Le Roman de Tristan et Iseut - WebLettres
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<strong>Le</strong> <strong>Roman</strong> <strong>de</strong> <strong>Tristan</strong> <strong>et</strong> <strong>Iseut</strong>, Chapitre II.<br />
<strong>Le</strong> <strong>Roman</strong> <strong>de</strong> <strong>Tristan</strong> <strong>et</strong> <strong>Iseut</strong> 1 raconte les amours contrariées <strong>de</strong> <strong>Tristan</strong>, neveu du roi Marc, qui<br />
règne sur la Cornouailles, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la belle Yseult, princesse irlandaise mariée à ce même roi Marc. <strong>Le</strong>s faits narrés<br />
dans le passage ci-<strong>de</strong>ssous se déroulent avant la rencontre <strong>de</strong>s futurs amants. <strong>Le</strong> héros, <strong>Tristan</strong>, combat le terrible<br />
Morholt, qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une rançon monstrueuse à son oncle : trois cent jeunes gens <strong>et</strong> trois cents jeunes filles. Jaloux<br />
<strong>de</strong> l’influence du neveu sur l’oncle, les barons <strong>de</strong> Cornouailles incitent <strong>Tristan</strong> à affronter le Morholt. Ce <strong>de</strong>rnier<br />
est, en outre, l’oncle d’<strong>Iseut</strong> la Blon<strong>de</strong>.<br />
Au jour dit, <strong>Tristan</strong> se plaça sur une courtepointe<br />
<strong>de</strong> cendal 2 vermeil, <strong>et</strong> se fit armer pour la<br />
haute aventure. Il revêtit le haubert <strong>et</strong> le heaume<br />
d’acier bruni. <strong>Le</strong>s barons pleuraient <strong>de</strong> pitié sur<br />
le preux <strong>et</strong> <strong>de</strong> honte sur eux-mêmes. « Ah ! <strong>Tristan</strong>,<br />
se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse,<br />
que n’ai-je, plutôt que toi, entrepris c<strong>et</strong>te bataille<br />
! Ma mort j<strong>et</strong>terait un moindre <strong>de</strong>uil sur<br />
c<strong>et</strong>te terre !… » <strong>Le</strong>s cloches sonnent, <strong>et</strong> tous, ceux<br />
<strong>de</strong> la baronnie <strong>et</strong> ceux <strong>de</strong> la gent menue, vieillards,<br />
enfants <strong>et</strong> femmes, pleurant <strong>et</strong> priant, escortent<br />
<strong>Tristan</strong> jusqu’au rivage. Ils espéraient<br />
encore, car l’espérance au cœur <strong>de</strong>s hommes vit<br />
<strong>de</strong> chétive pâture.<br />
<strong>Tristan</strong> monta seul dans une barque <strong>et</strong> cingla<br />
vers l’île Saint-Samson. Mais le Morholt avait<br />
tendu à son mât une voile <strong>de</strong> riche pourpre, <strong>et</strong> le<br />
premier il aborda dans l’île. Il attachait sa barque<br />
au rivage, quand <strong>Tristan</strong>, touchant terre à son<br />
tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.<br />
« Vassal 3 , que fais-tu ? dit le Morholt, <strong>et</strong><br />
pourquoi n’as-tu pas r<strong>et</strong>enu comme moi ta<br />
barque par une amarre ?<br />
- Vassal, à quoi bon ? répondit <strong>Tristan</strong>. L’un<br />
<strong>de</strong> nous reviendra seul vivant d’ici : une seule<br />
barque ne lui suffit-elle pas ? »<br />
Et tous <strong>de</strong>ux, s’excitant au combat par <strong>de</strong>s paroles<br />
outrageuses, s’enfoncèrent dans l’île.<br />
Nul ne vit l’âpre bataille ; mais, par trois fois,<br />
il sembla que la brise <strong>de</strong> mer portait au rivage un<br />
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Séquence 1 – Texte 1<br />
cri furieux. Alors, en signe <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil, les femmes<br />
battaient leurs paumes en chœur, <strong>et</strong> les compagnons<br />
du Morholt, massés à l’écart <strong>de</strong>vant leurs<br />
tentes, riaient. Enfin, vers l’heure <strong>de</strong> none 4 , on vit<br />
au loin se tendre la voile <strong>de</strong> pourpre ; la barque<br />
<strong>de</strong> l’Irlandais se détacha <strong>de</strong> l’île, <strong>et</strong> une clameur<br />
<strong>de</strong> détresse r<strong>et</strong>entit : « <strong>Le</strong> Morholt ! <strong>Le</strong> Morholt<br />
! » Mais, comme la barque grandissait, soudain,<br />
au somm<strong>et</strong> d’une vague, elle montra un<br />
chevalier qui se dressait à la proue ; chacun <strong>de</strong> ses<br />
poings tendait une épée brandie : c’était <strong>Tristan</strong>.<br />
Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre <strong>et</strong><br />
les jeunes hommes se j<strong>et</strong>aient à la nage. <strong>Le</strong> preux<br />
s’élança sur la grève <strong>et</strong>, tandis que les mères à<br />
genoux baisaient ses chausses <strong>de</strong> fer, il cria aux<br />
compagnons du Morholt :<br />
« Seigneurs d’Irlan<strong>de</strong>, le Morholt a bien combattu.<br />
Voyez : mon épée est ébréchée, un fragment<br />
<strong>de</strong> la lame est resté enfoncé dans son crâne.<br />
Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le<br />
tribut <strong>de</strong> la Cornouailles ! »<br />
Alors il monta vers Tintagel 5 . Sur son passage,<br />
les enfants délivrés agitaient à grands cris <strong>de</strong>s<br />
branches vertes, <strong>et</strong> <strong>de</strong> riches courtines se tendaient<br />
aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants<br />
d’allégresse, aux bruits <strong>de</strong>s cloches, <strong>de</strong>s trompes<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s buccines 6 , si r<strong>et</strong>entissants qu’on n’eût pas<br />
ouï Dieu tonner, <strong>Tristan</strong> parvint au château, il<br />
s’affaissa entre les bras du roi Marc : <strong>et</strong> le sang<br />
ruisselait <strong>de</strong> ses blessures.<br />
<strong>Le</strong> <strong>Roman</strong> <strong>de</strong> <strong>Tristan</strong> <strong>et</strong> <strong>Iseut</strong>, renouvelé par Joseph Bédier, 1900<br />
1. <strong>Le</strong> manuscrit original (s’il a existé) du <strong>Roman</strong> <strong>de</strong> <strong>Tristan</strong> <strong>et</strong> <strong>Iseut</strong> s’est perdu. Il reste <strong>de</strong>s fragments en octosyllabes<br />
<strong>de</strong> récits mis en forme au XII e siècle par Thomas d’Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> Béroul ; ces <strong>de</strong>ux conteurs ont repris la<br />
légen<strong>de</strong> à l’intention d’Aliénor d’Aquitaine <strong>et</strong> d’Henri Plantegenêt. Ils s’inspirent <strong>de</strong> la « matière <strong>de</strong> Br<strong>et</strong>agne<br />
», aux sources <strong>de</strong>s aventures <strong>de</strong>s chevaliers <strong>de</strong> la Table ron<strong>de</strong>, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la civilisation courtoise. Chrétien<br />
<strong>de</strong> Troyes (XIIe s) a également produit une version qui a été perdue. Joseph Bédier, en 1900, réécrit une version<br />
complète à partir <strong>de</strong>s différents fragments connus.<br />
2. Couvre-lit en étoffe <strong>de</strong> soie<br />
3. Suj<strong>et</strong><br />
4. Midi<br />
5. Demeure du roi Marc<br />
6. Tromp<strong>et</strong>tes
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Honoré <strong>de</strong> Balzac, le Père Goriot, 1835<br />
Eugène <strong>de</strong> Rastignac, jeune homme issu <strong>de</strong> la noblesse pauvre <strong>de</strong> province, est monté à Paris pour y étudier<br />
le droit <strong>et</strong> tenter <strong>de</strong> réussir dans le mon<strong>de</strong>. Il se rend chez sa cousine, la vicomtesse <strong>de</strong> Bauséant. Celle-ci vient<br />
d’apprendre la trahison du duc d’Ajuda-Pinto, son amant, qui va la quitter pour se marier ; elle accepte cependant<br />
d’être pour Eugène une sorte <strong>de</strong> mentor, conseillère expérimentée <strong>et</strong> digne <strong>de</strong> confiance.<br />
— Eh bien ! monsieur <strong>de</strong> Rastignac, traitez ce<br />
mon<strong>de</strong> comme il mérite <strong>de</strong> l’être. Vous voulez<br />
parvenir, je vous ai<strong>de</strong>rai. Vous son<strong>de</strong>rez combien<br />
est profon<strong>de</strong> la corruption féminine, vous toiserez<br />
la largeur <strong>de</strong> la misérable vanité <strong>de</strong>s hommes.<br />
Quoique j’aie bien lu dans ce livre du mon<strong>de</strong>, il y<br />
avait <strong>de</strong>s pages qui cependant m’étaient inconnues.<br />
Maintenant je sais tout. Plus froi<strong>de</strong>ment<br />
vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez<br />
sans pitié, vous serez craint. N’acceptez les<br />
hommes <strong>et</strong> les femmes que comme les chevaux<br />
<strong>de</strong> poste que vous laisserez crever à chaque relais,<br />
vous arriverez ainsi au faite <strong>de</strong> vos désirs. Voyezvous,<br />
vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une<br />
femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune,<br />
riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment<br />
vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez<br />
jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne<br />
seriez plus le bourreau, vous <strong>de</strong>viendriez la victime.<br />
Si jamais vous aimiez, gar<strong>de</strong>z bien votre<br />
secr<strong>et</strong> ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui<br />
vous ouvrirez votre cœur. Pour préserver par<br />
avance c<strong>et</strong> amour qui n’existe pas encore, apprenez<br />
à vous méfier <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>-ci. Écoutez-moi,<br />
Miguel 1 ... (Elle se trompait naïvement <strong>de</strong> nom<br />
sans s’en apercevoir.) Il existe quelque chose <strong>de</strong><br />
plus épouvantable que ne l’est l’abandon du père<br />
par ses <strong>de</strong>ux filles 2 , qui le voudraient mort. C’est<br />
la rivalité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sœurs entre elles. Restaud a<br />
<strong>de</strong> la naissance, sa femme a été adoptée, elle a été<br />
présentée 3 ; mais sa sœur, sa riche sœur, la belle<br />
madame Delphine <strong>de</strong> Nucingen, femme d’un<br />
homme d’argent, meurt <strong>de</strong> chagrin ; la jalousie la<br />
dévore, elle est à cent lieues <strong>de</strong> sa sœur ; sa sœur<br />
n’est plus sa sœur ; ces <strong>de</strong>ux femmes se renient<br />
entre elles comme elles renient leur père. Aussi,<br />
madame <strong>de</strong> Nucingen laperait-elle toute la boue<br />
qu’il y a entre la rue Saint-Lazare <strong>et</strong> la rue <strong>de</strong><br />
Grenelle pour entrer dans mon salon. Elle a cru<br />
que <strong>de</strong> Marsay la ferait arriver à son but, <strong>et</strong> elle<br />
1 Prénom <strong>de</strong> son amant le duc d’Ajuda-Pinto<br />
2 <strong>Le</strong> père Goriot a donné tout son argent à ses <strong>de</strong>ux filles pour<br />
les marier, l’une au comte <strong>de</strong> Restaud, l’autre au banquier<br />
Nucingen. Mais elles ont honte <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> le délaissent.<br />
3 Acceptée par l’aristocratie<br />
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s’est faite l’esclave <strong>de</strong> <strong>de</strong> Marsay, elle assomme <strong>de</strong><br />
Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si<br />
vous me la présentez, vous serez son Benjamin 4 ,<br />
elle vous adorera.<br />
Aimez-la si vous pouvez après, sinon servezvous<br />
d’elle. Je la verrai une ou <strong>de</strong>ux fois, en<br />
gran<strong>de</strong> soirée, quand il y aura cohue ; mais je ne<br />
la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela<br />
suffira. Vous vous êtes fermé la porte <strong>de</strong> la comtesse<br />
pour avoir prononcé le nom du père Goriot.<br />
Oui, mon cher, vous iriez vingt fois chez<br />
madame <strong>de</strong> Restaud, vingt fois vous la trouveriez<br />
absente. Vous avez été consigné. Eh bien ! que le<br />
père Goriot vous introduise près <strong>de</strong> madame<br />
Delphine <strong>de</strong> Nucingen. La belle madame <strong>de</strong> Nucingen<br />
sera pour vous une enseigne. Soyez<br />
l’homme qu’elle distingue, les femmes raffoleront<br />
<strong>de</strong> vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures<br />
amies voudront vous enlever à elle. Il y a <strong>de</strong>s<br />
femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une<br />
autre, comme il y a <strong>de</strong> pauvres bourgeoises qui,<br />
en prenant nos chapeaux, espèrent avoir nos manières.<br />
Vous aurez <strong>de</strong>s succès. A Paris, le succès<br />
est tout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes<br />
vous trouvent <strong>de</strong> l’esprit, du talent, les hommes<br />
le croiront, si vous ne les détrompez pas. Vous<br />
pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied<br />
partout. Vous saurez alors ce qu’est le mon<strong>de</strong>,<br />
une réunion <strong>de</strong> dupes <strong>et</strong> <strong>de</strong> fripons. Ne soyez ni<br />
parmi les uns ni parmi les autres. Je vous donne<br />
mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer<br />
dans ce labyrinthe. Ne le comprom<strong>et</strong>tez pas, ditelle<br />
en recourbant son cou <strong>et</strong> j<strong>et</strong>ant un regard <strong>de</strong><br />
reine à l’étudiant, ren<strong>de</strong>z-le-moi blanc. Allez,<br />
laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons<br />
aussi nos batailles à livrer.<br />
— S’il vous fallait un homme <strong>de</strong> bonne volonté<br />
pour aller m<strong>et</strong>tre le feu à une mine ? dit Eugène<br />
en l’interrompant.<br />
— Eh bien ? dit-elle.<br />
Il se frappa le cœur, sourit au sourire <strong>de</strong> sa<br />
cousine, <strong>et</strong> sortit.<br />
4 Son préféré<br />
Séquence 1 – Texte 2
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Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, partie II, chapitre 6, 1869.<br />
L’Education sentimentale r<strong>et</strong>race l’histoire « morale » d’une génération, celle qui a vu la révolution <strong>de</strong> 1848. La<br />
narration entrelace les fils <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux intrigues, amoureuse <strong>et</strong> historique, pour mieux les dévaluer l’une <strong>et</strong> l’autre. Dans le texte<br />
suivant, le personnage principal, Frédéric Moreau, est désespéré parce que Mme Arnoux, son grand amour, n’est pas venue au<br />
ren<strong>de</strong>z-vous fixé rue Tronch<strong>et</strong>. Il l’a attendue toute la journée, en vain. Pour se consoler, il va r<strong>et</strong>rouver Rosan<strong>et</strong>te, une femme <strong>de</strong><br />
mœurs légères. Pendant ce temps, en ce 23 février 1848, le peuple français manifeste dans les rues <strong>de</strong> Paris. <strong>Le</strong> roi <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à<br />
son ministre, François Guizot, fort impopulaire, <strong>de</strong> démissionner. <strong>Le</strong>s manifestants se ren<strong>de</strong>nt rue <strong>de</strong>s Capucines pour se moquer<br />
<strong>de</strong> Guizot mais un coup <strong>de</strong> feu part <strong>et</strong>, sur un malentendu, une fusilla<strong>de</strong> éclate : les soldats tirent sur la foule…La révolution<br />
<strong>de</strong> 1848 commence.<br />
- Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant<br />
la taille dans les <strong>de</strong>ux mains.<br />
- Comment ? Que fais-tu ? balbutia la Maréchale<br />
1 , à la fois surprise <strong>et</strong> égayée par ces manières.<br />
Il répondit :<br />
- Je suis à la mo<strong>de</strong>, je me réforme.<br />
Elle se laissa renverser sur le divan, <strong>et</strong> continuait<br />
à rire sous ses baisers. Ils passèrent l’après-midi à<br />
regar<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> leur fenêtre, le peuple dans la rue.<br />
Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-<br />
Provençaux. 2 <strong>Le</strong> repas fut long, délicat. Ils s’en<br />
revinrent à pied, faute <strong>de</strong> voiture.<br />
A la nouvelle d’un changement <strong>de</strong> ministère,<br />
Paris avait changé. Tout le mon<strong>de</strong> était en joie ;<br />
<strong>de</strong>s promeneurs circulaient, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lampions à<br />
chaque étage faisaient une clarté comme en plein<br />
jour. <strong>Le</strong>s soldats regagnaient lentement leur caserne,<br />
harassés, l’air triste. On les saluait, en<br />
criant : « Vive la ligne 3 ! » Ils continuaient sans<br />
répondre. Dans la gar<strong>de</strong> nationale 4 , au contraire,<br />
les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient<br />
leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » <strong>et</strong><br />
ce mot-là, chaque fois, faisait rire les <strong>de</strong>ux<br />
amants. Frédéric blaguait, était très gai.<br />
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards.<br />
Des lanternes vénitiennes, suspendues aux<br />
maisons, formaient <strong>de</strong>s guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> feux. Un<br />
fourmillement confus s’agitait en <strong>de</strong>ssous ; au<br />
milieu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te ombre, par endroits, brillaient <strong>de</strong>s<br />
blancheurs <strong>de</strong> baïonn<strong>et</strong>tes. Un grand brouhaha<br />
s’élevait. La foule était trop compacte, le r<strong>et</strong>our<br />
direct impossible ; <strong>et</strong> ils entraient dans la rue<br />
1 La Maréchale : surnom <strong>de</strong> Rosan<strong>et</strong>te<br />
2 Trois-Frères-Provençaux : restaurant <strong>de</strong> luxe.<br />
3 Ligne : armée régulière rangée en ligne.<br />
4 Gar<strong>de</strong> nationale : favorable au peuple.<br />
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Caumartin, quand, tout à coup, éclata <strong>de</strong>rrière<br />
eux un bruit, pareil au craquement d’une immense<br />
pièce <strong>de</strong> soie que l’on déchire. C’était la<br />
fusilla<strong>de</strong> du boulevard <strong>de</strong>s Capucines.<br />
-Ah ! On casse quelques bourgeois, dit Frédéric<br />
tranquillement. Car il y a <strong>de</strong>s situations où<br />
l’homme le moins cruel est si détaché <strong>de</strong>s autres,<br />
qu’il verrait périr le genre humain sans un battement<br />
<strong>de</strong> cœur.<br />
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts. Elle se déclara incapable <strong>de</strong> faire<br />
vingt pas <strong>de</strong> plus. Alors, par un raffinement <strong>de</strong><br />
haine, pour mieux outrager en son âme Mme<br />
Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel <strong>de</strong> le rue<br />
Tronch<strong>et</strong>, dans le logement préparé pour l’autre.<br />
<strong>Le</strong>s fleurs n’étaient pas flétries. La guipure 5<br />
s’étalait sur le lit. Il tira <strong>de</strong> l’armoire les p<strong>et</strong>ites<br />
pantoufles. Rosan<strong>et</strong>te trouva ces prévenances fort<br />
délicates.<br />
Vers une heure, elle fut réveillée par <strong>de</strong>s roulements<br />
lointains ; <strong>et</strong> elle le vit qui sanglotait, la<br />
tête enfoncée dans l’oreiller.<br />
-Qu’as-tu donc, cher amour ?<br />
-C’est un excès <strong>de</strong> bonheur, dit Frédéric. Il y<br />
avait trop longtemps que je te désirais.<br />
5 Guipure : <strong>de</strong>ntelle.<br />
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Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout <strong>de</strong> la nuit<br />
(1932)<br />
Avec Voyage au bout <strong>de</strong> la nuit, Céline dénonce les horreurs <strong>de</strong> la guerre, <strong>de</strong> la colonisation, <strong>de</strong><br />
l’exploitation capitaliste. A<strong>de</strong>pte du « parler vrai », il s’attaque aux représentations idéalisées <strong>de</strong>s combats <strong>et</strong> aux<br />
idéologies. <strong>Le</strong> protagoniste du roman, Ferdinand Bardamu, incarne, en eff<strong>et</strong>, un individu très ordinaire, qui séduit<br />
par une para<strong>de</strong> militaire, s’engage dans l’armée sur un coup <strong>de</strong> tête. Il se r<strong>et</strong>rouve confronté aux dures réalités <strong>de</strong>s<br />
combats qui se déchaînent dans l’est <strong>de</strong> la France, durant la Première Guerre mondiale.<br />
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ?<br />
pensais-je. Et avec quel effroi ! … Perdu parmi<br />
<strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> fous héroïques <strong>et</strong> déchaînés <strong>et</strong><br />
armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans<br />
casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en<br />
autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à<br />
genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les<br />
sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme<br />
dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne,<br />
France <strong>et</strong> Continents, tout ce qui respire,<br />
détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur<br />
rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille<br />
fois plus enragés que mille chiens <strong>et</strong> tellement<br />
plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le<br />
concevais, je m’étais embarqué dans une croisa<strong>de</strong><br />
apocalyptique.<br />
On est puceau <strong>de</strong> l’Horreur comme on<br />
l’est <strong>de</strong> la volupté. Comment aurais-je pu me<br />
douter moi <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te horreur en quittant la place<br />
Clichy 1 ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer<br />
vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la<br />
sale âme héroïque <strong>et</strong> fainéante <strong>de</strong>s hommes ? A<br />
présent, j’étais pris dans c<strong>et</strong>te fuite en masse, vers<br />
le meurtre en commun, vers le feu…Ça venait <strong>de</strong>s<br />
profon<strong>de</strong>urs <strong>et</strong> c’était arrivé.<br />
<strong>Le</strong> colonel ne bronchait toujours pas, je le<br />
regardais recevoir, sur le talus, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites l<strong>et</strong>tres<br />
du général qu’il déchirait ensuite menu, les ayant<br />
lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune<br />
d’elles, il n’y avait donc l’ordre d’arrêter n<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
abomination ? On ne lui disait donc pas d’en<br />
haut qu’il y avait méprise ? Abominable erreur ?<br />
Maldonne ? Qu’on s’était trompé ? Que c’était<br />
<strong>de</strong>s manœuvres pour rire qu’on avait voulu faire,<br />
<strong>et</strong> pas <strong>de</strong>s assassinats ! Mais non ! « Continuez,<br />
colonel, vous êtes dans la bonne voie ! » Voilà<br />
sans doute ce que lui écrivait le général <strong>de</strong>s En-<br />
1 Place Clichy : Lieu à Paris, où Bardamu revient <strong>de</strong> façon pério-<br />
dique.<br />
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Séquence 1 – Texte 4<br />
trayes, <strong>de</strong> la division, notre chef à tous, dont il<br />
recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par<br />
un agent <strong>de</strong> liaison, que la peur rendait chaque<br />
fois un peu plus vert <strong>et</strong> foireux. J’en aurais fait<br />
mon frère peureux <strong>de</strong> ce garçon là ! Mais on<br />
n’avait pas le temps <strong>de</strong> fraterniser non plus.<br />
Donc pas d’erreur ? Ce qu’on faisait à se<br />
tirer <strong>de</strong>ssus, comme ça, sans même se voir, n’était<br />
pas défendu ! Cela faisait partie <strong>de</strong>s choses qu’on<br />
peut faire sans mériter une bonne engueula<strong>de</strong>.<br />
C’était même reconnu, encouragé sans doute par<br />
les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles,<br />
la chasse à courre ! … Rien à dire. Je venais<br />
<strong>de</strong> découvrir d’un coup la guerre tout entière.<br />
J’étais dépucelé. Faut être à peu près seul <strong>de</strong>vant<br />
elle comme je l’étais à ce moment-là pour bien la<br />
voir la vache, en face <strong>et</strong> <strong>de</strong> profil. On venait<br />
d’allumer la guerre entre nous <strong>et</strong> ceux d’en face,<br />
<strong>et</strong> à présent ça brûlait ! Comme le courant entre<br />
les <strong>de</strong>ux charbons, dans la lampe à arc. Et il<br />
n’était pas près <strong>de</strong> s’éteindre le charbon ! On y<br />
passerait tous, le colonel comme les autres, tout<br />
mariole qu’il semblerait être, <strong>et</strong> sa carne ne ferait<br />
pas plus <strong>de</strong> rôti que la mienne quand le courant<br />
d’en face lui passerait entre les <strong>de</strong>ux épaules.<br />
Il y a bien <strong>de</strong>s façons d’être condamné à<br />
mort. Ah ! combien n’aurais-je pas donné à ce<br />
moment-là pour être en prison au lieu d’être ici,<br />
moi crétin ! Pour avoir, par exemple, quand<br />
c’était si facile, prévoyant, volé quelque chose,<br />
quelque part, quand il en était temps encore. On<br />
ne pense à rien ! De la prison, on en sort vivant,<br />
pas <strong>de</strong> la guerre. Tout le reste, c’est <strong>de</strong>s mots.<br />
Si seulement j’avais encore eu le temps,<br />
mais je ne l’avais plus ! Il n’y avait plus rien à<br />
voler !
Séquence 5 – Texte complémentaire<br />
Il parla ainsi, <strong>et</strong>, tirant l’épée aiguë qui pendait, gran<strong>de</strong> <strong>et</strong> lour<strong>de</strong>, sur son flanc, il<br />
se j<strong>et</strong>a sur Akhilleus, semblable à l’aigle qui, planant dans les hauteurs, <strong>de</strong>scend dans<br />
la plaine à travers les nuées obscures, afin d’enlever la faible brebis ou le lièvre timi<strong>de</strong>.<br />
Ainsi se ruait Hektôr, en brandissant l’épée aiguë. Et Akhilleus, emplissant son cœur<br />
d’une rage féroce, se rua aussi sur le Priami<strong>de</strong>. Et il portait son beau bouclier <strong>de</strong>vant<br />
sa poitrine, <strong>et</strong> il secouait son casque éclatant aux quatre cônes <strong>et</strong> aux splendi<strong>de</strong>s<br />
crinières d’or mouvantes que Hèphaistos avait fixées au somm<strong>et</strong>. Comme Hespéros, la<br />
plus belle <strong>de</strong>s étoiles ouraniennes, se lève au milieu <strong>de</strong>s astres <strong>de</strong> la nuit, ainsi<br />
resplendissait l’éclair <strong>de</strong> la pointe d’airain que le Pèléi<strong>de</strong> brandissait, pour la perte <strong>de</strong><br />
Hektôr, cherchant sur son beau corps la place où il frapperait. <strong>Le</strong>s belles armes<br />
d’airain que le Priami<strong>de</strong> avait arrachées au cadavre <strong>de</strong> Patroklos le couvraient en<br />
entier, sauf à la jointure du cou <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’épaule, là où la fuite <strong>de</strong> l’âme est la plus<br />
prompte. C’est là que le divin Akhilleus enfonça sa lance, dont la pointe traversa le<br />
cou <strong>de</strong> Hektôr ; mais la lour<strong>de</strong> lance d’airain ne trancha point le gosier, <strong>et</strong> il pouvait<br />
encore parler. Il tomba dans la poussière, <strong>et</strong> le divin Akhilleus se glorifia ainsi :<br />
— Hektôr, tu pensais peut-être, après avoir tué Patroklos, n’avoir plus rien à<br />
craindre ? Tu ne songeais point à moi qui étais absent. Insensé ! un vengeur plus fort<br />
lui restait sur les nefs creuses, <strong>et</strong> c’était moi qui ai rompu tes genoux ! Va ! les chiens <strong>et</strong><br />
les oiseaux te déchireront honteusement, <strong>et</strong> les Akhaiens enseveliront Patroklos !<br />
Et Hektôr au casque mouvant lui répondit, parlant à peine :<br />
— Je te supplie par ton âme, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens<br />
me déchirer auprès <strong>de</strong>s nefs Akhaiennes. Accepte l’or <strong>et</strong> l’airain que te donneront<br />
mon père <strong>et</strong> ma mère vénérable. Renvoie mon corps dans mes <strong>de</strong>meures, afin que les<br />
Troiens <strong>et</strong> les Troiennes me déposent avec honneur sur le bûcher.<br />
Et Akhilleus aux pieds rapi<strong>de</strong>s, le regardant d’un œil sombre, lui dit :<br />
— Chien ! ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes parents. Plût aux dieux que<br />
j’eusse la force <strong>de</strong> manger ta chair crue, pour le mal que tu m’as fait ! Rien ne sauvera<br />
ta tête <strong>de</strong>s chiens, quand même on m’apporterait dix <strong>et</strong> vingt fois ton prix, <strong>et</strong> nulle<br />
autres présents ; quand même le Dardani<strong>de</strong> Priamos voudrait te rach<strong>et</strong>er ton poids<br />
d’or ! Jamais la mère vénérable qui t’a enfanté ne te pleurera couché sur un lit funèbre.<br />
<strong>Le</strong>s chiens <strong>et</strong> les oiseaux te déchireront tout entier !<br />
Et Hektôr au casque mouvant lui répondit en mourant :<br />
— Certes, je prévoyais, te connaissant bien, que je ne te fléchirais point, car ton<br />
cœur est <strong>de</strong> fer. Souviens-toi que les dieux me vengeront le jour où Pâris <strong>et</strong> Phoibos<br />
Apollôn te tueront, malgré ton courage, <strong>de</strong>vant les portes Skaies.<br />
Et la mort l’ayant interrompu, son âme s’envola <strong>de</strong> son corps chez Aidès, pleurant<br />
sa <strong>de</strong>stinée mauvaise, sa vigueur <strong>et</strong> sa jeunesse.<br />
Et Akhilleus dit à son cadavre :<br />
— Meurs ! Je subirai ma <strong>de</strong>stinée quand Zeus <strong>et</strong> les autres dieux le voudront.<br />
Et dès qu’ils se furent rencontrés, le grand Hektôr au casque mouvant parla ainsi<br />
le premier :<br />
— Je ne te fuirai pas plus longtemps, fils <strong>de</strong> Pèleus. Je t’ai fui trois fois autour <strong>de</strong> la<br />
gran<strong>de</strong> ville <strong>de</strong> Priamos <strong>et</strong> je n’ai point osé attendre ton attaque ; mais voici que mon<br />
cœur me pousse à te tenir tête. Je tuerai ou je serai tué. Mais attestons les dieux, <strong>et</strong><br />
qu’ils soient les fidèles témoins <strong>et</strong> les gardiens <strong>de</strong> nos pactes. Je ne t’outragerai point<br />
cruellement, si Zeus me donne la victoire <strong>et</strong> si je t’arrache l’âme ; mais, Akhilleus,<br />
après t’avoir dépouillé <strong>de</strong> tes belles armes, je rendrai ton cadavre aux Akhaiens. Fais<br />
<strong>de</strong> même, <strong>et</strong> prom<strong>et</strong>s-le. Et Akhilleus aux pieds rapi<strong>de</strong>s, le regardant d’un œil sombre,<br />
lui répondit :<br />
— Hektôr, le plus exécrable <strong>de</strong>s hommes, ne me parle point <strong>de</strong> pactes. De même<br />
qu’il n’y a point d’alliances entre les lions <strong>et</strong> les hommes, <strong>et</strong> que les loups <strong>et</strong> les<br />
agneaux, loin <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r, se haïssent toujours ; <strong>de</strong> même il m’est impossible <strong>de</strong> ne<br />
pas te haïr, <strong>et</strong> il n’y aura point <strong>de</strong> pactes entre nous avant qu’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ne tombe,<br />
rassasiant <strong>de</strong> son sang le terrible guerrier Arès. Rappelle tout ton courage. C’est<br />
maintenant que tu vas avoir besoin <strong>de</strong> toute ton adresse <strong>et</strong> <strong>de</strong> toute ta vigueur, car tu<br />
n’as plus <strong>de</strong> refuge, <strong>et</strong> voici que Pallas Athènè va te dompter par ma lance, <strong>et</strong> que tu<br />
expieras en une fois les maux <strong>de</strong> mes compagnons que tu as tués dans ta fureur !<br />
Il parla ainsi, <strong>et</strong>, brandissant sa longue pique, il la lança ; mais l’illustre Hektôr la<br />
vit <strong>et</strong> l’évita ; <strong>et</strong> la pique d’airain, passant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui, s’enfonça en terre. Et Pallas<br />
Athènè, l’ayant arrachée, la rendit à Akhilleus, sans que le prince <strong>de</strong>s peuples, Hektôr,<br />
s’en aperçût. Et le Priami<strong>de</strong> dit au brave Pèléi<strong>de</strong> :<br />
— Tu m’as manqué, ô Akhilleus semblable aux dieux ! Zeus ne t’avait point<br />
enseigné ma <strong>de</strong>stinée, comme tu le disais ; mais ce n’étaient que <strong>de</strong>s paroles vaines <strong>et</strong><br />
rusées, afin <strong>de</strong> m’effrayer <strong>et</strong> <strong>de</strong> me faire oublier ma force <strong>et</strong> mon courage. Ce ne sera<br />
point dans le dos que tu me perceras <strong>de</strong> ta lance, car je cours droit à toi. Frappe donc<br />
ma poitrine, si un dieu te l’accor<strong>de</strong>, <strong>et</strong> tente maintenant d’éviter ma lance d’airain.<br />
Plût aux dieux que tu la reçusses tout entière dans le corps ! La guerre serait plus facile<br />
aux Troiens si je te tuais, car tu es leur pire fléau.<br />
Il parla ainsi en brandissant sa longue pique, <strong>et</strong> il la lança ; <strong>et</strong> elle frappa, sans<br />
dévier, le milieu du bouclier du Pèléi<strong>de</strong> ; mais le bouclier la repoussa au loin. Et<br />
Hektôr, irrité qu’un trait inutile se fût échappé <strong>de</strong> sa main, resta plein <strong>de</strong> trouble, car<br />
il n’avait que c<strong>et</strong>te lance. Et il appela à grands cris Dèiphobos au bouclier brillant, <strong>et</strong><br />
il lui <strong>de</strong>manda une autre lance ; mais, Dèiphobos ayant disparu, Hektôr, dans son<br />
esprit, connut sa <strong>de</strong>stinée, <strong>et</strong> il dit :<br />
— Malheur à moi ! voici que les dieux m’appellent à la mort. Je croyais que le<br />
héros Dèiphobos était auprès <strong>de</strong> moi ; mais il est dans nos murs. C’est Athènè qui m’a<br />
trompé. La mauvaise mort est proche ; la voilà, plus <strong>de</strong> refuge. Ceci plaisait dès<br />
longtemps à Zeus <strong>et</strong> au fils <strong>de</strong> Zeus, Apollôn, qui tous <strong>de</strong>ux cependant m’étaient<br />
bienveillants. Et voici que la moire va me saisir ! Mais, certes, je ne mourrai ni<br />
lâchement, ni sans gloire, <strong>et</strong> j’accomplirai une gran<strong>de</strong> action qu’apprendront les<br />
hommes futurs.<br />
Homère, L’Illia<strong>de</strong>, chant XXII, entre 850 <strong>et</strong> 750 av JC