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Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

CHAPITRE 3<br />

Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

1 Le statut de la métaphore<br />

Le modèle proposé contient à titre d'élément essentiel un intervalle de référence,<br />

correspondant à ce qui est perçu/montré du procès par le sujet de l'énonciation. C'est<br />

l'introduction de cet élément qui nous a permis de redéfinir (au ch. 1, §1) le temps et<br />

l'aspect linguistiques. Parler de perception et de monstration pour décrire des<br />

phénomènes sémantiques, c'est bien sûr user de métaphore. La question se pose donc de<br />

savoir dans quelle mesure ce recours à la métaphore est compatible avec la scientificité<br />

revendiquée pour ce modèle. Pour efficace qu'il puisse apparaître du point de vue<br />

pédagogique, le procédé métaphorique est en effet généralement tenu en suspicion au<br />

plan épistémologique – au mieux il s'agirait d'une démarche pré-scientifique – parce que<br />

la métaphore est fondée sur la relation d'analogie et que cette relation ne paraît pas<br />

toujours rigoureusement contrôlable : il y a des degrés de ressemblance aussi bien au<br />

plan qualitatif que quantitatif (par exemple, la ressemblance entre deux entités peut<br />

n'être que partielle au sens où elle ne concerne que certaines parties d'elles-mêmes). En<br />

tout état de cause, la métaphore ne serait qu'un moyen détourné pour appréhender les<br />

phénomènes à décrire et à expliquer, un artifice toujours partiellement inadéquat auquel<br />

il conviendrait de substituer, dès que possible, une appréhension directe du phénomène.<br />

La perspective ouverte, au cours des années quatre-vingt, par la grammaire<br />

cognitive prend le contre-pied de cette approche, et assigne à la métaphore un statut<br />

spécifique qui légitime pleinement son utilisation dans la théorisation scientifique, et en<br />

particulier dans le traitement des phénomènes linguistiques. C'est dans cette perspective<br />

générale que se situe notre démarche.<br />

La grammaire cognitive ne constitue pas vraiment un corps théorique<br />

homogène, mais bien plutôt un ensemble de théories et de perspectives de recherche qui<br />

partagent certaines hypothèses fondamentales, en rupture avec la plupart des théories<br />

linguistiques qui défendent une conception logiciste de la sémantique. Nous retenons ici<br />

trois de ces hypothèses fondamentales :<br />

1


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

1) L'hypothèse de l'«internalisme» (H. Putnam), de l'«expérientialisme» (G. Lakoff) ou<br />

du «monde projeté» (R. Jackendoff) 1 .<br />

On admet, contre la tradition sémantique anglo-saxonne, fondée sur la<br />

philosophie analytique, que le langage (qu'il s'agisse du langage ordinaire ou des<br />

théories scientifiques) n'entre pas en relation directe avec une «réalité objective» qui<br />

existerait indépendamment de lui (thèse de l'«objectivisme» ou «réalisme<br />

métaphysique»), mais qu'au contraire cette réalité est fondamentalement structurée par<br />

les catégories cognitives et linguistiques que le sujet lui impose. Il s'agit en fait – et les<br />

différents auteurs le reconnaissent – d'un retour, par delà la tradition analytique, à une<br />

conception proche de la problématique de la «réalité phénoménale» de Kant et de la<br />

phénoménologie 2 , ou encore des points de vue saussurien et structuraliste sur les<br />

relations entre le langage et la réalité.<br />

2) Hypothèse de la «préstructuration conceptuelle» et du «transfert métaphorique».<br />

A la différence de Saussure et du structuralisme, cependant, la grammaire<br />

cognitive rejette l'idée que la langue seule, comme système de signes purement<br />

arbitraires, viendrait structurer la pensée (pré-langagière) considérée comme une «masse<br />

amorphe» 3 . La grammaire cognitive postule, à l'inverse, que la pensée prise<br />

préalablement à sa structuration langagière est déjà pré-structurée par un ensemble de<br />

processus cognitifs spécifiques, responsable, entre autres, du comportement sensorimoteur<br />

du jeune enfant, avant l'acquisition du langage. Mais ce qui devient essentiel du<br />

point de vue linguistique, c'est que ces mêmes processus linguistiques pré-langagiers se<br />

retrouvent à l'oeuvre au plus profond du langage lui-même, et tout particulièrement dans<br />

le fonctionnement métaphorique du langage quotidien 4 . Le principe est le suivant :<br />

l'enfant, au cours des premiers mois, fait l'expérience de son corps dans l'espace, et<br />

développe ainsi progressivement, outre la notion de changement constitutive de<br />

1 Il s'agit là de trois concepts apparus chez des auteurs venus d'horizons différents pour désigner des<br />

attitudes philosophiques ayant en commun le rejet de l'«objectivisme». Cf. H. Putnam (1984), G.<br />

Lakoff et M. Johnson (1985), G. Lakoff (1987), R. Jackendoff (1983).<br />

2 Il ne s'agit cependant, en aucun cas, d'un retour au «subjectivisme», dénoncé aussi bien par H. Putnam<br />

que par G. Lakoff.<br />

3 F. de Saussure (1978), p. 155 : «Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots,<br />

notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte».<br />

4 Cf. G. Lakoff et M. Johnson (1985), G. Lakoff (1987) et (1990), G. Lakoff et M. Turner (1989) (qui<br />

étudient le fonctionnement des métaphores dans le discours littéraire).<br />

2


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

l'activité perceptive, certaines représentations de l'espace et du mouvement 5 . Ces<br />

représentations correspondent aux relations topologiques élémentaires : orientation<br />

spatiale, inclusion d'un contenu dans un contenant, franchissement d'une frontière,<br />

déplacement d'un point de départ vers un point d'arrivée, etc. A ces relations sont<br />

associées chez les sujets (enfants et adultes) des intuitions immédiates. En revanche,<br />

avec le langage, le sujet acquiert des représentations beaucoup plus complexes pour<br />

lesquelles il n'a pas d'intuition immédiate (par exemple, le temps, l'amour, la discussion,<br />

etc.); c'est pourquoi il va devoir user de métaphores (plus ou moins directement fondées<br />

sur les relations topologiques primitives) pour associer des intuitions à ces<br />

représentations et pour les structurer de façon cohérente aussi bien au plan purement<br />

conceptuel qu'à celui de la pratique qu'elles déterminent 6 .<br />

Le processus métaphorique consiste donc à transférer un type de relation (il<br />

s'agit plutôt de systèmes de relations, de «Gestalt conceptuelles» 7 ) de son domaine<br />

cognitif initial dans un autre domaine pour structurer ce dernier de façon à lui donner<br />

cohérence et contenu intuitif. Puisque le plus primitif des domaines cognitifs paraît être<br />

celui de la structuration de l'espace sous la forme de relations topologiques, c'est à partir<br />

de lui que le processus métaphorique va structurer les domaines voisins (même si le<br />

cheminement métaphorique est parfois très indirect). C'est ainsi que l'on conçoit et que<br />

l'on parle quotidiennement du temps en termes spatiaux (en français, au moins). Le<br />

phénomène est proprement culturel dans la mesure où c'est la langue et la culture qui<br />

déterminent la relation métaphorique directe des relations spatiales aux relations<br />

temporelles, mais il s'appuie sur un principe naturel : l'acquisition pré-langagière des<br />

relations topologiques élémentaires 8 .<br />

5 H. Wallon ((1970), p. 42 et 180) proposait de parler à ce propos d'«intelligence spatiale», et décrivait<br />

ainsi le passage de l'activité sensori-motrice à l'activité mentale et discursive : «Le passage de l'un à<br />

l'autre semble se produire à l'instant où la notion d'espace, cessant de se confondre avec l'espace de<br />

nos mouvements et du corps propre, paraît se sublimer en des systèmes de lieux, de contacts, de<br />

positions et de relations indépendamment de nous. Les degrés de cette sublimation vont du plus<br />

concret au plus abstrait et sont à la base des différents schémas à l'aide desquels notre intelligence peut<br />

classer et distribuer les images concrètes ou les symboles abstraits sur lesquels elle devient capable de<br />

spéculer.»<br />

6 G. Lakoff et M. Johnson (1985) remarquent ainsi qu'on ne se comporte pas de la même façon selon que<br />

l'on structure la représentation qu'on se donne de la discussion sous forme de conflit (ex; :<br />

«attaquer/défendre une position», etc.) ou sous la forme d'une élaboration en commun («une dicussion<br />

constructive»).<br />

7 G. Lakoff et M. Johnson (1985).<br />

8 Signalons toutefois que s'il s'agit bien là d'une rupture par rapport à la tradition analytique, on trouve les<br />

plus évidentes prémisses de cette approche chez Aristote :<br />

3


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

3) Hypothèse «topologique».<br />

Il suit que la topologie constitue, du point de vue de la grammaire cognitive,<br />

un métalangage sémantique beaucoup plus adéquat que la logique formelle, qui n'offre<br />

pas de contenu intuitif immédiat. L'ensemble des relations sémantiques paraît pouvoir<br />

être décrit en termes topologiques 9 .<br />

Dans cette perspective, le recours à la métaphore pour la théorisation des<br />

phénomènes de sémantique linguistique n'apparaît plus seulement comme un moyen<br />

licite, mais comme l'objet même de l'analyse : il s'agit de découvrir – pour en décrire<br />

le fonctionnement – les métaphores qui structurent nos façons de parler de tel ou tel<br />

domaine cognitif, pour lequel nous n'avons pas d'intuition immédiate. (En l'occurrence,<br />

le fait que nous n'ayons pas d'intuition immédiate du temps, alors que nous en avons<br />

une de l'espace a été maintes fois signalé 10 ). Le seul critère que nous reconnaissions<br />

pour juger de la scientificité de la démarche réside dans la falsifiabilité des hypothèses<br />

empiriques proposées 11 .<br />

«Il est impossible de jamais penser sans image mentale. Dans la pensée, c'est la même affection qui<br />

est impliquée que dans le dessin d'un diagramme.» (De Memoria 449b 30, cité par J. Hintikka<br />

(1994), p. 357);<br />

chez Kant :<br />

«Si haut que nous placions nos concepts et à quelque degré que nous fassions ainsi abstraction de<br />

la sensibilité, des représentations imagées leur sont toujours attachées dont la détermination<br />

proprement dite est de les rendre, elles qui ne sont pas dérivées de l'expérience, propres à l'usage<br />

expérimental.» (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (ed. 1991), p. 55);<br />

et surtout chez E. Cassirer (1972), p. 154 :<br />

«Kant exige, pour rendre possible l'application des concepts purs de l'entendement aux intuitions<br />

sensibles, un tiers, un moyen terme grâce auquel les deux autres, bien qu'absolument hétérogènes,<br />

peuvent coïncider – et il trouve cette médiation dans le schème transcendantal qui, d'une part, est<br />

intellectuel, et, de l'autre, sensible. (...) Le langage, avec les noms qu'il donne aux contenus et aux<br />

rapports spatiaux, possède lui aussi un tel schème, auquel il doit rapporter toutes les<br />

représentations intellectuelles pour les rendre saisissables et représentables par les sens. Tout se<br />

passe comme si toutes les relations intellectuelles et idéelles n'étaient saisissables par la conscience<br />

linguistique que si elles sont projetées dans l'espace et «reflétées» analogiquement en lui. C'est<br />

seulement dans les rapports de simultanéité, de contiguïté et d'extériorité qu'il trouve le moyen<br />

d'exposer les corrélations, les dépendances et les oppositions qualitatives les plus diverses.»<br />

9 Une telle description systématique a été entreprise par R. Langacker (1987) et (1992). Cf. aussi la<br />

«topologie cognitive» de C. Brugman et G. Lakoff (1988).<br />

10 Cf. par exemple E. Cassirer (1972), p. 171 sq. : «La simple coordination des formes du temps et de<br />

l'espace telle que la critique de la connaissance a souvent tenté de la réaliser n'est en aucune manière<br />

confirmée dans le langage. (...). Le contenu propre de la représentation du temps n'est donc jamais<br />

contenu dans l'intuition immédiate (...). (...) c'est ici encore un phénomène très habituel qu'un seul et<br />

même mot serve à exprimer des relations spatiales et des relations temporelles.»<br />

11 L'épistémologie falsificationniste, à laquelle notre modèle prétend se conformer, a été introduite en<br />

linguistique par N. Chomsky. Elle est parfois rejetée par la grammaire cognitive comme trop<br />

exigeante, et de ce fait réductrice; cf. en particulier Cl. Vandeloise (1991).<br />

4


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

2 Elaboration de la métaphore de la perception/monstration du<br />

temps<br />

La métaphore, conçue comme un processus cognitif de transfert d'un système de<br />

relations (une «gestalt conceptuelle») d'un domaine cognitif dans un autre, dans le but<br />

de structurer nos représentations, de leur associer un contenu intuitif et de donner<br />

cohérence à notre expérience, ne peut être clairement appréhendée qu'à partir de ses<br />

manifestations langagières 12 . C'est parce que le vocabulaire utilisé pour parler d'un<br />

domaine appartient manifestement à un autre domaine sémantique que l'on peut dire<br />

qu'il y a métaphore conceptuelle. C'est donc d'abord sur le lexique que nous nous<br />

appuierons pour reprendre et élaborer la métaphore conceptuelle complexe qui structure<br />

notre représentation du temps en français.<br />

L'hypothèse de la pertinence de la métaphore de la perception/monstration<br />

appliquée au temps se heurte d'emblée au paradoxe signalé par Kant. En tant que forme<br />

a priori de l'intuition, le temps, même s'il se laisse représenter analogiquement par une<br />

droite 13 , n'est pas perceptible et ne défile pas :<br />

«Le temps donc, où doit être pensé tout changement des phénomènes, demeure et ne change<br />

pas; car la succession ou la simultanéité ne peuvent être représentées qu'en lui et comme ses<br />

déterminations. Or le temps ne peut être perçu en lui-même.» 14<br />

Car il n'appartient pas à la réalité objective; il constitue une idéalité transcendantale :<br />

«Il faut donc admettre l'idéalité transcendantale du temps en ce sens que, si l'on fait abstraction<br />

des conditions subjectives de l'intuition sensible, il n'est plus rien, et qu'il ne peut être attribué<br />

aux choses en soi (indépendamment de leur rapport avec notre intuition) (...).» 15<br />

12 Cf. Lakoff et Johnson (1985). Il n'y a là de paradoxe qu'en apparence : le langage constitue le moyen<br />

d'investigation privilégié du système conceptuel, qui est lui-même en partie fondé sur les expériences<br />

sensori-motrices pré-langagières.<br />

13 E. Kant, Critique de la raison pure (ed. 1976), p. 91-92.<br />

14 Kant (ed. 1976), p. 219.<br />

15 Kant (ed. 1976), p. 93.<br />

5


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

Mais parce qu'il donne forme aux phénomènes, le temps appartient aussi d'une certaine<br />

façon à cette réalité phénoménale, perceptible et changeante : il a, simultanément, une<br />

réalité empirique :<br />

«Toutes ces considérations établissent donc la réalité empirique du temps, c'est-à-dire sa valeur<br />

objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais être donnés à nos sens (...).» 16<br />

Heidegger résume ainsi cette situation paradoxale du temps dans la philosophie<br />

kantienne :<br />

«Espace et temps ne sont rien de subjectif au sens du psychique, rien d'objectif au sens du<br />

physique, et pourtant ce sont l'un et l'autre de l'intuitionné : bref, espace et temps ne laissent pas<br />

d'être derechef «subjectifs» et «objectifs».» 17<br />

«Comment espace et temps peuvent-ils demeurer subjectifs tout en fonctionnant<br />

objectivement ? comment la subjectivité est elle-même construite ontologiquement pour que,<br />

tandis qu'elle existe, du subjectif puisse s'objecter au sujet comme de l'objectif ?» 18<br />

La philosophie transcendantale s'arrête là : il n'entre pas dans son projet de décrire<br />

comment le temps – dont elle a démontré négativement l'existence comme forme a<br />

priori des phénomènes 19 – apparaît positivement au sujet en tant que réalité<br />

empirique 20 . Cependant, le dispositif est mis en place, qui situe le temps non plus<br />

exclusivement dans le sujet ou dans l'objet, mais dans l'expérience, i.e. dans la relation<br />

de face-à-face entre le sujet et l'objet (défini comme Gegenstand 21 ).<br />

Si l'on reprend la question de l'image positive du temps à partir du dispositif<br />

de l'expérience et en prenant appui sur les métaphores du langage quotidien, on peut<br />

poser que la Gestalt conceptuelle qui représente la temporalité en général met en oeuvre<br />

16 Kant (ed. 1976), p. 93.<br />

17 M. Heidegger (1982), p. 151.<br />

18 M. Heidegger (1982), p.157.<br />

19 Cf. ici-même, ch. 2, §2.2.<br />

20 Cette limite de la philosophie transcendantale est soulignée par Heidegger : «Négativement, la<br />

problématique kantienne de l'espace et du temps se trouve sur une voie sûre, mais nous sommes<br />

incapables de déterminer à partir d'elle, l'orientation du questionnement positif» ((1982)., p. 158); Cf.<br />

aussi le commentaire de P. Ricoeur (1985), pp. 43-109.<br />

21 Cf. les commentaires de M. Heidegger (1971), p. 147 sq. et pp.193-194.<br />

6


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

deux types de temporalité, l'une associée au sujet, l'autre à l'objet, et conçues comme<br />

deux trajectoires à orientation inverse : la temporalité du sujet va du passé vers l'avenir,<br />

celle de l'objet court de l'avenir vers le passé, selon une figure du type :<br />

fig.1<br />

PASSE<br />

AVENIR<br />

objet<br />

sujet<br />

Avançons en faveur de cette représentation quelques arguments<br />

linguistiques puisés dans les métaphores du langage ordinaire 22 :<br />

1) Les verbes de mouvement permettent de situer la position d'un point ou d'un<br />

intervalle de localisation temporelle vis-à-vis de celle du sujet. Selon que c'est l'élément<br />

de localisation ou la position du sujet qui sert de repère, le mouvement exprimé a une<br />

orientation inverse 23 :<br />

a) ex. : «Nous approchons (à grands pas) de la fin du siècle»; «nous allons<br />

quitter les années quatre-vingt-dix»; «nous nous éloignons des années quatrevingt»;<br />

«nous allons aborder le vingt-et-unième siècle»; «nous avançons dans<br />

le temps»; «nous passons une journée» (comme on passe un gué); etc.<br />

b) ex. : «La fin du siècle approche rapidement»; «les semaines qui viennent<br />

seront difficiles»; «le passé s'éloigne de nous, il s'enfuit»; «une journée passe»<br />

(comme un train); etc.<br />

2) Tout repère placé sur l'un des deux axes définit, à cause de l'orientation de l'axe, deux<br />

relations topologiques : un avant et un arrière, et ce indépendamment de la relation<br />

passé/avenir. Comme les deux axes ont des orientations inverses, ce qui est à l'avant<br />

d'un repère sur l'axe temporel de l'objet est passé par rapport à ce qui est à l'arrière de ce<br />

22 Il est remarquable que cette analyse de la temporalité comme double dynamique de sens opposé<br />

rejoigne, par une voie et dans un cadre théorique tout différents, celle que propose J. Bres (1994), qui<br />

reprend, en les retravaillant, les concepts guillaumiens de «descendance» et d'«ascendance» du temps.<br />

23 Certaines de ces métaphores sont reprises de G. Lakoff et M. Johnson (1985) (qui ont donc trouvé leur<br />

équivalent en anglais), pp. 50-53.<br />

7


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

repère, tandis que ce qui est à l'avant d'un repère sur l'axe temporel du sujet est futur par<br />

rapport à ce qui est à l'arrière de ce repère. Ainsi quand je parle des «semaines qui<br />

viennent » (vers moi), la portion temporelle qui est à l'avant de ma propre position est<br />

future, tandis que le passé est derrière moi. En revanche, si je considère un repère sur<br />

l'axe temporel de l'objet, par exemple l'anniversaire de Luc, je puis parler des semaines<br />

qui précèdent et des semaines qui suivent cet anniversaire pour désigner respectivement<br />

celles qui sont à l'avant de ce repère (et qui sont passées par rapport à lui) et celles qui<br />

sont derrière lui (et qui sont futures relativement à ce point de repère) 24 .<br />

3) En présence d'éléments de repérage déplaçables sur les axes temporels, on observe<br />

que les verbes marquant le déplacement (qui sont donc des verbes de mouvement)<br />

indiquent une orientation inverse relativement à la relation passé/avenir, selon l'axe sur<br />

lequel ils opèrent. On rend compte ainsi de l'apparente différence de fonctionnement<br />

entre des verbes comme avancer, reculer, retarder, selon qu'ils concernent une montre<br />

(avancer sa montre) ou une réunion, un rendez-vous (reculer un rendez-vous). Comme<br />

la montre appartient, du point de vue de la représentation linguistico-cognitive, à la<br />

sphère du sujet – ce qui est indiqué par la possibilité de substituer à «ma montre avance<br />

de 5 minutes» l'expression «j'avance de 5 minutes» 25 – avancer sa montre, c'est la<br />

déplacer vers l'avant sur l'axe temporel du sujet, et donc vers le futur; dans le cas<br />

contraire, on la retarde (vers le passé). En revanche, avancer un rendez-vous, c'est le<br />

déplacer vers l'avant sur l'axe de l'objet, et donc vers le passé; on peut encore le reculer<br />

ou le retarder, vers le futur.<br />

4) La double dynamique de sens opposé entre les deux types de temporalité apparaît<br />

clairement lorsque le sujet doit exercer une force sur un élément temporel appartenant à<br />

l'axe de l'objet. C'est ainsi qu'il peut «repousser (à plus tard) un rendez-vous», ou se<br />

contenter de le «laisser venir». On peut encore «retenir une information» avant qu'elle<br />

ne «fuie vers le passé», et qu'elle ne «s'enfonce dans l'oubli», ou «accueillir une bonne<br />

nouvelle quand elle arrive».<br />

5) Le temps lui-même est vu tantôt du côté du sujet, comme une force orientée vers<br />

l'avenir («le temps avance rapidement, lentement, etc.»; «le temps nous presse d'agir<br />

vite»; etc.), tantôt comme une force objective venant (de l'avenir) à la rencontre du sujet<br />

24 Ce phénomène observé par Ch. Fillmore est rapporté et analysé par G. Lakoff et M. Johnson (1985), p.<br />

50.<br />

25 Cf. le «principe de métonymie intégrée» de G. Kleiber (1990b), pp. 140-142.<br />

8


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

pour le quitter aussitôt et fuir vers le passé («le temps viendra où ...», «le temps<br />

s'écoule, défile, passe, s'en va, s'enfuit, s'envole, etc.»).<br />

6) Au moment présent, lorsque les deux trajectoires se croisent, la distance entre le<br />

sujet et l'objet se trouve réduite; c'est à la fois le moment où le sujet doit «saisir les<br />

occasions qui se présentent» et où il «manque de recul» pour les évaluer, ce recul «ne<br />

venant qu'avec le temps», lorsqu'il est trop tard.<br />

7) On pourrait objecter, suivant G. Lakoff 26 , qu'il y a là, en fait, deux métaphores pour<br />

parler du temps, qui sont logiquement incompatibles et ne peuvent donc être employées<br />

simultanément : soit l'on se déplace dans un temps immobile, soit le temps, mobile, se<br />

déplace devant nous, qui restons immobiles. On pourrait encore ne voir ici qu'un unique<br />

mouvement relatif, dont l'un des deux termes, le sujet ou l'objet est tour à tour pris<br />

comme point de repère fixe, exactement comme cela semble se produire lors de la<br />

perception du paysage par un sujet en mouvement («la campagne défile»). Outre le fait<br />

que nous ne voyons aucun argument décisif en faveur de la fixité de l'un des termes de<br />

la relation, la raison qui nous conduit à préférer la modélisation sous la forme d'une<br />

double dynamique de sens opposé tient à ce qu'un sujet peut, sans aucune difficulté,<br />

penser («percevoir») les deux mouvements simultanément : «à mesure que nous<br />

approchons de l'échéance, le temps passe de plus en plus lentement, les mauvaises<br />

nouvelles nous arrivent tous les jours, etc.» Il est remarquable, à cet égard, que ce<br />

double point de vue puisse aussi bien être appliqué à la situation d'un sujet en<br />

mouvement dans l'espace («à mesure que nous approchons de la ville, les cheminées<br />

d'usine défilent de plus en plus vite»), comme si, là aussi, les deux éléments de la<br />

relation étaient perçus comme étant simultanément en mouvement (de sens contraire).<br />

C'est pourquoi la vie d'un homme peut être pensée au moyen de la métaphore du voyage<br />

:<br />

1) « Une heure après, il avait quitté Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques qui n'est qu'à<br />

cinq lieues d'Arras.<br />

Que faisait-il pendant ce trajet ? A quoi pensait-il ? Comme le matin il regardait passer<br />

les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements du paysage qui se<br />

disloque à chaque coude du chemin. C'est là une contemplation qui suffit quelquefois à l'âme<br />

et qui la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la dernière fois, quoi de plus<br />

mélancolique et de plus profond ! Voyager, c'est naître et mourir à chaque instant. Peut-être,<br />

26 Cf. G. Lakoff et M. Johnson (1985), p. 53, G. Lakoff et M. Turner (1989) pp. 44-46, G. Lakoff (1990),<br />

pp. 55-57.<br />

9


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

dans la région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons<br />

changeants et l'existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite<br />

devant nous. Les obscurcissements et les clartés s'entremêlent. Après un éblouissement, une<br />

éclipse; on regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe; chaque événement<br />

est un tournant de la route; et tout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est<br />

noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s'arrête, et<br />

l'on voit quelqu'un de voilé et d'inconnu qui le dételle dans les ténèbres.» 27<br />

C'est donc dans ce cadre que doit être comprise la métaphore de la<br />

perception/monstration du procès, comme une relation intentionnelle du sujet à l'objet,<br />

chacun étant pris dans sa propre dynamique temporelle. Le système métaphorique<br />

complet (la gestalt conceptuelle) se laisse représenter comme suit :<br />

fig.2<br />

PASSE<br />

chgt chgt chgt chgt chgt<br />

AVENIR<br />

objet<br />

sujet<br />

La perception, elle-même conçue métaphoriquement en termes spatiaux 28 , définit un<br />

champ (un contenant) à l'intérieur duquel les changements (notés «chgt» dans la figure)<br />

qui affectent l'objet entrent et sortent au fur et à mesure du déroulement temporel. Ce<br />

champ perceptif correspond précisément à l'intervalle de référence ([I,II]) dans notre<br />

modèle. Les changements et les situations sont catégorisés par les procès ([B1,B2]). A<br />

la position du sujet correspond l'intervalle de l'énonciation ([01,02]). Exemples :<br />

27 V. Hugo : Les misérables (ed. 1978), 1ère partie, livre 7, ch. V «Bâtons dans les roues»).<br />

28 Cf. Lakoff et Johnson (1985), p. 40.<br />

10


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

2) Luc viendra samedi<br />

B1 B2<br />

fig.3 ct1 I II<br />

ct2<br />

sujet<br />

01 02<br />

3) (Quand je lui ai téléphoné) Luc avait fermé les volets depuis dix minutes<br />

ct1 ct2<br />

fig.4 B1 B2 I II<br />

sujet<br />

01 02<br />

Un même énoncé, s'il contient plusieurs propositions, peut exprimer des relations<br />

perceptives différentes (éventuellement sur des objets distincts) :<br />

4) Marie, qui viendra demain, était malade lundi<br />

fig.5<br />

ct'1<br />

B'1 B'2<br />

I' II' ct'2<br />

ct1<br />

B1 I<br />

ct2<br />

II B2<br />

sujet<br />

01 02<br />

11


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

Il est encore possible, dans le cas du discours rapporté, par exemple, que le<br />

sujet perçoive un autre sujet qui est lui-même en train de percevoir certains<br />

changements affectant un ou plusieurs objets (ce processus d'enchâssement de situations<br />

perceptives est récursif) :<br />

5) Samedi, Marie a annoncé que Luc viendrait la semaine prochaine<br />

fig.6<br />

ct1<br />

B'1 B'2<br />

I' II'<br />

ct2<br />

B1 B2<br />

ct1 I II<br />

S2<br />

ct2<br />

S1<br />

01 02<br />

Insistons sur le fait que les concepts de sujet et d'objet désignent ici des<br />

positions dans la représentation de l'expérience, et non des entités réelles. C'est ainsi<br />

que le sujet peut se prendre lui-même pour objet dans une sorte de dédoublement, qui<br />

risque d'être tragique puisqu'il se perçoit alors comme fuyant vers le passé à mesure<br />

qu'il avance vers le futur (et donc vers la mort), de sorte qu'à chaque instant il s'éloigne<br />

de lui-même (de son image objective). Telle paraît être l'expérience du vieillissement<br />

exprimée par les vers de Ronsard :<br />

«Le tems s'en va, le tems s'en va, ma Dame,<br />

Las ! le tems non, mais nous nous en allons,<br />

Et tost serons estendus sous la lame.» 29<br />

29 P. de Ronsard (ed. 1950), Pièces retranchées, Continuation des Amours, 1555. Voir aussi Boileau :<br />

«Hâtons-nous; le temps fuit, et nous traîne avec soi : / Le moment où je parle est déjà loin de moi.»<br />

(cité par M. Wilmet (1990), p. 146); ou Bossuet : « Ah! que nous avons bien raison de dire que nous<br />

passons notre temps ! Nous le passons véritablement, et nous passons avec lui.» (Méditation sur la<br />

brièveté de la vie, p. 1037). On sait que Montaigne réagit contre cette conception du temps et de la vie<br />

12


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

Il s'agit maintenant d'évaluer la portée cognitive de cette métaphore de la<br />

perception/monstration. Il convient tout d'abord de signaler que ce qui est représenté par<br />

la relation perceptive, c'est le rapport intentionnel du sujet à l'objet tel qu'il est présenté<br />

par l'énoncé, c'est-à-dire le sens même de l'énoncé (le sens étant classiquement défini,<br />

depuis Frege, comme «le mode de donation de l'objet» 30 ). La temporalité (conçue<br />

comme une double dynamique) constitue le cadre de cette relation intentionnelle, et<br />

donc une composante essentielle du sens linguistique.<br />

En faveur de la validité cognitive de cette métaphore, on peut convoquer<br />

l'ensemble des termes liés à la perception et tout particulièrement à la vision qu'utilise le<br />

langage ordinaire pour parler de la compréhension linguistique, de l'accès au sens 31 :<br />

ex. : «je vois/ne vois pas ce que vous voulez dire»; «c'est clair, limpide,<br />

lumineux»; «c'est fumeux, opaque, obscur»; «l'orateur est brillant ou terne»;<br />

etc. De même, montrer est un équivalent métaphorique de faire comprendre.<br />

La métaphore de la perception pour décrire la relation directe à l'objet (la monstration)<br />

se rencontre de façon nettement privilégiée dans le discours (et le méta-discours)<br />

littéraire :<br />

ex. : «L'auteur montre, donne à voir le monde sous certains de ses aspects»;<br />

«chapitre 10 : Où l'on voit notre héros ...»; «Qui voudra voir comme Amour me<br />

en proposant son propre système métaphorique (qui se construit tout de même à partir de la double<br />

dynamique de la temporalité) : «J'ay un dictionnaire tout à part moy : je passe le temps, quand il est<br />

mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m'y tiens. Il faut<br />

courir le mauvais et se rassoir au bon. (...) je veux arrester la promptitude de sa fuite par la<br />

promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l'usage compenser la hastiveté de son escoulement (...).»<br />

Essais III (ed. 1988), ch. XIII, p. 1111. Voir aussi Sénèque : «aussi faut-il lutter de vitesse avec le<br />

temps par sa promptitude à en user; il faut y puiser comme dans un torrent rapide et passager.» (La<br />

brièveté de la vie, IX, 2).<br />

30 Remarquons que l'analogie entre le sens et la perception est explicite chez G. Frege (1971), p. 106 :<br />

«On peut observer la lune au moyen d'un télescope. Je compare la lune elle-même à la dénotation;<br />

c'est l'objet de l'observation dont dépendent l'image réelle produite dans la lunette par l'objectif et<br />

l'image rétinienne de l'observateur. Je compare la première image au sens, et la seconde à la<br />

représentation ou intuition. L'image dans la lunette est partielle sans doute, elle dépend du point de<br />

vue de l'observation, mais elle est objective dans la mesure où elle est offerte à plusieurs<br />

observateurs.» Nous étendons cette conception du sens, qui ne vaut chez Frege que pour le mot ou<br />

groupe de mots, à l'énoncé tout entier, qui ne donne pas seulement à voir l'objet (désigné par le thème<br />

de l'énoncé), mais aussi les changements qui l'affectent (exprimés par le prédicat verbal). S'il est vrai,<br />

cependant, que Frege refuse explicitement d'assimiler le sens à une représentation mentale, c'est parce<br />

qu'il ne peut concevoir celle-ci que comme strictement individuelle (cf. l'image rétinienne) et, de ce<br />

fait, incommunicable; cf. M. Dummett (1973), p. 158.<br />

31 G. Lakoff et M. Johnson (1985) donnent l'équivalent en anglais, p. 57.<br />

13


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

surmonte / (....) / Me vienne lire : il voirra la douleur / Dont ma Deesse et mon<br />

Dieu ne font conte.» 32 etc.<br />

D'autre part, ce type de représentation du sens de l'énoncé rejoint assez<br />

directement certaines conceptions philosophiques et psychologiques, comme celle du<br />

Tractatus 33 qui a été reprise et développée dans le domaine de la psychologie cognitive<br />

par la théorie des modèles mentaux de Ph. Johnson-Laird 34 . Mais c'est peut-être plus<br />

encore à la conception heideggerienne de l'énoncé que notre modèle fait écho. Pour<br />

Heidegger, en effet :<br />

«La structure fondamentale de l'énoncé est la monstration de ce sur quoi il porte. Ce sur quoi<br />

porte l'énoncé, ce qui est visé prioritairement à travers lui, c'est l'étant même.» 35<br />

«L'énoncé rend accessible ce sur quoi porte le discours.» 36<br />

Cette conception de l'énoncé comme monstration et comme dévoilement (car «le<br />

montrer a le caractère du dévoiler» 37 ) lui permet de définir la communication<br />

linguistique comme dévoilement partagé :<br />

«La communication ne signifie pas que des mots ou même des représentations sont transmis<br />

d'un sujet à un autre, comme s'il s'agissait d'un processus d'échange entre les événements<br />

psychiques de différents sujets. Quand un Dasein communique avec un autre Dasein en<br />

s'exprimant, cela signifie qu'à travers un énoncé qui montre quelque chose il partage avec un<br />

autre Dasein le même rapport de compréhension vis-à-vis de l'étant dont il est question. Dans la<br />

communication et grâce à elle, un Dasein accède avec un autre, celui à qui il s'adresse, au<br />

même rapport ontologique à ce sur quoi porte l'énoncé, à ce dont il est parlé.» 38<br />

32 P. de Ronsard (ed. 1950), Amours de Cassandre I.<br />

33 L. Wittgenstein (1961) : «§2.1. Nous nous faisons des tableaux (Bilder) des faits.» «§4.01 : La<br />

proposition est une image de la réalité. La proposition est une transposition de la réalité telle que nous<br />

la pensons.»<br />

34 Cf. Ph. Johnson-Laird (1983).<br />

35 M. Heidegger (1985), p. 252. Cette conception «apophantique» de l'énoncé est développée aussi dans<br />

Etre et temps (ed. 1986), §33, p. 199 sq.<br />

36 M. Heidegger (1985), p. 259.<br />

37 M. Heidegger (1985), p. 259.<br />

38 M. Heidegger (1985), p. 253. On sait de plus, que, dans la conception heideggerienne, c'est la<br />

temporalité qui fonde et sert de cadre à la relation intentionnelle.<br />

14


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

Il ne faudrait pas croire pour autant que l'on revienne à une conception<br />

«naïvement» référentialiste et en quelque sorte «pré-linguistique» de sens de l'énoncé.<br />

C'est au contraire, pour nous, le sens même de l'énoncé que de se présenter comme une<br />

monstration de l'objet et des changements qui l'affectent, quel que soit le statut accordé<br />

au monde auquel appartient cet objet 39 (qu'il s'agisse du monde réel, d'un monde futur,<br />

fictif ou même ouvertement impossible, la monstration a toujours lieu et les relations<br />

temporelles et aspectuelles peuvent être précisées). En somme, si l'on considère, à la<br />

suite d'O. Ducrot 40 , que le sens de l'énoncé est une image de son énonciation, il nous<br />

paraît nécessaire d'admettre que cette image comprend, outre les visées pragmatiques<br />

(illocutoires et perlocutoires), la visée référentielle de l'énoncé. Cette visée référentielle<br />

prend la forme d'une perception/monstration de l'objet et de ses changements.<br />

Inscrire le processus de perception/monstration qui définit le sens de<br />

l'énoncé dans le cadre de la temporalité, conçue comme une double dynamique, apporte<br />

un éclairage particulier sur certaines caractéristiques fondamentales de l'énoncé :<br />

1) La structure logique classique sujet/prédicat : le sujet logique sert à désigner l'objet<br />

visé, pris dans sa permanence et sa stabilité, tandis que le prédicat verbal exprime les<br />

changements ou les états qui l'affectent; car la permanence de l'objet est la condition de<br />

possibilité de la perception des changements (sans cette permanence, le sujet croirait<br />

avoir affaire à des objets toujours différents).<br />

2) Le caractère nécessaire du temps et de l'aspect comme composantes sémantiques de<br />

l'énoncé : philosophes et linguistes 41 ont remarqué que le temps n'est pas un élément<br />

parmi d'autres sur lesquels peut (de façon facultative) porter l'énoncé, mais bien une de<br />

ses composantes essentielles, y compris dans le cas des énoncés dits «atemporels»,<br />

exprimant des propriétés nécessaires, qui sont simplement vrais «tout le temps».<br />

3) La concordance des temps<br />

39 Il ne s'agit pas des mondes eux-mêmes, comme entités ontologiques, mais d'une représentation<br />

psychique de ces mondes; cf. G. Lakoff (1987), p. 282.<br />

40 Cf. O. Ducrot et al. (1980), p. 34 sq.<br />

41 Cf. Par exemple M. Heidegger (1986), p. 411 : «Les temps des verbes ainsi que les autres phénomènes<br />

temporels de la langue, «aspects» et «moments», ne viennent pas de ce que la parole s'exprime «aussi»<br />

sur des événements «temporels», c'est-à-dire se rencontrant «dans le temps». Mais ils n'ont pas non<br />

plus pour raison que l'acte de parler se déroule «en un temps psychique». La parole est en elle-même<br />

temporelle dans la mesure où tout parler sur ..., de ..., et à ... se fonde sur l'unité des ekstases de la<br />

temporellité.»<br />

15


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

4) Le fonctionnement de l'énoncé et la valeur des temps verbaux dans la narration.<br />

Ces deux derniers points méritent quelques développements supplémentaires, auxquels<br />

sont consacrées les sections suivantes. On évoquera enfin des perspectives de traitement<br />

de la négation, des modalités et de la focalisation (au sens narratologique) dans ce<br />

cadre.<br />

3 La concordance des temps<br />

F. Brunot a montré 42 , contre la tradition d'alors, que la concordance des temps n'était<br />

pas un phénomène purement morphologique et arbitraire, mais qu'il était, au contraire,<br />

porteur de sens, de valeurs relevant de ce qu'il appelait la «chronologie relative» 43 . Reste<br />

que les relations entre marques linguistiques et valeurs chronologiques n'ont pu trouver<br />

jusqu'à maintenant de traitement suffisamment homogène et général pour prendre la<br />

forme de règles.<br />

On voudrait montrer ici que le dispositif théorique mis en place, fondé sur la<br />

métaphore de la perception/monstration du temps, permet de formuler un principe<br />

simple qui rend compte d'un grand nombre de phénomènes relevant de ce que l'on<br />

considère habituellement comme des faits de concordance, quoique ceux-ci présentent,<br />

à première vue, un caractère très disparate 44 . Le principe est le suivant : un sujet ne peut<br />

embrasser du regard un procès qui est simultané à sa perception. De façon plus<br />

technique, cela revient à dire que les bornes du procès ne sont pas accessibles à partir de<br />

l'intervalle de référence lorsque celui-ci coïncide avec l'intervalle de l'énonciation 45 ; soit<br />

:<br />

[I,II] CO [01,02] ¬ [I,II] ACCESS [B1,B2].<br />

42 Cf. F. Brunot (1936), livre XX.<br />

43 On connaît la formule polémique de Brunot (1936), p. 782 : «Ce n'est pas le temps principal qui mène<br />

le temps de la subordonnée, c'est le sens. Le chapitre de la concordance des temps se résume en une<br />

ligne : Il n'y en a pas.»<br />

44 Les autres faits de concordance sont traités au moyen de principes généraux sur les intervalles; cf. ch.4.<br />

et ch. 6, §4.<br />

45 On verra au ch. 4, §3.1, que la simultanéité entre l'intervalle de référence et celui de l'énonciation se<br />

réalise généralement sous la forme de la coïncidence des deux intervalles.<br />

16


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

La raison de ce principe – que l'on nommera désormais «contrainte aspectuelle sur la<br />

simultanéité» – tient à ce que l'énonciation constitue une simulation de la perception<br />

du temps (qui s'écoule) : puisque toute situation perceptive implique une distance entre<br />

le sujet et l'objet et que cette distance détermine la taille du champ de vision du sujet,<br />

les procès présents sont «trop près» du regard du sujet-locuteur pour que leur figure lui<br />

soit accessible. Le langage simule la distance entre le sujet et les changements qui<br />

affectent l'objet au moyen de relations aspectuelles 46 , par une restriction relative de la<br />

taille de l'intervalle de référence : la simultanéité exclut l'aoristique. Seule la borne<br />

initiale du procès peut être gardée en mémoire par le sujet, quoiqu'il ne puisse plus la<br />

percevoir directement (c'est ce qu'indique le circonstanciel [depuis + durée]). Exemple :<br />

6) Luc marche depuis dix minutes<br />

fig.7<br />

ct1<br />

B1<br />

ct2<br />

B2<br />

I II<br />

S<br />

01 02<br />

Ce principe trouve appui dans les métaphores de la vie quotidienne : un sujet engagé<br />

dans une situation présente peut dire qu'il «manque de recul» et donc qu'il «ne voit pas<br />

clairement où il en est» (car il «est dedans»), qu'il doit «laisser passer du temps» pour<br />

«prendre ses distances» vis à vis de ce qui se passe, etc. 47<br />

46 Dans le domaine des compte-rendus de perception visuelle, on utilise des expressions «massives» pour<br />

indiquer que la figure de l'objet excède le champ visuel du sujet, lorsque ce dernier est placé trop près<br />

(il voit «du rouge» et non pas «une tache rouge»); cf. R. Langacker (1991), p. 112 et p. 138 sq.<br />

47 Là encore, le discours littéraire exploite ce type de procédé de simulation en exprimant au présent<br />

inaccompli et au passé composé accompli, de préférence à tout autre temps verbal, les sentiments de<br />

«communion avec la nature» ou d'«immersion dans une situation» etc., comme, par exemple, dans les<br />

traductions de certains poèmes chinois :<br />

«Nuit d'insomnie<br />

L'obscurité règne encore sur le sentier de la montagne<br />

j'ai passé la nuit dans une chambre sur la porte du fleuve<br />

un ruban de nuages s'étire sur le haut de la falaise<br />

la lune solitaire se retourne dans les vagues<br />

une bande de grues passe d'un vol silencieux<br />

une meute de loups hurle à la faim<br />

17


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

Examinons maintenant certaines des conséquences proprement linguistiques<br />

de ce principe. Tout d'abord, le présent, comme relation temporelle absolue, ne peut, à<br />

la différence du passé et de l'avenir, être exprimé sous un aspect aoristique, sauf<br />

précisément dans le cas de l'énoncé performatif, pour lequel les bornes du procès et<br />

celles de l'intervalle de l'énonciation coïncident exactement 48 , car c'est l'énonciation<br />

elle-même qui constitue le procès présenté. Il suit que le présent, comme temps<br />

morphologique marque toujours l'inaccompli 49 , sauf lorsqu'il n'indique plus – sous la<br />

pression du contexte – la relation temporelle de présent. Comparons les couples<br />

d'énoncés :<br />

7a) Pierre mange depuis cinq minutes<br />

7b) Pierre mange en cinq minutes<br />

8a) Vendredi prochain, à midi, Luc chante pendant deux heures devant son public<br />

8b) ?? Vendredi prochain, à midi, Luc chante depuis deux heures devant son public<br />

9a) Le 11 février de l'an 410, Childéric, roi des goths dort pendant quatre heures après manger<br />

9b) ? Le 11 février de l'an 410, à midi, Childéric, roi des goths dort depuis quatre heures .<br />

Dans l'exemple 7b), il y a conflit entre le circonstanciel de durée, qui implique<br />

l'accessibilité aux bornes du procès, et l'aspect inaccompli, qui l'exclut. Ce conflit est<br />

résolu soit par l'itération (l'aspect inaccompli porte alors sur la série itérative dans son<br />

ensemble), soit (dans certains types de contextes) par un glissement vers l'état<br />

préparatoire du procès (lequel se trouve alors situé dans le futur immédiat); d'où les<br />

paraphrases possibles :<br />

10a) Généralement/habituellement, Pierre mange en cinq minutes<br />

10b) Pierre va manger en cinq minutes (et ensuite il va faire ceci ou cela).<br />

Rien de tel ne se produit avec les exemples 8) et 9) : présent à valeur de futur proche<br />

comme le le présent historique 50 – ces interprétations étant imposées par les<br />

circonstanciels – sont parfaitement compatibles avec l'aspect aoristique; ils exigent<br />

la guerre me désespère, je n'ai pas dormi<br />

impuissant que je suis à corriger les erreurs du ciel et de la terre» (Du Fu (ed. 1989), p. 95).<br />

48 Cf. R. Langacker (1991), p. 145.<br />

49 C'est pourquoi un achèvement (ponctuel), ne peut jamais être présenté comme présent; J. Guéron<br />

((1993), p. 105) considère qu'il s'agit là d'un phénomène relevant de la «grammaire universelle». Cf.<br />

aussi A. Klum (1961), p. 61 : «tout procès simultané avec l'acte d'énonciation est duratif».<br />

50 Sur ces valeurs du présent, cf. ch. 6, §3.1.<br />

18


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

même des éléments supplémentaires dans le contexte pour pouvoir marquer<br />

l'inaccompli 51 .<br />

Mais c'est sans doute avec les complétives (soumises à la «concordance des<br />

temps») que le principe d'exclusion de l'aoristique trouve son application la plus<br />

féconde. On admet que les phrases comportant une complétive objet mettent en scène<br />

un enchâssement de situations perceptives comme dans l'exemple 5) ou dans l'énoncé<br />

suivant (qui indique une relation temporelle relative de simultanéité) :<br />

11) Luc croyait que Marie était malade<br />

fig.8<br />

B'1<br />

I' II'<br />

B'2<br />

B1<br />

I<br />

S2<br />

II<br />

B2<br />

S1<br />

01 02<br />

Le temps relatif définit le rapport entre [I,II] et [I',II']. Appliqué au temps relatif, le<br />

principe général sur la simultanéité implique que si [I,II] SIMUL [I',II'], alors il est<br />

impossible que [I',II'] ACCESS [B'1,B'2].<br />

C'est ainsi que lorsque la principale est à un temps du passé, la complétive<br />

ne peut être au passé simple (à valeur aoristique) :<br />

12) * Il crut qu'il fut malade<br />

a cru<br />

croyait<br />

avait cru<br />

51 Cf. ch. 6, §3.1.<br />

19


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

sauf si un décalage temporel (entraînant l'exclusion de la relation de simultanéité) est<br />

suffisamment marqué, au moyen de circonstanciels :<br />

13) Samedi, le président a déclaré que Jean fut le premier à qui il ait confié son secret, il y a plus<br />

de vingt ans.<br />

De même, avec une principale au passé, une complétive au passé composé (aoristique)<br />

exclut nécessairement la simultanéité au profit de l'antériorité :<br />

14) Luc a répondu qu'il a été malade .<br />

Dans ce cas, la simultanéité est naturellement marquée par l'imparfait inaccompli :<br />

15) Il crut qu'il était malade.<br />

a cru<br />

croyait<br />

avait cru<br />

Autre conséquence : si la principale exprime l'avenir (comme temps absolu),<br />

la complétive peut difficilement être conjuguée au futur simple et marquer la<br />

simultanéité, car le futur simple indique prioritairement l'aspect aoristique, et seulement<br />

en présence d'un circonstanciel de localisation temporelle détaché, l'aspect inaccompli 52 .<br />

C'est pourquoi on utilise plus volontiers, pour exprimer la simultanéité, le présent, qui<br />

prend, dans ce contexte, la valeur de simultané du futur :<br />

16) Il dira qu'il est malade (ce qui n'implique nullement qu'il le soit déjà)<br />

17) Jean s'apercevra que Pierre est malade<br />

alors que le futur simple tend plutôt à marquer l'ultérieur; d'où le contraste entre les<br />

énoncés suivants :<br />

18) Luc annoncera qu'il partira le lendemain<br />

19) ? Il dira qu'il sera malade<br />

20) ?* Jean s'apercevra que Pierre sera malade.<br />

En revanche, conformément à ce que l'on pouvait prévoir, la présence d'un<br />

circonstanciel localisateur détaché, qui rend disponible la valeur d'inaccompli du futur,<br />

52 Cf. ch. 1, §2.1, tableau 1 et ch. 6, §3.4.<br />

20


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

conduit à rejeter le présent (comme temps morphologique) au profit du futur simple,<br />

pour marquer la simultanéité :<br />

21a) Jean s'apercevra que trois heures après avoir absorbé le poison, Pierre sera malade<br />

21b) ?*Jean s'apercevra que trois heures après avoir absorbé le poison, Pierre est malade.<br />

Ce principe général trouve encore à s'appliquer dans les interrogatives<br />

indirectes (cf. ch. 6, §4), mais aussi – ce qui est plus remarquable – dans certaines<br />

relatives, plus précisément dans celles (et seulement celles) qui supposent<br />

l'enchâssement de deux situations perceptives : les relatives qui sont elles-mêmes<br />

enchâssées dans une complétive, et les relatives déictiques (qui présentent des compterendus<br />

de perception 53 ).<br />

a) Lorsque la principale est au passé, une relative enchâssée dans une complétive ne<br />

peut, pas plus que la complétive elle-même, être conjuguée au passé simple ou au passé<br />

composé et marquer la simultanéité :<br />

22) ?? Luc affirma que l'homme qu'il examina était gravement malade.<br />

Ce type d'énoncé ne devient, à la rigueur, acceptable, que si l'on assigne une valeur<br />

d'antériorité à la relation entre l'intervalle de référence de la relative et celui de de la<br />

principale. Mais, en tout état de cause, il contraste très nettement avec une structure<br />

dans laquelle la relative n'est pas dominée par une complétive :<br />

23) Luc affirma à l'homme qu'il examina qu'il était gravement malade.<br />

De même, lorsque la principale est au futur, la simultanéité est plus<br />

facilement indiquée par le présent simple que par le futur, dans la relative comme dans<br />

la complétive qui l'enchâsse :<br />

24a) Luc croira que l'homme qui mange devant lui est un assassin<br />

24b) ??Luc croira que l'homme qui mangera devant lui est un assassin<br />

sauf, là encore, en présence d'un circonstanciel de localisation temporel détaché (qui<br />

facilite grandement la valeur d'inaccompli du futur) :<br />

25a) Luc croira que l'homme qui, à ce moment précis, mangera devant lui, est un assassin<br />

53 Cf. P. Cadiot (1976).<br />

21


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

25b) ? Luc croira que l'homme qui, à ce moment précis, mange devant lui, est un assassin<br />

(l'énoncé devient acceptable si l'on considère que le circonstanciel désigne la situation<br />

présente, et exclut donc la coïncidence avec l'intervalle de référence de la complétive).<br />

b) Les relatives déictiques possèdent un certain nombre de propriétés syntaxiques<br />

particulières qui les distinguent des restrictives comme des descriptives :<br />

1) elles dépendent de l'objet d'un verbe de perception,<br />

2) l'élément relativé est sujet de la relative,<br />

3) l'antécédent de la relative peut être pronominalisé. Exemples :<br />

26a) Je vois Paul qui court<br />

26b) Je le vois qui court<br />

27a) J'entends Paul qui arrive<br />

27b) Je l'entends qui arrive<br />

28a) Je réprimande Pierre qui arrive en retard<br />

28b) *Je le réprimande qui arrive en retard<br />

(réprimander n'introduit pas un compte-rendu de perception, et la pronominalisation de<br />

l'antécédent s'avère exclue).<br />

4) La relative peut, le plus souvent, commuter avec une infinitive :<br />

29) Je vois Paul courir<br />

30) J'entends Paul arriver<br />

31) *Je réprimande Pierre arriver en retard.<br />

Comme ces relatives déictiques expriment un compte-rendu de perception,<br />

les phrases qui les contiennent marquent un enchâssement de deux situations<br />

perceptives qui entrent nécessairement en relation de simultanéité. Il suit de la<br />

contrainte aspectuelle sur la simultanéité que si le verbe de la principale est à un temps<br />

du passé, celui de la relative déictique sera presque nécessairement à l'imparfait<br />

inaccompli ou éventuellement au plus-que-parfait accompli (sinon la relative cesse<br />

d'exprimer un compte-rendu de perception, pour devenir restrictive ou descriptive, elle<br />

ne marque plus la simultanéité entre les deux procès, et la pronominalisation de<br />

l'antécédent s'avère impossible); si le verbe de la principale est au présent inaccompli, la<br />

relative est aussi au présent inaccompli, si la principale est au futur, la relative est<br />

prioritairement au présent inaccompli et secondairement au futur inaccompli.<br />

Exemples :<br />

22


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

32a) Luc l'a vue qui embrassait son amant<br />

la voyait<br />

la vit<br />

l'avait vue<br />

32b) *Luc l'a vue qui embrassa son amant<br />

la voyait<br />

la vit<br />

l'avait vue<br />

32c) * Luc l'a vue qui a embrassé son amant<br />

la voyait<br />

la vit<br />

l'avait vue<br />

23


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

32d) *Luc l'a vue qui avait embrassé son amant<br />

la voyait<br />

la vit<br />

l'avait vue<br />

33) Luc la voit qui embrasse son amant<br />

*embrassera<br />

*embrassait<br />

34) Juste à ce moment là, Luc la verra qui embrasse son amant. 54<br />

??embrassera<br />

4 Perspectives : une analyse de la narrativité<br />

Si l'on admet avec T. Reinhart 55 que la caractéristique essentielle de la narrativité réside<br />

dans la représentation du défilement temporel, on peut s'attendre à ce que le modèle que<br />

nous proposons de la temporalité verbale permette de rendre compte de certains<br />

phénomènes sémantiques propres à la narration, et en particulier de la valeur des temps<br />

verbaux dans ce cadre.<br />

Il apparaît tout d'abord que la représentation de la temporalité sous la forme<br />

d'une double dynamique peut être directement appliquée au récit : l'axe du temps du<br />

sujet est celui du sujet énonciateur tel qu'il est présenté par l'énoncé, i.e. le narrateur;<br />

l'axe temporel de l'objet est celui des événements décrits. La communication narrative –<br />

telle qu'elle est présentée par la narration elle-même – résulte de ce que le lecteur vient<br />

occuper la position du narrateur pour observer les événements montrés (hypothèse du<br />

«dévoilement partagé»). Et le principe de la narration se laisse ainsi exprimer : à mesure<br />

que le récit avance (sur l'axe du sujet), les événements défilent (selon la dynamique<br />

temporelle de l'objet). Plus précisément, le sujet énonciateur n'a pas besoin de déplacer<br />

son champ d'observation (qui correspond à l'intervalle de référence) pour qu'il y ait<br />

cheminement narratif : il lui suffit de laisser défiler les changements qui affectent les<br />

objets dont il parle. Il résulte de la double dynamique et de la fixité du «regard» porté<br />

par le sujet que chacune des vues successives (correspondant à chacune des propositions<br />

dont est constitué le récit) ouvre sur une situation à chaque fois ultérieure des objets<br />

54 Pour des précisions complémentaires sur la concordance, cf. ch. 6, §4.<br />

55 Cf. T. Reinhart (1986).<br />

24


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

concernés. La narrativité apparaît comme la simulation de la perception du défilement<br />

du temps, dans le cadre de la temporalité définie comme une double dynamique.<br />

Cette hypothèse se démarque très nettement des analyses «classiques» de la<br />

progression du temps narratif dans les modèles inspirés de Reichenbach, puisque cellesci<br />

essayent toutes de décrire la façon dont le moment de référence se déplace sur l'axe<br />

temporel (considéré de façon statique) au fur et à mesure que le récit avance 56 . Pour<br />

nous, il existe bien des cas où le sujet (i.e. la position occupée par le narrateur et le<br />

lecteur) déplace son regard 57 , et donc son champ d'observation, mais ce phénomène doit<br />

être explicitement marqué, soit par l'emploi d'un plus-que-parfait (éventuellement<br />

associé à un circonstant dans le cas d'un retour en arrière (analepse), soit par un<br />

circonstanciel lorsque le sujet déplace provisoirement son regard vers l'avant<br />

(prolepse 58 ), comme dans cet exemple :<br />

35) «J'apercevais, dans la rue bordée de maisons qui me parurent des palais, de fort jolis jeunes<br />

hommes, dont quelques-uns à peine plus vieux que moi, mais vêtus d'un bel habit gros bleu,<br />

portaient tricorne et bas rouges. Je sus plus tard que ces messieurs étaient des gardes<br />

marines.» 59<br />

En revanche, le plus fréquemment – et en l'absence de marques explicites –, le regard du<br />

sujet ne bouge pas – il peut seulement se porter tour à tour, sur différents objets de la<br />

scène –, ce sont les événements (les changements affectant les objets visés) qui défilent<br />

(i.e. qui entrent et qui sortent du champ d'observation), comme il est explicitement<br />

indiqué dans cet énoncé narratif :<br />

36) «En attendant que Fortunio vienne, jetons un coup d'oeil sur la salle et les convives qu'elle<br />

renferme.» 60<br />

Cette analyse fournit des hypothèses explicatives pour certaines<br />

caractéristiques de fonctionnement des temps verbaux dans la narration :<br />

56 Cf., entre autres, H. Kamp et Ch. Rohrer (1983), B. Partee (1984), E. W. Hinrichs (1986), A. Schopf<br />

(1989).<br />

57 Ces déplacements correspondent aux «anachronies narratives» étudiées par G. Genette (1972), pp. 78-<br />

121.<br />

58 Ces concepts sont empruntés à G. Genette (1972).<br />

59 P. Mac Orlan, Les clients du Bon Chien Jaune (ed. 1988), p.14.<br />

60 Th. Gautier, Fortunio (ed. 1930), p. 7.<br />

25


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

1) Rappelons qu'avec l'imparfait inaccompli, les bornes des procès (les changements<br />

correspondant au début et à la fin du procès) ne sont pas perçues (cf. ch. 1, §1, fig.3).<br />

Dès lors, même si – contrairement à une opinion répandue 61 – un procès présenté à<br />

l'imparfait est vu de façon dynamique, ce dont témoigne l'emploi des l'adverbes bientôt<br />

et enfin dans ces extraits :<br />

37) «Confortablement installé dans le coin d'un compartiment de première classe, M. le<br />

juge Wargrave, depuis peu en retraite, tirait des bouffées de son cigare en parcourant, d'un<br />

oeil intéressé, les nouvelles politiques du Times.<br />

Bientôt, il posa son journal sur la banquette et jeta un regard par la fenêtre. En ce<br />

moment, le train passait dans le comté de Somerset. Le juge consulta sa montre : encore deux<br />

heures de voyage !» 62<br />

38) «La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile à son poste, comme une sentinelle<br />

qu'on avait oublié de relever. Enfin un pas se fit entendre (...).» 63<br />

une succession de procès à l'imparfait inaccompli ne peut cependant – de façon<br />

générale 64 – exprimer une succession d'événements, puisque les bornes de ceux-ci (i.e.<br />

les changements qui permettraient de passer de l'un à l'autre), ne sont jamais atteintes<br />

(c'est pourquoi l'imparfait inaccompli marque le plus souvent la simultanéité, i.e. le<br />

recouvrement partiel entre les procès). En revanche, au passé simple, les bornes du<br />

procès entrent dans le champ perceptif du sujet, et une succession d'énoncés au passé<br />

simple exprime généralement une succession d'événements 65 .<br />

2) Comme c'est la borne initiale du procès qui entre dans le champ perceptif du sujet la<br />

première, elle acquiert une saillance perceptive particulière. C'est elle qui marque le<br />

changement de situation de l'objet. De ce processus résulte l'effet parfois qualifié<br />

d'«inchoatif» du passé simple dans la narration 66 : au lieu de considérer le procès dans<br />

son intégralité, on n'en retient que la phase initiale. C'est donc sur ce changement initial<br />

61 On considère généralement que l'imparfait est un temps «statique».<br />

62 A. Christie, Dix petits nègres (ed. 1947), p. 7.<br />

63 Th. Gautier, Le capitaine Fracasse (ed. 1978), p.19.<br />

64 Cf. cependant ch. 6, §3.3.<br />

65 Sur tout ceci, cf. ch. 4, §4.<br />

66 J. Damourette et E. Pichon ((1936), § 1810) parlent du caractère «surrectionnel» du passé simple (ou<br />

«priscal») : «le priscal représente les faits passés comme surgissant en une succession narrative».<br />

26


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

– et non sur le procès tout entier – que s'applique la relation temporelle de Passé. Au<br />

lieu de la règle<br />

B1 = I < B2 = II ⊂ 01<br />

on se contente de la contrainte<br />

B1 = I ⊂ 01.<br />

Considérons à titre d'illustration l'exemple suivant :<br />

39) «et Dieu dit : «Que la lumière soit !» Et la lumière fut.» 67<br />

Aucun lecteur ne s'étonne que la lumière soit encore présente, quoique le procès soit<br />

présenté au passé simple. C'est que seul le changement initial (le surgissement de la<br />

lumière) est pris en compte dans l'énoncé (parce qu'il est narrativement saillant) et que<br />

celui-ci peut être présenté comme passé sans que la situation résultante soit elle-même<br />

située relativement au moment de l'énonciation. Le même phénomène se retrouve avec<br />

un énoncé du type :<br />

40) Pierre avala la potion. Il fut malade.<br />

où l'on comprend que «Pierre tomba malade» à un moment antérieur à celui de<br />

l'énonciation, et où rien n'est spécifié de son état actuel.<br />

C'est encore sur ce changement initial que le principe de succession des<br />

événements présentés au passé simple trouve son application. A la place de<br />

B1 = I < B2 = II < B'1 = I' < B'2 = II' (soit : [B1,B2] ANT [B'1,B'2])<br />

on obtient<br />

B1 = I < B'1 = I' (soit : [B1,B2] PREC [B'1,B'2]).<br />

De sorte que s'il y a succession des changements initiaux, il peut très bien y avoir<br />

recouvrement partiel des procès eux-mêmes, comme dans cet exemple :<br />

41) «(...) le capitaine Epivent (...) passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite,<br />

sous les fenêtres de la belle.<br />

Elle le vit, se montra, sourit.<br />

Le soir même il était son amant.» 68<br />

Plus généralement, seule la succession des changements initiaux paraît linguistiquement<br />

contrainte (sauf en présence d'un circonstanciel de durée qui impose que la totalité du<br />

67 Genèse, 1.3. Cet exemple est dû à R. Martin (1971), p. 111.<br />

68 G. de Maupassant, Le Lit 29 (ed. 1979), p. 177.<br />

27


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

procès soit prise en compte), les relations entre les changements finaux ne sont,<br />

éventuellement, déterminées que par des considérations d'ordre pragmaticoréférentielles;<br />

mais elles restent très souvent indéterminées :<br />

42) «Un matelot abandonna le bras de son camarade et s'approcha de moi. Il m'inspecta des<br />

pieds à la tête et sourit avec bienveillance» 69 .<br />

Comme le premier procès est ponctuel, on peut admettre qu'il précède entièrement le<br />

second; en revanche, rien n'indique que le matelot ait cessé de s'approcher du héros<br />

lorsqu'il commence à l'inspecter, ni qu'il ait fini de l'inspecter quand il se met à lui<br />

sourire. On connaît uniquement l'ordre de succession des changements initiaux (qui<br />

serait immédiatement modifié par toute perturbation de l'ordre linéaire des prédicats).<br />

3) Enfin, le fait que la perception du défilement temporel soit celle d'une série de<br />

changements affectant un objet (qui sert de thème aux énoncés) permet d'expliquer que<br />

la règle de succession des procès au passé simple soit parfois suspendue en présence<br />

d'un changement de thème 70 , puisque l'unité de la série de changements repose sur<br />

l'identité du (ou des) objet(s) concernés (cf. ch. 2, §2.2). Le sujet porte son regard sur un<br />

autre objet au lieu de laisser défiler les changements qui affectent l'objet initialement<br />

pris pour thème de son énoncé. Exemple :<br />

43) «Et, dans cet air endormi, brusquement, un coup de feu éclata. Le capitaine se leva vivement,<br />

les soldats lâchèrent leurs assiettes de soupe, encore à moitié pleines.» 71<br />

Terminons cette section par une séquence narrative qui illustre certains des<br />

principaux aspects du modèle proposé :<br />

44) «La porte s'ouvrit.<br />

Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec énergie et<br />

résolution.<br />

Un homme entra.<br />

Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu tout à<br />

l'heure errer cherchant un gîte.<br />

69 P. Mac Orlan, Les clients du bon chien jaune (ed. 1988), p. 15.<br />

70 Le phénomène est observé par O. Ducrot (1979) et par H. Kamp et Ch. Rorher (1983), p. 260.<br />

71 E. Zola, L'attaque du moulin, (ed. 1955), p. 32.<br />

28


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

Il entra, fit un pas et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur<br />

l'épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux.<br />

Le feu de cheminée l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.<br />

Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit et resta<br />

béante.<br />

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se dressa à demi<br />

d'effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son<br />

frère, et son visage redevint profondément calme et serein.<br />

L'évêque fixait sur l'homme un oeil tranquille.<br />

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu'il<br />

désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour<br />

sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute :<br />

– Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien.» 72<br />

La métaphore de la perception visuelle est explicite et elle est ouvertement située dans<br />

le cadre de la temporalité («Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que<br />

nous avons vu tout à l'heure errer cherchant un gîte»). Cette perception ouvre un<br />

champ dans lequel défilent les changements qui affectent les différents objets de la<br />

scène : tour à tour la porte, Jean Valjean, madame Magloire, mademoiselle Baptistine,<br />

l'évêque, et de nouveau Jean Valjean. A chacun de ces individus pris pour thèmes (à<br />

l'exception de l'évêque) est associée une série de changements successifs présentés au<br />

passé simple; mais chaque changement de thème, i.e. chaque déplacement du regard du<br />

sujet, suspend la loi de succession, de sorte que les trois séries de changements sont<br />

parallèles («(elle) aperçut l'homme qui entrait»).<br />

5 Scènes et vues<br />

En construisant et en disposant l'intervalle de référence sur l'axe temporel, le sujet ouvre<br />

une fenêtre sur une scène. Une scène est constituée de l'ensemble des procès,<br />

appartenant éventuellement à différentes séries de changements, qui défilent dans une<br />

même fenêtre. Un changement de scène correspond à un changement de fenêtre, c'est-àdire<br />

à un déplacement du regard sur l'axe temporel. Ce déplacement est, rappelons-le,<br />

généralement marqué par l'adoption d'un temps relatif et/ou par un circonstanciel, mais<br />

il arrive aussi (surtout dans la littérature contemporaine) qu'il reste implicite, et doive<br />

72 V. Hugo, Les misérables (ed. 1978), Première partie, livre II, ch. 3, p. 92.<br />

29


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

être inféré par le lecteur à partir de considérations d'odre pragmatico-référentiel<br />

(lorsqu'il paraît impossible que les événements décrits s'enchaînent directement les uns<br />

aux autres). On remarque cependant que, dans ce cas, un changement de paragraphe<br />

paraît indispensable (c'est même le plus souvent à l'occasion d'un changement de<br />

chapitre que ce phénomène se produit). Exemple :<br />

45) « (fin du chapitre XI)<br />

– Tu sais où on est, Paul, en ce moment ? fit Jerry. Eh ben, on est dans la cave du<br />

commisariat, on joue au poker.<br />

Il fit un pas de côté et Ben se mit à me taper dessus.<br />

(début du chapitre XII)<br />

Un linge glacial et mouillé me cingla le visage. (...)<br />

– Restez tranquille marmonna une voix erraillée. (...)<br />

(...) J'étais allongé sur le plancher de la chambre du motel, au pied des deux lits. Je me<br />

souvins de Ben, de son visage impassible et concentré, des premiers coups de poing qu'il<br />

m'avait expédiés à l'estomac, gauche, droite, gauche, droite, et de la façon qu'il avait de<br />

s'effacer pour éviter mes jets de vomissure.» 73<br />

Une scène, en tant qu'entité perceptive, est caractérisée aussi par l'espace 74<br />

qu'elle occupe (dans la mesure où il s'agit d'événements concrets) et par le point de<br />

vue 75 du sujet. C'est ainsi qu'en l'absence de tout circonstanciel de temps et de lieu aussi<br />

bien que de toute relation de coréférence nominale, on comprend, à la lecture des<br />

premières lignes du Bouchon de cristal, que tous les énoncés renvoient aux mêmes<br />

circonstances spatio-temporelles, car les procès et les objets qu'ils dénotent coappartiennent<br />

à une même scène :<br />

46) «Les deux barques se balançaient dans l'ombre, attachées au petit môle qui pointait hors du<br />

jardin. A travers la brume épaisse, on apercevait ça et là, sur les bords du lac, des fenêtres<br />

73 D. Westlake Un loup chasse l'autre (ed. 1964), pp. 114-116.<br />

74 Notre concept de scène est, à certains égards, comparable à celui de «situation» chez A.-M.<br />

Berthonneau et G. Kleiber (1993).<br />

75 Cf. le «point de perspective» de C. Vet (1991). Un changement de point de vue correspond<br />

généralement à l'adoption de celui de l'un des personnages, qui voit une scène. Exemple :«Elle gagna<br />

la cuisine et le Baron la suivit, mou et morne, n'osant regarder personne (...) Il resta longtemps<br />

debout près de la fenêtre, à regarder la pluie qui tombait dans la rue déserte. Le ciel était d'un gris si<br />

neutre qu'on n'aurait pu dire si c'était le soir ou le matin. Les briques délavées des maisons étaient<br />

plus sombres et Dieu sait ce que les gens pouvaient faire derrière les fenêtres ornées de pots de<br />

cuivre et de plantes grasses.» (G. Simenon, le suspect (1938), p. 37.<br />

30


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

éclairées. En face, le casino d'Enghien ruisselait de lumière, bien qu'on fût aux derniers jours<br />

de septembre. Quelques étoiles apparaissaient entre les nuages. Une brise légère soulevait la<br />

surface de l'eau.» 76<br />

Une scène est généralement composée d'une succession de vues, (bien<br />

qu'elle puisse se réduire à une seule). On considère comme «vue» ce qui, de la scène, est<br />

perçu/montré à un même moment du temps. Plus précisément, si l'unité de la scène est<br />

fondée sur l'identité de la fenêtre (dans laquelle les procès défilent), l'unité de la vue<br />

repose sur l'identité de ce qui est perçu/montré à travers la fenêtre : dès qu'un<br />

changement intervient (entre dans le champ perceptif), on change de vue. Par exemple,<br />

la séquence<br />

47) Luc dormait. Les volets étaient clos. Il se réveilla quand Marie entra.<br />

P1 P2 P3 P4<br />

Elle marchait pourtant sur la pointe des pieds. Il ouvrit les volets<br />

P5 P6<br />

présente une même scène, mais trois vues successives :<br />

V1) P1, P2<br />

V2) P3, P4, P5<br />

V3) P6<br />

quoique certains des procès puissent se recouvrir au moins partiellement (P2 recouvre<br />

P1, P3, P4, P5).<br />

Dans les représentations aspectuo-temporelles, l'intervalle de référence<br />

correspond à une vue : non pas à la fenêtre elle-même, mais à ce qui est perçu du<br />

défilement temporel à travers elle. De sorte que deux procès co-appartiennent à une<br />

même vue si et seulement si leurs intervalles de référence coïncident. On verra (au ch.<br />

4, §3.1 et §4) pourquoi ce phénomène est le plus souvent marqué, dans la narration, par<br />

l'imparfait. La co-appartenance à une même vue implique la co-appartenance à une<br />

même scène, mais la réciproque est fausse.<br />

L'opposition classique 77 selon laquelle le passé simple marque le premier<br />

plan dans la narration, tandis que l'imparfait sert à exprimer l'arrière-plan, le décor de la<br />

76 M. Leblanc, Le bouchon de cristal (ed. 1986), p. 655.<br />

77 Cf. H. Weinrich (1973). Pour un panorama des travaux sur la question, cf. L. R. Waugh et M.<br />

Monville-Burston (1986); pour une application à l'anglais, cf. H. A. Dry (1983). Cette distinction a été<br />

développée dans une perspective cognitive gestaltiste par T. Reinhart (1986).<br />

31


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

scène, trouve dans ce cadre une explication immédiate. En termes gestaltistes, l'arrière<br />

plan (le fond) n'est pas moins composé d'entités spécifiques et distinctes que le premier<br />

plan, simplement la forme de ces entités n'est pas perçue. Inversement, c'est la saillance<br />

perceptive de la forme de certaines entités qui leur assure le statut de premier plan. Dans<br />

la structure de la vue, les procès présentés à l'aspect inaccompli (marqué par l'imparfait)<br />

occupent l'arrière-plan précisément parce que leurs bornes (leur figure) ne sont pas<br />

perçues (elles sont, par définition, hors du champ perceptif), alors que l'aspect aoristique<br />

(exprimé par le passé simple) montre les bornes des procès, et les situe donc au premier<br />

plan. Encore faut-il préciser – suite à ce qui vient d'être dit à la section précédente – que<br />

c'est généralement la borne initiale du procès qui appartient au premier plan, la borne<br />

finale restant hors de la vue (voir les exemples 41) et 42)).<br />

Ce dispositif permet encore de rendre compte de la présupposition<br />

temporelle. En énonçant<br />

48) Pierre a cessé de fumer<br />

le locuteur pose que Pierre ne fume pas, et présuppose qu'il fumait auparavant 78 . Le<br />

posé correspond à la vue, marquée par l'intervalle de référence, tandis que le présupposé<br />

en est exclu. Si l'énoncé nous informe cependant de ce qui est exclu de la vue qu'il<br />

présente, c'est, entre autres, par le biais du processus de catégorisation : la périphrase<br />

verbale [cesser de Vinf] sert à désigner la borne finale du procès exprimé par le verbe à<br />

l'infinitif, qui se trouve ainsi présupposé. On remarque à ce propos une différence de<br />

fonctionnement entre ce qui se trouve avant la vue sur l'axe temporel et ce qui se trouve<br />

après : les changements et situations antérieurs peuvent être présupposés, les distances<br />

sont même parfois précisément évaluées (c'est le rôle de [depuis + durée]), parce que<br />

ces changements et situations sont déjà passés dans la fenêtre. En revanche, ce qui suit<br />

la vue reste à dévoiler et ne peut constituer que des hypothèses plus ou moins<br />

probables 79 , c'est pourquoi il n'existe pas de symétrique de [depuis + durée] 80 . C'est à ce<br />

78 Cf. O. Ducrot (1972).<br />

79 C. Vet (1980) et (1991) distingue entre la présupposition, qui précède le procès considéré, et<br />

l'implication, qui le suit.<br />

80 [pour + durée] ne saurait être considéré comme le symétrique de [depuis + durée], ne serait-ce que<br />

parce que la préposition conserve, dans son emploi temporel, une valeur finale. D'où la possibilité<br />

d'énoncer «Il partit en Afrique pour six ans, mais il rentra malade au bout de deux ans» (exemple<br />

d'A.-M. Berthonneau (1991), p. 117).<br />

32


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

même phénomène qu'il faut encorerattacher le caractère presque inacceptable d'une<br />

séquence du type :<br />

49a) ?* J'ai aperçu Jean, au bar. Il était en train de boire trois bières<br />

buvait<br />

49b) ?* J'ai aperçu Jean. Il était en train d'appeler trois fois le serveur<br />

appelait<br />

dans la mesure où la quantification qui affecte le SN objet ou le procès ne semble<br />

généralement pouvoir être précisée qu'une fois que le procès a pris fin 81 , tandis que<br />

l'imparfait inaccompli marque justement que la fin du procès est située hors de la vue<br />

qui en est offerte.<br />

6 Modalité, négation, focalisation<br />

Dans le cadre de la perspective ouverte par la grammaire cognitive, selon laquelle la<br />

métaphore est un processus conceptuel fondamental qui permet de structurer un<br />

domaine d'expérience à partir d'un autre domaine cognitif, nous avons essayé de<br />

montrer comment la sémantique temporelle de l'énoncé se constitue sur le modèle de la<br />

perception visuelle – elle-même conçue sur le modèle métaphorique de l'espace –, au<br />

point qu'elle apparaît comme une simulation de perception. Reste à souligner ce qui<br />

distingue l'énoncé de la perception elle-même, ce qui se perd (ou se gagne) dans le<br />

transfert métaphorique. La réponse paraît évidente : dans l'énoncé, le processus<br />

perceptif se trouve libéré de l'exigence de la présence. La perception impose la présence<br />

(ici-maintenant) de l'objet perçu, i.e. la manifestation ici-maintenant de son existence<br />

phénoménale 82 ; l'énoncé donne à voir l'objet (qu'il re-présente) à un endroit et à un<br />

moment choisis par l'énonciateur, qui décide de parler de «ce moment-là»<br />

(correspondant à l'intervalle de référence), et dans un monde qui peut être aussi bien<br />

imaginaire et contrefactuel que réel. C'est de ce dernier point que nous voudrions tirer<br />

quelques conséquences pour l'étude des modalités et de la négation.<br />

81 Cf. J.-J. Franckel (1989), p. 80.<br />

82 En ce qui concerne le temps lui-même, seul l'instant présent se donne comme une réalité perceptible;<br />

cf. G. Bachelard (1932).<br />

33


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

Il est parfaitement envisageable de montrer un monde ouvertement présenté<br />

comme impossible et d'y inscrire des procès dans le temps, sous un aspect déterminé,<br />

comme l'illustre, par exemple, la «rhétorique de l'adunaton» au XVIème siècle :<br />

50) «Quand contremont verras retourner Loyre,<br />

Et ses poyssons en l'air prendre pasture,<br />

Les corbeaux blancz laissantz noyre vesture,<br />

Alors de toy n'auray plus de mémoire.» 83<br />

Ce phénomène illustre, à nos yeux, l'autonomie de la dimension temporelle par rapport<br />

à la dimension modale et par rapport aux actes de langage en général 84 . Dès lors, au lieu<br />

de prétendre intégrer les marqueurs de modalité à l'analyse temporelle (à l'exception<br />

sans doute de certaines modalités constitutives du prédicat), sous forme de types de<br />

procès et/ou de marques temporelles, on propose de les en exclure pour ne voir en eux<br />

que la caractérisation modale du type de monde auquel appartiennent les objets dont les<br />

états et les changements nous sont présentés 85 . Il n'est pas jusqu'à la valeur dite<br />

«futurale» du verbe devoir qui ne paraisse justiciable de ce type d'analyse : l'opposition<br />

entre les énoncés<br />

83 Chanson anonyme, mise en musique par Clément Janequin; cf. Chansons françaises de la Renaissance<br />

(ed. G. Dottin), (1991), p. 51.<br />

84 C'est pourquoi nous avons défini l'intervalle de référence comme désignant ce qui est perçu/montré<br />

plutôt que comme ce qui est asserté (à la différence de W. Klein (1994)).<br />

85 Pour autant, ces caractéristiques modales ne doivent pas être considérées comme des propriétés<br />

intinsèques des mondes présentés, mais bien plutôt comme des spécifications du mode d'accès à ce<br />

monde. Autrement dit, le statut modal du monde présenté est fondé sur la façon dont il est<br />

perçu/montré. On peut esquisser quelques principes, qui articulent le dispositif de la<br />

perception/monstration à la problématique des modalités. Lorsque la position de sujet observateur se<br />

présente comme vacante, i.e. comme pouvant être occupée par n'importe quel sujet concret, on a<br />

affaire à la modalité aléthique, visée par le dicours scientifique. Quand un sujet concret (ou plutôt<br />

l'image discursive d'un tel sujet) vient occuper la position de sujet dans le dispositif (ex. : «Je trouve<br />

que P»), on parle de modalité épistémique. Quand enfin, c'est une institution (juridique, morale, etc.)<br />

qui remplit cette fonction, la modalité devient déontique (cf. D. Slakta (1983)).<br />

Reste que la relation sujet/objet n'est jamais symétrique, au sens où la relation intentionnelle est<br />

toujours pourvue d'une «direction d'ajustement» (Cf. J. R. Searle (1985), p. 22-23) : soit le monde<br />

s'impose au sujet, qui ajuste ses catégories pour dire le «vrai», soit c'est le sujet qui impose sa «vision<br />

des choses» au monde qui doit s'y conformer. Et la double dynamique de la temporalité joue alors un<br />

rôle décisif, car le sujet et l'objet ne s'imposent à leur vis-à-vis qu'à partir de leurs propres dynamiques<br />

temporelles orientées respectivement vers l'avenir et vers le passé. Il n'est pas surprenant dès lors que<br />

la volition et le discours (directif ou promissif) qui l'exprime soient orientés vers l'avenir, tandis que le<br />

discours assertif (surtout s'il s'énonce sous la modalité aléthique) porte fondamentalement sur le<br />

présent ou (de façon très développée dans la narration) sur le passé. De là aussi le fait que les verbes<br />

«volitifs» introducteurs de subordonnées au subjonctif ou à l'infinitif situent l'intervalle de référence<br />

dans l'avenir, alors que les «subjectifs» ou les «dubitatifs» (selon la classification de H. Nordhal<br />

(1969)) tendent à le situer dans le passé (cf. ch. 6, §3.11.).<br />

34


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

51a) Pierre doit être malade (épistémique présent)<br />

51b) Pierre doit partir avec Marie (devoir futural 86 )<br />

ne constitue, en fait, qu'une conséquence de la contrainte aspectuelle sur la simultanéité,<br />

exactement au même titre que l'opposition :<br />

52a) Pierre est malade<br />

52b) Pierre part avec Marie (cf. §3) 87 .<br />

Nous pouvons étendre cette analyse à la négation (au moins à la négation<br />

«polémique» 88 , qui marque le rejet de l'énoncé affirmatif correspondant). En énonçant<br />

53) Luc n'a pas volé les diamants<br />

le locuteur donne à voir Luc volant les diamants dans un monde qu'il pose comme<br />

différent du réel. Outre la proximité de cette analyse avec l'approche polyphonique d'O.<br />

Ducrot – qui fait elle-même référence à la théorie freudienne de la (dé)négation 89 –, elle<br />

permet de répondre à la question du statut des prédicats niés, que l'on analyse parfois<br />

comme exprimant des états 90 (puisque les changements exprimés par le prédicat ne se<br />

produisent pas), solution qui n'est guère satisfaisante, car on ne voit pas quelles<br />

pourraient être les bornes extrinsèques de tels procès – qui n'ont rien cependant de<br />

propriétés nécessaires. Il nous paraît que la négation, comme la modalité, ne donnent<br />

lieu à un état que lorsqu'elles servent à constituer un prédicat complexe; c'est seulement<br />

dans ce cas qu'elles supportent un circonstanciel détaché du type [pendant + durée]<br />

combiné avec le passé composé :<br />

54a) Pendant deux heures, il n'a pas quitté son poste (≈ il est resté à son poste)<br />

54b) ?? Pendant deux heures, il n'a pas volé les diamants<br />

86 L'interprétation déontique serait aussi envisageable, avec une valeur aspectuelle prospective, ou<br />

éventuellement itérative.<br />

87 C'est encore cette même contrainte qui conduit à refuser la valeur d'irréel du présent , au profit de la<br />

seule valeur de potentiel orientée vers l'avenir, à «Si Pierre partait avec Marie, Luc serait<br />

malheureux»; alors que «Si Pierre était malade, Luc serait malheureux» tolère les deux<br />

interprétations.<br />

88 Cf. O. Ducrot (1984), pp. 216-218. Cette forme de négation s'oppose à la négation «descriptive», que<br />

l'on peut considérer comme intégrée au prédicat.<br />

89 Cf. O. Ducrot et al. (1980), p. 49 sq.<br />

90 Cf. par exemple, R.S. Crouch et S. G. Pulman (1993).<br />

35


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

55a) Pendant deux heures, il a pu marcher<br />

(seules les interprétations aléthique ou déontique (que l'on peut considérer comme<br />

internes au prédicat dans la mesure où elles sont susceptibles d'être niées ou interrogées)<br />

sont possibles, à l'exclusion de la valeur épistémique (qui ne peut entrer dans le champ<br />

de la négation ou de l'interrogation 91 )<br />

55b) ?? Pendant deux heures, il a pu se tromper<br />

(le caractère non intentionnel du prédicat n'autorise que la lecture épistémique du<br />

modal, qui est incompatible avec le circonstanciel).<br />

Dans l'énoncé 53), c'est le procès [(Luc) voler les diamants] qui est situé dans le passé<br />

d'un monde rejeté par le locuteur comme différent du réel. L'allocutaire «voit» la scène,<br />

et peut même s'en offusquer («Comment osez vous évoquer une chose pareille ?»); pour<br />

marquer son accord avec le locuteur, il utilisera la formule négative «non, en effet»,<br />

c'est-à-dire qu'il rejette à son tour comme contrefactuel le monde évoqué; en revanche,<br />

le morphème positif si aurait servi à accorder au monde présenté le statut de réalité, et<br />

donc à marquer un désaccord avec le locuteur.<br />

En somme, si nous ne prétendons nullement règler ainsi les questions,<br />

éminemment complexes, de l'interaction du temps, de l'aspect, des modalités et de la<br />

négation, nous croyons trouver là quelques arguments pour justifier – au moins pour un<br />

premier temps – l'autonomie de l'étude de la temporalité verbale par rapport à ces autres<br />

domaines.<br />

Dire que la simulation de la perception se trouve libérée de l'exigence de la<br />

présence, c'est dire que le passé comme l'avenir deviennent perceptibles et montrables,<br />

et qu'ils se comportent donc comme s'ils étaient également présents (ce qui n'est pas<br />

sans évoquer la nécessité posée par Saint Augustin de postuler un triple présent, une<br />

triple présence du présent, de l'avenir et du passé, qui s'offre à la vision du sujet 92 ). C'est<br />

manifestement pour souligner le phénomène, et renforcer ainsi la stratégie de<br />

simulation, que les procès passés et futurs sont parfois présentés au moyen de<br />

marqueurs indiquant normalement le présent (voir notamnent le présent historique, à<br />

propos duquel on peut dire que «tout se passe comme si le locuteur voyait se dérouler<br />

91 Valeur aléthique : «avoir la possibilité, la capacité (de marcher)»; valeur déontique : «avoir la<br />

permission»; valeur épistémique : éventualité («il se peut que P»). Sur cette différence de<br />

fonctionnement fondamentale entre les modalités, cf. H. Kronning (1994).<br />

92 Cf. Confessions (ed. 1964), Livre XI, et le commentaire de P. Ricoeur (1983), pp. 21-65, voir en<br />

particulier les pages 32-33.<br />

36


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

devant lui ce qui pourtant appartient au passé» 93 ). On propose de modéliser ce<br />

phénomène en autorisant une opération de duplication de la position du sujet. Cette<br />

duplication constitue un mode de résolution de conflit entre des instructions temporelles<br />

normalement incompatibles et correspond à la multiplication (polyphonique 94 ) des<br />

points de vue temporels dans un même énoncé.<br />

Admettons donc que l'on puisse construire, sur la base des instructions<br />

temporelles codées par les marqueurs de l'énoncé, des positions de sujet secondaires,<br />

d'où les procès pourront apparaître sous des relations temporelles différentes de la<br />

relation principale. Soit deux exemples et les représentations associées : 95<br />

56) Tu iras le trouver; tu exigeras de l'argent et, au moment où il essayera d'appeler ses acolytes,<br />

tu sors ton revolver et tu lui tires dans les jambes<br />

fig.9<br />

ct1/ct2<br />

I/II<br />

B1/B2<br />

S<br />

01/02<br />

S'<br />

0'1/0'2<br />

Suite au conflit entre la circonstancielle au futur et le présent de la principale, ce temps<br />

verbal prend ici une valeur principale de futur ([I,II] POST [01,02], c'est pourquoi il<br />

peut être aoristique et marquer la succession) et une valeur secondaire de présent ([I,II]<br />

SIMUL [0'1,0'2]).<br />

93 R. Martin (1987) p. 118-119.<br />

94 Cf. M. Vuillaume (1993).<br />

95 On trouvera une analyse détaillée de ce phénomène au ch. 5, §2.<br />

37


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

57) A présent, il savait tout<br />

fig.10<br />

B1<br />

ct1 ct2<br />

I II<br />

B2<br />

S'<br />

0'1/0'2<br />

S<br />

01/02<br />

C'est la locution adverbiale à présent qui conduit, dans cet exemple, à construire une<br />

position du sujet secondaire simultanée à l'intervalle de référence.<br />

Les positions de sujet secondaires n'entretiennent cependant pas toujours<br />

une relation de simultanéité avec l'intervalle de référence (quoique ce cas soit le plus<br />

fréquent); il arrive que le procès soit perçu/montré comme ultérieur ou antérieur par<br />

rapport à cette position secondaire. Deux exemples :<br />

a) L'intervalle de référence est situé comme postérieur à la position de sujet secondaire,<br />

et comme antérieur à la position principale :<br />

58) Le lendemain, Louis XIV mourra.<br />

b) L'intervalle de référence est antérieur à la position secondaire et postérieur à la<br />

position principale :<br />

59) (Il s'agit de l'épisode de Gargantua dans lequel Picrochole et ses conseillers projettent<br />

d'entreprendre de lointaines conquêtes).<br />

«– Voyrons-nous (dist Pichrochole) Babylone et le Mont Sinay ?<br />

– Il n'est (dirent-ilz) jà besoin pour cette heure. N'est-ce pas assez tracassé dea avoir<br />

transfrété la mer Hircane, chevauché les deux Arménies et les trois Arabies ?<br />

– Par ma foy (dist-il), nous somme affolez ! Ha pauvres gens ! (...) Que boyrons-nous par ces<br />

désers ? (...)<br />

– Nous (dirent-ilz) avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous avez neuf mille<br />

quatorze grands naufz, chargées des meilleurs vins du monde; elles arrivèrent à Japhes. Là se<br />

sont trouvez vingt et deux cens mille chameaulx et seize cens éléphans, lesquelz aurez prins à<br />

38


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

une chasse environ Sigeilmès, lorsque entrastes en Libye, et d'abondant eustes toute la<br />

garavane de la Mecha. Ne vous fournirent-ilz de vin à suffisance ?<br />

– Voyre, Mais (dist-il) nous ne beumes poinct frais.» 96<br />

Cette analyse, qui vise avant tout à décrire un mode de résolution de conflit<br />

entre instructions contradictoires et à rendre compte de façon calculatoire d'un processus<br />

énonciatif que l'on peut qualifier de polyphonique, fournit un cadre linguistique et<br />

cognitif pour penser ce que les études narratologiques subsument, à la suite de G.<br />

Genette 97 sous le concept de focalisation, et, en particulier, pour donner un contenu<br />

plus rigoureux aux notions de «vision» et de «point de vue» qui font toujours l'objet de<br />

controverses 98 . Ce qui distingue la focalisation, telle qu'elle est présentée par les travaux<br />

de narratologie des types d'énoncés que nous venons de décrire, c'est simplement que la<br />

construction d'une position secondaire ne répond pas nécessairement à un conflit entre<br />

instructions temporelles (i.e. portant sur la position de [I,II] relativement à [01,02]),<br />

mais à un conflit qui met en jeu la catégorisation des objets et des changements (ou<br />

parfois les jugements subjectifs qui les concernent 99 ). Les différences de<br />

catégorisation, ou d'appréciations subjectives, supposent des différences entre les<br />

savoirs et les croyances des individus qui viennent occuper les positions de sujet,<br />

principale et secondaire. Prenons un exemple. Dans le roman de J. Verne Un capitaine<br />

de quinze ans, les personnages embarquent dans un port de la Nouvelle-Zélande à<br />

destination de San Francisco. Suite à la mort accidentelle du capitaine et d'une partie de<br />

l'équipage, au début de la traversée, c'est un jeune homme de quinze ans, inexpérimenté<br />

dans le maniement des appareils de navigation, qui prend le commandement du navire.<br />

Le cuisinier, un traître, qui souhaite se rendre en Afrique pour y pratiquer la traite des<br />

noirs, fausse, à l'insu de tous (sauf du lecteur), le fonctionnement de la boussole. Le<br />

navire change alors de route et vogue vers l'Afrique. Les personnages – à l'exception du<br />

cuisinier – vont donc systématiquement commettre des erreurs dans la catégorisation et<br />

l'identification des côtes qu'ils aperçoivent. Ce phénomène reste implicitement exprimé<br />

(pour perdre le jeune lecteur qui n'aurait pas encore compris 100 ) au moyen de la<br />

96 F. Rabelais, Gargantua, (ed. 1973) ch. 33.<br />

97 Cf. G. Genette (1972), pp. 206-223, et (1983).<br />

98 Cf., entre autres, S. Chatman (1978), (1986), M. Bal (1981), P. Vitoux (1982), W. Edmiston (1989).<br />

99 Cf. O. Ducrot (1980), pp. 56-60.<br />

100 Sur la pratique de l'«agnition» dans le roman populaire, cf. U. Eco (1993), pp. 29-38.<br />

39


SEMANTIQUE DE LA TEMPORALITE<br />

focalisation : les paysages sont perçus à la fois par le narrateur (qui sait) et par les<br />

personnages (qui se trompent) :<br />

(60) (Le navire arrive en vue des côtes d'Afrique)<br />

«A une distance de quatre milles environ dans l'est, se profilait une côte assez basse, ou, du<br />

moins, qui paraissait telle. Elle devait être dominée en arrière par la haute chaîne des Andes,<br />

mais la dernière zone de nuages ne permettait pas d'en apercevoir les sommets. (...)<br />

Quelques arbres couronnaient une succession de falaises peu élevées, qui se<br />

détachaient alors sur le ciel. Mais il était évident, étant donné le caractère géographique du<br />

pays, que la haute chaîne de montagnes des Andes formait leur arrière-plan.» 101<br />

Ce ne sont là que des pistes de recherche, très schématiquement esquissées,<br />

mais qui témoignent, croyons-nous, de l'intérêt qu'il y a, pour le sémanticien, à prendre<br />

au sérieux les métaphore de la vision et de la monstration pour modéliser le<br />

fonctionnement de l'énoncé et de la narration.<br />

101 J. Verne, Un capitaine de quinze ans, (ed. 1991), t.1, p. 137.<br />

40


Perception et monstration du temps dans l'énoncé<br />

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