LE PRISONNIER DE GEORGES DE LA TOUR : OU LE DEVOIR DU ...
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<strong>LE</strong> <strong>PRISONNIER</strong> <strong>DE</strong> <strong>GEORGES</strong> <strong>DE</strong> <strong>LA</strong><br />
<strong>T<strong>OU</strong>R</strong> : <strong>OU</strong> <strong>LE</strong> <strong>DE</strong>VOIR <strong>DU</strong> POETE P<strong>OU</strong>R<br />
RENE CHAR<br />
René Char, on le sait, vivait dans l’entourage des peintres, de ses<br />
contemporains d’abord, mais aussi de Poussin, Courbet ou Georges de La Tour. En<br />
dehors des affinités personnelles ou des questions de goût, qu’est-ce qui le liait tant à ces<br />
peintres, lui qui va jusqu’à les appeler ses « alliés substantiels » ? Il en est un en effet qui<br />
semble trouver des résonances profondes dans son œuvre : il s’agit de de La Tour et tout<br />
particulièrement, de son tableau dit du Prisonnier, renommé récemment Job raillé par<br />
sa femme. René Char a découvert ce tableau, dont il dit lui-même qu’il lui est très<br />
cher1), lors de l’exposition de l’Orangerie à Paris, en 1934. Quelques années plus tard,<br />
en 1940, alors qu’il est chef de l’armée secrète, il épinglera une petite reproduction en<br />
couleur du Prisonnier dans son poste de commandement à Céreste2). À la fin de la<br />
guerre, revenant aux Busclats, la maison familiale de l’Isle-Sur-Sorgue, il aura soin de<br />
raccrocher au mur de son cabinet de travail sa chère reproduction du Prisonnier3). Dans<br />
son recueil Seuls Demeurent (1938-1944), il se montre reconnaissant au peintre d’avoir<br />
combattu en lui l’idée d’une « condition humaine incohérente »4 et d’avoir soutenu son<br />
action contre un monde devenu fou. Dans le recueil suivant, Feuillets d’Hypnos, il voit<br />
en de La Tour celui qui « maîtrisa les ténèbres hitlériennes » et ceci par « un dialogue
2<br />
d’êtres humains » (F.M., p.218), et décrit avec précision le dit tableau. Jusqu’à la fin<br />
René Char se dit redevable de ce Prisonnier, y faisant explicitement allusion dans son<br />
poème « Justesse de Georges de La Tour »5 (1966), ainsi que dans La nuit talismanique<br />
qui brillait dans son cercle (1978). Le poète s’en explique un peu dans un entretien avec<br />
Raymond Jean, en 1968 : « Georges de La Tour, confie-t-il, est souvent mon intercesseur<br />
auprès du mystère poétique épars sous les hautes herbes humaines »6).<br />
On peut d’ores et déjà supposer que sa peinture a réellement soutenu René Char<br />
dans son travail de poète et qu’elle l’a rapproché du mystère. D’autre part, il fait toujours<br />
appel quand il évoque de La Tour aux notions d’impératif ou de secours, pour louer<br />
aussitôt sa justesse de vue. Or les poèmes ou pièces de René Char reviennent aussi<br />
constamment à la notion de devoir ou de condition à remplir. Ce n’est pas tant un<br />
impératif moral ou social qu’une exigence intérieure que le poète s’impose à lui-même;<br />
exigence due à « un humanisme conscient de ses devoirs » (F.M., p.173), dit-il, ou<br />
encore imposée « par quelque chose ou quelqu’un à sauver »7). Lui-même ne peut se<br />
libérer de ce devoir qu’il ressent comme une « contrainte absurde » (T., p.1028), car<br />
surgie inexplicablement de sa conscience. Qu’y-a-t-il donc à sauver, qui s’impose avec<br />
tant de force, et dont le peintre serait l’intercesseur dans son tableau du Prisonnier ? Car<br />
le résistant que fut René Char, après avoir combattu contre « les ténèbres Hitlériennes »,<br />
conservera la même ardeur pour lutter contre toutes les formes de totalitarisme, de<br />
mensonge, ou d’entreprise de destruction de l’homme et de la nature. On ne s’étonnera<br />
donc pas de le voir associer le tableau du Tricheur de de La Tour à une requête contre la<br />
présence d’armes nucléaires sur le plateau d’Albion. Il y voit la même lutte contre le<br />
Mal. En effet, si ses poèmes semblent constater, impuissants, l’évidence de ce Mal, dans<br />
le même temps ils rétablissent l’existence de son contraire, qui n’est jamais le Bien, pour<br />
René Char, mais une vie pleine de promesses. Tel est le paradoxe d’une poésie qu’il dit<br />
« née de l’angoisse de la rétention et d’un appel d’un devenir » (F.M., p.247).<br />
Cette rétention, il l’a connue par sa vie de résistant clandestin, caché dans une<br />
maison du petit village de Céreste, inconnu aussi aux yeux de ses compagnons qui<br />
ignoraient sa tâche de poète. Et cependant, c’est en sa qualité de poète qu’il tient à se
3<br />
mêler au combat. Quel allié a-t-il alors trouvé en Georges de La Tour, qui lui permette<br />
de découvrir dans sa responsabilité de résistant, son devoir de poète ? En comparant les<br />
conditions objectives de sa rétention avec la description qu’il donne du Prisonnier, nous<br />
comprendrons mieux comment le poète, et non pas le résistant, s’est reconnu dans ce<br />
prisonnier. Alors apparaîtra le sens de son combat et nous saisirons mieux quelles sont<br />
ces « preuves » 8) trouvées dans le tableau du Prisonnier, qui lui imposèrent pour<br />
toujours le devoir de se battre. Enfin, nous pourrons nous demander ce qu’il y avait, pour<br />
ce soldat-poète, finalement de plus impérieux à défendre en l’homme que la liberté.<br />
SA CONDITION <strong>DE</strong> <strong>PRISONNIER</strong><br />
Avant de décrire le tableau du Prisonnier, le poète prend bien soin d’indiquer<br />
les circonstances particulières dans lesquelles ce tableau s’inscrit :<br />
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de la Tour que j’ai piquée<br />
sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps réfléchir<br />
son sens dans notre condition.(...). Depuis deux ans pas un réfractaire qui n’ait<br />
passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle.<br />
Cette précision sur l’emplacement du tableau souligne d’emblée le lien avec sa<br />
situation de résistant qu’il qualifie ici de « réfractaire ». La reproduction du Prisonnier<br />
est au cœur même des combats, dans le poste de commandement du Capitaine<br />
Alexandre, pseudonyme de résistant du poète, où se donnent et se prennent les missions<br />
militaires. Il représente l’horizon fermé de ceux qui se cachent dans la clandestinité du<br />
Maquis, murés dans leur repaire. D’autre part, le poète identifie le tableau à son désir de<br />
nuit. Car l’occupation Nazie, tout autant que la collaboration de l’état français, est le<br />
signe pour lui que « le soleil (après être entré) dans le signe de ses ennemis »9), et<br />
devenu « lumière pourissante » (N., p.467). Il opte donc pour l’obscurité de l’action
4<br />
secrète et la nuit de l’exil loin du cercle des poètes. En choisissant le maquis, le poète<br />
sait qu’il se condamne doublement au mutisme, en soldat d’une armée secrète et en poète<br />
aussi. Car, dans une époque où la parole est capturée par la propagande au profit du<br />
mensonge ou de crimes, le poète n’a plus qu’à s’effacer. Cette époque rendrait indécente<br />
sa parole. Il sait qu’il ne peut plus parler, que « sa langue est tranchée » (F.M., fr. 57,<br />
p.189). Il entre alors résolument dans le chaos de l’action, et note sur son carnet de<br />
combat :<br />
Tout ce qui a le visage de la colère et n’élève pas la voix (F.M., fr. 92, p.197).<br />
Il s’en tient à la fureur des armes et se voit contraint d’admettre, expérience<br />
capitale pour un ancien surréaliste, que la poésie « n’est pas partout souveraine » (F.M.,<br />
fr. 132, p. 207). Dans le même temps, il prend conscience que malgré ce désastre<br />
extérieur, il porte en lui des capacités d’écriture qui semblent presser ses mains de se<br />
remettre à l’ouvrage : « Que voient les emmurés ? L’oubli ? leurs mains ? »10),<br />
s’interroge-t-il douloureusement. Ailleurs il reprendra l’image du mur, pour dire la<br />
même aridité :<br />
Les Ténèbres du Verbe m’engourdissent et m’immunisent. Je ne participe pas à<br />
l’agonie féerique. D’une sobriété de pierre, je demeure la mère de lointains<br />
berceaux (F.M., fr. 95, p.198).<br />
L’expérience de l’emprisonnement se fait toute intérieure. C’est en lui-même<br />
que le poète est muré. Devenu insensible sous l’avalanche du mal, non seulement il ne<br />
peut plus écrire, mais encore il n’a même plus la force de rêver ni de se souvenir. « Pas<br />
un souvenir » n’arrive à le faire même « frissonner ». Dans un poème de 1956 consacré<br />
au supplice de Jeanne d’Arc, il saisit par expérience les maux dont souffre « l’âme mise<br />
au cachot puis au supplice » (R.B.S., p.666). Comme Jeanne il souffre de sa solitude.<br />
Dans ses rapports avec les autres combattants, il a conscient en effet de vivre « (son)<br />
mystère » au milieu d’eux (N., p.429). Il laisse alors échapper cette interrogation<br />
angoissée :
5<br />
Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin... (F.M., fr. 88, p.197).<br />
Mais dans le même temps où il est tenté de s’enfermer dans sa singularité de<br />
poète, le combat le rend solidaire de ces hommes. Il parle au nom des réfractaires, à la<br />
lueur de leur condition commune. Il se dit reconnaissant d’avoir pu combattre auprès de<br />
ces « braconniers de Provence » (F.M., fr. 79, p.194) à la loyauté indéfectible. Mais<br />
comment la parole poétique peut-elle établir le dialogue ? Peu à peu, ce métier aussi<br />
imprévu montre le poète aux prises avec sa propre parole poétique.<br />
De l’action il ne tire que du remords, celui de devoir « fixer le destin » d’autrui<br />
(F.M., fr. 150, p.211), d’être demeuré misérable à combattre « contre les chiens de<br />
l’enfer » (R.B.S., p. 633). Il hésite à qualifier ses actes de justes et en vient à espérer<br />
« une balle perdue » pour éloigner un mouchard (F.M., fr. 215, p.226). Même engagé, il<br />
reste incertain sur le sens de son combat. Dans sa pièce « Le Soleil des eaux » de 1947, il<br />
met dans la bouche du sage Auguste sa propre interrogation : « le feu ! Le juste ou le<br />
terrible » (T., p.1042). Lui-même n’est pas fixé. Il ne regarde pas sans responsabilité ses<br />
contemporains s’enfoncer dans la spirale du mal 11), et se sent personnellement<br />
coupable des rafles d’israélites :<br />
Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir — pour combien de<br />
temps ? — un monstre de justice et d’intolérance (...) Les rafles d’Israélites, les<br />
séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices<br />
hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les<br />
gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge (R.B.S., « Billets à Francis<br />
Curel, 1943, p.633).<br />
C’est un être intimement brisé qui fait face à l’évidence blessante du triomphe<br />
nazi. Après avoir répliqué aux coups, il est tenté maintenant de céder à la « léthargie »<br />
(F.M., p. 146) du sommeil, sous cette « canicule des preuves » (F.M., p.144). D’autant<br />
plus qu’il pressent que cette vie humiliée par la barbarie, ce bien ou cette beauté bafoués,<br />
(les deux mots sont synonymes pour René Char), le sont pour les siècles à-venir. Il a
6<br />
saisi en effet que l’homme est entré dans un engrenage. Ionesco dans son opéra sur<br />
Maximilien Kolbe a dénoncé le même cycle infernal du mal, puisque les prisonniers du<br />
bunker de la faim deviennent à leur tour les bourreaux de leurs geôliers, dans une danse<br />
infernale. René Char explique que cette tendance à écraser son prochain, si elle ne<br />
s’incarne plus dans un totalitarisme politique, est cependant enfouie dans l’inconscient<br />
des hommes. Un mouvement a été donné. Désormais, « on vivra en improvisant à ras de<br />
son prochain » (R.B.S., p.743). Le poète prédit en la dénonçant cette sorte d’indifférence<br />
et d’intolérance à l’égard de l’autre. La terre est devenue irrémédiablement invivable;<br />
elle n’est plus qu’un « cri immense dans la gorge de l’infini écartelé » (R.B.S., p.633)<br />
qui retentit jusqu’au fin fond du cosmos.<br />
Désormais, incapable de tout mouvement, il se tiendra « assis devant l’âtre de<br />
la bestialité » 12), comme le Prisonnier recroquevillé de La Tour. A ses pieds, l’écuelle<br />
vide et ébréchée signifiera son absolue aridité intérieure. « L’écuelle est une ruine ».<br />
Seul reste au prisonnier son dénuement. Dans la silhouette du Prisonnier, à demi-nu,<br />
décharné, le dos voûté, la poitrine creuse, le poète reconnaît sa propre « maigreur d’ortie<br />
sèche ». Mais, se faisant, il se rapproche du souffle, lui dont l’existence désormais ne<br />
pèse pas plus que l’herbe sèche. Comme alors il ressemble à Job ! Et c’est là<br />
paradoxalement sa seule ressource :<br />
S’il te faut repartir, prends appui contre une maison sèche. (...) Ses propres<br />
fruits le désaltéreront 13).<br />
C’est en lui même, dans cette aridité intérieure, au delà de son habileté de poète<br />
ou de sa belle carrure de chef de combat, qu’il trouvera les ressources lui permettant de<br />
franchir les impasses de l’action ou du rêve. Le vrai bien, la légitimité de son combat<br />
semblent être ailleurs. Le poète aspire ainsi moins à la liberté, qu’à la « transhumance du<br />
Verbe » 14). Comme le berger au moment des grosses chaleurs souhaite conduire ses<br />
troupeaux vers les hauts plateaux, le poète, fuyant l’asphyxie de l’idéologie nazie,<br />
cherche à élever son Verbe poétique, auquel il met une majuscule, aux parages du<br />
mystère.
7<br />
SEC<strong>OU</strong>RS APPORTÉ PAR UNE TERRESTRE<br />
SILH<strong>OU</strong>ETTE D’ANGE<br />
René Char saisit qu’à se battre avec l’adversaire, il y a tout perdu. Il considère<br />
peu à peu sa vulnérabilité comme une chance de l’emporter sur son ennemi triomphant;<br />
car sa pauvreté est la seule réalité qu’il ne partage pas avec lui. De même sa foi en la<br />
beauté. Poète, il comprend qu’il doit lutter avec les ressources de sa condition. Son<br />
devoir est de renouer avec la beauté dans un monde ravagé, d’affirmer par sa poésie que<br />
les sources d’émerveillement n’ont pas sombré définitivement :<br />
Notre rôle à nous est d’influer afin que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit<br />
pas détournée de sa terre vers les abîmes définitifs (R.B.S., p.638).<br />
Pour cela, il doit admettre que son inspiration lui est donnée gratuitement<br />
comme la pluie et donc qu’elle dépasse toutes contingences. Il lui faut croire à<br />
l’alternance de la lumière et des ténèbres, au même titre qu’à l’alternance de la pluie et<br />
de la sécheresse. Son devoir devient de se tenir disponible :<br />
Ce n’est pas un assaut que nous soutenons, c’est bien davantage : une patience<br />
imagination en armes nous introduit à cet état de refus incroyable. Pour la<br />
préservation d’une disponibilité (R.B.S., p.743).<br />
Sa force sera désormais dans cette patience; il aura la ténacité de la nature qui<br />
finit par s’infiltrer dans le mur :<br />
J’ai, captif, épousé le ralenti du lierre à l’assaut de la pierre de l’éternité (F.M.,<br />
p. 137).<br />
Son travail sera de creuser le moindre filet d’eau reçu, de persévérer face au<br />
silence du Verbe, de s’établir dans la durée. Ainsi en est-il de la peinture du Prisonnier,
8<br />
dont il a le sentiment qu’« avec le temps », elle éclaire son étrange condition de poète. Il<br />
accepte alors de n’être pas toujours inspiré; il se dit homme « des berges », ne pouvant<br />
l’être toujours « de torrent » (F.M., fr. 174, p.217). Comme le Prisonnier, il « écoute ». Il<br />
se tient aux écoutes d’une présence qui peut parler à tout moment. Attentif, il ne redoute<br />
plus le silence; car il appelle par son attention la venue de cette réalité. Le poète<br />
concentre ainsi ses facultés sur une situation présente. Il avoue être redevenu<br />
« journalier » (R.B.S., p.638).<br />
Cette « foi vaillante » en l’inspiration poétique va plus loin encore, elle ne croit<br />
plus qu’à cette réalité qui advient. La foi indéfectible du poète pour les richesses du cœur<br />
de l’homme exige la certitude « du bien supposé et du mal dépassé » (R.B.S., p.638).<br />
Elle ne considère que le prodige qu’est la vie humaine. A défaut d’espérance religieuse,<br />
le poète propose l’idéal du Prisonnier à ses camarades de combat. Et quand la distance<br />
entre cet idéal et la violence des assauts du mal s’accroît, même si son cœur se serre, le<br />
poète préfère la veille, au sommeil. C’est pourquoi, le poète précise que cette<br />
reproduction du Prisonnier « serre le cœur mais combien désaltère ». Mais quelle est<br />
cette réalité qui en l’homme permet de croire au prodige ? Pour défendre son idéal, René<br />
Char a jeté un pont entre l’expérience de sa vulnérabilité et celle du pouvoir poétique . Il<br />
croit en l’homme parce qu’il sait ses ressources immenses, et que lui-même se sent<br />
constamment visité par un génie poétique.<br />
René Char désigne en effet l’inspiration poétique sous la forme d’un ange. Mais<br />
il tient à préciser que cet ange n’a rien de céleste, ni de sacré :<br />
L’intelligence avec l’ange, notre primordial souci. (Ange, ce qui, à l’intérieur<br />
de l’homme, tient à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut<br />
silence, la signification qui ne s’évalue pas. (...) Ange : la bougie qui se penche<br />
au nord du cœur (F.M., fr. 16, p.179).<br />
Constatons d’abord que l’ange est distinct de l’intelligence et du cœur. Il<br />
désigne quelque chose des profondeurs de l’homme, qui n’est pas l’âme, au sens<br />
religieux, non plus. C’est un mode de connaissance qui échappe au contrôle de la raison;
9<br />
et en ce sens, il s’énonce dans un murmure qui avoisine le silence. Cette connaissance se<br />
contente d’indiquer une orientation, comme l’aiguille d’une boussole. Comment ne pas<br />
penser ici à cette capacité d’intuition, dont on dit qu’elle est spécifiquement féminine ?<br />
Pour René Char, en effet, la poésie naît de la réflexion et surtout de l’intuition :<br />
A l’expiration de la réflexion on se heurte à l’intuition (...). Comme on<br />
abandonne volontiers la première pour suivre la seconde ! 15)<br />
Or, l’ange de René Char est féminin. Cette femme lui est toute intérieure et<br />
toute accordée. Elle ressemble à la Solange du Soleil des eaux avec laquelle Francis sent<br />
une affinité si forte qu’elle semble naturelle :<br />
— C’est extraordinaire comme ça me paraît normal et bien accordé, toi et toute<br />
cette violence qu’il me faut montrer ! Pourtant, plus tu es invisible aux autres,<br />
mieux tu es vue de moi (S., p.1028).<br />
Avec la Madeleine, le poète fera la même expérience de similitude :<br />
Nous marchons dans une intelligence d’ombres parfaite (R.B.S., p.665).<br />
Elle est donc l’expression d’un mode de connaissance qui lui est très personnel.<br />
Elle est la part la plus intuitive de son imagination; il l’appelle Ève car elle désigne le<br />
souffle poétique qui lui est le plus intime, chair issu de sa chair, « Eve » dont la vie<br />
« avait l’exacte dimension du cœur (sa) nuit » (fr. 143, p.210). Elle lui appartient mais ne<br />
se confond pas avec lui. Ces deux êtres forment un couple indispensable à l’écriture<br />
poétique :<br />
A l’amant il emprunte le vide, à la bien aimée, la lumière (F.M., p.166).<br />
Le poète trouve sa voix dans ce double mouvement de don et d’accueil. Qu’il<br />
l’identifie comme « l’expression de son génie » ou le fruit de son « appauvrissement »<br />
(F.M., fr. XL, p.165), cette connaissance tient à la fois de sa pauvre expérience terrestre<br />
et de l’oracle. Dans la compagne du Prisonnier, Char reconnaît cette « terrestre
10<br />
silhouette d’ange rouge » qui « explique ». C’est elle qui lui révèle la poésie. Aussi tientelle<br />
cette bougie qui « se penche » vers le cœur, sa silhouette décrivant ainsi une<br />
arabesque au-dessus du Prisonnier. Sa présence est envahissante. Son élégance, le<br />
raffinement de son vêtement, les hauts plis de sa robe rouge, contrastent avec la nudité<br />
du Prisonnier. Elle apparaît monumentale, grandiose16). Le poète a conscience d’être<br />
captivé par cette femme à la robe rouge, comme lorsqu’enfant, il était fasciné par<br />
l’atelier du forgeron, dont « l’espace ardent le tenait entièrement captif » (F.M., p.143).<br />
Cette « mystérieuse dispensatrice » de poésie, comme une reine, l’assujettit. Dans son<br />
poème « La Passante de sceaux », René Char ne se lasse pas de s’émerveiller de la<br />
noblesse de chaque trait de son visage: sa bouche est « souveraine », son front,<br />
« dominant », son cou, une « seigneurie » (P., p.384). Et il désigne toujours à l’aide de<br />
majuscules celle qu’il nomme « Beauté », « Sœur immédiate » ou « Passante ».<br />
Elle est toujours représentée, en effet, sous les traits d’une jeune fille, dont<br />
l’apparition est brève. Ainsi, la compagne du Prisonnier dont le caractère inattendu de la<br />
visite est souligné par l’adverbe « soudain », mis en tête de phrase. La révélation en<br />
poésie 17) ne brille que l’espace d’un instant :<br />
XX°siècle : l’homme fut au plus bas. Les femmes s’éclairaient et se déplaçaient<br />
vite, sur un surplomb où seuls nos yeux avaient accès (P., p.381)<br />
Pour René Char la poésie est liée à une expérience proche de l’extase<br />
mystique 18). Elle s’impose à lui comme un bref éclat de lumière dans la nuit, capable<br />
de maîtriser les ténèbres du remords, en lui, et du mal, au-dehors. Car, si René Char<br />
ignore l’euphorie de l’extase, il en reconnaît cependant la force impérative. La lumière<br />
qu’apporte la femme est perçue par l’homme comme « un édit lumineux » (R.B.S.,<br />
p.744). La lumière signale toujours cet instant de grâce. Et plus précisément, il s’agit<br />
toujours d’une lumière ardente, produite par une flamme, qui peut être une torche, un<br />
brasier, des cendres qui rougeoient, ou la clarté d’une bougie. Flamme vive qui peut<br />
aussi revêtir la forme d’un coup de foudre. Car, la connaissance chez René Char n’est
11<br />
pas intellectuelle, mais connaissance amoureuse. Aussi, l’éclair est perçu comme un<br />
« baiser de feu », à cet instant de la rencontre.<br />
Cependant à l’éclat de lumière, au feu, succède une expérience de fraîcheur.<br />
« Le Verbe désaltère » le prisonnier. La femme sollicitée par la sécheresse de l’homme<br />
lui apporte ce que ce dernier lui mendie : l’eau de la révélation poétique. René Char ne<br />
manque pas d’images pour indiquer cette résurgence de l’eau. Tantôt c’est une humide<br />
« fougère dans le mur », tantôt une « cascade apparue », ou l’annonce d’une averse<br />
imminente. Quand la compagne du prisonnier « explique », le poète voit les mots tomber<br />
du ciel. René Char est du pays des Sorgues. Or les sorgues, en Provence désignent ces<br />
rivières souterraines qui par endroits resurgissent de façon inattendue, comme à Fontaine<br />
de Vaucluse. Aussi le poète associe tout naturellement ce bref éclair de lumière et cette<br />
résurgence soudaine de l’eau. Cette alliance des contraires que sont l’eau et la flamme<br />
est un des traits de sa poésie. La poésie se recueille comme une « goutte de clarté »<br />
(R.B.S., p.759), une « sueur dorée » qui tombe des étoiles (N., p.437), une « mousse<br />
ardente » (P., p.409) ou une « clarté qui pleure » (N., p.436). Dans le poème sur le<br />
Prisonnier, le poète voit briller « les minutes de suif de la clarté »; l’élément liquide<br />
qu’est ce suif, graisse animale dont on se servait comme combustible pour les bougies,<br />
s’allie à la clarté de la flamme. Pour René Char l’art renvoie à la fois à l’image de la<br />
braise et du filet d’eau. Car seule la poésie a le pouvoir de s’infiltrer entre les pierres de<br />
la muraille et a le don d’illuminer tout le cachot. La lumière signale l’instant de la<br />
révélation tandis que l’eau rend compte du bienfait accordé au poète. La braise est pour<br />
son regard, l’eau, pour sa fatigue et sa soif. Cette révélation dont le poète semble<br />
expérimenter d’abord la fascination aveuglante, se fait ensuite plus bienveillante. Tels<br />
sont les deux services reçus de la femme :<br />
J’aime, je capture et je rends à quelqu’un. Je suis dard et j’abreuve de lumière<br />
le prisonnier de la fleur. Tels sont mes contradictions, mes services 19).<br />
Parfois l’expérience poétique associe non plus l’eau et la lumière, mais la terre<br />
et la lumière. Dans un beau poème « Dansons aux Baronnies », du nom du petit village
12<br />
de Haute-Provence de Buis-les-Baronnies, le poète se souvient de cette jeune inspiratrice<br />
à la robe d’olivier, dont les feuilles aux reflets argentés brillent encore sur la colline :<br />
En robe d’olivier / L’Amoureuse / avait dit : / Croyez à ma très enfantine<br />
fidélité / Et depuis, / une vallée ouverte / une côte qui brille / un sentier<br />
d’alliance / ont envahi la ville / où la libre douleur est sous le vif de l’eau (N.,<br />
p.429).<br />
La terre elle-même porte les traces de son passage lumineux. De la terre monte<br />
aussi des feux, allumés sans doute par la femme, puisqu’ils apparaissent au poète comme<br />
des « bouffées de paroles lumineuses » qui s’adressent à lui (R.B.S., p.643). Cet instant<br />
de grâce poétique illumine un espace matériel tout en révélant un monde autre, libéré de<br />
la faute originelle, et par conséquent, de la lutte des créatures entre elles. L’image<br />
féminine et masculine réussissent à s’atteindre. C’est la fin de la concupiscence et la<br />
naissance du désir poétique. Le poète désire en effet accorder les contraires et proposer<br />
un monde apaisé. Il emploie des adverbes tels que « également », « indistinctement »,<br />
« indifféremment » ou des périphrases indéfinies comme « ce qui vient au monde », « ce<br />
qui t’accueille ». Il ne délimite pas la vision et travaille à maintenir la fragile harmonie<br />
qu’elle lui offre. Le poète ressent alors une joie d’être au monde comme Solange, dans<br />
« Le Soleil des eaux » :<br />
C’était beau comme tout. Les champs étaient pleins de paysans, d’oiseaux et de<br />
fleurs ensemble. Ceux qui travaillaient ne gênaient pas les autres, qui étaient<br />
simplement heureux d’être au monde (S., p.978).<br />
La poésie seule apporte cette joie d’un équilibre entre les quatre éléments et<br />
d’une concorde en soi, entre ses doutes et la confiance en l’homme. Cette paix élève<br />
l’homme au-dessus des ruptures, des déceptions, de la souffrance présentes. Le poète<br />
croit de nouveau à la cohérence de la condition humaine. Tel est le mérite de Georges de<br />
La Tour.
13<br />
NAISSANCE <strong>DE</strong> L’INESPÉRÉ<br />
En cet instant, le poète parvient à s’élever hors des limites du fini, des<br />
contingences de l’existence. Dans son poème sur le Prisonnier, il note que la clarté<br />
« élargit et dilue les traits de l’homme ». L’état extatique a fait du prisonnier<br />
momentanément un être presque impersonnel. Il croit sentir son corps s’agrandir<br />
démesurément, son âme se dilater : Son corps lui semble « plus immense que la terre »<br />
(F.M., fr. 236, p.232) tant il reçoit de la femme des « promesses de félicité<br />
innombrables ». Son sentiment d’enfermement intérieur s’évanouit tandis qu’il perd de<br />
vue sa condition matérielle de reclus. L’espace devenu plus léger, au contact de l’être<br />
aimé, lui semble beaucoup plus grand. Le temps s’est arrêté, suspendu par l’alliance des<br />
contraires, tel l’absurde et l’amour ressentis conjointement en cet instant. Dans cette<br />
stabilité fragile de l’amour, les minutes s’écoulent lentement. Le poète célèbre, avec la<br />
présence de la femme aimée, cette « sublime lenteur », « monte de l’amour » (N., p.468).<br />
Le cœur s’est évanoui. Il n’est plus lié ni par l’espace ni par le temps. Il est tout à cette<br />
présence de l’aimée. L’amour cependant ignore la cristallisation. Alors que le temps réel<br />
et calculable est suspendu, le poème, lui, croît dans cet instant qui s’éternise. Pour rendre<br />
compte de cet accroissement, René Char utilise souvent l’image du creusement :<br />
Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid. Ta lampe est rose,<br />
le vent brille. Le seuil du soir se creuse (F.M., fr.7, p.136).<br />
Le poète choisit des verbes pronominaux ou des constructions sans<br />
complément : les oiseaux « chassent » (F.M., p.136), la femme « explique » et le<br />
prisonnier « écoute ». Les poèmes se déroulent dans un présent apaisé, parce que figé. Ils<br />
ressemblent alors aux tableaux de de La Tour, proches de la technique d’arrêt sur image,<br />
au cinéma : le prisonnier est comme pétrifié dans son geste de supplication désespérée,<br />
les mains jointes, la bouche ouverte, le visage levé vers cette femme monumentale; le<br />
bras levé de la femme vient de se figer à son tour. Le geste est énigmatique. Cette main
14<br />
ainsi suspendue interroge. Le geste y trouve une noblesse, la scène, une simplicité qui<br />
avoisine le mystère. Le poète y retrouve l’idéal qu’il s’était fixé dans l’avant-propos de<br />
Seuls demeurent de 1938 : « agrandir le sang des gestes » (F.M., p.129). Il élève son<br />
action de combattant à une lutte contre les limites de l’existence. René Char affirme ici<br />
par l’extase poétique sa capacité à tout dépasser. L’écriture poétique est un acte de<br />
dépassement qui rend sensible l’infini et exige que « toute la place (soit) pour la beauté »<br />
(F.M., fr.237, p.232).<br />
L’extase poétique refait le monde plus beau et donne au poète une sensation<br />
d’absolu, d’une soudaine explosion de beauté. C’est pourquoi les poèmes de René Char<br />
recourent si souvent à l’adjectif ou à l’adverbe « tout ». Ainsi la compagne du prisonnier<br />
illumine « tout le cachot ». Le poète croit voir dans sa voix « toute la vertu du ciel<br />
d’août » (F.M., fr.230, p.231). Nous comprenons alors pourquoi la poésie est porteuse<br />
d’espérance : Puisqu’elle épouse « la plane simplicité du soleil » (F.M., p.233), elle se<br />
révèle capable de tout transfigurer. Déjà dans la pièce le Soleil des eaux, Auguste<br />
propose l’image du soleil « qui prend tout », comme tactique pour combattre ses<br />
adversaires (S., p.1039). La lune aussi, quand elle est pleine, et le poète insiste « pleine<br />
de tous ses quartiers », annonce la vision poétique (F.M., fr.168, p.215). De même la<br />
compagne du prisonnier se présente avec une « robe gonflée », comme une femme<br />
enceinte. René Char associe donc à la forme ronde, une idée de maturation, de naissance<br />
imminente. Face à la femme aux formes arrondies, il s’émerveille : « tu as la densité de<br />
la rose qui se fera » (N., p.459) ! Même les premiers instants de cette grâce poétique sont<br />
gages d’avenir : l’éclair « s’arrondit en fleur » (N., p.446), les sources sont « grossies »<br />
(R.B.S., p.444). Quelle plénitude annoncent-elles ? Le poète nous en donne aussitôt la<br />
clef<br />
: « Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré ». L’ange vient ainsi<br />
« gonfler la soif » (N., p.457) du prisonnier, pour qu’il puisse s’emplir largement de sa<br />
parole. Encouragé par cette densité entrevue ce dernier sent déjà que l’accès au Verbe est<br />
« descellé ». Il lui semble être parvenu devant « la porte de toutes les allégresses » (N.,<br />
p.458).
15<br />
Cependant les sources grossies ne donnent jamais lieu à des inondations chez<br />
René Char. L’explication de la femme ne ressemble en rien à un flot de paroles. Les<br />
mots révélés sont « essentiels ». Bien sûr le poète peut de nouveau écrire, mais alors<br />
seulement en quelques mots. L’ange donne bien naissance à la poésie, mais celle-ci<br />
s’appelle « la Minutieuse » (P., p.354), car elle préfère à la familiarité qui s’épanche, des<br />
formules laconiques, pesées au mots près. L’écriture de René Char est en effet formée de<br />
phrases plutôt brèves, entrecoupées de silence. Avant de disparaître, l’inspiratrice met<br />
« un doigt devant (sa) bouche, pour couper court à l’effusion » (N., p.436). Le poète<br />
refuse de se laisser prendre par la facilité ou le lyrisme amoureux. Il conserve les paroles<br />
révélées pour une patrie intérieure, qu’il nomme la conscience. Pour René Char, la vérité<br />
est personnelle. Or, le XX° siècle ayant proclamé la mort de Dieu, qui garantira cette<br />
vérité ? La vérité exige désormais de celui qui parle, une « minutie d’application » (F.M.,<br />
fr.123, p.204). En outre, la confidence est difficile quand elle touche à la vérité. Le poète<br />
se découvre tellement dans les mots écrits,.qu’il veut en garder le secret. C’est pourquoi<br />
il présentera l’ange comme « la parole du plus haut silence ». Dans le tableau du<br />
Prisonnier, l’homme et la femme se font face dans un duel presque silencieux.<br />
L’échange verbal disparaît derrière le duel des regards. L’œil droit de la femme scrute<br />
l’œil gauche effaré du Prisonnier. Les deux yeux noirs et ronds, sur la même diagonale,<br />
ont tout magnétisé. La scène est violente, mais d’une violence contenue. « Les<br />
personnages ont les yeux secs, ils se dominent » 20). René Char expérimente la même<br />
violence muette, à l’instant de la poésie : C’est l’heure « des volontés qui frémissent, des<br />
murmures qui vont s’affronter » (F.M., p.258). Les mots essentiels que délivre l’ange<br />
sont de « sèches paroles », que le poète trouve « pénétrantes comme le trident de la nuit<br />
dans l’iris du regard » 21). Il est saisi par ce qu’ont d’énigmatiques ces paroles, ainsi que<br />
par la part d’obscurité qu’il porte en lui, et qu’elles reflètent.<br />
Après l’éblouissement poétique, l’échange accentue la nuit au-dedans du poète. La scène<br />
nocturne du Prisonnier reflète bien l’atmosphère dans laquelle écrit René Char. La Tour<br />
est, en cela, son ascendant. Malraux disait, en effet, qu’aucun peintre comme lui, « ne
16<br />
suggère ce vaste et mystérieux silence »; il est « le seul interprète de la part sereine des<br />
ténèbres » 22). Le poète revendique aussi cette sérénité comme un des pouvoirs que lui<br />
confère la poésie. L’écriture poétique lui permet de maîtriser l’angoisse. Il salue ainsi,<br />
dans le personnage de Claire, le geste bienfaisant de l’eau qui, en l’effleurant, « chasse<br />
(ses) fantômes » (R.B.S., p.654). Les mots de l’Ange « portent (ainsi) immédiatement<br />
secours ». La nuit que creuse les mots, « mieux que n’importe quelle aurore », redonne le<br />
goût de vivre, car elle reconduit le mystère de l’homme :<br />
La grâce d’aller chaque fois plus avant, plus nu en nommant le même objet de<br />
demi-jour qui amplement nous figure, c’est à la lettre reprendre vie 23).<br />
La venue de l’ange rappelle à l’homme sa profondeur et sa capacité de<br />
transfigurer le monde. Vivre devient alors pour René Char conquérir ces « pouvoirs<br />
extraordinaires » dont tout homme se sent « profusément traversé » (F.M., fr.XXII,<br />
p.160). Car la vraie vie n’apparaît qu’en poésie, dans l’éclair de la révélation et l’obscure<br />
connaissance qui l’accompagne.<br />
*<br />
René Char admirait que les figures chrétiennes des tableaux de Georges de la<br />
Tour soient restées humaines et contemporaines de leur auteur. La simplicité et le<br />
dépouillement du décor portent ainsi la signification sacrée de la scène à hauteur<br />
humaine ou plutôt à une profondeur intérieure. Le poète veut, de même, prendre corps<br />
avec la réalité historique présente ou avec la matière, mais alors pour l’élever à une<br />
dimension tout autre : il travaille à rétablir, par le prodige qu’est la poésie, la densité et<br />
l’harmonie de notre être-au-monde. L’avenir de la poésie, comprend-il à la lueur du<br />
Prisonnier, est dans la maîtrise des forces antinomiques. Son devoir est de réconcilier<br />
l’homme avec le monde, l’homme avec lui-même, les éléments naturels entre eux, la<br />
parole avec le silence. Le couple pathétique que forment le prisonnier au corps décharné<br />
et sa compagne si imposante rappelle au poète le mystère de l’alternance. Il avance entre
17<br />
sécheresse et illumination. Le poème se conquiert dans un éclair mais ensuite mûrit dans<br />
la nuit de la conscience. Aussi, privilégie-t-il la connaissance intuitive en poésie. C’est<br />
cette vérité personnelle et secrète qu’il faut défendre avant tout. Il se sent le devoir de<br />
sauver la parole contre tout totalitarisme idéologique, toute culture de masse. La<br />
résistance à la peur et au mal s’accomplit dans une foi renouvelée en son propre verbe<br />
poétique. Il le situe à cette profondeur cachée qu’atteint seulement une connaissance<br />
amoureuse. La parole sera du côté de la vie et la confidence. René Char exige en effet<br />
que la parole accroisse la joie d’être au monde, en faisant goûter à l’homme une<br />
plénitude, comparable à celle dont comble l’amour. En outre, elle devra préparer des<br />
hommes d’action . c’est-à-dire ceux qui auront la liberté de dire la vérité avec<br />
précaution, tout en prenant le risque de l’absolu. La justesse de la parole nécéssite autant<br />
un travail minutieux qu’une largeur de vue. Pour cela une condition s’impose : le poète<br />
doit entrer « dans le cercle de la bougie » que tient l’inspiratrice. Il s’oblige ainsi à une<br />
constante disponibilité, ouvert à tous les possibles. Ensuite, il doit conserver à ses<br />
poèmes cette clarté énigmatique de l’intuition. Face à la scène muette du Prisonnier,<br />
René Char comprend que le silence est « l’étui de la vérité » 24) Il rétablira un<br />
« dialogue d’êtres humains » en risquant le silence et en s’ouvrant à son propre mystère.<br />
Et ceci grâce à la femme « aux offrandes opaques » (S.M., p.837). Celle dont, comme le<br />
prisonnier, il croit recevoir la visite.<br />
Geneviève FONDVIL<strong>LE</strong><br />
Chargée de cours titulaire<br />
à l'Université Sophia
1 René Char confie à Jean Pénard: « j’ai revu Le Prisonnier, dont vous savez à quel<br />
point il m’est cher. Sa restauration est effarante. », in Rencontres avec René Char, Corti,<br />
1991, p. 117.<br />
2 « Je l’ai vu écrire des passages à la hâte, sous une petite reproduction du Prisonnier de<br />
Georges de La Tour », témoigne Georges-Louis Roux, L’Herne 1971, in Œuvres<br />
Complètes, Collection La Pléiade, Gallimard, 1983, p. 1129. Toute référence dans le<br />
texte qui ne donne que les pages citées renvoie à l'édition de La Pléiade mentionnée cidessus.<br />
Le sigle "fr" signifie "fragment" et se trouve suivi de son numéro dans l'oeuvre.<br />
On ne donnera dans le texte que les initiales des recueils qui auront déjà été mentionnés.<br />
3 Rapporté par A. Ravaute, L’Herne, n°15, sur René Char, mars 1971, p. 211.<br />
4 Fureur et Mystère, « Seuls demeurent », fr. IX, p. 157. (F.M.)<br />
5 Le Nu perdu, p. 455. (N)<br />
6 Entretien de René Char avec R. Jean, Le Monde, 11 novembre 1968, p. 1257.<br />
7 Trois coups sous les arbres, « Le soleil des eaux », 1946, p. 1041. (S.)<br />
8 F.M, fr. 178, p. 218. Désormais toute citation sans références renverra à ce poème<br />
central, sur le Prisonnier.<br />
9 La parole en archipel, « Transir », p. 353. (P)<br />
10 Recherche de la base et du sommet, p. 753. (R.B.S.)<br />
11 « Je ne fais pas un procès facile à mon époque. Je ne la regarde pas sans<br />
responsabilité ni remords s’enfoncer dans son destin qui n’est pas précisément celui de la<br />
générosité... », déclare le poète au public, p. 1063.<br />
12 Aromates Chasseurs, p. 519. (A)<br />
13 Contre une maison sèche, p. 479.<br />
14 « L’homme fuit l’asphyxie. L’homme dont l’appétit hors de l’imagination se calfeutre<br />
sans finir de s’approvisionner (...) L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui<br />
déboise son silence intérieur. Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance<br />
du Verbe. Déborder l’économie de la création, agrandir le sang des gestes, devoir de<br />
toute lumière » (F.M., « Argument », 1938, p. 129 )<br />
15 Le Marteau sans maître, « Moulin Premier », fr. IX, p. 64.<br />
16 « Celle-ci jaillit de l’obscurité, immense étincelle de rouge et de feu. Décrivant une<br />
arabesque, cette épouse inquiétante, statufiée dans son ample vêtement aux plis en<br />
tuyaux d’orgue, ploie les épaules, courbe sa tête prise dans un turban écru enroulé avec<br />
recherche. La femme de Job est dure et captatrice... », A. Lacau Saint Guily, La Tour,<br />
une lumière dans la nuit, Mame, 1992, p. 110.<br />
17 René Char le confirme à Jean Pénard : « Certes, dans les moments de grâce, la<br />
lumière est reconnaissante et vient toute seule dire merci. C’est cela, l’inspiration »,<br />
op.cit., p. 78.<br />
18 Nous nous référons ici au très beau chapitre « la nuit et l’extase » de Paul Veyne,<br />
René Char en ses poèmes, p. 223 et suivantes, Gallimard 1970.<br />
19 Les Matinaux., p., 322.(M.)<br />
20 A. Lacau Saint Guily, op., cit., p. 110.<br />
21 Chants de la Balandrane, 1975-1977, p. 532.<br />
22 Malraux, cité par François-Marie Mourad, in « la poétique de René Char », L’école<br />
des lettres II, n°2, 1991-1992, p. 9.<br />
23 Fenêtres dormantes et porte sur le toit, 1973-1979, p. 581.<br />
24 Sous ma casquette amarante, 1980, p. 831. (S.M.)<br />
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