Éléments de l'antisémitisme - Archive-Host
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<strong>Éléments</strong> <strong>de</strong> l’antisémitisme<br />
LIMITES DE LA RAISON (extrait)<br />
par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno<br />
Note introductive : « L'analyse sous forme <strong>de</strong> thèse <strong>de</strong>s « <strong>Éléments</strong> <strong>de</strong> <strong>l'antisémitisme</strong> »<br />
concerne le retour <strong>de</strong> la civilisation éclairée actuelle à la barbarie. Une <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong><br />
la rationalité a toujours été dès le début, sa tendance à s'autodétruire. Cette tendance n'est pas<br />
seulement virtuelle, elle est très concrète. Elle n'apparaît pas seulement à l'époque où elle est<br />
parfaitement évi<strong>de</strong>nte. C'est dans ce sens que nous esquissons une préhistoire philosophique<br />
<strong>de</strong> <strong>l'antisémitisme</strong>. Son « irrationalisme » est déduit directement <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la raison<br />
dominante et du mon<strong>de</strong> qui correspond à son image. Les « <strong>Éléments</strong> » sont en relation directe<br />
avec <strong>de</strong>s recherches empiriques <strong>de</strong> l'Institut für Sozialforschung créé par Félix Weil, qui l'a<br />
également maintenu en vie ; sans cet institut, une gran<strong>de</strong> partie non seulement <strong>de</strong> nos étu<strong>de</strong>s<br />
mais aussi une bonne partie <strong>de</strong>s travaux théoriques poursuivis malgré Hitler par <strong>de</strong>s émigrants<br />
allemands aurait été impossible. Nous avons rédigé les trois premières thèses avec Leo<br />
Löwenthal, avec qui nous avons travaillé sur <strong>de</strong> nombreux problèmes scientifiques dès les<br />
premières années <strong>de</strong> Francfort. »<br />
Les auteurs, Los Angeles, mai 1944.<br />
I<br />
De nos jours, l’antisémitisme est pour les uns un problème crucial <strong>de</strong> l’humanité, pour les<br />
autres un simple prétexte. Les fascistes ne considèrent pas les juifs comme une minorité, mais<br />
comme l’autre race, l’incarnation du principe négatif absolu ; le bonheur du mon<strong>de</strong> dépend <strong>de</strong><br />
leur extermination. A l’extrême opposé il y a la thèse selon laquelle les Juifs, dépourvus <strong>de</strong><br />
caractéristiques nationales ou raciales, constituent un groupe uniquement fondé sur leur<br />
opinion et leur tradition religieuse. On prétend que seuls les Juifs <strong>de</strong> l’Est présentent <strong>de</strong>s traits<br />
<strong>de</strong> caractère juifs, dans la mesure d’ailleurs où ils ne sont pas encore entièrement assimilés.<br />
Les <strong>de</strong>ux doctrines sont à la fois vraies et fausses.<br />
La première est vraie dans le sens où le fascisme l’a rendue vraie. Les Juifs sont aujourd’hui<br />
le groupe qui – en théorie et en fait – attire sur lui la volonté <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction que génère<br />
spontanément un faux ordre social. Ils sont stigmatisés comme mal absolu par ceux qui sont le<br />
mal absolu. Et ils sont ainsi, en fait, le peuple élu. Tandis que la domination n’est plus<br />
nécessaire économiquement, les Juifs sont désignés comme l’objet absolu d’une domination<br />
pure et simple. Aux ouvriers, qui sont pourtant directement visés par la domination, nul n’ose<br />
le dire ouvertement, et pour cause ; quant aux Noirs, on tient à les faire rester à leur place ;<br />
mais les Juifs, on veut en débarrasser la terre, et les appels lancés pour inviter à les exterminer<br />
comme <strong>de</strong> la vermine trouvent partout un écho dans le cœur <strong>de</strong>s fascistes en puissance. Dans<br />
l’image du Juif que les racistes présentent au mon<strong>de</strong>, ceux-ci expriment en fait leur propre<br />
nature. Ils sont avi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> possession exclusive et d’un pouvoir illimité, à quelque prix que ce<br />
soit. Ce Juif qu’ils chargent <strong>de</strong> leur propre culpabilité, ils l’insultent comme maître et le<br />
clouent à la croix, renouvelant indéfiniment le sacrifice à l’efficacité duquel ils ne réussissent<br />
pas à croire.<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 1
L’autre thèse – la thèse libérale – est vraie en tant qu’idée. Elle implique l’image d’une<br />
société dans laquelle la haine cesse <strong>de</strong> se reproduire et cherche <strong>de</strong>s attributs sur lesquels elle<br />
puisse se défouler. Mais tandis que la thèse libérale considère que l’unité <strong>de</strong>s hommes est déjà<br />
réalisée comme principe, elle sert à faire l’apologie <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> choses existant. La tentative<br />
entreprise pour détourner l’extrême menace au moyen d’une politique <strong>de</strong> minorités et d’une<br />
stratégie démocratique est aussi ambiguë que la position défensive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers bourgeois<br />
libéraux. Leur impuissance attire l’ennemi <strong>de</strong> l’impuissance. La présence et l’aspect <strong>de</strong>s Juifs<br />
met en question la généralité à laquelle ils ne sont pas suffisamment conformes. Leur<br />
attachement inflexible à leur propre règle <strong>de</strong> vie les a placés dans un rapport instable avec la<br />
règle <strong>de</strong> vie dominante. Il s’attendaient à ce qu’elle les protège alors qu’ils n’étaient pas à<br />
même <strong>de</strong> la contrôler. Leur rapport avec les peuples dominateurs était fondé sur l’avidité et la<br />
crainte. Chaque fois qu’ils renoncèrent à ce qui les différenciait du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie dominant, les<br />
« parvenus » y perdirent le caractère froid et stoïque que la société impose toujours aux<br />
hommes. Le lien dialectique entre la Raison et la domination, le rapport double du progrès<br />
avec la cruauté et la libération dont les Juifs firent l’expérience chez les grands esprits éclairés<br />
comme dans les mouvements populaires démocratiques, apparaît également dans le caractère<br />
<strong>de</strong> ceux qui furent assimilés. La maîtrise « éclairée » avec laquelle les Juifs assimilés<br />
surmontèrent le souvenir douloureux <strong>de</strong> la domination <strong>de</strong>s autres – comparable à une secon<strong>de</strong><br />
circoncision – les a portés sans transition <strong>de</strong> leur propre communauté très atteinte vers la<br />
bourgeoisie mo<strong>de</strong>rne, qui revenait inexorablement à la froi<strong>de</strong> répression et à sa réorganisation<br />
en race pure. La race n’est pas comme le veulent les racistes une caractéristique naturelle<br />
particulière. Elle est bien plus la réduction au naturel, à la violence nue, la particularité<br />
opiniâtre qui – dans la réalité – constitue justement la généralité. De nos jours, la race est<br />
l’auto-affirmation <strong>de</strong> l’individu bourgeois intégré dans la collectivité barbare. L’harmonie <strong>de</strong><br />
la société, professée par les Juifs libéraux, se retourna finalement contre eux sous la forme <strong>de</strong><br />
l’harmonie <strong>de</strong> la « communauté <strong>de</strong> la nation » (Volksgemeinschaft). Selon eux, c’était<br />
l’antisémitisme qui déformait un ordre incapable d’exister sans déformer les hommes. La<br />
persécution <strong>de</strong>s Juifs, comme n’importe quelle autre forme <strong>de</strong> persécution, ne peut être<br />
séparée d’un tel ordre. La violence en est la nature essentielle – même si à certaines pério<strong>de</strong>s<br />
elle restait cachée : aujourd’hui elle se montre au grand jour.<br />
II<br />
L’antisémitisme comme mouvement national a toujours été ce que ses instigateurs aimaient<br />
reprocher aux sociaux-démocrates : le nivellement. Ceux qui n’ont aucun pouvoir pour<br />
comman<strong>de</strong>r ne doivent pas vivre dans <strong>de</strong>s conditions meilleures que celles du peuple. Tous les<br />
suivistes avi<strong>de</strong>s – du fonctionnaire allemand au nègre <strong>de</strong> Harlem – ont au fond toujours su<br />
qu’ils n’y gagneraient rien <strong>de</strong> plus sinon la joie <strong>de</strong> constater que les autres n’en ont pas<br />
davantage. L’« aryanisation » <strong>de</strong> la propriété juive qui <strong>de</strong> toute façon a toujours tourné à<br />
l’avantage <strong>de</strong>s classes supérieures, n’a guère rapporté plus <strong>de</strong> bénéfices aux masses du IIIe<br />
Reich que n’en ont eu les cosaques ramenant leur maigre butin <strong>de</strong>s ghettos qu’ils avaient<br />
rançonnés. Le véritable avantage qu’en tiraient les masses résidait dans une idéologie à <strong>de</strong>mi<br />
comprise. La preuve <strong>de</strong> son inutilité économique tend à augmenter au lieu <strong>de</strong> diminuer la<br />
fascination du remè<strong>de</strong> raciste, c’est en cela que rési<strong>de</strong> sa véritable nature : il n’apporte rien<br />
aux hommes, mais il apporte quelque chose à leur instinct <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction. Le véritable<br />
bénéfice qu’escompte le concitoyen (Volkgenosse), c’est la sanction collective <strong>de</strong> sa haine.<br />
Plus les avantages sont infimes, plus on s’obstine à soutenir le mouvement, même si l’on sait<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 2
qu’il y aurait mieux à faire. L’antisémitisme a toujours été immunisé contre l’argument <strong>de</strong> la<br />
non-rentabilité. Pour le peuple, il est un luxe.<br />
Il est évi<strong>de</strong>nt qu’il est utile aux cliques qui veulent dominer. Il est utilisé comme moyen <strong>de</strong><br />
diversion, <strong>de</strong> corruption facile, comme exemple <strong>de</strong> terrorisme. Les rackets respectables le<br />
subventionnent et les moins respectables le pratiquent. Mais la forme d’esprit social ou<br />
individuel qui apparaît dans l’antisémitisme, les liens préhistoriques et historiques dont – en<br />
tant que tentative désespérée d’évasion – il reste prisonnier, sont obscurs. Si un mal aussi<br />
profondément enraciné dans la civilisation ne trouve pas sa justification dans la connaissance,<br />
l’individu ne réussira pas davantage à le neutraliser par la connaissance, même s’il est aussi<br />
bien intentionné que les victimes elles-mêmes. Les explications et réfutations strictement<br />
rationnelles, économiques et politiques – aussi justes soient-elles – n’y parviennent pas, car la<br />
rationalité associée à la domination est elle-même à la racine du mal. Persécuteurs et victimes,<br />
aussi aveugles dans l’agression que dans la défense, sont pris dans le même circuit désastreux.<br />
Le comportement antisémite se produit dans les situations où les hommes aveuglés et privés<br />
<strong>de</strong> leur subjectivité sont lâchés en tant que sujets. Pour ceux qui ont affaire à eux, leurs actes<br />
sont <strong>de</strong>s réactions meurtrières et cependant vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sens, comme ceux qu’observent les<br />
behavioristes sans les interpréter. L’antisémitisme est un schéma bien rodé, un rituel <strong>de</strong> la<br />
civilisation et les pogromes sont <strong>de</strong> véritables meurtres rituels. Ils démontrent l’impuissance<br />
<strong>de</strong> ce qui pourrait les freiner, <strong>de</strong> la réflexion, <strong>de</strong> la signification, et finalement <strong>de</strong> la vérité. Ce<br />
jeu puéril qu’est le meurtre apporte la confirmation d’une vie stupi<strong>de</strong> à laquelle on se résigne.<br />
Seuls l’aveuglement <strong>de</strong> l’antisémitisme, son absence <strong>de</strong> finalité, confèrent une certaine vérité<br />
à la thèse selon laquelle il aurait une fonction <strong>de</strong> soupape <strong>de</strong> sécurité. La haine se décharge sur<br />
<strong>de</strong>s victimes sans défense. Et comme celles-ci sont interchangeables, selon les circonstances :<br />
gitans, Juifs, protestants, catholiques, chacune d’entre elles peut prendre la place <strong>de</strong>s<br />
meurtriers, avec le même aveuglement dans la volupté sanguinaire, dès qu’elle se sent<br />
puissante parce que <strong>de</strong>venue norme. Il n’y a pas d’antisémitisme sincère, on ne naît<br />
certainement pas antisémite. Les adultes pour lesquels la soif <strong>de</strong> sang juif est <strong>de</strong>venue une<br />
secon<strong>de</strong> nature, en connaissent aussi peu la raison que les jeunes qui doivent le verser. Les<br />
mandants qui donnent l’ordre <strong>de</strong> le verser sans savoir pourquoi ne haïssent pas les Juifs et<br />
n’aiment pas ceux qui leur obéissent. Mais ces <strong>de</strong>rniers, qui n’en tirent ni satisfaction<br />
économique, ni satisfaction sexuelle, éprouvent une haine sans bornes ; elle ne se relâche pas,<br />
parce qu’elle ne connaît pas <strong>de</strong> satisfaction. C’est donc effectivement une sorte d’idéalisme<br />
dynamique qui anime la ban<strong>de</strong> organisée <strong>de</strong>s assassins. Ils partent pour piller et construisent<br />
autour <strong>de</strong> tout cela une idéologie compliquée, parlant à tort et à travers <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
famille, <strong>de</strong> la patrie, <strong>de</strong> l’humanité. Et comme c’est tout <strong>de</strong> même eux qui seront rossés – ce<br />
dont ils se doutaient au fond d’eux-mêmes – leur piètre motif rationnel, la rapine, que la<br />
rationalisation <strong>de</strong>vait servir, est réduit à néant et celle-ci <strong>de</strong>vient sincère malgré eux.<br />
L’obscure pulsion dont elle se rapprochait dès le départ plus que la raison, les envahit<br />
totalement. La part <strong>de</strong> rationalité est submergée et ces désespérés n’apparaissent plus que<br />
comme les défenseurs <strong>de</strong> la vérité, les rénovateurs <strong>de</strong> la terre dont ils doivent réformer jusqu’à<br />
la <strong>de</strong>rnière parcelle. Tout ce qui vit <strong>de</strong>vient objet et matériau <strong>de</strong> leur vile tâche qu’aucune<br />
inclination ne vient plus perturber. L’action <strong>de</strong>vient fin en soi et autonome, elle masque sa<br />
propre absence <strong>de</strong> finalité. L’antisémitisme exhorte toujours à aller jusqu’au bout <strong>de</strong><br />
l’entreprise ; dès le début, l’antisémitisme et la totalité ont toujours été étroitement liés.<br />
L’aveuglement investit tout parce qu’il ne comprend rien.<br />
Le libéralisme avait accordé aux juifs la propriété, mais non l’autorité. Tel était le sens <strong>de</strong> la<br />
Déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme : elle promettait le bonheur même à ceux qui n’avaient pas<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 3
<strong>de</strong> pouvoir. Parce que les masses dupées présentent que cette promesse faite à tous restera un<br />
mensonge aussi longtemps qu’il y aura <strong>de</strong>s classes, leur fureur éclate ; elles se sentent<br />
bafouées. Elles doivent refouler l’éventualité même <strong>de</strong> cette idée <strong>de</strong> bonheur, et la renient<br />
d’autant plus furieusement qu’elle semble être sur le point <strong>de</strong> mûrir. Chaque fois qu’elle<br />
semblera se réaliser en dépit <strong>de</strong> renoncements <strong>de</strong> principe, ils ne peuvent s’empêcher <strong>de</strong><br />
reproduire la répression infligée à leurs propres aspirations. Ce qui peut servir <strong>de</strong> prétexte à<br />
une telle répétition, même s’il s’agit d’images du malheur, Ahasver et Mignon, la réalité<br />
étrangère qui rappelle la terre promise, la beauté qui évoque le sexe, l’animal rejeté parce<br />
qu’il signifie la promiscuité, tout cela attire sur soi la volonté <strong>de</strong>structrice <strong>de</strong>s hommes<br />
civilisés qu n’ont jamais su mener à terme le douloureux processus civilisateur. Ceux qui<br />
exerçaient sur la nature leur domination crispée voyaient dans cette nature tourmentée le reflet<br />
<strong>de</strong> l’image provocatrice d’un bonheur fait d’impuissance. L’idée d’un bonheur sans pouvoir<br />
est intolérable, parce que lui seul serait le véritable bonheur. Le mythe <strong>de</strong> la conspiration<br />
organisée par <strong>de</strong>s banquiers juifs concupiscents qui financeraient le bolchevisme, est le signe<br />
d’une impuissance congénitale, tout comme la dolce vita est le signe du bonheur. A cela<br />
s’ajoute l’image <strong>de</strong> l’intellectuel ; il semble penser, luxe que les autres ne peuvent s’offrir, au<br />
lieu <strong>de</strong> verser la sueur d’un labeur physique. Le banquier et l’intellectuel, l’argent et l’esprit,<br />
qui représentent tous les échanges, sont le rêve refoulé <strong>de</strong> ceux que la domination a mutilés et<br />
dont elle se sert pour se perpétuer elle-même.<br />
III<br />
La société mo<strong>de</strong>rne, où les sentiments religieux primitifs, les nouvelles formes <strong>de</strong> religions et<br />
l’héritage <strong>de</strong>s révolutions sont proposés sur le marché, où les chefs fascistes, <strong>de</strong>rrière les<br />
portes closes, marchan<strong>de</strong>nt le territoire et la vie <strong>de</strong>s nations tandis que le public engourdi<br />
écoute la radio et évalue le prix <strong>de</strong> ces opérations, la société où même la parole qui la<br />
démasque se légitime <strong>de</strong> ce fait même et sert <strong>de</strong> titre pour l’admission dans<br />
un racket politique : cette société dans laquelle non seulement la politique est un business,<br />
mais où le business est toute la politique – est scandalisée par le comportement mercantile<br />
démodé du Juif, qu’elle définit comme le matérialiste, le trafiquant <strong>de</strong>vant cé<strong>de</strong>r au feu sacré<br />
<strong>de</strong> ceux qui ont érigé le business en absolu.<br />
L’antisémitisme bourgeois a un fon<strong>de</strong>ment spécifiquement économique : le travestissement <strong>de</strong><br />
la domination en production. Si, dans les premiers temps, les souverains étaient directement<br />
répressifs, <strong>de</strong> sorte qu’ils n’abandonnaient pas seulement tout le travail aux classes<br />
inférieures, mais déclaraient que le travail était une ignominie (ce qu’il a toujours été sous la<br />
domination), à l’ère du mercantilisme, le monarque absolu se transforme en grand patron <strong>de</strong><br />
l’industrie. La production aura désormais ses propres courtisans. Les nouveaux seigneurs, <strong>de</strong>s<br />
bourgeois, ont simplement échangé la tenue <strong>de</strong> cour éclatante contre le costume civil. Ils<br />
déclarent que le travail n’a rien <strong>de</strong> déshonorant afin <strong>de</strong> pouvoir contrôler celui <strong>de</strong>s autres <strong>de</strong><br />
façon plus rationnelle. Eux-mêmes se rangent parmi ceux qui ont une activité créative alors<br />
que, comme jadis, elle est bien plus une activité <strong>de</strong> requins. Le fabriquant prenait <strong>de</strong>s risques<br />
et empochait <strong>de</strong> l’argent, comme le négociant et le banquier. Il calculait, organisait, achetait,<br />
vendait. Sur le marché, il entrait en concurrence avec ces <strong>de</strong>rniers, pour réaliser un profit<br />
correspondant à son capital. Mais il ne se contentait pas <strong>de</strong> tout rafler sur le marché, il allait<br />
directement à la source : comme représentant <strong>de</strong> sa classe, il veillait à ce que le travail <strong>de</strong> ses<br />
ouvriers lui rapporte bien sa part. Les travailleurs <strong>de</strong>vaient fournir le plus <strong>de</strong> biens possibles.<br />
Comme Shylock, le patron exigeait sa livre <strong>de</strong> chair. Il était propriétaire <strong>de</strong>s machines et du<br />
matériel et obligeait donc les autres à produire. Il se qualifiait lui-même <strong>de</strong> producteur, mais il<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 4
savait comme tout un chacun ce qu’il en était réellement. Le travail productif du capitaliste,<br />
qu’il justifiât son profit par le revenu dû au chef <strong>de</strong> l’entreprise à l’époque du libéralisme, ou<br />
par les appointements du directeur comme aujourd’hui, était une idéologie masquant la nature<br />
réelle du contrat <strong>de</strong> travail et la voracité du système économique.<br />
C’est pourquoi les gens s’écrient : arrêtez le voleur ! et montrent le Juif du doigt. Il est en<br />
effet le bouc émissaire non seulement <strong>de</strong> manœuvres et <strong>de</strong> machinations individuelles, mais<br />
dans un sens plus général, dans la mesure où on lui impute l’injustice économique commise<br />
par la classe entière. Le fabricant a ses débiteurs, les travailleurs, sous ses yeux à l’usine et<br />
contrôle le service qu’ils lui ren<strong>de</strong>nt en échange, avant même d’avancer l’argent pour lequel<br />
ils travaillent. Ils ne saisiront réellement ce qui s’est passé que lorsqu’il verront ce qu’ils<br />
pourront acheter pour cet argent : le plus petit magnat dispose d’une quantité <strong>de</strong> services et <strong>de</strong><br />
biens dont aucun souverain n’a jamais disposé ; mais les ouvriers obtiennent ce que l’on<br />
qualifie <strong>de</strong> minimum décent. Non contents <strong>de</strong> découvrir sur le marché le peu <strong>de</strong> biens qui leur<br />
revient, ils sont encore obligés d’entendre le ven<strong>de</strong>ur vanter ce qu’ils ne peuvent se permettre<br />
d’acheter. Le rapport entre les salaires et les prix révèle tout ce qu’ils ne peuvent s’offrir. Ils<br />
ont accepté, en même temps que leur salaire, le principe qui les dépossè<strong>de</strong>. Le commerçant<br />
leur présente la traite qu’ils ont signée au fabricant. Le commerçant est l’huissier du système<br />
entier et prend sur lui la haine qu’inspirent les autres. La responsabilité qu’assume le secteur<br />
<strong>de</strong> la circulation <strong>de</strong>s produits dans l’exploitation est un simulacre socialement nécessaire.<br />
Les Juifs n’étaient pas les seuls à occuper le secteur <strong>de</strong> la circulation <strong>de</strong>s produits. Mais ils<br />
furent trop longtemps actifs à l’intérieur <strong>de</strong> ce secteur pour ne pas refléter, dans leur manière<br />
d’être, l’image <strong>de</strong> la haine dont ils ont <strong>de</strong> tout temps été l’objet. Contrairement à leur collègue<br />
aryen, ils se virent largement refuser l’accès aux sources <strong>de</strong> la plus-value. On ne les a laissé<br />
accé<strong>de</strong>r que difficilement et tard à la propriété <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> production. Il est vrai que, dans<br />
l’histoire <strong>de</strong> l’Europe et même dans l’empire allemand, les Juifs baptisés ont conquis <strong>de</strong>s<br />
positions élevées dans l’administration et dans l’industrie. Mais ils durent toujours se justifier<br />
par une soumission redoublée, un zèle empressé et une abnégation tenace. On ne les admettait<br />
que si, dans leur comportement, ils acceptaient tacitement ou confirmaient le verdict prononcé<br />
sur les autres Juifs : le baptême ne signifiait pas autre chose. Toutes les gran<strong>de</strong>s réussites <strong>de</strong>s<br />
Juifs n’ont pas pour autant obtenu que le Juif fût absorbé par les populations européennes : on<br />
ne lui laissait pas prendre racine et on lui reprochait <strong>de</strong> ce fait d’être un déraciné. Il a toujours<br />
eu le statut d’un protégé, dépendant <strong>de</strong>s empereurs, <strong>de</strong>s princes ou <strong>de</strong> l’État absolu. Ceux-ci<br />
furent tous pendant un temps économiquement en avance sur les populations arriérées. Dans<br />
la mesure où le Juif pouvait leur servir d’intermédiaire, ils le protégèrent contre les masses qui<br />
<strong>de</strong>vaient payer les frais du progrès. Les Juifs furent les colonisateurs du progrès. Depuis<br />
l’époque où, en qualité <strong>de</strong> marchands, ils contribuèrent à répandre la civilisation romaine dans<br />
l’Europe tribale, ils ont toujours été, en harmonie avec leur religion patriarcale, les<br />
représentants <strong>de</strong>s conditions citadines, bourgeoises et industrielles. Ils introduisent un style <strong>de</strong><br />
vie capitaliste dans différents pays et attirèrent sur eux la haine <strong>de</strong> ceux qui eurent à souffrir<br />
sous le capitalisme. Au nom du progrès économique qui cause leur perte aujourd’hui, les Juifs<br />
furent dès le début la bête noire <strong>de</strong>s artisans et <strong>de</strong>s paysans déclassés par le capitalisme. Ils<br />
font maintenant, à leur détriment, l’expérience du caractère exclusif et particulier du<br />
capitalisme. Ceux qui on toujours voulu être les premiers sont laissés en arrière. Même le<br />
directeur juif d’un trust américain <strong>de</strong> l’industrie du divertissement vit, malgré le luxe qui<br />
l’entoure, sur la défensive, et il n’a aucune chance d’en sortir. Le caftan était une survivance<br />
<strong>de</strong> l’antique costume bourgeois. Aujourd’hui il montre à quel point les Juifs on été rejetés en<br />
marge <strong>de</strong> la société qui, elle-même totalement « éclairée », chasse les spectres <strong>de</strong> sa<br />
préhistoire. Ceux qui ont proclamé l’individualisme, le droit abstrait, l’idée <strong>de</strong> la personne<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 5
sont ravalés au rang d’une espèce. Ceux qui n’ont jamais pu jouir tranquillement <strong>de</strong>s droits<br />
civils et politiques que <strong>de</strong>vait leur valoir leur dignité d’hommes sont <strong>de</strong> nouveau désignés<br />
comme « le Juif » sans distinction. Même au XIXe siècle, le Juif dépendait <strong>de</strong> son allégeance<br />
au pouvoir central. Le droit universel garanti par l’État était le gage <strong>de</strong> sa sécurité, la loi<br />
d’exception son épouvantail. Il resta un objet à la merci <strong>de</strong>s autres, même lorsqu’il insistait<br />
sur son droit. Le commerce ne fut pas son métier, il fut son <strong>de</strong>stin. Il fut le cauchemar du<br />
chevalier d’industrie qui <strong>de</strong>vait se faire valoir comme créateur. Le jargon juif révélait à celuici<br />
la cause du mépris qu’il entretenait secrètement envers lui-même : son antisémitisme n’était<br />
que la haine qu’il éprouvait pour lui-même, la mauvaise conscience du parasite.<br />
Extrait <strong>de</strong> La dialectique <strong>de</strong> la Raison (fragments philosophiques), Gallimard, Collection Tel.<br />
Les auteurs développent ensuite l’antisémitisme d’un point <strong>de</strong> vue du religieux.<br />
HORKHEIMER, ADORNO – ELEMENTS DE L’ANTISEMITISME, LIMITES DE LA RAISON (EXTRAIT) 6