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CHAPITRE 18 TRIOMPHE DE L'EMPIRISME - Les Classiques des ...

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le triomphe de l’empirisme<br />

<strong>CHAPITRE</strong> <strong>18</strong><br />

<strong>TRIOMPHE</strong> <strong>DE</strong> L’EMPIRISME<br />

L’EMPIRISME ET LE RATIONALISME<br />

L’abandon <strong>des</strong> grands systèmes comme ceux édifiés par Malebranche,<br />

Leibniz ou Spinoza, au siècle précédent, marque le début du XVIII e<br />

siècle.<br />

Ces gran<strong>des</strong> métaphysiques classiques, sous l’inspiration cartésienne,<br />

se sont développées en suivant les perspectives du rationalisme. Suivant<br />

le rationalisme, toute connaissance certaine découle de la « raison »,<br />

vue comme un ensemble de maximes irrécusables, de principes a priori,<br />

au-delà <strong>des</strong>quels on ne peut remonter, cette raison s’étant formée en<br />

nous avant toute réflexion.<br />

Or, sous la double influence de John Locke et de Isaac Newton, les<br />

maîtres à penser du XVIII e siècle, émerge un courant de pensée<br />

s’opposant au rationalisme : l’empirisme moderne qui prend son point<br />

de départ dans les critiques adressées par Locke à la doctrine<br />

cartésienne <strong>des</strong> idées innées.<br />

Selon Locke, et contrairement au rationalisme, toutes les idées,<br />

définies comme étant tout ce qui est l’objet de la pensée, tirent leur<br />

origine de l’expérience ; elles ont deux sources : il y a les idées qui<br />

viennent de la sensation et qui résultent de l’action <strong>des</strong> corps extérieurs<br />

sur nos organes <strong>des</strong> sens, et les idées de réflexion qui apparaissent après<br />

les idées de sensation lorsque l’âme, par une sorte de sens interne, fait<br />

un retour sur ses propres opérations.<br />

C<br />

ondillac, en France, et Hume, en Angleterre, sont les<br />

principaux représentants de l’empirisme moderne.<br />

Deux problèmes importants surgissent lorsque l’on<br />

réfléchit aux conditions de la connaissance : son origine et sa légitimité.<br />

Or, contrairement au rationalisme, l’empirisme affirme que la<br />

source de toute connaissance est non pas l’esprit humain, mais bien<br />

357


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

l’action du monde extérieur sur le sujet : la connaissance tire sa<br />

légitimité de la vérification expérimentale et non pas d’une démonstration<br />

rationnelle. Pensons ici à l’axiome d’Aristote qui exprime,<br />

en quelque sorte, la thèse fondamentale de l’empirisme : « rien n’est<br />

dans l’esprit qui ne fût d’abord dans les sens » ; ou encore à la proposition<br />

de Locke selon laquelle « l’esprit est une page blanche vide de tout<br />

caractère », une « tabula rasa ».<br />

De plus, puisque la science newtonnienne se développe par<br />

l’expérimentation et qu’elle refuse les hypothèses et les principes<br />

abstraits, Condillac et Hume, par exemple, prendront la science<br />

expérimentale comme modèle de la connaissance. Ils l’utiliseront, entre<br />

autres, pour attaquer les doctrines rationalistes du siècle passé.<br />

LA MÉTAPHYSIQUE COMME SCIENCE<br />

C<br />

omme beaucoup d’hommes du XVIIIe siècle, Hume<br />

aussi bien que Condillac tenteront de faire de la métaphysique<br />

une science. Et c’est en ce sens que l’on peut<br />

parler d’une révolution métaphysique et d’un triomphe de l’empirisme.<br />

Pour Condillac, par exemple, il existe deux métaphysiques. Il y a<br />

l’ancienne, celle <strong>des</strong> cartésiens, qui est fausse, vaine, ambitieuse, et qui<br />

ne représente qu’un « ramassis d’abstractions », et la nouvelle<br />

métaphysique, la vraie, celle de Locke, qui contient la connaissance<br />

dans les bornes de l’expérience et qui peut ainsi atteindre <strong>des</strong> vérités.<br />

Hume, de même, nous dira qu’il faut détruire la fausse métaphysique.<br />

Il voudra montrer qu’il faut employer dans l’étude de l’esprit<br />

humain la « méthode expérimentale », illustrée par Newton dans la<br />

mécanique céleste. Il se proposera d’être, en quelque sorte, le Newton<br />

<strong>des</strong> sciences morales et d’établir une espèce de géométrie mentale.<br />

Hume nous invite même, à la fin de l’Enquête sur l’entendement<br />

humain, à un autodafé symbolique. Il nous dit :<br />

Quand persuadé de ces principes, nous parcourons les bibliothèques,<br />

que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume de<br />

théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandonsnous<br />

: contient-il <strong>des</strong> raisonnements abstraits sur la quantité ou le<br />

nombre ? Non. Contient-il <strong>des</strong> raisonnements expérimentaux sur <strong>des</strong><br />

questions de fait et d’existence ? Non. Alors mettez-le au feu, car il ne<br />

contient que sophismes et illusions.<br />

Hume comme Condillac reprennent les principes ou les thèses<br />

principales qui définissent l’empirisme lockéen. Tous deux, cependant,<br />

358


le triomphe de l’empirisme<br />

vont prendre rapidement leurs distances par rapport à l’explication et<br />

à l’application de ces principes.<br />

DAVID HUME ET LE SCEPTICISME CRITIQUE<br />

David Hume, 1711-1776<br />

gravure d’après le tableau de Allan Ramsay<br />

D<br />

avid Hume est né en Écosse, à Édimbourg, en 1711 d’une<br />

famille de petite noblesse ; il meurt en 1776.<br />

Grand voyageur, il mène une vie assez mondaine et<br />

fréquente les salons parisiens. En 1766, rentrant en Angleterre, il offre<br />

à son ami Rousseau de le prendre avec lui. Le philosophe, persuadé<br />

d’être persécuté par la coterie <strong>des</strong> Encyclopédistes, cherchait à ce<br />

moment-là asile hors de Paris. Il faut dire que Rousseau entretenait<br />

<strong>des</strong> relations assez troubles avec bon nombre de ses contemporains,<br />

Condillac excepté. Et Hume n’y échappera pas : Rousseau finira par<br />

croire que même le « bon David » fait partie de la conspiration<br />

contre lui.<br />

359


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

Parmi l’œuvre de Hume, le Traité de la nature humaine, publié en<br />

1739, est son ouvrage fondamental. Cependant, en plus d’une théorie<br />

de la connaissance, Hume traitera de sujets aussi divers que la religion,<br />

la morale, la politique.<br />

Il écrira, notamment, une Histoire de la Grande-Bretagne qui lui<br />

vaudra un grand succès.<br />

<strong>Les</strong> perceptions et la théorie de la copie<br />

Dans son Traité de la nature humaine, Hume défend la thèse selon<br />

laquelle les perceptions sont tout ce qui peut être présent à l’esprit. Il<br />

faut remarquer qu’il parle de perceptions et non d’idées comme chez<br />

Locke. Ce sera précisément en proposant de nouvelles significations<br />

pour les termes « idée » et « impression », et aussi grâce à sa théorie de la<br />

copie, que Hume estimera possible de « détruire le mythe <strong>des</strong> idées<br />

innées », comme il le dit lui-même. Ce que Locke, soutient-il, n’a pas<br />

réussi à faire.<br />

Selon Hume, il y a deux espèces de perceptions humaines. <strong>Les</strong><br />

impressions constituent la première espèce. Ce sont les perceptions<br />

les plus fortes et les plus vives : par exemple, lorsque l’on goûte un plat<br />

exquis ou lorsque l’on sent une odeur de parfum agréable. La deuxième<br />

espèce de perceptions, à savoir les idées, sont <strong>des</strong> perceptions moins<br />

fortes et moins vives car elles sont en fait <strong>des</strong> copies <strong>des</strong> impressions :<br />

par exemple, lorsque l’on se remémore le goût de ce plat ou encore<br />

l’odeur de ce parfum.<br />

Dans cet extrait tiré de l’Enquête sur l’entendement humain,<br />

Hume montre clairement que les idées ne sont que <strong>des</strong> copies plus<br />

faibles et moins vives de l’impression correspondante.<br />

Que signifie inné ? Si inné équivaut à naturel, alors il faut accorder que<br />

toutes les perceptions et toutes les idées de l’esprit sont innées ou<br />

naturelles en quelques sens que nous prenions ce dernier mot, que ce<br />

soit en l’opposant à peu commun, à artificiel ou à miraculeux. Si, par<br />

inné, on signifie contemporain de notre naissance, la discussion semble<br />

frivole ; cela ne vaut pas la peine de rechercher à quel moment<br />

commence la pensée, avant, après, ou à notre naissance. En outre, le<br />

mot idée est couramment pris par Locke et par les autres dans un sens<br />

très imprécis, semble-t-il : il représente toutes nos perceptions, nos<br />

sensations et nos passions aussi bien que nos pensées. Or, si l’on accepte<br />

ce sens, je désirerais savoir ce qu’on peut vouloir dire quand on affirme<br />

que l’amour de soi, ou le ressentiment <strong>des</strong> injustices subies, ou la passion<br />

entre les sexes ne sont pas innés. Mais, si l’on admet ces termes<br />

impressions et idées, au sens exposé ci-<strong>des</strong>sus et que l’on entende par<br />

inné ce qui est primitif, ce qui n’est copié d’aucune perception<br />

360


le triomphe de l’empirisme<br />

antérieure, alors nous pouvons affirmer que toutes nos impressions sont<br />

innées et que nos idées ne le sont pas. Pour être franc, je dois avouer<br />

que, à mon avis, Locke fut, sur cette question, la dupe <strong>des</strong> gens de l’École<br />

qui, employant <strong>des</strong> termes sans les définir, étirèrent leurs controverses<br />

et les allongèrent fastidieusement sans jamais toucher le point en<br />

discussion. Une ambiguïté semblable et de semblables ambages courent,<br />

semble-t-il, à travers les raisonnements de ce philosophe sur ce sujet<br />

aussi bien que sur la plupart <strong>des</strong> autres questions.<br />

La possibilité de connaître<br />

On qualifie généraslement la position empirique de David Hume<br />

de sceptique, mais cela doit être compris dans un sens très précis.<br />

Pour Hume, il est important de ne pas juger hâtivement, d’avancer<br />

à pas prudents, de revoir nos conclusions et, surtout, d’enfermer dans<br />

les limites de l’expérience les recherches de l’entendement.<br />

361


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

En ce sens, la philosophie de Hume est une critique : critique de<br />

l’entendement, de la morale, de la littérature, de l’art. En revanche, il<br />

est possible d’atteindre <strong>des</strong> vérités et, par conséquent, on ne doit pas<br />

comprendre le scepticisme humien au sens courant du terme, mais<br />

plutôt comme un scepticisme qu’il qualifie lui-même de « mitigé » ou<br />

ce qu’il nomme une philosophie « académique ».<br />

Hume distingue deux genres d’objets de la raison humaine ou de<br />

nos raisonnements.<br />

Il y a les relations d’idées dont s’occupent les sciences de la<br />

géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique, et toute affirmation à leur<br />

sujet est démonstrativement certaine. Elles sont démonstrativement<br />

certaines parce que, selon Hume, une démonstration se fonde<br />

seulement sur la comparaison <strong>des</strong> idées, et que les propositions de la<br />

géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique peuvent être découvertes<br />

par la seule opération de la pensée.<br />

<strong>Les</strong> faits sont le deuxième genre d’objets de la raison humaine. Il<br />

est évident, pour Hume, que leur vérité ne peut être établie de la même<br />

façon que pour les relations d’idées. Contrairement aux démonstrations<br />

pour qui leur contraire implique une contradiction, le contraire d’un<br />

fait est toujours possible. Par exemple, la proposition suivant laquelle<br />

« le soleil ne se lèvera pas demain », n’est pas moins une proposition<br />

intelligible et n’implique pas plus une contradiction que l’affirmation<br />

selon laquelle « le soleil se lèvera demain ». Ces deux propositions ne<br />

sont pas contradictoires car l’esprit peut concevoir aussi facilement et<br />

distinctement l’une et l’autre. L’esprit peut concevoir le contraire d’un<br />

fait comme s’il concordait avec la réalité.<br />

La causalité<br />

Hume est aussi célèbre pour sa critique de la relation de causalité.<br />

Selon lui, il y a dans l’esprit humain <strong>des</strong> principes qui déterminent<br />

les relations par lesquelles l’esprit associe les idées ; ils sont ce par quoi<br />

deux idées sont connectées. Ces principes universels d’association<br />

produisent donc <strong>des</strong> relations nommées « naturelles », l’esprit passant<br />

naturellement d’une idée à une autre ; c’est pourquoi Hume les compare<br />

aussi à une « espèce d’attraction ». Pensons ici à Newton.<br />

Suivant Hume, la causalité est un <strong>des</strong> trois principes d’association.<br />

Elle est la seule, cependant, qui nous permet de faire <strong>des</strong> raisonnements<br />

ou bien <strong>des</strong> inférences sur les faits qui ne sont pas présents à nos sens<br />

ou à notre mémoire. Grâce à la causalité il nous est possible d’affirmer<br />

que, si nous voyons de la fumée, le feu n’est pas trop loin.<br />

362


le triomphe de l’empirisme<br />

Pour Hume les idées ne sont que <strong>des</strong> copies de leur impression<br />

correspondante. Si nous avons l’idée de causalité, celle-ci dès lors doit<br />

dériver de son impression correspondante ; une force productive doit<br />

Édimbourg à l’époque de Hume<br />

se manifester à nos sens, par exemple. Or, pour Hume, il n’y a aucune<br />

force qui se manifeste de cette façon.<br />

Pour reprendre l’exemple qu’il donne de la boule de billard,<br />

évoquons une boule de billard qui se meut sur la table vers une autre<br />

boule de billard, qui, elle, est en repos ; on se rend immédiatement<br />

compte que la boule en repos acquiert un mouvement aussitôt qu’elle<br />

est en contact avec la boule en mouvement. On a ici un exemple de la<br />

relation de cause à effet telle que vue ou sentie. Mais, selon Hume, rien<br />

ne prouve encore que la matière est dotée d’une force ou d’une énergie<br />

intrinsèque. La seule chose que nous percevons, c’est que les boules de<br />

billard en mouvement communiquent, à chaque fois, leur impulsion<br />

en touchant aux boules en repos. En d’autres termes, on s’aperçoit qu’il<br />

n’y a qu’une conjonction constante entre les objets.<br />

363


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

Hume accepte donc la conclusion cartésienne selon laquelle la<br />

matière n’est pas dotée de pouvoir propre. Et, en ce sens, il s’oppose à<br />

la conclusion générale <strong>des</strong> empiristes selon laquelle la force productive<br />

existe dans la matière. Mais si les empiristes soutenaient que la force<br />

existe dans la matière, c’était, avant tout, pour ne pas être obligés d’avoir<br />

recours à Dieu comme principe d’explication. Comme on le voit dans<br />

cet extrait tiré de l’Abrégé du traité de la nature humaine, Hume<br />

n’accepte pas pour autant la solution cartésienne au problème de la<br />

causalité.<br />

On suppose communément qu’il y a une connexion nécessaire entre la<br />

cause et l’effet, et que la cause possède quelque chose que nous appelons<br />

pouvoir, force, ou énergie. La question est la suivante : quelle idée<br />

s’attache à ces termes ? Si toutes nos idées ou pensées dérivent de nos<br />

impressions, ce pouvoir doit lui-même se manifester soit à nos sens,<br />

soit à notre sentiment interne. Mais tant s’en faut qu’aucun pouvoir se<br />

manifeste de lui-même aux sens dans les opérations de la matière, que<br />

les cartésiens ne se sont fait aucun scrupule d’affirmer que la matière<br />

est complètement dépourvue d’énergie et que toutes ses opérations<br />

sont exécutées uniquement par l’énergie de l’Être suprême. Mais la<br />

question revient toujours : quelle idée avons-nous de l’énergie ou du<br />

pouvoir, même dans l’Être suprême ? Toute notre idée d’une divinité<br />

(d’après ceux qui nient les idées innées) n’est autre chose qu’une<br />

composition de ces idées que nous acquérons en réfléchissant sur les<br />

opérations de notre propre esprit. Or, pas plus que la matière, notre<br />

esprit ne nous fournit la notion d’énergie. Lorsque nous considérons a<br />

priori notre volonté ou volition, en faisait abstraction de l’expérience,<br />

jamais nous ne sommes capables d’en inférer un effet quelconque. Et<br />

lorsque nous nous nous appuyons sur l’expérience, celle-ci nous montre<br />

seulement <strong>des</strong> objets contigus, successifs et conjoints de manière<br />

constante. En somme, donc, ou bien nous n’avons pas du tout d’idée<br />

de la force et de l’énergie, et ces mots sont entièrement dépourvus de<br />

signification ; ou bien ils ne peuvent rien signifier d’autre que cette<br />

détermination de la pensée, acquise par l’habitude, à passer de la cause<br />

à son effet ordinaire.<br />

L’esprit ne peut jamais, par la simple analyse, trouver l’effet dans<br />

la cause supposée. Tous les raisonnements qui concernent la cause et<br />

l’effet sont fondés, selon Hume, sur l’expérience. C’est parce que nous<br />

avons eu, par le passé, <strong>des</strong> exemples de l’existence d’une sorte d’objets<br />

et que nous nous souvenons aussi <strong>des</strong> exemples d’une autre sorte<br />

d’objets qui les ont toujours suivis, que nous nommons la première sorte<br />

d’objets : « cause », et la deuxième sorte d’objets : « effet ». Autrement<br />

dit, c’est parce que dans notre expérience passée nous avons toujours<br />

364


le triomphe de l’empirisme<br />

perçu de la fumée se dégager du feu, que nous disons du feu qu’il est la<br />

cause de la fumée.<br />

L’accoutumance<br />

Il y a pourtant une distinction fondamentale entre le fait d’affirmer<br />

que nous avons trouvé par expérience que telle sorte d’objets a toujours<br />

été suivie de telle autre sorte d’objets, et le fait d’affirmer que <strong>des</strong> objets<br />

semblables à la première sorte seront suivis, dans le futur, d’objets<br />

semblables à la deuxième sorte.<br />

La première affirmation nous renvoie à la relation de causalité telle<br />

que nous la trouvons entre deux objets qui sont présents à nos sens ou<br />

à notre mémoire. Pensons derechef à l’exemple de la boule de billard.<br />

La deuxième affirmation, quant à elle, est plus difficile à expliquer,<br />

puisque nous nous rendons compte que l’esprit fait <strong>des</strong> inférences ; par<br />

exemple, à la vue de la fumée, il infère qu’il y a du feu mais cette inférence<br />

n’est justifiée par aucune sorte de raisonnement. Or, si l’esprit n’est<br />

soutenu par aucun argument pour faire une inférence de la cause à<br />

l’effet, il doit être dirigé par un autre principe. Ce principe, c’est le<br />

principe de l’accoutumance, de l’habitude. C’est par accoutumance,<br />

ou habitude, que nous attendons l’effet lorsqu’une cause apparaît.<br />

L’accoutumance est donc « le grand guide de la vie humaine ». Il<br />

faut comprendre que, pour Hume, il est important ici de connaître<br />

comment la nature humaine évolue, c’est-à-dire comment elle devient<br />

un sujet de la connaissance et de l’action. Selon lui, l’homme est avant<br />

tout fait pour l’action et il est aussi fortement influencé par ses<br />

tendances naturelles et ses instincts.<br />

La philosophie humienne a comme point de départ les croyances de<br />

l’homme et tente d’en rechercher le principe.<br />

En ce qui concerne la causalité, par exemple, Hume soutient qu’il n’y<br />

a pas de causalité dans le monde physique où nous ne retrouvons, en<br />

réalité, qu’une conjonction constante d’objets. Nous croyons pourtant<br />

à la causalité entre les objets. Hume n’aura pas recours à Dieu pour<br />

expliquer ce fait, comme Descartes, par exemple ; il ne dira pas non<br />

plus que nous nous trompons et que nous devrions abandonner les<br />

croyances erronées. Au contraire, puisqu’il est évident que nous tenons<br />

à nos croyances, il s’agira d’en expliquer le principe et d’étudier<br />

comment les croyances naturelles, comme la croyance en la causalité,<br />

par exemple, rendent possible l’expérience nécessaire à la pensée.<br />

365


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

CONDILLAC ET LE SENSUALISME RADICAL<br />

Étienne Bonnot de Condillac, 1715-1780<br />

É<br />

tienne Bonnot de Condillac, est né à Grenoble en 1715, d’une<br />

famille de parlementaires ; il meurt en 1780. Renonçant au<br />

sacerdoce, il vivra une partie de sa vie à Paris où il<br />

fréquentera les philosophes contemporains les plus marquants,<br />

notamment Rousseau et Diderot qui resteront <strong>des</strong> amis fidèles.<br />

Parmi l’œuvre considérable de Condillac, son Traité <strong>des</strong><br />

sensations, publié pour la première fois en 1754, est sans doute son<br />

ouvrage le plus connu, ainsi que le texte sur les Mona<strong>des</strong>, ouvrage<br />

récemment sorti de l’anonymat, où Condillac fait une critique de<br />

Leibniz et de son ouvrage intitulé La Monadologie.<br />

À la fin du XVIIIe siècle, et au début du XIXe siècle, un groupe<br />

nommé « Idéologues », et, en particulier, Destutt de Tracy et Cabanis,<br />

leurs chefs de file, s’inspireront fortement de l’œuvre de Condillac. Ils<br />

lui emprunteront, entre autres, sa méthode : l’analyse. Condillac sera<br />

366


le triomphe de l’empirisme<br />

aussi reconnu comme étant le précurseur de la psychologie génétique,<br />

ou psychologie de l’intelligence, et de la pédagogie moderne.<br />

La sensation comme unique source de la connaissance<br />

Condillac reprend les thèses empiristes de Locke mais les dépasse<br />

radicalement.<br />

Contrairement à Locke, il soutient que toutes nos connaissances<br />

viennent de la seule sensation.<br />

On retrouve ici la thèse fondamentale du sensualisme, à savoir<br />

que la sensation est l’unique source de toutes nos connaissances, ce qui<br />

est une <strong>des</strong> formes possibles de l’empirisme. De la sensation naissent<br />

donc toutes nos idées, mais aussi, et c’est ce qui fait l’originalité de<br />

Condillac, toutes nos facultés.<br />

Dans ce passage tiré de l’Extrait raisonné du Traité <strong>des</strong> sensations,<br />

Condillac exprime clairement cette thèse ; pour lui, chacune de nos<br />

facultés apparaît comme une transformation de la sensation initiale,<br />

et c’est en ce sens que l’on parle de sensation transformée.<br />

Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos<br />

connaissances et toutes nos facultés viennent <strong>des</strong> sens, ou, pour parler<br />

plus exactement, <strong>des</strong> sensations : car dans le vrai, les sens ne sont que<br />

cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c’est l’âme seule qui sent à<br />

l’occasion <strong>des</strong> organes ; et c’est <strong>des</strong> sensations qui la modifient, qu’elle<br />

tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés. Cette recherche<br />

peut infiniment contribuer aux progrès de l’art de raisonner ; elle le<br />

peut seule développer jusques dans ses premiers principes. En effet,<br />

nous ne découvrirons pas une manière sûre de conduire constamment<br />

nos pensées, si nous ne savons pas comment elles se sont formées.<br />

Qu’attend-on de ces philosophes qui ont continuellement recours à<br />

un instinct qu’il ne saurait définir ? Se flattera-t-on de tarir la source de<br />

nos erreurs, tant que notre âme agira aussi mystérieusement ? Il faut<br />

donc nous observer dès les premières sensations que nous éprouvons ;<br />

il faut démêler la raison de nos premières opérations, remonter à<br />

l’origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu’aux<br />

limites que la nature nous a prescrites : en un mot, il faut, comme le dit<br />

Bacon, renouveler tout l’entendement humain.<br />

L’hypothèse de la statue<br />

S’il y a une seule chose à laquelle on pense lorsqu’on se réfère à<br />

Condillac, c’est sans aucun doute à sa célèbre hypothèse de la statue.<br />

Condillac nous présente cette hypothèse dans le Traité <strong>des</strong> sensations :<br />

il propose de remplacer par une statue fictive, l’homme originel.<br />

Cette statue est organisée comme nous, intérieurement, mais elle<br />

est animée d’un esprit qui est privé de toute espèce d’idées.<br />

367


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

Condillac entend démontrer deux choses à l’aide de cette<br />

hypothèse.<br />

Il veut d’abord montrer que toutes nos facultés tiennent leur<br />

source de la sensation. Il faut savoir que Condillac, dans son Essai sur<br />

l’origine <strong>des</strong> connaissances humaines (premier ouvrage publié en 1746),<br />

considérait l’abstraction et le jugement comme irréductibles.<br />

Cependant, dans son Traité <strong>des</strong> sensations, il va jusqu’au bout de<br />

ses démonstrations en admettant une seule source de la connaissance :<br />

la sensation qui, en se transformant, explique toutes les facultés :<br />

l’attention, lorsque la statue est en présence d’une première sensation,<br />

la mémoire, lorsqu’il y a persistence de cette sensation, la comparaison,<br />

lorsqu’il y a attention à la sensation présente et à la sensation passée,<br />

etc. L’entendement est l’ensemble <strong>des</strong> facultés ainsi engendrées.<br />

À l’époque de Condillac, on s’interroge beaucoup sur l’influence<br />

qu’a chacun <strong>des</strong> cinq sens sur le fonctionnement de l’esprit. Condillac,<br />

et c’est la deuxième chose qu’il souhaite montrer, va soutenir une<br />

position radicale : il y a une équivalence <strong>des</strong> cinq sens. Il attribuera<br />

même à la statue, comme premier sens, celui de l’odorat, ce sens étant<br />

considéré comme le plus primitif de tous les sens. Il montrera ensuite<br />

que toutes les facultés de la statue peuvent être engendrées à l’aide de<br />

ce seul sens.<br />

Le problème de Molyneux<br />

Selon l’opinion commune de l’époque, c’est le sens de la vue qui<br />

nous fait découvrir les grandeurs, les distances et l’existence du monde<br />

extérieur, ou, en d’autre mots, il y a primauté de la vue dans la perception<br />

spatiale et dans la connaissance du monde extérieur. Dans son Essai<br />

sur l’origine <strong>des</strong> connaissances humaines, Condillac soutiendra cette<br />

même idée. Cependant, très discuté à cette époque, il y a le célèbre<br />

« problème de Molyneux » auquel philosophes et médecins tentent de<br />

répondre.<br />

LE PROBLÈME <strong>DE</strong> MOLYNEUX<br />

Le problème de Molyneux est un problème abstrait mais central dans<br />

toute théorie de la connaissance. Il s’agit du passage de la sensation au<br />

jugement que le sensualisme espérait résoudre expérimentalement en<br />

étudiant les réactions d’un aveugle recouvrant la vue.<br />

Formulé par William Molyneux, l’ami de Locke, il s’énonce comme<br />

suit : un aveugle-né, recouvrant soudain la vue, saurait-il distinguer par<br />

la vue une sphère d’un cube qu’il distinguait auparavant par le toucher ?<br />

368


le triomphe de l’empirisme<br />

Molyneux avait répondu par la négative ; Locke, Berkeley, Voltaire l’ont<br />

approuvé. Dans son Traité <strong>des</strong> sensations, Condillac se rangera dans<br />

le camp de ces derniers. Pour lui, pas plus que l’odorat, le goût ou l’ouïe,<br />

la vue n’engendre le monde. C’est le toucher qui juge <strong>des</strong> grandeurs,<br />

<strong>des</strong> formes et <strong>des</strong> existences extérieures.<br />

Portrait de Nicolas Saunderson par L.Vanderbanck<br />

gravé par C.F. Fritzsch<br />

Diderot (Lettre sur les aveugles), tout en acceptant les critiques de<br />

Condillac contre le schématisme de Locke, critiquera à son tour l’Essai<br />

sur l’origine <strong>des</strong> connaissances en évoquant, d’une part, le monde<br />

original de l’aveugle (le « génial Saunderson », notamment), et, d’autre<br />

part, en rappelant l’aventure de Berkeley, « incapable de découvrir l’être<br />

pensant dans ce kaléïdoscope <strong>des</strong> sensations ».<br />

Dans le passage qui suit, tiré du Traité <strong>des</strong> sensations, Condillac<br />

nous explique que la statue apprend progressivement, par une série<br />

d’essais, à régler ses mouvements en vue de sa propre conservation, et<br />

à les lier à ses désirs, à sa volonté afin de pouvoir agir sur le monde.<br />

Nous avons remarqué, quand nous considérions l’odorat, l’ouïe, la vue<br />

et le goût, chacun séparément, que notre statue était toute passive par<br />

rapport aux impressions qu’ils lui transmettaient. Mais actuellement,<br />

369


<strong>Les</strong> gran<strong>des</strong> figures du monde moderne<br />

elle peut être active à cet égard dans bien <strong>des</strong> occasions : car elle a en<br />

elle <strong>des</strong> moyens pour se livrer à l’impression <strong>des</strong> corps, ou pour s’y<br />

soustraire. Nous avons aussi remarqué que le désir ne consistait que<br />

dans l’action <strong>des</strong> facultés de l’âme, qui se portaient à une odeur, dont il<br />

restait quelque souvenir. Mais depuis la réunion de l’odorat au toucher,<br />

il peut encore embrasser l’action de toutes les facultés propres à lui<br />

procurer la jouissance d’un corps odorifiant. Ainsi, lorsqu’elle désire<br />

une fleur, le mouvement passe de l’organe de l’odorat dans toutes les<br />

parties du corps : et son désir devient l’action de toutes les facultés<br />

dont elle est capable. Il faut remarquer la même chose à l’occasion <strong>des</strong><br />

autres sens. Car le toucher les ayant instruits, continue d’agir avec eux,<br />

toutes les fois qu’il peut leur être de quelque secours. Il prend part à<br />

tout ce qui les intéresse ; leur apprend à s’aider réciproquement ; et<br />

c’est à lui que tous nos organes, toutes nos facultés, doivent l’habitude<br />

de se porter vers les objets propres à notre conservation.<br />

Le langage<br />

Le langage tient un rôle très important dans la pensée de Condillac.<br />

En effet, pour le philosophe, s’il n’y a pas de langage, il n’y a pas<br />

d’idées générales et, s’il n’y a pas d’idées générales, la connaissance du<br />

monde est impossible. Le langage permet de fixer nos idées.<br />

Le langage, autrement dit,<br />

permet à l’homme d’analyser ses<br />

pensées, de les composer, de les<br />

décomposer, et de leur donner<br />

<strong>des</strong> noms et de les regrouper.<br />

C’est donc à l’aide du langage<br />

que l’homme peut constituer, à<br />

partir <strong>des</strong> données particulières<br />

<strong>des</strong> sens, les idées générales qui<br />

sont abstraites.<br />

Cependant, et ceci est très<br />

important, une langue peut être<br />

mal construite ; elle peut s’appuyer,<br />

par exemple, sur <strong>des</strong><br />

généralisations hâtives. Or seule<br />

l’analyse, pour Condillac, permet<br />

de corriger ces erreurs en<br />

décomposant et en recomposant<br />

à nouveau nos idées.<br />

370<br />

Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794),<br />

le fondateur de la chimie moderne, dans son laboratoire


le triomphe de l’empirisme<br />

Il est donc indispensable que nos langues soient bien faites puisque<br />

toute langue bien faite exprime une connaissance exacte de la réalité.<br />

C’est aussi en ce sens que l’on doit comprendre l’affirmation de<br />

Condillac suivant laquelle « toute science est une langue bien faite ».<br />

Ce sera sur elle que s’appuiera explicitement le savant Lavoisier pour<br />

créer sa nouvelle nomenclature <strong>des</strong> éléments chimiques.<br />

371<br />

Sonia DÉragon


Condillac<br />

http://perso.infonie.fr/mper/textes/IdjCondi.html<br />

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