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LARDEAU Yann - Académie de Nancy-Metz

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<strong>LARDEAU</strong> <strong>Yann</strong> , L’empire <strong>de</strong>s mots, Cahiers du cinéma n°345, Mars 1983<br />

Ça commence par une image <strong>de</strong> bonheur, une image tremblée, gonflée et trouble, <strong>de</strong> trois<br />

enfants grimpant une pente noire <strong>de</strong> lave sur un fond <strong>de</strong> ciel noir. Les enfants sont blonds, ils<br />

portent <strong>de</strong>s vêtements <strong>de</strong> couleurs chau<strong>de</strong>s, la pâleur <strong>de</strong> leur visage jure avec la lan<strong>de</strong> froi<strong>de</strong> et<br />

lugubre. L'image est muette, elle est coupée avant que les enfants n'arrivent au sommet, elle<br />

est suivie d'un noir, <strong>de</strong> l'obscurité du film vierge, puis, le flash, <strong>de</strong> l'insert d'un cockpit d'avion<br />

militaire sur le point <strong>de</strong> décoller. Le cinéaste dit que cette image <strong>de</strong>s petites filles dans la<br />

lan<strong>de</strong>, pleine <strong>de</strong> mélancolie, est pour lui l'image du bonheur, une image qu'il n'avait jamais su<br />

placer, associer nulle part, parce qu'il y avait toujours une image <strong>de</strong> mort, l'horreur <strong>de</strong> la<br />

guerre qui venait s'y adjoindre, comme celle <strong>de</strong> cet enfant <strong>de</strong> Guinée-Bissau à la jambe<br />

déchiquetée par une explosion. Et comme les spectateurs risquaient <strong>de</strong> ne pas voir ce bonheur<br />

luire dans les yeux, sur le front et les cheveux <strong>de</strong>s enfants, <strong>de</strong> refuser cette image, il a laissé du<br />

noir <strong>de</strong>rrière pour qu'ils voient au moins ce noir, ce vi<strong>de</strong>. Cette image revient à la fin du film,<br />

plus longue, précédée <strong>de</strong> superbes plans <strong>de</strong> ce paysage lunaire et poursuivie par <strong>de</strong>s images <strong>de</strong><br />

l'éruption volcanique survenue l'année suivante, filmée par Haroun Tazieff et cause déjà du<br />

séjour du cameraman en Islan<strong>de</strong>. Le plan est lui-même plus long, reproduit intégralement. On<br />

y voit les enfants atteindre le sommet <strong>de</strong> la colline et disparaître <strong>de</strong> l'autre côté, toute<br />

l'émotion <strong>de</strong> la séquence retenue jusqu'à présent afflue. Le cinéaste nous explique que jusqu'à<br />

présent, cette fin du plan, il l'avait toujours coupée pour faire plus léché : il faisait froid, il y<br />

avait du vent, le zoom pesait, l'homme à la caméra tremblait, sa caméra ne pouvait rester<br />

stable. A cela s'ajoute une <strong>de</strong>uxième image, la <strong>de</strong>rnière : sur un marché <strong>de</strong> Guinée Bissau, le<br />

cameraman, en quête <strong>de</strong> visages, remarque une très belle femme. La femme l'a repéré, mais<br />

elle ne dit rien, elle baisse les yeux, incline la tête comme si elle n'avait pas vu qu'il la filmait,<br />

comme si elle ne voulait pas lui montrer qu'elle avait vu, qu'elle savait, la caméra attend,<br />

insiste, et immanquablement la jeune femme relève la tête, voit la caméra, regar<strong>de</strong> le<br />

cameraman fixement, un sourire complice passe fugitivement sur ses lèvres, avant que le<br />

cinéaste ne coupe. Cette <strong>de</strong>rnière image conclut Sans Soleil, mais retrafiquée, défigurée,<br />

méconnaissable après avoir subi les méfaits du synthétiseur vidéo <strong>de</strong> Hayao Yamaneko. En<br />

réalité, cette scène est beaucoup moins bien que je ne l'ai dit, et ce bonheur volé frustrant<br />

finalement : Chris Marker a eu la maladresse <strong>de</strong> tout nous dire avant, <strong>de</strong> tout nous enrober<br />

dans un commentaire qui, à force <strong>de</strong> nous prévenir, <strong>de</strong> nous prendre en charge et <strong>de</strong> nous<br />

expliquer le comment et le pourquoi, tarit complètement la source <strong>de</strong> telles émotions, les<br />

images.<br />

Cet échec <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière image, celle qui en fin <strong>de</strong> compte, justifie toute l'entreprise du film,<br />

est l'échec même du film.<br />

Le coeur du cinéaste penche pour ces <strong>de</strong>ux pays, le Japon et la Guinée-Bissau, tous <strong>de</strong>ux aux<br />

pôles extrêmes <strong>de</strong> la survie. Le Japon, ce sont le miracle économique et les luttes écologiques,<br />

la pointe <strong>de</strong> la recherche électronique, <strong>de</strong>s media et vidéo, dont les gadgets décorent les rues,<br />

les créations originales du vidéaste Hayao Yamaneko, les petites filles rock et la secte <strong>de</strong>s<br />

takenoko, adolescents mutants, les fêtes <strong>de</strong> quartier, le cimetière <strong>de</strong>s chats, le sumo, les<br />

cérémonies votives, les rites funéraires, les kimonos a col fourré du nouvel an, la fête <strong>de</strong> vingt<br />

ans <strong>de</strong>s jeunes filles, etc., le profil <strong>de</strong>s années 80.


La Guinée Bissau, ce sont l'horreur d'Apocalypse now, la guérilla victorieuse <strong>de</strong>s années 70, la<br />

rivalité <strong>de</strong>s chefs, la résurgence <strong>de</strong> nouveaux seigneurs <strong>de</strong> la guerre, la famine, <strong>de</strong>s blessures<br />

atroces, le carnaval, quelques beaux visages mais qui sourient difficilement. Le <strong>de</strong>rnier souffle<br />

<strong>de</strong>s années 60. Deux contextes différents qui interrogent le cameraman dans sa pratique<br />

professionnelle, son désir <strong>de</strong> laisser la guerre, le macro-politique pour ne peindre plus que la<br />

banalité <strong>de</strong>s rituels quotidiens. Mais Marker ne peut pas s'empêcher d'être grave. Il filme très<br />

bien au fond la contradiction dans laquelle il est pris. Il aimerait bien filmer le quotidien, le<br />

banal, la survie ordinaire, pas la réalité <strong>de</strong> la guerre, ni le théâtre <strong>de</strong>s luttes militantes, mais il<br />

en est incapable, il retombe toujours sur les mêmes images, les mêmes obsessions qu'il y a dix<br />

ans, celles <strong>de</strong>s manifestations <strong>de</strong> l'aéroport <strong>de</strong> Tokyo, le fascisme, l'essence petite-bourgeoise<br />

du gauchisme, le capital et les ouvriers. Il aimerait bien filmer le Japon comme Barthes l'a<br />

décrit, à la façon <strong>de</strong> L'Empire <strong>de</strong>s signes, mais il ne peut rassembler ses images que sous la<br />

forme d'abstractions telles que la guerre, la lutte <strong>de</strong>s classes, l'indépendance nationale ou la<br />

fête, <strong>de</strong> sorte que la monotonie <strong>de</strong> Sans Soleil, en dépit <strong>de</strong> ses essais vidéo, est l'oeuvre d'une<br />

profon<strong>de</strong> mélancolie <strong>de</strong>s années 60, d'un <strong>de</strong>uil qui n'arrive pas à se résoudre et qui ne peut que<br />

noter son décalage, son retard, par rapport à la plasticité sociale <strong>de</strong> la génération contestatrice<br />

<strong>de</strong>s années 60. C'est d'ailleurs ce qui fait l'ambiguïté, la limite <strong>de</strong> la sincérité <strong>de</strong> ces<br />

confi<strong>de</strong>nces. Si pour Marker, la génération <strong>de</strong>s sixties a eu ses martyrs mais surtout ses<br />

arrivistes d'autant plus aptes à servir le capitalisme qu'ils en ont été les adversaires acharnés et<br />

connaissent sur le bout <strong>de</strong>s doigts ses contradictions (vieille thèse stalinienne dont Marker ne<br />

s'est jamais départi et qui est le fond constant, invarié <strong>de</strong> son cinéma, avant, pendant et après<br />

68), c'est qu'il a toujours été à l'extérieur <strong>de</strong> cette génération, <strong>de</strong> son enthousiasme et non pas<br />

<strong>de</strong> ses désillusions, mais <strong>de</strong> sa volonté <strong>de</strong> faire, <strong>de</strong> tenter, d'expérimenter, contre les mots, en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s solutions dogmatiques ou collectives puisque celles-ci ne savaient que répéter<br />

leurs échecs historiques, reconduire leurs tragiques méprises en farces grotesques.<br />

Aujourd'hui encore, Marker raisonne en termes <strong>de</strong> survie sur un fond d'images morbi<strong>de</strong>s,<br />

nostalgiques et touchantes pour cette raison même : là où pour la génération <strong>de</strong>s sixties, il n'y<br />

a qu'une urgence à vivre, jamais l'écart, le malentendu n'ont été si grands. Ce divorce,<br />

d'ailleurs, son dialogue avec le vidéaste Hayao Yamaneko l'exprime très précisément. La<br />

vérité, c'est que Marker est un impénitent bavard et que l'émotion simple, le non-dit, le nonêtre<br />

oriental qui le fascine tant, après Barthes, dans les mœurs japonaises, et qu'il aimerait<br />

tellement reproduire dans ce film, ne peut passer directement. Chaque fois qu'il pointe son<br />

museau et qu'il faudrait au cinéaste prendre son temps, se laisser aller, s'aligner sur la lenteur,<br />

la répétition, voire le statisme <strong>de</strong> ces rites, <strong>de</strong> ces cérémonies, il a pour réaction <strong>de</strong> le barrer,<br />

<strong>de</strong> le combler, <strong>de</strong> s'en protéger comme <strong>de</strong> sa propre bêtise, d'en justifier l'apparition par une<br />

rhétorique visuelle et quelques formules savantes, la nécessité par quelque raison supérieure.<br />

Toutes ces citations et cautions culturelles, ce besoin compulsif d'interprétation chargent<br />

l'image et la vi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> sa liberté, lui dénient sa vitalité, l'intensité propre <strong>de</strong> son rien <strong>de</strong><br />

contenu. A l'arrivée, il ne subsiste rien du fait brut et <strong>de</strong>s affects qui lui sont attachés. La<br />

rencontre tant annoncée, tant espérée, trop sans doute, n'a pas eu lieu. Se succè<strong>de</strong>nt alors <strong>de</strong>s<br />

images <strong>de</strong> rituels montées à la diable, dans une composition flui<strong>de</strong> certes mais qui n'évite pas<br />

l'écueil <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> coupe et <strong>de</strong>s analogies faciles, alors qu'un rituel, une cérémonie sont<br />

d'abord <strong>de</strong>s scansions du temps. II y a un empressement <strong>de</strong> photographe chez Marker à aller<br />

immédiatement sur les lignes <strong>de</strong> force <strong>de</strong> son sujet, qui lui fait perdre toute marge <strong>de</strong><br />

manoeuvre, toute liberté d'espace et <strong>de</strong> modulation <strong>de</strong> ses séquences. En quelque sorte, il s'y<br />

brûle, au point qu'on a le sentiment d'images montées ensemble pour illustrer a posteriori un<br />

discours premier. Les plans sont courts parce que sans avenir, sans perspective, sans<br />

ouverture. Tout est filmé à la même vitesse, indifféremment. Aucun événement, aucun pays<br />

n'a son temps propre, dans Sans Soleil. Tous sont filmés selon une même économie et


uniment, par une même simplification : le recentrement du cadre sur les visages en gros plan<br />

et, faute <strong>de</strong> savoir quoi filmer, regar<strong>de</strong>r autour, le rejet, la relégation <strong>de</strong>s traits culturels à la<br />

périphérie, dans le hors champ, une ban<strong>de</strong>-son étouffée, comme ambiance. Tant <strong>de</strong><br />

maladresse et d'obstination finissent à la longue par émouvoir.

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