premières pages - R-diffusion
premières pages - R-diffusion
premières pages - R-diffusion
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
JEAN THIBAUDEAU<br />
OUVERTURE<br />
Thibaudeau publie son premier livre, Une cérémonie royale, en 1960, aux<br />
éditions de Minuit. Il a vingt-cinq ans, et ce début est parfait. Barthes : « J’ai<br />
eu le plus grand plaisir à vous lire – plaisir, sans doute et cela se voit, que vous<br />
avez eu à l’écrire et cela c’est très important, car rendre fraîche au lecteur la<br />
pulsion qui vous fait écrire, c’est vraiment, je crois, un principe capital de la<br />
littérature. »<br />
Après quoi, pour dix ans, il s’engage dans ce qu’il a appelé le «roman comme<br />
autobiographie», pour s’arrêter aux trois livres repris dans le présent volume.<br />
Quant aux critiques, il y en eut d’hostiles, et même d’enragées, mais aussi<br />
d’excellentes.<br />
Foucault (L’Express, 25/04/1966) : « Le présent, dans le roman de<br />
Thibaudeau, ce n’est pas ce qui ramasse le temps en un point pour offrir un<br />
passé restitué et scintillant ; c’est au contraire ce qui ouvre le temps sur une<br />
irréparable dispersion. Comme si cette place vide autour de laquelle tournait<br />
Une cérémonie royale était réoccupée maintenant par un «je» et un «présent».<br />
Non pas le vieux sujet qui se souvient, mais un «je» destructeur et rongeant, un<br />
présent ruiné, débordant, défait, ineffaçable : coin de nuit enfoncé dans le jour<br />
et autour duquel se rameutent et se dispersent lumières, distances, images. »<br />
Autre regard, celui de Ponge, en 1966 : « J’ai pu, hier enfin, d’une traite<br />
(ou plutôt de deux, la pause ayant eu lieu page 106) lire Ouverture. Tout de<br />
suite, il me faut vous dire mon plaisir, mon ravissement de ce temps de galop,<br />
cross-country. Voilà, si je m’y connais, de la bonne, de la fameuse «toilette<br />
intellectuelle» ! » – et encore, trois ans plus tard : « J’aime ce qui est paru<br />
de vous dans Tel Quel 38. [...] Voilà les morts, comme c’est beau ! Combien<br />
je sens cela, comme je l’admire ! Comme, dans le grave (aussi) vous devenez<br />
admirable. »<br />
22 euros<br />
ISBN : 978-2-918193-06-7<br />
de l’incidence éditeur
Jean Thibaudeau<br />
Très tôt, Jean Thibaudeau écrit. Une cérémonie Royale, aux<br />
Editions de Minuit est le début du «roman comme autobiographie»<br />
dont il n’aura de cesse de questionner la forme.<br />
Moments de perception heureuse ou déchirée, diffractée dans<br />
les symboles, l’écriture de Jean Thibaudeau intéressera les<br />
critiques et les philosophes les plus connus, de Michel Foucault<br />
à Gérard Genette. A l’époque, il participe activement à<br />
la revue Tel Quel.<br />
La radio<br />
Jean Thibaudeau est et restera un homme de radio, qui prêtera<br />
sa voix sur les ondes de France Culture pour Les Nuits. Il<br />
est l’auteur de nombreuses créations radiophoniques : Reportage<br />
d’un match international de football (Phonurgia nova),<br />
Trains de Nuit. Il réalise une série d’entretiens avec Alain<br />
Robbe-Grillet.<br />
Le cinéma<br />
Thibaudeau travaillera avec le cinéaste Jean-Daniel Pollet à<br />
plusieurs reprises, réalisant des scénarios ou des textes pour<br />
voix off, affiliés aux images de Pollet ou en décalage avec<br />
elles.
Ouverture<br />
Imaginez la nuit<br />
Roman noir ou Voilà les morts,<br />
à notre tour d’en sortir<br />
De l’incidence éditeur présente une réédition complète des<br />
trois romans formant suite de Jean Thibaudeau, rassemblés<br />
sous le titre Ouverture.<br />
Ce dossier contient les premières <strong>pages</strong> de chaque roman.
Ouverture
I<br />
Plus tard, je suis surpris, j’ouvre les yeux tout de suite, vraiment,<br />
et je ne sais pourquoi, ce qui m’a réveillé, ici, je regarde, et brusquement<br />
heureux, où je suis, ému, mon cœur bat, et je suis assuré de<br />
vivre, au fond, contre toute raison, maintenant, un jour à venir encore,<br />
d’entre tous celui-ci, total élu, jour libre et n’importe lequel, et je ferai<br />
n’importe quoi. J’imagine. Or la lumière grandit, éblouira. La chaleur<br />
déjà là, prometteuse, au-dehors de moi. J’y promène la main. Je regarde.<br />
Le décor est quelconque, une chambre. L’été, les meubles dans<br />
l’ombre. L’extrémité du lit le bois la couverture pâle le dos de la chaise<br />
le parquet reflétés dans la glace de l’armoire. Papiers peints, histoires.<br />
Vêtements par terre. Les draps tièdes. J’attends, je prends possession.<br />
La fenêtre, tout juste entrebâillée, à peine, laisse passer les bruits, lesquels<br />
? Et les yeux fermés ensuite et je vois, je me revois, j’écoute,<br />
les yeux fermés. Il y a des travaux dans la rue où je marcherai tout<br />
à l’heure, que je traverserai ? Les ouvriers ont creusé le trottoir, sur<br />
toute la longueur, depuis la place ? Ils ont enlevé la terre ils l’ont mise<br />
à la droite de la tranchée ouverte où ils sont descendus à mi-corps, le<br />
ceinturon bouclé sur la ceinture de flanelle, en riant. La terre autrefois<br />
Ouverture
cultivée riche autrefois vierge, cette terre jaune sur laquelle la ville est<br />
bâtie, fondée, et elle contient, il en sort<br />
Exhumation, des cailloux, des<br />
pierres, des ossements, fragments, des racines, des morceaux de verre<br />
et de fer, de poterie, les dessins effacés, les couleurs, des chiffons, des<br />
boîtes et du bois, et, nettoyés du pouce, examinés au soleil, et rejetés,<br />
des objets entiers parfois ?... Ils ont ainsi ramené au jour ils réparent<br />
les canalisations par quoi, par en dessous, toutes les maisons communiquent<br />
? Les coups de pioche résonnent, les voix se répondent. Sur<br />
un pavé depuis longtemps enterré une pioche saute et s’ébrèche ? Souvenirs<br />
? – les bruits, ceux-là, et quelques autres, oiseaux proches, voitures,<br />
et passants en conversation – les bruits et un peu d’air, je respire.<br />
Et encore, maintenant, un insecte, bourdonnant du dehors, qui entre,<br />
qui va taper le mur, le papier, s’y cogne deux trois fois, aveugle, un<br />
bruit mat, et il tourne, et sort comme il était venu. Et le rideau léger, de<br />
mousseline, forme verticale et floue, comme vivante, se soulève quelquefois,<br />
ensuite, puisqu’il y a du vent. Étendu, et les yeux bien ouverts,<br />
je m’habitue. Je ne reconnais rien, si je veux. Étendu là, la tête soudain<br />
remplie de ce qui se passe autour, situation ancienne, revenue. Et je<br />
suis, trace des derniers jours vécus, à cause d’un mal de tête depuis la<br />
veille tenace, ou l’avant-veille, et pas tout à fait dissipé, quelque chose<br />
qui flotte, détaché des os, et qui ne s’en va pas, ballon tenu par un fil audessus<br />
des dunes, vent, baudruche biscornue accrochée au front et aux<br />
tempes, craquements de l’os, à l’occiput, et qui se balance. À cause de<br />
cela j’aperçois, je suis un homme gros en habits rouge vif couché sur<br />
une route, et il tente de se relever, et il ne peut pas, il fait une ombre,<br />
elle remue. Je me suis mis à ras de terre pour le voir. Les dunes derrière,<br />
le ballon dans le ciel. Non, je ne suis pas cet homme, il suffoque.<br />
Couché sur le dos ? le ventre ? sur le côté gauche, et s’étouffant le<br />
cœur ? ou le droit ? Dans cette chambre. De la poche de son pantalon<br />
sort un mouchoir blanc, très blanc, sort un mouchoir. Et on m’observe<br />
Ouverture
Imaginez la nuit
Imaginez par conséquent la nuit, imaginez la nuit, imaginez<br />
voyez ce que ce doit être, profondeur et fraîcheur, dans cet angle, imaginez<br />
et voyez ce que c’est, les yeux ouverts, les deux yeux toujours depuis<br />
toujours ouverts, dans ces ténèbres d’abord impénétrables, voyez<br />
ce que vous imaginez, regardez, ce qui est, maintenant, malgré que<br />
par exemple l’ombre couvre toute la place, mais elle s’éclaircit enfin et<br />
s’élève et la nuit se colore là-haut de violet et de bleu vif et de blanc en<br />
somme inexplicables et vous remarquez ces franges vaporeuses plus<br />
pâles qui passent sur les murs, autour, et alors cette fois, quelle réalité,<br />
aussitôt. Imaginez bien sûr<br />
Et le vent qui se mêle à la pluie, au froid avec violence et à l’obscurité,<br />
maintenant, le vent souffle, par bouffées, le vent, la pluie, n’importe<br />
quoi souffle, par rafales. Ensuite ici un tremblement ici un coup ébranle<br />
tout. Et tout est arrêté alors suspendu s’arrête est arrêté un instant. Et<br />
attend. Mais qu’y a-t-il ailleurs. Question. Pourtant ce n’était pas, ce<br />
n’était rien ce qui déjà a eu lieu, ce qui est oublié, c’est là. Et les bruits<br />
sont les mêmes ici à l’infini très loin ils subsistent et ils se confondent<br />
ils se relaient et ils se perpétuent toujours, jamais ils ne finissent jamais<br />
de rouler sur le pont au-dessus de la localité le fleuve et les habitations<br />
Imaginez la nuit
et leurs occupants et les rues et ce qui y est écrit pour y vivre quand<br />
personne n’est là, et ils roulent plus près sur la route, et partout encore,<br />
aux croisements, à l’intérieur des routes<br />
Le temps passe, au fond<br />
de ce coin de terre. Et puis, tout disparaît, siffle, la lumière naturelle<br />
manque, les rideaux se sont écartés, les nuages, les nuages se sont écartés,<br />
ouverts, le bruit de l’air grandit, gronde, le verre frémit, l’humidité<br />
pénètre le bois spongieux. Les arbres sont cachés, on ne voit plus le ciel<br />
s’il existe, les arbres<br />
De hautes perches soutiennent les lianes grises. Où<br />
marcher. Où aller dans la végétation pourrie avancer entre les troncs<br />
pourris tombés qui se défont où ils sont tombés où ils perdent leur<br />
poids, entre les branches qui se cassent et qui sont retenues là-haut.<br />
On voit entre les arbres les rochers et les tas de pierres. Et les bruits<br />
reprennent, ne cessent pas, plus loin. Les buissons forment un monde<br />
étranger, hostile, inexploré, un monde. Et la terre tourne. La chambre<br />
est mal fermée, elle est vitrée, perdue, la chambre est silencieuse, isolée,<br />
au centre<br />
Et parfois un arrêt. Et alors mais vous êtes surpris, et vous<br />
regardez, vous regardez l’endroit dans sa totalité et dans sa plénitude,<br />
comme il est, et avec le temps nécessaire et tous les détails attachants,<br />
il y faudrait des heures et pour y revenir, autrement dit demeurer. Mais<br />
tout en une fois maintenant<br />
Un des murs occupé par les cuivres, et l’âtre<br />
flamboyant rougeoie renvoie des rayons partout. Et le mur apparaît<br />
comme une muraille de braise. Elle se dresse au lieu de s’écrouler, et<br />
parfois elle semble avancer on dirait. Dans la lumière étincelante et<br />
chaude, tout paraît. Et vous voyez les flammes, la fumée, les colonnes de
oman noir<br />
ou<br />
Voilà les morts<br />
à notre tour d’en sortir
L’histoire commence. Ce peut être la nuit. Roman noir. Pour<br />
nous quand nous y sommes. Nous y sommes toujours, attendons. Une<br />
de ces nuits où la colère. Le monde n’a pas changé, autour. Où nous<br />
nous retrouvons, venons. Il remue, frappe. Cherchons. Nous sommes<br />
pris séparés ensemble. La pluie ne tombe plus. L’orage se rassemble.<br />
Une pause. Alors, ensuite. Dans ce calme. La barque, que nous avons<br />
aperçue, vue, nous l’avons, aucun détail ni même le nom par exemple,<br />
ne manquait. Et tout près. Du bois. Nous aimons. Et presque à la toucher.<br />
L’eau. Elle était là soudain, sûrement, elle était<br />
Je ne suis pas encore. Et tu parles. Je t’écris<br />
Et le bateau avance : autre temps<br />
Et les autres déjà – autre temps – ils couraient au-devant et ils étaient<br />
et ils étaient là-bas<br />
Dans cet instant les nuages<br />
Nous sommes à moitié dessous. Couchés. Bleus. Et leurs cris autre<br />
temps à tous ceux qui venaient leurs cris et leurs sifflets pendant que<br />
je t’écris tous leurs bruits maintenant qui les accompagnaient comme<br />
le bruit de leurs pas<br />
D’abord ils étaient groupés<br />
Voilà les morts