Approches de l'oral - Atelier des Sciences du Langage
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Jacques BRES Le 15 septembre 2009<br />
Bureau H210, réception : 1 er semestre : mercredi 17h20 ; 2è semestre : lundi 11h20<br />
04 67 14 22 29<br />
mel : jacques.bres@univ-montp3.fr<br />
Précisions<br />
Master 1 sciences <strong>du</strong> langage, UE5 V15SLA1<br />
<strong>Approches</strong> <strong>de</strong> l’oral<br />
1. Cette unité d’enseignement relève <strong>du</strong> master 1 <strong>de</strong> <strong>Sciences</strong> <strong>du</strong> langage. Elle peut également<br />
être prise dans le cadre <strong>du</strong> master 1 <strong>de</strong> Lettres mo<strong>de</strong>rnes.<br />
2. Elle se composait les années précé<strong>de</strong>ntes, <strong>de</strong> 2 parties : la prosodie (M. Embarki), le récit<br />
oral (J. Bres). M. Embarki ayant obtenu sa mutation dans une autre université, le cours se<br />
composera cette année <strong>de</strong> la seule partie sur le récit oral, que je développe plus longuement.<br />
La totalité <strong>du</strong> cours est dans cet envoi.<br />
4. Ce cours se suffit à lui-même. Les indications bibliographiques ne sont absolument pas<br />
indispensables. Elles représentent <strong>de</strong>s ouvertures complémentaires pour ceux qui ont le temps<br />
(et l’intérêt) d’approfondir. Mais leur lecture, absolument facultative, ne conditionne en rien<br />
la réussite à l’examen, qui tient à la seule maîtrise <strong>du</strong> cours lui-même.<br />
Ces références bibliographiques (ouvrages, articles <strong>de</strong> revue) – pour ceux qui ne seraient pas<br />
découragés par mon propos antérieur ! - sont pour la plupart disponibles à la bibliothèque<br />
universitaire ou à la bibliothèque <strong>de</strong>s <strong>Sciences</strong> <strong>du</strong> <strong>Langage</strong> (bâtiment H). Pour cette <strong>de</strong>rnière,<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r les heures d'ouverture au secrétariat <strong>de</strong>s <strong>Sciences</strong> <strong>du</strong> <strong>Langage</strong> (67.14.21.24).<br />
5. Je vous propose un <strong>de</strong>voir facultatif, à m'adresser avant la date butoir <strong>du</strong> 1 er décembre<br />
2009. C’est exactement ce type <strong>de</strong> sujet que vous aurez à traiter lors <strong>de</strong> l’examen.<br />
6. Contrôle <strong>de</strong>s connaissances : une épreuve écrite <strong>de</strong> 2 heures. Type d’épreuve : sujet proposé<br />
dans le <strong>de</strong>voir facultatif (point 5.).<br />
7. Une rencontre est en principe prévue, dans le cadre général <strong>du</strong> master, dont je ne connais<br />
pas encore la date, qui vous sera précisée ultérieurement. Pour cette rencontre, il est<br />
indispensable d'avoir lu et travaillé le cours. Je ne ferai que répondre aux questions qui me<br />
seront posées. Pensez donc à les préparer.<br />
8. N'hésitez pas à m'écrire à l'Université ou à me contacter pour tout éclaircissement souhaité.<br />
Bon courage pour cette année <strong>de</strong> travail !
Chapitre 1<br />
Présentation générale <strong>du</strong> cours<br />
La parole orale, à l’égal <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction écrite, se réalise à travers <strong>de</strong>s genres <strong>du</strong> discours<br />
qu’elle structure fortement à partir <strong>de</strong> ce qui fait sa spécificité : <strong>de</strong> se pro<strong>du</strong>ire en interaction<br />
entre (au moins) <strong>de</strong>ux interlocuteurs. On étudie le genre <strong>du</strong> récit oral conversationnel, en<br />
montrant comment la situation d’interaction informe le récit oral à tous les niveaux <strong>de</strong> sa<br />
pro<strong>du</strong>ction : apparition dans la conversation, textualité, structure interne. L’analyse est<br />
con<strong>du</strong>ite à partir d’un corpus <strong>de</strong> récits relevés dans <strong>de</strong>s conversations familières.<br />
Plan <strong>du</strong> cours<br />
Chapitre 1 : intro<strong>du</strong>ction -------------------------------------------------------------- p.2<br />
Chapitre II : Récit et science <strong>du</strong> récit : la narratologie ------------------------- p. 3<br />
Chapitre III : Genres <strong>du</strong> discours, types <strong>de</strong> textualité -------------------------- p. 4<br />
Chapitre IV : Récit oral conversationnel et textualité narrative -------------- p. 6<br />
Chapitre V : Structure <strong>du</strong> récit oral conversationnel ---------------------------p. 14<br />
Chapitre VI : Les temps verbaux <strong>du</strong> récit oral ----------------------------------- p. 26<br />
Chapitre VII : Récit et temps verbaux -------------------------------------------- p. 36<br />
Chapitre VIII : Récit et relation <strong>de</strong> progression non inclusive ------------- p. 51<br />
Chapitre IX : Récit oral, récit écrit ------------------------------------------------p.69<br />
Chapitre X : corpus -------------------------------------------- ----------------------p. 80<br />
Bibliographie ------------------------------------------------------ ---------------------- p. 84<br />
Devoir et correction _-------------------------------------------- ---------------------- p. 85<br />
Devoir d’entraînement : sujet -------------------------------------------- ------------ p.87<br />
L’objet <strong>de</strong> ce cours est <strong>de</strong> décrire le fonctionnement <strong>du</strong> récit oral conversationnel. Son objectif<br />
pédagogique : la maîtrise <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> : genres <strong>du</strong> discours, textualité narrative, récit<br />
minimal, proposition narrative / non narrative, structure <strong>du</strong> récit.<br />
Les notions sont présentées et illustrées à partir <strong>de</strong> récits extraits d’interactions verbales<br />
relevant essentiellement <strong>de</strong> conversations, et secondairement d’interviews.
Chapitre II<br />
Récit et science <strong>du</strong> récit : la narratologie. De l’écrit à l’oral<br />
1. La narratologie structurale : le récit écrit<br />
S’il est un genre <strong>du</strong> discours qui a été l’objet <strong>de</strong> toutes les attentions jusqu’à la fin <strong>de</strong>s années<br />
70, c’est bien le récit. Signe <strong>de</strong> cette activité, la pro<strong>du</strong>ction d’un terme qui prend en charge ce<br />
champ d’étu<strong>de</strong>s : narratologie.<br />
Ce terme a été proposé en 1969 par T. Todorov, dans sa Grammaire <strong>du</strong> Décaméron (Paris,<br />
Mouton) : « cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie,<br />
la science <strong>du</strong> récit ».<br />
A cet engouement extrême, plusieurs explications, dont celle-ci : la narratologie s’est<br />
constituée et développée dans le cadre <strong>de</strong> l’analyse structurale, en prolongement <strong>de</strong>s travaux<br />
<strong>de</strong> Propp sur le conte merveilleux (1929, Morphologie <strong>du</strong> conte), et <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong>s<br />
formalistes russes. Se présentant comme une <strong>de</strong>s formes textuelles apparemment<br />
monologique, le récit convenait à une théorisation construite sur le modèle d’une linguistique<br />
<strong>de</strong> la langue.<br />
L'analyse narrative, con<strong>du</strong>ite par la narratologie structurale (notamment Barthes 1966, Greimas 1966,<br />
1976), en prenant appui sur la linguistique, ne s'est guère appliquée pendant longtemps qu'aux récits<br />
résultant <strong>de</strong> la textualisation <strong>de</strong> l'écrit, le plus souvent littéraire. L'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s contes, si abondante,<br />
n'échappe pas à cette ré<strong>du</strong>ction qui a notamment pour effet d'évacuer la prise en compte <strong>de</strong> la situation<br />
d'interlocution. Non que cette situation n'existe pas mais elle s'y présente avec moins d'évi<strong>de</strong>nce, d'une<br />
façon plus diffuse.<br />
2. Le récit oral : enfin Labov vint…<br />
Le déplacement dans les étu<strong>de</strong>s narratives viendra <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong>s<br />
sciences humaines qui n’opèrent pas en chambre... ou en bureau, mais sur le<br />
terrain : psychologie, sociologie, sociolinguistique. La psychologie s'est intéressée<br />
principalement à l’activité cognitive <strong>de</strong> résumé ; ce n’est qu’assez récemment qu’elle abor<strong>de</strong><br />
la pro<strong>du</strong>ction elle-même <strong>du</strong> récit. La sociolinguistique, en la personne <strong>de</strong> Labov, a ouvert la<br />
voie à l’étu<strong>de</strong> <strong>du</strong> récit oral en situation d’interaction. Nous présenterons cette théorisation.<br />
Elle nous est accessible à travers cinq textes (Labov et Waletzky 1967; Labov 1972; Labov et<br />
Fanshel 1977; Labov 1981, Labov 1997 ) qui - au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> minimes<br />
variations - forment une unité : nous verrons qu’ils permettent <strong>de</strong> définir la textualité narrative<br />
(chapitre IV) , ainsi que la structure <strong>du</strong> récit (chapitre V).
Chapitre III<br />
Genres <strong>du</strong> discours, types <strong>de</strong> textualité<br />
Le genre <strong>du</strong> discours que nous étudierons est le récit oral conversationnel, qui relève <strong>de</strong> la<br />
textualité narrative.<br />
1. Genres <strong>du</strong> discours<br />
La notion <strong>de</strong> genre, travaillée en poétique (les genres littéraires) et en rhétorique (les genres<br />
oratoires), ne faisait pas partie <strong>de</strong>s outils conceptuels <strong>de</strong> la linguistique, pas plus que <strong>de</strong> ceux<br />
<strong>de</strong> l'analyse <strong>du</strong> discours. Bakhtine (1952-1953) en fait un concept heuristique permettant <strong>de</strong><br />
penser concrètement l'articulation langue-discours.<br />
La pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> discours, oral comme écrit, est structurée par les genres <strong>du</strong> discours. La<br />
linguistique développée par <strong>de</strong> Saussure, en opposant aux prescriptions sociales <strong>de</strong> la langue,<br />
la liberté indivi<strong>du</strong>elle <strong>de</strong> la parole, n'a pas vu que la parole pour advenir <strong>de</strong>vait se mouler dans<br />
un genre, c'est-à-dire se soumettre non seulement aux formes <strong>de</strong> la langue mais également aux<br />
« formes <strong>de</strong> combinaison <strong>de</strong> ces formes <strong>de</strong> langue » (Bakhtine, op. cit. : 287), autrement dit<br />
aux genres. Prendre la parole, c'est non seulement le faire dans telle ou telle langue, mais<br />
également dans tel ou tel genre, qui impose ses contraintes comme la langue impose les<br />
siennes (même si celles-là sont généralement moins fortes que celles-ci).<br />
Ces formes abstraites, relativement stables, que sont les genres <strong>du</strong> discours sont liées aux<br />
différents domaines <strong>de</strong> l'activité humaine qui en déterminent le contenu thématique, le style et<br />
la structure. P. ex. le domaine <strong>de</strong> l'activité politique, dans un pays comme la France —<br />
politiquement démocratique et technologiquement médiatisé —, a partie liée avec (entre<br />
autres genres <strong>du</strong> discours) l'interview politique télévisée.<br />
Les genres <strong>du</strong> discours se signalent notamment par les propriétés suivantes :<br />
— multiplicité : les genres <strong>du</strong> discours sont nombreux, voire innombrables. Bakhtine<br />
cite à titre d'exemple, la réplique brève <strong>du</strong> dialogue, le récit familier, les différentes formes <strong>de</strong><br />
lettres, le comman<strong>de</strong>ment militaire, les documents officiels, la publicité, l'exposé scientifique,<br />
le dicton, le roman, le contrat, les félicitations, les salutations… Leur inventaire méthodique<br />
comme leur classement reste à faire. Cette multiplicité tient à ce que les genres procè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />
multiples sphères <strong>de</strong> l'activité humaine, chacune d'elles pro<strong>du</strong>isant au fur et à mesure <strong>de</strong> son<br />
développement et <strong>de</strong> sa complexification <strong>de</strong>s genres toujours plus complexes et nombreux.<br />
— hétérogénéité : quel rapport entre <strong>de</strong>s condoléances et un roman ? La disparité <strong>de</strong>s<br />
genres — notamment quant à la taille <strong>du</strong> discours qui les réalise — rend difficile la définition<br />
<strong>de</strong> leurs caractéristiques générales.<br />
— variabilité <strong>de</strong>s contraintes qu'ils imposent : si certains genres sont fortement<br />
standardisés dans <strong>de</strong>s rituels au point <strong>de</strong> ne laisser aucune liberté au sujet parlant qui ne peut<br />
que recon<strong>du</strong>ire <strong>de</strong>s formules stéréotypées— condoléances, comman<strong>de</strong>ment militaire, prière —<br />
, d'autres laissent plus d'initiative à la créativité : conversation, roman, exposé scientifique.<br />
— mo<strong>de</strong> d'être : si certains genres font l'objet d'un apprentissage spécifique et d'une<br />
explicitation théorique (genres littéraires, genres oratoires), la plupart d'entre eux s'acquièrent<br />
simultanément à l'apprentissage <strong>de</strong> la langue <strong>de</strong> façon implicite, le sujet parlant pouvant
parfaitement les maîtriser tout en ignorant jusqu'à leur existence théorique (p. ex. le<br />
compliment, ou le récit conversationnel). « Comme Jourdain chez Molière, qui parlait en<br />
prose sans le soupçonner, nous parlons en genres — variés — sans en soupçonner<br />
l'existence » (op. cit. : 284).<br />
La notion <strong>de</strong> genre apparaît aujourd'hui comme fondamentale en analyse <strong>du</strong> discours : tout<br />
discours se réalisant dans (au moins) un genre, et le genre déterminant les thèmes, le style et<br />
la structure <strong>du</strong> discours, il apparaît notamment heuristique <strong>de</strong> mettre en relation discours et<br />
genre pour étudier leur interaction.<br />
2. Le récit oral conversationnel en tant que genre <strong>du</strong> discours<br />
Le récit oral conversationnel (désormais ROC) est un genre <strong>du</strong> discours, que l’on trouve<br />
enchâssé dans les interactions verbales <strong>de</strong> la conversation. Le récit littéraire peut à soi seul<br />
constituer une unité autonome – L’Etranger p. ex d’Albert Camus, commence par la phrase<br />
célèbre : « Aujourd’hui, maman est morte, ou peut-être hier », préparée par aucun élément, et<br />
cela ne choque personne. Le ROC, à l’inverse, est toujours contextualisé :<br />
- avant et après le récit, il y a <strong>de</strong> la conversation, à laquelle le ROC est fortement lié.<br />
On verra qu’il y a <strong>de</strong>s stratégies pour entrer en récit et sortir <strong>du</strong> récit.<br />
- il se pro<strong>du</strong>it entre interlocuteurs bien réels, l’un assurant le rôle <strong>de</strong> narrateur (celui<br />
qui raconte) ; l’autre (les autres), le / les narrataires (celui / ceux à qui est raconté le récit).<br />
Le ROC est toujours enchâssé dans la conversation. Remarquons que certains récits littéraires<br />
écrits mettent en scène cet enchâssement : pensons au récit <strong>de</strong> Manon Lescaut, ou à certains<br />
contes <strong>de</strong> Maupassant qui se présentent comme pro<strong>du</strong>its en situation d’interaction verbale<br />
(Les Contes <strong>de</strong> la bécasse).<br />
Nous n’en dirons pas plus pour l’instant sur le ROC en tant que genre dans la mesure où notre<br />
objet est précisément <strong>de</strong> le décrire finement.<br />
3. Types <strong>de</strong> textualité, textualité narrative, récit oral conversationnel<br />
Les textes, oraux comme écrits, sont faits (le plus souvent) d’énoncés qui s’enchaînent <strong>de</strong><br />
façons différentes en fonction <strong>du</strong> type <strong>de</strong> textualité dont ils relèvent : un texte <strong>de</strong>scriptif ne<br />
progresse pas <strong>de</strong> la même façon qu’un texte argumentatif p. ex.<br />
On distingue différents types <strong>de</strong> textualité : <strong>de</strong>scriptive, narrative, argumentative, informative<br />
(Adam 1999). Le récit oral conversationnel relève <strong>de</strong> la textualité narrative, que nous<br />
décrirons précisément au chapitre IV.<br />
Conclusion<br />
La textualité narrative informe différents genres <strong>du</strong> discours : roman, conte, faits divers,<br />
compte ren<strong>du</strong>, etc., et notamment le ROC. Nous allons analyser dans le chapitre IV en quoi<br />
précisément elle consiste, ce qui nous permettra <strong>de</strong> définir le récit minimal.
Chapitre IV<br />
Récit oral conversationnel et textualité narrative<br />
Les différents types <strong>de</strong> propositions<br />
La question <strong>de</strong> ce qui fait d'un récit un récit, à savoir la narrativité, a été largement débattue à<br />
la suite <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Propp sur la morphologie <strong>du</strong> conte (1928 / 1970). Elle a longtemps été<br />
au centre <strong>de</strong>s réflexions structuralistes (Barthes 1966) et sémiotiques (Greimas 1966, 1976).<br />
Plus récemment, Ricœur 1985, dans une approche herméneutique, lui a consacré une somme<br />
volumineuse dans laquelle il place au principe <strong>de</strong> la narrativité le concept <strong>de</strong> mise en intrigue.<br />
Sera présentée ici la seule approche praxématique, développée in Bres 1994, qui permet <strong>de</strong><br />
faire le lien avec les travaux <strong>de</strong> Labov (cf. infra).<br />
.<br />
1. Narrativité et mise en ascendance<br />
Je reprends ici l’article Narrativité, écrit par moi-même dans Détrie et al. 2001.<br />
La textualité narrative résulte <strong>de</strong> la mise en ascendance <strong>du</strong> temps, c'est-à-dire <strong>de</strong> la<br />
représentation <strong>du</strong> temps comme se déroulant <strong>du</strong> passé en direction <strong>du</strong> futur : face au <strong>de</strong>stin, <strong>de</strong><br />
cours <strong>de</strong>scendant (<strong>du</strong> futur au passé), l'Histoire p. ex., en tant que récit, consiste à relater les<br />
événements dans l'ordre ascendant dont se construit le sujet tant indivi<strong>du</strong>el que social, c'est-àdire<br />
en remontant <strong>du</strong> plus lointain passé vers le présent. Le récit apparaît structuré par cette<br />
appréhension active <strong>de</strong> la fluence temporelle, tant au niveau macrostructural qu'au niveau<br />
microstructural.<br />
1. Ascendance macrostructurale. Le temps raconté d'un récit a toujours structure ascendante,<br />
que les événements référentiellement visés soient d'ordre expérienciel ou fictionnel. Pierre<br />
Prion, Scribe (récit autobiographique <strong>du</strong> XVIIé siècle) parcourt la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps 1687-<br />
1759 comme Les Misérables le font pour la pério<strong>de</strong> 1815-1833 : dans l'ordre progressif que<br />
marque notamment la datation. Et il en va apparemment ainsi <strong>de</strong> tous les récits <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />
Certes cet ordre progressif peut être le lieu d'anachronies (proleptiques (anticipation), mais<br />
surtout analeptiques (flash back), Genette 1973). Mais ces anachronies ne contestent<br />
localement et explicitement la mise en ascendance — l'analepse est signalée comme telle<br />
notamment par <strong>de</strong>s circonstants thématiques : Deux ans plus tôt… — que pour mieux<br />
souligner sa réalisation globalement et implicitement. Il faut attendre certains romanciers<br />
contemporains comme C. Simon ou G. Garcia Marquez pour voir remise en cause la mise en<br />
ascendance macrostructurale, par là même le récit, et au-<strong>de</strong>là le sujet : la mise en question <strong>du</strong><br />
récit passe par la mise en question <strong>du</strong> principe d'ascendance qui est à la base <strong>de</strong> sa pro<strong>du</strong>ction,<br />
et <strong>du</strong> sujet à partir <strong>du</strong>quel il s'organise et qu'il organise.<br />
2. Ascendance microstructurale. Au niveau interphrastique <strong>de</strong>s unités <strong>de</strong> la narration, il<br />
apparaît que l'enchaînement <strong>de</strong>s propositions narratives est régi par le même principe<br />
organisationnel, cf. infra 2.1.<br />
3. Ascendance verbo-temporelle : les temps fondamentaux qui narrent les événements <strong>du</strong><br />
premier plan — passé simple (récit écrit), passé composé, présent — mettent en ascendance le
temps impliqué par le procès. Soit l'exemple suivant, <strong>de</strong> récit <strong>de</strong> chasse, extrait <strong>du</strong> corpus,<br />
texte 10 :<br />
(0) je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre [rivière locale]<br />
marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh<br />
C'est effectivement sur les présents (tire, va, coupe) et le passé composé (ai ramassée) que le<br />
temps raconté progresse, alors qu'avec l'imparfait (marchait) il semble piétiner : tire, va,<br />
coupe, ai ramassée intro<strong>du</strong>isent chacun un nouveau point référentiel, mais pas le verbe à<br />
l'imparfait marchait : l'acte <strong>de</strong> marcher (‘la rivière coulait’) était vrai avant que n'arrive au<br />
temps les actes <strong>de</strong> tirer, couper, aller, ramasser. Nous analyserons cela dans le chapitre VI.<br />
La textualité narrative est structurée, à ses différents niveaux, par la représentation ascendante<br />
<strong>du</strong> temps, laquelle s'origine dans la praxis définitoire <strong>de</strong> notre espèce qui fait <strong>de</strong> l'homme un<br />
être utilisant le temps qui le détruit pour (se) construire. Le lien entre l'homme et le récit n'est<br />
pas métaphorique mais consubstantiel : nous sommes, tout autant que <strong>de</strong>s « hommes <strong>de</strong><br />
parole » (Hagège 1985) <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> récit.<br />
2. Ascendance interphrastique, jonction temporelle<br />
2.1. Proposition narrative<br />
Comme nous l’avons dit au chapitre 2, la sociolinguistique, en la personne <strong>du</strong> sociolinguiste<br />
américain W. Labov, a ouvert gran<strong>de</strong>s les portes à l’analyse <strong>du</strong> récit oral conversationnel.<br />
Cette théorisation nous est accessible à travers cinq textes (Labov et Waletzky 1967 ; Labov<br />
1972 ; Labov et Fanshel 1977 ; Labov 1981, Labov 1997). Nous nous intéresserons ici au<br />
critère <strong>de</strong> la jonction temporelle que pose Labov pour définir ce que j’appellerai l’unité <strong>de</strong><br />
base <strong>de</strong> la textualité narrative, à savoir la proposition narrative (désormais PN).<br />
Labov pose la catégorie temps au principe <strong>de</strong> la narrativité. Le récit oral est défini comme une<br />
suite d'au moins « <strong>de</strong>ux propositions temporellement ordonnées » (1972 : 296). « Any<br />
sequence of clauses which contains at least one temporal juncture is a narrative » (1977 : 28).<br />
La jonction temporelle est <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> la successivité : pour qu'il y ait récit, l'événement<br />
rapporté dans la secon<strong>de</strong> proposition doit être postérieur à celui rapporté dans la première.<br />
Distinguons entre ordre <strong>de</strong>s propositions narratives (a, b,...) selon leur pro<strong>du</strong>ction en temps <strong>du</strong><br />
raconter et ordre <strong>de</strong>s événements rapportés (temps raconté) postulé par ces propositions (El,<br />
E2...). Soit l'exemple célèbre (Sacks 1974) :<br />
(1)<br />
(a) the baby cried (le bébé a pleuré)<br />
(b) the mamy picked it up (la maman l’a pris dans ses bras)<br />
II y a récit, parce que l'ordre <strong>de</strong>s propositions narratives (a, b) repro<strong>du</strong>it celui <strong>de</strong>s événements<br />
(El : les pleurs <strong>du</strong> bébé; E2 : le geste maternel). La permutation <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong>s propositions<br />
narratives transforme ce mini-récit en un autre mini-récit :<br />
(2)<br />
(a) the mamy picked up the baby<br />
(b) it cried<br />
dans lequel E 1 = le geste maternel et E2 = les pleurs <strong>du</strong> bébé. Soit, selon la règle post hoc<br />
ergo propter hoc (‘après cela, donc à cause <strong>de</strong> cela’) :<br />
— dans 1 : la maman a pris le bébé dans ses bras parce qu’il pleurait;<br />
— dans 2 : le bébé a pleuré parce que la maman l'a pris dans ses bras.
La jonction temporelle (en français : puis, ensuite, alors...) n'a pas besoin d'être<br />
systématiquement explicitée. Le narrataire d'un récit posera automatiquement entre PN1 et<br />
PN2, en appui sur ses connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, un rapport d'antériorité à postériorité.<br />
A l'inverse <strong>de</strong> la sémiotique <strong>de</strong> l'École <strong>de</strong> Paris (Greimas) qui dénie toute dimension<br />
organisatrice au temps, mais aussi contre Ricoeur qui pose que le lien temps/ récit s'effectue<br />
par la catégorie <strong>de</strong> la temporalité, Labov rapporte la narrativité à la seule succession<br />
chronologique. Il justifie la nécessité <strong>de</strong> l'ordre temporel progressif par sa fonction<br />
référentielle : « the temporal sequence of narrative is an important <strong>de</strong>fining property which<br />
proceeds from its referential function » (1967 : 20). Les propositions narratives « recapitulate<br />
experience in the same or<strong>de</strong>r as the original events » (ibi<strong>de</strong>m, 21).<br />
2.2. Textualité narrative, récit minimal<br />
Remarquons la puissance explicative <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> Labov. En poursuivant sa réflexion,<br />
on peut dire que la jonction temporelle est le critère <strong>de</strong> la textualité narrative : pour qu’il y ait<br />
textualité narrative, il faut que l’on ait au moins dans le texte étudié 2 PN. Le critère <strong>de</strong> nonpermutabilité<br />
qui permet <strong>de</strong> définir précisément en quoi consiste la textualité narrative, permet<br />
<strong>du</strong> même coup <strong>de</strong> définir le récit minimal : pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait au moins 2<br />
PN. Les textes (1) et (2) sont <strong>de</strong>s récits, mais pas (3) ni (4) :<br />
(3) hier, j’ai rencontré la femme <strong>de</strong> ma vie<br />
(4) une bombe a explosé en plein centre <strong>de</strong> Bagdad<br />
(3) et (4) sont <strong>de</strong>s textes à une seule unité : <strong>de</strong>s informations. Comme tels, ce ne sont pas <strong>de</strong>s<br />
récits. Mais ces informations peuvent être narrativisées. Ainsi (3) comme (4) <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s<br />
récits minimaux en (5) et (6) :<br />
(5) hier j’ai rencontré une femme extraordinaire<br />
et j’ai décidé <strong>de</strong> l’épouser<br />
(6) une voiture-suici<strong>de</strong> s’est jetée contre le barrage <strong>de</strong> police<br />
la bombe qu’elle contenait a explosé<br />
Prenons le texte 1 <strong>du</strong> corpus :<br />
(7) Déclaration <strong>de</strong> Lionel Jospin sur le perron <strong>de</strong> l’Elysée, juin 1997<br />
le prési<strong>de</strong>nt m’a proposé <strong>de</strong> me nommer premier ministre et j’ai accepté<br />
Ce texte qui relève <strong>du</strong> genre <strong>de</strong> la déclaration, a structure narrative. On peut le réécrire en 2<br />
PN :<br />
(7’)<br />
PN1 le prési<strong>de</strong>nt m’a proposé <strong>de</strong> me nommer premier ministre<br />
PN2 et j’ai accepté<br />
On ne saurait inverser l’ordre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux propositions :<br />
(7’’)<br />
*PN1 j’ai accepté<br />
PN1 et le prési<strong>de</strong>nt m’a proposé <strong>de</strong> me nommer premier ministre<br />
Il en va <strong>de</strong> même <strong>du</strong> texte 2 <strong>du</strong> corpus :
(8) Interview TV. Un coureur cycliste est sollicité par l’animateur pour raconter sa victoire d’étape <strong>du</strong> Tour <strong>de</strong><br />
France :<br />
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé <strong>de</strong>: d'attaquer:<br />
B2 — bé:: j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne<br />
C3 — il fallait le faire tout <strong>de</strong> même hein<br />
Le tour <strong>de</strong> parole (B2) relève <strong>de</strong> la textualité narrative et a structure <strong>de</strong> récit minimal : on peut<br />
le réécrire en 2 PN :<br />
(8’)<br />
PN1 bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée<br />
PN2 2 et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne<br />
Ce que vérifie le test <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> la permutation :<br />
(8’’)<br />
*PN1 j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne<br />
PN2 et j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée<br />
3. Les différents types <strong>de</strong> propositions <strong>du</strong> récit oral<br />
Si la textualité narrative est faite <strong>de</strong> PN, à savoir d’unités non permutables, il serait erroné <strong>de</strong><br />
croire que le récit oral, en tant que genre, est fait seulement <strong>de</strong> PN. Il peut contenir également<br />
<strong>de</strong>s propositions non narratives.<br />
Labov distingue, à côté <strong>de</strong>s propositions narratives (non déplaçables), <strong>de</strong>s propositions libres<br />
(<strong>de</strong> déplacement libre); limitées (<strong>de</strong> déplacement limité). Soit le récit suivant (Labov 1967 :<br />
16) dont nous donnons d'emblée la transcription en propositions :<br />
(9) (Were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)<br />
Oal8 yeah I was in the Boy Scouts at the rime<br />
lbl7 and we was doing the 50-yard dash<br />
2c16 racing<br />
3dl5 but we was at the pier, marked off<br />
4e14 and so we was doing the 50-yard dash<br />
5fl3 there was about 8 or 9 of us, you know, going down, coming back<br />
6g0 and, going down the third rime, I caught cramps<br />
0h0 and I started yelling « Help ! »<br />
0il but the fellows didn't believe me, you know,<br />
Ij0 they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down<br />
0kl so ail of them kept going<br />
110 they leave me<br />
0m3 and so I started going down<br />
13n5 Scoutmaster was up there<br />
6o3 he was watching me<br />
7p2 but he didn't pay me no attention either<br />
0q0 and for no reason at all there was another guy, who had just walked up that minute...<br />
0r0 he just jumped over<br />
0s0 and grabbed me<br />
— Les 6 premières propositions (a —> f) ainsi que la proposition n sont <strong>de</strong>s propositions<br />
libres : elles ne sont pas reliées par une jonction temporelle et pourraient être déplacées dans<br />
tout le récit sans changer son interprétation sémantique. Pour chacune d'elles, le groupe <strong>de</strong><br />
déplacement («displacement set » : propositions avant et après lesquelles une proposition peut<br />
être déplacée) est équivalent à l'ensemble <strong>de</strong>s propositions <strong>du</strong> récit, soit 18. Par exemple pour<br />
la proposition d, indiciée 3dl5 : 3+15=18.
— Les propositions o et p sont <strong>de</strong>s propositions limitées, en ce sens que leur déplacement est<br />
restreint. Elles auraient pu être énoncées :<br />
- antérieurement, mais obligatoirement après la proposition h, à savoir après les<br />
tentatives <strong>du</strong> héros pour attirer l'attention <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> patrouille;<br />
- postérieurement, mais obligatoirement, avant la <strong>de</strong>rnière proposition. Sinon, on aurait<br />
l'impression que c'est non le cri <strong>du</strong> noyé en puissance (proposition h) mais l'ai<strong>de</strong> <strong>du</strong> copain<br />
(proposition s) qui a attiré l'attention <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> patrouille.<br />
— Les autres propositions (g, h, i, j, k, l, m, q, r, s) sont <strong>de</strong>s propositions narratives, en ce<br />
sens qu'elles sont temporellement ordonnées. Si l'on inverse, p. ex., l'ordre <strong>de</strong>s propositions<br />
h/i en i/h on a un autre récit : l'appel au secours (h) n'entraîne plus l’incré<strong>du</strong>lité (i) ; il est<br />
motivé par elle. Le groupe <strong>de</strong> déplacement d'une proposition narrative n'inclut pas la<br />
précé<strong>de</strong>nte ou la suivante : ainsi la première PN g est écrite : 6go. Ce qui signifie qu'elle aurait<br />
pu être énoncée avant les six propositions libres antérieures, mais pas après la proposition<br />
narrative h postérieure.<br />
Ajoutons que Labov distingue, à l'intérieur <strong>de</strong>s propositions narratives, les propositions<br />
coordonnées : dans le récit cité, les propositions [i et j ] et [k et l] sont coordonnées. Ces<br />
propositions ont <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> déplacement i<strong>de</strong>ntiques : leur permutation ne change pas le<br />
sens <strong>du</strong> récit, qui aurait aussi bien pu présenter l'ordre [j et i ], et [l et k ].P. ex, en ne prenant<br />
que le premier couple :<br />
(9’)<br />
Ij0 the fellows thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down<br />
0il they didn't believe me, you know<br />
Les propositions coordonnées correspon<strong>de</strong>nt sémantiquement à <strong>de</strong>s reformulations ou à <strong>de</strong>s<br />
reprises : elles sont en relation globale <strong>de</strong> synonymie. Elles verbalisent un seul et même<br />
événement sous <strong>de</strong>ux aspects.<br />
Dans la mesure où la textualité narrative est définie par la jonction temporelle, la narrativité<br />
semble assurée par les seules propositions narratives. On peut effectivement ré<strong>du</strong>ire le récit<br />
cité aux seules propositions narratives : g, h, i-j; k-l, m, q, r, s.<br />
Mais à quoi servent donc les propositions libres et limitées ? Sont-elles secondaires, voire<br />
superfétatoires ?<br />
Les propositions narratives assurent la « fonction référentielle » qui n'est pas le tout <strong>du</strong> récit.<br />
Ré<strong>du</strong>it au seul « squelette » narratif, un tel récit est « vi<strong>de</strong> », « sans orientation » : « it may<br />
carry out the referential function perfectiy and yet seem difficult to un<strong>de</strong>rstand. Such a<br />
narrative lacks significance : it has no point » (1967 : 33). Il ne réalise pas la fonction<br />
évaluative tout aussi essentielle, qui est prise en charge par les propositions libres et limitées.<br />
Nous dirons que les propositions narratives prennent en charge la dimension événementielle<br />
<strong>du</strong> récit (le fait que le récit raconte quelque chose), les propositions libres et limitées, sa<br />
dimension interactive (le fait que le récit soit adressé à quelqu’un). Cette double dimension<br />
correspond à la double complémentation <strong>du</strong> verbe raconter :<br />
Raconter (i) quelque chose (propositions narratives) (ii) à quelqu’un (propositions non narratives)<br />
Les propositions narratives sont obligatoires : sans au minimum 2 PN, pas <strong>de</strong> textualité<br />
narrative et donc pas <strong>de</strong> récit ; les propositions non narratives sont facultatives : les<br />
occurrences (1), (7) et (8) n’en comportent pas.<br />
4. Transcription <strong>du</strong> récit en propositions
La transcription <strong>du</strong> récit en propositions – nous ne conserverons que la distinction proposition<br />
narrative / proposition non narrative (catégorie dans laquelle nous incluons les propositions<br />
libres et les propositions limitées <strong>de</strong> labov) est absolument capitale pour permettre l’analyse<br />
<strong>du</strong> récit. Je précise <strong>de</strong>ux points :<br />
- l’ensemble syntaxique principale + subordonnée ne forme qu’une seule proposition<br />
(au sens <strong>de</strong> Labov). Ainsi, dans le récit <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> évitée :<br />
Ij0 they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down<br />
Les subordonnées complétive (“I was just trying to catch up”) et circonstancielle (“because I<br />
was going on or slowing down”) appartiennent à la même unité que la principale (“They<br />
thought”).<br />
- l’ensemble syntaxique principale + proposition au discours direct ne forme<br />
également qu’une seule proposition :<br />
0h0 and I started yelling « Help ! »<br />
Il est fondamental que vous vous entraîniez à cet exercice. Lors <strong>de</strong> l’examen, vous aurez à le<br />
faire. Je vous propose donc à la fin <strong>de</strong> ce chapitre un exercice d’entraînement, suivi <strong>de</strong> la<br />
correction. Faites l’exercice (assez long !!!: faites-le en plusieurs fois !), puis vérifiez sur la<br />
correction votre travail.<br />
Conclusion<br />
Le récit oral est un genre qui relève <strong>de</strong> la textualité narrative : à ce titre, il est composé d’au<br />
moins 2 PN qui assurent la fonction référentielle <strong>de</strong> ce genre <strong>du</strong> discours. Mais il est composé<br />
également, le plus souvent, <strong>de</strong> propositions non narratives, qui assurent la fonction<br />
interactive. Les PN forment le premier plan <strong>du</strong> récit, les propositions non narratives, son<br />
arrière-plan.<br />
Exercice<br />
Transcrire en propositions (narratives et non narratives) les plages narratives <strong>de</strong>s textes 4, 5, 6,<br />
8, 9, 10. Mettre en italiques les PN.<br />
Correction<br />
4. Conversation père/fils lors <strong>du</strong> goûter<br />
1 je vais te raconter<br />
2 tu vas voir<br />
3 alors à la récré y avait Jean qui nous embêtait<br />
4 alors il:: il::<br />
5 nous on jouait tranquillement aux billes avec mes copains<br />
6 et tout d'un coup on le voit qui:: qui:: qui nous volait <strong>de</strong>s trucs (ouais B) /<br />
7 alors on se met à courir <strong>de</strong>rrière lui /<br />
8 et je commence par lui donner un coup <strong>de</strong> pied / (ouais)<br />
9 et puis après il a voulu: il a voulu se bagarrer avec Joseph /<br />
10 et puis Joseph il l'a calmé quoi /<br />
11 et Pierre il l'a plaqué par terre pour qu'on en parle plus /<br />
12 et le maître il nous a pas il nous a pas engueulé ni rien<br />
13 il a trouvé que c'était normal qu'on:: …
Les propositions 12 et 13 sont <strong>de</strong>s P. narratives coordonnées<br />
5. Récit recueilli dans le cadre <strong>de</strong> l’interview d’une gardienne <strong>de</strong> WC <strong>de</strong> gare<br />
1 ah un jour y a un monsieur<br />
2 « un franc »<br />
3 « moi je paye pas un franc »<br />
4 alors je lui dis « écoutez monsieur soyez raisonnable/ c’est ma paie j’ai rien d’autre pour<br />
vivre »<br />
5 « nononon moi j’ai pas cent »<br />
6 alors il quand même il se retourne<br />
7 il me dit « les voilà vos un franc »<br />
8 et il me les jette comme on jette un :<br />
9 un un chien <strong>de</strong>s fois on lui donne<br />
10 on lui jette pas le bout <strong>de</strong> pain<br />
11 on lui donne à ::: la gueule hein (mmB)/<br />
12 alors il se retourne<br />
13 puis il me dit « ben :: pour ce prix-là vous pourriez me la prendre me la secouer et me la<br />
ranger : et me l’essuyer »<br />
14 j’ai dit « ah oui ! puis quoi encore »//<br />
15 mais vous pouvez pas vous imaginer ce qu’on peut entendre ici<br />
6. Récit recueilli dans le cadre <strong>de</strong> l'interview d'un habitant <strong>du</strong> quartier <strong>de</strong>s Beaux-Arts<br />
P1 y y a <strong>de</strong>s trucs qui sont un peu décevants d'ailleurs<br />
P2 moi je vais au marché<br />
P3 au marché je parle au marché: découvert quoi sous marché: en plein air / qui est <strong>de</strong><br />
l'autre côté <strong>de</strong> la:: à la rue Prudon à la place qui a à la rue Prudon là / eh au fond<br />
<strong>de</strong> la rue Prudon<br />
P4 mais:: l'autre fois j'ai <strong>de</strong>mandé à une femme combien les les les courgettes<br />
P5 elle m'a dit 19F 90 ou un truc comme 19f /<br />
P6 alors j'ai dit<br />
P7 je les avais vues la veille chez l'épicière à 17F /<br />
P8 alors c'est mesquin ce que je dis mais enfin (rire <strong>de</strong> A, mmB)<br />
P9 ça fait quand même:<br />
P10 on on a<br />
P11 avant au au marché on pensait qu'au marché on s'arrangeait mieux que (oui c'est vrai oui<br />
B) que: que dans les: dans dans dans <strong>de</strong>s boutiques quoi<br />
8.<br />
tour 10A<br />
P1 je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je<br />
P2 et ils m'ont dit d'en ramasser<br />
P3 j'en ai porté une pleine malle /<br />
P4 mais moi j'allais pas pour ramasser <strong>de</strong>s pommes pour manger /<br />
P5 j'allais j'allais ramasser <strong>de</strong>s petites pour les merles les grives /<br />
P6 et alors j'en ai porté une caisse à Maurice xxx
Tour 1A-16A<br />
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une gran<strong>de</strong> marche dans les bois (…)<br />
comme hier<br />
écoute bien<br />
tu connais là-bas la combe <strong>de</strong>s graves (ouais)<br />
j'ai monté <strong>de</strong> la combe <strong>de</strong>s graves…<br />
(…)<br />
alors qu'est-ce je disais ?<br />
( hier tu me disais que hier tu faisais::)<br />
alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles <strong>de</strong> Corconne / (mmB)<br />
bon là et je suis monté<br />
et j'ai pris tout la bor<strong>du</strong>re <strong>de</strong> la m- <strong>de</strong> la montagne que tu vois /<br />
je suis allé me mettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>du</strong> pont <strong>du</strong> hasard /<br />
et mon ami les chiens xxxx<br />
mais j'ai vu qu'ils étaient sur le pied /<br />
ils sont venus lever dans Verre là<br />
qu'ils m'ont remonté le sanglier /<br />
je te mens pas<br />
mais alors je croyais <strong>de</strong> me<br />
je le savais ça<br />
je le sais /<br />
j'ai acheté une veste /<br />
mais quand il fait très froid / la toile elle se gèle<br />
donc ça craque tu sais /<br />
quand j'ai fait ça ç'a fait crrr /<br />
mon ami clac la pierre /<br />
eh bé j'ai dit toi tu es refait /<br />
alors j'ai pris le sentier<br />
mais:: il m'a pris: <strong>de</strong> l'avance <strong>de</strong> l'avance <strong>de</strong> l'avance<br />
puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas le gêner ne bouge plus<br />
je me suis arrêté /<br />
pim pam<br />
quarante-cinq kilos le sanglier (rire);/<br />
alors je rigolais<br />
j'ai dit<br />
alors <strong>de</strong> là<br />
(xxxxxxxxx mais tu l'as pas vu)<br />
nonon je l'ai pas vu<br />
je l'ai pas vu<br />
je l'ai qu'enten<strong>du</strong>/<br />
<strong>de</strong> là je suis parti<br />
je suis allé sur le château<br />
j'ai filé <strong>de</strong>rrière<br />
et je suis revenu par le maset <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s / (mmB)<br />
eh bé je vais te dire que mon petit / ça fait: un brave kilométrage ça<br />
mais je me suis régalé /<br />
<strong>de</strong> toutes manière je suis quelqu'un qui marche bien /<br />
(un jour on ira Rose tu verras on y tiendra pas pied)<br />
9.<br />
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?<br />
2. tu sais où on a été l'autre jour ?<br />
3. (oui)<br />
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /<br />
5. ( où ? là-bas ?<br />
6. où ça ?)<br />
7. oh Jacques je vais te raconter…<br />
8. je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est quand tu as <strong>de</strong> la chance (rire) /<br />
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour con<strong>du</strong>ire la<br />
nuit/ /
10. je monte ici lundi <strong>de</strong>rnier /<br />
11. dans une heure je tire trois lièvres /<br />
12. j'en tue point /<br />
13. l'après-midi j'en manque un autre /<br />
14. ça fait quatre (quatre B) /<br />
15. je passe ici boire l'apéritif /<br />
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /<br />
17. on part à six heures et <strong>de</strong>mie /<br />
18. à la sortie <strong>de</strong> Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /<br />
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /<br />
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /<br />
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup <strong>de</strong> frein /<br />
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /<br />
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /<br />
24. tu veux pas rire<br />
25. tu veux pas rire toi quand tu vois <strong>de</strong>s choses comme ça !<br />
26. elle l’a réussi Rose son flan<br />
10.<br />
1A<br />
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …<br />
(est-ce que les taureaux xxx)<br />
2. Verre marche /<br />
3. je tire une grive<br />
4. elle va pas se tomber<br />
5. j'y coupe l'aile<br />
6. elle va tomber dans l'eau /<br />
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /<br />
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
9. je l'ai xxx <strong>de</strong> justesse<br />
10. tu l’as eue ?<br />
12. oui<br />
13 à montpellier ya <strong>de</strong>s vols d’étourneaux<br />
14. je les montre aux gosses là<br />
15. Ils viennent se poser sur les arbres les pins tu sais<br />
6A<br />
tout le mon<strong>de</strong> criait là-bas à Bagnols sur sur les voitures /<br />
mais moi dans la cour quand ils sont venus sur le grand cyprés / ç'a été vite fait eh /<br />
je suis sorti<br />
et je t'y ai balancé une paire /<br />
tu aurais vu que / on a été bientôt seuls (rire) eh /<br />
et la patronne était contente parce qu'il faut voir dans l'état que ça vous met les jardins eh
Chapitre V<br />
Structure <strong>du</strong> récit oral conversationnel<br />
Le ROC est composé <strong>de</strong> propositions narratives et non narratives qui se regroupent en<br />
différentes parties structurant le récit. J’expose les propositions <strong>de</strong> Labov en la matière, que je<br />
complète ensuite.<br />
1. Structure <strong>du</strong> récit oral selon Labov<br />
Les textes <strong>de</strong> Labov décomposent le récit en cinq ou six parties, selon <strong>de</strong>s terminologies<br />
partiellement différentes mais homologables, que je fais apparaître sur le tableau suivant :<br />
1967 1972 1977 1981<br />
1 résumé résumé<br />
résumé/ abstract<br />
2 orientation indications orientation orientation<br />
3 complication développement narrative sequencing complication<br />
4 évaluation évaluation évaluation évaluation<br />
5 résolution résultat résolution<br />
6 coda chute coda<br />
On retiendra que, selon Labov, le récit oral comporte 6 parties : résumé, orientation,<br />
complication, évaluation, résolution, coda. Deux assurent la fonction narrative (complication<br />
et résolution) ; les quatre autres (résumé, orientation, évaluation, coda) assurent la fonction<br />
interactive.<br />
1.1.Les parties narratives<br />
Complication et résolution. Les parties 3 et 5 sont composées <strong>de</strong> propositions narratives : la<br />
complication rapporte une série d'événements qui trouve sa conclusion dans la résolution.<br />
Dans le récit <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> évitée, précé<strong>de</strong>mment cité, les propositions, g, h, i, j, k, l, m<br />
forment la complication (noya<strong>de</strong> engagée) que résolvent les propositions q, r, s (noya<strong>de</strong> évitée<br />
grâce à l'intervention d'un copain). Labov fait remarquer qu'il n'est pas toujours aisé <strong>de</strong><br />
séparer les <strong>de</strong>ux parties narratives car la distinction se fait à partir <strong>de</strong> critères sémantiques. La<br />
tâche est gran<strong>de</strong>ment facilitée, quand, comme dans ce récit, complication et résolution
sont disjointes par une évaluation qui suspend l'action : les propositions libre (n) et limitées<br />
(o,p) interrompent le récit <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> pour rapporter l'attitu<strong>de</strong> <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> patrouille.<br />
Ces <strong>de</strong>ux parties sont absolument obligatoires : sans complication, il n’y a pas d’histoire à<br />
raconter ; sans résolution, l’espace ouvert par la complication reste ouvert, et le narrataire a, à<br />
juste titre, l’impression qu’il manque quelque chose. Dans le récit <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> évitée, si le<br />
récit s’arrêtait après la complication (noya<strong>de</strong> engagée), le narrataire serait frustré <strong>de</strong> la<br />
réponse aux questions : la noya<strong>de</strong> a-t-elle été évitée, et si oui (puisque le narrateur est là pour<br />
raconter l’événement, c’est qu’il ne s’est pas noyé), comment.<br />
Si le récit minimal a <strong>de</strong>ux propositions narratives, c’est que l’une doit être consacrée à la<br />
complication, l’autre à la résolution. Ce qui est particulièrement clair pour (1) :<br />
(1)<br />
(a) the baby cried (le bébé a pleuré) complication<br />
(b) the mamy picked it up (la maman l’a pris dans ses bras) résolution<br />
1.2. Les parties interactives<br />
On remarque tout d'abord qu'elles sont plus nombreuses que les parties narratives : résumé,<br />
orientation, évaluation, coda. Composées <strong>de</strong> propositions non narratives, elles<br />
prennent en charge, chacune à sa manière, la dimension interactive <strong>du</strong> récit.<br />
- Le résumé : il arrive fréquemment que le récit proprement dit soit<br />
précédé d'une ou <strong>de</strong>ux propositions le résumant :<br />
(2) (were you ever in a situation where you thought you were in serious danger of<br />
getting killed ?)<br />
a I talked a man out of - Old Doc Simon - I talked him out of pulling the trigger<br />
(what happened ?)<br />
b well, in the business... (récit)<br />
Pour la stricte économie <strong>du</strong> récit, la proposition a est inutile. Sa fonction est autre. Selon<br />
Labov, le résumé n'est :<br />
— ni un substitut : le narrateur « ne propose pas le résumé à la place <strong>de</strong> l'histoire; il n'a<br />
nullement l'intention <strong>de</strong> s'arrêter là » (1972 : 300);<br />
— ni une annonce : le narrateur « ne s'attend pas à ce que son auditeur lui dise « j'en ai déjà<br />
enten<strong>du</strong> parler » ou « vous me le raconterez plus tard » (ibi<strong>de</strong>m);<br />
— mais une évaluation : « le résumé ne se contente pas <strong>de</strong> reprendre les indications et<br />
d'annoncer le développement : il inclut en outre 1 ' évaluation, en sorte que, non content <strong>de</strong><br />
dévoiler le sujet <strong>du</strong> récit, il en révèle aussi le but et l'intérêt. » (307). Qu'est-ce à dire ? Labov<br />
ne précise guère.<br />
Il nous semble que le résumé est à situer dans la relation interlocutive elle-même : faire un<br />
récit, c'est occuper l'espace social <strong>de</strong> la parole un certain temps, plus long le plus souvent<br />
qu'une simple réplique conversationnelle. Le récit a un début, un milieu, une fin. Le résumé<br />
sert en quelque sorte à légitimer par avance, en suscitant l'intérêt, cette prise <strong>de</strong> parole qui est<br />
une prise <strong>de</strong> la parole. Il peut, suivant les cas, servir à l'autoriser en sollicitant l'approbation <strong>de</strong><br />
l'interlocuteur, voire à l'imposer en captivant l'attention. Contrairement à la définition <strong>de</strong><br />
Labov, le résumé nous paraît être très souvent une annonce, au sens <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
confirmation, que nous gloserions par : « Est-ce que ça t'intéresse ? ». Le narrateur vérifie par<br />
avance que le narrataire est bien disposé à l'écouter : il tâche <strong>de</strong> le placer en position <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur. De sorte que, si le narrataire s'avère insatisfait par le récit, il ne pourra s'en<br />
prendre qu'à lui-même; le narrateur pourra toujours lui rétorquer : « c'est toi qui l'a voulu ».<br />
La négociation interactive <strong>de</strong> l'acte narratif par l'intermédiaire <strong>du</strong> résumé est à l'œuvre dans le<br />
début <strong>du</strong> meurtre évité (exemple précé<strong>de</strong>mment cité (2)) : à la première question <strong>de</strong>
l'interviewer, l'interviewé répond par un résumé (a) ; il ne commence son récit (b), que<br />
lorsque l'interviewer lui a manifesté, par sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> narration («what happened »), que le<br />
récit qu'il va entreprendre lui est d'un intérêt certain.<br />
Cette tactique est encore plus élaborée dans le récit suivant (1972 : 292) :<br />
(3)<br />
a et pis, y a trois semaines, je me suis castagné avec c't'aut'con, là <strong>de</strong>hors<br />
b il est <strong>de</strong>venu dingue pa'ce que je voulais pas lui filer une dope.<br />
c tu te rends compte ?<br />
(Ah ouais ?)<br />
d Ouais, t'sais, j'étais assis dans le coin (récit)<br />
Le résumé (a, b) est suivi <strong>de</strong> l'interpellation directe <strong>de</strong> l'interlocuteur (c). On peut supposer<br />
que si celui-ci répondait à cette question une phrase <strong>du</strong> type : « Bien sûr, ça m'est arrivé cent<br />
fois », le narrateur aurait <strong>de</strong> la difficulté à entrer en narration. Au contraire, il poursuit par un<br />
questionnement qui souligne le caractère incroyable, extraordinaire : le Ah ouais ? ne met pas<br />
en doute la vérité <strong>du</strong> résumé, il est une invite à ce que le narrateur explique en détail, donc<br />
raconte, ce qui tel quel est incroyable. Le résumé fonctionne bien comme une négociation.<br />
Labov efface quelque peu cette dimension dans la façon même dont il note les interventions<br />
<strong>de</strong> l'interviewer-narrataire : entre parenthèses et sans les numéroter. Elles apparaissent comme<br />
secondaires, en marge. Cette notation a pour effet d'homogénéiser énonciativement le récit,<br />
d'en effacer l'aspect interlocutif.<br />
La fonction <strong>du</strong> résumé n'est pas épuisée par son fonctionnement interactif. Dans une<br />
perspective psycholinguistique, Van Dijk (1977 : 79) note que le récit, avant d'advenir dans<br />
son déroulement syntagmatique spécifique, se présente, pour le narrateur, sous forme d'un<br />
résumé qu'il nomme macrostructures sémantiques : « les macrostructures peuvent aussi<br />
constituer <strong>de</strong>s « plans <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> discours ». Elles peuvent représenter l'idée globale<br />
d'un discours qu'un locuteur veut émettre. Le résumé (i.e. la macrostructure sémantique),<br />
implicite ou explicite, est la structure profon<strong>de</strong> qui oriente et rend compte <strong>de</strong> la cohérence <strong>du</strong><br />
développement narratif lui-même.<br />
—L'orientation fournit <strong>de</strong>s indications relatives au temps, au lieu, aux actants et à leur<br />
comportement général. Pour paraphraser L'innommable <strong>de</strong> Beckett : « Où maintenant ? Quand<br />
maintenant ? Qui maintenant ? ». Composée principalement <strong>de</strong> propositions libres,<br />
l'orientation est placée le plus souvent au début <strong>du</strong> récit (fonction d'exposition). De la sorte,<br />
les indications apparaissent parfois dans le résumé. Par exemple, dans le meurtre évité (ex.<br />
(2)) :<br />
I talked a man out of - Old Doc Simon; I talked him (...)<br />
Elles peuvent intervenir également tout au long <strong>du</strong> récit. Placées initialement, elles permettent<br />
le décrochage <strong>de</strong> la situation d'énonciation. Débrayage actantiel, spatial et surtout temporel : «<br />
The fundamental mechanism for initiating a narrative is to refer to a past event with an adverb<br />
of time clearly making it as separate and distinct from the time of speaking » (Labov1977 :<br />
106). Le narrateur peut ré<strong>du</strong>ire ces indications à zéro (avec la difficulté <strong>de</strong> compréhension qui<br />
en résulte) ou au contraire les multiplier à l'excès. L'orientation répond à l'exigence<br />
interactive, non à la cohérence <strong>du</strong> récit lui-même : c'est pour le narrataire qu'il importe <strong>de</strong><br />
préciser ces coordonnées. L'orientation confirme la structure <strong>de</strong> l'acte narratif : c'est parce que<br />
le narrataire a été absent à l'événement et que l'événement est maintenant absent que le<br />
narrateur doit en préciser les coordonnées.<br />
— La coda, complémentairement à l'orientation, embraye sur la situation spatio-temporelle<br />
d'interlocution. Composée également <strong>de</strong> propositions libres, elle signale la fin <strong>du</strong> tour <strong>de</strong>
parole. Différentes réalisations sont possibles. Depuis les plus banales, <strong>du</strong> type : « Voilà » ou<br />
« C'est tout », jusqu'aux plus réussies, tirant une conclusion générale, un enseignement, qui<br />
peut rappeler la morale <strong>de</strong> la fable. Par exemple, extrait <strong>du</strong> corpus <strong>de</strong> Labov (1972: 30l):<br />
(4) Et <strong>de</strong>puis le mec je l'ai plus revu pa'ce que maintenant je laisse tomber.<br />
Depuis ramène à la situation d'interlocution. Le ré-embrayage est parfois encore plus explicite<br />
:<br />
(5) Vous savez, ce gars qui m'a sortie <strong>de</strong> l'eau ? Eh bien, i travaille comme détective à Union<br />
Cily, et Je le revois <strong>de</strong> temps en temps.<br />
Ce type <strong>de</strong> coda « ramène le narrateur et son auditeur au point où ils étaient avant d'entrer<br />
dans le récit » (1972 : 302).<br />
Résumé, orientation, coda : ces parties - qui n'ont rien <strong>de</strong> narratif (au sens <strong>de</strong> : composées <strong>de</strong><br />
propositions définies par une jonction temporelle) - assurent la dimension interlocutive <strong>du</strong><br />
récit : négociation/transaction, débrayage, ré-emhrayage. Ou plutôt une partie <strong>de</strong> cette<br />
dimension qui sera définie dans toute son extension avec l'évaluation.<br />
— L'évaluation : partie, localisée strictement au même titre que les autres, l'évaluation est<br />
également une fonction qui les englobe et qui est disséminée tout au long <strong>du</strong> récit.<br />
L'évaluation a pour fonction globale <strong>de</strong> justifier la prise <strong>de</strong> parole narrative. Il n 'est pas <strong>de</strong><br />
pire invalidation <strong>de</strong> cet acte - entraînant une perte <strong>de</strong> la face pour le narrateur - que la<br />
fatidique question <strong>du</strong> narrataire : « Et alors ? », à la fin d'une narration. Tout bon narrateur se<br />
doit <strong>de</strong> rendre impensable ce genre <strong>de</strong> question en suscitant, chez l'interlocuteur, <strong>de</strong>s<br />
remarques soulignant le caractère exceptionnel, extraordinaire, mémorable <strong>de</strong>s événements<br />
rapportés : « Vraiment ? », « Super ! », « Ça alors ! », etc. Nous dirons que, sur le marché<br />
linguistique <strong>de</strong> l'interlocution, la valeur d'échange <strong>du</strong> récit a besoin d'être précisée :<br />
l'évaluation sert à cela.<br />
Dans le texte <strong>de</strong> 1967, l'évaluation est conçue seulement comme une<br />
partie, au même titre que les autres : sa fonction est <strong>de</strong> suspendre le cours <strong>de</strong> l'action, à son<br />
moment crucial. Cette suspension provoque une tension interactive : le narrateur signifie par<br />
là l'acmé <strong>de</strong> sa narration. Nous avons vu, dans le récit <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> évitée, que les<br />
propositions n, o, p interceptaient le déroulement <strong>de</strong> la complication à son moment crucial<br />
(début <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong>), en faisant attendre la résolution (le sauvetage).<br />
Pour Labov 1972, l'évaluation est tout autant, sinon plus, une fonction qu'une partie. C'est elle<br />
qui rend compte <strong>de</strong> la structuration en parties <strong>du</strong> récit, et également, <strong>de</strong> la syntaxe <strong>de</strong>s<br />
propositions. Nous ne développerons pas cet aspect.<br />
Récit et questionnement. L'analyse <strong>de</strong> la structure <strong>du</strong> récit oral montre l'importance <strong>de</strong><br />
l'orientation vers l'autre dans l'acte narratif. D'une manière plus générale, la structure<br />
interactive est au principe <strong>de</strong> la narration : « On peut considérer le récit comme autant <strong>de</strong><br />
réponses à <strong>de</strong>s questions sous-jacentes » (1972 : 307). L'équivalence parties <strong>du</strong> récit /<br />
réponses peut être dressée terme à terme :<br />
résumé <strong>de</strong> quoi s'agit-il ?<br />
orientation qui, quand, quoi, où ?<br />
complication et après, qu'est-ce qui s'est passé ?<br />
évaluation et alors ?<br />
résolution comment cela s'est-il fini ?<br />
Il arrive que le narrateur explicite dialogalement ces questions d'habitu<strong>de</strong> implicites :
(6) un ouvrier raconte un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> livraison <strong>de</strong> charbon « sauvage » pendant une grève :<br />
c’était une fois / là <strong>de</strong> nouveau c'était pareil / on arrivait <strong>de</strong> livrer <strong>du</strong> charbon / on arri-<br />
on allait livrer <strong>du</strong> charbon on avait livré tout le matin avec le gros camion qu'on avait là i faisait combien ? six<br />
tonnes/six tonnes i faisait ce camion/et : qui y avait ? y avait le Bernard : le Browarski : y avait le Momo le<br />
Rolland et on monte chez Cros à La Grand-Combe et on livre le charbon […]<br />
Seule la coda, au dire <strong>de</strong> Labov, ne présupposerait aucune question : « elle a pour fonction<br />
d'écarter toute question » (ibi<strong>de</strong>m). Telle n'est pas mon analyse : il me semble que, aussi<br />
fortement que les précé<strong>de</strong>ntes parties, la coda est réponse anticipée, ici à la question tacite : «<br />
Est-ce que c'est bien fini ? ».<br />
On dira donc, en résumé, que la structure <strong>du</strong> ROC comprend 6 parties : 2 obligatoires<br />
(complication, résolution) ; et 4 facultatives (résumé, orientation, évaluation, coda).<br />
2. Structure interactive <strong>du</strong> récit oral<br />
L’analyse <strong>du</strong> ROC en 6 parties telle que la propose Labov est d’une extrême pertinence. Il<br />
nous semble cependant que telle quelle, elle tend encore en partie à gommer le<br />
fonctionnement interactif <strong>du</strong> ROC : le fait qu’il se passe toujours entre interlocuteurs in<br />
praesentia, et qu’il est enchâssé dans la conversation. Je propose <strong>de</strong> la compléter par 5<br />
éléments, par lesquels sont reconsidérées notamment les clôtures initiale et terminale <strong>du</strong><br />
ROC : le protocole d’accord, le pontage, les énoncés véridictoires, la réponse <strong>du</strong> narrataire.<br />
2.1. récit offert / sollicité<br />
Avant même <strong>de</strong> présenter ces éléments, posons une distinction d’importance : récit offert /<br />
récit sollicité :<br />
- le récit peut être offert par le narrateur. C’est ce qui se passe le plus souvent dans les<br />
récits pro<strong>du</strong>its en conversation : un locuteur choisit d’illustrer un thème <strong>de</strong> la conversation par<br />
un récit. P. ex., corpus, texte 8 :<br />
(7) 8. Plage d’interaction 1A-17B<br />
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une gran<strong>de</strong> marche dans les bois (…) comme hier écoute bien<br />
tu connais là-bas la combe <strong>de</strong>s graves (ouais) j'ai monté <strong>de</strong> la combe <strong>de</strong>s graves<br />
Sur le thème <strong>de</strong>s « marches dans le bois », le locuteur propose <strong>de</strong> mettre en récit la marche<br />
qu’il a faite la veille : « comme hier écoute bien tu connais là-bas la combe <strong>de</strong>s graves (ouais)<br />
j'ai monté <strong>de</strong> la combe <strong>de</strong>s graves ».<br />
- le récit peut être sollicité par un interlocuteur. C’est ce qui se passe le plus souvent<br />
dans les récits pro<strong>du</strong>its en interview : l’interviewer <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à l’interviewé <strong>de</strong> mettre en récit<br />
tel ou tel événement. P. ex., corpus, texte 2 et 3 :<br />
(8) 2. Interview TV. Un coureur cycliste raconte sa victoire.<br />
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé <strong>de</strong>: d'attaquer:<br />
B2 — bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne<br />
C3 — il fallait le faire tout <strong>de</strong> même hein<br />
L’interviewer (A) <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à l’interviewé (B), un coureur cycliste, <strong>de</strong> raconter comment il<br />
vient <strong>de</strong> gagner une étape <strong>du</strong> Tour <strong>de</strong> France. Il est en <strong>de</strong> même dans les récits analysés par<br />
Labov, recueillis par interview :<br />
(9) 3. Labov (1967 :16)<br />
(were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)<br />
a yeah I was in the Boy Scouts at the time
and we was doing the 50 yard dash<br />
2.2. Le protocole d’accord<br />
Si le ROC commence souvent par un résumé, ce résumé est lui-même à situer dans le cadre <strong>de</strong><br />
l’offre / <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> récit, que je propose <strong>de</strong> nommer protocole d’accord. On pose donc que,<br />
précédant le récit, il peut y avoir une négociation – le protocole d’accord, qui a la structure <strong>de</strong><br />
base :<br />
- pour les récits offerts : une paire adjacente <strong>de</strong> tours <strong>de</strong> parole structurée selon les actes <strong>de</strong><br />
langage : proposition <strong>de</strong> mise en récit faite par le futur narrateur / acceptation <strong>du</strong> narrataire ;<br />
- pour les récits sollicités : une paire adjacente <strong>de</strong> tours <strong>de</strong> parole structurée selon les actes<br />
<strong>de</strong> langage : <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> mise en récit <strong>du</strong> narrataire / acceptation <strong>du</strong> narrateur<br />
Ces structures peuvent se réaliser à la lettre, mais c’est rare. J’illustre donc ces structures par<br />
<strong>de</strong>s exemples imaginés :<br />
(10) récit offert<br />
A – oh tu veux que je te raconte la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> Fabien ?<br />
B – oh ouais alors / je t’écoute<br />
(11) récit sollicité<br />
A – vous pouvez me raconter votre arrivée à Montpellier<br />
B – d’accord (…)<br />
Le plus souvent les éléments <strong>de</strong> cette structure sont effacés, ou entrent en interaction avec 3<br />
autres éléments constitutifs <strong>du</strong> protocole d’accord :<br />
- l’annonce <strong>de</strong> nouvelle (= résumé) : le narrateur résume l’événement qu’il projette <strong>de</strong><br />
mettre en récit ;<br />
- la vérification : le narrateur vérifie que le narrataire ne connaît pas l’événement qu’il<br />
projette <strong>de</strong> mettre en récit : je sais pas si tu connais, on t’a pas raconté ?, etc… Cet élément<br />
est très fréquent avant la narration d’une blague.<br />
- L’évaluation-justification : le narrateur évalue par avance positivement ou négativement<br />
l’événement qu’il va mettre en récit. Par cette évaluation, il justifie le récit qu’il va faire : tu<br />
connais pas la meilleure ?, il m’est arrivé une histoire extraordinaire / sordi<strong>de</strong> / impensable<br />
etc…<br />
Analyse <strong>de</strong>s protocoles d’accord <strong>de</strong>s textes 11 et 12 <strong>du</strong> corpus<br />
(12) 11. Télévision, émission Vive le vélo<br />
A1 — eh Gérard si vous le voulez bien je vais vous raconter une (2) fantastique (2) histoire <strong>de</strong> vélo<br />
B2 — allez-y on vous écoute<br />
A3 — (récit)<br />
Situation d’interaction : émission TV, un animateur (B), et plusieurs invités (dont A). Type <strong>de</strong><br />
récit offert. Le protocole d’accord se compose <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux tours : A1, la proposition explicite (si<br />
vous le voulez bien, je vais vous raconter ») ; B2, l’acceptation explicite (« allez-y on vous<br />
écoute »).<br />
La proposition explicite A1 <strong>de</strong> mise en récit comporte également l’annonce <strong>de</strong> nouvelle<br />
(« histoire <strong>de</strong> vélo »), et une justification (« fantastique »).<br />
(13) 12. Interview sociolinguistique<br />
A6 — (…) ce qui a été bon l'autrefois là c'est: au fond <strong>de</strong> la mine là je sais pas si on te l'a dit qu'on l'a arrêté le<br />
directeur<br />
B7 — non
A8 — Bosc<br />
B9 — Bosc? ah mais non on le sait pas / raconte-nous ça<br />
A10 — (récit)<br />
Situation d’interaction : interview sociolinguistique : A est un ouvrier mineur ; B,<br />
l’intervieweur. A vient <strong>de</strong> raconter, en réponse à une question <strong>de</strong> B, un événement. Il enchaîne<br />
par une offre <strong>de</strong> récit. On distingue la proposition implicite <strong>de</strong> mise en récit (A6), suivie <strong>de</strong><br />
l’acceptation explicite (« raconte-nous ça »).<br />
La proposition, implicite (aucun élément ne pose explicitement que A entend raconter un<br />
événement : on a là un acte indirect), contient une évaluation-justification (« ce qui a été<br />
bon »), l’annonce <strong>de</strong> nouvelle (« l’autrefois au fond <strong>de</strong> la mine on l’a arrêté le directeur »), et<br />
une vérification (« je sais pas si on te l’a dit »). Notons que la vérification entraîne une<br />
complexification <strong>de</strong> l’enchaînement <strong>de</strong>s tours : B7 (« non ») répond à la question contenue<br />
dans la vérification ; A8 précise le nom <strong>du</strong> directeur (« Bosc »). B9 confirme qu’il ne connaît<br />
pas l’événement (« ah mais non on le sait pas »), avant <strong>de</strong> solliciter la mise en récit (« racontenous<br />
ça »), ce qui est une façon d’accepter l’offre indirecte <strong>de</strong> récit contenue dans A6.<br />
2.3. Pontage<br />
Il arrive fréquemment que, dans le protocole d’accord ou lors <strong>de</strong> l’orientation, qui répond aux<br />
questions qui ? quoi ? où ? quand ?, on trouve un énoncé, sous forme interrogative, <strong>du</strong> type je<br />
sais pas si tu connais x, tu sais l’endroit où on est allés, tu sais le gars dont je t’ai parlé, etc…<br />
Ce type d’énoncé, en début <strong>de</strong> récit, raccor<strong>de</strong> les connaissances <strong>du</strong> narrateur à celles <strong>du</strong><br />
narrataire, sur un élément d’orientation, au moment où le récit va apporter, dans la<br />
complication, un fait que le narrataire ne connaît pas. Soit le protocole suivant :<br />
(14) conversation<br />
A12 – (…) en parlant d’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> chasse / tu connais Robert Salze<br />
B13 - ouais bien sûr<br />
A14 – eh bé la semaine <strong>de</strong>rnière il a failli y passer/ on était à une battue au sanglier (récit)<br />
La <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> confirmation « tu connais Robert Salze », à laquelle répond positivement le<br />
narrataire (« ouais bien sûr »), fonctionne comme un pont jeté entre les connaissances <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux interlocuteurs qui permet au narrateur d’entrer en récit quasi directement : le pontage est<br />
suivi <strong>de</strong> l’annonce <strong>de</strong> nouvelle (« la semaine <strong>de</strong>rnière il a failli y passer »), puis <strong>de</strong><br />
l’orientation (« on était à une battue »).<br />
2.4. La véridiction<br />
On trouve parfois un énoncé attestant que ce qui est raconté correspond bien à la réalité, que<br />
le narrateur ne raconte pas <strong>de</strong>s sornettes. Labov a bien montré comment le récit était structuré<br />
<strong>de</strong> façon à susciter l’intérêt <strong>du</strong> narrataire, à éviter la rebuffa<strong>de</strong> finale <strong>de</strong> « So what ? » (« eh<br />
alors ? »). Il est une autre rebuffa<strong>de</strong> que le narrateur doit prévenir : celle qui remet en cause la<br />
véracité <strong>du</strong> récit : tu affabules, arrête ton char, c’est <strong>de</strong>s blagues, etc. Afin <strong>de</strong> prévenir cette<br />
offense, le narrateur use d’énoncés que j’appelle véridictoires dans la mesure où ils visent à<br />
authentifier que ça s’est bien passé comme je le raconte : « tel quel », « je te jure », « je te<br />
mens pas », etc… Ces énoncés visent non un témoignage d’intérêt mais une reconnaissance<br />
<strong>de</strong> vérité. Leur pro<strong>du</strong>ction peut être mise en relation avec un <strong>de</strong>s fonctionnements <strong>du</strong> langage :<br />
l’autonomie <strong>du</strong> linguistique par rapport au référent. Si le langage permet <strong>de</strong> dire la réalité en<br />
son absence, il permet <strong>de</strong> mentir sur cette réalité . De sorte que, ce qui est au principe <strong>du</strong> récit<br />
– pouvoir parler d’un événement en son absence – le menace fortement dans sa prétention à<br />
dire que « ça s’est bien passé comme ça ». Raconter et mentir reposent sur le même socle,
comme le signale la rebuffa<strong>de</strong> : « tu nous racontes <strong>de</strong>s histoires ». L’énoncé véridictoire est la<br />
tentative – par avance condamnée à l’échec puisqu’elle se fait dans le langage – <strong>de</strong> recoller<br />
l’angle qui sépare les mots <strong>de</strong>s choses, le récit <strong>de</strong> l’événement lui-même.<br />
Illustrons par un exemple.<br />
(15) Interview sociolinguistique. Un ouvrier mineur (A) raconte un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> travail.<br />
B - et toi <strong>de</strong>s fois y a eu <strong>de</strong>s moments où tu as eu vraiment très peur<br />
A – ah ah mon collègue y a pas longtemps / moi y a un mois eh ! ah oui / tu peux en parler aux collègues / té<br />
Marewski / [récit] même qui c’est qu’y avait ? il <strong>de</strong>vait y avoir/ tu en parleras au Cédat / tu verras un peu s’il a<br />
pas eu peur<br />
Le narrateur cite à témoins, avant et après le récit, certains <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail,<br />
présents lors <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt, et invite le narrateur à vérifier auprès d’eux que son récit est bien<br />
authentique.<br />
Attente <strong>de</strong> témoignage d’intérêt (évaluation-justification), et attente <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong><br />
vérité (véridiction) définissent les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la dimension interactive <strong>du</strong> récit. Il arrive<br />
d’ailleurs que les signifiants <strong>de</strong> l’une servent à l’expression <strong>de</strong> l’autre. Ainsi <strong>de</strong> l’évaluatif<br />
incroyable, par lequel bien <strong>de</strong>s narrateurs justifient leur mise en récit et qui est un équivalent<br />
d’extraordinaire. Mais n’oublions pas que, littéralement, incroyable signifie ‘qui ne peut être<br />
cru’.<br />
Observons également le début <strong>du</strong> récit 5, <strong>du</strong> corpus :<br />
(16) 5. Récit recueilli dans le cadre <strong>de</strong> l’interview d’une gardienne <strong>de</strong> WC <strong>de</strong> gare<br />
A67 – si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre<br />
B68 – j’aimerais bien<br />
A69 – ah un jour y a un monsieur […]<br />
Le tour <strong>de</strong> parole B68 pose que A67 a été enten<strong>du</strong> comme un acte indirect d’offre <strong>de</strong> récit.<br />
A67, syntaxiquement, se présente comme une subordonnée avec ellipse <strong>de</strong> la principale. Si<br />
l’on rétablit le programme on obtient :<br />
si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre, [vous ne me croiriez pas]<br />
A savoir un énoncé relevant <strong>de</strong> la véridiction. Mais cet énoncé, littéralement véridictoire,<br />
fonctionne pragmatiquement comme un évaluation-justification : ce que je veux vous raconter<br />
est très extraordinaire puisque vous ne pourriez pas me croire. Très habilement, la narratrice<br />
suscite l’intérêt <strong>du</strong> narrataire, en posant, négativement et en hypothèse, la reconnaissance <strong>de</strong><br />
vérité<br />
C’est un phénomène <strong>du</strong> même genre qui s’observe dans l’énoncé métanarratif à la mo<strong>de</strong> : « je<br />
te raconte pas… » Paradoxe apparent : à <strong>de</strong> rares exceptions prêt, cet énoncé sert non pas à<br />
écarter la mise en récit mais à l’intro<strong>du</strong>ire. Questionnant <strong>de</strong>s narrateurs sur le sens <strong>de</strong> cet<br />
énoncé, il m’a été répon<strong>du</strong> qu’il était l’équivalent, en plus branché, <strong>de</strong> extraordinaire, super,<br />
etc. C’est-à-dire qu’il fonctionne comme une évaluation-justification. Mais comment rendre<br />
compte <strong>de</strong> cette pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> sens à partir <strong>du</strong> sens <strong>du</strong> verbe raconter ? Hypothèse : cet<br />
énoncé est l’interception <strong>du</strong> programme syntaxique :<br />
Je te raconte pas [<strong>de</strong>s histoires]<br />
Négation polémique : le narrateur répond dialogiquement par avance à la parole <strong>de</strong> son<br />
interlocuteur qui pourrait lui dire : « tu racontes <strong>de</strong>s histoires ». Cet énoncé pro<strong>du</strong>it le sens <strong>de</strong><br />
« c’est bien vrai », il est un énoncé véridictoire. L’effacement <strong>du</strong> SN <strong>de</strong>s histoires
s’accompagnerait d’un déplacement <strong>du</strong> sens : l’énoncé <strong>de</strong> véridiction <strong>de</strong>vient évaluationjustification.<br />
2.5. La réponse <strong>du</strong> narrataire<br />
La mise en récit doit susciter la réaction <strong>du</strong> narrataire, notamment sous la forme <strong>de</strong><br />
régulateurs (mm, regards approbateurs, intéressés) tout au long <strong>du</strong> récit ; et tout<br />
particulièrement une réaction post-narrative, d’approbation, <strong>de</strong> réprobation… ou bien un récit<br />
sur le même thème.<br />
Le récit <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt dans la mine, que nous avons mentionné à propos <strong>de</strong> la véridiction, se<br />
finit ainsi :<br />
(17)<br />
A – (…) même le maître mineur m’a dit « mon pauvre c’est un miracle <strong>de</strong> pas te faire coincer plus » / ah ç’a été<br />
le <strong>de</strong>stin parce que là j’aurais pu y rester<br />
B – ya <strong>de</strong>s moments difficiles / y a <strong>de</strong>s moments palpitants là eh<br />
La réponse <strong>du</strong> narrataire (B) évalue l’événement narré en confirmation <strong>de</strong> l’interprétation <strong>du</strong><br />
narrateur (« difficile ») ; en confirmation également, par métonymie, <strong>de</strong> la performance <strong>du</strong><br />
narrateur : plus que l’événement, c’est le récit qui est évalué comme « palpitant ».<br />
Les éléments – facultatifs – par lesquels je complète la structure <strong>du</strong> récit selon Labov ancrent<br />
le ROC dans l’interaction verbale.<br />
Conclusion<br />
Le récit oral obéit à une structure complexe, faite d’éléments obligatoires (caractères romains)<br />
et d’éléments facultatifs (italiques) :<br />
1. protocole d’accord : récit offert : proposition / acceptation : récit sollicité : <strong>de</strong>man<strong>de</strong> /<br />
acceptation<br />
+ annonce <strong>de</strong> nouvelle (= résumé), évaluation-justification, vérification, pontage<br />
2. orientation (+ pontage)<br />
3. énoncés véridictoires<br />
4. complication<br />
5. évaluation<br />
6. résolution<br />
7. coda<br />
8. réponse <strong>du</strong> narrataire<br />
Les contes et nouvelles <strong>de</strong> Maupassant usent <strong>de</strong> la structure <strong>du</strong> récit oral, comme on peut le<br />
voir facilement dans ce début <strong>de</strong> la nouvelle Les Tombales :<br />
LES TOMBALES<br />
Les cinq amis achevaient <strong>de</strong> dîner, cinq hommes <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, mûrs, riches, trois mariés, <strong>de</strong>ux<br />
restés garçons. Ils se réunissaient ainsi tous les mois, en souvenir <strong>de</strong> leur jeunesse, et après<br />
avoir dîné, ils causaient jusqu'à <strong>de</strong>ux heures <strong>du</strong> matin. Restés amis intimes, et se plaisant<br />
ensemble, ils trouvaient peut-être là leurs meilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout,<br />
sur tout ce qui occupe et amuse les Parisiens ; c'était entre eux, comme dans la plupart <strong>de</strong>s<br />
salons d'ailleurs, une espèce <strong>de</strong> recommencement parlé <strong>de</strong> la lecture <strong>de</strong>s journaux <strong>du</strong> matin.<br />
Un <strong>de</strong>s plus gais était Joseph <strong>de</strong> Bardon, célibataire et vivant la vie parisienne <strong>de</strong> la façon la<br />
plus complète et la plus fantaisiste. Ce n'était point un débauché ni un dépravé, mais un
curieux, un joyeux encore jeune ; car il avait à peine quarante ans. Homme <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> dans le<br />
sens le plus large et le plus bienveillant que puisse mériter ce mot, doué <strong>de</strong> beaucoup d'esprit<br />
sans gran<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur, d'un savoir varié sans érudition vraie, d'une compréhension agile sans<br />
pénétration sérieuse, il tirait <strong>de</strong> ses observations, <strong>de</strong> ses aventures, <strong>de</strong> tout ce qu'il voyait,<br />
rencontrait et trouvait, <strong>de</strong>s anecdotes <strong>de</strong> roman comique et philosophique en même temps, et<br />
<strong>de</strong>s remarques humoristiques qui le faisaient par la ville une gran<strong>de</strong> réputation d'intelligence.<br />
C'était l'orateur <strong>du</strong> dîner. Il avait la sienne, chaque fois, son histoire, sur laquelle on<br />
comptait. Il se mit à la dire sans qu'on l'en eût prié.<br />
Fumant, les cou<strong>de</strong>s sur la table, un verre <strong>de</strong> fine champagne à moitié plein <strong>de</strong>vant son<br />
assiette, engourdi dans une atmosphère <strong>de</strong> tabac aromatisée par le café chaud, il semblait chez<br />
lui tout à fait, comme certains êtres sont chez eux absolument, en certains lieux et en certains<br />
moments, comme une dévote dans une chapelle, comme un poisson rouge dans son bocal.<br />
Il dit, entre <strong>de</strong>ux bouffées <strong>de</strong> fumée :<br />
Il m'est arrivé une singulière aventure il y a quelque temps.<br />
Toutes les bouches <strong>de</strong>mandèrent presque ensemble : "Racontez".<br />
Il reprit :<br />
- Volontiers. Vous savez que je me promène beaucoup dans Paris, comme les bibelotiers<br />
qui fouillent les vitrines. Moi je guette les spectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui<br />
se passe.<br />
Or, vers la mi-septembre, il faisait très beau temps à ce moment-là, je sortis <strong>de</strong> chez moi,<br />
une après-midi, sans savoir où j'irais (…)<br />
Exercices<br />
Analyser la structure <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong>s textes 9 et 10 (1A-5B) <strong>du</strong> corpus<br />
Correction<br />
1. texte 9<br />
La plage contient un récit offert par A. Je rappelle la transcription en propositions :<br />
(0. oui mais ça c’est une question <strong>de</strong> chance)<br />
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?<br />
2. tu sais où on a été l'autre jour ?<br />
3. (oui)<br />
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /<br />
5. ( où ? là-bas ?<br />
6. où ça ?)<br />
7. oh Jacques je vais te raconter…<br />
8. je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est quand tu as <strong>de</strong> la chance (rire) /<br />
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour con<strong>du</strong>ire la<br />
nuit/ /<br />
10. je monte ici lundi <strong>de</strong>rnier /<br />
11. dans une heure je tire trois lièvres /<br />
12. j'en tue point /<br />
13. l'après-midi j'en manque un autre /<br />
14. ça fait quatre (quatre B) /<br />
15. je passe ici boire l'apéritif /<br />
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /<br />
17. on part à six heures et <strong>de</strong>mie /<br />
18. à la sortie <strong>de</strong> Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /<br />
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /<br />
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /<br />
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup <strong>de</strong> frein /<br />
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /<br />
24. tu veux pas rire<br />
25. tu veux pas rire toi quand tu vois <strong>de</strong>s choses comme ça !<br />
26. elle l’a réussi Rose son flan<br />
On distingue :<br />
1. Le protocole d’accord : P1 – P8<br />
2. La complication P9 – P21<br />
3. La résolution : P22<br />
4. La coda : P23- P25<br />
On note qu’il n’y a pas <strong>de</strong> réponse <strong>de</strong>s narrataires : P26, sans référence aucune au récit,<br />
thématise un autre objet : le flan que les convives sont en train <strong>de</strong> manger…<br />
1. Le protocole, qui s’articule au thème <strong>de</strong> la conversation (la chance) comme on le comprend<br />
en P8, contient différents éléments :<br />
(a) une proposition <strong>de</strong> récit :<br />
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?<br />
(b) un pontage :<br />
2. tu sais où on a été l'autre jour ?<br />
3. (oui)<br />
La question totale « tu sais où on a été l'autre jour ? » est une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> confirmation –<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à laquelle accè<strong>de</strong> le narrataire en 3D : « oui » – qui vise à trouver un élément <strong>de</strong><br />
connaissance commune, ici le lieu <strong>de</strong> l’action, sur lequel le narrateur s’appuie pour<br />
développer son récit.<br />
(c) un résumé :<br />
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /<br />
(d) la verbalisation <strong>de</strong> l’acte narratif :<br />
7. oh Jacques je vais te raconter…<br />
8. je vais te raconter xxxxxxx<br />
(e) une évaluation-justification, qui explicite également le lien cotextuel avec le thème <strong>de</strong> la<br />
conversation<br />
(8) (…) ce que c'est quand tu as <strong>de</strong> la chance (rire) /<br />
2/3. La complication, relativement développée (P8-P21), prépare la chute <strong>de</strong> la résolution, fort<br />
brève (P.22).<br />
4.La coda explique en quoi rési<strong>de</strong> l’intérêt <strong>du</strong> récit : dans l’opposition entre le chasseur qui<br />
manque quatre lièvres, et la voiture qui en tue un, sans s’en apercevoir :<br />
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /<br />
Puis le narrateur évalue l’événement qu’il vient <strong>de</strong> narrer :<br />
24. tu veux pas rire<br />
25. tu veux pas rire toi quand tu vois <strong>de</strong>s choses comme ça !<br />
2. Texte 10 (1A – 4A)
Rappel <strong>de</strong> l’écriture en propositions :<br />
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …<br />
(est-ce que les taureaux xxx)<br />
2. Verre marche /<br />
3. je tire une grive<br />
4. elle va pas se tomber<br />
5. j'y coupe l'aile<br />
6. elle va tomber dans l'eau /<br />
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /<br />
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
9. je l'ai xxx <strong>de</strong> justesse<br />
10. tu l’as eue ?<br />
12. oui<br />
13 à montpellier ya <strong>de</strong>s vols d’étourneaux<br />
14. je les montre aux gosses là<br />
15. Ils viennent se poser sur les arbres les pins tu sais<br />
On distingue :<br />
1. Le protocole d’accord : P1<br />
2. L’orientation : P2<br />
3. La complication : P3-P6<br />
4. L’évaluation : P7<br />
5. La résolution : P8-9<br />
6. La réponse <strong>du</strong> narrataire : P10-P15<br />
1. Le protocole d’accord est fort bref : sans enchaînement avec ce qui précè<strong>de</strong>, le narrateur<br />
fait une proposition indirecte <strong>de</strong> récit, via une pseudo-vérification (« tu sais pas ce que (…) »).<br />
2. L’orientation donne un élément qui aura toute son importance pour l’événement à venir : la<br />
petite rivière locale, le plus souvent à sec, coule…<br />
3/4/5. La complication est séparée <strong>de</strong> la résolution par une évaluation, qui reprend l’élément<br />
fourni dans l’orientation : le fait que la rivière coule.<br />
6. le récit n’a pas <strong>de</strong> coda, mais pour autant ne tombe pas à plat : la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> confirmation<br />
<strong>du</strong> narrataire P. 10 : « tu l’as eue » vaut pour une évaluation positive <strong>du</strong> geste <strong>du</strong> chasseur. Le<br />
narrataire enchaîne par une information P13-P15 en relation thématique floue avec le<br />
récit qui précè<strong>de</strong> : les oiseaux <strong>de</strong> passage : grive, étourneaux…<br />
Chapitre VI<br />
Les temps verbaux <strong>du</strong> récit oral<br />
La distinction proposition narrative (premier plan) / proposition non narrative (arrière-plan) se<br />
marque au niveau <strong>du</strong> temps verbal. Dans la très gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s occurrences, les<br />
propositions narratives sont au passé composé ou au présent ; les propositions non narratives,<br />
à l’imparfait (et parfois, au plus-que-parfait).<br />
Soit l'exemple suivant, <strong>de</strong> récit <strong>de</strong> chasse, extrait <strong>du</strong> corpus, texte 10 :<br />
(1) je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre [rivière locale]<br />
marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh/ je l’ai récupérée <strong>de</strong> justesse
et sa transcription en propositions :<br />
3. je tire une grive<br />
4. elle va pas se tomber<br />
5. j'y coupe l'aile<br />
6. elle va tomber dans l'eau /<br />
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /<br />
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
9. je l’ai récupérée <strong>de</strong> justesse<br />
Les PN 3, 4, 5, 6, sont au présent (tire, va, coupe), les PN 8 et 9 est au passé composé (ai<br />
ramassée, ai récupérée) ; la proposition non narrative 7 est à l’imparfait (marchait).<br />
Nous allons rapi<strong>de</strong>ment rendre compte <strong>du</strong> rapport entre le type <strong>de</strong> proposition et le type <strong>de</strong><br />
temps verbal employé.<br />
1. Imparfait et propositions non narratives<br />
1.1. L’imparfait en langue<br />
On posera que l’imparfait (désormais IMP) donne l’instruction temporelle [+ passé] ; et les<br />
instructions aspectuelles [+ tension], [- inci<strong>de</strong>nce].<br />
(i) L’instruction temporelle [+ passé]. Reprenons l’exemple (1), et sa proposition 7 :<br />
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /<br />
En actualisant l’acte <strong>de</strong> marcher à l’IMP, le narrateur le situe dans l’époque passée par<br />
rapport au temps <strong>de</strong> l’énonciation (le repas <strong>de</strong> midi), un passé précisé comme proche par le<br />
circonstant ce matin (« tu sais pas ce qui m’arrive ce matin »).<br />
(ii) L’instruction aspectuelle [+ tension]. Ce trait distingue l’IMP <strong>du</strong> plus-que-parfait. L’IMP,<br />
en tant que forme simple, représente le temps interne <strong>du</strong> procès marcher dans l’espace entre<br />
sa borne initiale et sa borne terminale (en tension), à la différence <strong>du</strong> plus-que-parfait, qui en<br />
tant que forme composée, le représente au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa borne terminale (en extension) :<br />
(2)<br />
forme simple forme composée<br />
tension extension<br />
—————— ——————---------------<br />
marchait avait marché<br />
(iii) L’instruction aspectuelle [- inci<strong>de</strong>nce]<br />
L’instruction [- inci<strong>de</strong>nce] distingue l’IMP <strong>du</strong> passé simple à l’écrit, <strong>du</strong> passé composé à<br />
l’oral. Nous dirons, en simplifiant quelque peu ici, que :<br />
- l’IMP représente le procès dans son cours (en un point situé au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la borne<br />
initiale et en-<strong>de</strong>çà <strong>de</strong> la borne terminale) ;<br />
- alors que le passé simple le représente globalement <strong>de</strong> sa borne initiale à sa borne<br />
terminale ; et que le passé composé le représente également globalement, mais à partir <strong>de</strong> sa<br />
borne terminale.<br />
Nous venons d’établir que la valeur en langue <strong>de</strong> l’IMP était : [+ passé], [+ tension], [-<br />
inci<strong>de</strong>nce]. En quoi ces instructions s’accor<strong>de</strong>nt-elles avec la proposition non narrative ?<br />
1.2. L’imparfait en proposition non narrative : arrière-plan, inclusion
L’IMP est en emploi standard lorsque son offre aspectuelle et temporelle s’accor<strong>de</strong><br />
parfaitement avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> co(n)textuelle. On le trouvera typiquement en cotexte passé,<br />
participant à la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> sens <strong>de</strong>scriptif, d’habitu<strong>de</strong>, d’arrière-plan,<br />
d’inclusion… Présentons seulement ici les effets d’arrière-plan et d’inclusion.<br />
L’IMP est fréquemment associé à la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> sens d’arrière-plan, au point que<br />
certains (notamment Weinrich 1964/1973) ont cru qu’il s’agissait là <strong>de</strong> sa valeur définitoire.<br />
C’est prendre l’arbre pour la forêt… Il est dans cet emploi opposé au PS à l’écrit ; au passé<br />
composé et au présent à l’oral. En quoi l’IMP entre-t-il dans la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong><br />
sens d’arrière-plan ?<br />
L’IMP contribue, lorsque le texte est à l’époque passée, à la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’effet d’arrièreplan<br />
par son instruction aspectuelle [- inci<strong>de</strong>nce] : en ne marquant pas les clôtures initiale et<br />
terminale <strong>du</strong> temps interne impliqué par le procès, l’IMP le dote d'un faible <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />
saillance. Alors que, contrastivement, le PS, le PC et le présent, en représentant lesdites<br />
clôtures (cf. infra), donnent au procès <strong>de</strong>s contours d'une extrême netteté, qui concourent à le<br />
doter d’un fort <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> saillance.<br />
D’autre part, comme nous l’avons vu, les propositions non narratives, à la différence <strong>de</strong>s PN,<br />
actualisent <strong>de</strong>s procès qui ne sont pas en relation <strong>de</strong> progression. Si nous reprenons (1), il est<br />
évi<strong>de</strong>nt que, sur les présents et le passé composé, le temps raconté progresse, alors qu'avec<br />
l'imparfait (marchait) il semble piétiner : tire, va, coupe, ai ramassée intro<strong>du</strong>isent chacun un<br />
nouveau point référentiel, mais pas le verbe à l'imparfait marchait : l'acte <strong>de</strong> marcher (‘la<br />
rivière coulait’) était vrai avant que n'arrive au temps les actes <strong>de</strong> tirer, couper, aller,<br />
ramasser. Et il le sera au-<strong>de</strong>là. L’imparfait, par sa représentation <strong>du</strong> procès dans son cours,<br />
permet parfaitement cette relation d’inclusion.<br />
Si donc l’imparfait est le temps par excellence <strong>de</strong>s propositions non narratives, c’est que, par<br />
sa formule aspectuelle, il permet d’actualiser les procès <strong>de</strong> l’arrière-plan, qui n’assurent pas la<br />
progression <strong>du</strong> temps raconté, mais incluent les procès qui ont cette fonction narrative.<br />
2. Passé composé, présent et propositions narratives<br />
Sur quelle base se fait le rapport entre le passé composé (PC), le présent (PR), et les<br />
propositions narratives ? Commençons d’abord par définir la valeur en langue <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />
temps, sans trop entrer dans l’analyse grammaticale.<br />
2.1. Le présent en langue<br />
La définition <strong>du</strong> présent fait l’objet <strong>de</strong> controverses, dans lesquelles je ne rentre pas. On pose<br />
que le présent donne l’instruction temporelle [+ neutre] ; et les instructions aspectuelles [+<br />
tension], et [ inci<strong>de</strong>nce].<br />
(i)L’instruction temporelle [+ neutre]<br />
Le PR est une forme neutre, à savoir qui ne situe pas le procès dans le temps (conçu comme division en<br />
époques présente, passée et future). C'est le cotexte et le contexte, et eux seuls, qui localisent<br />
temporellement un énoncé au PR. Cette hypothèse permet <strong>de</strong> rendre un compte aisé qui embarrasse les<br />
grammaires : l’emploi <strong>du</strong> présent en cotexte passé, dans le récit, oral comme écrit : nous allons y revenir.<br />
(ii) Les instructions aspectuelles [+ tension] et [ inci<strong>de</strong>nce]<br />
Le PR, en tant que forme simple, représente le procès en tension.<br />
On pose que le PR neutralise la distinction [+ inci<strong>de</strong>nce] / [- inci<strong>de</strong>nce] <strong>de</strong> l’époque passée,<br />
dans la mesure où aux PR <strong>de</strong> (3) correspon<strong>de</strong>nt, dans l’époque passée, soit le PS soit l’IMP<br />
(3’), et vice versa ((4) et (4’)) :<br />
(3) Il pénètre dans le couloir, puis dans la cuisine. Il pose sa mallette à plat sur la gran<strong>de</strong> table ovale qui occupe<br />
le milieu <strong>de</strong> la pièce. La toile cirée neuve s’orne <strong>de</strong> petites fleurs multicolores. (Robbe-Grillet, Le Voyeur)
(3’) Il pénétra dans le couloir, puis dans la cuisine. Il posa sa mallette à plat sur la gran<strong>de</strong> table ovale qui<br />
occupait le milieu <strong>de</strong> la pièce. La toile cirée neuve s’ornait <strong>de</strong> petites fleurs multicolores.<br />
(4) Au moment où elle repartait pour comman<strong>de</strong>r le vin, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus assez d’argent. (Zola,<br />
L’Assommoir)<br />
(4’) au moment où elle repart pour comman<strong>de</strong>r le vin, elle s’aperçoit qu’elle n’a plus assez d’argent.<br />
Transposés au passé, les PR <strong>de</strong> (3) (pénètre, pose, occupe, s’orne) <strong>de</strong>viennent en (3’) soit <strong>de</strong>s<br />
PS (pénétra, posa) soit <strong>de</strong>s IMP (occupait, s’ornait). Inversement, transposés au présent, les<br />
IMP (repartait, avait) et le PS (s’aperçut) <strong>de</strong> (4) <strong>de</strong>viennent en (4’) <strong>de</strong>s PR (repart,<br />
s’aperçoit, a).<br />
Le présent apparaît comme un temps ne donnant que l’instruction aspectuelle liée à sa<br />
morphologie <strong>de</strong> forme simple (le trait [+ tension]). Il est donc neutre à la fois<br />
temporellement (il ne situe pas le procès dans une époque) et aspectuellement, pour ce qui <strong>de</strong><br />
la catégorie <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nce : il ne spécifie pas la représentation <strong>du</strong> temps interne. En quoi cette<br />
formule prédispose-t-elle le PR à être un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux temps <strong>de</strong> base <strong>de</strong>s propositions narratives ?<br />
2.2. Le présent en proposition narrative<br />
Le présent, par son offre tant temporelle qu’aspectuelle, répond bien à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> formulée<br />
par la textualité narrative, à savoir d’actualiser <strong>de</strong>s faits en relation <strong>de</strong> progression et situés<br />
dans le passé.<br />
(i) Présent et relation <strong>de</strong> progression<br />
Cognitivement, la relation <strong>de</strong> progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le temps<br />
interne <strong>du</strong> premier procès <strong>de</strong> sa borne initiale à sa borne terminale, et à passer <strong>de</strong> celle-ci à la<br />
borne initiale <strong>du</strong> second procès ; à parcourir le temps interne <strong>de</strong> ce second procès <strong>de</strong> sa borne<br />
initiale à sa borne terminale, et à passer <strong>de</strong> celle-ci à la borne initiale <strong>du</strong> troisième procès, et<br />
ainsi <strong>de</strong> suite. Soit, en mettant les procès <strong>de</strong> (1) à l’infinitif :<br />
II < II < II < …<br />
→ → → → →<br />
tirer une grive < couper l’aile < aller tomber dans l’eau<br />
figure 1<br />
Cette relation <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que le temps interne soit actualisé en tension (parcours <strong>du</strong> temps<br />
interne <strong>de</strong> sa borne initiale à sa borne terminale), et en inci<strong>de</strong>nce (représentation <strong>de</strong>s clôtures<br />
initiale et finale sur lesquelles se fait la progression d’un procès à l’autre). L’offre aspectuelle<br />
[+ tension], [ inci<strong>de</strong>nce] <strong>du</strong> PR comble cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />
II < II < II < …<br />
→ → → → →<br />
tire une grive < coupe l’aile < va tomber dans l’eau<br />
figure 2<br />
Le PR est le temps <strong>de</strong>s PN dans la mesure où il permet d’actualiser la relation <strong>de</strong> progression<br />
qui les structure.<br />
(ii) Présent et faits passés
Dans la mesure où le présent est neutre temporellement, il peut s’adapter à toute situation<br />
temporelle <strong>de</strong>s faits, notamment à leur inscription dans le passé par une datation, un<br />
circonstant ou un adverbe. C’est ce que nous avons en (1) :<br />
(1) oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / […] Verre marche / je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe<br />
l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh<br />
Le circonstant déictique ce matin situe l’événement dans l’antériorité <strong>du</strong> temps <strong>de</strong> l’énonciation. Le PR,<br />
parce qu’il ne donne pas d’instruction d’époque, se conjoint harmonieusement à un cotexte passé.<br />
Le PR est donc un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux temps <strong>de</strong> base <strong>de</strong>s PN parce qu’il s’accor<strong>de</strong> à la relation <strong>de</strong><br />
progression <strong>de</strong> faits passés <strong>de</strong>mandée par le cotexte.<br />
2.3. Le passé composé en langue<br />
D’un point <strong>de</strong> vue morphologique, le PC est la forme composée <strong>du</strong> PR : il se construit à l’ai<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> l’auxiliaire être ou avoir au PR, suivi <strong>du</strong> participe passé : elle vient, elle est venue ; il dort,<br />
il a dormi. Son instruction temporelle est [+ neutre] ; ses instructions aspectuelles : [+<br />
extension], [ inci<strong>de</strong>nce]. Comme le PR, il ne donne pas d’indication d’époque, et<br />
aspectuellement ne marque pas la catégorie <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nce ; à la différence <strong>du</strong> PR, il<br />
représente le temps interne <strong>du</strong> procès en extension et non en tension.<br />
(i) instruction temporelle. Contrairement à ce que l’on trouve dans les grammaires, le PC n’est<br />
pas un temps <strong>du</strong> passé, ce que signale son emploi possible pour référer au futur, comme dans<br />
(5) :<br />
(5) <strong>de</strong>main à 20h, j’ai rédigé mon article et je pars en vacances<br />
On verra cependant pourquoi, en contexte, il peut fonctionner comme un temps <strong>du</strong> passé.<br />
(ii) instructions aspectuelles. Comme toutes les formes composées, le PC donne l’instruction<br />
[+ extension]. Et comme le PR, il est neutre vis-à-vis <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nce, dans la<br />
mesure où il peut se combiner avec le circonstant inci<strong>de</strong>nt pendant x temps (comme le PS),<br />
ainsi qu’avec l’adverbe déjà non inci<strong>de</strong>nt (comme l’IMP) :<br />
(6) la Mamèche s’est plantée face au sud et pendant un long moment elle a regardé le nuage qui ne bougeait pas.<br />
(Giono, Regain)<br />
(7) Lorsqu’il peut écouter <strong>de</strong> nouveau, l’orateur a déjà entamé une autre phrase. (Simon, Les Corps con<strong>du</strong>cteurs)<br />
2.4. Le passé composé en proposition narrative<br />
Comme le présent, le PC, par son offre tant temporelle qu’aspectuelle, répond bien à la<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> formulée par la textualité narrative, à savoir d’actualiser <strong>de</strong>s faits passés en relation<br />
<strong>de</strong> progression..<br />
(i) PC et époque passée<br />
Si le PR a besoin d’un circonstant qui situe les faits dans le passé, ce n’est pas le cas <strong>du</strong> PC<br />
qui n’a pas besoin <strong>de</strong> ce soutien. Si nous prenons p. ex. le texte 10 <strong>du</strong> corpus, tour 10A :<br />
(8) je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser j'en ai porté une pleine<br />
malle /<br />
On comprend <strong>du</strong> seul fait <strong>du</strong> PC que les événements rapportés sont situés dans le passé. Le<br />
PC semble bien être un temps <strong>du</strong> passé ; il nous faut expliquer cette impression.<br />
Le PC, comme toutes les formes extensives, et à la différence <strong>de</strong>s formes simples tensives,<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> un point <strong>de</strong> référence à partir <strong>du</strong>quel puisse s’actualiser la valeur d’accompli, et qui<br />
seul justifie que soit utilisée la forme composée et non la forme simple. Ce point peut être<br />
explicite ou implicite. Dans l’ex. <strong>de</strong> blague (9), ce point est d’abord implicite, puis explicite :
(9) Georges et Solange ont décidé <strong>de</strong> sortir. Ils se sont installés à une table près <strong>de</strong> la vitre <strong>du</strong> « Joyeux<br />
Toulousain ». Le garçon leur apporte la choucroute alsacienne qu’ils ont <strong>de</strong>mandée. Dès la première bouchée ils<br />
grimacent tous les <strong>de</strong>ux (…).<br />
Le repérage <strong>de</strong> ont décidé et <strong>de</strong> se sont installés se fait d’abord sur un PR non encore instancié<br />
et atten<strong>du</strong> par l'allocutaire à partir <strong>du</strong> moment où il sait qu'on lui raconte une blague. Le<br />
présent apporte fournit ensuite le point référentiel qui légitime ces PC initiaux. De même que<br />
c’est par rapport au procès apporte que le procès <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r peut être actualisé au passé<br />
composé (ont <strong>de</strong>mandé) : l’acte <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> est accompli au moment où le garçon apporte<br />
ladite choucroute.<br />
Les PC <strong>de</strong> la blague en (9) s’appuient sur les PR. Mais sur quoi s’appuient les PC <strong>de</strong> (8) ?<br />
Nous venons <strong>de</strong> dire que le PC, comme toutes les formes composées, donne l’instruction [+<br />
extension], et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au co(n)texte un point <strong>de</strong> référence à partir <strong>du</strong>quel construire la<br />
représentation d’accompli. Ce sera implicitement, et donc par défaut, en (8), le moment <strong>de</strong><br />
l’énonciation.<br />
Ce n’est donc pas le PC qui, par lui-même, inscrirait dans le temps, et donnerait l’instruction<br />
temporelle [+ passé] dans ce type d’occurrence. La valeur <strong>de</strong> temps <strong>du</strong> passé, qui est associée<br />
à cette forme dans (8), est un effet résultatif, donc à situer au niveau discursif : il est le pro<strong>du</strong>it<br />
<strong>de</strong> l’interaction entre la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>du</strong> PC d’un point à partir <strong>du</strong>quel construire la représentation<br />
extensive, et <strong>de</strong> l’offre <strong>du</strong> cotexte qui, dans le cas <strong>de</strong> (8) , ne propose pas <strong>de</strong> point explicite, ce<br />
qui con<strong>du</strong>it à inférer que ledit point est celui <strong>du</strong> moment <strong>de</strong> l’énonciation, par rapport auquel<br />
les événements au PC sont signifiés comme accomplis. Etant dits accomplis au moment <strong>de</strong> la<br />
parole, ils peuvent toujours, en fonction <strong>du</strong> contexte, apparaître comme passés.<br />
Le PC, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son trait [+ extension], peut donc, en contexte, actualiser <strong>de</strong>s événements qui<br />
apparaîtront comme passés.<br />
(ii) PC et relation <strong>de</strong> progression<br />
Nous avons vu que la relation <strong>de</strong> progression, qui relie les propositions narratives, <strong>de</strong>mandait<br />
que le temps interne <strong>du</strong> procès soit représenté en tension (supra 2.2.). Or le PC le représente<br />
en extension. Comment peut-il être un temps narratif ?<br />
Une première explication s’offre : le PC, dans son usage narratif, aurait déformé l’instruction<br />
[+ extension] en instruction [+ tension]. Et effectivement, si nous relisons (8) :<br />
(8) je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser j'en ai porté une pleine<br />
malle /<br />
les trois PC suis allé, ont dit, ai porté semblent représenter les procès aller, dire et porter en<br />
tension et non en extension. Reste le mystère <strong>de</strong> la déformation aspectuelle : comment une<br />
forme composée (aspect extensif) peut-elle donner le représentation d’une forme simple<br />
(aspect tensif) ? Comment un temps peut-il changer <strong>de</strong> couleur aspectuelle ? Le PC est-il un<br />
caméléon ?<br />
Je préfère expliquer le phénomène <strong>de</strong> la façon suivante : le PC, en tant que forme composée, a<br />
sa position <strong>de</strong> référence au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la borne terminale <strong>du</strong> procès qu’il présuppose atteinte :<br />
aller<br />
——————---------------<br />
je suis allé<br />
A partir <strong>de</strong> cette position, il tend naturellement à « regar<strong>de</strong>r » vers l’au-<strong>de</strong>là, l’aval (valeur<br />
d’accompli) ; mais rien n’empêche, si cela lui est <strong>de</strong>mandé cotextuellement, qu’il « regar<strong>de</strong> »<br />
également vers l’en-<strong>de</strong>çà, l’amont. Dans ce cas-là, il contribue à la pro<strong>du</strong>ction d’un sens qui<br />
est à la fois :
- proche <strong>de</strong> la forme simple inci<strong>de</strong>nte <strong>du</strong> PS : le PS pose également la borne terminale<br />
comme atteinte ;<br />
- et en partie différent, et ce doublement : (i) c’est à la fin <strong>de</strong> sa représentation <strong>de</strong> la<br />
tension que le PS atteint la borne terminale, il le fait donc <strong>de</strong> l’intérieur ; c’est au début <strong>de</strong> sa<br />
représentation <strong>de</strong> l’extension que le PC est en contact avec la borne terminale, il le fait donc<br />
<strong>de</strong> l’extérieur ; (ii) à la différence <strong>du</strong> PS qui actualise un procès passé sans poser <strong>de</strong> lien avec<br />
le nunc, le PC, par sa structure d’accompli, oriente vers un point ultérieur qui, dans ce type<br />
d’emploi, nous l’avons vu, correspond au moment <strong>de</strong> l’énonciation.<br />
De sorte que le PC, sans changer sa formule aspectuelle, peut parfaitement actualiser la<br />
relation <strong>de</strong> progression <strong>de</strong>s PN : il présuppose atteinte la borne terminale <strong>de</strong>s procès, il saisit<br />
l’entier <strong>du</strong> procès (<strong>de</strong> l’extérieur).<br />
Nous avons expliqué, certes un peu rapi<strong>de</strong>ment, en quoi PR et PC, en accord avec leur valeur<br />
en langue, pouvaient fonctionner comme les temps <strong>de</strong> base <strong>de</strong>s propositions narratives <strong>du</strong><br />
ROC, dans la mesure où ces <strong>de</strong>ux temps peuvent s’accor<strong>de</strong>r à ce qui définit ces propositions :<br />
la relation <strong>de</strong> progression entre <strong>de</strong>s faits passés.<br />
Il nous reste à expliquer la différence qu’il y a entre ces <strong>de</strong>ux temps <strong>du</strong> récit : quand use-t-on<br />
<strong>du</strong> PR ? quand use-t-on <strong>du</strong> PC ? Pourquoi très souvent trouve-t-on l’alternance PR / PC ou PC<br />
/ PR ?<br />
3. Présent et passé composé en propositions narratives : une répartition <strong>de</strong>s rôles<br />
complexe<br />
Partons <strong>de</strong> l’observation <strong>de</strong>s trois faits suivants<br />
(i) Les PN <strong>du</strong> ROC peuvent être toutes au PR, mais ce fait est rare :<br />
(10). (Conversation familiale) Frédéric rentre chez lui en cours d'après-midi et son fils Pierre l'accueille<br />
ainsi :<br />
— eh papa tu sais quoi ? la chienne elle arrive sur le tapis comme ça ((Pierre, sur ledit tapis, mime la<br />
scène)) elle pisse / non mais:: elle est folle cette chienne (rire)<br />
Les <strong>de</strong>ux PN, définitoires <strong>du</strong> récit minimal sont au PR :<br />
1. elle arrive<br />
2. elle pisse<br />
Cette possibilité est cependant rarement exploitée : p. ex. dans le corpus, aucun <strong>de</strong>s récits<br />
n’est au seul PR. Le seul texte entièrement à ce temps est dans le texte 7 <strong>du</strong> corpus, le tour <strong>de</strong><br />
parole 7C :<br />
(11)<br />
P2 ben on met un bout <strong>de</strong> bois<br />
P3 et et la caisse on la fait tenir /<br />
P4 et <strong>de</strong>dans on met à manger /<br />
P5 après y a le merle qui vient /<br />
P6 et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle<br />
P7 et après il tombe<br />
Mais il s’agit non d’un ROC, mais d’une <strong>de</strong>scription d’action.<br />
(ii) Les PN d’un ROC peuvent être toutes au PC, et ce fait est assez fréquent. Dans le corpus,<br />
les PN <strong>de</strong>s textes 1, 2, 6, 8 sont toutes au PC. Citons seulement 8 :
(12) Tour 16A<br />
alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles <strong>de</strong> Corconne / (mmB)<br />
bon là et je suis monté<br />
et j'ai pris tout la bor<strong>du</strong>re <strong>de</strong> la m- <strong>de</strong> la montagne que tu vois /<br />
je suis allé me mettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>du</strong> pont <strong>du</strong> hasard /<br />
mais j'ai vu qu'ils étaient sur le pied /<br />
quand j'ai fait ça ç'a fait crrr /<br />
eh bé j'ai dit toi tu es refait /<br />
alors j'ai pris le sentier<br />
mais:: il m'a pris: <strong>de</strong> l'avance <strong>de</strong> l'avance <strong>de</strong> l'avance<br />
puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas le gêner ne bouge plus<br />
je me suis arrêté /<br />
j'ai dit<br />
<strong>de</strong> là je suis parti<br />
je suis allé sur le château<br />
j'ai filé <strong>de</strong>rrière<br />
et je suis revenu par le maset <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s / (mmB)<br />
(iii)Très souvent les PN font alterner PR et PC. C’est notamment le cas <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong>s textes 4,<br />
5, 9, 10. Citons seulement 9 et 10 :<br />
(13) Texte 9<br />
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour con<strong>du</strong>ire la<br />
nuit/ /<br />
10. je monte ici lundi <strong>de</strong>rnier /<br />
11. dans une heure je tire trois lièvres /<br />
12. j'en tue point /<br />
13. l'après-midi j'en manque un autre /<br />
14. ça fait quatre (quatre B) /<br />
15. je passe ici boire l'apéritif /<br />
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /<br />
17. on part à six heures et <strong>de</strong>mie /<br />
18. à la sortie <strong>de</strong> Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /<br />
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /<br />
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /<br />
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup <strong>de</strong> frein /<br />
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /<br />
Les PN 10-18 et 21 sont au PR ; la PN 20 est au PC.<br />
(14) Texte 10<br />
2. Verre marche /<br />
3. je tire une grive<br />
4. elle va pas se tomber<br />
5. j'y coupe l'aile<br />
6. elle va tomber dans l'eau /<br />
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /<br />
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
9. je l'ai récupérée <strong>de</strong> justesse<br />
Les PN 3-6 sont au PR ; les PN 8 et 9 sont au PC.<br />
Pour rendre compte <strong>de</strong> ces faits, notamment <strong>de</strong> l’alternance PR/PC dans les propositions narratives 1 , <strong>de</strong><br />
nombreuses explications ont été fournies (notamment Schiffrin 1981,Wolfson 1977, Bres 1997 et 1999). Il<br />
1 Alternance qui n’a rien <strong>de</strong> typiquement française. On la retrouve notamment en espagnol (prétérit /présent), en<br />
catalan (prétérit périphrastique / présent), en anglais (prétérit /présent).
me semble que l’explication que je proposais en 1999 reste valable. Je la rappelle, en citant <strong>de</strong> larges<br />
extraits <strong>de</strong> cet article.<br />
Trois possibilités <strong>de</strong> récit sont théoriquement réalisables : récit avec propositions narratives au seul passé<br />
composé, récit avec propositions narratives au seul présent, récit avec propositions narratives alternant<br />
passé composé et présent. Et l'on trouve effectivement <strong>de</strong>s occurrences <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong> ces possibilités.<br />
Cette distribution <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux formes est-elle libre, ou bien fait-elle sens ? Je fais l'hypothèse qu'elle est<br />
fortement contrainte par le genre <strong>du</strong> discours. Ou plutôt, selon une perspective qui tâche d'articuler<br />
langue et discours : le temps verbal est un marqueur qui permet à la textualité narrative <strong>de</strong> s'actualiser<br />
dans tel ou tel genre <strong>du</strong> discours. Je propose une première corrélation <strong>de</strong>s réalisations verbo-temporelles<br />
<strong>de</strong>s propositions narratives avec trois genres <strong>du</strong> discours que je nomme témoignage, récit conversationnel,<br />
blague :<br />
Genre <strong>du</strong> discours : témoignage récit conversationnel blague<br />
Temps <strong>de</strong>s p. narratives : passé composé passé composé/présent<br />
présent<br />
Ces trois genres peuvent être définis très grossièrement ainsi :<br />
— témoignage : le narrateur atteste, à savoir qu'il dit que l'événement a eu lieu et qu'il s'est bien<br />
passé comme il le raconte ;<br />
— blague : le narrateur raconte pour divertir et pose l'événement comme fictif, en soustraction à<br />
l'opposition vrai/faux ;<br />
— récit conversationnel : ce genre n'a pas comme le témoignage pour fonction d'attester même si,<br />
comme ce genre-ci, il présuppose la réalité <strong>de</strong> l'événement ; il n'a pas non plus pour fonction première <strong>de</strong><br />
susciter le rire, même s'il peut comme la blague divertir. Les difficultés d'appellation comme <strong>de</strong> définition<br />
que j'ai rencontrées me semblent significatives <strong>de</strong> la position intermédiaire <strong>de</strong> ce genre comme <strong>de</strong> son<br />
hétérogénéité. Hétérogénéité qui se marque au niveau verbo-temporel : alors que les propositions<br />
narratives <strong>du</strong> témoignage sont au passé composé et celles <strong>de</strong> la blague au présent, celles <strong>du</strong> récit<br />
conversationnel font le plus souvent alterner les <strong>de</strong>ux formes. Soit, en exemplification <strong>de</strong> chaque genre, les<br />
occurrences suivantes :<br />
(15) Témoignage : passé composé. Journal télévisé <strong>du</strong> 25. 11. 97. Inondations à Montpellier. Un journaliste<br />
donne la parole à un automobiliste :<br />
— j'étais juste en face:: <strong>du</strong> ruisseau / et euh:: chuis resté un petit peu <strong>de</strong>dans et c'est monté très<br />
rapi<strong>de</strong>ment / j'ai juste eu le temps <strong>de</strong> sortir et: quand je suis sorti y a plein d'eau qu'est rentrée /<br />
(16) Récit conversationnel : alternance(s) passé composé / présent. Conversation familiale : Pierre (A), 11<br />
ans, à son père (B) :<br />
1A— aujourd'hui j'ai failli me prendre une heure <strong>de</strong> colle<br />
2B— ah ouais ?<br />
3A— ouais je <strong>de</strong>scendais <strong>du</strong> CDI elle arrive xxxx (la conseillère d'é<strong>du</strong>cation) et elle me dit d'où tu sors<br />
comme ça ? parce que je <strong>de</strong>scendais:: j'ai dit <strong>du</strong> CDI elle m'a dit bon ça va /<br />
(17) Blague : présent. Conversation familiale, Pierre :<br />
— j'en ai une alors:: c'est un gars il dit à un autre: je vais vous raconter une blague belge alors:: l'autre il<br />
lui dit mais:: je:: je suis belge / alors il y dit c'est pas grave je parlerai lentement (rire)<br />
Pourquoi trouve-t-on, selon le genre discursif, le seul passé composé, l'alternance passé composé/ présent,<br />
le seul présent ?<br />
Le présent, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son absence <strong>de</strong> marque morphologique — au mieux peut-on parler d'un morphème<br />
zéro <strong>du</strong> présent — est une forme non temporelle, à savoir qu'en lui-même il n'actualise pas le procès dans<br />
le temps (conçu comme division en époques présente, passée et future). C'est le cotexte et le contexte, et<br />
eux seuls, qui localisent temporellement un énoncé au présent.<br />
Le passé composé, comme nous l’avons vu, n’actualise pas non plus, en lui-même, le procès dans le temps.<br />
Mais son instruction aspectuelle [+ extension] <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un point ultérieur, point qui par défaut peut être<br />
le temps d’énonciation : alors les événements actualisés au PC apparaissent comme inscrits dans la réalité<br />
<strong>du</strong> passé.<br />
Cette différence <strong>de</strong> fonctionnement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux formes verbales, permet <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> leur usage<br />
selon les genres discursifs.<br />
La narration d'un événement suscite une représentation tant chez le locuteur que chez ses interlocuteurs :
— avec le passé composé, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> l’adossement <strong>de</strong> ce temps, dans ce contexte, au moment <strong>de</strong> la<br />
parole, la représentation <strong>de</strong> l'événement apparaît comme inscrite en réalité temporelle dans le passé, et<br />
donc tout simplement inscrite en réalité. Le passé composé dit qu'il y a un référent, dans la réalité<br />
historique extérieure au discours, qui correspond à l'événement raconté : cela s'est bien passé. Et ce passé,<br />
<strong>de</strong> s'énoncer à partir <strong>du</strong> nunc, pèse <strong>de</strong> tout son poids sur lui.<br />
— avec le présent, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> la valeur prétemporelle <strong>de</strong> cette forme, cette représentation n'est pas<br />
inscrite en réalité temporelle, pas plus dans le passé que dans une autre époque, et donc tout simplement<br />
n'est pas inscrite en réalité : la représentation n'est pas à rapporter à un référent. Le présent suspend la<br />
pertinence <strong>de</strong> la question : cela s'est-il passé ? Et cet événement, <strong>de</strong> n'être pas inscrit en réalité, ne saurait<br />
peser d'aucun poids sur le nunc.<br />
A partir <strong>de</strong> cette analyse, il me semble pouvoir expliquer les corrélations formes verbo-temporelles /<br />
genres <strong>du</strong> discours précé<strong>de</strong>mment décrites.<br />
1. Corrélation exclusive blague / présent : la blague raconte un événement mais ne prétend en rien<br />
que cet événement se soit passé. La seule forme verbale <strong>de</strong> l'indicatif permettant <strong>de</strong> suspendre l'inscription<br />
en réalité est le présent. On comprend que ce soit le seul temps <strong>de</strong>s propositions tant narratives que non<br />
narratives : un passé composé dans celles-là, un imparfait dans celles-ci, et voilà l'événement qui tend à<br />
s'inscrire en réalité, et le récit qui sort <strong>de</strong>s cadres discursifs <strong>de</strong> la blague.<br />
2. Corrélation quasi exclusive témoignage / passé composé (pour les propositions narratives) : le<br />
témoignage a pour fonction <strong>de</strong> dire que l'événement raconté s'est bien passé ainsi dans la réalité, et que<br />
cette réalité passée a <strong>de</strong>s conséquences présentes. Le passé composé contribue à inscrire l'événement dans<br />
la réalité temporelle <strong>du</strong> passé et trace une continuité entre ce passé et le nunc.<br />
3. Corrélation récit conversationnel / passé composé, présent (pour les propositions<br />
narratives) : ce genre présuppose la réalité <strong>de</strong> l'événement. Il peut donc l'expliciter par le passé composé,<br />
mais n'est pas tenu <strong>de</strong> le faire systématiquement (le passé composé alterne avec le présent). Il peut même<br />
se passer <strong>de</strong> le faire : le passé composé s'efface alors <strong>de</strong>vant le seul présent (occurrences (10)). Mais<br />
pourquoi précisément le présent ? Cette forme se justifie, complémentairement, (i) par ce qu'elle<br />
n'empêche pas, (ii) par ce qu'elle permet :<br />
(i) le présent, s'il ne réalise pas l'inscription en réalité, ne l'interdit pas. De sorte qu'un<br />
récit conversationnel, comme nous l'avons vu, ne transgresse pas ses cadres discursifs <strong>de</strong> s'actualiser à ce<br />
seul temps. La présupposition <strong>de</strong> l'inscription en réalité se marque ailleurs. P. ex., dans le cas <strong>de</strong><br />
l'occurrence (10) que je rappelle,<br />
(10)<br />
— eh papa tu sais quoi ? la chienne là tout à l'heure elle arrive sur le tapis comme ça ((Pierre, sur ledit<br />
tapis, mime la scène)) elle pisse / non mais:: elle est folle cette chienne (rire)<br />
c'est la locution temporelle tout à l'heure, ainsi que l'article défini <strong>de</strong>vant la première occurrence <strong>de</strong>s noms<br />
(la chienne, le tapis) qui, articulant aux interlocuteurs, la réalisent.<br />
(ii) l'emploi <strong>du</strong> présent est d'un coût cognitif inférieur à celui <strong>du</strong> passé composé.<br />
Morphologiquement : le présent, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son absence <strong>de</strong> signifiant, se réalise plus facilement que le<br />
passé composé. En termes d'actualisation (Barbéris, Bres et Siblot 1998) : le présent en tant que forme<br />
prétemporelle s'actualise systémiquement avant les formes temporelles qui con<strong>du</strong>isent la représentation<br />
<strong>de</strong> l'image-temps à son terme : il réalise une économie <strong>de</strong> temps opératif. Enfin et surtout : ce gain est<br />
particulièrement sensible lorsque les formes se présentent en séries : une suite <strong>de</strong> propositions narratives<br />
au passé composé, dans la mesure où cette forme s'énonce à partir <strong>du</strong> nunc, oblige le narrateur à revenir,<br />
après la réalisation <strong>de</strong> chaque occurrence, au lieu <strong>du</strong> nunc afin d'actualiser la suivante. C'est, me semble-til,<br />
ce mouvement d'aller-retour qui est à l'origine <strong>de</strong> l'effet discursif fréquemment associé à une série <strong>de</strong><br />
passés composés : isolement <strong>de</strong> chaque procès, lour<strong>de</strong>ur, impropriété relative à la narration. Rien <strong>de</strong> tel<br />
avec une suite <strong>de</strong> propositions narratives au présent : le narrateur enchaîne l'actualisation <strong>de</strong> chaque<br />
occurrence à la précé<strong>de</strong>nte sans avoir à effectuer un détour obligé par le nunc, en restant au seul niveau<br />
<strong>de</strong> l'événement narré. Ce qui pro<strong>du</strong>it, au niveau résultatif <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> discours, une impression <strong>de</strong> lié<br />
dans le mouvement narratif, <strong>de</strong> suite, <strong>de</strong> légèreté.<br />
Cette différence <strong>de</strong> dépense cognitive, tenant à la l'inscription en réalité temporelle ou à sa suspension, est<br />
très certainement à l'origine <strong>de</strong> la variation sociolinguistique suivante : l'emploi <strong>du</strong> passé composé<br />
apparaît comme plus soutenu que celui <strong>du</strong> présent. Le récit conversationnel, en interaction formelle,<br />
privilégie le passé composé ; en interaction familière, le présent.<br />
Notre hypothèse rend compte <strong>de</strong> l’emploi quasi exclusif <strong>du</strong> PC dans le témoignage, <strong>de</strong> l’emploi exclusif <strong>du</strong><br />
PR dans la blague, <strong>de</strong> la possibilité d’user <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux temps, et <strong>de</strong> les faire alterner dans le ROC. Elle
explique également le fait suivant : il est extrêmement fréquent qu’un récit conversationnel narré au PR<br />
actualise le ou les <strong>de</strong>rnier(s) procès <strong>de</strong> la diégèse au PC. C’est notamment le cas dans (1) :<br />
(1) Conversation familiale. Un chasseur raconte, au cours <strong>du</strong> repas <strong>de</strong> midi :<br />
oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / Verre marche à plein lit / je tire une grive elle va pas se tomber j'y<br />
coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai<br />
ramassée eh / je l'ai récupérée <strong>de</strong> justesse<br />
Le PR narratif (tire < coupe < va tomber) cè<strong>de</strong> la place au PC (ai ramassée, ai récupérée). Pour quelle<br />
raison ? Nous avancerons que le récit rétrospectif au PR s’offre le luxe <strong>de</strong> débrayer, le temps <strong>de</strong> la diégèse,<br />
<strong>de</strong> la temporalité <strong>de</strong> l’interaction. Le PC, parce qu’il s’appuie sur le temps <strong>de</strong> l’énonciation pour poser<br />
résultativement l’événement comme passé, prépare le retour à la situation d’interaction, l’embrayage sur<br />
le hic et nunc <strong>de</strong> la conversation.<br />
Conclusion<br />
Nous avons vu que le ROC était composé <strong>de</strong> propositions narratives et <strong>de</strong> propositions non narratives.<br />
Cette distinction se tra<strong>du</strong>it au niveau <strong>du</strong> temps verbal : les procès <strong>de</strong>s PN sont actualisés au PR et / ou au<br />
PC, qui permettent <strong>de</strong> signifier <strong>de</strong>s faits en relation <strong>de</strong> progression et situés dans le passé ; les procès <strong>de</strong>s<br />
propositions non narratives sont actualisées (principalement) à l’imparfait qui permet <strong>de</strong> signifier qu’un<br />
événement passé est situé à l’arrière-plan et inclut un ou plusieurs procès <strong>du</strong> premier plan.<br />
Chapitre VII Récit et temps verbaux<br />
Je développe l’analyse <strong>de</strong>s temps verbaux dans le récit oral conversationnel par un article consacré à cette<br />
question.<br />
Article à paraître dans la revue Chronos, Amsterdam.<br />
J’ai tué un lapin… De quelques questions liées aux temps verbaux dans le récit oral<br />
conversationnel<br />
Relèvent <strong>de</strong> la narration orale différents genres, dont le récit oral conversationnel (désormais<br />
ROC), sur lequel portera la présente étu<strong>de</strong>. On s’intéressera à la façon dont les temps verbaux<br />
participent à la pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> ROC. Après avoir défini ce genre et sa textualité, on analysera<br />
les liens entre types <strong>de</strong> proposition et temps verbal, très précisément les affinités entre<br />
propositions narratives, présent et passé composé d’une part ; et propositions non narratives et<br />
imparfait d’autre part.<br />
1. Du récit oral conversationnel<br />
1.1. Le genre <strong>du</strong> ROC<br />
Le ROC est un genre narratif, que l’on trouve enchâssé dans les interactions verbales <strong>de</strong> la<br />
conversation – il y a <strong>de</strong>s stratégies pour entrer en récit comme pour en sortir –, et qui se<br />
pro<strong>du</strong>it entre pairs. Il consiste en la mise en intrigue d’un événement passé <strong>de</strong>vant lequel le<br />
savoir <strong>de</strong>s interlocuteurs est inégalement réparti : le narrateur sait (il a assisté / participé à<br />
l’événement, ou on le lui a raconté) ; les narrataires – ou à tout le moins l’un d’entre eux – ne<br />
savent pas. Les <strong>de</strong>ux ROC sur lesquels se fon<strong>de</strong>nt mon étu<strong>de</strong> – et que j’ai choisis parmi trois<br />
cents autres pour leur représentativité – ont été pro<strong>du</strong>its dans le cadre d’une conversation<br />
familiale qui accompagne un repas dominical réunissant huit interlocuteurs <strong>de</strong> trois<br />
générations. Seuls trois d’entre eux apparaissent sur ces plages ; ils sont désignés par les<br />
lettres A (grand-oncle, 70 ans, chasseur) ; B (père, 45 ans), et C (fils <strong>de</strong> B, 7 ans). Ces récits
sont transcrits en propositions selon le modèle <strong>de</strong> Labov (1978, 1997). Les italiques notent les<br />
propositions narratives ; les caractères droits, les propositions non narratives (cf. infra 2.1).<br />
(1) La grive : auto-sélection <strong>du</strong> locuteur A :<br />
20A 1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …<br />
21C 2. est-ce que les taureaux xxx<br />
3. Vaire 2 il marche /<br />
4. je tire une grive<br />
5. elle va pas se tomber<br />
6. j’y coupe l'aile<br />
7. elle va tomber dans l'eau /<br />
8. oh Vaire marchait eh /<br />
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
10. je l'ai sortie <strong>de</strong> justesse<br />
22B 11. tu l’as eue ?<br />
23A 12. oui<br />
(2) Le premier lapin : auto-sélection <strong>du</strong> locuteur A sur un léger chevauchement (5B/6A)<br />
5B et Eric cette année il va à l'école / on l'amène que le matin parce que l'après-midi il dort xxxx<br />
6A 1. vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs /<br />
2. tu l'as pas connu toi les frères xxx <strong>de</strong> Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand<br />
3. bon eh ben si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave<br />
4. Gustave moi :::<br />
5. mais euh Fernand c’était un père <strong>de</strong> famille<br />
6. il avait per<strong>du</strong> sa femme<br />
7. il était veuf tout jeune<br />
8. et alors je me souviens <strong>de</strong> quelque chose<br />
9. il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas<br />
10. et il voit un lapin au gîte<br />
11. il me charge la carabine<br />
12. et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues »<br />
13. bé je sais pas quel âge j'avais<br />
14. je sais pas<br />
15. j'avais pas dix ans quelque chose comme ça<br />
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
17. et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie<br />
18. quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand ca<strong>de</strong> je le vois comme si c’était hier<br />
19. et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça<br />
20. tu te rends compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça<br />
7C 21. tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse <strong>de</strong> papy /<br />
22. ben on met un bout <strong>de</strong> bois<br />
23. et <strong>de</strong>dans<br />
24. et et la caisse on la fait tenir /<br />
25. et <strong>de</strong>dans on met à manger /<br />
26. après y a le merle qui vient /<br />
27. et après chlac!<br />
28. on enlève le bâton avec une ficelle<br />
29. et après il tombe<br />
30. et après xxx<br />
8B 31. voilà t’as compris le piège<br />
9C 32. on peut toujours l’essayer<br />
2 Nom d’une petite rivière locale. « Vaire marche » a le sens <strong>de</strong> ‘la rivière coule’.
1.2. Textualité narrative<br />
Comme les autres genres narratifs (témoignage, blague, <strong>de</strong>scription d’action, conte, etc.), le<br />
ROC se développe selon un type <strong>de</strong> textualité qui peut être défini par les <strong>de</strong>ux<br />
éléments interdépendants suivants : (i) les plans (cf. notamment Reinhart 1986), (ii) les<br />
relations <strong>de</strong> progression et d’inclusion.<br />
(i) On distingue le premier plan, formé <strong>de</strong> propositions narratives, <strong>de</strong> l’arrière-plan, formé <strong>de</strong><br />
propositions non narratives. La distinction entre les <strong>de</strong>ux types se fait par le test <strong>du</strong><br />
déplacement : l’ordre <strong>de</strong>s propositions narratives est fixe (Labov 1978), à la différence <strong>de</strong>s<br />
propositions non narratives 3 qui peuvent être déplacées dans le texte sans que cela entraîne <strong>de</strong><br />
changement <strong>de</strong> sens. Soit dans R1 :<br />
6. j'y coupe l'aile<br />
7. elle va tomber dans l'eau /<br />
8. oh Vaire marchait eh /<br />
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
P 6, 7, et 9 sont narratives parce qu’on ne saurait permuter leur ordre, alors que P8 est<br />
non narrative parce qu’elle peut être « remontée » avant P6 ou avant P7, ou « <strong>de</strong>scen<strong>du</strong>e »<br />
après P9, sans (gran<strong>de</strong>) variation <strong>de</strong> sens.<br />
Les propositions narratives sont obligatoires : sans au minimum <strong>de</strong>ux d’entre elles, pas<br />
<strong>de</strong> textualité narrative et donc pas <strong>de</strong> récit ; les propositions non narratives sont facultatives.<br />
La blague p. ex. ne comporte le plus souvent pas <strong>de</strong> proposition non narrative, et donc pas<br />
d’arrière-plan.<br />
(ii) La distinction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> propositions qui structurent la textualité narrative en<br />
premier plan et arrière-plan tient à la différence <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> discours qui les lient entre<br />
elles. On sait que la SDRT (Segmented Discourse Representation Theory, Asher 1993,<br />
Lascari<strong>de</strong>s et Asher 1993, Asher et al. 1995) distingue entre autres les relations <strong>de</strong> narration,<br />
élaboration, background, etc. Je préfère signifier les relations <strong>de</strong> discours en termes purement<br />
temporels, et propose (Bres 2001) <strong>de</strong> discerner cinq grands types <strong>de</strong> relations : la progression<br />
(sans inclusion) [x < y], l’inclusion [x y], la régression [x > y], la simultanéité [x = y], la<br />
composition (x < y (y1y y <br />
Les propositions narratives <strong>du</strong> premier plan sont reliées entre elles principalement par<br />
la relation <strong>de</strong> progression (sans inclusion), ce qui rend compte <strong>de</strong> leur ordre fixe ; et très<br />
secondairement par les relations <strong>de</strong> simultanéité ou <strong>de</strong> composition. Je ne considérerai ici que<br />
la première, c’est-à-dire la progression.<br />
Les propositions non narratives <strong>de</strong> l’arrière-plan sont reliées aux propositions<br />
narratives principalement par la relation d’inclusion ; et secondairement par les relations <strong>de</strong><br />
régression, <strong>de</strong> simultanéité et <strong>de</strong> composition 4 . Je ne considérerai également ici que la<br />
première, à savoir l’inclusion.<br />
La relation <strong>de</strong> progression (sans inclusion) est définitoire <strong>de</strong> la textualité narrative :<br />
sans progression entre au minimum <strong>de</strong>ux propositions narratives (référant à <strong>de</strong>ux<br />
événements), pas <strong>de</strong> récit… et complémentairement : <strong>de</strong>ux propositions narratives suffisent à<br />
construire un récit, comme dans l’exemple célèbre analysé par Sacks (1974) :<br />
1. the baby cried<br />
2. the mummy picked it up<br />
3<br />
Labov 1978 distingue plus précisément entre propositions <strong>de</strong> déplacement limité / <strong>de</strong> déplacement libre ; je les regroupe<br />
sous l’appellation <strong>de</strong> « non narratives ».<br />
4<br />
Voire <strong>de</strong> progression, mais enchâssée dans la régression, dans les cas d’analepse <strong>de</strong> quelque ampleur.
Le ROC est un genre textuel relevant <strong>de</strong> la narration : il se compose <strong>de</strong> propositions<br />
narratives, en relation principalement <strong>de</strong> progression, <strong>de</strong>ssinant un premier plan ; et <strong>de</strong><br />
propositions non narratives, en relation principalement d’inclusion, <strong>de</strong>ssinant l’arrière-plan.<br />
2. ROC, temps verbaux et type <strong>de</strong> proposition<br />
Fort <strong>de</strong> cette définition <strong>du</strong> genre textuel <strong>du</strong> ROC et <strong>de</strong> sa textualité, on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra quel rôle<br />
jouent les temps verbaux. En français, mais cela vaut pour les langues romanes dans leur<br />
ensemble, et pour bien d’autres langues, les temps verbaux <strong>de</strong> l’indicatif servent à construire<br />
très finement ce type <strong>de</strong> textualité 5 .<br />
2.1. Type <strong>de</strong> proposition et temps verbal<br />
On partira d’une première évi<strong>de</strong>nce : l’actualisation <strong>de</strong>s procès se fait selon le type <strong>de</strong><br />
proposition :<br />
- les propositions narratives sont au présent (PR) et au passé composé (PC), et bien<br />
plus rarement, à l’imparfait, ou au plus-que-parfait ; on ne travaillera ici que sur les<br />
propositions narratives au PR et au PC ;<br />
- les propositions non narratives sont le plus souvent à l’imparfait (IMP) et<br />
secondairement au plus-que-parfait (PQP).<br />
Tableau <strong>de</strong> la répartition <strong>de</strong>s temps verbaux dans le corpus selon le type <strong>de</strong> proposition<br />
Propositions narratives propositions non narratives<br />
Présent récit 1 : 4 oc.(P 4-7) récit 1 : 1 oc.(P 1)<br />
récit 2 : 3 oc.(P 10-12) récit 2 : Ø<br />
Passé composé récit 1 : 2 oc (P 9-10) récit 1 : Ø<br />
récit 2 : 1 oc.(P 16) récit 2 : Ø<br />
Imparfait récit 1 : Ø récit 1 : 1 oc. (P 8)<br />
récit 2 : Ø récit 2 : 3 oc. (P 5, 7, 15)<br />
Plus-que-parfait récit 1 : Ø récit 1 : Ø<br />
récit 2 : Ø récit 2 : 2 oc. (P 6, 9)<br />
Il apparaît, si l’on fait le total <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux récits, que sur les 10 propositions narratives,<br />
7 sont au PR et 3 au PC ; et que sur les 7 propositions non narratives, 4 sont à IMP, 2 au<br />
PQP, et 1 au PR. Qu’est-ce qui explique cette affinité entre type <strong>de</strong> proposition et temps<br />
verbal ?<br />
2.2. Propositions narratives <strong>du</strong> premier plan, présent et passé composé<br />
Notre hypothèse est que, quel que soit le type <strong>de</strong> textualité, le discours qui forme le contexte<br />
<strong>de</strong>s temps verbaux <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que les procès soient actualisés <strong>de</strong> telle ou telle façon. Cette<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, lors <strong>de</strong> la mise en discours, entre en interaction plus ou moins concordante avec<br />
5 Qui peut cependant exister sans eux, notamment dans les propositions averbales.
l’offre <strong>de</strong>s instructions aspectuo-temporelles <strong>de</strong>s temps verbaux par lesquelles on peut les<br />
définir (Barceló et Bres 2006). L’affinité entre propositions narratives et PR, PC dans le ROC<br />
tient à la concordance plus ou moins forte <strong>de</strong> cette interaction, qui a une dimension<br />
aspectuelle et une dimension temporelle.<br />
2.2.1. Dimension aspectuelle<br />
Qu’implique aspectuellement la relation <strong>de</strong> progression ? Reprenons un fragment <strong>du</strong> récit 1 :<br />
10. et il voit un lapin au gîte<br />
11. il me charge la carabine<br />
12. et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues »<br />
[…]<br />
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
Dans ce fragment narratif, on a quatre propositions narratives, dont l’ordre successif<br />
dans le texte (re)pro<strong>du</strong>it l’ordre progressif <strong>de</strong>s événements. Soit en mettant les procès à<br />
l’infinitif :<br />
[voir un lapin < charger la carabine < dire < tuer un lapin]<br />
Cognitivement, la relation <strong>de</strong> progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le<br />
temps interne <strong>du</strong> premier procès x <strong>de</strong> sa borne initiale (A) à sa borne terminale (B), et à passer<br />
<strong>de</strong> celle-ci à la borne initiale <strong>du</strong> second procès y (A’) ; à parcourir le temps interne <strong>de</strong> ce<br />
second procès <strong>de</strong> sa borne initiale à sa borne terminale (B’), et à passer <strong>de</strong> celle-ci à la borne<br />
initiale <strong>du</strong> troisième procès z (A’’), et ainsi <strong>de</strong> suite. Soit :<br />
A B A’ B’ A” B”<br />
II < II < II < …<br />
x y z<br />
→ → → → →<br />
voir < charger < dire<br />
figure 1<br />
Cette relation <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que le temps interne <strong>de</strong>s procès soit actualisé (i) en tension<br />
(fig. 2), ce qui permet <strong>de</strong> le parcourir <strong>de</strong> sa borne initiale A à sa borne terminale B ; et (ii) en<br />
inci<strong>de</strong>nce, ce qui donne à voir les clôtures initiale et finale sur lesquelles se fait la progression<br />
d’un procès à l’autre.<br />
A tension B extension<br />
II<br />
voir avoir vu<br />
figure 2<br />
Les formes simples représentent le temps interne <strong>de</strong>s procès en tension ; les formes<br />
composées le représentent en extension. La distinction [+ inci<strong>de</strong>nce] / [- inci<strong>de</strong>nce] peut être<br />
reformulée par la distinction global /sécant, <strong>de</strong> circulation plus large. Dans Barceló et Bres<br />
2006, nous avons défini le PR et le PC par les instructions suivantes :<br />
instruction temporelle instructions aspectuelles
présent [+ neutre] [+ tension], [ inci<strong>de</strong>nce]<br />
passé composé : [+ neutre] [+ extension], [ inci<strong>de</strong>nce]<br />
Nous analyserons successivement l’interaction entre la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aspectuelle <strong>de</strong> la<br />
relation <strong>de</strong> progression et l’offre aspectuelle <strong>du</strong> PR, puis celle <strong>du</strong> PC.<br />
a) le présent<br />
L’offre aspectuelle [+ tension], [ inci<strong>de</strong>nce] <strong>du</strong> PR comble la double <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> la relation<br />
cotextuelle <strong>de</strong> progression : il représente le temps interne (i) en tension, comme toutes les<br />
formes simples ; et (ii), <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> sa neutralité au regard <strong>de</strong> la distinction global /sécant, il<br />
peut parfaitement donner à voir le temps interne <strong>du</strong> procès <strong>de</strong> sa borne initiale jusqu’à sa<br />
borne terminale :<br />
b) le PC<br />
A B A’ B’ A” B”<br />
II < II < II < …<br />
→ → → → →<br />
voit < charge < dit<br />
figure 3<br />
De par sa morphologie, le PC saisit le temps interne AB <strong>du</strong> procès sur sa borne terminale<br />
B, à partir <strong>de</strong> laquelle suivant le contexte, peut être donné à voir l’au-<strong>de</strong>là <strong>du</strong> procès, sa partie<br />
extensive (effet <strong>de</strong> sens d’état résultant) et / ou l’entier <strong>du</strong> procès lui-même (effet <strong>de</strong> sens<br />
d’événement) (Bres 2007). C’est ce second effet <strong>de</strong> sens qui est actualisé en proposition<br />
narrative.<br />
Le PC permet donc la relation <strong>de</strong> progression (représentation globale <strong>du</strong> procès), mais<br />
moins bien que le PR : au lieu <strong>de</strong> saisir le temps interne <strong>du</strong> procès globalement à partir <strong>de</strong> sa<br />
borne initiale, il le saisit globalement à partir <strong>de</strong> sa borne terminale :<br />
A B A’ B’ A” B”<br />
II < II < II < …<br />
→ → → → →<br />
a vu a chargé a dit<br />
figure 4<br />
Il y a là une légère discordance cognitive, qui fait que, à la différence <strong>du</strong> PR, le PC<br />
n’est pas aspectuellement un temps narratif parfait. Ce que signalent différents faits : à<br />
l’exception notable <strong>de</strong> L’Etranger <strong>de</strong> Camus, on ne dispose pas <strong>de</strong> récit littéraire <strong>de</strong> quelque<br />
ampleur usant pour le premier plan <strong>du</strong> seul 6 PC 7 ; le récit <strong>de</strong> presse d’autre part fait souvent<br />
alterner, pour les événements <strong>du</strong> premier plan, PC, PR, PS et IMP (« narratif ») ; et le ROC<br />
zappe allègrement <strong>du</strong> PC au PR… Comme si le PC, alors qu’il concurrence le PS <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
siècles et qu’il a nettement pris l’avantage sur lui, ne parvenait pas à assumer pleinement le<br />
rôle <strong>de</strong> temps narratif.<br />
6 On sait que ce roman lui-même comporte quelques PS.<br />
7 A la différence <strong>de</strong> ce qui se passe p. ex. dans une langue comme le catalan, qui a développé un temps <strong>de</strong> l’époque passée<br />
formé sur l’auxiliaire aller (vaig venir : ‘je vais venir’) parfaitement adapté à la relation <strong>de</strong> progression, ce qui rend<br />
compte <strong>de</strong> son usage quasi exclusif dans la narration (Bres et Barceló 2007).
2.2.2. Dimension temporelle<br />
Nous l’avons dit lors <strong>de</strong> la définition initiale : le ROC narre un événement passé. Deman<strong>de</strong>-til<br />
pour autant que le procès soit à un temps <strong>du</strong> passé ? Si tel était le cas, alors le PR, et dans<br />
une moindre mesure le PC (cf. infra), seraient, dans notre optique, inadéquats, puisque nous<br />
posons que ces <strong>de</strong>ux temps sont, en langue, neutres temporellement, à savoir qu’ils<br />
suspen<strong>de</strong>nt l’inscription temporelle <strong>du</strong> procès en ne le situant pas par rapport à T0 (Bres 2005,<br />
2007).<br />
a) le PR<br />
Si le ROC narre un événement passé, il ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas que le temps <strong>du</strong> verbe marque cette<br />
époque, l’inscription temporelle se réalisant directement par <strong>de</strong>s circonstants, comme en R1 :<br />
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin<br />
Le circonstant ce matin, dans la mesure où l’acte <strong>de</strong> narration a lieu lors <strong>du</strong> repas <strong>de</strong><br />
midi, inscrit l’événement narré dans le passé. L’inscription temporelle peut se faire plus<br />
indirectement, par différents moyens, notamment lexicaux, comme en R2, où l’événement est<br />
d’emblée situé dans le passé par le thème <strong>du</strong> souvenir, qui convoque forcément cette époque :<br />
1. vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs /<br />
Le PR, en allègement <strong>de</strong> l’inscription temporelle effectuée par ailleurs, se charge <strong>de</strong> la<br />
seule fonction d’actualisation <strong>du</strong> procès sur la scène que construit le texte dans l’espace <strong>de</strong><br />
l’interaction. Cette analyse rend compte <strong>de</strong> ce que le PR soit le seul temps possible (avec le<br />
PC à effet d’état résultant) dans les propositions narratives <strong>du</strong> récit <strong>de</strong> blague : n’inscrivant<br />
pas dans le temps, le PR inscrit l’événement narré sur la scène que construit le récit mais pas<br />
dans la réalité référentielle, ce qui contreviendrait au statut <strong>de</strong> la blague :<br />
(3) Un matin, un homme en partant au travail croise un inconnu qui lui<br />
lance au passage :<br />
- Cocu ! Cocu ! […]<br />
b) le PC<br />
Dans <strong>de</strong>s travaux antérieurs, j’avais posé que le PC dans son emploi narratif inscrivait en luimême<br />
dans le passé (Bres 1998 : 132). Cette approche semblait en accord avec les faits<br />
textuels 8 , mais n’allait pas sans faire problème pour la théorie : si, morphologiquement, le PC<br />
est formé <strong>de</strong> l’auxiliaire (avoir ou être) au PR + participe passé, c’est-à-dire qu’il est la forme<br />
composée <strong>du</strong> PR, comment pouvait-il être – parfois seulement qui plus est – un temps <strong>du</strong><br />
passé alors que sa base morphologique est le PR, c’est-à-dire une forme définie comme neutre<br />
temporellement ? On pouvait bien sûr dire que le participe passé présupposant l’action<br />
accomplie, il y avait là matière à construire <strong>de</strong> l’antériorité. Mais outre que l’antériorité n’est<br />
pas toujours le passé, il y a <strong>de</strong>s PC associés non seulement à l’époque présente mais<br />
également à l’époque future :<br />
(4) Interaction familiale. Le père va dans la chambre <strong>du</strong> fils et lui montrant un article sur un journal :<br />
– tiens / (il lui donne l’article) dès que tu l’as lu, tu viens et on en<br />
discute<br />
L’action <strong>de</strong> lire est saisie comme accomplie dans le futur… ce qui pose <strong>de</strong> sérieux<br />
problèmes à l’approche <strong>du</strong> PC, fût-ce seulement dans son emploi narratif, en termes <strong>de</strong> temps<br />
8 Et aussi tra<strong>du</strong>ctologiques : le PC narratif – l’ « aoriste <strong>de</strong> discours » <strong>de</strong> Benveniste – se tra<strong>du</strong>it en anglais par le simple past,<br />
en espagnol par le prétérit, en catalan par le prétérit périphrastique, tous temps <strong>du</strong> passé.
<strong>du</strong> passé. Cette difficulté se voit levée par l’explication suivante : le PC, en langue, est bien<br />
neutre temporellement, mais il peut participer à la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> sens ‘passé’ en<br />
discours, pour la raison suivante : comme toutes les formes composées, le PC <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un<br />
point <strong>de</strong> référence ultérieur <strong>de</strong>puis lequel puisse se justifier la saisie <strong>du</strong> procès à partir <strong>de</strong> sa<br />
borne terminale. Dans l’ex. (4), ce point est le verbe au présent tu viens. En l’absence <strong>de</strong><br />
chaperon explicite, le PC s’appuie, par défaut, sur le T0 <strong>de</strong> l’interaction, et en interaction avec<br />
son instruction aspectuelle [+ extension] qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> saisir le temps interne sur sa borne<br />
terminale, donc comme accompli, inscrit le procès dans le passé 9 (Bres 2007). C’est cet<br />
emploi qui se réalise dans les propositions narratives au PC.<br />
Mettons en parallèle les <strong>de</strong>ux dimensions aspectuelle et temporelle. Le ROC <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
que les procès <strong>de</strong>s propositions narratives soient aspectuellement représentés en tension et en<br />
inci<strong>de</strong>nce, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> progression ; et temporellement, que l’événement puisse<br />
être situé dans le passé. Le candidat idéal serait le PS… mais énonciativement (Benveniste<br />
1959), il ne peut apporter ses services. On trouve donc le PR et le PC :<br />
- aspectuellement : le PR est un excellent temps narratif, le PC est un médiocre temps narratif,<br />
<strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son instruction [+ extension] ;<br />
- temporellement : Le PR suspend l’inscription (ce qui ne veut pas dire qu’il l’empêche, ou<br />
s’oppose à elle) en réalité, le PC réalise contextuellement l’inscription dans la réalité <strong>du</strong><br />
passé… <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son instruction [+ extension]. Tous <strong>de</strong>ux sont d’excellents candidats, mais<br />
avec <strong>de</strong>s atouts différents, qui expliquent les quatre faits suivants :<br />
a) Le témoignage, la blague et la <strong>de</strong>scription d’action, autres genres narratifs oraux, usent <strong>de</strong><br />
ces <strong>de</strong>ux temps <strong>de</strong> façon fort différente. Le témoignage, qui entend apporter la preuve que ce<br />
qui est raconté correspond bien à ce qui s’est passé, use dans ses propositions narratives <strong>du</strong><br />
seul PC, qui inscrit dans la réalité passée, comme p. ex. dans (5) :<br />
(5) (une femme est interviewée à la suite d’un incendie dans sa rue, Journal télévisé mars 2007)<br />
alors j’ai enten<strong>du</strong> une grand bruit comme une explosion quoi<br />
j’ai regardé par ma fenêtre<br />
j’ai vu <strong>de</strong> la fumée qui sortait là-bas<br />
vite j’ai appelé les pompiers<br />
A l’inverse, nous venons <strong>de</strong> le voir, la blague use <strong>du</strong> seul PR. Le PC peut apparaître,<br />
mais en proposition non narrative, et associé à l’effet <strong>de</strong> sens d’état résultant, non à celui <strong>de</strong><br />
temps <strong>du</strong> passé :<br />
(6) Un pochard, complètement soûl, rentre chez lui et il traîne avec lui un autre ivrogne, qu’il a ramassé dans la rue.<br />
[…]<br />
a ramassé signale seulement l’antériorité <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> ramasser par rapport à celui <strong>de</strong> traîner.<br />
Les propositions narratives <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription d’action sont pareillement uniquement au<br />
PR, comme dans cette occurrence qui suit R2 :<br />
(7) (un enfant <strong>de</strong> 7 ans enchaîne sur le récit <strong>de</strong> chasse <strong>du</strong> grand-oncle par la <strong>de</strong>scription d’action suivante, qui relève <strong>de</strong><br />
ce même thème)<br />
7C 21. tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse <strong>de</strong> papy /<br />
22 ben on met un bout <strong>de</strong> bois<br />
23. et <strong>de</strong>dans<br />
24. et et la caisse on la fait tenir /<br />
25. et <strong>de</strong>dans on met à manger /<br />
9 Le remplacement diachronique, pour l’expression <strong>de</strong> faits passés, <strong>de</strong> la forme simple <strong>du</strong> prétérit par une forme composée<br />
construite sur le présent n’est pas, comme on le sait, un phénomène seulement français : il affecte à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers<br />
d’autres langues romanes, et même actuellement certaines variétés <strong>de</strong>s langues germaniques.
26. après y a le merle qui vient /<br />
27. et après chlac!<br />
28. on enlève le bâton avec une ficelle<br />
29. et après il tombe<br />
30. et après xxx<br />
User <strong>du</strong> PC serait inscrire l’événement dans la réalité effective passée ; le PR<br />
s’accor<strong>de</strong>, lui, à la potentialité <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription d’action (cf. P.21 : « tu sais ce qu’on peut<br />
faire »).<br />
b) Si le témoignage use <strong>du</strong> seul PC, et la blague et la <strong>de</strong>scription d’action <strong>du</strong> seul PR, le ROC<br />
fait le plus souvent alterner les <strong>de</strong>ux. Ce fait, qui se manifeste dans <strong>de</strong> nombreuses langues, a<br />
suscité diverses explications (notamment pour l’anglais : Wolfson 1979, Schiffrin 1981 ; pour<br />
le français, Bres 1998)… L’essentiel me semble être que (i) aspectuellement, le PR, en tant<br />
que forme tensive, s’accor<strong>de</strong> mieux à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> progression que le PC,<br />
forme extensive ; et (ii), temporellement, le PR correspond à un allègement <strong>de</strong> l’inscription <strong>de</strong><br />
l’événement en réalité temporelle passée, le PC à son soulignement. En zappant <strong>de</strong> l’un à<br />
l’autre temps, le narrateur passe <strong>du</strong> seul plaisir <strong>de</strong> raconter au désir <strong>de</strong> dire que « ça s’est bien<br />
passé comme ça », l’équilibre entre cette double fonction, constitutive <strong>du</strong> ROC, pouvant<br />
pencher <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> témoignage si le taux <strong>de</strong> PC <strong>de</strong>vient dominant, ou <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> récit pour le<br />
plaisir interactif <strong>de</strong> raconter si le taux <strong>de</strong> PR l’emporte. Dans les <strong>de</strong>ux récits retenus pour cette<br />
étu<strong>de</strong>, la balance penche <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> PR : 7 propositions narratives sont au PR, 3 au PC : le<br />
narrateur, lors <strong>du</strong> repas dominical <strong>de</strong> famille, raconte surtout pour le plaisir : le sien, et celui<br />
<strong>de</strong> ses narrataires…<br />
c) Ce rapport différent <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux temps à l’inscription temporelle dans le passé rend compte<br />
également <strong>de</strong> la valeur sociolinguistique à laquelle chacun peut être associé : le PR, parce<br />
qu’il allège ladite inscription, sera plutôt lié à la familiarité <strong>de</strong> l’interaction narrative ; le PC,<br />
parce qu’il la souligne, sera plutôt lié à sa formalité.<br />
d) Cette différence dans l’inscription en réalité temporelle permet <strong>de</strong> rendre compte d’un fait<br />
massif, qui semble-t-il a échappé à la sagacité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scripteurs : le zapping <strong>du</strong> PR au PC dans<br />
la ou les <strong>de</strong>rnières propositions narratives. Ainsi R1 et R2, qui jusqu’alors ont actualisé les<br />
procès <strong>du</strong> premier plan au PR, usent tous <strong>de</strong>ux <strong>du</strong> PC pour conclure la résolution :<br />
R1 9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
10. je l'ai sortie <strong>de</strong> justesse<br />
R2 16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
Les PR précé<strong>de</strong>nts n’ont pas inscrit dans la réalité <strong>du</strong> passé, c’est-à-dire n’ont pas situé<br />
l’événement par rapport à T0. On arrive à la fin <strong>de</strong> la partie narrative (fin <strong>de</strong> la résolution), où<br />
le récit va s’achever, et via (ou non) une coda, revenir à T0. Actualiser le / les <strong>de</strong>rniers procès<br />
au PC, c’est presque sortir <strong>de</strong> la bulle narrative suspen<strong>du</strong>e temporellement, pour, en inscrivant<br />
dans le passé, inscrire dans le temps, et préparer le retour à T0. On notera que dans R2, après le<br />
PC <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière proposition narrative, on reprend pied dans la temporalité :<br />
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
17. et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie<br />
18. quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand ca<strong>de</strong> je le vois comme si c'était hier ça<br />
19. et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça<br />
20. tu te rends compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça<br />
Futur (P 17), présent itératif (P.18), etc., jusqu’au présent <strong>de</strong> l’interaction : « tu te<br />
rends compte » (P.20).
Ce rôle <strong>de</strong> passeur <strong>du</strong> PC entre le temps suspen<strong>du</strong> <strong>du</strong> PR narratif, et le temps bien réel<br />
<strong>de</strong> l’interaction, on en a, me semble-t-il, une autre marque dans l’actualisateur nominal un :<br />
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la cohérence anaphorique, on <strong>de</strong>vrait avoir un article défini ou un<br />
démonstratif : « il voit un lapin » > « j’ai tué le / ce lapin »… et non l’indéfini un.<br />
Incorrection ? Oh que non, mais via l’évaluation <strong>de</strong>s P13-P15 :<br />
13. bé je sais pas quel âge j'avais<br />
14. je sais pas<br />
15. j'avais pas dix ans quelque chose comme ça<br />
le narrateur n’est plus tout à fait dans la temporalité narrative passée, il fait déjà le bilan à T0,<br />
un bilan qui n’a pas à se situer forcément dans la cohérence anaphorique <strong>du</strong> récit qui le<br />
précè<strong>de</strong>. Le PC ai tué, en interaction avec ce cotexte, pro<strong>du</strong>it tout autant l’effet <strong>de</strong> sens<br />
d’accompli <strong>du</strong> présent que celui d’événement passé.<br />
On le voit, PR et PC, compte tenu <strong>de</strong> la différence d’un <strong>de</strong> leurs traits aspectuels, ont<br />
<strong>de</strong>s vertus narratives différentes, qui s’avèrent dans le ROC complémentaires, ce qui explique<br />
que la plupart <strong>de</strong>s récits relevant <strong>de</strong> ce genre usent, dans <strong>de</strong>s proportions diverses, <strong>de</strong> l’une et<br />
<strong>de</strong> l’autre forme dans leurs propositions narratives.<br />
2.3. Propositions non narratives <strong>de</strong> l’arrière-plan et imparfait<br />
Rappelons que, sur les 7 propositions non narratives considérées dans R1 et R2, 4 sont à<br />
l’IMP, 2 au PQP, et 1 au PR. On s’interrogera principalement ici sur les raisons <strong>de</strong> l’affinité,<br />
entre IMP et arrière-plan. On distinguera comme précé<strong>de</strong>mment les dimensions aspectuelle et<br />
temporelle.<br />
2.3.1. Dimension aspectuelle<br />
Si le premier plan est structuré pour l’essentiel par la relation <strong>de</strong> progression, l’arrière-plan<br />
l’est par celle d’inclusion. Que signifie-t-elle cognitivement ? Que les événements <strong>du</strong> second<br />
plan incluent ceux <strong>du</strong> premier plan. Soit donc, temporellement, en prenant un fragment <strong>de</strong><br />
R1 :<br />
7. elle va tomber dans l'eau /<br />
8. oh Vaire marchait eh /<br />
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
Désactualisons les procès : soit tomber, marcher, ramasser. Nos connaissances <strong>du</strong><br />
mon<strong>de</strong> posent que le procès marcher inclut temporellement les procès tomber et ramasser : [<br />
Vaire marcher (elle, tomber) et (je, ramasser)]. Autrement dit, que l’acte x <strong>de</strong> marcher a<br />
commencé avant que n’arrivent au temps les actes y <strong>de</strong> tomber et z <strong>de</strong> ramasser (et<br />
secondairement, que ledit acte éventuellement peut se poursuivre après eux, ce qui est le cas<br />
ici).<br />
II, II<br />
(y) tomber (z) ramasser<br />
(I)(I)<br />
(x) marcher<br />
Figure 5
Pour que le temps interne <strong>de</strong> x puisse inclure le temps interne <strong>de</strong> y et celui <strong>de</strong> z, il faut<br />
trois conditions (Bres et Lauze 2007) :<br />
- la première concerne le procès lui-même : le temps impliqué par x doit être plus long que<br />
celui impliqué par y et par z. Ce fait concerne l’aspect lexical, le type <strong>de</strong> procès. C’est le cas<br />
dans notre exemple : une activité (marcher) inclut <strong>de</strong>s réalisations instantanées (tomber,<br />
ramasser) ;<br />
- les <strong>de</strong>ux autres conditions concernent l’actualisation aspectuelle par les temps verbaux.<br />
L’inclusion <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que le procès x inclusif soit représenté (i) dans son intériorité, c’est-àdire<br />
en tension ; et (ii) comme ouvert, et non borné par ses clôtures initiale et terminale, soit<br />
en non-inci<strong>de</strong>nce.<br />
L’offre <strong>de</strong> l’IMP, dont nous rappelons les instructions, est en concordance parfaite<br />
avec cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aspectuelle :<br />
instruction temporelle instructions aspectuelles<br />
imparfait [+ passé] [+ tension], [inci<strong>de</strong>nce]<br />
Si donc l’IMP est le temps <strong>de</strong>s propositions non narratives, c’est que ses instructions<br />
aspectuelles s’accor<strong>de</strong>nt parfaitement avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> issue <strong>de</strong> la relation d’inclusion qui<br />
structure pour l’essentiel le rapport entre procès <strong>du</strong> premier plan et procès <strong>de</strong> l’arrière-plan.<br />
Qu’en est-il <strong>de</strong> la dimension temporelle ?<br />
2.3.1. Dimension aspectuelle<br />
Le ROC narre un événement passé. L’IMP donnant l’instruction [+ passé] s’accor<strong>de</strong><br />
parfaitement avec cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Reste à expliquer le fait suivant : pourquoi, alors que les<br />
procès <strong>du</strong> premier plan sont souvent actualisés par une forme non temporelle comme le PR<br />
(P7), ceux <strong>de</strong> l’arrière-plan le sont-ils systématiquement par une forme temporelle comme<br />
l’IMP 10 ?<br />
7. elle va tomber dans l'eau /<br />
8. oh Vaire marchait eh (eh oui E) /<br />
Je n’ai jamais rencontré, en ROC, <strong>de</strong> proposition non narrative au PR, alors même que,<br />
<strong>de</strong> par son instruction [ inci<strong>de</strong>nce], ce temps est parfaitement apte à signifier la relation<br />
d’inclusion… sauf en P3 <strong>de</strong> R1. S’agit-il d’une exception ?<br />
20A - 1.oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin /<br />
3.Vaire il marche /<br />
4. je tire une grive<br />
6. j'y coupe l'aile<br />
7. elle va tomber dans l'eau /<br />
8. oh Vaire marchait eh<br />
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /<br />
On est en tout début <strong>du</strong> récit, après l’annonce <strong>de</strong> nouvelle (P1) et avant la première<br />
proposition narrative (P4). Le PR marche a ici un fonctionnement déictique : il est à articuler<br />
au circonstant ce matin (P1), comme au fait que l’acte <strong>de</strong> narration a lieu au cours <strong>du</strong> repas <strong>de</strong><br />
midi : il signale que le procès <strong>de</strong> marcher, qui formera le second plan <strong>de</strong> l’événement qui va<br />
être mis en récit, est toujours vali<strong>de</strong> à T0 : il articule à la temporalité <strong>de</strong> l’interaction. Ce que<br />
10 Et jamais l’inverse : je n’ai pas trouvé, dans le corpus <strong>de</strong> travail, d’occurrence dans laquelle le premier plan serait à un<br />
temps <strong>du</strong> passé, précisément au passé composé, et l’arrière-plan au présent.
confirme le fait suivant : lorsque la même indication sera reprise dans le cours <strong>du</strong> récit en P8,<br />
qu’elle formera le second plan <strong>de</strong>s propositions narratives sans articulation à T0, alors le<br />
procès sera actualisé à l’IMP : « Vaire marchait ». L’occurrence <strong>de</strong> PR dans la proposition<br />
non narrative P1 n’a donc rien d’une exception : elle vient confirmer ce fonctionnement <strong>du</strong><br />
ROC qui veut que l’IMP soit <strong>de</strong> rigueur pour l’arrière-plan.<br />
Différents auteurs, dont P. Caudal récemment (2007), posent que l’IMP, dans un récit<br />
par ailleurs au présent, permet <strong>de</strong> marquer la relation <strong>de</strong> background qui sans cela resterait à<br />
l’état implicite, ce qui pourrait engendrer <strong>de</strong>s ambiguïtés. Certes. Mais si c’était là sa fonction<br />
essentielle, comme expliquer que d’autres genres narratifs – notamment la blague - usent <strong>du</strong><br />
PR pour les propositions non narratives, sans que pour autant leur structuration en plans en<br />
soit perturbée ?.<br />
(8) C’est l’été dans les ruelles <strong>de</strong> Naples. Partout le linge et les draps pen<strong>de</strong>nt aux balcons. Tout le peuple <strong>du</strong> quartier<br />
est assis <strong>de</strong>hors, sur <strong>de</strong>s chaises et bavar<strong>de</strong> en attendant la nuit.<br />
Au 3ème étage, une jolie fille achève <strong>de</strong> se déshabiller <strong>de</strong>vant sa fenêtre ouverte. Juste en face, <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la<br />
ruelle étroite, un beau garçon s’est mis tout nu. Il se penche un peu sur sa balustra<strong>de</strong>, et il regar<strong>de</strong> la fille avec<br />
avidité. Puis tout d’un coup, il lui crie […]<br />
Les PR en gras (est, pen<strong>de</strong>nt, etc.) sont dans <strong>de</strong>s propositions non narratives ; ils<br />
incluent temporellement les PR <strong>de</strong>s propositions narratives (se penche, regar<strong>de</strong>, crie).<br />
Pourquoi le ROC ne peut-il actualiser les propositions <strong>du</strong> second plan au PR, alors<br />
même que c’est ce que doit faire la blague ? L’hypothèse <strong>du</strong> PR non temporel me semble être<br />
à même <strong>de</strong> proposer une solution acceptable, qui donne tout son sens à la différence <strong>de</strong><br />
traitement entre premier et second plan : le second plan fournit <strong>de</strong>s circonstances, qui, si<br />
besoin est, permettent d’ancrer l’événement narré <strong>du</strong> premier plan dans la réalité (spatiale,<br />
temporelle). Ces circonstances <strong>de</strong> l’arrière-plan, dans le ROC qui vise à ce que le narrataire<br />
croie que « ça c’est bien passé comme ça », seront tout naturellement actualisées à un temps<br />
<strong>du</strong> passé, pour l’essentiel l’IMP, qui fournit un ancrage temporel ; elles seront, dans le récit <strong>de</strong><br />
blague, qui a une visée contraire, actualisées non à un temps <strong>du</strong> passé mais au PR qui ne<br />
fournit pas ledit ancrage.<br />
L’IMP dans les propositions non narratives <strong>de</strong> l’arrière-plan s’accor<strong>de</strong> parfaitement, <strong>de</strong><br />
par ses instructions, à la fois avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aspectuelle procédant <strong>de</strong> la relation d’inclusion<br />
et avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> temporelle procédant <strong>du</strong> fait que le ROC narre un événement passé.
Conclusion<br />
Après avoir défini le genre <strong>du</strong> ROC, je suis parti <strong>de</strong> la constatation selon laquelle ses<br />
propositions narratives voyaient leur procès actualisé au PR et au PC ; ses propositions non<br />
narratives, à l’IMP (pour l’essentiel). Corrélation qui s’est vue expliquée par l’interaction<br />
concordante - au double niveau (i) aspectuel et (ii) temporel - entre la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
textualité et l’offre <strong>de</strong> ces temps verbaux.<br />
(i) Si le PR et le PC sont massivement employés dans les propositions narratives, c’est que<br />
leur instruction [ inci<strong>de</strong>nce], par sa neutralité, se conjoint aisément avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
contextuelle d’inci<strong>de</strong>nce issue <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> progression qui définit le premier plan. Si le PR<br />
tend à être d’un usage plus fréquent que le PC, c’est que la forme simple <strong>du</strong> premier s’accor<strong>de</strong><br />
mieux que la forme composée <strong>du</strong> second avec la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> contextuelle <strong>de</strong> tension, liée<br />
également à la relation <strong>de</strong> progression..<br />
Si l’imparfait est massivement employé dans les propositions non narratives, c’est que<br />
son offre aspectuelle ([+ tension, - inci<strong>de</strong>nce]) correspond à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> contextuelle <strong>de</strong> la<br />
relation d’inclusion, qui définit l’arrière-plan.<br />
(ii) Si le PR est d’un emploi plus fréquent que le PC dans les propositions narratives, c’est que<br />
n’actualisant pas par lui-même le procès dans une époque, il allège le récit <strong>de</strong> l’inscription <strong>de</strong>s<br />
procès en réalité temporelle passée.<br />
Si le PC, en fin <strong>de</strong> récit, tend à se substituer au PR, c’est que, dans cette structure, il<br />
inscrit l’événement narré dans le passé à partir <strong>du</strong> T0 <strong>de</strong> la narration, articule les <strong>de</strong>ux<br />
temporalités au moment où il va s’agir <strong>de</strong> passer <strong>du</strong> passé raconté au présent <strong>de</strong> l’interaction.<br />
Si l’IMP est employé dans les propositions non narratives et non le PR, c’est que le<br />
ROC, à la différence <strong>de</strong> la blague, a la prétention <strong>de</strong> dire que l’événement s’est bien passé, et<br />
que donc son cadre, qui constitue l’arrière-plan, doit être inscrit en réalité temporelle.<br />
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Chapitre VIII, Récit et relation <strong>de</strong> progression non inclusive<br />
Ce chapitre approfondit l’analyse <strong>de</strong> Labov : il s’agit d’un article, « De la textualité narrative<br />
en récit oral : l'enchaînement <strong>de</strong>s propositions narratives », que j’ai publié en 2001, dans la<br />
Revue québécoise <strong>de</strong> linguistique 18, 23-50.<br />
1. Intro<strong>du</strong>ction<br />
La textualité narrative est habituellement définie comme enchaînement <strong>de</strong> propositions<br />
dont l'ordre tend à (re)pro<strong>du</strong>ire l'ordre <strong>de</strong>s évènements dans la réalité, ce qui implique que,<br />
d'une proposition à une autre, le temps (raconté) auquel il est fait référence progresse. La<br />
textualité narrative relève <strong>de</strong> la « motivation iconique » (Haiman 1980 : 528 cite Greenberg<br />
1966 : « the or<strong>de</strong>r of elements in language parallels that in physical experience or the or<strong>de</strong>r of<br />
knowledge »). C'est dans les travaux <strong>de</strong> Labov (Labov et Waletzky 1967, Labov 1978, Labov<br />
et Fanshel 1977, Labov 1981, Labov 1997) que cette caractéristique <strong>de</strong> la textualité narrative<br />
est développée avec le plus <strong>de</strong> pertinence, et que toutes les conséquences en sont<br />
tirées : l'interprétation selon l'ordre progressif <strong>de</strong> l'enchaînement <strong>de</strong>s propositions narratives<br />
procè<strong>de</strong>rait <strong>de</strong> la textualité narrative elle-même.<br />
La réalité <strong>de</strong>s faits confirme-t-elle cette position ? Après avoir brièvement rappelé le<br />
cadre général <strong>de</strong> l'analye labovienne (section 2), je m'attacherai à expliciter la façon dont ce<br />
chercheur définit l'enchaînement <strong>de</strong>s propositions narratives comme organisé par la<br />
progression temporelle (section 3). Je montrerai ensuite que si ce type <strong>de</strong> relation permet bien<br />
<strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> la majorité <strong>de</strong>s occurrences, il ne le fait pas <strong>de</strong> la totalité. Je présenterai<br />
et analyserai ces occurrences récalcitrantes (sections 4, 5 et 6), ce qui me con<strong>du</strong>ira à<br />
appréhen<strong>de</strong>r différemment la textualité narrative (section 7).<br />
2. Labov et le récit oral<br />
Labov propose <strong>de</strong>s outils d'analyse pour le récit au double niveau micro- et<br />
macrostructural :<br />
1°Il décrit très précisément l'unité constituante qui fait d'un texte un récit : la<br />
proposition narrative (section 3). Contrastivement sont dégagées <strong>de</strong>ux autres types <strong>de</strong><br />
propositions qui, pour n'être pas narratives, apparaissent cependant fréquemment dans ce type<br />
<strong>de</strong> textualité : les propositions libres et les propositions limitées.<br />
2° Ces trois types <strong>de</strong> propositions sont groupées en parties qui structurent le<br />
récit : résumé, orientation, complication, évaluation, résolution, coda. Deux d'entre elles sont<br />
obligatoires : la complication et la résolution. Ce sont les parties à proprement parler<br />
narratives : composées <strong>de</strong> proposition(s) narrative(s), elles sont comme le « squelette » <strong>du</strong><br />
récit dont elles prennent en charge la dimension référentielle évènementielle. Le récit se<br />
compose minimalement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux propositions narratives : une première <strong>de</strong> complication, une<br />
secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> résolution, comme dans l'occurrence (1) :
(1) Un coureur cycliste raconte sa victoire (interview <strong>de</strong> télévision). Je transcris en propositions le tour <strong>de</strong> parole<br />
narratif (B2) :<br />
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé <strong>de</strong>: d'attaquer:<br />
B2 — 1bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée<br />
2 et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne<br />
C3 — il fallait le faire tout <strong>de</strong> même hein<br />
Les quatre autres parties— résumé, orientation, évaluation, coda — sont<br />
facultatives : composées <strong>de</strong> propositions non narratives (libres et limitées), elles assurent la<br />
dimension interactive <strong>du</strong> récit oral. Soit la plage conversationnelle suivante :<br />
(2) Interaction familiale. Lors d'un repas, un locuteur s'autosélectionne sur un léger chevauchement (5B/6A) pour<br />
raconter son plus beau souvenir <strong>de</strong> chasse :<br />
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce que<br />
l'après-midi il dort xxxx<br />
6A — 1 vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs /<br />
2 tu l'as pas connu toi les frères Salze <strong>de</strong> Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand<br />
3 bon bé si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx<br />
4 mais Fernand xx père <strong>de</strong> famille il avait per<strong>du</strong> sa femme<br />
5 il était veuf tout jeune<br />
6 et alors je me souviens <strong>de</strong> quelque chose<br />
7 il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas<br />
8 et il voit un lapin au gîte<br />
9 il me charge la carabine<br />
10 et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues »<br />
11 bé je sais pas quel âge j'avais<br />
12 je sais pas<br />
13 j'avais pas dix ans quelque chose comme ça<br />
14 j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
15 et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie<br />
16 quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand ca<strong>de</strong> je le vois comme si c'était<br />
hier ça oh<br />
17 et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça<br />
18 tu te rends compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça<br />
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse <strong>de</strong> papy / ben on met un bout <strong>de</strong> bois et <strong>de</strong>dans et et la<br />
caisse on la fait tenir / et <strong>de</strong>dans on met à manger / après y a le merle qui vient / et après chlac! on<br />
enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx<br />
On distingue dans le tour 6A les propositions (P) suivantes :<br />
— P1 : plutôt qu'un résumé proprement dit, on a là une annonce qui réalise une<br />
transition thématique avec ce qui précè<strong>de</strong> : le déterminant démonstratif cet (« cet âge-là »)<br />
enchaîne anaphoriquement sur un objet <strong>du</strong> discours implicite dans le tour précé<strong>de</strong>nt, l'enfance<br />
(5B), qui se trouve dès lors explicité et saillant. Cette proposition, d'autre part, prépare ce qui<br />
va suivre : « plus beaux souvenirs » annonce cataphoriquement la mise en récit à venir.<br />
— P2-P7 : orientation sous forme d'indications sur les actants, le lieu, le thème.<br />
— P8-P10 : complication, à savoir événement qui fait que le récit a lieu d'être : offre<br />
<strong>de</strong> tuer le lapin faite par le vieux chasseur à l'enfant.<br />
— P11-P13 : indications sur l'âge <strong>de</strong> l'actant principal, qui, interrompant le cours <strong>de</strong> la<br />
diégèse à son point culminant, fonctionnent comme une évaluation.<br />
— P14 : résolution : clôture <strong>de</strong> l'événement laissé en suspens : l'enfant tue le lapin.<br />
— P15-P18 : coda fortement évaluative, qui ramène à la scène <strong>de</strong> l'interlocution<br />
doublement : le thème <strong>du</strong> souvenir qui per<strong>du</strong>re, qui avait assuré l'ouverture <strong>du</strong> récit (P1),<br />
fonctionne comme sa clôture (P18) : le récit est bouclé sur lui-même. Ce thème est d'autre
part offert à l'évaluation <strong>du</strong> narrataire (« tu te rends compte si (…)) : on a là un signal clair <strong>de</strong><br />
fin <strong>de</strong> tour <strong>de</strong> parole.<br />
Notons qu'en interaction conversationnelle, le récit est contagieux : un jeune locuteur<br />
(C, 7 ans) s'autosélectionne (7C) pour enchaîner sur le thème <strong>de</strong> la chasse et apporter sa<br />
contribution, non sous la forme d'un récit d'expérience vécue — son jeune âge fait qu'il n'a pas<br />
encore <strong>de</strong> trophée à son actif ! — mais sous la forme d'une <strong>de</strong>scription d'actes.<br />
L'analyse labovienne permet donc <strong>de</strong> décrire le récit dans sa double dimension<br />
événementielle (raconter quelque chose, propositions narratives <strong>de</strong> la complication et <strong>de</strong> la<br />
résolution) et interactive (raconter à quelqu'un, propositions libres et limitées <strong>de</strong>s autres<br />
parties).<br />
Ajoutons que le sociolinguiste, au fil <strong>de</strong>s textes et <strong>de</strong>s années, s'il revient sur cette<br />
secon<strong>de</strong> dimension, pour en compléter et en affiner l'analyse, ne fait pas travail semblable sur<br />
la première : l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s différentes propositions <strong>du</strong> récit comme celle <strong>de</strong> leur enchaînement,<br />
longuement développées dans Labov et Waletzky 1967, seront par la suite recon<strong>du</strong>ites sans<br />
réexamen ; seul le <strong>de</strong>rnier texte <strong>de</strong> 1997 y consacre une brève section. A <strong>de</strong> minimes<br />
changements <strong>de</strong> terminologie près, il reprend les définitions et propositions d'analyse<br />
antérieures.<br />
Cette remarque vaut pour les nombreuses recherches qui, à la suite <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong><br />
Labov, se sont intéressées au récit conversationnel. Si elles questionnent sa dimension<br />
interactive et proposent <strong>de</strong>s analyses qui permettent <strong>de</strong> l'appréhen<strong>de</strong>r, plus que ne le fait<br />
Labov 11 , dialogalement, dans l'interaction verbale qui le façonne et qu'il façonne, elles ne<br />
reviennent pas sur l'analyse <strong>de</strong> la dimension évènementielle, très précisément sur la<br />
<strong>de</strong>scription et le fonctionnement <strong>de</strong> la proposition narrative, qui sont tenus pour <strong>de</strong>s acquis. Or<br />
il me semble que, sur ces <strong>de</strong>ux points, l'analyse labovienne, sur la pertinence <strong>de</strong> laquelle je<br />
m'accor<strong>de</strong> globalement, ne permet cependant pas <strong>de</strong> décrire complètement la réalité <strong>de</strong>s<br />
pratiques narratives. Réservant l'étu<strong>de</strong> critique <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription interne <strong>de</strong>s propositions<br />
narratives à un autre travail (Bres 2000), je traiterai ici <strong>de</strong> la seule question <strong>de</strong> leur<br />
enchaînement. J'écarte donc délibérément ici notamment l'importante question <strong>du</strong> temps<br />
verbal <strong>de</strong> la proposition narrative.<br />
3. Proposition narrative, relation <strong>de</strong> narration : progression et non-inclusion ( < et <br />
)<br />
Considérons la dimension proprement narrative <strong>du</strong> récit oral, à savoir les parties<br />
complication et résolution, composées <strong>de</strong> propositions narratives. Labov (1978 : 296) définit<br />
les propositions narratives comme unités constituantes <strong>de</strong> la textualité narrative à partir d'une<br />
propriété référentielle <strong>de</strong> leur enchaînement : « les propositions (narratives) sont ordonnées<br />
temporellement, en sorte que toute inversion modifie l'ordre <strong>de</strong>s événements tel qu'on peut<br />
l'interpréter : "j'ai tapé ce mec et il m'a tapé" au lieu <strong>de</strong> "ce mec m'a tapé et je l'ai tapé" ». Soit<br />
donc, les propositions narratives ne sont pas déplaçables sans changement <strong>de</strong> sens 12 .<br />
11 Labov, jusque dans son <strong>de</strong>rnier article, continue <strong>de</strong> penser le récit d'expérience en soustraction <strong>de</strong> l'interaction<br />
verbale dans laquelle il se trouve pro<strong>du</strong>it : « Though they (the narratives) are fitted to some extent to the situation<br />
and often to a question posed by the interviewer, they are essentially monologues and show a <strong>de</strong>gree of<br />
<strong>de</strong>contextualization » (1997 : 397). Ce qui se note, entre autres, dans sa présentation <strong>de</strong>s exemples : le récit est<br />
proposé en effacement <strong>de</strong> la plage d'interaction dans laquelle il a été pro<strong>du</strong>it.<br />
12 Rappelons que le test <strong>du</strong> déplacement (extension <strong>du</strong> test <strong>de</strong> l'inversion) permet à Labov d'opposer aux<br />
propositions narratives (non déplaçables sans changement <strong>de</strong> sens) les propositions ne relevant pas <strong>de</strong> la<br />
textualité narrative : propositions libres (à savoir <strong>de</strong> déplacement libre) et propositions limitées (à savoir <strong>de</strong><br />
déplacement limité).
Mais que signifie très précisément cette propriété ? Labov ne s'attar<strong>de</strong> pas à<br />
l'expliciter. Je m'y risque en proposant <strong>de</strong> distinguer <strong>de</strong>ux éléments : l'ordre temporel<br />
progressif et le type <strong>de</strong> progression<br />
L'ordre temporel progressif permet <strong>de</strong> dire qu'une proposition est narrative lorsque<br />
l'événement qu'elle rapporte est relié à celui que rapporte une proposition précé<strong>de</strong>nte, qui sera<br />
elle-même considérée comme narrative, par une « jonction temporelle » (implicite ou<br />
explicite) <strong>de</strong> succession (« the temporal juncture is semantically equivalent to the temporal<br />
conjunction then » (1967 : 30)). Tel quel, ce premier élément est très heuristique mais trop<br />
puissant. Il est en effet pertinent pour décrire la séquence (3), extraite <strong>de</strong> (2), :<br />
(3) 8 et il voit un lapin au gîte<br />
9 il me charge la carabine<br />
l'évènement décrit en P9 est postérieur à celui décrit en P8 (le chasseur charge la carabine<br />
après avoir vu le lapin au gîte), P8 et P9 sont donc narratives. Mais il engendre une prédiction<br />
fausse pour (4) :<br />
(4) Interaction <strong>de</strong> l'interview 13 . Le narrateur raconte comment certains <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s se sont fait surprendre<br />
par les gendarmes en train <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r sur la chaussée un camion chargé <strong>de</strong> charbon importé.<br />
(…)<br />
4 ils avaient arrêté un camion<br />
5 ils le faisaient vi<strong>de</strong>r<br />
6 y a les flics qui se pointent<br />
L'évènement décrit en P6 est effectivement postérieur à celui décrit en P5 : les gendarmes<br />
arrivent après que les grévistes ont commencé le vidage <strong>du</strong> camion. On <strong>de</strong>vrait en conclure<br />
que ces <strong>de</strong>ux propositions sont narratives. Or P5 ne sera pas considérée comme narrative. Le<br />
premier élément — l'ordre temporel progressif — ne suffit pas à discriminer les propositions<br />
narratives <strong>de</strong>s propositions non narratives. Il doit être complété par un second élément tenant<br />
au type <strong>de</strong> progresssion <strong>de</strong> l'une à l'autre proposition.<br />
Labov fait intervenir le type <strong>de</strong> progression sous la seule forme <strong>du</strong> test d'inversion.<br />
Reprenons l'exemple (3) : nous avons là <strong>de</strong>ux propositions narratives parce que la succession<br />
discursive P8/P9 (« il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine ») ne pro<strong>du</strong>it pas le<br />
même sens que la succession P9/P8 (« il me charge la carabine / il voit un lapin au<br />
gîte ») : l'acte <strong>de</strong> charger la carabine, dans le premier cas (P8/P9), suit temporellement l'acte<br />
<strong>de</strong> voir un lapin, et on peut même en inférer qu'il en est la conséquence logique (Post hoc,<br />
ergo propter hoc) ; dans le second cas (P9/P8), il le précè<strong>de</strong>. Il n'en va pas <strong>de</strong> même pour la<br />
séquence (4) : la succession discursive P5/P6 (« ils le faisaient vi<strong>de</strong>r / y a les flics qui se<br />
pointent ») pro<strong>du</strong>it le même sens que la succession discursive P6/P5 (« y a les flics qui se<br />
pointent / ils le faisaient vi<strong>de</strong>r »). Dans les <strong>de</strong>ux cas, la survenue <strong>de</strong>s gendarmes est comprise<br />
comme arrivant au temps après le début <strong>de</strong> l'acte <strong>de</strong> faire vi<strong>de</strong>r le camion. Le test <strong>de</strong><br />
l'inversion est donc pertinent : il permet <strong>de</strong> distinguer le bon grain narratif <strong>de</strong> l'ivraie… Mais<br />
que nous apprend-il <strong>de</strong> la proposition narrative elle-même ? Labov ne s'attache pas à<br />
expliciter le sens <strong>de</strong> la propriété distributionnelle <strong>de</strong> non-inversion qu'il a isolée.<br />
Qu'est-ce qui distingue la relation temporelle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux propositions <strong>de</strong> la séquence (3)<br />
<strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la séquence (4) ? Assurément pas la progression elle-même : dans l'une comme<br />
dans l'autre, l'évènement <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> proposition est compris comme arrivant<br />
13 Les occurrences (4), (7) à (15), et (17) sont extraites d'interviews recueillies lors d'une enquête<br />
sociolinguistique dans une entreprise in<strong>du</strong>strielle d'extraction <strong>de</strong> charbon. Les locuteurs, <strong>de</strong>s ouvriers, mettent en<br />
récit les actions qu'ils ont accomplies lors d'une longue grève (Bres 1993).
postérieurement à celui <strong>de</strong> la première. Je fais l'hypothèse que c'est la façon <strong>de</strong> mettre en<br />
relation le temps intérieur impliqué par le procès <strong>de</strong> chaque proposition. Ce que teste<br />
l'inversion, c'est qu'en (3), l'évènement auquel renvoie la secon<strong>de</strong> proposition (P9) est à<br />
comprendre comme s'inscrivant sur la ligne <strong>du</strong> temps non seulement après l'arrivée au temps<br />
<strong>de</strong> l'évènement <strong>de</strong> P8, mais également au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> celui-ci, c'est-à-dire une fois qu'il s'est<br />
complètement réalisé ; la succession se double donc d'une relation <strong>de</strong> non-inclusion.<br />
Désignons par et les <strong>de</strong>ux évènements, et explicitons la relation narrative qui les unit<br />
textuellement <strong>de</strong> la sorte : < (est représenté comme suivant ), et ( est<br />
représenté comme non inclus dans ).<br />
En (4) au contraire, l'évènement auquel renvoie la secon<strong>de</strong> proposition (P6) est à<br />
comprendre comme s'inscrivant sur la ligne <strong>du</strong> temps certes après l'arrivée au temps <strong>de</strong><br />
l'évènement <strong>de</strong> P5, mais également à l'intérieur <strong>du</strong> temps qu'il implique : les gendarmes<br />
arrivent après que l'opération <strong>de</strong> vidage a commencé, mais avant qu'elle ne soit terminée. La<br />
succession se double d'une relation d'inclusion : < ( puis ), et ( est représenté<br />
comme inclus dans . Et c'est parce que est représenté comme incluant que l'inversion <strong>de</strong><br />
l'ordre discursif <strong>de</strong>s propositions n'entraîne pas <strong>de</strong> changement sémantique, ce qui retire à la<br />
proposition rapportant la qualité <strong>de</strong> narrative.<br />
Pour expliciter Labov, je poserai (provisoirement) que la relation <strong>de</strong> discours entre<br />
<strong>de</strong>ux propositions est narrative si elle donne à comprendre la relation entre les évènements<br />
rapportés comme à la fois <strong>de</strong> progression et <strong>de</strong> non-inclusion. Une séquence <strong>de</strong>, par exemple,<br />
quatre propositions sera donc narrative si les événements , , , auxquels elles réfèrent sont<br />
présentés <strong>de</strong> la sorte : < (et ) < (et ) < (et )… Ce qui se lit : suit et<br />
n'est pas inclus dans, suit et n'est pas inclus dans, suit et n'est pas inclus dans.<br />
L'explicitation <strong>de</strong> la théorisation telle que je la propose permet <strong>de</strong> lever une difficulté à<br />
laquelle Labov n'a pas manqué d'être confronté, celle <strong>de</strong> la forme progressive <strong>du</strong> verbe<br />
anglais : « Can the progressive function as the head of a sequential clause ? » (1997 : 400).<br />
Après avoir répon<strong>du</strong> négativement, Labov remarque que c'est cependant possible, dans <strong>de</strong>s<br />
occurrences comme (5) :<br />
(5) Le narrateur raconte comment, après avoir rabroué un indivi<strong>du</strong> qui lui cherchait noise, il s'est retrouvé à terre,<br />
la gorge tranchée :<br />
(…)<br />
g and told im, i said, "Go away,<br />
h I don't even fool with ya"<br />
i an' nex' thing I know I'm layin' on the floor, blood all over me<br />
j an' a guy told me, says, "Don't move your head."<br />
k (and he said) "Your throat's cut."<br />
« The progressive in i is simultaneous with j, k but appears to be sequenced after h » (ibid.).<br />
Faut-il pour autant considérer la proposition i comme narrative ? Labov, après avoir indiqué<br />
que c'était possible, en fait une proposition limitée, sans plus d'explication. De mon point <strong>de</strong><br />
vue, les choses sont claires : si i n'est pas narrative, c'est que, bien que progressive par rapport<br />
à h, elle inclut temporellement j et k. Autrement dit, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux conditions définitoires <strong>de</strong> la<br />
relation <strong>de</strong> narration, elle réalise la première (progression) mais pas la secon<strong>de</strong> (noninclusion).<br />
Ajoutons que la relation <strong>de</strong> narration contraint la syntaxe <strong>de</strong> la proposition : Labov<br />
pose que, pour avoir le statut <strong>de</strong> narrative, une proposition doit être indépendante (ou<br />
principale) et que son verbe, d'aspect lexical non statif, doit être au prétérit ou au présent<br />
(historique). Cette définition, comme celle <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> narration, me semble valable pour
la majorité, mais pas pour la totalité <strong>de</strong>s occurrences. Je la discute dans Bres 2000. Pour le<br />
temps verbal dans les propositions narratives, voir Bres 1999.<br />
Dans la perspective labovienne, la textualité narrative est donc d'une extrême<br />
simplicité : compte tenu <strong>de</strong> l'explicitation que j'en ai proposée, la relation <strong>de</strong> progression non<br />
inclusive suffirait à décrire les liens entre ses unités. Ajoutons, pour être complet, que Labov<br />
et Waletzky (1967 : 22) distinguent un autre type <strong>de</strong> proposition (sur lequel il ne sera plus<br />
revenu par la suite) : les propositions coordonnées, qui se signalent par le fait que leur<br />
interversion ne change pas le sens <strong>du</strong> récit (« They may be freely interchanged without any<br />
change in temporal sequence »). Il est précisé que, si toutes les propositions libres sont<br />
coordonnées, cette notion trouve sa pertinence principalement pour les narratives. Soit, par<br />
exemple, le fragment <strong>de</strong> récit <strong>de</strong> noya<strong>de</strong> suivant :<br />
(6) (…)<br />
h and I started yelling "help"<br />
i but the fellow didn't believe me, you know<br />
j they thought I was just trying to catch up (…)<br />
k so all of them kept going<br />
l they leave me<br />
m and so I started going down<br />
i et j sont <strong>de</strong>s propositions narratives coordonnées, et il en va <strong>de</strong> même pour k et l. A quoi<br />
correspond cette propriété ? Labov là non plus ne s'attar<strong>de</strong> pas à fournir <strong>de</strong>s explications : <strong>de</strong>s<br />
exemples proposés, on peut in<strong>du</strong>ire que les propositions coordonnées sont en relation<br />
sémantique <strong>de</strong> parasynonymie. Ce qui explique leur possible interversion : si k et l sont<br />
permutables, c'est que ces <strong>de</strong>ux propositions réfèrent à un seul et même évènement — le fait<br />
que les copains continuent leur nage — qu'elles saisissent sous <strong>de</strong>s aspects différents. Les<br />
propositions narratives coordonnées, si elles ne réalisent pas la relation <strong>de</strong> progression non<br />
inclusive, ne la transgressent donc pas pour autant.<br />
La textualité narrative opèrerait donc une ré<strong>du</strong>ction drastique <strong>de</strong>s potentialités <strong>de</strong><br />
relation temporelle entre <strong>de</strong>ux évènements — Allen et Hayes 1985 définissent par exemple<br />
treize relations temporelles possibles entre <strong>de</strong>ux intervalles — en se construisant sur la seule<br />
relation <strong>de</strong> progression non inclusive. Elle obéirait à la loi <strong>de</strong> décodage suivante, formulée par<br />
Labov et Fanshel 1977 : 107 : « Rule of narrative sequencing : In a narrative, if A refers to an<br />
event with a sentence S1 that have a nonstative main verb in the preterit or present tense, and<br />
then refers to another event with a sentence S2 of the same structure, then B will hear A as<br />
asserting that the event referred to by S1 took place before the event referred to by S2 ».<br />
On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si cette règle n'est pas trop puissante, si elle ne fait pas <strong>de</strong>s<br />
prédictions fausses. Si effectivement la structure < (et )rend compte <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />
majorité <strong>de</strong>s occurrences, <strong>de</strong>ux propositions consécutives discursivement avec verbe principal<br />
non-statif au prétérit ou au présent sont-elles toujours dans une relation <strong>de</strong> progression noninclusive<br />
? Est-ce bien ainsi que les hommes racontent ? Nous allons présenter <strong>de</strong>s<br />
occurrences <strong>de</strong> séquences dont les propositions, tout en ayant la syntaxe requise par Labov<br />
pour être qualifiées <strong>de</strong> narratives, ne sont pas articulées par la relation <strong>de</strong> progression (section<br />
4) ou par celle <strong>de</strong> non-inclusion (section 5), voire ne réalisent ni l'une ni l'autre (section 6).<br />
4. La mise en question <strong>du</strong> critère <strong>de</strong> progression : simultanéité, régression<br />
La non-réalisation <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> progression peut prendre <strong>de</strong>ux formes : la<br />
simultanéité, la régression.<br />
4.1. La simultanéite ( =
Comment la simultanéité <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux évènements est-elle marquée par la textualité<br />
narrative ? Une première réponse peut être tirée <strong>du</strong> texte <strong>de</strong> Labov lui-même : il s'agit <strong>de</strong><br />
l'enchâssement syntaxique, qui loin <strong>de</strong> contrevenir à la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing », la<br />
corrobore. Si dans la réalité <strong>de</strong>ux évènements sont simultanés, la mise en récit peut<br />
subordonner syntaxiquement l'un à l'autre, à savoir faire <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux évènements une et une seule<br />
proposition narrative :<br />
(7) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, ils interceptaient les camions <strong>de</strong> charbon<br />
importé, et en "vidaient" certains :<br />
(…)<br />
73 on a décidé <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r un camion et: et <strong>de</strong> laisser passer les autres<br />
74 et pendant qu'on est allés en vi<strong>de</strong>r un à Rochebelle les autres ils les ont accompagnés<br />
à La Grand-Combe avec Serane pour pas qu'on les touche<br />
Les <strong>de</strong>ux évènements simultanés rapportés par P74 ( : le vidage <strong>du</strong> contenu d'un camion sur<br />
la chaussée ; : l'accompagnement à bon port <strong>de</strong>s autres camions <strong>de</strong> charbon) sont signifiés<br />
non par <strong>de</strong>ux propositions indépendantes, par exemple : « on est allés vi<strong>de</strong>r un camion à<br />
Rochebelle / les autres ils les ont accompagnés à La Grand-Combe », mais par une seule<br />
proposition qui subordonne en explicitant la relation <strong>de</strong> simultanéité (pendant que) la mise en<br />
récit <strong>de</strong> à celle <strong>de</strong> Par <strong>de</strong>s moyens syntaxiques, la mise en récit ré<strong>du</strong>it le pluriel <strong>de</strong> la<br />
réalité évènementielle au singulier <strong>du</strong> fil <strong>du</strong> récit, ce qui lui permet <strong>de</strong> prendre place dans la<br />
progression narrative : les évènements rapportés par P74 sont bien en relation <strong>de</strong> progression<br />
non inclusive avec ceux <strong>de</strong> P73. Il n'en va cependant pas toujours ainsi. La simultanéité se<br />
signifie parfois en enfreignant la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing », et ce <strong>de</strong> trois façons.<br />
Premièrement, l'événement enchâssé a d'abord fait l'objet d'une proposition<br />
narrative ; <strong>de</strong> cette proposition narrative à celle qui réalise la subordination, le temps n'avance<br />
pas mais fait <strong>du</strong> surplace :<br />
(8) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, ils poursuivaient les camions <strong>de</strong> charbon<br />
importé sur l'autoroute pour les intercepter :<br />
(…)<br />
35 les camions avaient doublé<br />
36 ils se sont rabattus<br />
37 lui il a doublé<br />
38 et juste quand il a doublé ça:: la bretelle ils ont tourné<br />
La proposition P37 est reprise pour être enchassée en P38. P38, alors même qu'elle répond<br />
aux critères syntaxiques <strong>de</strong> la proposition narrative (proposition principale, verbe non statif au<br />
passé composé) n'est pas en relation <strong>de</strong> progression non inclusive avec P37 mais en relation<br />
<strong>de</strong> simultanéité : les camions tournent pour prendre la bretelle non pas après que la voiture qui<br />
les poursuit les a doublés mais au même moment.<br />
Deuxièmement, l'évènement simultané n'est pas enchâssé, mais verbalisé dans une<br />
proposition indépendante qui explicite la relation <strong>de</strong> simultanéité :<br />
(9) Le narrateur raconte comment certains <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s grévistes se sont fait arrêter par la police alors qu'ils<br />
tentaient d'intercepter <strong>de</strong>s camions <strong>de</strong> charbon importé :<br />
(…)<br />
15 on les a emmenés au commissariat <strong>de</strong> police<br />
16 et pendant ce temps les camions <strong>de</strong> charbon ils ont passé<br />
P16 rapporte un évènement non pas successif mais simultané à celui que rapporte P15.
On pourrait arguer que, dans ces <strong>de</strong>ux cas, si effectivement la règle <strong>du</strong> « narrative<br />
sequencing » est enfreinte, cette infraction est signalée explicitement par un circonstant<br />
temporel : juste quand dans l'occurrence (8), pendant ce temps en (9). Autrement dit, on<br />
pourrait sauver ladite règle en précisant qu'elle s'applique par défaut sauf si un élément<br />
linguistique vient explicitement la suspendre.<br />
Toutefois il existe <strong>de</strong>s cas où cette explicitation fait elle-même défaut, à savoir que<br />
l'évènement simultané est verbalisé dans une proposition indépendante sans explicitation <strong>de</strong> la<br />
relation <strong>de</strong> simultanéité avec l'évènement <strong>de</strong> la proposition précé<strong>de</strong>nte. C'est ce qui se passe<br />
en (10) :<br />
(10) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, au moment où ils doublent sur l'autoroute <strong>de</strong>s<br />
camions <strong>de</strong> charbon importé, ils vont les perdre <strong>de</strong> vue :<br />
(…)<br />
23 y avait une bretelle d'autoroute<br />
24 nous on est allés tout droit<br />
25 les camions ont tourné<br />
26 et les camions après pour les retrouver pas moyen<br />
Les évènements <strong>de</strong> la séquence P24/P25 sont à comprendre comme simultanés, ce que teste le<br />
fait que l'ordre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux propositions P24/P25 puisse être interverti sans aucun changement <strong>de</strong><br />
sens :<br />
(10') 23 y avait une bretelle d'autoroute<br />
25 les camions ont tourné<br />
24 nous on est allés tout droit<br />
26 et les camions après pour les retrouver pas moyen<br />
Aucun élément linguistique ne marque pourtant la suspension <strong>de</strong> la règle <strong>du</strong> « narrative<br />
sequencing » au bénéfice <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> simultanéité. Ladite règle ne fonctionne pas ici par<br />
défaut : elle est prise en défaut… tout comme la définition <strong>de</strong> la proposition narrative sur le<br />
seul critère <strong>de</strong> progression non inclusive.<br />
On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si Labov n'a pas rencontré semblables résistances <strong>de</strong>s pratiques<br />
narratives à la théorie qu'il était en train d'élaborer. La relecture attentive <strong>de</strong> ses écrits sur<br />
l'analyse narrative fait apparaître que, dans le texte <strong>de</strong> 1967 et seulement dans celui-ci, Labov<br />
mentionne (p. 30) la question <strong>de</strong> la simultanéité. Mais il le fait très latéralement, après avoir<br />
défini les différentes propositions <strong>du</strong> récit, et sans relever que cette relation contredit la<br />
définition <strong>de</strong> la proposition narrative sur la base <strong>de</strong> la seule « temporal juncture » qu'il a<br />
précé<strong>de</strong>mment proposée. On remarque, plus linguistiquement, que la question <strong>de</strong> la<br />
simultanéité est abordée comme une concession dialogique : « Of course, the a-then-b<br />
relationship is not the only at work in narrative. If it were, we would have only a succession<br />
of narrative clauses. One also finds implied relationships between clauses such as a-and at the<br />
same time-b, or a-and now as i think back on b (ibid.) ». Et qu'il s'agit pour Labov non <strong>de</strong><br />
définir cette relation, mais <strong>de</strong> la poser comme non définitoire <strong>du</strong> récit, et <strong>de</strong> conclure (par<br />
<strong>de</strong>ux fois) au caractère essentiel <strong>de</strong> la relation a-then-b : « But among these temporal<br />
relationships, the a-then-b is in some sense the most essential and charasteristic of narrative<br />
(ibid.). The a-then-b relationship is the fundamental one in narrative (p. 31) ».<br />
Je suis bien d'accord que la relation a-then-b est primordiale et fondamentale ; pour<br />
autant cet argument ne justifie pas <strong>de</strong> négliger la relation a-and at the same time-b. Je<br />
considère au contraire que les occurrences <strong>de</strong> propositions en relation <strong>de</strong> simultanéité, qui<br />
posent ( = aussi peu fréquentes soient-elles, con<strong>du</strong>isent à questionner la définition <strong>de</strong> la<br />
textualité narrative par la seule relation <strong>de</strong> progression non inclusive.
4.2. La régression ( > <br />
L'analyse labovienne exclut explicitement (1967 : 31) que <strong>de</strong>ux propositions qui, <strong>de</strong><br />
par leur syntaxe, sont considérées comme narratives, puissent être dans une relation <strong>de</strong><br />
régression, à savoir que la secon<strong>de</strong> rapporte un évènement antérieur à celui <strong>de</strong> la première. Là<br />
également, la réalité <strong>de</strong>s pratiques narratives est quelque peu différente : si la relation <strong>de</strong><br />
régression ne court pas les récits, il est faux cependant <strong>de</strong> dire qu'elle en est exclue.<br />
Mentionnons tout d'abord un enchaînement régressif (étudié systématiquement dans<br />
Bres 1991), qui semble infirmer la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing » mais qui <strong>de</strong> fait la<br />
conforte. Soit l'occurrence suivante :<br />
(11) Le narrateur raconte une altercation <strong>de</strong>s mineurs grévistes avec un vieux camionneur qui transportait <strong>du</strong><br />
charbon importé :<br />
(…)<br />
56 "(…) bé tu pourras y dire ça à ton gamin"<br />
57 le papet il est parti<br />
58 il me dit "quand même vau te fotre una rosta" [en occitan : ''je vais te flanquer une<br />
raclée']<br />
59 "<strong>de</strong> que papet [en occitan : '<strong>de</strong> quoi grand-père'] vous avez <strong>de</strong> la chance que vous êtes<br />
bien vieux"<br />
60 il me dit "oh! siei pas tant vielh qu'aquò" [en occitan : 'oh je suis pas si vieux que<br />
ça"]<br />
61 le Suarez il lui dit "Digue papet [en occitan : 'dites grand-père'] vous avez vu le<br />
Gardon [rivière locale] c'est haut quand même eh"<br />
62 le papet il est parti<br />
63 et c'est <strong>de</strong> là qu'on a été:: nous on est partis<br />
P56 rapporte la fin <strong>de</strong> la remontrance que le narrateur a adressée au vieux camionneur ; P57,<br />
l'acte qui s'en est suivi, à savoir le départ <strong>du</strong>dit camionneur (le grand-père). P58 rapporte une<br />
menace verbale <strong>de</strong> cet actant. En vertu <strong>de</strong> la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing », on <strong>de</strong>vrait<br />
comprendre que l'évènement rapporté en P58 (ladite menace) suit l'évènement rapporté en<br />
P57 (le départ). Or nos connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> contredisent frontalement cette<br />
interprétation : la profération <strong>de</strong> la menace, comme d'ailleurs la discussion qui la prolonge<br />
(P59-P61), présuppose la conjonction <strong>de</strong>s différents actants et ne peut qu'être antérieure au<br />
départ <strong>du</strong> grand-père. Et c'est bien ainsi que nous comprenons cette séquence. L'enchaînement<br />
P57-P58 réalise donc une régression sans le signaler explicitement (au moyen par exemple<br />
d'un plus-que-parfait en P58, qui signifierait l'antériorité). La progression narrative est donc<br />
ici mise en défaut… mais aussitôt confirmée par un élément que je n'ai jusqu'ici pas pris en<br />
compte : la répétition <strong>de</strong> P57 en P62, qui remet le départ <strong>du</strong> grand-père à sa bonne place<br />
narrative, c'est-à-dire après l'altercation rapportée par P58-P61. On verra donc dans la<br />
répétition un outil métanarratif — dans la mesure où ce phénomène apparaît régulièrement<br />
après un enchaînement régressif — servant à neutraliser une perturbation locale <strong>de</strong> la<br />
progression : dans la mesure où à <strong>l'oral</strong> on ne peut gommer le dit, l'itération permet <strong>de</strong><br />
« dédire » la première occurrence <strong>de</strong> la proposition qui réalisait une régression et <strong>de</strong> confirmer<br />
la restauration <strong>de</strong> l'ordre progressif.<br />
Dans ce type d'occurrence, la répétition vient donc confirmer la résistance que nos<br />
connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> avaient opposée à l'interprétation, selon l'ordre progressif, <strong>de</strong><br />
l'enchaînement P57-P58. Il arrive parfois que la répétition ne s'appuie sur aucune résistance<br />
antérieure à l'interprétation selon l'ordre progressif d'une séquence. C'est alors elle et elle<br />
seule qui, en infirmation <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> succession précé<strong>de</strong>mment posée, substitue une<br />
interprétation selon l'ordre régressif :
(12) Le narrateur raconte comment l'un <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s grévistes, lors d'une intervention auprès <strong>du</strong> Conseil<br />
Régional, a failli frapper le Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> cette assemblée :<br />
4 nous on était <strong>de</strong>vant la porte<br />
5 on voit se pointer T… (prési<strong>de</strong>nt <strong>du</strong> Conseil Régional) avec son équipe<br />
6 et:: je leur dis "voilà " je leur dis "voilà " aux: collègues je leur dis "on est calmes on<br />
laisse pas passer là on les fait passer par l'autre porte mais c'est tout on tape<br />
pas"<br />
7 alors y avait Georges là Récani il me dit "d'accord"<br />
8 j'y dis "tu fais attention toi eh tu tapes pas"<br />
9 il me dit "non"<br />
10 alors comme je le connais bien<br />
11 on était assis sur le sur le sur les escaliers là<br />
12 on attendait<br />
13 d'un coup là pof! on voit apparaître T… avec son équipe<br />
14 Récani comme une flèche il s'est levé (…)<br />
L'enchaînement P5-P6 est d'abord compris selon l'ordre progressif : les grévistes voient<br />
arriver le Prési<strong>de</strong>nt (P5), puis (en appui sur l'interprétation <strong>du</strong> et qui relie les <strong>de</strong>ux<br />
propositions comme jonction temporelle) l'un d'entre eux (l'actuel narrateur) leur recomman<strong>de</strong><br />
d'éviter l'affrontement physique (P6). Mais la reprise <strong>de</strong> P5 en P13 nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'interpréter<br />
les évènements <strong>de</strong> la séquence P6-P12 (les recommandations) non pas comme postérieurs à<br />
l'évènement auquel réfère P5 (l'arrivée <strong>du</strong> prési<strong>de</strong>nt), mais au contraire comme antérieurs.<br />
Les occurrences (11) et (12) présentent donc bien <strong>de</strong>ux propositions successives dont<br />
les évènements auxquelles elles réfèrent sont unis par une relation non <strong>de</strong> progression mais <strong>de</strong><br />
régression, mais on peut interpréter la répétition <strong>de</strong> la proposition sur laquelle se réalise la<br />
régression comme un déplacement qui, en correction <strong>de</strong> ce qui vient d'être dit, repositionne<br />
ladite proposition "au bon endroit". Dans cette optique, la répétition signalerait que la<br />
régression n'était qu'un ratage local : loin d'infirmer la régle <strong>du</strong> « narrative sequencing », ces<br />
occurrences seraient <strong>de</strong>s confirmations <strong>de</strong> sa forte efficience.<br />
Il existe cependant <strong>de</strong>s occurrences <strong>de</strong> régression qu'aucune répétition ne vient<br />
dédire :<br />
(13) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, ils ont forcé un barrage <strong>de</strong> la gendarmerie<br />
pour se rendre à Montpellier :<br />
(…)<br />
13 alors les gendarmes ils disent nonon vous passerez pas<br />
14 qu'est-ce qu'on a fait?<br />
15 on a passé quand même<br />
16 on les a poussés<br />
17 et puis plus loin y a eu une histoire<br />
Les <strong>de</strong>ux propositions successives P15 et P16 ne peuvent guère être interprétées que<br />
selon la relation <strong>de</strong> régression : les mineurs poussent les gendarmes non pas après être passés,<br />
mais pour passer ; l'acte <strong>de</strong> pousser est donc antérieur à celui <strong>de</strong> passer. L'inversion <strong>de</strong> l'ordre<br />
P15/P16 en P16/P15 pro<strong>du</strong>it le même sens. Ce type <strong>de</strong> phénomène n'est pas sans rappeler la<br />
relation <strong>de</strong> discours que Lascari<strong>de</strong>s et Asher 1993, dans le cadre <strong>de</strong> la « Segmented Discourse<br />
Representation Theory », nomment explication et qu'ils définissent (à partir d'occurrences ad<br />
hoc <strong>du</strong> type « Max fell. John pushed him ») comme le fait que l'évènement décrit dans la<br />
secon<strong>de</strong> proposition explique pourquoi l'évènement décrit dans la proposition précé<strong>de</strong>nte s'est<br />
pro<strong>du</strong>it. Effectivement, dans l'occurrence (13), on a bien une relation d'explication : l'acte <strong>de</strong><br />
pousser, décrit en P16, vient expliquer le passage <strong>de</strong>s mineurs malgré le barrage, décrit en<br />
P15. Pour autant, il faut remarquer qu'on ne saurait rendre compte <strong>de</strong> toute régression en<br />
termes d'explication, comme par exemple en (14) :
(14) Le narrateur raconte une interception <strong>de</strong> camion <strong>de</strong> charbon importé :<br />
(…)<br />
76 nous on est partis<br />
77 on a laissé <strong>de</strong>s gars là<br />
78 on est montés là-haut au Pontil<br />
L'acte <strong>de</strong> "laisser <strong>de</strong>s gars" n'explique en rien l'acte <strong>de</strong> partir 14 . Et pourtant, on interprète, en<br />
contradiction avec l'ordre <strong>de</strong> succession discursive, que l'acte rapporté par la secon<strong>de</strong><br />
proposition est antérieur à celui rapporté par la première.<br />
Ajoutons que la relation <strong>de</strong> régression peut se réaliser sur plusieurs propositions,<br />
comme dans (15) :<br />
(15) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, ils ont récupéré leur camion qui<br />
avait été intercepté et gardé par la gendarmerie :<br />
(…)<br />
102 nous avons pris le camion<br />
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis<br />
104 ils nous ont dit "c'est toujours pareil ils foutent la mer<strong>de</strong> pour pas grand-chose"<br />
105 j'ai fait "oui mais c'est vous qui la sentez la mer<strong>de</strong> / si tous vous étiez pas d'accord<br />
les gendarmes:: / tout le mon<strong>de</strong> trouve que c'est scandaleux ce qu'on nous fait<br />
mais c'est vous qui assurez le scandale vous participez au scandale vous êtes <strong>de</strong>s<br />
participants actifs au scandale"<br />
106 alors puis après ce camion nous l'avons remonté à Alès<br />
C'est non seulement P104 mais également P105, qui réalise une régression par rapport à<br />
P103 : l'interaction rapportée par ces <strong>de</strong>ux propositions ne peut être qu'antérieure au départ<br />
<strong>de</strong>s gendarmes (P103) 15 ; et ici également on ne saurait rendre compte <strong>de</strong> cette régression en<br />
termes d'explication.<br />
Ainsi donc, le critère <strong>de</strong> progression, posé comme définitoire <strong>de</strong> l'enchaînement <strong>de</strong>s<br />
propositions narratives par Labov, est inopérant dans les cas où, sans aucun marquage, la<br />
relation entre les évènements rapportés par <strong>de</strong>ux propositions successives est <strong>de</strong> simultanéité<br />
( = occurrence (10)), ou <strong>de</strong> régression ( > , occurrences (13), (14) et (15)).<br />
5. La mise en question <strong>du</strong> critère <strong>de</strong> non-inclusion : l'inclusion ( )<br />
Les occurrences précé<strong>de</strong>ntes mettaient en question le critère <strong>de</strong> succession, mais<br />
réalisaient le critère <strong>de</strong> non-inclusion. On trouve <strong>de</strong>s occurrences qui, à l'inverse, réalisent<br />
bien le premier élément <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> narration telle que nous l'avons explicitée à partir <strong>de</strong><br />
Labov, mais pas le second élément : l'évènement <strong>de</strong> la proposition qui suit est bien postérieur<br />
à celui <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte ( < mais il est inclus dans celui-ci ( ).<br />
(16) Interview d'enquête. La narratrice raconte comment elle s'est progressivement impliquée dans l'entreprise<br />
agricole <strong>de</strong> son mari :<br />
(…)<br />
14<br />
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une dimension argumentative dialogique dans P77, dimension que<br />
j'explicite lour<strong>de</strong>ment ainsi : « on est partis mais attention on a laissé <strong>de</strong>s gars là, contrairement à ce que toi qui<br />
m'écoutes pourrais inférer <strong>de</strong> partir qui peut signifier : "abandonner le terrain à l'adversaire" ». Je remercie J.-M.<br />
Barbéris pour cette pertinente remarque.<br />
15<br />
On peut aussi considérer que les <strong>de</strong>ux évènements sont simultanés : les gendarmes font leur remarque pendant<br />
qu'ils partent.
15 alors on a commencé à travailler ensemble<br />
16 et puis euh:: nous avons planté <strong>de</strong>s arbres<br />
17 et puis il s'est avéré que: au cours <strong>de</strong> cette plantation on a rencontré <strong>de</strong>s:<br />
<strong>de</strong>s agriculteurs bio (…)<br />
18 et ça nous a intéressés<br />
P16 est en relation <strong>de</strong> progression non inclusive avec P15 : l'évènement <strong>de</strong> planter <strong>de</strong>s arbres<br />
(P16) est posé comme à la fois postérieur et non inclus dans l'évènement <strong>de</strong> la proposition<br />
précé<strong>de</strong>nte (commencer à travailler ensemble). Mais l'enchaînement P16/P17 est <strong>de</strong> nature<br />
sensiblement différente. P17 est bien en relation <strong>de</strong> progression par rapport à P16 (comme<br />
l'explicite la jonction temporelle et puis : l'acte <strong>de</strong> "rencontrer <strong>de</strong>s agriculteurs bio" est posé<br />
comme arrivant après l'acte <strong>de</strong> planter <strong>de</strong>s arbres) ; mais pas en relation <strong>de</strong> non-inclusion. Au<br />
contraire, comme le précise le SP « au cours <strong>de</strong> cette plantation », l'évènement "rencontrer <strong>de</strong>s<br />
agriculteurs bio" est explicitement posé comme inclus dans l'évènement "planter <strong>de</strong>s arbres".<br />
On a donc entre P16 et P17 une relation <strong>de</strong> succession et d'inclusion 16 .<br />
Soulignons que la relation d'inclusion est, comme nous l'avons vu, explicitée par le<br />
circonstant « au cours <strong>de</strong> cette plantation ». En l'absence d'un SP <strong>de</strong> ce type, l'évènement <strong>de</strong><br />
P17 tend à apparaître comme progressif et non inclus dans celui <strong>de</strong> P16 :<br />
(16') 16 et puis euh:: nous avons planté <strong>de</strong>s arbres<br />
17 et puis il s'est avéré que: on a rencontré <strong>de</strong>s: <strong>de</strong>s agriculteurs bio (…)<br />
18 et ça nous a intéressés<br />
On pourrait donc dire que la relation <strong>de</strong> non-inclusion est un critère <strong>de</strong> textualité narrative par<br />
défaut, à savoir qu'il peut être levé si un élément linguistique vient explicitement annuler cette<br />
relation. Cette hypothèse a pour elle le fait que, à ce jour, je n'ai pas rencontré d'occurrence<br />
authentique (en récit oral 17 ) où l'inclusion <strong>de</strong> l'évènement <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> proposition à<br />
l'intérieur <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la première ne soit explicitement marqué. Contentons-nous pour l'instant<br />
<strong>de</strong> conclure que, moins frontalement que le critère <strong>de</strong> progression, le critère <strong>de</strong> non-inclusion<br />
se voit invalidé par certaines occurrences d'enchaînement <strong>de</strong> propositions qui,<br />
syntaxiquement, répon<strong>de</strong>nt pourtant bien aux éléments requis pour être <strong>de</strong>s propositions<br />
narratives.<br />
Nous avons vu <strong>de</strong>s occurrences n'obéissant pas au critère <strong>de</strong> progression (section 4)<br />
puis au critère <strong>de</strong> non-inclusion (section 5). Il nous reste à présenter <strong>de</strong>s occurrences ne<br />
réalisant aucun <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux critères.<br />
6. La mise en question <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> progression et <strong>de</strong> non-inclusion : la relation <strong>de</strong><br />
composition ( < ( < <br />
Soit le fragment <strong>de</strong> récit suivant :<br />
(17) Le narrateur raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, <strong>de</strong> nuit, il est allé couper <strong>de</strong>s sapins dans une<br />
propriété privée, pour célébrer Noël dans l'entreprise occupée :<br />
(.…)<br />
5 on a dit "on va chercher quatre sapins"<br />
16 Nous avons déjà rencontré en (4) ce genre <strong>de</strong> relation, qui nous avait con<strong>du</strong>it à ne pas accor<strong>de</strong>r à la première<br />
proposition le statut <strong>de</strong> narrative. Les choses sont ici différentes : l'inversion <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux propositions<br />
n'est pas possible ; le verbe <strong>de</strong> P16 est au passé composé (et non à l'imparfait comme dans (4)).<br />
17 Dans le cadre <strong>du</strong> texte écrit et à propos <strong>du</strong> passé simple, Vet (1991 : 11) propose <strong>de</strong>s occurrences (ad hoc)<br />
comme « Jean monta dans sa chambre. Pierre le suivit », dans laquelle « there is an event that lies or starts within<br />
the prece<strong>de</strong>nt event. In the normal interpretation Pierre starts following Jean before the latter has reached his<br />
room ».
6 on a traversé le Gardon [rivière locale]<br />
7 on a coupé les arbres<br />
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme<br />
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe <strong>de</strong>ssus!<br />
10 on a dit "ça y est on a tué le Momo<br />
11 et manque <strong>de</strong> pot la tête <strong>de</strong> l'arbre était pas jolie<br />
12 alors on a dit"bé ça va pas<br />
13 on coupe un peu plus le pied après pour camoufler le tout un peu<br />
14 et on attaque <strong>de</strong>ux autres arbres<br />
15 mais après il a fallu les traverser<br />
16 on a traversé le Gardon pieds nus<br />
17 et c'était en plein mois <strong>de</strong> décembre<br />
P5, P6 et P7 relèvent <strong>du</strong> « narrative sequencing » : les évènements auxquels il est fait<br />
référence (dire (…), traverser la rivière, couper les arbres) sont présentés comme successifs et<br />
non inclusifs. Mais que dire <strong>de</strong> l'enchaînement P7/P8 ? Le test <strong>de</strong> l'inversion engendre ici un<br />
discours mal formé :<br />
(17') ?? 8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme<br />
7 on a coupé les arbres<br />
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe <strong>de</strong>ssus!<br />
En revanche d'autres manipulations sont faisables, sans changement <strong>de</strong> la structure<br />
sémantique : l'effacement et le déplacement.<br />
Nous pouvons supprimer P7 et donc enchaîner P6 et P8, et ce par une relation <strong>de</strong><br />
progression non inclusive :<br />
(17") 5 on a dit « on va chercher quatre sapins »<br />
6 on a traversé le Gardon<br />
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme<br />
(…)<br />
Nous pouvons également supprimer la séquence P8-P14, et donc enchaîner P7 à P15,<br />
et ce également par une relation <strong>de</strong> progression non inclusive :<br />
(17"') 5 on a dit « on va chercher quatre sapins »<br />
6 on a traversé le Gardon<br />
7 on a coupé les arbres<br />
15 mais après il a fallu les traverser<br />
Comment se fait-il que les <strong>de</strong>ux propositions P7 et P8 soient indépendamment l'une<br />
<strong>de</strong> l'autre <strong>de</strong>s propositions réalisant le « narrative sequencing », mais que la relation qui les<br />
unit ne soit pas <strong>de</strong> progression non inclusive ?<br />
Considérons l'autre manipulation possible. Nous avons vu que le déplacement <strong>de</strong> P7<br />
après P8 (l'inversion) était malheureux. Il en va <strong>de</strong> même si l'on déplace P7 après P9, P10,<br />
etc… Mais la séquence apparaît parfaitement bien formée si l'on dispose P7 après P14 : :<br />
(17'"') 5 on a dit « on va chercher quatre sapins »<br />
6 on a traversé le Gardon<br />
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme<br />
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe <strong>de</strong>ssus!<br />
10 on a dit "ça y est on a tué le Momo<br />
11 et manque <strong>de</strong> pot la tête <strong>de</strong> l'arbre était pas jolie<br />
12 alors on a dit "bé ça va pas<br />
13 on coupe un peu plus le pied après pour camoufler le tout un peu<br />
14 et on attaque <strong>de</strong>ux autres arbres
7 on a coupé les arbres<br />
15 mais après il a fallu les traverser<br />
De ces manipulations, on in<strong>du</strong>it que P7 et la séquence P8-P14 sont en relation<br />
d'équivalence fonctionnelle. On pourrait, en étendant la notion labovienne <strong>de</strong> propositions<br />
coordonnées, dire que P7 et P8-P14 sont dans une relation <strong>de</strong> coordination : l'inversion <strong>de</strong> la<br />
séquence [P7 / P8-P14] en [P8-P14 / P7] n'intro<strong>du</strong>it pas <strong>de</strong> modification sémantique.<br />
Poursuivons même : nous avons dit que la coordination recouvrait une relation <strong>de</strong><br />
reformulation synonymique. Et c'est vrai que grosso modo P7 et P8-P14 pro<strong>du</strong>isent le même<br />
sens. Ce serait cependant manquer ce qui se joue <strong>de</strong> spécifique entre les <strong>de</strong>ux unités que <strong>de</strong> les<br />
traiter seulement en termes d'équivalence sémantique.<br />
Si on prend en compte la différence <strong>de</strong> format, il apparaît que sémantiquement P7 est<br />
un résumé <strong>de</strong> P8-P14, et que P8-P14 est un développement <strong>de</strong> P7. Je propose le terme <strong>de</strong><br />
composition 18 pour désigner cette relation : l'évènement auquel réfère P7 est composé <strong>de</strong>s<br />
différents sous-évènements auxquels réfèrent P8, P9, etc. (la coupe <strong>de</strong>s arbres comprend la<br />
coupe <strong>du</strong> premier etc.) ; les différents sous-évènements auxquels réfèrent P8, P9, etc.<br />
composent l'évènement auquel réfère P7. De la sorte, la bizarrerie apparente que nous avions<br />
notée (P7 et P8 semblent indépendamment l'une <strong>de</strong> l'autre prises dans le « narrative<br />
sequencing », mais ne sont pas entre elles en relation <strong>de</strong> progression non inclusive)<br />
s'explique : les évènements auxquels réfèrent P7 et P8 sont dans une relation <strong>de</strong> tout à partie,<br />
c'est-à-dire une relation d'inclusion qui exclut la relation chronologique <strong>de</strong> progression. Ce qui<br />
n'empêche pas chaque proposition d'être avec le cotexte (P6 et P15 pour P7, P6 et P9 pour P8)<br />
en relation <strong>de</strong> progression non inclusive.<br />
La relation <strong>de</strong> composition est relativement fréquente en récit conversationnel. Citonsen<br />
une autre actualisation, puisque ce phénomène semble ne pas avoir été relevé :<br />
(18) Conversation entre trois adolescents. Sur le thème <strong>du</strong> comportement <strong>de</strong> l'un <strong>de</strong> leurs camara<strong>de</strong>s, 9B<br />
développe un bref récit :<br />
8A — ouais mais souvent il exagère Nicolas<br />
9B. — 1 ouais moi l'autre fois là encore une fois tu sais il m'a poussé quand on sortait <strong>de</strong> la<br />
classe<br />
2 alors là je l'ai calmé 19<br />
3 je lui ai mis un coup comme ça dans sa gueule<br />
4 il a chialé<br />
5 il a rien dit<br />
6 il est parti<br />
7 bé:: <strong>de</strong>puis tranquille<br />
10C — il t'emmer<strong>de</strong> plus quoi<br />
P2, en relation <strong>de</strong> progression non inclusive avec P1, est en relation <strong>de</strong> composition avec P3-<br />
P6 : l'évènement "calmer" est développé par les quatre propositions qui suivent : coup, pleurs,<br />
absence <strong>de</strong> riposte 20 , abandon <strong>de</strong> la confrontation. Comme précé<strong>de</strong>mment, on peut déplacer<br />
P2 après P6 sans changer le sens <strong>du</strong> récit, on peut également l'effacer, comme on peut effacer<br />
la séquence P3-P6.<br />
Ajoutons <strong>de</strong>ux éléments <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ce type d'occurrence : 1° La proposition <strong>de</strong><br />
résumé peut théoriquement précé<strong>de</strong>r ou suivre son développement. Pratiquement, dans les<br />
exemples que j'ai relevés pour l'instant, elle est systématiquement antéposée. Il faudrait<br />
18 Asher 1993 et Lascari<strong>de</strong>s et Asher 1993 parlent, pour ce type <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> discours, d'élaboration.<br />
19 Néologie <strong>de</strong> sens <strong>du</strong> sociolecte <strong>de</strong>s adolescents : calmer, c'est confondre un adversaire qui a fait un acte ou<br />
tenu un propos déplacé, par un acte physique ou <strong>de</strong> parole qui le ré<strong>du</strong>it au silence et à l'impuissance.<br />
20 Du fait <strong>de</strong> la négation, Labov analyserait P5 (« il a rien dit »), non comme une proposition narrative, mais<br />
comme une proposition évaluative. Je discute la question <strong>de</strong>s énoncés négatifs dans Bres 2000.
vérifier si les récits oraux exploitent la possibilité <strong>de</strong> postposition <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> proposition et,<br />
dans le cas contraire, s'interroger sur cette absence. 2° Les propositions composantes sont le<br />
plus souvent organisées selon la relation <strong>de</strong> progression non inclusive < ( <br />
etc< ; on ne peut pas intervertir leur ordre. Par exemple, dans le cas <strong>de</strong> (18), les<br />
propositions <strong>de</strong> la séquence P3-P6, en relation <strong>de</strong> composition avec P2, sont structurées entre<br />
elles par le « narrative sequencing ». P4 renvoie à un évènement qui est en relation <strong>de</strong><br />
progression sans inclusion avec celui auquel réfère P3 : les pleurs suivent le coup, etc 21 . Mais<br />
ce n'est pas le cas <strong>de</strong> toutes les occurrences. Les propositions composantes peuvent<br />
s'enchaîner selon la relation <strong>de</strong> simultanéité < ( etc< ; ou sans que la<br />
relation temporelle <strong>de</strong>s évènements entre eux apparaisse comme pertinente : < ( <br />
etc< , comme dans (19) :<br />
(19) Le narrateur, un ouvrier, raconte comment, avec ses camara<strong>de</strong>s grévistes, il est allé occuper le siège <strong>de</strong> la<br />
direction <strong>de</strong> l'entreprise, où ils ont fait ripaille toute la nuit :<br />
1 on était partis pour: faire venir le directeur <strong>de</strong>s: <strong>du</strong> Centre-Midi<br />
2 on voulait qu'il monte au bureau <strong>de</strong> La Leva<strong>de</strong> au château <strong>de</strong> La Leva<strong>de</strong><br />
3 il est pas monté<br />
4 et alors on a occupé toute la nuit<br />
5 on a mangé<br />
6 on a bu<br />
7 on a même vidé les caves<br />
8 et: et François [lea<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s grévistes] nous avait dit « attention eh / il faut boire<br />
manger mais surtout surtout pas faucher quelque chose eh / surtout ne rien<br />
toucher eh<br />
9 effectivement on s'est: ç'a été bien<br />
10 et à: c'était six heures <strong>du</strong> matin<br />
11 la police est venue<br />
12 et: et ils nous ont sortis<br />
Les propositions <strong>de</strong> la séquence P5-P9 sont en relation <strong>de</strong> composition avec P4 : l'occupation<br />
<strong>de</strong> la direction est décomposée en plusieurs sous-évènements : manger, boire, vi<strong>de</strong>r la cave, ne<br />
pas voler. Mais les propositions P5, P6, P7 et P9 ne sont pas en relation <strong>de</strong> progression non<br />
inclusive : on peut inverser leur ordre sans que cela pro<strong>du</strong>ise <strong>de</strong> changement sémantique. Soit<br />
l'ordre P8 (et P9 qui lui est liée), P6, P7, P5 :<br />
(19') 4 et alors on a occupé toute la nuit<br />
8 et: et François nous avait dit « attention eh / il faut boire manger mais<br />
surtout surtout pas faucher quelque chose eh / surtout ne rien toucher eh<br />
9 effectivement on s'est: ç'a été bien<br />
6 on a bu<br />
7 on a même vidé les caves<br />
5 on a mangé<br />
10 et à: c'était six heures <strong>du</strong> matin<br />
11 la police est venue<br />
dans lequel P5-P9 sont en relation <strong>de</strong> simultanéité, ou mieux, d'indétermination temporelle.<br />
Ajoutons qu'une même structure <strong>de</strong> composition peut alterner, dans la structuration <strong>de</strong><br />
ses propositions composantes, relation <strong>de</strong> progression non inclusive et relation <strong>de</strong> simultanéité<br />
(ou d'indétermination). La relation <strong>de</strong> composition conteste donc frontalement la règle <strong>du</strong><br />
« narrative sequencing » : <strong>du</strong> résumé aux propositions composantes, il n'y a ni progression ni<br />
non-inclusion, mais au contraire relation <strong>de</strong> tout à partie, à savoir d'inclusion suspendant la<br />
pertinence <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> l'ordre temporel.<br />
21 Seule P5, à la forme négative ne réalise pas cette relation.
7. Conclusion<br />
Il apparaît à l'analyse que la relation <strong>de</strong> progression non inclusive, si elle structure très<br />
majoritairement l'enchaînement <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> la textualité narrative <strong>du</strong> récit<br />
conversationnel, n'est cependant pas la seule : on trouve également, certes très peu<br />
fréquemment, la simultanéité, la régression, l'inclusion, la composition. Dès lors, la position<br />
que défend Labov (à partir <strong>de</strong> 1972) selon laquelle le « narrative sequencing » et lui seul<br />
régirait les enchaînements propositionnels <strong>de</strong> la textualité narrative se trouve mise en débat.<br />
Face à ces faits, différentes solutions sont possibles, que j'évoque brièvement tour à tour.<br />
1° Dire que ces faits récalcitrants au « narrative sequencing » procè<strong>de</strong>nt d'une nonmaîtrise<br />
<strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction narrative : ce seraient <strong>de</strong>s ratés <strong>de</strong> la textualité narrative, à jeter au<br />
rebut. Cette position est difficilement défendable pour plusieurs raisons, la plus déterminante<br />
étant que le texte narratif écrit littéraire réalise ces écarts par rapport au « narrative<br />
sequencing ». Illustrons par une occurrence chacun d'eux :<br />
a) relation <strong>de</strong> simultanéité : « La vie leur fut insupportable ; lui s'égaya au <strong>de</strong>hors ; elle, quêta,<br />
parmi les expédients <strong>de</strong> l'a<strong>du</strong>ltère, l'oubli <strong>de</strong> sa vie pluvieuse et plate » (Huysmans, A<br />
Rebours). L'évènement s'égayer est compris comme simultané à l'évènement quêter.<br />
b) relation <strong>de</strong> régression : « Le len<strong>de</strong>main, c'était le troisième jour, mame Bougon fut<br />
refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf — Trois jours <strong>de</strong> suite! s'écria-t-elle » (Hugo,<br />
Les Misérables). En contradiction avec l'ordre <strong>du</strong> discours, l'évènement sortir doit être<br />
compris comme antérieur à l'évènement être foudroyée.<br />
c) relation d'inclusion : « Puis, en se sentant défaillir, elle monta dans sa chambre, où David la<br />
suivit » (Balzac, Illusions Per<strong>du</strong>es). L'évènement suivre recouvre en partie<br />
l'évènementmonter.<br />
d) relation <strong>de</strong> composition : « Le dîner commença vers <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> l'après-midi pour finir<br />
à onze heures <strong>du</strong> soir. On y but <strong>du</strong> poiré, on y débita <strong>de</strong>s calembours. L'abbé Pruneau<br />
composa, séance tenante, un acrostiche. M. Bougon fit <strong>de</strong>s tours <strong>de</strong> cartes, et Cerpet, jeune<br />
vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet).<br />
L'évènement dîner se compose <strong>de</strong>s différents sous-évènements boire, débiter, composer etc.,<br />
ici en relation temporelle indéterminée.<br />
Autant d'exemples dans lesquels l'ordre <strong>de</strong>s évènements n'est pas homologue <strong>de</strong> l'ordre<br />
discursif <strong>de</strong>s propositions.<br />
2° Dire que ces faits récalcitrants sont <strong>de</strong>s exceptions à la règle <strong>du</strong> « narrative<br />
sequencing ». Si cet argument était fondé, ces séquences <strong>de</strong>vraient être marquées<br />
stylistiquement, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un temps <strong>de</strong> traitement cognitif supérieur… Ce ne semble pas être<br />
le cas : les personnes à qui j'ai fait écouter les récits incluant lesdites séquences n'ont pas<br />
relevé leur différence. Ces faits, aussi peu fréquents soient-ils, ne sont donc pas à la marge <strong>de</strong><br />
la textualité narrative, mais pleinement intégrés à elle.<br />
3° Ne pas accor<strong>de</strong>r le statut <strong>de</strong> narratives aux propositions que relie la simultanéité, la<br />
régression, le recouvrement, la composition 22 . Ces propositions feraient donc partie <strong>du</strong> récit<br />
oral (comme p. ex. les propositions libres) mais pas <strong>de</strong> la textualité narrative. En prenant<br />
appui sur le seul test <strong>de</strong> l'inversion, on pourrait dire que seules sont narratives les propositions<br />
qui permettent l'inversion et entraînent lors <strong>de</strong> cette manipulation un changement <strong>de</strong> sens, les<br />
autres ne l'étant pas puisque soit elles autorisent l'inversion mais sans changement <strong>de</strong> sens<br />
(relation <strong>de</strong> simultanéité et <strong>de</strong> régression), soit elles ne l'autorisent pas (recouvrement,<br />
22 Cette possible position recoupe en partie celle <strong>de</strong> Lascari<strong>de</strong>s et Asher 1993 qui, dans un tout autre cadre et une<br />
tout autre perspective, distinguent la relation <strong>de</strong> narration (à savoir, dans mon métalangage, <strong>de</strong>s propositions<br />
articulées par la relation <strong>de</strong> progression non-inclusive) <strong>de</strong> la relation d'explication (à savoir la régression) et <strong>de</strong> la<br />
relation d'élaboration (à savoir la composition).
composition). Mais il faut alors expliquer pourquoi les propositions auxquelles est refusé le<br />
statut <strong>de</strong> narratives ont exactement la même structure (notamment syntaxique et verbotemporelle)<br />
que celles auxquelles ce statut est accordé…<br />
Ces trois positions permettent <strong>de</strong> sauver à la lettre la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing »,<br />
mais le prix à payer me paraît bien lourd.<br />
4° Nuancer ladite règle. Ainsi par exemple, en adaptant librement le cadre théorique<br />
proposé par Lascari<strong>de</strong>s et Oberlan<strong>de</strong>r 1993, selon lesquels les relations discursives résultent<br />
d'inférences défaisables, on pourrait poser que la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing » est une<br />
inférence relevant <strong>de</strong> notre savoir linguistique (« linguistic knowledge ») sur la textualité<br />
narrative et en tant que telle, défaisable. Elle fonctionnerait par défaut, à savoir qu'elle<br />
s'appliquerait sauf si une inférence procédant <strong>de</strong> notre connaissance <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> (« world<br />
knowledge »), plus puissante et indéfaisable, l'annule. Reprenons à titre d'exemple sous (20)<br />
l'occurrence (15), qui contient une régression :<br />
(20) (…)<br />
99 nous sommes retournés à Montferrier le soir<br />
100 y avait toujours quatre gendarmes<br />
101 ils nous ont salués<br />
102 nous avons pris le camion<br />
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis<br />
104 ils nous ont dit "c'est toujours pareil ils foutent la mer<strong>de</strong> pour pas grand-<br />
chose"<br />
105 j'ai fait "oui mais c'est vous qui la sentez la mer<strong>de</strong> (…)"<br />
106 alors puis après ce camion nous l'avons remonté à Alès<br />
La règle <strong>du</strong> « narrative sequencing » fonctionne entre les propositions P99/P101/P102 (les<br />
évènements retourner, saluer, prendre le camion sont compris comme progressifs et non<br />
inclusifs) parce que rien ne vient entraver son application ; elle est suspen<strong>du</strong>e sur l'articulation<br />
P103/P104 parce que nos connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> (un échange verbal entre interactants ne<br />
peut avoir lieu qu'avant leur séparation) nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> faire l'inférence : repartir > dire<br />
(l'acte <strong>de</strong> repartir est ultérieur à celui <strong>de</strong> dire), qui l'annule. Cette solution <strong>du</strong> fonctionnement<br />
par défaut me paraît beaucoup plus satisfaisante : elle a l'avantage non négligeable <strong>de</strong><br />
s'accor<strong>de</strong>r avec la réalité <strong>de</strong>s pourcentages. Il est vrai que, dans l'immense majorité <strong>de</strong>s cas,<br />
<strong>de</strong>ux propositions indépendantes (ou principales) avec verbe non statif au passé composé ou<br />
au présent historique, consécutives dans le discours, sont reliées par la relation <strong>de</strong> progression<br />
non inclusive. Les rares occurrences où ce type <strong>de</strong> relation est invalidée peuvent être<br />
considérées comme <strong>de</strong>s suspensions locales <strong>de</strong> la règle <strong>du</strong> « narrative sequencing » par une<br />
contrainte plus forte.<br />
Cette solution fort tentante ne me satisfait cependant pas pleinement pour <strong>de</strong>ux<br />
raisons : a) si je l'adopte, je ne peux me défaire <strong>de</strong> l'impression d'une <strong>de</strong>scription ad hoc. En<br />
caricaturant : ça marche… sauf lorsque ça ne marche pas… b) si cette règle fonctionnait<br />
effectivement bien par défaut, elle <strong>de</strong>vrait s'appliquer systématiquement lorsqu'elle ne heurte<br />
pas nos connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Or ce ne me semble pas être vraiment le cas. Reprenons,<br />
dans l'occurrence précé<strong>de</strong>nte, les propositions 102/103 :<br />
(21) 102 nous avons pris le camion<br />
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis<br />
Vu l'ordre discursif <strong>de</strong>s propositions et vu que rien, dans nos connaissances extralinguistiques,<br />
ne s'oppose à ce que les gendarmes partent après que les mineurs grévistes ont repris leur<br />
camion, on <strong>de</strong>vrait interpréter préférentiellement voire obligatoirement : (nous) prendre le<br />
camion < (les gendarmes) repartir. Or tel n'est pas le cas : une enquête, réalisée auprès <strong>de</strong> 93<br />
étudiants <strong>de</strong> 2e année, fait apparaître que si 52% d'entre eux comprennent les <strong>de</strong>ux
évènements comme successifs, ils sont 38% à se les représenter comme simultanés (et 10%<br />
comme dans une relation temporelle indéterminée). La loi <strong>du</strong> « narrative sequencing » a-t-elle<br />
dès lors une efficace, fût-ce par défaut, si, dans les cas où <strong>du</strong> point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> nos<br />
connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> il y a ambiguïté ou indétermination, elle n'est pas à même <strong>de</strong> lever<br />
ladite ambiguïté en imposant préférentiellement la relation <strong>de</strong> progression ?<br />
5° S'impose à moi, au terme (provisoire) <strong>de</strong> ce travail, la solution suivante : puisque<br />
non seulement l'articulation <strong>de</strong>s propositions narratives n'est pas toujours <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> la<br />
progression non inclusive, mais que, <strong>de</strong> plus, la succession <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux propositions rapportant<br />
<strong>de</strong>s évènements que nos connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> laissent dans une relation temporelle<br />
indéterminée n'entraîne pas une interprétation quasi systématique en termes <strong>de</strong> progression<br />
non inclusive, alors force m'est <strong>de</strong> déclarer 23 sans pertinence la règle <strong>du</strong> « narrative<br />
sequencing ». Ce n'est pas le récit, plus précisément la textualité narrative, qui impose la<br />
relation temporelle qui unit ses unités (les propositions narratives) mais tout simplement nos<br />
connaissances <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, en interaction avec certains principes pragmatiques, notamment le<br />
principe <strong>de</strong> pertinence (Sperber et Wilson 1989), ce que je n'ai pas le loisir <strong>de</strong> développer ici.<br />
Reprenons <strong>de</strong>ux propositions <strong>de</strong> (18) sous (22) :<br />
(22) 3 je lui ai mis un coup comme ça dans sa gueule<br />
4 il a chialé<br />
Si l'évènement chialer est compris comme postérieur à l'évènement mettre un coup dans la<br />
gueule, ce n'est pas parce que les <strong>de</strong>ux propositions P3 et P4 relèvent <strong>de</strong> la textualité narrative,<br />
qui imposerait son ordre, mais parce que l'interprétation la plus accessible est que, dans une<br />
bagarre, les coups provoquent les pleurs, donc que ceux-ci sont postérieurs à ceux-là. Et ce<br />
n'est que très secondairement que cet ordre logique <strong>de</strong>s évènements est ratifié par l'ordre<br />
discursif <strong>de</strong>s propositions.<br />
Il faut donc renoncer à la détermination sé<strong>du</strong>isante <strong>du</strong> local (la relation temporelle<br />
interpropositionnelle) par le global (le genre <strong>du</strong> discours récit conversationnel) qui semblait<br />
régir la textualité narrative.<br />
Reste à expliquer pourquoi la textualité narrative est très majoritairement faite <strong>de</strong><br />
propositions en relation <strong>de</strong> progression non inclusive ; pourquoi aussi, pour qu'il y ait récit, il<br />
faut minimalement <strong>de</strong>ux propositions narratives reliées selon cette relation. L'hypothèse que<br />
j'ai défen<strong>du</strong>e dans <strong>de</strong>s travaux antérieurs (Bres 1994) me semble toujours pertinente. Je la<br />
rappelle brièvement sans la développer : si le récit dispose principalement les évènements<br />
narrés selon l'ordre progressif (non inclusif), c'est que cet ordre est celui qui correspond à<br />
l'appréhension active <strong>du</strong> temps par le sujet, l'orientation ascendante, selon laquelle le temps<br />
est vu se dérouler <strong>du</strong> passé en direction <strong>du</strong> futur. Cette appréhension structure le sujet comme<br />
le récit : nous sommes, tout autant que <strong>de</strong>s « hommes <strong>de</strong> paroles », <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> récit, parce<br />
que tout récit, aussi minimal soit-il, est une mise en ascendance <strong>du</strong> temps.<br />
Références<br />
Allen J. F. et P. J. Hayes , 1985, « A common-sense theory of time », dans Proceedings<br />
of the ninth International Joint Conference on Artificial Intelligence, Los Angeles,<br />
University of California, p. 528-531.<br />
Asher N., 1993, Reference to abstract objects in discourse, Dordrecht, Kluwer.<br />
23<br />
Contrairement à ce que j'ai pu écrire, un peu rapi<strong>de</strong>ment, sur la mise en ascendance interphrastique (Bres 1991,<br />
1994).
Bres J., 1991, « Le temps, outil <strong>de</strong> cohésion : <strong>de</strong>ux ou trois choses que je sais <strong>de</strong> lui »,<br />
<strong>Langage</strong>s 104 : 92-110.<br />
Bres J., 1993, Récit oral et pro<strong>du</strong>ction d'i<strong>de</strong>ntité sociale, Langue et praxis, Université <strong>de</strong><br />
Montpellier III.<br />
Bres J., 1994, La narrativité, Louvain-La-Neuve, Duculot.<br />
Bres J., 1999, « Textualité narrative orale, genres <strong>du</strong> discours et temps verbal », dans<br />
Barbéris J. -M.et coll., Le français parlé. Variétés et discours, Langue et praxis,<br />
Université <strong>de</strong> Montpellier III, p.107-133.<br />
Bres J., 2000, « De la textualité <strong>du</strong> récit oral : la structure <strong>de</strong> la proposition narrative », (à<br />
paraître).<br />
Haiman J., 1980, « The iconicity of grammar : isomorphism and motivation », Language,<br />
56, 3 : 515-536.<br />
Labov W., 1978, « La transformation <strong>du</strong> vécu à travers la syntaxe narrative », dans<br />
Le parler ordinaire I, Paris, Minuit, p. 289-355.<br />
Labov W., 1981, « Speech actions and reactions in personal narrative », dans Tannen D. et<br />
coll., Analysing discourse : text and talk, Georgetown University Round Table, p. 219-247.<br />
Labov W., 1997, « Some further steps in narrative analysis », Journal of narrative and life<br />
history, 7 (1-4) : 395-415.<br />
Labov W. et D. Fanshel, 1977, Therapeutic discourse, New York, Aca<strong>de</strong>mic Press.<br />
Labov W. et Waletzky, 1967, « Narrative analysis : oral versions of personal experience »,<br />
dans Helm J. et coll., Essays on the verbal and the visual arts, Seattle, University of<br />
Washington Press, p. 12-44.<br />
Lascari<strong>de</strong>s A. et N. Asher, 1993, « Temporal interpretation, discourse relations and<br />
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Lascari<strong>de</strong>s A. et J. Oberlan<strong>de</strong>r, 1993, « Temporal coherence and <strong>de</strong>feasible<br />
knowledge », Theoretical Linguistics 19 : 1-37.<br />
Sperber D. et D. Wilson , 1989, La pertinence. Communication et cognition, Paris,<br />
Minuit.<br />
Vet C., 1991, « The temporal structure of discourse : setting, change and perspective », dans<br />
S. Fleischman et L. R. Waugh, Discourse pragmatics and the verb, London, Routledge, p.<br />
7-25.<br />
Chapitre IX, Récit oral, récit écrit<br />
Ce chapitre compare la version orale et la version écrite <strong>du</strong> récit d’un même événement, par le<br />
romancier Cl. Simon, prix Nobel 1985. Il procè<strong>de</strong> d’un article que j’ai publié en 2002,<br />
« L’oral dans l’écrit ? Clau<strong>de</strong> Simon raconte son évasion d’un camp <strong>de</strong> prisonniers »,<br />
Information grammaticale 94, 54-60.<br />
L’idée d’une oralisation <strong>du</strong> français <strong>du</strong> XXè siècle est largement répan<strong>du</strong>e, et les travaux <strong>de</strong><br />
cette publication n’ont pas manqué <strong>de</strong> rencontrer et <strong>de</strong> travailler cette notion. De fait, tout<br />
notre environnement discursif est nourri <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ctions orales, ce qui ne peut pas ne pas<br />
influencer les pratiques écrites, d’autant que les stéréotypes négatifs attachés à l’oral ont<br />
ten<strong>du</strong>, en partie, à s’assouplir, voire parfois à s’inverser, l’oral apparaissant alors comme un<br />
réservoir <strong>de</strong> littérarité. Si cela est en partie vrai <strong>de</strong> la langue, qu’en est-il <strong>de</strong>s genres <strong>du</strong><br />
discours ? Peut-on dire p. ex. que le récit littéraire <strong>de</strong> la fin <strong>du</strong> siècle <strong>de</strong>rnier a emprunté au<br />
récit conversationnel ? Vaste question, que j’aimerais abor<strong>de</strong>r très partiellement à partir d’un<br />
exemple précis : la comparaison <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux récits - l’un oral, l’autre écrit - d’un même<br />
événement, par un même narrateur, le romancier Clau<strong>de</strong> Simon. L’étu<strong>de</strong> sera con<strong>du</strong>ite dans<br />
les cadres théoriques <strong>de</strong> la praxématique (Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001) qui
accor<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> importance aux <strong>de</strong>ux faits <strong>de</strong> l’interaction et <strong>de</strong> l’actualisation. Après<br />
avoir présenté le corpus, je proposerai <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> l’analyse contrastive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
versions, en prenant pour gui<strong>de</strong>s le type d’interaction verbale qui structure chacune d’elles,<br />
puis le temps <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction à l’intérieur <strong>du</strong>quel elles se développent.<br />
1. Corpus, récit oral, récit écrit, genres <strong>du</strong> discours<br />
Cl. Simon narre son évasion d'un camp <strong>de</strong> prisonniers lors <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale dans<br />
trois <strong>de</strong> ses romans : La Route <strong>de</strong>s Flandres (1960 : 291), L'Acacia (1989 : 349-354), Le<br />
Jardin <strong>de</strong>s plantes (1997 : 146-152). Compte tenu <strong>de</strong> l’espace dans lequel peut se développer<br />
le présent travail, je retiens, pour le corpus écrit, le seul texte <strong>de</strong> La Route <strong>de</strong>s Flandres. Le<br />
romancier a mis en récit ce même événement dans un entretien radiodiffusé (en différé) sur<br />
France Culture, le 6 février 1993. Le fragment sélectionné s’ouvre par un tour <strong>de</strong> parole <strong>de</strong> la<br />
journaliste (A5) qui con<strong>du</strong>it l’entretien : elle prolonge son précé<strong>de</strong>nt questionnement sur les<br />
rencontres importantes <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’écrivain, en orientant sur celles qu’il a faites lorsqu’il<br />
était prisonnier. Dans la transcription proposée, la lettre A représente, l’intervieweuse ; la<br />
lettre B, Cl. Simon 24 . Le récit <strong>de</strong> l’évasion se développe sur la plage A7-B8, qui,<br />
conversationnellement, correspond à une paire minimale : tour initiatif (A7) / tour réactif<br />
(B8).<br />
A5 — c’est-à-dire aussi bien cette population très diverse que vous avez côtoyée pendant que vous étiez<br />
prisonnier<br />
B6 — ah là là là c’est une expérience a- a- a- assez fascinante parce que là c’est vraiment le melting pot<br />
xx les Allemands avaient groupé dans une: baraque c'est ce qui m'a permis <strong>de</strong> m'éva<strong>de</strong>r d’ailleurs<br />
ensuite // tous les natifs <strong>de</strong>s: <strong>de</strong>s colonies moi j’étais je suis né à Tananarive puisque mon père était<br />
officier <strong>de</strong> <strong>de</strong>: là-bas je suis né par hasard à Tananarive et alors j’étais dans une baraque où y avait <strong>de</strong>s<br />
Arabes et beaucoup <strong>de</strong> pieds-noirs et notamment la population oranaise beaucoup <strong>de</strong>: espagnols: juifs<br />
espagnols et beaucoup <strong>de</strong> maquereaux <strong>de</strong> types invraisemblables qui étaient tout ce que vous voulez<br />
propriétaires <strong>de</strong> bor<strong>de</strong>l contrebandiers […]<br />
(Cl. Simon présente ces personnages hauts en couleurs pour conclure son tour <strong>de</strong> parole ainsi :)<br />
vous me disiez peut-être l’homme le plus étonnant que j’aie connu <strong>de</strong> ma vie c’est c’est ce roi il ne<br />
savait ni lire ni écrire je lui lisais les lettres <strong>de</strong> sa mère et je lui écrivais les lettres c’est fantastique<br />
A7 — et comment vous êtes-vous évadé ?<br />
B8 — j'étais au fond <strong>de</strong> la Saxe j'ai travaillé à <strong>de</strong>s égouts pendant: j’ai fait un égout pendant: toute ma<br />
captivité pas toute à tout à la fin j’étais au camp allemand comme spécialiste électricien ça (1) c’est<br />
autre chose (1) (rire A) enfin j’ai j’ai creusé un égout pour relier le camp à l’Elbe / l'automne arrivant /<br />
les Allemands ont dit qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France tous les indigènes<br />
parce qu’ils ont dit le climat allemand sera trop <strong>du</strong>r c’était pour faire leur propagan<strong>de</strong> dans les colonies<br />
ils espéraient mettre la main sur les colonies / alors moi au culot j'ai été trouver le: l'officier allemand je<br />
lui ai dit « moi Madagascar » (rire <strong>de</strong> B, rire <strong>de</strong> A) / il me regar<strong>de</strong> il me dit « blue eyes » les yeux bleus<br />
ouh là là je me suis dit tout s'écroule / et alors là j'ai eu un mais vraiment on a <strong>du</strong> culot quand on on<br />
risque tout / j'ai eu un trait <strong>de</strong> génie je lui ai dit « oui j'ai les yeux bleus euh mais j'appartiens à la race<br />
Hova ce sont les hauts plateaux ce sont <strong>de</strong>s indo-européens les noirs c’est » d’ailleurs c’est vrai<br />
d’ailleurs c’est vrai « les noirs c’est la côte et sur les hauts plateaux ce sont les Hovas qui sont <strong>de</strong>s indoeuropéens<br />
je suis indo-européen je suis Hova » est-ce qu'il m'a cru ? est-ce qu'il m'a pas cru ? est-ce que<br />
c'était un bon bougre ? il m'a mis sur (rire <strong>de</strong> B) sur la liste / et alors j'ai passé (1) trois jours et trois<br />
nuits (1) dans un: dans un wagon (rire <strong>de</strong> B) / là on était euh quarante / alors que quand on est allés en<br />
captivité on était quatre-vingts dans les wagons alors là c'était quelque chose là on était quarante<br />
quarante c'était avec trente-neuf Arabes / et ils nous ont amenés près <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux / je me rappellerai<br />
toujours cette arrivée à Bor<strong>de</strong>aux on a ouvert les: les portes <strong>du</strong> wagon parce qu'il y avait <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la<br />
Croix-Rouge qui sont venues donner <strong>de</strong>s <strong>du</strong> pain <strong>de</strong>s choses et on arrivait <strong>de</strong> cet enfer -fin cet enfer je<br />
24 J’ai simplifié fortement le système <strong>de</strong> transcription : le signe [/ ]signale une pause ; le signe [:], un allongement<br />
vocalique ; le signe [+], une syllabe incompréhensible. Je n’ai pas transcrit les phénomènes intonatifs (à<br />
l’exception <strong>de</strong> l’énonciation rieuse notée (1)…(1)).
n'ose plus dire que c'était un enfer à côté <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> concentration c'était qu’un camp <strong>de</strong> prisonniers<br />
après tout / mais enfin on arrivait quand même d’un: d'un petit enfer / et on ouvre les portes et par les<br />
portes <strong>de</strong>:: <strong>de</strong> la gare on voit les gens <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux assis au café qui (1) buvaient leur apéritif<br />
tranquillement (1) (rire <strong>de</strong> B) ++++ c'était assez ahurissant / et alors ensuite ils nous ont amenés à un<br />
camp près d'An<strong>de</strong>rnos-les Bains vous voyez / et ils n'avaient pas eu le temps <strong>de</strong> prévoir un<br />
ravitaillement ni même <strong>de</strong>: <strong>de</strong> parfaire ce camp alors que en Allemagne les: les barbelés étaient<br />
infranchissables <strong>du</strong> camp c'était triple rangée <strong>de</strong> barbelés enfin je vous passe les détails c'était<br />
infranchissable là y avait simplement <strong>de</strong>s poteaux avec <strong>de</strong>s: <strong>de</strong>s: <strong>de</strong>s barbelés <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> barbelés<br />
horizontales / et ils n'avaient rien à nous donner à manger / et alors les Arabes qui s- font feu <strong>de</strong> tout<br />
bois / se sont c'était le camp était près d'une forêt / <strong>de</strong> chênes et y avait <strong>de</strong>s glands qui tombaient / et ils<br />
ont permis aux Ar- il ét- en principe il était interdit <strong>de</strong> s'approcher <strong>de</strong>s barbelés mais comme ils<br />
n'avaient rien à nous donner à manger ils ont permis aux: aux Arabes et par conséquent à tout le mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> s'approcher pour ramasser <strong>de</strong>s glands xx que les Arabes faisaient cuire / alors le jour même <strong>de</strong><br />
l'arrivée parce que je me suis dit ils vont faire une enquête ils vont s'apercevoir (1) que tu n'es ni arabe<br />
ni noir ni (1) et tu vas te retrouver au fond d'une prison en Saxe il faut filer tout <strong>de</strong> suite / et alors j'ai fait<br />
semblant <strong>de</strong> ramasser <strong>de</strong>s glands comme les Arabes puis j'ai regardé à droite j'ai regardé à gauche y<br />
avait une sentinelle alleman<strong>de</strong> à peu près tous les: tous les cents mètres et ce sont <strong>de</strong>s trucs qu'on fait je<br />
me suis dit c'est maintenant ou jamais / j'ai filé sous les barbelés dans / la forêt était tout à côté / et alors<br />
voilà ça ça y était / j'ai fait je me rappelle j'ai fait peut-être cent mètres ou <strong>de</strong>ux cents mètres à quatre<br />
pattes comme un chien mais (rire <strong>de</strong> B) comme un chien et puis j'ai trouvé un autre type / et je me<br />
rappelle la première nuit non pas pour / pour nous éloigner <strong>du</strong> camp / puisque avec une auto c'est vite<br />
fait je crois que nous avons fait quarante kilomètres / mais pour le plaisir <strong>de</strong> marcher librement /<br />
(fragment <strong>de</strong> la 6è suite pour violoncelle seul <strong>de</strong> Bach)<br />
Dans La Route <strong>de</strong>s Flandres, le récit <strong>de</strong> l’évasion est enchâssé à l’intérieur d’une scène<br />
d’amour <strong>du</strong> narrateur avec Corinne, à la fin <strong>de</strong> la guerre :<br />
(…) quelquefois je m’écartais le retirais complètement pouvant le voir au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> moi<br />
sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau […] on dit gland à cause<br />
<strong>de</strong> la peau qui le recouvre à moitié, c’était alors <strong>de</strong> nouveau l’automne mais en un an nous<br />
avions appris à nous dépouiller non seulement <strong>de</strong> cet uniforme qui n’était plus maintenant<br />
qu’un dérisoire et honteux stigmate mais encore pour ainsi dire <strong>de</strong> notre peau ou plutôt<br />
notre peau dépouillée <strong>de</strong> ce qu’un an plus tôt encore nous imaginions qu’elle renfermait,<br />
c’est-à-dire même plus <strong>de</strong>s soldats même plus <strong>de</strong>s hommes, ayant peu à peu appris à être<br />
quelque chose comme <strong>de</strong>s animaux mangeant n’importe quand et n’importe quoi pourvu<br />
qu’on puisse réussir à le mâcher et à l’avaler, et il y avait <strong>de</strong> grands chênes en lisière <strong>de</strong> la<br />
forêt qui longeait le chantier les glands tombant jonchant le chemin sur lequel les Arabes<br />
allaient les ramasser, la sentinelle commençant d’abord à crier et à les chasser mais ils<br />
revenaient comme <strong>de</strong>s mouches obstinés patients tenaces et à la fin elle <strong>du</strong>t y renoncer<br />
haussa les épaules et prit le parti <strong>de</strong> les ignorer attentive surtout à surveiller si aucun<br />
officier ne s’amenait, je me mêlai à eux courbé vers le sol faisant semblant <strong>de</strong> chercher et<br />
<strong>de</strong> les mettre dans mes poches le guettant <strong>du</strong> coin <strong>de</strong> l’œil et à un moment il tourna le dos<br />
alors je fus dans le fourré haletant courant à quatre pattes comme une bête à travers les<br />
taillis traversant les buissons me déchirant les mains sans même le sentir toujours courant<br />
galopant à quatre pattes j’étais un chien la langue pendante galopant haletant tous <strong>de</strong>ux<br />
comme <strong>de</strong>s chiens je pouvais voir sous moi ses reins creusés la bouche à moitié étouffée<br />
voilant son cri mouillé <strong>de</strong> salive dans l’oreiller froissé (…)<br />
Il va <strong>de</strong> soi que je ne saurais réaliser une étu<strong>de</strong> génétique <strong>de</strong>s influences réciproques que la<br />
version orale (désormais R1) et la version écrite (désormais R2) n’ont pu manquer d’exercer<br />
l’une sur l’autre, à travers le phénomène <strong>de</strong> la mémoire discursive (Pêcheux 1975, Moirand<br />
1999). Influence <strong>de</strong> l’oral sur l’écrit : on peut supposer que l’écrivain, avant même <strong>de</strong> mettre<br />
en récit son évasion dans La Route <strong>de</strong>s Flandres, l’a racontée à ses proches à plusieurs<br />
reprises. Influence <strong>de</strong> l’écrit sur l’oral : R1 date <strong>de</strong> 1993 ; le romancier a déjà par <strong>de</strong>ux fois
écrit ledit événement : on peut <strong>de</strong> la même manière penser que sa parole, à son insu, retrouve<br />
<strong>de</strong>s formulations <strong>de</strong> discours écrit. Je m’attacherai seulement à mettre en relation certains<br />
paramètres <strong>de</strong> leur pro<strong>du</strong>ction. Pour commencer, spécifions la distinction oral / écrit en<br />
fonction <strong>du</strong> corpus d’étu<strong>de</strong> :<br />
- l’écrit auquel nous avons affaire est <strong>de</strong> l’écrit littéraire, relevant <strong>du</strong> Nouveau Roman :<br />
on sait que cette école a fortement mis en cause le récit, tentant <strong>de</strong> substituer, selon la<br />
contrepèterie <strong>de</strong> mots <strong>de</strong> Jean Ricardou, « l’aventure d’une écriture » à « l’écriture d’une<br />
aventure » ;<br />
- le récit oral que nous analyserons a été pro<strong>du</strong>it non dans le genre <strong>du</strong> discours<br />
conversation, mais dans celui <strong>de</strong> l’entretien, qui se signale par sa formalité ; l’asymétrie <strong>de</strong><br />
l’interaction (le rôle <strong>de</strong> l’intervieweur est <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s questions, et celui <strong>de</strong> l’interviewé, <strong>de</strong><br />
répondre aux questions qui lui sont posées) ; et sa structure (l’interaction en face à face<br />
intervieweur / interviewé est enchâssée dans l’interaction intervieweur-interviewé / auditeurs).<br />
Le récit <strong>de</strong> l’évasion est donc pro<strong>du</strong>it dans un cadre monologal dans La Route <strong>de</strong>s Flandres ;<br />
dans un cadre dialogal sur les on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> France-Culture.<br />
Il est bien évi<strong>de</strong>nt que ces éléments interviennent fortement dans la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />
versions : la distinction oral / écrit – ici comme ailleurs - ne saurait être traitée directement<br />
mais doit passer par la médiation <strong>de</strong> ces spécifications.<br />
2. Interaction verbale<br />
L'actualisation <strong>de</strong> la langue en discours s'effectue toujours dans les cadres <strong>de</strong> l'interaction<br />
verbale <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux instances. Tout discours est dit pour un autre, dont l'horizon d'interprétation<br />
règle la pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> locuteur. Cette dimension dialogique, <strong>de</strong> forte prégnance pour les<br />
textes dialogaux – locuteur et interlocuteur sont en relation <strong>de</strong> co-présence – se manifeste<br />
avec moins d’évi<strong>de</strong>nce dans les textes monologaux, mais n’en est pas pour autant absente : le<br />
récit littéraire est écrit pour un/le lecteur, instance avec laquelle le scripteur interagit. Une fois<br />
cette commune dimension dialogique posée, il apparaît qu’elle se manifeste avec <strong>de</strong>s<br />
différences notables dans la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> récit. Ce que j’expliciterai en<br />
étudiant contrastivement les clôtures <strong>de</strong> la mise en récit et la structure narrative <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
versions.<br />
2.1. Les clôtures <strong>de</strong> la mise en récit<br />
Fortement négociées dans la version orale (R1), elles font l’objet d’un coup <strong>de</strong> force scriptural<br />
dans la version écrite (R2).<br />
1. L’entrée en récit. En structure dialogale, l’acte <strong>de</strong> récit fait normalement l’objet<br />
d’une négociation préalable (Sacks 1974, Jefferson 1978), que j’ai proposé d’appeler<br />
protocole d’accord (Bres 1994 : 84) : les partenaires <strong>de</strong> l’échange s’enten<strong>de</strong>nt pour que tel<br />
événement soit mis en récit avec succès. Cette négociation est très variable selon le type<br />
d’interaction ; selon également que la mise en récit est proposée par le narrateur ou sollicitée<br />
par le narrataire. Dans le genre entretien, c’est le plus souvent le journaliste qui sollicite la<br />
mise en récit <strong>de</strong> tel ou tel événement (en vertu <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong> genre selon laquelle<br />
l’intervieweur pose <strong>de</strong>s questions, et l’interviewé répond aux questions qu’on lui pose). C’est<br />
le cas ici où la journaliste <strong>de</strong>man<strong>de</strong> (indirectement) la mise en récit <strong>de</strong> l’événement évasion :<br />
« comment vous êtes-vous évadé ? » (A7). Soulignons d’autre part que la question n’a rien<br />
d’un coq à l’âne : en tant qu’interrogation partielle, elle contient le présupposé : « vous vous<br />
êtes évadé », présupposé qui n’est pas externe à l’interaction mais en procè<strong>de</strong> directement<br />
dans la mesure où, en B6, Cl. Simon a signalé latéralement : « c'est ce qui m'a permis <strong>de</strong>
m'éva<strong>de</strong>r d’ailleurs ensuite ». La question se fait donc en enchaînement interactif fort, et<br />
rapproche l’entretien <strong>du</strong> tissu <strong>de</strong> la conversation.<br />
2. La sortie <strong>du</strong> récit. En contexte dialogal, le "débrayage" se réalise prototypiquement<br />
par une évaluation postnarrative (p. ex. : « ça alors ! ») <strong>du</strong> narrataire, qui signale tout à la fois<br />
qu’il a apprécié la mise en récit et qu’il a compris qu’elle était finie. Ici, <strong>du</strong> fait <strong>du</strong> montage<br />
(l’entretien est diffusé en différé), le récit qui est donné à entendre sur les on<strong>de</strong>s présente une<br />
clôture non pas verbale mais musicale : comme en intermè<strong>de</strong>, la 6è suite pour violoncelle <strong>de</strong><br />
Bach…<br />
A l’opposé <strong>de</strong> ce souci interactif <strong>de</strong>s clôtures initiale et terminale <strong>de</strong> la version orale, la<br />
version écrite se caractérise, à ce double niveau, par un jeu d’écriture qui peut dérouter le<br />
lecteur, dans la mesure où il subvertit ses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lecture.<br />
3. L’évasion faisant suite, en temps raconté, à la vie dans un stalag en Allemagne, on<br />
s’attend, en vertu <strong>de</strong> l’iconicité <strong>de</strong> la textualité narrative (Haiman 1980 : 528), à ce que, en<br />
temps <strong>du</strong> raconter, cet épiso<strong>de</strong>-là soit narré dans la continuité temporelle <strong>de</strong> cet épiso<strong>de</strong>-ci. Il<br />
n’en est rien : l’évasion fait suite textuelle à un épiso<strong>de</strong> non pas antérieur mais ultérieur (la<br />
nuit d’amour avec Corinne). Cette analepse dans le déroulement métonymique <strong>du</strong> temps<br />
raconté, non signalée comme telle, se réalise dans un fort tissage polysémique et<br />
métaphorique en temps <strong>du</strong> raconter : à partir d’un élément d’i<strong>de</strong>ntité explicité sous forme<br />
autonymique : « on dit gland à cause <strong>de</strong> la peau qui le recouvre à moitié », le scripteur fait<br />
servir la polysémie <strong>de</strong> gland (renflement antérieur <strong>de</strong> la verge et fruit <strong>du</strong> chêne), pour<br />
enchaîner à la scène sexuelle la scène <strong>du</strong> camp <strong>de</strong> prisonniers (via l’automne), et intro<strong>du</strong>ire<br />
donc la mise en récit <strong>de</strong> l’évasion.<br />
4. La sortie <strong>du</strong> récit se fait <strong>de</strong> semblable façon, abrupte et motivée : on passe, sans<br />
explicitation temporelle, <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> l’évasion à celle <strong>de</strong> la nuit d’amour (prolepse), par la<br />
médiation <strong>de</strong> la similarité <strong>de</strong> position (« à quatre pattes ») et d’action (« haletant ») <strong>de</strong><br />
l’actant, qui convoque l’i<strong>de</strong>ntique image <strong>du</strong> chien : « à quatre pattes j’étais un chien la langue<br />
pendante galopant haletant tous <strong>de</strong>ux comme <strong>de</strong>s chiens ». Ce saut temporel se réalise<br />
scripturalement par la figure syntaxique, typique <strong>de</strong> l’oral, que j’ai proposé d’appeler<br />
divalence (Bres 1991 : 104) 25 : dans une suite <strong>de</strong> trois éléments [abc], l’élément médian [b]<br />
(ici l’adjectif haletant) « vaut » syntaxiquement <strong>de</strong>ux fois : une première, <strong>de</strong> son rapport avec<br />
[a] qu’il suit, avec lequel il forme l’unité [ab] (« à quatre pattes j’étais un chien la langue<br />
pendante galopant haletant » : épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’évasion) ; une secon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> son rapport avec [c],<br />
qu’il précè<strong>de</strong>, avec lequel il forme l’unité [bc] (« haletant tous <strong>de</strong>ux comme <strong>de</strong>s chiens » :<br />
épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nuit d’amour).<br />
Les clôtures <strong>de</strong> la mise en récit <strong>de</strong> l’évasion sont fortement articulées à l’interaction<br />
narrateur / narrataire dans R1 ; celles <strong>de</strong> R2 paraissent l’ignorer, et répondre aux seuls<br />
impératifs <strong>de</strong> « l’aventure <strong>de</strong> l’écriture ». Il semble donc que le récit <strong>de</strong> La Route <strong>de</strong>s<br />
Flandres, loin d’emprunter à la narration conversationnelle, <strong>du</strong>rcit la frontière qui sépare<br />
l’écrit <strong>de</strong> l’oral.<br />
2.2. La structure <strong>du</strong> récit<br />
On peut, en appui sur Labov (1972, 1997), distinguer, dans le récit oral, les parties<br />
narratives obligatoires (complication et résolution), <strong>de</strong>s parties facultatives qui assurent sa<br />
dimension interactive (résumé, orientation, évaluation, coda). La comparaison <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
versions <strong>de</strong> l’évasion fait apparaître une gran<strong>de</strong> similarité <strong>de</strong>s parties narratives 26 et une tout<br />
aussi gran<strong>de</strong> dissemblance <strong>de</strong>s parties interactives. Je ne traite que ce qui concerne<br />
l’orientation et la coda.<br />
25<br />
Exemple d’occurrence <strong>de</strong> divalence : « les mains dans les poches sous les yeux ».<br />
26<br />
Complication : l’actant prépare son évasion ; résolution : l’actant s’éva<strong>de</strong>. Je ne développe pas ici cette<br />
dimension.
- l’orientation, a pour fonction <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s indications répondant aux questions qui ?<br />
quand ? quoi ? où ?. Très développée dans R1, elle l’est minimalement dans R2. On aura<br />
remarqué que, dans la version orale, le récit <strong>de</strong> l’évasion commence par la narration <strong>du</strong><br />
rapatriement <strong>de</strong>s « natifs <strong>de</strong>s colonies », <strong>de</strong> la ruse <strong>de</strong> l’actant réussissant à se glisser parmi<br />
eux, ce qui permet <strong>de</strong> comprendre qu’il puisse se retrouver en France, avec <strong>de</strong>s Arabes, dans<br />
un camp dont il va s’éva<strong>de</strong>r. L’absence <strong>de</strong> mention <strong>de</strong> ces indications dans R2 obscurcit<br />
fortement sa compréhension : « qui longeait le chantier » : où se trouve ledit chantier ?<br />
L’évasion se fait-elle en Allemagne ou en France ? « les Arabes allaient les ramasser » :<br />
comment se fait-il que l’actant-je se retrouve avec ce groupe ethnique <strong>de</strong> prisonniers ? Autant<br />
<strong>de</strong> questions sans réponse qui peuvent désorienter le narrataire.<br />
- la coda a pour fonction <strong>de</strong> signaler la fin <strong>du</strong> récit (et parfois <strong>de</strong> préparer également la<br />
fin <strong>du</strong> tour <strong>de</strong> parole) : elle est réalisée dans R1 (« et alors voilà ça ça y était »), mais non dans<br />
R2, où, nous l’avons vu, on sort <strong>du</strong> récit en passant sans transition, en une sorte <strong>de</strong> fon<strong>du</strong><br />
enchaîné, <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> l’évasion à la scène d’amour.<br />
L’étu<strong>de</strong> comparée <strong>de</strong> certains éléments <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux récits confirme les<br />
conclusions avancées à propos <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s clôtures. Dans le cadre dialogal <strong>de</strong> l’entretien,<br />
R1, aux différents niveaux <strong>de</strong> sa pro<strong>du</strong>ction, apparaît façonné par l’interaction verbale : les<br />
clôtures initiale et terminale sont gérées interactivement, le narrateur construit et développe<br />
son récit en fonction <strong>du</strong> narrataire, le gui<strong>de</strong>, anticipe sur les questions que celui-ci pourrait<br />
poser en fournissant par avance les réponses appropriées. Dans le cadre monologal <strong>du</strong> roman,<br />
R2, à l’inverse, semble ne pas intégrer (ou <strong>de</strong> façon minimale) ce paramètre à sa pro<strong>du</strong>ction.<br />
On trouve là l’origine <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> certains selon lesquels les romans <strong>de</strong> Cl. Simon<br />
seraient difficiles à lire, voire… illisibles.<br />
Loin donc d’emprunter à l’oralité, l’écriture <strong>de</strong> Cl. Simon semble au contraire s’en distancer<br />
en un renfort <strong>de</strong> littérarité.<br />
2. 3. Textualité en i<strong>de</strong>m<br />
L’analyse proposée, parfaitement vali<strong>de</strong>, apparaît cependant partielle et doit être nuancée et<br />
complétée par la prise en compte d’un ensemble d’éléments qui, selon un mouvement<br />
contraire <strong>du</strong> précé<strong>de</strong>nt, rapprochent cette écriture <strong>de</strong> l’oralité. Pointons seulement le plus<br />
manifeste : le fonctionnement flou, voire problématique, ou non normé, <strong>de</strong> certaines<br />
anaphores dans R2.<br />
- « on dit gland à cause <strong>de</strong> la peau qui le recouvre à moitié » : le pronom le semble être<br />
anaphorique <strong>de</strong> gland, nom ici en emploi autonyme, ce que la syntaxe normée en principe<br />
n’autorise pas ;<br />
- l’adverbe alors, anaphorique en langue (‘au moment dont nous venons <strong>de</strong> parler’), ne<br />
semble pas pouvoir réaliser ce fonctionnement dans l’indication qui intro<strong>du</strong>it le récit :<br />
« c’était alors <strong>de</strong> nouveau l’automne », car le moment auquel réfère cet adverbe est celui <strong>de</strong><br />
l’évasion, dont il n’a pas encore été question. Alors doit donc être interprété non pas<br />
anaphoriquement, mais cataphoriquement. Plus subtilement, comme dans certains<br />
fonctionnements oraux, alors est anaphorique <strong>du</strong> moment que le locuteur a en tête (Cf. infra §<br />
3, instance <strong>de</strong> l’à-dire) mais n’a pas encore verbalisé.<br />
- « les glands tombant (…) les Arabes allaient les ramasser, la sentinelle commençant<br />
d’abord à crier et à les chasser mais ils revenaient (…) je me mêlai à eux courbé vers le sol<br />
faisant semblant <strong>de</strong> chercher et <strong>de</strong> les mettre dans mes poches ». Le pronom les est disjoint <strong>de</strong><br />
son antécé<strong>de</strong>nt les glands par le SN masculin pluriel les Arabes, lui-même anaphorisé en les.<br />
La coréférence est donc obscurcie, même si, principe <strong>de</strong> pertinence oblige, le narrataire, en<br />
lisant les mettre dans mes poches, actualisera, <strong>de</strong> façon plus ou moins coûteuse, glands sous<br />
les.
Autant <strong>de</strong> fonctionnements caractéristiques <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction orale, et même plus précisément<br />
<strong>de</strong> son lecte familier. On dira, en première approximation, que Cl. Simon intro<strong>du</strong>it certains<br />
aspects <strong>de</strong> la parole quotidienne dans l’écrit, et par là oralise son style. Il me semble<br />
cependant y avoir plus : le fonctionnement flou <strong>de</strong> certaines anaphores est le marqueur d’un<br />
mo<strong>de</strong> d’interaction typique <strong>de</strong> l’oral, la subjectivité en i<strong>de</strong>m, ce que je vais rapi<strong>de</strong>ment<br />
présenter.<br />
La praxématique conçoit l’actualisation comme un phénomène gra<strong>du</strong>el selon trois<br />
niveaux : liminaire, émergent, réalisé. Ces <strong>de</strong>grés, qui sont autant d'étapes dans<br />
l'explicitation/objectivation <strong>de</strong> la mise en spectacle linguistique, valent pour l’actualisation <strong>du</strong><br />
verbe, <strong>du</strong> nom, <strong>de</strong> la phrase, et également pour celle <strong>de</strong> la subjectivité. Barbéris (1998)<br />
distingue la subjectivité en i<strong>de</strong>m, correspondant aux <strong>de</strong>ux premiers <strong>de</strong>grés, <strong>de</strong> la subjectivité<br />
en ipse, correspondant au troisième <strong>de</strong>gré. La subjectivité en i<strong>de</strong>m est fondée sur un nondégagement<br />
<strong>de</strong> la subjectivité indivi<strong>du</strong>elle, ou un dégagement imparfait, sous forme <strong>de</strong> couple<br />
dialogique. Lieu <strong>de</strong>s représentations partagées, elle correspond à un format d’actualisation<br />
reposant sur une mise en spectacle <strong>de</strong> la réalité imprécise et peu objectivée.<br />
La position ipse représente le soi-même, instance autonome pleinement indivi<strong>du</strong>ée et opposée<br />
à son autre / séparée <strong>de</strong> celui-ci, et développe une mise en spectacle objectivée et explicite.<br />
Complémentairement : tel type d'actualisation implique tel type d'autre. Le sujet-i<strong>de</strong>m pose<br />
l'autre <strong>de</strong> l'interaction en i<strong>de</strong>m ; le sujet-ipse le pose comme alius. On distingue donc, <strong>du</strong> point<br />
<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’actualisation textuelle orale, <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> réalisation : la textualité en ipse, où la<br />
mise en spectacle est pleinement explicitée pour le narrataire, mo<strong>de</strong> requis notamment dans la<br />
communication formelle ; et la textualité en i<strong>de</strong>m, qui se signale par ses obscurités, ses<br />
ellipses, ses implicites (« tu vois ce que je veux dire »), mo<strong>de</strong> qui apparaît typiquement dans<br />
la conversation familière : chacun <strong>de</strong> nous a dans son entourage ce type <strong>de</strong> narrateur qui,<br />
positionnant le narrataire comme son même, raconte sans passer par l’explicitation <strong>de</strong>s<br />
différents cadres permettant à un autre <strong>de</strong> comprendre. La textualité en ipse est<br />
traditionnellement <strong>de</strong> règle dans la communication littéraire : le lecteur ne saurait être qu’un<br />
tiers. Mais, <strong>de</strong>puis la fin <strong>du</strong> XIXè siècle (Verine 1998), la littérature tente <strong>de</strong> conquérir <strong>de</strong>s<br />
strates <strong>de</strong> l’actualisation textuelle antérieures à l’atteinte <strong>de</strong> l’in esse, et emprunte pour ce faire<br />
au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> textualité en i<strong>de</strong>m <strong>de</strong> l’oral (Barbéris et Bres 2002). Le récit <strong>de</strong> l’évasion dans La<br />
Route <strong>de</strong>s Flandres se développe à partir d’une position énonciative typique <strong>de</strong> l’oralité : le<br />
fonctionnement particulier <strong>de</strong> certains anaphoriques nous venons <strong>de</strong> le voir, mais également<br />
l’absence <strong>de</strong> clôtures, le jeu <strong>de</strong> la divalence, l’absence d’orientation et <strong>de</strong> coda précé<strong>de</strong>mment<br />
décrits, construisent ce régime spécial <strong>de</strong> textualité. Ajoutons que ce positionnement inverse<br />
sa valeur sociolinguistique en passant <strong>de</strong> l’oral quotidien à l’écrit littéraire : faisant l’objet <strong>de</strong><br />
correction dans la parole <strong>de</strong>s enfants, stigmatisé dans celle <strong>de</strong>s a<strong>du</strong>ltes, il <strong>de</strong>vient, dans le<br />
travail d’écriture littéraire, pro<strong>du</strong>cteur <strong>de</strong> sens, et comme tel, porteur <strong>de</strong> plus-value<br />
stylistique : tu m’as donné ta boue et j’en ai fait <strong>de</strong> l’or…<br />
Le récit <strong>de</strong> l’évasion dans La Route <strong>de</strong>s Flandres, s’il s’éloigne <strong>de</strong> la narration orale qui en est<br />
faite dans l’interaction <strong>de</strong> l’entretien – on comprend désormais pourquoi : ce type<br />
d’interaction, <strong>de</strong> par sa formalité, exige la textualité en ipse – emprunte à un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
construction <strong>de</strong> la subjectivité typique <strong>de</strong> l’oral familier : on a bien affaire, par cette<br />
dimension, à <strong>de</strong> l’oraliture.<br />
Je voudrais maintenant prendre en compte la secon<strong>de</strong> dimension annoncée - le temps<br />
d’actualisation - , qui, plus que l’interaction (et d’ailleurs parfois en relation avec elle),<br />
différencie l’oral <strong>de</strong> l’écrit, et évaluer sommairement dans quelle mesure Cl. Simon transfère<br />
dans son écriture certains fonctionnements <strong>de</strong> l’actualisation orale.<br />
3. Le temps signifiant <strong>de</strong> l’actualisation : la pro<strong>du</strong>ction, sa scène et ses coulisses
Afin <strong>de</strong> concevoir et <strong>de</strong> tenter d’appréhen<strong>de</strong>r dans sa matérialité la dynamique <strong>de</strong>s opérations<br />
<strong>de</strong> langage, la praxématique analyse le temps linguistique nécessaire à la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l'acte<br />
<strong>de</strong> langage en trois instances : l'à-dire (programmation <strong>de</strong>s unités linguistiques) ; le dire<br />
(réalisation effective) ; et le dit (capitalisation <strong>de</strong> ces unités en mémoire syntaxique, qui rend<br />
possible la cohérence dans les enchaînements discursifs). Entre ces trois instances, il n'y a pas<br />
succession linéaire, mais tuilage, superposition décalée et parfois conflictuelle. L’instance <strong>de</strong><br />
l’à-dire p. ex. ne se contente pas <strong>de</strong> précé<strong>de</strong>r en inconscience la réalisation <strong>de</strong>s unités : elle<br />
contrôle la pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> dire dans son cours, qu'elle peut interrompre, ou faire bifurquer ; et<br />
continue <strong>de</strong> construire, en anticipation, les programmes <strong>de</strong> phrase tandis que le dire<br />
programmé s'extériorise. Le plus souvent, le travail <strong>de</strong> l’à-dire, sa profon<strong>de</strong>ur où se<br />
concurrencent, se télescopent différents programmes, vers le défilé <strong>du</strong> dire, sont effacés sous<br />
le seuil d’actualisation qui ne laisse passer que le « bon » programme. Cependant, le travail <strong>de</strong><br />
sélection est rarement parfait, et se signifient alors, sous forme <strong>de</strong> ratages (Bres et Madray<br />
1991, Barbéris et Maurer 1998) sur le fil <strong>du</strong> dire, les brouillons <strong>de</strong> l'à-dire, irrattrapables : ce<br />
qui est dit est dit.... Il en va tout autrement <strong>de</strong> l’écrit, qui, avant d’être donné à lire, a tout le<br />
temps <strong>de</strong> gommer les rectifications dont sa pro<strong>du</strong>ction a été le lieu, d’effacer les bifurcations<br />
et autres tentatives inabouties d’actualisation, <strong>de</strong> faire disparaître ses brouillons (ou <strong>de</strong> les<br />
ranger précieusement bien sûr).<br />
On saisira à <strong>de</strong>ux niveaux la façon dont le temps d’actualisation intervient dans la pro<strong>du</strong>ction<br />
<strong>de</strong> R1 et <strong>de</strong> R2 : les rectifications <strong>du</strong> dire, les ratages <strong>de</strong> la mise en ascendance.<br />
3.1. Les rectifications <strong>du</strong> dire<br />
Intéressons-nous, parmi les ratages <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction orale, aux rectifications, que je définirai<br />
comme <strong>de</strong>s retours <strong>du</strong> dire sur lui-même à partir <strong>du</strong> contrôle <strong>de</strong> l’à-dire pour retoucher un<br />
élément qui paraît inadéquat. On en relève, dans R1, trois occurrences, disséminées au cours<br />
<strong>du</strong> récit. A la suite <strong>de</strong> l’interception d’un programme phrastique, la retouche se réalise par :<br />
– correction praxémique simple, (répétition et substitution) : « les Allemands ont dit<br />
qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France (…) ». Sans marqueur<br />
métadiscursif autre que vocal (légère insistance sur ramener), la reprise <strong>de</strong> la structure<br />
syntaxique [que + aller à l’imparfait] permet la substitution <strong>de</strong> ramener à raccompagner ;<br />
– reprise avec négation d’un élément qui vient d’être dit : « pendant : toute ma<br />
captivité pas toute à tout à la fin j’étais (…) » ;<br />
– renégociation d’un praxème, à partir <strong>de</strong> son évaluation critique par l’adverbe enfin :<br />
« et on arrivait <strong>de</strong> cet enfer -fin cet enfer je n'ose plus dire que c'était un enfer (…) ».<br />
Le locuteur utilise la profon<strong>de</strong>ur opérative <strong>du</strong> temps signifiant pour contrôler son dire dans<br />
son avancée, s’en fait le premier auditeur afin <strong>de</strong> le reprendre lorsqu’il lui paraît "dissoner".<br />
Ces corrections me semblent procé<strong>de</strong>r <strong>du</strong> souci interactif <strong>du</strong> narrateur, qui se met<br />
dialogiquement à la place <strong>du</strong> narrataire et anticipe sur sa compréhension en prévenant, par<br />
ces rectifications, les inférences fausses qu’il pourrait faire <strong>du</strong> fait <strong>de</strong>s approximations <strong>du</strong> dire.<br />
Décrivons hypothétiquement le mouvement d’actualisation <strong>de</strong> la première occurrence : au<br />
moment où le locuteur dit raccompagner, il se rend compte (contrôle <strong>de</strong> l’à-dire) <strong>de</strong><br />
l’inadéquation partielle <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> sens <strong>du</strong> verbe raccompagner (‘accompagner<br />
quelqu’un qui rentre chez lui, ce quelqu’un étant à l’origine <strong>de</strong> la décision <strong>de</strong> ce retour’) en la<br />
matière ; il interrompt le programme phrastique et, en anticipation sur les conclusions fausses<br />
que le narrataire, dans son interprétation, pourrait en tirer, le reprend en remplaçant<br />
raccompagner par ramener (‘faire revenir quelqu’un au lieu qu’il avait quitté’), mieux adapté<br />
au fait <strong>de</strong> la déportation.
On retrouve donc, dans la gestion <strong>du</strong> temps <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> dire <strong>de</strong> R1, la place<br />
déterminante <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong> l’interaction. Le dialogisme est au principe <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong><br />
récit oral non seulement dans ses clôtures et sa structure, mais dans le mot à mot <strong>de</strong> son<br />
actualisation. Il conviendrait d’ailleurs d’ajouter à ces occurrences <strong>de</strong> rectification, les<br />
nombreux tours explicatifs qui, interceptant la progression <strong>du</strong> récit, procè<strong>de</strong>nt <strong>du</strong> même souci<br />
dialogique <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r (presque au sens musical) avec le narrataire, d’ajuster le dire à<br />
l’interprétation qu’il pourra en faire. Citons-en un seul :<br />
les Allemands ont dit qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France tous les indigènes<br />
parce qu’ils ont dit le climat allemand sera trop <strong>du</strong>r c’était pour faire leur propagan<strong>de</strong> dans les colonies<br />
ils espéraient mettre la main sur les colonies / alors moi au culot (…)<br />
La progression <strong>de</strong>s propositions narratives est localement interrompue – mais sans ratage qui<br />
le signale - par une explication (énoncé en italiques). Dialogiquement, cette précision semble<br />
par avance corriger une interprétation erronée <strong>du</strong> narrataire, qui pourrait croire à la lettre le<br />
discours rapporté <strong>de</strong>s Allemands, et faire une inférence fausse sur leur humanité.<br />
Les rectifications sont en principe absentes <strong>du</strong> texte écrit donné à lire : le scripteur, qui n’a pas<br />
manqué <strong>de</strong> rencontrer ces figures incontournables <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction signifiante dans son acte<br />
d’écriture, les a gommées pour la publication. Il peut cependant jouer à les représenter, voire à<br />
les exhiber. On sait que Cl. Simon est un a<strong>de</strong>pte <strong>de</strong> ce type d’écriture qui, mimant en cela la<br />
pro<strong>du</strong>ction orale, revient sur elle-même pour se corriger. Les analystes <strong>de</strong> son œuvre ont avec<br />
pertinence décrit le mouvement <strong>de</strong> sa prose, qui, insatisfaite <strong>de</strong> son dire, le relance, le reprend,<br />
le rectifie. Pour ce faire, l’écrivain use cependant non <strong>de</strong>s tours que nous venons <strong>de</strong> dégager –<br />
peut-être parce que lesdits tours fonctionnent fortement à l’intonation -, mais principalement<br />
<strong>de</strong> ce qu’Authier-Revuz (1995 : 704-705) nomme « les formes <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux : X ou plutôt<br />
Y, X c’est-à-dire Y, pour ainsi dire ». R2, pour ce qui nous concerne, contient, localisées en<br />
son seul début et enchaînées l’une à l’autre, ces trois formes <strong>de</strong> correction :<br />
mais encore pour ainsi dire <strong>de</strong> notre peau ou plutôt notre peau dépouillée <strong>de</strong> ce qu’un an plus tôt encore<br />
nous imaginions qu’elle renfermait, c’est-à-dire même plus <strong>de</strong>s soldats même plus <strong>de</strong>s hommes<br />
Ces rectifications d’autre part ne semblent pas, en R2, avoir la même valeur qu’en R1 : nous<br />
avons vu que dans celui-ci elles procédaient <strong>du</strong> souci dialogique <strong>de</strong> trouver le mot adéquat<br />
pour le narrataire. Il semble que ce souci, sans être à écarter dans la version écrite, passe au<br />
second plan, et que l’on puisse recon<strong>du</strong>ire l’analyse d’Authier-Revuz qui voit dans les tours<br />
en X ou plutôt Y, X c’est-à-dire Y, pour ainsi dire, <strong>de</strong>s marqueurs <strong>de</strong> la « non-coïnci<strong>de</strong>nce<br />
entre les mots et les choses » dont l’économie scripturale consiste, face « au glissement<br />
incessant, à la confusion, […] (à) opposer l’acharnement, la nécessité <strong>de</strong> dire, <strong>de</strong> nommer<br />
l’insaisissable […], et éprouvant incessamment que ce réel échappe, se vouer non pas à le<br />
"fixer "mais seulement – vitalement – à "l’ainsi dire" » (ibid.). Ecriture sisyphéenne donc,<br />
condamnée à rouler la pierre <strong>de</strong>s mots en direction <strong>du</strong> sommet d’un réel qu’elle ne peut jamais<br />
atteindre.<br />
L’écriture <strong>de</strong> Cl. Simon, en mettant en scène, <strong>de</strong> façon parfaitement réglée, le contrôle <strong>de</strong><br />
l’instance <strong>de</strong> l’à-dire sur la progression <strong>du</strong> dire, emprunte un fonctionnement typique <strong>du</strong> jeu<br />
<strong>de</strong>s instances <strong>du</strong> temps signifiant <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction orale, la rectification. Elle le retravaille et le<br />
systématise pour le faire sien, à savoir lui faire pro<strong>du</strong>ire un sens qui n’appartient qu’à elle ;<br />
elle le transfigure en stylème dans lequel il <strong>de</strong>vient le marqueur <strong>de</strong> la tout autant nécessaire<br />
qu’impossible saisie <strong>de</strong>s choses par les mots.
J’aimerais, pour terminer, présenter un autre brouillon <strong>du</strong> dire – les ratages <strong>de</strong> la mise en<br />
ascendance – spécifique <strong>du</strong> récit oral et que réalise la version orale mais pas la version écrite<br />
<strong>du</strong> récit <strong>de</strong> l’évasion.<br />
3.2. Les ratages <strong>de</strong> la mise en ascendance<br />
J’ai avancé dans <strong>de</strong>s travaux antérieurs (Bres 1994) que l’acte <strong>de</strong> narrer est fondamentalement<br />
mise en ascendance <strong>du</strong> temps, à savoir représentation <strong>du</strong> temps raconté comme se déroulant<br />
<strong>du</strong> passé en remontée vers le présent. Cette opération, le plus souvent silencieuse et sans reste,<br />
ne se manifeste que par son résultat : <strong>de</strong>ux propositions narratives successives, à l’oral comme<br />
à l’écrit, sont interprétées (normalement) comme rapportant <strong>de</strong>s événements eux-mêmes<br />
successifs. Il arrive parfois que la mise en ascendance ne réussisse pas pleinement, et se<br />
signifie, sur le fil <strong>du</strong> dire, par différentes perturbations qui en sont comme les traces.<br />
R1développe plusieurs occurrences successives <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> ratage, qui prennent la forme<br />
canonique d’une interception suivie d’une répétition selon le mo<strong>du</strong>le suivant :<br />
proposition narrative X interceptée<br />
proposition(s) intercalaire(s) Y (Z…)<br />
proposition narrative X reprise et con<strong>du</strong>ite à son terme<br />
Analysons l’un <strong>de</strong> ces ratages :<br />
i alors le jour même <strong>de</strong> l'arrivée<br />
j parce que je me suis dit ils vont faire une enquête ils vont s'apercevoir (1) que tu n'es<br />
ni arabe ni noir ni (1) et tu vas te retrouver au fond d'une prison en Saxe il faut filer tout <strong>de</strong><br />
suite /<br />
k et alors j’ai j'ai fait semblant <strong>de</strong>: <strong>de</strong> ramasser <strong>de</strong>s glands comme les Arabes<br />
La pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> la proposition narrative (i), que je reconstruis hypothétiquement comme :<br />
[alors le jour-même <strong>de</strong> l'arrivée j'ai fait semblant <strong>de</strong> ramasser <strong>de</strong>s glands comme les Arabes]<br />
réalise le mo<strong>du</strong>le dans sa forme simple : (i) est interceptée, cè<strong>de</strong> la place à l’intercalaire (j),<br />
avant d’être reprise et complétée en (k).<br />
La proposition narrative (i) « alors le jour même <strong>de</strong> l'arrivée » est interrompue aussitôt le<br />
circonstant frontal énoncé, pour laisser la place apparemment à une indication intro<strong>du</strong>ite par<br />
parce que (j). On remarque cependant que le verbe <strong>de</strong> la proposition (j) est non pas à<br />
l’imparfait comme atten<strong>du</strong> dans les propositions d’indication, mais au passé composé (« je me<br />
suis dit »), temps <strong>de</strong> base <strong>de</strong>s propositions narratives. De fait le circonstant parce que a, dans<br />
la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> la mise en ascendance, un rôle métanarratif (Bres 1991 : 101), que je dégage<br />
<strong>de</strong> la reconstruction – hypothétique – suivante : le narrateur commence <strong>de</strong> dire (i), mais<br />
s’interrompt aussitôt ; il a besoin, pour développer cette proposition, <strong>de</strong> l’appuyer sur une<br />
proposition qui rapporte un événement antérieur, en temps raconté. Il trouve une solution<br />
syntaxique : le subordonnant parce que – en vertu <strong>du</strong> fait que la cause est forcément<br />
antérieure à la conséquence – lui permet <strong>de</strong> faire une légère rétrospection ; à la suite <strong>de</strong> quoi il<br />
reprend en (k), pour le con<strong>du</strong>ire à son terme, le programme phrastique intercepté en (i).<br />
Cette première explication est incomplète : elle ne rend pas compte <strong>de</strong> la présence <strong>du</strong><br />
coordonnant et en tête <strong>de</strong> (k), qui semble lier cette proposition narrative à une proposition<br />
narrative précé<strong>de</strong>nte : or, (j), en tant que subordonnée intro<strong>du</strong>ite par parce que, ne saurait<br />
avoir ce statut. A moins que… ne soit à l’œuvre le phénomène <strong>de</strong> la divalence (supra, 2.1.).<br />
Nous avons vu que l’instance <strong>de</strong> l’à-dire contrôlait le dire : elle peut également, dans<br />
l’avancée <strong>du</strong> dire, doubler la valence <strong>du</strong> dit. Dans cette hypothèse, la proposition [j] est le lieu
d’une divalence : régressive (et explicative) par rapport à la proposition [i], elle fonctionne<br />
également, par rapport à la proposition <strong>de</strong> reprise [k], comme narrative.<br />
Selon cette hypothèse, (j) est le lieu à la fois <strong>de</strong> la perturbation <strong>de</strong> la mise en ascendance et <strong>de</strong><br />
son rétablissement. Dans le temps même <strong>de</strong> son dire s’opère le basculement <strong>de</strong> l’ordre<br />
régressif en ordre progressif. Le et coordonne bien <strong>de</strong>ux propositions narratives, (j) et (k),<br />
selon l’ordre ascendant.<br />
L’opération <strong>de</strong> mise en ascendance en quoi consiste l’actualisation <strong>de</strong> la textualité narrative,<br />
le plus souvent écrasée sous son pro<strong>du</strong>it (la progression <strong>du</strong> temps raconté), nous est en partie<br />
donnée à voir dans ce ratage, relativement fréquent en récit oral (Bres 1991) : Cl. Simon,<br />
comme tout un chacun locuteur, y a recours lorsqu’il raconte en situation d’interaction in<br />
praesentia, mais ne transfère pas dans son écriture – et, à ma connaissance, les autres<br />
écrivains ne le font pas plus que lui - ce trait d’oralité qui rend presque palpable le temps<br />
signifiant d’actualisation.<br />
Conclusion<br />
Les <strong>de</strong>ux paramètres <strong>de</strong> l’interaction et <strong>de</strong> l’actualisation nous ont permis <strong>de</strong> décrire certains<br />
aspects <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong>s récits oral et écrit afin d’évaluer l’hypothèse <strong>de</strong> l’oralisation<br />
actuelle <strong>de</strong> l’écriture romanesque. Il apparaît que :<br />
- si récit écrit et récit oral sont tous <strong>de</strong>ux façonnés par l’interaction narrateurnarrataire,<br />
ils ne le sont pas au même <strong>de</strong>gré. Le récit oral, parce qu’il relève d’un cadre<br />
dialogal, apparaît structuré aux différents niveaux <strong>de</strong> sa pro<strong>du</strong>ction par le « dialogue interne »<br />
que le narrateur ne cesse d’entretenir avec le narrataire : dans ses clôtures, sa structure, mais<br />
également dans le mot à mot <strong>de</strong> son actualisation, où la prise en compte <strong>de</strong> l’interlocuteur<br />
in<strong>du</strong>it certains ratages qui nous sont apparus comme autant <strong>de</strong> traces palpables <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong><br />
dialogisation interne <strong>de</strong> la parole dans son épaisseur <strong>de</strong> travail vivant. Le récit écrit, parce<br />
qu’il est pro<strong>du</strong>it dans un cadre monologal, réalise cette dimension <strong>de</strong> façon bien moins<br />
déterminante. Il peut même apparemment lui tourner le dos, au moins partiellement. Mais<br />
c’est alors pour emprunter à l’oral et faire travailler un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> textualité – la textualité en<br />
i<strong>de</strong>m – spécifique <strong>de</strong> certaines interactions en face à face.<br />
- Le récit oral se pro<strong>du</strong>it dans le temps signifiant <strong>de</strong> l’actualisation, et il doit coûte que<br />
coûte se mouler dans sa linéarité, même s’il peut jouer <strong>de</strong> sa profon<strong>de</strong>ur opérative ; le récit<br />
écrit a tout loisir <strong>de</strong> revenir sur ses pas, d’effacer ses impasses et ses brouillons. De sorte<br />
qu’on pourrait dire métaphoriquement que, <strong>du</strong> théâtre <strong>de</strong> la parole en interaction, l’écrit n’en<br />
donne à lire traditionnellement que la scène, alors que l’oral, dans les ratages, laisse<br />
également entendre, et donc entrevoir, son arrière-boutique, ses coulisses. Mais le récit<br />
littéraire, ici également, peut emprunter au genre conversationnel en jouant à mettre en scène<br />
ses coulisses : l’avancée <strong>de</strong> l’écriture dans ses tâtonnements, ses reprises, ses incertitu<strong>de</strong>s.<br />
De sorte que, pour répondre à l’interrogation qui a initié cette réflexion, l’écriture<br />
romanesque contemporaine – si tant est que l’on puisse généraliser à partir d’un corpus aussi<br />
ré<strong>du</strong>it que celui sur lequel je me suis fondé – puise bien dans les « genres premiers » <strong>du</strong><br />
discours oral ; leur emprunte, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s phénomènes évi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> lexique ou <strong>de</strong> syntaxe, <strong>de</strong>s<br />
éléments spécifiques <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction, pour les intégrer à sa dynamique propre. J’ajouterai que<br />
le gisement est loin d’être épuisé. L’oral reste encore aujourd’hui, pour les écrivains, une<br />
réserve <strong>de</strong> terres vierges à travailler dans le corps à corps <strong>de</strong> l’écriture…
Références bibliographiques<br />
Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas <strong>de</strong> soi, tome 2, Paris : Larousse.<br />
Barbéris, J.-M., 1998, « Pour un modèle <strong>de</strong> l’actualisation intégrateur <strong>du</strong> sujet », in Barbéris,<br />
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grammaticale 77, 43-47.<br />
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et ses hétérogénéités, Paris : Editions <strong>du</strong> CNRS, 93-103.<br />
Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse <strong>du</strong> discours.<br />
Une approche praxématique, Paris : Honoré Champion.<br />
Haiman J., 1980, « The iconicity of grammar : isomorphism and motivation », Language,<br />
56, 3 : 515-536.<br />
Jefferson G., 1978, « Sequential aspects of storytelling in conversation », in Schenkein J.,<br />
Studies in the organization of conversational interaction, New York : Aca<strong>de</strong>mic Press, 219-<br />
247.<br />
Labov W., 1972/1978, « La transformation <strong>du</strong> vécu à travers la syntaxe narrative », in Le<br />
parler ordinaire I, Paris : Minuit, 289-355.<br />
Labov W., 1997, « Some further steps in narrative analysis », Journal of narrative and life<br />
history 7 (1-4) : 395-415.<br />
Moirand S., 1999, « Les indices dialogiques <strong>de</strong> la contextualisation dans la presse ordinaire »,<br />
Cahiers <strong>de</strong> praxématique 33, 145-184.<br />
Pêcheux, M., 1975, Les vérités <strong>de</strong> la Palice, Paris : Maspéro.<br />
Sacks H., 1974, « An analysis of the course of a joke’s telling in conversation », in Bauman et<br />
Sherzer (éd.), Explorations in the ethnography of speaking, Cambridge : Cambridge<br />
University Press, 337-353.<br />
Verine B., 1998, « Un exemple d’actualisation textuelle en i<strong>de</strong>m: “Walcourt”, <strong>de</strong> Paul<br />
Verlaine », Information grammaticale 77, 38-42.<br />
Corpus<br />
1. Déclaration <strong>de</strong> Lionel Jospin sur le perron <strong>de</strong> l’Elysée, juin 1997<br />
le prési<strong>de</strong>nt m’a proposé <strong>de</strong> me nommer premier ministre et j’ai accepté<br />
2. Interview TV. Un coureur cycliste raconte sa victoire.<br />
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé <strong>de</strong>: d'attaquer:<br />
B2 — bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres <strong>de</strong> l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la<br />
ligne<br />
C3 — il fallait le faire tout <strong>de</strong> même hein
3. Labov (1967 :16), enquête sociolinguistique<br />
(were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)<br />
a yeah I was in the Boy Scouts at the time<br />
b and we was doing the 50 yard dash<br />
c racing<br />
d but we was at the pier, marked off<br />
e and so we was doing the 50 yard dash<br />
f there was about 8 or 9 of us, you know going down coming back<br />
g and going down the third time I caught cramps<br />
h and I started yelling Help!<br />
i but the fellows didn’t believe me you know<br />
j they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down<br />
k so all of them kept going<br />
l the leave me<br />
m and so I started going down<br />
n Scoutmaster was up there<br />
o he was watching me<br />
p but he didn’t pay me no attention either<br />
q and for no reason at all there was another guy who had just walked up that minute<br />
r he just jumped over<br />
s and grabbed me<br />
4. Conversation père/fils lors <strong>du</strong> goûter<br />
A1— cet après-midi Jean on l'a frappé baouh!…<br />
B2 — ah ça c'est pas sympa / tu sais bien que je t'ai dit qu'il fallait pas se bagarrer<br />
A3 — ouais ouais je sais mais attends attends je vais te<br />
raconter tu vas voir alors à la récré y avait Jean qui nous embêtait alors il:: il:: nous on jouait<br />
tranquillement aux billes avec mes copains et tout d'un coup on le voit qui:: qui:: qui nous<br />
volait <strong>de</strong>s trucs (ouais B) / alors on se met à courir <strong>de</strong>rrière lui / et je commence par lui donner<br />
un coup <strong>de</strong> pied / (ouais) et puis après il a voulu: il a voulu se bagarrer avec Joseph / et puis<br />
Joseph il l'a calmé quoi / et Pierre il l'a plaqué par terre pour qu'on en parle plus / et le maître<br />
il nous a pas il nous a pas engueulé ni rien il a trouvé que c'était normal qu'on:: …<br />
B4 — ah bon le maître a trouvé…<br />
A5 — non mais je veux dire:: il nous a rien dit parce qu'on lui a dit il arrête pas <strong>de</strong> nous<br />
embêter c'est bien normal qu'on lui mette <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied s'il nous frappe lui aussi il nous a<br />
rien dit donc à mon avis c'est que::il l'a pris comme ça quoi<br />
5. Récit recueilli dans le cadre <strong>de</strong> l’interview sociolinguistique d’une gardienne <strong>de</strong> WC<br />
<strong>de</strong> gare<br />
A67 – si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre<br />
B68 – j’aimerais bien<br />
A69 – ah un jour y a un monsieur « un franc » « moi je paye pas un franc » alors je lui<br />
dis « écoutez monsieur soyez raisonnable/ c’est ma paie j’ai rien d’autre pour<br />
vivre » « nononon moi j’ai pas cent » alors il quand même il se retourne il me dit « les voilà<br />
vos un franc »et il me les jette comme on jette un : un un chien <strong>de</strong>s fois on lui donne on lui<br />
jette pas le bout <strong>de</strong> pain on lui donne à ::: la gueule hein (mmB)/ alors il se retourne puis il me<br />
dit « ben :: pour ce prix-là vous pourriez me la prendre me la secouer et me la ranger : et me<br />
l’essuyer » j’ai dit « ah oui ! puis quoi encore »// mais vous pouvez pas vous imaginer ce<br />
qu’on peut entendre ici<br />
B70 – ben je vous plains
6. Récit recueilli dans le cadre <strong>de</strong> l'interview sociolinguistique d'un habitant (70 ans) <strong>du</strong><br />
quartier <strong>de</strong>s Beaux-Arts, par <strong>de</strong>ux étudiantes<br />
y y a <strong>de</strong>s trucs qui sont un peu décevants d'ailleurs / moi je vais au marché au marché je parle<br />
au marché: découvert quoi sous marché: en plein air / qui est <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la:: à la rue<br />
Prudon à la place qui a à la rue Prudon là / eh au fond <strong>de</strong> la rue Prudon / mais:: l'autre fois j'ai<br />
<strong>de</strong>mandé à une femme combien les les les courgettes elle m'a dit 19F 90 ou un truc comme<br />
19f / alors j'ai dit / je les avais vues la veille chez l'épicière à 17F / alors c'est mesquin ce que<br />
je dis mais enfin (rire <strong>de</strong> A, mmB) ça fait quand même: / on on a / avant au au marché on<br />
pensait qu'au marché on s'arrangeait mieux que (oui c'est vrai oui B) que: que dans les: dans<br />
dans dans <strong>de</strong>s boutiques quoi<br />
Les textes 7, 8, 9 et 10 sont extraits d’un repas <strong>de</strong> famille, le dimanche. A est le grand-oncle,<br />
B, le père ; C, le fils (7 ans) <strong>de</strong> B ; D, la femme <strong>de</strong> B ; E, le père <strong>de</strong> B.<br />
7. Interaction familiale : lors d'un repas <strong>de</strong> famille un locuteur (60 ans) s'auto-sélectionne sur<br />
un léger chevauchement (5B/6A) pour raconter son plus beau souvenir <strong>de</strong> chasse.<br />
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce<br />
que l'après-midi il dort xxxx<br />
6A — vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs / tu l'as pas connu toi les<br />
frères Salze <strong>de</strong> Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand / bon bé si tu as connu Gustave<br />
et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx / mais Fernand xx père <strong>de</strong> famille il avait<br />
per<strong>du</strong> sa femme il était veuf tout jeune et alors je me souviens <strong>de</strong> quelque chose il m'avait pris<br />
la carabine pour moi dans le bois à Favas et il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine<br />
et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues » bé je sais pas quel âge j'avais je<br />
sais pas j'avais pas dix ans quelque chose comme ça j'ai tué un lapin avec la carabine que:: et<br />
bé ça je m'en rappellerai toute ma vie / quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand<br />
ca<strong>de</strong> je le vois comme si c'était hier ça oh et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça / tu te rends<br />
compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça<br />
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse <strong>de</strong> papy / ben on met un bout <strong>de</strong> bois et<br />
<strong>de</strong>dans et et la caisse on la fait tenir / et <strong>de</strong>dans on met à manger / après y a le merle qui<br />
vient / et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx<br />
8. Plage d’interaction 1A-17B<br />
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une gran<strong>de</strong> marche dans les bois (…)<br />
comme hier écoute bien tu connais là-bas la combe <strong>de</strong>s graves (ouais) j'ai monté <strong>de</strong> la combe<br />
<strong>de</strong>s graves<br />
2C — on a fait ça à l'école<br />
3A — ah:: tu as fait ça qu'est c'est ça <strong>de</strong> la pâte à mo<strong>de</strong>ler ?<br />
4B — c'est une pomme<br />
5A — ah c'est une pomme / bé tu sais pas tonton en a portées / <strong>de</strong>s pommes / toutes vertes / et<br />
je crois que vous feriez bien <strong>de</strong> les prendre à Montpellier si vous les aimez / parce que tonton<br />
Maurice // tu sais ces grosses pommes vertes vertes mais vertes<br />
6D — <strong>de</strong>s grany <strong>de</strong>s grany<br />
7A — je sais pas qu'est-ce que c'est moi c'est la première fois<br />
8D — un peu aci<strong>de</strong> elles sont bonnes moi j'aime bien<br />
9C — xxxxxx<br />
10A — je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser<br />
j'en ai porté une pleine malle / mais moi j'allais pas pour ramasser <strong>de</strong>s pommes pour manger /
j'allais j'allais ramasser <strong>de</strong>s petites pour les merles les grives / et alors j'en ai porté une caisse à<br />
Maurice xxx<br />
11B — ah bé on en prendra quelques-unes avec plaisir surtout que Rose<br />
elle adore les<br />
12A — eh bé y en a une pleine caisse / et même dans celle pour les merles elles sont comme<br />
ça on peut les trier / alors qu'est-ce je disais ?<br />
13B — hier tu me disais que hier tu faisais::<br />
14A — alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles <strong>de</strong> Corconne / (mmB) bon<br />
là et je suis monté et j'ai pris tout la bor<strong>du</strong>re <strong>de</strong> la m- <strong>de</strong> la montagne que tu vois / je suis allé<br />
me mettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>du</strong> pont <strong>du</strong> hasard / et mon ami les chiens xxxx mais j'ai vu qu'ils étaient<br />
sur le pied / ils sont venus lever dans Verre là qu'ils m'ont remonté le sanglier / je te mens pas<br />
mais alors je croyais <strong>de</strong> me je le savais ça je le sais / j'ai acheté une veste / mais quand il fait<br />
très froid / la toile elle se gèle donc ça craque tu sais / quand j'ai fait ça ç'a fait crrr / mon ami<br />
clac la pierre / eh bé j'ai dit toi tu es refait / alors j'ai pris le sentier mais:: il m'a pris: <strong>de</strong><br />
l'avance <strong>de</strong> l'avance <strong>de</strong> l'avance puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas<br />
le gêner ne bouge plus je me suis arrêté / pim pam quarante-cinq kilos le sanglier (rire);/ alors<br />
je rigolais j'ai dit alors <strong>de</strong> là<br />
15B — xxxxxxxxx mais tu l'as pas vu<br />
16A — nonon je l'ai pas vu je l'ai pas vu je l'ai qu'enten<strong>du</strong>/ <strong>de</strong> là je suis parti je suis allé sur le<br />
château j'ai filé <strong>de</strong>rrière et je suis revenu par le maset <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s / (mmB) eh bé je vais te dire<br />
que mon petit / ça fait: un brave kilométrage ça mais je me suis régalé / <strong>de</strong> toutes manière je<br />
suis quelqu'un qui marche bien /<br />
17B — un jour on ira Rose tu verras on y tiendra pas pied<br />
9. Plage d’interaction 1D-9E<br />
1D — xxxxxxx<br />
2A — oui mais ça c'est une question <strong>de</strong> chance / tu veux que je te raconte quelque chose ? tu<br />
sais où on a été l'autre jour ?<br />
3D — oui<br />
4A — eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /<br />
5D — où ? là-bas ?<br />
6B — où ça ?<br />
7A — oh Jacques je vais te raconter…<br />
8E — (3)xxxxxxx(3)<br />
(7A) — je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est<br />
quand tu as <strong>de</strong> la chance (rire) / Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi<br />
tu me mènes / en voiture moi pour con<strong>du</strong>ire la nuit / je monte ici lundi <strong>de</strong>rnier / dans une<br />
heure je tire trois lièvres / j'en tue point / l'après-midi j'en manque un autre / ça fait quatre<br />
(quatre B) / je passe ici boire l'apéritif / alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps<br />
/ on part à six heures et <strong>de</strong>mie / à la sortie <strong>de</strong> Brouzet une voiture nous double xxx (rire) / à la<br />
sortie d'Aiguebelle je la tenais / bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien / et puis quand<br />
j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup <strong>de</strong> frein / un gros lièvre quatre<br />
kilos (ouh F) (rire) / oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! / tu veux pas<br />
rire tu veux pas rire toi quand tu vois <strong>de</strong>s choses comme ça !<br />
9E — elle l'a réussi Rose son flan (…)<br />
10. Plage d’interaction1A-7E<br />
Proposition <strong>de</strong> A <strong>de</strong> prendre les enfants à la chasse<br />
1A — (…) même toi tu peux venir ///(il mange) oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …
2D — est-ce que les taureaux xxx<br />
(1A) Verre marche / je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe<br />
l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai<br />
ramassée eh / je l'ai récupérée <strong>de</strong> justesse<br />
3B — tu l'as eue ?<br />
4A — oui<br />
5B — à Montpellier y a <strong>de</strong>s vols d'étourneaux je les montre aux gosses là ils viennent se poser<br />
sur les arbres les pins tu sais<br />
6A — moi je sais / tout le mon<strong>de</strong> criait là-bas à Bagnols sur sur les voitures / mais moi dans la<br />
cour quand ils sont venus sur le grand cyprès / ç'a été vite fait eh / je suis sorti et je t'y ai<br />
balancé une paire / tu aurais vu que / on a été bientôt seuls (rire) eh / et la patronne était<br />
contente parce qu'il faut voir dans l'état que ça vous met les jardins eh<br />
7E — y a <strong>de</strong>s villes à Perpignan ils ont fait <strong>de</strong> tout pour les faire partir<br />
11. Télévision, émission Vive le vélo<br />
A1 — eh Gérard si vous le voulez bien je vais vous raconter une (2) fantatstique (2) histoire<br />
<strong>de</strong> vélo<br />
A2 — allez-y on vous écoute<br />
12. Interview sociolinguistique<br />
A6 — (…) ce qui a été bon l'autrefois là c'est: au fond <strong>de</strong> la mine là je sais pas si on te l'a dit<br />
qu'on l'a arrêté le directeur<br />
B7 — non<br />
A8 — Bosc<br />
B9 — Bosc? ah mais non on le sait pas / raconte-nous ça<br />
A10 — (récit)<br />
Indications bibliographiques sur le récit oral<br />
Adam J.-M., 1994, Le texte narratif, Paris : Nathan.<br />
Adam J.-M., 1999, Linguistique textuelle. Des genres <strong>de</strong> discours aux textes, Paris : Nathan<br />
Université.<br />
Barthes R., 1966, « Intro<strong>du</strong>ction à l’analyse structurale <strong>de</strong>s récits », Communications 8, Seuil,<br />
1-27.<br />
Bakhtine M., 1952/1984, « Les genres <strong>du</strong> discours », in Esthétique <strong>de</strong> la création verbale,<br />
Paris : Gallimard, 265-308.<br />
Bres J. (éd.), 1993a, Le récit oral suivi <strong>de</strong> Questions <strong>de</strong> narrativité, Langue et praxis,<br />
Montpellier III.<br />
Bres J., 1993b, Récit oral et pro<strong>du</strong>ction d'i<strong>de</strong>ntité sociale, Langue et praxis, Montpellier III.<br />
Bres J., 1994, La narrativité, Louvain-La-Neuve : Duculot.<br />
Bres J., 1997, « De l'alternance passé composé/présent en récit oral conversationnel »,<br />
Cahiers Chronos 3, Amsterdam : Rodopi, 125-136.<br />
Bres J., 1999, « Textualité narrative orale, genres <strong>du</strong> discours et temps verbal », in Barbéris J.<br />
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Bres J., 2001, « De la textualité narrative en récit oral : l'enchaînement <strong>de</strong>s<br />
propositions narratives », Revue québécoise <strong>de</strong> linguistique 18, 23-50.<br />
Bres J. et Vincent D., 2001, Revue Québécoise <strong>de</strong> linguistique 29, Pratiques <strong>du</strong> récit oral.
Communications 8, 1966, Paris : Seuil.<br />
Détrie C, Siblot P., Verine B. (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse <strong>du</strong> discours,<br />
Paris : Champion.<br />
Greimas A.J., 1966, Sémantique structurale, Paris : Seuil.<br />
Greimas A.J., 1976, Maupassant, la sémiotique <strong>du</strong> texte, Paris : Seuil.<br />
Haiman J., 1980, « The iconicity of grammar : isomorphism and motivation », Language,<br />
56, 3 : 515-536.<br />
Labov W., 1978, « La transformation <strong>du</strong> vécu à travers la syntaxe narrative », dans Le parler<br />
ordinaire I, Paris, Minuit, p. 289-355.<br />
Labov W., 1981, « Speech actions and reactions in personal narrative », dans Tannen D. et<br />
coll., Analysing discourse : text and talk, Georgetown University Round Table, p. 219-247.<br />
Labov W., 1997, « Some further steps in narrative analysis », Journal of narrative and life<br />
history, 7 (1-4) : 395-415.<br />
Labov W. et D. Fanshel, 1977, Therapeutic discourse, New York, Aca<strong>de</strong>mic Press.<br />
Labov W. et Waletzky, 1967, « Narrative analysis : oral versions of personal experience »,<br />
dans Helm J. et coll., Essays on the verbal and the visual arts, Seattle, University of<br />
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Sacks H., 1974, “An analysis of the course of a joke’s telling in conversation”, in Bauman et<br />
Sherzer (éd.), Explorations in the ethnography of speaking, Cambridge University Press, 337-<br />
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Schiffrin D. 1981, « Tense variation in narrative », Language 57, 1, 45-62.<br />
Propp V., 1928/1970, Morphologie <strong>du</strong> conte, Paris: Points, Seuil<br />
Wolfson N. 1979, « The conversational historical present alternation », Language 55, 1,<br />
168-182.<br />
Devoir et correction<br />
Sujet : Texte 7. (i) Réécrire le récit <strong>du</strong> tour 6A en propositions. Indiquer en italiques les<br />
propositions narratives. (ii) Dégager la structure narrative (parties)<br />
7. Interaction familiale : lors d'un repas <strong>de</strong> famille, un locuteur (60 ans) s'auto-sélectionne<br />
sur un léger chevauchement (5B/6A) pour raconter son plus beau souvenir <strong>de</strong> chasse.<br />
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce<br />
que l'après-midi il dort xxxx<br />
6A — vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs / tu l'as pas connu toi les<br />
frères Salze <strong>de</strong> Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand / bon bé si tu as connu Gustave<br />
et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx / mais Fernand xx père <strong>de</strong> famille il avait<br />
per<strong>du</strong> sa femme il était veuf tout jeune et alors je me souviens <strong>de</strong> quelque chose il m'avait pris<br />
la carabine pour moi dans le bois à Favas et il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine<br />
et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues » bé je sais pas quel âge j'avais je<br />
sais pas j'avais pas dix ans quelque chose comme ça j'ai tué un lapin avec la carabine que:: et<br />
bé ça je m'en rappellerai toute ma vie / quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand<br />
ca<strong>de</strong> je le vois comme si c'était hier ça oh et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça / tu te rends<br />
compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse <strong>de</strong> papy / ben on met un bout <strong>de</strong> bois et<br />
<strong>de</strong>dans et et la caisse on la fait tenir / et <strong>de</strong>dans on met à manger / après y a le merle qui<br />
vient / et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx<br />
Correction <strong>du</strong> <strong>de</strong>voir<br />
1. réécriture en propositions. Mise en italiques <strong>de</strong>s propositions narratives<br />
1 vous savez on gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet âge-là les plus beaux souvenirs /<br />
2 tu l'as pas connu toi les frères Salze <strong>de</strong> Corconne (si B) Gustave (mmB)<br />
avec Fernand<br />
3 bon bé si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave<br />
moi xxx<br />
4 mais Fernand xx père <strong>de</strong> famille il avait per<strong>du</strong> sa femme<br />
5 il était veuf tout jeune<br />
6 et alors je me souviens <strong>de</strong> quelque chose<br />
7 il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas<br />
8 et il voit un lapin au gîte<br />
9 il me charge la carabine<br />
10 et il me dit « tu le vois là il est au pied <strong>du</strong> ca<strong>de</strong> là tu le tues »<br />
11 bé je sais pas quel âge j'avais<br />
12 je sais pas<br />
13 j'avais pas dix ans quelque chose comme ça<br />
14 j'ai tué un lapin avec la carabine que::<br />
15 et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie<br />
16 quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand ca<strong>de</strong> je le vois<br />
comme si c'était hier ça oh<br />
17 et il doit y avoir quarante-huit ans <strong>de</strong> ça<br />
18 tu te rends compte si c'est <strong>de</strong>s souvenirs ça<br />
Ce récit oral, relativement développé, se compose <strong>de</strong> 18 propositions dont 4 seulement sont<br />
<strong>de</strong>s propositions narratives : P8-P10 et P14.<br />
2. Structure<br />
Il s’agit d’un récit offert par le narrateur, dans lequel on peut distinguer :<br />
- le protocole d’accord : P1<br />
- le pontage : P. 2<br />
- l’orientation : P3-P7<br />
- la complication : P8-P10<br />
- l’évaluation : P.11-P13<br />
- la résolution : P. 14<br />
- la coda : P.15-P18<br />
- le protocole d’accord est très bref : en enchaînement thématique avec ce qui précè<strong>de</strong> (l’âge<br />
<strong>de</strong> l’enfance : on remarque que le déterminant démonstratif « cet âge-là » a un<br />
fonctionnement anaphorique : il reprend, <strong>de</strong> manière résomptive, un élément présent dans le<br />
propos <strong>de</strong> 5B : le jeune âge), il présente une évaluation anodine mais qui <strong>de</strong> fait fonctionne<br />
comme justification <strong>de</strong> la mise en récit à laquelle le locuteur va procé<strong>de</strong>r, et qui va illustrer ce<br />
thème, éminemment narratif, <strong>du</strong> plus beau souvenir.<br />
- le pontage se fait sur un actant (Fernand) qui va avoir un rôle décisif dans lé récit.
- l’orientation met en place les actants (Fernand, et le narrateur enfant), le lieu (« bois à<br />
Favas »), l’activité (la chasse).<br />
- la complication est séparée <strong>de</strong> la résolution par l’évaluation P. 11-P13 : en soulignant le<br />
jeune âge <strong>de</strong> l’enfant qu’il était, le narrateur met, par avance, en valeur l’acte <strong>de</strong> la résolution :<br />
le fait que l’enfant tue le lapin…<br />
- la coda est assez développée : en reprenant le thème <strong>du</strong> souvenir, elle permet <strong>de</strong> revenir au<br />
point <strong>de</strong> départ (P1), et prépare l’alternance <strong>du</strong> tour <strong>de</strong> parole en sollicitant fortement un<br />
narrataire, à savoir B (« tu te rends compte (…) »), et en le désignant comme prochain<br />
interlocuteur. Mais ce n’est pas lui qui prend la parole, mais C, le petit garçon <strong>de</strong> 7 ans, qui a<br />
été fortement interpelé par ce récit <strong>de</strong> chasse.<br />
- réponse <strong>du</strong> narrataire : l’enfant enchaîne fort intelligemment par une scène <strong>de</strong> chasse.<br />
Mais comme il n’a pas <strong>de</strong> trophée à son actif, il fait non un récit mais une <strong>de</strong>scription<br />
d’action : il verbalise une scène itérative <strong>de</strong> ce qui pourrait se passer… Remarquons<br />
que cet autre genre <strong>du</strong> discours commence par un protocole d’accord bien ajusté : une<br />
question <strong>du</strong> type vérification (« tu sais pas ce que (…) »), qui lui permet d’offrir ce<br />
qu’il a à dire dans les règles <strong>de</strong> l’art.<br />
Devoir d’entraînement<br />
Sujet : Soit l’interaction verbale suivante. Un chasseur (A) discute avec un ami (B). .<br />
Cette plage comporte un récit oral. (i) Transcrire ce récit oral en propositions (narratives et<br />
non narratives) que vous numéroterez ; et souligner les propositions narratives ; (ii) dégager la<br />
structure <strong>de</strong> ce récit ; (iii) remarques sur les temps verbaux utilisés.<br />
1A – et l’autre fois là André quand il a manqué le lièvre là aux Balins il te l’a pas raconté ?<br />
2.B – non il raconte pas ses exploits !<br />
3A – oh qu’est-ce qu’on a ri / on s’est foutus <strong>de</strong> lui mais alors…<br />
4B – raconte ça un peu<br />
5A – alors tu sais on était aux Balins là et André il marche mal tu sais alors on l’avait posté là<br />
à l’angle <strong>de</strong> la vigne <strong>de</strong> Nestor sous le ca<strong>de</strong> et on lui avait dit « Tu bouges pas / si les chiens<br />
lèvent le lièvre il passe ici » / bon alors on lâche les chiens / ces chiens au bout d’un moment<br />
« gnaou ! gnaou » ils étaient sur le pied / ils vont tourner là-bas à Tourtourel et ils remontent<br />
vers les Balins / j’ai dit « c’est bon tu vas voir qu’André il va lui faire son affaire au lièvre » /<br />
et moi <strong>de</strong>rrière je suivais / ils remontent ils remontent et on arrive au fameux ca<strong>de</strong> / <strong>de</strong> loin je<br />
te vois mon lièvre qui saute le chemin mais pas coup <strong>de</strong> fusil / j’ai dit « il se sera endormi » /<br />
j’accélère j’arrive au ca<strong>de</strong> et qui je te vois ? mon André qui remontait son pantalon !!! / « eh<br />
ouais j’ai rien pu faire j’étais occupé » / alors je lui dis « ah ouais ça te donne la colique toi /<br />
ça te fais chier la chasse !! » / je te raconte pas <strong>de</strong>s blagues / et les autres aussi arrivaient / et<br />
on s’est foutus <strong>de</strong> lui / mais à rire à rire / ah ! il s’en souviendra je peux te le dire<br />
6B – j’essaierai <strong>de</strong> lui faire dire quand je le verrai !