Les cabanes de l'entre-deux mondes - societe d'ecologie humaine
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CONCLUSION<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s<br />
Bernard Picon *<br />
Chaque chapitre <strong>de</strong> ce livre atteste bien que les <strong>cabanes</strong>, cabanons<br />
et campements sont <strong>de</strong>s objets indisciplinés. Ceux qui, comme <strong>de</strong><br />
mauvais élèves, les édifient et les occupent se jouent <strong>de</strong>s règles, <strong>de</strong>s<br />
normes, <strong>de</strong>s catégories, <strong>de</strong>s clivages communément admis dans les<br />
sociétés mo<strong>de</strong>rnes.<br />
En ce sens, les <strong>cabanes</strong> 1 peuvent s’interpréter comme <strong>de</strong>s manifestations<br />
<strong>de</strong> résistance passive aux formes sociales contemporaines.<br />
Leurs concepteurs piétinent allégrement les limites et passent les<br />
bornes <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s cloisonnés <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Cette phobie <strong>de</strong> l’enfermement<br />
prend parfois <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> refus et fleure l’impertinent<br />
parfum <strong>de</strong> la contestation <strong>de</strong>s conventions établies.<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette fonction <strong>de</strong> résistance, les <strong>cabanes</strong> et leurs activités<br />
associées sont souvent porteuses <strong>de</strong> modèles <strong>de</strong> vie. Ces modèles malgré<br />
leur côté “conservatoires <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie” pré-industriels sont aussi<br />
matière à réflexion utile et forces <strong>de</strong> propositions symboliques pour<br />
imaginer un avenir où les pensées classificatoires laisseraient progressivement<br />
place à une culture <strong>de</strong> la globalité. En effet tout ce qui a été<br />
dit sur les <strong>cabanes</strong> montre à l’évi<strong>de</strong>nce que ces formes architecturales,<br />
les représentations, les valeurs, les rapports à la nature, au temps et à<br />
l’espace, les pratiques <strong>de</strong> sociabilité qui leur sont associées ont un<br />
dénominateur commun : la transgression <strong>de</strong>s frontières.<br />
La lecture <strong>de</strong> cet ouvrage permet en effet <strong>de</strong> repérer quelques<br />
clivages, temporels, économiques, sociaux, philosophiques ou<br />
juridiques, effacés par les <strong>cabanes</strong> :<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> et le temps<br />
D’abord jeu d’enfant, la cabane est aussi décrite et analysée par<br />
Sophie Sauza<strong>de</strong> comme éphémère refuge contre les interdits et<br />
l’autorité parentale. Dans les contes populaires revisités par Josiane<br />
*DESMID - CNRS ESA 5023, 1 rue Parmentier, 13200 Arles, France<br />
1 Pour la commodité du discours et la légèreté du style, le mot “cabane” résumera dans cette<br />
conclusion, la trilogie “cabane, cabanon, campement”.<br />
- 327-
Bru, elle <strong>de</strong>vient l’abri privilégié <strong>de</strong>s rituels <strong>de</strong> transition entre<br />
enfance et majorité. Plus tard encore, cette fonction <strong>de</strong> trait d’union et<br />
<strong>de</strong> refuge temporaire entre <strong>de</strong>ux normalités persiste quand le jeu<br />
d’enfant <strong>de</strong>vient pratique d’adulte :<br />
À Djibouti, Amina Saïd Chiré met en évi<strong>de</strong>nce qu’entre le passé<br />
noma<strong>de</strong> et un futur urbain, la baraque urbaine assure, sur une<br />
génération, une nécessaire “fonction sas” à la socialisation. Paul<br />
Pandolfi i<strong>de</strong>ntifie un phénomène similaire avec les huttes <strong>de</strong>s<br />
Touaregs du Hoggar, plus tout à fait tentes, pas encore maisons.<br />
Dorothée Dussy montre qu’en installant, <strong>de</strong>puis les accords <strong>de</strong><br />
Matignon, <strong>de</strong>s <strong>cabanes</strong> dans la ville <strong>de</strong> Nouméa, les Kanaks posent un<br />
geste politique et transitoire : entre leur passé pré-colonial et un futur<br />
qu’ils espèrent indépendant, ils gomment symboliquement l’autorité et<br />
la rationalité <strong>de</strong> la ville européenne.<br />
David Praile étudie un phénomène incongru pour l’urbaniste :<br />
l’habitat permanent en camping ! Cette association <strong>de</strong> mots, camping<br />
et permanent, légalement inconcevable, désigne pour l’auteur une<br />
réponse alternative aux mo<strong>de</strong>s d’habiter contemporains. Elle concerne<br />
8500 rési<strong>de</strong>nts permanents en caravanes et chalets recensés en<br />
Wallonie en 1999. Dans ce cas, l’habitat temporaire réservé par la<br />
normalité aux pratiques <strong>de</strong> loisirs <strong>de</strong>vient une réponse sociale à la<br />
permanence <strong>de</strong> la précarité !<br />
<strong>Les</strong> cabanons méditerranéens comme ceux <strong>de</strong> Beauduc évoqués par<br />
Laurence Nicolas effacent une autre opposition temporelle issue <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong>rnité : le temps <strong>de</strong> travail et le temps <strong>de</strong>s loisirs. Le cabanon est<br />
suffisamment proche dans l’espace pour que l’on échappe aux gran<strong>de</strong>s<br />
transhumances vacancières. Ainsi on ne part pas en vacances, on va<br />
au cabanon. De plus, bricolé la plupart du temps avec <strong>de</strong>s matériaux<br />
récupérés dans le cadre professionnel, entre travail et loisirs le fil n’est<br />
pas rompu. <strong>Les</strong> cabaniers sont <strong>de</strong> remarquables recycleurs.<br />
Pour Nathalie Ortar, une cabane n’est jamais finie. La notion<br />
d’inachevé définit un état permanent !<br />
Enfin, Serge Bahuchet et Edmond Dounias, en évoquant les campements<br />
<strong>de</strong> pygmées, confortent l’idée générale qu’entre le permanent, le<br />
toujours, le plein-temps et le jamais il y a place, avec le campement ou<br />
la cabane, pour l’intermittent, le semi-permanent, l’éphémère.<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> et la société<br />
Sur le plan social et économique, Carole Barthélémy, à propos <strong>de</strong>s<br />
<strong>cabanes</strong> <strong>de</strong>s pêcheurs d’aloses <strong>de</strong>s bords du Rhône, évoque le bricolage<br />
en réseau, la valorisation <strong>de</strong> l’auto- production, la fierté <strong>de</strong> la non<br />
consommation. Avec le bricolage, prétexte à convivialité, tout comme<br />
- 328-
le jardinage collectif urbain, analysé par Anne Luxereau, le réseau<br />
social supplante ou côtoie les hiérarchies.<br />
La relative autarcie <strong>de</strong> la saison <strong>de</strong> pêche fait <strong>de</strong> l’éphémère<br />
réunion en une même personne du producteur et du consommateur, en<br />
la personne du pêcheur, une possible utopie.<br />
L’ambiance, l’excitation et la convivialité <strong>de</strong>s campements <strong>de</strong> pêche<br />
provisoires <strong>de</strong>s Ntomba du lac Tumba décrits par Hélène Pagezy,<br />
indiquent que ces traits sont assez universels parce que non cantonnés<br />
aux loisirs européens.<br />
Annie Hélène Dufour quant à elle, décortique au plus près les<br />
formes <strong>de</strong> sociabilité masculine dans les cabanons <strong>de</strong> Provence. La<br />
mesure, qu’elle soit langagière ou diététique, y est détrônée par la<br />
démesure, les statuts sociaux y sont gommés par un ordre égalitaire<br />
généralement entretenu par la dérision, la moquerie, le rire, la facétie<br />
qui limitent les possibilités <strong>de</strong> conflits. Comme l’a bien perçu Laurence<br />
Nicolas à propos <strong>de</strong>s cabanons <strong>de</strong> Beauduc, la notion <strong>de</strong> “communitas”<br />
empruntée à Victor Turner, se substitue à celle <strong>de</strong> “societas”.<br />
À la dichotomie entre vie <strong>de</strong> travail et vie familiale, les hommes <strong>de</strong><br />
certaines régions répon<strong>de</strong>nt par l’échappatoire du cabanon. Quand ces<br />
refuges n’existent pas, on les invente comme les hôtels capsules du<br />
Japon, situés sur le trajet domicile-travail et censés permettre<br />
d’échapper aux embouteillages. Axel Sowa montre que la convivialité<br />
masculine y prime sur la qualité du sommeil, les bars y sont immenses<br />
et les capsules où l’on dort, toutes petites.<br />
Nul doute qu’aujourd’hui où le travail <strong>de</strong>s femmes est généralisé,<br />
celles-ci se “bricolent” à leur tour <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnes échappatoires.<br />
La cabane a aussi vocation à combler <strong>de</strong>ux désirs opposés, la convivialité<br />
et la solitu<strong>de</strong> : <strong>de</strong>s cénacles <strong>de</strong> bons vivants aux ascètes <strong>de</strong>s<br />
pavillons d’ermitage du Japon décrits par Murielle Hladik, ouverts sur<br />
une nature source <strong>de</strong> recueillement et <strong>de</strong> détachement, les <strong>cabanes</strong><br />
balaient tous les possibles <strong>de</strong> la sociabilité spontanée. Elles sont même<br />
copiées pour cela. Dans le Sud Ouest <strong>de</strong> la France, Marie Dominique<br />
Ribereau-Gayon et Jean Clau<strong>de</strong> Loubes montrent que les <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong><br />
pêche ou les palombières qui sont innombrables et constituent un<br />
véritable trait <strong>de</strong> civilisation sont réappropriées par leurs contraires :<br />
par la gran<strong>de</strong> distribution comme argument publicitaire, par les architectes<br />
comme recherche conceptuelle. En en faisant un argument <strong>de</strong><br />
vente, les publicitaires ne se sont pas trompés sur le sens profond <strong>de</strong><br />
notre désir <strong>de</strong> <strong>cabanes</strong>. <strong>Les</strong> architectes non plus, qui, au bord du<br />
bassin d’Arcachon, reprennent le thème architectural <strong>de</strong> la cabane<br />
pour édifier <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nces secondaires “intégrées au paysage” où la<br />
nature semble pénétrer à l’intérieur même <strong>de</strong> l’édifice. <strong>Les</strong> chasseurspêcheurs,<br />
les cueilleurs, édifient leur cabane pour capturer et y faire<br />
- 329-<br />
Campements, <strong>cabanes</strong> et cabanons 2000
entrer une nature-ressource (poisson, gibier, champignons). La<br />
démarche <strong>de</strong>s architectes est i<strong>de</strong>ntique à ceci près qu’ils capturent une<br />
nature-paysage dans d’immenses baies vitrées. À une spontanéité<br />
fonctionnelle succè<strong>de</strong> une recherche esthétique.<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> et les rapports nature/culture<br />
<strong>Les</strong> rapports à la nature sont récurrents à tous les types <strong>de</strong> <strong>cabanes</strong><br />
et <strong>de</strong> campements évoqués dans cet ouvrage. Il serait fastidieux <strong>de</strong><br />
citer l’ensemble <strong>de</strong> ces rapports dans leur dimension symbolique<br />
comme pratique.<br />
Deux enseignements importants semblent se dégager <strong>de</strong> cette<br />
richesse <strong>de</strong> contributions, l’un concernant la problématique environnementale,<br />
l’autre les rapports nature-société : tous les campements<br />
ou <strong>cabanes</strong> temporaires <strong>de</strong> chasse, <strong>de</strong> pêche, <strong>de</strong> cueillette, passés ou<br />
actuels, présentent la particularité d’être <strong>de</strong>s modèles d’adaptation<br />
<strong>humaine</strong> à la nature et aux cycles <strong>de</strong> la nature. Entre société et nature,<br />
la pratique et la technique cabanière, faite généralement <strong>de</strong> prélèvements<br />
temporaires, est un modèle <strong>de</strong> durabilité : elle exploite <strong>de</strong>s<br />
ressources naturelles tout en veillant à leur renouvellement.<br />
Ada Acovitsioti-Hameau démontre que la rotation <strong>de</strong>s <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong><br />
charbonniers du Var était liée à la repousse <strong>de</strong> la forêt.<br />
Ousmane Maïga avec les <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong> chasseurs du Djitumu au Mali,<br />
Paulette Roulon-Doko avec les campements saisonniers chez les<br />
Gbaya <strong>de</strong> Centrafrique, Yves Brugière avec le système <strong>de</strong> “l’arbé” en<br />
Vanoise, Cécilia Meynet avec les habitations temporaires sur les<br />
berges <strong>de</strong> Mopti au Mali, font tous état <strong>de</strong> phénomènes d’adaptation<br />
sociale très précise aux conditions <strong>de</strong> variations <strong>de</strong>s milieux naturels<br />
(variations climatiques et chasse, niveaux d’eau et pêche, pousse <strong>de</strong><br />
l’herbe et pastoralisme).<br />
Aux catastrophes récentes provoquées par d’abusives transformations<br />
<strong>de</strong>s milieux, les campements temporaires répon<strong>de</strong>nt par le prélèvement<br />
adaptatif. <strong>Les</strong> auteurs indiquent souvent que ces modèles <strong>de</strong><br />
durabilité ont disparu ou sont en régression rapi<strong>de</strong>, mais il n’empêche<br />
qu’ils sont bons pour penser l’avenir. Ainsi, les exemples africains<br />
renvoient à la problématique <strong>de</strong> l’exploitation directe <strong>de</strong>s ressources<br />
naturelles et à la convivialité qui lui est liée. En Europe, les mêmes<br />
pratiques dans une préoccupation ludique renverraient plutôt à une<br />
commémoration nostalgique, à la mise en scène répétée saison après<br />
saison <strong>de</strong> notre passé <strong>de</strong> libres chasseurs-cueilleurs… La cabane serait<br />
aussi mémoire.<br />
Floreal Jimenez, en faisant l’analyse cinématographique du rôle<br />
considérable <strong>de</strong> la cabane dans la formation <strong>de</strong> la culture Nord<br />
- 330-
Américaine, pose une question complexe <strong>de</strong> ce côté-ci <strong>de</strong> l’Atlantique.<br />
Pour l’Américain, la cabane (du trappeur ou du colon) relève tout<br />
autant <strong>de</strong> la symbolique <strong>de</strong> la “frontière” que <strong>de</strong> la transition entre le<br />
sauvage et le civilisé.<br />
La cabane relève aussi <strong>de</strong> la fusion entre Nature individuelle,<br />
intérieure et intime, faite <strong>de</strong> pulsions naturelles ou <strong>de</strong> recherche<br />
d’innocence originelle (wildness) et Nature extérieure et sauvage<br />
(wil<strong>de</strong>rness).<br />
Contrairement à cela, en France, la rationalité naturaliste oppose<br />
ces <strong>de</strong>ux notions et désigne l’homme et ses pulsions naturelles comme<br />
perturbateurs <strong>de</strong>s processus naturels. Cette idéologie du clivage<br />
culture-nature est nettement sensible dans l’aménagement du territoire<br />
: Cécilia Claeys Mekda<strong>de</strong> montre à propos <strong>de</strong>s campeurs dits<br />
“sauvages” du littoral Camarguais que leurs désirs profonds et<br />
naturels <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> rapports conviviaux avec la nature sont<br />
contrés par l’idée administrative <strong>de</strong> préservation <strong>de</strong> cette même<br />
nature. Quoi <strong>de</strong> plus naturellement humain que <strong>de</strong> vouloir camper sur<br />
une plage et contempler la mer ? Au nom <strong>de</strong> la protection d’une<br />
supposée nature vierge extérieure à l’homme, les autorités tentent <strong>de</strong><br />
limiter, voire interdire, ces pratiques passionnelles. Le bras <strong>de</strong> fer<br />
continue. Pourtant à la rationalité aménagiste consistant à opposer<br />
“espace naturel” et “espace urbain” et qui génère une consommation <strong>de</strong><br />
nature énergétiquement coûteuse en déplacements, les campeurs<br />
apportent une réponse unifiante : spontanément, sans que cela correspon<strong>de</strong><br />
à la moindre stratégie aménagiste, ils parviennent à concilier en<br />
un même lieu, tourisme balnéaire et préservation du littoral. Où<br />
ailleurs qu’en ce lieu, connaît-on une ville balnéaire <strong>de</strong> quelques<br />
milliers d’habitants qui s’autoconstruit début juillet et se déconstruit<br />
fin août ? Le reste <strong>de</strong> l’année, “la sauvagerie” <strong>de</strong>s lieux est surprenante.<br />
On peut par contre s’interroger sur l’effet que produirait sur ces<br />
platitu<strong>de</strong>s l’alternative, souvent proposée <strong>de</strong> “structures d’accueil en<br />
dur intégrées au site” !<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> et le droit<br />
À propos <strong>de</strong> politique environnementale, Jean Louis Vassalluci et<br />
Pierre Marie Berna<strong>de</strong>t proposent que ces alternatives <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong><br />
véritables objets <strong>de</strong> débats au plan <strong>de</strong>s politiques publiques : pour eux,<br />
les us et coutumes <strong>de</strong>vraient parfois être confrontés au “sans titre ni<br />
droit”. <strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> ont <strong>de</strong>s réponses sociales souples à la rigidité <strong>de</strong><br />
l’univers <strong>de</strong>s règles. Elles s’adaptent à celui ci comme aux conditions<br />
naturelles. L’affaire <strong>de</strong>s paillotes “illégales” du littoral Corse est ainsi<br />
matière à réflexion : en quoi un littoral naturel ponctué <strong>de</strong> quelques<br />
- 331-<br />
Campements, <strong>cabanes</strong> et cabanons 2000
paillotes est-il moins tolérable qu’un littoral légalement bétonné ? En<br />
effet, au nom <strong>de</strong> quelles représentations le fameux “mur <strong>de</strong> béton” <strong>de</strong><br />
la côte d’Azur est il mieux accepté que quelques <strong>cabanes</strong> ?<br />
La zone <strong>de</strong> Beauduc démontre que la précarité <strong>de</strong> la cabane est<br />
souvent la seule réponse possible à l’instabilité et à la mouvance <strong>de</strong>s<br />
bancs <strong>de</strong> sables, <strong>de</strong>s dunes et <strong>de</strong>s marais. Le flou juridique les<br />
concernant relève <strong>de</strong> la même adaptation à l’univers <strong>de</strong>s règles qu’aux<br />
caprices <strong>de</strong> la Nature : “le toléré” rejette dos à dos l’interdit et<br />
l’autorisé. “L’occupant” n’est ni locataire ni propriétaire, “l’usage <strong>de</strong>s<br />
lieux” n’est ni appropriation privée ni appropriation publique.<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> ignorent ainsi les catégories juridiques du bâti et du<br />
non bâti, du <strong>de</strong>dans et du <strong>de</strong>hors, du naturel et <strong>de</strong> l’artificiel. Étant<br />
tout à la fois, elles échappent aux gran<strong>de</strong>s juridictions habilitées à<br />
légiférer sur les territoires urbains, ruraux et naturels ; elles constituent<br />
sur leurs marges <strong>de</strong>s refuges contre ces machines à écarteler.<br />
Elles relèvent <strong>de</strong> l’insupportable univers du flou.<br />
Le flou est une dérogation aux catégories. Il est hors normes et donc<br />
hors la loi.<br />
L’urbanité a ses urbanistes et son ministère, la nature a ses protecteurs<br />
et son ministère, les <strong>cabanes</strong> n’ont aucun gardien et ne peuvent<br />
bénéficier que d’une certaine indifférence juridique et sociale.<br />
Paradoxalement, leur reconnaissance pourrait être un danger mortel :<br />
<strong>Les</strong> incertitu<strong>de</strong>s naturelles ou normatives concernant leur avenir<br />
sont garantes <strong>de</strong> leur permanence en tant qu’abris temporaires. La<br />
certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> durer serait leur perte, la transformation en rési<strong>de</strong>nce<br />
permanente étant alors inéluctable.<br />
La cabane, un acte critique<br />
Ainsi, malgré sa mo<strong>de</strong>stie, la survivance au quotidien du mon<strong>de</strong><br />
cabanier possè<strong>de</strong> une puissance métaphorique considérable : elle est à<br />
la fois image <strong>de</strong> résistance aux multiples fractures contemporaines et<br />
parabole réunificatrice.<br />
L’étonnante variété <strong>de</strong>s exemples développés révèle <strong>de</strong> surcroît que<br />
par sa diversité et sa quantité insoupçonnable, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>cabanes</strong><br />
est plus qu’un symbole : une part non négligeable <strong>de</strong> la population, à<br />
travers cette pratique discrète, gar<strong>de</strong> un pied en marge <strong>de</strong> la société<br />
dominante.<br />
Derrière la légèreté du thème qui en a fait sourire plus d’un<br />
lorsqu’il a été proposé <strong>de</strong> rassembler ces textes, se dissimule un sens<br />
plus profond : une “mo<strong>de</strong>rnité réflexive” (Gid<strong>de</strong>ns, 1987) 2 qui ne dirait<br />
pas son nom parce que s’exprimant à travers <strong>de</strong>s pratiques populaires.<br />
Plus que réflexion avouée, la critique <strong>de</strong> la raison passe ici par un<br />
2 Gid<strong>de</strong>ns, A., 1987. La constitution <strong>de</strong> la société, Éléments <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la structuration, PUF. Paris.<br />
- 332-
vécu souvent contestataire et parfois contesté : hormis en Afrique ou<br />
au Japon où elle a souvent un sens sacré, la cabane choque les convenances<br />
établies parce qu’elle n’est en conformité avec aucun schéma<br />
établi, avec aucune esthétique reconnue, avec aucune tentative patrimonialisante.<br />
Évoluant avec <strong>de</strong>s matériaux <strong>de</strong> récupération, elle ne<br />
peut être, pour le gestionnaire, ni témoin du passé ni orgueil du<br />
présent. On l’a vu, les catégories du passé et du présent n’affectent pas<br />
les pratiques cabanières. Quelques aménageurs imprégnés d’idéologies<br />
passéistes par l’air du temps ont parfois <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> classement<br />
pour les jolies <strong>cabanes</strong> “authentiques” d’autrefois et <strong>de</strong> démolitions<br />
pour les “vilaines” <strong>cabanes</strong> contemporaines. Mais en mutant sans<br />
cesse, les <strong>cabanes</strong> font échec aux pensées classificatoires. Ne relevant<br />
ni du passé ni d’un ailleurs lointain, elles sont pourtant présentes au<br />
sein d’une société très clivée, très normée, très régulée. Innombrables<br />
mais discrètes, leur nombre est en soi un message, message <strong>de</strong> refus<br />
ou invitation à réfléchir à d’autres <strong>de</strong>stins.<br />
En effet, les <strong>cabanes</strong> sont dans les paysages contemporains,<br />
omniprésentes : <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong> travail comme les <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong> pierre qui<br />
ponctuent les vignobles provençaux, <strong>cabanes</strong> où l’on s’abritait, où l’on<br />
cassait la croûte, où l’on remisait les outils dans certaines parcelles<br />
trop à l’écart du village ou <strong>de</strong> la ferme. Cernées <strong>de</strong> ronces et souvent<br />
effondrées, ces intermédiaires entre les maisons et les champs sont<br />
dorénavant inutiles. La vigne est accessible en voiture. Contrairement<br />
aux <strong>cabanes</strong> <strong>de</strong> bergers, <strong>de</strong> pêcheurs, <strong>de</strong> chasseurs, <strong>de</strong> jardiniers, ces<br />
<strong>cabanes</strong> <strong>de</strong>s vignes n’ont pas survécu comme lieux <strong>de</strong> loisirs. Leur<br />
environnement immédiat, les ceps <strong>de</strong> vigne, n’ont pas l’attrait <strong>de</strong>s<br />
montagnes, <strong>de</strong>s rivages, <strong>de</strong>s forêts ou <strong>de</strong> la verdure péri-urbaine. Ce<br />
constat indique déjà que l’objet cabane, que ce soit dans le cadre du<br />
travail ou <strong>de</strong>s loisirs, ne peut se concevoir indépendamment <strong>de</strong> son<br />
espace immédiat et du temps.<br />
Du travail aux loisirs, son usage n’a <strong>de</strong> sens que dans le cadre <strong>de</strong><br />
rapports généralement temporaires avec le milieu environnant<br />
(chasse, pêche, cueillette, agriculture, pastoralisme, jardinage, loisirs<br />
balnéaires ou d’altitu<strong>de</strong>, pratiques festives).<br />
Avec la cabane ou le campement, l’individu met à la portée <strong>de</strong> sa<br />
main les ressources naturelles, agricoles, pastorales ou ludiques qu’il<br />
convoite. Comme en témoigne cet ouvrage, cette fonction transitionnelle<br />
<strong>de</strong> la cabane dépasse largement le seul cadre <strong>de</strong>s usages et <strong>de</strong>s<br />
pratiques. Elle est présente dans tous les mythes, les contes, les<br />
légen<strong>de</strong>s, les romans, les films qui traitent <strong>de</strong> rites <strong>de</strong> passage ou <strong>de</strong><br />
quêtes <strong>de</strong> toutes sortes.<br />
Par exemple, la plupart <strong>de</strong>s romanciers qui ont choisi <strong>de</strong> situer leur<br />
action en Camargue traitent d’une même question. Dans la “La bête<br />
- 333-<br />
Campements, <strong>cabanes</strong> et cabanons 2000
du Vaccarès” <strong>de</strong> Joseph d’Arbaud (1924), “Malicroix” d’Henri Bosco<br />
(1948), “L’étang Réal” <strong>de</strong> Joseph Peyré (1949), un héros ou une héroïne<br />
généralement assez “civilisé” est en quête d’ensauvagement. Pour<br />
parvenir à l’objectif final <strong>de</strong> fusion complète avec la Nature, il sera<br />
initié par un être humain ou non, secret et sauvage, qu’il faudra apprivoiser<br />
avec patience, et l’apprentissage bien entendu passe toujours<br />
par un séjour plus ou moins prolongé dans une cabane. Entre la ville<br />
ou le village d’où l’on vient et l’immersion dans cette nature si<br />
convoitée, il existe un intermédiaire cabanier.<br />
Enfin, que l’on me pardonne une réappropriation scientifique : cet<br />
objet qui ne survit parfois qu’à travers les interdits qui le frappent, est<br />
un formidable outil <strong>de</strong> réflexion :<br />
Il est banal d’affirmer que l’approche comparative est indispensable<br />
à l’analyse scientifique <strong>de</strong>s faits sociaux mais elle exige souvent <strong>de</strong><br />
coûteux déplacements dans le temps ou dans l’espace. Avec les<br />
<strong>cabanes</strong>, il s’agit d’un simple voyage dans nos propres marges où s’inscrivent<br />
<strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> rapports sociaux différents donc utiles<br />
à la compréhension <strong>de</strong> la normalité mais difficilement perceptibles<br />
parce que souvent cachés.<br />
<strong>Les</strong> <strong>cabanes</strong> peuvent s’interpréter comme <strong>de</strong>s modèles “unifiants”<br />
opposables aux modèles “classifiants” <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité (Degenne,<br />
1986) 3. En ce sens elles sont une parabole pour penser la globalité et<br />
c’est pourquoi j’ai coutume <strong>de</strong> qualifier ma démarche <strong>de</strong> recherche en<br />
sciences <strong>de</strong> l’environnement <strong>de</strong> démarche cabanonière : convaincu que<br />
si l’on ne relie pas ce que la culture mo<strong>de</strong>rne nous a appris à séparer,<br />
il sera toujours vain <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> penser autrement les rapports que les<br />
sociétés entretiennent avec leurs ressources naturelles.<br />
L’interdisciplinarité sciences <strong>de</strong> l’Homme - sciences <strong>de</strong> la Nature, aux<br />
marges <strong>de</strong>s grands cloisonnements disciplinaires est une sorte <strong>de</strong><br />
cabane scientifique.<br />
La métaphore cabanière est une <strong>de</strong> ces ruptures épistémologiques<br />
indispensables à la critique <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité.<br />
3 Degenne, A., 1986. Un langage pour l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réseaux sociaux, in : l’esprit <strong>de</strong>s lieux- Localités et<br />
changement social en France, Ed. du CNRS. Paris.<br />
- 334-
Déjà parus :<br />
Travaux <strong>de</strong> la Société d’Écologie Humaine<br />
Directeur <strong>de</strong> la Publication : Nicole Vernazza-Licht<br />
L’homme et le Lac, 1995<br />
Impact <strong>de</strong> l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et mesures, 1996<br />
Villes du Sud et environnement, 1997<br />
L’homme et la lagune. De l’espace naturel à l’espace urbanisé, 1998<br />
L’homme et la forêt tropicale, 1999<br />
Cet ouvrage trouve son origine dans les XI e journées scientifiques <strong>de</strong> la Société<br />
d’Écologie Humaine qui se sont déroulées les 25, 26 et 27 novembre 1999 à Perpignan.<br />
Elles ont été organisées avec la collaboration <strong>de</strong>s organismes suivants :<br />
• Direction <strong>de</strong> l’Environnement <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Perpignan<br />
• Équipe DESMID (Dynamiques Écologiques et Sociales en Milieu Deltaïque, CNRS-<br />
Université <strong>de</strong> la Méditerranée, Arles)<br />
• IDEMEC (Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, CNRS-Université<br />
<strong>de</strong> Provence, Aix-en-Provence)<br />
• Laboratoire Population Environnement, Université <strong>de</strong> Provence, Marseille<br />
SOCIÉTÉ D’ÉCOLOGIE HUMAINE<br />
Case 71, Université Victor-Segalen/Bor<strong>de</strong>aux 2<br />
146, rue Léo Saignat<br />
33076 Bor<strong>de</strong>aux Ce<strong>de</strong>x, France<br />
<strong>Les</strong> opinions émises dans le cadre <strong>de</strong> chaque article n’engagent que leurs auteurs.<br />
Ces journées et l’édition <strong>de</strong> l’ouvrage ont bénéficié du soutien financier <strong>de</strong> la Ville <strong>de</strong><br />
Perpignan, <strong>de</strong> la DRAC Languedoc-Roussillon et du Conseil Régional PACA.<br />
Dépôt légal : 4 e trimestre 2001<br />
ISBN 2-9516778-1-2<br />
ISSN 1284-5590<br />
Tous droits réservés pour tous pays<br />
© Éditions <strong>de</strong> Bergier<br />
476 chemin <strong>de</strong> Bergier, 06740 Châteauneuf <strong>de</strong> Grasse<br />
bergier@wanadoo.fr
CABANES, CABANONS<br />
ET<br />
CAMPEMENTS<br />
Formes sociales et rapports à la<br />
nature en habitat temporaire<br />
Éditeurs scientifiques<br />
Bernard Brun, Annie-Hélène Dufour, Bernard Picon,<br />
Marie-Dominique Ribéreau-Gayon<br />
2000
Contributions photographiques<br />
p.15 B.Brun<br />
p.34 S.Sauza<strong>de</strong><br />
p.71à 88 M-D Ribéreau-Gayon<br />
p.89 à 108 J-P Loubes<br />
p.123 à 132 Y.Brugière<br />
p.133 à 144 C.Meynet<br />
p.215 à 230 L.Nicolas<br />
p.231 à 242 C.Claeys-Mekda<strong>de</strong><br />
p.257 à 268 Musée <strong>de</strong>s Arts et Traditions Populaires <strong>de</strong> Moyenne Provence,<br />
Draguignan<br />
M.Heller, G.Roucaute, Inventaire Général<br />
Collection C.E.M.<br />
p.269 à 284 J-M.Marconot<br />
p.303 B.Chérubini<br />
p.337 G.<strong>Les</strong>tage<br />
<strong>Les</strong> noms <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong>s photographies couleur apparaissent dans les cahiers séparés :<br />
après page 160 : M.Hladik, M-D. Ribéreau-Gayon, E.Dounias<br />
après page 192 : H.Pagezy, Y.Poncet<br />
après page 256 : A-H.Dufour, L.Nicolas, A.Acovitsióti<br />
après page 320 : A.Dervieux<br />
Photographie couverture (D.Baudot Laksine) : cabanon à Opio<br />
Photographie quatrième <strong>de</strong> couverture (E.Dounias) : Hutte-grenier tikar en cours <strong>de</strong> construction à<br />
proximité d'un champ <strong>de</strong> maïs. <strong>Les</strong> 2 niveaux <strong>de</strong> la hutte sont bien visibles : lieu <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce à<br />
<strong>l'entre</strong>sol, grenier au second niveau. Cette construction perdure plusieurs années.