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Société d'histoire forestière du Québec

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L’aventurier…<br />

Un indice supplémentaire nous est offert par Jean Alfonse, pilote portugais au service de la France. En juin 1542, les<br />

deux hommes se croisent : Cartier est sur son voyage de retour, alors que la flotte de Roberval, avec une année de<br />

retard, accoste enfin à Terre-Neuve. Que s’est-il passé ? Faute de ressources suffisantes, Roberval a dû surseoir à son<br />

départ. Pour assumer les charges de l’expédition, il engage sa fortune personnelle et pratique la piraterie sur la côte<br />

bretonne, allant même jusqu’à arraisonner des navires français, ce qui ne manquera pas de soulever l’indignation<br />

de François 1 er . 24<br />

Lors de cette relâche, il est permis de supposer qu’un échange d’informations, entre gens <strong>du</strong> métier, est tenu. Dans<br />

son routier, décrivant les rives de la rivière France Prime (le Saint-Laurent) entre le royaume de Canada (région de<br />

<strong>Québec</strong>) et d’Ochelaga (région de Montréal), Alfonse écrit : « Et y a en toutes ces terres grande quantité d’arbres<br />

et de plusieurs sortes, comme chênes, frênes, cèdres, cyprès, ormes, érables, hêtres, arbres de vie, qui portent<br />

médecine ; ils ont la gomme blanche comme neige ; pins communs, desquels on fait les mâts de navires (…). Et y a<br />

des cèdres fort gros ». 25<br />

Sans pour autant rejeter ce « témoignage », il y a peut-être lieu d’y mettre un bémol. L’homme n’est pas au-dessus de<br />

tout soupçon ! Meurtrier, plagiaire, corsaire ou pirate, rien n’assure qu’il ait navigué sur les eaux de la rivière France<br />

Prime en amont de <strong>Québec</strong>. Meurtrier : il tue son fils aîné dans un excès de colère ! 26 Plagiaire : sa Cosmographie<br />

repro<strong>du</strong>it des pages entières de la Suma de geographica de Fernandez de Enciso, sans la moindre mention <strong>du</strong> nom<br />

de l’auteur ! 27 Pirate : aux commandes d’une escadre française, il capture dix-huit navires espagnols. Poursuivi avec<br />

acharnement par Pedro Menéndez de Avilés jusqu’à la rade de La Rochelle, il est blessé mortellement de la main<br />

même de son vis-à-vis. 28 Une fin « aventureuse », s’il en est, qui ne devrait cependant pas ternir une réputation faisant<br />

de lui « l’homme le plus enten<strong>du</strong> en fait de navigation qui fust en France de son temps. » 29 Le compliment vient de la<br />

bouche d’un connaisseur : Samuel Champlain, auteur <strong>du</strong> « Traité de la marine et <strong>du</strong> devoir d’un bon marinier » !<br />

Plausible qu’une part des écrits <strong>du</strong> globe-trotter ne relèvent pas d’une observation in situ. Comment expliquer les<br />

cinquante vies fauchées par le scorbut s’il avait été <strong>du</strong> nombre des hivernants à France-Roy (Cap-Rouge) en 1543 ? 30<br />

Improbable à plus forte raison qu’il ait participé à l’expédition d’Ochelaga organisée le printemps suivant. Possible<br />

que Roberval, arrivé à destination fin juillet 1542, lui ait intimé l’ordre de rebrousser chemin et de parachever<br />

l’exploration de la côte labradorienne avant de rentrer en France. À la rencontre de Terre-Neuve, Pierre Ronsard,<br />

faux-monnayeur affranchi comme tant d’autres pour les besoins de la mission, s’était prononcé : les cales de Cartier<br />

regorgeaient d’or et de diamants ! La course est fébrile, la deuxième flotte tire de l’arrière. La découverte <strong>du</strong> passage<br />

<strong>du</strong> nord-ouest pourrait provoquer un renversement de situation. L’hydrographe, tout autant que son commandant,<br />

reprendrait l’avantage !<br />

Ceci étant dit, aucun motif ne saurait justifier la falsification de l’information consignée au routier. Alfonse n’aurait<br />

rien à y gagner. « Arbre de vie » et « gomme blanche », une expression et un rapprochement de conséquence que<br />

Cartier ne nous avait point livrés.<br />

24 Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, p. 153.<br />

25 Michel Bideaux, Jacques Cartier, p. 221, d’après le manuscrit de 1544 dédié à François 1 er . Pour les diverses versions, voir le stemma à la page 45 de<br />

l’intro<strong>du</strong>ction. Le Ruttier (routier ou livre de bord), publié par Richard Hakluyt en 1600 et repris en tra<strong>du</strong>ction française dans l’édition de <strong>Québec</strong> de 1843, ne fait pas<br />

allusion au cyprès, aux propriétés médicinales de l’arbre de vie et à la « gosme blanche » qui le caractérise. D’autre part, le terme « prussetrees » s’ajoute : « And in all<br />

these Countreys there are okes, and bortz, ashes, elmes, arables, trees of life, pines, prussetrees, cedres, great wall nut trees, and wilde nuts, hasel-trees, wilde<br />

peare trees, wilde grapes, and there have been found redde plummes. » (The principal Navigations, p. 163) Comment expliquer ces variantes ? Hakluyt n’aurait-il<br />

pas pris quelques libertés en interprétant les textes de Cartier et d’Alfonse ? Engagé dans le commerce <strong>du</strong> sassafras, il n’hésite pas, en note de bas de page de sa<br />

tra<strong>du</strong>ction anglaise <strong>du</strong> Brief Récit, à faire le rapprochement avec l’annedda. Hypothèse qui s’accorderait mal avec la présence de gomme blanche !<br />

26 Louangé par les poètes et glorifié par les patriotes français, Jean Alfonse est un personnage à haut contraste. Son origine portugaise n’a été clairement<br />

établie qu’en 1952. Pour mieux le connaître, consulter Les Portugais en France au XVI e siècle de Luis de Matos.<br />

27 Lazare Sainéan, dans La cosmographie de Jean-Alfonse Saintongeais, confronte les deux documents (p. 21-22).<br />

28 Jean Alfonse, entre deux voyages au long cours, écume les mers. Pirate ou corsaire, les rivalités entre les monarques et les lettres de marque en décident.<br />

Henry Harisse, via le récit de l’écrivain espagnol Gonzalès Barcia, nous apprend qu’un certain « Juan Alphonso, corsaire français, galicien ou portugais (il ne sait<br />

lequel), qui, ayant capturé dans les parages <strong>du</strong> cap Saint-Vincent des navires basques chargés de ferraille, aurait été poursuivi, sur l’ordre de l’empereur Maximilien,<br />

par Pedro de Menendez, attaqué sur les côtes de Bretagne et blessé à mort. » Henry Harisse, Jean et Sébastien Cabot, p. 206-207.<br />

29 Samuel Champlain, Voyages <strong>du</strong> sieur de Champlain ou journal ès découvertes de la Nouvelle-France, p. 39.<br />

30 Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, 1 Les vaines tentatives, p. 159.<br />

30 HISTOIRES FORESTIÈRES

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