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Un texte de Raymond, mon père<br />
écrit p<strong>ou</strong>r ses enfants et petits-enfants<br />
<strong>Auguste</strong> <strong>ou</strong> <strong>Benoît</strong><br />
Raymond <strong>Paret</strong><br />
Voici l’histoire de mon grand-père, depuis une famille modeste d’un coin de province française<br />
jusqu’à la c<strong>ou</strong>r impériale d’Allemagne et à la Grande Guerre, mon grand-père, celui que je<br />
v<strong>ou</strong>lais ép<strong>ou</strong>ser quand j’étais petite fille.<br />
Prologue<br />
<strong>Benoît</strong> <strong>ou</strong> <strong>Auguste</strong>? <strong>Auguste</strong> <strong>ou</strong> <strong>Benoît</strong>? Je ne sais comment appeler mon père. Ma<br />
c<strong>ou</strong>sine Mona dit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en parlant de lui: «oncle <strong>Benoît</strong>». Ma mère l'a t<strong>ou</strong>te sa vie appelé<br />
<strong>Auguste</strong>.<br />
Je dois cette chronique, à ce que me racontait mon père <strong>ou</strong> ma mère, à mes<br />
s<strong>ou</strong>venirs d'Antoine mon grand-père que j'ai connu et qui m'avait baptisé au vin r<strong>ou</strong>ge, à ce<br />
que je me rappelle du café, de la charcuterie, de la forge, du jardin de Champdieu, du salon<br />
de coiffure de l'oncle Clément. Je les dois aussi à ce que me disait Mona, Claudius le frère<br />
de mon père, Francine l'ép<strong>ou</strong>se de Clément. Ce dernier plus réservé parlait peu. M'a servi<br />
ma connaissance de Montbrison et de sa région.<br />
Mes neuf-dix ans se rappellent le cheval de mon père dans les écuries du château<br />
de Champs, d'Emeline de Vimont (nom fictif, personne réelle), de l'infidélité de mon père<br />
qui mit quelque temps en péril son mariage avec ma mère.<br />
L'auteur
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
Première partie<br />
1. Agates et calots<br />
«<strong>Benoît</strong>, tu perces t<strong>ou</strong>tes tes poches de culotte avec tes sacrées billes. —Pardonnemoi<br />
maman, mais aux billes je suis un champion et je gagne t<strong>ou</strong>tes celles de mes copains, et<br />
bien sûr elles pèsent l<strong>ou</strong>rd dans mes poches. —Tiens, je t'ai c<strong>ou</strong>su un sac, tu les mettras<br />
dedans. Que je n'en tr<strong>ou</strong>ve plus dans tes poche». <strong>Benoît</strong>, un garçon d<strong>ou</strong>x, un peu timide, du<br />
haut de ses six ans avait déjà ce s<strong>ou</strong>rire ensorceleur qu'il garda sa vie entière; il expliqua à<br />
sa mère: «Ces grosses billes de pierre sont les calots; on les tient entre le p<strong>ou</strong>ce et l'autre...<br />
l'index je crois, p<strong>ou</strong>r les lancer. Les plus belles sont celles-ci, les agates; je les ai gagnées<br />
aux gosses de riches. Celle-là, les fausses agates, sont en verre t<strong>ou</strong>t irisé à l'intérieur. Les<br />
plus moches sont celles-ci en terre cuite».<br />
En cette année 1891, les voitures n'avaient plus p<strong>ou</strong>r très longtemps à être tirées<br />
par des chevaux de jambes, de muscles et de sueur. Mais ceux-ci ne le savaient pas. Le<br />
crottin parfumait encore les rues. De gros pavés de granite, bruyants s<strong>ou</strong>s les r<strong>ou</strong>es de bois<br />
cerclées de fer, décoraient celles-ci. Mme Gabrielle <strong>Paret</strong>, née Rivet, la mère de <strong>Benoît</strong>,<br />
était la plantureuse charcutière de la rue Rivoire à Montbrison. Cette ancienne préfecture du<br />
département de la Loire avait été déchue et ramenée au rang de s<strong>ou</strong>s-préfecture en 1856.<br />
Depuis, Montbrison vivait d<strong>ou</strong>ce et paisible, encerclée par les t<strong>ou</strong>t jeunes platanes de son<br />
b<strong>ou</strong>levard circulaire. Celui-ci avait remplacé les anciens remparts qui depuis des siècles<br />
protégeaient cette petite ville et son château féodal, domaine des Comtes du Forez,<br />
construit sur l'ancien volcan, le Mont Brison, sur le bord occidental de la plaine du Forez.<br />
A l'intérieur de ce b<strong>ou</strong>levard subsistaient quelques anciennes maisons qui se<br />
s<strong>ou</strong>venaient des massacres perpétrés par le baron des Adrets, ce huguenot vindicatif qui<br />
v<strong>ou</strong>lait exterminer cette sale race de papistes et les faisait sauter du haut de ses remparts sur<br />
les pics dressés de ses soldats. A un pauvre homme qui hésitait à accomplir le pas, le baron<br />
aurait dit: «Tu as peur carcasse! — Je v<strong>ou</strong>drais bien v<strong>ou</strong>s y voir », aurait répondu celui-ci.<br />
La réponse avait fait rire le terrible baron qui l'aurait gracié. C'était du moins ce que disait<br />
la rumeur publique qui était parvenue jusqu'à <strong>Benoît</strong>. La petite rue Rivoire reliait le<br />
b<strong>ou</strong>levard circulaire au quai du Vizézy. Ce gros ruisseau descendu des monts du Forez<br />
était encore t<strong>ou</strong>t frais et vif; il allait bientôt s'assagir et se calmer dans la plaine du Forez<br />
avant de s'unir au d<strong>ou</strong>x c<strong>ou</strong>lant Lignon, comme l'appelait Honoré d'Urfé, l'auteur de<br />
l'Astrée. Son c<strong>ou</strong>rs, honneur suprême, avait été dessiné sur la carte du tendre admirée des<br />
précieuses de la Renaissance finissante. C'était en son honneur que ce lieu avait été appelé:<br />
quai de l'Astrée, nom de la bergère héroïne de ce roman.<br />
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C'était tantôt sur le sol terreux de ce quai <strong>ou</strong> sur celui du b<strong>ou</strong>levard que le jeune<br />
<strong>Benoît</strong>, le gen<strong>ou</strong> dans la terre <strong>ou</strong> la p<strong>ou</strong>ssière, gagnait t<strong>ou</strong>tes ses billes. Les parties variaient.<br />
Elles s'appelaient le carré, le g<strong>ou</strong>lu, la p<strong>ou</strong>rsuite, la serpente, la grattaille. Avisé, il revendait<br />
à ses copains les billes gagnées, quatre p<strong>ou</strong>r un s<strong>ou</strong>. Il s'empressait d'aller dépenser sa<br />
fortune à la petite épicerie du coin, en caramels, réglisses, bonbons acidulés <strong>ou</strong> autres. Bon<br />
camarade, il donnait volontiers un caramel au copain auquel il venait de gagner les billes.<br />
Chez les <strong>Paret</strong>, <strong>Benoît</strong> Justin né le 13 septembre 1885, un vendredi 13, était le<br />
troisième enfant de la famille. S'il craignait Clément son frère aîné qui v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t<br />
commander et t<strong>ou</strong>t régenter, sa soeur <strong>Benoît</strong>e, sa marraine, la doyenne, de sept ans plus<br />
âgée que lui, était sa préférée. C'est auprès d'elle qu'il c<strong>ou</strong>rait se consoler lorsqu'un gros<br />
chagrin gonflait sa poitrine. Quant à Claudius le benjamin, ses trois ans comptaient encore<br />
peu. Son père, Antoine <strong>Paret</strong>, était le fils d'un Denis <strong>Paret</strong> né à Saint-Étienne le 19 mars<br />
1824 qui se qualifiait de libertaire. Il avait participé à la Commune de 1870 qui fut<br />
particulièrement violente dans cette ville. Denis et ses camarades s'étaient emparés de la<br />
préfecture, bataille où le préfet avait tr<strong>ou</strong>vé la mort. Ce Denis <strong>Paret</strong> possédait dans cette<br />
ville une forge, au 11 de la rue de Lyon, au feu de laquelle il forgeait les balances romaines<br />
que t<strong>ou</strong>s fermiers, cultivateurs et jardiniers, tenaient au poing sur les marchés p<strong>ou</strong>r peser<br />
légumes, fruits, lapins <strong>ou</strong> pommes de terre.<br />
Antoine, le père de <strong>Benoît</strong>, était devenu s<strong>ou</strong>s la poigne énergique de son père un<br />
excellent forgeron après que celui-ci l'eut fait doter d'une bonne éducation primaire, à<br />
l'école laïque naturellement. Vers 1875, Antoine <strong>Paret</strong> avait rencontré une montbrisonnaise<br />
dont les parents tenaient une charcuterie dans cette ville. Ils s'étaient mariés et avaient laissé<br />
ce père sévère et vindicatif qui lui avait interdit de fabriquer des balances, fut-ce à<br />
Montbrison. Antoine avait quitté à regret sa mère, la d<strong>ou</strong>ce Jeanne que certains catholiques<br />
rigides continuaient d'appeler la G<strong>ou</strong>tte, de son nom de jeune fille, car son mariage avec<br />
Denis n'avait été qu'un mariage civil. Plus tard à sa mort, et le petit <strong>Benoît</strong> s'en s<strong>ou</strong>venait,<br />
son grand père Denis s'était fait enterrer civilement, drapeau r<strong>ou</strong>ge en tête, ce qui avait fait<br />
du bruit dans Landerneau.<br />
A son mariage Antoine <strong>Paret</strong> était venu habiter Montbrison. Il n'osa pas braver<br />
l'interdit de son père et installer une forge dans cette ville. Les parents de Gabrielle son<br />
ép<strong>ou</strong>se leur cédèrent leur charcuterie et se retirèrent dans une ferme agricole à Châlain, près<br />
du Mont-Uzore, se consacrant à la production de pruneaux, spécialité du pays. Antoine, de<br />
taille assez moyenne, était plus petit et plus mince que son ép<strong>ou</strong>se. Il entretenait de belles<br />
m<strong>ou</strong>staches retombant sans excès de chaque côté de la b<strong>ou</strong>che et ramenait ses cheveux<br />
noirs sur le sommet de la tête qui commençait à se dégarnir. Gabrielle avait des cheveux<br />
châtains clairs et un teint de blonde. Leur premier enfant, une fille, au désespoir d'Antoine,<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
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était née en 1875. Ils l'avaient appelée <strong>Benoît</strong>e. En 1881 naquit Clément. Antoine était aux<br />
anges. (Attention, ne prononcez pas le mot ange devant lui, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez enc<strong>ou</strong>rir sa<br />
fureur. Car Antoine b<strong>ou</strong>ffait du curé autant que de la cochonnaille).<br />
Dans le dépôt, dépendance de la charcuterie située de l'autre côté de la rue Rivoire,<br />
chaque quinzaine Antoine faisait tuer le cochon qu'il avait acheté au marché aux bestiaux<br />
qui se tenait le samedi sur le b<strong>ou</strong>levard. A cette occasion, un exécuteur des hautes oeuvres,<br />
spécialiste de ce genre de mise à mort, venait lui prêter main forte. Le petit <strong>Benoît</strong> avait<br />
peur de ce j<strong>ou</strong>r-là. Il se b<strong>ou</strong>chait fortement mais en vain les oreilles p<strong>ou</strong>r ne pas entendre les<br />
cris du condamné. Il lui fallait ensuite manger des grattons, ces morceaux de graisse frite<br />
que <strong>Benoît</strong> n'aimait pas beauc<strong>ou</strong>p, et t<strong>ou</strong>t au long de la semaine avaler les bas morceaux<br />
d'entrailles, invendables à la charcuterie, et que préparait sa mère. Bien qu'elle fut bonne<br />
cuisinière, il sentait son estomac se serrer quand il pensait au joli petit cochon rose, et ne<br />
p<strong>ou</strong>vait rien avaler. Sa mère le tr<strong>ou</strong>vait pâlichon et se plaignait qu'il ne mangeât rien. Son<br />
père se mettait en colère et <strong>Benoît</strong> pleurait dans son assiette. Ses parents lui firent boire<br />
chaque matin une cuillerée d'huile de foie de morue. Son père sut si bien s'y prendre que<br />
<strong>Benoît</strong> en se réveillant criait lui même: « Mon morue! », bien que ce fût affreux à boire.<br />
Un j<strong>ou</strong>r Antoine était revenu du marché avec un martinet. Il ne s'en servit jamais<br />
lui même craignant ses moments de colère. Maman Gabrielle menaçait sa marmaille, mais<br />
celle-ci ne gardait pas le s<strong>ou</strong>venir d'avoir été f<strong>ou</strong>ettée, si ce n'est parfois un léger c<strong>ou</strong>p sur<br />
les mollets. Plusieurs fois Clément et <strong>Benoît</strong> avaient essayé de cacher le martinet, mais<br />
maman Gabrielle le retr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Ils avaient même osé s<strong>ou</strong>s les yeux de Claudius<br />
complice, arracher une lanière de ce vilain f<strong>ou</strong>et. Maman Gabrielle ne s'en était pas<br />
aperçue. S'armant de c<strong>ou</strong>rage ils arrachèrent une seconde lanière. Il n'en resta bientôt plus<br />
qu'une à ce chat à neuf queues. Ils n'osèrent jamais arracher cette dernière lanière, ce qui<br />
amusait beauc<strong>ou</strong>p en cachette les parents.<br />
Voici un an que <strong>Benoît</strong> était à la laïque; très vite il avait abandonné les ba, be, bi,<br />
bo, bu, et sut lire quelques mots, quitté l'ardoise p<strong>ou</strong>r le cahier, abandonné les barres droites<br />
et inclinées. Le cahier penché, la plume trempée dans l'encrier, il avait écrit des a, des o,<br />
des l, t<strong>ou</strong>t longs, des p, t<strong>ou</strong>t en bas, son nom, <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong>, un B, avec un ventre bien rond.<br />
A la fin de l'année, il avait fait la surprise à ses parents d'une lettre de bonne année.<br />
Bien sûr les deux mots Bonne Année avaient été écrits au tableau par l'instituteur. Mais au<br />
lieu d'écrire papa, maman, <strong>Benoît</strong> avait écrit Antoine et Gabrielle. L'instituteur lui avait<br />
demandé p<strong>ou</strong>rquoi. « Parce que mon père veut que je l’appelle Antoine; alors j’ai mis<br />
Gabrielle, à la place de maman, mon père lui l’appelle Gaby ». L'instituteur avait hésité<br />
puis finalement il avait laissé la lettre ainsi. On ne fêtait pas Noël chez les <strong>Paret</strong>. Cependant<br />
maman Gabrielle avait obtenu que les enfants fussent baptisés. Mais après le baptême<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
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auquel Antoine n'assistait pas, et p<strong>ou</strong>r détruire l'effet pernicieux de celui-ci, il les avait<br />
baptisés au vin r<strong>ou</strong>ge dont il était lui-même un buveur éclairé.<br />
Cette année 1891, <strong>Benoît</strong>e venait d'obtenir son Certificat d'Études « bien qu’à<br />
l’école elle ne soit pas fulgurante », disait <strong>Benoît</strong>. Son père décida de la mettre en<br />
apprentissage chez une c<strong>ou</strong>turière. Cette profession plaisait à <strong>Benoît</strong>e et maman Gabrielle<br />
appr<strong>ou</strong>vait.<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
2. Le café<br />
Le commerce prospérait. Le café à côté de la charcuterie était à vendre avec audessus<br />
un appartement plus vaste. On entrait depuis la rue Rivoire dans la salle du café par<br />
une porte vitrée t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte l'été. Celle-ci était encadrée de deux fenêtres sur le rebord<br />
desquelles fleurissaient des pots de géraniums. En entrant, une belle pièce carrée, haute de<br />
plafond v<strong>ou</strong>s accueillait. En face de v<strong>ou</strong>s, deux autres fenêtres auréolées par le soleil<br />
c<strong>ou</strong>chant et les feuilles déc<strong>ou</strong>pées d'une treille laissaient voir, derrière des rideaux de<br />
dentelle, la c<strong>ou</strong>r bordée au fond par une haie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs verte. Cette c<strong>ou</strong>r assez vaste était<br />
ombragée par deux beaux arbres, des ormes, avait appris papa Antoine à ses enfants en leur<br />
faisant remarquer la fine dentelure de leurs feuilles.<br />
Entre ces deux fenêtres, une desserte t<strong>ou</strong>t en noyer laissait briller le brun r<strong>ou</strong>x de<br />
ses sculptures. Un fronton triangulaire représentait taillée dans sa masse une scène de<br />
chasse: deux sangliers fuyaient devant un chasseur que l'on devinait sur la droite. Audessus<br />
était accroché un tableau dans son superbe cadre doré. Sur un fond de neige et de<br />
forêt d'hiver un sanglier hésitait à la vue du peintre qui lui paraissait cependant être un<br />
personnage pacifique. Sur les murs un papier peint représentait plusieurs scènes de chasses<br />
dessinées en brun r<strong>ou</strong>ge sur un fond crème. Là, des chasseurs à cheval en tricornes<br />
p<strong>ou</strong>rsuivaient une biche. Ici, les mêmes chasseurs sautaient une rivière. Plus loin un m<strong>ou</strong>lin<br />
avec sa r<strong>ou</strong>e à aube était survolé par quelques oiseaux. Là-bas un autre chasseur, à pied<br />
celui là, tirait «le c<strong>ou</strong>p du roi» sur un faisan en plein vol. « Ce sont des copies de toile de<br />
J<strong>ou</strong>y », expliquait Antoine à sa progéniture, une invention de cet Oberkampf, un Français<br />
d'origine allemande, qu'Antoine estimait parce qu'il avait refusé les lettres de noblesse que<br />
lui avait offert L<strong>ou</strong>is XVI. Car ce père autoritaire et parfois coléreux, était d'une patience<br />
infinie p<strong>ou</strong>r expliquer à ses enfants les merveilles de la science, les mystères de la nature,<br />
la terre, la géographie, l'histoire de ces hommes qui firent la France, sachant reconnaître ce<br />
que parfois avait pu faire de bien p<strong>ou</strong>r elle les tyrans que furent les rois. Seul Henri IV avait<br />
droit à une grâce à ses yeux. Peut-être parce qu'il sentait l'ail <strong>ou</strong> qu'il v<strong>ou</strong>lait que t<strong>ou</strong>s les<br />
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Français puissent manger la p<strong>ou</strong>le au pot le dimanche et qu'il avait traité les religions pardess<strong>ou</strong>s<br />
la jambe.<br />
Antoine leur parlait avec enth<strong>ou</strong>siasme des savants français Cugnot, Lavoisier,<br />
Montgolfier, Jacquard, Seguin; de cet Ambroise Paré dont il aurait tant v<strong>ou</strong>lu être le<br />
descendant. « Autrefois les noms propres n’avaient pas d’orthographe », leur disait-il. Il<br />
possédait dans ses archives un ancien document d'un abbé Chapelon qui dans un patois<br />
sav<strong>ou</strong>reux écrivait vers 1680 : « Le dimanche, n<strong>ou</strong>s allions sur la place du pré de la foire<br />
voir «L<strong>ou</strong> sargeant Parret av<strong>ou</strong>ai sa grande bedaine» commander les exercices de la milice<br />
b<strong>ou</strong>rgeoise ». Antoine savait aussi que son grand-père François <strong>Paret</strong>, né l'an IV de la<br />
République une et indivisible, avait ép<strong>ou</strong>sé une Marguerite David, qu’il était armurier à<br />
Saint-Étienne. Que son père ce Denis <strong>Paret</strong> qui était né en 1828 avait d'abord exercé auprès<br />
de son père François le métier de fabricant d'armes, avant de forger des balances p<strong>ou</strong>r<br />
échapper à la crise.<br />
C'est dans ce 11 de la rue de Lyon qu'Antoine <strong>Paret</strong> était né le 27 juin 1854. Il avait<br />
trois oncles. Un <strong>Paret</strong> fabriquant de rubans, un cul bénit réactionnaire qu'Antoine ne<br />
fréquentait pas. Ses <strong>ou</strong>vriers l'avaient appelé le Père trois s<strong>ou</strong>pes depuis le j<strong>ou</strong>r où pendant<br />
une grève il avait déclaré: « Les <strong>ou</strong>vriers n’ont besoin que de trois s<strong>ou</strong>pes, l’une le matin,<br />
l’autre à midi, la troisième le soir ». Il affichait du mépris p<strong>ou</strong>r les <strong>ou</strong>vriers incapables de<br />
s'élever au-dessus de leur condition. Antoine avait aussi un autre oncle, un <strong>Paret</strong> Antoine<br />
cartonnier, son parrain qui lui avait donné son prénom. Il fabriquait des tamb<strong>ou</strong>rs en carton<br />
p<strong>ou</strong>r les rubans du <strong>Paret</strong> soyeux. C'est à lui qu'Antoine s'adressait lorsqu'il v<strong>ou</strong>lait faire<br />
transmettre un message au Père trois s<strong>ou</strong>pes. Son troisième oncle était graveur sur armes, il<br />
avait été Prix de Rome et vivait dans la ville éternelle. Son fils allait être l'ingénieur qui<br />
creuserait le tunnel du Simplon, le premier tunnel commencé par les deux b<strong>ou</strong>ts.<br />
Entre les <strong>Paret</strong> soyeux et les <strong>Paret</strong> balanciers la haine demeurait, comme elle<br />
existait entre les Capulets et les Montaigus. Longtemps après, à la veille de l'an 2000, l'on<br />
se saluait mais l'on ne se parlait pas. Il n'y avait pas eu de Roméo et Juliette. De Denis <strong>Paret</strong><br />
l'ancêtre, Antoine avait accroché au mur du café une grande lithographie dans son cadre<br />
d'ébène représentant la mort de Napoléon à Sainte Hélène; le pendant, Les Adieux de<br />
Fontainebleau, se tr<strong>ou</strong>vait parait-il à la Malmaison. Antoine inconséquent avec lui même<br />
gardait une certaine admiration p<strong>ou</strong>r l'empereur. Antoine parlait de t<strong>ou</strong>t cela assis avec ses<br />
enfants aut<strong>ou</strong>r de la table ronde qui occupait le centre de la salle du café. C'était sur cette<br />
table que la famille <strong>Paret</strong> prenait ses repas à midi et le soir et que les enfants faisaient leurs<br />
devoirs s<strong>ou</strong>s la suspension à pétrole qui éclairait l'ensemble du café. Les quatre autres<br />
tables rectangulaires celles-là, placées s<strong>ou</strong>s les fenêtres aux quatre coins de la pièce étaient<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
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dévolues dédaigneusement aux clients, qui le savaient. Les dimanches d'hiver, Antoine<br />
invitait quelques élus à j<strong>ou</strong>er aux cartes aut<strong>ou</strong>r de cette table ronde.<br />
T<strong>ou</strong>tes ces tables avec leur plateau brun r<strong>ou</strong>x et leurs pieds en bois t<strong>ou</strong>rné étaient<br />
en noyer de même qualité que la desserte, consciencieusement cirées par maman Gabrielle.<br />
« De style Henri II, qui est Henri II? » questionnait Antoine. En choeur sa marmaille<br />
clamait: « C’était un roi de France qui régna de... Zut! on s’en rappelle plus! ». Cette table<br />
ronde eut une longue histoire. <strong>Benoît</strong> en hérita. Elle fut quelques années promue table de<br />
salle à manger s<strong>ou</strong>s la suspension du café qui fut un j<strong>ou</strong>r équipée à l'électricité. Cette table<br />
fut ensuite reléguée dans un coin. Elle fut volée vers les années 1975. Mais <strong>Benoît</strong> n'était<br />
plus là p<strong>ou</strong>r le voir: depuis une d<strong>ou</strong>zaine d'années il avait rejoint son père là-bas, derrière la<br />
lune.<br />
Sur le côté gauche de cette salle de café, une porte donnait accès à la cuisine.<br />
Celle-ci t<strong>ou</strong>te en longueur avait une fenêtre sur la rue Rivoire avec des géraniums et une<br />
porte vitrée sur la c<strong>ou</strong>r. En face de la porte donnant sur le café, Antoine avait fait percer une<br />
<strong>ou</strong>verture p<strong>ou</strong>r accéder à la charcuterie. Sur le côté droit du café, une autre porte donnait<br />
sur le c<strong>ou</strong>loir et l'escalier montant à l'étage où se tr<strong>ou</strong>vaient les chambres. La chambre<br />
d'Antoine et de maman Gabrielle avait eu droit à un lit à baldaquin en toile de J<strong>ou</strong>y rose<br />
décorée de b<strong>ou</strong>quets de fleurs r<strong>ou</strong>ges légèrement dessinées. Sur les murs était collé un<br />
papier peint assorti. Il y avait à côté la chambre des garçons où Clément faisait régner<br />
l'ordre et la discipline, puis la chambre de <strong>Benoît</strong>e et même une chambre p<strong>ou</strong>r les amis. Il y<br />
avait aussi, grand luxe, un cabinet de toilette.<br />
Antoine avait, je ne sais où déc<strong>ou</strong>vert une n<strong>ou</strong>veauté, une pompe à bras, une petite<br />
pompe t<strong>ou</strong>te ronde et son petit bras c<strong>ou</strong>rt. Il l'avait installée dans la cuisine. Clément et<br />
<strong>Benoît</strong> devaient, Claudius le dernier plus petit et chétif en était dispensé, par un m<strong>ou</strong>vement<br />
de va-et-vient rapide du bras de cette pompe, faire monter l'eau qui venait du puits de la<br />
c<strong>ou</strong>r dans ce que Antoine appelait une bâche. C'était une grande caisse en métal qu'il avait<br />
installée avec peine et avec l'aide de t<strong>ou</strong>te la famille «ho hisse» dans le grenier. La famille<br />
<strong>Paret</strong> avait ainsi l'eau à volonté dans la cuisine et dans le cabinet de toilette de l'étage, ce<br />
qui faisait l'admiration de t<strong>ou</strong>s les clients et buveurs du café. P<strong>ou</strong>r rétablir la vérité, il faut<br />
dire que maman Gabrielle pompait elle aussi en cachette de son mari quand ses garçons<br />
rechignaient à ce travail fatigant.<br />
P<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> sa place de petit frère le faisait naviguer entre les bis<strong>ou</strong>s de <strong>Benoît</strong>e et<br />
les rudoiements de Clément qui lui faisait croire qu'il le protégeait « Comme si je ne me<br />
débr<strong>ou</strong>illais pas bien t<strong>ou</strong>t seul » disait <strong>Benoît</strong>; ce qui n'empêchait pas Clément de lui faire<br />
des platitudes p<strong>ou</strong>r qu'il lui corrige son orthographe.<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
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Lorsque <strong>Benoît</strong> p<strong>ou</strong>vait s'échapper de la rue Rivoire, il fonçait voir Zézette.<br />
Georgette Lardet était la fille de Mme Lardet, une grosse femme blonde qui tenait une<br />
mercerie rue de l'hôpital. Si maman Gabrielle était une belle plante, Mme Lardet avec ses<br />
cheveux blonds qui volaient au vent était vraiment grosse. Zézette qui avait un an de plus<br />
que <strong>Benoît</strong> était légèrement plus grande que lui. Elle promettait de ressembler à sa mère. A<br />
la mercerie, Zézette et <strong>Benoît</strong> j<strong>ou</strong>aient aux dames, au jacquet <strong>ou</strong> au morpion. Sur un carré<br />
de carton quadrillé, il fallait placer trois b<strong>ou</strong>tons blancs en ligne pendant que votre<br />
adversaire tentait de v<strong>ou</strong>s en empêcher et cherchait, lui, à aligner trois b<strong>ou</strong>tons noirs. Ils<br />
appelaient ce jeu morpion en cachette car Mme Lardet leur avait appris que c'était un gros<br />
mot, ils ne savaient pas p<strong>ou</strong>rquoi. Chez les Lardet pas plus que chez les <strong>Paret</strong> on ne disait<br />
jamais de gros mots. Sur les rayons de la mercerie s'alignaient des boites en carton qui<br />
laissaient pendre un b<strong>ou</strong>t de ruban retenu par une épingle. Sur ces boites l'on p<strong>ou</strong>vait lire<br />
Ruban de Saint-Étienne et en plus petit, <strong>Paret</strong> fabricant. <strong>Benoît</strong> disait avec fierté : « <strong>Paret</strong>,<br />
c’est mon oncle. Celui qui a fabriqué les boites en carton est aussi mon oncle ». Il<br />
s'imaginait que Mme Lardet le regardait avec considération et respect.<br />
<strong>Benoît</strong> et Zézette partaient, si le temps le permettait, se promener lentement,<br />
sagement sur le b<strong>ou</strong>levard, <strong>ou</strong> de préférence sur le quai de l'Astrée. Assis sur le muret, les<br />
jambes pendantes au dessus de l'eau, ils regardaient, sans rien se dire, c<strong>ou</strong>ler le Vizézy.<br />
« Un j<strong>ou</strong>r Zézette et moi on se mariera. Il faudra bien que j’ose le lui dire mais j’ai le temps<br />
p<strong>ou</strong>r ça », pensait <strong>Benoît</strong>. Ils rentraient en se tenant par la main. S'ils avaient plus de temps<br />
devant eux, ils p<strong>ou</strong>ssaient jusqu'au jardin d'Allard. <strong>Benoît</strong> emportait sa t<strong>ou</strong>pie, Zézette son<br />
jeu de grâce. Ils tr<strong>ou</strong>vaient joli le jardin d'Allard, c'était un jardin anglais, leur avait appris<br />
Antoine. Il y avait une fausse grotte qu'ils tr<strong>ou</strong>vaient bien imitée; pénétrait à demi dans<br />
cette grotte une pièce d'eau avec des nénuphars. Un phoque t<strong>ou</strong>t en pierre en sortait et<br />
regardait le soleil. Dans la partie haute du parc, M. Allard avait planté un jardin botanique<br />
avec des tas de plantes bizarres bien étiquetées.<br />
Zézette avait un frère aîné, Victor; fier, il daignait parfois parler à <strong>Benoît</strong> avec<br />
condescendance. Il préparait son baccalauréat chez les frères. Plus tard il serait<br />
polytechnicien. « Il portera un bicorne », disait avec respect Zézette. Grand, brun et réservé,<br />
Victor ressemblait à son père. M. Lardet travaillait chez Cherblanc, une usine qui fabriquait<br />
des pinces, des tenailles, des clés à molette de t<strong>ou</strong>tes dimensions. Le premier travail de M.<br />
Lardet en revenant de chez Cherblanc était d'aller à la cuisine se préparer une copieuse<br />
portion, pain, saucisson, fromage, accompagnée d'un c<strong>ou</strong>p de r<strong>ou</strong>ge, pendant que son<br />
ép<strong>ou</strong>se lui disait: « Voyons Denis, tu ne mangeras rien ce soir ». Après avoir repris des<br />
forces, M. Lardet se mettait à compter, à écrire des chiffres sur des feuilles à colonnes.<br />
« Mon père veut devenir comptable », avait appris Zézette à <strong>Benoît</strong>.<br />
Copyright © Marie-Christine <strong>Paret</strong> 2012<br />
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Une autre amie de <strong>Benoît</strong> était L<strong>ou</strong>ise Laurens. Elle avait un oncle légendaire,<br />
membre d'une expédition qui, à c<strong>ou</strong>p de machette dans la forêt tropicale, explorait l'Afrique<br />
Equatoriale. Quelques rares lettres de lui parlaient de peuplades africaines primitives et<br />
colorées, amies <strong>ou</strong> hostiles. Il décrivait les animaux sauvages hippopotames, rhinocéros,<br />
lion, tigres, mais aussi les gazelles vives, les girafes <strong>ou</strong> les serpents, les éléphants et les<br />
crocodiles. Avec réserve il parlait d'accrochages qu'ils avaient parfois avec des expéditions<br />
anglaises <strong>ou</strong> allemandes et qui un j<strong>ou</strong>r allèrent jusqu'à Fachoda. Il avait rapporté de ces<br />
expéditions des armes sauvages, des flèches empoisonnées, des gris-gris, des cornes de<br />
gazelles. <strong>Benoît</strong> frissonnait de ces exploits et rêvait de cette Afrique si lointaine. Antoine<br />
avait acheté une carte d'Afrique avec plein de parties blanches inconnues. Il s'était<br />
renseigné sur ces expéditions et essayait d'expliquer à ses enfants: Caillé à Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> et<br />
le fleuve Niger, Stanley et le Congo, la conférence de Berlin qui avait partagé l'Afrique<br />
entre Européens sans l'avis des Africains. Il critiquait cette mainmise sur l'Afrique.<br />
Les jeux des enfants avaient changé, ce n'était plus les gendarmes et les voleurs<br />
mais maintenant les explorateurs se battant contre les anthropophages. Ils s'étaient<br />
fabriqués des arcs, des flèches et des lances. Antoine était intervenu p<strong>ou</strong>r les munir de<br />
pointes en carton moins agressives <strong>Benoît</strong> garda longtemps un Jeu de l'oie figurant la<br />
traversée de l'Afrique par Stanley et Livingstone. T<strong>ou</strong>te son existence il fut contre la<br />
colonisation. Denis, le père d'Antoine m<strong>ou</strong>rut. Ce dernier en avait assez de j<strong>ou</strong>er au<br />
charcutier. La défense de son père de fabriquer des balances même à Montbrison devenait<br />
caduque, Antoine se mis à la recherche d'un atelier de serrurerie.<br />
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3. La forge et Rémy<br />
De l'autre côté du Vizézy, derrière un rideau de maisons, parallèle à la rivière, la<br />
rue Tupinerie, la rue commerçante de Montbrison, s'allongeait de la r<strong>ou</strong>te de Lyon à la<br />
Fontfort, la fontaine d'eau minérale pétillante qui c<strong>ou</strong>lait à la disposition de t<strong>ou</strong>t<br />
Montbrisonnais. Il faut savoir que dans cette région du Forez, rares sont les villages qui<br />
n'ont pas leur s<strong>ou</strong>rce d'eau minérale gazeuse. Montrond-les-bains même possède un geyser<br />
à l'eau chaude et puante. Partant de la rue Tupinerie, la rue du Marché s'élevait d<strong>ou</strong>cement<br />
vers les ruines du château féodal. Elle s'appelait ainsi car c'était par elle que, du haut de la<br />
vieille ville, l'on descendait au marché. Après un carref<strong>ou</strong>r, elle montait en spirale à<br />
l'assaut du Mont Brison et prenait le nom de rue du B<strong>ou</strong>t du Monde. Il faut dire que sur la<br />
placette terminant cette rue, derrière les ruines des remparts du château, et devant les trois<br />
suppliciés du calvaire, on dressait la guillotine les j<strong>ou</strong>rs où se tenaient les assises. Car la<br />
s<strong>ou</strong>s-préfecture avait conservé son palais de justice, dans l'ancienne chapelle des Cordeliers<br />
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qui s'enorgueillissait d'un dôme majestueux dessiné par S<strong>ou</strong>fflot, l'architecte du Panthéon<br />
de Paris, et les assises, dernier lustre de son auréole de préfecture.<br />
Sur le côté droit de la rue du marché, un atelier de serrurerie avec forge était à<br />
vendre. Antoine, qui p<strong>ou</strong>r une fois s'était entendu avec ses frères et leur avaient laissé<br />
l'atelier du 11 de la rue de Lyon à Saint-Étienne, eut tôt fait de récupérer le matériel de la<br />
fabrique de balances et de le faire transporter de cette ville à Montbrison dans un l<strong>ou</strong>rd<br />
camion tiré par trois forts percherons qui avaient gravi avec peine la côte des T<strong>ou</strong>rettes.<br />
Antoine devant le feu de la forge retr<strong>ou</strong>vait sa joie de vivre. A Saint-Étienne, son père avait<br />
adjoint à sa fabrique de balances romaines la construction de bascules que lui achetait le<br />
P.L.M., cette compagnie de chemin de fer qui continuait sa politique de construction de<br />
voies secondaires. Antoine continua leur fabrication mais il préférait les petites choses. Il<br />
t<strong>ou</strong>cha aux balances à fléau et avec licence aux balances de Roberval. Adroit de ses mains,<br />
il se fit une réputation chez les pharmaciens p<strong>ou</strong>r ses balances de précision qu'il livrait<br />
abritées s<strong>ou</strong>s une cage de verre. Il prit bientôt un apprenti.<br />
<strong>Benoît</strong> adorait fureter dans l'atelier de son père. Il essayait en vain avec ses faibles<br />
bras de faire fonctionner le grand s<strong>ou</strong>fflet de la forge et enviait Clément qui avec fierté lui<br />
montrait qu'il y arrivait facilement. <strong>Benoît</strong> passait de longs moments la sueur au front<br />
devant le feu de la forge à regarder Antoine transformer avec d'adroits c<strong>ou</strong>ps de marteau<br />
une vulgaire barre de fer r<strong>ou</strong>gie par le feu et prenait plaisir à voir celle-ci devenir lentement<br />
une balance romaine. L'atelier d'Antoine était éclairé sur la rue du Marché par cinq baies<br />
plein cintre à bossage à l'italienne d'une maison t<strong>ou</strong>te en pierre de taille. Dans cet atelier qui<br />
semblait immense à <strong>Benoît</strong>, la forge elle-même était située t<strong>ou</strong>t en arrière dans une aile<br />
s'allongeant le long d'une c<strong>ou</strong>r triste et étroite servant de dépôt de ferraille. Sur la rue, les<br />
deux premières baies éclairaient l'atelier de montage, la troisième était la porte d'entrée.<br />
Derrière la quatrième était exposée une bascule. Sur les côtés étaient suspendues<br />
accrochées entre les grosses pierres de taille, des balances romaines. On p<strong>ou</strong>vait apercevoir<br />
dans le fond un meuble bureau à r<strong>ou</strong>leau et trois sièges en fer noir certainement forgés par<br />
Antoine. Une dernière pièce, était la réserve des balances fragiles. De la rue le passant<br />
voyait, brillant de t<strong>ou</strong>s leurs cuivres jaunes, les balances à fléau, les balances de Roberval et<br />
les balances de précisions que l'on s<strong>ou</strong>levait légèrement avec un levier lorsque l'on v<strong>ou</strong>lait<br />
les utiliser. Elles étaient protégées par une cage de verre fabriquée par M. Chabanne le<br />
vitrier.<br />
Antoine avait façonné p<strong>ou</strong>r ses enfants quatre roses de métal, rendant le fer aussi<br />
léger qu'un pétale de fleur. P<strong>ou</strong>r un j<strong>ou</strong>r de l'an, ils eurent la surprise de recevoir t<strong>ou</strong>s les<br />
quatre chacun un petit coffret en métal forgé dans le style de ces malles bombées et<br />
cl<strong>ou</strong>tées, avec une fermeture à secret différente p<strong>ou</strong>r chacun d'eux. Antoine offrait aussi,<br />
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s<strong>ou</strong>vent, des cadeaux de sa fabrication à maman Gabrielle. A ses moments de loisir,<br />
Antoine confectionnait p<strong>ou</strong>r les baies sur la rue, de belles grilles en fer forgé. Chaque pose<br />
de l'une d'elle était une cérémonie et l'occasion de déb<strong>ou</strong>cher une b<strong>ou</strong>teille de vin de sa<br />
vigne.<br />
Les dimanches d'hiver froid <strong>ou</strong> pluvieux étaient p<strong>ou</strong>r les enfants <strong>Paret</strong> de tristes<br />
j<strong>ou</strong>rnées. Fuyant le café bruyant à l'atmosphère bleuie et viciée par les fumées des pipes et<br />
des cigarettes des buveurs et j<strong>ou</strong>eurs de cartes, ils montaient dans leurs chambres. <strong>Benoît</strong>e<br />
s'enfermait dans la sienne. Claudius regardait un livre d'images. Clément faisait de<br />
l'arithmétique et se posait des problèmes à lui-même. <strong>Benoît</strong> s'était acheté un beau cahier à<br />
la c<strong>ou</strong>verture cartonnée, sur lequel il avait dessiné le mot Poésies, encadré de fioritures. A<br />
l'intérieur il avait écrit quelques fables à la manière de M. de La Fontaine. La première<br />
s'appelait: Trois petits lapins. Elle n'avait pas de morale. Il n'avait jamais pu tr<strong>ou</strong>ver une<br />
morale. Il y en avait d'autres s<strong>ou</strong>vent inachevées. L'une, Le Tamb<strong>ou</strong>r Major, inspirée par<br />
une image d'Épinal qu'il possédait, commençait par: Plan! rataplan plan! plan! Il n'avait<br />
jamais été plus loin. Il avait aussi commencé un grand poème à la manière de la Chanson<br />
de Roland et du Lutrin. Il y avait aussi transcrit quelques s<strong>ou</strong>venirs.<br />
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4. Copains, copines<br />
Certains dimanches d'hiver où le froid était sec, <strong>Benoît</strong> et ses copains, bien<br />
emmit<strong>ou</strong>flés dans leur grande cape, un cache-nez aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong>, allaient marcher sur le<br />
b<strong>ou</strong>levard, de la rue de l'Hôpital à la Fontfort, jamais plus loin, Clément devant avec ses<br />
copains de classe, <strong>Benoît</strong> derrière avec les siens. Le plus grand était Dumas, un peu<br />
prétentieux, parfois il v<strong>ou</strong>lait bien emmener <strong>Benoît</strong> chez lui. Sa mère avait un joli<br />
appartement, confortable, plein de jolis meubles fragiles que <strong>Benoît</strong> n'osait pas t<strong>ou</strong>cher.<br />
Elle leur préparait des goûters formidables avec du chocolat chaud et des ch<strong>ou</strong>x à la crème.<br />
Dumas ne parlait jamais de son père, <strong>Benoît</strong> ne l'avait jamais vu. Maman Gabrielle n'aimait<br />
pas beauc<strong>ou</strong>p qu'il aille chez Mme Dumas. « C’est une drôle de femme; on ne sait pas bien<br />
qui est le père de son fils ». Un autre copain qui s'appelait Lhermitte prétendait se nommer<br />
en réalité, de l'Hermitte, particule abandonnée à la Révolution. Cela impressionnait <strong>Benoît</strong>.<br />
Il y avait aussi, Joannes Péyère, un bon copain, le gros Péyère, le dernier de la classe, t<strong>ou</strong>t<br />
en rondeur et en s<strong>ou</strong>rires. Il était le fils du minotier. C'est de lui que <strong>Benoît</strong> gagnait les<br />
belles agates, sa place était t<strong>ou</strong>t au fond de la classe près du poêle. Il était chargé<br />
d'entretenir le feu, c'était la tâche du dernier. Lorsqu'ils avaient froid, les élèves chantaient<br />
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sur l'air des lampions, orchestré par la baguette de l'instituteur: Joannes... Joannes...<br />
Joannes...<br />
Un autre de ses bons copains s'appelait Lévy, t<strong>ou</strong>t simple, sans prétention, <strong>Benoît</strong><br />
l'aimait beauc<strong>ou</strong>p. Il portait parfois une curieuse petite rondelle sur la tête. <strong>Benoît</strong> lui<br />
cassait les pieds p<strong>ou</strong>r qu'il lui en donne une, lui offrant quelques-unes de ses plus belles<br />
agates. Il ne venait jamais à l'école le samedi sans que M. Castel l'instituteur s'en inquiète.<br />
Avec le jeudi, cela lui faisait trois j<strong>ou</strong>rs de vacances par semaine, le veinard. Son père était<br />
tailleur p<strong>ou</strong>r homme rue Juiverie. Cela faisait une éternité qu'ils habitaient rue Juiverie. Son<br />
voisin en classe s'appelait Seux, c'était le fils du droguiste de la rue Tupinerie. Il sentait la<br />
peinture et le vernis. Lorsqu'ils parlaient en classe, M. Castel se permettait de faire de<br />
l'esprit: « <strong>Paret</strong>-Seux, v<strong>ou</strong>s m’éc<strong>ou</strong>tez? Répétez-moi ce que je viens de dire ». <strong>Benoît</strong> qui<br />
était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur ses livres en avance sur l'instituteur, arrivait à s'en tirer. Mais Seux, le<br />
pauvre, pataugeait. <strong>Benoît</strong> avait beau lui s<strong>ou</strong>ffler la b<strong>ou</strong>che en coin, Seux écopait. « V<strong>ou</strong>s<br />
me copierez cent fois: je n’éc<strong>ou</strong>te pas en classe, à t<strong>ou</strong>s les temps du subjonctif, signé des<br />
parents ». P<strong>ou</strong>r la signature, il savait faire. Son meilleur copain était Dubois, en d<strong>ou</strong>ce<br />
<strong>Benoît</strong> lui passait ses devoirs, cinq billes p<strong>ou</strong>r qu'il les recopie. Maintenant <strong>Benoît</strong> se<br />
demandait qui était le Juif, Lévy <strong>ou</strong> lui? Ces dimanches d'hiver, sur le b<strong>ou</strong>levard, les<br />
garçons croisaient les filles. Sans en avoir l'air <strong>Benoît</strong> regardait Zézette de biais, se donnant<br />
en sifflotant un air indifférent.<br />
La copine de Zézette, c'était Huguette Dupré, la fille du marchand de vin, t<strong>ou</strong>te<br />
petite aux l<strong>ou</strong>rds cheveux dorés s'échappant de son chapeau. Huguette, les jambes nues, la<br />
robe relevée aimait marcher dans l'eau du Vizézy même quand celle-ci était froide, même<br />
très froide. A côté d'elle se tr<strong>ou</strong>vait Henriette, une grande et pâle blonde aux l<strong>ou</strong>rdes<br />
anglaises s<strong>ou</strong>s un chapeau antique qui devait bien dater de Marie-Antoinette. Ses parents<br />
étaient musiciens dans les concerts et au théâtre. <strong>Benoît</strong> les avait entendus plusieurs fois.<br />
Henriette j<strong>ou</strong>ait bien du piano, même très bien. Chez ses parents, <strong>Benoît</strong> était impressionné<br />
par le grand piano à queue. Lorsque Henriette j<strong>ou</strong>ait Mozart <strong>ou</strong> Schubert, il se collait contre<br />
le piano la mangeant des yeux, ce qui agaçait Zézette qui ne comprenait pas que ce n'était<br />
pas Henriette qu'il voyait, mais sa musique. Pauvre Henriette, elle devait m<strong>ou</strong>rir écrasée<br />
contre un mur avec sa mère par un camion f<strong>ou</strong>, un de ces premiers camions automobiles<br />
dont les freins avaient lâché. Cela ce passait à Allevard dans les Alpes. Elle avait vingtdeux<br />
ans. Elle était fiancée à un autre copain de <strong>Benoît</strong>, Norbert Chirat à la si belle voix et<br />
qui chantait à la cathédrale.<br />
N<strong>ou</strong>s approchions de la fin de l'année. Dubois avait dit à <strong>Benoît</strong>: « Le dimanche<br />
avant Noël il y aura fête au patronage avec des gâteaux, des j<strong>ou</strong>ets; tu viens, je te ferais<br />
entrer ». Ils en parlèrent en d<strong>ou</strong>ce à maman Gabrielle qui donna son accord. « Faites<br />
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attention que son père ne le sache pas, emmenez Claudius », leur avait-elle dit. Le j<strong>ou</strong>r<br />
arrivé, Claudius et <strong>Benoît</strong>, après avoir subi l'inspection de maman Gabrielle, avaient rejoint<br />
Dubois. Il faisait très froid ce j<strong>ou</strong>r là. Zézette qui les attendait avec Dubois semblait se geler<br />
dans une robe légère d'un vert criard et un manteau trois quart bleu qui hurlait avec la<br />
c<strong>ou</strong>leur de sa robe. Zézette t<strong>ou</strong>t comme sa mère ne savait pas s'habiller.<br />
Ils arrivèrent devant la cathédrale et la cont<strong>ou</strong>rnèrent sur le côté p<strong>ou</strong>r aller vers le<br />
patronage situé près de la Diana, la salle de réunion des notables du temps des rois et des<br />
seigneurs. À l’intérieur, <strong>Benoît</strong> tr<strong>ou</strong>vait que c'était ch<strong>ou</strong>ette. Il voyait sur les tables des<br />
montagnes de j<strong>ou</strong>ets, sur d'autres, des tas de gâteaux, des chaussons, des tartes aux<br />
pommes, des éclairs au sucre, des duchesses au chocolat <strong>ou</strong> au café. Sur le côté était<br />
disposées des b<strong>ou</strong>teilles de limonade, de grenadine et de sirop d'orgeat derrière des verres<br />
t<strong>ou</strong>t brillants.<br />
Au milieu de la salle étaient alignées des chaises. Il leur avait fallu s'asseoir avant<br />
d'avoir droit aux bonnes choses. <strong>Benoît</strong> avait cependant repéré un énorme millefeuille<br />
rec<strong>ou</strong>vert de sucre glacé. Un homme en noir avait gravi la marche d'une estrade semblable<br />
à celle de l'école vers le bureau du maître et devant le tableau noir. <strong>Benoît</strong> savait que c'était<br />
le curé car il n'était pas complètement athée, le soir en cachette d'Antoine, maman Gabrielle<br />
leur faisaient dire une c<strong>ou</strong>rte prière: « Mon Dieu, je v<strong>ou</strong>s donne mon coeur, mon esprit, ma<br />
vie ». Un soir au lieu de dire mon esprit et ma vie, <strong>Benoît</strong> avait dit: mon cœur, mon pique et<br />
mon trèfle. Alors qu'il s'attendait à une gifle de maman Gabrielle qui avait parfois la main<br />
leste, celle-ci avait éclaté de rire.<br />
Le curé leur parlait du bon Dieu, de Jésus. Le son de sa voix devenait p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong><br />
un ronronnement, une musique en s<strong>ou</strong>rdine accompagnant ces réj<strong>ou</strong>issances. Enfin ils<br />
avaient pu approcher des g<strong>ou</strong>rmandises. Un type habillé drôlement comme au temps du<br />
carnaval avec des bas blancs et un chapeau de gendarme posé de travers sur la tête la pointe<br />
en avant, tenait dans la main gauche une lance terminée par une hache; il regardait<br />
bizarrement <strong>Benoît</strong>. Il s'approcha de lui: « Dis, toi, tu ne viens pas au catéchisme ?» <strong>Benoît</strong><br />
l<strong>ou</strong>chait sur la hache, il le croyait capable de lui c<strong>ou</strong>per les oreilles. Il s'ét<strong>ou</strong>ffait avec son<br />
millefeuille. Il pensait à son petit frère qui avait la figure t<strong>ou</strong>te barb<strong>ou</strong>illée de chocolat. Il<br />
vit Zézette le prendre par la main, le mettant s<strong>ou</strong>s sa protection, ce qui le s<strong>ou</strong>lagea. Près de<br />
lui, des m<strong>ou</strong>vements divers attirèrent le curé. T<strong>ou</strong>t le monde s'écartait devant lui, plus de<br />
bruit dans la salle. <strong>Benoît</strong> le regardait droit dans les yeux. L'homme au chapeau de<br />
gendarme de travers ne lui laissa pas le temps d'<strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che: « Je le connais M. le curé,<br />
son père est un r<strong>ou</strong>ge ».<br />
Le curé ne doit pas aimer les m<strong>ou</strong>chards, un large et bon s<strong>ou</strong>rire éclairait son<br />
visage. « Comment t’appelles tu? — <strong>Benoît</strong> <strong>Paret</strong>, le fils du balancier, ce sont mes copains<br />
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qui m’ont amené ici. P<strong>ou</strong>r le J<strong>ou</strong>r de l’an je dois les emmener à la fête de la laïque, on ne<br />
fait rien de mal ». La salle faisait silence. Qu'allait dire le curé? Il le regarda avec son beau<br />
s<strong>ou</strong>rire: « Mais c’est très bien, c’est une très bonne idée cet échange de fête. Il n’y a que les<br />
enfants qu’aime particulièrement le Seigneur p<strong>ou</strong>r avoir des idées pareilles. N<strong>ou</strong>s célébrons<br />
auj<strong>ou</strong>rd’hui la naissance du petit Jésus, <strong>Benoît</strong> soit le bienvenu ». Le curé parla de j<strong>ou</strong>r de<br />
joie, de paix, d'am<strong>ou</strong>r de son prochain; à peu près la même chose que leur instituteur. Les<br />
dames patronnesses, (c'était Zézette qui lui avait dit leur nom) lui donnèrent une locomotive<br />
en fer blanc, à Claudius un <strong>ou</strong>rs en peluche et à Zézette une p<strong>ou</strong>pée en chiffon.<br />
En sortant, Zézette entraîna Claudius et <strong>Benoît</strong> dans la cathédrale. C'est<br />
impressionnant une cathédrale avec ses hautes colonnes, <strong>Benoît</strong> avait dit à Zézette : « C’est<br />
beau. — D<strong>ou</strong>cement, ici on parle à voix basse », avait-elle murmuré en agitant la main. Sur<br />
le côté gauche, elle les mena vers la crèche et leur montra Joseph, Marie, l'âne, le boeuf, la<br />
mangeoire où le soir de Noël on déposera le petit Jésus. Déjà on voyait les bergers<br />
s'approcher avec leurs m<strong>ou</strong>tons. Là-haut où p<strong>ou</strong>ssaient des palmiers, s'avançaient les rois<br />
mages avec leurs chameaux et même un éléphant. Au-dessus de la crèche volait un ange<br />
avec ses ailes en plume. <strong>Benoît</strong> tr<strong>ou</strong>va t<strong>ou</strong>t ça sympa. Ils rentrèrent vite à la maison. Brrr,<br />
qu'il faisait froid!<br />
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5. Petits voyages<br />
Au printemps le père d'Huguette, M. Dupré le marchand de vin, les avait emmenés<br />
avec sa charrette anglaise jusqu'à Chalain-d'Uzore voir les Rivet, leurs grands parents<br />
maternels. Ils étaient nombreux à monter dans la charrette. Sur le banc devant se tr<strong>ou</strong>vait<br />
M. Dupré, un géant r<strong>ou</strong>x, tenant les rênes et son ép<strong>ou</strong>se, entre eux, t<strong>ou</strong>te petite, Huguette.<br />
Derrière, sur les deux bancs face à face la famille <strong>Paret</strong>, d'un côté se tr<strong>ou</strong>vait Clément,<br />
Claudius, et maman Gabrielle. De l'autre côté, <strong>Benoît</strong>, Zézette qui était du voyage et<br />
<strong>Benoît</strong>e, à leurs pieds un panier de charcutailles concoctées par maman Gabrielle. Antoine<br />
était resté p<strong>ou</strong>r garder le café. Le pauvre cheval heureusement avait l'habitude de traîner des<br />
poids l<strong>ou</strong>rds, t<strong>ou</strong>te la semaine il transportait des tonneaux <strong>ou</strong> des barriques de vin.<br />
Après le passage devant le jardin, ils approchèrent de Champdieu. Pendant la halte<br />
p<strong>ou</strong>r faire reposer le cheval, <strong>Benoît</strong> fit son bravache en expliquant l'église fortifiée, ses<br />
contreforts, ses mâchic<strong>ou</strong>lis, ses deux clochers, l'un sur le transept l'autre sur la façade<br />
formant narthex et aussi le chapiteau avec sa sirène à d<strong>ou</strong>ble queue. Il avait lu t<strong>ou</strong>t ça la<br />
veille dans un b<strong>ou</strong>quin. Mme Dupré qui savait des tas de choses, le regardait en s<strong>ou</strong>riant.<br />
Leur tarbais reposé (c'est Mme Dupré qui leur avait appris la race du cheval), ils avaient<br />
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pris la petite r<strong>ou</strong>te de Chalain-d'Uzore, s'arrêtant s<strong>ou</strong>s les cerisiers qui la bordaient. Les<br />
enfants grimpés sur les bancs de la charrette s'étaient gavés de cerises, donnant des<br />
pendants d'oreilles à Huguette et à Zézette. Il était plus de midi lorsque leur bon cheval<br />
s'arrêta s<strong>ou</strong>s l'ombre des pruniers dans la c<strong>ou</strong>r de la ferme de grand papa Rivet.<br />
<strong>Benoît</strong> dut être le premier à mettre les pieds s<strong>ou</strong>s la table, mais il avait mangé tant<br />
de cerises qu'il n'en p<strong>ou</strong>vait plus. Devant le civet de lièvre, il fut pris de nausées, transporté<br />
sur un fauteuil, il se sentait malade, Huguette et Zézette le câlinaient, il se laissait faire.<br />
Zézette l'embrassait sur les j<strong>ou</strong>es et même au coin des lèvres. Son regard filtrant s<strong>ou</strong>s ses<br />
paupières, il vit Clément qui le regardait de travers. Claudius, lui, s'était endormi. Il se<br />
laissa quelque temps câliner. Jugeant qu'il y avait encore beauc<strong>ou</strong>p de choses à voir, il se<br />
dit qu'il était temps de reprendre mes esprits.<br />
L'après-midi grand papa Rivet leur fit visiter le local où il faisait ses pruneaux. Ils<br />
étaient placés à l'intérieur d'un grand f<strong>ou</strong>r. Il leur fit voir comment il alignait les prunes sur<br />
de grandes tôles noires et accrochait celles-ci au-dessus d'un feu d<strong>ou</strong>x et parfumé p<strong>ou</strong>r faire<br />
sécher lentement les prunes. Il fallait les surveiller et savoir s'arrêter à temps. <strong>Benoît</strong> eut la<br />
force de goûter quelques pruneaux de l'année précédente. Chalain-d'Uzore était un t<strong>ou</strong>t petit<br />
village, cent habitants t<strong>ou</strong>t au plus en comptant les fermes et les haras disséminés dans la<br />
plaine. Le b<strong>ou</strong>rg, six maisons serrées près du château ent<strong>ou</strong>ré du vestige de ses anciens<br />
remparts, grimpait sur les premiers contreforts du Mont Uzore, un ancien volcan jailli au<br />
milieu de la plaine du Forez. Pas très loin de Chalain-d'Uzore, l'aïeul d'Honoré d'Urfé,<br />
Claude d'Urfé, qui avait été ambassadeur du roi de France à Rome, avait ramené des<br />
<strong>ou</strong>vriers d'Italie et fait construire la Bâtie d'Urfé, un des premiers châteaux renaissance de<br />
France. Ce sont ces mêmes <strong>ou</strong>vriers qui avaient transformé le château médiéval de Chalain<br />
-d'Uzore, percé des <strong>ou</strong>vertures et aj<strong>ou</strong>té sur le jardin une galerie à l'italienne. Restait,<br />
témoin de l'époque d'avant sa restauration, une imposante salle avec sa grande cheminée et<br />
la chapelle devenue église de la paroisse. Devant l'entrée étaient c<strong>ou</strong>chés deux gisants de<br />
pierre dans leur armure. C'était l'abbé Millet, curé du village que les Rivet avait invité au<br />
repas, qui leur avait expliqué t<strong>ou</strong>t cela en leur faisant visiter le château dont il gardait les<br />
clés. En redescendant de la terrasse d'où la vue s'étendait sur la plaine du Forez, qui avait<br />
été autrefois un lac, l'abbé Millet leur avait montré s<strong>ou</strong>s une allée de marronniers, un ancien<br />
quai construit par les Romains, où l'on voyait encore les anneaux où étaient amarrées leurs<br />
embarcations.<br />
Ils se retr<strong>ou</strong>vaient les mêmes lorsque les Dupré les emmenèrent à Lézigneux. Ce<br />
petit village accroché sur les premières hauteurs des monts du Forez au-dessus de<br />
Montbrison était le village natal de Mme Dupré. Dès que la charrette anglaise eut dépassé<br />
la commune de Moingt qui s'étirait t<strong>ou</strong>te en longueur le long de sa rue t<strong>ou</strong>te droite sur le<br />
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côté du vieux village, M. Dupré avait dirigé sa voiture vers un chemin montant fortement. Il<br />
leur avait fallu descendre et suivre à pied la voiture. A mi-chemin de la côte ils avaient fait<br />
une halte vers la Pierre Glissante, une dalle de granite en pente, polie par des générations de<br />
gamins qui s'étaient divertis en glissant sur elle.<br />
Les enfants n'avaient pas manqué de se consacrer à la tradition malgré les<br />
protestations de Mme Dupré et de maman Gabrielle qui demandaient pitié p<strong>ou</strong>r les fonds de<br />
culottes aussi bien masculins que féminins. M. Dupré, p<strong>ou</strong>r immortaliser le moment, déplia<br />
le trépied de son appareil photographique, pendant que venaient les rejoindre à pied Mme et<br />
M. Lardet. Un ami à eux qui faisait quelques transports dans la région avec son omnibus les<br />
avait laissés au bas de la côte pendant qu'il continuait par le col de la Croix-de-l'Homme-<br />
Mort vers St-Anthème, Puy-de-Dôme. Leur fils Victor n'avait pas daigné venir.<br />
L'appareil photo installé, M. Dupré leur avait laissé voir s<strong>ou</strong>s le voile noir la Pierre<br />
Glissante à l'envers et Zézette qui semblait glisser au plafond. « Ne b<strong>ou</strong>geons plus ». Les<br />
photos faites, ils avaient repris leur marche. La r<strong>ou</strong>te maintenant montait un peu moins,<br />
Mme Lardet et maman Gabrielle avaient pris place dans la voiture; Mme Dupré t<strong>ou</strong>te jeune,<br />
brune, mince et vive préférait accompagner les marcheurs. Elle avait ramassé en c<strong>ou</strong>rs de<br />
r<strong>ou</strong>te quelques brins d'herbe, certaines plantes sauvages et leur expliquait les fleurs des<br />
champs pendant qu'aut<strong>ou</strong>r d'eux bondissaient les sauterelles.<br />
Passant s<strong>ou</strong>s une porte vestige d'un rempart, ils étaient enfin arrivés devant la petite<br />
place du village. Sur le linteau de la porte d'entrée de la maison de Mme Dupré, <strong>Benoît</strong><br />
avait remarqué gravé en creux LAVALLÉE 1778. « C’est le nom de mes parents, je<br />
m’appelle Viviane Lavallée », avait déclaré Mme Dupré. Ils avaient traversé la salle<br />
commune où s'affairaient Mme Lardet et maman Gabrielle aidées de <strong>Benoît</strong>e qui sortait des<br />
paniers les repas que ces dames avaient apportés. Côté jardin, la table les attendait s<strong>ou</strong>s une<br />
treille devant la campagne descendant vers la plaine, Montbrison t<strong>ou</strong>t en bas sur la gauche.<br />
Dans la brume au fond, les monts du Lyonnais et devant, t<strong>ou</strong>te la partie sud de la plaine du<br />
Forez où perçaient les anciens volcans du mont Cu et de Saint-Romain-le-Puy, avec au<br />
sommet son prieuré roman. <strong>Benoît</strong> s'imaginait t<strong>ou</strong>t ça au temps des volcans, grésillant<br />
comme une poêle à frire.<br />
Sur la table trônait, enveloppé de son papier sulfurisé, un énorme chausson aux<br />
pommes, préparé par Mme Lardet. P<strong>ou</strong>r faire la place libre à <strong>Benoît</strong>e qui arrivait avec les<br />
c<strong>ou</strong>verts, M. Lardet l'avait pris et déposé sur un banc de pierre qui se tr<strong>ou</strong>vait sur le côté<br />
contre le mur. Bientôt, les pieds s<strong>ou</strong>s la table, t<strong>ou</strong>s prêtèrent attention aux choses<br />
appétissantes que ces dames apportaient. Pendant que les grandes personnes buvaient<br />
l'apéritif, un chien r<strong>ou</strong>x, qui s'était glissé d<strong>ou</strong>cement derrière eux, détalait emportant le<br />
chausson aux pommes dans sa gueule. Les voilà t<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>rant derrière lui à travers le<br />
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village, criant au voleur, ameutant la population. Peine perdue, le chausson aux pommes<br />
qui devait faire d<strong>ou</strong>ze parts s'était bien envolé. Revenant penauds vers leur repas, ce fut<br />
p<strong>ou</strong>r chasser les chats qui avaient pris possession de la table. Heureusement la b<strong>ou</strong>ffe était<br />
généreuse et ils n'avaient pas s<strong>ou</strong>ffert de la faim. D'autres d<strong>ou</strong>ceurs remplacèrent le<br />
chausson manquant. Pendant que les dames y compris <strong>Benoît</strong>e préparaient le café et que<br />
Clément restait avec les hommes, <strong>Benoît</strong>, les deux filles et Claudius mangeaient des mûres<br />
comme si ils avaient encore faim, s'accrochant aux ronces des buissons.<br />
L'après-midi Huguette et sa mère sortirent un jeu de croquet. Si les familles Dupré<br />
et Lardet connaissaient t<strong>ou</strong>tes les finesses de ce jeu, la famille <strong>Paret</strong> n'y montrait aucune<br />
compétence. Cette lacune fut vite comblée. Les hommes avaient installé un énorme jeu de<br />
quilles avec de grosses b<strong>ou</strong>les en bois que <strong>Benoît</strong> essayait en vain de s<strong>ou</strong>lever bien quelles<br />
aient des tr<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r y passer les doigts. Cet après-midi avait été entrec<strong>ou</strong>pé des « Ne<br />
b<strong>ou</strong>geons plus » de M. Dupré qui promenait son appareil photo, le trépied sur l'épaule, d'un<br />
emplacement à l'autre. Huguette et Zézette se parlaient à l'oreille en regardant <strong>Benoît</strong> les<br />
yeux brillants. « Eh! Quand aurez v<strong>ou</strong>s fini de faire des messes basses! — Viviane on a<br />
soif! » cria son mari. Mme Dupré sortit la limonade et la bière p<strong>ou</strong>r les hommes. Quelques<br />
voisins s'étaient joints à eux, commentant le vol du chausson aux pommes.<br />
La j<strong>ou</strong>rnée avançait, il leur fallait songer au ret<strong>ou</strong>r. T<strong>ou</strong>s s'entassèrent dans la<br />
charrette anglaise et M. Dupré dut j<strong>ou</strong>er du frein à manivelle car maintenant la r<strong>ou</strong>te<br />
descendait. A Moingt, il alluma la b<strong>ou</strong>gie de la lanterne, la nuit tombait rapidement sur la<br />
campagne. <strong>Benoît</strong> t<strong>ou</strong>t endormi embrassa vaguement Zézette et Huguette et entra vivement<br />
se c<strong>ou</strong>cher.<br />
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6. Rémy<br />
Zézette v<strong>ou</strong>lait s<strong>ou</strong>vent faire j<strong>ou</strong>er <strong>Benoît</strong> à la p<strong>ou</strong>pée mais lui n'aimait pas ça. Elle<br />
v<strong>ou</strong>lait être l'infirmière, la p<strong>ou</strong>pée était malade, lui le docteur devait l'ausculter, prendre sa<br />
température. Mais il rechignait à ce jeu de fille, il préférait, avec les pinces, les clefs à<br />
molettes que rapportait de son usine M. Lardet, construire en imagination le viaduc de<br />
Garabit qu'avait bâti M. Eiffel. Il rêvait à cette t<strong>ou</strong>r Eiffel dont t<strong>ou</strong>t le monde parlait. Il avait<br />
bien caché dans un livre une image d'Épinal la représentant.<br />
Il avait cessé de voir Zézette, mais celle-ci lui manquait. Il avait appris qu'elle était<br />
malade, il alla prendre de ses n<strong>ou</strong>velles, la vit t<strong>ou</strong>te petite dans son lit. Elle n'avait plus les<br />
quelques centimètres qui le dépassaient. Ses yeux tristes avaient perdu leur éclat. <strong>Benoît</strong><br />
s'approcha d'elle, Mme Lardet le prévint: « Ne la t<strong>ou</strong>che pas, elle va te passer la grippe ».<br />
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Malgré l'avertissement il lui glissa ses deux bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong> et lui plaqua deux gros<br />
baisers sur les j<strong>ou</strong>es. Il vit ses yeux s'animer. Zézette semblait revivre. Il était fier d'avoir eu<br />
le c<strong>ou</strong>rage de l'embrasser malgré la contagion. Il était un homme. Quelques j<strong>ou</strong>rs plus tard,<br />
il avait la grippe.<br />
La politique p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> était de l'hébreu chinois. Au café, si les j<strong>ou</strong>eurs de manille<br />
se mettaient à parler politique, Antoine intervenait: « Pas de politique le dimanche. Il y a<br />
des endroits p<strong>ou</strong>r ça ». P<strong>ou</strong>rtant un soir après le dîner, Antoine qui feuilletait le j<strong>ou</strong>rnal<br />
p<strong>ou</strong>ssa un juron, ce qui lui arrivait très rarement: «Tiens Gaby, tu liras ça. Ils ont condamné<br />
à tort un type parce qu'il était juif, t<strong>ou</strong>s des p<strong>ou</strong>rris. Lorsque t<strong>ou</strong>t le monde fut c<strong>ou</strong>ché,<br />
Clément descendit à pas de l<strong>ou</strong>p au café chercher le j<strong>ou</strong>rnal, que seul les grandes personnes<br />
avaient le droit de lire. Un certain Zola avait écrit: J'ACCUSE. <strong>Benoît</strong> n'avait pas t<strong>ou</strong>t<br />
compris mais un capitaine Dreyfus avait été condamné p<strong>ou</strong>r un autre parce qu'il était juif.<br />
P<strong>ou</strong>rquoi parce qu'il était juif? Peut-être parce que s<strong>ou</strong>s son képi, pensait <strong>Benoît</strong>, il portait<br />
une drôle de calotte comme son copain Lévy.<br />
Maman Gabrielle n'était plus secondée par son mari; elle n'en p<strong>ou</strong>vait plus de<br />
c<strong>ou</strong>rir de la charcuterie à la salle de café. Ils embauchèrent la fille d'un client. Catherine<br />
était une fille Pri<strong>ou</strong>x. Cet ancien conducteur de diligence avait eu l'idée de fonder une<br />
compagnie de transports. Il avait acheté quelques-uns de ces omnibus à impériale que les<br />
villes commençaient à réformer. Attendant des clients éventuels devant la gare de<br />
Montbrison, il desservait la petite ville qui se tr<strong>ou</strong>vait loin de cette gare, et t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r, les<br />
b<strong>ou</strong>rgs et les villages de la plaine et de la montagne. Les transports Pri<strong>ou</strong>x avaient un long<br />
avenir devant eux. Catherine était une belle fille un peu ronde, se fâchant t<strong>ou</strong>t en riant<br />
lorsqu'un client du café lui pinçait les fesses, ce qui faisait p<strong>ou</strong>ffer en silence Clément et<br />
<strong>Benoît</strong>. Plus tard, <strong>Benoît</strong> la s<strong>ou</strong>pçonna d'avoir initié son frère Clément aux joies de l'am<strong>ou</strong>r.<br />
P<strong>ou</strong>r livrer ses bascules au P.L.M., Antoine tr<strong>ou</strong>vait son char à bras l<strong>ou</strong>rd à traîner.<br />
Il lui semblait aussi qu'il faisait miteux. Entre le café et le quai de l'Astrée se tr<strong>ou</strong>vait une<br />
remise fermée depuis longtemps. Il l'acheta et y gara une charrette. Dans le fond il fit percer<br />
une <strong>ou</strong>verture sur la c<strong>ou</strong>r. Il y installa Rémy, un âne gris qui était inséparable de la<br />
charrette. Rémy t<strong>ou</strong>rnait dans la c<strong>ou</strong>r en t<strong>ou</strong>te liberté. Les j<strong>ou</strong>rs d'été, lorsque les fenêtres<br />
sur la c<strong>ou</strong>r du café étaient <strong>ou</strong>vertes, Rémy passait sa tête regardant curieusement les<br />
buveurs à l'intérieur. Un j<strong>ou</strong>r il réussit à introduire sa grande langue dans le fond d'un verre<br />
et sembla y prendre goût. Les clients prirent l'habitude parfois, quand maman Gabrielle<br />
n'était pas la, d'offrir en riant un verre de vin à l'âne gris.<br />
De l'ancien lac de la plaine du Forez drainé et asséché en partie dès le début du<br />
Moyen-Âge, il subsistait encore de nombreux étangs. Ceux-ci appartenaient à la famille des<br />
B<strong>ou</strong>rbons et étaient appelés Étangs du Roy. La nuit du 4 août, ils furent restitués au peuple<br />
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et devinrent étangs communaux. L<strong>ou</strong>is XVIII leur redonna le nom d'Étangs du Roy.<br />
Chaque année avait lieu sur l'un de ces étangs un grand conc<strong>ou</strong>rs de pêche. Le samedi veille<br />
du conc<strong>ou</strong>rs était devenu p<strong>ou</strong>r les enfants <strong>Paret</strong> une veillée d'armes. Avec leur père ils<br />
préparaient avec soins cannes à pêche, lignes, appâts, pendant que maman Gabrielle<br />
préparait de somptueux paniers repas.<br />
Le dimanche au petit matin, personne ce j<strong>ou</strong>r là ne traînait au lit. Après un<br />
confortable petit déjeuner, chacun chargeait la charrette. L'âne Rémy qui savait t<strong>ou</strong>t, une<br />
fois attelé, prenait de lui-même le petit chemin de terre conduisant à l'étang du conc<strong>ou</strong>rs.<br />
Une année mémorable, les enfants <strong>Paret</strong> avaient gagné le conc<strong>ou</strong>rs junior par équipes. Le<br />
prix, une caisse de berlingots, une énorme caisse de berlingots qui n<strong>ou</strong>rrit leurs appétits<br />
dévastateurs. Maman Gabrielle aidée de sa grande fille <strong>Benoît</strong>e avait bien essayé de<br />
réglementer l'accès à la caisse de berlingots. Mais Antoine disait en riant à son ép<strong>ou</strong>se :<br />
«Laisse les faire, p<strong>ou</strong>r une fois ils pèteront parfumé».<br />
Entre ces étangs, dans une prairie grasse et humide s'ébattaient les magnifiques<br />
chevaux de selle du haras de Mme de Vimont.<br />
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7. Le jardin<br />
Antoine avait un jardin, loin au nord, de l'autre côté de la ville, après le cimetière<br />
sur la r<strong>ou</strong>te de Champdieu. Le dimanche, Antoine et ses enfants attelaient Rémy à la joie de<br />
t<strong>ou</strong>s, et même de Rémy qui le faisait savoir par des braiments sonores. T<strong>ou</strong>te la marmaille<br />
hissée dans la charrette, les paniers à provisions à leurs pieds, ils partaient le matin p<strong>ou</strong>r le<br />
jardin. Antoine tenait l'âne par la bride, maman Gabrielle, derrière, se laissait un peu tirer<br />
par la charrette. Ils prenaient le b<strong>ou</strong>levard circulaire p<strong>ou</strong>r éviter la montée du centre ville.<br />
Sauf quand Antoine devait acheter son paquet de gris au débit de tabac près du palais de<br />
justice. Passé le cimetière, ils arrivaient devant le jardin caché derrière un long mur en pisé<br />
d'argile rec<strong>ou</strong>vert de tuiles creuses qui avaient été r<strong>ou</strong>ges autrefois. Le portail <strong>ou</strong>vert puis<br />
refermé derrière l'attelage, ils étaient enfin chez eux. Ce grand jardin carré, qui semblait à<br />
<strong>Benoît</strong> immense, était ent<strong>ou</strong>ré de trois autres murs semblables au premier et cachait t<strong>ou</strong>s les<br />
trésors des enfants. Au centre un grand rectangle de gazon témoin de leurs ébats situait<br />
l'emplacement de la future maison. En attendant cet heureux j<strong>ou</strong>r, Antoine avait construit,<br />
adossé à ce mur, sa façade regardant le soleil, ce qu'il appelait son chalet suisse.<br />
Un chalet en miniature, à la taille des enfants, coquet et pimpant avec ses lambris<br />
biens vernis, ses volets peints en r<strong>ou</strong>ge avec des barres et des écharpes, mots que leur avait<br />
appris Antoine, laquées blanc. A l'intérieur, Antoine leur avait fabriqué de petits meubles,<br />
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lits, commodes, tables, sièges à leur taille. Des géraniums fleurissaient aux fenêtres. T<strong>ou</strong>t<br />
aut<strong>ou</strong>r du chalet, il avait planté des oeillets, des roses et beauc<strong>ou</strong>p d'autres fleurs. Dans les<br />
coins d'ombre, il avait placé des f<strong>ou</strong>gères <strong>ou</strong> des bégonias, t<strong>ou</strong>tes ces fleurs étaient plantées<br />
dans des massifs bordés de grosses pierres blanches. C'était eux, les enfants, s<strong>ou</strong>s la<br />
direction de <strong>Benoît</strong>e et avec les instructions de maman Gabrielle, qui devaient en assurer<br />
l'entretien. « Portez les paniers à l’intérieur, n’y t<strong>ou</strong>chez pas», commandait leur grande<br />
soeur.<br />
Midi était l’heure du pique-nique s<strong>ou</strong>s la tonnelle, pendant que Rémy ne se gênait<br />
pas p<strong>ou</strong>r cueillir avec ses grandes dents quelques reines-claudes bien mûres à un prunier<br />
dans la partie verger du jardin, prenant bien soin de rejeter le noyau. Après quelques<br />
instants de repos obligatoire décrété par Antoine et difficilement supporté par <strong>Benoît</strong> et<br />
Clément, ils devaient s<strong>ou</strong>s les ordres de <strong>Benoît</strong>e et de maman Gabrielle, ramasser haricots,<br />
pois, légumes, salades <strong>ou</strong> pommes de terre qu'arrachait Antoine, pendant que Rémy au<br />
mépris de t<strong>ou</strong>te règle culinaire, après avoir mangé le dessert commençait son picotin. Puis<br />
sans se presser il allait vers le bac creusé dans la pierre de la fontaine. Après avoir hésité<br />
longuement et flairé l'eau fraîche, Rémy se décidait enfin à laper celle-ci.<br />
La plus grande partie du jardin était une vigne parsemée de pêchers de t<strong>ou</strong>tes<br />
variétés. Des premières pêches aux noyaux qui s'<strong>ou</strong>vraient seuls et dont les enfants<br />
mangeaient avec délice la petite amande amère, jusqu'aux pêches de vignes de l'automne<br />
aux noyaux r<strong>ou</strong>ge sombre qui se détachaient de la chair du fruit. Cette vigne était la fierté<br />
d'Antoine. Il était le seul de la famille qui ne disait pas notre jardin, mais ma vigne. Celle-ci<br />
était formée de variétés différentes, des raisins blancs, r<strong>ou</strong>ges, dorés, ronds, les chasselas,<br />
<strong>ou</strong> les muscats allongés. Chaque année il faisait avec précaution p<strong>ou</strong>sser quelques<br />
n<strong>ou</strong>veaux plans. Il les montrait aux amis qui venaient les voir, les appelant par leurs noms.<br />
En attendant la maturité des raisins, les enfants mangeaient les vrilles au goût acide.<br />
Puis venait le j<strong>ou</strong>r des vendanges. C'était un entracte pendant les j<strong>ou</strong>rs de l'école<br />
qui venaient de commencer. Les amis arrivaient p<strong>ou</strong>r prêter main forte à charge de<br />
revanche. A midi t<strong>ou</strong>t était fini. Maman Gabrielle aidée des autres ép<strong>ou</strong>ses avait dressé la<br />
table, sorti des paniers quelques charcuteries et préparations inédites qu'elle avait<br />
confectionnées p<strong>ou</strong>r l'occasion. Antoine faisait goûter son vin des années précédentes, un<br />
vin sec et fruste au goût de pierre à fusil. Mais p<strong>ou</strong>r lui il valait t<strong>ou</strong>s les B<strong>ou</strong>rgognes et<br />
Bordeaux du monde. Un de ses copains avait baptisé la vigne avec certainement une pointe<br />
d'ironie: Château-Champdieu. L'après-midi, un voisin propriétaire d'une vigne sur le<br />
coteau, emmenait avec son char et son cheval la récolte chez lui à son pressoir. Seuls les<br />
hommes suivaient. Les enfants restaient avec les ép<strong>ou</strong>ses j<strong>ou</strong>ant à cache-cache <strong>ou</strong> à la<br />
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motte à travers la vigne, <strong>ou</strong> bien se p<strong>ou</strong>ssaient à la balançoire installée par Antoine,<br />
<strong>ou</strong>bliant les mères et leur papotage.<br />
Avant Rémy l'âne gris, ils allaient déjà au jardin. Ce j<strong>ou</strong>r-là Antoine sortait son<br />
char à bras. Les enfants devaient marcher avec leurs petites jambes. Seul Claudius le petiot<br />
avait droit au char. Antoine avait aj<strong>ou</strong>té à son char un baudrier, ce qui lui permettait de tirer<br />
davantage lorsque le b<strong>ou</strong>levard montait un peu, son ép<strong>ou</strong>se l'aidait en p<strong>ou</strong>ssant derrière.<br />
Lorsque <strong>Benoît</strong> pleurnichait et qu'il s'accrochait aux jupes de maman Gabrielle, celle-ci<br />
l'asseyait à l'arrière du char. «Tu vois bien qu’il fait la comédie », disait Antoine et que<br />
Clément haussant les épaules, faisait le fier à bras. Au moment des fraises, maman<br />
Gabrielle envoyait parfois seuls au jardin les deux grands s<strong>ou</strong>s la garde de <strong>Benoît</strong>e.<br />
« N’<strong>ou</strong>bliez pas d’arroser, de me rapporter des légumes ». Au ret<strong>ou</strong>r les paniers étaient<br />
l<strong>ou</strong>rds. Mais au long du trajet les fraises qu'ils mangeaient les allégeaient. Comme le niveau<br />
baissait dangereusement dans le panier de fraises, ils alignaient avec art celles qui restaient<br />
afin de laisser un peu de place entre elles et faire remonter le niveau de remplissage. « Il<br />
n’y avait pas beauc<strong>ou</strong>p de fraises mûres », disaient-ils à maman Gabrielle. « Et t<strong>ou</strong>tes celles<br />
qui sont dans votre ventre? » répliquait-elle.<br />
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8. Au travail<br />
Les enfants <strong>Paret</strong> grandissaient d<strong>ou</strong>cement, heureux de vivre. Leur père Antoine<br />
s<strong>ou</strong>s ses airs b<strong>ou</strong>rrus les aimait profondément. <strong>Benoît</strong>, avide de t<strong>ou</strong>t apprendre, passait de<br />
longues heures à lire. Au-dessus de son lit, sur un d<strong>ou</strong>ble rayon qu'il avait fabriqué lui<br />
même, s'alignait à côté des fables de la Fontaine, les classiques Corneille, Racine, les plus<br />
sérieux de Molière, mais aussi Chateaubriand, Georges Sand, Victor Hugo. <strong>Benoît</strong> était<br />
attiré par les oeuvres littéraires et romantiques au-dessus de son âge. Avec ses frères il avait<br />
déc<strong>ou</strong>vert un n<strong>ou</strong>vel écrivain, un aventurier, Jules Verne.<br />
Il venait en ce mois de juin 1897, à d<strong>ou</strong>ze ans, de réussir avec la mention bien son<br />
certificat d'études. Il avait reçu une bicyclette en récompense. C'était la tradition, <strong>Benoît</strong>e<br />
puis Clément en avaient chacun reçu une p<strong>ou</strong>r cette réussite. Claudius avait neuf ans et<br />
marchait bien en classe. Il aimait aller à l'atelier d'Antoine mais préférait travailler à l'étau<br />
plutôt qu'à la forge. Avec la lime, l'équerre, le pied à c<strong>ou</strong>lisse <strong>ou</strong> le palmer, il prenait plaisir<br />
à ajuster avec précision les délicates pièces des balances en laiton et les équilibrer sur leur<br />
c<strong>ou</strong>teau d'acier. Clément le frère aîné venait d'avoir dix-huit ans. Il allait bientôt être fiancé<br />
à Francine C<strong>ou</strong>hard, une <strong>ou</strong>vrière coiffeuse p<strong>ou</strong>r dames de dix ans son aînée, ce qui ne<br />
s'était pas fait sans quelques frictions avec les parents qui craignaient la différence d'âge.<br />
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Clément l'avait connue chez M. Julien, le coiffeur de Saint-Etienne où il travaillait après y<br />
avoir fait son apprentissage.<br />
Un fond de coiffure p<strong>ou</strong>r dames était à vendre. Situé en haut de la rue du marché<br />
où Antoine avait son atelier de balancier, ce magasin se tr<strong>ou</strong>vait sur une petite place<br />
triangulaire formée par la rue du marché, la rue du b<strong>ou</strong>t du monde, t<strong>ou</strong>tes deux garnies de<br />
ces gros pavés sonores et d'un chemin de terre, l'ancienne r<strong>ou</strong>te du nord, qui avait été<br />
baptisée Rue Martin Bernard. Aucun des enfants <strong>Paret</strong> ne savait qui était Martin Bernard.<br />
C'est par ce chemin de terre que <strong>Benoît</strong> avait vu arriver la première voiture automobile de<br />
sa vie. Il allait vers ses onze ans. Ce devait être un jeudi, car il n'était pas en classe et j<strong>ou</strong>ait<br />
aux billes avec ses copains. S<strong>ou</strong>dain, venant derrière eux du haut du chemin de terre, une<br />
automobile, corne hurlante p<strong>ou</strong>r réclamer le passage, s'avançait dans une auréole de<br />
p<strong>ou</strong>ssière. Abandonnant leurs billes au milieu du chemin, ils avaient regardé immobile<br />
passer cet engin bruyant de mécanique, de cuivres et d'odeur de pétrole. Au volant se<br />
tr<strong>ou</strong>vait un homme <strong>ou</strong> un <strong>ou</strong>rs, ils en d<strong>ou</strong>tèrent quelques instants, habillé d'un épais<br />
manteau de grosse f<strong>ou</strong>rrure, d'une casquette enfoncée jusqu'aux yeux et de lunettes noires,<br />
les mêmes que portait Antoine devant sa forge. A côté de lui se tr<strong>ou</strong>vait une femme<br />
enveloppée dans un vaste manteau gris, son chapeau retenu par une écharpe n<strong>ou</strong>ée s<strong>ou</strong>s le<br />
menton. Bien sûr ils savaient, ils avaient vu des dessins, des photos dans les revues qui<br />
traînaient sur les tables du café et leur imagination les faisait rêver d'exploits au volant de<br />
ces engins prestigieux. Quelques instants perdus à ramasser leurs billes que les r<strong>ou</strong>es<br />
avaient dispersées et ils c<strong>ou</strong>raient dans la p<strong>ou</strong>ssière en criant derrière l'automobile qui<br />
s'éloignait.<br />
Antoine, homme de décisions rapide, eut tôt fait d'acheter p<strong>ou</strong>r Clément le fond de<br />
coiffure. L'affaire avait démarré rapidement et Clément eut besoin d'une petite main p<strong>ou</strong>r<br />
faire les shampooings. Armé de son autorité paternelle, Antoine décida d'y placer <strong>Benoît</strong><br />
malgré l'avis contraire de l'instituteur qui lui disait que l'enfant était d<strong>ou</strong>é p<strong>ou</strong>r les études, et<br />
de Gabrielle son ép<strong>ou</strong>se qui voyait <strong>Benoît</strong> devenir à son t<strong>ou</strong>r instituteur. Antoine supputait<br />
que <strong>Benoît</strong> aiderait Francine pendant que Clément ferait son service militaire. Malgré les<br />
consolations de sa soeur, <strong>Benoît</strong> en v<strong>ou</strong>lut à son père et à Clément de décider de son avenir<br />
et de l'arracher à l'école. En dépit de sa déception il fit, comme t<strong>ou</strong>t ce qu'il entreprenait,<br />
avec application son apprentissage chez M. Julien. Il sut bientôt coiffer avec art et un brin<br />
d'originalité les l<strong>ou</strong>rds chignons des clientes de son frère qui raffolaient de lui. Comme une<br />
traînée de p<strong>ou</strong>dre, t<strong>ou</strong>tes les Montbrisonnaises parlèrent de lui. Le salon de coiffure était<br />
plein.<br />
Depuis les révélations de ses copains, un ver était dans le grand am<strong>ou</strong>r que portait<br />
<strong>Benoît</strong> à Zézette. Celle-ci prenait l'ampleur de sa mère. Son corsage à fleurs laissait deviner<br />
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une poitrine envahissante. Son frère Victor venait d'éch<strong>ou</strong>er au baccalauréat; dépité, lui qui<br />
se croyait le meilleur s'était engagé dans l'infanterie. Zézette expliquait: « Victor va faire le<br />
peloton, quand il sera s<strong>ou</strong>s-officier, il passera le conc<strong>ou</strong>rs d’entrée de Saint-Maixent,<br />
l’école des officiers d’infanterie ». Zézette grandissait et s'élargissait. Mme Lardet avait<br />
pris <strong>Benoît</strong> à part p<strong>ou</strong>r lui dire que maintenant Zézette était trop grande, il devait l'appeler<br />
Georgette. Elle v<strong>ou</strong>lut l'habiller en jeune fille et l'affubla, sans goût, de c<strong>ou</strong>leurs criardes et<br />
de trop de broderies, de passementeries, de jupons b<strong>ou</strong>ffants alors que les femmes se<br />
mettaient à porter des vêtements plats. <strong>Benoît</strong>, qui était sensible à l'élégance et à la<br />
distinction, sentit l'attirance qu'il avait p<strong>ou</strong>r Zézette s'évaporer.<br />
Au salon de coiffure, certaines de ces dames lui avaient fait comprendre qu'il ne<br />
leur était pas indifférent. L'une d'elle, pendant qu'il lui faisait un shampooing dans la petite<br />
pièce réservée à cet usage et que la tête penchée au-dessus d'elle, il massait sa chevelure<br />
pleine de m<strong>ou</strong>sse, avait levé les bras vers lui, attiré son visage vers ses lèvres et l'avait<br />
embrassé g<strong>ou</strong>lûment sur la b<strong>ou</strong>che. <strong>Benoît</strong>, fortement tr<strong>ou</strong>blé, s'était enfui quelques instants<br />
dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique reprendre ses esprits. Il était revenu c<strong>ou</strong>rageusement finir le<br />
shampooing avant que l'eau ne refroidisse et que sa cliente ne prenne froid. Il était ensuite<br />
ret<strong>ou</strong>rné rapidement dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique sans attendre son p<strong>ou</strong>rboire s<strong>ou</strong>s l'oeil<br />
s<strong>ou</strong>pçonneux de Francine qui avait compris.<br />
Il y avait une cliente qui surprenait <strong>Benoît</strong> et en même temps le subjuguait. Elle ne<br />
venait jamais au salon de coiffure. Certains j<strong>ou</strong>r Clément <strong>ou</strong> Francine disait à <strong>Benoît</strong>: « Vas<br />
coiffer Mme Chartoire ». Il n'aurait pas été convenable de recevoir Mme Chartoire au salon<br />
car celle-ci se faisait c<strong>ou</strong>per les cheveux et parfois s'habillait en homme. <strong>Benoît</strong> l'avait vue<br />
chez elle en pantalon et gilet. Il aimait aller dans cet appartement plein de plantes vertes et<br />
de beaux meubles. Chaque fois son p<strong>ou</strong>rboire était généreux. Ce n'était jamais elle qui le lui<br />
donnait mais sa dame de compagnie au moment de partir. Mme Chartoire avait un fils, que<br />
<strong>Benoît</strong> n'avait jamais vu. Il était étudiant à Paris, ce qui obligeait Mme Chartoire à faire<br />
s<strong>ou</strong>vent le voyage jusque là. <strong>Benoît</strong> l'avait aperçue se faisant conduire à la gare vêtue d'un<br />
vaste manteau d'homme, m<strong>ou</strong>tarde, avec une petite cape sur les épaules, et sur la tête une<br />
curieuse casquette à deux visières. Mme Chartoire écrivait dans les j<strong>ou</strong>rnaux locaux ce qui<br />
faisait rêver <strong>Benoît</strong> qui aurait aimé être j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />
Beauc<strong>ou</strong>p de bruits c<strong>ou</strong>raient sur elle. Si au salon de coiffure, certaines clientes<br />
s'indignaient de cette personne qui déshonorait leur sexe, d'autres s'en amusaient et l'on<br />
sentait quelles auraient en secret aimé être libres comme elle. T<strong>ou</strong>t Montbrison savait<br />
qu'elle était la maîtresse de Jules Clareti, romancier connu, directeur de la Comédie<br />
Française et véritable motif de ses fréquents voyages à Paris. T<strong>ou</strong>t ceci était plus que<br />
suffisant p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>bler l'imagination de <strong>Benoît</strong> qui aurait tant v<strong>ou</strong>lu quitter sa condition de<br />
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garçon coiffeur. Ce que <strong>Benoît</strong> ne savait pas, c'est que le fils de Mme Chartoire était à<br />
Cayenne, au bagne à perpétuité. Il avait dans le train assassiné sa maîtresse qui le trompait.<br />
Il avait sauvé sa tête grâce à l'influence de Jules Clareti.<br />
<strong>Benoît</strong> devint un être solitaire, ses camarades étaient entrés à la grande école,<br />
l'école supérieure <strong>ou</strong> au lycée à Saint-Étienne. Le lundi j<strong>ou</strong>r de fermeture du salon de<br />
coiffure était p<strong>ou</strong>r lui particulièrement triste. Il avait perdu le goût de lire. Il prit l'habitude<br />
de partir à bicyclette seul dans la campagne aut<strong>ou</strong>r de Montbrison. Il explora Saint-Romainle-Puy<br />
et sa s<strong>ou</strong>rce d'eau minérale, alla voir les cornes d'Urfé, ces ruines du château<br />
médiéval des comtes d'Urfé, t<strong>ou</strong>rna aut<strong>ou</strong>r du château de Sury-le-Comtal t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs habité<br />
par les descendants des antiques seigneurs. Il pédala vers les ruines du château de C<strong>ou</strong>san et<br />
son eau minérale. Une réaction inconsciente aux idées révolutionnaires de son père l'attirait<br />
vers ces seigneurs anciens et ce qu’il en restait.<br />
Il alla voir ses grands parents Piquet à Chalain-d'Uzore, s'attarda devant les<br />
chevaux fringants du haras de M. le baron de Vimont. Il t<strong>ou</strong>rna aut<strong>ou</strong>r des étangs du Roy,<br />
restes du grand lac ayant appartenu à la famille des B<strong>ou</strong>rbon, vit les pécheurs retirer leurs<br />
l<strong>ou</strong>rds filets. Il fut attiré par le haras d'Ax près de l'étang Perrier. A Mornant, il s'approcha<br />
des écuries Bedel où M. Bedel élevait des trotteurs qui portaient son nom à Lonchamps <strong>ou</strong><br />
à Deauville. Séduit par les chevaux, <strong>Benoît</strong> revint à Chalain-d'Uzore revoir ceux de M. de<br />
Vimont. Mlle de Vimont qui avait la passion des chevaux fut intriguée par ce t<strong>ou</strong>t jeune<br />
homme qui, juché sur la barrière du manège, regardait les lads s'occuper des chevaux, les<br />
faire t<strong>ou</strong>rner à la longe. <strong>Benoît</strong> regardait avec envie cette t<strong>ou</strong>te jeune fille à peine plus âgée<br />
que lui qui montait si joliment à cheval. Celle-ci, curieuse de connaître ce garçon qui<br />
regardait avec tant d'intensité les chevaux, les garçons qui les soignaient et elle-même, lui<br />
demanda un j<strong>ou</strong>r: « Les chevaux v<strong>ou</strong>s intéressent? — Oh <strong>ou</strong>i mademoiselle! J’aimerais tant<br />
apprendre à monter à cheval ». Il lui dit son nom sans oser lui av<strong>ou</strong>er sa profession. <strong>Benoît</strong><br />
lui fut immédiatement sympathique, elle demanda à un lad de lui tr<strong>ou</strong>ver un équipement et<br />
des bottes et lui donna t<strong>ou</strong>t de suite elle-même sa première leçon d'équitation.<br />
Chaque fois que <strong>Benoît</strong> p<strong>ou</strong>vait se rendre libre, il pédalait à Chalain-d'Uzore<br />
évitant de se faire voir par ses grands parents. Maintenant il savait son nom: Emeline de<br />
Vimont. Elle habitait le château de Champs. Il devint rapidement bon cavalier, ensemble ils<br />
partaient et parc<strong>ou</strong>raient la campagne au pas, au trot <strong>ou</strong> au galop. Ils aimaient t<strong>ou</strong>s deux les<br />
chevaux et la nature. <strong>Benoît</strong> inventa une histoire invraisemblable p<strong>ou</strong>r justifier ses libertés<br />
du lundi. Il sentait un émoi inconnu naître en lui.<br />
<strong>Benoît</strong> était malheureux, ce sentiment qui le pénétrait était sans avenir. Quelle<br />
catastrophe lorsqu'elle saurait qu'il n'était qu'un garçon coiffeur! Il se devait de c<strong>ou</strong>per les<br />
ponts avant qu'il ne soit trop tard, avoir le c<strong>ou</strong>rage de ne plus la voir. Une seule solution<br />
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p<strong>ou</strong>r avoir ce c<strong>ou</strong>rage: la fuite, ses lectures sur Napoléon le lui avaient appris. Les heurts<br />
qu'il avait avec son frère Clément jal<strong>ou</strong>x de son succès, malgré les paroles apaisantes de la<br />
d<strong>ou</strong>ce Francine qui l'avait pris s<strong>ou</strong>s sa protection, faisaient ronger son frein à <strong>Benoît</strong>. Sa<br />
soeur n'était plus là p<strong>ou</strong>r le consoler. Elle avait rencontré un garçon de Carpentras qui était<br />
venu faire son service militaire au 19ème d'infanterie cantonné à Montbrison. Alexandre<br />
Giraudon devait emmener la belle <strong>Benoît</strong>e à Orange où il était employé à la gare des<br />
Chemins de fer de Provence de cette ville.<br />
<strong>Benoît</strong> avait t<strong>ou</strong>t de suite sympathisé avec ce garçon qui était passionné par<br />
l'histoire de sa Provence si riche et si belle. Il avait raconté à <strong>Benoît</strong> Orange, le théâtre<br />
antique, Avignon, le Château des papes, Pétrarque et la belle Laure de Noves, récité en<br />
provençal les poèmes de Mistral. <strong>Benoît</strong> après leur départ se tr<strong>ou</strong>vait terriblement seul. Il<br />
rêvait d'un autre avenir et cherchait comment y parvenir. T<strong>ou</strong>tes ces pensées tristes le<br />
décidèrent à partir. Il avait réuni quelques économies fruit des p<strong>ou</strong>rboires de ses clientes. Il<br />
fit son baluchon sans <strong>ou</strong>blier ses livres et particulièrement les Poèmes Évangéliques de<br />
Victor de la Prade, ce poète romantique qui m<strong>ou</strong>rut en 1883 dans sa maison natale à<br />
t<strong>ou</strong>relle du centre de la petite ville de Montbrison. Il avait été membre de l'Académie<br />
Française.<br />
Un j<strong>ou</strong>r, maman Gabrielle tr<strong>ou</strong>va sur son lit une lettre. Sur l'enveloppe était écrit:<br />
Antoine et maman Gabrielle. A l'intérieur une feuille de papier portait:<br />
<strong>Benoît</strong> Justin <strong>Paret</strong>, Rue Rivoire, Montbrison Loire 13 mars 1900<br />
«Ne v<strong>ou</strong>s faites pas de s<strong>ou</strong>cis p<strong>ou</strong>r moi. Je pars faire mon t<strong>ou</strong>r de France».<br />
Il avait 14 ans et demi.<br />
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9. Et <strong>Benoît</strong> partit<br />
A la gare de Montbrison <strong>Benoît</strong> avait pris un billet de troisième classe p<strong>ou</strong>r Lyon,<br />
jugeant Saint-Étienne trop près. Il avait fait enregistrer sa bicyclette. Il pensait dans cette<br />
ville tr<strong>ou</strong>ver rapidement un emploi, mais il fut éconduit de t<strong>ou</strong>s les salons de coiffure p<strong>ou</strong>r<br />
dames où il se présentait, on le voyait si jeune et sa taille plutôt petite le desservait. Il fut<br />
déçu; de plus il n'avait aucun certificat de travail à montrer. Il avait écrit à ses parents qu'il<br />
se tr<strong>ou</strong>vait à Lyon et cherchait du travail. Il imaginait la colère de son père qui voyait son<br />
plan éch<strong>ou</strong>er, et de Clément dont les clientes disparaissaient, surpris t<strong>ou</strong>s les deux d'avoir<br />
vu se révolter le d<strong>ou</strong>x <strong>Benoît</strong>. Il avait pris une chambre dans un hôtel de dernier ordre,<br />
malgré cela il voyait ses économies fondre comme neige s<strong>ou</strong>s la pluie. N'ayant jamais<br />
quitté Montbrison auparavant, il pestait contre lui-même de n'avoir pas pensé à l'importance<br />
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des certificats de travail. A c<strong>ou</strong>rs de ress<strong>ou</strong>rces, déc<strong>ou</strong>ragé de voir ses rêves éch<strong>ou</strong>er dès<br />
leurs débuts, il se résolut à écrire une seconde fois à ses parents. Il leur av<strong>ou</strong>a ne pas avoir<br />
tr<strong>ou</strong>vé de travail n'ayant pas de certificat à présenter. Il leur demanda de bien v<strong>ou</strong>loir lui<br />
pardonner et de lui envoyer un peu d'argent p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir prendre un billet de ret<strong>ou</strong>r. Il leur<br />
rendrait cet argent avec ses futurs p<strong>ou</strong>rboires. Il comptait davantage sur l'intervention de<br />
maman Gabrielle que sur son père. Au reçu de cette seconde lettre, Antoine la f<strong>ou</strong>rra dans<br />
sa poche sans la lire, et comme la première, s'en servit p<strong>ou</strong>r allumer sa forge. Maman<br />
Gabrielle pleurait en cachette.<br />
Mlle de Vimont, ne voyant plus <strong>Benoît</strong>, fut inquiète et attristée. Sans qu'il s'en<br />
d<strong>ou</strong>te, elle avait appris t<strong>ou</strong>t de lui, sa profession de garçon coiffeur, son père extrémiste.<br />
Elle savait qu'il avait p<strong>ou</strong>r elle un sentiment plus fort que l'aurait laissé supposer son âge.<br />
Clairvoyante, elle comprit qu'il l'évitait, il devait être malheureux. Au ret<strong>ou</strong>r d'un voyage à<br />
Paris où elle avait vu la grande exposition universelle et après beauc<strong>ou</strong>p d'hésitation,<br />
Emeline de Vimont décida d'aller voir la mère de <strong>Benoît</strong>. Elle se présenta à la charcuterie,<br />
franche elle raconta t<strong>ou</strong>t. Maman Gabrielle lui apprit le départ de <strong>Benoît</strong>, lui montra le mot<br />
qu'il avait laissé : Je pars faire mon t<strong>ou</strong>r de France. De nombreuses années devaient passer,<br />
parfois tragiques avec la Grande Guerre, avant que <strong>Benoît</strong> et Emeline se retr<strong>ou</strong>vent et<br />
parc<strong>ou</strong>rent de n<strong>ou</strong>veau ensemble à cheval la plaine fraîche et humide du Forez.<br />
<strong>Benoît</strong>, sans aucune réponse de ses parents, désespéré, se sentait abandonné. Sur<br />
un banc où il avait passé la nuit, il s'était confié à un clochard. Celui-ci lui avait appris que<br />
l'on n'était jamais aussi heureux et aussi malheureux que l'on croit. Réconforté par ce<br />
philosophe, il prit une résolution. En ce beau dimanche du début du printemps, <strong>Benoît</strong> avait<br />
à Lyon prit le train du midi, pas le grand express Paris-Lyon-Marseille, mais un train de<br />
plaisir aux tarifs réduits, qui descendait à petite vitesse la rive droite du Rhône, s'arrêtant à<br />
t<strong>ou</strong>tes les gares, même les plus petites, même celle de Valloire qui n'était qu'un quai de<br />
terre battue que parfois le Rhône, dans ses crues sauvages, venait lécher. Les finances de<br />
<strong>Benoît</strong> lui avaient seulement permis de prendre, même dans ce train, un billet p<strong>ou</strong>r Le Teil.,<br />
son vélo, chargé dans le f<strong>ou</strong>rgon de queue, lui permettrait de rejoindre sa grande soeur<br />
<strong>Benoît</strong>e à Orange.<br />
A chaque station le train déchargeait son lot de pécheurs encombrés de cannes à<br />
pêche et d'épuisettes, de ménagères embarrassées de paniers à victuailles, criant après leur<br />
marmaille. Dans son compartiment, face à lui, était assis un religieux. Celui-ci, un frère des<br />
écoles chrétiennes, le regardait. Sa grande habitude des enfants lui faisait juger cet<br />
adolescent comme un garçon sans d<strong>ou</strong>te en rupture de ban. Prudemment il engagea la<br />
conversation. <strong>Benoît</strong> lui apprit qu'il venait de finir son apprentissage de coiffeur et qu'il<br />
allait à Orange où se tr<strong>ou</strong>vait un membre de sa famille. Le fait que ce garçon avait pris un<br />
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train passant relativement loin de cette ville qui de plus se tr<strong>ou</strong>vait de l'autre coté du Rhône<br />
et que les ponts étaient rares p<strong>ou</strong>r traverser ce fleuve, confirmèrent le religieux dans ses<br />
s<strong>ou</strong>pçons. Il se présenta : « Je suis frère Jean, Frère des écoles chrétiennes. J’enseigne le<br />
français dans un pensionnat à T<strong>ou</strong>rnon. — Et moi <strong>Benoît</strong> <strong>Paret</strong>, je viens de Lyon». Frère<br />
Jean tr<strong>ou</strong>va que <strong>Benoît</strong> n’avait pas l’accent lyonnais.<br />
Le train venait de laisser son chargement de prends l'air dans la petite gare de<br />
Loire, frère Jean p<strong>ou</strong>r un instant parler d'autres choses, apprit à <strong>Benoît</strong> que c'était ici que la<br />
Loire se tr<strong>ou</strong>vait le plus près du Rhône et que les Romains. « Tu sais qui étaient les<br />
Romains? — Oui, j’aime beauc<strong>ou</strong>p les livres d’histoire ». <strong>Benoît</strong> <strong>ou</strong>vrit son sac et montra à<br />
la surprise de frère Jean: Iphigénie, le Cid, Horace, un résumé d'histoire grecque et<br />
romaine. Le frère Jean reprit. «Les Romains qui exploitaient la Gaule, remontaient la Loire<br />
avec de légères embarcations. A un lieu qui s'appelle auj<strong>ou</strong>rd'hui Saint-Just-sur-Loire ils<br />
débarquaient leur butin et par porteurs l'acheminaient jusqu'ici p<strong>ou</strong>r le rembarquer dans des<br />
péniches qui descendaient le Rhône jusqu'à Marseille - qui s'appelait Massilia - d'où ce<br />
butin partait p<strong>ou</strong>r Rome. Entre le petit port des Barques à Saint-Just-sur-Loire et ici, les<br />
Romains eurent tôt fait de construire une voie romaine.<br />
<strong>Benoît</strong> s'emberlificotait dans le degré de parenté des personnages qui l'attendaient à<br />
Orange. « Ils t’attendent? » lui avait demandé frère Jean. «Ils ne savent pas que j'arrive. —<br />
Au pensionnat à T<strong>ou</strong>rnon, n<strong>ou</strong>s avons besoin d'un coiffeur p<strong>ou</strong>r mettre un peu d'ordre dans<br />
les tignasses de nos garçons, t<strong>ou</strong>s les professeurs et le personnel en profiteraient, p<strong>ou</strong>r ton<br />
argent de poche tu t<strong>ou</strong>cherais des p<strong>ou</strong>rboires. Je demanderai au directeur de te donner une<br />
chambre. Tu p<strong>ou</strong>rras te glisser dans les c<strong>ou</strong>rs qui t'intéressent». <strong>Benoît</strong> resta quelques temps<br />
à T<strong>ou</strong>rnon. Il explora à bicyclette les alent<strong>ou</strong>rs et t<strong>ou</strong>cha aux vins du cru, les Saint-Joseph et<br />
les vins de l'Ermitage. Le père Suchet, le directeur, et t<strong>ou</strong>s les frères l'ent<strong>ou</strong>raient de<br />
prévenances, mais il y avait l'abbé Joly, l'aumônier du pensionnat qui voyait en lui un<br />
mécréant ne venant jamais aux offices, ne se confessant jamais. Il aurait bien v<strong>ou</strong>lu le<br />
convertir, mais il s'y prenait mal et <strong>Benoît</strong> se renfermait, v<strong>ou</strong>lant garder p<strong>ou</strong>r lui sa liberté<br />
de pensée.<br />
<strong>Benoît</strong> se fatiguait de cet encerclement religieux, un j<strong>ou</strong>r il s'enfuit. Il serait bien<br />
allé à Orange, mais il craignait d'avoir trop parlé aux frères et leur avoir fait connaître<br />
l'existence de sa soeur <strong>Benoît</strong>e. Avec son vélo, par Roman et Saint-Marcellin, il gagna<br />
Grenoble. P<strong>ou</strong>rquoi Grenoble? Il n'aurait su le dire, sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r s'éloigner de sa famille<br />
et c<strong>ou</strong>per t<strong>ou</strong>te idée de ret<strong>ou</strong>r. Il t<strong>ou</strong>rna en rond dans cette ville sans rien tr<strong>ou</strong>ver, c<strong>ou</strong>cha<br />
sur un banc dans le jardin de ville, demanda à une b<strong>ou</strong>langère deux s<strong>ou</strong>s de pain rassis.<br />
Déc<strong>ou</strong>ragé il pensa ret<strong>ou</strong>rner en vélo à Montbrison.<br />
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Place Grenette, un salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme offrit à son regard une affichette:<br />
Embauche garçon coiffeur. Il entra, le patron le toisa des pieds à la tête. « V<strong>ou</strong>s êtes<br />
coiffeur p<strong>ou</strong>r hommes? — Hommes, dames », répondit <strong>Benoît</strong>. « Vos certificats », <strong>Benoît</strong><br />
avait bien envie de mentir, de dire les avoir <strong>ou</strong>bliés, perdus. Il avait une forte envie de fuir.<br />
Sa franchise naturelle lui fit t<strong>ou</strong>t av<strong>ou</strong>er. « Je travaillais à Montbrison chez mon frère. Je me<br />
suis disputé avec lui p<strong>ou</strong>r des raisons personnelles. Je suis parti, attiré par la montagne, je<br />
suis venu jusqu’ici ». Le patron apprécia que ce garçon ne lui ait pas inventé un mensonge,<br />
il avait terriblement besoin d'un <strong>ou</strong>vrier coiffeur, un de ses employés l'avait quitté<br />
brusquement, le salon était plein. La patronne voyant ce jeune homme si gentil, si timide,<br />
aux si beaux yeux, lui demanda « Quel est votre âge? » <strong>Benoît</strong> se vieillit de deux ans; la<br />
patronne le tr<strong>ou</strong>vait bien un peu petit p<strong>ou</strong>r son âge. Son mari trancha: « N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s prenons<br />
à l’essai p<strong>ou</strong>r 48 heures si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez commencer t<strong>ou</strong>t de suite. — Je suis prêt ». Il passa<br />
dans l'arrière b<strong>ou</strong>tique, fit un peu de toilette. Sa veste blanche sortie de son baluchon était<br />
bien fripée. La patronne déjà très maternelle lui en prêta une. « Je v<strong>ou</strong>s la repasserai.<br />
Comment v<strong>ou</strong>s appelez-v<strong>ou</strong>s? — <strong>Benoît</strong> ». Revenant au salon elle avait dit à son mari à<br />
voix basse: « Il s’appelle <strong>Benoît</strong>, c’est pas joli joli, ça fait paysan ». Hésitant un c<strong>ou</strong>rt<br />
instant, elle se ret<strong>ou</strong>rna vers <strong>Benoît</strong> et lui dit: « Le garçon qui n<strong>ou</strong>s à quitté s’appelait<br />
<strong>Auguste</strong>. N<strong>ou</strong>s avions t<strong>ou</strong>s l’habitude d’<strong>Auguste</strong>. Si v<strong>ou</strong>s le v<strong>ou</strong>lez bien, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />
appellerons <strong>Auguste</strong> ». C'est ainsi que depuis ce j<strong>ou</strong>r, <strong>Benoît</strong> fut appelé <strong>Auguste</strong> par t<strong>ou</strong>t<br />
l'univers, même par l'empereur d'Allemagne.<br />
P<strong>ou</strong>r cette première j<strong>ou</strong>rnée il ne lui avait été confié que des barbes <strong>ou</strong> des<br />
shampooings. Il avait dû à plusieurs reprise balayer les cheveux qui jonchaient le sol. P<strong>ou</strong>r<br />
lui cette tâche était naturelle, par tradition elle était dévolue au dernier garçon embauché.<br />
Un employé, un petit brun les cheveux raides mal peigné, le voyant plus petit que lui,<br />
sarcastique, lui avait apporté un petit banc. A la fin de la j<strong>ou</strong>rnée, la patronne qui avait peu<br />
apprécié le geste de cet employé, l'avisa: « Vos cheveux sont un peu longs, ils demandent à<br />
être coiffés. <strong>Auguste</strong> va v<strong>ou</strong>s les c<strong>ou</strong>per ». En cette première année du XXe siècle, les<br />
<strong>ou</strong>vriers osaient encore mal discuter les décisions d'un patron. <strong>Benoît</strong>-<strong>Auguste</strong> s'était fort<br />
bien tiré de cette épreuve. La patronne lui dit: « Allez de notre part à l’hôtel voisin, c’est un<br />
hôtel modeste mais convenable ». <strong>Benoît</strong> (<strong>Auguste</strong>) avait prit une chambre mansardée, s<strong>ou</strong>s<br />
les toits près des moineaux et avait pu manger dans la salle de restaurant du rez-dechaussée.<br />
Il était sauvé.<br />
Il avait écrit à Zézette, l'appelant Georgette, et l'avait chargée de dire à sa mère<br />
qu'il était à Grenoble et avait tr<strong>ou</strong>vé du travail. Georgette avait fait lire la lettre à maman<br />
Gabrielle. Celle-ci heureuse avait écrit à <strong>Benoît</strong>. «Je t'écris en cachette car Antoine et<br />
Clément sont furieux contre toi. Prends soin de toi. Si tu as besoin de quelque chose, écrismoi,<br />
j'ai prévenu le facteur, un habitué du café. Il me donnera tes lettres en cachette.<br />
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Francine qui t'aime bien t'embrasse». Elle n<strong>ou</strong>rrissait en elle l'espoir que Zézette saurait le<br />
faire revenir. Elle était aussi fière qu'une demoiselle de la noblesse ait remarqué son gentil<br />
<strong>Benoît</strong>.<br />
Commencèrent alors p<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> (<strong>Auguste</strong>) des j<strong>ou</strong>rnées de travail monotones et<br />
des soirées solitaires. Plus jeune que les autres garçons coiffeurs, il ne s'était pas lié à eux.<br />
Là-haut dans sa chambre, il lisait, faisant une consommation effrayante de chandelles. Les<br />
dimanches et les lundis, il eut bientôt fait d'explorer la ville, des quais de l'Isère aux rives<br />
du Drac. Un dimanche de pluie il avait visité le palais de justice, ancien parlement du<br />
Dauphiné, admiré ses belles boiseries. En bicyclette il p<strong>ou</strong>ssa jusqu'à Pont-de-Claix, à<br />
Vizille, vit son château, son parc et ses truites. Il essayait les muscles de ses jambes en<br />
montant les r<strong>ou</strong>tes en lacets de Seyssinet <strong>ou</strong> de la Grande-Chartreuse. <strong>Benoît</strong> admirait les<br />
montagnes qu'il voyait de la jacobine de sa chambre, en face de lui le fort de la Bastille,<br />
plus loin le casque de Néron et là-bas, enneigée, la chaîne de Belledonne. Il rêvait<br />
d'ascensions.<br />
Responsable de lui-même <strong>Benoît</strong> prenait de l'assurance, s'affirmait, quittait ses<br />
restes d'enfance et devenait un jeune homme; grandissant, il dut ren<strong>ou</strong>veler sa garde-robe. Il<br />
écrivit d'autres lettres à sa mère, ne parlant jamais de son père, mais maman Gabrielle<br />
finalement avait montré à son mari les lettres de <strong>Benoît</strong>. Antoine ne trahissait pas ses<br />
sentiments, mais en son for intérieur se sentait s<strong>ou</strong>lagé, Francine en avait parlé à Clément.<br />
Personne n'av<strong>ou</strong>ait qu'il savait, mais t<strong>ou</strong>s se sentaient délivrés. <strong>Benoît</strong> avait continué à<br />
écrire à Georgette. Il avait plaisir à lui parler de t<strong>ou</strong>t, de ses occupations, de ses<br />
promenades. Georgette tr<strong>ou</strong>vait ses lettres agréables à lire. Il lui avait appris en cachette<br />
qu'ici on l'appelait maintenant <strong>Auguste</strong>, mais lui avait fait promettre de ne pas le dire à sa<br />
mère. Georgette lui avait annoncé que son père, enfin devenu comptable, allait entrer en<br />
cette qualité aux Mines de la Loire, à la comptabilité matière. Ils avaient vendu la mercerie<br />
et allaient habiter Saint-Étienne. Elle lui donnait leur n<strong>ou</strong>velle adresse: 10, rue Bad<strong>ou</strong>illère.<br />
Lentement les j<strong>ou</strong>rs s'effilochaient. <strong>Benoît</strong> pensait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à Mlle de Vimont.<br />
Maman Gabrielle lui manquait, aussi sa grande soeur <strong>Benoît</strong>e et son petit frère Claudius qui<br />
devait bien grandir. Sa pensée s'évadait aussi vers Antoine et Clément malgré leurs<br />
caractères. Il se sentait seul à Grenoble et fit le projet d'aller voir sa soeur à Orange. Il avait<br />
regardé sur une carte Taride la distance qui le séparait de cette ville, 200 km. Bien que ce<br />
fût plat en suivant le c<strong>ou</strong>rs de l'Isère puis du Rhône, c'était beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r faire l'aller et<br />
ret<strong>ou</strong>r à bicyclette en deux j<strong>ou</strong>rs. Il confia à sa patronne le désir qu'il avait d'aller voir sa<br />
soeur. Celle-ci chercha avec lui une semaine creuse lui permettant de lui donner un j<strong>ou</strong>r de<br />
plus. Disposant ainsi d'un dimanche, d'un lundi et d'un mardi, il prit le train et changea à<br />
Vienne.<br />
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Sortant de la gare d'Orange, il vit Giraudon qui l'attendait avec un drôle d'attelage<br />
de sa fabrication. Son vélo traînait un fauteuil en osier monté sur deux r<strong>ou</strong>es de bicyclette.<br />
C'est dans cet équipage que <strong>Benoît</strong> avait fait une arrivée triomphante s<strong>ou</strong>s la d<strong>ou</strong>ble haie<br />
des platanes du b<strong>ou</strong>levard et qu'il avait franchi le petit pont sur la Meyne. <strong>Benoît</strong>e les<br />
attendait devant leur maison qui se donnait des allures de grande bastide; une c<strong>ou</strong>r<br />
ombragée de platanes l'éloignait du quai et créait une île de verdure et d'ombre. Au rez-dechaussée<br />
de la maison, Giraudon avait créé un atelier d'entretien de bicyclettes et<br />
arrondissait ses fins de mois en réparant les déficiences de celles qu'on lui apportait.<br />
« Alexandre ne veut plus que je fasse de la bicyclette car j’attends un enfant. Ce n’est<br />
encore qu’un début mais il me c<strong>ou</strong>ve comme une mère p<strong>ou</strong>le, il m’a fabriqué ce panier à<br />
r<strong>ou</strong>lettes », dit-elle à son petit <strong>Benoît</strong> qu'elle tr<strong>ou</strong>vait bien grandi.<br />
Ils ne laissèrent pas à <strong>Benoît</strong> le temps de respirer et lui firent faire le t<strong>ou</strong>r de cette<br />
maison fraîche t<strong>ou</strong>t en carrelage. <strong>Benoît</strong> retr<strong>ou</strong>va amusé la petite pompe ronde, la même<br />
que celle de la rue Rivoire, que sa soeur manoeuvrait avec vigueur pendant qu'Alexandre se<br />
précipitait, la g<strong>ou</strong>rmandant de ne pas penser à l'enfant. Derrière la maison, Alexandre fit<br />
l'honneur à <strong>Benoît</strong> de son jardin aux multiples légumes. Ce dernier déc<strong>ou</strong>vrit ces grands<br />
roseaux appelés ici canisses, ces curieuses petites c<strong>ou</strong>rges baptisées coloquintes, qui ne<br />
servaient à rien si ce n'est au plaisir de yeux. Il vit la campagne s'éloigner t<strong>ou</strong>te plate à demi<br />
sèche et aride, les canaux d'irrigation aux eaux tr<strong>ou</strong>bles, les t<strong>ou</strong>ffes de lauriers roses et de<br />
tamaris aux fines plumes. Il regarda avec intérêt au loin la pyramide du mont Vent<strong>ou</strong>x et les<br />
dentelles de Montmirail. Il était loin des montagnes enneigées et des sombres forêts du<br />
Dauphiné.<br />
Le soir Alexandre avait <strong>ou</strong>vert une grande malle ventrue et en avait sorti un<br />
phonographe à r<strong>ou</strong>leaux La Voix de son Maître, le reste de la malle était garni de boites de<br />
carton cylindriques contenant chacune un r<strong>ou</strong>leau de cire enregistré. C'était déjà un appareil<br />
vénérable puisqu'il avait été inventé vingt-cinq ans plutôt par Charles Cros et édité par<br />
Edison. Au c<strong>ou</strong>rs de la soirée où ils avaient éc<strong>ou</strong>té chanter Caruso, <strong>Benoît</strong>, en mangeant des<br />
macarons, leur apprit qu'à Grenoble on l'appelait <strong>Auguste</strong>.<br />
Le lendemain Alexandre avait promis à <strong>Benoît</strong> de t<strong>ou</strong>t lui faire connaître de la ville<br />
des princes d'Orange-Nasseau dont le fameux le Taciturne. Il lui avait montré Orange la<br />
romaine et même la celtique. Le soir il demanda à <strong>Benoît</strong> de venir le rejoindre le lendemain<br />
matin vers dix heures à la gare des Chemins-de-Fer de Provence. Ainsi <strong>Benoît</strong> avait vu<br />
partir le petit train à l'allure de Far-West. Alexandre lui dit t<strong>ou</strong>t sur son Théâtre Antique; il<br />
lui fit gravir la colline Saint-Eutrope et de là-haut, regarder la ville et le mont Vent<strong>ou</strong>x<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs présent. En descendant, Alexandre s'arrêta au siège des Félibriges, ces gardiens de<br />
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la langue provençale dont il était membre. Sur le c<strong>ou</strong>rs P<strong>ou</strong>rtalès, ils croisèrent la cavalerie<br />
des spahis qui défilait.<br />
Le lendemain, le dernier de son séj<strong>ou</strong>r, <strong>Benoît</strong> avait repris le train p<strong>ou</strong>r Grenoble.<br />
Au c<strong>ou</strong>rs de ces j<strong>ou</strong>rnées, il s'était épanché auprès de sa grande soeur et était redevenu près<br />
d'elle le petit <strong>Benoît</strong>. Il lui avait confié son regret d'avoir quitté l'école. Il lui avait parlé de<br />
Mme Chartoire. Il aurait tant v<strong>ou</strong>lu devenir j<strong>ou</strong>rnaliste comme elle. Il ne savait pas que de<br />
nombreuses années plus tard, devenue une vieille femme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs habillée en homme, elle<br />
l'aiderait à écrire des commentaires dans les revues spécialisées de coiffure et même des<br />
articles p<strong>ou</strong>r la grande presse sur les congrès, les réunions et les conc<strong>ou</strong>rs de coiffure. Elle<br />
l'épaulerait dans son action p<strong>ou</strong>r que la profession de coiffeur devienne la première où un<br />
diplôme, celui de maître coiffeur, soit nécessaire p<strong>ou</strong>r l’exercer. <strong>Benoît</strong>e avait essayé de<br />
calmer la rancoeur qu'il entretenait envers son père, lui faisant comprendre que celui-ci<br />
l'aimait beauc<strong>ou</strong>p et n'avait pas pesé l'importance que prenait l'étude p<strong>ou</strong>r lui. Quant à<br />
Clément il ne voyait pas plus loin que son intérêt immédiat.<br />
Les j<strong>ou</strong>rs reprirent, monotones, à Grenoble. Un dimanche à Uriage, cette verte ville<br />
d'eau nichée dans le creux de sa vallée où il aimait aller, <strong>Benoît</strong> osa entrer au Casino. Il<br />
avait t<strong>ou</strong>rné aut<strong>ou</strong>r de la b<strong>ou</strong>le, se sentant attiré par le jeu, mais sut ref<strong>ou</strong>ler cette tentation.<br />
Il avait regardé de loin les autres salles de jeu, r<strong>ou</strong>lette, baccara dont l'entrée lui était<br />
interdite. Au bar, il reconnut une jeune femme avec qui il avait bavardé lors d'une visite<br />
qu'il avait faite des Cuves de Sassenage, des grottes de l'autre côté du Drac. Voyant sa<br />
tenue sportive, cette personne lui avait demandé: « V<strong>ou</strong>s faites de la montagne? — Je suis<br />
venu de Grenoble à bicyclette ». Elle lui parla de la montagne avec passion, l'incita à venir<br />
au club dont elle faisait partie. « Les réunions ont lieu t<strong>ou</strong>s les vendredis soir ». Elle lui<br />
demanda son nom; il lui répondit : « <strong>Auguste</strong> ». Elle fut la première personne qui ignora<br />
son nom de <strong>Benoît</strong>. Elle lui avait dit s'appeler Juliette, elle était modiste.<br />
Au club, étant débutant, il fut inscrit à la section randonnée. Les dimanches de<br />
beau temps, son gr<strong>ou</strong>pe prenait le C.F.D., le chemin de fer du Dauphiné qui se glissait le<br />
long de la r<strong>ou</strong>te du B<strong>ou</strong>rg-d'Oisans et auréolait d'écharpes de vapeur les sapins de la vallée<br />
de la Romanche. Le gr<strong>ou</strong>pe s'arrêtait, selon les directives prises le vendredi, dans l'une <strong>ou</strong><br />
l'autre des stations émaillant la vallée, et grimpait par les chemins s<strong>ou</strong>s bois dans la forêt de<br />
Ri<strong>ou</strong>pér<strong>ou</strong>x <strong>ou</strong> d'Almont, gagnant Saint-Barthélémi, le mont Sec, le Lac F<strong>ou</strong>rchu <strong>ou</strong> le<br />
glacier du B<strong>ou</strong>rg-d'Oisans. Ces randonnées développaient la musculature du jeune <strong>Auguste</strong>.<br />
Il ne voyait pas Juliette lors de ces sorties, car montagnarde plus avertie, elle pratiquait avec<br />
son équipe des marches plus difficiles. <strong>Auguste</strong> restait discret sur ses relations avec Juliette.<br />
On les voyait bien, aux sauteries qu'organisait le club les soirs d'hiver, danser ensemble.<br />
Les esprits curieux auraient v<strong>ou</strong>lu savoir. Le s<strong>ou</strong>venir de ses p<strong>ou</strong>rsuites à cheval avec<br />
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Emeline de Vimont restait vif dans la mémoire de <strong>Benoît</strong>. Il s'aperçut rapidement qu'il<br />
n'était pas le seul garçon des pensées de Juliette. Il ne confia à personne sa déception.<br />
P<strong>ou</strong>r le jeune <strong>Paret</strong>, coiffer uniquement des hommes était monotone. Tordre et<br />
coiffer les cheveux des femmes laissait plus de place à son imagination. Il se mit à la<br />
recherche d'un coiffeur p<strong>ou</strong>r dames. Au c<strong>ou</strong>rs de ses randonnées à bicyclette, il tr<strong>ou</strong>va à<br />
Chambéry un grand magasin où l'on coiffait les hommes et les femmes, on y vendait des<br />
parfums et même des fleurs. Il s'en <strong>ou</strong>vrit à sa patronne et partit travailler dans cette ville.<br />
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10. Le lac<br />
A Chambéry, il tr<strong>ou</strong>va une chambre dans le lacis des petites rues devant la<br />
basilique, vers la rue de la Croix d'Or. Il dénicha une bibliothèque qui avait un cabinet de<br />
lecture, y déc<strong>ou</strong>vrit les frères de Maistre, avec Joseph rêva aux soirées de Saint-<br />
Pétersb<strong>ou</strong>rg, voyagea aut<strong>ou</strong>r de sa chambre avec Xavier et avec lui devint am<strong>ou</strong>reux de la<br />
Belle Sibérienne. En vélo il borda le lac du B<strong>ou</strong>rget, relut Lamartine : O temps suspends ton<br />
vol... Il rêva devant les grands Hôtels d'Aix-les-Bains. Il pédala jusqu'aux Charmettes où<br />
s<strong>ou</strong>s les grands arbres flottait le s<strong>ou</strong>venir de Jean-Jacques R<strong>ou</strong>sseau. Devant la maison de<br />
Mme de Warens sa pensée s'envola vers Emeline. Au salon de coiffure, les 17 ans<br />
d'<strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>, p<strong>ou</strong>r affirmer la c<strong>ou</strong>pure avec la rue Rivoire, avait définitivement<br />
adopté ce nom) commençaient à faire des ravages dans la gent féminine. Une certaine<br />
Amédée lui avait appris. Il n'en parlait jamais et ces dames appréciaient sa discrétion.<br />
<strong>Auguste</strong> n'aimait pas cette partie dissolue de sa vie. Il lui fallait aller voir Georgette, il en<br />
épr<strong>ou</strong>vait le besoin. Avec sa fameuse carte Taride, il compta les kilomètres qui le séparaient<br />
de Saint-Étienne, 160 km. Ce n'était pas la mer à boire. Il n'irait pas à Montbrison. Il obtint<br />
un j<strong>ou</strong>r de congé. Comme p<strong>ou</strong>r Orange, il disposait de trois j<strong>ou</strong>rs.<br />
Par le tunnel du Chat, Yenne et la T<strong>ou</strong>r-du-Pin, il gagna Vienne. Le soir il était à<br />
Saint-Étienne. Il alla voir M. Julien le coiffeur de la rue Balay où il avait fait son<br />
apprentissage. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même, M. Julien ne quittait jamais son chapeau melon, même<br />
pas p<strong>ou</strong>r coiffer clients <strong>ou</strong> clientes, il tr<strong>ou</strong>vait que cela faisait très américain. Ce que<br />
n'av<strong>ou</strong>ait pas M. Julien, c'est que s<strong>ou</strong>s ce melon il ne se tr<strong>ou</strong>vait pas un seul cheveu, moins<br />
que Nimbus, pas un poil sur le caill<strong>ou</strong>. Ce qui était gênant p<strong>ou</strong>r vendre des lotions<br />
capillaires. Il avait cependant un ultime argument, enlevant brusquement son melon c<strong>ou</strong>leur<br />
taupe, il s'écriait: «Ah! Si j'avais connu les lotions capillaires…». Voyant arriver notre<br />
jeune garçon, il s'exclama: « Tiens, voilà <strong>Paret</strong>! » Car M. Julien appelait t<strong>ou</strong>s les garçons<br />
de la famille par leur patronyme. « Ton frère m’avait dit que tu étais parti faire ton t<strong>ou</strong>r de<br />
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France. — Je n’en suis qu’au début. J’ai d’abord travaillé à Grenoble, maintenant je suis<br />
dans un grand salon à Chambéry ».<br />
Avec sa figure ronde et r<strong>ou</strong>geaude, son petit nez en trompette écrasée, les p<strong>ou</strong>ces<br />
dans les ent<strong>ou</strong>rnures de son gilet écossais et son b<strong>ou</strong>t de cigare t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs éteint qu'il<br />
mâchonnait entre deux clients, M. Julien j<strong>ou</strong>ait à l'américain tel qu'il se l'imaginait. Il<br />
détestait son prénom d'Armand qui s'accordait mal avec l'image qu'il se faisait de lui. Seule<br />
sa femme dans ses moments de colère se permettait de l'appeler ainsi.<br />
Il sortit l'anisette, car chez les Julien l'on fonctionnait à l'anisette. Mme Julien<br />
délaissa sa cliente p<strong>ou</strong>r la préparer artistiquement, lentement versée sur le sucre, un verre de<br />
la liqueur opale p<strong>ou</strong>r chaque client et cliente, et même p<strong>ou</strong>r l'apprenti et la shamp<strong>ou</strong>ineuse.<br />
« V<strong>ou</strong>s mangez avec n<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s avez tant grandi, v<strong>ou</strong>s êtes maintenant un jeune homme, je<br />
n’ose plus v<strong>ou</strong>s tutoyer », dit-elle à <strong>Benoît</strong>. « Volontiers, je vais aller chercher une<br />
chambre, je reviendrai. — Pas question, on se débr<strong>ou</strong>illera ». <strong>Benoît</strong>, assommé par<br />
l'anisette et la fatigue du voyage, s'endormait dans le potage. Mais voilà, le dimanche soir<br />
chez les Julien était le j<strong>ou</strong>r du Nain Jaune. Le propriétaire de l'immeuble, un Anglais,<br />
descendait avec ses bacchantes r<strong>ou</strong>ges. Qu'était venu faire cet Anglais dans la rue Balay?<br />
Mystère, il était accompagné de Mademoiselle, sa camériste, dame de compagnie et<br />
maîtresse. Mlle Buhet était une petite personne qui semblait insignifiante, mais menait<br />
notre Anglais par le b<strong>ou</strong>t du nez. <strong>Benoît</strong>, le c<strong>ou</strong>p de pompe passé, reprit du tonus et sortit<br />
vainqueur de cette partie interminable de Nain Jaune. On lui permit enfin d'aller dormir.<br />
Mlle Buhet conserva de nombreuses années son Anglais qui ne sut jamais assimiler la<br />
sacrée langue de Voltaire. Elle en hérita et malgré le fisc se tr<strong>ou</strong>va à la tête d'une fortune<br />
considérable. A sa mort elle fit de son neveux l'écrivain Gilles Buhet son légataire<br />
universel.<br />
Le lundi matin après une nuit réparatrice, <strong>Benoît</strong> s'était dirigé rue Bad<strong>ou</strong>illère.<br />
Mme Lardet l'avait reçu dans son appartement b<strong>ou</strong>rgeois du premier étage. Elle était seule,<br />
Georgette était à son c<strong>ou</strong>rs d'art ménager. Mme Lardet l'avait invité à manger le soir. <strong>Benoît</strong><br />
se sentant gêné d'avoir dérangé Mme Lardet si tôt le matin, ne s'était pas attardé. Descendu<br />
dans la rue, le vélo à la main, désoeuvré, <strong>Benoît</strong> n'avait pu résister à l'envie d'aller voir<br />
maman Gabrielle. Montbrison, 38 km ce n'était rien. A Andrézieux, il s'était arrêté au bord<br />
de la Loire à la guinguette de la mère Domblide avaler une friture. Quelques c<strong>ou</strong>ples<br />
dansaient au son d'un Brunophone. <strong>Benoît</strong> les regardait, solitaire.<br />
Par Bonson, Sury-le-Comtal et la côte des T<strong>ou</strong>rettes, la r<strong>ou</strong>te t<strong>ou</strong>te droite j<strong>ou</strong>ant les<br />
montagnes russes l'amena bientôt rue Rivoire. Lorsqu'il avait p<strong>ou</strong>ssé la porte de la<br />
charcuterie, maman Gabrielle avait été fortement émue de voir son petit <strong>Benoît</strong> si grand. Le<br />
moment d'émotion passé, elle v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t savoir, sautant d'une chose à l'autre, t<strong>ou</strong>t<br />
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comprendre à la fois. <strong>Benoît</strong> lui avait décrit son voyage à Orange, expliqué la vie de<br />
<strong>Benoît</strong>e et d'Alexandre. Elle lui parla d'Antoine qui était f<strong>ou</strong>. Il avait entrepris le montage et<br />
l'exploitation de bascules publiques qu'il installait dans les pharmacies où les clients,<br />
moyennant une pièce en bronze de deux s<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>vaient connaître leur poids sur un grand<br />
cadran. Elle lui dit que Claudius était pensionnaire à Fontainebleau, nom de la n<strong>ou</strong>velle<br />
école professionnelle de Saint-Étienne. Il y apprenait le métier d'ajusteur de précision. Il<br />
prendrait la succession d'Antoine, c'est p<strong>ou</strong>r cela qu'Antoine avait entrepris cette industrie<br />
de pèse-personnes. A Saint-Étienne, Claudius, après les c<strong>ou</strong>rs, faisait la t<strong>ou</strong>rnée des<br />
pharmacies p<strong>ou</strong>r récolter les gros s<strong>ou</strong>s. Il venait ici t<strong>ou</strong>s les samedis soir et maintenant<br />
c'était lui qui, avec les l<strong>ou</strong>rdes pièces en bronze, perçait ses poches que maman Gabrielle<br />
devait raccommoder.<br />
<strong>Benoît</strong> intéressait Catherine qui t<strong>ou</strong>rnait dans le café, Catherine intéressait <strong>Benoît</strong>.<br />
S'il n'avait pas dû ce soir manger chez les Lardet et voir Georgette, il serait volontiers resté,<br />
et peut-être ne serait-il pas reparti. Mais Georgette sans s'en d<strong>ou</strong>ter devait changer le c<strong>ou</strong>rs<br />
de la vie de <strong>Benoît</strong>. Il quitta Montbrison sans voir son père. Le soir dans la salle à manger<br />
Henri II des Lardet, Georgette avait sorti la nappe en dentelle, les assiettes de porcelaine,<br />
les verres en cristal taillé et l'argenterie. Mme Lardet vantait à <strong>Benoît</strong> l'éducation qu'ils<br />
faisaient donner à leur fille. Elle saura tenir sa maison faire de bons petits plats et rendre<br />
son mari heureux. Georgette regardait <strong>Benoît</strong> avec des yeux brillants de désir. Son frère<br />
Victor était à Saint-Maixent, M. Lardet s'était mis à la pipe. Mais Georgette prenait<br />
l'ampleur de sa mère.<br />
Le lendemain <strong>Benoît</strong> pédalant solitaire dans la tiédeur du matin, avait repris le<br />
chemin de Chambéry. Sur la r<strong>ou</strong>te de Grenoble il s'était arrêté au passage à la foire de<br />
Beaucroissant. Cette foire réunissait depuis le Moyen-Âge les fermiers, les paysans,<br />
maraîchers et maquignons de la région devant les chevaux, les bovins, les chèvres, les<br />
m<strong>ou</strong>tons et des chapelets d'oignons. S'y étaient aussi donné rendez-v<strong>ou</strong>s les Romanichels,<br />
les gens du voyage, les derniers colporteurs et arracheurs de dents, dans une ambiance de<br />
fête foraine antique, sonore et colorée. <strong>Benoît</strong> avait regardé les Romanos faire danser un<br />
<strong>ou</strong>rs et avait même marchandé quelques chevaux de selle. Le soir venu, <strong>Benoît</strong> retr<strong>ou</strong>va<br />
avec délice le calme de sa petite chambre s<strong>ou</strong>s le toit et le prénom d'<strong>Auguste</strong>.<br />
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11. L'Hôtel royal<br />
De ret<strong>ou</strong>r à Chambéry, <strong>Auguste</strong> se sentait seul. Sa famille lui manquait, même son<br />
père et Clément. Il regrettait de ne pas être allé les voir. P<strong>ou</strong>rquoi n'était-il pas resté,<br />
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pelotonné près de sa mère et à caresser Catherine? P<strong>ou</strong>rquoi le lundi à Saint-Étienne<br />
n'avait-il pas cherché à voir son petit Claudius à l'école professionnelle? P<strong>ou</strong>rquoi était-il<br />
parti comme un voleur et était-il si pressé de revenir à Chambéry? P<strong>ou</strong>rquoi n'était-il pas<br />
allé à Chalain-d'Uzore se cacher dans un f<strong>ou</strong>rré p<strong>ou</strong>r voir Mlle de Vimont? Il se sentait<br />
triste, nostalgique. Il se sentait mal à Chambéry. Il s'était senti mal à Montbrison, à Saint-<br />
Étienne. Il ne savait pas ce qu'il v<strong>ou</strong>lait. Il n'avait qu'à se baisser p<strong>ou</strong>r cueillir une fleur<br />
parmi les clientes du salon de coiffure <strong>ou</strong> parmi les <strong>ou</strong>vrières de ce salon. Il n'avait envie de<br />
rien. Le soir il montait seul dans sa chambre regarder par la fenêtre, s<strong>ou</strong>s les étoiles <strong>ou</strong> la<br />
lune, briller la neige des montagnes. Sans désir, sans rêve d'avenir, lui qui aspirait à de<br />
grandes choses, il n'était qu'un petit coiffeur de rien du t<strong>ou</strong>t, racontant des balivernes à ses<br />
clientes, leur parlant de p<strong>ou</strong>dre de riz, de r<strong>ou</strong>ge à lèvre, de teinture. Le dimanche, le lundi,<br />
r<strong>ou</strong>ler seul en bicyclette l'ennuyait.<br />
P<strong>ou</strong>r sec<strong>ou</strong>er ce vague à l'âme, il essaya de sortir le soir. Les cafés étaient tristes. Il<br />
offrit bien à boire à quelques filles, il n'en ressentit que de l'amertume. Une employée de la<br />
librairie où il l<strong>ou</strong>ait des livres lui conseilla d'aller voir place d'Italie un marchand de<br />
bicyclettes qui commençait à vendre des vêtements et des articles p<strong>ou</strong>r la montagne. Peutêtre<br />
p<strong>ou</strong>rrait-il le renseigner sur les gr<strong>ou</strong>pes de randonneurs. Au lieu d'aller voir ce<br />
marchand de bicyclettes, <strong>Auguste</strong> qui n'avait aucune envie de rencontrer du monde, s'était<br />
acheté un appareil photo. Il était magnifique cet appareil, t<strong>ou</strong>t en laiton et en acaj<strong>ou</strong>, moins<br />
encombrant que celui de M. Dupré, son pied plus léger, le voile noir en satin léger et bien<br />
moins grand, c'était une merveille. Le photographe l'avait invité dans son laboratoire et<br />
l'avait initié au mystère du développement des plaques. Voir d<strong>ou</strong>cement apparaître l'image<br />
en négatif dans son bain s<strong>ou</strong>s la lumière r<strong>ou</strong>ge fantomatique l'émerveillait.<br />
L'employée de la libraire l'avait sec<strong>ou</strong>é; s'imposant à lui, elle l'avait incité à sortir à<br />
bicyclette, il l'avait photographiée. Ils étaient allés ensemble à Aix-les-Bains; ils avaient fait<br />
en bateau le t<strong>ou</strong>r du lac du B<strong>ou</strong>rget. Lui qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable, elle lui avait<br />
fait assister à l'Abbaye de Hautecombe à un office en chant grégorien, ce qui l'avait<br />
impressionné. <strong>Auguste</strong> fit de belles photographies du lac d'Annecy et d'un voilier à deux<br />
mats aux voiles triangulaires, portant le nom romantique de Notre-Dame du Lac. La revue<br />
L'Illustration, parlait de la fonderie Paccard à Sevrier-du-Lac, où depuis six générations les<br />
Paccard fondaient des cloches. C'était eux qui à l'occasion du rattachement des Savoies à la<br />
France, avaient fondu la Savoyarde, cette cloche de plus de 18 tonnes que ces belles<br />
provinces enneigées avaient offerte à la basilique du Sacré-Cœur de Paris. Les États-Unis<br />
venaient de commander à ce fondeur connu 50 copies de Liberty Bell, la cloche d'une tonne<br />
qui avait sonné l'indépendance des États-Unis à Philadelphie en 1774, une p<strong>ou</strong>r chaque état.<br />
Cinquante cloches p<strong>ou</strong>r 47 états, ils avaient fait bonne mesure. On ne sait jamais.<br />
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Éperonnés par la curiosité, <strong>Auguste</strong> et Geneviève, la libraire, eurent tôt fait ce<br />
dimanche de franchir la quarantaine de kilomètres qui séparaient Chambéry du lac<br />
d'Annecy. Ils s'étaient installés s<strong>ou</strong>s les platanes du Restaurant du Lac à Duingt et avaient<br />
dégusté un omble chevalier au porto. Ils n'avaient pu résister malgré une sieste agréable au<br />
bord de l'eau, à la tentation du traversier à vapeur, La C<strong>ou</strong>ronne de Savoie, qui les avait<br />
conduits à Annecy. Ils avaient musardé s<strong>ou</strong>s les arcades de la rue du Lac et dans les rues de<br />
la vieille ville. Après être montés au château, ils avaient franchi le petit pont sur le Thi<strong>ou</strong> et<br />
s'étaient aventurés s<strong>ou</strong>s les platanes du c<strong>ou</strong>rs d'Albigny vers le Champ-de-Mars. Revenus<br />
vers l'embarcadère, ils avaient repris le vapeur p<strong>ou</strong>r Talloire où, par téléphone, ils avaient<br />
retenu une chambre à l'auberge du père Bise.<br />
A l'aurore, le soleil indiscret les avait, par la fenêtre <strong>ou</strong>verte, dénichés dans leur<br />
chambre. Après le croissant crème du matin, avec une barque à rame de l'auberge, ils<br />
étaient partis chercher leurs bicyclettes qu'ils avaient laissées la veille à Duingt chez le<br />
restaurateur de l'autre côté du lac. De leur barque, ils s'étaient emplis les yeux de la vue du<br />
château de Duingt à pic sur l'eau calme du lac, ses pierres dorées par le soleil levant. Ils<br />
avaient vu s'envoler les colverts à leur approche. Ils étaient ret<strong>ou</strong>rnés à l'auberge rendre la<br />
barque et avec leurs bécanes, avaient gravi la montée qui les avait conduits au château de<br />
Menthon-Saint-Bernard. Retraversant Annecy, ils étaient arrivés à Sevrier où, à la fonderie,<br />
la jeune femme du maître bronzier Paccard avait fait tinter p<strong>ou</strong>r eux la cloche en fa dièse<br />
dont les notes allaient ricocher sur les eaux claires et limpides du lac. Ils étaient en suite<br />
repartis par le belvédère de Bénévent où, jusqu'aux gen<strong>ou</strong>x dans les graminées de l'alpage<br />
constellé de gentianes, ils avaient dit un au revoir à Annecy, au lac aux eaux de saphir, à<br />
l'abrupt du roc de Chère et, au loin, à la blancheur du Mont-Blanc. Ils avaient gravi à la<br />
force des mollets le col de Leschaux avant de se laisser glisser vers le pont du Diable.<br />
Après une dernière grimpée vers le col de Plimpalais, ils étaient entrés à Chambéry, f<strong>ou</strong>rbus<br />
mais ravis de leur voyage.<br />
Quelques j<strong>ou</strong>rs plus tard, ensemble ils étaient allés voir le marchand de bicyclettes<br />
qui organisait des gr<strong>ou</strong>pes d'excursionnistes s'intéressant à la montagne. Il les avait<br />
abondamment p<strong>ou</strong>rvus, moyennant finance, de vêtements de montagne, chaussures, etc.<br />
Une photo s<strong>ou</strong>venir les montrait ainsi équipés avec sac à dos, alpenstock et même une<br />
petite échelle destinée à leur faire franchir les crevasses. A Chambéry les vraies montagnes<br />
étaient loin. Le marchand de vélo avait organisé à l'automne quelques excursions en car<br />
vers Megève et la Maurienne, et dans l'hiver des sorties en raquettes dans le Revard. Malgré<br />
t<strong>ou</strong>t, le temps s'étirait triste et monotone p<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> dont, malgré Geneviève, la pensée<br />
s'évadait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vers le château de Champs et Mlle de Vimont.<br />
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Vers la fin de l'hiver 1904, <strong>Auguste</strong> apprit que le Grand Hôtel Royal d'Aix-les-<br />
Bains cherchait un coiffeur hommes et dames p<strong>ou</strong>r sa clientèle. Ce somptueux hôtel et son<br />
parc dominaient la ville et voyait devant lui s'étaler la magie du lac du B<strong>ou</strong>rget. <strong>Auguste</strong><br />
présenta sa candidature et fut admis. L'hôtel négocia avec son patron son transfert immédiat<br />
et du j<strong>ou</strong>r au lendemain notre jeune coiffeur dut commencer son service. Il fut logé avec les<br />
domestiques au dernier étage de l'hôtel. Son logement se composait de deux pièces. La<br />
chambre au soleil c<strong>ou</strong>chant regardait le lac et la Dent du Chat; dans l'autre pièce, il devait<br />
avec Mlle J<strong>ou</strong>rjon, une perruquière d'Aix-les-Bains, s'occuper de l'entretien des perruques<br />
et postiches des clients et clientes du palace. De cette pièce, sa vue plongeait sur les écuries.<br />
Il prit plaisir à regarder aller et venir les garçons d'écurie s'occupant des chevaux des clients<br />
de l'hôtel.<br />
Au premier étage du Grand Hôtel était installé un magnifique salon de coiffure<br />
scintillant de ses ors, ses glaces, ses marbres et ses pendeloques, éclairés par les becs Auer,<br />
des lampadaires au gaz. <strong>Auguste</strong> s'était avancé timidement dans ce somptueux salon<br />
accompagné du directeur de l'hôtel. La shamp<strong>ou</strong>ineuse lui avait fait la révérence. La<br />
manucure avait glissé son regard vers ses mains quelle avait tr<strong>ou</strong>vé fines et soignées et lui<br />
avait s<strong>ou</strong>ri. L'esthéticienne t<strong>ou</strong>t affairée au maquillage de sa cliente n'avait pas fait attention<br />
à lui. Mme Mas la première coiffeuse semblait l'ignorer. Le directeur le présenta: « M.<br />
<strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, votre n<strong>ou</strong>veau collègue ». <strong>Auguste</strong> n'eut guère le temps de s'appesantir sur<br />
l'état d'âme des personnes qui allaient devenir ses compagnons de travail. Mme Mas<br />
s'érigeant immédiatement en directrice, lui mit une cliente entre les mains. <strong>Auguste</strong><br />
s'appliqua, Mme Mas avait tr<strong>ou</strong>vé la coiffure bien faite, mais garda p<strong>ou</strong>r elle son<br />
compliment.<br />
Attiré par les chevaux, <strong>Auguste</strong> aimait, le matin avant de descendre au salon de<br />
coiffure, regarder de la chambre aux postiches, partir les cavaliers. Mlle J<strong>ou</strong>rjon était déjà<br />
là, elle confectionnait avant les heures légales de travail, une perruque p<strong>ou</strong>r une jeune<br />
femme qui avait eu une fièvre typhoïde. Cette maladie était alors longue et s<strong>ou</strong>vent mortelle<br />
et laissait des séquelles. Cette jeune femme, qui en était heureusement guérie, avait perdue<br />
la totalité de ses cheveux. Mlle J<strong>ou</strong>rjon était une personne effacée, au visage triste qu'elle<br />
n'essayait pas de mettre en valeur. Elle devait avoir coiffé Sainte-Catherine depuis quelques<br />
années et cachait un corps qui devait être bien fait, s<strong>ou</strong>s une robe grise sans forme. Elle<br />
était intimidée par <strong>Auguste</strong>. Quand celui-ci pénétrait dans la pièce, elle se sentait paralysée,<br />
aucun son ne p<strong>ou</strong>vait sortir de sa gorge. <strong>Auguste</strong> qui le voyait s'efforçait de la mettre à son<br />
aise. Julienne J<strong>ou</strong>rjon était heureuse de lui montrer comment elle confectionnait cette<br />
perruque. Sur une forme faite par une tête en bois, matelassée, posée sur un pied articulé, ce<br />
qui lui permettait de l'incliner comme elle le désirait, elle avait tendu une calotte faite d'une<br />
pièce de tulle brune aux mailles microscopiques. Avec un crochet semblable à un crochet à<br />
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oder mais beauc<strong>ou</strong>p plus fin, plus aiguisé, elle saisissait sur une mèche de cheveux<br />
préalablement cardés, lavés et égalisés, deux cheveux, rarement trois et les n<strong>ou</strong>aient<br />
habilement sur la calotte de tulle.<br />
<strong>Auguste</strong> sut rapidement n<strong>ou</strong>er les cheveux, il s'amusa à confectionner une<br />
m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>te. Cependant il dut très vite éviter Julienne car celle-ci attendait autre chose de lui.<br />
Aucun homme ne s'était jamais intéressé à elle. Elle en était b<strong>ou</strong>leversée et n'osait pas lever<br />
les yeux, posant sur lui un regard énam<strong>ou</strong>ré lorsqu'il t<strong>ou</strong>rnait la tête. <strong>Auguste</strong> fut gêné de<br />
cet am<strong>ou</strong>r qu'il ne désirait pas et prit l'habitude le matin de descendre aux écuries regarder<br />
les chevaux de plus près. Mlle J<strong>ou</strong>rjon restait seule la larme à l'œil. Au salon de coiffure,<br />
<strong>Auguste</strong> s'était promis d'amad<strong>ou</strong>er Mme Mas et s'efforçait de ne pas donner prise à sa<br />
critique. Ses relations avec la libraire de Chambéry s'étaient espacées, leurs occupations<br />
respectives, les 16 km qui le séparaient de cette ville mirent un obstacle à leur liaison qui<br />
n'était pas très solide.<br />
A l'hôtel c'était le branle-bas de combat, la veillée des armes, on attendait l'arrivée<br />
du Kronprinz, le fils de l'empereur d'Allemagne Guillaume II, et de sa suite. Celui-ci<br />
défrayait les chroniques mondaines, une rivalité cam<strong>ou</strong>flée s'était créée entre lui et le Prince<br />
de Galles que les j<strong>ou</strong>rnaux illustrés alimentaient abondamment. Aux écuries, <strong>Auguste</strong><br />
conversait maintenant avec les lads et avait pu en cachette monter de c<strong>ou</strong>rs instants<br />
quelques chevaux. Au salon de coiffure, Mme Mas, maintenant complètement ret<strong>ou</strong>rnée ne<br />
voyait plus que par lui. Lorsque le Kronprinz avait demandé les services d'un coiffeur de<br />
l'hôtel, elle lui avait envoyé <strong>Auguste</strong>. Bientôt le Kronprinz réclama les soins d'<strong>Auguste</strong> t<strong>ou</strong>s<br />
les matins.<br />
Dans l'aube du matin, <strong>Auguste</strong> avait vu de sa chambre de l'Hôtel Royal un grand<br />
cheval noir à la robe si brillante quelle reflétait les premiers rayons du soleil, des muscles<br />
longs et puissants, une crinière noire épaisse et folle. Sa cuisse gauche était marquée d'un K<br />
surmonté d'une c<strong>ou</strong>ronne impériale. Les efforts que faisaient les lads et les jockeys p<strong>ou</strong>r le<br />
seller s'avéraient infructueux. Dès que l'un d'eux s'approchait de lui, il p<strong>ou</strong>ssait un cri et se<br />
jetait de côté, c<strong>ou</strong>chait les oreilles, se cabrait <strong>ou</strong> essayait de mordre. <strong>Auguste</strong> les entendait<br />
vociférer: « Quelle sale bête que ce Saladin! ». Un matin que ce magnifique cheval le<br />
regardait de ses yeux clairs, il s'approchait lentement de lui pendant qu'un lad lui disait:<br />
« Faites attention, Saladin est un cheval pervers ». <strong>Auguste</strong> lui murmura à l'oreille des mots<br />
d'adoration et d'am<strong>ou</strong>r qu'il semblait aimer. Bientôt il entretient avec lui une certaine<br />
complicité.<br />
Un j<strong>ou</strong>r, il s'approcha de lui avec à la main un b<strong>ou</strong>quet de carottes fraîches. Cet<br />
étalon noir qui semblait l'attendre, offrit sans un frisson son encolure à la caresse de sa<br />
main. Il présenta à la selle une immobilité de statue, aucune reculade lorsqu' il mit le pied à<br />
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l'étrier; à peine avait-il effleuré ses flans, lui laissant les rênes longues, que ce magnifique<br />
cheval noir s'élança au trot puis au galop, volant au-dessus des inégalités du terrain. Très<br />
vite <strong>Auguste</strong> apprit qu'il savait danser, piaffer, changer de pied, reculer. Chaque matin<br />
lorsque le soleil devient rose, s'évadant dans la montagne, Saladin donnait à <strong>Auguste</strong> une<br />
leçon d'équitation».<br />
Aux écuries, le Kronprinz avait surpris <strong>Auguste</strong> sur Saladin, un de ses chevaux. Il<br />
avait apprécié ses qualités de cavalier et jaugé la maîtrise d<strong>ou</strong>ce à la française avec laquelle<br />
il montait cet étalon noir difficile et ombrageux. <strong>Auguste</strong>, confus, s'apprêtait à descendre de<br />
sa monture. « Dites-lui de continuer », dit le Kronprinz à son aide de camp. <strong>Auguste</strong><br />
développa t<strong>ou</strong>te sa science, le Kronprinz au b<strong>ou</strong>t de quelques instants t<strong>ou</strong>rna les talons sans<br />
dire un mot. D'avoir vu son Altesse partir brusquement avait inquiété <strong>Auguste</strong>, aussi ce fut<br />
l'esprit t<strong>ou</strong>rmenté qu'il se présenta le lendemain matin p<strong>ou</strong>r le coiffer. « Comment tr<strong>ou</strong>vestu<br />
Saladin? » lui demanda s<strong>ou</strong>dainement le Kronprinz. « Monseigneur, c’est un cheval<br />
merveilleux! — Il est f<strong>ou</strong>gueux, cabochard! — Il n’aime pas être commandé, reprit<br />
<strong>Auguste</strong>, aussi, il faut le solliciter, lui laisser entendre qu'il est le maître, alors il accède à<br />
vos désirs. Dans mon enfance, mes parents avaient un âne gris, lui aussi aimait être maître<br />
de ses m<strong>ou</strong>vements, se sentir libre. C'est lui qui m'a aidé à comprendre Saladin». Au c<strong>ou</strong>rs<br />
des j<strong>ou</strong>rs, le Kronprinz s'intéressa à <strong>Auguste</strong> et comprit sa sensibilité. «Si tu restes à mon<br />
service, tu p<strong>ou</strong>rras monter Saladin t<strong>ou</strong>t le temps que tu me suivras. Dans quelques j<strong>ou</strong>rs<br />
n<strong>ou</strong>s partons p<strong>ou</strong>r Stresa au bord du lac Majeur, rends-moi rapidement une réponse. C'est<br />
ainsi que p<strong>ou</strong>r garder l'étalon noir, <strong>Auguste</strong> suivit le Kronprinz en Italie.<br />
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12. Stresa<br />
A Stresa, les princes italiens se pressaient à l'hôtel où était descendu le Kronprinz.<br />
Ce dernier alla rendre hommage à Victor Emmanuel III, le roi d'Italie qui résidait dans le<br />
palais de la famille Borromée. Le roi à son t<strong>ou</strong>r lui avait rendu visite. T<strong>ou</strong>t était réceptions,<br />
dîners et soirées. S<strong>ou</strong>s ces festivités se cachait un ballet diplomatique. L'Allemagne v<strong>ou</strong>lait<br />
inverser le rapprochement qui de n<strong>ou</strong>veau se dessinait entre l'Italie et la France. <strong>Auguste</strong> se<br />
tr<strong>ou</strong>vait très occupé à coiffer les princes, les princesses chaque matin après le Kronprinz, le<br />
soir avant les réceptions. Il eut l'idée de téléphoner à Mme Mas qui regrettait son départ et<br />
parlait sans cesse de cet <strong>Auguste</strong> aux doigts de fée à t<strong>ou</strong>s les employés du salon de coiffure<br />
de l'hôtel Royal. <strong>Auguste</strong> lui dit qu'il p<strong>ou</strong>rrait si cela l'intéressait parler d'elle au Kronprinz<br />
et aussi de son mari qui était cuisinier. Mme Mas, qui avait été emballée par cette<br />
proposition, débarqua un j<strong>ou</strong>r à Stresa flanqué de son mari qui, à sa qualité de cuisinier,<br />
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aj<strong>ou</strong>tait celles d'athlète et de garde de corps de son ép<strong>ou</strong>se. Il fut attaché immédiatement à<br />
la garde du Kronprinz<br />
<strong>Auguste</strong> put reprendre avec Saladin ses séances d'équitation de l'après-midi. S'il lui<br />
arrivait de croiser le gr<strong>ou</strong>pe des cavaliers princiers, il les saluait respectueusement. Si<br />
certains de ces messieurs lui rendaient son salut, quelques-unes de ces dames lui faisaient<br />
un petit signe discret et amical. Pendant ses heures de loisirs, <strong>Auguste</strong> avec Saladin avait<br />
fréquenté le manège de la station p<strong>ou</strong>r y faire quelques canters. Il avait regardé avec intérêt<br />
le maître de manège exécuter des figures de Haute-École. Celui-ci lui avait dit avoir fait un<br />
stage au Manège Espagnol à Vienne. <strong>Auguste</strong> essaya s<strong>ou</strong>s sa direction de faire exécuter<br />
quelques figures à Saladin. Le maître de manège s'était intéressé à ce jeune homme qui<br />
paraissait particulièrement d<strong>ou</strong>é. Au manège, <strong>Auguste</strong> avait croisé le Kronprinz et avait<br />
surpris son regard curieux, bien qu'il évitait d'y aller les j<strong>ou</strong>rs où son excellence<br />
l'envahissait avec sa suite<br />
L'Empereur d'Autriche François Joseph avait invité le Kronprinz à Schönbrunn. Ce<br />
dernier t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs froid, réservé et avare de compliments, avait présenté <strong>Auguste</strong> au maître du<br />
Manège Espagnol à la Hofburg. Il lui avait dit: « Jaugez-moi ce garçon, son cheval, ditesmoi<br />
ce que v<strong>ou</strong>s en pensez ». Il avait dégagé <strong>Auguste</strong> des obligations de coiffer les<br />
personnes de sa suite. Le maître de manège, qui avait fait exécuter plusieurs reprises à<br />
<strong>Auguste</strong>, avait dit au Kronprinz que ce jeune homme lui paraissait particulièrement d<strong>ou</strong>é et<br />
maîtrisait parfaitement un cheval difficile. « Laissez-le moi pendant votre séj<strong>ou</strong>r ici, j’en<br />
ferais quelque chose ».<br />
Quittant Vienne, le Kronprinz avait entraîné sa suite à Baden-Baden. Là t<strong>ou</strong>te la<br />
Forêt-Noire s'offrait à <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>r galoper. Il n'était plus un écuyer solitaire, quelques<br />
cavaliers se joignaient à lui et même quelques jeunes femmes audacieuses qui ne montaient<br />
plus en amazones. T<strong>ou</strong>s sentaient en <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> le disciple d'une école que eux,<br />
Allemands, ignoraient, où le cavalier n'imposait plus sa loi à sa monture, mais la sollicitait,<br />
l'accompagnait, s'unissait à elle en harmonie. L'empereur d'Allemagne était venu rejoindre<br />
son fils, il cachait habilement dans les plis de ses vêtements un bras gauche légèrement<br />
atrophié et s<strong>ou</strong>s une m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>te une calvitie naissante. On avait laissé à <strong>Auguste</strong> le soin<br />
d'entretenir la collection de m<strong>ou</strong>m<strong>ou</strong>tes que l'empereur avait apportées. Ce travail<br />
supplémentaire ne captivait pas beauc<strong>ou</strong>p notre artiste capillaire, la Forêt-Noire était si<br />
belle. Il avait murmuré à un aide de camp de l'empereur qu'il connaissait à Aix-les-Bains<br />
une jeune perruquière qui ferait ça bien mieux que lui. « Faites-la venir », lui avait dit l'aide<br />
de camp.<br />
Un beau matin, notre Julienne débarquait à Baden-Baden. <strong>Auguste</strong> avait été<br />
stupéfait en la voyant, car à cette occasion, Mlle J<strong>ou</strong>rjon avait accepté les soins de<br />
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l'esthéticienne de l'hôtel et éc<strong>ou</strong>té p<strong>ou</strong>r se vêtir, les conseils d'une de ses camarades. La<br />
chrysalide était devenue papillon. Le penchant qu'épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r elle <strong>Auguste</strong> sans le savoir<br />
s'était réveillé et bientôt on put voir Julienne rayonnante. Le Kaiser, le Kronprinz et<br />
quelques personnes de sa suite s'étaient déplacés au Haut-Koenigsb<strong>ou</strong>rg. L'empereur<br />
d'Allemagne aimait particulièrement ce château féodal des Vosges. De là-haut il voyait<br />
devant lui la plaine d'Alsace et de l'autre côté du Rhin, la Forêt-Noire. Il avait fait<br />
entièrement restaurer et remeubler ce château. <strong>Auguste</strong> et Julienne, profitant de ce moment<br />
de liberté, étaient descendus en buggy à Strasb<strong>ou</strong>rg et avaient rêvé mélancoliquement dans<br />
cette ville perdue par la France en 1870. <strong>Auguste</strong> y avait offert à Julienne le minuscule<br />
chien dont elle rêvait depuis longtemps. Il lui avait dit en le lui offrant: « Tiens, voila ton<br />
clebs ». Le nom lui était resté et Tonclebs répondait parfaitement à son nom, Saladin et<br />
Tonclebs avaient sympathisé, sans d<strong>ou</strong>te parce que l'un était immense et l'autre minuscule<br />
et que t<strong>ou</strong>s deux étaient noirs.<br />
A Stresa, certains soirs, <strong>Auguste</strong> était entré au casino. Il avait dansé avec les belles<br />
Italiennes et les Allemandes compassées mais ardentes. Ici ces dames étaient loin des c<strong>ou</strong>rs<br />
allemandes et italiennes. En villégiature il était permis de danser avec son coiffeur, il avait<br />
de si jolis yeux ensorceleurs et il dansait si bien. <strong>Auguste</strong> avait risqué et perdu quelques<br />
jetons à la b<strong>ou</strong>le. A Baden-Baden la présence du Kaiser obligeait les dames de la c<strong>ou</strong>r à<br />
plus de retenue. <strong>Auguste</strong> le sentait, il évitait la salle de danse et fréquentait davantage la<br />
b<strong>ou</strong>le et la r<strong>ou</strong>lette et perdit un peu plus que raisonnable.<br />
La c<strong>ou</strong>r allait se déplacer à Spa, cette ville d'eau de Belgique où devait se c<strong>ou</strong>rir la<br />
première c<strong>ou</strong>rse automobile sur une piste aménagée. T<strong>ou</strong>te la c<strong>ou</strong>r de Guillaume II était<br />
curieuse de voir ça. <strong>Auguste</strong> avait bien eu l'occasion de monter dans une de ces<br />
automobiles qui commençaient à envahir les rues des villes et les r<strong>ou</strong>tes de campagnes,<br />
mais il n'avait jamais vu de près une voiture de c<strong>ou</strong>rse. Il t<strong>ou</strong>rnait aut<strong>ou</strong>r de ces curieuses<br />
machines, examinant de près ces mécaniques, pendant que son étalon noir flairait avec<br />
dédain ces étranges machins puant la graisse et l'huile brûlée. «Ton canasson n'a pas l'air<br />
d'aimer ma Bentley, il pressent que nos automobiles vont bientôt détrôner son fiacre.<br />
— D'abord mon étalon n'a jamais conduit de fiacre. P<strong>ou</strong>r le reste je suis d'accord avec v<strong>ou</strong>s,<br />
vos voitures automobiles vont révolutionner le monde», répondit <strong>Auguste</strong> au pilote qui<br />
réglait avec bruit le moteur de son engin. « Avec nos voitures n<strong>ou</strong>s r<strong>ou</strong>lons à plus de cent à<br />
l’heure. Cela te dirait de connaître la griserie de la vitesse? Va mettre ton tréteau au garage,<br />
reviens, je te ferai faire le t<strong>ou</strong>r du circuit. »<br />
Le t<strong>ou</strong>r effectué, le pilote de c<strong>ou</strong>rse demanda à <strong>Auguste</strong>. «Comment toi, un<br />
Français, te tr<strong>ou</strong>ves-tu à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne, alors que les relations sont plutôt tendues<br />
entre nos deux pays, surt<strong>ou</strong>t depuis la conférence d'Algésiras où le Kaiser vient de subir un<br />
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échec». La conférence éliminait l'Allemagne de ses prétentions sur le Maroc en donnant la<br />
préférence à la France et à l'Espagne. — Ma passion est le cheval. À l'hôtel Royal d'Aixles-Bains<br />
où j'étais coiffeur, le Kronprinz m'a surpris montant un de ses chevaux. Il se<br />
tr<strong>ou</strong>ve que j'étais le seul à p<strong>ou</strong>voir monter cet étalon noir difficile et ombrageux. La monte<br />
allemande est brusque, autoritaire, la selle posée plus près de l'encolure que la monte<br />
française <strong>ou</strong> anglaise plus d<strong>ou</strong>ce, voilà t<strong>ou</strong>t simplement le secret qui me fait accepter par<br />
Saladin. Le Kronprinz me l'a confié tant que je serai à son service. C'est par am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r<br />
Saladin que je reste le coiffeur du Kronprinz et de la c<strong>ou</strong>r. Je vais bientôt les quitter, je dois<br />
rentrer en France p<strong>ou</strong>r effectuer mes deux ans de service militaire. — Si tu passes à Paris,<br />
viens me voir», lui dit le pilote en lui tendant sa carte.<br />
Aux c<strong>ou</strong>rses automobiles de Spa se tr<strong>ou</strong>vait l'ambassadeur de France auprès du Roi<br />
des Belges. <strong>Auguste</strong> eut l'occasion de parler de son service militaire à un attaché<br />
d'ambassade. « Il v<strong>ou</strong>s est inutile de v<strong>ou</strong>s rendre à Montbrison p<strong>ou</strong>r passer votre conseil de<br />
révision, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez très bien le passer à l’ambassade », lui dit ce dernier. <strong>Auguste</strong> s'était<br />
aussi <strong>ou</strong>vert du désir qu'il avait de faire ce service dans la cavalerie. « Je vais m’occuper de<br />
t<strong>ou</strong>t cela. V<strong>ou</strong>s recevrez une convocation de l’ambassade p<strong>ou</strong>r passer à Bruxelles votre<br />
conseil de révision. Je vais t<strong>ou</strong>cher deux mots à mon collègue qui s’en occupe p<strong>ou</strong>r que<br />
votre vœu soit exaucé ».<br />
À l'ambassade de France, <strong>Auguste</strong> avait été déclaré bon p<strong>ou</strong>r le service, mais il lui<br />
fut impossible de savoir s'il serait incorporé dans une unité de cavalerie. De ret<strong>ou</strong>r à Spa, il<br />
restait dans l'incertitude, passant de j<strong>ou</strong>rs d'espoir à des j<strong>ou</strong>rnées d'hésitation. Julienne<br />
J<strong>ou</strong>rjon, p<strong>ou</strong>r laquelle <strong>Auguste</strong>, n'avait jamais épr<strong>ou</strong>vé un am<strong>ou</strong>r sans bornes, sentait qu'elle<br />
allait perdre son adoration. Le moment où <strong>Auguste</strong> devait rejoindre l'armée approchait. Il<br />
ne recevait aucune affectation. Enfin, une lettre du maire de Montbrison que venait de lui<br />
renvoyer sa mère, lui arriva : «Mon cher concitoyen, j'ai le plaisir de v<strong>ou</strong>s faire connaître<br />
que v<strong>ou</strong>s êtes affecté p<strong>ou</strong>r votre service militaire au régiment de Dragons de Lunéville. Si<br />
mon intervention à pu v<strong>ou</strong>s être utile je m'en réj<strong>ou</strong>is et v<strong>ou</strong>s prie, etc... etc...». Une autre<br />
lettre semblable du député de Montbrison lui fut transmise. Ces deux lettres rassurèrent<br />
<strong>Auguste</strong> bien qu'il n'eût rien demandé à ces deux personnages. Il reçut enfin à Spa son avis<br />
d'incorporation. On p<strong>ou</strong>vait y lire :<br />
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Service militaire <br />
Avis d'incorporation <br />
Le sieur <strong>Paret</strong>, <strong>Benoît</strong>, Justin, dit <strong>Auguste</strong>, né le 13 Septembre 1885 à Montbrison (Loire) <br />
est prié de se présenter au 5ème régiment de Dragons cantonné à Lunéville (Meurthe et <br />
Moselle) le 20 Septembre 1906 avant 10 heures p<strong>ou</strong>r y effectuer son service militaire. <br />
Ses qualités de cavalier le feront affecter à l'escadron noir.<br />
42
Était jointe à ce document une permission exceptionnelle de dix j<strong>ou</strong>rs, du 20<br />
septembre au 30 septembre 1906. Il devait avoir ce j<strong>ou</strong>r là 21 ans depuis 17 j<strong>ou</strong>rs. <strong>Auguste</strong><br />
présenta son avis d’incorporation à un aide de camp du Kronprinz. Ce dernier avait tenu<br />
lui-même à remercier son coiffeur de ses services et lui avait offert une montre en argent au<br />
boitier finement ciselé représentant un angelot éc<strong>ou</strong>tant une nymphe j<strong>ou</strong>ant de la flute.<br />
« Ret<strong>ou</strong>rnez vivre dans votre beau pays, servez le dignement », lui avait dit le fils de<br />
l'empereur d'Allemagne. Le cœur d'<strong>Auguste</strong> s'était serré quand il avait dû dire adieu à<br />
Saladin. Julienne pleura et Mme Mas eut la larme à l'œil. <strong>Auguste</strong> avait pris le train p<strong>ou</strong>r<br />
Montbrison. Il y avait plus de six ans qu'il n'avait pas vu son père et ses deux frères, guère<br />
moins, maman Gabrielle et sa sœur <strong>Benoît</strong>e.<br />
En sortant de la gare de Montbrison, il avait grimpé sur l'impériale de l'omnibus<br />
Pri<strong>ou</strong>x qui attendait les voyageurs. Du receveur qui s'était exclamé en le voyant: « V<strong>ou</strong>s<br />
n’êtes pas le petit <strong>Benoît</strong>? », il avait appris que Catherine Pri<strong>ou</strong>x s'était mariée et avait deux<br />
beaux jumeaux aux cheveux noirs comme ceux de leur père. Pendant que les chevaux de<br />
l'omnibus trottaient s<strong>ou</strong>s les grands platanes de l'avenue de la gare, <strong>Auguste</strong> redevenait<br />
<strong>Benoît</strong> et se pénétrait de son Montbrison.<br />
Rue Rivoire il tomba dans les bras de maman Gabrielle. Le café, la charcuterie,<br />
rien n'avait changé et même Rémy l'âne gris avait salué sa venue d'un braiment sonore.<br />
«Ton père est à la forge. Il a maintenant cinquante-deux ans, il est devenu plus taciturne<br />
depuis que ton jeune frère Claudius, en sortant de l'école professionnelle, n'est pas venu le<br />
rejoindre ici p<strong>ou</strong>r l'aider et prendre sa suite. Claudius et un nommé Murat, un camarade de<br />
l'école professionnelle, ont monté à Saint-Étienne dans le quartier de la Terrasse un atelier<br />
où ils fabriquent des règles, des équerres, des compas en métal p<strong>ou</strong>r l'industrie et le<br />
bâtiment. Ton père, dans la perspective de son arrivée, avait augmenté la fabrication de ses<br />
pèse-personnes qu'il plaçait dans les pharmacies, et en avait installé sur quelques places<br />
publiques de la région. Depuis, déçu que Claudius ne soit pas venu le rejoindre, il en a<br />
arrêté la fabrication ainsi que celle des bascules p<strong>ou</strong>r le P.L.M. Il travaille maintenant sans<br />
conviction. Clément est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans son magasin de coiffure. Ils ont maintenant une fille<br />
dont je suis la marraine et l'ont appelée Gabrielle. <strong>Benoît</strong>e à Orange a deux jumeaux, des<br />
garçons».<br />
<strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>) se rendit à la forge. En entrant il dit: « Bonj<strong>ou</strong>r Antoine » d'un<br />
ton neutre comme s'il avait quitté son père quelques heures plus tôt. Celui-ci lui répondit:<br />
« Bonj<strong>ou</strong>r <strong>Benoît</strong> », sans chaleur ni froideur. <strong>Auguste</strong> remarqua que peu de balances étaient<br />
en c<strong>ou</strong>rs de fabrication. Ils ne savaient quoi se dire. <strong>Benoît</strong> ressortit de la forge. Ne sachant<br />
pas où conduire ses pas, il s'était dirigé chez les Dupré. Il tr<strong>ou</strong>va les marchands de vin fort<br />
tristes, Huguette leur unique enfant les avait quittés. Elle était entrée en religion et faisait<br />
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son noviciat à Saint-Étienne chez les sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, un ordre cloîtré. Ils ne<br />
comprenaient pas que leur fille si gaie, si vive, leur avait brusquement déclaré un j<strong>ou</strong>r<br />
qu'elle v<strong>ou</strong>lait être une religieuse. <strong>Benoît</strong> les réconforta dans leur espoir que cette<br />
détermination s<strong>ou</strong>daine ne tiendrait pas et qu'elle leur reviendrait avant de prononcer ses<br />
vœux. Dans sa pensée <strong>Benoît</strong> revoyait Huguette, ses jupons relevés sur la tête dévoilant des<br />
jambes parfaites, marcher dans l'eau glacée du Vizézy. Ses anciens camarades d'école<br />
étaient t<strong>ou</strong>s partis au régiment, seul Lévy qui avait été réformé était là. Il décida d'aller le<br />
voir. Ses parents lui apprirent qu'il le tr<strong>ou</strong>verait à la mairie; employé municipal, il<br />
s'occupait de l'organisation des foires, des marchés, des fêtes foraines et autres.<br />
<strong>Auguste</strong> qui ne v<strong>ou</strong>lait pas le déranger à la mairie avait parc<strong>ou</strong>ru les rues de la<br />
ville, refaisant connaissance avec son cher Montbrison. Il avait bu une bière au café<br />
Rochette, était revenu rue Rivoire prendre son vélo et était parti à Chalain-d'Uzore. Il s'était<br />
présenté au château de Champs, avait été reçu par Emeline de Vimont. Émus l'un devant<br />
l'autre, ils étaient resté longtemps silencieux. Emeline lui avait appris que s<strong>ou</strong>s la pression<br />
de ses parents, elle était fiancée au baron de Mierre, un petit noble descendant d'un de ces<br />
artisans qu'Henri IV avait ennoblis p<strong>ou</strong>r qu'ils animent la fabrication de la soie en France.<br />
<strong>Benoît</strong> avait ressenti une déception mêlée de jal<strong>ou</strong>sie. Il était passé voir ses grands-parents<br />
Piquet qui faisaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs leurs pruneaux. De ret<strong>ou</strong>r à Montbrison, il était entré dans le<br />
salon de coiffure de son frère Clément. L'accueil de son frère n'avait été guère plus<br />
chaleureux que celui d'Antoine. Francine s'était réj<strong>ou</strong>ie de le voir, elle l'avait embrassé,<br />
tr<strong>ou</strong>vant qu'il était devenu un beau jeune homme. Leur petite fille Gabrielle lui avait fait<br />
une risette.<br />
Au repas du soir, dans la salle du café, maman Gabrielle avait essayé en vain<br />
d'animer la conversation. Le lendemain, <strong>Auguste</strong> avait pris le train p<strong>ou</strong>r Saint-Étienne<br />
rencontrer son jeune frère Claudius. Il était descendu à la gare de la Terrasse. L'atelier de<br />
Claudius se tr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>t près à l'adresse que lui avait indiqué maman Gabrielle, r<strong>ou</strong>te de<br />
Saint-Priest. En s'approchant il vit l'enseigne: MATÉRIEL DE PRÉCISION, MURAT -<br />
PARET. <strong>Auguste</strong> retr<strong>ou</strong>va avec plaisir son petit frère, fit connaissance de M. Murat,<br />
s'intéressa à leur fabrication, au désir qu'ils avaient de fabriquer des pieds à c<strong>ou</strong>lisses et<br />
leurs premiers essais de règles graduées. Claudius lui expliqua qu'il n'avait jamais eu<br />
l'intention de revenir travailler à la forge. « Tu connais notre père, j’aurais été t<strong>ou</strong>te la vie<br />
son employé rudement commandé, attendant une lointaine succession. Je ne lui ai jamais<br />
dit le moindre mot p<strong>ou</strong>vant le bercer de cette illusion ». <strong>Benoît</strong> lui avait confié: «Je l'ai<br />
tr<strong>ou</strong>vé vieilli, lui t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs correctement vêtu, qui se changeait à la forge avant de rentrer rue<br />
Rivoire bien habillé, est venu manger ce soir-là dans ses vêtements de travail. Lui qui ne<br />
fumait qu'une cigarette à midi, ne se permettant qu'un petit écart le dimanche, a<br />
continuellement un mégot éteint aux lèvres. Sa m<strong>ou</strong>stache qu’avec coquetterie il tenait bien<br />
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entretenue, tombait sur ses lèvres. Notre mère, qui était contente de me voir, m'a semblé<br />
plus triste». <strong>Benoît</strong> apprit à son frère qu'à Grenoble on l'avait baptisé <strong>Auguste</strong>. « J’ai ainsi<br />
une d<strong>ou</strong>ble vie, Ici <strong>Benoît</strong> avec une vie familiale, ailleurs, <strong>Auguste</strong>, avec une vie<br />
d’aventure ». En quittant son frère, <strong>Benoît</strong> pensa que son jeune frère n'avait jamais osé dire<br />
à Antoine qu'il ne v<strong>ou</strong>lait pas travailler à la forge. A qui la faute? à lui <strong>ou</strong> à ce père trop<br />
sévère?<br />
Il était allé voir son oncle le sellier qui tenait un magasin rue Saint-Jean. Avec lui il<br />
avait parlé chevaux, équitation, de Saladin l'étalon noir, de la haute école à laquelle il s'était<br />
initié au Manège Espagnol à Vienne. Il avait ensuite dirigé ses pas vers la rue Saint-Roch<br />
où il avait appris de Mme Lardet les fiançailles de Georgette, le mariage devait se faire en<br />
novembre. <strong>Auguste</strong> (<strong>Benoît</strong>) passa chez M. Julien, refusa l'anisette, caressa la tête de leur<br />
jeune fils Robert qui devait en octobre entrer à l'école primaire. Il avait aperçu Mlle Buhet<br />
et son Anglais. (Il devait se teindre les bacchantes? Ce n'est pas possible d'avoir des<br />
m<strong>ou</strong>staches aussi r<strong>ou</strong>ges.) <strong>Benoît</strong> avait admiré sur son gilet à pied de p<strong>ou</strong>le r<strong>ou</strong>ge, jaune et<br />
noir, sa montre et sa superbe chaîne en or agrémentée d'une pendeloque en or.<br />
Il était ensuite monté à l'impériale de l'omnibus p<strong>ou</strong>r regagner la gare de la<br />
Terrasse. Dans la Grand-Rue, des <strong>ou</strong>vriers posaient des rails p<strong>ou</strong>r installer un tramway à<br />
vapeur. A la gare, il avait remarqué que malgré leurs jupes droites, les femmes avaient de la<br />
difficulté à monter dans les hauts wagons, se tr<strong>ou</strong>ssant haut, laissant voir leurs mollets,<br />
certaines demandant le sec<strong>ou</strong>rs de quelques messieurs, non sans quelque coquetterie.<br />
Triste, le lendemain à Montbrison, il était allé voir Mme Chartoire. «Mon jeune<br />
<strong>Auguste</strong>, désormais je v<strong>ou</strong>s appellerai <strong>Auguste</strong>, je savais que v<strong>ou</strong>s promettiez un bel avenir.<br />
Tenez cette promesse, p<strong>ou</strong>r cela complétez votre instruction autant qu'il v<strong>ou</strong>s sera possible.<br />
Ma porte v<strong>ou</strong>s sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte. De Lunéville, écrivez-moi». <strong>Auguste</strong> lui parla de Mlle<br />
de Vimont. « Ce de Mierre est un bellâtre, si Mlle de Vimont a du caractère, elle ne restera<br />
pas longtemps avec lui ».<br />
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Deuxième partie<br />
13. Lunéville<br />
Le train remontait la plate vallée de la Saône. Son panache de fumée traînait<br />
alangui sur l'eau calme de la d<strong>ou</strong>ce rivière. <strong>Auguste</strong> dans son compartiment regardait<br />
inconsciemment monter et descendre les fils du télégraphe : fils, poteau... fils, poteau... fils,<br />
poteau... fi, pot... fi, pt..., fi… pt, accompagnés par la symphonie monotone des r<strong>ou</strong>es sur<br />
les raccords des voies toc, toc... toc, toc... toc, toc... Ses yeux s'al<strong>ou</strong>rdissaient, sa pensée<br />
endormie s'attardait à Montbrison. Il regrettait de n'être pas allé voir son oncle, le tonnelier<br />
<strong>Benoît</strong> Champandard qui était en même temps son parrain et lui avait donné son prénom de<br />
<strong>Benoît</strong>. Il se revoyait dans le grand hangar où les <strong>ou</strong>vriers tonneliers enfonçaient à grands<br />
c<strong>ou</strong>ps de masse perçant les oreilles, les cercles qui serraient les d<strong>ou</strong>ves de tonneaux de<br />
t<strong>ou</strong>tes dimensions, du modeste baquet de la lavandière aux grandes cuves, du tonnelet aux<br />
f<strong>ou</strong>dres de chêne des grands vins.<br />
Parrain <strong>Benoît</strong> était aussi un amateur de champignons. Aux bonnes saisons, il<br />
emmenait <strong>Benoît</strong>, et aussi Huguette la fille du marchand de vin, cueillir ces chairs<br />
précieuses. Il les connaissait t<strong>ou</strong>s, les bons, les mauvais, ceux délicieux à manger, ceux qui<br />
ne valaient rien, ceux qui faisaient d'excellents condiments, ceux qui soûlaient, (on dirait<br />
maintenant les hallucinogènes) et les méchants, les mortels, que le jeune <strong>Benoît</strong> écrasait du<br />
pied. Si Huguette était de t<strong>ou</strong>tes les sorties, trottant comme une chevrette dans les bois et<br />
les halliers, baignant ses pieds nus dans les s<strong>ou</strong>rces et les ruisseaux, Georgette daignait se<br />
joindre à eux seulement p<strong>ou</strong>r aller ramasser les champignons des prés, détestant accrocher<br />
ses cotillons aux ronces des buissons. P<strong>ou</strong>rquoi s'était-il am<strong>ou</strong>raché de Georgette et non<br />
d'Huguette? <strong>Auguste</strong> revoyait en pensée le j<strong>ou</strong>r mémorable où parrain Champandard avait<br />
remplacé les cercles des tonneaux fait de branches s<strong>ou</strong>ples par des cercles en fer venant du<br />
Creusot.<br />
L'arrivée dans les faub<strong>ou</strong>rgs de Dijon l'avait tiré de ses pensées et de sa<br />
somnolence. Le temps d'aller boire le petit café du matin au buffet de la gare, maintenant la<br />
locomotive s'ess<strong>ou</strong>fflait en gravissant le plateau de Langres jusqu'à Culmont-Chalendrey,<br />
cette gare de triage en pleine forêt où il changerait de train. <strong>Auguste</strong>, dans son n<strong>ou</strong>veau<br />
wagon de troisième classe, glissait vers cette partie de la Lorraine que n<strong>ou</strong>s avaient laissée<br />
les Allemands après le désastre de 70. Sortant de la gare de Lunéville, <strong>Auguste</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />
seul sur le trottoir. Dix j<strong>ou</strong>rs étaient passés depuis qu'un comité d'accueil y avait reçu les<br />
conscrits, sa permission de dix j<strong>ou</strong>rs en était la cause. Il s'était enquis du lieu où se tr<strong>ou</strong>vait<br />
sa caserne. Celle-ci était proche, il s'y dirigea à pied. Il présenta son ordre d'incorporation<br />
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au s<strong>ou</strong>s-officier chef du poste de garde. « C’est maintenant que tu arrives, tu dormais? »<br />
<strong>Auguste</strong> lui fit voir sa permission de dix j<strong>ou</strong>rs, le chef de poste intrigué le fit conduire par<br />
un planton au bureau des entrées. Ils cont<strong>ou</strong>rnèrent les bleus qui dans la c<strong>ou</strong>r du quartier<br />
participaient maladroitement à l'une de leurs premières classes à pied, malmenés par leurs<br />
s<strong>ou</strong>s-officiers.<br />
A la vue de cette permission exceptionnelle, le lieutenant de j<strong>ou</strong>r avait pris sur lui<br />
de conduire ce conscrit singulier au commandant. « Mon Commandant, lui avait dit le<br />
lieutenant au garde à v<strong>ou</strong>s, je v<strong>ou</strong>s présente l’appelé <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong> Justin dit <strong>Auguste</strong>, qui se<br />
présente avec dix j<strong>ou</strong>rs de retard, justifié paraît-il par cette permission. — Qui t’a donné<br />
cette permission », aboya le commandant qui se carrait les poings sur son bureau. Derrière<br />
lui se tenaient deb<strong>ou</strong>t quatre officiers. L'un d'eux se pencha vers le commandant et lui dit :<br />
« Le conscrit <strong>Paret</strong> <strong>Benoît</strong> dit <strong>Auguste</strong> est ici par décision du ministre des affaires<br />
étrangères. C’est un cavalier de classe, il est destiné à l’Escadron Noir. Je v<strong>ou</strong>s parlerai plus<br />
tard du cavalier <strong>Paret</strong> », avait aj<strong>ou</strong>té à l'oreille l'officier qui paraissait connaître le cas du<br />
n<strong>ou</strong>vel incorporé. Le commandant griffonna une note, la tendit au lieutenant qui avait<br />
amené <strong>Auguste</strong>. « Allez remplir les formalités d’incorporation, faites le conduire à son<br />
escadron ».<br />
L'officier qui semblait connaître le cas d'<strong>Auguste</strong>, resté seul avec le commandant,<br />
lui avait dit : «Notre n<strong>ou</strong>vel incorporé vient de passer deux ans à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne. Il<br />
était un simple coiffeur, peut-être était-il autre chose? Le Kronprinz paraissait l'apprécier.<br />
Le ministère des affaires étrangères est muet à ce sujet. — Faites-le surveiller discrètement<br />
et faites-lui faire sévèrement ses classes à pied et à cheval». Le planton avait laissé <strong>Auguste</strong><br />
dans la chambrée des bleus de l'Escadron Noir, déserte. Le maréchal des logis chef qui<br />
parc<strong>ou</strong>rait les chambrées l'avait tr<strong>ou</strong>vé assis sur un lit. «Tu es le n<strong>ou</strong>veau? — <strong>ou</strong>i monsieur,<br />
— appelle-moi chef, comment t'appelles-tu? — <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, chef. — Il est onze heures,<br />
va au réfectoire car ici on mange à onze heures en même temps que les Allemands p<strong>ou</strong>r qui<br />
il est midi. Présente-toi au maréchal des logis d'ordinaire, puis reviens ici, je m'occuperai de<br />
toi».<br />
Au réfectoire, le maréchal des logis d'ordinaire qui commandait aux cuisines en<br />
culotte de cheval, la cravache s<strong>ou</strong>s le bras, goûtant la s<strong>ou</strong>pe du b<strong>ou</strong>t de celle-ci, avait<br />
installé <strong>Auguste</strong> à une table de conscrits, il était le seul encore en civil. Curieux, ceux-ci lui<br />
posèrent maintes questions, son nom? D'où venait-il? P<strong>ou</strong>rquoi était-il en retard? « J’ai eu<br />
dix j<strong>ou</strong>rs de permission exceptionnelle p<strong>ou</strong>r rejoindre, car je me tr<strong>ou</strong>vais à l’étranger », se<br />
contenta de leur dire <strong>Auguste</strong>.<br />
De ret<strong>ou</strong>r dans la chambrée, il s'était tr<strong>ou</strong>vé en présence d'un petit nombre de ses<br />
futurs camarades; la plupart faisaient après le repas un crochet à la cantine. Le chef de<br />
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chambrée se présenta à lui en lui serrant la main, « Hanché, brigadier-chef. — <strong>Paret</strong>, chef,<br />
— Tu m’appelles brigadier ». <strong>Auguste</strong> qui avait été sensible au premier geste d'amitié qu'il<br />
rencontrait, se demandait p<strong>ou</strong>rquoi il fallait appeler le maréchal des logis, chef, et le<br />
brigadier-chef, brigadier? Premier mystère de l'armée. Ses n<strong>ou</strong>veaux camarades se<br />
présentèrent à lui, lui posant t<strong>ou</strong>tes sortes de questions.<br />
Garde à v<strong>ou</strong>s! le maréchal des logis chef faisait son entrée dans la chambrée.<br />
« Conduis-moi le cavalier <strong>Paret</strong> à l’infirmerie, voila son dossier », avait-il dit à un bleu qui<br />
se tr<strong>ou</strong>vait là. Un infirmier les avait fait entrer dans une salle d'attente. « Déshabille-toi »,<br />
lui avait-il dit. Comme <strong>Auguste</strong> hésitait à quitter son caleçon, « T<strong>ou</strong>t » avait crié l'infirmier.<br />
D'autres soldats se tr<strong>ou</strong>vaient là à attendre nus, deb<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong> assis, certains impudiques,<br />
d'autres cachaient leur sexe s<strong>ou</strong>s leurs mains <strong>ou</strong> un s<strong>ou</strong>s-vêtement r<strong>ou</strong>lé en b<strong>ou</strong>le. « Moi,<br />
j’ai simplement mal à la gorge », protestait l'un d'eux. A l'appel de leur nom, ils entraient<br />
dans l'autre salle, bientôt ce fut le t<strong>ou</strong>r d'<strong>Auguste</strong>. Un médecin le palpa, l'ausculta,<br />
« T<strong>ou</strong>ssez, respirez fort, comptez 1, 2, 3.», regardait l'œil, les dents comme à un cheval,<br />
« Pissez dans ce verre ». <strong>Auguste</strong> s'était ret<strong>ou</strong>rné pudiquement contre le mur, une piqûre<br />
dans le dos, un vaccin sur l'épaule, « Allez v<strong>ou</strong>s rhabiller ». <strong>Auguste</strong> avait remarqué que le<br />
médecin ne l'avait pas tutoyé.<br />
À peine était-il revenu dans la chambrée que l'officier qui connaissait le dossier<br />
d'<strong>Auguste</strong> y entrait, p<strong>ou</strong>r lui on avait crié: « Fixe! — Cavalier <strong>Paret</strong>, suivez-moi ». Il le<br />
conduisit au manège. Il lui présenta un cheval, lui fit donner une culotte de cheval et une<br />
paire de h<strong>ou</strong>seaux, et l'invita d'un geste de la main, à lui montrer ses talents. <strong>Auguste</strong> fit de<br />
son mieux, multipliant les figures, l'officier parut satisfait. «Je suis le capitaine Lapierre, où<br />
avez v<strong>ou</strong>s appris l'équitation? — Je suis d'une région de France où l'on élève des chevaux<br />
de c<strong>ou</strong>rse, spécialement de trot. Je monte à cheval depuis ma jeunesse. J'ai été initié à la<br />
Haute-École au Manège Espagnol à Vienne en Autriche».<br />
Le capitaine Lapierre savait déjà t<strong>ou</strong>t cela et se demandait comment un simple<br />
coiffeur, de plus Français, p<strong>ou</strong>vait être le protégé du fils aîné de l'empereur d'Allemagne et<br />
avait pu entrer dans le cercle si fermé du Manège Espagnol. T<strong>ou</strong>t cela le confirmait dans les<br />
s<strong>ou</strong>pçons du commandant. Comment savoir, puisque les affaires étrangères avaient jugé<br />
bon de ne pas les mettre dans le secret. Eux aussi n'avaient-ils peut-être que des s<strong>ou</strong>pçons et<br />
devaient le surveiller. Le capitaine Lapierre se mit à observer <strong>Auguste</strong> et à chercher s'il était<br />
surveillé et par qui, agent français <strong>ou</strong> espion allemand? Faisait-il d<strong>ou</strong>ble jeu? Le capitaine<br />
Lapierre était ret<strong>ou</strong>rné vers le commandant Berger, lui avait dit que <strong>Paret</strong> était un brillant<br />
cavalier et lui avait fait part de ses réflexions. Ils avaient convenu de garder p<strong>ou</strong>r eux leurs<br />
s<strong>ou</strong>pçons et de le surveiller discrètement.<br />
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<strong>Auguste</strong> de ret<strong>ou</strong>r dans la chambrée avait tr<strong>ou</strong>vé un de ses n<strong>ou</strong>veaux camarades qui<br />
gardait la chambre par suite d'une f<strong>ou</strong>lure de la cheville. Celui-ci lui avait dit: « Le chef<br />
t’attend dans sa chambre p<strong>ou</strong>r aller te conduire au garde-mites, les autres sont à la classe à<br />
pied », lui montrant par une des fenêtres les bleus qui dans la c<strong>ou</strong>r continuaient avec plus<br />
<strong>ou</strong> moins de bonheur à apprendre à manœuvrer à pied.<br />
Dans le magasin de l'équipement, le maréchal des logis chef avait dit au gardemites:<br />
« Habille-moi le cavalier <strong>Paret</strong>, il fait partie de l’Escadron Noir ». Le chef parti, le<br />
garde-mites dit à <strong>Auguste</strong>: «Tu étends cette c<strong>ou</strong>verture sur le sol, tu y mets t<strong>ou</strong>t ce que je<br />
vais te donner, tu l’emporteras dans ta chambrée. Les cavaliers de l’Escadron Noir ont droit<br />
que le tailleur du régiment leur retaille gratuitement leurs tenues ». En lui remettant<br />
successivement, chemises, treillis, tenues no. 3 et 2, chaussons, sabots et t<strong>ou</strong>t le reste, le<br />
garde-mites lui avait dit: « Ce n’est pas facile de faire partie de l’Escadron Noir, tu étais<br />
jockey, acrobate dans un cirque? — j’étais coiffeur », lui avait dit <strong>Auguste</strong> laissant le<br />
garde-mites perplexe. «Tu t<strong>ou</strong>cheras plus tard ton casque, tes bottes, ton sabre, ton<br />
m<strong>ou</strong>squeton, la tenue no 1. Bien que ce ne soit pas notre spécialité tu apprendras à manier<br />
la lance ».<br />
<strong>Auguste</strong> avait réuni les quatre coins de sa c<strong>ou</strong>verture et essayé de franchir la porte<br />
de l'habillement avec cet énorme baluchon sur le dos, celle-ci plus étroite que le ballot<br />
s'opposait à son passage. <strong>Auguste</strong> avait dû le défaire en partie et le refaire de l'autre côté de<br />
la porte. Descendre l'escalier qui était assez large, fut relativement facile. <strong>Auguste</strong> eut tôt<br />
fait, en longeant le bâtiment, de rejoindre l'escalier le conduisant à sa chambrée située au<br />
second étage. Mais le trompette venait de sonner, « Dans cinq minutes j’veux voir t<strong>ou</strong>t le<br />
monde en bas » et provoquer la descente au galop de t<strong>ou</strong>s les bleus de l'escadron. <strong>Auguste</strong><br />
avait été entraîné par ce t<strong>ou</strong>rbillon et se retr<strong>ou</strong>va malgré lui t<strong>ou</strong>t en bas de l'escalier. Il<br />
n'avait heureusement pas échappé son énorme balluchon. La seconde tentative p<strong>ou</strong>r monter<br />
fut beauc<strong>ou</strong>p plus calme, puis <strong>Auguste</strong> eu successivement à franchir quatre portes, mais<br />
maintenant il avait la technique.<br />
De ret<strong>ou</strong>r dans sa chambrée il retr<strong>ou</strong>va le dragon à la cheville f<strong>ou</strong>lée, à qui le chef<br />
avait commandé de montrer au n<strong>ou</strong>veau comment faire son lit et son paquetage. Celui-ci se<br />
présenta : «Je m'appelle Sautier, je vais t’apprendre à faire ton lit au carré. Pose ton barda<br />
sur le lit de ton voisin. Tu vois sur ton châlit ta paillasse enveloppée d’une c<strong>ou</strong>verture brune<br />
pliée en paquet de tabac ». <strong>Auguste</strong> tr<strong>ou</strong>vait en effet que cela ressemblait à un énorme<br />
paquet de tabac gris semblable à ceux qu'achetait Antoine. «Déplie-le d<strong>ou</strong>cement p<strong>ou</strong>r bien<br />
enregistrer comment c’est fait, car tu auras si tu t'absentes quelques j<strong>ou</strong>rs - manœuvres,<br />
déplacement divers <strong>ou</strong> permission - à replier ta literie ainsi. Du premier c<strong>ou</strong>p d'œil, le s<strong>ou</strong>soff<br />
<strong>ou</strong> le juteux sauront que tu es absent et p<strong>ou</strong>rront le vérifier sur l’état d'appel. A<br />
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l'intérieur de ton paquet de tabac, tu tr<strong>ou</strong>veras deux draps, un polochon et sa taie. Fais ton<br />
lit avec les deux draps». P<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong>, à qui maman Gabrielle avait appris à faire son lit, ce<br />
ne fut pas un problème. Le dragon de repos lui montra en claudiquant comment disposer la<br />
c<strong>ou</strong>verture p<strong>ou</strong>r faire un lit au carré. « Tu vas descendre à la cantine acheter une planchette<br />
à paquetage, un cintre, un trapèze ». Cela fait, Sautier lui fit <strong>ou</strong>vrir son balluchon et lui<br />
expliqua : « Les treillis, c’est p<strong>ou</strong>r les corvées, le pansement des chevaux. Tu en as deux,<br />
car tu dois avoir sur toi un treillis blanc impeccable, tu passeras tes temps libres à laver<br />
l’autre ». La tenue no 3 est celle que l'on porte le plus c<strong>ou</strong>ramment, p<strong>ou</strong>r les appels en tenue<br />
et les exercices à l'intérieur de la caserne. La tenue no 2 est p<strong>ou</strong>r les exercices à cheval, les<br />
manœuvres en dehors du cantonnement, si tu es de garde <strong>ou</strong> de service en ville et p<strong>ou</strong>r les<br />
permissions. Quant à la tenue no 1, la tenue de guerre, elle est réservée aux parades et aux<br />
défilés. Tu la mettras sur le cintre que tu suspendras au crochet qui se tr<strong>ou</strong>ve s<strong>ou</strong>s la<br />
planche à paquetage, derrière la tête de ton lit. Tu t<strong>ou</strong>cheras une capote en octobre. Son port<br />
est obligatoire du 15 octobre au 15 mars, qu'il fasse chaud <strong>ou</strong> qu'il gèle.<br />
Maintenant habille toi, tenue no 3. Mets tes vêtements civils dans ce sac, attaches-y<br />
ce carton après y avoir écrit ton nom, ta classe d'incorporation, le numéro matricule que l'on<br />
t'a donné en arrivant. Tu peux le faire renvoyer chez toi, <strong>ou</strong> le confier au garde mites et tu le<br />
retr<strong>ou</strong>veras dans deux ans à la quille. Tu fixes le trapèze avec deux punaises sur le bord de<br />
la planche à paquetage. Cette baguette ronde qui ressemble avec ses deux ficelles à un<br />
trapèze trop large, sert à suspendre ta serviette de toilette p<strong>ou</strong>r la faire sécher. Tu l'auras audessus<br />
de ton nez pendant ton sommeil. Tu p<strong>ou</strong>rras t'acheter à la cantine un coffret<br />
semblable au mien p<strong>ou</strong>r y mettre tes affaires personnelles et tes objets de toilette. Tu<br />
p<strong>ou</strong>rras y aj<strong>ou</strong>ter un cadenas, mais c'est mal vu par les copains. Tu le placeras sur la<br />
planche à paquetage dans l'espace qui sépare ton paquetage de celui de ton voisin; en<br />
dess<strong>ou</strong>s, sur le parquet, tes chaussures surmontées de leurs h<strong>ou</strong>seaux de cuir. Tu t<strong>ou</strong>cheras<br />
des bottes quand tu seras définitivement admis à l'escadron noir et tu passeras des heures à<br />
les astiquer. Tu as aussi des chaussons et des sabots. Lorsque tu seras en treillis tu devras<br />
être en sabots. Les chaussures et les h<strong>ou</strong>seaux vont avec les tenues no 2 et 3.<br />
Le matin tu défais complètement ton lit, tu plies ta c<strong>ou</strong>verture en quatre et la place<br />
au pied du lit. Entre la c<strong>ou</strong>verture et le polochon, tu disposes séparément, pliés, tes deux<br />
draps. Après le repas de midi tu referas ton lit comme je te l'ai montré. Je t'assomme avec<br />
t<strong>ou</strong>t ça, car il faut qu'en 24 heures tu assimiles ce que n<strong>ou</strong>s avons mis cinq j<strong>ou</strong>rs à<br />
apprendre. Demain matin, réveil 5h 30; après le déjeuner, classe à pied.<br />
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14. L'escadron noir<br />
Gaaarde à v<strong>ou</strong>s!... repos!... gaarde à v<strong>ou</strong>s!...à droite... oite! La classe à pied venait<br />
de commencer, le maréchal des logis Van de Putte aboyait les commandements. L'adjudant<br />
Guydat, cinglant ses bottes avec sa cravache, t<strong>ou</strong>rnait aut<strong>ou</strong>r des bleus silencieux, il<br />
enregistrait le comportement de chacune de ses n<strong>ou</strong>velles recrues. Très vite <strong>Auguste</strong> avait<br />
acquis cet automatisme qui permettait d'exécuter les m<strong>ou</strong>vements commandés t<strong>ou</strong>t en<br />
laissant sa pensée vagabonder. « Cavalier <strong>Paret</strong>, où êtes v<strong>ou</strong>s ?» Rappelé à l'ordre, <strong>Auguste</strong><br />
se ressaisit. L'adjudant Guydat se demandait p<strong>ou</strong>rquoi le capitaine Lapierre lui avait dit de<br />
surveiller les faits et gestes du cavalier <strong>Paret</strong>. On venait de distribuer aux n<strong>ou</strong>veaux appelés<br />
leurs sabres et leurs casques. Ce dernier, en argent, était p<strong>ou</strong>rvu d'un plumet et d'une<br />
crinière noire. Avec leurs uniformes noirs b<strong>ou</strong>tonnés, galonnés et s<strong>ou</strong>tachés d'argent, les<br />
dragons de Lunéville avaient fière allure. Les belles s<strong>ou</strong>piraient en silence. Les mâles les<br />
traitaient de traîneurs de sabre.<br />
Dans la chambrée, le brigadier chef Anché leur avait expliqué de poser leur casque<br />
sur leur paquetage, la crinière retombant sur celui-ci, puisqu’elle était destinée à les<br />
protéger des c<strong>ou</strong>ps de sabre sur la nuque. Maintenant le maître d'arme leur enseignait à<br />
tenir le sabre, les gardes et leurs parades, à porter les c<strong>ou</strong>ps, de tête, de manchette <strong>ou</strong> de<br />
flanc. Les dragons de ce n<strong>ou</strong>veau contingent allaient être p<strong>ou</strong>rvus d'une arme n<strong>ou</strong>velle, un<br />
fusil c<strong>ou</strong>rt appelé m<strong>ou</strong>squeton, alimenté par un chargeur à trois c<strong>ou</strong>ps. « V<strong>ou</strong>s le portez<br />
dans le dos en band<strong>ou</strong>lière, s<strong>ou</strong>s la crinière », leur avait dit le capitaine Lapierre. «V<strong>ou</strong>s<br />
devez apprendre à le démonter, le graisser, le nettoyer, changer une pièce, le remonter.<br />
Bientôt n<strong>ou</strong>s irons au stand de tir. N<strong>ou</strong>s organiserons un conc<strong>ou</strong>rs, le premier aura une<br />
permission de 24 heures». L'instructeur leurs avait conseillé de tenir le m<strong>ou</strong>squeton serré<br />
contre l'épaule car son recul était brutal.<br />
Par petits gr<strong>ou</strong>pes le capitaine Lapierre avait conduit les n<strong>ou</strong>velles recrues de<br />
l'Escadron Noir au manège et avait fait attribuer une monture à chacune. T<strong>ou</strong>s étaient déjà<br />
des cavaliers et savaient étriller et panser un cheval. À <strong>Auguste</strong>, il avait présenté un superbe<br />
alezan à l'aplomb régulier, un Anglais. « Il s’appelle Lancier. Il a été rebaptisé ainsi car il<br />
connaît le quadrille des Lanciers. S’il t’accepte, il te fera danser t<strong>ou</strong>tes les figures de ce<br />
quadrille. Soit d<strong>ou</strong>x avec lui. Il est affectueux mais vindicatif.» Au manège, le lieutenant<br />
instructeur avait initié <strong>Auguste</strong> à la voltige à cheval: passer les deux jambes au dessus de<br />
l'encolure, frapper les deux pieds sur le sol alternativement à droite et à gauche, à se tenir<br />
droit sur le cheval et d'autres acrobaties que les Français voyaient habituellement dans les<br />
cirques. Aux premiers tirs, <strong>Auguste</strong> se révéla un excellent tireur et devint vite le premier<br />
des n<strong>ou</strong>velles recrues de l'escadron. Il avait gagné la permission de 24 heures et était parti<br />
visiter Nancy en compagnie de Chaize, un ancien dont les parents étaient sellier à Saint-<br />
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Étienne, un pays. (Chaize était le père de Chaize, le maître voilier. Ils devaient faire<br />
ensemble la guerre de 14/18). Le samedi soir, ils avaient dépensé un peu trop d'argent dans<br />
une boite de nuit. Le dimanche, démunis, ils s'étaient ennuyés à traîner dans les rues de<br />
cette belle ville. Ils étaient rentrés à la caserne bien avant minuit.<br />
Au printemps, les dragons de Lunéville étaient partis vers la ligne bleue des<br />
Vosges effectuer leurs grandes manœuvres, galoper le long de la frontière. Ils avaient<br />
chargé sabre au clair près les bords de la Seille pendant que des pétards de cavalerie<br />
éclataient dans les jambes des chevaux et que, de l'autre côté de la rivière frontière, les<br />
regardaient, s<strong>ou</strong>pçonneux, les soldats allemands avec leurs n<strong>ou</strong>veaux casques à pointe t<strong>ou</strong>t<br />
gris. Ils avaient appris, plus à l'écart afin d'éviter t<strong>ou</strong>t incident diplomatique, à décharger au<br />
galop leurs m<strong>ou</strong>squetons sur des cibles m<strong>ou</strong>vantes. Au 14 Juillet, l'Escadron Noir devait<br />
défiler à Paris à la revue de Longchamps. Avant la revue, en lever de rideau, <strong>Auguste</strong> et une<br />
dizaine de ses camarades déguisés en cosaques devaient effectuer quelques passages devant<br />
les tribunes en exécutant quelques acrobaties, et dans une dernière charge au gallop,<br />
ramasser leurs m<strong>ou</strong>squetons posés à terre et abattre au tir des cibles m<strong>ou</strong>vantes.<br />
Une partie du champ de manœuvres des dragons de Lunéville avait été réservée à<br />
un «f<strong>ou</strong> du ciel». Elle avait été clôturée par une barrière. Sur un côté, le dos à la barrière<br />
avait été construit un grand hangar en tôles et un bâtiment fermé éclairé par une fenêtre et<br />
une porte vitrée. Pendant leurs instants de repos, les dragons curieux s'approchaient de la<br />
barrière. Ils n'y voyaient rien, il semblait qu'il y avait trois hommes qui construisaient<br />
quelque chose à l'intérieur du hangar. Un j<strong>ou</strong>r, ils virent sortir de ce hangar un curieux<br />
engin, une sorte de libellule géante <strong>ou</strong> plutôt une énorme araignée à voiles montée sur des<br />
r<strong>ou</strong>es de bicyclettes. <strong>Auguste</strong>, surpris, avait reconnu parmi les trois hommes le c<strong>ou</strong>reur<br />
automobile du champ de c<strong>ou</strong>rses de Stresa. Il paraissait être le chef. Oh! Oh! cria <strong>Auguste</strong>,<br />
p<strong>ou</strong>r attirer sur lui son regard. Le pilote le reconnut, levant les bras au ciel, il lui fit signe de<br />
s'approcher du portail pratiqué dans la barrière, l'<strong>ou</strong>vrit et s'exclama en lui tapant dans le<br />
dos : « Bonj<strong>ou</strong>r Kronprinz, tu as abandonné tes seigneurs Teutons! » Il l'entraina vers son<br />
curieux engin. « Tu vois, j’essaie de voler avec mon aéroplane. Si tu veux venir m’aider,<br />
j’en parlerai à tes supérieurs ». Les allusions au Kronprinz et aux seigneurs Teutons,<br />
avaient été répétées au capitaine Lapierre et lui avaient fait dresser l'oreille. Il les répéta au<br />
commandant Berger, qui lui apprit que l'aéronaute lui avait demandé si le cavalier <strong>Paret</strong><br />
qu'il avait connu à Stresa, p<strong>ou</strong>vait l'aider dans ses essais.<br />
Le commandant décida d'accéder à sa demande et de les faire surveiller t<strong>ou</strong>s les<br />
deux. Il déchargea le cavalier <strong>Paret</strong> de reprises et d'entrainement à cheval dont il n'avait nul<br />
besoin afin de consacrer ces moments rendus libres à aider le constructeur de l'aéroplane.<br />
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Celui-ci expliqua à <strong>Auguste</strong> : « Je me suis inspiré de Santos Dumont, de sa Demoiselle,<br />
d’Henri Farman aussi, mais jusqu’à présent je n’ai pas eu beauc<strong>ou</strong>p de succès ».<br />
Le travail d'<strong>Auguste</strong> consistait, avec les deux autres aides, à retenir l'appareil<br />
pendant que le moteur chauffait et que l'hélice prenait de la vitesse. Puis au «Go!» du<br />
pilote, ils devaient le lâcher brusquement. L'aéroplane partait, faisait quelques bonds et<br />
retombait, s'écrasant dans un bruit de ferraille, de bois cassé, de tissus déchirés et de r<strong>ou</strong>es<br />
de bicyclettes brisées. Le pilote s'extirpait de cette carcasse parfois avec quelques<br />
meurtrissures. <strong>Auguste</strong> et les deux aides ramenaient les débris de l'appareil. Puis venaient<br />
de longs j<strong>ou</strong>rs de réparation, de rafistolage. Notre aéronaute n'était pas le seul à tenter de<br />
voler. Dans d'autres coins de France, des f<strong>ou</strong>s du ciel eux aussi essayaient. P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s, les<br />
débuts étaient difficiles, car t<strong>ou</strong>s gardaient jal<strong>ou</strong>sement leurs secrets.<br />
Un j<strong>ou</strong>r, notre inventeur fit quelques progrès quand les frères Voisin consentirent à<br />
lui vendre à crédit un de leurs moteurs à explosion. Ce n<strong>ou</strong>veau moteur plus puissant lui<br />
avait permis d'al<strong>ou</strong>rdir son aéroplane. Il avait installé des r<strong>ou</strong>es plus solides, une armature<br />
plus forte ass<strong>ou</strong>plie par des haubans placés plus judicieusement. Mais t<strong>ou</strong>t l'argent qu'il<br />
avait gagné dans les c<strong>ou</strong>rses automobiles y était passé et il ne savait plus comment<br />
continuer car, si le g<strong>ou</strong>vernement l'avait beauc<strong>ou</strong>p aidé, il ne recevait pas de subventions.<br />
Dix j<strong>ou</strong>rs de permission avaient ramené <strong>Auguste</strong> à Montbrison. Il s'était trimbalé,<br />
morose, de maman Gabrielle à Antoine, de Clément à son copain Lévy, de l'âne Rémy au<br />
jardin de Champdieu. A Chalain-d'Uzore il avait évité le haras d'Emeline de Vimont, à quoi<br />
bon! A Saint-Étienne, il avait vu son petit frère Claudius, Mme Jullien avait admiré son<br />
uniforme pendant que son mari essayait le casque. Georgette p<strong>ou</strong>ponnait. Les deux<br />
jumeaux de <strong>Benoît</strong>e étaient morts de la coqueluche. Il s’était senti s<strong>ou</strong>lagé en montant dans<br />
le train qui le ramenait à Lunéville. Il était maintenant brigadier et c'était lui qui expliquait<br />
la caserne et le service militaire aux n<strong>ou</strong>velles recrues. La surveillance du capitaine<br />
Lapierre et de l'adjudant Guydat n'avait rien décelé de suspect dans le comportement<br />
d'<strong>Auguste</strong>. En octobre, <strong>Auguste</strong> avait été envoyé par son régiment à Biarritz participer à un<br />
grand conc<strong>ou</strong>rs de tir. Il en était revenu avec le trophée du deuxième prix.<br />
S<strong>ou</strong>vent la pensée d'<strong>Auguste</strong> s'évadait vers Mlle de Vimont. Il la voyait dans son<br />
costume d'amazone, longue, mince, le sérieux de son visage parfois animé d'un léger<br />
s<strong>ou</strong>rire <strong>ou</strong> d'un rire aérien. Ses yeux sombres pailletés d'or légèrement écartés d'un nez doit<br />
et fin, se mettaient alors à briller de gaieté, son visage à l'ovale légèrement allongé s<strong>ou</strong>s des<br />
cheveux torsadés châtain foncés, s'animait de plaisir. Jamais <strong>Auguste</strong> n'avait osé approcher<br />
une main de son corps. S'il s'était parfois permis de passer son bras derrière ses épaules, il<br />
avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs arrêté son geste avant de les t<strong>ou</strong>cher. A Lunéville, le prestige des dragons et<br />
particulièrement des dragons de l'Escadron Noirs était si fort auprès de la gent féminine que<br />
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les conquêtes étaient faciles. <strong>Auguste</strong> en avait profité quelquefois. Lorsqu'il approchait une<br />
femme, il pensait tr<strong>ou</strong>ver celle qui le délivrerait du s<strong>ou</strong>venir lancinant de Mlle de Vimont.<br />
Il le croyait tant qu’elle se montrait réticente, mais dès qu'elle avait succombé à son désir,<br />
le s<strong>ou</strong>venir de Mlle de Vimont revenait plus fort que jamais et l'éloignait de sa n<strong>ou</strong>velle<br />
conquête.<br />
Enfin arriva le j<strong>ou</strong>r de la quille. T<strong>ou</strong>s avaient, deux j<strong>ou</strong>rs plus tôt, rendu à<br />
l'armurier leurs m<strong>ou</strong>squetons, dûment graissés après inspection du maréchal des logis. Ils<br />
avaient remis leurs sabres au préposé qui en avait examiné le fil et guetté la moindre pique<br />
de r<strong>ou</strong>ille. Il en avait été de même p<strong>ou</strong>r leurs casques et la tenue no 1. La veille du départ,<br />
ils avaient rapporté au palefrenier leur selle et les harnachements de leurs chevaux. <strong>Auguste</strong><br />
avait flatté l'encolure, gratté le front et embrassé les naseaux de Lancier, il ressentait<br />
davantage de peine à se séparer d'un cheval que d'une femme, la seule à laquelle il rêvait,<br />
Emeline de Vimont, était mariée. La veille du départ aussi, le garde-mites avait rendu les<br />
sacs de toile brune dans lesquels chacun avait mis, deux ans plus tôt, ses vêtements civils.<br />
<strong>Auguste</strong> en avait sorti une défroque fripée d'un aussi long séj<strong>ou</strong>r. Il l'avait portée au tailleur<br />
qui lui montra l'amoncellement de vêtements civils qu'il avait à rafraîchir. Finalement<br />
c'était la grosse fille du cantinier, qui les lui avaient repassés. Il avait revêtu ces vêtements<br />
qui lui avaient paru tristes, étriqués et qui le gênaient aux ent<strong>ou</strong>rnures. Les libérables<br />
avaient réuni leurs effets militaires dans la grande c<strong>ou</strong>verture brune et afin d'éviter le<br />
passage difficile des portes, ils avaient lancé par la fenêtre leurs baluchons dans la c<strong>ou</strong>r. A<br />
l'habillement, les aides du garde-mites cr<strong>ou</strong>laient s<strong>ou</strong>s l'avalanche des vêtements, essayant<br />
d'inspecter, de classer vestes, culottes, s<strong>ou</strong>s-vêtements, treillis. Les cordonniers s'occupaient<br />
des bottes, les galoches revenaient au sabotier.<br />
Le soir, les dragons avaient ciré leurs chaussures avec le cirage du régiment et t<strong>ou</strong>s<br />
ensemble ils avaient bu le champagne du départ. L'un d'eux, Rémon, s'était acheté un<br />
superbe costume civil, mais avait <strong>ou</strong>blié la chemise. Le lendemain, il était parti le torse nu<br />
s<strong>ou</strong>s la veste, la cravate consciencieusement n<strong>ou</strong>ée aut<strong>ou</strong>r de c<strong>ou</strong>, copieusement charrié par<br />
les copains. Au matin, dans la c<strong>ou</strong>r du quartier, après un dernier garde à v<strong>ou</strong>s et un à<br />
droite... oite, ils avaient marché au pas jusqu'au poste de garde. La grille franchie, ils<br />
s'étaient envolés jusqu'aux cafés voisins.<br />
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15. L<strong>ou</strong>ise<br />
<strong>Auguste</strong> était revenu et avait tr<strong>ou</strong>vé à Saint-Étienne, place de l'Hôtel de ville, au<br />
salon Justinard, une place de coiffeur p<strong>ou</strong>r homme. Après les prestigieuses années passées<br />
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auprès du Kronprinz et à l'Escadron Noir, il se retr<strong>ou</strong>vait dans la modeste condition de<br />
garçon coiffeur. Il était allé revoir la famille Julien et avait repris ses soirées de Nain Jaune.<br />
Au salon de coiffure il avait retr<strong>ou</strong>vé son copain Chaize qui venait s'y faire c<strong>ou</strong>per les<br />
cheveux et qui maintenant aidait son père à la sellerie de la rue Robert. Ensemble ils<br />
parlaient de Lunéville, des dragons, des filles. Un dimanche, Chaize avait entraîné <strong>Auguste</strong><br />
à l'hippodrome de Villars voir c<strong>ou</strong>rir les chevaux. Ils y avaient tr<strong>ou</strong>vé Tiollier, un autre<br />
camarade des dragons de Lunéville, celui-ci était maintenant employé à la préfecture.<br />
S'étaient joints à eux les frères Bedel, eux aussi ancien dragons. Ils avaient repris le haras<br />
de leur père, par eux <strong>Auguste</strong> avait appris que Emeline de Vimont (ils ne p<strong>ou</strong>vaient pas<br />
l'appeler autrement, ne p<strong>ou</strong>vant admettre son nom de femme), son père étant mort, avait<br />
repris en main le haras de ses parents. Mais si les frères Bedel se consacraient aux chevaux<br />
de c<strong>ou</strong>rses, Emeline comme son père se consacrait à l'élevage. Son mari traînait à droite et<br />
à gauche, buvant dans les cafés et les bars, la trompant avec des prostituées <strong>ou</strong> des filles de<br />
ferme.<br />
Cette équipe avait fait connaître à <strong>Auguste</strong>, dans le quartier des Plaines à<br />
Andrézieux, un terrain d'entraînement. La piste était son nom. Ils demandèrent à <strong>Auguste</strong>,<br />
le seul qui soit resté mince, de monter leurs chevaux. <strong>Auguste</strong> avait même participé en<br />
qualité de jockey à quelques c<strong>ou</strong>rses d'obstacles aux hippodromes de Villars, de Saint-<br />
Galmier <strong>ou</strong> de Feurs. Il y avait aperçu Emeline de Vimont. Il s'était caché d'elle, refusant<br />
même de c<strong>ou</strong>rir ces j<strong>ou</strong>rs-là. Les Julien, leur Anglais et Mlle Buhet, celle-ci s<strong>ou</strong>s son<br />
ombrelle, fréquentaient aussi les champs de c<strong>ou</strong>rse. Si M. Julien, les p<strong>ou</strong>ces dans les<br />
bretelles, ne quittait pas le Pari Mutuel et y perdait l'argent gagné dans la semaine, l'Anglais<br />
fréquentait assidûment le paddock. <strong>Auguste</strong> y croisa une fille, il apprit son nom, Marie<br />
Magan, dont le père était maître verrier. Ensemble chez la mère Domblide, ils avaient dansé<br />
au son d'un piano mécanique et mangé la friture. Bientôt ils avaient caché leur am<strong>ou</strong>r dans<br />
les chambres d'hôtels.<br />
Marie Magan avait une amie d'enfance, L<strong>ou</strong>ise Laroche. Ensemble elles avaient<br />
fréquenté l'école primaire. L<strong>ou</strong>ise Laroche était aussi sage que Marie Magan était<br />
émancipée. Cela n'empêchait pas qu'elles fussent les meilleures amies du monde. Marie<br />
avait très tôt perdu sa mère. Son père t<strong>ou</strong>t au long de la j<strong>ou</strong>rnée s<strong>ou</strong>fflait des b<strong>ou</strong>teilles à la<br />
verrerie et entrait le soir chez lui épuisé. Marie, qui tenait tant bien que mal la maison, avait<br />
vaguement appris la c<strong>ou</strong>ture. Seule, elle restait t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée livrée à elle-même. Le<br />
contraste entre Marie Magan et L<strong>ou</strong>ise Laroche existait aussi physiquement. Marie était une<br />
fille mince et brune aux yeux noirs, avenante et rieuse, L<strong>ou</strong>ise Laroche, blonde aux yeux<br />
d'azur, distante et réservée avait été dès l'école primaire surnommée par ses camarades: la<br />
marquise de la Roche. Sa mère, Julie, rigide et sévère, était une fille de la forêt. Ses aïeux<br />
avaient été scieurs de long, puis ils avaient créé leur scierie dans les Monts du Lyonnais au<br />
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col de la Bûche, entre Rhône et Loire. Son mari, Alexandre, natif d'un village voisin avait,<br />
ce qui se pratiquait alors, tiré un mauvais numéro au tirage au sort et avait dû effectuer sept<br />
ans de service militaire. Il avait, dans un régiment de Z<strong>ou</strong>aves, b<strong>ou</strong>rlingué en Afrique du<br />
Nord, participé à la prise de Constantine et à la campagne de Tunisie. Il était parvenu au<br />
grade de sergent major, porte drapeau de son régiment. Il avait remarqué Julie Déal sept ans<br />
plus tôt. Celle-ci l'avait attendu.<br />
Enfin mariés, ils avaient habité la petite ferme des Laroche de c commune de<br />
Belmont-de-la-Loire sise dans le creux de la vallée, une lieue au nord du col de la Bûche.<br />
C'est là que leur étaient née en octobre 1888 une fille pompeusement baptisée Marie-<br />
L<strong>ou</strong>ise, Joséphine, le nom des deux impératrices. Alexandre, après ses années d'Afrique du<br />
Nord, avait perdu sa fibre paysanne. Il brigua et obtint le titre de facteur des postes. Nommé<br />
à Andrézieux, gros village situé à la naissance de la plaine du Forez, il devait porter le<br />
c<strong>ou</strong>rrier dans les communes voisines de B<strong>ou</strong>théon et de Saint-Just-sur-Loire. Les revenus<br />
de la famille Laroche étaient modestes et Julie cherchait du travail. Elle était entrée comme<br />
aide cuisinière au château Mart<strong>ou</strong>ret. Les Mart<strong>ou</strong>ret étaient des châtelains de fraîche date.<br />
Ils faisaient partie de ces n<strong>ou</strong>veaux industriels à qui s<strong>ou</strong>riait l'avenir. Ils fabriquaient des<br />
serrures, les serrures J.M. étaient connues en Europe et arrivaient aux Amériques. Ils<br />
avaient à Andrézieux, ce n<strong>ou</strong>veau village au bord de la Loire en pleine expansion, à une<br />
demi-heure de calèche de Saint-Étienne, fait construire un château dans un mélange de<br />
styles L<strong>ou</strong>is XIII et Grand siècle. Ils avaient cependant su éviter le prétentieux de ces<br />
châteaux que faisait construire une n<strong>ou</strong>velle noblesse, les industriels, et qui fleurissaient<br />
aut<strong>ou</strong>r des villes. Cette tâche accomplie, il avait transmis à son gendre, M. Durand, la<br />
direction de son entreprise. Ce dernier avait modernisé le château, fait installer le chauffage<br />
central à vapeur, des salles de bains. Il s'était acheté une automobile et avait embauché un<br />
chauffeur.<br />
Sérieuse et travailleuse, Julie Laroche était appréciée au château; elle en était<br />
devenue la g<strong>ou</strong>vernante et régnait sur le personnel : les deux femmes de chambre, Mme<br />
B<strong>ou</strong>tet qui dirigeait l'entretien du château et son mari qui en était le jardinier, le cuisiner et<br />
le cocher. Au début elle avait eu t<strong>ou</strong>te une hiérarchie à respecter, mais rapidement elle sut<br />
s'imposer avec tact à t<strong>ou</strong>t le personnel. M. Mart<strong>ou</strong>ret avait logé Julie Laroche et sa famille<br />
dans une dépendance du château. Marie-L<strong>ou</strong>ise Joséphine était devenue la camarade des<br />
deux filles Durand. L'aînée qui avait son âge, s'appelait Marie, l'habitude se prit au château<br />
d'appeler la fille de la g<strong>ou</strong>vernante simplement L<strong>ou</strong>ise.<br />
Après le certificat d'étude, les parents de L<strong>ou</strong>ise avaient envisagé de lui faire<br />
fréquenter l'école supérieure jusqu'au brevet. Seules existaient deux écoles supérieures,<br />
l'une à Saint-Étienne, l'autre à Montbrison. M. Durand trancha, sur l'instance de ses filles,<br />
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L<strong>ou</strong>ise suivrait les c<strong>ou</strong>rs de Mademoiselle. Mlle Grange était la préceptrice des filles<br />
Durand. La vie au château, la compagnie des deux filles Durand éloigna L<strong>ou</strong>ise de Marie<br />
Magan. Pondérée, studieuse, L<strong>ou</strong>ise Laroche fut une animatrice p<strong>ou</strong>r les études des filles<br />
Durand. Cette vie calme, ponctuée par la messe du dimanche, les jeux dans le parc du<br />
château, le jeu de volant, les grâces, la balançoire, les sorties de L<strong>ou</strong>ise avec son père<br />
qu'elle adorait fut interrompue par un incident dramatique : L<strong>ou</strong>ise contracta la fièvre<br />
typhoïde. Ent<strong>ou</strong>rée de ses parents et de leurs soins attentifs, sa mère, froide, sévère mais<br />
efficace, de la famille Durand déplaçant les meilleures sommités médicales de l'époque,<br />
L<strong>ou</strong>ise eut raison de cette maladie infectieuse que l'on connaissait mal et qui était s<strong>ou</strong>vent<br />
mortelle.<br />
La maladie l'avait longtemps enfermée dans un espace éthéré, glacé, gris argenté.<br />
Puis elle était entrée dans la zone calme de la maladie, la plus dangereuse. D’avant, pendant<br />
le délire de la fièvre, elle ne se s<strong>ou</strong>venait de rien. Son père lui avait dit : « Tu avais peur des<br />
serpents qui essayaient de monter sur ton lit. — Diète complète, avait dit le médecin. Il lui<br />
avait expliqué : — Les parois de votre intestin sont devenues minces, aussi minces qu’une<br />
feuille de papier à cigarette. Le moindre élément solide peut les crever ». Oisive, elle<br />
s'intéressait à des choses qui en temps ordinaire l'auraient laissée indifférente, le gris de<br />
l'aube derrière les rideaux de sa chambre, la promenade que faisait un rayon de soleil aut<strong>ou</strong>r<br />
de la pièce. Sa mère qui lui montait, à moins que ce fût son père, une purée si claire qu'elle<br />
aurait pu la boire. Immobile, sans force, elle n'avait même pas faim. T<strong>ou</strong>t à l'heure, on la<br />
porterait d<strong>ou</strong>cement sur une chaise longue près de la fenêtre. Elle verrait le gazon et les<br />
arbres dans le parc. Les deux filles Durand <strong>ou</strong> le jeudi quelques copines de l'école primaire<br />
viendraient la voir, gauches, compassées, on leur avait tant recommandé de ne pas la faire<br />
rire, son intestin était si fragile.<br />
Quarante, quarante j<strong>ou</strong>rs de diète avait dit le docteur. L<strong>ou</strong>ise regardait ses mains<br />
amaigries, blanches aux veines apparentes, ses bras sans muscles. Elle essayait de lire, de<br />
reprendre ses livres de classe. Mlle Grange montait la voir. Le brevet approchait. À la<br />
cuisine on avait aj<strong>ou</strong>té de la cervelle d'agneau <strong>ou</strong> de chevreau à sa purée, quelques potages.<br />
Maintenant elle avait faim, très faim. Elle v<strong>ou</strong>lait revivre. Elle eut la volonté de chasser<br />
cette pensée de maladie. Alors ses j<strong>ou</strong>es lui semblèrent moins creuses, le bleu de ses yeux<br />
lui parut plus clair; Elle se tr<strong>ou</strong>vait presque belle. Elle reprit de la dignité. Elle redevenait<br />
Mlle de la Roche. Studieuse, elle dévorait ses livres de classe et obtint son Brevet d'études<br />
Supérieures. Elle présenta sa candidature à la fonction de stagiaire au bureau de poste<br />
d'Andrézieux, elle y fut nommée. La présence de son père avait certainement pesé d'un<br />
certain poids, bien que celui-ci, discret, n'ait demandé aucune faveur p<strong>ou</strong>r sa fille.<br />
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Julie quitta le service des Durand et la famille Laroche s'en alla loger dans une<br />
coquette maison de la place du village. C'était une petite maison jaune à la porte d'entrée et<br />
aux fenêtres ent<strong>ou</strong>rées d'un large encadrement de ciment blanc, deux fenêtres en bas, deux<br />
en haut, peintes en vert. La porte d'entrée était en noyer vernis avec d'épaisses m<strong>ou</strong>lures<br />
encadrant des pointes de diamants. Son grand vitrage jaune était protégé par une grille en<br />
fonte <strong>ou</strong>vragée que L<strong>ou</strong>ise avait peinte elle-même argent et or. Pimpante et coquette, c'est<br />
ainsi que se présentait la maison des Laroche sur le côté bas de la petite place triangulaire<br />
ombragée par ses platanes.<br />
Si v<strong>ou</strong>s tiriez la clochette qui tintait gaiement, Mme Laroche <strong>ou</strong> sa fille qui s'était<br />
précipitée la première, v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>vrait la porte, v<strong>ou</strong>s étiez alors reçu par le frais s<strong>ou</strong>rire de<br />
L<strong>ou</strong>ise, <strong>ou</strong> l'accueil plein de dignité de Mme Julie Laroche. Un étroit c<strong>ou</strong>loir dallé de<br />
carreaux noir et blanc posés en diagonale, conduisait votre regard jusqu'à la porte vitrée du<br />
jardin. A gauche, un escalier montait aux chambres, à droite une d<strong>ou</strong>ble porte vitrée à petits<br />
carreaux, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte, laissait voir la salle à manger au parquet de chêne<br />
soigneusement ciré, donnant sur le jardin. Les Laroche avaient meublé cette salle à manger<br />
d'un buffet en noyer à deux corps séparés par une galerie, les quatre portes de ce buffet<br />
étaient sculptées de fins rinceaux renaissance. La table ronde disparaissait s<strong>ou</strong>s une grande<br />
nappe lamée or; t<strong>ou</strong>t près, quelques chaises cannées, deux fauteuils. Le silence de la pièce<br />
était seul tr<strong>ou</strong>blé par le lent tic-tac d'une haute horloge au battant de cuivre et de laiton qui<br />
se balançait, jetant des éclats lumineux en mesurant le temps. Le son argentin animait l'air<br />
de la pièce à chaque quart, le son plus grave de l'heure répété une seconde fois semblait<br />
dire: « Dépêchez-v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s allez être en retard ». Face à la porte vitrée, une cheminée de<br />
marbre gris c<strong>ou</strong>vait une salamandre qui r<strong>ou</strong>geoyait les j<strong>ou</strong>rs d'hiver. Sur la cheminée,<br />
devant une glace ent<strong>ou</strong>rée d'un cadre L<strong>ou</strong>is XVI, trônait une pendule empire d'or et d'onyx<br />
blond. Aux murs, tapissés d'un papier peint vert céladon encadré de fines rayures blanches,<br />
étaient accrochés deux chromos dans leurs cadres vert amande et or. On était surpris d'y<br />
voir représenté, sur l'un La partie de cartes de Cézanne, sur l'autre Les nymphéas de Monet.<br />
Qui les avaient choisis, Julie, Alexandre, <strong>ou</strong> L<strong>ou</strong>ise?<br />
Les deux fenêtres donnant sur la place n'étaient pas encadrées de l<strong>ou</strong>rdes tentures<br />
comme le v<strong>ou</strong>lait la mode de l'époque, seuls des rideaux faits au crochet préservaient<br />
l'intimité de cette pièce que la maîtresse des lieux v<strong>ou</strong>lait lumineuse. Sur un haut porteplante,<br />
un phénix et un capillaire apportaient une note de fraîcheur. On ne mangeait dans<br />
cette pièce qu'à de rares occasions, les repas se prenaient à la cuisine. On mangeait l'été<br />
dans la c<strong>ou</strong>rette à l'abri de rosiers grimpants. Une haie de roses m<strong>ou</strong>sseuses, ces roses<br />
anciennes ainsi appelées car leurs tiges portaient p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes épines une m<strong>ou</strong>sse de fines<br />
aiguilles incapables de percer l'épiderme du doigt le plus délicat, cachait le potager, le<br />
domaine d'Alexandre. C'était un grand mot p<strong>ou</strong>r quatre rangs de haricots, deux de poireaux,<br />
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un petit carré de pommes de terre n<strong>ou</strong>velles, quelques salades et des fraises soignées par<br />
L<strong>ou</strong>ise. Sur le côté, une treille séparait du voisin, de l'autre quelques framboisiers, au fond<br />
une haie de poiriers en espalier. Un majestueux cognassier apportait l'ombre et ses fruits<br />
p<strong>ou</strong>r la confiture. En la voyant, v<strong>ou</strong>s compreniez t<strong>ou</strong>t ce qu'une maison peut v<strong>ou</strong>s<br />
apprendre sur ses occupants. Alexandre avait offert à sa fille une mandoline, qui emplissait<br />
la maison de ses sérénades.<br />
Les filles Durand étaient parties à Paris continuer leurs études, les femmes savantes<br />
étaient encore mal vues en province. L<strong>ou</strong>ise Laroche prit place derrière le guichet grillagé<br />
du petit bureau de poste d'Andrézieux. Cette activité lui convenait, la receveuse était<br />
avenante. Elle était heureuse de voir son père aller et venir, prenant le c<strong>ou</strong>rrier, emportant<br />
les lettres recommandées. Voir entrer et sortir les clients lui plaisait. Les habitués<br />
l'appelaient maintenant Mlle Laroche. Marie Magan venait s<strong>ou</strong>vent bavarder avec elle.<br />
L<strong>ou</strong>ise c<strong>ou</strong>lait des j<strong>ou</strong>rs heureux entre ses parents, ses livres et son merle parleur qui<br />
l'appelait L<strong>ou</strong>iiise vingt fois par j<strong>ou</strong>r, sifflant éperdument le matin sur le seuil de la porte de<br />
sa cage t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte.<br />
En novembre 1907 le drame survint, L<strong>ou</strong>ise venait d'avoir dix-neuf ans, son père<br />
revenait de sa distribution de c<strong>ou</strong>rrier qu'il faisait l'après-midi à Saint-Just-sur-Loire. En<br />
novembre les j<strong>ou</strong>rs sont c<strong>ou</strong>rts, la nuit était là. Une petite lampe à huile éclairait faiblement<br />
la r<strong>ou</strong>te devant sa bicyclette. Le cocher d'une voiture de maître tirée par deux chevaux serra<br />
la droite du chemin p<strong>ou</strong>r arrondir la c<strong>ou</strong>rbe qui lui permettait de prendre à gauche l'allée du<br />
château Mermier, un autre industriel. Il renversa le père de L<strong>ou</strong>ise. La poitrine enfoncée,<br />
plusieurs fractures, il devait m<strong>ou</strong>rir deux j<strong>ou</strong>rs plus tard, il avait 52 ans. L<strong>ou</strong>ise après la<br />
mort de son père fit une dépression. Son merle venait d'être mangé par Mistigri, le chat du<br />
voisin, ce fut trop. Sa mère, avec t<strong>ou</strong>te la fierté des Déal, refusa la pension que lui offrait<br />
l'administration, avec une phrase à la Mirabeau: « Je ne veux pas profiter de la mort de mon<br />
mari ». Elle sec<strong>ou</strong>a sa fille qui reprit place derrière le guichet grillagé du bureau de la petite<br />
poste.<br />
Un j<strong>ou</strong>r, une tentative de cambriolage fit peur à la receveuse, qui demanda à<br />
L<strong>ou</strong>ise de c<strong>ou</strong>cher près d'elle au bureau de poste. La mère de L<strong>ou</strong>ise donna son accord ne<br />
croyant pas à un ret<strong>ou</strong>r des cambrioleurs, ceux-ci revinrent. Ils firent, en menaçant de leurs<br />
revolvers les deux femmes seules, terrorisées, main basse sur la recette. Le bureau de tabac<br />
d'Andrézieux se tr<strong>ou</strong>vait vacant, l'État en offrit la gérance à la mère de L<strong>ou</strong>ise. La vie reprit<br />
tristement p<strong>ou</strong>r les deux femmes. Marie Magan confia à L<strong>ou</strong>ise qu'elle venait de faire<br />
connaissance d'un fringant jeune homme. « C’est un ancien dragon de l’Escadron Noir de<br />
Lunéville. Il a vécu à la c<strong>ou</strong>r de l’empereur d’Allemagne ». Elle entraîna L<strong>ou</strong>ise aux<br />
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c<strong>ou</strong>rses de chevaux à Saint-Galmier et lui présenta <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>, <strong>Auguste</strong> ne plut pas à la<br />
chaste L<strong>ou</strong>ise. « C’est un viveur, c<strong>ou</strong>reur de filles », jugea-t-elle. Elle mit en garde son<br />
amie Marie qui s'en fichait, vivant p<strong>ou</strong>r l'instant présent.<br />
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16. Le télégraphe<br />
L'État venait de nationaliser le télégraphe et le téléphone. Julie, voyant<br />
l'importance que prenait ces deux moyens de communication, p<strong>ou</strong>ssa sa fille à demander<br />
son transfert. L<strong>ou</strong>ise, sec<strong>ou</strong>ant la neurasthénie que lui avait laissé la mort de son père,<br />
apprit en un temps record le Morse. Elle fut félicitée à son examen de passage p<strong>ou</strong>r son<br />
habileté à traduire au son les points et les traits en langage clair. L<strong>ou</strong>ise nommée au<br />
télégraphe à Saint-Étienne, sa mère rendit avec s<strong>ou</strong>lagement le bureau de tabac à la régie.<br />
Elle n'avait jamais aimé cette vie sédentaire derrière un comptoir à vendre des timbres, des<br />
cigarettes <strong>ou</strong> peser du tabac extrait de ces l<strong>ou</strong>rds pots en grès, laissant une odeur forte aux<br />
doigts. Elle accepta enfin la pension que lui offrait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'État.<br />
Mme B<strong>ou</strong>tet, qui avait succédé à Julie Laroche dans la fonction de g<strong>ou</strong>vernante au<br />
château Mart<strong>ou</strong>ret, venait d'abandonner cet office. Elle attendait un second enfant et v<strong>ou</strong>lait<br />
se consacrer à sa famille. Son mari venait d'obtenir un emploi de jardinier à la ville de<br />
Saint-Étienne. Près du logement qu'ils avaient tr<strong>ou</strong>vé en haut de la rue des Chapes, un<br />
second se tr<strong>ou</strong>vait libre. Elle en fit part à Mme Laroche qui, abandonnant la lampe à<br />
pétrole, tr<strong>ou</strong>va enfin là le gaz, son réchaud et son éclairage.<br />
A la préfecture de Saint-Étienne on emménageait une partie des combles,<br />
s<strong>ou</strong>levant la toiture côté c<strong>ou</strong>r intérieure, y <strong>ou</strong>vrant des jacobines p<strong>ou</strong>r faire pénétrer la<br />
lumière et installer le télégraphe et le téléphone. Comme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs on était en retard. C'est<br />
parmi les gravats que L<strong>ou</strong>ise prit possession de son poste. <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> logeait et prenait<br />
pension dans un modeste hôtel-restaurant rue des Gris. L<strong>ou</strong>ise Laroche devait en<br />
descendant la rue des Chapes emprunter la rue des Gris p<strong>ou</strong>r se rendre au télégraphe. Un<br />
j<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> la croisa et la salua, L<strong>ou</strong>ise lui rendit sèchement son salut.<br />
Julie s'ennuyait ferme à ne rien faire. Le j<strong>ou</strong>rnal lu, le ménage expédié, elle<br />
feuilletait quelques livres de sa fille et préparait le repas de midi. L'après-midi, si le temps<br />
le permettait, elle allait un peu marcher dans les rues, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les mêmes, <strong>ou</strong> bien elle<br />
montait bavarder un moment avec Mme B<strong>ou</strong>tet qui p<strong>ou</strong>ponnait ses deux filles, Jeanne<br />
l'aînée et Isabelle la dernière. Parfois c'est avec l'épicière du rez-de-chaussée qu'elle allait<br />
causer un moment. Julie s<strong>ou</strong>ffrait d'être seule et en même temps se délectait de son<br />
indépendance après ces années serviles au château Mart<strong>ou</strong>ret et, elle n'osait se l'av<strong>ou</strong>er, de<br />
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la liberté totale dont elle j<strong>ou</strong>issait après la mort de son mari. Charvet, le tailleur du coin,<br />
l'énervait à t<strong>ou</strong>rner aut<strong>ou</strong>r d'elle. Il est vrai que sa femme brune et noire de peau était un<br />
vrai hareng saur. Un amant, le mot ne lui faisait pas peur; elle n'avait pas encore 55 ans.<br />
Elle hésitait à franchir le pas.<br />
L'épicière du rez-de-chaussée qui vendait aussi des légumes, faisait le lait et les<br />
fromages, était b<strong>ou</strong>sculée les matins. Son mari qui travaillait à la forge d'un serrurier<br />
grommelait à midi si le repas n'était pas prêt. Julie s'offrit de l'aider, ne demandant aucune<br />
rémunération. « Entre voisins il faut bien se rendre service ». L'épicière qui ne v<strong>ou</strong>lait pas<br />
être en reste, lui remplissait chaque fois un filet de légumes, de fromages <strong>ou</strong> de fruits.<br />
<strong>Auguste</strong>, depuis qu'il avait rencontré L<strong>ou</strong>ise, cherchait à la revoir. Il s'était rendu<br />
compte qu'elle parc<strong>ou</strong>rait chaque j<strong>ou</strong>r les mêmes rues. Il s'arrangea p<strong>ou</strong>r la croiser et la<br />
saluer poliment sans jamais lui adresser la parole, ce qui exaspérait L<strong>ou</strong>ise, elle changea<br />
d'itinéraire. <strong>Auguste</strong> avait compris qu'elle travaillait à la poste et chercha à la croiser de<br />
n<strong>ou</strong>veau. Il se demandait p<strong>ou</strong>rquoi lui, si entreprenant, se tr<strong>ou</strong>vait si intimidé devant Mlle<br />
Laroche.<br />
P<strong>ou</strong>r L<strong>ou</strong>ise ce n'était pas le premier garçon qui la regardait. Il y avait t<strong>ou</strong>s les<br />
jeunes du télégraphe, manipulateurs, techniciens <strong>ou</strong> ingénieurs p<strong>ou</strong>r qui ces jeunes recrues<br />
féminines étaient une n<strong>ou</strong>veauté, mais dont L<strong>ou</strong>ise savait se débarrasser d'une pir<strong>ou</strong>ette.<br />
L<strong>ou</strong>ise raconta à Erminie Boyer, une collègue du télégraphe, ce garçon qui la saluait dans la<br />
rue et qui l'énervait. Cette collègue, la maitresse d'un médecin, la regarda de biais; Mlle<br />
Laroche, la sage, la marquise de la Roche serait-elle am<strong>ou</strong>reuse? Depuis la mort de son<br />
père, L<strong>ou</strong>ise confiait t<strong>ou</strong>t à sa mère. Un j<strong>ou</strong>r elle s'<strong>ou</strong>vrit à elle : « Il y a l’ami de Marie<br />
Magan qui m’ennuie », et comme Julie montrait des velléités d'aller dire à ce monsieur ce<br />
qu'elle pensait de sa conduite, L<strong>ou</strong>ise la retint. « Il est très correct. Lorsqu’il me croise, il<br />
me salue poliment. Il me connaît, Marie me l’a présenté, mais il ne me plaît pas. Je n’aime<br />
pas son genre ». Elle garda p<strong>ou</strong>r elle, qu'elle tr<strong>ou</strong>vait qu'il la croisait vraiment s<strong>ou</strong>vent.<br />
Julie, à qui la camaraderie de sa fille avec cette dévergondée de Marie Magan<br />
n'avait jamais plu, fit son enquête. Ce fut facile, de la rue des Chapes à la place de l'Hôtel<br />
de ville, t<strong>ou</strong>t le monde connaissait <strong>Auguste</strong>. « Il est garçon coiffeur au salon Justinard,<br />
place de l’Hôtel de ville ». Là, on lui apprit que le dimanche, s<strong>ou</strong>vent, il remplaçait des<br />
jockeys sur les champs de c<strong>ou</strong>rses. Il avait été dragon à Lunéville dans l'Escadron Noir. Il<br />
avait vécu à la c<strong>ou</strong>r de l'empereur d'Allemagne. « C’est un garçon d’avenir, il ne restera pas<br />
longtemps garçon coiffeur ».<br />
<strong>Auguste</strong> avait appris que L<strong>ou</strong>ise Laroche était manipulatrice au télégraphe. Elle<br />
paraissait être une personne pondérée et non une écervelée comme Marie Magan, et de plus<br />
une belle fille au teint de blonde, ce qui ne gâtait rien. Le qualificatif que lui donnaient ses<br />
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collègues de marquise de la Roche lui allait bien. P<strong>ou</strong>r retr<strong>ou</strong>ver Marie, <strong>Auguste</strong> devait<br />
aller à Andrézieux. Le temps, l'habitude, atténuaient la f<strong>ou</strong>gue de leurs rencontres. Le j<strong>ou</strong>r<br />
où, dans la chambre du petit hôtel de la place du village, Marie Magan l'avait laissé exténué<br />
et qu'il ne s'était pas réveillé p<strong>ou</strong>r rejoindre Saint-Etienne en vélo et reprendre son travail à<br />
neuf heures du matin au salon Justinard était du passé. T<strong>ou</strong>t le village avait ri, quand la<br />
patronne de l'hôtel, malgré ses c<strong>ou</strong>ps de poing répétés sur la porte de la chambre, n'avait pu<br />
le réveiller. Prise de panique, le croyant mort, elle avait fait appel aux pompiers. Ceux-ci<br />
avaient dressé leur échelle p<strong>ou</strong>r passer par la fenêtre <strong>ou</strong>verte de la chambre et réveiller<br />
<strong>Auguste</strong>. Julie et L<strong>ou</strong>ise n'étaient pas sans ignorer cette pantalonnade.<br />
<strong>Auguste</strong> se sentait arrivé à un carref<strong>ou</strong>r où il lui fallait prendre une décision. Deux<br />
r<strong>ou</strong>tes menaient dans deux directions opposées. L'une, vers une vie d'aventure, l'autre, celle<br />
d'un sage garçon coiffeur, se mariant avec une fille sage qui lui donnerait de beaux enfants.<br />
Il lui était encore trop tôt p<strong>ou</strong>r choisir, inconsciemment il s'assit au carref<strong>ou</strong>r, attendant que<br />
quelque chose <strong>ou</strong> quelqu'un vienne décider p<strong>ou</strong>r lui. C'était une tactique de j<strong>ou</strong>eur<br />
superstitieux. Julie Laroche pensait que venait le temps de marier sa fille, qu'<strong>Auguste</strong><br />
p<strong>ou</strong>rrait faire un bon parti. Il était bien un peu c<strong>ou</strong>reur, il faut bien que les garçons jettent<br />
leur g<strong>ou</strong>rme…<br />
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17. Le téléphone<br />
La marquise de la Roche lisait des romans à l'eau de rose et rêvait d'un prince<br />
charmant. Au téléphone, l'administration cherchait des jeunes femmes, leurs voix plus<br />
claires se faisaient mieux comprendre que celles des hommes. L<strong>ou</strong>ise, p<strong>ou</strong>r fuir les garçons<br />
qui au télégraphe l'importunaient un peu, posa sa candidature et y fut admise. Mme Fargère,<br />
la surveillante, l'initia au mystère des fiches et des petits tr<strong>ou</strong>s. Bientôt vint la rejoindre sa<br />
camarade Erminie Boyer, la maîtresse du docteur Linossier. Le téléphone, t<strong>ou</strong>t comme le<br />
télégraphe, avait été logé dans une autre partie du grenier de la préfecture, à travers les<br />
p<strong>ou</strong>tres de la charpente. C'était un emplacement provisoire. On allait déplacer les<br />
messageries postales et y installer un n<strong>ou</strong>veau central. Ce provisoire allait durer quatorze<br />
ans.<br />
Julie ne savait comment aborder son plan qui amènerait sa fille à accepter <strong>Auguste</strong><br />
<strong>Paret</strong> p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>x. Ni comment faire penser à ce dernier qu'il p<strong>ou</strong>rrait bien se marier avec<br />
L<strong>ou</strong>ise, mais elle ne d<strong>ou</strong>tait pas d'y arriver. Elle commença par t<strong>ou</strong>ches légères à mélanger<br />
<strong>Auguste</strong>, qui avait vécu à la c<strong>ou</strong>r d'Allemagne, à la vision du prince charmant dont rêvait<br />
L<strong>ou</strong>ise. Elle avait obtenu la complicité d’Erminie Boyer qui avait pris L<strong>ou</strong>ise en amitié, se<br />
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tr<strong>ou</strong>vant des goûts semblables, t<strong>ou</strong>tes deux romantique, aimant les belles choses, se prêtant<br />
des livres, échangeant leurs robes <strong>ou</strong> leurs chaussures. Erminie sympathisa avec maman<br />
Laroche, cette femme de c<strong>ou</strong>rage et d'action qui savait la s<strong>ou</strong>tenir lors de ses moments<br />
dépressifs devant une mère malade et vieillie et un amant qui ne divorcerait jamais.<br />
Les voix fraiches des «demoiselles du téléphone» commençaient à ém<strong>ou</strong>voir<br />
certains usagers. Les soyeux Sauzéa et Colombet, les jeunes Guichard, J<strong>ou</strong>froy et Johann,<br />
fils du père Guichard, fondateur des établissements du Casino, étaient de ceux-là, parmi<br />
tant d'autres. Ils envoyèrent des fleurs à ces demoiselles inconnues du téléphone. Quelquesuns<br />
cherchèrent à les connaitre. Johann Guichard réussit à savoir que c'était une demoiselle<br />
Laroche qui lui répondait lorsqu'il demandait Paris. Il lui envoya des chocolats, des pâtes de<br />
fruits. Elle rapporta à sa mère les boites à demi entamées par ses collègues, cachant le petit<br />
mot qui se tr<strong>ou</strong>vait à l'intérieur. Maman Julie dressa l'oreille, Johann Guichard était un parti<br />
plus intéressant que <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>. On voyait s<strong>ou</strong>vent les frères Guichard traverser la ville<br />
dans leur magnifique automobile, une Dedion-B<strong>ou</strong>ton grand sport. Un troisième prétendant<br />
s'aj<strong>ou</strong>tait à la liste des s<strong>ou</strong>pirants de L<strong>ou</strong>ise. Mais celui-ci, Antoine Duraf<strong>ou</strong>r, n'avait<br />
aucune chance aux yeux de Julie, il était socialiste. Si elle avait pu deviner que celui-ci<br />
deviendrait maire de Saint-Etienne et même ministre…<br />
T<strong>ou</strong>tes les jeunes femmes du téléphone se faisaient des confidences, riant de leurs<br />
s<strong>ou</strong>pirants. Elles décoraient leur triste grenier avec les b<strong>ou</strong>quets de fleurs. La très sage<br />
Marie L<strong>ou</strong>ise Joséphine éc<strong>ou</strong>tait et pensait à la très am<strong>ou</strong>reuse Joséphine de Beauharnais. À<br />
Andrézieux, Marie Magan venait à de faire la connaissance d'un s<strong>ou</strong>ffleur de verre. L<strong>ou</strong>ise<br />
répondit plus calmement aux saluts d'<strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong>. Elle fut elle-même surprise de se<br />
tr<strong>ou</strong>ver un j<strong>ou</strong>r assise avec lui à une petite table ronde de la terrasse du Café des négociants.<br />
Maman Julie et Erminie Boyer, n'avaient plus à intervenir. <strong>Auguste</strong> savait que la très sage<br />
fille Laroche ne serait à lui que dans le mariage. Un j<strong>ou</strong>r, il prit son costume noir, ses<br />
manchettes, son col blanc en celluloïd. Les gants blancs à la main, il se rendit rue des<br />
Chapes demander à Mme Laroche la main de sa fille. Celle-ci le reçut fraichement, il n'était<br />
plus l'élu de son coeur. « J’en parlerai à ma fille », se contenta de répondre Julie».<br />
Sa surprise fut grande lorsqu'elle dit à sa fille : « Le coiffeur <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> a osé te<br />
demander en mariage », elle s'attendait tellement à un rire de mépris! Mais L<strong>ou</strong>ise garda le<br />
silence et Julie vit briller ses yeux. Vraiment on ne p<strong>ou</strong>vait pas comprendre les filles. Elle<br />
allait la b<strong>ou</strong>sculer, lui dire quelle était folle. Cet aventurier, ce j<strong>ou</strong>eur, il passait des nuits au<br />
baccarat, ce c<strong>ou</strong>reur de filles, vraiment elle n'y pensait pas! Elle sut se retenir et préféra ne<br />
rien dire, attendre une manifestation de Johann. C'était le premier garçon qui la demandait<br />
en mariage, car elle n'avait pas transmis à L<strong>ou</strong>ise la demande d'Antoine Duraf<strong>ou</strong>r. C'était<br />
peut être simplement cette première demande qui avait fait briller ses yeux.<br />
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L<strong>ou</strong>ise qui s'était tue, attendit avec impatience la prochaine rencontre avec <strong>Auguste</strong><br />
et lui dit avec candeur « <strong>ou</strong>i ». Elle n'osait pas aborder avec sa mère ce délicat sujet de<br />
préoccupation. Avec elle, <strong>Auguste</strong> était si d<strong>ou</strong>x, si gentil, si délicat, si réservé. Ses yeux<br />
étaient si ensorceleurs. Il savait t<strong>ou</strong>t, sur t<strong>ou</strong>tes choses, connaissait les dernières<br />
déc<strong>ou</strong>vertes de la science. Il savait parler des livres, des écrivains, des poètes. Il disait t<strong>ou</strong>t,<br />
clairement, sans emphases. Ensemble ils aimaient les belles choses. <strong>Auguste</strong> venait de<br />
tr<strong>ou</strong>ver en L<strong>ou</strong>ise la jeune femme qu'il cherchait depuis t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, la seule qui lui faisait<br />
<strong>ou</strong>blier Mlle de Vimont.<br />
L<strong>ou</strong>ise s'arma de c<strong>ou</strong>rage, elle se sentait majeure, elle dit brutalement à sa mère :<br />
« Je vais me marier avec <strong>Auguste</strong> <strong>Paret</strong> ». Julie sut réprimer la colère qu'elle sentait monter<br />
en elle. Elle lui répondit aussi brutalement. « Tu c<strong>ou</strong>ches avec lui? — Oui », lui répondit<br />
L<strong>ou</strong>ise bien que ce fût faux. Mme Laroche, femme de devoir et aussi parce que Johann<br />
Guichard ne s'était pas manifesté comme elle l'attendait, lui répondit sèchement : « Il faut<br />
v<strong>ou</strong>s marier t<strong>ou</strong>t de suite ». Le mariage eut lieu sans grandes pompes, L<strong>ou</strong>ise en robe<br />
blanche très simple, quelques parent et amis seulement, dans la petite église de la Nativité,<br />
la plus pauvre de Saint-Etienne. N<strong>ou</strong>s étions le 17 juillet 1911. L<strong>ou</strong>ise avait 23 ans,<br />
<strong>Auguste</strong> allait en avoir 26.<br />
Julie, devenue p<strong>ou</strong>r ses voisins la mère Laroche, garda t<strong>ou</strong>te sa vie une dent contre<br />
ce gendre quelle n'avait pas désiré, <strong>ou</strong>bliant qu'il avait au début été l'objet de ses pensées.<br />
Charvet le tailleur t<strong>ou</strong>rnait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aut<strong>ou</strong>r d'elle. Elle n'avait que 56 ans, elle ne se sentait<br />
par vieille. Charvet avait réussi à engrosser son hareng saur d'ép<strong>ou</strong>se. Julie était fort<br />
présentable. Que se passa-t-il, personne jamais n'en sut rien. Losthe le marchand de vin de<br />
Montbrison et son ép<strong>ou</strong>se qui avaient assisté au mariage, connaissaient un collègue à Saint-<br />
Etienne, rue du treuil, M. Buferne, près des ponts de Carnot, ce viaduc de chemin de fer qui<br />
traverse d'est en <strong>ou</strong>est t<strong>ou</strong>te la ville de Saint-Etienne. Au rez-de-chaussée se tr<strong>ou</strong>vaient ses<br />
bureaux, au-dessus, ses appartements, au second étage, deux logements, l'un d'eux était<br />
libre. Pendant que les jeunes mariés étaient partis en voyage de noces à Turin en Italie, Julie<br />
prit possession des lieux en leur nom. Ils tr<strong>ou</strong>vèrent à leur ret<strong>ou</strong>r un appartement en partie<br />
aménagé.<br />
Les Buferne avaient une fille, Berthe. Elle était née avec le siècle, le premier<br />
janvier 1900, elle allait avoir onze ans. Si elle sentait que Mme <strong>Paret</strong> était chez elle, vite<br />
elle grimpait la voir. L<strong>ou</strong>ise savait si bien lui expliquer ses devoirs, que t<strong>ou</strong>t de suite elle les<br />
comprenait. P<strong>ou</strong>r le j<strong>ou</strong>r de l'an qui était aussi le j<strong>ou</strong>r de l'anniversaire de Berthe, les<br />
Buferne avaient invité le jeune ménage <strong>Paret</strong> et aussi Mme Laroche. On ne p<strong>ou</strong>vait pas la<br />
laisser seule.<br />
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18. Le salon de la poste<br />
Un salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme était à vendre au 17 de la rue de la Préfecture,<br />
<strong>Auguste</strong> se présenta p<strong>ou</strong>r le visiter. Il n'était pas très grand, à l’arrière, le logement était<br />
modeste. Ses économies aussi étaient modestes, il avait trop gaspillé d'argent au jeu. Avec<br />
son ép<strong>ou</strong>se, ils comptaient et recomptaient leurs pièces blanches. Julie n'avait que sa<br />
retraite, elle leur aligna bien quelques écus, mais le t<strong>ou</strong>t était insuffisant. <strong>Auguste</strong> se décida<br />
à aller voir ses parents. Il prit sa bicyclette et partit p<strong>ou</strong>r Montbrison. Son père, b<strong>ou</strong>rru, lui<br />
aligna immédiatement les écus manquants. « Rends les écus à la mère Laroche, on n’a pas<br />
besoin de ses s<strong>ou</strong>s ». <strong>Auguste</strong> se rappelait son ret<strong>ou</strong>r et les écus qui pesaient l<strong>ou</strong>rd dans sa<br />
poche. Dans la côte de T<strong>ou</strong>rettes, il se revoyait cherchant dans la p<strong>ou</strong>ssière de la r<strong>ou</strong>te<br />
p<strong>ou</strong>dreuse <strong>ou</strong> dans l'herbe des bas-côtés, les précieux écus qui s'étaient éparpillés quand sa<br />
poche avait craqué.<br />
Ce ne fut pas maman Gabrielle qui cette fois refit la poche, mais la voisine de leur<br />
logement qui était c<strong>ou</strong>turière. Elle s'appelait L<strong>ou</strong>ise, comme son ép<strong>ou</strong>se. <strong>Auguste</strong> fit le<br />
serment de ne plus j<strong>ou</strong>er aux jeux d'argents et chose surprenante, il tint longtemps parole.<br />
Pendant quelques semaines, L<strong>ou</strong>ise et <strong>Auguste</strong> employèrent leurs dimanches et leurs<br />
soirées à peindre, tapisser, vernir le salon de coiffure, pendant que M. Ribes, un de leurs<br />
n<strong>ou</strong>veaux clients peintre en lettres, peignait au-dessus de la vitrine en belles lettres<br />
anglaises: Salon de la poste.<br />
<strong>Auguste</strong> avait quitté avec s<strong>ou</strong>lagement l'appartement de la rue du Treuil, il n'avait<br />
jamais pu s'habituer au bruit infernal du chemin de fer qui le matin le réveillait en sursaut et<br />
le faisait se précipiter à la fenêtre, encore heureux qu'il n'y ait pas eu de trains la nuit. Cette<br />
même année 1911, <strong>Benoît</strong>e, la grande soeur d'<strong>Auguste</strong>, venait d'avoir une seconde fille,<br />
Léona. La première, Jeanne était née l'année précédente. <strong>Auguste</strong> et L<strong>ou</strong>ise allèrent à<br />
Orange au baptême de Léona et en même temps <strong>Auguste</strong> leur présenta son ép<strong>ou</strong>se. L<strong>ou</strong>ise<br />
fut séduite par la gentillesse de <strong>Benoît</strong>e et l'étendue des connaissances d'Alexandre son mari<br />
qui leur présenta sa ville.<br />
Par un dimanche de printemps, <strong>Auguste</strong> avait entraîné son ép<strong>ou</strong>se à un meeting<br />
aérien qui avait lieu au champ de c<strong>ou</strong>rse de Villars. Ils avaient pris le n<strong>ou</strong>veau tramway<br />
électrique, Bad<strong>ou</strong>illère - la Terrasse et le chemin de fer p<strong>ou</strong>r un c<strong>ou</strong>rt instant. Ils étaient<br />
descendus à la première station, t<strong>ou</strong>t près du champ de c<strong>ou</strong>rse. Parmi les vedettes<br />
annoncées sur une affiche placardée à l'entrée, <strong>Auguste</strong> qui n'avait pas lu le j<strong>ou</strong>rnal, eut la<br />
surprise de voir le nom du pilote automobile de Spa qu'il avait retr<strong>ou</strong>vé à Lunéville. Celuici,<br />
t<strong>ou</strong>t heureux, entraîna <strong>Auguste</strong> et L<strong>ou</strong>ise parmi ses camarades. Il leur raconta comment<br />
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<strong>Paret</strong>, au terrain de manoeuvre des dragons de Lunéville, l'avait aidé dans ses débuts<br />
difficiles. À <strong>Auguste</strong>, il expliqua l'histoire des débuts de cette aventure aérienne. «Au début<br />
n<strong>ou</strong>s avions placé le moteur et l'hélice derrière le pilote. A l'image des bateaux, l'hélice<br />
p<strong>ou</strong>ssait l'aéroplane. L'un de n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrit que l'hélice placée devant et tirant la machine,<br />
était plus efficace. Cette déc<strong>ou</strong>verte avait permis de réduire la voilure, rendant nos engins<br />
moins sensibles au vent. L'armée venait de baptiser avion ses aéroplanes militaires. Ce nom<br />
avait été donné par Clément Ader à ses machines volantes dont la dernière, Eole, avait en<br />
185O, quitté le plancher des vaches, premier engin volant à moteur.<br />
Quelques clients de chez Justinards avaient suivi <strong>Auguste</strong> au salon de la poste, son<br />
ami Chaize et aussi Thiollier, ainsi que quelques employés du télégraphe. Le salon était<br />
florissant quand L<strong>ou</strong>ise mit au monde une petite fille qui hélas ne vécut que quelques j<strong>ou</strong>rs.<br />
Le magasin voisin du salon de coiffure était tenu par deux personnes, Mme Brüner<br />
et sa fille Frida, deux Alsaciennes, réfugiées de la guerre de 70. Vendeuses de tissus et de<br />
draps, elles exerçaient la noble profession de drapier. P<strong>ou</strong>r elles qui avaient refusé de<br />
devenir Allemandes, la vie en France était dure. Le dialecte alsacien qu’elles employaient<br />
entre elle, car Mme Brüner ignorait le français, et que les passants assimilaient à l'allemand,<br />
les rendaient antipathiques. Vieillies et aigries par le malheur, les dames Brüner voyaient<br />
des ennemis part<strong>ou</strong>t. Elles arrivaient à vivre car leur clientèle était composée d'Alsaciens,<br />
comme elles, réfugiés de cette guerre désastreuse et assez nombreux dans la région<br />
stéphanoise. En arrière de leur magasin, leur logement comportait une c<strong>ou</strong>r commune avec<br />
le logement du Salon de la poste. Les avances de L<strong>ou</strong>ise furent mal reçues et celle-ci n'osa<br />
bientôt plus sortir dans la c<strong>ou</strong>r.<br />
De n<strong>ou</strong>veau L<strong>ou</strong>ise fut enceinte et le 19 juillet 1913, un samedi, à une heure de<br />
l'après-midi, dans la petite chambre au fond de l'arrière b<strong>ou</strong>tique du Salon de la Poste, Mlle<br />
Saint-Jean, la sage femme réussit à extirper du ventre de L<strong>ou</strong>ise la grosse caboche d'un<br />
garçon j<strong>ou</strong>fflu. C'est ainsi que je vis le j<strong>ou</strong>r, alors que mon père offrait le champagne dans<br />
le salon de coiffure aux nombreux clients qui étaient restés à attendre l'événement.<br />
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19. Les rues de ce quartier<br />
T<strong>ou</strong>t en haut de la rue Des Chapes, là où elle rejoint la rue de l'Éternité qui<br />
continue à grimper jusqu'au sommet du Crêt-de-Roc, se tr<strong>ou</strong>vait autrefois un treuil. Celui-ci<br />
tirait les bennes pleines de charbon qui venaient de sortir du puits de mine dont le chevalet<br />
s'élevait t<strong>ou</strong>t en bas, sur le côté sud de la place triangulaire de l'Attache-aux-boeufs. Cette<br />
place baignait le bas de sa pente dans le Furan. Peu de personnes se s<strong>ou</strong>venaient qu'avant<br />
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l'intrusion du charbon, se tr<strong>ou</strong>vait sur ce coteau des vignes éclairées par le soleil c<strong>ou</strong>chant.<br />
Seul en témoignait deux petites rues qui portaient encore le nom de rue Raisin et rue de la<br />
Vigne.<br />
Les deux équipes de trois mineurs qui, t<strong>ou</strong>t au début du XIX e siècle, avaient la<br />
chance de vivre le j<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>s le soleil et la nuit s<strong>ou</strong>s les étoiles, avaient la tâche de faire<br />
t<strong>ou</strong>rner le treuil. Depuis la rue du même nom, ils faisaient monter vers eux les bennes<br />
pleines de charbon p<strong>ou</strong>r les faire ensuite redescendre sur l'autre versant vers la plaine de<br />
Bérard. Les bennes descendantes j<strong>ou</strong>aient le rôle de contrepoids. Les m<strong>ou</strong>vements du treuil<br />
étaient contrôlés par des cliquets placés de chaque coté d'une grande r<strong>ou</strong>e dentée, p<strong>ou</strong>r<br />
éviter t<strong>ou</strong>t ret<strong>ou</strong>r en arrière <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t emballement des bennes descendantes sur Bérard. Ces<br />
cliquets portaient le nom de Chapes. La rue en avait gardé le nom.<br />
A Bérard, le charbon était lavé, trié par les clapeuses, ces femmes, contrairement<br />
aux marquises qui se p<strong>ou</strong>draient de riz par coquetterie, se p<strong>ou</strong>draient de charbon. Puis le<br />
charbon était stocké en tas par qualité. Il était chargé ensuite dans de l<strong>ou</strong>rds tombereaux<br />
p<strong>ou</strong>r être livré chez le client <strong>ou</strong> vers les vallées du Rhône et de la Loire, ainsi qu’aux<br />
premières machines à vapeur installées par une n<strong>ou</strong>velle espèce humaine, les industriels.<br />
Une g<strong>ou</strong>tte d'eau qui tombait là-haut t<strong>ou</strong>t près du treuil, hésitait et se demandait de quel<br />
côté elle allait se décider à c<strong>ou</strong>ler. A l'<strong>ou</strong>est, elle glisserait jusqu'au Furan et emportée par la<br />
Loire, elle verrait t<strong>ou</strong>t ses châteaux et se ferait saler par l'Océan. A l'orient ce serait le<br />
Giers. Elle serait r<strong>ou</strong>lée par le Rhône tumultueux p<strong>ou</strong>r s’évaporer dans la Mare Nostrum,<br />
notre Méditerranée.<br />
L'ingénieur des mines Beaunier, comme beauc<strong>ou</strong>p de ses congénères, prévoyait<br />
l'extension de l'industrie du charbon. Il avait dès 1821 pensé créer, comme le faisait les<br />
Anglais, une voie ferrée descendant en pente d<strong>ou</strong>ce jusqu'à la Loire, et répandre ainsi plus<br />
facilement le charbon dans t<strong>ou</strong>t le bassin de ce fleuve. Après de nombreuses vicissitudes<br />
aussi bien administratives que techniques, cette voie ferrée fut enfin <strong>ou</strong>verte le 1er octobre<br />
1828. Elle partait du Pont-de-l'âne, un pont sur le ruisseau des Eaux jaunes, au bas de<br />
Bérard, ce clair ruisseau à truites devenu b<strong>ou</strong>eux et jaunâtre depuis qu'il servait à laver le<br />
charbon de sa terre et de son limon. Longue de 21 km, cette voie ferrée arrivait au bord de<br />
la Loire près du pont d'Andrézieux, lieu où l'on extrayait du sable du lit du fleuve et où les<br />
charretiers déchargeaient leur charbon qui allait descendre la voie d’eau sur des péniches<br />
construites sommairement. Celles-ci seraient démontées et le bois vendu lorsque serait<br />
négocié le dernier morceau de charbon. Ce fut le premier chemin de fer français.<br />
Le convoi se composait de quatre wagonnets remplis de charbon et d'un cinquième<br />
portant le conducteur et son casse-croûte. Avec son frein à manivelle, il contrôlait la vitesse<br />
du convoi à la descente. A côté de lui, le nez dans son picotin, était attaché un cheval les<br />
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yeux bandés p<strong>ou</strong>r ne pas être effrayé par la vitesse indépendante de ses jambes, croyait-on.<br />
Il allait devoir au ret<strong>ou</strong>r tirer les wagonnets vides à la remontée.<br />
Dès 1826, un ingénieur d'Annonay, Marc Seguin, s'était intéressé à la réalisation de<br />
son ami Beaunier. Il avait en accord avec lui fait venir d'Angleterre deux locomotives à<br />
vapeur. Mais celles-ci s'ess<strong>ou</strong>fflaient rapidement, ne produisant pas assez de vapeur, elles<br />
se montrèrent incapables de remonter les wagons même vides jusqu'au Pont-de-l'âne.<br />
Beaunier imagina de créer un replat vers le village de Villars, à la sortie du petit tunnel<br />
qu’il avait eu tant de mal à creuser avec ses faibles moyens. Mais ce fut inutile. Alors Marc<br />
Seguin se décida à inventer la chaudière tubulaire. Ce fut Jean-Claude Verpilleux, un<br />
industriel de la plaine d'Achille, qui construisit cette n<strong>ou</strong>velle locomotive, et le 7 novembre<br />
1829, celle-ci ramena d'Andrézieux, à 9 km à l’heure, un convoi de quinze tonnes. Ce fut le<br />
triomphe de la vapeur.<br />
On imagine l'exaltation, la passion, l'enth<strong>ou</strong>siasme de ces chercheurs et de ces<br />
réalisateurs, nombreux inconnus, qui s'était attelés à cette tâche. Ils créèrent même les<br />
premiers wagons de voyageurs. P<strong>ou</strong>r cela ils se contentèrent de prendre des diligences et de<br />
leur mettre des r<strong>ou</strong>es adaptées aux voies ferrées. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi les voies ferrées ont une<br />
largeur de 1,32m, la largeur entre les r<strong>ou</strong>es des diligences. Une autre voie ferrée fut lancée<br />
en direction de Lyon. Ce projet ambitieux fut réalisé par étapes, Paris v<strong>ou</strong>lut son chemin de<br />
fer, le charbon et le t<strong>ou</strong>risme envahirent le monde.<br />
En ces années 1900, le treuil de la rue des Chapes n'était plus. Le Furan rec<strong>ou</strong>vert,<br />
le puits de mine de l'Attache-aux-boeufs, trop près du n<strong>ou</strong>veau centre, avait disparu. Sur la<br />
place triangulaire, les p<strong>ou</strong>voirs publics avaient construit une caserne de pompiers. Près du<br />
Pont-de-l'âne avait été édifiée une gare flambant neuve. Construite en charpente métallique<br />
à la mode n<strong>ou</strong>velle, les vides garnis de briques anglaises pressées de deux c<strong>ou</strong>leurs, r<strong>ou</strong>ge<br />
et jaune de Naples. Elle était l'orgueil des Stéphanois. Monsieur le ministre lui avait donné<br />
le nom de Châteaucreux, du nom du puits de mine t<strong>ou</strong>t proche.<br />
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20. Le calme avant la tempête<br />
En ce dimanche de printemps de 1914, <strong>Auguste</strong> et sa famille avaient pris le chemin<br />
du parc du Jeu-de-l'Arc. Situé sur le versant nord du Crêt-de-Roc, ce parc s'étendait<br />
jusqu'au bas de la pente. Dans sa partie haute il était bordé par une rue que l'on avait<br />
appelée Verpilleux en hommage à l’industriel, et caché derrière un mur de pierres qui<br />
laissait dépasser ses frondaisons. Au bas de la pente, le parc avait été amputé d'une partie<br />
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de son territoire par la construction de la voie ferrée qui, partant de la gare de<br />
Châteaucreux, traversait par le pont de Carnot la moitié nord de la ville avant de continuer<br />
son chemin vers la Haute-Loire et la ville du Puy-en-Velay. <strong>Auguste</strong>, présenté par ses amis<br />
les cavaliers, avait dès son arrivée à Saint-Étienne adhéré au club du Jeu de l'Arc. Il était<br />
très vite devenu un champion de tir à l'arc. Il aimait plus particulièrement le tir à longue<br />
distance. Sur le champ de tir réservé à ce tir, derrière des grillages protecteurs p<strong>ou</strong>r les<br />
maladroits, il devait p<strong>ou</strong>r cela pointer sa flèche très haut au-dessus de la cible, évaluer la<br />
hausse nécessaire. La flèche après une c<strong>ou</strong>rbe gracieuse venait se ficher au centre de la<br />
cible aux applaudissements des spectateurs.<br />
Une grande maison construite s<strong>ou</strong>s le Premier Empire s'allongeait près du fond du<br />
parc. Des balançoires, un portique d'athlétisme, un espace de lancement de javelots, de<br />
croquet, de B<strong>ou</strong>le Lyonnaise et de jeux p<strong>ou</strong>r les enfants, offraient des distractions diverses.<br />
Les j<strong>ou</strong>rs d'hiver, une grande salle décorée de peintures murales représentant des soldats et<br />
des cavaliers de l'empire, se prêtait aux jeux de cartes <strong>ou</strong> de jacquet. Un lancement de<br />
fléchette, un billard y était installés. Quelques membres du club avaient organisé un<br />
orchestre et parfois l'on dansait la valse <strong>ou</strong> les n<strong>ou</strong>velles danses, le Shimmy, le Boston.<br />
L<strong>ou</strong>ise de t<strong>ou</strong>t temps avait chanté. Elle avait une voix remarquable et l'assistance insistait<br />
p<strong>ou</strong>r l'entendre. De bonne grâce elle chantait les chansons du moment <strong>ou</strong> les valses de<br />
Vienne pendant qu'au piano une personne de l'assistance l'accompagnait de quelques notes<br />
improvisées. Le gérant du club et son ép<strong>ou</strong>se savaient préparer des repas agréables que l'on<br />
mangeait aux beaux j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s les ombrages. Parfois un train, si le vent était du nord,<br />
empanachait de vapeurs ce parc qui devait être s<strong>ou</strong>s l'Empire un club militaire.<br />
Ce j<strong>ou</strong>r-là, <strong>Auguste</strong> était venu au parc avec L<strong>ou</strong>ise son ép<strong>ou</strong>se et leur petit<br />
Raymond, un gros bébé blond et rond qui allait sur ses neuf mois. Ils étaient accompagnés<br />
de Julie Laroche devenue grand-mère et qui avait la charge du biberon. Elle-même avait<br />
amené ses amis Charvet le tailleur et leur jeune fils Robert. <strong>Auguste</strong> avait fait des photos.<br />
Bien que fréquents, les séj<strong>ou</strong>rs au parc du Jeu de l'Arc n'étaient pas le seul but des<br />
promenades dominicales des <strong>Paret</strong>. L<strong>ou</strong>ise qui aimait la marche entraînait son mari dans les<br />
bois de la F<strong>ou</strong>ill<strong>ou</strong>se qui avaient autrefois été célèbres p<strong>ou</strong>r ses voleurs, <strong>ou</strong> vers les hauteurs<br />
de Rochetaillée, du Bessat <strong>ou</strong> du Grand-Bois.<br />
Un dimanche, L<strong>ou</strong>ise avait emmené son mari qui ne croyait ni à Dieu ni au diable,<br />
faire ses dévotions à la vierge noire de Saint-Genest-Lerpt, une vierge noire tr<strong>ou</strong>vée dans<br />
un buisson ardent, disait la légende. L<strong>ou</strong>ise était heureuse. <strong>Auguste</strong> l'aventureux se faisait-il<br />
à cette vie de famille, mystère ! Cette vie paisible fut interrompue le 3 août 1914 par la<br />
déclaration de guerre de l'Allemagne. <strong>Auguste</strong> devait rejoindre le 14 e régiment de Dragons<br />
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au centre mobilisateur de Gr<strong>ou</strong>chy, près de la gare où il avait si s<strong>ou</strong>vent pris le train p<strong>ou</strong>r<br />
rejoindre ses parents à Montbrison, <strong>ou</strong> Marie Magan à Andrézieux.<br />
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21. Mobilisation<br />
Au centre mobilisateur de Gr<strong>ou</strong>chy, <strong>Auguste</strong> avait retr<strong>ou</strong>vé t<strong>ou</strong>s ses camarades<br />
cavaliers. Comme beauc<strong>ou</strong>p d'entre eux, il se sentait curieusement libre dans ce milieu<br />
policé, plus de s<strong>ou</strong>ci d'argent, plus de s<strong>ou</strong>ci de famille, plus nécessaire de penser, d'autres le<br />
faisaient p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. Libéré de sa petite vie de coiffeur, de sa petite vie de père de famille,<br />
de c<strong>ou</strong>ches, de biberons, de layettes, de c<strong>ou</strong>pes de cheveux à l'anglaise, en brosse, de<br />
m<strong>ou</strong>staches en croc, à l'américaine. Il aimait sa femme, mais comme on aime une amante<br />
qui ne porte qu'une légère atteinte à sa liberté. Il aimait son fils, mais devant lui se<br />
tr<strong>ou</strong>vaient l'aventure et ses tentations, cette aventure dont il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rêvé. Il n'était pas<br />
optimiste comme ses camarades qui se voyaient traversant la Rhénanie au galop de leurs<br />
chevaux et défilant dans les avenues de Berlin, leurs montures dansant au son clair des<br />
trompettes. Il avait vu l'armée prussienne et deviné sa puissance. A Gr<strong>ou</strong>chy, Il avait croisé<br />
le mari d'Emeline de Vimont et avait senti s'agiter en lui un ancien sentiment.<br />
Leur unité formée avait été p<strong>ou</strong>rvue de chevaux prélevés dans les haras de la<br />
plaine, peut-être dans celui d'Emeline. Ils avaient été embarqués à la gare de marchandise<br />
de la plaine d'Achille, loin du public, dans des wagons, 40 hommes, huit chevaux en long<br />
p<strong>ou</strong>r le camp de Satonay à l'est de Lyon. Le mari d'Emeline était resté à Gr<strong>ou</strong>chy, planqué<br />
aux écritures. On avait donné aux partants quelques instants p<strong>ou</strong>r dire au revoir à leurs<br />
familles. L<strong>ou</strong>ise l'avait vu dans sa tenue noir et argent. Elle avait devant lui tenu<br />
c<strong>ou</strong>rageusement. Ce ne fut qu'après son départ qu'elle s'écr<strong>ou</strong>la.<br />
La Belgique envahie, Charleroi, la retraite, les Dragons faits p<strong>ou</strong>r l'attaque et la<br />
victoire moisissaient inemployés au camp de Satonay. La première lettre d'<strong>Auguste</strong> avait<br />
été p<strong>ou</strong>r dire à son ép<strong>ou</strong>se: L<strong>ou</strong>ise ma chérie, j'ai ici un camarade, c'est le vaguemestre,<br />
dans le civil il est photographe. Sa femme vient d'avoir une petite fille. Elle est seule, elle a<br />
besoin de toi, va la voir. Son nom est Lassablière, elle habite 22 rue Mulatière. La lettre<br />
continuait remplie d'éléments rassurants sur son état avant de l'embrasser elle et Friquet,<br />
son petit Raymond.<br />
B<strong>ou</strong>rré de pommes de terre et de fayots, déçu par cette aventure qui le fuyait,<br />
inactif, <strong>Auguste</strong> avait laissé p<strong>ou</strong>sser sa barbe et engraissait. L'aventure était devenue p<strong>ou</strong>r<br />
lui une drogue comme l'opium, il y avait g<strong>ou</strong>tté et ne p<strong>ou</strong>vait plus s'en passer. Sa pensée<br />
voyageait, il se demandait ce qu'il avait fait de sa vie, de sa première vie de <strong>Benoît</strong>, de ce<br />
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métier de coiffeur appris malgré lui, sa fuite à 14 ans. S'il était devenu instituteur, où cela<br />
l'aurait-il mené? Il se voyait en bl<strong>ou</strong>se grise devant une trentaine de gamins indisciplinés,<br />
leur apprenant le féminin pluriel des noms, <strong>ou</strong> les verbes du 3 e gr<strong>ou</strong>pe, quel avenir idiot ! Il<br />
se revoyait encore un peu enfant, chez les Frères à T<strong>ou</strong>rnon, émondant les tignasses des<br />
élèves, suivant du fond de la classe les c<strong>ou</strong>rs de certains professeurs; il aurait v<strong>ou</strong>lu t<strong>ou</strong>t<br />
savoir, t<strong>ou</strong>t connaître. Il se revoyait tapant avec les gamins dans le ballon pendant les<br />
récréations. Il songeait à la première femme qu'il avait connue à Grenoble, une belle fille<br />
nommée Amédée, à Chambéry, Aix-les-Bains, l'Hôtel Royal. À sa timidité qu'il espérait<br />
avoir soigneusement cachée au Kronprinz, ce prince fier, hautain, laissant parfois échapper<br />
comme par inadvertance le plaisir qu'il avait de recevoir hors de t<strong>ou</strong>t protocole ce garçon si<br />
d<strong>ou</strong>é. <strong>Auguste</strong> savait, lui, qu'il n'était pas un garçon d<strong>ou</strong>é, mais un garçon travailleur, un<br />
maniaque de la perfection. Il se voyait à Vienne au Manège Espagnol reprenant les<br />
exercices. Il aimait les chevaux, les chevaux l'aimaient. Il s<strong>ou</strong>riait en revoyant les<br />
princesses qui <strong>ou</strong>bliaient qu'il était leur coiffeur. Il pensait à Lunéville, au prestige de<br />
l'Escadron Noir. Il avait caché à ses camarades sa profession de coiffeur.<br />
S'il avait rencontré le prince de Galle au lieu du Kronprinz, il se serait tr<strong>ou</strong>vé plus à<br />
l'aise, il n'aurait pas senti à son ret<strong>ou</strong>r en France cette suspicion flotter aut<strong>ou</strong>r de lui. La<br />
déception qu'il avait eu au ret<strong>ou</strong>r à sa petite vie de coiffeur après son régiment, sa tentative<br />
de résignation. C'était la difficulté qui l'avait incité à conquérir L<strong>ou</strong>ise. Il s'était pris au jeu<br />
et s'était mis à l'aimer. Il avait eu envie de repos et d'une vie de famille. Il adorait son petit<br />
Raymond. Il s'était cru raisonnable en pensant qu'Emeline de Vimont n'était pas p<strong>ou</strong>r lui, le<br />
roturier. Qu'il était trop jeune p<strong>ou</strong>r un tel sentiment. Il ne savait pas qu'elle savait qu'il était<br />
coiffeur, qu'elle était prête à braver ses parents p<strong>ou</strong>r lui. Que ceux-ci n'étaient pas aussi<br />
inflexibles qu'il le croyait, qu'ils aimaient leur fille et se serait pliés à t<strong>ou</strong>tes ses volontés<br />
p<strong>ou</strong>r son bonheur. Qu’en déc<strong>ou</strong>vrant que le fils <strong>Paret</strong> aimait les chevaux, ils l'auraient<br />
finalement adopté.<br />
Julie Laroche avait abandonné la rue des Chapes et était venue loger près de sa<br />
fille. Femme de décisions, elle avait pris les choses en mains. L<strong>ou</strong>ise apprenant que son<br />
mari était dans ce camp près de Lyon reprenait espoir. La victoire allemande terminerait<br />
bientôt la guerre. En attendant Mme Laroche essayait de garder <strong>ou</strong>vert le salon de coiffure.<br />
Les deux garçons coiffeurs avaient été mobilisés. Elle tr<strong>ou</strong>va un Argentin qui faisait son<br />
t<strong>ou</strong>r du monde et se tr<strong>ou</strong>vait bloqué à Saint-Étienne par la guerre. Raymond se s<strong>ou</strong>venait de<br />
Ra<strong>ou</strong>l qui le faisait rêver de pampas, de gauchos. Il lui montrait des photos de tr<strong>ou</strong>peaux, de<br />
son père se balançant dans son rocking-chair sur la terrasse de son ranch. L<strong>ou</strong>ise avait pu<br />
rendre visite à son mari à Satonay. Elle l'avait tr<strong>ou</strong>vé déprimé, triste et morose. Elle l'avait<br />
sec<strong>ou</strong>é : « Tu es affreux avec cette barbe, tu as grossi, si tu veux que je t’aime … », lui<br />
avait-elle dit en l'embrassant. <strong>Auguste</strong> s'était ressaisi. Il sacrifia sa barbe, une culture<br />
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physique judicieuse eu raison de ses suppléments adipeux au grand s<strong>ou</strong>lagement de son<br />
cheval.<br />
S<strong>ou</strong>dainement, le 13 Septembre 1914, ce fut le miracle de la Marne. Le Général<br />
Moltke, chef de l'armée allemande, se méfiant des tr<strong>ou</strong>pes françaises encore nombreuses<br />
dans le centre de la France, décida d'envelopper Paris par le sud. Il n'avait pas compté avec<br />
l'improvisation française. Le général Joffre, voyant l'armée allemande modifier sa direction<br />
et lui présenter son flan droit, décida d'attaquer. Le vieux général Galliéni rappelé de sa<br />
retraite avait été nommé g<strong>ou</strong>verneur militaire de Paris. Il réquisitionna t<strong>ou</strong>s les taxis de<br />
cette ville et jeta dans la bataille t<strong>ou</strong>s les soldats disponibles. De Satonay, le 14 e Dragons,<br />
chargé dans des «huit-chevaux 40 hommes» y fut expédié en hâte. Réservant les munitions<br />
à l'infanterie, il ne fut distribué à ces dragons que trois balles à chacun avant de les jeter<br />
dans la mêlée. Les trois balles n'avaient duré que trois secondes. Hurlant comme des<br />
démons, sabre au clair s<strong>ou</strong>s leur casque argenté, ils avaient comme les chevaliers du<br />
Moyen-Âge rep<strong>ou</strong>ssé l'envahisseur teuton dans les marais de Saint-Gond et dans le canal de<br />
l'Ourc. Mais Joffre n'était pas ce diable de Bonaparte. Il laissa l'armée allemande s'enterrer.<br />
Une longue guerre de positions devait commencer. Le 1 er novembre 1914, un front continu<br />
de tranchées s'allongeait de la Somme à la Tr<strong>ou</strong>ée de Belfort. Dans les Vosges et dans le<br />
sud de l'Alsace, l'armée française avait cependant enregistré quelques succès et s'était<br />
rendue maître de plusieurs des crêtes.<br />
De n<strong>ou</strong>veau on ne savait que faire de ces cavaliers. Le 14 e Dragons, inutile, fut<br />
replié à Embronay dans l'Ain. Séparés de leur famille par le secret défense et le secteur<br />
postal qui venait d'être inventé, commencèrent p<strong>ou</strong>r eux des j<strong>ou</strong>rnées de vacances. <strong>Auguste</strong><br />
se remit à l'équitation et chercha à se distraire en photographiant ses camarades. Son frère<br />
Clément avait été mobilisé dans le train des équipages et p<strong>ou</strong>rvu d'une camionnette.<br />
Claudius était dans les chasseurs à pied. Giraudon, le mari de <strong>Benoît</strong>e, avait été gardé dans<br />
les chemins de fer. Raymond Poincaré le président de la République avait pris les choses<br />
en main et supplanté Viviani le président du Conseil qui ne savait être qu'un faiseur de<br />
disc<strong>ou</strong>rs. Joffre entreprit de réorganiser l'armée française qui avait peu évolué depuis 1870,<br />
mise à part la réussite du canon de 75, imité par le 77 allemand, elle était encore habillée<br />
comme s<strong>ou</strong>s Napoléon III. Dès après le désastre de Charleroi, il avait fait teindre les<br />
pantalons r<strong>ou</strong>ge garance des fantassins en gris acier p<strong>ou</strong>r l'artillerie, les chasseurs à pieds et<br />
la cavalerie.<br />
Dans les usines, il avait appelé les femmes au travail. Elles étaient venues en f<strong>ou</strong>le,<br />
t<strong>ou</strong>rnant des obus, c<strong>ou</strong>sant des vêtements p<strong>ou</strong>r l'armée, montant des canons. A Saint-<br />
Étienne les vieux armuriers non mobilisables apprenaient à ces jeunes femmes à fabriquer<br />
des Lebel et des mitrailleuses Saint-Étienne. P<strong>ou</strong>r ne pas accrocher leurs vêtements aux<br />
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machines <strong>ou</strong>tils, les femmes avaient jeté jupons et falbalas et adopté une tenue plus sobre,<br />
des jupes étroites, si étroites, la mode s'en mêlant, que certaines ne p<strong>ou</strong>vaient presque plus<br />
marcher, attirant par leurs formes les regards des soldats en permission. Un c<strong>ou</strong>turier avait,<br />
oh ! scandale! fendu ces jupes. Les femmes prenaient la place des hommes et elles le<br />
savaient.<br />
Aglaé, la nièce de Julie Laroche et la c<strong>ou</strong>sine germaine de L<strong>ou</strong>ise, s'ennuyait dans<br />
son pays de C<strong>ou</strong>rs, niché dans l'angle nord-<strong>ou</strong>est du département du Rhône. Ce b<strong>ou</strong>rg était<br />
devenu triste depuis que t<strong>ou</strong>s les hommes étaient partis. Or Aglaé aimait les hommes. A<br />
l'imitation de sa c<strong>ou</strong>sine elle était devenue standardiste dans une usine de textile. Elle posa<br />
sa candidature à un poste similaire à l'Automoto, une usine qui fabriquait des motos sur les<br />
hauteurs sud de Saint-Étienne. Sa tante Julie Laroche lui prêta son appartement de la rue<br />
des Chapes. Aglaé, dans les moments de loisir que lui laissait son travail, menait une vie<br />
plutôt libre, faisant passer des moments agréables aux soldats permissionnaires. « C’est ma<br />
façon d’aider l’armée française », disait-elle, ne leur demandant pas d'argent. Avisée,<br />
v<strong>ou</strong>lant garder son indépendance, elle ne prit pas d'amant dans son usine. Raymond se<br />
revoyait place du Peuple, lieu de rendez-v<strong>ou</strong>s des am<strong>ou</strong>reux, du haut de ses trois <strong>ou</strong> quatre<br />
ans, donnant la main à Aglaé, pendant que de l'autre côté un soldat lui enserrait les épaules.<br />
Julie Laroche la menaçait de sa colère : «Si je vois un homme chez moi, je le passe par la<br />
fenêtre». Elle en était capable. <strong>Auguste</strong> calma son ép<strong>ou</strong>se inquiète de la vie dissolue<br />
d'Aglaé. Le 27 décembre 1915, il envoya à Aglaé une carte postale de bonne année t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
dans les archives de la famille <strong>Paret</strong>, représentant un soldat rêvant à une jeune femme que<br />
l'on voyait en médaillon. Il avait écrit: « Je v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>haite un poilu comme celui-ci p<strong>ou</strong>r<br />
l’année 1916 ».<br />
L'armée commença à habiller ses soldats en bleu horizon et à les coiffer d'un<br />
casque. L'armée allemande avait enlevé les dorures aux casques à pointe et peint ceux-ci en<br />
vert de gris, les uniformes avaient pris la même c<strong>ou</strong>leur. En même temps que les armées<br />
s'enterraient, elles cherchaient à devenir invisibles. Puis avaient été organisées les<br />
permissions. Une nuit le petit Raymond, qui venait d'avoir un an et demi, avait été réveillé<br />
par la venue d'un gr<strong>ou</strong>pe d'hommes habillés en soldats, éclairés par une lampe à pétrole que<br />
venait d'allumer sa mère. L'un d'eux, habillé de noir s<strong>ou</strong>taché d'argent, l'avait serré très fort<br />
contre lui. Un b<strong>ou</strong>ton argent lui était entré dans la poitrine, lui avait fait mal, mais il n'avait<br />
pas pleuré. Sa mère lui avait dit que c'était ce «papa chéri» dont elle lui parlait si s<strong>ou</strong>vent,<br />
ce père p<strong>ou</strong>r lui plus légendaire que Le chat botté. Complètement éveillé, il s'était amusé<br />
avec les autres soldats, avait coiffé leurs casquettes, enlevé l'enveloppe bleue qui en<br />
rec<strong>ou</strong>vrait le fond r<strong>ou</strong>ge. Mais il ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher de regarder ce papa chéri, si élégant<br />
dans cet uniforme noir. Sa mère semblait beauc<strong>ou</strong>p l'aimer, mais il n'en était pas jal<strong>ou</strong>x.<br />
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Les cavaliers devaient encore quelque temps garder leur tenue noire. L'armée s'était<br />
contentée de remplacer les casques argent à crinière par un casque semblable à celui des<br />
fantassins mais de c<strong>ou</strong>leur terre de Sienne, d’enlever à leur tenue t<strong>ou</strong>te passementerie<br />
argent. Débarrassés de leur sabre, on leur avait appris à charger à la baïonnette. On devait<br />
dans l'hiver leur enlever leur monture et atteler celles-ci aux brancards de t<strong>ou</strong>t ce qui<br />
p<strong>ou</strong>vait r<strong>ou</strong>ler p<strong>ou</strong>r alimenter l’armée de terre.<br />
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22. La Guerre<br />
Alors commença pendant quatre ans la plus grande tuerie d'êtres humains imaginée<br />
par les hommes depuis qu'ils se disaient civilisés. (Dans l'avenir, ils devaient faire encore<br />
mieux). Joffre reprenait son rêve, du haut des cols de Bussang, de la Schlucht, du<br />
Bonhomme, de fondre sur Mulh<strong>ou</strong>se, Guebwiller, Colmar, descendre la plaine d'Alsace et<br />
prendre à revers l'armée allemande. Il regr<strong>ou</strong>pa derrière ces cols les tr<strong>ou</strong>pes encore<br />
inemployées du centre de la France. Le 14 e Dragons y fut envoyé. Le 22 mars 1915,<br />
l'attaque commença par les cols du Bonhomme et de la Schlucht p<strong>ou</strong>r la possession du<br />
Linge, le promontoire dominant Colmar, et par le col de Bussang, p<strong>ou</strong>r la prise de<br />
l'Hartmannswillerkopf. Cet éperon dominait Guebwiller et t<strong>ou</strong>te la plaine d'Alsace. Il était<br />
connu des Français s<strong>ou</strong>s le nom de Vieil Armand. Le 14 e Dragons participa à cette attaque.<br />
Ce promontoire fut prit le 22 mars 1915, mais les Français ne purent descendre dans la<br />
plaine. Les Allemands le reprirent le 25 avril. Les rêves de Joffre s'évan<strong>ou</strong>issaient. <strong>Auguste</strong><br />
y avait vu périr nombre de ses camarades.<br />
On avait placé les réservistes de plus en plus près du front. La classe XV avait été<br />
appelée en avance. <strong>Auguste</strong> avait vu arriver au 14 e Dragons un grand garçon mince, long<br />
comme un vermicelle. Lui, <strong>Auguste</strong>, qui ne croyait à rien, l'avait pris en amitié lorsqu'il<br />
avait déc<strong>ou</strong>vert que ce bleu qui s'appelait Meiller était un prêtre. T<strong>ou</strong>t frais ém<strong>ou</strong>lu du<br />
séminaire, on l'avait ordonné en vitesse avant de l'abandonner à l'armée. Il n'était pas le<br />
curé du régiment ni même son vicaire, mais <strong>Auguste</strong> l'avait déc<strong>ou</strong>vert récitant la prière des<br />
morts devant un cadavre <strong>ou</strong> absolvant un m<strong>ou</strong>rant. Meiller était natif de la Ricamarie, la<br />
banlieue minière de Saint-Étienne. De nombreuses photos faites par <strong>Auguste</strong>, surt<strong>ou</strong>t<br />
lorsqu'il se tr<strong>ou</strong>vait en deuxième ligne, montraient des tranchées, des abris, des camarades,<br />
s<strong>ou</strong>vent les mêmes, Lassablière le vaguemestre, Brun le cuisinier, Chaize le sellier,<br />
Denuzière le liquoriste.<br />
La guerre s'éternisait. Ra<strong>ou</strong>l avait tr<strong>ou</strong>vé le moyen de ret<strong>ou</strong>rner aux Amériques. Le<br />
jeune Raymond se s<strong>ou</strong>venait de Jean le bossu, ce garçon coiffeur solitaire, disgracié, qui<br />
mangeait avec eux et l'avait pris en amitié lui faisant apprendre ses premières lettres et aussi<br />
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à compter. Les dragons étaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs équipés de leurs l<strong>ou</strong>rdes bottes de cavalerie,<br />
certains gardaient même par nostalgie leurs éperons dans la b<strong>ou</strong>e des tranchées. L'état<br />
major commença à les munir des brodequins de monsieur Godillot et de bandes molletières.<br />
Au 14 e Dragons, il fut même formé une compagnie équipée de bicyclettes, <strong>Auguste</strong> en fit<br />
partie. Mais dans les forêts et les vallées des Vosges, la bicyclette était un moyen de<br />
transport bien moins pratique que le cheval. Les officiers et surt<strong>ou</strong>t les officiers supérieurs<br />
montrèrent une certaine résistance à quitter leur bel uniforme.<br />
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23. Les Diables bleus<br />
L'état major trancha par un c<strong>ou</strong>p d'éclat. Les hommes de tr<strong>ou</strong>pe, les s<strong>ou</strong>s-officiers<br />
et les officiers connus p<strong>ou</strong>r être favorables à ce changement furent versés dans les<br />
Chasseurs alpins, mieux équipés p<strong>ou</strong>r grimper les sommets des Vosges. Les autres officiers<br />
furent dispersés dans d'autres unités. <strong>Auguste</strong>, avec plusieurs de ses camarades dont<br />
Lassablière et Brun, furent versés au 12 e Chasseurs alpins d'Embrun, qui se tr<strong>ou</strong>vait<br />
cantonné dans la région de Saint-Dié dans les Vosges. Il y retr<strong>ou</strong>va Charvet le tailleur.<br />
Rue de la Préfecture, L<strong>ou</strong>ise, pendue aux communiqués et aux j<strong>ou</strong>rnaux avait fait<br />
une dépression, une crise de neurasthénie disait-on à l'époque. La grand-mère Laroche avait<br />
tenu le c<strong>ou</strong>p et sauvé la situation. Elle avait fait appeler un voisin, le docteur Bonnet qui<br />
avait soigné L<strong>ou</strong>ise avec les moyens connus du moment. Ceux-ci consistaient dans<br />
l'enveloppement complet du corps avec un drap m<strong>ou</strong>illé et froid, il fallait ensuite c<strong>ou</strong>cher<br />
rapidement la malade dans un bon lit bien chaud. Le but recherché était de provoquer une<br />
réaction des nerfs et la sortir de cette apathie dans laquelle elle se tr<strong>ou</strong>vait.<br />
La tenue des chasseurs alpins plus légère, leur paquetage réduit, n'avaient pas<br />
permis à <strong>Auguste</strong> de garder son appareil photographique trop encombrant. Julie sa bellemère<br />
lui avait écrit, le mettant au c<strong>ou</strong>rant de l'état de son ép<strong>ou</strong>se. Les n<strong>ou</strong>velles qu'<strong>Auguste</strong><br />
transmettait à L<strong>ou</strong>ise se firent rassurante ne lui parlant que de faits divers parfois amusants<br />
de seconde ligne. Les armées d'égales forces piétinaient, s'entretuant p<strong>ou</strong>r la possession<br />
d'un carré de ch<strong>ou</strong>x perdu le lendemain. Les Allemands appelaient les Chasseurs alpins: les<br />
Diables bleus. Des années plus tard, <strong>Auguste</strong> se laissait rarement aller à évoquer quelque<br />
s<strong>ou</strong>venir. « La guerre ça ne se raconte pas », disait-il. Évoquant ces années 16-17, il parlait<br />
des gerbes d'écumes que faisaient les obus en tombant dans les lacs de Gérardmer, de<br />
Longemer <strong>ou</strong> de Ret<strong>ou</strong>rnemer, lorsqu'il se tr<strong>ou</strong>vait en seconde ligne dans les abris percés<br />
dans les falaises de ces lacs. Jamais il ne parlait d'attaque ni de c<strong>ou</strong>ps durs. Un j<strong>ou</strong>r de<br />
dépression, il se laissa aller à évoquer le camarade qu'il serrait dans ses bras, mort le crâne<br />
massacré.<br />
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Il t<strong>ou</strong>rnait en dérision la croix de guerre qu'il avait reçue. «Avec un copain, n<strong>ou</strong>s<br />
n<strong>ou</strong>s cachions, accr<strong>ou</strong>pis dans un tr<strong>ou</strong> d'obus, il en tombait comme à Gravelotte. La superbe<br />
forêt des Vosges n'était plus que quelques troncs d'arbres brisés. Des obus firent écr<strong>ou</strong>ler<br />
sur n<strong>ou</strong>s la partie du terrain n<strong>ou</strong>s surplombant et n<strong>ou</strong>s fûmes enterrés dans une sorte de<br />
petite grotte; je restai les jambes prises s<strong>ou</strong>s les éb<strong>ou</strong>lis. N<strong>ou</strong>s devions rester dans<br />
l’obscurité et dans ce tr<strong>ou</strong> trois j<strong>ou</strong>rs, n<strong>ou</strong>s dirent les copains en n<strong>ou</strong>s déterrant. Pendant ces<br />
trois j<strong>ou</strong>rs, les Allemands avaient pris le terrain, et les Français dans une contre-attaque<br />
l'avaient repris sans que n<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>pçonnions rien, buvant l'eau b<strong>ou</strong>euse du fond du tr<strong>ou</strong>.<br />
Voila p<strong>ou</strong>rquoi j'ai eu la croix de guerre avec la citation: A résisté à l'ennemi, gardant à la<br />
France une position avancée». Plus tard on y aj<strong>ou</strong>ta une palme, <strong>Auguste</strong> ne dit jamais<br />
p<strong>ou</strong>rquoi.<br />
En cette année 1917 l'armée française était nerveuse, fatiguée par trois ans de<br />
guerre, ne voyant pas la fin de cette tuerie. Les désertions et les suicides se multipliaient.<br />
Les gendarmes, placés en cordon derrière l'armée, avaient reçu l'ordre de tirer sur t<strong>ou</strong>t<br />
fuyard. Les rebellions inquiétaient l'état major. Pétain le vainqueur de Verdun avait dû<br />
prendre des mesures disciplinaires. Des soldats originaires de la région de Saint-Étienne<br />
avaient été fusillés à Vingrés p<strong>ou</strong>r rébellion. La municipalité de Saint-Étienne, de gauche,<br />
avait dans une cérémonie de protestation débaptisée la rue Saint-Jacques, une ancienne rue<br />
de la ville, et l'avait appelée rue des martyrs de Vingrés.<br />
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24. L'ypérite<br />
Au front, le gaz m<strong>ou</strong>tarde <strong>ou</strong> ypérite faisait des ravages. <strong>Auguste</strong> avait eu les<br />
p<strong>ou</strong>mons brûlés. Après les premiers soins effectués dans un hôpital de campagne, il fut<br />
évacué à Montbrison à l'école normale qui avait été transformée en hôpital militaire. Il avait<br />
été envoyé près de ses parents plutôt que vers son ép<strong>ou</strong>se parce qu'ils étaient âgés et qu'ils<br />
avaient deux autres enfants à la guerre. Le g<strong>ou</strong>vernement essayait autant que possible<br />
d'hospitaliser les blessés et les malades près de leur famille, ils se rétablissaient plus vite.<br />
Mme Chartoire, la j<strong>ou</strong>rnaliste, allait voir L<strong>ou</strong>ise chaque fois qu'elle se rendait à Saint-<br />
Étienne porter ses papiers aux j<strong>ou</strong>rnaux. Elle la réconfortait et s'était prise d'amitié p<strong>ou</strong>r le<br />
petit Raymond, elle lui apportait chaque fois un j<strong>ou</strong>et <strong>ou</strong> une friandise. Elle savait qu'on<br />
allait retaper plus <strong>ou</strong> moins bien <strong>Auguste</strong> et le renvoyer au Front. En ce printemps de 1917,<br />
l'armé avait terriblement besoin d'hommes, la classe 17 avait été rappelée à 18 ans. Sans<br />
avertir <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>r ne pas lui donner de faux espoirs, elle usa de son influence p<strong>ou</strong>r qu'il<br />
fût présenté à la commission de réforme. Des radios, résultats de ces n<strong>ou</strong>velles recherches<br />
dirigées par Mme Curie, avaient laissé voir le bas du p<strong>ou</strong>mon droit brûlé.<br />
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Pendant que les Chasseurs alpins furent envoyés au sec<strong>ou</strong>rs de l'armée italienne en<br />
dér<strong>ou</strong>te sur la Piave, les bombes tombaient sur Venise. <strong>Auguste</strong>, réformé le 28 Juin 1917,<br />
fut dirigé sur le sanatorium de Hauteville dans l'Ain. Raymond se s<strong>ou</strong>venait du long voyage<br />
en train, dans un pays inconnu. Il gardait dans ses yeux le vert sombre des montagnes, les<br />
grands sapins et le grand parc en pente où celui qu'on lui faisait appeler «papa chéri» venait<br />
les rejoindre et l'embrassait. Il revoyait le long c<strong>ou</strong>loir vitré et la chambre ensoleillée que<br />
son père partageait avec trois autres malades, les gâteries dont ils le gavaient, mais aussi les<br />
ret<strong>ou</strong>rs tristes où dans le train sa mère pleurait. <strong>Auguste</strong> n'avait pas le bacille de Koch et<br />
craignait d'être contaminé au milieu de ces tuberculeux. Il ne cessait de protester, mais il n'y<br />
avait pas de place disponible dans les hôpitaux où l'on soignait les soldats aux p<strong>ou</strong>mons<br />
brûlés par les gaz mais non tuberculeux.<br />
En 1918, la mère d'<strong>Auguste</strong> fut emportée par la grippe espagnole, une épidémie qui<br />
fit plus de morts que la guerre elle-même. Celle-ci terminée, les démobilisés cherchaient du<br />
travail. Un jeune garçon entra dans le salon de coiffure et demanda à la personne qui se<br />
tr<strong>ou</strong>vait là: « Avez-v<strong>ou</strong>s besoin d’un <strong>ou</strong>vrier coiffeur »? La personne, c'était la mère<br />
d’<strong>Auguste</strong> qui, p<strong>ou</strong>r tenir le salon de coiffure <strong>ou</strong>vert, se débattait avec les garçons coiffeurs,<br />
des laissés p<strong>ou</strong>r compte de cette guerre dévastatrice. Ce garçon arrivait bien, le matin même<br />
elle avait mis à la porte deux garçons coiffeurs, deux voy<strong>ou</strong>s qui se battaient au c<strong>ou</strong>teau<br />
dans le magasin. Elle s'était jetée bravement entre eux, les traitant de vauriens, leur avait<br />
payé leur compte et les avait mis à la porte. Le n<strong>ou</strong>veau venu s'appelait Chaumartin. Il<br />
s'était engagé en 1915, il avait alors 17 ans.<br />
Le plus gros flot des blessés tari, il avait été procédé à un reclassement et à la<br />
fermeture de certains hôpitaux provisoires. L'état d'<strong>Auguste</strong> s'était amélioré, il fut envoyé à<br />
l'hôpital de Montbrison. P<strong>ou</strong>r le jeune Raymond, l'image de son père se faisait plus précise.<br />
<strong>Auguste</strong> fut enfin déclaré convalescent et transféré au lycée Claude-Fauriel de Saint-<br />
Étienne encore maison de convalescence militaire. Raymond allait avoir sept ans quelques<br />
mois plus tard. Il gardait nettement présent en mémoire la salle de classe aux pupitres<br />
entassés près du tableau noir, de la d<strong>ou</strong>zaine de lits rangés le long des murs, des deux<br />
bureaux joints au centre de la pièce sur lesquels on le faisait monter p<strong>ou</strong>r chanter La<br />
Madelon <strong>ou</strong> Viens P<strong>ou</strong>p<strong>ou</strong>le, ce qu'il faisait crânement un rien canaille.<br />
Un j<strong>ou</strong>r, au début de l'année 1920, <strong>Auguste</strong> fut à la maison, enfin rétabli et de<br />
ret<strong>ou</strong>r du sanatorium, plein d’envie de vivre après quatre ans de guerre et deux ans<br />
d'hôpitaux. Il avait quitté sa tenue militaire. Habillé comme t<strong>ou</strong>t le monde, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs élégant,<br />
il avait ajusté au mieux ses vêtements civils trop grands p<strong>ou</strong>r lui, il pesait 36 kg. Ce fut la<br />
période des biftecks de cheval qu'il mangeait saignants et que Raymond mangeait aussi,<br />
p<strong>ou</strong>r faire comme papa. L<strong>ou</strong>ise son ép<strong>ou</strong>se rayonnait. Revenu à la vie civile, <strong>Auguste</strong> invita<br />
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ses deux meilleurs camarades de guerre avec lesquels il avait passé ces années terribles,<br />
Brun le pâtissier et Lassablière le photographe. L<strong>ou</strong>ise avait aussi invité les F<strong>ou</strong>rnet, les<br />
n<strong>ou</strong>veaux marchands drapiers avec lesquels n<strong>ou</strong>s partagions la c<strong>ou</strong>r. Ils avaient remplacé<br />
les dames Brüner qui avaient regagné l'Alsace, cette province enfin retr<strong>ou</strong>vée. Julie<br />
Laroche avait concocté un fin repas et elle s'y connaissait. Sur la table ronde, L<strong>ou</strong>ise avait<br />
dressé les c<strong>ou</strong>verts avec t<strong>ou</strong>te la porcelaine et l'argenterie qu'elle et sa mère Julie<br />
possédaient. Le petit Raymond faisait le t<strong>ou</strong>r de la table t<strong>ou</strong>t émerveillé. La table était celle<br />
du café de Montbrison, car après la mort de son ép<strong>ou</strong>se, Antoine, qui avec ses cinq petits<br />
enfants faisait maintenant figure de patriarche, avait fermé le café. <strong>Auguste</strong> avait hérité de<br />
la table où il avait fait ses devoirs, du tableau du sanglier dans la forêt enneigée et de la<br />
lithographie de la mort de l'empereur.<br />
Raymond devait garder la vie entière dans son s<strong>ou</strong>venir la vision de son père et de<br />
ses camarades se tenant en rond, les bras sur les épaules, tête contre tête, et lui chantant<br />
p<strong>ou</strong>r eux La Madelon, la Madelon de la victoire, J'ai perdu la lumière, évocation de t<strong>ou</strong>s<br />
les blessés de guerre composée par Fracson, le chansonnier qui avait perdu la vue dans la<br />
t<strong>ou</strong>rmente. Ils chantèrent aussi les chansons de la n<strong>ou</strong>velle opérette à la mode, La cocarde<br />
de Mimi Pinson, célébrant la victoire.<br />
La première chose que fit mon père à son ret<strong>ou</strong>r fut de faire procéder à l'installation<br />
de l'éclairage électrique. C'était une audace et une n<strong>ou</strong>veauté, bien que n<strong>ou</strong>s habitions dans<br />
la rue principale près de la préfecture. N<strong>ou</strong>s fûmes les premiers de la rue à n<strong>ou</strong>s éclairer<br />
ainsi. La t<strong>ou</strong>te n<strong>ou</strong>velle compagnie Loire et Centre venait d'installer son premier local de<br />
répartition dans une écurie à chevaux désaffectée dans la c<strong>ou</strong>r de l'immeuble voisin. Une<br />
ligne fut tirée d'une c<strong>ou</strong>r à l'autre<br />
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25. Dolly<br />
<strong>Auguste</strong> avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs besoin de repos. Il devait rester de longues heures allongé<br />
sur une chaise longue, la poitrine au soleil, p<strong>ou</strong>r donner le temps au p<strong>ou</strong>mon droit de<br />
cicatriser, ainsi que quelques petites ombres que la radio laissait voir au bas du p<strong>ou</strong>mon<br />
gauche. Ses forces revenaient difficilement. M. Bénet était comme <strong>Auguste</strong> un ancien<br />
cavalier. Il portait un bras en écharpe qui devait rester en partie estropié. Client du salon de<br />
coiffure, il connaissait une personne qui l<strong>ou</strong>ait un logement au deuxième étage de sa villa<br />
située dans la banlieue nord de Saint-Étienne, sur les contreforts du Crêt de Saint-Priest.<br />
C'était une grande maison avec sur le coté une t<strong>ou</strong>r carrée à l'italienne et un toit à quatre<br />
pentes en tuiles romanes, les murs jaune de Naples, des fenêtres étroites et hautes,<br />
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encadrées de blanc, les volets bleus. Dolly, c'était le nom anglais à la mode que Mme<br />
Neureuthère avait donné à son castel italien.<br />
Mme Neureuthère avait dit à <strong>Auguste</strong> : «Lorsque v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s sentirez assez fort,<br />
v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez cultiver le jardin qui se tr<strong>ou</strong>ve devant la maison, les fruits sont p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />
V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez aussi si v<strong>ou</strong>s le désirez accéder directement au verger situé après le parc Elle<br />
leur avait fait visiter le parc et sa pièce d'eau rustique rectangulaire. Contre le mur du fond,<br />
de faux rochers où glissait une faible cascade alimentait cette pièce d'eau. Un petit pont<br />
japonais franchissait le ruisseau. Quelques pas parmi les fleurs conduisaient au verger.<br />
Devant l'esplanade et en contrebas, s'allongeait en un long rectangle le jardin potager prêté<br />
par Mme Neureuthère. Au centre régnait un cognassier. Avec son tronc tordu, verdi de<br />
m<strong>ou</strong>sse, cet arbre fut responsable, sans le v<strong>ou</strong>loir, que plus tard, <strong>Auguste</strong> fabriquât des<br />
parfums le soir, dans la salle commune, s<strong>ou</strong>s la lampe à pétrole. En attendant, <strong>Auguste</strong><br />
aidait son fils à faire ses devoirs pendant que L<strong>ou</strong>ise se reposait de sa j<strong>ou</strong>rnée de travail en<br />
lisant la Veillée des Chaumières. Et le j<strong>ou</strong>r vint où il s'attaqua à son jardin. Il avait donné à<br />
son fils un petit coin de terre et l'initiait aux secrets des plantations.<br />
<strong>Auguste</strong>, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs attiré par les chevaux, descendait s<strong>ou</strong>vent jusque chez un<br />
maréchal ferrant installé t<strong>ou</strong>t près. Il y retr<strong>ou</strong>vait l'ambiance et l'univers équestres. Il lui<br />
arrivait de monter et de p<strong>ou</strong>sser un petit trot. Il y emmenait son fils, le juchant parfois, à la<br />
grande peur de celui-ci, sur le cheval. Un j<strong>ou</strong>r, le petit Raymond était tombé et s'était<br />
écorché le nez. Il descendait cependant volontiers avec son père chez le maréchal ferrant,<br />
car en remontant il tirait son père vers la prairie de l'aéroplane, <strong>Auguste</strong> se laissait faire.<br />
C'était un vieux c<strong>ou</strong>c<strong>ou</strong> de bois et de toile huilée, vétéran de la guerre. De petits carrés de<br />
toile collés cachaient les tr<strong>ou</strong>s faits par les mitrailleuses allemandes. Raymond connaissait<br />
t<strong>ou</strong>tes les pièces de moteur, son empennage manœuvre. Pendant que son père assis dans<br />
l'herbe, causait avec le pilote de s<strong>ou</strong>venirs de guerre que l'on ne raconte pas aux civils,<br />
Raymond dans la carlingue, le manche à balai entre les jambes, volait en imagination,<br />
montait en chandelle, descendait en piqué, faisait un looping. <strong>Auguste</strong> avait offert un<br />
baptême de l'air à son fils et à son ép<strong>ou</strong>se ; de là-haut, ils avaient vu les champs, les r<strong>ou</strong>tes,<br />
les maisons, les vaches et le tramway c<strong>ou</strong>rant comme une s<strong>ou</strong>ris.<br />
La mère de L<strong>ou</strong>ise dirigeait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le salon de coiffure. Cela lui était devenu plus<br />
facile avec le jeune Chaumartin, un garçon charmant, un peu solitaire et sans famille.<br />
<strong>Auguste</strong> descendait assez s<strong>ou</strong>vent au salon, histoire de serrer la main aux clients et de<br />
bavarder avec les anciens camarades de guerre. Il tachait moins s<strong>ou</strong>vent son m<strong>ou</strong>choir<br />
quand il t<strong>ou</strong>ssait. T<strong>ou</strong>s les mois il devait se rendre à l'hôpital où l'on suivait les progrès de<br />
sa guérison. Il ret<strong>ou</strong>rna au club du Jeu de l'Arc, rien n'avait changé, la guerre avait c<strong>ou</strong>lé par<br />
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dessus sans y laisser de trace, si ce n'est les arbres plus hauts. Les gardiens étaient revenus,<br />
un peu plus marqués par l'âge. Il retr<strong>ou</strong>va dans son placard son arc et ses flèches intactes,<br />
mais il lui fut impossible de tendre son arc, ses forces n'étaient pas encore revenues. Il y<br />
ret<strong>ou</strong>rna avec sa famille et Julie. Ils y retr<strong>ou</strong>vèrent quelques anciens camarades avec<br />
lesquels ils parlaient du passé disparu. Les trains empanachaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de fumée et de<br />
vapeur les arbres dénudés.<br />
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26. Champs, le château<br />
<strong>Auguste</strong> piaffait d'impatience ; allongé au soleil, un chapeau sur les yeux, il<br />
essayait de lire. Heureusement, il aimait la lecture. Un j<strong>ou</strong>r de soleil, il envoya t<strong>ou</strong>t balader<br />
et s'acheta une moto. Il entreprit des promenades de plus en plus longues. L<strong>ou</strong>ise était<br />
contente de voir son ép<strong>ou</strong>x reprendre goût à la vie. Un j<strong>ou</strong>r <strong>Auguste</strong> p<strong>ou</strong>ssa jusqu'à<br />
Chalain-d'Uzor. L'abbé Millet était revenu de la guerre plus vivant, plus près des paysans et<br />
des <strong>ou</strong>vriers. Il avait retr<strong>ou</strong>vé sa vieille bonne Clotilde qui s'offusquait parce que l'abbé<br />
p<strong>ou</strong>ssait maintenant des nom de Dieu !<br />
<strong>Auguste</strong> en cachette s'approcha du château de Champs. Il apprit d'une s<strong>ou</strong>brette que<br />
M. de Vimont, le père, était mort, que sa fille Emeline avait pris le domaine en main,<br />
qu'elle avait divorcé et repris son nom de jeune fille. La s<strong>ou</strong>brette dit à sa patronne que M.<br />
<strong>Paret</strong> était revenu et ce qui devait arriver arriva. Au début ils se rencontrèrent en cachette au<br />
jardin d'hiver. Le jardin d'hiver était au fond du parc, près de l'étang, une construction en<br />
fer forgé, dans le style Art N<strong>ou</strong>veau, peinte c<strong>ou</strong>leur vert d'eau. Derrière les verrières, des<br />
rideaux ivoire protégeaient les plantes des rigueurs du soleil. Un peu à l'abandon dans ces<br />
premières années d'après guerre, il avait abrité autrefois des orangers, des lorraines, (c'est le<br />
nom donné ici aux lauriers roses) et autres plantes tropicales, des rigueurs de l'hiver. A<br />
l'intérieur il restait des années heureuses un salon en fer forgé de même style que le<br />
bâtiment, une grande table ovale, une desserte assortie et, incongru, un immense canapé<br />
rec<strong>ou</strong>vert d'une h<strong>ou</strong>sse violine. <strong>Auguste</strong> arrivait en moto qu'il laissait derrière le mur<br />
d'enceinte. Emeline arrivait bientôt à cheval, montant en amazone. Elle n'aimait pas ces<br />
rencontres clandestines, elle aurait aimé ép<strong>ou</strong>ser son amant. Réservée, discrète, elle n'osait<br />
le lui demander. Cependant ils n'en p<strong>ou</strong>vaient plus de ce cacher.<br />
Le haras des Vimont n'existait plus, mais dans les stalles, Emeline gardait quelques<br />
belles montures. Elle participait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à certains conc<strong>ou</strong>rs hippiques. <strong>Auguste</strong> avait envie<br />
d'un cheval. Il se présenta au château de Champs p<strong>ou</strong>r en acquérir un, Emeline le lui donna.<br />
Ce fut le début des voyages officiels de la famille <strong>Paret</strong> au château. Raymond aimait aller à<br />
Champs. Il se rappelait ces dimanches matin, la longue toilette qu'il devait subir avant de<br />
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evêtir son petit costume de vel<strong>ou</strong>rs noir, sa collerette de dentelle, ses chaussettes blanches<br />
et ses s<strong>ou</strong>liers vernis. Dans cette tenue peu faite p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir la campagne, lui et sa famille<br />
prenaient le tramway jusqu'à la gare de La Terrasse et le train jusqu’à Champdieu. Une<br />
calèche les attendait avec son cocher p<strong>ou</strong>r les mener au château de Champs. Un j<strong>ou</strong>r, ils<br />
avaient eu la surprise, le cocher s'était mué en chauffeur. Vêtu d'une longue cape gris-perle,<br />
il était acc<strong>ou</strong>dé à une automobile brillant de t<strong>ou</strong>s ses cuivres et de sa carrosserie laquée du<br />
même gris-perle que la cape du chauffeur. Le chauffeur avait dit: « C’est une Clément<br />
Bayard, équipée d’un moteur Ballot à quatre temps ». Raymond se rappelait avoir été<br />
fortement ému quand le chauffeur lui avait permis de tenir le volant en bois et de presser la<br />
grosse corne en cuivre, dont le bruit sonore l'avait fait sursauter.<br />
Ils arrivaient par le grand portail et l'allée du château d'époque L<strong>ou</strong>is XVI qui se<br />
dressait t<strong>ou</strong>t blanc devant eux. Mme de Vimont les attendait. Elle avait quitté sa tenue<br />
d'amazone et s'était habillée en cavalière, une bombe noire, une veste d’homme c<strong>ou</strong>rte,<br />
bordeaux, un jodhpur, des bottes havane. Raymond aimait bien Mme de Vimont, elle était<br />
si gentille avec lui, et Mme de Vimont aimait le jeune Raymond. Il était l'enfant qu'elle<br />
n'aurait jamais.<br />
Quand c’était l'heure, la messe était dite par le curé Millet dans la chapelle du<br />
château, de style Jésuite, construite un peu à l'écart dans la verdure du parc. Les invités<br />
étaient assis sur des sièges et des prie-Dieu rec<strong>ou</strong>verts de vel<strong>ou</strong>rs r<strong>ou</strong>ge. Derrière eux se<br />
tr<strong>ou</strong>vait le personnel du château. A la sortie, Mme de Vimont et <strong>Auguste</strong> partaient à cheval<br />
se perdre en direction des étangs du Roy. La g<strong>ou</strong>vernante entrainait Raymond, sa mère et sa<br />
grand-mère vers le potager, cherchant à les occuper. Elle connaissait t<strong>ou</strong>t de la liaison qui<br />
unissait sa maitresse au père de l'enfant. Elle savait que Mme Laroche avait autrefois été<br />
g<strong>ou</strong>vernante dans un château, une certaine complicité s'était établie entre elles. Elle savait<br />
aussi qu'elle appréciait davantage un carré de légumes bien venus que le paysage le plus<br />
pittoresque. Une grande allée s<strong>ou</strong>s une treille bordait ce potager au c<strong>ou</strong>chant le long d'un<br />
mur de pierre cachant une r<strong>ou</strong>te qui conduisait à la Bâtie d'Urfé. Les carrés de légumes<br />
étaient encadrés de bordures de buis bien taillés. Parfois un rosier éclairait de fleurs un<br />
carré de blettes <strong>ou</strong> de salades. De l'autre côté du potager, le verger offrait la rondeur chaude<br />
de ses pêches et de ses prunes, <strong>ou</strong> plus fraîche de ses pommes et de ses poires.<br />
A midi ils se retr<strong>ou</strong>vaient t<strong>ou</strong>s devant la longue table ornée de Limoges, de Sèvres<br />
et de cristaux de Baccarat. Raymond préférait les après-midi où son père repartait<br />
chevaucher avec Emeline à ceux où il v<strong>ou</strong>lait le faire monter à cheval. Il avait peur des<br />
chevaux, leurs grandes dents l'effrayaient, leurs c<strong>ou</strong>ps de têtes amicaux lui faisaient peur.<br />
La consigne de ne pas passer derrière un cheval par crainte d'une ruade, aj<strong>ou</strong>tait à sa<br />
panique. De plus l'odeur de leur sueur mélangée à celle du crottin lui donnait des nausées.<br />
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Un j<strong>ou</strong>r il était tombé d'un cheval et s'était cassé le nez. Son père ne comprenait pas, il<br />
aurait tant v<strong>ou</strong>lu que son fils devienne bon cavalier. L<strong>ou</strong>ise était contente de voir son mari<br />
reprendre goût à la vie.<br />
Subitement, grand-mère Laroche avait refusé de se rendre chez Mme de Vimont.<br />
Marie Magan, l'amie d'enfance de L<strong>ou</strong>ise avait, de sa langue acérée par quelques s<strong>ou</strong>sentendus<br />
animés par un restant de jal<strong>ou</strong>sie, fait comprendre à Mme Laroche les relations<br />
qui existaient entre <strong>Auguste</strong> et Mme de Vimont. Raymond avait vu sa mère pleurer, il avait<br />
entendu son père et sa mère se disputer, eux qui s'entendaient si bien. Les visites au château<br />
de Champs cessèrent brusquement. <strong>Auguste</strong> était homme de devoir. Il avait une ép<strong>ou</strong>se et<br />
un fils. Raymond n'avait pas onze ans et comprenait mal les sentiments qui agitaient sa<br />
famille. Grand-mère Laroche ne parlait plus à son gendre. <strong>Auguste</strong> acheta un side-car qu'il<br />
acc<strong>ou</strong>pla à la moto. Cela ne dura qu'un feu de paille, il remplaça la moto par un petite<br />
automobile, une cinq chevaux Citroën Trèfle. La mère de Raymond cessa de pleurer. Cela<br />
coïncida avec l'opération de la péritonite de Raymond qui l'immobilisa longtemps au lit.<br />
Cette maladie resserra les liens de ses parents aut<strong>ou</strong>r de lui. Quels furent les sentiments<br />
qu'épr<strong>ou</strong>va Emeline de Vimont, personne ne le sut. Par la suite t<strong>ou</strong>t était allé très vite. La<br />
location d'un n<strong>ou</strong>vel appartement, l'arrivée des deux Ivan, l'agrandissement du salon de<br />
coiffure. Ce n'est que de nombreuses années plus tard, Raymond était devenu lui-même<br />
père de famille, qu'il avait entendu son père demander à son ép<strong>ou</strong>se, alors qu'ils s'étaient<br />
retirés dans leur villa d'Andrézieux, la permission d'aller à l'enterrement de Mme de<br />
Vimont, ce qui lui fut généreusement accordé. Raymond avait depuis longtemps compris<br />
les liens qui avaient uni son père à la baronne Emeline de Vimont.<br />
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28. Les années folles<br />
Puis <strong>Auguste</strong> rêva de s'acheter une automobile. Quelques-uns de ses amis avaient<br />
déjà fait cette acquisition, P<strong>ou</strong>liquen venait d'acheter une Dedion-B<strong>ou</strong>ton, Arnaud une Ford<br />
T., d'autres en parlaient. Déjà à l'automne précédent il avait été voir une Ballot d'occasion,<br />
ainsi qu'une Brazier. Peugeot sortait une Quadrillette, Citroën faisait un malheur avec sa 5<br />
H.P. Lorsque en 1923 on se décida p<strong>ou</strong>r la dernière, Dolly fut délaissée au profit de<br />
l’exploration de la campagne environnante.<br />
En 1925, l’annexion d’un logement permit de créer un vrai salon p<strong>ou</strong>r dames.<br />
<strong>Auguste</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé, non loin du salon de coiffure, un appartement qui parut merveilleux.<br />
Au premier étage, une grande salle de séj<strong>ou</strong>r avec deux fenêtres donnant sur le carref<strong>ou</strong>r<br />
des Trois Coins. P<strong>ou</strong>rquoi trois coins? Il y en avait cinq, cinq rues qui se rejoignaient en<br />
étoiles.<br />
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Le salon de coiffure p<strong>ou</strong>r homme était devenu un lieu où l'on se rencontrait ; les<br />
j<strong>ou</strong>rnaux que l'on y tr<strong>ou</strong>vait permettaient de connaître et d'échanger des idées sur les faits<br />
divers et les évènements politiques. Une des premières femmes j<strong>ou</strong>rnalistes, Mme Chartoire<br />
était la seule femme de ces réunions. Quelques hommes politiques fréquentaient le salon :<br />
Taurine, député; Robert, sénateur; S<strong>ou</strong>lier, maire de la ville. Mais aussi le banquier de<br />
Boissieux, les premier vendeurs de voitures; des aviateurs rescapés de la guerre: Emile<br />
Raymond, Védrines, Fronval. Ils amenèrent quelques jeunes femmes qui furent connues<br />
plus tard, telles que Cogan <strong>ou</strong> Adrienne Bolland, première aviatrice à traverser la Cordillère<br />
des Andes sur sa drôle de machine.<br />
L'électricité, l'eau chaude, un papier peint évoquant le cubisme, mon père coiffeur<br />
p<strong>ou</strong>r dames, ma mère demoiselle des P.T.T, c'était le c<strong>ou</strong>ple à la mode chanté par les<br />
chansonniers : «Les coiffeurs p<strong>ou</strong>r dames, ce sont les rois du j<strong>ou</strong>r», «C'est une demoiselle<br />
dans les P.T.T., Elle répond à t<strong>ou</strong>s les abonnés» (airs connus). Les jeunes femmes dans le<br />
vent se mirent à fréquenter le salon.<br />
Après avoir exploré avec leur voiture la campagne aut<strong>ou</strong>r de Saint-Etienne, les<br />
villages, les bois, les étangs, les ruisseaux, les vieilles pierres, les <strong>Paret</strong> eurent envie d'un<br />
lopin de terre à eux. L<strong>ou</strong>ise arrêta son choix sur un champ abandonné que son père facteur<br />
avait cultivé autrefois à Andrézieux. Il y plantait ce qui v<strong>ou</strong>lait bien p<strong>ou</strong>sser, car seule la<br />
pluie p<strong>ou</strong>rvoyait aux arrosages. En 1929, en attendant la maison désirée, <strong>Auguste</strong> y installa<br />
une cabane démontable à l'allure de chalet, dont il avait entrepris la construction dans son<br />
garage, aidé par son ami, le gardien menuisier manchot surprenant d’habileté.<br />
Le salon de coiffure en s<strong>ou</strong>ffrit un peu. Mais Mme Dumas, la première coiffeuse,<br />
tenait t<strong>ou</strong>t le personnel d'une main ferme. Elle savait prendre des rendez-v<strong>ou</strong>s et vanter les<br />
talents de son patron, le maître coiffeur, qui rapportait chaque année de Paris les premiers<br />
prix de coiffure. Tellement, qu'il fut bientôt hors conc<strong>ou</strong>rs et membre des grands jurys.<br />
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27. Le parfumeur<br />
<strong>Auguste</strong> avait un odorat subtil mais il ne le savait pas, pas plus qu’un être humain<br />
sait que sa vue est plus <strong>ou</strong> moins développée que celle de son voisin tant que ça ne devient<br />
pas une infirmité. <strong>Auguste</strong> percevait plus que d’autres quantité d’odeurs. Bien sûr les<br />
parfums puisqu’il était coiffeur, mais aussi les différentes odeurs des êtres humains. Il<br />
aurait pu reconnaître ses clients qui entraient au salon de coiffure les yeux fermés. Pas<br />
seulement certaines femmes <strong>ou</strong>trageusement parfumées qu’on peut suivre à la trace, mais<br />
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t<strong>ou</strong>te personne ignorant les parfums. Il ne pensait pas p<strong>ou</strong>r cela être différent de la plupart<br />
de ses semblables.<br />
Rue de la Préfecture, non loin du salon de coiffure, se tr<strong>ou</strong>vait la b<strong>ou</strong>tique d’un de<br />
ses amis, un ancien cavalier avec qui il avait fait la guerre. M. Denuzières était fabriquant<br />
de liqueurs. Ses verveines, ses menthes poivrées, ses eaux de vies parfumées avaient une<br />
certaine notoriété. Il avait remarqué que son ami <strong>Paret</strong> avait un odorat assez particulier. Il<br />
avait pris l’habitude, lorsqu’il fabriquait un n<strong>ou</strong>veau produit, de le lui faire respirer.<br />
<strong>Auguste</strong> lui avait même suggéré de n<strong>ou</strong>velles liqueurs et le commerce du liquoriste s’en<br />
était bien tr<strong>ou</strong>vé. C’est M. Denuzières qui avait révélé à mon père ce don particulier et lui<br />
avait donné l’idée d’essayer de composer des parfums. L’esprit curieux de mon père l’incita<br />
à acheter des livres traitant du sujet. Il lut la vie de Jean-Marie Farina, l’inventeur de l’eau<br />
de Cologne (que je lus d’ailleurs moi aussi).<br />
Une année, à l’occasion d’un voyage dans le midi, mon père n<strong>ou</strong>s entraîna jusqu’à<br />
Grasse. Il n<strong>ou</strong>s fit visiter des parfumeries. Je suivais vaguement les explications des<br />
fabricants expliquant à mon père comment ils achetaient à l’abattoir des graisses animales<br />
déjà en parties débarrassées de leurs impuretés et qu’ils purifiaient avant de les étaler sur<br />
des claies et y disposer par dessus des pétales de fleurs. La graisse absorbe le parfum et on<br />
extrait ensuite les parfums de ces graisses. <strong>Auguste</strong> se mit à la recherche d’une fabrique de<br />
parfum plus modeste. Il en déc<strong>ou</strong>vrit une dans une rue étroite de la haute ville. Le patron<br />
était décédé trois mois auparavant. Mon père parla simplement à la veuve de sa curiosité<br />
envers les parfums. La veuve lui expliqua que si elle continuait à traiter des fleurs en petite<br />
quantité, c’était uniquement p<strong>ou</strong>r apprendre à son neveu les premiers éléments de cette<br />
profession et p<strong>ou</strong>r que sa marque ne se perde pas. Elle paraissait heureuse de parler de son<br />
métier. Elle n<strong>ou</strong>s fit entrer t<strong>ou</strong>s les trois et n<strong>ou</strong>s fit goûter l’eau de coing de sa fabrication :<br />
«Entre les liqueurs et les parfums il n’y a qu’un pas», dit-elle. Elle s’appelait Molinard et la<br />
parfumerie avait été crée en 1874 par son père. <strong>Auguste</strong> lui acheta du patch<strong>ou</strong>li et quelques<br />
essences de base p<strong>ou</strong>r ses premiers essais.<br />
A Saint-Étienne, une pièce de l’arrière b<strong>ou</strong>tique du salon de coiffure avait été<br />
transformée en laboratoire photographique, son occupation favorite. <strong>Auguste</strong> l’aménagea<br />
en une petite fabrique de parfums. Il fit plusieurs voyages à Grasse chez Mme Molinard<br />
p<strong>ou</strong>r perfectionner sa pratique.<br />
Dans cette pièce de l’arrière b<strong>ou</strong>tique, il se mit à manipuler les parfums de base<br />
qu’il avait achetés. Je le vis agiter lentement s<strong>ou</strong>s son nez de petites bandes de papier blanc<br />
après les avoir trempées dans les mélanges de parfums qu’il venait de faire. «Sens», me<br />
disait-il p<strong>ou</strong>r satisfaire ma curiosité. Mme Molinard fit plusieurs voyages à Saint-Étienne.<br />
Elle lui apprit à diluer ses parfums p<strong>ou</strong>r faire des lotions qu’il offrait gracieusement à ses<br />
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clientes du salon de coiffure. Un j<strong>ou</strong>r il se lança dans la fabrication d’une eau de Cologne<br />
qu’il appela Chantegrillet, du nom d’un hameau niché sur la pente du Mont-Pilat regardant<br />
la ville, grillet était le nom local du grillon.<br />
Denuizières le mit en relation avec des verriers spécialisés dans la fabrication de<br />
flacons à parfum à Villejuif, près de Paris. Ma mère, qui avait appris que Mme Molinard<br />
avait rejoint mon père à Paris lors de sa visite à cette verrerie, s’interposa. Elle se savait<br />
assez forte p<strong>ou</strong>r imposer sa loi. Mon père aimait avant t<strong>ou</strong>t ma mère et j’étais là. J’étais<br />
suffisamment grand p<strong>ou</strong>r comprendre que ces relations étaient devenues un peu trop<br />
intimes et que ma mère, sans bruit et sans esclandre, y avait mit le holà, Mme Molinard<br />
disparut de notre horizon.<br />
<strong>Auguste</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas à la fois s’occuper de son salon de coiffure et de cette<br />
fabrique de parfum naissante. Il chercha quelqu’un p<strong>ou</strong>r le seconder. Son ami Denuzières<br />
lui tr<strong>ou</strong>va un associé, la fabrique de parfums <strong>Paret</strong> - Guinamand était née. Elle s’installa<br />
dans un ancien hangar de la gare de marchandise désaffecté.<br />
En 1940, après la débandade de nos armées, mon père vendit son salon de coiffure<br />
et céda ses parts de la parfumerie. Son nom disparut de la fabrique de parfum qui devint<br />
Thomas - Guinamand, Parfums et cosmétiques et s’installa dans des bâtiments neufs.<br />
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Épilogue<br />
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Raymond <strong>Paret</strong>, le 24 novembre 2000<br />
C’est à cette date, en 1940, après une période de vie professionnelle à se battre p<strong>ou</strong>r une réelle<br />
formation en coiffure, écrire des articles, et siéger sur des jurys, et de vie mondaine entre son<br />
salon, Paris et les stations balnéaires à la mode, que mes grands-parents se retirèrent dans leur<br />
propriété d’Andrézieux, où je les ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs connus et où ils m’ont en partie élevée. Mon grand-<br />
père n’avait pas 55 ans, il y cultiva son jardin – au sens propre - jusqu’à sa mort en 1962.<br />
M.-C. <strong>Paret</strong>