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SIGNAUX<br />
Il n'est nulle part, celui qui est partout.<br />
SÉNÈQUE
Chapitre 1<br />
Reece Gilmore fit son entrée dans un nuage <strong>de</strong> fumée à Angel's Fist, la ville du Poing <strong>de</strong><br />
l'Ange. Elle avait <strong>de</strong>ux cent quarante-trois dollars et <strong>de</strong>s poussières en poche, ce qui <strong>de</strong>vrait<br />
suffire pour les retaper, elle et sa Chevrolet Cavalier en surchauffe. Avec un peu <strong>de</strong> chance,<br />
et si la voiture n'était pas trop atteinte, elle pourrait même s'<strong>of</strong>frir une chambre pour la nuit.<br />
Ensuite, elle serait quand même fauchée. Son pot d'échappement crachait un tel panache<br />
qu'elle <strong>de</strong>vait sans doute y voir un signe, il était temps pour elle <strong>de</strong> poser sa valise.<br />
Elle ne s'inquiétait pas outre mesure. À tout prendre, cette petite ville du Wyoming blottie<br />
au bord <strong>de</strong>s eaux bleues d'un lac lui convenait aussi bien qu'une autre. Au moins on y<br />
trouvait <strong>de</strong> l'espace, un ciel dégagé et les sommets enneigés du Teton, cette avancée <strong>de</strong>s<br />
montagnes Rocheuses, évoquaient la puissance <strong>de</strong> divinités ancestrales.<br />
Sans trop savoir où elle atterrirait, elle était partie à l'aube, filant <strong>de</strong>vant Cody, traversant<br />
Dubois en trombe ; un moment, elle avait songé s'arrêter à Jackson, mais avait finalement<br />
préféré continuer vers le Sud. Depuis plus <strong>de</strong> huit mois, elle inclinait à suivre ses impulsions<br />
comme <strong>de</strong>s signes du <strong>de</strong>stin. Elle donnait ainsi une signification à l'angle <strong>de</strong> certain rayon <strong>de</strong><br />
soleil ou à une girouette pointant vers le sud. Quand ces signes lui plaisaient, elle les suivait,<br />
et il en serait ainsi jusqu'à ce qu'elle trouve ce qui lui semblerait correspondre au lieu idéal.<br />
Elle s'y installerait quelques semaines ou, comme au Dakota du Sud, quelques mois. Elle y<br />
occuperait un emploi, visiterait la région et reprendrait la route dès qu'ils lui indiqueraient<br />
une autre direction.<br />
Ce système lui procurait une certaine liberté et souvent - <strong>de</strong> plus en plus souvent -<br />
atténuait l'incessant murmure d'angoisse qui lui hantait l'esprit. Ces quelques mois <strong>de</strong><br />
solitu<strong>de</strong> et d'autonomie l'avaient davantage apaisée qu'une année <strong>de</strong> psychothérapie. À vrai<br />
dire, cette psychothérapie lui avait sans doute donné les armes pour affronter la vie jour<br />
après jour, nuit après nuit. Mais voilà que s'annonçait un nouveau départ, une nouvelle feuille<br />
blanche dans la main fermée du Poing <strong>de</strong> l'Ange. Au pire, elle y passerait quelques jours, le<br />
temps d'admirer le lac, les montagnes et <strong>de</strong> gagner assez d'argent pour pouvoir repartir. Un<br />
endroit comme celui-ci - d'après le panneau, il comptait 623 habitants - <strong>de</strong>vait vivre du<br />
tourisme, exploitant les paysages et la proximité du parc national. Elle y trouverait forcément<br />
un hôtel, quelques chambres d'hôtes, peut-être même un ranch ouvert aux touristes,<br />
établissements qui embauchaient toujours une ai<strong>de</strong> ménagère, surtout en cette époque <strong>de</strong><br />
dégel, alors que le printemps chassait les froidures <strong>de</strong> l'hiver.<br />
Cependant, sa voiture fumant <strong>de</strong> plus en plus, elle <strong>de</strong>vait avant tout se mettre en quête<br />
d'un garagiste.<br />
Reece suivit la route qui serpentait autour du vaste lac. Çà et là, <strong>de</strong>s plaques <strong>de</strong> neige<br />
tardaient encore à fondre, mais on commençait à voir <strong>de</strong>s bateaux sur les eaux qui<br />
reflétaient la montagne. Elle aperçut <strong>de</strong>s boutiques, une petite galerie d'art, une banque, la<br />
poste et le bureau du shérif.
Elle se gara sur le parking d'une sorte <strong>de</strong> bazar à l'étalage hétéroclite ; <strong>de</strong>vant l'entrée,<br />
<strong>de</strong>ux hommes en chemise <strong>de</strong> flanelle étaient affalés sur <strong>de</strong> robustes chaises orientées vers le<br />
lac. Comme elle coupait le moteur et <strong>de</strong>scendait <strong>de</strong> voiture, ils lui adressèrent un signe <strong>de</strong><br />
tête et l'un d'eux repoussa la visière <strong>de</strong> sa casquette bleue au nom du magasin - Épicerie<br />
Mac.<br />
- On dirait que vous avez <strong>de</strong>s problèmes, jeune fille !<br />
- Je crois, oui. Vous connaîtriez quelqu'un dans le coin qui pourrait m'ai<strong>de</strong>r ?<br />
Posant les mains sur ses cuisses, Mac se leva lour<strong>de</strong>ment. Râblé, la face rougeau<strong>de</strong>, il<br />
avait <strong>de</strong>s petites ri<strong>de</strong>s au coin <strong>de</strong>s yeux.<br />
- Ouvrez-moi donc ça, proposa-t-il d'une voix grave, que je jette un coup d'œil.<br />
- Merci beaucoup.<br />
Elle regagna sa place pour tirer le loquet et il souleva le capot, mais recula, assailli par un<br />
nuage <strong>de</strong> fumée.<br />
- Ça a dû commencer il y a une quinzaine <strong>de</strong> kilomètres, expliqua-t-elle. Je n'ai pas<br />
trop fait attention parce que j'admirais le paysage.<br />
- Ça se comprend. Vous alliez vers le parc ?<br />
- Plus ou moins.<br />
L'autre type rejoignit Mac et tous <strong>de</strong>ux examinèrent le moteur comme savent si bien le<br />
faire les hommes. <strong>Le</strong> regard calme, les sourcils froncés. A côté d'eux, elle avait exactement<br />
l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la femme pour qui ce qui se passait là-<strong>de</strong>dans était aussi mystérieux que les<br />
roches <strong>de</strong> Pluton.<br />
- C'est une durite qui est pétée, expliqua l'un. Va falloir la remplacer.<br />
Ça n'avait pas l'air trop grave, ni trop cher.<br />
- Vous connaissez quelqu'un par ici qui pourrait s'en charger ? S'enquit Reece.<br />
- Vous voulez que j'appelle le garage <strong>de</strong> Lynt ?<br />
- Vous me sauvez la vie ! assura-t-elle avec un sourire. Dans un geste qui lui venait<br />
plus facilement avec les inconnus, elle lui tendit la main :<br />
- Je m'appelle Reece, Reece Gilmore.<br />
- Mac Drubber. Et voici Cari Sampson.<br />
- Vous venez <strong>de</strong> l'Est ? interrogea Cari.
C'était un soli<strong>de</strong> gaillard d'une cinquantaine d'années qui <strong>de</strong>vait avoir du sang amérindien.<br />
- Oui, <strong>de</strong> la région <strong>de</strong> Boston. Merci pour votre ai<strong>de</strong>.<br />
- De rien, c'est juste un coup <strong>de</strong> fil, répondit Mac. N'hésitez pas à entrer vous mettre à<br />
l'abri, mais vous pouvez aussi vous promener. Lynt n'arrivera pas avant un moment<br />
- J'irais bien faire un tour. Pourriez-vous m'indiquer un endroit où passer la nuit ? Pas<br />
trop cher.<br />
- Il y a l'Hôtel Lakeview, en bas <strong>de</strong> la route. Sinon, le Teton House, sur l'autre berge,<br />
un peu plus familial. Vous trouverez aussi <strong>de</strong>s bungalows au bord du lac, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la<br />
ville, à louer à la semaine ou au mois.<br />
Elle qui avait déjà du mal à vivre au jour le jour, voilà belle lurette qu'elle ne comptait plus<br />
en termes <strong>de</strong> mois. Quant à « un peu plus familial », cela augurait trop <strong>de</strong> promiscuité à son<br />
goût.<br />
- Je vais aller jeter un coup d'œil à l'hôtel.<br />
- Ça fait long à pied. Si vous voulez qu'on vous dépose...<br />
- J'ai passé la journée à conduire. Un peu <strong>de</strong> marche me détendra. Merci beaucoup,<br />
monsieur Drubber.<br />
- Pas <strong>de</strong> quoi.<br />
Il la regarda un instant <strong>de</strong>scendre le long du trottoir <strong>de</strong> planches.<br />
- Pas mal, commenta-t-il.<br />
- La peau sur les os, marmonna Cari. De nos jours, les femmes se laissent mourir <strong>de</strong><br />
faim et n'ont plus <strong>de</strong> formes.<br />
En fait, Reece essayait plutôt <strong>de</strong> reprendre le poids perdu <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans. Elle qui avait<br />
été plutôt athlétique était <strong>de</strong>venue trop maigre à son goût. Trop anguleuse, trop osseuse.<br />
Chaque fois qu'elle se déshabillait, elle ne reconnaissait pas son corps. Il fut un temps où elle<br />
passait pour élégante, séduisante même, quand elle voulait s'en donner la peine. Ce n'était<br />
plus le cas. À présent, elle ne se trouvait plus jolie du tout : visage dur, pommettes trop<br />
saillantes, joues creuses. <strong>Le</strong>s nuits sans sommeil se faisaient plus rares, mais lorsque cela lui<br />
arrivait encore, elle en émergeait les yeux cernés, avec un teint <strong>de</strong> papier mâché. Elle avait<br />
envie <strong>de</strong> se reconnaître.<br />
Ses vieilles chaussures claquaient imperceptiblement sur le trottoir en pente. Elle avait<br />
appris à ne plus se presser, à ralentir, à prendre les choses comme elles venaient, à goûter<br />
chaque instant <strong>de</strong> la vie.<br />
La brise lui caressait le visage, ébouriffant sa longue queue <strong>de</strong> cheval brune. Elle aimait<br />
cette sensation, cet air propre et frais, la lumière crue sur les eaux du lac.
Non loin <strong>de</strong> là, à travers les branches dénudées <strong>de</strong>s saules et <strong>de</strong>s peupliers, elle aperçut<br />
quelques-uns <strong>de</strong>s bungalows que Mac avait mentionnés. Des petits pavillons <strong>de</strong> bois et <strong>de</strong><br />
verre pourvus <strong>de</strong> vérandas qui <strong>of</strong>fraient une vue magnifique. Ce <strong>de</strong>vait être agréable <strong>de</strong> s'y<br />
asseoir pour jouir du paysage, regar<strong>de</strong>r les gens qui s'aventuraient à travers les marécages<br />
couverts <strong>de</strong> roseaux <strong>de</strong>s étangs, disposer <strong>de</strong> tout cet espace autour <strong>de</strong> soi, <strong>de</strong> toute cette<br />
quiétu<strong>de</strong>. Un jour peut-être, mais pas aujourd'hui. Elle aperçut <strong>de</strong>s tiges <strong>de</strong> jonquilles dans<br />
un <strong>de</strong>mi-tonneau à whisky, <strong>de</strong>vant l'entrée d'un restaurant. Certes, elles s'agitaient un peu<br />
dans le vent frisquet, mais elles évoquaient le printemps. Tout se renouvelait au printemps, à<br />
commencer par elle-même, avec un peu <strong>de</strong> chance...<br />
Elle s'arrêta pour admirer les jeunes pousses. Cela faisait du bien <strong>de</strong> sortir enfin <strong>de</strong> ce long<br />
hiver. <strong>Le</strong>s signes <strong>de</strong> renaissance allaient se multiplier, désormais. Son gui<strong>de</strong> touristique<br />
glorifiait les étendues <strong>de</strong> fleurs sauvages qui poussaient le long <strong>de</strong>s marécages, <strong>de</strong>s lacs et<br />
<strong>de</strong>s étangs.<br />
Son regard glissa vers la vitrine du restaurant, plutôt une gargote familiale d'ailleurs, avec<br />
<strong>de</strong>s tables pour <strong>de</strong>ux et pour quatre, <strong>de</strong>s box, <strong>de</strong>s murs rouge et blanc plutôt défraîchis. Sur<br />
le comptoir étaient présentés <strong>de</strong>s gâteaux et <strong>de</strong>s tartes et <strong>de</strong>rrière on apercevait la cuisine.<br />
Deux serveuses allaient et venaient, armées <strong>de</strong> plateaux et <strong>de</strong> cafetières. La foule du<br />
déjeuner. Reece avait oublié le déjeuner. C'est alors qu'elle remarqua l'affichette manuscrite<br />
collée sur la vitre :<br />
ON RECHERCHE UN CUISINIER S'ADRESSER ICI<br />
Fallait-il y voir un nouveau signe ? Reculant d'un pas, Reece examina soigneusement<br />
l'intérieur <strong>de</strong> l'établissement. La cuisine ouverte, c'était important. On ne <strong>de</strong>vait y préparer<br />
que <strong>de</strong>s repas simples. Elle saurait comment s'y prendre. Sans doute était-il temps <strong>de</strong><br />
franchir une étape. À l'hôtel aussi, on <strong>de</strong>vait embaucher en prévision <strong>de</strong> la saison touristique.<br />
Et ce M. Drubber pourrait bien avoir besoin d'une caissière dans son épicerie.<br />
Néanmoins, elle avait cette annonce sous le nez ; sa voiture l'avait amenée dans cette<br />
ville, ses pas à cet endroit, où les jonquilles sortaient <strong>de</strong> terre au premier souffle du<br />
printemps. Elle se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit en retenant son souffle. Oignons frits,<br />
vian<strong>de</strong> grillée, café fort, musique country et bavardages.<br />
<strong>Le</strong> sol carrelé <strong>de</strong> rouge était propre, le comptoir blanc impeccable. <strong>Le</strong>s quelques tables<br />
libres étaient dressées, accueillantes, les murs ornés <strong>de</strong> photos en noir et blanc qui<br />
représentaient le lac, <strong>de</strong>s rapi<strong>de</strong>s, les montagnes au fil <strong>de</strong>s saisons. Elle en était encore à<br />
rassembler son courage lorsqu'une serveuse fonça dans sa direction :<br />
- Bonjour ! Si vous voulez déjeuner, vous pouvez vous installer à une table ou au bar.<br />
- En fait, je voudrais voir le directeur ou le propriétaire. Au sujet <strong>de</strong> l'annonce sur la<br />
vitrine. L'<strong>of</strong>fre d'emploi.<br />
La serveuse s'arrêta net.<br />
- Vous êtes cuisinière ?
Il fut un temps où Reece aurait fait la fine bouche à l'énoncé <strong>de</strong> ce terme.<br />
- Oui.<br />
- Ça tombe bien, parce que Joanie a viré le cuistot il y a <strong>de</strong>ux jours.<br />
La serveuse porta sa main libre repliée vers son nez, en mimant le geste <strong>de</strong> boire.<br />
- Ah, d'accord !<br />
- Il était arrivé en février. Il débarquait en disant qu'il avait trouvé Jésus et qu'il allait<br />
répandre Sa parole à travers le pays. Décochant un sourire lumineux à son interlocutrice, elle<br />
poursuivit.<br />
- Quand il prêchait, on avait plutôt l'impression qu'il délirait. Ce n'était pas Jésus qu'il<br />
avait rencontré, c'était la bouteille. Bon, installez-vous au bar, je vais voir si Joanie peut se<br />
libérer une minute. Je vous <strong>of</strong>fre un café en attendant ?<br />
- Du thé, si ça ne vous ennuie pas.<br />
- Pas <strong>de</strong> souci.<br />
Reece se jucha sur un tabouret <strong>de</strong> cuir et <strong>de</strong> chrome et, tout en essuyant sur son jean ses<br />
paumes moites, elle se rappela que rien ni personne ne l'obligeait à prendre cet emploi. Elle<br />
pourrait toujours s'en tenir au nettoyage <strong>de</strong> chambres d'hôtel ou même démarcher ce ranch à<br />
touristes.<br />
<strong>Le</strong> juke-box changea <strong>de</strong> titre et Shania Twain annonça joyeusement qu'elle se sentait<br />
femme.<br />
La serveuse fila vers le gril, tapa sur l'épaule d'une vigoureuse petite personne, se pencha<br />
pour lui parler à l'oreille. La femme finit par se retourner pour jeter un coup d'œil vers Reece,<br />
croisa son regard et hocha la tête. Alors la serveuse revint, munie d'une tasse d'eau chau<strong>de</strong><br />
et d'un sachet <strong>de</strong> thé Lipton sur la soucoupe.<br />
- Joanie arrive. Vous voulez déjeuner ? Aujourd'hui, c'est le pain <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> maison avec<br />
<strong>de</strong> la purée, <strong>de</strong>s haricots verts et un petit pain.<br />
- Non, merci. Juste du thé, ce sera parfait.<br />
Jamais elle ne pourrait avaler un tel repas, tant elle était tendue, au bord <strong>de</strong> l'affolement,<br />
comme si une masse humi<strong>de</strong> lui pesait sur la poitrine.<br />
Si elle s'écoutait, elle s'enfuirait tout <strong>de</strong> suite, regagnerait sa voiture. <strong>Le</strong> temps <strong>de</strong> faire<br />
réparer cette durite, elle s'éclipserait et au diable les signes du <strong>de</strong>stin !<br />
Sous une masse <strong>de</strong> cheveux blonds, Joanie portait un tablier plein <strong>de</strong> taches <strong>de</strong> graisse et<br />
<strong>de</strong>s baskets Converse rouges. Elle sortit <strong>de</strong> la cuisine en s'essuyant les mains à un torchon.<br />
De ses prunelles gris acier, elle jaugea Reece <strong>de</strong>s pieds à la tête.
- Tu es cuisinière ? <strong>de</strong>manda-t-elle d'une voix rauque <strong>de</strong> fumeuse.<br />
- Oui.<br />
- C'est ton métier ou tu es prête à n'importe quoi pour bouffer.<br />
- C'était ce que je faisais à Boston... pour vivre. Luttant contre son anxiété, Reece<br />
ouvrit l'enveloppe qui protégeait le sachet <strong>de</strong> thé.<br />
Joanie avait une belle bouche épaisse et bien <strong>de</strong>ssinée qui contrastait avec la dureté <strong>de</strong><br />
son regard. Ainsi qu'une ancienne cicatrice, à peine visible, qui lui courait <strong>de</strong> l'oreille gauche<br />
jusqu'au menton.<br />
- Boston, répéta Joanie en coinçant le torchon dans sa ceinture. Ça fait loin.<br />
- Oui.<br />
- Je ne sais pas si j'ai envie <strong>de</strong> prendre une cuisinière <strong>de</strong> la côte Est incapable <strong>de</strong> la<br />
boucler cinq minutes.<br />
Reece en resta bouche bée, avant <strong>de</strong> comprendre la plaisanterie et d'afficher un large<br />
sourire.<br />
- Je peux <strong>de</strong>venir une effroyable bavar<strong>de</strong> quand je m'y mets.<br />
- Qu'est-ce que tu es venue chercher ici ?<br />
- Je voyage. Ma voiture est en panne. J'ai besoin d'un boulot<br />
- Tu as <strong>de</strong>s références ?<br />
Son cœur se serra douloureusement.<br />
- Je pourrai vous en fournir.<br />
Joanie renifla, désigna la cuisine du menton :<br />
- Enfile un tablier. J'ai justement une comman<strong>de</strong> pour un hamburger bien cuit, avec<br />
ron<strong>de</strong>lles d'oignon cru, accompagné <strong>de</strong> champignons et d'oignons grillés, <strong>de</strong> frites et <strong>de</strong><br />
sala<strong>de</strong> <strong>de</strong> chou. Si le client ne tombe pas rai<strong>de</strong> mort après avoir avalé ça, le job est à toi.<br />
- D'accord.<br />
Repoussant son tabouret, Reece prit une longue inspiration et franchit les portes battantes<br />
au bout du bar. Sans s'apercevoir qu'elle laissait <strong>de</strong>rrière elle l'enveloppe du sachet <strong>de</strong> thé en<br />
lambeaux. Détail qui ne passa pas inaperçu aux yeux <strong>de</strong> Joanie.<br />
<strong>Le</strong>s installations n'avaient rien <strong>de</strong> compliqué mais paraissaient pratiques et bien conçues :<br />
large gril, cuisinière pr<strong>of</strong>essionnelle, réfrigérateur, congélateur, gants thermiques, éviers,
plan <strong>de</strong> travail, double friteuse, système <strong>de</strong> ventilation. Alors qu'elle nouait un tablier, Reece<br />
vit la patronne sortir les ingrédients dont elle allait avoir besoin.<br />
- Merci, dit-elle en se lavant les mains. Puis elle se mit au travail.<br />
Ne pense à rien, s'enjoignit-elle, fais ce que tu as à faire. Elle déposa le steak sur le gril<br />
brûlant puis éminça oignons et champignons. Elle mit les pommes <strong>de</strong> terre précuites dans la<br />
friteuse, régla le minuteur.<br />
Ses mains ne tremblaient pas et malgré la tension qui la dévorait, elle s'interdit <strong>de</strong> vérifier<br />
par-<strong>de</strong>ssus son épaule si on la surveillait. Joanie tira la comman<strong>de</strong> suivante sur le carnet et la<br />
fit claquer sur le plan <strong>de</strong> travail :<br />
- Un bol <strong>de</strong> soupe aux trois haricots - dans la marmite, là, avec <strong>de</strong>s biscuits salés.<br />
Reece acquiesça, jeta les oignons et les champignons dans la poêle puis se lança dans<br />
l'exécution <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième comman<strong>de</strong>.<br />
- C'est parti ! cria Joanie en arrachant un nouveau feuillet. Sandwich Ruben au cornedbeef<br />
et sala<strong>de</strong> mixte.<br />
Reece passait d'un plat à l'autre sans hésiter. Sans doute l'atmosphère et les ordres<br />
avaient-ils changé, mais le rythme <strong>de</strong>meurait le même ; elle n'avait pas perdu la main. Elle<br />
présenta sa première assiette à Joanie.<br />
- Pose-la sur le comptoir, lui fut-il répondu. Continue. Si on n'appelle pas le mé<strong>de</strong>cin<br />
d'ici à une <strong>de</strong>mi-heure, tu es embauchée. On parlera salaire et horaires plus tard.<br />
- Il me faut...<br />
- Continue. Je vais m'en griller une.<br />
Elle travailla ainsi une heure et <strong>de</strong>mie avant que le rythme ne ralentisse et lui permette <strong>de</strong><br />
s'éloigner un instant <strong>de</strong> la chaleur du gril. Elle but une bouteille d'eau. Quand elle se<br />
retourna, Joanie était assise au comptoir <strong>de</strong>vant un café.<br />
- Personne n'est mort, annonça cette <strong>de</strong>rnière.<br />
- Ouf ! C'est toujours aussi animé ?<br />
- <strong>Le</strong> samedi à l'heure <strong>de</strong> pointe, on a <strong>de</strong> quoi faire. Tu recevras huit dollars <strong>de</strong> l'heure<br />
pour commencer. Si tu donnes encore satisfaction dans quinze jours, je t'augmente d'un<br />
dollar l'heure.<br />
Toi et moi, plus un autre employé à mi-temps, on se partage le travail au gril, sept jours<br />
par semaine. Tu auras <strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> congé cette semaine. Je prépare les horaires une<br />
semaine à l'avance. On ouvre à 6 h 30, autrement dit il faut arriver à 6 heures. On peut<br />
comman<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s petits déjeuners à toute heure, le menu du déjeuner <strong>de</strong> 11 heures à la<br />
fermeture, celui du dîner <strong>de</strong> 17 à 22 heures. Si tu veux travailler quarante heures par<br />
semaine, j'ai <strong>de</strong> quoi t'employer. En revanche, je ne paie aucune heure supplémentaire donc,
si tu restes coincée ici au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> tes horaires, tu récupères la semaine suivante. Ça te va ?<br />
- Je crois, oui.<br />
- Si tu bois pendant tes heures <strong>de</strong> travail, tu es virée sur-le-champ.<br />
- Compris.<br />
- Tu prends tout le café, toute l'eau ou tout le thé que tu veux. <strong>Le</strong>s sodas, tu les paies.<br />
Pareil pour la nourriture. Chez moi, on ne mange pas gratis. Et j'ai l'impression que ça ne<br />
t'est pas arrivé souvent. Tu es maigre comme un clou.<br />
- Je sais.<br />
- <strong>Le</strong> <strong>de</strong>rnier à partir nettoie le gril, la cuisinière et ferme la boutique.<br />
- Pas question ! Coupa Reece. Je peux ouvrir, je peux travailler aux horaires que vous<br />
voudrez, faire toutes les heures sup qu'il faudra, échanger du jour au len<strong>de</strong>main. Mais je ne<br />
fais pas la fermeture, désolée.<br />
Haussant un sourcil, Joanie vida sa tasse <strong>de</strong> café.<br />
- On a peur du noir, petite ?<br />
- Exactement. Si ça ne vous convient pas, je cherche tout <strong>de</strong> suite autre chose.<br />
- On verra ça. Il y a <strong>de</strong> la paperasse à remplir, mais ça attendra. Ta voiture est prête, à<br />
ce qu'il paraît ; elle t'attend chez Mac. Tu vois, les nouvelles se propagent vite ici. J'ai aussi<br />
appris que tu cherches un endroit pour dormir. Si tu veux, j'ai une chambre à louer au-<strong>de</strong>ssus<br />
du restaurant. Pas très cher ; elle est propre et elle a une belle vue.<br />
- Merci, mais je vais quand même essayer l'hôtel. Donnons-nous quinze jours et on fera<br />
le point.<br />
Joanie se leva en haussant les épaules et se dirigea vers les portes battantes, son café à<br />
la main.<br />
- Va chercher ta voiture, installe-toi et sois <strong>de</strong> retour ici à 16 heures.<br />
Un rien étourdie, Reece sortit. Elle s'en était bien tirée. En entrant dans le bazar, elle<br />
aperçut Mac occupé avec un client au comptoir du fond. <strong>Le</strong>s lieux correspondaient<br />
exactement à ce qu'elle avait imaginé : on y vendait un peu <strong>de</strong> tout - glacières, tissus et<br />
articles <strong>de</strong> mercerie, outils et petite quincaillerie, produits ménagers, matériel <strong>de</strong> pêche,<br />
fruits et légumes, munitions. Sa transaction achevée, Mac se tourna vers Reece :<br />
- La voiture est prête.<br />
- C'est ce qu'on m'a dit. Merci. A qui dois-je m'adresser pour payer ?<br />
- Lynt m'a laissé la facture. Vous pouvez passer au garage si vous voulez payer par<br />
carte, mais si vous avez du liqui<strong>de</strong>, vous n'avez qu'à me laisser l'argent ici. Je le verrai tout à
l'heure.<br />
- Va pour du liqui<strong>de</strong>.<br />
Elle lut la facture, constata avec soulagement qu'elle était moins élevée que prévu.<br />
- J'ai trouvé un boulot, annonça-t-elle.<br />
- Ah bon ? Vous avez fait vite.<br />
- Au restaurant. Je ne sais même pas comment il s'appelle.<br />
- Ce doit être le Bistrot <strong>de</strong> l'Ange. Ici, on dit « chez Joanie ».<br />
- J'espère que vous y passerez un <strong>de</strong> ces jours. Je fais bien la cuisine.<br />
- Je n'en doute pas. Voici votre monnaie.<br />
- Merci. Merci pour tout. Je vais trouver une chambre, puis je retourne travailler.<br />
- Si vous envisagez toujours <strong>de</strong> séjourner à l'hôtel, dites à Brenda, la réceptionniste, <strong>de</strong><br />
vous accor<strong>de</strong>r le tarif mensuel. Précisez bien que vous travaillez chez Joanie.<br />
- D'accord, je n'y manquerai pas.<br />
L'hôtel <strong>de</strong> quatre étages donnait sur le lac. Il abritait une boutique qui vendait un peu <strong>de</strong><br />
tout, ainsi qu'un minuscule distributeur <strong>de</strong> café et <strong>de</strong> muffins, et une salle à manger aux<br />
nappes <strong>de</strong> lin.<br />
Elle pourrait également disposer <strong>de</strong> liaisons Internet à haut débit pour un prix modique,<br />
d'un service <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> 7 heures à 23 heures et d'une laverie en self-service au sous-sol.<br />
Reece négocia un tarif hebdomadaire pour une chambre au <strong>de</strong>uxième étage. Un engagement<br />
pour une semaine, cela lui semblait déjà beaucoup. Pas question <strong>de</strong> s'installer au premier,<br />
c'était trop cher, cependant, elle ne monterait pas plus haut <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> se sentir piégée.<br />
Elle préféra trimballer son sac <strong>de</strong> voyage et son ordinateur portable dans l'escalier plutôt<br />
que d'emprunter l'ascenseur. Reece ouvrit immédiatement les fenêtres <strong>de</strong> sa chambre pour<br />
admirer les miroitements <strong>de</strong> l'eau, le mouvement <strong>de</strong>s bateaux et les contreforts <strong>de</strong>s<br />
montagnes qui surplombaient la petite vallée. Elle verrait si elle resterait un peu ou non. En<br />
inspectant sa chambre, elle vérifia la porte donnant sur la pièce voisine, actionna le verrou<br />
pour s'assurer qu'il était bien fermé et finit par la bloquer avec la commo<strong>de</strong>. Cela valait<br />
mieux ainsi. Elle n'allait pas déballer tous ses bagages, elle sortirait juste le nécessaire.<br />
Bougies <strong>de</strong> voyage, articles <strong>de</strong> toilette, chargeur du portable. Comme la salle <strong>de</strong> bains était à<br />
peine plus gran<strong>de</strong> que le placard, elle laissa la porte entrouverte, le temps <strong>de</strong> prendre une<br />
douche rapi<strong>de</strong>. Sous l'eau, elle récita <strong>de</strong>s tables <strong>de</strong> multiplication à voix haute, afin <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />
son calme. Elle s'essuya puis elle enfila en hâte <strong>de</strong>s vêtements propres. Un nouveau boulot,<br />
se répétait-elle tout en se séchant les cheveux et en se maquillant. Elle se trouva moins pâle<br />
qu'à l'accoutumée, les yeux moins cernés.<br />
Après avoir consulté sa montre, elle ouvrit son ordinateur et nota quelques lignes dans son
journal.<br />
Angel's Fist, Wyoming 15 avril<br />
Aujourd'hui, j'ai fait la cuisine. Me voilà embauchée par une patronne <strong>de</strong> troquet dans<br />
cette jolie petite ville en bordure d'un grand lac bleu. Je m'ouvre une bouteille <strong>de</strong><br />
Champagne virtuel, je m'envoie <strong>de</strong>s serpentins et <strong>de</strong>s confettis. J'ai l'impression d'avoir gravi<br />
une montagne, l'un <strong>de</strong> ces pics qui dominent la vallée. Je n'ai pas encore atteint le sommet,<br />
je me suis arrêtée sur une corniche large et soli<strong>de</strong>, et je vais m'y reposer un peu avant <strong>de</strong><br />
reprendre mon escala<strong>de</strong>. Je travaille pour une femme du nom <strong>de</strong> Joanie, petite et ron<strong>de</strong> et<br />
pourtant jolie. Elle est dure aussi, et ça c'est bien. Je ne veux pas qu'on me ménage. Ça me<br />
donnerait l'impression d'étouffer, comme quand je me réveille après un cauchemar. Ici, je<br />
respire et je tiendrai jusqu'à l'heure du départ. Il ne me reste même pas dix dollars en poche<br />
mais à qui la faute ? Ce n'est pas grave. J'ai une chambre pour une semaine avec vue<br />
imprenable sur le lac et les montagnes, un boulot et une nouvelle durite pour ma voiture.<br />
Cette journée du 15 avril est à marquer d'une pierre blanche. Je vais retravailler.<br />
Elle referma son ordinateur, enfila une veste, fourra dans ses poches son téléphone, ses<br />
clefs, son permis <strong>de</strong> conduire et trois dollars et se dirigea vers la porte.<br />
Avant <strong>de</strong> l'ouvrir, elle regarda par le judas et inspecta le couloir désert. Enfin elle sortit,<br />
ferma, vérifia <strong>de</strong>ux fois la serrure, puis une troisième fois. Et tout en se maudissant<br />
intérieurement, rentra chercher un morceau <strong>de</strong> Scotch qu'elle revint appliquer sur la porte,<br />
très en <strong>de</strong>ssous du niveau du regard, avant <strong>de</strong> prendre la direction <strong>de</strong> l'escalier.<br />
Elle <strong>de</strong>scendit en courant, comptant chaque marche. Après une courte hésitation, elle<br />
préféra laisser la voiture sur place. Mieux valait marcher, ça économiserait l'argent <strong>de</strong><br />
l'essence, même si elle terminait bien après la tombée <strong>de</strong> la nuit. Après tout, il n'y avait<br />
guère que <strong>de</strong>ux rues à traverser. Néanmoins, elle tripota sa clef, prise d'un brusque accès <strong>de</strong><br />
panique. Ne valait-il pas mieux prendre quand même la voiture, au cas où ? Mais non, c'était<br />
idiot.<br />
Sans doute avait-elle les paumes moites quand elle ouvrit la porte <strong>de</strong> Joanie, mais elle la<br />
poussa tout <strong>de</strong> même. La serveuse l'accueillit en lui faisant signe d'entrer :<br />
- Joanie m'a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> te mettre un peu au parfum quand tu arriverais. On a un petit<br />
creux, mais ça ne va pas durer, les premiers clients vont bientôt se pointer. Je m'appelle<br />
Linda Gail.<br />
- Reece.<br />
- Pour commencer, Joanie ne supporte pas qu'on reste sans rien faire.<br />
La jeune fille sourit en disant cela et <strong>de</strong>s fossettes se <strong>de</strong>ssinèrent sur ses joues. Elle avait<br />
<strong>de</strong>s cheveux blonds <strong>de</strong> poupée, qu'elle coiffait en nattes. Elle portait un jean, un chemisier<br />
rouge à passepoils blancs, <strong>de</strong>s boucles d'oreilles en argent avec <strong>de</strong>s turquoises. Elle faisait
très western.<br />
- J'aime travailler.<br />
- Alors tu seras servie. Surtout le samedi soir. Je serai secondée par <strong>de</strong>ux autres<br />
serveuses, Bebe et Juanita, et il y aura aussi Matt qui <strong>de</strong>sservira les tables et Pete qui fera la<br />
plonge. Avec Joanie, vous vous relaierez à la cuisine et, tu peux me croire, elle ne te quittera<br />
pas <strong>de</strong> l'œil. Si tu veux t'arrêter cinq minutes, tu as intérêt à le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Tu trouveras au<br />
fond un placard où ranger ton manteau et ton sac. Tu n'as pas <strong>de</strong> sac ?<br />
- Non, je ne l'ai pas pris.<br />
- Dis donc ! Moi je ne peux pas sortir <strong>de</strong> chez moi sans mon sac. Viens, je vais te faire<br />
visiter. Joanie te fera remplir les papiers. Je suis sûre que tu as déjà fait ce genre <strong>de</strong> travail,<br />
il n'y a qu'à voir comment tu t'y es mise tout à l'heure.<br />
- Oui, c'est vrai.<br />
- Bon, chacun nettoie les toilettes à son tour. Tu as une ou <strong>de</strong>ux semaines <strong>de</strong><br />
tranquillité avant d'avoir ce plaisir.<br />
- Je meurs d'impatience. Linda Gail sourit :<br />
- Tu as <strong>de</strong> la famille dans le coin ?<br />
- Non, je viens <strong>de</strong> l'Est.<br />
Reece n'avait pas envie d'en parler, et pas envie d'y penser.<br />
- Tu serviras le vin et la bière mais les gens ne viennent pas là pour ça. En général, ils<br />
préfèrent boire chez Clancy's. Si tu as une question, n'hésite pas. Je vais dresser les tables,<br />
sinon Joanie va s'énerver. Bienvenue à bord.<br />
- Merci.<br />
Reece alla chercher un tablier dans la cuisine. Un endroit où il ferait bon rester en<br />
attendant <strong>de</strong> reprendre la route, se dit-elle.
Chapitre 2<br />
Linda Gail avait raison, le travail ne manquait pas : Reece et Joanie s'activèrent sans<br />
échanger un mot, ou presque, dans la chaleur <strong>de</strong>s poêles et <strong>de</strong>s friteuses. Soudain, la<br />
patronne lui glissa un bol sous le nez :<br />
- Mange.<br />
- Oh ! Merci, mais...<br />
- Tu as quelque chose contre ma soupe ?<br />
- Je ne crois pas, non.<br />
- Assieds-toi au bar et mange. On est moins bousculées maintenant, tu vas pouvoir<br />
souffler un peu. Je la mets sur ton compte.<br />
- Merci.<br />
Maintenant qu'elle y songeait, Reece mourait <strong>de</strong> faim. Bon signe. Linda Gail lui apporta<br />
une assiette avec un petit pain et <strong>de</strong>ux petites plaquettes <strong>de</strong> beurre.<br />
- Joanie dit que tu dois te remplumer. Tu veux du thé ?<br />
- Parfait, mais je peux me servir.<br />
- Ça ne me dérange pas, pr<strong>of</strong>ites-en.<br />
En lui donnant son bol, la serveuse jeta un coup d'œil par-<strong>de</strong>ssus son épaule avant <strong>de</strong><br />
murmurer :<br />
- Tu es rapi<strong>de</strong>, plus que Joanie. Et tu fais bien la tambouille. <strong>Le</strong>s gens ont l'air content.<br />
- Ah...<br />
Reece ne cherchait à s'attirer ni attention ni compliment. Tout ce qui l'intéressait, c'était la<br />
paie en fin <strong>de</strong> semaine.<br />
- Ne t'en fais pas ! Tu ne serais pas un peu nerveuse, non ? Plaisanta la serveuse.<br />
Reece goûta sa soupe, la trouva succulente.<br />
- Pas étonnant que la clientèle se bouscule ici. Ce plat est digne d'un grand restaurant.<br />
Linda Gail regarda <strong>de</strong> nouveau vers la cuisine, pour s'assurer que Joanie était occupée.<br />
- Tu sais qu'on se pose tous <strong>de</strong>s questions ? Bebe dit que tu es recherchée, mais elle<br />
regar<strong>de</strong> trop la télévision. Juanita croit que tu fuis un mari brutal. Comme il n'a que dix-sept
ans, Matthew ne pense qu'au sexe. Moi je pense seulement que tu as eu un gros chagrin<br />
d'amour. <strong>Le</strong>quel est le plus près <strong>de</strong> la vérité ?<br />
- Aucun, désolée. C'est juste que je ne sais pas quoi faire, alors je voyage, assura<br />
Reece.<br />
- Tu ne m'ôteras pas <strong>de</strong> la tête que tu as eu une grosse déception, c'est écrit sur ton<br />
front. Tiens, au fait, voici justement le plus beau <strong>de</strong>s mecs du coin, un vrai bourreau <strong>de</strong>s<br />
cœurs.<br />
Il était grand. Ce fut la première chose que Reece remarqua en suivant le regard <strong>de</strong> Linda<br />
Gail. Au moins un mètre quatre-vingt-cinq. <strong>Le</strong>s cheveux noirs en bataille, le teint mat Quant à<br />
le trouver beau, c'était une autre histoire... Pour qu'elle trouve un homme beau, il <strong>de</strong>vait<br />
présenter un minimum d'élégance et <strong>de</strong> classe, ce qui n'était en rien le cas <strong>de</strong> celui-ci. Au<br />
contraire, il avait quelque chose <strong>de</strong> brutal, avec sa barbe mal rasée et ses traits émaciés, sa<br />
bouche crispée, mais surtout dans cette façon qu'il avait <strong>de</strong> promener son regard sur toute la<br />
salle. Rien <strong>de</strong> très attrayant non plus dans sa longue veste <strong>de</strong> cuir élimé, dans son jean<br />
délavé ou ses bottes usées. Il n'avait pas pour autant l'air d'un cow-boy, mais plutôt d'un<br />
type qui passait le plus clair <strong>de</strong> son temps à l'extérieur. Il émanait <strong>de</strong> lui une impression <strong>de</strong><br />
force, non dénuée <strong>de</strong> cruauté.<br />
- Il s'appelle Brody, indiqua Linda Gail à voix basse. Il est écrivain.<br />
- Ah oui ?<br />
Curieusement, Reece en fut soulagée. Quelque chose dans son attitu<strong>de</strong> faisait plutôt<br />
penser à un flic. Écrivain, c'était mieux. Plus facile.<br />
- Quel genre ?<br />
- Il écrit <strong>de</strong>s articles pour les magazines et il a déjà publié trois romans, <strong>de</strong>s romans<br />
policiers. Je trouve que ça lui va bien, ça le rend mystérieux.<br />
Linda Gail repoussa ses cheveux pour se donner une contenance alors qu'elle continuait<br />
d'observer Brody du coin <strong>de</strong> l'œil.<br />
- On dit qu'il travaillait pour un grand journal <strong>de</strong> Chicago et qu'il s'est fait virer. Il loue<br />
une petite baraque sur l'autre rive du lac, il est presque tout le temps seul. Mais il vient dîner<br />
ici trois fois par semaine et il laisse un joli pourboire. Là-<strong>de</strong>ssus, Linda Gail s'approcha <strong>de</strong><br />
l'écrivain en sortant son carnet <strong>de</strong> sa poche. Reece l'entendit lancer un aimable bonsoir.<br />
- Comment va, Brody ? Qu'est-ce qui vous ferait plaisir, ce soir?<br />
Tout en mangeant, Reece observait les mimiques <strong>de</strong> la serveuse tandis que le dénommé<br />
Brody commandait sans consulter le menu. En se retournant, Linda Gail lança vers Reece un<br />
regard exagérément rêveur. À l'instant où elle allait lui répondre d'une moue amusée, elle vit<br />
les yeux <strong>de</strong> Brody se poser sur elle. Cette façon qu'il avait <strong>de</strong> la dévisager sans vergogne la<br />
fit frissonner. Pour la première fois <strong>de</strong>puis son arrivée, elle se sentit à découvert, sans<br />
défense.
Elle préféra sauter <strong>de</strong> son tabouret et rassembler bol, assiette et couverts, tout en<br />
s'interdisant <strong>de</strong> se retourner.<br />
Brody commanda <strong>de</strong>s côtelettes d'élan et en attendant but une bière, tout en lisant un<br />
livre <strong>de</strong> poche. Il se <strong>de</strong>mandait qui était cette brune au drôle <strong>de</strong> regard, à l'attitu<strong>de</strong> étrange.<br />
En fait, il lui suffirait d'interroger la petite serveuse blon<strong>de</strong> pour obtenir tout ce qu'il voulait<br />
savoir et davantage, seulement tout le mon<strong>de</strong> l'apprendrait aussitôt et s'interrogerait sur sa<br />
curiosité. Il ne savait que trop à quelle vitesse se répandaient les potins dans les petites<br />
villes. Cette fille semblait fragile, vulnérable, et cela l'intriguait.<br />
En tout cas, il constatait qu'elle travaillait bien. De toute évi<strong>de</strong>nce, c'était une<br />
pr<strong>of</strong>essionnelle. Il délaissa son livre pour continuer à l'observer tout en sirotant sa bière. Elle<br />
ne <strong>de</strong>vait avoir aucune attache dans cette ville. Voilà près d'un an que lui-même y vivait et si<br />
une fille ou une sœur, une nièce ou une lointaine cousine avait été attendue dans les<br />
parages, il l'aurait appris d'une façon ou d'une autre. Elle n'avait pas non plus l'air <strong>de</strong> traîner<br />
sans but, plutôt l'air <strong>de</strong> fuir. C'était cela qu'il avait lu dans ses yeux, l'inquiétu<strong>de</strong>, la<br />
propension à déguerpir à la première alerte.<br />
Et quand elle se retourna pour déposer une comman<strong>de</strong>, ses yeux voletèrent - à peine un<br />
instant - vers lui, avant <strong>de</strong> se détourner. Soudain, la porte du bistrot s'ouvrit. Elle vérifia qui<br />
entrait, esquissa un rapi<strong>de</strong> sourire. Brody découvrit alors ce qui avait provoqué ce sourire :<br />
Mac Drubber qui lui adressait un signe <strong>de</strong> la main.<br />
Après tout, il s'était peut-être trompé, elle connaissait du mon<strong>de</strong> par ici.<br />
Mac s'installa en face <strong>de</strong> lui.<br />
- Ça va ? Qu'est-ce qu'il y a <strong>de</strong> bon, ce soir ? Il attendit un peu en haussant les sourcils.<br />
- À part la nouvelle cuisinière ? ajouta-t-il.<br />
- J'ai commandé les côtelettes. On ne vous voit pas souvent par ici le samedi soir, Mac.<br />
Vous avez pourtant vos petites habitu<strong>de</strong>s, avec les spaghettis du mercredi.<br />
- Je voulais voir comment cette fille s'en tirait. Elle a débarqué en ville ce matin avec<br />
une durite qui a lâché.<br />
Il suffisait d'attendre cinq minutes pour que les informations vous tombent toutes rôties<br />
dans le bec, pensa Brody.<br />
- Ah bon ?<br />
- Et tout d'un coup j'apprends qu'elle travaille ici. À la tête qu'elle faisait en me<br />
l'annonçant, j'aurais plutôt cru qu'elle avait gagné à la loterie. Elle vient <strong>de</strong> l'Est, <strong>de</strong> Boston.<br />
Elle s'est pris une chambre à l'hôtel. Elle s'appelle Reece Gilmore.<br />
Il s'arrêta lorsque Linda Gail apporta le plat <strong>de</strong> Brody.<br />
- Bonsoir, monsieur Drubber. Ça va ? Qu'est-ce que je vous sers ?
Mac se pencha vers l'assiette <strong>de</strong> son voisin.<br />
- Ça m'a l'air bon, ce truc.<br />
- La nouvelle cuisinière sait y faire. Vous me direz ce que vous pensez <strong>de</strong> ces<br />
côtelettes, Brody. Vous prendrez autre chose ?<br />
- Encore une bière.<br />
- C'est parti. Monsieur Drubber ?<br />
- Un Coca, ma belle, et la même chose que ce qui paraît tellement plaire à mon ami.<br />
Il ne se trompait pas, d'autant que la vian<strong>de</strong> était accompagnée d'une généreuse portion<br />
<strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre en gratin et <strong>de</strong> haricots, le tout artistement disposé dans l'assiette, au<br />
contraire <strong>de</strong>s plats servis en général par Joanie.<br />
- Je vous ai vu dans votre bateau l'autre jour. Vous avez attrapé quelque chose ?<br />
- Je ne péchais pas. Si j'attrapais un poisson ou un gibier, je <strong>de</strong>vrais ensuite le préparer<br />
et le manger, expliqua Brody.<br />
- C'est sûr ! Alors, ces côtelettes ?<br />
- Excellentes.<br />
Mac Drubber étant l'une <strong>de</strong>s rares personnes avec qui Brody appréciait <strong>de</strong> passer une<br />
soirée.<br />
- Cette fille est <strong>de</strong>scendue à l'hôtel. Ça veut dire qu'elle n'a pas l'intention <strong>de</strong> rester<br />
longtemps, remarqua Brody.<br />
- Elle a payé pour une semaine.<br />
Mac aimait se tenir au courant <strong>de</strong>s événements qui se produisaient dans la ville. Il tenait<br />
son épicerie, mais il était aussi maire ; quelque part, il estimait que les potins relevaient <strong>de</strong><br />
ses fonctions.<br />
- Pour tout dire, précisa-t-il, je ne crois pas qu'elle ait beaucoup d'argent. Elle a réglé<br />
en liqui<strong>de</strong> pour la durite et, paraît-il, aussi pour l'hôtel.<br />
Pas <strong>de</strong> carte <strong>de</strong> crédit, conclut Brody.<br />
- Peut-être qu'elle n'a pas envie <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong>s traces, histoire <strong>de</strong> ne pas se faire<br />
repérer.<br />
- Quel esprit soupçonneux ! observa Mac en dénudant le <strong>de</strong>rnier os. Elle a certainement<br />
<strong>de</strong> bonnes raisons pour ça, mais elle m'a l'air honnête.<br />
- Je dois être moins romantique que vous. Au fait...
De la tête, Brody désigna l'homme qui venait d'entrer, en jeans et veste <strong>de</strong> toile ; il portait<br />
<strong>de</strong>s bottes en peau <strong>de</strong> serpent et un Stetson gris. La parfaite tenue <strong>de</strong> cow-boy. Des boucles<br />
blon<strong>de</strong>s dépassaient <strong>de</strong> son chapeau, il avait <strong>de</strong>s traits réguliers, une fossette au menton et<br />
un regard bleu délavé dont il usait et abusait pour charmer les dames. De sa démarche<br />
chaloupée, il gagna le comptoir et se percha sur un tabouret.<br />
- Lou vient vérifier ce que vaut la nouvelle, observa Mac en secouant la tête. J'espère<br />
qu'elle saura gar<strong>de</strong>r la tête sur les épaules.<br />
Depuis presque un an qu'il vivait à Angel's Fist, ce garçon faisait partie <strong>de</strong>s distractions<br />
préférées <strong>de</strong> Brody : avec lui, les filles tombaient comme <strong>de</strong>s mouches.<br />
- Dix dollars qu'il va pouvoir ajouter une nouvelle entaille à son lit avant la fin <strong>de</strong> la<br />
semaine.<br />
Mac se renfrogna :<br />
- Ce n'est pas bien <strong>de</strong> parler comme ça d'une gentille fille.<br />
- Vous ne la connaissez pas <strong>de</strong>puis assez longtemps pour pouvoir dire qu'elle est<br />
gentille.<br />
- Si. Du coup, je prends le pari, rien que pour vous faire perdre <strong>de</strong> l'argent.<br />
Brody partit d'un petit rire. Mac ne buvait pas, ne fumait pas et, s'il fréquentait <strong>de</strong>s<br />
femmes, il ne s'en vantait pas. À vrai dire, son petit côté puritain ajoutait à son charme.<br />
- C'est juste du sexe, Mac, ça vous dit encore quelque chose ?<br />
- Il m'en reste un vague souvenir.<br />
Dans la cuisine, Joanie sortait une tarte aux pommes du four.<br />
- Prends une pause, ordonna-t-elle à Reece. Mange une tranche.<br />
- Je n'ai pas très faim...<br />
- Je t'ai <strong>de</strong>mandé si tu avais faim? Avale-moi ça. C'est ca<strong>de</strong>au. Tu as vu le type qui<br />
vient <strong>de</strong> s'asseoir au comptoir ?<br />
- Celui qui a laissé son cheval <strong>de</strong>vant l'entrée ?<br />
- Il s'appelle William Butler, mais tout le mon<strong>de</strong> dit Lou. Un séducteur genre Casanova.<br />
- Compris.<br />
- Tous les samedi soir, quand il n'a pas <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous, Lou traîne chez Clancy's avec<br />
ses potes, à la recherche <strong>de</strong> la fille qu'il accrochera pour la soirée. S'il est là ce soir, c'est pour<br />
vérifier à quoi tu ressembles.<br />
Comme elle n'avait pas vraiment le choix, Reece mordit dans la tarte.
- Je ne vois pas ce qu'il pourrait me trouver.<br />
- Pour commencer, tu es nouvelle, ensuite, tu es une femme, jeune et, à première vue,<br />
sans attaches. Cela dit, je dois reconnaître qu'il évite les femmes mariées. Tu vois, là, il flirte<br />
avec Juanita qu'il a bien baisée pendant quelques semaines cet hiver, jusqu'à ce qu'il jette<br />
son dévolu sur d'autres nanas venues skier dans la région.<br />
- Vous me dites ça parce que vous croyez que je vais y passer ?<br />
- Je voulais juste t'avertir.<br />
- Merci, mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas à la recherche d'un homme, ni pour<br />
une soirée ni pour la vie. Surtout un qui pense avec sa queue !<br />
Joanie s'esclaffa, puis désigna la tarte aux pommes :<br />
- C'est bon ?<br />
- Très. Au fait, je ne vous ai pas <strong>de</strong>mandé si vous fabriquiez vous-mêmes vos pâtes ou<br />
si vous les receviez toutes prêtes d'une boulangerie du coin ?<br />
- C'est moi qui les prépare, expliqua Joanie en emplissant <strong>de</strong>ux assiettes <strong>de</strong> frites, <strong>de</strong><br />
haricots et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux biftecks hachés. Elle décorait le tout <strong>de</strong> ron<strong>de</strong>lles <strong>de</strong> tomates lorsque Lou<br />
se manifesta.<br />
- Salut maman !<br />
Il se pencha pour embrasser Joanie sur le front. Reece ne savait plus où se fourrer. Lou lui<br />
décocha un sourire enjôleur :<br />
- Il paraît que vous faites <strong>de</strong>s merveilles à la cuisine, lança-t-il à Reece. Mes amis<br />
m'appellent Lou.<br />
- Reece. Enchantée. Je m'occupe <strong>de</strong> la comman<strong>de</strong>, Joanie. Elle prit les assiettes pour<br />
les déposer sur le bar et s'aperçut, à sa gran<strong>de</strong> contrariété que, pour la première fois <strong>de</strong>puis<br />
le début <strong>de</strong> la soirée, il n'y avait plus <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> à remplir.<br />
- On va bientôt fermer la cuisine, annonça Joanie. Vas-y, file. Je t'ai inscrite pour<br />
<strong>de</strong>main avec la première équipe. Sois là à 6 heures pétantes.<br />
- Entendu.<br />
- Je vous reconduis à l'hôtel, proposa Lou. C'est plus sûr.<br />
- Ce n'est pas la peine ! protesta Reece en jetant un regard implorant vers sa patronne.<br />
Mais Joanie semblait fort occupée à nettoyer ses poêlons.<br />
- Ce n'est pas loin, continua Reece. Et puis j'aime bien marcher.<br />
- Bon, je vous raccompagne à pied. Vous avez un manteau ? Cette fois, elle pouvait
difficilement refuser. Sans un mot, elle prit sa veste en jean.<br />
Reece salua les serveuses et se dirigea vers la sortie. Elle sentit le regard <strong>de</strong> Brody posé<br />
sur elle. Qu'est-ce qu'il faisait encore ici, celui-là ?<br />
Lou lui ouvrit la porte et sortit après elle.<br />
- Il fait frais, ce soir.<br />
- Vous savez, après la chaleur dans la cuisine, ça fait plutôt du bien.<br />
- Je m'en doute. J'espère que vous ne laissez pas ma mère vous houspiller trop<br />
souvent. Elle est dure au travail.<br />
- Moi aussi.<br />
- Je vous <strong>of</strong>fre un verre, pour vous détendre un peu ? Comme ça, vous me raconterez<br />
votre vie.<br />
- Merci, mais ma vie ne vaut pas le prix d'un verre et je commence tôt <strong>de</strong>main matin.<br />
Nora Roberts<br />
- Il va faire beau. Je passe vous prendre quand vous aurez fini ? Je vous montrerai les<br />
environs. Vous ne trouverez pas <strong>de</strong> meilleur gui<strong>de</strong> que moi à Angel's Fist<br />
Il avait un beau sourire, on ne pouvait le nier, et un regard séduisant comme une caresse.<br />
En plus, c'était le fils <strong>de</strong> la patronne.<br />
- C'est très gentil, mais j'aimerais pr<strong>of</strong>iter <strong>de</strong> mes premiers jours pour m'installer un<br />
peu.<br />
- Ce sera pour une autre fois.<br />
Quand il la prit par le bras, elle sursauta, d'autant qu'il murmurait à son oreille, comme s'il<br />
tentait d'amadouer un cheval sauvage :<br />
- Rassurez-vous, c'est juste pour vous empêcher <strong>de</strong> marcher trop vite. On dirait que<br />
vous êtes en retard à un ren<strong>de</strong>z-vous. Prenez votre temps, admirez-moi ce spectacle.<br />
Son cœur battait trop la chama<strong>de</strong> pour qu'elle puisse apprécier le panorama, cependant<br />
elle suivit son regard et, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s silhouettes noires <strong>de</strong>s montagnes, elle découvrit une<br />
splendi<strong>de</strong> pleine lune.<br />
<strong>Le</strong>s étoiles semblaient exploser autour comme <strong>de</strong>s feux d'artifice et les sommets enneigés<br />
se teintaient d'une lueur bleutée.<br />
- Que c'est beau ! S'extasia-t-elle. <strong>Le</strong> gui<strong>de</strong> que j'ai acheté parle <strong>de</strong> la majesté <strong>de</strong> ces<br />
montagnes. Au début, je les avais trouvées un peu trop escarpées pour mon goût. Mais<br />
maintenant, je dois reconnaître que le gui<strong>de</strong> n'a pas exagéré.
- Il y a <strong>de</strong>s coins d'où on peut les admirer dans toute leur splen<strong>de</strong>ur, où elles changent<br />
à vue d'œil. A cette époque <strong>de</strong> l'année, il faut aller au bord <strong>de</strong> la rivière et écouter les rochers<br />
claquer sous la fonte <strong>de</strong>s glaces. Je vous emmènerai y faire un tour à cheval.<br />
- Je ne monte pas.<br />
- Je vous apprendrai. Elle reprit sa marche.<br />
- Vous êtes gui<strong>de</strong>, moniteur d'équitation, et quoi encore ?<br />
- Je travaille au Cercle K. Un ranch à une trentaine <strong>de</strong> kilomètres d'ici. Je peux<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la cuisinière <strong>de</strong> nous préparer un bon pique-nique, vous trouver un cheval<br />
paisible. Vous passerez une journée inoubliable.<br />
- Je n'en doute pas.<br />
Effectivement, elle aimerait entendre le claquement <strong>de</strong>s rochers, admirer les prairies et les<br />
moraines. Sans compter ce magnifique clair <strong>de</strong> lune qu'il lui montrait en ce moment. L'<strong>of</strong>fre<br />
était tentante.<br />
- Je vais y réfléchir. Mais je suis arrivée.<br />
- Je vous accompagne en haut.<br />
- Ce n'est pas la peine. Je...<br />
- Ma mère m'a enseigné qu'on raccompagnait toujours une dame jusqu'à sa porte.<br />
L'air tranquille, mine <strong>de</strong> rien, il la reprit par le bras, passa l'entrée <strong>de</strong> l'hôtel. Elle ne put<br />
s'empêcher <strong>de</strong> remarquer qu'il sentait le cuir et le pin.<br />
- Bonsoir Tom ! lança-t-il au réceptionniste.<br />
- Bonsoir, Lou. Madame...<br />
Reece remarqua bien la lueur égrillar<strong>de</strong> qui traversa le regard dudit Tom. Devant<br />
l'ascenseur, elle recula.<br />
- Je suis au second. Je préfère monter à pied.<br />
- Tout est bon pour faire <strong>de</strong> l'exercice, à ce que je vois ? Ce doit être pour ça que vous<br />
restez si mince.<br />
Néanmoins, il changea <strong>de</strong> direction, l'entraînant doucement vers l'escalier.<br />
- Merci <strong>de</strong> vous donner toute cette peine, souffla-t-elle.<br />
Ne pas s'affoler, même si elle se sentait tellement à l'étroit dans cette cage d'escalier,<br />
avec ce grand gaillard à ses côtés.<br />
- Tout le mon<strong>de</strong> est si gentil, ici !
- C'est la <strong>de</strong>vise du Wyoming. J'ai cru comprendre que vous arriviez <strong>de</strong> Boston ?<br />
- Oui.<br />
- C'est la première fois que vous venez dans le coin ?<br />
- En effet Encore un étage.<br />
- Vous comptez visiter tout le pays comme ça ?<br />
- Oui, c'est exactement ça.<br />
- Vous avez le sens <strong>de</strong> l'aventure.<br />
Pour un peu, elle aurait éclaté <strong>de</strong> rire, mais elle était trop soulagée d'atteindre enfin sa<br />
chambre.<br />
- Je suis juste là.<br />
Elle sortit sa carte magnétique tout en s'assurant d'un regard que le morceau <strong>de</strong> Scotch<br />
n'avait pas été coupé.<br />
Sans lui en laisser le temps, Lou lui prit la carte <strong>de</strong>s mains pour la glisser lui-même dans la<br />
fente. Il ouvrit la porte, lui rendit sa carte.<br />
- Vous avez laissé toutes les lumières allumées, commenta-t-il. Même la télé.<br />
- Oui, j'étais un peu stressée pour mon premier jour <strong>de</strong> travail. Merci <strong>de</strong> m'avoir<br />
raccompagnée jusque-là.<br />
Elle parvint à sourire, passa le seuil et referma la porte <strong>de</strong>rrière elle, tourna le verrou, fixa<br />
la chaîne <strong>de</strong> sécurité. Puis elle alla s'asseoir au bout du lit, d'où elle pouvait regar<strong>de</strong>r par la<br />
fenêtre, et attendit d'avoir repris son souffle.<br />
Quand elle se sentit mieux, elle retourna jeter un coup d'œil au judas pour s'assurer que le<br />
corridor était à nouveau désert, avant <strong>de</strong> placer une chaise sous la poignée. Après avoir<br />
vérifié une <strong>de</strong>rnière fois le verrou et la solidité <strong>de</strong> la commo<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant l'autre porte, elle put<br />
commencer à se déshabiller. Elle régla le radioréveil à 5 heures et aussi son propre réveil <strong>de</strong><br />
voyage, au cas où. Elle ajouta quelques lignes à son journal puis réfléchit aux lampes qu'elle<br />
gar<strong>de</strong>rait allumées pour la nuit. Celle sur la commo<strong>de</strong>, et aussi la salle <strong>de</strong> bains. De toute<br />
façon, cette <strong>de</strong>rnière ne comptait pas vraiment, elle pouvait toujours prétexter que c'était<br />
plus pratique pour se rendre aux toilettes la nuit. Elle sortit une torche <strong>de</strong> son sac à dos, la<br />
posa près du lit en cas <strong>de</strong> panne <strong>de</strong> courant, provoquée par un incendie. N'importe qui<br />
pouvait s'endormir en oubliant d'éteindre sa cigarette, un enfant pouvait jouer avec <strong>de</strong>s<br />
allumettes... L'hôtel s'embraserait à 3 heures du matin. Là, il faudrait sortir en vitesse et la<br />
torche serait alors indispensable.<br />
<strong>Le</strong> cœur serré, elle ne pouvait s'empêcher <strong>de</strong> penser aux somnifères qu'elle gardait dans<br />
sa trousse <strong>de</strong> toilette, dans la salle <strong>de</strong> bains. Avec les antidépresseurs, les anxiolytiques et<br />
tous ces médicaments qu'elle conservait pour se rassurer. Voilà <strong>de</strong>s mois qu'elle n'en avait
pas pris, et elle était assez fatiguée ce soir pour s'endormir sans ai<strong>de</strong>. D'autant qu'en cas<br />
d'incendie, mieux valait recouvrer au plus vite ses esprits. Arrête Reece ! Ça suffit. Va te<br />
coucher. Demain tu te lèves tôt ! se murmura-t-elle.<br />
Après une <strong>de</strong>rnière vérification <strong>de</strong>s diverses serrures, elle se coucha et <strong>de</strong>meura un long<br />
moment les yeux ouverts à écouter les battements <strong>de</strong> son cœur, les bruits alentour, <strong>de</strong> la<br />
chambre voisine, du couloir, du <strong>de</strong>hors...<br />
Il lui fallait se mettre dans la tête qu'elle était en parfaite sécurité, qu'il n'y aurait pas<br />
d'incendie, qu'aucune bombe n'allait exploser, que personne n'allait surgir dans sa chambre<br />
pour l'assassiner dans son sommeil. Néanmoins, elle laissa la télévision allumée.<br />
La douleur était si puissante, si cruelle qu'elle ne pouvait même pas crier. Ils étaient là,<br />
dans le noir. Elle entendait les vitres qui se cassaient, les explosions et, pire que tout, les<br />
hurlements.<br />
Pire que les hurlements, les rires. Ginny ? Ginny ?<br />
Non, non, ne pleure pas, ne fais pas <strong>de</strong> bruit. Mieux valait mourir ici dans la nuit que <strong>de</strong> les<br />
laisser la trouver. Mais ils arrivaient, ils venaient la chercher, elle ne pouvait réprimer ses<br />
gémissements, ne pouvait s'empêcher <strong>de</strong> grincer <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts. La lumière l'éblouit soudain et<br />
les cris sauvages qui retentirent dans sa tête évoquaient les grognements <strong>de</strong> fauves.<br />
Là, il y a encore quelqu'un <strong>de</strong> vivant. Elle se débattit désespérément contre les mains qui<br />
s'emparaient d'elle. Et s'éveilla en sueur, la gorge râpeuse tandis qu'elle empoignait sa<br />
torche comme une arme. Une heure plus tard, lorsque les sonneries <strong>de</strong>s réveils retentirent,<br />
elle était toujours assise sur le lit, la torche entre les mains, toutes les lampes allumées.
Chapitre 3<br />
Après cette nuit <strong>de</strong> panique, elle ne se sentait pas prête à affronter la cuisine, à feindre la<br />
normalité. Seulement, elle était fauchée et puis elle avait donné sa parole. Six heures<br />
précises. Si elle n'avançait pas, elle reculait. Et tous ces mois d'efforts n'auraient servi à rien.<br />
Il suffirait d'un coup <strong>de</strong> téléphone et on viendrait la sauver.<br />
Alors elle franchit une à une les étapes suivantes : première victoire, s'habiller, puis quitter<br />
la chambre. Et puis sortir <strong>de</strong> l'hôtel, marcher en direction du restaurant ; ce furent là aussi<br />
<strong>de</strong>s petits triomphes. L'air était frais, et son souffle produisait une vapeur blanche dans<br />
l'obscurité du petit matin. <strong>Le</strong>s montagnes formaient d'âpres silhouettes noires, maintenant<br />
que la lune s'était couchée <strong>de</strong>rrière leurs cimes. À leurs pieds flottaient encore <strong>de</strong> larges<br />
rubans <strong>de</strong> brume qui s'en allaient danser sur le lac. Dans cette <strong>de</strong>mi-obscurité, on avait<br />
l'impression que rien ne bougeait, que régnait un calme affable. Si bien que le moindre<br />
mouvement, le plus petit craquement faisait sursauter. Ce fut ce qui arriva à Reece, mais elle<br />
se rassura vite en constatant que ce n'était qu'un animal, un élan ou un un cerf, impossible<br />
<strong>de</strong> le dire à cette distance, mais dans ce décor féerique il semblait glisser plus qu'il ne<br />
courait. Comme il penchait la tête pour boire au bord du lac, Reece entendit monter les<br />
premiers chants d'oiseaux. Sur le coup, elle eut presque envie <strong>de</strong> s'asseoir pour contempler le<br />
lever du soleil. Rester calme, concentrée. Souvent, elle s'aidait en se récitant <strong>de</strong>s vers, en<br />
songeant au rythme <strong>de</strong>s mots, à leur sonorité. Jusqu'au moment où elle s'aperçut qu'elle les<br />
prononçait à haute voix. Elle s'arrêta net, irritée, regardant autour d'elle pour constater que<br />
personne ne l'avait entendue. Au moins cet intermè<strong>de</strong> l'amena-t-il aux portes du Bistrot <strong>de</strong><br />
l'Ange.<br />
Tout était allumé, ce qui la rassura. Joanie s'affairait déjà à la cuisine. Quand donc<br />
dormait-elle ?<br />
Reece <strong>de</strong>vait frapper à la porte pour entrer. Cependant, son bras semblait ne plus vouloir<br />
lui obéir, ses doigts <strong>de</strong>meuraient engourdis et elle se sentit toute bête à rester là immobile.<br />
- La porte est bloquée ?<br />
Elle fit volte-face pour découvrir Linda Gail qui claquait la portière <strong>de</strong> sa petite voiture.<br />
- Non, non, j'allais...<br />
- Tu en fais une tête ! On dirait que tu n'as pas beaucoup dormi !<br />
La veille, la serveuse s'était montrée bienveillante, ce matin elle semblait glaciale.<br />
- Je suis en retard ?<br />
- Avec la nuit que tu as dû passer, c'est déjà étonnant que tu sois là.<br />
- Comment sais-tu...
- Lou a la réputation <strong>de</strong> ne pas faire les choses à moitié.<br />
- Lou ? Je ne... Oh ! Non, on n'a rien... je n'ai pas... Enfin, Linda Gail, je ne le<br />
connaissais pas <strong>de</strong>puis dix minutes ! Il me faut au moins une heure pour vérifier la réputation<br />
<strong>de</strong>s garçons. S'interrompant dans son geste, la serveuse tourna un regard étonné vers Reece<br />
:<br />
- Tu n'as pas couché avec Lou ?<br />
- Non.<br />
À cela au moins, elle pouvait répondre sans hésiter.<br />
- J'espère que je n'ai pas enfreint une tradition <strong>de</strong> la ville, que je ne vais pas me faire<br />
virer ou arrêter. S'il faut jouer les salopes pour faire ce boulot, il aurait mieux valu m'avertir<br />
dès le début parce que j'aurais <strong>de</strong>mandé plus que huit dollars <strong>de</strong> l'heure.<br />
- Excuse-moi, dit Linda Gail avec un sourire gêné. Je n'aurais pas dû te sauter <strong>de</strong>ssus<br />
juste parce que je vous avais vus partir ensemble.<br />
- Il m'a raccompagnée à l'hôtel. Il voulait m'<strong>of</strong>frir un verre mais j'ai refusé ; ensuite il<br />
m'a proposé <strong>de</strong> m'emmener visiter la région, ce que je peux faire toute seule. Alors il a dit<br />
qu'il m'apprendrait à monter à cheval. Là, je veux bien essayer. Il faut reconnaître qu'il est<br />
craquant et qu'il sait s'y prendre. Je n'avais pas compris qu'il y avait quelque chose entre<br />
vous.<br />
- Qui ça ? Lou et moi ?<br />
Linda Gail laissa échapper un rire avant <strong>de</strong> préciser :<br />
- Rien. Je suis sans doute la seule célibataire <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> cinquante ans dans toute la<br />
ville qu'il n'ait pas baisée ! Cela dit, je trouve quand même que tu as mauvaise mine.<br />
- J'ai mal dormi, c'est tout. C'était ma première nuit dans un endroit inconnu, après<br />
avoir commencé un nouveau job. Ça m'angoisse un peu.<br />
- Oublie. Ici, personne ne te mangera.<br />
Là-<strong>de</strong>ssus, la serveuse lui décocha un clin d'oeil et ouvrit la porte. Elles furent accueillies<br />
par les sarcasmes <strong>de</strong> la patronne.<br />
- Je me <strong>de</strong>mandais si vous alliez rester <strong>de</strong>hors à bavasser toute la matinée !<br />
- Quand même, Joanie, il est 6 h 05 ! Vous n'avez qu'à me retenir cinq minutes ce soir<br />
si ça vous chante. Au fait, Reece, voici ta part <strong>de</strong>s pourboires d'hier soir!<br />
- Ma part ? Je n'ai pas servi un seul client. Linda Gail lui tendit une enveloppe.<br />
- C'est la politique <strong>de</strong> la maison. La cuisinière reçoit dix pour cent <strong>de</strong>s pourboires. Si les<br />
repas sont mauvais, on reçoit moins, tu peux me croire.
- Merci.<br />
Reece fourra l'enveloppe dans sa poche. Tout à coup, elle n'était plus si fauchée que ça.<br />
- Bon, c'est fini ces lambineries ? s'écria Joanie en posant les mains sur le comptoir.<br />
Linda Gail, tu as tous les couverts du petit déjeuner à installer. Reece, quand est-ce que tu<br />
comptes bouger ton maigre popotin et te mettre au boulot ?<br />
- J'arrive, dit Reece en nouant un tablier. Et, pour mettre les choses au point, votre fils<br />
est charmant mais j'ai passé la nuit toute seule.<br />
- Il commence à baisser ?<br />
- Je n'en sais rien. J'ai l'intention <strong>de</strong> dormir seule tant que je resterai à Angel's Fist.<br />
Joanie posa le saladier où elle battait la pâte à pancakes. Tu n'aimes pas faire l'amour ?<br />
- Si, assura Reece en se lavant les mains. Seulement ce n'est pas dans ma liste <strong>de</strong><br />
priorités pour le moment.<br />
- Elle doit être triste, ta liste. Tu sais préparer les huevos rancheros?<br />
- Oui.<br />
- Ça marche bien le dimanche. Ainsi que les crêpes. Fais griller du bacon et <strong>de</strong>s<br />
saucisses. <strong>Le</strong>s premiers clients ne vont pas tar<strong>de</strong>r.<br />
Peu avant midi, Joanie lui présenta une assiette <strong>de</strong> purée, d'œufs brouillés et <strong>de</strong> bacon.<br />
- Tiens, va manger ça au fond. Assieds-toi tranquillement.<br />
- Il y a <strong>de</strong> quoi nourrir <strong>de</strong>ux personnes !<br />
- Oui, si elles sont toutes les <strong>de</strong>ux anorexiques.<br />
- Ce n'est pas mon cas.<br />
Pour prouver ses dires, Reece goûta les œufs.<br />
- Va t'asseoir dans le bureau ! Tu as vingt minutes. Reece trouvait que la pièce en<br />
question tenait davantage du placard à balais que d'un bureau.<br />
- Excusez-moi, mais je ne supporte pas les pièces sans fenêtre.<br />
- On a peur du noir, on est claustrophobe... Que <strong>de</strong> problèmes, ma petite ! Dans ce<br />
cas, installe-toi au bar. Et tu as toujours vingt minutes.<br />
Cette fois, elle obéit et, peu après, Linda Gail lui apporta une tasse <strong>de</strong> thé qu'elle<br />
accompagna d'un clin d'œil.<br />
- Salut, Doc ! lança-t-elle à l'homme qui venait <strong>de</strong> s'installer à côté <strong>de</strong> Reece. Comme<br />
d'habitu<strong>de</strong> ?
- Mon spécial cholestérol du dimanche, Linda Gail. <strong>Le</strong> seul jour où je peux faire une<br />
entorse à mon régime.<br />
- C'est parti. Joanie ! lança-t-elle sans prendre aucune note. Doc est là ! Doc, voici<br />
Reece, notre nouvelle cuisinière. Reece, je te présente Doc Wallace. Il te guérira <strong>de</strong> tout à<br />
condition que tu refuses <strong>de</strong> l'affronter au poker. Là, tu es morte.<br />
- Allons donc ! Comment voulez-vous que j'escroque les nouveaux venus si vous les<br />
prévenez ?<br />
Il se tourna vers Reece qu'il salua d'un mouvement <strong>de</strong> la tête.<br />
- Je me suis laissé dire que Joanie avait engagé quelqu'un qui s'y connaissait en cuisine<br />
! Ça se passe bien pour vous ?<br />
- Jusqu'ici ça va.<br />
Elle dut faire un effort pour se rappeler que ce mé<strong>de</strong>cin-là ne portait pas <strong>de</strong> blouse<br />
blanche et ne brandissait pas une seringue.<br />
- <strong>Le</strong> meilleur brunch du Wyoming, on le trouve chez Joanie. Il s'installa <strong>de</strong>vant le café<br />
que venait <strong>de</strong> lui servir Linda Gail. Voilà près <strong>de</strong> trente ans qu'il exerçait dans cette ville et il<br />
raconta à Reece comment il était arrivé ici jeune homme pour répondre à une annonce<br />
publiée par la municipalité dans le journal <strong>de</strong>Laramie. Tout le temps qu'il relata son histoire,<br />
elle ne fit que jouer avec sa nourriture.<br />
- Je cherchais l'aventure, continua-t-il. Je suis tombé amoureux <strong>de</strong> la région et d'une<br />
jolie fille aux yeux noirs qui s'appelait Susan. On a eu trois enfants. L'aîné veut <strong>de</strong>venir<br />
mé<strong>de</strong>cin à son tour - il fait sa première année d'internat - à Cheyenne. Annie, notre fille, a<br />
épousé un photographe du National Géographie. Ils se sont installés à Washington et m'ont<br />
donné un petit-fils. <strong>Le</strong> benjamin est en Californie où il fait <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> philosophie. Je me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à quoi ça va lui servir mais on en est là. J'ai perdu ma Susan il y a <strong>de</strong>ux ans, d'un<br />
cancer du sein.<br />
- Mes condoléances.<br />
- C'est très dur, reconnut-il en regardant son alliance. Je la cherche encore à côté <strong>de</strong><br />
moi quand je me réveille, le matin. Et je crois que ce sera toujours comme ça.<br />
- Tenez, Doc ! lança Linda Gail en déposant une assiette <strong>de</strong>vant lui.<br />
Tous <strong>de</strong>ux éclatèrent <strong>de</strong> rire <strong>de</strong>vant Reece qui découvrait le plat avec <strong>de</strong>s yeux ronds.<br />
- Et il va tout manger, assura la serveuse.<br />
Il y avait là une pile <strong>de</strong> pancakes, une omelette, une épaisse tranche <strong>de</strong> jambon, une<br />
généreuse portion <strong>de</strong> frites et trois saucisses.<br />
Il paraissait pourtant en forme dans sa chemise écossaise et sa veste <strong>de</strong> laine. Il avait le<br />
visage rose et mince, <strong>de</strong>s yeux noisette et <strong>de</strong>s lunettes à fine monture d'acier. Pourtant, il
avala ce repas pantagruélique avec l'appétit d'un routier.<br />
- Vous avez <strong>de</strong> la famille dans l'Est ? S'enquit-il.<br />
- Oui, ma grand-mère, à Boston.<br />
- C'est là que vous avez appris la cuisine ?<br />
Elle ne pouvait s'empêcher <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r engloutir la nourriture.<br />
- C'est là que j'ai débuté. Ensuite, j'ai fréquenté l'Institut culinaire <strong>de</strong> la Nouvelle-<br />
Angleterre, dans le Vermont, avant <strong>de</strong> passer un an à Paris, au Cordon Bleu.<br />
- L'Institut culinaire, répéta Doc en haussant un sourcil. Et puis Paris ? S'il vous plaît !<br />
Elle se rendit soudain compte qu'elle en avait dit davantage sur son passé en <strong>de</strong>ux<br />
minutes qu'habituellement en <strong>de</strong>ux semaines.<br />
- Il faut que je retourne travailler, abrégea-t-elle. Ravie d'avoir fait votre connaissance.<br />
Reece se chargea du <strong>de</strong>uxième coup <strong>de</strong> feu du déjeuner dominical et, disposant d'un<br />
après-midi tout à elle, décida <strong>de</strong> se promener. Elle pourrait faire le tour du lac, peut-être<br />
découvrir l'orée <strong>de</strong> la forêt et les ruisseaux alentour. Elle prendrait quelques photos qu'elle<br />
enverrait par mail à sa grand-mère. Elle enfila ses bottes <strong>de</strong> randonnée, prit son sac à dos et<br />
son gui<strong>de</strong>. Elle entreprit sa première promena<strong>de</strong> d'un pas tranquille. C'était l'un <strong>de</strong>s<br />
avantages <strong>de</strong> sa nouvelle vie : plus rien ne pressait vraiment. Au cours <strong>de</strong>s huit <strong>de</strong>rniers<br />
mois, elle en avait vu et fait davantage que durant les vingt-huit années précé<strong>de</strong>ntes. Sans<br />
doute était-elle un peu folle et, certainement, phobique et paranoïaque, mais elle était<br />
parvenue à ménager certains aspects <strong>de</strong> sa vie.<br />
Jamais plus elle ne serait cette citadine ambitieuse et surmenée. Néanmoins, elle ne<br />
détestait pas ce qu'elle était <strong>de</strong>venue. Désormais, elle prêtait attention à <strong>de</strong>s détails qu'elle<br />
n'eût jamais remarqués auparavant. <strong>Le</strong>s jeux d'ombre et <strong>de</strong> lumière, les clapotis <strong>de</strong> l'eau, la<br />
sensation du sol spongieux sous ses pieds. Elle pouvait s'arrêter là, pour observer l'envol d'un<br />
héron, silencieux comme un nuage. Elle pouvait contempler les ondulations <strong>de</strong> l'eau <strong>de</strong>rrière<br />
le kayak rouge d'un petit garçon qui pagayait. Trop tard pour photographier l'oiseau, mais<br />
elle immortalisa l'enfant dans son bateau, sa rame troublant le reflet <strong>de</strong>s montagnes. Ce soir,<br />
elle ajouterait <strong>de</strong>s notes à chaque photo, <strong>de</strong> façon que sa grand-mère ait l'impression <strong>de</strong><br />
participer à son voyage. La pauvre femme s'inquiétait pour elle, c'était bien le moins <strong>de</strong> la<br />
rassurer régulièrement. Même s'il lui arrivait d'enjoliver les choses.<br />
De nombreuses maisons mais aussi <strong>de</strong> petites cabanes se dressaient tout autour du lac.<br />
On préparait un barbecue. Un chien plongea dans l'eau à la recherche d'une balle bleue,<br />
<strong>de</strong>vant une petite fille qui riait aux éclats et l'encourageait. Reece sortit sa bouteille d'eau et<br />
but au goulot tout en s'éloignant <strong>de</strong>s bords du lac pour s'enfoncer parmi les pins. Peut-être<br />
apercevrait-elle un daim, ou un élan, au moins celui qu'elle avait vu boire ce matin. <strong>Le</strong> tout<br />
était d'avancer sans bruit. En revanche, elle se passerait bien <strong>de</strong>s ours annoncés par la
ochure touristique récupérée à l'hôtel, même s'il était précisé que ces animaux fuyaient les<br />
humains.<br />
Il faisait plus frais sous les arbres, car le soleil ne parvenait pas jusqu'au sol. D'ailleurs, le<br />
petit torrent qu'elle traversa charriait encore beaucoup <strong>de</strong> glace. Elle le suivit un peu en<br />
écoutant le murmure <strong>de</strong> l'eau, le choc <strong>de</strong>s glaçons malmenés par le courant. Elle fut toute<br />
contente <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong>s empreintes. De quel animal pouvait-il bien s'agir ? Curieuse, elle<br />
sortit son gui<strong>de</strong> pour vérifier.<br />
<strong>Le</strong> bruissement la figea. <strong>Le</strong>ntement, pru<strong>de</strong>mment, elle regarda par-<strong>de</strong>ssus son épaule et<br />
<strong>de</strong>meura aussi stupéfaite que le cerf qui lui faisait face.<br />
Je dois être contre le vent, songea-t-elle. Avec mille précautions, elle attrapa son appareil<br />
photo et prit plusieurs clichés avant <strong>de</strong> commettre l'erreur <strong>de</strong> pouffer <strong>de</strong> rire - ce qui eut pour<br />
résultat <strong>de</strong> faire fuir l'animal en trois bonds gracieux.<br />
- Je te comprends, murmura-t-elle en le suivant <strong>de</strong>s yeux. Il y a tellement <strong>de</strong> choses<br />
qui font peur, dans ce mon<strong>de</strong> !<br />
Elle rangea l'appareil dans sa poche et s'aperçut alors qu'elle n'entendait plus le chien<br />
aboyer, ni d'ailleurs aucun moteur <strong>de</strong> voiture sur la route menant à la ville. Rien que la brise<br />
qui inclinait les branches souples <strong>de</strong>s pins et le murmure du petit torrent. Je <strong>de</strong>vrais peut-être<br />
vivre dans une forêt. Me trouver une petite cabane isolée, cultiver mon potager. Je<br />
<strong>de</strong>viendrais végétarienne. Elle traversa le cours d'eau en se ravisant : non, elle apprendrait<br />
plutôt à pêcher.<br />
Et je m'achèterais un petit camion pour <strong>de</strong>scendre en ville une fois par mois, chercher <strong>de</strong>s<br />
provisions. Elle commençait à s'imaginer la maisonnette, pas trop loin <strong>de</strong> l'eau, pas trop près<br />
<strong>de</strong>s montagnes. Avec beaucoup <strong>de</strong> fenêtres partout pour avoir l'impression <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>hors.<br />
Je pourrais monter ma propre affaire. Je ferais la cuisine toute la journée et je vendrais mes<br />
plats sur Internet. Comme ça, pas besoin <strong>de</strong> quitter la maison. Tiens, je pourrais ajouter<br />
l'agoraphobie à ma liste <strong>de</strong> défauts.<br />
Non, elle vivrait en forêt - ça, c'était très bien -, mais elle travaillerait en ville. Pourquoi<br />
pas dans celle-ci, d'ailleurs ? Pourquoi ne pas continuer avec Joanie ?<br />
- Commençons par voir ce que ça donnera dans quelques semaines, se raisonna-t-elle<br />
à voix haute. Et d'abord par quitter cet hôtel, c'est primordial. Je ne tiendrai pas longtemps<br />
comme ça. Mais pour aller où ? Là est la question. Je <strong>de</strong>vrais voir...<br />
Elle poussa un cri, sauta en arrière et faillit se retrouver assise par terre. Tomber sur un<br />
cerf c'était une chose, sur un homme étendu dans un hamac, un bouquin ouvert sur la<br />
poitrine, c'en était une autre.<br />
Il l'avait entendue arriver. Il aurait eu du mal à ne pas l'entendre alors qu'elle parlait<br />
toute seule. Il avait cru qu’elle irais au lac ; mais non, elle s'était dirigée droit sur lui sans le<br />
voir. Alors il avait reposé son livre pour la regar<strong>de</strong>r : une citadine qui se baladait dans la<br />
forêt, un téléphone mobile dépassant <strong>de</strong> sa poche. Si elle croyait obtenir un signal par ici...
Elle repoussa ses cheveux sous sa casquette. Elle avait le teint pâle, <strong>de</strong> grands yeux étonnés<br />
d'un beau noir velouté, façon hispanique.<br />
- Perdue ?<br />
- Non. Oui. Non.<br />
Elle regardait autour d'elle comme si elle débarquait d'une autre planète.<br />
- Je me promenais. Je ne m'étais pas rendu compte. J'ai dû entrer chez vous sans faire<br />
attention.<br />
- Certainement. Vous pourriez attendre une minute que j'aille chercher mon fusil ?<br />
- Non, non. Euh... ce doit être votre chalet.<br />
- Ça vous fait <strong>de</strong>ux sur <strong>de</strong>ux.<br />
- Il est joli.<br />
Elle considéra la mo<strong>de</strong>ste maisonnette <strong>de</strong> bois, encerclée d'une véranda où trônaient une<br />
table et une chaise. Sympathique. Une table, une chaise.<br />
- Excusez-moi pour le dérangement, ajouta-t-elle.<br />
- Je ne vous excuse pas.<br />
Elle poussa un soupir en tournant sa bouteille entre ses mains. <strong>Le</strong> contact était toujours<br />
plus facile avec les inconnus. Elle ne pouvait plus supporter les airs apitoyés <strong>de</strong> son<br />
entourage.<br />
-Arrêtez <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r comme une bête curieuse, c'est très mal élevé.<br />
Il haussa un sourcil. Elle avait toujours admiré les gens qui pouvait donner un mouvement<br />
indépendant à cette partie du visage, comme si elle était actionnée par <strong>de</strong>s muscles<br />
différents. Et puis il baissa la tête pour saisir une bouteille <strong>de</strong> bière.<br />
- Vous feriez mieux <strong>de</strong> reprendre votre lecture.<br />
Elle recula tandis qu'il hésitait à lui <strong>of</strong>frir une bière. Il venait <strong>de</strong> s'aviser que le geste<br />
risquait d'être mal interprété, lorsque retentit une détonation.<br />
Elle plongea à terre, les mains sur la tête, comme un soldat dans une tranchée. Sur le<br />
moment, il faillit se moquer d'elle. Ces citadines ! Mais, constatant qu'elle ne bougeait plus, il<br />
s'inquiéta, sortit les jambes du hamac, se pencha vers elle.<br />
- Une pétara<strong>de</strong> du camion <strong>de</strong> Cari Sampson, expliqua-t-il.<br />
- Ah bon ?<br />
Elle en tremblait encore. Il lui tendit la main pour l'ai<strong>de</strong>r à se redresser.
- Non ! Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Donnez-moi juste une minute...<br />
- D'accord.<br />
Il alla chercher la bouteille qu'elle avait lâchée en plongeant à terre.<br />
- Vous voulez boire un peu d'eau ?<br />
- Oui, merci.<br />
Elle voulut dévisser le bouchon mais elle tremblait tant qu'elle n'y parvint pas. Sans un<br />
mot, Brody la lui reprit et l'ouvrit.<br />
- Ça va, marmonna-t-elle. C'est juste la surprise. J'ai cru qu'on avait tiré.<br />
- Vous n'avez pas fini d'entendre ce genre <strong>de</strong> bruit. Même en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la saison <strong>de</strong> la<br />
chasse, parce que les gens aiment bien s'entraîner sur <strong>de</strong>s cibles. On est dans l'Ouest ici,<br />
vous savez.<br />
- Oui, je sais. Je m'y habituerai.<br />
- Quand on se promène en forêt ou dans les collines, il faut porter <strong>de</strong>s couleurs<br />
voyantes, du rouge, <strong>de</strong> l'orange.<br />
- Vous avez raison. C'est ce que je ferai, la prochaine fois. En se relevant, elle respirait<br />
encore par à-coups.<br />
- On se distrait comme on peut, observa-t-il. Je vous souhaite une bonne fin <strong>de</strong><br />
journée.<br />
- Merci.<br />
Un type un tant soit peu attentionné lui aurait proposé <strong>de</strong> s'asseoir ou même <strong>de</strong> la<br />
raccompagner en ville. Mais ce n'était qu'un sauvage.<br />
Avant <strong>de</strong> s'en aller, elle se retourna :<br />
- Au fait, je m'appelle Reece.<br />
- Je sais.<br />
- Ah, bon ! À plus tard, alors.<br />
À plus tard, c'était certain, songea-t-il en la regardant s'éloigner à gran<strong>de</strong>s enjambées.<br />
Drôle <strong>de</strong> bonne femme, plutôt jolie, d'ailleurs, mais il lui manquait cinq bons kilos pour<br />
<strong>de</strong>venir appétissante.<br />
Reece ne quittait pas le lac <strong>de</strong>s yeux - les ri<strong>de</strong>s sur la surface, les cygnes, les bateaux. Il<br />
serait long à contourner, mais ça lui donnerait le temps <strong>de</strong> se remettre les idées en place.<br />
Déjà, la migraine sourdait. Ce n'était rien à côté <strong>de</strong> la peur qui l'avait saisie, <strong>de</strong> l'humiliation<br />
qui s'en était suivi. Si seulement elle avait été seule lorsque cet imbécile <strong>de</strong> camion avait
pétaradé !<br />
Comme le soleil recommençait à l'éblouir, elle fouilla dans son sac à dos, à la recherche <strong>de</strong><br />
ses lunettes noires. Puis elle s'efforça <strong>de</strong> marcher la tête droite, d'un pas normal. Elle parvint<br />
même à sourire à un couple qui se promenait comme elle, à adresser un signe <strong>de</strong> la main à<br />
un camionneur lorsque, enfin, elle se retrouva sur la route.<br />
La fille - impossible <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong> son prénom - n'avait pas quitté sa place à la<br />
réception <strong>de</strong> l'hôtel. Elle sourit à Reece, lui <strong>de</strong>manda comment elle allait, si elle avait bien<br />
pr<strong>of</strong>ité <strong>de</strong> sa promena<strong>de</strong>. Reece sut qu'elle avait répondu mais à <strong>de</strong>mi-mot. Elle voulait<br />
retrouver sa chambre.<br />
Elle grimpa l'escalier et, une fois à l'intérieur, s'adossa contre la porte.<br />
Après avoir vérifié les fermetures - <strong>de</strong>ux fois -, elle prit une aspirine et se blottit sur son lit,<br />
tout habillée, sans ôter ni ses bottes ni ses lunettes <strong>de</strong> soleil.
Chapitre 4<br />
Une tempête <strong>de</strong> printemps déposa vingt centimètres <strong>de</strong> neige lour<strong>de</strong> et poisseuse et<br />
transforma le lac en un disque <strong>de</strong> glace grisâtre. Certains habitants le traversèrent avec leurs<br />
motoneiges, les enfants dressèrent <strong>de</strong>s bonshommes <strong>de</strong> neige plus ou moins réussis autour<br />
<strong>de</strong> la berge.<br />
Lynt, le garagiste aux larges épaules et au visage buriné était chargé <strong>de</strong> nettoyer la ville.<br />
Il faisait <strong>de</strong>s pauses chez Joanie, afin qu'on lui remplisse sa thermos <strong>de</strong> café et se plaignait<br />
du vent. Pour l'avoir affronté elle-même, Reece comprenait les récriminations <strong>de</strong> Lynt. <strong>Le</strong><br />
vent soufflait par violentes rafales montées du canyon, traversait le lac où il se refroidissait<br />
encore pour vous glacer jusqu'aux os. Il battait les vitres, hurlant comme un homme acculé<br />
au meurtre.<br />
Lorsque l'électricité sauta, Joanie enfila manteau et bottes pour actionner le groupe<br />
électrogène. Cela n'empêcha pas les clients d'entrer. Lynt arrêta son énorme moteur pour<br />
s'<strong>of</strong>frir une platée <strong>de</strong> ragoût <strong>de</strong> bison. Cari Sampson, les joues rougies par le froid, vint lui<br />
tenir compagnie pour dévorer un pâté <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> ainsi que <strong>de</strong>ux parts <strong>de</strong> tarte aux myrtilles.<br />
Certains entraient et sortaient. D'autres s'attardaient, cherchant le contact humain autant<br />
qu'un bon repas. Et Reece continuait <strong>de</strong> griller, <strong>de</strong> frire, <strong>de</strong> bouillir et <strong>de</strong> couper ; elle aussi se<br />
sentait rassérénée par le murmure <strong>de</strong>s voix. En regagnant son hôtel, elle passa par le bazar<br />
pour y acheter <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> rechange pour sa lampe torche. Au cas où.<br />
On dirait que l'hiver ne veut pas nous lâcher, observa Mac. Tout le mon<strong>de</strong> achète <strong>de</strong>s piles<br />
aujourd'hui. Ça a aussi été la ruée sur le pain, le lait et les œufs. Pourquoi est-ce que les<br />
gens se précipitent toujours sur ce genre <strong>de</strong> marchandises dès qu'il y a <strong>de</strong> la tempête ?<br />
- Ils doivent aimer le pain perdu. Mac éclata <strong>de</strong> rire.<br />
- C'est sûrement ça ! Comment vous vous en tirez chez Joanie ? Je n'y suis pas repassé<br />
<strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> la tempête, mais j'aime aller vérifier après un peu partout quand ça a bien<br />
cogné. C'est mon boulot <strong>de</strong> maire, après tout.<br />
- <strong>Le</strong> groupe électrogène fonctionne, et Joanie continue à travailler. Comme vous.<br />
- Ouais. Je n'aime pas <strong>de</strong>voir fermer. <strong>Le</strong> courant <strong>de</strong>vrait revenir d'ici à quelques heures.<br />
Et puis on dirait que la tempête s'apaise.<br />
Reece jeta un coup d'œil vers la fenêtre.<br />
- Vous croyez ?<br />
- <strong>Le</strong> temps que l'électricité revienne, ce sera fini. <strong>Le</strong> seul gros problème, c'est le toit <strong>de</strong><br />
l'entrepôt chez Clancy’s, qui s'est à moitié effondré. Mais c'est sa faute, après tout. Il <strong>de</strong>vait y<br />
faire <strong>de</strong>s réparations et il n'a même pas ôté la neige. Dites à Joanie que je passerai dès que
possible.<br />
Dans l'heure qui suivit, les prédictions <strong>de</strong> Mac se réalisèrent. <strong>Le</strong> vent s'adoucit. <strong>Le</strong> juke-box<br />
reprit sa musique. Alors que le calme était revenu sur la ville, Reece vit le vent faire rage<br />
parmi les nuages qui surmontaient les montagnes, leur donnant un air plus glacé, plus<br />
menaçant que jamais. Suivant les préceptes <strong>de</strong> Joanie, avant <strong>de</strong> quitter son travail, elle<br />
mélangeait le contenu <strong>de</strong> toutes les marmites ; ensuite, elle comptait l'argent <strong>de</strong>s pourboires<br />
puis le rangeait dans une enveloppe qu'elle fourrait au fond <strong>de</strong> son sac <strong>de</strong> voyage.<br />
Trois jours après la tempête, Reece préparait un ragoût quand Lou arriva <strong>de</strong> sa démarche<br />
chaloupée :<br />
- Ça sent bon !<br />
Soupe, tortilla. Elle avait fini par convaincre Joanie <strong>de</strong> la laisser préparer une <strong>de</strong> ses propres<br />
recettes.<br />
- Et c'est bon, ajouta-t-elle. Je vous sers ?<br />
- Je parlais <strong>de</strong> vous, mais je n'ai rien contre un bol <strong>de</strong> soupe. Elle lui tendit celui qu'elle<br />
venait <strong>de</strong> servir et en prépara un autre.<br />
- Votre mère est dans son bureau si vous voulez la voir.<br />
- J'y ferai un saut. C'est vous que je suis venu voir.<br />
- Ah oui ?<br />
Elle remplit un autre bol, le parsema <strong>de</strong> fromage râpé, ajouta une tranche <strong>de</strong> la tortilla<br />
qu'elle avait fait cuire. Certes, l'ensemble aurait été meilleur avec <strong>de</strong> la coriandre fraîche,<br />
accompagné <strong>de</strong> pain et <strong>de</strong> beurre. Néanmoins, elle posa le plat sur le comptoir.<br />
- Comman<strong>de</strong> suivante ! lança-t-elle en arrachant un nouveau feuillet.<br />
Elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait à Joanie d'acheter <strong>de</strong> la coriandre et quelques autres herbes<br />
aromatiques, et puis <strong>de</strong>s tomates séchées, <strong>de</strong> la roquette. Si seulement...<br />
- Hé ? s'écria Lou. Je peux me mêler à la fête ?<br />
- Quoi ? Pardon ?<br />
Il en resta coi. Sans doute n'avait-il pas pour habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> se voir ainsi traité par les<br />
femmes. Elle dut faire un effort pour se rappeler qu'il s'agissait du fils <strong>de</strong> la patronne et<br />
s'arracher un sourire.<br />
- Pardon, quand je fais la cuisine, je ne pense à rien d'autre.<br />
- J'en ai l'impression. Pourtant, il n'y a pas grand mon<strong>de</strong>, aujourd'hui.<br />
- C'est assez tranquille.
Elle se lança dans la confection d'un cheeseburger au bacon, suivi d'un sandwich au<br />
poulet, tout en surveillant les frites.<br />
- Bon sang ! C'est délicieux ! Il reprit <strong>de</strong> la soupe.<br />
- Merci. N'oubliez pas <strong>de</strong> le dire à la patronne.<br />
- Je n'y manquerai pas. Dites-moi, Reece, vous êtes libre ce soir, j'ai vérifié l'emploi du<br />
temps. Je vous <strong>of</strong>frirais bien un cinéma.<br />
- Il y en a un dans les parages ?<br />
- Non, mais je possè<strong>de</strong> la plus belle collection <strong>de</strong> DVD à l'ouest du Wyoming. Et je sais<br />
très bien faire le pop-corn.<br />
- Je l'aurais juré !<br />
Il allait falloir <strong>de</strong> nouveau faire preuve <strong>de</strong> doigté.<br />
- C'est très gentil, Lou, mais j'ai beaucoup <strong>de</strong> choses à rattraper ce soir. Vous voulez un<br />
petit pain avec votre soupe ?<br />
Il se pencha vers elle.<br />
- Vous savez, ma belle, que vous allez me briser le cœur si vous continuez à me<br />
repousser ?<br />
- Ça m'étonnerait.<br />
Elle retourna les <strong>de</strong>ux steaks, puis lui donna son petit pain et une assiette.<br />
- Méfiez-vous, le prévint-elle, si vous restez trop près du gril, vous allez recevoir <strong>de</strong>s<br />
projections brûlantes.<br />
Au lieu d'emporter la soupe dans la salle comme elle l'avait espéré, il s'assit au bord du<br />
plan <strong>de</strong> travail.<br />
- J'ai le cœur très tendre.<br />
- Dans ce cas, fuyez-moi. Je les sème par dizaines sur mon passage <strong>de</strong>puis Boston. À<br />
ce sta<strong>de</strong>, ça <strong>de</strong>vient une maladie.<br />
- Je pourrais vous ai<strong>de</strong>r à guérir.<br />
Il était si beau, si charmant ! Il fut un temps, sans doute, où elle aurait été enchantée <strong>de</strong><br />
ses assiduités.<br />
- Vous voulez tout savoir ? poursuivit Reece.<br />
- Ça va faire mal ?<br />
Elle ne put s'empêcher d'en rire.
- Je vous aime bien, mais je préférerais que ça n'aille pas plus loin. Vous êtes le fils <strong>de</strong><br />
ma patronne. Je ne couche jamais avec mes patrons, ni avec leurs enfants. Il ne se passera<br />
donc rien entre nous. Mais j'apprécie vos propositions.<br />
- Je vous ferais remarquer que je ne vous ai pas encore proposé <strong>de</strong> coucher avec moi !<br />
- Comme ça, on gagne du temps.<br />
Il plongea une cuillère dans sa soupe qu'il mangea lentement, pensivement. Son sourire<br />
n'avait pas changé, toujours aussi doux et rêveur.<br />
- Je suis sûr que je pourrais vous faire changer d'avis si vous m'en donniez l'opportunité.<br />
- C'est pour ça que je ne vous en laisserai aucune. Comme la friteuse sonnait, elle<br />
souleva le panier pour égoutter les pommes <strong>de</strong> terre. Elle disposa ses assiettes et voulut les<br />
porter sur le bar.<br />
- Retournez en salle, lui conseilla-t-elle encore. Vous me gênez, Lou.<br />
- J'adore les femmes autoritaires !<br />
Néanmoins, il s'esquiva tandis qu'elle attaquait la comman<strong>de</strong> suivante.<br />
- Il reviendra à la charge, observa Pete <strong>de</strong>puis l'évier. C'est plus fort que lui.<br />
- J'aurais dû lui dire que j'étais mariée. Ou lesbienne.<br />
- Trop tard. Mais vous pouvez toujours raconter que vous êtes tombée folle amoureuse<br />
<strong>de</strong> moi.<br />
<strong>Le</strong> large sourire du plongeur révéla un trou au beau milieu <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>nts. Cela rendit sa<br />
bonne humeur à Reece.<br />
- Pourquoi n'y ai-je pas pensé ?<br />
- Ni vous ni personne. Voilà pourquoi ça marcherait Joanie entra, glissa un chèque dans<br />
la poche <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>ux tabliers.<br />
- La paie.<br />
- Merci.<br />
Reece prit sa décision sur-le-champ :<br />
- Est-ce que vous accepteriez <strong>de</strong> me montrer le studio d'en haut ? S'il est toujours<br />
disponible ?<br />
- Tu n'as vu personne s'y installer, que je sache ? Dans mon bureau !<br />
- Il faut que je...<br />
- Fais ce que je te dis. Là-<strong>de</strong>ssus, Joanie partit dans son bureau.
Reece fut bien obligée <strong>de</strong> la suivre. Sa patronne y ouvrait une petite armoire contenant<br />
d'innombrables clefs pendues à <strong>de</strong>s crochets. Elle en sortit une qu'elle lui tendit.<br />
- Va jeter un coup d'œil.<br />
- Ce n'est pas l'heure <strong>de</strong> ma pause. Joanie mit une main sur sa hanche.<br />
- Petite, si je dis que c'est l'heure, c'est l'heure ! Vas-y. L'escalier est à l'arrière.<br />
- Merci. Je reviens dans dix minutes.<br />
Il faisait encore assez froid, même si la neige recommençait à fondre, et elle fut contente<br />
d'avoir pris son manteau en grimpant les marches branlantes situées sur la faça<strong>de</strong> arrière du<br />
bâtiment. <strong>Le</strong> studio en question consistait en une gran<strong>de</strong> pièce équipée d'une alcôve qui<br />
accueillait le lit <strong>de</strong> fer, d'un petit comptoir donnant sur la fenêtre côté rue, et qui séparait la<br />
chambre d'une kitchenette. <strong>Le</strong> plancher comportait plus d'une éraflure et les murs étaient<br />
agrémentés d'une peinture ocre. La salle <strong>de</strong> bains n'était guère plus gran<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong><br />
l'hôtel, avec un lavabo et une vieille baignoire <strong>de</strong> fonte. Autour <strong>de</strong>s tuyaux s'étalaient <strong>de</strong><br />
nombreuses taches <strong>de</strong> rouille, la glace était mouchetée, les carreaux blancs parfois ébréchés.<br />
La chambre était garnie d'un canapé usé, d'un fauteuil bleu délavé et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux tables ornées<br />
<strong>de</strong> lampes sans doute récupérées au marché aux puces du coin.<br />
Cependant, Reece souriait déjà, car elle avait repéré les trois fenêtres donnant sur les<br />
montagnes, comme ouvertes sur le reste du mon<strong>de</strong>. Elle voyait les sommets bleutés à<br />
l'assaut du ciel mauve, le lac qui en reflétait les pentes grises. À ses pieds s'étendait la ville<br />
avec ses rues bourbeuses, son charmant belvédère blanc, ses chalets rustiques. De cette<br />
pièce, elle avait vraiment l'impression d'en faire partie, tout en se sentant à l'abri.<br />
- Je pourrais être heureuse ici, murmura-t-elle.<br />
Il lui faudrait effectuer quelques emplettes, serviettes, draps, ustensiles <strong>de</strong> cuisine, et <strong>de</strong><br />
quoi nettoyer. Elle avait son chèque dans sa poche, et ses pourboires. Elle pourrait parer au<br />
plus pressé. Et puis ce serait amusant. La première fois qu'elle s'achèterait <strong>de</strong>s affaires<br />
<strong>de</strong>puis près d'un an. Ce serait là une étape essentielle... peut-être trop rapi<strong>de</strong> ? Louer un<br />
studio, s'acheter <strong>de</strong>s draps... et si elle repartait ? Et si elle se faisait renvoyer ? Et si...<br />
- Ça va comme ça ! S'exclama-t-elle à haute voix. « Et si », c'est pour <strong>de</strong>main.<br />
Maintenant, je dois m'occuper du moment présent. Et en ce moment, j'ai envie <strong>de</strong> m'installer<br />
ici.<br />
Alors qu'elle exprimait ces pensées, un fragile rayon <strong>de</strong> soleil sépara les nuages.<br />
Comment rêver signe plus lumineux ? Elle <strong>de</strong>vait essayer. Des pas résonnèrent dans<br />
l'escalier et, aussitôt, <strong>de</strong>s bulles d'effroi se formèrent dans sa poitrine. Fourrant une main<br />
dans sa poche, elle serra le bouton qui lui servait à évacuer son affolement et agrippa une<br />
lampe <strong>de</strong> l'autre. Voyant Joanie ouvrir la porte, elle reposa la lampe à sa place, comme si<br />
elle était en train <strong>de</strong> l'examiner.<br />
- Elle est moche mais elle éclaire bien, observa sa patronne.
- Excusez-moi, j'ai mis plus <strong>de</strong> temps que prévu. Je <strong>de</strong>scends tout <strong>de</strong> suite.<br />
- Ne t'inquiète pas. On n'a pas beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> et Beck est au gril. Tant qu'on ne<br />
lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> choses trop compliquées, il s'en tire bien. Tu veux ce studio ou non ?<br />
- Oui, s'il n'est pas trop cher. Vous ne m'avez pas dit combien...<br />
En bras <strong>de</strong> chemise, en tablier sale, avec ses chaussures sans grâce, Joanie effectua un<br />
rapi<strong>de</strong> tour <strong>de</strong> la pièce avant d'énoncer un tarif mensuel qui était un peu moins élevé que<br />
celui <strong>de</strong> l'hôtel.<br />
- Ça comprend l'électricité et le chauffage, tant que tu ne fais pas d'excès. Si tu veux un<br />
téléphone, c'est toi qui t'en occupes.<br />
- Pareil s'il te prenait l'idée <strong>de</strong> vouloir repeindre les murs. En plus, je ne veux pas<br />
entendre trop <strong>de</strong> boucan pendant les heures <strong>de</strong> travail.<br />
- Je suis plutôt tranquille, mais je préférerais payer chaque semaine, au fur et à<br />
mesure.<br />
- Ça m'est égal tant que tu règles sans retard. Tu peux t'installer dès aujourd'hui si tu<br />
veux.<br />
- Demain. Il faut que j'achète certaines choses.<br />
- Comme ça te chante. Je pourrais te faire monter quelques meubles supplémentaires.<br />
Si tu as besoin d'un coup <strong>de</strong> main pour déménager, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Pete et à Beck.<br />
- C'est gentil. Je n'y manquerai pas.<br />
- Et n'oublie pas que tu auras bientôt une augmentation.<br />
- Merci.<br />
- Pas <strong>de</strong> quoi. On s'était mises d'accord dès le début. Tu fais bien ton boulot, sans faire<br />
d'histoires, sans poser <strong>de</strong> questions inutiles. Encore que, sur ce point, je suppose que tu étais<br />
absente le jour où on a distribué le gène <strong>de</strong> la curiosité. Sauf si c'est parce que tu n'as pas<br />
envie qu'on t'en pose aussi.<br />
- C'est une question ou une affirmation ?<br />
- Enfin, continua Joanie, tu as oublié d'être bête, d'où je conclus que tu as eu <strong>de</strong>s<br />
ennuis. Ça saute aux yeux.<br />
- Vraiment ? murmura Reece.<br />
- Ça te regar<strong>de</strong>. Tout ce que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, c'est que ça ne se répercute pas sur ton<br />
travail. Tu es la meilleure cuisinière que j'aie jamais eue à mes fourneaux mais, d'un autre<br />
côté, j'ai toujours détesté dépendre <strong>de</strong> qui que ce soit. Si tu restes encore <strong>de</strong>ux mois, tu<br />
auras une nouvelle augmentation.
- Je ne vous laisserai pas tomber. Si je dois partir, je vous avertirai à l'avance.<br />
- Ça me va. Maintenant, je vais te poser une question directe et je saurai très bien si tu<br />
me mens : tu es recherchée par la police ?<br />
- Non ! s'écria Reece. Absolument pas !<br />
- Bon, c'est bien ce que je pensais, mais tu dois savoir qu'il y en a, par ici, qui en sont<br />
persuadés. Ça jase pas mal dans le quartier. Tu ne veux pas dire ce qui t'arrive, ça te<br />
regar<strong>de</strong>, mais si quelqu'un se pointe en te <strong>de</strong>mandant, je dois savoir s'il faut répondre ou<br />
pas.<br />
- Personne ne me réclamera. Je n'ai que ma grand-mère et elle sait où je me trouve. Je<br />
ne fuis personne. Sauf peut-être elle-même.<br />
- Parfait. Tu as ta clef. J'en gar<strong>de</strong> un double dans mon bureau. Ne t'inquiète pas, je ne<br />
monterai jamais fourrer mon nez dans tes affaires. Mais si tu prends du retard dans ton loyer,<br />
je le retiendrai sur ton salaire. Et je n'accepterai aucune excuse. Je les connais déjà toutes.<br />
- Si vous pouvez reprendre mon chèque et me donner l'équivalent en liqui<strong>de</strong>, je vous<br />
paierai ma première semaine maintenant<br />
- On peut faire comme ça. Autre chose : j'aurais besoin d'une ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps en temps<br />
pour pétrir mes pâtes. Je te mettrais bien à contribution. Je fais ça dans ma propre cuisine.<br />
- Pourquoi pas ?<br />
- Je t'inscrirai dans l'emploi du temps. Bon, si on re<strong>de</strong>scendait avant que Beck<br />
n'empoisonne quelqu'un ?<br />
Armée du reste <strong>de</strong> sa paie et d'une partie <strong>de</strong> ses pourboires, Reece se rendit au bazar.<br />
S'en tenir à l'essentiel, pas plus. Elle ne pouvait se permettre aucune fantaisie. Cependant,<br />
elle était enchantée <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s courses, d'acheter pour une fois autre choses que <strong>de</strong>s<br />
chaussettes ou un jean. En poussant la porte, elle entendit tinter les clochettes. Il y avait<br />
d'autres clients, certains qu'elle reconnut du restaurant. Devant la caisse, quatre campeurs<br />
avaient entassé <strong>de</strong>s marchandises dans un Caddie.<br />
Elle adressa un signe <strong>de</strong> la main à Mac Drubber qui lui répondit d'un hochement <strong>de</strong> tête.<br />
Ça faisait du bien <strong>de</strong> reconnaître <strong>de</strong>s gens et d'en être reconnue. Même si c'était la chose la<br />
plus normale du mon<strong>de</strong>. Et voilà qu'elle se retrouvait <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s lots <strong>de</strong> draps ; elle écarta<br />
immédiatement les séries <strong>de</strong> blanc. Ça rappelait trop l'hôpital. Peut-être du bleu ciel orné <strong>de</strong><br />
petites violettes, et cette couverture bleu foncé. Pour les serviettes, elle choisit du jaune<br />
paille, afin d'égayer un peu la salle <strong>de</strong> bains. Puis elle se dirigea vers le comptoir pour y<br />
déposer un premier paquet.<br />
- Ça y est, on s'installe ?<br />
- Oui. Dans le studio au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> chez Joanie.
- Parfait. Vous voulez que je vous ouvre un compte ? C'était tentant. Mais ce serait<br />
briser la règle qu'elle s'était imposée <strong>de</strong>puis huit mois.<br />
- Ça ira, c'est le jour <strong>de</strong> paie.<br />
Tout en examinant les ustensiles, elle effectuait un rapi<strong>de</strong> calcul mental. Un poêlon en<br />
fonte, une marmite correcte. Elle ne pouvait plus se payer l'équipement d'autrefois, ni <strong>de</strong><br />
bons couteaux, mais elle se débrouillerait.<br />
En même temps, elle levait la tête chaque fois que les sonnettes <strong>de</strong> l'entrée tintaient.<br />
C'est ainsi qu'elle aperçut Brody. Toujours la même veste <strong>de</strong> cuir râpé, les mêmes bottes<br />
usées, la barbe <strong>de</strong> plusieurs jours. Et ce regard du type revenu <strong>de</strong> tout, qui ne s'arrêta même<br />
pas sur elle quand il se rendit au rayon épicerie. Heureusement qu'elle y avait déjà choisi ce<br />
dont elle aurait besoin pour son réfrigérateur. Elle poussa son Caddie vers la caisse.<br />
:<br />
- Ça <strong>de</strong>vrait aller pour aujourd'hui, monsieur Drubber.<br />
- Je vous prépare votre note. La théière, c'est mon ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> bienvenue.<br />
- Oh ! Je ne puis accepter !<br />
- Je fais ce que je veux dans mon magasin.<br />
Brody déposa sur le comptoir une boîte <strong>de</strong> cornflakes et un paquet <strong>de</strong> café. Il salua Reece<br />
- Tout va bien ?<br />
- Bien, merci.<br />
- Reece s'installe dans le studio au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> chez Joanie, expliqua Mac. J'emballe tout<br />
ça et vous allez bien l'ai<strong>de</strong>r à le transporter là-bas, Brody ?<br />
- Oh non ! Ça ira, je me débrouillerai ! protesta la jeune femme.<br />
- Vous ne pouvez pas emporter tout ça seule, insista Mac. Vous êtes venu en voiture,<br />
n'est-ce pas Brody ?<br />
Ce <strong>de</strong>rnier eut un sourire amusé.<br />
- Bien sûr !<br />
- Et vous dînez chez Joanie ce soir, non ?<br />
- Comme prévu.<br />
- Vous voyez, ça ne dérange personne. Vous payez par carte ou en liqui<strong>de</strong>, jeune fille ?<br />
- En liqui<strong>de</strong>.<br />
En déduisant le prix <strong>de</strong> la théière, elle avait dépensé à un dollar près tout l'argent emporté
avec elle.<br />
- Mettez ces trucs sur mon compte, Mac, dit Brody. Il déposa ses achats sur le <strong>de</strong>ssus<br />
du Caddie <strong>de</strong> Reece.<br />
- Merci, monsieur Drubber, marmonna-t-elle, confuse.<br />
- J'espère que vous vous sentirez bien chez vous ! lança-t-il alors qu'elle suivait Brody.<br />
- Vous n'êtes pas obligé <strong>de</strong> m'ai<strong>de</strong>r ! protesta-t-elle sur le parking. Il vous a<br />
littéralement piégé.<br />
- C'est sûr.<br />
Ce disant, Brody chargeait les paquets <strong>de</strong> Reece à l'arrière <strong>de</strong> sa camionnette, un Yukon<br />
noir.<br />
- Montez <strong>de</strong>vant, ordonna-t-il.<br />
- Je ne veux pas...<br />
- Pas <strong>de</strong> discussion ou je vous laisse rentrer à pied.<br />
Elle aurait préféré cette <strong>de</strong>rnière solution mais, tous ses achats se trouvant à bord, elle se<br />
serait couverte <strong>de</strong> ridicule. Alors elle ferma sa portière, plus violemment que nécessaire et,<br />
sans <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la permission, abaissa sa vitre pour ne pas trop se sentir enfermée.<br />
Il ne dit rien et, comme la radio passait les Red Hot Chili Pep-pers, elle n'eut pas besoin <strong>de</strong><br />
faire <strong>de</strong>s fiais <strong>de</strong> conversation. Il se gara dans la rue, sortit un paquet tandis qu'elle en<br />
prenait un autre.<br />
- L'entrée se trouve à l'arrière, indiqua-t-elle d'une voix étranglée.<br />
Cela l'étonna. Décidément, elle <strong>de</strong>vait être encore plus furieuse qu'elle ne l'aurait imaginé.<br />
Elle pressa le pas pour ne pas se laisser distancer et déposa son paquet sur les marches<br />
métalliques le temps <strong>de</strong> retrouver sa clef. Brody se contenta <strong>de</strong> changer son paquet <strong>de</strong> bras<br />
et, lui prenant la clef <strong>de</strong> la main, ouvrit.<br />
Ce qui ne fit qu'augmenter l'énervement <strong>de</strong> Reece. Ce studio, c'était chez elle, maintenant.<br />
Elle <strong>de</strong>vrait pouvoir y inviter qui elle voulait Et voilà qu'il pénétrait dans la pièce pour jeter<br />
ses précieux achats sur le comptoir.<br />
Et puis il sortit, sans avoir prononcé un mot. Lâchant son propre paquet, elle se précipita<br />
<strong>de</strong>hors pour récupérer avant lui le reste <strong>de</strong>s marchandises.<br />
Elle lui arracha presque le paquet <strong>de</strong>s bras.<br />
- Je m'en charge, merci.<br />
- Ça pèse <strong>de</strong>s tonnes. Laissez-moi faire. Qu'est-ce qu'il y a <strong>de</strong>dans, <strong>de</strong>s briques ?
- Ce doit être la poêle en fonte. Franchement, je me débrouille.<br />
Ce fut comme si elle n'avait rien dit II continuait <strong>de</strong> grimper tranquillement.<br />
- Pourquoi avoir fermé la porte alors qu'on remontait tout <strong>de</strong> suite ? interrogea-t-il,<br />
étonné.<br />
- Question d'habitu<strong>de</strong>.<br />
Elle tourna la clef mais, avant qu'elle ait eu le temps <strong>de</strong> s'emparer du paquet il l'avait déjà<br />
repris.<br />
- Merci. Désolée <strong>de</strong> vous avoir dérangé.<br />
- De rien.<br />
Déjà, Brody revenait sur ses pas, les mains dans les poches.<br />
- Vous <strong>de</strong>vriez repeindre les murs, observa-t-il.<br />
- Je crois, oui.<br />
- Et allumer le chauffage, il fait un froid <strong>de</strong> loup, là-<strong>de</strong>dans.<br />
- Pas la peine tant que je n'y habite pas. Je m'installerai <strong>de</strong>main. Je ne veux pas vous<br />
retenir.<br />
- Vous ne me retenez pas, vous me mettez <strong>de</strong>hors.<br />
- C'est ça. Au revoir !<br />
Au lieu <strong>de</strong> se fâcher, il sourit.<br />
- Vous <strong>de</strong>venez plus intéressante quand vous êtes en colère. Quel est le plat du jour,<br />
ce soir ?<br />
- Poulet frit pommes <strong>de</strong> terre au persil, petits pois et carottes.<br />
- Alléchant.<br />
Il se planta <strong>de</strong>vant elle, sur le seuil.<br />
- Alors, à plus tard.<br />
La porte se ferma doucement <strong>de</strong>rrière lui et la clef tourna <strong>de</strong>ux fois dans la serrure alors<br />
qu'il n'avait pas encore <strong>de</strong>scendu la première marche. Il contourna le bâtiment et par<br />
curiosité, leva la tête vers le haut <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong>.<br />
Elle se tenait <strong>de</strong>rrière la fenêtre centrale, regardant le lac. Mince comme une branche <strong>de</strong><br />
saule, se dit-il, les cheveux ébouriffés par le vent son regard pr<strong>of</strong>ond, marqué par le secret II<br />
se <strong>de</strong>manda où elle avait abandonné le reste <strong>de</strong> sa vie. Et pourquoi.
<strong>Le</strong> dégel, c'était aussi le bourbier. Tous les chemins vous collaient aux semelles et dès<br />
qu'on s'aventurait <strong>de</strong>hors, on laissait partout <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> boue. Au lever du soleil, alors que<br />
le ciel se teintait <strong>de</strong> mauve et <strong>de</strong> rose, Reece suivait les étroits chemins sur l'autre berge du<br />
lac, évitant à coups <strong>de</strong> volant nids <strong>de</strong> poule, racines et autres écueils sur ces pistes<br />
acci<strong>de</strong>ntées. Apercevant un élan qui traversait paisiblement elle poussa une exclamation <strong>de</strong><br />
joie tout en se félicitant <strong>de</strong> ne pas rouler à plus <strong>de</strong> quinze kilomètres à l'heure.<br />
Joanie l'attendait à 7 heures pour préparer ses pâtes, mais elle avait eu beau s'accor<strong>de</strong>r<br />
<strong>de</strong>ux fois le temps prévu pour un tel trajet, elle craignait d'arriver en retard. Encore heureux<br />
si elle ne se perdait pas en route.<br />
Elle passa le bosquet <strong>de</strong> saules rouges comme indiqué. Du moins espérait-elle qu'il<br />
s'agissait bien <strong>de</strong> saules rouges. Enfin, elle aperçut une lumière.<br />
- À gauche après les saules et puis... Oui ! C'était bien le vieux pick-up <strong>de</strong> Joanie qui était<br />
garé là. Serrant un poing victorieux, elle ralentit<br />
Reece ne savait trop à quoi s'attendre. Sans doute un petit chalet rustique, une<br />
maisonnette <strong>de</strong> planches comme on en construisait dans l'Ouest ; voilà qui irait bien à sa<br />
ru<strong>de</strong> patronne. En tout cas, elle n'aurait jamais cru découvrir cette magnifique <strong>de</strong>meure <strong>de</strong><br />
bois aux innombrables fenêtres, avec ses vérandas et ses terrasses qui dominaient le<br />
marécage et la clairière. Sa surprise fut aussi gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant les jardinières <strong>de</strong> pensées<br />
d'hiver qui éclataient <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> mauve à chaque fenêtre. On se serait cru <strong>de</strong>vant la<br />
maison en pain d'épices d'Hansel et Gretel, blottie comme un secret au milieu <strong>de</strong>s bois.<br />
Charmée, Reece se gara, <strong>de</strong>scendit et contourna la faça<strong>de</strong>. Toutes les pièces semblaient<br />
<strong>of</strong>frir une vue magnifique, que ce soit sur les montagnes, sur le marais, sur le lac ou sur la<br />
ville. Outre les pensées, elle découvrit <strong>de</strong>s pousses <strong>de</strong> futures jonquilles et même <strong>de</strong> tulipes<br />
et <strong>de</strong> jacinthes qui attendaient un temps plus clément. Guidée par la lumière, elle aperçut<br />
Joanie <strong>de</strong>rrière la vitre <strong>de</strong> la cuisine, en sweat-shirt, les manches relevées jusqu'aux cou<strong>de</strong>s,<br />
déjà en train <strong>de</strong> mélanger sa pâte dans un bol. Reece s'approcha <strong>de</strong> la porte, frappa.<br />
- C'est ouvert !<br />
Elle frémit à l'idée que le loquet n'était même pas tiré. Et si c'était un cinglé qui frappait<br />
armé d'un gourdin ? Une femme qui vivait seule ne <strong>de</strong>vait-elle pas envisager ce genre <strong>de</strong><br />
possibilité et prendre <strong>de</strong>s précautions ? Néanmoins, Reece pénétra dans une sorte <strong>de</strong><br />
buan<strong>de</strong>rie où pendaient une vieille veste <strong>de</strong> flanelle et un chapeau informe, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />
bottes <strong>de</strong> caoutchouc.<br />
- Si tu as <strong>de</strong> la boue sur tes chaussures, tu les enlèves avant d'entrer dans ma cuisine.<br />
Reece vérifia et se mit pieds nus. Si l'extérieur <strong>de</strong> la maison avait été une révélation, la<br />
cuisine tenait du conte <strong>de</strong> fées.<br />
Spacieuse, bien éclairée, avec un plan <strong>de</strong> travail aux splendi<strong>de</strong>s tonalités <strong>de</strong> bronze et <strong>de</strong><br />
cuivre. Double four, dont un à convection, réfrigérateur <strong>de</strong>rnier cri... Reece en frémit <strong>de</strong>
plaisir. Elle saliva presque à la vue d'une cuisinière Vulcan et. Seigneur, un mixeur Berkel !<br />
- Alors ? lança Joanie en posant son saladier sur la table. Tu as l'intention <strong>de</strong> rester là<br />
bouche bée ou tu vas enfiler un tablier et te mettre au travail ?<br />
- Je dois d'abord mettre un genou à terre.<br />
La jolie bouche <strong>de</strong> Joanie se tordit en un début <strong>de</strong> grimace amusée.<br />
- Ça en jette, hein ?<br />
- C'est fabuleux ! J'en suis toute retournée. Moi qui croyais... Elle s'interrompit, se racla<br />
la gorge.<br />
- Tu croyais débarquer dans une gargote <strong>de</strong> campagne ? Ici c'est chez moi, ma petite,<br />
et chez moi je veux pouvoir pr<strong>of</strong>iter d'un minimum <strong>de</strong> confort, d'un peu <strong>de</strong> style.<br />
- Je vois. Voulez-vous m'adopter ?<br />
Tout en allumant sa cafetière, Joanie laissa échapper un soupir <strong>de</strong> mépris.<br />
- En plus, j'aime qu'on me foute la paix. Ma maison est la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> ce côté <strong>de</strong> la<br />
ville. Il y a facilement cinq cents mètres entre ici et celle <strong>de</strong> mes voisins, les Mardson, Rick et<br />
Debbie. Et leurs enfants ; ils ont une petite fille qui adore jouer avec son chien au bord du<br />
lac.<br />
- Oui, je l'ai vue une fois.<br />
Ils sont gentils. Sinon, il y a aussi la maison <strong>de</strong> Dick. Ce brave vieux schnoque. Ton<br />
premier client quand tu es arrivée. Il veut se faire passer pour un dur à cuire alors que c'est<br />
une folle, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.<br />
- Si, je crois.<br />
- Plus loin, il y a la cabane où Boyd vient pêcher. On trouve comme ça quelques chalets<br />
dans les alentours. Certains sont à louer, parce qu'on est bien tranquille par ici.<br />
- C'est un magnifique endroit ! Je suis tombée sur un élan tout à l'heure... Enfin, <strong>de</strong> très<br />
loin !<br />
- Ils sont tellement familiers que, parfois, on a l'impression qu'ils vont venir frapper à la<br />
porte. Moi, ça ne me dérange pas, j'aime bien les animaux sauvages, sauf s'ils broutent mes<br />
fleurs.<br />
Elle s'essuya les mains avant d'annoncer :<br />
- Je vais m'<strong>of</strong>frir un café et une petite cigarette. Il y a <strong>de</strong> l'eau dans la bouilloire.<br />
Prépare-toi donc un thé. On a facilement trois heures <strong>de</strong> travail qui nous atten<strong>de</strong>nt.<br />
Sur ces mots, elle fit claquer son briquet, s'adossa au comptoir et laissa échapper une<br />
bouffée odorante,
- Tu dois te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que je fabrique dans une baraque pareille.<br />
- Elle est magnifique.<br />
- Voilà vingt ans que je l'ai. Depuis ce temps, je ne fais que l'améliorer, la décorer à<br />
mon idée. Elle commence à ressembler à ce que je voulais.<br />
Elle marqua une pause, le temps <strong>de</strong> boire un peu <strong>de</strong> café, croisa ses chevilles aux<br />
chaussettes <strong>de</strong> laine grise. Reece ôta la bouilloire du feu.<br />
- Vous avez vraiment bon goût.<br />
Seulement tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s pourquoi mon restaurant n'est pas plus distingué. Je vais<br />
t'expliquer. <strong>Le</strong>s gens viennent au Bistrot <strong>de</strong> l'Ange parce qu'ils ont envie <strong>de</strong> se détendre, <strong>de</strong><br />
passer un bon moment. Ils veulent bien manger, mais vite et pas trop cher. C'était mon idée<br />
quand j'ai ouvert, il y a presque vingt ans.<br />
- Ça marche bien.<br />
- Et comment ! Je me suis installée ici parce que je <strong>de</strong>vais me démer<strong>de</strong>r toute seule et<br />
élever mon garçon. J'avais commis une erreur en épousant un bon à rien qui n'avait que sa<br />
belle gueule pour lui. Ce n'était pas avec ça qu'on allait bouffer, mon gamin et moi.<br />
Reece trempa un sachet <strong>de</strong> thé dans sa tasse fumante.<br />
- Vous vous en êtes bien tirée, observa-t-elle pru<strong>de</strong>mment.<br />
- Si j'étais restée avec lui, l'un <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux serait mort aujourd'hui. Parce que j'ai<br />
peut-être été assez bête pour l'épouser, mais assez maligne pour conserver mon propre<br />
compte en banque sans rien lui en dire. Je n'avais pas arrêté <strong>de</strong> bosser <strong>de</strong>puis mes seize ans.<br />
Serveuse, ai<strong>de</strong> cuisinière, ça ne m'a pas empêchée <strong>de</strong> suivre <strong>de</strong>s cours du soir pour<br />
apprendre à gérer un restaurant.<br />
- Bien vu. Sur toute la ligne.<br />
- Quand je me suis débarrassée <strong>de</strong> ce boulet, j'ai décidé que si je <strong>de</strong>vais travailler ce<br />
serait pour moi et pour mon môme, personne d'autre. Alors j'ai atterri ici. J'ai trouvé une<br />
place <strong>de</strong> cuisinière dans ce restau qui s'appelait alors le Chuckwagon. On y servait <strong>de</strong>s<br />
hamburgers trop gras et <strong>de</strong>s steaks trop cuits. <strong>Le</strong> propriétaire était un crétin qui perdait <strong>de</strong><br />
l'argent. Il me l'a cédé pour <strong>de</strong>s clopinettes et il était encore persuadé <strong>de</strong> me rouler. Je ne te<br />
raconte pas sa tête quand il a vu que je tenais le coup. Un sourire satisfait lui vint à<br />
l'évocation <strong>de</strong> ce souvenir.<br />
- On habitait dans la chambre du haut, avec mon William, là où tu vis maintenant.<br />
- Ça <strong>de</strong>vait être dur avec un gosse, commenta Reece. Vous n'avez pas dû rigoler tous<br />
les jours.<br />
- Quand on sait ce qu'on veut, on trace sa route. J'ai acheté ce terrain, j'y ai fait<br />
construire une petite maison. Deux chambres, une salle <strong>de</strong> bains, une cuisine minuscule.
Mais en m'y installant avec mon môme <strong>de</strong> huit ans, j'ai eu l'impression d'entrer dans un<br />
palais. J'ai obtenu ce que je désirais parce que je suis une tête <strong>de</strong> mule qui s'accroche quand<br />
il le faut, c'est-à-dire à peu près vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pourtant je n'ai jamais<br />
oublié ce que c'était que <strong>de</strong> prendre ses cliques et ses claques et <strong>de</strong> se barrer pour chercher<br />
sa place au soleil. Haussant les épaules, Joanie but un peu <strong>de</strong> café avant d'ajouter :<br />
- Quand je te regar<strong>de</strong>, tu me fais penser à ce que j'étais alors. Sans doute, se dit<br />
Reece. Sans doute, parce qu'elle aussi était du genre à se lever à 3 heures du matin pour se<br />
mettre au travail.<br />
- Comment avez-vous su que vous seriez là chez vous ?<br />
- Je ne savais pas, dit Joanie en écrasant sa cigarette. Un matin je me suis réveillée et<br />
j'ai décidé que j'étais chez moi. Et j'ai cessé <strong>de</strong> me poser <strong>de</strong>s questions inutiles.<br />
- Vous <strong>de</strong>vez vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi, avec mon expérience, je me suis collée <strong>de</strong>rrière<br />
votre gril. Pourquoi j'ai atterri ici.<br />
- J'avoue que ça m'a trotté dans la tête plus d'une fois. Cette femme qui lui avait fourni<br />
un travail et un toit, qui l'écoutait et s'intéressait à elle... Comment la repousser ?<br />
- Je ne cherche pas à entretenir le mystère, c'est juste que je n'arrive pas à évoquer<br />
certains détails encore trop douloureux. Mais ce n'est pas à cause d'une personne, comme un<br />
mari, par exemple. C'est à cause d'un... <strong>de</strong>s circonstances. J'ai traversé <strong>de</strong>s événements qui<br />
m'ont brisée ; à tous les points <strong>de</strong> vue. <strong>Le</strong>s yeux d'acier la contemplaient sans compassion et<br />
elle se rendit compte qu'il était toujours aussi difficile d'expliquer, à elle-même autant qu'aux<br />
autres, ce qui lui arrivait.<br />
- Aussi, quand j'ai compris que je ne guérirais jamais vraiment, je suis partie. Ma<br />
grand-mère avait déjà mis sa vie en suspens pour s'occuper <strong>de</strong> moi. Je n'en pouvais plus. Un<br />
jour, j'ai pris ma voiture ; le soir même, je l'appelais pour la convaincre que j'allais mieux,<br />
que je voulais juste me retrouver un peu.<br />
- Et alors ? Tu l'as convaincue ?<br />
- Pas vraiment, mais elle n'a pas pu m'arrêter pour autant. Ces <strong>de</strong>rniers mois, elle semble<br />
s'être fait une raison. Je lui dore un peu la pilule quand je lui envoie <strong>de</strong>s courriels ou quand je<br />
lui téléphone. Je vis ma vie.<br />
Elle se tourna pour prendre un tablier dans la buan<strong>de</strong>rie.<br />
- De toute façon, je me sens bien mieux. Je suis contente d'être ici pour le moment.<br />
C'est tout ce que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
- Alors on s'en tiendra là. Pour le moment. On va préparer <strong>de</strong>s croûtes pour les pâtés. Si<br />
tu t'en tires bien, on passera à autre chose.
Chapitre 5<br />
Linda Gail déposa une part <strong>de</strong> tarte aux pommes et un café <strong>de</strong>vant Lou.<br />
- On te voit beaucoup par ici, ces <strong>de</strong>rniers temps.<br />
- <strong>Le</strong> café est bon, la tarte encore meilleure.<br />
Il mordit à belles <strong>de</strong>nts dans le gâteau avant d'ajouter avec un sourire :<br />
- La vue n'est pas mal non plus.<br />
Linda Gail jeta un coup d'oeil vers la cuisine où <strong>of</strong>ficiait Reece.<br />
- Paraît que tu t'incrustes.<br />
- On n'en est qu'aux prémices. Tu en as appris davantage sur son compte ?<br />
- Ça la regar<strong>de</strong>, non ?<br />
- Allez, Linda Gail !<br />
Elle faisait son possible pour gar<strong>de</strong>r son calme ; cependant, <strong>de</strong>puis sa plus tendre enfance,<br />
elle avait toujours adoré bavar<strong>de</strong>r avec Lou.<br />
- Elle est assez secrète, mais elle ne crache pas sur le boulot et elle reste jusqu'à ce<br />
que Joanie la jette <strong>de</strong>hors.<br />
La serveuse s'appuya sur le comptoir pour ajouter sur le ton <strong>de</strong> la confi<strong>de</strong>nce :<br />
- Elle ne reçoit jamais aucun courrier mais elle s'est fait installer un téléphone. Et...<br />
À son tour, Lou se pencha :<br />
- Continue.<br />
Eh bien, Brenda, à l'hôtel, m'a raconté que, pendant son séjour, Reece avait bloqué la<br />
commo<strong>de</strong> contre la porte <strong>de</strong> la chambre attenante à la sienne. Si tu veux mon avis, elle a<br />
peur <strong>de</strong> quelque chose ou <strong>de</strong> quelqu'un. Pas une seule fois elle ne s'est servie d'une carte <strong>de</strong><br />
crédit et elle n'a jamais utilisé le téléphone <strong>de</strong> l'hôtel, sauf dix minutes par jour pour se<br />
connecter à Internet<br />
- Elle aurait besoin <strong>de</strong> se changer un peu les idées.<br />
- Tu plaisantes ! Lâcha Linda Gail en se redressant. Elle a besoin <strong>de</strong> tout sauf d'un mec<br />
qui lui colle aux basques. Elle aurait plutôt besoin d'un ami.<br />
- Je suis capable d'être un ami très attentionné. On n'est pas amis tous les <strong>de</strong>ux ?<br />
- Tu crois ça ?
Il changea soudain d'expression, posa une main sur la sienne :<br />
- Linda Gail...<br />
Mais elle s'était déjà détournée et reprenait son sourire pr<strong>of</strong>essionnel :<br />
- Salut, shérif !<br />
- Salut Linda Gail, Lou !<br />
<strong>Le</strong> shérif Rick Mardson prit place sur un tabouret. C'était un homme <strong>de</strong> haute taille, à la<br />
dégaine flegmatique, qui s'imposait d'un seul regard.<br />
Il tendait déjà la main vers le sucrier lorsque Linda Gail lui remplit sa tasse.<br />
- Encore en train <strong>de</strong> vous chamailler, tous les <strong>de</strong>ux ?<br />
- On bavar<strong>de</strong>, répondit Lou. A propos <strong>de</strong> la nouvelle cuisinière.<br />
- C'est sûr qu'elle s'y prend bien. Tiens, Linda Gail, comman<strong>de</strong>-lui donc un steak <strong>de</strong><br />
poulet grillé.<br />
Ses cheveux blonds en brosse mettaient en valeur ses yeux bleus.<br />
- Elle t'intéresse, cette petite maigrichonne, Lou ?<br />
- J'ai fait plusieurs tentatives pour le lui montrer.<br />
- Tu ferais mieux <strong>de</strong> te trouver une bonne épouse.<br />
- C'est bien ce que je cherche. Mais la nouvelle cuisinière a un petit air <strong>de</strong> mystère... Il<br />
y a <strong>de</strong>s gens qui la croient en fuite.<br />
- Si elle fuit, ce n'est pas la justice. Je fais mon boulot, qu'est-ce que tu crois ? Il n'y a<br />
aucune poursuite lancée contre elle, pas <strong>de</strong> mandat. Et elle cuisine comme une fée.<br />
- Linda Gail vient <strong>de</strong> me dire que Brenda, la réceptionniste <strong>de</strong> l'hôtel, lui avait raconté<br />
que, pendant son séjour, Reece poussait la commo<strong>de</strong> contre la porte <strong>de</strong> la chambre<br />
attenante. Elle n'est pas nette, cette fille.<br />
- Elle a peut-être <strong>de</strong> bonnes raisons pour ça. Vraisemblablement, elle a plaqué un mari<br />
ou un fiancé qui la dérouillait régulièrement.<br />
- Je ne comprends pas ce genre <strong>de</strong> chose. Un homme qui bat une femme n'est pas un<br />
homme.<br />
Rick but son café.<br />
- Il y a toutes sortes d'hommes dans ce mon<strong>de</strong>.<br />
Quand elle eut terminé son service, Reece s'installa dans le studio avec son journal. Ayant<br />
réglé le chauffage sur 18 °C, elle portait un pull et <strong>de</strong>ux paires <strong>de</strong> chaussettes, ce qui lui
permettait d'économiser suffisamment pour gar<strong>de</strong>r les lumières allumées toute la nuit.<br />
Elle se sentait bien dans ce studio, à l'abri, tranquille. Tout était en ordre. D'autant qu'elle<br />
pouvait coincer une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux chaises ajoutées par Joanie sous la poignée chaque fois qu'elle<br />
s'enfermait à l'intérieur.<br />
La journée a encore été tranquille. Tous les clients ou presque étaient <strong>de</strong>s habitués. Il est<br />
trop tard pour skier ou faire du snow-board, même s'il paraît que certains cols ne doivent pas<br />
ouvrir avant plusieurs semaines encore. Bizarre <strong>de</strong> penser qu'il doit y avoir <strong>de</strong>s mètres <strong>de</strong><br />
neige au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous, alors qu'ici on patauge dans la gadoue. <strong>Le</strong>s gens sont étonnants. Je<br />
me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s'ils ne se doutent vraiment pas que je me rends compte quand ils parlent <strong>de</strong><br />
moi ou s'ils croient que je suis à ce point dans les nuages. Ce doit être comme ça dans les<br />
petites villes. Lorsque je me trouve <strong>de</strong>vant le gril ou le fourneau, j'ai l'impression <strong>de</strong> sentir<br />
leurs paroles qui viennent m'effleurer la nuque. Ils sont curieux, mais ils n'osent pas venir me<br />
poser <strong>de</strong> questions en face. Ils ont peut-être peur <strong>de</strong> se montrer impolis, alors ils tournent<br />
autour du pot.<br />
Demain, j'ai ma journée. Jusqu'ici, j'ai eu tellement à faire pour tout nettoyer, finir <strong>de</strong><br />
m'installer, que je n'ai pas pu pr<strong>of</strong>iter <strong>de</strong> mes congés. Mais cette fois, quand j'ai vu l'emploi<br />
du temps, j'ai failli m'affoler. Qu'est-ce que j'allais faire <strong>de</strong> tout ce temps ?<br />
Et puis j'ai décidé <strong>de</strong> m'<strong>of</strong>frir une randonnée dans les canyons, comme je l'avais prévu à<br />
mon arrivée dans la région. Je vais commencer par une piste facile, aller aussi loin que je le<br />
pourrai, regar<strong>de</strong>r la rivière. La glace doit encore claquer sur les rochers, comme l'a raconté<br />
Lou. J'ai envie <strong>de</strong> voir les rapi<strong>de</strong>s, les moraines, les prairies et les marais. Il y aura peut-être<br />
déjà <strong>de</strong>s amateurs <strong>de</strong> rafting. J'emporterai <strong>de</strong> quoi déjeuner. Il y a loin <strong>de</strong> Boston à la Snake<br />
River.<br />
La cuisine brillait <strong>de</strong> tous ses feux et Reece chantonnait avec Sheryl Crow tout en<br />
nettoyant le fourneau. Cette fois, on allait fermer.<br />
C'était sa <strong>de</strong>rnière soirée chez Maneo's - la fin d'une ère pour elle - et elle avait l'intention<br />
<strong>de</strong> quitter les lieux dans un feu d'artifice.<br />
Une semaine entière <strong>de</strong> vacances et ensuite... ensuite elle allait prendre le poste <strong>de</strong> ses<br />
rêves, chef à L'Oasis, l'un <strong>de</strong>s restaurants les plus prisés <strong>de</strong> Boston. Elle aurait sous ses<br />
ordres une quinzaine d'ai<strong>de</strong>s, composerait ses propres plats, verrait sa renommée dépasser<br />
le cercle <strong>de</strong>s initiés. Elle avait hâte.<br />
Elle savait que Tony Maneo et sa femme, Lisa, étaient contents pour elle. En fait, sa<br />
secon<strong>de</strong>, Donna, était incapable <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un secret ; Reece s'attendait à une soirée d'adieu.<br />
Elle regretterait cet établissement, mais il était temps <strong>de</strong> passer à la vitesse supérieure. Elle<br />
avait étudié et travaillé dans ce sens et voilà que son vœu allait se réaliser.<br />
Elle recula pour vérifier que le fourneau était rutilant, hocha la tête et alla ranger le<br />
matériel <strong>de</strong> nettoyage dans le placard à balais.<br />
<strong>Le</strong> fracas dans la pièce voisine lui fit lever la tête, mais les cris qui s'ensuivirent lui
vrillèrent la poitrine. Lorsque le coup <strong>de</strong> feu retentit, elle se figea. Elle cherchait son<br />
téléphone mobile lorsque la porte battante s'ouvrit. Mouvements désordonnés, panique. Un<br />
pistolet. Noir, gigantesque. Et puis elle fut repoussée dans le placard, assommée par une<br />
douleur intolérable qui lui calcina la poitrine.<br />
<strong>Le</strong> cri qu'elle n'avait jamais poussé fusait maintenant <strong>de</strong> la gorge <strong>de</strong> Reece et elle sursauta<br />
sur son lit, une main sur la poitrine. Elle la sentait <strong>de</strong> nouveau, cette douleur, à l'endroit où la<br />
balle l'avait touchée. Sa brûlure, sa violence. Pourtant, il n'y avait pas <strong>de</strong> sang sur sa paume,<br />
plus <strong>de</strong> blessure sur sa peau, juste une cicatrice.<br />
Ce n'est rien. Rien du tout. Rien qu'un cauchemar. Néanmoins, elle tremblait <strong>de</strong> tous ses<br />
membres en prenant sa torche et en se levant pour aller vérifier la serrure, les fenêtres.<br />
Personne, pas une âme non plus dans la rue ou sur le lac. <strong>Le</strong>s chalets, les maisons étaient<br />
obscurs. Nul ne venait pour achever ce qu'il avait entrepris <strong>de</strong>ux années plus tôt. Ils se<br />
fichaient qu'elle soit vivante ou non et, <strong>de</strong> toute façon, ignoraient où elle pouvait se trouver.<br />
Elle était vivante - par erreur sans doute. Elle était vivante, et voici qu'une aube nouvelle<br />
allait se lever. Des nappes <strong>de</strong> brume flottaient à ras <strong>de</strong> terre, fines comme <strong>de</strong>s voiles, et le<br />
lac était lisse comme un miroir. Soudain, une lampe s'alluma chez Brody. Lui non plus ne<br />
pouvait sans doute pas dormir, à moins qu'il ne se lève tôt pour écrire, afin <strong>de</strong> pouvoir traîner<br />
à lire l'après-midi dans son hamac. Étrangement, ils allaient partager cette aurore.<br />
Elle se leva pour mieux voir les sillages mauves et roses dorer l’horizon puis s'étirer sur le<br />
lac qui parut soudain s'enflammer. Une fois qu'elle eut chargé son sac à dos <strong>de</strong> tout ce que<br />
son gui<strong>de</strong> recommandait pour une randonnée, il lui parut peser <strong>de</strong>s tonnes. Tout cela pour<br />
une douzaine <strong>de</strong> kilomètres aller et retour. Néanmoins, elle préférait prendre ses<br />
précautions. D'autant qu'elle déci<strong>de</strong>rait peut-être <strong>de</strong> poursuivre plus loin ou <strong>de</strong> faire un<br />
détour. Ou... Quoi qu'il arrive, elle avait tout emballé, elle n'allait pas recommencer, d'autant<br />
qu'elle pourrait s'arrêter quand elle le voudrait, se reposer. La journée s'annonçait<br />
magnifique et elle comptait bien en pr<strong>of</strong>iter. A peine avait-elle parcouru dix pas qu'on<br />
l'interpellait déjà :<br />
- On fait un peu d'exploration, ce matin ? lui <strong>de</strong>manda Mac. Il portait une chemise <strong>de</strong><br />
flanelle comme il les aimait et un bonnet <strong>de</strong> laine.<br />
- Je comptais remonter la piste Little Angel. Il fronça les sourcils :<br />
- Toute seule ?<br />
- D'après le gui<strong>de</strong>, ça ne présente pas <strong>de</strong> difficulté majeure. Il fait beau, j'ai envie <strong>de</strong><br />
voir la rivière et j'ai une carte, une boussole <strong>de</strong> l'eau, enfin tout ce dont je pourrais avoir<br />
besoin.<br />
- Ce sera boueux aujourd'hui. Relisez bien votre gui<strong>de</strong>, je suis sûr qu'il conseille <strong>de</strong> faire<br />
cette bala<strong>de</strong> à <strong>de</strong>ux ou, mieux, en groupe.<br />
En quoi il ne se trompait pas, mais elle n'avait pas l'esprit <strong>de</strong> groupe.
- Je n'irai pas très loin. J'ai fait un peu <strong>de</strong> randonnée dans les Smoky Mountains. Ne<br />
vous inquiétez pas pour moi, monsieur Drubber.<br />
- J'ai un peu <strong>de</strong> temps libre aujourd'hui, moi aussi ; c'est le jeune Léon qui tient le<br />
magasin. Je pourrais vous accompagner une heure ou <strong>de</strong>ux.<br />
- Je m'en voudrais <strong>de</strong> gâcher votre après-midi. Ne vous faites aucun souci pour moi, je<br />
n'irai pas loin.<br />
- Si vous n'êtes pas rentrée à 18 heures, je fais envoyer une équipe <strong>de</strong> recherche.<br />
- Non seulement je serai rentrée à 18 heures, mais je passerai vous saluer.<br />
Récupérant son sac, elle s'éloigna du lac pour couper à travers bois, dans la direction du<br />
canyon.<br />
Elle marchait d'un pas tranquille, admirant les jeux <strong>de</strong> lumière à travers les branches. L'air<br />
frais embaumé <strong>de</strong> sève <strong>de</strong> pin, la terre en plein éveil l'aidaient à évacuer les <strong>de</strong>rnières<br />
scories <strong>de</strong> son cauchemar.<br />
Elle <strong>de</strong>vrait se promener plus souvent, choisir différents trajets pour ses jours <strong>de</strong> congé -<br />
du moins une fois sur <strong>de</strong>ux. Elle se rendrait en voiture au parc national du Grand Teton pour<br />
s'y <strong>of</strong>frir d'autres bala<strong>de</strong>s à pied, avant l'afflux <strong>de</strong>s touristes. C'était le genre d'exercice qui<br />
allait l'ai<strong>de</strong>r à retrouver l'appétit et sa forme.<br />
A un détour du chemin, elle emprunta la direction indiquée par un panneau <strong>de</strong><br />
signalisation : Little Angel Canyon. Au milieu d'énormes flaques <strong>de</strong> boue, <strong>de</strong> gros rochers<br />
retenaient encore <strong>de</strong>s plaques <strong>de</strong> neige là où son gui<strong>de</strong> précisait qu'elle trouverait <strong>de</strong>s<br />
milliers <strong>de</strong> fleurs d'ici quelques semaines. Pour le moment, Reece avait plutôt l'impression <strong>de</strong><br />
se trouver sur une planète silencieuse où dominaient les bruns et les verts délavés.<br />
<strong>Le</strong> sentier se mit à monter, d'abord doucement, par-<strong>de</strong>ssus la moraine, à travers les troncs<br />
<strong>de</strong> conifères qui poussaient à flanc <strong>de</strong> colline. Après un dégagement, les montagnes<br />
réapparurent, avec leurs cimes enneigées éblouissantes au soleil, et peu après le sentier<br />
suivit une côte assez abrupte. Pas la peine <strong>de</strong> se presser. À quelque <strong>de</strong>ux kilomètres <strong>de</strong> son<br />
point <strong>de</strong> départ, elle s'arrêta pour reprendre son souffle et se désaltérer.<br />
En contrebas, les eaux du lac scintillaient au sud-est. Toute la brume avait disparu. Ce<br />
<strong>de</strong>vait être l'heure <strong>de</strong> pointe pour le petit déjeuner, la salle du restaurant <strong>de</strong>vait bruisser <strong>de</strong><br />
tintements <strong>de</strong> couverts et <strong>de</strong> conversations, la cuisine fleurer le bacon et le café. Alors qu'ici<br />
tout était si calme, si frais. Quand elle reprit son escala<strong>de</strong>, elle sentit ses muscles protester ;<br />
dire qu'avant sa blessure, elle joggait tous les jours sur ce genre <strong>de</strong> trajet. Non qu'elle ait<br />
souvent fait <strong>de</strong> la randonnée en pleine nature, mais quelle différence pour ses membres si<br />
elle se contentait alors d'exercice sur <strong>de</strong>s machines ?<br />
- Il y a un mon<strong>de</strong> entre les <strong>de</strong>ux, murmura-t-elle. N'empêche que je dois y arriver.<br />
La piste continuait à travers les prairies endormies, avant <strong>de</strong> revenir à une colline baignée<br />
<strong>de</strong> soleil où elle marqua une nouvelle pause. De sa place, elle apercevait un petit étang
envahi <strong>de</strong> roseaux, d'où un héron s'envolait, un poisson au bec. Elle poursuivit son chemin,<br />
jusqu'à entendre les premiers gron<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la rivière. À un embranchement, elle chercha<br />
le panneau indiquant le Big Angel Trail. Cet itinéraire n'était pas encore pour elle. Ses<br />
articulations n'étaient pas encore prêtes pour <strong>de</strong> tels efforts. Elle dut s'arrêter à nouveau tout<br />
en se <strong>de</strong>mandant si elle ne <strong>de</strong>vrait pas se contenter, pour cette fois, <strong>de</strong> la vue sur les<br />
marécages et les prairies. Elle n'aurait qu'à pr<strong>of</strong>iter un peu du soleil, en espérant entrevoir<br />
quelques animaux. Cependant, les gron<strong>de</strong>ments l'appelaient, elle ne pouvait y résister. Elle<br />
passerait donc par le Little Angel.<br />
Ses épaules lui faisaient mal. Bon, elle avait sans doute exagéré en se chargeant à ce<br />
point ! Néanmoins, elle n'avait effectué que la moitié <strong>de</strong> son circuit et, même en continuant à<br />
ce rythme, elle aurait probablement fini pour midi.<br />
Elle coupa à travers la prairie avant d'attaquer une nouvelle côte boueuse. Après avoir<br />
parcouru <strong>de</strong> nouvelles montagnes russes, elle obtint enfin sa récompense : à ses pieds<br />
serpentait le ruban chatoyant <strong>de</strong> la rivière au milieu <strong>de</strong>s canyons qu'elle creusait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
milliers d'années sans cesser <strong>de</strong> gron<strong>de</strong>r impérieusement. Éboulis et rochers s'assemblaient<br />
sur les bords comme s'ils y avaient été relégués par les flots. Pourtant, le cours d'eau restait<br />
encore à peu près calme par ici, paressant dans sa route vers l'ouest. Reece sortit son<br />
appareil tout en se disant qu'aucun cliché ne saurait rendre la majesté d'un tel paysage,<br />
encore moins les sons ou les o<strong>de</strong>urs.<br />
Elle n'était pas seule. Deux kayaks bleus évoluaient entre les murailles dorées. Elle<br />
regarda les rameurs pagayer, tourner, entendit leurs voix. Sans doute l'un enseignait-il à<br />
l'autre l'art du canotage en eaux troubles. Elle prit ses jumelles, afin <strong>de</strong> s'en assurer. Deux<br />
hommes jeunes, peut-être même tous <strong>de</strong>ux adolescents. <strong>Le</strong> plus jeune semblait appliqué,<br />
concentré. Il sourit, hocha la tête, sa bouche remua comme s'il interpellait l'autre, son<br />
pr<strong>of</strong>esseur sans doute...<br />
Ils progressaient côte à côte en <strong>de</strong>scendant la rivière. Reece abaissa ses jumelles qu'elle<br />
garda autour du cou, et reprit son chemin. La hauteur <strong>de</strong>venait impressionnante. Ses muscles<br />
la brûlaient mais elle était transportée par l'effort, toute inquiétu<strong>de</strong> oubliée. Elle se sentait<br />
pr<strong>of</strong>ondément humaine, minuscule, mortelle, émerveillée par ces montagnes ensoleillées et<br />
ce ciel immense.<br />
Malgré la fraîcheur <strong>de</strong> l'air, elle avait le dos trempé <strong>de</strong> sueur. Au prochain arrêt, elle<br />
ôterait sa veste. Essoufflée, elle peinait <strong>de</strong> plus en plus.<br />
Elle s'arrêta net et faillit déraper lorsqu'elle aperçut Brody assis sur un rebord rocailleux.<br />
Ce fut à peine s'il lui jeta un regard :<br />
- J'aurais dû me douter que c'était vous. Vous faites assez <strong>de</strong> bruit pour déclencher une<br />
avalanche. Enfin, concéda-t-il, au moins assez pour effaroucher les prédateurs, du moins ceux<br />
à quatre pattes.<br />
- Qu'est-ce que vous fichez ici ?<br />
- Je m'occupe <strong>de</strong> mes affaires. Et vous ? A part chanter à tue-tête ?
- Pas du tout…<br />
Ce n'était pas vrai ! Non, quand même pas...<br />
- Bon, si vous ne chantiez pas, je ne sais pas ce que vous ahaniez.<br />
- Je fais <strong>de</strong> la randonnée. C'est mon jour <strong>de</strong> congé.<br />
- Youpi !<br />
Il reprit le cahier ouvert sur ses genoux. Puisqu'elle s'était arrêtée, autant en pr<strong>of</strong>iter pour<br />
reprendre son souffle.<br />
- Vous écrivez ? Ici ?<br />
- J'étudie les lieux. Je vais tuer quelqu'un par ici. Fictivement, bien sûr. C'est l'endroit<br />
rêvé, surtout à cette époque <strong>de</strong> l'année. Il n'y a personne sur les pistes au printemps... ou<br />
presque. Il l'attire dans la montagne et la jette dans le ravin. Il se pencha un peu. Il avait<br />
déjà ôté sa veste, comme elle-même rêvait <strong>de</strong> le faire.<br />
- Ce qui nous donne une longue chute mortelle. Un terrible acci<strong>de</strong>nt, une terrible<br />
tragédie.<br />
Malgré elle, Reece était intriguée.<br />
- Pourquoi fait-il ça ?<br />
- B<strong>of</strong>... surtout parce qu'il en a la possibilité.<br />
- Il y avait <strong>de</strong>s kayakistes sur la rivière. Ils auraient pu tout voir<br />
- C'est pour ça qu'on parle <strong>de</strong> fiction, marmonna-t-il en prenant <strong>de</strong>s notes. Des<br />
kayakistes... voyons... pourquoi pas ? À quoi assisteraient-ils ? A la chute d'un corps. Ils<br />
entendraient un hurlement, l'écho. Un plouf.<br />
- Bon, je vous laisse.<br />
Comme il ne répondait que par un grognement absent, elle reprit son chemin. Agaçant<br />
tout <strong>de</strong> même, cet homme qui occupait exactement l'endroit où elle aurait aimé s'<strong>of</strong>frir un<br />
petit moment <strong>de</strong> détente et pr<strong>of</strong>iter <strong>de</strong> la vue. Elle en trouverait sûrement un autre. Il<br />
suffisait <strong>de</strong> grimper encore un peu. Cependant, elle se tenait aussi loin que possible du<br />
rebord, en s'efforçant <strong>de</strong> chasser <strong>de</strong> son esprit l'image du corps qui tombait pour aller<br />
s'écraser sur les rochers et disparaître dans l'eau. À bout <strong>de</strong> forces, elle entendit <strong>de</strong> nouveau<br />
le gron<strong>de</strong>ment Alors elle s'arrêta, posant les mains sur les cuisses pour réguler sa respiration.<br />
Elle n'avait pas encore choisi le point exact où s'arrêter quand elle perçut la longue clameur<br />
sauvage d'un faucon qui filait vers l'ouest à tire-d'aile. S'il fallait y voir un signe, elle n'aurait<br />
qu'à suivre cette direction. Une <strong>de</strong>rnière côte et elle s'arrêterait dans ces splendi<strong>de</strong>s<br />
solitu<strong>de</strong>s, déballerait son déjeuner et soufflerait une heure, le temps <strong>de</strong> contempler la rivière.<br />
Cet ultime effort fut amplement récompensé quand elle découvrit les eaux vives lancées à
l'assaut <strong>de</strong>s rochers qu'elles franchissaient par petites casca<strong>de</strong>s écumeuses dans un<br />
gron<strong>de</strong>ment qui emplissait tout le canyon. Ravie, Reece se mit à rire tout haut Elle avait<br />
réussi.<br />
Soulagée, elle se débarrassa <strong>de</strong> son sac à dos avant <strong>de</strong> s'asseoir au bord d'une corniche,<br />
sur un gros caillou qui formait une sorte <strong>de</strong> tabouret. Elle sortit son déjeuner, et mangea <strong>de</strong><br />
bon appétit.<br />
Elle était au sommet du mon<strong>de</strong>, rien <strong>de</strong> moins. Calme et pleine d'énergie à la fois,<br />
follement heureuse. Elle mordit dans une pomme, tandis que le faucon lançait <strong>de</strong> nouveau<br />
son appel. Parfait. Elle ne pouvait rien rêver <strong>de</strong> plus parfait. À l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses jumelles, elle<br />
suivit le vol du faucon, puis <strong>de</strong>scendit pour observer les eaux tumultueuses. Dans l'espoir <strong>de</strong><br />
découvrir <strong>de</strong>s animaux, elle observa les rochers, les rangées <strong>de</strong> saules et <strong>de</strong> peupliers, puis<br />
les pins. Elle pourrait bien surprendre un ours en train <strong>de</strong> pêcher, ou un élan venu boire. C'est<br />
alors qu'elle les repéra, entre les arbres et les rochers. L'homme - du moins supposait-elle<br />
qu'il s'agissait d'un homme -lui tournait le dos, tandis que la femme faisait face à la rivière,<br />
les mains sur les hanches.<br />
Même avec les jumelles, la hauteur et la distance l'empêchaient <strong>de</strong> bien les distinguer,<br />
mais elle discernait la masse <strong>de</strong> cheveux noirs sur la veste rouge, sous une casquette<br />
également rouge. Que pouvaient-ils bien faire ? Sans doute discutaient-ils d'un emplacement<br />
<strong>de</strong> campement ou d'un endroit où lancer leurs canoës. Néanmoins, elle eut beau chercher,<br />
elle ne trouva pas trace d'un bateau. Dans ce cas, ils <strong>de</strong>vaient camper. Elle reporta son<br />
attention sur eux. Ils ne se doutaient pas <strong>de</strong> sa présence ; elle les observait <strong>de</strong> son <strong>refuge</strong>,<br />
comme elle l'eût fait d'oursons ou d'une hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> biches.<br />
- Ils se disputent, murmura-t-elle.<br />
Il y avait quelque chose d'agressif, <strong>de</strong> révolté dans l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la femme et, lorsqu'elle<br />
agita un in<strong>de</strong>x menaçant vers son interlocuteur, Reece émit un léger sifflement.<br />
- C'est ça, tu es furieuse ! Je parie que tu voulais <strong>de</strong>scendre dans un hôtel avec salle <strong>de</strong><br />
bains et repas dans la chambre, alors qu'il ne songe qu'à dresser une tente en pleine nature.<br />
L'homme eut un geste d'arbitre rappelant à l'ordre un joueur et, cette fois, la femme le gifla.<br />
- Ouille!<br />
Reece s'avisa qu'elle ferait mieux <strong>de</strong> détourner ses jumelles. Elle n'avait aucun droit <strong>de</strong> les<br />
espionner ainsi. Néanmoins, elle ne put s'empêcher <strong>de</strong> continuer.<br />
Des <strong>de</strong>ux mains, la femme repoussa l'homme avant <strong>de</strong> le frapper à nouveau. La curiosité<br />
<strong>de</strong> Reece virait à l'écœurement.<br />
Soudain, elle sursauta en apercevant le bras <strong>de</strong> l'homme s'abattre sur la femme. En un<br />
violent coup <strong>de</strong> poing.<br />
- Non, arrête ! Souffla Reece. Ne fais pas ça ! Arrêtez, tous les <strong>de</strong>ux !<br />
Cependant, la femme se redressait et chargeait tête baissée mais, avant d'atteindre son
ut, elle fut repoussée avec une telle violence qu'elle en tomba à la renverse sur le sol<br />
boueux. L'homme la toisa. <strong>Le</strong> cœur battant à tout rompre, Reece le vit se pencher comme<br />
pour tendre la main à sa compagne dont la bouche saignait en s'agitant violemment. Elle<br />
<strong>de</strong>vait le traiter <strong>de</strong> tous les noms.<br />
<strong>Le</strong>s choses ne firent qu'empirer. Terriblement. Au lieu <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong>r à se lever, l'homme la<br />
saisit par les cheveux pour la renvoyer au sol, la tête la première. Sans se rendre compte<br />
qu'elle-même s'était dressée et qu'elle hurlait <strong>de</strong> toute la force <strong>de</strong> ses poumons, Reece vit les<br />
<strong>de</strong>ux mains <strong>de</strong> l'homme se refermer sur le cou <strong>de</strong> la femme. Cette <strong>de</strong>rnière battit <strong>de</strong>s pieds,<br />
se cambra et soudain se relâcha sans plus bouger. <strong>Le</strong> gron<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la rivière reprit ses<br />
droits tandis que Reece éclatait en sanglots. Tombée à genoux, elle tâcha <strong>de</strong> bouger, rampa,<br />
le souffle court, avant <strong>de</strong> s'enfuir en courant.<br />
Dévalant la colline aussi vite qu'elle le put, elle ne voyait ni n'entendait plus rien, avec la<br />
boule <strong>de</strong> terreur qui l'habitait. <strong>Le</strong> visage <strong>de</strong> la femme à la veste rouge se métamorphosait<br />
soudain dans son esprit, éclairé par <strong>de</strong> grands yeux bleus <strong>de</strong> porcelaine. Ginny. Ce n'était pas<br />
Ginny. Ce n'était pas Boston. Ce n'était pas un rêve.<br />
Pourtant, tout se mêlait dans son esprit, au point qu'elle crut entendre <strong>de</strong>s cris, <strong>de</strong>s rires,<br />
<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> feu. Au point que tout se mit à tourner autour d'elle, que le sol se déroba. Elle<br />
heurta Brody <strong>de</strong> plein fouet, se débattit comme une folle.<br />
- Arrêtez ! Vous êtes cinglée ? Suicidaire ? Pourtant, il la retenait, l'empêchait <strong>de</strong><br />
tomber.<br />
- Bouclez-la maintenant ! Pas d'hystérie ! Qu'est-ce qu'il y a ? Vous avez vu un ours ?<br />
- Il l'a tuée, il l'a tuée ! Je l'ai vu, j'ai tout vu ! Sans autre forme <strong>de</strong> procès, elle enfouit<br />
la tête dans son épaule.<br />
- J'ai vu. Ce n'était pas Ginny. Ce n'était pas un rêve. Il l'a tuée. De l'autre côté <strong>de</strong> la<br />
rivière.<br />
- Respirez.<br />
L'aidant à se redresser, il la regarda dans les yeux.<br />
- J'ai dit, respirez ! Là, encore. Encore une fois.<br />
- C'est bon ! Je vais bien ! Elle inspira, expira.<br />
- Ai<strong>de</strong>z-moi, je vous en prie ! Ils étaient <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rivière, et je les ai vus,<br />
avec ceci !<br />
Elle souleva ses jumelles d'une main tremblante.<br />
- Il l'a tuée, je l'ai vu !<br />
- Montrez-moi où vous étiez.
Elle ferma les yeux. Cette fois, elle n'était pas seule. Quelqu'un était là, qui pourrait<br />
l'ai<strong>de</strong>r.<br />
- Là, en haut <strong>de</strong> la piste. Je ne sais pas jusqu'où je suis montée, mais c'est en haut<br />
Elle n'avait aucune envie d'y retourner, <strong>de</strong> revoir ces lieux, pourtant il la tenait par le bras<br />
et l'entraînait.<br />
- Je me suis arrêtée pour déjeuner, expliqua-t-elle plus calmement Pour regar<strong>de</strong>r l'eau<br />
et les casca<strong>de</strong>s. Il y avait un faucon.<br />
Oui, je l'ai vu.<br />
- C'était beau. J'ai pris mes jumelles. J'espérais surprendre un cerf ou un ours. J'avais<br />
vu un élan ce matin au bord du lac. Je croyais...<br />
Elle savait bien qu'elle disait un peu n'importe quoi et s'efforça <strong>de</strong> se reprendre.<br />
- J'observais les arbres, les rochers et j'ai vu <strong>de</strong>ux personnes.<br />
- A quoi ressemblaient-elles ?<br />
- Je... Je n'ai pas très bien distingué.<br />
Elle croisa les bras. Elle avait ôté sa veste pour l'étendre sur la corniche où elle avait<br />
déjeuné. Pour prendre le soleil. À présent elle avait affreusement froid. Jusqu'aux os.<br />
- Mais elle avait <strong>de</strong> longs cheveux noirs et une veste rouge et une casquette et <strong>de</strong>s<br />
lunettes noires. Lui, il me tournait le dos.<br />
- Comment était-il habillé ?<br />
- Euh... veste sombre, casquette orange. Comme les chasseurs. II... je crois... Oui, je<br />
crois qu'il avait <strong>de</strong>s lunettes noires. Je n'ai pas vu son visage. Mon sac est là-haut J'ai tout<br />
laissé sur place. Je me suis enfuie en courant. Ils étaient là-bas, <strong>de</strong>vant les arbres.<br />
Maintenant ils sont partis, mais ils étaient là, en bas. Je les ai vus. Il faut que je m'asseye.<br />
Quand elle se laissa tomber sur le caillou, Brody ne dit rien mais prit les jumelles qu'elle<br />
portait encore autour du cou. Il observa les alentours. Ne vit personne. Aucune trace <strong>de</strong> quoi<br />
que ce soit.<br />
- Qu'avez-vous vu au juste ?<br />
- Ils se disputaient. On voyait bien qu'elle était furieuse. <strong>Le</strong>s mains sur les hanches.<br />
Agressive.<br />
Elle déglutit, se concentra parce que son estomac commençait à faire <strong>de</strong>s roulés-boulés.<br />
Frissonnante, elle remit sa veste, se blottit <strong>de</strong>dans.<br />
- Elle l'a giflé, puis repoussé et giflé <strong>de</strong> nouveau. Il l'a frappée, battue, mais elle s'est<br />
relevée et elle allait repasser à l'attaque quand il a recommencé. J'ai vu qu'elle saignait, au
visage. Mon Dieu, mon Dieu !<br />
Brody se contenta <strong>de</strong> lui jeter un bref regard.<br />
- Vous n'allez pas recommencer votre crise d'hystérie ! Dites-moi plutôt ce que vous<br />
avez vu.<br />
- Il s'est penché, il l'a attrapée par les cheveux et il lui a cogné la tête sur le sol, je<br />
crois. On aurait dit... qu'il l'étranglait. En se remémorant la scène, Reece se passa une main<br />
sur la bouche dans l'espoir qu'elle n'allait pas être mala<strong>de</strong>.<br />
- Il l'a étranglée, ses pieds battaient le sol et puis ils se sont arrêtés. J'ai couru. J'ai<br />
crié, je crois, mais les rapi<strong>de</strong>s font tant <strong>de</strong> bruit...<br />
- Ça fait loin, même avec les jumelles. Vous êtes sûre d'avoir vu ça ?<br />
Elle leva sur lui un regard las.<br />
- Vous avez déjà vu tuer quelqu'un ? Non.<br />
Elle se redressa, prit son sac.<br />
- Moi oui. Il l'a emmenée je ne sais pas où, il a emporté son corps. Je ne sais pas. Mais<br />
il l'a tuée et il va s'en tirer. Il faut qu'on fasse quelque chose.<br />
- Donnez-moi votre sac.<br />
- Je peux le porter.<br />
Il le lui prit <strong>de</strong>s mains et se mit à <strong>de</strong>scendre le chemin.<br />
- Je vous donne le mien, il est plus léger. On peut toujours se disputer là-<strong>de</strong>ssus, mais<br />
je finirai par gagner et en attendant on perdra du temps.<br />
Certes, il avait raison. Son sac à lui était autrement léger. Elle avait apporté dix fois trop<br />
<strong>de</strong> choses, mais elle voulait juste être certaine...<br />
- <strong>Le</strong> téléphone ! S'exclama-t-elle en tâchant d'aligner son pas sur le sien. Que je suis<br />
bête !<br />
- C'est sûr, commenta-t-il en la voyant sortir son mobile. Mais ça ne vous servira à rien.<br />
Il n'y a pas <strong>de</strong> signal par ici. Sans cesser <strong>de</strong> marcher, elle essaya quand même.<br />
- On ne sait jamais. On va mettre tellement <strong>de</strong> temps à <strong>de</strong>scendre. Vous iriez plus vite<br />
tout seul. Vous <strong>de</strong>vriez marcher <strong>de</strong>vant<br />
- Non.<br />
- Mais...<br />
- Qui avez-vous déjà vu mourir ?
- Je ne peux pas en parler. On en a pour combien <strong>de</strong> temps à <strong>de</strong>scendre ?<br />
- <strong>Le</strong> temps qu'il faudra. Et ne me posez pas la même question toutes les trois<br />
secon<strong>de</strong>s.<br />
Elle faillit sourire. Il était tellement brusque qu'il en arrivait à repousser ses peurs. Il avait<br />
raison. Ils arriveraient quand ils arriveraient Et ils feraient ce qu'ils pourraient quand ils le<br />
pourraient<br />
À la vitesse à laquelle il se déplaçait ils parviendraient au but ai <strong>de</strong>ux fois moins <strong>de</strong> temps<br />
qu'elle n'en aurait mis seule. Si elle parvenait à suivre son rythme.<br />
- Parlez-moi, s'il vous plaît <strong>de</strong> quelque chose, d'autre chose. De votre livre.<br />
- Ah non ! Je ne parle jamais <strong>de</strong> mes bouquins en cours.<br />
- Ah bon, tant pis. Pourquoi Angel's Fist ?<br />
- Sans doute pour la même raison que vous. Je voulais changer <strong>de</strong> décor.<br />
- Parce que vous vous êtes fait virer <strong>de</strong> Chicago.<br />
- Je n'ai pas été viré.<br />
- Vous n'avez pas boxé votre patron ? Vous n'avez pas été éjecté du Tribune ? C'est<br />
pourtant ce qu'on m'a dit<br />
- J'ai boxé un collègue crétin qui avait pompé mes notes pour un article et dont l'oncle<br />
se trouvait être le rédacteur en chef. Alors je suis parti.<br />
- Pour écrire <strong>de</strong>s bouquins. C'est sympa ? Pas mal.<br />
- Je parie que vous avez tué le crétin dans votre premier roman.<br />
Il lui jeta un regard en coin. Il avait les iris d'un vert remarquable.<br />
- Vous avez raison. Je l'ai tabassé à coups <strong>de</strong> pelle. Ça m'a fait beaucoup <strong>de</strong> bien.<br />
- À une époque, je lisais pas mal <strong>de</strong> polars. Je ne peux plus <strong>de</strong>puis... un moment, mais<br />
j'essaierais bien l'un <strong>de</strong>s vôtres.<br />
Il émit un grognement <strong>de</strong> dédain.<br />
- Vous pourriez tomber plus mal.
Chapitre 6<br />
Ils marchèrent en silence. Traversèrent la prairie, contournèrent le marais. Elle se<br />
souvenait d'y avoir vu <strong>de</strong>s canards, ainsi qu'un héron emportant un malheureux poisson. Elle<br />
se sentait tout engourdie, l'esprit embrumé.<br />
- Brody ?<br />
- Je suis toujours là.<br />
- Est-ce que vous m'accompagneriez à la police ?<br />
Il s'arrêta pour boire puis lui présenta sa bouteille d'eau. Il la dévisageait sans la juger, <strong>de</strong><br />
ses yeux vert foncé comme les feuilles à la fin <strong>de</strong> l'été.<br />
- On appellera <strong>de</strong> chez moi. Ça ira plus vite que <strong>de</strong> se rendre au poste en contournant<br />
le lac pour gagner la ville.<br />
- Merci.<br />
Soulagée, reconnaissante, elle continua <strong>de</strong> mettre un pied <strong>de</strong>vant l'autre en direction<br />
d'Angel's Fist.<br />
Pour rester concentrée, elle se récitait mentalement <strong>de</strong>s recettes, se visualisait en train <strong>de</strong><br />
mesurer, <strong>de</strong> préparer.<br />
- Ça m'a l'air drôlement bon, commenta Brody. Elle retomba brutalement sur terre :<br />
- Quoi?<br />
- Ce que vous nous préparez là-<strong>de</strong>dans, dit-il en se tapant d'un in<strong>de</strong>x sur la tempe. Des<br />
crevettes grillées ?<br />
Surtout ne pas s'en vouloir. Elle n'en était plus là.<br />
- Des crevettes marinées et grillées. Je ne me rendais pas compte que je parlais tout<br />
haut. C'est mon défaut<br />
- Quel défaut ? Vous m'avez donné faim, voilà tout. L'ennui, c'est qu'on ne trouve pas<br />
facilement <strong>de</strong> crevettes par ici.<br />
- J'avais juste besoin <strong>de</strong> réfléchir à autre chose, <strong>de</strong>... et… zut ! <strong>Le</strong> cœur serré, le souffle<br />
court, elle s'interrompit comme si une main <strong>de</strong> fer tentait <strong>de</strong> l'étrangler, et se plia en <strong>de</strong>ux.<br />
- Je ne... peux plus... respirer.<br />
- Mais si ! Vous respirez très bien. Seulement si vous continuez à chercher <strong>de</strong> l'air<br />
comme ça, vous allez tourner <strong>de</strong> l'ail, et ne comptez pas sur moi pour vous porter sur mon<br />
dos, alors un peu <strong>de</strong> nerf !
Il parlait d'un ton calme, comme s'il n'énonçait que <strong>de</strong>s évi<strong>de</strong>nces.<br />
- Allez ! Insista-t-il.<br />
Il avait les pupilles cerclées d'or ; ce <strong>de</strong>vait être cela qui lui donnait un regard si intense.<br />
- Finissez <strong>de</strong> préparer vos crevettes.<br />
- Mes quoi ?<br />
- Finissez <strong>de</strong> préparer vos crevettes.<br />
- Ah oui ! Ajouter la moitié <strong>de</strong> l'huile à l'ail, remuer. Disposer le tout sur un plat, garnir<br />
<strong>de</strong> ron<strong>de</strong>lles <strong>de</strong> citron et <strong>de</strong> feuilles <strong>de</strong> laurier, et servir accompagné <strong>de</strong> pain ciabatta grillé et<br />
du reste <strong>de</strong> l'huile à l'ail.<br />
- Si je parviens à me procurer quelques crevettes, vous me renverriez l'ascenseur en<br />
me préparant ce plat ?<br />
- Certainement<br />
- Au fait qu'est-ce que c'est le pain ciabatta ?<br />
Elle n'aurait su dire pourquoi cette question la fit rire, mais cela lui permit <strong>de</strong> se détendre<br />
alors qu'ils continuaient à marcher.<br />
- On appelle aussi ça « le pain pantoufle italien ». C'est bon. Vous aimerez ça.<br />
- Je n'en doute pas. Vous avez l'intention d'inscrire ce genre <strong>de</strong> fantaisie chez Joanie ?<br />
Non. Je n'y suis pas chez moi.<br />
Vous avez déjà possédé un restaurant ? A la façon dont vous menez cette cuisine, on<br />
jurerait que vous n'avez fait que ça toute votre vie.<br />
- J'y ai travaillé mais je n'ai jamais possédé le mien ; ça ne m'est même pas venu à<br />
l'idée.<br />
- Pourquoi ? Ce n'est pas ça, le rêve américain ?<br />
- La cuisine est un art Si on possè<strong>de</strong> son restaurant on <strong>de</strong>vient gestionnaire. Moi, je<br />
voulais juste...<br />
Elle faillit dire « créer » mais trouva le mot trop emphatique.<br />
- Faire la cuisine.<br />
- Vous parlez au passé ?<br />
- Non, je veux toujours. Enfin peut-être. Je ne sais pas ce que je veux.<br />
En réalité, elle le savait très bien et, à mesure qu'ils progressaient à travers la forêt
fraîche, elle décida <strong>de</strong> le lui dire :<br />
- Je voudrais re<strong>de</strong>venir normale, cesser d'avoir peur. Je voudrais être à nouveau celle<br />
que j'étais il y a <strong>de</strong>ux ans, mais c'est impossible. Alors je tâche <strong>de</strong> découvrir qui je vais être<br />
pour le restant <strong>de</strong> mes jours.<br />
Haussant les épaules, il sortit son téléphone. Cette femme n'était qu'un paquet <strong>de</strong> nerfs<br />
noué <strong>de</strong> mystères. Il ne la pensait pas aussi fragile qu'elle croyait l'être. Rares étaient les<br />
gens qui auraient pu terminer une aussi longue randonnée sans s'effondrer après ce qu'elle<br />
avait vu.<br />
- On capte un signal maintenant, dit-il. Allô ? C'est Brody. Je veux parler au shérif. Non.<br />
Tout <strong>de</strong> suite !<br />
Mieux valait ne pas discuter avec lui, se dit Reece. Elle se <strong>de</strong>manda si elle retrouverait<br />
jamais une telle maîtrise <strong>de</strong> soi, une telle assurance.<br />
- Rick, je suis avec Reece Gilmore, à peu près à cinq cents mètres <strong>de</strong> chez moi sur la<br />
piste Little Angel. Je voudrais qu'on se retrouve à mon chalet. Oui, il est arrivé quelque<br />
chose. Elle a été témoin d'un meurtre. C'est bien ce que j'ai dit. Elle t'en parlera elle-même.<br />
On est presque arrivés.<br />
Il ferma son téléphone et le rangea dans sa poche<br />
- J'ai un conseil à vous donner, même si ce n'est pas dans mes habitu<strong>de</strong>s.<br />
Et lequel ?<br />
- Gar<strong>de</strong>z votre calme. Si vous avez envie <strong>de</strong> pleurer, <strong>de</strong> crier, <strong>de</strong> vous évanouir,<br />
atten<strong>de</strong>z d'avoir fini votre déposition. Mieux, atten<strong>de</strong>z d'avoir quitté mon chalet parce que je<br />
n'ai aucune envie d'affronter ce genre <strong>de</strong> crise. Soyez claire, nette et précise.<br />
- Et si je perds pied, vous m'ai<strong>de</strong>rez ? Elle le vit se renfrogner mais insista :<br />
- Je veux dire, en m'interrompant ou en renversant une lampe. Ne vous inquiétez pas,<br />
je vous la rembourserai. Mais tout serait bon pour me donner le temps <strong>de</strong> me ressaisir.<br />
- Peut-être.<br />
Il bifurqua pour prendre le chemin menant à son chalet niché dans les arbres, sur un tapis<br />
d'armoises.<br />
- Je sens l'o<strong>de</strong>ur du lac. On le voit à travers les arbres. Je vais mieux quand je vois <strong>de</strong><br />
l'eau. Je <strong>de</strong>vrais sans doute vivre sur une île, encore que ça risque <strong>de</strong> faire un peu beaucoup<br />
d'eau... J'ai juste besoin <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r quelques minutes.<br />
Pourtant, elle se tut quand il ouvrit la porte à l'arrière <strong>de</strong> la maison. Il ne l'avait pas<br />
fermée à clef. N'importe qui pouvait entrer.<br />
Voyant qu'elle ne le suivait pas, il se retourna. Alors. Vous voulez parler au shérif oui ou
non ?<br />
Rassemblant son courage, elle franchit le seuil. La cuisine était petite mais assez bien<br />
équipée. Deux pommes et une banane trop mûre s'ennuyaient au milieu d'un saladier blanc<br />
sur le plan <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> grès, <strong>de</strong>vant une cafetière et un grille-pain antédiluviens.<br />
Brody s'employa immédiatement à préparer du café, avant même d'ôter sa veste. Reece<br />
se racla la gorge :<br />
- Euh... Vous n'auriez pas du thé ? Il lui jeta un regard amusé.<br />
- Mais bien sûr ! Voyons où ai-je mis mon cache-théière ?<br />
- Je suppose que ça veut dire non. Je ne bois pas <strong>de</strong> café, ça énerve trop. Tant pis, je<br />
prendrai <strong>de</strong> l'eau. Vous laissez toujours les portes ouvertes ?<br />
- À quoi bon fermer ? Si quelqu'un voulait pénétrer chez moi, il n'aurait qu'à enfoncer la<br />
porte d'un coup <strong>de</strong> pied ou casser un carreau.<br />
La voyant blêmir, il pencha la tête <strong>de</strong> côté.<br />
- Quoi ? Vous voulez que je vérifie dans les placards, sous le lit ?<br />
- Vous n'avez jamais eu peur ?<br />
J'ai trouvé le moyen <strong>de</strong> la faire enrager, songea-t-il. Il préférait la voir ainsi, furieuse,<br />
indignée, qu'au bord <strong>de</strong> la syncope.<br />
- Si, en regardant Halloween, quand j'avais dix ans. Ça m'a donné la frousse <strong>de</strong> ma vie.<br />
Michael Myers s'est ensuite caché sous mon lit pendant <strong>de</strong>s années.<br />
Elle se détendit quelque peu, ôta sa veste.<br />
- Comment vous êtes-vous débarrassé <strong>de</strong> lui ?<br />
- À seize ans, j'ai fait entrer une fille dans ma chambre. Jennifer Ridgeway. Une jolie<br />
petite rousse pleine... d'énergie. Au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures dans le noir avec elle, je n'ai plus<br />
jamais repensé à Michael Myers.<br />
- <strong>Le</strong> sexe en guise d'exorcisme ?<br />
- Avec moi, ça a marché.<br />
Il ouvrit le réfrigérateur, sortit une bouteille d'eau.<br />
- Vous me direz si vous voulez essayer.<br />
- C'est ça.<br />
Par pur réflexe, elle attrapa au vol la bouteille qu'il lui lança, manqua <strong>de</strong> la lâcher et se<br />
raidit <strong>de</strong> nouveau lorsqu'on frappa à la porte.
- Ce doit être le shérif. Michael Myers ne frappe pas. Vous voulez qu'on discute ici ?<br />
Elle considéra la table ron<strong>de</strong> au milieu <strong>de</strong> la cuisine.<br />
- Ça m'a l'air bien.<br />
- Atten<strong>de</strong>z-moi.<br />
Tandis qu'il allait ouvrir, elle dévissa la capsule <strong>de</strong> la bouteille et avala <strong>de</strong> longues goulées<br />
d'eau fraîche. Elle percevait <strong>de</strong>s murmures, le piétinement lourd <strong>de</strong>s bottes. Du calme. Claire,<br />
nette et précise.<br />
Rick entra, la salua d'un mouvement <strong>de</strong> la tête, l'air impénétrable.<br />
- Bonjour, Reece. Alors, vous avez une histoire à me raconter ?<br />
- Oui.<br />
- Asseyons-nous ici, vous allez me dire tout ça.<br />
Elle prit place en face <strong>de</strong> lui et commença son récit, en s'efforçant <strong>de</strong> fournir autant <strong>de</strong><br />
détails que possible. En silence, Brody versa du café dans une tasse qu'il déposa <strong>de</strong>vant le<br />
shérif. Tout en parlant, Reece caressait la bouteille <strong>de</strong> haut en bas tandis que son<br />
interlocuteur prenait <strong>de</strong>s notes et que Brody s'asseyait au bord du plan <strong>de</strong> travail en buvant<br />
son café.<br />
- Bien, dites-moi, croyez-vous pouvoir i<strong>de</strong>ntifier au moins l'un d'entre eux ?<br />
- Elle, peut-être. Mais lui, je ne l'ai pas vu, enfin pas son visage... il me tournait le dos<br />
et il avait un chapeau. Je crois qu'ils portaient tous les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s lunettes <strong>de</strong> soleil. Elle avait<br />
les cheveux bruns, ou noirs, mais je dirais plutôt bruns, longs, ondulés. Et elle portait une<br />
veste rouge et une casquette, rouge aussi.<br />
Rick se tourna vers Brody :<br />
- Et toi, qu'est-ce que tu as vu ?<br />
- Rien. De là où j'étais quand ça s'est passé, je n'aurais rien pu voir. Reece était passée<br />
<strong>de</strong>vant moi pendant sa promena<strong>de</strong>, mais elle a ensuite poursuivi sur presque cinq cents<br />
mètres. Mardson se mordit la lèvre.<br />
- Vous n'étiez donc pas ensemble.<br />
- Non. Comme Reece te l'a dit, nous nous sommes rencontrés et avons juste échangé<br />
quelques mots. Je ne suis monté à mon tour qu'une bonne heure plus tard et je suis tombé<br />
sur elle qui arrivait en courant. Elle m'a raconté ce qui s'était passé, alors je l'ai suivie à<br />
l'endroit où elle se tenait quand tout est arrivé.<br />
- Et là, tu as vu quelque chose ?<br />
- Non. Si tu veux que je te <strong>de</strong>ssine un plan pour le localiser exactement...
- Ce serait bien. Reece, avez-vous remarqué un bateau, une voiture ou n'importe quel<br />
autre véhicule ?<br />
- Non. Je cherchais un bateau, mais je n'ai rien aperçu. Je croyais qu'ils avaient décidé<br />
<strong>de</strong> camper là, mais je n'ai pas davantage repéré <strong>de</strong> tente. Je n'ai vu qu'eux, lui en train <strong>de</strong><br />
l'étrangler.<br />
- Racontez-moi tout ce qui vous vient à l'esprit au sujet <strong>de</strong> cet homme. On ne sait<br />
jamais, je veux entendre tous les détails.<br />
- Je n'ai pas vraiment fait attention. Il était blanc, j'en suis certaine. J'ai vu ses mains<br />
mais il portait <strong>de</strong>s gants. Noirs ou marron. Seulement son pr<strong>of</strong>il... Je suis sûre qu'il était<br />
blanc, peut-être hispanique ou amérindien. C'était tellement loin que même avec les jumelles<br />
je ne distinguais pas grand-chose. Et puis je ne les regardais que pour me distraire, jusqu'au<br />
moment où elle l'a giflé, <strong>de</strong>ux fois. La <strong>de</strong>uxième fois, il l'a jetée par terre. Tout s'est passé si<br />
vite ! Il portait une veste noire. Et une casquette <strong>de</strong> chasse rouge orange.<br />
- Bon, c'est un début. Et ses cheveux ?<br />
- Je n'ai pas bien fait attention.<br />
Elle faillit frissonner, comme cela lui arrivait quand elle ne pouvait répondre à une<br />
question.<br />
- Son chapeau et sa veste <strong>de</strong>vaient les couvrir. Je ne crois pas qu'ils étaient longs. J'ai<br />
crié, hurlé peut-être. Ils ne pouvaient pas m'entendre. J'avais mon appareil photo sous la<br />
main mais si vous croyez que j'y ai pensé. J'étais paralysée, jusqu'au moment où je me suis<br />
enfuie.<br />
- Vous auriez pu plonger dans la rivière, la traverser à la nage et le livrer aux autorités,<br />
marmonna Brody dans son coin.<br />
Il tendit au shérif la carte qu'il avait <strong>de</strong>ssinée.<br />
- Là.<br />
- Tu es sûr <strong>de</strong> toi ?<br />
- Oui.<br />
- Bon. Rick se leva.<br />
- Je vais m'y rendre immédiatement, vérifier <strong>de</strong> mes yeux ce que je pourrai apercevoir.<br />
Ne vous inquiétez pas, Reece, nous allons nous occuper <strong>de</strong> cette histoire. Je reprendrai<br />
contact avec vous. Entre-temps, j'aimerais que vous continuiez d'y réfléchir. Si quoi que ce<br />
soit vous revenait à l'esprit, n'hésitez pas à m'en faire part, même si ça ne vous semble pas<br />
important, d'accord ?<br />
- Oui, oui, d'accord. Merci.
Rick reprit son chapeau, les salua tous les <strong>de</strong>ux et sortit.<br />
- Ouf ! Soupira Reece. Vous croyez qu'il pourra... Il fait bien son travail ?<br />
- Je n'ai jamais eu la preuve du contraire. Ici, la plupart <strong>de</strong>s affaires auxquelles il est<br />
confronté tournent autour d'ivrognes et <strong>de</strong> disputes conjugales, <strong>de</strong> gosses chapar<strong>de</strong>urs, <strong>de</strong><br />
bagarres <strong>de</strong> voisinage. Alors il gère. Parfois, il tombe sur <strong>de</strong>s randonneurs, <strong>de</strong>s touristes ou<br />
<strong>de</strong>s kayakistes qui se per<strong>de</strong>nt ou qui se sont blessés. Il a toujours fait face. Il est... disons<br />
dévoué.<br />
- Seulement, un meurtre, c'est autre chose.<br />
- Peut-être, mais c'est lui le responsable. Et comme ça s'est passé en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />
limites <strong>de</strong> la ville, il va <strong>de</strong>voir avertir le comté ou le FBI. Vous avez vu ce que vous avez vu,<br />
vous avez déposé votre témoignage. On ne vous en <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas plus.<br />
- Non, pas plus. Comme avant. Rien <strong>de</strong> plus.<br />
- Je crois que je vais y aller, maintenant. Merci... pour tout. Elle se leva.<br />
- A moi non plus, on n'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra pas davantage, indiqua Brody. Je vous<br />
raccompagne chez vous.<br />
- Ne vous inquiétez pas. Je peux marcher.<br />
- Ne dites pas <strong>de</strong> sottises.<br />
S'emparant <strong>de</strong> son sac à dos, il partit vers l'avant <strong>de</strong> la maison. Un rien désarçonnée,<br />
Reece prit sa veste et suivit. Il sortit directement, sans paraître se douter qu'elle aurait peutêtre<br />
voulu voir un peu la maison. Elle en tirait une impression <strong>de</strong> simplicité, <strong>de</strong> banal<br />
désordre ; l'idée qu'elle se faisait <strong>de</strong> l'habitat du célibataire. Ni fleurs, ni babioles<br />
publicitaires, ni coussins, ni bibelots dans le living qu'elle traversa. Un canapé, un fauteuil,<br />
<strong>de</strong>ux tables et une agréable cheminée <strong>de</strong> pierre. Couleurs naturelles, lignes droites sans<br />
fantaisies inutiles. Elle se retrouva <strong>de</strong>hors, face à la voiture.<br />
- Je vous ai causé bien du tracas aujourd'hui, s'excusa-t-elle.<br />
— On peut dire ça. Montez.<br />
II se fichait d'elle ! Cette fois c'en était trop :<br />
- Espèce <strong>de</strong> brute sans cœur, d'enfoiré <strong>de</strong> mal élevé ! Il s'adossa au capot.<br />
- Mais encore ?<br />
- On vient d'étrangler une femme, vous pigez ? Elle était vivante et maintenant elle est<br />
morte, et ni vous ni moi ni personne n'avons pu venir à son secours. Je n'ai pu que la<br />
regar<strong>de</strong>r mourir. Sans rien faire, comme la première fois. J'ai regardé cet homme la tuer et<br />
vous êtes la seule personne à qui j'ai pu en parler. Au lieu <strong>de</strong> vous en préoccuper, <strong>de</strong><br />
compatir, vous avez paré au plus pressé, sans vous mouiller, avec votre sale petit air
acariâtre. Alors, allez-vous faire voir ! Je préfère marcher dix kilomètres à pied que <strong>de</strong><br />
grimper dans votre ridicule 4 x 4 <strong>de</strong> macho. Maintenant, ren<strong>de</strong>z-moi mon sac à dos.<br />
Il <strong>de</strong>meurait sur place, mais n'avait plus l'air blasé du tout<br />
- Il serait temps ! Je me <strong>de</strong>mandais si vous aviez un zeste <strong>de</strong> tempérament Ça va<br />
mieux ?<br />
Il lui ouvrit la portière.<br />
- En outre, ajouta-t-il, un homme n'est pas acariâtre. À la rigueur odieux, mais<br />
acariâtre, c'est réservé aux dames.<br />
- Vous m'énervez avec vos remarques déplacées. Néanmoins, elle prit place dans la<br />
voiture. Il claqua la portière et se mit au volant.<br />
- Vous aviez <strong>de</strong>s amis à Chicago ? Ou est-ce que tout le mon<strong>de</strong> vous trouvait aussi<br />
désagréable et odieux ?<br />
- Il <strong>de</strong>vait y avoir un peu <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux.<br />
- Je croyais que les journalistes savaient mettre les gens en confiance pour obtenir<br />
leurs confi<strong>de</strong>nces.<br />
- Je ne saurais vous dire. De toute façon, je ne suis plus journaliste.<br />
- Alors les romanciers ont le droit <strong>de</strong> se montrer hargneux, solitaires et lunatiques ?<br />
- En tout cas, ça me convient très bien.<br />
- C'est vous tout craché. Il éclata <strong>de</strong> rire.<br />
Réaction qui la laissa sans voix. <strong>Le</strong> sourire aux lèvres, il suivait la route qui contournait le<br />
lac.<br />
- On arrive, Slim. Je savais déjà que vous aviez <strong>de</strong>s tripes, maintenant je constate que<br />
vous savez mordre quand il le faut Elle avait déjà remarqué qu'il l'appelait Slim, comme<br />
Bogart avait surnommé Bacall dans <strong>Le</strong> Port <strong>de</strong> l'angoisse.<br />
Lorsqu'il s'arrêta <strong>de</strong>vant le Bistrot <strong>de</strong> l'Ange, elle sortit et s'apprêtait à récupérer son sac à<br />
dos quand elle vit qu'il l'avait <strong>de</strong>vancée. Alors elle resta plantée sur le trottoir, à hésiter entre<br />
affolement et amour-propre.<br />
- Ça va ?<br />
- Oui. Non. Et puis zut ! Vous avez fait tout ce chemin, vous allez bien monter cinq<br />
minutes ?<br />
- Pour m'assurer que Michael Myers ne vous attend pas là-haut?
- Quelque chose comme ça. Et je vous retourne le compliment, si c'en était un : vous<br />
ne manquez pas <strong>de</strong> tripes.<br />
Sans répondre, il hissa le sac sur son épaule et la suivit dans l'escalier. Une fois qu'elle eut<br />
sorti sa clef et débloqué la porte, il l'ouvrit lui-même afin d'entrer le premier. Du coup, elle le<br />
trouva moins insensible qu'elle ne l'avait d'abord cru. Sans aucune remarque désobligeante, il<br />
avait pris les <strong>de</strong>vants.<br />
- Qu'est-ce que vous pouvez bien fiche là-<strong>de</strong>dans ?<br />
- Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon ?<br />
- Sans télé ni chaîne hi-fi.<br />
- Je viens d'arriver. Je ne passe pas beaucoup <strong>de</strong> temps ici. Il regardait autour <strong>de</strong> lui et<br />
elle ne chercha pas à l'en dissua<strong>de</strong>r. Pour ce qu'il y avait à voir...<br />
Un lit au carré, un canapé, <strong>de</strong>s tabourets <strong>de</strong> bar. Néanmoins, il repéra quelques touches<br />
féminines même si, à l'évi<strong>de</strong>nce, elle ne s'était pas construit un nid douillet. Aucune babiole<br />
inutile, aucun souvenir <strong>de</strong> sa maison ou <strong>de</strong> ses voyages. Il fut frappé <strong>de</strong> l'impression <strong>de</strong><br />
solitu<strong>de</strong> que dégageait ce studio.<br />
- Superbe portable ! observa-t-il en tapotant l'ordinateur.<br />
- Je croyais que vous aviez faim ?<br />
- Si vous le dites.<br />
- C'est vous qui l'avez dit. Je peux vous préparer un repas. En guise <strong>de</strong> remerciement.<br />
Comme ça on sera quittes.<br />
Elle avait énoncé ça d'un ton dégagé, mais en général il captait bien les femmes et celle-ci<br />
n'avait aucune envie <strong>de</strong> rester seule. De toute façon, il avait faim et savait <strong>de</strong> source sûre<br />
qu'elle faisait bien la cuisine.<br />
- Quel genre <strong>de</strong> repas ?<br />
- Voyons ça...<br />
Elle se passa une main dans les cheveux, jeta un coup d'oeil vers le réfrigérateur, comme<br />
si elle fouillait mentalement dans ses réserves.<br />
- Disons, du poulet et du riz. Vous pouvez patienter vingt minutes ?<br />
- Parfait. Vous avez <strong>de</strong> la bière ?<br />
- Non, désolée, juste du vin. Blanc, bien frais. C'est bon.<br />
Elle commença par sortir le vin, puis un tire-bouchon. Ensuite, elle choisit <strong>de</strong>s filets <strong>de</strong><br />
poulet dans le minuscule freezer. Tandis qu'elle ôtait sa veste et la déposait sur le canapé,<br />
Brody ouvrait le vin.
- Je n'ai que <strong>de</strong>s verres ordinaires, annonça-t-elle en montrant le placard. En fait, ce vin<br />
<strong>de</strong>vait surtout servir à la cuisine.<br />
- Vous m'<strong>of</strong>frez du vin <strong>de</strong> cuisine ? Slainte ! Comme on dit chez les Irlandais.<br />
- Il est bon, je vous assure ! Je ne prends jamais n'importe quoi pour faire la cuisine.<br />
C'est un excellent pinot grigio, alors disons plutôt salute !<br />
Il en remplit un verre qu'il lui tendit, puis s'en servit un autre, goûta, hocha la tête :<br />
- Nous allons donc ajouter à votre CV que vous vous y connaissez en vins. Où avezvous<br />
appris la cuisine ?<br />
Elle se mit au travail.<br />
- Dans plusieurs endroits.<br />
- Dont Paris.<br />
Elle épluchait ail et ciboulette.<br />
- Pourquoi poser la question si Doc Wallace vous l'a déjà dit?<br />
- En fait c'est Mac, qui le tenait <strong>de</strong> Doc. Vous ne savez pas encore ce que c'est qu'une<br />
petite ville.<br />
- On dirait que non.<br />
Elle sortit une casserole pour y faire bouillir l'eau où elle plongerait le riz.<br />
Son verre à la main, Brody s'assit sur un tabouret pour la regar<strong>de</strong>r. Quand elle s'activait<br />
ainsi, elle semblait oublier l'anxiété qui l'habitait, songeait-il. De nouveau, il se <strong>de</strong>manda qui<br />
elle avait vu tuer. Et pourquoi. Et comment.<br />
Elle élabora une petite sauce à base <strong>de</strong> fromage et d'olives, y ajouta ce qu'il prit pour du<br />
paprika, accompagna le tout <strong>de</strong> crackers qu'elle posa <strong>de</strong>vant lui :<br />
- En guise d'entrée, annonça-t-elle avec un sourire.<br />
Puis elle se mit à couper le poulet en lanières, l'ail en copeaux. <strong>Le</strong> temps que le riz cuise, il<br />
avait dégusté presque tous les crackers et un fort parfum commençait à envahir la pièce. Il la<br />
regardait manier le poulet dans sa cocotte, le riz dans sa casserole, les poivrons,<br />
champignons et brocolis dans leur poêle.<br />
- Comment arrivez-vous à tout préparer à la fois ?<br />
Elle lui présenta un visage tranquille et légèrement rosi par la chaleur.<br />
- Comment arrivez-vous à clore un chapitre et à entamer le suivant ?<br />
- Bien vu ! Vous avez bonne mine quand vous cuisinez. Elle mélangea les légumes puis
éteignit le feu et garnit une assiette qu'elle déposa <strong>de</strong>vant lui.<br />
- Vingt minutes ! S'exclama-t-il. Et ça m'a l'air autrement meilleur que la boîte <strong>de</strong><br />
soupe que je comptais ouvrir ce soir.<br />
- Vous l'avez bien mérité.<br />
Elle se servit une assiette - beaucoup moins remplie que la sienne - et vint s'asseoir près<br />
<strong>de</strong> lui.<br />
- Alors ? Se hâta-t-elle <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Qu'en pensez-vous ? Il porta la fourchette à sa<br />
bouche, mâcha longuement, inspira.<br />
- Je vois un beau visage avec <strong>de</strong>s grands yeux noirs capables <strong>de</strong> noyer l'homme qui s'y<br />
laisserait prendre.<br />
Comme elle semblait se rembrunir, il ajouta tranquillement :<br />
- Mais je reconnais que votre cuisine surpasse ce genre <strong>de</strong> considération.<br />
Il savoura ce repas, ainsi que sa présence, encore plus qu'il n'aurait pu le penser.<br />
- Vous <strong>de</strong>vez imaginer, observa-t-il, ce qui se dit en bas en ce moment ?<br />
- Chez Joanie ?<br />
- Oui. <strong>Le</strong>s gens ont vu ma voiture garée <strong>de</strong>vant l'entrée. Alors ça doit jaser : « Je l'ai<br />
aperçu qui montait chez Reece », dit l'un. « Ça fait un moment qu'il s'y trouve », ajoute<br />
l'autre.<br />
Elle poussa un soupir fataliste.<br />
- Qu'est-ce que ça peut faire ? Enfin... J'espère que ça ne vous ennuie pas ?<br />
- Moi, je m'en moque. Mais vous, est-ce que vous attachez <strong>de</strong> l'importance à ce que les<br />
gens pensent <strong>de</strong> vous ?<br />
- Parfois oui, trop même. D'autres fois, je m'en fiche éperdument. Je n'en ai rien à cirer<br />
que vous ayez perdu un pari contre Mac sur le fait que je couchais ou non avec Lou.<br />
Sans cesser <strong>de</strong> manger, il esquissa une moue amusée.<br />
- J'ai surestimé Lou et je vous ai sous-estimée.<br />
- Il semblerait. Maintenant, si on croit qu'il se passe quelque chose entre nous, ça aura<br />
au moins l'avantage d'empêcher Lou <strong>de</strong> me draguer.<br />
- Il vous harcèle ?<br />
- Pas à ce point. D'autant qu'il s'est plutôt calmé <strong>de</strong>puis que j'ai mis les points sur les i.<br />
Mais après tout, s'il pouvait me ficher la paix, ce serait encore mieux. Ça me ferait une
nouvelle <strong>de</strong>tte envers vous.<br />
- En effet. Ça me vaudra un autre dîner ?<br />
- Je... euh... pourquoi pas ? Si vous voulez.<br />
- Quand tombe votre prochaine soirée libre ?<br />
- Euh...<br />
Elle venait <strong>de</strong> donner tête baissée dans le piège !<br />
- Euh... mardi. Je termine à 15 heures.<br />
- Parfait. J'arriverai à 19 heures. Ça vous va ?<br />
- Oui. Il y a <strong>de</strong>s ingrédients que vous n'aimez pas, ou auxquels vous êtes allergique ?<br />
- Tout ce qui est tripaille et organes internes en général.<br />
- Donc, on oublie le ris <strong>de</strong> veau.<br />
Et voilà ! pensa-t-elle. Incapable <strong>de</strong> trouver un autre sujet <strong>de</strong> conversation. Autrefois, elle<br />
savait remarquablement se tirer <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> mauvais pas, sans compter qu'elle adorait<br />
sortir, rencontrer <strong>de</strong>s hommes, bavar<strong>de</strong>r, rire. Mais son cerveau semblait se refuser,<br />
désormais, à emprunter une telle voie.<br />
- Il s'y risquera quand il y sera prêt Elle releva les yeux sur Brody :<br />
- Si vous lisez à ce point dans mes pensées, je vais <strong>de</strong>voir installer <strong>de</strong>s paravents.<br />
- Vous vous faites du souci et c'est normal. J'ai juste pu constater à quel point vous<br />
parveniez à vous détendre lorsque vous prépariez la cuisine.<br />
- Rick doit avoir retrouvé la victime à l'heure qu'il est Son assassin ne l'a sûrement pas<br />
emportée bien loin, et s'il l'a enterrée...<br />
- Il aurait été plus facile <strong>de</strong> la lester d'une pierre et <strong>de</strong> la jeter dans la rivière.<br />
- Bravo ! Merci <strong>de</strong> m'avoir mis cette image en tête ! Maintenant, je ne vais plus<br />
pouvoir m'en débarrasser.<br />
- Cela dit, le cadavre ne restera sûrement pas sur place, avec ce courant Il finira par<br />
refaire surface, jusqu'à ce qu'un pêcheur tombe <strong>de</strong>ssus, ou un promeneur, ou un kayakiste,<br />
ou un touriste venu d'Omaha, est-ce que je sais ? En tout cas, quelqu'un va avoir la surprise<br />
<strong>de</strong> sa vie.<br />
- Arrêtez un peu !<br />
Néanmoins, elle ne put s'empêcher d'embrayer sur cette voie :<br />
- Et même s'il avait fait ça, on trouverait bien un signe <strong>de</strong> son passage, <strong>de</strong> son acte. Du
sang. Il lui a violemment cogné la tête. Et puis il a dû bousculer <strong>de</strong>s buissons, laisser <strong>de</strong>s<br />
empreintes... Non ?<br />
- Sans doute. Il ne savait pas qu'on l'observait, alors pourquoi se donner le mal <strong>de</strong> se<br />
cacher ? Pour moi, il aura surtout songé à se débarrasser du corps et à disparaître.<br />
- Voilà. Donc, le shérif trouvera <strong>de</strong>s empreintes.<br />
Elle tressaillit car elle venait d'entendre <strong>de</strong>s pas dans l'escalier.<br />
- Ce doit être lui, dit Brody en se dirigeant vers la porte.
Chapitre 7<br />
<strong>Le</strong> shérif entra en ôtant son chapeau.<br />
- Désolé d'interrompre votre dîner.<br />
- On a fini, dit Reece.<br />
Elle parvint à sauter <strong>de</strong> son tabouret malgré ses jambes flageolantes.<br />
- Vous l'avez trouvée ? <strong>de</strong>manda-t-elle.<br />
- Est-ce qu'on peut s'asseoir ?<br />
Comment pouvait-elle avoir déjà oublié que les flics aimaient mieux s'asseoir quand ils<br />
venaient chez vous ? Et qu'il fallait leur <strong>of</strong>frir du café ? À l'époque, elle en avait fait<br />
d'importantes réserves, autant pour les amis que pour la police.<br />
- Excusez-moi, dit-elle en désignant le canapé. Voulez-vous boire quelque chose ?<br />
- Ça va, merci.<br />
Il attendit qu'elle vienne prendre place à côté <strong>de</strong> lui tandis que Brody s'assit sur le bord du<br />
plan <strong>de</strong> travail. Sans que Rick ait eu besoin d'ouvrir la bouche, elle avait déjà tout compris,<br />
tout lu dans son regard. Elle savait <strong>de</strong>puis longtemps déchiffrer les expressions soi-disant<br />
neutres <strong>de</strong> la police.<br />
- Je n'ai rien trouvé du tout Pourtant, elle secoua la tête :<br />
- Mais...<br />
- Reprenons <strong>de</strong>puis le début, coupa Rick. Vous allez me redire exactement ce que vous<br />
avez vu.<br />
- Mon Dieu !<br />
Elle se prit le visage entre les mains, se frotta les yeux, avant <strong>de</strong> laisser retomber ses bras<br />
sur ses genoux. Voilà que ça recommençait. Toujours <strong>de</strong> la même façon.<br />
- Bon, d'accord.<br />
Elle répéta tout ce qu'elle se rappelait<br />
- Il doit avoir jeté le corps dans la rivière, ou il l'a enterré, ou...<br />
- Nous vérifierons. Vous êtes sûre <strong>de</strong> l'endroit ?<br />
Ce disant il se tournait vers Brody comme pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r confirmation.
- Je t'ai <strong>de</strong>ssiné une carte selon les indications <strong>de</strong> Reece, intervint celui-ci. Juste <strong>de</strong>vant<br />
les petits rapi<strong>de</strong>s.<br />
- Et vous étiez sur l'autre rive, reprit Rick imperturbable à l'adresse <strong>de</strong> la jeune femme.<br />
À une telle distance, vous ne pouviez rien voir.<br />
- Je voyais les arbres, les rochers, les eaux bouillonnantes. Très clairement.<br />
- Je n'ai trouvé aucun signe <strong>de</strong> lutte, pas un indice.<br />
- Il a dû les effacer.<br />
- C'est possible.<br />
<strong>Le</strong> shérif avait beau conserver un ton flegmatique, on percevait un petit doute dans<br />
l'inflexion <strong>de</strong> sa voix.<br />
- J'y retournerai <strong>de</strong>main matin, annonça-t-il. Pour pr<strong>of</strong>iter <strong>de</strong> la lumière du jour. Brody,<br />
veux-tu m'accompagner pour me confirmer que je suis au bon endroit ? Entre-temps, je vais<br />
passer quelques coups <strong>de</strong> fil, pour vérifier si aucune femme <strong>de</strong> la région ou aucune touriste<br />
n'a été portée disparue.<br />
- Il n y a quelques chalets dans les alentours, précisa Brody en reprenant son vin.<br />
- Je suis passé en voir un ou <strong>de</strong>ux parmi les plus proches. Moi-même j'en possè<strong>de</strong> un et<br />
Joanie aussi. Il y en a beaucoup à louer mais, à cette époque <strong>de</strong> l'année, ça ne marche pas<br />
très fort. Je n'ai vu personne, rien qui signale la présence d'un occupant quelconque. Je vais<br />
appr<strong>of</strong>ondir <strong>de</strong> ce côté-là, ne vous inquiétez pas, Reece. Brody ? Tu viens donc avec moi<br />
<strong>de</strong>main matin ?<br />
- C'est entendu.<br />
- Je peux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ma matinée à Joanie pour me joindre à vous, proposa Reece.<br />
- La présence <strong>de</strong> l'un d'entre vous me suffira largement. Et puis je préférerais que<br />
personne d'autre ne soit au courant pour le moment. Je voudrais mener mon enquête<br />
tranquillement. Rick se leva, s'adressant à Brody :<br />
- Je passe te prendre vers 7 h 30 ?<br />
- D'accord.<br />
- Dans ce cas, je vous souhaite une bonne fin <strong>de</strong> soirée à tous les <strong>de</strong>ux. Reece, n'y<br />
pensez pas trop. Vous avez fait tout ce que vous pouviez.<br />
- Je sais.<br />
Elle resta assise tandis que Rick remettait son chapeau et sortait.<br />
- Il ne me croit pas.
- Il a dit ça ? Je ne m'en souviens pas.<br />
- Si ! S'emporta-t-elle. Il l'a clairement laissé entendre. Brody reposa son verre.<br />
- Et pourquoi ne vous croirait-il pas ?<br />
- Parce qu'il n'a rien trouvé. Parce que personne d'autre n'a rien vu. Parce que je vis ici<br />
<strong>de</strong>puis moins <strong>de</strong> trois semaines. Parce que.<br />
- Je dispose <strong>de</strong>s mêmes informations exactement et je vous crois.<br />
Ses yeux commençaient à la piquer. Elle éprouvait soudain un désir fou <strong>de</strong> se précipiter<br />
dans ses bras, d'appuyer la tête sur son épaule et <strong>de</strong> pleurer toutes les larmes <strong>de</strong> son corps.<br />
Néanmoins, elle parvint à rester assise, les mains crispées sur ses genoux.<br />
- Merci.<br />
- Je vais rentrer chez moi. Tâchez <strong>de</strong> suivre les conseils du shérif et <strong>de</strong> ne plus penser à<br />
tout ça. Prenez une pilule et couchez-vous.<br />
- Comment savez-vous que j'ai <strong>de</strong>s pilules pour dormir ? Il esquissa un sourire.<br />
- Prenez-en une et je vous dirai <strong>de</strong>main comment tout s'est passé.<br />
- Si vous voulez. Merci.<br />
Cette fois, elle se leva et ouvrit la porte elle-même.<br />
- Bonne nuit.<br />
Satisfait <strong>de</strong> la quitter fichée plutôt que déprimée, il sortit sans prononcer un mot<br />
Elle ferma <strong>de</strong>rrière lui, à double tour, vérifia les fenêtres. Machinalement elle se dirigea<br />
vers la cuisine pour faire la vaisselle mais se ravisa soudain et ouvrit son ordinateur. Tandis<br />
qu'elle pianotait sur son clavier, Rick rentrait dans son bureau, allumait, ôtait chapeau et<br />
blouson puis se dirigeait vers la cafetière.<br />
Pendant que l'eau frémissait, il appela chez lui. Comme il s'y attendait, sa fille aînée<br />
décrocha dès la première sonnerie.<br />
- Allô ? Papa ! Je pourrai mettre du mascara pour la fête du printemps ? Juste un petit<br />
peu ! Tout le mon<strong>de</strong> le fait ! S'il te plaît!<br />
Il se pinça le front. Pas encore treize ans et déjà à vouloir se maquiller.<br />
- Que dit ta mère ?<br />
- Qu'elle va y réfléchir. Papa...<br />
- Je vais y réfléchir moi aussi. Passe-moi maman, poussin.<br />
- Quand est-ce que tu vas rentrer à la maison ? Pour qu'on en discute un peu.
Miséricor<strong>de</strong> !<br />
- Je travaille tard, ce soir. Mais on en discutera <strong>de</strong>main. Passe-moi maman,<br />
maintenant.<br />
- Maman ? Papa au téléphone ! Il doit travailler tard et on discutera <strong>de</strong>main pour savoir<br />
si je peux mettre du mascara comme une personne normale.<br />
- Merci pour le communiqué ! lança Debbie Mardson en prenant le téléphone. Rick ?<br />
J'espérais que m rentrerais tôt.<br />
- Je suis bloqué au bureau pour un bon moment. Comment se fait-il que cette gamine<br />
veuille mettre du mascara à son âge ? Elle a les cils les plus longs du Wyoming !!<br />
- Tu sais, toutes les femmes aiment ça.<br />
- Tu vas la laisser faire ?<br />
- Je réfléchis.<br />
Cette fois, il se frottait la nuque. Il avait vite fait <strong>de</strong> se laisser dépasser par ces histoires<br />
<strong>de</strong> bonnes femmes.<br />
- Ça a commencé par le rouge à lèvres.<br />
- Par le brillant à lèvres.<br />
- Brillant, rouge, je m'en fiche. Maintenant c'est le mascara. La prochaine fois, elle<br />
voudra un tatouage. Et puis quoi encore ?<br />
- Disons qu'on restera fermes sur le tatouage. Tu pourras m'appeler avant <strong>de</strong> partir ?<br />
Je te réchaufferai ton dîner.<br />
- Ce sera sans doute tard. J'ai acheté un sandwich chez Joanie. Ne m'attends pas. Je<br />
t'embrasse, ma chérie.<br />
- Moi aussi.<br />
Prenant son café, il s'assit tranquillement pour manger un sandwich en pensant à sa<br />
femme et à ses trois filles. Il n'avait aucune envie que l'aînée, encore si jeune, se barbouille<br />
<strong>de</strong> maquillage mais elle aurait le <strong>de</strong>rnier mot, sans aucun doute. Elle était aussi têtue que sa<br />
mère.<br />
Avec un soupir, il chiffonna la serviette en papier qu'il jeta dans la corbeille avant <strong>de</strong> se<br />
servir un autre café. Il relut alors les déclarations <strong>de</strong> Reece, retraçant le chemin qu'elle avait<br />
parcouru, les détails, le chronométrage <strong>de</strong> ses allées et venues. Sa tasse à la main, il<br />
s'installa <strong>de</strong>vant l'ordinateur. D'abord vérifier le casier judiciaire <strong>de</strong> Reece Gilmore, s'assurer<br />
qu'elle venait bien <strong>de</strong> Boston.<br />
Il passa plusieurs heures à effectuer <strong>de</strong>s recherches, à lire <strong>de</strong>s documents, à prendre <strong>de</strong>s
notes qui finirent par constituer un véritable dossier qu'il rangea dans le <strong>de</strong>rnier tiroir <strong>de</strong> son<br />
bureau. La nuit était largement entamée lorsqu'il quitta son bureau en se <strong>de</strong>mandant si sa<br />
femme dormait déjà.<br />
À 7 h 30, alors que Reece préparait <strong>de</strong>s pancakes et <strong>de</strong>s œufs à la coque, Brody monta<br />
dans la voiture <strong>de</strong> Rick, armé d'une thermos <strong>de</strong> café.<br />
- Bonjour, dit le shérif. Je te remercie <strong>de</strong> m'accompagner.<br />
- Tu sais, ça m'intéresse. Je pourrais m'en inspirer.<br />
- C'est sûr que nous avons là un sacré mystère ! Rappelle-moi donc combien <strong>de</strong><br />
minutes se sont écoulées entre le moment où Reece dit avoir vu se produire ces événements<br />
et celui où tu t'es rendu sur les lieux.<br />
- J'ignore le temps qu'il lui a fallu pour <strong>de</strong>scendre vers moi. Elle courait, alors que<br />
j'étais déjà en train <strong>de</strong> grimper. Je ne l'évaluerais pas à plus <strong>de</strong> dix minutes, ensuite peutêtre<br />
cinq pour me déci<strong>de</strong>r à la suivre et dix ou quinze pour arriver là où elle s'était arrêtée.<br />
- Dans quel état d'esprit l'as-tu trouvée ?<br />
- D'après toi ? Une femme qui venait d'en voir étrangler une autre...<br />
- Attends, ne crois surtout pas que je sous-estime la situation. Seulement, je dois<br />
considérer les choses d'un autre point <strong>de</strong> vue. Je veux savoir si elle était cohérente, claire.<br />
- Passées les premières minutes, oui. Il faut tenir compte du fait qu'elle se trouvait<br />
complètement isolée, sans âme qui vive à <strong>de</strong>s lieues à la ron<strong>de</strong>, à part moi, qu'elle<br />
s'aventurait sur ce chemin sans le connaître, qu'elle était en état <strong>de</strong> choc, épouvantée,<br />
impuissante à ai<strong>de</strong>r cette malheureuse.<br />
Qu'elle avait vue à travers <strong>de</strong>s jumelles, <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la Snake River. Il est possible que<br />
les choses se soient passées comme elle l'a déclaré, mais je dois prendre en compte les<br />
circonstances ainsi que le manque <strong>de</strong> preuves. Peux-tu affirmer, sans le moindre doute,<br />
qu'elle ne s'est pas trompée ? Elle n'a peut-être vu que <strong>de</strong>ux personnes qui se disputaient, à<br />
la rigueur un homme qui battait sa femme.<br />
Brody y avait réfléchi toute la nuit, reprenant tous les détails un à un. Il n'avait pas oublié<br />
l'expression <strong>de</strong> Reece lorsqu'elle était revenue, blême, moite <strong>de</strong> transpiration, les yeux<br />
écarquillés, vitreux.<br />
On ne saurait éprouver une terreur aussi pr<strong>of</strong>on<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant une simple dispute.<br />
- Je crois qu'elle a vu exactement ce qu'elle a décrit, ce qu'elle m'a raconté sur le<br />
chemin et qu'elle t'a répété trois fois dans sa déposition. Pas une fois, elle n'a changé <strong>de</strong><br />
version.<br />
- Je te l'accor<strong>de</strong>. Vous avez une liaison ?<br />
- Pardon ?
- Tu me fais rire, Brody, avec tes airs <strong>of</strong>fusqués !<br />
- En quoi ça te regar<strong>de</strong> ?<br />
- C'est capital dans ce genre d'enquête. Alors, tu couches avec elle ?<br />
- Non.<br />
- Parfait.<br />
- Et si j'avais dit oui ?<br />
- J'aurais tenu compte <strong>de</strong> cette information, comme tout enquêteur digne <strong>de</strong> ce nom.<br />
Tu fais ce que tu veux, tu n'empêcheras jamais ce genre <strong>de</strong> rumeur <strong>de</strong> se répandre à travers<br />
la ville comme une traînée <strong>de</strong> poudre. Rien n'intéresse tant les gens que les histoires <strong>de</strong><br />
fesses.<br />
- Je préfère les vivre qu'en parler.<br />
- C'est ton point <strong>de</strong> vue, et le mien également, ajouta Rick avec un <strong>de</strong>mi-sourire.<br />
Ils poursuivirent leur chemin en silence, jusqu'à ce que le shérif se gare au bord <strong>de</strong> la<br />
route.<br />
- D'ici, ce sera plus simple <strong>de</strong> rejoindre l'endroit que m m'as indiqué sur ton croquis.<br />
Brody prit son sac sur l'épaule. Même pour une petite marche à travers bois, il valait mieux<br />
s'équiper. Sur le sentier, il repéra <strong>de</strong>s empreintes <strong>de</strong> cerf, d'ours et même <strong>de</strong> pas humains,<br />
sans doute celles <strong>de</strong> Rick laissées la veille.<br />
- Je n'ai trouvé aucune trace humaine qui mène à la rivière, indiqua ce <strong>de</strong>rnier. Cellesci<br />
sont les miennes. Évi<strong>de</strong>mment, le couple aperçu par Reece serait venu d'une autre<br />
direction, mais j'ai vérifié les alentours. Quand on doit se débarrasser d'un cadavre imprévu,<br />
on pare au plus pressé. <strong>Le</strong> premier réflexe serait <strong>de</strong> le jeter dans l'eau.<br />
Regardant autour <strong>de</strong> lui, il progressait d'un pas lent.<br />
- Ou <strong>de</strong> l'enterrer, poursuivit-il. Or c'est diablement difficile <strong>de</strong> creuser une tombe sans<br />
se faire repérer par les animaux sauvages du coin. En plus, tu peux constater que rien ne<br />
trahit le passage dans les parages d'un quelconque être humain, ces <strong>de</strong>rniers temps. Alors je<br />
te repose la question : se pourrait-il que tu m'aies indiqué un endroit erroné ?<br />
-Non.<br />
À travers les longs pins, les buissons <strong>de</strong> mûres et <strong>de</strong> sureau, ils poursuivirent leur chemin<br />
jusqu'à la rivière. <strong>Le</strong> dégel rendait encore le sol humi<strong>de</strong> ; impossible, nota Brody, qu'un<br />
homme chargé d'un cadavre n'ait laissé aucune trace. Ils contournèrent un fourré et, à la<br />
recherche d'un éventuel indice, l'écrivain se pencha pour mieux inspecter le sol.<br />
- Je parie que tu as fait la même chose hier, lança-t-il à Rick qui attendait, mains sur
les hanches.<br />
- En effet. À la fin <strong>de</strong> l'été, on trouve d'excellentes baies dans les parages. Mais je te le<br />
dis, si on avait caché un cadavre par ici, ça se verrait. Ne serait-ce qu'à cause du passage<br />
d'animaux sauvages venus le renifler.<br />
- Sans doute. Pas besoin d'être un coureur <strong>de</strong>s bois pour savoir ça.<br />
En dépit <strong>de</strong>s circonstances, Rick sourit.<br />
- Tu ne t'en tires pas mal pour un citadin.<br />
- Quand cesseras-tu <strong>de</strong> me coller cette étiquette ?<br />
- Peut-être dix ou quinze ans après ta mort.<br />
- C'est bien ce que je pensais, marmonna Brody en reprenant sa marche <strong>de</strong>rrière le<br />
shérif. Toi non plus, tu n'es pas né ici, que je sache. Tu es fils <strong>de</strong> militaire.<br />
- Étant donné que ma mère s'est installée dans le coin avant mon douzième<br />
anniversaire, j'ai quelques longueurs d'avance sur toi. Tiens, tu entends les rapi<strong>de</strong>s ?<br />
<strong>Le</strong> sourd gron<strong>de</strong>ment passait à travers les trembles, les peupliers et les saules. <strong>Le</strong> soleil<br />
semblait soudain briller plus fort. Au-<strong>de</strong>là, le canyon, ainsi que la corniche où, la veille, l'avait<br />
amené Reece.<br />
- C'est là qu'elle était assise quand elle a assisté à la scène, expliqua-t-il en désignant<br />
les rochers.<br />
Malgré la luminosité <strong>de</strong> l'air qui obligeait à chausser <strong>de</strong>s limettes noires, il faisait plus frais<br />
à proximité <strong>de</strong> l'eau.<br />
- Tu as parcouru un sacré chemin ! S'étonna Rick. Drôlement long. Et drôlement<br />
éblouissant à cette heure <strong>de</strong> la journée.<br />
- Rick, on s'entend plutôt bien, toi et moi.<br />
- C'est vrai.<br />
- Alors je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> tout net : pourquoi ne la crois-tu pas ?<br />
- Reprenons les choses dans l'ordre : elle se trouve là-bas, voit ce qui se passe, dévale<br />
la colline et tombe sur toi. À ce moment-là, comment réagit le type avec la femme morte ?<br />
S'il la jette à l'eau, elle refera vite surface ; à l'heure qu'il est, nous <strong>de</strong>vrions l'avoir déjà<br />
repérée. Or, si j'en crois ton rapport, il n'aurait guère disposé <strong>de</strong> plus d'une <strong>de</strong>mi-heure pour<br />
se débarrasser du corps. S'il avait prévu le coup, il aurait eu besoin <strong>de</strong> davantage <strong>de</strong> temps -<br />
plus, à mon avis, qu'il ne vous en a fallu à tous les <strong>de</strong>ux pour revenir sur les lieux,<br />
- Il pourrait avoir traîné le corps <strong>de</strong>rrière ces rochers, là, ou au milieu <strong>de</strong>s arbres. On<br />
n'aurait pu l'apercevoir <strong>de</strong> là où nous nous tenions. Il a dû aller chercher une pelle ou une
cor<strong>de</strong>, Dieu sait quoi.<br />
Rick étouffa un soupir :<br />
- As-tu trouvé la moindre trace qui indiquerait son passage par ici ou par là, a fortiori<br />
s'il avait traîné ou enterré un cadavre ?<br />
- Non, pas encore.<br />
- Dans ce cas, je propose <strong>de</strong> refaire un tour ensemble, comme je l'ai effectué hier. Je<br />
ne vois pas l'ombre d'une tombe récente. Ça nous laisse l'option du corps emporté ou traîné<br />
vers une voiture ou vers un chalet. Il y a loin d'ici à la route ou au moindre bâtiment,<br />
beaucoup trop loin pour trimballer un cadavre sans laisser la plus petite trace. Tu m'assures<br />
que c'est bien ici que tout se serait passé selon Reece, moi je t'assure que rien ne permet<br />
d'imaginer que quiconque soit passé par ici, encore moins qu'il y ait agressé une femme.<br />
- Il aura effacé ses empreintes.<br />
- Sans doute, sans doute. Mais alors, quand ? D l'emporte, la cache à l'abri <strong>de</strong>s regards,<br />
revient, efface ses empreintes, le tout sans savoir que quelqu'un l'a vu commettre son forfait.<br />
- En supposant qu'il n'ait pas repéré Reece là-haut.<br />
À son tour, Rick chaussa ses lunettes <strong>de</strong> soleil pour contempler le <strong>refuge</strong> au sommet <strong>de</strong> la<br />
muraille baignée <strong>de</strong> soleil.<br />
- Si tu veux. Disons que ça s'est passé ainsi. Comment a-t-il fait pour tout nettoyer en<br />
une <strong>de</strong>mi-heure, au maximum quarante minutes ? Ça ne tient pas <strong>de</strong>bout.<br />
- Tu crois qu'elle ment ? Qu'elle a tout inventé ? Mais dans quel but ?<br />
- Je ne dis pas ça, maugréa le shérif en repoussant son chapeau pour se frotter les<br />
sourcils. Vois-tu, en vous observant tous les <strong>de</strong>ux ensemble, hier, d'abord chez toi puis chez<br />
elle, j'ai cru que vous aviez une liaison, que tu la connaissais mieux que ça.<br />
Mieux que quoi ?<br />
- Faisons ce tour ensemble et je vais te raconter une histoire, dans la mesure où tu la<br />
gar<strong>de</strong>ras pour toi. Si quelqu'un peut tenir sa langue à Angel's Fist, j'imagine que c'est toi.<br />
Guettant le moindre indice, Brody ne quittait pas le sol <strong>de</strong>s yeux. Comme s'il tenait<br />
absolument à établir qu'une femme était morte, afin <strong>de</strong> démontrer que Reece ne se trompait<br />
pas.<br />
- J'ai effectué quelques recherches sur son compte, poursuivait Rick. Ça fait partie <strong>de</strong><br />
mon boulot. Quand une personne vient s'installer chez nous, je vérifie toujours qu'elle n'a pas<br />
<strong>de</strong> casier. J'en ai fait autant pour toi.<br />
- Et j'ai réussi mon audition ?
- T'ai-je dit quoi que ce soit à ce sujet ?<br />
Après un court silence, Rick ajouta, en désignant un chalet du menton :<br />
- Tiens, voici l'une <strong>de</strong>s maisons <strong>de</strong> Joanie. C'est la plus proche <strong>de</strong> la scène et il nous a<br />
fallu dix minutes pour l'atteindre en marchant d'un bon pas, sans nous charger d'un cadavre.<br />
Nous n'avons pu amener un véhicule plus loin que ça. D'une façon ou d'une autre, il y aurait<br />
<strong>de</strong>s traces.<br />
- Est-ce que tu es entré dans le chalet ?<br />
- Ce n'est pas parce que je porte un insigne que je peux pénétrer dans n'importe quelle<br />
propriété. Mais j'ai inspecté les alentours, j'ai regardé par les fenêtres. <strong>Le</strong>s portes sont<br />
fermées à clef. J'ai poussé jusqu'aux <strong>de</strong>ux chalets voisins, dont le mien. Dans lequel je suis<br />
entré. Sans trouver personne.<br />
Pourtant ils continuèrent, firent le tour <strong>de</strong> la maisonnette.<br />
- Reece n'a rien à se reprocher, reprit Rick. Mais elle a été impliquée dans une sale<br />
affaire il y a quelques années.<br />
Brody, qui tentait <strong>de</strong> distinguer quelque chose à travers les carreaux, se redressa<br />
lentement.<br />
- Quel genre d'affaire ?<br />
- Un massacre au restaurant où elle travaillait, à Boston. Elle en été la seule<br />
survivante, mais elle a quand même reçu <strong>de</strong>ux balles.<br />
- Bon sang !<br />
- On l'a laissée pour morte dans une espèce <strong>de</strong> réduit, <strong>de</strong> placard à balais. C'est un flic<br />
<strong>de</strong> Boston qui me l'a raconté. Elle se trouvait à la cuisine alors que tous les autres étaient<br />
dans la salle, après la fermeture. Elle a entendu <strong>de</strong>s cris, <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> feu ; elle s'est<br />
rappelé, ou a cru se rappeler, s'être emparée <strong>de</strong> son téléphone. L'un <strong>de</strong>s agresseurs est<br />
arrivé, lui a tiré <strong>de</strong>ssus. Après, elle ne sait plus. Elle n'a pas bien vu l'homme qui l'a attaquée<br />
et elle est restée inconsciente dans l'arrière-cuisine jusqu'à ce que les policiers l'y<br />
découvrent, quelques heures plus tard. Mon contact dit qu'elle a failli y passer ; une semaine<br />
dans le coma, la mémoire en lambeaux.<br />
Jamais, au grand jamais, Brody n'aurait imaginé une chose pareille.<br />
Que s'est-il passé, ensuite ?<br />
- Une grave dépression. Elle a passé plusieurs mois en hôpital psychiatrique. Elle n'a<br />
jamais pu fournir assez <strong>de</strong> détails ni <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription précise, si bien qu'on n'a pas pu arrêter<br />
les coupables. Puis elle disparu <strong>de</strong> la circulation. Elle a <strong>de</strong> la famille - une grand-mère -, mais<br />
tout ce qu'elle a pu dire c'est que Reece ne comptait pas revenir,<br />
Rick s'arrêta, regarda autour <strong>de</strong> lui puis changea <strong>de</strong> direction, revint sur ses pas. Une
fauvette entama son chant haut perché.<br />
De mon côté, continua le shérif, j'ai effectué quelques recherches ; on a parlé <strong>de</strong> ce<br />
meurtre à travers tout le pays. Je me souviens <strong>de</strong> m'être félicité alors <strong>de</strong> vivre ici, pas dans<br />
une gran<strong>de</strong> ville.<br />
- C'est ça. Ici, personne n'est pas armée railla Brody. Rick éclata <strong>de</strong> rire.<br />
— Cela dit, je m'étonne que tu n'aies pas entendu parler <strong>de</strong> cette histoire ; d'autant que<br />
tu <strong>de</strong>vais encore être journaliste à l'époque.<br />
Brody effectua un rapi<strong>de</strong> calcul. Si ces événements s'étaient produits juste après son<br />
départ du journal, il <strong>de</strong>vait se trouver alors sous le soleil d'Aruba, en train <strong>de</strong> soigner son<br />
écœurement. Il n'avait pas lu un quotidien ni écouté les infos pendant huit semaines. Par<br />
principe.<br />
- J'ai pris <strong>de</strong>ux mois sabbatiques.<br />
- Pour en revenir à Reece, n'importe qui à sa place aurait pété un câble ; il n'y aurait<br />
rien d'étonnant à ce qu'elle ne s'en soit jamais remise.<br />
- Et alors ? Elle aurait <strong>de</strong>s hallucinations <strong>de</strong> meurtre ? Tu rigoles !<br />
- Elle a pu s'endormir et faire un cauchemar. <strong>Le</strong> flic qui m'a parlé d'elle a dit qu'elle y<br />
était sujette. Elle venait d'effectuer une sacrée marche, plutôt harassante pour un débutant<br />
D'autant qu'elle ne mange presque rien. Selon Joanie, il faut lui mettre une assiette sous le<br />
nez avant qu'elle se déci<strong>de</strong>. Sans compter qu'elle a peur <strong>de</strong> tout. Il paraît qu'à l'hôtel elle<br />
bloquait la porte <strong>de</strong> sa chambre avec une commo<strong>de</strong> et qu'elle n'y a jamais défait ses<br />
bagages.<br />
- Ça n'en fait pas une cinglée pour autant<br />
- Je n'ai jamais dit ça, mais je pense qu'elle est émotionnellement perturbée, voilà<br />
tout. Tiens, je suis même prêt à retirer le mot « perturbée » pour le remplacer par « fragile<br />
». Et je suis obligé d'en tenir compte. Ça ne m'empêchera pas <strong>de</strong> continuer mes<br />
investigations... mais, pour le moment je préfère ne pas alerter toutes les polices <strong>de</strong> l'État. Je<br />
vais vérifier si une personne portée disparue correspond à la <strong>de</strong>scription qu'elle nous a<br />
donnée. Je ne peux rien faire <strong>de</strong> plus.<br />
- Et tu vas lui dire ça ? Que tu ne peux rien faire <strong>de</strong> plus ? Rick ôta son chapeau, se<br />
passa la main dans les cheveux.<br />
- Tu vois la même chose que moi ici, non ? C'est-à-dire rien ? S'il te reste un peu <strong>de</strong><br />
temps, j'aimerais que tu m'accompagnes pour vérifier les autres chalets du coin.<br />
- Pourquoi moi plutôt qu'un <strong>de</strong> tes adjoints ?<br />
- Parce que tu étais avec elle, ce qui fait <strong>de</strong> toi un témoin secondaire.<br />
- On se couvre, Rick ?
- Écoute, je veux bien croire qu'elle a vu quelque chose, mais nous ne trouvons aucune<br />
preuve pour l'étayer. Tout me porte à croire qu'il <strong>de</strong>vait s'agir d'un cauchemar. Nous ne<br />
trouvons aucune trace <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> quiconque dans les parages au moins au cours <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>rnières vingt-quatre heures. Je veux bien effectuer une <strong>de</strong>rnière inspection <strong>de</strong>s chalets le<br />
long du chemin du retour. Si nous tombons sur quoi que ce soit, j'appelle aussitôt <strong>de</strong>s<br />
renforts. Sinon, il ne me reste qu'à vérifier <strong>de</strong> temps en temps du côté <strong>de</strong>s personnes<br />
disparues.<br />
- Tu ne la crois pas.<br />
- Pour le moment ? Non.<br />
Passé le coup <strong>de</strong> feu du petit déjeuner, Reece embraya sur la préparation <strong>de</strong> la soupe du<br />
jour. Elle fit bouillir <strong>de</strong>s haricots, coupa en dés les restes <strong>de</strong> jambon, éplucha <strong>de</strong>s oignons.<br />
Joanie n'ayant pas acheté d'herbes fraîches, elle se débrouillerait avec les aromates<br />
habituels.<br />
Dommage, elle aurait préféré du basilic et du romarin frais ainsi que du poivre en grains à<br />
moudre, autrement goûteux que l'infâme poudre grise en réserve. Quant à l'ail lyophilisé, à<br />
quoi pouvait-il bien servir ? Elle regrettait aussi <strong>de</strong> ne pas disposer <strong>de</strong> sel marin. Et comment<br />
se faisait-il qu'on ne trouve nulle part, à cette époque <strong>de</strong> l'année, <strong>de</strong>s tomates qui aient du<br />
goût ?<br />
- Tu en fais <strong>de</strong>s histoires ! marmonna Joanie en venant humer la marmite. Ta<br />
tambouille m'a l'air très bonne comme ça.<br />
Je <strong>de</strong>vais encore me parler à voix haute, se dit Reece.<br />
- Pardon, ça ira. Je suis <strong>de</strong> mauvais poil ce matin.<br />
- Je m'en suis rendu compte, tu n'as fait que râler <strong>de</strong>puis que tu es arrivée ! On ne fait<br />
pas restaurant trois étoiles ici. Si tu cherches du raffinement, va à Jackson Hole.<br />
- Ça va bien. Excusez-moi.<br />
- Et arrête <strong>de</strong> t'excuser sans arrêt ! Qu'est-ce que tu as dans le ventre à la fin ?<br />
- Pas grand-chose en ce moment. Une partie <strong>de</strong> moi est restée à l'atelier <strong>de</strong> réparation.<br />
L'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la jeune femme <strong>de</strong>venait <strong>de</strong> plus en plus inquiétante.<br />
- Je t'ai dit que tu pouvais mettre ce que tu voulais dans cette soupe, non ? Si tu ne<br />
trouves pas ce qu'il te faut, tu fais une liste et je te le comman<strong>de</strong>rai, mais arrête <strong>de</strong><br />
ronchonner sous prétexte que tu n'as pas eu le courage <strong>de</strong> me le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r avant !<br />
- D'accord.<br />
- Du sel <strong>de</strong> mer, je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un peu...<br />
Avec un soupir <strong>de</strong> dérision, Joanie alla se servir un café. De sa place, elle pouvait observer
son employée sans en avoir l'air. Reece était pâle, avec les yeux cernés.<br />
- J'ai l'impression que ton jour <strong>de</strong> congé ne s'est pas bien déroulé.<br />
- Pas vraiment.<br />
- Mac a dit que tu étais partie faire <strong>de</strong> la marche du côté du Little Angel Trail.<br />
- Oui.<br />
- Il t'a vue rentrer avec Brody.<br />
- On... on s'est rencontrés en chemin. Joanie but lentement une première gorgée.<br />
- Tu as les mains qui tremblent tellement que tu vas finir par te couper.<br />
Reece déposa son couteau, se tourna :<br />
- Joanie, j'ai vu...<br />
Elle s'interrompit car elle venait d'apercevoir Brody qui entrait.<br />
- Est-ce que je peux prendre ma pause maintenant ?<br />
Là, il se passe <strong>de</strong>s choses, se dit Joanie en voyant l'écrivain s'arrêter, comme s'il<br />
l'attendait.<br />
- Vas-y.<br />
Sans aller jusqu'à courir, Reece pressa le pas, les yeux fixés sur ceux <strong>de</strong> Brody, le cœur<br />
battant, le bras tendu vers lui.<br />
- Vous l'avez découverte...<br />
- On va en parler <strong>de</strong>hors.<br />
Elle se contenta <strong>de</strong> hocher la tête, ce qui valait mieux puisqu'il rouvrait déjà la porte.<br />
- Vous l'avez découverte ? répéta-t-elle. Dites-moi ! On sait qui c'est ?<br />
L'entraînant d'une main ferme, il lui fît contourner le bâtiment jusqu'à se retrouver au pied<br />
<strong>de</strong>s marches menant au studio.<br />
- On n'a rien découvert du tout.<br />
- Mais... Il doit l'avoir jetée à l'eau.<br />
Mille fois, cette nuit, elle avait cru revoir cette scène.<br />
- Mon Dieu ! Il a jeté son corps dans la rivière.<br />
- Je n'ai rien dit à personne, Reece. Pas un mot
- Il doit…<br />
Elle se reprit respira pr<strong>of</strong>ondément avant d'articuler lentement :<br />
- Je ne comprends pas.<br />
- Nous nous sommes rendus à l'endroit que vous nous avez indiqué. Nous avons<br />
parcouru tout le terrain <strong>de</strong> la route à la rivière, dans tous les sens. Nous avons inspecté les<br />
cinq chalets les plus proches. Vi<strong>de</strong>s, et rien ne laisse entendre qu'il en ait été autrement.<br />
De nouveau, elle sentait son cœur se serrer.<br />
- Sans doute parce qu'ils n'avaient pas loué <strong>de</strong> chalet...<br />
- Non. Mais là où vous les avez vus, il fallait bien qu'ils viennent <strong>de</strong> quelque part. Or, ils<br />
n'ont laissé aucune trace, aucun indice.<br />
- Vous vous êtes trompés d'endroit.<br />
- Sûrement pas.<br />
Elle se frottait les bras mais, malgré la brise, ce n'était pas à cause du froid.<br />
- Ce n'est pas possible. Ils étaient là-bas. Ils se sont disputés, battus. Il l'a tuée. Je l'ai<br />
vu.<br />
- Je ne dis pas le contraire, juste que rien ne le prouve.<br />
- Alors il va s'en sortir ! Il va poursuivre tranquillement sa vie, comme si <strong>de</strong> rien n'était.<br />
Tout ça parce que je suis le seul témoin et que je n'ai rien pu faire.<br />
- <strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> tourne toujours autour <strong>de</strong> vous ? Elle leva sur lui un regard <strong>de</strong> chien battu.<br />
- Et vous alors, qu'est-ce que ça vous ferait ? À ma place, vous passeriez à autre chose,<br />
au revoir et merci ?<br />
- <strong>Le</strong> shérif va vérifier les listes <strong>de</strong> personnes disparues ; il va interroger les gens du<br />
ranch à touristes, ceux qui tiennent <strong>de</strong>s chambres d'hôtes et <strong>de</strong>s campings. Vous voyez autre<br />
chose ?<br />
- Ce n'est pas mon boulot.<br />
- <strong>Le</strong> mien non plus.<br />
- Qu'est-ce qui l'empêchait <strong>de</strong> venir me le dire lui-même ? Il croit que je n'ai rien vu du<br />
tout, c'est ça ? Il croit que j'ai inventé.<br />
- Si vous voulez savoir ce qu'il croit, vous n'avez qu'à le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Je vous rapporte<br />
ce que je sais.<br />
- Je voudrais y retourner, voir ça <strong>de</strong> mes yeux.
- Ça vous regar<strong>de</strong>.<br />
- Je ne sais pas comment m'y rendre. Vous êtes sans doute la <strong>de</strong>rnière personne à qui<br />
je <strong>de</strong>vrais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un service, mais il se trouve que vous êtes également le seul que je ne<br />
puis soupçonner d'avoir tué cette femme. À moins que, parmi vos diverses aptitu<strong>de</strong>s, vous ne<br />
cachiez celle <strong>de</strong> voler. Je suis libre à 15 heures. Vous pouvez passer me prendre ici.<br />
- C'est vrai ?<br />
- Parfaitement. Et je sais que vous le ferez, parce que sinon, vous risquez <strong>de</strong> vous<br />
poser autant <strong>de</strong> questions que moi.<br />
Plongeant une main dans sa poche, elle en sortit un billet <strong>de</strong> dix dollars froissé et défraîchi<br />
qu'elle lui fit claquer sur la paume :<br />
- Tenez. C'est pour ma part d'essence. Là-<strong>de</strong>ssus, elle repartit vers le restaurant, le<br />
laissant la suivre <strong>de</strong>s yeux, l'air mi-amusé mi-agacé.
Chapitre 8<br />
Comme la soupe frémissait, Reece décida <strong>de</strong> dresser la liste <strong>de</strong> tout ce qui lui manquait<br />
dans cette cuisine. Restaurant cinq étoiles, petite gargote <strong>de</strong> campagne, cuisine dans un<br />
studio, même combat. Un plat restait un plat, pourquoi ne pas le confectionner le mieux<br />
possible ? Elle prépara quelques comman<strong>de</strong>s passées par <strong>de</strong>s clients qui, pour une raison ou<br />
pour une autre, voulaient manger leur hamburger avant midi. Et elle lava le moindre recoin,<br />
le moindre placard.<br />
Elle était à genoux, en train <strong>de</strong> nettoyer sous l'évier, lorsque Linda Gail s'accroupit près<br />
d'elle. -Tu veux donc nous donner mauvaise conscience ? - Non, je m'occupe.<br />
- Quand tu auras fini, tu pourras peut-être continuer chez moi ? C'est Joanie qui t'a fait<br />
péter les plombs ?<br />
— Non, c'est le mon<strong>de</strong> entier ? Linda Gail baissa encore la voix :<br />
— Tu as tes règles ou quoi ? -Non.<br />
- Moi, ça me met d'une humeur massacrante pendant un jour ou <strong>de</strong>ux. Je peux faire<br />
quelque chose pour toi ?<br />
— Si tu parviens à effacer <strong>de</strong> mon esprit les <strong>de</strong>rnières vingt-quatre heures, oui.<br />
- Tu m'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s trop, mais j'ai du chocolat dans mon sac.<br />
Poussant un soupir, Reece laissa retomber son éponge dans le seau plein d'eau<br />
savonneuse.<br />
— Quelle sorte <strong>de</strong> chocolat ?<br />
- De ces petits carreaux enveloppés que les hôtels mettent sur votre oreiller. Mon<br />
<strong>de</strong>aler, c'est Maria, qui bosse aussi comme femme <strong>de</strong> chambre.<br />
- Reece !<br />
La voix sèche <strong>de</strong> Joanie retentit.<br />
- Viens tout <strong>de</strong> suite avec moi.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux jeunes femmes échangèrent un regard.<br />
- Ferme-moi cette porte, lança Joanie une fois qu'elle l'eut rejointe dans son bureau. Je<br />
viens d'avoir un coup <strong>de</strong> fil <strong>de</strong> mon fils. Il paraît que le shérif est passé au ranch pour une<br />
enquête au sujet d'une femme disparue. Lou n'en a pas tiré grand-chose, mais assez pour<br />
savoir qu'elle se trouvait du côté du Little Angel où quelqu'un aurait été témoin <strong>de</strong> quelque<br />
chose. Ce ne serait pas toi, par hasard ?<br />
- <strong>Le</strong> shérif m'a priée <strong>de</strong> ne rien dire durant son enquête, mais comme il n'a rien trouvé
du tout... Voilà : j'ai vu un homme tuer une femme. Il l'a étranglée et j'étais trop loin pour<br />
intervenir. On dirait maintenant qu'il n'a laissé aucune trace <strong>de</strong>rrière lui. À croire qu'il ne s'est<br />
rien passé du tout<br />
Joanie alluma une cigarette.<br />
- Quelle femme ?<br />
- Je ne sais pas. Je ne l'ai pas reconnue, ni son agresseur. Mais j'ai vu... j'ai vu...<br />
- Assieds-toi et parle calmement.<br />
- D'accord, souffla Reece en essuyant une larme. Je les ai vus, j'ai vu ce qu'il lui a fait.<br />
Je suis la seule à avoir vu le meurtre.<br />
Elle tapait machinalement <strong>de</strong>s pieds contre le plancher.<br />
Des Nike noires à semelles épaisses, au logo argenté, <strong>de</strong>vant l'entrée <strong>de</strong> l'arrière-cuisine.<br />
Sa veste sombre, sa casquette orange <strong>de</strong> chasseur. Cagoule gris foncé, énorme pistolet<br />
noir.<br />
- Je suis la seule à avoir vu quelque chose, répéta-t-elle. Pourtant, ça n'a pas suffi.<br />
- Tu as dit que Brody était avec toi.<br />
- Il était resté en bas. Ensuite, il est monté avec moi mais c'était trop tard.<br />
Comme si elle manquait d'air dans ce minuscule bureau, elle se dirigea vers la porte.<br />
- Je n'ai rien inventé.<br />
- Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais si ça doit te mettre dans un tel état, tu peux prendre<br />
ta journée.<br />
- J'ai pris ma journée hier et voilà le résultat. Est-ce que Lou a dit... Est-ce qu'il y avait<br />
une femme parmi les touristes ?<br />
- Tout le mon<strong>de</strong> était présent.<br />
Deux coups frappés à la porte et Linda Gail passait la tête :<br />
- Excusez-moi, mais on commence à avoir du mon<strong>de</strong>.<br />
- Eh bien, dis-leur d'attendre ! lança Joanie.<br />
Quand la porte se fut refermée, elle parla avec plus <strong>de</strong> douceur :<br />
- Tu as la force <strong>de</strong> finir ta journée ?<br />
- Oui, je préfère m'occuper.
- Alors va faire la cuisine. Et si quelque chose te bouffe les tripes, oublie Rick Mardson<br />
et viens me voir.<br />
- Vous avez raison. Justement, je voulais savoir... J'ai posé la question à Brody mais il<br />
est ami avec Mardson ; alors je m'adresse à vous : qu'est-ce qu'il vaut, en tant que shérif?<br />
- Que du bon. J'ai voté <strong>de</strong>ux fois pour lui. Ça fait douze ans que je les connais, lui et sa<br />
femme Debbie, <strong>de</strong>puis qu'ils sont arrivés <strong>de</strong> Cheyenne.<br />
- Oui, mais... dans son travail...<br />
- Il fait ce qu'il a à faire, sans histoire. On pourrait croire que, dans une petite ville, la<br />
charge est minime, mais je te garantis que chaque foyer d'Angel's Fist possè<strong>de</strong> une arme,<br />
parfois <strong>de</strong>ux. Rick s'assure qu'elles ne servent qu'à la chasse ou au tir à la cible. Il maintient<br />
le calme, même en été où la ville grouille <strong>de</strong> touristes. Alors laisse Rick s'occuper <strong>de</strong> cette<br />
affaire et retourne en cuisine.<br />
- Vous avez raison. Au fait, j'ai dressé la liste <strong>de</strong>s ingrédients nécessaires ; je précise<br />
que ça vous reviendrait moins cher d'acheter l'ail en gousses plutôt que lyophilisée.<br />
- Je tâcherai d'y penser.<br />
Autrefois, Reece ne visait que l'excellence. N'avait-elle pas appris, <strong>de</strong>puis lors, à se<br />
détendre ? Ici, les gens se moquaient que l'origan soit frais ou conservé <strong>de</strong>puis six mois dans<br />
<strong>de</strong>s bouteilles en plastique. Alors pourquoi s'en faire ? Rien ne l'attachait à ces lieux. En fait,<br />
elle avait sans doute commis une erreur en prenant le studio du premier. Beaucoup trop<br />
proche <strong>de</strong> son lieu <strong>de</strong> travail. Elle <strong>de</strong>vrait plutôt retourner à l'hôtel.<br />
Ou mieux : charger ses affaires dans sa voiture et filer. Rien ne la retenait ici. Ni nulle<br />
part.<br />
- Brody est là, annonça Linda Gail. Tiens-toi prête, il comman<strong>de</strong>ra une soupe, avec le<br />
Doc.<br />
Pas <strong>de</strong> souci. Elle allait la leur préparer, cette soupe. Rageusement, elle emplit <strong>de</strong>ux bols<br />
qu'elle accompagna <strong>de</strong> pain et <strong>de</strong> beurre avant <strong>de</strong> les porter elle-même à la table.<br />
- Voilà votre comman<strong>de</strong> ! Et inutile <strong>de</strong> me proposer un examen médical. Je ne suis pas<br />
mala<strong>de</strong> et j'ai toujours eu une très bonne vue. Je ne me suis pas endormie, je n'ai pas rêvé<br />
d'une femme en train <strong>de</strong> se faire étrangler.<br />
Elle avait parlé assez fort pour interrompre les conversations <strong>de</strong>s tables voisines. Si bien<br />
qu'au cours <strong>de</strong>s instants qui suivirent, on n'entendit plus que la chanson <strong>de</strong> Garth Brooks<br />
dans le juke-box.<br />
- Bon appétit ! conclut-elle avant <strong>de</strong> regagner la cuisine. Elle ôta son tablier, prit sa<br />
veste.<br />
- J'ai fini mon service, je monte chez moi.
- Vas-y, répondit Joanie en retournant un steak sur le gril. Demain, tu travailles <strong>de</strong> 11 à<br />
20 heures.<br />
- Je sais.<br />
Dans son studio, elle commença par chercher cartes et gui<strong>de</strong>s afin <strong>de</strong> situer exactement<br />
l'endroit d'où elle avait assisté au meurtre. Elle ouvrit le plan, le vit trembler entre ses mains.<br />
Il était couvert <strong>de</strong> lignes, <strong>de</strong> boucles et <strong>de</strong> bavures rouges. Toute la région autour <strong>de</strong> l'endroit<br />
où elle s'était tenue la veille se retrouvait encerclée <strong>de</strong> dizaines <strong>de</strong> marques. Ce n'était pas<br />
elle qui avait fait ça. Impossible. Cependant, elle contemplait ses doigts pour vérifier s'il ne<br />
s'y trouvait pas <strong>de</strong> tâche rouge. La veille encore, cette carte était neuve et voilà qu'elle la<br />
retrouvait froissée, pliée et repliée, maculée <strong>de</strong> traces démentes.<br />
<strong>Le</strong> souffle court, elle se précipita dans la cuisine, ouvrit le tiroir où elle trouva son feutre<br />
rouge. D'une main fébrile elle en ôta le capuchon, pour découvrir la pointe aplatie, comme<br />
écrasée. Un feutre tout neuf, acheté quelques jours auparavant chez M. Drubber.<br />
Précautionneusement, elle le reboucha, le rangea, ferma le tiroir. Puis elle parcourut le<br />
studio d'un regard circulaire.<br />
Tout était comme elle l'avait laissé ce matin en bouclant la porte avant <strong>de</strong> partir. Elle avait<br />
vérifié <strong>de</strong>ux fois le verrou, peut-être<br />
même trois. Elle commençait pourtant à douter. Et si elle avait fait ça cette nuit, entre<br />
cauchemars et tremblements ? Si elle était<br />
?<br />
sortie du lit pour aller chercher le feutre ? Dans ce cas, pourquoi ne s'en souvenait-elle pas<br />
Peu importait au fond. Elle était alors bouleversée, quoi <strong>de</strong> plus naturel ? Elle avait juste<br />
voulu se souvenir <strong>de</strong> l'endroit où elle<br />
avait assisté au meurtre. Ça ne faisait pas d'elle une folle pour autant. Elle replia la carte.<br />
Elle en achèterait une neuve et jetterait<br />
celle-ci. Ce n'était qu'une carte. Pas <strong>de</strong> quoi s'affoler. Cependant, quand elle entendit <strong>de</strong>s<br />
pas dans l'escalier, elle la<br />
cacha vivement dans sa poche arrière. Deux coups secs à la porte, irrités, pour autant<br />
qu'on puisse jugerune façon <strong>de</strong> frapper. Ce ne pouvait être que Brody.<br />
- Vous êtes prête ?<br />
- J'ai changé d'avis, j'y vais toute seule. Parfait<br />
Néanmoins, il entra et claqua la porte <strong>de</strong>rrière lui :<br />
- J'ignore pourquoi je me donne encore cette peine. Je n'ai pas entraîné Doc chez<br />
Joanie pour vous examiner. Il se trouve qu'il venait juste déjeuner, comme souvent. Il nous<br />
arrive également <strong>de</strong> nous asseoir à la même table. Ça vous va comme ça ?
- Non, pas vraiment<br />
- Parfait parce que je n'ai pas fini. Rick a interrogé certaines personnes, ce qui entre<br />
également dans le cadre <strong>de</strong> ses fonctions ; du coup, la nouvelle s'est répandue et Doc m'a<br />
<strong>de</strong>mandé si je savais quelque chose. J'hésitais encore à lui répondre quand vous nous avez<br />
apporté cette soupe. Excellente au <strong>de</strong>meurant. Mais vous, vous êtes cinglée !<br />
- J'ai passé trois mois dans un asile psychiatrique, alors si vous croyez<br />
m'impressionner...<br />
- Vous <strong>de</strong>vriez y retourner !<br />
Elle se reprit à temps pour ne pas répondre, s'assit puis détacha ses cheveux dans un<br />
grand éclat <strong>de</strong> rire :<br />
- Je ne sais pas pourquoi, mais votre grossièreté m'amuse. Sans doute parce que c'est<br />
plus agréable à entendre que : « Ma pauvre, comme je vous plains ! » Alors c'est vrai, je dois<br />
être mala<strong>de</strong>, je dois perdre la tête...<br />
- Et si vous cessiez <strong>de</strong> vous apitoyer sur votre sort ?<br />
- Je croyais avoir passé ce cap, mais on dirait que non. <strong>Le</strong>s gens qui me veulent du<br />
bien, les gens qui m'aiment passent leur temps à m'entraîner chez <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins.<br />
- Il faut croire que je ne vous veux pas <strong>de</strong> bien et que je ne vous aime pas.<br />
- Je tâcherai <strong>de</strong> m'en souvenir. Bon, alors vous m'emmenez là-bas, oui ou non ?<br />
- De toute façon, ma journée est fichue.<br />
- Ça tombe bien. Elle prit son sac.<br />
Il la regardait en examiner le contenu, ouvrir et refermer la poche zippée, remuer ce qui<br />
s'y trouvait, hésiter, recommencer. Une fois <strong>de</strong>hors, elle tourna la clef et resta plantée <strong>de</strong>vant<br />
la porte.<br />
- Allez-y, vérifiez la serrure, sinon vous ne penserez qu'à ça tout le long du chemin.<br />
- Merci.<br />
Non sans un bref coup d'œil en guise d'excuse, elle tourna <strong>de</strong> nouveau sa clef, <strong>de</strong>ux fois,<br />
avant <strong>de</strong> s'estimer satisfaite et <strong>de</strong> commencer à <strong>de</strong>scendre l'escalier.<br />
- J'ai fait <strong>de</strong>s progrès, assura-t-elle. Avant, il me fallait vingt minutes pour sortir <strong>de</strong> ma<br />
chambre, et un Xanax pour tenir le coup.<br />
- <strong>Le</strong>s médicaments, ça ai<strong>de</strong>.<br />
- Pas tant que ça. Moi, ça me... déconnecte, encore plus que vous ne le croyez.<br />
Avant d'entrer dans la voiture, elle jeta un coup d'œil sur le siège arrière.
- Il fut un temps, ajouta-t-elle, où je me fichais d'être déconnectée, maintenant, je<br />
préfère prendre le temps <strong>de</strong> m'assurer que tout va bien plutôt que <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s pilules.<br />
Elle enfila sa ceinture <strong>de</strong> sécurité, tira <strong>de</strong>ssus pour en éprouver la solidité.<br />
- Ça ne vous intéresse pas <strong>de</strong> savoir ce que je faisais dans un hôpital psychiatrique ?<br />
<strong>de</strong>manda-t-elle encore.<br />
- Quoi ? Vous n'allez pas me raconter votre vie maintenant !<br />
- Non, mais comme je vous ai entraîné dans cette histoire, vous avez le droit <strong>de</strong> savoir.<br />
Il contourna le lac et sortit <strong>de</strong> la ville.<br />
- Je connais déjà cet épiso<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> shérif a effectué quelques recherches.<br />
- II...<br />
Elle s'interrompit, réfléchit.<br />
- J'imagine que c'est dans l'ordre <strong>de</strong>s choses, murmura-t-elle finalement. Personne ne<br />
me connaît et je déboule dans cette ville en criant au meurtre.<br />
- On a attrapé le type qui vous a tiré <strong>de</strong>ssus ?<br />
- Non.<br />
Machinalement, elle se frotta la poitrine.<br />
- On pensait en avoir i<strong>de</strong>ntifié au moins un, mais il est mort d'une overdose avant qu'on<br />
puisse l'interroger. Ils étaient plusieurs, je ne sais pas combien, plus d'un en tout cas.<br />
Obligatoirement<br />
- D'accord.<br />
- Douze personnes. Des gens avec qui je travaillais et que j'aimais bien. Tous morts.<br />
Moi aussi, j'aurais dû y passer. Pourquoi ai-je survécu et pas eux ?<br />
- Question <strong>de</strong> chance.<br />
- Peut-être. Tout bêtement. Tout ça pour <strong>de</strong>ux mille dollars. La plupart <strong>de</strong>s gens paient<br />
par carte <strong>de</strong> crédit. Deux mille dollars et ce qui restait dans quelques sacs à main. Des bijoux<br />
sans gran<strong>de</strong> valeur. Rien d'extraordinaire. Du vin et <strong>de</strong> la bière. On avait une bonne cave.<br />
Mais ils ne sont pas morts pour ça ; personne ne les aurait arrêtés, personne n'aurait résisté.<br />
Pas pour quelques billets, du vin, quelques montres.<br />
- Pourquoi sont-ils morts, alors ?<br />
Elle regardait les montagnes, si puissantes, si sauvages <strong>de</strong>vant le ciel bleu vif.<br />
- Parce que les gens qui nous ont attaqués sont venus pour ça. Pour s'amuser. Pour
tuer. J'ai entendu les flics parler. Je travaillais là <strong>de</strong>puis l'âge <strong>de</strong> seize ans. J'ai grandi chez<br />
Maneo's.<br />
- Vous travaillez <strong>de</strong>puis l'âge <strong>de</strong> seize ans ? Vous <strong>de</strong>viez être une gamine turbulente.<br />
- Ça m'arrivait. Mais je voulais travailler. Je servais à table, je faisais la cuisine pendant<br />
le week-end et pendant les vacances. J'adorais ça.<br />
Elle revoyait la scène comme si elle s'y trouvait encore. <strong>Le</strong> remue-ménage dans la cuisine,<br />
les déflagrations <strong>de</strong>rrière la porte battante, les voix, les o<strong>de</strong>urs.<br />
- C'était ma <strong>de</strong>rnière soirée. Ils avaient organisé une soirée d'adieux en mon honneur.<br />
Ce <strong>de</strong>vait être une surprise, aussi je traînais dans la cuisine pour leur donner le temps <strong>de</strong><br />
tout installer. Tout d'un coup, il y a eu ces cris, ces coups <strong>de</strong> feu, ce vacarme. J'ai dû rester<br />
un moment paralysée, sans rien comprendre <strong>de</strong> ce qui se passait. À part Sheryl Crow.<br />
- Pardon ?<br />
- La radio <strong>de</strong> la cuisine diffusait une chanson <strong>de</strong> Sheryl Crow. J'ai attrapé mon<br />
téléphone mobile - du moins je m'en souviens. Et la porte s'est ouverte. J'ai voulu m'enfuir.<br />
Dans ma tête, quand j'y repense, ou quand j'en rêve, tout ce que je vois c'est un pistolet. Un<br />
énorme pistolet noir. Et un sweat-shirt gris foncé avec une capuche. C'est tout. Je vois ça et<br />
je tombe et la douleur surgit. Deux fois, m'a-t-on dit. Une fois dans la poitrine, et l'autre balle<br />
m'a effleuré la tête. Mais je ne suis pas morte. Comme elle marquait une pause, il jeta un<br />
coup d'œil dans sa direction :<br />
- Continuez.<br />
- Je suis tombée dans le placard où je rangeais les balais. C'est ce que les flics m'ont<br />
dit par la suite. Je ne pouvais plus respirer. Il y avait ce poids sur mon cœur, et cette douleur<br />
affreuse. J'entendais <strong>de</strong>s voix et, au début, j'ai voulu appeler à l'ai<strong>de</strong>. Mais je ne pouvais pas.<br />
Heureusement pour moi.<br />
Elle reposa lentement les mains sur ses genoux.<br />
- Et puis je n'ai plus tenté. Il fallait que je reste tranquille, que je ne bouge pas, que je<br />
ne manifeste rien du tout. Pour qu'ils ne viennent pas me tuer. Une détonation a retenti. Mon<br />
amie, mon ai<strong>de</strong> cuisinière, est tombée <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la porte. Ginny. Ginny Shanks. Elle<br />
avait vingt-quatre ans. Elle s'était fiancée un mois auparavant, à la Saint-Valentin. Elle <strong>de</strong>vait<br />
se marier en octobre et j'aurais été sa <strong>de</strong>moiselle d'honneur.<br />
Comme Brody ne répondait pas, elle ferma les yeux et poursuivit :<br />
- Ginny est tombée ; je voyais par l'entrebâillement son visage ensanglanté, tuméfié.<br />
Elle pleurait, elle suppliait. Et nos regards se sont croisés. Juste une secon<strong>de</strong>. Enfin je crois.<br />
Puis j'ai entendu le coup <strong>de</strong> feu. Elle a sursauté. Juste une fois, comme une marionnette. Ses<br />
yeux ont changé. En un claquement <strong>de</strong> doigts, elle était morte. L'un <strong>de</strong>s agresseurs a dû<br />
donner un coup <strong>de</strong> pied dans la porte parce qu'elle s'est fermée. Tout est <strong>de</strong>venu noir. Ginny<br />
se trouvait <strong>de</strong> l'autre côté et je ne pouvais rien faire pour elle. Ni pour les autres. Je ne
pouvais pas sortir. J'étais dans mon cercueil, enterrée vivante, et ils étaient tous morts. Je le<br />
savais... Jusqu'à ce que la police me découvre.<br />
- Combien <strong>de</strong> temps avez-vous passé à l'hôpital ?<br />
- Six semaines. Mais je ne me rappelle rien <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premières et je n'ai que quelques<br />
lambeaux <strong>de</strong> souvenirs <strong>de</strong> la troisième. Je n'ai pas très bien assumé.<br />
- Assumé quoi ?<br />
- D'être une victime, d'avoir échappé à la tuerie.<br />
- D'après vous, comment pourrait-on bien assumer <strong>de</strong> s'être fait tirer <strong>de</strong>ssus, d'avoir<br />
été laissée pour morte, d'avoir vu tuer une amie ?<br />
- En admettant que je ne pouvais rien faire pour empêcher ça, en remerciant le ciel<br />
d'avoir été épargnée. En m'étourdissant dans la religion ou dans les plaisirs <strong>de</strong> la vie. Est-ce<br />
que je sais, moi ? Mais je n'ai pas pu ou pas voulu jouer le jeu. Alors je passe mon temps à<br />
revoir <strong>de</strong>s images terrifiantes, à faire <strong>de</strong>s cauchemars atroces ; je suis <strong>de</strong>venue somnambule,<br />
à moitié hystérique, quand je ne m'enfonce pas dans une totale léthargie. J'ai l’impression<br />
qu'ils reviennent me chercher, j'aperçois ce sweat-shirt gris partout dans la rue. D'où cette<br />
dépression nerveuse qui m'a menée à l'hôpital psychiatrique.<br />
- Ils vous ont fait enfermer ?<br />
- C'est moi qui ai <strong>de</strong>mandé à y aller quand j'ai vu que je ne me remettais pas. Je ne<br />
pouvais plus travailler, ni manger ni rien du tout. Mais j'ai fini par en partir lorsque j'ai<br />
compris à quel point il serait facile <strong>de</strong> rester assistée à jamais dans cet environnement<br />
aseptisé.<br />
- Ainsi, vous n'êtes plus que maniaque et névrosée.<br />
- C'est un peu ça. Claustrophobe, atteinte <strong>de</strong> troubles obsessionnels compulsifs,<br />
paranoïaque. Je me réveille la nuit, persuadée que tout ça va recommencer. Mais ces <strong>de</strong>ux<br />
personnes au bord <strong>de</strong> la rivière, je les ai bien vues, je n'ai pas rêvé.<br />
- D'accord.<br />
Il se gara le long <strong>de</strong> la route.<br />
- On va continuer à pied.<br />
Elle sortit la première et se fit violence pour tirer la carte <strong>de</strong> sa poche.<br />
- Tenez, tout à l'heure, j'étais furieuse à l'idée que vous aviez lancé le mé<strong>de</strong>cin à mes<br />
trousses, alors je suis montée chercher ceci afin <strong>de</strong> me débrouiller seule.<br />
Elle l'ouvrit, la lui tendit :<br />
- Je ne me rappelle pas avoir gribouillé ça. J'ai juste dû cé<strong>de</strong>r à une crise <strong>de</strong> panique
cette nuit.<br />
- Pourquoi me montrez-vous ça ?<br />
- Parce qu'il vaut mieux que vous sachiez avec qui vous traitez.<br />
Il examina la carte un instant, la replia.<br />
- J'ai vu votre visage hier, quand vous avez dévalé la piste. Si vous avez inventé cette<br />
histoire <strong>de</strong> meurtre, vous per<strong>de</strong>z votre<br />
temps à la cuisine ; avec une telle imagination, vous <strong>de</strong>vriez exercer plutôt mon métier.<br />
Vous vendriez plus <strong>de</strong> livres que l'auteur <strong>de</strong> Harry Potter.<br />
- Vous me croyez donc ?<br />
- Écoutez, si je ne vous croyais pas, je ne serais pas ici en ce moment. J'ai ma vie, mon<br />
travail et pas <strong>de</strong> temps à perdre. Une femme est morte, il faut que quelqu'un ren<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
comptes.<br />
- Ne le prenez pas mal... souffla-t-elle soudain. Là-<strong>de</strong>ssus, elle s'approcha <strong>de</strong> lui,<br />
l'entoura <strong>de</strong> ses bras et lui effleura la bouche <strong>de</strong> ses lèvres.<br />
- Comment est-ce que je pourrais le prendre mal ?<br />
- En imaginant que c'est autre chose que l'expression <strong>de</strong> ma pure gratitu<strong>de</strong>.<br />
Et puis, l'air <strong>de</strong> rien, elle prit son sac sur l'épaule.<br />
- Vous connaissez le chemin ?<br />
- Oui.<br />
Alors qu'ils s'éloignaient <strong>de</strong> la route, elle lui jeta un bref regard.<br />
- C'est la première fois que j'embrasse un homme <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans.<br />
- Pas étonnant que vous <strong>de</strong>veniez folle. C'était comment ?<br />
- Relaxant.<br />
- La prochaine fois, Slim, on tâchera <strong>de</strong> faire un peu mieux que juste relaxant.<br />
- Si vous le dites..»<br />
Elle s'efforça <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> sujet :<br />
- Ce matin, je suis passée au bazar pour y acheter votre bouquin, Jamison P. Brody.<br />
- <strong>Le</strong>quel ?<br />
- Chute libre. Mac a dit que c'était votre premier titre. J'ai voulu commencer par là. D le
trouve très bien.<br />
?<br />
- Moi aussi. Elle se mit à rire I<br />
- Je vous ferai savoir si je partage cet avis. Personne ne vous appelle par votre prénom<br />
- Non.<br />
- Et le P, à quoi correspond-il ?<br />
- C'est pour Pervers.<br />
- Ça vous va bien. Elle cala son sac à dos.<br />
- Ils auraient pu venir <strong>de</strong> n'importe quelle direction.<br />
- Vous confirmez n'avoir vu aucun sac, aucun équipement.<br />
- Oui, mais ils pourraient les avoir laissés plus loin, hors <strong>de</strong> mon champ <strong>de</strong> vision.<br />
- Il n'y avait aucune empreinte, Reece, si ce n'est celles laissées par Rick hier.<br />
Regar<strong>de</strong>z.<br />
Il s'accroupit :<br />
- Vous voyez ? Pas besoin d'être un expert. <strong>Le</strong> sol est plutôt meuble.<br />
- Ils ne se sont pourtant pas envolés.<br />
- Non, mais pour peu que l'homme s'y connaisse, il peut fort bien avoir effacé ses<br />
traces.<br />
- Pourquoi ? Qui viendrait chercher par ici Un cadavre <strong>de</strong> femme que personne n'aurait<br />
vu tuer ?<br />
- Vous l'avez vu. Qui sait si, <strong>de</strong> son côté, il ne vous avait pas repérée ?<br />
- Il n'a jamais tourné la tête.<br />
- Du moins pas tant que vous l'observiez. Et puis, vous vous êtes enfuie en courant, en<br />
laissant vos affaires sur place. Il peut vous avoir aperçue en train <strong>de</strong> fuir ou juste avoir<br />
remarqué votre sac sur le rocher ; il aura vite fait d'en tirer les conclusions qui s'imposaient<br />
et se sera couvert. Il nous a fallu <strong>de</strong>ux heures pour rejoindre mon chalet et une heure à Rick<br />
pour vous parler et s'y rendre à son tour. En trois heures, on a le temps d'effacer un défilé<br />
d'éléphants.<br />
- Il m'a vue !<br />
Elle en avait la gorge sèche.<br />
- Pas forcément. Quoi qu'il en soit, il a pris ses précautions. Assez intelligent et pru<strong>de</strong>nt
pour se donner le temps <strong>de</strong> nettoyer la plus petite marque prouvant sa présence ou celle <strong>de</strong><br />
sa femme.<br />
- Il m'a vue. Pourquoi n'y ai-je pas songé plus tôt ? <strong>Le</strong> temps que je vous retrouve, il<br />
l'avait déjà emportée et cachée, peut-être même jetée à l'eau.<br />
- J'opterais pour la première possibilité. Il faut du temps pour lester un cadavre.<br />
- Donc c'est qu'il l'a emportée.<br />
Percevant soudain les gron<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la rivière <strong>de</strong>rrière les arbres, Reece s'arrêta. Elle<br />
apercevait à travers les branches les hautes murailles <strong>de</strong>s canyons.<br />
- Ici, murmura-t-elle, on se sent si... isolé. La rivière, sa seule présence vous coupe du<br />
reste du mon<strong>de</strong>. Mais c'est tellement beau qu'on ne s'en inquiète pas.<br />
- Un endroit magnifique pour mourir.<br />
- Aucun endroit ne vaut la peine d'y mourir. Une fois qu'on a frôlé le néant, on n'a<br />
qu'une envie, c'est <strong>de</strong> s'en éloigner au plus vite. Mais cet endroit est tellement fabuleux et<br />
elle n'en a rien vu ! Elle était trop en colère. À ses yeux, plus rien ne <strong>de</strong>vait exister que son<br />
compagnon et la rage dans laquelle il l'avait mise, avant qu'elle ne soit submergée par la<br />
peur et la souffrance.<br />
- D'ici, est-ce que vous distinguez l'endroit où vous vous teniez ?<br />
Elle s'approcha du bord <strong>de</strong> l'eau, s'avisa qu'il faisait plus frais, plus sombre ; d'épais<br />
nuages voilaient le soleil par à-coups.<br />
- Là ! dit-elle en tendant le doigt. Je me tenais là-haut ; je m'y suis assise pour manger<br />
un sandwich, pour boire <strong>de</strong> l'eau. <strong>Le</strong> soleil me réchauffait. J'ai vu un faucon. Et puis je les ai<br />
vus, tous les <strong>de</strong>ux. Elle se tenait face à lui, et il me tournait le dos. J'ai l'impression que lui<br />
aussi ne s'occupait que d'elle, mais j'ai prêté plus d'attention à la femme parce qu'elle<br />
s'agitait davantage. Elle écumait <strong>de</strong> fureur tandis que l'homme paraissait mieux se contrôler.<br />
Ne me dites pas que j'ai inventé tout ça !<br />
- Vous savez ce que vous avez vu.<br />
<strong>Le</strong> calme absolu avec lequel il avait répondu tranchait sur l'agitation <strong>de</strong> Reece qui<br />
gesticulait à l'appui <strong>de</strong> ses paroles.<br />
- Oui, admit-t-elle, je le sais. Cette malheureuse le menaçait du doigt, comme pour<br />
dire : « Je t'avais prévenu ! » Et elle l'a poussé.<br />
Joignant le geste à la parole, Reece posa les mains sur le thorax <strong>de</strong> Brody, poussa.<br />
- Je crois qu'il a reculé, ajouta-t-elle. Si ça ne vous ennuie pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> même...<br />
- D'accord.
- Il a fait comme ça. Elle étendit les bras en croix.<br />
- J'ai pensé « Safe » ! Comme un signal <strong>de</strong> l'arbitre. Il sourit :<br />
- Vous vous croyiez au baseball ?<br />
- Sur le moment oui. En fait, il voulait dire : « Ça suffît ! J'en ai marre. » Et il l'a giflée.<br />
Comme Reece levait la main, Brody lui bloqua le poignet :<br />
- C'est bon, j'ai compris !<br />
- Je n'allais pas vous frapper. Puis elle est revenue à la charge. C'est à ce moment qu'il<br />
l'a poussée. Allez-y.<br />
- Certainement.<br />
Il la bouscula, mais pas suffisamment pour la faire tomber.<br />
- Il a dû la pousser plus fort que ça. Voyons... C'est vrai, elle ne portait pas <strong>de</strong> sac à<br />
dos.<br />
Elle se débarrassa du sien et mima une chute en arrière.<br />
- Je crois qu'elle s'est cognée la tête sur le sol ou sur un rocher. Elle est restée par<br />
terre une minute. Elle n'avait plus son chapeau, j'avais oublié ce détail ; quand elle a secoué<br />
la tête, comme si elle était sonnée, j'ai aperçu une lueur, sans doute <strong>de</strong>s boucles d'oreille...<br />
Je n'ai pas bien fait attention.<br />
- Et lui, qu'est-ce qu'il faisait ? Il se penchait vers elle ?<br />
- Non. Non. Elle s'est relevée, et elle a foncé sur lui. Elle n'avait pas peur, elle était<br />
hors d'elle. Elle criait, je n'entendais rien mais je la voyais. Il l'a repoussée à nouveau, pas<br />
d'une pichenette, cette fois, et quand elle est tombée, il s'est dressé au-<strong>de</strong>ssus d'elle, à<br />
califourchon.<br />
Reece s'allongea, leva les yeux sur Brody :<br />
- Vous voulez bien ? ^ Oui. Bien sûr !<br />
Il planta un pied <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> la jeune femme.<br />
- Il lui a tendu la main mais elle n'a pas voulu la saisir, elle s'est dressée sur les cou<strong>de</strong>s<br />
en l'engueulant. Je voyais sa bouche remuer, et dans ma tête je l'entendais crier, le traiter<br />
<strong>de</strong> tous les noms. Alors il s'est assis sur elle, en pesant <strong>de</strong> tout son poids... Comme il suivait<br />
ses instructions, elle poussa un soupir.<br />
- Oui... Comme ça. N'y voyez aucune allusion sexuelle, du moins <strong>de</strong> mon point <strong>de</strong> vue.<br />
Elle l'a frappé, jusqu'à ce qu'il lui immobilise les bras. Non, arrêtez !<br />
Une on<strong>de</strong> d'affolement la parcourut lorsqu'il lui saisit les poignets.
- Je ne peux pas ! Arrêtez !<br />
- Calmez-vous.<br />
Sans la quitter <strong>de</strong>s yeux, il la relâcha, se releva.<br />
- Racontez-moi ce qui s'est passé ensuite.<br />
- Elle luttait pour se dégager, mais il était plus fort, il lui a saisi la tête par les cheveux<br />
et l'a cognée violemment Ensuite, il... Ensuite il lui a mis les mains autour du cou. Elle s'est<br />
débattue <strong>de</strong> plus belle, lui a immobilisé les poignets, mais je crois qu'il ne lui restait pas<br />
beaucoup <strong>de</strong> forces. Atten<strong>de</strong>z... il lui a bloqué les bras avec ses genoux pour l'empêcher <strong>de</strong><br />
se dégager. Bon sang, j'avais oublié ça aussi !<br />
- Vous vous en souvenez, maintenant<br />
- Elle donnait <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied, ses ongles s'enfonçaient dans le sol. Et puis, tout s'est<br />
arrêté. Pourtant il continuait <strong>de</strong> lui serrer la gorge. Et c'est alors que j'ai couru. Vous pourriez<br />
vous lever, maintenant ?<br />
Il se déplaça sur le côté, pour se retrouver assis près d'elle.<br />
- Aucune chance qu'elle ait pu être encore vivante ?<br />
- Il ne lui lâchait pas la gorge.<br />
Reece s'assit à son tour, ramena ses genoux sous son menton. Un instant il respecta son<br />
silence, n'écoutant plus que les bruissements <strong>de</strong> la rivière, observant les jeux d'ombre et <strong>de</strong><br />
lumière formés par les nuages sur les rochers.<br />
- Je parie que vous êtes du genre à dire que le verre est à moitié vi<strong>de</strong>.<br />
- Pardon ?<br />
- <strong>Le</strong> verre est sans doute plus qu'à moitié vi<strong>de</strong> parce qu'il est fendu et qu'il fuit. En<br />
voyant ça, vous vous sentez abominablement coupable, vous vous lamentez : « Mon Dieu !<br />
J'ai vu une pauvre femme se faire assassiner et je n'ai rien pu faire. Pauvre femme, pauvre<br />
<strong>de</strong> moi ! » Au lieu <strong>de</strong> penser : « J'ai vu une femme se faire assassiner et si je n'avais pas été<br />
là personne n'aurait jamais su ce qui lui était arrivé. »<br />
Elle tourna les yeux vers lui, pencha la tête.<br />
- Vous avez raison. N'empêche que vous non plus n'êtes pas du genre à trouver le verre<br />
à moitié plein.<br />
- À moitié vi<strong>de</strong>, à moitié plein, quelle différence ? S'il y a quelque chose dans ce verre,<br />
buvez-le et c'est tout<br />
- Excellent raisonnement ! Si seulement ce verre pouvait contenir un bon pinot grigio !<br />
Elle se mit à rire et se leva.
- En tout cas, nous avons laissé <strong>de</strong>s traces, observa-t-elle. Des empreintes <strong>de</strong> pas, la<br />
marque <strong>de</strong> mon dos et <strong>de</strong> mes mains sur le sable. On voit maintenant que <strong>de</strong>ux personnes se<br />
sont battues ici.<br />
Brody alla cueillir une branche <strong>de</strong> saule dont il se servit pour balayer le sol.<br />
- Il est malin, observa-t-il. Il la traîne à l'abri <strong>de</strong>s regards, loin du canyon, puis il revient<br />
armé d'une branche comme celle-ci, s'assure qu'il n'a rien oublié sur place. Et quand bien<br />
même <strong>de</strong>s techniciens trouveraient un cheveu invisible à l'œil nu, qu'est-ce que ça prouverait<br />
?<br />
Il jeta la branche.<br />
- Rien. Il ne lui reste plus qu'à effacer les empreintes <strong>de</strong> ses propres pas au fur et à<br />
mesure qu'il s'éloigne. Ce ne sont pas les endroits propices qui manquent pour planquer un<br />
corps. Ou alors, si j'avais une voiture, je le jetterais dans le c<strong>of</strong>fre pour l'emporter plus loin.<br />
Quelque part où j'aurais tout le temps <strong>de</strong> creuser une tombe assez pr<strong>of</strong>on<strong>de</strong> pour que les<br />
animaux sauvages ne le déterrent pas. Vous en avez assez vu ?<br />
Elle hocha la tête :<br />
- Plus que mon content
Chapitre 9<br />
Comme ils revenaient sur leurs pas, Reece décapsula sa bouteille d'eau et en but quelques<br />
gorgées avant <strong>de</strong> la passer à Brody.<br />
- On dit que le crime parfait n'existe pas.<br />
- On dit beaucoup <strong>de</strong> choses et la plupart du temps on se trompe.<br />
- Certes. Il n'empêche que cette femme habitait bien quelque part, qu'elle avait <strong>de</strong> la<br />
famille.<br />
- C'est possible.<br />
Agacée, Reece plongea les mains dans ses poches.<br />
En tout cas, elle connaissait au moins une personne. Ce type qui l'a tuée.<br />
- On n'en sait rien. Ils auraient pu se rencontrer cinq minutes avant, ou se connaître<br />
<strong>de</strong>puis dix ans. Ils pouvaient venir <strong>de</strong> Californie ou <strong>de</strong> la côte Est. Qui sait s'ils n'étaient pas<br />
français ? Français ?<br />
- On tue dans n'importe quelle langue. Il n'y a aucune raison qu'ils viennent du coin. <strong>Le</strong><br />
Wyoming compte moins d'habitants que l'Alaska.<br />
- C'est pour ça que vous vous êtes installé ici ?<br />
- En partie. Quand on travaille dans un grand journal, on est enfoncé jusqu'au cou dans<br />
une population grouillante. Tout ça pour vous dire que ces gens, quels qu'ils soient, peuvent<br />
venir <strong>de</strong> loin.<br />
- Et ils se sont battus à mort parce qu'ils étaient perdus et que monsieur refusait <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r son chemin à un autochtone ? C'est un défaut bien masculin, je vous l'accor<strong>de</strong>,<br />
mais ça m'étonnerait Ils sont venus ici parce qu'ils avaient à discuter <strong>de</strong> quelque chose.<br />
Il aimait sa façon d'abor<strong>de</strong>r plusieurs sujets à la fois. Comme lorsqu'elle faisait la cuisine,<br />
jonglant avec les différents plats.<br />
- Ce ne sont que <strong>de</strong>s suppositions, objecta-t-il.<br />
- Soit. Tout comme vous supposez qu'ils n'étaient pas français.<br />
- Mais peut-être italiens, ou même lithuaniens.<br />
- Bon. Alors un couple lithuanien se perd parce que lui, comme la plupart <strong>de</strong>s mecs,<br />
prend son phallus pour une boussole. Brody fronça les sourcils :<br />
- C'est un secret masculin jalousement gardé. Comment l'avez-vous découvert ?<br />
- Quoi qu'il en soit, le couple sort <strong>de</strong> sa voiture, marche à travers les arbres jusqu'à la
ivière. Ils discutent, se battent ; il la tue. Puis, comme nous avons affaire à un montagnard<br />
lithuanien, il efface ses traces avec <strong>de</strong>xtérité et emporte le cadavre dans leur véhicule <strong>de</strong><br />
location afin <strong>de</strong> l'enterrer au pays.<br />
- Vous <strong>de</strong>vriez écrire <strong>de</strong>s romans.<br />
- Si c'est ce genre d'âneries que vous racontez, je m'étonne que vous soyez publié.<br />
- J’aurais mieux fait <strong>de</strong> m'en tenir aux Français. Néanmoins, Slim, ils auraient pu venir<br />
<strong>de</strong> n'importe où.<br />
En un sens; elle préférait examiner l'inci<strong>de</strong>nt sous l'angle d'un problème théorique. Cela lui<br />
permettait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r ses distances.<br />
- S'il a vraiment effacé ses traces, c'est qu'il possè<strong>de</strong> une sérieuse expérience <strong>de</strong><br />
chasseur.<br />
- Comme beaucoup <strong>de</strong> gens. Sans compter que ce n'était sans doute pas la première<br />
fois qu'ils venaient ici.<br />
Brody regardait autour <strong>de</strong> lui. Il connaissait ce genre <strong>de</strong> terrain pour en avoir souvent<br />
parcouru. D'ici peu, il y pousserait <strong>de</strong>s ancolies et <strong>de</strong>s boutons d'or, ainsi que du chèvrefeuille<br />
à pr<strong>of</strong>usion qui parfumerait les coins ombragés.<br />
- C'est encore un peu tôt pour les touristes, estima-t-il, mais certains viennent à cette<br />
époque <strong>de</strong> l'année parce qu'ils veulent éviter les foules <strong>de</strong> l'hiver ou <strong>de</strong> l'été. Ou bien, ils ne<br />
font que passer et s'arrêtent juste le temps d'une promena<strong>de</strong>. À moins que le couple que<br />
vous avez vu ne vive à Angel's Fist et ne soit déjà venu goûter à votre cuisine.<br />
- Charmant !<br />
- Vous avez vu comment il était habillé. Sauriez-vous le décrire ?<br />
- Une casquette <strong>de</strong> chasseur orange, une veste noire <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-saison. Non, un<br />
manteau. Non, finalement, une veste. Je n'ai pas fais assez attention à lui. J'aurais pu le<br />
nourrir à la petite cuillère sans le regar<strong>de</strong>r une seule fois. Je ne sais pas comment... Oh. Mon<br />
Dieu !<br />
- Il comprit tout <strong>de</strong> suite son cri. En fait, il avait aperçu l’ours une bonne dizaine <strong>de</strong><br />
secon<strong>de</strong>s avant elle.<br />
- Il ne s'intéresse pas à vous.<br />
- Vous êtes en communication télépathique avec les ours ? La situation lui semblait<br />
tellement irréelle qu'elle n'avait même pas peur.<br />
- Seigneur, qu'il est grand !<br />
- J'ai vu pire.
- Tant mieux pour vous. Euh... je suppose qu'il ne faut pas courir...<br />
- Non. Ça lui donnerait envie <strong>de</strong> nous poursuivre. Continuez <strong>de</strong> parler et <strong>de</strong> bouger ; on<br />
fera juste un petit détour. Maintenant il nous a vus.<br />
Cette fois, elle commençait à sentir son cœur battre. Elle se rappelait l'illustration <strong>de</strong> son<br />
gui<strong>de</strong> qui suggérait <strong>de</strong> faire le mort si un ours vous attaquait ; ça tenait <strong>de</strong> la posture <strong>de</strong><br />
yoga à l'usage <strong>de</strong>s enfants. Sans lui laisser le temps <strong>de</strong> vérifier les assertions du gui<strong>de</strong>, l'ours<br />
leur jeta un regard indifférent avant <strong>de</strong> s'éloigner.<br />
- Ils sont souvent timi<strong>de</strong>s, observa Brody.<br />
- C'est bon à savoir. Je crois que je vais m'asseoir une minute, si ça ne vous dérange<br />
pas...<br />
- Continuez <strong>de</strong> marcher. C'est la première fois que vous rencontrez un ours ?<br />
- De si près, oui. J'avoue que je ne pense pas souvent à ces braves bêtes. C'est vrai<br />
qu'ils sont beaux...<br />
- Sachez que s'il avait reniflé une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cadavre dans les parages, il serait beaucoup<br />
plus agressif. Cela signifie que soit il n'y a personne d'enterré par ici, soit il est très<br />
pr<strong>of</strong>ondément. Elle déglutit.<br />
- Charmante perspective ! Il me faut vraiment un verre <strong>de</strong> vin.<br />
De retour dans la voiture, elle se sentit plus en sécurité. El terriblement fatiguée. Elle<br />
rêvait autant <strong>de</strong> faire la sieste que d'avaler ce verre <strong>de</strong> vin. Dans une chambre tranquille et<br />
obscure» sous une couverture tiè<strong>de</strong>, les portes bien fermées» Pour tout oublier.<br />
Quand il démarra, elle ferma les yeux et glissa insensiblement dans le sommeil.<br />
Brody constata vite qu'elle dormait paisiblement, la tête calée entre le dossier et la<br />
fenêtre, les mains abandonnées sur ses genoux. Il poursuivit son trajet, non sans emprunter<br />
quelques chemins <strong>de</strong> traverse histoire <strong>de</strong> prolonger le voyage. À son avis, elle assumait bien<br />
mieux qu'elle ne semblait le croire. Rares étaient ceux qui auraient pu supporter autant<br />
d'épreuves, encore plus rares ceux qui auraient estimé avoir accompli leur <strong>de</strong>voir en<br />
déposant leur témoignage sur ce crime et basta. Mais pas elle.<br />
C'était sans doute dû à ce qu'elle avait traversé auparavant. Ou à son caractère.<br />
Entrer <strong>de</strong> son plein gré dans un hôpital psychiatrique, il fallait oser. À son ton, il <strong>de</strong>vinait<br />
qu'elle n'y voyait qu'une défaite. Il y voyait surtout du courage.<br />
De même, elle semblait considérer son périple <strong>de</strong>puis Boston comme une fuite alors que<br />
pour lui c'était un voyage initiatique, tout comme lui, <strong>de</strong>puis qu'il avait quitté Chicago. Une<br />
fuite n'était due qu'à la peur, au refus d'affronter une vérité. Un voyage ? C'était un passage,<br />
n'est-ce pas ? Il lui avait fallu, à lui, ce passage pour prendre conscience <strong>de</strong> la vie qu'il<br />
désirait, <strong>de</strong> son propre rythme.
À première vue Reece Gilmore accomplissait le même parcours. Elle portait juste <strong>de</strong> plus<br />
lourds bagages que lui. Jamais il n'avait craint pour sa vie, mais il imaginait ce que cela<br />
pouvait être. Après tout, c'était son métier. De même qu'il imaginait l'affolement qu'on <strong>de</strong>vait<br />
ressentir à s'éveiller dans un lit d'hôpital, rongé par la souffrance et le désarroi. <strong>Le</strong> désespoir<br />
<strong>de</strong> douter <strong>de</strong> sa propre santé mentale. Cela faisait beaucoup pour une seule personne.<br />
Et elle l'avait embringué là-<strong>de</strong>dans. Il n'était pas du genre à soigner l'aile brisée d'un<br />
oiseau tombé du nid. Pourtant, voilà qu'il s'impliquait et pas seulement parce qu'il avait failli<br />
être témoin d'un meurtre, ce qui en soi eût déjà été suffisant Elle l'attirait. Non par sa<br />
faiblesse mais par la force qu'elle mettait à se débattre, seule contre tous. Il ne pouvait que<br />
l'en admirer. Cette poigne <strong>de</strong> fer sous cette apparence fragile. Néanmoins, elle avait besoin<br />
<strong>de</strong> lui et il n'aimait pas les femmes dépendantes.<br />
En principe, iI les aimait intelligentes et autonomes, trop occupées par leur propre vie pour<br />
empiéter sur la sienne. Sans doute avait-elle été <strong>de</strong> ce genre avant le massacre au<br />
restaurant. Sans doute le re<strong>de</strong>viendrait-elle. Il serait intéressant d'observer sa progression.<br />
Il continuait <strong>de</strong> conduire et elle continuait <strong>de</strong> dormir, parmi les prairies vertes peuplées <strong>de</strong><br />
sauges, bordées par les montagnes aux neiges éternelles, à la puissance sereine si éloignée<br />
<strong>de</strong> leurs petites préoccupations humaines.<br />
Il roulait vite sur la route déserte, passant <strong>de</strong>vant une hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> bisons en train <strong>de</strong> brouter.<br />
Quelques têtes se levèrent et il remarqua <strong>de</strong>ux veaux qui se blottissaient contre leurs mères.<br />
Reece aurait sûrement aimé les voir, mais il la laissa dormir. Bientôt la plaine allait exploser<br />
<strong>de</strong> couleurs et <strong>de</strong> vie. Une tombe y passerait aisément inaperçue, tant <strong>de</strong>s bêtes que <strong>de</strong>s<br />
hommes. Il arrivait en vue d'Angel's Fist lorsque Reece geignit doucement dans son sommeil<br />
et se mit à frissonner. S'arrêtant en plein milieu <strong>de</strong> la chaussée, il lui secoua le bras :<br />
- Réveillez-vous !<br />
- Non<br />
Elle sortit <strong>de</strong> son sommeil tel un coureur jaillissant <strong>de</strong>s starting-blocks. Il eut juste le<br />
temps <strong>de</strong> bloquer son poing qui lui arrivait en pleine figure.<br />
- Frappez-moi, dit-il, et je vous le rendrai.<br />
- Quoi ? Comment ? Ne me dites pas que je me suis endormie !<br />
- En tout cas c'était bien imité.<br />
- Je vous ai frappé ?<br />
- Vous avez essayé et je ne vous conseille pas <strong>de</strong> recommencer.<br />
- Pardon. Vous pouvez me rendre ma main ?<br />
- Il ouvrit les doigts pour libérer le poing qu'elle reposa sur ses genoux.<br />
- Vous vous réveillez toujours comme si vous veniez d'entendre le gong du <strong>de</strong>uxième
ound ?<br />
- Je l'ignore. Voilà longtemps que je n'ai plus dormi <strong>de</strong>vant quelqu'un. Je <strong>de</strong>vais me<br />
sentir relaxée en votre compagnie.<br />
- Relaxée. Relaxant Vous me donnez envie <strong>de</strong> vous faire changer d'avis.<br />
Elle sourit<br />
- Vous n'êtes pas du genre à agresser les femmes.<br />
- Vous croyez ?<br />
- Je veux dire physiquement. Vous avez dû briser pas mal <strong>de</strong> cœurs, mais je ne vous<br />
vois pas maltraiter leurs propriétaires. À mon avis, vous avez dû vous contenter <strong>de</strong> leur<br />
asséner <strong>de</strong>s paroles féroces, ce qui, en fin <strong>de</strong> compte, est aussi cruel qu'une baffe. Cela dit,<br />
je vous remercie <strong>de</strong> m'avoir laissée dormir. Je dois... Oh ! Regar<strong>de</strong>z !<br />
Écarquillant les yeux <strong>de</strong>vant les montagnes qui barraient tout le pare-brise, elle défit sa<br />
ceinture et ouvrit sa portière, le visage aussitôt balayé par un coup <strong>de</strong> vent.<br />
- Elles sont tellement puissantes, tellement éblouissantes, tellement angoissantes... On<br />
dirait une forteresse invincible qui viendrait <strong>de</strong> jaillir du sol.<br />
Elle sortit <strong>de</strong> la voiture, s'appuya sur le capot.<br />
- Je les regar<strong>de</strong> tous les jours <strong>de</strong> ma fenêtre et chaque fois que je vais au travail ou<br />
que j'en sors. Mais là, ce n'est pas la même chose que <strong>de</strong> les voir <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s immeubles,<br />
avec du mon<strong>de</strong> autour.<br />
- Je suis là, ça fait bien du mon<strong>de</strong> ça, non ?<br />
- Vous avez compris ce que je voulais dire. Là, en pleine nature, on se sent pleinement<br />
humain.<br />
Elle jeta un regard par-<strong>de</strong>ssus son épaule, contente <strong>de</strong> constater qu'il l'avait rejointe.<br />
- J'avais envie <strong>de</strong> partir, <strong>de</strong> chercher du boulot ailleurs. Mais tous les matins, quand je<br />
vois ce lac et ces montagnes qui s'y reflètent, je me dis que ce serait idiot.<br />
- Il faut bien se fixer quelque part.<br />
- Je pensais regagner l'est, tôt ou tard. Sans doute pas Boston, plutôt le Vermont. J'y<br />
allais à l'école, je connais bien. J'étais certaine que la verdure finirait par me manquer.<br />
- Au printemps, la prairie <strong>de</strong>vient verte, les fleurs s'épanouissent. C'est tout un<br />
spectacle.<br />
- Je n'en doute pas. Pourtant ces montagnes aussi valent le détour. Encore plus qu'un<br />
verre <strong>de</strong> vin.
Renversant la tête en arrière, elle ferma les paupières, inspira une longue goulée d'air.<br />
- Vous avez parfois cette attitu<strong>de</strong> quand vous faites la cuisine. Elle rouvrit ses grands<br />
yeux noirs.<br />
- C'est vrai ? Quel genre d'attitu<strong>de</strong> ?<br />
- Décontractée et calme. Heureuse.<br />
- Ce doit être quand je me sens sûre <strong>de</strong> moi. Ça ne m'arrive plus souvent ces <strong>de</strong>rniers<br />
temps. J'ai eu du mal à retourner dans une cuisine après ce que j'ai subi. J'en avais perdu le<br />
goût, ou on me l'avait ôté. Mais ça me revient maintenant. Elle se retourna et lui saisit la<br />
main :<br />
- Oh ! Regar<strong>de</strong>z !<br />
À son tour, il aperçut la petite hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> bisons qui trottinait parmi les herbages.<br />
- C'est la première fois que vous en rencontrez ? Demanda-t-il ?<br />
- En liberté et d'aussi près, oui, comme l'ours tout à l'heure. Oh, là ! Des bébés !<br />
Elle articula ce <strong>de</strong>rnier mot avec attendrissement.<br />
- Pourquoi les femmes prononcent-elles toujours le mot bébé sur ce ton ?<br />
Pour un peu, elle lui aurait administré une tape sur le bras.<br />
- Ils sont si mignons ! Alors qu'ils vont <strong>de</strong>venir si gros !<br />
- Ça ne vous empêche pas <strong>de</strong> les manger en steak.<br />
- Je vous en prie ! Ça me donne envie <strong>de</strong> parcourir la région à cheval, pas en 4 x 4. Ça<br />
me permettrait <strong>de</strong> voir une antilope. Elles ne craignent pas l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s chevaux. Il faudrait<br />
juste que j'apprenne à monter.<br />
- Lou ne vous a pas proposé <strong>de</strong> vous apprendre ?<br />
Sans quitter la hor<strong>de</strong> <strong>de</strong>s yeux, elle glissa les mains dans ses poches.<br />
- Je ne sais pas trop ce qu'il a <strong>de</strong>rrière la tête. Si j'étais certaine qu'il se tienne bien, je<br />
me lancerais.<br />
- Vous aimez que les hommes se tiennent bien ?<br />
- Pas forcément. Seulement...<br />
Elle n'entendit retentir son alarme interne que lorsqu'il se fut approché d'elle au point <strong>de</strong><br />
l'emprisonner entre ses bras.<br />
- Brody…
- Vous n'êtes ni bête ni lente à la détente, alors ne préten<strong>de</strong>z pas que vous ne m'avez<br />
pas vu venir.<br />
Elle sentit son cœur battre la chama<strong>de</strong>, <strong>de</strong> peur, sans doute, mais pas seulement.<br />
- Il y a longtemps que je ne réfléchis plus en ces termes. Ça ne m'est même pas venu à<br />
l'idée.<br />
- Si ça ne vous intéresse pas, faites-le savoir clairement.<br />
- Bien sûr que ça m'intéresse ! C'est juste que... Hé ! Sans lui laisser le temps<br />
d'achever sa phrase, il la soulevait pour la remettre sur ses pieds<br />
- Retenez votre souffle, la prévint-il. On va plonger.<br />
Elle ne put retenir ni son souffle, ni ses pensées, ni son équilibre. <strong>Le</strong> baiser fut si soudain,<br />
si pr<strong>of</strong>ond que malgré l'air frais elle se sentit prise d'une bouffée <strong>de</strong> chaleur. Il n'avait pas la<br />
bouche patiente ni douce, ne cherchait ni à persua<strong>de</strong>r ni à séduire. Il prit juste ce qu'il<br />
voulait, et elle se sentit balayée par une sorte <strong>de</strong> torna<strong>de</strong> qui la laissa tout étourdie.<br />
Il y va fort, songea-t-elle. Comme un affamé. Elle avait presque oublié ce que c'était que<br />
<strong>de</strong> laisser un homme assouvir le désir qu'elle pouvait susciter.<br />
Malgré elle, ses bras lui entourèrent le cou, comme mus par une vie propre. De son côté, il<br />
posait les mains sur ses hanches pour mieux l'attirer contre lui.<br />
Cette fois, elle sentit leurs <strong>de</strong>ux cœurs battre ensemble, violemment. Et se mit à trembler.<br />
Pourtant, sa bouche le réclamait avi<strong>de</strong>ment, ses poignets s'entrecroisaient sur sa nuque pour<br />
le gar<strong>de</strong>r tout près d'elle. Ce ne fut pas <strong>de</strong> la peur qu'il goûta sur ses lèvres, mais une<br />
surprise mêlée <strong>de</strong> voracité.<br />
D'un mouvement décidé, il la hissa sur le capot et revint s'emparer <strong>de</strong> cette bouche qu'il<br />
convoitait.<br />
Sans doute avait-elle perdu la tête, mais elle s'en soucierait plus tard.<br />
- Caresse-moi, murmura-t-elle en lui mordillant la lèvre. Caresse-moi partout<br />
Elle sentit les paumes impatientes se glisser sous le doux coton <strong>de</strong> son pull pour<br />
emprisonner ses seins, et gémit en s'arc-boutant vers lui afin d'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r davantage.<br />
Davantage <strong>de</strong> contact, davantage <strong>de</strong> sensations, davantage <strong>de</strong> tout. Il avait les mains<br />
calleuses, dures comme le reste <strong>de</strong> sa personne, si fortes qu'elle en éprouva <strong>de</strong> délicieuses<br />
meurtrissures partout où il passait. Cette réaction passionnée surprit Brody. Jamais il ne<br />
parviendrait à se contrôler assez s'il ne s'arrêtait pas immédiatement. Ou bien il allait la<br />
déshabiller là, sur ce capot <strong>de</strong> voiture, et lui ferait l'amour jusqu'à plus soif.<br />
- On se calme, souffla-t-il. Juste une minute.<br />
C'était à peine si elle l'entendait à travers les gron<strong>de</strong>ments qui lui emplissaient la cervelle.<br />
Elle se contenta <strong>de</strong> poser la tête sur son épaule.
- C'est bon. Ouf ! Il ne faudrait pas... on ne <strong>de</strong>vrait pas...<br />
- On n'a plus seize ans, n'est-ce pas ? Et on recommencera, mais pas là, au milieu <strong>de</strong> la<br />
route, comme <strong>de</strong>s collégiens.<br />
- Non, bien sûr.<br />
Elle prit soudain conscience <strong>de</strong> l'endroit où ils se trouvaient. Sautant à terre, elle remit <strong>de</strong><br />
l'ordre dans ses vêtements, dans sa coiffure.<br />
- Tu es magnifique.<br />
- On ne peut pas... Je ne suis pas prête...<br />
- Écoute, Slim, je ne te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> m'épouser ni <strong>de</strong> porter mes enfants. Ce n'était<br />
jamais qu'un baiser et on a eu bien raison. Ce sera encore mieux quand on passera toute une<br />
nuit ensemble.<br />
Elle porta les mains à ses tempes.<br />
- Je ne peux pas y penser pour le moment. Ma tête va exploser.<br />
- Il y a quelques minutes, on aurait dit que c'était une autre partie <strong>de</strong> toi qui allait<br />
exploser.<br />
- Arrête, tu veux ? Regar<strong>de</strong>-moi ça, on est là, tous les <strong>de</strong>ux, à se chercher, à jouer au<br />
plus fin alors qu'une femme est morte.<br />
- Et elle le restera, qu'on couche ensemble ou pas. S'il te faut du temps pour t'habituer<br />
à cette idée, très bien, prends un jour ou <strong>de</strong>ux. Mais si, en fin <strong>de</strong> compte, tu conclus qu'on n'a<br />
rien à faire ensemble, c'est que je me serai trompé sur toute la ligne et que tu es idiote.<br />
- Je ne suis pas idiote.<br />
- Tu vois !<br />
Il contourna la voiture.<br />
- Brody. Tu ne peux pas attendre encore une minute ?<br />
- Pour quoi faire ?<br />
Elle ne put s'empêcher d'admirer le spectacle <strong>de</strong> ce grand gaillard dont la silhouette se<br />
découpait sur les montagnes enneigées.<br />
- Je ne sais pas. Je n'en ai pas la moindre idée.<br />
- Alors on rentre. J'ai envie d'une bière.<br />
- Je ne couche pas avec tous les hommes qui m'attirent<br />
- Si je comprends bien, dit-il en revenant vers la voiture, tu n'as pas fait l'amour <strong>de</strong>puis
<strong>de</strong>ux ans.<br />
- Exact. Et si tu crois que tu vas pouvoir pr<strong>of</strong>iter <strong>de</strong> la situation... Ne va surtout pas<br />
croire que je suis prête à tomber dans ton lit pour autant.<br />
- Je n'ai pas l'intention <strong>de</strong> t'assommer à coups <strong>de</strong> gourdin et <strong>de</strong> te traîner par les<br />
cheveux au fond <strong>de</strong> ma grotte.<br />
- Ça me surprendrait à peine, maugréa-t-elle en sortant ses lunettes <strong>de</strong> soleil. Et si je<br />
te suis reconnaissante <strong>de</strong> me croire, <strong>de</strong> me soutenir, je...<br />
Il freina si violemment qu'elle partit en avant, bloquée <strong>de</strong> justesse par sa ceinture.<br />
- Tu fais fausse route ! Lâcha-t-il d'un ton glacial.<br />
- Je…<br />
Cherchant ses mots, elle retint son souffle alors qu'il repartait.<br />
- D'accord, c'était insultant, autant pour toi que pour moi. Je t'avais dit que je n'arrivais<br />
pas à réfléchir. J'ai le corps tourne-boulé, l'esprit pas mieux. En plus j'ai mal à la tête.<br />
- Prends <strong>de</strong>ux aspirines et couche-toi. Reece regardait les montagnes.<br />
- Je veux voir le shérif. Si tu me déposais à son bureau ?<br />
- Rentre chez toi. Prends cette aspirine et tu lui téléphoneras.<br />
- Je veux lui parler <strong>de</strong> vive voix. Dépose-moi ! Ensuite, tu n'auras qu'à rentrer boire ta<br />
bière.<br />
Ils venaient <strong>de</strong> pénétrer dans la petite ville. Comme Brody ne répondait pas, Reece se<br />
tourna vers lui :<br />
- Je ne te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> m'accompagner. Je n'y tiens pas du tout Si Mardson ne me<br />
croit pas capable <strong>de</strong> défendre seule mon point <strong>de</strong> vue, il ne m'accor<strong>de</strong>ra pas le moindre<br />
crédit. Comme il s'arrêtait <strong>de</strong>vant le bureau du shérif, il la regarda d'un drôle d'air :<br />
- Qu'est-ce qu'il y a pour le dîner, <strong>de</strong>main ?<br />
- Pardon ?<br />
- Tu m'as invité.<br />
- Ah oui ! J'avais oublié. Je vais inventer quelque chose.<br />
- J'en ai l'eau à la bouche. Allez, va faire ce que tu veux et ensuite rentre te coucher.<br />
Tu as l'air épuisée.<br />
- Ça suffit les flatteries ! Tu vas me faire perdre la tête. Elle attendit une secon<strong>de</strong>,<br />
<strong>de</strong>ux, puis ramassa son sac et ouvrit la portière.
- Ça va ?<br />
- Oui. Sauf que je croyais que tu allais m'embrasser. Il haussa un sourcil :<br />
- Hé, Slim ! Ne me dis pas que tu veux déjà régulariser !<br />
- Enfoiré ! Et n'oublie pas <strong>de</strong> m'<strong>of</strong>frir <strong>de</strong>s tulipes, ce sont mes fleurs préférées.<br />
Ce fut dans cet état d'esprit guilleret qu'elle se présenta à la porte du shérif. Alors<br />
seulement, son angoisse prit le <strong>de</strong>ssus.<br />
Cela sentait le café froid et le chien mouillé. Deux bureaux métalliques se faisaient face,<br />
<strong>de</strong>stinés aux adjoints. Un seul était occupé. Touffe <strong>de</strong> cheveux sombres, bouc au menton,<br />
aimables yeux noisette, stature mince et jeune. Reece reconnut Denny Darwin qui aimait les<br />
œufs mollets et le bacon presque brûlé.<br />
Voyant qui entrait, il rougit légèrement et se mit à pianoter sur son clavier avec une<br />
ar<strong>de</strong>ur laissant entendre que son occupation précé<strong>de</strong>nte n'avait que peu <strong>de</strong> rapport avec son<br />
travail.<br />
- Bonjour, madame Gilmore.<br />
- Reece, corrigea-t-elle. J'aurais voulu parler au shérif.<br />
- Il vient <strong>de</strong> rentrer. C'est par là.<br />
- Merci. Quel beau chien !<br />
- C'est Moïse, le chien d'Abby Mardson, la ca<strong>de</strong>tte du shérif. Reece se dirigea vers la<br />
porte que Denny lui avait indiquée, donnant sur un corridor. Au fond, elle aperçut <strong>de</strong>ux<br />
cellules inoccupées. Ainsi qu'un bureau ouvert où se trouvait le shérif, assis <strong>de</strong>rrière une table<br />
qui semblait remonter à la guerre <strong>de</strong> Sécession. Outre l'ordinateur et le téléphone, il avait<br />
installé <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> famille, <strong>de</strong>s dossiers, une tasse rouge et un plumier. Sur un<br />
vieux portemanteau trônaient son chapeau et sa veste marron. Des portraits <strong>de</strong> John Wayne,<br />
Clint Eastwood et Paul Newman dans leurs meilleurs westerns égayaient les murs. Comme<br />
elle restait sur le seuil, hésitante, il se leva :<br />
- Entrez, Reece ! Je venais d'appeler chez vous.<br />
- Je vais me procurer un répon<strong>de</strong>ur. Vous avez une minute ?<br />
- Bien sûr. Asseyez-vous. Voulez-vous goûter un <strong>de</strong>s pires cafés du Wyoming ?<br />
- Sans façons. Je venais aux nouvelles.<br />
- Disons, pour commencer sur une note positive, que toute la population d'Angel's Fist<br />
répond à l'appel. I<strong>de</strong>m pour les quelques touristes. Nous n'avons aucune personne disparue<br />
qui correspon<strong>de</strong> au pr<strong>of</strong>il <strong>de</strong> la femme que vous avez décrite.<br />
- Au bout d'une journée, on ne s'est peut-être pas encore aperçu <strong>de</strong> sa disparition.
- C'est possible, voilà pourquoi j'ai l'intention <strong>de</strong> vérifier régulièrement ces données.<br />
- Vous croyez que j'ai tout inventé, n'est-ce pas ?<br />
Il se dirigea vers la porte, la ferma puis revint s'asseoir au bord <strong>de</strong> son fauteuil. Son visage<br />
n'exprimait que gentillesse et patience :<br />
- Je ne peux rien vous dire d'autre. Pour le moment, toutes les femmes <strong>de</strong> la ville sont<br />
bien présentes et les touristes sont en vie. Je sais également, parce que ça fait partie <strong>de</strong><br />
mon boulot, que vous avez connu <strong>de</strong> graves difficultés il y a <strong>de</strong>ux ans.<br />
- Ça n'a rien à voir.<br />
- Néanmoins, j'aimerais que vous preniez le temps d'y réfléchir posément. Il se peut<br />
que vous ayez vu <strong>de</strong>ux personnes en train <strong>de</strong> se disputer, comme vous l'avez dit. Peut-être<br />
même se sont-elles battues. Mais vous étiez très loin d'elles, Reece. Vous semble-t-il<br />
impossible que ces personnes soient parties ?<br />
- Elle est morte.<br />
- De l'endroit où vous étiez, vous n'avez pas pu lui prendre le pouls.<br />
- Non, mais...<br />
- J'ai vérifié vos déclarations à plusieurs reprises. Vous avez filé en courant pour revenir<br />
ensuite, accompagnée <strong>de</strong> Brody. Il vous a fallu à peu près une <strong>de</strong>mi-heure pour regagner<br />
votre poste. Vous semble-t-il impossible que, dans ce laps <strong>de</strong> temps, cette femme se soit<br />
relevée, qu'elle soit partie ? En colère, je n'en doute pas, peut-être même couverte <strong>de</strong> bleus,<br />
mais saine et sauve ?<br />
<strong>Le</strong> verre n'était ni à moitié vi<strong>de</strong> ni à moitié plein, pensa Reece. Ce n'était qu'un verre, et<br />
elle l'avait vu <strong>de</strong> ses yeux.<br />
- Elle est morte. D'ailleurs, si elle était partie à pied, pourquoi n'aurait-elle laissé<br />
aucune trace <strong>de</strong> son passage ?<br />
Il ne répondit pas tout <strong>de</strong> suite, mais, quand il reprit la parole, ce fut avec la même<br />
patience :<br />
- Vous n'êtes pas d'ici et c'est la première fois que vous vous promenez dans les<br />
parages. Vous avez été choquée, bouleversée. N'importe qui aurait pu se tromper sur<br />
l'endroit que vous avez indiqué à Brody. Il peut y avoir un kilomètre d'écart...<br />
- Je n'étais pas si loin que ça.<br />
- J'ai tout passé au peigne fin. J'ai contacté les hôpitaux <strong>de</strong>s environs. Aucune femme<br />
n'y a été admise, ni traitée pour <strong>de</strong>s blessures correspondant au traumatisme <strong>de</strong> la tête et du<br />
cou dont vous avez parlé. Je vérifierai encore <strong>de</strong>main.<br />
Elle se leva :
- Vous croyez que je n'ai rien vu du tout<br />
- Erreur. Je crois que vous avez vu quelque chose qui vous a fait peur. Mais je ne<br />
dispose pas du moindre indice qui prouverait un quelconque homici<strong>de</strong>. Aussi je vous propose<br />
<strong>de</strong> continuer à enquêter si, <strong>de</strong> votre côté, vous me promettez <strong>de</strong> ne plus vous en préoccuper.<br />
Je m'apprêtais à retourner chez moi. Pour y retrouver ma femme et mes enfants. Je vous<br />
dépose si vous voulez.<br />
- Je préfère marcher, le temps <strong>de</strong> m'éclaircir les idées. Sur le pas <strong>de</strong> la porte, elle se<br />
retourna :<br />
- Cette femme est morte, shérif. Je n'en démordrai pas. Quand elle fut sortie, Mardson<br />
laissa échapper un soupir. Il ferait tout ce qu'il pourrait, on ne saurait lui en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
davantage. En attendant, il allait récupérer son chien et rentrer à la maison, dîner avec<br />
sa femme et ses enfants.
Chapitre 10<br />
Brody se servit une bière et fourra une pizza congelée dans le four. Puis il écouta le<br />
message laissé sur le répon<strong>de</strong>ur par son agent. Son roman programmé pour le début <strong>de</strong><br />
l'automne intéressait déjà plusieurs éditeurs. Il s'octroya donc une secon<strong>de</strong> bière pour le<br />
dîner. Peut-être pourrait-il s'<strong>of</strong>frir quelque folie, genre écran plasma qu'il accrocherait au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> sa cheminée ? Il vida sa bouteille en regardant le soir tomber, puis s'avisa qu'il ne<br />
pourrait pas se payer cette belle télévision s'il ne se remettait immédiatement au travail. Il<br />
s'assigna <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong>vant son clavier avant d'aller se coucher. D'autant qu'il avait une<br />
femme à mer. En attendant ces instants fatals, il allait penser à une autre. Reece Gilmore<br />
présentait trop d'aspérités pour tomber facilement dans les bras d'un homme, c'était sans<br />
doute ce qui faisait son charme. Il aimait ses contrastes, son cran mêlé <strong>de</strong> fragilité, sa<br />
pru<strong>de</strong>nce et son audace. Sans compter qu'il s'était impliqué au moins autant qu'elle dans<br />
cette affaire. <strong>Le</strong> temps d'y trouver une solution, il pouvait s'appliquer à la connaître<br />
davantage. En attendant, il alluma son ordinateur puis sortit la pizza du four. Il coupa quatre<br />
parts qu'il disposa dans une assiette, prit <strong>de</strong>ux serviettes en papier, une autre bière et alla<br />
s'asseoir. Ce repas ne dut guère lui prendre plus <strong>de</strong> temps qu'il n'en fallut au shérif pour<br />
accé<strong>de</strong>r aux dossiers <strong>de</strong> la police sur Reece. Quant à lui, il <strong>de</strong>vrait se contenter <strong>de</strong> Google. Ce<br />
n'était déjà pas si mal.<br />
Il récupéra un article sur les chefs cuisiniers <strong>de</strong> Boston où il était question <strong>de</strong> Reece, alors<br />
âgée <strong>de</strong> vingt-quatre ans. Avec cinq kilos <strong>de</strong> plus, elle était tout <strong>de</strong> même plus appétissante.<br />
En fait, elle paraissait même éblouissante.<br />
Jeune, vibrante, souriant à l'objectif alors qu'elle brandissait coupe bleue et un rutilant<br />
batteur à œufs. L'article faisait état <strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s ainsi que d'une année à Paris pour<br />
couronner le tout, sans oublier <strong>de</strong> mentionner qu'enfant elle préparait déjà <strong>de</strong>s repas pour<br />
ses poupées.<br />
Il citait également Tony et Terry Maneo, les propriétaires du restaurant où elle travaillait.<br />
Tous <strong>de</strong>ux parlaient d'elle comme d'une perle inestimable mais aussi comme d'un véritable<br />
membre <strong>de</strong> la famille.<br />
Entre cet article et quelques autres, Brody apprit ainsi que, orpheline à quinze ans, Reece<br />
avait été recueillie par sa grand-mère maternelle. Célibataire, elle parlait couramment le<br />
français, aimait recevoir <strong>de</strong>s amis et s'était rendue célèbre par ses brunchs du dimanche.<br />
Parmi les adjectifs qui revenaient le plus souvent : énergique, inventive, audacieuse mais<br />
aussi celui qui lui était déjà venu à l'esprit : vibrante.<br />
Comment la décrire à présent ? Maniaque, nerveuse, déterminée. Passionnée.<br />
Une chronique du Boston Globe annonçait qu'elle prenait la tête d'un <strong>de</strong>s restaurants « les<br />
plus courus pour sa cuisine pr<strong>of</strong>ondément américaine et son atmosphère hautement<br />
conviviale ». Ces textes s'accompagnaient <strong>de</strong> portraits d'elle, beaucoup plus raffinée avec ses<br />
cheveux courts (jolie nuque) et son tailleur noir sur <strong>de</strong> hauts talons <strong>de</strong> séductrice.
Toute ma vie, je chérirai ces années passées chez Maneo's, ainsi que ceux avec qui j'ai<br />
travaillé ici. Tony et Terry m'ont non seulement mis le pied à l'étrier mais ils m'ont <strong>of</strong>fert un<br />
milieu familial que je ne connaissais plus. Autant je suis triste <strong>de</strong> quitter le bien-être et la<br />
bienveillance qui m'entouraient chez Maneo's, autant j'ai hâte <strong>de</strong> rejoindre l'équipe avantgardiste<br />
<strong>de</strong> L'Oasis. Je compte rehausser la réputation déjà bien établie <strong>de</strong> ce restaurant et y<br />
apporter quelques surprises.<br />
- Je suis sûr que tu aurais su t'étonner toi-même, Slim ! conclut-il à voix haute.<br />
En vérifiant la date <strong>de</strong> l'article, il constata que cela remontait à l'époque où lui-même avait<br />
envoyé promener son rédacteur en chef du Chicago Tribune. Et le reportage sur la tuerie<br />
chez Maneo's arrivait trois jours après le panégyrique du Globe. Fichue histoire. Seule<br />
survivante, Reece, atteinte <strong>de</strong> multiples<br />
blessures par balles, avait été transportée à l'hôpital dans un état critique. La police<br />
menait son enquête, etc. On parlait <strong>de</strong>s propriétaires qui tenaient ce restaurant <strong>de</strong>puis plus<br />
<strong>de</strong> vingt-cinq ans. Amis et parents témoignaient, pleuraient, s'indignaient. <strong>Le</strong> journaliste<br />
utilisait <strong>de</strong>s termes comme bain <strong>de</strong> sang, carnage, barbarie.<br />
D'autres textes évoquaient les progrès <strong>de</strong> l'enquête, à peu près nuls, les divers<br />
enterrements et cérémonies funèbres. L'état <strong>de</strong> Reece s'améliorait peu à peu ; elle était sous<br />
protection policière. Peu à peu, la tuerie ne fit plus la une ; elle gagna la page trois puis la<br />
<strong>de</strong>rnière. Il n'y eut que quelques lignes pour annoncer que Reece sortait <strong>de</strong> l'hôpital, sans<br />
citation ni photo. Il en allait ainsi <strong>de</strong> toutes les nouvelles, elles n'intéressaient que le temps<br />
d'être remplacées par d'autres. Pour Maneo's et Reece, cela dura trois semaines, et puis plus<br />
rien. <strong>Le</strong>s morts avaient été enterrés, les assassins oubliés, et l'unique survivante priée <strong>de</strong><br />
rassembler les morceaux <strong>de</strong> sa vie brisée.<br />
Tandis que Brody terminait sa pizza, Reece remplissait sa petite baignoire d'eau chau<strong>de</strong><br />
qu'elle additionna <strong>de</strong> quelques gouttes <strong>de</strong> bain moussant. Elle hésita un moment à<br />
s'enfermer dans la salle <strong>de</strong> bains, mais la pièce était si minuscule qu'elle ne pourrait<br />
supporter <strong>de</strong> s'y trouver emprisonnée. Et puis la porte principale était verrouillée, le dossier<br />
d'une chaise coinçant la poignée. Elle était parfaitement en sécurité. Cependant, une fois<br />
dans l'eau, elle ne put s'empêcher <strong>de</strong> se lever au moins <strong>de</strong>ux fois pour jeter un coup d'œil<br />
vers le living. Agacée contre elle-même, elle but <strong>de</strong>ux longues gorgées <strong>de</strong> vin.<br />
- Arrête ! Détends-toi. Tu aimais bien ça, avant. Souviens-toi. Traîne un peu dans ce bain<br />
avec un verre <strong>de</strong> vin et un bon bouquin. Il est temps d'arrêter <strong>de</strong> te décrasser en trois<br />
minutes sous la douche comme si Norman Bâtes t'attendait dans Psychose pour te hacher<br />
menu.<br />
Elle ferma les yeux, but une autre gorgée, puis ouvrit le livre. Cela commençait ainsi :<br />
On racontait que Jack Brewster creusait sa tombe <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, mais, alors que sa<br />
pelle mordait dans la dure terre hivernale, il s'agaçait à l'idée que ce commentaire puisse<br />
être, cette fois, pris au pied <strong>de</strong> la lettre.<br />
Cela la fit sourire, autant qu'espérer que Jack n'allait pas bientôt finir six pieds sous terre.
Elle passa un bon quart d'heure à lire avant que ses nerfs ne viennent lui rappeler qu'elle<br />
ferait bien <strong>de</strong> vérifier ce qui pouvait se passer autour d'elle. Nouveau record. Fière <strong>de</strong> son<br />
exploit, elle parvint à tenir encore dix minutes. La prochaine fois, se promit-elle en vidant la<br />
baignoire, elle tiendrait plus longtemps.<br />
Elle aimait ce livre. Elle le déposa pour étaler sur sa peau la crème hydratante assortie au<br />
bain moussant. Ensuite elle se coucherait et lirait encore quelques pages. <strong>Le</strong> Jack Brewster<br />
<strong>de</strong> Brody lui permettrait d'empêcher son esprit <strong>de</strong> trop battre la campagne.<br />
Ce soir, elle n'écrirait rien dans son journal. Maintenant qu'elle s'était calmée, elle <strong>de</strong>vait<br />
reconnaître que le shérif faisait effectivement <strong>de</strong> son mieux.<br />
Qu'il la croie ou non, il l'avait écoutée. Aussi allait-elle s'efforcer <strong>de</strong> suivre ses conseils. Ne<br />
plus penser à cette histoire pendant quelques heures.<br />
Elle enfila le pantalon <strong>de</strong> flanelle et le tee-shirt qui lui servaient <strong>de</strong> pyjama, détacha ses<br />
cheveux. Une petite tasse <strong>de</strong> thé et une soirée avec un bon livre.<br />
Tandis que l'eau chauffait, elle chercha <strong>de</strong> quoi confectionner un sandwich mais ne parvint<br />
à penser qu'au dîner du len<strong>de</strong>main. De la vian<strong>de</strong> rouge, évi<strong>de</strong>mment. Pourquoi pas un rôti<br />
avec une sauce au vin ? Elle filerait au marché dès qu'elle aurait une minute puis préparerait<br />
une marina<strong>de</strong>. Rien <strong>de</strong> plus simple. Pommes <strong>de</strong> terre nouvelles, carottes, haricots verts frais<br />
si elle en trouvait. Un repas masculin.<br />
Si elle en avait le temps, elle envisagerait <strong>de</strong>s champignons farcis en guise d'entrée. Et<br />
terminer le tout par <strong>de</strong>s fruits rouges à la crème. Non, trop féminin. Plutôt un crumble aux<br />
pommes, simple et traditionnel.<br />
La soirée s'achèverait-elle au lit ? L'idée n'était pas mauvaise, elle était désastreuse.<br />
Pourtant, il avait trouvé le moyen <strong>de</strong> réveiller ses sens. Mieux valait laver ses draps, pour le<br />
cas où. Comme elle n'en avait qu'une paire, elle écrivit le mot lessive suivi d'un point<br />
d'interrogation sur sa liste. Il allait aussi falloir trouver un bon vin rouge. Et du cognac. Sans<br />
compter qu'elle n'avait pas <strong>de</strong> café.<br />
Elle s'appuya les doigts sur les tempes, là où naissait un début <strong>de</strong> migraine. Elle ferait<br />
mieux d'annuler. Sinon, elle allait <strong>de</strong>venir folle. D'autant que Brody se contenterait<br />
certainement d'un steak haché et <strong>de</strong> frites.<br />
Mieux encore, elle <strong>de</strong>vrait faire ses bagages, laisser un mot d'adieu à Joanie et quitter<br />
Angel's Fist. Qu'est-ce qui la retenait ?<br />
Pour commencer, on y avait assassiné une femme, ce qui constituait une raison sans appel<br />
<strong>de</strong> prendre ses jambes à son cou. Bientôt, toute la ville saurait qu'elle prétendait avoir<br />
assisté à un assassinat et qu'il n'existait pas le début <strong>de</strong> la plus petite preuve pour étayer ses<br />
dires.<br />
Elle n'avait aucune envie que les gens se remettent à la regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> travers. Comme si<br />
elle n'était qu'une bombe sur le point d'exploser. D'autant qu'elle avait déjà réglé quelques
problèmes majeurs ; elle avait recommencé à cuisiner, elle s'était installé un studio, elle<br />
avait passé vingt-cinq minutes dans un bain. Et <strong>de</strong> nouveaux frémissements piquaient sa<br />
sensualité. Encore une soirée avec Brody et elle allait bouillir, ce qui, en soi, n'était pas un<br />
mal. Ils étaient tous <strong>de</strong>ux adultes et consentants, sans attaches particulières. Quoi <strong>de</strong> plus<br />
sain que le sexe ? Surtout avec un homme attirant. Décidément, elle progressait.<br />
Comme la bouilloire commençait à chantonner, elle reposa son crayon, sortit une tasse et<br />
une soucoupe. Elle éteignit le feu et, à l'instant où le sifflement s'apaisait, elle entendit<br />
frapper à la porte.<br />
En temps normal, elle aurait poussé un cri, mais elle sursauta assez brutalement pour se<br />
cogner au plan <strong>de</strong> travail. Elle s'emparait d'un couteau lorsque retentit la voix <strong>de</strong> Joanie :<br />
- Ouvre, bon sang ! Je n'ai pas toute la nuit !<br />
<strong>Le</strong>s jambes flageolantes, Reece traversa la pièce en hâte et, aussi calmement que<br />
possible, écarta la chaise <strong>de</strong> la poignée.<br />
- Pardon, j'en ai pour une secon<strong>de</strong>. Elle tira la chaîne <strong>de</strong> sécurité, ouvrit<br />
- J'étais dans la cuisine, expliqua-t-elle. Joanie sentait les épices et la fumée <strong>de</strong><br />
cigarette.<br />
- Je t'ai apporté le reste <strong>de</strong> ta soupe. La prochaine fois, tu en feras davantage. Tu as<br />
dîné ?<br />
- C'est que je...<br />
Joanie déposa le bol sur le comptoir.<br />
- Mange maintenant. Allez !<br />
Comme Reece hésitait, elle eut un geste impatient <strong>de</strong> la main :<br />
- Elle est encore chau<strong>de</strong>. Je prends ma pause.<br />
Sur ces paroles, elle se dirigea vers la fenêtre centrale, l'ouvrit <strong>de</strong> quelques centimètres,<br />
sortit un briquet et son paquet <strong>de</strong> Marlboro Light.<br />
- Tu ne vas pas me pondre une pendule si je fume ici ?<br />
En guise <strong>de</strong> réponse et <strong>de</strong> cendrier, Reece lui tendit sa soucoupe.<br />
- Ça se passe bien, les clients sont contents ?<br />
- Pas mal. Ta soupe marche très fort Tu pourras en refaire <strong>de</strong>main si ça te dit<br />
- Pas <strong>de</strong> souci.<br />
- Assieds-toi et mange.
- Vous n'êtes pas obligée <strong>de</strong> rester près <strong>de</strong> la fenêtre.<br />
- J'ai l'habitu<strong>de</strong>. Ça sent bon ici.<br />
- Je viens <strong>de</strong> prendre un bain moussant Mangue tropicale.<br />
- Bien. Tu attends du mon<strong>de</strong> ?<br />
- Pardon ? Non, non, pas ce soir.<br />
Joanie tira une bouffée avant <strong>de</strong> lancer d'un ton absent :<br />
- Lou est en bas. Il voulait te monter lui-même ta soupe, accompagné <strong>de</strong> Linda Gail, je<br />
te rassure. Mais j'ai préféré m'en charger.<br />
- C'est gentil <strong>de</strong> sa part.<br />
- Il s'inquiète pour toi, il pense que tu dois avoir peur.<br />
- J'ai l'habitu<strong>de</strong>, soupira Reece en s'asseyant <strong>de</strong>vant son bol. Mais je vais bien.<br />
- Il n'y a pas que lui qui s'inquiète. <strong>Le</strong> bruit s'est répandu à travers la ville, sur ce que m<br />
as vu hier.<br />
- Que j'ai vu ou cru avoir vu ?<br />
- A toi <strong>de</strong> le dire.<br />
- Que j'ai vu.<br />
- Bon. Linda Gail est prête à passer la nuit ici avec toi, si tu ne veux pas rester seule. À<br />
moins que tu ne préfères dormir chez elle.<br />
Reece s'immobilisa, la cuillère à mi-chemin vers sa bouche :<br />
- Vraiment ?<br />
- Non, j'ai inventé ça pour te voir ainsi, bouche bée.<br />
- Elle est adorable. Mais ça ira. Joanie jeta ses cendres.<br />
- Tu as l'air en meilleure forme, je dois le reconnaître. En tant que patronne mais aussi<br />
que propriétaire, j'ai dû répondre aux clients qui <strong>de</strong>mandaient <strong>de</strong> tes nouvelles. Mac, Cari,<br />
Doc, Bebe, Pete, Beck, etc. C'est sûr que certains étaient venus par curiosité, dans l'espoir <strong>de</strong><br />
t'apercevoir ou d'obtenir une information croustillante <strong>de</strong> ma part, mais presque tous<br />
s'inquiétaient sincèrement. J'ai pensé que tu aimerais le savoir.<br />
- J'apprécie cette gentillesse, d'autant que le shérif n'a rien trouvé du tout.<br />
- Certaines choses prennent plus <strong>de</strong> temps que prévu. Rick n'a pas clos son enquête.<br />
- Sans doute. Mais il ne me croit pas vraiment. Et comment le lui reprocher ? À lui ou
aux autres ? Surtout que tout le mon<strong>de</strong> sera bientôt au courant <strong>de</strong> ce qui m'est arrivé à<br />
Boston. Et... enfin, je suis sûre que c'est déjà le cas.<br />
- Quelqu'un murmure à quelqu'un qui murmure à quelqu'un... Oui, on a déjà parlé <strong>de</strong> ce<br />
qui s'est passé, <strong>de</strong> tes blessures.<br />
- Ça <strong>de</strong>vait arriver, soupira Reece. On ne pourra pas empêcher les gens <strong>de</strong> parler : « La<br />
pauvre petite ! Elle a connu tellement <strong>de</strong> malheurs ! Pas étonnant qu'elle ait <strong>de</strong>s<br />
hallucinations. »<br />
- La prochaine fois, j'apporte mon violon ! grommela Joanie en écrasant sa cigarette. À<br />
Boston tu as eu ton lot <strong>de</strong> pitié, jusqu'à l'écœurement. Tu dois tourner la page.<br />
- Parfaitement. Quand vous avez frappé à la porte, j'envisageais <strong>de</strong> m'en aller. Et je me<br />
retrouve là, à manger cette soupe - qui serait bien meilleure avec <strong>de</strong>s herbes fraîches, en<br />
passant. Je sais maintenant que je ne partirai pas. Pourtant, dès que vous <strong>de</strong>scendrez, je<br />
vérifierai la fermeture <strong>de</strong>s fenêtres, la serrure <strong>de</strong> la porte, la tonalité du téléphone.<br />
- Et tu vas bloquer la chaise sous la poignée ?<br />
- Rien ne vous échappe.<br />
- Pas grand-chose, répliqua Joanie en portant le cendrier improvisé au bord <strong>de</strong> l'évier.<br />
J'ai soixante ans dans les <strong>de</strong>nts et…<br />
- Soixante ans ? N'importe quoi !<br />
Amusée par l'étonnement <strong>de</strong> Reece, Joanie haussa les épaules.<br />
- J'atteindrai ma soixantième année en janvier prochain, alors je tâche <strong>de</strong> m'habituer.<br />
Bon, je ne sais plus ce que je voulais te dire.<br />
- Je vous en aurais donné dix <strong>de</strong> moins.<br />
- Tu cherches une augmentation ou quoi ? Il y a certainement <strong>de</strong>s curieux à Angel's<br />
Fist, mais il y a aussi <strong>de</strong>s gens bien, sinon voilà belle lurette que je me serais taillée, moi<br />
aussi. Alors si tu as besoin d'un coup <strong>de</strong> main, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
- Promis.<br />
- Maintenant, il faut que je re<strong>de</strong>scen<strong>de</strong>.<br />
En se dirigeant vers la porte, Joanie regarda autour d'elle :<br />
- Tu ne veux pas une télé ? J'en ai une en rab, si ça te tente. Reece allait refuser, lui<br />
dire <strong>de</strong> ne pas se donner cette peine, mais sa logeuse n'était pas du genre à s'encombrer<br />
d'inutiles politesses. Alors elle se ravisa :<br />
- J'aimerais bien, si vous pouvez m'en prêter une.<br />
- On t'installera ça <strong>de</strong>main. On dirait qu'il va pleuvoir. Allez, je t'attends à 6 heures
précises.<br />
Reece alla fermer la fenêtre et barrica<strong>de</strong>r la porte. Comme n'importe quelle femme seule,<br />
se dit-elle. Elle ajouta quand même la chaise sous la poignée, ça ne pouvait faire <strong>de</strong> mal à<br />
personne.<br />
L'orage se déclara peu après 2 heures du matin et la réveilla. Elle s'était endormie sur le<br />
livre <strong>de</strong> Brody, la lumière allumée. Malgré la pluie qui tambourinait sur le toit, elle entendit le<br />
tonnerre dans le lointain.<br />
Elle se pelotonna, bâilla, remonta ses couvertures sous le menton ; alors qu'elle inspectait<br />
machinalement la pièce avant <strong>de</strong> refermer les yeux, elle se figea. La porte d'entrée était<br />
entrouverte.<br />
Frissonnante, elle s'empara <strong>de</strong> sa torche qu'elle tint à <strong>de</strong>ux mains comme une matraque.<br />
S'enveloppant <strong>de</strong> sa couverture, elle courut vers la porte.<br />
Elle la claqua, la verrouilla avant <strong>de</strong> se précipiter, le cœur battant, vers les fenêtres pour<br />
s'assurer qu'elles étaient bien fermées, puis jeta un rapi<strong>de</strong> coup d'œil à travers la vitre.<br />
Personne ne traînait <strong>de</strong>hors sous la pluie. <strong>Le</strong> lac était noir, la rue déserte et luisante.<br />
Comment croire qu'elle ait pu laisser la porte ouverte par erreur ? Ou que le vent ait suffi à<br />
faire sauter le verrou ? À quatre pattes sur le sol, elle aperçut les traces <strong>de</strong> la chaise qui avait<br />
raclé le bois.<br />
Jamais le vent n'aurait déployé une telle force.<br />
Assise par terre, elle s'adossa au mur, la couverture drapée autour d'elle.<br />
Elle parvint à sommeiller un peu, puis finit par s'habiller et <strong>de</strong>scendit travailler. Dès<br />
l'ouverture du bazar, elle prit une pause pour aller s'acheter un verrou.<br />
- Vous ne voulez pas que je le pose ? interrogea Mac. De toute façon, j'avais l'intention<br />
<strong>de</strong> venir déjeuner. Je n'en aurai pas pour longtemps.<br />
Ne pas hésiter à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong>, avait dit Joanie.<br />
- Je vous remercie infiniment, monsieur Drubber.<br />
- C'est comme si c'était déjà fait. Je vous comprends. On se sent plus en sécurité avec<br />
un bon gros verrou.<br />
- J'en suis sûre.<br />
Comme le carillon <strong>de</strong> la porte sonnait, elle se retourna, salua le nouvel arrivant :<br />
- Bonjour, monsieur Sampson.<br />
- Bonjour. Comment ça va ?<br />
- Bien. Euh... je suppose que le shérif vous a déjà parlé, mais je me <strong>de</strong>mandais si l'un
d'entre vous avait vu par ici une femme aux longs cheveux noirs et en veste rouge, ces<br />
<strong>de</strong>rniers temps ?<br />
- J'ai eu quelques randonneurs, indiqua Mac, mais c'étaient tous <strong>de</strong>s hommes, quoique<br />
certains aient porté <strong>de</strong>s boucles d'oreilles ou même un anneau dans le nez.<br />
- Ça arrive souvent en hiver avec les snow-boar<strong>de</strong>rs, commenta Cari. De nos jours, les<br />
garçons portent plus <strong>de</strong> bijoux que les filles. J'ai eu aussi un couple <strong>de</strong> retraités du Minnesota<br />
venus en camping-car il y a quelques jours.<br />
- La femme avait les cheveux gris, lui rappela Mac, et le type <strong>de</strong>vait peser dans les cent<br />
vingt kilos. Rien à voir avec la <strong>de</strong>scription du shérif.<br />
- C'est peut-être eux que vous avez vus se battre. On ne sait jamais. <strong>Le</strong>s gens font <strong>de</strong>s<br />
trucs si bizarres parfois !<br />
- C'est vrai, commenta Reece en sortant son portefeuille. Je vous laisse le verrou,<br />
monsieur Drubber ?<br />
- Très bien. Et gar<strong>de</strong>z votre argent. Je le mettrai sur le compte <strong>de</strong> Joanie.<br />
- Oh non ! C'est pour moi...<br />
- Vous avez l'intention <strong>de</strong> faire un trou dans la porte pour l'emporter avec vous ?<br />
- Non, mais...<br />
- Je le mets sur le compte <strong>de</strong> Joanie. Vous faites une soupe du chef, aujourd'hui ?<br />
- À l'ancienne, avec <strong>de</strong>s nouilles et du poulet<br />
- Parfait. Vous avez besoin d'autre chose ?<br />
- En fait oui, mais je reviendrai plus tard. Ma pause est terminée.<br />
- Annoncez-moi la liste, dit-il en prenant un crayon. Je vous apporterai tout ça en<br />
venant déjeuner.<br />
- Il me faut un petit rôti, une livre <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre nouvelles, une <strong>de</strong> carottes...<br />
Quand elle eut terminé, Mac haussa les sourcils.<br />
- On dirait que vous allez recevoir <strong>de</strong>s invités.<br />
- Je dois un dîner à Brody. Il m'a rendu service récemment.<br />
- Il n'y perd pas au change.<br />
- S'il y a <strong>de</strong>s restes, je vous les apporte. Pour vous remercier <strong>de</strong> poser le verrou.<br />
- Marché conclu.
Elle sortit dans l'air resté frais après l'orage <strong>de</strong> la nuit. Une bonne chose <strong>de</strong> faite.<br />
Quand elle se coucherait, cette nuit, seule ou non, elle aurait un soli<strong>de</strong> verrou pour la<br />
protéger.<br />
Lou roulait vers Angel's Fist dans son pick-up en écoutant un CD <strong>de</strong> Waylon Jennings. Juste<br />
avant, il avait écouté Faith Hill qu'il considérait comme la meilleure chanteuse <strong>de</strong> country,<br />
toutefois il ne pouvait décemment entrer en ville avec une fille braillant dans son habitacle.<br />
Sauf en chair et en os, en train <strong>de</strong> se débattre. Il en avait une dans la tête en ce moment. En<br />
fait, il en voyait même plusieurs. Il en aperçut une en jean moulant et sweat-shirt rouge,<br />
occupée à peindre ses volets en jaune vif. Dans l'espoir d'attirer son attention, il lança son<br />
moteur à plein régime, mais elle parut ne pas le remarquer, alors il vint se garer près d'elle.<br />
C'était le genre <strong>de</strong> fille avec laquelle il fallait se donner <strong>de</strong> la peine pour obtenir <strong>de</strong>s miettes.<br />
- Hé, Linda Gail !<br />
- Salut !<br />
Elle n'en cessa pas <strong>de</strong> peindre pour autant<br />
- Qu'est-ce que tu peins ?<br />
- <strong>Le</strong>s ongles <strong>de</strong> mes pieds, ça ne se voit pas ?<br />
Il sortit du pick-up d'un mouvement nonchalant.<br />
- C'est ton jour <strong>de</strong> congé ?<br />
Il avait déjà vérifié son emploi du temps et savait qu'elle allait répondre par l'affirmative.<br />
- Oui. Et toi ?<br />
- J'ai du mon<strong>de</strong>, mais j'allais faire un tour. Tu as vu Reece ?<br />
- Non.<br />
D'un coup <strong>de</strong> pinceau plus violent sur le volet, elle manqua <strong>de</strong> lui envoyer quelques<br />
éclaboussures à la figure.<br />
- Hé, attention !<br />
- Dégage ! Quel fichu caractère ! pensa-t-il.<br />
- Écoute, je voulais juste savoir comment elle allait, c'est tout<br />
- Ta mère t'a dit <strong>de</strong> lui foutre la paix, je te rappelle. Cependant elle poussa un soupir<br />
avant d'ajouter :<br />
- Je voudrais bien savoir ce qui s'est passé. Un meurtre, tu te rends compte ? D'après<br />
Bebe, ce <strong>de</strong>vaient être <strong>de</strong>s gens qui avaient cambriolé une banque et qui s'étaient fâchés,<br />
alors il l'aurait tuée afin <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le magot pour lui seul.
- C'est une théorie comme une autre. Abaissant son pinceau, elle s'appuya à l'échelle.<br />
- Moi, je crois que c'était un couple adultère qui s'enfuyait. Et puis elle a changé d'avis,<br />
voulu retourner chez son mari et ses enfants, alors il l'a tuée dans le feu <strong>de</strong> la passion.<br />
- Ça tient <strong>de</strong>bout aussi. Il aurait planqué le corps dans un nid <strong>de</strong> castors.<br />
À son tour, Lou s'appuya à l'échelle. Il respirait l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la peinture, mais aussi celle <strong>de</strong><br />
la peau un peu moite <strong>de</strong> Linda Gail. Elle reprit sa peinture, son joli petit postérieur juste à la<br />
bonne hauteur.<br />
- Tu veux aller la voir ?<br />
- Qui?<br />
Lou dut se concentrer pour retrouver le fil <strong>de</strong> leur conversation : Ah, Reece ! Je n'en sais<br />
rien. Si tu viens avec moi...<br />
- Ta mère t'a dit <strong>de</strong> lui foutre la paix. Et puis il faut que je termine ça. Tu pourrais<br />
m'ai<strong>de</strong>r au lieu <strong>de</strong> rester planté là<br />
- C'est mon jour <strong>de</strong> congé.<br />
- Moi aussi.<br />
Il n'avait aucune envie <strong>de</strong> peindre <strong>de</strong>s volets. D'un autre côté, il n'avait rien <strong>de</strong> mieux à<br />
faire.<br />
- Bon, tu as un autre pinceau ?<br />
Elle lui en désigna un qui portait encore l'étiquette sur le manche.<br />
- Si on termine avant la nuit, on pourrait aller au ranch. Je sellerais <strong>de</strong>ux chevaux. C'est<br />
une belle journée pour se bala<strong>de</strong>r. Sans cesser <strong>de</strong> peindre, Linda Gail sourit.<br />
- Peut-être. C'est une très belle journée.
DÉTOURS<br />
La douleur a une part <strong>de</strong> vi<strong>de</strong><br />
On ne peut se souvenir<br />
Quand elle a commencé, ou s'il y avait<br />
Un jour où elle n'était pas.<br />
Emily Dickinson
Chapitre 11<br />
Reece pr<strong>of</strong>ita <strong>de</strong> la pause suivante pour foncer à l'étage. À l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la clef que Mac avait<br />
déposée chez Joanie, elle actionna le nouveau verrou.<br />
À ce seul bruit elle se sentit déjà mieux et répéta ce geste à plusieurs reprises avant <strong>de</strong><br />
pousser un soupir <strong>de</strong> soulagement. Néanmoins, elle <strong>de</strong>vait préparer sa marina<strong>de</strong> et y plonger<br />
le rôti avant <strong>de</strong> re<strong>de</strong>scendre en quatrième vitesse terminer son service. Sous la nouvelle<br />
poêle à frire qu'elle lui avait commandée, elle trouva une note rédigée par Mac, <strong>de</strong> son<br />
écriture claire et soignée:<br />
J'ai pris la liberté <strong>de</strong> ranger vos provisions pour qu'elles ne risquent pas <strong>de</strong> s'abîmer. Je<br />
vous ai ouvert un compte, vous me paierez à la fin du mois. Bon dîner. J'espère qu'il y aura<br />
<strong>de</strong>s restes pour moi. M.D.<br />
Qu'il était gentil ! Comment se faisait-il qu'aucune femme ne lui ait mis le grappin <strong>de</strong>ssus ?<br />
Elle sortit le rôti du réfrigérateur, puis ouvrit le meuble sous le comptoir à la recherche<br />
d'un saladier. Il ne se trouvait pas là. Ni aucun ustensile <strong>de</strong> cuisine d'ailleurs. À la place, elle<br />
découvrit ses chaussures <strong>de</strong> marche et son sac à dos.<br />
<strong>Le</strong>ntement, elle s'agenouilla.<br />
Jamais elle ne les aurait rangés là ! Précautionneusement, comme si elle désamorçait une<br />
bombe, elle les sortit, les examina, défit le sac, y vit sa bouteille d'eau, sa boussole, son<br />
canif, sa moleskine, son écran total. Bien à leur place. Tremblant légèrement, elle porta le<br />
tout vers le dressing, où elle trouva les saladiers sur l'étagère, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s portemanteaux.<br />
Un moment d'étour<strong>de</strong>rie, rien <strong>de</strong> plus. Tout le mon<strong>de</strong> commettait ce genre d'erreur idiote.<br />
Elle déposa les souliers à terre, accrocha le sac à une patère et se revit accomplir<br />
exactement les mêmes gestes en revenant <strong>de</strong> la rivière avec Brody : juste avant <strong>de</strong> prendre<br />
une aspirine, avant <strong>de</strong> se faire couler un bain, elle avait ôté ses chaussures et les avait<br />
rangées dans le dressing avec le sac. Elle pouvait le jurer.<br />
Comme lorsqu'elle avait gribouillé sa carte. Elle avait <strong>de</strong> ces vi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> ces égarements...<br />
Non, impossible <strong>de</strong> croire qu'elle se remettait à oublier certaines choses, certains<br />
événements, comme lors <strong>de</strong> sa dépression. Pourtant, elle avait bien retrouvé les saladiers<br />
dans le dressing.<br />
Ce n'était tout <strong>de</strong> même pas Mac Drubber qui lui faisait une farce ! Impensable.<br />
Non, elle ne pouvait qu'accuser le stress. Elle avait subi un traumatisme qui lui polluait<br />
l'esprit au point <strong>de</strong> mal ranger certains objets. La belle affaire !<br />
Elle remit les saladiers à leur place, déposa celui dont elle avait besoin sur le comptoir et,<br />
refusant <strong>de</strong> s'attar<strong>de</strong>r davantage sur la question, elle entreprit <strong>de</strong> couper oignons et carottes,<br />
<strong>de</strong> mesurer, <strong>de</strong> mélanger.
Son service terminé, elle rouvrit sa porte et, cette fois, vérifia toutes ses affaires. Meuble<br />
bas, placards, armoire à pharmacie. Tout se trouvait exactement à sa place, aussi estima-telle<br />
l'inci<strong>de</strong>nt clos.<br />
Voilà longtemps qu'elle n'avait préparé <strong>de</strong> repas pour <strong>de</strong>ux. À ses yeux, c'était comme une<br />
redécouverte <strong>de</strong> l'amour. Textures, formes, o<strong>de</strong>urs, tout n'était que sensations, impressions<br />
émotionnelles, quasi spirituelles.<br />
Tandis que les légumes blondissaient dans le jus du rôti, elle ouvrit une bouteille <strong>de</strong><br />
cabernet pour le chambrer. Elle avait sans doute eu tort d'acheter <strong>de</strong>s serviettes en tissu si<br />
chères, mais elle ne pouvait se résoudre à utiliser <strong>de</strong>s serviettes en papier pour <strong>de</strong>s invités.<br />
Même si elle servait son dîner sur un comptoir. Et puis elles égayaient tellement ses assiettes<br />
blanches I Quant aux bougies, elles se révélaient aussi pratiques que jolies. En cas <strong>de</strong> panne<br />
d'électricité et si Reece venait à manquer <strong>de</strong> piles pour sa torche, elle aurait toujours cette<br />
solution, d'autant que les petits bougeoirs <strong>de</strong> verre bleu ne lui avaient pas coûté cher. Tout<br />
bien considéré, elle resterait encore un peu. Ça ne ferait pas <strong>de</strong> mal d'acheter certains objets<br />
pour rendre le studio plus confortable, pour qu'elle s'y sente davantage chez elle. Tant qu'elle<br />
ne dépensait pas toute sa paye en tapis, ri<strong>de</strong>aux et œuvres d'art. Quoique un joli tapis aux<br />
couleurs vives... Elle se surprit à chantonner tout en préparant la farce <strong>de</strong>s champignons. Un<br />
signe qui prouvait qu'elle se sentait bien. Peut-être <strong>de</strong>vrait-elle acheter un petit lecteur <strong>de</strong><br />
CD, histoire <strong>de</strong> se donner l'illusion <strong>de</strong> la compagnie.<br />
Et si elle louait ou empruntait un bateau pour explorer le lac ? Cela lui ferait du bien <strong>de</strong><br />
ramer un peu. Un bon moyen <strong>de</strong> re<strong>de</strong>venir une personne normale. D'autant qu'elle avait un<br />
ren<strong>de</strong>z-vous ce soir. Quoi <strong>de</strong> plus normal ? De même que les dix minutes <strong>de</strong> retard accusées<br />
par Brody. Ça aussi, c'était normal. À moins qu'il ne vienne finalement pas du tout. À moins<br />
qu'il n'ait réfléchi, et préféré en rester là. Avant que les choses ne se compliquent davantage.<br />
Pourquoi s'encombrer d'une compagne aussi tordue ? Qui vérifiait trois fois la fermeture <strong>de</strong> sa<br />
porte pour finalement trouver le moyen <strong>de</strong> la laisser ouverte ? Qui ne se souvenait pas<br />
d'avoir gribouillé une carte au marqueur rouge ? Qui rangeait ses chaussures <strong>de</strong> marche dans<br />
un meuble <strong>de</strong> cuisine ?<br />
Elle s'arrêta, ferma les yeux, poussa un soupir. Respira l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s champignons, <strong>de</strong>s<br />
poivrons et <strong>de</strong>s oignons. À cet instant précis, elle perçut <strong>de</strong>s pas dans l'escalier. <strong>Le</strong> temps<br />
d'évacuer un instinctif mouvement d'affolement, elle entendit frapper à la porte. Elle s'essuya<br />
les mains au torchon accroché à sa ceinture et alla ouvrir. Avant <strong>de</strong> déverrouiller, cependant,<br />
elle ne put s'empêcher <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :<br />
- Brody ?<br />
- Tu attends quelqu'un d'autre ? Qu'est-ce qu'il y a pour le dîner ?<br />
Si bien qu'elle souriait quand elle le fît entrer.<br />
- Croquettes <strong>de</strong> saumon, asperges à la vapeur accompagnées <strong>de</strong> polenta.<br />
Il entra les yeux écarquillés, renifla un bon coup et lui décocha un large sourire :
- Ça sent plutôt la vian<strong>de</strong>. Tiens, tu nous gar<strong>de</strong>ras ça au frais pour une prochaine fois.<br />
Elle prit le vin qu'il lui <strong>of</strong>frait, un beau pinot grigio. Ainsi, il écoutait ce qu'elle disait, même<br />
quand il n'en avait pas l'air<br />
- J’ai ouvert du cabernet, si tu en veux tout <strong>de</strong> suite un verre.<br />
- Je ne dis pas non.<br />
Il ôta sa veste la jeta sur le dossier d une chaise.<br />
- Nouveau verrou ? Décidément, il remarquait tout<br />
- Mac Drubber est venu le poser. Je suppose que c'est un peu excessif, mais je dormirai<br />
mieux.<br />
- Et tu as une télé maintenant ! On dirait que tu t ouvres un peu au mon<strong>de</strong>.<br />
- J’ai décidé <strong>de</strong> me lancer dans la technologie. Elle lui versa un verre <strong>de</strong> vin puis, dans un<br />
même mouvement, se tourna pour sortir le rôti du four et le déposer sur le réchaud.<br />
- Ah ! Comme celui <strong>de</strong> maman ! C'est vrai ?<br />
- Non. Ma mère est du genre à brûler les plats tout préparés. Amusée, Reece finit <strong>de</strong><br />
farcir les champignons.<br />
- Que fait-elle dans la vie ?<br />
- Psychiatre. Elle a son propre cabinet<br />
Malgré le nœud qui venait <strong>de</strong> se former dans son estomac, Reece déposa doucement les<br />
chapeaux sur les champignons.<br />
- Ah!<br />
- Et elle fait du macramé.<br />
- Du quoi ?<br />
- Une espèce <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelle à base <strong>de</strong> bouts <strong>de</strong> ficelle. Un jour, elle en a meublé tout un<br />
studio, les fauteuils, les ri<strong>de</strong>aux, les abat-jour. C'était une obsession.<br />
Reece glissa les champignons dans le four, tourna le minuteur.<br />
- Et ton père ?<br />
- Il adore préparer <strong>de</strong>s barbecues, même en plein hiver. Il est pr<strong>of</strong> d'université.<br />
Linguistique romane, il y a <strong>de</strong>s gens pour trouver qu'ils forment un drôle <strong>de</strong> couple. Elle est<br />
vive et stable, lui timi<strong>de</strong> et rêveur. Mais ça marche. Tu en prends un peu.<br />
Elle sortit un ravier d'olives.<br />
- Tu as <strong>de</strong>s frères et sœurs ?
- Deux, un <strong>de</strong> chaque.<br />
- J’ai toujours rêvé d'en avoir moi aussi. Pour pouvoir me disputer ou pour former une<br />
alliance contre les autres. Je suis fille unique, comme mes <strong>de</strong>ux parents d'ailleurs.<br />
- Ça fait davantage <strong>de</strong> din<strong>de</strong> pour Thanksgiving.<br />
- Tu vois toujours le bon côté <strong>de</strong>s choses. L'une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles j'ai adoré<br />
travailler chez Maneo's, c'était le bruit incessant. Ma grand-mère est adorable. Soli<strong>de</strong>,<br />
gentille, équilibrée. Et si patiente avec moi !<br />
Elle leva son verre avant <strong>de</strong> boire.<br />
- Je lui ai donné beaucoup <strong>de</strong> soucis <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans.<br />
- Elle sait où tu es ?<br />
- Oui, bien sûr ! Je lui téléphone toutes les <strong>de</strong>ux semaines, je lui envoie régulièrement<br />
<strong>de</strong>s courriels. Elle adore ça. C'est une femme mo<strong>de</strong>rne. Elle avait divorcé <strong>de</strong> mon grand-père<br />
avant ma naissance. Elle a monté une entreprise <strong>de</strong> décoration.<br />
Elle promena un regard absent sur le petit studio.<br />
- Elle serait <strong>of</strong>fusquée <strong>de</strong> constater que je me suis si peu occupée <strong>de</strong> cet endroit Cela<br />
dit elle aime voyager. Après la mort <strong>de</strong> mes parents au cours d'un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la route,<br />
quand j'avais quinze ans, elle a dû ralentir le rythme pour s'occuper <strong>de</strong> mon éducation.<br />
- Soli<strong>de</strong>, gentille, équilibrée. Elle tient sans doute davantage à ton bonheur qu'à te voir<br />
vivre à Boston.<br />
Reece réfléchit un instant puis prit un plat<br />
- Tu as raison, mais j'ai eu largement le temps <strong>de</strong> culpabiliser là-<strong>de</strong>ssus. Enfin, je suis<br />
parvenue à la convaincre que j'allais bien. En ce moment elle est à Barcelone. Pour y acheter<br />
<strong>de</strong>s tissus et <strong>de</strong>s meubles.<br />
Elle sortit les champignons, les parsema <strong>de</strong> parmesan, les passa sous le gril.<br />
- Ce serait meilleur avec du fromage frais, mais je n'en ai pas trouvé.<br />
- Je me ferai violence.<br />
Une fois qu'elle les trouva grillés à point elle les sortit et les déposa sur le bar.<br />
- C'est la première fois en <strong>de</strong>ux ans que je prépare un repas pour une personne<br />
particulière.<br />
- Tu en prépares tous les jours en bas.<br />
- Oui mais ça, c'est du travail. C'est le premier que je prépare pour le plaisir. L'autre<br />
soir, ça ne compte pas, j'avais improvisé. Figure-toi que ça me manquait Je ne m'étais pas
endu compte à quel point.<br />
- Ravi d'avoir pu te rendre ce service, dit Brody en goûtant le plat. Excellent !<br />
Elle se servit à son tour, sourit:<br />
- C'est vrai.<br />
Ce n'était pas si difficile. Elle pouvait se détendre, goûter le plaisir <strong>de</strong> parachever la<br />
préparation du repas et, singulièrement, se réjouir du plaisir qu'elle procurait à son invité.<br />
- Pour cette recette, ce sera plus facile si je la présente directement sur les assiettes.<br />
Ça te va ?<br />
- Vas-y. Et ne lésine pas.<br />
Pendant qu'elle dressait les assiettes, il remplissait leurs verres. Il avait remarqué les<br />
bougies, les jolies serviettes, le gros moulin à poivre. Tout cela était nouveau <strong>de</strong>puis sa<br />
<strong>de</strong>rnière visite. Il avait aussi remarqué son roman sur la table <strong>de</strong> nuit. Cette femme<br />
s'installait Bientôt il allait voir apparaître un vase <strong>de</strong> fleurs et quelques tableaux aux murs.<br />
- J'ai commencé ton livre, dit-elle en levant les yeux vers lui. Des yeux qu'elle avait<br />
magnifiques.<br />
- Qu'en penses-tu ?<br />
- C'est bien.<br />
Elle vint s'asseoir à côté <strong>de</strong> lui, mit une serviette sur ses genoux.<br />
- Ça fait peur, continua-t-elle. J'aime assez. Jack me plaît - quel enfoiré ! J'espère qu'il<br />
ne terminera pas dans cette tombe. Et puis je crois que Léa va le remettre dans la bonne<br />
voie.<br />
- C'est à ça que servent les femmes, selon toi ?<br />
- Si elles se donnent cette peine, c'est qu'elles tiennent à la personne pour qui elles le<br />
font. J'espère qu'ils vont vivre ensemble, tous les <strong>de</strong>ux.<br />
- Qu'ils seront heureux et qu'ils auront beaucoup d'enfants ?<br />
- Si la justice ne triomphe pas, si l'amour n'existe même pas dans les romans, à quoi<br />
bon ?<br />
- Puis ? C’est Pas avec ce genre <strong>de</strong> fin qu’on obtient le prix Elle se mordit les lèvres.<br />
- C'est ça que tu cherches ?<br />
- Si c'était ça, je travaillerais toujours pour le Tribune. Et c’est pas en préparant <strong>de</strong>s<br />
soupes maison dans le Wyoming ou en grillant <strong>de</strong>s steaks <strong>de</strong> bison que tu te feras remarquer<br />
comme un grand chef <strong>de</strong> la nouvelle cuisine.
- C’est qu’à une époque je visais ça. Des prix, la reconnaissance <strong>de</strong> mes pairs.<br />
Aujourd'hui, je préfère préparer un bon rôti chez moi.<br />
Elle laissa passer une minute avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :<br />
- C'est bon ?<br />
- Je te décerne un prix perso. Où as-tu trouvé ces petits pains ?<br />
- Je les ai faits.<br />
Elle lui passa le panier pour qu'il en prenne un autre.<br />
- C'est autrement meilleur que ceux qu'on sert habituellement avec les hamburgers.<br />
- J'espère bien. Je suis très snob en ce qui concerne la nourriture. Quant à toi, je parie<br />
que tes placards débor<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> soupes en conserve et <strong>de</strong> céréales en boîte, que ton<br />
congélateur est plein <strong>de</strong> pizzas, <strong>de</strong> hot-dogs et <strong>de</strong> plats minute.<br />
- Ça vous tient au ventre.<br />
Il piqua sa fourchette dans une petite pomme <strong>de</strong> terre sautée.<br />
- Tu veux me remettre sur la bonne voie, Slim ?<br />
- Je te préparerai <strong>de</strong> temps en temps un repas digne <strong>de</strong> ce nom. Je pourrai...<br />
Elle fut interrompue par une explosion stri<strong>de</strong>nte.<br />
- <strong>Le</strong> camion <strong>de</strong> Cari, indiqua calmement Brody. Elle prit son verre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains.<br />
- Ah oui ! Ça me fait chaque fois sursauter. Qu'est-ce qu'il attend pour faire réparer son<br />
moteur ?<br />
- Tout le mon<strong>de</strong> à Angel's Fist se pose la même question. Tu écris parfois ces trucs-là ?<br />
- Quels trucs ?<br />
- Tes recettes ? fit-il. Oh !<br />
S'obligeant à piquer sa fourchette dans la vian<strong>de</strong>, elle se mit à manger malgré le poids qui<br />
lui nouait encore l'estomac.<br />
- Oui. J'avais rempli un petit cahier avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir folle. J'en ai aussi plein mon ordi.<br />
Pourquoi ? Tu voudrais te lancer dans la confection <strong>de</strong>s petits pains ?<br />
- Non, je me <strong>de</strong>mandais juste pourquoi tu n'avais pas encore rédigé ton propre livre <strong>de</strong><br />
cuisine.<br />
- Il fut un temps où je l'ai envisagé, surtout quand on m'a proposé une émission télé.<br />
Tu sais, <strong>de</strong>s trucs branchés et sympas, pour le brunch <strong>de</strong>s jeunes cadres dynamiques.
- Ça ne sert à rien d'envisager. Quand on veut faire quelque chose, on le fait.<br />
- Je n'ai plus d'émission en vue, je te signale.<br />
- je parlais du livre <strong>de</strong> cuisine.<br />
- Ah oui ! Je n'y ai plus vraiment repensé.<br />
- Prépare un projet, je pourrais en parler à mon agent si tu veux.<br />
- Pourquoi ferais-tu ça ? Il avala son <strong>de</strong>rnier morceau <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>.<br />
- Délicieux, ton rôti ! Écoute, si tu avais rédigé un manuscrit pour un roman, le seul<br />
moyen <strong>de</strong> me le faire lire aurait été <strong>de</strong> me placer le canon d'un revolver sur la tempe ou à la<br />
rigueur <strong>de</strong> coucher avec moi. En revanche, comme j'ai personnellement goûté à ta cuisine, je<br />
peux te conseiller ça. À toi <strong>de</strong> voir.<br />
- Pourquoi pas ? Au fait, combien <strong>de</strong> manuscrits as-tu déjà soumis à ton agent ?<br />
- Aucun. La question se pose <strong>de</strong> temps à autre, mais j'ai toujours réussi à me défiler.<br />
- Il va falloir que je couche avec toi si je veux présenter un projet à ton agent ?<br />
- Parfaitement ! Bon, je vais y réfléchir. Amusée par la tournure badine que prenait la<br />
conversation, Reece reprit du vin.<br />
- Je te proposerais bien <strong>de</strong> te resservir, mais premièrement j'ai promis les restes à M.<br />
Drubber, <strong>de</strong>uxièmement je n'aurais plus assez <strong>de</strong> rôti pour que tu emportes chez toi <strong>de</strong> quoi<br />
te faire <strong>de</strong>s sandwichs, troisièmement, il faut que m gar<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la place pour le <strong>de</strong>ssert.<br />
Brody releva le premier point :<br />
- Comment se fait-il que Mac ait réclamé les restes ?<br />
- Il m'a installé mon verrou et n'a pas voulu être payé.<br />
- Il est drôlement gentil avec toi !<br />
- Je suis drôlement gentille avec lui. Pourquoi n'est-il pas marié, d'abord?<br />
Brody poussa un soupir d'une infinie tristesse.<br />
- Question typiquement féminine. J'attendais mieux <strong>de</strong> toi.<br />
- Tu as raison. N'empêche qu'il mériterait une bonne épouse pour lui concocter <strong>de</strong> bons<br />
petits rôtis pendant qu'il s'épuise au magasin.<br />
- On dit qu'il a eu une grosse déception amoureuse il y a vingt-cinq ans. Sa fiancée<br />
l'aurait plaqué quelques jours avant le mariage... pour filer avec son meilleur ami.<br />
- C'est vrai ?
- C'est ce qu'on dit en tout cas. Il doit bien y avoir un fond <strong>de</strong> vérité.<br />
- Quelle peau <strong>de</strong> vache ! Elle ne méritait pas un type comme lui.<br />
- Il doit avoir oublié jusqu'à son nom.<br />
- Ça m'étonnerait. Quant à elle, elle doit en être à son quatrième mari à l'heure qu'il est,<br />
et elle doit se droguer suite à <strong>de</strong>s complications dues à son troisième lifting.<br />
- Tu ne serais pas un peu méchante ? J'adore ça !<br />
- Quand on s'attaque aux gens que j'aime bien, je <strong>de</strong>viens féroce. En attendant,<br />
installe-toi au salon avec ton vin. Je vais débarrasser.<br />
- Je préfère te regar<strong>de</strong>r. J'ai vu <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> toi qui remontaient à plusieurs années,<br />
sur Internet.<br />
- Tu as fait <strong>de</strong>s recherches sur moi ?<br />
- Par pure curiosité, rassure-toi. Tu avais les cheveux plus courts.<br />
Reece prit les assiettes qu'elle plongea dans l'évier.<br />
- Oui, je fréquentais un coiffeur huppé. Je n'ai plus les moyens <strong>de</strong>puis... Alors je les<br />
laisse pousser.<br />
- Tu as <strong>de</strong> beaux cheveux.<br />
- J'aimais bien me faire pomponner, qu'on s'occupe <strong>de</strong> moi. On me servait du thé et je<br />
sortais toute belle du salon <strong>de</strong> coiffure. C'est dans ce genre <strong>de</strong> circonstances que j'apprécie<br />
d'être une femme.<br />
Elle divisa les restes en <strong>de</strong>ux parts qu'elle déposa dans <strong>de</strong>s barquettes en aluminium.<br />
- Quand je suis sortie <strong>de</strong> l'hôpital, ma grand-mère m'a <strong>of</strong>fert une journée <strong>de</strong> soins dans<br />
mon institut préféré. Coiffure, manucure, nettoyage <strong>de</strong> peau et massage. Mais j'ai été prise<br />
d'une crise <strong>de</strong> panique dans le vestiaire. Je ne parvenais même pas à déboutonner mon<br />
chemisier pour enfiler le peignoir. Je me suis enfuie en courant.<br />
Elle rangea les boîtes dans le réfrigérateur.<br />
- C'est complètement idiot.<br />
- Peut-être. En fin <strong>de</strong> compte, la phobie <strong>de</strong>s instituts <strong>de</strong> beauté n'est pas la pire <strong>de</strong><br />
toutes, loin <strong>de</strong> là.<br />
- Tu <strong>de</strong>vrais essayer <strong>de</strong> nouveau. Elle se retourna vivement :<br />
- Je suis si moche que ça ?<br />
- Non, tu as <strong>de</strong> bons gènes. Mais ce serait bête <strong>de</strong> te priver <strong>de</strong> ce que tu aimes.
Bons gènes, pensa-t-elle en déposant les assiettes sur l'égouttoir. <strong>Le</strong> compliment n'avait<br />
rien <strong>de</strong> poétique. Cependant, il la rassurait sur son apparence. Elle s'essuyait les mains<br />
lorsqu'il repoussa son tabouret Elle ne recula pas. D'autant qu'elle n'était pas certaine d'avoir<br />
envie <strong>de</strong> bouger.<br />
Il lui prit son torchon <strong>de</strong>s mains, le jeta d'un mouvement qui la fit frémir. Plaçant les mains<br />
<strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> l'évier, il lui bloquait toute issue, comme il l'avait fait sur le capot <strong>de</strong> la<br />
voiture.<br />
- Qu'est-ce qu'il y a pour le <strong>de</strong>ssert ?<br />
- Du crumble aux pommes avec <strong>de</strong> la glace à la vanille. Je l'ai mis à tiédir au four<br />
pendant qu'on...<br />
Il la bâillonna <strong>de</strong> ses lèvres et elle goûta sa langue impérieuse et tentante. Elle sentit son<br />
sang bouillonner dans ses veines.<br />
- Ouf ! murmura-t-elle. J'ai l'impression que les câbles <strong>de</strong> mon cerveau viennent <strong>de</strong><br />
griller.<br />
- Tu <strong>de</strong>vrais peut-être t'allonger.<br />
- J'aimerais bien. Crois-moi. J'ai même lavé les draps pour le cas où...<br />
Il se mordit les lèvres.<br />
- Tu as lavé les draps ?<br />
- Normal, non ? Cela dit tu ne voudrais pas reculer un peu ? Je ne peux pas respirer.<br />
Il obtempéra :<br />
- Ça va mieux comme ça ? Je… Oui et non.<br />
Il ne <strong>de</strong>mandait qu'à bien faire. Elle restait sur sa première impression, sans être<br />
spécialement beau, il possédait une folle séduction, une extraordinaire virilité.<br />
- Je voudrais coucher avec toi, j'ai envie <strong>de</strong> retrouver toutes ces sensations. Mais j'ai<br />
encore besoin <strong>de</strong> temps pour me sentir un peu plus sûre <strong>de</strong> moi.<br />
- Et <strong>de</strong> moi.<br />
- C'est un aspect que j'aime chez toi. Tu vas au cœur <strong>de</strong>s choses. Cela te paraîtrait<br />
normal, bien, peut-être génial, mais normal. Pour moi, si je reprenais une relation avec<br />
quelqu'un, ce serait énorme. Alors je préférerais qu'on soit tous les <strong>de</strong>ux sûrs <strong>de</strong> nous, parce<br />
que je ne serai pas une compagne <strong>de</strong> tout repos.<br />
- D'accord. C'est pour mon bien que tu ne couches pas avec moi.<br />
- Dans un sens, oui.
- Trop aimable.<br />
Il la secoua légèrement, s'empara <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> sa bouche. Cette fois, en promenant les<br />
mains sur ses hanches, sur sa taille, sur ses seins. Mais, <strong>de</strong> nouveau, il recula.<br />
- Ce n'est pas tout ça, où est mon crumble ?<br />
- Va t'asseoir. Tu veux du café ?<br />
- Tu n'en as pas.<br />
Elle brandit triomphalement une thermos.<br />
- Si. J'en ai pris en bas. Léger, avec un sucre, c'est ça ? Pour le coup, il parut surpris.<br />
- Oui. Merci.<br />
Elle servit le <strong>de</strong>ssert dans le coin salon.<br />
- Quand on ne fait pas l'amour, commenta-t-elle, c'est une agréable façon <strong>de</strong> terminer<br />
un repas.<br />
II goûta une première cuillerée.<br />
- Tu le réussis très bien.<br />
- Mon père adorait ça.<br />
- Un homme <strong>de</strong> goût.<br />
Elle sourit, chipotant dans sa propre assiette.<br />
- Tu n'as strictement rien dit sur... je ne sais pas trop comment il faut l'appeler.<br />
- Quoi ? <strong>Le</strong> meurtre ?<br />
- C'est le terme. D'après le shérif, je me serais trompée d'endroit et la femme ne serait<br />
pas morte. J'aurais sans doute vu un couple se battre, sans plus. Cela expliquerait pourquoi<br />
personne n'est venu signaler la disparition d'une femme.<br />
- Et tu n'es pas d'accord.<br />
- Pas du tout. Je sais ce que j'ai vu et où je l'ai vu. On ne l'a peut-être pas signalée<br />
parce qu'elle ne manque à personne. Ou bien parce qu'en fin <strong>de</strong> compte elle venait<br />
effectivement <strong>de</strong> France.<br />
Cette fois, Brody sourit :<br />
- D'où qu'elle vienne, il faut bien que quelqu'un l'ait vue. Prendre <strong>de</strong> l'essence, faire ses<br />
courses, dans un camping ou dans un motel. Comment la décrirais-tu ?<br />
- Je te l'ai déjà dit
- Non, je veux dire : tu pourrais la décrire à un <strong>de</strong>ssinateur ?<br />
- Pour un portrait-robot ?<br />
On ne fait pas ces choses-là à Angel's Fist, mais nous avons plusieurs bons <strong>de</strong>ssinateurs<br />
dans le coin. Par exemple Doc.<br />
- Doc?<br />
- Il fait <strong>de</strong>s croquis au fusain. C'est son passe-temps. Il se débrouille bien.<br />
- Et ce serait pour lui décrire une victime <strong>de</strong> meurtre, pas pour passer une visite médicale ?<br />
- Si tu n'as pas confiance en lui, on peut s'adresser à quelqu'un d'autre.<br />
- J'ai confiance en toi.<br />
<strong>Le</strong> voyant se renfrogner, elle ajouta :<br />
- Tu vois, quand je disais qu'avec moi ce ne serait pas <strong>de</strong> tout repos... Mais j'ai confiance en<br />
toi. Alors je veux bien aller voir le Dr Wallace. Si tu m'accompagnes.<br />
Juste ce qu'il avait prévu. Néanmoins, il continua <strong>de</strong> faire la grimace, tout en avalant son<br />
<strong>de</strong>ssert :<br />
- Tu veux que je t'accompagne, alors qu'est-ce que tu m'<strong>of</strong>friras en échange ? Je songe à un<br />
plat qui irait avec le vin que tu as mis au frais tout à l'heure.<br />
- J'ai mon dimanche. Je m'occuperai du menu. Il vida son assiette.<br />
Je compte sur toi. Je vais parler à Doc.
Chapitre 12<br />
- Alors, comment ça s'est passé ? <strong>de</strong>manda Linda Gail en décochant un coup <strong>de</strong> cou<strong>de</strong> à<br />
Reece.<br />
- Quoi ?<br />
- Ta soirée avec Brody.<br />
Reece retourna les hamburgers commandés par une tablée d'adolescents.<br />
- Je lui ai <strong>of</strong>fert un dîner, pour le remercier <strong>de</strong> m'avoir aidée. Linda Gail adressa un regard<br />
moqueur à Pete qui essuyait la vaisselle.<br />
- Juste un dîner ?<br />
- Elle n'y peut rien, elle est amoureuse <strong>de</strong> moi, expliqua Pete.<br />
- C'est vrai. J'ai un mal fou à me contrôler.<br />
- Tu as acheté <strong>de</strong>s bougies, insista Linda Gail. Et <strong>de</strong>s serviettes en tissu. Et du bon vin.<br />
Reece ne savait s'il fallait en rire ou en pleurer.<br />
- On ne peut pas gar<strong>de</strong>r un secret à Angel's Fist ?<br />
- Allez, raconte ! Ma vie amoureuse à moi est aussi clairsemée que les cheveux <strong>de</strong> Pete.<br />
- Hé ! Mes cheveux prennent un peu <strong>de</strong> repos entre <strong>de</strong>ux saisons.<br />
- Ils auraient besoin d'engrais. Il embrasse bien ?<br />
- Pete ? rétorqua Reece en sortant les frites. Super bien.<br />
- Je finirai bien par te faire parler, assura Linda Gail.<br />
Elle prit les assiettes à mesure que celles-ci étaient prêtes et alla les servir.<br />
- Si tu veux tout savoir, marmonna Pete à l'adresse <strong>de</strong> Reece, j'embrasse comme un dieu.<br />
- Je n'en doute pas un instant.<br />
Soudain tout se mit à tourner. Elle vit du sang couler <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Pete et tomber en<br />
grosses gouttes à ses pieds.<br />
- Ça m'apprendra à faire attention à ce qui se trouve dans l'eau. Je me suis bien coupé. Hé !<br />
Hé ! Ho !<br />
Elle entendait Pete crier comme s'il l'apostrophait du sommet d'une montagne, jusqu'à ce<br />
que ses appels se transforment en lointains murmures, puis les murmures en silence. Des<br />
petites tapes sur sa joue lui firent reprendre conscience. Lorsque le visage <strong>de</strong> Joanie lui
apparut, Reece se sentit prise <strong>de</strong> nausée.<br />
- C'est le sang.<br />
- Elle va bien ? Elle est tombée d'un seul coup. Je n'ai pas pu la rattraper. Elle va bien ?<br />
- Cesse <strong>de</strong> me casser les oreilles, Pete ! Elle va bien. Néanmoins, Joanie passait une<br />
main sur le crâne <strong>de</strong> Reece pour vérifier qu'elle n'avait pas <strong>de</strong> bosse.<br />
- Pete, va voir Doc, qu'il te soigne cette coupure.<br />
- Je veux d'abord savoir si elle va bien. Elle pourrait avoir un traumatisme.<br />
- Combien <strong>de</strong> doigts ? <strong>de</strong>manda Joanie à Reece.<br />
- Deux.<br />
- Là, tu vois ? Elle va bien. Maintenant, va te faire soigner. Tu peux t'asseoir, ma fille ?<br />
- Oui. Pete, ça va, ta main ?<br />
- Doc va s'en occuper.<br />
Il l'avait enveloppée dans un linge, mais Reece voyait le sang passer au travers.<br />
- Ce n'est rien, je vous assure. Je dois juste reprendre mon souffle. Il ne faudrait pas<br />
laisser Pete partir seul. Il s'est salement coupé.<br />
- Assieds-toi et reste tranquille, dit Joanie en se levant. Hé, Tod ! Tu emmènes Pete<br />
chez le mé<strong>de</strong>cin. Ton hamburger attendra cinq minutes et il sera <strong>of</strong>fert.<br />
Joanie sortit un morceau <strong>de</strong> glace du congélateur, l'enveloppa dans une serviette.<br />
- Tiens, mets ça sur ta bosse, ordonna-t-elle à Reece. Dès que m tiendras sur tes<br />
jambes, tu monteras chez toi. Je prends la relève en cuisine.<br />
- Non, ça va. Je préfère travailler.<br />
- Tu ferais mieux <strong>de</strong> sortir prendre un peu l'air et <strong>de</strong> boire un verre d'eau. Quand tu<br />
auras repris <strong>de</strong>s couleurs, tu pourras te remettre au travail.<br />
- Merci, je vais faire quelques pas <strong>de</strong>hors.<br />
Linda Gail accompagna sa collègue à la porte arrière.<br />
- <strong>Le</strong>s araignées me font le même effet, assura la serveuse pour distraire Reece. Pas<br />
seulement les grosses bien velues, tu sais, celles <strong>de</strong> la taille d'un gros matou, mais aussi les<br />
petites. Un jour je me suis pris une porte en pleine figure parce que je venais d'en apercevoir<br />
une dans la même pièce que moi.<br />
- Pauvre Pete...
- Tu lui as fait tellement peur en t'évanouissant qu'il en a oublié d'avoir mal à la main.<br />
- C'était une bonne action, quoi.<br />
- Et Joanie s'est tellement inquiétée pour vous <strong>de</strong>ux qu'elle n'a pas eu le temps <strong>de</strong><br />
s'énerver. Deuxième bonne action.<br />
?<br />
- Appelle-moi mère Teresa.<br />
- Non, parce que je vais te proposer <strong>de</strong> sortir boire une bière après le boulot. Ça te dit<br />
- Eh bien, figure-toi que oui !<br />
<strong>Le</strong> bar <strong>de</strong> chez Clancy's n'était pas désagréable, du moins il n'empestait pas trop la bière.<br />
Beaucoup plus important aux yeux <strong>de</strong> Reece : elle venait <strong>de</strong> franchir une nouvelle étape. Elle<br />
s'était installée à un bar avec une amie.<br />
Un authentique saloon du Far West : <strong>de</strong>s trophées ornaient les murs, têtes d'ours, d'élan,<br />
<strong>de</strong> caribou et <strong>de</strong> cerf, et ce que Linda Gail i<strong>de</strong>ntifia comme <strong>de</strong>s truites saisies en plein saut.<br />
Toutes ces bestioles semblaient contempler d'un air las les clients. <strong>Le</strong> plancher avait dû être<br />
mille fois souillé par <strong>de</strong>s chopes renversées à <strong>de</strong>ssein ou non. Au fond, on avait transformé<br />
une partie <strong>de</strong> la salle en piste <strong>de</strong> danse.<br />
Quant au bar, il était énorme, noir, hanté par Michael Clancy. Arrivé <strong>de</strong> County Cork<br />
quelque douze années auparavant, il avait épousé une femme qui prétendait avoir du sang<br />
cherokee et disait s'appeler Rainy, Fille <strong>de</strong> la pluie.<br />
On servait <strong>de</strong> la Bud et <strong>de</strong> la Guinness à la pression, ainsi que <strong>de</strong>s bouteilles <strong>de</strong> cuvées<br />
locales dont une certaine Buttface Amber que Reece déclina. Derrière le patron était aligné<br />
un étalage imposant d'alcools, qui se composait essentiellement <strong>de</strong> toutes sortes <strong>de</strong><br />
whiskies.<br />
Linda Gail avait prévenu Reece que le vin servi au verre tenait plutôt du pipi <strong>de</strong> chat.<br />
- Comment va la tête ? S'enquit Linda Gail<br />
- Elle est toujours sur mes épaules et sans doute en meilleur état que la main <strong>de</strong> Pete.<br />
- Sept points <strong>de</strong> suture ! Mais il était content que tu te jettes sur lui à son retour, et<br />
que tu lui serves une truite grillée.<br />
- Il est gentil.<br />
- C'est vrai. À propos, dis-moi tout maintenant que je t'<strong>of</strong>fre une bière. Brody, c'est un<br />
bon coup ?<br />
Si elle voulait compter une amie parmi son entourage, Reece avait intérêt à jouer le jeu :<br />
- Torri<strong>de</strong>, affirma-t-elle.
- Je le savais ! s'exclama Linda Gail en tapant du poing sur le bar. Ça se voit. Ces yeux,<br />
cette bouche ! Et puis la carrure, tout, quoi ! On en mangerait.<br />
- Je dois reconnaître que tu as bien vu.<br />
- Et alors, qu'est-ce que tu as mangé ?<br />
- De tout, mais je suis loin d'avoir fini.<br />
<strong>Le</strong>s yeux écarquillés, bouche bée, Linda Gail remua sur son siège.<br />
- Tu as une volonté surhumaine !<br />
- C'est ce que j'appellerais un sous-produit <strong>de</strong> la peur. Tu dois connaître mon histoire à<br />
l'heure qu'il est.<br />
Linda Gail s'accorda le temps <strong>de</strong> boire une gorgée <strong>de</strong> bière, avant <strong>de</strong> répondre :<br />
- Je ne sais pas quoi dire. Surtout après que Joanie... Elle ne termina pas sa phrase.<br />
- Quoi, Joanie ?<br />
- Normalement je ne <strong>de</strong>vrais pas te le dire. Mais comme j'ai commencé... Elle nous a<br />
passé un savon à tous quand Juanita s'est mise à bavar<strong>de</strong>r. Joanie lui a remonté les bretelles<br />
et nous a ordonné <strong>de</strong> te foutre la paix avec cette histoire.<br />
- C'est difficile pour moi d'en parler.<br />
- Je te comprends, répliqua Linda Gail en lui serrant la main. À ta place, je crois que je<br />
serais encore planquée dans mon coin en train d'appeler ma mère.<br />
- Ça m'étonnerait, mais merci <strong>de</strong> le dire.<br />
- Bon, alors on va se contenter <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> l'amour, <strong>de</strong> la bouffe et <strong>de</strong>s<br />
chaussures. Comme toutes les filles du mon<strong>de</strong>.<br />
- Ça me va.<br />
- Bon, puisqu'on en est aux confi<strong>de</strong>nces sur les mecs, je vais épouser Lou.<br />
- C'est pas vrai ! s'exclama Reece. C'est super ! Je n'aurais jamais cru...<br />
- Lui non plus. Ça va sans doute me prendre un certain temps. Il va falloir que je lui<br />
fasse comprendre, mine <strong>de</strong> rien, où je veux en venir. Mais ma décision est prise.<br />
- Alors comme ça tu es amoureuse !<br />
<strong>Le</strong> joli visage <strong>de</strong> la serveuse s'adoucit, sa fossette se creusa.<br />
- Je l'aime <strong>de</strong>puis toujours, enfin, <strong>de</strong>puis que j'ai dix ans. Il m'aime aussi, mais il a<br />
tendance à nier l'évi<strong>de</strong>nce et à sauter toutes les filles qu'il croise. Je le laisse mûrir un peu, le<br />
temps joue pour moi.
- Lui et moi on n'a jamais... pour le cas où m te poserais la question...<br />
- Je sais. Et quand bien même, je ne t'en voudrais pas, enfin pas trop. Juanita et moi<br />
on s'entend bien, pourtant elle a été rai<strong>de</strong> dingue <strong>de</strong> lui. Mais toutes les femmes le sont.<br />
Linda Gail éclata <strong>de</strong> rire.<br />
- Enfin, je ne t'<strong>of</strong>frirais pas cette bière s'il t'avait baisée. On sortait déjà ensemble, Lou<br />
et moi, quand on avait seize ans, mais on n'était pas prêts. À seize ans, c'est normal, non ?<br />
- Maintenant vous l'êtes.<br />
- Oui. Il faut juste qu'il le comprenne. Si ça t'intéresse, sache que Brody n'a jamais<br />
dragué personne à Angel's Fist II paraît qu'il a fréquenté une avocate à Jackson et qu'il aurait<br />
passé quelques nuits par-ci par-là avec <strong>de</strong>s touristes, mais rien <strong>de</strong> durable,<br />
- Merci <strong>de</strong> me le dire, mais je ne sais pas trop ce que ça va donner.<br />
Durant un court silence, Reece enroula <strong>de</strong>s mèches sur ses doigts. Soudain elle <strong>de</strong>manda :<br />
- Tu connais un bon salon <strong>de</strong> coiffure ?<br />
- Coupe rapi<strong>de</strong> ou grand tralala ?<br />
- <strong>Le</strong> grand tralala.<br />
- Bon, on va s'arranger pour que Joanie nous donne le même jour <strong>de</strong> congé la semaine<br />
prochaine.<br />
- D'accord mais je te préviens tout <strong>de</strong> suite : la <strong>de</strong>rnière fois que j'ai eu ren<strong>de</strong>z-vous<br />
dans un institut <strong>de</strong> beauté, j'ai filé comme un lapin.<br />
- Pas <strong>de</strong> souci, dit Linda Gail en suçant son doigt. J'apporterai une cor<strong>de</strong>.<br />
Reece souriait encore lorsqu'un cow-boy du coin se dirigea d'un pas nonchalant vers la<br />
petite scène. Un mètre quatre-vingt-cinq, tout en jambes dans un jean moulant et portant<br />
<strong>de</strong>s bottes western. <strong>Le</strong> cercle blanc sur sa poche arrière provenait, Reece le savait <strong>de</strong>puis<br />
peu, <strong>de</strong> sa blague <strong>de</strong> tabac à priser.<br />
- On a droit à un spectacle ? <strong>de</strong>manda-t-elle en le voyant monter un micro.<br />
- Tout dépend <strong>de</strong> ce que tu appelles un spectacle. Clancy's organise du karaoké chaque<br />
soir. Ce type, c'est Ruben Gates. Il travaille au Circle K avec Lou.<br />
- Café noir, œufs au plat avec <strong>de</strong>s toasts, bacon grillé et frites. Chaque dimanche<br />
matin.<br />
- C'est ça ! Tu verras, il est excellent.<br />
Il possédait une voix pr<strong>of</strong>on<strong>de</strong> <strong>de</strong> baryton, et visiblement le public l'appréciait car il s'était<br />
mis à siffler et à taper dans ses mains. En l'écoutant chanter, Reece s'efforça <strong>de</strong> l'imaginer
sur les rives <strong>de</strong> la Snake River en veste noire et casquette <strong>de</strong> chasseur orange. Ce pourrait<br />
être lui. Il <strong>de</strong>vait avoir les mains puissantes et il semblait possé<strong>de</strong>r un calme inquiétant. Ce<br />
pourrait être lui, un client pour lequel elle avait préparé <strong>de</strong>s œufs et <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong> terre le<br />
dimanche matin. Lui ou n'importe lequel <strong>de</strong>s consommateurs accoudés au bar ou assis à une<br />
table. N'importe lequel. Elle en avait la gorge sèche. Elle vit le visage <strong>de</strong> Linda Gail, la<br />
bouche <strong>de</strong> son amie qui remuait mais l'anxiété lui bouchait les oreilles. Elle s'efforça <strong>de</strong><br />
pousser un soupir, puis un autre.<br />
- Quoi ? Pardon, je n'ai pas entendu...<br />
- Ça va ? Tu es toute pâle. Tu as mal à la tête ?<br />
- Non, non, je vais très bien, assura Reece en regardant la scène. J'ai encore un peu <strong>de</strong><br />
mal avec la foule.<br />
- On n'est pas obligées <strong>de</strong> rester.<br />
Chaque fois qu'elle fuyait, c'était un pas en arrière, une retraite <strong>de</strong> plus.<br />
- Non, non, ça va. Euh... Ça t'arrive <strong>de</strong> chanter, toi aussi ? Linda Gail joignit ses<br />
applaudissements à ceux du public tandis que Ruben saluait.<br />
- Oui. Tu veux essayer ?<br />
- Ah non ! Pas pour un million <strong>de</strong> dollars. Enfin, pas pour un <strong>de</strong>mi-million.<br />
Un autre homme grimpait sur la scène, mais comme il <strong>de</strong>vait peser dans les cent vingt<br />
kilos pour un mètre soixante-quinze, Reece l'élimina <strong>de</strong> sa liste.<br />
Il ne l'en surprit que davantage avec sa voix <strong>de</strong> ténor, légère mais bien placée.<br />
- Je ne le reconnais pas, commenta-t-elle.<br />
- T.B. Unger. Pr<strong>of</strong> au lycée. T.B. pour Teddy Bear, le nounours. Et là, c'est sa femme,<br />
Arlene, la brune en chemisier blanc. Ils ne viennent pas souvent chez Joanie, ils préfèrent<br />
déjeuner chez eux, avec leurs <strong>de</strong>ux enfants. Mais ils viennent chez Clancy's pour chanter, une<br />
fois par semaine. Arlene travaille aussi au lycée, à la cafétéria. Ils sont adorables.<br />
C'était bien le mot, pensa Reece en regardant le nounours psalmodier sa chanson d'amour<br />
les yeux dans les yeux <strong>de</strong> sa femme. Ainsi, on trouvait encore <strong>de</strong> la douceur dans ce mon<strong>de</strong><br />
brutal, <strong>de</strong> l'amour, <strong>de</strong> la tendresse. Et aussi <strong>de</strong> la bonne humeur lorsque la concurrente<br />
suivante, une blon<strong>de</strong> platinée, vint massacrer sans vergogne un classique <strong>de</strong> Dolly Parton.<br />
Reece avait tenu une heure entière, ce qui faisait <strong>de</strong> sa soirée un incroyable succès.<br />
En regagnant son studio par les rues paisibles, elle se sentit presque en sécurité, presque<br />
à l'aise, ce qui ne lui était plus arrivé <strong>de</strong>puis longtemps.<br />
Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle se crut presque chez elle. Après avoir verrouillé, vérifié la<br />
poignée, bloqué une chaise <strong>de</strong>rrière la porte, elle alla prendre sa douche.
À l'entrée <strong>de</strong> la minuscule salle <strong>de</strong> bains, elle s'immobilisa. Aucun <strong>de</strong> ses articles <strong>de</strong><br />
toilette ne se trouvait plus sur la tablette au-<strong>de</strong>ssus du lavabo. Elle ferma un instant les yeux<br />
mais, quand elle les rouvrit, la tablette était toujours vi<strong>de</strong>. Elle se rua sur l'armoire à<br />
pharmacie où elle gardait ses médicaments, son <strong>de</strong>ntifrice. Vi<strong>de</strong>, également<br />
Avec un gémissement <strong>de</strong> détresse, elle entreprit d'inspecter tout le studio. Son lit était<br />
impeccable, tel qu'elle l'avait laissé ce matin. La bouilloire attendait sagement sur la plaque<br />
électrique. En revanche, elle ne trouva plus le sweat-shirt à capuche qu'elle avait laissé sur<br />
son portemanteau.<br />
Et au pied du lit son sac <strong>de</strong> voyage traînait. <strong>Le</strong>s jambes tremblantes, elle s'en approcha et<br />
son gémissement vira au cri étouffé quand, en ouvrant la fermeture à glissière, elle y trouva<br />
ses vêtements bien pliés. Comme si elle avait préparé ses bagages pour partir. Pourquoi<br />
aurait-elle fait une chose pareille ?<br />
Incapable <strong>de</strong> tenir plus longtemps sur ses jambes vacillantes, elle se laissa tomber au bord<br />
du lit. Il fallait voir les choses en face. Personne n'avait pu lui jouer ce tour. Pas avec le<br />
nouveau verrou. Donc c'était elle qui avait fait ça. Forcément. Pourquoi ne s'en souvenait-elle<br />
pas ?<br />
Ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait. Elle se prit la tête dans les mains ; elle<br />
s'était bien bercée d'illusions quand elle avait cru voir le bout du tunnel, pouvoir enfin<br />
s'installer... Pourtant, le message était clair : elle n'avait plus qu'à ramasser son sac, le jeter<br />
dans sa voiture et filer. N'importe où. Alors qu'elle s'était fait une place ici, qu'elle sortait<br />
avec un homme, qu'elle allait boire une bière avec une amie, qu'elle avait un emploi, un<br />
appartement.<br />
Elle alluma son ordinateur et s'enveloppa dans une couverture pour lutter contre le froid<br />
qui la dévorait du <strong>de</strong>dans. Puis elle commença à écrire :<br />
Je n'ai pas fui. Pete s'est ouvert la main en faisant la vaisselle et la vue <strong>de</strong> son sang m'a<br />
choquée. Je me suis évanouie mais je ne me suis pas enfuie. Après le travail, je suis allée<br />
boire une bière avec Linda GaiL. On a parlé d'hommes, <strong>de</strong> coiffures et <strong>de</strong> toutes ces choses<br />
normales dont parlent les femmes entre elles. Il y a un karaoké chez Clancy's et les murs<br />
sont pleins <strong>de</strong> têtes d'animaux morts. Un élan, un caribou, un cerf et même un ours. <strong>Le</strong>s gens<br />
viennent chanter, surtout du country, avec <strong>de</strong>s talents divers. J'ai eu un début <strong>de</strong> crise <strong>de</strong><br />
panique, pourtant je ne me suis pas enfuie et ça s'est calmé. J'ai une amie à Angel's Fist. En<br />
fait, j'en ai plus d'une, mais celle-ci, je peux lui confier mes petits soucis. Aujourd'hui, je ne<br />
sais ni quand ni comment, j'ai dû préparer mes bagages. Ça a dû se passer pendant ma<br />
pause, après la blessure <strong>de</strong> Pete. Sans doute. En voyant ce sang, je me suis crue <strong>de</strong> retour<br />
chez Maneo's.<br />
Demain, j'irai voir le Dr Wallace pour lui décrire, du mieux que je pourrai, l'homme et la<br />
femme que j'ai vus au bord <strong>de</strong> la rivière.<br />
Aujourd'hui je n'ai pas fui. Et <strong>de</strong>main je ne fuirai pas non plus.
Chapitre 13<br />
Doc Wallace leur servit du thé et du café, ainsi que <strong>de</strong>s biscuits. Il déposa le tout au milieu<br />
<strong>de</strong> ses cadres et photos <strong>de</strong> famille, tassa les coussins du canapé avec les attentions d'une<br />
grand-mère recevant son club <strong>de</strong> lecture hebdomadaire. Il n'aurait su trouver meilleure<br />
attitu<strong>de</strong> pour mettre Reece à l'aise. Voilà un mé<strong>de</strong>cin qui savait traiter sa clientèle. Elle avait<br />
beau savoir qu'il aimait la pêche, elle ne trouva pas <strong>de</strong> truite empaillée au-<strong>de</strong>ssus du foyer,<br />
mais une jolie glace au cadre en cerisier. Sa grand-mère aurait approuvé.<br />
- C'était la pièce préférée <strong>de</strong> ma Suzanne, expliqua-t-il en servant le thé. Elle aimait<br />
venir s'asseoir ici. Elle lisait beaucoup. J'ai laissé les lieux tels quels.<br />
En souriant, il tendit une tasse à Brody :<br />
- Je me suis dit que sinon elle viendrait me tirer les pieds dans mon sommeil.<br />
D'ailleurs...<br />
Il marqua une pause, et <strong>de</strong>rrière les verres <strong>de</strong> ses lunettes, son regard s'attendrissait<br />
- Je peux passer ici <strong>de</strong> longues heures après une journée <strong>de</strong> travail, et bavar<strong>de</strong>r avec<br />
elle. Il y en a peut-être qui trouvent un peu fou <strong>de</strong> parler à son épouse morte, moi je trouve<br />
ça humain. Beaucoup <strong>de</strong> petites folies n'ont au fond rien que <strong>de</strong> très humain.<br />
- Dans ce cas, je suis humaine, conclut Reece.<br />
- Il est bon <strong>de</strong> se connaître, observa Brody en mordant dans son cookie. La plupart <strong>de</strong>s<br />
gens ne se ren<strong>de</strong>nt pas compte qu'ils sont dingues.<br />
Après lui avoir jeté un rapi<strong>de</strong> coup d'oeil. Reece se tourna vers Doc Wallace :<br />
- Pourtant je sais aussi que ce que j'ai vu au bord <strong>de</strong> la rivière était bien réel. Il ne<br />
s'agissait ni d'un rêve, ni d'une hallucination.<br />
- Ni <strong>de</strong> délires <strong>de</strong> mon esprit dérangé, ni d'un excès d'imagination. Quoi qu'en pense le<br />
shérif, quoi que tout le mon<strong>de</strong> en pense, je sais ce que j'ai vu.<br />
- Il ne faut pas trop en vouloir à Rick, dit doucement Doc. D exerce son métier le mieux<br />
possible et protège bien Angel's Fist<br />
- Vous me croyez ?<br />
- Je n'ai aucune raison <strong>de</strong> ne pas vous croire. Je ne vois pas pourquoi vous auriez<br />
inventé une histoire pareille si vous teniez à la discrétion. D'autant que Brody n'est pas du<br />
genre à gober n'importe quoi. Alors...<br />
Après avoir déposé sa tasse, Doc prit un bloc à <strong>de</strong>ssin et un crayon.<br />
- Je dois reconnaître que c'est assez passionnant. J'ai l'impression <strong>de</strong> me retrouver<br />
dans une série policière. Brody sait que j'aime <strong>de</strong>ssiner. Cela dit, comme je n'ai jamais rien
fait <strong>de</strong> ce genre, j'ai effectué quelques recherches sur la question. Je vais vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
tout d'abord <strong>de</strong> ne plus réfléchir qu'aux formes, si vous le pouvez. Commençons par son<br />
visage. Carré, rond, triangulaire. Vous croyez que vous y arriverez ?<br />
- Oui, je crois.<br />
- Fermez les yeux un instant, représentez-vous cette image. Elle revit alors la femme<br />
en esprit<br />
- Je dirais ovale. Mais un ovale long, étroit Comme une ellipse ?<br />
- Très bien. Elle était plutôt mince ?<br />
- Oui. Avec <strong>de</strong>s cheveux longs et sa casquette rouge était rabattue sur son front Mais<br />
j'ai aperçu un long visage étroit Au début je ne voyais pas ses yeux parce qu'elle portait <strong>de</strong>s<br />
lunettes <strong>de</strong> soleil<br />
- Et son nez ?<br />
- Son nez ? Alors là... Je ne crois pas pouvoir vous en dire grand-chose.<br />
- Faites <strong>de</strong> votre mieux.<br />
- Je crois... Je dirais étroit et long, comme son visage. Pas proéminent J'ai davantage<br />
remarqué sa bouche parce qu'elle remuait Cette femme parlait ou même criait à peu près<br />
tout le temps. Je lui ai trouvé la bouche dure. D'ailleurs, tout en elle était dur. Je ne sais pas<br />
comment l'expliquer, mais...<br />
- Lèvres minces ?<br />
- Je ne sais pas, peut-être. Elles étaient... mobiles. Elles en avaient beaucoup à<br />
raconter. Et quand elles ne parlaient pas, elles grimaçaient, ricanaient. Elles n'arrêtaient pas<br />
<strong>de</strong> remuer. Il y avait les boucles d'oreille... enfin, il me semble... Je jurerais les avoir vu<br />
scintiller. Ses cheveux dansaient sur ses épaules, ondulés, très sombres. Elle a perdu ses<br />
lunettes quand il l'a frappée, mais tout ça est arrivé si vite... Elle était tellement furieuse !<br />
J'ai eu l'impression <strong>de</strong> grands yeux, seulement elle était si en colère, et puis si choquée, et<br />
puis...<br />
- Ayez-vous remarqué <strong>de</strong>s signes distinctifs ? poursuivit Doc d'un ton toujours aussi<br />
détaché. Des cicatrices, <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> beauté, <strong>de</strong>s taches <strong>de</strong> rousseur ?<br />
- Je ne vois pas. Ah si ! Elle était maquillée. Très. Du rouge à lèvres. Oui ! Très rouge,<br />
et, bon c'était peut-être dû à la colère, mais je dirais qu'elle avait mis trop <strong>de</strong> blush. C'était<br />
vraiment loin, même avec les jumelles...<br />
- Très bien. Si je vous <strong>de</strong>mandais son âge ?<br />
- Oh là ! Disons trente-cinq, quarante ans, à dix ans près en plus ou en moins.<br />
- Dites-moi si ceci confirme votre première impression. Reece se pencha vers le bloc
que Doc venait <strong>de</strong> retourner.<br />
<strong>Le</strong> croquis était meilleur qu'elle ne l'aurait imaginé. Ce n'était pas la femme qu'elle avait<br />
vue, mais il y avait <strong>de</strong> ça.<br />
- Je crois que son menton était un peu plus pointu. Juste un peu. Et, euh... ses yeux<br />
pas aussi ronds, un petit peu plus étirés, peut-être. Enfin, peut-être.<br />
Reece reprit son thé, histoire <strong>de</strong> se calma1 pendant que Doc opérait quelques corrections.<br />
- Je ne saurais préciser la couleur <strong>de</strong> ses yeux, mais je crois qu'ils étaient foncés. Je ne<br />
dirais pas que sa bouche était si gran<strong>de</strong>. Et ses sourcils... pourvu que je ne sois pas en train<br />
d'inventer ça... ses sourcils étaient plus minces, vraiment arqués. Comme si elle les avait trop<br />
épilés. Quand il lui a tiré la tête vers le sol, elle a perdu sa casquette. Je n'avais pas oublié ça<br />
? Elle avait un large front<br />
- Reprends ton souffle, conseilla Brody.<br />
- Pardon ?<br />
- Reprends ton souffle.<br />
En s'arrêtant pour suivre ce conseil, elle se rendit compte à quel point son cœur battait ;<br />
ses mains tremblaient à en faire vibrer le thé dans sa tasse.<br />
- Elle avait les ongles faits. Vernis rouge. J'avais également oublié ce détail. Je les vois<br />
s'enfoncer dans le sol pendant qu'il l'étranglait<br />
- Elle ne l'aurait pas griffé ? S'enquit Brody.<br />
- Non, elle ne pouvait pas. Je ne crois pas... Il était à califourchon sur elle, il lui<br />
bloquait les bras avec ses genoux. Elle n'avait aucune possibilité <strong>de</strong> se débattre.<br />
- Et ça?<br />
Reece observa le <strong>de</strong>ssin, n manquait <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong>s choses qu'elle n'avait su expliquer ou<br />
que l'artiste n'avait su représenter. La fureur, la passion, la peur. Mais ça se rapprochait.<br />
?<br />
- Oui, oui, c'est bien. Je la reconnais assez là-<strong>de</strong>dans. C'est ce qui compte, n'est-ce pas<br />
- Voyons si on peut améliorer encore les choses. Prenez un petit gâteau avant que<br />
Brody ne les avale tous. C'est Dick qui les a faits.<br />
Elle en mordilla un tandis que Doc lui posait d'autres questions, elle but une autre tasse <strong>de</strong><br />
thé tout en regardant le portrait s'affiner.<br />
- C'est ça ! Finit-elle par déclarer en reposant bruyamment la tasse dans sa soucoupe.<br />
C'est elle ! Bravo, vous l'avez bien cernée. C'est ainsi que je me la rappelle. Enfin je crois...<br />
- Arrête <strong>de</strong> te remettre en question, ordonna Brody. Si c'est l'impression qu'elle t'a
laissée, c'est déjà très bien.<br />
- Elle ne vient pas d'Angel's Fist, observa Doc. Elle ne ressemble à personne <strong>de</strong> ma<br />
connaissance, à première vue.<br />
- Non, mais si elle était passée par ici, si quelqu'un l'avait aperçue... qui prenait <strong>de</strong><br />
l'essence ou faisait <strong>de</strong>s courses. On va montrer ce croquis partout.<br />
- En tout cas, moi je ne la reconnais pas. J'ai soigné à peu près tous les habitants<br />
d'Angel's Fist et <strong>de</strong>s environs, y compris <strong>de</strong>s touristes et <strong>de</strong>s visiteurs <strong>de</strong> passage. Tiens, tous<br />
ceux qui sont nés dans le coin <strong>de</strong>puis vingt ans, ce doit être moi qui leur ai donné leur<br />
première claque sur les fesses. Elle n'est pas <strong>de</strong>s nôtres.<br />
- Et s'ils ne sont jamais venus ici, conclut tranquillement Reece, on ne saura pas qui<br />
c'était.<br />
- C'est ce que j'aime en toi, Slim, intervint Brody. Ton optimisme débordant Tu ne<br />
voudrais pas essayer <strong>de</strong> décrire aussi l'homme ?<br />
- Je ne l'ai pas vu. Pas vraiment Juste <strong>de</strong> pr<strong>of</strong>il un quart <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>. Son dos, ses<br />
mains, mais il portait <strong>de</strong>s gants. Je dirais qu'il avait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s mains, mais je ne fais peutêtre<br />
qu'extrapoler. Casquette, lunettes noires, veste.<br />
- Et les cheveux sous la casquette ?<br />
- Non, je ne crois pas. Je n'ai pas remarqué. C'était elle que je regardais. Et puis quand<br />
il l'a jetée à terre, j'étais tellement sonnée... ça ne m'a pas empêché <strong>de</strong> continuer à la<br />
regar<strong>de</strong>r. Et même je ne pouvais m'en empêcher.<br />
- Vous n'avez pas vu la forme <strong>de</strong> sa mâchoire ?<br />
- Tout ce qui me vient à l'esprit c'est le mot « dur ». Il semblait dur. Mais je l'ai déjà dit<br />
pour elle, je crois ?<br />
Elle se frotta les yeux, tâcha <strong>de</strong> réfléchir.<br />
- Il est resté immobile à peu près tout le temps. Q donnait l'impression <strong>de</strong> bien se<br />
contrôler. Tandis qu'elle était véhémente, qu'elle gesticulait, en allant et venant en lançant<br />
les bras en l'air. Il l'a poussée, mais c'était comme s'il écrasait une mouche. Enfin, je tire <strong>de</strong>s<br />
conclusions...<br />
- Peut-être que oui, peut-être que non, commenta Doc <strong>de</strong> sa voix tranquille. Et sa<br />
carrure ?<br />
- Maintenant que j'y repense, je dirais qu'il paraissait large, que tout en lui était large,<br />
sans plus. Davantage qu'elle, c'est certain. Alors quand je l'ai vu l'enfourcher, j'ai compris<br />
qu'il savait très bien où il voulait en venir. À l'immobiliser complètement. Il aurait pu se<br />
contenter <strong>de</strong> ça, le temps qu'elle se calme, avant <strong>de</strong> la libérer et <strong>de</strong> partir. Ce geste m'a paru<br />
si délibéré, si calculé...
Doc tourna <strong>de</strong> nouveau vers elle son bloc <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin. Et Reece frémit.<br />
Elle avait sous les yeux une image en pied, le dos tourné, n'<strong>of</strong>frant qu'un quart <strong>de</strong> visage<br />
<strong>de</strong> cet homme imprécis qui aurait pu correspondre à peu près à tous les habitants <strong>de</strong> la ville.<br />
Cela ne l'en fit que frémir davantage.<br />
- Ce pourrait être n'importe qui, soupira-t-elle.<br />
- On peut déjà éliminer pas mal d'habitants d'Angel's Fist commenta Doc. Pete, par<br />
exemple, trop petit trop maigrichon. Ou Litle Joe Pierce, qui trimballe cinquante kilos <strong>de</strong> trop<br />
et <strong>de</strong> l'hypertension.<br />
- Ou Cari. Il est bâti comme une barrique. Vous avez raison. Et je ne crois pas qu'il était<br />
très jeune. En tout cas, il avait largement dépassé les vingt ans. Son allure, son attitu<strong>de</strong><br />
correspondaient davantage à un homme mûr. Merci. Ça m'éclaircit les idées.<br />
- Ce n'était pas moi, observa Brody. À moins <strong>de</strong> m'être transformé en Superman et<br />
d'avoir traversé la rivière d'un coup d'aile. Pour la première fois <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> la séance,<br />
elle sourit.<br />
- Non. Ce n'était pas toi.<br />
- Je vais faire <strong>de</strong>s copies, en installer une dans mon cabinet. D y a beaucoup <strong>de</strong> gens<br />
qui y passent J'en déposerai également un stock chez le shérif.<br />
- Merci beaucoup.<br />
- Comme je vous l'ai dit, ça me donne l'impression <strong>de</strong> jouer les détectives. Ça me<br />
change un peu. Brody, vous ne voudriez pas emporter ce plateau à la cuisine ?<br />
D'après le regard qu'il lui jeta, Reece comprit que Doc voulait éloigner son ami. Elle<br />
s'efforça <strong>de</strong> ne pas s'en agacer.<br />
- Je ne suis pas venue ici en consultation, lâcha-t-elle.<br />
- Vous <strong>de</strong>vriez pourtant. <strong>Le</strong> fait est que je suis un vieux mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> campagne et que<br />
vous vous retrouvez là, dans mon salon. Vous avez le regard fatigué. Vous dormez bien ?<br />
- Par à-coups. J'ai <strong>de</strong>s nuits meilleures que d'autres.<br />
- Comment va l'appétit ?<br />
- Comme ci comme ça. Plutôt mieux. Je sais que ma santé physique est liée à mon état<br />
mental.<br />
- Des maux <strong>de</strong> tête ?<br />
- Oui, soupira-t-elle. Pas aussi fréquents qu'auparavant, certainement pas aussi<br />
violents. Mais oui, j'ai encore <strong>de</strong>s crises d'anxiété, plutôt plus rares et moins intenses<br />
qu'avant. J'ai encore <strong>de</strong>s flash-back, <strong>de</strong>s douleurs fantômes quelquefois. Mais je vais mieux.
Je suis allée prendre une bière chez Clancy's avec Linda Gail. Ça faisait <strong>de</strong>ux ans que je<br />
n'étais pas retournée dans un bar avec une amie. J'envisage <strong>de</strong> coucher avec Brody. Voilà<br />
également <strong>de</strong>ux ans que je ne suis pas sortie avec un homme. Chaque fois que je déci<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
quitter la ville, je me ravise. Hier soir, j'ai même dû défaire mes bagages et tout ranger dans<br />
mes placards. <strong>Le</strong> regard du mé<strong>de</strong>cin se durcit <strong>de</strong>rrière ses lunettes.<br />
- Vous aviez fait vos bagages ?<br />
- Je...<br />
Elle hésita puis se lança :<br />
- Je ne me rappelle pas les avoir faits et je sais que c'est mauvais signe pour ma santé<br />
mentale, mais je compense avec l'idée que j'ai tout remis en place. En plus, je suis venue ici.<br />
J'assume. Je suis opérationnelle.<br />
- Et sur la défensive. Vous ne vous rappelez pas avoir fait ces bagages ?<br />
- Non. Et oui, ça m'a terrifiée. Une autre fois, j'avais mal rangé mes affaires, ce que j'ai<br />
aussi totalement oublié. Mais j'ai tenu bon. Il y a un an, je n'aurais pas réagi ainsi.<br />
- Quels médicaments prenez-vous ?<br />
- Aucun. Voilà six mois que je ne prends plus rien. Ça m'aidait quand j'en avais<br />
vraiment besoin. Mais je ne vais pas en prendre toute ma vie non plus. Je veux re<strong>de</strong>venir<br />
moi-même.<br />
- Est-ce que vous viendriez me voir si vous aviez <strong>de</strong> nouveau besoin d'une ai<strong>de</strong><br />
médicale ?<br />
- Sans doute.<br />
- Est-ce que vous me laisseriez vous examiner ?<br />
- Je ne… !<br />
- Un bilan <strong>de</strong> santé, Reece. À quand remonte le <strong>de</strong>rnier ?<br />
- À peu près un an.<br />
- Si vous passiez à mon cabinet <strong>de</strong>main matin ?<br />
- Je suis <strong>de</strong> service pour le petit déjeuner.<br />
- Alors <strong>de</strong>main après-midi. À15 heures. Pour me faire plaisir. Elle se leva :<br />
- Il faut que je retourne travailler. Il l'imita :<br />
- Alors à <strong>de</strong>main 15 heures.<br />
Il lui tendit la main comme pour sceller leur accord.
- Je viendrai.<br />
Il l'accompagna à la porte à l'instant où Brody sortait <strong>de</strong> la cuisine. Une fois <strong>de</strong>hors, il prit<br />
la direction <strong>de</strong> sa voiture.<br />
- Je préfère marcher un peu, annonça Reece. J'ai juste le temps avant <strong>de</strong> prendre mon<br />
service.<br />
- Bon. Je t'accompagne, comme ça tu me prépareras un bon déjeuner.<br />
- Tu viens <strong>de</strong> manger <strong>de</strong>ux cookies.<br />
- Et alors ? Je prendrais bien un sandwich au poulet grillé, presque brûlé, avec <strong>de</strong>s<br />
ron<strong>de</strong>lles d'oignon. Ça va mieux ?<br />
- Oui. <strong>Le</strong> Dr Wallace a une façon bien à lui d'arrondir les angles.<br />
Elle plongea les mains dans les poches du sweat-shirt à capuche qu'elle avait enfilé pour<br />
résister à la fraîcheur <strong>de</strong> ce début <strong>de</strong> printemps.<br />
- Il m'a un peu forcé la main pour faire un bilan <strong>de</strong> santé <strong>de</strong>main. Mais tu dois t'en<br />
douter.<br />
- Il y a fait allusion. Il est du genre à fourrer son nez partout, sans arrière-pensée,<br />
rassure-toi. Il m'a <strong>de</strong>mandé si je couchais avec toi.<br />
- Pourquoi ?<br />
- C'est sa façon d'agir. Tu habites Angel's Fist, tu dépends <strong>de</strong> lui. C'est pourquoi je peux<br />
affirmer que si cette femme avait passé quelque temps ici, il le saurait. Tiens, le chien du<br />
shérif barbote <strong>de</strong> nouveau dans le lac. Il préfère l'eau à la terre ferme. Tous <strong>de</strong>ux s'arrêtèrent<br />
pour regar<strong>de</strong>r l'animal patauger avec enthousiasme, troublant la surface calme dans laquelle<br />
se reflétaient les montagnes.<br />
- Si je reste, je m'achèterai un chien et je lui apprendrai à rapporter les balles lancées<br />
dans l'eau. J'achèterai un chalet pour qu'il puisse jouer <strong>de</strong>hors pendant que je travaillerai. Ma<br />
grand-mère a un caniche nommé Marceau qui voyage toujours avec elle.<br />
- Je parie qu'il porte <strong>de</strong>s petits manteaux grotesques.<br />
- Non, ce sont <strong>de</strong> ravissants pull-overs. Mais même si j'adore Marceau, j'en voudrais un<br />
plus grand, qui ressemblerait plutôt à Moïse et préférerait l'eau à la terre ferme.<br />
- Si tu restes.<br />
- Si je reste.<br />
Imitant Moïse, elle se jeta à l'eau :<br />
- Je préférerais venir chez toi, <strong>de</strong>main soir. Je te préparerais le dîner et je resterais<br />
dormir.
Il marcha encore un peu avec elle, passant <strong>de</strong>vant une maison où une femme plantait <strong>de</strong>s<br />
pensées au milieu d'une pelouse gardée par <strong>de</strong>s nains à chapeau pointu, il s'interrogeait<br />
toujours sur les gens qui ornaient leurs jardins <strong>de</strong> gnomes et d'animaux en plâtre.<br />
- Quand tu dis que tu resterais dormir, dois-je comprendre qu'il s'agit d'un euphémisme<br />
pour « faire l'amour » ?<br />
- Je ne te promets rien, mais j'espère.<br />
- D'accord, dit-il en ouvrant la porte <strong>de</strong> Joanie. Je laverai les draps.<br />
Elle se rendit chez le mé<strong>de</strong>cin, exploit qu'elle considéra comme une nouvelle victoire. Elle<br />
n'avait vraiment aucune envie <strong>de</strong> se retrouver en petite tenue sur une table d'examen.<br />
Et qu'en serait-il avec Brody ?<br />
Elle se déshabillerait dans le noir. C'était là l'objet <strong>de</strong> ses pensées alors que l'infirmière<br />
prenait sa tension. Toutes lumières éteintes. Elle fermerait les yeux et elle espérait qu'il en<br />
ferait autant.<br />
Et si elle pouvait se saouler avant, ce ne serait pas plus mal.<br />
- Tension un peu élevée, ma petite, observa Willow, l'infirmière.<br />
- Je suis angoissée. Comme chaque fois que je dois voir un mé<strong>de</strong>cin.<br />
Willow lui tapota la main.<br />
- Ne vous inquiétez pas. Il faut que je vous prélève un peu <strong>de</strong> sang. Fermez le poing et<br />
pensez à quelque chose d'agréable. Reece sentit à peine l'aiguille et félicita mentalement<br />
Willow pour son adresse. Elle n'aurait su dire combien <strong>de</strong> fois elle s'était sentie agressée par<br />
une simple aiguille. Certaines infirmières avaient <strong>de</strong>s mains d'ange, d'autres <strong>de</strong> brutes.<br />
- Doc arrive dans une minute.<br />
Étonnamment, ce fut exactement ce qui se produisit. <strong>Le</strong> mé<strong>de</strong>cin avait une tout autre<br />
allure dans sa blouse, son stéthoscope autour du cou. Néanmoins, il lui adressa un clin d'oeil<br />
à son entrée.<br />
- Je vous le dis tout <strong>de</strong> suite, il faudrait prendre cinq kilos.<br />
- Je sais, il y a quelques semaines, c'étaient huit kilos qui me manquaient.<br />
- Vous n'avez pas subi d'autres opérations que celles consécutives à l'agression ?<br />
Elle s'humecta les lèvres.<br />
- Non, j'ai toujours eu une bonne santé.<br />
- La tension pourrait être un peu plus basse, vous <strong>de</strong>vriez mieux dormir. Vos règles<br />
sont régulières ?
- Oui. Je n'en ai plus eu pendant quelques mois, mais elles sont revenues grâce à la<br />
pilule.<br />
- Pas d'antécé<strong>de</strong>nts familiaux <strong>de</strong> maladie <strong>de</strong> cœur, <strong>de</strong> cancer du sein ou <strong>de</strong> diabète ?<br />
Vous ne fumez pas, buvez peu ? Bien, ce sont là d'excellentes bases.<br />
Durant tout le temps pendant lequel il l'examina, il ne cessa d'évoquer tous les potins qui<br />
circulaient en ville.<br />
- Vous savez que le fils aîné <strong>de</strong> Bebe et <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses amis ont été pris en train <strong>de</strong> voler<br />
<strong>de</strong>s sucreries au bazar ?<br />
- Oui, il est consigné pour soixante jours. Il va à l'école, ii rentre chez lui et il doit<br />
encore <strong>de</strong>ux heures par jour <strong>de</strong> travail chez M. Drubber.<br />
- Tant mieux pour Bebe. J'ai entendu dire que Maisy Nabb avait <strong>de</strong> nouveau jeté par la<br />
fenêtre tous les vêtements <strong>de</strong> Bill, et qu'elle y a ajouté son trophée <strong>de</strong> meilleur joueur <strong>de</strong><br />
football. Bonne technique, se dit-elle. Ce genre <strong>de</strong> conversation vous détournait<br />
effectivement les idées <strong>de</strong> l'examen.<br />
- On raconte, répondit-elle, qu'il a perdu au poker l'argent qu'il mettait <strong>de</strong> côté pour lui<br />
acheter une bague <strong>de</strong> fiançailles.<br />
- Elle balance ses affaires trois ou quatre fois par an. Ça doit faire cinq ans,<br />
maintenant, qu'il met <strong>de</strong> l'argent <strong>de</strong> côté, ce qui nous fait une vingtaine <strong>de</strong> scènes au cours<br />
<strong>de</strong>squelles ses vêtements ont atterri sur le trottoir. <strong>Le</strong> petit-fils <strong>de</strong> Cari, à Laramie, a obtenu<br />
une bourse pour l'université <strong>de</strong> Washington.<br />
- C'est vrai ? Je ne savais pas.<br />
- C'est tout récent, affirma Doc, les yeux brillants d'annoncer un scoop. Cari l'a appris<br />
cet après-midi. Il éclate <strong>de</strong> fierté. Bon, je vais procé<strong>de</strong>r à un examen gynécologique.<br />
Résignée, Reece serra les <strong>de</strong>nts en regardant le plafond.<br />
- Tout m'a l'air normal, conclut le mé<strong>de</strong>cin.<br />
- Tant mieux, parce que ça fait un moment que je ne prends plus d'exercice <strong>de</strong> ce côtélà.<br />
Quand elle entendit Willow éclater <strong>de</strong> rire, elle ferma les yeux en se maudissant <strong>de</strong><br />
réfléchir à haute voix.<br />
Doc lui palpa les seins puis effleura la cicatrice <strong>de</strong> sa poitrine.<br />
- Vous avez dû souffrir.<br />
- Oui, j'ai pas mal dégusté.<br />
- Vous avez parlé <strong>de</strong> douleurs fantômes.
- Ça m'arrive, pendant mes cauchemars, ou juste après. Je sais qu'elles ne<br />
correspon<strong>de</strong>nt à rien.<br />
- Cela vous arrive souvent ?<br />
- C'est difficile à dire. Deux fois par semaine à peu près. On est loin <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fois par<br />
jour du début.<br />
- Vous pouvez vous rasseoir. Vous n'avez pas l'intention <strong>de</strong> reprendre une thérapie ?<br />
- Non.<br />
- Ni aucun médicament ?<br />
- Non. Comme je vous l'ai dit, ils m'ont aidé un certain temps, mais il faut que ça cesse<br />
maintenant<br />
- Très bien. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous êtes fatiguée.<br />
J'imagine également que vos examens sanguins indiqueront un début d'anémie. Il faut<br />
manger <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong>s aliments riches en fer. Si vous voulez, Willow vous en<br />
donnera une liste.<br />
- N'oubliez pas que je suis chef <strong>de</strong> cuisine.<br />
- Dans ce cas, vous savez que faire. Je peux aussi vous indiquer certaines tisanes qui<br />
vous ai<strong>de</strong>ront à dormir. J'ai reçu là-<strong>de</strong>ssus quelques notions <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine shoshone <strong>de</strong> la part<br />
d'un chaman mort l'automne <strong>de</strong>rnier dans son sommeil à l'âge <strong>de</strong> quatre-vingt-dix-huit ans.<br />
- Jolie recommandation, en effet !<br />
- Je vous préparerai un mélange que je vous apporterai <strong>de</strong>main chez Joanie avec le<br />
mo<strong>de</strong> d'emploi.<br />
- Sans vouloir vous comman<strong>de</strong>r, j'aimerais bien que vous m'indiquiez également la liste<br />
<strong>de</strong>s herbes que vous utilisez.<br />
- Certainement. Je veux vous revoir pour un contrôle d'ici à quatre ou six semaines.<br />
- Mais...<br />
- Pour vérifier votre poids, votre tension et votre état général. S'il y a <strong>de</strong> l'amélioration,<br />
nous reporterons la visite suivante à trois mois. Sinon je <strong>de</strong>vrai sévir.<br />
- Oui, docteur.<br />
- Maintenant, allez vous rhabiller.<br />
Cependant, elle resta plusieurs minutes assise sur la table d'examen après le départ du<br />
mé<strong>de</strong>cin.
Chapitre 14<br />
Brody avait lavé les draps, mais comme il travailla ensuite à son roman six heures<br />
d'affilée, il en oublia <strong>de</strong> les faire sécher. Lorsqu'il émergea <strong>de</strong> la boue dans laquelle il avait<br />
plongé ses personnages, il ressentit une vague envie <strong>de</strong> cigarette. Il n'avait plus fumé <strong>de</strong>puis<br />
trois ans, cinq mois et... douze jours, calcula-t-il en cherchant machinalement le paquet qu'il<br />
n'avait pas sous la main. Mais une bonne séance d'écriture, à l'image d'une bonne nuit<br />
d'amour, lui donnait souvent l'envie <strong>de</strong> replonger. Alors il se contenta d'évoquer ce plaisir<br />
simple et tentateur qui consistait à sortir un mince cylindre blanc du paquet rouge et blanc, à<br />
saisir l'un <strong>de</strong>s dix ou douze briquets jetables éparpillés à travers la pièce, à faire jaillir la<br />
flamme, à tirer une première bouffée. C'était comme s'il la goûtait vraiment, un peu âcre, un<br />
peu douce.<br />
Rien ne l'empêchait d'ailleurs d'aller en ville s'acheter un paquet. Rien du tout, si ce n'était<br />
sa fierté. Il avait arrêté, point. Exactement comme avec le Tribune.<br />
Il ferait mieux <strong>de</strong> manger un paquet <strong>de</strong> chips ou un sandwich. Cela lui rappela que Reece<br />
arriverait chez lui dans quelques heures et que les draps attendaient toujours dans la<br />
machine à laver. - Et mer<strong>de</strong> !<br />
Quittant d'un bond son bureau, il dévala l'escalier vers la buan<strong>de</strong>rie pour mettre en route<br />
le minuscule sèche-linge. Ensuite, il jeta un coup d'oeil sur l'état <strong>de</strong> la cuisine. La vaisselle du<br />
petit déjeuner gisait dans l'évier, ainsi que celle du dîner <strong>de</strong> la veille. <strong>Le</strong> journal local et le<br />
<strong>de</strong>rnier numéro du Chicago Tribune, auquel il restait abonné (les vieilles habitu<strong>de</strong>s ne se<br />
perdaient pas aussi facilement), traînaient sur la table avec quelques cahiers, <strong>de</strong>s stylos, <strong>de</strong>s<br />
crayons et du courrier encore fermé.<br />
Impossible d'y couper : il <strong>de</strong>vait ranger un peu - l'idée n'était pas si déplaisante quand il<br />
songeait au bon repas qui l'attendait ce soir, et plus si affinités...<br />
Autant prouver qu'il n'avait rien d'un célibataire malpropre. Il remonta les manches <strong>de</strong> son<br />
vieux tee-shirt préféré, lava tout en se maudissant <strong>de</strong> n'avoir pas encore acheté <strong>de</strong> lavevaisselle.<br />
Et puis il pensa à Reece.<br />
Il se <strong>de</strong>mandait ce qu'il allait lire dans ses grands yeux noirs lorsqu'elle franchirait sa<br />
porte, ce soir. Gaieté ou angoisse, décontraction ou tristesse ?<br />
Quel effet cela lui ferait-il <strong>de</strong> la voir travailler dans sa cuisine ? De manier la nourriture<br />
avec ses gestes d'artiste ? D'équilibrer ainsi formes, couleurs et textures.<br />
Une fois la vaisselle terminée, il s'avisa qu'il n'avait jamais partagé un repas avec<br />
quiconque dans ce chalet, à part sans doute <strong>de</strong>s bretzels lorsque Doc, Mac ou Rick passaient<br />
par là. Une ou <strong>de</strong>ux fois, il avait organisé une partie <strong>de</strong> poker accompagnée <strong>de</strong> bière, <strong>de</strong><br />
chips et <strong>de</strong> cigares.<br />
Mais guère plus. Si : <strong>de</strong>s œufs brouillés à 2 heures du matin avec la délicieuse Gwen <strong>de</strong><br />
Los Angeles, venue faire du ski et qui avait passé avec lui une mémorable nuit <strong>de</strong> janvier. Il
déposa les journaux dans la buan<strong>de</strong>rie, sur la pile <strong>de</strong> paperasses à recycler, puis nettoya la<br />
cuisine. Sans doute <strong>de</strong>vrait-il ranger la chambre pour le cas où...<br />
Il se passa une main sur le visage et s'avisa qu'il ferait mieux <strong>de</strong> se raser. Elle voudrait<br />
peut-être <strong>de</strong>s bougies, c'était le moment où jamais <strong>de</strong> les sortir. Pour un dîner aux chan<strong>de</strong>lles<br />
avec une jolie femme...<br />
Néanmoins, il s'interdit <strong>de</strong> sortir acheter <strong>de</strong>s tulipes. Ce serait idiot. Donc, pas <strong>de</strong> tulipes.<br />
D'autant qu'il n'avait pas <strong>de</strong> vase.<br />
Une cuisine propre, ce ne serait déjà pas si mal...<br />
- <strong>Le</strong> vin ! Bon sang !<br />
Inutile <strong>de</strong> vérifier, il n'avait que <strong>de</strong> la bière et une bouteille <strong>de</strong> Jack Daniel's. Il prenait déjà<br />
les clefs <strong>de</strong> sa voiture lorsque lui vint une idée.<br />
Ouvrant son carnet d'adresses, il appela le caviste.<br />
- Salut ! Est-ce que Reece Gilmore est passée chercher du vin aujourd'hui ? Oui ?<br />
Qu'est-ce qu'elle a... Ah ! Très bien. Ça va, merci. Et vous ?<br />
La précieuse information qu'il venait <strong>de</strong> récolter, à savoir que Reece et lui allaient dîner<br />
autour d'un chenin blanc, valait bien un brin <strong>de</strong> conversation.<br />
Cependant, il se raidit lorsque son interlocuteur lui annonça que le shérif était passé un<br />
peu plus tôt, armé d'une copie du <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> Doc Wallace.<br />
- Vous avez reconnu la femme ? Non. Non, je ne trouve pas qu'elle ressemble à Penelope<br />
Cruz. Non Jeff, je suis sûr que Penelope Cruz n'est pas morte. Évi<strong>de</strong>mment, si j'ai quoi que ce<br />
soit <strong>de</strong> nouveau, je vous le dirai. À plus. Il raccrocha en secouant la tête. <strong>Le</strong>s gens avaient<br />
parfois <strong>de</strong> ces idées ! Penelope Cruz...<br />
Après une expédition à la recherche <strong>de</strong> chan<strong>de</strong>lles présentables, en l'occurrence <strong>de</strong>ux<br />
cierges blancs ainsi qu'une bougie parfumée reçue à un quelconque Noël, il se rappela les<br />
draps et les monta dans la chambre pour refaire le lit. Il commit juste l'erreur <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r un<br />
instant par la fenêtre.<br />
Poussés par le vent, <strong>de</strong>ux Voiliers longeaient le bord du lac. Il reconnut le canoë <strong>de</strong> Cari.<br />
Cet homme n'avait que <strong>de</strong>ux intérêts dans la vie : pêcher et bavar<strong>de</strong>r avec Mac. Et puis il y<br />
avait la fille <strong>de</strong> Rick avec Moïse. L'école <strong>de</strong>vait être terminée. <strong>Le</strong> chien semblait presque voler<br />
<strong>de</strong>rrière la balle jetée sur l'eau. Des nuées d'oiseaux planaient autour du lac. Charmant<br />
tableau, songea distraitement Brody. Joli, paisible et... Quelque chose dans la lumière et les<br />
ombres l'interpella soudain. Plissant les yeux, il revit Moïse trottiner sur la rive, la balle entre<br />
les <strong>de</strong>nts.<br />
Et s'il ne s'agissait pas d'une balle ?<br />
Abandonnant les draps sur le lit, Brody re<strong>de</strong>scendit dans son bureau pour transcrire cette
scène à sa façon. Il ne lui faudrait ensuite guère plus d'une <strong>de</strong>mi-heure pour s'occuper <strong>de</strong> la<br />
chambre, prendre une douche, se raser et enfiler un vêtement dans lequel il n'ait pas l'air<br />
d'avoir dormi.<br />
Deux heures plus tard, Reece déposait une caisse <strong>de</strong> provisions sur le seuil du chalet <strong>de</strong><br />
Brody, frappait puis retournait à sa voiture chercher l'autre caisse.<br />
Elle frappa <strong>de</strong> nouveau, plus fort cette fois. L'absence <strong>de</strong> réponse lui fit froncer les sourcils<br />
puis tourner la poignée <strong>de</strong> la porte. Elle avait sûrement tort <strong>de</strong> s'inquiéter pour sa santé, <strong>de</strong><br />
se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s'il ne s'était pas noyé dans sa baignoire ou cassé le cou en tombant dans<br />
l'escalier, ou s'il n'avait pas été assassiné par un rô<strong>de</strong>ur. La maison semblait tellement<br />
tranquille, tellement vi<strong>de</strong>... Reece n'osa pas moins entrer, car elle ne pouvait plus supporter<br />
l'idée <strong>de</strong> le trouver ensanglanté gisant quelque part sur le plancher. Elle l'appela.<br />
Lorsqu'elle entendit le sol craquer à l'étage, elle sortit un couteau <strong>de</strong> cuisine d'une <strong>de</strong>s<br />
caisses et le brandit <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains. Il apparut, l'air maussa<strong>de</strong>, sain et sauf, en haut <strong>de</strong><br />
l'escalier.<br />
- Quoi ? Quelle heure est-il ?<br />
Elle en fut tellement soulagée qu'elle ne sentit plus ses genoux mais parvint cependant à<br />
sauver la face en s'appuyant au chambranle.<br />
- À peu près 18 heures. J'ai frappé mais...<br />
- Bon sang ! Je... j'ai été retenu.<br />
- Ce n'est pas grave.<br />
L'angoisse qui lui avait étreint la poitrine faisait place à une autre oppression. Il semblait<br />
si gêné, si fort, si viril... Si elle avait été plus sûre <strong>de</strong> ses jambes, elle aurait escaladé les<br />
marches pour se jeter sur lui.<br />
- Tu veux que je revienne une autre fois ?<br />
- Non, non ! Reste. Tu as besoin d'un coup <strong>de</strong> main ?<br />
- Sûrement pas ! Je me débrouillerai seule. J'en ai pour <strong>de</strong>ux petites heures. Tu vois, tu<br />
as tout ton temps.<br />
- Bon. Qu'est-ce que tu comptais faire avec ce couteau ? Bien qu'elle le brandît toujours<br />
avec autant <strong>de</strong> conviction, elle l'avait oublié et le considérait maintenant d'un regard aussi<br />
surpris qu'embarrassé.<br />
- À vrai dire, je n'en sais rien.<br />
- Si tu le rangeais pour que je n'aille pas prendre ma douche avec l'impression <strong>de</strong> jouer<br />
dans Psychose ?<br />
- Bien sûr.
Elle s'exécuta et, quand elle se redressa, ce fut pour constater que Brody avait disparu.<br />
Elle emporta les <strong>de</strong>ux caisses. Elle mourait d'envie <strong>de</strong> verrouiller la porte d'entrée. Elle<br />
n'était pas chez elle, mais cet homme ne se rendait-il pas compte que n'importe qui pouvait<br />
entrer? Comment pouvait-il prendre une douche là-haut en oubliant <strong>de</strong> fermer ?<br />
Si seulement elle pouvait avoir une telle confiance, que d'aucuns appelleraient foi ou<br />
stupidité... Comme ce n'était pas le cas, elle verrouilla la porte. Et elle en fit autant <strong>de</strong> celle<br />
donnant sur l'arrière.<br />
Satisfaite, elle sortit le gratin, mesura du lait qu'elle mit à chauffer sur feu doux. Ensuite,<br />
elle récupéra la cocotte où elle avait laissé mariner un filet <strong>de</strong> porc <strong>de</strong>puis la veille. Elle<br />
entreprit d'inspecter l'équipement <strong>de</strong> la cuisine. C'était pire que tout ce qu'elle avait imaginé.<br />
Heureusement qu'elle avait apporté le nécessaire. Il y avait juste <strong>de</strong>ux œufs, une plaque <strong>de</strong><br />
beurre, quelques tranches <strong>de</strong> fromage, <strong>de</strong>s cornichons, du lait périmé et huit bouteilles <strong>de</strong><br />
bière Harp. Deux oranges achevaient <strong>de</strong> se ramollir dans le bac à fruits. Et pas un seul<br />
légume en vue. Lamentable. Absolument lamentable.<br />
Cependant, elle perçut une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> détergent au pin. Se serait-il donné la peine <strong>de</strong><br />
nettoyer les lieux avant son arrivée ? Elle mit le gratin au four, régla le minuteur. Lorsque<br />
Brody entra, une <strong>de</strong>mi-heure plus tard, elle joignait la cocotte au gratin. <strong>Le</strong> couvert était mis<br />
avec les assiettes qu'elle avait trouvées dans la cuisine et les chan<strong>de</strong>lles qu'elle avait<br />
apportées ainsi que <strong>de</strong>s serviettes bleu marine, <strong>de</strong>s verres à vin et un petit bol <strong>de</strong> verre où il<br />
crut apercevoir <strong>de</strong>s roses miniature. Comme il s'y était attendu, <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs délicieuses<br />
émanaient du four, mais aussi <strong>de</strong> la pile <strong>de</strong> légumes frais sur le comptoir. Et elle le fixait d'un<br />
regard aussi attirant que paisible.<br />
- Je comptais... oh !<br />
Ce fut une douce tié<strong>de</strong>ur qu'il cueillit sur ses lèvres, légèrement pimentée par un rien <strong>de</strong><br />
nervosité. Irrésistible. Relâchant son étreinte, il recula :<br />
- Bonjour !<br />
- Bonjour. Où suis-je au juste ? Il sourit :<br />
- Où voudrais-tu être ?<br />
- En fait, ici. J'avais quelque chose à faire. Ah oui ! Je voulais préparer du Martini.<br />
- Pas vrai !<br />
- Si.<br />
Elle sortit du freezer les cubes <strong>de</strong> glace qu'elle avait apportés. Soudain elle s'immobilisa :<br />
- Tu n'aimes pas le martini ?<br />
- Qui a dit ça ? C'est juste que Jeff n'en avait pas parlé. <strong>Le</strong> caviste, répéta-t-elle en<br />
hochant la tête. Et alors ? On publie mes listes d'achats dans le journal du coin ? Pour me
décerner le prix <strong>de</strong> la pochar<strong>de</strong> <strong>de</strong> service ?<br />
- Mais non ! Dans cette catégorie, Wes Pritt reste sans rival. J'ai téléphoné parce que je<br />
pensais acheter du vin au cas où tu n'en aurais pas prévu toi-même.<br />
- Eh bien tu as gagné ! J'ai emprunté les verres et le shaker à Linda Gail.<br />
Là-<strong>de</strong>ssus, elle entreprit d'ajouter la glace, d'emplir les verres. Elle remua le tout avec <strong>de</strong>s<br />
olives vertes embrochées sur <strong>de</strong>s piques bleues.<br />
Ils trinquèrent et elle attendit qu'il goûte.<br />
- Délicieux ! S'exclama-t-il en reprenant aussitôt une gorgée. Tu es extraordinaire.<br />
- Essaie ça.<br />
Elle lui présenta une petite assiette <strong>de</strong> ce qu'il prit pour <strong>de</strong>s céleris formant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins<br />
géométriques. Elle but une gorgée, reposa son verre :<br />
- Je vais préparer la sala<strong>de</strong>.<br />
Il ne s'assit pas, trop intéressé par ces pignons qu'elle mettait à frire. Inimaginable !<br />
D'autant que, peu après, elle y ajoutait <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> feuilles vertes.<br />
- Tu fais cuire <strong>de</strong> la laitue ?<br />
- Je prépare une sala<strong>de</strong> d'épinards et <strong>de</strong> chou rouge agrémentée <strong>de</strong> pignons et d'un<br />
peu <strong>de</strong> gorgonzola. Je n'aurais jamais cru que Mac allait en comman<strong>de</strong>r quand je lui ai fait<br />
remarquer, la semaine <strong>de</strong>rnière, que j'en cherchais.<br />
- Il est vraiment gentil.<br />
- J'ai beaucoup <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> tomber sur un commerçant qui s'approvisionne en<br />
fonction <strong>de</strong> mes désirs. Sans compter que le Dr Wallace a dit que j'avais besoin <strong>de</strong> fer. <strong>Le</strong>s<br />
épinards en regorgent.<br />
- Comment ça s'est passé avec Doc ?<br />
- Il me trouve un peu fatiguée, anémiée aussi, sinon ça va. <strong>Le</strong>s mé<strong>de</strong>cins, j'en ai vu<br />
assez pour le restant <strong>de</strong> mes jours mais cette visite m'a moins éprouvée que je ne l'aurais<br />
cru. Au fait, Jeff m'a dit que le shérif avait diffusé le portrait-robot<br />
- Il t'a parlé <strong>de</strong> Penelope Cruz ? Elle sourit.<br />
- Oui. <strong>Le</strong> shérif a également envoyé une copie à Joanie. Pour l'instant ça n'a rien<br />
donné.<br />
- Qu'est-ce que tu croyais ?<br />
- Je ne sais pas trop. Quelque part, j'espérais susciter un commentaire du genre : «<br />
Tiens, ça me rappelle Sally Jones. Elle en voit <strong>de</strong>s vertes et <strong>de</strong>s pas mûres avec son salaud
<strong>de</strong> mari. » Ainsi, le shérif serait allé arrêter le mari. Et on n'en parlerait plus.<br />
Elle but un peu <strong>de</strong> martini.<br />
- Et j'ai fini ton livre. Je suis contente que tu n'aies pas enterré Jack vivant<br />
- Lui aussi. Elle rit<br />
- J'apprécie également que tu ne l'aies pas totalement racheté, n gar<strong>de</strong> ses défauts,<br />
toujours prêt à faire les pires bêtises, mais je pense que Léa va l'ai<strong>de</strong>r à s'améliorer. Tu l'as<br />
laissé jouer son rôle, elle aussi. De mon point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> lectrice, c'était génial.<br />
- Ravi que ça t'ait plu.<br />
- Tellement que j'en ai acheté un autre cet après-midi. Liens <strong>de</strong> sang.<br />
<strong>Le</strong> voyant se rembrunir, elle s'inquiéta :<br />
- Quoi?<br />
- C'est... violent Avec quelques scènes plutôt morbi<strong>de</strong>s. Ça pourrait te rappeler<br />
quelques douloureux souvenirs.<br />
- Dans ce cas, je ne me forcerai pas, tout comme tu n'as pas à te forcer pour les<br />
épinards.<br />
Elle vérifia le four, la poêle, reprit son martini.<br />
- Alors, qu'est-ce qui t'a retenu aujourd'hui ?<br />
- Retenu ?<br />
- Tu as dit quand je suis arrivée, que tu avais été retenu.<br />
- J'écrivais.<br />
Il alluma les bougies bleu marine, assorties aux serviettes, qu'elle avait disposées sur la<br />
petite table<br />
- Ton nouveau livre avance bien ?<br />
- Oui.<br />
Il trouva le vin dans le réfrigérateur, chercha un tire-bouchon, prit celui qu'elle lui tendait.<br />
- Tu vas m'en parler ?<br />
- De quoi ?<br />
- Du livre<br />
Tout en ouvrant la bouteille, il réfléchit à la question et finit par avouer :
- Je voulais la tuer. Tu te souviens ? Je t'en ai parlé le jour où on s'est retrouvés sur la<br />
piste.<br />
- Oui. Tu as dit que le méchant allait la pousser dans l'eau.<br />
- En tout cas, il a essayé. Il l'a attaquée, blessée, terrorisée, mais il n'a pas réussi à la<br />
faire passer par-<strong>de</strong>ssus bord comme il l'avait prévu.<br />
- Elle lui a échappé.<br />
- Elle a sauté.<br />
Tout en remuant les feuilles d'épinard, Reece tourna les yeux vers lui :<br />
- Elle a sauté ?<br />
Lui qui ne parlait jamais <strong>de</strong> son travail à quiconque s'aperçut qu'il avait envie <strong>de</strong> découvrir<br />
ses réactions.<br />
- La pluie tombe, la piste est lour<strong>de</strong>, boueuse. La femme vient d'être rouée <strong>de</strong> coups,<br />
elle a une jambe qui saigne. Elle est seule avec lui, personne ne peut lui prêter main-forte.<br />
Elle n'a aucun moyen <strong>de</strong> lui résister. Il est plus fort, plus rapi<strong>de</strong>. C'est un fou furieux. Alors<br />
elle saute. Je voulais toujours la faire mourir. Je n'avais pas l'intention <strong>de</strong> l'amener jusqu'au<br />
chapitre huit, mais elle m'a prouvé que j'avais tort.<br />
Sans rien dire, Reece mélangeait la sala<strong>de</strong> avec la vinaigrette qu'elle avait apportée.<br />
- Cette femme est plus forte que je ne l'aurais cru, continua-t-il. Elle a un pr<strong>of</strong>ond<br />
instinct <strong>de</strong> survie. Elle s'est jetée à l'eau parce qu'elle savait que c'était sa seule chance et<br />
qu'elle préfère mourir plutôt que <strong>de</strong> se laisser massacrer sans réagir. Et elle a réussi à sortir<br />
<strong>de</strong> la rivière.<br />
- Oui. Elle m'a l'air assez forte pour ça.<br />
- Elle ne voyait pas les choses sous cet angle. Elle a juste lutté, instinctivement. Elle<br />
s'est débattue bec et ongles. Elle est blessée, égarée, elle a froid, elle est seule. Mais elle est<br />
vivante.<br />
- Elle va s'en sortir ?<br />
- Ça dépend d'elle.<br />
Hochant la tête, Reece disposa les sala<strong>de</strong>s sur les assiettes, les parsema <strong>de</strong>s copeaux <strong>de</strong><br />
fromage.<br />
- Assieds-toi, j'aime voir la flamme <strong>de</strong>s bougies dans tes yeux, dit Brody.<br />
Un rien surprise, elle n'en obtempéra pas moins et une lueur d'or éclaira ses pupilles.<br />
- Goûte à la sala<strong>de</strong>. Je ne serai pas vexée si tu n'aimes pas ça.
Il s'exécuta <strong>de</strong> bonne grâce, fit la moue.<br />
- Il semblerait que j'aime tout ce que tu mets <strong>de</strong>vant moi.<br />
- Et c'est ce qui me donne envie <strong>de</strong> te faire la cuisine.<br />
- Tu as repensé à ton projet <strong>de</strong> préparer un livre <strong>de</strong> recettes ?<br />
- J'y ai passé un peu <strong>de</strong> temps la nuit <strong>de</strong>rnière après mon service.<br />
- C'est pour ça que tu as l'air fatiguée.<br />
- Ce n'est pas gentil <strong>de</strong> me dire ça, surtout après ton compliment sur la flamme dans<br />
mes yeux.<br />
- J'apprécie tes yeux. Il n'empêche que tu as l'air fatiguée. Sans doute se montrerait-il<br />
toujours aussi brutalement honnête avec elle. Si c'était un peu dur pour l'ego, cela valait<br />
mieux que toutes sortes <strong>de</strong> platitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> mensonges.<br />
- Je n'arrivais pas à dormir. Du coup, j'ai réfléchi à cette idée <strong>de</strong> bouquin. Je crois que<br />
j'en ai trouvé le titre : Simplement gourmet.<br />
- C'est parfait. Explique-moi seulement pourquoi tu ne pouvais pas dormir ?<br />
- Comment veux-tu que je le sache ? <strong>Le</strong> mé<strong>de</strong>cin m'avait pourtant conseillé une tisane.<br />
- L'amour est un excellent somnifère.<br />
Elle se contenta <strong>de</strong> sourire et termina sa sala<strong>de</strong>.<br />
Elle préféra ne pas le laisser découper le rôti <strong>de</strong> porc, ce qui lui parut un peu vexant,<br />
d'autant qu'elle s'en chargea tout en cuisant les asperges à la vapeur. Brody préféra ne pas<br />
relever. La vian<strong>de</strong> sentait fabuleusement bon et il put constater qu'un gratin <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong><br />
terre s'annonçait Elle versa une sauce hollandaise sur les légumes, et un jus odorant sur les<br />
tranches <strong>de</strong> porc.<br />
- On va passer un marché tous les <strong>de</strong>ux, proposa-t-il en attaquant son plat.<br />
- Un marché ?<br />
- Oui, voilà, je te propose un troc : l'amour en échange <strong>de</strong> la cuisine.<br />
Haussant les sourcils, elle fit mine <strong>de</strong> réfléchir à la question.<br />
- Intéressant Bien que j'aie quand même la vague impression que tu gagnes sur les<br />
<strong>de</strong>ux tableaux.<br />
- Toi aussi, je te ferais remarquer. Il goûta le gratin.<br />
- Seigneur, tu mérites la canonisation !<br />
- Sainte Reece, protectrice <strong>de</strong>s gourmets ?
- Sauf que ton livre <strong>de</strong>vrait plutôt s'appeler Naturellement gourmet. Parce que tu ne<br />
passes pas ta journée à transpirer <strong>de</strong>vant tes fourneaux pour la préparer. Avec toi, on est<br />
gourmet naturellement, sans en mettre plein la vue.<br />
Elle revint s'asseoir à sa place.<br />
- Génial !<br />
- C'est un peu mon boulot<br />
Il mangea et but sans cesser <strong>de</strong> la regar<strong>de</strong>r.<br />
- Reece ?<br />
- Oui?<br />
- Tes yeux me ren<strong>de</strong>nt fou. Cela dit, la lumière <strong>de</strong>s bougies te rend belle <strong>de</strong> partout.<br />
Décidément, il pouvait vous sortir les compliments les plus inattendus. Elle lui sourit et se<br />
laissa réchauffer par une intense sensation <strong>de</strong> bien-être.
Chapitre 15<br />
Elle insista pour débarrasser. Il s'y attendait, et son penchant pour l'ordre <strong>de</strong>vait remonter<br />
bien avant le drame <strong>de</strong> Boston. De tout temps, chez elle, l'organisation avait dû être nette,<br />
au carré. Elle saurait toujours où trouver le grand saladier, mais aussi son chemisier bleu<br />
préféré, ses clefs <strong>de</strong> voiture. Et ses comptes <strong>de</strong>vaient être à jour.<br />
Ce qui lui était arrivé n'avait vraisemblablement fait que renforcer son penchant pour<br />
l'organisation. A cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa vie, elle avait besoin <strong>de</strong> voir les choses à leur place. Cela<br />
lui donnait un sentiment <strong>de</strong> sécurité. En ce qui le concernait, il s'estimait heureux lorsqu'il<br />
trouvait du premier coup <strong>de</strong>ux chaussettes assorties.<br />
Il la laissa ranger tout ce qu'elle avait apporté, nettoyer la cuisinière. Son angoisse<br />
affleurait <strong>de</strong> nouveau, même si elle ne le montrait pas. Il avait l'impression <strong>de</strong> voir ses nerfs<br />
transpercer sa peau alors qu'elle rinçait le torchon, l'essorait et le mettait à sécher sur le<br />
double évier.<br />
Maintenant que le dîner était fini, la vaisselle rangée, l'amour s'invitait et il ne la lâcherait<br />
pas. Il pouvait toujours la prendre dans ses bras et la monter dans sa chambre sans lui<br />
laisser le temps <strong>de</strong> réagir, mais il préféra rejeter cette idée, au moins pour le moment, et<br />
opter pour une approche plus subtile, .<br />
- Et si on allait se promener au bord du lac ?<br />
<strong>Le</strong> mélange <strong>de</strong> surprise et <strong>de</strong> soulagement qu'il lut dans ses yeux le conforta dans son<br />
intention.<br />
- Bonne idée !<br />
- La nuit est claire, on aura assez <strong>de</strong> lumière. En revanche, tu vas avoir besoin <strong>de</strong> ta<br />
veste.<br />
- Tu as raison.<br />
Elle l'avait accrochée à la patère <strong>de</strong> la buan<strong>de</strong>rie.<br />
Il l'y suivit, tendit le bras <strong>de</strong>rrière elle pour prendre la sienne. Elle frémit en sentant son<br />
corps si proche du sien.<br />
- Il fait un temps magnifique ! S'exclama-t-elle. Je n'ai pas encore osé sortir me promener<br />
seule la nuit. Ce n'est pourtant pas l'envie qui m'en manquait.<br />
- <strong>Le</strong> coin est tranquille, tu ne risques rien.<br />
- Un soir <strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong>rnière, j'ai voulu sortir me promener ; j'ai emporté une<br />
fourchette avec moi, pour le cas où j'aurais à me défendre contre les nombreux criminels<br />
imaginaires qui peuplent ma cervelle. C'était complètement idiot. Je suis idiote. Tu es sûr <strong>de</strong><br />
te sentir bien en ma présence, Brody ?
- Je dois être attiré par les femmes névrosées.<br />
- Mais non ! S'esclaffa-t-elle en levant la tête vers le ciel. Mon Dieu ! Il fait si clair qu'on<br />
aperçoit la Voie lactée. Et aussi la Gran<strong>de</strong> Ourse et la Petite. Ce sont à peu près les seules<br />
constellations que je sache repérer.<br />
- Ne compte pas sur moi. Je ne vois qu'un truc brillant et un croissant <strong>de</strong> lune.<br />
<strong>Le</strong> lac tranquille reflétait les étoiles, l'air embaumait le sapin, l'eau, la terre et l'herbe.<br />
- Parfois, Boston me manque tellement que j'en ai mal. Alors j'ai envie d'y retourner,<br />
<strong>de</strong> retrouver ce que j'avais là-bas. Ma vie, mon travail, mes amis. Mon appartement avec ses<br />
murs rouge <strong>de</strong> Chine et sa table en laque noire.<br />
- Rouge <strong>de</strong> Chine ?<br />
- J'avais <strong>de</strong> ces audaces, à l'époque. Et quand je me retrouve dans un endroit comme<br />
celui-ci, je me dis que même si je parvenais à effacer ce qui s'est passé, je ne suis pas<br />
certaine <strong>de</strong> retrouver là-bas quoi que ce soit qui me plaise encore. Je n'aime plus trop le<br />
rouge <strong>de</strong> Chine.<br />
- Qu'est-ce que ça peut faire ? Ton coin, tu l'installes où m te trouves et s'il ne te<br />
convient pas, tu vas voir ailleurs. Et tu utilises les couleurs qui te plaisent sur le moment.<br />
- C'est exactement ce que je me suis dit en partant. J'ai vendu toutes mes affaires. Ma<br />
belle table <strong>de</strong> salle à manger noire et le reste. Je ne travaillais pas, j'avais <strong>de</strong>s échéances à<br />
payer et <strong>de</strong>s tas d'autres frais. Mais avant tout, je n'en voulais plus. Et maintenant, je suis là.<br />
Elle s'approcha <strong>de</strong> l'eau :<br />
- La femme, dans ton futur bouquin, celle que tu n'as pas tuée, comment s'appelle-telle<br />
?<br />
- Ma<strong>de</strong>line Bright. Maddy.<br />
- Maddy Bright. J'aime bien ce nom. J'espère qu'elle s'en sortira.<br />
- Elle aussi.<br />
Ils restèrent un moment côte à côte, admirant le lac scintillant <strong>de</strong> lumière blanche.<br />
- Sur la piste, l'autre jour, alors que tu cherchais comment la faire mourir, ou comment<br />
la sauver, tu es resté un peu plus longtemps pour t'assurer que j'allais rentrer sans difficulté ?<br />
- Il faisait beau, répondit Brody les yeux fixés sur la silhouette <strong>de</strong>s montagnes. Je<br />
n'avais rien <strong>de</strong> spécial à faire.<br />
- Tu arrivais dans ma direction alors que tu ne m'avais pas encore entendue m'enfuir.<br />
- Je n'avais rien d'autre à faire, répéta-t-il.
Elle se tourna vers lui. Soudain, elle était prise <strong>de</strong> toutes les audaces, comme si elle se<br />
jetait à l'eau. Elle lui posa les mains sur les joues, se hissa sur la pointe <strong>de</strong>s pieds et lui<br />
effleura la bouche <strong>de</strong> ses lèvres.<br />
- Je risque <strong>de</strong> tout gâcher, mais j'aimerais retourner au chalet, dans ton lit.<br />
- C'est une excellente idée.<br />
- Il m'arrive d'en avoir. Tu <strong>de</strong>vrais peut-être me prendre la main pour le cas où je<br />
perdrais la tête et chercherais tout à coup à m'enfuir.<br />
Bien sûr.<br />
Elle n'essaya pas <strong>de</strong> s'enfuir ; pourtant, à mesure qu'ils approchaient, elle se sentait<br />
dévorée par le doute.<br />
- Et si on prenait d'abord un verre <strong>de</strong> vin ?<br />
- J'ai assez bu, merci.<br />
Sans lui lâcher la main, il continuait d'avancer.<br />
- On <strong>de</strong>vrait peut-être commencer par discuter pour voir où tout ça va nous mener.<br />
- Pour l'instant, ça nous mène à ma chambre.<br />
- Oui, mais...<br />
Soudain, ils franchissaient l'entrée.<br />
- Euh... tu ne crois pas qu'il vaudrait mieux fermer à clef <strong>de</strong>rrière nous ?<br />
Il se retourna et ferma.<br />
- Je t'assure qu'on <strong>de</strong>vrait…<br />
Elle s'interrompit, abasourdie, lorsqu'il se contenta <strong>de</strong> la soulever <strong>de</strong> terre pour la hisser<br />
sur son épaule.<br />
- Je préférerais qu'on prenne le temps d'en discuter... Je voudrais juste te prier <strong>de</strong> ne<br />
pas trop m'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r parce que je manque cruellement <strong>de</strong> pratique ces <strong>de</strong>rniers temps<br />
et...<br />
- Tu parles trop.<br />
Comme il grimpait l'escalier, elle ferma les yeux.<br />
- Ce n'est pas que je n'en aie pas envie mais je ne suis plus très sûre... Et d'abord, il y<br />
a un verrou dans ta chambre ?<br />
Il claqua la porte, la verrouilla.
- Ça va mieux comme ça ?<br />
- Je ne sais pas. Peut-être. Je dis peut-être <strong>de</strong>s âneries mais je ne suis pas...<br />
Il la déposa, sur ses pieds, <strong>de</strong>vant le lit.<br />
- Calme-toi, maintenant.<br />
- Je te dis qu'on <strong>de</strong>vrait…<br />
<strong>Le</strong>s idées se heurtèrent dans sa tête lorsqu'il la fit taire d'un baiser gourmand. La peur, le<br />
désir et la raison se livraient en elle un ru<strong>de</strong> combat.<br />
- Je crois qu'il faut…<br />
- Se taire, acheva-t-il en l'embrassant <strong>de</strong> nouveau.<br />
- Je sais. C'est toi qui <strong>de</strong>vrais parler. En attendant tu ne voudrais pas éteindre ?<br />
- Je n'ai pas allumé.<br />
- Oh ! Là, là!<br />
C'étaient donc la lune et les étoiles, si jolies au-<strong>de</strong>hors, qui lui semblaient maintenant trop<br />
brillantes.<br />
- Fais comme si je te retenais encore pour t'empêcher <strong>de</strong> t'enfuir.<br />
Cependant, ces paumes ru<strong>de</strong>s qui couraient sur son corps lui donnaient <strong>de</strong>s frissons<br />
partout.<br />
- Regar<strong>de</strong>-moi, Reece. Là, comme ça ! Tu te rappelles quand je t'ai vue pour la<br />
première fois ?<br />
- Chez Joanie ?<br />
Tout en lui déboutonnant son chemisier, il lui mordillait le menton.<br />
- Et ce jour-là, ajouta-t-il, j'ai eu un petit pincement au cœur. Tu comprends ?<br />
- Oui, oui, Brody. Seulement...<br />
- Parfois on réagit continua-t-il en <strong>de</strong>scendant vers ses seins. Parfois non, mais on sait<br />
exactement quand on le ressent<br />
- S'il faisait noir... Ce serait mieux s'il faisait noir.<br />
Il souleva la paume qu'elle avait posée sur sa cicatrice pour la cacher.<br />
- Tu as la peau très douce, Slim. Regar<strong>de</strong>-moi !<br />
Il avait <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> chat, un mélange <strong>de</strong> vert et d'ambre. Et Reece ne se sentait pas du
tout rassurée mais, quelque part, cela l'excitait. Tout en lui était fort, brusque, un peu<br />
bourru, exactement ce dont elle avait besoin.<br />
Ces mains sur sa peau qui lui enseignaient <strong>de</strong>s secrets oubliés, ces <strong>de</strong>nts avi<strong>de</strong>s qui<br />
déclenchaient <strong>de</strong> délicieuses on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> chaleur. Elle sentit bien qu'il <strong>de</strong>sserrait sa ceinture<br />
avant <strong>de</strong> caresser sensuellement la peau <strong>de</strong> ses reins sous son jean. Elle réagit, d'abord<br />
timi<strong>de</strong>ment, puis avec <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> voracité. Malgré ses états d'âme, ce fut elle qui<br />
l'entraîna, même si elle ne pouvait plus respirer, alors que le vent <strong>de</strong> sa passion l'entraînait<br />
dans <strong>de</strong> dangereux virages. Alors il savourait, hasardait, attaquait tant qu'il parvenait à<br />
conserver encore quelque maîtrise. Lorsqu'il la souleva pour l'allonger sur le lit, elle poussa<br />
un petit cri étouffé contre sa bouche. Prise <strong>de</strong> frénésie, elle envoya promener ses chaussures<br />
et se cambra pour lui permettre <strong>de</strong> lui ôter son jean. Comme il lui dévorait la poitrine <strong>de</strong><br />
baisers, elle crut que son cœur allait exploser. Il pesait <strong>de</strong> tout son poids sur son corps et,<br />
malgré la brume argentée du désir, elle se sentit prise d'un début <strong>de</strong> panique. Elle eut beau<br />
lutter, tenter <strong>de</strong> se maîtriser, son esprit et ses nerfs finirent par l'emporter.<br />
- Je ne peux plus respirer. Je ne peux plus... Attends...<br />
Il fallut à Brody un moment pour comprendre qu'elle était affolée. Roulant sur le côté, il la<br />
prit par les épaules pour la faire asseoir.<br />
- Mais si, tu respires ! Arrête <strong>de</strong> tousser, tu vas t'étouffer.<br />
- D'accord, c'est bon !<br />
Elle connaissait la procédure. Se concentrer sur chaque inspiration, expiration, jusqu'à ce<br />
que tout cela re<strong>de</strong>vienne régulier. Mortifiée, elle croisa les bras sur sa poitrine éclairée par un<br />
rayon <strong>de</strong> lune.<br />
- Pardon, excuse-moi. Flûte ! J'en ai assez <strong>de</strong> passer pour une mala<strong>de</strong>.<br />
- Alors, arrête.<br />
- Si tu crois que c'est facile ! Tu crois que ça me fait plaisir <strong>de</strong> me retrouver assise ici,<br />
toute nue, vexée comme un pou ?<br />
- Je n'en sais rien, et toi ?<br />
- Espèce <strong>de</strong> salaud !<br />
Il ne put s'empêcher d'apprécier la lueur furieuse qui lui traversa les yeux. Néanmoins, il y<br />
vit un mauvais signe :<br />
- Ne commence pas à pleurer, tu vas me mettre en pétard.<br />
- Je ne vais pas pleurer, enfoiré ! Elle ravala une larme.<br />
Il lui écarta les cheveux du visage :<br />
- Je t'ai blessée ?
- Pardon ?<br />
- Je t'ai blessée ?<br />
- Mais non ! Je... je ne retrouvais pas mon souffle, c'est tout ! Je me sentais... piégée<br />
sous toi. Juste une crise <strong>de</strong> claustrophobie idiote...<br />
- Si ce n'est que ça, je connais le remè<strong>de</strong>.<br />
La prenant doucement par les épaules, il s'allongea sur le dos et l'installa sur lui.<br />
- Comme ça, c'est toi qui domines la situation.<br />
- Brody…<br />
- Regar<strong>de</strong>-moi.<br />
D'une main sur la nuque, il l'amena à l'embrasser.<br />
- Calme-toi, murmura-t-il contre sa bouche. On fera exactement comme tu voudras.<br />
- Je me sens si sotte !<br />
- Mais non !<br />
Il se remit à la caresser doucement, vit les couleurs lui revenir aux joues.<br />
- Tu es un peu fragile, mais sûrement pas sotte. Embrasse-moi encore.<br />
Posant les lèvres sur les siennes, elle laissa ses craintes s'évanouir et suivit ses directives,<br />
aussitôt enivrée par son goût et son o<strong>de</strong>ur qui réveillaient ses sens.<br />
Pourtant, lorsqu'il lui souleva les hanches, elle tenta <strong>de</strong> se dégager. Mais il tint bon et la<br />
captiva <strong>de</strong> son regard jusqu'à ce qu'il se glisse en elle.<br />
Un frémissement <strong>de</strong> soulagement, <strong>de</strong> plaisir, <strong>de</strong> sensualité la parcourut. Brody se mit à<br />
remuer doucement et elle sentit son corps commencer à vibrer.<br />
Elle poussa un cri lorsque survint le premier transport, un choc qui la secoua violemment,<br />
une brusque vague <strong>de</strong> pur délice. Sans réprimer un gémissement, elle se détendit avant <strong>de</strong><br />
s'abandonner <strong>de</strong> nouveau à lui, encore et encore.<br />
Elle atteignit son <strong>de</strong>uxième orgasme avec l'impression <strong>de</strong> revivre tandis que Brody<br />
bougeait en elle avec une joie non dissimulée. Merci mon Dieu ! songea-t-elle avec un soupir<br />
tremblé. Lorsqu'il se raidit sur elle, les bras bandés, les <strong>de</strong>nts serrées sur son épaule, ce fut<br />
elle qui le guida vers une troisième extase.<br />
Elle restait immobile, repue, éblouie. Sans savoir que faire, ni que dire. Pour un peu, elle<br />
trahirait sa parole et se mettrait à pleurer. Des larmes <strong>de</strong> joie.<br />
Elle avait donné et elle avait reçu. Elle avait éprouvé un orgasme - pour la première fois
<strong>de</strong>puis si longtemps - puissant, fabuleux comme un diamant taillé.<br />
- J'ai envie <strong>de</strong> te remercier. C'est bête, non ? Brody s'étira, lui caressa le dos.<br />
- La plupart <strong>de</strong>s femmes m'envoient d'énormes ca<strong>de</strong>aux pour mes services. Mais, pour<br />
une fois, je me contenterai <strong>de</strong> bonnes paroles.<br />
Dans un éclat <strong>de</strong> rire, elle se hissa sur un cou<strong>de</strong> pour le regar<strong>de</strong>r. Il avait le visage<br />
détendu, une expression <strong>de</strong> pure satisfaction virile qui donnait envie à Reece <strong>de</strong> sortir du lit<br />
pour exécuter une danse <strong>de</strong> la victoire.<br />
Elle avait bel et bien donné autant qu'elle avait reçu.<br />
- J'ai préparé le dîner, lui rappela-t-elle.<br />
- C'est vrai. Ça compte.<br />
Il souleva paresseusement les paupières :<br />
- Comment ça va, Slim ?<br />
- Tu veux tout savoir ? Je croyais que je ne ressentirais plus jamais ça. Alors merci <strong>de</strong><br />
m'avoir prouvé que je me trompais. Elle lui passa la main dans les cheveux en songeant<br />
qu'elle n'avait d'autre envie que <strong>de</strong> se laisser aller à un bon gros sommeil.<br />
- Il faudrait que je me rhabille et que je rentre chez moi.<br />
- Pourquoi ?<br />
- Il est tard.<br />
- Tu as un couvre-feu ?<br />
- Non... Tu veux que je reste ?<br />
- Je me disais que si tu restais cette nuit, tu te sentirais obligée <strong>de</strong> me préparer un<br />
petit déjeuner <strong>de</strong>main matin.<br />
Une légère vibration la transporta.<br />
- Je pourrais peut-être me laisser convaincre. Repoussant draps et couverture, il roula<br />
sur elle :<br />
- Sans compter que je n'en ai pas fini avec toi.<br />
- Dans ce cas, je crois que je vais rester.<br />
Plus tard, alors qu'il dormait, elle resta allongée sans trouver le sommeil. Elle finit par se<br />
lever doucement. Il fallait qu'elle vérifie, une fois, au moins une fois ; en guise <strong>de</strong> robe <strong>de</strong><br />
chambre, elle enfila la chemise <strong>de</strong> Brody qu'il avait laissée traîner à même le sol, et sortit sur<br />
la pointe <strong>de</strong>s pieds. Elle actionna d'abord la porte d'entrée. Bien verrouillée, mais il n'y avait
pas <strong>de</strong> mal à s'en assurer, n'est-ce pas ? La porte <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière était également fermée.<br />
Comme il se <strong>de</strong>vait. Néanmoins-<br />
Ce n'était pas comme si elle était seule. Elle se trouvait en compagnie d'un homme grand<br />
et fort. De toute façon, personne n'essaierait <strong>de</strong> s'introduire ici et si cela <strong>de</strong>vait se produire,<br />
Brody s'en occuperait.<br />
Dans un ultime effort, elle parvint à s'éloigner <strong>de</strong> la porte, à quitter la pièce.<br />
- Un souci ?<br />
Elle ne cria pas mais recula si brutalement qu'elle se cogna la hanche contre une chaise.<br />
- Tout est bien fermé ? S'enquit Brody.<br />
- Oui. Je voulais juste... Il faut que je vérifie ce genre <strong>de</strong> choses avant <strong>de</strong> pouvoir<br />
m'endormir ; ce n'est pas grave.<br />
- C'est ma chemise que tu portes ?<br />
- Euh, oui. Je n'allais pas me promener toute nue.<br />
- Tu aurais pu Mais puisque tu n'as pas eu la politesse <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si tu pouvais<br />
l'emprunter, tu vas ramener tes fesses par ici et me la rendre.<br />
- Tu as raison, soupira-t-elle, soulagée. J'ai un peu honte.<br />
- Tu peux.<br />
La prenant par la main, il l'accompagna jusqu'au premier étage.<br />
- Qu'est-ce que tu dirais si je me baladais dans tes vêtements sans ton autorisation ?<br />
- Je crois que ça ne me plairait pas du tout. Il ferma à double tour.<br />
- Maintenant, tu me rends cette fichue chemise.<br />
Un rêve l'éveilla, une jungle d'images, une douleur fulgurante Ses yeux s'ouvrirent ; elle ne<br />
reconnaissait pas les ombres <strong>de</strong> cette chambre et il lui fallut quelques secon<strong>de</strong>s pour se<br />
rappeler où elle était.<br />
La chambre <strong>de</strong> Brody. <strong>Le</strong> lit <strong>de</strong> Brody. <strong>Le</strong> cou<strong>de</strong> <strong>de</strong> Brody enfoncé dans ses côtes. Elle était<br />
en sécurité. Et elle pr<strong>of</strong>itait d'un charmant spectacle. Il donnait sur le ventre et s'étalait sans<br />
vergogne, au point <strong>de</strong> la repousser au bord du lit. Mais qu'importait ? Quand elle sortit <strong>de</strong> la<br />
chambre, elle fut vaguement déçue que Brody ne la retienne pas. Mais c'était mieux ainsi.<br />
Elle voulait commencer à préparer le petit déjeuner. Ses habits serrés sur sa poitrine, elle se<br />
faufila dans la salle <strong>de</strong> bains. Et là, impossible <strong>de</strong> fermer à clef. Stupéfaite, elle contempla un<br />
instant la poignée <strong>de</strong> la porte.<br />
Comment était-ce possible ? Il y avait une serrure dans la chambre mais pas dans la salle<br />
<strong>de</strong> bains ? C'était complètement idiot
- Je ne suis pas obligée <strong>de</strong> fermer. Personne n'a tenté <strong>de</strong> m'assassiner cette nuit<br />
personne ne le fera ce matin. Brody dort <strong>de</strong> l'autre côté du couloir. Trois minutes dans la<br />
douche et c'est bon.<br />
La baignoire mesurait bien le double <strong>de</strong> la sienne. Des serviettes bleu marine, pas trop<br />
assorties au carrelage vert, mais propres, c'était tout ce qu'elle <strong>de</strong>mandait. Elle jeta un<br />
regard vers la porte avant d'ouvrir les robinets.<br />
Elle aimait ce sol d'ardoise. Il aurait dû choisir <strong>de</strong>s serviettes grises avec ça, ou alors<br />
vertes.<br />
Elle saisit le savon et commença <strong>de</strong> se réciter <strong>de</strong>s tables <strong>de</strong> multiplications. <strong>Le</strong> savon lui<br />
échappa quand on frappa à la porte.<br />
- Brody ?<br />
- Qui veux-tu que ce soit ?<br />
Il écarta le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la douche. Il était nu comme un ver.<br />
- Tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s combien font huit fois huit quand tu prends ta douche ?<br />
Chanter, c'est trop ordinaire pour moi. Je te laisse la place dans une minute.<br />
- Tu sais, j'ai vu tout ce qu'il y avait à voir <strong>de</strong> toi cette nuit… A moins que l'eau ne te<br />
ren<strong>de</strong> timi<strong>de</strong> ?<br />
- Non.<br />
Un bras bloqué sur sa poitrine, elle s'essora les cheveux <strong>de</strong> l’autre. Brody lui prit le bras et<br />
comme elle tentait <strong>de</strong> résister, le retint fermement, jeta un coup d'oeil à la cicatrice qu'elle<br />
tentait <strong>de</strong> cacher. Elle voulut se détourner, mais il se rapprocha encore, vint sous la douche<br />
avec elle.<br />
- Tu crois que cette cicatrice te rend moins belle ?<br />
- Non, enfin je ne sais pas...<br />
- Parce que tu as d'autres défauts, tu sais ? Regar<strong>de</strong>-moi ces hanches squelettiques.<br />
- Tu crois ça ?<br />
- Oui, et avec tes cheveux mouillés je m'aperçois que tes oreilles ne sont pas tout à fait<br />
plantées droites par rapport à ton crâne.<br />
- Quoi<br />
Instinctivement, elle y porta les mains.<br />
- À part ça, tu n'es pas mal du tout Je pourrais m'en contenter Et il en pr<strong>of</strong>ita pour<br />
l'enlacer.
Chapitre 16<br />
<strong>Le</strong> mois <strong>de</strong> mai fut plutôt tumultueux et inonda Angel's Fist d'orages. Contre vents et<br />
tempêtes, les jonquilles faisaient éclore leurs trompettes jaunes. Reece se sentait un peu<br />
comme les fleurs ; malgré les coups qui l'avaient frappée, presque noyée, elle se sentait<br />
renaître.<br />
En cette journée à marquer d'une pierre blanche, elle décida <strong>de</strong> se risquer au-<strong>de</strong>hors<br />
d'Angel's Fist<br />
Pour la plupart <strong>de</strong>s femmes, une coupe et un brushing ne représentaient qu'une détente.<br />
Pour Reece, l'aventure tenait du saut en parachute, avec tout ce que cela comportait<br />
d'excitation et <strong>de</strong> terreur.<br />
- Je peux changer mon ren<strong>de</strong>z-vous, suggéra-t-elle à Joanie. Si vous êtes bousculée<br />
aujourd'hui...<br />
- Je n'ai pas dit que j'étais bousculée, marmonna sa patronne en mélangeant la pâte<br />
pour ses crêpes. Et Beck est dans les parages, non ?<br />
Soli<strong>de</strong> comme un chêne, Beck leur adressa un sourire tout en continuant <strong>de</strong> couper son<br />
chou en lanières.<br />
- Tu veux te rendre utile ? reprit Joanie à l'adresse <strong>de</strong> Reece. Sers son café à Mac en<br />
partant<br />
- D'accord. Je gar<strong>de</strong> mon téléphone mobile allumé pour le cas où vous auriez besoin <strong>de</strong><br />
moi. Je ne pars pas avant une bonne heure.<br />
Traînant un peu <strong>de</strong>s pieds, elle alla déposer la cafetière sur le bar où Mac attendait ses<br />
pancakes.<br />
- Ça ne va pas avec Joanie ?<br />
- Pardon ? Oh, si ! Je pars parce que c'est mon jour <strong>de</strong> congé.<br />
- Très bien ! Qu'est-ce que vous comptez faire ?<br />
- Linda Gail et moi allons à Jackson.<br />
- Pour faire du lèche-vitrine ?<br />
- Quelque chose comme ça. Et je dois aussi me faire couper les cheveux.<br />
- On a pourtant <strong>de</strong> très bons coiffeurs ici ! Elle sourit.<br />
- Linda Gail me fait le grand jeu. Moi, ce que j'en dis...<br />
- Dehors ! s'exclama Joanie en apportant pancakes et sirop d'érable.
- Je m'en vais.<br />
Reece prit son sac et le dossier qu'elle avait apporté.<br />
- Je vais montrer là-bas le portrait robot exécuté par Doc. Vous n'avez encore rencontré<br />
personne qui la connaisse ?<br />
- Non, répondit Mac. À tout hasard, je l'ai affiché <strong>de</strong>vant mon comptoir.<br />
- Merci beaucoup. Bon, c'est grand, Jackson. J'aurai peut-être davantage <strong>de</strong> chance làbas.<br />
- Tu ne viendras pas te plaindre s'ils te scalpent ! lança Joanie. Ça t'apprendra à<br />
claquer ton fric ailleurs qu'à Angel's FisL En tout cas, je t'attends <strong>de</strong>main à 6 heures tapantes,<br />
même avec une tête <strong>de</strong> sorcière.<br />
Dans la rue, Reece décida <strong>de</strong> laisser Linda Gail passer la première. Elle-même n'avait pas<br />
vraiment besoin d'une coupe. Ce n'était qu'une option. Une possibilité.<br />
Cependant, elle était contente <strong>de</strong> visiter Jackson, ne serait-ce que pour y distribuer le<br />
portrait-robot. Si l'inconnue tuée sur la montagne s'était déplacée dans la légion, il y avait <strong>de</strong><br />
fortes chances pour qu'elle soit arrivée par Jackson Hole, ville autrement importante que la<br />
bourga<strong>de</strong> d'Angel's Fist.<br />
En attendant, comme il lui restait un peu <strong>de</strong> temps, elle décida <strong>de</strong> rendre visite au shérif.<br />
Voilà près d'une semaine qu'elle ne lui avait pas <strong>de</strong>mandé s'il avait du nouveau. Certes,<br />
elle avait passé la majeure partie <strong>de</strong> cette semaine dans la cuisine <strong>de</strong> Joanie, ou dans le lit<br />
<strong>de</strong> Brody. En tout cas, Mardson ne pourrait l'accuser <strong>de</strong> le harceler. À la réception, elle fut<br />
accueillie par Hank O'Brian, le standardiste ; elle connaissait sa barbe noire et son goût pour<br />
les escalopes <strong>de</strong> poulet il buvait son café d'une main tout en pianotant sur son clavier <strong>de</strong><br />
l'autre. Il leva la tête.<br />
- Ça va, Reece ?<br />
- Oui, merci. Dites-moi, le shérif est occupé ? Je voulais juste...<br />
Un éclat <strong>de</strong> rire l'interrompit et Mardson sortit, bras <strong>de</strong>ssus bras <strong>de</strong>ssous avec sa femme.<br />
Debbie était une jolie blon<strong>de</strong> athlétique, aux cheveux courts coiffés à la diable et aux yeux<br />
vert émerau<strong>de</strong>. Elle portait un jean moulant, <strong>de</strong>s bottes western marron et un chemisier<br />
rouge sous une veste en jean. Un joli pen<strong>de</strong>ntif en forme <strong>de</strong> soleil brillait à son cou.<br />
Elle tenait un magasin <strong>de</strong> sport à côté <strong>de</strong> l'hôtel et organisait <strong>de</strong>s randonnées pé<strong>de</strong>stres,<br />
vendait <strong>de</strong>s permis <strong>de</strong> pêche et <strong>de</strong> chasse. Elle était amie avec Brenda, la réceptionniste; <strong>Le</strong><br />
dimanche après-midi, elle emmenait ses <strong>de</strong>ux filles manger <strong>de</strong>s glaces chez Joanie.<br />
Elle décocha un sourire amical à Reece :<br />
- Bonjour ! Je croyais que vous alliez à Jackson, aujourd'hui.
- Euh... oui. Tout à l'heure.<br />
- J'ai croisé Linda Gail hier. Vous voulez vous faire couper les cheveux ? C'est la mo<strong>de</strong>,<br />
et puis ce doit être plus pratique avec votre métier. Pourtant, les hommes préfèrent les<br />
cheveux longs. Mon pauvre Rick, moi qui passe mon temps à couper les miens !<br />
- Ils sont très bien comme ça, assura le shérif en lui caressant la joue. Qu'est-ce qu'il y<br />
a pour votre service, Reece ?<br />
- Je venais juste aux nouvelles.<br />
Marquant une pause, elle sortit l'un <strong>de</strong>s portraits-robots.<br />
- Pour elle.<br />
- J'aimerais pouvoir vous répondre que j'ai du neuf. Mais on n'a aucun signalement <strong>de</strong><br />
femme disparue dans la région qui correspon<strong>de</strong> à cette <strong>de</strong>scription. Et personne ne la<br />
reconnaît. Je ne vois pas ce que je pourrais faire <strong>de</strong> plus.<br />
- Rien. Bon, j'aurai peut-être un peu plus <strong>de</strong> chance à Jackson. Je vais montrer ce<br />
portrait à tous les gens que je rencontrerai.<br />
- Comme vous voulez, répondit Rick. Mais il faut préciser, et je n'attaque pas Doc en<br />
disant ça, que ce portrait n'est que très approximatif. Vous risquez <strong>de</strong> tomber sur <strong>de</strong>s gens<br />
qui croiront l'avoir croisée hier et <strong>de</strong> vous lancer sur <strong>de</strong> fausses pistes. En rangeant son<br />
portrait, Reece surprit l'air apitoyé <strong>de</strong> Debbie. Elle n'en avait suscité que trop souvent, ces<br />
<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières années.<br />
- Vous avez sans doute raison. Mais je veux quand même essayer. Merci, shérif. À<br />
bientôt, Debbie. Au revoir, Hank.<br />
En sortant, elle sentit les trois regards posés sur elle, sans doute aussi dubitatifs<br />
qu'attristés.<br />
Qu'ils aillent tous <strong>de</strong> faire voir ! pensa-t-eile en retournant au Bistrot <strong>de</strong> l'Ange pour y<br />
récupérer sa voiture. Elle n'allait pas faire mine <strong>de</strong> n'avoir rien vu, classer une bonne fois ces<br />
portraits-robots et les oublier. Ce serait trop facile. Elle n'allait pas non plus se laisser gâcher<br />
son escapa<strong>de</strong> en ville et chez le coiffeur.<br />
<strong>Le</strong>s sauges n'attendaient que le moment <strong>de</strong> fleurir. Reece croyait presque les entendre<br />
prendre une longue inspiration avant <strong>de</strong> laisser éclater leurs couleurs.<br />
Un trio <strong>de</strong> pélicans décolla en formation au-<strong>de</strong>ssus du marais, mais ce fut en apercevant<br />
pour la première fois un coyote en train <strong>de</strong> dévaler une colline qu'elle pria Linda Gail <strong>de</strong><br />
s'arrêter. Bien que cette <strong>de</strong>rnière n'y voie qu'une sorte <strong>de</strong> rat géant, elle obtempéra.<br />
- Sales bêtes ! maugréa Linda Gail.<br />
- Peut-être, mais je rêve d'en entendre un hurler comme dans les films.
- J'avais presque oublié que m étais une citadine<br />
À Jackson, boutiques, restaurants et bazars s'alignaient dans <strong>de</strong>s rues grouillantes <strong>de</strong><br />
mon<strong>de</strong>. Prospère était le mot qui venait à l'esprit. Mais, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s contraintes imposées par<br />
la civilisation, on voyait encore se dresser les hautes montagnes, écrasant <strong>de</strong> leur éclatante<br />
splen<strong>de</strong>ur tout ce que l'homme avait pu bâtir.<br />
Il fallut à Reece moins <strong>de</strong> vingt minutes pour comprendre que, malgré le panorama à<br />
couper le souffle, elle avait eu raison <strong>de</strong> s'établir à Angel's Fist.<br />
Trop <strong>de</strong> gens ici, trop <strong>de</strong> mouvement. Hôtels, motels, salles <strong>de</strong> jeu, sports d'hiver, sports<br />
d'été, agences immobilières. Elle avait déjà envie <strong>de</strong> s'enfuir.<br />
- On va bien s'amuser ! s'exclama Linda Gail en se faufilant à travers la circulation. Si<br />
tu as un peu le trac, ferme les yeux et ça ira mieux.<br />
- Tu ne voudrais pas que je rate l'acci<strong>de</strong>nt ?<br />
- Je suis une excellente conductrice.<br />
Et la jeune serveuse <strong>de</strong> prouver ses dires en se glissant entre un 4 x 4 et une moto qu'elle<br />
doubla, avant <strong>de</strong> passer un carrefour à l'orange.<br />
- On y est presque. On <strong>de</strong>vrait s'<strong>of</strong>frir une journée entière en institut, un <strong>de</strong> ces quatre ;<br />
ils en ont d'extraordinaires où on te masse et on t'enduit <strong>de</strong> boue et d'herbes. Chouette ! Une<br />
place libre !<br />
Après avoir dépassé une Ford avec une magnifique queue <strong>de</strong> poisson, elle s'y glissa sans<br />
autre forme <strong>de</strong> procès.<br />
- On a encore un peu <strong>de</strong> marche à pied, mais je n'allais pas rater cette occasion. Allez,<br />
viens, on va se payer une nouvelle tête !<br />
Sans doute les jambes <strong>de</strong> Reece tremblaient-elles, elles ne l'en propulsèrent pas moins sur<br />
le trottoir.<br />
- Tu chopes combien d'amen<strong>de</strong>s par an ? Non, combien <strong>de</strong> véhicules envoies-tu à la<br />
casse chaque année ?<br />
Avec un claquement <strong>de</strong> la langue, Linda Gail prit son amie par le bras.<br />
- Ne fais pas ta chochotte. Oh, mon Dieu ! Regar<strong>de</strong> ça ! Non, mais regar<strong>de</strong>-moi cette<br />
veste !<br />
Elle entraîna Reece vers une vitrine pour y regar<strong>de</strong>r avec avidité une veste en cuir d'un<br />
beau brun chocolat.<br />
- Elle a l'air si douce ! Elle doit coûter un milliard <strong>de</strong> dollars. Viens, on va l'essayer. Non,<br />
on sera en retard. On l'essaiera avec notre nouvelle coiffure.
- Je n'ai pas un milliard <strong>de</strong> dollars.<br />
- Moi non plus, mais ça ne coûte rien d'essayer. Elle est très cintrée, elle t'ira mieux à<br />
toi qu'à moi et ça m'énerve. N'empêche que si j'avais un milliard <strong>de</strong> dollars, je me<br />
l'achèterais.<br />
- Il faut que j'aille m'allonger un peu.<br />
- Tu vas très bien. Mais si tu veux, j'ai pris une bouteille <strong>de</strong> secours avec moi.<br />
- Tu... Bégaya Reece. Une bouteille <strong>de</strong> quoi ?<br />
- De martini aux pommes, pour le cas où tu aurais besoin d'un coup <strong>de</strong> fouet Tiens,<br />
mate-moi plutôt ça !<br />
Prise <strong>de</strong> vertige, Reece se tourna dans la direction indiquée par Linda Gail pour découvrir<br />
<strong>de</strong> longs cow-boys en bottes, <strong>Le</strong>vi's et Stetson.<br />
- Miam ! commenta la serveuse.<br />
- Je croyais que tu étais amoureuse <strong>de</strong> Lou ?<br />
- Ouais, et ça n'y changera rien. Mais c'est comme cette veste, ma gran<strong>de</strong>. Ça ne coûte<br />
rien <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r. Je parie que tu as fait plus que regar<strong>de</strong>r avec Brody.<br />
- Il est comment au lit ?<br />
- Si ça continue comme ça, je vais te réclamer cette bouteille...<br />
- Juste un détail : il a un aussi beau cul nu qu'il en a l'air avec son jean ?<br />
- Oui, oui, je confirme.<br />
- J'en étais sûre ! Voilà, on est arrivées.<br />
Resserrant son étreinte, elle entraîna Reece dans le magasin. Sans avoir recours au<br />
martini malgré la tentation, Reece se déroba plusieurs fois en attendant son tour. Mais elle<br />
apprit quelque chose. Ce n'était pas aussi terrible que le souvenir qu'elle gardait <strong>de</strong> la<br />
<strong>de</strong>rnière fois. <strong>Le</strong>s murs ne semblaient pas se rapprocher dangereusement, chaque bruit ne<br />
l'agressait pas au point <strong>de</strong> lui en donner <strong>de</strong>s palpitations. Lorsque son coiffeur annonça qu'il<br />
s'appelait Serge, Reece n'éclata pas en sanglots, pas plus qu'elle ne se rua sur la porte. Il<br />
avait un léger accent slave, et son sourire charmeur s'altéra lorsqu'il lui prit la main :<br />
- Pauvre chérie, vous êtes toute glacée ! Je vais vous <strong>of</strong>frir une bonne petite infusion.<br />
Nan ! Une tasse <strong>de</strong> camomille, s'il te plaît ! Venez avec moi, ma chère!<br />
Elle le suivit avec docilité.<br />
Elle la fit asseoir dans un large fauteuil, l'emmaillota dans un peignoir qui sentait la<br />
menthe... et s'empara <strong>de</strong> ses cheveux avant que son cerveau ait eu le temps <strong>de</strong> se révolter.
- Quelle texture magnifique ! Et si épais ! En excellente santé ! Vous les soignez bien.<br />
- Ah.<br />
- Mais la coiffure, dans tout ça ? <strong>Le</strong> style ? Regar<strong>de</strong>z-moi ce visage, et ces cheveux qui<br />
retombent comme <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux. Qu'est-ce que vous aimeriez qu'on leur fasse, aujourd'hui ?<br />
- Je... franchement, je n'en sais rien.<br />
- Parlez-moi <strong>de</strong> vous. Pas d'alliance ? Célibataire ?<br />
- Oui. Oui.<br />
- Et qu'est-ce que vous faites dans la vie, mon ange ?<br />
- Je suis cuisinière.<br />
Quelque part au fond d'elle-même, quelque chose se mettait à ronronner tandis qu'il lui<br />
massait le crâne, jouait avec ses mèches.<br />
- Je travaille avec Linda Gai], précisa-t-elle.<br />
- On ne la voit plus assez souvent. <strong>Le</strong>urs regards se croisèrent dans le miroir.<br />
- Vous me faites confiance ?<br />
- Je... mon Dieu ! Bon, d'accord. Mais vous pourriez ajouter du valium dans la tisane ?<br />
Elle avait oublié ces plaisirs, les mains dans ses cheveux, les infusions apaisantes, les<br />
magazines people, les bavardages étouffés.<br />
Serge lui avait conseillé <strong>de</strong> se faire <strong>de</strong>s mèches. Ce serait certainement trop cher, mais il<br />
les lui avait si chau<strong>de</strong>ment recommandées ! Linda Gail passa <strong>de</strong>vant elle, la tête couverte <strong>de</strong><br />
plastique.<br />
- Rouge sorcière, annonça-t-elle. Je me lance. Je fais aussi une manucure. Ça te tente ?<br />
- Non, je ne tiendrai pas le coup !<br />
En fait, elle s'était à moitié endormie sur un numéro <strong>de</strong> Vogue, si bien que le shampooing<br />
arriva plus tôt que prévu. Puis ce fut la coupe.<br />
- Maintenant, vous allez me parler <strong>de</strong> l'homme <strong>de</strong> votre vie, lança Serge en faisant<br />
voltiger ses ciseaux. Vous en avez sûrement un.<br />
- C'est un écrivain. On se connaît <strong>de</strong>puis peu.<br />
- Désir. Excitation. Découverte. Elle ne put réprimer un sourire.<br />
- Exactement. Il est intelligent, autonome et il aime ma cuisine. II... enfin, il cache une<br />
incroyable patience <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s remarques aci<strong>de</strong>s. Il ne me traite pas comme une petite<br />
chose fragile, au contraire <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>puis quelques années. C'est pour ça que
je me sens plus forte, même si je reste vulnérable. Oh ! J'avais oublié ça !<br />
Serge releva ses ciseaux le temps qu'elle prenne son dossier.<br />
- Est-ce que vous connaîtriez cette femme, par hasard ? Il prit le temps d'observer le<br />
portrait-robot.<br />
- Je ne pourrais rien jurer, mais je ne crois pas l'avoir coiffée. Je lui aurais conseillé <strong>de</strong><br />
se couper les cheveux qui lui étouffent un peu le visage. C'est une amie ?<br />
- Dans un sens, oui. Est-ce que je peux la montrer aux employés <strong>de</strong> ce salon, peut-être<br />
même vous en laisser une copie ? Quelqu'un pourrait la reconnaître.<br />
- Absolument. Nan !<br />
Toujours aussi efficace, Nan apparut et emporta le <strong>de</strong>ssin. Reece aperçut alors sa tête<br />
dans le miroir.<br />
- Hou là ! Ça en fait <strong>de</strong>s cheveux qui s'en vont !<br />
- Ne vous inquiétez pas. Regar<strong>de</strong>z votre amie ! Il désigna Linda Gail <strong>de</strong>venue rousse.<br />
- J'adore !<br />
La serveuse se tourna obligeamment dans leur direction pour faire admirer son audacieuse<br />
couleur.<br />
- Qu'est-ce que vous en pensez ? Reece, dis-moi tout ?<br />
- C'est extraordinaire !<br />
Ce roux explosif transformait la jolie blon<strong>de</strong> en une superbe fille.<br />
- C'est vrai que ça me change ! Dès qu'on sera rentrées, je me lance à la poursuite <strong>de</strong><br />
Lou. Il va souffrir ! Ça te va bien, ces mèches. Ça t'agrandit encore les yeux, comme s'ils<br />
avaient besoin <strong>de</strong> ça ! Surtout, ça met en valeur ton visage. Bravo pour la frange, Serge ! Ça<br />
en jette !<br />
- Il fallait quand même bien montrer ces yeux magnifiques. Et puis ça vous dégage le<br />
cou, les épaules tout en restant assez naturel. Vous n'aurez pas <strong>de</strong> mal à vous recoiffer.<br />
Je me reconnais, pensa Reece. J'ai l'impression <strong>de</strong> me retrouver. Voyant ses yeux s'emplir<br />
<strong>de</strong> larmes, Serge s'interrompit dans son mouvement, jeta un regard inquiet à Linda Gail :<br />
- Elle n'aime pas !<br />
- Si, si, j'adore ! Mais ça faisait longtemps que je n'aimais plus me regar<strong>de</strong>r dans la<br />
glace.<br />
- Il faudra essayer un maquillage, suggéra Linda Gail. Serge tapota l'épaule <strong>de</strong> Reece :
- Laissez-moi au moins finir comme il faut<br />
Reece venait <strong>de</strong> passer une journée délicieuse bien qu'elle regrettât <strong>de</strong> s'être laissé<br />
influencer par Linda Gail en achetant ce chemisier jaune ; au moins en avait-elle pr<strong>of</strong>ité pour<br />
remettre à la ven<strong>de</strong>use une copie du portrait-robot, ainsi qu'elle l'avait fait dans toutes les<br />
boutiques où l'avait entraînée son amie. Et cette <strong>de</strong>rnière avait raison : la veste <strong>de</strong> cuir allait<br />
mieux à Reece. Si elle ne valait pas un milliard <strong>de</strong> dollars, à leur niveau cela revenait au<br />
même. Ni l'une ni l'autre ne pouvait se l'<strong>of</strong>frir. Une belle coupe et un chemisier neuf, c'était<br />
déjà très bien.<br />
Reece comptait rentrer directement chez elle pour s'admirer à loisir, enfiler son chemisier,<br />
se faire belle. Alors elle appellerait Brody pour lui proposer <strong>de</strong> venir dîner. Elle avait trouvé<br />
d'intéressants légumes frais dans un marché couvert <strong>de</strong> Jackson ainsi que <strong>de</strong>s coquilles Saint-<br />
Jacques sauvages. Et aussi du safran, un peu cher pour elle mais qui lui permettrait<br />
d'assaisonner une purée, idéale pour accompagner les coquilles Saint-Jacques. Et <strong>de</strong>s<br />
champignons pour accompagner le riz sauvage.<br />
Ses paquets à la main, elle escalada les marches d'un pas dansant, déverrouilla sa porte<br />
en chantonnant. Elle se sentait si bien qu'elle alla jusqu'à déposer ses sacs sur le comptoir<br />
avant <strong>de</strong> refermer.<br />
- Mine <strong>de</strong> rien, tu re<strong>de</strong>viens quelqu'un <strong>de</strong> normal ! Esquissant un pas <strong>de</strong> valse, elle<br />
retourna verrouiller la porte puis prit la direction <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> bains rien que pour le plaisir<br />
<strong>de</strong> sentir bouger ses cheveux au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ses épaules. C'est alors que son visage blêmit,<br />
que tous les muscles <strong>de</strong> son corps s'affaissèrent<br />
<strong>Le</strong> portrait-robot accroché au miroir lui donnait l'impression <strong>de</strong> voir le visage d'une femme<br />
morte au lieu du sien. Sur les murs, par terre, gribouillée partout avec le même marqueur<br />
rouge, apparaissait cette question :<br />
C'EST MOI ?<br />
Frissonnante, elle se laissa tomber sur le seuil et se recroquevilla sur elle-même.<br />
Elle <strong>de</strong>vait être rentrée à l'heure qu'il était, se disait Brody en contournant le lac au volant<br />
<strong>de</strong> son 4x4. Combien <strong>de</strong> temps fallait-il pour se faire couper les cheveux ? Elle n'avait pas<br />
répondu au téléphone et il se sentait idiot d'avoir appelé quatre fois en une heure.<br />
Comment s'avouer qu'elle lui avait manqué ? N'était-ce pas ça le plus ridicule ? Lui à qui<br />
jamais personne ne manquait. D'autant qu'elle n'était partie que quelques heures. Huit<br />
heures et <strong>de</strong>mie. Combien <strong>de</strong> jours s'étaient écoulés auparavant sans qu'il la voie ?<br />
Seulement, ces <strong>de</strong>rniers temps, il n'avait qu'à sauter dans sa voiture et se rendre <strong>de</strong><br />
l'autre côté du lac pour la voir autant qu'il le voulait.<br />
Il ne s'était pas encore abaissé jusqu'à lui téléphoner sur son mobile. Il allait faire un saut<br />
chez Joanie, traîner un peu, prendre une bière peut-être. Et vérifier si sa voiture était là. Il<br />
repéra immédiatement la voiture <strong>de</strong> Reece à sa place habituelle. Autant en pr<strong>of</strong>iter pour
monter chez elle lui annoncer qu'il passait en ville pour... pour quoi au fait ? Acheter du pain.<br />
Il avait envie <strong>de</strong> la voir, <strong>de</strong> sentir son o<strong>de</strong>ur, il avait envie qu'elle pose les mains sur lui.<br />
Prendre un air dégagé et frapper à sa porte un large sourire aux lèvres.<br />
- C'est Brody ! cria-t-il. Ouvre. Elle mit un certain temps à répondre.<br />
- Excuse-moi. Je m'étais couchée. J'ai mal à la tête. Il actionna la poignée. C'était<br />
fermé.<br />
- Ouvre-moi.<br />
- Je te jure que j'ai la migraine. Je voudrais dormir. Je t'appelle <strong>de</strong>main.<br />
Il n'aimait pas le son <strong>de</strong> sa voix.<br />
- Reece, ouvre !<br />
<strong>Le</strong> verrou tourna et elle entrebâilla la porte :<br />
- Tu ne comprends pas ce que je viens <strong>de</strong> te dire ? J'ai mal à la tête ; je ne veux voir<br />
personne, encore moins te faire une place dans mon lit.<br />
Elle était tellement pâle qu'il préféra ne pas relever.<br />
- Ne me dis pas que tu es du genre à faire la gueule pendant un mois sous prétexte<br />
que le coiffeur a raté sa coupe !<br />
- Si, exactement. En l'occurrence, il a très bien réussi son boulot. Seulement ça m'a pris<br />
toute la journée et je suis fatiguée. Il repéra les sacs sur le comptoir.<br />
- Il y a combien <strong>de</strong> temps que tu es rentrée ?<br />
- Je n'en sais rien. Peut-être une heure.<br />
Jamais elle ne lui ferait avaler cette histoire <strong>de</strong> migraine. Il la connaissait assez<br />
maintenant pour savoir qu'elle aurait pu perdre un bras sans que ça l'empêche <strong>de</strong> ranger ses<br />
courses dès son arrivée»<br />
- Qu'est-ce qui se passe ?<br />
- Tu vas me ficher la paix? On s'est envoyés en l'air, d'accord, et c'était super. On<br />
recommencera bientôt Mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas droit à un peu <strong>de</strong> tranquillité !<br />
- Certainement. Je te ficherai la paix dès que tu m'auras raconté ce qui t'arrive. Qu'estce<br />
que tu as fait à tes mains ? Craignant d'y trouver du sang, il en saisit une à la paume<br />
rougie :<br />
- Qu'est-ce que c'est ? De l'encre ?<br />
Sans un mot, elle fondit en larmes. Jamais il n'avait rien vu <strong>de</strong> plus émouvant que ce<br />
chagrin qui lui submergeait le visage sans qu'elle émît le moindre son.
- Dis quelque chose, Reece ! Qu'est-ce qui se passe ?<br />
- Je n'arrive pas à l'effacer. Je n'arrive pas à l'effacer et je ne me rappelle pas avoir fait<br />
ça. Je ne m'en souviens pas et ça ne veut pas partir !<br />
Plongeant le visage dans ses paumes rougies, elle n'opposa aucune résistance lorsqu'il la<br />
souleva puis la porta sur son lit.
Chapitre 17<br />
Une partie <strong>de</strong>s murs et du plancher était maculée <strong>de</strong> ce rouge qu'elle avait voulu effacer<br />
avec une serviette <strong>de</strong> toilette. Elle avait arraché le portrait <strong>de</strong> la glace avant <strong>de</strong> le déchirer<br />
en morceaux qu'elle avait chiffonnés et jetés dans la poubelle sous le lavabo.<br />
Brody imaginait sans difficulté comment Reece avait réagi en arrivant, attrapant une<br />
serviette qu'elle avait dû imbiber d'eau avant <strong>de</strong> tenter d'effacer les inscriptions sans prendre<br />
gar<strong>de</strong> aux gouttelettes qui inondaient le sol, sanglotant, le souffle court Pourtant le message<br />
apparaissait encore clairement en une dizaine d'endroits :<br />
C'EST MOI ?<br />
- Je ne me rappelle pas avoir fait ça.<br />
<strong>Le</strong>s yeux toujours fixés sur le mur, il ne se retourna pas vers elle.<br />
- Tu sais où se trouve le marqueur rouge ? I Je... je ne sais pas. J'ai dû le ranger.<br />
Dans une brume <strong>de</strong> larmes et <strong>de</strong> migraine, elle se dirigea vers la cuisine, ouvrit un tiroir.<br />
Rien. Prise <strong>de</strong> désespoir, elle fouilla, puis ouvrit un autre tiroir, et encore un autre.<br />
- Arrête !<br />
- Il n'est pas là. J'ai dû l'emporter avec moi, le jeter. Je ne me souviens pas. Comme<br />
les autres fois.<br />
<strong>Le</strong> regard <strong>de</strong> Brody s'était durci, pourtant sa voix restait la même, ferme et posée :<br />
- Quelles autres fois ?<br />
- Je crois que je vais vomir.<br />
- Sûrement pas !<br />
Elle fit claquer le tiroir et ses yeux rouges étincelèrent <strong>de</strong> colère :<br />
- Arrête <strong>de</strong> me dire ce que j'ai à faire.<br />
- Tu ne vas pas vomir, clama-t-il en l’attrapant par le bras, parce que tu ne m'as pas parlé<br />
<strong>de</strong>s autres fois. Assieds-toi.<br />
- Je ne peux pas.<br />
- Très bien, alors lève-toi. Tu as du cognac ?<br />
- Je n'en veux pas.<br />
- Je ne t'ai pas <strong>de</strong>mandé ce que tu voulais.
À son tour, il entreprit d'ouvrir les tiroirs, jusqu'à ce qu'il trouve une petite bouteille.<br />
- Avale-moi ça, Slim.<br />
Malgré sa colère et son désespoir, Reece savait qu'il était inutile <strong>de</strong> discuter. Aussi vida-telle<br />
le verre que lui tendait Brody.<br />
- <strong>Le</strong> portrait. Ce pourrait être moi. Il existe une ressemblance entre moi et ce <strong>de</strong>ssin.<br />
- Parce que vous avez toutes les <strong>de</strong>ux les cheveux longs et bruns ? Du moins jusqu'à ce<br />
matin en ce qui te concerne. Fronçant les sourcils, il effleura le bout <strong>de</strong> ses mèches qui lui<br />
encadraient les joues largement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s épaules.<br />
- Ce portrait ne te représente pas.<br />
- Mais elle, je ne l'ai pas bien vue.<br />
Il ouvrit son réfrigérateur et fut agréablement surpris <strong>de</strong> voir qu'elle l'avait rempli <strong>de</strong><br />
bières <strong>de</strong> la marque qu'il préférait. Il en prit une, fit sauter la capsule.<br />
- Tu as vu <strong>de</strong>ux personnes au bord <strong>de</strong> la rivière, affirma-t-il avec certitu<strong>de</strong>.<br />
- Comment peux-tu en être sûr ? Tu ne les as pas vues.<br />
- Je t'ai vue, toi. Mais revenons à l'affaire <strong>de</strong> ce soir. De quelles autres choses ne te<br />
souviens-tu pas ?<br />
- Par exemple d'avoir gribouillé ma carte <strong>de</strong> randonnée, ou d'avoir ouvert ma porte au<br />
beau milieu <strong>de</strong> la nuit, ou d'avoir rangé mes saladiers dans le dressing et mes chaussures <strong>de</strong><br />
marche dans le meuble <strong>de</strong> la cuisine. Ou d'avoir préparé mes bagages. Sans compter d'autres<br />
inci<strong>de</strong>nts. Il faut que i'v retourne.<br />
- Où ça ? « Elle se frotta le visage.<br />
- Je ne vais pas bien du tout. Il faut que je retourne à l'hôpital.<br />
- N'importe quoi ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire <strong>de</strong> bagages ?<br />
- Un soir, le soir où j'avais bu une bière avec Linda Gail, j'ai retrouvé mes bagages<br />
préparés, tout bien rangés dans mon grand sac. J'avais dû faire ça le matin, ou pendant une<br />
pause. Je ne m'en souviens pas. Une fois, ma torche se trouvait dans le réfrigérateur.<br />
- Moi, un jour, j'y ai retrouvé mon portefeuille.<br />
- Ce n'est pas la même chose. Je ne mets pas mes affaires n'importe où. Jamais. Du<br />
moins... quand je suis consciente, quand je me porte bien. Il me paraît inimaginable <strong>de</strong><br />
ranger <strong>de</strong>s saladiers en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la cuisine, surtout pour les emporter jusqu'au dressing. J'ai<br />
besoin <strong>de</strong> savoir où tout se trouve. Là, je déraille.<br />
- Encore une fois, c'est n'importe quoi. Tiens, ajouta-t-il en regardant les sacs <strong>de</strong><br />
marché, c'est quoi ces plantes vertes ?
- Des légumes.<br />
Elle se frotta <strong>de</strong> nouveau les tempes et désigna la salle <strong>de</strong> bains.<br />
- Tu as vu ce que j'ai fait là ?<br />
- Et si ce n'était pas toi ?<br />
- Qui veux-tu que ce soit ? Explosa-t-elle. Je suis instable. J'imagine <strong>de</strong>s meurtres,<br />
j'écris sur les murs.<br />
- Et si ce n'était pas toi ? répéta-t-il du même ton. Écoute, les histoires tordues c'est<br />
mon rayon. Tu as vu Hantise ? Elle écarquilla les yeux :<br />
- Si tu crois que quelqu'un agit envers moi comme Charles Boyer dans le film, tu es<br />
aussi dingue que moi.<br />
- Qu'est-ce qui te terrorise le plus, Reece ? dit-il en s'accroupissant à côté d'elle. Croire<br />
que tu fais une nouvelle dépression ? Ou que quelqu'un veut te le faire croire ?<br />
Elle tremblait <strong>de</strong> partout.<br />
- Je ne sais pas.<br />
- Disons que m as vu une femme se faire assassiner, que tu es le seul témoin du<br />
meurtre. Tu as fait une déposition à la police, comme il se doit, et la rumeur s'est répandue.<br />
Supposons que l'assassin l'ait appris ou, comme nous l'avons déjà envisagé, qu'il t'ait vue.<br />
Évi<strong>de</strong>mment, il a effacé ses traces mais tu lui poses quand même un sérieux problème.<br />
- Parce que j'ai témoigné.<br />
- Oui. Sa chance, c'est qu'on ne te croit pas sur parole : tu es nouvelle, plutôt fragile.<br />
Alors pourquoi ne pas exploiter tes problèmes ?<br />
- Tu ne crois pas qu'il aurait plus vite fait <strong>de</strong> me tirer une balle dans la tête ?<br />
- Ce qui nous donnerait un second meurtre. Pour le coup, on te prendrait au sérieux.<br />
- À titre posthume.<br />
- Certes.<br />
Bon, se dit-il, elle gar<strong>de</strong> un certain sang-froid. Elle va tenir le coup.<br />
- Tandis que s'il agissait plus subtilement, en laissant le doute s'insinuer en toi, il<br />
pourrait te faire réagir. Qui sait ? Tu t'en irais courir toute nue dans la rue en chantant à la<br />
lune, ou ficher le camp subitement. Quoi qu'il en soit, ton témoignage ne vaudrait plus un<br />
clou.<br />
- Mais c'est…
- Dingue ? Pas du tout. C'est très malin, et très bien pensé.<br />
- Au lieu <strong>de</strong> croire que je <strong>de</strong>viens folle, tu veux me faire avaler qu'un tueur cherche à<br />
me déstabiliser ?<br />
Il but une gorgée <strong>de</strong> bière.<br />
- C'est une théorie.<br />
D'un seul coup, alors qu'elle prenait peu à peu conscience <strong>de</strong>s implications <strong>de</strong> cette<br />
théorie, elle eut la gorge sèche.<br />
- La première solution me semble plus plausible.<br />
Il se redressa et comme s'il se ravisait soudain, lui tendit la main pour l'ai<strong>de</strong>r à se lever.<br />
Après une courte hésitation, elle la prit. Et lui fit face.<br />
- Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?<br />
- J'ai <strong>de</strong>vant moi une femme qui a échappé au pire, dont les amis se sont fait tuer<br />
tandis qu'elle-même était laissée pour morte. Piégée dans le noir, perdant son sang. Elle se<br />
retrouvait seule, la raison vacillante. Et elle atterrissait là, <strong>de</strong>ux ans plus tard, parce qu'elle<br />
se battait pour recouvrer un semblant d'équilibre. Pour moi, c'est l'une <strong>de</strong>s femmes les plus<br />
fortes que j'aie jamais rencontrées.<br />
- Tu ne dois pas sortir beaucoup, souffla-t-elle.<br />
- Je préfère quand tu plaisantes ! Prends quelques affaires et viens passer la nuit chez<br />
moi. Ces sacs, c'était pour le dîner ?<br />
- Oh, mer<strong>de</strong> ! <strong>Le</strong>s coquilles Saint-Jacques !<br />
En la voyant se ruer vers ses provisions, il se sentit complètement rassuré.<br />
- Heureusement s'écria-t-elle, que j'avais <strong>de</strong>mandé un sac <strong>de</strong> glace pour les conserver !<br />
Elles sont encore fraîches.<br />
- J'adore les coquilles Saint-Jacques.<br />
- Je suis sûre qu'avec moi tu aimerais tout.<br />
Soudain, elle s'agrippa au comptoir, ferma les yeux :<br />
- Tu ne vas pas me laisser tomber, promis ?<br />
- Je te l'ai déjà dit, les femmes hystériques m'agacent, mais il y a une différence entre<br />
hystérie et névrose. En outre, je ne te trouve pas assez névrosée à mon goût. Alors je vais<br />
continuer avec toi.<br />
- Comme ça, ça me va.
- Et j'espère que ça ne t'empêchera pas <strong>de</strong> me préparer un bon dîner.<br />
- Merci. Je t'aime. Je suis amoureuse <strong>de</strong> toi.<br />
Pendant dix secon<strong>de</strong>s, elle n'entendit plus rien. Lorsqu'il reprit la parole, elle crut percevoir<br />
une intonation d'appréhension mêlée d'agacement dans sa voix :<br />
- Ça m'apprendra à vouloir faire ma BA.<br />
Elle éclata d'un rire joyeux qui balaya une partie <strong>de</strong> ses craintes.<br />
- C'est pour ça que je perds la tête. Ne t'inquiète pas, Brody ! Il semblait la considérer<br />
avec autant d'appréhension qu'une bombe sur le point d'exploser.<br />
- Sous mes nombreuses névroses se cache une femme sensée. Tu n'es pas responsable<br />
<strong>de</strong> mes émotions, et encore moins tenu d'y répondre. Mais quand on a vécu ce que j'ai vécu,<br />
on apprend à relativiser. <strong>Le</strong> temps, les gens, les sentiments.<br />
- Tu confonds la confiance et l'attirance.<br />
Elle s'arrêta un instant <strong>de</strong> préparer son nécessaire pour la nuit<br />
- J'ai sans doute la tête qui divague mais sûrement pas le cœur. Maintenant, si ça te<br />
fait peur, je peux appeler Linda Gail, elle m'hébergera jusqu'à ce que je prenne une décision.<br />
- Prends tes affaires, rétorqua-t-il abruptement. Y compris ce qu'il te faut pour préparer<br />
ce dîner.<br />
Elle n'était pas amoureuse <strong>de</strong> lui, mais il s'inquiétait à la seule idée qu'elle puisse le<br />
penser. Il avait voulu l'ai<strong>de</strong>r, cela avait été sans doute sa première erreur, et voilà qu'elle<br />
s'arrangeait pour tout compliquer. Comme ces femmes qui mettent <strong>de</strong>s rubans partout À<br />
vous en étouffer.<br />
Heureusement qu'elle n'en parlait plus, ni <strong>de</strong> ce qui s'était produit dans son studio.<br />
Ainsi qu'il l'avait prévu, le fait <strong>de</strong> préparer un repas l'apaisait gran<strong>de</strong>ment, comme<br />
l'écriture agissait sur ses propres angoisses. On s'étourdissait <strong>de</strong> travail et on ne pensait plus<br />
au reste.<br />
il.<br />
Cependant, si sa théorie était juste, elle était en danger. -Tu veux du vin ? lui <strong>de</strong>manda-t-<br />
- Non, merci. De l'eau suffira.<br />
Elle disposa les légumes verts sur <strong>de</strong> petites assiettes, dispersa <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s carottes<br />
râpées.<br />
En <strong>de</strong>ux jours, il avait dû manger plus <strong>de</strong> crudités qu'au cours <strong>de</strong>s six <strong>de</strong>rniers mois.<br />
- Joanie fera une attaque quand elle verra l'état <strong>de</strong> sa salle <strong>de</strong> bains.
- Tu n'as qu'à la repeindre. Reece picorait sa sala<strong>de</strong>.<br />
- Je ne peux pas peindre les carrelages ni le sol.<br />
- Mac vend certainement du solvant ou un truc susceptible <strong>de</strong> nettoyer tout ça. Cet<br />
appartement n'a rien d'un palace, Slim. Il aurait bien besoin d'un petit rafraîchissement.<br />
- C'est le bon côté <strong>de</strong> la chose !<br />
- Écoute, telle que je te connais, je ne te vois pas redécorer les murs à coups <strong>de</strong><br />
graffitis nés <strong>de</strong> ton inconscient. En fait, tu n'as rien accompli <strong>de</strong> plus extravagant que <strong>de</strong><br />
réorganiser les tiroirs <strong>de</strong> ma cuisine.<br />
- Organiser, corrigea-t-elle. Pour les réorganiser, encore aurait-il fallu qu'ils l'aient<br />
jamais été.<br />
- N'empêche que je finissais par retrouver mes affaires. Il se resservit <strong>de</strong> la sala<strong>de</strong>.<br />
- Est-ce que chez Joanie quelqu'un t'a jamais accusée d'avoir une attitu<strong>de</strong><br />
extravagante, <strong>de</strong> commettre <strong>de</strong>s actes insensés ?<br />
?<br />
- Joanie trouvait bizarre que je tienne à mettre <strong>de</strong> l'okra dans mon minestrone.<br />
- Un légume pareil, ça fait bizarre, en effet. Quand tu déraillais, à Boston, tu étais seule<br />
Elle se leva pour mettre une <strong>de</strong>rnière touche au reste du repas.<br />
- Non. Ça pouvait m'arriver n'importe où, à n'importe quel moment. La première fois<br />
que je suis sortie <strong>de</strong> l'hôpital, je suis allée chez ma grand-mère. Elle m'a emmenée faire <strong>de</strong>s<br />
courses. <strong>Le</strong> len<strong>de</strong>main, j'ai découvert un affreux pull-over marron dans mon tiroir et je lui ai<br />
<strong>de</strong>mandé d'où il venait. À la façon dont elle me regardait, j'ai compris que j'avais dit quelque<br />
chose <strong>de</strong> bizarre. Alors elle m'a expliqué que c'était moi qui l'avais acheté, qu'elle avait<br />
même essayé <strong>de</strong> m'en empêcher, parce qu'elle trouvait que ce n'était pas mon style ; que<br />
j'avais insisté en prétendant, auprès d'elle aussi bien que <strong>de</strong> la ven<strong>de</strong>use, qu'il me le fallait<br />
parce qu'il était à l'épreuve <strong>de</strong>s balles. Elle retourna les coquilles Saint-Jacques d'un<br />
mouvement habile du poignet.<br />
- Une autre fois, elle est entrée dans ma chambre au milieu <strong>de</strong> la nuit parce qu'elle<br />
avait entendu un bruit terrible. J'essayais <strong>de</strong> clouer ma fenêtre. Impossible <strong>de</strong> me rappeler<br />
où j'avais déniché ces clous et ce marteau.<br />
- Ces <strong>de</strong>ux inci<strong>de</strong>nts ressemblent à <strong>de</strong> l'autodéfense. Tu avais peur.<br />
- Il y a eu d'autres inci<strong>de</strong>nts du même genre. J'avais <strong>de</strong>s crises <strong>de</strong> terreur nocturne au<br />
cours <strong>de</strong>squelles j'entendais tout ce bruit, ces coups <strong>de</strong> feu, ces cris. J'essayais d'enfoncer <strong>de</strong>s<br />
portes, <strong>de</strong> m'enfuir par la fenêtre, celle-là même que j'avais voulu clouer. Un voisin m'a<br />
trouvée sur le trottoir en chemise <strong>de</strong> nuit J'ignorais comment j'étais arrivée là.<br />
Elle servit une assiette à Brody.
- C'est alors que je suis retournée à l'hôpital. Ceci pourrait bien être une rechute.<br />
- Qui tomberait comme par hasard seulement lorsque tu es seule ? Je n'y crois pas. Tu<br />
travailles tes huit heures chez Joanie, cinq ou six jours par semaine. Tu passes du temps<br />
avec moi, avec Linda Gail, tu traverses la ville. Mais tu n'as jamais connu... comment dire ?<br />
Aucun épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce genre, sauf dans ton studio, sans personne autour <strong>de</strong> toi. Hantise.<br />
- C'est toi, Joseph Cotten ?<br />
- J'apprécie les femmes qui connaissent leurs classiques. Et là, je pense à un autre :<br />
Fenêtre sur cour.<br />
Songeuse, elle reprit sa place, armée <strong>de</strong> sa propre assiette.<br />
- Jimmy Stewart assiste à un meurtre perpétré dans un appartement en face du sien,<br />
<strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la cour, alors que lui-même est bloqué <strong>de</strong>rrière sa fenêtre avec une jambe<br />
cassée. Personne d'autre n'a rien vu, continua-t-elle. Même pas Grâce Kelly, ni son copain<br />
flic... attends comment s'appelle-t-il, déjà ?<br />
- Wen<strong>de</strong>ll Corey.<br />
- C'est ça, flûte ! Personne ne croit que Raymond Burr a tué sa femme.<br />
- Il n'y a aucune preuve pour étayer les déclarations <strong>de</strong> notre héros. Pas <strong>de</strong> cadavre,<br />
aucun signe <strong>de</strong> lutte, pas <strong>de</strong> sang. Et Jimmy a <strong>de</strong>s réactions parfois étranges.<br />
- Autrement dit, selon toi, je suis piégée dans un mélange <strong>de</strong> Hantise et <strong>de</strong> Fenêtre sur<br />
cour ?<br />
- Méfie-toi <strong>de</strong>s gens qui ressemblent à Perry Mason ou qui parlent avec un accent<br />
français.<br />
- Tiens, je me sens mieux, tout d'un coup. Il y a <strong>de</strong>ux heures... Elle s'interrompit, se passa<br />
les doigts sur les paupières.<br />
- J'étais effondrée par terre à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que j'allais <strong>de</strong>venir. Je touchais le fond.<br />
- Mais non, tu avais juste un peu dérapé. Et tu t'es relevée. C'est ça le courage.<br />
- Je ne sais pas quoi faire.<br />
- Pour commencer, m pourrais manger tes coquilles Saint-Jacques. Elles sont<br />
absolument délicieuses.<br />
- D'accord.<br />
Elle en goûta une. Il avait raison, elles étaient délicieuses.<br />
- Tu sais que j'ai pris un kilo et <strong>de</strong>mi ?<br />
- Où ai-je mis mes confettis ?
- C'est parce que je me suis remise à la cuisine. Pas seulement chez Joanie, mais ici.<br />
- Ravi <strong>de</strong> pouvoir t'ai<strong>de</strong>r.<br />
- Et puis parce que je fais l'amour.<br />
- Je répète : ravi <strong>de</strong>...<br />
- Et puis parce que je me suis fait couper les cheveux.<br />
- J'ai cru comprendre.<br />
Tout sourire, elle pencha la tête <strong>de</strong> côté.<br />
- Alors, finalement, tu apprécies ma coiffure ou pas ?<br />
- Ça va,<br />
- Moi, ça me plaît. Si ce n'est pas ton cas, dis-le.<br />
- Si je n'appréciais pas, je le dirais. Ou je dirais que ça te regar<strong>de</strong> d'aimer paraître<br />
coiffée avec un pétard.<br />
- Je n'en doute pas un instant. C'est même pour ça que j'aime tant ta compagnie.<br />
J'aime passer du temps avec toi, parler avec toi. J'aime te faire la cuisine, coucher avec toi...<br />
Mais nous savons tous les <strong>de</strong>ux qu'il serait plus malin <strong>de</strong> nous éloigner un peu l'un <strong>de</strong> l'autre.<br />
<strong>Le</strong>s yeux sur son assiette, il se rembrunit soudain.<br />
- Écoute, si c'est parce que tu te crois amoureuse <strong>de</strong> moi et que ça risque <strong>de</strong> nous<br />
empoisonner la vie...<br />
- Mais non ! Tu <strong>de</strong>vrais t'estimer heureux, au contraire. Il y a beaucoup <strong>de</strong> femmes qui<br />
pourraient te trouver attirant mais qui te rejetteraient à cause <strong>de</strong> ton caractère grincheux.<br />
- Je n’ai plus quinze ans.<br />
- Parfaitement. Aussi je ne parle pas <strong>de</strong> mes sentiments pour toi mais <strong>de</strong> ma situation.<br />
Si je pète les plombs, je ne serai qu'une source <strong>de</strong> problèmes. Si tu as raison, et qu'il s'agit<br />
d'interventions extérieures, c'est encore pire.<br />
Il prit sa bière, avala pensivement une gorgée.<br />
- Je n'ai aucune envie d'abandonner ni ta cuisine ni ton lit.<br />
- Ça se défend. Mais si tu changes d'avis un <strong>de</strong> ces jours, je ne t'en voudrai pas.<br />
Elle prit le pichet d'eau.<br />
Brody lui saisit la main au passage, attendit qu'elle le regar<strong>de</strong> dans les yeux :<br />
- Il n'y a pas que ta cuisine et ton lit. J'éprouve... Je me sens concerné par ce qui
pourrait t'arriver, conclut-il.<br />
- Je le sais.<br />
- Bon. Dans ce cas, on ne va pas passer une heure et <strong>de</strong>mie à disséquer et analyser<br />
tous les sous-entendus possibles.<br />
Elle avait la main si douce, il n'allait pas la relâcher comme ça.<br />
Quand ils eurent fini <strong>de</strong> dîner et <strong>de</strong> ranger la cuisine, alors que Reece venait <strong>de</strong> s'asseoir,<br />
une tasse <strong>de</strong> thé entre les mains, il lui lança :<br />
- Est-ce que tu accepterais <strong>de</strong> passer une heure toute seule ici?<br />
- Pourquoi ?<br />
- J'ai envie d'emmener Rick chez toi, qu'on regar<strong>de</strong> un peu à quoi ça ressemble.<br />
- Surtout pas, murmura-t-elle en contemplant les flammes du feu qu'il venait d'allumer<br />
dans la cheminée. Il ne me croit pas. Je me suis rendue à son bureau ce matin. Je l'y ai<br />
trouvé, avec Debbie et Hank. Quand j'ai sorti le portrait-robot et annoncé que j'allais le<br />
montrer à Jackson Hole, je n'ai lu que <strong>de</strong> la pitié sur leurs visages.<br />
- Si quelqu'un s'est introduit chez toi...<br />
- Même si c'est vrai, on ne pourra jamais le prouver. Et comment voudrais-tu qu'un<br />
intrus soit entré alors que je venais <strong>de</strong> faire installer un verrou ?<br />
S Un verrou, ça se trafique, <strong>de</strong>s clefs ça se copie. Où gar<strong>de</strong>s-tu les tiennes ?<br />
- Dans la poche intérieure <strong>de</strong> mon sac ou, quand je n'ai pas <strong>de</strong> sac, dans la poche <strong>de</strong><br />
ma veste. La droite parce que je suis droitière, si tu veux tout savoir.<br />
- Où ranges-tu ton sac et ta veste quand tu travailles ?<br />
- Dans le bureau <strong>de</strong> Joanie. Elle a un double <strong>de</strong> mes clefs dans une petite armoire<br />
accrochée au mur <strong>de</strong> son bureau. De là à conclure que Joanie se glisse dans mon studio pour<br />
me faire <strong>de</strong>s misères...<br />
- N'importe qui pourrait s'introduire dans son bureau pour copier ta clef.<br />
Elle reposa sa tasse d'une main tremblante.<br />
- Tu crois que c'est un habitant d'Angel's Fist ?<br />
- Qui sait ? Ça pourrait être quelqu'un d'Angel's Fist ou quelqu'un qui y vient<br />
régulièrement. Ou quelqu'un qui campait, ou chassait ou faisait <strong>de</strong> la randonnée dans le coin.<br />
Quelqu'un qui sait effacer ses traces, ce qui, à mon sens, élimine les citadins. Qui était au<br />
courant <strong>de</strong> ton absence aujourd'hui ?<br />
- Qui ne l'était pas ?
- Ouais. C'est ça l'ennui. On <strong>de</strong>vrait établir un tableau chronologique. Tu as dit que tu<br />
tenais un journal ?<br />
- Oui.<br />
- Je voudrais le voir.<br />
- Jamais <strong>de</strong> la vie !<br />
<strong>Le</strong> ricanement qu'il lui opposa se transforma vite en sourire :<br />
- Je m'y trouve ?<br />
- Mais non ! Qui est-ce qui irait raconter à son journal ce qu'il ou elle fait avec son<br />
amant ? Quelle idée !<br />
- Je jetterais bien un coup d'œil sur les galipettes pour m'assurer que tu n'as rien<br />
oublié.<br />
- C'est moi qui vais vérifier les dates et les heures que je pourrais avoir notées.<br />
- Bon, mais pas ce soir. Va te coucher.<br />
- J'ai juste envie <strong>de</strong> traîner un peu.<br />
- Et après c'est moi qui <strong>de</strong>vrai te monter au lit ? Je vais m'enfermer dans mon bureau<br />
pour travailler.<br />
- Ah...<br />
Elle posa les yeux sur la porte d'entrée :<br />
- Et si...<br />
- Je vérifierai que tout est bien fermé. Monte te coucher, Slim.<br />
À quoi bon prétendre qu'elle n'était pas fatiguée ?<br />
- Demain, je suis <strong>de</strong> service pour le petit déjeuner. Je tâcherai <strong>de</strong> ne pas te réveiller en<br />
me levant.<br />
- C'est gentil.<br />
- Merci, Brody.<br />
- De rien.<br />
Elle se pencha pour lui donner un petit baiser.<br />
- De beaucoup au contraire. Sans toi, je ne sais pas où j'en serais.<br />
En passant dans le couloir, elle vit la lumière sous la porte du bureau et entendit le léger
clac-clac <strong>de</strong>s touches du clavier. Il lui suffisait <strong>de</strong> savoir qu'il était là pour pouvoir se coucher<br />
sans verrouiller la porte <strong>de</strong> la chambre. Il lui suffisait <strong>de</strong> savoir qu'il était là pour pouvoir<br />
fermer les yeux et dormir.
Chapitre 18<br />
Brody s'accroupit <strong>de</strong>vant le studio <strong>de</strong> Reece, armé d'une lampe torche et d'une loupe. Il se<br />
sentait un peu ridicule.<br />
Bien que les grasses matinées soient l'apanage <strong>de</strong> l'écrivain, il s'était levé tôt, en même<br />
temps qu'elle, refusant <strong>de</strong> la laisser partir à pied au restaurant.<br />
Il n'aurait plus manqué que ça, alors qu'elle avait peut-être un assassin à ses trousses :<br />
une femme seule la nuit dans les bois. En outre, chez Joanie. Il avait eu droit non seulement<br />
à <strong>de</strong>ux tasses <strong>de</strong> café mais aussi à <strong>de</strong>s oeufs au bacon accompagnés <strong>de</strong> toasts, alors que les<br />
premiers clients n'étaient même pas encore arrivés. Il n'y perdait pas au change.<br />
A présent, il se retrouvait à jouer les détectives bien qu'il n'ait jamais, au contraire <strong>de</strong> ses<br />
héros, ouvert aucune porte par effraction. Sans pouvoir l'affirmer, il avait l'impression <strong>de</strong> ne<br />
trouver aucune trace <strong>de</strong> forçage <strong>de</strong> serrure.<br />
De nouveau, il eut envie d'avertir le shérif. Cependant, il ne voyait pas ce que Rick pourrait<br />
faire <strong>de</strong> plus que lui pour le moment<br />
D'autant qu'il trahirait ainsi la confiance <strong>de</strong> Reece. Elle qui prétendait l'aimer... Encore une<br />
qui confondait attirance physique et amour.<br />
Il se redressa, regarda la clef qu'elle lui avait donnée, posée au creux <strong>de</strong> sa main. La<br />
confiance... Il ouvrit la porte. Entra.<br />
Il repéra tout <strong>de</strong> suite l'o<strong>de</strong>ur, légère et subtile. Reece. Il l'aurait reconnue entre toutes.<br />
Une brusque rage s'empara <strong>de</strong> lui à l'idée que celui qui s'était introduit chez elle avait pu<br />
humer le même parfum.<br />
La lumière du jour éclairait maintenant les fenêtres, le plancher nu, les meubles<br />
d'occasion, le couvre-lit bleu qu'elle avait jeté sur l'étroite couche.<br />
Elle méritait mieux que ça. Sans doute pourrait-il l'ai<strong>de</strong>r, lui donner <strong>de</strong> quoi s'<strong>of</strong>frir un<br />
tapis, repeindre ses murs» Et puis, elle attendrait la bague au doigt. Il prit l'ordinateur<br />
portable, les fils, la clef USB, glissa le tout dans la sacoche rangée au pied <strong>de</strong> la table. Reece<br />
allait dormir au moins une nuit encore chez lui. Autant qu'elle ait son matériel avec elle.<br />
À tout hasard, il ouvrit le tiroir du petit bureau. Il y trouva <strong>de</strong>ux crayons cassés en <strong>de</strong>ux,<br />
un marqueur et un album <strong>de</strong> photos qu'il ne put s'empêcher <strong>de</strong> feuilleter.<br />
<strong>Le</strong> portrait d'une femme âgée à l'allure sévère assise sur un banc dans un jardin avait été<br />
barré d'un X au visage. Sur d'autres clichés, on revoyait cette femme en chemisier blanc et<br />
pantalon noir, portant un caniche <strong>de</strong> la taille d'un timbre poste. Un couple en tablier <strong>de</strong><br />
garçon <strong>de</strong> café, un groupe brandissant <strong>de</strong>s flûtes <strong>de</strong> Champagne. Un homme aux bras<br />
ouverts face à un grand four encastré.<br />
Tous marqués d'un X.
Sur la <strong>de</strong>rnière photo, Reece se tenait au milieu d'un groupe. <strong>Le</strong> restaurant Chez Maneo's.<br />
Elle seule n'avait pas le visage barré, et tous affichaient un large sourire.<br />
Sous chaque personne, on avait écrit un mot : MORT. Et sous Reece : FOLLE.<br />
Avait-elle vu ça ? Il espérait que non. Il glissa l'album dans la poche extérieure <strong>de</strong> la<br />
sacoche. Maintenant qu'il y était il ouvrit tous les tiroirs du dressing.<br />
Tâchant <strong>de</strong> ne pas trop se troubler en fouillant parmi ses sous-vêtements, il se rappela<br />
qu'il les lui avait ôtés plus d'une fois. D'ailleurs, elle n'en possédait pas beaucoup. <strong>Le</strong>s tiroirs<br />
<strong>de</strong> la cuisine, c'était autre chose. Dans ce domaine, elle ne lésinait pas ; et puis tout était<br />
impeccablement rangé, dans un ordre rigoureux. Il trouva <strong>de</strong>s tasses graduées, <strong>de</strong>s cuillères,<br />
<strong>de</strong>s fouets (comment pouvait-on avoir besoin <strong>de</strong> plusieurs fouets ?) ainsi que quantité<br />
d'autres ustensiles dont il ne connaissait même pas l'usage.<br />
Il repéra un ensemble <strong>de</strong> saladiers et <strong>de</strong> plats empilés les uns sur les autres. Pourquoi tant<br />
<strong>de</strong> saladiers ?<br />
Dans le placard voisin, il découvrit ce qu'il i<strong>de</strong>ntifia comme un mortier et son pilon, ainsi<br />
qu'une coupe pleine à ras bord <strong>de</strong> comprimés.<br />
Il la sortit, la mit <strong>de</strong> côté.<br />
Il se rendit dans la salle <strong>de</strong> bains. Dans l'armoire à pharmacie, il aperçut tous les flacons<br />
qu'il y avait déjà vus, bien à leur place. Mais vi<strong>de</strong>s.<br />
Sa colère ne fit qu'augmenter.<br />
Serrant les poings, il se mit à regar<strong>de</strong>r autour <strong>de</strong> lui. <strong>Le</strong>s inscriptions en lettres capitales<br />
n'avaient rien d'un griffonnage hâtif ; toutefois, certains mots plus grands que d'autres<br />
indiquaient une certaine frénésie. Surtout lorsqu'ils grimpaient directement du sol sur les<br />
murs.<br />
<strong>Le</strong> salaud qui avait fait ça était d'une cruelle intelligence. Brody sortit son appareil photo<br />
numérique et prit tous les clichés qu'il put, <strong>de</strong> tous les angles possibles dans ce minuscule<br />
espace. Et puis il s'adossa au montant <strong>de</strong> la porte. Pas question que Reece revienne habiter<br />
le studio dans cet état Il allait chercher chez Mac <strong>de</strong> quoi nettoyer le plancher, le carrelage et<br />
la baignoire. Il n'en aurait pas pour longtemps. Pendant qu'il y était, il en pr<strong>of</strong>iterait pour<br />
acheter <strong>de</strong> la peinture. Cela lui prendrait quelques heures tout au plus. Ce n'était pas comme<br />
s'il lui <strong>of</strong>frait un tapis.<br />
Évi<strong>de</strong>mment, Mac posa <strong>de</strong>s questions. Sans doute pouvait-on acheter du papier toilette à<br />
Angel's Fist sans susciter la curiosité, mais ce <strong>de</strong>vait être tout. Sinon, c'était aussitôt : pour<br />
quoi faire ? Brody ne lâcha pas un indice sur ses intentions. <strong>Le</strong>s gens avaient vite fait <strong>de</strong> se<br />
monter la tête. Lui qui considérait comme un calvaire toute tâche ménagère plus élaborée<br />
que la préparation d'un café, voilà qu'il se retrouvait à genoux dans ce studio, en train <strong>de</strong><br />
frotter.<br />
Reece actionna précautionneusement la poignée <strong>de</strong> la porte. Elle appréhendait <strong>de</strong> la
trouver ouverte. Elle appréhendait <strong>de</strong> trouver à l'intérieur Brody gisant dans une mare <strong>de</strong><br />
sang. Pourquoi était-il encore là, d'abord ? Elle s'était attendue à ce qu'il lui ren<strong>de</strong> sa clef.<br />
Mais il n'en avait rien fait et sa voiture était toujours garée <strong>de</strong>hors.<br />
Et la porte du studio n'était pas fermée.<br />
- Brody ?<br />
- Je suis dans la salle <strong>de</strong> bains.<br />
- Ça va ? J'ai vu ta voiture et je n'ai... Elle s'arrêta, renifla.<br />
- Qu'est-ce que ça sent ? La peinture ?<br />
Il émergea <strong>de</strong> la baignoire un rouleau à la main, <strong>de</strong>s taches sur les doigts et sur les<br />
cheveux.<br />
- Ce n'est pas grand-chose, à peine trois mètres carrés.<br />
- Un peu plus que ça, articula-t-elle d'un ton ému. Merci. Elle entra pour jeter un coup<br />
d'œil.<br />
Il avait déjà terminé le plafond <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> bains et toutes les bordures du carrelage,<br />
apprêté les murs. Il avait choisi un bleu très pâle comme si un nuage avait brièvement<br />
plongé dans le lac pour en capter la couleur. <strong>Le</strong>s lettres rouges avaient entièrement disparu.<br />
Reece s'appuya contre lui :<br />
- J'adore cette nuance !<br />
- Je n'avais pas vraiment le choix si je voulais juste prendre ce qu'il y avait au bazar<br />
sans me faire remarquer. C'était ça ou un magnifique rose barbe à papa.<br />
À présent, elle souriait franchement<br />
- Je vais te <strong>de</strong>voir beaucoup <strong>de</strong> repas.<br />
- Ça marche. Mais si tu veux repeindre tout le studio, tu te débrouilleras seule, j'avais<br />
oublié que je détestais ce genre d'exercice.<br />
Il se surprit à l'embrasser sur le front ; trop tard pour s'interrompre. Déjà elle penchait la<br />
tête en arrière, le regardait dans les yeux.<br />
- Pour moi, ça vaut tous les diamants, murmura-t-elle.<br />
- Tant mieux, parce que je suis à court <strong>de</strong> diamants en ce moment.<br />
Quand elle se blottit contre son épaule, il fondit complètement<br />
- Je ne voulais pas que m revoies ces horreurs.<br />
- Je sais, mais j'aurais voulu savoir si tu pourrais encore m'accueillir cette nuit Tu sais
que cette o<strong>de</strong>ur ne s'évapore pas vite.<br />
Elle inclina <strong>de</strong> nouveau la tête et cette fois, posa les lèvres sur les siennes, lui <strong>of</strong>frant un<br />
long baiser tellement doux qu'il lui en donna le tournis. De sa main libre, il lui caressa le dos,<br />
saisit sa chemise.<br />
Elle recula en riant. Rayonnante. À croire qu'elle avait évacué tout le stress <strong>de</strong> la veille.<br />
- J'ai juste besoin <strong>de</strong> récupérer <strong>de</strong>ux trois affaires... Hé ! Tu avais l'intention <strong>de</strong> piler<br />
quelque chose ?<br />
Encore tout à son baiser, il tomba <strong>de</strong>s nues :&l