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Collectif d'auteurs<br />
Petites grivoiseries<br />
Attention, les textes et illustrations présents dans<br />
ce recueil à caractère érotico-pornographique sont<br />
réservés à un public averti (adulte)<br />
Collection <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong><br />
Editions Maruja Sener
DANS LA COLLECTION DIX DE PLUME :<br />
- Mensonges et boniments (janvier 2009)<br />
- Psychopathes et Compagnie (avril 2009)<br />
- Petites Grivoiseries (avril 2009)<br />
* * *<br />
Image <strong>de</strong> couverture : création Pascale Risbourg<br />
pour K-LOU DESIGN<br />
12 rue Bochart <strong>de</strong> Saron - 75009 PARIS<br />
http://www.k-lou<strong>de</strong>sign.com/ - info@k-lou<strong>de</strong>sign.com<br />
* * *<br />
ISBN : 978-2-917368-17-6<br />
Copyright © Maruja Sener, Collection « <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong> », 2009<br />
http://dix<strong>de</strong>plume.free.fr/<br />
Achevé d'imprimer le 10 avril 2009<br />
Dépôt légal : 2e trimestre 2009<br />
Droits réservés<br />
Textes sous Licence Creative Commons by-nd
TABLE DES MATIERES<br />
1/ Nouvelles<br />
<strong>Rumeurs</strong> par Macha Sener ...............................................9<br />
Soif d'amour par Stéphane Thomas ...............................27<br />
Psychodrame par Jacques Païonni et Macha Sener .........49<br />
Conférence particulière par Monique-Marie Ihry ........71<br />
Rose <strong>de</strong> Noël par Macha Sener .....................................83<br />
2/ Poèmes<br />
Petit soldat par Jean Gualbert ......................................103<br />
Ma gourmandise par Laura Vanel-Coytte ..................105<br />
« I » par Évariste <strong>de</strong> Saint-Germain ..............................107<br />
Virevolte en corolle par Monique-Marie Ihry ............109<br />
Acrostiches par Laura Vanel-Coytte ...........................111<br />
Abîme musical par Monique-Marie Ihry .....................113<br />
Rime interdite par Stéphane Thomas ...........................115<br />
Petit chaperon rouge par Jacques Païonni ..................117<br />
Champ' par Jacques Païonni .........................................119<br />
Fille <strong>de</strong> paille par Jacques Païonni ................................121<br />
Attente délicieuse par Monique-Marie Ihry ................123
Vierge <strong>de</strong> toi par Monique-Marie Ihry ........................125<br />
Dentelles par Jacques Païonni ......................................127<br />
L'amour en auto par Jacques Païonni ..........................129<br />
Il était une fois par Monique-Marie Ihry .....................131<br />
Éros tique par Jacques Païonni .....................................137<br />
Abel et l'infirmière par Jacques Païonni ......................141<br />
Rapt à la vie par Monique-Marie Ihry .........................143<br />
LES AUTEURS................................................147
Nouvelles
<strong>Rumeurs</strong><br />
par Macha Sener<br />
C'est toujours pareil le vendredi ! Il reçoit dix<br />
appels <strong>de</strong> surexcités agressifs, qui insistent pour qu'il<br />
passe bien à l'heure... et quand il arrive, ils sont tous<br />
en retard ! Johnny fait la tête, son casque <strong>de</strong> moto<br />
sous le bras, en attendant qu'on lui remplisse sa<br />
sacoche d'enveloppes et <strong>de</strong> colis qu'il doit porter au<br />
bureau <strong>de</strong> poste.<br />
Tiens, voilà l'hystérique qui lui a hurlé dans les<br />
oreilles au téléphone cet après-midi que c'était<br />
« hyper urgent », « le pli du siècle » – comme toutes<br />
les semaines – et qui arrive avec vingt minutes <strong>de</strong><br />
retard, échevelée, le rouge au front et entourée d'une<br />
âcre o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mauvaise sueur et <strong>de</strong> stress. C'est <strong>de</strong> la<br />
faute <strong>de</strong> son imprimante, mais oui, bien sûr... mais<br />
Johnny n'en a rien à faire <strong>de</strong> son imprimante, ni <strong>de</strong><br />
son ordinateur, ni même <strong>de</strong> son courrier, d'ailleurs.<br />
Et puis il y a le grand brun toujours impeccable,<br />
avec ses costards hors <strong>de</strong> prix, Simon. Des gestes<br />
lents, une voix posée, une belle gueule <strong>de</strong> premier <strong>de</strong><br />
9
<strong>Rumeurs</strong><br />
la classe. Un qui est né dans la soie, celui-là. Johnny<br />
préfère l'ignorer, même quand Simon insiste pour lui<br />
poser ses enveloppes entre les mains, au lieu <strong>de</strong> les<br />
mettre sur le comptoir <strong>de</strong> l'accueil. Même quand<br />
Simon lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, le regard suppliant, <strong>de</strong> penser à<br />
lui... et à son courrier.<br />
De toute façon, tout arrivera à temps au guichet,<br />
il le sait. Il n'a pas besoin <strong>de</strong> s'inquiéter pour ça. Il<br />
s'inquiète juste <strong>de</strong> savoir si aujourd'hui la jolie<br />
Vanessa viendra, elle aussi, avec un paquet ou une<br />
enveloppe à expédier. Elle est si jolie, Vanessa, et elle<br />
sent si bon, elle.<br />
Le cœur <strong>de</strong> Johnny bat à tout rompre. La voilà,<br />
légère et souriante, aérienne. Vanessa. Si jeune, si<br />
fraîche. Johnny la regar<strong>de</strong> venir, du bout du couloir.<br />
Elle ne marche pas, elle danse. Elle ne sourit pas, elle<br />
illumine. Elle ne parle pas, elle chante... Et elle le<br />
regar<strong>de</strong>.<br />
Johnny ne peut pas soutenir le regard <strong>de</strong> la jeune<br />
femme. Il baisse la tête, fixe la moquette, en espérant<br />
ne pas rougir. Mais c'est raté, et plus il sent sa peau le<br />
brûler, plus il souhaite mourir <strong>de</strong> honte. Mais<br />
Vanessa ne s'en préoccupe pas, elle dépose juste ses<br />
enveloppes, l'ombre <strong>de</strong> son sourire, et s'en va...<br />
Johnny relève la tête pour la regar<strong>de</strong>r partir. De<br />
dos aussi, elle est bien jolie... C'est Antoine, le<br />
10
<strong>Rumeurs</strong><br />
préposé <strong>de</strong> l'accueil, qui brise ses rêveries<br />
brutalement :<br />
— Rêve pas ! T'es pas son genre.<br />
— Moi ? Attends, je sais bien... Et elle non plus,<br />
c'est pas mon genre.<br />
— Ouais... À d'autres ! Je te vois changer <strong>de</strong><br />
couleur tous les vendredis quand elle arrive.<br />
— Boh. Pfou. T'façon je lui ai jamais parlé. Et je<br />
lui parlerai jamais.<br />
— Et tu feras bien, parce qu'elle n'est pas pour<br />
toi la Vanessa.<br />
Johnny s'assombrit. Il sait bien qu'elle n'est pas<br />
pour lui. Depuis quand un ancien taulard comme lui,<br />
un paumé balafré, cassé par la vie et tatoué <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
bras, pourrait approcher une fille comme elle ? Si ça<br />
ne lui comprimait pas autant le coeur, il en rirait,<br />
même, tiens...<br />
— Elle n'est pas libre, la Vanessa. Paraît qu'elle a<br />
une affaire.<br />
Le cœur comprimé <strong>de</strong> Johnny commence à se<br />
fendre.<br />
— Paraît qu'elle sort avec le grand Simon, là. Ben<br />
tiens, tu l'as vu, il était là juste à l'instant.<br />
— ...<br />
— En tout cas, il doit pas s'emmer<strong>de</strong>r, le<br />
cochon...<br />
11
<strong>Rumeurs</strong><br />
Avant qu'Antoine puisse continuer ses<br />
commentaires, Johnny ramasse sa sacoche, et s'enfuit<br />
plus qu'il ne s'en va.<br />
Son cœur n'est plus fendu. Il a explosé<br />
maintenant. En milliers d'éclats douloureux.<br />
Vanessa. Sa Vanessa. Dans les bras d'un autre.<br />
Non jamais, jamais il n'avait imaginé une telle<br />
horreur. Et pourtant, c'est logique. Oui, elle a bien le<br />
droit <strong>de</strong> vivre, <strong>de</strong> s'amuser, <strong>de</strong> prendre du bon<br />
temps... De grandir. D'aimer... Et c'est bien un<br />
garçon comme lui qu'elle mérite. Un beau mec, plein<br />
<strong>de</strong> blé, et d'avenir. Oui, c'est bien. C'est normal. C'est<br />
juste...<br />
Ce n'est plus <strong>de</strong> l'indifférence, maintenant, que<br />
Johnny ressent pour le beau Simon.<br />
C'est <strong>de</strong> la haine.<br />
Il dépose les plis, les enveloppes, les colis et la<br />
sacoche à la Poste comme dans un brouillard <strong>de</strong>nse<br />
<strong>de</strong> désespoir. Il rentre chez lui complètement au<br />
radar. Il n'a pas faim. Pour plusieurs semaines. Il n'a<br />
plus <strong>de</strong> notion du temps, refuse l'idée même <strong>de</strong> parler<br />
à quelqu'un, d'entendre une voix.<br />
Il s'assoit sur son canapé, <strong>de</strong>vant son poste <strong>de</strong><br />
télévision éteint, et ne peut plus réprimer les images,<br />
précises, torturantes, qui envahissent son esprit. Les<br />
images <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Simon sur la peau douce <strong>de</strong><br />
12
<strong>Rumeurs</strong><br />
Vanessa. Des mains caressantes, entreprenantes, <strong>de</strong><br />
cet autre homme, qui s'approprie le corps <strong>de</strong> la jeune<br />
femme. De sa Vanessa.<br />
Johnny n'a pas besoin d'y être. Il n'a même pas<br />
besoin <strong>de</strong> fermer les yeux, pour imaginer les caresses,<br />
les baisers. Cette si jolie bouche qui lui souriait tout à<br />
l'heure, écrasée par la bouche <strong>de</strong> Simon... Ces petits<br />
seins dressés sous le chemisier, pétris par les mains<br />
<strong>de</strong> Simon... Ces jambes nerveuses, écartées par le<br />
genou <strong>de</strong> Simon.<br />
Johnny lutte contre les cauchemars. Mais c'est<br />
plus fort que lui, la jalousie se mêle à ses propres<br />
désirs et il passe toute la nuit à imaginer cet autre, ce<br />
rival, possé<strong>de</strong>r petit à petit tout le corps, objet <strong>de</strong> ses<br />
fantasmes. Dans l'imagination douloureuse du<br />
coursier, Simon lèche et caresse, et profite <strong>de</strong>s mains<br />
et <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong> la femme, et la possè<strong>de</strong> par ici et<br />
par là, et en jouit et la fait crier <strong>de</strong> jouissance. Sa<br />
Vanessa, débordante d'un désir qu'il ne partagera<br />
jamais, et ruisselante d'un plaisir qu'il ne lui donnera<br />
jamais.<br />
C'est injuste, c'est insupportable...<br />
Est-ce que ça pleure un mec <strong>de</strong>s rues, tout tatoué<br />
et tout cassé ? Un type <strong>de</strong> trente et un ans, mais qui<br />
en paraît presque cinquante pour en avoir passé<br />
quelques-uns à l'ombre ?<br />
Oui. Ça pleure.<br />
*<br />
13
<strong>Rumeurs</strong><br />
Au petit matin, Johnny se lève <strong>de</strong> son canapé. Il a<br />
l'âme fripée, les vêtements froissés. Heureusement<br />
qu'on est samedi matin, finalement il est content<br />
d'aller à l'entraînement <strong>de</strong> boxe. Ça va lui faire du<br />
bien.<br />
Arrivé à la salle <strong>de</strong> sport, Johnny se rend compte<br />
que ses mâchoires, crispées pendant toute la nuit, lui<br />
font mal. Il ne peut même pas <strong>de</strong>sserrer les <strong>de</strong>nts, et<br />
c'est par <strong>de</strong>s hochements <strong>de</strong> tête qu'il se fait<br />
comprendre. Heureusement, ses sparring-partners ne<br />
sont pas <strong>de</strong>s gens très bavards, et l'entraînement<br />
commence comme d'habitu<strong>de</strong>.<br />
Johnny imagine que c'est Simon, là, en face <strong>de</strong> lui<br />
sur le ring... Il frappe, il cogne, et ça lui fait du bien.<br />
Un <strong>de</strong>uxième partenaire se présente, et Johnny<br />
l'assomme d'un uppercut du gauche. Trop rapi<strong>de</strong>. Il<br />
préfère quand ça craque, il préfère la souffrance. Au<br />
troisième massacre, ses compagnons <strong>de</strong> boxe<br />
envoient Johnny se calmer sur un sac <strong>de</strong> sable, plutôt<br />
que <strong>de</strong> continuer <strong>de</strong> leur démonter la tête <strong>de</strong> sa rage<br />
et <strong>de</strong> sa colère. Alors Johnny se défoule sur le sable,<br />
et petit à petit, commence à se sentir mieux...<br />
*<br />
Dans son joli petit appartement propre et coquet,<br />
Vanessa attend son amant.<br />
14
<strong>Rumeurs</strong><br />
Elle porte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssous très coquins, sous un<br />
déshabillé affriolant. Elle se sent d'humeur polissonne,<br />
et s'est enveloppée d'un parfum capiteux.<br />
Impatiente et lascive, elle se surprend, dans son<br />
attente, à se caresser furtivement.<br />
Enfin ! La sonnette <strong>de</strong> la porte retentit. Vanessa<br />
vérifie par l'œilleton l'i<strong>de</strong>ntité du visiteur avant<br />
d'ouvrir la porte et d'exposer son déshabillé vaporeux.<br />
Oui, c'est lui, c'est Roland.<br />
Roland. Monsieur Dupont-Aignan, le chef du<br />
service du personnel. Un homme marié. Et pas à<br />
Vanessa. Évi<strong>de</strong>mment.<br />
Vanessa se pend à son cou, se presse tout contre<br />
lui.<br />
Mais Roland n'a pas l'air vraiment d'humeur. Il a<br />
l'air sombre <strong>de</strong>s mauvais jours. Comme les jours où il<br />
lui explique qu'il ne quittera pas sa femme tout <strong>de</strong><br />
suite. Seulement quand le bon moment sera venu. Et<br />
qu'en attendant, il faut rester discret.<br />
Aujourd'hui, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si la rumeur d'une<br />
liaison entre Vanessa et Simon a bien été lancée au<br />
bureau, comme il le lui avait <strong>de</strong>mandé. Il ne s'agirait<br />
pas que sa femme ait <strong>de</strong>s soupçons, et comme ces<br />
<strong>de</strong>rniers temps ils n'ont pas toujours été aussi<br />
pru<strong>de</strong>nts qu'ils auraient dû... Mais oui, elle est lancée<br />
la rumeur. Mais non, Simon n'a pas démenti.<br />
D'ailleurs, c'est un peu surprenant, mais<br />
15
<strong>Rumeurs</strong><br />
probablement qu'il a été plutôt flatté, le joli-cœur, <strong>de</strong><br />
cette liaison que maintenant tout le mon<strong>de</strong> lui prête<br />
avec la plus jolie fille <strong>de</strong> la boîte.<br />
Et Vanessa aimerait bien qu'on parle d'autre<br />
chose que <strong>de</strong> la boîte, justement. Et <strong>de</strong> quelqu'un<br />
d'autre que <strong>de</strong> Simon. Et si on parlait du divorce ?<br />
Mais le mot honni fait blanchir Roland, qui remet sur<br />
ses épaules le manteau qu'il avait failli enlever.<br />
Aussitôt, Vanessa revient en arrière. Non, non,<br />
n'en parlons pas.<br />
— Tiens, assieds-toi. Tu veux boire quelque<br />
chose ?<br />
— Je n'ai pas le temps.<br />
— Allons, puisque tu es là.... détends-toi.<br />
Attends, je vais t'ai<strong>de</strong>r à enlever ton par<strong>de</strong>ssus.<br />
— Décidément, quand tu veux quelque chose,<br />
toi !<br />
— Oh... Allez... juste un petit câlin...<br />
Vanessa glisse sa main sous la ceinture du chef<br />
du personnel. Qui s'installe plus confortablement<br />
dans le canapé. Vanessa le caresse doucement, tout<br />
en le déshabillant. Il a bientôt son pantalon sur les<br />
chaussures.<br />
Elle se met à genoux <strong>de</strong>vant lui et le prend dans<br />
sa bouche. Il se laisse faire, se laisser aller,<br />
voluptueusement. Vanessa le connaît par cœur, par<br />
mains, par bouche, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s mois maintenant, et<br />
16
<strong>Rumeurs</strong><br />
elle met toutes ses connaissances à profit pour lui<br />
donner un maximum <strong>de</strong> plaisir. Elle veut qu'il l'aime,<br />
qu'il reste, elle veut lui <strong>de</strong>venir indispensable...<br />
Bientôt, il met ses mains sur la tête <strong>de</strong> Vanessa et<br />
l'écarte d'un geste nerveux. Il <strong>de</strong>scend sur la<br />
moquette à son tour, tout en la poussant pour la<br />
retourner. Sans ménagement, il attrape les fesses <strong>de</strong><br />
sa maîtresse et la pénètre sans un mot. Les genoux à<br />
vif <strong>de</strong>puis trop longtemps sur la moquette, Vanessa<br />
qui n'est pas dans une position très confortable essaie<br />
<strong>de</strong> se dégager, mais c'est trop tard. Ahanant et<br />
gémissant, Roland besogne sans se préoccuper du<br />
plaisir <strong>de</strong> sa partenaire. Vanessa, totalement déconcentrée<br />
par l'inconfort <strong>de</strong> sa situation, se résigne.<br />
Tant pis pour son plaisir, ce ne sera pas pour cette<br />
fois-ci...<br />
Dès qu'il a terminé, Roland se relève, légèrement<br />
chancelant, et se rhabille rapi<strong>de</strong>ment. Il se dirige vers<br />
la porte. Vanessa, encore défaite et ruisselante <strong>de</strong><br />
sperme, s'accroche à sa manche.<br />
— Mais où vas-tu ?<br />
— Je rentre chez moi.<br />
— Tu ne veux pas rester un peu ?<br />
— J'étais venu te dire que c'était terminé. Je ne<br />
reviendrai pas.<br />
— Quoi ? Mais tu as changé d'avis, là, maintenant...<br />
non ?<br />
17
<strong>Rumeurs</strong><br />
— Pourquoi aurais-je changé d'avis ? Tu n'as eu<br />
que ce que tu cherchais. Et moi je ne veux pas<br />
d'ennuis.<br />
— Mais je t'aime !<br />
— Allez, arrête... Pas d'enfantillages s'il te plaît.<br />
Regar<strong>de</strong> un peu comment tu t'habilles, et tu parles <strong>de</strong><br />
sentiment ? Si tu veux du respect, conduis-toi<br />
autrement.<br />
— ...<br />
— Il faut que je m'en aille, maintenant. Et ne fais<br />
pas <strong>de</strong> scandale au bureau. Avec les rumeurs qui<br />
circulent sur ton compte, <strong>de</strong> toute façon personne ne<br />
te croira. Tu as tout à perdre et rien à gagner.<br />
La porte claque sur Roland. Vanessa s'effondre<br />
<strong>de</strong>rrière le chambranle. Salie. Humiliée.<br />
Après une longue douche, pendant laquelle elle<br />
lave minutieusement chaque centimètre <strong>de</strong> sa peau<br />
qui a été ou aurait pu être touché par Roland, elle<br />
passe le reste <strong>de</strong> la soirée un paquet <strong>de</strong> mouchoirs à<br />
la main, à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qu'elle a fait <strong>de</strong> mal, ce<br />
qu'elle aurait dû dire, ce qu'elle aurait dû taire.<br />
Comment aurait-elle dû s'y prendre, et pour obtenir<br />
quoi ? Est-ce que Roland aurait pu l'aimer, d'une<br />
façon ou d'une autre ?<br />
18<br />
C'est injuste, c'est insupportable...<br />
Et une ravissante idiote, naïve et délurée à la fois,
<strong>Rumeurs</strong><br />
est-ce que ça pleure ? Oh oui, ça pleure. À chau<strong>de</strong>s<br />
larmes, en sanglots, et en silence, <strong>de</strong> honte,<br />
d'humiliation, <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> désillusion...<br />
*<br />
Le réveil sonne à six heures du matin, le<br />
dimanche comme les autres jours, chez Johnny. Il<br />
boit un rapi<strong>de</strong> et âcre café, une vieille recette <strong>de</strong><br />
taulard avec du lyophilisé réchauffé à la bouilloire.<br />
Puis, il s'habille et prend son lecteur MP3. La<br />
musique <strong>de</strong> Rocky dans les oreilles, c'est parfait pour<br />
se motiver. Il part à petites foulées. Aujourd'hui, il<br />
battra son record ! Trois tours complets du parc, et<br />
l'aller-retour <strong>de</strong> chez lui, ça lui fera une bonne<br />
trentaine <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> jogging intensif. Idéal pour<br />
se vi<strong>de</strong>r la tête et entretenir sa forme physique.<br />
Alors qu'il revient chez lui, le cœur dans la gorge<br />
et les yeux brouillés par l'effort et la fatigue après un<br />
quasi-marathon à un rythme intensif, Vanessa se<br />
réveille dans son grand lit aux draps <strong>de</strong> soie... Elle a<br />
le cœur lourd et les yeux encore gonflés. Après un<br />
thé, froid d'avoir été trop remué pendant qu'elle avait<br />
l'esprit encore embrouillé, elle s'habille et <strong>de</strong>scend <strong>de</strong><br />
chez elle en traînant les pieds. Pour se vi<strong>de</strong>r la tête,<br />
elle erre dans les allées du marché découvert qui<br />
égaie l'avenue en bas <strong>de</strong> chez elle.<br />
De primeurs en étal <strong>de</strong> charcuterie odorante, <strong>de</strong><br />
19
<strong>Rumeurs</strong><br />
sacs d'épices en bouquets <strong>de</strong> fleurs, petit à petit elle<br />
reprend appétit et envie. Envie d'avoir une belle table<br />
à midi pour recevoir les copines, <strong>de</strong> se faire plaisir<br />
avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sserts rigolos, <strong>de</strong> faire un menu sala<strong>de</strong>s,<br />
sans effort <strong>de</strong> cuisine, où chacune pourra grappiller<br />
ce qui lui chante par-ci par-là sans complexe et sans<br />
remords. Envie <strong>de</strong> simplicité et <strong>de</strong> réconfort.<br />
Quand ses <strong>de</strong>ux amies arrivent, Vanessa a tout<br />
préparé. Sauf une nouvelle tête. Évi<strong>de</strong>mment, les<br />
questions fusent aussitôt la porte franchie par les<br />
visiteuses.<br />
Qu'est-ce qui s'est passé ? Que t'arrive-t-il ?<br />
Qu'est-ce qu'il a dit ?<br />
Et Vanessa raconte. Oh, au début, pas tout... mais<br />
les filles sont bavar<strong>de</strong>s, curieuses, et solidaires. Alors,<br />
elles se mettent toutes les trois à casser du Roland, à<br />
se moquer <strong>de</strong> ses mauvaises manières.<br />
Et dans quelle position ? Et il ne t'a même pas<br />
sucée ? Et cet abruti n'a même pas pris la peine <strong>de</strong> te<br />
caresser ?<br />
Vanessa rit, et montre ses genoux brûlés par le<br />
frottement sur la moquette. Comment va-t-elle<br />
s'habiller <strong>de</strong>main, avec ça ? Elle a <strong>de</strong>s larmes encore<br />
qui lui coulent <strong>de</strong>s yeux et <strong>de</strong> l'âme. Mais les<br />
moqueries, c'est au moins aussi efficace que la boxe<br />
pour se débarrasser d'un cauchemar.<br />
Au <strong>de</strong>ssert, elles s'installent sur le canapé du<br />
péché, et dégustent un thé aromatisé à la bergamote.<br />
20
<strong>Rumeurs</strong><br />
Clara sort un petit sac en cuir <strong>de</strong> son grand sac <strong>de</strong><br />
toile, avec une mine <strong>de</strong> conspiratrice...<br />
— On n’avait pas dit qu'on se ferait une aprèsmidi<br />
sextoys ?<br />
— Oh ? Tu n'as pas...?<br />
— Et j'ai l'impression que le moment est<br />
particulièrement bien choisi pour Vanessa...<br />
Clara déballe plusieurs objets colorés, certains<br />
sont <strong>de</strong> tournures nettement phalliques, d'autres ont<br />
<strong>de</strong>s formes étranges et tarabiscotées. Elle les pose un<br />
à un sur la table du salon.<br />
— Mais comment tu as acheté ça ?<br />
— Tu as osé aller dans un sex-shop ?<br />
— Non, attends, moi comme je connais Clara,<br />
elle a tout acheté sur Internet !<br />
— Exact, tout acheté sur le Net. Et livré avec les<br />
mo<strong>de</strong>s d'emploi...<br />
Elles gloussent et rigolent, choisissent leurs jouets<br />
« fétiches », s'échangent quelques astuces, essaient <strong>de</strong><br />
se souvenir <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Sex and the City qui<br />
parlaient <strong>de</strong> ci ou <strong>de</strong> ça. Il y a bien un blog, aussi,<br />
avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins et <strong>de</strong>s commentaires d'utilisation,<br />
comment s'appelle-t-il déjà ? Clara, qui a fait les<br />
achats, a aussi fait <strong>de</strong>s recherches, et tente <strong>de</strong> leur<br />
expliquer comment ça marche, mais elle s'embrouille<br />
et les trois copines partagent plusieurs séances <strong>de</strong> fou<br />
rire.<br />
21
<strong>Rumeurs</strong><br />
Bien entendu, elles n'essaient pas les engins tout<br />
<strong>de</strong> suite. Réservé pour plus tard, chacune chez soi.<br />
Quand ses copines repartent, Vanessa se sent<br />
presque bien. Tant pis pour cet imbécile <strong>de</strong> Dupont-<br />
Aignan, c'est lui qui est passé à côté du bonheur.<br />
C'est lui l'erreur dans l'histoire. Et ce machin, là,<br />
comment il marche déjà ?<br />
Vanessa prend un go<strong>de</strong>miché rose fluo, et un<br />
tube <strong>de</strong> gel lubrifiant chauffant. Elle s'installe<br />
confortablement sur son grand lit soyeux. Un peu<br />
gênée, curieuse et maladroite, elle s'amuse d'ellemême.<br />
Elle ne doit pas avoir l'air bien maline !<br />
Un peu <strong>de</strong> gel chauffant sur le clitoris, elle se<br />
caresse d'abord doucement. L'excitation monte,<br />
rapi<strong>de</strong>ment. Elle sent ses chairs gonfler, <strong>de</strong> chaleur et<br />
<strong>de</strong> plaisir. Tous ses sens s'affolent. Le go<strong>de</strong>miché<br />
semble trouver tout seul l'entrée humi<strong>de</strong> qui l'attend.<br />
Vanessa se caresse <strong>de</strong> plus en plus vite, submergée <strong>de</strong><br />
sensations <strong>de</strong> plus en plus intenses. Son corps se tend<br />
tout entier avant <strong>de</strong> se relâcher dans une décharge <strong>de</strong><br />
plaisir, qui la surprend et la laisse tout essoufflée et<br />
pantelante. Assommée par la jouissance, la surprise et<br />
les palpitations <strong>de</strong> son cœur battant à tout rompre,<br />
Vanessa a besoin d'un long moment pour récupérer<br />
ses esprits.<br />
Quand son corps lui laisse enfin un peu <strong>de</strong> répit,<br />
elle se tourne sur le côté et s'endort aussitôt, un léger<br />
sourire aux lèvres.<br />
22
<strong>Rumeurs</strong><br />
Quelques heures plus tard, elle se réveille en<br />
sursaut. La soirée est déjà bien entamée, elle n'a rien<br />
mangé, et rien préparé pour le len<strong>de</strong>main.<br />
Heureusement, il est encore largement temps d'y<br />
remédier. Vanessa dîne d'un sandwich au fromage,<br />
prépare rapi<strong>de</strong>ment ses vêtements et son réveil.<br />
Impatiente <strong>de</strong> retourner dans son lit et d'y retrouver<br />
ses nouveaux amis.<br />
Alors, après le go<strong>de</strong>, si elle essayait ce truc, là, les<br />
bidules <strong>de</strong> Geisha ? Et pourquoi ne pas essayer ce<br />
qu'elle n'a jamais osé faire avec un partenaire <strong>de</strong><br />
chair ? On en parle tellement... Avec beaucoup <strong>de</strong><br />
gel, en prenant son temps...<br />
Et Vanessa passe une <strong>de</strong>s plus délectables et<br />
sensuelles nuits <strong>de</strong> sa vie.<br />
*<br />
Lundi matin, Vanessa se réveille guillerette et<br />
détendue. Elle a envie <strong>de</strong> conquérir le mon<strong>de</strong>. De<br />
trouver l'amour, d'avoir le meilleur job, d'être la plus<br />
belle pour aller danser, d'oublier Dupont-Aignan et<br />
tous ceux qui lui ressemblent.<br />
Toute la journée, elle évite consciencieusement<br />
son chef du personnel. Jusqu'au déjeuner au self. Là,<br />
impossible <strong>de</strong> se dérober. Vanessa aperçoit Simon,<br />
assis quelques places plus loin. Alors, elle passe<br />
23
<strong>Rumeurs</strong><br />
ostensiblement <strong>de</strong>vant Roland, s'arrête quelques<br />
secon<strong>de</strong>s pour le regar<strong>de</strong>r droit dans les yeux, avec<br />
l'air le plus con<strong>de</strong>scendant dont elle est capable, et va<br />
s'asseoir en face <strong>de</strong> Simon.<br />
Puisqu'il y a la rumeur, qu'elle a lancée elle-même,<br />
pourquoi ne pas s'en servir ? Puisqu'elle a tout fait<br />
pour qu'on lui prête une aventure avec ce grand<br />
ténébreux, pourquoi ne pas aller le plus loin possible<br />
dans cette direction-là ? Pour reprendre, à l'envers, la<br />
<strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong> son ancien amant, elle n'a rien à y<br />
perdre, et tout à y gagner.<br />
Mais Simon ne semble pas très réceptif aux<br />
charmes <strong>de</strong> Vanessa. Souriant et aimable, il ne fait<br />
rien non plus pour la dissua<strong>de</strong>r. Il y a juste comme un<br />
écran, léger, entre eux. Mais Vanessa est confiante,<br />
qui pourrait lui résister aujourd'hui ?<br />
L'après-midi se passe, entre travail et questions.<br />
Vanessa passe du temps sur quelques dossiers à<br />
traiter, qui l'ai<strong>de</strong>nt bien à se changer les idées. Elle se<br />
réserve les pauses café pour reprendre ses réflexions<br />
sur la stratégie à adopter, pour faire <strong>de</strong> l'avenir <strong>de</strong> sa<br />
vie une allée couverte <strong>de</strong> pétales <strong>de</strong> roses et<br />
résonnante <strong>de</strong> petits pas d'enfants.<br />
Elle apporte en fin d'après-midi quelques<br />
enveloppes à expédier au service courrier. Chic,<br />
Simon est justement là, avec un paquet mal ficelé.<br />
Elle s'adresse à lui avec assurance, lui explique<br />
comment il aurait dû s'y prendre pour faire un bon<br />
24
<strong>Rumeurs</strong><br />
emballage. Il l'écoute, l'air un peu embarrassé.<br />
Le spectacle <strong>de</strong> leur discussion est insoutenable<br />
pour Johnny qui vient d'arriver. La jolie Vanessa qui<br />
se penche vers les mains <strong>de</strong> Simon, lui touche le bras,<br />
éclate <strong>de</strong> rire en renversant la tête en arrière, la gorge<br />
offerte aux regards... Vanessa qui minau<strong>de</strong>, la bouche<br />
en coeur, et qui bat <strong>de</strong>s cils pour faire la coquette...<br />
Johnny détourne la tête, écœuré, et dans sa rage<br />
maladroite fait tomber tous les plis qui l'attendaient<br />
sur le comptoir. Tous les regards se tournent vers lui,<br />
ajoutant à son malaise. Il s'agenouille pour ramasser<br />
les enveloppes, et cacher son embarras.<br />
« Ah, ces épaules... Ces bras tatoués, et son air<br />
farouche... Comme il est sexy... Oh, comme j'aimerais<br />
qu'il me tienne dans ses bras ! Qu'il m'embrasse, et<br />
m'enlace... Mmmmh, ces mains puissantes, noueuses,<br />
caressant ma peau... Comme j'aimerais qu'il me<br />
caresse les fesses, qu'il me désire, qu'il me prenne...<br />
Oh, fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny ! »<br />
Johnny a senti l'intensité du regard posé sur lui. Il<br />
n'y a pas eu un mot, pas un murmure, mais il a senti<br />
l'on<strong>de</strong> <strong>de</strong> désir le réchauffer. Il se tourne brusquement<br />
vers Vanessa, qui regar<strong>de</strong> Simon. Alors, les<br />
yeux <strong>de</strong> Johnny se portent vers Simon. Qui rougit<br />
violemment et tourne les talons...<br />
* * *<br />
25
Soif d'amour<br />
par Stéphane Thomas<br />
— Ces pen<strong>de</strong>ntifs sont vraiment d’une beauté<br />
exceptionnelle ! s’exclame Béatrice.<br />
— Épouse un prince, lui répond son collègue<br />
Marc, il t’en offrira d’encore plus somptueux ! Ceuxlà<br />
appartiennent à l’Histoire, j’ai peur que tu ne<br />
doives t’en passer ! Dommage…<br />
François, amusé, ne répond rien et poursuit<br />
l’interminable inventaire, plus singulier encore que<br />
celui <strong>de</strong> Prévert. La chaleur accablante ne décourage<br />
pas le trio d’archéologues. Avec minutie, métho<strong>de</strong> et<br />
d’infinies précautions, ils répertorient un à un les<br />
inestimables trésors d’une oasis touareg, vieille d’au<br />
moins <strong>de</strong>ux mille ans, qu’ils ont mise au jour il y a un<br />
peu plus d’un mois, au sud-ouest <strong>de</strong> Fachi, en plein<br />
cœur <strong>de</strong> l’Erg du Ténéré. Outre <strong>de</strong> nombreuses<br />
sépultures contenant <strong>de</strong>s restes humains et animaux,<br />
27
Soif d'amour<br />
ils ont découvert <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> poteries en plus ou<br />
moins bon état, <strong>de</strong>s tissus, <strong>de</strong>s outils, <strong>de</strong>s bijoux et <strong>de</strong><br />
splendi<strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> culte, véritables œuvres d’art.<br />
Après plusieurs heures, tout est enfin noté, listé,<br />
classé, et les trésors millénaires sont mis à l’abri.<br />
François Brimeux, éminent chercheur du CNRS, est<br />
le responsable <strong>de</strong> l’équipe. Ce long travail terminé, il<br />
peut maintenant préparer son départ : il quittera<br />
l’expédition <strong>de</strong>main, à l’aube, pour rallier Aga<strong>de</strong>z,<br />
d’où il prendra l’avion pour Paris. Il est en effet<br />
attendu au siège <strong>de</strong> l’UNESCO où il présentera aux<br />
journalistes scientifiques la découverte anthropologique<br />
majeure <strong>de</strong> l’expédition : <strong>de</strong>s stèles et <strong>de</strong>s<br />
bijoux, gravés <strong>de</strong> tifinaghs, <strong>de</strong>s inscriptions en<br />
alphabet touareg, qui prouvent que <strong>de</strong>s noma<strong>de</strong>s<br />
vivaient ici, il y a environ vingt siècles, sé<strong>de</strong>ntarisés<br />
autour d’un lac salé, désormais asséché.<br />
<br />
L’est s’illumine peu à peu, mais le soleil n’est pas<br />
encore levé quand Béatrice et Marc souhaitent un<br />
bon voyage à François. Il vérifie une <strong>de</strong>rnière fois<br />
qu’il n’a rien oublié et que les échantillons qu’il<br />
emmène – parmi les plus précieux – sont parfaitement<br />
protégés <strong>de</strong>s inévitables chaos. Il met le 4X4 en<br />
route. Le moteur vrombit. Il démarre, soulevant un<br />
nuage <strong>de</strong> poussière ocre. Très vite, le véhicule n’est<br />
28
Soif d'amour<br />
plus qu’un point qui file plein nord jusqu’à se<br />
confondre avec le paysage. Le chemin est long et<br />
difficile, risqué. Il lui faut dans un premier temps<br />
rouler tout droit et rejoindre la piste <strong>de</strong>s caravanes <strong>de</strong><br />
l’Azalaï, à hauteur <strong>de</strong> l’arbre du Ténéré, puis la suivre<br />
plein ouest pendant près <strong>de</strong> trois cents longs<br />
kilomètres, jusqu’à la « porte du désert », comme est<br />
surnommée la capitale touareg. Il espère l’atteindre<br />
en fin d’après-midi, juste avant le coucher du soleil.<br />
François roule <strong>de</strong>puis déjà une heure. Il ne peut<br />
s’empêcher <strong>de</strong> penser avec tristesse à l’incroyable<br />
<strong>de</strong>stin <strong>de</strong> l’arbre du Ténéré, un acacia miraculeux<br />
dont le plus proche <strong>de</strong>s congénères était éloigné <strong>de</strong><br />
quatre cents kilomètres ! Était. En effet, un<br />
chauffeur, probablement ivre, l’a hélas renversé il y a<br />
une trentaine d’années. Depuis, au grand dam <strong>de</strong><br />
François, un arbre métallique a incongrûment pris sa<br />
place. Soudain, le système <strong>de</strong> navigation GPS tombe<br />
en panne. François tente <strong>de</strong> le remettre en marche,<br />
sans succès. Il insiste, rien n’y fait. François, rompu<br />
aux caprices du désert, gar<strong>de</strong> son calme :<br />
« Qu’à cela ne tienne, se dit-il en sortant <strong>de</strong> sa<br />
poche une boussole centenaire que lui a offert un <strong>de</strong><br />
ses maîtres à penser, il suffit <strong>de</strong> rouler plein nord. »<br />
Après <strong>de</strong>ux bonnes heures <strong>de</strong> volant, bringuebalé<br />
par une rocaille épuisante, François s’interroge et<br />
commence à s’impatienter. Il <strong>de</strong>vrait avoir rejoint la<br />
piste <strong>de</strong>puis un bon moment. Pire, il ne reconnaît pas<br />
le paysage, bien qu’il ait déjà plusieurs fois effectué<br />
29
Soif d'amour<br />
cette liaison. Il aperçoit alors, sur la gauche, un défilé<br />
<strong>de</strong> dunes qu’il i<strong>de</strong>ntifie. Rassuré, il quitte la piste, et,<br />
pour gagner du temps, met instinctivement le cap sur<br />
ce point <strong>de</strong> repère, commettant une grave erreur,<br />
malgré son expérience du Ténéré et <strong>de</strong> ses<br />
innombrables pièges. Alors qu’il approche du pied <strong>de</strong><br />
l’erg, son pick-up s’ensable, profondément.<br />
« Et mer<strong>de</strong> ! Quel con ! »<br />
François coupe le moteur et, pestant contre luimême,<br />
sort sa pelle. Après une vingtaine <strong>de</strong> minutes<br />
<strong>de</strong> vains efforts, transpirant sang et eau sous les<br />
rayons ar<strong>de</strong>nts d’un soleil impitoyable, François<br />
renonce. Le véhicule est bel et bien prisonnier. Seul,<br />
il ne pourra jamais le dégager. Comble <strong>de</strong> malchance,<br />
son téléphone satellitaire est tombé dans le sable et,<br />
du coup, refuse lui aussi <strong>de</strong> fonctionner. François se<br />
résigne donc à attendre les secours. Il sait qu’il <strong>de</strong>vra<br />
faire preuve <strong>de</strong> patience, car ce n’est qu’au crépuscule,<br />
que son ami Philippe, qui l’attend à Aga<strong>de</strong>z,<br />
ne le voyant pas arriver, comprendra qu’il lui est<br />
arrivé une mésaventure. François est serein, son<br />
stock d’eau est suffisant pour tenir trois jours<br />
environ. Bien plus qu’il n’en faut. Pour se protéger <strong>de</strong><br />
la fournaise, il s’assied à l’ombre du pick-up. Mais le<br />
soleil monte vers son zénith et la ban<strong>de</strong> d’ombre<br />
s’amenuise <strong>de</strong> minute en minute. François attrape<br />
alors un vieux bout <strong>de</strong> drap blanc à l’arrière du<br />
véhicule et le noue en turban pour protéger sa tête <strong>de</strong><br />
la chaleur. Partout, autour <strong>de</strong> lui, le désert. À perte <strong>de</strong><br />
30
Soif d'amour<br />
vue. Du sable. Du sable et du silence. Un silence<br />
absolu. Seuls les caravaniers touaregs et les<br />
aventuriers qui ont traversé ce désert connaissent<br />
cette in<strong>de</strong>scriptible sensation d’immensité et la<br />
musique si particulière <strong>de</strong> son silence. L’après-midi<br />
passe ainsi, lentement, sous l’astre brûlant. Pour<br />
occuper sa longue attente, François déci<strong>de</strong> d’enregistrer<br />
le récit <strong>de</strong> son aventure. Il allume le dictaphone<br />
qui ne le quitte jamais. Celui-là, au moins, n’est<br />
pas en panne ! Pour ne pas se déshydrater ni gaspiller<br />
ses réserves d’eau, il se contente d’humecter ses<br />
lèvres déjà sèches et boit une gorgée à la fois, à<br />
intervalles réguliers.<br />
Alors que le soleil termine enfin sa <strong>de</strong>scente et<br />
disparaît à l’horizon, une très légère brise vient<br />
rafraîchir l’archéologue, soulagé. Demain, très tôt, les<br />
secours prendront la route. D’après ses calculs, ils<br />
seront sur site avant midi. Mais la brise se renforce<br />
soudain et, en quelques minutes, se transforme en<br />
une terrible tempête <strong>de</strong> sable. Face à la colère <strong>de</strong>s<br />
éléments, François n’a pas le choix : il doit s’abriter<br />
dans le véhicule. L’harmattan souffle avec une<br />
étonnante violence. Il soulève <strong>de</strong>s tonnes <strong>de</strong> sable,<br />
dressant un voile opaque <strong>de</strong>vant le paysage lunaire. Il<br />
fait déjà nuit noire quand le vent se calme enfin.<br />
François tente alors <strong>de</strong> sortir du véhicule pour faire le<br />
point à l’ai<strong>de</strong> d’une lampe torche, mais il réalise très<br />
vite que ce ne sera pas possible. Il plonge la main<br />
dans sa poche et sort son dictaphone.<br />
31
Soif d'amour<br />
« Le sable a enseveli le pick-up aux trois quarts,<br />
empêchant toute ouverture <strong>de</strong>s portières. Il n’y a que<br />
le toit qui émerge, sur environ trente centimètres.<br />
C’est trop peu pour que je puisse me glisser à<br />
l’extérieur par la vitre. Je suis coincé dans le 4X4.<br />
J’espère que Philippe ne tar<strong>de</strong>ra pas ! »<br />
François repose l’appareil, puis saisit une<br />
couverture pour se protéger, du froid cette fois : la<br />
température est glaciale, elle avoisine zéro <strong>de</strong>gré. Petit<br />
à petit, l’inquiétu<strong>de</strong> envahit le scientifique. Elle<br />
l’empêche <strong>de</strong> trouver le sommeil. Il se surprend alors<br />
à penser à Valérie, une jeune et jolie blon<strong>de</strong> avec qui<br />
il a vécu une relation torri<strong>de</strong> mais sans len<strong>de</strong>main, il y<br />
a quelques années. Il l’avait connue à Montréal, où<br />
elle était l’attachée <strong>de</strong> presse du musée archéologique.<br />
Sûre d’elle, elle avait proposé à François <strong>de</strong> passer la<br />
soirée avec elle. Une soirée qui s'était terminée par<br />
une folle nuit dans son petit appartement. Malgré les<br />
talents certains <strong>de</strong> la blon<strong>de</strong>, qui savait comment<br />
donner du plaisir à un homme et ne s’en privait pas,<br />
il s’est très vite lassé <strong>de</strong> cette liaison qui ne reposait<br />
que sur leur complicité sexuelle. François se <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
pourquoi ces vieux souvenirs ressurgissent, lui qui<br />
croyait avoir oublié cette fille, beaucoup trop légère à<br />
son goût. Il réalise qu’il est, au mieux, parvenu à<br />
l’enfermer dans un coin sombre <strong>de</strong> sa mémoire. Il<br />
aurait tant préféré, dans ces moments difficiles, que<br />
ce soit Béatrice qui vienne envahir ses pensées.<br />
Béatrice, dont il est toujours amoureux fou, bien<br />
qu’elle l’ait quitté il y a cinq longues années déjà.<br />
32
Soif d'amour<br />
Béatrice avec qui il continue pourtant <strong>de</strong> travailler.<br />
Béatrice, qu’il ne parvient toujours pas à regar<strong>de</strong>r<br />
comme une collègue. Béatrice, qu’il désire bien<br />
davantage encore que la découverte <strong>de</strong> la pièce<br />
unique qui révolutionnera l’anthropologie. Il ferme<br />
les yeux. Béatrice… Il voit très distinctement les<br />
traits parfaits <strong>de</strong> son visage d’ange, ses yeux bleus,<br />
vifs, sa petite bouche aux lèvres finement <strong>de</strong>ssinées,<br />
ses longs cheveux noirs, ses magnifiques jambes, la<br />
perfection <strong>de</strong> sa silhouette. Il sent son parfum, il sent<br />
ses mains si douces qui lui caressent le visage.<br />
François se ressaisit : il se remet à calculer une<br />
énième fois le temps qui le sépare <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong><br />
Philippe.<br />
<br />
À peine le soleil rougit-il au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s dunes qui<br />
s’enchaînent jusqu’à l’horizon que la chaleur envahit<br />
l’habitacle du véhicule. François, déjà, suffoque.<br />
« Je ne pourrai jamais tenir à l’intérieur. Il faut<br />
absolument que je sorte <strong>de</strong> là ! »<br />
Il ouvre la vitre et, après avoir progressivement<br />
écarté le sable à la main, il finit, après un long et<br />
pénible effort, par se frayer un chemin hors <strong>de</strong> sa<br />
prison :<br />
« C’est bon, j’ai réussi, je suis à l’extérieur !<br />
33
Soif d'amour<br />
Victoire ! Enfin, victoire, tout est relatif ! Même<br />
<strong>de</strong>hors, même à l’ombre, je crève <strong>de</strong> chaud et bientôt<br />
cette ombre glissera sous la voiture… »<br />
Midi. Le soleil est au zénith. La chaleur est<br />
insupportable. Aucun véhicule en vue. Le silence.<br />
François, sans s’en rendre compte, boit <strong>de</strong> plus en<br />
plus, car il rapproche imperceptiblement chaque<br />
gorgée <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte. Il attend. Il sait que seules sa<br />
gour<strong>de</strong> et sa patience lui permettront <strong>de</strong> se sortir <strong>de</strong><br />
ce guêpier :<br />
« Au bout <strong>de</strong> la patience, il y a le ciel, comme<br />
disent les Kanuris. »<br />
Au loin, au très loin, au pied d’un erg, François<br />
aperçoit un mouvement. Il se lève. La chaleur trouble<br />
l’air et brouille sa vision, mais il i<strong>de</strong>ntifie un fil<br />
sombre qui serpente le long <strong>de</strong> la dune. Impru<strong>de</strong>nt, il<br />
saute <strong>de</strong> joie, oubliant qu’il doit ménager ses efforts<br />
pour transpirer le moins possible :<br />
« Une caravane ! Je suis sauvé ! Ah ah ! »<br />
François s’élance alors en courant vers le convoi<br />
qui étire sa centaine <strong>de</strong> « chameaux ». Les dromadaires<br />
sont chargés chacun <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents<br />
kilos <strong>de</strong> mil. Après douze jours <strong>de</strong> marche, ils<br />
l’échangeront à Bilma, où le sol est trop salé pour<br />
être cultivé, contre du sel et <strong>de</strong>s dattes. Le sable est si<br />
fin que chaque pas est plus difficile que le précé<strong>de</strong>nt.<br />
La caravane est encore très loin. François est happé<br />
par la chaleur qui le projette au sol. Il se relève,<br />
34
Soif d'amour<br />
difficilement. Il chancelle mais il repart, cette fois en<br />
marchant. Mais le soleil l’assaille à nouveau et a<br />
rapi<strong>de</strong>ment raison <strong>de</strong> son courage : quelques mètres<br />
plus loin à peine, ses yeux se voilent et il s’effondre à<br />
nouveau. D’une voix étrange, il balbutie :<br />
« C’est bon, ils m’ont vu. Tout va bien, ils<br />
viennent me chercher… »<br />
L’instant d’après, les touaregs sont agenouillés<br />
auprès <strong>de</strong> lui. L’un d’eux lui tend une gour<strong>de</strong>, lui<br />
offrant également un chaleureux et rassurant sourire :<br />
— Salem alikoum ! Bois doucement, mon frère !<br />
— Alikoum salem ! Merci mon brave…<br />
Soudain, son visage se crispe :<br />
— Valérie ? Mais que fais-tu ici ?<br />
— Tu as besoin <strong>de</strong> moi, je le sais, je le sens !<br />
Elle se penche alors vers François et l’embrasse à<br />
pleine bouche. François, bien que surpris, se laisse<br />
faire et lui rend son baiser en fermant les yeux.<br />
Immédiatement, le corps dénudé <strong>de</strong> Valérie lui apparaît,<br />
qui le chevauche fougueusement dans son<br />
appartement <strong>de</strong> Montréal. François rouvre les yeux.<br />
Une rafale soudaine soulève alors le turban <strong>de</strong> Valérie<br />
et sa tunique <strong>de</strong> bazin bleu marine, qui se mettent à<br />
tourbillonner, puis s’évanouissent dans le feu du ciel,<br />
emportant la jeune femme. François, hébété, fixe la<br />
dune : plus rien. Plus personne. Il comprend alors<br />
qu’il a été victime d’une hallucination, ces fameux<br />
35
Soif d'amour<br />
mirages qui nourrissent la légen<strong>de</strong> du désert. Boire.<br />
François attrape la gour<strong>de</strong> et boit une gran<strong>de</strong> rasa<strong>de</strong>.<br />
« Béatrice, appelle-t-il, pourquoi laisses-tu cette<br />
fille prendre ta place dans mes pensées ? C’est <strong>de</strong> toi<br />
dont j’ai besoin. C’est toi que j’aime ! Tu testes mon<br />
amour ? À moins que ce ne soit le diable qui vienne<br />
chercher mon âme ? »<br />
Il reprend péniblement ses esprits et enclenche le<br />
dictaphone :<br />
« Je viens <strong>de</strong> terminer l’avant-<strong>de</strong>rnière gour<strong>de</strong>. La<br />
soif commence à me faire divaguer sérieusement.<br />
Philippe, je t’en prie, dépêche-toi ! »<br />
Malgré l’eau qu’il vient d’avaler, la gorge <strong>de</strong><br />
François et ses poumons le brûlent. Ses muqueuses<br />
sont douloureuses tant elles sont <strong>de</strong>sséchées. Il<br />
souffre <strong>de</strong> nausées et la fièvre est <strong>de</strong> plus en plus<br />
forte : la soif est là, intransigeante et cruelle, et le<br />
délire guette.<br />
La nuit tombe, mais le froid n’est d’aucun<br />
secours. François doit boire et, surtout, ne pas<br />
s’endormir, car alors, il ne se réveillerait pas, il le sait.<br />
Aussi, il reste <strong>de</strong>bout, usant <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières forces. Il<br />
saisit le dictaphone, sa seule compagnie. Une<br />
présence salvatrice dans cet enfer :<br />
« La soif <strong>de</strong>vient insupportable. Heureusement,<br />
les secours seront là <strong>de</strong>main. Ils seront là, c’est sûr,<br />
sinon je mourrai. »<br />
36
Soif d'amour<br />
Cette fois, le moral <strong>de</strong> François l’abandonne. Au<br />
fond <strong>de</strong> lui-même, il est désormais persuadé qu’il vit<br />
ses <strong>de</strong>rnières heures, peut-être ses <strong>de</strong>rnières minutes :<br />
« Je voulais juste que tu saches, Béatrice, que bien<br />
que la vie nous ait séparés, il y a longtemps déjà, c’est<br />
toi que j’ai appelée dans mon délire. Et tu es venue<br />
pour me sauver. Tu as chassé mes démons, qui,<br />
comme <strong>de</strong>s vautours affamés, tournaient déjà autour<br />
<strong>de</strong> mon corps agonisant. Ce n’est pas un hasard,<br />
Béatrice ! »<br />
Les jambes <strong>de</strong> François vacillent. Il perd<br />
l’équilibre, mais continue <strong>de</strong> parler. Il ne serre plus<br />
l’appareil, mais la main <strong>de</strong> Béatrice :<br />
« Surtout, ne t’en va pas ! Reste auprès <strong>de</strong> moi !<br />
Ne me quitte plus jamais ! Je t’en prie ! »<br />
Épuisé, l’archéologue, emmitouflé dans sa<br />
couverture, s’assoit à même le sable. Des myria<strong>de</strong>s<br />
d’étoiles brillent dans le ciel, vierge <strong>de</strong> tout nuage.<br />
François se souvient alors d’un rajaz, ces chansons<br />
que chantent les caravaniers, autour du feu, quand<br />
vient l’heure du repos, pour remercier les astres qui,<br />
du firmament, les gui<strong>de</strong>nt le long <strong>de</strong>s pistes<br />
rocailleuses :<br />
« Les âmes du paradis se changent en étoiles et, chaque<br />
nuit, à travers le ciel, elles brillent <strong>de</strong> mille feux ». □<br />
« Béatrice, c’est toi mon étoile ! À jamais tu<br />
brilleras dans mon ciel comme dans mon cœur.<br />
□ « Rajaz » - Latimer/Hoover - Traduction libre.<br />
37
Soif d'amour<br />
Pourquoi m’as-tu quitté ? Tu sais comme j’ai besoin<br />
<strong>de</strong> toi ! »<br />
Une voix l’interrompt :<br />
— Tu as aussi besoin <strong>de</strong> moi, mon chéri !<br />
Valérie est <strong>de</strong> nouveau là, <strong>de</strong>bout, à quelques pas<br />
<strong>de</strong> lui. Toujours aussi belle, toujours aussi sexy dans<br />
son short écru qui souligne la longueur et la finesse<br />
<strong>de</strong> ses jambes, dans son t-shirt blanc trop serré qui<br />
moule ses seins généreux. Elle s’approche lentement<br />
<strong>de</strong> François, ôte son t-shirt et se met à lui caresser la<br />
poitrine, le ventre, le sexe.<br />
— Avoue ! Avoue que tu as besoin <strong>de</strong> moi !<br />
Avoue mon chéri que tu as envie <strong>de</strong> moi !<br />
François, sans même s’en rendre compte, oublie<br />
Béatrice et se laisse aller au plaisir immédiat que lui<br />
procure Valérie qui a libéré le pénis <strong>de</strong> son amant et<br />
l’a déjà englouti dans sa bouche gourman<strong>de</strong>. Il<br />
capitule :<br />
— Oui, j’ai besoin <strong>de</strong> toi Valérie. J’ai besoin <strong>de</strong><br />
tes bras qui m’enlacent, <strong>de</strong> la douceur <strong>de</strong> ta peau, <strong>de</strong><br />
la chaleur <strong>de</strong> ton corps. Je veux mourir tout contre<br />
toi, comme je suis mort <strong>de</strong> bonheur la première fois<br />
que nous avons fait l’amour. Tu étais si<br />
entreprenante ! Te souviens-tu <strong>de</strong> ma maladresse ?<br />
De ma timidité et <strong>de</strong> mes audaces soudaines ? Te<br />
souviens-tu <strong>de</strong> ces caresses si intimes, <strong>de</strong> ces instants<br />
sublimes où pour la première fois mon désir <strong>de</strong>venait<br />
folie dans ta bouche ? Je n’en revenais pas. Nous<br />
38
Soif d'amour<br />
faisions l’amour et j’ai joui en toi, comme jamais je<br />
n’avais joui. Te souviens-tu ?<br />
<br />
Le jour se lève sur le Ténéré. François a vidé la<br />
<strong>de</strong>rnière gour<strong>de</strong>. Il sait que cette fois sa mort est<br />
proche. Soudain, le ciel s’obscurcit étrangement.<br />
Pourtant, il n’y a pas un souffle <strong>de</strong> vent. François<br />
perçoit un bruit sourd, au loin. Peut-être est-ce un<br />
véhicule qui approche ? Le bourdonnement <strong>de</strong>vient<br />
<strong>de</strong> plus en plus perceptible. Il n’a plus la force <strong>de</strong> se<br />
lever, mais il connaît le désert et s’explique vite ce<br />
phénomène : c’est un nuage bien particulier qui<br />
masque le soleil : la huitième plaie d’Égypte, une<br />
nuée <strong>de</strong> criquets pèlerins ! Des milliards d’insectes<br />
affamés ! Quelques minutes plus tard, les orthoptères<br />
ravageurs s’abattent sur la dune. François se<br />
cache sous la couverture, puis, plus rien. L’instant<br />
d’après, le soleil est là, qui dar<strong>de</strong> ses impitoyables<br />
rayons. Les gour<strong>de</strong>s sont vi<strong>de</strong>s, les criquets ont<br />
rejoint les hommes bleus aux confins du pays <strong>de</strong>s<br />
mirages.<br />
« Valérie, je vais mourir. Je ne sais plus si je suis<br />
luci<strong>de</strong>. Mes sens me trahissent, je n’y vois plus. Je suis<br />
anéanti par la soif. J’ai soif <strong>de</strong> toi. Comme avant !<br />
Comme jamais je n’ai cessé d’avoir soif <strong>de</strong> ton<br />
sourire, <strong>de</strong> ta bouche, <strong>de</strong> ta langue, <strong>de</strong> tes jambes qui<br />
39
Soif d'amour<br />
lentement s’écartent en une impudique et lascive<br />
invitation, <strong>de</strong> tes yeux qui se ferment, <strong>de</strong> ton corps<br />
qui s’abandonne, puis qui capitule sous les assauts du<br />
plaisir… »<br />
Il pose le dictaphone, mais l’image obsédante du<br />
corps nu <strong>de</strong> la provocante Valérie, offert à son désir<br />
sans la moindre pu<strong>de</strong>ur, ne le quitte plus. Il est seul,<br />
vulnérable, perdu au milieu <strong>de</strong> nulle part, noyé dans<br />
le silence. Au prix d’un grand effort <strong>de</strong> concentration,<br />
il parvient à chasser Valérie <strong>de</strong> son esprit, et<br />
repense à Béatrice, se maudissant <strong>de</strong> l’avoir trompée<br />
dans son délire. Il aimerait tant qu’elle soit là, juste à<br />
côté <strong>de</strong> lui, qui lui murmure les plus jolis mots<br />
d’amour, qui le berce <strong>de</strong> ses baisers les plus tendres.<br />
Sa main frôlerait la peau douce <strong>de</strong> ses cuisses, puis les<br />
caresserait avec une infinie douceur. Il ferme les<br />
yeux. Mais petit à petit, l’image <strong>de</strong> la tendre et<br />
angélique Béatrice <strong>de</strong>vient floue, puis disparaît,<br />
vaincue par les assauts <strong>de</strong> ses impitoyables démons.<br />
Les doigts experts <strong>de</strong> Valérie se promènent<br />
lentement sous sa chemise ouverte, ils flattent ses<br />
tétons, le chatouillant presque. Ceux <strong>de</strong> l’autre main<br />
déboutonnent son short, puis se promènent le long<br />
<strong>de</strong> son sexe qui frémit, avant <strong>de</strong> s’unir pour le saisir<br />
en un magique va-et-vient. Le plaisir est si intense<br />
que son corps se dissout, pour ne plus vivre que dans<br />
cette envie qui grandit et grandit encore, au creux <strong>de</strong><br />
cette main si agile. C'est alors que la langue <strong>de</strong> Valérie<br />
se joint à la caresse et vient nourrir son désir d'une<br />
sensation nouvelle. La sensation si désirée <strong>de</strong> sentir<br />
40
Soif d'amour<br />
ce sexe, jusque-là fier et conquérant, <strong>de</strong>venir la proie<br />
<strong>de</strong> cette bouche si avi<strong>de</strong>. Millimètre par millimètre, il<br />
sent ses lèvres qui gagnent du terrain, puis en<br />
concè<strong>de</strong>nt, en gagnent davantage, en une incessante<br />
et voluptueuse bataille sensuelle. Il y a longtemps<br />
qu'il n'a plus ni conscience ni volonté, qu'il n'est plus<br />
qu'une victime consentante, livrée au plus irrésistible,<br />
au plus délicieux <strong>de</strong>s bourreaux. Le temps s’efface<br />
<strong>de</strong>vant la béatitu<strong>de</strong> et, enfin ou déjà, en une salve<br />
d’un plaisir inouï, il signe sa reddition et cè<strong>de</strong> à la<br />
jouissance.<br />
François reprend ses esprits. Il se dit alors que s’il<br />
aime Béatrice, il lui préfère cependant les délices<br />
diaboliques <strong>de</strong> Valérie. Alors, dans un <strong>de</strong>rnier sursaut,<br />
refusant d’admettre l’évi<strong>de</strong>nce, il appelle celle qu’il<br />
veut aimer, celle <strong>de</strong> qui il veut être aimé :<br />
— Tu es là ? Tu m’entends, Béatrice ?<br />
— …<br />
— Tu ne m'entends pas parce que tu es loin, mon<br />
amour…<br />
— …<br />
— Parce que tu es loin…<br />
— …<br />
— Si loin…<br />
— …<br />
— Pourtant, je sens qu’à ce moment précis, tu<br />
41
Soif d'amour<br />
t’inquiètes pour moi. Je le sais, je le sens.<br />
Transmission <strong>de</strong> pensée, transmission <strong>de</strong> rêve.<br />
Transmission d'amour. Pourquoi ? Pourquoi as-tu<br />
choisi la sagesse ? Pourquoi n’as-tu pas écouté ton<br />
cœur ? Je ne t'oublierai jamais ! Je serai toujours avec<br />
toi, tu seras dans chacune <strong>de</strong> mes pensées, dans<br />
chacun <strong>de</strong> mes gestes. Tu seras le plus gros échec <strong>de</strong><br />
ma vie, ma plus grosse déception, mais mon plus<br />
beau souvenir. Tu ne me réponds pas, pourtant<br />
j’entends ta voix qui glisse le long <strong>de</strong> mon corps et<br />
me donne la chair <strong>de</strong> poule, j’entends tes mots qui<br />
me réconfortent, inlassablement.<br />
— …<br />
— J’ai soif, mon amour, j’ai tellement soif !<br />
— Veux-tu boire à ma fontaine ?<br />
François, déçu du silence <strong>de</strong> Béatrice se résigne<br />
<strong>de</strong>vant cette nouvelle intrusion, et ne tente même pas<br />
<strong>de</strong> résister :<br />
— Valérie ! Te revoilà ! Oui ! Laisse-moi boire<br />
ton envie, laisse ma langue goûter ton paradis !<br />
J’aimerais être doué <strong>de</strong> mille sens pour jouir <strong>de</strong><br />
chacun <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> ton corps, <strong>de</strong> ton âme, <strong>de</strong> ton<br />
amour ! J'ai envie <strong>de</strong> te faire l'amour comme jamais,<br />
j'ai envie que tu aies envie, que ta main, ta bouche et<br />
tes yeux viennent me le confier <strong>de</strong> la plus douce<br />
façon qui soit. J’ai envie <strong>de</strong> pénétrer ton corps et qu’à<br />
nouveau nous ne fassions plus qu'un !<br />
42<br />
— …
Soif d'amour<br />
— Oui ! Tu me serres très fort, tu me cries ton<br />
plaisir, tu murmures que tu m'aimes. Je sens tes<br />
mains qui se crispent sur mes épaules, je sens tes<br />
cuisses autour <strong>de</strong> ma taille, je sens ton sexe qui serre<br />
le mien comme pour le retenir à l’infini, je sens<br />
monter le plaisir, je plonge mes yeux dans les tiens et<br />
enfin je capitule, terrassé par une décharge électrique,<br />
par une irrépressible on<strong>de</strong> <strong>de</strong> plaisir !<br />
Mais quand François ouvre les yeux, c’est<br />
Béatrice qu’il serre dans ses bras. Elle le regar<strong>de</strong> avec<br />
tendresse et lui dit :<br />
— Aimons-nous François ! Aimons-nous chaque<br />
jour qui passe, car <strong>de</strong>main, à force <strong>de</strong> nous aimer si<br />
fort, nous allons pulvériser le ciel et le soleil, et la vie<br />
abandonnera notre paradis. Seul notre amour<br />
subsistera ! De l'amour, rien que <strong>de</strong> l'amour ! Nous<br />
fuirons l’absurdité du mon<strong>de</strong> matériel et nous nous<br />
envolerons en tourbillonnant dans le bleu du ciel.<br />
Tournons François ! Tournons en mesure ! Accompagnons<br />
la Terre dans sa ron<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> l'astre<br />
d'amour. Tournons, un temps, <strong>de</strong>ux temps, trois<br />
temps. Tournons notre valse enlacés, embrassés,<br />
caressés et enfin apaisés, endormis sous le joug du<br />
plaisir, sous la bienveillance <strong>de</strong> milliards d’étoiles !<br />
— Tu as raison mon amour, aimons-nous,<br />
jouissons <strong>de</strong> nos corps ! Mais j’ai peur qu’il ne soit<br />
trop tard. Je vais mourir. Pourtant, chacun <strong>de</strong> mes<br />
souffles exhale mille et un baisers qui s’envolent vers<br />
leur douce <strong>de</strong>stination : une joue tendue, un cou<br />
43
Soif d'amour<br />
soyeux, une bouche entrouverte, une épaule arrondie,<br />
un dos cambré, une fesse charnue, un sein érigé, un<br />
ventre doré, un sexe impatient, une jambe sculptée,<br />
un pied chatouilleux. Chaque souffle est une étreinte,<br />
chaque souffle est une salve d’amour, chaque souffle<br />
est une jouissance ! Chaque souffle est pour toi. Je<br />
vais mourir en jouissant <strong>de</strong> toi. Déjà je vois ton<br />
corps, offert à mon désir. Je ne veux pas mourir, mais<br />
j'ai tellement envie <strong>de</strong> toi ! J'ai tellement envie <strong>de</strong> te<br />
donner du plaisir. Tellement envie <strong>de</strong> m’abandonner<br />
en toi. Une <strong>de</strong>rnière fois !<br />
François comprend alors le sens <strong>de</strong> son délire :<br />
oui, il aime Béatrice. Mais il doit assumer le désir<br />
qu’elle lui inspire, ces pulsions sexuelles qui ne sont<br />
en rien incompatibles avec le profond amour qu’il<br />
éprouve. Malheureusement, il sent que sa mort est<br />
imminente. Il veut avoir pleinement conscience <strong>de</strong><br />
ses <strong>de</strong>rniers instants. Il veut choisir ses <strong>de</strong>rniers<br />
mots :<br />
— Mon plus grand regret, Béatrice, c’est <strong>de</strong> ne<br />
pas pouvoir te prendre une <strong>de</strong>rnière fois dans mes<br />
bras et te dire…<br />
—… à quel point je t’aime !<br />
La main <strong>de</strong> François relâche son étreinte, le<br />
dictaphone tombe, sans bruit, dans le sable. Le<br />
Ténéré, vainqueur, retrouve son silence.<br />
44
Soif d'amour<br />
— J’ai un pouls. Il est vivant !<br />
Hassan, mé<strong>de</strong>cin au dispensaire d’Aga<strong>de</strong>z, place<br />
immédiatement François sous perfusion, sous le<br />
regard rassuré <strong>de</strong> Philippe. Il est sauvé ! Les<br />
recherches ont été longues, mais couronnées <strong>de</strong><br />
succès grâce à l’immense expérience du mé<strong>de</strong>cin<br />
touareg qui connaît parfaitement le Ténéré et ses<br />
dangers. Tandis qu’il reprend lentement connaissance,<br />
les premiers mots <strong>de</strong> François sont à<br />
l’attention <strong>de</strong> Béatrice :<br />
— Philippe, dis à Béatrice… dis-lui… que je<br />
l’aime…<br />
— Oui, François ! Je te le promets, lui répond<br />
son ami.<br />
<br />
Quelques mois plus tard, François, accompagné<br />
<strong>de</strong> Béatrice, participe à une conférence sur les<br />
peuples primitifs africains au musée <strong>de</strong>s Arts<br />
Premiers, <strong>de</strong>vant un parterre <strong>de</strong> spécialistes, quelques<br />
journalistes scientifiques et un public clairsemé<br />
d’amateurs. À la fin <strong>de</strong> son exposé, alors qu’il<br />
propose <strong>de</strong> répondre aux questions <strong>de</strong> l’assistance,<br />
un homme qu’il ne distingue pas dans l’obscurité <strong>de</strong><br />
la salle, prend la parole, avec hésitation :<br />
— Monsieur Brimeux, votre découverte revêt<br />
45
Soif d'amour<br />
une importance considérable dans la connaissance<br />
<strong>de</strong>s peuples du désert. Cependant, nous savons tous<br />
qu’elle a bien failli vous coûter la vie. Puisque vous<br />
avez frôlé la mort dans <strong>de</strong>s conditions horribles,<br />
avez-vous également appris sur vous-même, sur cette<br />
passion qui vous anime au quotidien, sur ce qui vous<br />
pousse à persévérer dans vos recherches pour éclairer<br />
la science ?<br />
Surpris par cette question, François hésite avant<br />
<strong>de</strong> répondre. Il revoit son calvaire, son interminable<br />
attente, la soif, les brûlures, son moral qui l’abandonne,<br />
le délire qui le gagne, les scènes torri<strong>de</strong>s<br />
revécues dans les bras d'une femme et la découverte<br />
du véritable visage <strong>de</strong> son amour pour une autre.<br />
Pour Béatrice qui est là, plus belle que jamais, juste à<br />
côté <strong>de</strong> lui, et qui attend sa réponse. Devant son<br />
embarras, l’homme poursuit :<br />
— En d’autres termes, croyez-vous que l’avancée<br />
<strong>de</strong> la connaissance justifie qu’on lui sacrifie sa vie ?<br />
Seriez-vous prêt à renoncer à vos passionnantes<br />
expéditions archéologiques pour rejoindre celle qui<br />
ne s’est jamais pardonné son erreur, celle qui vous<br />
attend, celle qui plus que jamais…. vous aime ?<br />
François, malgré la mauvaise qualité du micro,<br />
reconnaît maintenant cette voix. C’est celle <strong>de</strong><br />
Philippe, son sauveur. Il comprend alors que son ami<br />
a tenu sa promesse, et que Béatrice lui a confié une<br />
46
Soif d'amour<br />
réponse qu’il n’osait pas même espérer. Bouleversé,<br />
François se tourne alors vers la jeune femme. Il la<br />
prend par la main et répond d’une voix tremblante :<br />
— Le feu d’une véritable passion ne s’éteint<br />
jamais, quelle que soit la violence <strong>de</strong> la tempête.<br />
J’adore mon métier et il me le rend bien. Il <strong>de</strong>vra<br />
pourtant se plier aux exigences <strong>de</strong> ma nouvelle vie, à<br />
partir <strong>de</strong> cet instant entièrement consacrée à ma seule<br />
véritable passion, Béatrice.<br />
* * *<br />
47
Psychodrame<br />
par Jacques Païonni<br />
et Macha Sener<br />
Malgré un froid vif, le soleil scintille dans un ciel<br />
d’azur sans nuage. Louise et O<strong>de</strong>tte Valois prennent<br />
le thé à la terrasse du Grand Hôtel. Elles atten<strong>de</strong>nt<br />
Colette, leur petite sœur qui doit arriver <strong>de</strong> Mougins,<br />
pour passer <strong>de</strong>ux semaines <strong>de</strong> cure thermale et <strong>de</strong><br />
détente avec elles. Emmitouflées dans leurs fourrures,<br />
elles se divertissent <strong>de</strong> l’animation <strong>de</strong> la station<br />
en regardant passer les passants, flâner les flâneurs et<br />
promener les promeneurs. À cette époque <strong>de</strong> l’année,<br />
les clients jouent plutôt dans la cour <strong>de</strong>s grands, pour<br />
ne pas dire <strong>de</strong>s vieux.<br />
Soudainement, O<strong>de</strong>tte se fige dans une pose<br />
douloureuse, les yeux écarquillés, les traits tirés.<br />
Inquiète, Louise lui saisit la main.<br />
— Ça ne va pas O<strong>de</strong>tte ?<br />
L’air évaporé, elle reprend lentement ses sens,<br />
mais son visage reste crispé.<br />
49
— Tu vas bien ?<br />
Psychodrame<br />
— Oui, ce n’est rien, un étourdissement.<br />
— Tu <strong>de</strong>vrais te regar<strong>de</strong>r, on dirait que tu as vu le<br />
diable !<br />
— Le diable, oui, j’ai eu l’impression <strong>de</strong> revivre<br />
un vieux cauchemar, n’en parlons plus.<br />
Là-<strong>de</strong>ssus, un léger coup <strong>de</strong> klaxon leur fait<br />
tourner la tête. Une 807 se gare le long du trottoir.<br />
Colette en surgit avec un sourire épanoui.<br />
— Salut les frangines !<br />
Elles se lèvent pour l’embrasser :<br />
— Quelle grosse voiture ! Tu arrives à conduire<br />
ça ?<br />
— Si on veut arpenter la région et avoir du<br />
confort, il faut au moins cette taille-là. Ça se conduit<br />
comme une petite, et ça ne me coûte pas plus cher…<br />
En fait, rien.<br />
Elle s’installe à leur table et comman<strong>de</strong> un thé<br />
citron bien chaud. Puis elle dévisage ses sœurs…<br />
— Ben qu’est-ce que tu as O<strong>de</strong>tte, t’en fais une<br />
tête !<br />
50<br />
— Elle vient <strong>de</strong> voir passer un démon…<br />
Elles éclatent <strong>de</strong> rire, sauf O<strong>de</strong>tte, qui grimace.<br />
— Vous ririez moins si vous saviez…<br />
Les <strong>de</strong>ux sœurs se dévisagent :
— Si on savait quoi ?<br />
— Rien !<br />
Psychodrame<br />
— Comment ça rien ? Tu te fiches <strong>de</strong> nous.<br />
— Raconte O<strong>de</strong>tte, on n’a jamais eu <strong>de</strong> secret<br />
entre nous !<br />
Elle hésite, prend une profon<strong>de</strong> respiration et<br />
lâche :<br />
— J’avais cru reconnaître quelqu’un. Mais c’est<br />
impossible, il doit avoir au moins quatre-vingt-dix<br />
ans… s’il n’est pas mort. Celui que j’ai vu n’avait pas<br />
cinquante ans. Juste une ressemblance…<br />
— Ben dis donc, c’est une ressemblance qui t’a<br />
mise dans un drôle d’état.<br />
— Un amoureux peut-être ?<br />
— Sûrement pas ! réagit-elle vivement. Parlons<br />
d’autre chose. Comment vont les petits ?<br />
— Bien, à part nos engueula<strong>de</strong>s quotidiennes,<br />
tout va bien.<br />
— Tu <strong>de</strong>vrais lâcher l’affaire, les laisser voler <strong>de</strong><br />
leurs propres ailes.<br />
— Tu ne te rends pas compte qu’ils ont presque<br />
trente ans et que les choses ont changé.<br />
— Ho fichez-moi la paix. Du temps <strong>de</strong> Gérard,<br />
j’ai toujours su gérer l’administratif, il s’occupait du<br />
garage et <strong>de</strong>s ventes. Il me faisait confiance.<br />
51
Psychodrame<br />
— N’empêche, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans qu’il est mort, tu<br />
rames. À cinquante-cinq ans, tu ferais mieux <strong>de</strong><br />
laisser tomber et <strong>de</strong> venir vivre avec nous.<br />
— Les trois folles ?<br />
— Oui, toutes les trois. On pourrait voyager<br />
ensemble.<br />
— Et qu'est-ce qu'on ferait <strong>de</strong> Lucien ? Tu<br />
imagines, trois folles et un mari, c'est n'importe quoi.<br />
À moins que Louise ait envie <strong>de</strong> le partager avec<br />
nous, hein Louise ?<br />
Louise grommelle, visiblement peu enthousiaste à<br />
l'idée <strong>de</strong> partager son mari avec une veuve et une<br />
vieille fille.<br />
— Vous allez être satisfaites ! Nous nous sommes<br />
fâchés hier soir, il n'accepte toujours pas mon<br />
escapa<strong>de</strong> d'une semaine avec vous pour cette cure. Il<br />
est tellement jaloux ! Il a même parlé <strong>de</strong> divorce.<br />
— Bravo petite sœur. Ce soir on fête ça au<br />
champagne. Bon, je plaisante, hein !<br />
— Mais toi O<strong>de</strong>tte, ce soir tu nous racontes tout<br />
<strong>de</strong> ton mystérieux inconnu !<br />
Il est plus <strong>de</strong> vingt heures quand Colette fait son<br />
apparition dans le restaurant <strong>de</strong> l’hôtel. Elle s’est<br />
pomponnée, mise sur son trente-et-un et quand,<br />
passant entre les tables, elle croise le regard d’un<br />
homme admiratif, elle sourit intérieurement. Pas mal<br />
52
Psychodrame<br />
<strong>de</strong> femmes aimeraient avoir son look à son âge. Elle<br />
rejoint ses sœurs qui n’ont, elles, pas autant soigné<br />
leurs atours. « Celles-là, pense-t-elle, on voit bien<br />
qu'elles n'ont pas envie <strong>de</strong> se recaser. Avec leurs<br />
frusques <strong>de</strong> vieux épouvantails, pas <strong>de</strong> danger<br />
qu’elles se fassent draguer. »<br />
Tout heureuses <strong>de</strong> ces retrouvailles, les sœurs<br />
passent une agréable soirée à papoter, puis, quand<br />
arrive le <strong>de</strong>ssert, Louise comman<strong>de</strong> du Champagne.<br />
— On va fêter ma nouvelle vie… juste au cas où<br />
Lucien voudrait vraiment divorcer !<br />
— Hé, auparavant O<strong>de</strong>tte doit nous dire qui est<br />
ce mystérieux mâle !<br />
— J’allais oublier ! Allez O<strong>de</strong>tte, raconte.<br />
Elle temporise. Son visage détendu jusque-là<br />
reprend un rictus douloureux.<br />
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée,<br />
je vais réveiller <strong>de</strong> trop mauvais souvenirs.<br />
— Allez, ne te fais pas prier !<br />
— Vous vous rappelez <strong>de</strong> Léon Maréchal ?<br />
— L'escroc qui a ruiné papa ? Évi<strong>de</strong>mment qu'on<br />
s'en rappelle.<br />
— Enfin, moi je ne me souviens pas <strong>de</strong> lui, parce<br />
que quand il est parti avec la caisse, j'avais à peine un<br />
an.<br />
— Et papa s'est tiré une balle dans la tête à cause<br />
53
Psychodrame<br />
<strong>de</strong> ce fumier six mois après.<br />
— Moi j'avais onze ans, et je me souviens bien <strong>de</strong><br />
son visage… Et cet après-midi, j’ai vu venir vers<br />
nous le portrait craché du père Maréchal… Tout est<br />
remonté en moi subitement.<br />
— Le salaud !<br />
Louise est silencieuse. Des larmes coulent sur ses<br />
joues… Elle tient son verre en tremblant.<br />
— Hé ma puce, ne te mets pas dans cet état,<br />
c’était il y a cinquante ans…<br />
— Notre pauvre papa…<br />
Matinales, les sœurs se retrouvent pour le petit<br />
déjeuner. Les souvenirs <strong>de</strong> la veille ont ébranlé tout le<br />
mon<strong>de</strong>. Ce matin, c’est en silence qu’elles croquent<br />
dans leurs biscottes.<br />
Un silence qui s’appesantit.<br />
Car du fond <strong>de</strong> la salle, vêtu d’un costume gris, le<br />
sosie <strong>de</strong> Léon Maréchal apparaît. Il se dirige vers une<br />
table, s’y installe et comman<strong>de</strong> un café noir au garçon<br />
accouru vers lui. Il ouvre un journal et s’y plonge. Il<br />
n’est pas conscient que six yeux bleus le fixent.<br />
Le café arrive avec <strong>de</strong>s croissants. Il replie le<br />
journal qu’il pose près <strong>de</strong> lui, plonge un sucre dans sa<br />
tasse et saisit un croissant tout en parcourant la salle<br />
d’un regard distrait.<br />
54
Psychodrame<br />
Soudain il voit O<strong>de</strong>tte. La surprise se marque sur<br />
son visage. Il se lève et, souriant s’approche d’elle.<br />
— O<strong>de</strong>tte ! Quelle surprise !<br />
— Mais.... qui êtes vous ?<br />
— Luc Maréchal, tu ne te souviens pas ? Bon<br />
c'est vrai que c'était il y a tellement longtemps. Mais<br />
nous avons grandi ensemble, enfin... pendant un<br />
temps.<br />
Sa voix se brise, et il est brusquement gêné.<br />
— Oui, jusqu'à ce que ton père parte avec la<br />
caisse du magasin, et laisse notre père ruiné ! Et vous<br />
êtes partis où ? À Tahiti ?<br />
— Ce n'est pas ce que tu crois.... je t'assure.<br />
— Et qu'est-ce que tu fais ici, une cure ?<br />
— Je suis en déplacement, je <strong>de</strong>scends toujours<br />
dans cet hôtel quand je viens dans la région. Le<br />
propriétaire est un <strong>de</strong> mes clients. Sinon, j'habite à<br />
Marseille. Et toi ?<br />
— Je fais une petite cure, avec mes sœurs. Tu ne<br />
les reconnais pas ?<br />
— Nous avons changé, dit Louise, et tu n'étais<br />
qu'un gosse quand nous avions encore le magasin.<br />
— Toi par contre, ajoute O<strong>de</strong>tte, tu es le portrait<br />
craché <strong>de</strong> ton père.<br />
— On me le dit souvent.<br />
55
Psychodrame<br />
Luc marque un blanc. Il y a trop d’antipathie dans<br />
le regard <strong>de</strong> ces femmes…<br />
— Je vous laisse, je vais me mettre en retard.<br />
Il s’éloigne.<br />
— Ce type m’insupporte. J’ai eu envie <strong>de</strong> le gifler.<br />
— Moi <strong>de</strong> le griffer…<br />
— De le mordre !<br />
— Quel con !<br />
— Il mérite une leçon. Ha si j’étais un homme, je<br />
lui casserais la figure.<br />
— Et pourquoi pas ? Ça nous défoulerait et nous<br />
vengerait <strong>de</strong> ce que son père a fait à notre famille.<br />
— Qu’il paie pour nos souffrances.<br />
Elles terminent leurs biscottes en silence, portées<br />
par un rêve.<br />
La cure se passe sans qu’elles ne reparlent <strong>de</strong>s<br />
Maréchal. Laisser le temps au temps d’effacer les<br />
peines.<br />
Il est midi quand Colette allume le contact <strong>de</strong> la<br />
807. Les sœurs ont payé leurs chambres et bouclé<br />
leurs valises. Elles rentrent à Mougins, les vacances<br />
sont terminées. Elles prennent la route doucement.<br />
Le brouillard est <strong>de</strong>nse, le froid pique les yeux. Pas<br />
56
Psychodrame<br />
question d’impru<strong>de</strong>nce. Elles rejoignent l’autoroute.<br />
Après une vingtaine <strong>de</strong> kilomètres, une neige<br />
légère commence à tomber, couvrant la route <strong>de</strong><br />
poudre blanche. Les sœurs déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> s’arrêter pour<br />
boire un thé, le temps <strong>de</strong> laisser passer le mauvais<br />
temps. Elles gagnent la première aire <strong>de</strong> repos. De<br />
nombreux autres automobilistes les imitent. Le<br />
parking se remplit rapi<strong>de</strong>ment. Il y a foule aux<br />
distributeurs <strong>de</strong> boissons chau<strong>de</strong>s. Parmi tous ces<br />
gens, Colette reconnaît une silhouette : Luc Maréchal<br />
boit tranquillement un café, en se choisissant un<br />
magazine…<br />
— Stop ! On n’entre pas ici !<br />
— Pourquoi ?<br />
— Il y a ce fils <strong>de</strong> porc, Luc Maréchal.<br />
— Encore lui ?<br />
— On fait <strong>de</strong>mi-tour.<br />
Elles retournent à la voiture.<br />
— On <strong>de</strong>vrait lui crever ses pneus, ça lui ferait les<br />
pieds.<br />
— Faudrait trouver sa voiture.<br />
— Tu connais la marque ?<br />
— Non, et avec cette neige.<br />
— Et si on se cachait pour lui lancer <strong>de</strong>s boules<br />
<strong>de</strong> neige ?<br />
57
Psychodrame<br />
— Ça ne va pas ma pauvre…<br />
— Avec un caillou <strong>de</strong>dans, je t’assure que ce n’est<br />
pas agréable à recevoir !<br />
— Ne dis pas <strong>de</strong> sottise. Il mérite pire que ça !<br />
Elles rient <strong>de</strong> leur bêtise. La neige redouble…<br />
— Hé ! Regar<strong>de</strong>z là-bas : une plaque du 13…<br />
— Ça ressemble à une Merce<strong>de</strong>s, c’est bien le<br />
genre.<br />
— Je regar<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> nous, c’est la seule plaque<br />
du département…<br />
— On est à cinq cents kilomètres <strong>de</strong> Marseille, ils<br />
ne doivent pas être <strong>de</strong>s masses dans le coin à être <strong>de</strong><br />
ce patelin !<br />
— Faites-moi le guet les filles, je vais aller lui<br />
crever les pneus.<br />
Colette court jusqu'à sa voiture, ouvre le coffre et<br />
revient avec un couteau <strong>de</strong> poche. Elle ouvre son<br />
Opinel, se baisse et enfonce la lame dans le flanc. Le<br />
caoutchouc résiste, elle n’y arrive pas.<br />
— Trouvez-moi une pierre ou un truc dur !<br />
— J’ai un bâton là…<br />
— Apporte !<br />
En frappant sur le manche, la lame pénètre et<br />
soudain dans un soupir, la roue s’affaisse dans la<br />
neige.<br />
58
— Et d’un !<br />
Psychodrame<br />
— Pé les filles, voilà quelqu’un.<br />
Vite fait, elles s’écartent et se dissimulent <strong>de</strong>rrière<br />
les taillis. Un couple passe, la tête enfoncée dans le<br />
col <strong>de</strong> leur par<strong>de</strong>ssus. Elles atten<strong>de</strong>nt un peu et<br />
s’apprêtent à y retourner quand un groupe sort <strong>de</strong> la<br />
cafette.<br />
— On se tire, sinon on va se faire repérer.<br />
Elles s’éloignent vers leur voiture. Une fois<br />
installées, elles changent <strong>de</strong> place pour se rapprocher.<br />
Moteur tournant pour avoir du chauffage, elles<br />
déci<strong>de</strong>nt d’attendre.<br />
— Je veux voir sa tête quand il va trouver sa<br />
roue !<br />
Ça ne tar<strong>de</strong> pas. Une accalmie déclenche le départ<br />
général, Luc est <strong>de</strong> retour. Elles sont à une dizaine <strong>de</strong><br />
mètres <strong>de</strong> là.<br />
La Merce<strong>de</strong>s roule un peu, dérape et fait une<br />
embardée. Coup <strong>de</strong> frein, patinage, écart brusque,<br />
nouveau dérapage. La voiture stoppe en travers <strong>de</strong> la<br />
voie et Luc <strong>de</strong>scend. Il découvre sa roue à plat. Elles<br />
enten<strong>de</strong>nt le « mer<strong>de</strong> » sonore qu’il pousse. Il<br />
remonte en voiture, tente d’avancer, mais avec la<br />
neige, la conduite est trop aléatoire. Il se gare<br />
correctement, <strong>de</strong>scend et se dirige vers le bâtiment<br />
en composant un numéro sur son mobile.<br />
59
Psychodrame<br />
— Ce con ne sait même pas changer une roue, il<br />
va faire appeler une dépanneuse.<br />
— Ça va lui coûter bonbon !<br />
— Il a les moyens.<br />
Colette enclenche la première et démarre. Elle<br />
roule lentement jusqu’à sa hauteur, ouvre sa vitre et<br />
l’interpelle.<br />
— Tiens, Luc ! Comment vas-tu ?<br />
Il sursaute.<br />
— Colette ! Tu tombes bien, je viens <strong>de</strong> crever…<br />
— Désolé Luc, mais moi, la mécanique ce n’est<br />
pas mon truc, je m’occupe <strong>de</strong> la caisse.<br />
— J’ai juste besoin <strong>de</strong> ton téléphone portable, le<br />
mien est naze. J’ai eu à peine le temps <strong>de</strong> prévenir<br />
chez moi que je serai en retard et pouf, plus <strong>de</strong><br />
batterie.<br />
Coincée, Colette ne peut refuser. Elle lui tend son<br />
téléphone.<br />
— Je peux me mettre au chaud ?<br />
Sans attendre <strong>de</strong> réponse, il monte à l’arrière, à<br />
côté <strong>de</strong> Louise. Il appelle sa compagnie<br />
d’assurance…<br />
— Au moins une heure à attendre, avec cette<br />
route glissante ils sont débordés. Vous rentrez sur<br />
Mougins ?<br />
60
Psychodrame<br />
— Non, mes sœurs n’habitent pas loin d’ici. Je les<br />
dépose et je reste quelques jours avec elles.<br />
— Dommage, j’aurais profité du taxi pour me<br />
rapprocher.<br />
Ce type est vraiment infect. En plus, il sort un<br />
paquet <strong>de</strong> cigarettes.<br />
— Désolé Luc, on ne fume pas dans ma voiture.<br />
— De ce temps-là, ça va réchauffer l’air.<br />
Il s’en plante une aux lèvres et sort son briquet.<br />
C’est son <strong>de</strong>rnier geste conscient. Louise lui assène<br />
un coup <strong>de</strong> parapluie sur la tempe. Il s’affaisse<br />
comme une masse contre la vitre.<br />
— Tu es folle ?<br />
— Il m’horripile, tu as vu ce sans-gêne ?<br />
— Tu l’as assommé ?<br />
— Je crois, ou il est mort…<br />
— Ne dis pas <strong>de</strong> bêtise, un coup <strong>de</strong> parapluie n’a<br />
jamais tué quelqu'un… sauf dans les chansons <strong>de</strong><br />
Brassens.<br />
— N’empêche qu’il ne bouge plus.<br />
— Qu’est-ce qu’on fait ?<br />
— On l’embarque. Ni vu ni connu, on va lui faire<br />
sa fête.<br />
Elles se regar<strong>de</strong>nt, ne sachant si elles sont<br />
sérieuses…<br />
61
Psychodrame<br />
— Il doit payer pour sa connerie et les crimes <strong>de</strong><br />
son père…<br />
C’est un petit pavillon sans chichi, entouré d’un<br />
jardinet fleuri, à la périphérie d’une petite ville<br />
provinciale. O<strong>de</strong>tte y vit <strong>de</strong>puis trente-cinq ans,<br />
époque à laquelle elles se sont toutes les trois<br />
installées dans la région avec leur entreprise. Louise à<br />
la compta, O<strong>de</strong>tte, secrétaire commerciale, Colette au<br />
service technique.<br />
Luc ne sait plus trop où il est et ce qui arrive.<br />
Quand il a voulu ouvrir les yeux, un ban<strong>de</strong>au le<br />
maintenait dans le noir. Impossible <strong>de</strong> bouger, il est<br />
bâillonné, ligoté mains dans le dos.<br />
Le moteur <strong>de</strong> la voiture s’est tu. Il entend les<br />
sœurs chuchoter et remuer autour <strong>de</strong> lui. Une main<br />
agrippe son bras et le tire hors <strong>de</strong> la voiture…<br />
— Viens par là mon mignon. On va t’installer.<br />
— Hum eumememe…<br />
— C’est ça, raconte ta vie. Ici tu pourras jacasser<br />
tant que tu voudras, les murs sont épais.<br />
Il marche dans la neige, monte trois marches d’un<br />
perron et ressent la chaleur d’un intérieur. Un<br />
couloir, les pas résonnent sur du carrelage, une porte<br />
s’ouvre :<br />
— Attention aux marches, et baisse la tête, ce<br />
n’est pas très haut.<br />
62
Psychodrame<br />
Il <strong>de</strong>scend un escalier assez rai<strong>de</strong>. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />
moisi et d’alcool lui pince les narines.<br />
— Voilà, tu es arrivé. Je vais t’ouvrir les yeux.<br />
O<strong>de</strong>tte lui ôte le ban<strong>de</strong>au. Il découvre une cave<br />
sans fenêtre, sombre. Un pan <strong>de</strong> mur est équipé <strong>de</strong><br />
porte-bouteilles en fer. La poussière qui recouvre les<br />
flacons laisse penser qu’ils sont plus qu’âgés. La<br />
plupart sont vi<strong>de</strong>s.<br />
À droite, une chaudière à gaz émet un peu <strong>de</strong><br />
chaleur et surtout du bruit. Il y a aussi <strong>de</strong>s cartons,<br />
<strong>de</strong>s valises, une armoire, un vieux vélo et une table.<br />
— On va te donner un matelas et <strong>de</strong>s<br />
couvertures. Tu verras comme tu seras bien ici.<br />
Louise fait son apparition. Elle apporte les<br />
couvertures.<br />
— Le matelas doit être dans l’armoire, avec le<br />
gonfleur. On viendra te voir tout à l’heure. On va<br />
s’occuper <strong>de</strong> toi…<br />
Les sœurs se retrouvent dans la cuisine <strong>de</strong>vant un<br />
verre <strong>de</strong> gnôle. Elles ont besoin <strong>de</strong> se donner du<br />
courage pour continuer dans leur folie.<br />
L’heure qui suit est chargée d’angoisse pour Luc.<br />
Il a froid, il a peur, il ne comprend pas ce que lui<br />
veulent ces femmes. Les explications ne tar<strong>de</strong>nt pas.<br />
Les sœurs reviennent, les bras chargés <strong>de</strong> « ca<strong>de</strong>aux ».<br />
63
Psychodrame<br />
— Tu peux te vanter <strong>de</strong> nous coûter cher, dit<br />
O<strong>de</strong>tte. Tu vas voir comme on est bonnes. Regar<strong>de</strong><br />
ce qu’on t’a acheté :<br />
Elle ouvre un grand cabas d’où elle sort une<br />
chaîne d’acier.<br />
Luc se retrouve lié par un poignet, la chaîne le<br />
rattachant à une tuyauterie. Impossible pour lui <strong>de</strong><br />
s’échapper.<br />
Mais le cabas recèle d’autres surprises :<br />
— Regar<strong>de</strong> le beau martinet. Tu vas adorer !<br />
Les yeux d’O<strong>de</strong>tte envoient <strong>de</strong>s lueurs<br />
menaçantes. Luc n’échappera pas à son <strong>de</strong>stin.<br />
Elles le laissent toutes les trois mariner dans son<br />
angoisse, et remontent à l'étage.<br />
— Ha, ha ! Tu as vu son regard paniqué ?<br />
— Hi, hi ! Il ne faisait plus le fier, hein ?<br />
— Et maintenant, on va faire quoi ?<br />
— Le fouetter jusqu'au sang... lui mettre <strong>de</strong>s<br />
baguettes sous les ongles...<br />
64<br />
— Lui découper la peau en lanière...<br />
— Lui faire manger !<br />
Et l'imagination <strong>de</strong>s trois femmes s'échauffe,
Psychodrame<br />
jusqu'au moment où Colette brise l'élan <strong>de</strong>s trois<br />
sœurs vengeresses :<br />
— Bon, ce n’est pas tout ça, mais il faut que je<br />
rentre, je dois m'occuper <strong>de</strong>s enfants.<br />
— Mais tes fils ont plus <strong>de</strong> trente ans ! Colette, tu<br />
ne peux pas partir comme ça, lance O<strong>de</strong>tte, alarmée.<br />
— Désolée, mais c'est ma famille aussi, il faut que<br />
je rentre. Tu ne peux pas comprendre, toi tu n'as<br />
jamais eu d'enfant.<br />
— Et Lucien doit s'inquiéter aussi, j'y vais avant<br />
qu'il me fasse une attaque, enchaîne Louise.<br />
— Ah non ! Tu ne vas pas me lâcher aussi ! Et je<br />
croyais que tu voulais divorcer ?<br />
— Après trente-cinq ans <strong>de</strong> mariage ? Voyons,<br />
c'était juste une plaisanterie. Mon Lucien m'attend,<br />
j'aurai droit à une scène si je tar<strong>de</strong> encore, allez à la<br />
prochaine.<br />
— Mais qu'est-ce que je vais faire <strong>de</strong> lui, là, en<br />
bas ? Vous n'allez pas me laisser ça sur les bras quand<br />
même.<br />
— Écoute, toi tu n'as jamais eu <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> famille,<br />
pas <strong>de</strong> mari, pas d'enfant, alors tu peux bien te<br />
charger <strong>de</strong> la besogne, non ?<br />
— Et puis, qui sait, tu vas peut-être même y<br />
trouver du plaisir ! Après tout, rien <strong>de</strong> mieux que<br />
d'avoir un homme à sa merci, pas vrai ?<br />
65
Psychodrame<br />
— Ça tu l'as dit ! Quand j'arrivais à faire faire à<br />
mon Armand tout ce que je voulais...<br />
Et les <strong>de</strong>ux sœurs s'en vont, en se racontant à<br />
voix basse leurs exploits passés. O<strong>de</strong>tte reste<br />
interloquée. Puis elle re<strong>de</strong>scend au sous-sol, le regard<br />
mauvais.... Celui-là, il va payer ! Pour la mort <strong>de</strong> son<br />
père ! Pour le déshonneur <strong>de</strong> la ruine ! Pour la<br />
déchéance financière dont elles ont eu tant <strong>de</strong> mal à<br />
se relever !... Et pour la lâcheté <strong>de</strong> ses sœurs qui la<br />
laissent avec son rôle <strong>de</strong> bourreau.<br />
Telle une furie, elle se met à le fouetter. Luc tente<br />
<strong>de</strong> se débattre, <strong>de</strong> se protéger, mais il n’y a rien qui<br />
empêche O<strong>de</strong>tte d’atteindre son but ; le dos, le<br />
visage, les jambes.<br />
— Mais pourquoi ? s’écrie Luc dans un râle.<br />
Pourquoi ? Que vous ai-je fait ?<br />
O<strong>de</strong>tte lui arrache sa chemise. Luc se retrouve nu<br />
comme un ver. Quelques nouveaux coups <strong>de</strong> fouet<br />
bien appliqués, il se traîne au sol en suppliant.<br />
Du cabas, O<strong>de</strong>tte sort un collier pour chien<br />
qu’elle lui passe au cou.<br />
— Tu vas <strong>de</strong>venir mon esclave. Tu ramperas à<br />
mes pieds…<br />
66<br />
Et elle continue <strong>de</strong> fouetter les fesses <strong>de</strong> Luc.<br />
— Hé, mais... tu... tu ban<strong>de</strong>s !
Psychodrame<br />
Elle jette le fouet au loin, et regar<strong>de</strong> Luc,<br />
tétanisée.<br />
En voyant le phallus érigé, elle ressent une<br />
chaleur inconnue la gagner. Une vierge <strong>de</strong> soixante<br />
ans passés, quand ça démarre, ça brûle dans tous les<br />
sens, par tous les bouts, même ceux <strong>de</strong>puis longtemps<br />
oubliés.<br />
O<strong>de</strong>tte ôte sa culotte et enfourche Luc qui gémit<br />
sur le sol glacé. Elle se démène comme un jockey au<br />
grand prix <strong>de</strong> Diane. Elle se trémousse, beugle, saute,<br />
et Luc subit en soufflant bruyamment. L’étreinte ne<br />
dure pas. O<strong>de</strong>tte pousse soudain un grand cri, alors<br />
que Luc s’égosille comme un porc qu’on truci<strong>de</strong>.<br />
En se relevant, elle récupère sa culotte, et<br />
remonte les escaliers quatre à quatre, ébouriffée et<br />
rouge <strong>de</strong> honte. Elle se réfugie dans sa cuisine, alors<br />
que Luc récupère lentement.<br />
Enfin, elle se calme petit à petit, et se déci<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
lui faire à manger. Elle <strong>de</strong>scend un plateau-repas en<br />
tremblant.<br />
— Tiens, tu vas pouvoir manger.<br />
— Mais qu'est-ce qui t'a pris ?<br />
— Ah, si jamais tu reparles <strong>de</strong> tout ça, tu es<br />
mort !<br />
67
Psychodrame<br />
— Bon, bon... mais tu sais, mon père...<br />
— Je ne veux pas entendre parler <strong>de</strong> ton père<br />
non plus !<br />
—... Qu'est-ce que tu vas faire <strong>de</strong> moi ?<br />
— Te tuer, hurle O<strong>de</strong>tte d'une voix hystérique.<br />
Au bout d'un moment <strong>de</strong> silence, elle reprend :<br />
— Allez, rhabille-toi. Je t’emmène en bala<strong>de</strong>.<br />
Luc dévisage O<strong>de</strong>tte avec terreur, alors qu’elle<br />
défait le ca<strong>de</strong>nas qui le relie à la chaîne.<br />
— Tu vas me liqui<strong>de</strong>r ?<br />
— Pauvre cloche. Tu me prends pour qui ? C’est<br />
ton père le criminel. Allez, enfile ton froc et suis-moi.<br />
Docile, Luc la suit.<br />
O<strong>de</strong>tte le dépose à côté <strong>de</strong> sa voiture.<br />
— N’oublie pas, j’ai <strong>de</strong>s photos amusantes à<br />
donner à ta femme… Si le cœur t’en dit… Oh, je<br />
crois que tu as un pneu <strong>de</strong> crevé…<br />
<strong>Dix</strong> jours ont passé. Luc a retrouvé sa famille. Il a<br />
inventé une histoire pour justifier son retard… La<br />
neige, pneu crevé, glissa<strong>de</strong>… Même les traces <strong>de</strong><br />
coups ont été expliquées…<br />
68
Psychodrame<br />
O<strong>de</strong>tte est chez elle en train <strong>de</strong> feuilleter le<br />
catalogue Fram, à la recherche d’une <strong>de</strong>stination vers<br />
un pays chaud, quand on sonne.<br />
Encore dans ses pensées <strong>de</strong> plages et <strong>de</strong><br />
cocotiers, elle ouvre. Luc est là, <strong>de</strong>vant elle.<br />
— Que… que veux-tu ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-elle inquiète.<br />
Il la dévore <strong>de</strong>s yeux…<br />
— O<strong>de</strong>tte… Je veux être ton esclave !<br />
* * *<br />
69
Conférence particulière<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Sarah pianote <strong>de</strong>puis près d’une heure sur le<br />
clavier <strong>de</strong> son ordinateur en attendant la venue <strong>de</strong><br />
son boss.<br />
Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore passé<br />
la saluer <strong>de</strong>puis tout ce temps ? D’ordinaire il est plus<br />
ponctuel. Dans les dix minutes qui suivent son<br />
arrivée, il vient frapper discrètement à sa porte et la<br />
salue d’une franche et cordiale poignée <strong>de</strong> main. Elle<br />
reste cependant persuadée qu’il est dans les parages,<br />
car elle a pu sentir les effluves <strong>de</strong> son enivrant<br />
parfum dans le couloir.<br />
Elle essaie <strong>de</strong> se concentrer, sans grand succès.<br />
Les pensées se bousculent dans son esprit,<br />
empêchant toute progression dans le dossier qu’elle<br />
est en train <strong>de</strong> gérer.<br />
Elle relève une mèche qui s’échappe par mégar<strong>de</strong><br />
du chignon très serré qu’elle tient à arborer chaque<br />
jour avec la plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rigueurs. Assise en face<br />
<strong>de</strong> son écran, le dos bien droit, la pose aussi rigi<strong>de</strong><br />
71
Conférence particulière<br />
que possible, elle est aux aguets. Son corps aux<br />
courbes harmonieuses semble prisonnier dans le<br />
carcan <strong>de</strong> son tailleur noir étriqué. Ses longues<br />
jambes fuselées prolongées par <strong>de</strong> sobres escarpins<br />
très chics <strong>de</strong>meurent croisées sous son bureau.<br />
Paul arrive, enfin, et la salue avec sa déférence<br />
habituelle. Le cœur <strong>de</strong> Sarah bat à tout rompre.<br />
L’échange est bref, et le directeur repart vaquer à ses<br />
occupations coutumières.<br />
Elle rêve <strong>de</strong> cet homme toutes les nuits. Chaque<br />
nuit, les fantasmes les plus insensés viennent<br />
l’envoûter et son sommeil en <strong>de</strong>vient très perturbé.<br />
Cela ne peut pas continuer <strong>de</strong> la sorte !<br />
Le week-end suivant, elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> répondre à<br />
l’invitation <strong>de</strong> sa meilleure amie, Claire. Aussi se<br />
rend-elle au domicile <strong>de</strong> celle-ci pour l’heure du thé.<br />
— Et tes amours ? questionne Claire, allant droit<br />
au but comme à son habitu<strong>de</strong>.<br />
— Toujours au point mort.<br />
— Mais quand vas-tu te déci<strong>de</strong>r à lui faire du<br />
rentre-<strong>de</strong>dans à ce type ?<br />
— Mais Claire, tu te rends compte <strong>de</strong> ce que tu es<br />
en train <strong>de</strong> me dire ?<br />
— Eh bien moi, j’ai déjà vu ton patron à un<br />
cocktail. Je peux te dire qu’il est d’un canon ! Si tu ne<br />
tentes rien, il va te passer sous le nez…<br />
72
Conférence particulière<br />
— Mais il est marié tout <strong>de</strong> même !<br />
— On s’en tape ma belle. Y’a pas <strong>de</strong> mal à se<br />
faire du bien. La vie est si courte…<br />
Sarah n’en revient pas. Elle est outrée par ces<br />
<strong>de</strong>rniers propos. Il faut bien avouer que la sévère<br />
éducation qu’elle a reçue a coutume <strong>de</strong> régenter à son<br />
insu la plupart <strong>de</strong> ses faits et gestes. Jusqu’à présent,<br />
jamais elle ne s’est sentie capable <strong>de</strong> détourner du<br />
droit chemin un homme marié, aussi attirant soit-il.<br />
En se réveillant le len<strong>de</strong>main matin, elle se<br />
remémore quelques rêves très sensuels au cours<br />
<strong>de</strong>squels elle a à nouveau partagé <strong>de</strong> torri<strong>de</strong>s<br />
sensations avec son supérieur hiérarchique.<br />
Quelques jours passent dans une intense fébrilité.<br />
Mais il faut bien avouer que la folle suggestion lancée<br />
par son amie Claire fait petit à petit son chemin.<br />
De nouvelles effluves d’Azzaro Black la ramènent<br />
vers une troublante réalité. On frappe discrètement à<br />
la porte <strong>de</strong> son bureau. Paul est là, en face d’elle, dans<br />
un costume gris anthracite à la coupe parfaite. Du<br />
haut <strong>de</strong> son mètre quatre-vingt-trois, il la regar<strong>de</strong><br />
d’un air aimable, mais ses yeux incan<strong>de</strong>scents<br />
semblent briller d’une flamme toute nouvelle. Est-ce<br />
un leurre, ou bien rêve-t-elle encore ? Le rythme <strong>de</strong><br />
son cœur bat la chama<strong>de</strong> sous le voile <strong>de</strong> son petit<br />
chemisier blanc.<br />
73
Conférence particulière<br />
— Chère amie, nous avons une conférence à<br />
Paris ce jeudi sur le thème du développement<br />
durable. Je vous emmène. Voyez d’ici ce soir avec ma<br />
secrétaire pour les billets <strong>de</strong> train.<br />
Le ton est péremptoire, comme à l’accoutumée.<br />
La respiration <strong>de</strong> Sarah s’accélère davantage. Sa<br />
poitrine généreuse se soulève avec empressement.<br />
Elle réajuste les petites lunettes à monture fine<br />
qu’elle a failli faire tomber par mégar<strong>de</strong>. Le temps<br />
qu’elle réalise l’incroyable opportunité qui s’offre à<br />
elle, l’homme est reparti, laissant <strong>de</strong>rrière lui<br />
l’irrésistible empreinte <strong>de</strong> cette fragrance très<br />
particulière.<br />
Claire, mise dès que possible dans la confi<strong>de</strong>nce,<br />
lui confirme que le <strong>de</strong>stin semble lui offrir sur un<br />
plateau une incroyable opportunité <strong>de</strong> drague<br />
ouverte. Sarah se rebelle quelque peu, par<br />
convenance, mais les carences <strong>de</strong> sa triste vie sexuelle<br />
pour le moins inexistante ont tôt fait <strong>de</strong> mettre à mal<br />
et <strong>de</strong> façon définitive les comman<strong>de</strong>ments édictés par<br />
sa rigoureuse éducation.<br />
*<br />
Sur le quai <strong>de</strong> la gare, Sarah attend en vain<br />
l’arrivée <strong>de</strong> son directeur. Elle a étudié avec soin sa<br />
tenue. Comme il fait très froid, elle a décidé <strong>de</strong> se<br />
revêtir d’un manteau <strong>de</strong> fourrure, ce qui lui a permis<br />
74
Conférence particulière<br />
<strong>de</strong> choisir une tenue chic et légère sans courir le<br />
risque <strong>de</strong> prendre froid. Son chemisier légèrement<br />
transparent est entrouvert. Elle semble prête à<br />
bafouer tous ses principes antérieurs. Elle n’est<br />
cependant pas tout à fait rassurée par les nouvelles<br />
décisions qu’elle vient <strong>de</strong> prendre.<br />
Paul n’est pas arrivé. Il vient tout à coup à Sarah<br />
l’idée qu’il ait pu avoir un empêchement… Les<br />
minutes défilent. Le TGV ne tar<strong>de</strong>ra pas à entrer en<br />
gare. Une tape amicale sur l’épaule vient la tirer <strong>de</strong> sa<br />
torpeur. Il est là. Contrairement à son ordinaire, il lui<br />
fait la bise. Ce contact quasi charnel la ferait pour un<br />
peu défaillir.<br />
Ils montent ensemble dans le train et s’assoient<br />
côte à côte. Elle a conscience que le voyage vers la<br />
capitale sera court. Une heure à peine pour mener à<br />
bien le programme qu’elle s’est fixé. Cela lui paraît<br />
mission impossible. Elle constate avec émotion qu’on<br />
lui a réservé une place à côté <strong>de</strong> son supérieur.<br />
Tout paraît s’annoncer sous <strong>de</strong> bons auspices…<br />
Ils parlent avec courtoisie. Petit à petit, Paul en vient<br />
à la questionner sur sa soirée <strong>de</strong> la veille. Puis il essaie<br />
sournoisement, par d’habiles et pertinentes<br />
questions, <strong>de</strong> faire intrusion dans sa vie privée. La<br />
psychorigidité apparente <strong>de</strong> la jeune femme se<br />
retrouve décidément malmenée. Elle finit cependant<br />
par se détendre, croisant malgré tout avec nervosité<br />
ses longues jambes. L’homme n’est pas dupe. Ses<br />
yeux <strong>de</strong>meurent rivés sur les détails croustillants <strong>de</strong><br />
75
Conférence particulière<br />
l’anatomie féminine <strong>de</strong> sa collègue qu’il semble<br />
découvrir pour la première fois. Le décolleté sobre,<br />
mais bien échancré met en valeur une poitrine aux<br />
ron<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> charme qui l’attire ostensiblement. Les<br />
bas à résille font l’effet attendu.<br />
La jeune femme semble plongée avec un plaisir<br />
non feint dans les nimbes d’un nuage <strong>de</strong> délices. Elle<br />
paraît flotter <strong>de</strong> bonheur à mille lieues d’un mon<strong>de</strong><br />
tangible.<br />
À un moment, une main se pose sur sa cuisse.<br />
Elle se retrouve alors à l’orée d’un vertige envoûtant,<br />
dans lequel elle souhaiterait s’immerger et <strong>de</strong>meurer à<br />
jamais. Elle parvient tout <strong>de</strong> même à percevoir une<br />
voix <strong>de</strong> femme qui vient tout à coup rompre le divin<br />
charme ambiant installé.<br />
— M. Musso, il faudra que je vous rencontre dès<br />
<strong>de</strong>main pour vous parler <strong>de</strong> ce bilan catastrophique<br />
<strong>de</strong> fin d’année.<br />
— Nous en reparlerons en temps voulu, Madame<br />
Moser !<br />
La main posée sur la cuisse s’est retirée à la hâte.<br />
Les avait-on surpris dans leurs émois respectifs ?<br />
Dans l’état <strong>de</strong> quasi-ébriété charnelle dans lequel elle<br />
se trouve plongée, Sarah n’en a cure. Mais grand<br />
Dieu, qu’était-il en train <strong>de</strong> lui arriver ? Elle ne se<br />
reconnaît décidément plus.<br />
La voix du haut-parleur leur indique que le train<br />
arrive à la gare <strong>de</strong> l’Est. Le charme <strong>de</strong> cette matinée<br />
76
Conférence particulière<br />
qui avait si bien commencé est rompu.<br />
Elle tente avec bien <strong>de</strong>s difficultés <strong>de</strong> reprendre<br />
ses esprits. Il va falloir qu’elle soit très attentive<br />
pendant toute la conférence, car elle a été chargée <strong>de</strong><br />
rédiger un article conséquent qui <strong>de</strong>vrait être publié<br />
dans la presse locale dès le surlen<strong>de</strong>main.<br />
*<br />
Paul Musso fait comme prévu une très brillante<br />
prestation <strong>de</strong>vant plus <strong>de</strong> cinq cents personnes. Ce<br />
séduisant méditerranéen au magnétisme certain est<br />
doté d’un charisme confirmé. Ses propos captivent<br />
l’assistance. Il est applaudi avec l’enthousiasme attendu.<br />
Sarah ne peut s’empêcher <strong>de</strong> se remémorer<br />
cette main racée posée avec ferveur sur sa cuisse. Elle<br />
en frémit encore.<br />
Elle essaie <strong>de</strong> retrouver son supérieur au repas <strong>de</strong><br />
midi. Elle n’a malheureusement pas l’opportunité <strong>de</strong><br />
s’asseoir à ses côtés. Dans la gran<strong>de</strong> cafétéria du premier<br />
étage, elle l’aperçoit présidant une tablée<br />
d’admiratrices. Mais il lui semble toutefois ressentir<br />
au passage la brûlure d’un regard <strong>de</strong> braise <strong>de</strong>venu<br />
désormais complice et qui la déshabille…<br />
Sarah parvient cependant à se concentrer dans<br />
l’après-midi. Absorbée dans sa prise active <strong>de</strong> notes,<br />
77
Conférence particulière<br />
elle ne le voit pas arriver. Il vient signifier à son<br />
équipe dévouée que la conférence a pris du retard et<br />
qu’il ne faut pas manquer ce train <strong>de</strong> 17 h 34 qui ne<br />
les attendra pas.<br />
Tout le mon<strong>de</strong> se rassemble donc au vestiaire.<br />
Sarah se blottit avec empressement dans la fourrure<br />
que lui tend élégamment Paul.<br />
Une fois dans le train, ce <strong>de</strong>rnier laisse sa place à<br />
une collègue. La jeune femme se retrouve éloignée <strong>de</strong><br />
lui. Elle ne s’y attendait pas !<br />
— Je pense que vous avez quelques propos à<br />
échanger au sujet <strong>de</strong> cette journée <strong>de</strong> travail. Sarah, il<br />
serait bon que vous recueilliez l’avis <strong>de</strong> Mme Moser.<br />
— Comme vous voulez, Monsieur Musso !<br />
La corpulente assistante qui ne semble pas s’être<br />
remise <strong>de</strong> cette journée à la capitale, ne tar<strong>de</strong> pas à<br />
s’endormir, bercée sans doute par un roulis imaginé<br />
et non perçu dans ce train à gran<strong>de</strong> vitesse tout<br />
confort.<br />
Sarah se dirige vers l’espace-bar. Sans bien<br />
comprendre ce qui lui arrive, elle se retrouve<br />
d’emblée projetée contre une paroi dans un endroit<br />
exigu. L’homme qui l’a saisie par-<strong>de</strong>rrière fait<br />
exploser les boutons <strong>de</strong> son chemisier en un tour <strong>de</strong><br />
main. Il retrousse ensuite avec empressement sa jupe<br />
et caresse furtivement la partie du haut <strong>de</strong>s cuisses<br />
que les bas laissent apparaître. Elle ne porte pas <strong>de</strong><br />
petite culotte. Il s’empare alors avec facilité <strong>de</strong> ce<br />
78
Conférence particulière<br />
sexe offert que ses mains explorent avec une<br />
démente <strong>de</strong>xtérité.<br />
Sarah reconnaît ce parfum masculin si subtil<br />
qu’elle adore. La jeune femme se retrouve<br />
rapi<strong>de</strong>ment possédée en bonne et due forme avec<br />
une ar<strong>de</strong>ur qui la transcen<strong>de</strong>. L’homme déchaîné<br />
l’empale d’un coup, lui arrachant <strong>de</strong> brefs gémissements<br />
suivis par <strong>de</strong> sonores râles explicites.<br />
Quelques phrases gutturales viennent ponctuer ce<br />
vigoureux assaut.<br />
Prise dans ce tourbillon d’émois aussi espérés<br />
qu’inhabituels, Sarah a fermé les yeux dès le premier<br />
coup <strong>de</strong> reins. Et, vu la position dans laquelle elle<br />
s’est retrouvée, elle n’a aucun moyen <strong>de</strong> vérifier<br />
l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> celui qui vient <strong>de</strong> prendre possession <strong>de</strong><br />
son corps passionné. Ce plaisir si soudain, si<br />
nouveau, si irréel est un vrai bonheur !<br />
Sarah <strong>de</strong>meure encore toute tremblante, seule<br />
désormais à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qui vient <strong>de</strong> lui arriver.<br />
L’homme est reparti aussi vite qu’il était apparu. Elle<br />
se rajuste à la hâte, essaie tant bien que mal <strong>de</strong><br />
dissimuler ses seins malgré le problème occasionné<br />
par la disparition inopinée <strong>de</strong> quelques boutons. Fort<br />
heureusement, elle a eu l’idée <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r son gilet. Elle<br />
déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> fermer celui-ci <strong>de</strong> son mieux. Comme dans<br />
son empressement elle ne retrouve plus sa pince à<br />
cheveux, elle recoiffe comme elle peut sa longue<br />
79
Conférence particulière<br />
chevelure blon<strong>de</strong> qui tombe désormais en casca<strong>de</strong><br />
sur son dos. Elle se remaquille légèrement, puis<br />
revient prendre sa place dans son compartiment.<br />
*<br />
En face d’elle est assis un homme d’une<br />
quarantaine d’années qui paraît la regar<strong>de</strong>r avec<br />
attention. Elle fait mine <strong>de</strong> ne pas s’en apercevoir. Le<br />
regard qu'il porte sur elle semble cependant se<br />
prolonger avec insistance. Elle lève donc les yeux<br />
vers ce voisin, et le trouve fort séduisant.<br />
L’assistante avec qui elle doit échanger quelques<br />
impressions <strong>de</strong> travail ne s’est toujours pas réveillée.<br />
Sarah aperçoit quelques rangées plus loin Paul, qui<br />
semble toujours très concentré sur ce qu’affiche<br />
l’écran <strong>de</strong> son ordinateur. Rien ne paraît avoir bougé<br />
dans ce cadre <strong>de</strong>puis son départ. La jeune femme ne<br />
peut s’empêcher <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si elle n’a pas<br />
encore rêvé. Elle éprouve <strong>de</strong>s difficultés à reprendre<br />
son souffle. Il lui semble par ailleurs que la<br />
température ambiante est excessive. Un écoulement<br />
chaud entre ses cuisses vient cependant confirmer<br />
qu’elle vient <strong>de</strong> vivre une expérience bien réelle.<br />
80<br />
— Bonjour Ma<strong>de</strong>moiselle, puis-je me présenter ?<br />
— Bonjour.<br />
— Henri Von <strong>de</strong>n Swartzberg pour vous servir.
— Enchantée !<br />
Conférence particulière<br />
— Si je puis me permettre, vous semblez avoir<br />
quelque chose <strong>de</strong>… disons différent, <strong>de</strong>puis tout à<br />
l’heure, répond-il avec un sourire empreint <strong>de</strong><br />
mystère.<br />
Sarah se sent gênée par ce compliment assez<br />
inattendu. Elle ne peut s’empêcher <strong>de</strong> rougir et se<br />
gar<strong>de</strong> bien <strong>de</strong> répondre. Il lui semble avoir déjà<br />
entendu cette voix.<br />
L’homme insiste :<br />
— Vos cheveux, probablement…<br />
Plus aucun doute, ce timbre rauque ne lui est pas<br />
inconnu. La femme ferme les yeux, envahie à<br />
nouveau par l’incontrôlable souvenir <strong>de</strong> cette courte<br />
extase vécue quelques instants auparavant. Elle désire<br />
ar<strong>de</strong>mment prolonger cette infinie volupté qui la<br />
bouleverse encore. Elle <strong>de</strong>meure lascive, rêveuse et<br />
rayonnante à la fois. Ses longs cheveux vaporeux<br />
flottent sur ses épaules et lui confèrent une nouvelle<br />
aura.<br />
— Si je puis me permettre, vous vous sentez<br />
bien ?<br />
Ce léger accent germanique commence<br />
décidément à l’interpeller. Et puis, il y a ce parfum, si<br />
prisé d’elle <strong>de</strong>puis quelques mois, qui s’exhale à<br />
nouveau d’intense façon, cette même fragrance<br />
qu’elle a sentie quelques instants plus tôt. Elle se rend<br />
81
Conférence particulière<br />
compte avec surprise que ce parfum ne vient pas <strong>de</strong><br />
ce cher Paul, assis beaucoup trop loin d’elle, mais<br />
qu’il émane <strong>de</strong> ce charmant voisin assis juste en face<br />
d’elle… Sarah saisit alors toute l’originalité <strong>de</strong> cette<br />
situation qui est loin <strong>de</strong> lui déplaire.<br />
Quelques places plus loin, Paul Musso paraît<br />
toujours imperturbable et étranger à ce qui peut se<br />
passer autour <strong>de</strong> lui.<br />
82<br />
* * *
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
par Macha Sener<br />
Rose a froid. Malgré toutes ces années à arpenter<br />
le trottoir en tenue légère, elle ne s'est toujours pas<br />
habituée aux rigueurs du climat parisien en cette fin<br />
d'automne. Elle rajuste un <strong>de</strong> ses bas résille, en<br />
essayant <strong>de</strong> se réchauffer au passage par quelques<br />
frictions aussi vigoureuses qu'inutiles.<br />
Devant elle, le boulevard se <strong>de</strong>ssine au travers<br />
d'un léger brouillard. Saleté d'hiver. Saleté <strong>de</strong> métier.<br />
Et si au moins quelques clients venaient lui<br />
réchauffer le corps et remplir son porte-monnaie.<br />
Mais Rose n'a plus beaucoup <strong>de</strong> succès. L'âge... et<br />
quelques aléas professionnels, comme les <strong>de</strong>nts qui<br />
lui manquent, le regard abattu, et une si gran<strong>de</strong><br />
lassitu<strong>de</strong> qu'on en tombe les épaules rien qu'à la<br />
regar<strong>de</strong>r.<br />
Rose allume une cigarette pour se réchauffer au<br />
petit brasier familier. Tant pis pour les <strong>de</strong>nts qui lui<br />
restent, qui continueront <strong>de</strong> jaunir, tant pis pour les<br />
doigts engourdis, qui gar<strong>de</strong>ront encore longtemps<br />
83
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
<strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> nicotine, tant pis pour l'haleine chargée<br />
qui ne fera même pas fuir d'improbables clients.<br />
Saleté <strong>de</strong> mois d'octobre. Rose se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment<br />
elle pourra tenir jusqu'à la fin <strong>de</strong> l'hiver qui vient.<br />
Descendant la rue en venant du boulevard, une<br />
silhouette attire son attention. C'est un tout jeune<br />
homme, qui marche avec hésitation, en surveillant les<br />
numéros <strong>de</strong>s immeubles. Qu'est-ce qu'il peut bien<br />
chercher, celui-là, avec le nez en l'air et les yeux sur<br />
les faça<strong>de</strong>s d'immeubles ? Ce n'est sûrement pas un<br />
client potentiel, ceux-là ont les yeux baissés, et le<br />
regard en biais vers les porte-jarretelles <strong>de</strong>s filles.<br />
Le jeune homme s'arrête juste en face <strong>de</strong> Rose. Il<br />
lit attentivement le numéro au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte en<br />
murmurant : « Ah ! 33, c'est là ! ». Rose abasourdie en<br />
oublie sa cigarette, et le temps qu'il re<strong>de</strong>scen<strong>de</strong> les<br />
yeux vers elle, elle explose en jurons en jetant le<br />
mégot qui vient <strong>de</strong> lui brûler les doigts.<br />
— Madame Rose ?<br />
— Dis-donc morveux, tu cherches quoi<br />
exactement ?<br />
— On m'a dit que vous aviez <strong>de</strong>s renseignements<br />
qui pourraient m'être utiles pour mon enquête ?<br />
— Une enquête <strong>de</strong> quoi ? Tu t'prends pour Sam<br />
Spa<strong>de</strong> ?<br />
84<br />
— Qui ça ?<br />
— Cherche pas, t'es trop jeune ! Tu joues au
détective ou quoi ?<br />
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
— En fait, je suis inspecteur <strong>de</strong> police et je fais<br />
une enquête sur Paulo le Désosseur. On m'a dit que<br />
vous aviez bien connu un <strong>de</strong> ses lieutenants...<br />
Rose oublie <strong>de</strong> fermer la bouche, <strong>de</strong> surprise.<br />
Tant <strong>de</strong> naïveté ! C'est trop rare. Et tellement<br />
mignon. Dans son cerveau <strong>de</strong> femme délurée et<br />
impudique, une petite idée vient <strong>de</strong> germer. Croquer<br />
ce jeune go<strong>de</strong>lureau, et le déniaiser au passage. Une<br />
pierre, <strong>de</strong>ux coups, tout le mon<strong>de</strong> est gagnant. Un<br />
peu d'argent dans son escarcelle, et un peu <strong>de</strong> plomb<br />
dans cette jeune cervelle...<br />
— Et tu t'appelles comment, m'sieur l'inspecteur<br />
?<br />
— Oh pardon, j'ai oublié <strong>de</strong> me présenter : Julien<br />
Dorcelle.<br />
— Julien Dorcelle ? Ah ah ah ah, elle est bien<br />
bonne celle-là !<br />
Le jeune homme rougit et baisse la tête. Ça fait<br />
longtemps qu'il n'en rit plus, lui. Mais c'est comme<br />
ça, c'est son nom et il n'y peut rien. Rose a pitié du<br />
pauvre gamin, mais poursuit son idée...<br />
— Ben m'sieur Dorcelle si tu veux m'interroger,<br />
il vaudrait mieux qu'on monte, parce que mon maqu'<br />
qui boit comme un trou dans le café d'en face, s'il me<br />
voit faire la conversation en bas, ça ne lui plaira pas,<br />
et j'en f'rai les frais après. T'as vu mes <strong>de</strong>nts ? Enfin<br />
85
l'peu qui m'en reste...<br />
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
— Euh... monter avec vous ? Euh... bon...<br />
d'accord.<br />
Elle lui montre le chemin en retenant sa joie. Il<br />
est tellement mignon ce jeune crétin. C'est trop<br />
facile ! Arrivés dans la chambre exiguë et malodorante,<br />
elle lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'argent, toujours pour son<br />
souteneur. Pas <strong>de</strong> visite gratuite, même si c'est pour<br />
parler et pas pour la bagatelle. Julien fouille fébrilement<br />
dans son portefeuille. Il ne s'attendait pas à<br />
ça, il espère avoir suffisamment d'argent, est-ce que<br />
ça ira ?<br />
— Bon, je dirai que tu voulais juste une pipe. Au<br />
fait, j'te la fais, pendant qu'on y est, hein ?<br />
Et Rose commence à déboutonner un Julien<br />
rougissant et empoté, qui n'ose pas bouger, ni la<br />
toucher. Il voudrait se dégager <strong>de</strong> ces mains<br />
envahissantes, échapper à cette bouche qui le cherche<br />
déjà, mais il ne sait où poser les doigts...<br />
Avant d'attaquer le vif du sujet, Rose lui<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, juste par acquit <strong>de</strong> conscience et en<br />
connaissant déjà la réponse !<br />
— T'es tout neuf, hein ? T'as jamais servi !?<br />
— Ben, c'est à dire que... non, je n'ai jamais eu <strong>de</strong><br />
relations...<br />
Rose prend le sexe <strong>de</strong> Julien dans sa bouche, et <strong>de</strong><br />
sa langue elle l'active et le réchauffe. Julien a un peu<br />
86
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
<strong>de</strong> mal à rester <strong>de</strong>bout, il chancelle, et écarte les<br />
jambes pour gar<strong>de</strong>r son équilibre. Rose en profite<br />
pour explorer <strong>de</strong> sa langue avertie toutes les parties<br />
les plus sensibles qui s'offrent à elle, et commence <strong>de</strong><br />
savants va-et-vient entre le gland gonflé et les<br />
testicules qu'elle soulève doucement <strong>de</strong> sa langue.<br />
D'une main qui vient rapi<strong>de</strong>ment ai<strong>de</strong>r ses lèvres elle<br />
poursuit ses caresses, sa bouche ne se consacrant<br />
bientôt plus qu'à la tige vibrante qu'elle engloutit. Un<br />
petit doigt plus curieux que les autres vient frôler<br />
l'anus <strong>de</strong> Julien, juste avant que le jeune homme<br />
rassemble son courage, et écarte doucement le visage<br />
<strong>de</strong> Rose... Mais la main <strong>de</strong> la prostituée poursuit son<br />
désir, et très vite sur le sol il signe sa capitulation.<br />
Rose rigole :<br />
— T'inquiète pas, c'est toujours assez rapi<strong>de</strong> la<br />
première fois. Mais j'ai bien gagné mon argent, allez<br />
maintenant il faut que tu t'en ailles... j'ai à faire.<br />
Le jeune homme repart, les jambes un peu<br />
chancelantes, et ce n'est qu'au boulevard qu'il se rend<br />
compte qu'il a complètement oublié ses questions. Il<br />
n'ose pas retourner en arrière. Il a l'impression qu'il<br />
mourrait <strong>de</strong> honte <strong>de</strong> se retrouver à nouveau en face<br />
<strong>de</strong> Rose. Quelle épreuve !... mais quel plaisir, aussi !<br />
*<br />
87
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
Au commissariat, pendant la semaine qui suit,<br />
Julien a beaucoup <strong>de</strong> mal à éviter <strong>de</strong> se faire railler<br />
par ses collègues. Son commissaire lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> où<br />
en est son enquête, il n'ose rien lui dire, mais<br />
bredouille en rougissant, et même les plus<br />
compatissants <strong>de</strong> ses collègues le regar<strong>de</strong>nt en<br />
ricanant.<br />
Le vendredi suivant, il retourne voir Rose, bien<br />
décidé à lui poser <strong>de</strong>s questions sur l'ancien<br />
lieutenant <strong>de</strong> Paulo le désosseur. En <strong>de</strong>scendant vers<br />
le numéro 33, il se surprend à répéter les questions<br />
qu'il doit poser, comme un entraînement avant un<br />
examen d'oral.<br />
Bien sûr, Rose est à sa place. Elle n'a pas eu un<br />
seul client <strong>de</strong>puis le matin, et grille nerveusement sa<br />
énième cigarette. Quand elle voit arriver le jeune<br />
inspecteur, elle jubile. Chic, voilà le gamin qui revient,<br />
un bon moment en perspective !...<br />
Comme la fois précé<strong>de</strong>nte, ils montent tous les<br />
<strong>de</strong>ux, pour donner le change au souteneur <strong>de</strong> Rose,<br />
qui doit la surveiller du bistrot. Une fois là-haut,<br />
Julien lui donne l'argent qu'il a préparé pour elle, et<br />
insiste pour avoir <strong>de</strong>s réponses à ses questions.<br />
D'abord.<br />
Ce « d'abord » a un effet magique sur eux <strong>de</strong>ux. Il<br />
admet donc qu'« ensuite »...<br />
88
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
Rose lui propose un marché : <strong>de</strong>ux questions par<br />
semaine. À lui <strong>de</strong> les choisir au mieux pour faire<br />
avancer son enquête. Julien accepte, à la fois paniqué<br />
et ravi. Il se lance rapi<strong>de</strong>ment :<br />
— Dédé le Marseillais, vous le connaissez ?<br />
— Oui.<br />
Et Rose déboutonne le pantalon <strong>de</strong> Julien et<br />
l'attire vers le lit défait. Julien bredouille :<br />
— Ah, mais c'est pas juste, il faut plus <strong>de</strong><br />
réponses quand même. On ne va pas y arriver<br />
comme ça !<br />
— D'accord, mon loulou... J'ai bien connu Dédé,<br />
vu qu'c'était l'boss <strong>de</strong> mon maqu' il y a une paire<br />
d'années. Mais je ne l'ai pas vu <strong>de</strong>puis au moins <strong>de</strong>ux<br />
hivers.<br />
— Est-ce qu'il faisait du trafic pour Paulo le<br />
désosseur ?<br />
— Va falloir que tu précises ta question p'tit<br />
coeur, un trafic <strong>de</strong> quoi tu cherches ? Parce qu'ici on<br />
peut trafiquer <strong>de</strong>s filles comme <strong>de</strong> la blanche, alors ?<br />
— Ben justement, je voudrais savoir ce que Paulo<br />
le désosseur lui faisait faire, hein ?<br />
— OK. À ma connaissance, Dédé le Marseillais,<br />
il faisait venir <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> l'Est. Et hop,<br />
terminé les questions pour aujourd'hui mon chéri,<br />
maintenant c'est l'heure <strong>de</strong> la récréation.<br />
89
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
Julien a déjà le pantalon et le slip sur les talons.<br />
Rose le pousse encore jusqu'à le faire tomber sur le<br />
lit, et le rejoint. Elle le caresse longuement <strong>de</strong> ses<br />
seins qui débor<strong>de</strong>nt d'un corset <strong>de</strong> cuir noir,<br />
l'embrasse <strong>de</strong> temps en temps, le lèche entre <strong>de</strong>ux<br />
caresses, puis dès qu'elle le sent prêt, grimpe sur lui et<br />
l'avale <strong>de</strong> son sexe impatient. Aussi excités l'un que<br />
l'autre, ils embarquent tous les <strong>de</strong>ux dans le train du<br />
plaisir. Julien découvre, et Rose s'étonne. Il y a si<br />
longtemps qu'elle ne pratique qu'en professionnelle<br />
que le plaisir l'a <strong>de</strong>puis belle lurette abandonnée. Et<br />
voilà qu'aujourd'hui elle se fait autant plaisir qu'à ce<br />
jeune novice, client un peu malgré lui.<br />
Julien quitte Rose avec un sourire aux lèvres. Elle<br />
est sur un petit nuage aussi. Et ils sont déjà<br />
impatients tous les <strong>de</strong>ux d'être à la semaine suivante.<br />
Pendant le restant du mois, et le mois <strong>de</strong> novembre<br />
qui suit, tous les vendredis à la même heure, Julien<br />
vient voir Rose. Au début il progresse dans son<br />
enquête, question par question, puis il oublie d'avoir<br />
besoin <strong>de</strong> prétexte.<br />
*<br />
Début décembre, <strong>de</strong>s collègues <strong>de</strong> Nîmes<br />
annoncent la mort <strong>de</strong> Dédé le Marseillais dans un<br />
règlement <strong>de</strong> comptes. Il n'aura pas l'occasion <strong>de</strong><br />
90
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
balancer Paulo le désosseur. Encore une filière qui<br />
disparaît avant d'être remontée. Julien en profite pour<br />
essayer <strong>de</strong> se renseigner sur le souteneur <strong>de</strong> Rose,<br />
discrètement. Il apprend que Rose travaille à son<br />
compte <strong>de</strong>puis bien longtemps, son <strong>de</strong>rnier<br />
« protecteur » étant mort d'une cirrhose il y a au<br />
moins dix ans...<br />
Mais Julien n'est pas rancunier. Il a beau être naïf,<br />
il a le sens <strong>de</strong> l'humour. Et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s facultés<br />
d'adaptation. Pour Rose, il continue <strong>de</strong> faire semblant<br />
<strong>de</strong> croire au maquereau qui épie <strong>de</strong>puis le troquet du<br />
trottoir d'en face. Il imagine même quelquefois voir<br />
un visage grimaçant qui les surveille, à travers la vitre<br />
qui commence parfois à se recouvrir <strong>de</strong> givre.<br />
Rose prend tellement <strong>de</strong> plaisir à ces visites<br />
qu'elle change, petit à petit. La volupté remplit ses<br />
formes généreuses d'un désir inattendu. Quand elle<br />
pense à Julien, elle n'a presque plus froid, malgré<br />
l'hiver qui s'installe et les premières neiges qui<br />
s'annoncent. Quand elle sait qu'il va venir, elle<br />
retrouve <strong>de</strong>s couleurs, et un sourire charmeur, même<br />
s'il est toujours aussi é<strong>de</strong>nté. Oh, elle ne rêve pas<br />
d'amour. Ça fait longtemps qu'elle en a perdu<br />
l'illusion ! Non, elle ne fait pas <strong>de</strong> plan d'avenir, ne<br />
prévoit rien. Elle sait bien qu'elle n'a pour horizon<br />
qu'une fosse commune, chaque jour plus proche. Elle<br />
profite juste <strong>de</strong> ces instants volés à la médiocrité et à<br />
la déveine.<br />
Julien, lui, <strong>de</strong>vient dépendant. Chaque vendredi,<br />
91
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
quand il rentre chez lui, après plusieurs heures<br />
passées <strong>de</strong>puis sa visite chez Rose, il ressent un<br />
manque. Un manque <strong>de</strong> ses caresses qui le déten<strong>de</strong>nt,<br />
le mettent à l'aise, avant <strong>de</strong> lui donner du plaisir et <strong>de</strong><br />
le chavirer dans cette <strong>de</strong>mi-mort dont il revient<br />
chaque fois plus fort. Un manque aussi <strong>de</strong> la voix <strong>de</strong><br />
Rose, <strong>de</strong> ses rires. De sa gouaille, et ses taquineries,<br />
toujours gentilles. De sa présence tellement réconfortante,<br />
même s'ils ne communiquent que par le sexe.<br />
Après tout, que ce soit par ce moyen <strong>de</strong> communication-là<br />
ou par un autre, il ne s'était jamais senti<br />
aussi proche <strong>de</strong> quelqu'un avant.<br />
Il comprend qu'elle est au seuil du dénuement<br />
absolu. Il n'y a pas <strong>de</strong> caisse <strong>de</strong> retraite dans ce<br />
métier-là, et si peu <strong>de</strong> soins. Début décembre, il<br />
commence à venir aussi le mardi. Il se dit qu'avec le<br />
peu d'argent qu'il lui donne, peut-être qu'elle pourra<br />
survivre à l'hiver. Peut-être.<br />
*<br />
Un vendredi, à l'heure où vient Julien d'habitu<strong>de</strong>,<br />
un client abor<strong>de</strong> Rose. Elle est agacée, elle attend son<br />
petit inspecteur, cet homme-là ne lui est rien. Mais<br />
elle le laisse parler, répond à ses questions du bout<br />
<strong>de</strong>s lèvres, en scrutant le coin du boulevard. C'est<br />
l'heure maintenant passée, et Julien n'est toujours pas<br />
arrivé... alors que la misère, elle, ne la quitte pas.<br />
92
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
Alors, Rose monte, accompagnée.<br />
Quand elle re<strong>de</strong>scend, Julien est là. Il l'attend, <strong>de</strong><br />
l'autre côté du trottoir, les bras ballants et les yeux<br />
embrumés. Sans un mot, sans un geste, elle remonte<br />
et Julien la suit. Quand ils sont seuls dans la chambre<br />
crasseuse, il se met à pleurer.<br />
Et ce chagrin <strong>de</strong> gosse, là, mais qu'est-ce qu'elle<br />
peut en faire ? Et ce gosse qui a du chagrin... Elle le<br />
prend dans ses bras, mais ça n'a rien <strong>de</strong> maternel.<br />
Elle lui caresse les cheveux, mais ça n'a rien d'amical.<br />
Elle est juste une femme. Et son homme. Et ils ont<br />
<strong>de</strong> la peine...<br />
*<br />
Le 15 décembre, Julien est convoqué par son<br />
commissaire. Au cours d'un long discours<br />
paternaliste et moralisateur, on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> choisir<br />
entre sa carrière et sa pute. Comme il se défend et<br />
s'emporte, il est mis à pied pour une semaine.<br />
— Mais enfin, monsieur le commissaire, en<br />
première page <strong>de</strong>s journaux, on voit <strong>de</strong>s ministres<br />
qu'on encense, alors qu'elles viennent <strong>de</strong> mettre au<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s bâta...<br />
— Fermez-la !<br />
— Les plus gran<strong>de</strong>s instances <strong>de</strong> notre État<br />
montrent l'exemple <strong>de</strong> cocufiages publics, <strong>de</strong><br />
93
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
divorces à répétition et d'enfants illégitimes, et on va<br />
me faire chier, moi un petit flic <strong>de</strong> quartier, à cause<br />
du métier <strong>de</strong> ma copine ?<br />
— D'abord, ce n'est pas votre copine. C'est une<br />
pute ! Ce n'est pas juste un métier, ça ! Et puis mer<strong>de</strong>,<br />
pourquoi je vous réponds, moi, vous êtes mis à pied<br />
Dorcelle ! Prenez une semaine pour réfléchir à vos<br />
conneries !<br />
*<br />
Au bout <strong>de</strong> cinq jours, Julien va voir Rose. Il est<br />
sérieux, et ne se laisse pas détendre par les caresses et<br />
les baisers.<br />
— L'un <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux doit changer <strong>de</strong> métier,<br />
Rose, et malgré ton talent évi<strong>de</strong>nt, c'est moi qui ai la<br />
meilleure situation maintenant.<br />
— Mais si je ne travaillais pas, <strong>de</strong> quoi on vivrait ?<br />
Tu ne gagnes pas assez d'argent pour <strong>de</strong>ux. Il faudrait<br />
quand même que je travaille, et je ne sais rien faire<br />
d'autre !<br />
— Tu feras <strong>de</strong> la télé. J'ai une amie directrice <strong>de</strong><br />
casting dans une gran<strong>de</strong> chaîne publique. Elle te fera<br />
entrer dans <strong>de</strong>s émissions, tu participeras à <strong>de</strong>s jeux,<br />
à <strong>de</strong>s télé-réalités. Tu donneras <strong>de</strong>s interviews,<br />
quelqu'un t'ai<strong>de</strong>ra à écrire un bouquin... Tu verras, ça<br />
marchera très bien. Et tu vas bien t'amuser.<br />
94
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
— Mais enfin, gamin, tu ne pourras jamais me<br />
présenter à ta famille... et ça fait longtemps que je ne<br />
peux plus avoir d'enfants !<br />
— Je suis orphelin. Ma famille, c'est l'Assistance<br />
Publique et je ne te la présenterai pas. Et si un jour tu<br />
as envie d'aimer un enfant, on en adoptera un.<br />
— ...<br />
— Allez, viens Rose, ramasse tes affaires et dis<br />
adieu à ce cagibi, on va à la mairie chercher les<br />
papiers. On va se marier...<br />
*<br />
Demain, c'est Noël. Rose rêve, allongée sur le<br />
canapé convertible du studio <strong>de</strong> Julien. Le jeune<br />
homme est parti à son bureau au petit matin, le<br />
sourire aux lèvres, détendu, amoureux.<br />
« Un fonctionnaire <strong>de</strong> police, quand même, quelle<br />
drôle d'idée pour faire une fin ! » pense Rose. Les<br />
papiers pour le mariage sont sur la table <strong>de</strong> nuit.<br />
Julien lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> les remplir dans la journée, il<br />
voudrait les déposer très vite, pour qu'ils puissent se<br />
marier vite, vite, vite.<br />
Rose s'étire lentement, elle se lève et va prendre<br />
une cigarette dans son vieux sac <strong>de</strong> cuir avachi. Julien<br />
lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> ne pas fumer chez lui. À cause <strong>de</strong><br />
l'o<strong>de</strong>ur. Mais Rose n'a pas envie <strong>de</strong> se priver <strong>de</strong> ce<br />
95
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
plaisir. Pourquoi renoncer à cette habitu<strong>de</strong> qui l'a<br />
soutenue pendant tant d'années difficiles ? C'est<br />
comme une vieille copine, une confi<strong>de</strong>nte avec qui<br />
elle a partagé les longues heures d'attente avant les<br />
passes, et les minutes précieuses d'un nécessaire oubli<br />
après.<br />
Rose réfléchit, fait un point sur sa vie. Sur ses<br />
choix. Ce petit Julien lui offre une nouvelle vie. Mais<br />
qu'est-ce qu'elle a vraiment envie d'en faire ? Et elle ?<br />
Qu'est-ce qu'elle lui apporte, en ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Noël ?<br />
*<br />
Lorsque Julien rentre <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière journée <strong>de</strong><br />
travail avant le réveillon, il trouve Rose, toute habillée<br />
<strong>de</strong> rubans, qui l'accueille avec <strong>de</strong>s baisers charmants.<br />
Sur la table, <strong>de</strong>s chan<strong>de</strong>lles et <strong>de</strong>s plats préparés<br />
qu'elle est allée chercher chez un traiteur chinois. Des<br />
nems et du riz à la sauce soja, pas la gran<strong>de</strong> classe ni<br />
les élégances d'un dîner bourgeois, mais elle ne sait<br />
pas mieux faire et Julien est ravi.<br />
À la fin du dîner, Rose prend la main <strong>de</strong> Julien, et<br />
l'entraîne vers le lit qu'elle a laissé ouvert. Il se laisse<br />
déshabiller, et dénoue un à un les rubans qui couvrent<br />
le corps <strong>de</strong> Rose, son ca<strong>de</strong>au. Elle le caresse<br />
longuement, connaissant par cœur ce corps qu'elle a<br />
éveillé à la volupté. Pour qu'il dure plus longtemps,<br />
elle alterne caresses et frustrations, interrompant les<br />
96
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
baisers à sa verge tendue pour remonter du bout <strong>de</strong>s<br />
lèvres vers la poitrine lisse du jeune homme. Elle<br />
s'empale sur lui, et le chasse après seulement<br />
quelques sursauts. Elle l'essuie <strong>de</strong> ses mains, le<br />
reprend dans sa bouche. Quand, enfin, il ne tient<br />
plus, elle se couche sur le ventre près <strong>de</strong> lui, et lui<br />
chuchote : « viens... » Il se couche sur son dos, et<br />
laisse les mains <strong>de</strong> Rose le gui<strong>de</strong>r... Elle lui apprend<br />
l'entrée d'un autre paradis, un palais <strong>de</strong> jouissance à la<br />
porte étroite dont il ne soupçonnait pas les plaisirs...<br />
Il s'emporte, s'emmêle, s'oublie et s'époumone, avant<br />
<strong>de</strong> s'abattre sur Rose, assommé par une chimie qui le<br />
dépasse. Ses sens embrouillés l'abandonnent et il<br />
s'endort, encore enfoui au plus profond, au plus<br />
secret <strong>de</strong> sa maîtresse.<br />
Rose ne tar<strong>de</strong> pas non plus à s'endormir aussi,<br />
avec la satisfaction d'un <strong>de</strong>voir accompli.<br />
*<br />
Le len<strong>de</strong>main, tard, Julien émerge d'un sommeil<br />
lourd, et cherche sa compagne d'un bras encore<br />
engourdi. Il trouve sur l'oreiller un petit mot qu'elle a<br />
griffonné au crayon d'une écriture malhabile, sur le<br />
calepin <strong>de</strong>s commissions : « retrouve-moi ce soir à 20<br />
heures Porte <strong>de</strong> la Chapelle, sous le boulevard<br />
périphérique ».<br />
Julien fonce sous la douche, s'habille en<br />
97
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
quatrième vitesse, puis passe le reste <strong>de</strong> la journée<br />
assis sur son canapé à se tenir la tête entre les mains,<br />
habité d'un sombre pressentiment.<br />
À 19 h 45, il sort du métro Porte <strong>de</strong> la Chapelle,<br />
et se dirige vers les arca<strong>de</strong>s du pont aérien qui<br />
surplombe l'avenue <strong>de</strong> la Chapelle. Des véhicules <strong>de</strong><br />
police et une ambulance entourent une zone protégée.<br />
Des collègues à lui sont là, et font respecter un<br />
périmètre <strong>de</strong> sécurité. Il se présente, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce<br />
qui se passe, la gorge serrée.<br />
— C'est une vieille pute qui a été égorgée. Un<br />
règlement <strong>de</strong> compte, sûrement.<br />
— Une idée du mobile ? Elle a été volée ?<br />
— Même pas, il y avait toujours son sac à main<br />
avec ses papiers et son fric <strong>de</strong>dans. Mais le plus<br />
étrange, c'est ce que le toubib a trouvé dans son<br />
soutien-gorge, vient voir...<br />
Son collègue l'amène jusqu'au cadavre <strong>de</strong> Rose, et<br />
lui tend une enveloppe, avec son nom <strong>de</strong>ssus : À<br />
Julien Dorcelle.<br />
— C'est pour toi ?<br />
— Oui, c'est pour moi. répond Julien d'une voix<br />
blanche.<br />
Dans l'enveloppe tachée <strong>de</strong> sang, il trouve un<br />
nouveau petit mot gribouillé à la hâte par Rose, sur<br />
lequel est écrit :<br />
98<br />
« Mme Henry à Trouflagan. A <strong>de</strong>s infos sur
Rose <strong>de</strong> Noël<br />
Mélanie Chapirot, l'ex-comptable <strong>de</strong> Paulo le<br />
désosseur.<br />
Joyeux Noël mon amour,<br />
Oublie-moi vite,<br />
— Alors ? Ça veut dire quoi ?<br />
Ta Rose qui t'aime »<br />
— Ça veut dire que mon enquête redémarre.<br />
Et Julien repart lentement vers le métro, la tête<br />
baissée, et le coeur gros.<br />
* * *<br />
99
Poèmes
Petit soldat<br />
par Jean Gualbert<br />
Valse, petit soldat, au son <strong>de</strong>s violons<br />
Dont la plainte envoûtante exalte les étoiles,<br />
Passe-partout <strong>de</strong>s coeurs aux murmures si longs<br />
Et sésames <strong>de</strong>s corps dans leurs écrins <strong>de</strong> voiles.<br />
Tes médailles d’argent dont les feux étincellent,<br />
Ton uniforme clair sur ton torse moulé,<br />
Font <strong>de</strong> toi pour un soir aux yeux <strong>de</strong> ces donzelles<br />
Un prince déca<strong>de</strong>nt, un poète adulé.<br />
Saoul <strong>de</strong> ces vieux alcools aux reflets mordorés,<br />
De suaves fumées, <strong>de</strong> trop lour<strong>de</strong>s senteurs,<br />
Tu jouis <strong>de</strong> la nuit, <strong>de</strong> ses jeux adorés,<br />
Voluptueuse extase aux lascives langueurs.<br />
Enivré par l’amour que te donnent les belles,<br />
Par l’éclat <strong>de</strong> leur rire et par leurs airs mutins,<br />
Tu t’offres à leurs bras, qui ne te sont rebelles,<br />
Succombant à l’attrait <strong>de</strong> plaisirs libertins.<br />
103
Petit soldat<br />
Au soir <strong>de</strong> tes vingt ans, quand tu le peux encore,<br />
Profite <strong>de</strong> la vie, oublie les bruits du pas.<br />
Il te faudra <strong>de</strong>main, à l’heure <strong>de</strong> ta mort,<br />
Affronter le canon, et l’horreur du trépas.<br />
104<br />
* * *<br />
illustration d'après John Austen (1886-1948)<br />
"Daphnis & Chloe" édition <strong>de</strong> 1931, Angleterre
Ma gourmandise<br />
Ma gourmandise<br />
T’est <strong>de</strong>puis longtemps acquise<br />
Et j’agonise<br />
De façon exquise<br />
Dès que tu aiguises<br />
Mes sens ; conquise<br />
Je m’animalise.<br />
Pas besoin que je m’alcoolise<br />
Pour savourer ta friandise.<br />
Aucune analyse<br />
À faire ; ta convoitise<br />
M’excite, attise<br />
Mon corps, m’électrise.<br />
Pas besoin que tu me brutalises<br />
Pour me faire à ta guise<br />
Toutes les bises<br />
Qui poétisent<br />
Notre vie ; pas d’expertise<br />
Pour la paillardise<br />
De nos mots, la gaillardise<br />
par Laura Vanel-Coytte<br />
105
Ma gourmandise<br />
De nos ébats, je vocalise<br />
Quand tu précises<br />
Tes caresses et pulvérises<br />
Mes peurs et hantises<br />
Me tranquillise<br />
Après la crise<br />
De plaisir qui symbolise<br />
Et solennise<br />
Notre union surprise<br />
En attendant Venise<br />
106<br />
* * *<br />
illustration d'après John Austen (1886-1948)<br />
"Daphnis & Chloe" édition <strong>de</strong> 1931, Angleterre
« I »<br />
par Évariste <strong>de</strong> Saint-Germain<br />
Ma lettre préférée c'est l'« i »<br />
Oui c'est elle<br />
C'est grâce à elle que tu souris,<br />
Que j’me promène sur ta prairie<br />
Et que je rêve <strong>de</strong> ton grand lit<br />
Demoiselle<br />
C'est pas toujours facile un « i »<br />
Parfois rebelle,<br />
Contre mon peigne dans un épi<br />
Dans l'ennui c'est sans répit<br />
Ça peut aussi quitter le nid<br />
À tire d'ailes<br />
Mais c'est bien sûr pour ce cher « i »<br />
Que tu es belle<br />
Que tu peux crier et gémir<br />
En m'arrachant plein <strong>de</strong> soupirs<br />
Et que ton corps est, ma chérie<br />
De gazelle<br />
107
« I »<br />
Aussi c'est un peu grâce au « i »<br />
Quelle merveille<br />
Qu'on peut se retrouver la nuit,<br />
Qu'au matin le soleil reluit<br />
Et que tu tombes évanouie<br />
De sommeil.<br />
108<br />
* * *<br />
d'après un alphabet érotique, France, environ 1880.
Virevolte en corolle<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Je suis cette fleur vibrante<br />
Qui rêve <strong>de</strong> t’accueillir dans son antre.<br />
Amante.<br />
Seule dans cette vaste prairie<br />
Paradoxalement fleurie<br />
Et peuplée <strong>de</strong> prédateurs.<br />
Amateurs.<br />
Mon frêle pédoncule hésite,<br />
Mais résiste.<br />
Ostensiblement.<br />
Il m’arrive cependant<br />
De courber l'échine<br />
Tant et si bien que je m’incline<br />
Sous la force d’un vent violent.<br />
Tourment.<br />
109
Virevolte en corolle<br />
Les pétales légers<br />
De ma jupe en corolle<br />
Virevoltent autour <strong>de</strong> ma taille<br />
Qui se rêve fine et élancée.<br />
Obole.<br />
Un festin <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelle<br />
Décore ce vêtement<br />
Que je voudrais te voir m’enlever lentement.<br />
Fleur frêle.<br />
Aurai-je assez <strong>de</strong> ces pétales<br />
Pour que tu puisses en enlevant mes voiles<br />
Le verbe aimer me conter<br />
Et me dire combien tu m’aimes un peu,<br />
Beaucoup, à la folie,<br />
Ou ne serait-ce encore qu’un peu ?<br />
Égérie.<br />
Je voudrais en possé<strong>de</strong>r mille et un<br />
Afin que tu me les enlèves un à un<br />
Faisant ainsi perdurer le plaisir<br />
De me voir d’amour rougir.<br />
Soupirs.<br />
110
Douceur transparente<br />
Acrostiches<br />
Et désir opaque aux mots<br />
Nuage <strong>de</strong> tendresse<br />
Toile <strong>de</strong> sensualité<br />
Éveillée par le glissement<br />
Lascif <strong>de</strong>s bas <strong>de</strong> soie<br />
Lovés sur <strong>de</strong>s jambes<br />
Entrouvertes au plaisir.<br />
par Laura Vanel-Coytte<br />
111
112<br />
Si belle et si réactive<br />
Acrostiches<br />
À mes caresses et baisers<br />
Velours <strong>de</strong> plaisir ;<br />
Excitante et excitée,<br />
Résolue à explorer mes<br />
Gorges humi<strong>de</strong>s et impatientes ;<br />
En attente <strong>de</strong> plaisir partagé.<br />
* * *
Abîme musical<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Je suis une petite musique en sourdine<br />
Qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à vibrer coquine<br />
Au son <strong>de</strong> tes caresses<br />
En parfaite allégresse.<br />
Je suis cette aimante maîtresse<br />
Que tu as consacrée<br />
Au sein d’une couche violine<br />
Sous le charme d’un piano forte<br />
Par un beau soir orchestré.<br />
Je suis celle que tu aimes croquer<br />
Telle une craquante amandine.<br />
Celle qui adore vibrer<br />
Au son <strong>de</strong> ces verts grands yeux<br />
Qui par une nuit d’adieu<br />
Brillaient encore <strong>de</strong> mille feux.<br />
113
Abîme musical<br />
Je suis celle qui s’enflamme<br />
Et s’emporte en crescendo<br />
Au rythme <strong>de</strong> tes caresses habiles,<br />
Qui transcen<strong>de</strong>nt mon âme<br />
Au gré <strong>de</strong> cette mesure divinement agile,<br />
Qui me conduit décidément aux abîmes.<br />
Je suis cette délicieuse gourman<strong>de</strong><br />
Qui sans cesse en re<strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
Sous l’emprise <strong>de</strong> ce vibrato<br />
Qui immanquablement se mue en un endiablé<br />
crescendo.<br />
Je suis ce petit violon<br />
Dont tu adores jouer à outrance<br />
Avec tant d'aisance<br />
Dans une infinie passion.<br />
Celle qui te voue perpétuelle allégeance<br />
Pour savoir l’emmener vers une éternelle délivrance<br />
Dans une coda très attendue<br />
Qui la porte aux nues.<br />
114<br />
... et TU ES le divin orchestrateur <strong>de</strong> mon cœur !
Rime interdite<br />
Tes lèvres vers mon appel se ten<strong>de</strong>nt<br />
Soudain d’une envie <strong>de</strong> feu je brûle<br />
Ton corps <strong>de</strong> nymphe le diable habite<br />
À toi mon bel ange j’offre mon âme<br />
Mon doigt précis déjà te fouille<br />
Il sent ton désir frémir et tu pleures<br />
par Stéphane Thomas<br />
Mon cœur s’affole ma vue se brouille<br />
Quand ta main gracile frôle mes cuisses<br />
Une larme soudain <strong>de</strong> ce prodige aqueux<br />
Gravit les sentiers ar<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> ma longue vie<br />
Le souffle me fuit quand ta bouche l’agrippe<br />
Sulfureux délice d’une sublime douceur<br />
D’un élan nouveau je charge les accus<br />
Et reviens assoiffé pour honorer tes reins<br />
115
Rime interdite<br />
Rien je promets mon coeur ne sera omis<br />
Dans cette audacieuse et folle chevauchée<br />
Ma toute douce ô tendre libellule<br />
Je tue les tabous je t’aime et je t’enlace<br />
Dans le divin secret <strong>de</strong> l’antre minuscule<br />
L’on<strong>de</strong> inouïe du plaisir hélas j’abandonne.<br />
116<br />
* * *<br />
photo Richard Avedon
Petit chaperon rouge<br />
par Jacques Païonni<br />
Petit chaperon rouge<br />
Je suis <strong>de</strong>rrière, <strong>de</strong>rrière toi dans le bois<br />
Les buissons qui bougent<br />
C'est encore, encore et toujours moi<br />
Je suis un grand loup qui vient <strong>de</strong> recevoir la foudre<br />
Je suis un grand loup, et ma carcasse tombe en poudre<br />
Tu as la chair <strong>de</strong> poule<br />
Crains-tu le loup, le grand loup sournois ?<br />
Mais non tu roucoules<br />
Je sens bien que tu es sûre <strong>de</strong> toi<br />
Je suis un grand loup, <strong>de</strong>venu complètement maboul<br />
Je suis un grand loup et à tes pieds je me roule<br />
Je sens ta main douce<br />
Sur mon poil, mon poil bien rudoie<br />
Une gran<strong>de</strong> secousse<br />
J'me transforme en Robin <strong>de</strong>s Bois<br />
J'étais un grand loup, je suis maintenant ton p'tit loup<br />
J'étais un grand loup, je suis un Robin tout doux tout doux<br />
117
Petit chaperon rouge<br />
Sur la tendre mousse<br />
Il y a toi, il y a toi et moi<br />
Ta gentille frimousse<br />
M'inspire cette chanson, cette chanson pour toi<br />
Y'a plus <strong>de</strong> grand loup, il y a ton cœur <strong>de</strong> velours<br />
Y'a plus <strong>de</strong> grand loup, il y a mon cœur d'amadou.<br />
118<br />
* * *<br />
illustration d'après F. Christophe "Die Verführung"<br />
collection F. Peeters, Allemagne
Champ'<br />
Champagne, vieux, tu ne m'as pas raté<br />
Hier soir tu riais dans ma coupe<br />
Tu postillonnais sur mon nez<br />
Tu dansais dans ma bouche<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
J'ai compris qu'on était fâchés<br />
Quand vers minuit je suis rentré<br />
J'parle pas <strong>de</strong>s clefs qu'tu as cachées<br />
Ni du roulis qu'j'ai rencontré<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
J'parle pas d'cette drôle <strong>de</strong> nausée<br />
Du tambour qui fait résonner<br />
Ni d'l'estomac qui a rien gardé<br />
J'parle pas du perron qu'j'ai souillé<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
par Jacques Païonni<br />
J'oublie même c' foutu escalier<br />
Qu’à moins d'marches que j'en ai montées<br />
119
Champ'<br />
Ainsi qu'la sirène qui a hurlé<br />
Quand j'ai poussé la porte d'entrée<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
J'dis rien <strong>de</strong>s voisins qu'ont râlé<br />
De cela je suis habitué<br />
J'dis pas un mot sur mes souliers<br />
Qu'j'arrivais pas à délacer<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
Si j'ai queq'chose à te r'procher<br />
C'est <strong>de</strong> m'avoir précipité<br />
Dans le sommeil, comme un bébé<br />
Tu imagines comme j'ai ronflé<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
Tu vois la tête <strong>de</strong> la poupée ?<br />
Celle qui m'a aidé à rentrer<br />
C'est pas la nuit dont elle rêvait<br />
Sûr que j’la reverrai jamais<br />
Pourquoi cette nuit m'avoir trahi ?<br />
120
Fille <strong>de</strong> paille<br />
Elle aime le tonnerre<br />
Quand l'été est trop chaud<br />
Et c'est le nez en l'air<br />
Qu'elle admire les oiseaux<br />
Pas <strong>de</strong> cage <strong>de</strong> fer<br />
Ni cellules, ni barreaux<br />
Et je ne sais que faire<br />
Pour l'attirer chez moi<br />
Elle dit qu'elle me préfère<br />
Qu'elle va venir bientôt<br />
Qu'elle aime mes yeux verts<br />
Et l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ma peau<br />
C'est dans mon atmosphère<br />
Que ses jours sont plus beaux<br />
Mais je ne sais que faire<br />
Pour l'attirer chez moi<br />
par Jacques Païonni<br />
121
Fille <strong>de</strong> paille<br />
Quelques pas sur la Terre<br />
Mais marcher en duo<br />
Au nom du fils, du père<br />
Mon esprit est nazbro<br />
C'est pas que j'exagère<br />
Mais j'en perds mon tempo<br />
Et je ne sais que faire<br />
Pour l'attirer chez moi<br />
Sur cette immense mer<br />
Je suis comme un ra<strong>de</strong>au<br />
Je dérive, je me perds<br />
Emporté sur les flots<br />
Mais qu'importe si je serre<br />
Sur mon cœur son corps chaud<br />
Car je ne sais que faire<br />
Pour l'attirer chez moi<br />
Je l'ai tirée par terre<br />
Au ciné, dans l'métro<br />
Les quatre fers en l'air<br />
Sur la table, le frigo<br />
J'l'ai tirée à l’envers<br />
Sur un coin du bureau<br />
Mais je ne sais que faire<br />
Pour la tirer chez moi.<br />
122<br />
* * *
Attente délicieuse<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Dans la vaine attente qui la laisse vibrante,<br />
Toi, belle immolée <strong>de</strong> la couche délaissée,<br />
Le corps abandonné, ô irascible amante<br />
Tu te loves, quéman<strong>de</strong>s, soupires, blessée…<br />
Comme à l’accoutumée, l’homme se fait attendre !<br />
Désespérée <strong>de</strong> ne point pouvoir assouvir<br />
Les innombrables pulsions qu’elle a à revendre,<br />
La belle gourman<strong>de</strong> se masturbe. Soupirs…<br />
Le souffle s’active, son pouls se fait rapi<strong>de</strong>.<br />
Son sexe sollicité se met à durcir.<br />
Des pensées se bousculent, fantasmes torri<strong>de</strong>s.<br />
La belle n’en peut plus d’attendre son messire…<br />
Dans cet antre en souffrance, l’engin elle enfile.<br />
Le sexe plastifié la transperce d’emblée.<br />
Ce substitut <strong>de</strong> pine s’avérant utile,<br />
Notre chère amante s’en retrouve comblée.<br />
123
Attente délicieuse<br />
… L’insouciante dans son insolente indécence<br />
Se retrouve à nouveau assaillie par l’envie.<br />
Les jambes très ouvertes elle entre en jouissance,<br />
Rêvant cette fois à la puissance d’un vit…<br />
Mais point <strong>de</strong> vit il n'y a dans cet entourage.<br />
Avec ses douces mains, ses seins elle caresse.<br />
Elle baise avec ar<strong>de</strong>ur et crie avec rage.<br />
Son corps se tord, le bras elle se mord, la diablesse…<br />
Soudain quelques bruits dans cette nuit sans silence.<br />
L’homme entre enfin, mais la belle n’a plus guère envie !<br />
Il s’allonge doucement gourmand d’espérances.<br />
Le mâle elle repousse, la louve assouvie…<br />
124<br />
* * *<br />
d'après Eiri Hosoda, 1801
Vierge <strong>de</strong> toi<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
La lune est là, veillant sur nos ébats futurs.<br />
Notre bateau tangue, la mer est notre armure.<br />
Tu m’étends sur le pont, caresses mes seins ronds,<br />
M’arraches mon voile et je me retrouve nue…<br />
Un vent violent se lève, aussi tu t’évertues<br />
À vouloir m’emporter au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces lieux.<br />
Plus une barrière ne toise l’absolu.<br />
Alors soumise, je m’offre entière aux cieux.<br />
Tu me griffes le dos m’arrachant quelques cris<br />
Qui déchirent en cœur cette pure nuit sans bruit.<br />
Le bateau tangue car la mer semble en colère.<br />
Je veux que tu m’emportes avec toi aux enfers !<br />
Une lame fougueuse soudain me renverse<br />
Déflorant avec fulgurance cette fleur<br />
De rosée à peine éclose offerte au bonheur.<br />
Mon bel et fort amant, fais <strong>de</strong> moi ta prêtresse !<br />
125
Vierge <strong>de</strong> toi<br />
Le flux et le reflux par la mer emportés<br />
Deviennent plus intenses, le vit est en souffrance.<br />
L’assaut fait rage au gré d’une houle perçante.<br />
Rose implorante n’est point encore assouvie !<br />
Nos <strong>de</strong>ux êtres enlacés s’accouplent à l’infini,<br />
La symphonie <strong>de</strong> nos cris déchirant la nuit.<br />
J’étais vierge <strong>de</strong> toi, j’ai découvert l’amour.<br />
Tu m’as fait naître enfin sous ses plus vifs atours.<br />
126<br />
* * *<br />
Le sang du poisson, Gustav Klimt, 1898
Dentelles<br />
Mais pourquoi donc <strong>de</strong>moiselle<br />
Prenez-vous ces airs <strong>de</strong> pucelle<br />
Avec vos grands yeux <strong>de</strong> gazelle<br />
Vos seins, vos fesses sous la <strong>de</strong>ntelle<br />
C'est pour Jules, Oscar ou Marcel<br />
Sou<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ferraille, <strong>de</strong> poutrelles<br />
Ou maçon roi <strong>de</strong> la truelle<br />
Gros doigts lourds sur manche <strong>de</strong> pelle<br />
Près <strong>de</strong> lui chère petite oiselle<br />
Vous rêvez d'amour passionnel<br />
Soirées d'été sous la tonnelle<br />
Baisers langoureux, ritournelles<br />
Lui vous voit déjà rue Blon<strong>de</strong>l<br />
Arrondissant son escarcelle<br />
Des bienfaits d'une clientèle<br />
Que vous câlinerez au bor<strong>de</strong>l<br />
par Jacques Païonni<br />
127
Dentelles<br />
Usant vos cuisses et vos semelles<br />
Et pourquoi pas, votre ron<strong>de</strong>lle<br />
Escalier, chambre d'hôtel<br />
Et cris <strong>de</strong> la mère maquerelle<br />
On vous promet les archipels<br />
Départ du port <strong>de</strong> La Rochelle<br />
La croisière s'arrête au Sahel<br />
Maharadjahs et cita<strong>de</strong>lles<br />
Alors à vous d'choisir Mam'zelle<br />
Mais une <strong>de</strong>rnière fois j'vous rappelle<br />
Méfiez-vous <strong>de</strong>s loubards sensuels<br />
Qui vous promettent la bagatelle<br />
Mais pourquoi donc <strong>de</strong>moiselle<br />
Prenez-vous ces airs <strong>de</strong> pucelle<br />
La vérité est trop cruelle<br />
Pour vos rêves d'amour éternel...<br />
128<br />
illustration d'après Gil Elvgren
L'amour en auto<br />
Par la portière entrouverte<br />
Je perçois le bruit <strong>de</strong>s autos<br />
Pourtant la rue est bien déserte<br />
Tant mieux, j'suis là incognito<br />
La voilà qui ôte son manteau<br />
Pas <strong>de</strong> doute c'est une experte<br />
Elle pose la main sur mon poteau<br />
Souriante, complaisante et offerte<br />
Un bruit <strong>de</strong>hors, pov'Jacotot<br />
Je sursaute, je suis en alerte<br />
Sa main ne tient plus qu'un flûteau<br />
Elle soupire, ses yeux me concertent<br />
Dépêche-toi, fais-moi ça presto<br />
Aller vite ? Je voudrais bien certes<br />
Mais ici c'est pas du gâteau<br />
Nous sommes trop à découverte<br />
par Jacques Païonni<br />
129
L'amour en auto<br />
Ses doigts font un agitato<br />
Moi je surveille et je disserte<br />
Et même ses câlins orientaux<br />
Laissent ma virilité inerte<br />
Elle a boutonné son pal'tot<br />
J'l'ai larguée au bus, adieu Berthe<br />
Puisqu'il faut que tu rentres tôt<br />
J'laisse tomber, c'est pas une grosse perte<br />
130<br />
Moi j'aime l'amour piano-piano.<br />
illustration d'après Gil Elvgren
Il était une fois<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Petite comptine coquine sur l’influence d’un placébo<br />
et les pouvoirs supposés d’une ombrelle<br />
Il était une fois<br />
Une marchan<strong>de</strong> <strong>de</strong> fard<br />
Qui vendait <strong>de</strong> l’espoir<br />
Tous les soirs très tard<br />
Du côté <strong>de</strong> Tréméloir.<br />
Margot, qui ma foi<br />
Broyait du noir<br />
Et nageait en plein désespoir,<br />
Cette dame alla rejoindre<br />
Lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> lui oindre<br />
Une magique potion coquine<br />
Sur son auguste front<br />
De délicieuse libertine<br />
En robe couleur vermillon.<br />
131
Il était une fois<br />
— Belle marchan<strong>de</strong> lui dit-elle,<br />
Ai<strong>de</strong>z-moi à me reprendre<br />
Je ne parviens plus à me vendre.<br />
Ai perdu ma magique ombrelle<br />
De coquine <strong>de</strong>moiselle<br />
Et <strong>de</strong>puis, plus aucun damoiseau<br />
Ne me montre son plumeau.<br />
— Cette potion coûte très cher,<br />
Mais elle va <strong>de</strong> pair<br />
Avec tous tes désirs<br />
Es-tu prête à investir ?<br />
Un vieux thon passa<br />
Qui prit la marchan<strong>de</strong> par le bras.<br />
Il lui <strong>de</strong>manda :<br />
— C’est combien pour la bagatelle ?<br />
— Regar<strong>de</strong>z ce chien, lui asséna-t-elle,<br />
De femme il se trompe.<br />
Barre-toi avant que je te la rompe !!!<br />
Abasourdi l’homme d’un certain âge<br />
Définitivement marri par cet outrage,<br />
S’en retourna avec ombrage<br />
Son triste organe entre les jambes.<br />
Il se dirigea vers le pont <strong>de</strong> la Rance.<br />
Margot courut alors vers lui en transe<br />
Avant que celui-ci ne l’enjambe.<br />
Mais elle arriva trop tard.<br />
Il avait disparu le gaillard<br />
À jamais <strong>de</strong> sa vue !<br />
132
Il était une fois<br />
Elle se sentit une nouvelle fois rompue,<br />
Ses charmes n’agissaient décidément plus…<br />
— Je t’en supplie belle marchan<strong>de</strong> sur la berge,<br />
Dépêche-toi <strong>de</strong> me la vendre cette potion magique !<br />
Y'en a marre d’être angélique,<br />
Y'en a marre <strong>de</strong> la gamberge.<br />
Tout ça ne me rapporte pas un sou.<br />
En plus je <strong>de</strong>viens moche comme un pou.<br />
Pour un peu on me prendrait pour une vierge.<br />
Dis-moi, c’est combien ?<br />
Ton prix sera le mien.<br />
Ce jour-là<br />
Margot s’en<strong>de</strong>tta.<br />
De retour chez elle,<br />
La belle damoiselle<br />
Qui était toujours sans ombrelle,<br />
S’enduisit le front avec application<br />
De cette étrange décoction<br />
Agréablement odorante par ailleurs il est vrai.<br />
Très vite, elle s’endormit en paix…<br />
Derrière ce front<br />
Très mignon<br />
Les fantasmes se bousculaient,<br />
Ses seins tendus se soulevaient,<br />
Des râles s’échappaient<br />
De sa gorge épanouie<br />
Pour le moins dégarnie.<br />
133
Il était une fois<br />
De l’autre côté <strong>de</strong> la porte dans le couloir,<br />
James était tout ouïe.<br />
Il n’avait pas perdu une miette<br />
De cette complainte en seulette.<br />
Il commençait à chauffer pour sûr.<br />
Il en tituba dans le noir,<br />
Puis se reprit,<br />
Et s’acharna sur la serrure<br />
Ajoutant ainsi quelque bruit<br />
Dans ce pseudo silence <strong>de</strong> la nuit.<br />
Étendue sur le lit,<br />
Margot vivait à gorge déployée<br />
Ses fantasmes les plus inouïs<br />
En toute impunité.<br />
Tant et si bien<br />
Qu’elle n’entendit pas<br />
Le bruit <strong>de</strong> certains pas…<br />
James d’un coup <strong>de</strong> reins<br />
Empala la dame<br />
Sans que celle-ci<br />
Toujours endormie<br />
En fasse le moindre drame…<br />
Dans son sommeil<br />
Avec sa potion sur le front,<br />
Elle côtoya le soleil.<br />
Le bellâtre y allait à fond.<br />
En cœur ils délirèrent,<br />
Leurs cris se mêlèrent.<br />
134
Il était une fois<br />
Ils s’embrassèrent et baisèrent<br />
Conjuguant leurs sexes<br />
Sans le moindre complexe.<br />
La belle se réveilla seule au petit matin<br />
Telle une divine catin,<br />
Épanouie et sereine<br />
Ragaillardie, souveraine<br />
Et persuadée d’avoir rêvé.<br />
À ses côtés sur l’oreiller était posée<br />
Son ancienne ombrelle…<br />
Il lui sembla d’un coup avoir retrouvé <strong>de</strong>s ailes.<br />
Sur le trottoir <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>s Offran<strong>de</strong>s,<br />
Elle alla satisfaire les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />
De tous les beaufs en chaleur.<br />
Cette potion décidément avait du bon.<br />
Grâce à elle, elle se fit un max <strong>de</strong> pognon.<br />
Et pour comble <strong>de</strong> bonheur,<br />
Avec la plus belle <strong>de</strong>s aisances,<br />
Elle vint à faire la connaissance<br />
D’un thon pas trop con<br />
Qui s’appelait James<br />
Le roi <strong>de</strong>s sms.<br />
C’était un mac,<br />
Un as <strong>de</strong> la gâchette.<br />
Un vrai crac<br />
Avec sa quéquette !<br />
Cette habile marchan<strong>de</strong><br />
De la rue <strong>de</strong>s Offran<strong>de</strong>s<br />
135
Il était une fois<br />
Avait en fait inventé<br />
Deux siècles avant l’heure<br />
Un placébo du bonheur,<br />
Onguent inespéré<br />
Capable <strong>de</strong> vous apporter <strong>de</strong> belles sueurs<br />
Dans <strong>de</strong>s situations les plus désespérées.<br />
Saint-Viagra unisexe était apparu.<br />
Margot sans le savoir<br />
Grâce à un caprice<br />
D’un soir<br />
En était <strong>de</strong>venue<br />
L’ingénue ambassadrice.<br />
James l’usurpateur<br />
Tout autant que profiteur,<br />
En commanda une tonne<br />
Pour ses propres putes bretonnes<br />
Afin qu’elles puissent<br />
À l’avenir mieux encore jouer <strong>de</strong> la cuisse.<br />
Entre-temps son bel organe<br />
Se mit à tomber en panne.<br />
Sur le front alors il s’enduisit<br />
Une bonne couche <strong>de</strong> cette potion<br />
Et aussitôt son auguste kiki<br />
Se remit à tourner rond<br />
Tout <strong>de</strong> bon !<br />
C’était là, il faut bien l’avouer, une divine invention.<br />
Vive les potions magiques<br />
Qui vous refont aimer la nique !<br />
136
Éros tique<br />
M'acharnant du matin au soir<br />
À vendre <strong>de</strong>s lingeries fines,<br />
Je cours d'escaliers en couloirs<br />
Après la gente féminine,<br />
Sonnant aux portes, rempli d'espoir,<br />
Offrant mes produits aux divines.<br />
Quand un jour, tu vas pas me croire,<br />
Du côté <strong>de</strong> la place Dauphine,<br />
Je suis entré, sans le savoir,<br />
Au domicile d'une coquine.<br />
Elle avait <strong>de</strong> beaux grands yeux noirs<br />
Elle s'appelait Léopoldine.<br />
Puissante et forte, une vraie armoire,<br />
Veuve <strong>de</strong>puis la guerre d'Indochine.<br />
Vêtue d'une sorte <strong>de</strong> peignoir<br />
Cachant à peine sa cantine<br />
Elle a ouvert, m'a dit « bonsoir »<br />
Avec une voix assassine.<br />
par Jacques Païonni<br />
137
Éros tique<br />
M'a agrippé par les nageoires<br />
M'envoyant sur la moleskine.<br />
Arrachant ses fringues dérisoires,<br />
Elle a déballé, sauvagine,<br />
Ses mamelles en forme <strong>de</strong> poires,<br />
Ses grosses cuisses do<strong>de</strong>lines,<br />
Ses hanches lour<strong>de</strong>s, sa Forêt Noire,<br />
Et sa croupe quelque peu porcine.<br />
Tu n'vas pas gober mon histoire<br />
Mais la mémé était câline.<br />
À peine tenté-je <strong>de</strong> m'asseoir<br />
Qu'aussi leste qu'une babouine,<br />
Elle me désaxe le drageoir,<br />
Ses grosses lèvres engloutissent ma pine,<br />
Ses cuisses me servent d'accoudoirs,<br />
Et son gros barbu me domine,<br />
Sorte <strong>de</strong> profond étouffoir<br />
À l'o<strong>de</strong>ur vague <strong>de</strong> sardine.<br />
Chance, il y avait un bougeoir<br />
Avec <strong>de</strong>ux bougies d'origine.<br />
Et comme c'était mon seul espoir<br />
J'ai pas hésité, t'imagines...<br />
Une bougie blanche pour l'urinoir<br />
L'autre pour le cul, sans margarine.<br />
J'ai pas raté les trajectoires<br />
La voilà qui rue, qui trépigne<br />
138
Éros tique<br />
Qui serre mon zob dans son crachoir<br />
En gémissant comme une divine...<br />
J'ai eu aussi mon heure <strong>de</strong> gloire<br />
Et j'ai lâché les vitamines...<br />
Elle m'a libéré vers le soir<br />
Depuis, je travaille en usine....<br />
* * *<br />
Léopoldine (par Macha Sener)<br />
139
illustration : auteur inconnu, pour les<br />
"Memoirs of Fanny Hill" <strong>de</strong> John Cleland (1889)
Abel et l'infirmière<br />
Abel a cent ans<br />
Il est turbulent,<br />
Ne fait que <strong>de</strong>s bêtises...<br />
L’infirmière passant<br />
Les seins provocants<br />
Et le cul qui attise...<br />
Simple coup <strong>de</strong> vent,<br />
Pour un gars vaillant,<br />
Sûr que sa blouse voltige...<br />
Le vieux pas patient<br />
Prend le mors aux <strong>de</strong>nts<br />
Il a sorti sa tige...<br />
C’était pas pru<strong>de</strong>nt<br />
Pour ses cheveux blancs,<br />
De rêver <strong>de</strong> fornique...<br />
par Jacques Païonni<br />
141
Abel et l'infirmière<br />
Abel serre les <strong>de</strong>nts<br />
Elle passe en riant<br />
Il ne tient plus la trique...<br />
Son cœur pas vaillant<br />
Flanche maintenant<br />
Les vieilles le critiquent...<br />
La belle calmement<br />
Sur son front bouillant<br />
D’un baiser le ranime<br />
Le souffle hésitant<br />
Il lui dit tremblant :<br />
« Dès que j’vais mieux j’te nique ! »<br />
142<br />
images d'origine :<br />
Armando Huerta (infirmière) et Lô
Rapt à la vie<br />
par Monique-Marie Ihry<br />
Je perçois ton regard<br />
Captivant<br />
Qui semble m’envelopper, brûlant.<br />
Je lève alors les yeux vers toi en tremblant,<br />
Parée d’espérance sous ce regard <strong>de</strong> braise sans fard<br />
Qui me charme, m’ensorcelle et me comble d’aise,<br />
Ne t’en déplaise.<br />
Tes lèvres <strong>de</strong> rapace viril<br />
Perdu dans ses insondables désirs<br />
S’entrouvrent, faisant place à l’esquisse d’un vil<br />
Et très inespéré sourire.<br />
Tes yeux me libèrent <strong>de</strong> mes voiles et je me retrouve dépourvue,<br />
Éperdue,<br />
Étendue sur le pont <strong>de</strong> ce navire en délire,<br />
Au centre d’un banc <strong>de</strong> pétales <strong>de</strong> roses que tu sembles avoir déposés. Soupirs.<br />
Dépouillée <strong>de</strong> mes atours,<br />
Énamourée sans amour en retour,<br />
J’ai progressivement l’impression <strong>de</strong> naviguer avec un fantôme<br />
Au curieux arôme monochrome.<br />
143
Rapt à la vie<br />
Tu sembles si proche et si secret à la fois.<br />
Effroi,<br />
Nulle trêve.<br />
Nous naviguons sur ce bateau fantôme en partance pour un voyage vers nulle part,<br />
Errant seuls, évoluant au beau milieu d’un vaste hasard blafard<br />
Très éloigné <strong>de</strong> mes premiers rêves.<br />
Tu <strong>de</strong>viens alors soudain ce magicien aux doigts sorciers qui projette sur moi ses pires<br />
Et éhontés désirs…<br />
Le bateau hésite sous la houle <strong>de</strong> ton imposant corps agité, dressé, érigé en armure.<br />
Ce cauchemar fantasmé dans mon angoisse éperdue, s’évertue et perdure.<br />
Une fois encore, je me raccroche désespérément au mât.<br />
Mais, déjà <strong>de</strong> moi las,<br />
Depuis les tréfonds <strong>de</strong> ta folle démence,<br />
Ma souffrance tu ignores et n’entends décidément pas.<br />
J’implore<br />
En vain ton absente clémence…<br />
J’agrippe cette voile aux couleurs <strong>de</strong> la nuit et je m’y épuise. J’implore encore et encore,<br />
À nouveau j‘adore<br />
Les dieux aveugles du ciel qui paraissent dans un prime abord<br />
Vouloir se rallier à ma cause.<br />
Pause.<br />
144<br />
Mais il fait si noir.<br />
Pas même une étoile filante ne viendrait éclairer<br />
D'éventuels espoirs.<br />
Seuls tes yeux exacerbés dar<strong>de</strong>nt leurs rayons acérés<br />
D'acier<br />
Sur la pointe <strong>de</strong> mes seins en trophée érigés.<br />
Tu t’allonges.<br />
De peur alors je frémis et me ronge.
Rapt à la vie<br />
La houle ambiante fait bientôt tanguer les vaines espérances<br />
Qu’il y a peu j’osais encore caresser à outrance.<br />
Songe,<br />
Vaines espérances,<br />
Nuit si <strong>de</strong>nse.<br />
J’essaie <strong>de</strong> voir clair en toi dans l’obscurité <strong>de</strong> cette morbi<strong>de</strong> ambiance,<br />
Mais n’y parviens pas. Nul égard.<br />
Nous voguons <strong>de</strong> concert dans cet aveugle et furieux nulle part.<br />
Ton regard d’encre sombre<br />
S’est éteint soudain, nous plongeant d’emblée dans un intense brouillard pénombre.<br />
Une lame <strong>de</strong> fond déferle d’un coup dans l’ombre<br />
Sur mon corps telle une impitoyable pale,<br />
Qui assènerait en rafale<br />
Et sans la moindre pitié<br />
Toute son impitoyable animosité<br />
Dans la plus invraisemblable impunité !<br />
Cette impérieuse et géante déferlante<br />
S’évertue, s’entête à pénétrer inlassablement en mon âme autrefois aimante.<br />
Elle déflore ainsi d'emblée mes <strong>de</strong>rnières résistances latentes,<br />
Me clouant à jamais dans cette obscurité projetée<br />
Des lugubres et chagrines<br />
Profon<strong>de</strong>urs marines<br />
Qui peuplent ton univers<br />
Pervers.<br />
Je ne ressens bientôt plus mon corps<br />
Qui dès lors,<br />
Éperdu, hagard par cette diluvienne mer assassine<br />
Me cloue dans les tréfonds <strong>de</strong> ce remords délétère pour m’être ainsi laissée tour à tour embrasée,<br />
Trompée, abusée, violentée.<br />
Il semblerait que par cette nuit dans laquelle plus rien ne luit<br />
J’aie perdu toute connexion avec mon âme à jamais en souffrance.<br />
145
146<br />
Rapt à la vie<br />
Impossible délivrance !<br />
Plus, je ne puis.<br />
Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> grâce, implore ta reddition.<br />
Mon corps à ta merci ne se débat plus,<br />
Molesté, las, à force <strong>de</strong> tant d'abus.<br />
Un éclair fulgurant m’assène ta semence.<br />
Tu t’écroules comme dans un râle immense<br />
Pour mieux renaître à cette mort<br />
Dont tu sembles décidément être la Mâle incarnation.<br />
M’aurais-tu jeté un sort…<br />
Je me réveille en sursaut.<br />
Des perles d’effroi parcheminent encore ma peau.<br />
Tu t’en es allé fort heureusement.<br />
Il paraîtrait que je sois sauvée… pour un temps seulement.<br />
* * *
LES AUTEURS<br />
Retrouvez-les sur le site : http://dix<strong>de</strong>plume.free.fr/<br />
Ont collaboré à ce recueil :<br />
Jean GUALBERT<br />
Monique-Marie IHRY<br />
Jacques PAIONNI<br />
Évariste <strong>de</strong> SAINT-GERMAIN<br />
Macha SENER<br />
Stéphane THOMAS<br />
Laura VANEL-COYTTE<br />
147
Jean Gualbert<br />
Déjà paru :<br />
Les auteurs<br />
● Première embauche (publié par l'ARACT<br />
Languedoc-Roussillon et la librairie<br />
Sauramps dans le recueil "Parler du travail :<br />
elles et ils ont pris la plume")<br />
● Petit soldat a été primé au concours<br />
"L'instant poétique" organisé par la librairie<br />
"L'Archipel <strong>de</strong>s Mots" à Gex.<br />
Avec le <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong> :<br />
148<br />
● Le plus doux <strong>de</strong>s hommes (Psychopathes et<br />
Compagnie)
Monique-Marie Ihry<br />
Les auteurs<br />
http://aujardin<strong>de</strong>smots.unblog.fr/<br />
À paraître :<br />
● Mythomania sur le Net<br />
● Rue du Maure qui Trompe<br />
149
Jacques Paionni (Jacqk)<br />
Les auteurs<br />
http://jacqk.magix.net/website/<br />
http://jacqk.unblog.fr/<br />
Déjà paru :<br />
● Les fourmis bleues (SF)<br />
● L'héritage du Danyon (SF)<br />
● L'homme sous la pluie (aventure fantastique)<br />
● Poivre <strong>de</strong>s murailles (roman)<br />
● Le piquant du hérisson (policier)<br />
● Petite Ile (roman)<br />
● Des nouvelles d'ici et d'ailleurs (12 nouvelles <strong>de</strong> SF)<br />
● Humeurs Vagabon<strong>de</strong>s (poésies)<br />
● Tomsk l'irascible (SF)<br />
Avec le GR746 / Babel la Ghil<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s :<br />
● Robots et compagnie (Explorateurs et autres<br />
découvertes)<br />
● Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le<br />
hérisson (Légendaire Svetlana)<br />
● Et si Pieck revenait ; Et si c'était lui le prophète<br />
(Et si)<br />
● Les rois <strong>de</strong> la bouteille ; Le marchand <strong>de</strong><br />
couteaux ; Une échelle pour le père Noël<br />
(Contes pour Noël)<br />
● Belair et la chanson triste (Quinze coups <strong>de</strong><br />
griffes)<br />
● Rêvalités (D'un rêve à l'autre)<br />
● Alice et les couleurs du ciel (Alice au Pays <strong>de</strong>s<br />
morts - anthologie Babel la Ghil<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s)<br />
Avec le <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong> :<br />
● Confession (Mensonges et boniments)<br />
● Léonard (Psychopathes et Compagnie)<br />
150
Les auteurs<br />
Évariste <strong>de</strong> Saint-Germain<br />
Textes retrouvés et dûment i<strong>de</strong>ntifiés à ce jour :<br />
● Je suis un misérable<br />
● « I »<br />
● Je voudrais te dire<br />
151
Macha Sener<br />
Les auteurs<br />
http://www.netvibes.com/machasener<br />
http://maruja.sener.free.fr/boutique<br />
Déjà paru :<br />
● Les Aventures du Chevalier Timothée et <strong>de</strong><br />
la Princesse Ja<strong>de</strong>, tomes 1 à 4 + hors série<br />
« l'amyotrophie spinale racontée aux<br />
enfants » (livres pour enfants)<br />
● Ma Divine Comédie en poésies (recueil <strong>de</strong><br />
poésies)<br />
Avec le GR746 :<br />
● Noël gris (Contes pour Noël)<br />
● Mission Zibéon (Quinze coups <strong>de</strong> griffes)<br />
● Sentence (D'un rêve à l'autre)<br />
Avec le <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong> :<br />
152<br />
● Impostures ; Jeanne et Marie (Mensonges et<br />
boniments)<br />
● Premier jour <strong>de</strong> sol<strong>de</strong>s (Psychopathes et<br />
Compagnie)
Stéphane Thomas<br />
Les auteurs<br />
http://camelice.e-monsite.com/<br />
http://stores.lulu.com/stephanethomas<br />
Déjà paru :<br />
● Espère... (roman épistolaire)<br />
● Dean, un Géant à l'Est d'E<strong>de</strong>n (récit)<br />
● Boulogne-sur-Mer sous les bombes (récit)<br />
● Chanté Nwel (nouvelle)<br />
Avec le GR746 / Babel la Ghil<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s :<br />
● Interview (Contes pour Noël)<br />
● Mission Zibéon (Quinze coups <strong>de</strong> griffes)<br />
● L'Homme qui court ; Sentence (D'un rêve à<br />
l'autre)<br />
● Retrouvailles (Alice au Pays <strong>de</strong>s morts -<br />
anthologie Babel la Ghil<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s)<br />
Avec le <strong>Dix</strong> <strong>de</strong> <strong>Plume</strong> :<br />
● Investiture ; L'école <strong>de</strong>s Merveilles<br />
(Mensonges et boniments)<br />
● Inspiration ; L'instrument du diable<br />
(Psychopathes et Compagnie)<br />
153
Laura Vanel-Coytte<br />
Les auteurs<br />
http://http://www.lauravanel-coytte.com/<br />
Déjà paru :<br />
154<br />
● « Des paysages dans les oeuvres poétiques <strong>de</strong><br />
Bau<strong>de</strong>laire et Nerval » (essai)<br />
● « Paysages » (poésie et prose)<br />
● « Paysages amoureux et érotiques » (poésie et<br />
prose)