14.07.2013 Views

Auguste ou Benoît - MC Paret

Auguste ou Benoît - MC Paret

Auguste ou Benoît - MC Paret

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Un texte de Raymond, mon père<br />

écrit p<strong>ou</strong>r ses enfants et petits-enfants<br />

<strong>Auguste</strong> <strong>ou</strong> <strong>Benoît</strong><br />

Raymond <strong>Paret</strong><br />

Voici l’histoire de mon grand-père, depuis une famille modeste d’un coin de province française<br />

jusqu’à la c<strong>ou</strong>r impériale d’Allemagne et à la Grande Guerre, mon grand-père, celui que je<br />

v<strong>ou</strong>lais ép<strong>ou</strong>ser quand j’étais petite fille.<br />

Prologue<br />

<strong>Benoît</strong> <strong>ou</strong> <strong>Auguste</strong>? <strong>Auguste</strong> <strong>ou</strong> <strong>Benoît</strong>? Je ne sais comment appeler mon père. Ma<br />

c<strong>ou</strong>sine Mona dit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en parlant de lui: «oncle <strong>Benoît</strong>». Ma mère l'a t<strong>ou</strong>te sa vie appelé<br />

<strong>Auguste</strong>.<br />

Je dois cette chronique, à ce que me racontait mon père <strong>ou</strong> ma mère, à mes<br />

s<strong>ou</strong>venirs d'Antoine mon grand-père que j'ai connu et qui m'avait baptisé au vin r<strong>ou</strong>ge, à ce<br />

que je me rappelle du café, de la charcuterie, de la forge, du jardin de Champdieu, du salon<br />

de coiffure de l'oncle Clément. Je les dois aussi à ce que me disait Mona, Claudius le frère<br />

de mon père, Francine l'ép<strong>ou</strong>se de Clément. Ce dernier plus réservé parlait peu. M'a servi<br />

ma connaissance de Montbrison et de sa région.<br />

Mes neuf-dix ans se rappellent le cheval de mon père dans les écuries du château<br />

de Champs, d'Emeline de Vimont (nom fictif, personne réelle), de l'infidélité de mon père<br />

qui mit quelque temps en péril son mariage avec ma mère.<br />

L'auteur


Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

Première partie<br />

1. Agates et calots<br />

«<strong>Benoît</strong>, tu perces t<strong>ou</strong>tes tes poches de culotte avec tes sacrées billes. —Pardonnemoi<br />

maman, mais aux billes je suis un champion et je gagne t<strong>ou</strong>tes celles de mes copains, et<br />

bien sûr elles pèsent l<strong>ou</strong>rd dans mes poches. —Tiens, je t'ai c<strong>ou</strong>su un sac, tu les mettras<br />

dedans. Que je n'en tr<strong>ou</strong>ve plus dans tes poche». <strong>Benoît</strong>, un garçon d<strong>ou</strong>x, un peu timide, du<br />

haut de ses six ans avait déjà ce s<strong>ou</strong>rire ensorceleur qu'il garda sa vie entière; il expliqua à<br />

sa mère: «Ces grosses billes de pierre sont les calots; on les tient entre le p<strong>ou</strong>ce et l'autre...<br />

l'index je crois, p<strong>ou</strong>r les lancer. Les plus belles sont celles-ci, les agates; je les ai gagnées<br />

aux gosses de riches. Celle-là, les fausses agates, sont en verre t<strong>ou</strong>t irisé à l'intérieur. Les<br />

plus moches sont celles-ci en terre cuite».<br />

En cette année 1891, les voitures n'avaient plus p<strong>ou</strong>r très longtemps à être tirées<br />

par des chevaux de jambes, de muscles et de sueur. Mais ceux-ci ne le savaient pas. Le<br />

crottin parfumait encore les rues. De gros pavés de granite, bruyants s<strong>ou</strong>s les r<strong>ou</strong>es de bois<br />

cerclées de fer, décoraient celles-ci. Mme Gabrielle <strong>Paret</strong>, née Rivet, la mère de <strong>Benoît</strong>,<br />

était la plantureuse charcutière de la rue Rivoire à Montbrison. Cette ancienne préfecture du<br />

département de la Loire avait été déchue et ramenée au rang de s<strong>ou</strong>s-préfecture en 1856.<br />

Depuis, Montbrison vivait d<strong>ou</strong>ce et paisible, encerclée par les t<strong>ou</strong>t jeunes platanes de son<br />

b<strong>ou</strong>levard circulaire. Celui-ci avait remplacé les anciens remparts qui depuis des siècles<br />

protégeaient cette petite ville et son château féodal, domaine des Comtes du Forez,<br />

construit sur l'ancien volcan, le Mont Brison, sur le bord occidental de la plaine du Forez.<br />

A l'intérieur de ce b<strong>ou</strong>levard subsistaient quelques anciennes maisons qui se<br />

s<strong>ou</strong>venaient des massacres perpétrés par le baron des Adrets, ce huguenot vindicatif qui<br />

v<strong>ou</strong>lait exterminer cette sale race de papistes et les faisait sauter du haut de ses remparts sur<br />

les pics dressés de ses soldats. A un pauvre homme qui hésitait à accomplir le pas, le baron<br />

aurait dit: «Tu as peur carcasse! — Je v<strong>ou</strong>drais bien v<strong>ou</strong>s y voir », aurait répondu celui-ci.<br />

La réponse avait fait rire le terrible baron qui l'aurait gracié. C'était du moins ce que disait<br />

la rumeur publique qui était parvenue jusqu'à <strong>Benoît</strong>. La petite rue Rivoire reliait le<br />

b<strong>ou</strong>levard circulaire au quai du Vizézy. Ce gros ruisseau descendu des monts du Forez<br />

était encore t<strong>ou</strong>t frais et vif; il allait bientôt s'assagir et se calmer dans la plaine du Forez<br />

avant de s'unir au d<strong>ou</strong>x c<strong>ou</strong>lant Lignon, comme l'appelait Honoré d'Urfé, l'auteur de<br />

l'Astrée. Son c<strong>ou</strong>rs, honneur suprême, avait été dessiné sur la carte du tendre admirée des<br />

précieuses de la Renaissance finissante. C'était en son honneur que ce lieu avait été appelé:<br />

quai de l'Astrée, nom de la bergère héroïne de ce roman.<br />

2


C'était tantôt sur le sol terreux de ce quai <strong>ou</strong> sur celui du b<strong>ou</strong>levard que le jeune<br />

<strong>Benoît</strong>, le gen<strong>ou</strong> dans la terre <strong>ou</strong> la p<strong>ou</strong>ssière, gagnait t<strong>ou</strong>tes ses billes. Les parties variaient.<br />

Elles s'appelaient le carré, le g<strong>ou</strong>lu, la p<strong>ou</strong>rsuite, la serpente, la grattaille. Avisé, il revendait<br />

à ses copains les billes gagnées, quatre p<strong>ou</strong>r un s<strong>ou</strong>. Il s'empressait d'aller dépenser sa<br />

fortune à la petite épicerie du coin, en caramels, réglisses, bonbons acidulés <strong>ou</strong> autres. Bon<br />

camarade, il donnait volontiers un caramel au copain auquel il venait de gagner les billes.<br />

Chez les <strong>Paret</strong>, <strong>Benoît</strong> Justin né le 13 septembre 1885, un vendredi 13, était le<br />

troisième enfant de la famille. S'il craignait Clément son frère aîné qui v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t<br />

commander et t<strong>ou</strong>t régenter, sa soeur <strong>Benoît</strong>e, sa marraine, la doyenne, de sept ans plus<br />

âgée que lui, était sa préférée. C'est auprès d'elle qu'il c<strong>ou</strong>rait se consoler lorsqu'un gros<br />

chagrin gonflait sa poitrine. Quant à Claudius le benjamin, ses trois ans comptaient encore<br />

peu. Son père, Antoine <strong>Paret</strong>, était le fils d'un Denis <strong>Paret</strong> né à Saint-Étienne le 19 mars<br />

1824 qui se qualifiait de libertaire. Il avait participé à la Commune de 1870 qui fut<br />

particulièrement violente dans cette ville. Denis et ses camarades s'étaient emparés de la<br />

préfecture, bataille où le préfet avait tr<strong>ou</strong>vé la mort. Ce Denis <strong>Paret</strong> possédait dans cette<br />

ville une forge, au 11 de la rue de Lyon, au feu de laquelle il forgeait les balances romaines<br />

que t<strong>ou</strong>s fermiers, cultivateurs et jardiniers, tenaient au poing sur les marchés p<strong>ou</strong>r peser<br />

légumes, fruits, lapins <strong>ou</strong> pommes de terre.<br />

Antoine, le père de <strong>Benoît</strong>, était devenu s<strong>ou</strong>s la poigne énergique de son père un<br />

excellent forgeron après que celui-ci l'eut fait doter d'une bonne éducation primaire, à<br />

l'école laïque naturellement. Vers 1875, Antoine <strong>Paret</strong> avait rencontré une montbrisonnaise<br />

dont les parents tenaient une charcuterie dans cette ville. Ils s'étaient mariés et avaient laissé<br />

ce père sévère et vindicatif qui lui avait interdit de fabriquer des balances, fut-ce à<br />

Montbrison. Antoine avait quitté à regret sa mère, la d<strong>ou</strong>ce Jeanne que certains catholiques<br />

rigides continuaient d'appeler la G<strong>ou</strong>tte, de son nom de jeune fille, car son mariage avec<br />

Denis n'avait été qu'un mariage civil. Plus tard à sa mort, et le petit <strong>Benoît</strong> s'en s<strong>ou</strong>venait,<br />

son grand père Denis s'était fait enterrer civilement, drapeau r<strong>ou</strong>ge en tête, ce qui avait fait<br />

du bruit dans Landerneau.<br />

A son mariage Antoine <strong>Paret</strong> était venu habiter Montbrison. Il n'osa pas braver<br />

l'interdit de son père et installer une forge dans cette ville. Les parents de Gabrielle son<br />

ép<strong>ou</strong>se leur cédèrent leur charcuterie et se retirèrent dans une ferme agricole à Châlain, près<br />

du Mont-Uzore, se consacrant à la production de pruneaux, spécialité du pays. Antoine, de<br />

taille assez moyenne, était plus petit et plus mince que son ép<strong>ou</strong>se. Il entretenait de belles<br />

m<strong>ou</strong>staches retombant sans excès de chaque côté de la b<strong>ou</strong>che et ramenait ses cheveux<br />

noirs sur le sommet de la tête qui commençait à se dégarnir. Gabrielle avait des cheveux<br />

châtains clairs et un teint de blonde. Leur premier enfant, une fille, au désespoir d'Antoine,<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

3


était née en 1875. Ils l'avaient appelée <strong>Benoît</strong>e. En 1881 naquit Clément. Antoine était aux<br />

anges. (Attention, ne prononcez pas le mot ange devant lui, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez enc<strong>ou</strong>rir sa<br />

fureur. Car Antoine b<strong>ou</strong>ffait du curé autant que de la cochonnaille).<br />

Dans le dépôt, dépendance de la charcuterie située de l'autre côté de la rue Rivoire,<br />

chaque quinzaine Antoine faisait tuer le cochon qu'il avait acheté au marché aux bestiaux<br />

qui se tenait le samedi sur le b<strong>ou</strong>levard. A cette occasion, un exécuteur des hautes oeuvres,<br />

spécialiste de ce genre de mise à mort, venait lui prêter main forte. Le petit <strong>Benoît</strong> avait<br />

peur de ce j<strong>ou</strong>r-là. Il se b<strong>ou</strong>chait fortement mais en vain les oreilles p<strong>ou</strong>r ne pas entendre les<br />

cris du condamné. Il lui fallait ensuite manger des grattons, ces morceaux de graisse frite<br />

que <strong>Benoît</strong> n'aimait pas beauc<strong>ou</strong>p, et t<strong>ou</strong>t au long de la semaine avaler les bas morceaux<br />

d'entrailles, invendables à la charcuterie, et que préparait sa mère. Bien qu'elle fut bonne<br />

cuisinière, il sentait son estomac se serrer quand il pensait au joli petit cochon rose, et ne<br />

p<strong>ou</strong>vait rien avaler. Sa mère le tr<strong>ou</strong>vait pâlichon et se plaignait qu'il ne mangeât rien. Son<br />

père se mettait en colère et <strong>Benoît</strong> pleurait dans son assiette. Ses parents lui firent boire<br />

chaque matin une cuillerée d'huile de foie de morue. Son père sut si bien s'y prendre que<br />

<strong>Benoît</strong> en se réveillant criait lui même: « Mon morue! », bien que ce fût affreux à boire.<br />

Un j<strong>ou</strong>r Antoine était revenu du marché avec un martinet. Il ne s'en servit jamais<br />

lui même craignant ses moments de colère. Maman Gabrielle menaçait sa marmaille, mais<br />

celle-ci ne gardait pas le s<strong>ou</strong>venir d'avoir été f<strong>ou</strong>ettée, si ce n'est parfois un léger c<strong>ou</strong>p sur<br />

les mollets. Plusieurs fois Clément et <strong>Benoît</strong> avaient essayé de cacher le martinet, mais<br />

maman Gabrielle le retr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Ils avaient même osé s<strong>ou</strong>s les yeux de Claudius<br />

complice, arracher une lanière de ce vilain f<strong>ou</strong>et. Maman Gabrielle ne s'en était pas<br />

aperçue. S'armant de c<strong>ou</strong>rage ils arrachèrent une seconde lanière. Il n'en resta bientôt plus<br />

qu'une à ce chat à neuf queues. Ils n'osèrent jamais arracher cette dernière lanière, ce qui<br />

amusait beauc<strong>ou</strong>p en cachette les parents.<br />

Voici un an que <strong>Benoît</strong> était à la laïque; très vite il avait abandonné les ba, be, bi,<br />

bo, bu, et sut lire quelques mots, quitté l'ardoise p<strong>ou</strong>r le cahier, abandonné les barres droites<br />

et inclinées. Le cahier penché, la plume trempée dans l'encrier, il avait écrit des a, des o,<br />

des l, t<strong>ou</strong>t longs, des p, t<strong>ou</strong>t en bas, son nom, <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong>, un B, avec un ventre bien rond.<br />

A la fin de l'année, il avait fait la surprise à ses parents d'une lettre de bonne année.<br />

Bien sûr les deux mots Bonne Année avaient été écrits au tableau par l'instituteur. Mais au<br />

lieu d'écrire papa, maman, <strong>Benoît</strong> avait écrit Antoine et Gabrielle. L'instituteur lui avait<br />

demandé p<strong>ou</strong>rquoi. « Parce que mon père veut que je l’appelle Antoine; alors j’ai mis<br />

Gabrielle, à la place de maman, mon père lui l’appelle Gaby ». L'instituteur avait hésité<br />

puis finalement il avait laissé la lettre ainsi. On ne fêtait pas Noël chez les <strong>Paret</strong>. Cependant<br />

maman Gabrielle avait obtenu que les enfants fussent baptisés. Mais après le baptême<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

4


auquel Antoine n'assistait pas, et p<strong>ou</strong>r détruire l'effet pernicieux de celui-ci, il les avait<br />

baptisés au vin r<strong>ou</strong>ge dont il était lui-même un buveur éclairé.<br />

Cette année 1891, <strong>Benoît</strong>e venait d'obtenir son Certificat d'Études « bien qu’à<br />

l’école elle ne soit pas fulgurante », disait <strong>Benoît</strong>. Son père décida de la mettre en<br />

apprentissage chez une c<strong>ou</strong>turière. Cette profession plaisait à <strong>Benoît</strong>e et maman Gabrielle<br />

appr<strong>ou</strong>vait.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

2. Le café<br />

Le commerce prospérait. Le café à côté de la charcuterie était à vendre avec audessus<br />

un appartement plus vaste. On entrait depuis la rue Rivoire dans la salle du café par<br />

une porte vitrée t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte l'été. Celle-ci était encadrée de deux fenêtres sur le rebord<br />

desquelles fleurissaient des pots de géraniums. En entrant, une belle pièce carrée, haute de<br />

plafond v<strong>ou</strong>s accueillait. En face de v<strong>ou</strong>s, deux autres fenêtres auréolées par le soleil<br />

c<strong>ou</strong>chant et les feuilles déc<strong>ou</strong>pées d'une treille laissaient voir, derrière des rideaux de<br />

dentelle, la c<strong>ou</strong>r bordée au fond par une haie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs verte. Cette c<strong>ou</strong>r assez vaste était<br />

ombragée par deux beaux arbres, des ormes, avait appris papa Antoine à ses enfants en leur<br />

faisant remarquer la fine dentelure de leurs feuilles.<br />

Entre ces deux fenêtres, une desserte t<strong>ou</strong>t en noyer laissait briller le brun r<strong>ou</strong>x de<br />

ses sculptures. Un fronton triangulaire représentait taillée dans sa masse une scène de<br />

chasse: deux sangliers fuyaient devant un chasseur que l'on devinait sur la droite. Audessus<br />

était accroché un tableau dans son superbe cadre doré. Sur un fond de neige et de<br />

forêt d'hiver un sanglier hésitait à la vue du peintre qui lui paraissait cependant être un<br />

personnage pacifique. Sur les murs un papier peint représentait plusieurs scènes de chasses<br />

dessinées en brun r<strong>ou</strong>ge sur un fond crème. Là, des chasseurs à cheval en tricornes<br />

p<strong>ou</strong>rsuivaient une biche. Ici, les mêmes chasseurs sautaient une rivière. Plus loin un m<strong>ou</strong>lin<br />

avec sa r<strong>ou</strong>e à aube était survolé par quelques oiseaux. Là-bas un autre chasseur, à pied<br />

celui là, tirait «le c<strong>ou</strong>p du roi» sur un faisan en plein vol. « Ce sont des copies de toile de<br />

J<strong>ou</strong>y », expliquait Antoine à sa progéniture, une invention de cet Oberkampf, un Français<br />

d'origine allemande, qu'Antoine estimait parce qu'il avait refusé les lettres de noblesse que<br />

lui avait offert L<strong>ou</strong>is XVI. Car ce père autoritaire et parfois coléreux, était d'une patience<br />

infinie p<strong>ou</strong>r expliquer à ses enfants les merveilles de la science, les mystères de la nature,<br />

la terre, la géographie, l'histoire de ces hommes qui firent la France, sachant reconnaître ce<br />

que parfois avait pu faire de bien p<strong>ou</strong>r elle les tyrans que furent les rois. Seul Henri IV avait<br />

droit à une grâce à ses yeux. Peut-être parce qu'il sentait l'ail <strong>ou</strong> qu'il v<strong>ou</strong>lait que t<strong>ou</strong>s les<br />

5


Français puissent manger la p<strong>ou</strong>le au pot le dimanche et qu'il avait traité les religions pardess<strong>ou</strong>s<br />

la jambe.<br />

Antoine leur parlait avec enth<strong>ou</strong>siasme des savants français Cugnot, Lavoisier,<br />

Montgolfier, Jacquard, Seguin; de cet Ambroise Paré dont il aurait tant v<strong>ou</strong>lu être le<br />

descendant. « Autrefois les noms propres n’avaient pas d’orthographe », leur disait-il. Il<br />

possédait dans ses archives un ancien document d'un abbé Chapelon qui dans un patois<br />

sav<strong>ou</strong>reux écrivait vers 1680 : « Le dimanche, n<strong>ou</strong>s allions sur la place du pré de la foire<br />

voir «L<strong>ou</strong> sargeant Parret av<strong>ou</strong>ai sa grande bedaine» commander les exercices de la milice<br />

b<strong>ou</strong>rgeoise ». Antoine savait aussi que son grand-père François <strong>Paret</strong>, né l'an IV de la<br />

République une et indivisible, avait ép<strong>ou</strong>sé une Marguerite David, qu’il était armurier à<br />

Saint-Étienne. Que son père ce Denis <strong>Paret</strong> qui était né en 1828 avait d'abord exercé auprès<br />

de son père François le métier de fabricant d'armes, avant de forger des balances p<strong>ou</strong>r<br />

échapper à la crise.<br />

C'est dans ce 11 de la rue de Lyon qu'Antoine <strong>Paret</strong> était né le 27 juin 1854. Il avait<br />

trois oncles. Un <strong>Paret</strong> fabriquant de rubans, un cul bénit réactionnaire qu'Antoine ne<br />

fréquentait pas. Ses <strong>ou</strong>vriers l'avaient appelé le Père trois s<strong>ou</strong>pes depuis le j<strong>ou</strong>r où pendant<br />

une grève il avait déclaré: « Les <strong>ou</strong>vriers n’ont besoin que de trois s<strong>ou</strong>pes, l’une le matin,<br />

l’autre à midi, la troisième le soir ». Il affichait du mépris p<strong>ou</strong>r les <strong>ou</strong>vriers incapables de<br />

s'élever au-dessus de leur condition. Antoine avait aussi un autre oncle, un <strong>Paret</strong> Antoine<br />

cartonnier, son parrain qui lui avait donné son prénom. Il fabriquait des tamb<strong>ou</strong>rs en carton<br />

p<strong>ou</strong>r les rubans du <strong>Paret</strong> soyeux. C'est à lui qu'Antoine s'adressait lorsqu'il v<strong>ou</strong>lait faire<br />

transmettre un message au Père trois s<strong>ou</strong>pes. Son troisième oncle était graveur sur armes, il<br />

avait été Prix de Rome et vivait dans la ville éternelle. Son fils allait être l'ingénieur qui<br />

creuserait le tunnel du Simplon, le premier tunnel commencé par les deux b<strong>ou</strong>ts.<br />

Entre les <strong>Paret</strong> soyeux et les <strong>Paret</strong> balanciers la haine demeurait, comme elle<br />

existait entre les Capulets et les Montaigus. Longtemps après, à la veille de l'an 2000, l'on<br />

se saluait mais l'on ne se parlait pas. Il n'y avait pas eu de Roméo et Juliette. De Denis <strong>Paret</strong><br />

l'ancêtre, Antoine avait accroché au mur du café une grande lithographie dans son cadre<br />

d'ébène représentant la mort de Napoléon à Sainte Hélène; le pendant, Les Adieux de<br />

Fontainebleau, se tr<strong>ou</strong>vait parait-il à la Malmaison. Antoine inconséquent avec lui même<br />

gardait une certaine admiration p<strong>ou</strong>r l'empereur. Antoine parlait de t<strong>ou</strong>t cela assis avec ses<br />

enfants aut<strong>ou</strong>r de la table ronde qui occupait le centre de la salle du café. C'était sur cette<br />

table que la famille <strong>Paret</strong> prenait ses repas à midi et le soir et que les enfants faisaient leurs<br />

devoirs s<strong>ou</strong>s la suspension à pétrole qui éclairait l'ensemble du café. Les quatre autres<br />

tables rectangulaires celles-là, placées s<strong>ou</strong>s les fenêtres aux quatre coins de la pièce étaient<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

6


dévolues dédaigneusement aux clients, qui le savaient. Les dimanches d'hiver, Antoine<br />

invitait quelques élus à j<strong>ou</strong>er aux cartes aut<strong>ou</strong>r de cette table ronde.<br />

T<strong>ou</strong>tes ces tables avec leur plateau brun r<strong>ou</strong>x et leurs pieds en bois t<strong>ou</strong>rné étaient<br />

en noyer de même qualité que la desserte, consciencieusement cirées par maman Gabrielle.<br />

« De style Henri II, qui est Henri II? » questionnait Antoine. En choeur sa marmaille<br />

clamait: « C’était un roi de France qui régna de... Zut! on s’en rappelle plus! ». Cette table<br />

ronde eut une longue histoire. <strong>Benoît</strong> en hérita. Elle fut quelques années promue table de<br />

salle à manger s<strong>ou</strong>s la suspension du café qui fut un j<strong>ou</strong>r équipée à l'électricité. Cette table<br />

fut ensuite reléguée dans un coin. Elle fut volée vers les années 1975. Mais <strong>Benoît</strong> n'était<br />

plus là p<strong>ou</strong>r le voir: depuis une d<strong>ou</strong>zaine d'années il avait rejoint son père là-bas, derrière la<br />

lune.<br />

Sur le côté gauche de cette salle de café, une porte donnait accès à la cuisine.<br />

Celle-ci t<strong>ou</strong>te en longueur avait une fenêtre sur la rue Rivoire avec des géraniums et une<br />

porte vitrée sur la c<strong>ou</strong>r. En face de la porte donnant sur le café, Antoine avait fait percer une<br />

<strong>ou</strong>verture p<strong>ou</strong>r accéder à la charcuterie. Sur le côté droit du café, une autre porte donnait<br />

sur le c<strong>ou</strong>loir et l'escalier montant à l'étage où se tr<strong>ou</strong>vaient les chambres. La chambre<br />

d'Antoine et de maman Gabrielle avait eu droit à un lit à baldaquin en toile de J<strong>ou</strong>y rose<br />

décorée de b<strong>ou</strong>quets de fleurs r<strong>ou</strong>ges légèrement dessinées. Sur les murs était collé un<br />

papier peint assorti. Il y avait à côté la chambre des garçons où Clément faisait régner<br />

l'ordre et la discipline, puis la chambre de <strong>Benoît</strong>e et même une chambre p<strong>ou</strong>r les amis. Il y<br />

avait aussi, grand luxe, un cabinet de toilette.<br />

Antoine avait, je ne sais où déc<strong>ou</strong>vert une n<strong>ou</strong>veauté, une pompe à bras, une petite<br />

pompe t<strong>ou</strong>te ronde et son petit bras c<strong>ou</strong>rt. Il l'avait installée dans la cuisine. Clément et<br />

<strong>Benoît</strong> devaient, Claudius le dernier plus petit et chétif en était dispensé, par un m<strong>ou</strong>vement<br />

de va-et-vient rapide du bras de cette pompe, faire monter l'eau qui venait du puits de la<br />

c<strong>ou</strong>r dans ce que Antoine appelait une bâche. C'était une grande caisse en métal qu'il avait<br />

installée avec peine et avec l'aide de t<strong>ou</strong>te la famille «ho hisse» dans le grenier. La famille<br />

<strong>Paret</strong> avait ainsi l'eau à volonté dans la cuisine et dans le cabinet de toilette de l'étage, ce<br />

qui faisait l'admiration de t<strong>ou</strong>s les clients et buveurs du café. P<strong>ou</strong>r rétablir la vérité, il faut<br />

dire que maman Gabrielle pompait elle aussi en cachette de son mari quand ses garçons<br />

rechignaient à ce travail fatigant.<br />

P<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> sa place de petit frère le faisait naviguer entre les bis<strong>ou</strong>s de <strong>Benoît</strong>e et<br />

les rudoiements de Clément qui lui faisait croire qu'il le protégeait « Comme si je ne me<br />

débr<strong>ou</strong>illais pas bien t<strong>ou</strong>t seul » disait <strong>Benoît</strong>; ce qui n'empêchait pas Clément de lui faire<br />

des platitudes p<strong>ou</strong>r qu'il lui corrige son orthographe.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

7


Lorsque <strong>Benoît</strong> p<strong>ou</strong>vait s'échapper de la rue Rivoire, il fonçait voir Zézette.<br />

Georgette Lardet était la fille de Mme Lardet, une grosse femme blonde qui tenait une<br />

mercerie rue de l'hôpital. Si maman Gabrielle était une belle plante, Mme Lardet avec ses<br />

cheveux blonds qui volaient au vent était vraiment grosse. Zézette qui avait un an de plus<br />

que <strong>Benoît</strong> était légèrement plus grande que lui. Elle promettait de ressembler à sa mère. A<br />

la mercerie, Zézette et <strong>Benoît</strong> j<strong>ou</strong>aient aux dames, au jacquet <strong>ou</strong> au morpion. Sur un carré<br />

de carton quadrillé, il fallait placer trois b<strong>ou</strong>tons blancs en ligne pendant que votre<br />

adversaire tentait de v<strong>ou</strong>s en empêcher et cherchait, lui, à aligner trois b<strong>ou</strong>tons noirs. Ils<br />

appelaient ce jeu morpion en cachette car Mme Lardet leur avait appris que c'était un gros<br />

mot, ils ne savaient pas p<strong>ou</strong>rquoi. Chez les Lardet pas plus que chez les <strong>Paret</strong> on ne disait<br />

jamais de gros mots. Sur les rayons de la mercerie s'alignaient des boites en carton qui<br />

laissaient pendre un b<strong>ou</strong>t de ruban retenu par une épingle. Sur ces boites l'on p<strong>ou</strong>vait lire<br />

Ruban de Saint-Étienne et en plus petit, <strong>Paret</strong> fabricant. <strong>Benoît</strong> disait avec fierté : « <strong>Paret</strong>,<br />

c’est mon oncle. Celui qui a fabriqué les boites en carton est aussi mon oncle ». Il<br />

s'imaginait que Mme Lardet le regardait avec considération et respect.<br />

<strong>Benoît</strong> et Zézette partaient, si le temps le permettait, se promener lentement,<br />

sagement sur le b<strong>ou</strong>levard, <strong>ou</strong> de préférence sur le quai de l'Astrée. Assis sur le muret, les<br />

jambes pendantes au dessus de l'eau, ils regardaient, sans rien se dire, c<strong>ou</strong>ler le Vizézy.<br />

« Un j<strong>ou</strong>r Zézette et moi on se mariera. Il faudra bien que j’ose le lui dire mais j’ai le temps<br />

p<strong>ou</strong>r ça », pensait <strong>Benoît</strong>. Ils rentraient en se tenant par la main. S'ils avaient plus de temps<br />

devant eux, ils p<strong>ou</strong>ssaient jusqu'au jardin d'Allard. <strong>Benoît</strong> emportait sa t<strong>ou</strong>pie, Zézette son<br />

jeu de grâce. Ils tr<strong>ou</strong>vaient joli le jardin d'Allard, c'était un jardin anglais, leur avait appris<br />

Antoine. Il y avait une fausse grotte qu'ils tr<strong>ou</strong>vaient bien imitée; pénétrait à demi dans<br />

cette grotte une pièce d'eau avec des nénuphars. Un phoque t<strong>ou</strong>t en pierre en sortait et<br />

regardait le soleil. Dans la partie haute du parc, M. Allard avait planté un jardin botanique<br />

avec des tas de plantes bizarres bien étiquetées.<br />

Zézette avait un frère aîné, Victor; fier, il daignait parfois parler à <strong>Benoît</strong> avec<br />

condescendance. Il préparait son baccalauréat chez les frères. Plus tard il serait<br />

polytechnicien. « Il portera un bicorne », disait avec respect Zézette. Grand, brun et réservé,<br />

Victor ressemblait à son père. M. Lardet travaillait chez Cherblanc, une usine qui fabriquait<br />

des pinces, des tenailles, des clés à molette de t<strong>ou</strong>tes dimensions. Le premier travail de M.<br />

Lardet en revenant de chez Cherblanc était d'aller à la cuisine se préparer une copieuse<br />

portion, pain, saucisson, fromage, accompagnée d'un c<strong>ou</strong>p de r<strong>ou</strong>ge, pendant que son<br />

ép<strong>ou</strong>se lui disait: « Voyons Denis, tu ne mangeras rien ce soir ». Après avoir repris des<br />

forces, M. Lardet se mettait à compter, à écrire des chiffres sur des feuilles à colonnes.<br />

« Mon père veut devenir comptable », avait appris Zézette à <strong>Benoît</strong>.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

8


Une autre amie de <strong>Benoît</strong> était L<strong>ou</strong>ise Laurens. Elle avait un oncle légendaire,<br />

membre d'une expédition qui, à c<strong>ou</strong>p de machette dans la forêt tropicale, explorait l'Afrique<br />

Equatoriale. Quelques rares lettres de lui parlaient de peuplades africaines primitives et<br />

colorées, amies <strong>ou</strong> hostiles. Il décrivait les animaux sauvages hippopotames, rhinocéros,<br />

lion, tigres, mais aussi les gazelles vives, les girafes <strong>ou</strong> les serpents, les éléphants et les<br />

crocodiles. Avec réserve il parlait d'accrochages qu'ils avaient parfois avec des expéditions<br />

anglaises <strong>ou</strong> allemandes et qui un j<strong>ou</strong>r allèrent jusqu'à Fachoda. Il avait rapporté de ces<br />

expéditions des armes sauvages, des flèches empoisonnées, des gris-gris, des cornes de<br />

gazelles. <strong>Benoît</strong> frissonnait de ces exploits et rêvait de cette Afrique si lointaine. Antoine<br />

avait acheté une carte d'Afrique avec plein de parties blanches inconnues. Il s'était<br />

renseigné sur ces expéditions et essayait d'expliquer à ses enfants: Caillé à Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> et<br />

le fleuve Niger, Stanley et le Congo, la conférence de Berlin qui avait partagé l'Afrique<br />

entre Européens sans l'avis des Africains. Il critiquait cette mainmise sur l'Afrique.<br />

Les jeux des enfants avaient changé, ce n'était plus les gendarmes et les voleurs<br />

mais maintenant les explorateurs se battant contre les anthropophages. Ils s'étaient<br />

fabriqués des arcs, des flèches et des lances. Antoine était intervenu p<strong>ou</strong>r les munir de<br />

pointes en carton moins agressives <strong>Benoît</strong> garda longtemps un Jeu de l'oie figurant la<br />

traversée de l'Afrique par Stanley et Livingstone. T<strong>ou</strong>te son existence il fut contre la<br />

colonisation. Denis, le père d'Antoine m<strong>ou</strong>rut. Ce dernier en avait assez de j<strong>ou</strong>er au<br />

charcutier. La défense de son père de fabriquer des balances même à Montbrison devenait<br />

caduque, Antoine se mis à la recherche d'un atelier de serrurerie.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

3. La forge et Rémy<br />

De l'autre côté du Vizézy, derrière un rideau de maisons, parallèle à la rivière, la<br />

rue Tupinerie, la rue commerçante de Montbrison, s'allongeait de la r<strong>ou</strong>te de Lyon à la<br />

Fontfort, la fontaine d'eau minérale pétillante qui c<strong>ou</strong>lait à la disposition de t<strong>ou</strong>t<br />

Montbrisonnais. Il faut savoir que dans cette région du Forez, rares sont les villages qui<br />

n'ont pas leur s<strong>ou</strong>rce d'eau minérale gazeuse. Montrond-les-bains même possède un geyser<br />

à l'eau chaude et puante. Partant de la rue Tupinerie, la rue du Marché s'élevait d<strong>ou</strong>cement<br />

vers les ruines du château féodal. Elle s'appelait ainsi car c'était par elle que, du haut de la<br />

vieille ville, l'on descendait au marché. Après un carref<strong>ou</strong>r, elle montait en spirale à<br />

l'assaut du Mont Brison et prenait le nom de rue du B<strong>ou</strong>t du Monde. Il faut dire que sur la<br />

placette terminant cette rue, derrière les ruines des remparts du château, et devant les trois<br />

suppliciés du calvaire, on dressait la guillotine les j<strong>ou</strong>rs où se tenaient les assises. Car la<br />

s<strong>ou</strong>s-préfecture avait conservé son palais de justice, dans l'ancienne chapelle des Cordeliers<br />

9


qui s'enorgueillissait d'un dôme majestueux dessiné par S<strong>ou</strong>fflot, l'architecte du Panthéon<br />

de Paris, et les assises, dernier lustre de son auréole de préfecture.<br />

Sur le côté droit de la rue du marché, un atelier de serrurerie avec forge était à<br />

vendre. Antoine, qui p<strong>ou</strong>r une fois s'était entendu avec ses frères et leur avaient laissé<br />

l'atelier du 11 de la rue de Lyon à Saint-Étienne, eut tôt fait de récupérer le matériel de la<br />

fabrique de balances et de le faire transporter de cette ville à Montbrison dans un l<strong>ou</strong>rd<br />

camion tiré par trois forts percherons qui avaient gravi avec peine la côte des T<strong>ou</strong>rettes.<br />

Antoine devant le feu de la forge retr<strong>ou</strong>vait sa joie de vivre. A Saint-Étienne, son père avait<br />

adjoint à sa fabrique de balances romaines la construction de bascules que lui achetait le<br />

P.L.M., cette compagnie de chemin de fer qui continuait sa politique de construction de<br />

voies secondaires. Antoine continua leur fabrication mais il préférait les petites choses. Il<br />

t<strong>ou</strong>cha aux balances à fléau et avec licence aux balances de Roberval. Adroit de ses mains,<br />

il se fit une réputation chez les pharmaciens p<strong>ou</strong>r ses balances de précision qu'il livrait<br />

abritées s<strong>ou</strong>s une cage de verre. Il prit bientôt un apprenti.<br />

<strong>Benoît</strong> adorait fureter dans l'atelier de son père. Il essayait en vain avec ses faibles<br />

bras de faire fonctionner le grand s<strong>ou</strong>fflet de la forge et enviait Clément qui avec fierté lui<br />

montrait qu'il y arrivait facilement. <strong>Benoît</strong> passait de longs moments la sueur au front<br />

devant le feu de la forge à regarder Antoine transformer avec d'adroits c<strong>ou</strong>ps de marteau<br />

une vulgaire barre de fer r<strong>ou</strong>gie par le feu et prenait plaisir à voir celle-ci devenir lentement<br />

une balance romaine. L'atelier d'Antoine était éclairé sur la rue du Marché par cinq baies<br />

plein cintre à bossage à l'italienne d'une maison t<strong>ou</strong>te en pierre de taille. Dans cet atelier qui<br />

semblait immense à <strong>Benoît</strong>, la forge elle-même était située t<strong>ou</strong>t en arrière dans une aile<br />

s'allongeant le long d'une c<strong>ou</strong>r triste et étroite servant de dépôt de ferraille. Sur la rue, les<br />

deux premières baies éclairaient l'atelier de montage, la troisième était la porte d'entrée.<br />

Derrière la quatrième était exposée une bascule. Sur les côtés étaient suspendues<br />

accrochées entre les grosses pierres de taille, des balances romaines. On p<strong>ou</strong>vait apercevoir<br />

dans le fond un meuble bureau à r<strong>ou</strong>leau et trois sièges en fer noir certainement forgés par<br />

Antoine. Une dernière pièce, était la réserve des balances fragiles. De la rue le passant<br />

voyait, brillant de t<strong>ou</strong>s leurs cuivres jaunes, les balances à fléau, les balances de Roberval et<br />

les balances de précisions que l'on s<strong>ou</strong>levait légèrement avec un levier lorsque l'on v<strong>ou</strong>lait<br />

les utiliser. Elles étaient protégées par une cage de verre fabriquée par M. Chabanne le<br />

vitrier.<br />

Antoine avait façonné p<strong>ou</strong>r ses enfants quatre roses de métal, rendant le fer aussi<br />

léger qu'un pétale de fleur. P<strong>ou</strong>r un j<strong>ou</strong>r de l'an, ils eurent la surprise de recevoir t<strong>ou</strong>s les<br />

quatre chacun un petit coffret en métal forgé dans le style de ces malles bombées et<br />

cl<strong>ou</strong>tées, avec une fermeture à secret différente p<strong>ou</strong>r chacun d'eux. Antoine offrait aussi,<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

10


s<strong>ou</strong>vent, des cadeaux de sa fabrication à maman Gabrielle. A ses moments de loisir,<br />

Antoine confectionnait p<strong>ou</strong>r les baies sur la rue, de belles grilles en fer forgé. Chaque pose<br />

de l'une d'elle était une cérémonie et l'occasion de déb<strong>ou</strong>cher une b<strong>ou</strong>teille de vin de sa<br />

vigne.<br />

Les dimanches d'hiver froid <strong>ou</strong> pluvieux étaient p<strong>ou</strong>r les enfants <strong>Paret</strong> de tristes<br />

j<strong>ou</strong>rnées. Fuyant le café bruyant à l'atmosphère bleuie et viciée par les fumées des pipes et<br />

des cigarettes des buveurs et j<strong>ou</strong>eurs de cartes, ils montaient dans leurs chambres. <strong>Benoît</strong>e<br />

s'enfermait dans la sienne. Claudius regardait un livre d'images. Clément faisait de<br />

l'arithmétique et se posait des problèmes à lui-même. <strong>Benoît</strong> s'était acheté un beau cahier à<br />

la c<strong>ou</strong>verture cartonnée, sur lequel il avait dessiné le mot Poésies, encadré de fioritures. A<br />

l'intérieur il avait écrit quelques fables à la manière de M. de La Fontaine. La première<br />

s'appelait: Trois petits lapins. Elle n'avait pas de morale. Il n'avait jamais pu tr<strong>ou</strong>ver une<br />

morale. Il y en avait d'autres s<strong>ou</strong>vent inachevées. L'une, Le Tamb<strong>ou</strong>r Major, inspirée par<br />

une image d'Épinal qu'il possédait, commençait par: Plan! rataplan plan! plan! Il n'avait<br />

jamais été plus loin. Il avait aussi commencé un grand poème à la manière de la Chanson<br />

de Roland et du Lutrin. Il y avait aussi transcrit quelques s<strong>ou</strong>venirs.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

4. Copains, copines<br />

Certains dimanches d'hiver où le froid était sec, <strong>Benoît</strong> et ses copains, bien<br />

emmit<strong>ou</strong>flés dans leur grande cape, un cache-nez aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong>, allaient marcher sur le<br />

b<strong>ou</strong>levard, de la rue de l'Hôpital à la Fontfort, jamais plus loin, Clément devant avec ses<br />

copains de classe, <strong>Benoît</strong> derrière avec les siens. Le plus grand était Dumas, un peu<br />

prétentieux, parfois il v<strong>ou</strong>lait bien emmener <strong>Benoît</strong> chez lui. Sa mère avait un joli<br />

appartement, confortable, plein de jolis meubles fragiles que <strong>Benoît</strong> n'osait pas t<strong>ou</strong>cher.<br />

Elle leur préparait des goûters formidables avec du chocolat chaud et des ch<strong>ou</strong>x à la crème.<br />

Dumas ne parlait jamais de son père, <strong>Benoît</strong> ne l'avait jamais vu. Maman Gabrielle n'aimait<br />

pas beauc<strong>ou</strong>p qu'il aille chez Mme Dumas. « C’est une drôle de femme; on ne sait pas bien<br />

qui est le père de son fils ». Un autre copain qui s'appelait Lhermitte prétendait se nommer<br />

en réalité, de l'Hermitte, particule abandonnée à la Révolution. Cela impressionnait <strong>Benoît</strong>.<br />

Il y avait aussi, Joannes Péyère, un bon copain, le gros Péyère, le dernier de la classe, t<strong>ou</strong>t<br />

en rondeur et en s<strong>ou</strong>rires. Il était le fils du minotier. C'est de lui que <strong>Benoît</strong> gagnait les<br />

belles agates, sa place était t<strong>ou</strong>t au fond de la classe près du poêle. Il était chargé<br />

d'entretenir le feu, c'était la tâche du dernier. Lorsqu'ils avaient froid, les élèves chantaient<br />

11


sur l'air des lampions, orchestré par la baguette de l'instituteur: Joannes... Joannes...<br />

Joannes...<br />

Un autre de ses bons copains s'appelait Lévy, t<strong>ou</strong>t simple, sans prétention, <strong>Benoît</strong><br />

l'aimait beauc<strong>ou</strong>p. Il portait parfois une curieuse petite rondelle sur la tête. <strong>Benoît</strong> lui<br />

cassait les pieds p<strong>ou</strong>r qu'il lui en donne une, lui offrant quelques-unes de ses plus belles<br />

agates. Il ne venait jamais à l'école le samedi sans que M. Castel l'instituteur s'en inquiète.<br />

Avec le jeudi, cela lui faisait trois j<strong>ou</strong>rs de vacances par semaine, le veinard. Son père était<br />

tailleur p<strong>ou</strong>r homme rue Juiverie. Cela faisait une éternité qu'ils habitaient rue Juiverie. Son<br />

voisin en classe s'appelait Seux, c'était le fils du droguiste de la rue Tupinerie. Il sentait la<br />

peinture et le vernis. Lorsqu'ils parlaient en classe, M. Castel se permettait de faire de<br />

l'esprit: « <strong>Paret</strong>-Seux, v<strong>ou</strong>s m’éc<strong>ou</strong>tez? Répétez-moi ce que je viens de dire ». <strong>Benoît</strong> qui<br />

était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur ses livres en avance sur l'instituteur, arrivait à s'en tirer. Mais Seux, le<br />

pauvre, pataugeait. <strong>Benoît</strong> avait beau lui s<strong>ou</strong>ffler la b<strong>ou</strong>che en coin, Seux écopait. « V<strong>ou</strong>s<br />

me copierez cent fois: je n’éc<strong>ou</strong>te pas en classe, à t<strong>ou</strong>s les temps du subjonctif, signé des<br />

parents ». P<strong>ou</strong>r la signature, il savait faire. Son meilleur copain était Dubois, en d<strong>ou</strong>ce<br />

<strong>Benoît</strong> lui passait ses devoirs, cinq billes p<strong>ou</strong>r qu'il les recopie. Maintenant <strong>Benoît</strong> se<br />

demandait qui était le Juif, Lévy <strong>ou</strong> lui? Ces dimanches d'hiver, sur le b<strong>ou</strong>levard, les<br />

garçons croisaient les filles. Sans en avoir l'air <strong>Benoît</strong> regardait Zézette de biais, se donnant<br />

en sifflotant un air indifférent.<br />

La copine de Zézette, c'était Huguette Dupré, la fille du marchand de vin, t<strong>ou</strong>te<br />

petite aux l<strong>ou</strong>rds cheveux dorés s'échappant de son chapeau. Huguette, les jambes nues, la<br />

robe relevée aimait marcher dans l'eau du Vizézy même quand celle-ci était froide, même<br />

très froide. A côté d'elle se tr<strong>ou</strong>vait Henriette, une grande et pâle blonde aux l<strong>ou</strong>rdes<br />

anglaises s<strong>ou</strong>s un chapeau antique qui devait bien dater de Marie-Antoinette. Ses parents<br />

étaient musiciens dans les concerts et au théâtre. <strong>Benoît</strong> les avait entendus plusieurs fois.<br />

Henriette j<strong>ou</strong>ait bien du piano, même très bien. Chez ses parents, <strong>Benoît</strong> était impressionné<br />

par le grand piano à queue. Lorsque Henriette j<strong>ou</strong>ait Mozart <strong>ou</strong> Schubert, il se collait contre<br />

le piano la mangeant des yeux, ce qui agaçait Zézette qui ne comprenait pas que ce n'était<br />

pas Henriette qu'il voyait, mais sa musique. Pauvre Henriette, elle devait m<strong>ou</strong>rir écrasée<br />

contre un mur avec sa mère par un camion f<strong>ou</strong>, un de ces premiers camions automobiles<br />

dont les freins avaient lâché. Cela ce passait à Allevard dans les Alpes. Elle avait vingtdeux<br />

ans. Elle était fiancée à un autre copain de <strong>Benoît</strong>, Norbert Chirat à la si belle voix et<br />

qui chantait à la cathédrale.<br />

N<strong>ou</strong>s approchions de la fin de l'année. Dubois avait dit à <strong>Benoît</strong>: « Le dimanche<br />

avant Noël il y aura fête au patronage avec des gâteaux, des j<strong>ou</strong>ets; tu viens, je te ferais<br />

entrer ». Ils en parlèrent en d<strong>ou</strong>ce à maman Gabrielle qui donna son accord. « Faites<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

12


attention que son père ne le sache pas, emmenez Claudius », leur avait-elle dit. Le j<strong>ou</strong>r<br />

arrivé, Claudius et <strong>Benoît</strong>, après avoir subi l'inspection de maman Gabrielle, avaient rejoint<br />

Dubois. Il faisait très froid ce j<strong>ou</strong>r là. Zézette qui les attendait avec Dubois semblait se geler<br />

dans une robe légère d'un vert criard et un manteau trois quart bleu qui hurlait avec la<br />

c<strong>ou</strong>leur de sa robe. Zézette t<strong>ou</strong>t comme sa mère ne savait pas s'habiller.<br />

Ils arrivèrent devant la cathédrale et la cont<strong>ou</strong>rnèrent sur le côté p<strong>ou</strong>r aller vers le<br />

patronage situé près de la Diana, la salle de réunion des notables du temps des rois et des<br />

seigneurs. À l’intérieur, <strong>Benoît</strong> tr<strong>ou</strong>vait que c'était ch<strong>ou</strong>ette. Il voyait sur les tables des<br />

montagnes de j<strong>ou</strong>ets, sur d'autres, des tas de gâteaux, des chaussons, des tartes aux<br />

pommes, des éclairs au sucre, des duchesses au chocolat <strong>ou</strong> au café. Sur le côté était<br />

disposées des b<strong>ou</strong>teilles de limonade, de grenadine et de sirop d'orgeat derrière des verres<br />

t<strong>ou</strong>t brillants.<br />

Au milieu de la salle étaient alignées des chaises. Il leur avait fallu s'asseoir avant<br />

d'avoir droit aux bonnes choses. <strong>Benoît</strong> avait cependant repéré un énorme millefeuille<br />

rec<strong>ou</strong>vert de sucre glacé. Un homme en noir avait gravi la marche d'une estrade semblable<br />

à celle de l'école vers le bureau du maître et devant le tableau noir. <strong>Benoît</strong> savait que c'était<br />

le curé car il n'était pas complètement athée, le soir en cachette d'Antoine, maman Gabrielle<br />

leur faisaient dire une c<strong>ou</strong>rte prière: « Mon Dieu, je v<strong>ou</strong>s donne mon coeur, mon esprit, ma<br />

vie ». Un soir au lieu de dire mon esprit et ma vie, <strong>Benoît</strong> avait dit: mon cœur, mon pique et<br />

mon trèfle. Alors qu'il s'attendait à une gifle de maman Gabrielle qui avait parfois la main<br />

leste, celle-ci avait éclaté de rire.<br />

Le curé leur parlait du bon Dieu, de Jésus. Le son de sa voix devenait p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong><br />

un ronronnement, une musique en s<strong>ou</strong>rdine accompagnant ces réj<strong>ou</strong>issances. Enfin ils<br />

avaient pu approcher des g<strong>ou</strong>rmandises. Un type habillé drôlement comme au temps du<br />

carnaval avec des bas blancs et un chapeau de gendarme posé de travers sur la tête la pointe<br />

en avant, tenait dans la main gauche une lance terminée par une hache; il regardait<br />

bizarrement <strong>Benoît</strong>. Il s'approcha de lui: « Dis, toi, tu ne viens pas au catéchisme ?» <strong>Benoît</strong><br />

l<strong>ou</strong>chait sur la hache, il le croyait capable de lui c<strong>ou</strong>per les oreilles. Il s'ét<strong>ou</strong>ffait avec son<br />

millefeuille. Il pensait à son petit frère qui avait la figure t<strong>ou</strong>te barb<strong>ou</strong>illée de chocolat. Il<br />

vit Zézette le prendre par la main, le mettant s<strong>ou</strong>s sa protection, ce qui le s<strong>ou</strong>lagea. Près de<br />

lui, des m<strong>ou</strong>vements divers attirèrent le curé. T<strong>ou</strong>t le monde s'écartait devant lui, plus de<br />

bruit dans la salle. <strong>Benoît</strong> le regardait droit dans les yeux. L'homme au chapeau de<br />

gendarme de travers ne lui laissa pas le temps d'<strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che: « Je le connais M. le curé,<br />

son père est un r<strong>ou</strong>ge ».<br />

Le curé ne doit pas aimer les m<strong>ou</strong>chards, un large et bon s<strong>ou</strong>rire éclairait son<br />

visage. « Comment t’appelles tu? — <strong>Benoît</strong> <strong>Paret</strong>, le fils du balancier, ce sont mes copains<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

13


qui m’ont amené ici. P<strong>ou</strong>r le J<strong>ou</strong>r de l’an je dois les emmener à la fête de la laïque, on ne<br />

fait rien de mal ». La salle faisait silence. Qu'allait dire le curé? Il le regarda avec son beau<br />

s<strong>ou</strong>rire: « Mais c’est très bien, c’est une très bonne idée cet échange de fête. Il n’y a que les<br />

enfants qu’aime particulièrement le Seigneur p<strong>ou</strong>r avoir des idées pareilles. N<strong>ou</strong>s célébrons<br />

auj<strong>ou</strong>rd’hui la naissance du petit Jésus, <strong>Benoît</strong> soit le bienvenu ». Le curé parla de j<strong>ou</strong>r de<br />

joie, de paix, d'am<strong>ou</strong>r de son prochain; à peu près la même chose que leur instituteur. Les<br />

dames patronnesses, (c'était Zézette qui lui avait dit leur nom) lui donnèrent une locomotive<br />

en fer blanc, à Claudius un <strong>ou</strong>rs en peluche et à Zézette une p<strong>ou</strong>pée en chiffon.<br />

En sortant, Zézette entraîna Claudius et <strong>Benoît</strong> dans la cathédrale. C'est<br />

impressionnant une cathédrale avec ses hautes colonnes, <strong>Benoît</strong> avait dit à Zézette : « C’est<br />

beau. — D<strong>ou</strong>cement, ici on parle à voix basse », avait-elle murmuré en agitant la main. Sur<br />

le côté gauche, elle les mena vers la crèche et leur montra Joseph, Marie, l'âne, le boeuf, la<br />

mangeoire où le soir de Noël on déposera le petit Jésus. Déjà on voyait les bergers<br />

s'approcher avec leurs m<strong>ou</strong>tons. Là-haut où p<strong>ou</strong>ssaient des palmiers, s'avançaient les rois<br />

mages avec leurs chameaux et même un éléphant. Au-dessus de la crèche volait un ange<br />

avec ses ailes en plume. <strong>Benoît</strong> tr<strong>ou</strong>va t<strong>ou</strong>t ça sympa. Ils rentrèrent vite à la maison. Brrr,<br />

qu'il faisait froid!<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

5. Petits voyages<br />

Au printemps le père d'Huguette, M. Dupré le marchand de vin, les avait emmenés<br />

avec sa charrette anglaise jusqu'à Chalain-d'Uzore voir les Rivet, leurs grands parents<br />

maternels. Ils étaient nombreux à monter dans la charrette. Sur le banc devant se tr<strong>ou</strong>vait<br />

M. Dupré, un géant r<strong>ou</strong>x, tenant les rênes et son ép<strong>ou</strong>se, entre eux, t<strong>ou</strong>te petite, Huguette.<br />

Derrière, sur les deux bancs face à face la famille <strong>Paret</strong>, d'un côté se tr<strong>ou</strong>vait Clément,<br />

Claudius, et maman Gabrielle. De l'autre côté, <strong>Benoît</strong>, Zézette qui était du voyage et<br />

<strong>Benoît</strong>e, à leurs pieds un panier de charcutailles concoctées par maman Gabrielle. Antoine<br />

était resté p<strong>ou</strong>r garder le café. Le pauvre cheval heureusement avait l'habitude de traîner des<br />

poids l<strong>ou</strong>rds, t<strong>ou</strong>te la semaine il transportait des tonneaux <strong>ou</strong> des barriques de vin.<br />

Après le passage devant le jardin, ils approchèrent de Champdieu. Pendant la halte<br />

p<strong>ou</strong>r faire reposer le cheval, <strong>Benoît</strong> fit son bravache en expliquant l'église fortifiée, ses<br />

contreforts, ses mâchic<strong>ou</strong>lis, ses deux clochers, l'un sur le transept l'autre sur la façade<br />

formant narthex et aussi le chapiteau avec sa sirène à d<strong>ou</strong>ble queue. Il avait lu t<strong>ou</strong>t ça la<br />

veille dans un b<strong>ou</strong>quin. Mme Dupré qui savait des tas de choses, le regardait en s<strong>ou</strong>riant.<br />

Leur tarbais reposé (c'est Mme Dupré qui leur avait appris la race du cheval), ils avaient<br />

14


pris la petite r<strong>ou</strong>te de Chalain-d'Uzore, s'arrêtant s<strong>ou</strong>s les cerisiers qui la bordaient. Les<br />

enfants grimpés sur les bancs de la charrette s'étaient gavés de cerises, donnant des<br />

pendants d'oreilles à Huguette et à Zézette. Il était plus de midi lorsque leur bon cheval<br />

s'arrêta s<strong>ou</strong>s l'ombre des pruniers dans la c<strong>ou</strong>r de la ferme de grand papa Rivet.<br />

<strong>Benoît</strong> dut être le premier à mettre les pieds s<strong>ou</strong>s la table, mais il avait mangé tant<br />

de cerises qu'il n'en p<strong>ou</strong>vait plus. Devant le civet de lièvre, il fut pris de nausées, transporté<br />

sur un fauteuil, il se sentait malade, Huguette et Zézette le câlinaient, il se laissait faire.<br />

Zézette l'embrassait sur les j<strong>ou</strong>es et même au coin des lèvres. Son regard filtrant s<strong>ou</strong>s ses<br />

paupières, il vit Clément qui le regardait de travers. Claudius, lui, s'était endormi. Il se<br />

laissa quelque temps câliner. Jugeant qu'il y avait encore beauc<strong>ou</strong>p de choses à voir, il se<br />

dit qu'il était temps de reprendre mes esprits.<br />

L'après-midi grand papa Rivet leur fit visiter le local où il faisait ses pruneaux. Ils<br />

étaient placés à l'intérieur d'un grand f<strong>ou</strong>r. Il leur fit voir comment il alignait les prunes sur<br />

de grandes tôles noires et accrochait celles-ci au-dessus d'un feu d<strong>ou</strong>x et parfumé p<strong>ou</strong>r faire<br />

sécher lentement les prunes. Il fallait les surveiller et savoir s'arrêter à temps. <strong>Benoît</strong> eut la<br />

force de goûter quelques pruneaux de l'année précédente. Chalain-d'Uzore était un t<strong>ou</strong>t petit<br />

village, cent habitants t<strong>ou</strong>t au plus en comptant les fermes et les haras disséminés dans la<br />

plaine. Le b<strong>ou</strong>rg, six maisons serrées près du château ent<strong>ou</strong>ré du vestige de ses anciens<br />

remparts, grimpait sur les premiers contreforts du Mont Uzore, un ancien volcan jailli au<br />

milieu de la plaine du Forez. Pas très loin de Chalain-d'Uzore, l'aïeul d'Honoré d'Urfé,<br />

Claude d'Urfé, qui avait été ambassadeur du roi de France à Rome, avait ramené des<br />

<strong>ou</strong>vriers d'Italie et fait construire la Bâtie d'Urfé, un des premiers châteaux renaissance de<br />

France. Ce sont ces mêmes <strong>ou</strong>vriers qui avaient transformé le château médiéval de Chalain<br />

-d'Uzore, percé des <strong>ou</strong>vertures et aj<strong>ou</strong>té sur le jardin une galerie à l'italienne. Restait,<br />

témoin de l'époque d'avant sa restauration, une imposante salle avec sa grande cheminée et<br />

la chapelle devenue église de la paroisse. Devant l'entrée étaient c<strong>ou</strong>chés deux gisants de<br />

pierre dans leur armure. C'était l'abbé Millet, curé du village que les Rivet avait invité au<br />

repas, qui leur avait expliqué t<strong>ou</strong>t cela en leur faisant visiter le château dont il gardait les<br />

clés. En redescendant de la terrasse d'où la vue s'étendait sur la plaine du Forez, qui avait<br />

été autrefois un lac, l'abbé Millet leur avait montré s<strong>ou</strong>s une allée de marronniers, un ancien<br />

quai construit par les Romains, où l'on voyait encore les anneaux où étaient amarrées leurs<br />

embarcations.<br />

Ils se retr<strong>ou</strong>vaient les mêmes lorsque les Dupré les emmenèrent à Lézigneux. Ce<br />

petit village accroché sur les premières hauteurs des monts du Forez au-dessus de<br />

Montbrison était le village natal de Mme Dupré. Dès que la charrette anglaise eut dépassé<br />

la commune de Moingt qui s'étirait t<strong>ou</strong>te en longueur le long de sa rue t<strong>ou</strong>te droite sur le<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

15


côté du vieux village, M. Dupré avait dirigé sa voiture vers un chemin montant fortement. Il<br />

leur avait fallu descendre et suivre à pied la voiture. A mi-chemin de la côte ils avaient fait<br />

une halte vers la Pierre Glissante, une dalle de granite en pente, polie par des générations de<br />

gamins qui s'étaient divertis en glissant sur elle.<br />

Les enfants n'avaient pas manqué de se consacrer à la tradition malgré les<br />

protestations de Mme Dupré et de maman Gabrielle qui demandaient pitié p<strong>ou</strong>r les fonds de<br />

culottes aussi bien masculins que féminins. M. Dupré, p<strong>ou</strong>r immortaliser le moment, déplia<br />

le trépied de son appareil photographique, pendant que venaient les rejoindre à pied Mme et<br />

M. Lardet. Un ami à eux qui faisait quelques transports dans la région avec son omnibus les<br />

avait laissés au bas de la côte pendant qu'il continuait par le col de la Croix-de-l'Homme-<br />

Mort vers St-Anthème, Puy-de-Dôme. Leur fils Victor n'avait pas daigné venir.<br />

L'appareil photo installé, M. Dupré leur avait laissé voir s<strong>ou</strong>s le voile noir la Pierre<br />

Glissante à l'envers et Zézette qui semblait glisser au plafond. « Ne b<strong>ou</strong>geons plus ». Les<br />

photos faites, ils avaient repris leur marche. La r<strong>ou</strong>te maintenant montait un peu moins,<br />

Mme Lardet et maman Gabrielle avaient pris place dans la voiture; Mme Dupré t<strong>ou</strong>te jeune,<br />

brune, mince et vive préférait accompagner les marcheurs. Elle avait ramassé en c<strong>ou</strong>rs de<br />

r<strong>ou</strong>te quelques brins d'herbe, certaines plantes sauvages et leur expliquait les fleurs des<br />

champs pendant qu'aut<strong>ou</strong>r d'eux bondissaient les sauterelles.<br />

Passant s<strong>ou</strong>s une porte vestige d'un rempart, ils étaient enfin arrivés devant la petite<br />

place du village. Sur le linteau de la porte d'entrée de la maison de Mme Dupré, <strong>Benoît</strong><br />

avait remarqué gravé en creux LAVALLÉE 1778. « C’est le nom de mes parents, je<br />

m’appelle Viviane Lavallée », avait déclaré Mme Dupré. Ils avaient traversé la salle<br />

commune où s'affairaient Mme Lardet et maman Gabrielle aidées de <strong>Benoît</strong>e qui sortait des<br />

paniers les repas que ces dames avaient apportés. Côté jardin, la table les attendait s<strong>ou</strong>s une<br />

treille devant la campagne descendant vers la plaine, Montbrison t<strong>ou</strong>t en bas sur la gauche.<br />

Dans la brume au fond, les monts du Lyonnais et devant, t<strong>ou</strong>te la partie sud de la plaine du<br />

Forez où perçaient les anciens volcans du mont Cu et de Saint-Romain-le-Puy, avec au<br />

sommet son prieuré roman. <strong>Benoît</strong> s'imaginait t<strong>ou</strong>t ça au temps des volcans, grésillant<br />

comme une poêle à frire.<br />

Sur la table trônait, enveloppé de son papier sulfurisé, un énorme chausson aux<br />

pommes, préparé par Mme Lardet. P<strong>ou</strong>r faire la place libre à <strong>Benoît</strong>e qui arrivait avec les<br />

c<strong>ou</strong>verts, M. Lardet l'avait pris et déposé sur un banc de pierre qui se tr<strong>ou</strong>vait sur le côté<br />

contre le mur. Bientôt, les pieds s<strong>ou</strong>s la table, t<strong>ou</strong>s prêtèrent attention aux choses<br />

appétissantes que ces dames apportaient. Pendant que les grandes personnes buvaient<br />

l'apéritif, un chien r<strong>ou</strong>x, qui s'était glissé d<strong>ou</strong>cement derrière eux, détalait emportant le<br />

chausson aux pommes dans sa gueule. Les voilà t<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>rant derrière lui à travers le<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

16


village, criant au voleur, ameutant la population. Peine perdue, le chausson aux pommes<br />

qui devait faire d<strong>ou</strong>ze parts s'était bien envolé. Revenant penauds vers leur repas, ce fut<br />

p<strong>ou</strong>r chasser les chats qui avaient pris possession de la table. Heureusement la b<strong>ou</strong>ffe était<br />

généreuse et ils n'avaient pas s<strong>ou</strong>ffert de la faim. D'autres d<strong>ou</strong>ceurs remplacèrent le<br />

chausson manquant. Pendant que les dames y compris <strong>Benoît</strong>e préparaient le café et que<br />

Clément restait avec les hommes, <strong>Benoît</strong>, les deux filles et Claudius mangeaient des mûres<br />

comme si ils avaient encore faim, s'accrochant aux ronces des buissons.<br />

L'après-midi Huguette et sa mère sortirent un jeu de croquet. Si les familles Dupré<br />

et Lardet connaissaient t<strong>ou</strong>tes les finesses de ce jeu, la famille <strong>Paret</strong> n'y montrait aucune<br />

compétence. Cette lacune fut vite comblée. Les hommes avaient installé un énorme jeu de<br />

quilles avec de grosses b<strong>ou</strong>les en bois que <strong>Benoît</strong> essayait en vain de s<strong>ou</strong>lever bien quelles<br />

aient des tr<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r y passer les doigts. Cet après-midi avait été entrec<strong>ou</strong>pé des « Ne<br />

b<strong>ou</strong>geons plus » de M. Dupré qui promenait son appareil photo, le trépied sur l'épaule, d'un<br />

emplacement à l'autre. Huguette et Zézette se parlaient à l'oreille en regardant <strong>Benoît</strong> les<br />

yeux brillants. « Eh! Quand aurez v<strong>ou</strong>s fini de faire des messes basses! — Viviane on a<br />

soif! » cria son mari. Mme Dupré sortit la limonade et la bière p<strong>ou</strong>r les hommes. Quelques<br />

voisins s'étaient joints à eux, commentant le vol du chausson aux pommes.<br />

La j<strong>ou</strong>rnée avançait, il leur fallait songer au ret<strong>ou</strong>r. T<strong>ou</strong>s s'entassèrent dans la<br />

charrette anglaise et M. Dupré dut j<strong>ou</strong>er du frein à manivelle car maintenant la r<strong>ou</strong>te<br />

descendait. A Moingt, il alluma la b<strong>ou</strong>gie de la lanterne, la nuit tombait rapidement sur la<br />

campagne. <strong>Benoît</strong> t<strong>ou</strong>t endormi embrassa vaguement Zézette et Huguette et entra vivement<br />

se c<strong>ou</strong>cher.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

6. Rémy<br />

Zézette v<strong>ou</strong>lait s<strong>ou</strong>vent faire j<strong>ou</strong>er <strong>Benoît</strong> à la p<strong>ou</strong>pée mais lui n'aimait pas ça. Elle<br />

v<strong>ou</strong>lait être l'infirmière, la p<strong>ou</strong>pée était malade, lui le docteur devait l'ausculter, prendre sa<br />

température. Mais il rechignait à ce jeu de fille, il préférait, avec les pinces, les clefs à<br />

molettes que rapportait de son usine M. Lardet, construire en imagination le viaduc de<br />

Garabit qu'avait bâti M. Eiffel. Il rêvait à cette t<strong>ou</strong>r Eiffel dont t<strong>ou</strong>t le monde parlait. Il avait<br />

bien caché dans un livre une image d'Épinal la représentant.<br />

Il avait cessé de voir Zézette, mais celle-ci lui manquait. Il avait appris qu'elle était<br />

malade, il alla prendre de ses n<strong>ou</strong>velles, la vit t<strong>ou</strong>te petite dans son lit. Elle n'avait plus les<br />

quelques centimètres qui le dépassaient. Ses yeux tristes avaient perdu leur éclat. <strong>Benoît</strong><br />

s'approcha d'elle, Mme Lardet le prévint: « Ne la t<strong>ou</strong>che pas, elle va te passer la grippe ».<br />

17


Malgré l'avertissement il lui glissa ses deux bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong> et lui plaqua deux gros<br />

baisers sur les j<strong>ou</strong>es. Il vit ses yeux s'animer. Zézette semblait revivre. Il était fier d'avoir eu<br />

le c<strong>ou</strong>rage de l'embrasser malgré la contagion. Il était un homme. Quelques j<strong>ou</strong>rs plus tard,<br />

il avait la grippe.<br />

La politique p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> était de l'hébreu chinois. Au café, si les j<strong>ou</strong>eurs de manille<br />

se mettaient à parler politique, Antoine intervenait: « Pas de politique le dimanche. Il y a<br />

des endroits p<strong>ou</strong>r ça ». P<strong>ou</strong>rtant un soir après le dîner, Antoine qui feuilletait le j<strong>ou</strong>rnal<br />

p<strong>ou</strong>ssa un juron, ce qui lui arrivait très rarement: «Tiens Gaby, tu liras ça. Ils ont condamné<br />

à tort un type parce qu'il était juif, t<strong>ou</strong>s des p<strong>ou</strong>rris. Lorsque t<strong>ou</strong>t le monde fut c<strong>ou</strong>ché,<br />

Clément descendit à pas de l<strong>ou</strong>p au café chercher le j<strong>ou</strong>rnal, que seul les grandes personnes<br />

avaient le droit de lire. Un certain Zola avait écrit: J'ACCUSE. <strong>Benoît</strong> n'avait pas t<strong>ou</strong>t<br />

compris mais un capitaine Dreyfus avait été condamné p<strong>ou</strong>r un autre parce qu'il était juif.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi parce qu'il était juif? Peut-être parce que s<strong>ou</strong>s son képi, pensait <strong>Benoît</strong>, il portait<br />

une drôle de calotte comme son copain Lévy.<br />

Maman Gabrielle n'était plus secondée par son mari; elle n'en p<strong>ou</strong>vait plus de<br />

c<strong>ou</strong>rir de la charcuterie à la salle de café. Ils embauchèrent la fille d'un client. Catherine<br />

était une fille Pri<strong>ou</strong>x. Cet ancien conducteur de diligence avait eu l'idée de fonder une<br />

compagnie de transports. Il avait acheté quelques-uns de ces omnibus à impériale que les<br />

villes commençaient à réformer. Attendant des clients éventuels devant la gare de<br />

Montbrison, il desservait la petite ville qui se tr<strong>ou</strong>vait loin de cette gare, et t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r, les<br />

b<strong>ou</strong>rgs et les villages de la plaine et de la montagne. Les transports Pri<strong>ou</strong>x avaient un long<br />

avenir devant eux. Catherine était une belle fille un peu ronde, se fâchant t<strong>ou</strong>t en riant<br />

lorsqu'un client du café lui pinçait les fesses, ce qui faisait p<strong>ou</strong>ffer en silence Clément et<br />

<strong>Benoît</strong>. Plus tard, <strong>Benoît</strong> la s<strong>ou</strong>pçonna d'avoir initié son frère Clément aux joies de l'am<strong>ou</strong>r.<br />

P<strong>ou</strong>r livrer ses bascules au P.L.M., Antoine tr<strong>ou</strong>vait son char à bras l<strong>ou</strong>rd à traîner.<br />

Il lui semblait aussi qu'il faisait miteux. Entre le café et le quai de l'Astrée se tr<strong>ou</strong>vait une<br />

remise fermée depuis longtemps. Il l'acheta et y gara une charrette. Dans le fond il fit percer<br />

une <strong>ou</strong>verture sur la c<strong>ou</strong>r. Il y installa Rémy, un âne gris qui était inséparable de la<br />

charrette. Rémy t<strong>ou</strong>rnait dans la c<strong>ou</strong>r en t<strong>ou</strong>te liberté. Les j<strong>ou</strong>rs d'été, lorsque les fenêtres<br />

sur la c<strong>ou</strong>r du café étaient <strong>ou</strong>vertes, Rémy passait sa tête regardant curieusement les<br />

buveurs à l'intérieur. Un j<strong>ou</strong>r il réussit à introduire sa grande langue dans le fond d'un verre<br />

et sembla y prendre goût. Les clients prirent l'habitude parfois, quand maman Gabrielle<br />

n'était pas la, d'offrir en riant un verre de vin à l'âne gris.<br />

De l'ancien lac de la plaine du Forez drainé et asséché en partie dès le début du<br />

Moyen-Âge, il subsistait encore de nombreux étangs. Ceux-ci appartenaient à la famille des<br />

B<strong>ou</strong>rbons et étaient appelés Étangs du Roy. La nuit du 4 août, ils furent restitués au peuple<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

18


et devinrent étangs communaux. L<strong>ou</strong>is XVIII leur redonna le nom d'Étangs du Roy.<br />

Chaque année avait lieu sur l'un de ces étangs un grand conc<strong>ou</strong>rs de pêche. Le samedi veille<br />

du conc<strong>ou</strong>rs était devenu p<strong>ou</strong>r les enfants <strong>Paret</strong> une veillée d'armes. Avec leur père ils<br />

préparaient avec soins cannes à pêche, lignes, appâts, pendant que maman Gabrielle<br />

préparait de somptueux paniers repas.<br />

Le dimanche au petit matin, personne ce j<strong>ou</strong>r là ne traînait au lit. Après un<br />

confortable petit déjeuner, chacun chargeait la charrette. L'âne Rémy qui savait t<strong>ou</strong>t, une<br />

fois attelé, prenait de lui-même le petit chemin de terre conduisant à l'étang du conc<strong>ou</strong>rs.<br />

Une année mémorable, les enfants <strong>Paret</strong> avaient gagné le conc<strong>ou</strong>rs junior par équipes. Le<br />

prix, une caisse de berlingots, une énorme caisse de berlingots qui n<strong>ou</strong>rrit leurs appétits<br />

dévastateurs. Maman Gabrielle aidée de sa grande fille <strong>Benoît</strong>e avait bien essayé de<br />

réglementer l'accès à la caisse de berlingots. Mais Antoine disait en riant à son ép<strong>ou</strong>se :<br />

«Laisse les faire, p<strong>ou</strong>r une fois ils pèteront parfumé».<br />

Entre ces étangs, dans une prairie grasse et humide s'ébattaient les magnifiques<br />

chevaux de selle du haras de Mme de Vimont.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

7. Le jardin<br />

Antoine avait un jardin, loin au nord, de l'autre côté de la ville, après le cimetière<br />

sur la r<strong>ou</strong>te de Champdieu. Le dimanche, Antoine et ses enfants attelaient Rémy à la joie de<br />

t<strong>ou</strong>s, et même de Rémy qui le faisait savoir par des braiments sonores. T<strong>ou</strong>te la marmaille<br />

hissée dans la charrette, les paniers à provisions à leurs pieds, ils partaient le matin p<strong>ou</strong>r le<br />

jardin. Antoine tenait l'âne par la bride, maman Gabrielle, derrière, se laissait un peu tirer<br />

par la charrette. Ils prenaient le b<strong>ou</strong>levard circulaire p<strong>ou</strong>r éviter la montée du centre ville.<br />

Sauf quand Antoine devait acheter son paquet de gris au débit de tabac près du palais de<br />

justice. Passé le cimetière, ils arrivaient devant le jardin caché derrière un long mur en pisé<br />

d'argile rec<strong>ou</strong>vert de tuiles creuses qui avaient été r<strong>ou</strong>ges autrefois. Le portail <strong>ou</strong>vert puis<br />

refermé derrière l'attelage, ils étaient enfin chez eux. Ce grand jardin carré, qui semblait à<br />

<strong>Benoît</strong> immense, était ent<strong>ou</strong>ré de trois autres murs semblables au premier et cachait t<strong>ou</strong>s les<br />

trésors des enfants. Au centre un grand rectangle de gazon témoin de leurs ébats situait<br />

l'emplacement de la future maison. En attendant cet heureux j<strong>ou</strong>r, Antoine avait construit,<br />

adossé à ce mur, sa façade regardant le soleil, ce qu'il appelait son chalet suisse.<br />

Un chalet en miniature, à la taille des enfants, coquet et pimpant avec ses lambris<br />

biens vernis, ses volets peints en r<strong>ou</strong>ge avec des barres et des écharpes, mots que leur avait<br />

appris Antoine, laquées blanc. A l'intérieur, Antoine leur avait fabriqué de petits meubles,<br />

19


lits, commodes, tables, sièges à leur taille. Des géraniums fleurissaient aux fenêtres. T<strong>ou</strong>t<br />

aut<strong>ou</strong>r du chalet, il avait planté des oeillets, des roses et beauc<strong>ou</strong>p d'autres fleurs. Dans les<br />

coins d'ombre, il avait placé des f<strong>ou</strong>gères <strong>ou</strong> des bégonias, t<strong>ou</strong>tes ces fleurs étaient plantées<br />

dans des massifs bordés de grosses pierres blanches. C'était eux, les enfants, s<strong>ou</strong>s la<br />

direction de <strong>Benoît</strong>e et avec les instructions de maman Gabrielle, qui devaient en assurer<br />

l'entretien. « Portez les paniers à l’intérieur, n’y t<strong>ou</strong>chez pas», commandait leur grande<br />

soeur.<br />

Midi était l’heure du pique-nique s<strong>ou</strong>s la tonnelle, pendant que Rémy ne se gênait<br />

pas p<strong>ou</strong>r cueillir avec ses grandes dents quelques reines-claudes bien mûres à un prunier<br />

dans la partie verger du jardin, prenant bien soin de rejeter le noyau. Après quelques<br />

instants de repos obligatoire décrété par Antoine et difficilement supporté par <strong>Benoît</strong> et<br />

Clément, ils devaient s<strong>ou</strong>s les ordres de <strong>Benoît</strong>e et de maman Gabrielle, ramasser haricots,<br />

pois, légumes, salades <strong>ou</strong> pommes de terre qu'arrachait Antoine, pendant que Rémy au<br />

mépris de t<strong>ou</strong>te règle culinaire, après avoir mangé le dessert commençait son picotin. Puis<br />

sans se presser il allait vers le bac creusé dans la pierre de la fontaine. Après avoir hésité<br />

longuement et flairé l'eau fraîche, Rémy se décidait enfin à laper celle-ci.<br />

La plus grande partie du jardin était une vigne parsemée de pêchers de t<strong>ou</strong>tes<br />

variétés. Des premières pêches aux noyaux qui s'<strong>ou</strong>vraient seuls et dont les enfants<br />

mangeaient avec délice la petite amande amère, jusqu'aux pêches de vignes de l'automne<br />

aux noyaux r<strong>ou</strong>ge sombre qui se détachaient de la chair du fruit. Cette vigne était la fierté<br />

d'Antoine. Il était le seul de la famille qui ne disait pas notre jardin, mais ma vigne. Celle-ci<br />

était formée de variétés différentes, des raisins blancs, r<strong>ou</strong>ges, dorés, ronds, les chasselas,<br />

<strong>ou</strong> les muscats allongés. Chaque année il faisait avec précaution p<strong>ou</strong>sser quelques<br />

n<strong>ou</strong>veaux plans. Il les montrait aux amis qui venaient les voir, les appelant par leurs noms.<br />

En attendant la maturité des raisins, les enfants mangeaient les vrilles au goût acide.<br />

Puis venait le j<strong>ou</strong>r des vendanges. C'était un entracte pendant les j<strong>ou</strong>rs de l'école<br />

qui venaient de commencer. Les amis arrivaient p<strong>ou</strong>r prêter main forte à charge de<br />

revanche. A midi t<strong>ou</strong>t était fini. Maman Gabrielle aidée des autres ép<strong>ou</strong>ses avait dressé la<br />

table, sorti des paniers quelques charcuteries et préparations inédites qu'elle avait<br />

confectionnées p<strong>ou</strong>r l'occasion. Antoine faisait goûter son vin des années précédentes, un<br />

vin sec et fruste au goût de pierre à fusil. Mais p<strong>ou</strong>r lui il valait t<strong>ou</strong>s les B<strong>ou</strong>rgognes et<br />

Bordeaux du monde. Un de ses copains avait baptisé la vigne avec certainement une pointe<br />

d'ironie: Château-Champdieu. L'après-midi, un voisin propriétaire d'une vigne sur le<br />

coteau, emmenait avec son char et son cheval la récolte chez lui à son pressoir. Seuls les<br />

hommes suivaient. Les enfants restaient avec les ép<strong>ou</strong>ses j<strong>ou</strong>ant à cache-cache <strong>ou</strong> à la<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

20


motte à travers la vigne, <strong>ou</strong> bien se p<strong>ou</strong>ssaient à la balançoire installée par Antoine,<br />

<strong>ou</strong>bliant les mères et leur papotage.<br />

Avant Rémy l'âne gris, ils allaient déjà au jardin. Ce j<strong>ou</strong>r-là Antoine sortait son<br />

char à bras. Les enfants devaient marcher avec leurs petites jambes. Seul Claudius le petiot<br />

avait droit au char. Antoine avait aj<strong>ou</strong>té à son char un baudrier, ce qui lui permettait de tirer<br />

davantage lorsque le b<strong>ou</strong>levard montait un peu, son ép<strong>ou</strong>se l'aidait en p<strong>ou</strong>ssant derrière.<br />

Lorsque <strong>Benoît</strong> pleurnichait et qu'il s'accrochait aux jupes de maman Gabrielle, celle-ci<br />

l'asseyait à l'arrière du char. «Tu vois bien qu’il fait la comédie », disait Antoine et que<br />

Clément haussant les épaules, faisait le fier à bras. Au moment des fraises, maman<br />

Gabrielle envoyait parfois seuls au jardin les deux grands s<strong>ou</strong>s la garde de <strong>Benoît</strong>e.<br />

« N’<strong>ou</strong>bliez pas d’arroser, de me rapporter des légumes ». Au ret<strong>ou</strong>r les paniers étaient<br />

l<strong>ou</strong>rds. Mais au long du trajet les fraises qu'ils mangeaient les allégeaient. Comme le niveau<br />

baissait dangereusement dans le panier de fraises, ils alignaient avec art celles qui restaient<br />

afin de laisser un peu de place entre elles et faire remonter le niveau de remplissage. « Il<br />

n’y avait pas beauc<strong>ou</strong>p de fraises mûres », disaient-ils à maman Gabrielle. « Et t<strong>ou</strong>tes celles<br />

qui sont dans votre ventre? » répliquait-elle.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

8. Au travail<br />

Les enfants <strong>Paret</strong> grandissaient d<strong>ou</strong>cement, heureux de vivre. Leur père Antoine<br />

s<strong>ou</strong>s ses airs b<strong>ou</strong>rrus les aimait profondément. <strong>Benoît</strong>, avide de t<strong>ou</strong>t apprendre, passait de<br />

longues heures à lire. Au-dessus de son lit, sur un d<strong>ou</strong>ble rayon qu'il avait fabriqué lui<br />

même, s'alignait à côté des fables de la Fontaine, les classiques Corneille, Racine, les plus<br />

sérieux de Molière, mais aussi Chateaubriand, Georges Sand, Victor Hugo. <strong>Benoît</strong> était<br />

attiré par les oeuvres littéraires et romantiques au-dessus de son âge. Avec ses frères il avait<br />

déc<strong>ou</strong>vert un n<strong>ou</strong>vel écrivain, un aventurier, Jules Verne.<br />

Il venait en ce mois de juin 1897, à d<strong>ou</strong>ze ans, de réussir avec la mention bien son<br />

certificat d'études. Il avait reçu une bicyclette en récompense. C'était la tradition, <strong>Benoît</strong>e<br />

puis Clément en avaient chacun reçu une p<strong>ou</strong>r cette réussite. Claudius avait neuf ans et<br />

marchait bien en classe. Il aimait aller à l'atelier d'Antoine mais préférait travailler à l'étau<br />

plutôt qu'à la forge. Avec la lime, l'équerre, le pied à c<strong>ou</strong>lisse <strong>ou</strong> le palmer, il prenait plaisir<br />

à ajuster avec précision les délicates pièces des balances en laiton et les équilibrer sur leur<br />

c<strong>ou</strong>teau d'acier. Clément le frère aîné venait d'avoir dix-huit ans. Il allait bientôt être fiancé<br />

à Francine C<strong>ou</strong>hard, une <strong>ou</strong>vrière coiffeuse p<strong>ou</strong>r dames de dix ans son aînée, ce qui ne<br />

s'était pas fait sans quelques frictions avec les parents qui craignaient la différence d'âge.<br />

21


Clément l'avait connue chez M. Julien, le coiffeur de Saint-Etienne où il travaillait après y<br />

avoir fait son apprentissage.<br />

Un fond de coiffure p<strong>ou</strong>r dames était à vendre. Situé en haut de la rue du marché<br />

où Antoine avait son atelier de balancier, ce magasin se tr<strong>ou</strong>vait sur une petite place<br />

triangulaire formée par la rue du marché, la rue du b<strong>ou</strong>t du monde, t<strong>ou</strong>tes deux garnies de<br />

ces gros pavés sonores et d'un chemin de terre, l'ancienne r<strong>ou</strong>te du nord, qui avait été<br />

baptisée Rue Martin Bernard. Aucun des enfants <strong>Paret</strong> ne savait qui était Martin Bernard.<br />

C'est par ce chemin de terre que <strong>Benoît</strong> avait vu arriver la première voiture automobile de<br />

sa vie. Il allait vers ses onze ans. Ce devait être un jeudi, car il n'était pas en classe et j<strong>ou</strong>ait<br />

aux billes avec ses copains. S<strong>ou</strong>dain, venant derrière eux du haut du chemin de terre, une<br />

automobile, corne hurlante p<strong>ou</strong>r réclamer le passage, s'avançait dans une auréole de<br />

p<strong>ou</strong>ssière. Abandonnant leurs billes au milieu du chemin, ils avaient regardé immobile<br />

passer cet engin bruyant de mécanique, de cuivres et d'odeur de pétrole. Au volant se<br />

tr<strong>ou</strong>vait un homme <strong>ou</strong> un <strong>ou</strong>rs, ils en d<strong>ou</strong>tèrent quelques instants, habillé d'un épais<br />

manteau de grosse f<strong>ou</strong>rrure, d'une casquette enfoncée jusqu'aux yeux et de lunettes noires,<br />

les mêmes que portait Antoine devant sa forge. A côté de lui se tr<strong>ou</strong>vait une femme<br />

enveloppée dans un vaste manteau gris, son chapeau retenu par une écharpe n<strong>ou</strong>ée s<strong>ou</strong>s le<br />

menton. Bien sûr ils savaient, ils avaient vu des dessins, des photos dans les revues qui<br />

traînaient sur les tables du café et leur imagination les faisait rêver d'exploits au volant de<br />

ces engins prestigieux. Quelques instants perdus à ramasser leurs billes que les r<strong>ou</strong>es<br />

avaient dispersées et ils c<strong>ou</strong>raient dans la p<strong>ou</strong>ssière en criant derrière l'automobile qui<br />

s'éloignait.<br />

Antoine, homme de décisions rapide, eut tôt fait d'acheter p<strong>ou</strong>r Clément le fond de<br />

coiffure. L'affaire avait démarré rapidement et Clément eut besoin d'une petite main p<strong>ou</strong>r<br />

faire les shampooings. Armé de son autorité paternelle, Antoine décida d'y placer <strong>Benoît</strong><br />

malgré l'avis contraire de l'instituteur qui lui disait que l'enfant était d<strong>ou</strong>é p<strong>ou</strong>r les études, et<br />

de Gabrielle son ép<strong>ou</strong>se qui voyait <strong>Benoît</strong> devenir à son t<strong>ou</strong>r instituteur. Antoine supputait<br />

que <strong>Benoît</strong> aiderait Francine pendant que Clément ferait son service militaire. Malgré les<br />

consolations de sa soeur, <strong>Benoît</strong> en v<strong>ou</strong>lut à son père et à Clément de décider de son avenir<br />

et de l'arracher à l'école. En dépit de sa déception il fit, comme t<strong>ou</strong>t ce qu'il entreprenait,<br />

avec application son apprentissage chez M. Julien. Il sut bientôt coiffer avec art et un brin<br />

d'originalité les l<strong>ou</strong>rds chignons des clientes de son frère qui raffolaient de lui. Comme une<br />

traînée de p<strong>ou</strong>dre, t<strong>ou</strong>tes les Montbrisonnaises parlèrent de lui. Le salon de coiffure était<br />

plein.<br />

Depuis les révélations de ses copains, un ver était dans le grand am<strong>ou</strong>r que portait<br />

<strong>Benoît</strong> à Zézette. Celle-ci prenait l'ampleur de sa mère. Son corsage à fleurs laissait deviner<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

22


une poitrine envahissante. Son frère Victor venait d'éch<strong>ou</strong>er au baccalauréat; dépité, lui qui<br />

se croyait le meilleur s'était engagé dans l'infanterie. Zézette expliquait: « Victor va faire le<br />

peloton, quand il sera s<strong>ou</strong>s-officier, il passera le conc<strong>ou</strong>rs d’entrée de Saint-Maixent,<br />

l’école des officiers d’infanterie ». Zézette grandissait et s'élargissait. Mme Lardet avait<br />

pris <strong>Benoît</strong> à part p<strong>ou</strong>r lui dire que maintenant Zézette était trop grande, il devait l'appeler<br />

Georgette. Elle v<strong>ou</strong>lut l'habiller en jeune fille et l'affubla, sans goût, de c<strong>ou</strong>leurs criardes et<br />

de trop de broderies, de passementeries, de jupons b<strong>ou</strong>ffants alors que les femmes se<br />

mettaient à porter des vêtements plats. <strong>Benoît</strong>, qui était sensible à l'élégance et à la<br />

distinction, sentit l'attirance qu'il avait p<strong>ou</strong>r Zézette s'évaporer.<br />

Au salon de coiffure, certaines de ces dames lui avaient fait comprendre qu'il ne<br />

leur était pas indifférent. L'une d'elle, pendant qu'il lui faisait un shampooing dans la petite<br />

pièce réservée à cet usage et que la tête penchée au-dessus d'elle, il massait sa chevelure<br />

pleine de m<strong>ou</strong>sse, avait levé les bras vers lui, attiré son visage vers ses lèvres et l'avait<br />

embrassé g<strong>ou</strong>lûment sur la b<strong>ou</strong>che. <strong>Benoît</strong>, fortement tr<strong>ou</strong>blé, s'était enfui quelques instants<br />

dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique reprendre ses esprits. Il était revenu c<strong>ou</strong>rageusement finir le<br />

shampooing avant que l'eau ne refroidisse et que sa cliente ne prenne froid. Il était ensuite<br />

ret<strong>ou</strong>rné rapidement dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique sans attendre son p<strong>ou</strong>rboire s<strong>ou</strong>s l'oeil<br />

s<strong>ou</strong>pçonneux de Francine qui avait compris.<br />

Il y avait une cliente qui surprenait <strong>Benoît</strong> et en même temps le subjuguait. Elle ne<br />

venait jamais au salon de coiffure. Certains j<strong>ou</strong>r Clément <strong>ou</strong> Francine disait à <strong>Benoît</strong>: « Vas<br />

coiffer Mme Chartoire ». Il n'aurait pas été convenable de recevoir Mme Chartoire au salon<br />

car celle-ci se faisait c<strong>ou</strong>per les cheveux et parfois s'habillait en homme. <strong>Benoît</strong> l'avait vue<br />

chez elle en pantalon et gilet. Il aimait aller dans cet appartement plein de plantes vertes et<br />

de beaux meubles. Chaque fois son p<strong>ou</strong>rboire était généreux. Ce n'était jamais elle qui le lui<br />

donnait mais sa dame de compagnie au moment de partir. Mme Chartoire avait un fils, que<br />

<strong>Benoît</strong> n'avait jamais vu. Il était étudiant à Paris, ce qui obligeait Mme Chartoire à faire<br />

s<strong>ou</strong>vent le voyage jusque là. <strong>Benoît</strong> l'avait aperçue se faisant conduire à la gare vêtue d'un<br />

vaste manteau d'homme, m<strong>ou</strong>tarde, avec une petite cape sur les épaules, et sur la tête une<br />

curieuse casquette à deux visières. Mme Chartoire écrivait dans les j<strong>ou</strong>rnaux locaux ce qui<br />

faisait rêver <strong>Benoît</strong> qui aurait aimé être j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

Beauc<strong>ou</strong>p de bruits c<strong>ou</strong>raient sur elle. Si au salon de coiffure, certaines clientes<br />

s'indignaient de cette personne qui déshonorait leur sexe, d'autres s'en amusaient et l'on<br />

sentait quelles auraient en secret aimé être libres comme elle. T<strong>ou</strong>t Montbrison savait<br />

qu'elle était la maîtresse de Jules Clareti, romancier connu, directeur de la Comédie<br />

Française et véritable motif de ses fréquents voyages à Paris. T<strong>ou</strong>t ceci était plus que<br />

suffisant p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>bler l'imagination de <strong>Benoît</strong> qui aurait tant v<strong>ou</strong>lu quitter sa condition de<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

23


garçon coiffeur. Ce que <strong>Benoît</strong> ne savait pas, c'est que le fils de Mme Chartoire était à<br />

Cayenne, au bagne à perpétuité. Il avait dans le train assassiné sa maîtresse qui le trompait.<br />

Il avait sauvé sa tête grâce à l'influence de Jules Clareti.<br />

<strong>Benoît</strong> devint un être solitaire, ses camarades étaient entrés à la grande école,<br />

l'école supérieure <strong>ou</strong> au lycée à Saint-Étienne. Le lundi j<strong>ou</strong>r de fermeture du salon de<br />

coiffure était p<strong>ou</strong>r lui particulièrement triste. Il avait perdu le goût de lire. Il prit l'habitude<br />

de partir à bicyclette seul dans la campagne aut<strong>ou</strong>r de Montbrison. Il explora Saint-Romainle-Puy<br />

et sa s<strong>ou</strong>rce d'eau minérale, alla voir les cornes d'Urfé, ces ruines du château<br />

médiéval des comtes d'Urfé, t<strong>ou</strong>rna aut<strong>ou</strong>r du château de Sury-le-Comtal t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs habité<br />

par les descendants des antiques seigneurs. Il pédala vers les ruines du château de C<strong>ou</strong>san et<br />

son eau minérale. Une réaction inconsciente aux idées révolutionnaires de son père l'attirait<br />

vers ces seigneurs anciens et ce qu’il en restait.<br />

Il alla voir ses grands parents Piquet à Chalain-d'Uzore, s'attarda devant les<br />

chevaux fringants du haras de M. le baron de Vimont. Il t<strong>ou</strong>rna aut<strong>ou</strong>r des étangs du Roy,<br />

restes du grand lac ayant appartenu à la famille des B<strong>ou</strong>rbon, vit les pécheurs retirer leurs<br />

l<strong>ou</strong>rds filets. Il fut attiré par le haras d'Ax près de l'étang Perrier. A Mornant, il s'approcha<br />

des écuries Bedel où M. Bedel élevait des trotteurs qui portaient son nom à Lonchamps <strong>ou</strong><br />

à Deauville. Séduit par les chevaux, <strong>Benoît</strong> revint à Chalain-d'Uzore revoir ceux de M. de<br />

Vimont. Mlle de Vimont qui avait la passion des chevaux fut intriguée par ce t<strong>ou</strong>t jeune<br />

homme qui, juché sur la barrière du manège, regardait les lads s'occuper des chevaux, les<br />

faire t<strong>ou</strong>rner à la longe. <strong>Benoît</strong> regardait avec envie cette t<strong>ou</strong>te jeune fille à peine plus âgée<br />

que lui qui montait si joliment à cheval. Celle-ci, curieuse de connaître ce garçon qui<br />

regardait avec tant d'intensité les chevaux, les garçons qui les soignaient et elle-même, lui<br />

demanda un j<strong>ou</strong>r: « Les chevaux v<strong>ou</strong>s intéressent? — Oh <strong>ou</strong>i mademoiselle! J’aimerais tant<br />

apprendre à monter à cheval ». Il lui dit son nom sans oser lui av<strong>ou</strong>er sa profession. <strong>Benoît</strong><br />

lui fut immédiatement sympathique, elle demanda à un lad de lui tr<strong>ou</strong>ver un équipement et<br />

des bottes et lui donna t<strong>ou</strong>t de suite elle-même sa première leçon d'équitation.<br />

Chaque fois que <strong>Benoît</strong> p<strong>ou</strong>vait se rendre libre, il pédalait à Chalain-d'Uzore<br />

évitant de se faire voir par ses grands parents. Maintenant il savait son nom: Emeline de<br />

Vimont. Elle habitait le château de Champs. Il devint rapidement bon cavalier, ensemble ils<br />

partaient et parc<strong>ou</strong>raient la campagne au pas, au trot <strong>ou</strong> au galop. Ils aimaient t<strong>ou</strong>s deux les<br />

chevaux et la nature. <strong>Benoît</strong> inventa une histoire invraisemblable p<strong>ou</strong>r justifier ses libertés<br />

du lundi. Il sentait un émoi inconnu naître en lui.<br />

<strong>Benoît</strong> était malheureux, ce sentiment qui le pénétrait était sans avenir. Quelle<br />

catastrophe lorsqu'elle saurait qu'il n'était qu'un garçon coiffeur! Il se devait de c<strong>ou</strong>per les<br />

ponts avant qu'il ne soit trop tard, avoir le c<strong>ou</strong>rage de ne plus la voir. Une seule solution<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

24


p<strong>ou</strong>r avoir ce c<strong>ou</strong>rage: la fuite, ses lectures sur Napoléon le lui avaient appris. Les heurts<br />

qu'il avait avec son frère Clément jal<strong>ou</strong>x de son succès, malgré les paroles apaisantes de la<br />

d<strong>ou</strong>ce Francine qui l'avait pris s<strong>ou</strong>s sa protection, faisaient ronger son frein à <strong>Benoît</strong>. Sa<br />

soeur n'était plus là p<strong>ou</strong>r le consoler. Elle avait rencontré un garçon de Carpentras qui était<br />

venu faire son service militaire au 19ème d'infanterie cantonné à Montbrison. Alexandre<br />

Giraudon devait emmener la belle <strong>Benoît</strong>e à Orange où il était employé à la gare des<br />

Chemins de fer de Provence de cette ville.<br />

<strong>Benoît</strong> avait t<strong>ou</strong>t de suite sympathisé avec ce garçon qui était passionné par<br />

l'histoire de sa Provence si riche et si belle. Il avait raconté à <strong>Benoît</strong> Orange, le théâtre<br />

antique, Avignon, le Château des papes, Pétrarque et la belle Laure de Noves, récité en<br />

provençal les poèmes de Mistral. <strong>Benoît</strong> après leur départ se tr<strong>ou</strong>vait terriblement seul. Il<br />

rêvait d'un autre avenir et cherchait comment y parvenir. T<strong>ou</strong>tes ces pensées tristes le<br />

décidèrent à partir. Il avait réuni quelques économies fruit des p<strong>ou</strong>rboires de ses clientes. Il<br />

fit son baluchon sans <strong>ou</strong>blier ses livres et particulièrement les Poèmes Évangéliques de<br />

Victor de la Prade, ce poète romantique qui m<strong>ou</strong>rut en 1883 dans sa maison natale à<br />

t<strong>ou</strong>relle du centre de la petite ville de Montbrison. Il avait été membre de l'Académie<br />

Française.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, maman Gabrielle tr<strong>ou</strong>va sur son lit une lettre. Sur l'enveloppe était écrit:<br />

Antoine et maman Gabrielle. A l'intérieur une feuille de papier portait:<br />

<strong>Benoît</strong> Justin <strong>Paret</strong>, Rue Rivoire, Montbrison Loire 13 mars 1900<br />

«Ne v<strong>ou</strong>s faites pas de s<strong>ou</strong>cis p<strong>ou</strong>r moi. Je pars faire mon t<strong>ou</strong>r de France».<br />

Il avait 14 ans et demi.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

9. Et <strong>Benoît</strong> partit<br />

A la gare de Montbrison <strong>Benoît</strong> avait pris un billet de troisième classe p<strong>ou</strong>r Lyon,<br />

jugeant Saint-Étienne trop près. Il avait fait enregistrer sa bicyclette. Il pensait dans cette<br />

ville tr<strong>ou</strong>ver rapidement un emploi, mais il fut éconduit de t<strong>ou</strong>s les salons de coiffure p<strong>ou</strong>r<br />

dames où il se présentait, on le voyait si jeune et sa taille plutôt petite le desservait. Il fut<br />

déçu; de plus il n'avait aucun certificat de travail à montrer. Il avait écrit à ses parents qu'il<br />

se tr<strong>ou</strong>vait à Lyon et cherchait du travail. Il imaginait la colère de son père qui voyait son<br />

plan éch<strong>ou</strong>er, et de Clément dont les clientes disparaissaient, surpris t<strong>ou</strong>s les deux d'avoir<br />

vu se révolter le d<strong>ou</strong>x <strong>Benoît</strong>. Il avait pris une chambre dans un hôtel de dernier ordre,<br />

malgré cela il voyait ses économies fondre comme neige s<strong>ou</strong>s la pluie. N'ayant jamais<br />

quitté Montbrison auparavant, il pestait contre lui-même de n'avoir pas pensé à l'importance<br />

25


des certificats de travail. A c<strong>ou</strong>rs de ress<strong>ou</strong>rces, déc<strong>ou</strong>ragé de voir ses rêves éch<strong>ou</strong>er dès<br />

leurs débuts, il se résolut à écrire une seconde fois à ses parents. Il leur av<strong>ou</strong>a ne pas avoir<br />

tr<strong>ou</strong>vé de travail n'ayant pas de certificat à présenter. Il leur demanda de bien v<strong>ou</strong>loir lui<br />

pardonner et de lui envoyer un peu d'argent p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir prendre un billet de ret<strong>ou</strong>r. Il leur<br />

rendrait cet argent avec ses futurs p<strong>ou</strong>rboires. Il comptait davantage sur l'intervention de<br />

maman Gabrielle que sur son père. Au reçu de cette seconde lettre, Antoine la f<strong>ou</strong>rra dans<br />

sa poche sans la lire, et comme la première, s'en servit p<strong>ou</strong>r allumer sa forge. Maman<br />

Gabrielle pleurait en cachette.<br />

Mlle de Vimont, ne voyant plus <strong>Benoît</strong>, fut inquiète et attristée. Sans qu'il s'en<br />

d<strong>ou</strong>te, elle avait appris t<strong>ou</strong>t de lui, sa profession de garçon coiffeur, son père extrémiste.<br />

Elle savait qu'il avait p<strong>ou</strong>r elle un sentiment plus fort que l'aurait laissé supposer son âge.<br />

Clairvoyante, elle comprit qu'il l'évitait, il devait être malheureux. Au ret<strong>ou</strong>r d'un voyage à<br />

Paris où elle avait vu la grande exposition universelle et après beauc<strong>ou</strong>p d'hésitation,<br />

Emeline de Vimont décida d'aller voir la mère de <strong>Benoît</strong>. Elle se présenta à la charcuterie,<br />

franche elle raconta t<strong>ou</strong>t. Maman Gabrielle lui apprit le départ de <strong>Benoît</strong>, lui montra le mot<br />

qu'il avait laissé : Je pars faire mon t<strong>ou</strong>r de France. De nombreuses années devaient passer,<br />

parfois tragiques avec la Grande Guerre, avant que <strong>Benoît</strong> et Emeline se retr<strong>ou</strong>vent et<br />

parc<strong>ou</strong>rent de n<strong>ou</strong>veau ensemble à cheval la plaine fraîche et humide du Forez.<br />

<strong>Benoît</strong>, sans aucune réponse de ses parents, désespéré, se sentait abandonné. Sur<br />

un banc où il avait passé la nuit, il s'était confié à un clochard. Celui-ci lui avait appris que<br />

l'on n'était jamais aussi heureux et aussi malheureux que l'on croit. Réconforté par ce<br />

philosophe, il prit une résolution. En ce beau dimanche du début du printemps, <strong>Benoît</strong> avait<br />

à Lyon prit le train du midi, pas le grand express Paris-Lyon-Marseille, mais un train de<br />

plaisir aux tarifs réduits, qui descendait à petite vitesse la rive droite du Rhône, s'arrêtant à<br />

t<strong>ou</strong>tes les gares, même les plus petites, même celle de Valloire qui n'était qu'un quai de<br />

terre battue que parfois le Rhône, dans ses crues sauvages, venait lécher. Les finances de<br />

<strong>Benoît</strong> lui avaient seulement permis de prendre, même dans ce train, un billet p<strong>ou</strong>r Le Teil.,<br />

son vélo, chargé dans le f<strong>ou</strong>rgon de queue, lui permettrait de rejoindre sa grande soeur<br />

<strong>Benoît</strong>e à Orange.<br />

A chaque station le train déchargeait son lot de pécheurs encombrés de cannes à<br />

pêche et d'épuisettes, de ménagères embarrassées de paniers à victuailles, criant après leur<br />

marmaille. Dans son compartiment, face à lui, était assis un religieux. Celui-ci, un frère des<br />

écoles chrétiennes, le regardait. Sa grande habitude des enfants lui faisait juger cet<br />

adolescent comme un garçon sans d<strong>ou</strong>te en rupture de ban. Prudemment il engagea la<br />

conversation. <strong>Benoît</strong> lui apprit qu'il venait de finir son apprentissage de coiffeur et qu'il<br />

allait à Orange où se tr<strong>ou</strong>vait un membre de sa famille. Le fait que ce garçon avait pris un<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

26


train passant relativement loin de cette ville qui de plus se tr<strong>ou</strong>vait de l'autre coté du Rhône<br />

et que les ponts étaient rares p<strong>ou</strong>r traverser ce fleuve, confirmèrent le religieux dans ses<br />

s<strong>ou</strong>pçons. Il se présenta : « Je suis frère Jean, Frère des écoles chrétiennes. J’enseigne le<br />

français dans un pensionnat à T<strong>ou</strong>rnon. — Et moi <strong>Benoît</strong> <strong>Paret</strong>, je viens de Lyon». Frère<br />

Jean tr<strong>ou</strong>va que <strong>Benoît</strong> n’avait pas l’accent lyonnais.<br />

Le train venait de laisser son chargement de prends l'air dans la petite gare de<br />

Loire, frère Jean p<strong>ou</strong>r un instant parler d'autres choses, apprit à <strong>Benoît</strong> que c'était ici que la<br />

Loire se tr<strong>ou</strong>vait le plus près du Rhône et que les Romains. « Tu sais qui étaient les<br />

Romains? — Oui, j’aime beauc<strong>ou</strong>p les livres d’histoire ». <strong>Benoît</strong> <strong>ou</strong>vrit son sac et montra à<br />

la surprise de frère Jean: Iphigénie, le Cid, Horace, un résumé d'histoire grecque et<br />

romaine. Le frère Jean reprit. «Les Romains qui exploitaient la Gaule, remontaient la Loire<br />

avec de légères embarcations. A un lieu qui s'appelle auj<strong>ou</strong>rd'hui Saint-Just-sur-Loire ils<br />

débarquaient leur butin et par porteurs l'acheminaient jusqu'ici p<strong>ou</strong>r le rembarquer dans des<br />

péniches qui descendaient le Rhône jusqu'à Marseille - qui s'appelait Massilia - d'où ce<br />

butin partait p<strong>ou</strong>r Rome. Entre le petit port des Barques à Saint-Just-sur-Loire et ici, les<br />

Romains eurent tôt fait de construire une voie romaine.<br />

<strong>Benoît</strong> s'emberlificotait dans le degré de parenté des personnages qui l'attendaient à<br />

Orange. « Ils t’attendent? » lui avait demandé frère Jean. «Ils ne savent pas que j'arrive. —<br />

Au pensionnat à T<strong>ou</strong>rnon, n<strong>ou</strong>s avons besoin d'un coiffeur p<strong>ou</strong>r mettre un peu d'ordre dans<br />

les tignasses de nos garçons, t<strong>ou</strong>s les professeurs et le personnel en profiteraient, p<strong>ou</strong>r ton<br />

argent de poche tu t<strong>ou</strong>cherais des p<strong>ou</strong>rboires. Je demanderai au directeur de te donner une<br />

chambre. Tu p<strong>ou</strong>rras te glisser dans les c<strong>ou</strong>rs qui t'intéressent». <strong>Benoît</strong> resta quelques temps<br />

à T<strong>ou</strong>rnon. Il explora à bicyclette les alent<strong>ou</strong>rs et t<strong>ou</strong>cha aux vins du cru, les Saint-Joseph et<br />

les vins de l'Ermitage. Le père Suchet, le directeur, et t<strong>ou</strong>s les frères l'ent<strong>ou</strong>raient de<br />

prévenances, mais il y avait l'abbé Joly, l'aumônier du pensionnat qui voyait en lui un<br />

mécréant ne venant jamais aux offices, ne se confessant jamais. Il aurait bien v<strong>ou</strong>lu le<br />

convertir, mais il s'y prenait mal et <strong>Benoît</strong> se renfermait, v<strong>ou</strong>lant garder p<strong>ou</strong>r lui sa liberté<br />

de pensée.<br />

<strong>Benoît</strong> se fatiguait de cet encerclement religieux, un j<strong>ou</strong>r il s'enfuit. Il serait bien<br />

allé à Orange, mais il craignait d'avoir trop parlé aux frères et leur avoir fait connaître<br />

l'existence de sa soeur <strong>Benoît</strong>e. Avec son vélo, par Roman et Saint-Marcellin, il gagna<br />

Grenoble. P<strong>ou</strong>rquoi Grenoble? Il n'aurait su le dire, sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r s'éloigner de sa famille<br />

et c<strong>ou</strong>per t<strong>ou</strong>te idée de ret<strong>ou</strong>r. Il t<strong>ou</strong>rna en rond dans cette ville sans rien tr<strong>ou</strong>ver, c<strong>ou</strong>cha<br />

sur un banc dans le jardin de ville, demanda à une b<strong>ou</strong>langère deux s<strong>ou</strong>s de pain rassis.<br />

Déc<strong>ou</strong>ragé il pensa ret<strong>ou</strong>rner en vélo à Montbrison.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

27


Place Grenette, un salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme offrit à son regard une affichette:<br />

Embauche garçon coiffeur. Il entra, le patron le toisa des pieds à la tête. « V<strong>ou</strong>s êtes<br />

coiffeur p<strong>ou</strong>r hommes? — Hommes, dames », répondit <strong>Benoît</strong>. « Vos certificats », <strong>Benoît</strong><br />

avait bien envie de mentir, de dire les avoir <strong>ou</strong>bliés, perdus. Il avait une forte envie de fuir.<br />

Sa franchise naturelle lui fit t<strong>ou</strong>t av<strong>ou</strong>er. « Je travaillais à Montbrison chez mon frère. Je me<br />

suis disputé avec lui p<strong>ou</strong>r des raisons personnelles. Je suis parti, attiré par la montagne, je<br />

suis venu jusqu’ici ». Le patron apprécia que ce garçon ne lui ait pas inventé un mensonge,<br />

il avait terriblement besoin d'un <strong>ou</strong>vrier coiffeur, un de ses employés l'avait quitté<br />

brusquement, le salon était plein. La patronne voyant ce jeune homme si gentil, si timide,<br />

aux si beaux yeux, lui demanda « Quel est votre âge? » <strong>Benoît</strong> se vieillit de deux ans; la<br />

patronne le tr<strong>ou</strong>vait bien un peu petit p<strong>ou</strong>r son âge. Son mari trancha: « N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s prenons<br />

à l’essai p<strong>ou</strong>r 48 heures si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez commencer t<strong>ou</strong>t de suite. — Je suis prêt ». Il passa<br />

dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique, fit un peu de toilette. Sa veste blanche sortie de son baluchon était<br />

bien fripée. La patronne déjà très maternelle lui en prêta une. « Je v<strong>ou</strong>s la repasserai.<br />

Comment v<strong>ou</strong>s appelez-v<strong>ou</strong>s? — <strong>Benoît</strong> ». Revenant au salon elle avait dit à son mari à<br />

voix basse: « Il s’appelle <strong>Benoît</strong>, c’est pas joli joli, ça fait paysan ». Hésitant un c<strong>ou</strong>rt<br />

instant, elle se ret<strong>ou</strong>rna vers <strong>Benoît</strong> et lui dit: « Le garçon qui n<strong>ou</strong>s à quitté s’appelait<br />

<strong>Auguste</strong>. N<strong>ou</strong>s avions t<strong>ou</strong>s l’habitude d’<strong>Auguste</strong>. Si v<strong>ou</strong>s le v<strong>ou</strong>lez bien, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

appellerons <strong>Auguste</strong> ». C'est ainsi que depuis ce j<strong>ou</strong>r, <strong>Benoît</strong> fut appelé <strong>Auguste</strong> par t<strong>ou</strong>t<br />

l'univers, même par l'empereur d'Allemagne.<br />

P<strong>ou</strong>r cette première j<strong>ou</strong>rnée il ne lui avait été confié que des barbes <strong>ou</strong> des<br />

shampooings. Il avait dû à plusieurs reprise balayer les cheveux qui jonchaient le sol. P<strong>ou</strong>r<br />

lui cette tâche était naturelle, par tradition elle était dévolue au dernier garçon embauché.<br />

Un employé, un petit brun les cheveux raides mal peigné, le voyant plus petit que lui,<br />

sarcastique, lui avait apporté un petit banc. A la fin de la j<strong>ou</strong>rnée, la patronne qui avait peu<br />

apprécié le geste de cet employé, l'avisa: « Vos cheveux sont un peu longs, ils demandent à<br />

être coiffés. <strong>Auguste</strong> va v<strong>ou</strong>s les c<strong>ou</strong>per ». En cette première année du XXe siècle, les<br />

<strong>ou</strong>vriers osaient encore mal discuter les décisions d'un patron. <strong>Benoît</strong>-<strong>Auguste</strong> s'était fort<br />

bien tiré de cette épreuve. La patronne lui dit: « Allez de notre part à l’hôtel voisin, c’est un<br />

hôtel modeste mais convenable ». <strong>Benoît</strong> (<strong>Auguste</strong>) avait prit une chambre mansardée, s<strong>ou</strong>s<br />

les toits près des moineaux et avait pu manger dans la salle de restaurant du rez-dechaussée.<br />

Il était sauvé.<br />

Il avait écrit à Zézette, l'appelant Georgette, et l'avait chargée de dire à sa mère<br />

qu'il était à Grenoble et avait tr<strong>ou</strong>vé du travail. Georgette avait fait lire la lettre à maman<br />

Gabrielle. Celle-ci heureuse avait écrit à <strong>Benoît</strong>. «Je t'écris en cachette car Antoine et<br />

Clément sont furieux contre toi. Prends soin de toi. Si tu as besoin de quelque chose, écrismoi,<br />

j'ai prévenu le facteur, un habitué du café. Il me donnera tes lettres en cachette.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

28


Francine qui t'aime bien t'embrasse». Elle n<strong>ou</strong>rrissait en elle l'espoir que Zézette saurait le<br />

faire revenir. Elle était aussi fière qu'une demoiselle de la noblesse ait remarqué son gentil<br />

<strong>Benoît</strong>.<br />

Commencèrent alors p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> (<strong>Auguste</strong>) des j<strong>ou</strong>rnées de travail monotones et<br />

des soirées solitaires. Plus jeune que les autres garçons coiffeurs, il ne s'était pas lié à eux.<br />

Là-haut dans sa chambre, il lisait, faisant une consommation effrayante de chandelles. Les<br />

dimanches et les lundis, il eut bientôt fait d'explorer la ville, des quais de l'Isère aux rives<br />

du Drac. Un dimanche de pluie il avait visité le palais de justice, ancien parlement du<br />

Dauphiné, admiré ses belles boiseries. En bicyclette il p<strong>ou</strong>ssa jusqu'à Pont-de-Claix, à<br />

Vizille, vit son château, son parc et ses truites. Il essayait les muscles de ses jambes en<br />

montant les r<strong>ou</strong>tes en lacets de Seyssinet <strong>ou</strong> de la Grande-Chartreuse. <strong>Benoît</strong> admirait les<br />

montagnes qu'il voyait de la jacobine de sa chambre, en face de lui le fort de la Bastille,<br />

plus loin le casque de Néron et là-bas, enneigée, la chaîne de Belledonne. Il rêvait<br />

d'ascensions.<br />

Responsable de lui-même <strong>Benoît</strong> prenait de l'assurance, s'affirmait, quittait ses<br />

restes d'enfance et devenait un jeune homme; grandissant, il dut ren<strong>ou</strong>veler sa garde-robe. Il<br />

écrivit d'autres lettres à sa mère, ne parlant jamais de son père, mais maman Gabrielle<br />

finalement avait montré à son mari les lettres de <strong>Benoît</strong>. Antoine ne trahissait pas ses<br />

sentiments, mais en son for intérieur se sentait s<strong>ou</strong>lagé, Francine en avait parlé à Clément.<br />

Personne n'av<strong>ou</strong>ait qu'il savait, mais t<strong>ou</strong>s se sentaient délivrés. <strong>Benoît</strong> avait continué à<br />

écrire à Georgette. Il avait plaisir à lui parler de t<strong>ou</strong>t, de ses occupations, de ses<br />

promenades. Georgette tr<strong>ou</strong>vait ses lettres agréables à lire. Il lui avait appris en cachette<br />

qu'ici on l'appelait maintenant <strong>Auguste</strong>, mais lui avait fait promettre de ne pas le dire à sa<br />

mère. Georgette lui avait annoncé que son père, enfin devenu comptable, allait entrer en<br />

cette qualité aux Mines de la Loire, à la comptabilité matière. Ils avaient vendu la mercerie<br />

et allaient habiter Saint-Étienne. Elle lui donnait leur n<strong>ou</strong>velle adresse: 10, rue Bad<strong>ou</strong>illère.<br />

Lentement les j<strong>ou</strong>rs s'effilochaient. <strong>Benoît</strong> pensait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à Mlle de Vimont.<br />

Maman Gabrielle lui manquait, aussi sa grande soeur <strong>Benoît</strong>e et son petit frère Claudius qui<br />

devait bien grandir. Sa pensée s'évadait aussi vers Antoine et Clément malgré leurs<br />

caractères. Il se sentait seul à Grenoble et fit le projet d'aller voir sa soeur à Orange. Il avait<br />

regardé sur une carte Taride la distance qui le séparait de cette ville, 200 km. Bien que ce<br />

fût plat en suivant le c<strong>ou</strong>rs de l'Isère puis du Rhône, c'était beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r faire l'aller et<br />

ret<strong>ou</strong>r à bicyclette en deux j<strong>ou</strong>rs. Il confia à sa patronne le désir qu'il avait d'aller voir sa<br />

soeur. Celle-ci chercha avec lui une semaine creuse lui permettant de lui donner un j<strong>ou</strong>r de<br />

plus. Disposant ainsi d'un dimanche, d'un lundi et d'un mardi, il prit le train et changea à<br />

Vienne.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

29


Sortant de la gare d'Orange, il vit Giraudon qui l'attendait avec un drôle d'attelage<br />

de sa fabrication. Son vélo traînait un fauteuil en osier monté sur deux r<strong>ou</strong>es de bicyclette.<br />

C'est dans cet équipage que <strong>Benoît</strong> avait fait une arrivée triomphante s<strong>ou</strong>s la d<strong>ou</strong>ble haie<br />

des platanes du b<strong>ou</strong>levard et qu'il avait franchi le petit pont sur la Meyne. <strong>Benoît</strong>e les<br />

attendait devant leur maison qui se donnait des allures de grande bastide; une c<strong>ou</strong>r<br />

ombragée de platanes l'éloignait du quai et créait une île de verdure et d'ombre. Au rez-dechaussée<br />

de la maison, Giraudon avait créé un atelier d'entretien de bicyclettes et<br />

arrondissait ses fins de mois en réparant les déficiences de celles qu'on lui apportait.<br />

« Alexandre ne veut plus que je fasse de la bicyclette car j’attends un enfant. Ce n’est<br />

encore qu’un début mais il me c<strong>ou</strong>ve comme une mère p<strong>ou</strong>le, il m’a fabriqué ce panier à<br />

r<strong>ou</strong>lettes », dit-elle à son petit <strong>Benoît</strong> qu'elle tr<strong>ou</strong>vait bien grandi.<br />

Ils ne laissèrent pas à <strong>Benoît</strong> le temps de respirer et lui firent faire le t<strong>ou</strong>r de cette<br />

maison fraîche t<strong>ou</strong>t en carrelage. <strong>Benoît</strong> retr<strong>ou</strong>va amusé la petite pompe ronde, la même<br />

que celle de la rue Rivoire, que sa soeur manoeuvrait avec vigueur pendant qu'Alexandre se<br />

précipitait, la g<strong>ou</strong>rmandant de ne pas penser à l'enfant. Derrière la maison, Alexandre fit<br />

l'honneur à <strong>Benoît</strong> de son jardin aux multiples légumes. Ce dernier déc<strong>ou</strong>vrit ces grands<br />

roseaux appelés ici canisses, ces curieuses petites c<strong>ou</strong>rges baptisées coloquintes, qui ne<br />

servaient à rien si ce n'est au plaisir de yeux. Il vit la campagne s'éloigner t<strong>ou</strong>te plate à demi<br />

sèche et aride, les canaux d'irrigation aux eaux tr<strong>ou</strong>bles, les t<strong>ou</strong>ffes de lauriers roses et de<br />

tamaris aux fines plumes. Il regarda avec intérêt au loin la pyramide du mont Vent<strong>ou</strong>x et les<br />

dentelles de Montmirail. Il était loin des montagnes enneigées et des sombres forêts du<br />

Dauphiné.<br />

Le soir Alexandre avait <strong>ou</strong>vert une grande malle ventrue et en avait sorti un<br />

phonographe à r<strong>ou</strong>leaux La Voix de son Maître, le reste de la malle était garni de boites de<br />

carton cylindriques contenant chacune un r<strong>ou</strong>leau de cire enregistré. C'était déjà un appareil<br />

vénérable puisqu'il avait été inventé vingt-cinq ans plutôt par Charles Cros et édité par<br />

Edison. Au c<strong>ou</strong>rs de la soirée où ils avaient éc<strong>ou</strong>té chanter Caruso, <strong>Benoît</strong>, en mangeant des<br />

macarons, leur apprit qu'à Grenoble on l'appelait <strong>Auguste</strong>.<br />

Le lendemain Alexandre avait promis à <strong>Benoît</strong> de t<strong>ou</strong>t lui faire connaître de la ville<br />

des princes d'Orange-Nasseau dont le fameux le Taciturne. Il lui avait montré Orange la<br />

romaine et même la celtique. Le soir il demanda à <strong>Benoît</strong> de venir le rejoindre le lendemain<br />

matin vers dix heures à la gare des Chemins-de-Fer de Provence. Ainsi <strong>Benoît</strong> avait vu<br />

partir le petit train à l'allure de Far-West. Alexandre lui dit t<strong>ou</strong>t sur son Théâtre Antique; il<br />

lui fit gravir la colline Saint-Eutrope et de là-haut, regarder la ville et le mont Vent<strong>ou</strong>x<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs présent. En descendant, Alexandre s'arrêta au siège des Félibriges, ces gardiens de<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

30


la langue provençale dont il était membre. Sur le c<strong>ou</strong>rs P<strong>ou</strong>rtalès, ils croisèrent la cavalerie<br />

des spahis qui défilait.<br />

Le lendemain, le dernier de son séj<strong>ou</strong>r, <strong>Benoît</strong> avait repris le train p<strong>ou</strong>r Grenoble.<br />

Au c<strong>ou</strong>rs de ces j<strong>ou</strong>rnées, il s'était épanché auprès de sa grande soeur et était redevenu près<br />

d'elle le petit <strong>Benoît</strong>. Il lui avait confié son regret d'avoir quitté l'école. Il lui avait parlé de<br />

Mme Chartoire. Il aurait tant v<strong>ou</strong>lu devenir j<strong>ou</strong>rnaliste comme elle. Il ne savait pas que de<br />

nombreuses années plus tard, devenue une vieille femme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs habillée en homme, elle<br />

l'aiderait à écrire des commentaires dans les revues spécialisées de coiffure et même des<br />

articles p<strong>ou</strong>r la grande presse sur les congrès, les réunions et les conc<strong>ou</strong>rs de coiffure. Elle<br />

l'épaulerait dans son action p<strong>ou</strong>r que la profession de coiffeur devienne la première où un<br />

diplôme, celui de maître coiffeur, soit nécessaire p<strong>ou</strong>r l’exercer. <strong>Benoît</strong>e avait essayé de<br />

calmer la rancoeur qu'il entretenait envers son père, lui faisant comprendre que celui-ci<br />

l'aimait beauc<strong>ou</strong>p et n'avait pas pesé l'importance que prenait l'étude p<strong>ou</strong>r lui. Quant à<br />

Clément il ne voyait pas plus loin que son intérêt immédiat.<br />

Les j<strong>ou</strong>rs reprirent, monotones, à Grenoble. Un dimanche à Uriage, cette verte ville<br />

d'eau nichée dans le creux de sa vallée où il aimait aller, <strong>Benoît</strong> osa entrer au Casino. Il<br />

avait t<strong>ou</strong>rné aut<strong>ou</strong>r de la b<strong>ou</strong>le, se sentant attiré par le jeu, mais sut ref<strong>ou</strong>ler cette tentation.<br />

Il avait regardé de loin les autres salles de jeu, r<strong>ou</strong>lette, baccara dont l'entrée lui était<br />

interdite. Au bar, il reconnut une jeune femme avec qui il avait bavardé lors d'une visite<br />

qu'il avait faite des Cuves de Sassenage, des grottes de l'autre côté du Drac. Voyant sa<br />

tenue sportive, cette personne lui avait demandé: « V<strong>ou</strong>s faites de la montagne? — Je suis<br />

venu de Grenoble à bicyclette ». Elle lui parla de la montagne avec passion, l'incita à venir<br />

au club dont elle faisait partie. « Les réunions ont lieu t<strong>ou</strong>s les vendredis soir ». Elle lui<br />

demanda son nom; il lui répondit : « <strong>Auguste</strong> ». Elle fut la première personne qui ignora<br />

son nom de <strong>Benoît</strong>. Elle lui avait dit s'appeler Juliette, elle était modiste.<br />

Au club, étant débutant, il fut inscrit à la section randonnée. Les dimanches de<br />

beau temps, son gr<strong>ou</strong>pe prenait le C.F.D., le chemin de fer du Dauphiné qui se glissait le<br />

long de la r<strong>ou</strong>te du B<strong>ou</strong>rg-d'Oisans et auréolait d'écharpes de vapeur les sapins de la vallée<br />

de la Romanche. Le gr<strong>ou</strong>pe s'arrêtait, selon les directives prises le vendredi, dans l'une <strong>ou</strong><br />

l'autre des stations émaillant la vallée, et grimpait par les chemins s<strong>ou</strong>s bois dans la forêt de<br />

Ri<strong>ou</strong>pér<strong>ou</strong>x <strong>ou</strong> d'Almont, gagnant Saint-Barthélémi, le mont Sec, le Lac F<strong>ou</strong>rchu <strong>ou</strong> le<br />

glacier du B<strong>ou</strong>rg-d'Oisans. Ces randonnées développaient la musculature du jeune <strong>Auguste</strong>.<br />

Il ne voyait pas Juliette lors de ces sorties, car montagnarde plus avertie, elle pratiquait avec<br />

son équipe des marches plus difficiles. <strong>Auguste</strong> restait discret sur ses relations avec Juliette.<br />

On les voyait bien, aux sauteries qu'organisait le club les soirs d'hiver, danser ensemble.<br />

Les esprits curieux auraient v<strong>ou</strong>lu savoir. Le s<strong>ou</strong>venir de ses p<strong>ou</strong>rsuites à cheval avec<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

31


Emeline de Vimont restait vif dans la mémoire de <strong>Benoît</strong>. Il s'aperçut rapidement qu'il<br />

n'était pas le seul garçon des pensées de Juliette. Il ne confia à personne sa déception.<br />

P<strong>ou</strong>r le jeune <strong>Paret</strong>, coiffer uniquement des hommes était monotone. Tordre et<br />

coiffer les cheveux des femmes laissait plus de place à son imagination. Il se mit à la<br />

recherche d'un coiffeur p<strong>ou</strong>r dames. Au c<strong>ou</strong>rs de ses randonnées à bicyclette, il tr<strong>ou</strong>va à<br />

Chambéry un grand magasin où l'on coiffait les hommes et les femmes, on y vendait des<br />

parfums et même des fleurs. Il s'en <strong>ou</strong>vrit à sa patronne et partit travailler dans cette ville.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

10. Le lac<br />

A Chambéry, il tr<strong>ou</strong>va une chambre dans le lacis des petites rues devant la<br />

basilique, vers la rue de la Croix d'Or. Il dénicha une bibliothèque qui avait un cabinet de<br />

lecture, y déc<strong>ou</strong>vrit les frères de Maistre, avec Joseph rêva aux soirées de Saint-<br />

Pétersb<strong>ou</strong>rg, voyagea aut<strong>ou</strong>r de sa chambre avec Xavier et avec lui devint am<strong>ou</strong>reux de la<br />

Belle Sibérienne. En vélo il borda le lac du B<strong>ou</strong>rget, relut Lamartine : O temps suspends ton<br />

vol... Il rêva devant les grands Hôtels d'Aix-les-Bains. Il pédala jusqu'aux Charmettes où<br />

s<strong>ou</strong>s les grands arbres flottait le s<strong>ou</strong>venir de Jean-Jacques R<strong>ou</strong>sseau. Devant la maison de<br />

Mme de Warens sa pensée s'envola vers Emeline. Au salon de coiffure, les 17 ans<br />

d'<strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>, p<strong>ou</strong>r affirmer la c<strong>ou</strong>pure avec la rue Rivoire, avait définitivement<br />

adopté ce nom) commençaient à faire des ravages dans la gent féminine. Une certaine<br />

Amédée lui avait appris. Il n'en parlait jamais et ces dames appréciaient sa discrétion.<br />

<strong>Auguste</strong> n'aimait pas cette partie dissolue de sa vie. Il lui fallait aller voir Georgette, il en<br />

épr<strong>ou</strong>vait le besoin. Avec sa fameuse carte Taride, il compta les kilomètres qui le séparaient<br />

de Saint-Étienne, 160 km. Ce n'était pas la mer à boire. Il n'irait pas à Montbrison. Il obtint<br />

un j<strong>ou</strong>r de congé. Comme p<strong>ou</strong>r Orange, il disposait de trois j<strong>ou</strong>rs.<br />

Par le tunnel du Chat, Yenne et la T<strong>ou</strong>r-du-Pin, il gagna Vienne. Le soir il était à<br />

Saint-Étienne. Il alla voir M. Julien le coiffeur de la rue Balay où il avait fait son<br />

apprentissage. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même, M. Julien ne quittait jamais son chapeau melon, même<br />

pas p<strong>ou</strong>r coiffer clients <strong>ou</strong> clientes, il tr<strong>ou</strong>vait que cela faisait très américain. Ce que<br />

n'av<strong>ou</strong>ait pas M. Julien, c'est que s<strong>ou</strong>s ce melon il ne se tr<strong>ou</strong>vait pas un seul cheveu, moins<br />

que Nimbus, pas un poil sur le caill<strong>ou</strong>. Ce qui était gênant p<strong>ou</strong>r vendre des lotions<br />

capillaires. Il avait cependant un ultime argument, enlevant brusquement son melon c<strong>ou</strong>leur<br />

taupe, il s'écriait: «Ah! Si j'avais connu les lotions capillaires…». Voyant arriver notre<br />

jeune garçon, il s'exclama: « Tiens, voilà <strong>Paret</strong>! » Car M. Julien appelait t<strong>ou</strong>s les garçons<br />

de la famille par leur patronyme. « Ton frère m’avait dit que tu étais parti faire ton t<strong>ou</strong>r de<br />

32


France. — Je n’en suis qu’au début. J’ai d’abord travaillé à Grenoble, maintenant je suis<br />

dans un grand salon à Chambéry ».<br />

Avec sa figure ronde et r<strong>ou</strong>geaude, son petit nez en trompette écrasée, les p<strong>ou</strong>ces<br />

dans les ent<strong>ou</strong>rnures de son gilet écossais et son b<strong>ou</strong>t de cigare t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs éteint qu'il<br />

mâchonnait entre deux clients, M. Julien j<strong>ou</strong>ait à l'américain tel qu'il se l'imaginait. Il<br />

détestait son prénom d'Armand qui s'accordait mal avec l'image qu'il se faisait de lui. Seule<br />

sa femme dans ses moments de colère se permettait de l'appeler ainsi.<br />

Il sortit l'anisette, car chez les Julien l'on fonctionnait à l'anisette. Mme Julien<br />

délaissa sa cliente p<strong>ou</strong>r la préparer artistiquement, lentement versée sur le sucre, un verre de<br />

la liqueur opale p<strong>ou</strong>r chaque client et cliente, et même p<strong>ou</strong>r l'apprenti et la shamp<strong>ou</strong>ineuse.<br />

« V<strong>ou</strong>s mangez avec n<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s avez tant grandi, v<strong>ou</strong>s êtes maintenant un jeune homme, je<br />

n’ose plus v<strong>ou</strong>s tutoyer », dit-elle à <strong>Benoît</strong>. « Volontiers, je vais aller chercher une<br />

chambre, je reviendrai. — Pas question, on se débr<strong>ou</strong>illera ». <strong>Benoît</strong>, assommé par<br />

l'anisette et la fatigue du voyage, s'endormait dans le potage. Mais voilà, le dimanche soir<br />

chez les Julien était le j<strong>ou</strong>r du Nain Jaune. Le propriétaire de l'immeuble, un Anglais,<br />

descendait avec ses bacchantes r<strong>ou</strong>ges. Qu'était venu faire cet Anglais dans la rue Balay?<br />

Mystère, il était accompagné de Mademoiselle, sa camériste, dame de compagnie et<br />

maîtresse. Mlle Buhet était une petite personne qui semblait insignifiante, mais menait<br />

notre Anglais par le b<strong>ou</strong>t du nez. <strong>Benoît</strong>, le c<strong>ou</strong>p de pompe passé, reprit du tonus et sortit<br />

vainqueur de cette partie interminable de Nain Jaune. On lui permit enfin d'aller dormir.<br />

Mlle Buhet conserva de nombreuses années son Anglais qui ne sut jamais assimiler la<br />

sacrée langue de Voltaire. Elle en hérita et malgré le fisc se tr<strong>ou</strong>va à la tête d'une fortune<br />

considérable. A sa mort elle fit de son neveux l'écrivain Gilles Buhet son légataire<br />

universel.<br />

Le lundi matin après une nuit réparatrice, <strong>Benoît</strong> s'était dirigé rue Bad<strong>ou</strong>illère.<br />

Mme Lardet l'avait reçu dans son appartement b<strong>ou</strong>rgeois du premier étage. Elle était seule,<br />

Georgette était à son c<strong>ou</strong>rs d'art ménager. Mme Lardet l'avait invité à manger le soir. <strong>Benoît</strong><br />

se sentant gêné d'avoir dérangé Mme Lardet si tôt le matin, ne s'était pas attardé. Descendu<br />

dans la rue, le vélo à la main, désoeuvré, <strong>Benoît</strong> n'avait pu résister à l'envie d'aller voir<br />

maman Gabrielle. Montbrison, 38 km ce n'était rien. A Andrézieux, il s'était arrêté au bord<br />

de la Loire à la guinguette de la mère Domblide avaler une friture. Quelques c<strong>ou</strong>ples<br />

dansaient au son d'un Brunophone. <strong>Benoît</strong> les regardait, solitaire.<br />

Par Bonson, Sury-le-Comtal et la côte des T<strong>ou</strong>rettes, la r<strong>ou</strong>te t<strong>ou</strong>te droite j<strong>ou</strong>ant les<br />

montagnes russes l'amena bientôt rue Rivoire. Lorsqu'il avait p<strong>ou</strong>ssé la porte de la<br />

charcuterie, maman Gabrielle avait été fortement émue de voir son petit <strong>Benoît</strong> si grand. Le<br />

moment d'émotion passé, elle v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t savoir, sautant d'une chose à l'autre, t<strong>ou</strong>t<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

33


comprendre à la fois. <strong>Benoît</strong> lui avait décrit son voyage à Orange, expliqué la vie de<br />

<strong>Benoît</strong>e et d'Alexandre. Elle lui parla d'Antoine qui était f<strong>ou</strong>. Il avait entrepris le montage et<br />

l'exploitation de bascules publiques qu'il installait dans les pharmacies où les clients,<br />

moyennant une pièce en bronze de deux s<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>vaient connaître leur poids sur un grand<br />

cadran. Elle lui dit que Claudius était pensionnaire à Fontainebleau, nom de la n<strong>ou</strong>velle<br />

école professionnelle de Saint-Étienne. Il y apprenait le métier d'ajusteur de précision. Il<br />

prendrait la succession d'Antoine, c'est p<strong>ou</strong>r cela qu'Antoine avait entrepris cette industrie<br />

de pèse-personnes. A Saint-Étienne, Claudius, après les c<strong>ou</strong>rs, faisait la t<strong>ou</strong>rnée des<br />

pharmacies p<strong>ou</strong>r récolter les gros s<strong>ou</strong>s. Il venait ici t<strong>ou</strong>s les samedis soir et maintenant<br />

c'était lui qui, avec les l<strong>ou</strong>rdes pièces en bronze, perçait ses poches que maman Gabrielle<br />

devait raccommoder.<br />

<strong>Benoît</strong> intéressait Catherine qui t<strong>ou</strong>rnait dans le café, Catherine intéressait <strong>Benoît</strong>.<br />

S'il n'avait pas dû ce soir manger chez les Lardet et voir Georgette, il serait volontiers resté,<br />

et peut-être ne serait-il pas reparti. Mais Georgette sans s'en d<strong>ou</strong>ter devait changer le c<strong>ou</strong>rs<br />

de la vie de <strong>Benoît</strong>. Il quitta Montbrison sans voir son père. Le soir dans la salle à manger<br />

Henri II des Lardet, Georgette avait sorti la nappe en dentelle, les assiettes de porcelaine,<br />

les verres en cristal taillé et l'argenterie. Mme Lardet vantait à <strong>Benoît</strong> l'éducation qu'ils<br />

faisaient donner à leur fille. Elle saura tenir sa maison faire de bons petits plats et rendre<br />

son mari heureux. Georgette regardait <strong>Benoît</strong> avec des yeux brillants de désir. Son frère<br />

Victor était à Saint-Maixent, M. Lardet s'était mis à la pipe. Mais Georgette prenait<br />

l'ampleur de sa mère.<br />

Le lendemain <strong>Benoît</strong> pédalant solitaire dans la tiédeur du matin, avait repris le<br />

chemin de Chambéry. Sur la r<strong>ou</strong>te de Grenoble il s'était arrêté au passage à la foire de<br />

Beaucroissant. Cette foire réunissait depuis le Moyen-Âge les fermiers, les paysans,<br />

maraîchers et maquignons de la région devant les chevaux, les bovins, les chèvres, les<br />

m<strong>ou</strong>tons et des chapelets d'oignons. S'y étaient aussi donné rendez-v<strong>ou</strong>s les Romanichels,<br />

les gens du voyage, les derniers colporteurs et arracheurs de dents, dans une ambiance de<br />

fête foraine antique, sonore et colorée. <strong>Benoît</strong> avait regardé les Romanos faire danser un<br />

<strong>ou</strong>rs et avait même marchandé quelques chevaux de selle. Le soir venu, <strong>Benoît</strong> retr<strong>ou</strong>va<br />

avec délice le calme de sa petite chambre s<strong>ou</strong>s le toit et le prénom d'<strong>Auguste</strong>.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

11. L'Hôtel royal<br />

De ret<strong>ou</strong>r à Chambéry, <strong>Auguste</strong> se sentait seul. Sa famille lui manquait, même son<br />

père et Clément. Il regrettait de ne pas être allé les voir. P<strong>ou</strong>rquoi n'était-il pas resté,<br />

34


pelotonné près de sa mère et à caresser Catherine? P<strong>ou</strong>rquoi le lundi à Saint-Étienne<br />

n'avait-il pas cherché à voir son petit Claudius à l'école professionnelle? P<strong>ou</strong>rquoi était-il<br />

parti comme un voleur et était-il si pressé de revenir à Chambéry? P<strong>ou</strong>rquoi n'était-il pas<br />

allé à Chalain-d'Uzore se cacher dans un f<strong>ou</strong>rré p<strong>ou</strong>r voir Mlle de Vimont? Il se sentait<br />

triste, nostalgique. Il se sentait mal à Chambéry. Il s'était senti mal à Montbrison, à Saint-<br />

Étienne. Il ne savait pas ce qu'il v<strong>ou</strong>lait. Il n'avait qu'à se baisser p<strong>ou</strong>r cueillir une fleur<br />

parmi les clientes du salon de coiffure <strong>ou</strong> parmi les <strong>ou</strong>vrières de ce salon. Il n'avait envie de<br />

rien. Le soir il montait seul dans sa chambre regarder par la fenêtre, s<strong>ou</strong>s les étoiles <strong>ou</strong> la<br />

lune, briller la neige des montagnes. Sans désir, sans rêve d'avenir, lui qui aspirait à de<br />

grandes choses, il n'était qu'un petit coiffeur de rien du t<strong>ou</strong>t, racontant des balivernes à ses<br />

clientes, leur parlant de p<strong>ou</strong>dre de riz, de r<strong>ou</strong>ge à lèvre, de teinture. Le dimanche, le lundi,<br />

r<strong>ou</strong>ler seul en bicyclette l'ennuyait.<br />

P<strong>ou</strong>r sec<strong>ou</strong>er ce vague à l'âme, il essaya de sortir le soir. Les cafés étaient tristes. Il<br />

offrit bien à boire à quelques filles, il n'en ressentit que de l'amertume. Une employée de la<br />

librairie où il l<strong>ou</strong>ait des livres lui conseilla d'aller voir place d'Italie un marchand de<br />

bicyclettes qui commençait à vendre des vêtements et des articles p<strong>ou</strong>r la montagne. Peutêtre<br />

p<strong>ou</strong>rrait-il le renseigner sur les gr<strong>ou</strong>pes de randonneurs. Au lieu d'aller voir ce<br />

marchand de bicyclettes, <strong>Auguste</strong> qui n'avait aucune envie de rencontrer du monde, s'était<br />

acheté un appareil photo. Il était magnifique cet appareil, t<strong>ou</strong>t en laiton et en acaj<strong>ou</strong>, moins<br />

encombrant que celui de M. Dupré, son pied plus léger, le voile noir en satin léger et bien<br />

moins grand, c'était une merveille. Le photographe l'avait invité dans son laboratoire et<br />

l'avait initié au mystère du développement des plaques. Voir d<strong>ou</strong>cement apparaître l'image<br />

en négatif dans son bain s<strong>ou</strong>s la lumière r<strong>ou</strong>ge fantomatique l'émerveillait.<br />

L'employée de la libraire l'avait sec<strong>ou</strong>é; s'imposant à lui, elle l'avait incité à sortir à<br />

bicyclette, il l'avait photographiée. Ils étaient allés ensemble à Aix-les-Bains; ils avaient fait<br />

en bateau le t<strong>ou</strong>r du lac du B<strong>ou</strong>rget. Lui qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable, elle lui avait<br />

fait assister à l'Abbaye de Hautecombe à un office en chant grégorien, ce qui l'avait<br />

impressionné. <strong>Auguste</strong> fit de belles photographies du lac d'Annecy et d'un voilier à deux<br />

mats aux voiles triangulaires, portant le nom romantique de Notre-Dame du Lac. La revue<br />

L'Illustration, parlait de la fonderie Paccard à Sevrier-du-Lac, où depuis six générations les<br />

Paccard fondaient des cloches. C'était eux qui à l'occasion du rattachement des Savoies à la<br />

France, avaient fondu la Savoyarde, cette cloche de plus de 18 tonnes que ces belles<br />

provinces enneigées avaient offerte à la basilique du Sacré-Cœur de Paris. Les États-Unis<br />

venaient de commander à ce fondeur connu 50 copies de Liberty Bell, la cloche d'une tonne<br />

qui avait sonné l'indépendance des États-Unis à Philadelphie en 1774, une p<strong>ou</strong>r chaque état.<br />

Cinquante cloches p<strong>ou</strong>r 47 états, ils avaient fait bonne mesure. On ne sait jamais.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

35


Éperonnés par la curiosité, <strong>Auguste</strong> et Geneviève, la libraire, eurent tôt fait ce<br />

dimanche de franchir la quarantaine de kilomètres qui séparaient Chambéry du lac<br />

d'Annecy. Ils s'étaient installés s<strong>ou</strong>s les platanes du Restaurant du Lac à Duingt et avaient<br />

dégusté un omble chevalier au porto. Ils n'avaient pu résister malgré une sieste agréable au<br />

bord de l'eau, à la tentation du traversier à vapeur, La C<strong>ou</strong>ronne de Savoie, qui les avait<br />

conduits à Annecy. Ils avaient musardé s<strong>ou</strong>s les arcades de la rue du Lac et dans les rues de<br />

la vieille ville. Après être montés au château, ils avaient franchi le petit pont sur le Thi<strong>ou</strong> et<br />

s'étaient aventurés s<strong>ou</strong>s les platanes du c<strong>ou</strong>rs d'Albigny vers le Champ-de-Mars. Revenus<br />

vers l'embarcadère, ils avaient repris le vapeur p<strong>ou</strong>r Talloire où, par téléphone, ils avaient<br />

retenu une chambre à l'auberge du père Bise.<br />

A l'aurore, le soleil indiscret les avait, par la fenêtre <strong>ou</strong>verte, dénichés dans leur<br />

chambre. Après le croissant crème du matin, avec une barque à rame de l'auberge, ils<br />

étaient partis chercher leurs bicyclettes qu'ils avaient laissées la veille à Duingt chez le<br />

restaurateur de l'autre côté du lac. De leur barque, ils s'étaient emplis les yeux de la vue du<br />

château de Duingt à pic sur l'eau calme du lac, ses pierres dorées par le soleil levant. Ils<br />

avaient vu s'envoler les colverts à leur approche. Ils étaient ret<strong>ou</strong>rnés à l'auberge rendre la<br />

barque et avec leurs bécanes, avaient gravi la montée qui les avait conduits au château de<br />

Menthon-Saint-Bernard. Retraversant Annecy, ils étaient arrivés à Sevrier où, à la fonderie,<br />

la jeune femme du maître bronzier Paccard avait fait tinter p<strong>ou</strong>r eux la cloche en fa dièse<br />

dont les notes allaient ricocher sur les eaux claires et limpides du lac. Ils étaient en suite<br />

repartis par le belvédère de Bénévent où, jusqu'aux gen<strong>ou</strong>x dans les graminées de l'alpage<br />

constellé de gentianes, ils avaient dit un au revoir à Annecy, au lac aux eaux de saphir, à<br />

l'abrupt du roc de Chère et, au loin, à la blancheur du Mont-Blanc. Ils avaient gravi à la<br />

force des mollets le col de Leschaux avant de se laisser glisser vers le pont du Diable.<br />

Après une dernière grimpée vers le col de Plimpalais, ils étaient entrés à Chambéry, f<strong>ou</strong>rbus<br />

mais ravis de leur voyage.<br />

Quelques j<strong>ou</strong>rs plus tard, ensemble ils étaient allés voir le marchand de bicyclettes<br />

qui organisait des gr<strong>ou</strong>pes d'excursionnistes s'intéressant à la montagne. Il les avait<br />

abondamment p<strong>ou</strong>rvus, moyennant finance, de vêtements de montagne, chaussures, etc.<br />

Une photo s<strong>ou</strong>venir les montrait ainsi équipés avec sac à dos, alpenstock et même une<br />

petite échelle destinée à leur faire franchir les crevasses. A Chambéry les vraies montagnes<br />

étaient loin. Le marchand de vélo avait organisé à l'automne quelques excursions en car<br />

vers Megève et la Maurienne, et dans l'hiver des sorties en raquettes dans le Revard. Malgré<br />

t<strong>ou</strong>t, le temps s'étirait triste et monotone p<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> dont, malgré Geneviève, la pensée<br />

s'évadait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vers le château de Champs et Mlle de Vimont.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

36


Vers la fin de l'hiver 1904, <strong>Auguste</strong> apprit que le Grand Hôtel Royal d'Aix-les-<br />

Bains cherchait un coiffeur hommes et dames p<strong>ou</strong>r sa clientèle. Ce somptueux hôtel et son<br />

parc dominaient la ville et voyait devant lui s'étaler la magie du lac du B<strong>ou</strong>rget. <strong>Auguste</strong><br />

présenta sa candidature et fut admis. L'hôtel négocia avec son patron son transfert immédiat<br />

et du j<strong>ou</strong>r au lendemain notre jeune coiffeur dut commencer son service. Il fut logé avec les<br />

domestiques au dernier étage de l'hôtel. Son logement se composait de deux pièces. La<br />

chambre au soleil c<strong>ou</strong>chant regardait le lac et la Dent du Chat; dans l'autre pièce, il devait<br />

avec Mlle J<strong>ou</strong>rjon, une perruquière d'Aix-les-Bains, s'occuper de l'entretien des perruques<br />

et postiches des clients et clientes du palace. De cette pièce, sa vue plongeait sur les écuries.<br />

Il prit plaisir à regarder aller et venir les garçons d'écurie s'occupant des chevaux des clients<br />

de l'hôtel.<br />

Au premier étage du Grand Hôtel était installé un magnifique salon de coiffure<br />

scintillant de ses ors, ses glaces, ses marbres et ses pendeloques, éclairés par les becs Auer,<br />

des lampadaires au gaz. <strong>Auguste</strong> s'était avancé timidement dans ce somptueux salon<br />

accompagné du directeur de l'hôtel. La shamp<strong>ou</strong>ineuse lui avait fait la révérence. La<br />

manucure avait glissé son regard vers ses mains quelle avait tr<strong>ou</strong>vé fines et soignées et lui<br />

avait s<strong>ou</strong>ri. L'esthéticienne t<strong>ou</strong>t affairée au maquillage de sa cliente n'avait pas fait attention<br />

à lui. Mme Mas la première coiffeuse semblait l'ignorer. Le directeur le présenta: « M.<br />

<strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, votre n<strong>ou</strong>veau collègue ». <strong>Auguste</strong> n'eut guère le temps de s'appesantir sur<br />

l'état d'âme des personnes qui allaient devenir ses compagnons de travail. Mme Mas<br />

s'érigeant immédiatement en directrice, lui mit une cliente entre les mains. <strong>Auguste</strong><br />

s'appliqua, Mme Mas avait tr<strong>ou</strong>vé la coiffure bien faite, mais garda p<strong>ou</strong>r elle son<br />

compliment.<br />

Attiré par les chevaux, <strong>Auguste</strong> aimait, le matin avant de descendre au salon de<br />

coiffure, regarder de la chambre aux postiches, partir les cavaliers. Mlle J<strong>ou</strong>rjon était déjà<br />

là, elle confectionnait avant les heures légales de travail, une perruque p<strong>ou</strong>r une jeune<br />

femme qui avait eu une fièvre typhoïde. Cette maladie était alors longue et s<strong>ou</strong>vent mortelle<br />

et laissait des séquelles. Cette jeune femme, qui en était heureusement guérie, avait perdue<br />

la totalité de ses cheveux. Mlle J<strong>ou</strong>rjon était une personne effacée, au visage triste qu'elle<br />

n'essayait pas de mettre en valeur. Elle devait avoir coiffé Sainte-Catherine depuis quelques<br />

années et cachait un corps qui devait être bien fait, s<strong>ou</strong>s une robe grise sans forme. Elle<br />

était intimidée par <strong>Auguste</strong>. Quand celui-ci pénétrait dans la pièce, elle se sentait paralysée,<br />

aucun son ne p<strong>ou</strong>vait sortir de sa gorge. <strong>Auguste</strong> qui le voyait s'efforçait de la mettre à son<br />

aise. Julienne J<strong>ou</strong>rjon était heureuse de lui montrer comment elle confectionnait cette<br />

perruque. Sur une forme faite par une tête en bois, matelassée, posée sur un pied articulé, ce<br />

qui lui permettait de l'incliner comme elle le désirait, elle avait tendu une calotte faite d'une<br />

pièce de tulle brune aux mailles microscopiques. Avec un crochet semblable à un crochet à<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

37


oder mais beauc<strong>ou</strong>p plus fin, plus aiguisé, elle saisissait sur une mèche de cheveux<br />

préalablement cardés, lavés et égalisés, deux cheveux, rarement trois et les n<strong>ou</strong>aient<br />

habilement sur la calotte de tulle.<br />

<strong>Auguste</strong> sut rapidement n<strong>ou</strong>er les cheveux, il s'amusa à confectionner une<br />

m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>te. Cependant il dut très vite éviter Julienne car celle-ci attendait autre chose de lui.<br />

Aucun homme ne s'était jamais intéressé à elle. Elle en était b<strong>ou</strong>leversée et n'osait pas lever<br />

les yeux, posant sur lui un regard énam<strong>ou</strong>ré lorsqu'il t<strong>ou</strong>rnait la tête. <strong>Auguste</strong> fut gêné de<br />

cet am<strong>ou</strong>r qu'il ne désirait pas et prit l'habitude le matin de descendre aux écuries regarder<br />

les chevaux de plus près. Mlle J<strong>ou</strong>rjon restait seule la larme à l'œil. Au salon de coiffure,<br />

<strong>Auguste</strong> s'était promis d'amad<strong>ou</strong>er Mme Mas et s'efforçait de ne pas donner prise à sa<br />

critique. Ses relations avec la libraire de Chambéry s'étaient espacées, leurs occupations<br />

respectives, les 16 km qui le séparaient de cette ville mirent un obstacle à leur liaison qui<br />

n'était pas très solide.<br />

A l'hôtel c'était le branle-bas de combat, la veillée des armes, on attendait l'arrivée<br />

du Kronprinz, le fils de l'empereur d'Allemagne Guillaume II, et de sa suite. Celui-ci<br />

défrayait les chroniques mondaines, une rivalité cam<strong>ou</strong>flée s'était créée entre lui et le Prince<br />

de Galles que les j<strong>ou</strong>rnaux illustrés alimentaient abondamment. Aux écuries, <strong>Auguste</strong><br />

conversait maintenant avec les lads et avait pu en cachette monter de c<strong>ou</strong>rs instants<br />

quelques chevaux. Au salon de coiffure, Mme Mas, maintenant complètement ret<strong>ou</strong>rnée ne<br />

voyait plus que par lui. Lorsque le Kronprinz avait demandé les services d'un coiffeur de<br />

l'hôtel, elle lui avait envoyé <strong>Auguste</strong>. Bientôt le Kronprinz réclama les soins d'<strong>Auguste</strong> t<strong>ou</strong>s<br />

les matins.<br />

Dans l'aube du matin, <strong>Auguste</strong> avait vu de sa chambre de l'Hôtel Royal un grand<br />

cheval noir à la robe si brillante quelle reflétait les premiers rayons du soleil, des muscles<br />

longs et puissants, une crinière noire épaisse et folle. Sa cuisse gauche était marquée d'un K<br />

surmonté d'une c<strong>ou</strong>ronne impériale. Les efforts que faisaient les lads et les jockeys p<strong>ou</strong>r le<br />

seller s'avéraient infructueux. Dès que l'un d'eux s'approchait de lui, il p<strong>ou</strong>ssait un cri et se<br />

jetait de côté, c<strong>ou</strong>chait les oreilles, se cabrait <strong>ou</strong> essayait de mordre. <strong>Auguste</strong> les entendait<br />

vociférer: « Quelle sale bête que ce Saladin! ». Un matin que ce magnifique cheval le<br />

regardait de ses yeux clairs, il s'approchait lentement de lui pendant qu'un lad lui disait:<br />

« Faites attention, Saladin est un cheval pervers ». <strong>Auguste</strong> lui murmura à l'oreille des mots<br />

d'adoration et d'am<strong>ou</strong>r qu'il semblait aimer. Bientôt il entretient avec lui une certaine<br />

complicité.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, il s'approcha de lui avec à la main un b<strong>ou</strong>quet de carottes fraîches. Cet<br />

étalon noir qui semblait l'attendre, offrit sans un frisson son encolure à la caresse de sa<br />

main. Il présenta à la selle une immobilité de statue, aucune reculade lorsqu' il mit le pied à<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

38


l'étrier; à peine avait-il effleuré ses flans, lui laissant les rênes longues, que ce magnifique<br />

cheval noir s'élança au trot puis au galop, volant au-dessus des inégalités du terrain. Très<br />

vite <strong>Auguste</strong> apprit qu'il savait danser, piaffer, changer de pied, reculer. Chaque matin<br />

lorsque le soleil devient rose, s'évadant dans la montagne, Saladin donnait à <strong>Auguste</strong> une<br />

leçon d'équitation».<br />

Aux écuries, le Kronprinz avait surpris <strong>Auguste</strong> sur Saladin, un de ses chevaux. Il<br />

avait apprécié ses qualités de cavalier et jaugé la maîtrise d<strong>ou</strong>ce à la française avec laquelle<br />

il montait cet étalon noir difficile et ombrageux. <strong>Auguste</strong>, confus, s'apprêtait à descendre de<br />

sa monture. « Dites-lui de continuer », dit le Kronprinz à son aide de camp. <strong>Auguste</strong><br />

développa t<strong>ou</strong>te sa science, le Kronprinz au b<strong>ou</strong>t de quelques instants t<strong>ou</strong>rna les talons sans<br />

dire un mot. D'avoir vu son Altesse partir brusquement avait inquiété <strong>Auguste</strong>, aussi ce fut<br />

l'esprit t<strong>ou</strong>rmenté qu'il se présenta le lendemain matin p<strong>ou</strong>r le coiffer. « Comment tr<strong>ou</strong>vestu<br />

Saladin? » lui demanda s<strong>ou</strong>dainement le Kronprinz. « Monseigneur, c’est un cheval<br />

merveilleux! — Il est f<strong>ou</strong>gueux, cabochard! — Il n’aime pas être commandé, reprit<br />

<strong>Auguste</strong>, aussi, il faut le solliciter, lui laisser entendre qu'il est le maître, alors il accède à<br />

vos désirs. Dans mon enfance, mes parents avaient un âne gris, lui aussi aimait être maître<br />

de ses m<strong>ou</strong>vements, se sentir libre. C'est lui qui m'a aidé à comprendre Saladin». Au c<strong>ou</strong>rs<br />

des j<strong>ou</strong>rs, le Kronprinz s'intéressa à <strong>Auguste</strong> et comprit sa sensibilité. «Si tu restes à mon<br />

service, tu p<strong>ou</strong>rras monter Saladin t<strong>ou</strong>t le temps que tu me suivras. Dans quelques j<strong>ou</strong>rs<br />

n<strong>ou</strong>s partons p<strong>ou</strong>r Stresa au bord du lac Majeur, rends-moi rapidement une réponse. C'est<br />

ainsi que p<strong>ou</strong>r garder l'étalon noir, <strong>Auguste</strong> suivit le Kronprinz en Italie.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

12. Stresa<br />

A Stresa, les princes italiens se pressaient à l'hôtel où était descendu le Kronprinz.<br />

Ce dernier alla rendre hommage à Victor Emmanuel III, le roi d'Italie qui résidait dans le<br />

palais de la famille Borromée. Le roi à son t<strong>ou</strong>r lui avait rendu visite. T<strong>ou</strong>t était réceptions,<br />

dîners et soirées. S<strong>ou</strong>s ces festivités se cachait un ballet diplomatique. L'Allemagne v<strong>ou</strong>lait<br />

inverser le rapprochement qui de n<strong>ou</strong>veau se dessinait entre l'Italie et la France. <strong>Auguste</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>vait très occupé à coiffer les princes, les princesses chaque matin après le Kronprinz, le<br />

soir avant les réceptions. Il eut l'idée de téléphoner à Mme Mas qui regrettait son départ et<br />

parlait sans cesse de cet <strong>Auguste</strong> aux doigts de fée à t<strong>ou</strong>s les employés du salon de coiffure<br />

de l'hôtel Royal. <strong>Auguste</strong> lui dit qu'il p<strong>ou</strong>rrait si cela l'intéressait parler d'elle au Kronprinz<br />

et aussi de son mari qui était cuisinier. Mme Mas, qui avait été emballée par cette<br />

proposition, débarqua un j<strong>ou</strong>r à Stresa flanqué de son mari qui, à sa qualité de cuisinier,<br />

39


aj<strong>ou</strong>tait celles d'athlète et de garde de corps de son ép<strong>ou</strong>se. Il fut attaché immédiatement à<br />

la garde du Kronprinz<br />

<strong>Auguste</strong> put reprendre avec Saladin ses séances d'équitation de l'après-midi. S'il lui<br />

arrivait de croiser le gr<strong>ou</strong>pe des cavaliers princiers, il les saluait respectueusement. Si<br />

certains de ces messieurs lui rendaient son salut, quelques-unes de ces dames lui faisaient<br />

un petit signe discret et amical. Pendant ses heures de loisirs, <strong>Auguste</strong> avec Saladin avait<br />

fréquenté le manège de la station p<strong>ou</strong>r y faire quelques canters. Il avait regardé avec intérêt<br />

le maître de manège exécuter des figures de Haute-École. Celui-ci lui avait dit avoir fait un<br />

stage au Manège Espagnol à Vienne. <strong>Auguste</strong> essaya s<strong>ou</strong>s sa direction de faire exécuter<br />

quelques figures à Saladin. Le maître de manège s'était intéressé à ce jeune homme qui<br />

paraissait particulièrement d<strong>ou</strong>é. Au manège, <strong>Auguste</strong> avait croisé le Kronprinz et avait<br />

surpris son regard curieux, bien qu'il évitait d'y aller les j<strong>ou</strong>rs où son excellence<br />

l'envahissait avec sa suite<br />

L'Empereur d'Autriche François Joseph avait invité le Kronprinz à Schönbrunn. Ce<br />

dernier t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs froid, réservé et avare de compliments, avait présenté <strong>Auguste</strong> au maître du<br />

Manège Espagnol à la Hofburg. Il lui avait dit: « Jaugez-moi ce garçon, son cheval, ditesmoi<br />

ce que v<strong>ou</strong>s en pensez ». Il avait dégagé <strong>Auguste</strong> des obligations de coiffer les<br />

personnes de sa suite. Le maître de manège, qui avait fait exécuter plusieurs reprises à<br />

<strong>Auguste</strong>, avait dit au Kronprinz que ce jeune homme lui paraissait particulièrement d<strong>ou</strong>é et<br />

maîtrisait parfaitement un cheval difficile. « Laissez-le moi pendant votre séj<strong>ou</strong>r ici, j’en<br />

ferais quelque chose ».<br />

Quittant Vienne, le Kronprinz avait entraîné sa suite à Baden-Baden. Là t<strong>ou</strong>te la<br />

Forêt-Noire s'offrait à <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>r galoper. Il n'était plus un écuyer solitaire, quelques<br />

cavaliers se joignaient à lui et même quelques jeunes femmes audacieuses qui ne montaient<br />

plus en amazones. T<strong>ou</strong>s sentaient en <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> le disciple d'une école que eux,<br />

Allemands, ignoraient, où le cavalier n'imposait plus sa loi à sa monture, mais la sollicitait,<br />

l'accompagnait, s'unissait à elle en harmonie. L'empereur d'Allemagne était venu rejoindre<br />

son fils, il cachait habilement dans les plis de ses vêtements un bras gauche légèrement<br />

atrophié et s<strong>ou</strong>s une m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>te une calvitie naissante. On avait laissé à <strong>Auguste</strong> le soin<br />

d'entretenir la collection de m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>tes que l'empereur avait apportées. Ce travail<br />

supplémentaire ne captivait pas beauc<strong>ou</strong>p notre artiste capillaire, la Forêt-Noire était si<br />

belle. Il avait murmuré à un aide de camp de l'empereur qu'il connaissait à Aix-les-Bains<br />

une jeune perruquière qui ferait ça bien mieux que lui. « Faites-la venir », lui avait dit l'aide<br />

de camp.<br />

Un beau matin, notre Julienne débarquait à Baden-Baden. <strong>Auguste</strong> avait été<br />

stupéfait en la voyant, car à cette occasion, Mlle J<strong>ou</strong>rjon avait accepté les soins de<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

40


l'esthéticienne de l'hôtel et éc<strong>ou</strong>té p<strong>ou</strong>r se vêtir, les conseils d'une de ses camarades. La<br />

chrysalide était devenue papillon. Le penchant qu'épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r elle <strong>Auguste</strong> sans le savoir<br />

s'était réveillé et bientôt on put voir Julienne rayonnante. Le Kaiser, le Kronprinz et<br />

quelques personnes de sa suite s'étaient déplacés au Haut-Koenigsb<strong>ou</strong>rg. L'empereur<br />

d'Allemagne aimait particulièrement ce château féodal des Vosges. De là-haut il voyait<br />

devant lui la plaine d'Alsace et de l'autre côté du Rhin, la Forêt-Noire. Il avait fait<br />

entièrement restaurer et remeubler ce château. <strong>Auguste</strong> et Julienne, profitant de ce moment<br />

de liberté, étaient descendus en buggy à Strasb<strong>ou</strong>rg et avaient rêvé mélancoliquement dans<br />

cette ville perdue par la France en 1870. <strong>Auguste</strong> y avait offert à Julienne le minuscule<br />

chien dont elle rêvait depuis longtemps. Il lui avait dit en le lui offrant: « Tiens, voila ton<br />

clebs ». Le nom lui était resté et Tonclebs répondait parfaitement à son nom, Saladin et<br />

Tonclebs avaient sympathisé, sans d<strong>ou</strong>te parce que l'un était immense et l'autre minuscule<br />

et que t<strong>ou</strong>s deux étaient noirs.<br />

A Stresa, certains soirs, <strong>Auguste</strong> était entré au casino. Il avait dansé avec les belles<br />

Italiennes et les Allemandes compassées mais ardentes. Ici ces dames étaient loin des c<strong>ou</strong>rs<br />

allemandes et italiennes. En villégiature il était permis de danser avec son coiffeur, il avait<br />

de si jolis yeux ensorceleurs et il dansait si bien. <strong>Auguste</strong> avait risqué et perdu quelques<br />

jetons à la b<strong>ou</strong>le. A Baden-Baden la présence du Kaiser obligeait les dames de la c<strong>ou</strong>r à<br />

plus de retenue. <strong>Auguste</strong> le sentait, il évitait la salle de danse et fréquentait davantage la<br />

b<strong>ou</strong>le et la r<strong>ou</strong>lette et perdit un peu plus que raisonnable.<br />

La c<strong>ou</strong>r allait se déplacer à Spa, cette ville d'eau de Belgique où devait se c<strong>ou</strong>rir la<br />

première c<strong>ou</strong>rse automobile sur une piste aménagée. T<strong>ou</strong>te la c<strong>ou</strong>r de Guillaume II était<br />

curieuse de voir ça. <strong>Auguste</strong> avait bien eu l'occasion de monter dans une de ces<br />

automobiles qui commençaient à envahir les rues des villes et les r<strong>ou</strong>tes de campagnes,<br />

mais il n'avait jamais vu de près une voiture de c<strong>ou</strong>rse. Il t<strong>ou</strong>rnait aut<strong>ou</strong>r de ces curieuses<br />

machines, examinant de près ces mécaniques, pendant que son étalon noir flairait avec<br />

dédain ces étranges machins puant la graisse et l'huile brûlée. «Ton canasson n'a pas l'air<br />

d'aimer ma Bentley, il pressent que nos automobiles vont bientôt détrôner son fiacre.<br />

— D'abord mon étalon n'a jamais conduit de fiacre. P<strong>ou</strong>r le reste je suis d'accord avec v<strong>ou</strong>s,<br />

vos voitures automobiles vont révolutionner le monde», répondit <strong>Auguste</strong> au pilote qui<br />

réglait avec bruit le moteur de son engin. « Avec nos voitures n<strong>ou</strong>s r<strong>ou</strong>lons à plus de cent à<br />

l’heure. Cela te dirait de connaître la griserie de la vitesse? Va mettre ton tréteau au garage,<br />

reviens, je te ferai faire le t<strong>ou</strong>r du circuit. »<br />

Le t<strong>ou</strong>r effectué, le pilote de c<strong>ou</strong>rse demanda à <strong>Auguste</strong>. «Comment toi, un<br />

Français, te tr<strong>ou</strong>ves-tu à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne, alors que les relations sont plutôt tendues<br />

entre nos deux pays, surt<strong>ou</strong>t depuis la conférence d'Algésiras où le Kaiser vient de subir un<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

41


échec». La conférence éliminait l'Allemagne de ses prétentions sur le Maroc en donnant la<br />

préférence à la France et à l'Espagne. — Ma passion est le cheval. À l'hôtel Royal d'Aixles-Bains<br />

où j'étais coiffeur, le Kronprinz m'a surpris montant un de ses chevaux. Il se<br />

tr<strong>ou</strong>ve que j'étais le seul à p<strong>ou</strong>voir monter cet étalon noir difficile et ombrageux. La monte<br />

allemande est brusque, autoritaire, la selle posée plus près de l'encolure que la monte<br />

française <strong>ou</strong> anglaise plus d<strong>ou</strong>ce, voilà t<strong>ou</strong>t simplement le secret qui me fait accepter par<br />

Saladin. Le Kronprinz me l'a confié tant que je serai à son service. C'est par am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r<br />

Saladin que je reste le coiffeur du Kronprinz et de la c<strong>ou</strong>r. Je vais bientôt les quitter, je dois<br />

rentrer en France p<strong>ou</strong>r effectuer mes deux ans de service militaire. — Si tu passes à Paris,<br />

viens me voir», lui dit le pilote en lui tendant sa carte.<br />

Aux c<strong>ou</strong>rses automobiles de Spa se tr<strong>ou</strong>vait l'ambassadeur de France auprès du Roi<br />

des Belges. <strong>Auguste</strong> eut l'occasion de parler de son service militaire à un attaché<br />

d'ambassade. « Il v<strong>ou</strong>s est inutile de v<strong>ou</strong>s rendre à Montbrison p<strong>ou</strong>r passer votre conseil de<br />

révision, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez très bien le passer à l’ambassade », lui dit ce dernier. <strong>Auguste</strong> s'était<br />

aussi <strong>ou</strong>vert du désir qu'il avait de faire ce service dans la cavalerie. « Je vais m’occuper de<br />

t<strong>ou</strong>t cela. V<strong>ou</strong>s recevrez une convocation de l’ambassade p<strong>ou</strong>r passer à Bruxelles votre<br />

conseil de révision. Je vais t<strong>ou</strong>cher deux mots à mon collègue qui s’en occupe p<strong>ou</strong>r que<br />

votre vœu soit exaucé ».<br />

À l'ambassade de France, <strong>Auguste</strong> avait été déclaré bon p<strong>ou</strong>r le service, mais il lui<br />

fut impossible de savoir s'il serait incorporé dans une unité de cavalerie. De ret<strong>ou</strong>r à Spa, il<br />

restait dans l'incertitude, passant de j<strong>ou</strong>rs d'espoir à des j<strong>ou</strong>rnées d'hésitation. Julienne<br />

J<strong>ou</strong>rjon, p<strong>ou</strong>r laquelle <strong>Auguste</strong>, n'avait jamais épr<strong>ou</strong>vé un am<strong>ou</strong>r sans bornes, sentait qu'elle<br />

allait perdre son adoration. Le moment où <strong>Auguste</strong> devait rejoindre l'armée approchait. Il<br />

ne recevait aucune affectation. Enfin, une lettre du maire de Montbrison que venait de lui<br />

renvoyer sa mère, lui arriva : «Mon cher concitoyen, j'ai le plaisir de v<strong>ou</strong>s faire connaître<br />

que v<strong>ou</strong>s êtes affecté p<strong>ou</strong>r votre service militaire au régiment de Dragons de Lunéville. Si<br />

mon intervention à pu v<strong>ou</strong>s être utile je m'en réj<strong>ou</strong>is et v<strong>ou</strong>s prie, etc... etc...». Une autre<br />

lettre semblable du député de Montbrison lui fut transmise. Ces deux lettres rassurèrent<br />

<strong>Auguste</strong> bien qu'il n'eût rien demandé à ces deux personnages. Il reçut enfin à Spa son avis<br />

d'incorporation. On p<strong>ou</strong>vait y lire :<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

Service
militaire
<br />

Avis
d'incorporation

<br />

Le
sieur
<strong>Paret</strong>,
<strong>Benoît</strong>,
Justin,
dit
<strong>Auguste</strong>,
né
le
13
Septembre
1885
à
Montbrison
(Loire)
<br />

est
prié
de
se
présenter
au
5ème
régiment
de
Dragons
cantonné
à
Lunéville
(Meurthe
et
<br />

Moselle)
le
20
Septembre
1906
avant
10
heures
p<strong>ou</strong>r
y
effectuer
son
service
militaire.

<br />

Ses
qualités
de
cavalier
le
feront
affecter
à
l'escadron
noir.<br />

42


Était jointe à ce document une permission exceptionnelle de dix j<strong>ou</strong>rs, du 20<br />

septembre au 30 septembre 1906. Il devait avoir ce j<strong>ou</strong>r là 21 ans depuis 17 j<strong>ou</strong>rs. <strong>Auguste</strong><br />

présenta son avis d’incorporation à un aide de camp du Kronprinz. Ce dernier avait tenu<br />

lui-même à remercier son coiffeur de ses services et lui avait offert une montre en argent au<br />

boitier finement ciselé représentant un angelot éc<strong>ou</strong>tant une nymphe j<strong>ou</strong>ant de la flute.<br />

« Ret<strong>ou</strong>rnez vivre dans votre beau pays, servez le dignement », lui avait dit le fils de<br />

l'empereur d'Allemagne. Le cœur d'<strong>Auguste</strong> s'était serré quand il avait dû dire adieu à<br />

Saladin. Julienne pleura et Mme Mas eut la larme à l'œil. <strong>Auguste</strong> avait pris le train p<strong>ou</strong>r<br />

Montbrison. Il y avait plus de six ans qu'il n'avait pas vu son père et ses deux frères, guère<br />

moins, maman Gabrielle et sa sœur <strong>Benoît</strong>e.<br />

En sortant de la gare de Montbrison, il avait grimpé sur l'impériale de l'omnibus<br />

Pri<strong>ou</strong>x qui attendait les voyageurs. Du receveur qui s'était exclamé en le voyant: « V<strong>ou</strong>s<br />

n’êtes pas le petit <strong>Benoît</strong>? », il avait appris que Catherine Pri<strong>ou</strong>x s'était mariée et avait deux<br />

beaux jumeaux aux cheveux noirs comme ceux de leur père. Pendant que les chevaux de<br />

l'omnibus trottaient s<strong>ou</strong>s les grands platanes de l'avenue de la gare, <strong>Auguste</strong> redevenait<br />

<strong>Benoît</strong> et se pénétrait de son Montbrison.<br />

Rue Rivoire il tomba dans les bras de maman Gabrielle. Le café, la charcuterie,<br />

rien n'avait changé et même Rémy l'âne gris avait salué sa venue d'un braiment sonore.<br />

«Ton père est à la forge. Il a maintenant cinquante-deux ans, il est devenu plus taciturne<br />

depuis que ton jeune frère Claudius, en sortant de l'école professionnelle, n'est pas venu le<br />

rejoindre ici p<strong>ou</strong>r l'aider et prendre sa suite. Claudius et un nommé Murat, un camarade de<br />

l'école professionnelle, ont monté à Saint-Étienne dans le quartier de la Terrasse un atelier<br />

où ils fabriquent des règles, des équerres, des compas en métal p<strong>ou</strong>r l'industrie et le<br />

bâtiment. Ton père, dans la perspective de son arrivée, avait augmenté la fabrication de ses<br />

pèse-personnes qu'il plaçait dans les pharmacies, et en avait installé sur quelques places<br />

publiques de la région. Depuis, déçu que Claudius ne soit pas venu le rejoindre, il en a<br />

arrêté la fabrication ainsi que celle des bascules p<strong>ou</strong>r le P.L.M. Il travaille maintenant sans<br />

conviction. Clément est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans son magasin de coiffure. Ils ont maintenant une fille<br />

dont je suis la marraine et l'ont appelée Gabrielle. <strong>Benoît</strong>e à Orange a deux jumeaux, des<br />

garçons».<br />

<strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>) se rendit à la forge. En entrant il dit: « Bonj<strong>ou</strong>r Antoine » d'un<br />

ton neutre comme s'il avait quitté son père quelques heures plus tôt. Celui-ci lui répondit:<br />

« Bonj<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> », sans chaleur ni froideur. <strong>Auguste</strong> remarqua que peu de balances étaient<br />

en c<strong>ou</strong>rs de fabrication. Ils ne savaient quoi se dire. <strong>Benoît</strong> ressortit de la forge. Ne sachant<br />

pas où conduire ses pas, il s'était dirigé chez les Dupré. Il tr<strong>ou</strong>va les marchands de vin fort<br />

tristes, Huguette leur unique enfant les avait quittés. Elle était entrée en religion et faisait<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

43


son noviciat à Saint-Étienne chez les sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, un ordre cloîtré. Ils ne<br />

comprenaient pas que leur fille si gaie, si vive, leur avait brusquement déclaré un j<strong>ou</strong>r<br />

qu'elle v<strong>ou</strong>lait être une religieuse. <strong>Benoît</strong> les réconforta dans leur espoir que cette<br />

détermination s<strong>ou</strong>daine ne tiendrait pas et qu'elle leur reviendrait avant de prononcer ses<br />

vœux. Dans sa pensée <strong>Benoît</strong> revoyait Huguette, ses jupons relevés sur la tête dévoilant des<br />

jambes parfaites, marcher dans l'eau glacée du Vizézy. Ses anciens camarades d'école<br />

étaient t<strong>ou</strong>s partis au régiment, seul Lévy qui avait été réformé était là. Il décida d'aller le<br />

voir. Ses parents lui apprirent qu'il le tr<strong>ou</strong>verait à la mairie; employé municipal, il<br />

s'occupait de l'organisation des foires, des marchés, des fêtes foraines et autres.<br />

<strong>Auguste</strong> qui ne v<strong>ou</strong>lait pas le déranger à la mairie avait parc<strong>ou</strong>ru les rues de la<br />

ville, refaisant connaissance avec son cher Montbrison. Il avait bu une bière au café<br />

Rochette, était revenu rue Rivoire prendre son vélo et était parti à Chalain-d'Uzore. Il s'était<br />

présenté au château de Champs, avait été reçu par Emeline de Vimont. Émus l'un devant<br />

l'autre, ils étaient resté longtemps silencieux. Emeline lui avait appris que s<strong>ou</strong>s la pression<br />

de ses parents, elle était fiancée au baron de Mierre, un petit noble descendant d'un de ces<br />

artisans qu'Henri IV avait ennoblis p<strong>ou</strong>r qu'ils animent la fabrication de la soie en France.<br />

<strong>Benoît</strong> avait ressenti une déception mêlée de jal<strong>ou</strong>sie. Il était passé voir ses grands-parents<br />

Piquet qui faisaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs leurs pruneaux. De ret<strong>ou</strong>r à Montbrison, il était entré dans le<br />

salon de coiffure de son frère Clément. L'accueil de son frère n'avait été guère plus<br />

chaleureux que celui d'Antoine. Francine s'était réj<strong>ou</strong>ie de le voir, elle l'avait embrassé,<br />

tr<strong>ou</strong>vant qu'il était devenu un beau jeune homme. Leur petite fille Gabrielle lui avait fait<br />

une risette.<br />

Au repas du soir, dans la salle du café, maman Gabrielle avait essayé en vain<br />

d'animer la conversation. Le lendemain, <strong>Auguste</strong> avait pris le train p<strong>ou</strong>r Saint-Étienne<br />

rencontrer son jeune frère Claudius. Il était descendu à la gare de la Terrasse. L'atelier de<br />

Claudius se tr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>t près à l'adresse que lui avait indiqué maman Gabrielle, r<strong>ou</strong>te de<br />

Saint-Priest. En s'approchant il vit l'enseigne: MATÉRIEL DE PRÉCISION, MURAT -<br />

PARET. <strong>Auguste</strong> retr<strong>ou</strong>va avec plaisir son petit frère, fit connaissance de M. Murat,<br />

s'intéressa à leur fabrication, au désir qu'ils avaient de fabriquer des pieds à c<strong>ou</strong>lisses et<br />

leurs premiers essais de règles graduées. Claudius lui expliqua qu'il n'avait jamais eu<br />

l'intention de revenir travailler à la forge. « Tu connais notre père, j’aurais été t<strong>ou</strong>te la vie<br />

son employé rudement commandé, attendant une lointaine succession. Je ne lui ai jamais<br />

dit le moindre mot p<strong>ou</strong>vant le bercer de cette illusion ». <strong>Benoît</strong> lui avait confié: «Je l'ai<br />

tr<strong>ou</strong>vé vieilli, lui t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs correctement vêtu, qui se changeait à la forge avant de rentrer rue<br />

Rivoire bien habillé, est venu manger ce soir-là dans ses vêtements de travail. Lui qui ne<br />

fumait qu'une cigarette à midi, ne se permettant qu'un petit écart le dimanche, a<br />

continuellement un mégot éteint aux lèvres. Sa m<strong>ou</strong>stache qu’avec coquetterie il tenait bien<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

44


entretenue, tombait sur ses lèvres. Notre mère, qui était contente de me voir, m'a semblé<br />

plus triste». <strong>Benoît</strong> apprit à son frère qu'à Grenoble on l'avait baptisé <strong>Auguste</strong>. « J’ai ainsi<br />

une d<strong>ou</strong>ble vie, Ici <strong>Benoît</strong> avec une vie familiale, ailleurs, <strong>Auguste</strong>, avec une vie<br />

d’aventure ». En quittant son frère, <strong>Benoît</strong> pensa que son jeune frère n'avait jamais osé dire<br />

à Antoine qu'il ne v<strong>ou</strong>lait pas travailler à la forge. A qui la faute? à lui <strong>ou</strong> à ce père trop<br />

sévère?<br />

Il était allé voir son oncle le sellier qui tenait un magasin rue Saint-Jean. Avec lui il<br />

avait parlé chevaux, équitation, de Saladin l'étalon noir, de la haute école à laquelle il s'était<br />

initié au Manège Espagnol à Vienne. Il avait ensuite dirigé ses pas vers la rue Saint-Roch<br />

où il avait appris de Mme Lardet les fiançailles de Georgette, le mariage devait se faire en<br />

novembre. <strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>) passa chez M. Julien, refusa l'anisette, caressa la tête de leur<br />

jeune fils Robert qui devait en octobre entrer à l'école primaire. Il avait aperçu Mlle Buhet<br />

et son Anglais. (Il devait se teindre les bacchantes? Ce n'est pas possible d'avoir des<br />

m<strong>ou</strong>staches aussi r<strong>ou</strong>ges.) <strong>Benoît</strong> avait admiré sur son gilet à pied de p<strong>ou</strong>le r<strong>ou</strong>ge, jaune et<br />

noir, sa montre et sa superbe chaîne en or agrémentée d'une pendeloque en or.<br />

Il était ensuite monté à l'impériale de l'omnibus p<strong>ou</strong>r regagner la gare de la<br />

Terrasse. Dans la Grand-Rue, des <strong>ou</strong>vriers posaient des rails p<strong>ou</strong>r installer un tramway à<br />

vapeur. A la gare, il avait remarqué que malgré leurs jupes droites, les femmes avaient de la<br />

difficulté à monter dans les hauts wagons, se tr<strong>ou</strong>ssant haut, laissant voir leurs mollets,<br />

certaines demandant le sec<strong>ou</strong>rs de quelques messieurs, non sans quelque coquetterie.<br />

Triste, le lendemain à Montbrison, il était allé voir Mme Chartoire. «Mon jeune<br />

<strong>Auguste</strong>, désormais je v<strong>ou</strong>s appellerai <strong>Auguste</strong>, je savais que v<strong>ou</strong>s promettiez un bel avenir.<br />

Tenez cette promesse, p<strong>ou</strong>r cela complétez votre instruction autant qu'il v<strong>ou</strong>s sera possible.<br />

Ma porte v<strong>ou</strong>s sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte. De Lunéville, écrivez-moi». <strong>Auguste</strong> lui parla de Mlle<br />

de Vimont. « Ce de Mierre est un bellâtre, si Mlle de Vimont a du caractère, elle ne restera<br />

pas longtemps avec lui ».<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

45


Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

Deuxième partie<br />

13. Lunéville<br />

Le train remontait la plate vallée de la Saône. Son panache de fumée traînait<br />

alangui sur l'eau calme de la d<strong>ou</strong>ce rivière. <strong>Auguste</strong> dans son compartiment regardait<br />

inconsciemment monter et descendre les fils du télégraphe : fils, poteau... fils, poteau... fils,<br />

poteau... fi, pot... fi, pt..., fi… pt, accompagnés par la symphonie monotone des r<strong>ou</strong>es sur<br />

les raccords des voies toc, toc... toc, toc... toc, toc... Ses yeux s'al<strong>ou</strong>rdissaient, sa pensée<br />

endormie s'attardait à Montbrison. Il regrettait de n'être pas allé voir son oncle, le tonnelier<br />

<strong>Benoît</strong> Champandard qui était en même temps son parrain et lui avait donné son prénom de<br />

<strong>Benoît</strong>. Il se revoyait dans le grand hangar où les <strong>ou</strong>vriers tonneliers enfonçaient à grands<br />

c<strong>ou</strong>ps de masse perçant les oreilles, les cercles qui serraient les d<strong>ou</strong>ves de tonneaux de<br />

t<strong>ou</strong>tes dimensions, du modeste baquet de la lavandière aux grandes cuves, du tonnelet aux<br />

f<strong>ou</strong>dres de chêne des grands vins.<br />

Parrain <strong>Benoît</strong> était aussi un amateur de champignons. Aux bonnes saisons, il<br />

emmenait <strong>Benoît</strong>, et aussi Huguette la fille du marchand de vin, cueillir ces chairs<br />

précieuses. Il les connaissait t<strong>ou</strong>s, les bons, les mauvais, ceux délicieux à manger, ceux qui<br />

ne valaient rien, ceux qui faisaient d'excellents condiments, ceux qui soûlaient, (on dirait<br />

maintenant les hallucinogènes) et les méchants, les mortels, que le jeune <strong>Benoît</strong> écrasait du<br />

pied. Si Huguette était de t<strong>ou</strong>tes les sorties, trottant comme une chevrette dans les bois et<br />

les halliers, baignant ses pieds nus dans les s<strong>ou</strong>rces et les ruisseaux, Georgette daignait se<br />

joindre à eux seulement p<strong>ou</strong>r aller ramasser les champignons des prés, détestant accrocher<br />

ses cotillons aux ronces des buissons. P<strong>ou</strong>rquoi s'était-il am<strong>ou</strong>raché de Georgette et non<br />

d'Huguette? <strong>Auguste</strong> revoyait en pensée le j<strong>ou</strong>r mémorable où parrain Champandard avait<br />

remplacé les cercles des tonneaux fait de branches s<strong>ou</strong>ples par des cercles en fer venant du<br />

Creusot.<br />

L'arrivée dans les faub<strong>ou</strong>rgs de Dijon l'avait tiré de ses pensées et de sa<br />

somnolence. Le temps d'aller boire le petit café du matin au buffet de la gare, maintenant la<br />

locomotive s'ess<strong>ou</strong>fflait en gravissant le plateau de Langres jusqu'à Culmont-Chalendrey,<br />

cette gare de triage en pleine forêt où il changerait de train. <strong>Auguste</strong>, dans son n<strong>ou</strong>veau<br />

wagon de troisième classe, glissait vers cette partie de la Lorraine que n<strong>ou</strong>s avaient laissée<br />

les Allemands après le désastre de 70. Sortant de la gare de Lunéville, <strong>Auguste</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

seul sur le trottoir. Dix j<strong>ou</strong>rs étaient passés depuis qu'un comité d'accueil y avait reçu les<br />

conscrits, sa permission de dix j<strong>ou</strong>rs en était la cause. Il s'était enquis du lieu où se tr<strong>ou</strong>vait<br />

sa caserne. Celle-ci était proche, il s'y dirigea à pied. Il présenta son ordre d'incorporation<br />

46


au s<strong>ou</strong>s-officier chef du poste de garde. « C’est maintenant que tu arrives, tu dormais? »<br />

<strong>Auguste</strong> lui fit voir sa permission de dix j<strong>ou</strong>rs, le chef de poste intrigué le fit conduire par<br />

un planton au bureau des entrées. Ils cont<strong>ou</strong>rnèrent les bleus qui dans la c<strong>ou</strong>r du quartier<br />

participaient maladroitement à l'une de leurs premières classes à pied, malmenés par leurs<br />

s<strong>ou</strong>s-officiers.<br />

A la vue de cette permission exceptionnelle, le lieutenant de j<strong>ou</strong>r avait pris sur lui<br />

de conduire ce conscrit singulier au commandant. « Mon Commandant, lui avait dit le<br />

lieutenant au garde à v<strong>ou</strong>s, je v<strong>ou</strong>s présente l’appelé <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong> Justin dit <strong>Auguste</strong>, qui se<br />

présente avec dix j<strong>ou</strong>rs de retard, justifié paraît-il par cette permission. — Qui t’a donné<br />

cette permission », aboya le commandant qui se carrait les poings sur son bureau. Derrière<br />

lui se tenaient deb<strong>ou</strong>t quatre officiers. L'un d'eux se pencha vers le commandant et lui dit :<br />

« Le conscrit <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong> dit <strong>Auguste</strong> est ici par décision du ministre des affaires<br />

étrangères. C’est un cavalier de classe, il est destiné à l’Escadron Noir. Je v<strong>ou</strong>s parlerai plus<br />

tard du cavalier <strong>Paret</strong> », avait aj<strong>ou</strong>té à l'oreille l'officier qui paraissait connaître le cas du<br />

n<strong>ou</strong>vel incorporé. Le commandant griffonna une note, la tendit au lieutenant qui avait<br />

amené <strong>Auguste</strong>. « Allez remplir les formalités d’incorporation, faites le conduire à son<br />

escadron ».<br />

L'officier qui semblait connaître le cas d'<strong>Auguste</strong>, resté seul avec le commandant,<br />

lui avait dit : «Notre n<strong>ou</strong>vel incorporé vient de passer deux ans à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne. Il<br />

était un simple coiffeur, peut-être était-il autre chose? Le Kronprinz paraissait l'apprécier.<br />

Le ministère des affaires étrangères est muet à ce sujet. — Faites-le surveiller discrètement<br />

et faites-lui faire sévèrement ses classes à pied et à cheval». Le planton avait laissé <strong>Auguste</strong><br />

dans la chambrée des bleus de l'Escadron Noir, déserte. Le maréchal des logis chef qui<br />

parc<strong>ou</strong>rait les chambrées l'avait tr<strong>ou</strong>vé assis sur un lit. «Tu es le n<strong>ou</strong>veau? — <strong>ou</strong>i monsieur,<br />

— appelle-moi chef, comment t'appelles-tu? — <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, chef. — Il est onze heures,<br />

va au réfectoire car ici on mange à onze heures en même temps que les Allemands p<strong>ou</strong>r qui<br />

il est midi. Présente-toi au maréchal des logis d'ordinaire, puis reviens ici, je m'occuperai de<br />

toi».<br />

Au réfectoire, le maréchal des logis d'ordinaire qui commandait aux cuisines en<br />

culotte de cheval, la cravache s<strong>ou</strong>s le bras, goûtant la s<strong>ou</strong>pe du b<strong>ou</strong>t de celle-ci, avait<br />

installé <strong>Auguste</strong> à une table de conscrits, il était le seul encore en civil. Curieux, ceux-ci lui<br />

posèrent maintes questions, son nom? D'où venait-il? P<strong>ou</strong>rquoi était-il en retard? « J’ai eu<br />

dix j<strong>ou</strong>rs de permission exceptionnelle p<strong>ou</strong>r rejoindre, car je me tr<strong>ou</strong>vais à l’étranger », se<br />

contenta de leur dire <strong>Auguste</strong>.<br />

De ret<strong>ou</strong>r dans la chambrée, il s'était tr<strong>ou</strong>vé en présence d'un petit nombre de ses<br />

futurs camarades; la plupart faisaient après le repas un crochet à la cantine. Le chef de<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

47


chambrée se présenta à lui en lui serrant la main, « Hanché, brigadier-chef. — <strong>Paret</strong>, chef,<br />

— Tu m’appelles brigadier ». <strong>Auguste</strong> qui avait été sensible au premier geste d'amitié qu'il<br />

rencontrait, se demandait p<strong>ou</strong>rquoi il fallait appeler le maréchal des logis, chef, et le<br />

brigadier-chef, brigadier? Premier mystère de l'armée. Ses n<strong>ou</strong>veaux camarades se<br />

présentèrent à lui, lui posant t<strong>ou</strong>tes sortes de questions.<br />

Garde à v<strong>ou</strong>s! le maréchal des logis chef faisait son entrée dans la chambrée.<br />

« Conduis-moi le cavalier <strong>Paret</strong> à l’infirmerie, voila son dossier », avait-il dit à un bleu qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait là. Un infirmier les avait fait entrer dans une salle d'attente. « Déshabille-toi »,<br />

lui avait-il dit. Comme <strong>Auguste</strong> hésitait à quitter son caleçon, « T<strong>ou</strong>t » avait crié l'infirmier.<br />

D'autres soldats se tr<strong>ou</strong>vaient là à attendre nus, deb<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong> assis, certains impudiques,<br />

d'autres cachaient leur sexe s<strong>ou</strong>s leurs mains <strong>ou</strong> un s<strong>ou</strong>s-vêtement r<strong>ou</strong>lé en b<strong>ou</strong>le. « Moi,<br />

j’ai simplement mal à la gorge », protestait l'un d'eux. A l'appel de leur nom, ils entraient<br />

dans l'autre salle, bientôt ce fut le t<strong>ou</strong>r d'<strong>Auguste</strong>. Un médecin le palpa, l'ausculta,<br />

« T<strong>ou</strong>ssez, respirez fort, comptez 1, 2, 3.», regardait l'œil, les dents comme à un cheval,<br />

« Pissez dans ce verre ». <strong>Auguste</strong> s'était ret<strong>ou</strong>rné pudiquement contre le mur, une piqûre<br />

dans le dos, un vaccin sur l'épaule, « Allez v<strong>ou</strong>s rhabiller ». <strong>Auguste</strong> avait remarqué que le<br />

médecin ne l'avait pas tutoyé.<br />

À peine était-il revenu dans la chambrée que l'officier qui connaissait le dossier<br />

d'<strong>Auguste</strong> y entrait, p<strong>ou</strong>r lui on avait crié: « Fixe! — Cavalier <strong>Paret</strong>, suivez-moi ». Il le<br />

conduisit au manège. Il lui présenta un cheval, lui fit donner une culotte de cheval et une<br />

paire de h<strong>ou</strong>seaux, et l'invita d'un geste de la main, à lui montrer ses talents. <strong>Auguste</strong> fit de<br />

son mieux, multipliant les figures, l'officier parut satisfait. «Je suis le capitaine Lapierre, où<br />

avez v<strong>ou</strong>s appris l'équitation? — Je suis d'une région de France où l'on élève des chevaux<br />

de c<strong>ou</strong>rse, spécialement de trot. Je monte à cheval depuis ma jeunesse. J'ai été initié à la<br />

Haute-École au Manège Espagnol à Vienne en Autriche».<br />

Le capitaine Lapierre savait déjà t<strong>ou</strong>t cela et se demandait comment un simple<br />

coiffeur, de plus Français, p<strong>ou</strong>vait être le protégé du fils aîné de l'empereur d'Allemagne et<br />

avait pu entrer dans le cercle si fermé du Manège Espagnol. T<strong>ou</strong>t cela le confirmait dans les<br />

s<strong>ou</strong>pçons du commandant. Comment savoir, puisque les affaires étrangères avaient jugé<br />

bon de ne pas les mettre dans le secret. Eux aussi n'avaient-ils peut-être que des s<strong>ou</strong>pçons et<br />

devaient le surveiller. Le capitaine Lapierre se mit à observer <strong>Auguste</strong> et à chercher s'il était<br />

surveillé et par qui, agent français <strong>ou</strong> espion allemand? Faisait-il d<strong>ou</strong>ble jeu? Le capitaine<br />

Lapierre était ret<strong>ou</strong>rné vers le commandant Berger, lui avait dit que <strong>Paret</strong> était un brillant<br />

cavalier et lui avait fait part de ses réflexions. Ils avaient convenu de garder p<strong>ou</strong>r eux leurs<br />

s<strong>ou</strong>pçons et de le surveiller discrètement.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

48


<strong>Auguste</strong> de ret<strong>ou</strong>r dans la chambrée avait tr<strong>ou</strong>vé un de ses n<strong>ou</strong>veaux camarades qui<br />

gardait la chambre par suite d'une f<strong>ou</strong>lure de la cheville. Celui-ci lui avait dit: « Le chef<br />

t’attend dans sa chambre p<strong>ou</strong>r aller te conduire au garde-mites, les autres sont à la classe à<br />

pied », lui montrant par une des fenêtres les bleus qui dans la c<strong>ou</strong>r continuaient avec plus<br />

<strong>ou</strong> moins de bonheur à apprendre à manœuvrer à pied.<br />

Dans le magasin de l'équipement, le maréchal des logis chef avait dit au gardemites:<br />

« Habille-moi le cavalier <strong>Paret</strong>, il fait partie de l’Escadron Noir ». Le chef parti, le<br />

garde-mites dit à <strong>Auguste</strong>: «Tu étends cette c<strong>ou</strong>verture sur le sol, tu y mets t<strong>ou</strong>t ce que je<br />

vais te donner, tu l’emporteras dans ta chambrée. Les cavaliers de l’Escadron Noir ont droit<br />

que le tailleur du régiment leur retaille gratuitement leurs tenues ». En lui remettant<br />

successivement, chemises, treillis, tenues no. 3 et 2, chaussons, sabots et t<strong>ou</strong>t le reste, le<br />

garde-mites lui avait dit: « Ce n’est pas facile de faire partie de l’Escadron Noir, tu étais<br />

jockey, acrobate dans un cirque? — j’étais coiffeur », lui avait dit <strong>Auguste</strong> laissant le<br />

garde-mites perplexe. «Tu t<strong>ou</strong>cheras plus tard ton casque, tes bottes, ton sabre, ton<br />

m<strong>ou</strong>squeton, la tenue no 1. Bien que ce ne soit pas notre spécialité tu apprendras à manier<br />

la lance ».<br />

<strong>Auguste</strong> avait réuni les quatre coins de sa c<strong>ou</strong>verture et essayé de franchir la porte<br />

de l'habillement avec cet énorme baluchon sur le dos, celle-ci plus étroite que le ballot<br />

s'opposait à son passage. <strong>Auguste</strong> avait dû le défaire en partie et le refaire de l'autre côté de<br />

la porte. Descendre l'escalier qui était assez large, fut relativement facile. <strong>Auguste</strong> eut tôt<br />

fait, en longeant le bâtiment, de rejoindre l'escalier le conduisant à sa chambrée située au<br />

second étage. Mais le trompette venait de sonner, « Dans cinq minutes j’veux voir t<strong>ou</strong>t le<br />

monde en bas » et provoquer la descente au galop de t<strong>ou</strong>s les bleus de l'escadron. <strong>Auguste</strong><br />

avait été entraîné par ce t<strong>ou</strong>rbillon et se retr<strong>ou</strong>va malgré lui t<strong>ou</strong>t en bas de l'escalier. Il<br />

n'avait heureusement pas échappé son énorme balluchon. La seconde tentative p<strong>ou</strong>r monter<br />

fut beauc<strong>ou</strong>p plus calme, puis <strong>Auguste</strong> eu successivement à franchir quatre portes, mais<br />

maintenant il avait la technique.<br />

De ret<strong>ou</strong>r dans sa chambrée il retr<strong>ou</strong>va le dragon à la cheville f<strong>ou</strong>lée, à qui le chef<br />

avait commandé de montrer au n<strong>ou</strong>veau comment faire son lit et son paquetage. Celui-ci se<br />

présenta : «Je m'appelle Sautier, je vais t’apprendre à faire ton lit au carré. Pose ton barda<br />

sur le lit de ton voisin. Tu vois sur ton châlit ta paillasse enveloppée d’une c<strong>ou</strong>verture brune<br />

pliée en paquet de tabac ». <strong>Auguste</strong> tr<strong>ou</strong>vait en effet que cela ressemblait à un énorme<br />

paquet de tabac gris semblable à ceux qu'achetait Antoine. «Déplie-le d<strong>ou</strong>cement p<strong>ou</strong>r bien<br />

enregistrer comment c’est fait, car tu auras si tu t'absentes quelques j<strong>ou</strong>rs - manœuvres,<br />

déplacement divers <strong>ou</strong> permission - à replier ta literie ainsi. Du premier c<strong>ou</strong>p d'œil, le s<strong>ou</strong>soff<br />

<strong>ou</strong> le juteux sauront que tu es absent et p<strong>ou</strong>rront le vérifier sur l’état d'appel. A<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

49


l'intérieur de ton paquet de tabac, tu tr<strong>ou</strong>veras deux draps, un polochon et sa taie. Fais ton<br />

lit avec les deux draps». P<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong>, à qui maman Gabrielle avait appris à faire son lit, ce<br />

ne fut pas un problème. Le dragon de repos lui montra en claudiquant comment disposer la<br />

c<strong>ou</strong>verture p<strong>ou</strong>r faire un lit au carré. « Tu vas descendre à la cantine acheter une planchette<br />

à paquetage, un cintre, un trapèze ». Cela fait, Sautier lui fit <strong>ou</strong>vrir son balluchon et lui<br />

expliqua : « Les treillis, c’est p<strong>ou</strong>r les corvées, le pansement des chevaux. Tu en as deux,<br />

car tu dois avoir sur toi un treillis blanc impeccable, tu passeras tes temps libres à laver<br />

l’autre ». La tenue no 3 est celle que l'on porte le plus c<strong>ou</strong>ramment, p<strong>ou</strong>r les appels en tenue<br />

et les exercices à l'intérieur de la caserne. La tenue no 2 est p<strong>ou</strong>r les exercices à cheval, les<br />

manœuvres en dehors du cantonnement, si tu es de garde <strong>ou</strong> de service en ville et p<strong>ou</strong>r les<br />

permissions. Quant à la tenue no 1, la tenue de guerre, elle est réservée aux parades et aux<br />

défilés. Tu la mettras sur le cintre que tu suspendras au crochet qui se tr<strong>ou</strong>ve s<strong>ou</strong>s la<br />

planche à paquetage, derrière la tête de ton lit. Tu t<strong>ou</strong>cheras une capote en octobre. Son port<br />

est obligatoire du 15 octobre au 15 mars, qu'il fasse chaud <strong>ou</strong> qu'il gèle.<br />

Maintenant habille toi, tenue no 3. Mets tes vêtements civils dans ce sac, attaches-y<br />

ce carton après y avoir écrit ton nom, ta classe d'incorporation, le numéro matricule que l'on<br />

t'a donné en arrivant. Tu peux le faire renvoyer chez toi, <strong>ou</strong> le confier au garde mites et tu le<br />

retr<strong>ou</strong>veras dans deux ans à la quille. Tu fixes le trapèze avec deux punaises sur le bord de<br />

la planche à paquetage. Cette baguette ronde qui ressemble avec ses deux ficelles à un<br />

trapèze trop large, sert à suspendre ta serviette de toilette p<strong>ou</strong>r la faire sécher. Tu l'auras audessus<br />

de ton nez pendant ton sommeil. Tu p<strong>ou</strong>rras t'acheter à la cantine un coffret<br />

semblable au mien p<strong>ou</strong>r y mettre tes affaires personnelles et tes objets de toilette. Tu<br />

p<strong>ou</strong>rras y aj<strong>ou</strong>ter un cadenas, mais c'est mal vu par les copains. Tu le placeras sur la<br />

planche à paquetage dans l'espace qui sépare ton paquetage de celui de ton voisin; en<br />

dess<strong>ou</strong>s, sur le parquet, tes chaussures surmontées de leurs h<strong>ou</strong>seaux de cuir. Tu t<strong>ou</strong>cheras<br />

des bottes quand tu seras définitivement admis à l'escadron noir et tu passeras des heures à<br />

les astiquer. Tu as aussi des chaussons et des sabots. Lorsque tu seras en treillis tu devras<br />

être en sabots. Les chaussures et les h<strong>ou</strong>seaux vont avec les tenues no 2 et 3.<br />

Le matin tu défais complètement ton lit, tu plies ta c<strong>ou</strong>verture en quatre et la place<br />

au pied du lit. Entre la c<strong>ou</strong>verture et le polochon, tu disposes séparément, pliés, tes deux<br />

draps. Après le repas de midi tu referas ton lit comme je te l'ai montré. Je t'assomme avec<br />

t<strong>ou</strong>t ça, car il faut qu'en 24 heures tu assimiles ce que n<strong>ou</strong>s avons mis cinq j<strong>ou</strong>rs à<br />

apprendre. Demain matin, réveil 5h 30; après le déjeuner, classe à pied.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

50


Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

14. L'escadron noir<br />

Gaaarde à v<strong>ou</strong>s!... repos!... gaarde à v<strong>ou</strong>s!...à droite... oite! La classe à pied venait<br />

de commencer, le maréchal des logis Van de Putte aboyait les commandements. L'adjudant<br />

Guydat, cinglant ses bottes avec sa cravache, t<strong>ou</strong>rnait aut<strong>ou</strong>r des bleus silencieux, il<br />

enregistrait le comportement de chacune de ses n<strong>ou</strong>velles recrues. Très vite <strong>Auguste</strong> avait<br />

acquis cet automatisme qui permettait d'exécuter les m<strong>ou</strong>vements commandés t<strong>ou</strong>t en<br />

laissant sa pensée vagabonder. « Cavalier <strong>Paret</strong>, où êtes v<strong>ou</strong>s ?» Rappelé à l'ordre, <strong>Auguste</strong><br />

se ressaisit. L'adjudant Guydat se demandait p<strong>ou</strong>rquoi le capitaine Lapierre lui avait dit de<br />

surveiller les faits et gestes du cavalier <strong>Paret</strong>. On venait de distribuer aux n<strong>ou</strong>veaux appelés<br />

leurs sabres et leurs casques. Ce dernier, en argent, était p<strong>ou</strong>rvu d'un plumet et d'une<br />

crinière noire. Avec leurs uniformes noirs b<strong>ou</strong>tonnés, galonnés et s<strong>ou</strong>tachés d'argent, les<br />

dragons de Lunéville avaient fière allure. Les belles s<strong>ou</strong>piraient en silence. Les mâles les<br />

traitaient de traîneurs de sabre.<br />

Dans la chambrée, le brigadier chef Anché leur avait expliqué de poser leur casque<br />

sur leur paquetage, la crinière retombant sur celui-ci, puisqu’elle était destinée à les<br />

protéger des c<strong>ou</strong>ps de sabre sur la nuque. Maintenant le maître d'arme leur enseignait à<br />

tenir le sabre, les gardes et leurs parades, à porter les c<strong>ou</strong>ps, de tête, de manchette <strong>ou</strong> de<br />

flanc. Les dragons de ce n<strong>ou</strong>veau contingent allaient être p<strong>ou</strong>rvus d'une arme n<strong>ou</strong>velle, un<br />

fusil c<strong>ou</strong>rt appelé m<strong>ou</strong>squeton, alimenté par un chargeur à trois c<strong>ou</strong>ps. « V<strong>ou</strong>s le portez<br />

dans le dos en band<strong>ou</strong>lière, s<strong>ou</strong>s la crinière », leur avait dit le capitaine Lapierre. «V<strong>ou</strong>s<br />

devez apprendre à le démonter, le graisser, le nettoyer, changer une pièce, le remonter.<br />

Bientôt n<strong>ou</strong>s irons au stand de tir. N<strong>ou</strong>s organiserons un conc<strong>ou</strong>rs, le premier aura une<br />

permission de 24 heures». L'instructeur leurs avait conseillé de tenir le m<strong>ou</strong>squeton serré<br />

contre l'épaule car son recul était brutal.<br />

Par petits gr<strong>ou</strong>pes le capitaine Lapierre avait conduit les n<strong>ou</strong>velles recrues de<br />

l'Escadron Noir au manège et avait fait attribuer une monture à chacune. T<strong>ou</strong>s étaient déjà<br />

des cavaliers et savaient étriller et panser un cheval. À <strong>Auguste</strong>, il avait présenté un superbe<br />

alezan à l'aplomb régulier, un Anglais. « Il s’appelle Lancier. Il a été rebaptisé ainsi car il<br />

connaît le quadrille des Lanciers. S’il t’accepte, il te fera danser t<strong>ou</strong>tes les figures de ce<br />

quadrille. Soit d<strong>ou</strong>x avec lui. Il est affectueux mais vindicatif.» Au manège, le lieutenant<br />

instructeur avait initié <strong>Auguste</strong> à la voltige à cheval: passer les deux jambes au dessus de<br />

l'encolure, frapper les deux pieds sur le sol alternativement à droite et à gauche, à se tenir<br />

droit sur le cheval et d'autres acrobaties que les Français voyaient habituellement dans les<br />

cirques. Aux premiers tirs, <strong>Auguste</strong> se révéla un excellent tireur et devint vite le premier<br />

des n<strong>ou</strong>velles recrues de l'escadron. Il avait gagné la permission de 24 heures et était parti<br />

visiter Nancy en compagnie de Chaize, un ancien dont les parents étaient sellier à Saint-<br />

51


Étienne, un pays. (Chaize était le père de Chaize, le maître voilier. Ils devaient faire<br />

ensemble la guerre de 14/18). Le samedi soir, ils avaient dépensé un peu trop d'argent dans<br />

une boite de nuit. Le dimanche, démunis, ils s'étaient ennuyés à traîner dans les rues de<br />

cette belle ville. Ils étaient rentrés à la caserne bien avant minuit.<br />

Au printemps, les dragons de Lunéville étaient partis vers la ligne bleue des<br />

Vosges effectuer leurs grandes manœuvres, galoper le long de la frontière. Ils avaient<br />

chargé sabre au clair près les bords de la Seille pendant que des pétards de cavalerie<br />

éclataient dans les jambes des chevaux et que, de l'autre côté de la rivière frontière, les<br />

regardaient, s<strong>ou</strong>pçonneux, les soldats allemands avec leurs n<strong>ou</strong>veaux casques à pointe t<strong>ou</strong>t<br />

gris. Ils avaient appris, plus à l'écart afin d'éviter t<strong>ou</strong>t incident diplomatique, à décharger au<br />

galop leurs m<strong>ou</strong>squetons sur des cibles m<strong>ou</strong>vantes. Au 14 Juillet, l'Escadron Noir devait<br />

défiler à Paris à la revue de Longchamps. Avant la revue, en lever de rideau, <strong>Auguste</strong> et une<br />

dizaine de ses camarades déguisés en cosaques devaient effectuer quelques passages devant<br />

les tribunes en exécutant quelques acrobaties, et dans une dernière charge au gallop,<br />

ramasser leurs m<strong>ou</strong>squetons posés à terre et abattre au tir des cibles m<strong>ou</strong>vantes.<br />

Une partie du champ de manœuvres des dragons de Lunéville avait été réservée à<br />

un «f<strong>ou</strong> du ciel». Elle avait été clôturée par une barrière. Sur un côté, le dos à la barrière<br />

avait été construit un grand hangar en tôles et un bâtiment fermé éclairé par une fenêtre et<br />

une porte vitrée. Pendant leurs instants de repos, les dragons curieux s'approchaient de la<br />

barrière. Ils n'y voyaient rien, il semblait qu'il y avait trois hommes qui construisaient<br />

quelque chose à l'intérieur du hangar. Un j<strong>ou</strong>r, ils virent sortir de ce hangar un curieux<br />

engin, une sorte de libellule géante <strong>ou</strong> plutôt une énorme araignée à voiles montée sur des<br />

r<strong>ou</strong>es de bicyclettes. <strong>Auguste</strong>, surpris, avait reconnu parmi les trois hommes le c<strong>ou</strong>reur<br />

automobile du champ de c<strong>ou</strong>rses de Stresa. Il paraissait être le chef. Oh! Oh! cria <strong>Auguste</strong>,<br />

p<strong>ou</strong>r attirer sur lui son regard. Le pilote le reconnut, levant les bras au ciel, il lui fit signe de<br />

s'approcher du portail pratiqué dans la barrière, l'<strong>ou</strong>vrit et s'exclama en lui tapant dans le<br />

dos : « Bonj<strong>ou</strong>r Kronprinz, tu as abandonné tes seigneurs Teutons! » Il l'entraina vers son<br />

curieux engin. « Tu vois, j’essaie de voler avec mon aéroplane. Si tu veux venir m’aider,<br />

j’en parlerai à tes supérieurs ». Les allusions au Kronprinz et aux seigneurs Teutons,<br />

avaient été répétées au capitaine Lapierre et lui avaient fait dresser l'oreille. Il les répéta au<br />

commandant Berger, qui lui apprit que l'aéronaute lui avait demandé si le cavalier <strong>Paret</strong><br />

qu'il avait connu à Stresa, p<strong>ou</strong>vait l'aider dans ses essais.<br />

Le commandant décida d'accéder à sa demande et de les faire surveiller t<strong>ou</strong>s les<br />

deux. Il déchargea le cavalier <strong>Paret</strong> de reprises et d'entrainement à cheval dont il n'avait nul<br />

besoin afin de consacrer ces moments rendus libres à aider le constructeur de l'aéroplane.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

52


Celui-ci expliqua à <strong>Auguste</strong> : « Je me suis inspiré de Santos Dumont, de sa Demoiselle,<br />

d’Henri Farman aussi, mais jusqu’à présent je n’ai pas eu beauc<strong>ou</strong>p de succès ».<br />

Le travail d'<strong>Auguste</strong> consistait, avec les deux autres aides, à retenir l'appareil<br />

pendant que le moteur chauffait et que l'hélice prenait de la vitesse. Puis au «Go!» du<br />

pilote, ils devaient le lâcher brusquement. L'aéroplane partait, faisait quelques bonds et<br />

retombait, s'écrasant dans un bruit de ferraille, de bois cassé, de tissus déchirés et de r<strong>ou</strong>es<br />

de bicyclettes brisées. Le pilote s'extirpait de cette carcasse parfois avec quelques<br />

meurtrissures. <strong>Auguste</strong> et les deux aides ramenaient les débris de l'appareil. Puis venaient<br />

de longs j<strong>ou</strong>rs de réparation, de rafistolage. Notre aéronaute n'était pas le seul à tenter de<br />

voler. Dans d'autres coins de France, des f<strong>ou</strong>s du ciel eux aussi essayaient. P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s, les<br />

débuts étaient difficiles, car t<strong>ou</strong>s gardaient jal<strong>ou</strong>sement leurs secrets.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, notre inventeur fit quelques progrès quand les frères Voisin consentirent à<br />

lui vendre à crédit un de leurs moteurs à explosion. Ce n<strong>ou</strong>veau moteur plus puissant lui<br />

avait permis d'al<strong>ou</strong>rdir son aéroplane. Il avait installé des r<strong>ou</strong>es plus solides, une armature<br />

plus forte ass<strong>ou</strong>plie par des haubans placés plus judicieusement. Mais t<strong>ou</strong>t l'argent qu'il<br />

avait gagné dans les c<strong>ou</strong>rses automobiles y était passé et il ne savait plus comment<br />

continuer car, si le g<strong>ou</strong>vernement l'avait beauc<strong>ou</strong>p aidé, il ne recevait pas de subventions.<br />

Dix j<strong>ou</strong>rs de permission avaient ramené <strong>Auguste</strong> à Montbrison. Il s'était trimbalé,<br />

morose, de maman Gabrielle à Antoine, de Clément à son copain Lévy, de l'âne Rémy au<br />

jardin de Champdieu. A Chalain-d'Uzore il avait évité le haras d'Emeline de Vimont, à quoi<br />

bon! A Saint-Étienne, il avait vu son petit frère Claudius, Mme Jullien avait admiré son<br />

uniforme pendant que son mari essayait le casque. Georgette p<strong>ou</strong>ponnait. Les deux<br />

jumeaux de <strong>Benoît</strong>e étaient morts de la coqueluche. Il s’était senti s<strong>ou</strong>lagé en montant dans<br />

le train qui le ramenait à Lunéville. Il était maintenant brigadier et c'était lui qui expliquait<br />

la caserne et le service militaire aux n<strong>ou</strong>velles recrues. La surveillance du capitaine<br />

Lapierre et de l'adjudant Guydat n'avait rien décelé de suspect dans le comportement<br />

d'<strong>Auguste</strong>. En octobre, <strong>Auguste</strong> avait été envoyé par son régiment à Biarritz participer à un<br />

grand conc<strong>ou</strong>rs de tir. Il en était revenu avec le trophée du deuxième prix.<br />

S<strong>ou</strong>vent la pensée d'<strong>Auguste</strong> s'évadait vers Mlle de Vimont. Il la voyait dans son<br />

costume d'amazone, longue, mince, le sérieux de son visage parfois animé d'un léger<br />

s<strong>ou</strong>rire <strong>ou</strong> d'un rire aérien. Ses yeux sombres pailletés d'or légèrement écartés d'un nez doit<br />

et fin, se mettaient alors à briller de gaieté, son visage à l'ovale légèrement allongé s<strong>ou</strong>s des<br />

cheveux torsadés châtain foncés, s'animait de plaisir. Jamais <strong>Auguste</strong> n'avait osé approcher<br />

une main de son corps. S'il s'était parfois permis de passer son bras derrière ses épaules, il<br />

avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs arrêté son geste avant de les t<strong>ou</strong>cher. A Lunéville, le prestige des dragons et<br />

particulièrement des dragons de l'Escadron Noirs était si fort auprès de la gent féminine que<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

53


les conquêtes étaient faciles. <strong>Auguste</strong> en avait profité quelquefois. Lorsqu'il approchait une<br />

femme, il pensait tr<strong>ou</strong>ver celle qui le délivrerait du s<strong>ou</strong>venir lancinant de Mlle de Vimont.<br />

Il le croyait tant qu’elle se montrait réticente, mais dès qu'elle avait succombé à son désir,<br />

le s<strong>ou</strong>venir de Mlle de Vimont revenait plus fort que jamais et l'éloignait de sa n<strong>ou</strong>velle<br />

conquête.<br />

Enfin arriva le j<strong>ou</strong>r de la quille. T<strong>ou</strong>s avaient, deux j<strong>ou</strong>rs plus tôt, rendu à<br />

l'armurier leurs m<strong>ou</strong>squetons, dûment graissés après inspection du maréchal des logis. Ils<br />

avaient remis leurs sabres au préposé qui en avait examiné le fil et guetté la moindre pique<br />

de r<strong>ou</strong>ille. Il en avait été de même p<strong>ou</strong>r leurs casques et la tenue no 1. La veille du départ,<br />

ils avaient rapporté au palefrenier leur selle et les harnachements de leurs chevaux. <strong>Auguste</strong><br />

avait flatté l'encolure, gratté le front et embrassé les naseaux de Lancier, il ressentait<br />

davantage de peine à se séparer d'un cheval que d'une femme, la seule à laquelle il rêvait,<br />

Emeline de Vimont, était mariée. La veille du départ aussi, le garde-mites avait rendu les<br />

sacs de toile brune dans lesquels chacun avait mis, deux ans plus tôt, ses vêtements civils.<br />

<strong>Auguste</strong> en avait sorti une défroque fripée d'un aussi long séj<strong>ou</strong>r. Il l'avait portée au tailleur<br />

qui lui montra l'amoncellement de vêtements civils qu'il avait à rafraîchir. Finalement<br />

c'était la grosse fille du cantinier, qui les lui avaient repassés. Il avait revêtu ces vêtements<br />

qui lui avaient paru tristes, étriqués et qui le gênaient aux ent<strong>ou</strong>rnures. Les libérables<br />

avaient réuni leurs effets militaires dans la grande c<strong>ou</strong>verture brune et afin d'éviter le<br />

passage difficile des portes, ils avaient lancé par la fenêtre leurs baluchons dans la c<strong>ou</strong>r. A<br />

l'habillement, les aides du garde-mites cr<strong>ou</strong>laient s<strong>ou</strong>s l'avalanche des vêtements, essayant<br />

d'inspecter, de classer vestes, culottes, s<strong>ou</strong>s-vêtements, treillis. Les cordonniers s'occupaient<br />

des bottes, les galoches revenaient au sabotier.<br />

Le soir, les dragons avaient ciré leurs chaussures avec le cirage du régiment et t<strong>ou</strong>s<br />

ensemble ils avaient bu le champagne du départ. L'un d'eux, Rémon, s'était acheté un<br />

superbe costume civil, mais avait <strong>ou</strong>blié la chemise. Le lendemain, il était parti le torse nu<br />

s<strong>ou</strong>s la veste, la cravate consciencieusement n<strong>ou</strong>ée aut<strong>ou</strong>r de c<strong>ou</strong>, copieusement charrié par<br />

les copains. Au matin, dans la c<strong>ou</strong>r du quartier, après un dernier garde à v<strong>ou</strong>s et un à<br />

droite... oite, ils avaient marché au pas jusqu'au poste de garde. La grille franchie, ils<br />

s'étaient envolés jusqu'aux cafés voisins.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

15. L<strong>ou</strong>ise<br />

<strong>Auguste</strong> était revenu et avait tr<strong>ou</strong>vé à Saint-Étienne, place de l'Hôtel de ville, au<br />

salon Justinard, une place de coiffeur p<strong>ou</strong>r homme. Après les prestigieuses années passées<br />

54


auprès du Kronprinz et à l'Escadron Noir, il se retr<strong>ou</strong>vait dans la modeste condition de<br />

garçon coiffeur. Il était allé revoir la famille Julien et avait repris ses soirées de Nain Jaune.<br />

Au salon de coiffure il avait retr<strong>ou</strong>vé son copain Chaize qui venait s'y faire c<strong>ou</strong>per les<br />

cheveux et qui maintenant aidait son père à la sellerie de la rue Robert. Ensemble ils<br />

parlaient de Lunéville, des dragons, des filles. Un dimanche, Chaize avait entraîné <strong>Auguste</strong><br />

à l'hippodrome de Villars voir c<strong>ou</strong>rir les chevaux. Ils y avaient tr<strong>ou</strong>vé Tiollier, un autre<br />

camarade des dragons de Lunéville, celui-ci était maintenant employé à la préfecture.<br />

S'étaient joints à eux les frères Bedel, eux aussi ancien dragons. Ils avaient repris le haras<br />

de leur père, par eux <strong>Auguste</strong> avait appris que Emeline de Vimont (ils ne p<strong>ou</strong>vaient pas<br />

l'appeler autrement, ne p<strong>ou</strong>vant admettre son nom de femme), son père étant mort, avait<br />

repris en main le haras de ses parents. Mais si les frères Bedel se consacraient aux chevaux<br />

de c<strong>ou</strong>rses, Emeline comme son père se consacrait à l'élevage. Son mari traînait à droite et<br />

à gauche, buvant dans les cafés et les bars, la trompant avec des prostituées <strong>ou</strong> des filles de<br />

ferme.<br />

Cette équipe avait fait connaître à <strong>Auguste</strong>, dans le quartier des Plaines à<br />

Andrézieux, un terrain d'entraînement. La piste était son nom. Ils demandèrent à <strong>Auguste</strong>,<br />

le seul qui soit resté mince, de monter leurs chevaux. <strong>Auguste</strong> avait même participé en<br />

qualité de jockey à quelques c<strong>ou</strong>rses d'obstacles aux hippodromes de Villars, de Saint-<br />

Galmier <strong>ou</strong> de Feurs. Il y avait aperçu Emeline de Vimont. Il s'était caché d'elle, refusant<br />

même de c<strong>ou</strong>rir ces j<strong>ou</strong>rs-là. Les Julien, leur Anglais et Mlle Buhet, celle-ci s<strong>ou</strong>s son<br />

ombrelle, fréquentaient aussi les champs de c<strong>ou</strong>rse. Si M. Julien, les p<strong>ou</strong>ces dans les<br />

bretelles, ne quittait pas le Pari Mutuel et y perdait l'argent gagné dans la semaine, l'Anglais<br />

fréquentait assidûment le paddock. <strong>Auguste</strong> y croisa une fille, il apprit son nom, Marie<br />

Magan, dont le père était maître verrier. Ensemble chez la mère Domblide, ils avaient dansé<br />

au son d'un piano mécanique et mangé la friture. Bientôt ils avaient caché leur am<strong>ou</strong>r dans<br />

les chambres d'hôtels.<br />

Marie Magan avait une amie d'enfance, L<strong>ou</strong>ise Laroche. Ensemble elles avaient<br />

fréquenté l'école primaire. L<strong>ou</strong>ise Laroche était aussi sage que Marie Magan était<br />

émancipée. Cela n'empêchait pas qu'elles fussent les meilleures amies du monde. Marie<br />

avait très tôt perdu sa mère. Son père t<strong>ou</strong>t au long de la j<strong>ou</strong>rnée s<strong>ou</strong>fflait des b<strong>ou</strong>teilles à la<br />

verrerie et entrait le soir chez lui épuisé. Marie, qui tenait tant bien que mal la maison, avait<br />

vaguement appris la c<strong>ou</strong>ture. Seule, elle restait t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée livrée à elle-même. Le<br />

contraste entre Marie Magan et L<strong>ou</strong>ise Laroche existait aussi physiquement. Marie était une<br />

fille mince et brune aux yeux noirs, avenante et rieuse, L<strong>ou</strong>ise Laroche, blonde aux yeux<br />

d'azur, distante et réservée avait été dès l'école primaire surnommée par ses camarades: la<br />

marquise de la Roche. Sa mère, Julie, rigide et sévère, était une fille de la forêt. Ses aïeux<br />

avaient été scieurs de long, puis ils avaient créé leur scierie dans les Monts du Lyonnais au<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

55


col de la Bûche, entre Rhône et Loire. Son mari, Alexandre, natif d'un village voisin avait,<br />

ce qui se pratiquait alors, tiré un mauvais numéro au tirage au sort et avait dû effectuer sept<br />

ans de service militaire. Il avait, dans un régiment de Z<strong>ou</strong>aves, b<strong>ou</strong>rlingué en Afrique du<br />

Nord, participé à la prise de Constantine et à la campagne de Tunisie. Il était parvenu au<br />

grade de sergent major, porte drapeau de son régiment. Il avait remarqué Julie Déal sept ans<br />

plus tôt. Celle-ci l'avait attendu.<br />

Enfin mariés, ils avaient habité la petite ferme des Laroche de c commune de<br />

Belmont-de-la-Loire sise dans le creux de la vallée, une lieue au nord du col de la Bûche.<br />

C'est là que leur étaient née en octobre 1888 une fille pompeusement baptisée Marie-<br />

L<strong>ou</strong>ise, Joséphine, le nom des deux impératrices. Alexandre, après ses années d'Afrique du<br />

Nord, avait perdu sa fibre paysanne. Il brigua et obtint le titre de facteur des postes. Nommé<br />

à Andrézieux, gros village situé à la naissance de la plaine du Forez, il devait porter le<br />

c<strong>ou</strong>rrier dans les communes voisines de B<strong>ou</strong>théon et de Saint-Just-sur-Loire. Les revenus<br />

de la famille Laroche étaient modestes et Julie cherchait du travail. Elle était entrée comme<br />

aide cuisinière au château Mart<strong>ou</strong>ret. Les Mart<strong>ou</strong>ret étaient des châtelains de fraîche date.<br />

Ils faisaient partie de ces n<strong>ou</strong>veaux industriels à qui s<strong>ou</strong>riait l'avenir. Ils fabriquaient des<br />

serrures, les serrures J.M. étaient connues en Europe et arrivaient aux Amériques. Ils<br />

avaient à Andrézieux, ce n<strong>ou</strong>veau village au bord de la Loire en pleine expansion, à une<br />

demi-heure de calèche de Saint-Étienne, fait construire un château dans un mélange de<br />

styles L<strong>ou</strong>is XIII et Grand siècle. Ils avaient cependant su éviter le prétentieux de ces<br />

châteaux que faisait construire une n<strong>ou</strong>velle noblesse, les industriels, et qui fleurissaient<br />

aut<strong>ou</strong>r des villes. Cette tâche accomplie, il avait transmis à son gendre, M. Durand, la<br />

direction de son entreprise. Ce dernier avait modernisé le château, fait installer le chauffage<br />

central à vapeur, des salles de bains. Il s'était acheté une automobile et avait embauché un<br />

chauffeur.<br />

Sérieuse et travailleuse, Julie Laroche était appréciée au château; elle en était<br />

devenue la g<strong>ou</strong>vernante et régnait sur le personnel : les deux femmes de chambre, Mme<br />

B<strong>ou</strong>tet qui dirigeait l'entretien du château et son mari qui en était le jardinier, le cuisiner et<br />

le cocher. Au début elle avait eu t<strong>ou</strong>te une hiérarchie à respecter, mais rapidement elle sut<br />

s'imposer avec tact à t<strong>ou</strong>t le personnel. M. Mart<strong>ou</strong>ret avait logé Julie Laroche et sa famille<br />

dans une dépendance du château. Marie-L<strong>ou</strong>ise Joséphine était devenue la camarade des<br />

deux filles Durand. L'aînée qui avait son âge, s'appelait Marie, l'habitude se prit au château<br />

d'appeler la fille de la g<strong>ou</strong>vernante simplement L<strong>ou</strong>ise.<br />

Après le certificat d'étude, les parents de L<strong>ou</strong>ise avaient envisagé de lui faire<br />

fréquenter l'école supérieure jusqu'au brevet. Seules existaient deux écoles supérieures,<br />

l'une à Saint-Étienne, l'autre à Montbrison. M. Durand trancha, sur l'instance de ses filles,<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

56


L<strong>ou</strong>ise suivrait les c<strong>ou</strong>rs de Mademoiselle. Mlle Grange était la préceptrice des filles<br />

Durand. La vie au château, la compagnie des deux filles Durand éloigna L<strong>ou</strong>ise de Marie<br />

Magan. Pondérée, studieuse, L<strong>ou</strong>ise Laroche fut une animatrice p<strong>ou</strong>r les études des filles<br />

Durand. Cette vie calme, ponctuée par la messe du dimanche, les jeux dans le parc du<br />

château, le jeu de volant, les grâces, la balançoire, les sorties de L<strong>ou</strong>ise avec son père<br />

qu'elle adorait fut interrompue par un incident dramatique : L<strong>ou</strong>ise contracta la fièvre<br />

typhoïde. Ent<strong>ou</strong>rée de ses parents et de leurs soins attentifs, sa mère, froide, sévère mais<br />

efficace, de la famille Durand déplaçant les meilleures sommités médicales de l'époque,<br />

L<strong>ou</strong>ise eut raison de cette maladie infectieuse que l'on connaissait mal et qui était s<strong>ou</strong>vent<br />

mortelle.<br />

La maladie l'avait longtemps enfermée dans un espace éthéré, glacé, gris argenté.<br />

Puis elle était entrée dans la zone calme de la maladie, la plus dangereuse. D’avant, pendant<br />

le délire de la fièvre, elle ne se s<strong>ou</strong>venait de rien. Son père lui avait dit : « Tu avais peur des<br />

serpents qui essayaient de monter sur ton lit. — Diète complète, avait dit le médecin. Il lui<br />

avait expliqué : — Les parois de votre intestin sont devenues minces, aussi minces qu’une<br />

feuille de papier à cigarette. Le moindre élément solide peut les crever ». Oisive, elle<br />

s'intéressait à des choses qui en temps ordinaire l'auraient laissée indifférente, le gris de<br />

l'aube derrière les rideaux de sa chambre, la promenade que faisait un rayon de soleil aut<strong>ou</strong>r<br />

de la pièce. Sa mère qui lui montait, à moins que ce fût son père, une purée si claire qu'elle<br />

aurait pu la boire. Immobile, sans force, elle n'avait même pas faim. T<strong>ou</strong>t à l'heure, on la<br />

porterait d<strong>ou</strong>cement sur une chaise longue près de la fenêtre. Elle verrait le gazon et les<br />

arbres dans le parc. Les deux filles Durand <strong>ou</strong> le jeudi quelques copines de l'école primaire<br />

viendraient la voir, gauches, compassées, on leur avait tant recommandé de ne pas la faire<br />

rire, son intestin était si fragile.<br />

Quarante, quarante j<strong>ou</strong>rs de diète avait dit le docteur. L<strong>ou</strong>ise regardait ses mains<br />

amaigries, blanches aux veines apparentes, ses bras sans muscles. Elle essayait de lire, de<br />

reprendre ses livres de classe. Mlle Grange montait la voir. Le brevet approchait. À la<br />

cuisine on avait aj<strong>ou</strong>té de la cervelle d'agneau <strong>ou</strong> de chevreau à sa purée, quelques potages.<br />

Maintenant elle avait faim, très faim. Elle v<strong>ou</strong>lait revivre. Elle eut la volonté de chasser<br />

cette pensée de maladie. Alors ses j<strong>ou</strong>es lui semblèrent moins creuses, le bleu de ses yeux<br />

lui parut plus clair; Elle se tr<strong>ou</strong>vait presque belle. Elle reprit de la dignité. Elle redevenait<br />

Mlle de la Roche. Studieuse, elle dévorait ses livres de classe et obtint son Brevet d'études<br />

Supérieures. Elle présenta sa candidature à la fonction de stagiaire au bureau de poste<br />

d'Andrézieux, elle y fut nommée. La présence de son père avait certainement pesé d'un<br />

certain poids, bien que celui-ci, discret, n'ait demandé aucune faveur p<strong>ou</strong>r sa fille.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

57


Julie quitta le service des Durand et la famille Laroche s'en alla loger dans une<br />

coquette maison de la place du village. C'était une petite maison jaune à la porte d'entrée et<br />

aux fenêtres ent<strong>ou</strong>rées d'un large encadrement de ciment blanc, deux fenêtres en bas, deux<br />

en haut, peintes en vert. La porte d'entrée était en noyer vernis avec d'épaisses m<strong>ou</strong>lures<br />

encadrant des pointes de diamants. Son grand vitrage jaune était protégé par une grille en<br />

fonte <strong>ou</strong>vragée que L<strong>ou</strong>ise avait peinte elle-même argent et or. Pimpante et coquette, c'est<br />

ainsi que se présentait la maison des Laroche sur le côté bas de la petite place triangulaire<br />

ombragée par ses platanes.<br />

Si v<strong>ou</strong>s tiriez la clochette qui tintait gaiement, Mme Laroche <strong>ou</strong> sa fille qui s'était<br />

précipitée la première, v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>vrait la porte, v<strong>ou</strong>s étiez alors reçu par le frais s<strong>ou</strong>rire de<br />

L<strong>ou</strong>ise, <strong>ou</strong> l'accueil plein de dignité de Mme Julie Laroche. Un étroit c<strong>ou</strong>loir dallé de<br />

carreaux noir et blanc posés en diagonale, conduisait votre regard jusqu'à la porte vitrée du<br />

jardin. A gauche, un escalier montait aux chambres, à droite une d<strong>ou</strong>ble porte vitrée à petits<br />

carreaux, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte, laissait voir la salle à manger au parquet de chêne<br />

soigneusement ciré, donnant sur le jardin. Les Laroche avaient meublé cette salle à manger<br />

d'un buffet en noyer à deux corps séparés par une galerie, les quatre portes de ce buffet<br />

étaient sculptées de fins rinceaux renaissance. La table ronde disparaissait s<strong>ou</strong>s une grande<br />

nappe lamée or; t<strong>ou</strong>t près, quelques chaises cannées, deux fauteuils. Le silence de la pièce<br />

était seul tr<strong>ou</strong>blé par le lent tic-tac d'une haute horloge au battant de cuivre et de laiton qui<br />

se balançait, jetant des éclats lumineux en mesurant le temps. Le son argentin animait l'air<br />

de la pièce à chaque quart, le son plus grave de l'heure répété une seconde fois semblait<br />

dire: « Dépêchez-v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s allez être en retard ». Face à la porte vitrée, une cheminée de<br />

marbre gris c<strong>ou</strong>vait une salamandre qui r<strong>ou</strong>geoyait les j<strong>ou</strong>rs d'hiver. Sur la cheminée,<br />

devant une glace ent<strong>ou</strong>rée d'un cadre L<strong>ou</strong>is XVI, trônait une pendule empire d'or et d'onyx<br />

blond. Aux murs, tapissés d'un papier peint vert céladon encadré de fines rayures blanches,<br />

étaient accrochés deux chromos dans leurs cadres vert amande et or. On était surpris d'y<br />

voir représenté, sur l'un La partie de cartes de Cézanne, sur l'autre Les nymphéas de Monet.<br />

Qui les avaient choisis, Julie, Alexandre, <strong>ou</strong> L<strong>ou</strong>ise?<br />

Les deux fenêtres donnant sur la place n'étaient pas encadrées de l<strong>ou</strong>rdes tentures<br />

comme le v<strong>ou</strong>lait la mode de l'époque, seuls des rideaux faits au crochet préservaient<br />

l'intimité de cette pièce que la maîtresse des lieux v<strong>ou</strong>lait lumineuse. Sur un haut porteplante,<br />

un phénix et un capillaire apportaient une note de fraîcheur. On ne mangeait dans<br />

cette pièce qu'à de rares occasions, les repas se prenaient à la cuisine. On mangeait l'été<br />

dans la c<strong>ou</strong>rette à l'abri de rosiers grimpants. Une haie de roses m<strong>ou</strong>sseuses, ces roses<br />

anciennes ainsi appelées car leurs tiges portaient p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes épines une m<strong>ou</strong>sse de fines<br />

aiguilles incapables de percer l'épiderme du doigt le plus délicat, cachait le potager, le<br />

domaine d'Alexandre. C'était un grand mot p<strong>ou</strong>r quatre rangs de haricots, deux de poireaux,<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

58


un petit carré de pommes de terre n<strong>ou</strong>velles, quelques salades et des fraises soignées par<br />

L<strong>ou</strong>ise. Sur le côté, une treille séparait du voisin, de l'autre quelques framboisiers, au fond<br />

une haie de poiriers en espalier. Un majestueux cognassier apportait l'ombre et ses fruits<br />

p<strong>ou</strong>r la confiture. En la voyant, v<strong>ou</strong>s compreniez t<strong>ou</strong>t ce qu'une maison peut v<strong>ou</strong>s<br />

apprendre sur ses occupants. Alexandre avait offert à sa fille une mandoline, qui emplissait<br />

la maison de ses sérénades.<br />

Les filles Durand étaient parties à Paris continuer leurs études, les femmes savantes<br />

étaient encore mal vues en province. L<strong>ou</strong>ise Laroche prit place derrière le guichet grillagé<br />

du petit bureau de poste d'Andrézieux. Cette activité lui convenait, la receveuse était<br />

avenante. Elle était heureuse de voir son père aller et venir, prenant le c<strong>ou</strong>rrier, emportant<br />

les lettres recommandées. Voir entrer et sortir les clients lui plaisait. Les habitués<br />

l'appelaient maintenant Mlle Laroche. Marie Magan venait s<strong>ou</strong>vent bavarder avec elle.<br />

L<strong>ou</strong>ise c<strong>ou</strong>lait des j<strong>ou</strong>rs heureux entre ses parents, ses livres et son merle parleur qui<br />

l'appelait L<strong>ou</strong>iiise vingt fois par j<strong>ou</strong>r, sifflant éperdument le matin sur le seuil de la porte de<br />

sa cage t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte.<br />

En novembre 1907 le drame survint, L<strong>ou</strong>ise venait d'avoir dix-neuf ans, son père<br />

revenait de sa distribution de c<strong>ou</strong>rrier qu'il faisait l'après-midi à Saint-Just-sur-Loire. En<br />

novembre les j<strong>ou</strong>rs sont c<strong>ou</strong>rts, la nuit était là. Une petite lampe à huile éclairait faiblement<br />

la r<strong>ou</strong>te devant sa bicyclette. Le cocher d'une voiture de maître tirée par deux chevaux serra<br />

la droite du chemin p<strong>ou</strong>r arrondir la c<strong>ou</strong>rbe qui lui permettait de prendre à gauche l'allée du<br />

château Mermier, un autre industriel. Il renversa le père de L<strong>ou</strong>ise. La poitrine enfoncée,<br />

plusieurs fractures, il devait m<strong>ou</strong>rir deux j<strong>ou</strong>rs plus tard, il avait 52 ans. L<strong>ou</strong>ise après la<br />

mort de son père fit une dépression. Son merle venait d'être mangé par Mistigri, le chat du<br />

voisin, ce fut trop. Sa mère, avec t<strong>ou</strong>te la fierté des Déal, refusa la pension que lui offrait<br />

l'administration, avec une phrase à la Mirabeau: « Je ne veux pas profiter de la mort de mon<br />

mari ». Elle sec<strong>ou</strong>a sa fille qui reprit place derrière le guichet grillagé du bureau de la petite<br />

poste.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, une tentative de cambriolage fit peur à la receveuse, qui demanda à<br />

L<strong>ou</strong>ise de c<strong>ou</strong>cher près d'elle au bureau de poste. La mère de L<strong>ou</strong>ise donna son accord ne<br />

croyant pas à un ret<strong>ou</strong>r des cambrioleurs, ceux-ci revinrent. Ils firent, en menaçant de leurs<br />

revolvers les deux femmes seules, terrorisées, main basse sur la recette. Le bureau de tabac<br />

d'Andrézieux se tr<strong>ou</strong>vait vacant, l'État en offrit la gérance à la mère de L<strong>ou</strong>ise. La vie reprit<br />

tristement p<strong>ou</strong>r les deux femmes. Marie Magan confia à L<strong>ou</strong>ise qu'elle venait de faire<br />

connaissance d'un fringant jeune homme. « C’est un ancien dragon de l’Escadron Noir de<br />

Lunéville. Il a vécu à la c<strong>ou</strong>r de l’empereur d’Allemagne ». Elle entraîna L<strong>ou</strong>ise aux<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

59


c<strong>ou</strong>rses de chevaux à Saint-Galmier et lui présenta <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, <strong>Auguste</strong> ne plut pas à la<br />

chaste L<strong>ou</strong>ise. « C’est un viveur, c<strong>ou</strong>reur de filles », jugea-t-elle. Elle mit en garde son<br />

amie Marie qui s'en fichait, vivant p<strong>ou</strong>r l'instant présent.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

16. Le télégraphe<br />

L'État venait de nationaliser le télégraphe et le téléphone. Julie, voyant<br />

l'importance que prenait ces deux moyens de communication, p<strong>ou</strong>ssa sa fille à demander<br />

son transfert. L<strong>ou</strong>ise, sec<strong>ou</strong>ant la neurasthénie que lui avait laissé la mort de son père,<br />

apprit en un temps record le Morse. Elle fut félicitée à son examen de passage p<strong>ou</strong>r son<br />

habileté à traduire au son les points et les traits en langage clair. L<strong>ou</strong>ise nommée au<br />

télégraphe à Saint-Étienne, sa mère rendit avec s<strong>ou</strong>lagement le bureau de tabac à la régie.<br />

Elle n'avait jamais aimé cette vie sédentaire derrière un comptoir à vendre des timbres, des<br />

cigarettes <strong>ou</strong> peser du tabac extrait de ces l<strong>ou</strong>rds pots en grès, laissant une odeur forte aux<br />

doigts. Elle accepta enfin la pension que lui offrait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'État.<br />

Mme B<strong>ou</strong>tet, qui avait succédé à Julie Laroche dans la fonction de g<strong>ou</strong>vernante au<br />

château Mart<strong>ou</strong>ret, venait d'abandonner cet office. Elle attendait un second enfant et v<strong>ou</strong>lait<br />

se consacrer à sa famille. Son mari venait d'obtenir un emploi de jardinier à la ville de<br />

Saint-Étienne. Près du logement qu'ils avaient tr<strong>ou</strong>vé en haut de la rue des Chapes, un<br />

second se tr<strong>ou</strong>vait libre. Elle en fit part à Mme Laroche qui, abandonnant la lampe à<br />

pétrole, tr<strong>ou</strong>va enfin là le gaz, son réchaud et son éclairage.<br />

A la préfecture de Saint-Étienne on emménageait une partie des combles,<br />

s<strong>ou</strong>levant la toiture côté c<strong>ou</strong>r intérieure, y <strong>ou</strong>vrant des jacobines p<strong>ou</strong>r faire pénétrer la<br />

lumière et installer le télégraphe et le téléphone. Comme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs on était en retard. C'est<br />

parmi les gravats que L<strong>ou</strong>ise prit possession de son poste. <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> logeait et prenait<br />

pension dans un modeste hôtel-restaurant rue des Gris. L<strong>ou</strong>ise Laroche devait en<br />

descendant la rue des Chapes emprunter la rue des Gris p<strong>ou</strong>r se rendre au télégraphe. Un<br />

j<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> la croisa et la salua, L<strong>ou</strong>ise lui rendit sèchement son salut.<br />

Julie s'ennuyait ferme à ne rien faire. Le j<strong>ou</strong>rnal lu, le ménage expédié, elle<br />

feuilletait quelques livres de sa fille et préparait le repas de midi. L'après-midi, si le temps<br />

le permettait, elle allait un peu marcher dans les rues, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les mêmes, <strong>ou</strong> bien elle<br />

montait bavarder un moment avec Mme B<strong>ou</strong>tet qui p<strong>ou</strong>ponnait ses deux filles, Jeanne<br />

l'aînée et Isabelle la dernière. Parfois c'est avec l'épicière du rez-de-chaussée qu'elle allait<br />

causer un moment. Julie s<strong>ou</strong>ffrait d'être seule et en même temps se délectait de son<br />

indépendance après ces années serviles au château Mart<strong>ou</strong>ret et, elle n'osait se l'av<strong>ou</strong>er, de<br />

60


la liberté totale dont elle j<strong>ou</strong>issait après la mort de son mari. Charvet, le tailleur du coin,<br />

l'énervait à t<strong>ou</strong>rner aut<strong>ou</strong>r d'elle. Il est vrai que sa femme brune et noire de peau était un<br />

vrai hareng saur. Un amant, le mot ne lui faisait pas peur; elle n'avait pas encore 55 ans.<br />

Elle hésitait à franchir le pas.<br />

L'épicière du rez-de-chaussée qui vendait aussi des légumes, faisait le lait et les<br />

fromages, était b<strong>ou</strong>sculée les matins. Son mari qui travaillait à la forge d'un serrurier<br />

grommelait à midi si le repas n'était pas prêt. Julie s'offrit de l'aider, ne demandant aucune<br />

rémunération. « Entre voisins il faut bien se rendre service ». L'épicière qui ne v<strong>ou</strong>lait pas<br />

être en reste, lui remplissait chaque fois un filet de légumes, de fromages <strong>ou</strong> de fruits.<br />

<strong>Auguste</strong>, depuis qu'il avait rencontré L<strong>ou</strong>ise, cherchait à la revoir. Il s'était rendu<br />

compte qu'elle parc<strong>ou</strong>rait chaque j<strong>ou</strong>r les mêmes rues. Il s'arrangea p<strong>ou</strong>r la croiser et la<br />

saluer poliment sans jamais lui adresser la parole, ce qui exaspérait L<strong>ou</strong>ise, elle changea<br />

d'itinéraire. <strong>Auguste</strong> avait compris qu'elle travaillait à la poste et chercha à la croiser de<br />

n<strong>ou</strong>veau. Il se demandait p<strong>ou</strong>rquoi lui, si entreprenant, se tr<strong>ou</strong>vait si intimidé devant Mlle<br />

Laroche.<br />

P<strong>ou</strong>r L<strong>ou</strong>ise ce n'était pas le premier garçon qui la regardait. Il y avait t<strong>ou</strong>s les<br />

jeunes du télégraphe, manipulateurs, techniciens <strong>ou</strong> ingénieurs p<strong>ou</strong>r qui ces jeunes recrues<br />

féminines étaient une n<strong>ou</strong>veauté, mais dont L<strong>ou</strong>ise savait se débarrasser d'une pir<strong>ou</strong>ette.<br />

L<strong>ou</strong>ise raconta à Erminie Boyer, une collègue du télégraphe, ce garçon qui la saluait dans la<br />

rue et qui l'énervait. Cette collègue, la maitresse d'un médecin, la regarda de biais; Mlle<br />

Laroche, la sage, la marquise de la Roche serait-elle am<strong>ou</strong>reuse? Depuis la mort de son<br />

père, L<strong>ou</strong>ise confiait t<strong>ou</strong>t à sa mère. Un j<strong>ou</strong>r elle s'<strong>ou</strong>vrit à elle : « Il y a l’ami de Marie<br />

Magan qui m’ennuie », et comme Julie montrait des velléités d'aller dire à ce monsieur ce<br />

qu'elle pensait de sa conduite, L<strong>ou</strong>ise la retint. « Il est très correct. Lorsqu’il me croise, il<br />

me salue poliment. Il me connaît, Marie me l’a présenté, mais il ne me plaît pas. Je n’aime<br />

pas son genre ». Elle garda p<strong>ou</strong>r elle, qu'elle tr<strong>ou</strong>vait qu'il la croisait vraiment s<strong>ou</strong>vent.<br />

Julie, à qui la camaraderie de sa fille avec cette dévergondée de Marie Magan<br />

n'avait jamais plu, fit son enquête. Ce fut facile, de la rue des Chapes à la place de l'Hôtel<br />

de ville, t<strong>ou</strong>t le monde connaissait <strong>Auguste</strong>. « Il est garçon coiffeur au salon Justinard,<br />

place de l’Hôtel de ville ». Là, on lui apprit que le dimanche, s<strong>ou</strong>vent, il remplaçait des<br />

jockeys sur les champs de c<strong>ou</strong>rses. Il avait été dragon à Lunéville dans l'Escadron Noir. Il<br />

avait vécu à la c<strong>ou</strong>r de l'empereur d'Allemagne. « C’est un garçon d’avenir, il ne restera pas<br />

longtemps garçon coiffeur ».<br />

<strong>Auguste</strong> avait appris que L<strong>ou</strong>ise Laroche était manipulatrice au télégraphe. Elle<br />

paraissait être une personne pondérée et non une écervelée comme Marie Magan, et de plus<br />

une belle fille au teint de blonde, ce qui ne gâtait rien. Le qualificatif que lui donnaient ses<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

61


collègues de marquise de la Roche lui allait bien. P<strong>ou</strong>r retr<strong>ou</strong>ver Marie, <strong>Auguste</strong> devait<br />

aller à Andrézieux. Le temps, l'habitude, atténuaient la f<strong>ou</strong>gue de leurs rencontres. Le j<strong>ou</strong>r<br />

où, dans la chambre du petit hôtel de la place du village, Marie Magan l'avait laissé exténué<br />

et qu'il ne s'était pas réveillé p<strong>ou</strong>r rejoindre Saint-Etienne en vélo et reprendre son travail à<br />

neuf heures du matin au salon Justinard était du passé. T<strong>ou</strong>t le village avait ri, quand la<br />

patronne de l'hôtel, malgré ses c<strong>ou</strong>ps de poing répétés sur la porte de la chambre, n'avait pu<br />

le réveiller. Prise de panique, le croyant mort, elle avait fait appel aux pompiers. Ceux-ci<br />

avaient dressé leur échelle p<strong>ou</strong>r passer par la fenêtre <strong>ou</strong>verte de la chambre et réveiller<br />

<strong>Auguste</strong>. Julie et L<strong>ou</strong>ise n'étaient pas sans ignorer cette pantalonnade.<br />

<strong>Auguste</strong> se sentait arrivé à un carref<strong>ou</strong>r où il lui fallait prendre une décision. Deux<br />

r<strong>ou</strong>tes menaient dans deux directions opposées. L'une, vers une vie d'aventure, l'autre, celle<br />

d'un sage garçon coiffeur, se mariant avec une fille sage qui lui donnerait de beaux enfants.<br />

Il lui était encore trop tôt p<strong>ou</strong>r choisir, inconsciemment il s'assit au carref<strong>ou</strong>r, attendant que<br />

quelque chose <strong>ou</strong> quelqu'un vienne décider p<strong>ou</strong>r lui. C'était une tactique de j<strong>ou</strong>eur<br />

superstitieux. Julie Laroche pensait que venait le temps de marier sa fille, qu'<strong>Auguste</strong><br />

p<strong>ou</strong>rrait faire un bon parti. Il était bien un peu c<strong>ou</strong>reur, il faut bien que les garçons jettent<br />

leur g<strong>ou</strong>rme…<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

17. Le téléphone<br />

La marquise de la Roche lisait des romans à l'eau de rose et rêvait d'un prince<br />

charmant. Au téléphone, l'administration cherchait des jeunes femmes, leurs voix plus<br />

claires se faisaient mieux comprendre que celles des hommes. L<strong>ou</strong>ise, p<strong>ou</strong>r fuir les garçons<br />

qui au télégraphe l'importunaient un peu, posa sa candidature et y fut admise. Mme Fargère,<br />

la surveillante, l'initia au mystère des fiches et des petits tr<strong>ou</strong>s. Bientôt vint la rejoindre sa<br />

camarade Erminie Boyer, la maîtresse du docteur Linossier. Le téléphone, t<strong>ou</strong>t comme le<br />

télégraphe, avait été logé dans une autre partie du grenier de la préfecture, à travers les<br />

p<strong>ou</strong>tres de la charpente. C'était un emplacement provisoire. On allait déplacer les<br />

messageries postales et y installer un n<strong>ou</strong>veau central. Ce provisoire allait durer quatorze<br />

ans.<br />

Julie ne savait comment aborder son plan qui amènerait sa fille à accepter <strong>Auguste</strong><br />

<strong>Paret</strong> p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>x. Ni comment faire penser à ce dernier qu'il p<strong>ou</strong>rrait bien se marier avec<br />

L<strong>ou</strong>ise, mais elle ne d<strong>ou</strong>tait pas d'y arriver. Elle commença par t<strong>ou</strong>ches légères à mélanger<br />

<strong>Auguste</strong>, qui avait vécu à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne, à la vision du prince charmant dont rêvait<br />

L<strong>ou</strong>ise. Elle avait obtenu la complicité d’Erminie Boyer qui avait pris L<strong>ou</strong>ise en amitié, se<br />

62


tr<strong>ou</strong>vant des goûts semblables, t<strong>ou</strong>tes deux romantique, aimant les belles choses, se prêtant<br />

des livres, échangeant leurs robes <strong>ou</strong> leurs chaussures. Erminie sympathisa avec maman<br />

Laroche, cette femme de c<strong>ou</strong>rage et d'action qui savait la s<strong>ou</strong>tenir lors de ses moments<br />

dépressifs devant une mère malade et vieillie et un amant qui ne divorcerait jamais.<br />

Les voix fraiches des «demoiselles du téléphone» commençaient à ém<strong>ou</strong>voir<br />

certains usagers. Les soyeux Sauzéa et Colombet, les jeunes Guichard, J<strong>ou</strong>froy et Johann,<br />

fils du père Guichard, fondateur des établissements du Casino, étaient de ceux-là, parmi<br />

tant d'autres. Ils envoyèrent des fleurs à ces demoiselles inconnues du téléphone. Quelquesuns<br />

cherchèrent à les connaitre. Johann Guichard réussit à savoir que c'était une demoiselle<br />

Laroche qui lui répondait lorsqu'il demandait Paris. Il lui envoya des chocolats, des pâtes de<br />

fruits. Elle rapporta à sa mère les boites à demi entamées par ses collègues, cachant le petit<br />

mot qui se tr<strong>ou</strong>vait à l'intérieur. Maman Julie dressa l'oreille, Johann Guichard était un parti<br />

plus intéressant que <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>. On voyait s<strong>ou</strong>vent les frères Guichard traverser la ville<br />

dans leur magnifique automobile, une Dedion-B<strong>ou</strong>ton grand sport. Un troisième prétendant<br />

s'aj<strong>ou</strong>tait à la liste des s<strong>ou</strong>pirants de L<strong>ou</strong>ise. Mais celui-ci, Antoine Duraf<strong>ou</strong>r, n'avait<br />

aucune chance aux yeux de Julie, il était socialiste. Si elle avait pu deviner que celui-ci<br />

deviendrait maire de Saint-Etienne et même ministre…<br />

T<strong>ou</strong>tes les jeunes femmes du téléphone se faisaient des confidences, riant de leurs<br />

s<strong>ou</strong>pirants. Elles décoraient leur triste grenier avec les b<strong>ou</strong>quets de fleurs. La très sage<br />

Marie L<strong>ou</strong>ise Joséphine éc<strong>ou</strong>tait et pensait à la très am<strong>ou</strong>reuse Joséphine de Beauharnais. À<br />

Andrézieux, Marie Magan venait à de faire la connaissance d'un s<strong>ou</strong>ffleur de verre. L<strong>ou</strong>ise<br />

répondit plus calmement aux saluts d'<strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>. Elle fut elle-même surprise de se<br />

tr<strong>ou</strong>ver un j<strong>ou</strong>r assise avec lui à une petite table ronde de la terrasse du Café des négociants.<br />

Maman Julie et Erminie Boyer, n'avaient plus à intervenir. <strong>Auguste</strong> savait que la très sage<br />

fille Laroche ne serait à lui que dans le mariage. Un j<strong>ou</strong>r, il prit son costume noir, ses<br />

manchettes, son col blanc en celluloïd. Les gants blancs à la main, il se rendit rue des<br />

Chapes demander à Mme Laroche la main de sa fille. Celle-ci le reçut fraichement, il n'était<br />

plus l'élu de son coeur. « J’en parlerai à ma fille », se contenta de répondre Julie».<br />

Sa surprise fut grande lorsqu'elle dit à sa fille : « Le coiffeur <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> a osé te<br />

demander en mariage », elle s'attendait tellement à un rire de mépris! Mais L<strong>ou</strong>ise garda le<br />

silence et Julie vit briller ses yeux. Vraiment on ne p<strong>ou</strong>vait pas comprendre les filles. Elle<br />

allait la b<strong>ou</strong>sculer, lui dire quelle était folle. Cet aventurier, ce j<strong>ou</strong>eur, il passait des nuits au<br />

baccarat, ce c<strong>ou</strong>reur de filles, vraiment elle n'y pensait pas! Elle sut se retenir et préféra ne<br />

rien dire, attendre une manifestation de Johann. C'était le premier garçon qui la demandait<br />

en mariage, car elle n'avait pas transmis à L<strong>ou</strong>ise la demande d'Antoine Duraf<strong>ou</strong>r. C'était<br />

peut être simplement cette première demande qui avait fait briller ses yeux.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

63


L<strong>ou</strong>ise qui s'était tue, attendit avec impatience la prochaine rencontre avec <strong>Auguste</strong><br />

et lui dit avec candeur « <strong>ou</strong>i ». Elle n'osait pas aborder avec sa mère ce délicat sujet de<br />

préoccupation. Avec elle, <strong>Auguste</strong> était si d<strong>ou</strong>x, si gentil, si délicat, si réservé. Ses yeux<br />

étaient si ensorceleurs. Il savait t<strong>ou</strong>t, sur t<strong>ou</strong>tes choses, connaissait les dernières<br />

déc<strong>ou</strong>vertes de la science. Il savait parler des livres, des écrivains, des poètes. Il disait t<strong>ou</strong>t,<br />

clairement, sans emphases. Ensemble ils aimaient les belles choses. <strong>Auguste</strong> venait de<br />

tr<strong>ou</strong>ver en L<strong>ou</strong>ise la jeune femme qu'il cherchait depuis t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, la seule qui lui faisait<br />

<strong>ou</strong>blier Mlle de Vimont.<br />

L<strong>ou</strong>ise s'arma de c<strong>ou</strong>rage, elle se sentait majeure, elle dit brutalement à sa mère :<br />

« Je vais me marier avec <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> ». Julie sut réprimer la colère qu'elle sentait monter<br />

en elle. Elle lui répondit aussi brutalement. « Tu c<strong>ou</strong>ches avec lui? — Oui », lui répondit<br />

L<strong>ou</strong>ise bien que ce fût faux. Mme Laroche, femme de devoir et aussi parce que Johann<br />

Guichard ne s'était pas manifesté comme elle l'attendait, lui répondit sèchement : « Il faut<br />

v<strong>ou</strong>s marier t<strong>ou</strong>t de suite ». Le mariage eut lieu sans grandes pompes, L<strong>ou</strong>ise en robe<br />

blanche très simple, quelques parent et amis seulement, dans la petite église de la Nativité,<br />

la plus pauvre de Saint-Etienne. N<strong>ou</strong>s étions le 17 juillet 1911. L<strong>ou</strong>ise avait 23 ans,<br />

<strong>Auguste</strong> allait en avoir 26.<br />

Julie, devenue p<strong>ou</strong>r ses voisins la mère Laroche, garda t<strong>ou</strong>te sa vie une dent contre<br />

ce gendre quelle n'avait pas désiré, <strong>ou</strong>bliant qu'il avait au début été l'objet de ses pensées.<br />

Charvet le tailleur t<strong>ou</strong>rnait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aut<strong>ou</strong>r d'elle. Elle n'avait que 56 ans, elle ne se sentait<br />

par vieille. Charvet avait réussi à engrosser son hareng saur d'ép<strong>ou</strong>se. Julie était fort<br />

présentable. Que se passa-t-il, personne jamais n'en sut rien. Losthe le marchand de vin de<br />

Montbrison et son ép<strong>ou</strong>se qui avaient assisté au mariage, connaissaient un collègue à Saint-<br />

Etienne, rue du treuil, M. Buferne, près des ponts de Carnot, ce viaduc de chemin de fer qui<br />

traverse d'est en <strong>ou</strong>est t<strong>ou</strong>te la ville de Saint-Etienne. Au rez-de-chaussée se tr<strong>ou</strong>vaient ses<br />

bureaux, au-dessus, ses appartements, au second étage, deux logements, l'un d'eux était<br />

libre. Pendant que les jeunes mariés étaient partis en voyage de noces à Turin en Italie, Julie<br />

prit possession des lieux en leur nom. Ils tr<strong>ou</strong>vèrent à leur ret<strong>ou</strong>r un appartement en partie<br />

aménagé.<br />

Les Buferne avaient une fille, Berthe. Elle était née avec le siècle, le premier<br />

janvier 1900, elle allait avoir onze ans. Si elle sentait que Mme <strong>Paret</strong> était chez elle, vite<br />

elle grimpait la voir. L<strong>ou</strong>ise savait si bien lui expliquer ses devoirs, que t<strong>ou</strong>t de suite elle les<br />

comprenait. P<strong>ou</strong>r le j<strong>ou</strong>r de l'an qui était aussi le j<strong>ou</strong>r de l'anniversaire de Berthe, les<br />

Buferne avaient invité le jeune ménage <strong>Paret</strong> et aussi Mme Laroche. On ne p<strong>ou</strong>vait pas la<br />

laisser seule.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

64


Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

18. Le salon de la poste<br />

Un salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme était à vendre au 17 de la rue de la Préfecture,<br />

<strong>Auguste</strong> se présenta p<strong>ou</strong>r le visiter. Il n'était pas très grand, à l’arrière, le logement était<br />

modeste. Ses économies aussi étaient modestes, il avait trop gaspillé d'argent au jeu. Avec<br />

son ép<strong>ou</strong>se, ils comptaient et recomptaient leurs pièces blanches. Julie n'avait que sa<br />

retraite, elle leur aligna bien quelques écus, mais le t<strong>ou</strong>t était insuffisant. <strong>Auguste</strong> se décida<br />

à aller voir ses parents. Il prit sa bicyclette et partit p<strong>ou</strong>r Montbrison. Son père, b<strong>ou</strong>rru, lui<br />

aligna immédiatement les écus manquants. « Rends les écus à la mère Laroche, on n’a pas<br />

besoin de ses s<strong>ou</strong>s ». <strong>Auguste</strong> se rappelait son ret<strong>ou</strong>r et les écus qui pesaient l<strong>ou</strong>rd dans sa<br />

poche. Dans la côte de T<strong>ou</strong>rettes, il se revoyait cherchant dans la p<strong>ou</strong>ssière de la r<strong>ou</strong>te<br />

p<strong>ou</strong>dreuse <strong>ou</strong> dans l'herbe des bas-côtés, les précieux écus qui s'étaient éparpillés quand sa<br />

poche avait craqué.<br />

Ce ne fut pas maman Gabrielle qui cette fois refit la poche, mais la voisine de leur<br />

logement qui était c<strong>ou</strong>turière. Elle s'appelait L<strong>ou</strong>ise, comme son ép<strong>ou</strong>se. <strong>Auguste</strong> fit le<br />

serment de ne plus j<strong>ou</strong>er aux jeux d'argents et chose surprenante, il tint longtemps parole.<br />

Pendant quelques semaines, L<strong>ou</strong>ise et <strong>Auguste</strong> employèrent leurs dimanches et leurs<br />

soirées à peindre, tapisser, vernir le salon de coiffure, pendant que M. Ribes, un de leurs<br />

n<strong>ou</strong>veaux clients peintre en lettres, peignait au-dessus de la vitrine en belles lettres<br />

anglaises: Salon de la poste.<br />

<strong>Auguste</strong> avait quitté avec s<strong>ou</strong>lagement l'appartement de la rue du Treuil, il n'avait<br />

jamais pu s'habituer au bruit infernal du chemin de fer qui le matin le réveillait en sursaut et<br />

le faisait se précipiter à la fenêtre, encore heureux qu'il n'y ait pas eu de trains la nuit. Cette<br />

même année 1911, <strong>Benoît</strong>e, la grande soeur d'<strong>Auguste</strong>, venait d'avoir une seconde fille,<br />

Léona. La première, Jeanne était née l'année précédente. <strong>Auguste</strong> et L<strong>ou</strong>ise allèrent à<br />

Orange au baptême de Léona et en même temps <strong>Auguste</strong> leur présenta son ép<strong>ou</strong>se. L<strong>ou</strong>ise<br />

fut séduite par la gentillesse de <strong>Benoît</strong>e et l'étendue des connaissances d'Alexandre son mari<br />

qui leur présenta sa ville.<br />

Par un dimanche de printemps, <strong>Auguste</strong> avait entraîné son ép<strong>ou</strong>se à un meeting<br />

aérien qui avait lieu au champ de c<strong>ou</strong>rse de Villars. Ils avaient pris le n<strong>ou</strong>veau tramway<br />

électrique, Bad<strong>ou</strong>illère - la Terrasse et le chemin de fer p<strong>ou</strong>r un c<strong>ou</strong>rt instant. Ils étaient<br />

descendus à la première station, t<strong>ou</strong>t près du champ de c<strong>ou</strong>rse. Parmi les vedettes<br />

annoncées sur une affiche placardée à l'entrée, <strong>Auguste</strong> qui n'avait pas lu le j<strong>ou</strong>rnal, eut la<br />

surprise de voir le nom du pilote automobile de Spa qu'il avait retr<strong>ou</strong>vé à Lunéville. Celuici,<br />

t<strong>ou</strong>t heureux, entraîna <strong>Auguste</strong> et L<strong>ou</strong>ise parmi ses camarades. Il leur raconta comment<br />

65


<strong>Paret</strong>, au terrain de manoeuvre des dragons de Lunéville, l'avait aidé dans ses débuts<br />

difficiles. À <strong>Auguste</strong>, il expliqua l'histoire des débuts de cette aventure aérienne. «Au début<br />

n<strong>ou</strong>s avions placé le moteur et l'hélice derrière le pilote. A l'image des bateaux, l'hélice<br />

p<strong>ou</strong>ssait l'aéroplane. L'un de n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrit que l'hélice placée devant et tirant la machine,<br />

était plus efficace. Cette déc<strong>ou</strong>verte avait permis de réduire la voilure, rendant nos engins<br />

moins sensibles au vent. L'armée venait de baptiser avion ses aéroplanes militaires. Ce nom<br />

avait été donné par Clément Ader à ses machines volantes dont la dernière, Eole, avait en<br />

185O, quitté le plancher des vaches, premier engin volant à moteur.<br />

Quelques clients de chez Justinards avaient suivi <strong>Auguste</strong> au salon de la poste, son<br />

ami Chaize et aussi Thiollier, ainsi que quelques employés du télégraphe. Le salon était<br />

florissant quand L<strong>ou</strong>ise mit au monde une petite fille qui hélas ne vécut que quelques j<strong>ou</strong>rs.<br />

Le magasin voisin du salon de coiffure était tenu par deux personnes, Mme Brüner<br />

et sa fille Frida, deux Alsaciennes, réfugiées de la guerre de 70. Vendeuses de tissus et de<br />

draps, elles exerçaient la noble profession de drapier. P<strong>ou</strong>r elles qui avaient refusé de<br />

devenir Allemandes, la vie en France était dure. Le dialecte alsacien qu’elles employaient<br />

entre elle, car Mme Brüner ignorait le français, et que les passants assimilaient à l'allemand,<br />

les rendaient antipathiques. Vieillies et aigries par le malheur, les dames Brüner voyaient<br />

des ennemis part<strong>ou</strong>t. Elles arrivaient à vivre car leur clientèle était composée d'Alsaciens,<br />

comme elles, réfugiés de cette guerre désastreuse et assez nombreux dans la région<br />

stéphanoise. En arrière de leur magasin, leur logement comportait une c<strong>ou</strong>r commune avec<br />

le logement du Salon de la poste. Les avances de L<strong>ou</strong>ise furent mal reçues et celle-ci n'osa<br />

bientôt plus sortir dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

De n<strong>ou</strong>veau L<strong>ou</strong>ise fut enceinte et le 19 juillet 1913, un samedi, à une heure de<br />

l'après-midi, dans la petite chambre au fond de l'arrière b<strong>ou</strong>tique du Salon de la Poste, Mlle<br />

Saint-Jean, la sage femme réussit à extirper du ventre de L<strong>ou</strong>ise la grosse caboche d'un<br />

garçon j<strong>ou</strong>fflu. C'est ainsi que je vis le j<strong>ou</strong>r, alors que mon père offrait le champagne dans<br />

le salon de coiffure aux nombreux clients qui étaient restés à attendre l'événement.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

19. Les rues de ce quartier<br />

T<strong>ou</strong>t en haut de la rue Des Chapes, là où elle rejoint la rue de l'Éternité qui<br />

continue à grimper jusqu'au sommet du Crêt-de-Roc, se tr<strong>ou</strong>vait autrefois un treuil. Celui-ci<br />

tirait les bennes pleines de charbon qui venaient de sortir du puits de mine dont le chevalet<br />

s'élevait t<strong>ou</strong>t en bas, sur le côté sud de la place triangulaire de l'Attache-aux-boeufs. Cette<br />

place baignait le bas de sa pente dans le Furan. Peu de personnes se s<strong>ou</strong>venaient qu'avant<br />

66


l'intrusion du charbon, se tr<strong>ou</strong>vait sur ce coteau des vignes éclairées par le soleil c<strong>ou</strong>chant.<br />

Seul en témoignait deux petites rues qui portaient encore le nom de rue Raisin et rue de la<br />

Vigne.<br />

Les deux équipes de trois mineurs qui, t<strong>ou</strong>t au début du XIX e siècle, avaient la<br />

chance de vivre le j<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>s le soleil et la nuit s<strong>ou</strong>s les étoiles, avaient la tâche de faire<br />

t<strong>ou</strong>rner le treuil. Depuis la rue du même nom, ils faisaient monter vers eux les bennes<br />

pleines de charbon p<strong>ou</strong>r les faire ensuite redescendre sur l'autre versant vers la plaine de<br />

Bérard. Les bennes descendantes j<strong>ou</strong>aient le rôle de contrepoids. Les m<strong>ou</strong>vements du treuil<br />

étaient contrôlés par des cliquets placés de chaque coté d'une grande r<strong>ou</strong>e dentée, p<strong>ou</strong>r<br />

éviter t<strong>ou</strong>t ret<strong>ou</strong>r en arrière <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t emballement des bennes descendantes sur Bérard. Ces<br />

cliquets portaient le nom de Chapes. La rue en avait gardé le nom.<br />

A Bérard, le charbon était lavé, trié par les clapeuses, ces femmes, contrairement<br />

aux marquises qui se p<strong>ou</strong>draient de riz par coquetterie, se p<strong>ou</strong>draient de charbon. Puis le<br />

charbon était stocké en tas par qualité. Il était chargé ensuite dans de l<strong>ou</strong>rds tombereaux<br />

p<strong>ou</strong>r être livré chez le client <strong>ou</strong> vers les vallées du Rhône et de la Loire, ainsi qu’aux<br />

premières machines à vapeur installées par une n<strong>ou</strong>velle espèce humaine, les industriels.<br />

Une g<strong>ou</strong>tte d'eau qui tombait là-haut t<strong>ou</strong>t près du treuil, hésitait et se demandait de quel<br />

côté elle allait se décider à c<strong>ou</strong>ler. A l'<strong>ou</strong>est, elle glisserait jusqu'au Furan et emportée par la<br />

Loire, elle verrait t<strong>ou</strong>t ses châteaux et se ferait saler par l'Océan. A l'orient ce serait le<br />

Giers. Elle serait r<strong>ou</strong>lée par le Rhône tumultueux p<strong>ou</strong>r s’évaporer dans la Mare Nostrum,<br />

notre Méditerranée.<br />

L'ingénieur des mines Beaunier, comme beauc<strong>ou</strong>p de ses congénères, prévoyait<br />

l'extension de l'industrie du charbon. Il avait dès 1821 pensé créer, comme le faisait les<br />

Anglais, une voie ferrée descendant en pente d<strong>ou</strong>ce jusqu'à la Loire, et répandre ainsi plus<br />

facilement le charbon dans t<strong>ou</strong>t le bassin de ce fleuve. Après de nombreuses vicissitudes<br />

aussi bien administratives que techniques, cette voie ferrée fut enfin <strong>ou</strong>verte le 1er octobre<br />

1828. Elle partait du Pont-de-l'âne, un pont sur le ruisseau des Eaux jaunes, au bas de<br />

Bérard, ce clair ruisseau à truites devenu b<strong>ou</strong>eux et jaunâtre depuis qu'il servait à laver le<br />

charbon de sa terre et de son limon. Longue de 21 km, cette voie ferrée arrivait au bord de<br />

la Loire près du pont d'Andrézieux, lieu où l'on extrayait du sable du lit du fleuve et où les<br />

charretiers déchargeaient leur charbon qui allait descendre la voie d’eau sur des péniches<br />

construites sommairement. Celles-ci seraient démontées et le bois vendu lorsque serait<br />

négocié le dernier morceau de charbon. Ce fut le premier chemin de fer français.<br />

Le convoi se composait de quatre wagonnets remplis de charbon et d'un cinquième<br />

portant le conducteur et son casse-croûte. Avec son frein à manivelle, il contrôlait la vitesse<br />

du convoi à la descente. A côté de lui, le nez dans son picotin, était attaché un cheval les<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

67


yeux bandés p<strong>ou</strong>r ne pas être effrayé par la vitesse indépendante de ses jambes, croyait-on.<br />

Il allait devoir au ret<strong>ou</strong>r tirer les wagonnets vides à la remontée.<br />

Dès 1826, un ingénieur d'Annonay, Marc Seguin, s'était intéressé à la réalisation de<br />

son ami Beaunier. Il avait en accord avec lui fait venir d'Angleterre deux locomotives à<br />

vapeur. Mais celles-ci s'ess<strong>ou</strong>fflaient rapidement, ne produisant pas assez de vapeur, elles<br />

se montrèrent incapables de remonter les wagons même vides jusqu'au Pont-de-l'âne.<br />

Beaunier imagina de créer un replat vers le village de Villars, à la sortie du petit tunnel<br />

qu’il avait eu tant de mal à creuser avec ses faibles moyens. Mais ce fut inutile. Alors Marc<br />

Seguin se décida à inventer la chaudière tubulaire. Ce fut Jean-Claude Verpilleux, un<br />

industriel de la plaine d'Achille, qui construisit cette n<strong>ou</strong>velle locomotive, et le 7 novembre<br />

1829, celle-ci ramena d'Andrézieux, à 9 km à l’heure, un convoi de quinze tonnes. Ce fut le<br />

triomphe de la vapeur.<br />

On imagine l'exaltation, la passion, l'enth<strong>ou</strong>siasme de ces chercheurs et de ces<br />

réalisateurs, nombreux inconnus, qui s'était attelés à cette tâche. Ils créèrent même les<br />

premiers wagons de voyageurs. P<strong>ou</strong>r cela ils se contentèrent de prendre des diligences et de<br />

leur mettre des r<strong>ou</strong>es adaptées aux voies ferrées. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi les voies ferrées ont une<br />

largeur de 1,32m, la largeur entre les r<strong>ou</strong>es des diligences. Une autre voie ferrée fut lancée<br />

en direction de Lyon. Ce projet ambitieux fut réalisé par étapes, Paris v<strong>ou</strong>lut son chemin de<br />

fer, le charbon et le t<strong>ou</strong>risme envahirent le monde.<br />

En ces années 1900, le treuil de la rue des Chapes n'était plus. Le Furan rec<strong>ou</strong>vert,<br />

le puits de mine de l'Attache-aux-boeufs, trop près du n<strong>ou</strong>veau centre, avait disparu. Sur la<br />

place triangulaire, les p<strong>ou</strong>voirs publics avaient construit une caserne de pompiers. Près du<br />

Pont-de-l'âne avait été édifiée une gare flambant neuve. Construite en charpente métallique<br />

à la mode n<strong>ou</strong>velle, les vides garnis de briques anglaises pressées de deux c<strong>ou</strong>leurs, r<strong>ou</strong>ge<br />

et jaune de Naples. Elle était l'orgueil des Stéphanois. Monsieur le ministre lui avait donné<br />

le nom de Châteaucreux, du nom du puits de mine t<strong>ou</strong>t proche.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

20. Le calme avant la tempête<br />

En ce dimanche de printemps de 1914, <strong>Auguste</strong> et sa famille avaient pris le chemin<br />

du parc du Jeu-de-l'Arc. Situé sur le versant nord du Crêt-de-Roc, ce parc s'étendait<br />

jusqu'au bas de la pente. Dans sa partie haute il était bordé par une rue que l'on avait<br />

appelée Verpilleux en hommage à l’industriel, et caché derrière un mur de pierres qui<br />

laissait dépasser ses frondaisons. Au bas de la pente, le parc avait été amputé d'une partie<br />

68


de son territoire par la construction de la voie ferrée qui, partant de la gare de<br />

Châteaucreux, traversait par le pont de Carnot la moitié nord de la ville avant de continuer<br />

son chemin vers la Haute-Loire et la ville du Puy-en-Velay. <strong>Auguste</strong>, présenté par ses amis<br />

les cavaliers, avait dès son arrivée à Saint-Étienne adhéré au club du Jeu de l'Arc. Il était<br />

très vite devenu un champion de tir à l'arc. Il aimait plus particulièrement le tir à longue<br />

distance. Sur le champ de tir réservé à ce tir, derrière des grillages protecteurs p<strong>ou</strong>r les<br />

maladroits, il devait p<strong>ou</strong>r cela pointer sa flèche très haut au-dessus de la cible, évaluer la<br />

hausse nécessaire. La flèche après une c<strong>ou</strong>rbe gracieuse venait se ficher au centre de la<br />

cible aux applaudissements des spectateurs.<br />

Une grande maison construite s<strong>ou</strong>s le Premier Empire s'allongeait près du fond du<br />

parc. Des balançoires, un portique d'athlétisme, un espace de lancement de javelots, de<br />

croquet, de B<strong>ou</strong>le Lyonnaise et de jeux p<strong>ou</strong>r les enfants, offraient des distractions diverses.<br />

Les j<strong>ou</strong>rs d'hiver, une grande salle décorée de peintures murales représentant des soldats et<br />

des cavaliers de l'empire, se prêtait aux jeux de cartes <strong>ou</strong> de jacquet. Un lancement de<br />

fléchette, un billard y était installés. Quelques membres du club avaient organisé un<br />

orchestre et parfois l'on dansait la valse <strong>ou</strong> les n<strong>ou</strong>velles danses, le Shimmy, le Boston.<br />

L<strong>ou</strong>ise de t<strong>ou</strong>t temps avait chanté. Elle avait une voix remarquable et l'assistance insistait<br />

p<strong>ou</strong>r l'entendre. De bonne grâce elle chantait les chansons du moment <strong>ou</strong> les valses de<br />

Vienne pendant qu'au piano une personne de l'assistance l'accompagnait de quelques notes<br />

improvisées. Le gérant du club et son ép<strong>ou</strong>se savaient préparer des repas agréables que l'on<br />

mangeait aux beaux j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s les ombrages. Parfois un train, si le vent était du nord,<br />

empanachait de vapeurs ce parc qui devait être s<strong>ou</strong>s l'Empire un club militaire.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r-là, <strong>Auguste</strong> était venu au parc avec L<strong>ou</strong>ise son ép<strong>ou</strong>se et leur petit<br />

Raymond, un gros bébé blond et rond qui allait sur ses neuf mois. Ils étaient accompagnés<br />

de Julie Laroche devenue grand-mère et qui avait la charge du biberon. Elle-même avait<br />

amené ses amis Charvet le tailleur et leur jeune fils Robert. <strong>Auguste</strong> avait fait des photos.<br />

Bien que fréquents, les séj<strong>ou</strong>rs au parc du Jeu de l'Arc n'étaient pas le seul but des<br />

promenades dominicales des <strong>Paret</strong>. L<strong>ou</strong>ise qui aimait la marche entraînait son mari dans les<br />

bois de la F<strong>ou</strong>ill<strong>ou</strong>se qui avaient autrefois été célèbres p<strong>ou</strong>r ses voleurs, <strong>ou</strong> vers les hauteurs<br />

de Rochetaillée, du Bessat <strong>ou</strong> du Grand-Bois.<br />

Un dimanche, L<strong>ou</strong>ise avait emmené son mari qui ne croyait ni à Dieu ni au diable,<br />

faire ses dévotions à la vierge noire de Saint-Genest-Lerpt, une vierge noire tr<strong>ou</strong>vée dans<br />

un buisson ardent, disait la légende. L<strong>ou</strong>ise était heureuse. <strong>Auguste</strong> l'aventureux se faisait-il<br />

à cette vie de famille, mystère ! Cette vie paisible fut interrompue le 3 août 1914 par la<br />

déclaration de guerre de l'Allemagne. <strong>Auguste</strong> devait rejoindre le 14 e régiment de Dragons<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

69


au centre mobilisateur de Gr<strong>ou</strong>chy, près de la gare où il avait si s<strong>ou</strong>vent pris le train p<strong>ou</strong>r<br />

rejoindre ses parents à Montbrison, <strong>ou</strong> Marie Magan à Andrézieux.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

21. Mobilisation<br />

Au centre mobilisateur de Gr<strong>ou</strong>chy, <strong>Auguste</strong> avait retr<strong>ou</strong>vé t<strong>ou</strong>s ses camarades<br />

cavaliers. Comme beauc<strong>ou</strong>p d'entre eux, il se sentait curieusement libre dans ce milieu<br />

policé, plus de s<strong>ou</strong>ci d'argent, plus de s<strong>ou</strong>ci de famille, plus nécessaire de penser, d'autres le<br />

faisaient p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. Libéré de sa petite vie de coiffeur, de sa petite vie de père de famille,<br />

de c<strong>ou</strong>ches, de biberons, de layettes, de c<strong>ou</strong>pes de cheveux à l'anglaise, en brosse, de<br />

m<strong>ou</strong>staches en croc, à l'américaine. Il aimait sa femme, mais comme on aime une amante<br />

qui ne porte qu'une légère atteinte à sa liberté. Il aimait son fils, mais devant lui se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient l'aventure et ses tentations, cette aventure dont il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rêvé. Il n'était pas<br />

optimiste comme ses camarades qui se voyaient traversant la Rhénanie au galop de leurs<br />

chevaux et défilant dans les avenues de Berlin, leurs montures dansant au son clair des<br />

trompettes. Il avait vu l'armée prussienne et deviné sa puissance. A Gr<strong>ou</strong>chy, Il avait croisé<br />

le mari d'Emeline de Vimont et avait senti s'agiter en lui un ancien sentiment.<br />

Leur unité formée avait été p<strong>ou</strong>rvue de chevaux prélevés dans les haras de la<br />

plaine, peut-être dans celui d'Emeline. Ils avaient été embarqués à la gare de marchandise<br />

de la plaine d'Achille, loin du public, dans des wagons, 40 hommes, huit chevaux en long<br />

p<strong>ou</strong>r le camp de Satonay à l'est de Lyon. Le mari d'Emeline était resté à Gr<strong>ou</strong>chy, planqué<br />

aux écritures. On avait donné aux partants quelques instants p<strong>ou</strong>r dire au revoir à leurs<br />

familles. L<strong>ou</strong>ise l'avait vu dans sa tenue noir et argent. Elle avait devant lui tenu<br />

c<strong>ou</strong>rageusement. Ce ne fut qu'après son départ qu'elle s'écr<strong>ou</strong>la.<br />

La Belgique envahie, Charleroi, la retraite, les Dragons faits p<strong>ou</strong>r l'attaque et la<br />

victoire moisissaient inemployés au camp de Satonay. La première lettre d'<strong>Auguste</strong> avait<br />

été p<strong>ou</strong>r dire à son ép<strong>ou</strong>se: L<strong>ou</strong>ise ma chérie, j'ai ici un camarade, c'est le vaguemestre,<br />

dans le civil il est photographe. Sa femme vient d'avoir une petite fille. Elle est seule, elle a<br />

besoin de toi, va la voir. Son nom est Lassablière, elle habite 22 rue Mulatière. La lettre<br />

continuait remplie d'éléments rassurants sur son état avant de l'embrasser elle et Friquet,<br />

son petit Raymond.<br />

B<strong>ou</strong>rré de pommes de terre et de fayots, déçu par cette aventure qui le fuyait,<br />

inactif, <strong>Auguste</strong> avait laissé p<strong>ou</strong>sser sa barbe et engraissait. L'aventure était devenue p<strong>ou</strong>r<br />

lui une drogue comme l'opium, il y avait g<strong>ou</strong>tté et ne p<strong>ou</strong>vait plus s'en passer. Sa pensée<br />

voyageait, il se demandait ce qu'il avait fait de sa vie, de sa première vie de <strong>Benoît</strong>, de ce<br />

70


métier de coiffeur appris malgré lui, sa fuite à 14 ans. S'il était devenu instituteur, où cela<br />

l'aurait-il mené? Il se voyait en bl<strong>ou</strong>se grise devant une trentaine de gamins indisciplinés,<br />

leur apprenant le féminin pluriel des noms, <strong>ou</strong> les verbes du 3 e gr<strong>ou</strong>pe, quel avenir idiot ! Il<br />

se revoyait encore un peu enfant, chez les Frères à T<strong>ou</strong>rnon, émondant les tignasses des<br />

élèves, suivant du fond de la classe les c<strong>ou</strong>rs de certains professeurs; il aurait v<strong>ou</strong>lu t<strong>ou</strong>t<br />

savoir, t<strong>ou</strong>t connaître. Il se revoyait tapant avec les gamins dans le ballon pendant les<br />

récréations. Il songeait à la première femme qu'il avait connue à Grenoble, une belle fille<br />

nommée Amédée, à Chambéry, Aix-les-Bains, l'Hôtel Royal. À sa timidité qu'il espérait<br />

avoir soigneusement cachée au Kronprinz, ce prince fier, hautain, laissant parfois échapper<br />

comme par inadvertance le plaisir qu'il avait de recevoir hors de t<strong>ou</strong>t protocole ce garçon si<br />

d<strong>ou</strong>é. <strong>Auguste</strong> savait, lui, qu'il n'était pas un garçon d<strong>ou</strong>é, mais un garçon travailleur, un<br />

maniaque de la perfection. Il se voyait à Vienne au Manège Espagnol reprenant les<br />

exercices. Il aimait les chevaux, les chevaux l'aimaient. Il s<strong>ou</strong>riait en revoyant les<br />

princesses qui <strong>ou</strong>bliaient qu'il était leur coiffeur. Il pensait à Lunéville, au prestige de<br />

l'Escadron Noir. Il avait caché à ses camarades sa profession de coiffeur.<br />

S'il avait rencontré le prince de Galle au lieu du Kronprinz, il se serait tr<strong>ou</strong>vé plus à<br />

l'aise, il n'aurait pas senti à son ret<strong>ou</strong>r en France cette suspicion flotter aut<strong>ou</strong>r de lui. La<br />

déception qu'il avait eu au ret<strong>ou</strong>r à sa petite vie de coiffeur après son régiment, sa tentative<br />

de résignation. C'était la difficulté qui l'avait incité à conquérir L<strong>ou</strong>ise. Il s'était pris au jeu<br />

et s'était mis à l'aimer. Il avait eu envie de repos et d'une vie de famille. Il adorait son petit<br />

Raymond. Il s'était cru raisonnable en pensant qu'Emeline de Vimont n'était pas p<strong>ou</strong>r lui, le<br />

roturier. Qu'il était trop jeune p<strong>ou</strong>r un tel sentiment. Il ne savait pas qu'elle savait qu'il était<br />

coiffeur, qu'elle était prête à braver ses parents p<strong>ou</strong>r lui. Que ceux-ci n'étaient pas aussi<br />

inflexibles qu'il le croyait, qu'ils aimaient leur fille et se serait pliés à t<strong>ou</strong>tes ses volontés<br />

p<strong>ou</strong>r son bonheur. Qu’en déc<strong>ou</strong>vrant que le fils <strong>Paret</strong> aimait les chevaux, ils l'auraient<br />

finalement adopté.<br />

Julie Laroche avait abandonné la rue des Chapes et était venue loger près de sa<br />

fille. Femme de décisions, elle avait pris les choses en mains. L<strong>ou</strong>ise apprenant que son<br />

mari était dans ce camp près de Lyon reprenait espoir. La victoire allemande terminerait<br />

bientôt la guerre. En attendant Mme Laroche essayait de garder <strong>ou</strong>vert le salon de coiffure.<br />

Les deux garçons coiffeurs avaient été mobilisés. Elle tr<strong>ou</strong>va un Argentin qui faisait son<br />

t<strong>ou</strong>r du monde et se tr<strong>ou</strong>vait bloqué à Saint-Étienne par la guerre. Raymond se s<strong>ou</strong>venait de<br />

Ra<strong>ou</strong>l qui le faisait rêver de pampas, de gauchos. Il lui montrait des photos de tr<strong>ou</strong>peaux, de<br />

son père se balançant dans son rocking-chair sur la terrasse de son ranch. L<strong>ou</strong>ise avait pu<br />

rendre visite à son mari à Satonay. Elle l'avait tr<strong>ou</strong>vé déprimé, triste et morose. Elle l'avait<br />

sec<strong>ou</strong>é : « Tu es affreux avec cette barbe, tu as grossi, si tu veux que je t’aime … », lui<br />

avait-elle dit en l'embrassant. <strong>Auguste</strong> s'était ressaisi. Il sacrifia sa barbe, une culture<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

71


physique judicieuse eu raison de ses suppléments adipeux au grand s<strong>ou</strong>lagement de son<br />

cheval.<br />

S<strong>ou</strong>dainement, le 13 Septembre 1914, ce fut le miracle de la Marne. Le Général<br />

Moltke, chef de l'armée allemande, se méfiant des tr<strong>ou</strong>pes françaises encore nombreuses<br />

dans le centre de la France, décida d'envelopper Paris par le sud. Il n'avait pas compté avec<br />

l'improvisation française. Le général Joffre, voyant l'armée allemande modifier sa direction<br />

et lui présenter son flan droit, décida d'attaquer. Le vieux général Galliéni rappelé de sa<br />

retraite avait été nommé g<strong>ou</strong>verneur militaire de Paris. Il réquisitionna t<strong>ou</strong>s les taxis de<br />

cette ville et jeta dans la bataille t<strong>ou</strong>s les soldats disponibles. De Satonay, le 14 e Dragons,<br />

chargé dans des «huit-chevaux 40 hommes» y fut expédié en hâte. Réservant les munitions<br />

à l'infanterie, il ne fut distribué à ces dragons que trois balles à chacun avant de les jeter<br />

dans la mêlée. Les trois balles n'avaient duré que trois secondes. Hurlant comme des<br />

démons, sabre au clair s<strong>ou</strong>s leur casque argenté, ils avaient comme les chevaliers du<br />

Moyen-Âge rep<strong>ou</strong>ssé l'envahisseur teuton dans les marais de Saint-Gond et dans le canal de<br />

l'Ourc. Mais Joffre n'était pas ce diable de Bonaparte. Il laissa l'armée allemande s'enterrer.<br />

Une longue guerre de positions devait commencer. Le 1 er novembre 1914, un front continu<br />

de tranchées s'allongeait de la Somme à la Tr<strong>ou</strong>ée de Belfort. Dans les Vosges et dans le<br />

sud de l'Alsace, l'armée française avait cependant enregistré quelques succès et s'était<br />

rendue maître de plusieurs des crêtes.<br />

De n<strong>ou</strong>veau on ne savait que faire de ces cavaliers. Le 14 e Dragons, inutile, fut<br />

replié à Embronay dans l'Ain. Séparés de leur famille par le secret défense et le secteur<br />

postal qui venait d'être inventé, commencèrent p<strong>ou</strong>r eux des j<strong>ou</strong>rnées de vacances. <strong>Auguste</strong><br />

se remit à l'équitation et chercha à se distraire en photographiant ses camarades. Son frère<br />

Clément avait été mobilisé dans le train des équipages et p<strong>ou</strong>rvu d'une camionnette.<br />

Claudius était dans les chasseurs à pied. Giraudon, le mari de <strong>Benoît</strong>e, avait été gardé dans<br />

les chemins de fer. Raymond Poincaré le président de la République avait pris les choses<br />

en main et supplanté Viviani le président du Conseil qui ne savait être qu'un faiseur de<br />

disc<strong>ou</strong>rs. Joffre entreprit de réorganiser l'armée française qui avait peu évolué depuis 1870,<br />

mise à part la réussite du canon de 75, imité par le 77 allemand, elle était encore habillée<br />

comme s<strong>ou</strong>s Napoléon III. Dès après le désastre de Charleroi, il avait fait teindre les<br />

pantalons r<strong>ou</strong>ge garance des fantassins en gris acier p<strong>ou</strong>r l'artillerie, les chasseurs à pieds et<br />

la cavalerie.<br />

Dans les usines, il avait appelé les femmes au travail. Elles étaient venues en f<strong>ou</strong>le,<br />

t<strong>ou</strong>rnant des obus, c<strong>ou</strong>sant des vêtements p<strong>ou</strong>r l'armée, montant des canons. A Saint-<br />

Étienne les vieux armuriers non mobilisables apprenaient à ces jeunes femmes à fabriquer<br />

des Lebel et des mitrailleuses Saint-Étienne. P<strong>ou</strong>r ne pas accrocher leurs vêtements aux<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

72


machines <strong>ou</strong>tils, les femmes avaient jeté jupons et falbalas et adopté une tenue plus sobre,<br />

des jupes étroites, si étroites, la mode s'en mêlant, que certaines ne p<strong>ou</strong>vaient presque plus<br />

marcher, attirant par leurs formes les regards des soldats en permission. Un c<strong>ou</strong>turier avait,<br />

oh ! scandale! fendu ces jupes. Les femmes prenaient la place des hommes et elles le<br />

savaient.<br />

Aglaé, la nièce de Julie Laroche et la c<strong>ou</strong>sine germaine de L<strong>ou</strong>ise, s'ennuyait dans<br />

son pays de C<strong>ou</strong>rs, niché dans l'angle nord-<strong>ou</strong>est du département du Rhône. Ce b<strong>ou</strong>rg était<br />

devenu triste depuis que t<strong>ou</strong>s les hommes étaient partis. Or Aglaé aimait les hommes. A<br />

l'imitation de sa c<strong>ou</strong>sine elle était devenue standardiste dans une usine de textile. Elle posa<br />

sa candidature à un poste similaire à l'Automoto, une usine qui fabriquait des motos sur les<br />

hauteurs sud de Saint-Étienne. Sa tante Julie Laroche lui prêta son appartement de la rue<br />

des Chapes. Aglaé, dans les moments de loisir que lui laissait son travail, menait une vie<br />

plutôt libre, faisant passer des moments agréables aux soldats permissionnaires. « C’est ma<br />

façon d’aider l’armée française », disait-elle, ne leur demandant pas d'argent. Avisée,<br />

v<strong>ou</strong>lant garder son indépendance, elle ne prit pas d'amant dans son usine. Raymond se<br />

revoyait place du Peuple, lieu de rendez-v<strong>ou</strong>s des am<strong>ou</strong>reux, du haut de ses trois <strong>ou</strong> quatre<br />

ans, donnant la main à Aglaé, pendant que de l'autre côté un soldat lui enserrait les épaules.<br />

Julie Laroche la menaçait de sa colère : «Si je vois un homme chez moi, je le passe par la<br />

fenêtre». Elle en était capable. <strong>Auguste</strong> calma son ép<strong>ou</strong>se inquiète de la vie dissolue<br />

d'Aglaé. Le 27 décembre 1915, il envoya à Aglaé une carte postale de bonne année t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

dans les archives de la famille <strong>Paret</strong>, représentant un soldat rêvant à une jeune femme que<br />

l'on voyait en médaillon. Il avait écrit: « Je v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>haite un poilu comme celui-ci p<strong>ou</strong>r<br />

l’année 1916 ».<br />

L'armée commença à habiller ses soldats en bleu horizon et à les coiffer d'un<br />

casque. L'armée allemande avait enlevé les dorures aux casques à pointe et peint ceux-ci en<br />

vert de gris, les uniformes avaient pris la même c<strong>ou</strong>leur. En même temps que les armées<br />

s'enterraient, elles cherchaient à devenir invisibles. Puis avaient été organisées les<br />

permissions. Une nuit le petit Raymond, qui venait d'avoir un an et demi, avait été réveillé<br />

par la venue d'un gr<strong>ou</strong>pe d'hommes habillés en soldats, éclairés par une lampe à pétrole que<br />

venait d'allumer sa mère. L'un d'eux, habillé de noir s<strong>ou</strong>taché d'argent, l'avait serré très fort<br />

contre lui. Un b<strong>ou</strong>ton argent lui était entré dans la poitrine, lui avait fait mal, mais il n'avait<br />

pas pleuré. Sa mère lui avait dit que c'était ce «papa chéri» dont elle lui parlait si s<strong>ou</strong>vent,<br />

ce père p<strong>ou</strong>r lui plus légendaire que Le chat botté. Complètement éveillé, il s'était amusé<br />

avec les autres soldats, avait coiffé leurs casquettes, enlevé l'enveloppe bleue qui en<br />

rec<strong>ou</strong>vrait le fond r<strong>ou</strong>ge. Mais il ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher de regarder ce papa chéri, si élégant<br />

dans cet uniforme noir. Sa mère semblait beauc<strong>ou</strong>p l'aimer, mais il n'en était pas jal<strong>ou</strong>x.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

73


Les cavaliers devaient encore quelque temps garder leur tenue noire. L'armée s'était<br />

contentée de remplacer les casques argent à crinière par un casque semblable à celui des<br />

fantassins mais de c<strong>ou</strong>leur terre de Sienne, d’enlever à leur tenue t<strong>ou</strong>te passementerie<br />

argent. Débarrassés de leur sabre, on leur avait appris à charger à la baïonnette. On devait<br />

dans l'hiver leur enlever leur monture et atteler celles-ci aux brancards de t<strong>ou</strong>t ce qui<br />

p<strong>ou</strong>vait r<strong>ou</strong>ler p<strong>ou</strong>r alimenter l’armée de terre.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

22. La Guerre<br />

Alors commença pendant quatre ans la plus grande tuerie d'êtres humains imaginée<br />

par les hommes depuis qu'ils se disaient civilisés. (Dans l'avenir, ils devaient faire encore<br />

mieux). Joffre reprenait son rêve, du haut des cols de Bussang, de la Schlucht, du<br />

Bonhomme, de fondre sur Mulh<strong>ou</strong>se, Guebwiller, Colmar, descendre la plaine d'Alsace et<br />

prendre à revers l'armée allemande. Il regr<strong>ou</strong>pa derrière ces cols les tr<strong>ou</strong>pes encore<br />

inemployées du centre de la France. Le 14 e Dragons y fut envoyé. Le 22 mars 1915,<br />

l'attaque commença par les cols du Bonhomme et de la Schlucht p<strong>ou</strong>r la possession du<br />

Linge, le promontoire dominant Colmar, et par le col de Bussang, p<strong>ou</strong>r la prise de<br />

l'Hartmannswillerkopf. Cet éperon dominait Guebwiller et t<strong>ou</strong>te la plaine d'Alsace. Il était<br />

connu des Français s<strong>ou</strong>s le nom de Vieil Armand. Le 14 e Dragons participa à cette attaque.<br />

Ce promontoire fut prit le 22 mars 1915, mais les Français ne purent descendre dans la<br />

plaine. Les Allemands le reprirent le 25 avril. Les rêves de Joffre s'évan<strong>ou</strong>issaient. <strong>Auguste</strong><br />

y avait vu périr nombre de ses camarades.<br />

On avait placé les réservistes de plus en plus près du front. La classe XV avait été<br />

appelée en avance. <strong>Auguste</strong> avait vu arriver au 14 e Dragons un grand garçon mince, long<br />

comme un vermicelle. Lui, <strong>Auguste</strong>, qui ne croyait à rien, l'avait pris en amitié lorsqu'il<br />

avait déc<strong>ou</strong>vert que ce bleu qui s'appelait Meiller était un prêtre. T<strong>ou</strong>t frais ém<strong>ou</strong>lu du<br />

séminaire, on l'avait ordonné en vitesse avant de l'abandonner à l'armée. Il n'était pas le<br />

curé du régiment ni même son vicaire, mais <strong>Auguste</strong> l'avait déc<strong>ou</strong>vert récitant la prière des<br />

morts devant un cadavre <strong>ou</strong> absolvant un m<strong>ou</strong>rant. Meiller était natif de la Ricamarie, la<br />

banlieue minière de Saint-Étienne. De nombreuses photos faites par <strong>Auguste</strong>, surt<strong>ou</strong>t<br />

lorsqu'il se tr<strong>ou</strong>vait en deuxième ligne, montraient des tranchées, des abris, des camarades,<br />

s<strong>ou</strong>vent les mêmes, Lassablière le vaguemestre, Brun le cuisinier, Chaize le sellier,<br />

Denuzière le liquoriste.<br />

La guerre s'éternisait. Ra<strong>ou</strong>l avait tr<strong>ou</strong>vé le moyen de ret<strong>ou</strong>rner aux Amériques. Le<br />

jeune Raymond se s<strong>ou</strong>venait de Jean le bossu, ce garçon coiffeur solitaire, disgracié, qui<br />

mangeait avec eux et l'avait pris en amitié lui faisant apprendre ses premières lettres et aussi<br />

74


à compter. Les dragons étaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs équipés de leurs l<strong>ou</strong>rdes bottes de cavalerie,<br />

certains gardaient même par nostalgie leurs éperons dans la b<strong>ou</strong>e des tranchées. L'état<br />

major commença à les munir des brodequins de monsieur Godillot et de bandes molletières.<br />

Au 14 e Dragons, il fut même formé une compagnie équipée de bicyclettes, <strong>Auguste</strong> en fit<br />

partie. Mais dans les forêts et les vallées des Vosges, la bicyclette était un moyen de<br />

transport bien moins pratique que le cheval. Les officiers et surt<strong>ou</strong>t les officiers supérieurs<br />

montrèrent une certaine résistance à quitter leur bel uniforme.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

23. Les Diables bleus<br />

L'état major trancha par un c<strong>ou</strong>p d'éclat. Les hommes de tr<strong>ou</strong>pe, les s<strong>ou</strong>s-officiers<br />

et les officiers connus p<strong>ou</strong>r être favorables à ce changement furent versés dans les<br />

Chasseurs alpins, mieux équipés p<strong>ou</strong>r grimper les sommets des Vosges. Les autres officiers<br />

furent dispersés dans d'autres unités. <strong>Auguste</strong>, avec plusieurs de ses camarades dont<br />

Lassablière et Brun, furent versés au 12 e Chasseurs alpins d'Embrun, qui se tr<strong>ou</strong>vait<br />

cantonné dans la région de Saint-Dié dans les Vosges. Il y retr<strong>ou</strong>va Charvet le tailleur.<br />

Rue de la Préfecture, L<strong>ou</strong>ise, pendue aux communiqués et aux j<strong>ou</strong>rnaux avait fait<br />

une dépression, une crise de neurasthénie disait-on à l'époque. La grand-mère Laroche avait<br />

tenu le c<strong>ou</strong>p et sauvé la situation. Elle avait fait appeler un voisin, le docteur Bonnet qui<br />

avait soigné L<strong>ou</strong>ise avec les moyens connus du moment. Ceux-ci consistaient dans<br />

l'enveloppement complet du corps avec un drap m<strong>ou</strong>illé et froid, il fallait ensuite c<strong>ou</strong>cher<br />

rapidement la malade dans un bon lit bien chaud. Le but recherché était de provoquer une<br />

réaction des nerfs et la sortir de cette apathie dans laquelle elle se tr<strong>ou</strong>vait.<br />

La tenue des chasseurs alpins plus légère, leur paquetage réduit, n'avaient pas<br />

permis à <strong>Auguste</strong> de garder son appareil photographique trop encombrant. Julie sa bellemère<br />

lui avait écrit, le mettant au c<strong>ou</strong>rant de l'état de son ép<strong>ou</strong>se. Les n<strong>ou</strong>velles qu'<strong>Auguste</strong><br />

transmettait à L<strong>ou</strong>ise se firent rassurante ne lui parlant que de faits divers parfois amusants<br />

de seconde ligne. Les armées d'égales forces piétinaient, s'entretuant p<strong>ou</strong>r la possession<br />

d'un carré de ch<strong>ou</strong>x perdu le lendemain. Les Allemands appelaient les Chasseurs alpins: les<br />

Diables bleus. Des années plus tard, <strong>Auguste</strong> se laissait rarement aller à évoquer quelque<br />

s<strong>ou</strong>venir. « La guerre ça ne se raconte pas », disait-il. Évoquant ces années 16-17, il parlait<br />

des gerbes d'écumes que faisaient les obus en tombant dans les lacs de Gérardmer, de<br />

Longemer <strong>ou</strong> de Ret<strong>ou</strong>rnemer, lorsqu'il se tr<strong>ou</strong>vait en seconde ligne dans les abris percés<br />

dans les falaises de ces lacs. Jamais il ne parlait d'attaque ni de c<strong>ou</strong>ps durs. Un j<strong>ou</strong>r de<br />

dépression, il se laissa aller à évoquer le camarade qu'il serrait dans ses bras, mort le crâne<br />

massacré.<br />

75


Il t<strong>ou</strong>rnait en dérision la croix de guerre qu'il avait reçue. «Avec un copain, n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s cachions, accr<strong>ou</strong>pis dans un tr<strong>ou</strong> d'obus, il en tombait comme à Gravelotte. La superbe<br />

forêt des Vosges n'était plus que quelques troncs d'arbres brisés. Des obus firent écr<strong>ou</strong>ler<br />

sur n<strong>ou</strong>s la partie du terrain n<strong>ou</strong>s surplombant et n<strong>ou</strong>s fûmes enterrés dans une sorte de<br />

petite grotte; je restai les jambes prises s<strong>ou</strong>s les éb<strong>ou</strong>lis. N<strong>ou</strong>s devions rester dans<br />

l’obscurité et dans ce tr<strong>ou</strong> trois j<strong>ou</strong>rs, n<strong>ou</strong>s dirent les copains en n<strong>ou</strong>s déterrant. Pendant ces<br />

trois j<strong>ou</strong>rs, les Allemands avaient pris le terrain, et les Français dans une contre-attaque<br />

l'avaient repris sans que n<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>pçonnions rien, buvant l'eau b<strong>ou</strong>euse du fond du tr<strong>ou</strong>.<br />

Voila p<strong>ou</strong>rquoi j'ai eu la croix de guerre avec la citation: A résisté à l'ennemi, gardant à la<br />

France une position avancée». Plus tard on y aj<strong>ou</strong>ta une palme, <strong>Auguste</strong> ne dit jamais<br />

p<strong>ou</strong>rquoi.<br />

En cette année 1917 l'armée française était nerveuse, fatiguée par trois ans de<br />

guerre, ne voyant pas la fin de cette tuerie. Les désertions et les suicides se multipliaient.<br />

Les gendarmes, placés en cordon derrière l'armée, avaient reçu l'ordre de tirer sur t<strong>ou</strong>t<br />

fuyard. Les rebellions inquiétaient l'état major. Pétain le vainqueur de Verdun avait dû<br />

prendre des mesures disciplinaires. Des soldats originaires de la région de Saint-Étienne<br />

avaient été fusillés à Vingrés p<strong>ou</strong>r rébellion. La municipalité de Saint-Étienne, de gauche,<br />

avait dans une cérémonie de protestation débaptisée la rue Saint-Jacques, une ancienne rue<br />

de la ville, et l'avait appelée rue des martyrs de Vingrés.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

24. L'ypérite<br />

Au front, le gaz m<strong>ou</strong>tarde <strong>ou</strong> ypérite faisait des ravages. <strong>Auguste</strong> avait eu les<br />

p<strong>ou</strong>mons brûlés. Après les premiers soins effectués dans un hôpital de campagne, il fut<br />

évacué à Montbrison à l'école normale qui avait été transformée en hôpital militaire. Il avait<br />

été envoyé près de ses parents plutôt que vers son ép<strong>ou</strong>se parce qu'ils étaient âgés et qu'ils<br />

avaient deux autres enfants à la guerre. Le g<strong>ou</strong>vernement essayait autant que possible<br />

d'hospitaliser les blessés et les malades près de leur famille, ils se rétablissaient plus vite.<br />

Mme Chartoire, la j<strong>ou</strong>rnaliste, allait voir L<strong>ou</strong>ise chaque fois qu'elle se rendait à Saint-<br />

Étienne porter ses papiers aux j<strong>ou</strong>rnaux. Elle la réconfortait et s'était prise d'amitié p<strong>ou</strong>r le<br />

petit Raymond, elle lui apportait chaque fois un j<strong>ou</strong>et <strong>ou</strong> une friandise. Elle savait qu'on<br />

allait retaper plus <strong>ou</strong> moins bien <strong>Auguste</strong> et le renvoyer au Front. En ce printemps de 1917,<br />

l'armé avait terriblement besoin d'hommes, la classe 17 avait été rappelée à 18 ans. Sans<br />

avertir <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>r ne pas lui donner de faux espoirs, elle usa de son influence p<strong>ou</strong>r qu'il<br />

fût présenté à la commission de réforme. Des radios, résultats de ces n<strong>ou</strong>velles recherches<br />

dirigées par Mme Curie, avaient laissé voir le bas du p<strong>ou</strong>mon droit brûlé.<br />

76


Pendant que les Chasseurs alpins furent envoyés au sec<strong>ou</strong>rs de l'armée italienne en<br />

dér<strong>ou</strong>te sur la Piave, les bombes tombaient sur Venise. <strong>Auguste</strong>, réformé le 28 Juin 1917,<br />

fut dirigé sur le sanatorium de Hauteville dans l'Ain. Raymond se s<strong>ou</strong>venait du long voyage<br />

en train, dans un pays inconnu. Il gardait dans ses yeux le vert sombre des montagnes, les<br />

grands sapins et le grand parc en pente où celui qu'on lui faisait appeler «papa chéri» venait<br />

les rejoindre et l'embrassait. Il revoyait le long c<strong>ou</strong>loir vitré et la chambre ensoleillée que<br />

son père partageait avec trois autres malades, les gâteries dont ils le gavaient, mais aussi les<br />

ret<strong>ou</strong>rs tristes où dans le train sa mère pleurait. <strong>Auguste</strong> n'avait pas le bacille de Koch et<br />

craignait d'être contaminé au milieu de ces tuberculeux. Il ne cessait de protester, mais il n'y<br />

avait pas de place disponible dans les hôpitaux où l'on soignait les soldats aux p<strong>ou</strong>mons<br />

brûlés par les gaz mais non tuberculeux.<br />

En 1918, la mère d'<strong>Auguste</strong> fut emportée par la grippe espagnole, une épidémie qui<br />

fit plus de morts que la guerre elle-même. Celle-ci terminée, les démobilisés cherchaient du<br />

travail. Un jeune garçon entra dans le salon de coiffure et demanda à la personne qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vait là: « Avez-v<strong>ou</strong>s besoin d’un <strong>ou</strong>vrier coiffeur »? La personne, c'était la mère<br />

d’<strong>Auguste</strong> qui, p<strong>ou</strong>r tenir le salon de coiffure <strong>ou</strong>vert, se débattait avec les garçons coiffeurs,<br />

des laissés p<strong>ou</strong>r compte de cette guerre dévastatrice. Ce garçon arrivait bien, le matin même<br />

elle avait mis à la porte deux garçons coiffeurs, deux voy<strong>ou</strong>s qui se battaient au c<strong>ou</strong>teau<br />

dans le magasin. Elle s'était jetée bravement entre eux, les traitant de vauriens, leur avait<br />

payé leur compte et les avait mis à la porte. Le n<strong>ou</strong>veau venu s'appelait Chaumartin. Il<br />

s'était engagé en 1915, il avait alors 17 ans.<br />

Le plus gros flot des blessés tari, il avait été procédé à un reclassement et à la<br />

fermeture de certains hôpitaux provisoires. L'état d'<strong>Auguste</strong> s'était amélioré, il fut envoyé à<br />

l'hôpital de Montbrison. P<strong>ou</strong>r le jeune Raymond, l'image de son père se faisait plus précise.<br />

<strong>Auguste</strong> fut enfin déclaré convalescent et transféré au lycée Claude-Fauriel de Saint-<br />

Étienne encore maison de convalescence militaire. Raymond allait avoir sept ans quelques<br />

mois plus tard. Il gardait nettement présent en mémoire la salle de classe aux pupitres<br />

entassés près du tableau noir, de la d<strong>ou</strong>zaine de lits rangés le long des murs, des deux<br />

bureaux joints au centre de la pièce sur lesquels on le faisait monter p<strong>ou</strong>r chanter La<br />

Madelon <strong>ou</strong> Viens P<strong>ou</strong>p<strong>ou</strong>le, ce qu'il faisait crânement un rien canaille.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, au début de l'année 1920, <strong>Auguste</strong> fut à la maison, enfin rétabli et de<br />

ret<strong>ou</strong>r du sanatorium, plein d’envie de vivre après quatre ans de guerre et deux ans<br />

d'hôpitaux. Il avait quitté sa tenue militaire. Habillé comme t<strong>ou</strong>t le monde, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs élégant,<br />

il avait ajusté au mieux ses vêtements civils trop grands p<strong>ou</strong>r lui, il pesait 36 kg. Ce fut la<br />

période des biftecks de cheval qu'il mangeait saignants et que Raymond mangeait aussi,<br />

p<strong>ou</strong>r faire comme papa. L<strong>ou</strong>ise son ép<strong>ou</strong>se rayonnait. Revenu à la vie civile, <strong>Auguste</strong> invita<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

77


ses deux meilleurs camarades de guerre avec lesquels il avait passé ces années terribles,<br />

Brun le pâtissier et Lassablière le photographe. L<strong>ou</strong>ise avait aussi invité les F<strong>ou</strong>rnet, les<br />

n<strong>ou</strong>veaux marchands drapiers avec lesquels n<strong>ou</strong>s partagions la c<strong>ou</strong>r. Ils avaient remplacé<br />

les dames Brüner qui avaient regagné l'Alsace, cette province enfin retr<strong>ou</strong>vée. Julie<br />

Laroche avait concocté un fin repas et elle s'y connaissait. Sur la table ronde, L<strong>ou</strong>ise avait<br />

dressé les c<strong>ou</strong>verts avec t<strong>ou</strong>te la porcelaine et l'argenterie qu'elle et sa mère Julie<br />

possédaient. Le petit Raymond faisait le t<strong>ou</strong>r de la table t<strong>ou</strong>t émerveillé. La table était celle<br />

du café de Montbrison, car après la mort de son ép<strong>ou</strong>se, Antoine, qui avec ses cinq petits<br />

enfants faisait maintenant figure de patriarche, avait fermé le café. <strong>Auguste</strong> avait hérité de<br />

la table où il avait fait ses devoirs, du tableau du sanglier dans la forêt enneigée et de la<br />

lithographie de la mort de l'empereur.<br />

Raymond devait garder la vie entière dans son s<strong>ou</strong>venir la vision de son père et de<br />

ses camarades se tenant en rond, les bras sur les épaules, tête contre tête, et lui chantant<br />

p<strong>ou</strong>r eux La Madelon, la Madelon de la victoire, J'ai perdu la lumière, évocation de t<strong>ou</strong>s<br />

les blessés de guerre composée par Fracson, le chansonnier qui avait perdu la vue dans la<br />

t<strong>ou</strong>rmente. Ils chantèrent aussi les chansons de la n<strong>ou</strong>velle opérette à la mode, La cocarde<br />

de Mimi Pinson, célébrant la victoire.<br />

La première chose que fit mon père à son ret<strong>ou</strong>r fut de faire procéder à l'installation<br />

de l'éclairage électrique. C'était une audace et une n<strong>ou</strong>veauté, bien que n<strong>ou</strong>s habitions dans<br />

la rue principale près de la préfecture. N<strong>ou</strong>s fûmes les premiers de la rue à n<strong>ou</strong>s éclairer<br />

ainsi. La t<strong>ou</strong>te n<strong>ou</strong>velle compagnie Loire et Centre venait d'installer son premier local de<br />

répartition dans une écurie à chevaux désaffectée dans la c<strong>ou</strong>r de l'immeuble voisin. Une<br />

ligne fut tirée d'une c<strong>ou</strong>r à l'autre<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

25. Dolly<br />

<strong>Auguste</strong> avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs besoin de repos. Il devait rester de longues heures allongé<br />

sur une chaise longue, la poitrine au soleil, p<strong>ou</strong>r donner le temps au p<strong>ou</strong>mon droit de<br />

cicatriser, ainsi que quelques petites ombres que la radio laissait voir au bas du p<strong>ou</strong>mon<br />

gauche. Ses forces revenaient difficilement. M. Bénet était comme <strong>Auguste</strong> un ancien<br />

cavalier. Il portait un bras en écharpe qui devait rester en partie estropié. Client du salon de<br />

coiffure, il connaissait une personne qui l<strong>ou</strong>ait un logement au deuxième étage de sa villa<br />

située dans la banlieue nord de Saint-Étienne, sur les contreforts du Crêt de Saint-Priest.<br />

C'était une grande maison avec sur le coté une t<strong>ou</strong>r carrée à l'italienne et un toit à quatre<br />

pentes en tuiles romanes, les murs jaune de Naples, des fenêtres étroites et hautes,<br />

78


encadrées de blanc, les volets bleus. Dolly, c'était le nom anglais à la mode que Mme<br />

Neureuthère avait donné à son castel italien.<br />

Mme Neureuthère avait dit à <strong>Auguste</strong> : «Lorsque v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s sentirez assez fort,<br />

v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez cultiver le jardin qui se tr<strong>ou</strong>ve devant la maison, les fruits sont p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />

V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez aussi si v<strong>ou</strong>s le désirez accéder directement au verger situé après le parc Elle<br />

leur avait fait visiter le parc et sa pièce d'eau rustique rectangulaire. Contre le mur du fond,<br />

de faux rochers où glissait une faible cascade alimentait cette pièce d'eau. Un petit pont<br />

japonais franchissait le ruisseau. Quelques pas parmi les fleurs conduisaient au verger.<br />

Devant l'esplanade et en contrebas, s'allongeait en un long rectangle le jardin potager prêté<br />

par Mme Neureuthère. Au centre régnait un cognassier. Avec son tronc tordu, verdi de<br />

m<strong>ou</strong>sse, cet arbre fut responsable, sans le v<strong>ou</strong>loir, que plus tard, <strong>Auguste</strong> fabriquât des<br />

parfums le soir, dans la salle commune, s<strong>ou</strong>s la lampe à pétrole. En attendant, <strong>Auguste</strong><br />

aidait son fils à faire ses devoirs pendant que L<strong>ou</strong>ise se reposait de sa j<strong>ou</strong>rnée de travail en<br />

lisant la Veillée des Chaumières. Et le j<strong>ou</strong>r vint où il s'attaqua à son jardin. Il avait donné à<br />

son fils un petit coin de terre et l'initiait aux secrets des plantations.<br />

<strong>Auguste</strong>, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs attiré par les chevaux, descendait s<strong>ou</strong>vent jusque chez un<br />

maréchal ferrant installé t<strong>ou</strong>t près. Il y retr<strong>ou</strong>vait l'ambiance et l'univers équestres. Il lui<br />

arrivait de monter et de p<strong>ou</strong>sser un petit trot. Il y emmenait son fils, le juchant parfois, à la<br />

grande peur de celui-ci, sur le cheval. Un j<strong>ou</strong>r, le petit Raymond était tombé et s'était<br />

écorché le nez. Il descendait cependant volontiers avec son père chez le maréchal ferrant,<br />

car en remontant il tirait son père vers la prairie de l'aéroplane, <strong>Auguste</strong> se laissait faire.<br />

C'était un vieux c<strong>ou</strong>c<strong>ou</strong> de bois et de toile huilée, vétéran de la guerre. De petits carrés de<br />

toile collés cachaient les tr<strong>ou</strong>s faits par les mitrailleuses allemandes. Raymond connaissait<br />

t<strong>ou</strong>tes les pièces de moteur, son empennage manœuvre. Pendant que son père assis dans<br />

l'herbe, causait avec le pilote de s<strong>ou</strong>venirs de guerre que l'on ne raconte pas aux civils,<br />

Raymond dans la carlingue, le manche à balai entre les jambes, volait en imagination,<br />

montait en chandelle, descendait en piqué, faisait un looping. <strong>Auguste</strong> avait offert un<br />

baptême de l'air à son fils et à son ép<strong>ou</strong>se ; de là-haut, ils avaient vu les champs, les r<strong>ou</strong>tes,<br />

les maisons, les vaches et le tramway c<strong>ou</strong>rant comme une s<strong>ou</strong>ris.<br />

La mère de L<strong>ou</strong>ise dirigeait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le salon de coiffure. Cela lui était devenu plus<br />

facile avec le jeune Chaumartin, un garçon charmant, un peu solitaire et sans famille.<br />

<strong>Auguste</strong> descendait assez s<strong>ou</strong>vent au salon, histoire de serrer la main aux clients et de<br />

bavarder avec les anciens camarades de guerre. Il tachait moins s<strong>ou</strong>vent son m<strong>ou</strong>choir<br />

quand il t<strong>ou</strong>ssait. T<strong>ou</strong>s les mois il devait se rendre à l'hôpital où l'on suivait les progrès de<br />

sa guérison. Il ret<strong>ou</strong>rna au club du Jeu de l'Arc, rien n'avait changé, la guerre avait c<strong>ou</strong>lé par<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

79


dessus sans y laisser de trace, si ce n'est les arbres plus hauts. Les gardiens étaient revenus,<br />

un peu plus marqués par l'âge. Il retr<strong>ou</strong>va dans son placard son arc et ses flèches intactes,<br />

mais il lui fut impossible de tendre son arc, ses forces n'étaient pas encore revenues. Il y<br />

ret<strong>ou</strong>rna avec sa famille et Julie. Ils y retr<strong>ou</strong>vèrent quelques anciens camarades avec<br />

lesquels ils parlaient du passé disparu. Les trains empanachaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de fumée et de<br />

vapeur les arbres dénudés.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

26. Champs, le château<br />

<strong>Auguste</strong> piaffait d'impatience ; allongé au soleil, un chapeau sur les yeux, il<br />

essayait de lire. Heureusement, il aimait la lecture. Un j<strong>ou</strong>r de soleil, il envoya t<strong>ou</strong>t balader<br />

et s'acheta une moto. Il entreprit des promenades de plus en plus longues. L<strong>ou</strong>ise était<br />

contente de voir son ép<strong>ou</strong>x reprendre goût à la vie. Un j<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>ssa jusqu'à<br />

Chalain-d'Uzor. L'abbé Millet était revenu de la guerre plus vivant, plus près des paysans et<br />

des <strong>ou</strong>vriers. Il avait retr<strong>ou</strong>vé sa vieille bonne Clotilde qui s'offusquait parce que l'abbé<br />

p<strong>ou</strong>ssait maintenant des nom de Dieu !<br />

<strong>Auguste</strong> en cachette s'approcha du château de Champs. Il apprit d'une s<strong>ou</strong>brette que<br />

M. de Vimont, le père, était mort, que sa fille Emeline avait pris le domaine en main,<br />

qu'elle avait divorcé et repris son nom de jeune fille. La s<strong>ou</strong>brette dit à sa patronne que M.<br />

<strong>Paret</strong> était revenu et ce qui devait arriver arriva. Au début ils se rencontrèrent en cachette au<br />

jardin d'hiver. Le jardin d'hiver était au fond du parc, près de l'étang, une construction en<br />

fer forgé, dans le style Art N<strong>ou</strong>veau, peinte c<strong>ou</strong>leur vert d'eau. Derrière les verrières, des<br />

rideaux ivoire protégeaient les plantes des rigueurs du soleil. Un peu à l'abandon dans ces<br />

premières années d'après guerre, il avait abrité autrefois des orangers, des lorraines, (c'est le<br />

nom donné ici aux lauriers roses) et autres plantes tropicales, des rigueurs de l'hiver. A<br />

l'intérieur il restait des années heureuses un salon en fer forgé de même style que le<br />

bâtiment, une grande table ovale, une desserte assortie et, incongru, un immense canapé<br />

rec<strong>ou</strong>vert d'une h<strong>ou</strong>sse violine. <strong>Auguste</strong> arrivait en moto qu'il laissait derrière le mur<br />

d'enceinte. Emeline arrivait bientôt à cheval, montant en amazone. Elle n'aimait pas ces<br />

rencontres clandestines, elle aurait aimé ép<strong>ou</strong>ser son amant. Réservée, discrète, elle n'osait<br />

le lui demander. Cependant ils n'en p<strong>ou</strong>vaient plus de ce cacher.<br />

Le haras des Vimont n'existait plus, mais dans les stalles, Emeline gardait quelques<br />

belles montures. Elle participait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à certains conc<strong>ou</strong>rs hippiques. <strong>Auguste</strong> avait envie<br />

d'un cheval. Il se présenta au château de Champs p<strong>ou</strong>r en acquérir un, Emeline le lui donna.<br />

Ce fut le début des voyages officiels de la famille <strong>Paret</strong> au château. Raymond aimait aller à<br />

Champs. Il se rappelait ces dimanches matin, la longue toilette qu'il devait subir avant de<br />

80


evêtir son petit costume de vel<strong>ou</strong>rs noir, sa collerette de dentelle, ses chaussettes blanches<br />

et ses s<strong>ou</strong>liers vernis. Dans cette tenue peu faite p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir la campagne, lui et sa famille<br />

prenaient le tramway jusqu'à la gare de La Terrasse et le train jusqu’à Champdieu. Une<br />

calèche les attendait avec son cocher p<strong>ou</strong>r les mener au château de Champs. Un j<strong>ou</strong>r, ils<br />

avaient eu la surprise, le cocher s'était mué en chauffeur. Vêtu d'une longue cape gris-perle,<br />

il était acc<strong>ou</strong>dé à une automobile brillant de t<strong>ou</strong>s ses cuivres et de sa carrosserie laquée du<br />

même gris-perle que la cape du chauffeur. Le chauffeur avait dit: « C’est une Clément<br />

Bayard, équipée d’un moteur Ballot à quatre temps ». Raymond se rappelait avoir été<br />

fortement ému quand le chauffeur lui avait permis de tenir le volant en bois et de presser la<br />

grosse corne en cuivre, dont le bruit sonore l'avait fait sursauter.<br />

Ils arrivaient par le grand portail et l'allée du château d'époque L<strong>ou</strong>is XVI qui se<br />

dressait t<strong>ou</strong>t blanc devant eux. Mme de Vimont les attendait. Elle avait quitté sa tenue<br />

d'amazone et s'était habillée en cavalière, une bombe noire, une veste d’homme c<strong>ou</strong>rte,<br />

bordeaux, un jodhpur, des bottes havane. Raymond aimait bien Mme de Vimont, elle était<br />

si gentille avec lui, et Mme de Vimont aimait le jeune Raymond. Il était l'enfant qu'elle<br />

n'aurait jamais.<br />

Quand c’était l'heure, la messe était dite par le curé Millet dans la chapelle du<br />

château, de style Jésuite, construite un peu à l'écart dans la verdure du parc. Les invités<br />

étaient assis sur des sièges et des prie-Dieu rec<strong>ou</strong>verts de vel<strong>ou</strong>rs r<strong>ou</strong>ge. Derrière eux se<br />

tr<strong>ou</strong>vait le personnel du château. A la sortie, Mme de Vimont et <strong>Auguste</strong> partaient à cheval<br />

se perdre en direction des étangs du Roy. La g<strong>ou</strong>vernante entrainait Raymond, sa mère et sa<br />

grand-mère vers le potager, cherchant à les occuper. Elle connaissait t<strong>ou</strong>t de la liaison qui<br />

unissait sa maitresse au père de l'enfant. Elle savait que Mme Laroche avait autrefois été<br />

g<strong>ou</strong>vernante dans un château, une certaine complicité s'était établie entre elles. Elle savait<br />

aussi qu'elle appréciait davantage un carré de légumes bien venus que le paysage le plus<br />

pittoresque. Une grande allée s<strong>ou</strong>s une treille bordait ce potager au c<strong>ou</strong>chant le long d'un<br />

mur de pierre cachant une r<strong>ou</strong>te qui conduisait à la Bâtie d'Urfé. Les carrés de légumes<br />

étaient encadrés de bordures de buis bien taillés. Parfois un rosier éclairait de fleurs un<br />

carré de blettes <strong>ou</strong> de salades. De l'autre côté du potager, le verger offrait la rondeur chaude<br />

de ses pêches et de ses prunes, <strong>ou</strong> plus fraîche de ses pommes et de ses poires.<br />

A midi ils se retr<strong>ou</strong>vaient t<strong>ou</strong>s devant la longue table ornée de Limoges, de Sèvres<br />

et de cristaux de Baccarat. Raymond préférait les après-midi où son père repartait<br />

chevaucher avec Emeline à ceux où il v<strong>ou</strong>lait le faire monter à cheval. Il avait peur des<br />

chevaux, leurs grandes dents l'effrayaient, leurs c<strong>ou</strong>ps de têtes amicaux lui faisaient peur.<br />

La consigne de ne pas passer derrière un cheval par crainte d'une ruade, aj<strong>ou</strong>tait à sa<br />

panique. De plus l'odeur de leur sueur mélangée à celle du crottin lui donnait des nausées.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

81


Un j<strong>ou</strong>r il était tombé d'un cheval et s'était cassé le nez. Son père ne comprenait pas, il<br />

aurait tant v<strong>ou</strong>lu que son fils devienne bon cavalier. L<strong>ou</strong>ise était contente de voir son mari<br />

reprendre goût à la vie.<br />

Subitement, grand-mère Laroche avait refusé de se rendre chez Mme de Vimont.<br />

Marie Magan, l'amie d'enfance de L<strong>ou</strong>ise avait, de sa langue acérée par quelques s<strong>ou</strong>sentendus<br />

animés par un restant de jal<strong>ou</strong>sie, fait comprendre à Mme Laroche les relations<br />

qui existaient entre <strong>Auguste</strong> et Mme de Vimont. Raymond avait vu sa mère pleurer, il avait<br />

entendu son père et sa mère se disputer, eux qui s'entendaient si bien. Les visites au château<br />

de Champs cessèrent brusquement. <strong>Auguste</strong> était homme de devoir. Il avait une ép<strong>ou</strong>se et<br />

un fils. Raymond n'avait pas onze ans et comprenait mal les sentiments qui agitaient sa<br />

famille. Grand-mère Laroche ne parlait plus à son gendre. <strong>Auguste</strong> acheta un side-car qu'il<br />

acc<strong>ou</strong>pla à la moto. Cela ne dura qu'un feu de paille, il remplaça la moto par un petite<br />

automobile, une cinq chevaux Citroën Trèfle. La mère de Raymond cessa de pleurer. Cela<br />

coïncida avec l'opération de la péritonite de Raymond qui l'immobilisa longtemps au lit.<br />

Cette maladie resserra les liens de ses parents aut<strong>ou</strong>r de lui. Quels furent les sentiments<br />

qu'épr<strong>ou</strong>va Emeline de Vimont, personne ne le sut. Par la suite t<strong>ou</strong>t était allé très vite. La<br />

location d'un n<strong>ou</strong>vel appartement, l'arrivée des deux Ivan, l'agrandissement du salon de<br />

coiffure. Ce n'est que de nombreuses années plus tard, Raymond était devenu lui-même<br />

père de famille, qu'il avait entendu son père demander à son ép<strong>ou</strong>se, alors qu'ils s'étaient<br />

retirés dans leur villa d'Andrézieux, la permission d'aller à l'enterrement de Mme de<br />

Vimont, ce qui lui fut généreusement accordé. Raymond avait depuis longtemps compris<br />

les liens qui avaient uni son père à la baronne Emeline de Vimont.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

28. Les années folles<br />

Puis <strong>Auguste</strong> rêva de s'acheter une automobile. Quelques-uns de ses amis avaient<br />

déjà fait cette acquisition, P<strong>ou</strong>liquen venait d'acheter une Dedion-B<strong>ou</strong>ton, Arnaud une Ford<br />

T., d'autres en parlaient. Déjà à l'automne précédent il avait été voir une Ballot d'occasion,<br />

ainsi qu'une Brazier. Peugeot sortait une Quadrillette, Citroën faisait un malheur avec sa 5<br />

H.P. Lorsque en 1923 on se décida p<strong>ou</strong>r la dernière, Dolly fut délaissée au profit de<br />

l’exploration de la campagne environnante.<br />

En 1925, l’annexion d’un logement permit de créer un vrai salon p<strong>ou</strong>r dames.<br />

<strong>Auguste</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé, non loin du salon de coiffure, un appartement qui parut merveilleux.<br />

Au premier étage, une grande salle de séj<strong>ou</strong>r avec deux fenêtres donnant sur le carref<strong>ou</strong>r<br />

des Trois Coins. P<strong>ou</strong>rquoi trois coins? Il y en avait cinq, cinq rues qui se rejoignaient en<br />

étoiles.<br />

82


Le salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme était devenu un lieu où l'on se rencontrait ; les<br />

j<strong>ou</strong>rnaux que l'on y tr<strong>ou</strong>vait permettaient de connaître et d'échanger des idées sur les faits<br />

divers et les évènements politiques. Une des premières femmes j<strong>ou</strong>rnalistes, Mme Chartoire<br />

était la seule femme de ces réunions. Quelques hommes politiques fréquentaient le salon :<br />

Taurine, député; Robert, sénateur; S<strong>ou</strong>lier, maire de la ville. Mais aussi le banquier de<br />

Boissieux, les premier vendeurs de voitures; des aviateurs rescapés de la guerre: Emile<br />

Raymond, Védrines, Fronval. Ils amenèrent quelques jeunes femmes qui furent connues<br />

plus tard, telles que Cogan <strong>ou</strong> Adrienne Bolland, première aviatrice à traverser la Cordillère<br />

des Andes sur sa drôle de machine.<br />

L'électricité, l'eau chaude, un papier peint évoquant le cubisme, mon père coiffeur<br />

p<strong>ou</strong>r dames, ma mère demoiselle des P.T.T, c'était le c<strong>ou</strong>ple à la mode chanté par les<br />

chansonniers : «Les coiffeurs p<strong>ou</strong>r dames, ce sont les rois du j<strong>ou</strong>r», «C'est une demoiselle<br />

dans les P.T.T., Elle répond à t<strong>ou</strong>s les abonnés» (airs connus). Les jeunes femmes dans le<br />

vent se mirent à fréquenter le salon.<br />

Après avoir exploré avec leur voiture la campagne aut<strong>ou</strong>r de Saint-Etienne, les<br />

villages, les bois, les étangs, les ruisseaux, les vieilles pierres, les <strong>Paret</strong> eurent envie d'un<br />

lopin de terre à eux. L<strong>ou</strong>ise arrêta son choix sur un champ abandonné que son père facteur<br />

avait cultivé autrefois à Andrézieux. Il y plantait ce qui v<strong>ou</strong>lait bien p<strong>ou</strong>sser, car seule la<br />

pluie p<strong>ou</strong>rvoyait aux arrosages. En 1929, en attendant la maison désirée, <strong>Auguste</strong> y installa<br />

une cabane démontable à l'allure de chalet, dont il avait entrepris la construction dans son<br />

garage, aidé par son ami, le gardien menuisier manchot surprenant d’habileté.<br />

Le salon de coiffure en s<strong>ou</strong>ffrit un peu. Mais Mme Dumas, la première coiffeuse,<br />

tenait t<strong>ou</strong>t le personnel d'une main ferme. Elle savait prendre des rendez-v<strong>ou</strong>s et vanter les<br />

talents de son patron, le maître coiffeur, qui rapportait chaque année de Paris les premiers<br />

prix de coiffure. Tellement, qu'il fut bientôt hors conc<strong>ou</strong>rs et membre des grands jurys.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

27. Le parfumeur<br />

<strong>Auguste</strong> avait un odorat subtil mais il ne le savait pas, pas plus qu’un être humain<br />

sait que sa vue est plus <strong>ou</strong> moins développée que celle de son voisin tant que ça ne devient<br />

pas une infirmité. <strong>Auguste</strong> percevait plus que d’autres quantité d’odeurs. Bien sûr les<br />

parfums puisqu’il était coiffeur, mais aussi les différentes odeurs des êtres humains. Il<br />

aurait pu reconnaître ses clients qui entraient au salon de coiffure les yeux fermés. Pas<br />

seulement certaines femmes <strong>ou</strong>trageusement parfumées qu’on peut suivre à la trace, mais<br />

83


t<strong>ou</strong>te personne ignorant les parfums. Il ne pensait pas p<strong>ou</strong>r cela être différent de la plupart<br />

de ses semblables.<br />

Rue de la Préfecture, non loin du salon de coiffure, se tr<strong>ou</strong>vait la b<strong>ou</strong>tique d’un de<br />

ses amis, un ancien cavalier avec qui il avait fait la guerre. M. Denuzières était fabriquant<br />

de liqueurs. Ses verveines, ses menthes poivrées, ses eaux de vies parfumées avaient une<br />

certaine notoriété. Il avait remarqué que son ami <strong>Paret</strong> avait un odorat assez particulier. Il<br />

avait pris l’habitude, lorsqu’il fabriquait un n<strong>ou</strong>veau produit, de le lui faire respirer.<br />

<strong>Auguste</strong> lui avait même suggéré de n<strong>ou</strong>velles liqueurs et le commerce du liquoriste s’en<br />

était bien tr<strong>ou</strong>vé. C’est M. Denuzières qui avait révélé à mon père ce don particulier et lui<br />

avait donné l’idée d’essayer de composer des parfums. L’esprit curieux de mon père l’incita<br />

à acheter des livres traitant du sujet. Il lut la vie de Jean-Marie Farina, l’inventeur de l’eau<br />

de Cologne (que je lus d’ailleurs moi aussi).<br />

Une année, à l’occasion d’un voyage dans le midi, mon père n<strong>ou</strong>s entraîna jusqu’à<br />

Grasse. Il n<strong>ou</strong>s fit visiter des parfumeries. Je suivais vaguement les explications des<br />

fabricants expliquant à mon père comment ils achetaient à l’abattoir des graisses animales<br />

déjà en parties débarrassées de leurs impuretés et qu’ils purifiaient avant de les étaler sur<br />

des claies et y disposer par dessus des pétales de fleurs. La graisse absorbe le parfum et on<br />

extrait ensuite les parfums de ces graisses. <strong>Auguste</strong> se mit à la recherche d’une fabrique de<br />

parfum plus modeste. Il en déc<strong>ou</strong>vrit une dans une rue étroite de la haute ville. Le patron<br />

était décédé trois mois auparavant. Mon père parla simplement à la veuve de sa curiosité<br />

envers les parfums. La veuve lui expliqua que si elle continuait à traiter des fleurs en petite<br />

quantité, c’était uniquement p<strong>ou</strong>r apprendre à son neveu les premiers éléments de cette<br />

profession et p<strong>ou</strong>r que sa marque ne se perde pas. Elle paraissait heureuse de parler de son<br />

métier. Elle n<strong>ou</strong>s fit entrer t<strong>ou</strong>s les trois et n<strong>ou</strong>s fit goûter l’eau de coing de sa fabrication :<br />

«Entre les liqueurs et les parfums il n’y a qu’un pas», dit-elle. Elle s’appelait Molinard et la<br />

parfumerie avait été crée en 1874 par son père. <strong>Auguste</strong> lui acheta du patch<strong>ou</strong>li et quelques<br />

essences de base p<strong>ou</strong>r ses premiers essais.<br />

A Saint-Étienne, une pièce de l’arrière b<strong>ou</strong>tique du salon de coiffure avait été<br />

transformée en laboratoire photographique, son occupation favorite. <strong>Auguste</strong> l’aménagea<br />

en une petite fabrique de parfums. Il fit plusieurs voyages à Grasse chez Mme Molinard<br />

p<strong>ou</strong>r perfectionner sa pratique.<br />

Dans cette pièce de l’arrière b<strong>ou</strong>tique, il se mit à manipuler les parfums de base<br />

qu’il avait achetés. Je le vis agiter lentement s<strong>ou</strong>s son nez de petites bandes de papier blanc<br />

après les avoir trempées dans les mélanges de parfums qu’il venait de faire. «Sens», me<br />

disait-il p<strong>ou</strong>r satisfaire ma curiosité. Mme Molinard fit plusieurs voyages à Saint-Étienne.<br />

Elle lui apprit à diluer ses parfums p<strong>ou</strong>r faire des lotions qu’il offrait gracieusement à ses<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

84


clientes du salon de coiffure. Un j<strong>ou</strong>r il se lança dans la fabrication d’une eau de Cologne<br />

qu’il appela Chantegrillet, du nom d’un hameau niché sur la pente du Mont-Pilat regardant<br />

la ville, grillet était le nom local du grillon.<br />

Denuizières le mit en relation avec des verriers spécialisés dans la fabrication de<br />

flacons à parfum à Villejuif, près de Paris. Ma mère, qui avait appris que Mme Molinard<br />

avait rejoint mon père à Paris lors de sa visite à cette verrerie, s’interposa. Elle se savait<br />

assez forte p<strong>ou</strong>r imposer sa loi. Mon père aimait avant t<strong>ou</strong>t ma mère et j’étais là. J’étais<br />

suffisamment grand p<strong>ou</strong>r comprendre que ces relations étaient devenues un peu trop<br />

intimes et que ma mère, sans bruit et sans esclandre, y avait mit le holà, Mme Molinard<br />

disparut de notre horizon.<br />

<strong>Auguste</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas à la fois s’occuper de son salon de coiffure et de cette<br />

fabrique de parfum naissante. Il chercha quelqu’un p<strong>ou</strong>r le seconder. Son ami Denuzières<br />

lui tr<strong>ou</strong>va un associé, la fabrique de parfums <strong>Paret</strong> - Guinamand était née. Elle s’installa<br />

dans un ancien hangar de la gare de marchandise désaffecté.<br />

En 1940, après la débandade de nos armées, mon père vendit son salon de coiffure<br />

et céda ses parts de la parfumerie. Son nom disparut de la fabrique de parfum qui devint<br />

Thomas - Guinamand, Parfums et cosmétiques et s’installa dans des bâtiments neufs.<br />

Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />

Épilogue<br />

85<br />

Raymond <strong>Paret</strong>, le 24 novembre 2000<br />

C’est à cette date, en 1940, après une période de vie professionnelle à se battre p<strong>ou</strong>r une réelle<br />

formation en coiffure, écrire des articles, et siéger sur des jurys, et de vie mondaine entre son<br />

salon, Paris et les stations balnéaires à la mode, que mes grands-parents se retirèrent dans leur<br />

propriété d’Andrézieux, où je les ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs connus et où ils m’ont en partie élevée. Mon grand-<br />

père n’avait pas 55 ans, il y cultiva son jardin – au sens propre - jusqu’à sa mort en 1962.<br />

M.-C. <strong>Paret</strong>

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!