Lucien Sève dans le texte - PCF Bassin d'Arcachon
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L’HUMANITE DES DEBATS<br />
17/01/2009<br />
<strong>Lucien</strong> Sève <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>texte</strong><br />
Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2 « L’homme » ? (page 510) :<br />
« À première vue, la vie engagée (solidarités proches, témoignage, mouvements sociaux,<br />
action syndica<strong>le</strong>, militance politique…) ne fait qu’ajouter à l’emploi du temps une activité<br />
spécifique. Prise vraiment au sérieux, cel<strong>le</strong>-ci devient source d’expérience et de culture,<br />
métamorphose <strong>le</strong> rapport aux autres, élargit <strong>le</strong> champ des motifs personnels : <strong>dans</strong> une<br />
aliénation globa<strong>le</strong> persistante, el<strong>le</strong> est déjà au comptant désaliénation partiel<strong>le</strong>, changeant <strong>le</strong><br />
sens du travail social, bousculant <strong>le</strong>s limites de la vie privée. L’insatisfaction même y nourrit<br />
une sorte neuve de satisfaction, exempte en son principe du pharisaïsme de la vie satisfaite.<br />
Dans son meil<strong>le</strong>ur la vie engagée est un début de preuve tangib<strong>le</strong> qu’on peut "faire<br />
l’homme", comme dit Montaigne, tout autrement. La vie engagée aussi a ses contradictions,<br />
voire ses pathologies : fonctionnarisation du militantisme, contamination de ses motifs par<br />
des visées personnel<strong>le</strong>s, aliénation de ses logiques par des intérêts d’appareil… Même<br />
exposée à ces altérations, la vie engagée n’est pas moins l’indice infiniment précieux qu’est<br />
d’ores et déjà présent <strong>dans</strong> la personnalité ce qui peut l’ouvrir à un autre futur. »<br />
,<br />
Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2. « L’homme » ? (page 300) :<br />
« Si nul "propre de l’homme" ne suffit à expliquer <strong>le</strong>s gigantesques nouveautés du monde<br />
humain, c’est que ces nouveautés n’ont en effet pas été produites par "l’homme", c’est-à-dire<br />
l’individu humain faussement pris pour mesure suffisante de son genre, mais bien par ce<br />
genre lui-même en son ensemb<strong>le</strong>, et voilà qui change positivement tout. Ce qui différencie<br />
d’éclatante manière <strong>le</strong>s hommes des animaux, qu’ils sont pourtant eux-mêmes, ce sont <strong>le</strong>s<br />
propres non pas de « l’homme » mais de l’humanité, c’est-à-dire avant tout du monde<br />
humain où el<strong>le</strong> réside à titre essentiel. »<br />
(page 560) :<br />
« Le genre humain a surtout avancé jusqu’ici par <strong>le</strong> colossal sacrifice de vies individuel<strong>le</strong>s -<br />
Marx l’a perçu et dit plus fortement que quiconque. Or <strong>le</strong> moment point où, à l’inverse, son<br />
avancement va avoir pour premier moteur, en tout domaine, la richesse des existences<br />
personnel<strong>le</strong>s. Davantage : où il va devenir carrément impossib<strong>le</strong> sans <strong>le</strong>ur enrichissement.<br />
Le développement humain durab<strong>le</strong> exige désormais - "exige" n’est pas un terme excessif -<br />
"<strong>le</strong> libre développement en <strong>le</strong>ur sens" de tous <strong>le</strong>s individus. »<br />
<strong>Lucien</strong> Sève,
Comment par<strong>le</strong>r de l’homme aujourd’hui ?<br />
Rappel des faits<br />
Rencontre autour du dernier livre de <strong>Lucien</strong> Sève, où il est question de la nature humaine, de<br />
l’individu, de la société, du capitalisme, et des héritages critiques de Marx, Freud, Nietzsche<br />
et de quelques autres…<br />
Présentant son dernier livre au public (1), <strong>le</strong> philosophe <strong>Lucien</strong> Sève rappelait dernièrement<br />
combien « l’anthropologie dominante » joue un rô<strong>le</strong> clé « <strong>dans</strong> l’idéologie de défense du<br />
capitalisme ». À l’opposé d’une définition de « l’homme » - conception plus ou moins<br />
explicite de notre humanité qui s’exprime spontanément <strong>dans</strong> <strong>le</strong> langage courant comme<br />
<strong>dans</strong> <strong>le</strong>s théories scientifiques plus savantes -, la « révolution » essentiel<strong>le</strong> de<br />
l’anthropologie, que <strong>Lucien</strong> Sève attribue à Marx, dépasse de beaucoup la dénonciation de<br />
la fausse liberté de l’individu associée au marché libre capitaliste - cel<strong>le</strong> qu’ont formalisé <strong>le</strong>s<br />
penseurs du libéralisme du XIXe sièc<strong>le</strong> (l’« homo oeconomicus »). Il s’agit avec cette<br />
révolution d’une critique définitive de l’idée même de « nature humaine ». C’est, nous dit<br />
Marx, de la compréhension juste de l’« essence » humaine que dépend une conception enfin<br />
ouverte du mouvement de l’histoire, comme des rapports emmêlés de l’individu et du groupe<br />
social. Quiconque se pose aujourd’hui la question « Qui suis-je ? », ou « Que vais-je faire de<br />
ma vie, et en quoi puis-je la maîtriser ? » est intimement concerné par ce travail à bien des<br />
égards décisif de <strong>Lucien</strong> Sève qui nous invite à une radica<strong>le</strong> réévaluation de la dimension<br />
biographique de l’être « homme » ou « femme ». D’un côté, <strong>le</strong> philosophe déploie son<br />
questionnement <strong>dans</strong> la <strong>le</strong>cture de Marx, la filiation matérialiste marxienne, de Politzer à<br />
Althusser en passant par Wallon, Vygostski, Léontiev, sans oublier Bourdieu. D’un autre côté<br />
il confronte son analyse aux grandes pensées qui à des degrés divers ont renouvelé la<br />
conception de l’individu, du « sujet » autonome héritée de la psychologie classique : de<br />
Sartre à Nietzsche, en passant par Freud et Lévi-Strauss, jusqu’aux développements récents<br />
de la primatologie, ou des sciences des « sociétés » dites anima<strong>le</strong>s. Comment<br />
l’anthropologie marxienne permet-el<strong>le</strong> de penser l’individualité <strong>dans</strong> la société capitaliste<br />
aujourd’hui, ses contradictions, ses tragédies, son dépassement ? Triomphe ou échec de<br />
l’individualisme ? Tel pourrait être <strong>le</strong> fil conducteur de la rencontre qui réunit ici trois<br />
éminents spécialistes des sciences de l’homme autour du livre de <strong>Lucien</strong> Sève.<br />
(1) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2, « l’Homme » ?. Éditions La Dispute (2008), 586<br />
pages, 35 euros.<br />
Voir aussi l’artic<strong>le</strong> du philosophe Stéphane Haber, (l’Humanité du 13 novembre dernier).
Comment par<strong>le</strong>r de l’homme aujourd’hui ? Tab<strong>le</strong> ronde<br />
Tab<strong>le</strong> ronde avec : Bernard Doray, psychiatre, psychanalyste ; Yvon Quiniou,<br />
philosophe ; <strong>Lucien</strong> Sève, philosophe.<br />
Pré<strong>texte</strong> à notre rencontre aujourd’hui, <strong>le</strong> livre de <strong>Lucien</strong> Sève s’intitu<strong>le</strong> « l’Homme » ? Il se<br />
concentre sur la catégorie d’individu, voire de personne. L’ouvrage aurait-il pu être intitulé<br />
« l’Individu » ?<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. Non, car « individu » ne va pas sans « rapports sociaux ». Je pars de ce qu’on<br />
appel<strong>le</strong> sans malice « l’homme » et j’y mets des guil<strong>le</strong>mets parce que c’est un terme<br />
fantastiquement mystificateur. Disant « l’homme », on voit un individu et on s’imagine que<br />
par là on va comprendre l’humanité : immense erreur. Bien sûr, <strong>dans</strong> l’individu comme tel il y<br />
a déjà Homo sapiens, donc un fort point de départ d’humanité. Mais sans <strong>le</strong> monde humain<br />
historiquement développé notre Homo sapiens resterait un enfant sauvage. Là est <strong>le</strong> décisif<br />
apport de Marx avec sa sixième thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une<br />
abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemb<strong>le</strong> des rapports<br />
sociaux. » L’humanité développée de l’individu, exemp<strong>le</strong> : <strong>le</strong> langage, lui vient du monde<br />
social. On ne voit en Marx qu’un profond penseur du social, mais c’est justement ce qui fait<br />
aussi de lui un profond penseur de l’individualité. « L’homme » est une abstraction<br />
confusionnel<strong>le</strong> à disqualifier. Althusser l’a bien vu, mais sans voir qu’à partir de là s’ouvre<br />
une perspective anthropologique d’immense fécondité - mon livre est foncièrement<br />
postalthussérien.<br />
Yvon Quiniou. Si <strong>Lucien</strong> Sève éprouve <strong>le</strong> besoin de critiquer la catégorie d’homme alors<br />
même que son projet est de nous par<strong>le</strong>r de l’individu, c’est parce que pour pouvoir penser<br />
scientifiquement l’individu, il faut commencer par récuser <strong>le</strong> concept d’homme en général et<br />
de nature humaine. Dans l’optique d’une nature humaine, l’individu devient une variante<br />
particulière de cette nature, censée nous être donnée originel<strong>le</strong>ment, tandis que si on<br />
procède à une critique principiel<strong>le</strong> de la catégorie d’Homme, avec une majuscu<strong>le</strong>, on<br />
débarrasse <strong>le</strong> terrain pour une compréhension historique, scientifique de l’individu qui passe<br />
par <strong>le</strong>s rapports sociaux. Il me semb<strong>le</strong> néanmoins que <strong>Lucien</strong> nous propose <strong>dans</strong> sa critique<br />
un passage à la limite qui mérite discussion. Que devient <strong>le</strong> corps ? <strong>Lucien</strong>, en matérialiste,<br />
ne l’ignore pas, mais il ne lui attribue pas de causalité propre et n’en fait qu’un « support » de<br />
la personnalité. Or nous sommes issus d’une évolution naturel<strong>le</strong> qui nous a dotés de<br />
capacités constituant un fond incompressib<strong>le</strong> de nature biologique.<br />
Bernard Doray. La grande importance de ce livre de <strong>Lucien</strong> Sève, ce pourquoi je voudrais<br />
lui faire part de ma gratitude, c’est qu’il ouvre des portes devant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s nonphilosophes<br />
restent un peu timides. Il s’en dégage un grand sentiment d’optimisme théorique<br />
pour une anthropologie matérialiste, pour un humanisme pratique matérialiste. Il faut<br />
vraiment mettre au travail la question de l’essence de l’humain. Il a fallu traverser un miroir<br />
pour penser que <strong>le</strong>s hommes ont fait des dieux à <strong>le</strong>ur image et pas <strong>le</strong> contraire. Un autre<br />
moment de dégrisement pour arriver à la réponse matérialiste moderne avec <strong>le</strong>s Thèses sur<br />
Feuerbach : l’essence de l’individu humain n’est pas une forme à son image, c’est<br />
l’ensemb<strong>le</strong> des rapports sociaux.<br />
Biologie et nature d’un côté, histoire et culture de l’autre, est-ce que vous pouvez préciser<br />
davantage ces relations ?
Bernard Doray. Le matérialiste conséquent se pose légitimement la question de l’essence<br />
de l’essence. D’où vient la rupture avec l’ordre de la nature ? Le livre évoque la question<br />
<strong>dans</strong> une savoureuse critique de la primatologie continuiste. Je ne crois pas non plus à une<br />
acculturation progressive des grands primates. Notamment à partir de travaux du philosophe<br />
Tran Duc Thao et du statisticien biologiste Philippe Lazar, j’ai cru pouvoir écrire que la<br />
dénaturation en question est née d’un accident banal <strong>dans</strong> <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce des organes. L’enfant<br />
humain naît prématuré, et il ne déploiera que par la suite sa masse de neurones pour<br />
s’adapter à un conflit mécanique entre <strong>le</strong> grossissement du cerveau, dont la position érigée<br />
développe de nouvel<strong>le</strong>s capacités, et la torsion du canal obstétrical des mères. La naissance<br />
prématurée n’aurait pas seu<strong>le</strong>ment sauvé l’espèce, mais aurait autonomisé la poussée<br />
encéphalique, qui n’est plus calibrée par <strong>le</strong>s os iliaques de la mère, mais par <strong>le</strong> crâne encore<br />
mou de l’enfant. Cela projette l’enfant <strong>dans</strong> une matrice socia<strong>le</strong>, symbolique où il nécessite<br />
des soins. Ce faisant, il ne réalisera pas la totalité de ses programmes génétiques rendus<br />
forclos par l’œuvre de la culture. C’est ce qu’on appel<strong>le</strong> la néoténie.<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. D’accord avec Yvon Quiniou et Bernard Doray : il y a de la causalité naturel<strong>le</strong><br />
<strong>dans</strong> « l’homme ». Marx est clair sur ce point. Je pense l’être aussi. Quand j’expose une<br />
conception historico-socia<strong>le</strong> de la vieil<strong>le</strong>sse, je ne minimise pas <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du vieillissement<br />
biologique. Mais d’abord la part du donné est chez nous bien plus réduite qu’on ne dit. Le<br />
livre de Meh<strong>le</strong>r et Dupoux, Naître humain (1) plaide pour une nature humaine, mais ce qu’ils<br />
exhibent en ce sens est très élémentaire ; dès qu’on en vient au langage, ils doivent<br />
admettre que presque tout y est acquis. Et <strong>le</strong>s inlassab<strong>le</strong>s essais d’identifier des gènes de<br />
l’intelligence ou autres font tous fiasco. De plus, chez nous <strong>le</strong> biologique est lui-même<br />
largement historique : mon activité cérébra<strong>le</strong> est avant tout <strong>le</strong> fruit de ma biographie. C’est ce<br />
qui reste trop incompris : <strong>le</strong>s formes supérieures de l’humain viennent en nous non du<br />
de<strong>dans</strong> organique mais du dehors culturel. Là est tout l’apport, magnifique et méconnu, de<br />
Vygotski (2). Et il y a plus encore : <strong>dans</strong> une riche analyse des Grundrisse, Marx montre que<br />
<strong>le</strong>s hommes ont un corps inorganique tout aussi essentiel que <strong>le</strong>ur corps organique : la terre<br />
pour <strong>le</strong> paysan, ses outils pour l’artisan font partie de lui autant que ses pieds ou ses mains.<br />
C’est <strong>le</strong> capitalisme qui a dépouillé <strong>le</strong>s hommes de <strong>le</strong>ur corps inorganique en ne <strong>le</strong>ur laissant<br />
que <strong>le</strong>urs bras pour travail<strong>le</strong>r. Quand on pense être très matérialiste en réduisant l’individu à<br />
son corps biologique, mesure-t-on ce qu’il peut y avoir là d’illusion bourgeoise ? L’idée de<br />
nature humaine est vraiment un piège.<br />
Yvon Quiniou. N’y en aurait-il pas néanmoins deux définitions possib<strong>le</strong>s ? Cel<strong>le</strong> d’abord<br />
d’une nature humaine se développant automatiquement à partir de propriétés biologiques<br />
innées, déterminant nos actes et inéga<strong>le</strong>ment réparties chez <strong>le</strong>s individus. Il faut combattre<br />
cette vision, qu’on retrouve <strong>dans</strong> ce que Sarkozy a dit du caractère « naturel » de la<br />
pédophilie, de la tendance au suicide des enfants ou de la délinquance. Mais il y a une autre<br />
définition possib<strong>le</strong> de la nature humaine, qui est cel<strong>le</strong> de potentialités communes à tous <strong>le</strong>s<br />
individus, <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ne se réalisent qu’à travers l’action du milieu social, donc inéga<strong>le</strong>ment<br />
<strong>dans</strong> une société de classes.<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. Potentialité, c’est très ambigu. Je reprends des exemp<strong>le</strong>s d’Aristote. L’homme<br />
qui dort a en lui tout ce qu’il faut pour devenir éveillé : potentialité réel<strong>le</strong>. Le bloc de marbre<br />
peut devenir statue, mais pas sans <strong>le</strong> travail du sculpteur : possibilité formel<strong>le</strong>. Je dis qu’en<br />
nous <strong>le</strong>s possib<strong>le</strong>s sont bien plus formels que réels. C’est la formu<strong>le</strong> de Léontiev : <strong>le</strong> cerveau<br />
humain ne contient pas d’aptitudes toutes formées, seu<strong>le</strong>ment l’aptitude à former des<br />
aptitudes.
Revenons à « l’homme ». En quoi est-il malvenu d’utiliser ce vocab<strong>le</strong> par exemp<strong>le</strong> en<br />
préhistoire ou <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s sciences humaines ?<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. Bien entendu, je ne conteste pas l’usage du concept d’homme pour désigner<br />
notre espèce, ni ce qu’évoque Bernard à propos de la néoténie, j’en par<strong>le</strong> moi-même. Mais<br />
quand on passe de l’espèce biologique au genre historique, tout change, parce que ce terme<br />
général, « l’homme », escamote des différenciations capita<strong>le</strong>s, notamment de classe, c’est<br />
tout <strong>le</strong> drame de la pensée heideggerienne du Dasein. Et plus sournoisement encore parce<br />
qu’il efface la distance devenue immense entre individu-homme et monde humain. Là est<br />
l’involontaire mystification de la primatologie actuel<strong>le</strong>, notamment américaine : on confronte<br />
<strong>le</strong> chimpanzé et l’homme, en oubliant que derrière « l’homme » individuel il y a l’immensité<br />
du monde humain. Du coup on nous annonce à son de trompe qu’entre animal et homme<br />
« la frontière disparaît ». Et là la mystification devient délibérée : pendant qu’on nous émeut<br />
à juste titre sur <strong>le</strong> sort des grands singes, on traite <strong>le</strong>s hommes comme des bêtes : c’est la<br />
doub<strong>le</strong> face de l’idéologie libéra<strong>le</strong>.<br />
Ce livre recoupe-t-il ou rejoint-il <strong>le</strong>s interrogations du philosophe et pédagogue Yvon Quiniou<br />
ou du médecin et thérapeute Bernard Doray ?<br />
Yvon Quiniou. Comme philosophe et pédagogue, lorsque j’ai à traiter du rapport de la<br />
nature et de la culture, je considère qu’on ne peut éviter de passer par Marx et par la <strong>le</strong>cture<br />
qu’en propose <strong>Lucien</strong> Sève : l’homme fait la culture et cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong> fait, il se fait donc à travers<br />
el<strong>le</strong>. Cette idée ouvre la perspective de modifier l’homme et, spécia<strong>le</strong>ment, de remédier aux<br />
inégalités de réussite ou de compétence que l’on constate, en agissant sur <strong>le</strong>s circonstances<br />
historiques qui <strong>le</strong>s produisent. Traduit en termes pédagogiques, cela permet de faire<br />
comprendre aux élèves que l’échec scolaire n’est pas fatal puisqu’il n’a pas de fondement<br />
naturel et que ce qu’une histoire antérieure a défait, une nouvel<strong>le</strong> histoire personnel<strong>le</strong> peut <strong>le</strong><br />
refaire. Il y a là un optimisme intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>ment justifié.<br />
Bernard Doray. J’ai toujours eu une activité professionnel<strong>le</strong> assez polymorphe. Par<br />
exemp<strong>le</strong>, nous sommes quelques-uns à inventer des modes d’interventions dites de<br />
resymbolisation qui puisent à une autre éthique que ce que nous voyons <strong>dans</strong> la psychiatrie<br />
traditionnel<strong>le</strong> et plus encore <strong>dans</strong> cel<strong>le</strong> qu’on nous promet, ou encore <strong>dans</strong> ce que Lacan<br />
appelait l’Humanitairerie. Ce travail se fait ou s’est fait en Bosnie, au Rwanda, au Vietnam<br />
suite à la guerre chimique, en Pa<strong>le</strong>stine, avec des sans-papiers en France, en Algérie… Si<br />
l’essence de l’humain est ce que nous disons, alors apparaît bien pertinent notre intérêt pour<br />
ce que nous appelons des généalogies d’actes. Ainsi, lorsque <strong>le</strong> jour du demi-millénaire de<br />
la conquête de l’Amérique, des Indiens ont déboulonné la statue dconquistador, qui pouvait<br />
imaginer qu’il y avait <strong>dans</strong> ce geste la détermination du soulèvement zapatiste et par la suite<br />
<strong>le</strong> premier élan donné au mouvement mondial contre <strong>le</strong> néolibéralisme, qui a été donné au<br />
Chiapas en 1996, avec la rencontre « intergalactique » ?<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. Je veux dire ici que Bernard Doray m’a mieux que personne incité à lire Freud,<br />
plus et autrement que je ne l’avais fait jadis, quand j’écrivais Marxisme et théorie de la<br />
personnalité. L’apport de Freud, l’intelligence de la subjectivité, c’est de première<br />
importance. Et il faut <strong>le</strong> défendre contre l’objectivisme fruste qu’on voudrait lui substituer.<br />
Mais je pense voir mieux qu’hier aussi combien cet opérateur précieux est hélas grevé chez<br />
Freud par des vues biologiques et sociologiques caduques dont il faut <strong>le</strong> libérer.
Précisément, que retenez-vous <strong>le</strong>s uns et <strong>le</strong>s autres de Freud, de ce qu’il nous dit sur<br />
l’individu et, au-delà de Freud, de la psychanalyse, pratique col<strong>le</strong>ctive et vivante qui n’exclut<br />
pas <strong>le</strong> retour critique sur Freud ?<br />
Yvon Quiniou. Je ne partage pas toutes <strong>le</strong>s réserves de <strong>Lucien</strong> Sève au sujet de Freud. Il<br />
faut distinguer deux aspects de son œuvre. Freud est d’abord un psychologue qui entend<br />
mettre en place une science de l’individualité à partir des découvertes que sont l’inconscient,<br />
<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe d’Oedipe, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la sexualité et la théorie de l’appareil psychique. D’un autre<br />
côté, on trouve chez lui une anthropologie, c’est-à-dire une série d’extrapolations de la<br />
psychanalyse au champ social, par exemp<strong>le</strong> <strong>dans</strong> sa théorie de la religion. Dans ce cas, on<br />
peut lui reprocher une <strong>le</strong>cture psychologisante des phénomènes socio-historiques, qui ignore<br />
<strong>le</strong>ur logique propre. Pourtant il ne faut pas nier ce que l’éclairage spécifiquement<br />
psychanalytique peut apporter à l’intelligibilité de ces mêmes phénomènes : c’est <strong>le</strong> cas de<br />
sa théorie de la religion comme projection de désirs imaginaires qui, sans constituer <strong>le</strong> fin<br />
mot de l’histoire, est juste. S’agissant de l’individu, son approche a ceci de commun avec<br />
l’approche marxienne qu’el<strong>le</strong> nous propose, el<strong>le</strong> aussi, une genèse, mais opérée à partir du<br />
milieu familial. Dans sa conception de l’appareil psychique, seul <strong>le</strong> « ça » est naturel, <strong>le</strong>s<br />
deux autres instances, <strong>le</strong> moi et <strong>le</strong> surmoi, sont acquises et donc produites par l’éducation.<br />
Ce dispositif conceptuel nous fait comprendre <strong>le</strong>s médiations qui relient <strong>le</strong>s conditions<br />
matériel<strong>le</strong>s de production des individus qu’évoque Marx à l’individu psychologique qui se<br />
socialise d’abord <strong>dans</strong> son milieu familial et y construit une large part de son identité<br />
subjective. Cela ne contredit pas mais, au contraire, complète et enrichit d’une manière<br />
décisive la conception historique de l’individualité.<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. Je ne suis pas en comp<strong>le</strong>t désaccord avec ce que dit Yvon Quiniou. Mon livre<br />
souligne qu’il y a une historicité chez Freud. Mais on ne peut nier que subsiste chez lui l’idée<br />
d’une nature humaine. « Nous avons <strong>dans</strong> <strong>le</strong> sang <strong>le</strong> désir de tuer », écrit-il par exemp<strong>le</strong> à<br />
propos de la guerre, alors qu’en deux générations tout a changé <strong>dans</strong> l’attitude du peup<strong>le</strong><br />
al<strong>le</strong>mand vis-à-vis d’el<strong>le</strong>. On touche là à une limite majeure de sa pensée : il n’a pas vu que<br />
la « nature de l’homme » c’est essentiel<strong>le</strong>ment l’histoire.<br />
Bernard Doray. Il est indéniab<strong>le</strong> que la psychanalyse en gestation a admis beaucoup de<br />
folies. Mais on peut aussi reconnaître <strong>dans</strong> des spéculations qui prennent parfois <strong>le</strong>urs aises<br />
avec <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> bon sens l’équiva<strong>le</strong>nt de ces « zones prochaines de développement » qui,<br />
pour Vygotski, ont <strong>le</strong>ur raison d’être car el<strong>le</strong>s marquent chez l’enfant <strong>le</strong> passage des<br />
concepts spontanés aux concepts rationnels. Par exemp<strong>le</strong>, la thématique du traumatisme de<br />
la naissance tel<strong>le</strong> que l’a traitée Otto Rank(3) en 1924 comporte quantité de spéculations qui<br />
peuvent faire apparaître son livre comme une simp<strong>le</strong> série d’intuitions infondées. Pourtant la<br />
question posée nous semb<strong>le</strong> aujourd’hui très importante. C’est notamment cel<strong>le</strong> des<br />
interactions précoces qui ouvrent <strong>le</strong> très jeune enfant au monde humain. Et puis, il ne faut<br />
pas oublier qu’à la différence de Nietzsche et de Heidegger, la pensée qui a donné <strong>le</strong><br />
freudisme était organisée un peu sur <strong>le</strong> mode du laboratoire scientifique, et c’est cet<br />
ensemb<strong>le</strong> qui est important. Par exemp<strong>le</strong>, Freud reçut suffisamment la provocation<br />
culturaliste naissante et il proposa à Geza Roheim (4) d’étudier <strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe d’Oedipe chez<br />
<strong>le</strong>s Aborigènes d’Australie. Par la suite, des travaux comme ceux de Marie-Céci<strong>le</strong> Ortigues<br />
au Sénégal (5) au début des années 1960 ont montré qu’à partir de dimensions socia<strong>le</strong>s et<br />
culturel<strong>le</strong>s très différentes on retrouvait une même dynamique propulsive organisée autour<br />
d’un concept plus général que, par exemp<strong>le</strong>, la fonction paternel<strong>le</strong>. Il s’agit en l’occurrence<br />
de la fonction tierce.
<strong>Lucien</strong> Sève. À mon sens on défend d’autant mieux la psychanalyse qu’on la désolidarise<br />
d’une anthropologie périmée, d’une culture philosophique très marquée par Nietzsche, avec<br />
qui il y a lieu d’être très sévère.<br />
Pour vous Nietzsche est irrécupérab<strong>le</strong> ?<br />
Yvon Quiniou. Le visage que <strong>Lucien</strong> retient de Nietzsche c’est son antiféminisme et une<br />
série de thèses anthropologiques qui sont en général occultées par <strong>le</strong>s nietzschéens : ce<br />
qu’il peut y avoir d’apologie implicite, voire explicite, de l’exploitation et de l’oppression <strong>dans</strong><br />
la thématique de la Volonté de puissance. Ce n’est pas contestab<strong>le</strong> mais, à la différence de<br />
<strong>Lucien</strong>, je ne crois pas que cela obère toute la pensée de Nietzsche. Il ne faut pas sousestimer<br />
ce qu’il y a de matérialiste chez lui <strong>dans</strong> son approche de l’homme. Il anticipe <strong>le</strong>s<br />
sciences humaines et a voulu mettre en place une science de la mora<strong>le</strong> conçue comme une<br />
production de la vie, hors de toute transcendance, en intégrant <strong>le</strong> point de vue de l’histoire.<br />
Par ail<strong>le</strong>urs, il a élaboré une éthique de l’épanouissement vital qu’un communiste peut<br />
s’approprier, à condition de la séparer de son élitisme insupportab<strong>le</strong> qui réserve cet<br />
épanouissement à une élite aristocratique.<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. On nous bassine avec <strong>le</strong> « surhomme » sans dire qu’il suppose une masse de<br />
sous-hommes. Nietzsche est un penseur esclavagiste, expressément esclavagiste, pourquoi<br />
<strong>le</strong> dit-on si peu ? Et tout ce dont on peut lui faire mérite, comme sa théorie de la mora<strong>le</strong>, est<br />
vicié en son fond par cette optique. C’est une pensée de droite extrême, moins prénazie<br />
d’ail<strong>le</strong>urs que néolibéra<strong>le</strong> et antiféministe jusqu’au monstrueux.<br />
Nous parlons déjà de politique. Mais quel est l’enjeu de vos considérations philosophiques<br />
sur l’homme, ou l’individu en la matière ?<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. L’enjeu politique, immense, est de savoir si on peut changer la société, ou s’il<br />
y a une « nature humaine » qui s’y oppose : cel<strong>le</strong> du calculateur égoïste <strong>dans</strong> un monde<br />
concurrentiel. On nous rabâche qu’ « on ne change pas l’homme ». Mais « l’homme » n’a<br />
cessé de changer <strong>dans</strong> l’histoire, sinon nous serions encore des animaux. La question c’est :<br />
changer en quel sens ? Or aujourd’hui un capitalisme en folie s’en prend de tous côtés à<br />
l’humanité même des hommes. Il faut lire <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>versant Ils ne mouraient pas tous mais<br />
tous étaient frappés, de Marie Pezé (6) : <strong>le</strong> management capitaliste est devenu<br />
« personnicide ». Quand on en arrive au suicide répétitif de salariés sur <strong>le</strong> lieu de travail,<br />
qu’on donne pour mot d’ordre aux cadres d’entreprise « devenez un tueur », il y a quelque<br />
chose de pourri <strong>dans</strong> <strong>le</strong> système. Dire ça n’est pas du pessimisme mais de l’alarmisme. Il<br />
faut sonner <strong>le</strong> tocsin : <strong>le</strong> capitalisme est en train de massacrer l’humanitude. Nous autres<br />
communistes avons raté la cause féministe, la cause écologique. Je ne voudrais pas<br />
qu’aujourd’hui nous rations la cause anthropologique. La conclusion de mon livre, c’est que<br />
nous devons absolument engager une vaste batail<strong>le</strong> pour « sauver la planète homme ».<br />
En quoi cette mise en garde se distingue-t-el<strong>le</strong> d’une mise en cause mora<strong>le</strong>, éthique ?<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. C’est de l’éthique, et en même temps de la politique au grand sens du mot.<br />
L’humanité comme genre civilisé existera-t-el<strong>le</strong> encore en 2084 ? La schizophrénie du<br />
capital oblige à se poser la question, non <strong>dans</strong> <strong>le</strong> seul abstrait du jugement subjectif mais<br />
<strong>dans</strong> <strong>le</strong> concret des résistances et dépassements à engager.
Yvon Quiniou. Je souscris tota<strong>le</strong>ment à cette idée développée par <strong>Lucien</strong> que l’homme a<br />
toujours été produit par l’histoire. À partir du moment où on l’admet, on s’oriente vers cette<br />
autre idée qu’il peut se libérer de ce qui l’aliène, <strong>le</strong> muti<strong>le</strong> et que l’homme abîmé peut se<br />
reconstruire, peut s’améliorer, ce qui pose la question du but de l’action politique. On se situe<br />
alors sur <strong>le</strong> terrain d’un rapport de va<strong>le</strong>ur à la réalité qui n’est pas déductib<strong>le</strong> de l’analyse<br />
purement scientifique du réel. C’est pourquoi, selon moi, il y a une dimension mora<strong>le</strong> à la fois<br />
forte et essentiel<strong>le</strong> <strong>dans</strong> la critique marxienne du capitalisme et <strong>dans</strong> son aspiration au<br />
communisme, qui fait de l’homme, avec ou sans majuscu<strong>le</strong>, une va<strong>le</strong>ur primordia<strong>le</strong>, qui<br />
donne du sens à la politique communiste et nous éclaire sur sa finalité ultime. J’en tire cet<br />
aphorisme : sans la science, la critique mora<strong>le</strong> est impuissante, mais sans la mora<strong>le</strong>, la<br />
science est aveug<strong>le</strong>.<br />
<strong>Lucien</strong> Sève. D’accord, sans confondre <strong>le</strong>s plans. Comme dit Marx, la seu<strong>le</strong> fin en soi de<br />
l’histoire, c’est <strong>le</strong> développement des forces humaines. L’humanité n’est pas une espèce<br />
enfermée <strong>dans</strong> son destin biologique, c’est un genre qui produit sa propre histoire, pour <strong>le</strong><br />
pire ou <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur, et cela de façon très peu maîtrisée col<strong>le</strong>ctivement jusqu’ici. Nous sommes<br />
à un point critique : enfoncement <strong>dans</strong> <strong>le</strong> pire ou décisive ouverture vers un meil<strong>le</strong>ur ? Ne<br />
pas se tromper sur « l’homme » est ici une condition cardina<strong>le</strong> de lucidité.<br />
(1) Éditions Odi<strong>le</strong> Jacob (2006).<br />
(2) Psychologue et pédagogue russe<br />
(1896-1934). De réputation mondia<strong>le</strong>, son œuvre est encore mal connue en France en dépit<br />
des traductions éditées notamment par <strong>le</strong>s Éditions Socia<strong>le</strong>s (Pensée et langage, 1985), La<br />
Dispute (Avec Vygotski, col<strong>le</strong>ctif, 2002 ; Psychologie de l’art, 2005) ; l’Harmattan (Théorie<br />
des émotions, 2008).<br />
(3) Psychologue et psychanalyste autrichien. Il fut secrétaire de Freud.<br />
(4) Ethnologue et psychanalyste américain d’origine hongroise.<br />
(5) Oedipe africain. Éditions Plon 1966.<br />
(6) Journal de la consultation souffrance au travail 1997-2008. Éditions Pearson, 2008.<br />
Compte rendu de <strong>Lucien</strong> Degoy