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Louise Bertin, la compositrice de <strong>La</strong> <strong>Esmeralda</strong><br />
« L’avenir, n’en doutez pas, […] remettra à sa place ce sévère et remarquable opéra, déchiré à son apparition avec tant de<br />
violence et proscrit avec tant d’injustice. Le public, trop souvent abusé par les tumultes haineux qui se font autour de toutes les grandes<br />
œuvres, voudra enfin réviser le jugement passionné fulminé unanimement par les partis politiques, les rivalités musicales et les coteries<br />
littéraires, et saura admirer un jour cette douce et profonde musique, si pathétique et si forte, si gracieuse par endroits, si douloureuse<br />
par moments ; création où se mêlent, pour ainsi dire dans chaque note, ce qu’il y a de plus tendre et ce qu’il y a de plus grave, le cœur<br />
d’une femme et l’esprit d’un penseur. »<br />
L’avenir est en train de donner raison à cette prédiction de Victor Hugo, publiée en 1842 dans la lettre XXII du Rhin, six<br />
ans après la création chahutée de <strong>La</strong> <strong>Esmeralda</strong>, dont il avait tiré le livret de son roman Notre-Dame de Paris et dont Louise Bertin avait<br />
composé la musique. On peut s’étonner qu’il ait fallu tant attendre pour reconnaître la valeur de celle qui fut la première à faire jouer en<br />
<strong>France</strong> un opéra tiré du Faust de Goethe et la seule pour laquelle Hugo adapta lui-même une de ses œuvres en livret d’opéra. Née en<br />
1805, elle était de trois ans plus jeune que lui et fille de Louis-François Bertin, dit Bertin l’Aîné, qui avait acquis en 1800 avec son frère<br />
le Journal des Débats, mais en fut dépossédé en 1811, du fait de son opposition à l’Empire. Peut-être en partie grâce à la disponibilité de<br />
son père qui tira profit aussi de ses loisirs forcés en traduisant des romans gothiques anglais, Louise reçut une solide éducation qu’attesteront,<br />
par exemple, les épigraphes empruntées aux littératures anciennes et modernes qu’elle placera en tête de ses poèmes. Sans doute<br />
apprit-elle de sa mère les premiers rudiments de musique et les progrès très rapides qu’elle accomplit dans cet art conduisirent ses parents<br />
à la faire bénéficier des leçons de Reicha, qui avait été l’ami de Haydn et venait de publier des Cours de composition musicale. Elle avait alors<br />
14 ans et souffrait déjà d’un très grave handicap physique, dû peut-être à une poliomyélite, qui la laissa définitivement incapable de se<br />
déplacer autrement qu’appuyée sur des béquilles. L’originalité et les audaces d’écriture musicale de Louise, loin d’être réprimées par un<br />
tel maître, furent encouragées par lui. Denise Boneau 1 attribue à la tolérance de celui-ci la flexibilité rythmique, l’usage des syncopes, la<br />
longueur irrégulière des phrases, l’importance accordée aux instruments à vent et aux cuivres, qui caractériseront le style de composition<br />
de la musicienne. Fétis lui enseigna le chant suivant une tout autre orientation. Il défendait la grande tradition italienne de Palestrina à<br />
Cherubini et allait publier en 1824 un Traité du contrepoint et de la fugue, avant d’illustrer son apologie du style ancien par des concerts<br />
de « musique rétrospective », alors que Reicha s’inscrivait dans la mouvance allemande de Mozart, Beethoven et Weber. L’influence de<br />
ces deux enseignements si différents me paraît sensible jusque dans <strong>La</strong> <strong>Esmeralda</strong>. Mais auparavant, elle aura donné, dans un genre cultivé<br />
par Fétis, deux opéras-comiques : en 1825, Guy Mannering, livret adapté par elle-même d’un roman de Walter Scott, monté dans<br />
l’Orangerie des Roches, propriété des Bertin à Bièvres, et Le Loup-Garou, livret de Scribe et Edouard Mazères, créé le 10 mars 1827 au<br />
Théâtre Feydeau, qui obtint 26 représentations.<br />
<strong>La</strong> Restauration avait rendu aux Bertin la propriété de leur journal mais la disgrâce de son ami Chateaubriand en 1823<br />
avait amené le père de Louise à prendre ses distances avec les Bourbons. Partisan d’une monarchie constitutionnelle, il s’opposa carrément<br />
à Charles X et au gouvernement de Polignac. Avec le sujet de son troisième opéra, Louise fait un choix d’avant-garde : ce sera un Fausto,<br />
opéra semi-seria dont elle publie dès juin 1826, au moment où Delacroix commence seulement à s’intéresser au drame de Goethe,<br />
l’Ultima Scena, composée et arrangée pour le piano-forte, sur un livret italien inspiré par la traduction française de Faust par Albert Stapfer.<br />
L’opéra est accepté par le Théâtre Italien en juillet 1827, avant même que soit annoncée la traduction de Nerval qui inspirera à Berlioz<br />
ses Huit Scènes de Faust. Peu après la Révolution de 1830, le Journal des débats devient un des principaux soutiens du nouveau régime.<br />
C’est l’époque où Ingres compose le portrait de M. Bertin que l’on peut aujourd’hui admirer au Louvre. On pourrait imaginer que le<br />
troisième opéra de Louise profite de cette conjoncture mais, annoncé pour le 8 mars 1830, il devra attendre encore un an sa création.<br />
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