<br />

99 Chapitre 1 er de Sahara et Soudan.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 89<br />

le bey l'obligé. Pour reconnaître tant de générosité, tant d'ardeur <strong>au</strong> travail, le bey<br />

ajoute <strong>à</strong> sa concession des privilèges, notamment des exemptions d'impôts ; cela<br />

fait, il ne reste plus qu'<strong>à</strong> commencer l'exploitation. <strong>Le</strong> concessionnaire se retire<br />

alors en Europe ; il cherche <strong>à</strong> réunir des capit<strong>au</strong>x, quelquefois il va jusqu'<strong>à</strong> mettre<br />

en mouvement des ouvriers, <strong>à</strong> faire gratter un coin de terre, construire une bara-<br />

que. [88] Mais bientôt le voil<strong>à</strong> qui s'arrête et qui demande <strong>au</strong> bey un million d'indemnité.<br />

<strong>Le</strong> bey s'étonne : on lui expose que le concessionnaire a engagé ses capit<strong>au</strong>x<br />

? son activité ? dans l'entreprise, et que tant de sacrifices, tant d'efforts se<br />

trouvent compromis par l'état d'insécurité du pays, insécurité dont le gouvernement<br />

est responsable. Que répondre <strong>à</strong> ces arguments ? Généralement le bey s'incline<br />

; il rembourse <strong>au</strong> concessionnaire le prix des récoltes qu'il <strong>au</strong>rait pu tirer de<br />

sa terre, des besti<strong>au</strong>x qui <strong>au</strong>raient pu lui naître, des œufs qu'<strong>au</strong>raient pondus ses<br />

poules !... 100<br />

<strong>Le</strong> comité exécutif s'opposera de tout son pouvoir <strong>à</strong> ces concessions, mais on<br />

les lui cache ; il finira par les déclarer nulles quand elles n'<strong>au</strong>ront pas reçu son<br />

assentiment. En attendant, le khaznadar, qui en profite, les multiplie, et son empire<br />

s'exerçant toujours sur l'esprit du bey, son influence n'en reste pas moins néfaste<br />

dans la Régence, en dépit de la commission. Pour donner une idée de son <strong>au</strong>dace,<br />

quelques mois <strong>à</strong> peine après la signature du décret qui instituait définitivement<br />

la commission financière, il a besoin d'argent. Devinez ce qu'il imagine ? Il<br />

vole sur les grandes routes ! Son propre fils, <strong>au</strong>x portes de Tunis, arrête et dévalise<br />

les caravanes de l'Etat, celles qui amènent <strong>au</strong> Trésor le précieux produit des<br />

impôts.<br />

M. Villet, arrivant en Tunisie précisément sur ces entrefaites, ne devait pas<br />

avoir de paix <strong>au</strong>ssi longtemps qu'<strong>à</strong> ses côtés on lui maintiendrait un pareil ministre<br />

des finances. M. de Botmili<strong>au</strong> avec Khéreddine secondent notre inspecteur dans la<br />

lutte qu'il engage, <strong>à</strong> peine débarqué, contre le khaznadar. M. Villet a les preuves<br />

en main des vols du premier ministre ; on les donne <strong>au</strong> bey : peine perdue. Sidi-<br />

Saddok ne veut rien entendre et rien voir. <strong>Le</strong>s efforts de ces trois honnêtes gens ne<br />

peuvent avoir raison de sa force d'inertie.<br />

Quatre années s'écoulent : Khéreddine a vu, il est vrai, son <strong>au</strong>torité et ses pouvoirs<br />

grandir pour le bien de la Tunisie. M. de Botmili<strong>au</strong> reconnaît en 1873 que la<br />

100 Broadley, Last Punic War, t. l, p. 149.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 90<br />

situation s'est sensiblement améliorée 101 ; mais le khaznadar est toujours debout,<br />

actif, invulnérable.<br />

La fortune pourtant se lasse, après trente-cinq années d'une constance inouïe.<br />

Elle seule s<strong>au</strong>ra trouver le moyen de perdre celui qu'elle a trop longtemps comblé<br />

de ses faveurs. Elle seule découvre l'homme qui pourra convaincre le bey, exercer<br />

sur ce cœur vieilli une [89] influence égale, puis supérieure <strong>à</strong> celle du premier<br />

ministre. Elle n'ira pas le chercher parmi des agents politiques, des financiers ;<br />

leur langage est trop raisonnable, trop grave, mais chez ceux-l<strong>à</strong> seuls que Sidi-<br />

Saddok aime <strong>à</strong> écouter, chez les compagnons, les instruments de ses plaisirs. Elle<br />

oppose <strong>au</strong> vieux khaznadar un jeune favori, Mustapha-benIsmaïl. Celui-l<strong>à</strong> sera<br />

plus éloquent que tous nos consuls, que M. Villet, que Khéreddine ; il plaidera du<br />

reste sa propre c<strong>au</strong>se.<br />

Ce jeune homme, d'une be<strong>au</strong>té dont nous n'avons connu que les restes, avait<br />

été recruté pour le harem du bey par le khaznadar lui-même, très soucieux de distraire<br />

son maître des affaires et de se rendre ainsi de plus en plus indispensable.<br />

L'écrivain anglais que nous venons de citer et <strong>au</strong>quel nous ferons plus d'un emprunt,<br />

car il fut témoin des événements qui précédèrent et suivirent notre occupation,<br />

nous donne de son origine <strong>à</strong> peu près cette description : Il avait débuté <strong>à</strong> la<br />

Goulette, dans la rue, devant les cafés, vêtu d'une chemise et d'un fez, ramassant<br />

les bouts de cigare. Un officier tunisien l'ayant remarqué, l'emmena chez lui : le<br />

khaznadar le vit et, croyant bien faire, l'envoya <strong>au</strong> bey. L'imprudence était grande,<br />

mais le premier ministre, comptant sur l'instabilité des choses humaines, compliquait<br />

rarement sa politique par des prévisions trop lointaines. Il partait toujours de<br />

ce principe que rien <strong>au</strong>tour de lui ne devait durer : sans cette explication, tous ses<br />

actes, <strong>à</strong> commencer par la révolte de 1864 et la création de la commission financière,<br />

nous apparaîtraient comme de pures folies.<br />

Sidi-Saddok fut ensorcelé par son nouve<strong>au</strong> favori ; n'ayant pas de fils, il<br />

l'adopte, lui donne sa fille en mariage. <strong>Le</strong> mélange des sentiments qui l'attachèrent<br />

<strong>à</strong> lui jusqu'<strong>à</strong> sa mort est incompréhensible pour nous en Occident, mais assez ordinaire<br />

dans le monde oriental, comme il le fut en Europe <strong>au</strong> seizième siècle et<br />

même plus tard. <strong>Le</strong>s poésies les plus touchantes qui se récitent le soir dans les<br />

101 Dépêche du 4 juin 1873. Livre j<strong>au</strong>ne : <strong>Le</strong>s obligations tunisiennes sont cotées <strong>à</strong> 220 francs.<br />

Be<strong>au</strong>coup a été fait pour relever le crédit du bey ; que la déplorable opposition que la commission<br />

rencontre si souvent cesse, et il sera fait plus encore.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 91<br />

cafés arabes, parfois même les plus belles, les plus douloureuses, ou les plus<br />

triomphantes, en tout cas les mieux inspirées, s'adressent <strong>à</strong> de jeunes garçons et<br />

non <strong>à</strong> des femmes. Elles rappellent certains sonnets si étranges de Shakespeare et<br />

célèbrent les mêmes mœurs.<br />

La passion de Sidi-Saddok fut celle d'un vieillard. Mustapha-ben-Ismaïl,<br />

d'abord fidèle <strong>au</strong> khaznadarct serviteur dévoué de ses projets, ne tarda pas, sentant<br />

son pouvoir naître, <strong>à</strong> en user. Nommé par le bey général de division, puis doté de<br />

riches sinécures, l'ambition lui vient vite. <strong>Le</strong>s trésors du premier ministre, évalués<br />

par l'exagération de la rumeur publique <strong>à</strong> plus de cent millions, éveillèrent sans<br />

doute sa jalousie : une lutte d'abord sourde, puis ouvertement déclarée, éclate<br />

alors entre ces deux hommes. L'étoile du khaznadar décline et pâlit <strong>à</strong> [90] mesure<br />

que celle de son rival s'élève plus brillante. Mustapha ben-Ismaïl trouve partout<br />

des armes contre son adversaire, l'ennemi public du pays. Khéreddine lui fournit<br />

les preuves accumulées par M. Villet des vols du premier ministre, et Ben Ismaïl<br />

lit lui-même <strong>au</strong> bey ces rapports irréfutables, écrasants, jusqu'alors rédigés en<br />

vain.<br />

<strong>Le</strong> bey commence par se répandre en plaintes amères contre cet homme qui l'a<br />

trompé toute sa vie ; puis la tristesse de la découverte fait place <strong>au</strong> désir de la<br />

vengeance. Sans la commission financière qui tient <strong>à</strong> présent en tutelle ce prince<br />

tout oriental, le khaznadar expiait probablement, comme tant d'<strong>au</strong>tres de ses semblables<br />

avant lui, l'insolence de sa fortune et de ses abus par la perte de sa tête,<br />

sans parler de la confiscation de ses biens. On se contenta de le destituer (21 octobre<br />

1873).<br />

Ce fut un be<strong>au</strong> jour pour la Tunisie ; le peuple dans tous les pays renverse volontiers<br />

ses idoles ; on pense si la chute du plus vorace des oppresseurs fut couverte<br />

d'appl<strong>au</strong>dissements ; on illumina, on donna des fêtes, on tira des feux d'artifice.<br />

Pour compléter l'exécution, M. Villet fut chargé d'apurer les comptes du<br />

khaznadar ; ce travail d'Hercule accompli, le premier ministre est traduit devant<br />

un conseil spécial, présidé par le bey du camp Sidi-Ali, et condamné <strong>à</strong> restituer <strong>au</strong><br />

gouvernement trente millions. Dans sa disgrâce, il trouva pourtant des appuis qui<br />

lui permirent de faire réduire considérablement cette somme et de ne pas enrichir<br />

enfin ce pays qu'il a tant ruiné ! en fait, il se libère par l'abandon de quelques terres<br />

et un versement de cent mille francs. Après quoi, il se retire dans son palais de


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 92<br />

la Manouba d'où il ne sortira plus jusqu'<strong>à</strong> sa mort, ce qui ne veut pas dire, on le<br />

verra, qu'il se résigne <strong>à</strong> l'inaction 102 .<br />

M. Villet dut rentrer en France sur ce succès inespéré. Trop d'adversaires, de<br />

tous côtés, le combattaient, consuls, créanciers, Européens, et sa situation deve-<br />

nait chaque jour plus f<strong>au</strong>sse. <strong>Le</strong>s ménagements politiques lui semblaient coupa-<br />

bles ; il apportait <strong>à</strong> les condamner toute la rigueur d'un esprit exact, absolu ; de<br />

quelque côté [91] qu'ils vinssent, ils l'irritaient, mais surtout de la part de notre<br />

représentant. Il <strong>au</strong>rait voulu que celui-l<strong>à</strong> fût le seul <strong>à</strong> donner, <strong>au</strong> nom de ses nation<strong>au</strong>x,<br />

et même malgré eux, l'exemple du renoncement, qu'il fit abdication complète<br />

de notre situation exceptionnelle. L'exception, c'était l’ennemi pour lui. Rien de<br />

plus logique ; mais où conduisent ces conceptions poussées <strong>à</strong> l'extrême ? La Tunisie<br />

n'était pas la France, sans doute, mais ce n'était pas non plus pour nous un pays<br />

tout <strong>à</strong> fait étranger. Sa position géographique, son incapacité de vivre sans tutelle,<br />

la condamnaient <strong>à</strong> être notre alliée ou <strong>à</strong> servir d'instrument contre nous. Envisagées<br />

avec cette intransigeance mathématique, les fonctions de M. Villet devaient<br />

donc forcément mettre <strong>au</strong>x prises en lui deux sentiments qu'il avait rendus inconciliables,<br />

le patriotisme et le devoir professionnel ; il lui fallait opter entre sa<br />

nationalité et son mandat. Aussi les journ<strong>au</strong>x italiens, qui ne cessaient de l'attaquer<br />

depuis l'affaire manquée de la Djedeïda, lui avaient-ils donné ce surnom méchant<br />

: le bey Villet. Quoi qu'il en soit, s'il espéra vainement empêcher la Tunisie<br />

d'être le théâtre de luttes politiques dont nous ne pouvions nous désintéresser, il<br />

fut un financier de premier ordre ; <strong>à</strong> lui revient, en grande partie, l'honneur d'avoir<br />

converti la dette de la Régence et réorganisé son administration. Ses successeurs<br />

<strong>au</strong>ront <strong>à</strong> faire durer son œuvre le plus possible, mais, recrutés dans le même service<br />

que lui, il est <strong>à</strong> craindre que le même esprit absolu ne les anime et qu'ils n'arrivent<br />

<strong>à</strong> Tunis pleins de préventions.<br />

102 Voici la liste des premiers ministres du bey, depuis Mustapha Khaznadar : Mustapha Khaznadar,<br />

de 1837 <strong>au</strong> 22 octobre 1873 ; — le général Khéreddine, 22 octobre 1873 ; — Mohammed<br />

Khaznadar, 21 juillet 1877 ; — Mustapha-ben-ismaïl, septembre 1878 ; — Mobammed<br />

Khaznadar, 12 septembre 1881 ; — Si-El-Azis-bou-Atour, de 1882 jusqu'<strong>à</strong> ce jour.<br />

Voici également la liste des vice-présidents de la Commission financière qui se sont<br />

succédé en Tunisie depuis 1869 : M. Villet, inspecteur général des finances, septembre<br />

1869 ; — M. <strong>Le</strong>blant inspecteur des finances, février 1874· ; — M. Queillé, inspecteur des<br />

finances mars 1878 ; — M. Depienne, inspecteur de l'Enregistrement et des domaines, mars<br />

1879, jusqu'<strong>à</strong> ce jour.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 93<br />

M. de Botmili<strong>au</strong>, lui <strong>au</strong>ssi, prit congé d'un poste qu'il avait occupé avec un<br />

vrai mérite pendant une période ingrate de sept années. Son successeur, M. de<br />

Vallat, arriva juste pour assister <strong>à</strong> la chute du khaznadar, et fut bientôt remplacé<br />

lui-même par un agent intérimaire, M. de Billing, dont le court passage <strong>au</strong> consu-<br />

lat fut malheureux. M. Wood en profita pour faire octroyer <strong>à</strong> une compagnie anglaise<br />

la concession du chemin de fer qui devait relier Tunis <strong>à</strong> l'Algérie. Par bonheur,<br />

la compagnie ne trouva pas de capit<strong>au</strong>x ; <strong>au</strong>trement les intérêts britanniques,<br />

<strong>à</strong> peu près nuls, seraient devenus supérieurs <strong>à</strong> ceux de la France dans la Régence.<br />

Une administration rivale de la nôtre eût régné dans tout le nord du pays, jusqu'<strong>à</strong><br />

notre frontière, et justifié par suite dans les affaires tunisiennes une immixtion<br />

étrangère dont non seulement notre influence <strong>au</strong>près du bey, mais notre domination<br />

même dans l'Afrique du Nord, eût ressenti profondément les conséquences.<br />

M. de Billing garda rancune <strong>à</strong> la Tunisie et <strong>au</strong> gouvernement français de ses<br />

insuccès personnels. En 1874, il est le premier <strong>à</strong> écrire [92] que la situation de la<br />

Régence lui paraît grosse de périls ; il signale le réveil du fanatisme ; il appelle<br />

même l'attention la plus sérieuse du ministre des affaires étrangères sur les événements<br />

qui semblent déj<strong>à</strong>, suivant lui, se préparer 103 , et pourtant, quand ces<br />

événements surviennent, il en conteste la gravité : nous le verrons dans des meetings<br />

révolutionnaires prendre la parole pour attaquer son successeur et dévoiler<br />

les origines soi-disant suspectes d'une expédition dont il a lui-même prédit la nécessité.<br />

104<br />

103 Voyez Livre j<strong>au</strong>ne de 1881.<br />

104 N.d.E., Cf. Note interne de Billing du 22 octobre 1880 en rubrique « Pour en savoir plus ».


[93]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 94<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie. Avant l’intervention<br />

Chapitre IV<br />

<strong>Le</strong> Congrès de Berlin<br />

(1875-1880)<br />

<strong>Le</strong> général Mustapha-ben-Ismaïl s'étant contenté du ministère de la marine,<br />

Khéreddine prit la place du khaznadar <strong>à</strong> la tête du gouvernement. Il conserve ses<br />

fonctions de président de la commission financière et va pouvoir poursuivre, les<br />

mains libres, l'œuvre de réorganisation que tant de difficultés ont jusqu'alors en-<br />

travée. L'avenir de la Tunisie, enfin, va s'éclaircir. A une condition pourtant, c'est<br />

que Khéreddine puisse durer. Or nous venons de voir que, depuis le départ de M.<br />

de Botmili<strong>au</strong>, il ne peut compter <strong>au</strong> consulat de France sur <strong>au</strong>cun appui stable, et,<br />

d'<strong>au</strong>tre part, les sympathies qu'il nous a témoignées, son alliance étroite avec notre<br />

compatriote, M. Villet, ont groupé contre lui tous nos adversaires, et, en première<br />

ligne, les consuls d'Angleterre et d'Italie. <strong>Le</strong> bey, de son côté, ne l'aime pas, le<br />

trouve trop sérieux, et il est <strong>à</strong> craindre que son favori n'accentue rapidement ces<br />

dispositions déj<strong>à</strong> presque hostiles. <strong>Le</strong> vieux khaznadar, toujours vivant dans sa<br />

retraite, jette de l'huile sur le feu ; quantité de ses créatures agissent pour lui dans<br />

l'entourage du bey. Il a conservé <strong>au</strong> Bardo une popularité bien naturelle ; tant de<br />

gens [94] dont les intérêts sont liés <strong>au</strong>x siens peuvent encore espérer, <strong>au</strong>ssi longtemps<br />

qu'il n'est pas mort, son retour <strong>au</strong>x affaires.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 95<br />

Mustapha-ben-Ismaïl commet heureusement nombre d'imprudences qui retar-<br />

dent les progrès de sa carrière politique. Non seulement il abuse, sans mesure, de<br />

son crédit et provoque de telles plaintes chez les indigènes qu'on doit restreindre<br />

ses attributions, mais encore il ne recule pas devant des scandales qui amènent<br />

une intervention diplomatique. Un jour, il émeut la ville entière de Tunis en faisant<br />

enlever, en pleine rue, un jeune garçon européen, jugé par lui digne d'être<br />

admis <strong>au</strong> harem du bey.<br />

La situation du général Khéreddine resterait précaire, néanmoins ; notre influence<br />

<strong>au</strong>ssi bien que celle del<strong>à</strong> commission financière serait gravement compromise,<br />

nous perdrions en un mot tous les avantages que nous promettait la chute<br />

du khaznadar, si la France, déj<strong>à</strong> relevée, n'envoyait pas <strong>à</strong> Tunis un représentant<br />

assez expérimenté, assez ferme pour savoir se faire écouter du bey.<br />

M. de Billing rappelé, le choix du gouvernement de la République se porta sur<br />

M. Roustan, consul général <strong>à</strong> Beyrouth, et dont la carrière tout entière s'était poursuivie<br />

dans ces pays d'Orient méditerranéen où la France avait conservé, malgré<br />

nos défaites, un grand prestige, en Egypte, en Palestine et en Syrie ; postes de<br />

résistance où il s'agissait, pour nos consuls, de ne pas laisser ressentir le contrecoup<br />

de nos malheurs, de lutter pied <strong>à</strong>, pied, non pour reconquérir, mais pour défendre<br />

notre <strong>au</strong>torité traditionnelle ; postes enviés, où nos agents purent croire,<br />

après la guerre, jusqu'<strong>à</strong> l'occupation de l'Egypte par les troupes anglaises, que l'influence<br />

séculaire de la France devait dominer toutes les <strong>au</strong>tres sur ce littoral<br />

d'Asie et d'Afrique tant de fois rougi de notre sang, peuplé de nos protégés catholiques,<br />

enrichi par combien de générations de nos compatriotes.<br />

En Tunisie, M. Roustan trouvait notre prépondérance très affaiblie, sinon ruinée,<br />

et des adversaires tels que M. Wood, déj<strong>à</strong> maîtres d'une partie de la place.<br />

Son ambition sera de regagner peu <strong>à</strong> peu le terrain perdu. Khéreddine rencontre en<br />

lui l'appui dont il a besoin et lui prête en échange son concours. <strong>Le</strong> premier effet<br />

de cette entente est considérable. La concession du chemin de fer de Tunis <strong>à</strong> l'Algérie,<br />

accordée, on l'a vu, le 23 septembre 1874, <strong>à</strong> une compagnie anglaise, n'avait<br />

pas été exploitée dans le délai d'un an. Elle est annulée, malgré les protestations<br />

de M. Wood, fort d'un nouve<strong>au</strong> traité, qu'il vient de passer avec le bey (le traité<br />

perpétuel du 19 juillet 1875), et presque [95] <strong>au</strong>ssitôt donnée <strong>à</strong> une société fran-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 96<br />

çaise 105 , grâce <strong>à</strong> l'intervention si active, dans toute cette affaire, du général<br />

Chanzy, alors gouverneur général de l'Algérie et passionnément attaché lui <strong>au</strong>ssi<br />

<strong>au</strong> rétablissement de notre influence <strong>à</strong> Tunis 106 . Immédiatement les trav<strong>au</strong>x<br />

commencent ; ils furent terminés en quatre ans. Notre consul général obtient peu<br />

après du bey le droit de raccorder la voie tunisienne <strong>à</strong> celle de notre chemin de fer<br />

de Bône-Guelma-Soukharras : bientôt, toujours par les efforts combinés du général<br />

Chanzy et de M. Roustan, une seule et même compagnie exploitera les deux<br />

lignes et reliera d'un trait d'union indestructible Tunis <strong>à</strong> notre colonie.<br />

L'administration de Khéreddine <strong>à</strong> cette époque commence <strong>à</strong> faire renaître ce<br />

malheureux pays. Un ordre sévère, trop sévère <strong>au</strong>x yeux du bey, règne dans les<br />

finances ; les populations reviennent <strong>au</strong> travail, la sécurité reparaît. « Une jeune<br />

fille couronnée de diamants peut traverser seule, sans crainte, la Régence du nord<br />

<strong>au</strong> sud ». Telle est la formule favorite du premier ministre. Nous sommes loin des<br />

traditions du khaznadar. Ce temps de répit, qui dura trois années, permit <strong>à</strong> la Tunisie<br />

de reprendre des forces pour supporter de nouvelles crises.<br />

<strong>Le</strong>s guerres qui s'allument de nouve<strong>au</strong> dans les Balkans mettent fin <strong>à</strong> ce court<br />

repos. La Turquie reprend sa lutte avec la Russie ; l'effort est suprême ; elle a besoin<br />

du concours de tous les musulmans ; elle réclame naturellement <strong>au</strong> bey le<br />

contingent que lui ont envoyé ses prédécesseurs en 1854. Voil<strong>à</strong> Khéreddine partagé<br />

entre son devoir de gardien des finances tunisiennes et son culte fidèle pour le<br />

Sultan ; ce dernier sentiment, plus fort décidément que tous les <strong>au</strong>tres en lui, l'emporte.<br />

L'envoi du contingent est décidé ; 4,000 hommes finissent par être réunis <strong>à</strong><br />

la Goulette, mais <strong>à</strong> grand'peine et si lentement qu'<strong>au</strong> moment où le bey ordonne<br />

leur départ, la paix est signée. <strong>Le</strong> pays n'en a pas moins été de nouve<strong>au</strong> troublé<br />

par le recrutement qu'il déteste. Pour faire patienter la Porte, on a dû lui envoyer<br />

de l'argent. Khéreddine ne l'a pas pris dans la caisse publique, mais il a provoqué<br />

des souscriptions : le peu d'épargne amassée dans le pays depuis la chute du<br />

khaznadar passe <strong>à</strong> Constantinople avec les réserves de l'Etat qui devaient permettre<br />

de voir venir sans trop en souffrir les années stériles. Mais, bientôt, la récolte<br />

de 1877 ayant manqué et les souscriptions ne suffisant plus, le premier ministre<br />

<strong>au</strong>gmente encore [96] son impopularité <strong>au</strong> Bardo en réduisant les pensions des<br />

105 18 mai 1876.<br />

106 « <strong>Le</strong> général Ghanzy a attaché son nom <strong>à</strong> cette affaire de Bône-Guelma ; il y a consacré tout<br />

ce qu'il avait en lui d'énergie et de volonté. » (J. Ferry, Discours du 9 novembre 1881.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 97<br />

princes ! A dater de ce jour Mustapha-ben-Ismaïl n'a plus que des alliés et Khé-<br />

reddine des ennemis dans la place. On émeut le bey ; il se croit menacé, tremble<br />

pour sa liste civile et même pour son pouvoir.<br />

<strong>Le</strong> 21 juillet 1877, Khéreddine tombe, sans que nous puissions le s<strong>au</strong>ver.<br />

Comment le soutenir avec énergie, <strong>au</strong> moment où sa manie turque l'entraîne de<br />

nouve<strong>au</strong> contre notre gré ? Quittant le pays dont il désespère et où il ne reviendra<br />

que pour vendre ses biens, il se retire d'abord en France, puis <strong>à</strong> Constantinople : le<br />

Sultan récompense sa fidélité en l'appelant <strong>à</strong> exercer le plus h<strong>au</strong>t pouvoir dans<br />

l'Empire, après celui du souverain, et le nomme grand vizir. Dans la Régence, les<br />

conséquences de sa chute furent <strong>au</strong>ssitôt ressenties, les obligations tunisiennes<br />

baissèrent <strong>à</strong> la Bourse.<br />

Mohammed, mamelouk vieilli, fanatique honnête, mais dévoué <strong>à</strong> M. Wood,<br />

lui succède et prend le titre de khaznadar. Mustapha-ben-Ismaïl, tout-puissant en<br />

fait, n'est élevé qu'un an plus tard officiellement <strong>au</strong> premier rang. A ce moment<br />

notre consul doit oublier les origines du favori et faire tous ses efforts pour l'empêcher<br />

de reprendre les traditions de l'ancien khaznadar, de combattre notre influence.<br />

L<strong>à</strong> est le danger. M. Roustan met en campagne les agents qui ne sont pas<br />

<strong>à</strong> M. Wood et qui peuvent avoir chance de se faire écouter par MustaphabenIsmaïl.<br />

On a discuté plus tard la moralité de ces intermédiaires : comme si l'on<br />

avait l'embarras du choix en Orient ! M. de Botinili<strong>au</strong>, M. Villet n'<strong>au</strong>raient jamais,<br />

sans Mustaphaben-Ismaïl, convaincu le bey des crimes de son premier ministre.<br />

M. Roustan n'était pas moins obligé qu'eux, pour se faire entendre <strong>au</strong> Bardo, d'y<br />

envoyer les rares personnages qu'on y accueillait avec confiance. Il se garda,<br />

comme de raison, d'en prendre d'<strong>au</strong>tres ; et il s'est trouvé chez nous des gens pour<br />

l'en blâmer. Perpétuels critiques de nos propres actes, nous ne sommes pas capables,<br />

en France, d'assister <strong>à</strong> la conduite de nos affaires. Nous ne voyons que le but<br />

et ne concevons ni les tempéraments ni les moyens <strong>à</strong> employer pour l'atteindre :<br />

quand on nous les découvre, nous sommes rarement satisfaits, et nous résistons<br />

difficilement <strong>à</strong> la tentation sinon de changer, tout <strong>au</strong> moins de rappeler <strong>à</strong> l'ordre<br />

celui qui est <strong>à</strong> la manœuvre et que nous rêvons infaillible. <strong>Le</strong>s Anglais moins sensibles,<br />

partant plus patients, n'ont pas de ces exigences. Ils ne demandent <strong>à</strong><br />

l'homme que d'être un homme ; ils acceptent les compromis, les imperfections, les<br />

<strong>à</strong> peu près qui de tout temps ont fait marcher le monde. Quel exemple pour nous<br />

que la carrière de M. Wood, maintenu plus de cinquante ans dans deux postes où


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 98<br />

on le [97] laisse <strong>au</strong>ssi longtemps qu'il peut servir son pays ! Nul n'eut jamais la<br />

prétention <strong>à</strong> Londres, dans les Chambres ou dans la presse, de vouloir juger les<br />

détails de son action, de lui reprocher le choix des intermédiaires qu'il employait,<br />

ni son alliance même avec le khaznadar. De même les Italiens pour M. Pinna.<br />

Mais le moment n'est pas venu de nous attarder <strong>à</strong> ces réflexions. Elles trouveront<br />

assez tôt leur place. <strong>Le</strong>s efforts de M. Roustan furent heureux, c'est l<strong>à</strong> l'essentiel,<br />

pour l'instant. Mustapha-ben-Ismaïl, quelque peu flatteuse que fût cette recrue<br />

nécessaire, se déclara franchement tout Français et continua, pour un temps, la<br />

politique de Khéreddine.<br />

Son instinct le servit d'ailleurs ; la France, <strong>au</strong> moment où la Turquie met bas<br />

les armes devant la Russie, a repris dans le monde une place importante ; loin de<br />

l'écraser, ses désastres lui ont rendu plus de vitalité que jamais, plus d'ardeur <strong>au</strong><br />

travail ; elle semble, sa dette de cinq milliards payée <strong>à</strong> l'Allemagne, être plus riche<br />

qu'<strong>au</strong>paravant. L'Europe l'admire ; c'est le moment où jamais pour le bey d'être<br />

dans ses bonnes grâces. Mustapha-ben-Ismaïl témoigne de ses sympathies en venant<br />

visiter notre Exposition de 1878 ; il passe par l'Algérie où notre domination<br />

s'affirme alors avec éclat, par Bône notamment, ce chef-d'œuvre de notre colonisation,<br />

qu'on peut comparer sans désavantage avec be<strong>au</strong>coup des villes les plus<br />

florissantes de notre littoral, et les plus heureusement situées. <strong>Le</strong> spectacle est fait<br />

pour le frapper.<br />

A Paris le ministre des affaires étrangères, M. Waddington, est absent ; il est <strong>à</strong><br />

Berlin où il participe, avec les représentants des principales puissances européennes,<br />

<strong>au</strong> règlement de la ' question d'Orient 107 . Qui sait si le sort de la Tunisie ne<br />

sera pas soumis <strong>au</strong>x délibérations du Congrès ? L'Autriche reçoit l'Herzégovine et<br />

la Bosnie ; la plupart des Etats chrétiens de l'Europe ont une part des dépouilles de<br />

la Turquie. La France seule ne demande <strong>au</strong>cun territoire ; mais M. Waddington<br />

connaît les périls qui nous menacent dans la Méditerranée et particulièrement <strong>à</strong><br />

Tunis : il tient <strong>à</strong> affirmer nos droits dans la Régence, et même s'il est possible <strong>à</strong><br />

les faire reconnaître, <strong>à</strong> réserver du moins l'avenir. Une occasion se présente :<br />

l'Angleterre a be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> se faire pardonner ; elle s'est servie la première, <strong>à</strong> la<br />

stupéfaction générale, en se faisant attribuer Chypre directement par le Sultan dès<br />

le 4 juin, quelques jours avant l'ouverture du Congrès. Nous contenterons-nous de<br />

107 <strong>Le</strong>s <strong>au</strong>tres plénipotentiaires pour la France sont M. de Saint-Vallier, notre ambassadeur <strong>à</strong><br />

Berlin, et M. Desprez, alors directeur politique <strong>au</strong>x Affaires étrangères.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 99<br />

regretter le fait [98] accompli, puis de l'oublier ensuite, ainsi que nos récrimina-<br />

tions ? Il est plus sage d'en tirer du moins quelque avantage, et c'est le cas d'obte-<br />

nir <strong>au</strong> sujet de la Tunisie des garanties <strong>au</strong>xquelles le public, il est vrai, tient peu,<br />

mais qui nous sont indispensables. <strong>Le</strong> deuxième plénipotentiaire anglais, lord<br />

Salisbury, entre dans les vues de notre ministre des affaires étrangères et lui décla-<br />

re confidentiellement que le gouvernement de la Reine a été témoin avec la plus<br />

vive satisfaction du succès de l'expérience poursuivie par la France en Algérie et<br />

de la grande œuvre de civilisation qu'elle y accomplit. Il n'a jamais méconnu que<br />

la présence, sur ce littoral, de la France, soutenue comme elle l'est par une imposante<br />

force militaire, doit avoir pour effet de lui donner, quand elle jugera convenable<br />

de l'exercer, le pouvoir de peser, avec une force décisive, sur le gouvernement<br />

de la province voisine de Tunis. C'est l<strong>à</strong> une conséquence que le gouvernement<br />

anglais a depuis longtemps reconnue comme inévitable et acceptée sans<br />

arrière-pensée. L'Angleterre n'a pas dans cette région d'intérêts spéci<strong>au</strong>x qui puissent<br />

en rien l'amener <strong>à</strong> voir avec appréhension ou défiance la France y exercer son<br />

influence légitime et croissante. Allant plus loin et en prévision de complications<br />

qui pourraient un jour entraîner notre occupation, lord Salisbury ajoutait : « En ce<br />

qui concerne un événement qui peut encore être assez lointain, je me bornerai <strong>à</strong><br />

dire que l'attitude de l'Angleterre n'en sera pas modifiée. Elle continuera <strong>à</strong> reconnaître,<br />

comme elle le fait <strong>à</strong> présent, les effets naturels du voisinage d'un pays puissant<br />

et civilisateur comme la France, et elle n'a pas <strong>à</strong> mettre en avant de prétentions<br />

contraires 108 . »<br />

Une déclaration <strong>au</strong>ssi formelle est en contradiction avec la conduite de M.<br />

Wood, avec toute sa vie. Lord Salisbury reconnaît sans doute que son agent, dont<br />

les longs services sont récompensés par le titre de Sir, a dépassé ses instructions et<br />

persiste inutilement <strong>à</strong> marcher dans une voie où il ne sera plus suivi, car il accorde<br />

son rappel <strong>à</strong> M. Waddington. Ce fait seul trahit <strong>à</strong> Tunis les dispositions du gouvernement<br />

anglais <strong>à</strong> l'égard de la Régence ; M. Wood, si âgé qu'il soit, est plein de<br />

vie, et la seule annonce de son départ est considérée comme une abdication définitive<br />

de l'Angleterre en notre faveur.<br />

Abdication très politique d'ailleurs et qui ne fut pas simplement, comme on<br />

pourrait le croire, une affaire de sentiment ou d'occasion. Du jour où le gouver-<br />

108 Dépêche de lord Salisbury <strong>à</strong> lord Lyons, 7 août 1878, Livre j<strong>au</strong>ne.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 100<br />

nement anglais constate que la Tunisie est condamnée et qu'une intervention<br />

étrangère y est inévitable, entre [99] quelles mains doit-il souhaiter de la voir<br />

tomber ? les nôtres ou celles de l'Italie ? Entre les nôtres sans <strong>au</strong>cun doute. De<br />

deux m<strong>au</strong>x on choisit le moindre. Il a tout intérêt <strong>à</strong> ne pas abandonner <strong>à</strong> l'Italie la<br />

garde du vaste goulet qui met en communication les deux bassins de la Méditerranée.<br />

Son action en 1871 <strong>au</strong>près du cabinet de Florence en était déj<strong>à</strong> une preuve.<br />

Or l'Italie serait maîtresse de ce passage, dans le cas où le promontoire tunisien<br />

qui s'avance vers la Sicile lui appartiendrait. Possédant, avec la Sardaigne et l'îlot<br />

de Pantellaria, la pointe du cap Bon, les sommets de Carthage, Bizerte, on peut<br />

dire qu'elle commanderait les communications maritimes de l'Europe avec<br />

l'Orient et qu'elle pourrait <strong>au</strong> besoin sinon les arrêter tout <strong>à</strong> fait, du moins les gêner<br />

considérablement. Il est clair que ce n'est pas l'Angleterre qui favorisera jamais<br />

la création d'une pareille entrave et qui s'exposera <strong>à</strong> faciliter l'interception de<br />

la grande route que sillonnent <strong>au</strong>jourd'hui librement par milliers ses bâtiments.<br />

Elle a tout avantage, <strong>au</strong> contraire, <strong>à</strong> ce que les deux côtés du passage appartiennent<br />

<strong>à</strong> deux puissances différentes : c'est pour elle le plus sûr moyen d'en assurer<br />

la neutralité. La diplomatie anglaise <strong>à</strong> Berlin obéit sans doute <strong>à</strong> cette préoccupation<br />

en donnant <strong>à</strong> la France l'assentiment préalable dont nous venons de parler.<br />

Cela est d'<strong>au</strong>tant plus probable que les prétentions de l'Italie sur le fameux passage<br />

n'étaient nullement ignorées en 1878 : on considérait volontiers, dans certains<br />

journ<strong>au</strong>x de la Péninsule, la Tunisie comme une parcelle de l'Italie séparée de<br />

l'Europe par un cataclysme, une pointe de terre qu'il s'agissait non pas d'annexer,<br />

mais de ressouder <strong>à</strong> la Sicile. On comprend que cette manière de considérer la<br />

géographie de l'Afrique n'ait pas été sans c<strong>au</strong>ser quelque inquiétude <strong>à</strong> Londres. De<br />

l<strong>à</strong>, en partie, sans doute, les dispositions que nous savons et <strong>au</strong>xquelles M. Waddington<br />

sut si heureusement faire appel.<br />

Ces dispositions, pourquoi n'en avons-nous pas profité dès 1878 ? Pourquoi<br />

n'avons-nous pas saisi cette occasion qui s'offrait <strong>à</strong> nous de mettre enfin un terme<br />

<strong>au</strong>x embarras et <strong>au</strong>x dangers qui nous venaient régulièrement de la Tunisie ? Pour<br />

quoi ne l'avoir pas occupée dès cette époque, quand nous pouvions compter sur<br />

l'assentiment de la grande majorité des puissances ? La question se pose d'ellemême<br />

<strong>au</strong>jourd'hui ; mais en 1878 il en était tout <strong>au</strong>trement. <strong>Le</strong>s souvenirs de la<br />

guerre franco-allemande étaient encore trop récents ; une grande partie de l'opinion<br />

en France se prononçait nettement contre toute expansion coloniale et en


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 101<br />

général contre toute action extérieure qui pouvait diminuer nos forces. Cette poli-<br />

tique de recueillement, d'abstention, était si bien <strong>à</strong> l'ordre du jour qu'on s'était demandé<br />

même [100] s'il n'y avait pas pour nous un sérieux danger <strong>à</strong> prendre part <strong>au</strong><br />

Congrès de Berlin. Gambetta était formellement d'avis qu'on n'y allât point. Nos<br />

plénipotentiaires ne purent y assister qu'<strong>à</strong> titre de conseillers et <strong>à</strong> la condition d'en<br />

revenir, comme on dit alors, « les mains libres et les mains nettes ». Il leur fallut<br />

donc refuser ce qu'on appelait encore tout « honnête courtage » pour leurs bons<br />

offices et se contenter d'acquérir <strong>à</strong> la France, dans les discussions de Berlin, une<br />

<strong>au</strong>torité d'<strong>au</strong>tant plus grande que son concours était plus désintéressé. S'ils avaient<br />

agi <strong>au</strong>trement, s'ils étaient revenus enrichis des dons de l'Angleterre et surtout de<br />

ceux de l'Allemagne, combien de ceux qui les blâmèrent plus tard étaient alors<br />

tout prêts <strong>à</strong> dire qu'ils avaient compromis l'indépendance et la dignité nationales !<br />

Ajoutons qu'en 1878 Gambetta condamnait comme inopportun tout projet d'intervention<br />

en Tunisie ; son opinion, dont on sait le poids, l'emporta sur celle du maréchal<br />

et sur celle de M. Duf<strong>au</strong>re, qui étaient, avec le général Chanzy, partisans<br />

d'une action immédiate.<br />

Tout <strong>au</strong> moins l'histoire de la Tunisie sera très simple, dorénavant, semble-t-il,<br />

puisque notre adversaire le plus redoutable va quitter la scène et que le premier<br />

ministre de la Régence, revenu tout ébloui de son voyage en France, nous est entièrement<br />

acquis avec le bey.<br />

Nous oublions la commission et l'Italie.<br />

Occupons-nous d'abord de la commission. Elle ne devait pas voir sans inquiétude<br />

et sans m<strong>au</strong>vaise humeur le prestige croissant de notre consul général. Si le<br />

représentant de la France devenait assez fort pour imposer <strong>au</strong> bey sa volonté, son<br />

premier soin serait sans doute de poursuivre la suppression de ce petit parlement<br />

international qui contrariait son action politique ou d'en faire remanier tout <strong>au</strong><br />

moins la composition. A vrai dire, notre inspecteur des finances ne pouvait que<br />

gagner <strong>à</strong> ce remaniement qui eût affermi son <strong>au</strong>torité en le débarrassant peut-être<br />

de l'opposition du comité de contrôle et de l'ingérence des consuls étrangers. Sans<br />

doute, mais c'eût été surtout le triomphe de M. Roustan dont la prépotence, comme<br />

on dit, <strong>à</strong> Tunis, n'était déj<strong>à</strong> que trop insupportable <strong>au</strong>x successeurs de M. Villet<br />

et qui leur paraissait avec raison de plus en plus l'ennemi de leur administration<br />

neutre, internationale. M. Roustan, loin de s'effacer comme on le lui demandait,<br />

revendiquait <strong>au</strong> contraire h<strong>au</strong>tement le droit d'exercer sur le gouvernement


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 102<br />

beylical une influence sinon exclusive, du moins prédominante ; cette influence<br />

dont lord Salisbury, sans qu'on le sache encore officiellement, venait de reconnaî-<br />

tre la légitimité. Il ne manquait <strong>au</strong>cune occasion d'attirer les capit<strong>au</strong>x de la France<br />

dans le pays, <strong>à</strong> déf<strong>au</strong>t des Français eux-mêmes, [101] moins nombreux dans la<br />

Régence que les Italiens et les Maltais. <strong>Le</strong> succès chaque jour plus marqué de<br />

cette habile manœuvre qui assurait notre conquête pacifique de la Régence et nous<br />

eût dispensés peut-être de l'occuper militairement, n'était, <strong>au</strong>x yeux du viceprésident<br />

du comité exécutif, que le résultat d'intrigues déplorables, un défi jeté <strong>à</strong><br />

la commission par l'ambition de notre représentant.<br />

Il va sans dire que les consuls d'Angleterre et d'Italie entretenaient de leur<br />

mieux cet antagonisme et encourageaient notre inspecteur des finances <strong>à</strong> opposer<br />

une résistance énergique <strong>au</strong>x empiétements qui menaçaient l'administration des<br />

créanciers. M. Wood, sentant la fin proche, faisait alors flèche de tout bois. Aussi<br />

longtemps qu'il pourra rester <strong>à</strong> Tunis, il ne désarmera pas. <strong>Le</strong> consul d'Italie marchera<br />

avec lui, et derrière eux les quatre membres étrangers du comité de contrôle.<br />

Seuls les deux membres français soutiennent notre agent. M. Wood a réussi <strong>à</strong><br />

mettre en tête de l'opposition <strong>à</strong> la France notre inspecteur des finances. Cette opposition<br />

est si forte, si bien groupée, que MusIapha-ben-Ismaïl, versatile et faible,<br />

croit M. Roustan vaincu d'avance et se tourne <strong>au</strong>ssi contre lui. Un conflit est dès<br />

lors inévitable : il éclate et prend les proportions d'un scandale <strong>à</strong> propos de l'affaire<br />

Sancy.<br />

<strong>Le</strong> comte de Sancy, membre français du comité de contrôle, était depuis près<br />

de vingt ans dans la Régence <strong>au</strong>x prises avec l'administration d'un haras que le<br />

gouvernement impérial avait favorisé dès l'origine en vue de faciliter la remonte<br />

de nos régiments d'Algérie. L'exploitation de ce haras, établi <strong>à</strong> quatorze kilomètres<br />

de Tunis, dans la plaine de Sidi-Tabet, et doublé plus tard d'une entreprise<br />

agricole, donna lieu <strong>à</strong> de nombreux procès entre M. de Sancy et ses associés<br />

d'abord, puis entre M. de Sancy et le bey. Nos représentants s'étaient toujours<br />

bornés <strong>à</strong> protéger notre compatriote contre l'arbitraire du gouvernement tunisien,<br />

mais sans aller jusqu'<strong>à</strong> vouloir faire triompher ses droits, les uns fondés, les <strong>au</strong>tres<br />

contestables. <strong>Le</strong>s choses traînèrent ainsi plusieurs années. En 1877, la récolte, on<br />

le sait, fut m<strong>au</strong>vaise ; le bey avait recruté tous les chev<strong>au</strong>x du pays pour les envoyer<br />

en Turquie, en attendant le contingent qu'il projetait de réunir. M. de Sancy<br />

invoqua ces circonstances de force majeure pour ne pas remplir certains engage-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 103<br />

ments, onéreux pour lui, de son contrat, notamment l'obligation d'entretenir dans<br />

la concession un certain nombre minimum de chev<strong>au</strong>x et de besti<strong>au</strong>x, etc. <strong>Le</strong>s<br />

arguments étaient discutables ; M. de Sancy avait ses torts ; M. Roustan en<br />

convenait ouvertement, mais de son côté le gouvernement du bey s'était exposé <strong>à</strong><br />

des réclamations justifiées en n'exécutant pas [102] plusieurs cl<strong>au</strong>ses <strong>à</strong> sa charge<br />

dans la convention. Une entente ne semblait donc pas impossible, chaque partie<br />

devant faire <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre des concessions. Notre consul, saisi de l'affaire par M. de<br />

Sancy, se contenta de demander <strong>au</strong> bey, non pas une satisfaction, mais une enquête.<br />

La commission n’était pas restée étrangère <strong>à</strong> la contestation M. de Sancy avait<br />

invoqué de tout temps la protection du consulat : M. Villet, son successeur M.<br />

<strong>Le</strong>blant, et après lui M. Queillé, avaient été ses adversaires déclarés. M. Queillé,<br />

consulté sur la proposition d'une enquête, répondit par un refus catégorique. <strong>Le</strong>s<br />

consuls d'Angleterre et d'Italie et leurs représentants dans la commission approuvèrent<br />

fort cette attitude. La déchéance de la concession de Sidi-Tabet fut alors<br />

prononcée par le bey, qui passa outre <strong>à</strong> nos protestations. L'échec de M. Roustan<br />

était complet : il ne restait plus qu'<strong>à</strong> le rendre public. Au mois de décembre 1878,<br />

notre consul est prévenu que M. Queillé se rend en personne <strong>à</strong> la tête d'une commission<br />

tunisienne pour expulser notre compatriote de son domaine, et en prendre<br />

possession <strong>au</strong> nom du bey. La chose a été préparée de telle sorte que M. Roustan<br />

n'a pas même le temps de faire envoyer de Paris <strong>à</strong> notre inspecteur des finances<br />

l'ordre de surseoir <strong>à</strong> l'exécution. S'il laisse faire pourtant, il admet que le gouvernement<br />

tunisien peut, du jour <strong>au</strong> lendemain, déposséder nos nation<strong>au</strong>x sans un<br />

jugement, sans même faire droit <strong>à</strong> une demande d'enquête préalable, en l'écartant<br />

purement et simplement, comme non avenue. Il accepte non seulement un déni de<br />

justice, mais un affront sans précédent et que le consul de la plus modeste des<br />

puissances <strong>à</strong> Tunis n'eût pas toléré de la part d'un gouvernement d'<strong>au</strong>tant plus hardi,<br />

qu'on se montre plus faible avec lui. Un janissaire du consulat fut envoyé <strong>à</strong><br />

Sidi-Tabet pour en interdire l'entrée. <strong>Le</strong>s agents de M. Queillé, M. Queillé luimême<br />

se heurtèrent <strong>au</strong> garde de M. Roustan et durent revenir <strong>à</strong> Tunis, d'où la<br />

nouvelle de cet éclatant conflit se répandit <strong>au</strong>ssitôt en Europe.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 104<br />

M. Waddington approuva pleinement dans cette affaire l'attitude de notre<br />

consul général ; M. Queillé fut blâmé et rappelé 109 ; quant <strong>au</strong> bey, un ultimatum<br />

le fit réfléchir (9 janvier 1879) ; Mustapha-ben-Ismaïl vint exprimer <strong>à</strong> notre repré-<br />

sentant ses excuses et son repentir. Nos conditions ne furent pas dures : nous<br />

n'exigeâmes <strong>au</strong>cune garantie [103] pour l'avenir, <strong>au</strong>cune satisfaction d'ordre général<br />

; nous nous contentâmes de l'enquête que le bey avait refusée sans motif ; elle<br />

fut ouverte et prouva en somme que M. de Sancy ne méritait pas le traitement<br />

sommaire qu'on avait voulu lui infliger.<br />

La commission cessant, depuis cette époque, de faire échec <strong>à</strong> notre influence,<br />

Sir Richard Wood quittant Tunis, le représentant de l'Italie reste seul <strong>à</strong> pouvoir<br />

combattre l'action de M. Roustan. Voil<strong>à</strong> bien du terrain gagné par la France, ou<br />

regagné plutôt, en peu d'années. Quelle sera donc l'attitude du cabinet de Rome en<br />

présence de ces résultats ?<br />

<strong>Le</strong> gouvernement italien, depuis 1878, ne dissimule pas la déception profonde,<br />

le mécontentement que lui inspire la façon dont les affaires générales de l'Europe<br />

ont été réglées. <strong>Le</strong> Congrès de Berlin ne lui a rien rapporté ; non seulement ses<br />

représentants en sont revenus les mains vides, quand certains de leurs compatriotes<br />

prétendaient qu'ils <strong>au</strong>raient pu obtenir <strong>au</strong> moins l’Albanie dans le partage des<br />

provinces chrétiennes de la Turquie, mais encore ils ont vu l'Angleterre s'attribuer<br />

Chypre, l'Autriche, qui déj<strong>à</strong> possédait sur l'Adriatique les ports <strong>à</strong> moitié italiens de<br />

la Dalmatie, recevoir par surcroît la Bosnie et l'Herzégovine. Ils n'ont pas été sans<br />

soupçonner, en outre, que la France a dorénavant carte blanche en Tunisie : les<br />

journ<strong>au</strong>x italiens de cette époque parlent même ouvertement d'un accord entre<br />

l’Angleterre et nous <strong>à</strong> ce sujet. La Liberté du 16 juillet 1878 et après elle le Montasgbatt<br />

publient la même nouvelle. M. Wood en prévient son gouvernement par<br />

une lettre du 23 juillet 1878, publiée <strong>au</strong> Livre bleu de 1881. Comment le gouvernement<br />

italien eût-il été seul <strong>à</strong> n'en rien savoir, ainsi que ses journ<strong>au</strong>x officieux<br />

l'ont prétendu plus tard, en essayant d'accréditer une légende rétrospective dont il<br />

109 On le remplaça par un fonctionnaire de l'Enregistrement et des Domaines, M. Depienne, qui<br />

ne négligea ni les intérêts des créanciers ni ceux du bey, on le verra plus tard, mais qui sut<br />

en même temps éviter toute difficulté avec M. Roustan comme avec ses deux successeurs.<br />

Il est <strong>au</strong>jourd'hui encore <strong>à</strong> la tête des finances tunisiennes, dont la prospérité actuelle est en<br />

bonne partie son œuvre.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 105<br />

a été fait justice par les écrivains les mieux informés, notamment par MM. Jules<br />

Ferry et Francis Charmes 110 ?<br />

[104]<br />

Au lendemain du Congrès, le désappointement de certains cercles politiques<br />

est si vif dans le Péninsule, que le comte Corti, ministre des affaires étrangères,<br />

doit se retirer. <strong>Le</strong> président du Conseil, M. Cairoli, prend son portefeuille, mais<br />

pour tomber lui-même, <strong>à</strong> la fin de l'année. Un petit nombre de députés ne cessent<br />

d'entreprendre le gouvernement sur son effacement, son abdication en matière de<br />

politique extérieure. De l<strong>à</strong>, pour les ministres du roi Humbert, une situation fort<br />

difficile. Fidèles <strong>au</strong>x traditions qui ont si puissamment contribué <strong>à</strong> l'unification de<br />

l'Italie, ils ne résistent que faiblement <strong>à</strong> la pression d'un parti peu nombreux, mais<br />

d'<strong>au</strong>tant plus actif, le parti des patriotes, le parti des revendications nationales.<br />

110 Voici cette légende qui n'a jamais été fondée sur <strong>au</strong>cune preuve, mais <strong>à</strong> laquelle il n'est pas<br />

sans intérêt d'opposer des témoignages et des faits indiscutables. On a prétendu tout <strong>à</strong> coup<br />

de l’<strong>au</strong>tre côté des Alpes que M. de Bismarck avait poussé le machiavélisme, <strong>au</strong> Congrès de<br />

Berlin, jusqu'<strong>à</strong> offrir successivement la Tunisie <strong>à</strong> l'Italie d'abord, puis <strong>à</strong> la France. Sans rappeler<br />

les dispositions qui animaient ostensiblement le cabinet impérial <strong>à</strong> l'égard du gouvernement<br />

italien en 1878, dispositions qui n'avaient rien de bienveillant, bornons-nous <strong>à</strong> renvoyer<br />

le lecteur <strong>à</strong> la lettre qu'a écrite, le 22 octobre 1889, M. Jules Ferry, dans le journal<br />

l'Estafette, pour en finir avec cette invention. M. Jules Ferry établit sans contestation possible,<br />

et certainement d'après les pièces diplomatiques du temps, que l'Allemagne n'offrit et<br />

n'avait <strong>à</strong> offrir la Tunisie <strong>à</strong> personne. Si elle l'avait offerte <strong>à</strong> l'Italie et si l'Italie avait décliné,<br />

comme on l'a dit, cette offre, par amitié pour la France, M. Cairoli n'<strong>au</strong>rait pas manqué,<br />

pour s<strong>au</strong>ver son portefeuille et son amour propre, de dénoncer <strong>à</strong> son pays l'ingratitude et la<br />

déloy<strong>au</strong>té par laquelle nous <strong>au</strong>rions répondu, en 1881, <strong>à</strong> sa générosité. Quelques jours après<br />

la publication de cette lettre de M. Jules Ferry, un écrivain des plus <strong>au</strong>torisés, M. Francis<br />

Charmes, récemment encore directeur politique <strong>au</strong> ministère des affaires étrangères, a achevé<br />

de démontrer, dans un article du Journal des Débats du 29 octobre, non seulement<br />

l'inexactitude, mais l'invraisemblance de la légende dont nous avons fait mention pour ne<br />

rien omettre. M. F. Charmes s'appuie sur le <strong>texte</strong> des dépêches du comte de L<strong>au</strong>nay, ambassadeur<br />

d'Italie <strong>à</strong> Berlin, et notamment sur une dépêche qu'adressait ce diplomate <strong>à</strong> la<br />

Consulta, lors des événements de Tunisie. M. de L<strong>au</strong>nay confirme <strong>à</strong> ce sujet « ce qu'il a<br />

écrit tant de fois », <strong>à</strong> savoir, « que le programme du cabinet impérial envers la France<br />

consiste <strong>à</strong> appuyer celle-ci dans sa politique étrangère, tant que les intérêts de l'Allemagne<br />

ne se trouvent pas directement en jeu ». Et encore : « Si le cabinet de Berlin se prononce, ce<br />

sera .dans un sens conforme <strong>à</strong> son attitude passive, et en somme peut-être favorable <strong>à</strong> la<br />

France. » L'écrivain des Débats tire naturellement d ces citations la conclusion suivante :<br />

« <strong>Le</strong> comte de L<strong>au</strong>nay <strong>au</strong>rait-il renouvelé dans ces termes des in<strong>format</strong>ions qu'il affirme<br />

avoir données tant de fois, dans le cas où le cabinet -de Berlin <strong>au</strong>rait poussé celui de Rome<br />

<strong>à</strong> occuper la Tunisie ? » Et il ajoute : « Quoiqu'il en soit, si M. de Bismarck a donné des<br />

conseils de cette nature <strong>au</strong> gouvernement italien, il ne l'a jamais fait vis-<strong>à</strong>-vis du gouvernement<br />

français... » « Sa conduite <strong>à</strong> notre égard a été correcte. Il a vu sans regrets la France<br />

développer son influence dans des régions où elle ne risquait pas de heurter des intérêts allemands.<br />

Il semble même qu'il l'ait vu avec quelque satisfaction. Rien de plus, rien de<br />

moins. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 106<br />

Une propagande irrédentiste s'organise presque ouvertement contre l'Autriche.<br />

Quant <strong>à</strong> la France, ses ambitions dans la Méditerranée sont dénoncées. Au moment<br />

où M. Waddington adresse <strong>au</strong> bey, dans l'affaire Sancy, l'ultimatum que l'on<br />

sait, M. Depretis, devenu <strong>à</strong> son tour pour six mois ministre des affaires étrangères,<br />

fait <strong>au</strong> Sénat des déclarations catégoriques et se prononce avec énergie pour le<br />

maintien du statu quo dans la Régence.<br />

M. Cairoli, revenant <strong>au</strong> pouvoir le 2 juin 1879, cette fois, pour près de deux<br />

ans, se trouve donc engagé <strong>à</strong> Tunis dans une politique qui consiste <strong>à</strong> essayer d'y<br />

arrêter les progrès de la France sous peine d'encourir les reproches d'une opposition<br />

que dirige M. Crispi, et qu'une alliance avec la droite peut rendre toutepuissante,<br />

politique [105] raisonnable sans doute, mais d'une application fort délicate,<br />

car il s'agit de ne pas lui laisser prendre un caractère trop actif, trop militante<br />

<strong>au</strong>trement elle nous inquiétera, stimulera et précipitera notre action <strong>au</strong> lieu de l'arrêter.<br />

Il ne f<strong>au</strong>t pas oublier qu'<strong>à</strong> cette époque, de 1878 <strong>à</strong> 1880, l'Italie était sans alliés.<br />

Son armée, arrêtée en voie de réorganisation, ne comptait pas plus de<br />

350,000 hommes de première ligne et 150,000 de seconde. Quant <strong>à</strong> ses finances,<br />

elles laissaient fort <strong>à</strong> désirer. <strong>Le</strong> cours forcé n'était pas aboli. Des emprunts importants<br />

étaient en perspective, et ce n'est pas en dehors de Paris qu'on avait chance<br />

de pouvoir les contracter.<br />

M. Cairoli, <strong>au</strong> début de son nouve<strong>au</strong> ministère, en 1879, se borne <strong>à</strong> quelques<br />

conseils platoniques : il invite les capit<strong>au</strong>x italiens <strong>à</strong> aller contre balancer dans la<br />

Régence l'influence des entreprises étrangères. Mais on ne tarde pas <strong>à</strong> lui demander<br />

davantage. Un député qui a joué un rôle actif dans les affaires tunisiennes et<br />

qui devait, dix ans plus tard, faire partie du gouvernement, M. Damiani, anime la<br />

Chambre et obtient d'elle, pour les écoles italiennes de Tunis, une subvention.<br />

Dans son discours du 21 juillet, qui eut un grand retentissement, M. Damiani expose<br />

toute son idée : « La Tunisie, s'écrie-t-il, c'est la dernière porte ouverte <strong>à</strong><br />

l'expansion de l'Italie. » Il est fermement appuyé par M. Depretis, faiblement par<br />

M. Cairoli. Au reste, l'agent de cette politique nouvelle est déj<strong>à</strong> <strong>à</strong> Tunis. Il a été<br />

nommé dès le lendemain du congrès (17 octobre 1878) 111 . C'est M. Maccio. On<br />

111 M. Pinna, rappelé <strong>au</strong> mois d'août 1878, avait cédé la place <strong>à</strong> un député, M. Mussi, dont la<br />

mission officieuse et obscure fut courte. M. Maccio n'arriva qu'<strong>à</strong> la fin de l'année.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 107<br />

l'a choisi en Syrie, <strong>à</strong> Beyrouth, dans le poste même qu'occupait M. Roustan avant<br />

de venir <strong>à</strong> Tunis. <strong>Le</strong>s deux agents se sont connus.<br />

Dès son arrivée, qui coïncide avec le moment le plus aigu de L’affaire Sancy,<br />

M. Maccio étonne le gouvernement tunisien et la population par un coup de théâtre,<br />

une petite manifestation militaire insolite. Il tient <strong>à</strong> ce que l'on sache tout de<br />

suite qu'il f<strong>au</strong>dra compter avec lui. La mise en scène laisse <strong>à</strong> désirer, mais l'intention<br />

n'en est que mieux soulignée. Amené par un bâtiment de guerre, une compagnie<br />

de débarquement est mise <strong>à</strong> ses ordres ; il fait son entrée solennelle <strong>au</strong> consulat<br />

général entre une double haie formée par les marins italiens qu'on a subrepticement<br />

expédiés de la Goulette <strong>à</strong> Tunis, leurs fusils dans des caisses, comme s'il<br />

s'était agi d'un coup d'Etat (décembre 1878). Dès ce jour, la petite phalange qui<br />

pèse <strong>à</strong> Rome sur les [106] décisions du cabinet transporte une partie de son champ<br />

d'action <strong>à</strong> Tunis ; elle y a ses représentants, ceux-l<strong>à</strong> mêmes ou <strong>à</strong> peu près qui ont<br />

déj<strong>à</strong>, en 1871, fourni <strong>au</strong> gouvernement de Victor-Emmanuel l'occasion d'intervenir<br />

dans la Régence. Et ces représentants ne cesseront plus d'exercer <strong>au</strong> consulat<br />

italien <strong>à</strong> la fois leur influence et leur contrôle. En sorte que, quelles que soient<br />

leurs tendances personnelles, M. Cairoli <strong>à</strong> Rome, M. Maccio <strong>à</strong> Tunis seront portés<br />

<strong>à</strong> dépasser la mesure, <strong>à</strong> éveiller imprudemment nos défiances en attaquant de front<br />

notre prépondérance <strong>au</strong>près du bey.<br />

Pour toute cette période si importante dans l'histoire de notre expédition en<br />

Tunisie, nous nous référerons non seulement <strong>au</strong>x correspondances diplomatiques<br />

qui ont été imprimées et distribuées <strong>au</strong>x Chambres <strong>à</strong> cette époque, mais <strong>au</strong>x nombreuses<br />

publications de nos adversaires eux-mêmes, et notamment <strong>au</strong>x deux volumes<br />

de l'avocat anglais Broadley, qui ont le grand mérite de ne pouvoir être<br />

suspects de partialité <strong>à</strong> notre égard 112 . D'après ce document, rapproché d'ailleurs<br />

du Livre j<strong>au</strong>ne fort explicite sur ce point, il semble hors de doute que M. Maccio<br />

fit preuve durant son séjour <strong>à</strong> Tunis d'un zèle personnel excessif, et que le petit<br />

groupe de patriotes qu'on ne tarda pas <strong>à</strong> décorer en Italie du nom d'irrédentistes<br />

tunisiens, n'eut pas besoin d'éch<strong>au</strong>ffer son ardeur et encore moins celle de son<br />

entourage.<br />

Dans ses discours, M. Maccio ne cesse de faire valoir, pour justifier son activité<br />

et celle de ses compatriotes, non seulement les arguments que nous connais-<br />

112 Last Punic War.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 108<br />

sons quant <strong>au</strong> voisinage de la Sicile <strong>à</strong> la nature italienne du sol tunisien, mais <strong>au</strong>s-<br />

si l'importance de sa colonie dans la Régence. Rien n'était plus exact d'ailleurs que<br />

cette dernière assertion. <strong>Le</strong>s Italiens établis <strong>à</strong> Tunis, en 1878, sont nombreux, actifs,<br />

honorables pour la plupart ; mais ce que M. Maccio oubliait d'ajouter, c'est<br />

qu'ils sont avant tout modérés, n'ont rien de commun, pas même la race et l'origine,<br />

avec les quelques ambitieux, Israélites pour la plupart, qui prétendent les représenter<br />

; leur préoccupation était, non pas de voir tomber de nouve<strong>au</strong> Carthage<br />

<strong>au</strong>x mains de Rome, mais de vivre en paix. Ce qu'on ignore, c'est qu'ils faisaient<br />

très bon ménage avec les <strong>au</strong>tres colonies, particulièrement avec les Français ; <strong>à</strong> tel<br />

point que les excitations les plus vives n'ont pas encore <strong>au</strong>jourd'hui pu détruire ces<br />

liens. Malheureusement cette colonie laborieuse et paisible faisant peu de bruit,<br />

on n'entendait parler d'elle que par les personnalités remuantes qui s'arrogeaient le<br />

droit d'agir en son nom : un journal, l'Avenir de Sardaigne, imprimé <strong>à</strong> Cagliari et,<br />

de l<strong>à</strong>, [107] répandu <strong>à</strong> profusion dans la Régence, était censé traduire sa pensée<br />

intime en publiant contre la France de violentes attaques. Un fait <strong>à</strong> noter encore,<br />

c'est que M. Wood, rappelé <strong>à</strong> la fin de 1878, ne quitta Tunis que plusieurs mois<br />

après l'arrivée et l'entrée en fonction de son successeur intérimaire (été de<br />

1879) 113 . On ne manque pas de dire qu'il a tenu <strong>à</strong> rester le temps nécessaire pour<br />

faire l'éducation de M. Maccio. Quoi qu'il en soit, voil<strong>à</strong> M. Roustan et M. Maccio,<br />

seuls, face <strong>à</strong> face : les vraies difficultés commencent. Nous sommes en 1880. A<br />

Paris, M. Waddington, qui pouvait exercer sur les affaires de Tunisie une action<br />

personnelle, en raison de sa participation <strong>au</strong> Congrès de Berlin, vient de quitter le<br />

ministère des affaires étrangères. A Rome, la m<strong>au</strong>vaise humeur du cabinet <strong>à</strong> notre<br />

égard s'est accrue pour plusieurs motifs : c'est d'abord la dénonciation du traité de<br />

commerce franco-italien dont il a pris l'initiative et dont il est le premier <strong>à</strong> souffrir.<br />

En second lieu, c'est la question d'Egypte qui s'ouvre de nouve<strong>au</strong> avec les<br />

menées d'Arabi ; le gouvernement italien voudrait y jouer un rôle et n'y réussit<br />

pas. M. Cairoli, qui a pourtant donné assez de preuves de son courage et de son<br />

patriotisme pendant sa longue carrière, est ainsi amené <strong>à</strong> céder <strong>à</strong> la pression qu'il<br />

subit, <strong>à</strong> concentrer de plus en plus sur la Tunisie des ambitions qu'il ne peut pourtant<br />

pas raisonnablement se flatter de faire triompher, et dont les avertissements<br />

réitérés de nos ministres et de nos représentants ne réussissent pas <strong>à</strong> lui faire comprendre<br />

le danger. On a cherché plus tard, mais vainement, <strong>à</strong> contester en Italie<br />

113 Celui-ci prend le service le 17 avril. Sir Richard Wood ne part que trois mois plus tard.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 109<br />

que ces avertissements aient été donnés. Sur ce point encore nos témoignages sont<br />

décisifs, et <strong>au</strong>cun reproche ne peut être adressé <strong>à</strong> notre politique 114 .<br />

[108]<br />

Tout d'abord M. Maccio tente de nous enlever le monopole exclusif de l'ex-<br />

ploitation des lignes télégraphiques dans la Régence, concession que M. Roches<br />

avait obtenue du bey, on se le rappelle, en 1861, et dont nul n'avait songé jusqu'en<br />

1880 <strong>à</strong> nous disputer le bénéfice. <strong>Le</strong>s termes de notre convention, heureusement<br />

formels, permirent <strong>à</strong> M. Roustan de faire écarter par le bey ces prétentions. Il y<br />

réussit, mais non sans peine, et c'est le 24 mai 1880 seulement, après deux mois<br />

de négociations, qu'il transmet <strong>à</strong> M. de Freycinet, successeur de M. Waddington<br />

114 On a même été jusqu'<strong>à</strong> dire eu Italie, <strong>au</strong> moment de la mort de M. Cairoli, que ce dernier<br />

avait été trompé par des assurances contraires, par des promesses formelles d'abstention de<br />

notre part. Une réponse péremptoire <strong>à</strong> ces allégations, qui ne reposent d'ailleurs sur <strong>au</strong>cun<br />

document, se trouve dans l’article de l'écrivain du Journal des Débats que nous avons cité<br />

plus h<strong>au</strong>t, M. Francis Charmes. En voici les passages princip<strong>au</strong>x : « Nous ne désirions pas<br />

aller <strong>à</strong> Tunis, mais nous entendions bien que personne n'y allât <strong>à</strong> notre place : nous ne pouvions<br />

même pas accepter qu'<strong>au</strong>cune influence politique s'y exerçât <strong>à</strong> côté de la nôtre et dans<br />

des conditions égales... Sinon notre établissement en Algérie <strong>au</strong>rait bientôt été mis en c<strong>au</strong>se<br />

et le travail d'un demi siècle compromis. <strong>Le</strong> gouvernement italien a-t-il tenu compte des nécessités<br />

de notre situation ? Voyant que nous ne faisions rien <strong>à</strong> Tunis, il s'est mis en mesure<br />

d'agir <strong>à</strong> notre place. Notre longue abstention, notre patience exemplaire ont été pour lui des<br />

encouragements <strong>à</strong> tourner vers la Tunisie ses ambitions coloniales. On en a éprouvé quelque<br />

tristesse <strong>à</strong> Paris. De quelque <strong>au</strong>tre côté que l'Italie eût porté son effort expansif, l'abstention<br />

bienveillante de la France était certaine ; en Tunisie seulement la situation était différente<br />

et nous imposait d'<strong>au</strong>tres résolutions. L'Italie l'a-t-elle ignoré ? A-t-elle le droit de<br />

nous reprocher d'avoir gardé le silence sur ce point et de l'avoir laissée s’engager, sans avertissement<br />

amical, dans une voie dangereuse ? Non, certes. » Et ici, l'écrivain qui nous donne<br />

ces précieux éclaircissements fait évidemment allusion <strong>à</strong> des déclarations émanant des trois<br />

ministres qui ont dirigé nos affaires étrangères de 1878 <strong>à</strong> 1881, c'est-<strong>à</strong>-dire de M. Waddington,<br />

de M. de Freycinet, de M. Barthélemy Saint-Hilaire, et <strong>à</strong> celles de notre ambassadeur <strong>à</strong><br />

Rome, M. de Noailles. « Toute l'Europe savait ce que nous pouvions et ce que nous ne pouvions<br />

pas accepter. La nature des choses parlait pour nous. Mais en présence des projets de<br />

l'Italie et du commencement d'exécution qui s'en produisait, nous avons dû parler nousmêmes.<br />

Nous l'avons fait discrètement, mais nettement. L'Italie n'a pas pu se tromper sur<br />

nos dispositions. Plusieurs ministres qui se sont succédé <strong>à</strong> cette époque ont déclaré dans les<br />

mêmes termes, <strong>à</strong> l'ambassadeur italien <strong>à</strong> Paris, que nous désirions ne rien changer <strong>au</strong> statu<br />

quo tunisien, que nous n'avions <strong>au</strong>cune vue d'annexion, mais que nous ne laisserions pas<br />

l'Italie établir une influence supérieure ni même égale <strong>à</strong> la nôtre. Sur le terrain commercial,<br />

et dans tout ce qui touche les intérêts privés, nous lui avons dit que la concurrence était libre,<br />

qu'elle pouvait nous égaler et même nous dépasser, mais que sur le terrain politique et<br />

dans tout ce qui touche <strong>au</strong>x intérêts d'Etat, c'était différent. Ce langage a été tenu <strong>à</strong> plusieurs<br />

reprises, <strong>à</strong> Paris par nos ministres, <strong>à</strong> Rome par notre ambassadeur. Il était impossible d'avertir<br />

d'une manière plus précise dans le fond, plus amicale dans la forme. C'est M. Maccio qui<br />

a été chargé de répondre <strong>à</strong> M. Roustan, non par des paroles, mais par des actes... Telle a été<br />

l'origine de notre protectorat tunisien. » (Voir également, <strong>à</strong> ce sujet, la lettre citée plus h<strong>au</strong>t<br />

de M. J. Ferry.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 110<br />

<strong>au</strong>x affaires étrangères, une déclaration non équivoque de Mustapha-ben-Ismaïl<br />

confirmant notre privilège.<br />

Entré dans cette voie, M. Maccio ne peut rester sur un échec, sous peine de<br />

compromettre son prestige. Une affaire bien <strong>au</strong>trement grave que celle des télégraphes<br />

va lui permettre de prendre sa revanche, revanche éclatante et dont le<br />

bruit fut entendu dans toute l'Europe. On se souvient qu'en 1871, M. Wood avait<br />

obtenu, pour une compagnie anglaise, la concession d'un chemin de fer de Tunis <strong>à</strong><br />

la Goulette. La compagnie perdait de l'argent et, menacée de faire faillite, cherchait<br />

<strong>à</strong> se débarrasser de cette petite ligne dont l'exploitation ne lui permettait pas<br />

de couvrir les frais. Cette situation était connue. Aussi notre [109] compagnie<br />

Bône-Guelma ne se pressait-elle pas de faire ses offres <strong>à</strong> la compagnie anglaise, et<br />

attendait-elle que celle-ci abaissât le plus possible son prix de vente, <strong>à</strong> peu près<br />

certaine de n'avoir pas de concurrence <strong>à</strong>. redouter. Déj<strong>à</strong> établie dans le pays, elle<br />

avait en effet <strong>à</strong> Tunis une tête de ligne, des bure<strong>au</strong>x, un personnel, des dépôts de<br />

matériel et de charbon. Elle seule pouvait donc exploiter sans trop de perte le petit<br />

tronçon de la Goulette, d'une part, grâce <strong>à</strong> l'économie des frais génér<strong>au</strong>x et, d'<strong>au</strong>tre<br />

part, en raison de l'intérêt capital qu'elle avait <strong>à</strong> aboutir <strong>à</strong> la mer, <strong>à</strong> conduire directement<br />

jusqu'<strong>à</strong> nos bate<strong>au</strong>x ses voyageurs et ses marchandises. <strong>Le</strong> risque qu'elle<br />

courait ne pouvait entrer en ligne de compte avec un avantage <strong>au</strong>ssi considérable ;<br />

d'<strong>au</strong>tant plus qu'elle jouissait pour tout le reste de son rése<strong>au</strong> en Tunisie et en Algérie<br />

d'une garantie <strong>à</strong> 6 pour 100. Il fallut bien se décider <strong>à</strong> conclure cependant,<br />

quand on apprit qu'une compagnie italienne, la compagnie Rubattino, entrait en<br />

ligne et semblait déterminée <strong>à</strong> acheter. Aussitôt la compagnie anglaise éleva ses<br />

prétentions. L'ensemble de son matériel, de ses constructions fort sommaires d'ailleurs,<br />

et de sa ligne, y compris les deux embranchements minuscules du Bardo et<br />

de la Marsa, valait environ un million de francs. F<strong>au</strong>te d'entretien, la voie était en<br />

effet <strong>à</strong> refaire. La compagnie Rubattino offrit 1,200,000 francs, puis davantage ;<br />

elle alla jusqu'<strong>à</strong> 2,500,000 francs. La compagnie Bône-Guelma, voyant le danger,<br />

n'hésita pas <strong>à</strong> faire des offres supérieures ; et moyennant 2,605,000 francs, la ligne<br />

de la Goulette lui fut vendue (14 avril).<br />

On peut juger de l'importance qu'on attachait <strong>à</strong> Rome <strong>à</strong> voir cette ligne entre<br />

les mains d'une compagnie italienne par l'émotion qu'y produisit dans certains<br />

milieux la nouvelle du succès de la compagnie française. Des protestations s'élevèrent,<br />

suivies d'une vive agitation. <strong>Le</strong>s choses pouvaient en rester l<strong>à</strong> cependant,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 111<br />

et il n'existait encore <strong>au</strong>cune difficulté vraiment grave entre la France et l'Italie <strong>à</strong><br />

Tunis. Elles prirent malheureusement une tournure qu'on n'attendait pas. La com-<br />

pagnie Rubattino fit savoir <strong>au</strong> siège de la compagnie anglaise <strong>à</strong> Londres 115 qu'el-<br />

le entendait contester la validité de la vente, et, <strong>à</strong> l'appui de cette prétention, elle<br />

déclara qu'elle avait une promesse et que, d'<strong>au</strong>tre part, une formalité importante<br />

avait été omise dans la passation du contrat ; on ne s'était pas assuré <strong>au</strong> préalable<br />

de la sanction de la Cour. La compagnie Bône-Guelma avait négligé de se<br />

conformer <strong>à</strong> une exigence qu'elle ignorait, mais que prévoit sagement la loi anglaise<br />

pour le cas où des sujets britanniques en Orient veulent [110] céder une<br />

entreprise que leur gouvernement les a aidés <strong>à</strong> obtenir. L'omission fut constatée ;<br />

et pour ce motif, l'homologation de la vente dut être refusée, la H<strong>au</strong>te Cour de<br />

justice <strong>à</strong> Londres prononça l'annulation du contrat (16juin). Elle ne déclara pas<br />

toutefois la compagnie italienne propriétaire et décida que la ligne serait remise en<br />

vente, mais par adjudication cette fois. Tout était donc <strong>à</strong> recommencer.<br />

Comme <strong>au</strong>paravant, il dépend de la compagnie Bône-Guelma de l'emporter<br />

sur ses concurrents en offrant le prix le plus élevé. <strong>Le</strong>s enchères sont fixées <strong>au</strong> 7<br />

juillet. Elle a trois semaines pour prendre un parti. Aucune surprise n'est possible.<br />

C'est dans une impatience fiévreuse qu'on attend, de part et d'<strong>au</strong>tre, <strong>à</strong> Tunis, les<br />

résultats de l'adjudication. Que se passa-t-il dans ce laps de temps, en ce qui<br />

concerne la compagnie Bône-Guelma ? C'est un de ces points sur lesquels l'histoire<br />

seule pourra de loin jeter une lumière que notre politique n'a pas <strong>à</strong> redouter.<br />

Cependant, M. Jules Ferry a déj<strong>à</strong> dit <strong>à</strong> cet égard be<strong>au</strong>coup de choses en peu de<br />

mots. Il attribue nettement l'origine de notre expédition en Tunisie <strong>à</strong> l'achat du<br />

chemin de fer par les Italiens, acquisition qui <strong>au</strong>rait été faite par le gouvernement<br />

italien sous le couvert de la compagnie Rubattino, <strong>au</strong> mépris d'une promesse formelle,<br />

et il ajoute : « Il avait été convenu entre les deux cabinets de Rome et de<br />

Paris que la nouvelle adjudication <strong>au</strong>rait lieu en dehors de toute intervention de<br />

l'un ou l'<strong>au</strong>tre gouvernement. 116 » Quoi qu'il en soit, ce qui n'est pas contestable,<br />

c'est que la compagnie italienne porta, le 7 juillet, ses offres jusqu'<strong>au</strong> chiffre<br />

énorme de 4,125,000 francs (165,000 <strong>livre</strong>s) et fut déclarée adjudicataire.<br />

115 <strong>Le</strong> général Menabrea était alors ambassadeur d'Italie en Angleterre ; le général Cialdini, <strong>à</strong><br />

Paris.<br />

116 <strong>Le</strong> Tonkin et la mère patrie. Paris, 1890, p. 30.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 112<br />

Cette victoire, tel est le mot qu'emploie l'avocat Broadley, eut, <strong>à</strong> Tunis, le re-<br />

tentissement que l'on pense. On en donna d'ailleurs <strong>à</strong> Rome, dès le lendemain,<br />

l'explication : la Chambre fut saisie d'un projet de loi qu'elle vota séance tenante,<br />

sans discussion, et qui garantissait <strong>à</strong> la compagnie Rubatlino l'intérêt du prix de<br />

son achat et même l'intérêt de ses dépenses d'amélioration dès longtemps prévues,<br />

étudiées 117 .<br />

Dans une discussion qui eut lieu deux ans plus tard en France, <strong>à</strong> la Chambre<br />

des députés (16 février 1882), <strong>au</strong> sujet de la compagnie Bône-Guelma, le ministre<br />

des trav<strong>au</strong>x publics, M. Carnot, résuma [111] toute l'affaire en ces mots : « La<br />

compagnie française a dû retirer ses prétentions en présence d'une garantie promi-<br />

se <strong>à</strong> sa rivale. » Enfin, de l'<strong>au</strong>tre côté des Alpes, un homme politique italien, — et<br />

combien d'<strong>au</strong>tres après lui, <strong>à</strong> commencer par M. Crispi, tinrent le même langage !<br />

— avait formulé comme il suit, dès 1881, son appréciation : « Avant de se lancer<br />

dans cette affaire Rubattino, point de départ de l'action nouvelle de la France qui<br />

devait aboutir <strong>au</strong> traité du Bardo et <strong>à</strong> l'occupation de la Tunisie, le gouvernement<br />

du Roi <strong>au</strong>rait dû se demander s'il était bien sûr de ne pas se brouiller pour si peu<br />

avec la France 118 . » <strong>Le</strong>s avertissements ne lui avaient pas manqué, pourtant,<br />

nous l'avons prouvé.<br />

<strong>Le</strong> bey, dont l'attitude était devenue fort équivoque depuis l'arrivée de M.<br />

Maccio, le revirement de Mustapha-ben-Ismaïl et l'affaire Sancy, le bey fut un<br />

instant décontenancé par le bruit qu'il entendit faire de « la victoire » des Italiens.<br />

M. Roustan alla le trouver et lui demanda de témoigner ouvertement de ses bonnes<br />

dispositions <strong>à</strong> notre égard en accordant <strong>à</strong> notre compagnie Bône-Guelma des<br />

117 Total de la subvention annuelle accordée par le Parlement italien <strong>à</strong> la compagnie Rubattino<br />

: Pour le chemin de fer : 280,000 francs. Pour la navigation : 329,000 — Total : 609,000<br />

francs.<br />

118 Article de M. Peruzzi, Revue bleue du 20 août 1881. — M. Grispi, ce n'est <strong>au</strong>jourd'hui pour<br />

personne un mystère, partageait cette opinion. Il l'<strong>au</strong>rait même exprimée sans détours dans<br />

une interview récen-te dont les chancelleries et la presse européenne se sont fort émues,<br />

mais qui n'a jamais été démentie ; nous citons textuellement ses paroles : « Cairoli a pris le<br />

chemin de Tunis sans raisons. Je comprends qu'on se soit dit en France : « Tu veux prendre<br />

Tunis ; j'arriverai avant toi. » Mais le p<strong>au</strong>vre Cairoli n'avait pas d'idées dans la tête. Il a pris<br />

le chemin de fer pour rien. Il fallait ou prendre le chemin de fer pour prendre Tunis ou ne<br />

rien faire du tout. Vos hommes d'Etat n'ont pas cru que Cairoli agissait ainsi pour rien... »<br />

V. le Figaro du 29 septembre 1890. Interview de M. J. de Saint-Cère. —M. Crispi a été si<br />

vivement sollicité par les journ<strong>au</strong>x qui lui sont favorables <strong>à</strong> l'étranger de démentir cet entretien<br />

que, s'il n'a pas saisi tant d'occasions qui lui ont été offertes depuis lors pour rectifier<br />

tout <strong>au</strong> moins les déclarations qu'on lui attribuait, c'est apparemment qu'elles sont exactes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 113<br />

avantages qui fussent pour elle la compensation de son échec. <strong>Le</strong> bey, intimidé,<br />

lui accorda la concession des chemins de fer de Tunis <strong>à</strong> Bizerte et de Tunis <strong>à</strong><br />

Sousse et, en outre, celle du port de Tunis. Ces promesses, d'une réalisation loin-<br />

taine et coûteuse, il est vrai, réparèrent tant bien que mal le préjudice que devait<br />

nous c<strong>au</strong>ser l'adjudication de Londres. Notre compagnie reconquit ainsi, mais <strong>à</strong><br />

quel prix ! le droit d'avoir accès jusqu'<strong>à</strong> la mer, soit en étendant son rése<strong>au</strong> <strong>au</strong> nord<br />

et <strong>au</strong> sud, soit en amenant la mer jusqu'<strong>à</strong> Tunis. <strong>Le</strong>s italiens, de leur côté, prirent<br />

sans tarder et d'ailleurs irrégulièrement, dès le 15 juillet 1880, possession de leur<br />

acquisition. <strong>Le</strong> Parlement de Rome vota <strong>à</strong> la compagnie [112] Rubattino, indépendamment<br />

de la garantie dont nous avons parlé, des subventions qui permirent<br />

<strong>à</strong> ses bâtiments de multiplier leurs voyages et de desservir le chemin de fer de la<br />

Goulette. La lutte entre les consulats de France et d'Italie reprit avec plus de vivacité<br />

que jamais.<br />

Il dépend cependant du bey d'atténuer les effets de ce conflit qui ne v<strong>au</strong>t rien<br />

pour lui, quoi qu'il arrive.<br />

S'il revient <strong>à</strong> nous et se montre fidèle, nos adversaires se lasseront et porteront<br />

peut-être leurs vues ailleurs. La situation de notre agent restera difficile, mais nos<br />

pertes seront réparables : il nous suffira de laisser la compagnie italienne lasser<br />

son gouvernement en faisant trop largement appel <strong>à</strong> la garantie qui peut seule la<br />

faire vivre. Pendant ce temps, nos capit<strong>au</strong>x, plus abondants que jamais, accéléreront<br />

les progrès de notre expansion. Si le bey, <strong>au</strong> contraire, hésite, se montre accessible<br />

<strong>à</strong> l'un, puis <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre, encourage l'ambition de nos adversaires et les favorise<br />

<strong>à</strong> notre détriment, alors le danger est très grave ; chaque jour peut nous réserver<br />

quelque surprise nouvelle ; nos entreprises, les intérêts de nos nation<strong>au</strong>x, l'avenir<br />

enfin, que nous avons tenu <strong>à</strong> nous assurer <strong>à</strong> Berlin, sont <strong>à</strong> la merci de ses caprices<br />

et de ceux de son favori.


[113]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 114<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Première partie. Avant l’intervention<br />

Chapitre V<br />

L’Affaire du 31 Mars<br />

(1880-1881)<br />

N'espérons plus que le gouvernement du bey soit impartial. Depuis le départ<br />

de Khéreddine, il est sans direction. Ouvrons encore le volumineux Livre j<strong>au</strong>ne de<br />

1880-1881 et parcourons, pour nous en convaincre, les dépêches que M. Roustan<br />

adresse <strong>au</strong> ministre des affaires étrangères. La crise finale que la commission a<br />

retardée et que tous nos efforts tendent toujours <strong>à</strong> ajourner approche, malgré nous,<br />

et il ne dépend plus du gouvernement français de la conjurer. A la faveur de ces<br />

conflits que nous connaissons et qui ont divisé tous les pouvoirs <strong>à</strong> Tunis, l'administration<br />

beylicale s'est émancipée, mais pour s'abandonner plus que jamais <strong>au</strong><br />

désordre. <strong>Le</strong> pays déj<strong>à</strong> mécontenté, app<strong>au</strong>vri par les sacrifices que lui a coûté la<br />

guerre turco-russe, rend de moins en moins <strong>au</strong> fisc. <strong>Le</strong>s revenus concédés sont<br />

insuffisants ; le coupon ne peut-être payé intégralement <strong>au</strong>x créanciers ; il est réduit<br />

de 12 fr. 50 <strong>à</strong> 7 fr. 50.<br />

De son côté l'Etat est encore plus mal partagé. Pour suppléer <strong>au</strong>x recettes qui<br />

lui manquent, la commission l'<strong>au</strong>torise <strong>à</strong> <strong>au</strong>gmenter ses charges, <strong>à</strong> emprunter sur<br />

place <strong>au</strong> t<strong>au</strong>x que l'on sait. <strong>Le</strong>s aventuriers [114] revenus <strong>au</strong> Bardo proposent<br />

d'<strong>au</strong>tres expédients : d'accord avec eux, tout est mis en œuvre dans l'entourage du<br />

bey, pour tromper la commission, non seulement emprunter, mais vendre, brocan-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 115<br />

ter. Sidi-Saddok se laisserait extorquer des provinces, les biens de l'Etat comme<br />

ceux des mosquées, pour un morce<strong>au</strong> de pain. <strong>Le</strong>s caïds quittent leurs gouverne-<br />

ments pour s'installer <strong>à</strong> Tunis. Fonctionnaires tout puissants, <strong>à</strong> la fois trésoriers,<br />

préfets, génér<strong>au</strong>x et juges, ils ne touchent <strong>au</strong>cun traitement et sont censés retenir<br />

sur les recettes qu'ils perçoivent tant pour cent, lisez cent pour cent. Tandis qu'ils<br />

achetaient <strong>au</strong> Bardo, par des largesses habilement prodiguées, le silence et l'impu-<br />

nité, leurs délégués, les khalifas, pressuraient les contribuables dont ils dissimu-<br />

laient le nombre, en faisant payer cinq cents, par exemple, quand ils n'en inscrivaient<br />

que trois cents sur les rôles. Ils promettaient <strong>au</strong>x cheiks, chefs élus des tribus,<br />

la faveur du caïd, ou les menaçaient de son courroux, et ceux-ci tiraient le<br />

plus possible de leurs administrés, qui remboursaient ainsi souvent <strong>au</strong> décuple<br />

l'argent répandu d'avance <strong>à</strong> Tunis pour étouffer leurs réclamations. Quand ces<br />

exigences étaient par trop fortes, on émigrait comme d'habitude, ou bien, la récolte<br />

achevée, on venait se lamenter <strong>à</strong> Tunis. Des troupe<strong>au</strong>x de plaignants, accourus<br />

de tous les coins du territoire, passaient ainsi des jours et des jours, soit <strong>à</strong> attendre<br />

une <strong>au</strong>dience du bey, soit <strong>à</strong> la porte des bure<strong>au</strong>x, demandant justice. Parfois ils<br />

réussissaient, les malheureux, <strong>à</strong> se faire entendre ; on remplaçait le caïd enrichi<br />

par un rival qui souvent n'avait conduit contre lui toute la tribu que pour s'enrichir<br />

<strong>à</strong> son tour.<br />

C'était d'ailleurs un principe de gouvernement <strong>au</strong> Bardo de ne jamais laisser<br />

<strong>au</strong>x caïds une absolue sécurité, de ne point mal accueillir leurs adversaires. Sans<br />

cette préc<strong>au</strong>tion, ils <strong>au</strong>raient dicté leurs volontés <strong>au</strong> bey, et se seraient partagé<br />

sous ses yeux la Régence. Se trouvait-il un caïd honnête qui voulait protéger ses<br />

administrés ? Il devait rester dans son gouvernement, surveiller les Cheiks ; <strong>au</strong>trement<br />

dit, il était perdu. La bande des quêteurs de places mettait <strong>à</strong> profit son<br />

absence <strong>à</strong> Tunis, et il était vite accusé de plus de crimes que les plus coupables.<br />

Au besoin, on se servait contre lui de sa popularité dans les tribus, on le présentait<br />

comme un petit souverain, un ennemi du bey : Voyez, disait-on, il ne daigne pas<br />

se montrer chez son maître, il se croit tout permis, il conspire... Et le caïd devenait<br />

suspect ; il fallait qu'il fit comme les <strong>au</strong>tres ou qu'il succombât.<br />

<strong>Le</strong> bey du camp continuait bien ses expéditions, mais avec moins de fruit chaque<br />

année dans ce pays dont les provinces les moins dépeuplées lui étaient fermées.<br />

Quant <strong>au</strong>x villes, leurs contributions [115] appartenant <strong>au</strong>x créanciers, elles<br />

dépérissaient <strong>à</strong> vue d'œil ; on n'entretenait rien : les palais, f<strong>au</strong>te d'une ardoise


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 116<br />

remise <strong>au</strong> toit en temps utile, n'étaient presque nulle part habitables ; l'administration<br />

les abandonnait pièce par pièce sans même les défendre contre la pluie. <strong>Le</strong>s<br />

marchés redevenaient déserts, des cloaques tenaient lieu de rues. Devant cette<br />

incurie de l'Etat, les habitants, les Européens surtout, se croyaient tout permis ;<br />

chacun bravait l'<strong>au</strong>torité absente, vivait <strong>à</strong> sa guise, campait en pleine rue comme<br />

dans le désert, y installant son écurie ou son étable, sa cuisine, son atelier. Nulle<br />

part le moindre vestige d'une loi ni d'un règlement municipal observés. Qui n'a<br />

point vécu <strong>à</strong> Tunis <strong>à</strong> cette époque ne s<strong>au</strong>rait se faire une idée d'un pareil spectacle.<br />

Que de peine il a fallu plus tard, pour déraciner sans révolution ces habitudes prises<br />

! En 1880, on se croirait revenu <strong>au</strong> temps du khaznadar, <strong>au</strong>x m<strong>au</strong>vais jours de<br />

1864. <strong>Le</strong>s prédictions de M. de Botmili<strong>au</strong> se réalisent ; nous n'avons plus seulement<br />

en face de nous la ruine, mais l'anarchie, la fin de la fin.<br />

<strong>Le</strong> bey, quand notre consul vient se plaindre, ne cherche pas de f<strong>au</strong>x-fuyants ;<br />

il se borne <strong>à</strong> faire l'aveu de son impuissance. Voil<strong>à</strong> désormais la seule réponse<br />

sincère que nous obtiendrons de lui. Alors même que ses dispositions <strong>à</strong> notre<br />

égard sont encore bonnes, son hostilité ne pourrait guère nous c<strong>au</strong>ser plus d'embarras<br />

que cette impuissance déclarée. Au mois de janvier 1878, un be<strong>au</strong> paquebot<br />

français <strong>à</strong> quatre mâts, l’Auvergne, est jeté <strong>à</strong> la côte, devant le port de Tabarca. La<br />

petite garnison tunisienne montre une certaine bonne volonté, essaye de secourir<br />

les n<strong>au</strong>fragés ; mais les Kroumirs descendent de leurs montagnes <strong>à</strong> la vue de cette<br />

proie inespérée, et, devant les soldats du bey, pillent le navire jusqu'<strong>à</strong> l'épave.<br />

La même année le gouverneur du Kef réclame <strong>au</strong>x tribus des impôts arriérés.<br />

Plutôt que de les payer, elles s'apprêtent <strong>à</strong> passer en Algérie. Nos tribus frontières<br />

sont <strong>à</strong> chaque instant envahies, agitées par des bandes tunisiennes. Au moment où<br />

éclate en 1879, dans la province de Constantine, notre insurrection de l’Aurès, les<br />

rebelles s'approvisionnent ouvertement de poudre et d'armes en Tunisie : ils<br />

comptent, écrit M. Roustan, sur la négligence ou sur la connivence des <strong>au</strong>torités<br />

beylicales intéressées dans la contrebande. Parmi les insurgés vaincus, ceux qui<br />

nous échappent, les plus importants, par conséquent les plus coupables, trouvent<br />

comme d'habitude un refuge dans la Régence. <strong>Le</strong> gouvernement beylical est incapable<br />

de leur barrer le passage. Encore en 1879 (9 octobre), toujours d'après le<br />

Livre j<strong>au</strong>ne, une embarcation de notre stationnaire le Forbin est assaillie par les<br />

[116] propres troupes de Sidi-Saddok ; nos matelots sont insultés, frappés, l'un<br />

d'eux est blessé.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 117<br />

Nos réclamations, forcément multipliées, obsèdent le bey <strong>à</strong> la longue : plus il<br />

est hors d'état de nous donner satisfaction, plus il s'aigrit contre notre représentant<br />

et trouve son ingérence insupportable. Nous l'avons vu manifester un premier<br />

symptôme de malveillance lors de l'affaire Sancy, mais l'attitude de M. Queillé<br />

était son excuse ; l'ultimatum l'avait ramené <strong>à</strong> nous. Il nous donne la preuve de ce<br />

revirement favorable quand il consent <strong>à</strong> mettre <strong>au</strong>x fers un des f<strong>au</strong>teurs de noire<br />

insurrection de 1871, Kablouti, dont les intrigues ne cessaient de nous inquiéter.<br />

Mais, peu <strong>à</strong> peu, divers incidents lui ont rendu de l'<strong>au</strong>dace, et en première ligne<br />

l'affaire du chemin de fer de la Goulette. Enfin, pendant cette même année 1880,<br />

une circonstance fortuite, une complication nouvelle achève de l'enhardir, et le<br />

voil<strong>à</strong> qui, non content de soutenir en sous-main nos adversaires, nous attaque directement.<br />

<strong>Le</strong> général Khéreddine, après son départ de Tunis, ne pouvait sans imprudence<br />

laisser longtemps <strong>à</strong> la merci de son successeur les biens considérables qu'il<br />

tenait de la munificence du souverain. En 1880 il trouve <strong>à</strong> les vendre. Une compagnie<br />

française, la Société Marseillaise, a seule assez de capit<strong>au</strong>x et de confiance<br />

pour les acheter, car ces biens immenses rapportent fort peu : il f<strong>au</strong>dra vingt ans et<br />

davantage pour retirer l'intérêt seulement de l'argent qu'on devra consacrer <strong>à</strong> les<br />

acquérir, <strong>à</strong> les exploiter. Elle les paye deux millions. Parmi ces biens figurent des<br />

immeubles de luxe, tels que les palais de Carthage et de Tunis et surtout la résidence<br />

de la Manouba, avec ses admirables jardins et ses décorations arabes dignes<br />

du harem de Mohammed, mais <strong>au</strong>ssi des terres et notamment le domaine de l'Enfida,<br />

presque une province, situé dans la région la plus fertile de la Régence, <strong>au</strong><br />

Sahel, entre Tunis et Sousse. Ce domaine est inculte, <strong>à</strong> peu près désert ; seule une<br />

compagnie puissante pourra lui rendre sa richesse, avec le temps, <strong>à</strong> force de sacrifices<br />

et de patience. Mustapha-ben-Ismaïl et avec lui le bey ne peuvent pourtant<br />

prendre leur parti de le voir tomber en des mains françaises, et quand la compagnie<br />

vient dans le pays passer les actes qui doivent régulariser son achat, les notaires,<br />

les juges indigènes ont reçu un mot d'ordre et se dérobent. M. Roustan intervient<br />

en vain <strong>au</strong>près du premier ministre et du bey lui-même. Sidi-Saddok finit<br />

par répondre nettement, ne pouvant contester, en droit, l<strong>à</strong> validité du contrat, que<br />

lorsqu'il a donné l'Enfida <strong>à</strong> Khéreddine, c'était pour qu'il en jouît tranquillement et<br />

non pour qu'il [117] la vendît <strong>à</strong> des étrangers. Cependant la Société Marseillaise a<br />

déj<strong>à</strong> versé une portion du prix et déposé le reste entre les malins d'un tiers. Elle se


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 118<br />

prépare, en attendant que le bey change d'humeur, <strong>à</strong> entrer en possession, et rien<br />

ne doit l'en empêcher, ses titres étant en règle. Mais la loi musulmane est pleine<br />

de ressources : ainsi elle donne <strong>au</strong> voisin limitrophe d'un immeuble le droit de<br />

l'acquérir de préférence <strong>à</strong> tout <strong>au</strong>tre acheteur : c'est le droit de préemption, la chef-<br />

faa. Mustapha-ben-Ismaïl s'est mis en quête d'un voisin de bonne volonté, et pour<br />

plus de préc<strong>au</strong>tion il a soin de le choisir Européen : un Israélite protégé ou natura-<br />

lisé Anglais, Yousouf Lévy, se trouve <strong>à</strong> point nommé pour opposer ses droits <strong>à</strong><br />

ceux de la Société française. En vain le vendeur proteste, affirme que Lévy n'a<br />

jamais possédé de terre près de l'Enfida, on lui répond qu'il se trompe. Alors Khé-<br />

reddine, <strong>au</strong> courant mieux que personne des pièges dont la législation du Coran<br />

abonde, cesse de contester le titre que prétend posséder Lévy et se retranche der-<br />

rière les préc<strong>au</strong>tions qu'il a prises <strong>à</strong> tout hasard dans son contrat. Pour garantir<br />

l'acheteur d'un immeuble contre l'exercice de la cheffaa, il est d'usage d'exclure de<br />

la vente une bande étroite de terre qui fait tout le tour du domaine, mince zone<br />

neutre destinée <strong>à</strong> affranchir le nouve<strong>au</strong> propriétaire de toute contiguïté avec ses<br />

voisins. Cette bande, Khéreddine se l'est réservée : Lévy n'est donc pas le voisin<br />

de la Société Marseillaise, et c'est ce que constate le tribunal arabe saisi de l'affai-<br />

re. Mais il y a, en Tunisie, deux juridictions distinctes comme il y a deux lois,<br />

deux rites plutôt, puisque la loi n'est <strong>au</strong>tre que le commentaire du Coran. La Société<br />

a obtenu gain de c<strong>au</strong>se devant les juges du rite le plus usuel, le rite Maléki.<br />

Lévy en appelle <strong>au</strong>x juges du rite Hanéfi, lequel ne reconnaît pas <strong>à</strong> la zone neutre<br />

le pouvoir d'empêcher l'exercice de la cheffaa.<br />

N'oublions pas que Yousouf Lévy a su choisir un avocat dont il f<strong>au</strong>t bien dire<br />

quelques mots, M. Broadley, puisqu'il a joué un rôle actif dans les événements qui<br />

ont précédé et suivi notre occupation. M. Broadley, nouve<strong>au</strong> venu dans le pays,<br />

ayant cessé, dit-on, d'appartenir <strong>à</strong> l'administration de l'Inde anglaise, cherchait <strong>à</strong><br />

plaider. Fort intelligent, il vit dans l'affaire Lévy une occasion de se faire connaître,<br />

et il fit si bien, en effet, qu'en peu de temps il y eut, on peut dire, en Europe,<br />

une question de l'Enfida. Ce premier résultat obtenu, il était tout naturel qu'un des<br />

plus grands journ<strong>au</strong>x de l'Angleterre acceptât et publiât même avec empressement<br />

les correspondances d'ailleurs fort vives qu'il se mit <strong>à</strong> expédier de Tunis sur une<br />

affaire qu'il avait grand intérêt <strong>à</strong> rendre de plus en plus célèbre. En sorte qu'il eut<br />

bientôt <strong>à</strong> Tunis l'<strong>au</strong>torité d'un homme qui faisait l'opinion dans une [118] large<br />

partie du monde. On juge du concours qu'un avocat <strong>au</strong>ssi plein de ressources ap-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 119<br />

porta <strong>au</strong> bey et <strong>à</strong> Mustapha. <strong>Le</strong> consul anglais, M. Th. Reade, bien qu'il eût pour<br />

mission, depuis le départ de M. Wood, d'éviter avec nous toute difficulté, ne put<br />

se refuser <strong>à</strong> transmettre et probablement <strong>à</strong> recommander <strong>à</strong> son gouvernement la<br />

requête de Lévy et le mémoire de son avocat. <strong>Le</strong>s commentaires de la presse ai-<br />

dant, Lévy fut bientôt regardé en Angleterre comme une victime de l'ambition<br />

française <strong>à</strong> Tunis et de M. Roustan en particulier : une simple invention de Mus-<br />

tapha ou du bey devint une c<strong>au</strong>se de désaccord, de difficulté réelle entre les cabi-<br />

nets de Londres et de Paris. C'est ainsi que naissent et grandissent souvent en<br />

Orient ces conflits retentissants dont on a bien tort de ne pas commencer par re-<br />

chercher soigneusement l'origine. Cette affaire de l'Enfida dura plus d'une année :<br />

elle fut le pré<strong>texte</strong> d'attaques très vives contre la France, contre nos agents, tant <strong>au</strong><br />

Parlement que dans la presse anglaise, et par contre coup en Italie 119 . Elle ne<br />

reçut de solution qu'en 1882, quand M. Broadley, cessant de s'en occuper, quitta<br />

Tunis pour publier un <strong>livre</strong> qui eut d'ailleurs be<strong>au</strong>coup de succès et dont nous invoquerons<br />

souvent le témoignage, car c'est celui d'un adversaire 120 . A cette époque,<br />

Lévy voulut bien consentir <strong>à</strong> céder <strong>à</strong> la Société Marseillaise la propriété sur<br />

laquelle il prétendait fonder ses droits. Or, voici ce qu'on découvrit : voisinage,<br />

droits de préemption, propriété même, tout cela n'était qu'invention : Lévy ne possédait<br />

pas même une parcelle de terre <strong>au</strong>près de l'Enfida. Pendant deux ans, il<br />

avait trompé tout le monde, comptant sur le scandale et l'intimidation pour vendre<br />

<strong>à</strong> bon compte des droits imaginaires. La fr<strong>au</strong>de fut découverte <strong>à</strong> temps et condamnée<br />

: un jugement public du tribunal de Tunis et les plaidoiries font connaître dans<br />

le détail les faits que nous avons dû résumer. Mais, en attendant ce dénouement,<br />

on devine quel trouble <strong>à</strong> Tunis, <strong>à</strong> l'époque qui nous occupe en ce moment, et quel<br />

surcroît inattendu de complications apporta cette affaire qui surexcitait l'opinion<br />

anglaise <strong>au</strong> sujet de Tunis et semblait pouvoir en faire pour le bey, pour le consul<br />

d'Italie, une alliée inespérée. Aussi la situation de M. Roustan devient-elle de plus<br />

en plus difficile. Mustapha le croit ébranlé. Incapable de se diriger de lui-même et<br />

trompé, comme le bey, par des conseillers intéressés, il ne garde plus envers nous<br />

<strong>au</strong>cun ménagement. Il suffit [119] qu'une entreprise étrangère menace nos intérêts<br />

pour qu'il la favorise. Un second voyage qu'il vient de faire en Sicile, où il a été<br />

119 La Gazette de Livourne a été jusqu'<strong>à</strong> dire que derrière Lévy s'abritaient des intérêts, des<br />

capit<strong>au</strong>x italiens. « <strong>Le</strong>s Français sont jaloux et disent, non sans raison, que dans tout cela il<br />

y a la main de M. Maccio. » (Mémorial diplomatique, 26 mars 1881.)<br />

120 Last Punic War, London, 1882.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 120<br />

saluer, <strong>au</strong> nom de son maître, le roi Humbert et la Reine <strong>à</strong> leur passage, a achevé<br />

de le griser : il porte avec ostentation le grand cordon de la Couronne d'Italie dont<br />

il vient d'être revêtu. Il défend <strong>au</strong>x Arabes de vendre leurs biens <strong>à</strong> des Français.<br />

Notre convention télégraphique elle-même est menacée. La compagnie Rubattino,<br />

malgré nos protestations, partage notre monopole, établit un fil entre la Goulette<br />

et Tunis (janvier 1881). Il n'est que temps pour notre compagnie Bône-Guelma<br />

d'entreprendre les premiers trav<strong>au</strong>x de la ligne qui lui a été concédée <strong>au</strong> lende-<br />

main de l'adjudication de Londres. Elle se hâte ; mais dès que les ouvriers se met-<br />

tent <strong>à</strong> l'œuvre, on leur interdit de poursuivre. On exhume <strong>au</strong> Barde une concession<br />

donnée en 1872 <strong>à</strong> un sieur Mancardi et dès longtemps périmée. Mancardi est parti<br />

sans laisser de traces, depuis nombre d'années ; n'importe, on le retrouve, on ob-<br />

tient de lui la cession d'un privilège qui n'a plus de valeur et qui devra primer<br />

pourtant celui de notre Compagnie. <strong>Le</strong> bey interdira <strong>à</strong> celle-ci, par la force <strong>au</strong> besoin,<br />

le droit de construire qu'il lui a pourtant accordé six mois <strong>au</strong>paravant. A lire<br />

la collection des protestations que M. Roustan était obligé d'adresser presque chaque<br />

jour <strong>à</strong> Mustapha ou <strong>au</strong> bey durant ces premiers mois de 1881, on admire la<br />

constance et l'énergie infatigable de notre consul, mais on reste <strong>au</strong>ssi confondu<br />

devant la malveillance obstinée qu'il rencontre. Il est clair que notre longanimité<br />

est représentée <strong>au</strong> bey comme le signe de notre faiblesse et qu'on lui a fait espérer,<br />

dans le cas où, par impossible, nous perdrions patience, une intervention assez<br />

puissante pour nous arrêter. — Moins déraisonnable, en somme, que ne le furent<br />

ses conseillers, il ne peut pas croire qu'on l'excite ainsi aveuglément <strong>à</strong> nous chercher<br />

querelle, pour l'abandonner <strong>à</strong> sa perte le jour où il nous <strong>au</strong>ra poussés <strong>à</strong> bout.<br />

Tandis que Mohammed-Saddok se fortifie dans ces illusions qui semblent <strong>au</strong>jourd'hui<br />

invraisemblables 121 , l'anarchie prend un caractère [120] de plus en plus<br />

121 Léon Roches, dans les Mémoires que nous avons déj<strong>à</strong> cités, donne une explication ingénieuse<br />

et pl<strong>au</strong>sible des résistances incompréhensibles qui nous furent opposées dans des<br />

circonstances analogues, par le sultan du Maroc, <strong>à</strong> la veille de la bataille de d’Isly. <strong>Le</strong> Sultan,<br />

pas plus que le bey, ne voulait la guerre avec nous, et, comme lui, il se flattait de l'éviter<br />

en cherchant <strong>à</strong> nous intimider ; il se faisait illusion <strong>à</strong> lui-même. « II existe chez les musulmans<br />

une sorte de respect humain qui les empêche de s'avouer entre eux leur faiblesse<br />

vis-<strong>à</strong>-vis des chrétiens ; leurs craintes intimes se traduisent en forfanteries, et ils croiraient<br />

se compromettre en montrant <strong>à</strong> leurs coreligionnaires des tendances pacifiques <strong>à</strong> l'égard des<br />

infidèles ; les chefs mêmes sont influencés par ces sentiments dans leurs rapports avec leurs<br />

subordonnés. » (Trente-deux ans <strong>à</strong> travers l'Islam, t. II, p. 377-78.) L<strong>à</strong> s'arrêtent d'ailleurs<br />

les rapprochements entre nos opérations de Tunisie et celles du Maroc. En 1881, nous ne<br />

pouvions nous retirer, n'ayant pas vaincu, ni abandonner les nombreux Européens qui se-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 121<br />

dangereux pour nous dans la Régence. Un nouve<strong>au</strong> journal, le Mostakel (l'Indé-<br />

pendant), a été fondé en Italie le 26 mars 1880, <strong>à</strong> côté de l'Avenir de Sardaigne, <strong>à</strong><br />

Cagliari, pour activer la propagande antifrançaise ; celui-l<strong>à</strong> s'adresse non <strong>au</strong>x Ita-<br />

liens, mais <strong>au</strong>x indigènes : il est rédigé en arabe, et n'épargne rien pour rendre<br />

haïssable notre domination dans l'Afrique du Nord. Distribué <strong>à</strong> profusion par la<br />

poste italienne dans la Régence et de l<strong>à</strong> jusqu'en Algérie, il est le seul <strong>à</strong> porter de<br />

nos nouvelles <strong>au</strong>x Arabes : il les éclaire sur les sentiments qu'on nourrit contre<br />

nous <strong>au</strong> Bardo, en même temps que sur notre prétendue faiblesse et les ambitions<br />

qu'on nous prête. Nous verrons plus loin la part qu'<strong>au</strong>rait prise, d'après l'avocat<br />

Broadley, le consulat d'Italie <strong>à</strong> sa rédaction ; bornons-nous <strong>à</strong> constater les effets<br />

de ses conseils.<br />

<strong>Le</strong> 2 août 1880, M. Roustan signale <strong>à</strong> M. de Freycinet, qui était <strong>à</strong> cette époque,<br />

nous l'avons vu, ministre des affaires étrangères, des agitations sourdes parmi<br />

les indigènes, une recrudescence dans les achats d'armes et de poudre sur le littoral.<br />

<strong>Le</strong> 15 juillet, M. Fér<strong>au</strong>d avait déj<strong>à</strong> envoyé de Tripoli des in<strong>format</strong>ions analogues.<br />

M. Roustan engage le gouverneur de l'Algérie <strong>à</strong> prendre ses préc<strong>au</strong>tions : un<br />

nouve<strong>au</strong> soulèvement est <strong>à</strong> craindre. <strong>Le</strong> pays est tout préparé. M. Albert Grévy,<br />

d'accord avec notre consul, déplore l'indépendance absolue des tribus tunisiennes<br />

de la frontière, en permanence sur le pied de guerre (21 janvier 1881). Libres du<br />

côté du bey comme du nôtre, elles pillent nos gens impunément. <strong>Le</strong> gouvernement<br />

tunisien ne peut pas les atteindre, et il serait imprudent d'<strong>au</strong>toriser contre elles des<br />

représailles, dans la crainte de complications. A ce moment une crise ministérielle<br />

éclate en France ; M. Jules Ferry prend la présidence du Conseil. M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire est nommé ministre des affaires étrangères 122 . Au début, rien ne<br />

paraît devoir changer dans la politique de réserve observée par le précédent cabinet<br />

<strong>à</strong> l'égard de la Tunisie. M. [121] Barthélemy Saint-Hilaire déclare <strong>au</strong> gouverneur<br />

de l'Algérie que « nous n'entrerons pas sur le territoire de la Régence tant que<br />

raient restés sans protection dans la Régence. <strong>Le</strong> bey, poursuivi par ses créanciers, ruiné,<br />

sans <strong>au</strong>torité, ne pouvait plus se passer de notre appui pour régner.<br />

122 M. le comte de Choiseul, sous-secrétaire d'Etat. Directeur politique, M. le baron de Courcel.<br />

Rappelons la composition complète de ce cabinet, qui fut <strong>au</strong>x affaires du 23 septembre<br />

1880 <strong>au</strong> 10 novembre 1881 : M. Jules Ferry <strong>à</strong> la présidence du Conseil et <strong>à</strong> l'Instruction publique<br />

; M. Barthélemy Saint-Hilaire <strong>au</strong> quai d'Orsay ; M. Constans <strong>à</strong> l'Intérieur ; le général<br />

Farre <strong>à</strong> la Guerre ; l'amiral Cloué <strong>à</strong> la Marine ; M. Carnot <strong>au</strong>x Trav<strong>au</strong>x publics ; M. Magnin<strong>au</strong>x<br />

Finances ; M. Cazot <strong>à</strong> la Justice ; M. Tirard <strong>à</strong> l'Agriculture et <strong>au</strong> Commerce ; M. Cohery<br />

<strong>au</strong>x Postes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 122<br />

nous ne serons pas absolument forcés de nous faire justice nous-mêmes et que<br />

nous n'<strong>au</strong>rons pas épuisé les voies diplomatiques ».<br />

<strong>Le</strong>s résultats de cette abstention continuent <strong>à</strong> se produire, les Kroumirs redou-<br />

blent d'<strong>au</strong>dace, enlèvent plus que jamais <strong>à</strong> nos tribus leurs troupe<strong>au</strong>x, tuent leurs<br />

bergers, arrêtent nos courriers, notre poste, incendient nos forêts. M. A. Grévy ne<br />

cesse de se plaindre. Quant <strong>au</strong> bey, il voit s'accumuler nos griefs restés sans réparation,<br />

« avec le désir évident de nous éconduire » ; nos réclamations depuis dix<br />

ans, du fait seul des déprédations des tribus, se montent <strong>au</strong> chiffre de 2,635. Tout<br />

ce que nous obtenons de lui, ce sont des enquêtes. Dans le vain espoir de régler<br />

encore <strong>à</strong> l'amiable nos différends, nous réunissons une conférence <strong>à</strong> la frontière ;<br />

mais nos plaintes sont déclarées imaginaires ; on nous oppose tout <strong>à</strong> coup des<br />

listes de contre-réclamations inventées pour la circonstance, <strong>à</strong> titre de compensation.<br />

Un agent tunisien, le colonel Allegro, sincèrement dévoué <strong>à</strong> la France, fait de<br />

son mieux pour nous donner satisfaction : on l'écarté. <strong>Le</strong>s tribus, loin d'être alarmées,<br />

sont ainsi encouragées par la réunion même de la conférence et l'impossibilité<br />

où elles nous voient d'obtenir justice. Aussi, le 15 et le 16 février 1881, une<br />

bande de trois cents Kroumirs pénètre en armes sur le territoire français et <strong>livre</strong><br />

combat <strong>à</strong> nos Algériens. L'affaire est plus grave que les précédentes. M. Roustan<br />

fait une nouvelle tentative pressante <strong>au</strong>près de Sidi-Saddok, et le supplie de s<strong>au</strong>vegarder<br />

ses propres intérêts non moins compromis que les nôtres. Vains efforts.<br />

Il rend compte le soir même <strong>à</strong> M. Barthélemy Saint-Hilaire de sa démarche et<br />

termine sa dépêche par ces mots : « J'ai formulé ces conseils pour l'acquit de ma<br />

conscience et dans l'espoir que le département pourrait les rappeler <strong>à</strong> un moment<br />

donné. Mais je ne me fais <strong>au</strong>cune illusion sur leur efficacité. » (21 février 1881.)<br />

De son côté, M. A. Grévy juge le péril sérieux : il concentre des troupes <strong>à</strong> la<br />

frontière pour prévenir une surprise ; mais ces mesures troublent le pays et grèvent<br />

son budget de dépenses considérables ; elles ne s<strong>au</strong>raient être ni longtemps<br />

maintenues, ni souvent renouvelées. Il en fait l'observation <strong>à</strong> notre ministre des<br />

affaires étrangères en ajoutant : « Il est donc juste que nous soyons largement<br />

indemnisés ; et comme, d'<strong>au</strong>tre part, rien ne nous garantit que demain les mêmes<br />

faits ne se reproduiront pas, nous sommes fondés <strong>à</strong> exiger du gouvernement tunisien<br />

un gage nous assurant le remboursement intégral de nos dépenses effectuées<br />

ou <strong>à</strong> faire et la sécurité de notre [122] zone « frontière. » Nous avons fait preuve<br />

d'assez de patience, « peut-être, conclut-il, estimerez-vous que le moment est ve-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 123<br />

nu de nous départir de cette bienveillance et de cette réserve dont la continuation<br />

ne peut qu'affaiblir notre prestige <strong>au</strong>x yeux des indigènes algériens, tout en dimi-<br />

nuant notre influence <strong>au</strong>près du cabinet du Bardo ». (Alger, 23 février 1881.)<br />

En attendant que le gouvernement prenne un parti, nos troupes restent sur pied<br />

<strong>à</strong> la frontière. <strong>Le</strong> général Farre, ministre de la guerre, ne partage pas l'opinion du<br />

gouverneur civil de l'Algérie, et pense qu'avant d'en arriver <strong>au</strong>x grands moyens il<br />

y a place peut-être encore pour un accommodement. Il est d'avis d'agir en Tunisie<br />

comme <strong>au</strong> Maroc où nous sommes également <strong>au</strong>x prises avec un souverain impuissant<br />

<strong>à</strong> assurer l'ordre chez lui : « Nous entrons chez le Sultan et nous exerçons<br />

nos répressions d'accord avec lui. Faisons de même en Tunisie... »<br />

Cette solution semble la meilleure, mais <strong>à</strong> une condition, c'est que le bey l'accepte<br />

: s'il la repousse, le général Farre pense qu'on devra la lui imposer : « La<br />

France <strong>au</strong>ra épuisé tous les moyens de conciliation. » (12 mars 1881.)<br />

Nos hésitations duraient ainsi depuis six semaines, quand M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire et le général Farre reçurent coup sur coup, le 31 mars et le 1 er avril,<br />

quatre télégrammes de M. A. Grévy et du général Osmont, commandant le dixneuvième<br />

corps, annonçant que des événements nouve<strong>au</strong>x, décisifs cette fois,<br />

venaient de se produire. <strong>Le</strong> 31 mars, quatre <strong>à</strong> cinq cents Kroumirs, divisés en trois<br />

bandes, ont envahi notre cercle de La Calle. Après une fusillade d'environ deux<br />

heures avec nos tribus, ils ont repassé la frontière, mais pour reparaître le lendemain<br />

en plus grand nombre. Une compagnie du 59" de ligne et une <strong>au</strong>tre du 3"<br />

zouaves sont accourues <strong>au</strong> secours des nôtres, elles n'ont pu repousser l'attaque<br />

qu'après un combat de onze heures et non sans pertes : la compagnie du 59° a<br />

trois soldats tués et un blessé ; les zouaves comptent un mort et cinq blessés. <strong>Le</strong>s<br />

renseignements qu'envoie de son côté M. Roustan confirment la gravité de cette<br />

nouvelle : il ne s'agit plus cette fois d'une éch<strong>au</strong>ffourée, d'une dispute, comme il<br />

s'en produit si souvent entre des tribus limitrophes et rivales, c'est un mouvement<br />

préparé d'avance et qui s'étend rapidement. <strong>Le</strong> 1 er avril, les bandes tunisiennes<br />

grossies sont fortes de trois <strong>à</strong> quatre mille combattants. Non seulement notre frontière,<br />

mais notre chemin de fer est menacé ; fait significatif, télégraphie M. Roustan,<br />

et qui prouve qu'un mot d'ordre vient du Bardo, le personnel français de la<br />

ligne est [123] seul en danger ; de même dans les carrières de marbre de Chemtou,<br />

les Arabes rassurent les ouvriers italiens et leur déclarent « qu'il les considèrent<br />

comme des alliés ».


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 124<br />

Des renforts sont immédiatement envoyés de La Calle et des postes les plus<br />

rapprochés sur les points menacés de notre territoire 123 . <strong>Le</strong> général Ritter, com-<br />

mandant la subdivision de Bône, se rend en toute hâte <strong>à</strong> la frontière. <strong>Le</strong> général<br />

Osmont demande des troupes en France.<br />

De son côté, le gouverneur général, son enquête faite sur les c<strong>au</strong>ses et sur la<br />

portée de l'affaire du 31 mars, télégraphie <strong>à</strong> M. Barthélemy Saint-Hilaire le 3<br />

août : « La situation me paraît grave... J'appuie de tout mon pouvoir la demande<br />

d'un envoi de troupes. » Chaque jour le péril <strong>au</strong>gmente. <strong>Le</strong> 4, M. A. Grévy télé-<br />

graphie que les Kroumirs ne sont pas les seuls <strong>à</strong> se lever. « De la mer <strong>au</strong> Djerid,<br />

toutes les tribus tunisiennes sont agitées ; les tribus algériennes sont travaillées...<br />

On émet la prétention de déplacer violemment la frontière <strong>à</strong> nos dépens et de la<br />

reculer bien en avant sur notre territoire, non seulement en face de Soukharras,<br />

mais jusqu'<strong>à</strong> la h<strong>au</strong>teur de Tebessa. <strong>Le</strong>s télégrammes de la préfecture de Constantine<br />

montrent que l'agitation est concertée et propagée jusqu'<strong>à</strong> l'extrême-sud. En<br />

voulant châtier les Kroumirs, ce qui est absolument indispensable, et en localisant<br />

l'action <strong>au</strong>tant que possible, il est cependant impossible de ne pas se préoccuper<br />

plus <strong>au</strong> sud d'<strong>au</strong>tres éventualités... <strong>Le</strong> renfort que vous a demandé le général en<br />

chef est un minimum que je serais heureux de voir dépasser. »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, M. Albert Grévy insiste encore sur les risques que présentera le<br />

châtiment des Kroumirs. « Rien n'attache <strong>au</strong> sol cette population essentiellement<br />

mobile et qui a toutes facilités pour cacher femmes, enfants, troupe<strong>au</strong>x dans des<br />

ravins impénétrables dont l'accès sera énergiquement défendu. Dans ces conditions,<br />

les sacrifices <strong>à</strong> faire seront grands <strong>au</strong>x yeux de M. le général Ritter, et c'est<br />

<strong>au</strong>ssi mon opinion. » (5 avril.) Dix mille fusils, d'après les in<strong>format</strong>ions que fournit<br />

<strong>au</strong> gouverneur le préfet de Constantine, <strong>au</strong>raient été débarqués par navire italien<br />

sur la côte de Sfax.<br />

On s'imagine que le bey tremble devant les résultats de sa triste politique et va<br />

se donner be<strong>au</strong>coup de peine pour essayer de conjurer [124] les dangers qu'il a<br />

créés. Loin de l<strong>à</strong>, son attitude est tout <strong>à</strong> fait inexplicable, si l'on n'admet pas qu'il<br />

123 Trois compagnies de zouaves et les spahis de la smala du Tarf ; une compagnie du 59 e et<br />

une division du 4 e hussards de Bône. Un bataillon du 3 e zouaves part de Constantine. <strong>Le</strong>s<br />

troupes prises <strong>au</strong> Tarf sont remplacées par des spahis d'Aïn-Guettar et de Bou-Hadjar. Une<br />

section de 80 et un bataillon de tirailleurs pris <strong>à</strong> Sétif sont tenus prêts <strong>à</strong> partir. La garnison<br />

de Soukharras est renforcée de deux compagnies du 34 e de ligne stationnées <strong>à</strong> Guelma.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 125<br />

est sûr d'être soutenu contre nous. Au lieu de détourner l'orage, il l'attire, il encourage<br />

les rebelles <strong>à</strong> prendre eux-mêmes possession de nos territoires. Il ne s'en cache<br />

même pas. D'abord notre agent <strong>au</strong> Kef, M. Roy, croit devoir télégraphier <strong>à</strong> M.<br />

Roustan : « Quelque invraisemblables qu'elles paraissent, je vous confirme mes<br />

in<strong>format</strong>ions précédentes : on promet <strong>au</strong>x Tunisiens une rectification de frontières<br />

en leur faveur ; sans doute, pour les intéresser <strong>à</strong> nous combattre, le cas échéant. »<br />

M. A. Grévy reçoit de son côté des in<strong>format</strong>ions identiques de ses agents.<br />

Bien plus, une preuve écrite de la connivence du Bardo est découverte. <strong>Le</strong> caïd<br />

tunisien de la Rekba invite un de nos caïds du cercle de Soukharras <strong>à</strong> faire évacuer<br />

immédiatement le plate<strong>au</strong> algérien de Sidi-el-Hemeci que nous avons occupé<br />

de tout temps, et, pour se couvrir, il termine ainsi sa lettre : « J'ai reçu l'ordre écrit<br />

du premier ministre de faire décamper les Algériens du marabout de Sidi-el-<br />

Hemeci... Je vous prie de me répondre par écrit, afin que j'en instruise le premier<br />

ministre, conformément <strong>au</strong>x ordres que j'ai reçus de lui. »<br />

Nos préparatifs deviennent toutefois inquiétants ; le bey annonce <strong>à</strong> M. Roustan<br />

la <strong>format</strong>ion et l'envoi du camp chez les Kroumirs, où l'on sait qu'il n'a jamais<br />

pu pénétrer, et il exprime <strong>à</strong> notre représentant le désir de voir « cette démonstration<br />

appuyée par la présence de nos colonnes, de l'<strong>au</strong>tre côté de la frontière ». M.<br />

Roustan se garde de prendre <strong>au</strong>cun engagement : « J'ai tout lieu, en effet, écrit-il,<br />

de me défier de cette mesure qui a été prise <strong>à</strong> l'instigation de M. Maccio... M.<br />

Maccio se donne be<strong>au</strong>coup de mouvement depuis ce matin. Il a passé plusieurs<br />

heures avec le bey. Il a organisé une manifestation de la colonie italienne pour<br />

demander l'envoi de bâtiments de guerre ; mais ses démarches n'ont abouti qu'<strong>à</strong> la<br />

rédaction d'une adresse signée par vingt notables de la colonie. Il cherche <strong>à</strong> empêcher<br />

par tous les moyens l'entrée de nos troupes sur le territoire tunisien et commence<br />

<strong>à</strong> comprendre que ses conseils ont acculé le gouvernement beylical <strong>à</strong> une<br />

extrémité très dangereuse. C'est ce que j'ai fait, du reste, remarquer <strong>à</strong> Mustapha ;<br />

mais il en sera de ces avertissements comme des précédents, tant que le bey n'<strong>au</strong>ra<br />

pas acquis la conviction et même la preuve que nous sommes décidés <strong>à</strong> obtenir<br />

par nos propres moyens la justice qu'il persiste <strong>à</strong> nous refuser dans toutes nos réclamations.<br />

» (4 avril.) <strong>Le</strong>s suprêmes efforts que nous faisons pour le convaincre<br />

ne sont, <strong>au</strong>x yeux du bey, qu'un « indice de la faiblesse de nos résolutions et peutêtre<br />

même de nos moyens d'action ».<br />

[125]


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 126<br />

A l'offre qui lui est transmise, <strong>au</strong> nom du gouvernement français, de nous ai-<br />

der <strong>à</strong> châtier les Kroumirs, suivant la suggestion du général Farre, il répond fiè-<br />

rement qu'il a le pouvoir de rétablir sans nous la sécurité dans ses Etats. Notre<br />

entrée dans la Régence compromettrait « sa dignité vis-<strong>à</strong>-vis de ses sujets et des<br />

puissances étrangères », et pourrait entraîner des complications, des dommages<br />

innombrables. Elle porterait atteinte non seulement <strong>à</strong> son droit souverain, mais<br />

« <strong>au</strong>x intérêts que les puissances étrangères ont confiés <strong>à</strong> ses soins et spécialement<br />

<strong>au</strong>x droits de l'Empire ottoman ». M. Barthélemy Saint-Hilaire se borne <strong>à</strong> déclarer<br />

alors que cette réponse ne peut modifier notre décision, et que nos génér<strong>au</strong>x de-<br />

vront régler leur conduite sur l'attitude qu'observeront les troupes tunisiennes.<br />

Nous sommes donc exposés, en entrant dans la Régence, <strong>à</strong> combattre les<br />

Kroumirs et avec eux l'armée du bey, force dérisoire, mais qui soulèvera contre<br />

nous les tribus déj<strong>à</strong> agitées et provoquera peut-être ainsi, jusqu'en Algérie, un<br />

mouvement général d'insurrection antifrançais. La situation est <strong>au</strong>ssi grave que<br />

possible. Il convenait de l'établir, <strong>au</strong> risque de multiplier nos preuves, car nous<br />

verrons certains journ<strong>au</strong>x étrangers et plus tard, <strong>à</strong> leur suite, des journ<strong>au</strong>x français<br />

présenter les c<strong>au</strong>ses de notre expédition comme une invention de M. Roustan. Ils<br />

ont oublié que M. A. Grévy, dont on a pourtant assez attaqué les tendances trop<br />

optimistes, avait été le premier <strong>à</strong> réclamer une action militaire énergique, une mesure<br />

radicale, la prise de possession d'un gage, et qu'avec notre gouverneur général,<br />

on avait vu se prononcer non moins nettement, sur la nécessité de l'expédition,<br />

toutes nos <strong>au</strong>torités d'Algérie, depuis le préfet de Constantine et les génér<strong>au</strong>x Forgemol<br />

et Ritter, jusqu'<strong>au</strong> commissaire de police de Soukharras, sans parler de M.<br />

Fér<strong>au</strong>d, notre consul général <strong>à</strong> Tripoli, de M. Roy, notre agent <strong>au</strong> Kef, de nos tribus,<br />

et de la colonie française de Tunis qui tout entière, dans une adresse solennelle,<br />

appela le gouvernement de la République <strong>à</strong> intervenir 124 .<br />

L'affaire de Kroumirie n'a pas été, comme on l'a dit, un simple pré<strong>texte</strong>, ni<br />

même « la goutte d'e<strong>au</strong> qui fait déborder le vase ». Tout <strong>au</strong> plus peut-on prétendre<br />

qu'elle est venue <strong>à</strong> point : mais, <strong>à</strong> elle seule, elle nous obligeait <strong>à</strong> entrer en Tunisie<br />

pour y poursuivre une réparation publique, éclatante. Toute secousse dans le<br />

monde arabe a son contrecoup. La plus insignifiante révolte locale, si on ne l'écrase<br />

pas, s'apaise rarement d'elle-même, quand elle menace la domination d'une<br />

124 V. le <strong>texte</strong> de cette adresse. Discours de M. J. Ferry, publié» par M. Ramb<strong>au</strong>d.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 127<br />

puissance européenne, et elle peut s'étendre <strong>au</strong>ssi vite, <strong>au</strong>ssi loin [126] que si les<br />

germes en étaient semés par le vent. Cela a été vrai de tout temps, mais particuliè-<br />

rement en 1881. La défaite des Turcs, encore récente, avait été suivie d'un réveil<br />

manifeste du fanatisme musulman qui se fit sentir dans tout l'Islam, en Egypte<br />

même, où quelques exaltés purent faire croire <strong>à</strong> l'existence d'un soi-disant parti<br />

national. Nous l'avons déj<strong>à</strong> rappelé, le 1 er février 1880, une insurrection militaire<br />

éclata <strong>au</strong> Caire ; insignifiante, elle ne fut pas réprimée avec énergie, elle a fini par<br />

le bombardement d'Alexandrie, l'occupation anglaise, la guerre du Soudan, la<br />

perte de Khartoum, la mort de Gordon et de tant d'<strong>au</strong>tres. En Algérie et en Tripolitaine,<br />

les symptômes étaient be<strong>au</strong>coup plus sérieux et le terrain plus favorable <strong>à</strong><br />

ces mouvements. <strong>Le</strong> massacre de nos missionnaires fut un premier avertissement.<br />

Dès 1880, les fanatiques avaient commencé <strong>à</strong> prêcher la guerre sainte chez nos<br />

tribus. Au moment où le télégraphe annonce <strong>à</strong> Paris les troubles de Tunisie, on<br />

apprend que toute nôtre colonne Flatters est exterminée par les Touaregs. Cette<br />

horrible hécatombe de quatre cents hommes est saluée par les Arabes comme le<br />

châtiment divin qui nous frappe enfin et commentée dans les douars où les nouvelles<br />

se répandent, on ne sait comment, avec une rapidité inconcevable. <strong>Le</strong>s<br />

Kroumirs ne l'ignoraient pas assurément ; en tout cas, ils sentaient, suivant l'expression<br />

de M. A. Grévy, nos tribus travaillées, émues. Il a été prouvé depuis lors<br />

que, dès cette époque, sans qu'on y prêtât assez d'attention, la secte guerrière des<br />

Ouled-Sidi-Cheiks préparait la revanche de ses revers de 1864 et 1869, et qu'un<br />

nouve<strong>au</strong> chef, Bou-Amama, allait reprendre dans la province d'Oran l'étendard de<br />

Sidi-Slim et de Sidi-Sala. <strong>Le</strong>s massacres de Saida qui allaient, en cette même année<br />

1881, impressionner si vivement l'opinion en France, furent le résultat des<br />

menées de cet agitateur signalées depuis longtemps déj<strong>à</strong> <strong>au</strong> gouverneur général de<br />

l'Algérie.<br />

Coïncidant avec tant d'<strong>au</strong>tres événements graves et d'indices si alarmants, les<br />

troubles de Kroumirie appelaient donc une répression immédiate et très vigoureuse<br />

; ni le gouvernement, ni les Chambres, ni l'opinion ne s'y trompèrent. <strong>Le</strong> lundi<br />

4 avril, M. Jules Ferry et le général Farre rendirent compte en quelques mots <strong>au</strong><br />

Parlement des dangers qui menaçaient notre frontière algérienne et annoncèrent<br />

en même temps que des forces étaient réunies pour mettre les populations coupables<br />

hors d'état de recommencer leurs agressions. Trois jours plus tard, le jeudi 7,<br />

deux demandes de crédit étaient soumises <strong>à</strong> la Chambre des députés, l'une de qua-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 128<br />

tre millions pour les dépenses du ministère de la guerre, l'<strong>au</strong>tre de 1,695,276<br />

francs pour celles de la marine. <strong>Le</strong> rapporteur du projet, M. Amédée <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re,<br />

demanda et [127] obtint la discussion immédiate. <strong>Le</strong>s crédits furent votés par 474<br />

voix sur 476 votants, parmi lesquels M. Clemence<strong>au</strong>, que nous verrons plus tard<br />

changer d'attitude. Cinquante membres environ de la droite furent seuls <strong>à</strong> s'abstenir.<br />

<strong>Le</strong>s députés de cette partie de la Chambre qui votèrent le projet prirent soin<br />

toutefois de formuler, par l'organe de M. Delafosse, certaines réserves, et indiquèrent<br />

très nettement qu'ils donnaient leur assentiment <strong>à</strong> l'expédition contre les<br />

Kroumirs, mais non pas <strong>au</strong>x desseins ultérieurs du gouvernement en Tunisie. Porté<br />

le lendemain <strong>au</strong> Sénat, le projet fut également examiné et voté séance tenante.<br />

Sur le rapport favorable de M. de Freycinet, 277 voix sur 277 votants, y compris<br />

la voix de M. le duc de Broglie, accordèrent les crédits.<br />

L'expédition ne pouvait pas commencer sous de plus heureux <strong>au</strong>spices. <strong>Le</strong><br />

gouvernement avait avec lui les Chambres et l'opinion. Comment a-t-il répondu <strong>à</strong><br />

ces dispositions ? c'est la question que nous verrons plus d'une fois se poser, <strong>à</strong><br />

mesure que la campagne se poursuivra et se compliquera. A-t-il fait suffisamment<br />

pressentir l'étendue des sacrifices qu'il pouvait être amené <strong>à</strong> demander <strong>au</strong> pays ?<br />

<strong>Le</strong>s crédits dont il avait fixé le chiffre étaient-ils en rapport avec les préparatifs<br />

dont nous allons parler ? N'étaient-ils pas trop faibles ? <strong>Le</strong>ur exiguïté ne faisaitelle<br />

pas attendre <strong>à</strong> tous un succès facile, assuré ? Aujourd'hui, il ne paraît pas douteux<br />

que le gouvernement, si ferme et si prudent dans la conduite de l'expédition<br />

qui devait aboutir <strong>au</strong> traité du 12 mai, n'a pas cru devoir ou n'a pas pu s'expliquer<br />

entièrement vis-<strong>à</strong>-vis des Chambres et a laissé se produire des déceptions plus ou<br />

moins sincères, mais qui sont devenues contre lui des armes redoutables entre les<br />

mains de l'opposition 125 .<br />

125 Nous verrons que la même f<strong>au</strong>te a été commise de nouve<strong>au</strong> par M. J. Ferry, quand il s'est<br />

agi plus tard de demander les crédits nécessaires <strong>à</strong> l'expédition du Tonkin ; on commença<br />

par un chiffre absolument insuffisant, cinq millions et demi. <strong>Le</strong>s Italiens ont fait de même<br />

en s'engageant <strong>à</strong> Massaouah. <strong>Le</strong> prince de Bismarck, qui a pourtant suivi avec attention les<br />

expériences récentes de la France en matière coloniale, prétendait, en 1884, se borner <strong>à</strong> laisser<br />

carte blanche <strong>à</strong> quelques marchands allemands pour coloniser une partie de l'Afrique.<br />

Ces marchands ne pouvant imposer <strong>au</strong>x indigènes leur <strong>au</strong>torité, durent naturellement faire<br />

appel <strong>au</strong> secours de la métropole, qui, de son côté, n'était plus libre de le leur refuser. Combien<br />

demanda M. de Bismarck pour exercer cette action militaire <strong>à</strong> la côte orientale ? Deux<br />

millions de marks. Deux millions pour opérer un blocus, envoyer des troupes, volontaires il<br />

est vrai, et un commissaire spécial avec pleins pouvoirs ! Depuis lors, le gouvernement impérial<br />

a pris le parti de substituer son <strong>au</strong>torité directe <strong>à</strong> celle des compagnies, et le voil<strong>à</strong> par


[128]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 129<br />

Sans aller, comme s'en défendit plus tard M. Jules Ferry, jusqu'<strong>à</strong> crier ses in-<br />

tentions ou ses appréhensions par-dessus les toits, sans aborder dans le détail les<br />

difficultés que nous pouvions attendre du bey et de ses conseillers, il semble, tant<br />

la nécessité de nous assurer la paix en Tunisie s'imposait alors avec force, qu'on<br />

<strong>au</strong>rait pu obtenir du Parlement, sans be<strong>au</strong>coup d'explications, <strong>au</strong>ssi bien quinze<br />

millions que cinq ; on <strong>au</strong>rait discuté sans doute avant d'approuver, mais le gouvernement<br />

n'avait rien <strong>à</strong> cacher ; il méritait toute confiance ; la c<strong>au</strong>se qu'il venait<br />

plaider était juste, patriotique. La Chambre ne pouvait pas prendre la responsabilité<br />

de paralyser son action alors qu'elle n'avait rien encore <strong>à</strong> lui reprocher, rien, si<br />

ce n'est sa longue patience. Elle eût été obligée de voter pour lui, et l'opinion l'eût<br />

approuvée, car, <strong>à</strong> cette époque, on eût pris plaisir <strong>à</strong> voir le bey payer par un châtiment<br />

exemplaire tant de m<strong>au</strong>vais procédés dont on était las <strong>à</strong> la fin, et le public<br />

français n'eût pas demandé mieux que de les lui faire payer cher. Certains journ<strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>raient déj<strong>à</strong> voulu voir nos troupes <strong>à</strong> Tunis. La dépense, il est bon de le<br />

rappeler, devait paraître alors d'<strong>au</strong>tant plus légère que la prospérité financière de<br />

la France <strong>au</strong>torisait les prévisions les plus optimistes. <strong>Le</strong> ministre des finances<br />

relevait, pour le premier trimestre seulement de 1881, un excédent de quarantecinq<br />

millions dans le produit de nos recettes, par rapport <strong>au</strong>x recouvrements de la<br />

période correspondante de l'année antérieure, et de cinquante-deux millions par<br />

rapport <strong>au</strong>x évaluations. Une partie de notre dette était amortie. De 1875 jusqu'en<br />

1877, les excédents de recettes accumulées se montaient <strong>à</strong> cent soixante-dix millions.<br />

L'année 1877 s'était close par cent quarante millions de plus-values, malgré<br />

de nombreux et importants dégrèvements. La question de la dépense ne constituait<br />

donc pas <strong>à</strong> cette époque une difficulté.<br />

Il est probable qu'en demandant des crédits <strong>au</strong>ssi faibles, le gouvernement<br />

voulut indiquer qu'il comptait, comme il le croyait en effet, en finir très vite, avant<br />

la rentrée des Chambres qui allaient se séparer pour un mois <strong>à</strong> l'occasion des vacances<br />

de Pâques. Il craignit de les effrayer par de gros chiffres et d'avoir <strong>à</strong> prononcer<br />

trop de discours. Car, pour agir vite, il convenait de parler peu, de ne pas<br />

inquiéter, exciter l'opinion <strong>à</strong> l'avance ; il pouvait être sage de la surprendre même,<br />

de peur qu'elle n'eût le temps de s'énerver et de compliquer les choses. Il fallait<br />

conséquent ouvertement entré, malgré sa réserve des débuts, dans la voie des dépenses et<br />

des sacrifices illimités.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 130<br />

éviter qu'une discussion s'ouvrît en France, en Europe surtout, sur l'opportunité,<br />

l'importance, l'avenir de notre expédition. Nous verrons d'ailleurs <strong>à</strong> quels ména-<br />

gements le ministère était tenu <strong>à</strong> l'égard des membres nombreux de la majorité<br />

républicaine qui obéissaient <strong>à</strong> Gambetta. Telle est, croyons-nous, [129] l'explica-<br />

tion de la modicité des crédits demandés. Hâtons-nous, du reste, de constater que<br />

M. Jules Ferry ne laissa pas le Parlement se séparer sur le vote de ces crédits. <strong>Le</strong><br />

11 avril, un député de la droite, M. Janvier de la Motte, l'ayant interrogé quant <strong>à</strong><br />

ses intentions, le président du conseil répondit par cette déclaration très nette :<br />

« <strong>Le</strong> gouvernement ira, dans la répression militaire qui commence, jusqu'<strong>au</strong> point<br />

où il f<strong>au</strong>t qu'il aille pour mettre <strong>à</strong> l'abri d'une façon sérieuse et durable la sécurité<br />

et l'avenir de l'Algérie. Vous reviendrez, messieurs, dans un mois. <strong>Le</strong> gouvernement<br />

vous fera part des incidents qui se seront passés, et il affrontera sans crainte<br />

la responsabilité que la confiance de la Chambre lui a imposée. »<br />

Ces paroles furent bien accueillies de la majorité : elles ne pouvaient rallier les<br />

adversaires de la République. Ceux-ci, tout en admettant pour la plupart le châtiment<br />

des pillards de la frontière, s'attendaient, comme tout le monde alors, <strong>à</strong> ce<br />

que le gouvernement demandât <strong>au</strong> bey des garanties pour l'avenir. Tel était bien le<br />

sens des déclarations officielles ; mais, rien de précis n'ayant été dit <strong>à</strong> ce sujet,<br />

plusieurs députés de la droite prirent habilement acte de ce silence, et, après quelques<br />

insinuations touchant les origines de l'expédition, — insinuations <strong>au</strong>xquelles<br />

coupa court Gambetta, président de la Chambre, — MM. <strong>Le</strong>nglé, Cunéo d'Ornano<br />

renouvelèrent avec force les réserves qu'avait formulées, le 7, leur collègue M.<br />

Delafosse et les accentuèrent en déposant un ordre du jour qui limitait l'action du<br />

gouvernement <strong>à</strong> la seule expédition de Kroumirie.<br />

<strong>Le</strong> ministère eut ainsi une occasion d'indiquer qu'il avait besoin d'une latitude<br />

plus grande et qu'il entendait en user : il s'empressa de la saisir en refusant d'accepter<br />

la rédaction de M. Delafosse : l'ordre du jour suivant, déposé par M. P<strong>au</strong>l<br />

Bert, fut adopté par 322 voix contre 124 : « La Chambre, approuvant la conduite<br />

du gouvernement et pleine de confiance dans sa prudence et dans son énergie,<br />

passe <strong>à</strong> l'ordre du jour. » La droite vote contre ; M. Clemence<strong>au</strong>, avec une partie<br />

de ses amis de l'extrême g<strong>au</strong>che, s'abstient.<br />

Quoi qu'il en soit, on peut dire que, pour des esprits prévenus, l'expédition<br />

commence par un malentendu. Chacun sait bien, le 11 avril, que l'entreprise menace<br />

non seulement la Kroumirie, mais le bey et les adversaires de notre légitime


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 131<br />

influence dans la Régence. Cependant, soit réserve diplomatique, soit <strong>au</strong>ssi f<strong>au</strong>te<br />

de pouvoir compter sur un appui solide, vraiment sincère, de la majorité, soit en-<br />

fin manque de netteté, comme le dira six mois plus tard Gambetta [130] lui-même<br />

<strong>à</strong> la Chambre 126 , le gouvernement ne fait presque rien con naître de ses projets,<br />

si ce n'est que, pour les mettre <strong>à</strong> exécution, une somme inférieure <strong>à</strong> six millions<br />

suffira. Cette f<strong>au</strong>te initiale, si légère semble-t-elle <strong>au</strong>près des grands services que<br />

rendit alors <strong>à</strong> la France le ministère de M. Jules Ferry, n'en fut pas moins irrépara-<br />

ble <strong>au</strong> point de vue parlementaire ; on en fera un crime <strong>au</strong> cabinet ; elle paralysera<br />

sa marche chaque jour davantage. Exploitée par la droite d'abord et par l'extrême<br />

g<strong>au</strong>che ensuite, non seulement elle compromettra le succès de l'expédition et finira<br />

par entraîner la chute du ministère, mais elle sera le point de départ d'une campagne<br />

dangereuse pour ses successeurs et pour la République elle-même.<br />

<strong>Le</strong>s événements nous amèneront <strong>à</strong> revenir sur ce sujet. Passons <strong>au</strong>x difficultés<br />

qui devaient, dès le début, compliquer notre expédition.<br />

126 V. son discours du 1er décembre 1881, <strong>à</strong> la Chambre, après la chute de J. Ferry : « Ce qui a manqué<br />

<strong>au</strong>x politiques précédentes, c'est la netteté, la fermeté. Oui, quand on dira <strong>au</strong> Parlement français, ici,<br />

ou dans l'<strong>au</strong>tre Chambre, qu'on lui apporte une résolution de nature <strong>à</strong> conserver le patrimoine colonial<br />

de la France, <strong>à</strong> l'affermir, <strong>à</strong> l'agrandir... quand on viendra dire nettement quels sacrifices il f<strong>au</strong>t<br />

consentir, <strong>à</strong> quelles limites ils s'arrêtent, <strong>à</strong> quelles charges ils répondent, <strong>à</strong> quels besoins supérieurs ils<br />

donnent satisfaction, je suis convaincu que, pourvu qu'on dise sincèrement, nettement les choses, il y<br />

<strong>au</strong>ra toujours un écho dans le pays et dans le Parlement pour juger et approuver cette politique. »


[131]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 132<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie<br />

L’INTERVENTION<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières


[131]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 133<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie. L’intervention<br />

Chapitre I<br />

Difficultés de l’Intervention<br />

Avril 1881<br />

§ 1 er . - En 1881, la France pouvait-elle compter encore sur les dispositions fa-<br />

vorables que lui témoignaient la plupart des grandes puissances en 1878, <strong>à</strong> l'égard<br />

de son intervention éventuelle en Tunisie ? Assurément non. La situation n'était<br />

plus la même. Nous avons vu les Italiens déployer dans la Régence une activité<br />

désespérée, acheter le chemin de fer de la Goulette. L'affaire de l'Enfida avait<br />

éveillé les susceptibilités anglaises, et cette affaire, en 1881, n'était pas réglée :<br />

elle ne devait l'être qu'en 1882 ; il en était constamment question dans les Chambres,<br />

dans la presse. D'<strong>au</strong>tre part, M. Waddington n'était plus <strong>au</strong> pouvoir <strong>à</strong> Paris<br />

pour rappeler <strong>au</strong> cabinet conservateur les promesses de 1878, et ce cabinet luimême<br />

était renversé. Lord Beaconsfield, alors mourant, avait dû céder la place <strong>à</strong><br />

M. Gladstone, dès 1880, et lord Salisbury <strong>à</strong> lord Granville. Même changement <strong>à</strong><br />

Vienne, où le nouve<strong>au</strong> ministère pouvait fort bien ne plus nous savoir gré d'avoir<br />

aidé son prédécesseur <strong>à</strong> obtenir du Congrès de Berlin la Bosnie et l'Herzégovine.<br />

[132]<br />

Cependant notre c<strong>au</strong>se <strong>à</strong> Tunis était si juste, nous y étions si manifestement en<br />

état de légitime défense et nous avions fait preuve d'une longanimité si incontes-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 134<br />

table <strong>à</strong> l'égard du bey, qu'en présence de notre résolution d'en finir et de l'unanimi-<br />

té de notre Parlement, les puissances s'abstinrent de toute intervention et n'entra-<br />

vèrent nullement, <strong>au</strong> début, notre liberté d'action. Si l'on consulte sur ce point les<br />

publications diplomatiques, on constate que l'Allemagne, où rien n'était changé<br />

depuis 1878, l'Allemagne la première, nous manifesta des dispositions favorables.<br />

L'attitude de son ambassadeur <strong>à</strong> Constantinople, le comte de Hatzfeld, fut, sur<br />

cette question, d'une netteté significative et ne put laisser <strong>au</strong>cune illusion <strong>au</strong>x<br />

gouvernements qui voyaient d'un œil différent notre expédition. A Berlin, notre<br />

représentant, M. de Saint-Vallier, que l'Empereur appréciait particulièrement et<br />

qui avait été témoin en 1878 des assurances données <strong>à</strong> M. Waddington, reçut la<br />

promesse qu'on n'apporterait <strong>au</strong>cun obstacle <strong>à</strong> notre action, fût-elle poussée jusqu'<strong>à</strong><br />

la conquête. (Livre j<strong>au</strong>ne, 2mai.) On voyait avec satisfaction la France tourner<br />

un instant ses yeux vers le Sud, et on l'y encourageait volontiers : c'est l<strong>à</strong> ce<br />

qu'on a appelé depuis, dans certains journ<strong>au</strong>x de l'opposition, une manœuvre de<br />

M. de Bismarck ; singulière manœuvre, qui nous permettra de consolider notre<br />

conquête de l'Algérie, d'en fermer la porte <strong>au</strong>x intrigues, d'en assurer par suite la<br />

pacification et la prospérité, d'en faciliter la défense.<br />

Ces dispositions de l'Allemagne confirmèrent sans doute celles de l'Autriche,<br />

naturellement portée <strong>à</strong> voir sans mécontentement une expédition dont l'irrédentisme<br />

italien se plaignait. La question des frontières grecques, alors <strong>à</strong> l'état aigu,<br />

sans parler des difficultés, considérables <strong>au</strong> début, qu'offrit la prise de possession<br />

des nouvelles provinces, moitié slaves, moitié turques, que lui avait attribuées le<br />

traité de Berlin, suffisait <strong>à</strong> absorber l'attention du cabinet de Vienne.<br />

L'influence de l'Allemagne n'eut pas <strong>à</strong> se faire sentir <strong>à</strong> Saint-Pétersbourg. Notre<br />

ambassadeur, le général Chanzy, était, mieux que personne, <strong>à</strong> même de faire<br />

comprendre la nécessité de notre intervention dans la Régence, mais cette question<br />

n'intéressait guère le gouvernement russe : l'empereur Alexandre II venait<br />

d'être assassiné, dans ce même mois de mars ; on ne songeait alors qu'<strong>au</strong>x nihilistes<br />

et <strong>à</strong> l'exécution de l'acte de Berlin. Comment le cabinet de Saint-Pétersbourg<br />

eût-il, <strong>au</strong> reste, été hostile <strong>à</strong> une entreprise qui allait nous attirer les protestations<br />

de son ennemi de la veille, le Sultan ?<br />

L'Espagne n'avait pas pris part <strong>au</strong> Congrès. Elle ne se souciait guère, <strong>au</strong> sortir<br />

d'une crise ministérielle, de ce que nous allions faire <strong>à</strong> l'est de l'Algérie, si loin de


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 135<br />

Tanger ; on était be<strong>au</strong>coup plus inquiet <strong>à</strong> Madrid des inondations qui ravageaient<br />

alors l'Andalousie.<br />

[133]<br />

Rome, Constantinople, Londres, c'étaient l<strong>à</strong> trois points d'appui suffisants ce-<br />

pendant pour donner <strong>au</strong> bey be<strong>au</strong>coup d'assurance ; mais, nous l'avons dit, notre<br />

intervention était si légitime, que, le moment venu, tous trois lui firent déf<strong>au</strong>t. Qui<br />

eût osé prendre en effet la responsabilité de nous arrêter quand nous venions pour<br />

mettre fin <strong>à</strong> une situation jugée par tous désespérée ? qui eût prétendu soutenir ce<br />

qui ne pouvait plus durer ? par quels moyens ?<br />

<strong>Le</strong> cabinet de Londres fut d'<strong>au</strong>tant plus correct en cette circonstance qu'il était<br />

alors en désaccord avec le gouvernement français <strong>au</strong> sujet des revendications<br />

grecques et lui reprochait comme une défection la réserve et l'esprit de modération<br />

dont M. Barthélémy Saint-Hilaire faisait preuve dans cette délicate question.<br />

L'agent qui représentait l'Angleterre <strong>à</strong> Tunis depuis le départ de M. Wood était<br />

devenu assez militant, grâce <strong>à</strong> l'affaire de l'Enfida, et il ira, nous le verrons, jusqu'<strong>à</strong><br />

concevoir de vaines espérances d'intervention malheureusement partagées<br />

par le bey ; mais son gouvernement resta sourd <strong>à</strong> ses appels réitérés comme <strong>à</strong><br />

ceux de Sidi-Saddok et n'hésita pas <strong>à</strong> faire déclarer <strong>au</strong> Sultan, <strong>à</strong> plusieurs reprises,<br />

que, s'il encourageait le bey <strong>à</strong> la résistance, il assumait « une sérieuse responsabilité<br />

que le gouvernement britannique se refusait absolument <strong>à</strong> partager 127 ». Lord<br />

Granville se contenta de nous offrir sa médiation (7 mai), mais M. Barthélémy<br />

Saint-Hilaire, <strong>au</strong>ssi ferme dans toute cette crise que s'il avait eu quarante ans, la<br />

moitié de son âge, et décidé <strong>à</strong> considérer le différend franco-tunisien comme une<br />

affaire « qui ne regardait que la France », déclina l'offre. <strong>Le</strong>s instances de l'ambassadeur<br />

d'Italie restèrent sans effet <strong>à</strong> Londres comme <strong>à</strong> Berlin, non moins que celles<br />

du représentant du Sultan 128 . Cette attitude du cabinet anglais fut on ne peut<br />

plus heureuse pour nous, car elle décida en fait de celle de l'Italie et de la Porte.<br />

<strong>Le</strong> 7 mai, M. Cairoli adresse <strong>à</strong> Londres, <strong>au</strong> général Menabrea, ce télégramme significatif<br />

: « ...Nous tenons <strong>à</strong> faire ni plus ni moins de ce que l'Angleterre compte<br />

faire elle-même... Il est évident qu'une action diplomatique n'a de chance de succès<br />

que si l'initiative est prise par l'Angleterre. » (Blue book.)<br />

127 Télégramme du ministre des affaires étrangères <strong>à</strong> M. Goschen, 12 mai 1884. (Blue book.)<br />

128 Notre ambassadeur <strong>à</strong> Londres était alors M. Challemel-Lacour.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 136<br />

Quels furent les motifs de ces dispositions du cabinet de Saint-James <strong>à</strong> notre<br />

égard ? Il n'obéissait pas <strong>à</strong> l'opinion, laquelle exerçait plutôt sur lui une action en<br />

sens contraire. Plusieurs membres de la Chambre des communes et de la Chambre<br />

des lords faisaient parvenir [134] directement <strong>au</strong> bey des encouragements et ne<br />

cessaient de pousser leur gouvernement <strong>à</strong> prendre en main la défense des intérêts<br />

anglais. M. Gladstone se montra inébranlable et se conduisit comme s'il avait cru<br />

de son devoir de confirmer les engagements pris par son prédécesseur <strong>à</strong> Berlin.<br />

Telle n'était point pourtant la c<strong>au</strong>se de son impartialité. Tout d'abord, sans parler<br />

des considérations générales que nous avons déj<strong>à</strong> indiquées et qui devaient déter-<br />

miner tout ministère anglais, quel qu'il fût et sans distinction de parti, <strong>à</strong> préférer<br />

de be<strong>au</strong>coup la présence en Tunisie des Français <strong>à</strong> celle des Italiens, M. Gladstone<br />

trouvait sans doute le moment peu opportun pour ajouter sans motif sérieux une<br />

difficulté de plus <strong>à</strong> toutes celles qui embarrassaient alors son gouvernement <strong>à</strong> l'in-<br />

térieur et <strong>à</strong> l'extérieur. A l'intérieur, la question d'Irlande devenait chaque jour plus<br />

menaçante. Au dehors, bien loin de continuer la politique de lord Beaconsfield, il<br />

la condamnait <strong>au</strong> contraire, presque sur tous les points ; il ne cessait de déplorer<br />

comme une f<strong>au</strong>te, un acte « clandestin, inqualifiable », « un m<strong>au</strong>vais exemple »,<br />

l'occupation de Chypre ; il préparait l'évacuation de Candahar ; il traitait avec les<br />

Boers <strong>au</strong> lendemain même de la douloureuse défaite de Majuba. Rien, s<strong>au</strong>f la<br />

crainte de favoriser les ambitions de l'Italie <strong>au</strong> détriment de la navigation anglaise,<br />

rien ne l'obligeait donc <strong>à</strong> tenir en Tunisie les promesses de son prédécesseur.<br />

Be<strong>au</strong>coup plus humain qu'Anglais, le grand homme d'Etat libéral a obéi dans cette<br />

circonstance <strong>à</strong> son tempérament, qui est pacifique, <strong>à</strong> l'antipathie toute personnelle<br />

et non nationale que lui inspirait la barbarie musulmane. Il ne pouvait, sans se<br />

contredire, entraver notre action civilisatrice, <strong>au</strong>trement l'incident seul de l'Enfida<br />

l'<strong>au</strong>torisait <strong>à</strong> soutenir que les Anglais en 1881 avaient en Tunisie des intérêts qu'on<br />

ne soupçonnait pas en 1878. Enfin, il ne voulait pas aggraver le désaccord qu'avait<br />

fait naître entre l'Angleterre et la France le différend turco-grec <strong>au</strong> moment où des<br />

négociations commerciales allaient s'ouvrir entre les cabinets de Londres et de<br />

Paris. Lord Granville <strong>à</strong> la Chambre des lords et sir Charles Dilke <strong>au</strong>x Communes<br />

s'inspirèrent de ses vues dans les réponses très nettes par lesquelles ils coupèrent<br />

court <strong>au</strong> mouvement de l'opinion toute prête <strong>à</strong> se déclarer contre nous et <strong>à</strong> soutenir<br />

une protestation énergique du gouvernement de la Reine. Il est bon d'ajouter que<br />

dès le 11 avril, par une indiscrétion fort opportune, le Times publiait la correspondance<br />

restée jusqu'alors secrète et qui constatait les engagements pris par lord


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 137<br />

Salisbury en 1878. Cette publication désarma nécessairement le parti [135]<br />

conservateur et lui interdit d'attaquer le ministère libéral sur le terrain de la Tunisie<br />

129 .<br />

A Constantinople, les choses vont tout <strong>au</strong>trement. <strong>Le</strong>s Turcs n'avaient pas besoin<br />

d'un nouve<strong>au</strong> coup pour être exaspérés. Pendant près de trois ans ils ont lutté<br />

désespérément contre des ennemis toujours renouvelés et se sont vus réduits,<br />

quoique souvent victorieux, <strong>à</strong> abdiquer plus ou moins complètement l'<strong>au</strong>torité<br />

qu'ils exerçaient sur des provinces peuplées pour une bonne part de musulmans ;<br />

non seulement sur la Roumanie, la Serbie agrandie malgré ses défaites, mais sur<br />

la Bulgarie et le Danube, mais sur la Roumélie orientale et les Balkans, la Bosnie<br />

et l'Herzégovine, une partie de l'Albanie et de la Macédoine, Chypre enfin, sans<br />

compter des territoires en Asie, Ardahan, Batoum, Kars. Ces sacrifices, ces exécutions<br />

plutôt, avivèrent l'indignation des fanatiques et leurs rancunes contre les<br />

chrétiens. Depuis le Congrès de Berlin, l'Europe était sans cesse <strong>au</strong>x prises avec le<br />

m<strong>au</strong>vais vouloir de la Porte, qui elle-même s'appuyait sur les résistances de ses<br />

sujets pour ajourner l’exécution du traité. Il a fallu des conférences, la démonstration<br />

navale de Dulcigno pour avoir raison de son obstination. Encore la question<br />

grecque, après celle du Monténégro, attend-elle une solution dans les premiers<br />

mois de 1881. — Ce n'est guère le moment de demander <strong>au</strong> Sultan d'assister sans<br />

protestation <strong>à</strong> la campagne que nous entreprenons <strong>à</strong> notre tour contre un Etat musulman,<br />

où les chrétiens sont en infime minorité. Nous considérons, il est vrai, la<br />

Tunisie comme indépendante, et le firman de 1871 est resté pour nous lettre morte<br />

; <strong>à</strong> nos yeux, « le bey reconnaît l'<strong>au</strong>torité du Sultan, comme les catholiques celle<br />

du Pape, rien de plus ». Nous admettons entre les deux souverains des liens religieux,<br />

nullement politiques ; mais les Turcs pensent tout différemment. C'est précisément<br />

de l'Afrique que leur viennent les excitations les plus violentes contre les<br />

chrétiens, non de la Tunisie ni de l'Egypte, mais de ces centres redoutables, dont<br />

on commence <strong>à</strong> percer le mystère, de cette zaouïa de Djarbouh notamment, point<br />

de ralliement de la secte religieuse irréconciliable de Senoussi. On connaît <strong>au</strong>jourd'hui,<br />

en partie du moins, l'action funeste de cette immense confédération de<br />

fanatiques qui, non contente de nous interdire toute relation avec les populations<br />

de l'intérieur de l'Afrique qu'elle a converties par millions, appelle contre les chré-<br />

129 La publication officielle de cette correspondance sous forme de Blue book eut lieu un mois<br />

plus tard, en mai.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 138<br />

tiens, même en Europe, tous les fidèles musulmans <strong>à</strong> la révolte, <strong>à</strong> la guerre sans<br />

merci. [136] Ses missionnaires ne craignirent pas de se montrer après la guerre<br />

turco-russe jusqu'<strong>à</strong> Constantinople et dans tout l'Empire ottoman, où les mécontents<br />

ne manquaient pas pour les accueillir et se laisser persuader. Haine, mort<br />

<strong>au</strong>x chrétiens ! portent les professions de foi enflammées qu'ils répandent <strong>au</strong> nom<br />

de leur chef, le Messie, le Mahdi ; mort <strong>au</strong>x chrétiens, fuyez leur voisinage, ne<br />

restez pas dans le pays des infidèles, — venez <strong>à</strong> moi, et je les briserai tous du<br />

même coup ! Cette secte, organisée depuis un demi-siècle seulement, a pris <strong>au</strong>jourd'hui<br />

une importance telle dans le monde arabe que le Sultan lui-même n'a pu<br />

se soustraire <strong>à</strong> son influence et est devenu, assure-t-on, un de ses affiliés. Elle<br />

groupe, pour résister <strong>à</strong> l'expansion de l'influence européenne en Afrique, toutes les<br />

forces de l'Islam, et ses membres chaque jour plus nombreux sont entretenus dans<br />

l'espoir d'une revanche prochaine des vrais croyants sur les infidèles, préparés <strong>à</strong><br />

nous disputer pied <strong>à</strong> pied un continent qu'un climat et des solitudes impitoyables<br />

ne les aident que trop <strong>à</strong> bien défendre. Il n'est plus permis d'en douter, les succès<br />

récents, étonnamment rapides, de la propagande musulmane <strong>au</strong> Soudan nous ont<br />

fermé déj<strong>à</strong> d'immenses régions qui se seraient ouvertes sans difficulté, il y a cinquante<br />

ans, si notre conquête de l'Algérie avait pu être moins violente ; nos f<strong>au</strong>tes,<br />

inévitables ou non, ont été exploitées par nos adversaires, et le fanatisme anime<br />

<strong>au</strong>jourd'hui contre nous des populations jadis inoffensives, dont les caravanes ont<br />

été repoussées de nos marchés et que nous avons tout fait pour isoler ; les progrès<br />

de la civilisation dans ces contrées seront ainsi retardés d'un siècle peut-être ou<br />

davantage 130 .<br />

Sous peine d'être accusé d'une tiédeur impie et de voir son administration de<br />

moins en moins respectée, surtout en Tripolitaine, le Sultan, commandeur des<br />

croyants, devait s'opposer de tout son pouvoir <strong>à</strong> notre entrée dans la Régence. <strong>Le</strong><br />

bey n'avait pas manqué, de son côté, de recourir, on le verra plus loin, <strong>à</strong> sa protection<br />

: il obtint des promesses, des encouragements formels qui n'eurent d'<strong>au</strong>tre<br />

effet que de lui laisser espérer contre toute vraisemblance un secours matériel et,<br />

par conséquent, de surexciter en même temps que lui les populations.<br />

130 V. les Congrégations religieuses chez les Arabes, par le baron d'Estournelles de Constant, l<br />

vol. in-18, Maisonneuve, 1886. V. également l'ouvrage du commandant Rinn publié antérieurement,<br />

<strong>à</strong> Alger, sur le même sujet.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 139<br />

Tandis que les représentants de la Porte essayaient vaine ment, avec ceux de<br />

l'Italie, d'intéresser l'Europe <strong>au</strong>x protestations du Sultan, et que l'ambassadeur<br />

ottoman <strong>à</strong> Paris, Essad Pacha, multipliait ses [137] démarches <strong>au</strong>près de M. Bar-<br />

thélemy Saint-Hilaire, en invoquant le firman de 1871, la flotte turque se préparait<br />

<strong>à</strong> prendre la mer. Mouillée <strong>à</strong> la Canée, <strong>à</strong> moitié chemin de Tunis, elle n'attendait<br />

qu'un ordre définitif pour aller se montrer sur les côtes de la Régence. Un commissaire<br />

impérial devait se rendre <strong>au</strong>près du bey pour accentuer la portée de cette<br />

démonstration. D'<strong>au</strong>tre part, des troupes étaient expédiées, en assez grand nombre,<br />

de Constantinople en Tripolitaine, où elles fraternisaient <strong>à</strong> la frontière avec les<br />

tribus tunisiennes et les émigrés. Ces préparatifs alarmèrent les puissances qui<br />

tremblaient de voir la paix générale encore une fois troublée et motivèrent les<br />

représentations dont nous venons de parler, de la part des ambassadeurs d'Angleterre<br />

et d'Allemagne. <strong>Le</strong> Sultan s'obstina pourtant <strong>à</strong> vouloir envoyer deux cuirassés<br />

<strong>à</strong> la Goulette. A cette nouvelle, M. Barthélemy Saint-Hilaire prescrivit <strong>à</strong> notre<br />

représentant, M. Tissot, de déclarer <strong>à</strong> la Porte que « nous ne laisserions même pas<br />

passer un seul bâtiment turc <strong>à</strong> cette destination » (12 mai). C'est l'effet moral<br />

d'une démonstration quelconque que nous voulons éviter dans les affaires de Tunisie<br />

», ajoutait notre ministre des affaires étrangères, « et l'envoi d'un seul bâtiment<br />

ne nous semble pas plus admissible que l'envoi d'une escadre ».<br />

M. Barthélemy Saint-Hilaire était d'<strong>au</strong>tant mieux fondé <strong>à</strong> parler avec cette<br />

énergie, qu'on venait de lui reprocher <strong>à</strong> Londres la bienveillante équité qu'il avait<br />

témoignée <strong>à</strong> la Turquie dans le règlement de la question des frontières grecques.<br />

L'avertissement fut heureusement écouté. Nos opérations, mûrement préparées,<br />

furent d'ailleurs si rapidement menées dans la Régence qu'elles s'achevaient<br />

<strong>au</strong> moment où l'on délibérait encore <strong>à</strong> Constantinople. Si nous avions agi moins<br />

vite, avec des alternatives de succès et de revers, il eût été bien difficile <strong>à</strong> la Porte<br />

de continuer <strong>à</strong> s'en tenir <strong>à</strong> des protestations ; peut-être eût-elle été poussée malgré<br />

elle par les fanatiques <strong>à</strong> se compromettre et <strong>à</strong> nous c<strong>au</strong>ser de graves embarras. La<br />

décision et l'énergie qui ont présidé <strong>à</strong> la conduite de notre expédition nous ont<br />

évité, de ce côté, bien des complications. Non seulement nous n'avons pas donné<br />

<strong>au</strong>x puissances en Europe le droit de se mêler de notre querelle avec le bey, mais<br />

nous ne leur en avons pas laissé le temps.<br />

Dans son isolement, que pouvait l'Italie ? Encore moins fondée que la Porte <strong>à</strong><br />

intervenir, elle a trop d'esprit politique pour se laisser entraîner <strong>à</strong> de vaines récri-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 140<br />

minations. Elle s'incline. Sa m<strong>au</strong>vaise humeur se donne carrière non contre la<br />

France, ce qui est bien caractéristique, mais contre le ministère Cairoli qui lui a<br />

promis [138] Carthage et qui n'a réussi qu'<strong>à</strong> nous y conduire. <strong>Le</strong> coup est rude<br />

pour son amour-propre, la désillusion est profonde. Depuis son unification, elle a<br />

fait non seulement tant de be<strong>au</strong>x rêves, mais tant de dépenses en vue de son avenir<br />

maritime et colonial ! A lui seul, cet énorme cuirassé qu'elle a fait construire, le<br />

Duilio 131 avec son canon démesuré, inutilisable, trahit mieux que tout <strong>au</strong>tre signe<br />

alors ses visées sur le lac méditerranéen. La Chambre cependant a soin de ne pas<br />

laisser paraître la déception qu'elle ne peut manquer de ressentir. Elle constate<br />

seulement sans commentaires superflus que ce ministère Cairoli dont elle a été<br />

unanime, il y a quelques mois <strong>à</strong> peine, <strong>à</strong> soutenir la politique d'action en Tunisie,<br />

a été maladroit ou plutôt aveugle. Il l'a entretenue dans une ambition flatteuse,<br />

qu'il était manifestement hors d'état de faire triompher. Il n'a tenu <strong>au</strong>cun compte<br />

des dispositions manifestées par l'Angleterre <strong>à</strong> la France <strong>au</strong> Congrès de Berlin ; il<br />

semble même les avoir ignorées, bien que certains journ<strong>au</strong>x en 1878 aient révélé<br />

crûment les promesses de lord Salisbury ; il a négligé les faits les plus probants,<br />

les avertissements les plus formels de sa diplomatie, et n'a cru qu'<strong>à</strong> ses propres<br />

illusions. Lui seul est coupable. Elle s'en prend donc <strong>à</strong> lui. Encore donne-t-elle <strong>à</strong><br />

son ressentiment un caractère intime, très politique. Ce qu’elle lui reproche ouvertement,<br />

ce n'est pas tant d'avoir échoué que d'être imprudemment entré dans une<br />

voie où l'Italie pourrait se trouver, si l'on n'y prenait garde, seule et sans profit,<br />

<strong>au</strong>x prises avec la France. Voil<strong>à</strong> son grief ; et tout le pays, comme par un mot<br />

d'ordre, parle de même, tant il est discipliné d'instinct dans les moments graves.<br />

M. Damiani demande ce que le cabinet se propose de faire pour s<strong>au</strong>vegarder l'indépendance<br />

de la Tunisie. M. Cairoli s'obstinant encore, <strong>à</strong> cette époque, <strong>à</strong> contester<br />

l'existence de la correspondance qu'allait publier, cinq jours plus tard, le Times<br />

et, bientôt après, le gouvernement anglais, M. Cairoli répond par ces déclarations<br />

véritablement inexplicables : il a reçu de ce même gouvernement anglais l'assurance<br />

officielle qu'<strong>au</strong>cun accord n'était intervenu entre M. Waddington et lord<br />

Salisbury <strong>au</strong> sujet de la Tunisie, et que, d'<strong>au</strong>tre part, la France avait constamment<br />

affirmé son désir de maintenir le statu quo dans la Régence. Dans ces conditions,<br />

il se refuse <strong>à</strong> concevoir <strong>au</strong>cune inquiétude et il est convaincu que nos opérations<br />

131 <strong>Le</strong> nom même de ce bâtiment avait un sens assez clair, rappelant la grande victoire navale<br />

remportée par Duilius Nepos sur les Carthaginois.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 141<br />

se borneront <strong>à</strong> la répression légitime de l'insurrection de Kroumirie. On conçoit<br />

que ses déclarations ne puissent faire illusion <strong>à</strong> la Chambre et qu'elles aggravent<br />

singulièrement la situation du [139] ministère : <strong>au</strong>ssi, loin de s'en contenter, M.<br />

Damiani, d'accord avec MM. Crispi, Nicotera, Sella, dépose un ordre du jour de<br />

blâme <strong>au</strong>quel s'associent la droite et le centre. M. Cairoli n'a d'<strong>au</strong>tre ressource que<br />

d'interrompre la discussion et d'aller porter <strong>au</strong> Roi sa démission et celle de ses<br />

collègues. 171 voix cependant contre 192 s'étaient prononcées pour lui (17 avril).<br />

<strong>Le</strong> blâme, <strong>à</strong> entendre notamment une déclaration de M. Sella, semblait si bien<br />

porter sur l'hostilité qui avait inspiré la politique du ministère <strong>à</strong> l'égard de la France,<br />

que M. Depretis, ministre de l'intérieur, croit devoir se défendre très vivement<br />

contre une pareille accusation : « Aucun de nous, s'écrie-t-il, ne peut avoir oublié<br />

la dette d'affection et de reconnaissance contractée envers la nation qui a laissé les<br />

ossements de ses soldats dans nos campagnes », comme M.Crispi dira plus tard :<br />

« Une guerre avec la France, ce serait une guerre civile. »<br />

La presse presque tout entière s'inspire de ces dispositions. On ne nous conteste<br />

nullement le droit que nous avons pris de châtier les Kroumirs ; on comprend,<br />

on admet nos griefs contre le bey. <strong>Le</strong> ministère Cairoli, d'<strong>au</strong>tant plus circonspect<br />

qu'il est démissionnaire, et cédant d'<strong>au</strong>tre part <strong>au</strong> vœu général de la colonie italienne<br />

de Tunisie qui se plaint d'avoir été poussée, puis abandonnée, envoie <strong>à</strong> M.<br />

Maccio l'ordre de ne plus donner <strong>au</strong> bey de directions compromettantes. M. Maccio<br />

change du jour <strong>au</strong> lendemain son attitude. Il s'abstient de paraître <strong>au</strong> Bardo. Il<br />

est vrai, écrit M. Roustan, « que son interprète, son conseiller, ne quitte pas le<br />

premier ministre et propage le bruit d'une insurrection générale en Algérie ». (15<br />

avril.) A Rome, on ne connaissait pas ces menées, mais on a hâte de mettre fin <strong>à</strong><br />

celles qui ont été découvertes. La publication du Mostakel <strong>à</strong> Cagliari, où personne<br />

ne lit l'arabe, reste difficilement explicable, et l'on en demande en Italie même la<br />

suppression : il cesse de paraître <strong>à</strong> peu près en même temps que M. Maccio cesse<br />

de se montrer <strong>au</strong> Bardo, c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>au</strong> moment où nous allons entrer en Tunisie.<br />

Cette coïncidence trahit une fois de plus les origines de ce malheureux journal et<br />

prouva bien que ce n'étaient ni ses lecteurs, ni Mustapha, ni le bey qui le subventionnaient<br />

; l'intérêt de ces derniers eût été de le faire vivre <strong>à</strong> tout prix, <strong>au</strong>ssi longtemps<br />

du moins que Sidi-Saddok se flatta de nous résister. C'était un instrument<br />

de combat qu'on lui avait mis entre les mains et qu'on lui enlevait <strong>à</strong> l'heure du<br />

danger.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 142<br />

<strong>Le</strong> rappel de M. Maccio devait être également la conséquence du vote du 7<br />

avril. On l'envoya avec de l'avancement ce qui démontre [140] qu'il n'avait pas<br />

outrepassé ses instructions, dans un <strong>au</strong>tre poste 132 . En somme, et cela est <strong>à</strong> noter,<br />

bien loin de nous opposer, lors de notre entrée en Tunisie, les difficultés qu'on<br />

pouvait prévoir d'après ses dispositions antérieures, le gouvernement italien, d'ac-<br />

cord avec l'opinion, dirigé par elle, se résigna et renonça sans bruit, presque sans<br />

un mot, <strong>au</strong>x projets que son patriotisme avait rêvés trop be<strong>au</strong>x. Quelques journ<strong>au</strong>x<br />

seulement firent entendre, après le vote, une note discordante. <strong>Le</strong>s nôtres y répondirent<br />

avec trop d'aigreur, en même temps que nos Chambres cessaient d'être unanimes<br />

pour appuyer l'expédition ; une polémique s'engagea plus tard entre les<br />

organes des deux pays, et alors seulement l'opinion de part et d'<strong>au</strong>tre perdit le sang<br />

froid remarquable dont elle avait fait preuve <strong>au</strong> début de l'expédition.<br />

§ 2. — <strong>Le</strong>s difficultés qui nous vinrent de l'Europe furent moindres, on le voit,<br />

qu'on ne pouvait le craindre, et le gouvernement français fut assez vite rassuré de<br />

ce côté. Ces difficultés <strong>au</strong>raient-elles été plus sérieuses si nos Chambres avaient<br />

voté des crédits supérieurs <strong>à</strong> cinq millions et si notre entreprise avait eu, par suite,<br />

dès l'origine toute son importance ? <strong>Le</strong> gouvernement eut sans doute cette appréhension<br />

qui explique en partie la réserve excessive que nous lui avons reprochée,<br />

mais elle ne la justifie pas. Nul ne se trompa en Europe sur la portée de notre expédition<br />

: si l'on n'y mit pas d'obstacle, c'est bien moins, dans l'espoir que nous<br />

allions nous borner <strong>à</strong> frapper les Kroumirs que parce que notre gouvernement, nos<br />

Chambres et avec elles le pays montraient une résolution ferme, irrévocable, d'en<br />

finir. C'est cette détermination unanime, énergique et bien manifeste devant laquelle<br />

on s'inclina comme devant un fait accompli, et non pas notre modération.<br />

Cela est si vrai que du jour où cette détermination sera moins forte, du jour où l'on<br />

nous verra hésiter et nous diviser, l'attitude de l'Italie changera.<br />

Quoi qu'il en soit, les difficultés diplomatiques n'entravèrent point nos préparatifs<br />

militaires et n'empêchèrent pas le gouvernement d'y consacrer presque exclusivement<br />

son attention. Ces préparatifs devaient être considérables, en raison<br />

de l'effervescence dangereuse qu'il s'agissait d'éteindre ; mais ils ne devaient pas<br />

non plus troubler la France, car on n'était éloigné que de quelques mois des élections<br />

générales pour le renouvellement de la Chambre des députés. Il fallait d'<strong>au</strong>-<br />

132 A Cettigne et ensuite <strong>au</strong> Caire, 1889.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 143<br />

tre part éviter qu'ils compromissent l'organisation de notre armée [141] conçue<br />

tout entière en vue d'une guerre continentale et nullement en prévision d'une ex-<br />

pédition lointaine.<br />

La nécessité de tenir compte de ces considérations bien distinctes, mais d'im-<br />

portance égale, gêna, dès le début, l'action du ministre de la guerre, le général<br />

Farre. <strong>Le</strong> général Farre (appartenant <strong>à</strong> l'arme du génie) n'était pas populaire, par<br />

cette raison surtout qu'il avait supprimé les tambours. Ce premier acte de son mi-<br />

nistère avait livré son nom <strong>au</strong>x railleries et <strong>au</strong>x critiques de la presse. Il n'avait pas<br />

cherché <strong>à</strong> se réhabiliter, ignorait complètement l'art de se faire valoir, de telle sorte<br />

que le public était froid pour lui et d'<strong>au</strong>tant plus enclin <strong>à</strong> le juger sévèrement<br />

qu'il était l'homme de Gambetta : or, nous verrons qu'<strong>à</strong> cette époque ce n'étaient<br />

pas les lieutenants de Gambetta, mais Gambetta lui-même qu'on voulait <strong>au</strong> pouvoir.<br />

Dans l'armée, on lui reprochait d'avoir émancipé l'intendance. L'expédition<br />

n'était pas décidée depuis une semaine que tout le monde blâmait déj<strong>à</strong> la lenteur<br />

des préparatifs ; <strong>à</strong> peine les crédits votés, on eût voulu voir nos troupes non seulement<br />

en Kroumirie, mais <strong>à</strong> Tunis. <strong>Le</strong> général Farre ne se laissa pas troubler par<br />

l'impatience générale et prit ses mesures en conscience, de manière <strong>à</strong> prévenir<br />

toute déconvenue.<br />

Son plan, tant attaqué, avant même d'être connu, était très sage et lui fait grand<br />

honneur. Il voulut que notre armée n'entrât en Tunisie qu'avec assez de forces<br />

pour écraser, sans un combat, toute résistance et en finir avec l'insurrection par<br />

une imposante démonstration. Il épargnait ainsi le sang de nos soldats, l'argent de<br />

la France, et assurait le succès de l'entreprise. Mais en même temps il irritait chaque<br />

jour un peu plus le public, qui jugeait sa circonspection ridicule, les préparatifs<br />

hors de proportion avec le but <strong>à</strong> atteindre, et lui reprochait en résumé de ne<br />

pas commettre les f<strong>au</strong>tes qui ont éternisé notre conquête de l'Algérie.<br />

Nos adversaires eux-mêmes estiment <strong>à</strong> vingt-cinq mille 133 le nombre des insurgés<br />

en armes que nous avions <strong>à</strong> soumettre, tant en Kroumirie que dans le nord<br />

de la Régence, sans compter les soldats du bey et les tribus hésitantes qui attendaient<br />

que le sort des armes se prononçât pour prendre parti contre nous ou s'abstenir.<br />

Il n'y avait rien d'exagéré <strong>à</strong> réunir trente mille hommes pour aller attaquer<br />

ces rebelles chez eux, par des chemins inconnus et <strong>à</strong> peine tracés, dans une région<br />

133 V. Broadley, Last Punic War.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 144<br />

boisée, très accidentée, sous un climat que vantent avec raison les agriculteurs,<br />

mais qui fut, en réalité, détestable <strong>au</strong> point de vue de nos opérations militaires.<br />

[142]<br />

Où prendre ces trente mille hommes ? Telle fut la première question qui passionna<br />

la presse. <strong>Le</strong>s uns étaient d'avis de mobiliser un corps d'armée dans le Midi.<br />

<strong>Le</strong> Midi n'a pas souffert de l'invasion allemande comme le reste de la France,<br />

disait-on, c'est <strong>à</strong> son tour de bien mériter de la patrie. Quelle occasion c'eût été, en<br />

outre, de faire l'essai de notre nouvelle organisation militaire ! Et l'on ajoutait<br />

qu'ainsi notre corps expéditionnaire était tout transporté, prêt <strong>à</strong> s'embarquer. On<br />

invoquait <strong>à</strong> l'appui de ce système l'exemple de l'Autriche-Hongrie, qui n'avait pas<br />

hésité <strong>à</strong> l'employer pour occuper la Bosnie et l'Herzégovine. La perspective d'une<br />

pareille mesure souleva des protestations locales, très vives et légitimes, il f<strong>au</strong>t le<br />

reconnaître. <strong>Le</strong> gouvernement pouvait-il envoyer en Afrique toute une partie de la<br />

population, les réserves, des gens établis, prêts sans doute <strong>à</strong> prendre les armes<br />

pour venir défendre le territoire national, mais non pas pour aller courir les risques<br />

d'une expédition lointaine ? <strong>Le</strong>s régions qu'une partie de l'opinion désignait ainsi<br />

<strong>au</strong> choix du ministre de la guerre manifestèrent la plus grande exaspération, et le<br />

gouvernement dut les rassurer, afin de ne pas provoquer contre lui dans tout le<br />

midi de la France une coalition menaçante pour la République elle-même. La<br />

question s'était déj<strong>à</strong> posée, mais dans des conditions moins embarrassantes, lors<br />

de l'expédition d'Alger, et le gouvernement de Charles X n'avait pas hésité <strong>à</strong> la<br />

résoudre dans le même sens. Il avait pourtant une armée de vieux soldats de profession,<br />

peu habitués <strong>à</strong> être ménagés : il se garda de faire peser tout le poids de<br />

l'expédition sur le Midi et dirigea sur Toulon et Marseille des régiments du Nord<br />

et du Centre. <strong>Le</strong>s inconvénients de ce système étaient bien plus grands alors<br />

qu'<strong>au</strong>jourd'hui, où les ordres se transmettent en une heure dans la France entière<br />

par le télégraphe, et où nos régiments peuvent faire en un jour, sans fatigue, la<br />

valeur de trente étapes d'<strong>au</strong>trefois et davantage. Ces étapes, que Napoléon Ier , en<br />

1806, avait senti le besoin de faire faire en poste <strong>à</strong> l'élite de ses troupes, usaient<br />

les forces de nos hommes avant même qu'ils eussent franchi la frontière. Lors de<br />

l'expédition d'Alger, le ministre de la guerre estimait que l'effectif du corps expéditionnaire,<br />

d'environ trente-trois mille hommes, <strong>au</strong>rait <strong>à</strong> subir des pertes qu'il


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 145<br />

n'évaluait pas <strong>à</strong> moins d'un vingtième « pour la seule marche des troupes de leurs<br />

garnisons <strong>au</strong> lieu d'embarquement 134 ».<br />

En 1881, le général Farre eût été sans excuse vis-<strong>à</strong>-vis du Midi s'il n'avait recruté<br />

<strong>à</strong> peu près également sur toutes nos régions l'effectif du [143] corps expéditionnaire.<br />

Il fallut donc faire <strong>à</strong> chaque corps d'armée des emprunts.<br />

Cependant on ne pouvait pas, dans ces corps d'armée, prendre des régiments<br />

complets : c'eût été compromettre gravement, <strong>au</strong> cas d'une guerre imprévue, la<br />

mobilisation. Ces régiments une fois en Afrique, qu'<strong>au</strong>rait-on fait des réservistes<br />

qui devaient venir les compléter ? Il eût fallu soit les renvoyer dans leurs foyers,<br />

soit les verser dans d'<strong>au</strong>tres régiments. Dans le premier cas, quelle diminution de<br />

nos forces ! Dans le second, quelle perte de temps, et quel désordre ! <strong>Le</strong> général<br />

Farre s'arrêta <strong>au</strong> système suivant : il prit des détachements, des moitiés de régiment,<br />

deux bataillons complets <strong>à</strong> cinq cents hommes chacun dans chaque régiment<br />

d'infanterie, laissant en France, avec les deux <strong>au</strong>tres bataillons fort app<strong>au</strong>vris,<br />

le lieutenant-colonel ou le colonel et des officiers en nombre suffisant pour<br />

conserver <strong>au</strong> régiment son existence, ses cadres. Cet expédient a été très critiqué :<br />

il compliqua sans doute et retarda les préparatifs ; personne n'a dit celui qu'il eût<br />

été plus pratique d'adopter.<br />

On prit <strong>au</strong>ssi, peut-être <strong>à</strong> tort, afin d'avoir <strong>à</strong> côté des nouve<strong>au</strong>x venus en Afrique,<br />

des troupes d'Algérie, des régiments de musulmans <strong>au</strong>xquels les Tunisiens<br />

pussent tendre la main, une douzaine de bataillons de zouaves et de tirailleurs<br />

indigènes, cinq escadrons de spahis et de chasseurs, un peu d'artillerie et des compagnies<br />

du génie et du train 135 .<br />

134 Camille Rousset, la Conquête d'Alger, p. 79.<br />

135 Voici exactement la composition du corps expéditionnaire :<br />

Troupes envoyées de France :<br />

31 bataillons complets d'infanterie, empruntés <strong>à</strong> 13 régiments ;<br />

15 escadrons de cavalerie, empruntés <strong>à</strong> 5 régiments ;<br />

<strong>Le</strong> 80 e et le 141 e d'infanterie, de la brigade Vincendon.<br />

Au total : 23,616 hommes.<br />

Troupes d'Algérie empruntées <strong>au</strong>x trois provinces :<br />

6 bataillons de zouaves ;<br />

5 bataillons de turcos ;<br />

l bataillon d'infanterie ;<br />

3 escadrons de cavalerie ;<br />

2 escadrons de spahis ;<br />

5 4/3 batteries d'artillerie ;


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 146<br />

<strong>Le</strong> départ de ces troupes d'Algérie, qui ne tardèrent pas d'ailleurs <strong>à</strong> être rem-<br />

placées par d'<strong>au</strong>tres envoyées de France, fut suivi d'assez près par l'insurrection du<br />

Sud oranais et les massacres de Saïda que nous [144] avons déj<strong>à</strong> fait pressentir et<br />

dont nous parlerons plus loin. On crut généralement que si elles n'avaient pas<br />

quitté leurs garnisons, l'insurrection n'<strong>au</strong>rait pas eu lieu. En réalité, trois bataillons<br />

seulement et une batterie d'artillerie furent empruntés <strong>à</strong> la division d'Oran. Il n'y<br />

avait pas, dans cette réduction momentanée de notre effectif, de quoi décider les<br />

rebelles dont l'hostilité était déj<strong>à</strong> presque ouvertement déclarée, mais la mesure<br />

n'était pas non plus pour les décourager. On eut recours plus tard <strong>à</strong> ces mêmes<br />

troupes lors de l'expédition du Tonkin et dans des proportions bien plus sérieuses,<br />

sans qu'il en soit résulté <strong>au</strong>cun trouble ; mais l'effervescence des Arabes était<br />

alors, il est vrai, tombée. <strong>Le</strong>s détachements désignés en France pour la Tunisie<br />

furent embarqués successivement par fractions plus ou moins importantes suivant<br />

la place et les aménagements dont disposaient les bâtiments de notre marine,<br />

transports de l'Etat et navires réquisitionnés 136 . L'embarquement eut lieu <strong>à</strong> Marseille<br />

et <strong>à</strong> Toulon, le débarquement <strong>à</strong> Bône et <strong>à</strong> La Galle, premiers points de<br />

4 compagnies du génie ;<br />

4 compagnies du train.<br />

Au total : 8,200 hommes.<br />

Total général : 31,816 hommes, officiers compris.<br />

136 L'embarquement d'une colonne, même dans un port où la mer est toujours calme, où les<br />

bâtiments viennent tout près des quais, est une affaire dont le public ne soupçonne pas la<br />

complication. Par exemple, la première partie de la brigade Vincendon commence <strong>à</strong> s'embarquer<br />

<strong>à</strong> Marseille le 8 avril, <strong>à</strong> neuf heures du matin, sur le Moïse, un grand bâtiment de la<br />

Compagnie transatlantique. Cette partie comprend 33 officiers, 701 hommes, 190 chev<strong>au</strong>x<br />

ou mulets, 18 voitures. On commence par embarquer les armes, les sacs des hommes, tandis<br />

qu'<strong>à</strong> bord on aménage tant bien que mal, dans l'entrepont et sur le pont, des stalles pour encadrer<br />

les chev<strong>au</strong>x. Puis le matériel d'artillerie est entièrement démonté et déposé <strong>à</strong> fond de<br />

cale : canons, affûts, caissons, trains, etc. Puis les munitions, bagages, harnais, etc. ; les<br />

chev<strong>au</strong>x ; un mulet tombe a la mer ; on le repêche sain et s<strong>au</strong>f, mais non sans peine. Enfin,<br />

les hommes. Malgré toute la bonne volonté possible, on s'aperçoit que les chev<strong>au</strong>x, le matériel,<br />

ont pris trop de place, et un bataillon, un détachement du train des équipages, dont les<br />

sacs, les fusils et les chev<strong>au</strong>x sont déj<strong>à</strong> <strong>à</strong> bord, doivent rester <strong>à</strong> terre, attendre le prochain<br />

départ. A huit heures du soir seulement l'opération est terminée, le Moïse part <strong>à</strong> huit heures<br />

et demie : l'embarquement a donc duré près de douze heures. <strong>Le</strong> débarquement ne prend pas<br />

moins de temps, de six heures du matin <strong>à</strong> six heures du soir ; les hommes ont souffert en<br />

route, les chev<strong>au</strong>x ont été plus ou moins culbutés par la houle. Cependant tout est en ordre,<br />

grâce <strong>à</strong> l'activité générale. Aucun dégât sérieux n'a été constaté. <strong>Le</strong> lendemain arrivent <strong>à</strong><br />

Bône trois <strong>au</strong>tres paquebots, le surlendemain un <strong>au</strong>tre, et ainsi de suite. Mêmes complications<br />

inévitables <strong>au</strong> débarquement. Au fur et <strong>à</strong> mesure, on installe <strong>à</strong> terre, comme on peut,<br />

les divers éléments de la colonne : l'artillerie attelée forme son parc ; les hommes dressent<br />

les tentes, etc. Cela fait, on se met en marche, et alors on constate qu'il manque nécessairement<br />

quelque chose, que le nombre des mulets n'est pas suffisant, etc. Chacun doit plus ou<br />

moins faire par lui-même un premier apprentissage <strong>à</strong> ses dépens.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 147<br />

concentration du corps expéditionnaire. <strong>Le</strong>s troupes d'Alger et d'Oran vinrent éga-<br />

lement par mer, la province d'Alger n'étant pas encore reliée alors [145] <strong>à</strong> celle de<br />

Constantine par un chemin de fer. <strong>Le</strong>s troupes de Constantine, amenées par la<br />

compagnie Bône-Guelma, furent dirigées sur Bône et sur Duvivier, d'où l'administration<br />

poussait activement les trav<strong>au</strong>x qui devaient conduire la ligne jusqu'<strong>au</strong>x<br />

régions accidentées de Soukharras, <strong>à</strong> quelques lieues de la frontière tunisienne.<br />

Huit transports qu'on arma en hâte et un croiseur de l'Etat, dix-huit paquebots,<br />

pour la plupart appartenant <strong>à</strong> la Compagnie transatlantique, avaient été mis <strong>au</strong><br />

service de la guerre.<br />

La direction des opérations fut confiée <strong>au</strong> général commandant la division de<br />

Constantine, le général Forgemol de Bostquénard, vieil Africain, connu, respecté<br />

des Arabes, aimé du soldat dont il ménageait les forces, sachant <strong>à</strong> merveille ce<br />

qu'il fallait d'approvisionnements <strong>à</strong> une colonne en marche dans un pays dont on<br />

ignorait les ressources. Très prudent, en outre, modeste, équitable, politique même,<br />

qualité précieuse chez un général en chef, en face d'un ennemi dont on n'a pas<br />

raison seulement par les armes. Sous ses ordres, d'une part, le général Logerot,<br />

non moins expérimenté, très énergique, rompu, lui <strong>au</strong>ssi, <strong>au</strong>x fatigues et <strong>au</strong>x difficultés<br />

des expéditions en Algérie, et, d'<strong>au</strong>tre part, le général Delebecque, <strong>au</strong>jourd'hui<br />

commandant le 19 e corps 137 .<br />

<strong>Le</strong> 20 avril, notre corps expéditionnaire, <strong>à</strong> peu près concentré, fut divisé en<br />

deux colonnes. L'une, celle de g<strong>au</strong>che, ou du Nord, sous les ordres du général<br />

Delebecque, établit ses premiers campements <strong>à</strong> Roum-el-Souk près de La Calle ;<br />

l'<strong>au</strong>tre, celle de droite, plus <strong>au</strong> sud, <strong>à</strong> Soukharras, sous le commandement du général<br />

Logerot.<br />

La colonne Delebecque comprenait trois brigades, sous les ordres, l'une, du<br />

général Ritter, commandant la subdivision de Bône, qui tomba malade et fut remplacé<br />

presque <strong>au</strong> début des opérations par le général Caillot ; l'<strong>au</strong>tre, du général<br />

Galland, venu de France ; la troisième enfin, du général Vincendon, ancien zouave,<br />

populaire encore dans l'armée d'Afrique. Au fur et <strong>à</strong> mesure que ces trois brigades<br />

se complétaient, d'<strong>au</strong>tres camps étaient formés le long de la frontière, <strong>à</strong> El-<br />

Aïoun, <strong>à</strong> Houm-Teboul, <strong>au</strong> pied des montagnes de la Kroumirie.<br />

137 Remplacé <strong>à</strong> l'expiration de son commandement par le général Bréart.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 148<br />

Quant <strong>à</strong> la colonne Logerot, elle comptait également trois brigades, la premiè-<br />

re (brigade d'infanterie) commandée par le général Logerot lui-même, les deux<br />

<strong>au</strong>tres (brigade de réserve et brigade de cavalerie) par les génér<strong>au</strong>x de Brem et<br />

G<strong>au</strong>me. <strong>Le</strong> général de Brem, commandant la brigade de réserve, se porta <strong>à</strong> Sidiel-Hemeci,<br />

point que nous avons vu Mustaphaben-Ismaïl tenter de nous faire enlever,<br />

<strong>à</strong> [146] quelques kilomètres de Ghardimaou, dernière station du chemin de<br />

fer tunisien, <strong>à</strong> l'extrémité occidentale de l'immense vallée de la Medjerdah. <strong>Le</strong>s<br />

génér<strong>au</strong>x Logerot et G<strong>au</strong>me descendirent plus <strong>au</strong> sud, <strong>à</strong> Sidi-Youssef, <strong>à</strong> la h<strong>au</strong>teur<br />

de la ville du Kef.<br />

La colonne Logerot avait un objectif fort important et qu'on ne s'expliquait pas<br />

dans le public, car ce fut encore un des grands griefs de l'opinion contre le général<br />

Farre : le secret de son plan d'attaque ne fut pas divulgué ; on n'en connut que les<br />

résultats ; les correspondants de journ<strong>au</strong>x qui suivirent l'état-major du général<br />

Forgemol furent soumis <strong>à</strong> un régime sévère dont ils se plaignirent amèrement,<br />

moins dur toutefois que celui qui leur fut imposé plus tard en Egypte ou <strong>à</strong> Massaouah<br />

par les génér<strong>au</strong>x Wolseley et Saletta. <strong>Le</strong> général Logerot devait empêcher<br />

toutes communications entre les tribus du Sud et celles du Nord, tenir en respect<br />

les populations encore hésitantes et, <strong>au</strong> besoin, l'armée du bey, si elle se montrait<br />

hostile, tandis que la colonne Delebecque, où le général Forgemol avait établi son<br />

quartier général, se réservait d'agir contre les Kroumirs. Ces préc<strong>au</strong>tions prises, le<br />

général Logerot avait pour instructions de remonter le plus rapidement possible<br />

vers le Nord, et, combinant ses mouvements avec ceux du général Delebecque, de<br />

prendre les rebelles <strong>à</strong> revers, de leur couper la retraite et de compléter l'investissement<br />

de leur contrée.<br />

L'installation des camps de Sidi-el-Hémeciet de Sidi-Youssef Demanda du<br />

temps. Il fallut, pour les relier <strong>à</strong> Soukharras, percer Des routes ou élargir des pistes<br />

dans une région s<strong>au</strong>vage, toute en gorges profondes, impraticable pour nos<br />

convois, <strong>à</strong> plus forte raison pour notre artillerie. La Medjerdah roule l<strong>à</strong> son écume<br />

<strong>au</strong> fond de ravins abrupts et cherche par mille détours <strong>à</strong> s'échapper vers la plaine.<br />

Ses e<strong>au</strong>x toujours rapides, même en été, dangereusement grossies <strong>au</strong> printemps,<br />

descendent, perçant leur chemin <strong>à</strong> travers d'énormes rochers et une végétation<br />

inextricable. Ce qu'on appelait alors la route de Ghardimaou <strong>à</strong> Soukharras, route<br />

que nos soldats durent aménager tant bien que mal, traversait vingt-deux fois <strong>à</strong><br />

gué le torrent. Des voyageurs y ont péri ; un grand nombre y ont laissé leurs che-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 149<br />

v<strong>au</strong>x, leur bagage. <strong>Le</strong>s crues de la Medjerdah dans cette contrée étaient si subites<br />

qu'il n'était pas rare de se trouver surpris entre deux gués, en souffrance pendant<br />

plusieurs jours jusqu'<strong>à</strong> ce que le nive<strong>au</strong> de l'e<strong>au</strong> baissât.<br />

Malgré tant de difficultés qu'on ne soupçonnait point <strong>à</strong> Paris, les préparatifs,<br />

commencés <strong>au</strong>ssitôt après le vote du 7 avril, étaient terminés vers le 20. <strong>Le</strong>s<br />

camps étaient établis, reliés entre eux, munis de leurs approvisionnements, de<br />

leurs munitions, du matériel des [147] ambulances. Des fours de campagne portatifs<br />

assuraient <strong>au</strong>x hommes du pain <strong>au</strong> lieu de biscuit. <strong>Le</strong>s convoyeurs étaient assemblés.<br />

On avait dû amener de France jusqu'<strong>au</strong>x mulets, trois mille sept cent<br />

quarante-deux, et quatre mille trois cent cinquante-sept chev<strong>au</strong>x, avec le foin,<br />

l'avoine nécessaires pour toute la campagne, nos chev<strong>au</strong>x refusant l'orge du pays<br />

et les chame<strong>au</strong>x étant inutilisables dans ces régions <strong>au</strong> sol glissant, accidenté. La<br />

concentration de ce corps de trente et un mille hommes et des subsistances qui<br />

devaient lui permettre d'entrer en pays inconnu ne prit en somme que quinze jours<br />

environ. Cependant l'impatience était telle en France que le général Farre a fait<br />

preuve d'un véritable cou rage en se refusant <strong>à</strong> précipiter les mouvements de notre<br />

armée, comme l'opinion presque tout entière l'y poussait. <strong>Le</strong>s journ<strong>au</strong>x de toute<br />

nuance furent unanimes alors <strong>à</strong> déclarer qu'on perdait du temps, qu'il fallait marcher.<br />

Dès le 9 avril, un journal le National, demandait le renvoi du ministre de la<br />

guerre. Un <strong>au</strong>tre, le lendemain, les crédits <strong>à</strong> peine votés, lui adressait ses compliments<br />

ironiques et s'écriait : Nous en sommes encore <strong>au</strong>x préparatifs ! <strong>Le</strong> général<br />

Farre avait fait, nous l'avons dit, le sacrifice de sa popularité. On ne lui demandait<br />

que de mal faire pour l'appl<strong>au</strong>dir. S'il avait consenti <strong>à</strong> guerroyer <strong>au</strong> lieu d'en finir<br />

d'un coup, honnêtement et sans effusion de sang pour ainsi dire, on <strong>au</strong>rait été plus<br />

flatté que de ses atermoiements inexpliqués. Il est souvent plus important pour<br />

s'assurer la victoire de faire illusion que de bien agir. Il n'y a pas place pour des<br />

âmes simples <strong>à</strong> la tête du gouvernement. La prise d'Alger est un exemple assez<br />

frappant, <strong>à</strong> nos yeux, des f<strong>au</strong>tes que l'opinion pardonne et préfère même <strong>à</strong> la prudence.<br />

L'expédition avait été très sagement conçue et préparée. Il est vrai que les<br />

préparatifs prirent be<strong>au</strong>coup de temps, et qu'on mit non pas trois semaines, mais<br />

trois ans <strong>à</strong> se décider <strong>à</strong> venger une injure <strong>au</strong>trement grave que celle des Kroumirs<br />

; mais enfin on ne négligea rien pour réussir, cela n'est pas contestable. <strong>Le</strong><br />

général de Bourmont n'eut pas la patience d'attendre <strong>à</strong> Sidi-Ferruch, où il pouvait<br />

se fortifier, l'arrivée du matériel qui lui manquait et que les vents contraires retar-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 150<br />

daient, pour commencer le siège. Il livra des batailles sanglantes, glorieuses assu-<br />

rément, mais dont l'utilité n'a jamais été bien prouvée. <strong>Le</strong>s Arabes appelés en<br />

masse par le dey nous tinrent tête et s'enhardirent <strong>à</strong> nous harceler. L'effet de la<br />

prise d'Alger n'eût-il pas été plus terrifiant pour eux si nous leur avions moins<br />

fourni l'occasion de se mesurer avec nous, <strong>à</strong> chances égales, sur leur terrain ? En<br />

Tunisie, le général Farre et le général Forgemol, on ne s<strong>au</strong>rait trop insister sur ce<br />

point, ont eu [148] le rare mérite de ne jamais poursuivre la victoire et de lui préférer<br />

la paix.<br />

<strong>Le</strong> 24 avril fut enfin le jour fixé pour l'entrée de nos troupes dans la Régence.<br />

La Surveillante était mouillée devant Tabarca, prête <strong>à</strong> débarquer des troupes qui<br />

devaient appuyer par le nord nos colonnes de l'ouest et du sud. <strong>Le</strong>s pluies furent si<br />

violentes que la colonne Delebecque dut retarder son départ. <strong>Le</strong>s hommes, les<br />

chev<strong>au</strong>x, les vivres, tout menaçait de disparaître dans la boue. <strong>Le</strong>s vallées étaient<br />

transformées en lacs, en marécages ; les ruisse<strong>au</strong>x formaient des rivières ; seules<br />

les montagnes boisées étaient tenables, mais les <strong>au</strong>tres laissaient couler en avalanches<br />

jusqu'<strong>à</strong> leur pied la terre délayée. <strong>Le</strong>s armes de nos soldats étaient pleines<br />

d'e<strong>au</strong>. Dès les premiers pas on peut prévoir les difficultés que va présenter la<br />

campagne. <strong>Le</strong>s régiments ne pourront le plus souvent avancer qu'en file indienne,<br />

un homme derrière l'<strong>au</strong>tre, sur une piste, ou dans un cloaque. <strong>Le</strong>s moindres marches<br />

prendront ainsi un temps infini. Tandis que la tête du régiment défile péniblement,<br />

la queue piétine sur place, dans l'e<strong>au</strong>, et avec elle les convois. Un régiment<br />

seul mettra sept heures <strong>à</strong> faire cinq kilomètres en Kroumirie, sans embuscade,<br />

sans combat, la terre étant comme une éponge saturée d'e<strong>au</strong>. Pour les convois,<br />

c'était bien pis, on doit doubler le nombre des mulets. Une seule brigade en réquisitionne<br />

sept cent vingt-quatre, indépendamment de ceux de l'Etat. A chaque instant<br />

les ordres devront être modifiés. Comment prévoir en effet le nombre des<br />

hommes et des anim<strong>au</strong>x qui glissent en route ou perdent leurs forces sous la violence<br />

de la tempête et la persistance de la pluie ? Un mulet qui tombe, un chariot<br />

qui verse bouche la route, arrête pendant une heure un convoi. Aux points de halte<br />

on ne pourra pas allumer de feu <strong>à</strong> l'étape, les hommes attendront jusqu'<strong>à</strong> la nuit<br />

noire les distributions. <strong>Le</strong>urs tentes-abris dressées, ils dormiront transis sur un sol<br />

liquéfié ou disputeront <strong>au</strong> vent leur toile et leurs piquets déracinés. La pluie<br />

d'abord, le soleil ensuite, furent nos pires ennemis en Tunisie.


[149]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 151<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie. L’intervention<br />

Chapitre II<br />

La Première Campagne<br />

(Avril-Mai 1881)<br />

Devant nos préparatifs, notre entrée imminente en Tunisie, le bey, loin de<br />

s'amender, affirme très h<strong>au</strong>t sa résolution de ne pas céder. Il compte encore sur<br />

l'appui de l'Europe, et ne répond <strong>au</strong>x appels que nous adressons <strong>à</strong> sa raison que<br />

par des protestations indignées. Il en remet le <strong>texte</strong> <strong>au</strong>x consuls pour qu'ils le<br />

communiquent <strong>à</strong> leurs gouvernements. Devenu avec affectation le fidèle vassal de<br />

la Porte, il invoque lui <strong>au</strong>ssi le firman de 1871, et, après avoir signé librement<br />

comme ses prédécesseurs les conventions que nous connaissons avec la plupart<br />

des grandes puissances, deux traités avec l'Angleterre, un traité avec l'Italie, etc.,<br />

il ne veut tout <strong>à</strong> coup prendre sur lui <strong>au</strong>cune décision. Il en réfère <strong>à</strong> Constantinople<br />

; il soumet un rapport <strong>à</strong> son souverain. Ce n'est même plus un vassal, mais un<br />

simple gouverneur, Il ne peut pas nier cependant l'état d'anarchie du pays et le<br />

bien fondé de nos plaintes ; <strong>au</strong>ssi nous offre-t-il 300,000 francs d'indemnité, —<br />

qu'il est du reste incapable de payer, — en insistant pour que nous laissions <strong>à</strong> ses<br />

troupes seules le soin d'occuper la Kroumirie.


[150]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 152<br />

M. Barthélemy Saint-Hilaire est tenu, pour ainsi dire heure par heure, <strong>au</strong> cou-<br />

rant des résultats toujours négatifs des démarches que M. Roustan ne se lasse pas<br />

d'entreprendre <strong>au</strong> Bardo. On commence <strong>à</strong> désespérer <strong>à</strong> Paris du bon sens du bey.<br />

On redoute quelque coup de tête, quelque conseil qui le pousse <strong>à</strong> une rupture irréparable<br />

avec nous. L<strong>à</strong> est le danger, et ce qu'il y a de très remarquable, c'est qu'<strong>au</strong><br />

lieu de chercher cette rupture, d'y voir, puisque nous sommes les plus forts, la plus<br />

simple et la plus pratique des solutions, on l'évite <strong>au</strong> contraire, on fait tout pour la<br />

prévenir. On prévoit dès les premiers jours que la f<strong>au</strong>te du bey peut nous entraîner,<br />

nous obliger <strong>à</strong> annexer la Régence, et, <strong>au</strong> lieu de le laisser faire, on s'efforce<br />

de le diriger. Aucun doute sur ce point n'est possible ; notre ministre des affaires<br />

étrangères ne cesse d'engager M. Roustan <strong>à</strong> persister, même contre tout espoir,<br />

dans ses tentatives de conciliation. « Je vous prie, lui télégraphie M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire, le 10 avril, de vous arranger toujours pour demeurer en communication<br />

<strong>au</strong> moins officieuse avec le gouvernement tunisien, même dans le cas où, en<br />

dépit de nos intentions amicales, nos troupes seraient amenées <strong>à</strong> opérer contre<br />

celles du bey. Vous ne devez vous éloigner de votre résidence <strong>à</strong> Tunis qu'<strong>à</strong> la dernière<br />

extrémité. » Instructions décisives, dont on ne s<strong>au</strong>rait trop faire ressortir<br />

l'importance. Elles font grand honneur <strong>au</strong> gouvernement : elles prouvent non seulement<br />

la prudence, la sagacité de ses vues dans une circonstance <strong>au</strong>ssi délicate,<br />

mais encore sa bonne foi qu'on a méconnue. Elles répondent <strong>à</strong> ceux qui accusèrent<br />

le ministère, en France ou <strong>à</strong> l'étranger, d'avoir eu des desseins cachés, doubles<br />

; elles attestent son intention bien arrêtée de fuir les aventures, de se borner <strong>à</strong><br />

punir les Kroumirs et <strong>à</strong> obtenir dans la Régence des garanties de stabilité. L'expédition<br />

ne fut <strong>au</strong> début qu'une œuvre de répression sérieuse, exercée sur le territoire<br />

d'un voisin impuissant : nous voulions qu'elle eût des effets durables, mais non<br />

qu'elle dégénérât en une guerre, en une conquête. Combien de faits viennent <strong>à</strong><br />

l'appui de notre conviction sur ce point ! De peur d'inquiéter le bey, le gouvernement<br />

français s'abstient d'envoyer une escadre <strong>à</strong> la Goulette et il essaye de tous les<br />

moyens pour dissiper sa défiance, faire cesser son hostilité. « Rassurez le bey<br />

avec la plus vive et la plus bienveillante insistance, télégraphie notre ministre des<br />

affaires étrangères <strong>à</strong> M. Roustan ; ce n'est pas en ennemis, mais en protecteurs<br />

que nous entrons dans ses Etats. » Et encore : « Que Son Altesse renonce <strong>au</strong>x<br />

conseils perfides qui l'ont égarée et qui ont amené la crise actuelle. Qu'elle termi-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 153<br />

ne définitivement avec nous les questions pendantes et qu'elle garantisse l'avenir<br />

par des conventions amicales et [151] durables. Nous n'en voulons ni <strong>à</strong> sa personne,<br />

ni <strong>à</strong> son trône, ni <strong>à</strong> sa dynastie. »<br />

Par malheur, dans l'esprit troublé du bey, ces témoignages de tolérance étaient<br />

<strong>au</strong>tant de preuves de notre indécision, de l'inquiétude avec laquelle nous semblions<br />

appréhender une intervention des puissances. Aussi, pour toute réponse,<br />

donne-t-il <strong>au</strong> camp l'ordre de se mettre en marche. Dans quel but ? pour combattre<br />

quel ennemi ? Nous ne pouvons guère nous y tromper. <strong>Le</strong>s troupes beylicales<br />

partent en deux colonnes dans la direction de la frontière algérienne : la première,<br />

sous les ordres de Sidi-Selim, ministre de la guerre ; la seconde, commandée par<br />

Ali-bey. <strong>Le</strong> départ a lieu le 14 avril, après de solennels préparatifs. <strong>Le</strong> prince, en<br />

grand uniforme, se rend d'abord <strong>à</strong> la mosquée, <strong>au</strong> milieu d'une foule immense. Il<br />

monte ensuite en voiture devant le bey, les princes, plusieurs consuls et tout le<br />

peuple de Tunis, refusant de se servir du chemin de fer français où un wagon a été<br />

mis, suivant l'usage, <strong>à</strong> sa disposition. Parmi ses troupes, écrit M. Roustan, et dans<br />

la foule, « il n'y avait pas un soldat, pas un spectateur qui eût la conviction qu'on<br />

marchait contre les Kroumirs et non contre les Français ». L'opiniâtreté du bey est<br />

telle qu'on ne l'explique chez ce prince amolli qu'en l'attribuant <strong>à</strong> l'influence du<br />

premier ministre. Celui-ci, écrit encore M. Roustan, nourrit de plus en plus l'espoir<br />

de soulever contre nous non seulement les tribus tunisiennes, mais les Algériens,<br />

« et même de voir nos spahis et tirailleurs passer dans le camp tunisien ».<br />

Ce sont l<strong>à</strong> pour les rebelles de dangereux encouragements. M. Roustan, lui<br />

<strong>au</strong>ssi, supplie le gouvernement de se hâter. Déj<strong>à</strong> un employé de notre chemin de<br />

fer a été massacré ; les <strong>au</strong>tres ont dû rétrograder de station en station jusqu'<strong>à</strong><br />

Souk-el-Arba. Des débarquements clandestins de poudre sont de nouve<strong>au</strong> signalés<br />

<strong>à</strong> Sfax ; « les Italiens propagent le bruit d'une insurrection générale en Algérie ».<br />

Ces bruits viennent jusqu'<strong>à</strong> Paris, où la presse ne manque pas de les amplifier : on<br />

crie sur les boulevards : « L'assassinat de M. Roustan ! » <strong>Le</strong> bey exploite ces f<strong>au</strong>sses<br />

alarmes et fait annoncer <strong>au</strong>x consuls étrangers qu'il ne pourra pas éviter <strong>à</strong> Tunis<br />

un massacre général des chrétiens <strong>à</strong> l'approche des troupes françaises. A cette<br />

menace qui a pour objet de hâter l'intervention des puissances, M. Roustan répond<br />

en offrant le secours des compagnies de débarquement de notre stationnaire <strong>à</strong> la<br />

Goulette, la Jeanne d'Arc ; <strong>au</strong>ssi les consuls sont-ils unanimes <strong>à</strong> déclarer que le<br />

danger est imaginaire.


[152]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 154<br />

<strong>Le</strong> 16, un incident grave survient dans le Nord. Nous avons dit que la Surveil-<br />

lante devait appuyer, en débarquant des troupes <strong>à</strong> Tabarca, l'entrée de nos colon-<br />

nes en Kroumirie. <strong>Le</strong> commandant de ce bâtiment, le capitaine de vaisse<strong>au</strong> Lacombe,<br />

envoya <strong>au</strong> préalable une canonnière, l’Hyène, <strong>à</strong> Tabarca, chargée de préparer<br />

l'opération, d'étudier les difficultés que pourrait présenter le débarquement,<br />

de constater les dispositions des habitants, l'attitude de la garnison des forts, etc.<br />

Un châte<strong>au</strong> fort tunisien, crénelé, mais non armé et presque en ruine, est censé<br />

protéger la côte en cet endroit. Un <strong>au</strong>tre, en moins m<strong>au</strong>vais état, mais presque<br />

abandonné, couronne <strong>à</strong> une faible distance de la plage l'îlot de Tabarca, ancienne<br />

colonie génoise ruinée, comme tout le reste. A l'arrivée de l’Hyène, y des indigènes<br />

armés de fusils descendent des montagnes. <strong>Le</strong>s uns s'assemblent sur le rivage<br />

; d'<strong>au</strong>tres, par une étroite bande de terre, <strong>à</strong> peu près ferme dans les temps calmes,<br />

gagnent l'île. Un grand mouvement se produit dans le fort. A ce moment une<br />

baleinière se détache de l’Hyène, et commence <strong>à</strong> pratiquer des sondages. De violentes<br />

clameurs éclatent sur le rivage. L'attitude des Arabes devient tellement<br />

agressive qu'il f<strong>au</strong>t interrompre l'opération. <strong>Le</strong> lieutenant de vaisse<strong>au</strong> Cluze,<br />

commandant la canonnière, proteste <strong>au</strong>près du commandant du fort et se déclare<br />

obligé de lever l'ancre. Il n'avait pas achevé de donner ses ordres, et l’Hyène ne<br />

s'était pas encore mise en marche, quand des coups de feu retentirent et sur la plage<br />

et dans le fort. Une quarantaine de balles tombèrent le long du bord, tandis que<br />

le lieutenant Cluze s'éloignait, <strong>à</strong> son grand regret, sans répondre. Ses ordres le lui<br />

défendaient.<br />

Avisé de cette insulte <strong>à</strong> notre pavillon, le bey se contente de répondre <strong>à</strong> M.<br />

Roustan qu'il se charge seul du châtiment des coupables et qu'il ordonnera une<br />

enquête. De son côté, M. Roustan le prévient que ces fins de non-recevoir ne sont<br />

plus de saison et que nous occuperons le fort de Tabarca, <strong>à</strong> la fois pour venger<br />

l'injure dont nous nous plaignons et faciliter le châtiment des rebelles. <strong>Le</strong> bey réplique<br />

en adressant l'ordre <strong>au</strong> commandant de Tabarca de nous résister et de ne<br />

céder qu'<strong>à</strong> la force. Et en effet, quand le 18, <strong>à</strong> sept heures trente minutes du matin,<br />

le commandant Lacombe se présente devant Tabarca, sur la Surveillante, avec<br />

trois canonnières, l’Hyène, le Léopard et le Chacal, le vieux commandant tunisien,<br />

dont il f<strong>au</strong>t louer l'obéissance, refuse de se rendre <strong>à</strong> bord. On lui envoya un<br />

officier et un interprète, mais sans pouvoir obtenir de lui une concession. Des ser-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 155<br />

viteurs comme celui-l<strong>à</strong> font comprendre comment le gouvernement des beys put<br />

durer si longtemps malgré son effroyable désordre ; ce sont eux qui nous ont aidés<br />

plus tard <strong>à</strong> régénérer leur pays.<br />

[153]<br />

<strong>Le</strong> commandant de la Surveillante ne voulut pas tirer et rentra <strong>à</strong> Bône pour<br />

prendre les instructions du général en chef. <strong>Le</strong>s trois canonnières restèrent seules<br />

devant le fort, tandis que les Arabes descendirent en grand nombre sur le rivage.<br />

C'est alors que le général Forgemol, édifié sur l'hostilité qu'il fallait s'attendre <strong>à</strong><br />

combattre, envoya deux transports, la Corrèze et le Tourville, <strong>à</strong> Tabarca avec des<br />

troupes du 88 e de ligne et leur colonel, et un bataillon du 143 e . <strong>Le</strong> 23, les préparatifs<br />

sont terminés. <strong>Le</strong> commandant de la Surveillante a pris pour le lendemain ses<br />

dispositions de combat, arrêté ses sign<strong>au</strong>x, réglé le tir, ainsi que la répartition des<br />

hommes dans les canots et les chalands. Mais la tempête qui retient nos troupes <strong>à</strong><br />

la frontière rend également tout débarquement sur la côte impossible. C'est le 25<br />

seulement que les opérations peuvent commencer.<br />

Seul le général Logerot avait pu se mettre en marche le 24, favorisé par le<br />

climat et la nature de la région peu accidentée qu'il avait <strong>à</strong> parcourir, la frontière<br />

franchie. Il laissa <strong>à</strong> Sidi-el-Hemeci la brigade de réserve du général de Brem qui<br />

devra venir plus tard <strong>à</strong> sa rencontre en suivant la ligne du chemin de fer, quand il<br />

remontera vers la Kroumirie. La brigade de cavalerie du général G<strong>au</strong>me éclaire<br />

l'infanterie, précédée des goums que commande le capitaine Heyman, chef des<br />

affaires arabes. <strong>Le</strong>s soldats arrivant de France sont placés entre les troupes d'Algérie,<br />

turcos, zouaves, chasseurs d'Afrique. La marche se poursuit ainsi régulièrement,<br />

sans incident. <strong>Le</strong> soir du 24, la colonne campe <strong>à</strong> l'Oued-Mélègue 138 ; le<br />

lendemain, de bon matin, elle est en vue du Kef, non loin du champ de bataille de<br />

Zama.<br />

<strong>Le</strong> Kef (l'ancienne Sicca-Veneria) est la principale ville de la Tunisie occidentale,<br />

le nœud d'un grand nombre de routes. Sa situation sur un rocher, ses fortifications<br />

en font une place imprenable <strong>au</strong>x yeux des Arabes, mais qui ne pouvait<br />

résister longtemps <strong>à</strong> notre attaque. <strong>Le</strong> gouverneur, Si-Rechid, ennemi déclaré de<br />

la France 139 , y avait pourtant réuni mille combattants, qu'il avait armés et surex-<br />

138 L’ancien Muthul, d'après M. Tissot.<br />

139 Probablement parent du général qui fut exécuté par le khaznadar en 1867.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 156<br />

cités de son mieux. Il attendait <strong>au</strong>ssi les tribus voisines appelées <strong>à</strong> soutenir la dé-<br />

fense ; appel imprudent, car c'était <strong>livre</strong>r la ville <strong>à</strong> leurs déprédations. <strong>Le</strong> chef d'un<br />

ordre religieux prêchait <strong>au</strong>x habitants la guerre sainte. Tout faisait craindre que<br />

nous ne pussions pénétrer dans la place que de vive force. Si rapide que dût être<br />

notre succès, le fait de voir une place nous résister et la première que nous trouvions<br />

devant nous, alors que les [154] villes généralement paisibles et toutes<br />

commerçantes dans la Régence sont le refuge naturel de l'ordre, le point d'appui<br />

de l'<strong>au</strong>torité contre les rebelles, ce fait seul eût probablement soulevé contre nos<br />

colonnes les populations encore hésitantes, et rempli les <strong>au</strong>tres d'<strong>au</strong>dace. Pour peu<br />

que le siège du Kef eût duré quelques jours, la plupart des tribus se jetaient dans<br />

l'insurrection, de la Medjerdah jusqu'<strong>au</strong>x oasis du Sud.<br />

Un Français dont nous avons déj<strong>à</strong> parlé, M. Roy, se trouvait heureusement<br />

dans la ville arabe, où il attendait avec une impatience que l'on conçoit l'arrivée du<br />

général Logerot. <strong>Le</strong>s instructions de M. Barthélémy Saint-Hilaire qui prescrivaient<br />

si sagement <strong>à</strong> M. Roustan de ne pas cesser de communiquer avec le gouvernement<br />

tunisien s'étendaient naturellement <strong>au</strong>x quelques fonctionnaires représentant<br />

la France dans les provinces. Ainsi notre agent consulaire, M. Roy, qui<br />

était en même temps chef de la station télégraphique <strong>au</strong> Kef, n'avait pas bougé. Il<br />

faisait, <strong>au</strong> péril de sa vie, tous ses efforts pour amener Si-Rechid et la population <strong>à</strong><br />

nous ouvrir les portes de la ville. M. Roy parlait parfaitement l'arabe, était en relations<br />

d'amitié avec le chef d'un ordre religieux très important, Si-Kaddour, cheik<br />

des Kadrya, et jouissait enfin, nous l'avons dit, d'une considération très grande.<br />

On se rendit, non sans peine, <strong>au</strong>x arguments qu'il sut faire valoir. <strong>Le</strong> chef de la<br />

secte des Aïssaoua, qui avait donné avec le gouverneur l'exemple du fanatisme, fit<br />

sa soumission, et le 26, <strong>à</strong> onze heures et demie du matin, le général Logerot entrait<br />

avec sa colonne dans la ville, sans qu'un seul coup de fusil eût été tiré. <strong>Le</strong>s<br />

tribus, déconcertées <strong>à</strong> cette nouvelle, restèrent chez elles. L'insurrection était localisée<br />

dans le Nord-Ouest.<br />

Ce succès peu brillant ne produisit en France presque <strong>au</strong>cun effet, mais il n'en<br />

fut pas de même en Tunisie. <strong>Le</strong> général Logerot apprécia <strong>à</strong> sa valeur le service<br />

que venait de rendre <strong>à</strong> notre c<strong>au</strong>se M. Roy. Sur sa proposition, le gouvernement<br />

récompensa cet agent d'élite en le nommant chevalier de la Légion d'honneur. Dix<br />

ans bientôt se sont écoulés depuis cette époque, M. Roy est toujours <strong>au</strong> Kef. C'est


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 157<br />

faire de lui un bel éloge 140 . <strong>Le</strong> général Logerot tint grand compte <strong>à</strong> la population<br />

du Kef de la modération dont elle avait fait preuve et donna <strong>à</strong> tous les chefs de<br />

corps l'ordre formel de faire respecter scrupuleusement la ville, de ne laisser c<strong>au</strong>ser<br />

<strong>au</strong>cun dommage <strong>au</strong>x habitants. Il ne toléra <strong>au</strong>cune réquisition. <strong>Le</strong>s Arabes<br />

vendirent leurs marchandises mieux que de coutume, en les faisant payer <strong>à</strong> nos<br />

hommes le double de leur valeur. Jamais les marchés du Kef ne furent mieux approvisionnés.<br />

On accourait des campagnes, non pour nous attaquer, mais pour<br />

profiter [155] de notre passage. Bien loin de ruiner le pays, notre expédition l'enrichissait.<br />

Pendant toute la campagne, dans les villes et dans les tribus qui ne nous<br />

furent pas hostiles, il en sera ainsi. Ce sont toutes ces mesures si sages qui ont<br />

assuré la rapidité de notre succès, si sages qu'on les a ridiculisées. Ces mesures ne<br />

furent pas l'effet de l'attitude pacifique des Tunisiens, elles en furent <strong>au</strong> contraire<br />

la principale c<strong>au</strong>se. Cela est si vrai que, dès le 22 avril, le général Logerot avait<br />

rappelé <strong>à</strong> ses troupes les instructions supérieures qu'il avait reçues lui-même du<br />

gouvernement. Il leur recommandait de s'abstenir de toute déprédation, la paix<br />

n'ayant pas cessé d'exister entre le gouvernement de la République et celui de la<br />

Régence. Il ne se borna pas d'ailleurs <strong>au</strong>x recommandations et sut veiller <strong>à</strong> ce que<br />

pas un soldat dans sa colonne ne se laissât entraîner <strong>à</strong> porter atteinte <strong>à</strong> la propriété.<br />

Ces faits sont <strong>à</strong> l'honneur de nos génér<strong>au</strong>x, de nos officiers et de nos soldats : ils<br />

méritaient de ne pas passer complètement inaperçus. <strong>Le</strong> général Logerot ne s'attarda<br />

pas <strong>au</strong> Kef. Ses dispositions prises, le jour même, pour assurer la garde de la<br />

place et l'ordre dans la garnison qu'il y laissait, il partit, dès le 28 <strong>au</strong> matin, pour<br />

gagner, par la vallée de l'Oued-Melègue, les plaines de la Medjerdah et la ligne de<br />

notre chemin de fer où le général de Brem devait venir le joindre.<br />

Dans le Nord le m<strong>au</strong>vais temps n'avait point cessé et le général Delebecque<br />

avait dû mettre en route, quand même, ses trois colonnes. La brigade Galland tenait<br />

la droite, celle du général Vincendon le centre, celle du général Ritter, plus <strong>au</strong><br />

nord, ne devait pas perdre de vue la mer. <strong>Le</strong>s brigades Galland et Vincendon opèrent<br />

rapidement leur jonction en Kroumirie, où elles chassent devant elles les rebelles<br />

disséminés en tirailleurs dans les bois, sur les h<strong>au</strong>teurs, dans le maquis. La<br />

brigade de g<strong>au</strong>che fut moins heureuse. <strong>Le</strong> général Ritter, <strong>au</strong> moment où elle poursuivait<br />

également sa marche avec succès, presque sans pertes, fut frappé d'une<br />

congestion. Cet accident et la pluie torrentielle qui inondait ses troupes les obligè-<br />

140 Il vient d'être nommé secrétaire général du gouvernement tunisien.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 158<br />

rent <strong>à</strong> rétrograder sur leurs campements, <strong>à</strong> EI-Aïoum, où le général Caillot vint se<br />

mettre <strong>à</strong> leur tête. <strong>Le</strong>s deux <strong>au</strong>tres brigades s'établirent <strong>au</strong> contraire, <strong>à</strong> la grâce de<br />

Dieu, en Kroumirie, <strong>au</strong>-dessus de l'Oued-Djenan, sur un plate<strong>au</strong> élevé d'où elles<br />

découvraient notre escadrille <strong>au</strong> mouillage devant Tabarca (27 avril). Elles<br />

n'avaient eu, pendant cette première marche, que deux hommes tués et une dizaine<br />

de blessés. <strong>Le</strong> 25, <strong>à</strong> quatre heures de l'après-midi, la mer étant un peu tombée, le<br />

commandant Lacombe avait pu canonner le fort de Tabarca. <strong>Le</strong>s Kroumirs, trop<br />

confiants dans le secours de la tempête, ne croyant pas le débarquement [156]<br />

possible ou craignant plutôt les effets de notre artillerie, étaient partis <strong>à</strong> la rencontre<br />

de nos colonnes. Ils n'avaient d'ailleurs pas de chef unique, ce qui explique<br />

le désarroi de leurs mouvements. <strong>Le</strong> fort ne répondit pas <strong>à</strong> notre feu. <strong>Le</strong> commandant<br />

tunisien constata seulement qu'il ne cédait que devant la force.<br />

<strong>Le</strong> lendemain matin 26, la Corrèze et le Tourville avaient pris leur mouillage<br />

pour le débarquement, mais la houle était encore assez forte, et le commandant<br />

Lacombe commença par faire occuper l'île, sans résistance. A ce moment le La<br />

Galissonnière portant le pavillon du contre-amiral Conrad était signalé <strong>à</strong> la pointe<br />

de Tabarca et venait mouiller <strong>au</strong>près de la flottille. L'amiral laissa <strong>au</strong> capitaine de<br />

vaisse<strong>au</strong> Lacombe le commandement des opérations commencées et se borna <strong>à</strong><br />

répéter ses sign<strong>au</strong>x. Il prêta son canot <strong>à</strong> vapeur et ses grosses embarcations. L'ordre<br />

de débarquement est donné dans la matinée. A deux heures les premières<br />

troupes étaient <strong>à</strong> terre ; avant six heures tout le petit corps achevait de se masser<br />

sur le rivage avec l'artillerie de montagne et de position, les sacs des hommes et<br />

quelques mulets pour les pièces et les cacolets d'ambulance, une certaine quantité<br />

de vivres envoyés de France et des munitions de réserve. <strong>Le</strong>s communications<br />

étant assurées avec la flottille, les troupes couronnèrent les h<strong>au</strong>teurs avoisinantes.<br />

<strong>Le</strong> vieux fort avait été occupé <strong>à</strong> trois heures quarante-cinq. On y voyait flotter le<br />

drape<strong>au</strong> français. Des Arabes s'étaient montrés dans la plaine, mais les tirailleurs,<br />

soutenus par les canons-revolvers des grands bâtiments, eurent vite fait de les<br />

disperser. On craignait une attaque de nuit. <strong>Le</strong>s rayons de lumière électrique projetés<br />

par le La Galissonnière et la Surveillante jusque dans la plaine et sur la rivière<br />

de Tabarca firent sur les indigènes une impression telle qu'ils n'approchèrent<br />

même pas de nos grand'gardes. <strong>Le</strong> 27, <strong>à</strong> quatre heures et demie du matin, le débarquement<br />

du matériel était activement repris, en dépit d'une forte houle. A midi<br />

et demi le La Galissonnière appareille pour retourner <strong>à</strong> Bône, tandis que le Cas-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 159<br />

sard et le Léopard arrivent de La Galle. La houle <strong>au</strong>gmente. Après le coucher du<br />

soleil, la mer devient énorme. <strong>Le</strong>s bâtiments se trouvent, dans les lames de fond,<br />

presque sur les brisants. On passe la nuit avec les ch<strong>au</strong>dières en pression, prêt <strong>à</strong><br />

gagner le large, un officier veillant <strong>au</strong>x chaînes. Plusieurs se rompirent, cinq an-<br />

cres furent perdues. <strong>Le</strong> lendemain le temps ne s'améliore que lentement ; c'est le<br />

soir seulement que le Cas sard peut communiquer avec le Tourville. Encore le<br />

surlendemain doit-on renoncer <strong>à</strong> envoyer une chaloupe <strong>à</strong> la plage.<br />

Ce même jour, le 29, une surprise vient distraire nos marins réduits <strong>à</strong> l'inac-<br />

tion. L'Alma apparaît <strong>au</strong> large, apportant des nouvelles. Elle [157] apporte l'ordre<br />

<strong>à</strong> la Surveillante d'aller rejoindre d'urgence le La Galissionnière <strong>à</strong> Bône. <strong>Le</strong> com-<br />

mandant appareille <strong>au</strong>ssitôt et laisse nos forces navales devant Tabarca sous les<br />

ordres du commandant du Tourville.<br />

<strong>Le</strong> 30 <strong>au</strong> matin l’Alma et la Surveillante se rangeaient <strong>à</strong> Bône sous le com-<br />

mandement du contre-amiral Conrad. Nul <strong>à</strong> bord de l'escadre, excepté l'amiral, ne<br />

connaissait le motif de ces préparatifs, le but de l'expédition qui semblait s'annon-<br />

cer.<br />

Pendant ce temps, du 27 <strong>au</strong> 30, nos troupes avaient avancé et se rapprochaient,<br />

les unes et les <strong>au</strong>tres, du centre de la Kroumirie. La colonne Delebecque s'était<br />

mise en communication avec Tabarca. Un grand nombre de tribus, se sentant pri-<br />

ses dans le cercle, chaque jour plus étroit, de notre investissement et ne pouvant<br />

combattre avec quelques chances de succès, se rendirent <strong>au</strong> général Forgemol.<br />

Une partie cependant des rebelles s'était concentrée, avec ses troupe<strong>au</strong>x, vers le<br />

nord-est ; ceux-l<strong>à</strong> semblaient décidés <strong>à</strong> nous résister, <strong>à</strong> l'abri de leurs forêts impé-<br />

nétrables, dans ce massif de montagnes alors inconnues. <strong>Le</strong>ur point de ralliement<br />

était le marabout vénéré de Sidi-Abdallah-ben-Djemel. Nos opérations n'en <strong>au</strong>-<br />

raient pas moins été terminées en quelques jours, si la nature ne les avait pas presque<br />

constamment contrariées. Nos hommes continuent <strong>à</strong> ne pas sortir de la boue.<br />

<strong>Le</strong>s moindres ruisse<strong>au</strong>x, transformés en torrents, coupent nos communications.<br />

De son côté, le général Logerot tenait la plaine de la Medjerdah et le chemin<br />

de fer, de façon <strong>à</strong> être en communication avec le général de Brem qui occupait, <strong>à</strong><br />

l'ouest, Ghardimaou, la tête de ligne. Dès le 28, le général Logerot s'était établi <strong>à</strong><br />

Souk-el-Arba, station importante, point d'intersection des principales routes du<br />

nord-ouest de la Régence, marché de tous les Arabes de la plaine de la Medjerdah,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 160<br />

<strong>à</strong> quelques kilomètres de l'ancienne cité romaine de Bulla-Regia. Remarquons-le<br />

dès <strong>à</strong> présent, nos troupes trouveront partout sur leur parcours, du nord <strong>au</strong> sud de<br />

la Tunisie, les traces encore visibles et souvent admirables de l'occupation romai-<br />

ne. Partout leurs étapes seront pour ainsi dire marquées <strong>à</strong> l'avance par les vestiges<br />

des postes et des villes dont la province d'Afrique était couverte. Nos soldats<br />

étonnés rencontreront, jusque dans le désert, des temples, des thermes, des barra-<br />

ges, des cirques, des aqueducs, des m<strong>au</strong>solées, des arcs de triomphe encore de-<br />

bout.<br />

A dix kilomètres environ <strong>à</strong> l'est de Souk-el-Arba, sur la ligne du chemin de<br />

fer, un <strong>au</strong>tre camp était établi, celui d'Ali-bey. Ce prince [158] s'était d'abord porté<br />

vers la frontière, mais <strong>à</strong> l'approche de nos troupes on l'avait vu se replier peu <strong>à</strong><br />

peu. Son attitude était douteuse. Cependant, M. Roustan avait obtenu la promesse<br />

que ses troupes se retireraient devant les nôtres, et on lui avait jusqu'alors tenu<br />

parole. Mais la question était de savoir si Ali-bey serait maître de ses soldats et<br />

des tribus que leur passage surexcitait. Un <strong>au</strong>tre danger était <strong>à</strong> craindre. Ali pouvait<br />

être nommé bey par les rebelles, comme Si-Adel en 1867, et prendre la tête<br />

du mouvement, dans l'espoir chimérique de remplacer son frère. La mission qu'on<br />

lui avait confiée le compromettait <strong>au</strong>x yeux des Français, et le bey s'était ainsi<br />

débarrassé du successeur immédiat que nous <strong>au</strong>rions pu lui donner si nous avions<br />

été réduits <strong>à</strong> le déposer. Il est vrai qu'un troisième frère, Sidi-Taïeb, restait <strong>à</strong> Tunis<br />

et pouvait, le cas échéant, prendre sa place ; le bruit s'en répandait alors <strong>à</strong> Tunis<br />

même ; mais c'était une raison de plus pour qu'Ali-bey n'eût plus <strong>au</strong>cune chance<br />

d'arriver <strong>au</strong> pouvoir et jouât le tout pour le tout. Ce prince était donc fort perplexe<br />

<strong>à</strong> l'approche du général Logerot, et sa perplexité devait <strong>au</strong>gmenter nécessairement<br />

la défiance de ce dernier, par conséquent compliquer davantage encore une situation<br />

déj<strong>à</strong> si peu nette. Ali se tira tant bien que mal d'embarras en exécutant honorablement<br />

ses instructions, si ingrates qu'elles fussent. Il commença par protester,<br />

sans <strong>au</strong>cun succès, par écrit, <strong>au</strong>près du général Forgemol, et par lui offrir de réduire<br />

lui-même les rebelles. Alors une partie des tribus l'abandonnèrent, indignées.<br />

<strong>Le</strong> général Logerot lui demanda une entrevue. Ali crut bien faire en refusant de<br />

recevoir un général qui n'était pas le commandant en chef ; mais il fut très mal<br />

inspiré, car le général Logerot, qui était venu jusqu'<strong>à</strong> son camp, lui fit dire, avant<br />

de regagner Souk-el-Arba, qu'il l'attendrait le lendemain, avant deux heures, <strong>à</strong> son<br />

quartier général.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 161<br />

<strong>Le</strong> prince ne manqua pas ce rendez-vous. <strong>Le</strong> journaliste anglais dont nous<br />

avons déj<strong>à</strong> cité l'ouvrage était <strong>au</strong> nombre des conseillers intimes du Bardo depuis<br />

l'affaire de l’Enfida. Un moment il avait quitté Tunis pour accompagner Ali-bey,<br />

<strong>au</strong>quel il ne cessait de promettre, avec une libéralité qui ne lui coûtait guère, la<br />

bienveillance et l'appui du gouvernement britannique. Il suit les opérations en<br />

politique et en humoriste. La description du camp qu'il envoie <strong>à</strong> son journal est<br />

intéressante. Nous sommes loin de la pompe déployée sous Mohammed-bey, du<br />

temps de M. Roches et de M. Tissot. Ce n'était partout que confusion ; une foire,<br />

plutôt qu'un camp. <strong>Le</strong>s soldats, gênés dans les uniformes européens qu'on leur a<br />

fait substituer brusquement <strong>au</strong> libre burnous, les pieds meurtris par des souliers<br />

que la plupart se décident d'ailleurs <strong>à</strong> porter sur leurs ép<strong>au</strong>les, errent <strong>au</strong> [159] milieu<br />

d'un peuple de mendiants, de vagabonds et de marchands. Tous armés jusqu'<strong>au</strong>x<br />

dents, acharnés contre la France, endurcis, sans peur, infatigables, <strong>au</strong> dire<br />

de notre témoin, le fanatisme les a transformés. Ce ne sont plus ces êtres chétifs<br />

que nous voyions tricoter des bas devant leur caserne, mais « des gaillards superbes<br />

et vigoureux ». Afin d'être en sûreté dans un pareil milieu, un Européen devait<br />

déclarer bien h<strong>au</strong>t qu'il n'était pas Français, porter la chéchia, le burnous. On le<br />

voit, le général Farre avait agi prudemment en envoyant en Tunisie be<strong>au</strong>coup de<br />

monde !<br />

Ali-bey connaissant mieux sans doute son armée et la jugeant avec plus de<br />

sang-froid que n'en montre dans cette partie de son récit le journaliste anglais, se<br />

faisait heureusement be<strong>au</strong>coup moins d'illusions que lui sur sa valeur ; il est vrai<br />

qu'il n'avait pas comme ce dernier la presse <strong>à</strong> émouvoir. Aussi ne trouva-t-il rien <strong>à</strong><br />

répondre <strong>au</strong> général Logerot quand celui-ci accueillit ses plaintes et ses propositions<br />

par ces simple mots : Je ne vous demande que de vous retirer. Il se retira en<br />

effet, <strong>à</strong> soixante kilomètres en arrière, mais non sans rancune. Dans son dépit et<br />

suivant sans doute quelque conseil envenimé, il trouva le moyen de se compromettre<br />

encore une fois, mais la dernière, et nous le verrons plus tard faire sa paix<br />

avec le général Logerot. Une reconnaissance poussée par nos troupes, le lendemain<br />

de l'entrevue, le 30, avait été l'occasion d'un engagement assez vif. <strong>Le</strong>s tribus<br />

dont le général Logerot devait traverser les territoires pour pénétrer en Kroumirie<br />

donnaient des signes d'agitation. <strong>Le</strong> capitaine Heyman, précédant le goum,<br />

s'avança seul jusque dans leurs douars, <strong>au</strong>x environs de Ben Béchir, en parlementaire.<br />

Il y fut reçu <strong>à</strong> coups de fusil. <strong>Le</strong> général Logerot envoya <strong>au</strong>ssitôt des troupes


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 162<br />

contre la tribu. Après un combat qui dura presque toute la journée et que menèrent<br />

vigoureusement les colonels Hervé, O'Neil et Bonnie, nous étions maîtres du ter-<br />

rain, mais les pertes des Arabes étaient sérieuses ; deux femmes mêlées <strong>au</strong>x indi-<br />

gènes avaient été atteintes par nos balles.<br />

Ali-bey, immédiatement informé de ces détails, se donna la satisfaction de les<br />

faire connaître <strong>à</strong> Tunis. Il présenta l'affaire comme un massacre et crut se venger<br />

du général Logerot en l'accusant d'avoir fait égorger des femmes. « <strong>Le</strong>s blessés,<br />

écrit-il, étaient conduits chez le général qui, <strong>au</strong> furet <strong>à</strong> mesure de leur arrivée, les<br />

faisait décapiter. <strong>Le</strong>s femmes n'étaient pas épargnées : <strong>à</strong> celles qui étaient enceintes<br />

on ouvrait le ventre et on jetait leurs petits <strong>à</strong> côté de leurs cadavres. » (<strong>Le</strong>ttre<br />

d'Ali-bey ; <strong>au</strong> Livre j<strong>au</strong>ne, 30 avril.) Ce rapport, absurde <strong>à</strong> nos yeux, mais qu'on<br />

disait écrit avec du sang et que Mustapha-ben-Ismaïl fit lire dans les mosquées,<br />

<strong>au</strong>rait pu avoir pour effet d'exaspérer les [160] Arabes et de les pousser <strong>à</strong> une résistance<br />

désespérée, tout <strong>au</strong> moins d'exalter le fanatisme de quelques hallucinés et<br />

de provoquer des représailles contre les Européens. Heureusement les témoignages<br />

des chefs du pays en démontrèrent presque <strong>au</strong>ssitôt la f<strong>au</strong>sseté. <strong>Le</strong>s tribus<br />

compromises vinrent se soumettre <strong>au</strong> général Logerot, et, deux ou trois jours plus<br />

tard, le grand marché hebdomadaire se tenait, comme d'habitude, <strong>à</strong> Souk-el-Arba.<br />

Tunis, depuis le départ du camp, montre le calme qu'on devait attendre d'une<br />

population composée en grande partie de riches fonctionnaires, de bourgeois,<br />

d'industriels, de commerçants. Mais le bey, devenu de plus en plus le jouet de ses<br />

conseillers, multiplie ses protestations, ses circulaires <strong>au</strong>x consuls, ses appels <strong>au</strong>x<br />

puissances, <strong>à</strong> la Porte. <strong>Le</strong>s consuls commencent <strong>à</strong> se tenir <strong>à</strong> l'écart. <strong>Le</strong> journaliste<br />

anglais, que nous connaissons <strong>à</strong> présent, doit suppléer <strong>à</strong> tout. Il devient, durant<br />

cette crise, c'est lui qui le raconte, une sorte de ministre des affaires étrangères de<br />

la défense nationale. Avant d'aller réconforter Ali et son armée, il a rédigé force<br />

télégrammes <strong>au</strong> nom du bey, <strong>à</strong> l'adresse de lord Granville, du Sultan, de la Reine<br />

même. <strong>Le</strong> malheureux souverain prend tout <strong>au</strong> sérieux, tout, excepté les supplications<br />

de M. Roustan. Lord Granville, il est vrai, ne lui répondait rien et enjoignait<br />

<strong>à</strong> M. Reade de l'encourager <strong>à</strong> faire marcher ses troupes d'accord avec les nôtres,<br />

ce qui était encore le seul moyen d'atténuer les conséquences de notre intervention.<br />

Mais ces instructions furent mal comprises, mal exécutées : M. Reade, né <strong>à</strong><br />

Tunis, successeur de M. Wood, pouvait-il garder son sang-froid en une pareille<br />

crise, échapper complètement <strong>à</strong> l'influence du journaliste <strong>au</strong>dacieux qui préten-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 163<br />

dait, par ses excitations répétées dans la presse, agir sur le gouvernement anglais<br />

lui-même ? Quant <strong>à</strong> M. Maccio, nous avons vu qu'il ne paraissait plus <strong>au</strong> Bardo ;<br />

mais son drogman, M. Pestalozza, y jouait plus que jamais son rôle de conseiller.<br />

Tout conspirait donc <strong>à</strong> égarer Sidi-Saddok. Notre longanimité ne pouvait sans<br />

danger, pour lui comme pour nous, durer davantage. Il devenait nécessaire de le<br />

convaincre, lui et son entourage, une fois pour toutes, que sa résistance était folle<br />

et qu’il ne tenait qu'<strong>à</strong> nous de la briser. Un nouvel incident vint ajouter encore <strong>à</strong><br />

nos griefs. Dans les derniers jours du mois d'avril un brick français, le Santoni,<br />

jeté <strong>à</strong> la côte, entre Bizerte et Tabarca, fut complètement pillé. Son équipage<br />

n'avait échappé <strong>au</strong> massacre que grâce <strong>à</strong> un subterfuge du capitaine un Corse, qui<br />

réussit <strong>à</strong> se faire passer pour Italien.<br />

[161]<br />

Nos nation<strong>au</strong>x n'étaient plus en sûreté dans la Régence, si ce n'est <strong>à</strong> Tunis<br />

même et dans la région que nos troupes occupaient : partout ailleurs ils étaient <strong>à</strong> la<br />

merci d'un mouvement de fanatiques qui pouvait éclater d'un instant <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre. <strong>Le</strong><br />

gouvernement français, poussé <strong>à</strong> bout, prit un parti décisif.<br />

<strong>Le</strong> 1 er mai, la petite ville de Bizerte fut éveillée par une apparition inattendue.<br />

Paisible et riante, en dépit des fortifications massives qui couronnent ses h<strong>au</strong>teurs,<br />

Bizerte est enchâssée entre deux lacs magnifiques, encore s<strong>au</strong>vages, <strong>au</strong> sud, et la<br />

Méditerranée <strong>au</strong> nord. Un canal peu profond, <strong>au</strong>x e<strong>au</strong>x vertes, si transparentes<br />

qu'on y voit se jouer les d<strong>au</strong>rades et les mulets, coule du lac <strong>à</strong> la mer entre deux<br />

rangées de maisons bariolées, moitié vénitiennes, moitié arabes. Comme une rue<br />

donne sur une place, le canal vient tout droit, avec ses maisons, ses quais et ses<br />

bate<strong>au</strong>x multicolores, jusqu'<strong>à</strong> la mer. L<strong>à</strong>, les e<strong>au</strong>x vertes entrent sans transition<br />

dans les e<strong>au</strong>x bleues. Ce matin du 1 er mai, toute une population vêtue de blanc<br />

contemple avec étonnement une escadre française qui vient de jeter l'ancre devant<br />

la ville. On compte quatre bâtiments : le La Galissonnière, l’Alma, la Surveillante,<br />

que nous avons vus quitter Bône pour une destination inconnue, et une canonnière,<br />

le Léopard. L'agent consulaire de France, stupéfait, se rend <strong>à</strong> bord du vaisse<strong>au</strong><br />

amiral puis revient <strong>à</strong> terre accompagnant une escouade de marins. Un officier<br />

somme le gouverneur de la ville de laisser débarquer nos compagnies. <strong>Le</strong> gouverneur<br />

n'ayant pas d'ordres, hors d'état de songer d'ailleurs <strong>à</strong> se défendre, s'incline :


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 164<br />

<strong>au</strong>ssitôt les couleurs françaises sont hissées <strong>à</strong> côté de celles du bey sur le fort tuni-<br />

sien. Bizerte est entre nos mains.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, l'aviso le Cassard, la Sarthe et la Dryade, le surlendemain trois<br />

transports de la Compagnie transatlantique, dont les capitaines avaient quitté Toulon<br />

avec des instructions cachetées et n'apprirent qu'en mer la destination exacte<br />

qui leur était assignée, débarquèrent de nouvelles troupes, environ huit mille<br />

hommes, commandées par les génér<strong>au</strong>x Bréart et M<strong>au</strong>rand.<br />

Ce coup de main complétait l'investissement de la Kroumirie <strong>à</strong> l'est, coupait<br />

toute communication entre Tunis et le territoire des rebelles, et devait surtout décider<br />

le bey <strong>à</strong> nous écouter. En Europe il nous confirme les avantages de la possession<br />

; on n'y veut voir, <strong>à</strong> Rome, que le complément de nos opérations contre les<br />

Kroumirs, et M. Cairoli déclare que cette occupation ne modifie en rien l'attitude<br />

et les appréciations du gouvernement italien (3 mai). On s'en émeut davantage <strong>à</strong><br />

Londres. <strong>Le</strong>s deux lacs qui s'étendent derrière la ville ne sont séparés de la mer<br />

que par une étroite bande de sable ; toujours [162] abrités malgré leur grande<br />

étendue (environ 150 kilomètres carrés), assez profonds pour recevoir les plus<br />

grands bâtiments, ils constituent un port naturel incomparable. L'amiral anglais<br />

Spratt, qui avait visité ces lacs en 1845, écrivit le 26 mai 1881, <strong>au</strong> Times, qu'ils<br />

étaient assez grands pour servir de port <strong>à</strong> toutes les flottes du monde, commander<br />

les communications entre l'Occident et l'Orient, et cela, <strong>à</strong> très peu de frais. La<br />

France, disait-il, pourra se servir en tout cas de cet abri sûr, isolé, pour faire en<br />

secret ses expériences de torpilles et même des manœuvres. Un député conservateur,<br />

M. Montagne Guest, reproduisit dans une brochure ces appréhensions.<br />

Quand le gouvernement anglais s'en fit l'interprète <strong>au</strong>près du nôtre, M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire répondit : « Il n'entre nullement dans nos projets de dépenser<br />

<strong>au</strong>jourd'hui les sommes énormes et de commencer les trav<strong>au</strong>x gigantesques qui<br />

seraient nécessaires pour transformer Bizerte en un port militaire, avec ses quais,<br />

ses bassins, ses arsen<strong>au</strong>x. Lord Granville prit acte de cette déclaration, en réservant<br />

toutefois <strong>au</strong>x grands bâtiments de commerce anglais le droit de faire usage<br />

du canal qui relierait la mer <strong>au</strong> lac, dans le cas où la France entreprendrait de le<br />

creuser. (20 mai, Livre j<strong>au</strong>ne.)<br />

<strong>Le</strong>s pluies, alternant avec un soleil déj<strong>à</strong> brûlant, retardèrent, <strong>à</strong> Bizerte comme<br />

en Kroumirie, les mouvements de nos colonnes. Nos deux génér<strong>au</strong>x ne se mirent<br />

en route que le 8. Encore le temps ne s'était-il pas amélioré. <strong>Le</strong> bey n'avait pas


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 165<br />

attendu ce moment pour protester contre leur débarquement, mais ses protesta-<br />

tions sont déj<strong>à</strong> moins assurées. M. Roustan le constate. C'est que la discorde<br />

commence <strong>à</strong> diviser ses conseillers musulmans. <strong>Le</strong>s plus avisés soupçonnent l'iso-<br />

lement où l'Europe va laisser le gouvernement tunisien et songent déj<strong>à</strong> <strong>à</strong> se ména-<br />

ger une retraite. L'espoir d'une intervention ne se réalise pas, et les troupes françaises<br />

avancent chaque jour ; il est temps pour eux de prendre un parti. Malheureusement,<br />

Mustapha-ben-Ismaïl et le bey tenaient encore <strong>à</strong> leurs illusions. <strong>Le</strong><br />

gouvernement italien avait ordonné <strong>à</strong> M. Maccio l'abstention : M. Reade, avonsnous<br />

dit, devait parler <strong>au</strong> bey le langage d'un conciliateur. Mais on oubliait <strong>à</strong> Rome<br />

et <strong>à</strong> Londres que ces deux agents s'étaient jusqu'alors trop engagés pour<br />

consentir <strong>à</strong> se contredire du jour <strong>au</strong> lendemain, pour avouer tout <strong>à</strong> coup leur impuissance,<br />

la vanité de leurs promesses. Tous les deux gardèrent le silence, mais<br />

un silence dans lequel le bey, grâce <strong>au</strong>x intermédiaires qui parlaient pour eux, ne<br />

vit rien de décourageant. <strong>Le</strong>s raisons mêmes qui assurent <strong>au</strong>x consuls en Orient<br />

une situation exceptionnelle et font de chacun d'eux <strong>au</strong>tant de souverains <strong>à</strong> côté du<br />

souverain leur interdisent le moindre [163] recul. Sous peine de perdre tout prestige,<br />

toute <strong>au</strong>torité, ils sont condamnés <strong>à</strong> ne pouvoir jamais se donner tort. Ils persistent<br />

donc dans leur attitude ; <strong>au</strong> besoin seulement, pour n'engager qu'eux, ils se<br />

dédoublent, déclarent qu'ils agissent en leur nom personnel, et non pas officiellement.<br />

<strong>Le</strong>ur gouvernement a ainsi la ressource, suivant l'occasion, de les désavouer<br />

ou de les approuver sous main, mais leur action ne s'en effectue pas moins. M.<br />

Wood excellait <strong>à</strong> ce jeu, et combien d'<strong>au</strong>tres avec lui ! Lisez « le bey » <strong>au</strong> lieu du<br />

« dey », et certaines dépêches adressées d'Alger avant notre intervention, en 1827,<br />

semblent être datées de Tunis en 1881. <strong>Le</strong> comte d'Attili, consul de Sardaigne,<br />

protecteur officieux des intérêts français dans les Etats du dey, écrivait alors ce<br />

qui suit : « Quelques-uns des consuls que je n'ose pas nommer, abandonnés <strong>à</strong> leur<br />

passion et par un raffinement d'intrigue, osèrent persuader <strong>au</strong> dey qu'il fallait repousser<br />

tous les moyens d'accommodement, en l'assurant que la France céderait,<br />

parce qu'elle n'était nullement dans l'intention de lui faire la guerre. » (C. Rousset,<br />

la Conquête d'Alger.) Par une coïncidence fâcheuse, la plupart des gouvernements<br />

partageant, <strong>au</strong> sujet de leurs nation<strong>au</strong>x en Tunisie, les appréhensions que nous<br />

ressentions <strong>à</strong> l'égard des nôtres, car l'émeute arabe, une fois déchaînée, ne fait pas<br />

longtemps de distinctions entre les diverses nationalités des chrétiens, envoyèrent<br />

des bâtiments <strong>à</strong> la Goulette, <strong>à</strong> côté de notre Jeanne d'Arc. Nous mêmes avions<br />

adjoint <strong>à</strong> notre stationnaire, le 4 mai, un vaisse<strong>au</strong> plus fort, la Reine Blanche. Ain-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 166<br />

si vinrent successivement, <strong>à</strong> quelques jours d'intervalle, le Monarch, de Malte, la<br />

Maria Pia, d'Italie, le Zaragoza, d'Espagne, et enfin du Portugal, qui n'était pour-<br />

tant représenté <strong>à</strong> Tunis ni par un seul national, ni par un consul, le Vasco de Ga-<br />

ma. Mustapha crut <strong>à</strong> un commencement de démonstration navale. L'Europe n'était<br />

pourtant guère tentée, chacun le savait <strong>à</strong> cette époque, de renouveler, après l'affaire<br />

de Dulcigno, ce genre de manifestation. Mais on n'en comptait pas moins <strong>à</strong> la<br />

Goulette quatre bâtiments de guerre étrangers <strong>à</strong> côté des deux nôtres. C'était l<strong>à</strong> un<br />

fait plus significatif <strong>au</strong>x yeux du bey que tous les discours. Aussi, renonçant <strong>au</strong>x<br />

incertitudes qui l'avaient un instant troublé, devint-il plus menaçant que jamais<br />

quand il apprit, le 8 mai, que le général Bréart, qu'on espérait peut-être voir simplement<br />

entrer en Kroumirie, se dirigeait sur la station de Djedeida, <strong>à</strong> vingt-cinq<br />

kilomètres de Tunis. Sidi-Saddok et Mustapha parlèrent alors de faire prêcher la<br />

guerre sainte dans les mosquées et de quitter le Bardo précipitamment pour se<br />

réfugier <strong>à</strong> Kairouan, le dernier espoir des vrais croyants. Avant d'en arriver <strong>à</strong> cette<br />

extrémité, Mustapha manda près de lui le journaliste anglais et lui fit rédiger une<br />

[164] nouvelle protestation <strong>au</strong> nom du bey et du Sultan. <strong>Le</strong> journaliste passa la<br />

journée <strong>au</strong> Bardo, témoin des pires incertitudes et d'une agitation qu'il se gardait<br />

bien de calmer. C'eût été tarir la source de ses in<strong>format</strong>ions. Nous n'avons donc<br />

qu'<strong>à</strong> suivre son récit, dont on n'a pas contesté sur ce point l'exactitude, pour nous<br />

imaginer l'état de cette petite cour <strong>au</strong>x abois 141 . A mesure que notre colonne<br />

avance plus près de Tunis, il s'installe de plus en plus longuement <strong>au</strong> Bardo. Il s'y<br />

trouve, dit-il, avec le drogman de M. Maccio, non moins assidu que lui. Mustapha<br />

leur demande une consultation suprême, les presse de s<strong>au</strong>ver le bey. Mais les<br />

deux conseillers sont fort embarrassés. « Du courage », répond le drogman en se<br />

retirant, et il prononce encore comme une formule magique ces mots : « <strong>Le</strong>s<br />

grandes puissances ! » « Ah ! s'écrie amèrement Mustapha, qu'ont-elles fait pour<br />

nous ? » Et quand le drogman fut sorti : « J'ai été trompé ! » s'écrie-t-il.<br />

<strong>Le</strong> journaliste n'est pas encore d'avis pourtant de désespérer. Supposant que<br />

les puissances ne sont pas suffisamment <strong>au</strong> courant de ce qui se passe en Tunisie,<br />

il propose <strong>à</strong> Mustapha de les avertir encore une fois. On retarde le paquebot italien<br />

pour lui permettre d'emporter ces protestations dernières, tandis que le télégraphe<br />

transmettait directement <strong>à</strong> Londres celle qui était destinée <strong>à</strong> lord Granville<br />

et que le bey ou son ministre avait signée.<br />

141 Last Punie War.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 167<br />

<strong>Le</strong> général Bréart n'avançait pas vite. <strong>Le</strong> temps était si affreux que sa colonne<br />

arrive le 11 seulement <strong>à</strong> midi <strong>à</strong> Djedeida, où le gouvernement comptait qu'elle<br />

serait, <strong>au</strong> plus tard, le 10. Elle avait dû s'arrêter en route, bivouaquer dans la boue,<br />

sous une pluie battante. M. Roustan avait envoyé <strong>à</strong> Djedeida son consul suppléant,<br />

M. <strong>Le</strong>queux, <strong>à</strong> la rencontre du général, pour lui faire connaître les dispositions<br />

que l'hostilité du bey allait nous obliger <strong>à</strong> prendre. A Paris, on s'impatientait.<br />

Depuis plusieurs jours déj<strong>à</strong>, les journ<strong>au</strong>x avaient annoncé que le dénouement était<br />

proche ; mais, cette annonce faite, on se lassait de la répéter chaque jour et l'on<br />

réclamait du nouve<strong>au</strong>. On commençait <strong>à</strong> insinuer que le gouvernement voulait<br />

s'arranger de façon que le dénouement coïncidât précisément avec la rentrée des<br />

Chambres fixée <strong>au</strong> 12 mai. Par ce mot dénouement, tout le monde entendait alors<br />

l'entrée de nos troupes <strong>à</strong> Tunis, et non pas seulement la pacification de la Kroumirie.<br />

Chacun comprenait que la véritable résistance <strong>à</strong> vaincre était celle du bey, et<br />

qu'on n'<strong>au</strong>rait rien fait <strong>au</strong>ssi longtemps qu'on n'<strong>au</strong>rait pas obtenu de lui non plus<br />

des promesses, [165] mais des garanties. On parlait d'un traité <strong>à</strong> préparer, on ne<br />

pouvait tomber plus juste. C'était précisément le <strong>texte</strong> d'un traité que M. <strong>Le</strong>queux<br />

avait été chargé de remettre <strong>au</strong> général Bréart. <strong>Le</strong> général reçut en même temps<br />

l'ordre de se porter immédiatement <strong>à</strong> proximité du Bardo, <strong>à</strong> la Manouba, d'où il se<br />

rendrait, avec M. Roustan, chez le bey pour lui présenter notre ultimatum. <strong>Le</strong> lendemain,<br />

12 mai, fut le jour où Sidi-Saddok dut enfin sortir de son indécision. Dès<br />

la première heure, M. Roustan lui faisait demander d'urgence une <strong>au</strong>dience pour<br />

le général Bréart, conformément <strong>au</strong>x instructions de M. Barthélemy Saint-Hilaire,<br />

qui avait voulu régler jusqu'<strong>au</strong>x moindres détails l'importante démarche <strong>à</strong> laquelle<br />

le gouvernement s'était arrêté 142 . <strong>Le</strong> trouble du bey fut porté <strong>à</strong> son comble par<br />

cette demande. Cependant, M. Roustan avait pris soin de l'alarmer le moins possi-<br />

142 On conte <strong>à</strong> ce sujet(a) les détails suivants : Ces instructions, rédigées d'un commun accord<br />

<strong>au</strong> quai d'Orsay, entre le président du conseil, le ministre des affaires étrangères et son directeur<br />

politique, M. le baron de Courcel, avaient été envoyées par le télégraphe <strong>à</strong> M. Roustan<br />

; mais quand M. Barthélemy Saint-Hilaire les lut <strong>au</strong> Président de la République(b), M.<br />

Grévy(c) trouva qu'on allait trop vite en besogne (d) et insista pour qu'on envoyât un télégramme<br />

plus adouci <strong>à</strong> Tunis. En sortant du conseil, M. Barthélemy Saint-Hilaire, prenant le<br />

bras de M. Ferry, lui dit : « Je n'enverrai rien du tout ; d'ailleurs, il ne serait plus temps. »<br />

(a) Jules Ferry corrige de sa main cette note sur l’épreuve qui lui a été envoyée par<br />

d’Estournelles : « Je tiens <strong>à</strong> ce sujet d’un témoin » par « On conte <strong>à</strong> ce sujet ». Voir plus<br />

h<strong>au</strong>t, p. 12, pour plus de détails.<br />

(b) « conseil des ministres » remplacée par : « Président de la République ».<br />

(c) « partisan plus que tiède de l’expédition » biffée.<br />

(d) « en besogne » remplace : « et trop loin, et ».


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 168<br />

ble en lui écrivant : « L'arrangement que le général est chargé de conclure assure<br />

le maintien de Votre Altesse et de sa dynastie dans le gouvernement de la Régen-<br />

ce ; il ne porte <strong>au</strong>cune atteinte <strong>à</strong> l'intégrité de son territoire. »<br />

Malheureusement le bey, ayant tant de fois trompé lui-même, ne savait plus<br />

distinguer la sincérité du mensonge ; jugeant de la valeur de nos promesses<br />

d'après celle qu'il attachait <strong>au</strong>x siennes, il craignait un piège. Ses conseillers mu-<br />

sulmans se divisent de plus en plus ; les plus modérés inclinent <strong>à</strong> en finir et <strong>à</strong> cé-<br />

der ; mais les <strong>au</strong>tres sont plus exaltés que jamais ; se sentant compromis, ils redoutent<br />

notre colère, et ne cherchent que le moyen d'échapper <strong>à</strong> la juste expiation<br />

de leurs intrigues.<br />

La terreur de ces derniers faillit l'emporter sur le sang-froid des <strong>au</strong>tres dans<br />

l'esprit du bey. Un moment on pensa qu'il allait s'enfuir. [166] Ses bijoux sont mis<br />

en sûreté. Sa voiture est prête. Que de voitures furent attelées <strong>à</strong> Tunis, ce jour du<br />

12 mai !<br />

Pour tout prévoir, même la fuite ou l'obstination persistante du bey, M. Roustan<br />

n'avait pas manqué de s'assurer des dispositions de son successeur. Ce successeur<br />

ne pouvait pas être l'héritier présomptif Ali, trop compromis alors, nous<br />

l'avons vu, par son ingrate équipée <strong>à</strong> la tète du camp. Restait le dernier frère,<br />

Taïeb. Celui-ci se déclara prêt <strong>à</strong> signer le traité, quel qu'il fût, pourvu qu'on lui<br />

assurât la succession. Tranquille de ce côté, M. Roustan avait un argument de plus<br />

pour décider le bey. Taïeb n'attendait plus qu'un signal, dans son palais de la Marsa,<br />

pour accourir <strong>au</strong> premier appel 143 .<br />

Du côté de la population nous n'avions <strong>au</strong>cune inquiétude. <strong>Le</strong> calme était<br />

extraordinaire <strong>à</strong> Tunis. Quelques Arabes accusaient le bey de les avoir vendus,<br />

mais la plupart, plus clairvoyants et connaissant le caractère faible de leur souverain,<br />

s'en prennent, non pas <strong>à</strong> lui, ni <strong>à</strong> M. Roustan, ni <strong>à</strong> notre armée, mais <strong>à</strong> Mustapha,<br />

proférant contre le ministre des menaces de mort. Menaces vaines, car<br />

Mustapha ne sortait pas du Bardo. Tandis que le gouvernement nous est si hostile,<br />

on ne signale, dans la foule, ni une manifestation ni un cri contre la France. <strong>Le</strong>s<br />

Italiens eux-mêmes, qui sont pourtant sous la protection de leur consulat et assurés<br />

par suite de l'impunité, ne s'enflamment pas, ne semblent pas troublés. A vrai<br />

dire, ils sont indifférents et le seront jusqu'<strong>à</strong> la fin. Toutes ces agitations n'étaient<br />

143 V. Last Punic War.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 169<br />

pas leur fait : elles étaient nées en dehors d'eux ; be<strong>au</strong>coup d'entre eux en avaient<br />

dès longtemps prévu les conséquences. Seuls les Juifs un moment s'affolent, fer-<br />

ment leurs boutiques, se barricadent dans leurs maisons ou se cachent dans les<br />

caves. Ce n'est pas des Français <strong>au</strong> reste, qu'ils ont peur, mais des Arabes. Lors du<br />

siège d'Alger, le dey Hussein n'avait-il pas eu la cru<strong>au</strong>té de faire jeter tous les habitants<br />

du quartier juif hors des remparts, entre notre feu et celui de la ville ? Ces<br />

souvenirs, vieux de cinquante ans seulement, n'étaient pas oubliés dans les m<strong>au</strong>vais<br />

jours.<br />

La panique s'était produite la veille du 12 mai, et voici comment. Deux chasseurs<br />

<strong>à</strong> cheval, <strong>à</strong> peine débarqués de France, furent envoyés le 11 <strong>au</strong> matin par le<br />

général Bréart en estafettes pour annoncer l'arrivée de la colonne <strong>à</strong> Djedeida. Ils<br />

se trompèrent de route et, sans le savoir, enfilèrent le chemin de Tunis. <strong>Le</strong>s voil<strong>à</strong><br />

passant tous les deux <strong>à</strong> la Manouba, devant le Bardo, puis sous les forts, et arrivant<br />

en face des Arabes ébahis, jusqu'<strong>au</strong>x grands bastions crénelés de la ville,<br />

sous [167] les murailles, <strong>à</strong> la porte même de Tunis. A ce moment, nos deux jeunes<br />

braves se consultent ; l'un veut entrer, l'<strong>au</strong>tre hésite. Ils se décidèrent cependant <strong>à</strong><br />

rebrousser chemin et atteignirent enfin, Dieu sait comme, la Djedeida. L'apparition<br />

de leurs dolmans bleus, <strong>au</strong>ssitôt annoncée, commentée dans la ville entière,<br />

fit croire <strong>à</strong> l'arrivée de notre avant-garde. Mais l'affolement ne dura pas. Mustapha,<br />

intéressé <strong>à</strong> prévenir des troubles dont il pouvait bien être la première victime,<br />

donne des ordres enfin catégoriques et dont M. Roustan peut surveiller l'exécution.<br />

On oblige les Juifs <strong>à</strong> ouvrir leurs magasins, et, quant <strong>au</strong>x Arabes, leurs imans<br />

qui devaient prêcher la guerre sainte leur recommandent <strong>au</strong> contraire le calme, la<br />

patience.<br />

Ces préc<strong>au</strong>tions prises, M. Roustan, dont le cocher ne chôma pas non plus ce<br />

jour-l<strong>à</strong>, se rend <strong>à</strong> la Manouba. <strong>Le</strong> général Bréart avait quitté la Djedeida <strong>à</strong> la pointe<br />

du jour. <strong>Le</strong>s troupes, ayant vivement accompli leur marche de seize kilomètres,<br />

faisaient leur entrée en bel ordre, musique en tête, <strong>à</strong> la Manouba, d'assez bon matin.<br />

La population était si peu effrayée qu'une foule de curieux et de mercanti vinrent<br />

pour assister <strong>à</strong> ce spectacle. M. Roustan trouva notre camp déj<strong>à</strong> installé,<br />

l'état-major occupant l'ancien palais de Khéreddine. Il annonça <strong>au</strong> général que le<br />

bey se décidait <strong>à</strong> le recevoir. L'<strong>au</strong>dience était fixée pour ce même jour <strong>à</strong> quatre<br />

heures. A trois heures et demie M. Roustan, précédant d'une demi-heure le général,<br />

franchit la grille de la villa de Kssar-Saïd, où résidait le bey durant l'hiver, <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 170<br />

côté du Bardo. Après lui, toujours par une pluie ballante, le général arrive <strong>à</strong> son<br />

tour, <strong>à</strong> cheval, accompagné de son état-major et de la plupart des officiers supé-<br />

rieurs de sa colonne, et s'engage dans les jardins, escorté par deux escadrons de<br />

chasseurs d'Afrique. Un peloton de soldats tunisiens forme la haie, le long des<br />

massifs de mimosas et de f<strong>au</strong>x poivriers, et rend comme d'habitude les honneurs<br />

jusqu'<strong>à</strong> la porte de la villa <strong>au</strong> représentant de la France. Derrière les moucharabiehs,<br />

le bavardage des femmes et des eunuques, spectateurs invisibles de cette<br />

scène, et tout le brouhaha d'antichambre qui anime d'ordinaire ces réceptions, ont<br />

cessé ; on n'entend dans tout le palais que le choc des sabres et des éperons sur les<br />

marches de l'escalier de marbre.<br />

De nombreux aides de camp tunisiens précèdent notre envoyé extraordinaire<br />

et l'introduisent dans un salon meublé <strong>à</strong> l'européenne <strong>au</strong> fond duquel, <strong>à</strong> côté du<br />

pâle Mustapha, se tient debout le bey. L'entretien fut court. Mortellement ému,<br />

Sidi-Saddok salue le général qui lui donne lecture du traité ; un drogman en lit <strong>à</strong><br />

son tour la traduction arabe. Après quoi le bey demande le temps de délibérer<br />

avec ses ministres et propose de donner sa réponse le lendemain. M. [168] Barthélemy<br />

Saint-Hilaire avait prévu cette demande ; le général répondit qu'il ne pouvait<br />

attendre plus tard que neuf heures du soir et se retira. Aussitôt Sidi-Saddok réunit<br />

son conseil, et l'on examine le traité. On n'y releva rien, en somme, qui ne confirmât<br />

les assurances tant de fois données par M. Roustan 144 . Toutes les cl<strong>au</strong>ses,<br />

dix articles, en étaient conçues dans l'esprit le plus bienveillant. Non seulement<br />

les conventions existant entre la République et le bey étaient confirmées et renouvelées<br />

(art. 1 er ), mais le gouvernement français se portait garant de l'exécution des<br />

traités qui liaient la Régence et les diverses puissances européennes (art. 4). La<br />

France s'engageait même <strong>à</strong> prêter un constant appui <strong>à</strong> Son Altesse contre tout<br />

danger qui menacerait sa personne ou sa dynastie ou qui compromettrait la tranquillité<br />

de ses Etats (art. 3). En outre, nous consentions <strong>à</strong> fixer, d'accord avec le<br />

144 <strong>Le</strong>s débats qui ont eu lieu depuis lors <strong>au</strong> Parlement et les communications <strong>à</strong> la presse ont<br />

établi que le traité du 42 mai était rédigé dans ses grandes lignes depuis 1878, sous l'administration<br />

de M. Waddington. <strong>Le</strong> maréchal, nous l'avons dit, était <strong>à</strong> cette époque partisan<br />

d'une action décisive. Gambetta s’y opposa et ne voulut pas en entendre parler. Voir, <strong>à</strong> ce<br />

sujet, la lettre du duc de Broglie publiée dans le Français, 9 novembre 1884 : « M, le ministre<br />

des affaires étrangères a bien voulu me dire... que le projet de traité en question avait été<br />

rédigé en 1878, alors que nos amis et moi avions cessé d'avoir part <strong>au</strong> gouvernement. » On<br />

assure également que, plus tard, <strong>au</strong> commencement de 1880, ce traité fut soumis <strong>au</strong> bey, qui<br />

<strong>au</strong>rait refusé même de le lire. L'insuccès de cette démarche n'<strong>au</strong>rait pas peu contribué <strong>à</strong> enhardir<br />

et <strong>à</strong> achever de nous aliéner le bey.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 171<br />

gouvernement tunisien, les bases d'une organisation financière qui fût de nature <strong>à</strong><br />

assurer le service de la dette publique et <strong>à</strong> garantir les droits des créanciers de la<br />

Régence (art. 7). De son côté, en échange de ces concessions et de ces sacrifices<br />

de notre part, le bey <strong>au</strong>torisait l'armée française <strong>à</strong> occuper les points qu'elle jugerait<br />

nécessaires pour assurer le rétablissement de l'ordre et la sécurité des frontières<br />

et du littoral de la Tunisie. Cette occupation cesserait le jour où l'administration<br />

locale serait en état de garantir elle-même le maintien de l'ordre (art. 2). Un<br />

ministre résident devait représenter dorénavant dans la Régence le gouvernement<br />

de la République, veiller <strong>à</strong> l'exécution du traité, et, pour prévenir de nouvelles<br />

intrigues, être l'intermédiaire des gouvernements français et étrangers dans leurs<br />

rapports avec celui du bey. Nos agents diplomatiques et consulaires seraient <strong>à</strong><br />

l'avenir chargés de la protection des intérêts et des nation<strong>au</strong>x tunisiens en pays<br />

étrangers ; mais, en retour, le bey s'engageait <strong>à</strong> ne conclure sans notre assentiment<br />

préalable <strong>au</strong>cun acte international (art. 5 et 6). <strong>Le</strong>s dispositions finales concernaient<br />

la contribution de guerre [169] et la prévention de la contrebande des armes<br />

et de la poudre 145 . Ce traité avait l'avantage de rassurer les puissances ainsi que<br />

le bey, et de limiter le plus possible notre action dans la Régence, tout en y établissant<br />

d'une manière définitive notre <strong>au</strong>torité prépondérante. On a regretté qu'il<br />

n'ait pas affirmé cette <strong>au</strong>torité d'une façon plus absolue, plus exclusive, et qu'il ait<br />

garanti notamment <strong>au</strong>x Etats étrangers l'exécution fidèle de leurs conventions<br />

avec les beys.<br />

Aujourd'hui les difficultés qu'avait <strong>à</strong> surmonter le gouvernement français <strong>à</strong><br />

cette époque sont oubliées, et il est facile de dire que son œuvre pouvait être plus<br />

parfaite. Cependant, si l'on se reporte <strong>à</strong> la situation du cabinet Ferry-Barthélemy<br />

Saint-Hilaire, <strong>au</strong> printemps de 1881, on constate que la rédaction du traité répondait<br />

<strong>à</strong> ce qu'on attendait de notre intervention non seulement <strong>à</strong> l'étranger, mais en<br />

France. Rien n'<strong>au</strong>torisait, tant s'en f<strong>au</strong>t, le ministère <strong>à</strong> imposer <strong>à</strong> Sidi-Saddok des<br />

conditions qui eussent peut-être soulevé, en Angleterre et en Italie, des protestations.<br />

Passer outre <strong>à</strong> ces protestations, ne pas admettre, par exemple, le maintien<br />

des traités signés par le bey, c'était annoncer l'annexion plus ou moins prochaine,<br />

mais certaine, de la Tunisie <strong>à</strong> l'Algérie. Or cette annexion, personne ne la demandait,<br />

personne ne s'y attendait, personne n'en avait jamais parlé. M. Waddington,<br />

dès 1878, écartait déj<strong>à</strong> cette éventualité et se bornait <strong>à</strong> prononcer le mot de « pro-<br />

145 V. le <strong>texte</strong> du traité <strong>à</strong> l'Appendice.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 172<br />

tectorat ». Source de dépenses illimitées et d'embarras considérables, l'annexion<br />

nous eût évité sans doute plus tard des difficultés, mais elle nous en <strong>au</strong>rait c<strong>au</strong>sé<br />

d'<strong>au</strong>trement grandes dans le présent, comme dans l'avenir. En 1881 elle eût surpris<br />

l'opinion, non moins en France qu'en Europe, comme une mesure de répression<br />

vraiment par trop radicale, disproportionnée avec les griefs dont nous nous plai-<br />

gnions. Elle eût fait croire certainement <strong>à</strong> un plan prémédité par le gouvernement<br />

français et exécuté comme un complot. On y <strong>au</strong>rait vu le pendant de l'occupation<br />

de Chypre, blâmée par toute l'Europe et même en Angleterre dans une partie de<br />

l'opinion, et on nous eût blâmés plus que l'Angleterre, d'abord parce que, loin<br />

d'être d'accord avec le bey, nous <strong>au</strong>rions dû commencer par le renverser ; ensuite<br />

parce que nous <strong>au</strong>rions manqué de l'assurance indispensable dans ces coups de<br />

surprise. Nous sommes, en France, trop sensibles <strong>à</strong> l'opinion pour pouvoir la braver.<br />

Notre <strong>au</strong>dace eût été suivie de quelque recul, de complications de toute sorte.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement de M. J. Ferry a donc été très sage en ne se laissant pas aller <strong>à</strong><br />

dépasser le but qu'il se proposait, qu'il avait annoncé : il a su [170] mesurer ses<br />

forces. Ecartant résolument l'annexion, un moyen terme s'imposait donc, et c'est<br />

ce que le traité offrait <strong>au</strong> bey, <strong>au</strong>x puissances, <strong>à</strong> nous-mêmes. Sidi-Saddok, ne<br />

pouvant plus songer <strong>à</strong> fuir, voulant encore moins abdiquer en faveur d'un frère<br />

qu'il détestait, trouva nos conditions acceptables. <strong>Le</strong>s femmes, toute sa maison<br />

menacée d'être dispersée s'il tombait du pouvoir, le firent supplier de céder. Mustapha-ben-Ismaïl<br />

lui-même entrevit l'espoir de conserver sa situation. Assuré<br />

d'avance de notre pardon s'il modifiait son attitude, il change tout <strong>à</strong> coup de langage<br />

et presse son maître de revenir <strong>à</strong> nous <strong>au</strong>ssi vivement qu'il l'excitait la veille<br />

encore <strong>à</strong> nous résister. A sept heures le bey fit appeler le général, et Mustapha<br />

apposa le cachet beylical sur les deux exemplaires du traité.<br />

Une concession toutefois, fort importante, nous fut demandée : l'éloignement<br />

de nos troupes <strong>à</strong> une certaine distance de Tunis. « Vous s<strong>au</strong>verez ainsi ma dignité<br />

», disait Sidi-Saddok, « et vous me permettrez de vous aider <strong>à</strong> soumettre mes<br />

sujets en me laissant plus d'<strong>au</strong>torité sur eux. »<br />

<strong>Le</strong> général Bréart répondit <strong>au</strong> bey qu'il en référerait <strong>à</strong> Paris et regagna la Manouba.<br />

De son cote, M. Roustan rentra <strong>à</strong> Tunis. <strong>Le</strong> but de notre expédition était<br />

atteint.<br />

Tandis que M. Roustan s'empressait de rendre compte <strong>à</strong> M. Barthélemy Saint-<br />

Hilaire des incidents de cette journée décisive, le journaliste anglais raconte plai-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 173<br />

samment qu'on oublia Taïeb-bey. La nuit s'avançait, et le prince attendait encore<br />

dans une voiture dorée, <strong>à</strong> la porte de son palais, qu'une escorte française vînt le<br />

chercher, quand arriva enfin un cavalier, mais pour lui annoncer qu'on n'avait plus<br />

besoin de lui. Taïeb jura dès lors une haine farouche <strong>à</strong> M. Roustan et ne demanda<br />

plus <strong>au</strong> ciel qu'une occasion de se venger. Cette occasion se présentera trop belle<br />

et trop tôt, nous le verrons.<br />

Ce que ne raconte pas le journaliste anglais, c'est que lui même assistait, diton,<br />

<strong>à</strong> la conclusion du traité, caché sous la table où cet instrument fut signé. Ce<br />

récit qui courut alors <strong>à</strong> Tunis n'est vraisemblablement qu'une invention ; il était<br />

pourtant dans toutes les bouches, et ceux qui connaissaient bien le Bardo n'y<br />

voyaient rien d'extraordinaire.<br />

<strong>Le</strong> 13 mai, M. Barthélemy Saint-Hilaire, heureux de voir les difficultés qu'on<br />

appréhendait aplanies sans révolution, voulut récompenser le bey de sa sagesse. Il<br />

adressa <strong>à</strong> M. Roustan, avec des félicitations qui ne furent jamais mieux méritées,<br />

la recommandation de veiller <strong>à</strong> ce que Sidi-Saddok fût entouré d'un redoublement<br />

d'égards [171] et de prévenances. Quant <strong>au</strong> général Bréart, il reçut l'ordre de faire<br />

rétrograder ses troupes dans l<strong>à</strong> direction de Djedeida.<br />

Quand le général vint, le 14, annoncer <strong>au</strong> bey cette bonne nouvelle, ce prince<br />

fit éclater la satisfaction la plus vive et se répandit en protestations d'amitié et de<br />

dévouement pour la France. Il revêtit le messager de son grand cordon du Nichan<br />

Iftikhar et félicita M. Roustan dont le gouvernement français venait de reconnaître<br />

les services en le nommant ministre plénipotentiaire de première classe et en lui<br />

confiant les fonctions de résident <strong>à</strong> Tunis.<br />

Ainsi nous y touchons, <strong>à</strong> ce dénouement si impatiemment attendu <strong>à</strong> Paris ;<br />

l'expédition en quelques jours ne peut manquer d'être complètement terminée.<br />

Nous n'avons plus, semble-t-il, pour en finir avec l'histoire de notre intervention<br />

dans la Régence, qu'<strong>à</strong> résumer brièvement les réformes que le traité va nous donner<br />

le droit et le pouvoir d'introduire dans l'administration tunisienne. <strong>Le</strong>s choses<br />

malheureusement ne vont pas avec cette simplicité. Ce n'est pas assez de réussir,<br />

il f<strong>au</strong>t profiter du succès. Nous allons le voir compromettre : nos propres mains<br />

vont s'essayer, pendant six mois, <strong>à</strong> détruire ce qu'avec tant de bonheur, en quelques<br />

semaines, elles viennent <strong>à</strong> peine d'édifier.<br />

[172]


[173]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 174<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie. L’intervention<br />

Chapitre III<br />

<strong>Le</strong> <strong>Le</strong>ndemain du Traité<br />

en France, en Europe, en Tunisie<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

(Mai-Juin 1881)<br />

§ 1 er . En France. — On tenait trop, en France, <strong>à</strong> en avoir fini avec l'expédi-<br />

tion ; on avait hâte de n'en plus entendre parler. Au gré d'une certaine opinion, elle<br />

avait déj<strong>à</strong> trop duré. <strong>Le</strong> traité qui devait suivre de huit jours <strong>à</strong> peine la surprise de<br />

Bizerte n'avait été signé que le 12, <strong>au</strong> moment de la rentrée des Chambres. Quelques<br />

députés et des journalistes virent dans cette coïncidence une manœuvre ministérielle.<br />

Cependant, une majorité compacte, nous le verrons plus loin, allait<br />

approuver la conduite du gouvernement (430 voix <strong>à</strong> la Chambre, 176 <strong>au</strong> Sénat),<br />

mais dans l’espoir et presque avec la certitude qu'on pourrait dorénavant considérer<br />

l'affaire de Tunis comme terminée. Aussi ne demandons pas <strong>à</strong> cette majorité<br />

un appui durable. <strong>Le</strong> ministère ne peut, <strong>au</strong> contraire, compter sur elle, et c'est l<strong>à</strong> sa<br />

faiblesse, l'origine des f<strong>au</strong>tes qu'il a commises et de celles qu'il ne pourra point<br />

éviter par la suite. Pour apprécier en effet avec équité la politique du cabinet Ferry<br />

Barthélemy Saint-Hilaire, <strong>au</strong> lendemain comme <strong>à</strong> la veille du traité de Kassar-<br />

Saïd, il ne f<strong>au</strong>t pas perdre de vue la [174] singulière situation parlementaire avec<br />

laquelle il était <strong>au</strong>x prises et qui gênait considérablement son action. De 1877 <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 175<br />

l'époque qui nous occupe, le parti républicain avait conquis <strong>à</strong> la Chambre et ensui-<br />

te <strong>au</strong> Sénat une majorité divisée, il est vrai, mais dont le chef incontesté, depuis la<br />

mort de M. Thiers, était Gambetta. Gambetta devait donc prendre le pouvoir ;<br />

mais il s'y refusait, attendant pour s'y décider que des élections législatives nou-<br />

velles et qu'il préparait de longue date lui assurassent des partisans dont il comp-<br />

tait dresser lui-même la liste, assez nombreux, assez disciplinés surtout pour lui<br />

permettre de gouverner avec suite. Cette abstention eut nécessairement pour résul-<br />

tat de rendre <strong>à</strong> tout <strong>au</strong>tre membre du parti républicain le gouvernement fort diffi-<br />

cile ; les ministères qui se formèrent ou se modifièrent successivement sans lui<br />

étaient de plus en plus instables. <strong>Le</strong> Cabinet Duf<strong>au</strong>re dura treize mois, l'année de<br />

l'Exposition et du congrès de Berlin ; celui dont M. Waddington prit la présidence<br />

fut un peu plus court, et celui de M. de Freycinet davantage encore. Quand ce<br />

dernier donne <strong>à</strong> son tour sa démission, en septembre 1880, nous sommes <strong>au</strong> véritable<br />

début du conflit tunisien, <strong>au</strong> lendemain de l'achat du chemin de fer de la<br />

Goulette par les Italiens. Cette fois, l'opinion réclame impérieusement Gambetta,<br />

et les membres du Parlement, alors en vacances, seront fort embarrassés <strong>à</strong> leur<br />

rentrée : un grand nombre voudront le pousser <strong>au</strong> pouvoir malgré lui, les uns par<br />

confiance, d'<strong>au</strong>tres pour l'user. Mais Gambetta, président de la Chambre, se tient<br />

plus que jamais <strong>à</strong> l'écart, dans la coulisse, disent ses adversaires, et le cabinet, en<br />

définitive, se reconstitue sans lui, comme les précédents (23 septembre 1880).<br />

C'est alors que M. Ferry, conservant le portefeuille de l'instruction publique, reçoit<br />

la présidence du conseil, et que M. Barthélemy Saint-Hilaire est appelé <strong>au</strong>x<br />

affaires étrangères. On devine l'accueil qui attend <strong>au</strong> palais Bourbon ce ministère<br />

composé en grande partie des membres des précédents cabinets. Ce remaniement,<br />

ce replâtrage de deux replâtrages, écrit M. Clemence<strong>au</strong>, est amèrement critiqué.<br />

La m<strong>au</strong>vaise humeur du Parlement est si vive que M. Jules Ferry commence par<br />

donner sa démission, lui <strong>au</strong>ssi : on l'accuse ouvertement de n'être que l'instrument<br />

d'un pouvoir irresponsable. <strong>Le</strong>s choses s'arrangent cependant, mais le nouve<strong>au</strong><br />

président du conseil n'a d'<strong>au</strong>tre ressource que de répéter, <strong>à</strong> peu de chose près, en<br />

entrant <strong>au</strong>x affaires, les déclarations sur lesquelles M. Waddington s'était retiré <strong>à</strong><br />

la fin de l'année précédente. « Remplacez-nous ou soutenez-nous, dit-il en substance<br />

<strong>à</strong> la majorité toujours indécise, donnez ou refusez votre concours, mais prenez<br />

un parti ; nous ne voulons être ni subis, ni [175] tolérés. » Ce langage fut<br />

compris, et le ministère ne fut pas renversé ; mais c'est tout ce qu'on lui accorda,<br />

et il dut se contenter de la tolérance, une tolérance inquiète et qui ne lui permettait


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 176<br />

guère de liberté. 280 députés seulement s'étaient prononcés pour lui. En retour de<br />

cette concession, la Chambre est bien décidée <strong>à</strong> ne pas lui passer la moindre défaillance.<br />

<strong>Le</strong>s radic<strong>au</strong>x lui cherchent chicane <strong>à</strong> tout propos. <strong>Le</strong>s journ<strong>au</strong>x modérés<br />

non plus ne l'épargnent pas : il semble qu'ils lui fassent une concession considérable<br />

en ne demandant pas sa retraite. En attendant, ils la préparent. M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire est criblé d'épigrammes par ceux-l<strong>à</strong> mêmes qui passent pour ses<br />

amis, les Débats, le Temps y sans parler de la République française, l'organe de<br />

Gambetta. Aux yeux de tous alors, il y a en France deux gouvernements, le gouvernement<br />

apparent, c'est-<strong>à</strong>-dire le ministère, et le gouvernement réel, c'est-<strong>à</strong>-dire<br />

Gambetta. On appelle couramment les discours de Gambetta des déclarations, des<br />

messages : ces expressions sont consacrées, et on ne laisse même pas <strong>au</strong> gouvernement<br />

apparent l'apparence de l'<strong>au</strong>torité. Gambetta l'affaiblit par la façon dont il<br />

le traite, dont il en parle. Un moment, l'Angleterre reproche <strong>à</strong> M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire d'avoir abandonné la politique énergique de son prédécesseur <strong>à</strong><br />

l'égard de la Porte dans la question grecque ; <strong>à</strong> Paris, on l'accuse, <strong>au</strong> contraire, de<br />

pratiquer une f<strong>au</strong>sse politique de paix, de pousser la France <strong>à</strong> la guerre, <strong>au</strong>x aventures.<br />

Il f<strong>au</strong>t toute la bonne foi de M. Barthélemy Saint-Hilaire pour avoir raison<br />

de ces attaques, de ces insinuations, et c'est alors que Gambetta, se défendant<br />

d'exercer un pouvoir occulte, déclare qu'il donne sa confiance <strong>au</strong> ministère, mais<br />

il ajoute : « Je la lui donne, les yeux fermés », en réservant son opinion, comme il<br />

réserve son action. Que pouvait entreprendre un gouvernement défendu de la sorte<br />

par le chef de la majorité ? Et c'est pourtant ce gouvernement qui fut assez heureux<br />

pour empêcher une intervention trop compromettante de la France en faveur<br />

des Grecs et pour occuper la Tunisie. Contraste frappant ! En 1881, comme <strong>à</strong><br />

l'origine de notre expédition d'Alger, deux préoccupations se partagent l'attention<br />

publique en France, la question grecque et la question d'Afrique. En 1830, l'expédition<br />

d'Alger fut bien moins populaire que ne l'avait été celle de Morée. En 1881,<br />

<strong>au</strong> contraire, l'opinion, plus positive, n'hésite pas <strong>à</strong> se prononcer pour la Tunisie.<br />

Nous en avons dit assez pour rappeler les complications <strong>au</strong> milieu desquelles<br />

le ministère de M. Jules Ferry n'avait pas craint d'engager une expédition lointaine.<br />

Elles font apprécier son courage, mais expliquent <strong>au</strong>ssi son empressement <strong>à</strong> en<br />

finir. En butte <strong>à</strong> des critiques [176] qui allaient jusqu'<strong>à</strong> devancer ses actes, il avait<br />

pu compter sur un premier mouvement de la Chambre en sa faveur et reconstituer<br />

par sa fermeté une majorité qu'il avait trouvée émiettée, mais il ne pouvait de-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 177<br />

mander <strong>à</strong> cette majorité de lui être longtemps fidèle. Il le pouvait d'<strong>au</strong>tant moins<br />

que Gambetta continuait, même en ce qui concernait l'expédition, <strong>à</strong> ne donner sa<br />

confiance <strong>au</strong> gouvernement que « les yeux fermés », non sans le juger assez sévèrement.<br />

Hostile en 1878 <strong>à</strong> toute idée d'occupation de la Tunisie, nul n'ignorait qu'il<br />

avait <strong>à</strong> cette époque combattu les projets d'intervention dont le maréchal et M.<br />

Duf<strong>au</strong>re étaient partisans quand M. Waddington revint de Berlin. En 1881, ses<br />

dispositions n'avaient pas changé, mais, devant les dangers d'une situation qui ne<br />

laissait plus de place <strong>à</strong> l'hésitation, il avait laissé faire. Il avait même appl<strong>au</strong>di <strong>au</strong><br />

résultat 146 dont il fut d'ailleurs le premier avisé 147 . Ce n'était toutefois un mystère<br />

pour personne qu'il considérait l'expédition comme prématurée, inopportune,<br />

mal engagée. S'il s'abstint d'exprimer h<strong>au</strong>tement ce sentiment et s'il se borna, nous<br />

l'avons dit, <strong>à</strong> conserver sur cette question de la Tunisie un silence significatif, jusqu'<strong>au</strong><br />

jour où il fut <strong>à</strong> la tête des affaires, be<strong>au</strong>coup de députés n'en recevaient pas<br />

moins, dès le mois d'avril 1881, la confidence de ses impressions, et c'était encore<br />

pour le ministère une c<strong>au</strong>se sérieuse d'affaiblissement.<br />

Enfin, pour achever ce table<strong>au</strong> sommaire de la situation intérieure lors de l'affaire<br />

de Tunisie, ajoutons que ces élections attendues par tous avec tant d'impatience<br />

et qui devaient donner <strong>à</strong> Gambetta sa majorité de gouvernement, ces élections<br />

générales étaient prochaines : chacun s'y préparait. Une expédition heureuse<br />

et rapide pouvait donner un certain prestige <strong>au</strong> gouvernement et <strong>à</strong> ses partisans,<br />

mais <strong>à</strong> la condition qu'elle ne se prolongeât point. Cette préoccupation dominait<br />

toutes les <strong>au</strong>tres dans l'esprit de la majorité.<br />

<strong>Le</strong>s Chambres, avons-nous dit, reprirent leurs séances <strong>au</strong> moment où le général<br />

Bréart obtenait du bey la signature du traité. <strong>Le</strong> 12 mai, M. J. Ferry fit <strong>au</strong> Sénat<br />

une déclaration fréquemment interrompue par les appl<strong>au</strong>dissements les plus chaleureux.<br />

Il rendit justice <strong>à</strong> la [177] résistance, <strong>à</strong> la discipline de nos jeunes troupes,<br />

et annonça qu'une phase nouvelle de l'expédition allait s'ouvrir, celle des négocia-<br />

146 Voici le billet qu'écrivait Gambetta <strong>à</strong> M. J. Ferry, le lendemain du traité (v. le <strong>livre</strong> de M. J.<br />

Ferry sur le Tonkin, Paris, Victor Havard, 1890, p. 48) : « Mon Cher Ami, Je te remercie de<br />

ta communication et je te félicite du fond du cœur de ce prompt et excellent résultat. Il f<strong>au</strong>dra<br />

bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu partout. La France reprend<br />

son rang de grande puissance. Je te serre cordialement la main. L. Gambetta. Ce 13 vendredi.<br />

» Que valent les <strong>au</strong>gures ?<br />

147 Même publication, p. 48.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 178<br />

tions. « Il f<strong>au</strong>t <strong>à</strong> notre sécurité des gages durables ; c'est <strong>au</strong> bey de Tunis que nous<br />

les demandons. Nous n'en voulons ni <strong>à</strong> son territoire, ni <strong>à</strong> son trône : la Républi-<br />

que française a répudié solennellement, en commençant cette expédition, tout<br />

projet d'annexion, toute idée de conquête ; elle renouvelle <strong>à</strong> cette heure où le dé-<br />

nouement est proche les mêmes déclarations. »<br />

Précisant ensuite les intentions du gouvernement, il acheva sa déclaration par<br />

ces paroles qui contenaient en somme tout un programme dont on ne s'est jamais<br />

écarté :<br />

« Des conventions formelles devront mettre <strong>à</strong> l'abri des retours hostiles et des<br />

aventures notre légitime influence dans la Régence. Nous espérons que le bey en<br />

reconnaîtra la nécessité Et le bienfait, et que nous pourrons ainsi mettre fin <strong>à</strong> un<br />

différend qui ne regarde que la France, qui ne met en jeu qu'un intérêt français, et<br />

que la France a le droit de résoudre seule avec le bey, dans cet esprit de justice, de<br />

modération, de respect scrupuleux du droit européen qui inspire toute la politique<br />

du gouvernement de la République. »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, 13 mai, M. Ferry remontait <strong>à</strong> la tribune pour annoncer la signa-<br />

ture du traité et en résumer les principales cl<strong>au</strong>ses. On accueillit cette nouvelle par<br />

des appl<strong>au</strong>dissements prolongés, et il en fut de même <strong>à</strong> la Chambre, qui ne se ré-<br />

unit que le 14. En même temps M. Barthélemy Saint-Hilaire déposait sur le bu-<br />

re<strong>au</strong> du Parlement et faisait distribuer le dossier, les origines très consciencieuse-<br />

ment exposées de l'expédition (premier Livre j<strong>au</strong>ne de 1881).<br />

Dès le 19, un projet de loi approuvant le traité était soumis <strong>à</strong> la Chambre qui<br />

en vota, d'urgence, le renvoi <strong>à</strong> une commission. <strong>Le</strong> rapporteur de cette commis-<br />

sion, M. Antonin Proust, concluait dès le 23 <strong>à</strong> l'approbation de la convention, et<br />

rendait un hommage public <strong>à</strong> M. Roustan, <strong>à</strong> la belle conduite de nos troupes. La<br />

Chambre adopta séance tenante ces conclusions, nous l'avons déj<strong>à</strong> indiqué, <strong>à</strong> la<br />

grande majorité de 430 voix, et <strong>au</strong>torisa la ratification du traité. <strong>Le</strong> Sénat confirma<br />

ce vote <strong>à</strong> l'unanimité, le 27 mai, sur le rapport favorable de M. de Rémusat.<br />

La droite pourtant fit des réserves <strong>au</strong>xquelles l'extrême g<strong>au</strong>che s'associa. Au<br />

Sénat, M. de Gont<strong>au</strong>t-Biron se demanda si le gouvernement avait le droit de s'engager<br />

comme il l'avait fait sans l'assentiment du Parlement. A la Chambre des<br />

députés l'opposition ne se borne pas <strong>à</strong> interroger, elle attaque résolument. C'est M.<br />

[178] Clemence<strong>au</strong> qui ouvre le feu. Il se garde bien de discuter l'utilité de l'expé-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 179<br />

dition ; sur ce terrain, la réponse du ministère serait trop facile. Non, il fait appel <strong>à</strong><br />

l'indépendance dont la Chambre est jalouse, <strong>à</strong> ses prérogatives, <strong>à</strong> ses droits : Vous<br />

lui avez dissimulé la vérité, dit-il en substance ; vous avez dépassé le but que vous<br />

vous proposiez ; non seulement vous avez marché sur les Kroumirs, mais sur Tunis,<br />

et cela sans vous être munis <strong>au</strong> préalable de l'<strong>au</strong>torisation que vous aviez le<br />

devoir de demander <strong>au</strong> Parlement ; vous avez violé la Constitution (art. 9) pour<br />

nous mettre en face d'un fait accompli. Cette première f<strong>au</strong>te vous a entraînés <strong>à</strong> en<br />

commettre une <strong>au</strong>tre. <strong>Le</strong> traité a modifié radicalement la situation de notre pays en<br />

Europe, « des amitiés cimentées sur le champ de bataille se sont refroidies, des<br />

défiances absolument injustifiées, mais indéniables, se sont manifestées, et ce qui<br />

est plus grave <strong>à</strong> mon sens, on a vu se produire subitement des explosions d'amitié<br />

bien faites pour surprendre »...<br />

M. J. Delafosse, fort des réserves qu'il a formulées le 7 avril, et que ses amis<br />

ont renouvelées le 11, insiste sur la violation de la Constitution. A ses yeux l'expédition<br />

de Kroumirie n'a été que la c<strong>au</strong>se apparente de notre intervention, et c'est<br />

bien la guerre qu'on a faite, la guerre sans consulter le Parlement. Et cela, pour<br />

arriver <strong>à</strong> quel résultat ? pour faire de la Tunisie une annexe de l'Algérie (<strong>à</strong> quel<br />

prix ? on ne le dit pas) ! <strong>au</strong> risque de nous créer des inimitiés en Europe, et particulièrement<br />

de mécontenter la Porte qui peut nous susciter les plus grands embarras,<br />

déchaîner dans nos possessions une insurrection dont les conséquences seraient<br />

incalculables. M. Delafosse va jusqu'<strong>à</strong> exprimer, <strong>au</strong> milieu des plus vives<br />

protestations, il est vrai, cette opinion qu'on a eu tort de ne pas associer <strong>à</strong> la solution<br />

des affaires de Tunis l'Italie et l'Angleterre.<br />

M. A. Proust n'a pas de peine <strong>à</strong> démontrer qu'on n'a pas fait la guerre, que M.<br />

Roustan, M. Roy sont toujours restés <strong>à</strong> leurs postes, en rapport avec les <strong>au</strong>torités<br />

beylicales, qu’on n'a pas signé enfin un traité de paix, mais un traité de garantie. Il<br />

<strong>au</strong>rait pu répondre que nos plénipotentiaires ne pouvaient pourtant pas signer le<br />

traité avec les Kroumirs ! L'opposition porte alors son attaque sur un <strong>au</strong>tre terrain<br />

; des insinuations, des accusations même, que certains journ<strong>au</strong>x ne se font pas<br />

f<strong>au</strong>te de commenter, se produisent <strong>à</strong> droite et <strong>à</strong> l'extrême g<strong>au</strong>che : c'est <strong>au</strong>x origines<br />

de l'expédition qu'on s'en prend. Déj<strong>à</strong> M. <strong>Le</strong>nglé, le 11 avril, a parlé des bons<br />

Jecker de la Tunisie, d'aventures financières, de tripotages. Cette fois on précise :<br />

vous n'avez envoyé vos troupes en Tunisie que dans l'intérêt de quelques compagnies<br />

financières : « Tels sont les horizons ouverts <strong>à</strong> notre diplomatie, s'écrie


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 180<br />

[179] M. Cunéo d'Ornano, un horizon plein d'entreprises particulières ! » « un<br />

appel <strong>au</strong>x hommes d'affaires ! » interrompt M. Janvier de la Motte. « Voil<strong>à</strong> pour-<br />

quoi nos soldats sont allés l<strong>à</strong>-bas », ajoute M. Cunéo d'Ornano, et il expose cette<br />

théorie : « F<strong>au</strong>t-il aller jusqu'<strong>à</strong> déployer tout cet appareil officiel pour obtenir que<br />

le bey de Tunis concède plutôt <strong>à</strong> nos nation<strong>au</strong>x qu'<strong>à</strong> de loy<strong>au</strong>x concurrents telles<br />

exploitations ou tels monopoles ? Non. J'estime qu'on doit tolérer la libre concur-<br />

rence des nation<strong>au</strong>x de tous les pays... chacun doit avoir sa place <strong>au</strong> soleil ! » En-<br />

fin, conclut-il, « qu'allez-vous faire en Tunisie ? » Et il cite ce passage d'un dis-<br />

cours prononcé par Berryer, sous la monarchie de Juillet :<br />

« Est-ce seulement parce que nous sommes <strong>à</strong> Alger qu'il f<strong>au</strong>t y rester ? ou plu-<br />

tôt y a-t-il des avantages possibles, des avantages certains dans la conservation de<br />

la Régence africaine ? C'est l<strong>à</strong>, messieurs, la question qu'il f<strong>au</strong>t développer devant<br />

vous ; il f<strong>au</strong>t examiner si le mal que tout le monde accuse, que tout le monde signale,<br />

qui a condamné depuis huit ans tous les cabinets <strong>à</strong> ne pas dire <strong>au</strong>x Chambres<br />

la vérité tout entière sur la question algérienne, si, dis-je, le mal est dans la<br />

nature des choses ou dans la conduite des hommes. »<br />

A ces attaques dont la majorité fait d'ailleurs justice, M. Barthélemy Saint-<br />

Hilaire prend le parti de ne point répondre, et la Chambre clôt la discussion par le<br />

vote que nous connaissons. M. Clemence<strong>au</strong>, qui a voté le 7 avril les premiers crédits,<br />

s'est abstenu cette fois : l'évolution de ce dangereux adversaire du gouvernement<br />

commence. Ce n'est, quant <strong>à</strong> présent, qu'un signe, mais un signe déj<strong>à</strong> menaçant.<br />

En attendant le moment où le ministère deviendra plus vulnérable, une certaine<br />

presse prépare <strong>à</strong> Paris le terrain et développe les attaques que nous avons vu<br />

porter jusqu'<strong>à</strong> la tribune. Elle se sert d'abord du ridicule ; la calomnie vient ensuite.<br />

Elle commence par faire rire le public, puis elle l'apitoie, l'impatiente alors<br />

qu'il <strong>au</strong>rait besoin d'être calmé, et finalement, quand il a perdu son sang-froid, elle<br />

l'indigne. <strong>Le</strong>s critiques faisant leur chemin dans la presse plus vite que les justifications<br />

officielles, le gouvernement ne tarde pas <strong>à</strong> voir le trouble se répandre<br />

parmi ses défenseurs. Pour peu que les attaques redoublent, il est de plus en plus<br />

isolé : la majorité qui l'a acclamé craint, en le soutenant, de partager son impopularité,<br />

et elle se dérobe.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 181<br />

L'expédition prêtait <strong>au</strong> ridicule : elle n'avait pas présenté de dangers. Etait-ce<br />

donc la peine, dira-t-on, d'avoir fait tant de préparatifs, et de les avoir faits si<br />

mal ? Trente mille hommes ont été [180] mis sur pied, avec quelle lenteur, pour<br />

exercer un simulacre de répression, accomplir une simple promenade ! Que de<br />

fracas pour enfoncer une porte ouverte ! Et l'on ajoute : Allons, vous avez fait «<br />

une guerre électorale » ! vous avez voulu vous présenter devant vos électeurs<br />

« ceints des l<strong>au</strong>riers de la victoire » M. Rochefort rappelé par l'amnistie juste <strong>à</strong><br />

temps pour faire sa partie, la principale, dans le concert, avait trouvé mieux que<br />

tout cela. Avant même l'entrée de nos troupes en campagne, il imagina de ne pas<br />

croire <strong>à</strong> l'existence des Kroumirs, et le public parisien s'épanouit <strong>à</strong> cette invention.<br />

<strong>Le</strong> Kroumir devint <strong>à</strong> la mode ; on en fit un inépuisable sujet de plaisanteries ; ce<br />

fut « la scie » du jour. On criait sur les boulevards : « Où est le Kroumir ? » «<br />

Cherchez le Kroumir ! » Et M. Rochefort répondait dans l’Intransigeant, <strong>à</strong> la<br />

grande joie des bad<strong>au</strong>ds : « Une chose <strong>à</strong> la fois étrange, folichonne, translunaire,<br />

et <strong>à</strong> laquelle on n'a pas assez réfléchi, c'est qu'il n'y a pas de Kroumirs ! <strong>Le</strong> cabinet<br />

Ferry offrirait 30,000 francs <strong>à</strong> qui lui procurerait un Kroumir afin de pou voir le<br />

montrer <strong>à</strong> l'armée. » « On a joué du Kroumir, ajoute-t-il : <strong>à</strong> quel idiot, quelle que<br />

soit la grosseur de son goitre, le ministère fera-t-il accroire que nous allons dépenser<br />

des millions et immobiliser en Tunisie des quarantaines de mille hommes dans<br />

l'unique but de châtier trois Kroumirs qui, de temps <strong>à</strong> <strong>au</strong>tre, venaient voler <strong>à</strong> nos<br />

colons une vache de 90 francs ? » (25 avril.) On s'amusait de ces boutades, on les<br />

répétait dans tous les journ<strong>au</strong>x ; on faisait des chansons sur Tabarca, dont le nom<br />

fit fureur, <strong>à</strong> c<strong>au</strong>se de la rime.<br />

Quant <strong>au</strong>x opérations militaires, dès le 18 avril, le général Farre était accusé<br />

« d'oubli, de scélératesse, d'ahurissement, de démence » ; nos troupes n'avaient<br />

pas de chalands pour débarquer, pas de munitions une fois <strong>à</strong> terre. Rochefort réclamait<br />

pour le ministre une consultation des membres de l'Académie de médecine,<br />

une place <strong>à</strong> l'hospice de Sainte-Anne ou <strong>à</strong> la cour martiale. Ailleurs c'est le<br />

grand âge de M. Barthélemy Saint-Hilaire qu'il prend <strong>à</strong> partie, ou encore le rôle de<br />

l'Allemagne. On retrouve dans ses articles les insinuations que M. Clemence<strong>au</strong><br />

fait entendre <strong>à</strong> la tribune, — <strong>au</strong>tre style, mais même pensée : « L'expédition est un<br />

des coups les mieux réussis de M. de Bismarck, et la France ajoute <strong>à</strong> ses errements<br />

passés un deuxième Montana... »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 182<br />

<strong>Le</strong> gouvernement ne peut pas plus répondre <strong>à</strong> ces calomnies qu'il ne peut rele-<br />

ver les plaisanteries dont on l'accable. Il laisse dire, — certes avec trop d'indiffé-<br />

rence, — et ses adversaires, ne comptant que trop sur son silence, redoublent de<br />

hardiesse impunément.<br />

[181]<br />

Ainsi, dès le lendemain du traité, alors que tout nous a réussi <strong>au</strong> del<strong>à</strong> des prévisions<br />

les plus optimistes, les attaques commencent, injustifiables, mais efficaces.<br />

Déj<strong>à</strong> elles ont fait brèche, elles ont enlevé <strong>au</strong> gouvernement une partie de sa<br />

sécurité, de sa liberté d'action. Cette brèche, nous allons la voir s'élargir, entraîner<br />

un certain désarroi, de la discorde même <strong>au</strong> sein du ministère de jour en jour plus<br />

affaibli, condamné <strong>à</strong> payer de son existence une victoire dont on ne lui s<strong>au</strong>ra <strong>au</strong>cun<br />

gré !<br />

§ 2. En Europe. — <strong>Le</strong>s critiques dont nous venons de parler n'eurent pour ainsi<br />

dire <strong>au</strong> début <strong>au</strong>cun retentissement <strong>à</strong> l'étranger ; elles disparurent devant l'importance<br />

du succès, et l'on put constater en somme que le traité de Kassar-Saïd<br />

avait reçu en France une approbation presque unanime.<br />

<strong>Le</strong>s Chambres françaises, en donnant <strong>au</strong> ministère Ferry une majorité <strong>au</strong>ssi<br />

imposante, avaient manifestement obéi <strong>à</strong> un sentiment national qui ne surprit personne<br />

et dont l'Europe devait tenir compte. Nous pouvons donc prévoir l'attitude<br />

des puissances qu'intéresse notre expédition le jour où, comme notre Parlement,<br />

elles se trouveront, grâce <strong>à</strong> l'activité de notre marche, en présence du fait accompli.<br />

Tandis que l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne nous adressent des félicitations,<br />

la Porte multiplie ses circulaires et ses protestations laissées <strong>à</strong> la fin sans réponse.<br />

Résignée, nous l'avons vu, <strong>à</strong> ne pas envoyer de bâtiments <strong>à</strong> Tunis, elle prodigue<br />

en revanche les actes de souveraineté dans la Tripolitaine, soit-disant menacée,<br />

nous allons le voir, par nos ambitions ; elle rappelle le wali suspect de tiédeur et<br />

entoure son successeur d'émissaires <strong>à</strong> la fois politiques et religieux qui entretinrent<br />

des relations, d'une part avec le cheik Senoussi, d'<strong>au</strong>tre part avec les tribus de<br />

la Tunisie méridionale. Ces agents n'épargnèrent pas les encouragements <strong>au</strong>x fanatiques<br />

qui devaient un peu plus tard nous susciter de graves embarras dans la<br />

Régence et qui finirent par s'expatrier devant nos troupes et par constituer <strong>à</strong> l'abri<br />

de la frontière de Tripoli ce qu'on a appelé le parti des dissidents. <strong>Le</strong> bey fut me-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 183<br />

nacé de la déchéance par le Sultan. On parla même de désigner pour le remplacer<br />

le général Khéreddine. Nous apercevrons tout <strong>à</strong> l'heure l'effet de cette attitude de<br />

la Porte et les illusions qu'elle permit de concevoir <strong>au</strong>x derniers partisans de la<br />

résistance.<br />

L'Angleterre donna quelques signes de m<strong>au</strong>vaise humeur, mais combien pas-<br />

sagers et faibles, quand on les compare <strong>au</strong>x protestations dont elle a accueilli la<br />

plupart de nos entreprises en Afrique, depuis l'occupation d'Alger jusqu'<strong>au</strong> percement<br />

de l'isthme de Suez ; quand [182] on rapproche, par exemple, le langage de<br />

lord Aberdeen de celui que tint cinquante ans plus tard lord Granville ! Quant <strong>à</strong><br />

M. Gladstone et <strong>à</strong> sir Charles Dilke, ils ne laissèrent même pas discuter <strong>à</strong> la<br />

Chambre des communes la convention du 12 mai ; préoccupés de ne pas ajouter<br />

une difficulté nouvelle <strong>à</strong> celles que nous connaissons et qui absorbaient leur attention<br />

sur tant d'<strong>au</strong>tres points, ils commencèrent par demander qu'on attendît <strong>au</strong><br />

Parlement, pour discuter notre traité, qu'il fût publié. La publication faite, M.<br />

Gladstone répéta que l'Angleterre serait mal fondée <strong>à</strong> se plaindre de notre intervention<br />

en Tunisie quand elle avait donné, trois ans <strong>au</strong>paravant, le m<strong>au</strong>vais exemple<br />

en prenant Chypre. Sir Charles Dilke, en maintes séances, ne cessa jamais<br />

d'opposer, suivant sa coutume, la tranquillité la plus complète <strong>au</strong>x inquiétudes<br />

qu'il entendait exprimer souvent dans des termes fort vifs : il alla jusqu'<strong>à</strong> répondre<br />

que les Anglais <strong>au</strong>raient plutôt <strong>à</strong> se féliciter qu'<strong>à</strong> souffrir du nouvel état de choses<br />

en Tunisie, puisque la France désormais y assumait la responsabilité de faire respecter<br />

les engagements du bey. Au reste, tandis que les questions <strong>au</strong> Parlement se<br />

renouvelaient et se multipliaient <strong>à</strong> l'infini, le gouvernement de la Reine laissait<br />

dire, faisait publier officiellement, nous l'avons vu, les déclarations secrètes de<br />

lord Salisbury et ordonnait enfin <strong>à</strong> son agent <strong>à</strong> Tunis, par une dépêche rendue publique,<br />

d'accepter l'intermédiaire de M. Roustan pour traiter désormais avec le<br />

bey 148 . Cette attitude mit fin <strong>à</strong> toute agitation sérieuse <strong>au</strong>x Chambres, et l'opinion<br />

anglaise protesta de plus en plus faiblement dès lors contre notre expédition.<br />

Une question toutefois ne tarda pas <strong>à</strong> être soulevée, mais sans entraîner de<br />

complications. Fort habilement on répandit le bruit, <strong>à</strong> Constantinople notamment,<br />

que la France méditait secrètement d'occuper, après la Tunisie, la Tripolitaine. Ne<br />

pouvant attaquer le gouvernement dans son action <strong>à</strong> Tunis, les adversaires de no-<br />

148 <strong>Le</strong>ttre de lord Granville <strong>à</strong> lord Lyons, 22 juin 1881. (Blue book.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 184<br />

tre expédition, en France même, il f<strong>au</strong>t le dire, trouvèrent le moyen de rendre cette<br />

action suspecte <strong>à</strong> l'opinion européenne en la présentant comme devant fatalement,<br />

quoi qu'on fasse, s'étendre jusqu'<strong>à</strong> Tripoli et de l<strong>à</strong> indéfiniment. Pas plus que la<br />

Porte, le gouvernement anglais ne pouvait rester indifférent devant ces appréhen-<br />

sions qui prirent bientôt une forme d'<strong>au</strong>tant plus précise qu'elles furent exprimées<br />

<strong>à</strong> la tribune de notre Sénat par un ancien ministre des affaires étrangères, ancien<br />

ambassadeur <strong>à</strong> Londres, M. le duc de Broglie. Voici en substance les reproches<br />

qu'adressait M. le duc de Broglie <strong>au</strong> gouvernement et les conséquences fatales que<br />

devait avoir, suivant lui, l'expédition de [183] Tunisie : Vous avez mécontenté<br />

toutes les puissances intéressées. Vous avez surtout blessé la Porte, et cela pourquoi<br />

? Pour devenir ses voisins ! Or, c'est ce qu'on avait toujours cherché <strong>à</strong> éviter<br />

jusqu'<strong>à</strong> présent, et c'est ce qu'il fallait éviter pour les deux raisons que voici :<br />

d'abord il est très incommode, quand on a pour sujet des mahométans, et des mahométans<br />

assez indisciplinés, d'être le voisin du chef de la religion mahométane.<br />

En second lieu, dès qu'on a une affaire avec la Porte, si elle se plaint, si elle appelle<br />

<strong>à</strong> son aide, tout le monde a le droit d'accourir et de prendre fait et c<strong>au</strong>se pour<br />

elle, car en réalité quand on est voisin de la Porte on est voisin de tout le monde,<br />

ce qui fait qu'<strong>au</strong> moindre démêlé qu'on a avec elle, c'est une affaire européenne<br />

qu'on a sur les bras. Vous <strong>au</strong>rez constamment des désordres <strong>à</strong> la frontière. Ces<br />

désordres, il f<strong>au</strong>dra les réprimer. Ainsi, on avance, on s'étend, on ajoute une<br />

conquête <strong>à</strong> la précédente. « Il fallait Tunis pour qu'Alger fût tranquille. Il f<strong>au</strong>t<br />

maintenant Tripoli pour que Tunis soit en paix », ou bien il f<strong>au</strong>dra aller <strong>à</strong> Constantinople<br />

pour mettre Tripoli <strong>à</strong> la raison.<br />

L'Angleterre n'avait pas attendu ce discours du duc de Broglie pour provoquer<br />

des explications de la part du Cabinet de Paris. M. Barthélemy Saint-Hilaire n'hésite<br />

pas <strong>à</strong> rassurer pleinement lord Granville. <strong>Le</strong> gouvernement de la République<br />

considère la Tripolitaine comme faisant incontestablement partie de l'Empire ottoman<br />

et n'a l'intention ni de l'envahir ni d'essayer d'y établir une influence exclusive<br />

et prédominante. (V. la lettre de lord Granville <strong>à</strong> lord Dufferin du 12 juillet<br />

1881, Blue book spécial de douze dépêches.) Ces déclarations, M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire les confirme quelques jours plus tard <strong>au</strong> Sénat dans sa réponse <strong>au</strong><br />

duc de Broglie : « Jugeant utile de couper court <strong>à</strong> des appréhensions non justifiées<br />

et <strong>à</strong> de regrettables polémiques de presse, j'ai fait connaître, dit-il, les intentions<br />

du gouvernement français... J'ai pris pour exprimer ma pensée les expressions les


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 185<br />

plus fortes que j'ai pu trouver. J'ai dit que j'avais bien de la peine <strong>à</strong> prendre <strong>au</strong><br />

sérieux de pareilles rêveries, et qu'une aventure <strong>au</strong>ssi extravagante que celle-ci ne<br />

pouvait être souhaitée <strong>à</strong> la France que par ses ennemis les plus déclarés. »<br />

<strong>Le</strong> gouvernement anglais considère ces assurances comme devant mettre fin<br />

non seulement <strong>au</strong>x inquiétudes de la Turquie, mais surtout <strong>au</strong>x manœuvres dont<br />

ces inquiétudes sont le pré<strong>texte</strong> en Tripolitaine. Lord Granville s'exprime <strong>à</strong> cet<br />

égard dans les termes les plus catégoriques, sans la moindre complaisance pour le<br />

Sultan ; il télégraphie <strong>à</strong> lord Dufferin : La Turquie doit être rassurée. Après les<br />

déclarations de M. Barthélemy Saint-Hilaire, la responsabilité de la [184] Porte,<br />

<strong>au</strong> point de vue de l'ordre sur son propre territoire, devient bien lourde. Qu'elle y<br />

prenne garde, qu'elle ne compte pas sur l'Angleterre si elle méconnaît ses conseils<br />

amic<strong>au</strong>x ! (26 juillet.)<br />

A Rome, <strong>au</strong> lendemain du traité, la situation parlementaire que nous connaissons<br />

s'était compliquée d'une hostilité d'<strong>au</strong>tant plus vive contre le cabinet Cairoli<br />

que la crise ministérielle, ouverte le 7 avril, avait abouti le 19 <strong>à</strong> un raccommodement<br />

précaire. Quand la Chambre reprend ses séances, le 29 avril, les engagements<br />

de lord Salisbury ont été divulgués, et ce n'est pas leur publication qui peut<br />

s<strong>au</strong>ver M. Cairoli du reproche d'avoir manqué de clairvoyance. Cependant le ministère,<br />

après le rejet de huit ordres du jour de défiance, obtient un vote de<br />

confiance mitigée et reste <strong>au</strong> pouvoir, même <strong>au</strong> lendemain du débarquement <strong>à</strong><br />

Bizerte qui ne modifie pas, nous l'avons dit, son attitude et ses appréciations sur<br />

notre expédition. C'est le 14 mai, en annonçant la signature du traité de Kassar-<br />

Saïd, que M. Cairoli donne, définitivement cette fois, sa démission et celle de ses<br />

collègues. Pour éviter de défendre une c<strong>au</strong>se perdue d'avance, il prend le parti de<br />

se taire et donne <strong>à</strong> son silence un caractère mystérieux que ses amis cherchèrent <strong>à</strong><br />

interpréter plus tard, comme nous l'avons vu. Il déclare qu'il subordonne <strong>à</strong> des<br />

intérêts supérieurs sa propre défense.<br />

Son successeur n'est désigné, après une crise de quinze jours, que le 28 mai.<br />

M. Depretis prend la présidence du conseil, et M. Mancini est appelé <strong>au</strong>x affaires<br />

étrangères.<br />

La réserve observée par M. Cairoli ne s'impose pas moins <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong> cabinet.<br />

Trop de difficultés l'attendent <strong>à</strong> l'intérieur pour qu'il ne cherche pas <strong>à</strong> pratiquer<br />

dans ses rapports avec la France une politique d'apaisement. <strong>Le</strong>s journ<strong>au</strong>x imitent


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 186<br />

tout d'abord cette attitude : ils constatent qu'en somme ce traité respecte le bey,<br />

qu'il est parfaitement conforme <strong>au</strong>x déclarations de M. Barthélemy Saint-Hilaire.<br />

L'Italie n'y perd rien ; bien plus, on va jusqu'<strong>à</strong> dire qu'elle y gagnera, qu'elle y<br />

gagne déj<strong>à</strong>, qu'elle doit être satisfaite. <strong>Le</strong>s Italiens profiteront plus que personne,<br />

puis qu'ils sont les plus nombreux des améliorations qu'apportera la France dans<br />

la Régence.<br />

A Tunis, la modération, l'esprit pacifique dont la colonie italienne ne s'était<br />

pas départie, devaient seconder les dispositions conciliantes du nouve<strong>au</strong> cabinet.<br />

Ce sont des faits qu'on ne connut malheureusement pas assez, mais cette colonie,<br />

de plus en plus lasse de la situation f<strong>au</strong>sse où on l'avait placée sans la consulter,<br />

n'aspirait qu'<strong>à</strong> la tranquillité. Elle ne demandait qu'<strong>à</strong> accepter de bonne grâce notre<br />

prédominance, dès longtemps prévue, jugée par elle inévitable. M. Maccio parti,<br />

elle eût souhaité que la nomination de son successeur ne [185] se fit pas trop attendre.<br />

Pour donner satisfaction <strong>à</strong> l'opinion avancée, et surtout <strong>au</strong> parti de M.<br />

Crispi, M. Mancini laissait <strong>à</strong> Tunis un gérant, M. Rayb<strong>au</strong>di Massiglia, comme <strong>à</strong><br />

Paris un chargé d'affaires intérimaire. M. Rayb<strong>au</strong>di était l<strong>à</strong> dans la situation la<br />

plus délicate, obligé d'observer une attitude de protestation qui ne fut pas toujours<br />

silencieuse et d'assister chaque jour <strong>à</strong> la confirmation d'un fait qu'il se refusait <strong>à</strong><br />

reconnaître 149 . La colonie ne régla en rien sa conduite sur cette obstination officielle<br />

qui se prolongea deux années et davantage. Elle alla même jusqu'<strong>à</strong> remettre<br />

des pétitions <strong>au</strong> successeur de M. Roustan, en vue d'obtenir le rétablissement<br />

d'une situation plus conforme <strong>à</strong> ses intérêts ; on l'entendit acclamer la France dans<br />

une cérémonie publique, lors de la mort de Garibaldi (juillet 1882) ; enfin les officiers<br />

de notre corps d'occupation, s'il surgissait parfois quelque difficulté née du<br />

hasard entre eux et des Italiens exaltés, étaient accueillis avec une faveur marquée<br />

dans la société italienne, où ils n'eurent <strong>à</strong> lutter, vaincus d'avance, que contre les<br />

plus be<strong>au</strong>x yeux du monde, et où ils contribuèrent pour une large part <strong>à</strong> animer les<br />

fêtes qu'on donnait, sinon pour eux, <strong>à</strong> c<strong>au</strong>se d'eux, presque en leur honneur. <strong>Le</strong><br />

signal de l'apaisement en Italie vint de Tunis. Plus tard, l'union qui régnait entre<br />

149 Ainsi le 11 juin, les Chambres ayant ratifié le traité, M. Roustan annonce <strong>au</strong> corps consulaire<br />

<strong>à</strong> Tunis, par une circulaire, qu'il est délégué par le bey pour entretenir les relations entre<br />

eux et le gouvernement tunisien en exécution de l’art. 5 du traité du 12 mai. <strong>Le</strong> consul d'Allemagne<br />

répond immédiatement, sans élever la moindre objection ; les <strong>au</strong>tres félicitent M<br />

Roustan, mais se réservent d'attendre les instructions de leur gouvernement. Seul l'agent italien<br />

ne répond pas, et il en sera ainsi jusqu'en janvier 1884. (V. Mémorial diplomatique du<br />

18 juin.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 187<br />

les différentes colonies étrangères dans la Régence, union qui avait un véritable<br />

caractère de parenté, disparaîtra par le fait seul de l'arrivée de nombreux immigrants<br />

étrangers les uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres et naturellement riv<strong>au</strong>x ; mais pendant les premières<br />

années de notre occupation, on peut affirmer que nous sûmes la maintenir.<br />

Malheureusement la réserve dont la presse italienne fit preuve <strong>au</strong> début ne fut pas<br />

de longue durée ; <strong>à</strong> mesure que nous verrons notre expédition se compliquer et par<br />

suite l'opinion se diviser en France, les journ<strong>au</strong>x de la Péninsule élèveront la voix.<br />

L'occasion leur en fut fournie par un incident regrettable. <strong>Le</strong>s premières troupes<br />

qui revinrent de Tunisie furent chaleureusement accueillies <strong>à</strong> Marseille. Mais des<br />

sifflets qu'on crut entendre partir d'un cercle italien se mêlèrent <strong>au</strong>x appl<strong>au</strong>dissements.<br />

Des désordres, des rixes sanglantes se produisirent, et <strong>au</strong>ssitôt la presse des<br />

deux pays s'enflamma. <strong>Le</strong>s Italiens présentèrent l'affaire de Marseille comme la<br />

représaille des Vêpres [186] siciliennes ; des manifestations anti-francaises s'organisèrent<br />

<strong>à</strong> Gênes, <strong>à</strong> Milan, <strong>à</strong> Turin. La troupe dut entrer en ligne pour rétablir<br />

l'ordre, mais non le calme. On parla de revanche, et c'est l'époque où plusieurs<br />

journ<strong>au</strong>x réclamèrent la Tripolitaine, que l'Italie a pourtant, non moins que la<br />

France, tout intérêt <strong>à</strong> laisser en la possession du Sultan 150 . <strong>Le</strong>s deux gouvernements<br />

firent de part et d'<strong>au</strong>tre tous leurs efforts pour apaiser ces mouvements. A<br />

150 Voici pourquoi, en deux mots : Tripoli, détestable port, inaccessible par les m<strong>au</strong>vais temps,<br />

maigre oasis sur laquelle le désert gagne chaque jour, est cependant le point le moins inhospitalier<br />

de la Tripolitaine tout entière. Des trav<strong>au</strong>x considérables, des dépenses sans <strong>au</strong>cune<br />

compensation nous permettraient pourtant de nous y installer ; mais qu'adviendrait-il ? Nos<br />

troupes et nos fonctionnaires seraient comme emprisonnés entre le Sahara et la côte ; pas un<br />

colon sans doute n'<strong>au</strong>rait l'imprudence de les suivre, car notre présence seule détournerait<br />

de Tripoli les caravanes du Soudan, <strong>au</strong>xquelles nos rigueurs en matière d'esclavage ont déj<strong>à</strong><br />

successivement fermé l'Algérie et la Tunisie. Mais ce n'est pas tout ; les Arabes tripolitains<br />

acceptent le joug des Turcs, musulmans comme eux ; ils l'acceptent sans enthousiasme, et<br />

en fait, leurs véritables chefs sont les émissaires des sectes fanatiques dont le vilayet est devenu<br />

le quartier général. Senoussi règne en maître de Benghazi <strong>à</strong> Mourzouk et même <strong>au</strong> del<strong>à</strong><br />

; les quelques fonctionnaires ottomans du Fezzan, de Rhat et de Rhadamès lui obéissent.<br />

S'imagine-t-on que les Arabes accepteront, <strong>à</strong> la place du contrôle paternel de leurs coreligionnaires,<br />

l'ingérence, l'<strong>au</strong>torité d'un Etat européen ? Nomades pour la plupart, endurcis<br />

<strong>au</strong>x fatigues, <strong>au</strong>x privations, exaltés par les prédications des ennemis de la race chrétienne,<br />

ils commenceront contre notre domination une lutte dont il est impossible de prévoir l'importance<br />

et la durée. Ils <strong>au</strong>ront pour refuge les solitudes qu'ils seront seuls <strong>à</strong> bien connaître ;<br />

nous ne pourrons les y poursuivre, et leur <strong>au</strong>dace croîtra en proportion de nos embarras. <strong>Le</strong>s<br />

Italiens seraient <strong>au</strong>x prises avec les mêmes difficultés, compliquées encore par le fait de<br />

leur situation financière, de l'impossibilité où ils sont d'émigrer ailleurs que dans des pays<br />

riches, peuplés, par leur ignorance enfin et des Arabes et de ces contrées dont nous avons<br />

acquis chèrement la connaissance. Ils n'<strong>au</strong>raient pas, en outre, les troupes indigènes que depuis<br />

si longtemps nous avons formées, et qui pourraient atténuer du moins nos sacrifices si,<br />

ce qu'<strong>à</strong> Dieu ne plaise, nous consentions jamais <strong>à</strong> pénétrer en Tripolitaine.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 188<br />

Rome, on avait alors deux motifs spéci<strong>au</strong>x pour ménager la France ; on reprenait<br />

les négociations en vue de renouveler le traité de commerce qu'avait dénoncé M.<br />

Cairoli ; en outre, on se préparait <strong>à</strong> contracter <strong>à</strong> Paris un emprunt considérable<br />

pour abolir le cours forcé ; mais de part et d'<strong>au</strong>tre les deux gouvernements, s'ils en<br />

avaient <strong>au</strong> même degré la volonté, n'avaient pas le pouvoir d'imposer silence <strong>à</strong> la<br />

presse. Des polémiques violentes s'engagèrent : en France, nos journ<strong>au</strong>x ne cessaient<br />

de rappeler <strong>à</strong> l'Italie, en termes souvent outrageants, ce qu'elle nous devait ;<br />

les journ<strong>au</strong>x italiens bondissaient sous ce reproche dont on a vraiment abusé, et<br />

dans leur exaspération envenimaient la querelle par des répliques virulentes. L'un<br />

d'eux disait : La France vient de blesser [187] l'Italie dans ses ambitions futures ;<br />

un <strong>au</strong>tre surenchérissait. Oublions cette triste période et bornons-nous <strong>à</strong> constater<br />

comment l'expédition de Tunisie, d'abord accueillie chez nos voisins avec calme,<br />

fit naître entre les deux pays une c<strong>au</strong>se précise de dissentiment et servit de pré<strong>texte</strong><br />

<strong>à</strong> une évolution considérable dès longtemps préparée dans la politique générale<br />

de l'Italie, évolution dont nous parlerons plus loin.<br />

§ 3. A Tunis.— Si nos divisions et les excès de quelques journ<strong>au</strong>x de Paris eurent<br />

en Europe, après le traité de Kassar-Saïd, une influence fâcheuse, il en fut de<br />

même, <strong>à</strong> plus forte raison, en Tunisie. <strong>Le</strong> bey, ou tout <strong>au</strong> moins son entourage, ne<br />

peut manquer de profiter des attaques qui affaiblissent le gouvernement français,<br />

qui lui enlèvent, ostensiblement, chaque jour un peu plus de sa liberté d'action.<br />

D'abord il s'agit pour Mohammed-Saddok de colorer le mieux possible son<br />

acceptation du traité. <strong>Le</strong> soir de la signature, le 12, Mustapha-ben-Ismaïl envoie <strong>à</strong><br />

Constantinople un télégramme que reproduisent tous les journ<strong>au</strong>x et dans lequel il<br />

déclare que le bey n'a signé que contraint et forcé, sans discuter, sans lire, pour<br />

s<strong>au</strong>ver son honneur et pour éviter l'effusion du sang. <strong>Le</strong> Sultan, de son côté, télégraphie<br />

qu'un traité passé dans ces conditions doit être considéré comme non avenu.<br />

Quant <strong>au</strong>x Tunisiens, Mustapha-ben-Ismaïl se charge également de leur présenter<br />

la chose sous le jour le plus favorable. <strong>Le</strong>s circonstances, nos ménagements<br />

plutôt, le servent encore dans son équivoque travail. Nous avions consenti <strong>à</strong> ne<br />

pas occuper Tunis, <strong>à</strong> écarter nos troupes de la ville. Mustapha eut l'inspiration de<br />

faire déclarer <strong>au</strong>x Arabes que cette condescendance, c'était le commencement de<br />

la retraite, le triomphe du bey, l'effet de l'intervention des puissances, et le véritable<br />

objet du traité : <strong>à</strong> lire en effet, <strong>au</strong> Journal officiel tunisien du 15 mai, le compte<br />

rendu de l'entrevue du 12, il est clair que c'est le bey qui a mandé près de lui le


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 189<br />

général et qui lui a conseillé de ne pas aller plus loin. <strong>Le</strong> général s'est empressé de<br />

répondre qu'il allait rétrograder ; on a signé une convention pour assurer ce résul-<br />

tat, et bientôt les Français <strong>au</strong>ront quitté le pays. De cette interprétation <strong>à</strong> dire que<br />

nous n'avons pas osé entrer <strong>à</strong> Tunis, il n'y avait pas loin. Et en effet, on put constater<br />

dans la ville que seuls le général Bréart et le général M<strong>au</strong>rand y pénétrèrent<br />

pour rendre <strong>à</strong> M. Roustan sa visite et recevoir <strong>au</strong> consulat général les compliments<br />

de leurs compatriotes. Encore arrivent-ils par le chemin de fer français, en simples<br />

voyageurs, évitant l'entrée <strong>à</strong> cheval, l'escorte, tout ce qui pourrait, en un mot, faire<br />

impression dans la [188] grande ville. <strong>Le</strong> même jour, ils étaient de retour <strong>à</strong> la Manouba,<br />

passaient leurs troupes en revue <strong>au</strong> milieu d'une foule de curieux et se résignaient<br />

<strong>à</strong> donner leurs ordres pour partir le lendemain et se rendre, le général<br />

Bréart <strong>à</strong> Djedeida, le général M<strong>au</strong>rand <strong>à</strong> Mateur.<br />

Il en fut de cette générosité de notre part comme des premiers mouvements<br />

que l'on regrette, mais qu'on trouve néanmoins toutes sortes de bonnes raisons<br />

pour justifier. On devait tenir compte <strong>au</strong> bey de ses concessions, le récompenser,<br />

le rassurer pour l'avenir. En même temps, on rassurait en France l'opinion, préc<strong>au</strong>tion<br />

qui avait son prix <strong>à</strong> la veille des élections générales, et l'on démontrait une<br />

fois de plus <strong>au</strong>x puissances la sincérité de nos déclarations de désintéressement.<br />

Rien de plus juste. Cependant notre retraite fut une f<strong>au</strong>te, une f<strong>au</strong>te grave, <strong>à</strong> tous<br />

les points de vue. En France, on ne demandait qu'<strong>à</strong> voir nos troupes <strong>à</strong> Tunis : le<br />

bon sens public indiquait bien que c'était l<strong>à</strong> une garantie, la vraie garantie <strong>à</strong> prendre<br />

et <strong>à</strong> conserver ; l'opinion n'attendait pas <strong>au</strong> fond d'<strong>au</strong>tre dénouement <strong>à</strong> l'expédition<br />

; elle fut surprise d'une réserve qu'elle ne s'expliquait pas très bien, et il ne<br />

lui fallut pas be<strong>au</strong>coup de perspicacité pour y découvrir un signe d'incertitude et<br />

de faiblesse dans le gouvernement. A l'étranger, la Porte <strong>au</strong>rait peut-être envoyé<br />

une circulaire de plus, mais voil<strong>à</strong> tout, si le général Bréart avait campé <strong>à</strong> Tunis <strong>au</strong><br />

lieu d'abandonner la Manouba. M. Gladstone était bien décidé <strong>à</strong> s'abstenir de toute<br />

ingérence dans notre différend avec le bey ; tout <strong>au</strong> plus <strong>au</strong>rait-il demandé que des<br />

préc<strong>au</strong>tions fussent prises pour protéger ses nation<strong>au</strong>x. A Rome, M. Cairoli n'en<br />

serait pas tombé plus vite, et nous <strong>au</strong>rions rendu un grand service <strong>à</strong> ses successeurs<br />

en coupant court <strong>au</strong>x illusions qu'on pouvait conserver encore en Italie sur<br />

les conséquences de notre expédition, et en enlevant ainsi <strong>à</strong> l'opinion de l’<strong>au</strong>tre<br />

coté des Alpes un continuel sujet de surexcitation. Nos troupes une fois <strong>à</strong> Tunis,<br />

on n'eût pas fait <strong>à</strong> M. Cairoli plus de reproches que ceux dont on l'accablait <strong>au</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 190<br />

lendemain du traité. Quant <strong>au</strong> cabinet Depretis, il eût vraisemblablement regretté<br />

pour la forme et bien h<strong>au</strong>t notre occupation ; mais, <strong>au</strong> fond, il en eût été satisfait ;<br />

elle <strong>au</strong>rait simplifié, facilité sa situation, lui <strong>au</strong>rait permis de parler de l'affaire de<br />

Tunis <strong>au</strong> passé, comme d'un événement survenu du temps de son prédécesseur et<br />

qu'il fallait accepter, puisqu'on n'avait pu l'empêcher. Certains dénouements doivent<br />

être brusqués. <strong>Le</strong> traité signé, tout le monde s'attendait <strong>à</strong> nous voir user de<br />

nos droits. Nos scrupules furent trop délicats ; on ne les comprit pas, parce qu'ils<br />

n'étaient plus de saison, et la peine que nous nous donnâmes pour rassurer le gouvernement<br />

italien, alors qu'il était déj<strong>à</strong> résigné, toutes nos excellentes intentions<br />

[189] en un mot, n'eurent d'<strong>au</strong>tre effet que d'entretenir, de réveiller chez nos voisins<br />

des espérances que la déception devait suivre infailliblement. Nous nous serions<br />

épargné de ce côté bien des ennuis et nous <strong>au</strong>rions délivré le cabinet de Rome<br />

d'une contrainte pénible en prenant, le jour même du traité, possession du gage<br />

que nous étions venus chercher. Nous avons préféré nous abstenir, exposer sincèrement<br />

nos plans qui consistaient <strong>à</strong> limiter le plus possible notre action, sans pré<br />

voir que cette réserve allait <strong>à</strong> l'encontre du but que nous pour suivions.<br />

A Tunis, l'effet de nos ménagements excessifs se fait sentir immédiatement :<br />

nous sommes les premiers <strong>à</strong> ressusciter <strong>au</strong> Bardo les vaines espérances que nous<br />

avions précisément voulu faire disparaître en obligeant le bey <strong>à</strong> signer le traité.<br />

Quand Sidi-Saddok demanda <strong>au</strong> général Bréart la retraite de nos troupes, le général<br />

<strong>au</strong>rait pu avoir pour instructions de répondre qu'il lui fallait garantir l'ordre<br />

dans sa capitale, assurer le respect de son <strong>au</strong>torité. Mohammed-Saddok <strong>au</strong>rait<br />

manifesté sans doute quelque mécontentement passager, mais ses sujets eussent<br />

été édifiés. On a voulu, <strong>au</strong> contraire, épargner leur amour-propre. <strong>Le</strong>s Arabes ne<br />

connaissent pas ces demi-mesures. Ils admirent la magnanimité d'un vainqueur <strong>au</strong><br />

lendemain de la bataille, quand ils se voient désarmés ; mais la retraite d'un adversaire<br />

ou d'un maître qui n'a ni frappé, ni possédé, n'est pas pour leur en imposer :<br />

elle les enorgueillit plutôt et leur suggère l'<strong>au</strong>dacieuse pensée de prendre l'offensive.<br />

Nous avons confirmé la vieille réputation dont, <strong>à</strong> notre insu, jouissait Tunis.<br />

Gabriel Charmes a pu écrire <strong>à</strong> ce sujet : « D'un bout <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre de la Régence on<br />

s'est imaginé que Tunis méritait son nom d’El Maroussa, la bien gardée, et que<br />

les saints qui la protègent avaient fait fuir nos soldats 151 . »<br />

151 La Tunisie et la Tripolitaine, un vol. in-18. 1882.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 191<br />

<strong>Le</strong> général Farre tint compte d'ailleurs, dans une certaine mesure, de ces im-<br />

pressions qui ne tardèrent pas <strong>à</strong> s'exprimer h<strong>au</strong>tement, en ordonnant <strong>au</strong> général<br />

Bréart de laisser du moins quelques troupes <strong>à</strong> la Manouba ; mais nous verrons que<br />

cette préc<strong>au</strong>tion fut insuffisante.<br />

Que sont devenues pendant ce temps nos colonnes en Kroumirie ? Nous les<br />

avons laissées dans les montagnes et sous la pluie pour suivre le général Bréart.<br />

Elles ont <strong>à</strong> peu près achevé leur pénible campagne. <strong>Le</strong> général Caillot avait momentanément<br />

succédé <strong>au</strong> général Ritter et pris part, avec sa brigade, <strong>au</strong>x opérations<br />

de la colonne de g<strong>au</strong>che, <strong>à</strong> peu de distance de celles des génér<strong>au</strong>x Vincendon<br />

et Galland. La brigade de Brem a remplacé <strong>à</strong> Souk-el-Arba [190] celle du<br />

général Logerot, et celui-ci, remontant <strong>au</strong> nord, a établi son camp <strong>au</strong>près du premier<br />

chêne de la forêt de Kroumirie, <strong>à</strong> Fernana (5 mai), d'où il organise des colonnes<br />

volantes qui parcourent le pays, tiennent les hommes en haleine, et se met<br />

en contact avec la division Delebecque, campée en pleine forêt 152 . <strong>Le</strong> général<br />

Forgemol occupe Aïn-Draham, position dont il a reconnu la valeur stratégique, —<br />

elle commande les quatre vallées les plus importantes de la Kroumirie, — et où<br />

les préparatifs d'une installation durable sont poussés activement. A Tabarca arrivent<br />

les vivres, la viande sur pied, l'e<strong>au</strong> même apportée dans des bate<strong>au</strong>xciternes<br />

; des routes sont tracées, des ponts improvisés ou construits pour amener<br />

ces approvisionnements jusqu'<strong>à</strong> Ain-Draham.<br />

Un moment, nous l'avons dit, les Arabes avaient concentré leurs forces <strong>au</strong>tour<br />

du marabout vénéré de Sidi-Abd-Allah-ben-Djemel, dans une région très difficile.<br />

Fidèle <strong>à</strong> la tactique si sage qu'il n'a pas cessé de suivre dans toute cette campagne,<br />

le général Forgemol, évitant <strong>au</strong>tant que possible les petits combats, résolut<br />

d'épouvanter les rebelles par un mouvement irrésistible en les enveloppant de façon<br />

<strong>à</strong> les obliger, soit <strong>à</strong> combattre dans les conditions les plus défavorables, soit <strong>à</strong><br />

capituler, soit <strong>à</strong> se disperser pour essayer de traverser nos lignes isolément. <strong>Le</strong><br />

succès fut complet ; les Arabes, en très grand nombre, qui ne réussirent pas <strong>à</strong><br />

s'échapper, se rendirent ; le marabout fut pris sans résistance et respecté (8 mai).<br />

152 De Fernana, la colonne Logerot marche sur El-Fedj, puis sur Ben-Metir. <strong>Le</strong> 17, elle campe<br />

<strong>à</strong> Skira, le 49 <strong>à</strong> Khedkada, le 20 <strong>à</strong> Béj<strong>à</strong>, le 25 <strong>à</strong> Souk el Tenin, et de l<strong>à</strong> <strong>à</strong> Feiron, Khanguetel-Tout<br />

(route de Béj<strong>à</strong> <strong>à</strong> Tabarca, 28 mai) ; <strong>à</strong> Maïzila les 29, 30 mai, <strong>à</strong> Sidi-Karfah 1 er juin,<br />

Sidi-Bou-Dra 6 juin, Enchir Skira 7 juin, Sidi-Mançour 11 juin, Sidi-Ali-ben-Hadirich 10<br />

juin, Béj<strong>à</strong> 12 juin. <strong>Le</strong> 2 e tirailleurs s’embarque le 14 <strong>à</strong> Bizerte pour la province d'Oran. Dislocation<br />

complète de la colonne le 16 juin.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 192<br />

De ce jour, ce qui restait de tribus insoumises <strong>au</strong> nord, acculées <strong>à</strong> la mer, du-<br />

rent, les unes après les <strong>au</strong>tres, demander l'aman, apporter leurs contributions en<br />

troupe<strong>au</strong>x ou en grains, <strong>livre</strong>r leurs armes. La Kroumirie était pacifiée.<br />

Rien d'héroïque, on le voit, n'a signalé jusqu'ici cette campagne, et l'on devine<br />

les plaisanteries dont l’Intransigeant accable le général Forgemol, — Forgemolle,<br />

écrit M. Rochefort, — pour avoir vaincu sans combattre. Cependant il f<strong>au</strong>t rendre<br />

justice <strong>à</strong> la conduite si sage de l'expédition, <strong>au</strong>trement la tâche serait trop ingrate<br />

pour nos génér<strong>au</strong>x, blâmés quand ils mettent, comme le général de Courcy, l'Annam<br />

en révolution, raillés quand ils occupent la Tunisie sans effusion de sang. <strong>Le</strong>s<br />

opérations de Kroumirie, de l'aveu des témoins [191] et des juges les plus imparti<strong>au</strong>x,<br />

ont été préparées, exécutées d'une façon qui fait honneur <strong>au</strong>tant <strong>à</strong> la politique<br />

de la France qu'<strong>à</strong> son armée. Sur ce point nous n'avons pas seulement consulté<br />

des officiers, bien que leur témoignage sur la conduite de leurs chefs ou de leurs<br />

camarades soit de tous le plus précieux, le moins suspect de partialité, mais <strong>au</strong>ssi<br />

les correspondants de journ<strong>au</strong>x, ceux-l<strong>à</strong> mêmes qui reprochèrent <strong>à</strong> nos génér<strong>au</strong>x<br />

de les avoir si mal traités. Tous sont unanimes dans leurs éloges. Notre peintre<br />

militaire, M. Détaille, qui a suivi la brigade Vincendon, a bien voulu nous communiquer<br />

ses carnets de notes, ses impressions, ses croquis. Pendant toute la campagne,<br />

il est étonné de deux choses : d'une part, des difficultés du terrain, de la<br />

variabilité incroyable du climat, et, d'<strong>au</strong>tre part, de l'admirable organisation du<br />

corps expéditionnaire, de l'abondance des approvisionnements, de la précision,<br />

poussée jusqu'<strong>au</strong>x moindres détails, des dispositions prises, <strong>à</strong> Paris d'abord, <strong>au</strong><br />

quartier général ensuite. Nous marchions, dit-il, tantôt sous la tempête, tantôt dans<br />

le brouillard, glacés par la pluie et un vent violent. La nuit, nous avions de la neige<br />

: nous sortions de nos tentes, la tête enveloppée de mouchoirs, comme <strong>au</strong> siège<br />

de Paris. A trois heures de l'après-midi le soleil brûlait, nous descendions <strong>à</strong> la plage<br />

pour nous baigner. La discipline était remarquable, et les soldats ne s'en plaignaient<br />

pas, loin de l<strong>à</strong>. Rien n'était d'ailleurs épargné pour soutenir leur moral ;<br />

retenons ces détails : ils répondent d'avance <strong>au</strong>x récits lamentables que nous entendrons<br />

faire un peu plus tard de cette expédition. <strong>Le</strong>s troupes marchaient musique<br />

en tête ; le soir, un bataillon de Béarnais chantait des airs du pays ; ailleurs,<br />

les hommes, <strong>au</strong> son de violons fabriqués avec des caisses <strong>à</strong> biscuit, dansaient <strong>au</strong>tour<br />

des feux ; <strong>au</strong> quartier général, on lisait <strong>à</strong> h<strong>au</strong>te voix des comédies de Labiche,<br />

tandis que le général et les officiers de service, les pieds dans la boue, surveil-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 193<br />

laient pendant des heures et des heures, et jusqu'<strong>au</strong> dernier mulet, l'arrivée du<br />

convoi de l'intendance, ou présidaient <strong>à</strong> l'évacuation des malades sur les ambulan-<br />

ces. On juge du moral des hommes <strong>à</strong> leur tenue. Cette tenue n'a pas manqué de<br />

frapper l'œil du peintre : il la trouve parfaite, surprenante ; le peloton de hussards<br />

qui servait d'escorte d'honneur <strong>au</strong> général conserva pendant toute la campagne le<br />

shako et le dolman <strong>à</strong> tresse boutonné. « Quant <strong>à</strong> la nourriture, écrit M. Détaille, <strong>au</strong><br />

début même de l'expédition, elle est extraordinaire ; nous sommes presque dans<br />

l'abondance 153 . » Cependant bien des obstacles retardent [192] l'exécution des<br />

décisions prises. <strong>Le</strong>s marches sont d'une lenteur invraisemblable, <strong>au</strong>ssi lentes que<br />

les convois, nous l'avons vu, sont démesurément allongés. A chaque instant, les<br />

fils du télégraphe de campagne sont coupés, il f<strong>au</strong>t recourir, quand la nuit est claire,<br />

<strong>à</strong> l'expédient douteux du télégraphe optique <strong>à</strong> lampe de pétrole. Certaines expériences<br />

furent heureuses. Ainsi les petites pièces de canons de montagne qu'on<br />

transportait <strong>à</strong> dos de mulets ont fait merveille : en un clin d'œil on les montait, on<br />

dispersait de loin les paquets de Kroumirs qui se laissaient apercevoir, puis on<br />

fouillait et l'on nettoyait avec un ou deux obus les bois où ils se réfugiaient. Ailleurs<br />

ces canons minuscules protégeaient nos escouades du génie envoyées en<br />

avant pour préparer la route, combler les fondrières, former les gués, écarter des<br />

arbres, etc. Ce service était si bien fait que « les hommes n'avaient qu'<strong>à</strong> marcher ;<br />

des mulets portaient les malingres et les sacs des soldats fatigués 154 ». <strong>Le</strong>s équipages<br />

du train furent admirables. On n'est pas très fier en France de ce corps parce<br />

qu'il n'est pas uniquement combattant, parce que c'est un instrument plus qu'une<br />

arme ; ses services sont pourtant inappréciables en Algérie. Du sud <strong>au</strong> nord on<br />

voit les tringlots, comme on les appelle, arpenter <strong>à</strong> deux le pays, conduisant des<br />

mulets chargés, ravitailler les postes perdus, par tous les temps, sans guide, dans<br />

153 Il en est ainsi jusqu'<strong>à</strong> la fin de la campagne. A chaque instant on trouve trace, dans les « ordres<br />

» émanant des différents états-majors, de préoccupations relatives <strong>au</strong> bien-être du soldat.<br />

Tantôt, très fréquemment, ce sont des distributions supplémentaires de pain, de sucre,<br />

de café, d'e<strong>au</strong>-de-vie ; tantôt des préc<strong>au</strong>tions prises pour empêcher les hommes d'acheter<br />

<strong>au</strong>x mercantis des denrées malsaines. (V. l’ordre du général Logerot, du 12 juin, invitant le<br />

maréchal des logis de la prévôté <strong>à</strong> saisir et <strong>à</strong> confisquer les produits de m<strong>au</strong>vaise qualité ou<br />

vendus sans <strong>au</strong>torisation.). Chaque colonne avait son troupe<strong>au</strong>, et la viande fraîche était <strong>à</strong><br />

l'ordinaire de tous les jours. V. cet ordre du jour du général Forgemol, 14 juin : « A dater de<br />

ce jour et jusqu'<strong>à</strong> nouvel ordre, toutes les troupes faisant partie du corps expéditionnaire<br />

toucheront tous les six jours une ration de viande de conserve, de telle sorte qu'après avoir<br />

consommé de la viande fraîche pendant cinq jours, les troupes consommeront de la viande<br />

de conserve le sixième jour. »<br />

154 Notes de M. Detaille.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 194<br />

le désert même ; ne s'étonnant de rien, ils marchent pendant des semaines, et il est<br />

bien rare, tout lourd<strong>au</strong>ds qu'ils paraissent, que finalement ils n'accomplissent pas <strong>à</strong><br />

souhait les missions difficiles, ingrates, qu'on ne craint pas de leur confier. A peine<br />

entrés en Tunisie, nos tringlots étaient chez eux, assuraient les communications,<br />

amenaient d'immenses convois. Jamais je n'ai vu, pour mon compte, le<br />

troupier français mieux justifier sa réputation méritée de « débrouillard » et même,<br />

si l’on veut, de « ficelle », pour continuer <strong>à</strong> employer les termes consacrés.<br />

<strong>Le</strong>s spahis, les cavaliers <strong>au</strong> burnous bleu des [193] bure<strong>au</strong>x arabes nous ont été<br />

fort utiles <strong>au</strong>ssi : <strong>à</strong> travers ce pays inconnu de l'armée, on les envoyait <strong>à</strong> l'aventure,<br />

en reconnaissances lointaines, quelquefois en parlementaires.<br />

Ce dont se plaignaient nos soldats, c'était des préc<strong>au</strong>tions mêmes qu'on prenait<br />

pour les ménager plutôt que des efforts qu'on avait parfois <strong>à</strong> leur demander, et le<br />

danger que devaient surtout combattre nos officiers, quand les escarmouches devinrent<br />

de plus en plus rares, était surtout la monotonie, l'ennui. Au début, pour<br />

châtier les tribus hostiles, on les « razziait » ; quelquefois un troupe<strong>au</strong> entier était<br />

distribué <strong>à</strong> une brigade, et ces jours-l<strong>à</strong> le camp était en fête. On illuminait derrière<br />

l'enceinte construite en caisses de lard, de biscuits et de conserves, qui constituait<br />

tant bien que mal le rempart du camp. Mais dès le milieu du mois de mai, on n'eut<br />

plus guère d'<strong>au</strong>tre distraction que de s'installer : les hommes se construisaient des<br />

gourbis ; parfois ils trouvaient tout prêts ceux qu'avaient abandonnés les Arabes ;<br />

une de ces huttes en pleine montagne, dans la forêt, était surmontée d'une cheminée<br />

de bate<strong>au</strong> <strong>à</strong> vapeur et close par une porte de cabine portant encore cette inscription<br />

« Dames », débris de l’Auvergne sans doute ou de quelque <strong>au</strong>tre bâtiment<br />

pillé.<br />

Heureusement, <strong>à</strong> partir de la seconde semaine de mai, la pluie devient plus rare<br />

en Kroumirie. « <strong>Le</strong> 10 mai, le temps se remet, les hommes ont pu sortir de la<br />

boue, sécher leurs habits, se brosser », écrit le général Forgemol, et le soleil suffit<br />

<strong>à</strong> leur rendre leur entrain.<br />

<strong>Le</strong> 20, le calme était si bien rétabli que le général Logerot entre <strong>à</strong> Béj<strong>à</strong>, sans<br />

combat ni désordre, sans que la population change en rien ses habitudes ; les bou-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 195<br />

tiques restent ouvertes. <strong>Le</strong> général Forgemol l'y rejoint, tandis que le général<br />

M<strong>au</strong>rand occupe, également sans le moindre trouble, Mateur 155 .<br />

<strong>Le</strong> 1 er juin, la soumission de toute la partie septentrionale de la Tunisie, que<br />

nous avons investie par ses quatre côtés, est complète ; le but de l'expédition est<br />

atteint. Deux opérations restent seules <strong>à</strong> accomplir : d'une part, l'organisation et la<br />

répartition des troupes du corps d'occupation dans le pays ; d'<strong>au</strong>tre part, le rapa-<br />

triement des corps dont on juge le maintien en Tunisie désormais inutile.<br />

<strong>Le</strong> rapatriement commence le 10 juin. 23,616 hommes ont été envoyés de<br />

France ; on en rappelle environ 10,000, du 10 <strong>au</strong> 28. De son côté, le général For-<br />

gemol rentre en Algérie avec 7,000 hommes, [194] sur 8,200 qu'il a amenés. <strong>Le</strong> 3<br />

juillet, son état-major est licencié ; les opérations militaires sont terminées.<br />

Quinze mille hommes environ restent en Tunisie 156 , chiffre encore supérieur,<br />

disait-on, <strong>à</strong> ce qu'il eût fallu envoyer de troupes pour réduire les Kroumirs et le<br />

bey. Ces forces sont réparties sur les huit points suivants : La Manouba, Bizerte,<br />

Mateur (commandement du général M<strong>au</strong>rand), Aïn-Draham, Fernana, Enchir,<br />

Ghardimaou, le Kef (sous les ordres du général Caillot). Ces deux génér<strong>au</strong>x de<br />

brigade placés sous l'<strong>au</strong>torité du général Logerot, lequel relève du commandant du<br />

19 e corps, et n'est d'ailleurs nommé divisionnaire que le 12 juillet, se trouvent <strong>à</strong> la<br />

vérité dans une situation assez mal définie. <strong>Le</strong>urs relations et celles de leurs troupes<br />

devenues sédentaires avec les populations indigènes, les <strong>au</strong>torités beylicales et<br />

les étrangers, doivent infailliblement être empreintes d'une défiance réciproque,<br />

donner lieu fréquemment <strong>à</strong> des difficultés. M. Roustan sans doute est l<strong>à</strong> pour s'interposer<br />

en cas de conflits, mais comment attendre de lui qu'il fasse vivre en bon<br />

accord le fort et le faible, la discipline stricte et l'abus séculaire ; qu'il prêche avec<br />

succès <strong>à</strong> notre armée et <strong>au</strong>x Tunisiens en même temps la patience, l'oubli des injures,<br />

la tolérance ou la résignation ? <strong>Le</strong> résultat certain de ses efforts doit être de se<br />

rendre suspect <strong>à</strong> tous. On a dit que, le traité une fois signé, M. Roustan <strong>au</strong>rait dû<br />

quitter la Tunisie, momentanément tout <strong>au</strong> moins, et laisser le champ libre <strong>à</strong> nos<br />

génér<strong>au</strong>x. Aurait-il, <strong>à</strong> son retour, trouvé le bey encore <strong>au</strong> pouvoir ? Rien n'est<br />

155 <strong>Le</strong> seul incident de l'occupation de Béja fut le malheureux assassinat du correspondant du<br />

Télégraphe, M. Séguin ; encore fut-il prouvé que le coupable était un déserteur de nos tirailleurs.<br />

156 15 bataillons, 7 escadrons, 5 batteries et 2 sections d'artillerie ; 4 compagnies du génie et<br />

des services accessoires.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 196<br />

moins probable. Il fallait donc qu'il restât et fit de son mieux pour prévenir un<br />

éclat : il y a réussi en somme ; c'est un service de plus, service obscur, mais<br />

considérable, qu'il <strong>au</strong>ra rendu.<br />

<strong>Le</strong> rapatriement donnait satisfaction <strong>à</strong> tous ceux qui avaient trouvé l'expédition<br />

trop importante : il mettait fin, avant les chaleurs de l'été, <strong>au</strong> séjour en Tunisie<br />

de la majeure partie de nos jeunes troupes, les arrachait <strong>au</strong>x inconvénients et <strong>à</strong><br />

l'ennui d'une existence pacifique, oisive, parfois malsaine, provisoire, et nécessairement<br />

mal organisée. On peut dire qu'il était la conséquence prévue du traité du<br />

12 mai ; qu'il s'opéra trop rapidement il est vrai, en trois semaines ; mais que, s'il<br />

avait été différé davantage, on n'eût pas manqué d'accuser le ministère de continuer<br />

<strong>à</strong> exagérer les difficultés d'une expédition des plus simples pour se donner la<br />

gloire facile d'en triompher. Quoi qu'il en soit, que le gouvernement, comme il<br />

semble, ait partagé les [195] illusions de l'opinion, ou qu'il ait eu la main forcée,<br />

le rappel d'une partie de nos troupes de Tunisie n'en fut pas moins une f<strong>au</strong>te, une<br />

f<strong>au</strong>te grave, la plus grave qui ait été commise pendant toute cette affaire de 1881.<br />

Admettons que le bey ait pris le parti d'exécuter loyalement les engagements que<br />

nous lui avions fait souscrire, notre expédition ayant achevé de ruiner son <strong>au</strong>torité,<br />

nous ne pouvions compter sur lui pour maintenir ou rétablir l'ordre dans le pays.<br />

Comment nous appuyer sur ce que nous venions de détruire ? <strong>Le</strong> départ de nos<br />

troupes laissait donc le pays abandonné <strong>à</strong> l'anarchie. Elles n'étaient pas toutes rapatriées,<br />

sans doute, mais ce qu'il en restait suffisait <strong>à</strong> peine <strong>à</strong> maintenir la tranquillité<br />

<strong>au</strong> nord de la Régence, alors surtout que Tunis n'était pas occupée. Au<br />

centre, <strong>à</strong> l'est, <strong>au</strong> sud, le pays, ruiné comme on sait, était livré <strong>à</strong> lui-même. <strong>Le</strong>s<br />

récoltes faites, mises en sûreté ou vendues, les habitants n'avaient plus rien <strong>à</strong> perdre<br />

et pour un grand nombre ne demandaient qu'une occasion de ne pas payer<br />

leurs impôts. <strong>Le</strong> Rhamadan arriva sur ces entrefaites, avec les invocations enflammées<br />

des fanatiques s'adressant <strong>à</strong> des cerve<strong>au</strong>x affaiblis par le jeûne, surexcités<br />

par la présence et plus encore par la surprise du départ de nos troupes. <strong>Le</strong>s<br />

intrigues musulmanes, la propagande antichrétienne animent impunément contre<br />

nous la population. <strong>Le</strong>s émissaires de Tripoli, ceux de Senoussi, s'enhardissent<br />

jusqu'<strong>à</strong> venir prêcher dans les mosquées et sur les places publiques : l'intervention<br />

du Sultan de Constantinople, toujours promise, est annoncée. Aux portes de Tunis,<br />

sur les anciens sommets de Carthage, chaque habitant du riche et aristocratique<br />

village de Sidi-bou-Saïd interroge la mer, guette l'apparition de la flotte ven-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 197<br />

geresse. Dans les provinces, les habitants des villes et ce qui reste de cultivateurs<br />

sédentaires sont <strong>à</strong> la merci des agitateurs, des nomades empressés <strong>à</strong> piller tout ce<br />

qui ne fait pas c<strong>au</strong>se commune avec eux : ceux qui acceptent notre occupation et<br />

qui ne demandent que la paix, la sécurité, sont obligés de s'associer contre nous<br />

<strong>au</strong>x rebelles, pour échapper le plus possible <strong>à</strong> leurs déprédations.<br />

L'opinion en France ne prenait pas garde <strong>à</strong> ces symptômes, mais le gouvernement<br />

devait s'en inquiéter et réagir contre cette indifférence. Au moment où il<br />

consentait <strong>à</strong> ordonner le rapatriement, qu'on ne l'oublie pas, notre prestige était<br />

déj<strong>à</strong> battu en brèche sur plusieurs points <strong>à</strong> la fois en Algérie. Avant même le massacre<br />

de la mission Flatters, tandis que notre attention se portait sur la frontière de<br />

la province de Constantine, une insurrection sourde s'organisait <strong>à</strong> l'ouest, dans la<br />

région encore brûlante des insurrections précédentes, et menaçait rapidement de<br />

prendre des proportions bien plus [196] dangereuses, <strong>au</strong> point de vue purement<br />

militaire, que l'agitation de Kroumirie. <strong>Le</strong>s événements marchent si vite de ce côté<br />

que, — la coïncidence est frappante, — le jour où nos troupes pénètrent dans la<br />

Régence, le 24 avril, arrive <strong>à</strong> Paris un télégramme annonçant le meurtre du lieutenant<br />

Weinbrenner et de ses deux spahis : deux jours après, on assassinait le courrier<br />

de Saïda <strong>à</strong> Géryville. A cette époque, les journ<strong>au</strong>x divisent leurs nouvelles en<br />

deux catégories : celles de Tunisie, celles du Sud oranais. Plus tard, après le traité,<br />

le mouvement, loin de se ralentir, prend les proportions les plus graves. <strong>Le</strong> 19<br />

mai, le colonel Innocenti, nouve<strong>au</strong> venu en Algérie, subit un échec retentissant ; il<br />

n'attaque pas, on l'attaque, et tandis qu'ignorant la tactique arabe, il prend ses dispositions<br />

de combat, on lui coupe et on lui enlève son convoi. Il perd plus d'hommes<br />

dans ce seul engagement que n'en ont frappé les balles tunisiennes (34 tués,<br />

26 prisonniers, 20 blessés). <strong>Le</strong>s communications télégraphiques sont interrompues<br />

; le 2 juin, le brigadier Bringart, surveillant de la ligne, est massacré avec ses<br />

hommes, une partie du rése<strong>au</strong> télégraphique est saccagée, nos troupes les plus<br />

voisines du foyer de l'insurrection sont isolées. Ces événements se produisent, <strong>à</strong><br />

quelle époque ? A la veille et <strong>au</strong> lendemain du rapatriement. Il commence <strong>à</strong> s'effectuer<br />

le 10 juin ; c'est le 11 que les chantiers d'alfa de Saïda sont surpris par les<br />

Arabes et incendiés, que la population espagnole qui les occupe est anéantie ou<br />

dispersée. Un peu plus tard, le colonel Mallaret, par une erreur qui ne lui a pas été<br />

pardonnée, laisse échapper le chef des rebelles, Bou-Amama, et toute sa bande.<br />

Nous nous trouvons en présence d'un complot longuement préparé, exécuté par la


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 198<br />

secte guerrière et fanatique des Ouled-Sidi-Cheiks <strong>au</strong> moment où les événements<br />

de Tunisie ont détourné de la province d'Oran notre attention. On pense si la nou-<br />

velle de ces premiers et importants succès des rebelles eut dans la Régence un<br />

contrecoup fâcheux pour nous et contribua <strong>à</strong> stimuler le zèle ordinairement modé-<br />

ré des Tunisiens.<br />

<strong>Le</strong> général Forgemol n'était pas encore de retour <strong>à</strong> Constantine ; il venait <strong>à</strong><br />

peine de passer la frontière, que ces nomades et ces pillards dont nous venons de<br />

parler arborèrent, eux <strong>au</strong>ssi, le drape<strong>au</strong> vert de la guerre sainte. Il avait fallu pour<br />

la faire éclater, non pas notre entrée en Tunisie, mais notre retraite. <strong>Le</strong> mouve-<br />

ment commença dans le Sud et s'étendit presque <strong>au</strong>ssitôt jusqu'<strong>à</strong> Sfax. <strong>Le</strong>s rebel-<br />

les entrèrent dans la ville, l'amenèrent <strong>à</strong> faire c<strong>au</strong>se commune avec eux et s'y forti-<br />

fièrent. On assure que Mustapha-ben-Ismaïl, pour ne pas manquer cette dernière<br />

occasion de se compromettre, les encouragea et les aida secrètement. Ils trouvè-<br />

rent <strong>au</strong>ssi un appui dans la ville sainte, <strong>à</strong> [197] Kairouan, où les marabouts leur<br />

prodiguèrent et les louanges et les subsides. Sfax est la citadelle, Kairouan devient<br />

le foyer de l'insurrection. Notre campagne est <strong>à</strong> recommencer. Et dans quelles<br />

conditions ! en plein été, jusqu'<strong>au</strong> désert, et <strong>à</strong> la veille des élections ! Telle fut la<br />

conséquence immédiate du rapatriement prématuré. « Sur ce point, dit Gabriel<br />

Charmes, l'opinion des militaires que j'ai vus en Tunisie est unanime 157 . »<br />

La Chambre, cela va sans dire, n'attendit pas les événements de Sfax pour<br />

prendre l'alarme. <strong>Le</strong> 30 juin, le ministère eut <strong>à</strong> répondre devant elle des tristes<br />

campagnes du Sud oranais. En vain fut-il le premier <strong>à</strong> déplorer que les opérations<br />

militaires dans cette région eussent été malheureusement conduites, <strong>à</strong> en blâmer<br />

ouvertement les chefs qui furent remplacés, disgraciés 158 , un grand nombre de<br />

députés commencèrent <strong>à</strong> se détacher de lui, ne voulant pas partager devant les<br />

électeurs la responsabilité de ses revers. Il obtint encore cependant une majorité,<br />

mais bien diminuée, deux cent quarante-neuf voix sur quatre cent vingt votants.<br />

157 La conséquence était infaillible ; les précédents ne manquent pas pour s'en convaincre.<br />

Aussitôt que Kléber commence <strong>à</strong> préparer seulement le rapatriement du corps expéditionnaire,<br />

non seulement le pays s'insurge, mais le Caire même est <strong>à</strong> reprendre.<br />

158 <strong>Le</strong> général S<strong>au</strong>ssier dut venir en hâte remplacer le général Osmont <strong>à</strong> la tête du 19e corps et<br />

quitter Châlons (4 juillet), où il commandait le 6e depuis un an <strong>à</strong> peine. <strong>Le</strong> général Delebecque<br />

succéda <strong>au</strong> général Gérez <strong>à</strong> la division d'Oran. Un effort énergique eut promptement<br />

raison de l'insurrection.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 199<br />

C'est grâce <strong>à</strong> cet appui, de jour en jour plus faible, qu'il peut cependant ren-<br />

voyer des troupes en Tunisie et faire bombarder Sfax. L<strong>à</strong> se borneront pour le<br />

moment les opérations, car du mois de juillet <strong>à</strong> la fin de septembre il n'y a pas <strong>à</strong><br />

songer <strong>à</strong> entreprendre une campagne suivie. <strong>Le</strong>s quinze mille hommes que nous<br />

avons laissés en Tunisie suffisent <strong>à</strong> peine d'ailleurs <strong>à</strong> garder le Nord ; les renforts<br />

qu'on peut leur envoyer de France avant les élections, c'est-<strong>à</strong>-dire pendant le mois<br />

de juillet et les premiers jours d'août, s'élèvent <strong>à</strong> huit mille trois cent soixantequatre<br />

hommes seulement. Il en f<strong>au</strong>drait quatre fois plus pour pacifier le Sud.<br />

L'opération doit donc être remise <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tomne. Quelle perspective <strong>à</strong> la veille de la<br />

séparation des Chambres et des élections générales ! Aussi l'hostilité qui s'est déclarée<br />

peu <strong>à</strong> peu contre l'expédition tunisienne, <strong>au</strong> fur et <strong>à</strong> mesure qu'elle se compliquait,<br />

va-t-elle en <strong>au</strong>gmentant : elle s'aggrave du mécontentement c<strong>au</strong>sé par les<br />

affaires du Sud oranais, le public ne s'attardant pas <strong>à</strong> distinguer entre les difficultés<br />

qui surgissent <strong>à</strong> l'est et <strong>à</strong> l'ouest de nos possessions, et se bornant <strong>à</strong> constater<br />

que les choses vont mal pour nous en Afrique. Une [198] interpellation nouvelle,<br />

<strong>au</strong> moins, attend le ministère avant la fin de la législature : bien hardi qui<br />

eût osé prédire alors qu'il n'y succomberait pas. Personne, heureusement, et Gambetta<br />

moins que tout <strong>au</strong>tre, ne se souciait de prendre sa succession et de se charger<br />

<strong>à</strong> sa place, dans de pareilles conjonctures, de présider <strong>au</strong>x élections générales.<br />

Avant d'arriver <strong>à</strong> la séance où son sort sera discuté, séance plus importante <strong>à</strong><br />

coup sûr que les opérations de notre armée, les vraies batailles pour la conquête<br />

de la Tunisie s'étant livrées <strong>à</strong> la Chambre des députés, suivons nos escadres <strong>à</strong><br />

Sfax. Un mot seulement encore sur l'évolution de Mustapha. Son horizon devenait<br />

sombre. De plus en plus impopulaire <strong>à</strong> Tunis, il ne se sent plus en sûreté. C'est le<br />

moment qu'il choisit, vers l'époque du rapatriement, pour venir <strong>à</strong> Paris, <strong>à</strong> la tête<br />

d'une mission officielle, chercher sa récompense (12 juin). Des décorations<br />

s'échangent comme d'habitude, après le traité. Premier ministre, fils adoptif du<br />

bey, grand cordon d'un ordre italien, on ne peut moins faire, si on le décore, que<br />

de lui donner le même grade dans la Légion d'honneur. C'est <strong>à</strong> quoi le gouvernement,<br />

non sans peine, se décide, ne voulant pas manquer, le résultat obtenu, de lui<br />

tenir compte de l'évolution qui avait entraîné la signature du traité par le bey.<br />

Mais cette distinction <strong>à</strong> peine accordée fut regrettée, car Mustapha, restant <strong>à</strong> Paris<br />

jusqu'<strong>au</strong> 15 juillet, se fit connaître : les événements de Sfax éclatèrent ; on sut le<br />

rôle double qu'il n'avait cessé de jouer, après comme avant le 12 mai ; on remar-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 200<br />

qua en outre qu'en son absence le bey ne nous donnait plus <strong>au</strong>cun sujet de plainte.<br />

M. Barthélemy Saint-Hilaire prit alors le parti d'imposer <strong>à</strong> Sidi-Saddok un dernier<br />

sacrifice, plus cruel encore que celui de son indépendance : il lui fit demander par<br />

notre représentant intérimaire, M. <strong>Le</strong>queux, de se séparer de Mustapha, de prendre<br />

du moins un <strong>au</strong>tre premier ministre. <strong>Le</strong> bey fut accablé et versa des torrents de<br />

larmes, mais il céda, reprit le vieux Mohammed khaznadar. Dès lors Mustapha<br />

cessa d'être <strong>au</strong> pouvoir jusqu'<strong>au</strong> jour où, son protecteur étant mort, il quitta Tunis,<br />

essaya de se fixer <strong>à</strong> Paris et de s'y donner pour la victime des rigueurs du gouvernement,<br />

puis partit pour Constantinople et disparut.


[199]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 201<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie. L’intervention<br />

Chapitre IV<br />

La Seconde Campagne<br />

(Juillet-Novembre 1881)<br />

§ 1 er Sfax. — Quand nos vaisse<strong>au</strong>x se présentèrent les uns après les <strong>au</strong>tres de-<br />

vant les fortifications de Sfax, il fut bientôt évident que la place ne se rendrait pas,<br />

qu'il f<strong>au</strong>drait la prendre d'ass<strong>au</strong>t et, cela fait, envahir toute la Tunisie pour y pour-<br />

suivre ses défenseurs. Cette ville de Sfax a toujours été dans la Régence le refuge<br />

des fanatiques et des mécontents. Jusqu'en 1846, les esclaves affluaient avec les<br />

produits du Soudan sur ses marchés ; elle entretenait avec les populations de l'in-<br />

térieur un commerce considérable, depuis la prise d'Alger surtout, nos armées<br />

ayant détourné, en bonne partie <strong>à</strong> son profit, les caravanes de leurs itinéraires tra-<br />

ditionnels. Elle avait ainsi plus de rapports avec le Sud qu'avec l'Europe, et ses<br />

dispositions s'en ressentaient. C'était la porte du désert. Quand un décret beylical<br />

y vint interdire, sur nos conseils, la vente des noirs, les caravanes où les esclaves<br />

sont <strong>à</strong> la fois porteurs et marchandise, l'abandonnèrent <strong>à</strong> son tour pour se rejeter<br />

sur Tripoli ou le Maroc, et sa prospérité reçut un coup dont elle ne s'est plus rele-<br />

vée. Depuis lors, elle a végété, les yeux tournés vers le Soudan, regrettant sa for-<br />

tune, ses mœurs d'<strong>au</strong>trefois, et fort hostile <strong>au</strong>x [200] innovations de l'Occident.<br />

Cependant les Sfaxiotes sont loin d'être tous fanatiques ; un grand nombre d'entre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 202<br />

eux doivent <strong>à</strong> l'agriculture et <strong>à</strong> l'industrie des richesses qu'ils apprécient et qu'ils<br />

tiennent <strong>à</strong> ne pas compromettre. Mais, <strong>au</strong>tour de la ville, rôdent toujours, en temps<br />

de troubles, une partie de ses anciens clients, nomades et bandits ; <strong>à</strong> la première<br />

alerte, ces voisins trop zélés ne manquent pas d'accourir <strong>à</strong> son secours et de vou-<br />

loir la protéger, bon gré, mal gré. C'est ce qui se produisit en 1881. Sfax, en dépit<br />

de ce qui lui restait d'opulence, devint, avec Kairouan, le quartier général de tous<br />

les Arabes qui n'avaient rien <strong>à</strong> perdre, des ennemis du bey comme des nôtres, en<br />

sorte que, quelles que fussent leurs intentions propres, ses habitants durent nous<br />

combattre, et le résultat final fut pour eux d'être <strong>à</strong> la fois bombardés et pillés, puis<br />

abandonnés. La ville entre nos mains, le désert devait couvrir la retraite de son<br />

armée improvisée et lui permettre de se reformer. Avec des forces considérables<br />

et des marches bien dirigées nous étions sûrs, sans doute, de la victoire, mais le<br />

péril était sérieux, on ne pouvait pas s'y tromper. <strong>Le</strong> journaliste anglais, dans le<br />

<strong>livre</strong> que nous connaissons, est le premier <strong>à</strong> déclarer que l'insurrection est très<br />

redoutable, fort inquiétante même.<br />

Bien loin d'être effrayés <strong>à</strong> la vue du Chacal, la première de nos canonnières<br />

qui fit son apparition dans les e<strong>au</strong>x du golfe, <strong>au</strong> moment où l'effervescence était <strong>à</strong><br />

son comble, les Arabes lui envoyèrent des coups de fusil (18 juin). Ce fut le signal<br />

de la révolte et du pillage. Notre agent consulaire est blessé d'une balle <strong>à</strong> l'ép<strong>au</strong>le,<br />

les Européens et les Juifs dont le quartier borde le quai n'ont que le temps d'abandonner<br />

leurs maisons, leurs magasins ouverts, et de s<strong>au</strong>ter dans les embarcations<br />

qui sont <strong>à</strong> leur portée ou de se jeter <strong>à</strong> l'e<strong>au</strong>. Ils trouvent tant bien que mal refuge,<br />

les uns <strong>à</strong> bord du Chacal, les <strong>au</strong>tres <strong>à</strong> bord du Mustapha, un petit transatlantique<br />

qui se présentait fort <strong>à</strong> propos. On installe <strong>à</strong> la hâte, pour ceux d'entre eux qui ne<br />

vont pas attendre <strong>à</strong> Malte la fin des hostilités, le Béchir et l’Asad, les deux seuls<br />

bâtiments survivants de l'ancienne flotte du bey, tous deux <strong>à</strong> peu près hors d'usage.<br />

Bientôt après arrive l’Alma, puis un <strong>au</strong>tre transatlantique, <strong>à</strong> bord duquel mille<br />

soldats tunisiens sont envoyés par le bey avec la prétention de réprimer l'insurrection.<br />

Une bonne partie d'entre eux désertent, et ce qui reste ne sert qu'<strong>à</strong> exaspérer<br />

les rebelles et <strong>à</strong> les faire crier davantage <strong>à</strong> la trahison. <strong>Le</strong> 3 juillet, deux bâtiments<br />

anglais, le Monarch et le Condor, viennent porter secours <strong>au</strong>x Maltais et mouillent<br />

<strong>à</strong> côté de l’Alma ; huit jours plus tard seulement apparaît le Cariddi, de la<br />

marine italienne. Pendant ce temps, le gouverneur de la ville, Si-Hassouna-<br />

Djellouli, est déposé. Lui <strong>au</strong>ssi élit domicile en [201] mer. L'étendard du Prophète


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 203<br />

remplace alors celui du bey sur la Casbah, et l'on apprend que les villes de Gabès,<br />

Zerzis, l'île de Djerbah sont, comme Kairouan, livrées <strong>au</strong>x insurgés. <strong>Le</strong> 3 juillet,<br />

Ali-ben-Khalifa fait son entrée <strong>à</strong> Sfax ; il est reconnu comme le chef du mouve-<br />

ment ; avec lui les nomades affluent. De nos vaisse<strong>au</strong>x, on distingue leurs bandes<br />

de plus en plus fortes ou plutôt la poussière qu'elles soulèvent en s'avançant vers<br />

la ville ; ils campent <strong>au</strong>tour des remparts et viennent pour les défendre ; ils appellent<br />

<strong>au</strong>x armes les tribus hésitantes, les encouragent ou les menacent. On annonce<br />

un secours de dix mille hommes de la Tripolitaine 159 , et, en attendant, les préparatifs<br />

sont poussés avec ardeur.<br />

Sfax a la forme d'un carré irrégulier dont un des côtés fait exactement face <strong>au</strong><br />

golfe. Un mur élevé, crénelé, blanchi <strong>à</strong> la ch<strong>au</strong>x, constitue une enceinte continue,<br />

d'aspect imposant. Ce mur est défendu par des bastions nombreux et flanqué, du<br />

côté du golfe, de deux édifices d'importance inégale : <strong>à</strong> g<strong>au</strong>che, en tournant le dos<br />

<strong>à</strong> la mer, c'est la Casbah ; <strong>à</strong> droite, le fort. Entre les deux constructions, sept batteries<br />

rasantes ou casematées ont été mises en état ou établies momentanément <strong>au</strong><br />

pied du mur, les canons <strong>à</strong> peine <strong>au</strong>-dessus du flot, balayant le golfe. Auparavant,<br />

le quartier franc et les installations des pêcheurs occupaient seuls la bande étroite<br />

du rivage sous le feu du fort. Cet emplacement du quartier franc en dehors des<br />

murs est assez significatif. <strong>Le</strong>s Européens étaient, non pas admis, mais tolérés <strong>à</strong><br />

Sfax, et encore depuis peu d'années. On avait fini par les laisser avec les Juifs<br />

s'approprier la plage. En temps de paix, ils alimentaient le commerce du port ; en<br />

cas de guerre, ils devaient servir de rempart <strong>à</strong> la ville et recevoir les premiers<br />

coups de l'ennemi. Heureusement, les insurgés avaient eu l'imprudence de les<br />

mettre en fuite et ne songèrent qu'<strong>à</strong> piller leurs maisons.<br />

Du côté de la mer, un <strong>au</strong>tre obstacle encore, <strong>au</strong>trement sérieux que des murs,<br />

protégeait Sfax. Son golfe n'a pas de profondeur. Il est abrité du vent, mais inabordable<br />

; les paquebots débarquent, <strong>à</strong> une très grande distance du quai, leurs passagers<br />

et leurs marchandises dans des mahonnes ou dans des canots <strong>à</strong> vapeur qui<br />

ne peuvent approcher qu'<strong>à</strong> un kilomètre en moyenne de la terre. L<strong>à</strong>, on transborde<br />

de nouve<strong>au</strong> les passagers et les colis dans des embarcations plus légères, lesquelles<br />

doivent elles-mêmes attendre, pour accoster, la marée h<strong>au</strong>te, sensible dans ces<br />

parages. F<strong>au</strong>te de prendre cette préc<strong>au</strong>tion, elles s'échouent <strong>à</strong> cinquante mètres du<br />

159 Broadley, Last Punic War.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 204<br />

rivage dans une vase gluante où [202] les hommes ne peuvent trouver pied. Quant<br />

<strong>à</strong> nos cuirassés, ils mouillent presque <strong>à</strong> perte de vue de la ville.<br />

Au temps des gros vaisse<strong>au</strong>x <strong>à</strong> voiles et des petits canons, il eût fallu assiéger<br />

Sfax par terre. De ce côté encore, pourtant, elle pouvait compter sur une défense<br />

d'un genre spécial. Etalés sur une assez grande étendue de basses collines, ses<br />

jardins tous entourés, sans exception, d'inextricables haies de cactus, constituent,<br />

entre les remparts et le désert, une seconde zone très riche, mais sillonnée de fortifications<br />

naturelles, solide végétation bleuâtre, hérissée de pointes aiguës, <strong>à</strong> l'abri<br />

de laquelle les combattants sont insaisissables et que des assaillants ont les plus<br />

grandes peines <strong>à</strong> traverser.<br />

Ces difficultés connues, on comprend que le siège de la ville ait duré dix<br />

jours, en dépit de l'impatience de l'opinion en France. Il est vrai que, pour satisfaire<br />

cette opinion, on commit la f<strong>au</strong>te, légère du reste, d'ouvrir trop tôt les hostilités.<br />

Dès le 5 juillet, la canonnière la Pique étant venue rejoindre le Chacal, le bombardement<br />

commença, bombardement plus qu'inutile, car il devait avoir surtout<br />

pour effet, semble-t-il, d'exciter les assiégés, d'<strong>au</strong>gmenter le nombre de leurs recrues<br />

en leur donnant une p<strong>au</strong>vre idée de nos moyens d'action. Des préparatifs<br />

silencieux n'eussent-ils pas, <strong>au</strong> contraire, produit une impression d'inquiétude salutaire<br />

et entretenu l'indécision parmi les tribus ?<br />

<strong>Le</strong> 6, le cuirassé la Reine Blanche se range <strong>à</strong> côté de l’Alma et envoie <strong>à</strong> son<br />

tour des obus sur la ville dont on n'aperçoit, <strong>à</strong> cette distance, que l'enceinte, mince<br />

ligne blanche irrégulièrement dentelée de minarets, de coupoles, de terrasses et de<br />

bastions, d'où surgissent les étendards verts. Ce feu n'arrête pas le travail de la<br />

défense. La plus forte des batteries rasantes est établie par les Arabes de façon <strong>à</strong><br />

commander le môle, <strong>à</strong> en interdire l'approche, car c'est le seul point où il soit possible<br />

de tenter un débarquement.<br />

<strong>Le</strong> 11, notre tir cesse, nous comprenons le peu d'effet de ce bombardement<br />

partiel, et, tandis que les Arabes réparent leurs brèches, arrive un transport, la Sarthe,<br />

et des troupes de ligne, deux bataillons du 92 e et deux du 136 e , sous le commandement<br />

du colonel Jamais. Ensuite un <strong>au</strong>tre bâtiment, également chargé de<br />

troupes, l’Intrépide. <strong>Le</strong> 13, apparaît le La Galissonnière, que nous avons vu <strong>à</strong><br />

Bizerte et qui porte encore le pavillon du contre-amiral Conrad. <strong>Le</strong> La Galissonnière<br />

envoie une douzaine d'obus. C'est le 14 enfin que toute notre escadre de la


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 205<br />

Méditerranée, sous les ordres du vice-amiral Gairn<strong>au</strong>lt, se montre <strong>à</strong> l'horizon. Six<br />

cuirassés la composent : le Colberty vaisse<strong>au</strong> amiral, le Trident y le Marengo, la<br />

Surveillante, la [203] Revanche, le Friedland, avec les canonnières et le Desaix.<br />

L'escadre mouille le plus près possible de terre, chaque cuirassé par son tirant<br />

d'e<strong>au</strong>, dans des fonds de huit mètres environ, <strong>à</strong> une distance moyenne de six mille<br />

cinq cents mètres de la ville. <strong>Le</strong> 14 juillet se passe <strong>à</strong> combiner les plans d'attaque.<br />

<strong>Le</strong>s équipages sont en joie, car c'est <strong>à</strong> la fois la veille d'un combat et le jour de la<br />

fête nationale, qu'on célèbre <strong>à</strong> bord de chaque bâtiment. L’Alma, la Reine Blan-<br />

che, le La Galissonnière, et un peu en arrière, l'Aviso la Sarthe, sont mouillés en<br />

avant de l'escadre, par des fonds de six mètres, l'amiral Garn<strong>au</strong>lt laissant <strong>à</strong> la divi-<br />

sion du <strong>Le</strong>vant le poste d'honneur qu'elle occupait avant son arrivée. Cinq canon-<br />

nières, la Pique, le Chacal, le Léopard, la Hyène, le Gladiateur, sont rangées plus<br />

avant encore, <strong>à</strong> deux mille deux cents mètres du rivage par des fonds de deux mè-<br />

tres, juste en face du môle et de la batterie rasante. La mer est calme, sans une<br />

ride, comme d'ordinaire, <strong>à</strong> cette époque brûlante de l'été.<br />

<strong>Le</strong>s dispositions prises furent <strong>au</strong>ssi heureusement conçues qu'exécutées, nous<br />

allons le voir. <strong>Le</strong> vendredi 15 commence un bombardement lent avec les grosses<br />

pièces des gaillards, tandis que les canonnières <strong>au</strong>-dessus desquelles passent, en<br />

deux étages, les obus de l'escadre et de la division du <strong>Le</strong>vant, cherchent <strong>à</strong> démolir<br />

les défenses de la plage et <strong>à</strong> faire brèche dans la muraille. Cette première opération<br />

prépare le débarquement et l'attaque qui sont ordonnés pour le lendemain.<br />

<strong>Le</strong>s transports la Sarthe et l’Intrépide fournissent deux canots-tambour ou chalands<br />

plats en tôle dans lesquels on installe des canons qui pourront approcher très<br />

près du rivage et contribuer puissamment <strong>à</strong> protéger le débarquement.<br />

Ce débarquement, comment l'opérer avec certitude de succès, et sans trop de<br />

pertes, alors que le seul point <strong>à</strong> peu près accessible <strong>au</strong>x barques, sur cette plage de<br />

vase, est le môle que foudroie <strong>à</strong> bout portant le feu violent de l'ennemi ? On s'arrête<br />

<strong>à</strong> ce plan nécessairement compliqué, <strong>au</strong>dacieux. Tout d'abord il f<strong>au</strong>t s'assurer<br />

des moyens d'accès, ne pas s'exposer <strong>à</strong> voir les embarcations s'échouer en route,<br />

paralysées devant les batteries qu'il s'agit d'aller prendre. On construit un pont<br />

d'abordage. Chaque cuirassé met <strong>à</strong> la mer ses vergues de hune que le commandant<br />

Juge assemble en une sorte de long chemin flottant ; étroite passerelle qui reliera<br />

les embarcations <strong>à</strong> la plage. La tête de ce rade<strong>au</strong> sera formée par un chaland plat<br />

qu'on poussera du fond, comme on pourra, droit jusqu'<strong>au</strong> môle et qu'on fixera <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 206<br />

terre par une ancre. C'est par l<strong>à</strong> qu'<strong>au</strong> signal donné les hommes se jetteront sur les<br />

batteries. Des embarcations solidement armées s'approcheront le plus possible<br />

pour appuyer de leur feu cet [204] ass<strong>au</strong>t, car <strong>à</strong> ce moment nos vaisse<strong>au</strong>x et les<br />

canonnières devront cesser de tirer, et les batteries arabes, si endommagées qu'el-<br />

les aient été, pourront utiliser cet instant de répit et faire un suprême effort.<br />

Telles étaient les dispositions d'ensemble. <strong>Le</strong> 15 <strong>au</strong> soir les ordres sont donnés<br />

en conséquence et dans les détails. <strong>Le</strong>s instructions de l'amiral portent qu'entre<br />

quatre heures et demie et cinq heures du matin, <strong>au</strong> premier coup de canon du Col-<br />

bert, le bombardement général commencera. Dès trois heures, le commandant<br />

Juge <strong>au</strong>ra réuni ses rade<strong>au</strong>x et les <strong>au</strong>ra remorqués avant six heures <strong>au</strong> plus près<br />

possible de la plage, en même temps que s'avanceront les chalands qui soutien-<br />

dront les troupes de débarquement, flanqués de leurs embarcations protectrices.<br />

Ces dernières devront se déployer de quatre heures et demie <strong>à</strong> cinq heures, <strong>au</strong> plus<br />

tard, et, le moment venu, balayer la plage concurremment avec les canonnières.<br />

<strong>Le</strong>s hommes seront munis des provisions et des munitions nécessaires pour la<br />

journée 160 . Chaque cuirassé enverra un médecin et un infirmier avec sa compa-<br />

gnie de débarquement.<br />

<strong>Le</strong>s troupes <strong>au</strong>ssitôt <strong>à</strong> terre, le colonel Jamais prendra la direction des opéra-<br />

tions, cet officier supérieur ayant sous ses ordres sept bataillons d'infanterie arri-<br />

vés de France et un bataillon venu de la Manouba.<br />

Au point du jour, le samedi, le signal attendu de tous est donné. Dans la paix<br />

profonde de cette nuit d'été qui s'achève, le canon du Colbert retentit, et l'escadre<br />

entière <strong>au</strong>ssitôt répond : une grêle d'acier, pendant plus de deux heures consécutives,<br />

franchit les e<strong>au</strong>x calmes du golfe et vient éclater sur la ville, réduire en poussière<br />

ses maisons, ses coupoles, ses minarets. En même temps, les ordres distribués<br />

la veille s'exécutent. <strong>Le</strong> corps de débarquement, conduit par le commandant<br />

Marcq de Saint-Hilaire, du Trident, s'est avancé <strong>à</strong> environ mille mètres de la plage,<br />

en face de la batterie centrale. Trois colonnes le composent : celle de droite<br />

(armée de terre), avec le fort pour objectif, est commandée par le colonel Jamais ;<br />

160 Pour tout le monde, la tenue d'ordonnance sera « pantalon gris, chemise de laine, chape<strong>au</strong><br />

de paille avec coiffe. La couverture roulée, contenant un pantalon en drap et un bonnet, portée<br />

en s<strong>au</strong>toir, la pointe <strong>à</strong> droite. L'artillerie sera approvisionnée <strong>à</strong> 56 coups par canon. Chaque<br />

homme portera quatre-vingt-seize cartouches dans sa giberne, dans sa musette de toile<br />

deux rations de fromage, deux rations de biscuit et un bidon de café mêlé d'e<strong>au</strong>-de-vie.<br />

Chaque canot contiendra de l'e<strong>au</strong>. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 207<br />

celles de g<strong>au</strong>che (armée de mer), chargées de se diriger vers la Casbah et la porte<br />

centrale, sont sous les ordres des commandants de Marquessac, de la Reine Blan-<br />

che, et Miot, de l’Alma. Toutes les trois doivent d'abord accoster <strong>au</strong> môle, [205]<br />

devant la batterie rasante. Elles se mettent en mouvement, poussent <strong>au</strong> plus vite.<br />

L'instant est décisif. <strong>Le</strong> feu de nos bâtiments redouble d'intensité ; trois étages de<br />

projectiles français passent sur la tête de nos compagnies et vont annoncer <strong>au</strong>x<br />

Arabes leur approche. <strong>Le</strong>s embarcations protectrices, les canots-tambour, de leur<br />

côté, tirent <strong>à</strong> la plage sans discontinuer. A cette pluie de feu qui embrase le ciel et<br />

la nappe du golfe, la Casbah, le fort, les bastions, les batteries ripostent par des<br />

coups de canon <strong>à</strong> mitraille dirigés sur les canots de débarquement. Une fusillade<br />

assez vive part même des maisons du quartier franc et des tranchées. Alors nos<br />

marins s'impatientent et donnent un be<strong>au</strong> spectacle <strong>au</strong>x équipages des deux vaisse<strong>au</strong>x<br />

anglais qui essayaient de suivre des yeux leurs mouvements <strong>à</strong> travers la<br />

fumée du combat. Entassés l'arme <strong>au</strong> bras dans leurs embarcations trop lentes,<br />

grisés par tout ce bruit, par l'air matinal, par la poudre, par la vue surtout de ce<br />

môle qui semble les braver et qu'ils brûlent d'atteindre, un enthousiasme s'empare<br />

d'eux. <strong>Le</strong>s barques luttent entre elles de vitesse. L'une d'elles déj<strong>à</strong> distance les<br />

<strong>au</strong>tres ; c'est le canot-major du Trident. Un hasard le favorise, il trouve du fond, et<br />

le voil<strong>à</strong> qui, sans rade<strong>au</strong>, sans passerelle, accoste devant la batterie. Il est reçu par<br />

un coup de canon <strong>à</strong> bout portant. Derrière lui se pressent, plus ou moins rapides,<br />

les <strong>au</strong>tres embarcations, <strong>à</strong> l'aviron, poussant de la perche, éparpillées, les plus<br />

légères les premières. Sous la mitraille, le commandant Juge établit comme <strong>à</strong> la<br />

manœuvre, par un admirable mouvement, son pont de rade<strong>au</strong>x, et en un clin d'œil<br />

les premières compagnies sont <strong>à</strong> terre, sur la batterie. L<strong>à</strong>, les commandants Marcq<br />

de Saint-Hilaire et Miot arrachent les étendards verts, et chacun fait planter <strong>à</strong> la<br />

place le pavillon de sa baleinière. <strong>Le</strong>s Arabes qui ne sont pas tués sur leurs pièces<br />

s'enfuient. Nos hommes les poursuivent <strong>à</strong> travers le quartier franc et ne s'arrêtent<br />

que sous la muraille, devant le portail fermé de la ville arabe. <strong>Le</strong> commandant<br />

Miot a prévu la difficulté ; une torpille qu'approche un matelot fait s<strong>au</strong>ter l'obstacle.<br />

<strong>Le</strong>s compagnies Marquessac de la Reine Blanche et Miot de l’Alma s'élancent<br />

vers la Casbah.<br />

L'escadre avait, bien entendu, cessé son feu. <strong>Le</strong>s embarcations vont et viennent<br />

: elles ont transporté bientôt toutes les compagnies de la marine, environ mille<br />

cinq cents matelots. Mais déj<strong>à</strong> la Casbah est prise, occupée (sept heures quaran-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 208<br />

te-cinq du matin) ; c'est l<strong>à</strong> que l'aspirant de première classe Léonnec tombe mortellement<br />

frappé. Pendant ce temps la patience des troupes de la guerre était mise<br />

<strong>à</strong> une dure épreuve. <strong>Le</strong>s marins avaient eu soin de s'attribuer la meilleure place, la<br />

première <strong>au</strong> feu, et nos soldats, retenus sur de lourdes [206] mahonnes, les virent<br />

s'élancer <strong>à</strong> l'ass<strong>au</strong>t devant eux, sans pouvoir les suivre ; ce n'est qu'une demi-heure<br />

plus tard qu'ils commencèrent <strong>à</strong> débarquer. <strong>Le</strong> côté g<strong>au</strong>che seul de la ville avait<br />

été attaqué ; le colonel Jamais dirige le premier bataillon du 92 e qui fut mis <strong>à</strong> terre<br />

sur la droite, où les Arabes pour une bonne part se sont réfugiés et s'abritent derrière<br />

l'épaisse et noire fumée d'un chantier d'alfa qu'ils ont incendié. Un combat<br />

meurtrier s'engage. Jaloux de réparer le temps qu'il leur a fallu perdre, nos soldats<br />

ne se ménagent point, attaquent un ennemi très supérieur en nombre et retranché.<br />

En quelques instants la première compagnie du premier bataillon compte vingt<br />

blessés, dont deux officiers. Sur certains points, nos troupes se frayent un chemin,<br />

poursuivent les Arabes <strong>à</strong> travers la ville, de l'<strong>au</strong>tre côté des remparts, jusque dans<br />

les jardins. Sur d'<strong>au</strong>tres, la résistance se prolonge, acharnée ; il f<strong>au</strong>t prendre plusieurs<br />

rues, maison par maison, combattre corps <strong>à</strong> corps. <strong>Le</strong> succès assuré, on<br />

dépose les morts dans une maison du quartier franc, les blessés sont évacués sur la<br />

Sarthe.<br />

A dix heures du soir, tout était fini. Notre escadre avait tiré plus de deux mille<br />

coups de canon, et, ce qui est important, ce que le public, avec ses illusions habituelles,<br />

a trouvé sans doute tout naturel, <strong>au</strong>cun accident ne se produisit ; nos pièces<br />

résistèrent parfaitement <strong>à</strong> cette fatigue et purent continuer, dès les jours suivants,<br />

leur service. L'expérience est <strong>à</strong> l'honneur de notre marine, de notre industrie,<br />

et ses résultats sont d'<strong>au</strong>tant plus dignes de remarque que l'épreuve faite par<br />

l'escadre anglaise, l'année suivante, dans une circonstance analogue, <strong>au</strong> bombardement<br />

d'Alexandrie, fut loin d'être <strong>au</strong>ssi satisfaisante. De leur côté, nos compagnies<br />

de débarquement n'avaient pas perdu leur journée : elles rentrèrent coucher<br />

<strong>à</strong> bord, épuisées de fatigue, de chaleur, mais appl<strong>au</strong>dies par leurs camarades et<br />

leurs chefs. Un ordre du jour de l'amiral loua, le lendemain, leur bravoure, leur<br />

entrain et leur discipline. Grâce <strong>à</strong> la maladresse habituelle des Arabes, l'escadre ne<br />

compta que onze morts et trente blessés. <strong>Le</strong> commandant Tryon, du Monarchy<br />

offrit, après le combat, des secours médic<strong>au</strong>x, mais nos bâtiments ne manquaient<br />

de rien ; il insista cependant, et obtint l'<strong>au</strong>torisation d'envoyer <strong>à</strong> terre des tonne<strong>au</strong>x<br />

d'e<strong>au</strong> acidulée pour les hommes et de la glace pour les blessés. Plus tard cet offi-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 209<br />

cier, si estimé en Angleterre, n'a cessé de parler de la journée dont il fut le témoin,<br />

dans les termes les plus élogieux pour notre armée de mer. Ces détails ont leur<br />

intérêt ; ils montrent qu'en Tunisie même, pas plus qu'<strong>à</strong> Londres, les Anglais ne<br />

virent d'un œil malveillant notre expédition.<br />

La nuit fut tranquille. <strong>Le</strong> colonel Jamais, investi, une fois <strong>à</strong> terre, du comman-<br />

dement des opérations, avait occupé fortement la ville, fait [207] désarmer les<br />

habitants, imposé une contribution de guerre de quinze millions. <strong>Le</strong> lendemain<br />

pourtant les rebelles s'étant reformés hors des murs n'en firent pas moins un retour<br />

agressif qui leur coûta be<strong>au</strong>coup de monde. On les verra revenir ainsi de temps <strong>à</strong><br />

<strong>au</strong>tre <strong>à</strong> l'attaque avec une <strong>au</strong>dace inouïe, fondre sur nos sentinelles, se lancer <strong>au</strong><br />

galop jusqu'<strong>au</strong> milieu de nos camps.<br />

Plus tard, quand les habitants reparurent et trouvèrent le désordre qu'on ima-<br />

gine dans leurs maisons abandonnées, ils accusèrent nos hommes de les avoir<br />

pillées, et les Européens réclamèrent des indemnités. <strong>Le</strong> reproche était-il fondé ?<br />

Il serait surprenant que, même de nos jours, la prise d'une ville ne donnât lieu <strong>à</strong><br />

<strong>au</strong>cun excès. Cependant l'amiral Garn<strong>au</strong>lt conteste absolument ces accusations, et<br />

il est évident que nos marins <strong>au</strong>raient malaisément pu dissimuler, en rentrant <strong>à</strong><br />

bord, le mobilier dont les Européens prétendirent qu'on les avait dépouillés. La<br />

vérité est que le sac du quartier franc avait commencé le jour de la fuite de ses<br />

habitants, et qu'il fut l'œuvre des insurgés. Quant <strong>à</strong> la ville arabe elle-même, on a<br />

assuré que les choses se seraient passées comme il suit : des Juifs, une fois les<br />

rebelles en fuite, <strong>au</strong>raient conduit nos soldats dans les maisons les plus riches<br />

qu'ils connaissaient, dénonçant les propriétaires comme ennemis de la France : ils<br />

proposaient ensuite <strong>à</strong> nos hommes, une fois dans la place, de leur acheter pour<br />

quelque menue monnaie ce qui leur convenait. Il est probable que ces récits sont<br />

fort exagérés. Quoi qu'il en soit, la France ne déclina pas toute responsabilité, et<br />

elle consentit <strong>à</strong> ce qu'une commission internationale entendît les habitants et appréciât<br />

les dommages que leur avait c<strong>au</strong>sés le bombardement. <strong>Le</strong> journaliste anglais<br />

lui-même avoue que les réclamations dépassèrent par trop les limites de la<br />

vraisemblance. <strong>Le</strong>s Européens les plus p<strong>au</strong>vres prétendirent avoir perdu des fortunes.<br />

On en vit qui demandèrent cent mille piastres et <strong>au</strong>xquels la commission,<br />

en dépit de la protection consulaire, reconnut qu'on ne devait rien. (Broadley.) La<br />

commission divisée, par suite de sa composition, <strong>à</strong> tel point qu'elle suspendit ses<br />

trav<strong>au</strong>x sans les achever, réduisit <strong>à</strong> des proportions raison nables les prétentions


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 210<br />

dont on la fit juge, et c'est d'après ses estimations que furent distribuées plus tard<br />

des indemnités encore fort larges. On en préleva le montant sur la contribution de<br />

guerre payée par les habitants.<br />

Sfax une fois prise, la présence de l'escadre entière dans la rade n'était plus<br />

utile. L'amiral Garn<strong>au</strong>lt demande, le 22 juillet, <strong>au</strong> colonel Jamais des troupes pour<br />

aller plus <strong>au</strong> sud occuper Gabès. <strong>Le</strong> colonel ne croit pas prudent de dégarnir trop<br />

tôt la ville <strong>à</strong> peine entre nos [208] mains ; il en réfère <strong>au</strong> général Logerot, récemment<br />

arrivé de Bône et qui a pris, nous l'avons vu, le 12 juillet, <strong>à</strong> la Manouba, le<br />

comman-dement de la division d'occupation ; mais, pendant ce temps, l'escadre<br />

d'évolution lève l'ancre, le 23, renforcée par deux cuirassés de la division du <strong>Le</strong>vant,<br />

le La Galissonnière et la Reine Blanche, quatre canonnières, la Hyène, le<br />

Chacal, le Léopard et le Gladiateur, avec l'aviso l'Hirondelle, et le Voltigeur qui<br />

arrivait de Tripoli. Ces forces réunies se rangeaient ensemble, le lendemain, <strong>à</strong><br />

l'<strong>au</strong>be, devant Gabès, dans des e<strong>au</strong>x plus profondes, mais plus dangereuses que<br />

celles de Sfax, chaque bâtiment mouillé <strong>à</strong> son poste de combat, <strong>à</strong> la limite extrême<br />

de son tirant d'e<strong>au</strong>.<br />

Sur la plage déj<strong>à</strong> brûlante, <strong>au</strong>cun mouvement, nulle apparence de résistance.<br />

Gabès est <strong>à</strong> la fois <strong>au</strong> bord de la Méditerranée et du désert ; ce n'est pas une ville<br />

qui s'étend dans le sable en face de nos vaisse<strong>au</strong>x, mais une oasis, une épaisse<br />

forêt de palmiers. Tout près de la mer, l'étrange végétation s'éclaircit, s'entr'ouvre<br />

et laisse couler jusqu'<strong>au</strong> golfe la nappe transparente d'une rivière ; des barques de<br />

pêcheurs d'épongés posent tranquilles sur cette e<strong>au</strong> presque dormante où se reflètent<br />

les fines tiges et la couronne des grands dattiers. Quelques-uns, épars, ont<br />

poussé jusque sur la grève où la claire rivière vient se fondre, comme celle de<br />

Bizerte, mais s<strong>au</strong>vage, dans les flots plus sombres de la Méditerranée. On voudrait<br />

épargner ce jardin paisible, mais les Arabes se méprendraient sur les motifs<br />

de notre clémence. On les voit en bandes nombreuses accourir de tous côtés et se<br />

grouper dans un des deux villages de l'oasis, <strong>à</strong> Menzel ; il f<strong>au</strong>t s'assurer de leurs<br />

dispositions.<br />

<strong>Le</strong>s compagnies de marins ont pris place dans les embarcations armées en<br />

guerre. Vers six heures du matin, le débarquement est presque achevé, non sans<br />

difficulté ; les hommes sont obligés de se jeter <strong>à</strong> l'e<strong>au</strong> quand les canots touchent le<br />

fond <strong>à</strong> quelques mètres du rivage, fortement en pente cependant ; de la part des<br />

Arabes, <strong>au</strong>cun obstacle. Nos troupes peuvent se former en bon ordre. Conduites


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 211<br />

par le commandant Marcq de Saint-Hilaire, elles ont pour instructions de marcher<br />

avec la plus grande prudence et d'éviter l'effusion du sang, s'il est possible. Elles<br />

commencent par occuper le borj abandonné du Gouverneur, <strong>à</strong> cent mètres de la<br />

mer. De l<strong>à</strong>, elles marchent sur Menzel et sur Djara. Malheureusement, les voyant<br />

peu nombreuses, les Arabes résistèrent et leur blessèrent sept hommes, dont deux<br />

grièvement. Quelques obus eurent raison de Menzel, dont le petit fort arbora pres-<br />

que <strong>au</strong>ssitôt un drape<strong>au</strong> blanc. Mais Djara s'était barricadé ; nos hommes durent<br />

employer la torpille pour y pénétrer et, cela fait, [209] enlever les maisons <strong>à</strong> la<br />

baïonnette, <strong>à</strong> l'abordage. La lutte fut d'ailleurs très courte ; <strong>à</strong> neuf heures trois<br />

quarts, nous étions maîtres des deux villages. L'amiral Garn<strong>au</strong>lt, laissant <strong>au</strong>x troupes<br />

de la guerre le soin d'assurer une occupation plus étendue et après avoir fait<br />

mettre en état de défense le borj du Gouverneur, rappela <strong>à</strong> bord les compagnies de<br />

l'escadre d'évolution et ne laissa <strong>à</strong> terre que les compagnies du La Galissonnière<br />

et de la Reine Blanche, commandées par le capitaine de frégate de Courtivron. La<br />

chaleur devenait terrible, plusieurs hommes étaient tombés frappés d'insolation.<br />

En outre, le mouillage de Gabès est des moins sûrs ; on en eut la preuve ce jour<br />

même. <strong>Le</strong>s compagnies de l'escadre n'étaient pas encore complètement ramenées<br />

<strong>à</strong> leurs bâtiments qu'en un instant le temps change. La mer, belle le matin, déferle<br />

<strong>à</strong> la plage ; on doit interrompre le rembarquement. De semblables coups de vent<br />

sont fréquents dans cette baie et se font sentir dangereusement jusque dans le désert<br />

où ils soulèvent presque subitement de furieuses tempêtes de sable, et vont<br />

parfois, assure-t-on, jusqu'<strong>à</strong> ensevelir des caravanes, comme périt l'armée de<br />

Cambyse 161<br />

<strong>Le</strong> surlendemain, 26, l'amiral Garn<strong>au</strong>lt peut donner l'ordre du départ. La chaleur<br />

était devenue intolérable <strong>à</strong> bord des cuirassés, dont le métal restait brûlant,<br />

même la nuit. Nos marins dans cette fournaise ne respiraient plus. L'Algésiras,<br />

heureusement, venait d'amener des troupes d'occupation, cinq bataillons, dont<br />

trois pour Gabès et une batterie d'artillerie, sous le commandement du lieutenantcolonel<br />

Mille. A trois heures l'escadre appareille et regagne la Goulette, Alger. En<br />

route, elle se montre <strong>à</strong> Mehedia, <strong>à</strong> Monastir, <strong>à</strong> Sousse, où les gouverneurs sont<br />

encore maîtres de l'ordre et viennent avec les notables <strong>à</strong> bord du Colbert témoigner<br />

de la soumission de leurs administrés. Elle se borne <strong>à</strong> défiler devant Hammamet.<br />

L'amiral Conrad, de son côté, s'était dirigé sur Djerba, où il avait laissé<br />

161 V. la Géographie de la province d'Afrique, de M. Tissot.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 212<br />

deux bataillons, puis, plus <strong>au</strong> sud, sur Zerzis. Une canonnière toutefois restait <strong>à</strong><br />

Gabès, la Hyène celle-l<strong>à</strong> même qui avait essuyé, sans pouvoir riposter, le feu des<br />

Arabes <strong>à</strong> Tabarca et qui venait de se dédommager <strong>à</strong> Sfax.<br />

<strong>Le</strong>s hostilités sont-elles terminées ? Non, nos troupes sont échelonnées <strong>au</strong><br />

nord de la Régence et dans les principales villes du littoral, s<strong>au</strong>f Sousse ; mais le<br />

pays n'est pas pacifié, tant s'en f<strong>au</strong>t. Après le départ de l'escadre, le général Loge-<br />

rot fait une tournée d'inspection sur la côte et organise <strong>à</strong> Sfax, <strong>à</strong> Gabès, <strong>à</strong> Djerbah<br />

[210] l'occupation de nos troupes. A Gabès il doit commencer par reprendre Menzel<br />

où les Arabes sont rentrés, <strong>au</strong>ssitôt nos vaisse<strong>au</strong>x partis. A Sfax, la garnison a<br />

fort <strong>à</strong> faire pour assurer la protection de la ville contre l'<strong>au</strong>dace des insurgés. A la<br />

frontière tripolitaine, quatre camps de troupes turques sont établis, ce qui n'est pas<br />

pour décourager les rebelles. Aussi des mesures plus générales de répression sontelles<br />

étudiées. <strong>Le</strong> 7 août, le Voltigeur ramène <strong>à</strong> la Goulette le général Logerot. On<br />

attend le général S<strong>au</strong>ssier que l’Hirondelle, précédant l'escadre de quelques jours,<br />

est allée chercher <strong>à</strong> Alger. <strong>Le</strong> commandant du 19 e corps a pour instructions d'arrêter<br />

le plan des opérations qui pourront mettre fin <strong>à</strong> la fois <strong>à</strong> l'insurrection du Sud<br />

oranais et <strong>à</strong> celle de Tunisie. — Dans la province d'Oran, le calme se fait assez<br />

vite. En Tunisie, le bombardement de Sfax a éch<strong>au</strong>ffé les esprits ; la rébellion s'est<br />

répandue partout ; elle est <strong>au</strong> sud, <strong>au</strong> centre ; elle menace, nous le verrons, les<br />

portes mêmes de Tunis.<br />

Avant de suivre la campagne d'ensemble qui va s'organiser, campagne d'<strong>au</strong>tomne,<br />

car la chaleur du mois d'août suspend nécessairement toute activité de nos<br />

troupes, revenons <strong>à</strong> Paris où nous avons laissé les Chambres <strong>à</strong> la veille de se séparer<br />

; voyons comment on y apprécie les événements qui viennent de se produire,<br />

comment on envisage ceux qui se préparent.<br />

§ 2. Paris. — En France, <strong>à</strong> Paris plutôt, on ne s'attendait pas <strong>à</strong> tant de difficultés<br />

; on trouvait que les choses, bien loin de finir, recommençaient, et cela <strong>au</strong><br />

m<strong>au</strong>vais moment, <strong>à</strong> la veille des élections générales. On était donc fort agité. Au<br />

Parlement, l'émotion semblait excessive ; et les députés redoutaient peut-être plus<br />

l'inquiétude de leurs électeurs que les électeurs ne s'alarmaient de l'expédition. Il<br />

serait intéressant de rechercher si ce qu'on appelait, <strong>au</strong> temps de nos guerres<br />

d'Afrique, la bourgeoisie parlementaire n'était pas encore, en 1881, comme sous la<br />

monarchie de Juillet, en désaccord, sinon en opposition, avec l’instinct national, et<br />

si un certain nombre de membres du Parlement n'attribuèrent pas trop complai-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 213<br />

samment <strong>à</strong> leurs mandants leurs propres scrupules et la crainte qu'ils avaient euxmêmes<br />

de se compromettre. Etait-ce bien le pays qui voulait en finir si vite avec<br />

l'expédition, ou bien ses représentants seulement, ses représentants intimidés par<br />

les attaques d'une partie de la presse parisienne ? Quoi qu'il en soit, depuis le vote<br />

du 30 juin et le commencement de l'insurrection de Sfax, les Chambres ont largement<br />

le temps de manifester leurs impressions, et, devant l'importance que<br />

prend l'insurrection, il est <strong>à</strong> craindre que le ministère n'ait bien de la [211] peine <strong>à</strong><br />

conserver fidèle sa majorité déj<strong>à</strong> si réduite. En un mois seulement, avant même<br />

l'affaire de Sfax, elle a déj<strong>à</strong> diminué de moitié. <strong>Le</strong> gouvernement comptait, le 23<br />

mai, 430 voix en sa faveur ; 249 seulement lui restent le 30 juin. Encore un pas<br />

dans cette voie, et il est en minorité, l'opposition triomphe et aborde sur cette victoire<br />

les élections générales. En attendant, elle tire parti, comme on pense, des<br />

embarras du gouvernement <strong>à</strong> cette heure décisive, et, préparant de loin sa campagne,<br />

elle inquiète l'opinion, l'énervé en exagérant le danger ; elle va jusqu'<strong>à</strong> présenter<br />

l'expédition dans la Régence comme un désastre national. On juge de l'effet<br />

de ces manœuvres <strong>à</strong> l’étranger, mais il est plus redoutable encore <strong>à</strong> l'intérieur. Si<br />

le gouvernement laisse l'inquiétude ainsi répandue dégénérer en une sorte de panique,<br />

<strong>au</strong> moment où les Chambres vont se séparer, non seulement elles hésiteront<br />

<strong>à</strong> le soutenir, mais il fait le jeu de ses adversaires et leur donne des chances de<br />

succès inespérées devant le pays. Il importe donc que l'agitation factice se prolonge<br />

le moins possible, et le seul moyen d'arriver <strong>à</strong> ce résultat est d'abréger la période<br />

électorale. <strong>Le</strong> général Farre, dans une circulaire adressée <strong>au</strong>x commandants de<br />

corps d'armée, le 14 juillet, avait fait prévoir que les élections <strong>au</strong>raient lieu entre<br />

le 18 septembre et le 2 octobre. La campagne préparatoire eût ainsi duré plus de<br />

deux mois. C'était be<strong>au</strong>coup. <strong>Le</strong> ministère s'en rendit compte, et, tout <strong>à</strong> coup, le<br />

bruit courut que, renonçant <strong>à</strong> une date <strong>au</strong>ssi éloignée, M Constans, ministre de<br />

l'intérieur, avait adopté celle du 21 août.<br />

On était alors <strong>à</strong> la fin de juillet ; la Chambre expédiait en hâte ses derniers trav<strong>au</strong>x<br />

; l'opposition, cherchant un bon terrain d'attaque, n'avait pas encore abordé<br />

sa discussion finale sur les affaires de Tunisie. Elle n'eut garde de manquer l'occasion<br />

qui se présentait. C'est M. Clemence<strong>au</strong> qui ouvrit le feu : il s'y prit de telle<br />

sorte que personne n'eut besoin de parler après lui et qu'<strong>à</strong> lui seul, par un de ses<br />

discours les plus habiles, les plus aiguisés, il faillit en finir avec le ministère.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 214<br />

Son argumentation est très forte ; elle est faite pour intimider ses collègues,<br />

pour leur imposer, s'ils osent soutenir le gouvernement, des responsabilités qui<br />

peuvent compromettre leur réélection. <strong>Le</strong>s pouvoirs de la Chambre expirent le 14<br />

octobre, dit-il en substance. On ne peut la dissoudre et la remplacer le même jour ;<br />

il existe donc, un moment, deux Chambres en même temps, l'une qui est désa-<br />

vouée par le suffrage universel, l'<strong>au</strong>tre qui doit attendre l'expiration des pouvoirs<br />

de la première pour exercer son mandat. Il est très important, pour le cas où quelque<br />

grave événement se produirait pendant cette période de confusion constitutionnelle,<br />

que les élections soient fixées <strong>à</strong> une date [212] <strong>au</strong>ssi rapprochée que<br />

possible du 14 octobre, et c'est pour cette raison que la circulaire du général Farre<br />

n'a pas soulevé d'objection. Mais voil<strong>à</strong> que, contre toute attente, on parle d'une<br />

<strong>au</strong>tre date bien plus rapprochée, — du 21 août. Que veut dire ce revirement inattendu,<br />

alors qu'on a pris soin de commencer par donner le change <strong>au</strong> pays, par lui<br />

parler du 2 octobre ? « Est-il vrai que vous avez l'intention de précipiter les choses,<br />

de brusquer le suffrage universel et d'ouvrir la période électorale, sans avertissement<br />

préalable, <strong>au</strong>ssitôt que le Parlement sera séparé ? Et, si cela est vrai,<br />

avez-vous réfléchi que l'action que vous allez commettre a tous les caractères<br />

d'une surprise, d'une manœuvre électorale ? »<br />

<strong>Le</strong> gouvernement, répond M. Jules Ferry, est seul juge de savoir quel est le<br />

moment le plus opportun pour convoquer les électeurs, non pas dans l'intérêt d'un<br />

parti, mais dans l'intérêt général. Actuellement, plus la date <strong>à</strong> fixer sera rapprochée,<br />

et je ne conteste pas que nous pensions <strong>à</strong> nous arrêter <strong>à</strong> celle du 21 août,<br />

plus nous épargnerons d'agitation stérile <strong>au</strong> pays. La période électorale n'est-elle<br />

pas d'ailleurs ouverte déj<strong>à</strong> pour l'opposition, grâce <strong>à</strong> la liberté de la presse, du<br />

droit de réunion ? (Deux lois toutes récentes, dont la seconde venait d'être promulguée,<br />

la première devant l'être deux jours plus tard.) Avez-vous attendu que<br />

les élections fussent fixées pour commencer le procès du gouvernement et de la<br />

majorité ?... Mais M. Clemence<strong>au</strong> remonte <strong>à</strong> la tribune. Il a gardé en réserve des<br />

extraits de journ<strong>au</strong>x dévoués <strong>au</strong> Cabinet, lesquels désapprouvent le projet d'une<br />

convocation anticipée. Cette lecture consterne les amis de M. Ferry et détermine<br />

les indifférents. Pour accentuer cet effet, M. Clemence<strong>au</strong>, qui était dans un de ses<br />

bons jours, —les m<strong>au</strong>vais pour le ministère, — achève d'émouvoir la Chambre,<br />

lui dépeint la stupéfaction du pays, son indignation, si elle ne fait pas échouer le<br />

complot formé pour escamoter le suffrage universel.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 215<br />

Rarement la majorité de la Chambre se trouva dans une perplexité plus gran-<br />

de. Blâmer le ministère était facile, mais le renverser, cela demandait réflexion.<br />

Par qui le remplacer ? <strong>à</strong> qui s'en remettre du soin de présider les élections ? D'<strong>au</strong>-<br />

tre part, le soutenir n'était pas tentant, car c'était partager avec lui les reproches<br />

dont on l'accablait. Gambetta avait plus que jamais intérêt, ayant tant fait jusqu'alors<br />

pour se dérober <strong>au</strong> pouvoir, <strong>à</strong> ne pas le prendre dans des circonstances<br />

<strong>au</strong>ssi défavorables, d'<strong>au</strong>tant plus qu'il était visé dans le discours de M. Clemence<strong>au</strong>.<br />

il essaya, comme président, de tendre <strong>au</strong> ministère une planche de salut et<br />

de clore l'incident. Mais le chef du parti radical, pour l'en empêcher, transforma sa<br />

question en interpellation. La [213] discussion ne pouvait plus finir que par un<br />

vote. M. Clemence<strong>au</strong> proposait un ordre du jour de défiance, le gouvernement se<br />

contentait de l'ordre du jour pur et simple ; on commença par voter sur ce dernier.<br />

Instant précaire : 415 suffrages sont exprimés ; 201 sont défavorables <strong>au</strong> ministère<br />

; 214 sont pour lui ; 214 seulement ; 13 voix de majorité ; « les siennes », ne<br />

manque pas de crier quelqu'un, et en effet, sans les propres voix de ses membres,<br />

il était perdu.<br />

Trois jours après cette séance où l'on peut dire que le sort de notre expédition<br />

de Tunisie ne tint qu'<strong>à</strong> un fil, le vendredi 29 juillet, les Chambres se séparèrent, la<br />

période électorale était ouverte. Elle fut comme d'ordinaire fort calme, s<strong>au</strong>f <strong>à</strong> Paris,<br />

où déj<strong>à</strong> ce n'est plus M. J. Ferry que l'on attaque, mais son successeur désigné<br />

d'avance. <strong>Le</strong> grand discours que prononce Gambetta le 12 août contient un programme<br />

complet de gouvernement, et ce programme, be<strong>au</strong>coup plus modéré<br />

qu'on ne s'y attendait, a rallié presque toute la France républicaine ; la plupart des<br />

candidats de la g<strong>au</strong>che en font la base de leurs professions de foi et l'opposent <strong>au</strong>x<br />

déclarations radicales de M. Clemence<strong>au</strong>. L'exaspération n'en est que plus grande<br />

dans le camp de celui-ci ; elle se manifeste par les scènes violentes de la réunion<br />

de Saint-Blaise où Gambetta n'arrive pas <strong>à</strong> se faire entendre, où huit <strong>à</strong> dix mille<br />

personnes, comme c'est trop souvent le cas, se laissent intimider par une minorité<br />

bruyante. Cette minorité sent sa force qui est dans le désir, dans le besoin qu'a la<br />

majorité de vivre en paix ; <strong>au</strong>ssi réussit-elle <strong>à</strong> s'imposer, même ailleurs qu'<strong>à</strong> Paris,<br />

son quartier général. <strong>Le</strong> succès de Gambetta <strong>à</strong> Belleville fut très disputé, mais son<br />

programme triompha dans le reste de la France ; on ne lui demandait plus que de<br />

venir l'appliquer. A cet égard, l'impatience était générale dans tous les partis.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 216<br />

En attendant, le gouvernement, on le comprend, avait hâte d'en finir avec l'ex-<br />

pédition de Tunisie et d'en finir lui-même, afin de se justifier par les faits. Il f<strong>au</strong>t<br />

dire que l'expédition, c'était <strong>à</strong> prévoir, avait servi de plate-forme <strong>à</strong> la plupart des<br />

candidats de l'opposition. <strong>Le</strong> soi-disant désastre national fut exploité, et la sensibilité<br />

des électeurs savamment mise <strong>à</strong> l'épreuve. <strong>Le</strong>s orateurs ne pouvaient parler<br />

sans indignation des souffrances de nos malheureux soldats, de ces tristes victimes<br />

d'un gouvernement impitoyable et imprévoyant. Ils n'avaient pas de termes<br />

assez expressifs pour flétrir les f<strong>au</strong>tes commises dans le passé, pour signaler les<br />

dangers <strong>à</strong> venir. D'<strong>au</strong>tre part, personne, ou peu s'en f<strong>au</strong>t, n'osait faire l'éloge de<br />

notre intervention, en sorte qu'on n'en parlait que pour la critiquer. Gambetta, dans<br />

son grand discours, n'en dit pas un mot. Bref, les partisans eux-mêmes de l'expédition<br />

ne sont [214] ni fiers des résultats acquis, ni sûrs de ceux qui restent <strong>à</strong> atteindre.<br />

Cela est clair ; <strong>au</strong>ssi, les élections faites, et bien que le résultat en ait été<br />

plutôt favorable pour le gouvernement 162 , les nouve<strong>au</strong>x députés radic<strong>au</strong>x de la<br />

Seine ne perdent pas leur temps : ils se réunissent pour provoquer une enquête sur<br />

les événements d'Afrique et réclamer une convocation anticipée des Chambres.<br />

Nous allons voir s'ouvrir la période des « meetings d'indignation ».<br />

Il f<strong>au</strong>t rendre <strong>à</strong> M. J. Ferry cette justice qu'il ne se laisse pas émouvoir par ces<br />

manifestations ; et, s'il en tient compte, c'est pour repousser le plus loin possible la<br />

date qu'on lui demande d'avancer. Avec cette obstination tranquille qui explique<br />

en partie son impopularité, il recule jusqu'<strong>à</strong> l'hiver, <strong>au</strong> 28 octobre, l'ouverture des<br />

Chambres qu'on voudrait lui voir fixer <strong>au</strong> mois de septembre. Cette décision<br />

achève d'exaspérer les représentants de Paris ; ce n'est plus une enquête qu'ils veulent,<br />

mais la mise en accusation du ministère ; ils lancent un manifeste signé entre<br />

<strong>au</strong>tres noms de ceux de MM. Louis Blanc, Clemence<strong>au</strong>, Barodet, de Lanessan,<br />

etc. 163 L'initiative de cette campagne contre la conduite de l'expédition appartient<br />

<strong>au</strong>x députés de Paris et <strong>à</strong> leurs journ<strong>au</strong>x, mais ces journ<strong>au</strong>x se répandent dans<br />

tout le pays. Pendant ces trois mois d'intersession, l'esprit de l'opposition parisienne<br />

risque de passer ainsi dans la France entière où la presse provinciale, <strong>à</strong> peu<br />

162 Voici le résultat des élections : 63 ballottages. Sont élus : 82 monarchistes et bonapartistes,<br />

402 républicains, ainsi répartis : 30 centre g<strong>au</strong>che, 155 g<strong>au</strong>che, 187 Union républicaine, 26<br />

extrême-g<strong>au</strong>che. Au scrutin de ballottage, le 4 septembre : 56 républicains sont nommés, 5<br />

bonapartistes, 3 monarchistes. Au total : 454 républicains, 90 monarchistes et bonapartistes.<br />

163 La fatale expédition de Tunisie, sur laquelle le gouvernement a fait volontairement l'obscurité,<br />

n'a pas eu seulement pour conséquence l'embrasement de l'Afrique, mais nous met <strong>à</strong><br />

dos toute l'Europe, <strong>à</strong> la grande joie de l'Allemagne. (Résumé du manifeste.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 217<br />

d'exceptions près, n'existe qu'<strong>à</strong> l'état de reflet. On comprend dans quelles disposi-<br />

tions les députés se réuniront le 28 octobre et écouteront M. Jules Ferry ; on com-<br />

prend <strong>au</strong>ssi avec quelles difficultés presque insurmontables le général Farre se<br />

trouvait <strong>au</strong>x prises pour composer son deuxième corps expéditionnaire. On vou-<br />

lait bien qu'il eût fini, mais on ne voulait pas entendre parler de préparatifs.<br />

La période électorale s'écoula sans qu'un seul bataillon put être embarqué pour<br />

la Tunisie. <strong>Le</strong>s envois de troupes cessent du 1 er <strong>au</strong> 30 août. La prudence exigeait<br />

pourtant qu'on occupât sans plus tarder, quelque accablantes que fussent les cha-<br />

leurs, tous les ports du littoral, [215] Sousse notamment, et l'on n'avait pas assez<br />

de monde pour assurer leur défense. Comme <strong>au</strong> début, d'ailleurs, la question se<br />

posait encore de savoir où prendre ces troupes. On ne pouvait recourir deux fois<br />

de suite <strong>au</strong> système des détachements, du dédoublement des régiments ; il avait eu<br />

ses avantages pour une première expédition, <strong>à</strong> titre exceptionnel ; mais il présentait<br />

de grands dangers quand il s'agissait d'une opération plus longue et d'un effectif<br />

plus nombreux. On eut recours <strong>à</strong> <strong>au</strong>tre chose. Chaque régiment d'infanterie<br />

comprenait, sous le régime de la loi de 1872, trois bataillons actifs, plus un bataillon<br />

supplémentaire, un bataillon disponible, destiné <strong>à</strong> combattre en seconde ligne<br />

ou <strong>à</strong> assurer le service des places fortes sur la frontière. En cas de guerre, les troupes<br />

de l'armée territoriale pouvaient, <strong>à</strong> la rigueur, remplacer ces quatrièmes bataillons<br />

dont on a d'ailleurs contesté, depuis lors, l'utilité et qu'on a successivement<br />

supprimés, puis rétablis. On décida de prendre ces bataillons pour former le corps<br />

expéditionnaire. « Ainsi nous conservions sur le continent tous les éléments de la<br />

mobilisation absolument complète de nos dix-huit corps d'armée ; et nos cent quarante-quatre<br />

régiments d'infanterie avec leurs chefs de corps, leurs états-majors et<br />

leurs cadres étaient prêts <strong>à</strong> recevoir, s'il l'avait fallu, leurs réservistes 164 . » Grâce<br />

<strong>à</strong> cette combinaison, le deuxième corps expéditionnaire allait comprendre bientôt,<br />

sans compter les 8,364 hommes qu'on avait envoyés avant les élections, du 9 juillet<br />

<strong>au</strong> 1 er août, 22,057 hommes, soit en tout 30,421 hommes, lesquels ajoutés <strong>à</strong> la<br />

fraction du corps d'occupation maintenue en Tunisie, on se le rappelle, après le<br />

rapatriement et complétés par onze bataillons, six escadrons et trois batteries empruntées<br />

<strong>à</strong> l'Algérie, portèrent le chiffre total des effectifs de la deuxième expédition<br />

<strong>à</strong> 50,000 hommes environ.<br />

164 Discours du général Farre, <strong>à</strong> l’Officiel de 1881, p. 1952.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 218<br />

Mais les troupes qui n'avaient pas quitté la Régence depuis le printemps<br />

étaient éprouvées par le climat, par la fatigue d'un service d'<strong>au</strong>tant plus pénible<br />

qu'elles étaient peu nombreuses. La même situation s'est présentée plus tard <strong>au</strong><br />

Tonkin. Pour rassurer l'opinion et diminuer les dépenses, on réduit le corps expéditionnaire<br />

le plus possible, et le peu de troupes qu'on lui laisse, obligées de se<br />

dépensera l'excès, n'ont plus ni trêve ni repos, tombent malades, et leur état<br />

d'épuisement inquiète bien davantage le public que n'avait fait leur nombre. <strong>Le</strong><br />

général Farre essaya du moins de remédier de son mieux <strong>à</strong> cet affaiblissement de<br />

nos troupes de la première campagne ; il commença par remplacer un bataillon<br />

sur deux, en ayant soin de faire [216] verser dans le bataillon qui rentrait en France<br />

les chétifs, les malingres, et de maintenir, <strong>au</strong> contraire, dans ceux qui restaient,<br />

les hommes les mieux acclimatés ou les moins éprouvés. Il eut ainsi <strong>au</strong> total, en<br />

Tunisie, quatre-vingt-quatre bataillons <strong>à</strong> 500 hommes <strong>au</strong> maximum et en bonnes<br />

conditions.<br />

Ceux de ces quatre-vingt-quatre bataillons qui vinrent de France, il fallut les<br />

prendre un peu partout, <strong>au</strong> nord, <strong>au</strong> sud, <strong>à</strong> l'est, <strong>à</strong> l'ouest, et les amener de nouve<strong>au</strong>,<br />

comme <strong>au</strong> mois d'avril, <strong>à</strong> Marseille et <strong>à</strong> Toulon. Chaque départ donnait lieu,<br />

dans la garnison, <strong>à</strong> une démonstration ; on conduisait les soldats <strong>à</strong> la gare. <strong>Le</strong> pays<br />

tout entier, témoin de ces préparatifs belliqueux, en exagérait l'importance et<br />

comprenait de moins en moins pourquoi il fallait faire venir de si loin les troupes<br />

dont on avait besoin. Etait-ce donc qu'on en manquait ? Ces complications, ces<br />

allées et venues donnaient l'impression du désordre ou d'une grande insuffisance<br />

numérique dans nos effectifs en temps de paix. <strong>Le</strong> fait est que nos armées modernes<br />

sont organisées pour se mettre en mouvement d'une seule pièce : on ne peut<br />

en distraire une partie pour en former un corps spécial. Aussi la création d'une<br />

armée coloniale est-elle indispensable ; nous insisterons plus loin sur ce point.<br />

Une <strong>au</strong>tre mesure, une tentative plutôt, très impolitique, acheva de disgracier,<br />

devant l'opinion, le général Farre, qui avait fini d'ailleurs par mécontenter, tant sa<br />

tâche était ingrate, MM. Jules Ferry et Barthélemy Saint-Hilaire. Ne consultant<br />

que les nécessités militaires, il prit sur lui de garder sous les drape<strong>au</strong>x la classe de<br />

1876, qui <strong>au</strong>rait dû être renvoyée dans ses foyers en vertu de l'habitude prise peu <strong>à</strong><br />

peu de réduire le service effectif <strong>à</strong> quatre ans <strong>au</strong> plus, et même <strong>à</strong> quarante mois.<br />

Cette décision souleva de telles clameurs, elle était si ouvertement en contradiction<br />

avec les assurances que la plupart des nouve<strong>au</strong>x députés venaient de donner <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 219<br />

leurs électeurs, qu'elle fut <strong>au</strong>ssitôt rapportée, mais elle n'en fournit pas moins un<br />

nouve<strong>au</strong> point d'appui <strong>à</strong> l'opposition.<br />

§ 3. Kairouan. — Cependant, <strong>à</strong> la fin de septembre, en Tunisie le corps expé-<br />

ditionnaire était <strong>à</strong> peu près <strong>au</strong> complet. La saison des fortes chaleurs s'achevait ; le<br />

moment de se mettre en marche arrivait enfin. On n'avait plus de temps <strong>à</strong> perdre,<br />

car la situation s'aggravait chaque jour, non seulement dans le Sud, mais dans<br />

toute la Régence. Notre inaction forcée, qu'on attribuait plus que jamais <strong>à</strong> nos<br />

divisions, <strong>au</strong>x attaques de la presse en France et <strong>à</strong> l'étranger, avait permis <strong>au</strong>x populations<br />

de récolter leur orge, leurs olives, leurs dattes, ce qui [217] assurait <strong>au</strong>x<br />

rebelles, avec des subsistances, un gage qu'ils menaçaient de saisir ou de détruire<br />

quand des tribus inoffensives refusaient de faire c<strong>au</strong>se commune avec eux. <strong>Le</strong> peu<br />

de troupes qui étaient échelonnées <strong>à</strong> Gabès, <strong>à</strong> Djerbah, <strong>à</strong> Sfax assistaient impuissantes<br />

<strong>à</strong> cette organisation générale de la révolte. Vous êtes maîtres de la terre<br />

arabe l<strong>à</strong> où vous avez le pied, non <strong>au</strong> del<strong>à</strong>, criaient les fanatiques <strong>à</strong> nos avantpostes.<br />

Sur le littoral même, dans les villes que nous n'avons pas occupées, la panique<br />

règne parmi les Européens : Tunis est menacée, on pille jusque sous ses<br />

murs (17 juillet). A Sousse, <strong>à</strong> Mehedia, <strong>à</strong> Monastir, on tremble que les habitants<br />

ne se laissent intimider et n'ouvrent les portes <strong>au</strong>x nomades. Au pied des fortifications<br />

de Sousse on voit les bandes d'insurgés tournoyer ; des marchands sont<br />

poursuivis, frappés jusque devant leurs maisons. La démoralisation est d'<strong>au</strong>tant<br />

plus grande qu'on est sans nouvelles de Tunis, les fils du télégraphe étant coupés.<br />

A Gabès, les habitants ont abandonné leurs jardins, leurs maisons, l'oasis entière<br />

<strong>au</strong>x pillards : nos troupes, trop peu nombreuses, ne peuvent s'aventurer <strong>à</strong> les en<br />

chasser et restent sur la défensive, dans une position détestable, <strong>au</strong> bord de la mer,<br />

derrière des retranchements improvisés que fusillent presque impunément les<br />

Arabes. Nos soldats n'ont que l'e<strong>au</strong> s<strong>au</strong>mâtre et magnésienne de la rivière <strong>à</strong> son<br />

embouchure pour toute boisson ; ceux que la maladie épargne sont accablés par la<br />

chaleur et l'inaction. <strong>Le</strong> point le plus méridional qui soit en notre pouvoir dans<br />

l'intérieur, le Kef, est <strong>à</strong> chaque instant menacé : le colonel de la Roque, qui commande<br />

la place, n'a pas assez de monde pour assurer ses communications avec le<br />

Nord et se dégager. Dans la nuit du 5 <strong>au</strong> 6 août, puis le 20, et plus tard encore, il<br />

est attaqué ; il f<strong>au</strong>t lui envoyer des renforts. Quant <strong>à</strong> Kairouan, le gouverneur tunisien<br />

n'a pas pu résister <strong>au</strong>x insurgés : la ville sainte est entre leurs mains ; ils y<br />

lèvent l'impôt de guerre. L'effervescence tend <strong>à</strong> gagner toute l'Algérie. <strong>Le</strong> 27 août,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 220<br />

le mois de jeûne du Rhamadan vient de finir, les fêtes du Beïram commencent, et<br />

cette Pâque musulmane est, chez les Arabes comme dans tout l'Orient, l'occasion<br />

d'une effervescence générale. Dans la province de Constantine, des forêts sont<br />

incendiées. Au Sud oranais, le colonel de Négrier, après une belle marche, a détruit<br />

la kouba des Ouled-Sidi-Cheiks (l5 août) et mis en déroute les bandes d'insurgés<br />

; mais le retentissement de ce coup hardi exalte bien plus qu'il n'abat le<br />

fanatisme tunisien : c'en est fait, des mosquées de Kairouan, des tombes sacrées,<br />

des reliques, prêchent les marabouts ! A Tunis l'inquiétude <strong>au</strong>gmente et le désordre<br />

: tandis qu'une brigade de renfort s'organise sous les ordres du général Sabattier,<br />

les dissidents [218] s'avancent <strong>à</strong> portée de fusil de la Goulette et de Rades.<br />

Hammamet est sur le point de tomber entre leurs mains ; nous envoyons, pour le<br />

dégager, le lieutenant-colonel Corréard avec deux bataillons d'infanterie (125 e et<br />

135 e ), un escadron de chasseurs et une batterie d'artillerie ; mais cet officier est<br />

surpris par une troupe d'un millier d'Arabes et, craignant de manquer d'e<strong>au</strong>, ignorant<br />

les facilités de la route, bat en retraite, après un combat de trois heures. <strong>Le</strong>s<br />

insurgés croient triompher ; la nouvelle de cette retraite, présentée comme notre<br />

premier échec, se répand et accroît <strong>au</strong>ssitôt le nombre des rebelles. <strong>Le</strong> général<br />

Logerot espère que le colonel Corréard arrêtera son mouvement rétrograde <strong>au</strong><br />

premier village et lui envoie par mer des renforts qui occupent Hammamet sans<br />

difficulté, et se portent <strong>à</strong> sa rencontre. Mais le colonel s'est replié dans le voisinage<br />

de Tunis, sur Hammam-en-<strong>Le</strong>nf, où il ramène vingt-deux hommes tués ou<br />

blessés, dont deux officiers (26 août).<br />

A ce moment, il f<strong>au</strong>t le dire, tout concourt <strong>à</strong> justifier les inquiétudes et l'irritation<br />

croissante de l'opinion en France. En même temps que ces m<strong>au</strong>vaises nouvelles,<br />

le bruit se confirme que la Turquie envoie un grand nombre de troupes en<br />

Tripolitaine, où le pacha s'obstine <strong>à</strong> considérer les Tunisiens comme sujets ottomans<br />

et n'admet pas l'exécution du traité du 12 mai. Au Caire, une nouvelle insurrection<br />

militaire, dont on s'exagère sans doute be<strong>au</strong>coup la portée en France, mais<br />

qui n'en produit pas moins d'effet parmi les Arabes, éclate <strong>à</strong> peu près <strong>à</strong> cette époque.<br />

On se demande si Tunis ne court pas les mêmes dangers 165 ; le Trésor y est<br />

plus vide que jamais, les impôts n'étant plus perçus ; les soldats du bey perdent<br />

165 <strong>Le</strong> capitaine Mattei, le 4 juillet, est assassiné <strong>à</strong> la Manouba, comme a été assassiné M. Séguin,<br />

le correspondant du journal le Télégraphe, <strong>à</strong> Béja, et comme plusieurs <strong>au</strong>tres <strong>à</strong> Hammamet,<br />

<strong>à</strong> Sousse.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 221<br />

tout espoir d'être jamais payés et désertent en masse pour aller grossir les rangs de<br />

l'insurrection dont les émissaires sont partout. Malgré les efforts du général Sabat-<br />

tier, qui perd une vingtaine d'hommes tués ou blessés en cherchant <strong>à</strong> les arrêter,<br />

les Arabes coupent une première fois, le 11 septembre, l'aqueduc de Zaghouan <strong>à</strong><br />

Tunis et menacent ainsi d'un seul coup l'existence d'une ville de plus de cent mille<br />

habitants ; les indigènes, exaspérés, parlent d'un massacre général des chrétiens ;<br />

on doit recourir <strong>au</strong>x citernes devenues hors d'usage, rationner l'e<strong>au</strong> ; ce n'est que<br />

le 16 <strong>au</strong> soir qu'elle coule de nouve<strong>au</strong> dans les réservoirs de Tunis, où toute une<br />

foule altérée, bêtes et gens, se presse pour la recueillir. Quinze jours plus tard les<br />

trains de la ligne française, déj<strong>à</strong> [219] plus d'une fois arrêtés, n'arrivent pas : de<br />

sinistres nouvelles circulent ; le général Logerot envoie en toute hâte le 30 septembre,<br />

<strong>à</strong> dix heures du soir, le lieutenant-colonel Debord avec six compagnies<br />

sur la ligne : on trouve les rails coupés, un pont détruit, la gare de l'Oued-Zergha<br />

incendiée, le personnel brûlé, massacré. <strong>Le</strong>s Arabes attaquent nos troupes dans le<br />

train en détresse : il f<strong>au</strong>t attendre deux jours, adjoindre une escorte <strong>à</strong> chaque train,<br />

enclore de palissades toutes les gares, pour rétablir la circulation.<br />

Ces nouvelles arrivent coup sur coup, presque d'heure en heure <strong>à</strong> Paris, en<br />

même temps que celles de la province d'Oran ; elles sont dénaturées, exagérées ;<br />

les journ<strong>au</strong>x sont unanimes <strong>à</strong> prendre l'alarme et <strong>à</strong> dicter <strong>au</strong> gouvernement, qui<br />

semble muet et inactif, <strong>au</strong> milieu de cet affolement, la volonté de l'opinion. Il f<strong>au</strong>t<br />

tenir grand compte dans toute expédition coloniale de ces manifestations que la<br />

multiplicité des in<strong>format</strong>ions rend inévitables : le public est <strong>au</strong> courant trois ou<br />

quatre fois par jour, par les journ<strong>au</strong>x et les agences télégraphiques, des moindres<br />

incidents qui constituent un danger, une difficulté pour nos troupes, ou qui entraînent<br />

une complication dans notre politique, tandis qu'il ne connaît presque rien et<br />

souvent ne doit rien connaître des mesures que prend le gouvernement.<br />

Ces deux mois d'août et de septembre parurent interminables : les journ<strong>au</strong>x les<br />

plus modérés et jusqu'alors les plus favorables <strong>à</strong> l'expédition accusent le gouvernement<br />

de lenteur. Dès le 25 août, le Journal des Débats demande qu'on en finisse.<br />

Dans sou impatience, l’opinion modérée ne manque pas toutefois de clairvoyance,<br />

et il est <strong>à</strong> remarquer que les conseils qu'elle donne sont d'accord avec les<br />

projets du gouvernement. Ainsi elle réclame l'occupation de Sousse et des <strong>au</strong>tres<br />

villes de la côte qui peuvent tomber <strong>au</strong>x mains des rebelles et nous obligera de<br />

nouve<strong>au</strong>x sièges ; elle veut voir nos troupes <strong>à</strong> Tunis et <strong>à</strong> Kairouan.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 222<br />

<strong>Le</strong> général S<strong>au</strong>ssier, qui, après avoir parcouru la province d'Oran, est venu,<br />

nous l'avons vu, <strong>à</strong> Tunis, a arrêté dans son ensemble un vaste plan qu'il soumet,<br />

dès le 3 septembre, <strong>au</strong> ministre de la guerre, et qui consiste <strong>à</strong> prendre simultané-<br />

ment l'offensive sur toute l'étendue de la Régence jusqu'<strong>au</strong>x chotts, en même<br />

temps que dans le Sud oranais jusqu'<strong>à</strong> Figuig exclusivement. Une pointe hardie<br />

serait poussée même jusqu'<strong>à</strong> El-Golea, pour affirmer notre intention d'agir avec la<br />

plus grande énergie, et de petites colonnes sillonneraient en tous sens, pour n'oublier<br />

<strong>au</strong>cune préc<strong>au</strong>tion, les massifs montagneux de la Kabylie et du Tell. <strong>Le</strong> général<br />

Farre approuve ce plan dont les détails d'exécution se précisèrent : il consiste,<br />

pour nous en tenir <strong>à</strong> la Tunisie, en un grand [220] mouvement concentrique<br />

analogue <strong>à</strong> celui qui nous a rendus maîtres presque sans coup férir de la Kroumirie<br />

et dont l'objectif sera Kairouan, la ville sainte. Nous allons la voir investie par<br />

des forces imposantes, et de trois côtés, du nord, de l'ouest et de l'est. Une colonne<br />

est en <strong>format</strong>ion <strong>à</strong> la frontière algérienne, <strong>à</strong> Tebessa, sous les ordres du général<br />

Forgemol ; une <strong>au</strong>tre, <strong>à</strong> Tunis, sous les ordres du général Logerot ; une troisième<br />

enfin, dite de ravitaillement, se dirigera du port de Sousse <strong>au</strong>-devant des deux<br />

<strong>au</strong>tres et sera chargée d'assurer leurs subsistances et leurs communications avec la<br />

mer, en même temps que de leur fournir, si la ville résiste, quelques pièces d'artillerie.<br />

<strong>Le</strong> mois de septembre se passe <strong>à</strong> concentrer les troupes et les approvisionnements<br />

; les transports, entre la Goulette et Marseille, sillonnent la Méditerranée.<br />

<strong>Le</strong> 11 septembre, l'amiral Conrad apparaît enfin devant Sousse et y débarque, sans<br />

incident, trois bataillons d'infanterie et une batterie de montagne. <strong>Le</strong> lieutenantcolonel<br />

Moulin commande ces premiers éléments de la colonne que le général<br />

Etienne viendra compléter le 1 er octobre, <strong>à</strong> la tête d'une brigade. Avec ses h<strong>au</strong>tes<br />

murailles, son imposante casbah, la place est <strong>à</strong> l'abri d'une attaque des Arabes, et<br />

il est facile d'y accumuler le matériel, les vivres, les munitions destinés <strong>à</strong> subvenir,<br />

la concentration des trois colonnes une fois opérée, <strong>au</strong>x besoins de tout le<br />

corps expéditionnaire.<br />

Au lendemain du massacre de l'Oued-Zergha, l'occupation de Tunis est décidée.<br />

<strong>Le</strong> bey, soustrait <strong>à</strong> l'action versatile de son favori, n'avait pas tardé <strong>à</strong> revenir<br />

de ses erreurs passées ; trop heureux de nous confier la défense de son pouvoir,<br />

car les insurgés ne s'attaquent pas moins <strong>à</strong> ses troupes qu'<strong>au</strong>x nôtres, il appelle <strong>à</strong><br />

présent nos colonnes <strong>à</strong> son secours. <strong>Le</strong> général Logerot commence par occuper, le


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 223<br />

6 et le 7 octobre, les forts et l'admirable position du Belvédère, qui domine <strong>à</strong> la<br />

fois trois lacs, la ville entière, la campagne, et, par-dessus la Goulette, la pleine<br />

mer. <strong>Le</strong> 10, nos troupes entrent <strong>à</strong> Tunis dans le plus grand calme. Seul M.<br />

Rayb<strong>au</strong>di Massiglia, le gérant du consulat général d'Italie, proteste <strong>au</strong>près du bey,<br />

— protestation des plus vives, mais spontanée, quoi qu'on en ait dit <strong>à</strong> cette épo-<br />

que 166 . Quant <strong>au</strong>x Arabes, ils ne murmurent pas. On respecte leurs mosquées, où<br />

les [221] Européens <strong>au</strong>jourd'hui encore n'ont pas le droit de pénétrer. <strong>Le</strong> drape<strong>au</strong><br />

du bey n'est pas abaissé : on le voit flotter, <strong>à</strong> partir de ce jour, <strong>à</strong> côté du nôtre, sur<br />

la casbah.<br />

<strong>Le</strong> frère du bey, Ali, a compris qu'il se perdrait <strong>à</strong> nous combattre, et, sortant de<br />

la retraite où il avait affecté de se plonger, le traité signé, il brûle d'effacer jusqu'<strong>au</strong><br />

souvenir de son hostilité première. Il a pris le commandement d'un second<br />

camp et pendant plusieurs jours tient tête <strong>à</strong> l'ennemi. Sa situation est fort critique ;<br />

il a devant lui un chef de tribu redoutable, Ali-ben-Ahmar, et derrière lui des soldats<br />

qui désertent ou veulent l'entraîner <strong>à</strong> se faire nommer bey par les insurgés. Sa<br />

bonne volonté triomphe cependant, et il se réhabilite complètement <strong>à</strong> Testour par<br />

une succession de combats. <strong>Le</strong> général Logerot, qui le surveille, lui rend justice, il<br />

télégraphie <strong>à</strong> Paris le 7 octobre : « <strong>Le</strong>s troupes du bey ont montré de l'entrain. »<br />

En récompense de leurs services, il leur confie la garde de Zaghouan, et, le trésor<br />

tunisien ne les payant pas, nous les prenons <strong>à</strong> notre solde.<br />

<strong>Le</strong>s préparatifs de la marche sur Kairouan ne sont terminés qu'<strong>au</strong> commencement<br />

d'octobre ; le 6, le général S<strong>au</strong>ssier est nommé commandant en chef des opérations.<br />

L'opinion en France attendait toujours des résultats. Elle voyait bien le but<br />

<strong>à</strong> atteindre, mais ne mesurait pas les difficultés <strong>à</strong> surmonter. Kairouan est isolé<br />

dans une région presque déserte ; en quelques jours un corps d'armée venant de la<br />

mer peut y arriver ; mais se borner <strong>à</strong> l'attaquer de ce côté, c'était risquer d'avoir un<br />

siégea soutenir, de refouler l'insurrection sur notre frontière algérienne ; de l<strong>à</strong> la<br />

nécessité d'opérer par un mouvement concentrique et de nettoyer le pays dans<br />

tous les sens pour écraser la résistance en un seul centre ou la disperser dans le<br />

Sud. Ce plan étant admis, Tebessa d'une part, Tunis et Sousse d'<strong>au</strong>tre part, de-<br />

166 <strong>Le</strong> 10 octobre, le général Logerot télégraphie qu'il a fait occuper Tunis dans le plus grand<br />

calme, et le 11, M. Roustan adresse <strong>au</strong>x consuls une circulaire pour les aviser de ce fait, qui<br />

résulte d'un accord entre le bey et nous, en vue d'assurer la sécurité et l'ordre. « Cette occupation,<br />

ajoute-t-il, a un caractè-re purement militaire et défensif. L'administration continuera<br />

a fonctionner comme par le passé. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 224<br />

vaient être les bases naturelles de nos opérations. Or, de Tebessa <strong>à</strong> Kairouan, la<br />

route ou plutôt la distance est longue ; les dispositions des tribus étaient plus que<br />

suspectes ; il fallait s'attendre <strong>à</strong> combattre et par conséquent être en nombre. De<br />

Tunis <strong>à</strong> Kairouan, la route est plus courte, mais plus dangereuse ; elle passe par<br />

des défilés favorables <strong>au</strong>x embuscades. La principale complication, pour ces deux<br />

colonnes, était surtout le manque d'e<strong>au</strong>. On s'imagine difficilement l'énorme quantité<br />

d'approvisionnements qu'exige une colonne en marche en pays d'Afrique ; elle<br />

doit transporter avec elle des vivres et des munitions suffisants pour plusieurs<br />

semaines et prévoir l'éventualité d'une retraite dans d'immenses solitudes, où le<br />

vide se fait devant elle comme par une malédiction, où les moissons, s'il en existe,<br />

sont incendiées, les puits rares, suffisant <strong>à</strong> peine pour une caravane et trop [222]<br />

souvent comblés ou empoisonnés. <strong>Le</strong>s Arabes, qui connaissent le rôle essentiel<br />

que joue dans nos expéditions le convoi, ne manquent jamais de s'y attaquer et par<br />

conséquent nous obligent <strong>à</strong> le couvrir par des troupes presque <strong>au</strong>ssi nombreuses<br />

que celles qui composent les colonnes d'attaque, l'arrière-garde et l'avant-garde ;<br />

<strong>au</strong>trement nous risquons de nous laisser surprendre par la famine. La moindre<br />

expédition prend donc des proportions démesurées, exige un déploiement énorme<br />

d'hommes et d'anim<strong>au</strong>x, car on n'<strong>au</strong>gmente pas impunément un convoi, il f<strong>au</strong>t<br />

emporter de quoi le nourrir, lui <strong>au</strong>ssi, et par conséquent le grossir indéfiniment.<br />

La colonne Forgemol, qui devra traverser la Tunisie dans toute sa largeur,<br />

couper les communications entre le Sud et le Nord, l'Est et l'Ouest, traîne avec<br />

elle environ 9,000 chame<strong>au</strong>x, 1,500 mulets. <strong>Le</strong> développement de ces 10,000<br />

anim<strong>au</strong>x, lents, indisciplinés ou maladroits, occupe <strong>à</strong> lui seul l'espace nécessaire <strong>à</strong><br />

un corps d'armée. Cette colonne n'est pourtant pas des trois la plus nombreuse :<br />

elle ne compte que 8,000 hommes empruntés d'ailleurs pour la plupart <strong>au</strong>x divisions<br />

d'Alger et de Constantine, par conséquent acclimatés, habitués <strong>au</strong>x mille<br />

incidents des marches d'Afrique. Elle se compose de deux brigades d'infanterie<br />

(dix bataillons) sous les ordres des génér<strong>au</strong>x de la Sougeole et de Gislain, et d'une<br />

brigade de cavalerie commandée par le général Bonie (six escadrons, une division<br />

du 4 e spahis, deux batteries et cinq sections d'artillerie, huit cents goumiers algériens).<br />

Sur dix bataillons d'infanterie, quatre doivent escorter le convoi.<br />

La colonne Logerot est plus importante : les chame<strong>au</strong>x étant <strong>à</strong> peu près inutilisables<br />

dans la région montagneuse qui s'étend entre Tunis et Zaghouan, on n'en<br />

emploie qu'un petit nombre ; on a dû réquisitionner <strong>à</strong> tout prix <strong>à</strong> Tunis ou confec-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 225<br />

tionner huit cents voitures maltaises dites arabas, et des milliers de tonnelets<br />

qu'on charge <strong>à</strong> dos de cheval, de mulet ou d'âne. Elle comprend deux fortes briga-<br />

des d'infanterie (quatorze bataillons) commandées par les génér<strong>au</strong>x Sabattier et<br />

Philbert, une brigade de cavalerie (six escadrons) sous les ordres du général de<br />

Saint-Jean, quatre batteries d'artillerie, quatre compagnies du train, deux pelotons<br />

du génie. Un goum tunisien a été formé, tant bien que mal, grâce <strong>à</strong> l'énergie du<br />

colonel tunisien Allegro. Quant <strong>à</strong> la colonne de Sousse, elle porte le nom de brigade,<br />

mais compte en fait sept bataillons d'infanterie, dont trois destinés <strong>à</strong> assurer<br />

les communications avec le port, trois escadrons de cavalerie, deux batteries d'artillerie<br />

de campagne et de montagne, deux compagnies du train, une compagnie<br />

du génie ; plus deux batteries d'artillerie de plus [223] fort calibre, un parc et une<br />

compagnie d'ouvriers de chemin de fer qui devra plus tard poser les rails d'un petit<br />

tramway <strong>à</strong> vapeur, du système Dec<strong>au</strong>ville, dont les machines ne fonctionnèrent<br />

jamais et qui, même traîné par des mulets, sur un terrain inégal et mal préparé,<br />

c<strong>au</strong>sa bien des accidents. <strong>Le</strong> nombre des chame<strong>au</strong>x, des mulets, des charrettes<br />

entassés dans la ville était énorme.<br />

<strong>Le</strong> 10 octobre, le jour même de l'occupation de Tunis, le général S<strong>au</strong>ssier débarque<br />

<strong>à</strong> la Goulette ; après avoir prévu les mesures nécessaires pour assurer le<br />

succès de l'expédition du général Delebecque dans la province d'Oran, il vient<br />

surveiller lui-même les derniers préparatifs de la marche sur Kairouan. <strong>Le</strong> général<br />

Japy, récemment arrivé de France, remplace <strong>à</strong> Tunis <strong>Le</strong> général Logerot. Il est<br />

chargé d'assurer, avec les génér<strong>au</strong>x M<strong>au</strong>rand, Caillot, d'Aubigny et le colonel de<br />

la Roque, la sécurité de toute la région nord de la Régence et de protéger le chemin<br />

de fer ; plus tard, les colonnes d'Aubigny et de la Roque <strong>au</strong>ront pour mission<br />

d'empêcher les insurgés dans l'Ouest de se reformer. <strong>Le</strong> général Poizat commande<br />

l'artillerie ; le lieutenant-colonel Dreyssel est nommé chef du génie. <strong>Le</strong> sousintendant<br />

militaire Taquain a la direction importante des services administratifs.<br />

Par surcroît de préc<strong>au</strong>tion, deux petites colonnes sont constituées dans le sud de la<br />

province de Constantine, <strong>à</strong> proximité de la frontière de la Régence, <strong>à</strong> Megrin et <strong>à</strong><br />

El-Oued, sous le commandement du colonel Jacob. Elles <strong>au</strong>ront pour mission,<br />

tout d'abord, d'empêcher les rebelles de passer sur notre territoire et, plus tard, de<br />

contribuer <strong>à</strong> les poursuivre.<br />

<strong>Le</strong> 14, le général S<strong>au</strong>ssier adresse <strong>au</strong>x populations tunisiennes, d'accord avec<br />

le ministre de la guerre, un manifeste dont voici le sens général : « <strong>Le</strong> gouverne-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 226<br />

ment de la France, l'allié de celui du bey, m'a envoyé pour rétablir l'ordre et ré-<br />

primer l'insurrection. Que ceux qui vivent en paix ne conçoivent <strong>au</strong>cune inquiétu-<br />

de, ils seront traités en amis ; l'armée française respectera leurs personnes, leurs<br />

biens, leur religion ; mais elle fera justice de ceux qui tiennent la campagne et<br />

épouvantent le pays par leurs brigandages et leurs méfaits. <strong>Le</strong>s tribus qui nous<br />

recevront amicalement ne seront exposées <strong>à</strong> <strong>au</strong>cune réquisition, tout ce qu'elles<br />

fourniront <strong>à</strong> nos troupes leur sera intégralement payé. Celles qui cesseront les<br />

hostilités pour faire leur soumission <strong>livre</strong>ront des otages et assureront des moyens<br />

de transport. Enfin celles qui, après s'être soumises, se révolteraient, seront désarmées,<br />

frappées d'amendes et de réquisitions : une cour martiale jugera les indigènes<br />

qui <strong>au</strong>ront pris part <strong>à</strong> des massacres d'Européens. »<br />

[224]<br />

Toutes ces dispositions étant arrêtées, le signal général du départ est donné<br />

<strong>au</strong>x troupes le 17 octobre, par un télégramme du général Farre. La marche (le la<br />

colonne de Tunis que commande le général Logerot, sous les ordres supérieurs du<br />

général S<strong>au</strong>ssier, présente peu d'incidents ; elle n'est compliquée, en somme, que<br />

par l'ignorance <strong>à</strong> peu près complète où sont nos troupes d'une route qui passe pour<br />

difficile, et par la crainte de manquer d'e<strong>au</strong>. Quelques escarmouches sans gravité<br />

sont signalées <strong>au</strong>x avant-postes ; l'une d'elles pourtant coûte la vie <strong>à</strong> un chef important,<br />

Mohammed-ben-Eddili. L'obligation de passer par des défilés allonge<br />

démesurément le convoi ; il f<strong>au</strong>t, pour le protéger, échelonner des troupes en arrière<br />

jusqu'<strong>à</strong> Tunis. C'est le 26 <strong>au</strong> soir seulement qu'on est assez près de Kairouan<br />

pour apercevoir les fusées tirées par l'artillerie du général Etienne. On essaye<br />

d'avoir recours <strong>à</strong> la télégraphie optique, mais, comme ce fut le cas le plus souvent,<br />

les sign<strong>au</strong>x étaient inintelligibles.<br />

La marche de la colonne Forgemol, dont on est sans nouvelles, a été plus longue<br />

et plus difficile ; elle a valu <strong>à</strong> son chef les plus grands éloges. Son mouvement<br />

a commencé le 16. Dès le 17, avant d'arriver <strong>à</strong> l'ancienne ville romaine de Haydra,<br />

dont les ruines importantes remplirent nos hommes d'étonnement, la brigade de<br />

cavalerie <strong>livre</strong> un brillant combat et repousse les Fraichichs, une des plus puissantes<br />

tribus de l'Ouest : plus loin les attaques redoublent, mais tantôt la cavalerie du<br />

général Bonie, tantôt les feux réglés avec sang-froid de l'infanterie et de l'artillerie<br />

tiennent <strong>à</strong> distance les rebelle» : Hammamas, Fraichichs, Ouartan, Ouled-<br />

Madjeurs, Ouled-Ayars, etc., etc. La colonne ne cesse d'avancer dans un ordre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 227<br />

parfait, avec des pertes peu sensibles, environ sept tués et une trentaine de bles-<br />

sés ; les soldats sont pleins d'entrain, distraits par l'imprévu des engagements que<br />

leur <strong>livre</strong> l'ennemi sur tous les points et sans se lasser jusqu'<strong>à</strong> l'approche de Kairouan.<br />

<strong>Le</strong> 27 <strong>au</strong> soir, on distingue les fusées tirées par les deux corps du Nord et<br />

de l'Est ; le lendemain, la concentration est opérée.<br />

La colonne du général Etienne étant la plus rapprochée et la plus encombrée<br />

supporta, elle <strong>au</strong>ssi, de vives attaques. Sousse est bloquée par les rebelles. Par<br />

bonheur, le jour même où le général Etienne se met en marche, le 22, un des princip<strong>au</strong>x<br />

chefs de la farouche tribu des Zlass qui tenait Kairouan, Ali-bou-Ahmara,<br />

est tué <strong>au</strong> milieu d'un engagement très vif ; dès lors, le désordre règne parmi ses<br />

partisans qui, redoutant l'approche des génér<strong>au</strong>x Forgemol et Logerot, se replient<br />

sur le sud et abandonnent <strong>à</strong> elle-même, après l'avoir en partie pillée, la ville sainte.<br />

Cette nouvelle, <strong>à</strong> laquelle on ose <strong>à</strong> peine croire, [225] est apportée par un Arabe<br />

<strong>au</strong> général Etienne, le 26 <strong>au</strong> matin. <strong>Le</strong> colonel Moulin, qui commande un régiment<br />

de marche, est envoyé en reconnaissance avec un officier d'état-major, un<br />

interprète et quelques goumiers, jusque sous les murs de Kairouan : il trouve les<br />

grands portails fermés, muets. Nos cavaliers font <strong>au</strong> galop le tour de l'enceinte<br />

crénelée, sans qu'un habitant apparaisse sur les fortifications ou sur les terrasses,<br />

sur les minarets. Revenus <strong>à</strong> leur point de départ, devant la porte du Sahel, ils se<br />

demandent si la ville est morte ou si elle dort, et ce qu'ils doivent faire en présence<br />

de ce bloc inerte dont toutes les entrées sont fermées. Notre interprète s'avance<br />

enfin vers le portail, et d'un coup du pomme<strong>au</strong> de son sabre rompt le silence.<br />

Alors un pavillon blanc s'élève et flotte sur la grande mosquée de Sidi-Okbah.<br />

Presque <strong>au</strong>ssitôt la porte s'ouvre. <strong>Le</strong> gouverneur de la ville, Si-Mohammed el-<br />

Mrabot, suivi de quelques cavaliers, se rend avec le colonel Moulin <strong>au</strong> campement<br />

du général ; il apporte la soumission complète, sans condition. <strong>Le</strong>s Zlass<br />

seuls, qui ne possédaient rien, ont obligé <strong>à</strong> la résistance une population aisée, inoffensive<br />

; délivrés d'eux, instruits par le sort des Sfaxiotes, les habitants ne demandent<br />

qu'<strong>à</strong> éviter le bombardement. Ils reconnaissent l'<strong>au</strong>torité de leur souverain, et<br />

s'abandonnent <strong>à</strong> la générosité des Français. <strong>Le</strong> général prend acte de ces dispositions<br />

et reçoit <strong>au</strong> nom du bey les clefs de la ville. A deux heures de l'après-midi,<br />

un bataillon du 48 e occupe la Casbah, tandis que le reste de la colonne campe devant<br />

les remparts. <strong>Le</strong> général envoie <strong>au</strong>ssitôt la nouvelle <strong>au</strong> commandant en chef<br />

par un émissaire qui n'arriva qu'<strong>à</strong> la nuit et, n'osant pas traverser nos lignes, ne put


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 228<br />

s'acquitter de son message que le lendemain matin 27, <strong>au</strong> moment où le général<br />

S<strong>au</strong>ssier se mettait en route. Quelques heures plus tard, le général Etienne se pré-<br />

sentait lui-même <strong>au</strong> quartier général, et, dans la journée, les deux colonnes opé-<br />

raient leur jonction. <strong>Le</strong> soir on apercevait les fusées du corps de Tebessa, on y<br />

répondait, et le général Forgemol, avec ses éclaireurs, arrivait lui <strong>au</strong>ssi devant<br />

Kairouan.<br />

Nos trois colonnes réunies formaient un camp immense <strong>au</strong>tour de la ville. A la<br />

vue des murailles sans fin, des portails en fer <strong>à</strong> cheval que bien peu d'Européens<br />

avaient franchis avant eux, nos soldats brûlaient d'impatience de pénétrer dans la<br />

cité mystérieuse qui comptait plus de sanctuaires que de maisons, <strong>à</strong> en juger par le<br />

nombre des coupoles blanches et des minarets qu'on apercevait de la plaine. <strong>Le</strong>ur<br />

curiosité parut d'<strong>au</strong>tant plus légitime que cette plaine où l'on campait était lamentable<br />

; les Arabes n'y avaient semé depuis des siècles que des tombes, et ces tombes<br />

mêmes étaient ruinées. L'odeur [226] de cette nécropole, par la chaleur encore<br />

forte, empoisonnait l'air, et, s<strong>au</strong>f quelques massifs de cactus difformes, rongés de<br />

poussière, et la multitude des uniformes <strong>au</strong>x vives couleurs qui s'agitait <strong>au</strong>tour de<br />

nos tentes, rien dans ce paysage n<strong>au</strong>séabond n'arrêtait l'œil, rien, si ce n'est la ville.<br />

La division Forgemol était plus pressante que les <strong>au</strong>tres ; elle était composée<br />

en majorité d'Algériens ; les musulmans, <strong>à</strong> <strong>au</strong>cun prix, n'<strong>au</strong>raient voulu manquer<br />

une si belle occasion d'accomplir leur pèlerinage. On fut satisfait. L'armée traversa<br />

la ville, musique en tête, devant un peuple de marabouts, de muezzins et de<br />

kodjas, toute cette population de la cité sainte où les vivants ne semblent avoir<br />

d'<strong>au</strong>tre charge que de veiller sur des tombe<strong>au</strong>x. Ensuite les turcos, les spahis voulurent<br />

aller faire leurs dévotions. On les voyait fraterniser déj<strong>à</strong> avec l'habitant ;<br />

l'entrée des mosquées leur fut ouverte, et après eux <strong>à</strong> tous les <strong>au</strong>tres. <strong>Le</strong>s soldats<br />

chrétiens se faisaient conduire par leurs camarades musulmans ; ils circulaient par<br />

bandes, ébahis, <strong>à</strong> travers les forêts de colonnes de marbre et dans le demi-jour de<br />

la grande mosquée, marchaient sur les nattes parfumées, les tapis, touchaient,<br />

mais sans rien gâter, les étendards, les riches étoffes de l'exquise mosquée du<br />

Barbier. Pas un vol, pas une dégradation ne furent commis par tant de milliers de<br />

jeunes hommes, presque des enfants, dans ce monde des Mille et une Nuits.<br />

Cependant les indigènes ne considéraient pas sans se lamenter intérieurement<br />

ces promenades sacrilèges ; mais puisque Mahomet les tolérait, c'est qu'ils avaient<br />

attiré eux-mêmes par une vie impure les profanations ; il n'y avait donc plus <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 229<br />

songer <strong>à</strong> nous résister. Un certain nombre d'officiers assistèrent même, le vendredi<br />

soir, dans la mosquée des Aïssaoua, <strong>à</strong> la réunion et <strong>au</strong>x exercices de ces fanati-<br />

ques plus exaltés <strong>à</strong> Kairouan que partout ailleurs ; visites imprudentes <strong>au</strong> début et<br />

qui pourtant se multiplièrent, les voyageurs finissant par s'y associer. On trouve<br />

chez les Arabes dégénérés un mélange étonnant de fanatisme et de cupidité. Ils<br />

aiment l'argent tout <strong>au</strong>tant qu'ils sont religieux, et la religion même leur sert sou-<br />

vent de pré<strong>texte</strong> pour en extorquer non seulement <strong>au</strong>x musulmans, mais <strong>au</strong>x Eu-<br />

ropéens. <strong>Le</strong>s mokaddems de toutes les associations religieuses ne font pas moins<br />

de quêtes parmi leurs coreligionnaires que de propagande ; et quant <strong>au</strong>x chrétiens,<br />

bien des Arabes leur laissent visiter leurs mosquées moyennant quelque menue<br />

monnaie. Ainsi les Aïssaoua, tout en mortifiant cruellement leur chair, en s'infligeant<br />

de véritables supplices, se donnent du même coup en spectacle : les gardiens<br />

des sanctuaires si longtemps vierges, <strong>à</strong> Kairouan surtout, du contact de l'infidèle,<br />

se font payer par nos soldats, puis par les voyageurs, pour [227] leur vendre<br />

des reliques qu'<strong>au</strong> besoin ils fabriquent, comme les fameuses lames de la<br />

mosquée du Sabre. Cette absence très fréquente de moralité, jointe <strong>à</strong> la discorde,<br />

assure notre domination sur les Arabes une fois soumis ; il s'agit pour nous, dans<br />

toute l'Afrique du Nord, non plus de combattre, mais d'emprunter <strong>à</strong> la politique<br />

turque, celle des beys et des deys, son secret infaillible, d'opposer les unes <strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>tres les fractions de tribu. Un peu d'argent bien distribué produit plus d'effet<br />

qu'un régiment. C'est un principe bien connu de toutes les nations colonisatrices et<br />

largement pratiqué par elles ; mais, en France, il est dans notre tempérament de<br />

préférer vaincre nos adversaires que de les acheter.<br />

<strong>Le</strong> séjour de Kairouan était m<strong>au</strong>vais pour nos soldats ; non que la ville fût<br />

malsaine, — car c'est une chose extraordinaire que la salubrité de ces pays où le<br />

soleil assure <strong>à</strong> lui seul le service de l'hygiène, où des villes comme Tunis et Kairouan<br />

sont construites <strong>au</strong> bord d'un marécage infect ou sur des cimetières ; —<br />

mais la population était pourrie. Ce peuple ne connaît <strong>au</strong>cune préc<strong>au</strong>tion. Hommes,<br />

femmes, enfants vivent <strong>à</strong> la grâce de Dieu dans une promiscuité funeste ; les<br />

maladies de la pe<strong>au</strong>, les vices du sang se propagent ainsi <strong>à</strong> peu près partout. Au<br />

reste, nous ne pouvions immobiliser longtemps en Tunisie des forces considérables.<br />

Deux colonnes furent formées pour aller pacifier le Sud. L'une, celle de l'Est,<br />

confiée <strong>au</strong> général Logerot, devait rester dans la Régence ; l'<strong>au</strong>tre, celle du général<br />

Forgemol, avait <strong>à</strong> soumettre les populations du Sud-Ouest et devait rentrer ensui-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 230<br />

te, par un long détour, avec le général S<strong>au</strong>ssier en Algérie. Auparavant, on avait<br />

fait la police des alentours de Kairouan, poussé des reconnaissances dans toutes<br />

les directions. De petites colonnes commandées par le général de Saint-Jean, par<br />

le colonel Moulin, avaient activement fouillé les environs, tandis que les génér<strong>au</strong>x<br />

Philbert, d'Aubigny et le colonel de la Roque remontaient vers le Nord-Ouest et le<br />

Nord, où Ali-bey faisait son devoir de son mieux. Des combats furent livrés les<br />

20, 21, 22, 23 octobre contre les Ouled-Ayars, les Hammamas. La soumission des<br />

Ouled-Saïds dans l’Enfida fut confiée ensuite <strong>au</strong> colonel Moulin. <strong>Le</strong>s tribus prises<br />

entre Kairouan et Tunis n'eurent d'<strong>au</strong>tre ressource que de demander l'aman. On<br />

leur fit donner par le bey de nouve<strong>au</strong>x chefs qu'on choisit peut-être <strong>à</strong> la hâte et<br />

souvent parmi les dénonciateurs des anciens ; on les désarma ; mais alors se représenta<br />

l'éternelle difficulté : les tribus soumises une fois désarmées sont <strong>à</strong> la<br />

merci de celles qui continuent <strong>à</strong> nous résister et qui les pillent sans résistance,<br />

pour les punir.<br />

[228]<br />

En termes génér<strong>au</strong>x pourtant, on peut dire que désormais le Nord est pacifié,<br />

tranquille. <strong>Le</strong>s convois sont organisés entre Kairouan et Sousse, et le ravitaillement<br />

des deux places assuré. L'occupation complète du pays s'organise déj<strong>à</strong> dans<br />

ses grandes lignes. La Tunisie est divisée en deux commandements princip<strong>au</strong>x :<br />

celui du Sud, sous les ordres du général Logerot ; celui du Nord, avec Tunis pour<br />

chef-lieu, sous les ordres du général Japy. <strong>Le</strong> général Etienne est nommé provisoirement<br />

gouverneur de Kairouan et tiendra Sousse en même temps. <strong>Le</strong> Sud, bien<br />

entendu, n'est organisé que sur le papier : nous nous sommes montrés <strong>à</strong> Gabès, <strong>à</strong><br />

Djerbah, <strong>à</strong> Zerzis ; quant <strong>au</strong> reste, <strong>à</strong> l'intérieur, c'est l'inconnu ; on sait seulement<br />

que toutes les tribus encore rebelles s'y sont réfugiées, y règnent en maîtresses, y<br />

reçoivent des encouragements, peut-être même des secours, de Tripoli. <strong>Le</strong>ur force,<br />

leur point d'appui est dans le désert et la frontière du vilayet turc qui leur offre<br />

un asile devant lequel nous serons, on ne l'ignore pas, obligés d'arrêter nos poursuites.<br />

Ces difficultés ont été prévues, et les deux colonnes formées <strong>à</strong> Kairouan<br />

disposent de moyens puissants. La chaleur est tombée ; on peut aller vite. La division<br />

navale du <strong>Le</strong>vant doit prêter son concours <strong>au</strong> général Logerot et assurer la<br />

soumission des populations du littoral ; des approvisionnements ont été transportés<br />

en grande quantité <strong>à</strong> Gabès.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 231<br />

<strong>Le</strong>s deux colonnes, bien qu'elles n'aient qu'<strong>à</strong> suivre, sur presque tout leur par-<br />

cours, les routes romaines, et <strong>à</strong> traverser des régions dont d'innombrables et impo-<br />

santes ruines attestent encore éloquemment l'ancienne prospérité, sont obligées de<br />

ne compter sur <strong>au</strong>cune ressource du sol et de nouve<strong>au</strong> d'emporter les vivres et<br />

l'e<strong>au</strong> avec elles pour plusieurs semaines. Celle du général Forgemol quitte la première<br />

Kairouan, le 10 novembre, grossie d'un bataillon de zouaves et de trois pelotons<br />

de chasseurs d'Afrique qui constituent les troupes du quartier général. Elle<br />

a pour objectif Gafsa. Dès le 12, quand on respire seulement depuis un mois, les<br />

orages et les pluies dont nos troupes ont souffert <strong>au</strong> printemps recommencent. —<br />

Bien rarement le ciel manque <strong>à</strong> sa mission de préparer la moisson dans cette<br />

contrée favorisée, mais c'est la semence qui peu <strong>à</strong> peu fait déf<strong>au</strong>t, c'est le laboureur<br />

qui s'enfuit devant la rapacité de l'administration arabe, c'est le pays qui se<br />

déboise et se dépeuple. — La colonne avance vite néanmoins ; les rebelles se sont<br />

mis <strong>à</strong> fuir, il f<strong>au</strong>t les gagner de vitesse. Eux <strong>au</strong>ssi traînent de longs convois, des<br />

troupe<strong>au</strong>x qui retardent leur marche. On sait le chemin qu'ils prennent et dont ils<br />

ne peuvent pas plus que nous s'écarter, sous peine de ne pas trouver d'e<strong>au</strong>. On a<br />

donc bien des chances de les atteindre en se hâtant, en faisant précéder le gros de<br />

nos [229] forces d'escadrons rapides de cavalerie. <strong>Le</strong> 13, après une course de trente<br />

kilomètres, le général Bonie surprend une partie de ces bandes : nos chasseurs<br />

combattent <strong>à</strong> pied et <strong>à</strong> cheval, culbutent les Arabes et capturent quantité de tentes,<br />

d'immenses troupe<strong>au</strong>x de chame<strong>au</strong>x, de bétail. La nuit seule les arrête et les oblige<br />

<strong>à</strong> camper dans ce désordre. Ils rejoignent ensuite la colonne, poussant devant eux<br />

quinze mille moutons et des bœufs, qui, quoiqu'on fasse, se dispersent ; on n'a pas<br />

trop d'un jour entier d'arrêt, le 14, <strong>à</strong> l'Oued-Gilma, pour les rassembler. <strong>Le</strong> 15, on<br />

se remet en marche. <strong>Le</strong>s fuyards, désespérant de s<strong>au</strong>ver leur convoi, l'ont abandonné<br />

en route, et voil<strong>à</strong> nos hommes fort embarrassés devant les nouve<strong>au</strong>x troupe<strong>au</strong>x<br />

dont ils trouvent la plaine encombrée.<br />

<strong>Le</strong> 19, l'officier tunisien qui a su faire respecter <strong>à</strong> Gafsa l'<strong>au</strong>torité du bey et défendre<br />

le be<strong>au</strong> monument arabe de la Casbah contre l'attaque des Hammamas,<br />

s'avance <strong>à</strong> la rencontre de la colonne, et après lui viennent les notables de la ville<br />

avec des approvisionnements d'e<strong>au</strong>. Nos soldats se répandent ensuite, émerveillés,<br />

dans l'oasis où poussent sous les dattiers la vigne, les grenades, les oranges, les<br />

abricots. <strong>Le</strong>s jours suivants, on prend possession de la plaine. L'étrange village<br />

d'EI-Aïacha <strong>au</strong>x galeries et <strong>au</strong>x ruisse<strong>au</strong>x souterrains résiste seul. <strong>Le</strong>s Hammamas


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 232<br />

et les <strong>au</strong>tres dissidents ont continué vers la Tripolitaine leur lamentable exode,<br />

qu'il ne tient pourtant qu'<strong>à</strong> eux d'arrêter et que nous sommes les premiers <strong>à</strong> déplo-<br />

rer, puisque c'est une partie de la richesse du pays qui fuit devant nous. Au commencement<br />

de décembre, les éclaireurs du général Forgemol donnent la main, <strong>à</strong><br />

l'est, <strong>à</strong> ceux du général Logerot et, <strong>à</strong> l'ouest, <strong>au</strong>x deux petites colonnes constituées<br />

<strong>à</strong> la frontière algérienne sous les ordres des colonels <strong>Le</strong> Noble et Jacob. Ce dernier,<br />

en attendant l'arrivée du général Philbert qui doit venir prendre le commandement<br />

de la ville, est placé <strong>à</strong> la tête de la garnison de Gafsa, respectable force<br />

mobile composée de quatre bataillons, deux escadrons, deux sections d'artillerie,<br />

vingt sapeurs du génie. <strong>Le</strong> 4 décembre, rien ne s'opposant plus <strong>à</strong> son départ, le<br />

général Forgemol reprend avec le général S<strong>au</strong>ssier la direction du nord. C'est toujours<br />

la route romaine, une admirable succession de temples, d'arcs de triomphe,<br />

d'aqueducs, de barrages, de m<strong>au</strong>solées ; mais la pluie, accompagnée d'un vent<br />

glacial, fatigue nos hommes ; des postes sont laissés <strong>au</strong>x ruines de Feriana, de<br />

Kasrin, près de Sbeitla, et le 13, enfin, la colonne rentre pour être disloquée <strong>à</strong> Tebessa,<br />

cet <strong>au</strong>tre souvenir de la puissance colonisatrice de nos devanciers dans la<br />

province d'Afrique.<br />

[230]<br />

<strong>Le</strong> général Logerot n'avait quitté Kairouan que le 12 novembre, avec les sept<br />

bataillons, les trois escadrons, les deux batteries d'artillerie qui constituaient, <strong>au</strong><br />

départ de Tunis, la brigade du général Sabattier, plus un bataillon et un escadron<br />

empruntés <strong>à</strong> la 7 e brigade et le goum du colonel Allegro. Son convoi se compose<br />

de 159 arabas, 1,364 chame<strong>au</strong>x, et il emporte vingt jours de vivres, devant trouver,<br />

nous l'avons dit, <strong>à</strong> Gabès, des approvisionnements. La marche, peu accidentée,<br />

est ralentie par le manque d'e<strong>au</strong> et par une succession de violents orages, tempêtes<br />

de pluie et de sable successivement. Un seul groupe de dissidents, rejeté<br />

vers l'est par la marche du général Forgemol, est signalé <strong>à</strong> proximité de l'avantgarde.<br />

La cavalerie du général de Saint-Jean se lance <strong>à</strong> leur poursuite et ramène <strong>au</strong><br />

camp 1,400 bœufs, 2,000 moutons qui enrichissent l'ordinaire de nos hommes,<br />

500 chame<strong>au</strong>x, 145 chev<strong>au</strong>x. <strong>Le</strong> 29 <strong>au</strong> soir, la colonne campe <strong>à</strong> la source de<br />

l'Oued-Gabès et entre en communication avec le poste français que les insurgés<br />

tenaient pour ainsi dire bloqué. <strong>Le</strong> général Logerot dégage l'oasis et choisit, pour<br />

établir les forces qui devront rester en contact avec celles de Gafsa, l'éminence de<br />

Ras-el-Oued, située de façon <strong>à</strong> assurer la protection de l'oasis et <strong>à</strong> ne craindre <strong>au</strong>-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 233<br />

cune surprise, mais peu salubre. L<strong>à</strong>, après s'être ravitaillé, il organise avec le gé-<br />

néral Sabattier, du 1 er <strong>au</strong> 23 décembre, deux expéditions qui sont suivies de la<br />

soumission d'un grand nombre de fractions de tribu (Metellit, Souassi, Ouled-<br />

Said) arrêtées dans leur émigration par la rapidité de sa marche.<br />

A ce moment les opérations militaires peuvent être considé rées comme ter-<br />

minées. <strong>Le</strong> général Logerot prépare son retour <strong>à</strong> Tunis, mais de façon <strong>à</strong> montrer<br />

encore nos armes dans le pays ; sa mission dans le Sud et <strong>au</strong> Centre est analogue <strong>à</strong><br />

celle qu'il a déj<strong>à</strong> remplie dans le Nord après l'expédition de Kroumirie. Avant de<br />

quitter Gabès, il organise solidement la défense de l'oasis et de Ras-el-Oued ; il<br />

installe <strong>à</strong> la tête du gouvernement de l'Arad le fidèle et excellent chef de son<br />

goum, Allegro, et le charge de se concerter avec le colonel Jamais, commandant <strong>à</strong><br />

Ras-el-Oued, pour achever de disperser, et surtout pour arrêter dans leurs courses<br />

vers le nord, le nombre encore considérable des dissidents que protège la frontière<br />

tripolitaine. Des colonnes mobiles sont organisées pour leur couper la route, les<br />

poursuivre, garder les points d'e<strong>au</strong>, et cependant l'<strong>au</strong>dace de ces rebelles était telle<br />

qu'on les vit encore, en 1882, traverser nos lignes, et venir tenter leurs coups de<br />

main jusqu'<strong>à</strong> la h<strong>au</strong>teur de Sfax, jusqu'<strong>au</strong>x environs de Kairouan et <strong>au</strong> del<strong>à</strong>, dans<br />

l'Enfida. Cavaliers infatigables, ces pillards surprenaient nos postes ou leur<br />

échappaient par des marches de 80, [231] 100, 120 kilomètres en vingt-quatre<br />

heures. Quoi d'étonnant d'ailleurs ? ils avaient pour complices les tribus tremblantes,<br />

pour refuge un pays qui nous était fermé et pour montures des chev<strong>au</strong>x volés.<br />

C'est peu <strong>à</strong> peu seulement, notre surveillance devenant plus étroite, les populations<br />

reprenant confiance, qu'il fut possible de les réduire <strong>à</strong> l'impuissance, de restreindre<br />

tout <strong>au</strong> moins <strong>à</strong> l'extrême Sud, <strong>au</strong> voisinage immédiat de la frontière,<br />

leurs déprédations.<br />

<strong>Le</strong> général Logerot ne se mit en marche pour le Nord que le 26 décembre.<br />

Quittant <strong>à</strong> Srira la route de Kairouan pour longer la mer, il arrive le 6 janvier <strong>à</strong><br />

Sfax, où il échange contre des chame<strong>au</strong>x ses voitures maltaises, les arabas qui<br />

l'ont retardé dans les régions sablonneuses. Il évacue ses malades, très peu nombreux.<br />

Pour ne pas prêter <strong>au</strong> reproche d'imprévoyance qui avait été adressé <strong>au</strong>x<br />

chefs de notre armée, lors de l'expédition de Kroumirie, la colonne Logerot ne<br />

comptait pas moins de six cents lits d'ambulance, presque tous, heureusement,<br />

inutilisés. <strong>Le</strong> 11, le général quitte Sfax et s'engage de nouve<strong>au</strong> dans l'intérieur.<br />

Aux arènes romaines d'El-Djem, il rencontre le colonel Moulin et reçoit la sou-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 234<br />

mission des Souassi (14 janvier). Arrivé <strong>à</strong> Sousse le 25, après avoir visité Mehedia,<br />

Monastir, il y établit le quartier général de son commandement du sud de la<br />

Régence. De ce jour, notre armée n'a plus d'<strong>au</strong>tre rôle que de maintenir en Tunisie<br />

l'ordre qu'elle a rétabli, et elle s'acquittera de cette tâche <strong>à</strong> son honneur, sans un<br />

combat. Il nous reste, pour en finir avec l'expédition, <strong>à</strong> voir ce qui se passait, pendant<br />

cette seconde campagne, en France, <strong>à</strong> Paris.<br />

[232]


[233]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 235<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Deuxième partie. L’intervention<br />

Chapitre V<br />

La Crise<br />

(Novembre 1881)<br />

§ 1 er . <strong>Le</strong> 28 octobre, enfin, le jour où le général S<strong>au</strong>ssier entrait <strong>à</strong> Kairouan, la<br />

nouvelle Chambre se réunissait pour la première fois. Dans quelles dispositions,<br />

on le pressent. <strong>Le</strong>s élections du 21 août avaient envoyé, nous l'avons vu, <strong>au</strong> Parlement<br />

trois cent quatre-vingt-dix-huit républicains, dont le nombre total fut porté<br />

<strong>à</strong> quatre cent cinquante-quatre après le scrutin de ballottage du 4 septembre, et<br />

parmi lesquels on comptait peu de radic<strong>au</strong>x. Elles étaient loin, par conséquent, de<br />

constituer un échec pour le cabinet de M. J. Ferry, mais on n'attendait pas moins<br />

de lui qu'il se retirât, qu'il fit place <strong>à</strong> Gambetta, <strong>au</strong> « grand ministère », et l'on exprimait<br />

ce sentiment, bien avant la séance, en disant du cabinet Ferry qu'il était<br />

condamné, qu'il ne lui restait plus que le choix quant <strong>à</strong> la manière de mourir. La<br />

difficulté toutefois était de trouver un motif pl<strong>au</strong>sible, <strong>au</strong>tre que le véritable, pour<br />

l'exécuter. A moins de s'associer <strong>au</strong>x violences des partis extrêmes et de leur faciliter<br />

la victoire en faisant comme eux le procès de notre expédition, en laissant de<br />

côté les résultats acquis pour ne s'attacher qu'<strong>au</strong>x détails, il était fort embarrassant<br />

pour la majorité [234] de témoigner <strong>au</strong> gouvernement la défiance qui seule pouvait<br />

cependant expliquer et entraîner sa chute.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 236<br />

La situation est véritablement des plus f<strong>au</strong>sses. Comment, en effet, se débar-<br />

rasser d'un ministère que l'on appl<strong>au</strong>dit dans son œuvre, alors que cette œuvre fait<br />

honneur <strong>à</strong> la France et qu'on est bien décidé <strong>à</strong> la continuer, <strong>à</strong> en profiter ? La ma-<br />

jorité n'a d'<strong>au</strong>tre alternative que de le soutenir, — et que devient alors son désir<br />

fort légitime de voir Gambetta <strong>au</strong> pouvoir ? — ou bien de se laisser diriger par les<br />

radic<strong>au</strong>x. Pendant dix jours, nous allons la voir plongée dans des incertitudes dont<br />

elle faillit ne pouvoir sortir et donner en somme un triste spectacle pour ses débuts.<br />

Dès la première séance, elle révèle son état d'esprit. C'est déj<strong>à</strong> l'Assemblée<br />

qu'impressionnent tous les bruits du dehors, les plaisanteries comme les menaces<br />

des journ<strong>au</strong>x du boulevard, celle qui sera prise quatre années plus tard d'une panique<br />

restée trop célèbre <strong>à</strong> la suite d'un soi-disant succès des Chinois sur nos groupes<br />

du Tonkin et qui ne pensera dans ces circonstances qu'<strong>à</strong> dégager sa responsabilité<br />

en renversant le gouvernement.<br />

<strong>Le</strong> 28 octobre 1881, les dispositions sont plus riantes. Toute <strong>à</strong> son installation,<br />

<strong>à</strong> la constitution de son bure<strong>au</strong>, elle voit son président d'âge se lever, demander un<br />

peu de silence ; il désire donner lecture d'un télégramme important qu'a reçu de<br />

Tunis le gouvernement. On écoute : Kairouan est entre nos mains ; l'insurrection<br />

est <strong>à</strong> la veille d'être étouffée ; nous en avons fini sans effusion de sang, en quelques<br />

semaines... Comment accueille-t-on cette nouvelle ? Par un éclat de rire. <strong>Le</strong><br />

président est étonné ; on rit plus fort. Hilarité, rires, bruyante hilarité, constatent<br />

les journ<strong>au</strong>x. Quelqu'un crie : « La comédie a raté ! » On rit de plus belle. Kairouan<br />

hérite du privilège qu'avaient eu les Kroumirs d'égayer Paris. Et cette hilarité<br />

dure plusieurs jours. A l'extrême g<strong>au</strong>che et <strong>à</strong> droite, c'est un moyen qui n'est pas<br />

encore usé d'affaiblir le gouvernement. <strong>Le</strong> mot d'ordre est de ne pouvoir écouter<br />

sérieusement prononcer le nom de la Tunisie. On rit encore le 5 novembre quand<br />

M. Ferry a l'imprudence de dire : « Nous avons dompté l'insurrection <strong>à</strong> Sfax » ; on<br />

rit quand il parle des victoires d'Ali-bey, quand il annonce que l'armée tunisienne<br />

a combattu avec nous. A tout instant, si l'on se reporte <strong>au</strong> compte rendu de ces<br />

séances mémorables, ce ne sont que rires, rires approbatifs, s'il s'agit d'une interruption<br />

ou d'une apostrophe de l'opposition, rires et appl<strong>au</strong>dissements ironiques,<br />

ricanements, s'il s'agit d'une assertion rassurante émise par un ministre. Quand M.<br />

Amagat monte <strong>à</strong> la tribune, le 5 novembre, et prononce sur la question tunisienne<br />

son premier discours, les formules manquent pour exprimer le fou rire [235] dont


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 237<br />

la Chambre est saisie. A chaque mot, l’Officiel enregistre : Rires et exclamations !<br />

Bruit prolongé, bruit continu, bruit croissant, bruyante hilarité !...<br />

Tout condamné qu'il fût, le ministère ne voulut pas mourir sans se défendre. Il<br />

avait donné dès la rentrée sa démission, estimant qu'un Parlement nouve<strong>au</strong> devait<br />

confier <strong>à</strong> un gouvernement de son choix les affaires du pays, mais il tient <strong>à</strong> ne pas<br />

se retirer comme un coupable, <strong>à</strong> exposer les résultats de sa politique et de son<br />

action en Tunisie. Il va <strong>au</strong>-devant des accusations qu'on a préparées contre lui ; il<br />

s'interpelle lui-même, dit-on, toujours en riant. La Chambre comptait be<strong>au</strong>coup de<br />

membres nouve<strong>au</strong>x ; M. J. Ferry dut refaire jusqu'<strong>au</strong>x origines, —avec les réser-<br />

ves nécessaires touchant le rôle de l'Italie, — l'histoire de l'expédition. Une fois de<br />

plus il repousse toute idée d'annexion, confirme sa volonté de s'en tenir <strong>au</strong> protec-<br />

torat. A ceux qui lui reprochent d'avoir escamoté la première campagne pendant<br />

les vacances de Pâques et la seconde pendant l'intersession, il répond que l'ancienne<br />

Chambre s'est prononcée par plusieurs votes <strong>à</strong>. cet égard et finalement lui a<br />

confirmé sa confiance <strong>à</strong> la fin de la législature, en pleine connaissance de c<strong>au</strong>se,<br />

après l'insurrection du Sud, la prise de Sfax et de Gabès.<br />

Ce discours fut écouté, c'est en faire en ces circonstances le meilleur éloge : il<br />

est vrai que la Chambre se dédommagera plus tard quand le général Farre essayera<br />

de se faire entendre. M. Amagat, dans le discours dont il vient d'être parlé, acceptait<br />

l'expédition comme un fait accompli, mais la jugeait inopportune, par cette<br />

raison qu'en 1880 les choses allaient bien plus mal dans la Régence qu'en 1881 et<br />

que le gouvernement français cependant n'avait pas cru nécessaire d'intervenir. La<br />

conclusion, c'est qu'il fallait <strong>à</strong> la France un vrai ministre, un véritable président du<br />

conseil.<br />

M. Naquet, dans la séance du 7, reproche <strong>au</strong> ministère d'avoir caché tout ce<br />

qu'il divulgue <strong>au</strong>jourd'hui. « Vous avez trompé l'ancienne Chambre, dit-il. C'est <strong>à</strong><br />

elle qu'il fallait parler comme vous venez de le faire. Nous ne vous reprochons pas<br />

l'expédition, mais votre manque de confiance envers une Assemblée qui vous<br />

avait donné la sienne. » Et il reprend la critique que nous connaissons sur les préoccupations<br />

électorales qui se sont partagé l'attention du gouvernement pendant la<br />

campagne, etc. Ce discours d'un membre de la g<strong>au</strong>che porte si bien, que deux députés<br />

de la droite, M. Janvier de la Motte et le comte de Roys, renoncent <strong>à</strong> trouver<br />

mieux et cèdent leur tour de parole.


[236]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 238<br />

M. Amédée <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re, également de la g<strong>au</strong>che, vient attaquer l'expédition <strong>au</strong><br />

double point de vue financier et militaire. Rarement, c'est <strong>au</strong>jourd'hui un fait incontestable,<br />

entreprise fut moins onéreuse ; elle coûte <strong>au</strong> total, en 1881,<br />

44,449,981 fr. (39,039,705 francs pour la guerre et 5,315,276 francs pour la marine)<br />

167 . La dépense devait paraître d'<strong>au</strong>tant plus faible, et l'expédition d'<strong>au</strong>tant<br />

plus opportune <strong>à</strong> cette époque que la France était alors, nous l'avons déj<strong>à</strong> indiqué,<br />

dans la voie d'une prospérité matérielle qui pouvait en moins de dix ans doubler<br />

Ses ressources, <strong>au</strong> dire des économistes les plus <strong>au</strong>torisés 168 .<br />

Aussi les critiques sérieuses portèrent-elles non sur le montant, mais sur la régularité<br />

des dépenses. On se souvient que les Chambres, avant de se séparer,<br />

avaient voté <strong>au</strong> mois de juillet, <strong>à</strong> titre de nouve<strong>au</strong>x crédits pour la guerre, une<br />

somme de 13,431,000 francs, laquelle, ajoutée <strong>au</strong>x 4 millions qui avaient été votés<br />

<strong>au</strong> mois d'avril, donnait un total de 17,431,000 francs disponibles jusqu'<strong>à</strong> l'ouverture<br />

de la nouvelle session parlementaire, Or, <strong>au</strong>tant qu'on en pouvait juger<br />

d'après des calculs nécessairement approximatifs, et fort compliqués 169 , [237] ce<br />

167 V. le table<strong>au</strong>, <strong>à</strong> l’Officiel, des dépenses de l'expédition de Tunisie jusqu'<strong>au</strong> 31 décembre<br />

1881 :<br />

Guerre Marine Finances Tot<strong>au</strong>x<br />

Loi du 19 avril .. 4,000,000 1,695,267 .. 5,695,276<br />

Loi du 12 juillet 13,431,000 700,000 .. 95,000 14,226,000<br />

Tot<strong>au</strong>x 17,431,000 2,395,276 .. 95,000 19,921,276<br />

Nouve<strong>au</strong>x crédits<br />

demandés<br />

. 21,608,705 2,920,000 24,528,705<br />

Tot<strong>au</strong>x 39.039,705 5,315,276 95,000 44,449,981<br />

Ces crédits représentent Ces frais supplémentaires occasionnés par l'expédition de<br />

Tunisie, en sus des dépenses qu'<strong>au</strong>rait exigées en France l'entretien des troupes employées <strong>à</strong><br />

cette expédition, troupes entièrement prélevées, sur l'effectif normal du pied de paix, sans<br />

appel de disponibles ni de réservistes.<br />

168 Voir notamment un article de M. <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu dans le Journal des Débats du 21 avril<br />

1881.<br />

169 Il était fort difficile d'évaluer en effet, avant la fin de l'exercice et même alors, dans quelle<br />

proportion les crédits spéci<strong>au</strong>x avaient été dépassés. Ces crédits ne constituaient pas un<br />

chapitre <strong>à</strong> part : ils avaient été répartis sur l’ensemble du budget de la guerre. Ce n'est que<br />

plus tard qu'un chapitre spécial fut ouvert <strong>au</strong>x dépenses du corps d'occupation, pour les<br />

premières années seulement, de 1881 <strong>à</strong> 1885. A partir de 1886, le budget spécial est supprimé<br />

; les compagnies mixtes, dont nous parlerons plus loin, sont transformées en tirail-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 239<br />

chiffre était inférieur de plus de moitié <strong>au</strong>x dépenses effectuées. Sur quels crédits<br />

avait-on pu prendre le supplément de fonds nécessaire, et <strong>à</strong> l'aide de quels procédés<br />

?<br />

Cette grave question fut l'objet de discussions approfondies dans la presse, <strong>à</strong> la<br />

Chambre, et surtout, un peu plus tard, il est vrai, <strong>à</strong> la tribune du Sénat, où M. Buffet<br />

vint l'exposer, le jour où des crédits complémentaires furent demandés.<br />

C'est le discours de ce dernier que nous résumerons pour présenter avec le<br />

plus de clarté possible une argumentation fort importante 170 . <strong>Le</strong> voici dans sa<br />

substance : Pour payer les frais de l'expédition, les fonds spéci<strong>au</strong>x que vous avez<br />

demandés, avant la séparation des Chambres, et qu'on vous a votés, étaient insuffisants<br />

; afin de les compléter, vous avez dû recourir pendant les vacances, de<br />

votre propre initiative, sans même consulter le Conseil d'Etat, <strong>à</strong> un expédient incorrect<br />

; vous avez méconnu la règle fondamentale de la spécialité des crédits, et<br />

fait appel <strong>au</strong>x disponibilités que présentaient d'<strong>au</strong>tres chapitres du budget : en un<br />

mot, vous avez opéré des virements. Vous avez prélevé ce qui manquait en Tunisie<br />

sur les crédits affectés en France <strong>à</strong> l'entretien normal de l'armée. Ces derniers<br />

crédits ne suffisent plus, par suite, <strong>à</strong> assurer le payement des dépenses <strong>au</strong>xquelles<br />

ils devaient pourvoir <strong>à</strong> la fin de l'exercice, et vous en êtes réduits <strong>au</strong>jourd'hui <strong>à</strong><br />

nous demander de les compléter. Vous nous annoncez que vous avez creusé, sans<br />

l'<strong>au</strong>torisation du Parlement, un déficit de 29 millions dans vos dépenses normales,<br />

et ainsi, du même coup, vous éludez notre contrôle et vous forcez notre assentiment.<br />

Nous ne pouvons pas refuser, en effet, de couvrir votre irrégularité ; car<br />

notre refus entraînerait le licenciement de l'armée jusqu'<strong>au</strong> 1 er janvier. Telle est la<br />

première partie de l'argumentation de M. Buffet.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement objecte, il est vrai, que les dépenses du corps expéditionnaire,<br />

tout en étant plus considérables que celles qu'<strong>au</strong>rait entraînées son entretien,<br />

s'il n'avait pas quitté la France, ne sont pas cependant d'une nature différente.<br />

D'après cette manière de voir, les besoins ont simplement excédé les limites des<br />

crédits, des circonstances exceptionnelles ayant déjoué les prévisions premières,<br />

et <strong>au</strong>jourd'hui il ne s'agit que d'ajouter <strong>à</strong> chaque chapitre ce qu'il a fallu y puiser<br />

leurs et spahis. Plus tard la brigade d'occupation de Tunisie est placée sous l'<strong>au</strong>torité du<br />

commandant du 19 e corps dont elle fait en réalité partie.<br />

170 Il ne fut prononcé que le jour où le ministère Gambetta demanda <strong>au</strong> Sénat de confirmer les<br />

crédits votés par les Chambres. (V. l'Officiel du 10 décembre 1881.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 240<br />

pour l'entretien des troupes de Tunisie et ce que le gouvernement a dépensé pour<br />

cet objet, en sus des crédits spéci<strong>au</strong>x, par imputation provisoire sur les crédits<br />

ordinaires.<br />

[238]<br />

Aux yeux de M. Buffet, comme pour M. <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re, cette façon de procéder<br />

n'est pas admissible. Si elle était acceptée, reprend l'honorable sénateur, le gou-<br />

vernement <strong>au</strong>rait la possibilité d'étendre indéfiniment, sans consulter les Cham-<br />

bres, nos opérations militaires, de faire la guerre tout en affirmant qu'il ne la fait<br />

pas, d'établir deux états de paix, un état de paix constitutionnel et un état de paix<br />

ordinaire. <strong>Le</strong>s opérations terminées, les dépenses faites, il en serait quitte pour<br />

venir mettre ensuite les représentants du pays dans cette alternative de payer le<br />

supplément nécessaire ou de porter atteinte <strong>à</strong> nos forces défensives. Ce sont des<br />

procédés dont il f<strong>au</strong>t prévenir le retour et dont le danger ne s<strong>au</strong>rait être signalé<br />

avec trop d'insistance. Si le Parlement n'y prenait pas garde, s'il n'était pas établi<br />

qu'une connexité étroite, indissoluble, existe entre son pouvoir politique et son<br />

pouvoir financier, c'en serait fait de son <strong>au</strong>torité. La destruction de son pouvoir<br />

financier ne lui laisserait plus du pouvoir politique qu'une vaine apparence.<br />

Il fut répondu <strong>à</strong> plusieurs reprises <strong>à</strong> cette critique dont M, Buffet donna l'expression<br />

la plus parfaite, critique que la Chambre a d'ailleurs prise en considération<br />

après la chute du cabinet de M. Ferry, il fut répondu que le seul moyen de<br />

n'avoir pas recours <strong>à</strong> des imputations provisoires serait de prévoir dès le début<br />

d'une expédition toutes les dépenses qu'elle peut entraîner, même les dépenses les<br />

plus improbables. En d'<strong>au</strong>tres termes, comme l'a dit M. Allain-Targé dans la séance<br />

du Sénat que nous venons de rappeler, ce n'est pas une demande de crédit, mais<br />

un plan de campagne qu'il f<strong>au</strong>drait soumettre <strong>au</strong> Parlement, ou bien des demandes<br />

de crédit presque quotidiennes, ce qui reviendrait <strong>à</strong> discuter publiquement, avant<br />

même qu'elles se produisissent, <strong>au</strong> fur et <strong>à</strong> mesure qu'elles se prépareraient, nos<br />

opérations militaires. <strong>Le</strong> Sénat donna tort, d'ailleurs, <strong>à</strong> M. Buffet par 170 voix<br />

contre 95.<br />

M. <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re s'étendit davantage sur les f<strong>au</strong>tes qu'avait commises, suivant lui,<br />

le gouvernement, tant en compromettant notre mobilisation, notre sécurité, qu'en<br />

ne prenant pas en Tunisie toutes les préc<strong>au</strong>tions nécessaires pour atténuer le plus<br />

possible les conditions d'insalubrité dans lesquelles s'était poursuivie l'expédition.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 241<br />

Il n'omit <strong>au</strong>cune des accusations répandues dans la presse contre notre administration<br />

militaire, il insista surtout sur les divisions, sur « la haine », — car il n'y pas<br />

d'<strong>au</strong>tre mot, — qui existent entre l'intendance et la médecine militaire, « haine qui<br />

a été prouvée ».<br />

<strong>Le</strong> général Farre entreprit de répondre, mais l'hilarité de la Chambre l'avait<br />

consterné. Sa pâleur et son abattement présageaient sa [239] défaite avant qu'il eût<br />

ouvert la bouche. Dans son trouble, le premier mot qu'il prononce est malheureux<br />

: « Messieurs, la guerre de Tunisie... » Et la Chambre <strong>au</strong>ssitôt de lui crier :<br />

« C'est donc une guerre ? » <strong>Le</strong>s interruptions, les rires le déconcertent, et quand il<br />

réussit <strong>à</strong> parler, le plus souvent on n'écoute pas ; M. Brisson, le successeur de<br />

Gambetta <strong>à</strong> la présidence de la Chambre, est <strong>à</strong> chaque instant obligé de réclamer<br />

pour lui un peu d'attention, on pourrait dire un peu d'indulgence. <strong>Le</strong> général Farre<br />

continue, mais d'une voix faible, en s'excusant de son infériorité oratoire. Un<br />

homme qui ne sait pas parler en public ou tout <strong>au</strong> moins en imposer n'est pas <strong>à</strong> sa<br />

place <strong>au</strong> gouvernement. On ne peut reprocher <strong>à</strong> la Chambre d'être exigeante <strong>à</strong><br />

l'égard de ceux de ses membres ou même des ministres qui n'ont pas l'expérience<br />

de la tribune, particulièrement s'il s'agit d'un militaire ou d'un marin ; elle se<br />

contente souvent, <strong>à</strong> déf<strong>au</strong>t d'un discours bien fait, de l'éloquence d'une attitude,<br />

d'un accent, d'un geste. Mais le général Farre non seulement ne trouvait pas ses<br />

mots, il tremblait devant elle ; il était vaincu d'avance ; il faisait peine, même <strong>à</strong> ses<br />

<strong>au</strong>diteurs les moins prévenus. On eût souhaité qu'il se redressât et, d'un mouvement<br />

quelconque, mais fier, levât la tête, regardât les gens bien en face, comme un<br />

soldat qui sait agir mieux que parler et qui s'en vante. Devant son accablement, la<br />

Chambre, qui n'était pas fâchée qu'une sorte de victime expiatoire vînt s'offrir <strong>à</strong><br />

elle pour la tirer d'embarras, — une victime <strong>au</strong>ssi impopulaire surtout, — le jugea<br />

sur les apparences, et ce ministre, prudent entre tous, honnête et finalement heureux,<br />

fut condamné comme un coupable, <strong>à</strong> l'unanimité, par ceux-l<strong>à</strong> mêmes qui le<br />

soutenaient <strong>au</strong> début, par Gambetta qui le congédia quelques jours plus tard sans<br />

la moindre forme, sans le prévenir, assure-t-on, pour donner son portefeuille <strong>au</strong><br />

général Campenon. Et cette exécution était d'<strong>au</strong>tant plus sévère, d'<strong>au</strong>tant plus injuste,<br />

qu'on se rendait parfaitement compte des difficultés avec lesquelles le général<br />

Farre avait été <strong>au</strong>x prises : nous avons <strong>à</strong> cet égard des témoignages frappants,<br />

avant comme après la chute du ministère. Après la chute, Gambetta est le premier<br />

<strong>à</strong> ramener l'opinion <strong>à</strong> une appréciation équitable du rôle du général Farre ; il dé-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 242<br />

cerne du h<strong>au</strong>t de la tribune du Parlement un hommage public <strong>à</strong> la sagesse de l'an-<br />

cien ministre de la guerre (10 décembre, Sénat). Avant la chute, un des collabora-<br />

teurs éminents de Gambetta, M. Weiss, dans un spirituel article du Figaro, prend<br />

la défense du général et le fait parler comme il suit :<br />

« C'est bien compliqué ; vous voulez que je fasse la guerre sans la préparer,<br />

sans la déclarer, sans mettre en mouvement un seul corps d'armée, sans manquer<br />

<strong>au</strong>x règles de l'état de paix, sans remporter de [240] victoires et sans prolonger<br />

l'attente du succès final. Vous voulez que je tire des coups de canon et que personne<br />

ne les entende, que je lève des hommes et que personne ne parte... c'est bien<br />

compliqué ! »<br />

<strong>Le</strong>s choses eussent été bien simplifiées si le général Farre, cédant <strong>à</strong> la pression<br />

de l'opinion, avait montré plus de généreuse ardeur ; si, par une impatience assez<br />

naturelle et surtout habile, il avait refusé d'attendre plusieurs semaines pour poursuivre<br />

ces Kroumirs et envoyé tout de suite en Tunisie un peu de monde. Des engagements<br />

peu décisifs, mais d'<strong>au</strong>tant plus brillants, eussent été livrés, <strong>à</strong> la grande<br />

joie de nos troupes. <strong>Le</strong>s tribus qui consentirent <strong>à</strong> se soumettre devant une force<br />

irrésistible <strong>au</strong>raient combattu, harcelé des contingents plus faibles. Il eût fallu<br />

verser du sang pour les réduire et ensuite venger le sang versé, etc., etc. Ainsi<br />

l'expédition de Tunisie n'eût pas été flétrie du nom de simple promenade militaire<br />

; on en eût compris la nécessité, non seulement en France, mais <strong>à</strong> l'étranger, et<br />

le ministre de la guerre <strong>au</strong>rait peut-être été moins maltraité par l'opinion. <strong>Le</strong> public,<br />

il f<strong>au</strong>t en prendre son parti, réserve ses louanges <strong>à</strong> qui répare et rarement <strong>à</strong><br />

qui prévient ; il apprécie les résultats qu'on lui présente suivant les sacrifices qu'ils<br />

ont coûté. Un avantage acquis sans frais lui paraît suspect ou de peu de prix.<br />

C'est <strong>au</strong> Journal officiel qu'il fallut se reporter le lendemain pour se rendre<br />

compte de ce qu'avait dit le ministre de la guerre <strong>au</strong> milieu de l'inattention générale<br />

ou des interruptions. Son discours, complété par celui d'un député, M. Langlois,<br />

qui défendit après lui la c<strong>au</strong>se de l'intendance, contient une réponse solide <strong>au</strong>x<br />

accusations qu'a rappelées M. <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re et avec lui l'opposition. Il établit que toutes<br />

les préc<strong>au</strong>tions ont été prises pour réduire <strong>au</strong> minimum possible le nombre des<br />

malades. On a compté moins de décès dans le corps expéditionnaire de Tunisie<br />

qu'en temps ordinaire dans le corps d'armée en Algérie. On a reproché <strong>au</strong> général<br />

Farre d'avoir rappelé les troupes alors qu'elles commençaient <strong>à</strong> être acclimatées.<br />

« Croyez-vous, répond-il, que c'est s'acclimater que de passer deux mois <strong>au</strong> soleil,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 243<br />

<strong>à</strong> la pluie, couchant sur la dure et jamais dans un lit ? J'ai dû rappeler les chétifs,<br />

les malingres, ceux qui avaient le plus souffert parmi ces soldats dont la jeunesse<br />

n'a pas cessé d'être pour moi une c<strong>au</strong>se de grave préoccupation. Et j'ai pensé que<br />

pour en renvoyer d'<strong>au</strong>tres, il fallait attendre la saison où l'on pourrait les utiliser,<br />

c'est-<strong>à</strong>-dire l'<strong>au</strong>tomne. On objectera que dans l'intervalle les événements de Sfax<br />

se sont produits ; mais <strong>à</strong> Sfax il était plus simple et plus sage d'envoyer des troupes<br />

fraîches concentrées <strong>à</strong> Marseille, que de prendre des troupes déj<strong>à</strong> fatiguées <strong>à</strong><br />

Tunis où les moyens de transport et [241] d'embarquement ne se trouvaient pas<br />

réunis ou bien étaient très insuffisants. »<br />

Ces explications eurent du moins pour effet de provoquer de la part d'un<br />

membre de la droite, M. le comte de Roys, cette déclaration qui, émanant d'un<br />

adversaire, avait son prix : « Je dis que jamais on n'a accumulé une <strong>au</strong>ssi grande<br />

quantité de préc<strong>au</strong>tions, et j'ai vu avec peine un certain nombre de journ<strong>au</strong>x reprocher<br />

<strong>au</strong> ministre de la guerre, —permettez-moi l'expression un peu triviale, — de<br />

ne pas avoir assuré <strong>à</strong> nos soldats du bifteck et du pain blanc <strong>à</strong> tous les repas ; on<br />

ne peut pas nourrir les troupes en campagne comme si elles étaient en garnison. Il<br />

n'y a <strong>au</strong>cun reproche <strong>à</strong> adresser <strong>à</strong> M. le ministre de la guerre en ce qui concerne<br />

l'approvisionnement de l'armée. » Quant <strong>à</strong> l'intendance, M. de Roys est d'avis<br />

qu'accablée de travail, elle a pu négliger les ambulances pour les subsistances et<br />

les <strong>au</strong>tres services.<br />

Cette question de l'intendance a pris, avec le développement donné <strong>à</strong> notre<br />

armée, une telle importance <strong>au</strong>jourd'hui qu'il ne convenait <strong>à</strong> <strong>au</strong>cun point de vue de<br />

laisser s'accréditer en France les révélations navrantes dont une partie de la presse<br />

avait cherché <strong>à</strong> émouvoir le public, surtout pendant la période électorale. <strong>Le</strong> général<br />

Farre avait essayé de rassurer le pays par une note publiée <strong>au</strong> mois d'octobre.<br />

Mais <strong>à</strong> cette note la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie répondit<br />

par « un réquisitoire accablant », « d'une précision tragique » et dont tous les<br />

journ<strong>au</strong>x ont dit <strong>à</strong> l'avance « qu'il était impossible <strong>à</strong> réfuter ». C'est <strong>à</strong> qui reproduira<br />

cet article et le complétera.<br />

Veut-on des extraits des princip<strong>au</strong>x journ<strong>au</strong>x de Paris ?<br />

« <strong>Le</strong>s hommes sont exposés <strong>à</strong> la pluie, <strong>au</strong> soleil, sans paillasses, sans couvertures,<br />

sans médicaments, les malades gisant par terre. <strong>Le</strong>s approvisionnements les<br />

plus simples manquent : les soldats sont affamés, sans distribution depuis deux


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 244<br />

jours. — <strong>Le</strong> pain biscuité est partout moisi. La plupart des boîtes de conserves<br />

contenaient de la viande corrompue que les soldats jetaient avec dégoût. Ils n'ont<br />

ni vin, ni e<strong>au</strong>-de-vie. — L'adjudication des fournitures est faite en petit comité,<br />

sans avis préalable donné <strong>au</strong>x notables négociants ; quelques privilégiés seuls sont<br />

prévenus. L'intendance est inférieure <strong>à</strong> sa tâche. On laisse les troupes en guenilles,<br />

avec des ch<strong>au</strong>ssures éculées, etc. »<br />

La vérité cependant c'est que, si les troupes eurent <strong>à</strong> souffrir du climat et des<br />

fatigues de l'expédition, le ministre de la guerre ne mérite <strong>au</strong>cun reproche d'imprévoyance<br />

<strong>à</strong> cet égard. Il y eut des surprises, cela était inévitable. On s'était préparé,<br />

comme de raison, <strong>à</strong> panser ou <strong>à</strong> opérer des blessés plus qu'<strong>à</strong> soigner et <strong>à</strong> isoler<br />

des malades : or, les [242] malades furent be<strong>au</strong>coup plus nombreux que les<br />

blessés, en sorte que certains médicaments firent déf<strong>au</strong>t, la quinine, le bismuth,<br />

par exemple, tandis que d'<strong>au</strong>tres étaient en abondance. La guerre n'ayant pas été<br />

déclarée, l'institution de la Croix-Rouge ne put pas être <strong>au</strong>torisée <strong>à</strong> envoyer en<br />

Tunisie, pas plus qu'elle ne le fut <strong>au</strong> Tonkin et <strong>à</strong> Madagascar, ses ambulances ;<br />

elle dut se borner <strong>à</strong> fournir du matériel et des médicaments (quarante-deux expéditions<br />

du 10 mai 1881 <strong>au</strong> 9 mars 1882) 171 . On fit appel <strong>au</strong>x médecins civils<br />

pour les inviter <strong>à</strong> donner en France leur concours <strong>au</strong> service de santé militaire<br />

dont les cadres étaient atteints par les exigences de l'expédition. Cet appel,<br />

conforme pourtant <strong>à</strong> tous les usages, émut vivement l'opinion 172 ; les adversaires<br />

du gouvernement se chargèrent d'en dénaturer le caractère : il n'y avait plus,<br />

d'après eux, de médecins militaires en France ; tous étaient employés en Tunisie.<br />

En réalité, de nombreux cas de fièvres typhoïdes, de fièvres de broussailles et<br />

de dysenterie avaient éclaté pendant la première partie surtout de la campagne ; et<br />

comment en eût-il été <strong>au</strong>trement ? Aucune préc<strong>au</strong>tion ne pouvait mettre nos colonnes<br />

<strong>à</strong> l'abri des torrents de pluie sous lesquels elles marchaient et campaient.<br />

Il est incontestable, en outre, que le service souffrit des rivalités, sinon de la<br />

haine, qui divisaient l'intendance et la médecine militaire. Au lieu de s'entr'aider,<br />

les deux administrations s'accusaient trop facilement l'une l'<strong>au</strong>tre ; une harmonie<br />

parfaite devait épargner <strong>au</strong>x malades la lenteur des secours, leur faciliter les soins,<br />

les transports, et malheureusement le formalisme administratif avec ses complica-<br />

171 V. l'article de M. Maxime Ducamp, dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1888.<br />

172 V. Gazette médicale du 1 er octobre 1881.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 245<br />

tions, ses excès de scrupule, tenait lieu de cette harmonie, <strong>à</strong> déf<strong>au</strong>t de laquelle les<br />

médicaments restaient en souffrance. Des témoins dignes de foi m'ont raconté que<br />

leur désir de s<strong>au</strong>ver leurs hommes ne pouvait avoir raison des obstacles insurmontables<br />

créés par la routine, l'esprit de système le plus étroit. En un mot, la bonne<br />

volonté qui seule, dans les circonstances imprévues, peut assurer la marche d'un<br />

service, a souvent manqué, quand elle eût été nécessaire, et cela par suite des dissentiments<br />

dont nous venons de parler.<br />

<strong>Le</strong> général Farre devait-il supporter la responsabilité d'un mal qui existait<br />

avant lui et qui, espérons-le, a disparu ? La f<strong>au</strong>te en est plutôt <strong>à</strong> tout le monde :<br />

qui ne sait que les rivalités de deux administrations publiques peuvent animer, <strong>à</strong><br />

l'égard les uns des <strong>au</strong>tres, d'une sorte de [243] férocité négative, mais bien funeste<br />

néanmoins, les êtres généralement les plus paisibles ? Périssent les colonies plutôt<br />

qu'un principe ! périssent <strong>au</strong>ssi les malades !<br />

Il f<strong>au</strong>t ajouter que le moindre fait isolé qui se produisait en Tunisie était signalé<br />

du même coup <strong>à</strong> des milliers de journ<strong>au</strong>x qui le commentaient, l'exagéraient ou<br />

le dénaturaient, soit afin de nourrir leurs in<strong>format</strong>ions quotidiennes et d'intéresser<br />

leur clientèle, soit pour s'en faire une arme contre le gouvernement. Ainsi un incident<br />

qui passait en Tunisie inaperçu avait en France un retentissement inattendu :<br />

des paniques se produisaient <strong>à</strong> Paris, dont on ne soupçonnait pas l'origine en<br />

Kroumirie. « Au lieu d'exagérer les incidents qui ont été depuis cinquante ans le<br />

pain quotidien de tous les gouvernements installés en Algérie, disait M. Jules Ferry<br />

<strong>à</strong> la Chambre le 19 juillet, <strong>au</strong> lieu d'agir sur les imaginations ébranlées par cette<br />

immense publicité du télégraphe et de la presse qui ne connaît plus <strong>au</strong>cune limite,<br />

qu'<strong>au</strong>cune distance n'arrête et qu'<strong>au</strong>cune censure ne réprime... aidez-nous. »<br />

Certains journ<strong>au</strong>x, non contents de recevoir ces in<strong>format</strong>ions des agences télégraphiques,<br />

avaient envoyé en Tunisie des correspondants spéci<strong>au</strong>x qui tenaient<br />

jour par jour, heure par heure, le public en baleine et rivalisaient entre eux de rapidité.<br />

<strong>Le</strong> général Forgemol dut prendre le parti de leur imposer un régime de<br />

surveillance dont ils ne cessèrent de se plaindre, et qui ne contribua pas peu <strong>à</strong><br />

<strong>au</strong>gmenter la m<strong>au</strong>vaise humeur d'une partie de la presse. Il exigea, quand cela fut<br />

possible, la communication préalable des télégrammes qu'envoyaient les correspondants<br />

attachés <strong>à</strong> nos colonnes. Des députés même, des commissions de médecins<br />

venaient en Tunisie <strong>au</strong> cours de la campagne pour ouvrir solennellement des<br />

enquêtes. Quelle expédition pourra jamais résister <strong>à</strong> un pareil contrôle ? Ce fut


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 246<br />

presque un tour de force que de pouvoir achever quand même celle de la Régence.<br />

Voit-on Bonaparte ainsi surveillé <strong>à</strong> Saint-Jean d'Acre ? Sa carrière eût été brisée<br />

du coup. Il serait trop long d'énumérer les mesures qu'a prises le général Farre<br />

pour atténuer des vices d'organisation qui ne pouvaient se découvrir qu'<strong>au</strong> jour le<br />

jour et sur le terrain. Disons cependant que chaque bataillon avait son médecin, et<br />

que les ambulances sédentaires étaient nombreuses. Quand les hommes étaient<br />

transportables, on les dirigeait sur les ambulances d'évacuation pour être envoyés<br />

dans les hôpit<strong>au</strong>x les plus proches, d'abord en Algérie, <strong>à</strong> Soukharras, <strong>à</strong> Guelma, <strong>à</strong><br />

La Calle, <strong>à</strong> Bône, <strong>à</strong> Coustantine, etc., puis en Tunisie, <strong>à</strong> Bizerte (dès le 5 mai), <strong>à</strong> la<br />

Goulette (12 <strong>au</strong> 20 mai).<br />

[244]<br />

Presque partout on faisait du pain. Chaque brigade transportait des fours de<br />

campagne, détail important et dont la mention provoqua pourtant les rires de la<br />

Chambre ; il en est de même quand le général Farre, croyant bien faire en répondant<br />

<strong>à</strong> des accusations erronées par des faits précis, déclare que les hommes sont<br />

munis de sabots, de ceintures de laine, de couvertures supplémentaires. « J'ai fait<br />

réserver, dit-il encore, 1,850 places dans les hôpit<strong>au</strong>x de la province de Constantine<br />

; l ,500 places sont encore vides ; 4,000 lits sont prêts sur le littoral tunisien et<br />

dans les ambulances sédentaires. » Ce qu'on <strong>au</strong>rait dû faire ressortir, ce que l'on<br />

comprit <strong>à</strong> l'étranger mieux qu'en France, et ce dont nous pouvions être fiers, c'est<br />

que nos troupes si jeunes ont supporté les épreuves de la campagne bien mieux<br />

qu'on n'eût osé l'espérer. « <strong>Le</strong>ur force de résistance a étonné les anciens génér<strong>au</strong>x<br />

de l'armée d'Afrique qui les conduisent. » Elles ont conservé jusqu'<strong>à</strong> la fin cet<br />

entrain, cette vigueur que nous leur avons vu montrer pendant la première campagne.<br />

Elles ont prouvé qu'elles n'avaient rien perdu de cet esprit d'initiative qui les<br />

distingue entre toutes les <strong>au</strong>tres et dont nos adversaires savent mieux que nousmêmes<br />

qu'il f<strong>au</strong>t toujours redouter les surprises. Nos soldats ne deviennent jamais<br />

complètement, entre les mains de leurs chefs, des instruments ; mal conduits, inférieurs<br />

en nombre contre une armée bien commandée, ils peuvent se laisser déconcerter<br />

et accabler ; mais, que le sort ne leur soit pas par trop défavorable, et ils<br />

ont montré en Tunisie qu'ils comptaient pour rien ce qui arrêterait des troupes plus<br />

aguerries : la fatigue, la chaleur, le froid. Plus on leur demande, plus ils donnent,<br />

pourvu qu'ils comprennent et espèrent. Ils ont rivalisé d'ardeur ou de patience,<br />

pleins de foi dans le patriotisme de leurs génér<strong>au</strong>x qui leur donnaient l'exemple.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 247<br />

Chargés, peut-être <strong>à</strong> l'excès, sous le soleil brûlant comme sous la pluie, ils mar-<br />

chaient sans se plaindre, sans laisser derrière eux de traînards. Ceux dont les Ara-<br />

bes s'emparèrent, et ils furent en très petit nombre, n'étaient ni des malades ni des<br />

blessés, mais des <strong>au</strong>dacieux, des incorrigibles qui sortaient du camp malgré la<br />

consigne et tombaient dans quelque piège, victimes de l'imprudence traditionnelle<br />

du soldat français.<br />

Avons-nous besoin d'<strong>au</strong>tres témoignages ?<br />

Quand Gabriel Charmes visita la Régence, un peu après la fin des hostilités, il<br />

est vrai, mais en plein été, alors que nos troupes poursuivaient encore les rebelles<br />

jusque dans le désert et étaient <strong>à</strong> peine installées, il s'étonna de la qualité des lits<br />

d'ambulances, dont il a fait l'essai ; de même, quant <strong>à</strong> l'abondance des provisions,<br />

<strong>à</strong> la qualité exceptionnelle du vin ordinaire. En Tunisie, <strong>à</strong> l'hôpital ou <strong>au</strong> feu, nous<br />

[245] perdîmes, pendant les sept mois que durèrent les deux campagnes, 782<br />

hommes <strong>au</strong> total. En Algérie, d'après une statistique établie <strong>au</strong> 1 er novembre 1840<br />

et relevée par M. C. Rousset, « on voyait tomber les hommes comme des mou-<br />

ches, terrassés par les fièvres ; on n'avait que le temps de les porter <strong>à</strong> l'hôpital ».<br />

Et ces hommes étaient de vieux soldats. Quelques-uns avaient dix années d'accli-<br />

matation en Algérie. Certes, on ne les ménageait pas encore be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> cette<br />

époque ; sans parler de tous ceux qui étaient tués, blessés ou enlevés <strong>au</strong> combat,<br />

pendant la marche ou même en plein repos, dans leur camp, un grand nombre<br />

tombaient victimes non des Arabes, mais des corvées qu'il fallait imposer <strong>à</strong> tous, <strong>à</strong><br />

tour de rôle, pour rendre le pays habitable, mettre une place en état de défense, la<br />

ravitailler, la relier <strong>à</strong> une <strong>au</strong>tre, etc. <strong>Le</strong> maréchal Valée utilisa la trêve qui suivit le<br />

traité de la Tafna et la prise de Constantine en faisant dessécher par nos soldats les<br />

marécages de Bouffarik. « Tel régiment, écrit M. Thure<strong>au</strong>-Dangin, le 11 e de ligne,<br />

fut empoisonné et détruit tout entier par ces dessèchements 173 . » Au 1 er novembre<br />

1840, on comptait près de quinze mille malades ou malingres, incapables<br />

d'<strong>au</strong>cun service. Sur un effectif de 71,703 hommes, 56,911 seulement étaient présents,<br />

y compris les indigènes ; — les absents s'élevaient <strong>au</strong> chiffre de quatorze<br />

mille huit cent douze 174 . Sur douze cent trente-six hommes laissés <strong>au</strong> mois de<br />

juin <strong>à</strong> Miliana, — qui furent particulièrement éprouvés, il est vrai, — soixante-dix<br />

173 Histoire de la Monarchie de Juillet, t. III, p. 538.<br />

174 Camille Rousset.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 248<br />

survivent seuls <strong>au</strong> mois de décembre 175 . Eu Tunisie, une des colonnes qui mar-<br />

chèrent le plus, celle des génér<strong>au</strong>x Logerot, de Brem et G<strong>au</strong>me, ne compta pen-<br />

dant la première campagne que vingt-neuf malades <strong>au</strong> total 176 . Ainsi, dans son<br />

[246] ensemble, —préparatifs et conduite des opérations, direction militaire pro-<br />

prement dite et direction administrative, — l'expédition de Tunisie n'échappait<br />

point, certes, <strong>à</strong> la critique, mais elle était loin de pouvoir comporter un blâme du<br />

Parlement. Il fallait pourtant que le gouvernement se retirât ; plus il prouvait <strong>à</strong> la<br />

Chambre que ses reproches étaient superficiels ou injustifiés, plus il l'embarrassait.<br />

Aussi la discussion, commencée le 5, n'est pas terminée le 8 ; elle ne le sera<br />

que le 9, et encore <strong>à</strong> huit heures du soir, et après quelles perplexités ! M. Clemen-<br />

175 Camille Rousset.<br />

176 Comparez l'organisation de la campagne de Tunisie et celle de l’expédition d'Egypte. A lire<br />

les récits de la campagne de 1798, Bonaparte lui-même <strong>au</strong>rait négligé bien des préc<strong>au</strong>tions<br />

élémentaires. Il est vrai que les armées de la République restées en Europe étaient <strong>au</strong>ssi mal<br />

partagées, mais le rapprochement n'en est pas moins intéressant. Voyez les Mémoires du<br />

colonel Vigo-Roussillon ; ce sont les mêmes critiques chagrines que celles dont nous venons<br />

de donner un résumé, mais <strong>au</strong>trement graves. En voici des extraits : « Nous débarquâmes<br />

<strong>à</strong> une lieue <strong>à</strong> l’ouest d'Alexandrie (...) la mer avait rendu malades les soldats, leurs<br />

officiers et même be<strong>au</strong>coup de marins. Heureusement nous ne trouvâmes pas d'ennemis sur<br />

la plage (...) On avait débarqué avec nous du biscuit et des légumes secs, mais nous n'avions<br />

ni marmites, ni e<strong>au</strong>, (...) ces denrées demeurèrent inutiles, d'<strong>au</strong>tant plus que nous ne disposions<br />

d'<strong>au</strong>cun moyen de transport. Ce qu'il eût fallu avant tout, c'eût été de l'e<strong>au</strong> et les<br />

moyens d'en transporter pour quelques jours. Des viandes salées, du vin de Provence et de<br />

l'e<strong>au</strong>-de-vie ne convenaient guère pour préparer les hommes <strong>à</strong> exécuter sous le soleil de<br />

juillet, en Egypte, une marche <strong>à</strong> travers un désert sans e<strong>au</strong>. <strong>Le</strong> 8 juillet, l'armée (...) se mit<br />

en marche (...) sur le Caire. Nous entrâmes dans un désert de sable où l'on ne trouva pas<br />

d'e<strong>au</strong> de toute la journée. <strong>Le</strong> lendemain, mêmes privations que la veille... <strong>Le</strong> 10, nous arrivâmes<br />

<strong>au</strong> vilain village de Birket, où nous trouvâmes un peu de bien m<strong>au</strong>vaise e<strong>au</strong>. L'armée<br />

souffrait, elle murmurait, et il y eut plusieurs actes d'indiscipline. Nous étions dans un triste<br />

état (...) Combien une imprévoyance impardonnable avait été préjudiciable <strong>à</strong> l'armée ! On<br />

eût pu conserver la vie <strong>à</strong> bien des braves, qui périrent de soif, se suicidèrent ou furent assassinés<br />

pendant ces marches pénibles (...) Il eût suffi de pourvoir, <strong>au</strong> départ, chaque soldat<br />

d'un petit bidon pour porter son e<strong>au</strong>. <strong>Le</strong> général en chef, qui connaissait le pays dans lequel<br />

il voulait nous conduire... est responsable de cette incurie (...) La même imprévoyance se<br />

retrouva en toutes choses. <strong>Le</strong> 13... le biscuit avait été gaspillé, et le pain manquait. Après<br />

avoir subi toutes les horreurs de la soif, nous mourions de faim, <strong>au</strong> milieu d'immenses quantités<br />

de blé... nous n'avions pas de moulins... pas de fours ... pas de bois... »<br />

Gambetta, dans son discours <strong>au</strong> Sénat, en décembre, déclara qu'il avait recueilli les<br />

impressions de nos génér<strong>au</strong>x sur la situation de nos troupes en Tunisie. « Eh bien ! je dis et<br />

j'atteste que, dans cette affaire encore, il est un point fixe, certain, indéniable, c'est que la<br />

responsabilité de l'administration supérieure de la guerre est absolument <strong>à</strong> couvert, et qu'il<br />

résulte du témoignage <strong>au</strong>torisé de tous ceux qui ont été chargés de conduire et de commander<br />

nos troupes que dans <strong>au</strong>cune expédition précédente il n'y avait eu tant de sollicitude,<br />

tant d'éléments utiles rassemblés (...) Jamais il n'y avait eu <strong>au</strong>tant de concours dévoués, tant<br />

de preuves matérielles du bon vouloir et de l'efficacité de ce bon vouloir de la part de l'administration<br />

militaire supérieure. Voil<strong>à</strong> la vérité. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 249<br />

ce<strong>au</strong>, jugeant en chef d'attaque la situation, se rendit compte du peu d'effet des<br />

critiques dirigées contre la conduite de l'expédition et, négligeant les résultats, fit<br />

surtout porter le débat sur les origines, insinuant qu'elles étaient suspectes. Il ré-<br />

sumait ainsi et rappelait fort habilement cette triste campagne d'accusations lan-<br />

cées par certains journ<strong>au</strong>x, <strong>à</strong> commencer par l’Intransigeant y contre le gouvernement<br />

et son représentant en Tunisie. Accusations vagues qui se répandaient <strong>au</strong><br />

jour le jour et qui n'avaient nullement besoin d'être fondées, pourvu qu'il fût difficile<br />

d'en prouver la f<strong>au</strong>sseté ; et dans le nombre, il en était souvent de telles. <strong>Le</strong><br />

Cabinet ne pouvait pas répondre <strong>à</strong> toutes les questions, éclaircir tous les doutes :<br />

l'évidence ne se démontre pas facilement ; il était en outre tenu <strong>à</strong> une grande réserve<br />

[247] dans l'exposé des difficultés qui avaient rendu l'expédition inévitable.<br />

De telle sorte que, en l'obligeant <strong>à</strong> se disculper sans cesse ou <strong>à</strong> couvrir ses agents,<br />

on pouvait aisément le réduire <strong>à</strong> n'avoir d'<strong>au</strong>tres moyens de défense, contre des<br />

adversaires infatigables, que d'énergiques dénégations. <strong>Le</strong>s premières paroles de<br />

M. Clemence<strong>au</strong> réveillent l'attention de la Chambre ; on rit encore, mais ce n'est<br />

plus de la gaieté, «M.1e président du conseil, dit-il, s'est posé avec be<strong>au</strong>coup d'art<br />

un certain nombre de questions <strong>au</strong>xquelles il a eu le bonheur de répondre <strong>à</strong> sa<br />

propre satisfaction ; je vous demanderai la permission de lui en poser quelquesunes<br />

<strong>à</strong> mon tour. » L'expédition a pour principale origine, <strong>au</strong>x yeux du député<br />

radical, les dispositions militantes de M. Roustan, et d'<strong>au</strong>tre part la persistance<br />

avec laquelle notre agent a favorisé des entreprises particulières, — françaises, il<br />

est vrai, — la compagnie Bône-Guelma, la Société marseillaise, le Crédit foncier,<br />

etc., etc. « Dans toutes les entreprises dont j'ai parlé, dit-il, je n'aperçois que des<br />

hommes qui sont <strong>à</strong> Paris, qui veulent faire des affaires et gagner de l'argent <strong>à</strong> la<br />

Bourse... Ce n'est point pour de telles affaires qu'il fallait engager une lutte avec le<br />

bey et créer la crise qui a amené l'expédition. » « Et c'est pour satisfaire de pareils<br />

intérêts, continue-t-il, en résumé, que vous avez fait la guerre, violé la Constitution,<br />

et que vous êtes venus mettre la Chambre en présence d'un fait accompli.<br />

Vous avez dépensé des sommes considérables sans nous consulter ; vous avez<br />

brusqué notre séparation, précipité les élections, prolongé indéfiniment l'intersession...<br />

Voil<strong>à</strong> les graves accusations que je porte contre le ministère ; vous avez<br />

trompé la Chambre ! trompé le pays ! » Et comme la Chambre est visiblement<br />

impressionnée par ce table<strong>au</strong> de ses privilèges foulés <strong>au</strong>x pieds, de ses droits, de<br />

sa souveraineté méconnus, M. Clemence<strong>au</strong> revient <strong>à</strong> la charge, et avec un accent<br />

de menace qui fit <strong>au</strong>trement d'impression que les déclarations du général Farre :


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 250<br />

« Vous avez trompé la Chambre ! comprenez bien la portée du mot : la Chambre a<br />

été induite en erreur, trompée par vous. — Mais ce n'est pas tout ; vous avez affaibli<br />

l'armée et, <strong>au</strong> dehors, vous avez porté atteinte <strong>à</strong> la situation diplomatique de<br />

la France. Une enquête seule fera connaître les véritables origines de cette affaire<br />

et permettra d'établir les responsabilités... Messieurs, si vous ne votez pas cette<br />

enquête, c'est encore un blanc-seing que vous donnez <strong>au</strong> ministère et dont on se<br />

servira contre vous... C'est avec une confiance pareille que la Chambre, en 1870,<br />

s'est réveillée <strong>à</strong> Sedan. »<br />

M. J. Ferry répondit, le lendemain, par un discours qui ne dura pas moins de<br />

quatre heures, <strong>au</strong>x attaques de MM. Naquet, <strong>Le</strong> F<strong>au</strong>re et [248] Clemence<strong>au</strong>. Il<br />

n'eut pas de peine <strong>à</strong> faire ressortir ce qu'il y avait d'erroné dans les prétendues<br />

révélations de ce dernier. « Ce que vous appelez, avec M. Ballue, « un coup de<br />

Bourse » , je dis, moi, que c'est une chose patriotique, honnête, utile, et que ce fut<br />

l<strong>à</strong> un coup de fortune pour la France ! Si nous nous étions abstenus, il n'y <strong>au</strong>rait<br />

pas eu assez de justes reproches, de malédictions <strong>à</strong> nous adresser. » Il fait également<br />

justice de la tendance qu'ont ses adversaires <strong>à</strong> présenter l'expédition de Tunisie<br />

comme un désastre national.<br />

Quant <strong>au</strong>x critiques de M. Naquet, M. Ferry rappelle ses déclarations des 5 et<br />

11 avril, et répète une fois de plus qu'il ne pouvait alors donner d'explications plus<br />

complètes, sans mettre en jeu l'amour-propre des puissances. « Si la France républicaine<br />

veut avoir une politique extérieure, ce silence patriotique qui fut gardé<br />

par tout le monde dans la Chambre <strong>à</strong> cette époque devra être la règle dans tous les<br />

cas analogues. » Il a parlé, du reste, ainsi que M. A. Proust, le 24 mai, et la<br />

Chambre estimait ce jour-l<strong>à</strong> que les explications qu'on lui fournissait étaient suffisantes,<br />

puisqu'elle empêcha M. Barthélemy Saint-Hilaire de monter <strong>à</strong> la tribune<br />

pour lui en donner davantage.<br />

Au mois de novembre, toutefois, il f<strong>au</strong>t le reconnaître, l'opposition a be<strong>au</strong> jeu<br />

pour attaquer avec plus de force le gouvernement sur le terrain de la politique<br />

étrangère, pour reprendre les arguments du duc de Broglie et pour effrayer l'opinion<br />

par la perspective de l'isolement qui menace la France et dont il est facile de<br />

faire remonter une des c<strong>au</strong>ses principales <strong>à</strong> l'expédition tunisienne. En vain M. J.<br />

Ferry annonce qu'en ce qui concerne l'Italie une détente notable s'est produite depuis<br />

les troubles de Marseille, de Gênes, etc. <strong>Le</strong> traité de commerce, négocié <strong>à</strong><br />

Rome, vient de se conclure <strong>à</strong> Paris. Il est signé depuis le 3 novembre ; les Cham-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 251<br />

bres, de part et d'<strong>au</strong>tre, le ratifieront. On objecte que le dissentiment politique n'en<br />

subsiste pas moins, profond, irréparable entre les deux nations, et les journ<strong>au</strong>x ne<br />

manquent pas de commenter et de préciser les appréhensions qui se formulent<br />

nécessairement avec réserve <strong>à</strong> la tribune. En quelques mots, le président du<br />

conseil, refusant d'entrer sur ce point dans des développements dangereux et mettant<br />

lui-même en pratique la théorie du silence qu'il vient de développer, démontre<br />

<strong>à</strong> quiconque est de bonne foi, « <strong>à</strong> tous ceux qui voudront réfléchir », que la situation<br />

n'est changée qu'<strong>à</strong> notre avantage. « On a dit que nous avions modifié l'échiquier<br />

militaire, en cas de guerre européenne. Oui, mais <strong>à</strong> notre profit : en fermant<br />

une porte par laquelle on peut entrer chez nous. » Et il complète cette indication<br />

bien légère par ces paroles : « Si dans un temps donné, éloigné, j'en suis sûr, il se<br />

produisait un conflit dans [249] le bassin de la Méditerranée, ce jour-l<strong>à</strong>, vous direz<br />

qu'il s'est trouvé, en 1881, un ministre qui a pris une initiative périlleuse pour<br />

lui, mais heureuse pour la patrie. » A ne considérer pourtant que les apparences,<br />

l'opposition semblait être dans le vrai en attribuant <strong>à</strong> l'affaire de Tunis l'évolution<br />

qui se produisit en 1881 dans la politique générale européenne. Laissons de côté<br />

l'Angleterre rassurée, ainsi que la Porte, quant <strong>à</strong> nos prétendues visées sur la Tripolitaine<br />

: mais en Italie, par contre, la situation est plus complexe. Sans doute, <strong>à</strong><br />

Rome et a Paris, les discours les plus courtois, les plus amic<strong>au</strong>x même ont été<br />

échangés <strong>à</strong> l'occasion des négociations commerciales. C'est le signe d'une bonne<br />

volonté réciproque. Mais, d'<strong>au</strong>tre part, le public ne se laisse pas prendre <strong>à</strong> la douceur<br />

de ces paroles, et il constate que M. de Noailles ne retourne pas <strong>à</strong> Rome, pas<br />

plus que le général Cialdini n'est resté <strong>à</strong> Paris : les deux ambassades sont confiées<br />

<strong>à</strong> deux chargés d'affaires, le marquis de Revers<strong>au</strong>x et le baron Marochetti. A Tunis,<br />

M. Maccio n'est pas remplacé ; son poste reste géré toujours par M. Rayb<strong>au</strong>di-Massiglia.<br />

Ce n'est pas tout : des symptômes plus graves trahissent l'état d'esprit<br />

d'une partie de l'opinion et du gouvernement en Italie, <strong>à</strong> l'égard de la France.<br />

<strong>Le</strong>s polémiques de la presse ont redoublé : obéissant <strong>à</strong> la pression d'une minorité<br />

ardente, singulièrement encouragées, il f<strong>au</strong>t le dire, par nos divisions et par les<br />

arguments que nos journ<strong>au</strong>x sont les premiers <strong>à</strong> leur fournir, un certain nombre de<br />

feuilles italiennes, telles que le Diritto, l’Epoca, la Riforma, la Bersagliere, etc.,<br />

organisent une campagne en règle contre la France et contre la République, contre<br />

Gambetta nommément, dont elles se plaisent <strong>à</strong> représenter <strong>à</strong> l'Europe monarchique<br />

la prochaine arrivée <strong>au</strong> pouvoir comme un danger. En même temps que s'accentue<br />

ce déchaînement de sentiments hostiles, on voit l'apaisement, le silence se


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 252<br />

faire, comme par enchantement, dans toute la presse de la Péninsule <strong>à</strong> l'égard de<br />

l'Autriche. <strong>Le</strong>s menées dont on se plaignait tant <strong>à</strong> Vienne cessent ; « l'abdication<br />

momentanée de l’irredente » est un mot d'ordre accepté par tous ; on arrache des<br />

murs les affiches où flamboyaient ces mots : « Vogliamo Trieste », et qui s'éta-<br />

laient jusqu'alors presque impunément <strong>au</strong>x yeux de la foule. Tandis que ces dispositions<br />

se propageaient, on répand le bruit que le roi Humbert va se rendre <strong>à</strong> Vienne.<br />

La nouvelle est démentie d'abord, puis confirmée. <strong>Le</strong> voyage s'accomplit, en<br />

effet, et c'est avec enthousiasme que le Roi, la reine Marguerite, M. Depretis et M.<br />

Mancini sont accueillis en Autriche. N'est-il pas clair que l'Italie a répondu <strong>à</strong> notre<br />

entrée en Tunisie par son accession publique <strong>à</strong> la triple alliance ?<br />

[250]<br />

Il n'en est pas ainsi cependant, et le raisonnement, si bien établi qu'il paraisse,<br />

n'a que la clarté d'un mirage. Sur ce point encore on a tenté d'accréditer une légende<br />

<strong>au</strong>jourd'hui détruite, mais que le gouvernement français, <strong>au</strong> lendemain du<br />

voyage <strong>à</strong> Vienne, ne pouvait pas même discuter : il n'avait d'<strong>au</strong>tre ressource alors<br />

que de faire appel en termes plus ou moins voilés <strong>au</strong> bon sens « de ceux qui réfléchissent<br />

». Ceux-l<strong>à</strong> seuls comprirent alors ce que les <strong>au</strong>tres reconnaissent <strong>au</strong>jourd'hui.<br />

La prétendue évolution que signalaient les adversaires du cabinet n'était que<br />

le développement d'une ligne de conduite qui n'a pas varié depuis le désappointement<br />

de la paix de Villafranca, et dont les principales étapes furent le traité de<br />

septembre 1864, la guerre de 1866, la prise de Rome et l'ultimatum de Tunis en<br />

1870-1871. Victor-Emmanuel lui-même n'avait-il pas fait, en 1873, sa visite <strong>à</strong><br />

Vienne et <strong>à</strong> Berlin ? En supposant que notre expédition de Tunisie n'eût pas eu<br />

lieu, l'évolution commencée en eût-elle moins suivi son cours ? Tout <strong>au</strong> contraire<br />

; elle fût devenue inévitable et se serait sans doute accentuée davantage encore.<br />

La situation que nous connaissons dans la Régence n'eût pas manqué de se tendre<br />

de plus en plus, et l'anarchie, la ruine, portées <strong>à</strong> leur comble, <strong>au</strong>raient nécessité<br />

une intervention énergique des puissances intéressées. Admettons, pour en finir<br />

avec notre hypothèse, que la France ait eu le triste courage d'abdiquer ses droits et<br />

qu'elle ait appelé les Italiens <strong>à</strong> réorganiser avec elle l'ordre dans la Régence, que<br />

nous ayons fait avec eux en Tunisie ce que nous fîmes avec l'Angleterre en Egypte<br />

d'où nous avons été si vite évincés, n'était-ce pas l'organisation de la discorde ?<br />

Quelle solution, en effet, <strong>au</strong>rait pu stimuler davantage et exaspérer, sans les satisfaire,<br />

les ambitions de l'Italie ? De quels conflits, de quels désordres, notre fron-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 253<br />

tière algérienne, notre colonie elle-même n'<strong>au</strong>rait-elle pas été menacée ? Quelles<br />

relations alors eussent existé entre la France et l'Italie, le bey ne manquant pas,<br />

avec son entourage, d'attiser le feu, d'aviver et de multiplier les difficultés, en se<br />

jetant, suivant la tactique traditionnelle du Bardo, tantôt de notre côté, tantôt<br />

contre nous ? La nécessité de trouver <strong>à</strong> tout prix un point d'appui, des alliances, ne<br />

se serait-elle pas imposée <strong>à</strong> l'Italie ? Notre expédition de Tunis a pu être le pré<strong>texte</strong>,<br />

elle n'a pas été la c<strong>au</strong>se du voyage <strong>à</strong> Vienne : l'Italie devait fatalement chercher<br />

<strong>à</strong> remplacer la Russie dans la triple alliance, et M. Ferry a rendu <strong>au</strong>x deux pays un<br />

grand service en usant de son droit pour ne pas laisser subsister, entre nos voisins<br />

et nous, ce qu'on a appelé justement la pomme de discorde, un germe de division<br />

qui ne pouvait que prendre avec le temps des proportions chaque jour plus inquiétantes<br />

et dégénérer en [251] grave querelle. Au prix de complications regrettables,<br />

il est vrai, mais dont la responsabilité n'incombe point <strong>au</strong> gouvernement français,<br />

et qui s'oublieront, espérons-le, il a fermé la porte, suivant sa propre expression, <strong>à</strong><br />

des dangers certains, très redoutables, <strong>au</strong>xquels l'intérêt supérieur de la France et<br />

celui de l'Europe commandaient de couper court sans plus de retard et d'un seul<br />

coup.<br />

La majorité de la Chambre se rendait compte, avec l'opinion française éclairée,<br />

de cette situation, et l'instinct qu'elle avait des périls que le ministère venait<br />

de conjurer ne contribuait pas peu <strong>à</strong> <strong>au</strong>gmenter ses incertitudes. C'était pour elle<br />

une question non seulement d'équité, mais de patriotisme, que d'approuver une<br />

expédition dont chacun sentait, bien plus encore que le gouvernement n'avait pu<br />

démontrer, l'urgence et la nécessité. Mais la minorité persistant dans son attitude,<br />

avec d'<strong>au</strong>tant plus d'obstination qu'elle voit la Chambre plus indécise, revient <strong>à</strong> la<br />

charge. M. Jules Ferry a prononcé des paroles qui prêtent facilement <strong>à</strong> la discussion,<br />

<strong>à</strong> un certain genre de discussion tout <strong>au</strong> moins ; il a formulé cette théorie,<br />

assez simple pourtant, du silence qu'un gouvernement responsable doit garder en<br />

certaines circonstances, et il a cru justifier ainsi l'ombre volontaire où il a laissé<br />

une partie des origines de l'expédition. L'extrême g<strong>au</strong>che n'a pas assez de protestations<br />

pour combattre et flétrir une semblable théorie. Après M. Ballue, M. Clemence<strong>au</strong><br />

monte de nouve<strong>au</strong> <strong>à</strong> la tribune : « M. J. Ferry m'a répliqué, dit-il, mais il<br />

ne m'a pas répondu. » <strong>Le</strong> député radical, poussant <strong>à</strong> l'extrême l'application du<br />

principe de gouvernement qui vient de lui être opposé, s'écrie qu'elle mène tout<br />

droit <strong>à</strong> la suppression de la République et <strong>à</strong> l'abandon de l'existence même de la


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 254<br />

France <strong>au</strong>x mains d'un cabinet irresponsable. Et comme on lui reproche de jouer<br />

étrangement sur les mots, il revient sur ses premières attaques et les accentue,<br />

sans manquer de faire observer que par l'aveu seul de son silence le ministère ris-<br />

que <strong>au</strong>jourd'hui de se mettre dans la situation la plus fâcheuse vis-<strong>à</strong>-vis des cabi-<br />

nets européens. « Plus on a voulu cacher la lumière, plus une enquête est nécessai-<br />

re, et cette enquête, j'espère, ajoute-t-il, qu'elle aboutira <strong>à</strong> la mise en accusation du<br />

cabinet ! »<br />

La droite assistait sans y prendre part <strong>à</strong> ce débat où l'extrême g<strong>au</strong>che et même<br />

quelques députés de la g<strong>au</strong>che lui avaient épargné la peine d'attaquer le ministère.<br />

Un de ses membres cependant, M. de Mun, vint prendre la parole <strong>au</strong> nom de ses<br />

amis, la clôture une fois prononcée. <strong>Le</strong> résumé du discours de cet orateur, qui<br />

faisait alors ses débuts <strong>à</strong> la Chambre, nous montre sous un jour frappant le rôle<br />

des membres du parti républicain qui ne se contentèrent pas de formuler [252]<br />

leurs critiques, mais cherchèrent dans l'expédition tunisienne une occasion de ren-<br />

verser un cabinet de plus, après tant d'<strong>au</strong>tres.<br />

« Pendant quatre jours, la France a vu se succéder <strong>à</strong> la tribune des hommes<br />

qui, par leur attachement <strong>à</strong> la République ou même par leurs sympathies pour le<br />

ministère, ne s<strong>au</strong>raient être suspectés d'avoir apporté dans cette affaire un esprit<br />

de parti ou d'opposition systématique ; ils sont venus en termes émus, avec des<br />

témoignages accablants, convaincre le ministère de la plus coupable des aventures<br />

politiques. Ils ont apporté ici l'inventaire de ses contradictions intéressées de ses<br />

calculs funestes ; ils ont dénoncé la politique électorale qui a été la fatalité de ses<br />

actes... Nous sommes demeurés les témoins attristés de ce débat cruel pour l'honneur<br />

de la France... » Et comme conclusion, c'est le témoignage d'une partie de la<br />

g<strong>au</strong>che que M. de Mun invoque pour déposer un ordre du jour de blâme sévère<br />

contre le gouvernement républicain.<br />

Alors commence la période la plus pénible de ce long débat ; on passe <strong>au</strong> vote.<br />

328 voix contre 161 repoussent la demande d'enquête de M. Clemence<strong>au</strong>. Une<br />

demande analogue de M. Ballue est également écartée ; de même l'ordre du jour<br />

pur et simple, la clôture. Des propositions surgissent dans tous les sens. A peine<br />

ont-elles le temps d'arriver jusqu'<strong>au</strong> bure<strong>au</strong> du président que d'<strong>au</strong>tres leur succèdent,<br />

et après celles-ci d'<strong>au</strong>tres encore. Il est impossible d'apprécier le nombre<br />

d'ordres du jour qui furent déposés ce jour-l<strong>à</strong> : mais l’Officiel, qui ne les enregistra<br />

pas tous, n'en compte pas moins de trente-trois. <strong>Le</strong>s perplexités de la Chambre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 255<br />

n'ont fait que s'accroître dans la fièvre des discussions <strong>au</strong>xquelles elle se <strong>livre</strong><br />

depuis près d'une semaine. Elle a conscience qu'elle doit enfin prendre un parti,<br />

qu'il est impossible de renvoyer encore <strong>au</strong> lendemain son vote. Mais <strong>à</strong> quelle décision<br />

s'arrêter ? comment la formuler ? <strong>Le</strong> blâme serait trop injuste ; l'approbation<br />

est impossible.<br />

M. Casimir Périer apporte un ordre du jour transactionnel qui donne <strong>à</strong> la majorité,<br />

<strong>au</strong> milieu de la confusion où elle se cherche, une lueur d'espoir, lui fait entrevoir<br />

le dénouement <strong>au</strong>quel il f<strong>au</strong>t pourtant qu'on aboutisse : l'avènement du ministère<br />

Gambetta sans la condamnation du ministère Ferry. « La Chambre résolue,<br />

dans les circonstances présentes, <strong>à</strong> n'entraver en rien les opérations militaires qui<br />

se poursuivent en Tunisie, passe <strong>à</strong> l'ordre du jour. »<br />

Mais ce n'est pas assez pour rallier les hésitants. 199 voix seulement se prononcent<br />

en faveur de cette motion, et 231 contre. Que f<strong>au</strong>dra-t-il donc pour qu'une<br />

majorité se forme ?<br />

[253]<br />

Gambetta, depuis le commencement du débat, n'a pas parlé ; pendant la dernière<br />

séance, il est même resté hors de la salle, attendant les événements, inquiet,<br />

attristé, trop clairvoyant <strong>au</strong>ssi pour ne pas sentir ce qu'il y avait d'injuste et<br />

d'alarmant dans l'attitude de la Chambre. « Comment voulez-vous que je gouverne,<br />

dit-il <strong>à</strong> quelques-uns de ses amis, avec cette Chambre ; quand, après un tel<br />

effort, on ne trouve pas une majorité ! » Néanmoins il fallait agir. On l'attendait,<br />

et il était clair que nulle décision ne serait prise <strong>au</strong>ssi longtemps qu'il déclinerait<br />

toute initiative. Il ne pouvait, dans une circonstance <strong>au</strong>ssi critique, être le chef du<br />

parti républicain et s'abstenir, ajourner davantage le moment de prendre une direction<br />

qu'on ne voulait recevoir que de lui. En outre, successeur désigné de M. Jules<br />

Ferry, il était le seul <strong>à</strong> pouvoir présenter un ordre du jour qui renversât le cabinet<br />

sans le blâmer. Il suffisait qu'il manifestât son intention d'accepter le pouvoir :<br />

cela fait, rien ne l'obligeait <strong>à</strong> condamner la politique de son prédécesseur ; il devait<br />

même la faire approuver, puisque sa mission allait être de la continuer. C'est<br />

ce que tout le monde sentait : il n'y avait que lui pour pouvoir en même temps<br />

rendre justice <strong>à</strong> M. Ferry et le remplacer ! Il monta enfin <strong>à</strong> la tribune : « Je pense,<br />

dit-il, qu'il est de l'intérêt commun de tous les partis, dans cette enceinte, que la<br />

discussion qui a lieu devant vous depuis quatre jours ne se termine pas par un


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 256<br />

aveu d'impuissance. J'ai voté l'ordre du jour pur et simple... <strong>Le</strong> spectacle doulou-<br />

reux que nous donnons justifie suffisamment ce vote. Maintenant il y a un intérêt<br />

supérieur <strong>à</strong> en finir par un vote clair et de nature <strong>à</strong> fixer l'opinion, <strong>au</strong> dedans et <strong>au</strong><br />

dehors. » Et Gambetta propose cet ordre du jour qui consacre en peu de mots l'approbation<br />

la plus complète de l'expédition de Tunisie : « La Chambre, résolue <strong>à</strong><br />

l'exécution intégrale du traité souscrit par la nation française le 12 mai 1881, passe<br />

<strong>à</strong> l'ordre du jour. »<br />

La majorité accepte <strong>au</strong>ssitôt cette rédaction : 355 voix contre 68 et 124 abstentions<br />

(parmi lesquelles celle de M. Clemence<strong>au</strong> qui préparait déj<strong>à</strong> sa campagne<br />

contre le cabinet <strong>à</strong> venir), 355 voix se prononcèrent pour l'adoption. La crise était<br />

terminée.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, M. J. Ferry remettait <strong>à</strong> M. Grévy, qui ne l'accepta pas sans<br />

quelques difficultés, sa démission et celle de ses collègues. <strong>Le</strong> cabinet se retirait,<br />

il ne tombait point. On s'attendait <strong>à</strong> voir son chef, <strong>au</strong> moins, rester <strong>au</strong>x affaires et<br />

trouver place dans le nouve<strong>au</strong>, dans le grand ministère ; on sait qu'il n'en fut rien.<br />

Ni M. Jules Ferry, ni M. Barthélemy Saint-Hilaire, ni même le général Farre ne<br />

firent partie du gouvernement que Gambetta avait dû se résigner <strong>à</strong> constituer et<br />

qui ne devait pas durer trois mois.<br />

[254]<br />

§2. <strong>Le</strong> 31 janvier 1882, M. Jules Ferry revenait <strong>au</strong>x affaires ; il y resta, s<strong>au</strong>f<br />

une interruption de six mois, jusqu'<strong>à</strong> la fin de l'expédition du Tonkin. En 1881<br />

comme en 1885 rien ne fut plus injustifié que sa retraite ; deux fois il a quitté le<br />

ministère, après avoir commis des f<strong>au</strong>tes sans <strong>au</strong>cun doute, mais <strong>au</strong> lendemain de<br />

deux conquêtes. En 1885 sa disgrâce fut si complète devant la Chambre, qu'<strong>à</strong> peine<br />

lui laissa-t-on le temps d'achever son œuvre, de terminer cette affaire du Tonkin<br />

qu'il n'avait pas commencée ; non seulement on l'accabla des pires outrages,<br />

mais on mit tant de hâte, tant de passion <strong>à</strong> le renverser qu'on faillit en quelques<br />

heures compromettre la paix que son administration était arrivée <strong>à</strong> conclure avec<br />

la Chine. Et cependant sa situation alors était plus forte, en un sens, qu'en 1881, la<br />

République ayant perdu Gambetta. En 1885, il a fallu pour le renverser la panique<br />

de Langson ; en 1881, il a suffi des succès de Sfax et de Kairouan.<br />

L'opinion n'est pas revenue de cette injustice, et notre politique coloniale a<br />

failli en être victime par contrecoup. La minorité que l'on connaît, enhardie par


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 257<br />

des succès toujours inespérés et pourtant répétés, a tenté d'imposer <strong>au</strong> pays un<br />

recueillement soi-disant patriotique qui n'était <strong>au</strong>tre que l'immobilité, la décaden-<br />

ce anticipée. <strong>Le</strong> moment, par bonheur, parut mal choisi pour cette abdication,<br />

quand il fallait montrer <strong>au</strong> contraire que nous avions repris nos forces et quand<br />

l'heure allait sonner pour l'Europe de se partager ce qui reste dans le monde de<br />

régions <strong>à</strong> civiliser. La France, d'ailleurs, n'est plus maîtresse de rester en dehors de<br />

ce mouvement général d'expansion lointaine. Elle a trop souvent donné l'exemple<br />

de l'initiative et sur trop de points du globe pour s'arrêter tout <strong>à</strong> coup et s'effacer<br />

devant ses riv<strong>au</strong>x. Ne serait-ce que pour conserver ce qu'elle a conquis, elle doit<br />

plus que jamais affirmer, partout où elle est représentée, sa vitalité ; <strong>au</strong>trement<br />

elle ne comptera plus. Cela est si vrai que les préventions contre lesquelles le<br />

gouvernement eut <strong>à</strong> lutter, lors des entreprises qui suivirent notre occupation de la<br />

Tunisie, sont déj<strong>à</strong> près de disparaître, et qu'<strong>au</strong>jourd'hui il n'est besoin d'<strong>au</strong>cun courage<br />

pour essayer de les dissiper. Ce qu'on a appelé <strong>à</strong> tort l'impopularité de nos<br />

dernières expéditions n'était pas un sentiment national, il s'en f<strong>au</strong>t de be<strong>au</strong>coup.<br />

La France des Dupleix et des Cartier n'est pas <strong>au</strong>ssi changée qu'on veut bien le<br />

dire ; elle n'a rien perdu de son <strong>au</strong>dace, de son énergie, ni même de l'esprit d'aventure<br />

et de chevalerie qui lui a fait braver tant de périls ; mais la vérité est qu'on a<br />

mis son enthousiasme colonial <strong>à</strong> de trop rudes épreuves depuis le siècle dernier ;<br />

on n'a rien épargné pour l'abattre et pour le remplacer par de la défiance. <strong>Le</strong> mal<br />

date de loin ; mais comment serait-il oublié ? Une grande déception nous reste <strong>au</strong><br />

[255] cœur : nos pères ont ouvert <strong>à</strong> l'Europe les plus belles contrées de l'Amérique<br />

et de l'Asie ; et ce sont des étrangers, les fils de leurs adversaires, qui ont récolté<br />

le fruit de leur courage et de leur génie. Malgré cette expérience démoralisante<br />

entre toutes, après les troubles de la Révolution, les guerres du premier Empire, la<br />

France n'a pas cru pouvoir se soustraire cependant <strong>à</strong> sa mission civilisatrice, et<br />

elle a consenti <strong>à</strong> coloniser encore un troisième continent. Elle a vaincu toutes les<br />

résistances, accepté tous les sacrifices pour mener <strong>à</strong> bien sa conquête de l'Afrique<br />

du Nord. Rien n'a pu la détourner de son but ; elle n'a pas laissé triompher l'opposition<br />

que la bourgeoisie parlementaire fit pendant longtemps <strong>à</strong> l'expédition. Opposition<br />

si obstinée, qu'il a fallu trois ans <strong>au</strong> gouvernement pour occuper Alger,<br />

trois ans, et l'arrivée <strong>au</strong> pouvoir du ministre des Ordonnances, trois ans, pendant<br />

lesquels nous vîmes notre agent outragé, nos vaisse<strong>au</strong>x pillés, notre pavillon parlementaire<br />

insulté, canonné devant cinquante mille spectateurs. Ce ne fut pas assez<br />

pour obliger les ministres de Charles X <strong>à</strong> prendre un parti : en 1827, après


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 258<br />

l'histoire du coup d'éventail, des élections législatives étaient proches, comme en<br />

1881. On commença par s'occuper des élections ; « préparer <strong>à</strong> la fois les élections<br />

générales et une grande expédition, c'était trop d'affaires en même temps 177 ».<br />

<strong>Le</strong>s élections faites, le cabinet renversé, le gouvernement continua <strong>à</strong> tergiverser ;<br />

bien plus, il fit appel <strong>au</strong> concours de l'étranger, pria l'Angleterre, la Russie, le pa-<br />

cha d'Egypte, de venir venger nos affronts. Alger entre nos mains, l'opposition fut<br />

encore loin de désarmer : « elle n'accueillit qu'avec une froideur malveillante le<br />

succès d'une expédition qu'elle avait blâmée dès le début et surveillée dans ses<br />

péripéties d'un regard de plus en plus défiant et jaloux 178 ». L'armée elle-même<br />

ne fut pas insensible <strong>à</strong> ce mécontentement qu'elle ne pouvait s'expliquer, et comme<br />

<strong>au</strong>paravant celle de Kléber en Egypte, voyant ses efforts mal récompensés, les<br />

croyant inutiles, elle fut prise d'une véritable nostalgie et ne demandait plus qu'<strong>à</strong><br />

rentrer en France. Si le gouvernement l'a maintenue en Algérie, c'est que l'opposition<br />

était manifestement en désaccord avec le sentiment général du pays, sentiment<br />

que le suffrage restreint ne pouvait exprimer clairement, mais qui existait<br />

cependant et grandissait. La Chambre n'en tenait pas assez compte, et sa circonspection<br />

semble <strong>au</strong>jourd'hui d'<strong>au</strong>tant plus difficile <strong>à</strong> expliquer que la loi militaire<br />

de 1832, <strong>au</strong>torisant le remplacement, permettait <strong>au</strong> plus grand nombre de [256]<br />

ses électeurs de rester chez eux. <strong>Le</strong> peuple qui ne votait pas faisait en majeure<br />

partie les frais de ces campagnes qu'elle combattait, le peuple et une élite nombreuse<br />

de volontaires, parmi lesquels les princes de la famille royale. Quoi qu'il en<br />

soit, il n'a fallu rien moins qu'une infatigable ténacité et encore une fois l'appui<br />

moral de l'opinion, pour conjurer l'effet des incertitudes et de l'hostilité de la<br />

Chambre. Pendant la moitié des dix premières années de l'expédition d'Algérie,<br />

écrit M. Camille Roussel, « elle n'eut le courage ni de répudier absolument la<br />

conquête ni de faire tout d'un coup les sacrifices d'hommes et d'argent que son<br />

hésitation rendait de jour en jour plus considérables et plus nécessaires, et, pendant<br />

qu'elle paralysait la conquête, ses discussions passionnées allaient réveiller<br />

périodiquement chez les indigènes l'espoir de la délivrance et les encourager <strong>à</strong> la<br />

révolte 179 ».<br />

177 Camille Rousset, la Conquête d'Alger.<br />

178 Ibid.<br />

179 Camille Rousset, la Conquête d'Alger, l vol., Plon.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 259<br />

Mais cette conquête admise par les uns, subie par les <strong>au</strong>tres, si discutée par<br />

tous 180 que fut-elle, pendant près de quarante années, sinon l'occasion de luttes<br />

perpétuelles qui arrêtèrent nécessairement l'initiative de notre commerce et de nos<br />

colons ? Pendant combien de temps en France ne vit-on « dans l'Algérie qu'un<br />

camp et dans les indigènes qu'une armée » ? Etait-ce cet état d'insécurité, de guerre<br />

obscure, ruineuse, interminable, qui devait donner tort <strong>à</strong> l'opposition et récompenser<br />

l'opinion de sa longue constance ? N'y avait-il pas bien plutôt de quoi encourager<br />

les adversaires de la politique coloniale et décourager ses partisans ?<br />

Parlerons-nous du Sénégal, de la Guyane, de la Cochinchine, de l'Inde, des Antilles<br />

et de ce qui a été fait l<strong>à</strong> <strong>au</strong>ssi comme <strong>à</strong> plaisir, par plusieurs gouvernements<br />

bien différents cependant, pour en détourner non seulement l'activité, mais les<br />

sympathies de la nation ? Qu'on n'oublie pas la Révolution de 1848 [257] survenue<br />

sur ces entrefaites et qui in<strong>au</strong>gure en matière de colonisation des principes<br />

<strong>au</strong>ssi nouve<strong>au</strong>x que peu étudiés. Auparavant nous ne rougissions pas plus que les<br />

<strong>au</strong>tres Etats européens d'exploiter nos possessions, d'en tirer, pour nos nation<strong>au</strong>x,<br />

pour nos négociants, notre industrie, notre trésor même, quelque profit. En 1848,<br />

tout cela change ; le mot « exploitation » nous fait horreur ; il est déclaré incompatible<br />

avec la dignité d'un Etat libre, et, notre fatal esprit de généralisation aidant,<br />

nous passâmes d'un extrême <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre : <strong>au</strong> lieu de continuer <strong>à</strong> exploiter, nous décidâmes<br />

d'assimiler nos colonies <strong>à</strong> la mère patrie. Plus de différence entre les peuples,<br />

entre les climats : tous les hommes ég<strong>au</strong>x, blancs, j<strong>au</strong>nes ou noirs, tous pareils<br />

devant une seule et même loi ! Telle est la doctrine dont l'application est proclamée.<br />

Alors on voit des villes qui comptent <strong>à</strong> peine quelques centaines d'électeurs<br />

<strong>au</strong>torisées <strong>à</strong> envoyer <strong>au</strong> Parlement français leurs représentants ; elles font<br />

partie du territoire national. Que demandent <strong>au</strong>ssitôt ces représentants ? qu'on<br />

180 V. également l’Histoire de la monarchie de Juillet, par M. Thure<strong>au</strong>-Dangin.<br />

Même en 1837, après la première expédition de Constantine et avant la seconde, le<br />

comte Mole écrit encore <strong>au</strong> général Damrémont ce qui suit : « Il f<strong>au</strong>t avant tout, par-dessus<br />

tout et par tous les moyens réussir ; mais comprenez bien ce que le Roi et son gouvernement<br />

appellent ici « le succès » : la paix, et jusqu'<strong>au</strong> dernier moment, plutôt que la guerre. »<br />

La paix seule, en effet, pouvait faire taire l'opposition.<br />

M. Thiers était, on le sait, partisan déclaré de la conquête de l'Algérie. M. de Rémusat<br />

consacre <strong>à</strong> ce souvenir une jolie page : « Après 1830, on agitait naturellement la question de<br />

savoir si on n'abandonnerait pas l'Algérie, comme on fait dans notre pays toutes les fois<br />

qu'une colonie a été conquise <strong>au</strong> prix de quelques difficultés ou de quelque gloire. <strong>Le</strong>s ministres<br />

décidèrent qu’il fallait la garder. « C'est une école de patience, disait M. Guizot. —<br />

C’est une école de guerre, répondait M. Thiers. — Enfin, dans tous les cas, c'est une école<br />

», concluait M. de Broglie. » (M. Thiers. Hachette, 1889.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 260<br />

<strong>au</strong>gmente le nombre dérisoire de leurs électeurs ; et en effet le droit de voter est<br />

conféré <strong>à</strong> des indigènes. En Algérie, pendant la guerre de 1870-71, nous avons<br />

naturalisé en masse tous les Israélites qui occupaient <strong>à</strong> tort ou <strong>à</strong> raison le dernier<br />

degré de l'échelle sociale ; nous avons provoqué ainsi une explosion d'indignation<br />

et une insurrection chez les Arabes, possesseurs du sol, pour nous assimiler la<br />

classe qu'ils méprisaient le plus ; et ces nouve<strong>au</strong>x citoyens français pèsent <strong>au</strong>jourd'hui<br />

comme nous-mêmes sur les destinées non seulement de l'Algérie, mais de la<br />

patrie tout entière ; nous avons livré cette possession créée avec le sang de nos<br />

génér<strong>au</strong>x et de nos soldats <strong>à</strong> une population jusqu'alors servile, et, de l'aveu de<br />

tous, incapable, sinon indigne de l'administrer. De même la naturalisation des<br />

nègres, combinée avec le suffrage universel, a abandonné les Antilles <strong>à</strong> une majorité<br />

hostile <strong>au</strong>x blancs, par conséquent <strong>à</strong> nous-mêmes, paresseuse et rétrograde,<br />

qui menace de ramener ces belles régions <strong>à</strong> l'état de barbarie dont nous les avions<br />

tirées. Et encore, la brusque suppression de l'esclavage domestique en Algérie.<br />

Cette mesure impolitique <strong>au</strong> premier chef, inspirée par de f<strong>au</strong>sses idées généreuses,<br />

a porté le coup le plus sensible <strong>au</strong>x Arabes que nous <strong>au</strong>rions dû ménager<br />

puisque nous ne pouvons nous flatter de les faire disparaître ; elle a tari en outre la<br />

source la plus abondante de notre commerce d'exportation, elle a ruiné nos colons<br />

; la Chambre de commerce d'Alger ne cesse de demander <strong>au</strong>jourd'hui encore<br />

qu'elle soit rapportée, car, sans avantage <strong>au</strong>cun pour les nègres qui continueront <strong>à</strong><br />

être vendus, mais <strong>à</strong> plus vil prix, dans l'intérieur de l'Afrique <strong>au</strong>ssi longtemps que<br />

l'Europe n'y sera pas établie, elle a eu [258] pour principal résultat de fermer <strong>à</strong><br />

notre colonie toute communication avec le Soudan, de détourner de ses marchés,<br />

de ses ports, de ses oasis, les caravanes qui venaient y acheter les produits de notre<br />

industrie : trompés par un f<strong>au</strong>x point d'honneur et par des encouragements intéressés,<br />

nous. les avons obligés non pas <strong>à</strong> cesser leur commerce, mais <strong>à</strong> mettre<br />

notre Algérie en quarantaine, <strong>à</strong> n'avoir de relations, par le Maroc et Tripoli,<br />

qu'avec nos riv<strong>au</strong>x, <strong>à</strong> nous traiter en ennemis, <strong>à</strong> troubler sans cesse <strong>au</strong> lieu d'enrichir<br />

le sud de nos possessions.<br />

Bienfaiteurs plus que négociants dans nos expéditions lointaines, les services<br />

<strong>à</strong> rendre <strong>à</strong> l'humanité nous ont tentés pendant longtemps plus que les profits. Loin<br />

de recevoir, nous subventionnons ; l'ordre des choses est renversé.<br />

Ces f<strong>au</strong>tes, on ne peut <strong>au</strong>jourd'hui se le dissimuler, ont fini par être comprises.<br />

<strong>Le</strong>s générations actuelles, instruites par la guerre de 1870, sont devenues plus


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 261<br />

positives, plus éclairées <strong>au</strong>ssi [sic] que leurs devancières, et la France semble las-<br />

se d'être généreuse <strong>à</strong> son détriment ; nos jeunes écrivains ne pensent plus <strong>au</strong>x nègres<br />

de Saint-Domingue ni <strong>au</strong> sort des petits Chinois ; ils veulent <strong>au</strong> contraire être<br />

modernes, de leur pays et de leur temps, cherchent dans la réalité plutôt que dans<br />

le rêve leurs inspirations, et ceux d'entre eux qui depuis vingt ans se consacrent <strong>à</strong><br />

l'étude des questions économiques ne se contentent plus de colonies qui nous font<br />

honneur, mais, interprètes d'un sentiment vraiment national, demandent <strong>au</strong>ssi<br />

qu'elles nous enrichissent. <strong>Le</strong>s communications se multiplient, nous commençons<br />

<strong>à</strong> voyager ; on s'aperçoit que nos colons sont les premières victimes de nos be<strong>au</strong>x<br />

mouvements ; le petit nombre de nos émigrants se trouvent presque partout dans<br />

nos colonies <strong>au</strong>x prises avec une population qui n'a de français que le nom, et qui<br />

use le plus souvent contre eux de son expérience et des droits politiques que nous<br />

lui avons conférés ; ils sont ainsi éliminés peu <strong>à</strong> peu, pour la plupart, et reviennent<br />

en France justement désappointés, déclarant que nos possessions, quand nous les<br />

gardons, appartiennent <strong>au</strong>x Juifs et <strong>au</strong>x nègres. Tant de désenchantements ne sont<br />

pas faits pour enthousiasmer l'opinion, d'<strong>au</strong>tant moins que le nouve<strong>au</strong> monde et la<br />

Russie font une concurrence écrasante <strong>au</strong>x productions des colonies comme <strong>à</strong><br />

celles de l'Europe, et qu'on peut se demander comment finiront ces crises économiques.<br />

Avons-nous l'espoir de nous en tirer mieux que d'<strong>au</strong>tres, mieux que les<br />

Hollandais, par exemple, dont le budget colonial est en déficit presque constant<br />

depuis plus de quinze ans ? Ainsi s'est répandu en France, <strong>à</strong> l'égard de [259] la<br />

politique coloniale, un sentiment général de défiance que l'opposition ne se fait<br />

pas f<strong>au</strong>te d'exploiter.<br />

Encore ce sentiment est-il moins fort que notre besoin d'expansion, puisque,<br />

chaque année, le domaine colonial français se consolide et s'étend, puisque après<br />

Tunis, en quatre ans, nous avons acquis la plus grande partie de 1'Indo-Chîne et<br />

Madagascar, puisque tout récemment encore nos possessions du Sénégal et du<br />

h<strong>au</strong>t Niger se sont développées bien <strong>au</strong> del<strong>à</strong> de Tombouctou, et que notre Algérie,<br />

sous le ministère de M. Ribot, par un acte signé de M. Waddington et de lord Salisbury,<br />

douze ans seulement après le Congrès de Berlin, touche par sa frontière<br />

méridionale <strong>au</strong> lac Tchad et communique avec le Congo. Mais plus l'opinion se<br />

montre apte <strong>à</strong> comprendre l'intérêt des entreprises lointaines, plus il est naturel et<br />

prudent de ne pas la dédaigner, plus il est nécessaire de lui faire comprendre que<br />

l'expérience du passé n'est pas perdue et que les f<strong>au</strong>tes dont elle appréhende va-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 262<br />

guement le retour ne seront plus commises. Il ne f<strong>au</strong>t pas craindre de l'éclairer<br />

quand sa défiance la conseille mal, ni de lui donner satisfaction quand elle est<br />

dans le vrai. C'est l<strong>à</strong> ce que M. Jules Ferry semble s'être refusé jusqu'<strong>à</strong> ce jour <strong>à</strong><br />

admettre, et peut-être f<strong>au</strong>t-il expliquer ainsi en partie l'hostilité par laquelle elle a<br />

répondu <strong>à</strong> son indifférence. Même après le Tonkin, il écrit : « Je suis fort indiffé-<br />

rent <strong>au</strong>x f<strong>au</strong>sses nouvelles ; j'ai l'habitude de laisser passer et de laisser dire 181 »,<br />

et encore tout récemment, dans son <strong>livre</strong> sur le Tonkin et la mère patrie : « <strong>Le</strong><br />

gouvernement pourrait lutter contre la calomnie. Il ne veut pas ou ne daigne. Il est<br />

optimiste ou désarmé. » Quoi d'étonnant dès lors si la calomnie et l'ignorance<br />

triomphent et le renversent ? C'est donner trop be<strong>au</strong> jeu <strong>à</strong> l'opposition que d'appliquer<br />

ce principe : Faire bien et laisser dire.<br />

L'opinion n'a-t-elle pas cent fois raison, par exemple, quand elle s'impatiente<br />

de voir la question de l'armée coloniale toujours <strong>à</strong> l'étude et sans solution ? Quoi<br />

de plus contradictoire, de moins pratique que de prétendre <strong>à</strong> la fois se passer de<br />

cette armée et poursuivre avec suite le succès de nos entreprises lointaines, faire<br />

respecter partout nos droits, notre prestige ? <strong>Le</strong> bon sens public s'en rend compte,<br />

il n'y a pas de politique coloniale sans armée coloniale, il n'y a qu'une politique<br />

d'expédients, tantôt ferme, tantôt faible et dangereuse, suivant le gouvernement<br />

qui est <strong>au</strong>x affaires. Comment comprendre qu'en 1890 la France, maîtresse d'un<br />

véritable empire en Asie et d'un <strong>au</strong>tre plus grand encore en Afrique, ose en assurer<br />

la défense <strong>au</strong> [260] moyen de son armée ordinaire ? C'est pourtant le cas, les<br />

corps indigènes, la légion étrangère et les milices n'étant qu'un appoint faible et<br />

insuffisamment sûr. Que résulte-t-il de cette anomalie ? Nul en France ne peut se<br />

croire en temps de paix depuis dix ans. Chacun <strong>au</strong>jourd'hui est soldat ; les pères<br />

consentent <strong>à</strong> se séparer momentanément, le moins longtemps possible, de leurs<br />

fils, et <strong>à</strong> les envoyer sous les drape<strong>au</strong>x pour la défense du territoire ; mais les voir<br />

exposés, si la fortune leur est contraire, <strong>à</strong> s'embarquer pour des contrées inconnues,<br />

malsaines, <strong>à</strong> aller combattre des s<strong>au</strong>vages, Touaregs, Hovas, Pavillons-<br />

Noirs, en Afrique, <strong>à</strong> Madagascar, en Chine ! Cette perspective les mécontente<br />

d'<strong>au</strong>tant plus qu'ils entendent contester par l'opposition l'utilité de leurs sacrifices.<br />

L<strong>à</strong>-bas, les p<strong>au</strong>vres enfants subissent pour leur entrée dans la vie de rudes épreuves<br />

; ils sont trop jeunes, non pour se battre bravement, mais pour supporter les<br />

fatigues, les marches forcées, les fièvres <strong>au</strong>xquelles résistent seules des troupes<br />

181 <strong>Le</strong>ttre de M. J. Ferry <strong>à</strong> M. J. Reinach, 27 mai 1887. (République française.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 263<br />

spéciales aguerries be<strong>au</strong>coup succombent ; d'<strong>au</strong>tres prennent le mal du pays : ils<br />

sont trop loin, leur isolement dure trop longtemps ; s'ils tombent malades, ils désespèrent<br />

; quand ils écrivent, ils savent que leurs lettres ne seront pas lues avant<br />

un mois ; où seront-ils quand ils recevront les réponses ? les recevront-ils jamais ?<br />

En France, on se communique avec attendrissement ces lettres, on se les montre<br />

de maison en maison, dans les villages ; les journ<strong>au</strong>x de la ville les publient, et, en<br />

les lisant, ceux qui ont reçu de leurs enfants de bonnes nouvelles se demandent ce<br />

qu'apportera le prochain courrier ; des milliers de familles vivent ainsi dans une<br />

angoisse communicative, les députés sont assiégés par des électeurs influents.<br />

Dans la crainte qu'on ne leur reproche ces m<strong>au</strong>dites campagnes, ils parlent, ils<br />

interpellent le gouvernement, et si par malheur survient un échec passager, si l'issue<br />

d'un combat est douteuse, la Chambre elle-même est prise d'émotion ; si elle<br />

ne renverse pas le gouvernement, elle l'oblige <strong>à</strong> rappeler trop tôt ou en trop grand<br />

nombre des troupes pour rassurer le pays : tous les sacrifices déj<strong>à</strong> faits sont compromis,<br />

le plus souvent <strong>à</strong> recommencer, mais alors <strong>au</strong> milieu d'une irritation et de<br />

complications d'<strong>au</strong>tant plus grandes.<br />

Nous savons ce que nous a coûté le rappel prématuré de nos troupes <strong>au</strong> mois<br />

de juin 1881 en Tunisie. En Chine et <strong>à</strong> Madagascar, nos génér<strong>au</strong>x et nos amir<strong>au</strong>x,<br />

dans la crainte d'alarmer la Chambre, devaient y regarder <strong>à</strong> deux fois avant d'employer<br />

les moyens ou de prononcer les paroles qu'il fallait pour intimider nos ennemis<br />

; s'ils lançaient un ultimatum, c'est <strong>à</strong> Paris qu'on perdait la tête ; le ministère<br />

[261] était obligé de se donner be<strong>au</strong>coup de peine pour en atténuer la portée. En<br />

s'apitoyant bruyamment sur le sort de nos soldats, on les affaiblissait, on multipliait<br />

et l'on <strong>au</strong>gmentait leurs périls ; le télégraphe, la presse étrangère, rassuraient<br />

nos adversaires, leur donnaient courage en leur montrant nos régiments comme<br />

des troupes isolées que refusait de suivre la nation. On rendait en outre impossible<br />

la tâche des négociateurs qui venaient après notre armée 182 .<br />

Ne craignons pas de le répéter, sans armée coloniale, toute expédition lointaine<br />

est impopulaire, par conséquent difficile <strong>à</strong> mener <strong>à</strong> bonne fin. <strong>Le</strong>s Hollandais,<br />

qui ont vécu jusqu'<strong>à</strong> ces dernières années de leurs colonies orientales, et qui ne<br />

devaient reculer devant <strong>au</strong>cun sacrifice pour les conserver, ont inséré dans leur<br />

Constitution un article qui interdit l'envoi <strong>au</strong>x Indes d'un seul homme de leur ar-<br />

182 V. L’Affaire du Tonkin, Histoire diplomatique de notre protectorat sur l’Annam, par un<br />

diplomate. Hetzel, l vol. in-8o.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 264<br />

mée ; ils recrutent des volontaires ; pas un des leurs n'est exposé <strong>à</strong> s'en aller l<strong>à</strong>-bas<br />

contre son gré : ainsi tout profit pour eux <strong>à</strong> coloniser. — <strong>Le</strong>s Portugais, qui ne<br />

sont pas non plus novices en cette matière, et qui ont pourtant donné <strong>à</strong> leurs colo-<br />

nies une organisation très libérale, les considérant, <strong>à</strong> regret, il est vrai, comme<br />

faisant partie du territoire national, suivent la même règle, sans qu'elle soit inscrite<br />

dans leur Constitution ; leur armée territoriale est distincte de celle qui demeure<br />

<strong>au</strong>x colonies ; celle-ci recrute des indigènes, des nègres même, qui parviennent<br />

jusqu'<strong>au</strong> grade d'officier, et des disciplinaires. <strong>Le</strong>s officiers portugais qui consentent<br />

<strong>à</strong> s'expatrier gagnent un grade ; un capitaine quitte Lisbonne pour être commandant<br />

<strong>à</strong> Saint-Thomas, par exemple. — L'armée anglaise est également composée<br />

de volontaires ; on peut dire qu'elle est exclusivement coloniale ; ce sont les<br />

milices qui ont la garde du territoire. — La garnison espagnole des Philippines est<br />

presque entièrement formée de troupes indigènes dont les cadres mêmes ne sont<br />

pas tous européens. Elle suffit, pourtant, grâce <strong>à</strong> un recrutement toujours régional,<br />

pour prévenir les insurrections générales : une révolte partielle éclate-t-elle sur un<br />

point, on envoie pour la réprimer des troupes d'une région lointaine, qui n'ont rien<br />

de commun avec les insurgés, ni intérêt, ni sympathie, et sont même, s'il est possible,<br />

en rivalité avec eux. Plus qu'<strong>au</strong>cun <strong>au</strong>tre peuple, sous son incomparable<br />

climat, le Français est heureux chez lui, ses enfants sont gâtés, restent dans la famille,<br />

où ils sont peu nombreux, très tard, jusqu'<strong>à</strong> l'âge mûr ; il est par conséquent<br />

moins porté qu'un <strong>au</strong>tre <strong>à</strong> s'en séparer, il ne s'y résigne que pour leur bien, et<br />

quand ils ont chance de [262] gagner leur vie ou d'acquérir une position. La prudence<br />

la plus élémentaire commande donc de ne pas lui imposer cette séparation<br />

sans un impérieux et exceptionnel motif, quand nous voyons des gouvernements<br />

plus libres de leurs actions que le nôtre, puisqu'ils n'admettent ni le suffrage universel<br />

ni le service militaire obligatoire pour tous, ne pas l'exiger de leurs nation<strong>au</strong>x.<br />

<strong>Le</strong> jour où notre armée coloniale, dont les éléments sont tout prêts, car non<br />

seulement nous avons déj<strong>à</strong> formé en Algérie, <strong>au</strong> Tonkin et <strong>au</strong> Sénégal des tirailleurs<br />

indigènes excellents et une légion étrangère nombreuse, mais notre armée<br />

ordinaire compte par milliers, quoi qu'on en dise et si l'on sait parler <strong>à</strong> leur enthousiasme,<br />

les volontaires qui formeraient <strong>au</strong> premier appel un corps d'élite et<br />

encadreraient les troupes locales, le jour où notre armée coloniale sera constituée,<br />

il serait hardi d'espérer que l'opinion deviendra subitement favorable <strong>au</strong>x entrepri-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 265<br />

ses d'outre-mer, mais elle ne les prendra plus <strong>au</strong> tragique, elle <strong>au</strong>ra plus de patien-<br />

ce, de sang-froid. Qui sait même si elle ne sera pas fière de ces nouvelles troupes,<br />

dont la présence seule en France, pendant les congés, sera d'une singulière éloquence<br />

<strong>au</strong>x yeux de la foule ? <strong>Le</strong> spectacle de leurs uniformes spéci<strong>au</strong>x affirmera<br />

clairement la grandeur du rôle que la France entend reprendre et qu'elle a déj<strong>à</strong><br />

repris dans le monde ; leurs récits, <strong>au</strong> lieu d'alarmer le pays, le flatteront, parleront<br />

<strong>à</strong> son goût inné pour la nouve<strong>au</strong>té, l'imprévu. Elles <strong>au</strong>ront bien des chances enfin,<br />

prenant pour elles tout le danger, de devenir vite populaires, et la grande œuvre<br />

qui <strong>au</strong>ra justifié leur création héritera tout naturellement de la faveur qu'elles <strong>au</strong>ront<br />

conquise. L'armée coloniale peut valoir <strong>à</strong> la République, si le gouvernement<br />

sait s'y prendre, des sympathies nouvelles dans l'opinion française et lui donner<br />

une grande force morale <strong>à</strong> l'étranger. Vienne un jour quelque complication <strong>à</strong> laquelle<br />

ce nouve<strong>au</strong> corps soit trop faible en nombre pour faire face <strong>à</strong> lui seul, et qui<br />

nécessite une démonstration imposante ; le public alors ne demandera pas mieux<br />

que d'<strong>au</strong>toriser l'armée ordinaire <strong>à</strong> lui tendre la main, <strong>à</strong> l'aider, car il s'agira d'un<br />

sacrifice momentané et non d'une charge permanente.<br />

La création d'une armée coloniale ne dispensera jamais cependant le gouvernement<br />

d'éclairer l'opinion plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici, s'il veut compter sur son<br />

appui ; car, ne pouvant attendre d'elle qu'elle se désintéresse de ce qu'elle lui voit<br />

entreprendre, il la contraint, s'il reste muet, « optimiste et désarmé », <strong>à</strong> écouter la<br />

seule voix qui se fasse entendre, celle de l'opposition. <strong>Le</strong> gouvernement français<br />

montre sur cette question en général des pudeurs et des délicatesses qui n'appartiennent<br />

qu'<strong>à</strong> lui et sont du genre de celles dont nous avons vu [263] trop longtemps<br />

s'inspirer notre politique coloniale. Il oblige les gens <strong>à</strong> savoir lire ; mais,<br />

cela fait, il se garde bien de se préoccuper de ce qu'ils lisent ; ce serait attenter <strong>à</strong><br />

leur liberté ; il les abandonne <strong>à</strong> l'action continue des plus m<strong>au</strong>vais journ<strong>au</strong>x. Il se<br />

charge de leur instruction et confie <strong>à</strong> ses adversaires, <strong>au</strong>x ennemis de l'ordre et de<br />

l'<strong>au</strong>torité, leur éducation politique. Ainsi comprise, son initiative va <strong>à</strong> l'encontre<br />

du but qu'il s'est proposé, et l'on peut dire qu'il n'instruit le peuple que pour l'égarer,<br />

le rendre inquiet et malheureux. En 1881, M. J. Ferry ne s'est vraiment donné<br />

la peine d'éclairer l'opinion que les événements une fois accomplis, <strong>au</strong> mois de<br />

novembre. Il a parlé non pour s'expliquer, mais pour se justifier, ce qui est bien<br />

différent, ses adversaires ayant d'ailleurs eu tout leur temps pour préparer son <strong>au</strong>ditoire.<br />

Il a attendu, pour essayer de faire entendre sa voix, que l'orage fût déchaî-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 266<br />

né. Bien loin de s'adresser, <strong>au</strong> début, <strong>à</strong> l'amour-propre, <strong>à</strong> la sensibilité de la nation,<br />

il n'a tiré <strong>au</strong>cun parti de l'ardeur latente qui est en elle, de cette force immense qui<br />

ne s<strong>au</strong>rait pourtant rester impunément sans emploi. Au lieu de faire appel <strong>à</strong> son<br />

enthousiasme si vite éveillé, il a affecté de lui présenter une entreprise qui n'était<br />

en somme ni sans intérêt, ni sans gloire, comme une simple opération de gendarmerie<br />

; on ne pouvait donc que la juger très froidement, critiquer l'importance<br />

qu'on lui voyait prendre contrairement <strong>à</strong> toute prévision, s'étonner des complications<br />

<strong>au</strong>xquelles elle donnait lieu, et qui surprenaient tout le monde, <strong>à</strong> commencer,<br />

semblait-il, par le gouvernement. Il f<strong>au</strong>t, d'<strong>au</strong>tre part, tenir compte de ce fait qu'en<br />

France nous attendons tout de l'Etat et qu'en même temps nous ne lui passons <strong>au</strong>cune<br />

défaillance. C'est l<strong>à</strong> une tendance assez connue pour qu'on y prenne garde.<br />

Toute ligne de conduite comporte une part laissée <strong>au</strong> hasard, <strong>à</strong> l'erreur. <strong>Le</strong>s vrais<br />

hommes d'action se préoccupent moins de leurs f<strong>au</strong>tes que des moyens de les réparer<br />

; le plus souvent ils s'en servent, changent leurs plans et arrivent <strong>à</strong> leur but<br />

par un chemin parfois plus court que celui qu'ils avaient prévu. Si l'on exige d'eux<br />

qu'ils réussissent sans tâtonnements, sans s'écarter d'une voie tracée <strong>à</strong> l'avance,<br />

neuf fois sur dix ils échoueront. Nous ne laissons pas cette latitude nécessaire <strong>au</strong><br />

gouvernement qui a pourtant plus de chance de se tromper qu'un simple particulier,<br />

sinon dans la décision, du moins dans l'exécution, puisqu'il est collectif, représenté<br />

par des intermédiaires sans nombre entre lesquels s'éparpillent et s'affaiblissent<br />

les responsabilités. Il est donc indispensable, chez nous plus que partout<br />

ailleurs, de disposer l'opinion, de la préparer <strong>à</strong> une certaine tolérance, et pour cela<br />

de gagner son cœur, de ne pas s'en remettre uniquement <strong>à</strong> sa raison. Cela est vrai<br />

pour la France entière, [264] mais surtout pour Paris où les nerfs s'en mêlent, où<br />

quelques milliers de personnes donnent le mot d'ordre <strong>à</strong> toute la presse, et remuent<br />

continuellement dans le pays leurs idées chaque jour nouvelles, les inquiétudes,<br />

les défiances dont leur existence fiévreuse est faite. <strong>Le</strong> gouvernement ne<br />

s<strong>au</strong>rait arguer de son impuissance, puisque ce petit groupe dirigeant est réuni tout<br />

entier sous sa main. Sans doute il rencontrera toujours des adversaires irréductibles,<br />

mais son premier soin doit être de faire couvrir leurs voix par tant d'<strong>au</strong>tres,<br />

qu'il lui est facile de convertir. Ainsi il dépend de lui, dans une large mesure, de<br />

ne pas laisser se produire dans l'opinion le désarroi dont il est la première victime,<br />

mais <strong>à</strong> la condition de n'être ni indifférent ni muet. Bien loin d'être désarmé, il est,<br />

s'il le veut, mieux encore que l'opposition, <strong>à</strong> même de se concilier pour un temps


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 267<br />

<strong>au</strong> moins l'opinion, <strong>à</strong> la condition de faire appel lui <strong>au</strong>ssi <strong>à</strong> ses passions, mais <strong>au</strong>x<br />

plus nobles, et non de l'abandonner <strong>au</strong>x conseils des pires intrigants.<br />

On n'aime guère, en France, certains exemples qui nous viennent de l'étranger<br />

; cependant des gouvernements plus stables que le nôtre ne dédaignent pas les<br />

préc<strong>au</strong>tions dont M. Jules Ferry a prétendu se passer. Avec quel soin M. de Bismarck<br />

a préparé toute sa vie, et l'opinion allemande, et celle de l'Europe, <strong>à</strong> l'exécution<br />

de ses projets ! Il a toujours commencé par s'en faire une <strong>au</strong>xiliaire et par<br />

réduire <strong>au</strong> minimum possible l'hostilité qu'il consacrait alors avec d'<strong>au</strong>tant plus de<br />

chances de succès toutes ses forces <strong>à</strong> combattre. Admettons pourtant que nous ne<br />

consentions pas <strong>à</strong> choisir <strong>à</strong> Berlin nos enseignements, les hommes d'Etat anglais<br />

s'abandonnent-ils davantage <strong>au</strong>x appréciations spontanées du public ? Bien <strong>au</strong><br />

contraire. Ils multiplient, quand ils sont <strong>au</strong> pouvoir, les occasions de s'expliquer,<br />

de conserver la confiance du pays. A tout instant ils parlent, commentent euxmêmes<br />

leur politique, non seulement leurs actes, mais leurs projets, chaque fois<br />

que l'opinion peut en faciliter ou en contrarier l'exécution. Ils n'ont garde d'attendre<br />

les coups de leurs adversaires et de les recevoir en silence comme des coupables<br />

; <strong>au</strong> besoin, ils prennent les devants, attaquent eux-mêmes, vont <strong>à</strong> l'ennemi, et<br />

le démasquent, s'ils le peuvent. C'est ce que M. Barthélemy Saint-Hilaire, admirateur<br />

des traditions parlementaires de nos voisins, entendait mieux que personne ;<br />

malheureusement ses fonctions de ministre des affaires étrangères ne lui facilitaient<br />

pas la tâche : il a écrit le plus possible ; on le lui a d'ailleurs assez reproché<br />

dans certains milieux ; mais ses lettres s'adressaient naturellement plus <strong>à</strong> l'Europe<br />

qu'<strong>à</strong> la France. C'est pourtant le Livre j<strong>au</strong>ne qu'il a publié qui permet de rendre<br />

justice <strong>à</strong> la droiture de notre action en Tunisie ; si ce [265] document avait été<br />

plus complet, son utilité serait encore plus appréciable ; il <strong>au</strong>rait tué dans l'œuf<br />

bien des légendes que notre silence a fait naître.<br />

Veut-on comparer, pour en finir avec la chute du cabinet Ferry, le dénouement<br />

de cette expédition tunisienne, — de ce désastre, comme on disait dans l'opposition,<br />

— avec l'accueil fait par d'<strong>au</strong>tres nations coloniales, nos voisines, <strong>à</strong> des<br />

épreuves <strong>au</strong>trement sérieuses qu'elles subirent vers le même temps ? M. Gladstone<br />

a pu, en 1881, évacuer l'Afghanistan, traiter avec les Boers <strong>au</strong> lendemain de la<br />

défaite du général Colley. Un peu plus tard, quand éclata chez nous l'affaire de<br />

Langson, les Anglais étaient <strong>au</strong>x prises dans la h<strong>au</strong>te Egypte avec des revers irréparables<br />

; la belle armée de lord Wolseley, envoyée pour s<strong>au</strong>ver Gordon, était


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 268<br />

décimée sans pouvoir atteindre son but, trop heureuse que la retraite ne lui fût pas<br />

entièrement coupée. Combien d'hommes de cœur et de brillants officiers, connus<br />

de tous <strong>à</strong> Londres, périrent obscurément dans cette expédition, lamentable ! M.<br />

Gladstone conserva cependant une majorité fidèle dans de pareilles conjonctures,<br />

et le public, de son côté, songea plutôt <strong>à</strong> prendre le deuil qu'<strong>à</strong> se consoler d'un<br />

malheur national en changeant de gouvernement. <strong>Le</strong>s Italiens n'ont pas fait porter<br />

<strong>à</strong> M. Crispi la responsabilité des déceptions qu'ils ont éprouvées <strong>à</strong> Massaouah.<br />

<strong>Le</strong>s Hollandais supportent <strong>à</strong> Sumatra une guerre qui ne finit pas, où leurs volontaires<br />

tombent victimes <strong>à</strong> la fois des Atchinois et de maladies bien pires que la<br />

fièvre d'Afrique, du béri-béri notamment, cette peste dont on ne connaît ni les<br />

c<strong>au</strong>ses ni le remède, et dont les ravages vont croissant 183 .<br />

Puissent ces exemples, rapprochés de ceux que nous fournissent nos expéditions<br />

d'Egypte et d'Algérie, nous faire apprécier, <strong>au</strong>jourd'hui du moins, des succès<br />

dont nous étions près de nous plaindre, alors qu'ils étaient dignes d'envie ; puisse<br />

le gouvernement, de son côté, ménager plus qu'il ne l'a fait jusqu'ici l'opinion,<br />

tenir [266] compte de ses défiances, de ses illusions, de sa sensibilité, pour trouver<br />

en elle, <strong>au</strong> lieu d'un obstacle, un appui !<br />

§ 3. <strong>Le</strong> procès Roustan. — La chute du cabinet Ferry eut pour épilogue cette<br />

<strong>au</strong>tre injustice, le procès Roustan. L'expédition tunisienne commence <strong>à</strong> la fin du<br />

procès du général de Cissey ; elle se termine avec celui de notre ministre <strong>à</strong> Tunis<br />

184 . <strong>Le</strong>s attaques de l’Intransigeant étaient devenues plus violentes <strong>au</strong> fur et <strong>à</strong><br />

mesure que la situation se compliquait : <strong>à</strong> la veille et <strong>au</strong> lendemain des élections<br />

elles furent quotidiennes. M. Rochefort ne se bornait pas <strong>à</strong> ridiculiser les minis-<br />

183 <strong>Le</strong> pillage règne en permanence sur la côte d’Atjeh et attire <strong>à</strong> la Hollande de continuelles<br />

difficultés. On se rappelle l'émotion que c<strong>au</strong>sa en Europe, il y a quelques années, l'affaire<br />

du Nisero. L'insécurité est telle encore <strong>au</strong>jourd'hui, sur la côte occidentale d'Atjeh, que le<br />

gouvernement général des Indes néerlandaises a pris le parti d'inviter les bâtiments étrangers<br />

<strong>à</strong> se faire convoyer par un navire de guerre dans ces parages. Sur le territoire que disputent<br />

les rebelles <strong>à</strong> la Hollande, les soldats néerlandais sont en danger jusqu'<strong>à</strong> la porte de<br />

leurs redoutes. <strong>Le</strong>s Atchinois font s<strong>au</strong>ter les trains qui leur amènent des provisions, détruisent<br />

la voie ferrée, coupent les communications, etc. Ils établissent des batteries de canons <strong>à</strong><br />

cent cinquante mètres des retranchements. Quant <strong>à</strong> la mortalité, trente soldats en moyenne<br />

sont atteints, par jour, du béri-béri, dont neuf mortellement. <strong>Le</strong>s voyageurs qui reviennent<br />

de Batavia racontent couramment ces détails, qui passent ici inaperçus.<br />

184 <strong>Le</strong> procès intenté <strong>à</strong> MM. Rochefort et Laisant par le général de Cissey eut lieu en septembre<br />

1880, devant le tribunal correctionnel, qui donna gain de c<strong>au</strong>se <strong>à</strong> l'ancien ministre de la<br />

guerre ; mais la Commission parlementaire, qui reprit l'affaire, ne confirma ce jugement<br />

qu'en avril-mai 1881.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 269<br />

tres ; il dénonçait <strong>à</strong> l'indignation publique leur agent en Tunisie, « leur associé,<br />

leur complice ». Au début, l'expédition était présentée simplement comme « un<br />

coup de bourse », « une spéculation organisée entre quelques aigrefins ». Après<br />

les élections, on nomme « les coupables ».On ne se contente plus de montrer<br />

« notre colonie d'Algérie <strong>au</strong>x trois quarts perdue, tandis que nos soldats sèment<br />

leurs cadavres sur les routes », ni de flétrir en bloc « la crétinisation ministérielle<br />

», « ce ministère du mensonge », « ce cabinet d'histoire naturelle », « ce syndicat<br />

», « cette bande d'escrocs, d'imbéciles et d'imposteurs » <strong>au</strong>xquels mademoiselle<br />

Louise Michel ne parle rien moins, de son côté, que de « casser les Reins » ; on<br />

ne s'en tient plus <strong>au</strong>x insinuations et <strong>au</strong>x injures, on précise : <strong>à</strong> la fin de septembre,<br />

l’Intransigeant annonce qu'il a découvert « le pot <strong>au</strong>x roses tunisien » et que<br />

« le moment de la justice approche ». <strong>Le</strong> 27, il commence ses révélations sous ce<br />

titre imprimé en gros caractère : « <strong>Le</strong> secret de l'affaire tunisienne. » Pour mieux<br />

émouvoir le public, on nous prévient que ce secret a été livré <strong>au</strong> journal par un<br />

diplomate : quel diplomate ? on se garde de le nommer : c'est plus tard seulement<br />

qu'on apprend de qui il s'agit : d'un ancien secrétaire du bey Mohammed Arif-<br />

Effendi, — mort trois ans avant l'expédition et qu'on peut exhumer sans risque<br />

185 .<br />

On connaît ces prétendues divulgations, toujours les mêmes : <strong>à</strong> entendre<br />

l’Intransigeant, l'expédition de Kroumirie, comme celle de Kairouan, nos deux<br />

campagnes dans la Régence, n'ont eu d'<strong>au</strong>tre objet que de faire monter les obligations<br />

tunisiennes que plusieurs membres du gouvernement avaient eu soin d'accaparer<br />

en temps opportun, <strong>au</strong> [267] prix du papier. <strong>Le</strong> rôle de M. Roustan <strong>à</strong> Tunis<br />

était de préparer et de faciliter cette opération. Ainsi s'expliquaient <strong>à</strong> la fin les<br />

alarmes répandues sur la situation financière de la Tunisie antérieurement <strong>à</strong> notre<br />

occupation, puis la soudaineté de cette occupation. Résultat pour ceux que M.<br />

Rochefort appelait les associés : « cent millions de bénéfices ». « Et voil<strong>à</strong> pourquoi<br />

cinquante mille de nos soldats sont allés mourir l<strong>à</strong>-bas d'insolation et de misère.<br />

»<br />

Ces <strong>au</strong>dacieuses inventions, publiées <strong>au</strong> moment où les députés de l'extrême<br />

g<strong>au</strong>che nouvellement élus réclamaient l'enquête dont nous avons parlé, où la Gazette<br />

hebdomadaire de médecine et de chirurgie lançait son réquisitoire contre<br />

185 C'est Broadley lui-même qui nous l'apprend.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 270<br />

notre administration militaire, émurent le gouvernement, lui firent perdre patien-<br />

ce. Il invita M. Roustan <strong>à</strong> poursuivre l’Intransigeant. La décision fut d'<strong>au</strong>tant plus<br />

malheureuse qu'on n'avait pas encore fait essai de la nouvelle loi du 27 juillet sur<br />

la presse, et particulièrement de l'art. 45 de cette loi qui enlevait <strong>au</strong> tribunal cor-<br />

rectionnel la connaissance des délits d'injure et de diffamation contre un fonction-<br />

naire pour en investir le jury.<br />

L'affaire une fois engagée, M. Rochefort ne manqua pas de tout mettre en œu-<br />

vre pour échapper <strong>à</strong> la condamnation qui le menaçait. Il fait appel <strong>au</strong>x mé-<br />

contents ; les plaintes qu'a nécessairement suscitées notre établissement en Tunisie<br />

trouvent un écho fidèle, empressé, dans son journal. Chaque jour, c'est une<br />

accusation de plus, un nouve<strong>au</strong> scandale : « A l'assassin ! crie-t-il le 6 octobre, on<br />

assassine nos soldats par centaines ! » Il annonce « le dossier de l'affaire tunisienne<br />

» ; il envoie <strong>à</strong> Tunis des émissaires chargés de lui fournir les pièces de ce dossier.<br />

C'est alors qu'intervient M. de Billing, « ce fonctionnaire congédié du ministère<br />

des affaires étrangères », qui appuie de son côté, dans des meetings, <strong>à</strong> Paris, <strong>à</strong><br />

Lyon, la campagne de l’Intransigeant contre son successeur <strong>à</strong> Tunis. L'énervement<br />

de l'opinion fut entretenu ainsi avec un soin, une <strong>au</strong>dace de tous les jours, en<br />

sorte que, quand vint le procès, le jury de la Seine donna gain de c<strong>au</strong>se <strong>à</strong><br />

l’Intransigeant (15 décembre). Be<strong>au</strong>coup de gens furent indignés de ce verdict. Il<br />

était pourtant <strong>à</strong> prévoir. Prétendre exposer en quelques heures les origines de l'expédition<br />

tunisienne <strong>à</strong> des hommes qui, pour la plupart, n'ont qu'une instruction<br />

professionnelle assez bornée, les faire juges des moyens d’action dont disposent<br />

en Orient les représentants diplomatiques de l'Europe, les initier <strong>à</strong> mots couverts<br />

<strong>au</strong>x intrigues du Bardo, des consulats riv<strong>au</strong>x, leur parler de la Compagnie Rubattino,<br />

de la Compagnie Bône-Guelma, de la concession Mancardi, de M. Maccio,<br />

du Mostakel, de Taïeb-bey, de Mustapha, d'Ali, de Mohammed, et espérer que<br />

leur vue restera lucide en face de [268] la découverte d'un monde qu'ils ne soupçonnent<br />

même pas, c'était véritablement trop présumer de leur clairvoyance : ce<br />

n'est pas sans peine ni <strong>à</strong> coup sûr qu'ils distinguent en temps ordinaire le criminel<br />

de l'innocent ; comment attendre d'eux qu'ils se transportent comme par enchantement<br />

et sans s'égarer dans le dédale de la politique étrangère la plus compliquée<br />

? <strong>Le</strong>s jurés que le sort réunissait ce jour-l<strong>à</strong> pouvaient-ils savoir si notre chargé<br />

d'affaires en Tunisie avait quelque chose de plus qu'un intérêt professionnel et<br />

patriotique <strong>à</strong> protéger les entreprises de nos nation<strong>au</strong>x ? et, n'en sachant rien, sur


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 271<br />

quoi devaient-ils se fonder pour condamner M. Rochefort ? M. Barthélemy Saint-<br />

Hilaire, il est vrai, M. Waddington étaient venus apporter l'<strong>au</strong>torité de leur témoi-<br />

gnage en faveur de M. Roustan, déclarer dans des termes certes assez dignes, assez<br />

convaincants, qu'il avait bien mérité du pays ; mais M. de Billing répondit <strong>à</strong><br />

cette démonstration en allant, disent les comptes rendus de l'<strong>au</strong>dience, mettre son<br />

poing devant le visage de M. Barthélemy Saint-Hilaire et crier qu'il avait menti.<br />

Ce mouvement oratoire produisit sans doute plus d'effet que de simples déclarations.<br />

Au reste, pouvaient se dire les plus sensés parmi ces jurés, si M. Roustan est<br />

inattaquable, pourquoi le gouvernement ne l'a-t-il pas défendu ? pourquoi l'envoie-t-il<br />

devant nous ? Dans l'obscurité d'une c<strong>au</strong>se si nouvelle, l'incertitude, l'abstention<br />

par conséquent, avait bien des chances pour s'imposer <strong>au</strong> jury.<br />

On pense si l’Intransigeant se glorifia de l'acquittement de son rédacteur en<br />

chef. Il fit proclamer dans tout Paris « la condamnation de M. Roustan ». Quant<br />

<strong>au</strong>x commentaires, en voici deux échantillons qui donneront l'idée du reste : « Ce<br />

que la Chambre n'a pas fait, écrivait M. Rochefort <strong>au</strong> sortir de l'<strong>au</strong>dience, douze<br />

jurés viennent de le faire ; ils ont rendu contre M. Roustan, contre notre diplomatie,<br />

contre deux anciens ministres qui étaient venus payer de leur personne, contre<br />

le ministre actuel qui se cachait dans la coulisse, mais qu'ils ont bien su atteindre,<br />

le verdict que le Parlement n'avait pas osé rendre. Ils ont flétri les hommes qui<br />

avaient fait couler le sang français pour de l'argent et qui volent des millions sur<br />

des cadavres 186 ! » Grâce <strong>au</strong> jury, on savait maintenant ce que nos gouvernants<br />

avaient été faire en Tunisie : de peur qu'on ne s'y méprît cependant, un des rédacteurs<br />

princip<strong>au</strong>x de l’Intransigeant, un député, M. Clovis Hugues, se chargea de<br />

l'expliquer tout <strong>au</strong> long dans une poésie-feuilleton :<br />

[269]<br />

(…)<br />

186 Samedi 17 décembre.<br />

C'était pour fricoter que tous ces saltimbanques<br />

Se donnaient rendez-vous l<strong>à</strong>-bas.<br />

C'était pour prolonger leur crapuleuse orgie,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 272<br />

Pour se faire crever d'excès,<br />

Qu'ils avaient exigé que l'herbe fût rougie<br />

Du sang généreux des Français.<br />

C'était pour dégrafer les corsets des drôlesses,<br />

Pour trinquer une fois de plus...<br />

La presse de l'opposition <strong>à</strong> l'extrême g<strong>au</strong>che et <strong>à</strong> droite reproduisit en bonne<br />

partie ces chants de victoire ; <strong>à</strong> l'étranger, on n'eut qu'<strong>à</strong> résumer, parmi ces arti-<br />

cles, les moins violents pour se consoler de nous voir <strong>à</strong> Tunis.<br />

Des années ont passé depuis cette époque, et de tout ce bruit rien ne reste<br />

qu'un enseignement : c'est que tout se paye, surtout le succès. M. Roustan, vivant,<br />

a déj<strong>à</strong> sa place dans l'histoire, une place si belle qu'il ne doit pas regretter de<br />

l'avoir achetée <strong>au</strong> prix de colères oubliées <strong>au</strong>jourd'hui et qu'on rappelle seulement<br />

pour mieux apprécier la difficulté, l'importance de l'œuvre accomplie. <strong>Le</strong> gouver-<br />

nement, du reste, l'a toujours soutenu, et c'est un fait <strong>à</strong> citer <strong>à</strong> l'honneur des minis-<br />

tères de M. Ferry et de Gambetta. Si nous évoquons encore les temps lointains, si<br />

nous songeons <strong>à</strong> ceux de nos grands hommes qui furent les créateurs obstinés<br />

d'une puissance coloniale que nous ne sûmes pas conserver, combien la France fut<br />

dure pour eux, et plus que dure, indifférente ; combien la France actuelle, plus<br />

libre, est meilleure en somme et plus sage ! Pour n'en citer qu'un, parmi ces<br />

grands hommes, le plus grand, voyez les ouvrages qu'on publie <strong>au</strong>jourd'hui seulement<br />

sur notre Dupleix. Sa mémoire a attendu plus d'un siècle un jugement<br />

équitable de ses compatriotes ; encore ne l'a-t-elle pas obtenu directement : il a<br />

fallu que son éloge nous vînt de l'étranger, que l'Angleterre, en possession de l'incomparable<br />

domaine dont il avait rêvé d'enrichir la France, eût donné <strong>à</strong> son buste<br />

une place d'honneur <strong>à</strong> Calcutta ; que la Hollande, le Portugal, l'eussent appelé le<br />

fondateur de l'Empire des Indes, et que son système de gouvernement par les indigènes<br />

fût adopté par nos voisins comme le meilleur de tous ceux qu'il convienne<br />

<strong>au</strong>jourd'hui encore d'appliquer. Il a sa statue enfin <strong>à</strong> Pondichéry, <strong>à</strong> Versailles, et<br />

dans sa ville natale, <strong>à</strong> Landrecies ; mais, de son vivant, <strong>au</strong>cune difficulté ne lui fut<br />

épargnée, et comme il surmontait tous les obstacles, on ne trouva d'<strong>au</strong>tre moyen,<br />

pour vaincre sa persévérance, que de le rappeler en France. La cour de [270]<br />

Louis XV ne lui pardonna pas l'ardeur d'un zèle trop mâle pour elle, l'ambition<br />

qu'il avait conçue d'agrandir sa patrie. Afin de s'éviter l'embarras de conserver les


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 273<br />

conquêtes de son génie, elle les abandonna <strong>à</strong> ceux-l<strong>à</strong> mêmes qui les lui dispu-<br />

taient. Pour tromper l'opinion, si résignée pourtant, si muette alors, pour essayer<br />

de .justifier cette faiblesse inoubliable, on l'aggrava, on présenta Dupleix « com-<br />

me un proconsul avide, comme un tyran, comme un fou ». L'année même où il<br />

succombait <strong>au</strong> désespoir, accablé par la ruine et la calomnie, le gouvernement du<br />

Roi n'abandonnait pas seulement son œuvre, mais celle de tant d'<strong>au</strong>tres et entre<br />

toutes la plus précieuse, cette colonie, encore <strong>au</strong>jourd'hui si française, que nous<br />

devions <strong>au</strong>x Champlain, <strong>au</strong>x Montcalm, « quelques arpents de neige <strong>au</strong> Canada ».<br />

« J'ai sacrifié ma jeunesse, écrivait Dupleix avant de mourir, ma fortune, ma vie,<br />

pour enrichir ma nation en Asie... maintenant mes services sont traités de fable ;<br />

je suis traité comme l'être le plus vil du genre humain ; je suis dans la plus déplorable<br />

indigence ; la petite propriété qui me restait vient d'être saisie 187… »<br />

§ 4. Pacification. — <strong>Le</strong> procès Roustan marque la fin de l'agitation créée <strong>au</strong>tour<br />

de l'affaire de Tunis : c'est le dernier effort ou plutôt le dernier succès de<br />

l'opposition sur ce terrain. Gambetta n'avait pas perdu de temps d'ailleurs pour<br />

s'assurer des dispositions du Parlement <strong>à</strong> l'égard de la Régence, et deux votes dont<br />

nous allons parler, deux votes favorables de la Chambre et du Sénat, lui donnaient<br />

devant le pays et devant l'Europe toute la force nécessaire pour réduire <strong>à</strong> sa véritable<br />

signification le verdict du jury de la Seine. En outre, la Chambre se séparant<br />

pour entrer en vacances le lendemain de l'acquittement de l’Intransigeant, les<br />

fêtes du jour de l'an, « la trêve des confiseurs », apportèrent dans les esprits,<br />

comme d'habitude, leur apaisement. M. Roustan reçut l'ordre de regagner son poste,<br />

et son retour <strong>à</strong> Tunis pour les cérémonies du 1 er janvier fut la manifestation la<br />

plus probante de la confiance que le nouve<strong>au</strong> cabinet témoignait <strong>au</strong> principal<br />

agent de la politique des ministères précédents. Ce fut le signal de la pacification<br />

définitive. Par une heureuse inconséquence, l'opinion publique, retrouvant son<br />

sang-froid, admit très bien qu'il n'y avait qu'<strong>à</strong> continuer dans la Régence l'œuvre<br />

de ceux qui venaient d'expier si chèrement leur initiative, et, son parti étant pris <strong>à</strong><br />

cet égard, nous allons la voir porter ailleurs son attention.<br />

[271]<br />

187 V. Tibulle Hamon, Dupleix (1 vol. in-8°. Plon, 1881), et H. de Bionne, Dupleix dans l'Inde<br />

(Dreyfous, éditeur).


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 274<br />

L'occasion pour Gambetta de s'expliquer devant les Chambres lui avait été<br />

fournie par son prédécesseur. A la veille de quitter le gouvernement, M. Jules<br />

Ferry avait fait déposer une demande importante de crédits complémentaires,<br />

28,900,000 fr. La proposition fut reprise d'urgence par le nouve<strong>au</strong> ministre des<br />

finances, M. Alain-Targé, et soutenue par M. Goblet, rapporteur de la Commission<br />

<strong>à</strong> laquelle on l'avait soumise. <strong>Le</strong> jour de la discussion, 1 er décembre, l'opposition,<br />

par l'organe de MM. Delafosse, Pelletan, Perrin, interrogea le gouvernement<br />

sur le parti qu'il se proposait de prendre, après la pacification. Et c'est ici que l'expérience<br />

du passé va servir enfin. M. Delafosse était d'avis que le traité de Kassar-<br />

Saïd ne pouvait pas être exécuté et comportait une révision. M. Pelletan, allant<br />

plus loin, se déclarait partisan d'un abandon plus ou moins prochain de notre<br />

conquête ; le protectorat, dont on parlait de faire l'essai dans la Régence, ne pouvait<br />

être <strong>à</strong> ses yeux qu'un régime transitoire ; comment le gouvernement français<br />

conserverait-il <strong>à</strong> côté de notre corps d'occupation l'administration beylicale ? Et<br />

s'il la conservait, assumerait-il la responsabilité des f<strong>au</strong>tes, des abus qu'elle continuerait<br />

de commettre ? Quelles réformes la France entreprendrait-elle avec chance<br />

de succès, obligée qu'elle serait de ménager ses ennemis et les mains liées en outre<br />

par la double <strong>au</strong>torité des consuls et de la Commission financière ? Elle ne<br />

sortira de ces difficultés, concluait-il, que par l’annexion qui s'imposera <strong>à</strong> bref<br />

délai, <strong>au</strong> lendemain de la mort du bey par exemple, si l'on ne se décide dès <strong>à</strong> présent<br />

pour l'abandon.<br />

Gambetta s'efforça de préciser le moins possible un programme dont l'étude et<br />

la préparation demandaient du temps, une observation attentive des besoins et des<br />

ressources de la Régence. Il se borna d'abord <strong>à</strong> déclarer qu'il était également hostile<br />

<strong>à</strong> l'annexion et <strong>à</strong> l'abandon. L'annexion qui avait ses partisans devait, pensait-il,<br />

constituer la plus lourde des charges : la substitution violente d'une administration<br />

européenne <strong>à</strong> celle du bey, <strong>au</strong>ssi bien que la suppression de la dynastie de ce prince,<br />

provoquerait dans le pays des colères, des rancunes, sources de complications<br />

illimitées. Elle éveillerait, d'<strong>au</strong>tre part, les susceptibilités de plusieurs puissances<br />

étrangères, attendu qu'elle serait en opposition formelle avec le traité. Quant <strong>à</strong><br />

l'abandon, sans parler du discrédit qu'il attirerait sur notre politique et sur notre<br />

puissance extérieure, non seulement en Europe, mais peut-être dans tout le monde<br />

musulman, il exposerait le gouvernement de la République <strong>à</strong> d'effroyables responsabilités.<br />

« Sortez de la Tunisie, s'écrie-t-il, sans savoir qui y entrera demain, et


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 275<br />

[272] vous pouvez être sûrs que les tribus que vous <strong>au</strong>rez chassées reparaîtront<br />

altérées de vengeance, et que si elles rencontrent sur leur chemin, je ne dis pas un<br />

Français, mais un Européen quelconque, ce sera par le meurtre, le pillage, le vol<br />

qu'elles se vengeront. Et alors c'est <strong>à</strong> vous, c'est <strong>à</strong> la France qu'on demandera légitimement<br />

compte de l'abandon que vous <strong>au</strong>rez fait, de la retraite de votre armée,<br />

de votre pavillon ! » « Non, continue-t-il, la politique qui s'impose, ce n'est pas<br />

l'abandon, mais c'est de restreindre <strong>au</strong> minimum nécessaire les charges qui découlent<br />

de l'expédition de Tunisie. » Encore ne f<strong>au</strong>drait-il pas trop restreindre ce minimum,<br />

car l'intérêt de la France est d'avoir <strong>à</strong> la frontière algérienne un portier<br />

vigilant, dévoué. <strong>Le</strong> système du protectorat, dont nous ne voulons pas nous écarter,<br />

nous donne <strong>à</strong> cet égard toute sécurité. S'il en était <strong>au</strong>trement, comment expliquer<br />

que tous les gouvernements colonisateurs l'aient appliqué avec succès, depuis<br />

les Grecs, les Romains, les Carthaginois, jusqu'<strong>au</strong>x Anglais, qui sont et qui<br />

restent nos maîtres en cette matière ? « La politique du protectorat, conclut Gambetta,<br />

pressé par l'opposition de développer ses vues, la politique du protectorat<br />

consiste <strong>à</strong> agir sur le prince, sur le rajah, et <strong>à</strong> trouver avec lui des accommodements<br />

qui, en même temps qu'ils garantissent la sécurité intérieure de ses Etats,<br />

garantissent le pouvoir protecteur contre les intrigues, les menées, les manœuvres<br />

des riv<strong>au</strong>x. »<br />

Au cours de sa déclaration, Gambetta n'avait pas caché, nous l'avons dit ailleurs,<br />

que ce qui manquait, suivant lui, <strong>à</strong> la politique coloniale de ses prédécesseurs,<br />

c'était la franchise, la netteté. M. Charles Perrin prit acte de ce jugement,<br />

mais pour reprocher <strong>au</strong>ssitôt les déf<strong>au</strong>ts contraires <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong> président du<br />

conseil, l'accusant d'être trop ouvertement et trop ardemment partisan de la politique<br />

coloniale, d'exposer la France <strong>à</strong> éparpiller ses forces, <strong>à</strong> s'affaiblir. Cette nouvelle<br />

attaque ramena Gambetta <strong>à</strong> la tribune. « On dénature ma pensée, dit-il. Estce<br />

que vous n'excitez pas toute l'année, <strong>au</strong>tant qu'il est en vous, l'esprit d'entreprise<br />

et de production ? Est-ce que vous ne sentez pas que les peuples étouffent sur<br />

ce vieux continent ? Est-ce que vous ne cherchez pas <strong>à</strong> créer <strong>au</strong> loin des marchés,<br />

des comptoirs, <strong>à</strong> favoriser partout une expansion nécessaire ? »<br />

Près de 400 députés approuvèrent le gouvernement. <strong>Le</strong>s crédits furent votés<br />

par 395 voix contre 49 ; il fut convenu seulement qu'<strong>au</strong> mois d'avril, un compte<br />

approximatif des dépenses de l'expédition serait fourni <strong>au</strong> Parlement. Mgr Freppel,<br />

MM. de Cassagnac, Clovis Hugues, de Lanessan, de Mun, Cunéo d'Ornano,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 276<br />

Henry Maret, des Retours, etc., étaient <strong>au</strong> nombre des opposants. MM. Clemence<strong>au</strong>,<br />

[273] Perrin, Pelletan s'abstiennent. <strong>Le</strong> projet, soumis quelques jours plus<br />

tard <strong>au</strong> Sénat, le 10 décembre, fut adopté <strong>à</strong> l'unanimité ; la discussion que nous<br />

avons résumée plus h<strong>au</strong>t n'ayant porté que sur la question rétrospective de la régularité<br />

des dépenses effectuées par anticipation. M. le duc de Broglie, M. Buffet<br />

lui-même votèrent les crédits.<br />

A l'étranger, ces votes ne pouvaient manquer de faire impression et devaient,<br />

M. Roustan rentrant <strong>à</strong> Tunis, atténuer singulièrement le fâcheux effet du procès.<br />

Au reste, on n'était pas moins las en Europe qu'en France de s'occuper de la Tunisie.<br />

A chaque jour suffit sa peine ; chaque année apporte ses préoccupations nouvelles<br />

qui font oublier les anciennes. En 1880, l'Europe était toute <strong>au</strong>x affaires de<br />

Grèce ; en 1881, ce fut le tour de la Tunisie ; en 1882, les inquiétudes viennent de<br />

l'Egypte, puis, les années suivantes, du Tonkin, de Madagascar, du Soudan. <strong>Le</strong>s<br />

événements qui se produisirent ainsi coup sur coup vont avoir cet avantage de<br />

soustraire, pendant la période si importante et si ingrate des débuts du protectorat,<br />

la Tunisie <strong>à</strong> la curiosité d'une opinion trop susceptible ou trop pressée, et bien des<br />

f<strong>au</strong>tes ainsi seront évitées. L'Italie elle-même comprit que, dans l'intérêt de ses<br />

nation<strong>au</strong>x, elle ne pouvait indéfiniment tarder <strong>à</strong> reconnaître notre protectorat ;<br />

après des hésitations et des négociations qui durèrent, il est vrai, jusqu'en 1884,<br />

encore insuffisamment enhardie par son accession <strong>à</strong> la triple alliance, elle substitua<br />

<strong>à</strong> son agent intérimaire <strong>à</strong> Tunis un consul général, admit la situation exceptionnelle<br />

de notre résident, accepta la juridiction de nos tribun<strong>au</strong>x, nous verrons<br />

dans quelles conditions 188 .<br />

<strong>Le</strong>s indigènes, généralement pacifiques, laborieux, avaient fait leur soumission<br />

complète, sincère, et l'événement prouva qu'il ne dépendait que de nous, de<br />

nos ménagements, qu'elle fût durable. La plupart comprirent que leur intérêt était<br />

d'accepter volontairement une domination qu'ils ne pouvaient éviter et qui n'eut<br />

d'ailleurs pour eux rien d'exclusif, rien de menaçant. Seuls, les dissidents qui<br />

s'étaient réfugiés <strong>à</strong> l'abri de la frontière tripolitaine troublèrent encore le Sud :<br />

leurs djichs venaient piller jusqu'<strong>au</strong> centre de la Tunisie, <strong>au</strong> nord même de Kairouan,<br />

les tribus paisibles. Mais <strong>à</strong> mesure que s'organisa notre occupation, une<br />

surveillance plus étroite les cantonna dans leur retraite où les privations de toutes<br />

188 V. le protocole du 25 février 1884, signé <strong>à</strong> Rome par notre ambassadeur, M. Decrais, et le<br />

ministre des affaires étrangères, M. Mancini.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 277<br />

sortes ébranlèrent leurs résolutions ; peu <strong>à</strong> peu on les vit accepter l'aman ; leur<br />

vieux chef, Ali-ben-Khalifa, étant mort, bien peu d'entre eux restèrent en exil :<br />

grâce <strong>au</strong> concours [274] de notre consul général <strong>à</strong> Tripoli, M. Fér<strong>au</strong>d, d'une part,<br />

et du gouverneur tunisien de Gabès, le général Allegro, d'<strong>au</strong>tre part, les <strong>au</strong>torités<br />

ottomanes comme celles du protectorat finirent par se mettre d'accord pour disperser<br />

le gros de ces rebelles, dont la présence <strong>à</strong> la frontière troublait et ruinait les<br />

populations <strong>au</strong>x dépens desquelles ils vivaient. <strong>Le</strong>s quelques bandes d'irréconciliables<br />

qui sont encore <strong>au</strong>jourd'hui dans l'insoumission se composent de bandits<br />

bien plus que de fanatiques : elles ne disparaîtront qu'avec le temps, car on ne<br />

peut attendre que les troupes du protectorat et les troupes turques, qu'on évite naturellement<br />

de mettre en contact, agissent contre elles en commun : cette réserve,<br />

.observée de part et d'<strong>au</strong>tre avec grand soin, a pour effet de sacrifier une sorte de<br />

zone neutre qui se rétrécit d'année en année, mais où les caravanes ne peuvent<br />

s'aventurer sans risque. C'est un mal qu'il f<strong>au</strong>t s'attacher <strong>à</strong> faire disparaître, mais<br />

peu <strong>à</strong> peu. Ainsi, <strong>à</strong> l'exception de la frontière du Mokta, la Régence était pacifiée <strong>à</strong><br />

la fin de 1881. Taïeb-bey essaya cependant de grouper <strong>au</strong>tour de lui, surtout <strong>au</strong><br />

moment du procès, les mécontents, tous ceux qu'inquiétait la perspective de nos<br />

réformes ; mais cette intrigue ne dépassa pas les limites du Bardo, et l'on y mit fin<br />

en arrêtant Taïeb pour quelques mois. L'année 1882 fut employée <strong>à</strong> rétablir dans<br />

le pays tout entier l'ordre et la sécurité ; nos cavaliers, lancés <strong>à</strong> la poursuite des<br />

djichs, leur coupèrent bientôt toutes les routes par lesquelles ils essayaient devenir<br />

intimider les tribus soumises. En 1883, nomades et sédentaires, agriculteurs et<br />

industriels, la presque totalité des indigènes avaient repris leurs habitudes et<br />

s'étaient remis <strong>au</strong> travail avec d'<strong>au</strong>tant plus d'activité qu'il fallait réparer les pertes<br />

d'une année <strong>au</strong> moins de désordre et que le gouvernement présentait plus de garanties.<br />

Dans un pays fertile comme la Régence, il eût fallu pousser <strong>à</strong> bout, menacer<br />

dans leurs intérêts les populations pour les arracher <strong>à</strong> leurs champs. Une insurrection<br />

n'y pourrait se prolonger que par notre f<strong>au</strong>te. La conquête de l'Algérie a<br />

démontré une fois de plus que les habitants des contrées les plus p<strong>au</strong>vres, les plus<br />

rudes, sont <strong>au</strong>ssi les plus belliqueux. Ils n'ont rien <strong>à</strong> perdre et sont endurcis. « En<br />

deux années, plus de mille lieues carrées ont été soumises <strong>à</strong> la France dans la province<br />

de Constantine, alors qu'on luttait depuis près de dix ans dans les régences<br />

d'Alger et d'Oran pour la possession tranquille et tout <strong>à</strong> fait improductive de quel-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 278<br />

ques lieues de territoire qu'on avait voulu se réserver 189 . » En Egypte, où le Nil<br />

apporte chaque année l'abondance, les Fellahs ont semblé de tout temps marqués<br />

pour l'asservissement.<br />

[275]<br />

L'effervescence était tombée <strong>au</strong>ssi, <strong>à</strong> la fin de 1881, dans la province d'Oran ;<br />

Bou-Amama avait disparu, les Ouled-Sidi-Cheiks ne bougeaient plus. Un nouve<strong>au</strong><br />

gouverneur général, M. Tirman, remplaça M. A. Grévy, quelques mois après<br />

que le général S<strong>au</strong>ssier fut appelé <strong>au</strong> commandement du 19 e corps. De la frontière<br />

du Maroc <strong>à</strong> celle de Tripoli, une tranquillité que rien n'est venu troubler jusqu'<strong>à</strong> ce<br />

jour était assurée.<br />

Afin de ne laisser planer <strong>au</strong>cun doute dans l'esprit des indigènes sur le caractère<br />

définitif de notre occupation, il ne restait, <strong>au</strong> point de vue militaire, qu'<strong>à</strong> organiser<br />

la répartition de nos forces dans la Régence. <strong>Le</strong> général Forgemol de Bosquénard,<br />

nommé commandant du corps d'occupation, soumit <strong>au</strong> gouvernement ses<br />

propositions dont il surveilla lui-même la mise <strong>à</strong> exécution. Il s'établit <strong>à</strong> Tunis ; un<br />

service de renseignements, qui ressemblait un peu trop <strong>au</strong>x bure<strong>au</strong>x arabes d'Algérie,<br />

fut créé et centralisé sous sa direction. Comme <strong>au</strong> départ du général S<strong>au</strong>ssier,<br />

le corps d'armée comprit deux divisions, celle du Nord et celle du Sud ; mais<br />

le général Logerot passa <strong>à</strong> Tunis, chef-lieu de la division du Nord, et le général<br />

Guyon-Vernier le remplaça <strong>à</strong> Sousse. Ces deux divisions comprirent chacune trois<br />

subdivisions, <strong>à</strong> la tête desquelles furent placés <strong>au</strong>tant de génér<strong>au</strong>x de brigade et<br />

qui comprirent elles-mêmes un certain nombre de cercles et d'annexés, placés<br />

sous l'<strong>au</strong>torité d'un officier supérieur secondé par un adjoint et un ou deux officiers<br />

du service des renseignements 190.<br />

Une force militaire <strong>au</strong>ssi imposante, <strong>à</strong> la condition qu'elle fût mesurée, devait<br />

nous garantir <strong>à</strong> tout jamais le bon vouloir, sinon les sympathies du bey. Il est juste<br />

de reconnaître que Mohammed-Saddok, depuis l'insurrection de Sfax, depuis sur-<br />

189 C. Rousset, les Commencements d'une conquête : Administration du maréchal Valée, p.<br />

554.<br />

190 La subdivision de Tunis comprenait les cercles de Tunis, Zaghouan et Bizerte, l’annexe de<br />

Mateur. La subdivision du Kef comprenait les cercles du Kef, de Teboursouk et Hamada ;<br />

celle d'Aïn-Draham, les cercles d'Aïn-Draham, de Béj<strong>à</strong> et de Ghardimaou. Dans le sud, la<br />

subdivision de Sousse comprenait les cercles de Sousse, Kairouan, Mehdia, Sfax ; celle de<br />

Gabès, les cercles de Gabès, Maharès, Djerbah ; celle de Gafsa, les cercles de Gafsa, Djilma,<br />

El-Aïacha, et les annexes de Tozeur et Feriana.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 279<br />

tout que Mustapha-ben-Ismaïl fut écarté du pouvoir, ne trahit plus <strong>au</strong>cune arrièrepensée,<br />

et se montra, quoi qu'on ait pu dire, notre <strong>au</strong>xiliaire. Cette attitude, due en<br />

grande partie <strong>au</strong>x conseils de notre représentant, nous épargna de nombreuses<br />

difficultés ; elle nous permit de ne pas bouleverser l'administration beylicale que<br />

nous n'étions pas prêts <strong>à</strong> remplacer, et qui, l'avenir l'a prouvé, présentait, <strong>à</strong> côté de<br />

ses vices, de grandes [276] qualités. Mohammed-Saddock fut récompensé du bon<br />

sens dont il fit preuve en cette circonstance décisive et il conserva jusqu'<strong>à</strong> sa mort<br />

le pouvoir souverain. Rongé d'ailleurs par plus de m<strong>au</strong>x qu'il n'en eût fallu pour<br />

ruiner une constitution moins robuste que la sienne, il expira le 27 octobre 1882,<br />

dans cette villa de Kassar-Saïd où dix-huit mois <strong>au</strong>paravant il avait accepté notre<br />

intervention. Aucun désordre ne se produisit <strong>à</strong> ses funérailles qui se célébrèrent<br />

avec éclat, <strong>au</strong>cune dérogation <strong>à</strong> la loi établie ne fut apportée dans le choix de son<br />

successeur. L'héritier présomptif, son frère Ali, le bey du camp, l'ancien adversaire<br />

du général Logerot, devenu depuis notre allié, prit, suivant l'ordre, le pouvoir. Il<br />

affirma toutefois la sincérité de sa conversion en se faisant investir par notre ministre<br />

résident, et en précisant par une convention nouvelle, le 8 juin 1883 191 , les<br />

cl<strong>au</strong>ses du traité du 12 mai. Sous son règne, le calme n'a jamais été troublé, l'ordre<br />

est devenu chaque jour plus solidement établi ; Ali-bey donne <strong>à</strong> son entourage<br />

l'exemple non seulement d'une déférence et d'une confiance complètes <strong>à</strong> l'égard<br />

du gouvernement de la République, mais d'une existence <strong>au</strong>ssi correcte, <strong>au</strong>ssi respectable<br />

que celle de son frère Sidi-Saddock avait été déréglée.<br />

Cette paix, ces dispositions si favorables des indigènes et de leur souverain,<br />

comment en avons-nous profité ? Comment avons-nous exécuté le programme<br />

dont Gambetta avait tracé les grandes lignes et qui devait consister <strong>à</strong> réduire <strong>au</strong><br />

minimum possible les sacrifices et les responsabilités de la France en Tunisie ?<br />

C'est ce que nous résumerons dans la troisième partie de cette étude, celle que<br />

nous avons consacrée <strong>au</strong>x réformes du protectorat.<br />

191 V. <strong>à</strong> l'Appendice.


[277]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 280<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie<br />

LES RÉFORMES<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières


[277]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 281<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s réformes<br />

Chapitre I<br />

M. Cambon<br />

Gambetta n'eut pas le temps de préciser le programme de réformes dont on lui<br />

a vu tracer <strong>au</strong> mois de décembre les premières lignes ; le 26 janvier, sur la question<br />

de la révision et du scrutin de liste, il tomba. <strong>Le</strong> 30, M. de Freycinet reconstituait<br />

un cabinet avec le concours de MM. J. Ferry, Léon Say, Goblet, Tirard, Dévoile,<br />

« le grand ministère sans Gambetta ». Ce nouve<strong>au</strong> changement ne pouvait<br />

remettre en question le principe de notre occupation de la Tunisie, mais il devait<br />

nécessairement retarder l'adoption et l'application des moyens <strong>à</strong> employer pour<br />

l'organiser, pour en tirer parti. Une incertitude fâcheuse menaçait de se prolonger<br />

quant <strong>au</strong>x projets d'avenir du gouvernement. Il ne suffisait pas d'être installé dans<br />

le pays, il fallait l'administrer, éviter d'y commettre les f<strong>au</strong>tes qui avaient compromis<br />

ou retardé le succès de tant d'<strong>au</strong>tres de nos entreprises coloniales. Comment<br />

? Voil<strong>à</strong> ce qui restait <strong>à</strong> trouver. On avait déj<strong>à</strong> demandé du temps pour réfléchir<br />

; on ne pouvait plus guère tarder <strong>à</strong> prendre une décision. <strong>Le</strong> péril d'un plus<br />

long ajournement était manifeste. Notre armée tenait la Régence : <strong>à</strong> côté de la<br />

vieille administration indigène si imparfaite, si décriée, nous avions constitué de<br />

toutes pièces une organisation militaire très complète, <strong>à</strong> la fois toute-puissante et<br />

accessoire, assez forte pour détruire, trop inexpérimentée pour remplacer. Il est<br />

clair que la tendance de nos officiers devait être [278] de faire cesser les abus qui


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 282<br />

leur étaient révélés, mais on pouvait craindre que leur zèle ne les entraînât <strong>à</strong> des<br />

exécutions trop promptes, trop rigoureuses. <strong>Le</strong> premier devoir du gouvernement<br />

français était donc de prévenir un bouleversement radical de l'administration tuni-<br />

sienne et par conséquent d'instituer <strong>à</strong> Tunis une <strong>au</strong>torité modératrice, capable <strong>à</strong> la<br />

fois d'agir sur le bey, de prévenir de ce côté toute incartade et, d'<strong>au</strong>tre part, de<br />

contenir l'ardeur de nos officiers, d'obtenir d'eux une réserve politique, des ména-<br />

gements.<br />

C'est <strong>à</strong> M. Roustan que fut confié, <strong>au</strong> début, ce rôle ingrat entre tous. Après<br />

avoir appelé, dirigé nos génér<strong>au</strong>x jusqu'<strong>au</strong> palais du bey ; après leur avoir signalé<br />

les intrigues du Bardo, sa mission fut de protéger ceux-l<strong>à</strong> mêmes qu'il venait de<br />

dénoncer, d'arrêter nos troupes <strong>au</strong> seuil de leur conquête. En butte <strong>au</strong>x rancunes<br />

de tant d'étrangers et d'indigènes qui lui reprochaient d'avoir amené l'armée française<br />

<strong>à</strong> Tunis, il dut affronter, dès la fin de la première campagne, nous l'avons vu,<br />

d'<strong>au</strong>tres colères non moins vives et plus impatientes, en s'interposant entre cette<br />

armée et l'administration tunisienne menacée. Et cependant on sait combien nos<br />

génér<strong>au</strong>x furent sages, maintinrent scrupuleusement parmi leurs troupes la discipline,<br />

évitèrent même l'effusion du sang ; mais ils parlaient en soldats, M. Roustan<br />

en diplomate, deux langues si différentes qu'ils devaient difficilement se comprendre,<br />

particulièrement dans les circonstances délicates que nous connaissons.<br />

D'ordinaire, quand l'armée entre en scène, la diplomatie se retire. En Tunisie, M.<br />

Roustan dut, <strong>au</strong> contraire, rester <strong>à</strong> son poste, exercer son action, tantôt pour faciliter<br />

celle de nos génér<strong>au</strong>x, tantôt pour la ralentir. La difficulté d'une pareille mission<br />

fut encore un de ces périls <strong>au</strong>xquels on ne prit pas garde ou du moins qu'on<br />

oublia vite dans l'opinion : cependant le fait que des conflits de tous les jours<br />

n'aient pas amené de graves complications est remarquable ; il témoigne <strong>à</strong> la fois<br />

de la fermeté du gouvernement de la République et du patriotisme de ses agents.<br />

Qu'on se rappelle tant d'<strong>au</strong>tres époques de notre histoire, où la France a payé cher<br />

la discorde qui divisait ses forces, <strong>au</strong>x Indes, en Egypte, <strong>à</strong> Alger, pour ne parler<br />

que de nos entreprises lointaines. M. Roustan fut pendant une année entière <strong>au</strong>x<br />

prises avec la situation la plus f<strong>au</strong>sse qu'on puisse concevoir. Son procès, la chute<br />

successive des deux ministères qui l'avaient soutenu, n'étaient pas faits pour<br />

consolider l'<strong>au</strong>torité dont il avait <strong>à</strong> user plus que jamais.<br />

M. de Freycinet pensa fort sagement qu'en raison même des services qu'il venait<br />

de rendre, son maintien <strong>à</strong> Tunis serait difficile, et décida de confier <strong>à</strong> un


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 283<br />

homme nouve<strong>au</strong> l'organisation du nouve<strong>au</strong> [279] régime. M. Roustan fut nommé<br />

ministre plénipotentiaire de première classe <strong>à</strong> Washington (18 février 1882). Son<br />

successeur avait sans doute <strong>à</strong> faire œuvre de diplomate, mais il convenait <strong>au</strong>ssi<br />

qu'il apportât dans sa mission complexe l'expérience et les qualités d'un administrateur,<br />

les qualités plus encore que l'expérience, car l'important était, non d'introduire<br />

en Tunisie une organisation d'emprunt, celle de la France ou celle de ses<br />

colonies, mais de rechercher, <strong>au</strong> contraire, de créer <strong>au</strong> besoin celle qui paraîtrait<br />

devoir s'adapter le mieux <strong>au</strong> pays.<br />

<strong>Le</strong> choix de M. de Freycinet se porta sur un préfet qui n'avait jamais été en<br />

Afrique, et administrait depuis plus de quatre ans, avec un rare succès, le plus<br />

septentrional de nos départements, le préfet du Nord, M. P<strong>au</strong>l Cambon. M. Cambon,<br />

quoique très jeune, s'était déj<strong>à</strong> acquis la réputation qu'il devait justifier davantage<br />

encore par la suite d'un homme de gouvernement. Il accepta d'aller <strong>à</strong> Tunis<br />

et passa <strong>au</strong>x affaires étrangères avec le grade de ministre plénipotentiaire.<br />

Cette nomination, si heureuse fût-elle, ne résolvait pas la question de savoir ce<br />

qu'il fallait faire <strong>à</strong> Tunis. <strong>Le</strong> problème restait entier.<br />

<strong>Le</strong>s impatients, les esprits logiques, absolus, ne se faisaient pas f<strong>au</strong>te de<br />

conseiller : plus d'une voix s'élevait en faveur des errements du passé, c'est-<strong>à</strong>-dire<br />

d'une annexion plus ou moins prochaine, plus ou moins déguisée. Mais trois obstacles<br />

princip<strong>au</strong>x devaient empêcher le nouve<strong>au</strong> cabinet d'accepter cette solution,<br />

même si elle lui eût convenu : 1° la dette tunisienne qu'il eût fallu rembourser ; 2°<br />

l'<strong>au</strong>torité des consuls étrangers <strong>à</strong> laquelle il était difficile de porter atteinte, tout <strong>au</strong><br />

moins sans négociations préalables ; 3° enfin les déclarations faites successivement<br />

par trois présidents du conseil, par M. Waddington, <strong>à</strong> Berlin, par M. J. Ferry<br />

et Gambetta devant les Chambres et devant l'Europe. Ces déclarations étaient des<br />

plus nettes. <strong>Le</strong> 26 juillet 1878 (Livre j<strong>au</strong>ne), M. Waddington avait écrit : « Une<br />

annexion pure et simple ne serait pas en harmonie avec notre politique générale ;<br />

notre protectorat... » M. Jules Ferry, confirmant les assurances données <strong>à</strong> maintes<br />

reprises dans sa correspondance ou dans ses entretiens diplomatiques par M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire, s'était prononcé h<strong>au</strong>tement pour le protectorat et contre<br />

l'annexion. On vient de voir que Gambetta n'avait pas été moins catégorique.<br />

D'ailleurs, l'Algérie était la première <strong>à</strong> ne pas souhaiter <strong>à</strong> cette époque qu'on lui<br />

annexât la Tunisie : cet accroissement de territoire ne lui promettant <strong>à</strong> première<br />

vue que des charges, des dettes, et devant l'obliger <strong>à</strong> partager en quatre un budget


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 284<br />

de recettes déj<strong>à</strong> loin de suffire <strong>au</strong>x besoins de trois départements. En France, l'annexion<br />

ne rencontrait pas plus [280] d'enthousiasme, non seulement en raison des<br />

risques, mais <strong>à</strong> c<strong>au</strong>se des dépenses considérables qu'elle comporterait. On faisait<br />

observer que la province de Constantine possédait <strong>à</strong> elle seule plus de fonctionnaires<br />

que la Tunisie ne comptait de colons français 192 . Etait-ce un résultat qu'il fût<br />

avantageux de poursuivre dans la Régence ?<br />

Pour affirmer son intention de faire l’essai du système du protectorat, M. de<br />

Freycinet commença par décider que la Tunisie continuerait <strong>à</strong> relever du ministère<br />

des affaires étrangères. Gambetta était dans les mêmes idées, car en arrivant <strong>au</strong><br />

pouvoir, tout en créant un ministère spécial des colonies, il s'était abstenu d'y rattacher<br />

la Tunisie. M. de Freycinet organisa un service distinct <strong>à</strong> la direction politique<br />

des affaires étrangères, le bure<strong>au</strong> des affaires tunisiennes. L'essai fut si heureux<br />

qu'il put créer plus tard deux nouve<strong>au</strong>x bure<strong>au</strong>x, ceux du Tonkin et de Madagascar,<br />

et constituer une sous-direction spéciale qui, bien Que réduite par la<br />

suite, n'a pourtant pas été supprimée, la sous-direction des protectorats. Cette innovation<br />

en apparence peu importante eut cependant des conséquences appréciables.<br />

<strong>Le</strong>s gouvernements d'Allemagne et d'Italie s'en sont inspirés pour constituer<br />

leur nouvelle organisation coloniale. Elle n'a pas été sans contribuer, pour ne parler<br />

que de la Tunisie, <strong>au</strong> succès de notre protectorat <strong>au</strong> triple point de vue politique,<br />

diplomatique et financier. Elle a permis de suivre dans la Régence une tradition,<br />

de marcher prudemment et d'aboutir en somme <strong>à</strong> des progrès incontestables,<br />

sans bouleversements, sans troubles, sans frais.<br />

Ces résultats inespérés n'ont pas désarmé cependant les critiques, et tout en reconnaissant<br />

qu'on a fait be<strong>au</strong>coup en Tunisie, il ne manque pas de gens pour dire<br />

qu'on ferait encore davantage si notre protectorat relevait d'un ministère spécial,<br />

plus habitué <strong>à</strong> l'étude des questions administratives et commerciales qu'<strong>à</strong> celle des<br />

difficultés de la politique internationale. <strong>Le</strong> système de M. de Freycinet <strong>au</strong>ra pour<br />

lui quiconque tient compte des faits, mais contre lui le grand nombre des partisans<br />

de la logique et des généralisations. C'est dire qu'il est fort menacé ; d'<strong>au</strong>tant plus<br />

que la masse de l'opinion n'attachera qu'un intérêt très secondaire <strong>à</strong> ce problème,<br />

et qu'on n'y verra probablement <strong>au</strong>tre chose qu'une querelle de bure<strong>au</strong>x. Nous ne<br />

192 V. le discours prononcé par M. Cambon <strong>à</strong> Tunis, le 14 juillet 1885.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 285<br />

pouvons cependant omettre d'exposer les arguments qui militent en faveur de<br />

l'administration de nos pays de protectorat par les affaires étrangères.<br />

Au début de l'occupation, personne n'a contesté que ce ministère eût qualité<br />

pour opérer une transition toujours délicate. C'est plus tard, [281] quand, la paix<br />

faite dans les esprits, il s'est agi de développer ou de faire naître les richesses du<br />

pays protégé, que la compétence des affaires étrangères a été mise en doute. Aussi<br />

a-t-on déj<strong>à</strong> rattaché <strong>au</strong>x colonies l'administration de l'Annam et du Tonkin. Il se-<br />

rait facile de comparer les résultats obtenus dans ces possessions avec ceux qui<br />

ont fait jusqu'<strong>à</strong> ce jour la bonne renommée de notre administration en Tunisie.<br />

<strong>Le</strong> personnel des affaires étrangères, étant peu nombreux et pouvant aspirer <strong>à</strong><br />

des situations fort importantes, se recrute par suite dans les conditions les plus<br />

favorables : l'administration bénéficie de la concurrence. En outre, ses agents,<br />

nomades, isolés, épars sur tous les points du globe, acquièrent et transmettent <strong>au</strong>x<br />

bure<strong>au</strong>x une éducation spéciale peu commune en France et qui consiste <strong>à</strong> savoir<br />

que l'uniformité n'est pas de ce monde, qu'elle n'existe que dans nos rêves, et qu'il<br />

est puéril de vouloir assimiler des races n'ayant entre elles <strong>au</strong>cun rapport. Il en<br />

résulte que, dans son ensemble, l'administration des affaires étrangères a plus de<br />

chances qu'<strong>au</strong>cune <strong>au</strong>tre pour se soustraire <strong>à</strong> l'influence des théories absolues<br />

qu'on nous apprend dès le collège <strong>à</strong> respecter ; elle doit renoncer <strong>à</strong> la prétention de<br />

tout diriger et régler de Paris ; elle est obligée de laisser une latitude <strong>à</strong> ses mandataires<br />

<strong>à</strong> l'étranger ; elle gouverne par la confiance et par conséquent avec plus de<br />

suite ; elle ne prend pas part <strong>à</strong> la manœuvre ; elle se borne <strong>à</strong> maintenir la direction<br />

des affaires dans la voie tracée ; elle tient le gouvernail et veille <strong>à</strong> ce que le bâtiment<br />

ne change pas en route d'orientation. Ainsi s'explique que trois hommes seulement<br />

en quinze ans aient représenté successivement la France <strong>à</strong> Tunis, en dépit<br />

de changements fréquents de gouvernement, et que M. Roustan, M. Cambon et<br />

M. Massic<strong>au</strong>lt aient, tous les trois l'un après l'<strong>au</strong>tre, par des moyens différents ou<br />

non, exactement poursuivi le même but, et qu'ils s'en soient rapprochés, lentement<br />

peut-être <strong>au</strong> gré des impatients, mais sûrement, d'escale en escale, sans perdre leur<br />

temps <strong>à</strong> rétrograder, <strong>à</strong> changer sans cesse de point de départ, sous pré<strong>texte</strong> de vouloir<br />

faire <strong>à</strong> qui mieux mieux.<br />

Un <strong>au</strong>tre avantage du rattachement des pays de protectorat <strong>au</strong>x affaires étrangères,<br />

c'est que cette administration n'ayant pas de personnel spécialement compétent<br />

peut toujours prendre en dehors d'elle, quand il s'agit d'organiser un protecto-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 286<br />

rat, ses <strong>au</strong>xiliaires, et elle est dans une situation particulièrement favorable pour<br />

n'avoir que l'embarras du choix, toujours en vertu de la loi de la concurrence. Elle<br />

ne peut pas d'<strong>au</strong>tre part établir de roulement, suivant l'expression consacrée, d'un<br />

pays <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre. Elle n'enverra pas <strong>au</strong> Tonkin un agent [282] qui n'<strong>au</strong>ra pas réussi <strong>à</strong><br />

Madagascar, ni en Tunisie un fonctionnaire dont le Tonkin ne voudra plus. Elle le<br />

remettra <strong>à</strong> la disposition du service métropolitain <strong>au</strong>quel elle l'avait emprunté, et<br />

elle en choisira un <strong>au</strong>tre. Ainsi le recrutement du personnel des protectorats s'opè-<br />

re par sélection. Ce n'est pas tout. <strong>Le</strong> ministère des affaires étrangères n'ayant pas<br />

la préoccupation de placer son personnel, et se contentant de choisir les agents<br />

nécessaires dans les <strong>au</strong>tres départements, échappe <strong>à</strong> cette tendance, qui lui ferait<br />

pourtant bien des amis, de multiplier les emplois. Au contraire, il les réduit le plus<br />

possible, et de la sorte il peut rétribuer davantage le petit nombre des agents <strong>au</strong>x-<br />

quels il fait appel parmi les meilleurs : il obtient ainsi une administration de premier<br />

ordre, disciplinée et peu coûteuse. C'est l<strong>à</strong> pour lui une c<strong>au</strong>se d'impopularité<br />

dans un sens, mais <strong>au</strong>ssi une nouvelle chance de réussite, car la plupart de nos<br />

fonctionnaires, <strong>au</strong> lieu de considérer la Tunisie comme un pis aller, aspirent <strong>à</strong> y<br />

être appelés, et une fois nommés <strong>à</strong> y rester : formant un corps de choix, on peut<br />

compter sur eux, les décisions s'exécutent ; du h<strong>au</strong>t en bas se fait sentir l'<strong>au</strong>torité.<br />

D'<strong>au</strong>tres administrations avec le roulement inévitable, l'obligation d'utiliser quand<br />

même leurs agents et la pression enfin des influences extérieures, ne s<strong>au</strong>raient<br />

montrer cette indépendance singulièrement précieuse, cependant, quand il s'agit<br />

de constituer un gouvernement.<br />

Nous venons de citer <strong>à</strong> l'appui de notre argument les nominations de M. Cambon<br />

et de M. Massic<strong>au</strong>lt ; rappelons encore celle de P<strong>au</strong>l Bert, également due <strong>à</strong> M.<br />

de Freycinet. <strong>Le</strong>s affaires étrangères ont donc en résumé la faculté de choisir nos<br />

résidents génér<strong>au</strong>x, de même que nos ambassadeurs, parmi l'élite de la nation. <strong>Le</strong>s<br />

conséquences de ce principe se déduisent d'elles-mêmes.<br />

A un <strong>au</strong>tre point de vue, le ministère des affaires étrangères s<strong>au</strong>ve certaines<br />

apparences qui ont leur valeur. <strong>Le</strong>ur agent est le représentant diplomatique de la<br />

France <strong>au</strong>près du bey. Cette qualité prime ses fonctions d'administrateur, de protecteur,<br />

et en atténue la signification rigoureuse : elle est de nature <strong>à</strong> rassurer<br />

l'administration indigène, <strong>à</strong> la laisser vivre, et par conséquent elle apaise les mécontentements<br />

et les inquiétudes que notre protectorat peut faire naître. <strong>Le</strong> bey<br />

conserverait-il <strong>au</strong>x yeux de ses sujets une <strong>au</strong>torité qui nous permet de lui faire


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 287<br />

partager largement nos responsabilités, si le résident général relevait du ministère<br />

de l'intérieur ou de notre administration des colonies ? La Régence serait-elle <strong>au</strong>-<br />

tre chose <strong>au</strong>x yeux de tous que le prolongement de notre grande possession ?<br />

Dans un <strong>au</strong>tre ordre d'idées, plus important encore, nous verrons et nous pou-<br />

vons dès <strong>à</strong> présent comprendre que l'exercice de notre [283] protectorat ne sera<br />

pas sans éveiller des susceptibilités internationales, sans comporter par suite des<br />

ménagements particuliers. Seul le ministère des affaires étrangères est <strong>à</strong> même de<br />

pressentir l'effet des réformes de notre administration, et il règle en conséquence<br />

sa ligne de conduite. Comment fonctionnerait en dehors de lui une administration<br />

qui ne pourrait mesurer les suites de ses actes ? Devrait-elle continuellement en<br />

référer <strong>au</strong> quai d'Orsay ? Mais, dans cette hypothèse même, le ministre des affai-<br />

res étrangères, n'étant que sommairement et incidemment <strong>au</strong> courant de la situation,<br />

ne pourrait intervenir, soit pour conseiller, soit pour prévenir, que dans des<br />

conditions d'incertitude et de lenteur inévitables.<br />

Enfin, <strong>au</strong> point de vue intérieur, quand il s'agira d'obtenir du Parlement, comme<br />

nous le verrons plus tard, son <strong>au</strong>torisation <strong>à</strong> des réformes financières, judiciaires<br />

ou <strong>au</strong>tres, le ministre des affaires étrangères n'a-t-il pas qualité, mieux qu'une<br />

administration ordinaire, pour faire valoir les considérations politiques qui rendent<br />

le plus souvent ces réformes indispensables ; n'est-il pas le seul en mesure de rassurer<br />

l'opinion et de garantir qu'il ne résultera de l'accomplissement de ses projets<br />

<strong>au</strong>cune complication ? M. Ribot, quand il a prononcé récemment <strong>à</strong> la Chambre le<br />

discours qui a entraîné le vote presque unanime d'un régime douanier de faveur<br />

pour la Tunisie, n'a-t-il pas été servi, en même temps que par son éloquence, par<br />

sa qualité de ministre des affaires étrangères !<br />

Nous en avons dit assez sur cette question pour démontrer qu'elle est loin<br />

d'être insignifiante ; mais on ne répétera jamais trop qu'une part des succès de la<br />

République en Tunisie revient <strong>à</strong> l'administration des affaires étrangères, qui a pu<br />

choisir et soutenir, sans changer de vues, nos représentants dans la Régence. Revenons<br />

<strong>à</strong> M. Cambon. <strong>Le</strong> fait que la confiance du gouvernement allait lui laisser<br />

une grande latitude et qu'on était généralement d'avis de tenter une expérience<br />

nouvelle en Tunisie, ne lui donnait pas un programme. Aussi quand il s'embarqua<br />

le 31 mars, <strong>à</strong> Toulon, sur l’Hirondelle, peut-on dire qu'il entreprenait un voyage<br />

d'exploration. Il allait voir, se rendre compte. Son opinion faite, il devait rentrer <strong>à</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 288<br />

Paris, soumettre ses idées <strong>au</strong> gouvernement et revenir <strong>à</strong> Tunis pour les appliquer,<br />

le jour où elles seraient approuvées.<br />

N'était-ce pas, après tout, un programme que ce plan si simple, et le plus sage,<br />

le plus pratique de tous ceux qu'on <strong>au</strong>rait pu imaginer ? L'événement l'a bien<br />

prouvé.<br />

<strong>Le</strong>s moyens d'action étaient en rapport avec ces données. Deux secrétaires<br />

seulement accompagnaient M. Cambon : l'un, le baron [284] d'Estournelles de<br />

Constant, qui devait en son absence le suppléer, et qu'on fit passer de l'ambassade<br />

de Londres <strong>à</strong> la résidence de Tunis ; l'<strong>au</strong>tre, M. Bompard, arrivant de Lille, com-<br />

me son chef, et appelé <strong>à</strong> le seconder dans l'élaboration et l'application des réfor-<br />

mes <strong>à</strong> adopter. Un consul devait remplacer M. <strong>Le</strong>queux, nommé <strong>au</strong> Caire.<br />

Quelques semaines suffirent <strong>à</strong> M. Cambon pour dégager les points princip<strong>au</strong>x<br />

sur lesquels devaient porter ses efforts. De retour <strong>à</strong> Paris, <strong>au</strong> mois de mai, il décla-<br />

ra que la réorganisation de l'administration tunisienne était possible sous notre<br />

contrôle, et qu'il essayerait de l'entreprendre sans imposer <strong>à</strong> la France de sacrifi-<br />

ces, en restant dans les limites fixées par les ministères qui s'étaient succédé <strong>au</strong>x<br />

affaires depuis le Congrès de Berlin. La tâche serait assurément ardue, mais en<br />

procédant ainsi on éviterait bien des mécomptes et en outre on montrerait <strong>à</strong> l'Europe<br />

la sincérité qui avait inspiré notre politique, on suivrait fidèlement la ligne de<br />

conduite que le gouvernement s'était dès longtemps tracée et que M. Barthélemy<br />

Saint-Hilaire avait formulée en ces termes : « Réorganiser la Tunisie dans toutes<br />

ses parties sans qu'il en coûte <strong>au</strong> Trésor. <strong>Le</strong> pays par lui-même est assez riche<br />

pour n'avoir besoin que d'ordre et de justice. <strong>Le</strong>s entreprises particulières feront le<br />

reste, approuvées par le gouvernement du bey, sous la h<strong>au</strong>te surveillance de quelques<br />

agents français et spécialement de notre ministre résident 193 . » En d'<strong>au</strong>tres<br />

termes, M. Cambon consentait <strong>à</strong> essayer de régénérer la Tunisie sur les seules<br />

ressources de la Tunisie, et <strong>à</strong> ne faire appel <strong>à</strong> l'intervention de la métropole que<br />

pour assurer le maintien de l'ordre. <strong>Le</strong> gouvernement de la République, on le voit,<br />

ne se compromettait pas en le laissant faire. Notre résident subordonnait toutefois<br />

la réalisation de ce programme <strong>à</strong> deux conditions essentielles. Il voulait avoir les<br />

mains libres, être maître de restituer <strong>à</strong> l'administration tunisienne ses finances, son<br />

<strong>au</strong>torité. Or nous savons qu'une commission internationale disposait de la majeure<br />

193 Livre j<strong>au</strong>ne, p. 208.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 289<br />

partie des recettes de la Régence, et que, d'<strong>au</strong>tre part, les consuls se retranchaient<br />

derrière les Capitulations pour soustraire leurs nation<strong>au</strong>x <strong>à</strong> la souveraineté du bey.<br />

La suppression de la commission financière et celle des juridictions consulai-<br />

res s'imposaient donc comme les deux réformes primordiales qu'il fallait poursui-<br />

vre. On pouvait en préparer d'<strong>au</strong>tres en attendant, mais <strong>au</strong>cune n'était plus urgente.<br />

[285]<br />

<strong>Le</strong> gouvernement accepta ce plan, et M. Cambon reprit le chemin de Tunis, où<br />

nous allons le lui voir appliquer 194 . Nous ne parlerons pas des nouve<strong>au</strong>x chan-<br />

gements politiques qui survinrent <strong>à</strong> Paris pendant cette dernière période.<br />

Rappelons seulement que M. de Freycinet, dans l'été même de 1882, <strong>au</strong> mo-<br />

ment où notre nouve<strong>au</strong> résident se mettait <strong>à</strong> l’œuvre, tomba pour ne reparaître<br />

qu'en 1885. Son successeur, M. Duclerc, pendant son court passage <strong>au</strong>x affaires,<br />

ne modifia rien <strong>à</strong> la ligne de conduite adoptée, mais il encouragea de toute l'ardeur<br />

qui fut en lui jusqu'<strong>à</strong> son dernier jour les débuts de la nouvelle administration tunisienne.<br />

Après lui, M. Challemel-Lacour et M. J. Ferry 195 purent constater déj<strong>à</strong><br />

194 On ne manqua pas de dire dans l'opposition que c'était donner <strong>à</strong> notre représentant un pouvoir<br />

excessif, exorbitant. Ce pouvoir était pourtant indispensable. Plus on s'éloigne du centre,<br />

plus les représentants du gouvernement doivent avoir d'initiative et d'<strong>au</strong>torité. La presse,<br />

la multiplicité et la rapidité des in<strong>format</strong>ions ne constituent-elles pas, <strong>au</strong> début surtout d'une<br />

entreprise coloniale, de sérieuses garanties pour les administrés ? On sait quels sont les<br />

pouvoirs des gouverneurs anglais ; ceux du vice-roi des Indes néerlandaises sont souverains<br />

: sous la réserve de l'approbation du Roi et des Etats génér<strong>au</strong>x, il déclare la guerre, signe<br />

les conventions, condamne, gracie, expulse les Néerlandais. <strong>Le</strong>s Romains poussaient <strong>à</strong><br />

l'extrême ce principe : le gouvernement, républicain <strong>à</strong> Rome, était monarchique dans les<br />

provinces. <strong>Le</strong> gouverneur était général, juge suprême, législateur même.<br />

195 Voici la liste des ministres des affaires étrangères qui se sont succédé <strong>au</strong> quai d'Orsay depuis<br />

le congrès de Berlin jusqu'<strong>à</strong> ce jour :<br />

M. WADDINGTON, du 13 décembre 1877 <strong>au</strong> 27 décembre 1879 ;<br />

M. DE FREYCINET, du 27 décembre 1879 <strong>au</strong> 23 septembre 1880 ;<br />

M. BARTHELEMY SAINT-HILAIRE, du 23 septembre 1880 <strong>au</strong> 14 novembre 1881<br />

(M. le comte Horace de Choiseul sous-secrétaire d'Etat) ;<br />

M. GAMBETTA, du 14 novembre 1881 <strong>au</strong> 30 janvier 1882 ;<br />

M. DE FREYCINET, du 30 janvier 1882 <strong>au</strong> 7 août 1882 ;<br />

M. DUCLERC, du 7 août 1882 <strong>au</strong> 21 février 1883 ;<br />

M. CHALLEMEL-LACOUR, du 21 février 1883 <strong>au</strong> 20 novembre 1883 ;<br />

(A diverses reprises, M. Jules Ferry, président du conseil, dut remplir l'intérim du ministère<br />

des affaires étrangères, M. Challemel-Lacour étant malade.)<br />

M. J. FERRY, du 20 novembre 1883 <strong>au</strong> 6 avril 1885 ;<br />

M. DE FREYCINET, du 6 avril 1885 <strong>au</strong> 13 décembre 1886 ;<br />

M. FLOURENS, du 13 décembre 1886 <strong>au</strong> 4 avril 1888 ;<br />

M. GOBLET, du 4 avril 1888 <strong>au</strong> 22 février 1889 ;<br />

M. SPULLER, du 22 février 1889 <strong>au</strong> 17 mars 1890 ;


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 290<br />

des progrès réalisés. Un temps d'arrêt se produira lors de la crise provoquée par<br />

les attaques dont le général Boulanger, successeur <strong>à</strong> Tunis des génér<strong>au</strong>x Forgemol<br />

et Logerot, donnera le signal contre M. Cambon. Celui-ci quitta la Régence <strong>à</strong> la<br />

fin de 1886, [286] et M. de Freycinet lui donna pour successeur le préfet du Rhône,<br />

M. Massic<strong>au</strong>lt.<br />

L'œuvre de M. Massic<strong>au</strong>lt, sous les ministères successifs de MM. de Freyinet,<br />

Flourens, Goblet, Spuller et Ribot, est trop récente pour qu'il convienne de l'apprécier<br />

dans cette étude ; elle comporte d'ailleurs un travail <strong>à</strong> part, car elle est importante,<br />

et les difficultés n'ont pas manqué non plus pour l'entraver ; nous devrons<br />

nous borner <strong>à</strong> faire mention de ses résultats, mais indiquons dès <strong>à</strong> présent<br />

qu'elle continue et consolide celle de M. Cambon. Notre protectorat a eu cette rare<br />

fortune, en effet, de rapprocher et non de diviser les hommes qui furent associés <strong>à</strong><br />

son organisation.<br />

M. RIBOT, 17 mars 1890.


[287]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 291<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s réformes<br />

Chapitre II<br />

<strong>Le</strong>s Finances<br />

Il n'existait pas pour nous deux moyens de dé<strong>livre</strong>r la Tunisie de ses créan-<br />

ciers ; nous n'avions qu'<strong>à</strong> les rembourser. On se rappelle l'histoire de la commis-<br />

sion, l'arrangement du 23 juillet 1870 qui avait réduit la dette tunisienne <strong>à</strong> 125<br />

millions, portant intérêt <strong>à</strong> 5 pour 100, et constitué le contrôle le plus rigoureux des<br />

recettes et des dépenses. En vertu de cet acte, le gouvernement beylical ne pouvait<br />

jamais toucher plus de la moitié de ses revenus, mais il avait toutes les chances<br />

possibles pour toucher moins. On laissait le bey s'endetter, mais ce n'était pas un<br />

remède, pas plus que d'<strong>au</strong>gmenter les impôts ; le pays était épuisé. En prêtant <strong>à</strong> la<br />

Régence son crédit, c'est-<strong>à</strong>-dire en la couvrant de sa garantie, la France lui rendait<br />

possible, dans des conditions avantageuses cette fois, l'émission d'un emprunt,<br />

lequel servirait <strong>à</strong> convertir l'ancienne dette. Cela fait, la Tunisie se trouvait be<strong>au</strong>coup<br />

moins obérée et devenait de nouve<strong>au</strong> maîtresse de disposer de ses ressources.<br />

Mais cette garantie de notre part était-elle prudente ? Ne nous exposait-elle<br />

pas <strong>à</strong> plus de risques dans l'avenir qu'elle ne nous promettait d'avantages ? N'étaitce<br />

pas le point de départ de sacrifices illimités ? Il fallut près de deux ans <strong>à</strong> la<br />

nouvelle Chambre pour se décider <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>toriser ; deux ans, pendant les quels six<br />

ministères consécutifs eurent <strong>à</strong> gagner l'opinion, <strong>à</strong> réhabiliter la [288] Tunisie.<br />

L'éloquence des faits vint en aide <strong>au</strong> gouvernement. Ces deux années avaient par


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 292<br />

bonheur été productives ; la nouvelle administration transitoire avait réussi <strong>au</strong><br />

del<strong>à</strong> de toute espérance : elle annonça que ses recettes dépassaient déj<strong>à</strong> ses prévisions,<br />

que son budget, en dépit de la guerre, des émigrations et des incertitudes<br />

d'une occupation toute récente, donnait des excédents, et que les budgets <strong>à</strong> venir<br />

en promettaient de be<strong>au</strong>coup plus considérables. Ce sont en grande partie ces résultats<br />

qui ont déterminé notre parlement <strong>à</strong> ne plus tenir rigueur <strong>à</strong> la jeune colonie,<br />

<strong>à</strong> lui témoigner quelque confiance, <strong>à</strong> l'aider. Au mois d'avril 1884, la Chambre<br />

adopta les propositions que lui avait soumises et que défendit M. J. Ferry, alors<br />

président du conseil, assisté de M. P. Cambon, qui intervint personnellement<br />

comme commissaire du gouvernement. La dette de la Tunisie ne s'était <strong>au</strong>gmentée<br />

depuis l'existence de la commission que de 17 millions environ. Il s'agissait donc<br />

de rembourser 142 millions. A cet effet, une rente 4 pour 100 de 6,307,000 francs,<br />

divisée en obligations de 500 francs, valeur nominale, fut émise sous la garantie<br />

de la France. Ceux des créanciers, le plus grand nombre, qui ne voulurent pas être<br />

remboursés, reçurent par préférence <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres souscripteurs, <strong>au</strong> prix de 462<br />

francs, des obligations nouvelles en échange des anciennes. <strong>Le</strong>s charges annuelles<br />

de la Tunisie se trouvèrent ainsi réduites de plus d'un million et demi. <strong>Le</strong>s opérations<br />

du remboursement et de la conversion eurent lieu de juin <strong>à</strong> octobre 1884 ; le<br />

jour où elles prirent fin, la commission financière était supprimée. —<strong>Le</strong> 13 octobre,<br />

premier jour de l'année arabe, on in<strong>au</strong>gura la nouvelle administration financière<br />

de la Régence.<br />

La transition s'opéra d'un régime <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre sans trouble, pour ainsi dire sans<br />

qu'on s'en aperçût, par les soins du vice-président de la commission financière, M.<br />

Depienne, investi dès 1882 du titre de directeur des finances et des pouvoirs qui<br />

lui étaient nécessaires pour préparer cette trans<strong>format</strong>ion. — <strong>Le</strong> président de l'ancienne<br />

administration des revenus concédés, un Français <strong>au</strong>ssi, fut nommé directeur<br />

des contributions diverses ; le directeur des douanes avait été choisi presque<br />

une année d'avance en Algérie. Un receveur général et des inspecteurs complétèrent<br />

cette organisation peu compliquée, — Une enquête, préparée de longue main,<br />

permit <strong>au</strong>x nouve<strong>au</strong>x directeurs d'éliminer parmi les agents de la commission et<br />

de l'administration beylicale les moins utiles et de conserver ceux dont l'expérience,<br />

la bonne réputation nous offraient un précieux secours<br />

Tous les services publics furent constitués en directions générales ou en ministères<br />

et pourvus de fonds. Chaque directeur ou chaque [289] ministre prépare


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 293<br />

son budget spécial ; la direction des finances centralise ces divers projets, y ajou-<br />

te, avec le sien, le budget des recettes et établit le budget général de l'Etat ; le<br />

conseil des ministres et des directeurs génér<strong>au</strong>x, — conseil de gouvernement que<br />

doit convoquer et consulter <strong>au</strong> moins une fois par mois le résident, — se réunit<br />

pour le discuter, l'approuver et le soumettre <strong>à</strong> la sanction du bey, après quoi le<br />

Journal officiel tunisien le publie. Cette innovation capitale, la création d'un budget<br />

annuel 196 , l'in<strong>au</strong>guration d'une comptabilité publique tenue <strong>au</strong> grand jour,<br />

comporta, comme on pense, ses difficultés de préparation et d'exécution. Comment,<br />

par exemple, évaluer les recettes d'un pays <strong>à</strong> peine pacifié, dont on ne<br />

connaissait pas les ressources, variables d'ailleurs d'une année <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre, suivant<br />

l'abondance ou la rareté des pluies, les dispositions plus ou moins dociles des habitants<br />

? Il était tentant, il eût, en un certain sens, été politique de s'abandonner <strong>à</strong><br />

des prévisions optimistes ; mais cette complaisance, calculée ou non, si elle eût<br />

facilité bien des choses <strong>au</strong> début, <strong>au</strong>rait exposé le protectorat <strong>à</strong> des mécomptes<br />

dangereux pour son avenir et justifié plus tard en France de nouve<strong>au</strong>x mécontentements.<br />

L'administration de M. Cambon se vit donc en face d'un sacrifice volontaire<br />

<strong>à</strong> consommer pour ses débuts : il lui fallut procéder elle-même <strong>à</strong> l'inventaire<br />

des ressources, aléatoires sinon compromises, dont on lui confiait la gestion, et<br />

limiter ensuite, d'après ses premières estimations, le total des dépenses qu'on attendait<br />

d'elle ; elle réduisit ces dernières avec une impitoyable rigueur, sans vouloir<br />

tenir compte de ce qu'elle perdait ainsi nécessairement de prestige, en allant<br />

d'elle-même <strong>au</strong>-devant de l'impopularité <strong>Le</strong>s recettes <strong>à</strong> cette époque se composaient<br />

exclusivement du produit des impôts ; or nous savons que penser de ceux<br />

dont on accablait le pays. Fallait-il cependant faire table rase d'un système de<br />

taxes qui si longtemps avait fait vivre le Gouvernement tunisien, système arriéré,<br />

disait-on, oriental ? Oriental sans doute, mais qu'il s'agissait d'appliquer <strong>à</strong> des<br />

Orient<strong>au</strong>x. Et d'ailleurs comment s'en passer sans <strong>au</strong>cun secours de la métropole ?<br />

Comment payer les dépenses, si réduites fussent-elles, et la dette que nous garantissions,<br />

si, sous pré<strong>texte</strong> d'en améliorer le régime, nous commencions par supprimer<br />

le peu de recettes qu'on pouvait tirer du pays ? M. Cambon déclina sans<br />

196 Décret beylical du 12 mars 1883. V. <strong>à</strong> l’Appendice le <strong>texte</strong> du dernier budget, celui de<br />

1890-1891 [Non reproduit dans cette nouvelle édition. N.d.E.]. On trouve, dans le rapport<br />

présenté par le ministre des affaires étrangères <strong>au</strong> président de la République en 1890, un<br />

table<strong>au</strong> comparatif très clair et très intéressant des six budgets de la Régence de 1884 <strong>à</strong><br />

1890.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 294<br />

[290] hésiter les conseils des partisans nombreux d'une réforme radicale ; il décla-<br />

ra que le régime fiscal de la régence était défectueux, mais que, tel quel, il était<br />

accepté des contribuables, et qu'en conséquence il le conserverait, se bornant <strong>à</strong> le<br />

modifier peu <strong>à</strong> peu, jusqu'<strong>au</strong> jour où il serait sûr de pouvoir lui en substituer un<br />

meilleur. C'est ce qu'en certains milieux on appela « se complaire dans le maintien<br />

des pires traditions beylicales. » Au reste, les améliorations les plus urgentes<br />

étaient tout indiquées. <strong>Le</strong>s impôts directs, quoi qu'on en ait dit, n'étaient pas excessifs,<br />

mais leur perception s'opérait, on l'a vu, d'une façon scandaleuse : les<br />

contribuables les payaient deux fois, sinon davantage, et l'Etat n'en touchait<br />

qu'une faible partie ; la vraie réforme, la plus importante en fait, consistait donc <strong>à</strong><br />

empêcher les agents de dépouiller d'une main les habitants, de l'<strong>au</strong>tre le trésor.<br />

Cela est si vrai qu'<strong>au</strong>jourd'hui, après l'expérience acquise en huit années, le ministre<br />

des affaires étrangères, <strong>au</strong> cours du rapport remarquable et très probant que<br />

nous citerons plus d'une fois et qui a été présenté <strong>au</strong> président de la République,<br />

sur la situation de la Tunisie, constate que le progrès <strong>à</strong> réaliser <strong>au</strong> point de vue des<br />

impôts directs consiste dans une surveillance de plus en plus étroite des perceptions,<br />

moins que dans une modification des taxes. Surveillance assez difficile <strong>à</strong><br />

exercer du reste dans bien des cas, car les impôts directs frappent, avec celles des<br />

villes, les populations de l'intérieur, les tribus souvent nomades, indisciplinées,<br />

habituées <strong>à</strong> ne payer qu'<strong>à</strong> la dernière extrémité et sous la contrainte de la force. Il<br />

en était tout <strong>au</strong>trement des contributions indirectes 197 . Perçues dans les villes,<br />

197 Voici l’énumération des impôts actuels : <strong>Le</strong>s contributions directes sont : 1° la Medjba ou<br />

impôt de capitation ; 2° le Kanoun, frappant : a) dans certaines régions, les propriétaires<br />

d'oliviers, en raison du nombre de pieds d'oliviers qu'ils possèdent ; b) a production de tous<br />

les palmiers dattiers ; 3° la dîme sur les huiles, perçue sur la production de l'huile dans les<br />

régions où le Kanoun n'est pas en vigueur. Cet impôt est payable en nature, mais peut être<br />

fourni en espèces ; 4° l’Achour payable en nature, sous forme de dîme perçue sur le blé et<br />

l'orge ; 5° l'Achour payable en argent, remplaçant dans certaines localités l'Achour payable<br />

en nature ; 6° les Mradjas, impôt en numéraire, frappant les terrains de culture de l'Outhan-<br />

Kabli et certaines plantations d'oliviers dans les environs de Sfax.<br />

<strong>Le</strong>s contributions indirectes comprennent : l° les douanes : droits d'importation et d'exportation,<br />

droits maritimes et de port, fermages divers de ta pêche (notamment celle des<br />

poulpes et des éponges). Droits de pêche du corail ; 2° les monopoles non affermés : Timbre<br />

; droit de caroube sur les loyers et les ventes d'immeubles ; droits de portes et de marchés,<br />

sortes de droits d'octroi perçus dans certaines localités ; Fondouk des huiles (stationnement,<br />

mesurage ou pesage et vente des huiles) ; marché <strong>au</strong> charbon ; 3° les monopoles affermés<br />

: Régie des tabacs ; monopole du sel ; Fondouk-el-Ghalla ou marché <strong>au</strong>x légumes<br />

(droit d'octroi <strong>à</strong> l'entrée <strong>à</strong> Tunis et droits de vente sur produits de consommation qui ne sont<br />

pas compris dans les <strong>au</strong>tres monopoles). Ces trois monopoles sont placés <strong>à</strong> partir du 1 er janvier<br />

de cette année sous la gestion directe de l'Etat. Taxe sur les changeurs de monnaies ;<br />

Foulons de chéchias, monopole des ch<strong>au</strong>x et des briques ; monopole du plâtre ; Mahsoulats


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 295<br />

pour la plupart, sur des habitants [291] paisibles, aisés, le Gouvernement et la<br />

Commission ne manquèrent pas de les multiplier le plus possible, et elles aggra-<br />

vèrent ainsi dans des proportions déraisonnables les charges du pays ; elles para-<br />

lysaient toute production, tout commerce même <strong>à</strong> l'intérieur ; il était donc indis-<br />

pensable non seulement d'en surveiller la perception, mais de les réduire. M.<br />

Cambon et après lui son successeur pratiquèrent le plus possible de coupes dans<br />

cette végétation inextricable, et les taxes qu'il fallut maintenir pour équilibrer le<br />

budget cessèrent d'être entre les mains des collecteurs une source personnelle et<br />

inépuisable de revenus : le contrôle de l'Etat s'exerça, et voici en deux mots les<br />

préc<strong>au</strong>tions qui furent édictées pour prévenir <strong>au</strong>tant que possible des fr<strong>au</strong>des que<br />

favorisait parfois la connivence des contribuables.<br />

Tout d'abord les impôts, directs et indirects, ne peuvent plus être perçus qu'en<br />

vertu de lois : chacun sait ce qu'il doit <strong>à</strong> l'Etat. Nul n'est plus exposé <strong>à</strong> payer deux<br />

fois, et le Trésor ne risque plus de voir disparaître en route ses revenus ; <strong>au</strong>cune<br />

taxe n'est payée sans qu'il en soit délivré une quittance individuelle ; le percepteur<br />

doit représenter <strong>au</strong> Trésor, soit la quittance, si elle n'est pas libérée, soit l'argent.<br />

Ajoutons que la législation des perceptions a été révisée de très près, et qu'en outre<br />

elle a été unifiée ; ainsi les Kroumirs payent <strong>à</strong> présent comme tout le monde et<br />

ont cessé de bénéficier des privilèges que leur avait abandonnés la faiblesse du<br />

Gouvernement beylical.<br />

Ces réformes qu'on a qualifiées de rudimentaires et qui, <strong>à</strong> un point de vue absolu,<br />

sont en effet encore insuffisantes, n'avaient du moins rien d'aventureux, et<br />

elles ont donné, pour ainsi dire du jour <strong>au</strong> lendemain, — grâce <strong>au</strong> soin qu'on mit <strong>à</strong><br />

les appliquer, — des résultats inespérés : <strong>à</strong> dater de leur adoption, l'histoire de la<br />

Tunisie change de face : <strong>au</strong> lieu de continuer <strong>à</strong> s'app<strong>au</strong>vrir, le pays enfin s'enrichit.<br />

La première conversion était encore récente quand il fut possible d'en préparer<br />

une seconde qui réussit complètement ; <strong>à</strong> la fin de 1888 on put annoncer que l'intérêt<br />

de la dette serait réduit de 4 <strong>à</strong> 3 et demi pour 100, et que le capital en serait<br />

amorti : l'opération rapporta en outre un bénéfice net de six millions de francs <strong>au</strong><br />

protectorat.<br />

[292]<br />

ou droits de marchés perçus en général sur les objets divers qui y sont apportés ou vendus ;<br />

Khodors, droits perçus sur les produits entrant <strong>à</strong> Djerba ; distillation des figues sèches <strong>à</strong><br />

Sfax et <strong>à</strong> Mateur. V. le rapport de M. Ribot, 1890. Imprimerie nationale, p. 27.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 296<br />

Après la conversion de 1884, les recettes ont <strong>au</strong>gmenté <strong>à</strong> tel point que le nou-<br />

ve<strong>au</strong> gouvernement a pu élever <strong>à</strong> 26 millions de francs environ, pour 1886-1887,<br />

le budget de ses dépenses, qui atteignait <strong>à</strong> peine 12 millions en 1882-1883, et se<br />

constituer un fonds de réserve de 11 millions de francs en prévision des m<strong>au</strong>vai-<br />

ses années (11 juillet 1886) 198 . Il est arrivé <strong>à</strong> s'assurer sur ses seules ressources,<br />

sans contribution de la métropole, un budget supérieur en fait <strong>à</strong> la subvention an-<br />

nuelle de 30 millions que nous accordions en 1887 <strong>au</strong> Tonkin. On peut dire qu'en<br />

quatre années, grâce <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>gmentation de ses recettes et <strong>à</strong> la réduction de sa dette,<br />

la Tunisie a quadruplé ses ressources, puisqu'on 1882, sur 12 millions, elle en<br />

devait payer près de 8 <strong>au</strong>x créanciers et n'en gardait pas même 5 pour ses dépenses,<br />

tandis qu'en 1886, sans même tenir compte du fonds de réserve, il lui en restait<br />

plus de 19 199 . En outre, non seulement un grand nombre d'impôts indirects<br />

ont été diminués en vue de l'avenir dès la première année, mais on a sacrifié ceux<br />

qu'il était trop onéreux <strong>à</strong> la Tunisie de fournir ; des monopoles ont disparu ; on a<br />

supprimé successivement les douanes <strong>à</strong> l'intérieur, les droits d'exportation sur les<br />

blés, l'orge, les besti<strong>au</strong>x, les légumes, les volailles, les œufs, la farine, sur les chéchias,<br />

ces toques rouges que Tunis fabrique et expédie dans tout l'Orient, ainsi que<br />

be<strong>au</strong>coup d'<strong>au</strong>tres droits plus ou moins variables et vagues ; on a abaissé ceux qui<br />

frappaient <strong>à</strong> l'excès les huiles, les alfas, supprimé le barbare droit de police dont<br />

nous ferons mention plus tard, etc. Ces dégrèvements dont l'ensemble se monte<br />

annuellement <strong>à</strong> 6,500,000 piastres 200 , équivalent <strong>à</strong> des dépenses de premier établissement.<br />

Quant <strong>au</strong>x droits <strong>à</strong> l'importation, on pourrait croire qu'ils ont payé<br />

pour tous les <strong>au</strong>tres et que nous les avons be<strong>au</strong>coup élevés ; non, les traités passés<br />

par le bey dès 1868 avec l'Italie, puis [293] avec l'Angleterre en 1875 et les <strong>au</strong>tres<br />

puissances, lient l'administration tunisienne et lui interdisent d'imposer <strong>au</strong>x pro-<br />

198 V. <strong>à</strong> l'Appendice la note sur le fonds de réserve que nous avons empruntée <strong>au</strong> rapport de M.<br />

Ribot. [Egalement non reproduit ici. N.d.E.]<br />

199 Et le pays n'est pas encore repeuplé comme il le sera dans dix ans. <strong>Le</strong>s Arabes emploient<br />

encore leur ancienne charrue si imparfaite, jugée comme il suit par M. Ch. Tissot dans le<br />

bel ouvrage que nous avons plus d'une fois cité : « La charrue africaine a le double inconvénient<br />

de ne pas retourner la terre et de fatiguer be<strong>au</strong>coup, sans donner de résultats suffisants,<br />

le laboureur et l'attelage. »<br />

200 Voir le détail <strong>à</strong> l'Appendice du rapport de M Ribot, page 111. <strong>Le</strong>s taxes <strong>à</strong> l'exportation qui<br />

n'ont pas encore pu être supprimées portent sur le beurre, les boutarghes et le thon, la cire,<br />

les citrons, les chiffons, les pe<strong>au</strong>x, les dattes, les éponges, l'alfa et le diss, l'huile d'olive et le<br />

grignon, la laine, les olives en s<strong>au</strong>mure, les os et cornes, les poils de chèvre et de chame<strong>au</strong>,<br />

les poissons salés, les poulpes, le savon, les scories, la soude, le tan, les tissus de laine. —<br />

Est prohibée l'exportation des femelles de tous les anim<strong>au</strong>x.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 297<br />

venances étrangères un droit supérieur <strong>à</strong> 8 pour 100 <strong>à</strong> la valeur. <strong>Le</strong>s douanes du<br />

protectorat perçoivent sur certains articles anglais, par exemple, 30 pour 100 de<br />

moins que les douanes algériennes. <strong>Le</strong>s revenus de la Tunisie n'ont donc <strong>au</strong>gmenté<br />

que parce qu'ils ont été mieux perçus, et ils seront vraisemblablement doublés<br />

encore dans quelques années 201 .<br />

<strong>Le</strong>s créanciers ayant touché leur rente de 6,307,000 francs 202 environ 19 millions,<br />

avons-nous dit, restent <strong>à</strong> l'Etat, du moins dans les bonnes années, et peuvent<br />

être employés <strong>à</strong> des dépenses productives. Ces dépenses, bien entendu, ne sont<br />

plus engagées que sur des crédits régulièrement ouverts et elles sont payées sur<br />

mandat. <strong>Le</strong>s deux tiers en sont consacrés <strong>au</strong>x trav<strong>au</strong>x publics ; un fonds spécial<br />

est même constitué, avant la création du fonds de réserve, sur les excédents des<br />

premières années (6,700,000 francs pour le port de Tunis) ; plus tard, sous l'administration<br />

de M. Massic<strong>au</strong>lt, on a pu pourvoir également sur fonds spéci<strong>au</strong>x celui<br />

de Bizerte concédé <strong>à</strong> une compagnie française. <strong>Le</strong> dernier tiers des dépenses se<br />

subdivise <strong>à</strong> l'infini : d'abord on paye les fonctionnaires. <strong>Le</strong>s sinécures sont supprimées<br />

; le ministre de la marine n'est plus qu'un souvenir ; celui de la guerre a<br />

cédé la place <strong>au</strong> commandant du corps d'occupation, qui se charge de l'organisation<br />

de l'armée, comme notre ministre résident dirige les affaires étrangères, c'est<strong>à</strong>-dire,<br />

sans supplément de traitement. Voil<strong>à</strong> donc, <strong>au</strong> point de vue du budget, trois<br />

ministres et un ministère de moins ; le ministère de la guerre subsiste encore, mais<br />

il ne paye plus de solde qu'<strong>à</strong> onze officiers d'infanterie indigène, <strong>à</strong> un commandant<br />

de la garde, <strong>à</strong> cinq officiers de cavalerie, six officiers d'artillerie (pour les<br />

salves) et trois chefs de musique ; l'ensemble des sommes inscrites <strong>à</strong> son budget<br />

pour la solde des officiers et des soldats se monte <strong>à</strong> 120,000 francs : c'est donner <strong>à</strong><br />

bon marché <strong>au</strong> bey la satisfaction d'avoir encore des troupes <strong>au</strong>tour de son palais,<br />

— troupes qu'il ne f<strong>au</strong>t pas confondre, bien entendu, avec celles que nous incorporons<br />

dans des régiments et dont nous parlerons plus loin. <strong>Le</strong>s unes et les <strong>au</strong>tres<br />

sont nourries, équipées convenablement et régulièrement payées.<br />

[294]<br />

201 Un ralentissement s'est produit pendant deux ans (4887-1888 et 1888-1889) dans les recettes,<br />

mais il était dû <strong>à</strong> la sécheresse. <strong>Le</strong>s excédents des exercices antérieurs permirent de traverser<br />

cette crise inévitable et dont il f<strong>au</strong>t prévoir le retour.<br />

202 Cette annuité est restée la même <strong>au</strong>jourd'hui après la conversion de la rente de 4 en 3 1/2<br />

pour 100, l'économie annuelle d'intérêts étant affectée <strong>au</strong> service de l'amortissement qui doit<br />

s'effectuer en 99 ans par voie de tirages <strong>au</strong> sort semestriels.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 298<br />

Non moins que son armée, la maison du bey a été réduite ; il est vrai que le<br />

successeur de Saddok n'a reçu l'investiture de la France qu'<strong>à</strong> la condition d'accep-<br />

ter <strong>à</strong> l'avance toutes ces réductions, il a confirmé, avons-nous dit, par la convention<br />

du 8 juin 1883, et même étendu les cl<strong>au</strong>ses du traité du Bardo ; mais combien<br />

sont loin <strong>au</strong>jourd'hui les temps d'Achmed et de Mohammed ! La cour se compose<br />

de quelques génér<strong>au</strong>x qui n'ont jamais servi : ce titre honorifique est recherché de<br />

tous les personnages tunisiens ; on l'acquiert de la façon la plus pacifique du<br />

monde, en passant par les grades de commandant ou colonel, comme on arrive en<br />

Turquie <strong>à</strong> ceux d'effendi, de bey, de pacha. <strong>Le</strong>s états-majors de l'armée d'Achmed<br />

sont devenus civils avec ses successeurs ; ils n'ont de militaire que l'uniforme. —<br />

On imagine la surprise de nos officiers quand ils pénétrèrent <strong>à</strong> Tunis et y trouvèrent<br />

tant d'étoiles et de galons ! Ils eurent le bon esprit d'en sourire et de laisser<br />

faire : c'est avec un ensemble de petites concessions de cette nature, chacun apportant<br />

la sienne, qu'a pu être édifié le protectorat. A côté des génér<strong>au</strong>x, deux médecins,<br />

un garde du sce<strong>au</strong>, un interprète, tel est le modeste personnel de la cour.<br />

La famille du bey, en revanche, est nombreuse ; il ne f<strong>au</strong>t pas trop s'en plaindre<br />

: nous tenons ainsi ses membres les uns par les <strong>au</strong>tres, et nous ne serons <strong>à</strong> la<br />

discrétion d'<strong>au</strong>cun d'eux. Qui sait si Mohammed-Saddok <strong>au</strong>rait accepté notre occupation<br />

s'il n'avait pas eu derrière lui deux frères qui ne demandaient qu'<strong>à</strong> lui<br />

succéder ? Afin de régner sur le bey sans effort, comme ses prédécesseurs ont<br />

régné malgré leur faiblesse sur leurs sujets, nous avons intérêt <strong>à</strong> entretenir <strong>au</strong>tour<br />

de lui une pépinière de successeurs qui ne nous soient pas hostiles ; par conséquent<br />

<strong>à</strong> ne pas les affamer ; or, sur le chapitre des pensions, la nouvelle administration<br />

s'est montrée plus économe que politique ; elle a réduit la liste civile d'Ali-<br />

Bey de 300,000 francs (de 1,200,000 <strong>à</strong> 900,000 francs). La dotation des princes et<br />

des princesses, dont l'énumération remplirait une page, a été d'année en année<br />

rognée : elle est arrêtée actuellement <strong>au</strong> total insuffisant de 720,000 francs. Sans<br />

doute ces princes ne sont pas tous intéressants, mais ils existent, nous ne pouvons<br />

les faire disparaître ; en les maltraitant, nous risquons de les rendre populaires,<br />

hostiles, peut-être redoutables ; tandis qu'avec de bons procédés, quelques faveurs<br />

habilement distribuées, nous les isolons, ils deviennent, bon gré, mal gré, nos<br />

<strong>au</strong>xiliaires. Dans les pays de protectorat, l'économie qui frappe trop rudement les<br />

chefs dont nous nous servons pour gouverner est dangereuse ; nous y pouvons<br />

perdre be<strong>au</strong>coup.


[295]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 299<br />

<strong>Le</strong> bey réside où bon lui semble : Achmed avait fait bâtir la Mohammedia,<br />

Mohammed vivait <strong>au</strong> Bardo et <strong>à</strong> la Marsa, Saddok <strong>à</strong> Kassar-Saïd et <strong>à</strong> la Goulette ;<br />

Sidi-Ali s'est installé <strong>à</strong> la Marsa. Chaque samedi, quand il doit rendre la justice, et<br />

les jours de fête, il passe quelques heures <strong>au</strong> Bardo ; c'est l<strong>à</strong>, <strong>à</strong> deux ou trois kilomètres<br />

de Tunis, que siégeait l'administration, <strong>à</strong> l'abri des mouvements de la populace.<br />

On trouva, non sans raison, qu'<strong>à</strong> cette distance elle échappait trop <strong>à</strong> notre<br />

contrôle, et on la transféra <strong>à</strong> Tunis, <strong>au</strong> Dar-el-Bey, quand la commission financière<br />

fut supprimée. On mit fin <strong>à</strong> ce perpétuel va-et-vient des fonctionnaires et des<br />

solliciteurs qui parcouraient deux fois en un jour cette route assez longue, <strong>à</strong> pied<br />

ou en voiture, et qui n'en étaient ni plus riches ni mieux payés ; on enleva <strong>au</strong>x rats,<br />

<strong>à</strong> la poussière et <strong>à</strong> la pluie les archives du gouvernement où s'entassaient, avec les<br />

actes officiels, les reçus des fournisseurs et des prêteurs qui souvent, <strong>à</strong> la faveur<br />

de ce désordre, se faisaient payer deux fois ; les pièces des procès en cours d'instance,<br />

et <strong>au</strong>ssi les titres précieux dont on se servit pour dresser le sommier de<br />

consistance des biens domani<strong>au</strong>x. Ces archives sont <strong>au</strong>jourd'hui classées <strong>au</strong> Darel-Bey.<br />

Un grand nombre de fonctionnaires furent mis <strong>à</strong> la retraite ; ceux d'entre eux<br />

qui avaient rendu des services reçurent une pension, ceux qui conservèrent leur<br />

place eurent des attributions définies : on trouva en ces derniers, sans parler de<br />

leur expérience qu'<strong>au</strong>cun zèle étranger ne pouvait remplacer, une bonne volonté<br />

qui dépassa toute attente et qui permit <strong>à</strong> la nouvelle administration de marcher très<br />

vite. Ce personnel a c<strong>au</strong>sé l’étonnement des hommes qui connaissent celui des<br />

administrations turque et égyptienne, <strong>au</strong>quel il est très supérieur ; la Tunisie possède<br />

une race de bure<strong>au</strong>crates modestes, assidus, prudents, et qui a survécu <strong>à</strong> la<br />

désorganisation générale. Si-el-Azis-bou-Atour, le premier ministre, et Si-<br />

Mohammed Djellouli, le ministre de la plume, deux indigènes de grande famille,<br />

sont les chefs de cette administration ; <strong>à</strong> côté d'eux, un Français, délégué par la<br />

résidence avec le titre de secrétaire général du gouvernement tunisien, remplit <strong>à</strong><br />

peu près les fonctions de sous-secrétaire d'Etat de la République <strong>au</strong>près du gouvernement<br />

beylical. « Il reçoit et répartit entre les divers services la correspondance<br />

adressée <strong>au</strong> gouvernement beylical. La correspondance préparée dans les bure<strong>au</strong>x<br />

de l'administration générale lui est remise ; c'est lui qui la soumet <strong>à</strong> la signature<br />

du premier ministre, et qui l'expédie ensuite <strong>au</strong>x destinataires. Ainsi <strong>au</strong>cune


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 300<br />

affaire ne peut échapper <strong>à</strong> sa surveillance, et, dans toutes, il peut donner ses<br />

conseils [296] et faire prévaloir la pensée du Protectorat 203 . » En outre, il a la<br />

direction de l'administration générale, la garde des archives de l'Etat, la présenta-<br />

tion <strong>au</strong> bey et la publication des lois, décrets et règlements. Aucune décision ne<br />

peut être prise <strong>à</strong> son insu et s'appliquer sans être revêtue <strong>au</strong> préalable de son visa,<br />

car <strong>au</strong>cune n'est exécutoire si elle n'a pas été promulguée <strong>au</strong> Journal officiel. La<br />

clandestinité qui entourait <strong>au</strong>trefois un grand nombre des actes du gouvernement<br />

n'est plus possible. La lumière est faite non seulement dans le budget, mais dans<br />

l'administration centrale tout entière.<br />

<strong>Le</strong> secrétaire général du gouvernement tunisien avait des attributions encore<br />

plus étendues, et c'est <strong>à</strong> lui qu'appartenait jusqu'<strong>à</strong> l'an dernier le contrôle des actes<br />

de l'administration locale elle-même. Il assurait la régularité <strong>à</strong> la fois de la décision<br />

et de l'exécution. On trouva que c'était be<strong>au</strong>coup, et un directeur spécial du<br />

contrôle 204 vient d'être institué. La situation de ce fonctionnaire comporte des<br />

responsabilités exceptionnelles : il doit contrôler sans affaiblir, sans diviser. Son<br />

rôle est de tout connaître, mais non pas de tout empêcher. Une véritable sagesse,<br />

une tolérance dont les esprits trop prompts, trop absolus, sont incapables, et qui<br />

n'est pas d'ailleurs sans exiger parfois be<strong>au</strong>coup de courage, doivent le distinguer<br />

d'entre tous les hommes. Il f<strong>au</strong>t qu'il soit assez jeune pour pouvoir s'indigner encore<br />

de l'injustice et des abus, mais assez mûr pour se résigner <strong>au</strong>x réformes lentes<br />

ou partielles ; il doit écouter les plaintes, les accusations, mais ne jamais oublier<br />

que les méchants parlent plus h<strong>au</strong>t que les bons ; enfin il f<strong>au</strong>t qu'il soit toujours<br />

d'accord avec le Résident, meilleur juge que lui de l'opportunité des innovations <strong>à</strong><br />

introduire, et avec le secrétaire général, dont l'<strong>au</strong>torité doit s'exercer intacte sur les<br />

indigènes. Sans cet accord les Arabes sont assez fins pour aller du côté du plus<br />

fort et pour user contre nous-mêmes de leur politique traditionnelle de divisions.<br />

En même temps que l'administration générale, l'administration des villes était<br />

reconstituée ; érigées en communes, une partie des recettes de l'Etat fut affectée <strong>à</strong><br />

leur venir en aide, toutes leurs ressources étant passées <strong>au</strong>x créanciers ou <strong>au</strong> Bardo.<br />

Chaque ville un peu importante a <strong>au</strong>jourd'hui son conseil municipal qui gère<br />

ses revenus, règle les questions relatives <strong>à</strong> l'entretien, <strong>à</strong> l'aménagement des rues,<br />

203 Rapport de M. Ribot.<br />

204 Direction des renseignements et du contrôle.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 301<br />

<strong>au</strong> bien-être des habitants, etc., et qui chaque année dresse un budget. Si ce budget<br />

est trop faible, l'Etat y ajoute une subvention : ainsi la ville de Tunis in<strong>au</strong>gurait le<br />

sien pour 1884-1885 avec un million de recettes, dont un [297] tiers de subvention.<br />

Au total l'Etat s'est imposé de ce chef une dépense qui, <strong>au</strong>gmentant peu <strong>à</strong><br />

peu, atteint <strong>au</strong>jourd'hui 1,400,000 piastres, 840,000 francs.<br />

Ce double sacrifice, restitution de recettes et subventions, est considérable ; on<br />

l'évalue <strong>à</strong> 6,445,000 piastres, 3,367,000 francs ; il ne doit point passer inaperçu.<br />

Etait-il nécessaire, ou plutôt ne pouvait-il être fait dans une <strong>au</strong>tre forme, directement<br />

par l'Etat, sans l'intermédiaire des conseils ? Cette question sera posée par<br />

les adversaires des municipalités dans les colonies. <strong>Le</strong>ur théorie est la suivante :<br />

dans un pays que nous occupons <strong>à</strong> peine, où les indigènes et les étrangers sont<br />

bien plus nombreux que les Français, permettre <strong>au</strong>x villes de s'administrer ellesmêmes,<br />

leur donner, avec la disposition plus ou moins libre de leurs ressources,<br />

une représentation indépendante, c'est commettre une imprudence irréparable. <strong>Le</strong>s<br />

conseillers sont nommés par décret, dira-t-on ; sans doute, mais la liste des Européens<br />

et des Israélites dans la plupart des villes est si peu longue, qu'en réalité le<br />

gouvernement n'a pas <strong>à</strong> choisir ; il nomme ceux qui seraient élus. Il se débarrasse<br />

ainsi d'un grand nombre d'affaires d'intérêt local, mais il émancipe des villes encore<br />

en enfance ; livrées <strong>à</strong> des habitants de toutes les races, parmi lesquels les<br />

nouve<strong>au</strong>x venus sont les plus ambitieux et se posent en maîtres, elles ont bien des<br />

chances pour devenir des foyers de discorde ; les questions locales les plus mesquines<br />

ou inopportunes passionnent souvent plus leurs conseils que celles d'où<br />

dépend la prospérité du pays tout entier ; les indigènes se plaignent d'avoir <strong>à</strong> peine<br />

voix <strong>au</strong> chapitre dans les discussions où leurs intérêts sont en jeu ; l'impatience<br />

des colons, la m<strong>au</strong>vaise humeur des étrangers qui se savent plus nombreux dans le<br />

pays que les Français, l'esprit processif des gens d'affaires, peuvent rapidement<br />

détruire l'effet des ménagements qu'a pris le gouvernement pour faire accepter<br />

comme un bienfait son protectorat et soulever de sourds mécontentements. — Au<br />

début d'une entreprise coloniale, créer des conseils municip<strong>au</strong>x, c'est éparpiller<br />

l'<strong>au</strong>torité, par conséquent l'affaiblir ; plus tard, quand la colonie peut se suffire <strong>à</strong><br />

elle-même, le danger est pire ; les conseils prennent du corps, grossissent la voix,<br />

écartent de plus en plus les indigènes, qui cependant se multiplient <strong>à</strong> mesure que<br />

la prospérité de leur pays <strong>au</strong>gmente, et, le jour où la mère patrie cesse de contribuer<br />

<strong>au</strong>x dépenses de la colonie, ils parlent de rompre des liens qui ne sont plus


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 302<br />

que des entraves et réclament l'<strong>au</strong>tonomie. <strong>Le</strong>s Hollandais savent si bien le peu<br />

que pèse dans ces conseils l'intérêt lointain de la métropole, qu'ils n'ont jamais<br />

admis les municipalités ; elles n'ont, [298] suivant eux, de raison d'être que sur le<br />

sol de la patrie, quand elles sont liées les unes <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres étroitement par la solidarité<br />

nationale ; la seule idée, disent-ils, que puissent avoir en commun des municipalités<br />

coloniales est celle de s'émanciper 205 . <strong>Le</strong>s Anglais, il est vrai, en ont institué,<br />

en face même de Java, <strong>à</strong> Singapour et <strong>au</strong>x Indes, mais ils les tiennent dans<br />

une dépendance que nous sommes trop libér<strong>au</strong>x pour imposer <strong>au</strong>x nôtres et que<br />

des Français ne supporteraient pas ; il n'est d'ailleurs pas prouvé qu'ils aient eu<br />

raison de ne pas imiter leurs voisins.<br />

Pour nous en tenir <strong>à</strong> la Tunisie, les municipalités sont constituées ; elles absorbent<br />

une part des recettes de l'Etat ; c'est l<strong>à</strong>, <strong>au</strong> point de vue de la réorganisation<br />

financière, ce que nous devions constater.<br />

Ces recettes étaient perçues par les caïds, avant le protectorat. Que sont devenus<br />

ces petits souverains bien connus, ces agents du pouvoir <strong>au</strong>x fonctions multiples<br />

? Dans les villes, la création d'un conseil entraînait la nomination d'un receveur<br />

municipal, lequel n'était pas, bien entendu, le receveur payeur de l'Etat. Qui<br />

pouvait les remplacer comme agents des finances ? Personne, <strong>au</strong> début surtout. Ils<br />

sont donc restés chargés de percevoir dans les villes, comme dans les tribus, les<br />

différents impôts personnels ou fonciers ; ils nous ont épargné une période de<br />

transition ruineuse pendant laquelle nous <strong>au</strong>rions poursuivi vainement ou en<br />

aveugles les contribuables arabes, merveilleusement initiés <strong>à</strong> l'art de se jouer du<br />

fisc. A la fois responsables de l'ordre et du payement de l'impôt, il était indispensable<br />

de continuer <strong>à</strong> leur confier, sous l'œil sévère de notre armée, la police de<br />

leur territoire et un droit limité de contrainte sur les contribuables. En outre, qui<br />

était, mieux qu'eux, <strong>à</strong> même d'instruire les affaires judiciaires, de rechercher ou de<br />

faire arrêter les coupables, d'exécuter les décisions des tribun<strong>au</strong>x ; de juger sur<br />

place les contraventions ou certaines affaires peu importantes afin d'épargner <strong>au</strong>x<br />

plaideurs, <strong>à</strong> l'État, des pertes de temps et d'argent ?<br />

205 D'une façon générale on peut dire que les Hollandais, pas plus que les <strong>au</strong>tres Européens,<br />

n'ont <strong>au</strong>cun droit politique <strong>au</strong>x Indes, et nul ne s'en plaint : les colons ne venant que dans un<br />

seul but, gagner de l'argent et s'en retourner une fois riches, ils ne se soucient pas de consacrer<br />

leur temps <strong>à</strong> la politique et se verraient même avec déplaisir appelés <strong>à</strong> participer <strong>à</strong><br />

l'administration du pays.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 303<br />

<strong>Le</strong>ur système de perception des impôts s'appuyait sur une base de garantie<br />

pour le Trésor très ancienne, savamment construite et que nous avons été trop<br />

heureux de pouvoir conserver. <strong>Le</strong> caïd ou son khalifa n'a point affaire, comme on<br />

pourrait le croire, <strong>au</strong>x contribuables, [299] mais <strong>au</strong>x cheiks, sorte de maires, qui<br />

se chargent dans chacune des tribus de la province de faire payer leurs administrés.<br />

<strong>Le</strong> cheik est-il insolvable ? peu importe, car il est élu, non <strong>au</strong> suffrage universel<br />

des membres de la tribu ou du village, mais par les chefs de tente ou notables,<br />

lesquels se portent c<strong>au</strong>tion de sa solvabilité. Ainsi le gouvernement se fait<br />

verser le montant des impôts par les caïds, lesquels l'ont reçu des cheiks ou, <strong>à</strong> leur<br />

déf<strong>au</strong>t, des notables, lesquels sont responsables ; de cette façon peu de mécomptes,<br />

s<strong>au</strong>f dans les cas trop fréquents de force majeure, menacent l'Etat 206 . On s'est<br />

étonné de trouver en Tunisie tant de vestiges du passé encore vivants, utilisables ;<br />

on oublie toujours que le monde arabe vit de traditions. « Nous n'avons pas en<br />

face de nous, a dit M. Cambon dans un de ses spirituels discours, des anthropophages,<br />

des Pe<strong>au</strong>x-Rouges, mais les descendants d'une société très policée, organisée<br />

depuis des siècles sur les ruines de la Carthage romaine et phénicienne. »<br />

N'est-ce pas, <strong>au</strong> reste, dans les pays où les impôts sont le plus arbitraires qu'on<br />

peut s'attendre <strong>à</strong> voir les moyens de les percevoir le plus ingénieux ? Aussi parmi<br />

ces moyens avons-nous pris garde de ne supprimer que les abus. <strong>Le</strong> contribuable<br />

ne peut payer deux fois, avons-nous dit, c'est le principal ; quant <strong>au</strong>x caïds, il<br />

s'agit de les bien choisir et de ne pas les perdre de vue. A notre arrivée, la plupart<br />

avaient dû précéder, — ou suivre, — leurs tribus en fuite ; les <strong>au</strong>tres furent presque<br />

tous changés par l'armée : les dénonciations avaient plu sur eux de toutes<br />

parts ; on les remplaça tant bien que mal, nous l'avons vu, <strong>au</strong> pied levé, le plus<br />

souvent par leurs délateurs ; mais voil<strong>à</strong> ceux-ci accusés <strong>à</strong> leur tour, convaincus<br />

206 Il va de soi que la comptabilité des caïds laisse <strong>à</strong> désirer ; c'est que pour faire payer les<br />

indigènes la première condition n'est pas d'être un bon comptable, mais d'avoir de l'<strong>au</strong>torité<br />

sur eux. Voici comment fonctionne <strong>au</strong>jourd'hui encore une administration qu'il est aisé de<br />

bouleverser, mais très difficile d'améliorer du jour <strong>au</strong> lendemain. Tout ce qui est perçu en<br />

Tunisie est centralisé <strong>à</strong> la recette générale de Tunis, <strong>au</strong>jourd'hui dirigée par un Français. <strong>Le</strong><br />

cheik n'a pas de comptabilité, c'est un simple collecteur. Il reçoit du caïd les quittances individuelles<br />

toutes préparées ; il en verse ensuite le montant <strong>au</strong> caïd ou lui restitue celles qui<br />

n'ont pas été libérées. Il inscrit les acomptes payés <strong>au</strong> dos de la quittance mais ne la remet<br />

<strong>au</strong> contribuable qu'après entière libération. <strong>Le</strong> contrôle doit chercher <strong>à</strong> prévenir les fr<strong>au</strong>des,<br />

<strong>à</strong> empêcher le cheik de s'entendre avec le contribuable, de garder sa quittance, après avoir<br />

touché son argent. Cela est facile, car les indigènes savent se plaindre. <strong>Le</strong>s sommes perçues<br />

par le cheik sont versées par lui entre les mains du caïd, qui recouvre en outre directement<br />

certains produits, tels que les amendes, les revenus domani<strong>au</strong>x, etc.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 304<br />

d'exactions, d'hostilité, pires que les anciens. Alors on s'aperçoit, par bonheur très<br />

vite, que tout le monde n'est pas capable d'être caïd, et qu'en encourageant les<br />

contribuables <strong>à</strong> se plaindre, en [300] leur donnant du jour <strong>au</strong> lendemain de nouve<strong>au</strong>x<br />

chefs, on risque d’<strong>au</strong>gmenter le désordre et la misère publics 207 . <strong>Le</strong>s Arabes<br />

n'obéissent pas <strong>au</strong> premier indigène venu ; leurs chefs sont le plus souvent les<br />

descendants d'anciennes familles respectées, sinon respectables, des personnages<br />

de leur choix qu'ils suivent jusque dans l'exil. Si ceux que nous leur imposons<br />

n'ont pour titres que leur dévouement <strong>à</strong> nos armes, ils les subissent, mais, sans<br />

rien dire, en choisissent d'<strong>au</strong>tres, des chefs occultes qui organisent l'insubordination.<br />

Nous avons donc tout intérêt <strong>à</strong> maintenir, quand ils veulent bien s'y prêter, et<br />

c'est le cas par excellence en Tunisie, les caïds dans leurs commandements naturels<br />

; <strong>à</strong> les maintenir, mais en même temps <strong>à</strong> leur laisser quelque dignité, un pouvoir<br />

stable et qui ne soit pas dérisoire ; <strong>au</strong>trement ils ne nous seront d'<strong>au</strong>cun secours<br />

: sans action sur leurs administrés, ils résigneront leurs fonctions s'ils ont<br />

quelque caractère ; leur situation, déj<strong>à</strong> bien délicate vis-<strong>à</strong>-vis de nos colons, ne<br />

sera pas tenable s'ils ne sentent pas <strong>à</strong> Tunis un appui solide, si leur <strong>au</strong>torité, sur<br />

laquelle, en somme, repose toute la nouvelle organisation, n'est pas reconnue des<br />

Arabes et prise <strong>au</strong> sérieux par les Européens.<br />

Une commission d'enquête a parcouru toute la Régence afin de permettre <strong>au</strong><br />

gouvernement du protectorat de faire ses choix avec discernement ; l'accusation<br />

comme la défense a été entendue par ce tribunal exceptionnel ; des sentences ont<br />

été rendues : les caïds reconnus coupables ont été condamnés <strong>à</strong> restitution, remplacés<br />

par ceux qui inspiraient le plus de confiance. <strong>Le</strong>urs attributions ont été déterminées<br />

par des <strong>texte</strong>s précis 208 . Nouve<strong>au</strong>x ou anciens, tous sont [301] astreints<br />

207 La même f<strong>au</strong>te a été commise <strong>au</strong> Tonkin, en Annam, <strong>au</strong> Cambodge ; nous avons élevé <strong>au</strong>x<br />

plus h<strong>au</strong>tes fonctions des créatures qui n'étaient même pas des mandarins, que l'on méprisait,<br />

et qui représentaient pourtant notre <strong>au</strong>torité, n'ayant d'<strong>au</strong>tre force que celle qu'ils tenaient<br />

de nous pour s'enrichir. <strong>Le</strong> seul effet de leur action est de faire le vide <strong>au</strong>tour d'eux<br />

ou de soulever la révolte.<br />

208 Il en a été de même pour celles de leurs khalifas. Actuellement les caïds doivent tenir un<br />

journal de tous les actes de leur gestion ; le contrôleur civil peut en exiger <strong>à</strong> toute heure la<br />

production, et l'on obtient d'eux ainsi le maximum possible de régularité. La délimitation<br />

des caïdats a été un problème des plus difficiles <strong>à</strong> résoudre. Des portions d'une tribu se<br />

trouvaient éparpillées dans la Régence tout entière et échappaient par suite <strong>à</strong> la surveillance<br />

du caïd. On a entrepris de détacher ces portions éparses des caïdats <strong>au</strong>xquels elles n'appartenaient<br />

pour ainsi dire que nominalement, et de les rattacher <strong>au</strong>x caïdats sur les territoires<br />

desquels elles se trouvaient. Tout cela peu <strong>à</strong> peu, avec mesure, et non par une réglementation<br />

générale, absolue. Cette réforme si importante est <strong>au</strong>jourd'hui presque accomplie. . Ce


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 305<br />

<strong>à</strong> résider dans leurs provinces, <strong>au</strong>jourd'hui délimitées et où ils doivent faire exécu-<br />

ter les lois, garantir la paix. On comprend quelle f<strong>au</strong>te nous commettrions en les<br />

affaiblissant, en les déplaçant <strong>à</strong> la légère, en avilissant, en un mot, par notre défiance<br />

des fonctions que les meilleurs sont jusqu'<strong>à</strong> présent fiers de remplir.<br />

Est-ce <strong>à</strong> dire que nous devons leur laisser la bride sur le cou, fermer les yeux<br />

sur leurs faiblesses ? Bien loin de l<strong>à</strong> ; nous serions leurs dupes. <strong>Le</strong>s caïds sont<br />

seuls en état d'administrer la Tunisie, présentement et pour longtemps encore,<br />

mais ils ne l'administreront <strong>à</strong> leur honneur et <strong>à</strong> notre satisfaction que si nous<br />

sommes <strong>à</strong> côté d'eux pour les regarder faire, les regarder, les suivre, les surveiller.<br />

Ainsi les rôles sont distribués : eux seuls paraissent, agissent ; les indigènes leur<br />

obéissent, comme <strong>au</strong>trefois ; nous sommes les juges : <strong>à</strong> nous viennent ceux qui se<br />

plaignent, <strong>à</strong> nous le be<strong>au</strong> rôle d'arbitres entre le peuple et ceux qui le gouvernent,<br />

le prestige de la toute-puissance et de l'équité. Ceux-l<strong>à</strong> seuls qui ne comprennent<br />

pas comment notre protectorat est organisé peuvent réclamer contre la part faite <strong>à</strong><br />

la France dans la nouvelle administration ; elle a la plus belle, la plus noble, la<br />

moins coûteuse, mais non pas la moins délicate : le contrôle. Elle soutient les uns,<br />

menace les <strong>au</strong>tres, encourage, châtie, récompense ; elle apporte en Tunisie ce que<br />

le désordre y avait étouffé, une conscience ! Généreuse mission, mais qui n'admet<br />

pas de défaillances ; pour la remplir dignement, il ne nous f<strong>au</strong>drait ni passion ni<br />

vanité soi-disant patriotiques, ni préjugés contre les indigènes, ni f<strong>au</strong>sse sensibilité<br />

<strong>à</strong> l'égard des contribuables arabes, qui sont be<strong>au</strong>coup plus heureux sous notre s<strong>au</strong>vegarde<br />

qu'ils ne l'ont jamais été ; ni dureté dédaigneuse envers les caïds, ni faiblesse<br />

envers les colons. Qu'on ne s'y trompe pas, de la façon dont nous nous acquitterons<br />

de ce rôle dépend l'avenir du protectorat ; l'administration indigène<br />

v<strong>au</strong>dra ce que v<strong>au</strong>dra le contrôle.<br />

Ce contrôle, <strong>à</strong> qui le confier ? <strong>Le</strong> résident est <strong>au</strong>près du bey, <strong>à</strong> la tête de tous<br />

les services ; il est, sous réserve de l'approbation du gouvernement français, le<br />

juge suprême : <strong>à</strong> côté de lui, sous ses ordres, le secrétaire général du gouvernement<br />

tunisien et le directeur du contrôle, dont nous avons parlé plus h<strong>au</strong>t, réunis-<br />

n'est pas tout, on a profité de ces délimitations pour répartir avec plus d'égalité les territoires<br />

appartenant <strong>à</strong> chaque caïdat. Auparavant les uns étaient immenses, et leurs caïds étaient<br />

trop riches ; les <strong>au</strong>tres, <strong>au</strong> contraire, étaient trop restreints. On a réduit les premiers et <strong>au</strong>gmenté<br />

ou supprimé les plus petits. Cette répartition permet d'y voir plus clair dans le pays ;<br />

c'est le commencement du recensement général qui nous manque en Tunisie.<br />

V. le rapport de M. Ribot, cité plus h<strong>au</strong>t.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 306<br />

sent les in<strong>format</strong>ions qui leur arrivent de l'intérieur ; eux <strong>au</strong>ssi sont juges ; mais<br />

qui les renseigne ? On devine que nous sommes tout près d'un [302] dangereux<br />

écueil : on entrevoit les difficultés, les critiques, les conflits d'attributions qui<br />

peuvent surgir si nous faisons f<strong>au</strong>sse route, si on ne nous renseigne pas exactement.<br />

Quels hommes connaissent assez les usages, la langue des Arabes, ont assez<br />

d'<strong>au</strong>torité, sont assez froids, expérimentés, intègres, désintéressés même, courageux,<br />

robustes, pour pouvoir utilement aller s'enterrer dans des villages perdus, en<br />

imposer <strong>au</strong>x Arabes, être respectés de l'armée, parcourir <strong>à</strong> cheval les tribus, interroger,<br />

entendre, discerner, se prononcer, faire savoir <strong>au</strong> gouvernement s'il est ou<br />

non bien servi ? Improviser de tels fonctionnaires, il n'y fallait pas songer, mais<br />

où les prendre ? D'<strong>au</strong>tre part, on n'avait pas de temps <strong>à</strong> perdre. On commença par<br />

adopter un moyen terme. De nombreux officiers étaient répandus, <strong>à</strong> la fin de la<br />

seconde campagne de 1881, sur presque tous les points du territoire ; be<strong>au</strong>coup<br />

d'entre eux connaissaient l'Algérie, quelques-uns parlaient l'arabe, ils venaient de<br />

pacifier le pays, leur <strong>au</strong>torité était grande, ils ne coûtaient rien ; ce fut <strong>à</strong> eux qu'on<br />

eut recours. Dans tous les postes militaires, <strong>à</strong> côté du commandement, fut institué<br />

non pas le bure<strong>au</strong> arabe, mais ce qu'on appela, pour ne plus se servir d'un mot<br />

devenu impopulaire, un bure<strong>au</strong> de renseignements. <strong>Le</strong> contrôle de l'administration<br />

civile et financière fut donc confié <strong>à</strong> l'armée.<br />

<strong>Le</strong>s critiques que souleva cette décision m'ont étonné tout d'abord ; elles me<br />

semblaient inspirées par un esprit de coterie très étroit, le parti pris absurde de ne<br />

pas admettre qu'un militaire puisse remplir des fonctions civiles, et cette impression<br />

s'affermit en moi quand j'eus visité la plupart des postes de la Régence.<br />

L'uniforme et les conditions dans lesquelles se gagnent les grades donnent de<br />

bonne heure, surtout chez les Arabes, <strong>à</strong> l'officier le plus p<strong>au</strong>vre une respectabilité<br />

qu'un civil conquiert souvent <strong>à</strong> grand'peine ; nos officiers étaient donc des contrôleurs<br />

tout trouvés, sûrs, disciplinés, sérieux, et combien sympathiques ! Je les ai<br />

vus très loin, dans des régions perdues où presque jamais un Européen ne pénètre,<br />

où l'e<strong>au</strong>, malsaine, manque en été, où les vivres viennent de France en boîtes de<br />

conserves, où pendant six mois tout le jour la chaleur laisse <strong>à</strong> peine d'air pour respirer,<br />

où la poste arrive <strong>à</strong> dos de mulet et rarement, où la privation est complète<br />

enfin de tout ce qui semble nécessaire <strong>à</strong> l'homme : c'est l<strong>à</strong> pourtant que j'ai rencontré<br />

des visages heureux ! L<strong>à</strong>, sans un ami, sans un camarade même, et sans<br />

qu'un jeune visage de femme ait chance d'apparaître jamais, vivent sous la tente


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 307<br />

ou dans des cabanes aménagées par eux tant bien que mal, avec une ordonnance<br />

et quelques cavaliers indigènes pour toute compagnie, de jeunes officiers qui parlent<br />

gaiement de leur sort, qui ne se plaignent pas. Toujours <strong>à</strong> [303] cheval, leur<br />

dolman décoloré, le teint hâlé, ils vont d'une oasis <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre, font comparaître devant<br />

eux les Arabes qui les redoutent <strong>à</strong> la fois comme des juges et comme des<br />

soldats. Je ne dirai jamais assez quel consolant spectacle donnent ces officiers qui<br />

n'ont pas le temps d'être pessimistes, pour qui le nom de Schopenh<strong>au</strong>er évoque<br />

probablement de simples idées de choucroute et de plantureuses filles allemandes<br />

! Avec fierté, avec bonheur, ils remplissent leurs dures fonctions ; pour toute<br />

jouissance, ils ont une responsabilité.<br />

Au début, ces contrôleurs étaient parfaits, car il s'agissait d'imposer notre <strong>au</strong>torité,<br />

quitte <strong>à</strong> organiser plus tard ; les critiques dont ils furent l'objet étaient donc<br />

prématurées, mais peu <strong>à</strong> peu il fallut bien s'apercevoir qu'ils étaient peut-être trop<br />

chevaleresques dans un pays tranquille, trop soldats ; qui leur en ferait un reproche<br />

? La moindre irrégularité chez les Arabes choque un officier comme une infraction<br />

<strong>à</strong> la discipline ; une f<strong>au</strong>te, un délit, un mensonge, deviennent pour lui un<br />

manque de respect, de l'insubordination, de la révolte. Il est habitué <strong>à</strong> une correction<br />

que le peuple n'observe guère quand il est chez lui, le peuple arabe surtout :<br />

de l<strong>à</strong> des indignations légitimes, mais trop vives, d'une part ; un malaise, une incertitude,<br />

non moins naturels, d'<strong>au</strong>tre part. Si cet officier pouvait correspondre<br />

directement avec l'<strong>au</strong>torité civile, ce qui, <strong>au</strong> point de vue de son avancement et de<br />

l'estime de ses camarades, équiv<strong>au</strong>drait <strong>à</strong> changer son uniforme pour les manches<br />

de lustrine du bure<strong>au</strong>crate, s'il adressait ses plaintes <strong>au</strong> résident qui seul peut savoir<br />

<strong>à</strong> quel moment, dans quelle mesure il convient de sévir, il n'y <strong>au</strong>rait peut-être<br />

que demi-mal ; mais c'est naturellement <strong>à</strong> ses chefs hiérarchiques, <strong>à</strong> d'<strong>au</strong>tres soldats<br />

que parviennent ses rapports ; ils ne sont transmis qu'en dernier lieu <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>torité<br />

politique. Or, ces <strong>au</strong>tres soldats, l'inaction leur pèse ; ils se demandent s'ils<br />

sont venus en Tunisie pour y faire l'office de gendarmes, ils rêvent campagnes,<br />

razzias, périls, s'exagèrent très naturellement les moindres incidents qui pourraient<br />

toucher <strong>à</strong> la dignité du drape<strong>au</strong> ; leur susceptibilité est en éveil. Dans ces conditions,<br />

il est bien difficile <strong>au</strong>x administrateurs indigènes et européens de poursuivre<br />

paisiblement leurs réformes lentes et successives ; une sorte d'état de siège perpétuel<br />

paralyse le développement du pays ; suspendue continuellement sur toutes les<br />

têtes, l'épée de la répression frappe quelquefois un peu trop vite et risque de pro-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 308<br />

voquer plutôt que de prévenir l'insurrection. Sans doute le résident a toujours la<br />

ressource d'intervenir, d'exercer son action modératrice, <strong>à</strong> la condition qu'il en soit<br />

encore temps ; mais en tout cas, en face de lui qui réclame la paix, [304] se dresse<br />

le général en chef qui ne peut guère se dispenser de soutenir son corps ; un conflit<br />

éclate donc un jour ou l'<strong>au</strong>tre infailliblement.<br />

<strong>Le</strong> dissentiment ne prit des proportions vraiment graves, mais alors fut un<br />

scandale, qu'avec le général Boulanger. Très vite ce dernier refusa d'admettre l'<strong>au</strong>torité<br />

de M. Cambon ; puis, soutenu par le président du tribunal dont il sera parlé<br />

plus loin, M. Pontois, exclu depuis lors de la magistrature, il lui déclara la guerre.<br />

Et le public français est si enclin <strong>à</strong> croire <strong>au</strong>x légendes, que cette guerre, le général<br />

Boulanger, qui n'arriva en Tunisie qu'en 1884, passa pour l'avoir faite <strong>au</strong>x insurgés<br />

; elle lui fut comptée comme campagne. Dans le public, nul ne doutait qu'il<br />

eût joué le rôle le plus actif dans l'expédition de 1881 dont il ne fit cependant pas<br />

partie. Mais le conflit de M. Cambon et du général Boulanger, point de départ de<br />

la fortune du général, a un caractère exceptionnel, et nous ne nous y arrêterons pas<br />

davantage.<br />

Disons deux mots seulement des conflits ordinaires pour ne rien omettre. Ils<br />

sont malheureusement dans la nature des choses. Ils ont d'<strong>au</strong>tres c<strong>au</strong>ses encore<br />

que la difficulté d'exiger des militaires en pays conquis un esprit <strong>à</strong> la fois martial<br />

et politique, puisqu'ils éclatent très souvent même entre civils. La vérité est que, <strong>à</strong><br />

moins de tout savoir, de tout prévoir, nul ne les évitera jamais complètement. Une<br />

période de transition troublée par mille difficultés de ce genre menace tout établissement<br />

colonial <strong>à</strong> ses débuts. A quel moment l'armée ou la marine cesse-t-elle<br />

d'être <strong>au</strong> premier rang ? Quand doit-elle céder la place, elle qui a déblayé le terrain,<br />

<strong>à</strong> ceux qui vont y semer ? Quand sonne l'heure de l'abnégation complète<br />

après la victoire ? Qui répondra nettement <strong>à</strong> cette question ?<br />

Contentons-nous de savoir que la France n'est pas seule <strong>à</strong> avoir ses conflits.<br />

Toute nation, dans des circonstances analogues, se heurte <strong>au</strong>x embarras que produisent<br />

des attributions mal définies ; — les embarras s'<strong>au</strong>gmentent avec la distance.<br />

Sans chercher dans l'histoire du monde entier tant d'exemples entre lesquels<br />

on n'a qu'<strong>à</strong> choisir, rappelons-nous l'apparition du pavillon allemand sur la côte<br />

occidentale d'Afrique en 1884 ; un fonctionnaire civil, le consul général Nachtigal,<br />

avait été chargé par son gouvernement d'aller prendre possession des territoires<br />

où ses nation<strong>au</strong>x <strong>au</strong>raient le plus de chances de pouvoir s'installer. Il partit de


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 309<br />

Lisbonne sur un bâtiment de guerre, la Moëwe ; avant même d'avoir pris la mer, il<br />

était en conflit avec le commandant du bâtiment, exactement comme furent jadis<br />

La Salle et Be<strong>au</strong>jeu, <strong>au</strong> dénouement près, qui diffère un peu, Nachtigal étant mort<br />

d'épuisement et <strong>au</strong> sud de l'Afrique, La Salle assassiné <strong>à</strong> la Louisiane, comme on<br />

sait. — <strong>Le</strong>s Hollandais <strong>à</strong> Atchin, les Anglais un [305] peu partout, les Espagnols<br />

tout dernièrement <strong>au</strong>x Carolines, les Italiens <strong>à</strong> Massouah, ont passé, passeront<br />

sans doute encore, —en dépit des règlements qu'ils ont tous plus ou moins minutieusement<br />

élaborés pour s'en garantir, — par ces luttes d'attributions. Consolonsnous<br />

donc, nous sommes en nombreuse compagnie 209 , mais prenons pourtant<br />

nos mesures pour ne pas multiplier ces occasions d'imiter <strong>au</strong>trui.<br />

D'une façon générale, on doit laisser <strong>au</strong> général en chef ou <strong>à</strong> l'amiral tout pouvoir<br />

et toute responsabilité <strong>au</strong>ssi longtemps qu'il combat, mais, <strong>au</strong>ssitôt la paix<br />

faite ou l'ordre rétabli, investir le résident du commandement suprême, régler sans<br />

209 Quelques détails montreront que nous n'exagérons pas les embarras d’<strong>au</strong>trui dans l'espoir de<br />

faire oublier les nôtres. Quand les Allemands tentèrent, en 1885, d'occuper les Carolines, un<br />

de leurs bâtiments de guerre arriva devant l'île d'Yapp presque en même temps que le transport<br />

espagnol Saint-Quentin, <strong>à</strong> bord duquel se trouvait le gouverneur de l'île, lieutenant de<br />

vaisse<strong>au</strong> de première classe, M. Canrilès, qui venait d'être nommé et qu'il s'agissait d'installer<br />

<strong>au</strong> plus vite sur une plage inhabitée. Celui-ci, sans perdre un instant, arbora son pavillon<br />

<strong>à</strong> terre ; mais le commandant du vaisse<strong>au</strong> allemand fit observer <strong>au</strong> commandant du Saint-<br />

Quentin, M. Hespanha, lieutenant de vaisse<strong>au</strong> de seconde classe, que la prise de possession<br />

n'était pas régulière, les puissances n'en ayant pas été avisées ; qu'il la considérait comme<br />

nulle, et qu'en conséquence le pavillon espagnol devait être immédiatement amené. <strong>Le</strong><br />

commandant Hespanha notifia cette observation <strong>au</strong> gouverneur, mais celui-ci protesta, n'en<br />

tint pas compte, et, comme il était seul, se prévalut de la supériorité de son grade d'officier<br />

de marine pour en appeler <strong>à</strong> l'état-major et <strong>à</strong> l'équipage du Saint-Quentin. Devant cette excitation<br />

<strong>à</strong> la révolte, M. Hespanha, seul maître <strong>à</strong> son bord, le fit arrêter. <strong>Le</strong> pavillon espagnol<br />

fut amené, et les Allemands plantèrent le leur <strong>à</strong> la place. <strong>Le</strong> Saint-Quentin rentra <strong>à</strong> Manille,<br />

où les deux officiers soumirent <strong>à</strong> l'appréciation du gouverneur général des Philippines les<br />

c<strong>au</strong>ses du grave conflit qui les avait divisés. L'affaire se termina par un duel <strong>à</strong> Manille, tandis<br />

qu'elle soulevait l'Espagne, comme on sait.<br />

Un <strong>au</strong>tre exemple : les Portugais, désespérant de mettre jamais d'accord, <strong>au</strong>x îles du<br />

Cap-Vert, le gouverneur civil et le chef du pouvoir ecclésiastique, l’évêque, dont l'action est<br />

grande, ont pris le parti de les séparer et d'assigner <strong>à</strong> chacun d'eux une île différente : <strong>au</strong><br />

gouverneur Santiago, <strong>à</strong> l’évêque Saint-Nicolas.<br />

Et encore : les diplomates russes en Perse n'ont-ils pas toutes les peines du monde <strong>à</strong><br />

obtenir des génér<strong>au</strong>x qui commandent près des frontières le respect de l'<strong>au</strong>torité du shah ?<br />

<strong>Le</strong>s Allemands ont-ils été plus heureux sur la côte orientale que sur la côte occidentale<br />

d'Afrique ? <strong>Le</strong> major Wissmann s'est-il entendu avec l'amiral et le consul général allemands<br />

<strong>à</strong> Zanzibar ? est-il d'accord avec Emin ? avec le Dr Peters ? C'est bien plutôt, semble-t-il,<br />

l'anarchie que l'accord.<br />

<strong>Le</strong>s Italiens ont eu, <strong>à</strong> Tunis même, leurs conflits retentissants, poussés jusqu'<strong>au</strong> scandale,<br />

entre leur consul général et le h<strong>au</strong>t personnel chargé d'organiser l'enseignement italien<br />

dans la Régence. Nous avons parlé du désaccord qui existait <strong>au</strong> Caire entre les deux agents<br />

anglais, M. Vivian et M. Wilson.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 310<br />

retard les préséances, les honneurs, toutes ces questions qui semblent misérables<br />

de loin, [306] mais qu'il est imprudent de laisser résoudre sur place par les intéres-<br />

sés. Des hommes de h<strong>au</strong>te valeur et excellents peuvent, f<strong>au</strong>te de savoir <strong>à</strong> quoi s'en<br />

tenir <strong>à</strong> cet égard, compromettre la marche des affaires et se voir arrêtés par des<br />

obstacles ridicules peut-être, mais insurmontables.<br />

En vertu d'un décret du 23 juin 1885, le représentant de la France <strong>à</strong> Tunis a<br />

pris <strong>au</strong>jourd'hui le titre de résident général ; il continue <strong>à</strong> relever exclusivement<br />

des affaires étrangères ; il est dépositaire des pouvoirs de la République dans la<br />

Régence, a sous ses ordres les commandants des troupes de terre et de mer et tous<br />

les services administratifs. Il a seul le droit de correspondre avec le gouvernement<br />

français, s<strong>au</strong>f dans les affaires d'un caractère purement technique. Ce décret, s'il<br />

est rigoureusement appliqué, écarte presque toutes les chances de conflits, et le<br />

général Boulanger est le seul qui ait refusé de le reconnaître. <strong>Le</strong>s préséances ont<br />

fini par être déterminées, mais non complètement en ce qui concerne la situation<br />

du chargé d'affaires en l'absence du résident ; sur ce point, différer plus longtemps<br />

de prendre un parti, c'est reculer pour mieux s<strong>au</strong>ter, il est aisé de le prédire. <strong>Le</strong>s<br />

Anglais ont réglé avec le plus grand soin tous ces détails, et leurs agents trouvent<br />

dans leur Colonial office list des indications qui préviennent bien des conflits.<br />

Nous revenons <strong>au</strong>x bure<strong>au</strong>x de renseignements. Au fur et <strong>à</strong> mesure que la pa-<br />

cification était plus complète, ils cessaient d'être viables ; ils avaient rendu de<br />

grands services, mais ils ne pouvaient plus tarder <strong>à</strong> disparaître. Ils commencèrent<br />

par perdre le contrôle plus ou moins officieux des perceptions quand furent insti-<br />

tués, après la suppression de la commission, les inspecteurs des finances ; mais<br />

pour le reste, pour toute l'administration intérieure, la question demeurait toujours<br />

posée de savoir comment on les remplacerait, comment on recruterait des contrô-<br />

leurs civils. Elle fut résolue, grâce <strong>à</strong> la patience et <strong>à</strong> l'éclectisme qui ont tant facili-<br />

té la plupart des réformes du protectorat. On avait eu le temps de chercher ; on<br />

s'était rendu compte que, pour commencer, la qualité des agents importait infini-<br />

ment plus que le nombre, et qu'un petit état-major d'élite, nous le dirons plus d'une<br />

fois, rend plus de services qu'une légion de ces fonctionnaires dont ne veut pas la<br />

métropole. Peu <strong>à</strong> peu, en n'acceptant pas tous ceux qui se présentaient avec des<br />

recommandations, qui suppliaient ou menaçaient, mais <strong>au</strong> contraire en sollicitant<br />

ceux qui ne demandaient rien, des gens qui avaient un passé, une réputation irré-<br />

prochables, on arriva <strong>à</strong> pourvoir, non sans faire bien des mécontents, trois, puis


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 311<br />

quatre, puis [307] six postes de confiance ; <strong>au</strong>jourd'hui ce nombre est doublé 210 .<br />

Je ne doute pas qu'on trouve en France de quoi le quadrupler un jour, s'il en était<br />

besoin. Parmi les officiers supérieurs qui ont servi longtemps en Algérie, be<strong>au</strong>-<br />

coup ne peuvent plus supporter le climat du pays natal et prennent leur retraite<br />

comme commandants ou colonels <strong>à</strong> Constantine, Alger, Oran ; ils sont encore<br />

pour la plupart vigoureux, aiment l'Afrique, y sont eux-mêmes aimés des Arabes<br />

et tout <strong>au</strong>tant des officiers ; toujours énergiques, l'âge leur a pourtant appris la<br />

prudence, ils n'ont plus d'ambition ; ils peuvent, sans se faire de tort, sans encourir<br />

<strong>au</strong>cun blâme, mettre leurs belles qualités militaires <strong>au</strong> service du pouvoir civil,<br />

contribuer <strong>à</strong> établir la confiance, une union féconde entre leurs anciens compagnons<br />

d'armes et leurs nouve<strong>au</strong>x chefs ; c'est <strong>à</strong> ces anciens officiers qu'on doit le<br />

plus souvent s'adresser, <strong>à</strong> ceux qui ne se résignent pas <strong>à</strong> vivre inutiles et qui ne<br />

demandent qu'une occasion de servir encore leur pays. On objecte que les contrôleurs<br />

choisis dans ces conditions sont mal vus de l'armée. Rien ne paraît moins<br />

prouvé. La vérité est que les fonctions du contrôle sont délicates, exigent be<strong>au</strong>coup<br />

de tact et d'<strong>au</strong>torité, et que d'anciens officiers ou d'anciens interprètes ne sont<br />

pas <strong>à</strong> l'abri de toute difficulté. Mais d'une façon générale ils ont des chances pour<br />

rendre plus de services que des civils mal préparés.<br />

En résumé, civils ou anciens militaires, que les fonctionnaires du contrôle<br />

soient choisis avec le soin le plus strict, le plus attentif ; qu'ils restent en petit<br />

nombre et qu'on les paye très largement. Telle est la théorie appliquée par M.<br />

Cambon en Tunisie, et que P<strong>au</strong>l Bert <strong>au</strong>rait voulu, lui <strong>au</strong>ssi, faire admettre <strong>au</strong><br />

Tonkin 211 . Ne pas se contenter pour constituer l'administration du protectorat des<br />

rebuts de la métropole, mais lui demander <strong>au</strong> contraire une élite ; faire en sorte<br />

que cette élite s'attache <strong>au</strong> pays, s'y établisse, ne vive pas dans l'attente, dans l'es-<br />

210 La Tunisie est <strong>au</strong>jourd'hui divisée en treize circonscriptions de contrôles civils dont les<br />

chefs-lieux sont Tunis, La Goulette, Nebeul, Sousse, Sfax, Djerba, Tozeur, Kairouan, Maktar,<br />

le Kef, Souk el Arba, Bizerte, Beja. Quant <strong>au</strong>x commandements militaires, leurs chefslieux<br />

sont Tunis, Sousse, Gabès et Gafsa ; mais il ne subsiste d'administration militaire territoriale<br />

que dans les deux régions qui échappaient avant notre occupation <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>torité du<br />

Bey, la Kroumirie et le Sud, <strong>à</strong> l'exception du Djerid.<br />

211 V. le <strong>livre</strong> de M. Joseph Chailley, P<strong>au</strong>l Bert <strong>au</strong> Tonkin. « On prétendait avoir un petit nombre<br />

de fonctionnaires très bien payés, et en conséquence très bien choisis. » (Ibid., p. 167,<br />

148, 158.) On ne se figure pas le nombre de demandes d'emploi avec lesquelles un résident<br />

général est <strong>au</strong>x prises. Quiconque est assuré de ne plus réussir dans la métropole croit pouvoir<br />

occuper une situation <strong>au</strong>x colonies ; <strong>au</strong> besoin, on devrait en créer pour utiliser toutes<br />

les aptitudes. Un de ces postulants demandait <strong>à</strong> P<strong>au</strong>l Bert un emploi de « chasseur de tigres<br />

et de pirates. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 312<br />

poir [308] d'un changement de poste. Il ne f<strong>au</strong>t <strong>à</strong> <strong>au</strong>cun prix qu'un fonctionnaire<br />

colonial ait la perspective de laisser <strong>à</strong> son successeur, suivant qu'il est animé ou<br />

qu'il manque de zèle, le bénéfice ou la responsabilité de ses actes. Pour obtenir<br />

dans leur administration des Indes le plus possible de ce zèle dont on se moque<br />

trop en France, et de stabilité, les Hollandais ont pris le parti d'attribuer <strong>à</strong> leurs<br />

agents des traitements qui nous feraient lever les bras <strong>au</strong> ciel : 365,000 francs <strong>au</strong><br />

gouverneur général, 50,000 francs <strong>à</strong> chacun des cinq directeurs placés sous ses<br />

ordres ; et ainsi de suite, et les retraites en proportion 212 . Ainsi payés, les fonctionnaires<br />

s'attachent <strong>à</strong> leurs devoirs et consacrent <strong>à</strong> les remplir avec suite une<br />

large partie de leur existence. P<strong>au</strong>l Bert <strong>au</strong> Tonkin partagea ces vues : « <strong>Le</strong>s libéralités<br />

sont souvent d'excellents placements », disait-il. <strong>Le</strong>s Anglais ont le même<br />

principe : non seulement leurs traitements sont doubles et triples de ceux que reçoivent<br />

les Hollandais, mais quiconque met un bon nombre d'années et une valeur<br />

appréciable <strong>au</strong> service du gouvernement colonial peut compter sur une retraite<br />

considérable et des avantages si ingénieusement combinés, que le fonctionnaire a<br />

intérêt <strong>à</strong> les poursuivre pour lui comme pour sa famille. Ce sont des pensions, des<br />

titres ; la femme qui s'est expatriée dans une condition souvent fort modeste a des<br />

chances pour ne plus s'appeler, quand elle reviendra en Angleterre, Madame tout<br />

court, mais Lady... C'est en s'adressant <strong>à</strong> leur amour-propre <strong>au</strong>tant qu'<strong>à</strong> leur intérêt,<br />

qu'on tire des hommes tout ce qu'ils valent, et qu'on assure <strong>au</strong> gouvernement<br />

les <strong>au</strong>xiliaires dont il ne peut se passer. Nous aimons en France, <strong>au</strong> contraire, <strong>à</strong><br />

multiplier des fonctionnaires <strong>au</strong>xquels on donne tout juste de quoi vivre, <strong>à</strong> appeler<br />

pêle-mêle dans l'administration toutes sortes de forces que nous ne pouvons utiliser<br />

et qui manquent par suite <strong>au</strong> développement général du pays. Nous faisons<br />

notre possible pour ne pas même choisir, dans cette multitude, les agents qui<br />

conviendraient le mieux <strong>à</strong> leur emploi. Nous imaginons des écoles, des pépinières<br />

de jeunes fonctionnaires qui apprennent toutes sortes de belles choses, s<strong>au</strong>f la vie,<br />

et que nous sommes obligés d'employer pourtant, sans tenir compte de leurs aptitudes,<br />

selon le numéro de sortie qui leur est attribué en quittant l'école. Comment<br />

l'Etat ne serait-il pas en France plus mal servi que le moins favorisé des entrepreneurs<br />

particuliers ! il ne choisit pas ses agents, il les subit. En Tunisie ce fut par<br />

exception le contraire, et les résultats immédiatement s'en sont fait sentir ; notre<br />

nouvelle conquête ne nous a pour ainsi dire rien coûté ; elle est, <strong>à</strong> proprement<br />

212 Notre résident général a 60,000 francs de traitement.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 313<br />

parler, la seule qui [309] ait su attirer dès le début une colonie française, non seu-<br />

lement honorable, active, laborieuse, mais riche ; cela simplement parce que nous<br />

avons, pour une fois, consenti <strong>à</strong> ne pas adopter dans la Régence exactement ce qui<br />

avait été fait, dans le bel esprit de généralisation que l'on connaît, en Algérie ou<br />

<strong>au</strong>x Antilles.<br />

Il nous reste <strong>à</strong> faire mention d'<strong>au</strong>tres dépenses, celles que comporte par exemple<br />

l'organisation de la justice, de l'armée, de l'instruction publique, etc. ; mais ces<br />

dépenses correspondant <strong>à</strong> <strong>au</strong>tant de réformes essentielles, nous devrons les énumérer<br />

incidemment et <strong>au</strong> cours des chapitres qui suivent.<br />

[310]


[311]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 314<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s réformes<br />

Chapitre III<br />

La Justice<br />

<strong>Le</strong>s difficultés que devait faire cesser l'organisation de la réforme financière et<br />

de notre contrôle sont relativement peu de chose <strong>au</strong>près des complications inextri-<br />

cables et des abus que la multiplicité comme la toute-puissance des juridictions<br />

européennes en Tunisie avaient fait naître. Sous pré<strong>texte</strong> de protéger les Euro-<br />

péens contre l'arbitraire et le désordre du gouvernement beylical, les capitulations<br />

leur assuraient des privilèges qui s'étaient étendus démesurément <strong>à</strong> mesure que<br />

l'<strong>au</strong>torité locale s'affaiblissait ; ce qui n'était <strong>à</strong> l'origine qu'une exception était devenu<br />

plus fort que la règle, en sorte que l'administration indigène, eût-elle été<br />

animée des meilleures intentions du monde, s'était trouvée peu <strong>à</strong> peu complètement<br />

paralysée ; elle n'existait plus que comme organisme accessoire, comme une<br />

gêne, et on la traitait en conséquence. <strong>Le</strong> malheur est que le traité de Kassar-Saïd<br />

ayant garanti le maintien des conventions qui liaient le bey <strong>au</strong>x puissances, cellesci<br />

pouvaient continuer <strong>à</strong> invoquer contre le gouvernement du protectorat l'indépendance<br />

parfaite dont jouissaient leurs nation<strong>au</strong>x <strong>à</strong> l'égard de l'<strong>au</strong>torité tunisienne.<br />

Elles restaient maîtresses d'entretenir <strong>à</strong> côté de la nouvelle administration, en<br />

dehors d'elle, contre elle par conséquent, des consuls tout-puissants, des tribun<strong>au</strong>x,<br />

bref <strong>au</strong>tant d'Etats dans l'Etat qu'il y avait <strong>à</strong> Tunis de nations [312] européennes<br />

représentées. Tous les consuls conservaient leurs gardes spéciales, leurs


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 315<br />

janissaires, leurs prisons ; leurs demeures étaient, comme par le passé, des asiles<br />

pour quiconque était admis <strong>à</strong> s'y réfugier, des asiles inviolables ; chacun d'eux<br />

restait souverain. La police arrêtait-elle dans la rue, en pleine nuit, un voleur, elle<br />

s'assurait avant tout de sa nationalité, et s'il n'était pas Arabe, devait le conduire<br />

immédiatement <strong>à</strong> son consul pour le prier de faire justice. Un malfaiteur européen<br />

était-il signalé <strong>au</strong> gouvernement par les intéressés ? Au risque de le laisser échap-<br />

per, on ne pouvait l'appréhender qu'en présence des janissaires de son consul, si<br />

celui-ci consentait <strong>à</strong> les fournir, sinon les poursuites étaient suspendues.<br />

En matière immobilière, les tribun<strong>au</strong>x tunisiens étaient seuls compétents, il est<br />

vrai ; mais les décisions rendues par eux n'avaient souvent de sanction qu'<strong>au</strong>tant<br />

qu'il plaisait <strong>au</strong> consul de les confirmer, de n'en pas contester du moins la validité.<br />

En matière mobilière, un étranger ne pouvait être traduit en justice que devant le<br />

représentant de son pays ; ce représentant ne jugeait pas toujours lui-même : les<br />

consuls génér<strong>au</strong>x, pour la plupart, avaient <strong>à</strong> leurs côtés un consul-juge, leur compatriote.<br />

L'étranger poursuivi devant ce magistrat était-il condamné ? le consul<br />

pouvait atténuer la rigueur de la sentence en ne se pressant pas de l'exécuter, en<br />

accordant des délais, des faveurs même, puisqu'il devait <strong>à</strong> ses nation<strong>au</strong>x aide et<br />

protection. Avait-il gain de c<strong>au</strong>se ? Souvent, par une demande reconventionnelle,<br />

il faisait condamner le demandeur ; alors ce dernier s'adressait <strong>à</strong> son tour <strong>à</strong> son<br />

consul, qui reprenait le jugement : toute sentence était ainsi soumise <strong>à</strong> l'appréciation<br />

de chacun des agents qui devaient la faire exécuter. S'agissait-il de poursuivre<br />

une association d'étrangers ? <strong>au</strong>tant valait y renoncer, le demandeur devant<br />

s'adresser <strong>à</strong> <strong>au</strong>tant de tribun<strong>au</strong>x qu'il y avait de défendeurs de nationalités différentes<br />

; comment espérer que ces tribun<strong>au</strong>x rendraient tous des jugements identiques<br />

les uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres ? L'association avait-elle une nationalité ? la poursuite<br />

semble plus facile, un seul jugement est nécessaire ; mais <strong>à</strong> combien de mains<br />

l'exécution est-elle confiée ?<br />

Encore si les Européens seuls avaient pu compter sur les privilèges consulaires,<br />

il n'y <strong>au</strong>rait eu que demi-mal ; mais <strong>à</strong> côté d'eux, bien plus gênants qu'eux,<br />

pullulait une race <strong>à</strong> part, les protégés. On ne sait pas assez en France ce qu'on entend<br />

en Orient par un protégé ; on lit dans les journ<strong>au</strong>x, de temps <strong>à</strong> <strong>au</strong>tre, qu'un<br />

Européen a été maltraité par un fonctionnaire musulman, mais qu'<strong>au</strong>ssitôt le<br />

consul a protesté, obtenu le châtiment du coupable et une réparation morale et<br />

matérielle en faveur de la victime ; ce qu'on ne sait pas, c'est que, très souvent, cet


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 316<br />

[313] Européen est un nègre, un Arabe ou un indigène qui ne parle <strong>au</strong>cune des<br />

langues de notre continent, mais s'est affublé d'une nationalité d'emprunt pour<br />

échapper <strong>au</strong> droit commun. De Constantinople <strong>à</strong> Beyrouth, <strong>à</strong> Alexandrie, <strong>à</strong> Tripo-<br />

li, <strong>à</strong> Tunis, <strong>à</strong> Tanger, les Maltais, les <strong>Le</strong>vantins, toute cette population de mercanti<br />

ou de vagabonds qui n'embellit pas les ports de la Méditerranée, jouissent de pri-<br />

vilèges de toute sorte <strong>à</strong> l'égal des vrais Européens. Il est naturel que les indigènes<br />

soient tentés d'avoir leur part de ces privilèges quand ils les voient si généreuse-<br />

ment distribués : un certain nombre d'entre eux, généralement les plus intrigants,<br />

s'adressent <strong>à</strong> celui des consuls qu'ils espèrent persuader pour être placés sous sa<br />

juridiction ; ceux qui réussissent sont déclarés protégés, c'est-<strong>à</strong>-dire que du jour <strong>au</strong><br />

lendemain ils ne sont plus soumis <strong>à</strong> leurs juges naturels, qu'ils sont dispensés des<br />

impôts les plus lourds, exempts du service militaire, etc. Plus le gouvernement<br />

local s'affaiblit, plus les protégés se multiplient ; ils étaient donc nombreux <strong>à</strong> Tunis.<br />

On le conçoit ; mais on comprend moins l'intérêt qu'avaient les consuls <strong>à</strong> se<br />

mettre sur les bras de pareils clients. <strong>Le</strong>s uns agissaient par humanité et dans un<br />

dessein éminemment louable, comme ils <strong>au</strong>raient donné refuge <strong>à</strong> des victimes de<br />

la tyrannie, comme font nos missionnaires et nos agents dans l'extrême Orient,<br />

comme feraient des institutions de bienfaisance ; les <strong>au</strong>tres par calcul : il entrait<br />

dans les attributions du consul d'une grande puissance, quand il voulait tenir son<br />

rang, de se montrer le plus possible <strong>au</strong>x indigènes comme un arbitre, un bienfaiteur,<br />

de les grouper, en un mot, <strong>au</strong>tour de son pavillon de peur qu'ils n'allassent<br />

grossir la clientèle d'un consulat rival et lui donner la prépondérance. Mais on<br />

s'est aperçu peu <strong>à</strong> peu de ce que valait la prépondérance acquise par ce moyen : il<br />

arriva que les consuls des Etats qui entretenaient le moins de relations avec la<br />

Tunisie, ceux qui n'avaient pas un compatriote établi dans le pays, qui ne voyaient<br />

pas un vaisse<strong>au</strong> de leur nation en vingt années, devinrent les plus encombrants<br />

pour l'administration locale ; ils remplaçaient leurs compatriotes absents par des<br />

protégés : il n'était bruit que de leurs réclamations ou de leurs résistances. L'un<br />

d'eux fut dénoncé <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>torité militaire, soupçonné de vendre couramment sa protection<br />

<strong>au</strong>x Arabes pour les faire échapper <strong>à</strong> la conscription. Cet état de choses fut<br />

poussé <strong>à</strong> Tunis jusqu'<strong>au</strong> ridicule ; la dignité du corps consulaire tout entier finit<br />

par en être atteinte ; un consul général étranger eut le courage de venir spontanément<br />

en aide <strong>au</strong> gouvernement beylical en réunissant les plus considérés parmi ses<br />

collègues et en leur signalant l'abus ; tous reconnurent qu'il était temps d'y [314]


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 317<br />

mettre un terme, et les agents peu scrupuleux que visait cette protestation, mena-<br />

cés d'être publiquement démasqués, durent s'amender.<br />

L'institution de la protection, condamnée en principe dans l'Orient musulman<br />

et par la France et par d'<strong>au</strong>tres nations <strong>au</strong>jourd'hui, n'en existait pas moins avec<br />

tous ses excès en 1882 <strong>à</strong> Tunis ; il suffira, pour nous dispenser d'entrer sur ce<br />

point dans plus de détails, de rappeler que Lévy, le héros de l'affaire de l’Enfida,<br />

était un protégé ; de même le général Hamida-ben-Ayed 213 .<br />

Tous les privilèges ayant dégénéré en abus dans la Régence, tels étaient les ef-<br />

fets qu'arrivèrent <strong>à</strong> produire peu <strong>à</strong> peu les capitulations ; ces armes défensives,<br />

précieuses quand les Européens sont les plus faibles, deviennent entre leurs mains<br />

des instruments de combat et d'oppression le jour où ils sont tout-puissants, et ce<br />

ne sont pas les meilleurs d'entre eux qui s'en servent le plus.<br />

<strong>Le</strong>s indigènes, de leur côté, se fortifiaient comme ils pouvaient contre des lois<br />

qui n'avaient de rigueurs que pour eux. Par la ruse, la corruption, la résistance<br />

passive, ils trouvaient mille moyens de les tourner. <strong>Le</strong> désordre était passé dans<br />

les mœurs <strong>à</strong> tel point que des lois même excellentes semblaient détestables par la<br />

façon dont on les appliquait ; une trans<strong>format</strong>ion sur ce point s'imposait, mais<br />

dans les habitudes du pays plus que dans les lois elles-mêmes, on eut le bon sens<br />

de le comprendre. <strong>Le</strong> vieil édifice de la législation n'était pas plus <strong>à</strong> dédaigner que<br />

celui de l'administration tunisienne ; le général Khéreddine pendant son passage<br />

trop court <strong>au</strong> ministère l'avait admirablement rest<strong>au</strong>ré ; condamné <strong>à</strong> la destruction<br />

par ceux qui n'en apercevaient que les brèches, il reposait encore solide et remarquable<br />

en plusieurs parties sur ses fondations vénérées ; mais comme on arrache<br />

très prudemment, de peur d'être enseveli tout <strong>à</strong> coup sous un éboulement, le lierre,<br />

les arbres même qui poussent dans des murailles abandonnées, il fallait en extirper<br />

un <strong>à</strong> un des abus séculaires, y faire circuler largement l'air et la lumière qui n'y<br />

pénétraient plus qu'<strong>à</strong> peine. Nous n'avions d'ailleurs pas <strong>à</strong> hésiter sur cette question,<br />

et, quels qu'eussent été nos projets, même si nous n'avions pas eu la ressource<br />

d'utiliser l'héritage de Khéreddine, nous étions en tout cas [315] obligés de lais-<br />

213 C'est ce personnage qui, pendant longtemps, mit tant d'influences en mouvement pour faire<br />

triompher ses réclamations fabuleuses contre le gouvernement tunisien. Des arbitres enfin<br />

furent nommés : M. de Blignières et sir Adrian Dingli. Il réclamait dix millions. Non seulement<br />

il fut reconnu qu'on ne lui devait rien, mais il fut prouvé qu'il était lui-même débiteur<br />

et non créancier du gouvernement. <strong>Le</strong>s arbitres, pour toute satisfaction, le condamnèrent<br />

<strong>à</strong> payer un million <strong>au</strong> Trésor.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 318<br />

ser subsister, <strong>au</strong> moins dans l'ensemble et pour quelques années, les lois de la Régence,<br />

puisque nous n'apportions rien <strong>à</strong> la place. La justice arabe n'est pas une<br />

institution qu'on puisse songer <strong>à</strong> remplacer du jour <strong>au</strong> lendemain ; elle a pour base<br />

la religion ; son <strong>livre</strong> est le Coran, son tribunal la mosquée. Comme toutes les<br />

prescriptions du Prophète, la loi est l'objet de commentaires et d'interprétations<br />

qui varient sans cesse ; mais, telle qu'elle est, essentiellement incertaine, elle est<br />

familière <strong>au</strong>x indigènes, et son origine est sacrée ; si, par un amour excessif des<br />

généralisations ou de l'équité, nous nous avisions de lui substituer la nôtre ; si<br />

nous cédions <strong>à</strong> des manifestations plus ou moins spontanées comme il s'en produit<br />

parmi les Algériens en faveur du Code civil, nous nous mettrions <strong>à</strong> dos tous les<br />

Tunisiens. <strong>Le</strong>s Arabes sont rarement satisfaits ; en se plaignant de leur part sur<br />

cette terre, ils espèrent faire illusion <strong>à</strong> Dieu lui-même, qui leur donnera des compensations<br />

dans la vie future ; ils ne tarissent pas en récriminations contre leurs<br />

propres juges ; que serait-ce s'ils avaient devant eux des magistrats chrétiens appliquant<br />

une loi étrangère ! Laissons-les donc vider entre eux, suivant les traditions<br />

qui leur sont plus chères que la vie, leurs contestations ; n'intervenons que si<br />

l'intérêt des Européens l'exige 214 .<br />

<strong>Le</strong>s tribun<strong>au</strong>x indigènes, nous l'avons dit, jugent suivant deux rites, deux des<br />

commentaires de la loi, le rite maléki et le rite anéfi ; mais le rite officiel, vraiment<br />

tunisien, est le maléki. L'anéfi est celui des Turcs et de leurs descendants, de<br />

jour en jour moins nombreux <strong>à</strong> Tunis ; les Arabes proprement dits ne sont pas<br />

admis <strong>à</strong> l'invoquer, on ne l'applique même plus dans les provinces ; il a cependant<br />

ses juges <strong>au</strong> tribunal suprême de Tunis 215 .<br />

Ce tribunal suprême est le chara. Aux deux extrémités opposées d'une assez<br />

longue salle, où nul ne pénètre qu'en se déch<strong>au</strong>ssant comme pour la prière, siègent<br />

en face l'un de l'<strong>au</strong>tre, sur des divans, <strong>à</strong> droite, le tribunal maléki, <strong>à</strong> g<strong>au</strong>che l'anéfi ;<br />

entre les deux, arrivant par une porte centrale qui donne sur un vaste patio <strong>à</strong> colonnades<br />

de marbre où se presse la foule, viennent se placer les plaideurs des deux<br />

214 En Algérie, nos juges de paix sont compétents en certains cas, même dans des procès entre<br />

indigènes.<br />

215 <strong>Le</strong>s tribun<strong>au</strong>x tunisiens sont composés soit d'un cadi seul, soit d'un cadi assisté de muftis.<br />

Dans ce dernier cas ils prennent le nom de chara. Il y a en Tunisie vingt-sept tribun<strong>au</strong>x de<br />

cadis et dix-neuf charas. Quand on parle du tribunal suprême de Tunis, on dit communément<br />

le Chara ; mais on doit dire, <strong>à</strong> proprement parler, le chara de Tunis, comme on dirait<br />

la cour de Paris. Il existe <strong>au</strong>ssi des tribun<strong>au</strong>x rabbiniques.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 319<br />

rites et leurs avocats ; un huissier les dirige, ils se prosternent, puis [316] restent <strong>à</strong><br />

genoux devant leurs juges respectifs. Dans cette posture, les anéfis tournant le dos<br />

<strong>au</strong>x malékis, et parlant simultanément de deux affaires qui n'ont entre elles <strong>au</strong>cun<br />

rapport, les plaideurs développent les arguments de la demande et de la défense.<br />

Très rapidement, pour chaque rite, un cadi interroge, dirige les débats, rend la<br />

sentence, en consultant, le plus souvent du regard, les <strong>au</strong>tres membres du tribunal,<br />

un bach-mufti et des muftis. Ceux-ci assistent impassibles <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>dience, couverts<br />

de voiles en cachemire brodés de soie, qu'ils disposent sur leur tête en forme<br />

d'énormes coupoles, ensevelis sous de fins burnous superposés, tantôt neigeux,<br />

tantôt bleutés, verdâtres, pourpres, couleur de citron, de pistache, d'orange, d'abri-<br />

cot ; rarement l'un d'eux prend la parole <strong>à</strong> voix basse et brièvement ; tous sont très<br />

âges ; <strong>au</strong>cune passion ne doit se lire sur leurs visages et faire oublier qu'ils siègent<br />

dans un temple et rendent la justice <strong>au</strong> nom de Dieu. J'ai pu assister, par une fa-<br />

veur toute spéciale qu'obtint pour moi un bach-mufti, <strong>à</strong> une de ces <strong>au</strong>diences solennelles<br />

; nos yeux ne connaissent plus pareil éclat : je sortis étonné, profondément<br />

frappé de ce spectacle ; depuis lors, je suis convaincu qu'il y <strong>au</strong>rait folie de<br />

notre part <strong>à</strong> vouloir toucher sans ménagements <strong>à</strong> des traditions et même <strong>à</strong> des<br />

formes qui nous paraissent surannées depuis le Bourgeois gentilhomme, mais qui<br />

en imposent encore <strong>au</strong>x Arabes comme <strong>au</strong>trefois. Contentons-nous, tout d'abord,<br />

de nous concilier les juges sans les discréditer, c'est-<strong>à</strong>-dire de les choisir plutôt<br />

parmi les personnages les plus respectables et les plus instruits que parmi ceux qui<br />

se signalent par de belles promesses ou des délations.<br />

<strong>Le</strong>s principales villes de province ont leur chara : chara maléki ; les tribus<br />

n'ont que des cadis. <strong>Le</strong>ur compétence est indéterminée : pénale, civile, commerciale.<br />

A déf<strong>au</strong>t d'une limite fixée par la loi, limite que ne s'expliqueraient pas les<br />

Arabes, l'usage, la nature et l'importance de la c<strong>au</strong>se permettent <strong>au</strong> tribunal de<br />

province de savoir s'il doit retenir ou non une affaire ; dans le cas où il se déclare<br />

compétent, le défendeur peut demander <strong>à</strong> un mufti de Tunis une consultation écrite<br />

ou mrazla et la lui présenter ; le cadi en prend connaissance, mais il reste libre<br />

de juger comme il l'entend ; toutefois, si sa sentence n'est pas d'accord avec l'opinion<br />

du mufti, il doit faire connaître par écrit les motifs de cette divergence, et le<br />

défendeur peut en appeler <strong>au</strong> chara de Tunis, qui statue souverainement. On entrevoit<br />

que ces garanties de la loi laissent place <strong>à</strong> bien des abus. Quand le chara<br />

s'est prononcé, tout n'est pas fini cependant ; nous avons dit que les plaideurs


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 320<br />

étaient rarement satisfaits ; il ne suffit pas de leur lire la sentence, il f<strong>au</strong>t qu'ils en<br />

reconnaissent la justice ; le cadi doit la discuter avec eux, la [317] modifier <strong>au</strong><br />

besoin, jusqu'<strong>à</strong> ce qu'elle soit acceptée de chacun. Un des adversaires résiste-t-il <strong>à</strong><br />

outrance, on le met en prison, lui ou l'avocat qui le représente, <strong>au</strong>ssi longtemps<br />

que dure son obstination.<br />

<strong>Le</strong> chara applique la loi immuable, celle du Coran, vieille de douze siècles,<br />

très loin, par conséquent, d'être en harmonie avec l'état social du pays ; chaque<br />

jour y creuse de nouve<strong>au</strong>x vides ; la présence et les privilèges des étrangers dans<br />

la Régence, l'extension des relations commerciales, les innovations des beys, le<br />

temps enfin, ont créé des besoins nouve<strong>au</strong>. <strong>Le</strong>s Romains complétèrent leur loi des<br />

Douze Tables en instituant la justice prétorienne ; de même les Tunisiens ont établi<br />

<strong>à</strong> côté du chara l'ouzara. La compétence de ce tribunal, qui n'est <strong>au</strong>tre que le<br />

ministère (ouzir signifie ministre), a été déterminée par les lacunes de l'ancienne<br />

législation et <strong>au</strong>ssi par l'usage. Dans les questions de mariage, divorce, filiation,<br />

tutelle, succession, et en général toutes celles qui concernent le statut personnel,<br />

dans les contestations relatives <strong>au</strong> droit de propriété des immeubles, le ministère<br />

n'est pas compétent ; pour les <strong>au</strong>tres affaires, la loi qu'il applique, f<strong>au</strong>te d'un <strong>texte</strong>,<br />

c'est la coutume. Mais, peu <strong>à</strong> peu, une jurisprudence s'est formée, et, comme on a<br />

fini <strong>à</strong> Rome par réunir les édits des préteurs, on a codifié depuis notre occupation<br />

un certain nombre des décisions de l'ouzara. Quant <strong>à</strong> la procédure, elle était des<br />

plus imprévues : l'administration du protectorat l'a réglée. <strong>Le</strong> tribunal de l'ouzara<br />

est <strong>au</strong>jourd'hui divisé en deux sections : l'une civile, l'<strong>au</strong>tre pénale. Chaque affaire<br />

civile est instruite par un délégué du ministre qui conduit la procédure, arrête<br />

contradictoirement avec les parties leurs conclusions, et présente un rapport <strong>au</strong><br />

chef de la section. Celui-ci examine le rapport, le soumet <strong>au</strong> ministre qui donne<br />

son avis ; sur cet avis, le bey statue. Pour les affaires pénales, l'instruction est menée<br />

de même ; il est <strong>à</strong> remarquer que le ministère public n'existe pas en Tunisie ;<br />

ce sont les victimes, leurs parents, ou, <strong>à</strong> leur déf<strong>au</strong>t, les caïds, qui poursuivent la<br />

répression des crimes et des délits ; l'enquête est confiée <strong>au</strong>x caïds. Ceux-ci, dans<br />

les provinces, et <strong>à</strong> Tunis le gouverneur ou férick, sont juges des affaires qui, tout<br />

en étant par leur nature de la compétence de l’ouzara, sont peu importantes. Ils<br />

n'ont plus le droit d'infliger des amendes ; ils ne peuvent condamner <strong>à</strong> plus de<br />

quinze jours de prison ou de contrainte par corps, et toutes leurs décisions sont<br />

susceptibles d'appel devant l'ouzara.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 321<br />

L'ouzara est seul tribunal administratif pour les Arabes. D'une façon générale,<br />

on pourrait le distinguer du chara en disant que l'un est le tribunal du bey, tandis<br />

que le second applique la justice divine. <strong>Le</strong> bey n'intervient dans les sentences du<br />

chara que dans deux cas : s'il y a [318] partage de voix entre les muftis, ce qui est<br />

très rare, et s'il y a condamnation <strong>à</strong> mort.<br />

<strong>Le</strong>s condamnés sont pendus. <strong>Le</strong> droit de grâce n'appartient pas <strong>au</strong> souverain.<br />

<strong>Le</strong> châtiment n'est pas, comme dans notre législation, un exemple infligé dans<br />

l'intérêt général, <strong>à</strong> l'intention de moraliser, d'effrayer la société ; il est une réparation,<br />

une satisfaction personnelle accordée <strong>à</strong> la victime ou <strong>à</strong> sa famille, une vengeance,<br />

en un mot. La société remet <strong>à</strong> Dieu, qui juge tôt ou tard, et <strong>au</strong>x intéressés,<br />

le sort des coupables ; si on les lui signale, elle se borne <strong>à</strong> fournir les moyens de<br />

les atteindre et de les punir ; alors même qu'on les lui <strong>livre</strong>, elle ne leur témoigne<br />

ni colère ni mépris violent. A Tunis, les prisonniers vivent ensemble <strong>au</strong> cœur de la<br />

ville, dans de grandes salles d'où ils entendent les cris et les conversations du bazar<br />

; chacun d'eux se fait apporter matelas, coussins, tapis, couvertures, son Coran,<br />

ses pipes, ses burnous, ses turbans, son linge ; ils reçoivent des visites de la<br />

ville entière, passent leurs journées en c<strong>au</strong>series, achètent des fleurs qu'ils se posent<br />

entre l'oreille et le turban, égrenant leurs chapelets d'ambre ou de santal, humant<br />

leur café et fumant. <strong>Le</strong> bagne même, la karaka, ne rompt pas les liens de<br />

confraternité qui unissent tous les Arabes ; les forçats que l'on rencontre enchaînés,<br />

deux <strong>à</strong> deux, le long du canal de la Goulette, travaillent de pair <strong>à</strong> compagnon<br />

avec les ouvriers du port, <strong>à</strong> côté des marchands, des flâneurs et des matelots.<br />

Souvent un condamné se cache ou s'échappe ; s'il se réfugie dans un asile,<br />

quelle que soit sa f<strong>au</strong>te, il est en sûreté. La justice arabe n'admet pas le jugement<br />

par déf<strong>au</strong>t ou par contumace. Or, non seulement certaines mosquées, mais des<br />

cimetières, des écoles, des chapelles, des quartiers entiers d'une ville, ou des villages<br />

et leur territoire, sont considérés, de temps immémorial, comme inviolables.<br />

Aussi longtemps qu'un coupable y peut vivre, on n'ose le troubler ; on laisse ses<br />

parents, ses amis, les passants le nourrir, l'entretenir et le distraire avec une complaisance<br />

inouïe. En veut-on un exemple dont je fus témoin ?<br />

Pendant deux années, <strong>à</strong> Tunis, sur un des prétendus boulevards qui mènent <strong>à</strong><br />

la casbah, j'ai vu presque chaque jour, <strong>à</strong> la même place, un Arabe assis derrière la<br />

fenêtre ou devant la porte d'une mosquée. Non loin de lui, dans un petit pré, paissait,<br />

son seul avoir, une vache, qu'il surveillait du coin de l'œil en murmurant ses


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 322<br />

oraisons. A le rencontrer si régulièrement, je le considérais déj<strong>à</strong> comme une an-<br />

cienne connaissance, quand un hasard m'apprit qu'il était l<strong>à</strong> depuis quatorze ans !<br />

Ancien notaire, il avait voulu s'approprier les biens et la clientèle d'un de ses collègues<br />

et l'avait tué. Découvert, il se réfugia dans le premier asile qu'il rencontra.<br />

Il y était encore quand je quittai la [319] Tunisie, et tout faisait croire qu'il y terminerait<br />

ses jours ; mais si la société est indifférente, tolérante même, les parents<br />

des victimes ont la mémoire longue, et l'histoire a fini très mal. Voici ce que j'en<br />

ai su :<br />

<strong>Le</strong>s fils de l'homme assassiné s'étaient chargés de monter la garde, et la surveillance<br />

qu'ils avaient établie depuis si longtemps, d'accord avec tous les leurs,<br />

bien loin de se ralentir, devenait chaque jour plus active. <strong>Le</strong>s enfants qui naissaient<br />

et grandissaient relevaient les vieux, les femmes s'entendaient avec des<br />

voisines pour guetter <strong>au</strong>ssi. Seize aimées s'étaient écoulées depuis son entrée dans<br />

l'asile, quand le notaire commit une imprudence. La vache, un matin, rompant sa<br />

corde, était sortie du petit pré ; un troupe<strong>au</strong> passait, elle suivit ; elle allait se perdre<br />

; il courut après... Immédiatement on le saisit (février 1886). <strong>Le</strong> tribunal ne<br />

pouvait qu'appliquer la loi ; il fut condamné. Un grand nombre d'Arabes, les muftis,<br />

le cheik ul-Islam, le bey lui-même, eurent pitié de lui ; ils supplièrent les parents<br />

de la victime d'oublier après tant d'années ; ils leur offrirent de l'argent. Inflexibles,<br />

ceux-ci répondirent que le sang seul pouvait payer le sang ; ils exigèrent<br />

l'exécution et y assistèrent, depuis les infirmes, qui s'y firent porter, jusqu'<strong>au</strong>x<br />

nouve<strong>au</strong>-nés. Un de mes amis, — ce n'est pas le bourre<strong>au</strong>,— m'a procuré, et je<br />

conserve comme une preuve <strong>à</strong> l'appui, la corde, plus solide que celle de sa vache,<br />

où ce malheureux fut pendu.<br />

La nouvelle administration a fait fermer le plus possible de ces asiles, mais il<br />

en reste encore un bon nombre qui ne disparaîtront que peu <strong>à</strong> peu et qu'elle respecte<br />

dans une certaine mesure, quand le crime ne fait de tort qu'<strong>à</strong> des Arabes.<br />

Telle est la difficile mission des organisateurs d'un protectorat : ils doivent tolérer<br />

des usages qu'ils condamnent et s'exposer <strong>à</strong> des critiques qui semblent très justifiées,<br />

plutôt que de bouleverser les coutumes du pays. <strong>Le</strong>ur devoir est de modifier<br />

les lois, non pas toutes les fois que le besoin s'en fait sentir, mais quand ils peuvent<br />

en appliquer de meilleures. La justice arabe, telle que nous l'amendons peu <strong>à</strong><br />

peu, surtout depuis que les Européens n'ont plus <strong>à</strong> comparaître devant les tribun<strong>au</strong>x<br />

indigènes en matière mobilière, fonctionne sous notre contrôle de façon


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 323<br />

peut-être <strong>à</strong> décevoir quelques rationalistes, mais <strong>au</strong>ssi de façon <strong>à</strong> nous épargner<br />

bien des dépenses et des ennuis.<br />

<strong>Le</strong> véritable obstacle, celui qui devait disparaître <strong>au</strong> plus vite, avons-nous dit,<br />

c'étaient les tribun<strong>au</strong>x consulaires : comment nous a-t-il arrêté pendant plus de<br />

deux années ! Combien de complications eussent été évitées <strong>au</strong> gouvernement de<br />

la République si, comme l'Angleterre en Chypre et l'Autriche-Hongrie en Bosnie<br />

et en Herzégovine, en 1878, il avait pu les supprimer purement et simplement <strong>à</strong><br />

[320] partir du jour où l'occupation militaire était devenue un fait accompli ! Mais<br />

ce fait accompli, nous ne l'avons pas reconnu dès le début ; nous ne prenions pas<br />

possession de la Tunisie, nous intervenions. Avec quelles intentions ? on ne l'a<br />

pas su tout de suite. Pendant la première année qui a suivi l'entrée de nos troupes,<br />

il était assez naturel d'envoyer en Tunisie des régiments plutôt que des magistrats,<br />

et, en l'absence de tribun<strong>au</strong>x français, dans une ville de 120,000 habitants, dont<br />

une trentaine de mille Européens, comment pouvions-nous demander <strong>au</strong>x consuls<br />

de fermer les leurs ? <strong>Le</strong>s capitulations n'<strong>au</strong>raient pu être supprimées d'emblée que<br />

si nous étions entrés <strong>à</strong> Tunis après le Congrès de Berlin ou avec un mandat des<br />

puissances. Or, le tribunal français ne fut installé qu'en 1883 ; les négociations<br />

entamées avec les Etats étrangers ne purent se poursuivre utilement qu'<strong>à</strong> dater de<br />

cette époque. Jusqu'<strong>au</strong> jour où elles aboutirent, on sait quel désordre régna dans la<br />

Régence, mais on ne se fait <strong>au</strong>cune idée des complications qui ont pu se produire ;<br />

on ne s'est douté ni en France ni ailleurs des risques qu'ont courus les gouvernements<br />

représentés <strong>au</strong>près du bey en laissant se prolonger trop longtemps la plus<br />

f<strong>au</strong>sse des situations ; on en était si las <strong>à</strong> Tunis, que les Italiens eux-mêmes, et<br />

après eux les Maltais, signèrent des pétitions pour réclamer nos tribun<strong>au</strong>x ; car je<br />

n'ai pas dit qu'<strong>à</strong> la multiplicité des juridictions qui existaient lors de notre arrivée<br />

s'en était ajouté une nouvelle, celle des conseils de guerre, dont les décisions soulevèrent<br />

des contestations sans fin. Ces conflits, que tout le monde n'avait pas le<br />

bon sens de chercher <strong>à</strong> étouffer, devenaient invariablement publics et dégénéraient<br />

en scandale, <strong>au</strong>gmentant les résistances qui nous étaient opposées, de telle<br />

sorte que plus l'urgence se faisait sentir de supprimer les capitulations, moins nous<br />

avions de chances d'y réussir : nous avions trop attendu. Pour nous en tenir <strong>au</strong>x<br />

incidents les plus connus, on se rappelle peut-être le bruit que firent dans la presse<br />

les affaires Canine, Meschino, etc. Be<strong>au</strong>coup de nos soldats se perdaient le soir<br />

dans le dédale des rues sombres de Tunis, demandaient leur chemin <strong>à</strong> des gens qui


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 324<br />

ne les comprenaient pas ; les uns riaient, d'<strong>au</strong>tres se fâchaient. La querelle était<br />

rarement sérieuse ; plusieurs de nos génér<strong>au</strong>x qui ont fait partie, avant 1870, du<br />

corps d'occupation français <strong>à</strong> Rome, me disaient que l<strong>à</strong> les choses se passaient<br />

bien différemment. D'ordinaire, <strong>à</strong> Tunis, nos hommes s'en tiraient sans dommage<br />

sérieux ; quelquefois, ils étaient assaillis ; jamais très méchamment. — Un soir,<br />

un barbier sicilien, Meschino, avec une bande d'amis ou de clients, vint triomphalement<br />

porter <strong>à</strong> son consul un sabre-baïonnette dont ils avaient dépouillé un zouave.<br />

<strong>Le</strong> lendemain [321] matin, les gendarmes entraient dans la boutique du barbier,<br />

l'arrêtaient et le livraient <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>torité militaire. <strong>Le</strong> consul italien proteste, prétend<br />

avoir seul le droit de juger son national, l'état de siège n'étant pas déclaré ; le<br />

général en chef répond qu'il ne s<strong>au</strong>rait laisser <strong>à</strong> un étranger le soin de faire respecter<br />

notre armée ; des notes diplomatiques s'échangent entre Rome et Paris. Mais,<br />

pendant ce temps, le conseil de guerre s'est réuni, Meschino est condamné <strong>à</strong> un an<br />

de prison. <strong>Le</strong> quartier européen s'émeut, on télégraphie dans tous les sens, les<br />

journ<strong>au</strong>x s'enflamment ; encore un peu, et le barbier, qui n'avait voulu faire qu'une<br />

m<strong>au</strong>vaise plaisanterie, devenait un personnage politique, le champion malgré lui<br />

du parti de l'opposition <strong>à</strong> la France : il se hâta de ramener l'affaire <strong>à</strong> des proportions<br />

plus modestes en se reconnaissant coupable et en demandant sa grâce <strong>au</strong><br />

général par une lettre dont sa famille, puis toute la ville, eut connaissance, et qui<br />

lui enleva brusquement sa naissante popularité. — Un <strong>au</strong>tre jour, un cocher maltais,<br />

insolent, brutal, se faisait corriger par un officier ; rentré chez lui, tout éclopé,<br />

on lui conseille de porter plainte ; mais, de son côté, l'officier a fait donner l'ordre<br />

de l'arrêter, — <strong>au</strong>tre conflit. Ailleurs, <strong>à</strong> la Goulette, un ivrogne, Canino, s'obstine<br />

<strong>à</strong> chercher querelle <strong>à</strong> une sentinelle ; une patrouille passe, on le ramasse, mais il<br />

se dégrise et s'échappe, se réfugie chez son consul : nos soldats veulent l'y poursuivre<br />

; un tumulte indescriptible faillit faire de cette arrestation un des incidents<br />

les plus graves de notre expédition ; le consul italien dut embarquer la nuit pour la<br />

Sicile, comme un conspirateur, son malheureux national et le condamner <strong>à</strong> l'exil<br />

pour qu'il ne tombât pas entre les mains de notre armée, qui l'<strong>au</strong>rait condamné<br />

sans doute <strong>à</strong> vingt-quatre heures de violon. Tous ces incidents se ressemblent ; <strong>à</strong><br />

distance, ils paraissent risibles ; ils n'en jetaient pas moins un trouble profond <strong>à</strong><br />

Tunis et préoccupaient trois nations en Europe ; il était temps d'y mettre fin.<br />

M. Waddington, qui venait, <strong>au</strong> mois de juillet 1883, d'être nommé ambassadeur<br />

<strong>à</strong> Londres, obtint le premier le résultat que nous poursuivions, la suppression


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 325<br />

pure et simple, sans conditions, du tribunal consulaire anglais. Cette fois encore,<br />

le gouvernement italien suivit l'exemple que lui donna l'Angleterre, et, la décision<br />

du cabinet de Saint-James <strong>à</strong> peine connue (31 décembre 1883), il annonça la sienne<br />

<strong>à</strong> M. Decrais, notre ambassadeur <strong>à</strong> Rome, qui en avisa <strong>au</strong>ssitôt le président du<br />

conseil, M. Jules Ferry. M. Mancini demanda seulement des garanties, des privilèges<br />

même ; ainsi le tribunal ordinaire doit être seul tribunal administratif ; les<br />

Italiens ne peuvent être condamnés <strong>à</strong> mort, la peine capitale n'étant pas appliquée<br />

chez eux. [322] (Protocole du 25 janvier 1884 216 .) Quant <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres Etats, <strong>au</strong>cun<br />

intérêt sérieux n'eût justifié leurs résistances ; dès longtemps, pour la plupart, ils<br />

s'étaient déclarés prêts <strong>à</strong> renoncer <strong>à</strong> leurs privilèges judiciaires le jour où nous<br />

serions en mesure de substituer nos magistrats <strong>à</strong> leurs consuls-juges. L'Allemagne<br />

nous avait rendu le service de faire connaître de la façon la moins équivoque, en<br />

ce qui la concernait, cette détermination : dès le printemps de 1882, <strong>à</strong> la fin<br />

d'avril, elle envoyait un nouve<strong>au</strong> consul général, l'explorateur Nachtigal, en lui<br />

donnant pour instructions de se mettre tout d'abord d'accord avec la résidence<br />

française ; ceux qui, parmi les Européens et les Arabes, croyaient encore que notre<br />

occupation n'était pas définitive, que les puissances ne l'approuvaient pas, virent<br />

avec surprise un matin le nouve<strong>au</strong> représentant de l'Empire se rendre <strong>au</strong> palais<br />

du Bardo, dans la voiture du chargé d'affaires de France 217 , pour être présenté<br />

par lui <strong>au</strong> bey : une foule considérable de curieux s'était portée sur le passage<br />

du cortège. Cette cérémonie a son importance dans l'histoire de notre occupation.<br />

Trois mois plus tard, <strong>à</strong> la veille du bombardement d'Alexandrie, lord Granville<br />

prescrivait <strong>à</strong> son tour <strong>au</strong> consul anglais <strong>à</strong> Tunis de ne plus s'adresser <strong>au</strong> Bardo que<br />

par l'intermédiaire du résident, ministre des affaires étrangères du bey.<br />

L'installation de notre tribunal et de nos justices de paix donna <strong>au</strong>x puissances<br />

la garantie du fait accompli : <strong>au</strong> fur et <strong>à</strong> mesure que nous obtenions d'un gouvernement<br />

étranger l'abandon de sa justice consulaire, la juridiction de nos magistrats<br />

216 Ce protocole porte que la juridiction consulaire italienne en Tunisie est suspendue. Ce mot<br />

c<strong>au</strong>sa quelque surprise en France ; <strong>au</strong>ssi M. Mancini, dans le discours par lequel il soumit,<br />

le 30 mai 1884, <strong>à</strong> l'approbation de la Chambre l'acte en question, eut-il soin de faire les déclarations<br />

nécessaires pour nous rassurer : le mot « suspendue » ne donne pas, comme on<br />

pourrait le croire, « un caractère provisoire <strong>à</strong> l’arrangement. C'est, <strong>au</strong> contraire, un accord<br />

permanent qui durera <strong>au</strong>tant que la situation actuelle en Tunisie. » M. Mancini accompagna<br />

ces déclarations des paroles les plus courtoises pour la France, se félicitant d'avoir vu renaître<br />

entre les deux nations « l'amitié et la confiance ».<br />

217 N.d.E. : Qui n’est <strong>au</strong>tre que d’Estournelles…


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 326<br />

s'étendait <strong>à</strong> une nationalité de plus 218 . Avec le plus d'éclat possible, <strong>au</strong> mois<br />

d'avril 1883, un vaisse<strong>au</strong> de guerre, le Hussard, avait amené <strong>à</strong> la Goulette le pré-<br />

sident du tribunal, M, Pontois, dont il a été parlé plus h<strong>au</strong>t, et notre personnel ju-<br />

diciaire venant d'Alger, de Philippeville, de Bône, environ soixante passagers. Ce<br />

chiffre a paru énorme : soixante magistrats ou <strong>au</strong>xiliaires furent installés pour<br />

remplacer quelques consuls-juges. (<strong>Le</strong> [323] nombre de ces magistrats a été <strong>au</strong>g-<br />

menté, notamment par la loi du 19 juillet 1886 et le décret du 1 er décembre 1887,<br />

instituant un second tribunal <strong>à</strong> Sousse, etc.) Sur ce point, l'initiative de M. Cam-<br />

bon n'a pu triompher de nos traditions ; on a reculé devant une innovation qui eût<br />

dérangé l'ordre de notre organisation judiciaire, en eût probablement fait ressortir<br />

les déf<strong>au</strong>ts, et l'on a préféré imiter dans la Régence ce qu'on avait fait en Algérie ;<br />

cela est regrettable. <strong>Le</strong>s Européens s'étaient passés jusqu'alors d'un tribunal, nous<br />

avons manqué l'occasion de faire l'expérience des juges uniques ; nul terrain ne<br />

s'y prêtait mieux que la Tunisie. On en <strong>au</strong>rait établi un dans chaque grande ville,<br />

les affaires ne seraient pas venues s'accumuler, <strong>au</strong> détriment les unes des <strong>au</strong>tres,<br />

dans la capitale ; l'économie pour les plaideurs et pour l'Etat eût été grande. Il est<br />

vrai que le gouvernement français n'était pas, sur ce point, très libre d'innover ;<br />

ses essais sur une question qui touchait si directement <strong>au</strong>x intérêts de tous, et dans<br />

des circonstances qu'il importait de ne pas compliquer, <strong>au</strong>raient pu prolonger les<br />

hésitations des puissances ; mais <strong>au</strong>jourd'hui, disent les partisans de cette réforme,<br />

rien ne nous arrête : qu'on donne des compensations avantageuses <strong>au</strong>x magistrats,<br />

ils seront trop heureux de rentrer en France, et qu'on installe <strong>à</strong> leur place ces juges<br />

uniques ! A cela, on répond que, si l'expérience réussissait en Tunisie, il n'y <strong>au</strong>rait<br />

<strong>au</strong>cune bonne raison pour refuser de la faire en France, et que cette prévision suffit<br />

<strong>à</strong> la condamner.<br />

<strong>Le</strong>s fonctions de notaires sont remplies, jusqu'<strong>à</strong> nouvel ordre, pour les Européens,<br />

comme <strong>au</strong>trefois, par les chanceliers de chaque consulat ; le rôle des<br />

avoués par les avocats défenseurs ; les avocats étrangers sont admis <strong>à</strong> plaider. Des<br />

huissiers, d'une race spéciale <strong>au</strong>x colonies, heureusement inconnue en France,<br />

sont arrivés en troupe serrée avec les agents d'affaires : sur ce point, les honnêtes<br />

gens n'ont qu'une voix, l'administration du protectorat doit accomplir une réforme<br />

que tout le monde n'ose pas réclamer, mais que tous désirent et dont l'Etat, le<br />

218 C'est le 15 juillet 1884 que le Journal officiel tunisien annonce la suppression du tribunal<br />

consulaire italien.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 327<br />

premier, doit prendre l'initiative : il f<strong>au</strong>t remplacer <strong>au</strong> plus vite les huissiers en<br />

Tunisie par des fonctionnaires. Ceux-ci, recevant des appointements fixes, n'ont<br />

pas intérêt <strong>à</strong> multiplier les procès, <strong>à</strong> allumer la guerre entre les Européens et les<br />

Arabes, <strong>à</strong> pousser une partie de la population contre l'<strong>au</strong>tre, <strong>à</strong> entretenir dans le<br />

pays, <strong>au</strong>x dépens de tous et <strong>au</strong> détriment du trésor, qui, en fin de compte, en est<br />

app<strong>au</strong>vri, la défiance, la corruption, l'insécurité. Nous devons s<strong>au</strong>ver la Tunisie de<br />

l'invasion des gens d'affaires ; cette race si peu française, et qui nous est odieuse,<br />

nous la laissons, par complaisance ou par faiblesse, pénétrer l'Afrique du Nord et<br />

dicter ses [324] lois ; elle s'installe, elle se fortifie par la division, par la peur<br />

qu'elle inspire ; on ose <strong>à</strong> peine parler de ses menées funestes ; il f<strong>au</strong>t pourtant la<br />

signaler et la flétrir ; c'est un flé<strong>au</strong>, une végétation parasite qui étouffera, si on ne<br />

l'arrache pas <strong>à</strong> temps, tout ce qui, dans ces belles contrées, fertilisées par la France,<br />

voudrait vivre et prospérer ; c'est elle qui parle déj<strong>à</strong> en Algérie d'<strong>au</strong>tonomie,<br />

renie la mère patrie et cherche <strong>à</strong> détacher de nous une colonie que nous avons<br />

formée tout près de nous, <strong>au</strong>tant que possible <strong>à</strong> notre image, et dont ils rêvent,<br />

suivant l'expression de M. P. <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu, de faire notre Irlande, notre ennemie<br />

219 — Nous dirons peu de chose du nouve<strong>au</strong> tribunal. Recruté en Algérie, <strong>à</strong><br />

219 Il y <strong>au</strong>rait trop d'exemples <strong>à</strong> citer des abus <strong>au</strong>xquels nous faisons allusion et qui malheureusement<br />

sont courants. Ils échappent pourtant <strong>à</strong> l'attention publique et se perpétuent, <strong>au</strong><br />

grand détriment de notre influence et <strong>au</strong> bénéfice de personnalités que la France devrait renier.<br />

Ainsi les clercs d'huissier, jeunes indigènes, Israélites pour la plupart, connaissant fort<br />

bien le pays, rabattent <strong>à</strong> leurs patrons les procès ; ils se mettent en quête de situations litigieuses,<br />

les signalent <strong>à</strong> qui sait en tirer parti.<br />

D'<strong>au</strong>tres procédés sont plus simples encore. Ainsi l'on n’envoie jamais, comme on sait,<br />

un acte d'huissier par la poste. Cette règle, appliquée dans toute sa rigueur en Tunisie, produit<br />

les be<strong>au</strong>x effets suivants : ou les huissiers se rendent eux-mêmes dans les campagnes,<br />

dans les douars, dans les oasis, pour remettre <strong>au</strong>x indigènes les actes qui les invitent <strong>à</strong> comparaître,<br />

et alors on imagine les frais de ces déplacements ; ou bien ils les confient <strong>à</strong> quelque<br />

messager ; parfois même ils croient les avoir confiés. Quoi qu'il en soit, trop souvent<br />

l'indigène ne reçoit pas son assignation (les erreurs sont d'<strong>au</strong>tant plus faciles que les musulmans,<br />

comme on sait, portent fréquemment les mêmes noms : Achmed, Mohammed,<br />

Abdallah, etc.) ; alors il est naturellement condamné par déf<strong>au</strong>t, et celui qui a organisé<br />

contre lui toute cette manœuvre a gain de c<strong>au</strong>se sans même avoir couru un risque. <strong>Le</strong> fait<br />

suivant donne une idée du reste : Un des rabatteurs que l'on sait a suscité un m<strong>au</strong>vais procès<br />

<strong>à</strong> un vieil Arabe aveugle. L'Arabe n'a rien reçu ; il apprend cependant qu'il est condamné<br />

par déf<strong>au</strong>t. On lui conseille de faire appel, mais il a laissé passer les délais. « Je n'ai reçu,<br />

dit-il, ni citation ni signification. » Nos magistrats ne demandent pas mieux que de le croire,<br />

mais il ne peut fournir <strong>au</strong>cune preuve, tandis que l'huissier affirme que les actes réglementaires<br />

ont été envoyés, remis. L'Arabe reste donc condamné, et le jugement rendu contre lui<br />

s'exécute. De semblables abus répétés nous font un tort inappréciable ; nos magistrats sont<br />

les premiers <strong>à</strong> les déplorer, <strong>à</strong> s'en indigner ; mais ils sont impuissants le plus souvent <strong>à</strong> les<br />

faire cesser' ; et quant <strong>au</strong> gouvernement, on l'accusera certainement de protéger les Arabes


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 328<br />

la fois tribunal civil, tribunal de commerce, [325] tribunal correctionnel et cour<br />

d'assises, il a la compétence civile de nos tribun<strong>au</strong>x de première instance. Quand<br />

il statue <strong>au</strong> criminel, il s’adjoint des assesseurs français, étrangers ou indigènes,<br />

suivant la nationalité des accusés, la moitié des assesseurs étant toujours Français.<br />

La Cour d'appel est <strong>à</strong> Alger, en attendant qu'un projet de loi en préparation l'ait<br />

établie <strong>à</strong> Tunis ; ce choix provisoire, dangereux pour l'avenir du protectorat, est,<br />

en effet, en contradiction avec tout ce qu'on a voulu faire en Tunisie ; il est clair<br />

que la Cour d'Alger statuera suivant sa jurisprudence et sera très naturellement<br />

portée <strong>à</strong> assimiler les deux régimes que nous tâchons, <strong>au</strong> contraire, de ne pas laisser<br />

confondre.<br />

Dix justices de paix, <strong>à</strong> compétence étendue, sont instituées, les plus importantes<br />

<strong>à</strong> Tunis, <strong>à</strong> la Goulette, <strong>à</strong> Sousse, <strong>à</strong> Sfax, <strong>à</strong> Bizerte, <strong>au</strong> Kef ; les <strong>au</strong>tres <strong>à</strong> Aïn-<br />

Draham, <strong>à</strong> Gabès, <strong>à</strong> Nebeul, <strong>à</strong> Gafsa. Par une simplification avantageuse, mais qui<br />

ne peut malheureusement durer longtemps, ces dernières sont confiées <strong>au</strong>x<br />

contrôleurs civils qui remplissent déj<strong>à</strong>, <strong>à</strong> déf<strong>au</strong>t des chanceliers ou des viceconsuls,<br />

les fonctions d'officiers d'état civil et de notaires. <strong>Le</strong>s indigènes sont sous<br />

la juridiction des juges de paix comme du tribunal de Tunis dans leurs litiges avec<br />

des Européens en matière commerciale et mobilière 220 .<br />

<strong>au</strong> détriment des Français, s'il propose de supprimer les agents d'affaires, devenus naturellement<br />

légion et soutenus par leurs confrères d'Algérie, fort bien armés pour défendre l'institution.<br />

Nous apprenons, <strong>à</strong> la veille de la publication de cet ouvrage que le ministère des affaires<br />

étrangères s'est, de son côté, vivement ému des abus que nous signalons, et que M.<br />

Ribot a invité notre résident général, M. Massic<strong>au</strong>lt, <strong>à</strong> réunir <strong>à</strong> Tunis une commission pour<br />

essayer d'y mettre un terme. Cette commission est <strong>au</strong>jourd'hui constituée (22 décembre<br />

1890) ; elle peut rendre <strong>à</strong> l'influence française en Afrique de grands services.<br />

220 « D'une façon générale, la compétence de nos tribun<strong>au</strong>x s'étend <strong>au</strong>jourd'hui <strong>à</strong> tous les crimes<br />

commis par les Tunisiens contre des Européens, ou de complicité avec des Européens,<br />

<strong>à</strong> toutes les affaires civiles et commerciales dans lesquelles est intéressé un Européen, <strong>à</strong><br />

l'exception des questions immobilières, <strong>au</strong>x contestations ou affaires relatives <strong>à</strong> l'exécution<br />

des conventions internationales <strong>au</strong>xquelles a adhéré la Régence pour les brevets d'invention,<br />

la propriété littéraire ou artistique et celle des marques de fabrique, <strong>au</strong>x infractions <strong>à</strong> la<br />

convention concernant les câbles sous-marins, <strong>au</strong>x délits résultant de dégradation <strong>au</strong>x lignes<br />

télégraphiques, ainsi qu'<strong>au</strong>x contraventions <strong>au</strong> monopole de l'office postal tunisien.<br />

« Un décret du 27 novembre 1888 a, en outre, soumis <strong>à</strong> la juridiction des tribun<strong>au</strong>x<br />

français en Tunisie un certain nombre de matières du contentieux administratif.<br />

« Enfin, les affaires immobilières ont été soustraites, dans les cas dont il sera parlé plus<br />

loin <strong>à</strong> propos de la loi sur la constitution de la propriété foncière, <strong>à</strong> l'examen des tribun<strong>au</strong>x<br />

indigènes, qui doivent également se déclarer incompétents dans les contestations concernant<br />

le statut personnel entre musulmans algériens et sujets de la France.<br />

« Deux déclarations échangées récemment avec la Belgique et la Grande-Bretagne ont<br />

étendu <strong>à</strong> la Tunisie l'effet des conventions qui règlent les questions d'extradition entre la<br />

France et ces deux puissances.


[326]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 329<br />

Avons-nous dit que les traitements de ce nombreux personnel judiciaire sont<br />

payés sur le budget tunisien ? Ils absorbent chaque année une somme de 253,000<br />

piastres (150,000 francs) ; encore cette somme a-t-elle été portée, pour l'exercice<br />

1887, <strong>à</strong> 314,000 francs 221 . Quatre juges uniques recevant chacun 20,000 francs<br />

par an, les contrôleurs faisant l'office de juges de paix et les officiers ministériels<br />

versant leurs recettes <strong>à</strong> l'Etat, les dépenses de la justice passeraient inaperçues<br />

dans le budget du protectorat, et nous <strong>au</strong>rions fait en Tunisie une expérience heureuse<br />

et importante de plus, trop importante malheureusement pour n'avoir pas<br />

contre elle des préventions, des habitudes, des intérêts sans nombre.<br />

« D'<strong>au</strong>tre part, une série de mesures ont organisé l'assistance judiciaire, réglementé<br />

l'exercice de la profession d'avocat, institué des commissaires priseurs, pendant que l'organisation<br />

judiciaire recevait progressivement les développements que comportait l'importance<br />

croissante de ses attributions et des affaires qui lui étaient soumises. » V. le rapport de<br />

M. Ribot.<br />

221 Elle s'est élevée sensiblement depuis qu'une seconde chambre a été créée <strong>au</strong> tribunal de<br />

Tunis, et que le décret du 1 er décembre 1887 a institué le tribunal <strong>à</strong> Sousse avec la même<br />

compétence que celui de la capitale. La dépense totale atteint <strong>au</strong>jourd'hui 661,791 piastres,<br />

soit près de 400,000 fr.<br />

Voici les traitements attribués <strong>au</strong>x magistrats de ce tribunal : Président : 8,000 francs ;<br />

Juge d'instruction : 6,000 ; Juge : 5,000 ; Juge suppléant : 3,000 ; Procureur de la République<br />

: 8,000 ; Greffier : 4,000 ; Interprète : 3,000. De nouvelles justices de paix ont été<br />

créées ; elles sont <strong>au</strong> nombre de seize.


[327]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 330<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s réformes<br />

Chapitre IV<br />

La Propriété<br />

<strong>Le</strong>s deux obstacles qui nous arrêtaient <strong>au</strong> début n'existent plus, le chemin est<br />

libre ; qu'allons-nous entreprendre ? La suppression de la commission financière<br />

et celle des capitulations étaient plutôt deux grandes victoires que des réformes,<br />

deux victoires qui nous ouvraient le pays, mais qui nous y laissaient tout <strong>à</strong> faire.<br />

Nous avons vu se réorganiser les finances et la justice, mais ce n'est pas tout ; un<br />

Etat ne se constitue pas uniquement avec des percepteurs et des juges. Aujourd'hui,<br />

comme par le passé, toute la fortune de la Tunisie est dans son sol ; son<br />

avenir dépendra donc des facilités, des garanties dont nous entourerons l'exploitation<br />

de ses richesses immobilières. Or, sur ce point, comme sur tant d'<strong>au</strong>tres, les<br />

effets du désordre et de la démoralisation générale se sont fait sentir. Parmi les<br />

lois dont nous parlions plus h<strong>au</strong>t et que nous avons pris garde de ne pas remplacer<br />

<strong>à</strong> la légère, en existe-t-il une qui puisse servir de base <strong>à</strong> nos projets de réforme,<br />

qui réponde <strong>au</strong>x besoins nouve<strong>au</strong>x, qui détermine les droits de propriété de chacun,<br />

permette de vendre ou d'acheter la terre en toute sécurité ? Non, une loi <strong>au</strong>ssi<br />

essentielle, il nous la f<strong>au</strong>t parfaite ; elle est <strong>à</strong> créer. — Cela fait, le sol ne produira<br />

que si ses propriétaires comptent sur une possession tranquille, si on leur donne le<br />

moyen d'exporter leurs récoltes, de perfectionner leurs méthodes de culture, [328]<br />

d'entrer en relation avec des consommateurs, des marchands, c'est-<strong>à</strong>-dire, que tout


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 331<br />

en légiférant il f<strong>au</strong>t encourager le travail indigène et l'immigration des Européens,<br />

des Français surtout, percer des routes, ouvrir des ports, y attirer l'activité des<br />

échanges, exploiter les richesses naturelles, mines, sources, forêts, assainir les<br />

villes, avoir une police, une armée, répandre partout l'instruction : et cela sans<br />

recourir <strong>à</strong> l'emprunt, sans demander même une subvention <strong>à</strong> la France.<br />

La nouvelle administration a bravement entrepris de venir <strong>à</strong> bout de cette tâ-<br />

che ; la collection du Journal officiel tunisien nous fournit la liste de ses innova-<br />

tions ou des lois du pays qu'elle a remises en vigueur, remaniées, jusqu'<strong>à</strong> ce<br />

jour 222 , et forme un précieux exposé du système de colonisation si nouve<strong>au</strong> qui a<br />

été non pas importé de France, mais créé sur place suivant les besoins de la Régence<br />

; on n'a pas manqué d'y puiser quand il s'est agi d'organiser un second protectorat<br />

dans l'Extrême-Orient, et, ce qui est plus remarquable encore, l'Algérie<br />

elle-même en a fait déj<strong>à</strong> son profit.<br />

Avec cette série de réformes intérieures s'ouvre une nouvelle période de notre<br />

occupation, la période, nous ne dirons point pacifique, le mot serait trop be<strong>au</strong>,<br />

mais laborieuse, celle de la lutte d'un gouvernement débarqué de la veille contre<br />

des habitudes séculaires et les illusions des nouve<strong>au</strong>x venus, de la lutte pour l'égalité<br />

dans un pays où le privilège était la règle, où la plupart des immigrants français<br />

arrivaient en croyant que ces privilèges seraient maintenus et même <strong>au</strong>gmentés<br />

<strong>à</strong> leur profit.<br />

Nous avons parlé des résistances que nous opposèrent les étrangers, résistances<br />

que les avantages immédiats de notre occupation ont fait cesser très vite et qui<br />

n'ont repris quelque force plus tard qu'<strong>à</strong> la faveur de nos divisions et de nos difficultés<br />

intérieures. En réalité, la terre doublant de valeur, le travail abondant, les<br />

étrangers gagnaient be<strong>au</strong>coup <strong>au</strong> protectorat ; des escouades de Maltais et de Marocains,<br />

qui comprennent et parlent tant bien que mal l'arabe de Tunis, arrivaient<br />

par tous les bate<strong>au</strong>x ; plus nombreux encore, les Siciliens, les Calabrais. <strong>Le</strong>s Maltais,<br />

catholiques fervents, plus attachés <strong>à</strong> la croix qu'<strong>au</strong> drape<strong>au</strong>, se groupaient<br />

<strong>au</strong>tour du cardinal Lavigerie, leur véritable souverain, et multipliaient les protestations<br />

de sympathie pour la France, sa patrie. <strong>Le</strong>s Italiens, plus positifs, firent d'excellentes<br />

affaires : les plus p<strong>au</strong>vres s'engageaient comme terrassiers, vignerons ;<br />

les plus riches achetaient des terrains <strong>à</strong> Tunis et dans les principales [329] villes<br />

222 V. le Recueil de la législation tunisienne, publié par M. Bompard, (1 vol. <strong>Le</strong>roux, 1888.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 332<br />

de la Régence en prévision de la h<strong>au</strong>sse qui devait infailliblement résulter de notre<br />

occupation, et les revendaient jusqu'<strong>à</strong> dix fois leur valeur. En un mois (août 1886),<br />

102 de leurs bâtiments, de faible tonnage, il est vrai, entrent <strong>à</strong> la Goulette, tandis<br />

que ceux de la France et des <strong>au</strong>tres nations n'y sont ensemble qu'<strong>au</strong> nombre de<br />

36 ; le nombre total de leurs navires dans les divers ports de la Régence, en 1884-<br />

1885, a été de 1,456 ; celui des Français, de 833 ; l'année suivante (1885-1886),<br />

nous arrivons, pour les nôtres, <strong>au</strong> chiffre de 943, mais eux <strong>à</strong> 2,177 ; le tonnage<br />

toujours en notre faveur ; nous dirons un peu plus loin le chiffre non moins frappant<br />

des passagers. <strong>Le</strong>ur chemin de fer de la Goulette a été s<strong>au</strong>vé de la ruine par le<br />

transport de nos officiers, de nos fonctionnaires et de nos touristes ; ils se sont<br />

rendus adjudicataires, les premiers et en grand nombre, des trav<strong>au</strong>x <strong>à</strong> entreprendre<br />

pour le compte du génie ou des subsistances <strong>à</strong> <strong>livre</strong>r <strong>à</strong> notre intendance. Quant<br />

<strong>au</strong>x Marocains, comme les nègres, ils se contentent de salaires si faibles qu'ils<br />

sont toujours sûrs, étant très robustes, de trouver de l'ouvrage.<br />

Et les Français ? on ne voit pas bien ce qu'ils gagnaient, eux, <strong>au</strong> protectorat.<br />

N'avions-nous envoyé nos troupes dans la Régence que pour l'avantage d'<strong>au</strong>trui ?<br />

Ces questions se posent d'elles-mêmes, infailliblement, <strong>à</strong> l'origine de toute entreprise<br />

coloniale. Elles se posèrent surtout en Tunisie après les expériences que<br />

nous avions tentées sur tant d'<strong>au</strong>tres points <strong>à</strong> notre détriment et qu'on ne se souciait<br />

pas de recommencer. En principe, comme en fait, certains malentendus sont<br />

inévitables. <strong>Le</strong>s émigrants poursuivent un but immédiat : des bénéfices personnels<br />

dans le présent ; l'Etat en poursuit un <strong>au</strong>tre, parfois éloigné : des avantages génér<strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>xquels il doit subordonner, souvent même sacrifier les intérêts particuliers<br />

du premier jour, sa principale préoccupation étant de ne pas imposer des charges<br />

trop lourdes <strong>à</strong> la métropole. A la longue, le gouvernement peut faire comprendre<br />

<strong>au</strong>x émigrants qu'en fin de compte il travaille pour eux ou pour leurs fils et leur<br />

montrer des résultats ; mais, <strong>au</strong> début, il ne peut répondre <strong>au</strong>x exigences que par<br />

des promesses, le désaccord est <strong>à</strong> prévoir ; voyons ce qui s'est passé <strong>à</strong> Tunis.<br />

<strong>Le</strong>s Français que nous y avons trouvés établis bénéficiaient de la situation<br />

prépondérante que M. Roustan avait reconquise et jouissaient, par suite, largement<br />

de son appui. Ils étaient favorisés entre tous les habitants : les premiers, ils<br />

durent se plier cependant <strong>à</strong> la discipline nouvelle, donner l'exemple, abdiquer<br />

leurs prérogatives. De 1883 <strong>à</strong> 1884, ils furent les seuls <strong>à</strong> ne pas avoir une justice<br />

d'exception ; seuls ils étaient déclarés en faillite, seuls ils ne pouvaient retarder


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 333<br />

[330] l'exécution des jugements rendus contre eux. Groupés <strong>au</strong>tour du résident,<br />

comme <strong>au</strong>trefois <strong>au</strong>tour de leur consul, leur attitude fut néanmoins patriotique et<br />

sage : ils attendirent, sans protester, les dédommagements de l'avenir. Mais les<br />

nouve<strong>au</strong>x venus, riv<strong>au</strong>x naturels des anciens, ceux qui n'avaient ni maison, ni fa-<br />

mille, ni relations pour les aider <strong>à</strong> prendre patience, ceux qui, ignorants des<br />

mœurs, de la langue, débarquaient avec des espérances ou des appétits sans limi-<br />

tes et peu de ressources, quel fut leur désappointement quand ils virent s'organiser<br />

une administration dont ils attendaient des largesses et qui apportait de Paris ce<br />

programme : des économies, pas de colonisation officielle, peu de fonctionnaires !<br />

On avait be<strong>au</strong> leur dire qu'avant de distribuer les trésors que promettait la Tunisie,<br />

il fallait relever les ruines sous lesquelles nous l'avions trouvée écrasée, ils répon-<br />

daient qu'ils n'entendaient rien <strong>à</strong> la politique, qu'ils arrivaient pour réussir <strong>au</strong> plus<br />

vite et coûte que coûte. Be<strong>au</strong>coup d'entre eux avaient rompu leur établissement en<br />

France, brûlé leurs vaisse<strong>au</strong>x : ils accusaient le protectorat de les ruiner. La plupart<br />

étaient convaincus que nous avions intérêt <strong>à</strong> prendre la Tunisie <strong>à</strong> notre charge<br />

et considéraient comme des compromissions coupables les ménagements dont<br />

nous usions envers le bey ; ils disaient bien h<strong>au</strong>t, écrivaient partout qu'il fallait<br />

oser, aller de l'avant, prendre la succession du bey, comme si une succession ne<br />

transmettait jamais de dettes. Parmi ces émigrants, quelques-uns virent, il f<strong>au</strong>t le<br />

dire, dans les déceptions très naturelles de leurs compagnons un moyen d'embarrasser<br />

le gouvernement du protectorat, une occasion de lui déclarer la guerre ;<br />

cette occasion seule valait pour ceux-l<strong>à</strong> le voyage ; ils couraient la chance de faire<br />

peur et d'obtenir pour eux-mêmes, par la menace, les satisfactions qu'ils prétendaient<br />

réclamer pour <strong>au</strong>trui ;en tout cas, ils faisaient grand bruit pour être connus,<br />

revenir en France avec une espèce de nom, l'<strong>au</strong>torité d'hommes qui ont vu les choses<br />

de près, qui en savent long, qui vont tout dire... et le fait est qu'en France ils<br />

trouvaient des <strong>au</strong>xiliaires ou des dupes, réussissaient <strong>à</strong> organiser contre la nouvelle<br />

administration une campagne en règle, dont par malheur le général Boulanger<br />

et son principal <strong>au</strong>xiliaire, le président Pontois, survinrent pour prendre la tête et<br />

achever de tout compliquer.<br />

Cependant, <strong>à</strong> côté, <strong>à</strong> la suite plutôt de ces nouve<strong>au</strong>x venus qui forment le premier<br />

flot de l'émigration et qui se composent des rares éléments nomades de noire<br />

population, pionniers qu'il ne f<strong>au</strong>t pas dédaigner, tant s'en f<strong>au</strong>t, mais qui sont généralement<br />

plus entreprenants que patients, plus hardis que travailleurs, plus ri-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 334<br />

ches d'illusions que d'argent, <strong>à</strong> la suite de ceux-l<strong>à</strong>, une troisième catégorie [331]<br />

de colons vint se fixer en Tunisie. Ces derniers méritent une mention spéciale, car<br />

s'il est <strong>à</strong> l'honneur du gouvernement du protectorat de les avoir attirés, on leur doit<br />

incontestablement, pour une part, le succès si rapide de notre œuvre dans la Régence.<br />

Par un phénomène assez singulier, les attaques dont furent l'objet, dans<br />

certains journ<strong>au</strong>x, l'esprit novateur de la nouvelle administration, le soin qu'elle<br />

mit <strong>à</strong> réduire son personnel, <strong>à</strong> le composer comme on sait, eurent dans l'opinion<br />

sérieuse en France un effet tout différent de celui que poursuivaient ses détracteurs<br />

et donnèrent <strong>à</strong> la Tunisie un bon renom : elles contribuèrent <strong>à</strong> dissiper cette<br />

défiance dont le public était animé <strong>à</strong> l'égard d'une entreprise qui pouvait tourner<br />

comme tant d'<strong>au</strong>tres, c'est-<strong>à</strong>-dire nous coûter be<strong>au</strong>coup. Alors on vit nos principales<br />

villes industrielles s'intéresser <strong>à</strong> la Régence et des capit<strong>au</strong>x considérables y<br />

affluer. Une élite de Français vinrent <strong>à</strong> Tunis, non pas seulement chercher fortune,<br />

mais placer une partie des fonds qu'ils faisaient insuffisamment fructifier en France.<br />

Bientôt la mode s'en mêla, et <strong>au</strong>jourd'hui rien n'est mieux vu chez nous, dans<br />

les classes les plus aisées, les plus laborieuses, que de faire valoir en Tunisie des<br />

propriétés. En quelques années d'une administration dont on reconnut la sagesse,<br />

notre protectorat conquit non seulement la confiance, mais la faveur de l'opinion.<br />

Des Anglais même, — et ils s'y connaissent, — ont suivi dès le début ce mouvement<br />

si intéressant, s'y sont associés et se sont mis <strong>à</strong> côté de nos compatriotes <strong>à</strong><br />

diriger des exploitations agricoles importantes. Une émulation s'établit naturellement<br />

entre des immigrants qui apportaient d'Europe tant de chances de succès,<br />

be<strong>au</strong>coup d'expérience et de capit<strong>au</strong>x, en sorte que d'admirables domaines se sont<br />

constitués comme par enchantement, français pour la très grande majorité. Non<br />

seulement de riches propriétaires vinrent eux-mêmes se donner le plaisir de créer<br />

des établissements sur un terrain si favorable, mais des commerçants qui avaient<br />

gagné <strong>à</strong> Paris plusieurs fortunes se mirent <strong>à</strong> essayer, eux <strong>au</strong>ssi, de ce nouve<strong>au</strong><br />

genre de colonisation. Assurés <strong>à</strong> l'avance d'un marché pour leurs produits, ils purent<br />

monter leur entreprise sur les bases les plus larges, faire de grands sacrifices,<br />

importer les machines les plus perfectionnées, élever les constructions les plus<br />

pratiques, créer, en un mot, des exploitations qui sont pour les indigènes, comme<br />

pour les colons plus modestes, des modèles. Nous reviendrons sur ce sujet, mais<br />

constatons dès <strong>à</strong> présent que l'énergie avec laquelle l'administration de M. Cambon<br />

résista <strong>au</strong>x exigences et <strong>au</strong>x menaces des impatients ou des intrigants fut récompensée<br />

par la suite et largement : elle a détourné de Tunis la spéculation pour


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 335<br />

y attirer l'activité. Il n'en est pas moins vrai, ne [332] l'oublions pas, que les premières<br />

années furent très dures, et c'est ce qui explique les sacrifices qu'il fallut<br />

consentir <strong>au</strong> sujet des municipalités, par exemple, ou du tribunal, comme on fait la<br />

part du feu, afin d'imposer du moins le plus possible de réformes, pour la plupart<br />

nouvelles, inattendues, par conséquent incertaines, discutables, décevantes en tout<br />

cas pour un grand nombre de colons et nécessairement stériles <strong>au</strong> début.<br />

La réforme capitale, celle qui devra peu <strong>à</strong> peu donner <strong>à</strong> la propriété foncière<br />

en Tunisie toute sa valeur, commença, - ce fut son salut -, par passer presque inaperçue.<br />

Elle n'a pour ainsi dire pas été discutée dans le public ; on n'en a senti que<br />

les bienfaits. Mais pour pouvoir l'accomplir, il a fallu se débarrasser encore de<br />

bien des préjugés invétérés, d'illusions toujours soi-disant généreuses et patriotiques,<br />

et notamment de celle qui consistait <strong>à</strong> croire qu'on fait la fortune d'une colonie<br />

en y appelant nos nation<strong>au</strong>x par des concessions gratuites de terres.<br />

La terre appartient, dans la Régence, non pas <strong>au</strong>x tribus, mais <strong>à</strong> l'habitant ou <strong>à</strong><br />

la famille ; rien de plus facile, en conséquence, que de la vendre ou de l'échanger ;<br />

mais la législation religieuse qui régissait le principe et les mutations de la propriété<br />

était mal définie, variable, nous l'avons vu, suivant les rites, uniquement<br />

fondée sur les principes génér<strong>au</strong>x du Coran et sur une jurisprudence coutumière<br />

des plus vagues. Comme il n'y a pas bien longtemps en Algérie, les Européens,<br />

dans leur ignorance des mœurs et de la langue arabes, traitaient avec des vendeurs<br />

qui n'étaient pas propriétaires ; la similitude si fréquente des noms de famille les<br />

trompait facilement ; Achmed, vendant le bien d'Achmed, touchait leur argent,<br />

mais ne livrait rien que du papier, un titre douteux, souvent même falsifié ; indéfiniment<br />

l'acquéreur était exposé <strong>à</strong> des revendications. Etablissait-il son droit sans<br />

conteste ? des servitudes, des hypothèques occultes pouvaient encore grever sa<br />

terre. <strong>Le</strong>s Arabes eux-mêmes étaient menacés de tant de procès, dès qu'ils achetaient<br />

ou vendaient un champ, qu'il fallait de la témérité <strong>à</strong> un chrétien pour compter<br />

sur une possession tranquille. Une commission non pas toute française, mais<br />

où l'on eut le bon esprit d'appeler les princip<strong>au</strong>x personnages religieux tunisiens,<br />

— le cheik-ul-islam lui-même, — fut instituée pour mettre fin <strong>à</strong> ce désordre, y<br />

mettre fin sans troubler les usages loc<strong>au</strong>x, sans apporter dans la réforme un parti<br />

pris de bouleversement des lois arabes ou d'imitation des codes français ; elle s'en<br />

tint <strong>à</strong> ce programme arrêté longtemps <strong>à</strong> l'avance, et l'étonnement fut grand quand<br />

on apprit que la législation qu'elle adoptait, « l'une des plus perfectionnées que


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 336<br />

connaisse le monde [333] entier », a écrit M. P<strong>au</strong>l <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu 223 , était em-<br />

pruntée, pour la partie principale, non pas <strong>à</strong> l'Europe ou <strong>à</strong> l’Algérie, mais <strong>à</strong> l'Aus-<br />

tralie. La législation française met trop d'entraves <strong>à</strong> la circulation de la richesse<br />

territoriale, elle comporte l'existence d'un ensemble d'institutions anciennes,<br />

éprouvées, qu'on ne pouvait importer en Tunisie ; celle qui répondait le mieux <strong>au</strong>x<br />

besoins de la Régence est connue sous le nom d'acte Torrens. Imaginée d'ailleurs<br />

par un Français, M. Decourdemanche 224 , mais appliquée il y a déj<strong>à</strong> plus de trente<br />

ans par sir Robert Torrens, dans l'Australie du Sud, M. Yves Guyot fut le premier<br />

<strong>à</strong> en faire valoir en France les avantages par une série d'articles qu'il publia, précisément<br />

en 1882, dans le Globe. L'administration de M. Cambon ne laissa point<br />

passer inaperçue cette indication, et c'est elle qui avait réuni une commission spécialement<br />

chargée de s'en inspirer.<br />

La constitution de la propriété en Tunisie présentait des analogies frappantes<br />

avec celle qui avait servi de base <strong>au</strong> système de Torrens. <strong>Le</strong> titre de propriété d'un<br />

immeuble dans la Régence consistait en une description par acte notarié et <strong>au</strong>ssi<br />

exacte que possible de cet immeuble. Ce titre restait entre les mains du propriétaire,<br />

passait avec la propriété entre celles des acquéreurs ; en cas d'emprunt hypothécaire,<br />

il formait le gage du prêteur jusqu'<strong>à</strong> complet remboursement. Quoi de<br />

plus simple et de plus pratique que ce système qui donnait <strong>à</strong> la terre une valeur<br />

courante, la mettait pour ainsi dire en circulation, la mobilisait ? Il en était de<br />

même en Australie, où la propriété foncière était représentée par un titre nominatif<br />

et descriptif, « un fonds disponible dont le possesseur pouvait faire usage d'une<br />

minute <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre pour se procurer des ressources, soit en le cédant, soit en l'hypothéquant,<br />

soit même en empruntant sur le dépôt du titre ». Mais la différence était<br />

grande en fait entre les deux situations, car avec le système de Torrens, la valeur<br />

du titre était indiscutable, sa transmission ne pouvait donner lieu <strong>à</strong> <strong>au</strong>cune fr<strong>au</strong>de,<br />

<strong>à</strong> <strong>au</strong>cune contestation. <strong>Le</strong> titre tel que le prévoit le législateur <strong>au</strong>stralien est double.<br />

Un exemplaire est remis <strong>au</strong> propriétaire, et sur cet exemplaire sont constatées,<br />

<strong>au</strong> fur et <strong>à</strong> mesure qu'elles se produisent, toutes les opérations qui peuvent affecter<br />

223 V. également l’Expansion coloniale de la France, par M. de Lanessan, t, V, 1886, p. 53.<br />

« On peut dire qu'avec le projet de M. Cambon la propriété sera soumise dans la Régence <strong>à</strong><br />

un régime be<strong>au</strong>coup plus parfait que dans <strong>au</strong>cun pays de l'Europe. »<br />

224 M. Decourdemanche proposa, en 1832, un projet qu'il <strong>au</strong>rait soumis <strong>au</strong> gouvernement britannique,<br />

et intitulé « Projet de loi sur la mobilisation de la propriété foncière ». L'acte Torrens<br />

fut promulgué en 1858 en Australie, sous le titre de « Real property act ».


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 337<br />

[334] l'immeuble ; mais un <strong>au</strong>tre reste <strong>à</strong> la disposition du public dans les archives<br />

de l'administration ; c'est la souche de celui que possède le propriétaire, c'est un<br />

témoin qui fournit lui <strong>au</strong>ssi la description de l'immeuble et enregistre également<br />

les mutations dont il est l'objet, les emprunts <strong>à</strong> la garantie desquels il est affecté.<br />

En Tunisie, le titre était suspect ; rien n'en garantissait l'<strong>au</strong>thenticité ; nul ne<br />

pouvait en toute confiance l'accepter comme l'équivalent, la représentation de<br />

l'immeuble, car ce titre n'émanait pas du gouvernement, n'était le plus souvent<br />

qu'un certificat de notoriété, une outika, pièce des plus vagues établie après une<br />

enquête plus ou moins sommaire et <strong>à</strong> laquelle n'était généralement joint <strong>au</strong>cun<br />

plan sérieux ; rien n'était plus facile, grâce <strong>à</strong> la complaisance bien connue des notaires<br />

arabes, que d'en faire dresser des copies, s'il venait <strong>à</strong> se perdre, ou pour tout<br />

<strong>au</strong>tre motif. <strong>Le</strong>s certificats, les copies de certificats se multiplièrent ainsi <strong>à</strong> tel<br />

point qu'il devint fort difficile de distinguer le véritable propriétaire des détenteurs<br />

de titres. Parfois même le propriétaire pouvait vendre son immeuble sur certificat,<br />

puis exhiber ensuite le titre, après avoir touché le prix, et refuser de laisser l'acquéreur<br />

entrer en possession, faire prévaloir, en un mot, le titre sur l'outika. Pour<br />

mettre fin <strong>à</strong> cette confusion, si préjudiciable <strong>à</strong> l'exploitation de la Tunisie, car elle<br />

devait naturellement arrêter l'initiative de nos colons, ce ne fut pas assez de limiter<br />

le nombre des notaires arabes et de leur imposer une surveillance rigoureuse ;<br />

il fallait une liquidation du passé. M. Cambon proposa l'adoption du système du<br />

double, c'est-<strong>à</strong>-dire l'immatriculation publique, officielle, des titres. Mais cette<br />

innovation ne pouvait être appliquée que d'une main légère : l'immatriculation<br />

comporte nécessairement une enquête préalable des plus minutieuses, car en l'accordant<br />

l'Etat prend sur lui de garantir la propriété contre toute attaque, il répond<br />

d'elle ; or ces enquêtes, prétendre les imposer <strong>au</strong> pays tout entier, c'était menacer<br />

du même coup tous les propriétaires d'un terrible aléa, jeter parmi les Arabes une<br />

véritable panique, décréter, en un mot, ce qu'il s'agissait d'éviter, une révolution<br />

foncière. C'est encore l<strong>à</strong> qu'apparaît le soin qu'apporta toujours l'administration de<br />

M. Cambon <strong>à</strong> se défier des théories absolues, des systèmes tout faits, et ce fut<br />

<strong>au</strong>tant l'application prudente que la conception hardie qui fit le succès de sa tentative.<br />

<strong>Le</strong> principe de l'innovation fut qu'en Tunisie comme en Australie l'immatriculation<br />

serait facultative. Elle ne menace personne 225 ; elle [335] n'apporte <strong>au</strong>-<br />

225 C'est l<strong>à</strong> le grand point, la première préoccupation qui doit inspirer un gouvernement, un<br />

gouvernement colonisateur surtout ; les Anglais font du respect des usages et des traditions


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 338<br />

cun trouble, elle offre simplement <strong>à</strong> quiconque juge bon d'y recourir des garanties<br />

; l'immatriculation est facultative comme elle est définitive, inattaquable. <strong>Le</strong><br />

propriétaire qui se décide <strong>à</strong> requérir l'immatriculation et qui l'obtient a désormais<br />

en sa possession un bien dont on ne peut pas plus discuter la valeur que celle<br />

d'une pièce de monnaie portant l'estampille de l'Etat. On juge s’i1 y a dans ces<br />

avantages de quoi encourager les propriétaires <strong>à</strong> faire immatriculer leurs immeubles,<br />

et quel intérêt supérieur doit pousser l'Etat <strong>à</strong> multiplier ces encouragements,<br />

car il décuple ainsi la valeur du sol, source de la richesse et gage de l'impôt.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement n'engage pas cependant <strong>à</strong> la légère sa responsabilité, en<br />

donnant <strong>au</strong>x propriétaires une garantie <strong>au</strong>ssi précieuse. Il s'entoure, <strong>au</strong> contraire,<br />

de toutes les préc<strong>au</strong>tions, et l'immatriculation étant facultative, rien ne l'empêche<br />

d'apporter dans la poursuite de l'enquête préalable tout le soin nécessaire pour<br />

s<strong>au</strong>vegarder les intérêts des tiers ou des absents.<br />

Voici comment, en résumé, les choses se passent (loi du 1 er juillet 1885, complétée<br />

par la loi du 16 mai 1886) : un propriétaire requiert l'immatriculation ; il<br />

remet, avec ses titres <strong>à</strong> l'appui, <strong>au</strong> conservateur de la propriété foncière une déclaration<br />

permettant d'identifier clairement son immeuble, et portant le détail des<br />

droits réels dont il peut être grevé ; copie de cette déclaration traduite en français<br />

est envoyée par le conservateur <strong>au</strong> caïd du territoire et <strong>au</strong> juge de paix du canton<br />

où est située la propriété. <strong>Le</strong> caïd et le juge la font <strong>au</strong>ssitôt afficher, publier dans<br />

les marchés, tandis qu'elle est insérée, en arabe et en français, <strong>au</strong> Journal officiel<br />

tunisien.<br />

Deux mois sont laissés <strong>au</strong>x tiers pour produire leurs oppositions. Ce délai expiré,<br />

le juge de paix fait procéder <strong>au</strong> bornage provisoire de l'immeuble, le public<br />

étant prévenu vingt jours <strong>à</strong> l'avance de l'opération. Il est dressé procès-verbal des<br />

oppositions. Après quoi le juge de paix et le caïd retournent <strong>au</strong> conservateur les<br />

pièces qui leur ont été communiquées, en y joignant les procès-verb<strong>au</strong>x constatant<br />

la [336] publicité donnée <strong>à</strong> la déclaration, les oppositions, le bornage. <strong>Le</strong> proprié-<br />

locales le fondement de leur action sur les indigènes. Cela est si vrai que toutes les chartes<br />

de leur gouvernement <strong>au</strong>torisant des sujets britanniques <strong>à</strong> fonder des comptoirs ou des<br />

compagnies de colonisation contiennent une cl<strong>au</strong>se ainsi conçue : « La compagnie devra<br />

toujours respecter dans l'administration de la justice <strong>au</strong>x populations indigènes de ses territoires<br />

ou <strong>au</strong>x personnes qui y habitent, les lois et coutumes de la classe, tribu ou nation<br />

<strong>au</strong>xquelles chacune des parties appartient, spécialement en ce qui touche la possession, le<br />

transfert ou toute <strong>au</strong>tre façon de disposer de la propriété immobilière ou mobilière, les successions<br />

et testaments, mariage, divorce, légitimation et <strong>au</strong>tres droits civils ou personnels. »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 339<br />

taire doit alors faire dresser selon le système métrique, par un géomètre assermenté<br />

et conformément <strong>au</strong> bornage exécuté, un plan de son immeuble. <strong>Le</strong>s délais<br />

fixés pour l'accomplissement de ces formalités peuvent être prolongés dans l'intérêt<br />

des incapables ou des absents.<br />

Qui décidera maintenant s'il y a lieu d'accorder ou non l'immatriculation ? La<br />

question était embarrassante. Torrens remet toute la responsabilité <strong>à</strong> l'administration,<br />

<strong>à</strong> un h<strong>au</strong>t fonctionnaire, le registrar general, assisté du maître des titres.<br />

Mais, n'ayant point admis en Tunisie le principe du juge unique, nous ne pouvions<br />

en faire l'essai tardif, incomplet, sur un point isolé, des plus importants ; il fallait<br />

donc, pour que l'institution nouvelle fût acceptée, viable, créer une sorte de tribunal<br />

administratif <strong>au</strong>quel incomberait la mission d'accueillir ou de repousser la<br />

demande en immatriculation, déjuger cette grave question, en premier et en dernier<br />

ressort, car il ne s'agissait pas d'ouvrir une série d'interminables procès, mais<br />

<strong>au</strong> contraire d'y mettre un terme. Ce tribunal devait-il être tout simplement le tribunal<br />

ordinaire ? Non certes ; il eût été inadmissible de lui demander de rendre<br />

ses décisions en dernière instance ; en outre, il eût perdu son caractère administratif<br />

qui est essentiel ; enfin des magistrats spéci<strong>au</strong>x ne devaient pas avoir trop de<br />

tout leur temps pour étudier la législation arabe en vigueur dans les litiges immobiliers.<br />

Ces magistrats spéci<strong>au</strong>x devaient-ils être exclusivement Français ? Autre<br />

problème. Oui, répondit-on, s'il s'agit exclusivement de demandeurs et d'opposants<br />

européens ; mais ce sera le cas rarement en pays arabe, et il f<strong>au</strong>t avant tout<br />

éviter que les propriétaires indigènes puissent croire que la nouvelle organisation<br />

a pour effet, sinon pour objet, de favoriser <strong>à</strong> leur détriment les Européens : il f<strong>au</strong>t<br />

qu'ils considèrent l'immatriculation, non comme une arme savamment dirigée<br />

contre eux, mais <strong>au</strong> contraire comme une protection, une faveur qui leur est offerte.<br />

De l<strong>à</strong> la nécessité d'adjoindre <strong>au</strong>x magistrats français des indigènes chaque<br />

fois que des Arabes sont en c<strong>au</strong>se, et ainsi fut constitué, sous la présidence d'un<br />

Français, le tribunal mixte dont on a peu compris jusqu'ici le rôle si politique. La<br />

présence des indigènes, choisis pourtant parmi les remarquables jurisconsultes qui<br />

ont contribué <strong>à</strong> conserver <strong>à</strong> Tunis dans le monde arabe sa réputation de ville éclairée,<br />

a soulevé bien des critiques, et il s'est trouvé des gens par la suite pour accuser<br />

M. Cambon d'avoir manqué de ce patriotisme que nous connaissons en les<br />

admettant <strong>à</strong> côté de nos juges. Par cette mesure [337] sage entre toutes, M. Cam-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 340<br />

bon, <strong>au</strong> contraire, a rassuré les propriétaires et dégagé la responsabilité de la Fran-<br />

ce. Un Arabe est-il dépouillé de sa terre ? qu'il s'en prenne <strong>à</strong> ses propres juges et<br />

non <strong>au</strong>x nôtres. Aussi personne n'a mis en doute la parfaite équité de ce tribunal,<br />

ni sa compétence, ce qui est <strong>à</strong> noter, car on devine que nos magistrats, si instruits<br />

qu'ils fussent, n'apportèrent pas et ne pourront acquérir qu'<strong>à</strong> la longue la pratique<br />

des lois, des rites, des coutumes et de la jurisprudence qu'invoquent les plaideurs<br />

indigènes pour soutenir leurs droits. La collaboration de juges arabes est donc<br />

doublement utile <strong>à</strong> nos magistrats ; il y <strong>au</strong>rait de la présomption <strong>à</strong> le contester.<br />

<strong>Le</strong> tribunal mixte examine le dossier que lui a transmis le conservateur. Il sta-<br />

tue sur les oppositions qui se sont produites ; cependant, on a admis que le tribunal<br />

ordinaire jugerait celles qui seraient soulevées par des Européens ; les sentences<br />

une fois rendues <strong>à</strong> cet égard, il fait rectifier, s'il y a lieu, le bornage, et finalement,<br />

en séance publique, prononce le rejet ou l'admissibilité totale ou partielle de<br />

la demande en immatriculation. Si la requête est admise, le conservateur est chargé<br />

de l'immatriculation. Il dresse en français un double titre et y inscrit, avec les<br />

mentions que nous savons, les droits réels immobiliers dont le tribunal mixte a<br />

reconnu l'existence. <strong>Le</strong> plan et le procès verbal de bornage sont annexés <strong>au</strong> titre.<br />

Des duplicata sont délivrés <strong>au</strong>x propriétaires par indivision.<br />

<strong>Le</strong> résultat poursuivi par l'administration de protectorat est donc atteint. Tout<br />

propriétaire d'un immeuble est désormais, si bon lui semble, <strong>à</strong> l'abri des revendications,<br />

de l'aléa : même s'il se découvre une erreur commise dans la procédure, la<br />

décision du tribunal mixte est irrévocable ; elle n'est susceptible d'<strong>au</strong>cune opposition,<br />

d'<strong>au</strong>cun appel, d'<strong>au</strong>cun recours. <strong>Le</strong> propriétaire lésé n'a droit qu'<strong>à</strong> une indemnité<br />

; il ne peut troubler dans sa possession celui qui a obtenu l'immatriculation <strong>à</strong><br />

ses dépens. C'est l<strong>à</strong> encore un point essentiel <strong>à</strong> maintenir, sinon la loi ne servira de<br />

rien ; on attaquera l'immatriculation, et l'on n'<strong>au</strong>ra fait que multiplier les complications.<br />

Pour prévenir toute hésitation, toute controverse, le garde des sce<strong>au</strong>x a<br />

pris soin de s'expliquer sur ce point de la façon la plus catégorique. <strong>Le</strong> tribunal<br />

français doit accepter, sans le discuter, le titre établi suivant la décision du tribunal<br />

mixte. Un décret du 17 juillet 1888, signé du président de la République, a<br />

contribué <strong>à</strong> fixer une fois pour toutes <strong>à</strong> cet égard la jurisprudence 226 .<br />

226 Art. 2 du décret du 17 juillet 1888 : « <strong>Le</strong> titre dressé en suite de la décision du tribunal<br />

mixte prononçant l'immatriculation est définitif et inattaquable ; il formera devant les juridictions<br />

françaises le point de dé part unique de la propriété et des droits réels qui l'affec-


[338]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 341<br />

L'immatriculation, telle que nous venons de la définir, a surtout pour effet de<br />

liquider le passé d'un immeuble, elle lui donne un acte de naissance, elle le purge<br />

de toute menace. Sous quel régime la propriété ainsi dotée d'une virginité nouvelle<br />

va-t-elle vivre ? C'est ce qu'il nous reste <strong>à</strong> résumer en peu de mots.<br />

<strong>Le</strong>s immeubles non immatriculés restent sous le régime ancien, c'est-<strong>à</strong>-dire la<br />

législation religieuse arabe ; les contestations <strong>au</strong>xquelles ils donnent lieu sont de<br />

la compétence du chara, comme <strong>au</strong>trefois, même si des Européens sont en c<strong>au</strong>se.<br />

Quelques-uns d'entre eux cependant ont protesté contre cette disposition rigoureuse<br />

et réclamé la faveur d'appeler devant le tribunal français les indigènes en matière<br />

immobilière ; le gouvernement ne pouvait pas faire droit <strong>à</strong> cette exigence, <strong>au</strong>trement<br />

il détruisait d'une main ce qu'il avait construit de l'<strong>au</strong>tre. Quel avantage<br />

<strong>au</strong>raient eu les Européens <strong>à</strong> demander l'immatriculation des terres qu'ils acquièrent<br />

de jour en jour en plus grand nombre, si on leur avait fourni d'<strong>au</strong>tre part le<br />

moyen d'échapper <strong>à</strong> la loi locale, sans bourse délier, sans formalité, et de faire<br />

juger leurs contestations par le tribunal français ? L'immatriculation coûtant assez<br />

cher, be<strong>au</strong>coup trop cher même, ils s'en seraient dispensés, et comme ce sont eux<br />

qui donneront, bien entendu, l'exemple <strong>au</strong>x Arabes, ceux-ci <strong>au</strong>raient imité leur<br />

abstention, et la réforme n'eût plus conservé que sur le papier ses avantages et sa<br />

be<strong>au</strong>té.<br />

Donc, toute propriété non immatriculée est exposée <strong>au</strong>x incertitudes de la justice<br />

arabe, s<strong>au</strong>f quelques exceptions dont il est inutile de parler. En revanche, toute<br />

contestation relative <strong>à</strong> un immeuble immatriculé est jugée par le tribunal français.<br />

Cela seul, les frais impolitiques de l'immatriculation étant réduits, cela seul<br />

suffit <strong>à</strong> décider les propriétaires <strong>à</strong> régulariser leur situation. En outre, ils bénéficient<br />

d'une législation spéciale, faite pour eux. <strong>Le</strong> tribunal français n'applique <strong>au</strong>x<br />

immeubles immatriculés ni la loi arabe ni la nôtre. Au Code civil pourtant l'administration<br />

de M. Cambon a emprunté, en y apportant quelques modifications de<br />

détail, la réglementation de la propriété et de ses démembrements, comme elle a<br />

pris <strong>au</strong>x législations <strong>au</strong>straliennes le principe de la publicité des droits immobiliers<br />

et celui de l'enregistrement facultatif ; mais elle a eu soin le plus possible de<br />

tent, <strong>à</strong> l'exclusion de tous les <strong>au</strong>tres droits non inscrits. <strong>Le</strong>s inscriptions portées ultérieurement<br />

sur ces titres feront foi devant les mêmes juridictions... »


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 342<br />

tenir compte des nécessités, des traditions [339] locales, et de ne pas chercher <strong>à</strong><br />

les sacrifier <strong>à</strong> des conceptions trop absolues.<br />

En résumé, la nouvelle législation immobilière ne s'impose <strong>à</strong> personne : les<br />

Arabes sont maîtres de continuer <strong>à</strong> se présenter devant leurs charas ; nous ne forçons<br />

pas leur confiance ; c'est le meilleur moyen de la gagner. Laissons-les comparer<br />

; ils viendront <strong>à</strong> nous, peu <strong>à</strong> peu, d'<strong>au</strong>tant plus sûrement. Dans quelques années,<br />

si nous ne cédons pas <strong>à</strong> l'impatience, peu clairvoyante sur ce point, de nos<br />

colons, les immeubles immatriculés seront les plus nombreux, les seuls appréciés,<br />

car les <strong>au</strong>tres nécessairement deviendront de plus en plus suspects, on dira qu'ils<br />

ont peur de la lumière, nul n'osera les acheter, et ils seront tout désignés <strong>au</strong>x<br />

manœuvres des agents d'affaires. Un <strong>au</strong>tre avantage encore bien précieux pour<br />

l'Etat résultera de cette innovation : chaque immeuble <strong>au</strong>ra son plan ; elle deviendra<br />

donc la base naturelle d'un cadastre qui n'<strong>au</strong>ra rien coûté. Cet avantage a son<br />

revers pour les Arabes, car le cadastre, c'est l'assiette de nouve<strong>au</strong>x impôts : ils s'en<br />

doutent bien : les exactions les ont habitués <strong>à</strong> cacher le plus possible ce qu’ils<br />

possèdent ; ils se vantent rarement d'être riches, et se faire immatriculer, en un<br />

sens, c'est se trahir. Sans doute, mais laissons faire le temps et les procès, pour<br />

avoir raison de ces défiances.<br />

Nous ne pouvons que signaler sommairement, s<strong>au</strong>f sur un point, les <strong>au</strong>tres<br />

dispositions de la loi du 1 er juillet 1885, celles qui ont trait, notamment, <strong>au</strong>x servitudes,<br />

<strong>à</strong> la prescription, ou qui régularisent, tout en les respectant, certaines coutumes<br />

d'une origine lointaine, souvenirs des maîtres si divers qui ont dominé le<br />

pays. La Commission a dû composer son œuvre en empruntant de-ci de-l<strong>à</strong> <strong>au</strong>x<br />

législations de tous les temps, non seulement <strong>à</strong> celles dont il a été fait mention<br />

plus h<strong>au</strong>t, mais <strong>à</strong> certaines lois allemandes, <strong>à</strong> la loi belge, <strong>au</strong> droit romain. Ainsi,<br />

on distingue fréquemment en Tunisie la propriété du sol de celle des constructions<br />

qui le couvrent et des arbres, <strong>au</strong>trement dit de la superficie. Cette distinction est<br />

maintenue, mais réglementée ; de même, le contrat d’enzel (cession d'une propriété<br />

contre payement d'une rente perpétuelle), et nous allons voir le parti qu'on put<br />

tirer de ce contrat.<br />

Il existait et il existe encore en Tunisie une institution des plus curieuses, très<br />

mal connue, celle des biens habous, et qui, par son caractère <strong>à</strong> la fois pieux, charitable,<br />

subtil et pratique, nous révèle, <strong>à</strong> elle seule, les traits les plus saillants d'une<br />

société où dominent, depuis des siècles, avec une foi sincère et souvent désinté-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 343<br />

ressée, l'esprit juridique le plus aiguisé, le goût, l'habitude de l'intrigue et le res-<br />

pect [340] très matériel des richesses de ce monde. On appelle habous les biens<br />

immobiliers affectés par les fidèles <strong>à</strong> titre de legs ou de dons <strong>à</strong> la construction ou <strong>à</strong><br />

l'entretien d'édifices publics, mosquées, écoles, hôpit<strong>au</strong>x, fontaines, ponts, etc.,<br />

etc. La loi religieuse encourage ces bonnes œuvres en déclarant les habous imprescriptibles<br />

et inaliénables, de sorte qu'ils ne puissent jamais, si ancienne que<br />

soit leur origine, être détournés de leur affectation première. Tel est le principe,<br />

mais avec le temps les choses se compliquèrent. D'abord, on distingue entre les<br />

habous publics et les habous privés. <strong>Le</strong>s premiers sont ceux dont les fondateurs<br />

ont abandonné <strong>à</strong> la fois la nue propriété et la jouissance. <strong>Le</strong>s seconds ne comportent<br />

que l'abandon de la nue propriété ; l'usufruit est réservé non seulement <strong>au</strong><br />

fondateur, sa vie durant, mais même <strong>à</strong> ses héritiers jusqu'<strong>à</strong> extinction complète de<br />

sa descendance. C'est ici que nous pénétrons dans le domaine des subtilités.<br />

<strong>Le</strong>s habous privés étant, comme les habous publics, imprescriptibles et inaliénables,<br />

il entrait plus de prévoyance et d'habileté dans leur constitution que de<br />

zèle religieux ; c'était un excellent moyen pour un propriétaire de mettre sa fortune<br />

et celle de ses enfants <strong>à</strong> l'abri des dangers qui menaçaient perpétuellement sous<br />

le pouvoir absolu des beys et dans l'état souvent troublé du pays, la fortune des<br />

particuliers. La trans<strong>format</strong>ion d'un immeuble ordinaire en habous privé, bien loin<br />

d'app<strong>au</strong>vrir le fondateur, entourait, <strong>au</strong> contraire, sa possession et celle de ses descendants<br />

des garanties les plus solides ; c'était une sorte d'assurance analogue <strong>à</strong><br />

celle qu'offre, <strong>au</strong>jourd'hui, <strong>au</strong>x propriétaires, l'immatriculation. Ainsi s'explique<br />

que les habous couvrent, environ, un quart du territoire de la Régence. <strong>Le</strong>s beys,<br />

eux-mêmes, donnèrent l'exemple : quand ils croyaient devoir, pour un motif ou<br />

pour un antre, créer quelque établissement d'utilité publique, ils avaient soin de le<br />

constituer en habous, afin que leurs successeurs ne pussent y porter atteinte. L'habitude<br />

se répandit ainsi dans la Régence de « habouser » ses biens, et devint une<br />

tradition.<br />

Cependant les bénéficiaires des habous pouvaient, eux-mêmes, trouver parfois<br />

fort gênantes, onéreuses même, les rigueurs d'une protection légale qui les attachait,<br />

pour la vie, <strong>à</strong> des biens dont ils ne devaient pas distraire la moindre parcelle.<br />

En Tunisie, comme ailleurs, la propriété foncière comporte des charges <strong>au</strong>xquelles<br />

il f<strong>au</strong>t pouvoir faire face, sinon, c'est la misère dans un châte<strong>au</strong>. Des échanges,<br />

des morcellements, des améliorations s'imposent. Que faire, si on a les mains


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 344<br />

liées ? Il était donc indispensable d'apporter un tempérament <strong>à</strong> la législation des<br />

habous. Ils restèrent inaliénables et imprescriptibles, [341] mais purent être<br />

échangés, cédés même, loués <strong>à</strong> perpétuité, <strong>à</strong> enzel. Cette facilité accordée, la porte<br />

fut ouverte <strong>au</strong>x abus. Quand nous occupâmes la Régence, l'administration des<br />

habous publics, obéissant, le plus souvent, <strong>à</strong> l'influence ou <strong>au</strong>x ordres du Bardo,<br />

avait cédé ou échangé les plus riches de ses immeubles, pour rien, ou presque<br />

rien, contre des compensations dérisoires, fictives ; elle n'avait plus <strong>au</strong>cune ressource<br />

pour entretenir le reste de ses biens, devenus par suite sans valeur. On<br />

comprend que le Khaznadar, par exemple, n'était pas homme <strong>à</strong> laisser prospérer,<br />

sous ses yeux, un domaine sur lequel, par la violence ou la corruption, il lui était<br />

facile de mettre la main.<br />

<strong>Le</strong>s habous privés n'échappèrent pas davantage <strong>au</strong>x dilapidations d'un pouvoir<br />

de plus en plus arbitraire et affamé. Nombre d'entre eux furent troqués, mis en<br />

gage dans les m<strong>au</strong>vais jours, et l'institution qui devait <strong>à</strong> l'origine soutenir dans le<br />

pays une opulente aristocratie territoriale, n'aboutit, en fin de compte, qu'<strong>à</strong> multiplier<br />

les terres en friche, <strong>à</strong> ruiner la classe la plus laborieuse <strong>au</strong> bénéfice des usuriers.<br />

Telle étant la situation des biens habous, le plus simple semblait être de les<br />

supprimer, d'en donner la garde <strong>à</strong> l'Etat. M. Cambon ne l'entendit pas ainsi. Etrangers,<br />

chrétiens, allions-nous prendre, <strong>à</strong> nos débuts en Tunisie, l'initiative sacrilège<br />

d'annuler d'un trait de plume les dispositions testamentaires de combien de générations<br />

? Il n'y <strong>au</strong>rait pas eu assez de malédictions dans la société arabe tout entière,<br />

pour flétrir une pareille exécution. Il fallait un remède, pourtant. On le trouva,<br />

et l<strong>à</strong> encore triomphe le parti pris de ne pas appliquer d'idées absolues, si faciles <strong>à</strong><br />

concevoir, si puériles en réalité ; on le trouva dans le fonctionnement même de<br />

l'institution. Une fois de plus, ce fut, après un examen attentif, la loi arabe qui<br />

fournit elle-même le moyen de faire cesser l'abus qu'elle avait laissé naître. On<br />

commença par faire appliquer et par compléter le décret pris par Khéreddine, en<br />

1874, pour réorganiser l'administration, la Djemaïa des habous publics, c'est-<strong>à</strong>dire<br />

que, <strong>à</strong> la grande indignation de quelques novateurs trop ardents, <strong>au</strong> lieu de<br />

supprimer les habous, on les consolida. Cet acte <strong>au</strong>dacieux une fois accompli, le<br />

contrôle de l'Etat étant régulièrement établi sur la Djemaïa, il fut décidé que les<br />

habous seraient, comme par le passé, imprescriptibles et inaliénables, et qu'on<br />

continuerait <strong>à</strong> <strong>au</strong>toriser la cession <strong>à</strong> enzel. Où est donc le progrès ? dira-t-on. En


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 345<br />

un seul point : <strong>au</strong>paravant, le contrat d'enzel était passé sans que nul n'en eût<br />

connaissance et favorisait toutes les fr<strong>au</strong>des ; <strong>au</strong>jourd'hui, les habous ne sont cé-<br />

dés que par adjudication, <strong>au</strong>x enchères publiques. <strong>Le</strong> résultat de cette innovation,<br />

si modeste en apparence, est radical : la Djemaïa ou les bénéficiaires des habous<br />

ne peuvent plus être dépouillés, même [342] de leur propre consentement ; la cession<br />

<strong>à</strong> enzel leur assure le revenu raisonnable, perpétuel, des immeubles dont ils<br />

abandonnent la gestion ; mais ce n'est pas tout ; la mise en adjudication des biens<br />

habous présente un avantage plus appréciable encore, d'ordre vital pour nos colons<br />

: ceux d'entre eux qui n'ont pas de capit<strong>au</strong>x disponibles peuvent, <strong>à</strong> présent,<br />

devenir propriétaires, ou, si l'on veut, locataires perpétuels, moyennant le payement<br />

annuel d'une faible rente, laquelle représente, <strong>à</strong> peu près, l'intérêt de l'emprunt<br />

qu'ils <strong>au</strong>raient eu <strong>à</strong> contracter s'ils avaient dû acquérir un immeuble par la<br />

voie ordinaire, emprunt qu'il leur eût fallu rembourser un jour ou l'<strong>au</strong>tre, tandis<br />

que la durée de leur possession d'enzelistes est illimitée.<br />

La terre va se répartir ainsi parmi les Européens et les indigènes laborieux<br />

227 ; les moins riches pourront, avec des sacrifices restreints, tenter la fortune,<br />

travailler pour eux-mêmes. <strong>Le</strong> sol tunisien <strong>au</strong>gmentera de valeur, et l'administration<br />

des habous <strong>au</strong>ra la première tout intérêt <strong>à</strong> mettre en adjudication les immeubles<br />

qu'elle détient, <strong>à</strong> les louer <strong>à</strong> des cultivateurs plus aptes qu'elle <strong>à</strong> les faire<br />

fructifier. L'exploitation agricole de la Régence tout entière sera donc reprise peu<br />

<strong>à</strong> peu, sans la moindre perturbation, personne n'ayant été lésé par les réformes du<br />

Protectorat.<br />

Pour hâter cette trans<strong>format</strong>ion, il est nécessaire de procéder le plus tôt possible<br />

<strong>à</strong> l'immatriculation des habous. Un pas a déj<strong>à</strong> été fait dans cette voie, mais<br />

insuffisant. La Djemaïa, sur l'invitation du gouvernement, procède en ce moment<br />

<strong>au</strong> relevé exact de ses propriétés ; elle en fait dresser par le service topographique<br />

des croquis détaillés, accompagnés des indications nécessaires sur les sources, la<br />

nature du sol, etc. Cette opération permettra d'allotir de grands domaines, mais on<br />

ne voit pas pourquoi on l'a substituée <strong>à</strong> l'immatriculation. L'Etat devrait être le<br />

227 <strong>Le</strong>s résultats acquis sont déj<strong>à</strong> fort encourageants. D'après une statistique relevée dans le<br />

rapport de M. Ribot, et dressée <strong>au</strong> mois de mars 1889, sur 6,068 hectares mis <strong>au</strong>x enchères,<br />

3,430 hectares ont été acquis <strong>à</strong> enzel par nos nation<strong>au</strong>x, soit 56 pour 100, et 800 hectares<br />

par des Français associés <strong>à</strong> des indigènes, soit 13 pour 100. <strong>Le</strong> surplus a été pris par des<br />

musulmans (1,553 hectares, soit 20 pour 100), et enfin 10,3 pour 100 par des propriétaires<br />

étrangers de diverses nationalités.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 346<br />

premier <strong>à</strong> donner l'exemple de la confiance dans la nouvelle loi immobilière. Il ne<br />

suffit pas de la vanter, de l'offrir comme modèle <strong>à</strong> l'Europe ; il f<strong>au</strong>drait <strong>au</strong>ssi s'en<br />

servir, <strong>au</strong>trement on finira par l'ensevelir sous les fleurs d'une admiration platoni-<br />

que.<br />

Pour en finir avec la loi de 1885, la cheffa, dont on sait les étranges effets de-<br />

puis l'affaire de l'Enfida, n'existe plus qu'<strong>à</strong> peine ; les privilèges spéci<strong>au</strong>x des ven-<br />

deurs, prêteurs, architectes, ouvriers, etc., [343] sont supprimés. <strong>Le</strong> régime des<br />

hypothèques est constitué <strong>au</strong>ssi simplement que possible : il est fondé sur ce principe<br />

que l'hypothèque ne peut être occulte ni indéterminée, qu'elle émane exclusivement<br />

de la volonté de l'homme ou d'une décision de justice.<br />

Notons en passant que, par un décret antérieur <strong>à</strong> ceux qui régissent la propriété<br />

des immeubles, le domaine public a été défini et constitué, déclaré imprescriptible<br />

et inaliénable.<br />

En ce qui concerne le domaine de l'Etat, le bon sens le plus élémentaire, sans<br />

parler des expériences faites en Algérie, nous commandait d'en prendre soin<br />

comme de notre bien propre, puisque nous administrons cet Etat, de le placer sous<br />

notre tutelle. Nous en emparer serait illégal, impolitique et dangereux <strong>à</strong> tous les<br />

points de vue ; mais le soustraire <strong>au</strong>x dilapidations et <strong>au</strong> désordre, le reconstituer<br />

dans son immense étendue et le faire valoir, nous y avions tout intérêt ; nous en<br />

faisions ainsi un gage solide, une assurance contre les risques de l'avenir. Malheureusement,<br />

il était fort compromis : les beys, faisant bon marché d'un territoire qui<br />

ne leur rapportait plus rien, le cédaient peu <strong>à</strong> peu, sans scrupule, <strong>au</strong> premier venu ;<br />

leurs générosités de prodigues placèrent l'administration du protectorat dans l'alternative<br />

de se rendre impopulaire en refusant de les imiter ou de continuer leur<br />

œuvre destructive. Elle n'hésita pas sur ce point encore <strong>à</strong> innover. Il fut décidé,<br />

bien avant la réunion de la commission immobilière, dès les premiers temps de<br />

l'occupation militaire, qu'il fallait <strong>à</strong> tout prix s<strong>au</strong>ver le domaine beylical ; et ce fut<br />

encore une déception pour les colons français, qui arrivaient croyant trouver <strong>à</strong><br />

Tunis une annexe de l'Algérie, quand on leur répondit que l'Etat n'avait pas de<br />

terres <strong>à</strong> donner.<br />

<strong>Le</strong> système des concessions a pour principale raison d'être la nécessité d'attirer<br />

les travailleurs p<strong>au</strong>vres dans les colonies pour les peupler ; il tend <strong>à</strong> substituer<br />

l'Européen <strong>à</strong> l'indigène. Peut-être, — cela est contestable, — ce système serait-il


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 347<br />

bon <strong>à</strong> appliquer dans quelques-unes de nos colonies, si nous avions un excès de<br />

population et si, comme les Allemands, les Anglais, les Italiens, la généralité des<br />

Français n'avaient pas de répugnance <strong>à</strong> s'expatrier. Il n'en est pas ainsi ; l'expérience<br />

faite en Algérie l'a surabondamment prouvé. Tandis que, dans toute l'Afrique<br />

du Nord, la population indigène, loin de diminuer, s'accroît sensiblement, en<br />

proportion du bien-être que lui assurent les progrès de notre civilisation, la majorité<br />

des ouvriers européens employés par l'agriculture dans la province de Constantine<br />

est italienne ; dans la province d'Oran, elle est espagnole ; en Tunisie, elle<br />

sera italo-maltaise, les Italiens étant be<strong>au</strong>coup plus nombreux que [344] les Maltais.<br />

Il est difficile de faire le calcul des Français qui vinrent <strong>au</strong> début du protectorat<br />

se fixer dans la Régence, les troupes du corps d'occupation étant comprises<br />

dans les listes des passagers sur nos bate<strong>au</strong>x ; mais, pour les Italiens, il en est arrivé,<br />

en 1885, quinze mille neuf cent quatre-vingt-sept, et il n'en est sorti que huit<br />

mille quatre cent quarante-neuf. Si cette proportion s'était maintenue, ce qui n'a<br />

pas été le cas d'après les statistiques des années ultérieures, l'Italie <strong>à</strong> elle seule<br />

<strong>au</strong>rait pour ainsi dire peuplé la Tunisie d'Européens 228 , tandis que la colonie<br />

française n'en serait pas moins restée la plus importante et la seule riche. Ces peuples<br />

du Sud, on le sait, mais on l'oublie toujours, sont habitués <strong>au</strong> soleil ardent,<br />

vivent de peu et se contentent, par conséquent, <strong>au</strong>ssi bien en Afrique qu'en Amérique,<br />

de salaires qui sont trop faibles pour nos besoins. L'inégalité ou la dureté du<br />

climat oblige l'homme qui vit plus <strong>au</strong> nord <strong>à</strong> se loger, <strong>à</strong> se vêtir, <strong>à</strong> manger be<strong>au</strong>coup,<br />

<strong>à</strong> boire du vin ou de la bière. <strong>Le</strong> nègre dort sur la terre <strong>à</strong> peu près nu et travaille<br />

pour une poignée de grains qu'il écrase entre deux pierres et qu'il délaye<br />

dans de l'e<strong>au</strong> ; l'Arabe se rassasie avec des dattes, des olives, du maïs ; l'ltalo-<br />

Maltais, avec une soupe, un oignon, des figues, un morce<strong>au</strong> de m<strong>au</strong>vais pain 229.<br />

228 <strong>Le</strong>s émigrants italiens vont et viennent ; ils ne se fixent pas d'ordinaire et retournent dans<br />

leur pays. Ce qui explique leur affluence <strong>au</strong> début de notre protectorat, c'est l'espoir qu'ils<br />

avaient de voir entreprendre des trav<strong>au</strong>x publics considérables. D'après les statistiques de la<br />

Péninsule, le nombre des Italiens qui vinrent en Tunisie fut en 1881 de 265 seulement, et en<br />

1882 de 2,235 ; et ce chiffre, nous l'avons vu, est bien inférieur <strong>à</strong> la réalité. On a achevé<br />

pendant les premières années le chemin de fer de Tunis <strong>à</strong> l'Algérie : il a fallu nombre de terrassiers,<br />

de tailleurs de pierre, de maçons ; des chantiers entiers d'Italiens s'échelonnèrent<br />

ainsi de Ghardimaou <strong>à</strong> Soukharras. Ces trav<strong>au</strong>x terminés, les ouvriers allèrent ailleurs,<br />

trouvèrent du travail sur la ligne de Batna <strong>à</strong> Biskra, de Soukharras <strong>à</strong> Tebessa. <strong>Le</strong>s trav<strong>au</strong>x<br />

des ports de Tunis et Bizerte, ceux des chemins de fer projetés les ramèneront dans la Régence.<br />

229 On se rappelle la formule de J.-J. Rousse<strong>au</strong> : « Dans le Nord, les hommes consomment<br />

be<strong>au</strong>coup sur un sol ingrat ; dans le Midi, ils consomment peu s sur un sol fertile. De l<strong>à</strong> naît


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 348<br />

Un Bourguignon dépérirait vite <strong>à</strong> ce régime, un Anglais plus vite encore. Nous ne<br />

pouvons pas espérer qu'un colon français sera assez patriote et assez riche pour<br />

employer ses concitoyens de préférence <strong>à</strong> des ouvriers étrangers, qui coûtent moitié<br />

prix, même moins. Or, comme les ouvriers sont plus nombreux que les patrons,<br />

les étrangers, indigènes ou Européens, seront toujours en majorité dans nos<br />

colonies ; le rêve de les éliminer est donc chimérique.<br />

[345]<br />

<strong>Le</strong>s concessions attirent, il est vrai, les Français, mais l<strong>à</strong> n'est pas la difficulté ;<br />

l'important est de les fixer dans le pays, En admettant qu'il ait crû pouvoir prendre<br />

<strong>au</strong> bey son domaine, le gouvernement français n'<strong>au</strong>rait pas pu se borner <strong>à</strong> le<br />

concéder purement et simplement ; il ne suffit pas d'installer sur un lot de terrain<br />

inculte un concessionnaire sans ressource : il f<strong>au</strong>t l'aider, lui avancer de l'argent,<br />

lui donner des semences, des besti<strong>au</strong>x, l'exempter d'impôts, lui construire une<br />

maison, créer des villages, les relier sans retard <strong>au</strong>x villes par des routes. La France<br />

étant décidée <strong>à</strong> ne rien dépenser en Tunisie, il était impossible d'adopter un<br />

système dont l'application lui eût imposé pareilles charges. Eût-elle consenti <strong>à</strong> ce<br />

sacrifice, quelle était la situation des concessionnaires ? S'ils ont quelque argent, il<br />

est inutile de leur donner des terres qui leur coûteront be<strong>au</strong>coup plus <strong>à</strong> mettre en<br />

valeur que celles qu'ils achèteraient sans formalités, <strong>à</strong> bas prix, <strong>au</strong>x Arabes, et qui<br />

produiraient dès la première année des revenus ; seuls, des agriculteurs ignorants<br />

et légers solliciteraient ces concessions, trompés par la perspective d'être propriétaires<br />

sans débourser. <strong>Le</strong> jour où ils découvriraient qu'elles ne donnent de récoltes<br />

qu'après un long temps, <strong>au</strong> prix de patients efforts, ils les abandonneraient, ou,<br />

comme il est arrivé si souvent en Algérie, les vendraient <strong>au</strong>x Arabes ou <strong>à</strong> des<br />

étrangers plus résistants. S'ils sont p<strong>au</strong>vres, les illusions chez eux sont d'<strong>au</strong>tant<br />

plus grandes ; l'Etat, quelque généreux soit-il, ne peut pas leur fournir tout ce qui<br />

leur manque. Sans crédit, ils empruntent <strong>à</strong> des conditions écrasantes ; une récolte<br />

m<strong>au</strong>vaise ou insuffisante, un f<strong>au</strong>x calcul les ruinent, et, quand ils ne sont pas découragés<br />

dès le début, eux <strong>au</strong>ssi sont forcés de vendre <strong>à</strong> leurs prêteurs ou d'abandonner<br />

leur domaine ; leurs familles retombent <strong>à</strong> la charge du gouvernement, qui<br />

avait cru bien faire en dépensant de l'argent pour les tenter, et qui doit en dépenser<br />

encore pour les entretenir ou les rapatrier.<br />

une nouvelle différence qui rend les uns laborieux et les <strong>au</strong>tres contemplatifs. » <strong>Le</strong>s Italiens<br />

pourtant, quand ils émigrent, continuent <strong>à</strong> vivre de peu et acceptent les plus dures besognes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 349<br />

Tous ceux qui ont vu, sur les belles routes algériennes, tant de villages neufs,<br />

construits par l'Etat dans une intention si patriotique et si respectable, depuis vingt<br />

ans et déj<strong>à</strong> déserts, ne m'accuseront pas de montrer sous des couleurs trop som-<br />

bres les inconvénients du système des concessions. En Algérie d'ailleurs, où nous<br />

faisions tout <strong>à</strong> nos frais, notre gouvernement s'étant substitué <strong>à</strong> celui des Turcs et<br />

des Arabes, le système du refoulement, du cantonnement des indigènes devait<br />

fatalement s'imposer ; un des moyens les plus efficaces pour faire reculer vers le<br />

Sud ceux qui nous résistaient et les empêcher de revenir était de faire occuper<br />

leurs terres par des Français ; et [346] comment attirer ces Français, sinon par<br />

quelque tentation 230 ? Mais en Tunisie, on n'a pas désespéré des indigènes, on<br />

leur a laissé le temps de se calmer, de revenir, non plus en ennemis, mais en simples<br />

cultivateurs ; ils ont, sous l’administration du protectorat, plus de garanties<br />

230 Il n'y avait pourtant plus d'illusion <strong>à</strong> se faire sur le système des concessions ; bien avant la<br />

guerre de 1870-71 on était fixé. Quand le gouvernement provisoire décréta d'un seul coup,<br />

en 1848, l'envoi de douze mille colons français en Algérie et vota 50 millions pour leur installation,<br />

que se passa-t-il ? « L'inexpérience de la plupart des immigrants qui n'avaient jamais<br />

touché <strong>à</strong> la charrue, leur étonnement en face de la réalité, qui ne ressemblait guère <strong>à</strong><br />

leur chimère, leur désespoir dans des villages fermés, <strong>au</strong> milieu des noires campagnes de<br />

l'Afrique, leur misère sur des champs trop petits même pour nourrir des jardiniers, leur irritation<br />

contre le gouvernement qui les avait trompés et qu'ils trompaient, la faiblesse de leur<br />

esprit et la mollesse de leur corps produisirent en deux ans de si funestes résultats qu'on eût<br />

dit que nous n'avions pris cette terre que pour y étaler notre impuissance. On vit, dans un<br />

seul village, quatre cents colons sur quatre cent soixante entrer <strong>à</strong> l'hôpital, et, <strong>à</strong> la fin de la<br />

campagne, on constata que les 50 millions de l'Etat aboutissaient <strong>à</strong> peine <strong>à</strong> la mise en culture<br />

de dix mille hectares. » (E. Masquerai, Journal des Débats des 10 et 12 août 1889, articles<br />

sur Urbain.) Sur ce point encore, M. P<strong>au</strong>l Bert partagea les vues de M. Cambon. Il redoutait<br />

les colons ignorants et p<strong>au</strong>vres arrivant comme <strong>à</strong> la recherche d'une terre promise.<br />

Chacun d'eux était presque sûrement pour son budget une bouche <strong>à</strong> nourrir, un passager <strong>à</strong><br />

rapatrier. Loin de favoriser leur venue, il suppliait l'administration métropolitaine de n'accorder<br />

jamais de passages gratuits <strong>au</strong>x émigrants qu'après s'être assurée de l'état de leur santé<br />

et de leurs moyens d'existence. « Il n'y a que deux sortes de Français qui puissent réussir<br />

ici : 1° les gros capitalistes ; 2° les artisans exerçant des professions encore mal connues des<br />

Asiatiques... mais pour ceux-l<strong>à</strong> l'heure n’est pas encore venue... » (V. P<strong>au</strong>l Bert <strong>au</strong> Tonkin,<br />

de M. J. Chailley.) En Tunisie, c'est la même chose ; ne peut réussir que celui qui apporte<br />

soit des capit<strong>au</strong>x, soit une expérience qui lui permette de rendre des services <strong>au</strong>x Européens,<br />

de diriger un atelier, un chantier, une exploitation. Toujours le même principe : le<br />

choix plutôt que le nombre. De l<strong>à</strong> vient pour une part cette hostilité d'instinct manifestée par<br />

certains radic<strong>au</strong>x chez nous contre les expéditions coloniales, et c'est pour la même raison<br />

qu'elles doivent avoir l'appui des modérés. On croit généralement que les émigrants étrangers<br />

sont encouragés par leurs gouvernements. C'est souvent une erreur : les Italiens n'encouragent<br />

<strong>à</strong> émigrer que les individus sortant de prison et cherchent <strong>à</strong> retenir les <strong>au</strong>tres. <strong>Le</strong><br />

gouvernement anglais vient de fonder un bure<strong>au</strong> d'in<strong>format</strong>ions, et publie fréquemment des<br />

circulaires afin de mettre les émigrants, avant leur départ, <strong>au</strong> courant des risques qu'ils vont<br />

affronter. La règle exige, s<strong>au</strong>f des exceptions rigoureusement prévues, que les émigrants<br />

payent leur passage <strong>à</strong> bord et leur nourriture (près de 400 francs et la moitié pour un enfant,<br />

s'il s'agit du voyage d'Angleterre <strong>au</strong>x colonies du Sud).


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 350<br />

que par le passé. D'<strong>au</strong>tre part, les immigrants affluent, le climat est presque par-<br />

tout, s<strong>au</strong>f dans quelques plaines inondées, d'une salubrité admirable, la terre est<br />

riche, facile, elle demande, relativement <strong>au</strong>x terrains accidentés d'Algérie, peu<br />

d'efforts <strong>à</strong> l'homme pour l'enrichir, elle a toujours été plus ou moins cultivée ; il<br />

suffisait [347] d'en assurer la possession et d'en faciliter la vente, de mettre fin <strong>au</strong>x<br />

exactions, pour tenter bien <strong>au</strong>trement que par l'appât des concessions, les capit<strong>au</strong>x<br />

français, et c'est <strong>à</strong> ce parti qu'on s'est heureusement arrêté.<br />

<strong>Le</strong>s beys, cependant, aveuglément, sans compter, avaient accordé des concessions<br />

importantes, par des actes vagues, qui ne contenaient même pas une délimitation<br />

des terrains cédés : un de ces actes, par exemple, abandonnait pour rien <strong>à</strong> un<br />

Français de passage les montagnes du sud de la Régence, avec le monopole de<br />

l'arrachage des alfas. Ce monopole enlevait <strong>au</strong>x tribus de toute la contrée l'industrie<br />

qui les faisait vivre et ne contribua pas peu <strong>à</strong> grossir les rangs des insurgés en<br />

1881 ; le vide se faisait dans le pays en prévision de l'exploitation ; mais, d'<strong>au</strong>tre<br />

part, le concessionnaire n'exploitait rien, ne paraissait pas, cherchant seulement <strong>à</strong><br />

vendre ses droits ; une compagnie anglaise les lui acheta. A la même époque, des<br />

sources d'e<strong>au</strong> thermale, — elles sont nombreuses en Algérie et en Tunisie, — furent<br />

concédées, près de Tunis, de telle sorte qu'une ville entière était donnée presque<br />

sans condition <strong>à</strong> un <strong>au</strong>tre Français, qui vendit, lui <strong>au</strong>ssi, ses droits <strong>à</strong> des étrangers,<br />

des Italiens, lesquels finirent par encourir la déchéance.<br />

Ces concessions, et d'<strong>au</strong>tres semblables, étaient-elles valables ? — Non pas<br />

toutes. On s'aperçut que, sur ce point encore, une liquidation du passé était nécessaire.<br />

<strong>Le</strong>s concessions régulières, exploitées conformément <strong>au</strong>x cahiers des charges,<br />

ne purent être infirmées, mais les <strong>au</strong>tres subirent un examen sévère et furent<br />

l'objet d'une enquête rétrospective qui souleva, comme on pense, des réclamations<br />

furieuses de la part des intéressés, <strong>au</strong>ssi bien en France qu'<strong>à</strong> l'étranger, et donna<br />

lieu <strong>à</strong> bien des débats parlementaires et des négociations diplomatiques. La commission<br />

financière nous rendit encore en cette occasion un grand service. Depuis<br />

sa constitution, les concessions devaient toutes, en principe, on l'a vu, être soumises<br />

<strong>à</strong> l'assentiment de son comité exécutif, et, comme on le savait assez indépendant<br />

pour refuser cet assentiment, on s'en passa plus d'une fois. L'omission volontaire<br />

ou non de cette formalité fut la planche de salut de la nouvelle administration<br />

; elle fit annuler par la commission elle-même, avant sa dissolution, ces<br />

contrats signés en cachette, ou du moins, quand les concessionnaires avaient ven-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 351<br />

du leurs titres <strong>à</strong> des tiers de bonne foi, elle les soumit <strong>à</strong> révision : quiconque a<br />

donc reçu du gouvernement un avantage est <strong>au</strong>jourd'hui tenu d'en tirer parti de<br />

façon <strong>à</strong> enrichir le pays <strong>au</strong> lieu de l'app<strong>au</strong>vrir ; toutes les parties du domaine<br />

beylical qui avaient été concédées avant notre occupation ont fait retour <strong>à</strong> l'Etat ou<br />

sont mises en valeur.<br />

[348]<br />

Quant <strong>au</strong>x mines, <strong>au</strong>x e<strong>au</strong>x thermales, l'exploitation, non la propriété, en est<br />

concédée par l'Etat <strong>au</strong>x particuliers, mais avec toutes les préc<strong>au</strong>tions que justifie<br />

l'expérience d'un passé où c'était plutôt le gouvernement que les mines qu'on exploitait.<br />

Tâche ardue que celle d'imposer ces préc<strong>au</strong>tions ! source de difficultés<br />

sans fin ; dresser un cahier des charges qui n'expose pas l'Etat <strong>à</strong> des procès dans<br />

l'avenir et qui en même temps ne soit pas simplement copié sur ceux de la métropole<br />

; qui soit prudent, mais non décourageant, qui tienne compte de la part <strong>à</strong> faire<br />

<strong>à</strong> l'imprévu.<br />

L'administration des forêts a été créée ; elle exploite pour le compte de l'Etat ;<br />

en Kroumirie, elle a fait démascler 800,000 chênes-liège pendant les trois premières<br />

années, et elle est arrivée depuis lors <strong>à</strong> des résultats presque inespérés 231 .<br />

231 La be<strong>au</strong>té et l'importance des forêts de Kroumirie permettent de se faire une idée de ce que<br />

pouvait être la Tunisie <strong>au</strong> temps de l’occupation romaine, avant d'avoir été ruinée par l'incendie,<br />

le déboisement, la dévastation systématique des barbares et des Arabes. Quand la<br />

civilisation disparaît et que l'homme redevient s<strong>au</strong>vage, la forêt est nécessairement menacée.<br />

<strong>Le</strong>s populations, en état de guerre continuelle, s'y réfugient, et leurs ennemis y mettent<br />

la torche pour les disperser ou les punir ; plus tard, le pays désert appartient <strong>au</strong>x bergers<br />

nomades, qui brûlent des massifs entiers afin d'étendre le domaine de leurs troupe<strong>au</strong>x. Il<br />

n'est pas besoin de nombreux siècles d'un pareil régime pour que la terre, dépouillée de végétation,<br />

lavée par les e<strong>au</strong>x, devienne incapable de conserver l'humidité et de produire. M.<br />

Tissot, dont l'admirable ouvrage contient une mine inépuisable de renseignements <strong>à</strong> ce sujet,<br />

rappelle, <strong>à</strong> propos des ruines grandioses de Sbeitla et de Kassrin, que Léon l'Africain<br />

constatait, il y a trois siècles, l'aridité de ces régions, qui furent si riches et si peuplées.<br />

L'app<strong>au</strong>vrissement du pays était consommé sous les Vandales ; ce n'était déj<strong>à</strong> plus qu'une<br />

vaste solitude, un champ de bataille. (Géographie de la province d'Afrique, p. 249, 252.)<br />

M. Tissot divise la Tunisie, <strong>au</strong> point de vue de la flore, en deux régions : la zone méditerranéenne<br />

ou de l'olivier, et la zone saharienne ou du dattier. La première est peuplée <strong>à</strong><br />

peu près de toutes les espèces qui constituent le fonds commun <strong>à</strong> la végétation du littoral<br />

méditerranéen, <strong>à</strong> Nice comme en Algérie : c'est le chêne vert, l'yeuse, le chêne-liège, le<br />

chêne zeen et même le chêne kermès, le micocoulier, le platane, le peuplier blanc, le tremble<br />

(le saf-saf), le cèdre, le pin d'Alep, le cyprès, le tamaris, le frêne, le caroubier, l'olivier,<br />

l'amandier, le jujubier (dans lequel, d'après MM. Tissot, Desfontaines et Peyssonnel, il f<strong>au</strong>drait<br />

voir le fameux lotos des anciens, dont la description cependant semble se rapprocher<br />

davantage de celle du dattier), le poirier, le figuier, le grenadier, l'oranger, le gommier, etc.,<br />

etc., le cactus, l'aloès, puis le l<strong>au</strong>rier, l'arbousier, le genévrier, le myrte, le lentisque, le térébinthe,<br />

le thuya (qui est peut-être l'ancien citre), le sumac, le cytise, le genêt, le redoul,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 352<br />

(4,000,000 de chênes de 1884 <strong>à</strong> 1889.) [349] Il va sans dire que le domaine fores-<br />

tier de l'Etat exige une délimitation précise : on a pris le parti le plus sage en déci-<br />

dant de le faire immatriculer. Il couvre 500,000 hectares.<br />

Ainsi, rien n'empêche plus la mise en valeur du sol ; dessus et dessous, il est<br />

rendu <strong>au</strong> travail. — En un an, les Européens achètent 40,000 hectares de terres<br />

<strong>au</strong>x Arabes ; ils apportent des machines, appliquent facilement dans ce pays plat,<br />

<strong>au</strong>x terres d'alluvion, des méthodes de culture perfectionnées : un grand nombre<br />

de nos compatriotes ont pris l'initiative si heureuse dont nous avons parlé. L'expérience<br />

faite <strong>à</strong> l'Enfida, domaine trop vaste (140,000 hectares), a été instructive ; la<br />

l'épine du Christ, l'anagyre fétide, le palmier nain, les cistes et les labiées, le thym, le romarin,<br />

la s<strong>au</strong>ge, la lavande, la scille, le sparte, le jonc, etc. ; les céréales viennent admirablement<br />

dans cette première zone, de même la vigne ; « l'armée d'Agathocle fut émerveillée de<br />

la be<strong>au</strong>té des vignobles et des oliviers » ; l'orge vient également bien dans les deux ; dans<br />

les oasis elle donne plusieurs récoltes par an. Entre le littoral et le Sahara, les h<strong>au</strong>ts plate<strong>au</strong>x<br />

forment la région intermédiaire, où l'on trouve peu de végétation arborescente, mais des pâturages,<br />

de l'orge, parfois de la vigne et de l'olivier (ce que veut bien épargner la dent des<br />

chèvres), puis l'alfa, l'armoise blanchâtre, etc., etc. La seconde zone est celle des dattiers et<br />

des arbres fruitiers, des légumes, qui poussent <strong>à</strong> l'ombre les uns des <strong>au</strong>tres.<br />

Veut-on, pour terminer cette énumération sommaire des richesses si variées du sol<br />

tunisien, un aperçu des substances minérales qu'y exploitaient probablement les Carthaginois<br />

et certainement les Romains ? C'étaient d'abord des mét<strong>au</strong>x très abondants, le fer, le<br />

plomb argentifère, le cuivre et même l'or. M. Tissot parle d'exploitations considérables entreprises<br />

dans la région du Djebel-bou-Hedma, qui n'est plus connu que par ses alfas, (Id.,<br />

Géographie de Reclus.) La pierre et le marbre abondaient : le marbre de Numidie, si précieux,<br />

le marbre blanc, le marbre rosé de Chemtou, le tuf, le calcaire, le grès des environs<br />

de Cartilage, la pierre meulière incomparable. On trouvait des grenats, des escarboucles.<br />

Ajoutons encore deux espèces de sel : le sel marin dans les Sebkas, le sel gemme dans le<br />

Djebel-Hadifa, <strong>au</strong> nord du Chott el Djerid. <strong>Le</strong>s potiers tirent encore <strong>au</strong>jourd'hui grand parti<br />

de l'argile de Nebeul (Neapolis), la station d'hiver de la Tunisie.<br />

Quant <strong>à</strong> la f<strong>au</strong>ne, les incendies l'ont naturellement fort réduite ; l'éléphant a disparu ; de<br />

même l'ours, le singe ; il ne reste qu'un petit nombre de lions et de panthères dans le nord.<br />

On y trouve <strong>au</strong>ssi des sangliers, quelques rares mouflons, encore moins de cerfs, des buffles<br />

domestiques, des bœufs chétifs, des moutons <strong>à</strong> grosse queue ; la gazelle est encore abondante<br />

dans le sud, avec le lièvre, le rat, la gerboise, le cheval, l'hyène et le chien. Quant <strong>au</strong><br />

chame<strong>au</strong>, il est en Tunisie, d'après M. Tissot, d'importation relativement récente (postérieure<br />

<strong>au</strong>x guerres de Jugurtha), et ne fut utilisé comme monture qu'<strong>à</strong> partir du quinzième siècle.<br />

<strong>Le</strong>s serpents sont rares ; quant <strong>au</strong>x oise<strong>au</strong>x, l'ornithologie de la province d'Afrique est <strong>à</strong> peu<br />

près nulle. On trouve, notamment <strong>au</strong> sud, des espèces complètement inconnues en Europe.<br />

L'oise<strong>au</strong> chanteur n'existe pour ainsi dire pas ; le gibier d'e<strong>au</strong>, les flamants, qui ont inspiré <strong>à</strong><br />

M. de M<strong>au</strong>passant, dans ses Souvenirs de Tunisie, une si jolie page, animent les lacs ; dans<br />

la plaine, jusqu'<strong>au</strong>x oasis, la perdrix, la caille, la grive, la tourterelle et le pigeon, la poule<br />

d'Afrique ont fait les délices de nos officiers pendant les loisirs de leur première installation<br />

; la chasse <strong>au</strong> f<strong>au</strong>con, dans le sud, n'est pas <strong>au</strong>ssi répandue qu'en Algérie.<br />

Sur le littoral, le poisson est extrêmement abondant. Nous avons parlé, <strong>au</strong> chapitre<br />

premier, des thons, qui alimentent une industrie considérable. <strong>Le</strong>s lacs de Bizerte sont<br />

pleins de d<strong>au</strong>rades et de mulets. <strong>Le</strong>s éponges se pèchent dans le sud. <strong>Le</strong> corail avait déj<strong>à</strong><br />

disparu <strong>au</strong> temps des Romains. (V. Ch. Tissot.)


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 353<br />

société qui essayait sans succès de l'administrer de [350] Marseille, a dû commen-<br />

cer <strong>à</strong> le vendre par morce<strong>au</strong>x après y avoir fondé un village et quelques marchés,<br />

creusé des puits, tracé des chemins. M. P. <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu, doublement <strong>au</strong>torisé <strong>à</strong><br />

exprimer une opinion en ces matières, car il est de ceux qui ont donné l'exemple <strong>à</strong><br />

nos colons et possède dans la Régence d'importantes propriétés, M. <strong>Le</strong>roy Be<strong>au</strong>lieu<br />

estime, dans son ouvrage sur la colonisation, que « le type de propriété qui<br />

paraît le plus convenir <strong>au</strong>x Européens dans la période présente en Tunisie, est<br />

celui d'un domaine de 1,000, 2,000 ou 3,000 hectares ». M. Reclus exprime la<br />

même opinion : quand le domaine est trop grand, dit-il, « le vrai propriétaire est<br />

toujours absent ». — <strong>Le</strong>s champs de céréales s'étendent peu en raison de la<br />

concurrence des blés d'Amérique et de Russie, mais ils sont be<strong>au</strong>coup mieux travaillés<br />

qu'il y a dix ans ; les vastes pâturages ne~ont plus déserts ; les troupe<strong>au</strong>x<br />

de moutons, de bœufs s'y montrent peu <strong>à</strong> peu ; les vignobles se multiplient <strong>au</strong>tour<br />

des villes, le long du chemin de fer ; des plaines en sont couvertes : be<strong>au</strong>coup<br />

donnent déj<strong>à</strong> du vin ; j'ai bu, en 1883, du vin blanc de Carthage 232 . Partout se<br />

manifestent, chez les Arabes comme chez les nouve<strong>au</strong>x arrivants, dès que ceux-ci<br />

sont installés, l'activité, la confiance. On se hâte de défricher, de semer, replanter.<br />

Dans les villes, les métiers ont repris la vie. Dès l'été de 1883, la Tunisie pouvait<br />

donner <strong>à</strong> l'Europe une idée de ses ressources en prenant part <strong>à</strong> l'Exposition coloniale<br />

d'Amsterdam, où son pavillon obtint un réel succès. Loin de bouder ou de<br />

s'abandonner comme un vaincu, le pays se réveille : c'est <strong>à</strong> qui profitera de la sécurité<br />

qu'apporte notre occupation. Quant <strong>à</strong> l'Exposition tunisienne de 1889, elle a<br />

été une véritable surprise pour le public et a certainement contribué <strong>à</strong> <strong>au</strong>gmenter<br />

le bon renom de notre nouvelle possession.<br />

<strong>Le</strong>s bénéfices pourtant n'arrivent pas tout d'un coup. <strong>Le</strong>s propriétaires qui ont<br />

de la bonne volonté ne sont pas tous riches, il f<strong>au</strong>t les soutenir, leur faire crédit.<br />

Des banques se fondent qui aident <strong>au</strong>ssi les industriels, les commerçants.<br />

Quelques agriculteurs réclament un appui plus important. La question d'une<br />

Banque d'Etat, d'un Crédit foncier, s'est posée. Sur ce point les avis sont partagés.<br />

<strong>Le</strong>s uns pensent qu'on ne s<strong>au</strong>rait trop stimuler l'activité des colons, leur faciliter<br />

232 Ils ont obtenu <strong>à</strong> l'Exposition de 1889 un grand prix, nombre de médailles. La surface des<br />

terrains plantés en vignes par des Français dépasse 4,000 hectares. 400,000 hectares <strong>au</strong> total<br />

appartiennent <strong>au</strong>jourd'hui <strong>à</strong> nos compatriotes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 354<br />

de vastes entreprises 233 . <strong>Le</strong>s <strong>au</strong>tres répondent, et ce sont, croyons-nous, les plus<br />

sages, qu'il ne f<strong>au</strong>t [351] pousser personne <strong>à</strong> emprunter. Actuellement on ne prête<br />

encore en Tunisie qu'<strong>à</strong> des t<strong>au</strong>x élevés ; les propriétaires, obligés de restreindre<br />

leurs exploitations, se plaignent. Il serait si simple, disent-ils, d'escompter les bénéfices<br />

<strong>à</strong> venir de nos exploitations en empruntant de quoi faire face <strong>au</strong>x difficultés<br />

du début. Sans doute, mais <strong>à</strong> la condition que les bénéfices arrivent <strong>au</strong> moment<br />

et dans les proportions où on les attend. Une déception se produit-elle ? il<br />

f<strong>au</strong>t emprunter de nouve<strong>au</strong>, si l'on trouve, et payer d'<strong>au</strong>tres intérêts. Finalement les<br />

charges <strong>au</strong>gmentent, et il arrive un jour où les bénéfices prévus toujours trop largement<br />

ne suffisent pas <strong>à</strong> les couvrir, et l'on fait faillite pour avoir eu trop d'ambition.<br />

La création d'une Banque d'Etat, consentant des prêts sur hypothèque en Tunisie,<br />

présente des inconvénients et des dangers de même nature que les concessions<br />

; elle attirera dans la Régence des spéculateurs ou des esprits aventureux<br />

plus que les capit<strong>au</strong>x dont elle permettra pour un temps de se passer. Elle app<strong>au</strong>vrira<br />

donc fatalement la Régence après quelques années d'une prospérité superficielle.<br />

Ne dit-on pas qu'en Algérie l'abus du crédit menace <strong>à</strong> la fois l'agriculture et<br />

la banque ; que celle-ci se trouve <strong>au</strong>x prises avec un grand nombre de propriétaires<br />

incapables de rembourser le capital qu'ils ont emprunté et d'en payer les intérêts<br />

? S'il en est ainsi, que résulte-t-il de cette situation ? c'est que la banque doit<br />

être fort embarrassée de l'abondance des domaines qui lui restent en gage. <strong>Le</strong>s<br />

fera-t-elle exploiter elle-même et sera-t-elle plus heureuse que ses débiteurs, ou<br />

les laissera-t-elle en friche jusqu'<strong>à</strong> ce qu'elle trouve <strong>à</strong> les vendre ? Dans tous les<br />

cas, la propriété dont on a cru <strong>au</strong>gmenter la valeur doit être sensiblement dépréciée.<br />

Pourquoi tenir <strong>à</strong> faire en Tunisie cette expérience dont les résultats sont infaillibles<br />

? C'est encore un point sur lequel le gouvernement doit braver l'impopularité,<br />

sacrifier des exigences momentanées <strong>au</strong>x intérêts supérieurs de l'avenir.<br />

233 V. notamment les articles publiés par M. P. Bourde avec le talent que l’on sait dans le journal<br />

le Temps, 1890.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 355<br />

Une chambre de commerce a été créée 234 . Son rôle, si elle n'avait pas l'ardeur<br />

et l'impatience naturelles <strong>à</strong> la jeunesse, serait d'éclairer la résidence, de lui signa-<br />

ler les droits d'exportation les plus nuisibles, les impôts les plus lourds et les dé-<br />

grèvements qui seraient les mieux [352] accueillis. Elle a quelque tendance <strong>à</strong><br />

élargir ses attributions et <strong>à</strong> faire de la politique ; sa voix perd ainsi be<strong>au</strong>coup d'<strong>au</strong>-<br />

torité. Il est vrai que pendant trop longtemps sa patience, comme celle de nos co-<br />

lons, a été mise <strong>à</strong> une inconcevable épreuve. D'accord avec eux, M. Cambon et<br />

après lui M. Massic<strong>au</strong>lt n'ont pas cessé de demander, pour les produits que nos<br />

compatriotes s'appl<strong>au</strong>dissaient de tirer du sol tunisien et d'expédier en France,<br />

l'admission dans nos ports <strong>au</strong> même titre que celle des produits de nos colonies.<br />

Jusqu'<strong>à</strong> ces derniers temps, les exportations de Tunisie étaient traitées par nos<br />

douanes comme venant d'un pays étranger avec lequel nous n'<strong>au</strong>rions eu <strong>au</strong>cune<br />

relation commerciale. <strong>Le</strong>s récoltes de nos colons devaient payer <strong>à</strong> leur entrée en<br />

France plus que celles des producteurs espagnols, par exemple ; elles étaient soumises,<br />

en un mot, non pas même <strong>au</strong> tarif conventionnel, mais <strong>au</strong>x rigueurs de notre<br />

tarif général. Il a fallu que l'impatience en Tunisie dégénérât en exaspération,<br />

que plusieurs ministres, depuis M. Goblet, M. Spuller, jusqu'<strong>à</strong> M. Ribot, vinssent<br />

déposer projets sur projets de loi <strong>à</strong> la Chambre pour avoir raison des résistances,<br />

protectionnistes ou <strong>au</strong>tres, de certains de ses membres : encore M. Ribot n'a-t-il<br />

emporté le succès, un succès complet, presque unanime, il f<strong>au</strong>t le dire, qu'en faisant<br />

appel moins <strong>à</strong> la raison qu'<strong>au</strong> patriotisme du Parlement (loi du 19 juillet<br />

1890 235 ). Cette difficulté a [353] certainement, depuis plusieurs années, paralysé<br />

234 Un pas de plus vient d'être fait dans cette voie, et la colonie a, depuis le mois d'octobre<br />

1890, reçu du ministre des affaires étrangères la promesse qu'elle serait dorénavant convoquée,<br />

<strong>à</strong> titre consultatif, deux fois l'an, par1e Résident général pour donner son avis sur les<br />

questions agricoles, industrielles et commerciales qui l'intéressent. La première conférence<br />

est fixée <strong>au</strong> 23 janvier ; la seconde, <strong>au</strong> mois de juillet. Des élections ont eu lieu pour arrêter<br />

la liste des Français qui prendront part <strong>à</strong> ces réunions, en dehors des chefs de service, présidents<br />

des municipalités, etc.<br />

235 Voici les principales dispositions de cette loi, dont la rédaction, celle de l'article 5 notamment,<br />

trahit les résistances qu'elle a rencontrées :<br />

Article 1. — Sont admis en franchise, <strong>à</strong> l'entrée en France, les produits d'origine et de provenance<br />

tunisiennes ci-après dénommés : les céréales en grains ; les huiles d'olive et de grignon<br />

et les grignons d'olives ; les anim<strong>au</strong>x d'espèce chevaline, asine, mulassière, bovine,<br />

ovine, caprine et porcine ; les volailles mortes ou vivantes ; le gibier mort ou vivant.<br />

Art. 2. — <strong>Le</strong>s vins de raisins frais d'origine et de provenance tunisiennes payeront, <strong>à</strong> leur<br />

entrée en France, un droit de soixante centimes (0 fr. 60) par hectolitre, en tant que leur titre<br />

alcoolique ne dépassera pas 11°,9 ; ceux dont le titre sera supérieur <strong>à</strong> 11°,9 payeront une<br />

taxe supplémentaire de soixante-dix centimes (0 fr. 70) par degré.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 356<br />

de la façon la plus inattendue le développement des richesses de la Régence ; elle<br />

a failli compromettre son avenir.<br />

D'<strong>au</strong>tres questions, bien que moins urgentes, ont fait l'objet des discussions de<br />

la chambre de commerce. Elle a demandé l'adoption du système métrique, et déj<strong>à</strong><br />

dans les pesages publics l'usage exclusif du kilogramme est obligatoire. Ne tour-<br />

mentons pas les indigènes en exigeant trop de changements <strong>à</strong> leurs habitudes en<br />

peu de temps : ils en viendront d'eux-mêmes <strong>à</strong> préférer le mètre, le gramme et le<br />

litre <strong>à</strong> leurs anciennes mesures. Quant <strong>à</strong> la piastre et <strong>à</strong> la caroube, elles ne pou-<br />

vaient également céder la place du jour <strong>au</strong> lendemain <strong>au</strong> franc et <strong>au</strong> centime. La<br />

substitution <strong>au</strong>ra été lente, car il a fallu la préparer peu <strong>à</strong> peu, donner <strong>à</strong> la piastre<br />

une valeur fixe afin de pouvoir en opérer le retrait <strong>au</strong> pair et empêcher l'agio. C'est<br />

tout récemment que le système décimal a été introduit dans la Régence. La Mon-<br />

naie de Paris sera chargée de frapper les pièces nouvelles qui porteront l'indication<br />

de leur valeur en français et en arabe.<br />

[354]<br />

Art. 3. — <strong>Le</strong>s <strong>au</strong>tres articles d'origine et de provenance tunisiennes non dénommés cidessus<br />

payeront <strong>à</strong> l'entrée en France les droits les plus favorables perçus sur les produits similaires<br />

étrangers.<br />

Art. 5. — <strong>Le</strong>s traitements de faveur ci-dessus accordés <strong>au</strong>x produits tunisiens <strong>à</strong> leur entrée<br />

en France sont subordonnés <strong>au</strong>x conditions suivantes :<br />

A. <strong>Le</strong>s produits devront venir directement et sans escale de Tunisie en France.<br />

B. Ils ne pourront être expédiés que des dix ports suivants de la Régence : Tunis, la Goulette,<br />

Bizerte, Sousse, Souïssa, Monastir, Mehdia, Sfax, Gabès et Djerba. Des décrets du gouvernement<br />

de la République pourront, s'il y avait lieu, modifier la liste de ces ports.<br />

C. <strong>Le</strong>s produits seront accompagnés d'un certificat d'origine délivré par le contrôleur civil<br />

de la circonscription et visé <strong>au</strong> départ par un receveur des douanes de nationalité française.<br />

L'exportation se fera <strong>à</strong> l'identique.<br />

D. Chaque année des décrets du Président de la République, rendus sur la proposition des<br />

ministres des affaires étrangères, des finances, du commerce et de l'agriculture, détermineront,<br />

d'après les statistiques officielles fournies par le résident général, les quantités <strong>au</strong>xquelles<br />

s'appliqueront les dispositions des articles l, 2 et 3 de la présente loi. <strong>Le</strong>s produits<br />

tunisiens dénommés <strong>au</strong>x articles 1,2 et 3 de la présente loi devront être importés par des navires<br />

français.


[355]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 357<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Troisième partie. <strong>Le</strong>s réformes<br />

Chapitre V<br />

<strong>Le</strong>s <strong>au</strong>tres réformes<br />

Au fur et <strong>à</strong> mesure que les Européens affluent dans la Régence, que le com-<br />

merce y devient plus actif et que la terre retrouve son ancienne valeur, les colons<br />

se sentent <strong>à</strong> l'étroit dans les villes du Nord ou du littoral et sur les territoires d'un<br />

accès facile ; les bonnes places sont prises. Ils pénètrent dans l'intérieur et ne crai-<br />

gnent pas de s'établir loin de la mer et du chemin de fer ; mais ils attendent des<br />

routes, ils les réclament. <strong>Le</strong> gouvernement du protectorat n'a pas eu longtemps <strong>à</strong><br />

se demander <strong>à</strong> quoi il emploierait ses excédents. Deux tiers des recettes, on l’a vu,<br />

sont affectés <strong>à</strong> des trav<strong>au</strong>x publics.<br />

<strong>Le</strong>s routes avaient cessé d'exister depuis que les Romains n'étaient plus l<strong>à</strong><br />

pour les entretenir ; sous l'influence de nos consuls, les derniers beys en firent<br />

tracer quelques-unes <strong>au</strong>tour de leur capitale, mais elles se transformèrent vite en<br />

fondrières, et l'habitude était, comme dans tout l'Orient, de passer <strong>à</strong> côté, dans les<br />

champs. A trois kilomètres de Tunis, dans quelque direction que ce fût, on ne<br />

trouvait plus que des pistes. Quant <strong>au</strong>x provinces, elles étaient complètement isolées<br />

les unes des <strong>au</strong>tres, et les producteurs éloignés de la mer n'avaient avec les<br />

marchés et les ports d'<strong>au</strong>tres moyens de communication que les caravanes de<br />

chame<strong>au</strong>x ou d'ânes, c'est-<strong>à</strong>-dire qu'ils ne pouvaient exporter ni faire venir <strong>au</strong>cune<br />

marchandise encombrante, le chame<strong>au</strong> [356] étant essentiellement g<strong>au</strong>che, de


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 358<br />

pe<strong>au</strong> sensible et routinier. Aujourd'hui Tunis est méconnaissable ; on a respecté<br />

heureusement la ville arabe ; on lui a laissé, et il f<strong>au</strong>t espérer qu'on lui laissera le<br />

plus longtemps possible son caractère si étrange et ce charme particulier qui atti-<br />

rent dans la Régence tant de voyageurs chaque année ; mais la ville européenne,<br />

dont l'origine date seulement de la construction du consulat de Léon Roches, se<br />

composait avant notre arrivée d'une avenue trop large pour sa longueur, bordée ç<strong>à</strong><br />

et l<strong>à</strong> de maisons lamentables et de terrains vagues, plantée d'arbres morts, bourbier<br />

en hiver, fournaise en été, ni entretenue, ni même éclairée. L'emplacement en<br />

avait été choisi cependant avec intelligence, hors de la ville arabe, entre les murs<br />

et le lac, en sorte que les deux villes étant exactement juxtaposées communiquent<br />

entre elles sans se confondre, sans se nuire ; la nouvelle gagne ses terrains sur le<br />

lac, elle n'a de ce côté pour limites que la mer qu'elle n'atteindra pas de si tôt, si<br />

rapides que soient ses progrès. En six ans, elle s'est métamorphosée. Elle est relativement<br />

propre, balayée, arrosée, éclairée ; elle a des abattoirs nouve<strong>au</strong>x, des<br />

marchés convenables ; ses rues sont pavées régulièrement ; des routes macadamisées<br />

mènent <strong>à</strong> la Goulette, <strong>à</strong> la Marsa, <strong>au</strong> Bardo, <strong>à</strong> Hammam-lenf. <strong>Le</strong>s excursions<br />

<strong>à</strong> Carthage sont moins pittoresques : adieu le vague chemin gazonné qu'on suivait<br />

en hiver, où trois chev<strong>au</strong>x <strong>au</strong> grand galop tiraient un land<strong>au</strong> disloqué, escaladant<br />

des monticules, franchissant des flaques de pluie larges comme des lacs, piétinant<br />

les jeunes champs d'orge, et n'arrivant <strong>au</strong> but, éclaboussés, boueux, fumants,<br />

qu’après cent cahots et tant d'incidents que le voyage, — une heure et trois quarts,<br />

— paraissait plus court qu'<strong>au</strong>jourd'hui.<br />

L'armée a be<strong>au</strong>coup aidé l'administration des trav<strong>au</strong>x publics. Dans la plupart<br />

des postes militaires, le soldat, ne combattant pas, s'ennuyait et tombait malade s'il<br />

n'avait pas be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> faire ; le spleen ou la souda, comme disent les Arabes, le<br />

prenait ; dans un ou deux camps même, quelques hommes se sont suicidés. —Il<br />

en a toujours été ainsi dans toutes les expéditions coloniales françaises ou étrangères<br />

; l'oisiveté est bien plus fatale <strong>à</strong> la troupe que l'action. — En Tunisie, les chefs<br />

ont voulu réagir. <strong>Le</strong>s uns, campés sur l'emplacement d'anciens postes romains, ont<br />

commencé des recherches, déblayé des temples, des bains, découvert des statues,<br />

des baptistères, des mosaïques, des inscriptions qu'ils envoyaient, par les soins de<br />

leur général, <strong>au</strong> Louvre, dans les premiers temps, quand le service des antiquités<br />

et des arts n'avait pas encore réglementé les fouilles, plus tard <strong>à</strong> Carthage, <strong>au</strong> musée<br />

du cardinal Lavigerie, et enfin <strong>à</strong> Tunis, ou plutôt <strong>au</strong> musée [357] récemment


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 359<br />

ouvert <strong>au</strong> Bardo 236 . D'<strong>au</strong>tres ont pris <strong>à</strong> cœur de transformer leur camp en une<br />

petite ville ; ils se fortifiaient, creusaient des puits, aménageaient des sources 237 ,<br />

plantaient des jardins, cuisaient des briques, faisaient bâtir des maisonnettes, des<br />

magasins, des cantines, établir un mess ; avec quelle ingéniosité ! et, comme la<br />

poste et les provisions n'arrivaient pas assez vite, perçaient des chemins. Dans le<br />

Sud, le travail ne fut pas très difficile, il a suffi d'élargir les pistes ; une voiture<br />

légère peut rouler de Gabès <strong>à</strong> Gafsa, et <strong>à</strong> la rigueur de Gafsa <strong>à</strong> Tebessa, par<br />

.conséquent traverser toute la Tunisie. Dans le Nord, les chemins coûtèrent plus<br />

de peine, plus d'argent <strong>au</strong>ssi, suivant que le pays était plus ou moins accidenté. En<br />

Kroumirie, le génie a fait passer en pleine forêt, dans la montagne une route très<br />

belle, trop belle, car elle exige des frais d'entretien qui sont en proportion de sa<br />

largeur.<br />

Dans tous les sens, des missions militaires topographiques ont parcouru la Ré-<br />

gence et dressé des cartes qui rendront grand service <strong>au</strong> [358] gouvernement, <strong>à</strong><br />

236 Plusieurs savants, encouragés pour la plupart et même dirigés par M. Ch. Tissot, sont venus,<br />

depuis 1881, entreprendre <strong>à</strong> leur tour, sur de nombreux points, l’exploration archéologique<br />

de la Régence. M. Ch. Tissot n'a pas cessé jusqu'<strong>à</strong> son dernier jour de s'intéresser passionnément<br />

<strong>à</strong> cette contrée si riche en monuments de toutes les époques et qu'il connaissait<br />

mieux que personne. L'admirable description qu'il en a laissée et que nous avons tant de<br />

fois citée n'a pu paraître qu'après sa mort, et c'est <strong>à</strong> M. Salomon Reinach qu'il f<strong>au</strong>t être reconnaissant<br />

d'en avoir assuré la publication. M. Reinach vint en Tunisie dès 1882, avec M.<br />

Babelon, continuer <strong>à</strong> Carthage, concurremment avec le Père Delatre, les fouilles de Beulé.<br />

Mentionnons également les noms de MM. Gagnat, Poinsot, <strong>Le</strong>taille, Schmidt, de la Blanchère<br />

; on a pu se rendre compte des résultats de leurs recherches <strong>à</strong> l'Exposition tunisienne<br />

en 1889. M. de la Blanchère a été nommé en 1884 directeur des antiquités et des arts. Nous<br />

reviendrons sur les fouilles entreprises sous son administration.<br />

237 L'aménagement des e<strong>au</strong>x est une des questions dont les Romains se préoccupèrent le plus<br />

quand ils couvrirent de leurs monuments le sol de la province d'Afrique. On a pu se faire<br />

une idée, <strong>à</strong> l'Exposition de 1889, des nombreux trav<strong>au</strong>x qu'entreprirent leurs architectes, et<br />

<strong>à</strong> leur tête l'empereur Adrien, pour le captage et la canalisation des e<strong>au</strong>x ; il nous suffit de<br />

les relever. L'administration des trav<strong>au</strong>x publics du protectorat a commencé par assurer<br />

l'alimentation des principales villes : elle a rest<strong>au</strong>ré les citernes monumentales de Carthage,<br />

construit des réservoirs, utilisé des aqueducs. Des barrages jusque dans le Sud existent encore,<br />

dont il est facile de tirer le même parti que les Romains pour régulariser la production<br />

du sol tunisien. Souvent les Arabes les ont percés <strong>au</strong> pied, comme <strong>à</strong> Kasrin, ou les ont renversés<br />

; en tout cas, les pierres sont encore l<strong>à</strong>. Peu <strong>à</strong> peu se reformeront ainsi des cours d'e<strong>au</strong><br />

qui se sont desséchés et ne reparaissent qu'<strong>à</strong> la saison des pluies pour achever de dévaster<br />

les plaines qu'ils fertilisaient <strong>au</strong>trefois. Des sources perdues grâce <strong>à</strong> l'incurie des Arabes ont<br />

été retrouvées, captées, telles, par exemple, que celle de Bulla Regia, qui alimente Souk-el-<br />

Arab.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 360<br />

l'armée et <strong>au</strong>x voyageurs jusqu'<strong>au</strong> jour où la Tunisie <strong>au</strong>ra sa carte scientifique, sa<br />

carte de l'état-major 238 .<br />

La marine n'est pas restée non plus inactive : ses ingénieurs ont commencé et<br />

achevé la carte des côtes, déterminé les profondeurs de ces bancs où tant de bâti-<br />

ments venaient s'échouer ; elle a choisi les points où l'administration devait peu <strong>à</strong><br />

peu construire des phares, placer des sign<strong>au</strong>x 239 .<br />

L'établissement d'un câble télégraphique nouve<strong>au</strong>, direct, entre la France et la<br />

Régence, est <strong>à</strong> l'étude, les relations des deux pays s'étant naturellement be<strong>au</strong>coup<br />

développées. La Compagnie transatlantique assure <strong>au</strong>jourd'hui trois fois par semaine<br />

le service de la poste. Notons en passant que l'office postal a été réorganisé,<br />

rendu <strong>au</strong>tonome ; <strong>au</strong>tre réforme qualifiée d'antipatriotique par les partisans de<br />

l'assimilation. Comment ! disent-ils, avant le protectorat il existait en Tunisie une<br />

poste française, <strong>à</strong> présent elle est tunisienne ; il y a des timbres beylic<strong>au</strong>x, etc.,<br />

etc., etc. Oui, il en est ainsi, et depuis qu'elle est livrée <strong>à</strong> elle-même, l'administration<br />

des postes du protectorat s'est développée du simple <strong>au</strong> double et davantage :<br />

elle ne s'occupe que de son propre service, elle a son budget ; rattachée <strong>à</strong> la direction<br />

générale de la métropole, elle devait attendre son tour pour obtenir péniblement<br />

quelques réformes nécessitées par l'état spécial du pays 240 . Combien de<br />

238 En attendant, voir l'édition provisoire, mais déj<strong>à</strong> précieuse, de la carte dressée <strong>au</strong> ministère<br />

de la guerre <strong>au</strong> 1/200.000, et dont toutes les feuilles ont été tirées (photozincographie) sous<br />

la direction du général Périer et du colonel Peigné. D'<strong>au</strong>tre part, des opérations géodésiques<br />

sont entreprises en vue de déterminer avec précision un grand nombre de points qui serviront<br />

de base <strong>à</strong> la triangulation de tout le pays et seront reliés <strong>au</strong>x stations astronomiques<br />

d’Algérie et d'Italie.<br />

239 L’administration des trav<strong>au</strong>x publics a établi dans ces derniers temps des phares importants,<br />

tels que ceux du cap Serrat, de l'île Kuriat, etc. (V. la brochure du directeur M. Mich<strong>au</strong>d,<br />

Compte rendu de la marche des services, de 1883 <strong>à</strong> 1889, et le rapport de M. Ribot.)<br />

240 Dès qu'il a été émancipé, l'office postal tunisien a pu rechercher des procédés appropriés<br />

<strong>au</strong>x circonstances qu'il doit subir. Il a gardé <strong>à</strong> sa tête un groupe de cent agents français détachés<br />

des cadres métropolitains ; mais il y a adjoint un personnel dont la composition suffit,<br />

<strong>à</strong> elle seule, pour révéler les moyens origin<strong>au</strong>x qu'il est forcé d'employer. Sur les 26 bure<strong>au</strong>x<br />

qu'il a ouverts, 48 sont confiés <strong>à</strong> des instituteurs, 2 <strong>à</strong> des Pères blancs, 4 <strong>à</strong> un agent<br />

militaire, 2 <strong>à</strong> des chefs de gare et 4 <strong>à</strong> un receveur des douanes. Parmi ses 84 distributeurs, il<br />

y a 8 colons, 3 militaires, 9 chefs de gare, 1 receveur des douanes, 1 gardien chef de prison<br />

et 64 indigènes. C'est grâce <strong>à</strong> l'ingéniosité de ces combinaisons qu'avec des crédits restreints,<br />

il est parvenu <strong>à</strong> faire entrer dans son rése<strong>au</strong> de distribution tous les points habités un<br />

peu importants de la Tunisie.<br />

Si nos commerçants et nos colons peuvent <strong>au</strong>jourd'hui se rendre dans n'importe quelle<br />

portion de la Régence avec la certitude d'y rester toujours en communication avec le reste<br />

du monde, par la poste et le télégraphe, ce résultat, dont il est difficile d'exagérer l'importance,<br />

est dû entièrement <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tonomie du service postal tunisien. <strong>Le</strong>s progrès qu'elle a


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 361<br />

[359] fois pourtant le gouvernement a-t-il été attaqué dans les journ<strong>au</strong>x, interpellé<br />

<strong>à</strong> la Chambre sur cette trans<strong>format</strong>ion si sage et si heureuse ! Et encore <strong>au</strong>jour-<br />

d'hui il y a des gens qui sont très humiliés de voir la France ne pas se donner davantage<br />

les apparences d'une <strong>au</strong>torité qu'elle exerce complètement en fait. Peu <strong>à</strong><br />

peu seulement on comprendra. On s'est étonné surtout de voir la poste italienne<br />

continuer <strong>à</strong> fonctionner comme par le passé, concurremment avec celle du Protectorat<br />

: qu'importe ! elle fait de m<strong>au</strong>vaises affaires, n'inspire qu'une confiance limitée<br />

; qu'on la laisse donc mourir de sa belle mort ; elle ne v<strong>au</strong>t ni une négociation,<br />

ni un souci.<br />

<strong>Le</strong> chemin de fer qui relie Oran, Alger, Constantine et Bône <strong>à</strong> Tunis doit<br />

s'étendre loin dans le sud, jusqu'<strong>à</strong> Gabès, et faire cesser l'isolement de la région<br />

des oasis. Cette nouvelle ligne, dont l'intérêt est surtout stratégique, coûtera peu<br />

relativement <strong>à</strong> celles qu'on a construites jusqu'ici en Algérie et en Tunisie ; elle<br />

sera <strong>à</strong> voix étroite ; on paraît décidé <strong>à</strong> abandonner, pour toutes les lignes de pénétration<br />

vers le désert, la largeur des voies de France que le respect de la symétrie<br />

nous avait fait adopter pour les grandes lignes parallèles <strong>à</strong> la mer. Elle passera par<br />

Zaghouan ou l'Enfida, pour relier Tunis <strong>à</strong> Kairouan et <strong>à</strong> Sousse ; de Gabès elle<br />

suivra <strong>au</strong> nord du désert ou des chotts une direction de l'est vers l'ouest, traversera<br />

l'oasis de Gafsa pour remonter <strong>à</strong> Tebessa et aller s'amorcer <strong>au</strong> rése<strong>au</strong> du Tell <strong>à</strong><br />

Soukarras. <strong>Le</strong> chemin de fer de Soukarras <strong>à</strong> Tebessa est terminé. Du côté du nord,<br />

la grande artère sera, bien entendu, prolongée jusqu'<strong>à</strong> Bizerte. Tout un programme<br />

d'ensemble a été publié <strong>à</strong> l'occasion de l'Exposition ; il entre en ce moment même<br />

dans la période d'exécution 241 .<br />

permis de réaliser ont porté, en deux ans, le nombre des bure<strong>au</strong>x de poste de 27 <strong>à</strong> 52, le<br />

nombre des distributions des postes de 9 <strong>à</strong> 89, et le nombre des bure<strong>au</strong>x télégraphiques de<br />

26 <strong>à</strong> 55. <strong>Le</strong> nombre des correspondances s'est accru en proportion des facilités ; il a passé<br />

de 3,800,000 <strong>à</strong> 6,500,000. » V. le rapport de M. Ribot.<br />

241 C'est l’occasion ou jamais d'adresser discrètement, en note, un vœu <strong>à</strong> l'administration du<br />

protectorat. On ne s<strong>au</strong>rait lui demander de nous rendre l'Afrique habitable et de lui conserver<br />

en même temps sa couleur locale, son désordre, son incurie ; mais nos ingénieurs, en arrivant<br />

<strong>à</strong> Tunis, ne pourraient-ils oublier un peu de ce qu'ils ont appris <strong>à</strong> l'Ecole polytechnique,<br />

un peu seulement, juste assez pour pouvoir admettre que la forme et la distribution des<br />

maisons, des gares, des wagons ne sont pas nécessairement les mêmes sur toute l'étendue du<br />

globe ? Nous voulons bien que nos gares de chemins de fer, sur tous les points de la France,<br />

même sur les moins peuplés, ne puissent être invariablement construites que sur un seul<br />

modèle, devenu classique, et choisi de façon que personne, en dehors de l'Etat, ne soit tenté<br />

de l'imiter : il y a l<strong>à</strong> une simplification incontestable ; de même pour les wagons, les maisons<br />

de gardes, de cantonniers ; mais en Afrique, qui nous oblige <strong>à</strong> observer la grande loi<br />

française et contre nature de l'uniformité ? Personne. <strong>Le</strong>s ingénieurs, et les architectes avec


[360]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 362<br />

<strong>Le</strong>s routes et les chemins de fer doivent aboutir <strong>à</strong> des ports, et la Tunisie n'en<br />

avait pas un. Du mois de septembre <strong>à</strong> la fin de mars, les paquebots étaient exposés<br />

<strong>au</strong>x hasards d'une navigation aventureuse. <strong>Le</strong>s capitaines veillaient chaque nuit,<br />

de peur d'être victimes de ces côtes mouvantes, sombres, mal connues, sans refu-<br />

ges, <strong>à</strong> peu près naturelles. Encore <strong>au</strong>jourd'hui, les communications entre Tunis et<br />

Marseille sont irrégulières, quoique rapides (trente heures de traversée). <strong>Le</strong> bate<strong>au</strong><br />

qui emporte la poste pour France, arrive du Sud, — de Sfax, de Sousse, — où trop<br />

souvent il n'a pu faire escale ; <strong>à</strong> la Goulette, si la rade est rudement balayée par le<br />

vent, il attend douze heures, vingt-quatre heures avant d'envoyer un canot <strong>à</strong> terre ;<br />

encore l'a-t-on vu repartir et emmener les passagers qui comptaient descendre <strong>à</strong><br />

Tunis, laissant sur le quai ceux qui avaient pris leurs billets pour [361] Marseille.<br />

A Gabès, j'ai vu le courrier jeter l'ancre un après-midi, le capitaine permettant <strong>au</strong>x<br />

passagers d'aller admirer l'oasis, et recevant pendant ce temps <strong>à</strong> son bord des visiteurs,<br />

officiers, colons, mercanti ; une bourrasque s'élevant tout <strong>à</strong> coup menaça de<br />

l'envoyer <strong>à</strong> la côte ; il dut s'éloigner <strong>au</strong> plus vite, enlevant ses hôtes, abandonnant<br />

eux, apportent de Paris la tradition, et ils continuent de père en fils <strong>à</strong> s'y conformer ; ils traitent<br />

Tunis comme Clamart ou telle <strong>au</strong>tre de nos stations du Nord ou du Midi ; si l'un d'eux<br />

voulait innover, s'inspirer des besoins loc<strong>au</strong>x, du climat, des mœurs, ses camarades se moqueraient<br />

de lui, l'accuseraient de « faire du pittoresque, de la littérature ». Aussi nos colons<br />

étouffent sur la Marine dans de belles maisons a quatre étages comme celles de nos boulevards,<br />

ouvertes le plus possible <strong>à</strong> la lumière aveuglante et <strong>à</strong> la chaleur torride du soleil, <strong>à</strong> la<br />

poussière. Est-ce pourtant sans motif que l'on avait construit jusqu'ici la maison hollandaise,<br />

par exemple, toute en fenêtres ; la maison m<strong>au</strong>resque, toute en murs épais ; adopté les toits<br />

en pointe dans les pays humides, les terrasses dans les pays secs, etc., etc. ? On dirait que<br />

les lois de l'architecture ne sont que des conventions. Notre ligne de Bône-Guelma-Tunis a<br />

des wagons qui pourraient <strong>au</strong>ssi bien circuler en Belgique ou en Ecosse ; de même les <strong>au</strong>tres<br />

compagnies algériennes jusqu'<strong>à</strong> Oran. <strong>Le</strong>s voyageurs, en été, sont littéralement dans<br />

une fournaise ; combien de fois les Arabes eux-mêmes, enfermés dans ces boîtes <strong>au</strong> couvercle<br />

de métal, sont-ils frappés d'insolation ? J'ai vu sur d'<strong>au</strong>tres points du monde des chemins<br />

de fer construits par des Français : les ingénieurs changent, le modèle des gares et des<br />

wagons jamais. Il m'est arrivé de traverser <strong>à</strong> cheval l'Albanie de l'ouest <strong>à</strong> l'est, de Scutari <strong>à</strong><br />

Prizrend et <strong>à</strong> la vallée du Vardar, et c'est bien le pays le moins civilisé, le plus différent de<br />

l'Europe que je connaisse. On juge de ma surprise quand j'arrivai <strong>au</strong>x villes turques d'Uskup,<br />

de Kupruli : j'y trouvai la gare de Clamart ! Depuis lors elle me suit dans tous mes<br />

voyages. N'ai-je pas le droit de demander qu'on change de type ? La compagnie anglaise<br />

qui a construit le petit chemin de fer de Tunis <strong>à</strong> la Goulette s'est bien gardée de vouloir que<br />

sa ligne ressemble <strong>à</strong> la London Chatham Dover Company ou telle <strong>au</strong>tre du continent ; elle<br />

nous a fourni de charmants modèles que nous n'<strong>au</strong>rions qu'<strong>à</strong> copier s'ils ne différaient pas<br />

tant des nôtres : les gares sont coquettes, basses, <strong>au</strong>ssi peu coûteuses que possible ; les wagons<br />

ont deux galeries extérieures où l'on est <strong>à</strong> l'ombre et <strong>au</strong> frais ; chacun s'en félicite, s'y<br />

prélasse, y respire ; on les voit passer <strong>à</strong> toute heure du jour ; nul ne songe <strong>à</strong> les imiter. Quelle<br />

énergie M. Cambon a dû dépenser pour que sur tant d'<strong>au</strong>tres points on ait accepté ses innovations<br />

!


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 363<br />

ses passagers. Sfax offre une rade <strong>à</strong> peu près sûre ; on n'y débarque pas comme <strong>à</strong><br />

Gabès <strong>à</strong> dos d'homme, mais nous savons qu'elle n'a pas de profondeur.<br />

Quant <strong>à</strong> Tunis, nous venons de voir que la ville européenne est séparée de la<br />

mer par un lac ou un marécage de trente-six kilomètres environ de circonférence,<br />

puis par un isthme appelé Ténia, sur lequel est bâtie la Goulette : d'un côté de l'isthme,<br />

le lac ; de l'<strong>au</strong>tre, la mer ; la mer et le sable, des bancs inég<strong>au</strong>x, variables,<br />

dont les bâtiments n'approchent pas. Nos bate<strong>au</strong>x de guerre ne mouillent jamais<br />

qu'<strong>à</strong> trois milles en avant de la Goulette, soit <strong>à</strong> une grande heure de Tunis. Il est<br />

donc naturel que la capitale de la Régence tienne <strong>à</strong> avoir un port, <strong>à</strong> devenir le<br />

point de départ et d'arrivée de toutes les richesses qu'elle promet et qu'on lui promet.<br />

Malheureusement, sur cette question encore, nous n'avions pas les mains<br />

libres : la construction du port était déj<strong>à</strong> concédée ! Cette concession n'était guère<br />

conciliable avec les principes de notre nouvelle administration, mais elle n'en<br />

existait pas moins. En outre, le choix de Tunis était loin d'être approuvé par tous<br />

comme port principal de la Régence ; on disait qu'il eût mieux valu choisir Bizerte,<br />

située en face même de Marseille et de Toulon, et sur le passage des bâtiments<br />

qui vont de l'Océan <strong>à</strong> l'isthme de Suez ; l<strong>à</strong>, il eût suffi de bâtir deux jetées et de<br />

creuser un très court chenal pour ouvrir <strong>au</strong>x vaisse<strong>au</strong>x du plus fort tonnage, <strong>à</strong> toute<br />

une flotte, l'abri d'un admirable lac, profond et calme, l'unique port naturel de<br />

l'Afrique du Nord. Ce port eût été relié <strong>à</strong> Tunis par un chemin de fer, comme est<br />

le Havre <strong>à</strong> Paris. On ajoutait que le jour où l'on remuerait la fange qui s'est accumulée<br />

depuis des siècles dans le lac de Tunis, on y trouverait peut-être des monuments<br />

historiques et artistiques intéressants, mais qu'on empoisonnerait l'air de<br />

la ville et des alentours, qu'on rendrait Tunis accessible, mais inhabitable ; que<br />

ceux-l<strong>à</strong> mêmes, enfin, qui réclament soit comme riverains ou futurs expropriés,<br />

soit comme commerçants, le choix de Tunis, seront peut-être les premiers <strong>à</strong> le<br />

regretter. Ces arguments ont leur valeur, ils n'ont pas prévalu. Après de laborieuses<br />

négociations, le gouvernement tunisien a repris sa liberté, transformé l'ancienne<br />

concession en un contrat d'entreprise : il sera maître de percevoir lui-même ses<br />

droits de port. Aujourd'hui, d'accord avec notre conseil supérieur des ponts et<br />

[362] ch<strong>au</strong>ssées dont il a obtenu l'approbation, il a commencé et pousse activement<br />

les trav<strong>au</strong>x. Un long chenal de huit kilomètres creusé en mer et protégé par<br />

une jetée importante traversera l'isthme, puis le lac, et amènera les plus forts bâtiments,<br />

quand ils ne seront pas trop pressés et que le temps ne leur permettra pas


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 364<br />

de rester comme par le passé mouillés <strong>à</strong> la Goulette, dans de vastes bassins, <strong>à</strong> l'ex-<br />

trémité de la Marine, le grand boulevard du quartier nouve<strong>au</strong>, européen. La Tuni-<br />

sie payera le concessionnaire, non <strong>à</strong> l'aide d'un emprunt, mais sur ses ressources<br />

ordinaires, et, dans le cas où sa situation financière deviendrait moins bonne, un<br />

fonds spécial, dont nous avons parlé, est constitué, grâce <strong>au</strong>quel on sera sûr de ne<br />

pas interrompre les trav<strong>au</strong>x. La Société de construction des Batignolles a été choisie<br />

pour exécuter cet ouvrage si considérable en cinq années. Cette société a déj<strong>à</strong><br />

mené <strong>à</strong> bien de très importantes constructions ; elle travaille vite, peut-être trop<br />

vite, — il est bon de le signaler. <strong>Le</strong>s voies ferrées qu'elle <strong>livre</strong> <strong>à</strong> l'exploitation avec<br />

une exactitude rare, avant même le terme fixé, ne sont pas toujours bien solides.<br />

Elle a construit, entre <strong>au</strong>tres, la ligne de Duvivier <strong>à</strong> Ghardimaou ; des glissements,<br />

des affaissements se produisent chaque jour et plus qu'ailleurs, quoi qu'on en dise.<br />

La terre n'a pas eu le temps de se tasser. Je ne parle pas de ces remarquables trav<strong>au</strong>x<br />

d'art, de tous ces be<strong>au</strong>x ponts dont les tabliers ont été emportés par la Medjerdah.<br />

<strong>Le</strong> régime hydrographique de la Tunisie n'est pas encore connu ; on ne<br />

peut évaluer que d'après des renseignements arabes la h<strong>au</strong>teur maximum qu'atteignent<br />

les rivières et les torrents après les pluies ; on est donc obligé de bâtir les<br />

ponts d'après des présomptions. Je ne crois pas faire tort <strong>à</strong> la Société des Batignolles,<br />

qui rend de très grands services, en ajoutant <strong>à</strong> mes louanges l'amertume légère<br />

d'un conseil : en prévision de l'inconnu, qu'elle construise plus solidement. Quant<br />

<strong>au</strong> port de Bizerte concédé plus tard, en 1889, mais dans des conditions plus modestes,<br />

<strong>à</strong> une société également française, MM. Hersent, Couvreux et Cie , les trav<strong>au</strong>x<br />

commencés lentement sont cependant <strong>au</strong>jourd'hui en bonne voie ; l'entreprise<br />

coûtera dans son ensemble <strong>au</strong> gouvernement tunisien la somme relativement<br />

minime de 6 millions et fera la fortune de tout le nord de la Régence.<br />

<strong>Le</strong> port de Tunis, avec les chemins de fer, absorbera la plus grosse partie des<br />

économies du protectorat, 13 millions de francs ; par conséquent, Sousse, qui s'est<br />

admirablement développée depuis notre occupation, Sfax, Gabès, attendront encore<br />

pour être favorisées <strong>à</strong> leur tour ; cependant on leur donne des appontements ; le<br />

génie a contribué dans une large mesure <strong>à</strong> ces trav<strong>au</strong>x que réclamait l'armée pour<br />

[363] l'embarquement, le débarquement des hommes, des chev<strong>au</strong>x, des subsistances<br />

; on drague tant bien que mal ; on répare, on entretient et surtout on fait la<br />

police. Plus les ports sont défectueux, plus il est difficile d'obtenir des barques<br />

maltaises, grecques, siciliennes ou <strong>au</strong>tres, de l'obéissance ; le désordre régnait en


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 365<br />

maître <strong>au</strong> détriment du fisc, des commerçants, des voyageurs et des habitants ;<br />

l'administration du protectorat y a mis fin par une réglementation que tous observent<br />

depuis que les Capitulations sont supprimées.<br />

Nous n'avons rien dit de la fameuse mer intérieure, qui devait transformer une<br />

partie du désert et des oasis en lac salé, bouleverser la production du sud de l'Algérie<br />

et de la Tunisie, en substituant des poissons plus ou moins chimériques <strong>au</strong>x<br />

dattes : nous pourrons nous abstenir de parler de cette étrange conception ; le projet<br />

primitif a été heureusement abandonné ; il ne s'agit plus <strong>au</strong>jourd'hui d'<strong>au</strong>gmenter<br />

la surface de la mer, mais de creuser des puits et d'en tirer le plus d'e<strong>au</strong> douce<br />

possible pour arroser les palmiers, créer des oasis et s<strong>au</strong>ver celles qu'envahissaient<br />

les sables. M. de <strong>Le</strong>sseps est <strong>à</strong> la tête de cette entreprise de forages artésiens, qui,<br />

grâce <strong>à</strong> son influence, sans doute, n'a plus <strong>au</strong>cun caractère maritime : elle réussit<br />

déj<strong>à</strong>, m'assure-t-on ; elle peut donner les résultats les plus heureux pour l'avenir de<br />

la Tunisie. Elle <strong>au</strong>ra <strong>au</strong> moins cet avantage certain d'attirer l'attention sur la situation<br />

du Djerid. <strong>Le</strong>s oasis de cette admirable région produisent les dattes les plus<br />

savoureuses que l'on connaisse : <strong>au</strong>ssi les beys les avaient-ils écrasées d'impôts.<br />

<strong>Le</strong>s Arabes, pour payer le fisc, se sont endettés, ont emprunté comme d'habitude<br />

<strong>au</strong>x Juifs sur hypothèques, puis, ne pouvant se libérer, leur ont abandonné leurs<br />

terres. Ceux-ci, ne les cultivant pas, n'entretiennent pas les digues, et le désert<br />

gagne ainsi chaque jour sur l'oasis ; il détruit insensiblement, comme ferait une<br />

lente inondation, le fruit d'un travail et d'une surveillance séculaires. L'administration<br />

lutte, il est vrai, mais avec de si p<strong>au</strong>vres crédits. <strong>Le</strong> péril pourtant est grave :<br />

on comptait <strong>à</strong> Tozeur jusqu'<strong>à</strong> cinq cents sources, il n'en subsiste que cent vingt. <strong>Le</strong><br />

reste est ensablé. Des cultures, comme celle du mûrier par exemple, ont été abandonnées.<br />

Pour achever l'énumération des trav<strong>au</strong>x publics, <strong>au</strong> nord de Gabès, <strong>à</strong> Skira, un<br />

petit port presque naturel a été ouvert <strong>au</strong>x frais de la Compagnie alfatière dont<br />

nous faisions mention un peu plus h<strong>au</strong>t et qui a d'ailleurs été, depuis lors, déchue<br />

de ses droits (1887). Dans le nord, les deux compagnies concessionnaires des mines<br />

de fer, voisines de Tabarca, ont été astreintes, par leur cahier des charges, <strong>à</strong><br />

établir <strong>à</strong> leurs frais chacune un port qu'elles relieront <strong>à</strong> leurs mines par deux chemins<br />

de fer. <strong>Le</strong>s riches carrières de Chemtou sont, depuis plusieurs [364] années<br />

déj<strong>à</strong>, en communication directe avec Tunis, grâce <strong>à</strong> un tronçon de voie ferrée qui<br />

permet <strong>au</strong>x wagons d'aller chercher jusqu'<strong>au</strong> flanc du rocher les blocs de marbre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 366<br />

qu'ils transportent ensuite <strong>au</strong> bord du quai où les attendent les balancelles et les<br />

chalands.<br />

L'administration des forêts, elle <strong>au</strong>ssi, perce des routes qui servent <strong>au</strong> public.<br />

Toutes ces voies, absolument sûres et toujours praticables, s<strong>au</strong>f quand les pluies<br />

amènent des inondations, ces chemins de fer qui relient déj<strong>à</strong> la Tunisie <strong>à</strong> l'Algérie,<br />

presque jusqu'<strong>au</strong> Maroc, et descendront bientôt jusqu'<strong>au</strong> désert, ces ports <strong>au</strong>xquels<br />

les unes et les <strong>au</strong>tres aboutiront, le télégraphe dont les fils s'étendent dans toute la<br />

Régence et que des appareils optiques établis sur les princip<strong>au</strong>x sommets rempla-<br />

cent <strong>au</strong> besoin, tous ces trav<strong>au</strong>x enfin que la Tunisie a pu mener <strong>à</strong> bien ou entre-<br />

prendre, <strong>à</strong> peu d'exceptions près, sur ses propres ressources et qui nous permettent<br />

<strong>à</strong> présent de la pénétrer en tous sens, ont encore un <strong>au</strong>tre avantage : nous pouvons<br />

dorénavant transporter très rapidement nos troupes d'un point <strong>à</strong> un <strong>au</strong>tre, par<br />

conséquent en réduire sans danger le nombre, diminuer la seule charge sérieuse<br />

que comportât notre nouvelle conquête. Notre corps d'occupation en Tunisie a<br />

compté un moment près de 50,000 hommes. En peu d'années, cette armée est de-<br />

venue une division, cette division une brigade ; nous n'avons guère que 13,000<br />

hommes actuellement dans toute la Régence 242 . En réalité, le transport seul de<br />

ces troupes est un excédent de dépenses pour l'Etat français : le gouvernement du<br />

protectorat fournit gratuitement les casernes où les quartiers quand les hommes ne<br />

sont pas campés ; ils n'<strong>au</strong>raient pas quitté la France, qu'il eût fallu tout <strong>au</strong>ssi bien<br />

les équiper et les nourrir ; peu importe <strong>au</strong> budget s'ils mangent leur soupe et usent<br />

leur tenue <strong>au</strong> sud ou <strong>au</strong> nord ; il y a même des chances pour que la dépense soit<br />

moins forte <strong>au</strong> sud. A un <strong>au</strong>tre point de vue, nous ne devrions pas trop nous réjouir<br />

de voir notre armée de moins en moins nombreuse en Afrique : si l'on compare<br />

deux soldats qui ont passé un temps égal sous les drape<strong>au</strong>x, mais dont l'un a<br />

mené en France la vie de garnison, tandis que l'<strong>au</strong>tre a servi en Algérie ou en Tunisie,<br />

a fait colonne, c'est-<strong>à</strong>-dire exercé tous les métiers, développé son savoirfaire,<br />

tour <strong>à</strong> tour tirailleur, cavalier, maçon, menuisier, jardinier, blanchisseur,<br />

cuisinier, etc., l'avantage n'est pas discutable, il est tout acquis <strong>au</strong> dernier, <strong>à</strong> l'Algérien,<br />

qui revient chez lui débrouillard, hardi, plein de ressources et certainement<br />

supérieur de be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> ce qu'il était quand il est parti. Si l'on en juge par les<br />

hommes qui reviennent de nos expéditions [365] lointaines, on peut prévoir que<br />

nous <strong>au</strong>rons, le jour où elle sera formée, une incomparable armée coloniale, car si<br />

242 420 officiers, 12,600 hommes <strong>au</strong> mois de mai 1890. —3,600 chev<strong>au</strong>x.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 367<br />

le sentiment public se défie des guerres aventureuses, le caractère français n'en<br />

demeurera pas moins toujours le même : nous aimons le travail et l'heureux repos<br />

comme le reste des hommes, mais rien ne v<strong>au</strong>t pour nous l'inattendu, les risques,<br />

le danger, le dévouement, la gloire : la tranquillité nous sourit, mais la gloire nous<br />

grise, on peut le prédire <strong>à</strong> coup sûr, il n'y <strong>au</strong>ra certes pas place pour tous ceux qui<br />

voudront en être dans notre future armée coloniale. Un grand nombre des volontaires<br />

de la Hollande, dans son interminable guerre d'Atchin, sont des Français :<br />

un jour, dans un tramway de <strong>Le</strong>yde <strong>à</strong> Haarlem, le conducteur, jeune Hollandais <strong>à</strong><br />

la figure très militaire, se mit <strong>à</strong> c<strong>au</strong>ser avec moi. A ma grande surprise, il parlait,<br />

non pas exactement le français, mais l'argot, le parisien des boulevards extérieurs<br />

; en moins de cinq minutes, j'entendis tomber de ses lèvres des mots comme<br />

ceux-ci : « Vrai ! mince ! malheur ! de quoi ! oh l<strong>à</strong> l<strong>à</strong> ! va donc ! » et bien d'<strong>au</strong>tres.<br />

— Où avez-vous appris le français ? lui demandai-je. — A Java, me répondit-il<br />

; la plupart de mes camarades du régiment le parlaient ainsi.<br />

En Tunisie, avons-nous dit, les éléments de cette armée sont presque prêts ; <strong>à</strong><br />

mesure qu'on réduisait l'effectif de nos troupes, on organisait des corps indigènes.<br />

<strong>Le</strong>s réformes du protectorat furent encore sur ce point des plus heureuses et des<br />

plus sages. L'administration a su tirer parti d'une organisation qu'il pouvait être si<br />

facile de jeter de côté, et dont les souvenirs ou les débris ne semblaient pouvoir<br />

que prêter <strong>à</strong> rire. On se rappelle l'armée qu'Achmed avait essayé de constituer <strong>à</strong><br />

l'instar de la nôtre, et que le capitaine Campenon, le lieutenant-colonel Taverne, et<br />

après lui de nouve<strong>au</strong> le lieutenant colonel Campenon (1862), arrivèrent <strong>à</strong> maintenir<br />

sur pied tant bien que mal. Mohammed-Saddok la trouva fort réduite par le<br />

licenciement qu'avait ordonné son prédécesseur : il résolut de la rétablir en même<br />

temps qu'il dotait la Régence d'un Parlement, d'affirmer ses forces souveraines <strong>à</strong><br />

côté de ses ambitions. Il élabora en conséquence une loi militaire, la loi du 7 février<br />

1860, dont les principales dispositions reproduisirent celles qu'avait adoptées<br />

Achmed d'après notre loi de 1832. L'argent lui manqua, l'armée ne tarda pas <strong>à</strong><br />

devenir ce que nous savons, mais la loi ne cessa pas d'être en vigueur. Nous la<br />

retrouvâmes encore applicable en 1881, et, <strong>au</strong> lieu de la laisser de côté, le général<br />

Forgemol entreprit de s'en servir le plus possible pour assurer l'organisation militaire<br />

indigène, si précieuse pour le protectorat. Ainsi, les Tunisiens ne purent pas<br />

prétendre que nous venions leur [366] imposer des charges nouvelles. Il a suffi de<br />

recourir <strong>à</strong> leur propre loi, pour les soumettre <strong>au</strong>x obligations de la conscription : et


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 368<br />

nous avons ainsi les éléments d'une force locale qui peut être utilisée par notre<br />

armée, sans parler des facilités qu'elle offre pour former un corps de police et la<br />

garde beylicale dont le souverain doit être entouré pour n'avoir pas l'air d'un prisonnier<br />

entre nos soldats. (Loi du 7 février 1860, modifiée par le décret du 28 juin<br />

1886.) Dès le mois de juin 1883, un recensement général fut prescrit ; des commissions<br />

tunisiennes, assistées d'un officier français, parcoururent les provinces et<br />

procédèrent <strong>au</strong>x premiers recrutements, non sans difficultés. Aujourd'hui, tout<br />

sujet tunisien tire <strong>au</strong> sort, non, comme en France, une fois et <strong>à</strong> un âge déterminé,<br />

mais de dix-huit <strong>à</strong> vingt-six ans, c'est-<strong>à</strong>-dire depuis sa première jeunesse jusqu'<strong>à</strong><br />

l'âge mûr, une fois chaque année, et sert pendant deux ans, <strong>à</strong> moins que huit fois<br />

de suite il n'ait la chance d'amener un bon numéro ; après le huitième tirage, il est<br />

libéré. <strong>Le</strong> remplacement est <strong>au</strong>torisé. <strong>Le</strong>s cas d'exemption, qui étaient illimités,<br />

sont encore nombreux, mais strictement définis ; les prêtres et les juges, les professeurs<br />

de la grande mosquée, les fonctionnaires, les protégés des puissances<br />

étrangères et quelques <strong>au</strong>tres personnages restent seuls privilégiés et sont même<br />

dispensés du tirage, avec les Israélites et les nègres, les premiers parce qu'ils sont<br />

l<strong>à</strong>-bas, paraît-il, de m<strong>au</strong>vais soldats, les seconds comme anciens esclaves. Cette<br />

loi paraît perfectible ; il est vrai qu'elle ne s'applique pas <strong>au</strong>x nomades qu'on craint<br />

de mettre en fuite, mais seulement <strong>au</strong>x sédentaires, ce qui abrège be<strong>au</strong>coup la liste<br />

des conscrits ; néanmoins, huit années de tirage <strong>au</strong> sort, c'est be<strong>au</strong>coup ; il semble<br />

qu'on pourrait réduire ce nombre en diminuant encore celui des exemptions. Mais<br />

sur ce point encore le principal est fait ; il ne reste qu'<strong>à</strong> améliorer peu <strong>à</strong> peu.<br />

<strong>Le</strong> premier recrutement, en 1883, nous servit <strong>à</strong> constituer les compagnies mixtes.<br />

Ces petits corps d'armée, répartis ç<strong>à</strong> et l<strong>à</strong> dans la Régence, composés d'indigènes<br />

et de volontaires français choisis dans nos régiments, étaient destinés <strong>à</strong> parcourir<br />

le pays, <strong>à</strong> tenir les habitants en respect ; par leur extrême mobilité et leur<br />

organisation très complète, ils devaient se suffire <strong>à</strong> eux-mêmes, être sur pied <strong>à</strong> la<br />

première alerte et se montrer <strong>à</strong> la moindre apparence de danger : une compagnie<br />

d'infanterie, un peloton de cavalerie, une section d'artillerie de montagne, telle<br />

était la composition de chacun de ces détachements, dont le commandement fut<br />

confié <strong>à</strong> quelques capitaines de choix. On commença par créer une de ces compagnies,<br />

qu'on appelait <strong>à</strong> l'origine la première compagnie franche, et c'était bien le<br />

nom qui convenait <strong>à</strong> ces troupes trop indépendantes. Plus tard, on en [367] mit sur<br />

pied deux <strong>au</strong>tres et enfin six ; alors on les dédoubla pour en avoir douze : <strong>au</strong>cune


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 369<br />

d'entre elles n'obtint <strong>au</strong>trement que sur le papier ses canons et ses artilleurs, et les<br />

pelotons de cavalerie étaient bien maigres. Eparpillées, presque toujours campées,<br />

elles échappaient trop <strong>à</strong> l'action du général en chef et, si elles rendaient des servi-<br />

ces, elles pouvaient compromettre l'unité du commandement. Dans un pays ré-<br />

cemment pacifié, leur émancipation relative avait plus d'un inconvénient ; en outre,<br />

leur administration était impossible <strong>à</strong> contrôler, par suite trop dispendieuse.<br />

On se décida <strong>à</strong> les fondre toutes en deux régiments, l'un d'infanterie, l'<strong>au</strong>tre de<br />

cavalerie, et c'est ainsi qu'elles ont formé le 4 e tirailleurs ou turcos et le 4 e spahis.<br />

Ces régiments sont divisés comme tous les <strong>au</strong>tres en bataillons et en escadrons,<br />

divisés eux-mêmes en détachements plus ou moins considérables et répartis,<br />

comme <strong>au</strong>paravant les compagnies mixtes, dans les diverses provinces de la<br />

Régence ornais les détachements ne sont pas livrés <strong>à</strong> eux-mêmes, le commandement<br />

et l'administration en sont centralisés. En encourageant l'enrôlement dans<br />

ces régiments de volontaires français comme soldats et sous-officiers, —les soldats<br />

ne pouvant être, sans danger pour nous, tous des indigènes, et les officiers<br />

devant être, quant <strong>à</strong> présent du moins, tous Français ou Algériens, — il est <strong>à</strong> prévoir<br />

qu'en peu de temps nous pourrions confier en bonne partie la garde de la Tunisie<br />

<strong>à</strong> ces troupes spéciales ; mais ce ne sera pas une raison pour vouloir en faire<br />

supporter les frais par le budget du protectorat. Sous pré<strong>texte</strong> que l'occupation de<br />

la Régence nous coûte très peu, et que les recettes de la Tunisie suffisent <strong>à</strong> payer <strong>à</strong><br />

peu près toutes ses dépenses, il n'a pas manqué de gens pour prétendre qu'elle était<br />

dans une situation meilleure que la France et pour demander qu'on lui imposât,<br />

avec les charges que comporte l'administration nouvelle que nous avons organisée,<br />

celles de l'occupation militaire. Rien ne serait plus injuste et moins politique<br />

que de tomber dans cet excès. D'abord il est bon, il est nécessaire, que la Franco<br />

paye l'armée de Tunisie, que cette armée, tout en se composant de nombreux indigènes,<br />

reste française. Ensuite, il ne f<strong>au</strong>t pas l'oublier, bien loin de nous coûter,<br />

elle nous économise, <strong>au</strong> contraire, les dépenses considérables que nécessiterait la<br />

défense de notre frontière algérienne, si la Régence n'était pas fermée <strong>à</strong> toute intervention<br />

étrangère et soumise <strong>à</strong> notre <strong>au</strong>torité. <strong>Le</strong> département de Constantine<br />

peut se passer de forts échelonnés le long de sa limite orientale et réduire ses garnisons.<br />

<strong>Le</strong> corps d'occupation de Tunisie constitue <strong>à</strong> lui seul la principale protection<br />

de notre Algérie ; et cela est si vrai, qu'il fait <strong>au</strong>jourd'hui partie du 19 e corps.<br />

Son entretien doit [368] donc être considéré comme une dépense d'ordre national,


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 370<br />

et non beylical. Répétons, d'ailleurs, que la dépense est des plus réduites ; elle<br />

n'excède pas 7 millions (6,642,320). Cette somme, ajoutée <strong>au</strong>x 2,800,000 francs<br />

de garantie que nous coûte le chemin de fer, également d'intérêt national, qui relie<br />

Tunis <strong>à</strong> l'Algérie, donne un total inférieur <strong>à</strong> 10 millions en dehors duquel la France<br />

ne paye plus rien, si ce n'est le traitement de son résident général dans la Régence<br />

243 .<br />

En Algérie, l'armée nous coûte 56 millions, la garantie des chemins de fer 16,<br />

et nous avons bien d'<strong>au</strong>tres dépenses <strong>à</strong> supporter : soit un total d'<strong>au</strong> moins 75 millions.<br />

La proportion est largement respectée dans la Régence 244 , qui <strong>au</strong>rait droit<br />

<strong>au</strong> quart, tandis qu'elle ne reçoit pas le septième de ce que nous donnons <strong>à</strong> sa voisine<br />

; encore lui marchandons-nous cette somme dépensée sur son territoire, dans<br />

l'intérêt général de la métropole et de la défense de nos possessions.<br />

Nos troupes n'ont occupé que peu <strong>à</strong> peu le sud de la Régence ; une situation<br />

qui ne pouvait s'expliquer qu'en raison des conflits dont nous avons parlé, s'est<br />

prolongée jusqu'<strong>à</strong> ces dernières années <strong>au</strong>x environs de la frontière tripolitaine. A<br />

Gabès, qui en est pourtant fort éloignée, nos garnisons pendant trop longtemps se<br />

sont considérées comme <strong>à</strong> leur point terminus. Zerzis sur le littoral, bien que nos<br />

employés des télégraphes y fussent installés, a paru fermé <strong>à</strong> nos soldats. Tout <strong>au</strong><br />

243 Voir <strong>à</strong> l'Appendice le table<strong>au</strong> des dépenses des troupes d'occupation de 1884 <strong>à</strong> 1889. [Non<br />

reproduit dans cette édition. N.d.E.]<br />

244 Voici les chiffres ; ils sont éloquents :<br />

Armée 1889<br />

Garantie des<br />

chemins de fer<br />

1887<br />

Total<br />

Algérie 56,685,865 16,324,000 73,009,865<br />

Tunisie 6,642,320 2,830,000 9,472,320<br />

—On discute fréquemment cette question de la garantie d'intérêts ; il est bon de donner des chiffres<br />

précis :<br />

Garantie d’intérêts des Chemins de Fer Algériens et Tunisiens.<br />

Table<strong>au</strong> comparatif :<br />

Exercices<br />

Chemins<br />

de fer algériens<br />

Chemins<br />

de fer tunisiens<br />

Total général<br />

1884 8.549.000 2.913.000 11.462.000<br />

1885 8.274.000 2.908.000 11.182.000<br />

1886 11.072.000 2.786.000 12858.000<br />

1887 16.324.000 2.830.000 19.154.000


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 371<br />

plus avions-nous occupé la ligne des Ksours jusqu'<strong>à</strong> Moudenin. Au del<strong>à</strong>, c'était<br />

l'inconnu. La résidence réclamait des troupes, l'<strong>au</strong>torité militaire [369] les refusait.<br />

Or, tandis que le conflit s'éternisait, que se passait-il dans le Sud ? Entre Gabès et<br />

la frontière tripolitaine s'étend une vaste zone très riche, habitée par la tribu des<br />

Ourghemmas, qui veulent rester ce qu'ils ont toujours été : Tunisiens. Si nous les<br />

laissons en dehors du territoire que nous occupons, nous les abandonnons <strong>au</strong>x<br />

pillards de la Tripolitaine, et nous voyons s'établir chez eux, c'est-<strong>à</strong>-dire en Tunisie<br />

même, le trouble et l'anarchie, quand il suffirait de quelques postes d'infanterie<br />

reliés entre eux par des téléphones et d'<strong>au</strong>tant de détachements de cavalerie, pour<br />

que leur isolement cessât et que leur fertile territoire fût rendu <strong>au</strong> travail et <strong>à</strong> la<br />

prospérité. <strong>Le</strong>s Ourghemmas sont-ils suspects ? Nous tendent-ils un piège en nous<br />

appelant <strong>à</strong> eux ? Courons-nous le risque de surexciter leur fanatisme en faisant<br />

flotter le drape<strong>au</strong> français dans leurs villages ou dans leurs douars ? Pour s'en assurer,<br />

M. Cambon s'est rendu seul chez eux, il a parcouru leur pays, et, comme il<br />

n'avait pas d'escorte française, ce sont les Ourghemmas eux-mêmes qui ont voulu<br />

l'accompagner : il a franchi l'oued Fessi, que certains géographes donnaient <strong>à</strong> tort<br />

comme limite <strong>à</strong> la Régence, et a pu, grâce <strong>à</strong> cette escorte indigène, atteindre sans<br />

le moindre incident, sans que le gouvernement turc ait élevé une protestation, la<br />

véritable frontière, la Sebkha-el-Mokta, étroit lac salé qui, sur une longueur de<br />

quarante-cinq kilomètres, du nord-est <strong>au</strong> sud-ouest, forme une limite naturelle,<br />

incontestée, et que continue, be<strong>au</strong>coup plus <strong>au</strong> sud, l'oued Zegzaou. Cette épreuve<br />

n'est-elle pas décisive, et que fallait-il de plus pour trancher la question ? Elle n'a<br />

pas suffi pourtant : le territoire des Ourghemmas est resté jusqu'<strong>à</strong> ces dernières<br />

années zone neutre, comme il l'était, en 1882, quand les dissidents s'étaient<br />

concentrés sur la frontière tripolitaine, quand, avec be<strong>au</strong>coup de raison alors, nous<br />

tenions nos troupes <strong>à</strong> distance des garnisons turques qui donnaient la main <strong>au</strong>x<br />

rebelles, zone neutre, c'est-<strong>à</strong>-dire un terrain ouvert <strong>à</strong> toutes les incursions, et dont<br />

les habitants lassés d'être pillés peuvent se faire pillards <strong>à</strong> leur tour. Et cependant<br />

les garnisons turques sont retournées <strong>à</strong> Constantinople ou tout <strong>au</strong> moins <strong>à</strong> Tripoli ;<br />

les caravanes du Soudan, les convois de Ghadamès et de Sinaoum, attirés par le<br />

bon renom qu'a acquis dans le monde arabe comme en France notre protectorat,<br />

ne demandent qu'<strong>à</strong> reprendre, moyennant quelques garanties de sécurité, leur<br />

commerce avec la Régence ; les dissidents qui mouraient de faim sont revenus<br />

peu <strong>à</strong> peu <strong>à</strong> nous et ont accepté le nouve<strong>au</strong> régime que nous avons établi en leur<br />

absence ; la paix est faite, grâce <strong>à</strong> l'armée d'abord, grâce <strong>à</strong> la sagesse de notre ad-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 372<br />

ministration ensuite ; que chacun en profite : l'armée pour se montrer partout sans<br />

exception dans un pays qu'elle a [370] soumis d'un bout <strong>à</strong> l'<strong>au</strong>tre 245 , l'administration<br />

pour étendre <strong>à</strong> ce pays tout entier les réformes dont elle a la responsabilité.<br />

Revenons <strong>à</strong> ces réformes que nous n'avons pas toutes énumérées. La tâche<br />

d'un gouvernement, qui ne se contente pas d'administrer suivant les usages du<br />

pays, est deux fois plus compliquée en Orient que partout ailleurs ; il est aisé de le<br />

comprendre : en France, on obéit généralement <strong>au</strong>x règlements nouve<strong>au</strong>x sans<br />

trop se plaindre ; en Orient, on se plaint toujours et l'on n'obéit qu'<strong>à</strong> la dernière<br />

extrémité ; il en résulte que toute innovation y est singulièrement compliquée ; le<br />

plus insignifiant arrêté y soulève des difficultés et des résistances sans fin ; la discipline,<br />

la régularité y sont choses inconnues, on n'y soupçonne même pas ce que<br />

nous entendons par l'utilité publique : chacun vit <strong>à</strong> sa guise, suivant ses habitudes<br />

ou son caprice, dans le roy<strong>au</strong>me du vague et de l'a peu près. <strong>Le</strong> Tunisien, comme<br />

le reste des Arabes, est préparé <strong>à</strong> tout, mais ne veut rien prévoir : il se laisse vivre.<br />

Gêne-t-il son voisin ? on s'accommode ou l'on s'en remet <strong>à</strong> la justice ; <strong>à</strong> déf<strong>au</strong>t de<br />

la justice, le temps vous tirera toujours d'embarras ; on compte sur lui et sur le<br />

hasard, et sur l'insouciance <strong>au</strong>ssi des gens <strong>à</strong> qui l'on a affaire. Avec ce système,<br />

l'embarras s'aggrave quelquefois, il est vrai ; mais combien souvent, passant <strong>à</strong><br />

l'état chronique, il finit par préoccuper si peu qu'on n'y prête plus attention ! C'est<br />

ainsi que la rue, appartenant <strong>à</strong> tout le monde, devient presque impraticable ; avant<br />

notre arrivée, nous l'avons dit, chacun s'y installait <strong>à</strong> sa guise, y tuait son mouton,<br />

y faisait sa cuisine et s'y considérait comme en plein champ. On affichait bien des<br />

décrets du bey, un crieur public fendait la foule dans les bazars pour en donner<br />

lecture <strong>à</strong> tous : peine inutile ; on dressait des contraventions : vaine menace. Qui<br />

ne savait pas qu'<strong>à</strong> Tunis ce qui était défendu finissait toujours par être toléré ?<br />

L'un avait un parent ou un ami qui le protégeait, l'<strong>au</strong>tre était riche et achèterait la<br />

complaisance d'un employé ; un troisième, dénué de ressources, était sûr de l'impunité,<br />

puisqu'il n'avait pas de quoi nourrir son geôlier. Ce peuple a vécu trop<br />

245 Elle est <strong>au</strong>jourd'hui enfin <strong>à</strong> Métameur, <strong>à</strong> Zerzis et <strong>à</strong> Douiret, mais elle n'occupe pas encore<br />

Oglat-Djemila, Remada. La zone neutre est rétrécie, mais elle continue <strong>à</strong> exister. Elle disparaîtra<br />

peu <strong>à</strong> peu, et le plus tôt sera le mieux, car non seulement elle peut donner naissance <strong>à</strong><br />

des conflits, des désordres continuels, mais elle constitue un danger que les caravanes<br />

n'osent pas affronter : elle isole la Tunisie du côté du sud, alors que tous nos efforts, <strong>au</strong><br />

contraire, doivent tendre, surtout depuis l'accord franco-anglais du 5 août 1890 qui nous assure<br />

l'accès du lac Tchad, <strong>à</strong> renouer les relations que le Soudan a cessé d'entretenir depuis<br />

trop longtemps avec nos possessions.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 373<br />

longtemps sous le régime de la faveur et de [371] l'exception pour pouvoir passer<br />

tout d'un coup, sans s'y heurter le front, sous le nive<strong>au</strong> de la discipline ; il est es-<br />

sentiellement dilettante, ses maîtres en ont profité pour l'exploiter et l'affaiblir ;<br />

nous avons la besogne ingrate de lui imposer, dans son propre intérêt, des mœurs<br />

moins faciles. Y réussirons-nous jamais complètement ? Ce serait certainement<br />

une f<strong>au</strong>te que d'apporter dans cette tentative une ambition trop absolue. <strong>Le</strong>s règlements<br />

rigoureux ne sont facilement applicables que sous un climat froid, quand<br />

la nature est la première <strong>à</strong> soumettre l'homme <strong>à</strong> ses dures exigences, <strong>à</strong> lui apprendre<br />

<strong>à</strong> se contraindre et <strong>à</strong> prévoir ; mais, dans le Midi, quelle prise a l'<strong>au</strong>torité sur<br />

des hommes qui ne peuvent souhaiter de plus magnifique toiture que le ciel <strong>au</strong>dessus<br />

de leur tête, qui vivent pour ainsi dire de soleil, et n'ont d'<strong>au</strong>tre besoin, s'ils<br />

sont tant bien que mal nourris, que de chanter, dormir, rêver ? Autant essayer de<br />

discipliner les oise<strong>au</strong>x ! Concilier la tolérance, sans laquelle on ne s<strong>au</strong>rait pas plus<br />

gouverner le peuple de Naples que celui de Tunis, avec les satisfactions que nous<br />

devons <strong>au</strong>x Européens, qui réclament le plus de civilisation possible, et avec notre<br />

amour-propre, tel est, croyons-nous, le problème dont nous devons poursuivre la<br />

solution. — On jugera des difficultés qui nous attendent dans cette voie, par celles<br />

que nous avons déj<strong>à</strong> surmontées. <strong>Le</strong> jour où, par exemple, on a exigé l'alignement<br />

des fiacres <strong>à</strong> Tunis, les cochers, tous Maltais, c'est-<strong>à</strong>-dire moitié Arabes, se sont<br />

mis en grève ; il a fallu appeler un Capucin, leur directeur spirituel, pour qu'il les<br />

raisonnât ; mêmes protestations des conducteurs de tramways. Quand les habitants<br />

de Tunis, indigènes et Européens, — ces derniers n'étant pas fâchés de profiter<br />

de la résistance des Arabes, — ont vu la nouvelle administration des e<strong>au</strong>x placer<br />

tout <strong>à</strong> coup dans chaque maison un compteur, ils ont crié comme si l'on était<br />

venu mettre le feu chez eux ; crié n'est pas assez dire, ils se sont levés comme un<br />

seul homme pour protester et menacer le gouvernement ; ils ont envoyé des délégués<br />

<strong>à</strong> Paris, les journ<strong>au</strong>x ont reproduit leurs griefs ; le protectorat a été déclaré<br />

coupable de ruiner le pays uniquement parce que les Tunisiens n'avaient plus le<br />

droit de gâcher leur e<strong>au</strong> sans la payer. On n'imagine pas le trouble qu'a pu produire<br />

une succession de décrets ou d'arrêtés comme ceux-ci : « Il est défendu de jeter<br />

des ordures, des e<strong>au</strong>x sales, des terres, des décombres, etc., devant les maisons. »<br />

— « <strong>Le</strong>s chev<strong>au</strong>x ne pourront pas galoper dans les rues étroites. » — « <strong>Le</strong>s voitures<br />

et les charrettes devront être inscrites, payer une taxe. » — « <strong>Le</strong>s rues porteront<br />

chacune un nom écrit en blanc sur des plaques d'émail bleu, comme en Europe,<br />

et les maisons un numéro. » — « <strong>Le</strong>s boutiquiers n'<strong>au</strong>ront [372] plus le droit


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 374<br />

d'étendre leurs étalages jusqu'<strong>au</strong> milieu de la ch<strong>au</strong>ssée. » — « Nul ne pourra installer<br />

de cabanes, de baraques, de cirques, de théâtres, d'exhibitions, etc., sur les<br />

trottoirs. » —Et encore : « La pêche et la chasse seront interdites <strong>à</strong> partir du... »<br />

Ou bien : « Il est institué une fourrière, les chiens seront muselés et, en cas de<br />

contravention, saisis et pendus. » — <strong>Le</strong>s cochons, les chame<strong>au</strong>x, les ânes, les<br />

troupe<strong>au</strong>x de chèvres qui avaient pris possession de la rue, leur demeure habituelle,<br />

n'ont pas échappé davantage <strong>à</strong> la réglementation. La date de chacune de ces<br />

décisions, et combien en ai-je omis ! est celle d'une petite révolution.<br />

Une seule amélioration a été tout de suite bien accueillie : l'éclairage de la ville<br />

<strong>au</strong> gaz. On peut se demander pourtant si, dans une ville <strong>au</strong>ssi étendue que Tunis,<br />

où tout était <strong>à</strong> créer, l'installation de la lumière électrique eût été plus coûteuse.<br />

Plus d'une fois l'administration a dû reculer, et même céder devant les préjugés,<br />

les croyances ou les traditions musulmanes, et non pas sur des questions insignifiantes,<br />

mais quand la salubrité de la ville, la vie de milliers d'habitants étaient<br />

en jeu. L'indifférence des Arabes en matière d'hygiène n'a d'égale que leur ignorance.<br />

<strong>Le</strong>s cimetières musulmans, catholiques, grecs, protestants et juifs s'étendaient<br />

<strong>à</strong> côté des maisons, le long des rues les plus fréquentées. <strong>Le</strong>s inhumations<br />

étaient faites sans <strong>au</strong>cun contrôle, précipitamment, dans les conditions les plus<br />

dangereuses ; les chiens n'avaient qu'<strong>à</strong> gratter la terre, <strong>à</strong> peine fouillée, pour mettre<br />

en communication, dans les cimetières musulmans, les cadavres <strong>à</strong> peine refroidis<br />

avec l'air. La nécropole catholique était un marécage infect qui empoisonnait la<br />

promenade de la Marine. Celle des Juifs et des Grecs ne valait guère mieux. Il a<br />

fallu la peur du choléra 246 , qui ravageait Marseille et l'Italie, pour grouper <strong>au</strong>tour<br />

de l'administration tous les Européens et les Israélites, d'accord jusque-l<strong>à</strong> contre<br />

elle avec les Arabes. Des cimetières ont été ouverts [373] hors la ville, les anciens<br />

246 <strong>Le</strong> danger passé, la docilité a disparu. L'organisation du service des pompes funèbres a<br />

donné lieu <strong>à</strong> une petite émeute. <strong>Le</strong>s Israélites, entendant enterrer leurs morts suivant leur<br />

coutume, ont refusé de se soumettre <strong>au</strong>x nouve<strong>au</strong>x règlements. Ils ont fermé leurs boutiques,<br />

crié : « A bas la France ! Vive l'Italie ! » Il a fallu l'intervention non de la police, mais<br />

de la troupe, pour dissiper leurs rassemblements.<br />

Il f<strong>au</strong>t dire que c'est la première fois que les Israélites se sont livrés <strong>à</strong> des manifestations<br />

hostiles ; on sait ce qu'ils ont gagné <strong>à</strong> l'occupation française de l'Afrique septentrionale.<br />

En Tunisie, ils ont obtenu l'organisation d'un consistoire, et ils désirent vivement acquérir,<br />

comme leurs coreligionnaires d'Algérie, la naturalisation française en masse. On la leur<br />

a refusée, mais ils se groupent, et il f<strong>au</strong>t s'attendre <strong>à</strong> les voir revenir <strong>à</strong> la charge. Une fois<br />

naturalisés, ils voudront avoir un député et l’annexion ; l'édifice du protectorat sera détruit.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 375<br />

sont <strong>au</strong>jourd'hui fermés ; les inhumations ne se font plus sans une <strong>au</strong>torisation qui<br />

n'est donnée par la municipalité que sur le certificat d'un médecin. En comptant<br />

chaque année ceux qui meurent, on pourra se faire une idée approximative du<br />

nombre des habitants de Tunis ; les évaluations varient entre cent et cent trente<br />

mille, l'état civil étant inconnu jusqu'<strong>à</strong> présent dans la Régence, et le recensement<br />

presque impossible dans les maisons arabes, hermétiquement fermées <strong>au</strong>x agents<br />

du fisc comme <strong>au</strong>x galants. En 1886, l'état civil a été institué, mais <strong>à</strong> titre facultatif<br />

: chaque indigène, chaque étranger est libre d'aller déclarer la naissance de ses<br />

enfants ou son mariage devant l'<strong>au</strong>torité française. Nous ferons ainsi peu <strong>à</strong> peu<br />

entrer cette formalité si importante, mais si occidentale, dans les mœurs arabes ;<br />

peut-être un jour viendra-t-il bientôt où il sera sans inconvénient même de la rendre<br />

obligatoire.<br />

<strong>Le</strong>s cimetières n'étaient pas les seuls foyers d'infection dans les villes : les<br />

abattoirs, les hôpit<strong>au</strong>x, les prisons étaient généralement situés dans les quartiers<br />

les plus populeux. Ce que nous n'avons pas pu changer, nous l'avons <strong>au</strong>tant que<br />

possible amélioré. Des hôpit<strong>au</strong>x ont été créés par l'armée, d'<strong>au</strong>tres par le cardinal<br />

Lavigerie ; nous avons trouvé un hôpital arabe bien installé et dont les revenus<br />

n'étaient pas complètement dissipés ; il pouvait contenir une centaine de malades,<br />

des fous, hommes et femmes séparés. Un établissement habous fondé par le général<br />

Khéreddine recevait les incurables. On ne s<strong>au</strong>rait croire combien de tentatives<br />

généreuses et sages avaient été faites avant nous par des Tunisiens pour le bien de<br />

ce malheureux pays ; la cupidité de quelques favoris du bey et de leurs créatures<br />

avait toujours raison des intentions les meilleures. Comme un troupe<strong>au</strong> de chèvres<br />

déboise <strong>à</strong> lui seul une montagne en arrachant les jeunes pousses <strong>à</strong> mesure qu'elles<br />

sortent du sol, les aventuriers du Bardo se jetaient sur les revenus de l’Etat, des<br />

mosquées, des p<strong>au</strong>vres, des malades eux-mêmes, et n'en laissaient rien. Tout<br />

l'Orient est ainsi couvert d'édifices élevés par la charité d'un souverain ou de personnages<br />

pieux : ces édifices restent debout, mais entrez dedans, ils sont vides<br />

comme un fruit qu'un ver a rongé.<br />

Dans chaque ville, les égouts sont <strong>à</strong> créer ; <strong>à</strong> Tunis, des can<strong>au</strong>x informes, sans<br />

<strong>au</strong>tre radier que le sol, en ont tenu lieu jusqu'<strong>au</strong>jourd'hui ; dans ces conduites toujours<br />

obstruées s'accumulent les immondices de la ville entière. Une forte pluie en<br />

hiver ou un orage en été les fait s'écouler dans le lac qu'elles comblent ainsi lentement<br />

depuis des siècles ; mais en temps ordinaire, f<strong>au</strong>te de pente, et la terre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 376<br />

étant saturée d'infiltrations, on ne s'en débarrasse qu'avec la pelle et [374] des<br />

charrettes. Par quel miracle ou par l'effet de quel vent bienfaisant la santé de la<br />

ville résiste-t-elle <strong>à</strong> tant d'incurie ? Nul ne s<strong>au</strong>rait le dire, mais il en est ainsi : Tu-<br />

nis est <strong>au</strong>ssi saine qu'elle sent m<strong>au</strong>vais. Cependant, ne serait-ce que par respect<br />

humain et pour ne pas soulever l'indignation des voyageurs qui ne cessent de traverser<br />

la Régence, nous ne pouvons pas tolérer que la capitale du pays que nous<br />

protégeons soit <strong>au</strong>ssi sale, et, —dussions-nous gâter son climat, — nous sommes<br />

obligés de la nettoyer. L'établissement de nouve<strong>au</strong>x égouts constitue un travail<br />

ingrat entre tous, et nous comprenons qu'on ait hésité <strong>à</strong> donner le premier coup de<br />

pioche dans ce sol : il f<strong>au</strong>t pourtant s'y décider.<br />

L'exécution de tant de réformes dans les conditions que nous connaissons, et<br />

le maintien de l'ordre pendant une période de transition qui dura plus de deux ans,<br />

n'<strong>au</strong>raient pas pu être assurés sans le concours d'une police bien organisée. Celle<br />

des beys, par bonheur, était restée <strong>à</strong> peu près intacte dans l'effondrement général :<br />

instrument de première nécessité pour ces souverains <strong>au</strong>tocrates, elle avait toujours<br />

été recrutée avec le plus grand soin, mais elle n'était pas rétribuée. Suivant le<br />

système dont nous savons les be<strong>au</strong>x effets, chaque agent de police ou zaptié se<br />

payait sur ses prises, c'est-<strong>à</strong>-dire que les individus arrêtés devaient donner dix<br />

piastres (6 fr.) <strong>à</strong> celui qui les avait conduits en prison, sous peine de n'en jamais<br />

sortir. En règle générale, toute intervention de la police commençait par coûter<br />

deux piastres <strong>au</strong> délinquant. Quant <strong>à</strong> la nourriture, agents et prisonniers s'entendaient<br />

<strong>à</strong> l'amiable, nul ne s'en occupant pour eux qu'eux-mêmes et leurs amis. <strong>Le</strong>s<br />

zaptiés qui n'<strong>au</strong>raient arrêté personne seraient donc morts d'inanition ; le moyen<br />

était ingénieux pour stimuler leur zèle sans bourse délier. — Qu'<strong>au</strong>rions-nous fait<br />

en Tunisie sans ce personnel nouve<strong>au</strong> pour nous, si nous l'avions trouvé indigne<br />

d'être <strong>au</strong> service d'un gouvernement civilisé ? En le conservant et en le payant<br />

régulièrement, en récompensant par des primes ceux des agents qui se distinguaient,<br />

nous avons trouvé en lui un <strong>au</strong>xiliaire précieux : <strong>à</strong> tel point que, en 1883,<br />

quand la population était encore en effervescence, trois cent soixante-dix agents,<br />

sous la direction d'un commissaire central, avec l'aide de quelques gendarmes et<br />

de nos patrouilles, suffisaient pour maintenir la tranquillité, prévenir ou réprimer<br />

les crimes, assez rares d'ailleurs dans la ville de Tunis 247 ; et pourtant des quar-<br />

247 Il ne f<strong>au</strong>t pas adjoindre <strong>à</strong> ces indigènes trop d'Européens, les indigènes étant choisis parmi<br />

les meilleurs, tandis que le recrutement des Européens offre moins de garanties.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 377<br />

tiers entiers, <strong>au</strong>x rues étroites, fangeuses, n'étaient éclairés alors ni [375] <strong>au</strong> gaz ni<br />

<strong>au</strong>trement ; les cafés italiens et grecs, les brasseries françaises, les guinguettes<br />

maltaises, les maisons arabes, rejetaient chaque soir sur le pavé des vagabonds et<br />

des ivrognes de toutes les races, et, chaque semaine, comme la mer dépose son<br />

écume sur la plage, les différents bate<strong>au</strong>x d'Europe, d'Egypte et d'Algérie débarquaient<br />

des troupes d'inconnus, rebut de tous les ports de la Méditerranée, Siciliens,<br />

Grecs, <strong>Le</strong>vantins, qui venaient tenter la fortune ou fuyaient la justice de leur<br />

pays. <strong>Le</strong>s colonies sont condamnées <strong>à</strong> se peupler du trop-plein de toutes les nations<br />

; elles n'ont pas le droit de se montrer difficiles. Ces vagabonds, d'ailleurs,<br />

font tous les métiers, et, s'ils commencent par donner <strong>au</strong>x indigènes une triste idée<br />

de l'Europe, ils suivent l'armée, établissent des cantines, puis des magasins, puis<br />

des <strong>au</strong>berges <strong>au</strong>près des campements militaires ou des marchés. Combien de villages<br />

se sont fondés ainsi en Algérie, de ces villages qu'on appelle <strong>au</strong> début, invariablement,<br />

« Coquinville », mais qui n'en sont pas moins les villes de l'avenir !<br />

Rien n'est plus triste <strong>à</strong> voir qu'une de ces villes <strong>à</strong> ses débuts, parce qu'on ne pense<br />

qu'<strong>au</strong> présent ; on ne conçoit pas que de pareils éléments puissent jamais engendrer<br />

la prospérité ; rien ne montre mieux pourtant, si l'on réfléchit, qu'il ne f<strong>au</strong>t<br />

pas désespérer de l'homme, et que les plus misérables d'entre nous, dès qu'ils travaillent<br />

ou qu'ils possèdent, si seulement même ils ne font que se reproduire,<br />

agrandissent et vivifient le vieux monde où nous sommes nés.<br />

Une police peu nombreuse pouvait répondre de l'ordre, mais <strong>à</strong> la condition de<br />

n'être point trop attaquée par la presse ; celle-ci <strong>au</strong>rait pu chaque jour tout compromettre,<br />

si elle avait eu dans un pays que nous occupions depuis la veille et où<br />

elle faisait ses débuts, les libertés dont elle jouit en France. Des polémiques violentes<br />

entre les journ<strong>au</strong>x étrangers, des campagnes entreprises contre le protectorat<br />

ou contre une nation voisine, <strong>au</strong>raient infailliblement fait dégénérer en discorde<br />

les divisions qui existaient déj<strong>à</strong> entre les différentes colonies ; il eût suffi de<br />

deux ou trois fous pour bouleverser la ville. La nouvelle administration n'en a pas<br />

moins déclaré la presse libre ; elle a adopté notre loi du 29 juillet 1881, avec de<br />

trop légères restrictions, supprimées d'ailleurs depuis lors. Ainsi tous les journ<strong>au</strong>x<br />

peuvent paraître sans <strong>au</strong>torisation ; les directeurs de journ<strong>au</strong>x politiques devaient<br />

<strong>au</strong> début verser un c<strong>au</strong>tionnement qui garantissait le payement des amendes et<br />

l'application des peines <strong>au</strong>xquelles ils pouvaient être condamnés s'ils se rendaient<br />

coupables d'injures ou d'attaques graves envers le bey, la religion musulmane ou


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 378<br />

la France. Cette obligation a disparu ; elle n'était guère gênante apparemment,<br />

[376] car le premier emploi que firent de leur indépendance presque complète une<br />

partie des journ<strong>au</strong>x qui se créèrent <strong>à</strong> Tunis, <strong>au</strong> début de notre nouvelle organisa-<br />

tion, fut d'attaquer M. Cambon et son entourage : <strong>à</strong> peine nées, l'indignation de<br />

ces honnêtes feuilles ne trouvait déj<strong>à</strong> plus de termes assez forts pour flétrir la politique<br />

personnelle, novatrice, et surtout trop ferme <strong>à</strong> leur gré, du résident. Depuis<br />

lors, la tradition s'est continuée, et il y a toujours <strong>à</strong> Tunis, sous des noms divers,<br />

un journal français pour approvisionner la presse étrangère d'accusations de toutes<br />

sortes contre le gouvernement du protectorat. Est-ce <strong>à</strong> dire qu'il fallait refuser <strong>à</strong> la<br />

presse dans la Régence toute liberté ? La question perd de son importance quand<br />

on sait que, par chaque courrier d'Italie, de Marseille, d'Algérie, c'est-<strong>à</strong>-dire presque<br />

tous les jours, entrent des journ<strong>au</strong>x que ne gêne <strong>au</strong>cune entrave et dont on ne<br />

peut guère empêcher la distribution. Cependant il est clair que la presse tunisienne<br />

n'était pas mûre pour la liberté quand elle a obtenu son émancipation. Sur ce<br />

point, M. Cambon <strong>au</strong>ra dû faire la part des préjugés que nous connaissons : eût-il<br />

résisté, on l'eût traité de despote, de tyran, on l'eût accusé de faire la nuit <strong>au</strong>tour de<br />

lui, etc. ; il eût été moins attaqué sans doute <strong>à</strong> Tunis, mais pour être atteint plus<br />

sûrement <strong>à</strong> Paris. Il y a en France un certain nombre d'idées toutes faites dont il<br />

est parfois nécessaire de prendre son parti, sous peine de provoquer <strong>au</strong>tour de soi<br />

des défiances, des émotions déraisonnables sans doute, mais d'<strong>au</strong>tant plus fortes :<br />

le temps seul peut en avoir raison. Il f<strong>au</strong>dra pourtant qu'on ait le courage de s'en<br />

rendre compte, on ne peut pas plus appliquer <strong>à</strong> la presse qu'<strong>au</strong>x individus dans les<br />

colonies nos théories généralisatrices. De même que nous ne s<strong>au</strong>rions, en fait,<br />

assimiler le territoire français <strong>à</strong> celui de nos possessions plus ou moins lointaines,<br />

il est impossible d'accorder un régime identique <strong>à</strong> des journ<strong>au</strong>x qui représentent,<br />

les uns l'opinion nationale, les <strong>au</strong>tres celle d'une population où nos compatriotes<br />

sont en très grande minorité. Il semble puéril d'insister pour démontrer l'évidence,<br />

mais en cette matière le sentiment l'emporte encore chez nous sur la raison ;<br />

comment s'étonner que des déceptions nous attendent dans nos colonies quand<br />

nous y apportons de pareilles illusions ? Il ne sera donc pas superflu d'invoquer en<br />

cette matière l'exemple des nations dont l'expérience n'est pas plus contestée que<br />

le libéralisme.<br />

Nulle part la presse n'est plus libre qu'en Hollande. Il y a place, dans certains<br />

journ<strong>au</strong>x spéci<strong>au</strong>x d'Amsterdam et de la Haye, non seulement pour toutes les atta-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 379<br />

ques, mais même pour des calomnies <strong>au</strong>xquelles personne ne peut se flatter de<br />

soustraire, <strong>à</strong> un moment [377] donné, sa vie privée. Aux colonies, il en est tout<br />

<strong>au</strong>trement, toujours en vertu du principe qu'on ne doit émanciper ni trop tôt ni trop<br />

complètement les possessions où dominent soit les indigènes, soit des étrangers.<br />

A Batavia, non seulement les journ<strong>au</strong>x sont tenus de verser un c<strong>au</strong>tionnement,<br />

mais le gouverneur général a plein pouvoir pour fermer leurs imprimeries. Veuton<br />

invoquer le régime suivi par les Anglais, dont on admire avec raison les institutions<br />

libérales ? L'excès de la liberté est limité <strong>à</strong> Londres même, où la calomnie<br />

ne s'imprime qu'<strong>au</strong> risque de faire encourir <strong>à</strong> son éditeur des condamnations pécuniaires<br />

énormes, écrasantes. <strong>Le</strong>s Indes, bien entendu, bénéficient de la même garantie,<br />

mais ce n'est pas tout : <strong>à</strong> première vue l'on peut croire qu'elles sont soumises<br />

<strong>à</strong> la même législation que la métropole. En regardant mieux, on découvre un<br />

simple article de loi qui constitue une défense toute-puissante entre les mains du<br />

vice-roi, dont les ordres se répandent en un instant sur les moindres points où paraissent<br />

et se distribuent les journ<strong>au</strong>x loc<strong>au</strong>x : cet article, qui forme <strong>à</strong> lui seul toute<br />

la loi sur la presse <strong>au</strong>x Indes (Indian act n° III, of 1882), <strong>au</strong>torise les employés de<br />

la poste <strong>à</strong> rechercher ou faire rechercher, sur un ordre rendu en conseil par le gouverneur<br />

général ou en son nom, tous les exemplaires de journ<strong>au</strong>x, <strong>livre</strong>s, brochures<br />

ou <strong>au</strong>tres documents qualifiés de séditieux, et <strong>à</strong> les remettre <strong>au</strong>x <strong>au</strong>torités.<br />

Nous ne prétendons pas qu'on puisse appliquer en Tunisie des mesures prévues<br />

pour des contrées <strong>au</strong>ssi éloignées de la métropole que le sont les Indes, mais<br />

on voit quelles f<strong>au</strong>tes, toujours les mêmes, dérivent de notre tendance <strong>à</strong> assimiler<br />

nos colonies <strong>à</strong> la mère patrie.<br />

<strong>Le</strong> décret qui émancipe la presse réglemente en même temps la publication<br />

des <strong>livre</strong>s et des brochures. Chaque ouvrage nouve<strong>au</strong> doit être déposé en deux<br />

exemplaires <strong>à</strong> la bibliothèque de Tunis, dans une des bibliothèques plutôt, car<br />

l'instruction publique n'a pas été négligée, et les réformes dont elle a été l'objet<br />

dès les premiers temps de notre occupation ont été nombreuses. <strong>Le</strong> moment est<br />

venu d'en dire quelques mots en terminant, non sans avoir rappelé toutefois la<br />

création du service des antiquités et des arts, et l'ouverture du musée du Bardo<br />

dont nous avons parlé 248 . Une direction de l'enseignement a [378] été instituée et<br />

248 Ce service, <strong>au</strong> développement duquel M. Xavier Charmes a consacré depuis bientôt dix ans<br />

une sollicitude si constante et si éclairée, a reçu des modifications successives assez nombreuses,<br />

dans le détail desquelles il est inutile d'entrer. Contentons-nous d'énumérer, d'après


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 380<br />

pourvue de tous les fonds que le protectorat put lui consacrer sur son budget : ces<br />

fonds ont été <strong>au</strong>gmentés chaque année : d'un quart environ sur le budget de 1886-<br />

1887 (283,000 fr. <strong>au</strong> lieu de 218,400 en 1885-1886) ; <strong>au</strong>jourd'hui ils atteignent la<br />

somme de 530,000 francs pour la part de l'Etat et, en comptant les crédits votés<br />

par les municipalités ainsi que les dépenses supportées par l'administration des<br />

habous, 727,800 francs, <strong>au</strong> total ; et nous ne parlons pas de l'appui que la Direction<br />

reçoit en outre de l'Alliance française 249 . Ces sacrifices n'ont pas été perdus.<br />

Guerriers et cavaliers médiocres, peu actifs, les Tunisiens aiment l'étude ; ils sont,<br />

<strong>au</strong>tant que peuvent l'être des Arabes, curieux de s'instruire. <strong>Le</strong>ur enseignement,<br />

avant notre arrivée chez eux, jouissait d'une certaine renommée : des Marocains,<br />

des Algériens venaient achever leurs études dans leur Université. Des institutions<br />

pieuses, des établissements scolaires ont été fondés sous tous les règnes par de<br />

fervents musulmans, et sont entretenus non par l'Etat, mais par l'administration<br />

des biens habous <strong>au</strong>jourd'hui réorganisée.<br />

[379]<br />

le rapport de M. Ribot, les résultats déj<strong>à</strong> obtenus avec des ressources très modestes. <strong>Le</strong> Musée<br />

du Bardo ou Musée Alaoui contient une collection des plus considérables, la plus importante<br />

de toutes celles qui ont été réunies dans l'Afrique française, <strong>au</strong> moins comme dépôt<br />

public, et l'une des plus riches du monde en mosaïques romaines et en pièces puniques.<br />

L'administration a exécuté, subventionné ou surveillé, en prélevant la part de l'Etat, une série<br />

de fouilles dont les principales ont été : <strong>à</strong> Sousse, extraction de plus de 300 mètres carrés<br />

de mosaïques et fouilles de nécropoles néo-puniques et romaines ; <strong>à</strong> Mehedia, fouille de la<br />

nécropole ; <strong>à</strong> Sfax, fouille du cimetière chrétien ; <strong>à</strong> Lamta, fouille du cimetière chrétien et<br />

extraction des mosaïques qui s’y trouvaient ; <strong>à</strong> Gabès, fouilles dans les ruines de Tacape ; <strong>à</strong><br />

Bou Ghrara, fouille dans les ruines de Gigthis ; <strong>à</strong> El Kantara, dans l'île de Djerba, fouille<br />

dans les ruines de Ménin ; <strong>à</strong> Sidi el Hai, extraction de mosaïques romaines ; <strong>à</strong> Maktar, fouille<br />

et découverte de <strong>texte</strong>s puniques et libyques ; <strong>à</strong> Gafsa, extraction d'une mosaïque du plus<br />

grand intérêt ; <strong>à</strong> Aïn Tounga, fouille du sanctuaire de Saturne et extraction de 429 stèles ; <strong>à</strong><br />

Bulla Regia, fouille méthodique de nécropoles punique et romaine ; <strong>à</strong> Tabarka, déblayement<br />

et extraction d'un nombre considérable de mosaïques ; <strong>au</strong> Bardo même, extraction des<br />

matéri<strong>au</strong>x antiques arabes dans les ruines des palais beylic<strong>au</strong>x, et remploi de ces matéri<strong>au</strong>x,<br />

particulièrement des faïences, <strong>à</strong> la décoration des salles du Musée ; <strong>à</strong> Carthage, extraction<br />

de trois mosaïques, etc. Ainsi que nous l'avons indiqué plus h<strong>au</strong>t, les princip<strong>au</strong>x résultats de<br />

ces trav<strong>au</strong>x ont figuré <strong>à</strong> l'Exposition universelle ; une mosaïque et dix stèles ont été offertes<br />

<strong>à</strong> nos collections nationales. <strong>Le</strong> Service se propose d'établir, <strong>au</strong> Bardo, un atelier de mosaïques<br />

reproduisant les modèles antiques, et cette création pourra être suivie d'<strong>au</strong>tres du même<br />

genre, destinées <strong>à</strong> faire revivre des industries <strong>au</strong>jourd'hui perdues ou en voie de se perdre,<br />

et qui pourraient donner <strong>à</strong> la Régence quelque activité industrielle et artistique. V. le<br />

rapport de M. Ribot. Tous les voyageurs ont étalement vu <strong>à</strong> Carthage l'important Musée (le<br />

premier en date) que le cardinal Lavigerie a constitué sous la direction du savant Père Delatre,<br />

avant même notre occupation.<br />

249 V. le Bulletin officiel de l'enseignement public, par M. Machuel, et le rapport de M. Ribot.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 381<br />

On sait que l'enseignement des musulmans consiste surtout dans la lecture et<br />

l'interprétation du Coran, et que le prêtre tient lieu de maître dans la mosquée qui<br />

sert d'école. Dans la grande mosquée, — l'Université de Tunis, —chaque professeur,<br />

accroupi sur une natte, <strong>au</strong> pied d'une colonne, donne ses leçons que les élèves<br />

répètent ensemble <strong>à</strong> h<strong>au</strong>te voix ; <strong>à</strong> côté les uns des <strong>au</strong>tres, de colonne en colonne,<br />

en plein air ou dans la grande salle, se groupent ainsi les professeurs de<br />

grammaire, de théologie, de morale, d'interprétation ou de droit. Un grand nombre<br />

d'écoles primaires ou coraniques sont répandues dans la Régence (971 écoles tenues<br />

par 979 maîtres et comptant 17,361 élèves) ; il n'est pas de p<strong>au</strong>vre village ou<br />

de douar où vous ne voyiez les enfants réunis dans une maison, sur une terrasse<br />

ou dans un jardin, sous une tente même, en face d'un maître. <strong>Le</strong>urs babouches<br />

alignées derrière eux, drapés dans des burnous multicolores, ils se balancent sur<br />

les hanches et répètent, répètent indéfiniment. Quand on entend d'un peu loin leur<br />

ramage, on croit passer près d'une volière pleine d'oise<strong>au</strong>. Ces écoles ont été regardées<br />

longtemps comme des foyers de fanatisme. En effet, si nous cherchons <strong>à</strong><br />

les supprimer ou <strong>à</strong> les restreindre, les maîtres que nous menaçons dans leur principal<br />

intérêt apprennent <strong>à</strong> leurs élèves <strong>à</strong> nous haïr ; ils m<strong>au</strong>dissent comme des<br />

parias les parents qui cesseraient pour nous complaire de leur envoyer leurs enfants<br />

; leur enseignement devient d'<strong>au</strong>tant plus obligatoire et exclusif pour les musulmans,<br />

que nous le proscrivons. Si, <strong>au</strong> contraire, nous savons, tout en le surveillant<br />

sans tracasserie, le tolérer, si nous ne formons pas ce rêve extraordinaire de<br />

faire oublier <strong>au</strong>x Arabes leur propre langue, les maîtres, ne se sentant pas menacés,<br />

ne nous feront pas la guerre, ils n'interdiront pas <strong>à</strong> leurs élèves d'apprendre le<br />

français, et ceux-ci ne rougiront pas de le savoir ; <strong>au</strong> contraire, ils en seront fiers.<br />

Nous avons laissé sur ce point liberté complète <strong>au</strong>x Tunisiens, nous n'avons<br />

pas imaginé, comme on en a eu l'idée ailleurs, d'émanciper les filles arabes par<br />

l'instruction obligatoire, nous ne nous sommes pas immiscés dans la famille pour<br />

y disputer <strong>au</strong> père une <strong>au</strong>torité <strong>à</strong> laquelle il tient comme <strong>à</strong> son honneur et qui, dans<br />

la société musulmane, n'a jamais été partagée. Moins nous semblerons contraindre<br />

les Arabes <strong>à</strong> se franciser, plus vite ils viendront <strong>à</strong> nous d'eux-mêmes. Cela est si<br />

vrai qu'<strong>à</strong> Tunis, où nous avons ouvert des cours non pour faire disparaître leur<br />

langue, mais, <strong>au</strong> contraire, pour l'apprendre <strong>au</strong>x Européens, ils se font inscrire en<br />

foule, <strong>à</strong> leur tour, <strong>à</strong> nos propres écoles, et demandent qu'on les multiplie. <strong>Le</strong> chef<br />

de leur religion a donné l'exemple ; en reconnaissance de notre modération, il


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 382<br />

[380] a publié une sorte de mandement dont tous les membres du clergé et les<br />

professeurs ont eu connaissance : « Je regrette, a-t-il écrit, que mon grand âge ne<br />

me permette plus d'aborder l'étude de votre langue, je serais le premier <strong>à</strong> suivre<br />

vos leçons ; mais je vous enverrai mes fils. »<br />

<strong>Le</strong>s Tunisiens avaient d'ailleurs peu de préjugés et se rendaient compte depuis<br />

assez longtemps déj<strong>à</strong> des bienfaits qu'ils pouvaient tirer de notre instruction ; nous<br />

n'avons pas eu <strong>à</strong> les convertir, il a suffi de ne pas les tourmenter. D'eux-mêmes,<br />

avant notre arrivée, ils avaient senti le besoin de donner <strong>à</strong> quelques-uns de leurs<br />

enfants une éducation européenne, c'est-<strong>à</strong>-dire française : les plus riches envoyaient<br />

les leurs dans des lycées <strong>à</strong> Paris ; pour les <strong>au</strong>tres, le bey Mohammed-es-<br />

Saddok, sous l'inspiration du général Khéreddine, avait fondé un vaste établissement,<br />

le collège Sadiki ; il lui avait attribué une riche dotation, notamment le produit<br />

des biens restitués par le fameux Mustapha-Khasnadar ou de ceux qu'on put<br />

tirer de sa succession. Cette dotation constituée en biens habous n'en fut pas<br />

moins dilapidée de la manière que nous savons. Un premier ministre, d'accord<br />

avec le proviseur, les échangea de telle sorte qu'<strong>à</strong> notre arrivée le collège n'avait<br />

plus rien : 400,000 francs de revenus s'étaient envolés en six ans.<br />

<strong>Le</strong> premier soin du nouve<strong>au</strong> gouvernement fut de reconstituer l'administration<br />

de ce collège et, de-ci de-l<strong>à</strong>, par un procès, par un sacrifice, un compromis, de lui<br />

donner de quoi subsister. <strong>Le</strong>s élèves, cinquante internes, cent externes, tous Arabes,<br />

entrent <strong>au</strong> concours, et pendant sept années suivent gratuitement des cours<br />

d'arabe, de français, d'histoire, de géographie, de mathématiques, etc. Ils savent<br />

parfaitement écrire et parler notre langue ; deux d'entre eux, leurs études finies,<br />

ont été déj<strong>à</strong> envoyés, <strong>au</strong>x frais du collège, <strong>à</strong> Versailles, dans une école spéciale,<br />

d'où ils reviendront capables d'enseigner <strong>à</strong> leur tour.<br />

Afin d'éviter ces voyages que les musulmans pourraient voir d'un œil défiant,<br />

qui coûtent cher et dont les résultats sont aléatoires, l'administration que dirige M.<br />

Machuel a fondé <strong>à</strong> Tunis même une Ecole normale où sont admis les meilleurs<br />

élèves du collège arabe et ceux des collèges européens, et où les uns et les <strong>au</strong>tres<br />

se perfectionnent dans l'étude des deux langues qu'ils devront plus tard enseigner ;<br />

ils vivent ensemble sur le pied de l'égalité, de la camaraderie ; ils ont devant eux<br />

un avenir semblable. <strong>Le</strong>s Tunisiens comprennent ainsi que nous ne voulons pas<br />

les annihiler ni les exclure de leur pays ; ils se voient, dans l'école même comme<br />

dans l'administration, associés <strong>à</strong> l'œuvre de régénération que nous avons [381]


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 383<br />

entreprise et où ils ne demandent qu'<strong>à</strong> nous suivre : l<strong>à</strong> est le secret de notre succès<br />

<strong>au</strong>près d'eux.<br />

<strong>Le</strong>s Européens <strong>au</strong>ssi ont leurs écoles. <strong>Le</strong>s Français étant en minorité parmi<br />

eux, quelques préc<strong>au</strong>tions, un peu d'adresse même, étaient nécessaires pour que<br />

les nôtres ne fussent pas isolées entre les Arabes, désertées par les étrangers ; il<br />

fallait du moins, <strong>au</strong> moment où elles avaient le plus besoin d'être soutenues,<br />

quand elles étaient entre nos mains un instrument d'apaisement, ne pas les affai-<br />

blir ; et cependant, après tous les services qu'elles nous ont rendus et quand nous<br />

en attendions tant d'<strong>au</strong>tres d'elles, il a été question de retirer <strong>au</strong>x religieux qui les<br />

ont fondées et qui les dirigent l'appui traditionnel du gouvernement français, la<br />

subvention qui les faisait vivre. Il est impossible qu'on n'en revienne pas <strong>à</strong> la leur<br />

maintenir. <strong>Le</strong>s partisans les plus convaincus de la séparation de l'Eglise et de<br />

l'Etat, les adversaires les plus ardents de toute institution cléricale en France, peuvent<br />

sans contradiction et sans abandonner leurs préventions ou leurs griefs, uniquement<br />

par intérêt, par économie même, encourager notre clergé d'Afrique ou<br />

d'Orient et lui voter des subventions, car il propage notre civilisation, notre langue,<br />

nos idées même, habitue peu <strong>à</strong> peu les populations indigènes <strong>à</strong> notre contact,<br />

<strong>à</strong> nos usages, <strong>à</strong> nos goûts et <strong>à</strong> nos besoins ; il dissipe leur défiance, il entretient<br />

avec elles des relations dont profitent notre commerce en temps de paix et nos<br />

armées en temps de guerre ; il empêche qu'on oublie le grand nom de notre pays ;<br />

par conséquent, il nous rend <strong>à</strong> l'étranger quantité de services dont il serait puéril<br />

de ne pas tirer avantage sous pré<strong>texte</strong> qu'on gouverne sans lui en France ; et ces<br />

services, l'administrateur le moins suspect de cléricalisme n'hésiterait pas <strong>à</strong> se les<br />

assurer par un sacrifice qui est minime en comparaison de ce qu'il rapporte. Quelle<br />

confirmation plus probante de cette vérité, que la politique religieuse de P<strong>au</strong>l<br />

Bert <strong>au</strong> Tonkin ! Sans remonter jusqu'<strong>à</strong> saint Vincent de P<strong>au</strong>l et <strong>à</strong> saint Louis,<br />

nous n'avons qu'<strong>à</strong> recueillir les fruits d'une propagande qui s'exerce en Tunisie<br />

depuis des années, mais encore f<strong>au</strong>t-il que nous nous donnions quelque peine pour<br />

ne pas compromettre cet héritage ; nous serions non seulement coupables, mais<br />

bien maladroits, de ne pas faire <strong>à</strong> notre tour le moindre effort pour le conserver.<br />

A l'époque de notre arrivée dans la Régence, les enfants maltais allaient <strong>à</strong><br />

n'importe quelles écoles, pourvu qu'elles fussent tenues par des Frères et des<br />

Sœurs ; les Italiens choisissaient les leurs, qui sont bonnes, ou celles qui donnent<br />

la meilleure éducation. Depuis lors, leur gouvernement a fait l'essai d'une organi-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 384<br />

sation spéciale [382] d'enseignement, dont nous ne parlerons pas ici. <strong>Le</strong>s Israélites<br />

étaient admirablement pourvus par leur « Alliance universelle ». Nous nous sommes<br />

empressés, suivant le système qui nous a si bien réussi en Tunisie sur d'<strong>au</strong>tres<br />

points, de nous servir de ce que nous avions sous la main. Avec un éclectisme<br />

sage, sans <strong>au</strong>cun amour inopportun pour la symétrie, on a laissé les Sœurs de<br />

Saint-Joseph de l'Apparition réunir <strong>à</strong> leurs frais dans leur maison près d'un millier<br />

d'enfants maltais et italiens <strong>au</strong>xquels elles ne parlent qu'en français. <strong>Le</strong>s Dames de<br />

Sion instruisent <strong>au</strong>ssi, sans distinction d'origine, les jeunes filles catholiques de la<br />

bourgeoisie tunisienne. <strong>Le</strong> collège Saint-Charles, fondé par le cardinal Lavigerie,<br />

<strong>à</strong> Tunis, contenait 240 enfants et préparait les plus âgés <strong>à</strong> notre baccal<strong>au</strong>réat. Nous<br />

l'avons laissé subsister. Quel a été le résultat de cette tolérance intelligente ? <strong>Le</strong><br />

cardinal lui-même a demandé <strong>au</strong> gouvernement de le décharger de cette partie de<br />

son œuvre, et le collège est devenu, sans la moindre secousse, une institution de<br />

l'Etat. La transition eût été impossible si notre politique n'avait pas ménagé <strong>au</strong>ssi<br />

soigneusement, <strong>au</strong> début, toutes les susceptibilités, toutes les croyances. <strong>Le</strong>s Frères<br />

de la Doctrine chrétienne, dans des immeubles <strong>à</strong> eux, entassent encore bien<br />

plus d'enfants de toutes couleurs que les Sœurs. L'Alliance Israélite, dont nous<br />

parlions <strong>à</strong> l'instant, répand ses écoles dans toute la Régence ; celle de Tunis seule<br />

contient plus de 1,200 élèves. Grâce <strong>à</strong> ces <strong>au</strong>xiliaires précieux qui ne coûtent rien<br />

<strong>à</strong> notre gouvernement, la langue française s'est déj<strong>à</strong> substituée en partie <strong>à</strong> l'italien,<br />

qu'on parlait be<strong>au</strong>coup avant l'arrivée de nos troupes 250 .<br />

Dans les villes où le clergé n'avait rien créé, nous avons ouvert des écoles laïques,<br />

encouragées et subventionnées par l'Alliance française. Des cours publics et<br />

gratuits de français sont faits, depuis peu de [383] temps, <strong>au</strong>x adultes musulmans ;<br />

le nombre des <strong>au</strong>diteurs qui s'y sont déj<strong>à</strong> inscrits est de plus de 300, la plupart<br />

250 En 1883, le nombre des établissements scolaires français, presque tous congréganistes, était<br />

de vingt-quatre ; <strong>au</strong> 31 janvier 1889, il est de soixante-sept : vingt dirigés par des congréganistes,<br />

quarante-sept par des laïques. […] <strong>Le</strong> nombre des élèves est d'environ dix mille<br />

(10,749). Il était de 4,000 en 1885. « Il n'y a plus <strong>au</strong>jourd'hui une seule localité renfermant<br />

un groupe d'Européens quelque peu important qui ne soit dotée d'une ou de plusieurs écoles<br />

françaises. Bien des centres indigènes en sont également pourvus. » (Voir le table<strong>au</strong> général<br />

de la statistique des établissements scolaires annexé <strong>à</strong> la notice publiée en 1889 par M. Machuel,<br />

et d'où ces chiffres sont extraits.) Il a été publié par la plupart des services du protectorat,<br />

<strong>à</strong> l'occasion de l’Exposition de 1889, des notices analogues fort utiles <strong>à</strong> consulter. Enfin<br />

le rapport de M. Ribot contient les chiffres les plus récents, et c'est l<strong>à</strong> que nous trouvons<br />

encore cette donnée : En 1883, on comptait en Tunisie 150 élèves indigènes seulement étudiant<br />

la langue française ; en 1885, nous en trouvons 474 ; en 1889, il y en avait 1,765 ; cette<br />

année, le chiffre monte <strong>à</strong> 2.579.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 385<br />

étudiants de l'Université, de futurs prêtres, l'aristocratie intellectuelle de la Régen-<br />

ce. Chez ceux-l<strong>à</strong>, comme chez tant d'<strong>au</strong>tres, dans toutes les classes, ni fanatisme,<br />

ni parti pris, ni rancune : il a suffi de trois ou quatre années d'observation de leur<br />

part et de prudence de la nôtre pour que la défiance ait fait place <strong>à</strong> un sentiment<br />

tout différent, je ne dirai pas le désir de nous être agréables, ni la reconnaissance,<br />

ni même la sympathie, mais la sécurité, l'espoir de n'être plus indignement exploités,<br />

de voir le propriétaire semer sans crainte et récolter son orge, vendre ses moutons,<br />

payer ses ouvriers, s'enrichir enfin et enrichir ses semblables sans cesser<br />

d'être musulman.<br />

La fiction du protectorat <strong>au</strong>ra rendu ainsi service <strong>à</strong> tout le monde : <strong>au</strong>x Français,<br />

en les dispensant de constituer une administration qui eût été infiniment plus<br />

coûteuse, exigeante et inexpérimentée, que celle qu'ils ont pu utiliser ; <strong>au</strong>x Tunisiens,<br />

en leur permettant d'accepter notre joug sans alarmer leur conscience ; le<br />

bey fournit <strong>à</strong> la casuistique musulmane le moyen de servir les chrétiens sans offenser<br />

Mahomet : il endosse toutes les responsabilités, apaise les mécontentements,<br />

lève les scrupules, car c'est <strong>à</strong> lui qu'on obéit, c'est lui qui donne l'exemple <strong>à</strong><br />

son peuple en marchant d'accord avec nous, lui, et <strong>au</strong>tour de lui les princes, les<br />

dignitaires, et loin de lui, dans les provinces, les fonctionnaires, leurs employés.<br />

Peut-on calculer combien cette simple fiction nous <strong>au</strong>ra épargné de sang, de millions<br />

?<br />

[384]


[385]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 386<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

CONCLUSION<br />

Avons-nous besoin de conclure ? <strong>Le</strong> gouvernement français, depuis 1871, a<br />

ramené sous son influence la Tunisie qu'une politique peu clairvoyante, indiffé-<br />

rente ou faible, avait laissée s'émanciper. Cela fait, notre prédominance établie<br />

sans conteste, une administration honnête, intelligente, a relevé promptement le<br />

pays de ses ruines, refusant avec énergie d'obéir <strong>à</strong> des traditions dont nos entrepri-<br />

ses coloniales ont tant de fois souffert. En quatre années, elle a réussi <strong>à</strong> tripler les<br />

revenus de la Régence : que n'obtiendrons-nous pas dans cette belle contrée, ferti-<br />

le et salubre entre toutes, quand les routes, les chemins de fer, les ports, tous les<br />

grands trav<strong>au</strong>x que le protectorat entreprend sur ses seules ressources seront<br />

achevés ; quand les forêts, les mines, les carrières, les sources seront exploitées,<br />

les oasis protégées contre les sables, les immenses plaines irriguées et cultivées ?<br />

Nous devons nous féliciter h<strong>au</strong>tement des résultats déj<strong>à</strong> acquis ; gardons-nous de<br />

les compromettre<br />

Aussi longtemps que nous s<strong>au</strong>rons maintenir devant nous sur le trône, dans la<br />

Régence musulmane, un prince musulman, et <strong>au</strong>tour de ce prince une administration<br />

indigène, dirigée par quelques Français d'élite, nous <strong>au</strong>rons en Tunisie du<br />

calme et, si l'on en juge par les revenus des premières années, des bénéfices. Mais<br />

un jour, n'en [386] doutons pas, des impatients réclameront l’annexion, et l'opinion<br />

publique, trompée, mettra peut-être son amour-propre <strong>à</strong> les soutenir ; elle se<br />

lassera de voir durer le bey ; elle en rira, probablement parce que nous laisserons<br />

peu <strong>à</strong> peu tomber sou <strong>au</strong>torité qu'il f<strong>au</strong>drait soutenir, <strong>au</strong> contraire, malgré lui, <strong>au</strong>


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 387<br />

besoin. Peut-être un bey provoquera-t-il notre m<strong>au</strong>vaise humeur, ou simplement<br />

les récoltes manqueront une année ; nous <strong>au</strong>rons cessé d'être économes, nous <strong>au</strong>-<br />

rons <strong>au</strong>torisé les villes <strong>à</strong> s'imposer ou <strong>à</strong> emprunter pour construire des théâtres et<br />

des édifices magnifiques, les recettes n'atteindront plus nos prévisions <strong>au</strong> lieu de<br />

les dépasser comme <strong>au</strong> début, et nous rendrons l'administration indigène responsable<br />

de nos embarras. Ces éventualités sont <strong>à</strong> prévoir ; le jour où elles se présenteront,<br />

si le gouvernement ne résiste pas, s'il transforme la Tunisie en un quatrième<br />

département algérien, la jeune colonie qui a si vite fait honneur <strong>à</strong> la République<br />

ne sera plus qu'une source de dépenses, un entrepôt de fonctionnaires et de<br />

gens d'affaires ; les Arabes seront déçus ; après avoir cru que nous adoptions enfin<br />

cette sage maxime : « L'Afrique par les Africains », ils se verront menacés, repoussés<br />

; les Italiens et les Maltais se joindront <strong>à</strong> eux, et cette population hétérogène,<br />

qui de toutes parts s'était si volontiers ralliée <strong>à</strong> nous, n'aspirera plus qu'<strong>à</strong><br />

l'indépendance. Sans doute, le danger de l’annexion est éloigné de nous ; le gouvernement<br />

français s'y est nettement opposé jusqu'ici, mais il peut changer d'opinion,<br />

être débordé ; il peut, sans y prendre garde, céder peu <strong>à</strong> peu <strong>à</strong> des sollicitations<br />

particulières, sur des points qui semblent sans importance, et croire qu'il<br />

maintient intact le principe du protectorat, alors qu'il en prépare la ruine dans<br />

l'avenir. Si, insensiblement, par un [387] enchaînement de concessions ou de faiblesses,<br />

l'administration perd de sa force, si la Tunisie dépense trop et s'endette, si<br />

le pouvoir du bey est trop réduit, si des troubles naissent, le public français, qui<br />

n'est pas tenu de bien comprendre l'avantageux artifice du protectorat, demandera<br />

qu'on chasse ce bey, et quand les journ<strong>au</strong>x, quand la Chambre transmettront <strong>au</strong><br />

gouvernement cet ordre impérieux, il f<strong>au</strong>dra bien qu'il s'exécute. Il ne suffit donc<br />

pas de ne point vouloir de l’annexion, il f<strong>au</strong>t tout prévoir pour qu'elle ne s'impose<br />

pas avant l'heure. En résumé, respectons les Arabes, ne serait-ce que pour les<br />

obliger <strong>à</strong> se respecter eux-mêmes ; ménageons du moins leur fierté, ne les humilions<br />

pas : on s'abaisse en avilissant ceux qu'on veut dominer, et, puisque c'est par<br />

eux que nous devons gouverner, stimulons leur activité, ne les laissons pas<br />

s'abandonner, devenir passifs, irresponsables ; encourageons-les, <strong>au</strong> contraire, <strong>à</strong><br />

croire en nous, <strong>à</strong> devenir nos <strong>au</strong>xiliaires, nos associés. Pour y réussir, continuons <strong>à</strong><br />

leur montrer que leur intérêt est de nous suivre ; ne cherchons pas <strong>à</strong> en faire des<br />

pseudo-Européens ; songeons que cinquante années de cohabitation avec nous ont<br />

glissé sur les Algériens sans les modifier ; ils tiennent tant <strong>à</strong> ne pas nous ressembler,<br />

même en apparence, qu'ils n'ont même pas changé la forme de leurs vête-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 388<br />

ments. Quant <strong>au</strong>x étrangers, dont les mécontentements pourraient provoquer maladroitement<br />

l'annexion, imposons-leur une attitude irréprochable par notre équité<br />

: qu'ils jouissent en sécurité des avantages qu'ils doivent <strong>à</strong> notre prise de possession<br />

de la Régence, qu'ils comptent sur noire justice comme ils s'y soumettent ;<br />

qu'ils travaillent et possèdent en toute liberté : ne leur contestons pas une place<br />

qu'ils ont prise, nous l'avons vu, parce que nous ne pouvions pas la leur disputer,<br />

et ne nous [388] plaignons pas de les voir réussir, car ils produisent et consomment,<br />

et, par conséquent, ils enrichissent le pays. Quant <strong>au</strong>x Français enfin, il f<strong>au</strong>t<br />

plus que les laisser faire, il f<strong>au</strong>t les aider : comment ? en les avertissant, <strong>au</strong>tant que<br />

possible, avant qu'ils quittent leur pays, de la concurrence écrasante qui attend les<br />

manœuvres, les ouvriers peu habiles, tous ceux qui n'ont que leurs bras et qui arrivent<br />

sans un talent spécial ou des capit<strong>au</strong>x sur le littoral africain ; encore une<br />

fois, les Français, plus intelligents, mais bien moins nombreux et moins résistants<br />

que les <strong>au</strong>tres émigrants et que les indigènes, n'ont des chances de succès en Tunisie<br />

que s'ils viennent pour diriger ou exploiter, mais alors ils en ont be<strong>au</strong>coup : il<br />

f<strong>au</strong>t leur ouvrir l'accès du pays dans tous les sens, leur assurer des relations faciles<br />

avec les propriétaires ou les ouvriers indigènes et les étrangers, donner l'impulsion<br />

<strong>à</strong> leur commerce, activer les échanges entre Marseille et Tunis, Bizerte, Sousse,<br />

Sfax, Gabès, faire que le premier de ces ports soit le principal débouché des <strong>au</strong>tres,<br />

habituer les Tunisiens <strong>à</strong> se servir de nos produits et <strong>à</strong> produire eux-mêmes ou<br />

<strong>à</strong> fabriquer suivant nos goûts. Pour amener la Tunisie <strong>à</strong> cet état d'intimité confiante<br />

et si féconde avec la France, il f<strong>au</strong>t, on le voit, bien des ménagements et des<br />

années de patience. Toutes les difficultés du protectorat se résument en une seule :<br />

résister <strong>au</strong>x impatients sans retourner <strong>à</strong> la routine, ne pas se laisser pousser trop<br />

vite en avant ni ramener en arrière, craindre <strong>à</strong> la fois d'innover <strong>à</strong> la légère et d'imiter<br />

mal <strong>à</strong> propos. C'est grâce <strong>à</strong> cette résistance sage, et <strong>au</strong>ssi courageuse, puisqu'elle<br />

a provoqué tant de colères, qu'en moins de quatre années nous avons vu se<br />

constituer un gouvernement, un gouvernement qui ne ressemble pas <strong>à</strong> tous les<br />

<strong>au</strong>tres, il est vrai, et dont le mécanisme étonne par son [389] ingénieuse simplicité<br />

; mais plus il est nouve<strong>au</strong>, plus il est naturel qu'on l'ait critiqué. Comme la plupart<br />

des inventions modernes, le protectorat a l'indiscutable avantage de diminuer<br />

considérablement la main-d'œuvre, les frais de production, <strong>au</strong> détriment de quelques-uns,<br />

<strong>au</strong> bénéfice du plus grand nombre. Ceux qui en profitent ne disent rien,<br />

généralement ; l'Etat seul s'en félicite, mais sans trouver d'écho dans le public ;<br />

ceux qui s'en plaignent, <strong>au</strong> contraire, crient et réclament ; si on les écoute, il f<strong>au</strong>t


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 389<br />

s'arrêter, revenir sur ses pas, appeler cent individus <strong>à</strong> faire en désordre la besogne<br />

dont un seul s'acquitte <strong>à</strong> merveille. Un mécanicien et un ch<strong>au</strong>ffeur conduisent <strong>à</strong><br />

eux seuls tout un train, l'équivalent de plus de cinquante diligences ; mais qu'ad-<br />

viendrait-il, si <strong>au</strong> mécanicien, sous pré<strong>texte</strong> de satisfaire tout le monde, on adjoi-<br />

gnait les cinquante cochers qu'il remplace et ceux des voyageurs qui sont las de<br />

l'inaction ? Un déraillement De même le résident et son très faible état-major administrent<br />

en réalité, <strong>à</strong> eux seuls, la Tunisie, parce qu'ils tiennent l'administration<br />

indigène comme un instrument entre leurs mains ; il importe donc qu'ils soient<br />

habiles, expérimentés, non qu'ils soient nombreux. Nous ne s<strong>au</strong>rions trop insister<br />

sur ce point capital, non seulement pour éviter que le budget soit absorbé par des<br />

traitements inutiles, mais pour que le protectorat ne tourne pas peu <strong>à</strong> peu <strong>à</strong> ne différer<br />

des <strong>au</strong>tres gouvernements que par le nom. Il va de soi que ces fonctionnaires<br />

français, étant rares, seront très en vue, par conséquent en butte <strong>au</strong>x attaques de<br />

tous les côtés ; il est indispensable que, du plus petit <strong>au</strong> plus grand, ils se sachent<br />

soutenus : sinon, les meilleurs s'en iront, les <strong>au</strong>tres se désintéresseront de leur<br />

service ; nous ne pourrons plus compter sur leur dévouement ; et sans leur dévouement,<br />

sans leur zèle, [390] pour employer un mot devenu chez nous presque<br />

ridicule quand il s'agit des affaires de l'Etat, rien de ce qui est organisé n'<strong>au</strong>rait pu<br />

être mené <strong>à</strong> bien. Avec de la fermeté, <strong>au</strong> contraire, fermeté <strong>à</strong> Paris d'abord, <strong>au</strong> sein<br />

même du gouvernement, lequel ne doit choisir ses agents que parmi des hommes<br />

dignes de son entière confiance, <strong>à</strong> Tunis ensuite, <strong>à</strong> la résidence, de laquelle relève<br />

toute l'administration française et indigène de la Régence, dans les provinces enfin<br />

où les contrôleurs sont seuls entre les étrangers, les Arabes et les colons, avec<br />

de la fermeté, l'entreprise si heureusement commencée se poursuivra sans désappointements,<br />

sans difficultés même. J'en ai dit les avantages ; j'ai <strong>à</strong> peine parlé de<br />

la gloire, qui ne passera pas pourtant sans laisser de trace dans notre histoire,<br />

d'avoir s<strong>au</strong>vé de la désolation l'antique territoire de Carthage, de l'avoir rendu,<br />

sans qu'il nous en coûte, <strong>au</strong>ssi luxuriant, <strong>au</strong>ssi productif qu'il l'était <strong>au</strong> temps des<br />

Romains. La gloire n'est pas toute vaine, cette fois, et c'est l<strong>à</strong> ce qui marque d'un<br />

caractère très particulier, assez nouve<strong>au</strong>, notre expédition en Tunisie. On ne dira<br />

pas d'elle qu'elle fut une croisade contre des barbares ou même contre des pirates,<br />

une œuvre de bienfaisance, dont nous serons les seuls <strong>à</strong> ne tirer nul avantage ;<br />

non, elle fut simplement un acte raisonnable, prudemment conçu, lentement préparé,<br />

sagement exécuté, sans préoccupation exclusive de la logique et de la symétrie,<br />

un acte raisonnable, répétons-le avec fierté, car il a prouvé <strong>à</strong> ceux qui se pi-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 390<br />

quent de découvrir en nous des contradictions <strong>à</strong> l'infini, que la France n'a pas en-<br />

core épuisé les surprises qu'elle eut de tout temps le privilège de donner <strong>au</strong> mon-<br />

de, et que, si elle est en général admirablement et dangereusement enthousiaste,<br />

elle sait <strong>au</strong>ssi, tout comme une <strong>au</strong>tre, être pratique et mesurée.


[391]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 391<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

APPENDICE 251<br />

I - TRAITÉ ENTRE LE GOUVERNEMENT<br />

DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE<br />

ET LE BEY DE TUNIS<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement de la République française et celui de Son Altesse le Bey<br />

de Tunis.<br />

Voulant empêcher <strong>à</strong> jamais le renouvellement des désordres qui se sont pro-<br />

duits récemment sur les frontières des deux Etats et sur le littoral de la Tunisie, et<br />

désireux de resserrer leurs anciennes relations d'amitié et de bon voisinage, ont<br />

résolu de conclure une Convention <strong>à</strong> cette fin dans l’intérêt des deux H<strong>au</strong>tes Par-<br />

ties contractantes.<br />

En conséquence, le Président de la République française a nommé pour son<br />

Plénipotentiaire M. le Général Bréart, qui est tombé d'accord avec Son Altesse le<br />

Bey sur les stipulations suivantes :<br />

251 Dans cette rubrique, ainsi dénommée par l’<strong>au</strong>teur, figure le traité du Bardo, la convention<br />

de la Marsa, le budget des recettes et des dépenses pour 1890-91, une Note sur le fonds de<br />

réserve, et un Etat des dépenses de la guerre et de la marine en Tunisie de 1881 <strong>à</strong> 1890.<br />

D’Estournelles a voulu prouver par ces statistiques <strong>au</strong>xquelles il eut recours <strong>au</strong>ssi dans le<br />

corps du <strong>livre</strong>, que le système du protectorat a coûté très peu <strong>à</strong> la France,et que la colonie<br />

donne déj<strong>à</strong> des signes incontestables de redressement fi-nancier. Etant donné l’intérêt limité<br />

de ces données chiffrées dans le cadre de cette réédition, nous ne reproduisons ici que les<br />

deux premiers documents – politiques – de la première édition, <strong>au</strong>xquels nous adjoignons<br />

d’<strong>au</strong>tres documents qui complètent et éclairent ce tains thèmes abordés dans cette réédition.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 392<br />

ARTICLE PREMIER<br />

<strong>Le</strong>s Traités de paix, d'amitié et de commerce et toutes <strong>au</strong>tres Conventions<br />

existant actuellement entre la République française et Son Altesse le Bey de Tunis<br />

sont expressément confirmés et renouvelés.<br />

[392]<br />

Art. 2<br />

En vue de faciliter <strong>au</strong> Gouvernement de la République française l'accomplis-<br />

sement des mesures qu'il doit prendre pour atteindre le but que se proposent les<br />

H<strong>au</strong>tes Parties contractantes, Son Altesse le Bey de Tunis consent <strong>à</strong> ce que l'Auto-<br />

rité militaire française fasse occuper les points qu'elle jugera nécessaires pour<br />

assurer le rétablissement de l'ordre et la sécurité des frontières et du littoral. Cette<br />

occupation cessera lorsque les Autorités militaires françaises et tunisiennes <strong>au</strong>ront<br />

reconnu, d'un commun accord, que l'administration locale est en état de garantir le<br />

maintien de l'ordre.<br />

Art. 3<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement de la République française prend l'engagement de prêter un<br />

constant appui <strong>à</strong> Son Altesse le Bey de Tunis, contre .tout danger qui menacerait<br />

la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui compromettrait la tranquillité de<br />

ses Etats.<br />

Art. 4<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement de la République française se porte garant de l'exécution<br />

des traités actuellement existants entre le Gouvernement de la Régence et les diverses<br />

Puissances européennes.<br />

Art. 5<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement de la République française sera représenté <strong>au</strong>près de Son<br />

Altesse le Bey de Tunis par un Ministre Résident, qui veillera <strong>à</strong> l'exécution du<br />

présent Acte, et qui sera l'intermédiaire des rapports du Gouvernement français<br />

avec les Autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes <strong>au</strong>x deux pays.<br />

Art. 6<br />

<strong>Le</strong>s Agents diplomatiques et consulaires del<strong>à</strong> France en pays étrangers seront<br />

chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nation<strong>au</strong>x de la Régence. En


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 393<br />

retour, Son Altesse le Bey s'engage <strong>à</strong> ne conclure <strong>au</strong>cun acte ayant un caractère<br />

international sans en avoir [393] donné connaissance <strong>au</strong> Gouvernement de la République<br />

française et sans s'être entendu préalablement avec lui.<br />

Art. 7<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse<br />

le Bey de Tunis se réservent de fixer, d'un commun accord, les bases d*une<br />

organisation financière de la Régence, qui soit de nature <strong>à</strong> assurer le service de la<br />

Dette publique et <strong>à</strong> garantir les droits des créanciers de la Tunisie.<br />

Art. 8<br />

Une contribution de guerre sera imposée <strong>au</strong>x tribus insoumises de la frontière<br />

et du littoral. Une convention ultérieure en déterminera le chiffre et le mode de<br />

recouvrement dont le Gouvernement de Son Altesse le Bey se porte responsable<br />

Art. 9<br />

Afin de protéger contre la contrebande des armes et des munitions de guerre<br />

des possessions algériennes de la République française, le Gouvernement de Son<br />

Altesse le Bey de Tunis s'engage <strong>à</strong> prohiber toute introduction d'armes ou de munitions<br />

de guerre par Pile de Djerba, le port de Gabès ou les <strong>au</strong>tres ports du sud de<br />

la Tunisie.<br />

Art. 10<br />

<strong>Le</strong> présent Traité sera soumis <strong>à</strong> la ratification du Gouvernement de la République<br />

française, et l'instrument de ratification sera remis <strong>à</strong> Son Altesse le Bey de<br />

Tunis dans le plus bref délai possible.<br />

Casr Saïd, le 12 mai 1881.<br />

Mohammed Es Saddoq Bey<br />

Général Bréart


[394]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 394<br />

II – Convention entre la France et la Tunisie<br />

pour régler les rapports respectifs des deux pays<br />

Son Altesse le Bey de Tunis, prenant en considération la nécessité d'améliorer<br />

la situation intérieure de la Tunisie, dans les conditions prévues par le Traité du<br />

12 mai 1881, et le Gouvernement de la République ayant <strong>à</strong> cœur de répondre <strong>à</strong> ce<br />

désir et de consolider ainsi les relations d'amitié heureusement existantes entre les<br />

deux pays, sont convenus de conclure une Convention spéciale <strong>à</strong> cet effet : en<br />

conséquence, le Président de la République française a nommé pour son Plénipotentiaire<br />

M. Pierre P<strong>au</strong>l Cambon, son Ministre Résident <strong>à</strong> Tunis, officier de la<br />

Légion d'honneur, décoré de l'Haïd 252 et grand-croix du Nicham Iftik[h]ar, etc.,<br />

etc., lequel, après avoir communiqué ses pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due<br />

forme, a arrêté, avec Son Altesse le Bey de Tunis, les dispositions suivantes :<br />

Article Premier<br />

Afin de faciliter <strong>au</strong> Gouvernement français l'accomplissement de son Protectorat,<br />

Son Altesse le Bey de Tunis s'engage <strong>à</strong> procéder <strong>au</strong>x réformes administratives<br />

judiciaires et financières que le Gouvernement français jugera utiles.<br />

Art. 2<br />

<strong>Le</strong> Gouvernement français garantira, <strong>à</strong> l'époque et sous les conditions qui lui<br />

paraîtront les meilleures, un emprunt <strong>à</strong> émettre par Son Altesse le Bey, pour la<br />

conversion ou le remboursement de la dette consolidée s'élevant <strong>à</strong> la somme de<br />

125 millions de francs et de la Dette flottante jusqu'<strong>à</strong> concurrence d'un maximum<br />

de 17,550,000 francs. Son Altesse le Bey s'interdit de contracter, <strong>à</strong> l'avenir, <strong>au</strong>cun<br />

emprunt pour le compte de la Régence sans l'<strong>au</strong>torisation du Gouvernement français.<br />

252 En fait : l’Ahed, distinction créée suite <strong>à</strong> l’inst<strong>au</strong>ration du Pacte Fondamental, ou Ahd el-<br />

Aman, en septembre 1857.


[395]<br />

Art. 3<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 395<br />

Sur les revenus de la Régence, Son Altesse le Bey prélèvera : 1° les sommes<br />

nécessaires pour assurer le service de l'emprunt garanti par la France ; 2° la som-<br />

me de 2 millions de piastres (1,200,000 francs), montant de sa liste civile, le sur-<br />

plus des revenus devant être affecté <strong>au</strong>x dépenses d'administration de la Régence<br />

et <strong>au</strong> remboursement des charges du Protectorat.<br />

Art. 4<br />

<strong>Le</strong> présent Arrangement confirme et complète, en tant que de besoin, le Traité<br />

du 12 mai 1881. Il ne modifiera pas les dispositions précédemment intervenues<br />

pour le règlement des contributions de guerre.<br />

Art. 5<br />

La présente Convention sera soumise <strong>à</strong> la ratification du Gouvernement de la<br />

République française, et l'instrument de ladite ratification sera remis <strong>à</strong> Son Altes-<br />

se le Bey de Tunis dans le plus bref délai possible<br />

En foi de quoi les soussignés ont dressé le présent acte et l’ont revêtu de leurs<br />

cachets.<br />

Fait <strong>à</strong> la Marsa, le 8 juin 1883.<br />

Ali Bey<br />

P<strong>au</strong>l Cambon<br />

[396]


[397]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 396


[399]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 397<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

Pour en savoir plus<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

EN GUISE DE POSTFACE 253<br />

A Monsieur Narcisse F<strong>au</strong>con,<br />

Jules Ferry<br />

Septembre 1892<br />

Je viens de lire. Monsieur, les deux volumes que vous avez consacrés <strong>à</strong> l'œu-<br />

vre de la France en Tunisie. Vous désirez les présenter <strong>au</strong> public en ma compa-<br />

gnie. Je le veux bien. Vous avez fait un <strong>livre</strong> utile. Quoique la Tunisie soit <strong>à</strong> cette<br />

heure la moins ignorée de nos colonies, il y a grand intérêt <strong>à</strong> la faire connaître de<br />

plus près encore, <strong>à</strong> fortifier par des notions exactes la bienveillance générale et un<br />

peu superficielle qu'on lui accorde. La Tunisie est <strong>à</strong> la mode : elle fait l'enchante-<br />

ment des touristes, et l'envie de nos voisins. C'est be<strong>au</strong>coup assurément. Mais la<br />

Tunisie a <strong>au</strong>tre chose <strong>à</strong> nous apprendre. La France y a accompli, depuis dix ans,<br />

une œuvre politique, clairement conçue, patiemment exécutée, et, dans l'histoire<br />

253 Nous donnons ici le <strong>texte</strong> d’une « <strong>Le</strong>ttre Préface de M. Jules Ferry » parue en 1893 dans le<br />

<strong>livre</strong> du journaliste Narcisse F<strong>au</strong>con, La Tunisie avant et depuis l’Occupation Française.<br />

Histoire et Colonisation. Elle date de septembre 1892, et donc 22 mois après la parution du<br />

<strong>livre</strong> de d’Estournelles sur la Tunisie. Cette longue et bien instructive préface <strong>au</strong>rait bien<br />

mérité de figurer dans le <strong>livre</strong> qui fait l’objet de la présente édition, d’<strong>au</strong>tant plus que le «<br />

père » de l’expédition en Tunisie était devenu un ami de notre illustre futur Prix Nobel de la<br />

Paix. Cette injustice a tout de même une explication fort simple. On l’a vu, d’Estournelles a<br />

édité son <strong>livre</strong> dans l’anonymat, ce qui évidemment ne permet pas une telle collaboration<br />

publique. Pour réparer sans doute une telle injustice, Jules Ferry a tenu <strong>à</strong> rendre hommage <strong>à</strong><br />

notre <strong>au</strong>teur dès le début de sa <strong>Le</strong>ttre-Préface que nous publions ici un large extrait.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 398<br />

coloniale de notre race, absolument originale. Avant vous, un des meilleurs ou-<br />

vriers de cette noble entreprise. M. d'Estournelles (P. H. X.), dont l'Académie a<br />

couronné le <strong>livre</strong> et dévoilé l'anonyme, avait écrit l'histoire du Protectorat. Vous<br />

inspirant de ce guide spirituel et sûr, vous l'avez reprise, et, <strong>à</strong> l'aide de documents<br />

abondants, puisés <strong>au</strong>x meilleures sources, vous l'avez développée, continuée. On<br />

n'en peut plus douter [400] désormais : c'est bien un système nouve<strong>au</strong> d'adminis-<br />

tration et de gouvernement qui a été fondé, puisqu'il survit <strong>à</strong> l'homme si particu-<br />

lièrement doué pour le pouvoir et pour l'action, qui l'avait le premier mis <strong>à</strong> l'essaie<br />

puisque M. Cambon a trouvé un successeur, et que depuis six années le Protectorat,<br />

tel qu'il l'avait compris et organisé, poursuit sans bruit, mais avec constance et<br />

avec succès sa marche rationnelle et bienfaisante.<br />

L'expérience de ces dernières années est particulièrement décisive ; elle tranche<br />

définitivement toutes les polémiques. Quand je visitai Tunis, en 1887, le débat<br />

était toujours ouvert et vivement mené. Pour les uns le Protectorat n'était qu'un<br />

expédient diplomatique, pour les <strong>au</strong>tres un trône élevé <strong>à</strong> l'esprit de routine, un<br />

pré<strong>texte</strong> <strong>à</strong> l'ajournement des réformes nécessaires, un aveu humiliant d'impuissance.<br />

Dans un discours dont vous avez bien voulu rappeler les conclusions, je préconisai<br />

« le Protectorat ré<strong>format</strong>eur » ; la formule sembla paradoxale <strong>à</strong> plusieurs.<br />

Elle est devenue la devise de l'habile administration de M. Massic<strong>au</strong>lt et c'est <strong>au</strong><br />

milieu d'épreuves de toute sorte que le Protectorat adonné toute sa mesure.<br />

Il a eu <strong>à</strong> compter, non seulement avec l'opposition criarde, dont il f<strong>au</strong>t savoir<br />

prendre son parti, en tout pays de colonisation française, mais, ce qui est plus grave,<br />

avec les m<strong>au</strong>vaises années, l'inconstance du climat, les récoltes détruites par la<br />

sécheresse ou noyées par les pluies tardives, et surtout avec les hésitations, les<br />

incertitudes, le m<strong>au</strong>vais .vouloir de la mère-patrie, qui a mis tant d'années <strong>à</strong> comprendre<br />

que la réforme du régime douanier infligé <strong>à</strong> la Tunisie était pour la colonie<br />

nouvelle une question de vie ou de mort. Cependant, en dépit des obstacles et<br />

des temps d'arrêts, le commerce général, n'a pas cessé de grandir, le crédit public<br />

de s’affermir, le régime des impôts de se perfectionner et de s'assainir, par la suppression<br />

des monopoles et des fermages, par l'extinction graduelle des droits d'exportation<br />

; les trav<strong>au</strong>x publics, l'enseignement ont vu leurs dotations incessamment<br />

accrues, sans que l'équilibre financier, si soigneusement établi par M. Cambon<br />

et ses premiers collaborateurs, ait été un instant menacé ou compromis, et<br />

tandis que le fonds de réserve créé par sa h<strong>au</strong>te sagesse continuait de fonctionner


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 399<br />

et de s'accroître, sous la main vigilante de son successeur. <strong>Le</strong> système a fait ainsi<br />

ses preuves d'élasticité, en même temps qu'il faisait apparaître, dans notre politique<br />

coloniale, un esprit de suite, une persévérance, une ténacité qui n'y sont point<br />

des vertus communes.<br />

Ces résultats, que·personne ne conteste plus, sont dus sans doute <strong>à</strong> l'habileté<br />

des hommes, mais <strong>au</strong>ssi, <strong>à</strong> mon sens, <strong>à</strong> la forme même du [401] Protectorat. C'est<br />

ce que nos adversaires d'il y a dix ans se refusaient obstinément <strong>à</strong> comprendre.<br />

J'entends encore .M. le duc de Broglie répondre <strong>à</strong> Gambetta « que le protectorat<br />

n'échappe <strong>à</strong> <strong>au</strong>cune des difficultés de l’annexion » et M. Camille Pelletan, avec<br />

cette divination merveilleuse et tranchante qui est un des traits de sa physionomie<br />

politique, déclarer le traité du Bardo radicalement inexécutable. Cette cécité, naturelle<br />

<strong>au</strong>x intransigeants de l'extrême g<strong>au</strong>che, étonne davantage chez un diplomate<br />

et un historien. L'histoire des dix dernières années démontre <strong>au</strong> contraire que le<br />

Protectorat échappe, par sa nature même, <strong>au</strong>x principales difficultés d'une annexion.<br />

Quant <strong>au</strong>x difficultés militaires, la chose est claire, et le cardinal Lavigerie<br />

l'a dit, dès l'origine, avec sa vue profonde des choses africaines : « <strong>Le</strong> Protectorat<br />

tunisien nous fait l'économie d'une guerre de religion. » Il nous économise<br />

bien <strong>au</strong>tre chose encore. Il y a, dans la fondation des colonies, des difficultés plus<br />

redoutables que les difficultés guerrières, un ennemi qui nous fait plus de mal que<br />

la haine des races conquises, c'est l'esprit de système chez le conquérant, le goût<br />

des réformes hâtives, des solutions improvisées, la manie assimilatrice et révolutionnaire.<br />

C'est pour n'avoir su tenir compte ni de la force du passé, ni de la résistance<br />

des milieux soci<strong>au</strong>x, c'est pour avoir cru <strong>à</strong> la vertu universelle et quasi magique<br />

de nos lois, de nos institutions, de nos procédés administratifs que nous<br />

avons pris tant de f<strong>au</strong>sses mesures en Algérie et que nous n'y sommes pas encore<br />

arrivés, je le crains, <strong>au</strong> bout de nos déceptions.<br />

<strong>Le</strong> Protectorat est plus modeste, il n'édifie pas sur une table rase. La métropole<br />

déchargée, grâce <strong>à</strong> lui, des responsabilités du gouvernement direct, le laisse agir,<br />

prendre son temps. Comme on ne lui demande pas de révolution, il n'a pas la tentation<br />

d'en faire. C'est dans le milieu même, hostile ou réfractaire, dont la tutelle<br />

lui est confiée, qu'il est obligé de trouver ses moyens de gouvernement. <strong>Le</strong>s gouvernements<br />

orient<strong>au</strong>x ont de grands vices, mais par leurs ressorts intimes, par<br />

leurs racines profondes ils tiennent <strong>au</strong> tempérament traditionnel, <strong>à</strong> la constitution<br />

sociale, intellectuelle et morale des peuples qui les subissent. Se flatter qu'on les


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 400<br />

transformera d'un coup de baguette en gouvernements <strong>à</strong> la mode d'Occident, c'est<br />

une folle chimère ; y viser même, comme <strong>à</strong> un but lointain, c'est une conception<br />

f<strong>au</strong>sse et dangereuse. Notre devoir est d'introduire dans le monde oriental ce qui<br />

manque le plus <strong>à</strong> la barbarie corrompue, la justice et le contrôle. Mais ce contrôle<br />

ne peut procéder de la nation elle-même, organisée, comme en Europe, en assemblées<br />

dont la compétence varie, mais qui sont partout un sérieux contrepoids pour<br />

le pouvoir. <strong>Le</strong> [402] régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la déclaration<br />

des droits de l'homme et les constitutions sont l<strong>à</strong>-bas des formules vides de<br />

sens. On y méprise le Maître qui se laisse discuter. Vous n'avez pas oublié ce<br />

curieux essai de parlement ottoman, où personne ne voulut s'asseoir sur les bancs<br />

du côté g<strong>au</strong>che, ni donner, même <strong>à</strong> titre de comparse, la réplique <strong>au</strong> gouvernement.<br />

Même pour les objets placés le plus près d'eux, comme l'assiette et la répartition<br />

des impôts, ils sont peu friands de self-government : si vous proposez <strong>au</strong>x<br />

Arabes, même <strong>au</strong>x Kabyles, de procéder eux-mêmes <strong>à</strong> la répartition, ils y mettront<br />

toujours pour condition première que l'administrateur français sera l<strong>à</strong>, présidant et<br />

contrôlant tout le monde. S'ils étaient latinistes, ils vous diraient : Quis custodet<br />

custodes ipsos ? <strong>Le</strong>s musulmans n'ont pas la notion du mandat politique, de l'<strong>au</strong>torité<br />

contractuelle, du pouvoir limité, mais ils ont, <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t degré, l’instinct,<br />

le besoin, l'idéal du pouvoir fort et du pouvoir juste. C'est ici précisément qu'apparaît<br />

le trait caractéristique et l'ingéniosité du Protectorat. <strong>Le</strong>s réformes s'y font par<br />

en h<strong>au</strong>t, par la grâce du maître obéi, du pouvoir national et traditionnel, et ce qui<br />

descend de ces h<strong>au</strong>teurs ne se discute pas. Il y a l<strong>à</strong> une réalisation pratique et positive<br />

de ce rêve du bon despote, qui hante l'esprit aimable de M. Renan.<br />

Il devient possible, sous ce sce<strong>au</strong> respecté, de toucher <strong>au</strong>x choses fondamentales,<br />

presque sacrées, du monde arabe : <strong>à</strong> la famille, <strong>à</strong> la terre, <strong>à</strong> l'enseignement.<br />

Encore y f<strong>au</strong>t-il mettre une prudence infinie, et se garder de compromettre dans<br />

d'imprudentes aventures le prestige du Souverain nominal 254 . <strong>Le</strong> secret, c'est de<br />

procéder par étapes, par adaptations successives, d'éviter les <strong>à</strong>-coups et les coups<br />

de théâtre, et de savoir s<strong>au</strong>ver les apparences. C'est ce qu'on a toujours fait en<br />

Tunisie depuis dix ans, et la civilisation, la renommée de la France, la prospérité<br />

de la Régence s'en sont bien trouvées. Votre <strong>livre</strong>, Monsieur, en donne maint<br />

exemple. Vous vantez avec raison la réforme des biens habbous. M. Cambon n'a<br />

eu garde de confisquer les biens habbous de Tunisie, comme nous l'avons fait il y<br />

254 C’est-<strong>à</strong>-dire le Bey. N.d.E.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 401<br />

a quarante-cinq ans en Algérie, <strong>au</strong> grand dommage de notre <strong>au</strong>torité morale, et<br />

sans profit durable pour qui que ce soit. Il les a conservés, réformés, mis <strong>à</strong> l'abri<br />

des fr<strong>au</strong>des, dans le doublé intérêt des services publics et de la colonisation bien<br />

entendue. Et dans cette loi de 1885 sur la propriété foncière, qui, bien que faite<br />

sans le concours d'<strong>au</strong>cun parlement, grand ni petit, n'en demeure pas moins un des<br />

monuments législatifs les mieux ordonnés de ce temps-ci, <strong>à</strong> côté de quantité de<br />

hardiesses, qui [403] font, <strong>à</strong> cette heure encore, reculer nos légistes continent<strong>au</strong>x,<br />

que de ménagements habiles pour les traditions souvent capricieuses du droit musulman,<br />

quel souci de les régler, de les amender, <strong>au</strong> lieu de les abolir ! En vérité,<br />

la méthode est bonne, la voie est bien tracée, et, pour un long temps, nous n'avons<br />

rien de mieux <strong>à</strong> faire que d'y persévérer.<br />

Je suis du reste sans inquiétude. Ces idées si nouvelles, si contraires, <strong>à</strong> ce qu'il<br />

semblait, <strong>au</strong>x habitudes primes<strong>au</strong>tières et impatientes du génie français, ont pris<br />

fortement possession de l'esprit public et l'on ne trouverait pas, <strong>à</strong> cette heure, dix<br />

voix dans les deux chambres pour décréter l’annexion de la Tunisie <strong>à</strong> l'Algérie. Il<br />

est manifeste que nos conceptions et nos méthodes politiques sont en voie de modification<br />

sérieuse et profonde. Nous avons mesuré le vide des solutions absolues<br />

; nous avons appris <strong>à</strong> faire de bonne politique avec des constitutions imparfaites,<br />

nous savons qu'<strong>au</strong>cune société, barbare ou civilisée, n'offre <strong>au</strong>x expériences<br />

des hommes d'Etat une matière indéfiniment compressible. C'est ainsi que le Protectorat<br />

est devenu le type préféré de nos acquisitions coloniales. Formule variable,<br />

sans doute, qui, elle <strong>au</strong>ssi, a sa part de relativité , et qui implique d'ailleurs un<br />

certain nombre de conditions fondamentales, que tous nos protectorats ne réalisent<br />

pas. La première, c'est que le protégé accepte la protection : ce qui n'est malheureusement<br />

pas le cas <strong>à</strong> Madagascar... La seconde condition, c'est que le protecteur<br />

ait des vues arrêtées et suivies et que le système ne change pas <strong>au</strong>ssi souvent<br />

que ceux qui ont charge de l'appliquer, comme il arrive depuis sept ans en Indo-<br />

Chine. Précisément le régime appliqué <strong>à</strong> Tunis réalise ces conditions et d'<strong>au</strong>tres<br />

encore. Pourquoi en modifierait-on le caractère ? Quels avantages pourrait-on<br />

attendre du gouvernement direct, que le Protectorat ne nous ait pas garantis ? Une<br />

plus grande sécurité ? qui oserait le soutenir ? Une réduction des charges de la<br />

métropole ? Elles sont réduites <strong>au</strong> minimum, <strong>à</strong> la garde du territoire et <strong>au</strong>x frais de<br />

la résidence générale ; pour tout le reste, la métropole dit <strong>au</strong> Protectorat : débrouillez-vous<br />

!


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 402<br />

<strong>Le</strong> régime économique ? C'était, en effet, avant la loi libératrice du 19 juillet<br />

1890, le côté faible du système. Puisque la métropole persistait <strong>à</strong> soumettre ses<br />

rapports d'échange avec la Régence <strong>au</strong> principe rigoureux de la réciprocité, il ne<br />

restait plus, disait-on, qu'<strong>à</strong> annexer, pour se rendre les mains libres. La chose eût<br />

été peut-être moins simple qu'elle n'en avait l'air. On <strong>au</strong>rait eu pour soi la bonne<br />

doctrine, le droit international, qui considère que la conquête rompt [404] tous les<br />

traités. Mais il n'est pas démontré qu'une rupture brutale, après coup, avec des<br />

puissances nanties de traités de commerce anciens et réguliers eût été sans susciter<br />

les plus graves embarras. Cet article 4 du traité de Kasr-Saïd, qui a rendu la France<br />

garante des engagements souscrits par le Bey, nous a été vivement reproché,<br />

dans ces derniers temps. Je suis convaincu que cette cl<strong>au</strong>se était nécessaire, qu'elle<br />

a singulièrement facilité notre tâche, notamment vis-<strong>à</strong>-vis de l'Angleterre, dont<br />

le concours moral, si habilement négocié par M. Waddington, fut le pivot diplomatique<br />

de toute cette affaire. Aussi la cl<strong>au</strong>se figurait-elle, de tout temps, dans les<br />

projets de protectorat qu'on avait éb<strong>au</strong>chés dans les bure<strong>au</strong>x des Affaires étrangères,<br />

et qui servirent de thème <strong>au</strong> traité du Bardo. Aucun diplomate, <strong>au</strong>cun directeur<br />

politique, les ministres di Maréchal de Mac-Mahon pas plus que ceux de M.<br />

Grévy, M. de Freycinet, pas plus que M. Barthélemy Saint-Hilaire et M. de Courcel,<br />

avec qui j'élaborais les instructions du général Bréart, n'admettaient qu'un acte<br />

de protectorat put aller sans cet article 4. Ni sur ce point spécial, ni sur le fond<br />

même de l'entreprise nous n'avons été des inventeurs. Nous avons suivi une tradition.<br />

Nous reprenions des projets étudiés, approfondis par nos prédécesseurs. Notre<br />

seul mérite fut d'oser et d'agir <strong>à</strong> l'heure opportune.<br />

Cette heure fut hâtée par les imprudences et les provocations de la politique<br />

italienne. Vous en avez donné dans votre <strong>livre</strong> une abondante et vigoureuse démonstration.<br />

Cela vous v<strong>au</strong>dra, sans <strong>au</strong>cun doute de la part des journ<strong>au</strong>x de Naples<br />

et <strong>au</strong>tres lieux, qui vivent de gallophobie, des attaques et des injures. On vous<br />

outragera, mais l'on ne vous réfutera pas. Il serait puéril d'attendre quelque justice,<br />

quelque impartialité du parti qui est présentement, en Italie, le maître <strong>au</strong> moins<br />

apparent de l'opinion. Peut-être s'élabore-t-il, dans la profondeur des masses silencieuses,<br />

qui payent et qui peinent, mais ne votent ni ne lisent, une <strong>au</strong>tre politique,<br />

d'<strong>au</strong>tres sentiments. Il f<strong>au</strong>t en conserver l'espérance. Mais, <strong>à</strong> part quelques<br />

exceptions généreuses, pour lesquelles nous ne s<strong>au</strong>rions avoir assez de gratitude,<br />

la gallophobie domine dans les classes dirigeantes, agissantes et politiquantes


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 403<br />

(sic). Elle s'y développe en un milieu singulièrement bien préparé et d'une créduli-<br />

té prodigieuse. Vous n'ôterez pas de la cervelle de be<strong>au</strong>coup d'Italiens, qui ne sont<br />

point des sots, qu'<strong>à</strong> une certaine heure le gouvernement de la République avait<br />

tout préparé pour tenter un coup de main sur la Spezzia… ou que la France répu-<br />

blicaine et anticléricale, la France des lois scolaires et des Décrets, nourrit le [405]<br />

secret dessein de rétablir le pouvoir temporel du Pape ! Auprès de pareils tours de<br />

force, la construction de la légende tunisienne n'était qu'un jeu d'enfants. On l'a<br />

rééditée, depuis un certain temps, amplifiée, grossie et colorée dans la manière<br />

noire. La politique française de 1881 n'<strong>au</strong>rait pas seulement été, comme on le di-<br />

sait jusqu'alors, blessante pour l'Italie, on a découvert qu'elle fut machiavélique,<br />

déloyale et fr<strong>au</strong>duleuse. Des promesses directes avaient été faites, des engage-<br />

ments personnels avaient été pris : « Jamais la République française ne s'établirait<br />

en Tunisie, M. Ferry en avait donné sa parole d'honneur <strong>à</strong> M. Cairoli. » Ainsi<br />

s'expliquaient, ajoutait-on, par la duperie d'une âme trop chevaleresque, l'inertie<br />

du Premier Ministre d'Italie pendant la crise tunisienne, sa démission résignée et<br />

silencieuse et cette secrète mélancolie qui le suivit jusqu'<strong>à</strong> son dernier jour... Si<br />

blasé que je sois sur toutes les calomnies, celle-ci, je l'avoue, me fit bondir, je<br />

protestai avec énergie. La fable était grossière : on avait eu soin d'attendre, pour la<br />

jeter en pâture <strong>au</strong>x rancunes qui tendaient <strong>à</strong> s'assoupir la mort du célèbre patriote.<br />

Vivant, il eût certainement trouvé peu de son goût ce rôle de niais et de martyr. Ce<br />

n'est pas faire injure <strong>à</strong> sa mémoire que d'affirmer, pièces en mains d'ailleurs, qu'il<br />

était plus Italien que cela. Au mois de mai 1881, M. Cairoli fut déçu, surpris, il ne<br />

fut pas trompé. Déçu sans doute dans les espérances qu'il avait pu fonder sur l'habileté<br />

de ses agents, sur la vénalité des conseillers du Bey, sur nos hésitations et<br />

sur notre faiblesse ; surpris par le réveil subit de notre politique et la rapidité de<br />

nos résolutions, mais averti, de longue date, et bien avant notre entrée <strong>au</strong>x affaires,<br />

par le marquis de Noailles, <strong>à</strong> Rome, et par M. de Freycinet, <strong>à</strong> Paris, des limites<br />

que la République française fixait elle-même <strong>à</strong> sa patience. De 1878 <strong>à</strong> 1881<br />

notre diplomatie n'a pas cessé de tenir <strong>au</strong>x ministres italiens le langage le plus<br />

clair : « La France n'entend partager avec qui que ce soit la situation prépondérante<br />

que le voisinage de l'Algérie et les concessions antérieures du Bey lui assurent<br />

dans la Régence. Dans l'ordre industriel et commercial nous ne réclamons pour<br />

nos nation<strong>au</strong>x ni privilège ni supériorité d'<strong>au</strong>cun genre. Mais dans la sphère des<br />

services publics, nous n'admettrons jamais que les chemins de fer, les télégraphes,<br />

les institutions de crédit, tous ces grands monopoles qui sont, en tous pays, traités


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 404<br />

comme choses d'Etat, relèvent, en Tunisie, d'un contrôle étranger. » — A ces notifications<br />

si précises, et maintes fois répétées, M. Cairoli n'objectait rien, mais M.<br />

Maccio agissait toujours. Un jour, par exemple, vous le rappelez fort <strong>à</strong> propos —<br />

les deux gouvernements étaient convenus de laisser leurs nation<strong>au</strong>x se disputer<br />

librement [406] l'adjudication du chemin de fer de Tunis <strong>à</strong> la Goulette sans y intervenir<br />

en <strong>au</strong>cune façon : et, l’adjudication faite, on apprenait que Rubattino<br />

n'avait été que le prête-nom du gouvernement italien. Peut-être, dans l'état de<br />

l'opinion italienne, Maccio était-il plus fort que Cairoli. Peut-être y avait-il <strong>au</strong><br />

fond de cette politique, plus compliquée que chevaleresque, plus de faiblesse que<br />

de parti pris... Mais on n'est ni un héros ni une victime pour l'avoir pratiquée ou<br />

laissé faire.<br />

[…]<br />

Il y a souvent, dans les affaires humaines, deux conduites <strong>à</strong> tenir, entre lesquelles<br />

l'homme d'Etat peut hésiter ; une seule, ici, était possible, celle qui fut<br />

suivie, la seule politique clairvoyante et prévoyante, la politique nécessaire. Elle<br />

n'a rien <strong>à</strong> redouter des jugements de l'histoire.<br />

Jules Ferry.<br />

Septembre 1892


[407]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 405<br />

D’ESTOURNELLES :<br />

IMPÉRIALISME ET CONCILIATION<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

Par Mondher Sfar<br />

La Méditerranée a été le théâtre d’un affrontement multimillénaire entre les<br />

civilisations qui s’y sont développées. La nouvelle politique impérialiste française<br />

in<strong>au</strong>gurée sous la III ème République s’inscrit dans cette longue durée. Elle continue<br />

un vieux face <strong>à</strong> face entre deux aires culturelles : l’Europe chrétienne et le monde<br />

musulman. Au cours de cette longue confrontation, l’Occident a pris l’avantage, <strong>à</strong><br />

la faveur de la Renaissance et des découvertes scientifiques et géographiques.<br />

C’est <strong>au</strong> cours du déclin de l’Empire ottoman que le capitalisme européen en expansion<br />

donna <strong>à</strong> cette confrontation idéologique et stratégique une nouvelle dimension<br />

: économique. Cependant, les guerres européennes ont connu leur apogée<br />

avec l’épopée napoléonienne dont les conséquences ont continué <strong>à</strong> se faire sentir<br />

jusqu’<strong>à</strong> la Deuxième Guerre mondiale, avec pour noy<strong>au</strong> central le conflit francoallemand.<br />

La Troisième République a représenté un important tournant dans le destin européen grâce <strong>à</strong><br />

l’expansion coloniale européenne qu’elle a promue. L’Europe a désormais une raison objective<br />

et impérative pour mettre fin <strong>à</strong> ses déchirements : c’est la conquête de nouve<strong>au</strong>x<br />

espaces lointains devenus désormais <strong>à</strong> sa portée. Il devenait <strong>au</strong>ssi urgent d’en faire<br />

un débouché inespéré pour sa surproduction industrielle et son excédent en<br />

capit<strong>au</strong>x. <strong>Le</strong> Congrès de Berlin, malgré ses ambiguïtés, a été un signe révélateur<br />

d’une nouvelle ère qui devra attendre deux grandes guerres européennes avant de<br />

se concrétiser : l’union européenne pour une politique mondiale commune.<br />

Au moment où la France des années 1870 se lance <strong>à</strong> la conquête du monde, elle<br />

a dû gérer <strong>à</strong> tâtons cette mutation nécessaire dans les relations internationales.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 406<br />

Cela n’allait pas <strong>au</strong>ssi sans une remise en question de sa tradition révolutionnaire<br />

dogmatique, jacobine, universaliste et militariste. Pour tenir compte d’un équilibre<br />

politique européen, il était désormais recommandé de faire preuve de plus de<br />

pragmatisme et de tolérance.<br />

D’Estournelles, dont les positions et l’évolution sont si emblématiques des défis<br />

de son époque, inventera et fera de la conciliation européenne son maître mot.<br />

De même, la colonisation a été appelée <strong>à</strong> se transformer <strong>à</strong> son tour.<br />

L’assimilation, l’annexion et la centralisation [408] métropolitaine, s’avérèrent<br />

surannées et contre-productives dans le nouve<strong>au</strong> con<strong>texte</strong> capitaliste. Une nouvelle<br />

voie s’impose, celle de la conciliation – encore elle, mais cette fois-ci entre le<br />

colonisateur et le pays conquis. C’est l’essence même du protectorat.<br />

Telles sont les principales tendances dont notre <strong>au</strong>teur, d’Estournelles, va être<br />

durant ces années décisives de l’expansion coloniale européenne, le brillant interprète,<br />

l’infatigable acteur, mais <strong>au</strong>ssi le Don Quichotte…<br />

Il avait la vingtaine quand, <strong>à</strong> la suite de la guerre prussienne de 1870, il alla en<br />

Grèce s’imprégner de l’idéal européen, mis <strong>au</strong> défi des ambitions d’un Orient<br />

musulman incarné par l’Empire ottoman. Ses voyages dans cette Europe orientale<br />

le renforcèrent dans ses convictions européocentristes. Il dut ainsi exprimer ses<br />

convictions <strong>à</strong> travers une nouvelle publiée en souvenir de son séjour <strong>au</strong> Monténégro,<br />

intitulée Mach, récit de mœurs de la H<strong>au</strong>te-Albanie 255 . C’est l’histoire<br />

d’une jeune Albanaise, « histoire tour <strong>à</strong> tour délicate et terrible, qui met <strong>au</strong>x prises<br />

l’humanité adoucie de l’âme occidentale avec la tyrannie fruste et rude de l’âme<br />

balkanique. », commenta Rudler, son premier biographe. 256<br />

Après son affectation <strong>à</strong> Londres, d’Estournelles <strong>au</strong>ra l’occasion de fouler <strong>à</strong><br />

nouve<strong>au</strong> une terre ottomane, mais cette fois-ci, de l’<strong>au</strong>tre côté de la Méditerranée.<br />

<strong>Le</strong> nouve<strong>au</strong> Chargé d’Affaires arrive <strong>à</strong> Tunis en avril 1882 <strong>à</strong> un moment décisif<br />

de la toute fraîche conquête française. L’expédition militaire est en passe<br />

d’atteindre son objectif majeur : mettre fin <strong>à</strong> la résistance farouche des Tunisiens.<br />

Désormais, la nouvelle étape sera de soumettre politiquement et économiquement<br />

le pays, but de la conquête. C’est cette tâche qui est confiée <strong>à</strong> la nouvelle équipe<br />

de Cambon-d’Estournelles-Bompard : il s’agit de définir et de mettre en œuvre de<br />

255 Parue dans la Revue des Deux Mondes, du 15 mai 1881.<br />

256 Gustave Rudler, que nous citons selon Fernand <strong>Le</strong>tessier.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 407<br />

nouvelles institutions politiques et administratives les mieux adaptées <strong>au</strong> con<strong>texte</strong><br />

politique intérieur français d’une part et <strong>au</strong>x pressions des pays européens impliqués<br />

<strong>à</strong> un titre ou <strong>à</strong> un <strong>au</strong>tre dans l’équation tunisienne.<br />

D’où l’idée géniale du protectorat que la nouvelle équipe devait faire triompher<br />

<strong>au</strong>x dépens et malgré les pressions du « parti annexionniste ». La Tunisie a<br />

même été <strong>à</strong> deux doigts de connaître le sort de l’Algérie, lors de la signature du<br />

traité du 12 mai 1881. En effet, si le Bey avait maintenu une attitude hostile <strong>à</strong><br />

l’occupation militaire, il <strong>au</strong>rait entraîné le pays dans une résistance <strong>au</strong>trement plus<br />

[409] intense et plus généralisée que celle qui se développa et qui donna tant de<br />

soucis pour la mater. On n’a pu en venir <strong>à</strong> bout qu’<strong>au</strong> terme de deux campagnes<br />

militaires et grâce <strong>au</strong> concours des troupes du bey. « Il est hors de doute, estime<br />

un contemporain 257 , que si nous avions déposé le bey de Tunis <strong>à</strong> cette époque,<br />

comme celui d’Alger en 1830, quelque pacifique que l’on se plaise <strong>à</strong> représenter<br />

l’indigène tunisien, nous <strong>au</strong>rions trouvé dans la Régence la même résistance<br />

acharnée que nous avons dû vaincre dans la colonie. La défense de Sfax et divers<br />

<strong>au</strong>tres événements qui ont marqué notre expédition en fournissent la preuve. Qui<br />

sait même si la prise de possession serait achevée <strong>à</strong> cette heure ? Libre ou interné,<br />

nous <strong>au</strong>rions trouvé Mohamed es-Saddok <strong>à</strong> la tête des insurgés que nous l’avons<br />

obligé <strong>à</strong> combattre, <strong>à</strong> tout le moins en apparence. D’un ennemi irréconciliable<br />

qu’il eut été, nous avons eu l’habileté de faire un <strong>au</strong>xiliaire, et du coup nous avons<br />

refréné, anéanti les répugnances, l’hostilité que les musulmans ont manifestée de<br />

tout temps pour un pouvoir étranger et chrétien. »<br />

Malgré cette habile réussite, le spectre de l’annexion dut planer longtemps <strong>au</strong>dessus<br />

d’un pays pacifié en apparence. Tout le <strong>livre</strong> de d’Estournelles sur la Tunisie<br />

en témoigne, étant un long et vibrant plaidoyer en faveur de la doctrine du<br />

protectorat. Ce que n’ont pas manqué de relever certains de ses lecteurs politiques,<br />

comme le Général Billot, et civils comme Hippolyte Taine. Et l’épisode<br />

boulangiste en Tunisie n’a pas peu pesé sur cette vive polémique. Cambon qui<br />

resta en Tunisie jusqu’en 1886, dut ferrailler longtemps pour contenir les forces<br />

annexionnistes qui n’ont jamais abdiqué jusqu’<strong>à</strong> l’indépendance du pays.<br />

257 Narcisse F<strong>au</strong>con, La Tunisie avant et depuis l’occupation française. Histoire et colonisation,<br />

Tome II, Paris, 1893, p. 417.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 408<br />

Pourtant, l’économiste et grand théoricien de la colonisation, P<strong>au</strong>l <strong>Le</strong>roy-<br />

Be<strong>au</strong>lieu, - qui soit dit en passant était un grand propriétaire foncier en Tunisie –<br />

s’est nettement prononcé pour l’annexion en des termes assez virulents : « Nous<br />

tenons <strong>à</strong> honneur, écrivit-il en 1882 258 , d’avoir été un de ceux qui ont demandé<br />

non seulement la prise de possession temporaire de la Tunisie, mais l’annexion<br />

totale et définitive de cette contrée. Nous avons blâmé les lenteurs de notre gouvernement<br />

; nous n’avons cessé de l’engager <strong>à</strong> mettre des garnisons dans tous les<br />

lieux importants du pays, les plus centr<strong>au</strong>x comme les plus méridion<strong>au</strong>x. <strong>Le</strong> traité<br />

de Kasser-Saïd ou du Bardo [du 12 mai 1881] nous a paru insuffisant. Notre occupation<br />

de la [410] Tunisie ne doit être ni limitée ni temporaire, ni faite <strong>à</strong> titre<br />

contesté. Nous devons être dans ce pays non pas protecteurs, mais souverains.<br />

Avec ses 14 millions d’hectares […] avec toute son étendue de côtes sur la Méditerranée,<br />

la Tunisie sera pour la France une superbe dépendance. L’expédition de<br />

Tunisie est la seule grande chose que la France ait faite depuis dix ans ; c’est même<br />

la seule entreprise sérieusement utile pour elle qu’elle ait conduite <strong>à</strong><br />

l’extérieur depuis quarante années. […] Si notre gouvernement a assez de prévoyance<br />

pour maintenir l’occupation complète et permanente, si surtout il a assez<br />

de sens politique pour transformer le protectorat en annexion définitive, les bases<br />

de notre empire Africain en seront singulièrement élargies et consolidées. »<br />

Cette doctrine fortement intégrationniste, a curieusement un aspect libéral : elle<br />

accorde <strong>au</strong>x colons des institutions <strong>au</strong>tonomes appelées même <strong>à</strong> évoluer vers<br />

l’indépendance. Car dans l’esprit de ce théoricien, l’indépendance de la colonie –<br />

<strong>à</strong> l’instar des Etats-Unis d’Amérique - ne serait pas une perte pour la métropole,<br />

mais bien <strong>au</strong> contraire, l’avènement d’une « sœur » dans la civilisation. C’est que,<br />

déclare-t-il, la « colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance<br />

de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication <strong>à</strong> travers les espaces ; c’est<br />

la soumission de l’univers ou d’une vaste partie, <strong>à</strong> sa langue, <strong>à</strong> ses mœurs, <strong>à</strong> ses<br />

idées et <strong>à</strong> ses lois. » 259<br />

La colonisation apparaît ici comme le moyen par lequel la grandeur d’un<br />

« peuple » est sublimée. Mais hélas souvent <strong>au</strong>x dépens des peuples conquis. La<br />

plupart de ceux qui ont été impliqués dans l’aventure coloniale ont méconnu le<br />

258 De la Colonisation chez les peuples modernes, 2 ème édition, Paris, 1882, p. 391.<br />

259 Idem. p. 641-642.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 409<br />

tort fait <strong>à</strong> l’indigène par l’acte colonisateur. Pour eux, il n’y a pas <strong>à</strong> proprement<br />

parler de question indigène. Si le protectorat reconnaît l’indigène, c’est seulement<br />

en tant qu’indigène, non en tant qu’un être humain égal en dignité et en droit <strong>au</strong><br />

prétendant <strong>à</strong> la colonisation. La solution <strong>à</strong> apporter <strong>à</strong> la question indigène est seu-<br />

lement d’ordre moral : ménager l’indigène, ne pas le brusquer, ne pas le violenter,<br />

etc.<br />

Tel est l’horizon idéologique du protecteur. Mais, il n’était pas universel. De<br />

nombreuses voix se sont fait entendre pour démonter le système colonial, pour le<br />

combattre <strong>au</strong>ssi. Même lors de la conquête de la Tunisie, des voix n’ont pas man-<br />

qué de retentir, même <strong>au</strong> sein de la Chambre des Députés, pour démonter le sys-<br />

tème que le gouvernement colonial entendait mettre sur pied, comme lors de la<br />

ratification du traité du Bardo, avant même l’envoi des troupes pour la [411<br />

deuxième campagne de Tunisie. <strong>Le</strong> député de droite 260 s’est exclamé <strong>à</strong> l’adresse<br />

de la g<strong>au</strong>che parlementaire : « Je ne vois pas pourquoi nous mettrions <strong>à</strong> la porte<br />

du bey une garnison française qui serait chargée de s<strong>au</strong>ver sa dynastie contre ses<br />

propres citoyens. (Appl<strong>au</strong>dissements <strong>à</strong> droite). Je n’en vois pas, quant <strong>à</strong> moi, la<br />

nécessité, et si les orateurs qui siègent de ce côté (la g<strong>au</strong>che) n’étaient pas gênés<br />

par leurs sympathies ministérielles, je les verrais venir <strong>à</strong> cette tribune, où be<strong>au</strong>-<br />

coup plus éloquemment que moi, ils nous rappelleraient que chaque peuple est<br />

absolument maître de sa destinée, ils protesteraient <strong>au</strong> nom des droits de l’homme,<br />

et ils prendraient la défense de ces populations africaines contre l’invasion d’une<br />

nation qui vient les gêner dans l’exercice de leur liberté politique 261 . »<br />

A cette impertinente interrogation, Jules Ferry apportera une réponse claire.<br />

Quand en 1885 on lui reprocha de « civiliser <strong>à</strong> coups de canon », il répondit sans<br />

ambages : « C’est de la métaphysique politique […] <strong>Le</strong>s races supérieures ont un<br />

droit vis-<strong>à</strong>-vis des races inférieures. » 262 Et de préciser sa pensée, cinq ans plus<br />

tard : « La paix sociale est, dans l’âge industriel de l’humanité, une question de<br />

débouchés… La consommation européenne est saturée ; il f<strong>au</strong>t faire surgir des<br />

<strong>au</strong>tres parties du globe de nouvelles couches de consommateurs, sous peine de<br />

260 Débats parlementaires, intervention de Cuéno d’Ornano, 24 mai 1881, p. 988.<br />

261 Faisant allusion <strong>à</strong> l’Article 3 du traité du Bardo, où « le Gouvernement de la République<br />

Française prend l’engagement de prêter un constant appui <strong>à</strong> Son Altesse le Bey de Tunis<br />

contre tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui compromettrait<br />

la tranquillité de ses Etats ».<br />

262 Discours du 29 juillet 1885.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 410<br />

mettre la société moderne en faillite… La politique coloniale est une manifestation<br />

internationale des lois éternelles de la concurrence. » 263 Au moment de<br />

l’inst<strong>au</strong>ration du protectorat en Tunisie, l’écrivain Gabriel Charmes disait déj<strong>à</strong><br />

après avoir accompagné P<strong>au</strong>l Cambon dans son tour de Tunisie : « <strong>Le</strong> temps n’est<br />

plus où il suffit d’être une grande nation en Europe pour être assuré de l’avenir et<br />

pour tenir dans l’histoire une place prépondérante. La lutte des peuples et des races<br />

a désormais le globe entier pour théâtre ; chacun s’avance <strong>à</strong> la conquête des<br />

territoires inoccupés ; bientôt toutes les places seront prises ; les derniers arrivants<br />

n’<strong>au</strong>ront rien. […] Grâce <strong>à</strong> Dieu, rien ne lui serait plus facile que de prendre sa<br />

part du progrès commun et de ne pas se laisser [412] évincer par les jeunes riv<strong>au</strong>x<br />

264 , qui grillent de s’emparer de son héritage ! » 265 Dans son recueil des<br />

Documents diplomatiques <strong>à</strong> l’usage du corps diplomatique, le ministre des Affaires<br />

étrangères justifiait déj<strong>à</strong>, <strong>au</strong> moment où les troupes françaises débarquaient en<br />

Tunisie, cette action en tant que « devoir sacré, qu’une civilisation supérieure<br />

contracte envers des peuples moins avancés. » 266<br />

Ce discours ne diffère guère, on le voit, des justifications classiques assimilationnistes,<br />

où l’élément indigène relève du primitif, du barbare, du fanatique, etc.<br />

Il est soit exterminé, soit déporté <strong>au</strong> loin, soit assimilé. Mais il peut être <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong>torisé<br />

<strong>à</strong> garder son identité, en contre partie d’un service rendu, militaire ou civil.<br />

C’est pourtant cette dernière option que les tenants du protectorat choisirent<br />

pour leur colonie, <strong>à</strong> l’exclusion des <strong>au</strong>tres options. Pour les assimilationnistes, la<br />

survie de l’indigène se fait <strong>au</strong> prix de son identité, de sa fusion dans la culture de<br />

l’occupant. C’est ce qu’a préconisé <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu encore en 1882 : « Un des<br />

points dont la mère patrie doit <strong>au</strong>ssi particulièrement s’occuper, c’est la protection<br />

des indigènes. Partout le colon considère l’indigène comme un ennemi. Il le tuerait<br />

volontiers, comme on tue le Kongourou (sic) ou le renard. C’est <strong>à</strong> la métropole<br />

qu’il convient de prendre la défense de la justice. Dans les colonies où, comme<br />

l’Algérie, la population indigène est excessivement nombreuse, dépassant de<br />

be<strong>au</strong>coup le nombre des colons, le devoir de la métropole est encore plus impé-<br />

263 In Jules Ferry, <strong>Le</strong> Tonkin et la Mère Patrie, Paris, 1890.<br />

264 Allusion <strong>à</strong> l’Italie qui a tenté de « doubler » la France en Tunisie, et qui été de ce fait le<br />

véritable déclencheur des opérations militaires en Tunisie.<br />

265 Gabriel Charmes, La Colonisation, p. 9 et 11.<br />

266 MAE, Livre J<strong>au</strong>ne, Paris, 1881, p. XXIV.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 411<br />

rieux. Elle ne peut, en effet, abandonner 2 ou 3 millions d’indigènes <strong>à</strong> la discré-<br />

tion de 3 ou 400,000 colons. Une colonie de ce genre ne peut être considérée<br />

comme adulte que lorsque la race indigène et les colons ont fusionné, qu’il ne<br />

reste entre eux presque plus de traces des différences d’origine. » 267 Dans la<br />

même année où ces paroles sont diffusées, Gabriel Charmes, un ami de l’équipe<br />

tunisienne Cambon-d’Estournelles-Bompard, saisit ce plaidoyer pro indigène pour<br />

le tirer en faveur de la thèse du protectorat : « <strong>Le</strong> problème le plus délicat que<br />

nous ayons <strong>à</strong> résoudre est celui de l’assimilation des indigènes ; M. P<strong>au</strong>l <strong>Le</strong>roy-<br />

Be<strong>au</strong>lieu ne le croit pas insoluble, et tous ceux qui jugent les Arabes avec impartialité<br />

sont du même avis que lui. Mais, si nous voulons civiliser les Arabes, il est<br />

de toute évidence qu’il f<strong>au</strong>t cesser de les exploiter sans merci, de leur enlever<br />

leurs propriétés et de les [413] traiter en parias. Respecter leur religion et leurs<br />

mœurs, ménager leurs intérêts légitimes, répandre parmi eux l’instruction que<br />

nous leur avons si peu donnée jusqu’ici, sont les vrais, les seuls moyens d’en faire<br />

des sujets fidèles de la France. Quand elle n’est pas gâtée par de f<strong>au</strong>x systèmes ou<br />

égarée par de coupables convoitises, notre race est la mieux douée pour<br />

l’assimilation ; elle se plie aisément <strong>au</strong>x mœurs des <strong>au</strong>tres et sa gaieté naturelle la<br />

fait partout bien venir. Il serait heureux que le <strong>livre</strong> de M. P<strong>au</strong>l <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu<br />

contribuât <strong>à</strong> rendre impopulaire la détestable politique de colonisation officielle et<br />

d’oppression des indigènes qu’on suit en Algérie depuis quelques années. » 268<br />

Contrairement <strong>à</strong> l’optique assimilationniste de <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu, nous voyons<br />

s’affirmer ici clairement l’idée du respect de l’identité de l’indigène voire même<br />

de ses institutions traditionnelles : elles devront fonctionner parallèlement <strong>au</strong>x<br />

institutions du colonisateur. Telle est l’originalité de l’idée protectorale. Il ne<br />

s’agit non pas de reléguer l’indigène dans une zone <strong>au</strong>tonome où il peut préserver<br />

sa liberté, ses institutions et son identité. Il s’agit plutôt d’un système<br />

d’emboîtement. A l’administration indigène il sera surimposé une administration<br />

coloniale, <strong>au</strong> bey : le résident Général, <strong>au</strong> Premier Ministre : le Secrétaire Général,<br />

<strong>au</strong>x Caïds provinci<strong>au</strong>x : des Contrôleurs civils, etc. L’armée du Bey sera réduite<br />

<strong>à</strong> l’effectif nécessaire <strong>à</strong> la garde rapprochée du « souverain » réduit <strong>au</strong> rôle<br />

de figurant dans une pièce dont l’enjeu lui échappe totalement. <strong>Le</strong> bey ne prendra<br />

<strong>au</strong>cune initiative sans l’aval des <strong>au</strong>torités françaises, et il ne pourra s’opposer in-<br />

267 P. <strong>Le</strong>roy-Be<strong>au</strong>lieu, De la Colonisation, op. cité, p. 637.<br />

268 Gabriel Charmes, La Colonisation, p. 15-16.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 412<br />

versement <strong>à</strong> <strong>au</strong>cune décision de son protecteur qu’il est obligé de contresigner. Et<br />

cette obligation de se soumettre <strong>au</strong> pouvoir du protecteur est agréée elle-même par<br />

le bey, de par sa volonté délibérée, puisque consentie <strong>au</strong> terme d’un traité, d’une<br />

convention qui sont en fait <strong>au</strong>tant d’attestations de reddition devant le vainqueur.<br />

Cela <strong>au</strong>ssi est caractéristique du système protectoral.<br />

<strong>Le</strong> protectorat respecte les institutions indigènes, mais les vide de tout conte-<br />

nu. Ironie de l’histoire, le colonisateur en vient, parfois, <strong>à</strong> affermir le pouvoir du<br />

souverain déchu pour qu’il puisse continuer <strong>à</strong> jouer son rôle de figurant : « Je suis<br />

obligé, se confia P<strong>au</strong>l Cambon <strong>à</strong> ses amis du Quai d’Orsay, de maintenir <strong>à</strong> bras<br />

tendus le gouvernement du bey […] <strong>Le</strong> bey, pour être un instrument utile, doit<br />

conserver sa dignité et son <strong>au</strong>torité de souverain. » Et Cambon de conclure :<br />

« Grâce <strong>à</strong> ce système, nous sommes ici plus maîtres des populations [414] après<br />

quatre ans d’occupation qu’on ne l’est en Algérie après cinquante-cinq ans de<br />

conquêtes. » 269<br />

<strong>Le</strong> protectorat, on l’a vu, sert surtout <strong>à</strong> donner l’illusion du respect de la souveraineté<br />

du pays, en maintenant en place les représentants du pouvoir et son administration,<br />

et en faisant respecter son identité culturelle : religion, langue, us et<br />

coutumes, etc. « <strong>Le</strong> Protectorat, explique Cambon lors de la fête du 14 juillet<br />

1885 <strong>à</strong> Tunis, c’est un Etat dans lequel les administrations locales, les usages et<br />

les habitudes des Indigènes, les lois et les procédés de gouvernement sont respectés,<br />

mais dont l’exercice est contrôlé par nous. […] <strong>Le</strong> but <strong>à</strong> atteindre, c’est la<br />

mise en valeur de la Tunisie sans sacrifice pour la France. » En somme, le protectorat,<br />

est l’art de coloniser en s’offrant l’alibi de la coopération et de l’association<br />

des indigènes. L’expédition militaire de 1881 s’est faite sous le signe de l’amitié<br />

entre la France et la Tunisie. Officiellement, il n’y eut pas de déclaration de guerre.<br />

L’affaire a été réduite <strong>à</strong> une simple opération de police dans le but de protéger<br />

le Souverain beylical. Elle a débouché sur une comédie de partenariat. <strong>Le</strong> pouvoir<br />

local et son administration sont préservés uniquement pour jouer <strong>à</strong> la comédie<br />

de l’<strong>au</strong>tonomie indigène. Ce système intègre une catégorie d’intervenants politiques<br />

et administratifs indigènes jouant le jeu du protectorat et de la colonisation.<br />

C’est la belle formule utilisée par d’Estournelles : coloniser « l’Afrique par<br />

les Africains ». La brutalité, qui a été le maître mot de la colonisation de<br />

269 Extraits de lettres de 1885 <strong>à</strong> Herbette et <strong>à</strong> Freycinet.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 413<br />

l’Algérie, fait place <strong>à</strong> un nouve<strong>au</strong> mode de domination : l’habileté. Elle a<br />

l’avantage de faire l’économie d’une guerre interminable avec l’indigène, et d’une<br />

lourde contribution financière. C’est <strong>au</strong>ssi l’art de faire associer les forces vives<br />

du pays <strong>à</strong> l’œuvre de la colonisation, et même <strong>à</strong> y puiser une réserve appréciable<br />

pour son armée.<br />

<strong>Le</strong> Capitaine <strong>Le</strong> Bœuf, chef du Service des Affaires indigènes <strong>à</strong> la Résidence<br />

de France <strong>à</strong> Tunis, l’a encore exprimé en 1909, en usant d’une nouvelle terminologie<br />

qui fera date pour caractériser le protectorat : coopération, association : « La<br />

colonisation ainsi entreprise avec la libre coopération de l’élément indigène, découle<br />

du principe même du protectorat et a comme lui l’avantage politique de<br />

ménager la susceptibilité du peuple soumis. Au point de vue économique, elle<br />

donne un triple résultat : <strong>au</strong>x collectivités indigènes elle procure une source de<br />

revenus dans le loyer de terres actuellement improductives […] Au point de vue<br />

humanitaire, cette conception de [415] l’association du protecteur et du protégé,<br />

pour la mise en valeur de son sol est digne des principes libér<strong>au</strong>x de la République<br />

française. <strong>Le</strong> refoulement des indigènes dans les zones déshéritées du Sahara<br />

serait non seulement contraire <strong>à</strong> ces principes, mais elle constituerait une f<strong>au</strong>te<br />

politique : parqués dans des régions qu’ils ne sont pas faits pour habiter, toutes<br />

leurs aspirations tendraient <strong>à</strong> en sortir ; ils seraient ainsi comme les Gétules le<br />

furent vis-<strong>à</strong>-vis des Romains, une menace constante pour la sécurité de nos compatriotes<br />

et la force des lois naturelles amènerait le proscrit <strong>à</strong> rejeter un jour le<br />

colon <strong>à</strong> la mer, pour reprendre possession de la terre de ses pères. Gardons-nous<br />

donc de proscrire le peuple que nous qualifions de protégé de la France, prévoyons<br />

son accroissement et ménageons-lui les ressources nouvelles, dont il<br />

commence <strong>à</strong> sentir le besoin. A cet effet, améliorons son sort par la pratique des<br />

œuvres de prévoyance et de mutualité, apprenons-lui <strong>à</strong> travailler en lui donnant, <strong>à</strong><br />

côté de l’école, un enseignement professionnel et utilisons, <strong>au</strong> milieu de nous ses<br />

forces vitales et économiques, dans l’exploitation de son sol, <strong>au</strong> mieux des intérêts<br />

communs du protégé et du protecteur. La libre collaboration de la colonisation de<br />

l’indigène et de l’Européen, indispensable pour le succès de la colonisation française,<br />

sera le couronnement de la politique d’association. » Et <strong>Le</strong> Capitaine <strong>Le</strong><br />

Bœuf, d’ajouter comme pour prévenir toute illusion : « Mais la bienveillance de<br />

cette politique ne devra pas faire oublier les leçons de l’histoire : ‘Tiens le glaive<br />

toujours suspendu sur la tête du Berbère et n’affranchis jamais les nomades du


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 414<br />

poids de leurs impôts’, disait le Khalife El Moezz <strong>à</strong> Bologguin, en lui remettant, <strong>à</strong><br />

Gabès, en 972, le commandement de l’Afrique. Ces paroles du souverain Fatimi-<br />

de épuisé par ses luttes contre les Berbères, prévenaient le fondateur de la dynas-<br />

tie Zirite, de la nécessité impérieuse, pour les gouvernants de l’Afrique du Nord,<br />

de ne jamais affranchir le peuple soumis de ses obligations vis-<strong>à</strong>-vis du pouvoir et<br />

de conserver toujours le prestige de la force, sans lequel l’<strong>au</strong>torité, même de nos<br />

jours, est sans puissance en pays d’Islam. » 270<br />

<strong>Le</strong> protectorat apparaît ainsi comme la formule magique qui réconcilie les<br />

« principes libér<strong>au</strong>x de la République » et la colonisation en tant que système <strong>à</strong> la<br />

fois de domination - la « grandeur », le « prestige » politique - et les intérêts matériels.<br />

<strong>Le</strong> cheminement politique de notre <strong>au</strong>teur, d’Estournelles, est resté fermé dans<br />

cette certitude en porte-<strong>à</strong>-f<strong>au</strong>x que conforte la formule du protectorat. Sa pensée<br />

coloniale n’a pas varié tout <strong>au</strong> long de sa [416] carrière. Elle est fondée sur l’idée<br />

de la civilisation, face <strong>à</strong> la barbarie, ou simplement <strong>à</strong> l’<strong>au</strong>tre. Sa croisade contre<br />

le « péril j<strong>au</strong>ne » l’atteste jusqu’<strong>à</strong> la caricature. Il pourra dire, ainsi, que<br />

« l’Europe, si elle veut rester <strong>à</strong> la tête de la civilisation, si elle veut être encore<br />

l’Europe, doit s’unir non seulement pour la répression, mais pour l’organisation<br />

de la Chine » 271 . D’Estournelles a souffert sincèrement de voir l’Europe<br />

s’entredéchirer pour la conquête du monde considérée comme une activité noble<br />

et légitime pour une civilisation digne de ce nom. A ses yeux, la rivalité européenne<br />

dans ce partage non seulement n’a <strong>au</strong>cune raison d’être, mais elle serait<br />

fatale devant la concurrence potentielle que ne manqueront pas d’exercer des empires<br />

comme la Chine, ou même les Etats-Unis. Il suffit pour cela de répandre<br />

l’esprit de la concorde, de la bonne volonté et de la conciliation, pour que<br />

l’Europe coloniale unie assure sa place dans un monde impitoyable et menaçant.<br />

De toute évidence, le souci colonial de d’Estournelles n’a pas été une parenthèse<br />

dans sa carrière politique, mais bien plutôt son point de départ. C’est en<br />

Tunisie qu’il découvrit l’Europe et ses déchirements coloni<strong>au</strong>x. C’est en Tunisie<br />

qu’il tenta une expérience originale de colonisation habile et de captation de<br />

l’indigène. La conciliation dont il fera son mot d’ordre et sa marque personnelle a<br />

270 Jules <strong>Le</strong> Bœuf, <strong>Le</strong>s Confins de la Tunisie et de la Tripolitaine, Paris, 1909, 61-62.<br />

271 Article : La Chine et la diplomatie européenne, in <strong>Le</strong> Temps, 7 juillet 1900.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 415<br />

un double contenu : l’Europe réconciliée face <strong>à</strong> ses ambitions extérieures ; et <strong>au</strong>ssi<br />

la conciliation entre le colonisateur et l’indigène. Dans la préface <strong>à</strong> la Petite His-<br />

toire de la Tunisie, d’Estournelles a reconnu sa dette envers ce pays conquis : « Je<br />

dois be<strong>au</strong>coup <strong>à</strong> la Tunisie » dit-il simplement, témoignant de sa « gratitude pour<br />

une leçon qui m’a été si précieuse » : la conciliation.<br />

Evoquant en 1909 la rivalité franco-anglaise <strong>au</strong> Siam, il ne put que regretter<br />

que l’on n’eût pas usé des voies nouvelles de la conciliation : « et c’était l<strong>à</strong><br />

l’inévitable aboutissement de la politique coloniale d’il y a vingt ans et de toujours<br />

quand elle n’avait pas pour fondement primordial cet ensemble d’accords<br />

que nous poursuivons <strong>au</strong>jourd’hui, la conciliation, la paix métropolitaines. » 272<br />

D’Estournelles fait ici clairement allusion <strong>à</strong> son expérience tunisienne, et se<br />

considère comme le pionnier du mouvement de conciliation métropolitaine. Travaillant<br />

en 1882 sous les ordres de P<strong>au</strong>l [417] Cambon, il a été chargé des affaires<br />

politiques : aplanir les difficultés nées de la conquête militaire tant dans les relations<br />

de la Résidence avec le Bey, que vis-<strong>à</strong>-vis des puissances européennes lésées<br />

dans leurs droits acquis dans la Régence. Il fut ainsi dépêché <strong>à</strong> Londres pour<br />

liquider les capitulations anglaises, ce qu’il réussit avec brio, et évita de justesse<br />

la faillite de l’option du protectorat <strong>au</strong> profit de l’annexion demeurée longtemps<br />

menaçante en Tunisie. L’expérience tunisienne a montré le chemin <strong>à</strong> suivre pour<br />

l’Europe : tant pour son unité que pour la méthode idéale en matière de colonisation.<br />

Six mois après sa participation <strong>à</strong> la Première Conférence de la Paix <strong>à</strong> La Haye<br />

en mai 1899, il s’exprima devant la Chambre des Députés pour appeler <strong>à</strong> une politique<br />

coloniale prudente, tenant compte des rivalités internationales : « Il y a deux<br />

choses dans la politique coloniale : d’abord, la joie des conquêtes, et ensuite, la<br />

carte <strong>à</strong> payer. (Très bien ! très bien !) C’est l<strong>à</strong> je le répète, ce qui inquiète le pays,<br />

ce qui m’effraye. Oui, je suis effrayé non seulement de l’avenir, mais du chemin<br />

déj<strong>à</strong> parcouru. Non que je sois un détracteur systématique de nos entreprises coloniales<br />

; j’ose dire que ma vie tout entière protesterait contre un pareil soupçon :<br />

j’ai été l’un des ouvriers les plus dévoués de notre expansion coloniale <strong>à</strong> ses débuts<br />

; j’ai appl<strong>au</strong>di, j’ai travaillé <strong>à</strong> notre établissement en Tunisie ; je me suis ef-<br />

272 ‘<strong>Le</strong> Diplomate’. Communication faite <strong>à</strong> la Société de Sociologie de Paris dans la séance du<br />

8/12/1909, par M. D’Estournelles de Constant, Sénateur, Membre de la Cour de La Haye,<br />

Paris, 1910, p. 8.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 416<br />

forcé plus tard de démontrer que c’était l<strong>à</strong> un véritable succès pour la République<br />

et qui lui faisait le plus grand honneur ; j’ai dit et publié que l’organisation de<br />

notre protectorat en Tunisie était un modèle, un exemple <strong>à</strong> suivre pour la France,<br />

pour l’Europe, pour les Etats-Unis. (Très bien ! très bien !) Mais ce succès nous a<br />

grisés, et de l<strong>à</strong> nous nous sommes engagés très loin sur une pente glissante et sans<br />

point d’arrêt. […] il y a dans les dangers de l’expansion coloniale ce que l’on voit<br />

et ce que l’on ne voit pas. Ce que l’on voit, ce sont les sacrifices en hommes, en<br />

argent. Sacrifices inconciliables avec les faibles ressources de notre natalité et<br />

avec les exigences de notre situation financière. Ce qu’on ne voit pas, ce sont les<br />

complications internationales. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs) » 273<br />

Jusqu’<strong>au</strong> bout, d’Estournelles restera colonial, convaincu qu’il fut de travailler<br />

pour la civilisation, pour l’Europe et pour la France. S’il [418] tomba amoureux<br />

de la Tunisie 274 , sa vision du Tunisien, elle, ne dépassa guère la frontière de<br />

l’indigénat.<br />

De même, l’exploitation coloniale est restée un acte naturel, duquel il n’y <strong>au</strong>rait<br />

pas lieu de « rougir », en tout cas, pas plus que les <strong>au</strong>tres pays européens 275 .<br />

Il critiqua le fait que la Révolution de 1848 eut horreur de l’exploitation de<br />

l’Algérie, et qu’elle déclara : « Plus de différence entre les peuples, entre les climats<br />

: tous les hommes ég<strong>au</strong>x, blancs, j<strong>au</strong>nes ou noirs, tous pareils devant une<br />

seule et même loi ! » Il dénonça la naturalisation des Israélites et des nègres, non<br />

pas parce que l’on n’eut pas respecté leur identité, mais pour leur incapacité ou<br />

leur paresse. Même la « brusque suppression de l’esclavage domestique » est jugée<br />

ruineuse pour les colons, et même pour les Arabes « que nous <strong>au</strong>rions dû ménager<br />

puisque nous ne pouvons nous flatter de les faire disparaître » 276 .<br />

D’Estournelles est resté jusqu’<strong>à</strong> la fin de sa vie fidèle <strong>à</strong> cette vision idéologique<br />

du monde et des hommes, que ni son combat pour la conciliation, ni celui<br />

mené en faveur du pacifisme ne purent le nuancer véritablement. Lorsqu’il invo-<br />

273 Journal Officiel, Séance du 8 décembre 1899, p. 2115.<br />

274 D’Estournelles a exécuté de fort belles aquarelles de la Tunisie, et écrivit un <strong>livre</strong> : Souvenirs<br />

de Tunisie, qui resta inachevé. En 1892, il tenta de retourner en Tunisie, mais en vain.<br />

275 Comme il le disait déj<strong>à</strong> dans son <strong>livre</strong> sur la Tunisie, cf. II° Partie, Chap. V, §2, p. 290 ; et<br />

dans la présente édition, p. 269.<br />

276 Ibid.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 417<br />

que en 1910 le « respect que doit la race blanche <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres races » 277 , il ne veut<br />

pas dire <strong>au</strong>tre chose que ce qu’il exposa dans son <strong>livre</strong> sur son expérience colonia-<br />

le tunisienne. Bien <strong>au</strong> contraire, il présente cette expérience comme l’incarnation<br />

de cet idéal de coopération et d’association entre le bon colon et l’indigène.<br />

Il est évident que ce pacifiste européen ait fait preuve de bonne volonté, voire<br />

même <strong>au</strong>ssi d’un effort sur soi pour admettre l’<strong>au</strong>tre et même pour le faire respec-<br />

ter par les siens. Seulement, son drame a été d’avoir été un colonialiste convaincu,<br />

comme il n’a jamais cessé de le revendiquer jusqu’<strong>au</strong> terme de son destin. En<br />

cela, il a été le représentant d’une époque qui a façonné les relations entre grandes<br />

puissances et pays non civilisés. Aujourd’hui encore on parle d’association et de<br />

partenariat entre le Nord et le Sud de la Méditerranée...<br />

277 « <strong>Le</strong> Respect que doit la Race Blanche <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres Races », Communication adressée en<br />

1911 par d’Estournelles <strong>au</strong> Premier Congrès Universel des Races <strong>à</strong> Londres ; in Conciliation<br />

Internationale, n° 12, déc. ; Paris, 1910, p. 23-30.


[419]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 418<br />

D’ESTOURNELLES :<br />

FACE À LA RÉSISTANCE<br />

DES SECTES RELIGIEUSES (1886) 278<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

[…]<br />

<strong>Le</strong>s hordes qui s’opposent <strong>à</strong> nos conquêtes ne recrutent pas des volontaires,<br />

mais des croyants ; la guerre ne fait pas des soldats, mais des fanatiques ; c’est<br />

l’étendard seul du Prophète qui peut conduire <strong>à</strong> la victoire un musulman. Ainsi,<br />

les sociétés secrètes <strong>au</strong>xquelles nous avons consacré cette étude et dont l’action<br />

publique est pour nous si importante <strong>à</strong> connaître, pourraient toutes sans exception,<br />

pour les institutions les plus louables ; elles sont toutes des ordres pieux, des<br />

congrégations charitables.<br />

Ces ordres prennent de jour en jour un développement plus étendu. Tandis que<br />

par tous les points du littoral, l’Europe envahit avec éclat l’Afrique, l’entame<br />

bruyamment par le rivage, le flot du fanatisme se pousse silencieusement <strong>au</strong> cœur<br />

même de ce continent immense et le submerge déj<strong>à</strong> en grande partie ; deux<br />

278 Nous donnons ici de larges extraits de l’article de d’Estournelles sur <strong>Le</strong>s Sociétés Secrètes chez les<br />

Arabes, in Revue des Deux Mondes, 1886, t. 74, 1er mars 1886, p. 100-128. Ce <strong>texte</strong> montre la place<br />

primordiale prise par le mouvement des marabouts dans la résistance contre l’occupation étrangère.<br />

Ce facteur a pourtant été négligé par l’historiographie contemporaine, qui a privilégié le mouvement<br />

nationaliste qui ne s’est affirmé que tardivement, en Tunisie comme en Algérie. La méthode préconisée<br />

par d’Estournelles pour le contrer rejoint l’idée de la prudence et de l’habileté qui lui est chère, et<br />

qui, sans doute, l’a conduit plus tard <strong>à</strong> la formulation du concept de conciliation. Mais ici, elle prend<br />

des formes étonnamment machiavéliques. Ce <strong>texte</strong> est précieux en ce qu’il nous fait mieux connaître<br />

le regard tout particulier et presque indéfinissable que porte le colonisateur <strong>à</strong> son indigène. Enfin,<br />

pour ce qui est des sources de notre <strong>au</strong>teur, citées dans l’article : une source écrite : Marabouts et<br />

Khouan, Etude sur l’Islam en Algérie, par le Commandant Louis Rinn, Chef du Service central des<br />

Indigènes <strong>à</strong> Alger, sl.,1884, Adolphe [Jourdan, éditeur] ; et trois sources orales ainsi présentées : le<br />

Commandant Coÿne, « dont bien des voyageurs ont éprouvé l’inépuisable bienveillance et le savoir si<br />

étendu ; par M. le commandant du génie, L. Breton, officier supérieur qui faisait tant honneur <strong>à</strong> notre<br />

armée ; et par l’infortuné consul général d’Allemagne <strong>à</strong> Tunis, l’explorateur Nachtigal, qui vient de<br />

mourir <strong>à</strong> la peine et que nous-mêmes, Français, avons pleuré », p. 102.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 419<br />

conquêtes rivales s’y avancent [420] simultanément, mais par des moyens bien<br />

différents : nous montons <strong>à</strong> l’ass<strong>au</strong>t ; l’islam, <strong>au</strong> contraire, se répand comme fait<br />

l’huile sur une étoffe.<br />

[…] Si Moussa bom (sic) Amar, ami de Senoussi : il recruta la plupart de ses<br />

adeptes parmi les derkaoua de la province de Constantine et de la Régence, et<br />

n’en fut pas moins un de nos ennemis les plus acharnés. […] Il fut en Algérie le<br />

promoteur de la révolte de 1838 et de l’insurrection de 1848-49, qui ne se termina<br />

qu’avec sa mort.<br />

[La Tijania, est, <strong>à</strong> l’opposé de la Senoussia, mystique, plus conciliante avec<br />

les Chrétiens], le bey actuel est tidjanien, mais discrètement.<br />

[…]<br />

En Algérie, j’ai peur qu’on ne s’amuse « <strong>à</strong> se faire tidjanien ». Quelques officiers<br />

des affaires indigènes, rompus <strong>à</strong> la langue et <strong>au</strong>x mœurs arabes, convaincus<br />

avec raison qu’ils ne s<strong>au</strong>raient être mêlés trop <strong>à</strong> la vie d’un peuple <strong>au</strong> milieu duquel<br />

ils garantissent la sécurité de nos colons, ont profité des relations qu’ils se<br />

sont créés durant leurs longs séjours dans les oasis, loin de tout centre européen,<br />

pour se lier avec les chefs les plus importants de l’ordre : ils leur ont rendu des<br />

services ; en échange, ceux-ci leur ont donné les bénéfices de l’affiliation. Cette<br />

affiliation a des avantages : purement politique, favorable <strong>à</strong> l’établissement de<br />

notre influence, elle est louable et habile, mais <strong>à</strong> la condition d’être rare. Si elle<br />

devenait une tradition, elle serait non seulement très ridicule, mais très maladroite<br />

: elle attirerait sur nous et sur les tidjanya la risée générale.<br />

[…]<br />

Ayons <strong>au</strong>x frontières de nos colonies quelques hommes de tact qui soient <strong>au</strong><br />

courant de tous ces détails de l’organisation religieuse des musulmans et qui en<br />

connaissent bien les vices […], ils devraient avoir pour instructions catégoriques<br />

de ne pas favoriser ouvertement les ordres religieux qui sont bien disposés pour<br />

nous, mais surtout de ne pas combattre ceux qui nous sont hostiles. Une politique<br />

habile négligerait ceux qui, nous étant acquis, n’ont guère de crédit chez les Arabes,<br />

et ferait des avances <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres […] Pour préciser, et bien que ce système de<br />

défense ne soit pas de tous le plus moral, réservons nos faveurs pour nos adversaires.<br />

[…] Si nous en attirons, <strong>au</strong> contraire, <strong>à</strong> nous par l’argent, par des avantages,<br />

des honneurs même, les princip<strong>au</strong>x chefs [des « sectes qui menacent de se fondre


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 420<br />

toutes ensemble contre nous »], non seulement nous obtenons des abstentions,<br />

mais nous semons <strong>au</strong>tant de germes de division parmi eux [421] que nous faisons<br />

de faveurs. […] Nous réduirions ainsi le corps du senoussisme en une poussière<br />

inoffensive, si nous nous attachions <strong>à</strong> y introduire délibérément la discorde et la<br />

déconsidération. Diviser, déconsidérer, ne pas combattre : tel est le sens général<br />

des instructions <strong>à</strong> donner <strong>au</strong>x fonctionnaires qui sont <strong>au</strong>x prises avec les fanatiques<br />

[…] Une telle politique confiée <strong>à</strong> quelques hommes habiles, froids, équitables,<br />

[…] ne serait peut-être pas glorieuse, mais elle serait sage.<br />

Si nous voulons faire en Algérie de la politique solide et non du roman de<br />

chevalerie, ne craignons pas qu’on doute de notre courage, établissons notre <strong>au</strong>torité<br />

non sur des victoires stériles, mais par la division ; la tactique n’est pas nouvelle<br />

: Divide ut imperes.<br />

<strong>Le</strong> rôle d’un officier qui entreprendrait ainsi la désagrégation des forces de<br />

l’islam serait un des plus nobles et des plus utiles qu’un homme puisse remplir<br />

pour son pays : un rôle obscur et qui exige un certain renoncement. […]<br />

P. D’Estournelles de Constant


[422]<br />

[1]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 421<br />

25 Juillet 1903<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

Monsieur,<br />

DOCUMENTS INÉDITS (1)<br />

ALFRED DREYFUS<br />

RÉPOND À D’ESTOURNELLES 279<br />

J’avais lu, dans les journ<strong>au</strong>x, des extraits du très be<strong>au</strong> et très courageux dis-<br />

cours que vous aviez tenu dans une réunion du comité républicain du Canton de<br />

Lude. <strong>Le</strong> dernier bulletin de la Ligue des Droits de l’Homme m’en apporte le tex-<br />

te complet et j’y lis, avec une douloureuse surprise, le paragraphe suivant :<br />

« Dreyfus n’est plus intéressant puisque, par faiblesse physique ou morale, il a<br />

accepté sa grâce. Sa personne n’éveille plus <strong>au</strong>cune sympathie et ses défenseurs<br />

eux-mêmes ne s’en occupent plus. »<br />

A propos de la première phrase, [2] j’ai raconté, <strong>à</strong> différentes reprises, dans<br />

quelles conditions j’avais accepté la grâce, alors que j’avais soif de justice. Permettez-moi<br />

de vous donner, <strong>à</strong> ce sujet, l’extrait suivant d’une lettre que j’ai adressée<br />

<strong>au</strong> Gérant du Journal des Débats, le 4 août 1901, en réponse <strong>à</strong> une lettre du<br />

Général de Gallifet, et qui a été publiée dans ce journal :<br />

« Condamné <strong>à</strong> Rennes, le 9 Septembre 1899, je signais le soir même mon<br />

pourvoi devant le Conseil de révision militaire. Or, dans la nuit du 11 <strong>au</strong> 12 Sep-<br />

279 Nous remercions ici M. Jacques <strong>Le</strong> Guillard, de nous avoir communiqué et <strong>au</strong>torisé <strong>à</strong> reproduire<br />

la lettre inédite du Capitaine Dreyfus adressée <strong>à</strong> son illustre grand-père. Nous indiquons<br />

les n° de pages entre crochets.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 422<br />

tembre, mon frère, Mr Mathieu Dreyfus, arrivait <strong>à</strong> Rennes, porteur d’une lettre de<br />

M. le Général de Gallifet <strong>à</strong> M. le Général Lucas.<br />

« M. le Général de Gallifet, alors ministre de la Guerre, invitait M. le Général<br />

Lucas <strong>à</strong> faire pénétrer immédiatement mon frère dans ma cellule pour une communication<br />

[3] urgente et de la plus h<strong>au</strong>te importance.<br />

« <strong>Le</strong> 12 Septembre, <strong>à</strong> 6 heures du matin, mon frère était dans ma cellule. Il me<br />

dit que le Gouvernement avait décidé, dans la journée du 11 Sept, de me gracier.<br />

[423]<br />

« Si j’avais été coupable du plus abominable des crimes, est-ce que M. le Général<br />

de Gallifet, ministre de la Guerre, et ses collègues <strong>au</strong>raient jamais l’idée de<br />

proposer ma grâce <strong>au</strong> Président de la République, trois jours après ma condamnation<br />

!<br />

« Seulement, le président du conseil, Mr Waldeck Rousse<strong>au</strong> et ses collègues<br />

280 , se trouvaient arrêtés par mon pouvoir dans leur décision de me gracier<br />

immédiatement. En conséquence, mon frère avait été prié d’obtenir de moi le retrait<br />

de mon pouvoir et c’est pour que mon frère m’y décidât que le Général de<br />

Gallifet invitait le Général Lucas <strong>à</strong> lui ouvrir d’urgence l’accès de ma cellule.<br />

« Mon frère me fit valoir, d’une part, [4] l’effet considérable que produirait<br />

ma grâce <strong>au</strong> lendemain d’une seconde condamnation inique ; d’<strong>au</strong>tre part,<br />

l’inutilité de mon pourvoi de pure forme. En effet, alors même que ce pourvoi eût<br />

été admis, le Conseil de Guerre, devant qui j’<strong>au</strong>rais été traduit, n’<strong>au</strong>rait statué que<br />

sur le vice de forme qui <strong>au</strong>rait été relevé dans le jugement, et cela, sans<br />

m’entendre moi-même.<br />

« Mon frère me fit en outre valoir mon devoir vis-<strong>à</strong>-vis de ma femme, de mes<br />

enfants, des miens. J’étais en effet, totalement épuisé par cinq années d’atroces<br />

tortures physiques et morales. Je voulais vivre pour remplir jusqu’<strong>au</strong> bout mon<br />

devoir, pour poursuivre la [5] révision légale de mon procès.<br />

« Après avoir longuement discuté avec mon frère, je me décidais <strong>à</strong> retirer mon<br />

pourvoi.<br />

« Je n’ai donc pas demandé ma grâce, je l’ai acceptée.<br />

280 « et ses collègues » : ajoutés <strong>au</strong>-dessus de la ligne.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 423<br />

« Dois-je ajouter qu’en sortant de prison, je protestais de mon innocence et de<br />

mon inflexible résolution de poursuivre la révision légale de mon procès. »<br />

J’ajoute que j’avais donné assez de preuves de résistance physique et morale,<br />

dans mon terrible isolement de l’île du Diable.<br />

Ensuite, <strong>à</strong> propos de la sympathie qu’une personne peut éveiller, pour qu’elle<br />

soit sérieuse, il f<strong>au</strong>t tout <strong>au</strong> moins connaître cette personne. Cette sympathie, dont<br />

je suis très fier, je l’ai [6] rencontrée chez la plupart de mes défenseurs, avec les-<br />

quels je suis en relations constantes et amicales, et ce m’a été une bonne consola-<br />

tion. Mais j’ai toujours fait abstraction de ma personne et n’ai recherché que le<br />

triomphe de l’Idée de Justice. Depuis ma seconde condamnation, victime d’une<br />

atroce iniquité, toute ma vie n’a eu qu’un but, pour [424] l’honneur du pays com-<br />

me pour moi-même : la révision légale de mon procès 281 . D’ailleurs, MM J<strong>au</strong>rès,<br />

de Pressensé, et Buisson, que vous citez dans votre discours, pourront vous dire<br />

tout cela be<strong>au</strong>coup mieux que moi-même.<br />

Je vous prie d’excuser cette trop longue lettre, mais je tenais <strong>à</strong> ne pas laisser<br />

subsister une appréciation erronée dans l’esprit de celui qui s’est fait le champion<br />

de nobles c<strong>au</strong>ses.<br />

Veuillez agréer l’expression de ma considération distinguée 282<br />

A Dreyfus<br />

281 Trois ans et deux semaines plus tard, la Cour de Cassation de Rennes annule le jugement<br />

rendu le 9 septembre 1899. Dreyfus est réintégré.<br />

282 D’Estournelles reçoit cette lettre <strong>à</strong> son retour d’Angleterre. Il lui répond, gêné, en se défendant<br />

d’avoir eu l’intention de lui faire des reproches.


[425]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 424<br />

DOCUMENTS INÉDITS (2)<br />

LA NOTE DE BILLING<br />

OPTIONS POUR UNE CONQUÊTE 283<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

Monsieur le Ministre.<br />

Votre Excellence m’ayant fait l’honneur de me demander une note concernant<br />

Tunis, je m’empresse de résumer les souvenirs un peu lointains que j’ai pu rapporter<br />

de ce pays (1874).<br />

Pour nos agents <strong>à</strong> Tunis, il existe des difficultés multiples. <strong>Le</strong>s principales<br />

sont leurs rapports avec le gouvernement beylical, et leurs relations avec l’agent<br />

italien par suite du protectorat tacite que nous exerçons sur la Tunisie.<br />

<strong>Le</strong> Bey incontestablement est ami de la France ; il a foi et confiance en elle.<br />

Mais il n’en est en <strong>au</strong>cune façon de même de son entourage intime qui est tout<br />

acquis <strong>à</strong> l’Italie. Aussi, la France doit-elle rechercher avec soin les moyens les<br />

plus propres <strong>à</strong> débarrasser la Régence de l’élément Mamelouk que l’influence<br />

turque y a introduit et que l’Italie favorise <strong>au</strong>jourd’hui. Elle doit s’efforcer de<br />

substituer <strong>à</strong> leur action celle de la nationalité arabe [avec] laquelle nous avons<br />

bien d’<strong>au</strong>tres moyens de con[tacts ?].<br />

Selon nous, le rôle actuel de la France en Tunisie doit se borner <strong>à</strong> exercer sur<br />

la Régence un protectorat effec[tif] <strong>à</strong> faire entendre, <strong>au</strong>ssi bien clairement qu’il<br />

entend limiter l’exercice du pouvoir beylical <strong>à</strong> la durée du présent règne, <strong>à</strong> saisir<br />

d’avance l’opinion publique de notre intention formelle de nous opposer même<br />

par la force <strong>à</strong> l’avènement <strong>au</strong> trône d’Ali Bey. Ce dernier, héritier présomptif de la<br />

Couronne a été atteint <strong>à</strong> plusieurs reprises du delirium tremens, et l’exaltation de<br />

283 Note de Billing, ancien consul <strong>à</strong> Tunis, datée du 22 octobre 1880, in Archives MAE, MD,<br />

Tunisie, vol. 10.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 425<br />

ses idées religieuses présenteront des dangers incontestables <strong>au</strong> sein d’une popula-<br />

tion <strong>au</strong>ssi fanatique que celle de la Régence.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t surveiller avec la plus extrême vigilance les agissements connexes<br />

de l’Allemagne et de l’Italie, les manœuvres de [426] Gérard Rholfs, des Jünker,<br />

des Flükiger, f<strong>au</strong>teurs infatigables des dernières insurrections dans notre grande<br />

colonie africaine, des sociétés secrètes religieuses, dites Khouans de Sidi Abder-<br />

rahman qui tiennent leurs conciliabules occultes chez le Sheïk Senou[ssi] <strong>au</strong> Dje-<br />

bel Lakda[…] sur la frontière de la Cyrénaïque et de la Tunisie. Ce sont ces asso-<br />

ciations fanatiques qui expédient périodiquement des émissaires en Tunisie afin<br />

d’y porter le mot d’ordre des insurrections et d’introduire par le Kef et Soukharas<br />

les armes et les munitions de guerre qui manquent <strong>à</strong> nos sujets algériens depuis les<br />

mesures vigoureuses prises par le Général Chanzy <strong>à</strong> la suite de la révolte des Arabes<br />

dans la province de Constantine en 1871.<br />

Pour lutter efficacement contre l’influence italienne dans la Régence, il nous<br />

f<strong>au</strong>t envahir pacifiquement le pays <strong>au</strong> moyen des capit<strong>au</strong>x français et européens.<br />

Il serait même sage, afin d’éviter les récriminations du Cabinet de Rome, de faire<br />

obtenir des concessions <strong>à</strong> des banquiers, <strong>à</strong> des capitalistes appartenant <strong>à</strong> des puissances<br />

secondaires ou neutres comme l’Espagne, la Belgique, la Hollande ou la<br />

Suisse. Peut-être même nous serait-il possible un jour d’occuper militairement la<br />

Régence <strong>à</strong> titre provisoire comme jadis Civita […] et Rome en prétextant de<br />

l’impuissance du Bey <strong>à</strong> faire respecter nos frontières par les tribus insoumises<br />

limitrophes les Kroumirs et les Hammemas sur lesquelles Son Altesse n’exerce<br />

plus qu’un pouvoir vraiment nominal. Il nous serait possible dans ce cas, de substituer<br />

insensiblement <strong>au</strong>x misérables troupes de la Régence un corps mixte de<br />

gendarmerie indigène commandé par des officiers français et algériens et recruté<br />

en majeure partie dans notre colonie. Petit <strong>à</strong> petit, en invoquant les embarras financiers<br />

toujours croissants de la Régence nous pourrions débarrasser le Bey des<br />

lourdes charges que lui impose son armée, l’engager <strong>à</strong> la licencier par mesure<br />

d’économie, et lui prêter annuellement une colonne mobile composée tout<br />

d’abord pour ne pas froisser le sentiment musulman de Spahis, de Turcos et d’un<br />

nombre très restreint de troupes françaises. Cette colonne <strong>au</strong>rait pour mission<br />

d’aller recouvrer les impôts selon l’usage traditionnel dans l’intérieur du pays et<br />

principalement dans le Sud parmi les tribus semi indépendantes qui avoisinent les<br />

lacs Faraoun et Tritonis et les rivages de la Grande Syrte. Cette besogne incombe


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 426<br />

depuis nombre d’années <strong>au</strong> Ministre de la Guerre, le général Rustem qui y consa-<br />

cre près de six mois chaque année <strong>à</strong> la tête d’un corps expéditionnaire complet.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t signifier <strong>au</strong> Bey, le cas échéant, avec <strong>au</strong>tant de courtoisie que de<br />

fermeté, que la France n’entend lui conserver le pouvoir suprême qu’<strong>au</strong>ssi longtemps<br />

qu’il l’exerce dans un sens [427] parfaitement conforme <strong>à</strong> nos intérêts et <strong>à</strong><br />

nos légitimes aspirations. <strong>Le</strong> Bey n’a point d’enfants et professe une horreur superstitieuse<br />

pour celui de ses frères Ali Bey que la loi du Chér[a] désigne pour lui<br />

succéder.<br />

Dans l’état actuel de l’Europe, toute solution hâtive ou violente de la question<br />

tunisienne serait souverainement impolitique de la part de la France et serait de<br />

nature <strong>à</strong> nous créer les plus sérieuses difficultés avec le quirinal. Il serait donc<br />

sage de s’abstenir de toute annexion brutale <strong>à</strong> l’endroit de la Régence, mais il<br />

nous f<strong>au</strong>t exercer avec tact et vigueur un protectorat efficace comprenant une action<br />

financière, commerciale, industrielle, et si faire se peut militaire.<br />

En un mot, il s’agirait d’imposer par la persuasion <strong>à</strong> Son Altesse un arrangement<br />

limitatif présentant le plus d’analogie possible avec les contrats si avantageux<br />

passés par l’Angleterre avec Holk… Scindia et les quelques <strong>au</strong>tres Princes<br />

Indiens réputés indépendants.<br />

De la sorte il nous serait possible d’<strong>au</strong>gmenter rapidement notre légitime influence<br />

dans les provinces de l’Intérieur et surtout dans les ports commerci<strong>au</strong>x du<br />

littoral par la création de nouvelles voies ferrées allant de Tunis par Rhadès et<br />

Hammamlif <strong>à</strong> Sousa, la Méhdia, Monastir, Sfax, Gabès et Djerba, et par la fondation<br />

d’établissements de banque et de crédit réclamée depuis longtemps par la<br />

colonie Européenne et même par les indigènes.<br />

Il est également tout <strong>à</strong> fait indispensable d’exiger de la Commission financière<br />

que l’élément français soit plus largement représenté dans le recrutement du nombreux<br />

personnel qu’elle détache dans les provinces, personnel où l’élément italien<br />

et anglais figure <strong>au</strong>jourd’hui dans d’injustes proportions.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t <strong>au</strong>ssi exercer une action salutaire et patriotique sur les 200 000 sujets<br />

algériens-français, la plupart réfugiés jadis en Tunisie pour échapper <strong>au</strong>x<br />

m<strong>au</strong>vais traitements et <strong>au</strong>x exactions de nos bure<strong>au</strong>x arabes, les ramener par tous<br />

les moyens possibles <strong>à</strong> de meilleurs sentiments envers la France. Certains d’entre<br />

eux habilement choisis seraient avec nos protégés Mozab les meilleurs instru-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 427<br />

ments de propagande française en Tunisie et ils nous serviraient de la façon la<br />

plus efficace <strong>à</strong> préparer par avance les habitants <strong>au</strong> protectorat ou <strong>à</strong> l’annexion<br />

mora[le] éventuelle de leur pays.<br />

Pour lutter efficacement contre les menées italiennes en Tunisie, il f<strong>au</strong>drait<br />

obtenir du Bey un traité consacrant d’une façon formelle l’union douanière posta-<br />

le, télégraphique et militaire de la Régence et de la Régence et de la France, en<br />

échange garantir <strong>à</strong> Mohammed [428] Sadock (sic) son maintien sur le trône pour<br />

la durée de son règne. <strong>Le</strong> Bey vient d’entrer dans sa 75 ème année, et sa santé est<br />

fort ébranlée.<br />

La colonie italienne de Tunis est susceptible <strong>à</strong> l’excès, il f<strong>au</strong>t infiniment de<br />

tact et de légèreté de main pour éviter tout froissement. Il est juste d’avouer que la<br />

colonie italienne est plus nombreuse, plus riche, et plus respectable que la nôtre.<br />

La situation actuelle est des plus tendues ; déj<strong>à</strong> en 1873 M. le Vicomte de Vallat a<br />

eu des rapports fort difficiles avec le chevalier de Vinna l’agent italien, et une<br />

rupture complète a eu lieu. Je m’abstiendrai, si Votre Excellence veut bien me le<br />

permettre, de toute réflexion sur les c<strong>au</strong>ses des difficultés récentes survenues <strong>à</strong><br />

Tunis ; elles sont purement locales et d’une nature si privée <strong>à</strong> l’origine que l’on ne<br />

s<strong>au</strong>rait, par écrit, aborder un semblable sujet.<br />

Je prie Votre Excellence de vouloir bien agréer les assurances de ma très h<strong>au</strong>te<br />

considération.<br />

Billing<br />

22 octobre 1880


[429]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 428<br />

DOCUMENTS POUR CONCLURE (1)<br />

PROPHÉTIE D’UN AMÉRICAIN À TUNIS<br />

(1867) 284<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

Alors que je quittais Tunis, après avoir subi la chaleur de l’été de 1867, et res-<br />

piré l’air nocif, celui qui apporta le choléra et la mort <strong>à</strong> des milliers de gens <strong>au</strong>tour<br />

de moi, j’ai reçu de la part d’une source diplomatique éminente une demande im-<br />

portante, dont la réponse certaine, qui était en ce temps-l<strong>à</strong> confidentielle, nécessi-<br />

tait de ma part une certaine vision du futur. Bien que je ne sois ni prophète, ni fils<br />

de prophète, j’ai assumé mon privilège de Yankee et j’ai essayé de deviner.<br />

Depuis lors, je n’ai pas eu de motif pour revenir sur mes visions. Alors que le<br />

grand canal pour bate<strong>au</strong>x se creuse <strong>à</strong> travers l’isthme de Suez, Tunis, qui a une<br />

position centrale sur la grande route entre le canal et l’océan, prend une nouvelle<br />

dimension que les Français et le gouvernement n’ont pas eu de mal <strong>à</strong> saisir, et <strong>à</strong><br />

s’en approprier. Ils voient sur les côtes tunisiennes des meilleurs ports et un sol<br />

plus riche qu’ils n’en ont dans leurs possessions algériennes, et qu’ils veulent, <strong>à</strong><br />

ce qu’il paraît, les soumettre <strong>à</strong> leur contrôle. Au lieu d’être animés par un esprit<br />

chevaleresque et par le désir de diffuser les bienfaits de la civilisation, ils sem-<br />

blent disposés <strong>à</strong> profiter de la faiblesse de ce gouvernement pour étendre leur<br />

284 Amos Perry a été Consul des Etats-Unis <strong>à</strong> Tunis de juillet 1862 <strong>à</strong> septembre 1867. A son<br />

retour dans son pays, il a publié en 1869 <strong>au</strong>x Etats-Unis, un <strong>livre</strong> intitulé Carthage and Tunis,<br />

Past and Present, où il a parlé dans une note, placée en annexe, de L’Avenir politique<br />

du Pays. Nous en donnons ici la traduction en français. Elle témoigne des rivalités européennes<br />

dans la Régence et du rôle prépondérant que joue déj<strong>à</strong> la France chez son voisin<br />

tunisien. C’est un point de vue lucide qui offre une <strong>au</strong>tre solution <strong>au</strong>x difficultés tunisiennes<br />

que la prédation.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 429<br />

pouvoir et accroître leurs possessions. Malgré son air gracieux et son allure char-<br />

mante l’Aigle français est s<strong>au</strong>vagement rapace ; et maintenant le Lion britannique,<br />

qui recherche la satisfaction de son propre appétit, est incapable de retenir les<br />

[430] mouvements impétueux de cet oise<strong>au</strong> <strong>au</strong>x yeux perçants 285 . L’Aigle américain,<br />

méfiant <strong>à</strong> la fois envers l’oise<strong>au</strong> qui plane et l’animal qui rôde <strong>au</strong>tour de<br />

leurs domaines occident<strong>au</strong>x <strong>à</strong> la h<strong>au</strong>te saison, se contente de prendre note des<br />

événements en cours. La demande et la réponse sont formulées ainsi :<br />

Quel sera l’avenir politique de Tunis ?<br />

Cette question est souvent posée, et donne lieu <strong>à</strong> une variété de spéculations et<br />

de réponses. Apparemment, les Français regardent Tunis comme l’annexe de<br />

l’Algérie. <strong>Le</strong>s Anglais y voient une source [431] de provisions pour Malte, et les<br />

285 Cette image des prédateurs semble avoir été suggérée <strong>au</strong> Consul américain par un ami Tunisien<br />

: « J’ai, nous dit Amos Perry dans son chapitre qui renvoie <strong>à</strong> la note que nous publions,<br />

une fois entendu une remarque intelligente d’un Musulman, selon laquelle « les nations<br />

étrangères et leurs représentants posent leur regard sur Tunis be<strong>au</strong>coup plus comme<br />

des oise<strong>au</strong>x de proie qui ont l’habitude de tourner <strong>au</strong>tour d’un festin appétissant : les nations<br />

n’ayant d’<strong>au</strong>tre politique que d’écarter les <strong>au</strong>tres ; les représentants sont mus par des<br />

intérêts personnels ou par vanité ». Si cette thèse, que je n’ai pas essayé de réfuter, est juste,<br />

il ne reste plus be<strong>au</strong>coup de motivation de la part du Bey pour entreprendre des réformes,<br />

malgré qu’il soit un homme de nature bonne et ayant des sentiments généreux. Il ne peut<br />

faire guère plus que d’user d’oise<strong>au</strong>x roy<strong>au</strong>x ou de milans pour observer l’aigle persévérant,<br />

et amuser et satisfaire les renards et les loups <strong>au</strong> mieux qu’il peut. Qui pourrait lui en vouloir<br />

pour une quelconque folie dans une telle situation critique ? Je ne le s<strong>au</strong>rais. Son attitude<br />

est non sans dignité, mais il est terriblement encerclé. <strong>Le</strong>s serres des aigles pendent sur<br />

sa tête, le grognement du Lion se fait entendre, et les rejetons du volatile et de la bête<br />

s’attaquent continuellement <strong>à</strong> lui. Si avec de tels enseignements et de telles expériences, le<br />

Bey ne fasse décidément pas montre d’instincts de prédateur, cela m’étonnerait. Je suis persuadé<br />

que si les membres du gouvernement tunisien étaient réellement assurés que l’intérêt<br />

et la politique des grandes puissances n’étaient pas de se disputer les uns et les <strong>au</strong>tres sur la<br />

possession de leur pays ou pour en profiter, mais de coopérer pour le promouvoir et l’élever<br />

par étapes <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> des nations qui ont le droit de vivre parce qu’elles travaillent, prospèrent<br />

et progressent ; […] alors, ils réfléchiraient, et cette oligarchie despotique munie de<br />

serres de rapaces vacillerait, réviserait sa voie, oserait s’aligner et marcher vers le progrès ;<br />

sinon, était-elle trop faible pour prendre ce chemin, qu’elle céderait sa place <strong>à</strong> des hommes<br />

plus braves et plus valeureux. [Mais en cas d’échec des puissances civilisées <strong>à</strong> s<strong>au</strong>ver le<br />

pays], ils <strong>au</strong>raient eu tout de même l’honneur d’avoir tenté de fertiliser par leur influence et<br />

leur bonne action les germes anciens de la prospérité matérielle et morale de ce pays, mieux<br />

consacrée par le sang, les vertus et la gloire immaculée de l’église primitive, que par la<br />

grandeur [en fr.] de Carthage et la domination de Rome. <strong>Le</strong> temps viendra peut-être quand<br />

sur le site même de Didon, commandant les deux bassins de la Méditerranée, dont il constituera<br />

le point de jonction mieux que dans les anciens temps, une nouvelle cité s’élèvera ,<br />

héritant du prestige de l’ancienne métropole et fusionnant le passer avec le futur ; une cité<br />

ayant commerce, industrie, activité et intelligence, et digne de prendre place parmi les capitales<br />

de la civilisation universelle, et d’être comptée dans l’histoire comme un des jalons sur<br />

la grande route de la race humaine. » In : Perry, Carthage and Tunis, p. 525-28.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 430<br />

Italiens revendiquent un statut spécial du fait de leur langue et de leurs coutumes<br />

qui s’y perpétuèrent dans une certaine mesure depuis l’époque romaine jusqu’<strong>à</strong><br />

nos jours. L’Italie a ici la plus importante colonie ; l’Angleterre a le plus besoin<br />

d’assurer le ravitaillement de Malte ; mais le France a la plus importante force<br />

disponible pour contrôler le pays.<br />

Politiquement, <strong>au</strong>ssi, la France a des relations les plus intimes avec Tunis.<br />

Depuis les débuts de la guerre contre Alger, les Français ont été des voisins proches<br />

du Bey, et le plus souvent ils ont été reconnus comme ses amis particuliers.<br />

Une fois ils ont empêché la flotte ottomane dans sa tentative de prendre le contrôle<br />

de son gouvernement. Ils ont employé toute la panoplie des moyens diplomatiques<br />

pour mettre en place et défendre des relations intimes entre les deux pays. A<br />

la longue, le Consul français s’est adjugé une influence primordiale, sinon hégémonique<br />

sur le Bey. Il est consulté, et son concours est considéré comment nécessaire<br />

pour le succès de tout projet important. <strong>Le</strong>s sujets français sont requis pour<br />

des postes rétribués et de confiance, et on leur accorde les contrats les plus importants,<br />

comme l’installation des communications télégraphiques entre les différentes<br />

régions de la Régence ; ils accordent des prêts <strong>au</strong> gouvernement même si c’est<br />

selon leurs propres conditions ; et introduisent l’e<strong>au</strong> dans Tunis et ses environs<br />

venant des montagnes de Zaghouan.<br />

Avec cette influence française fermement inst<strong>au</strong>rée et reconnue, un Consul<br />

français, avec peu d’expérience dans le pays, a tenté en 1864 d’in<strong>au</strong>gurer une<br />

nouvelle politique, traitant avec brutalité le Bey comme s’il était un vassal <strong>à</strong> la<br />

France en arrêtant ses navires dans ses propres e<strong>au</strong>x, et demandant la démission<br />

de certains de ses ministres, et recommandant d’<strong>au</strong>tres changements dans le gouvernement.<br />

N’ayant pas été capable de mener <strong>à</strong> bout cette ligne de conduite politique<br />

sans recourir <strong>à</strong> la force – dont il n’a pas voulu démordre – et commettant des<br />

offenses sérieuses contre d’<strong>au</strong>tres nations, le gouvernement français retira ce<br />

consul, et depuis envoya d’<strong>au</strong>tres officiers qui ont poursuivi une politique plus<br />

conciliante. Néanmoins, le Bey a enduré le pouvoir arbitraire du gouvernement<br />

français.<br />

Quand le Bey a été débarrassé du consul offensant, il y a vu une victoire de sa<br />

part, et cela a été <strong>au</strong>ssi ressenti de même <strong>à</strong> l’étranger. Mais je crois que la France<br />

a précédé ainsi pour deux raisons : elle ne voulait pas s’attirer la critique des <strong>au</strong>tres<br />

nations, et plus particulièrement parce qu’elle ne voulait pas se payer gratui-


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 431<br />

tement une nouvelle guerre religieuse comparable <strong>à</strong> celle déclenchée en [432]<br />

Algérie. Mais ses visées ultimes par rapport <strong>à</strong> ce pays ne laissent guère de doute.<br />

Alors qu’elle l’observe avec un œil vigilent de peur qu’il échappe <strong>à</strong> mainmise<br />

effarouchée, elle pense que la gentillesse est en général meilleure que la brutalité.<br />

Se sentant en sécurité avec son butin, elle peut se permettre d’attendre que les<br />

plans de longue haleine puissent arriver <strong>à</strong> maturité.<br />

Si les Français devaient prendre possession de la Régence de vive force,<br />

d’<strong>au</strong>tres nations pourraient protester, et les Musulmans pourraient se <strong>livre</strong>r <strong>au</strong><br />

massacre et <strong>à</strong> la rapine. La prise de possession pourrait se faire et le pays pourrait<br />

être pris. Cependant, des difficultés pourraient naturellement apparaître en réglant<br />

be<strong>au</strong>coup d’affaires compliquées tout en faisant face <strong>à</strong> la haine des Musulmans et<br />

<strong>à</strong> la m<strong>au</strong>vaise volonté des Européens. Au vu de tous les facteurs en jeu, la France<br />

décide d’attendre le cours du temps. Son expérience en Algérie et <strong>au</strong> Mexique sert<br />

probablement de leçon. Son influence légitime en tant que puissant voisin du Bey<br />

est grande, et elle n’a qu’<strong>à</strong> continuer <strong>à</strong> maintenir des relations apparemment amicales,<br />

et <strong>à</strong> saisir toute occasion pour affirmer son <strong>au</strong>torité présumée, et pour garantir<br />

les avantages présents et un triomphe final.<br />

Alors, je suis persuadé qu’<strong>à</strong> la longue ce pays viendra sous la protection et le<br />

contrôle reconnus de la France, sinon avec l’aval et l’approbation d’<strong>au</strong>tres nations,<br />

du moins sans opposition violente. C’est du moins, le sens général des affaires<br />

en ce moment, nonobstant une espèce de procédé politique utilisé pour des<br />

effets contre-productifs. La maladie est trop profondément enracinée pour être<br />

soignée par des procédés empiriques <strong>au</strong> nom de la diplomatie. L’Aigle g<strong>au</strong>lois,<br />

fixant déj<strong>à</strong> sa proie, se prépare <strong>à</strong> s’en saisir, malgré le grognement du Lion et tous<br />

les cris et les hurlements qui peuvent être poussés alors qu’il savoure son festin.


[433]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 432<br />

DOCUMENTS POUR CONCLURE (2)<br />

PAROLES D’INDIGÈNE<br />

(1843) 286<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

Grâce <strong>à</strong> la confiance que j'avais su leur inspirer [<strong>au</strong>x Arabes] et <strong>à</strong> la façon<br />

dont je les interrogeais, la plupart de ces chefs me dévoilaient leurs secrètes pen-<br />

sées. Un surtout, le khalifa Sidi Ali Oul'd Sidi <strong>Le</strong>khal, Oul'd Sidi Embarek, ayant<br />

accepté sans arrière-pensée la domination française, avait une liberté et une<br />

franchise de langage en raison même de la sincérité de son dévouement.<br />

C'est donc dans la bouche de Sidi Ali que je mets le résumé des réponses faites<br />

par tous les chefs arabes <strong>au</strong>x questions que leur adressèrent successivement<br />

MM. de Courcelles et de Be<strong>au</strong>mont. Je lui laisse la parole :<br />

Vous croyez qu'avant l'arrivée des Français en Afrique, nous subissions avec<br />

peine le joug des Turcs, maîtres injustes et rapaces, et vous pensez que nous devons<br />

remercier Dieu d'en être délivrés et d'être <strong>au</strong>jourd'hui gouvernés par des maîtres<br />

justes et cléments. Sachez que si nous nous soumettons <strong>au</strong>x décrets du Très-<br />

H<strong>au</strong>t, qui, donnant la victoire <strong>à</strong> qui lui convient, vous a rendus maîtres de notre<br />

pays, nous n'en haïssons pas moins votre domination parce que vous êtes chrétiens.<br />

286 Extrait du <strong>livre</strong> de Léon Roches, Trente-Deux ans <strong>à</strong> travers l’Islam (1832-1864), Paris,<br />

1885, Tome II, Livre VII, Campagnes d’Afrique, Récits épisodiques, 1843, p. 322-329. <strong>Le</strong><br />

futur Consul français en Tunisie en 1857, artisan du Pacte Fondamental, nous restitue ici la<br />

pensée intime de l’indigène telle qu’il a pu synthétiser <strong>à</strong> la lumière de sa longue expérience<br />

algérienne, surtout <strong>au</strong>près de l’Emir Abdelkader. <strong>Le</strong>s notes sont de Léon Roches.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 433<br />

<strong>Le</strong>s Turcs étaient parfois injustes et cruels, mais ils étaient musulmans. <strong>Le</strong><br />

padisha [sic], leur souverain comme le nôtre, est pour nous le khalife de Dieu sur<br />

la terre.<br />

<strong>Le</strong>ur gouvernement avait une organisation simple dont nous connaissions par-<br />

faitement tous les rouages, et qui ne subissait <strong>au</strong>cune [434] variation. Habitant les<br />

villes, ils ne se mêlaient jamais <strong>à</strong> nous, nous laissaient libres sur nos territoires<br />

respectifs et nous gouvernaient par l’intermédiaire de nos m'rabtin 287 et de nos<br />

djoued 288 . <strong>Le</strong> pouvoir passait successivement dans les mains des chefs de deux<br />

ou trois grandes familles, qui, en devenant nos aghas et nos kaïds, étaient obligés<br />

de payer <strong>au</strong> gouvernement turc Hak El Burnous 289 . Nous leur remboursions <strong>au</strong><br />

décuple, il est vrai, les frais que leur occasionnait cette investiture, mais nous<br />

trouvions toujours <strong>au</strong>près d'eux secours et protection, et leurs tentes hospitalières<br />

étaient nuit et jour ouvertes <strong>à</strong> tous les membres de la tribu, grands et petits. Nous<br />

nous identifiions avec ces familles dont les chefs nous commandaient depuis des<br />

siècles : nous étions fiers de leur luxe et de leur générosité, et nous trouvions tout<br />

naturel d'en fournir les éléments.<br />

Et d'ailleurs Dieu bénissait nos champs et nos troupe<strong>au</strong>x ! Vous nous dites<br />

que votre gouvernement est juste et clément. Mais conquérir un pays qui ne vous<br />

appartient pas, est-ce de la justice ? Et la ruine et la mort que vos armées traînent<br />

après elles <strong>au</strong> milieu de populations qui ne vous ont jamais offensés, est-ce de la<br />

clémence ?<br />

Vous nous aviez solennellement promis de respecter nos propriétés et nos<br />

usages, et voil<strong>à</strong> que déj<strong>à</strong> votre gouvernement dispose de territoire de nos tribus en<br />

faveur d'agriculteurs français, territoire dont nos ancêtres jouissaient de temps<br />

immémorial. Pouvons-nous, du reste, nous méprendre sur vos intentions ? Vos<br />

journ<strong>au</strong>x ne disent-ils pas h<strong>au</strong>tement que vous voulez donner <strong>au</strong>x chrétiens les<br />

terres occupées <strong>au</strong>jourd'hui par les musulmans ?<br />

Et, en attendant, vous songez <strong>à</strong> mêler sur le même territoire des Français et<br />

des Arabes, et vous nous affirmez que, dans cette cohabitation, nous serons in-<br />

287 Aristocratie religieuse.<br />

288 Aristocratie militaire.<br />

289 <strong>Le</strong> droit d’investiture, mot <strong>à</strong> mot : prix du burnous.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 434<br />

comparablement plus heureux que nous ne l'étions dans l'état voisin de la barbarie,<br />

dites-vous, où nous vivions avant l'arrivée des Fiançais.<br />

Eh bien, cet état de barbarie que vous ignorez, sans Doute, je vais vous le fai-<br />

re connaître 290 :<br />

Notre tribu est une grande famille qui porte le nom de son père et de son fon-<br />

dateur. Elle se divise en plusieurs douars 291 .<br />

[435]<br />

Chaque douar est commandé par un cheikh 292 .<br />

La réunion de tous les cheikh des douars forme la djemaâ 293 : c'est le conseil<br />

des anciens de la tribu.<br />

<strong>Le</strong>s ordres du chef du gouvernement sont communiqués par l'agha <strong>au</strong>x kaïds<br />

et par le kaïd <strong>à</strong> la djemaâ, qui en assure l'exécution. Toute affaire concernant la<br />

tribu est discutée dans cette assemblée. Ses décisions sont toujours respectées par<br />

les parties intéressées. Elle juge de l'opportunité de telle on telle alliance politi-<br />

que. Lorsqu'un membre important de la tribu veut épouser la fille d'un personnage<br />

appartenant <strong>à</strong> une <strong>au</strong>tre tribu, la djemaâ en fait la demande.<br />

C’est parmi les anciens du conseil que se conservent les traditions de la tribu<br />

et les titres de propriété de son territoire. En outre de cette propriété collective,<br />

chacun de nous possède ou peut posséder une ou plusieurs parcelles de terre ou<br />

tout <strong>au</strong>tre immeuble lui provenant par héritage ou par achat, et les droits de chacun<br />

ainsi que les limites des terres sont constatés par des actes <strong>au</strong>thentiques délivrés<br />

par le kadhi.<br />

La réunion de plusieurs kadhis ou ulémas constitue un medjelès 294 , <strong>au</strong>près<br />

duquel les parties en appellent des jugements prononcés par un seul kadhi.<br />

290 L’organisation de la tribu, exposée par Sid Ali, avait été en grande partie respectée par le<br />

maréchal Buge<strong>au</strong>d.<br />

291 Douar signifie en arabe « circonférence », parce que les tentes d’un douar forment un rond.<br />

292 Senis (vieux).<br />

293 Djemaâ, assemblée.<br />

294 Medjelès signifie, en arabe, endroit où l’on siège, sorte de cour d’appel.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 435<br />

Chaque douar entretient, <strong>à</strong> ses frais, un taleb (lettré) chargé de réciter les priè-<br />

res qui se font en commun, et d'enseigner <strong>à</strong> lire, <strong>à</strong> écrire, et d'apprendre le Coran <strong>à</strong><br />

tous les enfants.<br />

Au temps des labours, les chefs de tente, possédant des bœufs et des semen-<br />

ces, font labourer, ensemencer et sarcler leurs terres par des khammès 295 .<br />

Une famille a-t-elle perdu son chef ou ce chef lui-même est-il dans la gêne,<br />

les habitants du douar se réunissent <strong>à</strong> un jour indiqué par la djemaâ, et labourent<br />

et ensemencent sur le terrain communal, la quantité de terre dont le produit est<br />

jugé nécessaire <strong>au</strong>x besoins de la famille nécessiteuse, qui n'a plus qu'<strong>à</strong> opérer la<br />

récolte. Tous les trav<strong>au</strong>x de moisson, de transport des gerbes et de dépiquage se<br />

font en commun. <strong>Le</strong>s troupe<strong>au</strong>x paissent tous sur les terrains commun<strong>au</strong>x et sont<br />

gardés par des bergers payés par le douar.<br />

L'impôt frappé par le chef de l'Etat est réparti par la djemâa entre les membres<br />

du douar, en raison de la fortune de chacun.<br />

[436]<br />

Nous ne sommes véritablement assujettis <strong>au</strong> travail que pendant deux mois<br />

d'hiver pour le labour et les semailles, et un mois d'été pour la récolte.<br />

Pendant les neuf <strong>au</strong>tres mois, nous montons <strong>à</strong> cheval, par courons les marchés,<br />

afin d'y échanger nos produits, et allons visiter nos amis. Nous nous livrons<br />

<strong>au</strong> moins une fois par semaine <strong>à</strong> notre passion pour la chasse. Peu de journées s'écoulent<br />

sans que nous assistions <strong>au</strong>x eurs 296 que nous nous donnons réciproquement,<br />

<strong>à</strong> l'occasion des naissances, des circoncisions et des mariages. C'est dans<br />

ces fêtes que nos plus habiles cavaliers jouent la poudre et tâchent de se faire remarquer<br />

par leur adresse <strong>à</strong> manier leurs coursiers et leurs armes.<br />

<strong>Le</strong>s trav<strong>au</strong>x domestiques sont abandonnés <strong>à</strong> nos femmes et <strong>à</strong> nos esclaves,<br />

que nous traitons comme des enfants de la tente. Nous tenons toutefois <strong>à</strong> surveiller<br />

nous-mêmes les soins <strong>à</strong> donner <strong>à</strong> nos chev<strong>au</strong>x, nos compagnons inséparables<br />

de notre existence.<br />

295 <strong>Le</strong>s khammès de « khoms » (cinquième) sont des métayers qui, n’ayant ni terres, ni bétail,<br />

ni semences, exécutent les trav<strong>au</strong>x de labour, semailles, dépiquage, etc., et prélèvent le cinquième<br />

net de la récolte.<br />

296 Fêtes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 436<br />

Notre nourriture se compose du grain que la terre nous produit avec abondan-<br />

ce, que Dieu soit loué ! de la chair de nos troupe<strong>au</strong>x, que surveillent facilement<br />

nos berger, et du lait de nos vaches et de nos brebis. Nos moutons, nos chame<strong>au</strong>x<br />

et nos chèvres nous fournissent les toisons qui, tissées par nos femmes, devien-<br />

nent l'étoffe de nos vêtements, de nos tentes, de nos couvertures et de nos tapis.<br />

Avec le montant de la vente du surplus de nos grains et de nos troupe<strong>au</strong>x,<br />

nous achetons nos armes, nos munitions et les objets de luxe, soieries, draps, cotonnades,<br />

sucre, café, etc que ne produit pas notre pays. Telle est l’existence que<br />

nous menons de père en fils de<br />

puis Sidna lbrahim 297 . Elle répond <strong>à</strong> nos goûts, <strong>à</strong> nos instincts, <strong>à</strong> notre race, <strong>à</strong><br />

notre religion enfin. Nous n’en désirons pas d’<strong>au</strong>tre. « <strong>Le</strong> bonhenr, notre savant<br />

Lokman 298 l'a dit, réside dans la modération des désirs. »<br />

Pourrions-nous, je vous le demande, accepter la cohabitation avec les Français,<br />

qui, étant les maîtres, voudront nous soumettre <strong>à</strong> leurs coutumes et <strong>à</strong> leurs<br />

usage ? Non, il serait plus facile de mêler l’e<strong>au</strong> avec le feu 299 .<br />

[437]<br />

Croyez-vous donc que nous ignorions l'histoire de nos glorieux ancêtres,<br />

conquérants de Bled-El-Endeleus 300 , qui, pendant sept cents ans qu'ils ont occupé<br />

ce vaste roy<strong>au</strong>me, n'ont pu faire accepter leur domination <strong>au</strong>x chrétiens qu'ils<br />

avaient vaincus et qu'ils gouvernaient avec tolérance et justice ? Dès que ceux-ci<br />

entrevoyaient l'espoir de chasser les musulmans de leur pays, ne levaient-ils pas<br />

contre eux l'étendard de la révolte ?<br />

Comment alors pouvez-vous croire que des musulmans acceptent avec joie la<br />

domination des chrétiens ?<br />

Détrompez-vous donc. Des sentiments de haine, soit patents, soit dissimulés,<br />

existeront toujours entre les sectateurs des deux religions, comme entre les peuples<br />

conquis et les peuples conquérants.<br />

297 <strong>Le</strong> patriarche Abraham.<br />

298 Philosophe arabe.<br />

299 Au sujet de l’antipathie qui existe entre les musulmans et les chrétiens, un Arabe disait un<br />

jour <strong>au</strong> général D<strong>au</strong>mas : « Si on faisait bouillir dans la même marmite un chrétien et un<br />

musulman, le bouillon de chacun se séparerait. »<br />

300 C’est ainsi que les Arabes désignent l’Espagne, pays des Andalous, et c’est ainsi également<br />

que plusieurs historiens arabes appellent les Vandales.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 437<br />

Moi-même, qui suis <strong>au</strong>jourd'hui un des plus fidèles serviteurs de la France, je<br />

me suis soumis <strong>à</strong> vous parce que j'ai la conviction qu'en continuant <strong>à</strong> vous combattre,<br />

je m’exposais ainsi que ma famille <strong>à</strong> la ruine, <strong>à</strong> la mort, sans <strong>au</strong>cun espoir<br />

de vous chasser du pays que vous m’avez pris.<br />

<strong>Le</strong>s Arabes ne comprennent qu’une chose, c’est qu’ils sont plus faibles et que<br />

vous êtes les plus forts.<br />

Ne nous prodiguez donc pas des promesses que vous serez amenés <strong>à</strong> ne pas<br />

tenir et ne cherchez pas <strong>à</strong> nous faire apprécier les bienfaits d'une civilisation que<br />

nous repoussons, puis que vous nous apprenez vous-mêmes que ce mot signifie<br />

absorption des musulmans par les chrétiens.<br />

Croyez-moi, restez forts et toujours forts, car le jour où les Arabes découvriraient<br />

que vous êtes faibles, ce jour-l<strong>à</strong> ils oublieraient et votre clémence, et votre<br />

justice, et tous vos bons procédés, et, ne se souvenant que de vos deux titres, chrétiens<br />

et conquérants, ils vous jetteraient dans la mer qui vous a apportés. »<br />

[438]


[439]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 438<br />

Retour <strong>à</strong> la table des matières<br />

La Conquête de la Tunisie.<br />

Récit contemporain couronné par l’Académie française<br />

BIBLIOGRAPHIE 301<br />

Écrits de d’Estournelles<br />

ADS : Archives Départementales de la Sarthe, abritent sous la cote 12 J les ar-<br />

chives de d’Estournelles. Ceux-ci ont fait l’objet d’un classement publié dans un<br />

opuscule : <strong>Le</strong>s Archives d’Estournelles de Constant, par Henri Boullier de Bran-<br />

che, <strong>Le</strong> Mans, 1981.<br />

Annuaire de l’Association pour l’Encouragement des Etudes grecques, (diver-<br />

ses contributions depuis 1875.)<br />

Revue des Deux Mondes, (Une longue collaboration qui commence en 1876<br />

jusqu’<strong>au</strong>x années 1890.)<br />

La Politique française en Tunisie, <strong>Le</strong> Protectorat et ses Réformes (1854-<br />

1891), Librairie Plon, Paris, 1891.<br />

<strong>Le</strong>s Etats-Unis d’Amérique, 1913 (traduit en anglais : America and Her Pro-<br />

blems, 1915)<br />

Préf. <strong>à</strong> l’Aviation Triomphante, d’E. Lavisse, Paris, 1909<br />

La Conciliation internationale, [Revue fondée en 1906 par d’Estournelles]<br />

« Mach, récit de mœurs de la H<strong>au</strong>te-Albanie », in Revue des Deux Mondes, 15<br />

mai 1881.<br />

Souvenirs de Tunisie, (inédit).<br />

301 Il s’agit ici d’une bibliographie sélective par thèmes.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 439<br />

« Une Promenade <strong>au</strong>tour de Tunis, avant les Embellissements du Protecto-<br />

rat », in <strong>Le</strong>s <strong>Le</strong>trres et les Arts – Revue illustrée, t. III (1887), Paris, p. 90-108.<br />

[440]<br />

<strong>Le</strong>s Congrégations religieuses chez les Arabes et la Conquête de l’Afrique du<br />

Nord, Paris, Maisonneuve, Maisonneuve, Paris, 1887, 72 p.<br />

Préface <strong>au</strong> Péril J<strong>au</strong>ne, d’Edmond Théry, Paris, 1901.<br />

Écrits sur d’Estournelles<br />

Rudler, G., M. d’Estournelles de Constant, La Flèche, 1904, 24p.<br />

<strong>Le</strong>tessier, Fernand, : P<strong>au</strong>l d’Estournelles de Constant, 1852-1924 et quelques<br />

uns de ses correspondants : Un grand Sarthois, In Revue historique et archéolo-<br />

gique du Maine, t. CXXVIII (1972), p. 60-78, & CXXIV (1973), p. 26-62.<br />

Wild, Adolf, Baron d’Estournelles de Constant (1852-1924). Das Wirken<br />

Friedensnobelpreisträgers für die deutsch-französische Verstandigung und<br />

europaïsche Einigung. Schriften zur europäischen Integration, band 9, Hamburg,<br />

1973, 482p.<br />

Barcelo, L<strong>au</strong>rent, P<strong>au</strong>l d'Estournelles de Constant, Prix Nobel de la Paix<br />

1909 : l'expression d'une idée européenne, Paris, Éd. l'Harmattan, 1995.<br />

Catherine Maréchal, D’Estournelles de Constant (1914-1924). Dix années de<br />

réflexion, Mémoire de DEA, Université de Tours, 1989.<br />

A la Mémoire de P<strong>au</strong>l d’Estournelles de Constant (1852-1924). La Flèche,<br />

1932, 93 p.<br />

<strong>Le</strong>pointe, Gabriel, « L’Action de P. d’Estournelles de Constant en faveur de la<br />

paix internationale », in Revue générale du Droit International Public, sept. 1960,<br />

16 p.<br />

Distel, Anne, Un ami de Cl<strong>au</strong>de Monet : le Baron d’Estournelles, article <strong>à</strong><br />

paraître chez Linea d’Ombra, Milano.<br />

Encyclopaedia Brittanica, vol. VIII, p. 737.


1634.<br />

[441]<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 440<br />

Jolly, Jean, Dictionnaire des Parlementaires français, P.U.F., t. V, p. 1633-<br />

Tunisie : Conquête et Protectorat<br />

[Livre J<strong>au</strong>ne] Documents diplomatiques. Affaires de Tunisie 1870-1881, Paris,<br />

Imprimerie Nationale, 1881.<br />

1929.<br />

Documents diplomatiques français 1871-1914, Paris, Imprimerie Nationale,<br />

El Mostakel (L’Indépendant), journal en arabe publié <strong>à</strong> Cagliari ; imprimerie<br />

de « Avvenire di Sardegna, N° 1, 28 mars 1880 – 1881. (Un des journ<strong>au</strong>x qui fit<br />

campagne contre l’influence française en Tunisie. De l’aveu même de<br />

d’Estournelles et du ministre Barthélémy Saint Hilaire, il gêna be<strong>au</strong>coup la France<br />

et contribua <strong>à</strong> la décision de l’expédition militaire ; cf. Ernesto Concas, Un giornale<br />

arabo publicato a Cagliari nel 1880-81 : El Mostakel, Cagliari, 1927, 26 p.)<br />

L’Expédition Militaire en Tunisie 1881-1882, Paris, sd. 423 p. (Ouvrage documentaire<br />

officieux détaillé sur les opérations militaires jusqu’en 1884, renseignant<br />

sur la résistance des nomades.)<br />

P<strong>au</strong>l Cambon, Correspondance, 1870-1924, t. I, Paris, 1940.<br />

Broadley, A. M., The Last Punic War. Tunis Past and Present. With a Narrative<br />

of The French Conquest of The Regency, by A. M. Broadley, Barrister-at-<br />

Law, Correspondant of the ‘Times’ during the War in Tunis, 2 vols, London,<br />

1882. (L’<strong>au</strong>teur, proche de la Cour beylicale et du Bey Mohammed es-Sadok, a<br />

été mêlé de près <strong>au</strong>x événements de 1881-1882 et après, en défendant les intérêts<br />

anglais. Il est une des sources écrites et orales de d’Estournelles.)<br />

[442]<br />

F<strong>au</strong>con, Narcisse, La Tunisie avant et depuis l’occupation, Paris, 1882 ; t. 2<br />

Colonisation, Paris 1893.


P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 441<br />

Charmes, Gabriel, La Colonisation chez les Peuples Modernes, Paris, 1882<br />

[Extrait du Journal des Débats du 10 septembre 1882.]<br />

Charmes, Gabriel, La Tunisie et la Tripolitaine, Paris, 1883. (D’Estournelles a<br />

connu cet <strong>au</strong>teur <strong>à</strong> Tunis lors de son voyage en avril 1882 en compagnie de P<strong>au</strong>l<br />

Cambon. Il lui soumit en 1884 sa première mouture de La Politique Française en<br />

Tunisie.)<br />

Vigné d’Octon, P<strong>au</strong>l, La Sueur du Burnous. [Collection : <strong>Le</strong>s Crimes Coloni<strong>au</strong>x<br />

de la Troisième République, Ed. de la Guerre sociale, Paris, 1911 ; 2 ème<br />

édition, Postface de M<strong>au</strong>rice Rajsfus, éd. <strong>Le</strong>s Nuits Rouges, 2001. (Rare enquête<br />

par un célèbre parlementaire anticolonialiste, menée de 1907 <strong>à</strong> 1909, sur le mépris<br />

et la violence infligés par les colons français <strong>au</strong>x Tunisiens.)<br />

Rinn, Louis, Marabouts et Khouans, Alger, 1884. (Lu par d’Estournelles).<br />

P<strong>au</strong>liat, Louis, La Politique Coloniale sous l’Ancien Régime, Paris, 1887.<br />

<strong>Le</strong> Bœuf, Jules, <strong>Le</strong>s Confins de la Tunisie et de la Tripolitaine, Paris, 1909.<br />

(Sur les tribus du Sud tunisien. L’<strong>au</strong>teur soutien le système protectoral fondé sur<br />

la promotion des Indigènes dans une visée coloniale.)<br />

<strong>Le</strong> Nouve<strong>au</strong> port de Bizerte (Tunisie), Publié par la Compagnie du Port de Bizerte,<br />

Paris, 1903. (Réunissant des articles historiques et techniques sur la construction<br />

du Port militaire et civil de Bizerte, <strong>au</strong>quel d’Estournelles <strong>au</strong>rait contribué<br />

dans les années 1887 <strong>à</strong> 1899, ce qui lui <strong>au</strong>rait valu la rosette d’Officier de la Légion<br />

d’Honneur.)<br />

Durel, Joachim, La Politique coloniale du Parti Socialiste, Tunis, 1929.<br />

Ganiage, Jean, <strong>Le</strong>s Origines du Protectorat Français en Tunisie, 1861-1881,<br />

PUF, Paris, 1959.<br />

[443]<br />

Karoui, Hechemi, La Régence de Tunis <strong>à</strong> la veille du Protectorat français :<br />

débat pour une nouvelle organisation 1857-1877, Thèse, Paris, 1973.<br />

Karoui, Hachemi, « La Résistance Populaire <strong>à</strong> l’Occupation Française (1881)<br />

chez les Elites Tunisiennes : Désaveu et Oubli », in Connaissances du Maghreb,<br />

Sciences sociales et Colonisation, CNRS, Paris, 1984, p. 401-421.


1977.<br />

P<strong>au</strong>l Henri d’Estourelles de Constant, La Conquête de la Tunisie [1891] (2002) 442<br />

Mahjoubi, Ali, L’Etablissement du Protectorat français en Tunisie, Tunis,<br />

Karoui, Hachemi, & Mahjoubi, Ali, Quand le Soleil s’est levé <strong>à</strong> l’Ouest. Tuni-<br />

sie 1881. Impérialisme et Résistance, Cérès, Tunis, 1983. (Très bonne étude ori-<br />

ginale sur les origines du Protectorat, et surtout sur la résistance populaire tuni-<br />

sienne durant les opérations militaires et sur le sort des réfugiés en Libye.)<br />

Martin, Jean-François, Histoire de la Tunisie Contemporaine. De Ferry <strong>à</strong><br />

Bourguiba, 1881-1956, L’Harmattan, Paris, 1993. (Cf. Chap. I <strong>à</strong> V, bonne mise <strong>à</strong><br />

jour des thèmes abordés par d’Estournelles, qui n’est pas cité !)<br />

Deschamps, Hubert, <strong>Le</strong>s Méthodes et les Doctrines Coloniales de la France<br />

du XVI° siècle <strong>à</strong> nos jours, Paris, 1953. (Intéressante analyse typologique des dif-<br />

férentes formes de colonisation par un « ancien gouverneur des Colonies ».]<br />

Fin du <strong>texte</strong>

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