HS_20140920_Mode

Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 20 septembre 2014
BUONOMO & COMETTI
MODE
WINTERISCOMING
CHRISTIANLOUBOUTIN,
KEANETRO,STÉPHANIECOUDERT,
FRANCESCORUSSO,FARIDAKHELFA,
PETERPHILIPSNOSRENCONTRES

2 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
ÉDITO
L’espritdutemps
FRÉDÉRIC LUCA LANDI
Par Isabelle Cerboneschi
La mode est une fascinante
ogresse qui dévore ceux qui
la font et ceux qui tournent
autour, tout en les nourrissant
à son tour. Un cercle
vertueux, si tant est que la
vertu ait un sens, dans ce
système-là.
La mode est une entité qui se
nourrit de son passé aussi.
Elle le digère pour en faire
quelque chose du moment,
pour l’inscrire dans l’instant
présent. A chaque saison, on
voit réapparaître un élément
du passé qui, par la grâce de
la vision, ou de l’instinct d’un
créateur, se voit offrir un
futur. Ainsi a-t-on vu défiler
en juillet dernier des robes à
la française, intrusion osée
du XVIIIe siècle dans le XXIe,
parce que Raf Simons l’a
voulu ainsi pour Dior (p. 14).
Il a voulu prouver que le
passé avait un avenir, à
condition de ne réinterpréter
que les justes éléments, ceux
propres à générer une vibration,
à engendrer une humeur
qui reflète les obsessions
d’une époque.
Ses désirs.
Désirs de grandeur dans la
modernité que l’on retrouve
aussi dans cette obsession du
velours, caractéristique des
habits du XVIIIe siècle, et que
l’on a vu sur tous les podiums
masculins de Milan ou de
Paris (lire p. 28). Désirs de
protection aussi, face à une
époque complexe dont certains
codes nous échappent.
Et faute d’adopter une position
de repli, car la mode est
une marche en avant, on
invente de nouvelles carapaces
douces, des cocons protecteurs,
des robes d’enchanteresses
propres à lancer tous
les sortilèges (lire p. 4, p. 8, p.
10 et p. 22). Survivre, c’est
anticiper, comprendre, se
réinventer, se régénérer. La
mode le demande. Ceux qui
en vivent lui doivent cette
allégeance. Sinon, elle broie,
écarte, éconduit, sans égard
pour un passé aussi lumineux
soit-il. La mode n’aime
pas ceux qui chutent. Elle ne
le leur pardonne pas.
Rares sont les créateurs, stylistes,
couturiers qui ont su
résister, survivre dans la
mode et ses métamorphoses.
Il faut être armé d’une volonté
redoutable, d’une vision,
d’un instinct animal. Il
faut être porté par des rêves
en lesquels on croit. Une
manière de foi. De foi en soi.
S’il ne devait rester qu’un seul
homme, symbole de survie et
de résistance, ce serait Karl
Lagerfeld. Soixante ans de
carrière, et il se réinvente
encore. L’irrévérence face à
une mode dont il connaît le
moindre des rouages, même
les plus pervers, n’est pas
étrangère à cette extraordinaire
longévité. L’alliance
passée avec la gloire aussi. Et
cette pierre de Rosette qu’il
semble détenir et qui lui
permet de déchiffrer cette
chose absconse: l’esprit
du temps.
Alors, quand on entend s’élever
des voix qui murmurent
un autre chant, celles de
Bouchra Jarrar (lire LT du
22.09.2010), de Yiqing Yin
(lire LT du 04.12.2013), d’Iris
van Herpen, qui vient de
gagner le prix de l’Andam, ou
encore de Stéphanie Coudert
(lire p. 12), lorsque l’on voit
émerger un nouveau langage,
que l’on ne comprend
pas toujours, on aimerait que
ces voix échappent aux impatiences
redoutables de la
mode, et qu’elles aient le
temps de transmettre ce
chant nouveau.
SOMMAIRE
12 Stéphanie Coudert
24 Kean Etro
30 AmishBoyish
DR
54 Christian Louboutin
GIOVANNI GASTEL FRANCO P. TETTAMANTI
DR
4 Cocooning à New York
Par Lily Templeton
6 Londres, géométries variables
Par Lily Templeton
8 Pelages d’hiver milanais
Par Catherine Cochard
10 A Paris, «Winter is coming»
Par Isabelle Cerboneschi
12 Stéphanie Coudert, un conte de faits
Par Isabelle Cerboneschi
14 Peter Philips, signe la beauté Dior
Par Isabelle Cerboneschi
18 Backstage
Par Sylvie Roche
22 Nouvelle vague, le duffle-coat
Par Pierre Chambonnet
24 Kean Etro, entre mode et sacré
Par Antonio Nieto
28 Velvet Underground,
le velours dans la mode masculine
Par Antonio Nieto
29 Un automne impressionniste
Par Antonio Nieto
30 AmishBoyish,
à l’endroit comme à l’envers
Par Lily Templeton
33 Portfolio
The Ladies of the Ring
Par Buonomo & Cometti
46 Francesco Russo, un chausseur
sur les ailes du désir
Par Isabelle Cerboneschi
50 Dans les effluves de cannabis
Par Valérie d’Hérin
54 Louboutin, jusqu’au bout des ongles
Par Isabelle Cerboneschi
56 «Dress code», guide de survie
Par Catherine Cochard
58 Michel, Mode in Switzerland
Par Mehdi Atmani
59 Parfums d’homme
Par Géraldine Schönenberg
60 Le maquillage Photoshop
Par Géraldine Schönenberg
62 Les rêves d’enfant de Farida Khelfa
Par Isabelle Cerboneschi
Lea: robe harnais en soie,
velours floqué et cuir
de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015
Louis Vuitton.
Mariem: robe en tulle stretch
avec applications cuir Anne Sofie
Madsen. Manteau en cashmere
de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015 Chloé.
Cuissardes en cuir Fendi.
Portfolio
The Ladies of the Ring
Photographies,
réalisation et stylisme
Buonomo & Cometti
Mannequins:
Lea @ New Madison, Paris;
Mariem @ Next, Paris
Boxeur Guillaume
Make up Chanel
Gants et masques de boxe
prêtés par Boxing Shop/
www.boxingshop.com
Le shooting a été réalisé
à la salle de boxe Battling Club,
13, rue de la Grange-aux-Belles,
Paris Xe.
www.battlingclub.com
Editeur Le Temps SA
Place Cornavin 3
CH – 1201 Genève
Président du conseil
d’administration
Stéphane Garelli
Directrice générale
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Rédacteur en chef
Pierre Veya
Rédactrice en chef
déléguée aux hors-séries
Isabelle Cerboneschi
Rédacteurs
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Pierre Chambonnet
Catherine Cochard
Valérie d’Hérin
Antonio Nieto
Géraldine Schönenberg
Lily Templeton
Photographies
Buonomo & Cometti
Sylvie Roche
Illustrations
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Responsable production
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Réalisation, graphisme,
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Christine Immelé
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Correction
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IRL plus SA
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ISSN: 1423-3967

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4 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
NEWYORK
Marc by
Marc Jacobs
Onvientchercher
danslescollections
del’automne-hiver
2014-2015uncocon
régénérateur.
Uneretraitechic
d’uneinfiniedouceur.
ParLilyTempleton
Carolina
Herrera
ANew York, le vortex
polaire qui a
congelé la ville était
toujours dans les esprits
quand février
est arrivé, et avec lui
le caravansérail de la mode. Rien
de surprenant, à première vue,
dans le fait que manteaux et
autres couches supérieures du
vestiaire soient en première ligne
pour l’automne-hiver 2014-2015.
Mais il se dégageait des podiums
l’envie de rester au chaud, à l’abri
dans son cocon.
De nombreux créateurs auront
usé cette saison de cette tension
entre sphère intime et publique.
Mais ce n’est pas une résurgence
de la tendance dessus-dessous du
milieu des années 2000. Pas d’esprit
de séduction, mais plutôt
une envie de concilier le confort
de l’intérieur et la nécessité de
s’aventurer à l’extérieur tandis
que les éléments font rage. Il était
donc question d’aller de l’avant,
vêtu de ces familiarités protectrices
doublées de bien-être. La
maille, par exemple, qui renvoie
inévitablement à une image de
douceur pour garder le froid à
distance.
Des nuages duveteux servaient
de toile de fond au défilé de Marc
Jacobs. Un ciel sombre s’éclaircissait,
comme un ciel d’après orage,
ou un jour nouveau. Des teintes
douces de beige et de blanc, de
lavande et de moka, du laiteux,
des mailles souples qui épousaient
les formes du corps, des encolures
larges, des bottines à talons
raisonnables pour le confort.
Après des années de défilés visuellement
intenses, la collection
dessinée par Marc Jacobs semblait
rafraîchissante dans son dénuement.
Mais l’esprit loungewear,
chez lui, vaut sophistication et
non relâchement: la femme Marc
Jacobs n’est jamais minimaliste.
Tout au plus s’est-elle détournée
des falbalas parce que la simplicité
des silhouettes exprimait une
certaine sérénité, une retraite
chic. Une fois l’hiver dernier
oublié, ne resteront alors que les
volutes imprimées des tuniques et
des proportions rétro-futuristes.
Chez The Row, les sœurs Olsen
ont proposé un luxe qui ne se voit
pas au premier regard, mais qui
se ressent par celle qui endosse
ces pulls volumineux ou se glisse
dans un manteau à col châle. Pas
Zimmermann
PHOTOS: DR
Marc Jacobs
Altuzarra
Victoria
Beckham
THOMAS KLETECKA
étonnant d’ailleurs que la directrice
artistique de la marque,
Nadège Vanhee-Cybulski, ait été
récemment engagée par la maison
Hermès. Et l’on subodore que
si l’armure est trop fragile pour
protéger, la femme qui l’endosse
est d’une autre trempe, révélée
par la simplicité de ces atours, et
non camouflée. Mais de telles
proportions ne souffrent aucune
approximation, notamment
dans les coupes. Le tomber se doit
d’être juste. Pour Zimmermann,
la maille couleur crème s’est départie
de son épaisseur pour s’étirer
jusqu’aux genoux, rendant caduque
le besoin d’un pantalon, et
se coulant le long de la silhouette
sans pourtant la contraindre,
s’est faite petite robe prête pour
dîner en ville. Quant à Dao-Yi
Chow and Maxwell Osborne, ils
ont pioché dans le vestiaire masculin
qui les a révélés avec Public
School pour y prendre la forme
rassurante d’un sweatshirt, à la
manière des lycéennes qui chapardent
celui de leur petit ami.
Christian Siriano a envoyé un
symbole fort en ouvrant son défilé
avec la simplicité d’un pantalon
surmonté d’un manteau simplement
noué, à la manière d’une
robe de chambre rassurante. Tout
comme Victoria Beckham, pour
qui le dénuement des formes rejoint
le luxe silencieux de The
Row, sous la forme de manteaux
et de robes portefeuilles immaculés,
fermés par une simple chaîne
au lieu de nœuds et boutons. Si
certaines aiment cette ascèse,
d’autres se tourneront vers Peter
Som, qui ferait presque oublier
l’humilité de la forme lorsqu’il
l’habille d’un mélange hautement
graphique de pied-de-poule, carreaux
et autres classiques.
L’étreinte garde les atours du luxe
chez Joseph Altuzarra, où la fourrure
se quadrille de lignes colorées
à la manière d’un plaid.
On s’affiche au dehors tel qu’on
se dévoile à l’intérieur. Pas de
complications inutiles, ni de
prouesses visuelles. L’audace de
ces formes aux proportions revisitées
leur ôte tout aspect négligé.
Ces silhouettes graciles évoquent
une quiétude. Il ne faut pas pour
autant lire un besoin de carapace
dans ces enveloppements; la
femme se pare simplement de sérénité
pour vaincre tout adversaire
dans une infinie douceur.

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6 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
LONDRES
Géométriesvariables
Lescréateursdevancentnonseulementnosdésirsmaiségalementlespréoccupationsquinoushabitent.
Etsilevéritablechangementn’étaitpaslarévolutionmaisplutôtunmouvement
subtilementperpétuel ParLilyTempleton
Jonathan Saunders
Issa
Peter Pilotto
Burberry
Christopher Kane
Matthew Williamson
Mary Katrantzou
PHOTOS: DR
A
Londres plus
qu’ailleurs, on sait
qu’on ne vient plus
chercher le révolutionnaire
sur les podiums,
tant il a été
galvaudé. Ce qu’on espère y trouver
n’est plus tant une kyrielle de
tendances et d’éphémères totems
destinés à l’oubli, qu’une vision,
un instantané d’une société et de
son humeur. Les créateurs ne savent
pas ce qui nous attend, mais
ils devinent, pressentent, conjecturent.
Ce qu’il en reste six mois
plus tard tient donc parfois à une
impression en mouvement, à des
détails qu’il fallait prendre au vol.
Parmi toutes ces silhouettes fugaces,
comment retenir plus qu’un
sentiment
Celui qui prévaut en cet
automne 2014 sera l’optimisme.
Mais pas celui des lendemains qui
chantent; tout au plus fredonnent-ils
tandis que c’est «business
as usual». Après la saison précédente
tournée vers le passé pour
retrouver un ancrage, voici le
temps de bâtir l’avenir. Optimisme,
donc, mais dénué de naïveté,
dans ces silhouettes aux géométries
aussi changeantes que les
cours de la bourse.
Des lignes de fuite vers un horizon
invisible montraient le chemin
chez Matthew Williamson,
comme chez Peter Pilotto, jouant
dans le registre d’un maximalisme
graphique corrigé à l’aune
de silhouettes faciles. Tout
comme Mary Katrantzou qui, laissant
de côté ses imprimés et ses
volumes, a cherché l’épure des silhouettes,
introduisant une bande
graphique, faite d’écussons et
autres symboles du quotidien
rendus d’autant plus puissants
qu’ils semblent jaillir par la moindre
ouverture.
Aux temps instables répondent
des volumes qui, à défaut d’être
véritablement variables, se recomposent
au regard: des pans de
tissus mouvants, des appairages
de couleurs que le corps fait évoluer.
Christopher Kane joue du
mouvement par un assemblage
graphique de carrés ourlés de
noir qui frissonnent comme des
pétales. Burberry empile ses références,
mais détournées de leur
côté cintré donnant l’impression
d’avoir été empilées à la hâte. Les
épaisseurs rassurent, mais rendent
le désordre d’autant plus visible.
D’autres poussent le propos à
son paroxysme. Pour Roksanda Ilincic
ou Thomas Tait, vainqueur
de la première édition du prix
LVMH, tromper l’œil ouvre de
nouvelles perspectives. La première
joue sur les décalages pour
déstructurer tandis que le second
injecte des fulgurances colorées
dans ses recompositions qui ont
une saveur inconnue. Mais l’on
découvre «en dessous» des formes
simples, au porter familier. Là encore,
nulle tabula rasa. On se réapproprie
l’ancien pour mieux
l’adapter. Il y a le propos, oui, mais
aujourd’hui, nul ne peut se passer
de vendre sa mode.
Toute la saison a joué de cette
tension. De lentes recompositions
qui n’oublient pas leurs origines:
le flirt avec Savile Row, les proportions
restent sages, les coupes seraient
presque simples, mais l’ensemble
semble revigoré par ces
remises en couleur. Les aplats sont
là non pas pour structurer une silhouette
mais bien pour soutenir
ces impressions géométriques
évolutives. Dans la collection dessinée
par Blue Farrier pour Issa, il y
avait ces bancs colorés qui passaient
comme des nuages sur des
fonds sombres, réveillant un duo
pull et pantalon comme un soleil
détruisant l’obscurité.
Preuve ultime, presque le symbole
de tout cela, chez Jonathan
Saunders, il y avait ces cascades de
carrés, qui semblaient être tombés
en pagaille, se superposant à
toutes les surfaces. Sans cesse plus
nombreux, jusqu’à devenir le
tissu même des robes.
En voyant toutes ces lignes diagonales
qui penchent sans
s’écrouler, on se dit que tout tient
à la subtilité des détails qui trahissent
cette tectonique des pans où
les lignes sont changées mais toujours
présentes. Ce n’est pas la première,
ni la dernière fois que les
créateurs évoquent un monde en
mutation, une évolution des manières
et des usages. Mais c’était
celle où il fallait être soi-même
ouvert à ces changements, pour
en percevoir les nuances.

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8 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
Emporio Armani
Bottega Veneta
MILAN
Pelages
d’hiver
Just Cavalli
Comme elle semble
lointaine l’époque où
Claudia Schiffer,
Cindy Crawford ou
Naomi Campbell reprenaient
– dans le
plus simple appareil – le slogan de
l’association PETA «Plutôt à poil
qu’en fourrure». Une campagne
des années 90 qui jeta le discrédit
sur les porteurs et pourvoyeurs de
manteaux en vison, renard et
autres espèces.
Une vingtaine d’années plus
tard, les toisons animales sont
omniprésentes dans les collections
hivernales. Sur la cinquantaine
de marques ayant défilé en
février dernier à Milan, près de
90% d’entre elles avaient inclus au
moins une silhouette à fourrure
dans leur prêt-à-porter. Selon
Saga Furs, une maison de vente
aux enchères finlandaise spécialiste
en la matière, la production
mondiale de vison aurait doublé
pour atteindre 66 millions de
peaux en 2013. L’Europe – Danemark
en tête – reste le premier
producteur du monde, talonnée
par la Chine, qui ne cesse de progresser.
C’est une manière de passer
outre certains défenseurs de la
cause animale qui continuent de
montrer – vidéos choquantes à
l’appui – la cruauté de certains élevages
et méthodes de récupération
des peaux. A ces légitimes inquiétudes
et dénonciations,
l’industrie répond en brandissant
des labels garantissant que les
peaux proviennent de pays où des
normes et réglementations strictes
régissent la production, notamment
en matière d’élevage, de
transport ou encore d’abattage
des animaux. Et les marques développent
également les arguments
suivants: la fourrure est une matière
naturelle et durable, les artisans
qui la travaillent maîtrisent
des techniques ancestrales voire
patrimoniales à sauvegarder et à
transmettre. Au consommateur
d’agir en son âme et conscience
lorsqu’il choisit d’acheter ce type
de vêtements.
D’autres éléments semblent
également intervenir dans le retour
en force de la fourrure. Face à
la crise de 2008, l’industrie du luxe
Gucci
PHOTOS: DR
Emilio Pucci
Prada
Versace
Depuisquelquessaisons,les
marquesduprêt-à-porter
multiplientlafourrure
dansleurscollections.
Pourl’automne-hiver
2014-2015,
c’estunehordequidéferle.
ParCatherineCochard
Sportmax
Costume National
Blumarine
Marni
Ports 1961
Fendi
s’est concentrée sur la relance de
la croissance et la protection des
emplois. Tout en prenant une certaine
distance avec un combat
déjà ancien et allant de surcroît à
l’encontre de la demande des marchés
porteurs comme la Chine et
la Russie où la fourrure demeure
un signe extérieur de richesse
ainsi qu’une protection contre les
climats extrêmes. Enfin, en usant
de cette matière première, les
marques de luxe prennent de
court la fast fashion, peu regardante,
elle, sur l’origine des toisons,
et qui ne peut que difficilement
commercialiser à moindre
coût des pièces taillées dans des
peaux de bêtes.
Cette saison, les fourrures des
collections font preuve d’inventivité.
Dans les découpes, le design
et les teintes. Il y a celles qui se font
accessoires pour souligner la
peau, comme chez Blumarine. La
fourrure arty, chez Marni, toute en
volumes et motifs abstraits. La toison
façon Grand Nord chez Emilio
Pucci, où le directeur artistique
Peter Dundas a fait parler ses origines
norvégiennes. Etro aussi
mise sur le lointain, en empruntant
le style des femmes des steppes
mongoles.
On trouve également, dans les
collections de cette saison, des
chaperons rouges emmitouflés
dans de doux manteaux. Chez Antonio
Marras, Dolce & Gabbana,
Roberto Cavalli et Versace. Et il y a
les fourrures qui cherchent à passer
inaperçues, à avoir l’air d’être
autre chose et se faire aussi faciles
à porter que tout autre manteau,
comme chez Bottega Veneta ou
Costume National.
Enfin, s’il y a une maison italienne
qu’on attendait sur ce
thème, c’est bien Fendi. Et quelle
démonstration de puissance: les
silhouettes de la collection
automne-hiver 2014-2015 se hérissent
d’excroissances velues,
poussant les limites techniques
du travail de la fourrure, modelant
la matière de manière ultracontemporaine
et prouvant, au
passage, que les artisans maison,
s’ils sont rompus à l’exercice de la
tradition, sont également capables
de se projeter dans le futur du
prêt-à-porter.

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10 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PARIS
«Winteriscoming»
Descollectionsquisemblentsurladéfensive,desrobes
demagiciennesprêtesàensorceler,descarapaces
detoutebeauté,pourlutter,maiscontrequoi
Unesaisonsoushautetension. ParIsabelleCerboneschi
PHOTOS: SYLVIE ROCHE
Maison Martin Margiela
Chanel
Viktor & Rolf Véronique Leroy Iris van Herpen
ISABELLE CERBONESCHI
Sonia Rykiel
Céline
La devise de la maison Stark
est sans doute la phrase qui
convient le mieux pour aborder
nombre de collections
parisiennes de cet automnehiver.
«L’hiver arrive.» Dans la
série Game of Thrones, dont cette devise
est issue, elle sonne comme une
menace: dans ce royaume qui n’existe
pas et cette époque indéfinie, on ne
sait combien d’années peut durer un
hiver. Nul n’a idée de ce qui se cache
sous son manteau glacé.
On sait qu’un créateur est un être
venu d’un autre monde, avec un radar
intégré dans le cerveau qui lui
permet d’anticiper à six mois, au
moins, l’atmosphère d’une période à
venir. La mode est là pour répondre à
des désirs, des besoins non exprimés.
L’époque n’est pas paisible. Les journaux
télévisés sont là pour nous le
rappeler en boucle, si tant est qu’on
tenterait de l’oublier.
Quelle menace sourde l’hiver
2014-2015 transporte-t-il avec lui
pour que les créateurs, les couturiers
créent des collections qui semblent
sur la défensive. Pour contrer quel
ennemi, ces tuniques de gladiateur
lancées sur le podium par Olivier
Rousteing pour Balmain, ces tenues
façon samouraï signées Rick Owens,
ces carapaces de laine vues chez Barbara
Bui ou Viktor & Rolf, ces matelassages
protecteurs signés Dior ou
bien Chanel, ces robes de magiciennes
prêtes à tous les sortilèges, dessinées
par Jean Paul Gaultier ou
Riccardo Tisci pour Givenchy, Iris
van Helpen ou Albert Kriemler
pour Akris. Quelles enchanteresses
avanceront les pieds sertis dans des
souliers Louboutin inspirés de ceux
que porte Angelina Jolie dans le
film Maléfique *.
Si on lit les arcanes de la mode,
faut-il craindre la saison, les mois à
venir A en croire les collections
qui ont défilé à Paris, sans doute,
peut-être. Mais la peur est irréelle,
tout comme son objet d’ailleurs,
qui n’existe pas. Ou du moins, pas
encore.
Les souliers inspirés du film
«Maléfique» sont vendus dans la
boutique Christian Louboutin à Paris.
Une partie de la somme sera
reversée à SOS Children’s Villages,
que soutient Angelina Jolie
depuis 2003.
Dior
>> Retrouvez la suite de nos reportages
sur la Fashion Week parisienne
«Du premier rang jusqu’aux suivants»
sur www.letemps.ch/mode
Valentin Yudashkin
Barbara Bui
No Editions
Jean Paul Gaultier
Andrew GN
Lanvin

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12 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PROJECTEUR
StéphanieCoudert,
Couturière«enchambre»àBellevillependant
dixans,elleadéfiléàParislorsdelaSemaine
delahautecouturele6juilletderniergrâce
àunmécèneanonyme.Elleadévoilé
unecollectionsignature,faitedesilhouettes
puissantes,demanteauxauxcoutures
tournantes,quisemblaientdotés
d’unmouvementpropre.Discussionoùilfut
questiondeformulesmathématiques,
dekimonos,deTarkovski,delavaleur
dutravail,etdelamode,accessoirement.
ParIsabelleCerboneschi,Paris
Lors de la rencontre avec
Stéphanie Coudert, après
son défilé de haute couture
du 6 juillet dernier,
l’envie de lui poser des
questions qui commencent
par «Mais comment» et
«Mais pourquoi» était irrépressible
«Mais comment faites-vous
pour que vos vêtements aient l’air
d’être dotés d’un mouvement qui
leur est propre» «Mais pourquoi,
après votre premier défilé de
haute couture en 2004, avoir
choisi la voie de l’ombre» «Mais
pourquoi êtes-vous devenue couturière
«en chambre» au lieu de
créer votre propre marque» Entre
autres.
Cette femme est une jolie
énigme. Formée aux Arts décoratifs,
elle fut lauréate du Concours
de Hyères en 1999, avant de se voir
offrir un cursus à l’Institut français
de la mode (IFM). En 2004, la
Fédération de la couture lui a permis
d’accéder au calendrier officiel
et de défiler pour la première
fois parmi tous les grands noms.
Et après Motus et ourlets cousus,
sans vraiment disparaître, elle
s’est faite silence pendant dix ans.
Préférant ne pas entrer dans une
maison, ni surfer sur la vague
d’une gloire naissante, elle a
ouvert un atelier à Belleville où
elle a habillé une clientèle privée.
Elle est restée le secret le mieux
gardé de ses clientes. Jusqu’au
6 juillet dernier, date de son
deuxième défilé couture à Paris.
L’histoire de ce défilé est jolie et
mérite qu’on la raconte: en janvier
2013, la couturière a fait la
connaissance d’un fabricant qui
œuvre pour de grandes maisons de
mode, et qui, en voyant son travail,
lui a proposé de mettre ses ateliers
à sa disposition afin qu’elle puisse
créer une collection de défilé de 25
silhouettes. Le mécène est discret
et ne désire pas que son nom apparaisse,
mais il faut lui reconnaître le
talent d’avoir su donner le coup de
baguette magique au bon moment.
Stéphanie Coudert ressemble à
un elfe, avec des yeux immenses
faits pour tout voir, tout regarder,
de longs cheveux sombres qui lui
glissent le long des joues, une
peau presque bleue à force d’être
blanche, une silhouette de danseuse,
de patineuse plus exactement.
Est-ce la pratique du patin à
glace qui lui a donné l’envie d’inventer
des coutures qui tournent
Stéphanie Coudert commence
des phrases sans forcément les
terminer, mais sans perdre le fil de
sa pensée: elle reviendra à l’idée
qu’elle avait laissée, mais plus
tard. Le chemin que suit son esprit
n’est pas linéaire: il passe par les
contre-allées et les voies buissonnières,
il «circonvolute», il «pirouette,
il «serendipe», il la mène
là où elle ne pensait pas se rendre,
un peu comme ses coutures,
d’ailleurs.
Son histoire ressemble au développement
d’une photographie
argentique: le talent, le travail, un
style bien à elle, tout était déjà là,
mais il fallait un révélateur pour
que le sujet apparaisse sur le papier
en pleine lumière. Elle n’aime
pas quand on dit que son histoire
ressemble à un conte de fées.
Parce qu’«il y a dix ans de travail
derrière tout ça!». On s’en tiendra
donc à faire le décompte de quelques
faits réels pour raconter ce
conte.
FAIT N° 1: La reconnaissance du
talent de Stéphanie Coudert ne
date pas d’hier, mais de Hyères
1999, l’année où elle gagna le
premier prix du prestigieux festival.
Stéphanie Coudert venait de terminer
ses études à l’Ecole nationale
supérieure des arts décoratifs,
quand elle a reçu le premier
prix du Festival de Hyères, en
1999. Didier Grumbach, l’ex-président
de la Chambre syndicale de
la couture, s’en souvient. «Remporter
le prix de Hyères, cela lui a
permis d’entrer à l’IFM dont la première
année lui a été offerte dans
la foulée.» Parce que son travail
avait été remarqué, en 2004, la Fédération
de la couture lui a permis
de défiler dans le cadre du calendrier
officiel. Quand il parle d’elle,
Didier Grumbach, qui incarne la
mémoire de la mode, a le regard
lumineux, comme s’il avait la vision
d’une pépite d’or extraite
d’une rivière de montagne.
«J’étais allée le voir après le festival
de Hyères pour qu’il
m’aiguille, confie Stéphanie Coudert.
Je lui ai dit: «On me propose
un poste chez Gaultier, je peux
aussi rentrer à l’IFM, et je voudrais
lancer ma propre collection.
Que choisir» Il m’a répondu:
«Est-ce que vous avez 100
millions de francs» On était en
1999 et on comptait encore en
francs français. «Sinon, si vous
FRANCO P TETTAMANTI
voulez manger de la vache enragée
pendant dix ans, allez-y, et
lancez votre collection.» Je ne lui
ai pas dit, mais à cet instant j’ai
pensé très fort que j’allais manger
de la vache enragée pendant dix
ans (rires). Et que je préférais
cette voie-là. Je n’ai pas de regret,
mais c’était un choix de l’austérité.
A ne pas avoir choisi de travailler
pour une grande maison,
je me suis coupée du réseau, des
fournisseurs, de tout un tas de
choses. C’était un choix délibéré.»
«En travaillant pour des clientes
privées pendant dix ans, souligne
Didier Grumbach, elle a acquis une
expérience supplémentaire. Elle
était déjà exceptionnelle, mais désormais,
dans son domaine, elle est
tout à fait particulière!»
FAIT N° 2: Ses vêtements sont mus
par un mouvement qui leur est
propre, comme indépendant
de la femme qui les porte.
«C’est le résultat de formules mathématiques
personnelles. Quand
j’étudiais aux Arts déco, j’avais
dans l’idée de créer un vêtement
occidental semblable au kimono.
Le kimono vit tout seul. Il n’a pas
besoin de quelqu’un dedans. Il fait
1 + 1 avec le corps. Or, je trouvais
qu’en Occident le vêtement faisait
1 + 0 parce qu’il était une homothétie
du corps, une boîte construite
précisément selon les articulations
de celui-ci. Ce qui engendre
d’ailleurs une fascination des
Japonais pour nos vêtements, car
c’est une conception opposée à la
leur. Avec les kimonos, peu importe
la couche sociale de celui ou
celle qui le porte, le vêtement reste
le même, le volume ne change pas,
seule la matière diffère. Je voulais
faire un entre-deux. Or entre le
vêtement occidental et le kimono,
il y a le manteau tibétain, qui est
une bascule des deux pans de
devant vers l’arrière par un système
de fentes. Quand on m’a fait
découvrir ce système d’enroulement
symétrique, je me suis dit
qu’il devait être possible de créer
un vêtement en un seul morceau,
qui serait autour du corps, mais
sans le suivre forcément, et qui
tracerait de nouvelles lignes. Je suis
ainsi arrivée à un vocabulaire assez
personnel de coupes asymétriques.»

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 13
uncontedefaits
«Le volume ne sort
pas tout de suite.
C’est un peu comme
une porcelaine
dans un four.»
Stéphanie Coudert
FAIT N° 3: La mode n’était pas une
passion originelle. Stéphanie Coudert
y est entrée en outsider, alors
qu’elle cherchait à créer des appendices
corporels destinés à être
exposés dans les galeries d’art.
«Aux Arts déco, je travaillais sur le
volume, sur les formes, mais ce que
je faisais n’était pas portable. J’étais
dans une réflexion sur la mode,
mais je me plaçais à l’extérieur de
celle-ci. Le vêtement était un lieu de
recherche. J’avais dans l’idée d’exposer
des appendices, des volumes
suspendus, des organes compressés,
destinés à des galeries d’art.
Mais après avoir gagné à Hyères, je
suis rentrée à l’IFM et ce fut assez
brutal. Je n’avais pas du tout l’esprit
tourné vers la mode, or on nous a
confrontés aux réalités de ce
milieu, au marketing. Cela fut
très bénéfique et a eu un effet
d’accélérateur qui m’a menée
vers la création d’une collection
de vêtements. J’ai commencé
à vendre quelques
pièces au Japon et au Koweït.
Mais pour grandir, j’avais
besoin de plus de visibilité. Je
me suis rendu compte alors que
si j’obtenais cette visibilité, et que
les commandes affluaient, je
n’aurais pas l’outil pour produire
les pièces.»
FAIT N° 4: Elle n’a pas choisi le
chemin le plus rapide vers le
succès, mais le plus ombragé:
celui de la «couture en chambre».
«Pendant les dix ans qui ont suivi
mon premier défilé, j’ai travaillé
entre mes boutiques, mon atelier
de sur-mesure et je me suis centrée
sur ma cliente particulière.
J’ai beaucoup appris sur la «portabilité»
des choses. Et c’est devenu
mon moteur. Je me suis construit
une équipe aussi: on ne travaille
pas tout seul. J’ai passé dix ans à
comprendre les formes autour du
corps, à répondre aux besoins de
mes clientes. C’est devenu une
sorte de création mutuelle de
vestiaire assez transversal. Le
cahier des charges me vient de la
cliente: «J’ai besoin d’une robe
pour aller en Bretagne, où il ne
fait pas beau, pour assister à un
mariage», par exemple. Mais je ne
pars pas de zéro: j’ai une collection
permanente à la boutique.
On part de cela et on transforme.
J’ai donc une base de patrons
ainsi qu’une silhouette et je demande
à la cliente de s’intégrer à
cette silhouette. Et en même
temps, j’adapte mes lignes à son
caractère. Quand je fais une robe
pour quelqu’un, il faut qu’elle
serve la personne. J’aime le credo
«une femme une robe».
FAIT N° 5: Sa manière de coudre
un vêtement lui ressemble:
elle a inventé des coutures
qui tournoient.
«Quand je suis sortie de l’école,
j’étais en train de faire ces patrons
avec ces coutures tournantes,
mais ne les ayant vues nulle
part ailleurs, je me suis dit qu’il
serait intéressant que je creuse
ma propre idée du volume. J’ai
été marquée par l’œuvre de
Tarkovski. Dans son film Le Miroir,
au début on voit une femme
de dos, avec un manteau qui
s’envole dans les machines de
l’imprimerie. Et ce manteau se
soulève autour d’elle, alors qu’il
s’agit d’une redingote assez
classique. Mais la façon dont la
taille est marquée un peu plus
haut que la ligne de taille et la
matière donnent une silhouette
qui parle d’autre chose que d’un
code social. Au début, mes vêtements,
je les avais appelés «Silent
Clothes». Pour ne pas avoir quelque
chose à quoi se raccrocher.
Mais on ne peut pas non plus
faire un OVNI. Un podium, ce
n’est pas une galerie d’art. J’ai mis
du temps à dissocier les deux. Les
coutures qui tournent, ce n’est
pas une constante dans mon
travail, mais l’idée de placer la
couture là où il faut, pour que le
mouvement soit généré par une
articulation, c’est ce que je recherche.
Souvent, le point de
l’épaule est décalé: il n’a rien à
faire sur la ligne d’épaule car il ne
s’y passe rien. Je le place soit
devant, soit derrière, soit plus bas
que le bras. Je me sers plus du
muscle que de l’idée d’une
femme immobile. J’habite dans
un quartier populaire à Belleville
et je passe mon temps à croiser
des femmes de toutes origines. Je
n’ai pas envie de jurer dans le
décor, mais en même temps j’ai
envie de me sentir élégante.
J’aime l’idée de la nonchalance
chic. Et ces coutures qui tournent
me permettent de trouver une
fluidité dans le mouvement. Une
femme qui passe, c’est un mouvement,
ce n’est pas un soldat, ni
une statue.»
Fait n° 6: Elle ne dessine pas:
elle sculpte.
«C’est une très grande créatrice, et
en même temps une formidable
modéliste, qui travaille en volumes,
un peu comme Madame
Grès, souligne Didier Grumbach.
Elle utilise des techniques qui se
perdent. Sa pratique lui vient
d’avoir bâti une science du corps
qui fait qu’elle travaille comme
on sculpte. Elle est capable de
faire un manteau confortable
avec une seule couture. Et je crois
que c’est un cas tout à fait exceptionnel»,
ajoute-t-il.
«Je travaille autour du buste. Je
ne peux pas créer à plat. Je dessine
la silhouette après. C’est une question
d’équilibre. J’ai besoin d’être
dépassée par ce que je crée. D’arriver
devant mon buste, et me dire
que quelque chose se passe, que
ça vibre. J’aime l’idée qu’un vêtement
m’échappe. On se demande
s’il est symétrique. Tout cela vient
du choix très précis de l’emplacement
de la ligne. Ce que vous ne
voyez pas, ce que vous ne comprenez
pas, c’est l’effet recherché. Je
veux que les choses ne soient pas
évidentes. Garder un mystère.
C’est drôle, je me rends compte
que je n’arrive pas à l’expliquer
moi-même car c’est là que se situe
mon travail. Ce que je fais est un
mélange de graphisme à plat, que
je monte en volume, puis je fais
passer la ligne à un autre endroit.
Le volume ne sort pas tout de
suite. C’est un peu comme une
porcelaine dans un four. Je viens le
retravailler. Parfois je laisse tomber,
parce que ce n’est pas assez
simple. Parfois il y a trop de volume,
trop de drapé, et il faut nettoyer.»
FAIT N° 7: Elle a eu la chance
de rencontrer sa marraine fée,
comme dans les contes. Et dans
son cas, en l’occurrence, il s’agit
plutôt d’un parrain-magicien.
«Au mois de janvier dernier, une
amie modéliste m’a dit que son
patron voulait me rencontrer: il
avait vu mes vêtements et
s’intéressait à mes volumes, car
c’était un vocabulaire qu’il n’avait
encore jamais vu en vingt années
de carrière. Cet homme, qui a
repris l’entreprise de son père,
monte les collections «presse»
pour les grandes maisons, mais il
ne désire pas que son nom
apparaisse. Il a fait les Beaux-Arts
étant jeune, et il a une vision
assez globale sur la direction
artistique, mais sans vouloir y
toucher. Il a compris que c’était le
moment de soutenir des marques
émergentes. Une démarche
appuyée par le gouvernement qui
a mis en place un «Crédit impôt
collection»* afin de financer une
partie des prototypes. Il m’a
permis d’intégrer son atelier pour
créer des modèles. J’avais enfin
trouvé mon outil de production!
Si demain une boutique passe
une commande, on peut la
produire. Cet homme m’a fait
découvrir des techniques dont
j’ignorais l’existence! Des
finitions incroyables! Ce n’est pas
possible de taire ce talent que
Paris détient! J’ai vu ces femmes
travailler à la main sur mes
prototypes, réussir des biais
parfaits, et quand on voit sortir la
pièce, super pure, c’est fabuleux.
J’ai trouvé légitime de présenter
ma collection. Il faut être confiant
pour exposer son travail, surtout
à Paris! En 2004, j’ai senti que je
n’avais pas les armes. Je n’avais pas
l’équipe. Je me trouve
aujourd’hui avec un fabricant qui
m’ouvre la porte aux savoir-faire.
C’est génial de se dire qu’il n’y
aura pas de retour en arrière!»
*Un dispositif fiscal dont le but est
de lutter contre la concurrence des
pays qui produisent du textile à bas
coût, et qui permet aux entreprises
textiles de déduire leurs dépenses
liées aux nouvelles collections.
Modèles de la collection haute couture
automne-hiver 2014-2015
PHOTOS: DR

14 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
MAKEUP
PeterPhilips,
l’homme qui ose
AprèsavoirpasséseptanschezChanel,PeterPhilipsestdevenuledirecteurdelacréation
etdel’imagedumaquillagedeDior.Cediplômédel’Académiedesbeaux-artsd’Anvers
aledond’introduiredanslespalettesdemaquillagedescouleursappartenantaumonde
deladécorationd’intérieuretlesrendredésirables.Rencontre. ParIsabelleCerboneschi
Raf Simons et Peter Philips.
Les réunir semble
une évidence. En backstage,
ils parlent flamand.
Et ce n’est pas le
seul langage qu’ils ont
en commun. Ils travaillent ensemble
depuis près de vingt ans, depuis
très exactement les premières
collections de Raf Simons.
Depuis que Peter Philips a obtenu
son diplôme de l’Académie des
beaux-arts d’Anvers, en section
mode, et qu’il a décidé de se dédier
au maquillage. Il a maquillé
les mannequins des défilés Jil Sander,
lorsque le créateur belge en
était le directeur artistique, ainsi
que ses défilés homme. Tous les
deux se sont rangés sous la bannière
grise de Dior. Le mot «rangé»
n’est peut-être pas le plus approprié.
Avant Dior, il y a eu Chanel. Peter
Philips y a passé sept ans, dont
les dernières années à la tête de la
création du maquillage. Impossible
de passer cette période sous
silence puisqu’il a «révolutionné»
la palette de maquillage des femmes,
rendant désirables des couleurs
empruntées au monde de la
décoration d’intérieur. Notamment
le fameux vernis «505 – Particulière»,
une couleur taupe lancée
en janvier 2010, sold out en un
week-end. Avant lui, on pouvait
trouver ces demi-teintes dans le
catalogue de certaines marques
américaines, mais la sienne eut
l’avantage d’être parfaite et d’arriver
sur le marché au moment parfait.
Les femmes ne le savaient pas,
mais vu la frénésie créée autour de
ce vernis, avec listes d’attente dans
les magasins et tutti quanti, les
femmes en rêvaient de cette couleur
sur leurs ongles.
Quand il a quitté la marque au
double C., Peter Philips a pris un
congé «semi-sabbatique», comme
il dit. Jusqu’à ce que Raf Simons lui
demande si Dior l’intéressait. Comment
refuser l’appel d’une marque
dont le code couleur est le gris
Arrivé chez Dior, il a dû prendre
les multiples trains en marche, et
si l’on veut découvrir des fards signés
100% Peter Philips, il faudra
attendre l’automne 2015. Il a
quand même mis sa touche dans
les palettes du printemps. Et surtout,
on lui doit ce maquillage
d’apparence minimal du dernier
défilé haute couture Dior: un eyeliner
en matière argentée qui sera
commercialisé en novembre prochain.
WILLY VANDERPERRE
Peter Philips: «J’adore le gris. Quand je maquille, je ne pense pas en couleur mais en nuances
de gris, en ombre et lumière, comme dans un film en noir et blanc.
PHOTOS: DR
Le Temps: Raf Simons vous a demandé
de venir travailler chez Dior.
Depuis quand le connaissez-vous
Peter Philips: Je connais Raf depuis
plus de vingt ans. Après mon
diplôme de l’Académie des
beaux-arts d’Anvers, je voulais
devenir maquilleur. Je m’étais
donc inscrit à un petit cours à
Amsterdam qui enseignait les
techniques de base du maquillage
pour les photos et les
films. Une soirée par semaine, le
mardi. Cela faisait juste trois mois
que je suivais ces cours quand
Raf, qui avait commencé à créer
ses premières collections, m’a
demandé de faire le maquillage
de l’un de ses shootings. J’ai alors
pensé: «Mais je ne suis pas prêt! Je
n’ai même pas encore appris à
travailler la peau foncée!» (Rires.)
Et je lui ai dit non. Quelques mois
plus tard, il m’a redemandé et,
cette fois, j’ai dit oui.
Vous êtes passé de Chanel
à Dior avec à peine une année
de transition.
Quand Raf a été nommé directeur
artistique de Dior, je travaillais
encore chez Chanel. Au total, j’y
suis resté sept ans: deux années
comme free-lance et cinq comme
directeur artistique. A un moment,
je me suis dit que j’avais fait
dans cette maison tout ce que je
pouvais faire. J’ai eu envie de
redevenir free-lance, de prendre
une année semi-sabbatique.
J’avais 45 ans et besoin d’un peu
de recul. J’ai d’ailleurs reçu pas
mal d’offres à ce moment-là. Et fin
2013, Raf m’a appelé pour me
demander si cela m’intéressait de
rejoindre Dior. J’ai hésité, mais
pas très longtemps.
Est-ce que les créations de Raf
Simons pour Dior, en rupture avec
ce qui a été écrit avant lui, ont eu
une influence sur votre décision
J’étais très intrigué par ce que Raf
faisait. Je suis son travail depuis
ses premières collections personnelles,
puis ce qu’il a fait chez Jil
Sander. C’est un parcours exceptionnel.
Avec son arrivée chez
Dior, il est passé à quelque chose
de totalement nouveau. Un nouveau
style. J’avais envie de faire
partie de cette aventure aussi. J’ai
adoré ce que j’ai fait chez Chanel,
c’était magnifique, mais même si
ce sont deux maisons de couture
françaises, ce sont deux univers
aux antipodes. Ma relation avec
Raf est totalement différente de
ma relation avec Karl.
Vous continuez à travailler
avec Karl Lagerfeld
Oui, bien sûr! Sur des shootings,
pour Fendi (dont Karl Lagerfeld
est le directeur artistique, ndlr).
Le but n’est pas de m’enfermer
dans une cage dorée. Je peux
continuer à travailler avec
d’autres créateurs, mais pas pour
une maison qui a sa propre ligne
de maquillage. J’ai besoin de cette
liberté. Elle me nourrit. Je viens de
l’univers de la mode. C’est là que
je puise mon inspiration.
Lors du dernier défilé haute couture
Dior de juillet, Raf Simons a revisité
la mode à travers les siècles, et a
réussi à inscrire dans le présent des
robes à la française avec des armatures
de tulle sans que cela fasse
costume historique. Qu’attendait-il
de vous
Raf n’avait pas envie de maquillage,
ni de coiffure. Il voulait
des visages purs. C’était un défilé
très spécial avec des influences
contradictoires: à la fois historiques
– avec ces robes, ces corsets –
et futuristes dans le choix des
matières. On ne pouvait pas
prendre le risque d’un maquillage
trop chargé. La première
chose qu’il m’a expliquée, c’est le
décor du défilé. Il voulait une
sorte de vaisseau spatial au milieu
du musée Rodin: une rotonde
de 8 mètres de hauteur
couverte de miroirs. Dans chaque
miroir, à distance équivalente, il y
avait un petit trou duquel sortait
une orchidée. Le contraste entre
cet élément fragile, cette fleur
d’une extrême beauté, et le miroir,
froid, artificiel, tranchant
m’intéressait. Raf Simons m’a
aussi expliqué que le défilé était
composé de huit tableaux, et que
chaque fille porterait une tenue.
Et plus il m’expliquait sa collection,
et moins c’était évident pour
moi de trouver une idée de maquillage
qui ne soit ni trop chargé
ni anecdotique. Une bouche
forte, un teint, un blush extrême
auraient détourné l’attention de
sa vision pure. C’est l’idée du
contraste entre le miroir et la
fleur qui m’a inspiré.
En regardant le défilé, on ne remarquait
pas le maquillage des filles.
C’était extrêmement subtil.
Comment avez-vous traduit
cette idée de fleur et de miroir
J’ai dit à Raf: «Imagine les filles
dans tes créations comme des
orchidées, belles, pures, vivantes.
J’ajouterais un élément de
maquillage historique, comme
un eye-liner, mais réalisé dans
une matière complètement
artificielle. Ce ne serait pas une
main qui dessinerait le trait, mais
il serait découpé dans une
matière qui ferait comme un
miroir.» Il a trouvé l’idée très
intéressante. Dior avait fait par le
passé des «eye-liners» en velours.
Je me suis demandé si on pouvait
le réaliser dans d’autres matières,
afin que ce visage presque nu ne
le soit pas complètement. J’ai
trouvé une sorte de papier miroir
que j’ai découpé et collé sur les
paupières. De loin, les filles
sont pures, et quand elles
s’approchent et qu’elles ferment
les yeux, on découvre quelque
chose de complètement artificiel,
très subtil, mais aussi tranchant
qu’un rasoir. J’ai combiné cela
avec une jolie peau, très naturelle,
et un peu de pastel jaune sous les
yeux pour faire plus habillé, pour
ne pas faire grunge. Raf a adoré.
On a fait le test le vendredi, le
week-end j’ai découpé 70 paires
d’eye-liner et le lundi vers midi,

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 15
PHOTOS: ISABELLE CERBONESCHI
j’ai appris qu’on pouvait le
produire!
Vous voulez dire que ce eye-liner
métallique va être commercialisé
Oui, en novembre. Quand je l’ai
appris, j’étais ravi. Ça bouge!
Dior est une maison historique,
avec son histoire et ses contraintes.
Comme l’est Chanel, d’ailleurs.
Vous sentez-vous libre
J’étais libre chez Chanel aussi!
Mon rôle est celui de directeur
artistique. A la fin, on sait que
c’est un business: le but, c’est de
vendre des produits de maquillage.
Mais quand je crée, je
suis avant tout au service de la
beauté. J’utilise ma vision créative
à l’intérieur de l’univers Dior,
mais je crée pour les femmes.
Bien sûr que derrière moi il y a
toute une machine: un laboratoire,
une usine, une équipe de
marketing, une équipe de presse
qui font en sorte qu’à la fin il y
ait un produit sur le comptoir.
Mais si j’oublie la femme pour
qui je crée, le produit restera sur
ce comptoir. Je ne fais pas de
choses folles. J’ai besoin d’une
inspiration vraie pour pouvoir
créer pour une personne vraie.
C’est cela ma force. De temps en
temps, je fais de petits clins
d’œil, comme ce eye-liner argenté,
mais c’est toujours justifié.
Ce n’est jamais pour «carnavaliser»
ou déguiser la femme.
Vous parlez de l’identité
de la marque. Etes-vous déjà allé
à Grandville pour visiter
les Rhumbs, la maison
où a grandi Christian Dior
Non, pas encore. La visite est
prévue pour dans un ou deux
mois.
Christian Dior était fasciné par les
roses, on en retrouvait dans chacune
de ses collections. Est-ce une
source d’inspiration possible
Bien sûr! Les roses, les fleurs en
général, font partie de l’identité de
la marque. D’ailleurs il m’est arrivé
quelque chose d’étonnant. J’ai
emménagé il y a trois semaines
dans un appartement avec une
terrasse, et la dame qui y vivait
avant moi a laissé ses plantes. Et il
y a des roses. J’adore les bouquets
de roses, mais je ne m’en étais
jamais occupé jusqu’à présent. J’ai
appelé ma mère pour lui
demander conseil et elle m’a
répondu: «Les roses aiment avoir
les pieds mouillés et la tête dans le
soleil.» Et depuis trois semaines,
tous les matins, j’ouvre la fenêtre,
je vais sur la terrasse et la première
Pendant le défilé haute couture automne-hiver 2014-2015 Dior.
La coupole de miroirs ornés de milliers d’orchidées qui a inspiré Peter Philips.
«Le rôle du maquillage,
c’est de mettre en valeur
la pureté, la nudité,
la lumière, l’ombre.
L’avantage, c’est qu’il
est éphémère. Mais
cet éphémère-là peut
laisser une impression
durable.»
Peter Philips
chose que je fais, c’est de les
arroser. Et je commence à adorer
cela! Ce matin, il y avait trois
nouveaux boutons. Je commence
à comprendre Monsieur Dior. Ce
n’est pas seulement la beauté
décorative d’une fleur qui est
inspirante, c’est tout ce que cela
représente: on doit les soigner, en
prendre soin, réfléchir, on peut
créer de nouvelles variétés. C’est
très apaisant.
La couleur emblématique de Dior
est le gris. Allez-vous explorer
toutes les nuances du gris
J’adore le gris. J’ai une énorme
collection de cravates. Je les ai
comptées pendant mon déménagement:
j’en ai plus de 300 et au
moins 250 d’entre elles sont
grises. C’est une couleur qui met
en valeur les autres couleurs.
Quand on voit de vieilles photos
de la boutique Dior, où tout était
gris, le rose, le rouge, toutes les
teintes que Monsieur Dior utilisait
sont mises en valeur. Quand
je maquille, ma première étape,
c’est de faire une base: sculpter et
corriger le visage. Or je ne pense
pas en couleur, mais en nuances
de gris, en ombre et lumière,
comme dans un film en noir et
blanc. Après j’ajoute des couleurs,
les matières et les styles. Dans
mon appartement à Anvers, tout
est gris, même le sol. Ce n’est ni
trop lumineux ni trop sombre.
Quand on travaille dans la couleur,
c’est une teinte neutre, relaxante.
Vous parlez de votre appartement,
or vous avez imposé dans le domaine
du maquillage des couleurs
issues du domaine de la décoration,
comme ce fameux vernis gris taupe
«Particulière» créé pour Chanel.
Comment l’idée vous est-elle venue
d’intégrer ces tonalités en beauté
C’est difficile de créer des
produits qui n’existent pas. Je n’ai
pas inventé la couleur taupe. Elle
existait en maquillage. Mais c’est
le contexte qui était nouveau. A
cette époque, les femmes en
Europe découvraient les Nail
Bars. Elles avaient une envie de
vernis, mais pas trop provocant.
Je voulais créer une couleur
étonnante mais classique. Or en
termes de classique, tout avait
déjà été fait: le rouge, le noir, le
blanc, le rose, le beige, même l’or.
A l’époque, j’étais en train de
travailler sur une collection de
maquillage inspirée de la vie de
Gabrielle Chanel et aussi de Paris.
Or Paris est une ville beige. Les
immeubles, tout est dans ces
beige grisé. Cette teinte m’est
venue de là, je pense. Quand les
essais de couleurs sont revenus
du laboratoire, je n’ai pas
retrouvé exactement celle que
j’avais créée, la mienne était plus
foncée. Mais j’ai été attiré par
cette couleur-là et j’ai dit: «Elle est
quand même particulière.» Et
c’est de là que vient le nom.
Avez-vous déjà trouvé une couleur
qui serait l’équivalent
de «Particulière» pour Dior
Je suis rentré dans cette maison il
y a quatre ou cinq mois (il a été
nommé en mars 2014, ndlr), j’ai
donc pris le train en route. Les
collections du printemps et de
l’été 2015 étaient déjà finies. J’ai
eu l’opportunité de mettre ma
patte dans quelques projets en
cours, un produit pour les lèvres,
une texture nouvelle. Il y aura
aussi un magnifique rouge cerise
pour le printemps. J’ai été très
étonné de la réactivité des laboratoires:
j’ai fait un petit briefing et
trois jours après j’avais la teinte!
Mais ma collection viendra en
automne 2015.
Ce qui est fascinant, c’est que vous
anticipez à la fois sur l’époque
et sur le désir des femmes.
C’est pour cela qu’il est
important que l’on ne m’enferme
pas. J’écoute, je regarde. Je ne
crée pas pour moi – je ne me
maquille pas – mais pour les
femmes. Pas pour les
impressionner, mais pour les
séduire. Si je décide de travailler
une teinte que je trouve
magnifique, je vais faire en sorte
qu’elle soit mise en valeur dans
la collection, qu’elle soit
entourée, mais pas polluée. C’est
comme dans la nourriture:
quand il y a trop de sauce, on
perd le goût des aliments. Il y a
un travail d’editing à faire. Sur
un défilé, si je réalise un
maquillage que je trouve
magnifique mais qu’il entre en
combat avec une coiffure trop
présente, je n’ai aucun problème
pour enlever. Parce que le plus
important, c’est que la fille soit
belle. C’est comme le gris. Ça
calme tout. Il ne faut pas qu’il y
ait d’overdose.
Les fards que vous créez relèvent
souvent d’un travail subtil sur la
lumière. Vous êtes un peu comme
un chef opérateur
Le rôle du maquillage, c’est de
mettre en valeur la pureté, la
nudité, la lumière, l’ombre.
L’avantage, c’est qu’il est éphémère.
Mais cet éphémère-là peut
laisser une impression durable.

18 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
Véronique Branquinho
Emanuel Ungaro
Wooyoungmi
Melinda Gloss
BACKSTAGE
Céline
Légendes
d’automne
Givenchy
Vanessa Bruno
Danslescoulissesdesdéfilésparisiens
deprêt-à-porterautomne-hiver2014-2015.
Exclusif. Reportagephoto: SylvieRoche
Lanvin
Maxime Simoens
Thomsen
Chanel
Sharon Wauchob

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 19
BACKSTAGE
Hermès
A.F. Vandevorst
Lanvin
Léa Peckre pour Maison Lejaby
Véronique Leroy
Hermès
Paul Smith
John Galliano
Chloé
>> Retrouvez la suite du reportage
sur www.letemps.ch/mode
Elie Saab
Louis Vuitton
> Suite en page 20

20 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
BACKSTAGE
Sonia Rykiel
Andrew GN
Akris
Valentin Yudashkin
Dior Homme
Dior
Jean Paul Gaultier
Julien David
Maison Martin Margiela
Barbara Bui
Viktor & Rolf

10CFXKKQ6AQBAF0RP15Pc209CS4AiC4McQNPdXLA5RKfOWJb3ga5rXfd7Sw4MJEJaaIVJgLVmsFbHEABWwjQyEurf4-WdVDdxfQxgI2hmEStp6aJTrOG91WVp7cgAAAA==
10CAsNsja1MLUw1DUwMDI0MgMA6A4fVg8AAAA=
MAGIE | ÉCLAT
LACRIMA
Collection de bijoux ornés de diamants
de l’atelier Bucherer
HORLOGERIE BIJOUTERIE JOAILLERIE
Basel Bern Davos Genève Interlaken Lausanne Locarno Lugano Luzern St. Gallen St. Moritz Zermatt Zürich
Berlin Düsseldorf Frankfurt Hamburg München Nürnberg | Wien | Paris | bucherer.com

22 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
BRANDEBOURGS
NOUVELLEVAGUE
PHOTOS: DR
Band of Outsiders
Dior Homme
Vêtementdesurviedesmarins
britanniquespendantlaSeconde
Guerremondiale,leduffle-coat
aleventenpoupecetautomne.
Icôneduvestiairemilitaire,ila
conquislemondeciviljusqu’aux
antimilitaristes.Comment
cepardessusrustiquetraverse
lessiècles,lesmainsdans
lespoches. ParPierreChambonnet
Balenciaga Dries Van Noten Ralph Lauren Zegna
KEYSTONE/EVERETT COLLECTION
Un paquet d’embruns
et le vent de l’histoire.
C’est aussi ce que les
podiums ont essuyé
cette année, au passage
de la nouvelle
vague des duffle-coats. Le
manteau des marins britanniques
du siècle passé a éclaboussé les
collections masculines de l’automne-hiver.
Parfois traditionaliste,
souvent iconoclaste, le célèbre
pardessus en laine revêt cette saison
encore de nouveaux atours.
Protéiforme mais pourtant reconnaissable
entre 1000. Le dufflecoat
version 2014 reste identifiable,
comme si les créateurs les plus
audacieux ne parvenaient jamais à
démystifier une telle icône du vestiaire,
d’abord masculin. Par exemple,
et pour ne citer qu’eux, Balenciaga
le décline en deux modèles:
l’un sage et respectueux, à peine
raccourci, graphique. Comme
pour mieux préparer à cette version
mini et ostentatoire: en cuir
précieux, sans capuche. Chez Band
of Outsiders, il ose la peau de mouton
retournée, façon Gavroche des
Highlands. Chez Armani, il se fait
moelleux et cintré. Sa longueur diminue
chez Pringle of Scotland, où
il fusionne avec le caban.
En jean, sublime: l’icône de vestiaire
change de peau pour la toile
denim avec Dior. Dries Van Noten
le rend, lui, nonchalant et mousseux.
Teintes douces, celles d’un
rêve d’automne ouaté. Un dufflecoat
pour arpenter le macadam
des villes qui sentirait l’humus des
forêts. Autre tropisme anversois:
Walter Van Beirendonck en livre
une version dégingandée dans
l’hommage le plus radical. Une fusion
rétro-futuriste, couleur flashy
et échancrures aux épaules. 2001
l’Odyssée de l’espace en classe de
neige et en technicolor.
Viktor & Rolf le dépouillent de
ses brandebourgs. Zegna le britannise
encore plus: version à carreaux,
pour un côté Angleterre-industrielle-de-banlieues-à-briques.
Chez Gieves & Hawkes, l’un des garants
de la tradition sartoriale londonienne,
il s’équipe de rabats de
poches et d’un col, ainsi que d’une
moderniste fermeture Eclair. Chez
Ralph Lauren, il redevient académique.
Nostalgique et rassurant.
Un manteau militaire
Pourtant, tiré de la garde-robe militaire
d’outre-Manche, le lourd
manteau à capuche a fait la guerre.
Dans la famille du duffle-coat, je
voudrais le grand-père. Le maréchal
Montgomery, alias «Monty».
Le field marshal anglais, commandait
la 8e armée britannique
pendant la Seconde Guerre mondiale,
en grande partie depuis son
duffle-coat.
La version des origines avait
tout pour séduire d’abord les militaires
de la Royal Navy: rustique,
solide et très chaud. Cette grosse
laine hydrofuge permettait de
s’habiller facilement par temps
froid, en portant des gants, grâce à
ses trois boutons en bois à glisser
dans des attaches en chanvre. En
couvrant le corps jusqu’aux genoux,
ample et en taille unique,
elle avait la faveur de tous les marins
de quart qu’elle réchauffait sur
le pont, quel que soit leur gabarit.
Capuche en forme de seau pour se
protéger des averses et patte de col,
pièce de renfort sur les épaules
pour isoler de la pluie. Sans chichi
et efficace. En un mot, militaire.
Des origines flamandes
Ce vêtement so british a en fait des
origines flamandes. Il tire son
nom de la ville de Duffel,
aujourd’hui devenue un quartier
d’Anvers. On y tissait là, dès le
Moyen Age, de la grosse laine couverte
de suint, un imperméabilisant
aussi naturel qu’odorant.
Avant d’intéresser les militaires
anglais, cet épais drap de laine rugueux
servait entre autres à la fabrication
des robes de bure monacales.
Mais l’odeur caractéristique
de chien mouillé par temps de
pluie n’est plus qu’un souvenir. Les
duffle-coats actuels sont en laine
Walter Van
Beirendonck
hydrophobe, d’autres provenances,
et souvent mélangées à du
synthétique.
Adopté par les civils
Le duffle-coat est devenu le
contraire de ce à quoi il était destiné:
des activités militaires au
grand air, il est passé dans le vestiaire
des civils citadins. A la fin de
la guerre de Corée, le Ministère de
la défense britannique a en effet
écoulé les surplus de son stock et
fait pour cela appel en 1951 à Harold
Morris, un industriel anglais
spécialisé dans la fabrication de
bleus (overalls) et de gants (gloves)
de travail. La marque Gloverall
était née…
Très vite, le duffle-coat séduit le
monde civil. La demande dépasse
l’offre. Gloverall se lance alors
dans la fabrication d’un nouveau
stock, avec des modèles redessinés
en 1954: la ligne est modernisée,
la capuche devient plus petite. Des
rabats sur les poches sont ajoutés,
et les boutons en bois sont remplacés
par des boutons en corne
(«dents de morse»), tandis que la
corde des brandebourgs est remplacée
par du cuir. Héritière de la
tradition, la marque Gloverall demeure
la référence. Elle collabore
régulièrement avec le monde de la
mode (Vivienne Westwood, Gieves
& Hawkes, etc.).
De Sartre à Bowie
«Je me souviens de la mode des
duffle-coats», écrivait Georges Pérec…
en 1978. Avant lui, Paddington
ne s’y était pas trompé. Le célèbre
ourson des contes pour
enfants britanniques, à la fin des
années 50, avait déjà choisi le mythique
pardessus en laine, comme
bon nombre d’ambassadeurs tout
aussi illustres. David Bowie, Jean-
Paul Sartre et le maréchal Montgomery
ont en effet un point commun.
Certes l’un a les yeux vairons,
l’autre un strabisme divergent et le
troisième des hauteurs de vues
stratégiques. Mais leur similitude
ne concerne pas le regard qui les a
Viktor & Rolf
Gregory Peck et David Niven en soldats anglais dans le film «Les canons de Navarone», en 1961.
aussi rendus célèbres. Tous trois
ont porté ce vêtement universel.
Du militaire vintage en passant
par le gentleman-farmer, les stars
du rock et de la pop, les intellectuels
contestataires, et les poètes,
tous ont été conquis. Dans son livre
Des modes et des hommes, Farid
Chenoune rappelle que Jean Cocteau
«emprunta [le duffle-coat]
aux étudiants des cafés enfumés
du Quartier latin pour l’introduire,
en laine blanche, jusque
dans les premières de l’opéra.»
«Je me souviens de Mai 68», écrivait
aussi Pérec dans sa célèbre
liste de souvenirs. Le duffle-coat
s’en souvient lui aussi. Ou en tout
cas du Quartier latin. Tenue par
excellence des intellectuels de la
Rive gauche, le duffle-coat a été
également «l’uniforme» des antimilitaristes,
ces militants du mouvement
britannique pour le désarmement
nucléaire.
Un acte politique
Car le port du duffle-coat est aussi
un acte politique. Pardessus des
sans-grade à l’origine, il était devenu
le parfait accessoire de l’intellectuel
du siècle passé qui défend,
revendique et veut afficher
des origines modestes. Le moyen
visuel de se faire adopter par la
classe ouvrière. Des caricatures de
l’intello de cette époque présentent
ce dernier vêtu d’un dufflecoat,
comme ce dessin humoristique
de 1949 «Qui n’a pas son
duffle-coat» sur lequel le vêtement
est décrit avec son «capuchon
ne servant à rien» et ses brandebourgs:
«Plus les boutons sont
gros, plus l’homme est existentialiste.»
Existentialiste ou non, le dufflecoat
a le pouvoir magique de faire
aimer l’automne et l’hiver. Par son
confort, son histoire et son pouvoir
d’évocation, ce vêtement traverse
le temps. Une cuirasse de
laine qui tient les rigueurs du climat,
les fâcheux et les avanies de
l’âge à distance. Douillet, mais isolant
comme une armure.

THERE ARE EXCEPTIONS
TO EVERY RULE.
CHAQUE RÈGLE A SON EXCEPTION.
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24 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
Modèles de la collection
automne-hiver 2014-2015
dédiée aux tailleurs et aux
couturiers de la maison.
LedirecteurartistiquedelamaisonEtro
estunêtreaussidiscretquesonunivers
intérieurestfoisonnant.Ilimprime
unetoucheàpartdanslemonde
delamodemasculine:ungrain
debeauté. ParAntonioNieto
PHOTOS: DR
RENCONTRE
KeanEtro,
entrelamodeetlesacré
Dans la famille Etro,
demandez le père:
Gimmo Etro, grâce à
qui tout a commencé
en 1968. Son amour
pour les tissus et les
châles antiques en jacquard, sa
passion pour le motif paisley, découvert
lors de voyages en Inde et
en Europe, furent une source
d’inspiration inépuisable. C’est à
ces motifs, cet esprit à la fois hyperchic
et bohème que l’on reconnaît
les collections Etro. Si l’on en
croit la saga familiale, la passion
des tissus est transmissible.
Dans la famille Etro, demandons
le fils, Kean, le directeur artistique
des collections masculines
de la maison italienne. Dans le
droit fil de l’histoire familiale, il a
dédié sa collection automne-hiver
2014-2015 à ses tailleurs et couturiers,
ces mains invisibles qui sont
l’âme d’une maison. Ils étaient
présents, d’ailleurs, sur le podium,
avec les modèles à la fin du défilé.
Une collection très «made to
measure», très raffinée, d’une élégance
rare qui rappelle l’allure de
ces dandys du XIXe siècle, façon
Boni de Castellane. On pense aux
tableaux de Boldini, aussi.
Kean Etro est un funambule de
l’âme qui navigue des podiums en
pleine lumière, à l’ombre des retraites
solitaires. S’il ne faisait pas
de la mode, on l’imaginerait en
chaman. Il n’aime rien tant que
s’immerger dans la nature, s’y fondre.
Cet homme discret qui donne
peu d’interviews, cet «artisan de la
beauté», comme il aime se nommer,
a pourtant accepté de dévoiler
quelques coins de son jardin
secret.
GIOVANNI GASTEL
Le Temps: La diversité et l’unité de
vos collections reflètent votre
amour pour la nature, pour la terre,
ainsi que les couleurs que vous
utilisez. Et cette absence du noir, si
remarquable, et si rare dans les
collections masculines!
Kean Etro: J’aime définir et considérer
l’habit comme une manière
d’habiter son propre corps et
donc une expression de soi. Porter
de la couleur est un acte conscient
et assumé. J’ai approfondi
l’étude de la chromothérapie à
travers la lecture de la Théorie des
couleurs de Goethe en analysant
l’énergie chromatique et son
action sensible et morale dans
l’esthétique. Le noir représente
l’absence de lumière et donc la
négation de la couleur. Les couleurs,
en outre, font partie de la
nature avec laquelle j’ai un lien
d’appartenance, un lien qui influence
ma vie et mon travail. Le
paisley en est un exemple parfait.
C’est non seulement une décoration
mais aussi la représentation
de l’Arbre de Vie, qui nourrit et
protège. La nature imprègne mes
collections à 360 degrés, de l’esthétique
à l’éthique, de l’organique
à l’harmonie, comme une
matière vivante à porter ou
comme un choix bio à soutenir.
J’essaie de transmettre l’amour
pour cette nature qui nous accueille.
Vous êtes un alchimiste de la
couleur tout en ayant l’exubérance
et la spontanéité d’un «enfant».
Je cherche, au travers des collections,
à raconter des histoires
sous des perspectives différentes.
En modifiant le point d’observation,
la matière semble changer
dans sa forme et sa substance. Le
jeu, l’ironie et l’expérimentation
sont fondamentaux pour mon
parcours créatif.
Vous avez la réputation d’être
curieux, assoiffé de culture
et d’être un insatiable lecteur.
Comment nourrissez-vous votre
curiosité
Mon éducation me porte à vouloir
rechercher l’origine des choses.
J’ai toujours été fasciné par
l’anthropologie et l’ethnologie;
c’est pourquoi j’aime voyager et
approfondir mes connaissances.
Je me souviens de mes balades
enfant dans les marchés à la
recherche de livres anciens, d’objets
d’art ou d’uniformes militaires.
Et chaque fois que je me
plonge dans l’un des 30 000
volumes anciens que j’ai pu collectionner
au fil de ces années,
c’est source d’une émotion intense.
Lors de votre collection automnehiver
2014-2015, vous avez rendu
un hommage appuyé à tous vos
tailleurs en les faisant défiler au
côté des mannequins. Avez-vous
l’impression d’être un iconoclaste
ou de continuer le chemin familial
traditionnel
La collection automne-hiver rend
hommage aux couturiers avec
lesquels je travaille depuis des
dizaines d’années. Ce sont des
compagnons de voyage; nous
partageons notre riche cuisine, la
terre, les jardins, les bals, les
chants; la joie et le bonheur qui
nous poussent à être humblement
meilleurs. Notre lien est une

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 25
PHOTOS: DR
«Je vis les défilés
comme un moment
où l’on peut
transmettre quelque
chose de bon et de
vrai, de ludique et
lumineux. Nous
sommes des surfeurs
du beau!»
manufacture dans la Vallée
d’Itria, fécondatrice intense de
vestes; de chemises, d’habits et de
pantalons faits main. Je suis
activement impliqué dans ce
genre d’artisanat et dans la créativité
locale. J’arpente la Péninsule
de haut en bas à la recherche de
nouvelles maîtresses et de nouveaux
maîtres d’ouvrage qui sont
fondamentaux pour mon travail
et auxquels j’ai voulu dédier le
défilé pour les remercier d’avoir
travaillé toutes ces années à mes
côtés. Mais aussi pour mettre en
avant tout le travail derrière les
collections, bien au-delà des
imprimés et des tissus, c’est-à-dire
la création de l’habit en soi et le
soin couture qui depuis toujours
est présent dans nos collections.
La collection est un hommage à
notre couturière Felice qui représente
au mieux le concept du «fait
main avec amour».
Comment définissez-vous
votre rôle
Je me suis toujours considéré
comme un défenseur du «Made
in Italy» et en particulier de tout
ce qui est fait avec amour, sagesse
et qui est artisanal. C’est une
valeur fondamentale dans laquelle
je me suis toujours retrouvé.
Qu’elle est l’étincelle qui permet de
trouver le thème d’une collection
Avez-vous un lieu en particulier où
vous aimez créer Il paraît que
votre bureau est riche d’objets et
de souvenirs de voyages…
Mon studio rassemble toutes mes
passions et les objets collectionnés
lors de mes voyages. Ils racontent
des histoires et renferment
des souvenirs. L’inspiration peut
arriver à tout moment et sous
toutes les formes: en inversant le
sens des choses, en renversant le
haut et le bas et vice versa, sans
schéma et classification, à travers
la fantaisie et l’ironie. J’aime
aborder des éléments apparemment
lointains pour trouver le
chemin de mon parcours créatif,
qui, comme en cuisine, demande
une certaine convivialité. J’aime le
moment de la rencontre des
différents ingrédients qui se
mélangent instinctivement dans
de nouvelles recettes.
Les invités à la fin de vos défilés ont
toujours le sourire; vous semblez
savoir transmettre la joie de vivre
et la bonne humeur. Ce qui est très
rare dans le monde de la mode.
En effet, je vis les défilés comme
un moment où l’on peut
transmettre quelque chose de
bon et de vrai, de ludique et
lumineux. Avec toutes les
personnes impliquées, environ
150, on essaie de diffuser une
onde heureuse, une lumière.
Nous sommes des surfeurs du
Beau! Ce n’est pas pour rien que
la devise de notre maison est
Fidèle à l’Amour et à la Beauté et
afin de maintenir haut le
standard étoilé il faut avoir du
courage. Sortir son cœur!
Vous vivez une partie de votre
temps en Amérique latine. Pour
quelle raison cet endroit du Globe
vous fascine-t-il autant
Au Mexique, j’ai rencontré
l’Amour de ma vie, Constance.
Nous nous sommes mariés là-bas
et depuis nous vivons à 3000 m
au-dessus des nuages. Ce qui
advient ailleurs devient très, très
relatif. A cette altitude, nous
essayons de protéger les hommes
qui nous ressemblent, tels que les
indiens Huichol qui, à travers le
projet de ma femme intitulé
Magik Masks *, présenté lors du
Life Ball 2014 à Vienne, s’élève
comme une voix supplémentaire
pour la défense de leur Terre Mère
et de leur Chemin Sacré nommé
Wirikuta.
Comment arrivez-vous à transmettre
à vos collaborateurs les images,
les odeurs, les couleurs de ces
pays, de ces continents et de ces
cultures dont vous vous êtes imprégnées
et que la majeure partie
d’entre eux n’ont ni vues ni respirées
Vos collections sont-elles
totalement dictées par vous ou
est-ce le résultat d’un «brain storming»
avec votre équipe
Le grand historien Mircea Eliade,
dans son Traité d’histoire des religions,
parlait de hiérophanie.
Nous cherchons tous à pénétrer
ce qu’il appelait «la manifestation
du Sacré». Dans notre cas, le sacré
est entendu comme un voyage
dans les odeurs, les couleurs, les
images, les cultures de chaque
continent exploré. Seul, privé de
l’onde chevauchée par ma tribu,
mon équipe, je ne serais rien.
*http://www.magikmasks.com/

28 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
HISTOIRE
VelvetUnderground
Parmitouslestissusquelesartisansaufildessièclesontcrééspoursatisfaireauxexigencesvestimentaires
desgrandsdecemonde,ilenestunquiafascinélesroisetlespuissants:levelours.Ilrevientenforce
danslescollectionsautomne-hivermasculines.Retoursursonhistoire. ParAntonioNieto
De gauche à droite: Armani, Canali, Dolce & Gabbana, Dries Van Noten, Saint Laurent Homme, Givenchy.
PHOTOS: DR
En se promenant dans les
rayons homme des boutiques
de mode, on se demande
si l’hiver n’est pas
arrivé un peu trop vite, et
avec lui les vestes de velours
d’un Noël «made in England».
Le velours a une place à
part dans la vie des hommes: il rassure,
il chatoie, il adoucit les jours.
On le porte avec nonchalance,
sans trop se soucier de ses origines.
C’est dommage, d’ailleurs, car son
histoire est belle et complexe à la
fois. Comme celle de tous les tissus
précieux.
L’Inde, la Perse et la Chine se
disputent le privilège d’être les inventeurs
de ce «duvet de cygne»,
comme il est nommé dans l’Empire
du Milieu. Mais qu’a-t-il de
plus que les soieries précieuses
Sans aucun doute la magie d’une
tridimensionnalité qui lui est propre.
Le velours éveille plusieurs
sens à la fois: son toucher appelle
la caresse, et l’aspect mouvant et
chatoyant de ses poils fait vibrer la
couleur qui ondule comme une
mer de douceur moirée. C’est lui
que l’on convoque pour évoquer
la langueur d’une «voix de velours»,
l’approche feutrée d’un
«pas de velours» ou la légèreté
d’une «patte de velours». Autant
de métaphores qui expriment la
place sensuelle qu’il occupe dans
l’imaginaire.
Ce «velours», du latin vilosus signifiant
«velu», évoque les tissus
de laine que l’on grattait sur leurs
deux faces leur conférant ainsi un
aspect et un toucher «velus» à
l’instar de cette tunique de cavalier
iranien du IVe siècle provenant
des fouilles d’Antinoé en
Egypte et exposée au Musée historique
des tissus de Lyon. Ce n’est
d’ailleurs qu’au cours du XIVe siècle
que le mot «velours» ne se rapportera
plus qu’à l’étoffe de soie,
de laine ou de coton travaillée sur
des métiers dédiés.
Des étoffes du Ve siècle, en velours
polychrome bouclé par la
trame (lire ci-dessous),
ont été retrouvées
en Egypte
copte (MHT. N°
24410), témoins
d’un passé oriental
riche pour cette
étoffe que les
grands voyageurs
du Vieux Continent découvraient
avec émerveillement. Les premières
traces de la fabrication du velours
en Europe ne remontent
qu’aux XIIIe et XIVe siècles. Selon
L’Encyclopædia Universalis, «on
sait que, déjà, en 1347, le Grand
Conseil de Venise autorisait les veloutiers
à se constituer en corporation
et que, dès le XVe siècle, la
maîtrise des tisseurs veloutiers
italiens était très grande.» Le velours
des chasubles, provenant du
trésor de l’église Saint-André à Cologne,
peut-être tissé dans l’un des
premiers ateliers italiens, en est la
preuve.
L’Italie est devenue le premier
pays exportateur de velours avec
des ateliers à Lucques, à Venise
puis à Gênes, à Florence ou à
Sienne. L’Europe s’arrache ce velours
de soie devenu un signe extérieur
de noblesse et de richesse
jusqu’à faire l’objet d’une réglementation
spéciale imposée par
le sénat de Venise en 1334. Ces lois
somptuaires qui déferleront dans
toute l’Europe et en France édictaient
que ce tissu ne soit porté
que par la noblesse, le clergé et
certaines catégories sociales privilégiées.
Montaigne dans les Essais
(tome 1 chap. XVIII) décrit avec
acidité les restrictions qu’elles imposaient
au milieu du XVIe siècle:
«… Car, ainsi dire qu’il n’y aura
que les princes qui mangent du
turbot et qui puissent porter du
velours et de la tresse d’or et l’interdire
au peuple, qu’est-ce autre
chose que de mettre en crédit ces
choses-là et faire croître l’envie à
chacun d’en user.»
Louis XIV fera du velours de
couleur rouge l’emblème de sa
L’Inde, la Perse et la Chine
se disputent le privilège
d’être les inventeurs
de ce «duvet de cygne»
toute-puissance. C’est sous son
impulsion que Colbert donnera
alors à la production française de
soieries les moyens de concurrencer
l’Italie. Lyon s’impose au
XVIIIe siècle aussi bien sur le plan
technique que stylistique puis suivent
Paris, Tours et Montpellier
avant que l’Europe du Nord ne
s’empare, elle aussi, de la production
de velours.
Le prix de ces somptueuses réalisations
de velours brodé limite
leur utilisation aux courtisans et
privilégiés de l’entourage royal.
Daniel Roche indique dans son
étude sur le vêtement à l’époque
moderne qu’«à l’époque de Louis
XIV, les noblesses qui bénéficient
des pensions et dons du roi sont
les seules à pouvoir suivre le
rythme de consommation équivalant
à celui des princes de sang,
Orléans, Conti, Condé et tous les
légitimés, et les ducs et pairs».
Le règne de Louis XV voit naître
les velours pastel aux teintes étonnantes:
bleu pâle, jaune paille ou
vert amande dans lesquels l’aristocratie
fait tailler ses habits rebrodés.
Considéré à juste titre
comme l’apanage des privilégiés
et le symbole de l’injustice sociale,
le velours tombera en désuétude
jusqu’à la Révolution française.
C’est l’Empire de Napoléon qui lui
redonnera toutes ses lettres de noblesse,
l’empereur ayant lui-même
compris l’intérêt d’arborer ce tissu
au passé si glorieux. Ingres immortalise
l’empereur en costume
d’apparat en velours rouge rebrodé
d’or, le grand manteau est
de velours pourpre doublé d’hermine
et rehaussé de palmes
d’acanthe et d’abeilles d’or, symboles
du nouveau
régime. Une hiérarchie
des couleurs
dans le velours est
instaurée comme
nous l’indique Le velours
ou la force de la
douceur, sous la direction
de Claude
Fauque, éd. Syros dans le chapitre
«en habit de velours»…: «Les maréchaux
sont vêtus de velours bleu
foncé, brodé de feuilles de chêne
et de lauriers d’or, et chapeautés
de toques de velours noir ornées
de plumes blanches; le Grand
chambellan porte le velours écarlate,
le Grand maréchal du palais,
le velours amarante; le Grand
écuyer, le velours bleu pâle et le
Grand maître des cérémonies, le
velours violet.»
Les velours lisses et côtelés deviennent
très en vogue au
XIXe siècle; la nouvelle classe dirigeante
est séduite par cette étoffe
historique qui convient pour les
réceptions données dans les cours
européennes mais aussi pour les
réceptions dans les salons privés,
lors des bals mondains et des
spectacles parisiens.
Depuis, le velours a su, grâce
aux mutations techniques de l’industrie
du textile, se démocratiser
à l’instar de la société. Beaucoup
moins coûteux que le velours de
soie, le velours de coton a contribué
à cette diffusion.
Cet hiver, l’étoffe des puissants
a retrouvé une place dans la
garde-robe masculine et a investi
les podiums. D’une élégance sans
faille chez Brioni dont le costume
de velours noir est sublimé par un
effet feuillage ton sur ton, il devient
outremer profond sur la
veste col châle du costume trois
pièces de Smalto. Tout aussi élégant
mais empreint de fantaisie,
le costume slim d’Etro anthracite
ou lie-de-vin se porte comme un
smoking avec ceinture satin et
nœud papillon canari ou cognac.
Canali le décline en vieux rose sur
une veste croisée et pantalon gris
perle. C’est aussi une veste croisée
noire que Dolce & Gabbana ganse
de satin, elle est assortie d’un pantalon
patchwork gris et noir. Dries
Van Noten donne une vision plus
sport avec cette veste un bouton
vert forêt, portée sur un pull à col
roulé et un large pantalon de flanelle
noire. Carven supprime le
col et les boutons de sa veste de
costume en velours noir pour un
effet très dandy. Certains
brouillent les codes: Armani marie
une coupe de veste sport à un
velours de soie marine profond et
Jean Paul Gaultier une redingote
très classique en velours noir à
une tenue de jogging aux impressions
anglicisantes.
Que l’on soit prince, baroudeur
ou dandy, l’hiver sera précieux.
> Qu’est-ce que
le velours
Dans la revue L’Œil de janvier 1996, le
spécialiste et commissaire d’exposition
suisse Hans Christoph Ackermann
explique l’impressionnante
complexité de la réalisation de ce
tissu précieux: «Les fils-poils qui forment
le relief du velours sont des fils
de chaîne (verticaux) ou des fils de
trame (horizontaux) supplémentaires.
Ce relief est obtenu par des
«fers» introduits sous les fils qui doivent
former le «poil». On peut retirer
le fer sans couper les poils, ce qui
produit le velours bouclé ou couper
les boucles dans une rainure de fer:
on a alors le velours coupé. Les deux
techniques peuvent être appliquées
dans le même velours, qui est alors
appelé «ciselé» donnant un effet bicolore
dû à la plus grande réflexion
de la lumière des parties bouclées.
De nombreux velours comportent
des parties sans poils donc lisses ou
«à réserve», ce qui enrichit le dessin
du velours, agrémenté parfois de fil
d’or ou d’argent.» A. N.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 29
IMPRESSIONS
L’artaucorps
L’émotionquefontnaîtreunmessageartistique,
unephoto,uneœuvred’art,unpoème,portéàmême
lecorps,estunenouveautédansledomainedelamode
masculine.Cethiver,lamodemasculineestporteuse
desens.Revuededétail. ParAntonioNieto
Antonio
Marras
Lanvin
Raf Simons
Alexander
McQueen
Carven
Phillip Lim
Givenchy
PHOTOS: DR
Jean Paul Gaultier
Iceberg
MSGM
Dolce
& Gabbana
Pendant des décennies, le
T-shirt a été cette seule
feuille blanche sur laquelle
on a pu tout imprimer,
tout exprimer.
Vecteur de message et
d’images, il a généré une multitude
d’interactions entre celui qui
le porte et celui qui le regarde.
Mais rares sont les exemples qui,
dans le monde de la couture masculine,
ont exprimé message plus
profond qu’une coupe revisitée,
qu’un tissu exceptionnel ou
qu’une couleur osée.
En cette saison automne-hiver
2014-2015 certains créateurs libèrent
la poésie et l’instillent avec
grâce et sensibilité dans l’univers
masculin. Timidement mais avec
assurance, ils arpentent la voie
qu’ont tracée les grands de la
haute couture, ces tissus dessinés
par Dufy pour Poiret ou ces créations
surréalistes de Dalí pour
Elsa Schiaparelli. Mais c’est l’engagement
des créateurs qui, dès
les années 90, va faire évoluer la
mode et la rendre plus conceptuelle,
telle une robe de Katherine
Hammett en 1998 faite de t-shirts
recyclés au slogan militant
«choose life».
La frontière qui sépare l’art de
la mode va en s’amenuisant. Dans
l’univers de la mode masculine,
disons que ce mouvement est un
peu plus lent. Le pop art dans les
années 60 avait pourtant inspiré
des créateurs comme Pucci et ses
cravates aux couleurs vives et aux
motifs géométriques ou abstraits
dont le succès fut immédiat. Mais
il ne fut guère suivi.
Les choses changent et cette
saison, on a pu voir défiler sur les
podiums de nombreux vêtements
porteurs de sens.
C’est dans cet esprit que Lanvin
a travaillé certains modèles de sa
collection masculine pour
l’automne-hiver 2014-2015: «Les
derniers passages soufflent un esprit
surréaliste, mettant en scène
des éléments du corps sans identité,
symboles de l’effacement des
personnalités. Sous forme d’applications
de satin en deux dimensions,
ils sont cousus sur des
sweat-shirts ou des t-shirts. Evoquant
Matisse ou Picasso, une
main monochrome enlace la taille
d’un haut et remonte vers l’épaule
zippée. Tandis qu’un visage au
profil graphique, sculpté dans un
satin coloré, rehausse l’architecture
d’un sweat-shirt, souligné au
col de petites mains en métal laqué
bleu», note le directeur artistique
de la ligne masculine Lucas
Ossendrijver.
Riccardo Tisci pour Givenchy indique
que «c’est la sobriété et la
géométrie du mouvement Bauhaus
qui parcourt la collection, il
en résulte des imprimés abstraits»
Jean Paul Gaultier, quant à lui, a
retrouvé une broderie dans ses archives,
de la collection femme
automne-hiver 2001-2002 baptisée
«Puzzle». Il s’agissait d’une broderie
de perles sur soie, que le créateur
a voulu rendre plus
contemporaine, en la travaillant
cet hiver en version imprimée sur
T-shirt, voire un peu brute avec une
version en «maille» à points lancés.
La palette
de Gerhard Richter
MSGM s’inscrit dans une démarche
plus écologique voire philosophique.
Comme le souligne Massimo
Giorgetti, directeur artistique de la
maison, «la collection «pamplemousse
et cactus» est empruntée à
la nature, déclinée en broderies,
impressions et tricots. Les feuillages
sont inspirés de ceux que l’on
trouve en décoration d’intérieur.
Les images iconiques de MSGM ont
été retravaillées, imprimées sur les
T-shirts, les sweaters ou même du
mohair. Des messages et des mots
ont été tissés sur du gros-grain, de
la popeline ou du jersey: des phrases
poétiques ou d’amour, noir sur
fond blanc». Pour cette collection,
Massimo Giorgetti s’est également
inspiré de la palette du peintre allemand
Gerhard Richter, «ses couleurs,
les peintures spatulées, les
effets griffés ou marbrés, les surfaces
coulées qui ont donné naissance
à des tissus créés à partir de
ces éléments». Il a également puisé
dans l’œuvre de deux peintres italiens:
Darius Catellani, «ses photos
de «beauty», en blanc et noir qui
deviennent des impressions au
pigment» et Luca de Gaetano. «J’ai
travaillé avec ces deux artistes italiens
qui vivent aux Etats-Unis en
superposant leur art. C’est ainsi
que sont nées les impressions de la
collection automne-hiver 2014-
2015.»
Sarah Burton, pour Alexander
McQueen, s’est aussi inspirée d’un
photographe: «La palette de couleurs
de la collection vient des photographies
de John Deakin ayant
pour modèle Lucian Freud le peintre
et Olivier Bernard le poète. Elles
sont imprimées sur les t-shirts et
tissées au dos des manteaux de
soie. Les mots d’Olivier Bernard extraits
de ses Peace poems sont brodés
sur les manteaux et le col des
chemises.»
L’histoire nous est contée
Dolce & Gabbana ont exploré leur
propre histoire et l’expliquent à
deux voix. «Cette année, nous
avons voulu nous aventurer dans
un territoire qui nous était étranger,
explique Domenico Dolce, en
nous penchant sur l’histoire de la
domination normande en Sicile.
Nous avons essayé de comprendre
comment ce peuple du Nord avait
influencé la Sicile tant au niveau
artistique, architectural, que culturel
ou coutumier.» «Nous avons
étudié l’histoire des rois, analysé
les dessins et les lithographies de
la période», poursuit Stefano Gabbana.
«L’illustration qui nous a le
plus fascinés est celle de Frédéric
II, souligne Domenico Dolce. Un
roi couronné très jeune, à 14 ans
seulement mais qui a apporté de
grands changements en Sicile tels
que l’unification linguistique. Il
aimait l’art en général et s’évertuait
à le faire connaître. Il nous a
transmis son envie de découvertes
et son ouverture aux nouvelles
cultures. Nous avons traversé, avec
les directeurs de collection, ces
différentes périodes: les guerres
de religion mais aussi l’architecture
des châteaux et des forteresses,
car cette période sombre de
l’histoire a été florissante du point
de vue architectural. Nous nous
sommes inspirés, entre autres
choses, du palais des Normands
de Palerme. Nous avons voulu
faire nôtre un monde que nous
connaissions peu mais auquel
nous étions liés. Nous avons représenté,
dans les impressions
textiles, l’histoire, comme s’il
s’agissait d’un feuilleton. Nous
avons décidé ensemble des images
à utiliser sur les chemises, toutes
peintes avec les cuirasses, les
palais, les églises et les rosaces gothiques,
pour que le résultat soit
tridimensionnel. Il ne s’agit pas
d’impressions mécaniques à jets
d’encre mais de véritables peintures
gravées sur les étoffes. Nous
avons tenté de faire des expériences
nouvelles!»
C’est la même passion pour les
nouvelles méthodes de création
que l’on retrouve dans la collection
de Miharayasuhiro: «Les pullovers
sont réalisés en jersey 3D et
les impressions de suiboku-ga en
peinture à l’eau et encre. L’artiste
Kentaro Udaka a dessiné les fleurs
en s’inspirant de la technique japonaise
Sumi-e (peinture à l’encre
monochrome). Kentaro Udaka a
passé quatre mois à reproduire en
Sumi-e l’image de quelques-uns
des artistes japonais les plus reconnus.»
Entre uniforme et superhéros
Bruce Wayne, le millionnaire de
Gotham City à la double personnalité,
a été l’inspiration de la collection
automne-hiver 2014-2015
d’Iceberg. Federico Curradi, son
designer, qui explique ainsi cette
étonnante approche: «C’est une
mode qui exprime la bascule entre
classicisme et modernité à l’instar
du style de Wayne: uniforme classique
le jour et armure de superhéros
high-tech la nuit. On perçoit
cette mixité dans le traitement des
tissus comme ce prince-de-Galles
qui se transforme en Impressions
3D. Le masque de Batman est
fondu avec le David de Donatello
sur des tricots ou des manteaux
qui sont enrichis de matières nouvelles
comme le néoprène ou le
nylon.»
Antonio Marras s’exprime en
poète qui lance des vêtements sur
le podium comme on jette des vers
sur une feuille blanche: «Le vêtement
est pour moi une feuille sur
laquelle on écrit, un ensemble organisé
de signes, comme un code
secondaire que l’on respecte ou
transgresse. Le travail du poète
m’attire, il refuse les règles et viole
les codes. Il exprime l’indicible. Je
travaille avec les morceaux de tissus
comme le poète avec les mots.
Une collection, c’est une histoire
que l’on déroule avec un incipit
puis un schéma narratif que des
rencontres fortuites, un fait banal,
une image, un objet, une musique,
une lettre ou un film nourrissent.
Des traces de vie qui s’expriment
sur les vêtements.»
Cet hiver, le vêtement masculin
n’exprime plus seulement l’appartenance
à une classe sociale ou l’intérêt
pour un certain code vestimentaire.
Il entraîne l’homme qui
le porte dans une voie plus engagée
et lui ouvre les portes d’une
garde-robe qui a des choses à dire,
des émotions à transmettre, beaucoup
d’histoires à raconter.

30 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
ÀSUIVRE
AmishBoyish,
àl’endroitcommeàl’envers
Unecollectioncapsuleformelabasesur
laquellesebâtitunenouvellemarquelancée
parunduodeParisiennescréatrices,artistes,
touche-à-tout:NadègeWinteretDyane
deSerigny.Quelquespiècesquijouent
surladualitédumasculin/féminin,
duprécieux/casual,quiseportentàl’endroit
commeàl’envers,parelle,parlui,etviceversa.
ParLilyTempleton
PHOTOS: DR
AmishBoyish, un
nom en deux
temps, comme
pour marquer à la
fois la dualité qui
préside à la création
d’une toute nouvelle marque parisienne
imaginée par Nadège Winter
et Dyane de Serigny. Un brin
mystérieux, et pourtant, il annonce
d’entrée de jeu ses ambitions.
Amish, comme une ode à la
pureté, presque une austérité qui
résonne comme un retour aux
sources. En parallèle à ce mouvement
vers le catégorique, s’en esquisse
un plus doux, et sans doute,
plus complexe. Voilà le – ish, cette
terminaison typiquement anglophone
et qui traduit un flou,
comme un espace laissé en suspens.
Un à-peu-près Non, plutôt
une permission que l’on s’accorderait
pour ne plus se cantonner aux
étiquettes qui sont devenues la
classification Dewey de notre société
en mal de repères véritables.
La carrière de ces jeunes créatrices
ne se résume pas à Amish-
Boyish. La première fait partie de
ces inénarrables touche-à-tout de
génie, dont on cite les réussites
comme autant de trophées et qui
fonctionnent à l’instinct de ce qui
fera vibrer l’Autre. Paris lui doit l’incontournable
BrunchBazar, rendez-vous
dominical devenu culte
dans les sphères branchées. La seconde
est une artiste aux fulgurances
créatives aussi expansives que
variées, un univers rendu multidimensionnel
par la diversité des
supports où elle excelle. A elles
deux, elles représentent cette génération
de jeunes gens en yin et
yang, à la fois bâtisseurs et apprentis
de leurs âmes.
Tout est parti d’une rencontre.
Les deux jeunes femmes se retrouvent
autour d’un dîner. Un instant
(«un super moment»), un déclic
(un SMS envoyé le lendemain: «Et si
on montait une marque ensemble»)
et comme une évidence, un
nom: AmishBoyish était né, incorporation
d’un terme inventé par
Nadège pour décrire son style personnel
plein de dualité. «Un mix
masculin/féminin, casual et élégant,
street et couture, oversize et
broderie anglaise, chemise
d’homme et robe hippie», le décritelle.
Traduire en confection notre
Photo centrale: Nadège Winter (à gauche) et Dyane de Serigny entourées de modèles de leur collection
capsule AmishBoyish.
époque dangereusement faite de
tous les possibles et face à laquelle
on ne peut qu’opposer une certaine
bienveillance envers soi exige à la
fois de la mutabilité et de la rigueur.
Dualité, encore.
A l’image de ces sœurs de cœur
qui se sont inventé un syllabaire
d’une simplicité qui semble couler
de source, leur première collection
– une capsule serait plus exacte –
exprime en concentré toute l’esthétique
qui est la leur, ce mélange
subtil entre féminité et fonctionnalité.
Un bombers, un teddy, un
sweatshirt et un t-shirt, uniquement
quatre pièces qu’elles présenteront
dans les semaines à venir à
Paris, mais chacune réversible,
comme pour exprimer les renversements
de situation d’une vie
d’aujourd’hui.
Elles ont pioché dans le vestiaire
infini de leurs souvenirs ce sentiment
d’une culture «casual», d’un
habillement devenu plaisir et non
contrainte codifiée, auquel s’ajoute
la digestion mutuelle des codes du
luxe et de la rue. A la manière des
outils 2.0 de ce début de millénaire,
tout n’est qu’affaire de configuration.
Alors les propositions
d’AmishBoyish font bon usage
d’une belle laine et de soies voluptueuses,
de coupes sans fioritures
opposées à la flamboyance d’un
Nudie Cohn. S’il ne fallait retenir
qu’une seule notion, c’est qu’il n’y a
plus uniquement un vestiaire par
occasion, mais qu’un vêtement
aura dorénavant, tout comme son
propriétaire, plusieurs vies dans
une journée, une saison ou un moment.
Vivre à l’endroit comme à
l’envers, et qu’intérieur comme extérieur
rivalisent de beauté.
Ce genre d’idée, semble-t-il, se
développe quand on fait face à un
échauffement incontrôlé de ce
bouillon de culture qu’est la mode,
à la croisée entre tendances vidées
de sens et pression commerciale.
Pour elles, le meilleur condiment
d’une tenue reste la personne qui le
porte. «Je crois que sans vouloir disparaître
dans la foule avec un vêtement
anonyme, on ne souhaite pas
forcément non plus disparaître
dans un vêtement hystérique et ostentatoire.
Cependant je reste persuadée
qu’au-delà du vêtement,
c’est l’individu qui le porte qui le
singularise. Une chemise blanche,
un jean basique, une silhouette
noire peuvent avoir évidemment
une allure démentielle dès qu’ils
sont intelligemment portés», affirme
Nadège. Alors pour habiller
ces personnalités et vies mosaïques,
il fallait un écrin élégant aux
lignes pures. Ici, malgré la simplicité
apparente, les détails foisonnent
pour plaire en premier lieu à
celle qui porte ces vêtements. Ou
celui qui les volera dans le placard
de sa fiancée, glisse Dyane. Il ne
faudrait pas croire qu’Amish-
Boyish soit encore une bouture de
ce foisonnement «normcore» aux
vêtements dénués de tout charme
apparent (lire p. 59). Jamais elles
n’ont cédé à l’appel de cette mode
minimale et banale. Au contraire,
leurs pièces possèdent certains de
ces petits détails qui font l’allure et
qu’elles ont transcrits dans un
choix pointu de matières et une
juste expression des formes. «La
beauté des matières et la façon»,
répond Dyane, quand on lui demande
ce qui différentie «une
pièce» d’un vêtement consommé
et oublié. «Ce projet est apparu
comme un besoin très subjectif et
instinctif de fabriquer une idée et
de la rendre vivante.» Vivante, partageable,
précieuse, casual, à l’envers,
à l’endroit, une idée que l’on
peut s’approprier. Nous avons tous
quelque chose d’AmishBoyish en
nous.
Note: Dès septembre, la ligne sera
vendue dans les concept stores
Colette à Paris et Super A Market
à Tokyo. La vente online viendra
étendre le réseau de distribution.
>> Retrouvez les animations
sur www.letemps.ch/mode

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MODE
TheLadies
oftheRing
Photographies, réalisation et stylisme
Buonomo & Cometti

JUERGEN TELLER
Une série originale de photographies réalisées par
ANNIE LEIBOVITZ, JUERGEN TELLER et BRUCE WEBER
En vente exclusivement dans les magasins Louis Vuitton. Tél. 022 311 02 32 louisvuitton.com

BRUCE WEBER

36 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PORTFOLIO
En page 33:
Mariem: robe en tulle strech avec applications cuir Anne Sofie
Madsen. Manteau en cashmere de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015 Chloé. Cuissardes en cuir Fendi.
Lea: veste en laine bouillie
de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015 Céline.
Gants en cuir à franges Lanvin.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 37
PORTFOLIO
Robe matelassée en soie de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015 Dior.
Bottes à lacets en cuir Christian Louboutin.
Longs gants en cuir Causse.

38 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PORTFOLIO
Long manteau en tweed et cachemire pastel
de la collection prêt-à-porter automne-hiver
2014-2015 Chanel. Longs gants en cuir et daim
Causse. Cuissardes en daim noir Gianvito Rossi.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 39
PORTFOLIO
Veste en cuir ornée d’applications
de broderies de la collection
prêt-à-porter automne-hiver
2014-2015 Balmain.

40 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PORTFOLIO
Lea: veste trapèze en cachemire noir avec ceinture de la collection prêtà-porter
automne-hiver 2014-2015 Hermès. Pantalon à zips en laine de
la collection prêt-à-porter automne-hiver 2014-2015 Dries Van Noten.
Double bague en or Dauphin. Bottines en daim Francesco Russo.
Mariem: robe en épingles et sous-robe en soie
de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2014-2015
Paco Rabanne. Longs gants en cuir Causse.
Cuissardes en daim Gianvito Rossi.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 41
PORTFOLIO
Robe en velours de soie noir
ornée de boutons bijoux de la collection
prêt-à-porter automne-hiver
2014-2015 Saint Laurent.

42 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PORTFOLIO
Lea: longue robe avec bustier en python coloré et col
brodé de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2014-
2015 Givenchy. Long manteau en soie de la collection
prêt-à-porter automne-hiver 2014-2015 Aganovich.
Guillaume: pull ficelle en nylon
macramé de la collection automne-hiver
2014-2015 Givenchy Homme.
Pantalon privé.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 43
PORTFOLIO
Lea: mini-robe brodée de cuir, perles et métal de la collection prêt-àporter
automne-hiver 2014-2015 Versace. Blouson en soie à zips
de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2014-2015 Dries Van
Noten. Longs gants en cuir Causse. Cuissardes en daim Gianvito Rossi.
Mariem: ensemble en satin de soie orné de plumes
de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2014-2015
Lanvin. Longs gants en cuir Causse. Bracelet en or jaune et or
rose David Yurman. Cuissardes en daim Gianvito Rossi.

44 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
PORTFOLIO
Pantalon fuselé taille haute en laine de la collection prêt-à-porter automne-hiver
2014-2015 Aganovich. Manteau en soie imprimée de la collection prêt-à-porter
automne-hiver 2014-2015 Yohji Yamamoto. Longs gants en cuir, Causse.
Manchettes en or Louis Vuitton Joaillerie. Bottines en daim Francesco Russo.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 45
PORTFOLIO
Ensemble en poulain et boots
en cuir à lacets, le tout de la collection
prêt-à-porter automne-hiver
2014-2015 Azzedine Alaïa.

46 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
TALONPOINTE
FrancescoRusso,
surlesailesdudésir
FrancescoRussoadessinépendantvingtansdeschaussurespourlesgrandsnomsdelamode.
Fin2013,ilalancésapropremarque.AdmirateurdeFerragamoetdelaRomeantique,ilveutrevenir
àuntravailartisanaletcréerdessouliersquisoientàlafoisd’aujourd’huietdetoujours.Rencontre.
ParIsabelleCerboneschi,Paris
rencontrait ses clients. J’essaie de
retrouver une proximité avec mes
clientes, créer une relation intime,
directe avec elles pour les
comprendre. Je fais ce travail pour
les femmes, pas pour moi-même.»
«L’âme de la mode c’est un style.»
en janvier
dernier, à Paris.
En passant dans
la rue de Valois, si
l’on prêtait suffisamment
atten-
C’était
tion à la vitrine d’une boutique qui
n’existait pas deux mois auparavant,
on pouvait découvrir des
chaussures dotées d’une paire
d’ailes. Des souliers propres à mettre
l’imagination en marche. Une
deux, une deux. Comment ne pas
penser à Mercure, le messager des
Dieux Quel effet cela fait-il d’avoir
des pieds ailés Pousser la porte
Essayer Sauf que la nuit, les portes
sont fermées. L’envie de découvrir
le créateur caché derrière ces
chaussures qui semblaient invoquer
les légendes des Dieux et des
héros de l’Antiquité est née ainsi,
pendant les heures de fermeture.
Ce créateur s’appelle Francesco
Russo.
Il n’est pas inconnu dans le
monde de la mode: depuis 1996, ce
créateur italien dessine des souliers.
Il a commencé en 1996 pour
Costume National, puis les mandats
se sont enchaînés: Miu Miu,
Yves Saint Laurent, époque Tom
Ford puis Stefano Pilati (on lui doit
les fameuses sandales à cerises, les
bottines Cage, les mocassins
Jeanne à talons), et enfin en 2000, il
fut nommé directeur artistique de
Sergio Rossi. Beau palmarès. On reconnaît
sa signature d’ailleurs,
sorte de pont entre passé et présent.
Face à ses chaussures, on peut
établir quelques filiations subtiles
avec des pièces appartenant à l’histoire
du costume.
Francesco Russo sait ce qu’il doit
au passé, il connaît ses classiques. Il
n’est pas étonnant qu’il dise vouer
une admiration indéfectible à Salvatore
Ferragamo. On le
comprend. L’homme était un génie
qui savait comprendre les besoins
DR
BUONOMO & COMETTI
Francesco Russo: «J’essaie de rendre visible le travail de la main. Ces mains qui plient, qui cousent, qui sculptent.»
de son époque. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, il a instillé du
rêve dans une page de l’histoire qui
n’était pas un terreau propice aux
songes heureux. Il a su transformer
tous les moins (peu de matière première,
peu de moyens, peu de sécurité)
en plus. Faire du glamour avec
du rien. Transmuter le plomb en or
ou, plus modestement, donner de
la grandeur au bois, au liège, au
rafia, au chanvre, au caoutchouc,
aux résines synthétiques, utilisant
ces matériaux «pauvres» pour créer
des souliers somptueux qui pourraient
être affiliés à la fois à l’arte
povera et au baroque…
Mais revenons à Francesco
Russo et ses chaussures ailées: ce
qu’il est, ce qu’il fait, ses désirs, son
projet, autour de quelques mots.
Artisanat
«A travers mes créations, j’exprime
mes obsessions. L’idée d’artisanat
est au cœur de mon projet.
J’essaie d’exprimer tout ce qu’il y a
derrière une paire de chaussures:
le travail de la main que j’essaie de
rendre visible. Ces mains qui
plient, qui cousent, qui sculptent.
C’est un projet très nostalgique. Je
voulais ralentir le processus de
création. Prendre le temps qu’il
faut pour essayer la peau, la
forme. Retrouver un rythme de
création plus humain. C’est le début
mais aussi la continuité de ma
carrière: cela fait vingt ans que je
crée des chaussures. Dans cette
nouvelle aventure, je me retrouve
plus du coté des artisans et des
cordonniers que du côté des marques
de niche. Mes chaussures
n’ont pas la volonté d’être des objets
de mode.»
Admiration
«Salvatore Ferragamo, c’est mon
idole dans le domaine de la chaussure!
Avec d’autres grandes personnalités
bien sûr. J’ai toujours
été fasciné par son histoire. Ce petit
homme qui a commencé dans
les années 20, qui fabriquait ses
chaussures avec ses mains, qui allait
les vendre avec sa valise, qui
Intemporalité
«Une chose fondamentale, dans
mon projet, c’est la volonté de ne
pas créer en termes de «saison», de
«tendance», mais de penser
«style». La mode dure six mois. Le
style dure toujours. Il est intemporel.
Quand j’aborde mes collections,
j’éprouve une intimité avec
le produit. J’y mets peut-être trop
d’émotions. Et le fait qu’une collection
puisse n’avoir qu’une durée
de vie de six mois, je ne peux
pas l’accepter! Une chaussure
Francesco Russo, j’aimerais qu’elle
soit moderne aujourd’hui, mais
aussi dans dix ans. Parce qu’il y a
une recherche de lignes, de proportions,
de formes, qui vont audelà
de l’idée de tendance. Et cela
se traduit à travers des produits
que l’on retrouve de saison en saison,
dont on change les couleurs,
ou les matières, ou pas, parce que
ce sont des classiques. C’est difficile
de créer un classique. C’est un
travail en profondeur et non pas à
la surface des choses.»
Plaire/Ne pas plaire
«Une des raisons pour lesquelles
j’ai décidé de créer ma marque
Choisir ma place. Aujourd’hui, la
tendance, c’est faire plaisir à tout
le monde et réaliser un certain
chiffre d’affaires, parce qu’il faut
faire tourner le business. Ma volonté
n’est pas de plaire à tout le
monde. Bien sûr, j’adorerais que
tout le monde aime ce que je fais,
mais ce n’est pas possible parce
que chacun a une personnalité,
des désirs différents. Il était important
que je trouve mon expression.
Et les femmes qui y seront
sensibles viendront acheter des
chaussures chez moi.»
Ennui
«Je suis un gémeaux, je m’ennuie
au bout de dix secondes. Quand je
fais une chose, trois jours après ça
ne va plus: je veux déjà la changer.
Pour créer ma collection, j’avoue
que c’est un vrai challenge. Une
des questions que je me pose
quand je crée un modèle, que je le
regarde, que je le fais déposer,
c’est: est-ce que je le porterais Et
si oui, dans quel contexte»
Hybridation
«L’idée de cette paire de chaussures
avec des «ailes», comme vous
dites, (photo p. 47) m’est venue en
faisant des croquis. Il y a plusieurs
éléments dans cette chaussure.
Pendant que je la dessinais, je recherchais
quelque chose de plus
graphique qu’un escarpin. A force
est sorti ce derby déstructuré un
peu bizarre dans sa forme qui est
aussi à la fois une bottine lacée et
un escarpin. Le derby, c’est la
chaussure masculine classique
par excellence. J’aime ce mélange
masculin/féminin.»

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Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 47
Un escarpin hybride
et ailé de la collection
printemps-été 2014.
Cambrure
«J’ai passé trois mois à travailler la
cambrure de mes souliers. Une
chaussure, c’est une architecture.
Quand vous bâtissez un immeuble,
vous commencez par les fondations
avec les piliers qui soutiennent
l’ensemble. C’est le talon
bien sûr qui soutient la chaussure,
mais c’est surtout l’arche. Et plus
l’arche soutient le pied, plus la
chaussure sera confortable. Avec
chaque hauteur de talon, il fallait
repenser l’arche. Il y a un temps
technique nécessaire pour faire
les choses et je veux pouvoir avoir
le temps qu’il faut.»
Talon
«La partie qui rattache le talon à la
chaussure s’appelle la couronne.
Tous les talons normalement sont
faits en ABS (un polymère thermoplastique
résistant aux chocs,
ndlr), avec une âme d’acier. Cette
matière plastique doit avoir une
certaine épaisseur pour être
clouée au soulier, or je voulais un
talon qui soit très fin au point d’attache
de la chaussure, comme si
celle-ci tenait sur un crayon.
Quand j’ai fait cette demande, la
première chose que l’on m’a répondu
c’est qu’il fallait faire le talon
totalement en acier. Le problème
de l’acier, c’est son poids: il
est beaucoup plus lourd que l’ABS.
Or les qualités essentielles d’une
chaussure, outre des lignes fines,
ce sont le confort et la légèreté. A
PHOTOS: DR
Modèle de la collection
automne-hiver.
la fin de la journée, cela se ressent.
En étudiant plusieurs possibilités
on a trouvé une manière de construire
le talon différemment, tout
en ayant la matière nécessaire
pour le clouer: en faisant à l’intérieur
de la semelle une sorte de
bouchon qui rentre à l’intérieur.
Quand la chaussure est terminée,
on ne le voit pas. Et la chaussure
reste très légère.»
Corps
«La chaussure, c’est comme une
prolongation du corps de la
femme. Il y a différentes manières
de faire des chaussures. On peut
les créer détachées du corps, mais
ce n’est pas ce que je recherche.
Mon but, c’est de voir la femme
qui porte mes souliers plus belle,
plus sensuelle, et ce n’est possible
que si l’on fait des produits qui se
collent au corps, qui deviennent
presque une partie de lui, qui soulignent
la ligne de la jambe.»
Commandes spéciales
«Je ne fais pas de sur-mesure, car
c’est hypercomplexe. Faire du surmesure,
cela signifie développer
une forme, une semelle intérieure,
un talon spécifiques pour une personne.
J’aimerais bien un jour. Mais
pour l’instant, on fait du «sur commande».
On peut réaliser tous les
modèles existant dans d’autres
matières: nous avons des matières
en stock disponibles dans un délai
très court. Mais si une femme souhaite
une chaussure en croco jaune
peinte à la main, c’est possible
aussi. On donne aux clientes la liberté
de s’exprimer à travers les
modèles selon ses propres envies.»
Culture VS Inculture
«Une nouvelle génération de trendsetters
ont fait d’eux-mêmes des
icônes, et ceci grâce à Internet,
grâce aux blogs. Mais pour la plupart,
ils ne savent pas ce qu’est la
mode, ils ne connaissent pas son
histoire. A part certains bien sûr:
au sein de la masse, à peine un sur
cent sort du lot. Pour parler de la
mode, il faudrait avoir fait des études,
avoir étudié l’histoire de la
mode, du costume, l’histoire de
l’art. Aujourd’hui, il suffit d’avoir
un iPhone, de se mettre un truc sur
la tête, un oiseau qui chante, une
chose étrange aux pieds, aller aux
défilés sans même avoir une invitation,
se faire photographier, poster
la photo sur un blog, avoir des followers,
et le jeu est fait. Et bien sûr
sans rien connaître à la mode! Et ce
sont ces gens incultes qui parlent,
qui jugent le travail de créateurs
qui ont travaillé pendant six mois
sur une collection, qui font ce travail
depuis des années Avec un
jugement qui tient en quelques
mots: «Cool», «Not cool», «Nice»,
«Not nice». Je n’ai aucun respect
pour ces gens-là, aucun! Il leur a
été donné un pouvoir à travers le
«rien». Tout a commencé avec
Anna dello Russo (Fashion director
at Large du Vogue Japon, journaliste
italienne au style extravagant, adulée
des blogueurs et qui dirige un
blog www.annadellorusso.com,
ndlr). Mais elle, elle a la légitimité
de se mettre en scène. Elle possède
la culture. C’est une vraie historienne
de la mode et du costume.
Elle a fait des études d’histoire de
l’art, de littérature, elle collectionne
les vêtements. Le problème,
c’est qu’elle a été suivie par une
masse de gens qui sont à des siècles
d’elle et de sa connaissance du milieu.
Et tout cela détruit l’âme de ce
métier magnifique: parce que critique
de mode, c’est un métier magnifique!»
En quelques dates
Francesco Russo
1974: Naissance en Italie.
1996: Dessine des lignes de
chaussures, de sacs et d’accessoires
pour Costume National.
1998: Dessine des lignes de chaussures
sous la direction de Fabio
Zambernardi pour Miu-Miu.
2000: Crée des souliers sous la
direction de Tom Ford puis de
Stefano Pilati chez Yves Saint
Laurent.
2008: Nommé directeur artistique
de Sergio Rossi.
2013: Crée sa marque
et ouvre sa première boutique
au 8, rue de Valois, à Paris.
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La métamorphose, une histoire Hermès
Sac « Oxer »
en crocodile mat,
taurillon Clémence
et veau Barénia
Escarpins en veau
et chèvre velours
Hermès à Bâle, Berne,
Crans-sur-Sierre, Genève,
Gstaad, Lausanne, Lucerne,
Lugano, St. Moritz, Zurich.
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50 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
ADDICTION
Dansleseffluves
decannabis
Pendantl’été,uningrédientrareenparfumerie,àl’évocationsubversive,s’estfaitunejolieplacesurlepetitthéâtreoff
delaparfumerie:lecannabis.Engénéral,onlefume,plusqu’onnelehume.Provocdeparfumeurs ParValérieD’Herin
On connaissait les
senteurs d’Opium,
lancé par Yves Saint
Laurent en 1977.
Un nom tellement
osé et avant-gardiste.
On connaissait l’huile de
chanvre et ses bienfaits en cosmétique.
Voici que la marijuana
s’empare des parfums intimistes
de la rentrée. Jusqu’ici, elle s’était
faite timide dans des jus exclusifs,
peu connus du grand public. En
Europe, il aura fallu attendre que
la maison Oxbow en 2008 ose surfer
sur un cœur de cannabis dans
Oxbow for men, un parfum pour
jeunes gens empreints de liberté
et d’embruns. L’année suivante,
une petite révolution de fraîcheur
pour homme qui ne se laissaient
pas aisément définir est arrivée
sur le marché. Son nom Jamais le
Dimanche, un parfum surprenant
et inclassable, unissant marijuana
et encens. Il a été pensé par
Pierre Aulas et le parfumeur Alberto
Morillas pour Egofacto. La
même année, Alessandro Gualtieri
crée Black Afgano chez Nasomatto,
une ode à la résine de cannabis.
Le résultat est aussi sombre
et résineux que Jamais le Dimanche
est frais et en envol. Encore
aujourd’hui, ces deux parfums
renvoient l’image d’un homme
qui refuse de se laisser formater.
Il aura toutefois fallu attendre
2013 pour qu’une parfumeuse italienne,
Silvana Casoli, qui a par
ailleurs créé l’eau de Cologne du
pape Benoît XVI, s’empare à nouveau
de cette note pour en faire un
parfum féminin et apaisant, appelé
simplement Cannabis (Il Profvmo),
à partir de fleurs de cannabis
naturelles.
C’est du haut d’une maturité
nouvelle que deux créateurs, en
cette rentrée, continuent à explorer
les facettes de cette note subversive.
Ils intègrent le cannabis à
des parfums pour des hommes et
des femmes qui ont définitivement
les pieds sur terre. On ne
provoque plus. On ne joue plus
l’ambiguïté. On assume ce que
l’on est.
Si la marijuana, dans les
compositions olfactives, se présente
essentiellement sous forme
de synthèse ou à base de notes
épicées, comme l’explique la parfumeuse
Aliénor Massenet, il ne
faut pas se méprendre. La reproduction
de synthèse conduit à des
résultats saisissants et trouble les
sens autant que le produit naturel.
Pour preuve, Jack, le premier
parfum de Richard E. Grant, sorti
sur le marché ce printemps, s’est
fait désosser, de l’emballage au
flacon, à la douane française.
Avait-il rendu fous les chiens Si
tel est le cas, c’est un pari gagné
pour l’acteur britannique. Il ne
songeait peut-être pas à nos amis
à poils et à crocs en créant Jack
mais il voulait indéniablement
créer un parfum «addictif» à la
hauteur de sa passion animale
pour les odeurs, un parfum qui
fait «roarrrrr» au débouché
comme il l’expliqua à la parfu-
meuse Aliénor Massenet, qui a
créé la fragrance, lors de leur première
rencontre.
Le second parfum flirtant avec
le cannabis, cette rentrée, s’appelle
Junky. Il s’inspire d’un roman
âpre pour aller vers le beau, l’essence
du soi. Sa créatrice nous explique
lors d’un entretien: «C’est
quand on est en paix avec soi
qu’on peut apprécier la compagnie
de Junky.»
Jack, en écho, est la réalisation
du rêve d’une vie, un tournant
majeur dans le cœur d’un homme
qui assume ses désirs. Et si l’on
peut respirer et s’asperger de ces
créations en toute légalité, ces
fragrances révèlent une addiction
décomplexée. Paroles de
créateurs.
JACK,oul’addictiondouce
L’acteur britannique
est un «senteur
compulsif». Il lance
son premier parfum
«Les fleurs sont de simples
prostituées pour les abeilles», déclamait
l’oncle Monty dans Withnail
and I, film britannique culte
qui révéla l’acteur Richard E.
Grant en 1987. C’est justement le
nez dans un buisson de gardénias
que l’acteur, vingt-six ans plus
tard, s’est enfin décidé à se lancer
dans la création d’un parfum, sur
les conseils de son amie Anya
Hindmarch, la célèbre créatrice
de sacs à main. «Richard E. Grant
est un senteur compulsif», nous
explique-t-elle. «Et authentique»,
ajoute-t-elle. «Il n’a jamais été un
suiveur. Il me semblait évident
qu’il devait créer ses propres parfums.
Jack, c’est Richard E. Grant
en flacon. Stylé, Britannique, élégant,
spirituel et original.»
Etait-ce si évident de se mettre en
flacon
Le Temps: Vous dîtes avoir été
mené par le bout de votre nez
toute votre vie. Comment
l’expliquez-vous
Richard E. Grant: J’ai grandi dans
le royaume du Swaziland en
Afrique du Sud-Est. Les roses, les
gardénias, les citrons, les fruits de
la passion poussaient en abondance
dans mon enfance, comme
la marijuana. Le climat subtropical
faisait ressortir toutes les
odeurs. Je sentais compulsivement
tout ce qu’il était possible
de sentir à cette époque et ne
comprenais pas pourquoi les
autres enfants ne faisaient pas de
même. Il n’y a rien de tel que de
humer son repas avant de le
manger et ensuite lécher son
assiette pour le sentir à nouveau,
non Aujourd’hui, je continue,
comme les animaux, à renifler
mes contemporains quand je les
croise.
Quelle importance ont les odeurs
dans votre carrière
Le métier d’acteur implique de
devenir très intime émotionnellement,
souvent même physiquement,
avec d’autres acteurs dans
de très courtes périodes de temps.
Rares sont les professions qui
permettent ainsi de sentir les
autres «en gros plan». Vous pouvez
revoir quelqu’un que vous
n’avez pas croisé depuis des années,
un autre acteur par exemple.
Dès que vous le sentez, votre
mémoire est inondée de souvenirs
plus profondément qu’avec
n’importe quel album photo.
C’est ce qui est brillant avec les
parfums.
C’est votre amie, la créatrice Anya
Hindmarch, qui vous a conseillé
de vous lancer et créer Jack. L’idée
de créer un parfum ne vous avait
jamais effleuré auparavant
Si, très souvent! Quand j’avais
10 ans, j’ai essayé de faire un
parfum en ramassant des pétales
de roses et de gardénias. Je les ai
fait bouillir dans de l’eau sucrée
et les ai enterrés dans des pots de
confiture au fond de mon jardin
pendant une semaine, espérant
que, par quelque alchimie, ils se
transforment en parfum. Je vous
laisse imaginer le résultat!
Par la suite, j’ai lu tout ce qui me
tombait sous la main concernant
les parfumeurs de métier. Jack
n’est en fait que la réalisation du
rêve de toute une vie.
Un rêve facile à réaliser
Des professionnels de l’industrie
du parfum m’ont clairement
conseillé de ne pas me lancer, car
je n’avais ni distributeur ni maison
de parfum pour me soutenir.
Cela leur semblait être un énorme
risque. Plus de 1000 nouveaux
parfums sont lancés sur le marché
chaque année. J’étais donc
loin de partir favori. Cependant,
Roja Dove, un parfumeur londonien
extraordinaire, m’a présenté
Catherine Mitchell, Business
development manager chez
International Flavors & Fragrances
Inc. (IFF), qui, à son tour, m’a
PIP
obtenu un rendez-vous chez
Liberty, à
Londres, qui a accepté de distribuer
Jack pour sa première année,
en plus de la création personnelle
d’un site de vente par
Internet. Catherine Mitchell m’a
ensuite présenté la parfumeuse
Aliénor Massenet, qui a travaillé
durant de nombreux mois sur
Jack à mes côtés. L’aventure pouvait
enfin commencer!
Comment lui avez-vous expliqué
ce que vous désiriez recréer
par l’odeur
J’étais très nerveux et excité à l’idée
de rencontrer Aliénor Massenet.
J’avais peur qu’elle ne me prenne
pas au sérieux mais elle ne s’est pas
étonnée quand j’ai sorti tous les
ingrédients de ma poche et que je
les ai posés sur la table, y compris
les feuilles de marijuana, en lui
expliquant le parfum que j’avais
imaginé. Ma nervosité s’est aussitôt
évanouie, comme si nous nous
connaissions depuis des années et
non depuis seulement cinq minutes.
A la fin de notre rencontre, elle
m’a proposé de travailler avec moi
et m’a dit: «La passion pour le
parfum ne peut être simulée.»
Parler avec quelqu’un de si érudit
en matière de parfum a été une
révélation pour moi.
Qu’avez-vous appris en créant Jack
Que je devais écouter les conseils
et les opinions de tous mais que
ce serait mon choix, au final, qui
compterait. Le parfum doit être
aussi individuel et unique qu’une
empreinte digitale. Je devais donc
rester vrai et authentique à chaque
étape.
Vous êtes-vous dit, à un moment
ou à un autre, que ce projet n’allait
pas marcher Avez-vous pensé
abandonner
En effet. J’y ai pensé quand j’ai
voulu faire déposer le nom de
Jack. J’ai reçu une lettre particulièrement
agressive de la part des
avocats d’une grande compagnie
américaine qui me menaçaient
de me poursuivre en justice parce
qu’ils prétendaient que Jack était
trop similaire au nom de l’un de
leurs parfums. Ils ont finalement
retiré leur plainte.
C’est ce qui a été le plus dur
Maîtriser les chiffres, les marges,
les coûts et les taxes. La comptabilité
n’a jamais été mon fort!
Quel conseil donneriez-vous à un
autre «scent-aholic» maintenant
que vous avez traversé tout
le processus de création
d’un premier parfum
Ne jamais abandonner son rêve,
se préparer à prendre un gros
risque et rester passionné, peu
importe ce qui arrive.
Jack, Richard E. Grant
Parlez-nous de Jack plus
intimement. Que représente
la marijuana dans ce parfum
Cet ensemble d’ingrédients –
limette, mandarine, marijuana,
clous de girofle, vétiver et absolu
de tabac – vit en moi depuis des
années. C’est un mélange de
notes hespéridées, vives et fraîches,
au côté des notes plus terreuses,
poivrées et sexy des
feuilles fraîches de marijuana. Les
notes de tête de Jack, la limette et
la mandarine, sont des évocations
de mon enfance mais la
marijuana, le poivre, le bois de
oud, l’absolu tabac, les muscs
blancs et la résine d’oliban sont
des notes plus sombres, plus sexy
qui se rapportent à l’adulte que je
suis devenu.
Que symbolise Jack pour vous
Le packaging représente une de
ces boîtes aux lettres rouges typiques
en Grande-Bretagne. Le
flacon est contenu dans une
pochette représentant le drapeau
de l’Union Jack, aux teintes légèrement
passées, avec une étiquette
de voyage attachée pour que le
parfum puisse être personnalisé.
Je voulais que la marque soit
typiquement britannique, instantanément
identifiable de loin.
Londres, pour moi, est une ville
extraordinaire. J’y vis depuis
trente-deux ans. Toutes les nationalités
et cultures y sont représentées.
Il y a plus de langues parlées
à Londres que dans n’importe
quelle autre ville et toutes vivent
sous l’Union Jack, le drapeau d’un
pays dans lequel l’individualisme
et l’excentricité sont acceptés et
célébrés. Donc, pour moi, les
couleurs et les ingrédients de Jack,
bien qu’issus d’un peu partout
dans le monde, sont britanniques
dans le sens où cette ville est
incroyablement cosmopolite.
Pensez-vous déjà à un second
parfum
Oh oui! Plusieurs! Si Jack se révèle
être un succès, j’espère me lancer
dans de nouvelles aventures
olfactives avec Aliénor.
Propos recueillis par V. D.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 51
ILLUSTRATION ORIGINALE DE STÉPHANE HERVÉ
Cannabis,
Il Profumo
Jamais le Dimanche, Egofacto
Black Afgano,
Nasomatto
Junky,
Jardins d’Ecrivains
JUNKY,ungoûtdeparadisartificiel
Parfum de mœurs,
cérébral, discret… La
nouvelle composition
de la créatrice Anaïs
Biguine pour Jardins
d’Ecrivains flirte avec
le cannabis, écrit une
nouvelle page dans
l’interprétation
de l’addiction et montre
que d’une époque
compliquée peut
naître un incroyable
sentiment de bien-être.
Le Temps: De quel désir
est né Junky
Anaïs Biguine: Le désir de prendre
en main un mouvement littéraire
qui diffère de ma période de
prédilection, le romantisme. Je
voulais me prouver que j’étais
capable d’aller au-delà. J’ai alors
décidé de m’attaquer à la «Beat
Generation» car ce mouvement
dépasse le simple mouvement
littéraire. Il a entraîné une véritable
révolution des mœurs dans
les Etats-Unis des années 50, qui a
rejailli sur l’art, la musique et a
transformé nos parents. Finalement,
nous sommes tous des
enfants de la «Beat Generation».
C’est ce que je voulais raconter
dans Junky.
Pourquoi ce titre, Junky
J’ai trouvé très intéressant d’aborder
cette période d’un point de
vue olfactif, en donnant à cette
composition le titre du premier
roman de William Burroughs,
Junky, et de raconter à travers ce
parfum l’histoire de la dépendance
olfactive, car l’influence du
parfum sur une personne peut
générer quelque part une forme
de dépendance. Il n’était pas
question de faire l’éloge de la
drogue mais de raconter le fait
que le parfum a la capacité de
nous mettre dans un état, bon
comme mauvais. Le nom Junky
est très fort, presque provocateur,
mais je n’ai pas voulu faire un jus
en fanfare, extravagant. Je trouve
que la dépendance est plus subtile
quand on part sur une mécanique
sourde qui nous accompagne
doucement. Je ne voulais pas
faire un parfum dérangeant, non
plus. Ni tortueux.
«Junky» est quand même le récit,
dur et sans concession,
d’un héroïnomane…
La recherche de quelqu’un qui a
besoin d’une substance illicite, à
l’époque de Junky, c’est aussi le
dépassement de soi. C’est pour
cela que toute la bande de Jack
Kerouac adorait les chamans, qui
se mettaient en transe pour
communiquer avec les animaux
et la nature. C’est le dépassement
qui vient servir une soif de
créativité. Cela ne se résume pas à
la destruction parce qu’on ne
s’aime pas. C’est aussi un moyen
d’explorer au-delà de soi. Quand
ANAÏS BIGUINE
on regarde l’existence de
Burroughs, c’est quand même
quelqu’un qui a fait quelque
chose de sa singularité! Il y a une
révolution qui est rude au début
de ce mouvement mais il finit par
en découler un bien-être très
«peace and love».
Comment construire une fragrance
qui raconte cela
Dans un premier temps, il y a la
fraîcheur. Comme on démarre
toujours un parfum avec la
fraîcheur, je ne souhaitais pas du
tout mettre des agrumes qui,
pour moi, venaient heurter les
bois. Le cannabis s’est imposé
naturellement. Il est venu donner
le rythme nécessaire et servir le
propos. Ensuite, j’avais très envie
de gardénia, une fleur crémeuse
qui n’était pas pour autant un
«cucul la praline» floral. Avec l’iris
et la violette, on est sur des fleurs
qui ont une dimension spirituelle
avant de retrouver des bois secs
très sensuels.
Est-ce que cette note de cannabis
est là pour servir l’addiction
Non, c’est plutôt un piège. Ce qui
raconte l’addiction dans cette
petite mécanique sourde, c’est le
mariage entre les fleurs crémeuses
et les bois secs. De toute façon,
quand on rentre dans l’univers de
William Burroughs, le cannabis,
c’est le verre de lait le matin. Le
cannabis, c’est l’effet de fraîcheur
qui va s’évaporer mais pas sans
avoir d’abord donné au préalable le
rythme. Ce n’est pas une note très
courante, le cannabis, mais elle
raconte très bien l’étrangeté
du propos.
Etait-il facile de raconter
cette histoire
C’est la première fois que je mets
autant de temps à sortir un parfum.
C’est parti d’une évidence,
comme les précédents, mais il
possède une structure assez
compliquée. L’équilibre est difficile
entre le floral et les bois secs.
Junky est très cérébral.
Vous a-t-il appris des choses sur
vous-même
Junky était plein de pièges en
réalité. Je ne me suis pas droguée
pour le faire mais il a fallu que
j’aille dans le dépassement pour
comprendre le mécanisme de ce
que pouvait être un parfum
comme lui. Je l’ai pensé très
compliqué mais, finalement, il
semble séduire de manière assez
universelle.
Cette universalité ne vient-elle pas
de ses côtés tout à la fois terriens
et aériens
Les bois, la mousse, l’oliban le
rendent terriblement terrien. C’est
l’image de On the road de Jack
Kerouac. Il a un côté très «cheveux
au vent». Ce n’est pas un parfum de
boudoir. Je trouve d’ailleurs que
c’est plus qu’un parfum. On peut
être obnubilé par le sillage qu’on
va laisser avec, mais Junky est plus
égoïste. On le porte pour soi. On
ne l’affiche pas. Il accompagne, il a
un côté assez intimiste pour celui
qui le porte et que je trouve encore
plus beau sur un homme.
Justement, qui est-il, cet homme
qui porte Junky
L’homme qui porte Junky est un
esthète. C’est quelqu’un qui ne
fait pas les choses pour les autres.
Il les fait pour lui. Il va au plus
profond, au cœur des choses, pas
dans l’aspect superficiel. Pour
moi, c’est vraiment un homme
sensible aux vrais mouvements,
qui va savoir garder le meilleur,
l’essentiel de chaque époque et se
construire, se nourrir de cela.
Ce n’est pas un parfum qui
s’adresse à des gens qui cherchent
leur propre identité, même si
Oscar Wilde disait qu’on met une
vie à devenir soi. Je crois que ce
parfum nous correspond quand
on s’est enfin trouvé, qu’on
commence à faire des choses
pour soi. Et c’est quand on est
peut-être en paix avec soi qu’on
peut apprécier la compagnie
de Junky.
Propos recueillis par V. D.

GRANDIOSE MÉTAMORPHOSE:
DES CILS DÉPLOYÉS AUX COURBES DIVINES.
NOUVEAU
GRANDIÔSE
MASCARA EFFET CILS DÉPLOYÉS
CILS INTENSES. REGARD CAPTIVANT.
1 ÈRE TIGE « COL DE CYGNE TM »
AU BREVET DÉPOSÉ
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l’œil à l’autre et de la racine à la pointe.
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54 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
BEAUTÉ
THOMAS LENTHAL
Lasemellerougeestdevenuesasignature.
Cetautomne,ChristianLouboutinécrit
unnouveauchapitredesonhistoireetlance
unelignedevernisàongles.Parcequetout
acommencégrâceàunvernis.
ParIsabelleCerboneschi,Paris.
Rouge
Louboutin
Louboutin,lerouge
une jolie manière
de reprendre
l’histoire là
où elle avait quasiment
commencé.
Un «salto C’est
arrière», comme le dit joliment
Christian Louboutin. On a beaucoup
lu cette anecdote et le chausseur
l’avait d’ailleurs racontée
dans nos pages (lire LT du
3.12.2008): à l’origine de ses semelles
écarlates, devenues une signature,
il y avait le dessin d’un
soulier baptisé «Pensée» qui ne lui
plaisait pas. Sur cette esquisse, la
semelle noire alourdissait l’ensemble.
Afin de l’alléger, il a emprunté
le vernis d’une collaboratrice
– celui-ci aurait pu être bleu
ou beige, mais le hasard a voulu
qu’il fût rouge – et d’un trait de
vermillon, Christian Louboutin a
commencé à écrire sa légende.
Il était donc logique que cette
laque fétiche fasse son apparition
dans la maison. Et de la manière la
plus littérale qui soit: à travers une
ligne de vernis à ongles. Celle-ci
comporte un rouge, bien sûr, à
l’abri d’un écrin de cristal facetté à
la manière d’un encrier dans lequel
se plante un pinceau long et fin. Un
rouge et une ribambelle de couleurs
inspirées des teintes de ses
souliers: toutes les nuances de noir,
de «nude», des pastels comme des
bonbons, des électriques, des
bleus, des verts, des mauves, des
orangés, des acidulés. Bref, la
gamme comporte 31 couleurs. Elle
a été présentée à la presse en mai
dernier au Crazy Horse, à Paris.
Cela faisait deux ans que Christian
Louboutin réfléchissait à ce projet.
Ce vernis est bien plus qu’un gimmick
lancé par un chausseur. C’est
un acte qui affirme, qui revendique
une identité. Le rouge fait partie
de sa signature, et il entend le
faire respecter (lire p. 55).
Le Temps: Comment est née l’idée
de ce vernis
Christian Louboutin: C’est un
hommage très prétentieux à
moi-même (rire). Plus sérieusement,
on est amené à faire des
images quand on fabrique des
souliers. Avec une sandale par
exemple, va-t-on mettre du vernis
ou pas De quelle couleur Je ne
trouvais pas forcément les teintes
dont j’avais besoin. Je me suis dit
qu’il serait logique que je puisse
contrôler toutes les couleurs de
l’image: elles sont primordiales
dans une photo où l’on met l’accent
sur un soulier. Le rouge était
légitime, bien sûr, mais devais-je
commencer par le rouge à lèvres,
qui célèbre la sensualité d’une
femme J’ai préféré rendre hommage
au vernis, par qui tout a
commencé.
Christian Louboutin: «La beauté a un lien avec les souliers d’une certaine manière. C’est une évidence de la féminité.»
Entre les escarpins et la beauté,
vous faites un sacré grand
écart!
La beauté a un lien avec les
souliers d’une certaine manière.
C’est une évidence de la féminité,
un affranchissement, une forme
de liberté: décider soi-même de
son apparence. Une femme qui
prend soin d’elle, c’est une femme
qui s’aime. Il faut d’abord avoir
envie de se plaire pour plaire aux
autres. Je le vois d’ailleurs dans la
boutique: une femme qui entre,
qui essaie une paire, qui se poste
devant le miroir, ce qu’elle
regarde en premier, c’est ellemême,
l’effet des talons sur sa
silhouette, sur sa cambrure. Les
souliers, elle les regarde après.
A quelle couleur Pantone
correspond votre rouge
Je ne le sais même pas! Il a un
numéro, mais les variations sont
tellement différentes suivant le
support, la lumière. J’adore le vert
sur du velours, mais je n’aime pas
du tout le cuir vert. J’aime le satin
vert clair, mais pas le lin vert.
Selon les matières, la matité, les
teintes changent. Elles n’ont pas
la même profondeur. Pour le
vernis, je me suis attaché à un
certain rouge, à sa texture. Je
voulais qu’il soit assez plat. Ce
«Quand on travaille
dans le monde
de la beauté,
il faut que tout
soit beau»
DAVID LYNCH
n’est pas joli les ongles trop épais,
comme si on avait ajouté une
couche sur du plâtre.
Vous souvenez-vous de la couleur
du premier vernis à ongles que
vous avez utilisé pour repeindre
la couleur de vos semelles
Une personne qui s’appelle Sarah
et qui travaillait avec moi était en
train de se faire les ongles. Je lui ai
emprunté son vernis. C’était un
rouge assez clair, je ne l’ai pas
gardé, mais il a fait office de
révélateur. Ce qui m’importait,
c’était d’avoir une laque qui pourrait
couvrir cette grosse semelle
noire que j’avais dessinée. Je
voulais une protection contre la
tristesse de mon dessin. Par la
suite, j’ai choisi la couleur d’un
paravent de laque que j’aimais
beaucoup et que j’ai éclairci. De
par son emplacement sous une
semelle (l’arche fait une ombre),
la couleur est assombrie. Le rouge
doit donc être très lumineux à la
base car une fois posé, il fonce
d’un ton.
On devrait le rebaptiser, ce rouge.
(Rires) Le Loubi rouge
Vous faites des souliers, des sacs,
désormais du vernis. Jusqu’où
souhaitez-vous vous diversifier
Quand allez-vous faire monter
le rouge aux joues Aux lèvres
Je garde un peu de mystère, mais
la suite est déjà prête. Le début du
projet a pris du temps parce que
je ne voulais pas me retrouver
acculé avec la première partie
prête et le reste pas du tout.
Quand on commence une aventure,
on ne peut pas faire de
hoquets. J’aimerais que l’on aille
de surprise en surprise.
Le flacon ressemble à un encrier
facetté dans lequel tremperait une
plume. De quoi vous êtes-vous
inspiré
D’un mélange de plusieurs
choses: l’encrier, la cheminée
ottomane, la boule facettée d’un
lustre de cristal, le côté derviche
dans la posture, l’architecture
aussi, avec les balustres en haut
des arches au Portugal. La masse
est également importante. Elle
influe sur la gestuelle: le poids
ralentit le geste. J’aime les objets.
Mon père était ébéniste, et j’ai
toujours aimé regarder le
mobilier, l’architecture, les
formes. On est dans un univers de
surconsommation. J’en vis
d’ailleurs, je ne vais donc pas le
révolutionner. Mais le problème
inhérent à cela, c’est que l’on voit
aussi beaucoup de laideur. Or
quand on travaille dans le monde
de la beauté, il faut que tout
soit beau.

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 55
PHOTOS: DR
Simple Nude Batignolles Alta Perla Bianca
Popi
Mula Lisa
Bengali Very Privé La Favorita Daffodile Ni Toi Ni Moi
jusqu’auboutdesongles
En droit de la propriété
intellectuelle,
sauf circonstances
exceptionnelles, on
ne peut pas enregistrer
une couleur comme
telle en tant que
marque. Un jugement
rendu en faveur de
Christian Louboutin
et ses fameuses
semelles rouges
en 2012 fait désormais
jurisprudence.
PHOTOS: DR
Le geste fondateur:
lorsque Christian
Louboutin a repeint
la semelle noire du
soulier «Pensée»
avec un vernis rouge.
Unecouleurpeut-elleêtreconsidéréecommeunemarque
Dans le monde entier, L’association
des semelles rouges
au nom de Christian Louboutin
est immédiate.
En 2011, la marque qui s’appelait
encore Yves Saint Laurent
(avant de devenir Saint Laurent) a
lancé sur le marché new-yorkais
une collection de chaussures dotées
d’une semelle rouge. «Nous
avons été très surpris, car nous avions
d’excellentes relations avec le
groupe appartenant à la famille
Pinault, note Alexis Mourot, directeur
général de Christian Louboutin.
Nous avons même pensé
que c’était une erreur.» Christian
Louboutin avait travaillé avec le
couturier, il avait dessiné la sandale
formée par les lettres YSL, le
fameux logo dessiné par Cassandre,
du dernier défilé d’Yves Saint
Laurent le 22 janvier 2002. C’était
la première fois que le couturier
acceptait d’associer son nom à celui
d’un autre créateur.
Christian Louboutin a demandé
que les paires prêtant à
confusion soient retirées du marché.
Faute d’un accord avec le
groupe Kering, propriétaire de la
marque Saint Laurent, il a intenté
un procès en avril 2011 pour
concurrence déloyale et violation
de marque commerciale.
«J’ai reçu beaucoup de soutien
de la part de gens que je ne
connaissais pas, qui n’étaient pas
forcément intéressés par la mode
et qui voyaient dans cette histoire
celle de David et Goliath, explique
Christian Louboutin. Dans la vraie
vie, en général, c’est Goliath qui
gagne. Ces gens voyaient en moi
un «rôle modèle». C’était un combat
qui me dépassait. Je suis allé
discuter avec le groupe d’abord,
parce qu’il n’y a pas pire que de
devoir passer par un procès contre
des gens qui ont tout le pouvoir
du monde de vous écraser. Etre
acculé à cela, j’aurais pu m’en passer.
Mais il fallait le faire. Je savais
que je défendais mon identité. Je
me devais de résister.»
En première instance, le jugement
n’a pas reconnu la semelle
rouge comme une marque. Le
chausseur a fait appel et le tribunal
a reconnu en deuxième instance
que les semelles rouges
pouvaient être considérées
comme une marque déposée,
dans la mesure où la semelle contraste
avec le dessus du soulier:
tout en décidant qu’il n’y avait pas
lieu d’interdire à son homologue
de commercialiser les paires de
souliers monochromes rouges en
cause dans cette affaire.
Une marque de position
«Nous ne cherchons pas un monopole
sur la couleur rouge en
tant que telle, mais sur une combinaison
spécifique: la couleur
rouge, correspondant dans le catalogue
Pantone au numéro
181663TP, apposée sur la semelle
extérieure d’un soulier à haut talon»,
explique Xavier Ragot, le directeur
juridique de la société
Christian Louboutin. «Notre marque
se définit comme une marque
de position. Elle fonctionne
comme les trois bandes d’Adidas
ou le tag de Levi’s, cette étiquette
rouge qu’on appose à un endroit
bien précis sur la poche arrière
d’un jean. Les consommateurs, en
voyant ces signes distinctifs, reconnaissent
la société ou le créateur
qui est derrière le produit
qu’ils ont sous les yeux.»
Est-ce à dire qu’une sandale
plate ne pourrait pas être protégée
«Dans certains pays, nos marques
enregistrées couvrent également
l’apposition du rouge sur
des semelles de chaussures plates.
En outre, il faut distinguer la définition
de la marque et le champ
de protection qu’elle vous offre et
qui peut s’étendre au-delà de sa
stricte définition. L’appréciation
du caractère contrefaisant se fait
alors au cas par cas. En revanche,
nous avons protégé nos semelles
de baskets en gomme, en enregistrant
à titre de marque la signature
«Louboutin» stylisée gravée
dans la semelle», précise le directeur
juridique.
Un défi permanent
«Protéger la marque semelle
rouge est un défi permanent pour
la maison Louboutin, chaque pays
a ses particularités et nous devons
composer avec», confie Alexis
Mourot. A ce jour, la semelle
rouge est enregistrée dans 19
pays. «Outre le cadre juridique
souvent contraignant, on se
heurte aussi à des a priori ancrés
dans l’esprit de certains examinateurs
des offices de marques, et
parfois de certains magistrats,
comme on a pu le voir en première
instance à New York», souligne
le directeur juridique.
«Nous avons eu affaire à un
juge qui n’était pas un spécialiste
du droit des marques, relève
Alexis Mourot. Or, en deuxième
instance, il s’agissait d’un panel de
juges expérimentés, qui se sont
basés sur la jurisprudence de la
Cour suprême des Etats-Unis en
disant que le raisonnement du
premier juge ne reposait sur
aucun fondement légal.» «La discussion
en deuxième instance a
davantage porté sur la validité de
la marque. La Cour d’appel à New
York a confirmé que l’apposition
d’une semelle rouge sur une paire
de chaussures à haut talon était
bien un signe distinctif de Christian
Louboutin, valable et protégeable,
dans la mesure où la semelle
rouge contraste avec le reste
du soulier. En revanche, au regard
du cas présenté devant eux, ils ont
considéré que cette marque ne
permettait pas d’interdire l’usage
d’une semelle de couleur rouge tel
qu’utilisée sur les souliers monochromes
litigieux», note Xavier
Ragot.
Autrement dit, aux Etats-Unis,
un concurrent a théoriquement
le droit de créer des escarpins
rouges dotés d’une semelle rouge,
à condition que ces deux rouges
soient identiques.
Lutte contre la contrefaçon
«Nous menons un combat au long
cours car la marque semelle rouge
attire beaucoup de convoitises,
note Alexis Mourot. Outre l’usage
des semelles rouges par des maisons
de mode, Christian Louboutin
doit se battre contre les
contrefacteurs. «La décision de la
Cour d’appel américaine a également
envoyé un signal fort aux
contrefacteurs aux Etats-Unis», explique
le directeur général.
Le chausseur a développé un
autre moyen pour se battre contre
la contrefaçon: le site www.stopfakechristianlouboutin.com
disponible
en plusieurs langues et qui permet
notamment aux internautes
de vérifier en temps réel si un site
internet sur lequel ils s’apprêteraient
à acheter un produit de la
marque est un site autorisé ou un
site revendant des contrefaçons.
«Nous investissons beaucoup dans
cette lutte, souligne Alexis Mourot:
raids en Chine, films de saisies et de
destruction de produits. Nous
avons beaucoup de retours très positifs
de nos clients, des internautes
et des autorités chargées de la lutte
contre la contrefaçon.» I. Ce.
Lire «Christian Louboutin»,
éd. Rizzoli.
«Louboutin», un film
de Farida Khelfa, sera diffusé
le 27 septembre sur Arte.

56 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
MARTIN PARR/MAGNUM PHOTOS
HUMEUR
«Dresscode»,
Certaines occasions
qui, de prime abord,
pouvaient sembler
n’être vouées qu’à
faire la fête et se détendre
se révèlent être
d’infinies prises de tête. Par exemple,
ce week-end dans le Midi prévu
de longue date et dont le carton
d’invitation vient d’arriver. Ces trois
jours de célébrations viennent de
se transformer en un séjour protocolaire
qui ne laisse que peu de
place à l’improvisation. Vendredi
soir, le carton suggère – mais tout le
monde sait bien qu’il ne s’agit pas
que d’une suggestion – de se vêtir
«casual chic». Le lendemain, sitôt le
petit déjeuner avalé en mode «Morning
Wear», il faudra trouver de
quoi s’accorder à l’activité de
l’après-midi en arborant un look
«polo chic». Le soir venu, clou du
week-end, c’est en «Red Carpet»
qu’on vous attend. Enfin, le dimanche,
pour siroter du champagne
dans le jardin, une tenue «Garden
Party» fera l’affaire…
Comme il existe un code de la
route, il existe un code vestimentaire
qui indique comment s’habiller
pour chaque occasion. Un
diktat de la mode qui ne dit pas son
nom. Certains couples sur le point
de se marier en raffolent – ajoutant
volontiers à leur carton d’invitation
une mention personnalisée de la
façon dont l’hôte devrait se vêtir –
tout comme les organisateurs
d’événements mondains. Ainsi
donc, toutes ces décennies d’émancipation,
le port du pantalon pour
les femmes puis de la minijupe,
tout cela pour en arriver au creuset
de notre civilisation qu’est le dress
code, soit l’impossibilité de s’habiller
comme on le désire.
Le code vestimentaire n’est pas
une invention de la société moderne.
En Occident, au Moyen Age
déjà, on édictait des lois somptuaires
qui réprimaient l’extravagance
des costumes. L’habillement est un
marqueur, le règlement vestimentaire,
même tacite et non écrit, est
une norme sociale qui a pour but
que personne ne se sente exclu, ou –
guidedesurvie
Lescodesvestimentairesquifigurentsurlescartonsd’invitationrelèvent
souventducasse-tête.Quefaut-ilcomprendrepar«BusinessCalifornia»
ou«TopHatandTails»Eclaircissements. ParCatherineCochard
au contraire – que les non-initiés
puissent être facilement repérés.
«Dans la confusion de toutes les
classes, chacun espère pouvoir paraître
ce qu’il n’est pas et se livre à de
grands efforts pour y parvenir»,
théorisait le philosophe Alexis de
Tocqueville en 1935 dans De la Démocratie
en Amérique.
Le dress code n’est donc pas qu’un
ennemi des libertés stylistiques. Il
peut s’avérer d’une grande aide
pour savoir comment se comporter
«LEDRESSCODE
EST POUR MOI
À PRENDRE COMME
UNE INVITATION
À LA FANTAISIE»
en matière d’habillement. A la manière
d’UBS – et de nombreux
autres établissements – qui développe
sur une quarantaine de pages
à l’intention de ses salariés les
différents points de son code vestimentaire.
Jusque dans le moindre
détail: «La veste se porte boutons
fermés. En position assise, ils doivent
toujours être ouverts.» Et plus
loin: «En général, un chemisier se
porte avec une veste. Lorsqu’il fait
très chaud, et après validation de
votre supérieur hiérarchique, il est
possible de ne porter que le chemisier
avec le pantalon ou la jupe.»
Enfin: «Ne portez jamais de chaussures
trop petites pour vous: il n’y a
rien de pire qu’un sourire crispé.»
Bonus: «Vous prolongerez la durée
de vie de vos bas et de vos collants si
vous avez les ongles des pieds bien
coupés et limés.»
Les précédents exemples démontrent
le potentiel comique insoupçonné
dudresscode. Un potentiel
avec lequel les auteurs Maxime
Donzel et Géraldine de Margerie se
sont amusés en publiant à
l’automne 2012 Dress Code – le bon
vêtement au bon moment, un guide
de survie à l’intention des personnes
ne sachant comment s’habiller
pour toutes sortes d’événements,
qu’il s’agisse de faire son coming
out, larguer quelqu’un (on évitera
alors le t-shirt «Don’t worry, be
happy»), aller à une manif ou devenir
vieux. «Notre postulat de base,
c’était de dire qu’il y a des dress
codes partout et tout le temps, explique
Maxime Donzel, co-rédacteur
du vade-mecum. Mais plutôt
que de considérer cela comme un
ordre de marche, il faut y voir un
coup de main pour savoir comment
s’habiller pour participer à
l’événement. Les invités d’une soirée
montrent, en ayant suivi la suggestion
de code vestimentaire,
qu’ils jouent le jeu et qu’ils sont
contents d’être là.»
«Le dress code est pour moi à
prendre comme une invitation à la
fantaisie, poursuit l’auteur. Suivre
un dress code dans ses moindres détails,
c’est faire preuve d’énormément
de conformisme. Ce n’est pas
interdit, mais c’est dommage de ne
pas en profiter pour être créatif.»
Car parfois, les gens sont la seule
touche d’originalité d’un événement…
«J’ai l’impression que certains
organisateurs misent sur le
dress code des invités pour donner
du relief à leur événement. C’est
une forme de paresse de leur part:
ils se disent que les invités feront la
déco. J’ai eu l’occasion de participer
à une croisière d’une semaine. Chaque
soirée avait un dress code différent.
Or chaque soir, les invités se
rendaient au même endroit pour
danser sur la même playlist. Les vêtements
variaient mais c’était sept
fois la même soirée. C’était un peu
ridicule.»
Même si on s’en amuse, le dress
code demeure un élément important
du vivre ensemble. On peut ne
pas vouloir le suivre mais ce faisant
on transmet un message puisque le
vêtement est un vecteur de communication.
Ne pas suivre le dress
code, c’est donner l’impression
qu’on se rebelle. Contre qui Contre
quoi Souhaite-t-on vraiment devoir
se justifier et argumenter pour
une simple combinaison vestimentaire
ne correspondant pas à celle
demandée ou pour l’absence de
cravate autour du cou, pris comme
un refus d’obtempérer alors qu’on
pensait pouvoir faire passer cela
pour un simple oubli On a énormément
– voire trop – entendu parler
dernièrement du «normcore»,
ce style anti-style qui consiste à
s’habiller le plus banalement du
monde, sans prêter garde à ce que
l’on porte (lire p. 59). Tout ce bruit
pour quelque chose qui n’existerait
même pas Etrange. Et révélateur:
même lorsqu’il n’a soi-disant pas
d’intention particulière, l’habit exprime
quelque chose. Autant donc
maîtriser le discours qu’on porte
sur soi.
Enfin, pour ceux qui se demandent
encore à quoi correspond «Business
California», il s’agit d’un style
plutôt décontracté – sûrement la
composante californienne du
terme – sans chapeau, ni cravate,
avec une veste de sport ou de blazer
si on le souhaite, polo à col ou chemise
mais sans boutons de manchette,
l’un et l’autre rentrés dans le
pantalon (de bonne qualité, dockers
ou chinos acceptés) et chaussures
(mocassins, loafers, bateau)
en cuir. Et pour «Top Hat and Tails»,
il suffit de reproduire le look de
Fred Astaire dans le film de 1935 Le
Danseur du dessus de Mark Sandrich,
Top Hat en version originale.

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58 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
ÀSUIVRE…
Michel,
Ladesignergruérienne
MichèleSchneuwly
séduitleshommes
avecsamarquedeprêt-à-porter
auxaccents«streetstyle».
Rencontre. ParMehdiAtmani
ModeinSwitzerland
PHOTOS: DR
Avoir ses collections
dans les vitrines
trendy de Lausanne,
de Fribourg, de Bâle,
de Berne et de Zurich,
on s’attendrait
à rencontrer Michèle Schneuwly
dans un spacieux ateliershowroom
où défilerait toute une
jeunesse lookée. Première surprise.
La créatrice gruérienne de
31 ans reçoit dans son petit 1
pièce et demie niché dans un
quartier résidentiel des hauts de
Lausanne.
Ces 30 m 2 lui tiennent lieu
d’atelier, d’espace de vie et de
création. Derrière le canapé
rouge et le lit, un stender où patientent
les prototypes de la collection
printemps-été 2014. La
styliste n’en montrera pas plus.
Elle en est presque déçue. Car en
ce mois de juin, toutes les pièces
sont déjà dans les vitrines des
boutiques. On en devine les contours
sur le mood board épinglé
au mur. Un espace de réflexion de
50 cm/100 qui donne le ton de sa
collection. C’est donc ici que se
cache Michel. Son alter ego masculin.
Sa marque de prêt-à-porter
pour homme.
Michèle Schneuwly disparaît à
la cuisine pour préparer deux cafés.
Ils seront sans crème. La jeune
femme est désolée. Elle n’a pas eu
le temps d’aller faire les courses.
Trop absorbée par les préparatifs
de son défilé du mois de septembre
qui lancera sa collection
automne-hiver 2014-2015. De
loin, elle jette un œil mi-fier, mistressé
sur son mood board. C’est
sur ce même tableau, il y a douze
ans, que la designer a pensé sa
marque Michel.
Revenons aux origines. Nous
sommes en 2002 dans les Montagnes
neuchâteloises. Michèle Schneuwly
étudie à l’Ecole d’art et de
couture de La Chaux-de-Fonds. La
créatrice en devenir rêve déjà de
son propre label. Travailler pour
une marque ne l’intéresse pas. Elle
quitte les frimas chaux-de-fonniers
et façonne son identité créatrice
par un cursus à la Haute
Ecole d’art et de design (HEAD) de
Genève.
Premiers succès. Alors qu’elle
étudie toujours, Michèle Schneuwly
remporte en 2009 le
concours pour vêtir les guides du
pavillon suisse de l’Exposition
universelle de Shanghai. Puis brigue
des mandats pour la confection
des tenues du personnel
d’Omega, de British American Tobacco
ou de la marque horlogère
Michel Jordi. Son bachelor en poche,
la jeune femme obtient en
2010 un certificat en branding
and self marketing. On lui reconnaît
un talent créatif, mais celui-ci
est à l’image de ses premières pièces
qui manquent encore de cohérence.
Pendant un séjour londonien
de plusieurs semaines, elle photographie
la rue, les looks audacieux
de la jeunesse londonienne. Elle
est plus attirée par les
«shoppeurs» que par le shopping.
A son retour, ses professeurs de la
HEAD lui demandent de réaliser
un mood board avec ses images.
C’est la révélation: «Il n’y avait que
des hommes dessus», rit-elle. Encore
aujourd’hui, la jeune femme
s’en étonne. «Durant mon cursus,
j’ai toujours fait de la création féminine.
Pas par choix, mais parce
que l’on ne nous enseigne pas
l’homme – trop compliqué ou pas
assez créatif.» Pourtant le prêt-àporter
masculin lui apparaît
comme une évidence. «La confection
féminine me bloque. Avec les
hommes, j’ai la distance nécessaire
pour ne pas avoir besoin de
m’imaginer avec ces vêtements.»
Michèle apprend à penser
«comme un homme. Il faut que
cela soit pratique, confortable, facile
à enfiler, que ça tienne, que ça
dure, sans frou frou». En plus de
«JOUEUR,
DÉCALÉ, URBAIN,
OSÉ, SENSIBLE
ET AFFIRMÉ»
les vêtir, la styliste collabore presque
exclusivement avec des hommes.
«C’est beaucoup plus simple.
Il y a moins de concurrence. A
leurs côtés, je me sens beaucoup
plus créative.» Nous sommes toujours
en 2010. Sans filet, ni argent,
elle tient sa première collection,
intitulée «London Calling», en clin
d’œil à sa quête d’identité créative
dans la capitale britannique.
Le résultat est à son image: des
matières brutes, naturelles
comme la laine et le cuir, et la
coupe cintrée des pantalons à pinces
pour un look très preppy britannique.
Mais aussi une fente en
guise de poche, la couleur, le jeu
de la doublure et quelques pantalons
fleuris en Liberty comme un
rappel à ses origines gruériennes,
ou à un Londres Flower Power.
L’homme de Michel «Joueur, décalé,
urbain, osé, sensible et affirmé.»
Cette première collection séduit
plusieurs jurys de concours
prestigieux. La jeune femme remporte
le Prix Genilem, soit
20000 francs, trois ans de coaching
en création d’entreprise,
ainsi que de quoi financer sa Sàrl.
Elle cumule en remportant
l’AHEAD Incubator de la fondation
AHEAD, qui vient en aide aux
jeunes designers avec un accompagnement
de deux ans et des
soutiens financiers ponctuels. «Ils
m’ont offert mon dépôt de marque,
se souvient-elle. Rien que
pour l’Europe, cela coûte
5000 francs.» Enfin, Michèle Schneuwly
obtient une bourse de
10000 francs (le prix de sa première
collection) de la fondation
Ikea. Mais en Suisse, être créatrice
de mode est un luxe qui se paie: on
vit assez mal de ce métier, en général.
Pour assurer le reste de ses
besoins, la jeune femme enseigne
à mi-temps dans un collège lausannois.
En novembre 2013, les caméras
de la RTS suivent l’envol de sa marque,
depuis ses premiers patrons
jusqu’au défilé de sa collection
printemps-été 2014 qu’elle présente
au café-théâtre du Lido, à
Lausanne. Les compliments pleuvent.
Cette première attention
médiatique lui donne confiance.
Mais elle ne suffit pas.
Pas facile de faire sa place sur le
micro-marché helvétique. Michèle
Schneuwly évoque sans détours
ses difficultés à percer dans
le milieu. D’abord le coût. «Il faut
investir énormément d’argent
pour produire une collection sans
garantie de retour sur investissement.»
Mais aussi les erreurs de
débutante. Pour «London Calling»,
«j’ai produit beaucoup trop
de pièces différentes. Difficile
alors de tout écouler. J’ai appris à
faire des choix.»
La créatrice fait fabriquer ses
pièces entre le Portugal, la Suisse
et Marseille avec plus ou moins de
succès. «C’est un combat permanent.
Je n’ai pas encore trouvé le
partenaire commercial idéal. Il
m’arrive encore d’avoir de mauvaises
surprises.» L’étranger lui fait
du pied. «Ce sont les dettes (un
prêt étudiant) qui me retiennent
en Suisse. J’en ai encore pour cinq
ans. Après on verra, mais j’aimerais
bien rester en Europe.» A
terme, elle souhaite ouvrir des
boutiques en nom propre. Mais
c’est une histoire d’avenir.
Michèle Schneuwly vend le
fruit de sa création depuis mars
dernier. De quoi lui permettre
d’investir dans la collection
automne-hiver 2014-2015. «Plus
aboutie, toujours ludique et pétillante.»
Michèle fouille sur son
stender pour les montrer. Puis elle
stoppe net. Elle balaie du regard
les pantalons de l’intervieweur.
Un modèle de sa première collection.
L’œil est critique, puis teinté
de fierté. «C’est la première fois
que je croise quelqu’un portant
l’un de mes vêtements.»

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10CAsNsja1MLUw1DUwMDI2MAAAMR3Ojg8AAAA=
Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 59
Cetautomne,lavirilité
miseenflaconhésiteentre
espritdeconquête,
sensibilité,impertinence,
tempérance,sensualitébrute
ethumour.Dequoi
composer,olfactivement
dumoins,unhommeparfait.
ParGéraldineSchönenberg
DANSSAPEAU
Unesenteur,
unhomme
PHOTOS: DR
Sensualité
à fleur de peau
> Colonia Leather,
Acqua di Parma
La classe en héritage
> Emblem, Montblanc
L’homme qui porte Emblem a une aura discrète, son
élégance immuable est épargnée par les remous de la
mode et il trouve sa force dans sa sécurité affective.
«Pour moi, évoque Sonia Constant, créatrice de la fragrance,
le parfum exhale l’esprit de la marque, une
forme d’intemporalité. Dans les fragrances masculines,
les familles les plus représentées sont les fougères et les boisés, déclinées
de façon plus ou moins aromatique, plus ou moins épicée, plus ou moins
musquée. Ici, je suis partie sur un accord de feuilles de violette givrées, qui a
un côté assez aqueux, en le rendant incisif. Je l’ai associé à des épices pour lui
apporter de la nervosité, une vibration. Cette tonalité chaud-froid entre le
bois précieux, la feuille de violette givrée et des épices froides (telles que la
cardamome) donne un contraste ombre et lumière. Il y a un équilibre entre
sensualité et fraîcheur dans ce parfum qui est assez monolithique. Le côté
oriental s’exprime par la fève tonka, le bois précieux et le patchouli en fond
mais accompagné de ces facettes aqueuses et d’épices froides qui donnent
de la tension. Cet homme, ce n’est pas un suiveur, il a besoin d’authenticité et
de sincérité.» On l’imagine un mouchoir de popeline blanc dans sa poche et
une constance dans ses affections. L’oiseau rare.
Autodérision
> L’Homme idéal, Guerlain
Dans le film publicitaire réalisé par Michel Gondry, l’éphèbe
Jon Kortajarena jouant la pop star attise les regards enamourés
sur son passage, aussi électrique que l’air du temps. Plongeon
parfait dans une piscine roof top d’un hôtel de luxe, on le
retrouve homme-orchestre virevoltant de la batterie à la guitare
puis au micro dans une salle de concert branchée. Avant qu’il ne s’évanouisse
comme un mirage dans un «plop» de bulle de savon. Une effervescence clinquante,
dispersée, pour montrer, comme le dit Thierry Wasser, le parfumeur de Guerlain, que
«l’homme idéal est un mythe, il n’existe pas» (lire le Samedi Culturel du 16 août).
Quant à la senteur puissante et vive, elle permet de s’accrocher à une réalité olfactive
autour d’un accord Amaretto (amande, fève tonka) cette «amande amère en fanfare»
que Thierry Wasser a empruntée à la formule de l’ambigu Jicky né d’un chagrin d’amour
d’Aimé Guerlain en 1889. Un accord d’une immédiateté troublante un peu show-off qui
ébranle les cœurs sensibles avant de les égarer dans une sensualité opulente de notes
de cuir. Mais les notes fraîches d’agrumes et de romarin plus prosaïques douchent les
fantasmes féminins, rendant l’objet de leurs désirs inoffensif et charmant.
PUBLICITÉ
Dans les tanneries toscanes, l’on foule les peaux
dans un bain mêlé d’écorces d’arbres chargées de
tannins, ce qui les rend imputrescibles. Des flaveurs
d’épices, des senteurs de résines pour l’ambiance
olfactive, des cuirs aux tons chauds et une
consistance veloutée sous la paume de la main.
Colonia Leather exhale le macho raffiné. Car le cuir
évoque un statut, celui de l’homme fait. Carrière
professionnelle accomplie, art de vivre et sensualité
affirmée. Et si cette fragrance était un homme,
qui serait-il Un aventurier coiffé d’un Panama qui
trouve la quiétude dans un Chesterfield au cuir
vieilli, Havane aux lèvres. Du citron de Sicile à
l’huile d’orange du Brésil ou à l’huile de petit grain
du Paraguay, ses voyages laissent des sillons au
creux de sa peau tannée, elle aussi. Après la fraîcheur
des notes d’agrumes, la fragrance s’installe
dans des accords cuir aussi profonds qu’un fauteuil
club grâce à l’huile de bouleau, à des résines rares,
ou du bois de cèdre du Maroc. Et la femme dans ce
décor où se love-t-elle Peut-être dans l’accord de
framboise ou le cœur floral de rose. Son havre de
tranquillité à lui, l’homme puissant.
Dandy cool
> 24 Old Bond Street, Atkinsons
Un ours dans le monde de la parfumerie de niche. La
maison londonienne fondée par le dandy excentrique
James Atkinson en 1799 renaît en 2013. La légende
stipule que le jeune extravagant, qui confectionnait un
produit cosmétique à base de graisse d’ours et de rose,
était accompagné dans ses déplacements de l’animal
dontilextrayaitlagraisseenlepeignant.Unagentcosmétiquetrèsrépanduà
l’époque, sorte de brillantine pour enduire cheveux, moustaches et favoris
des messieurs.
L’eau de Cologne unisexe 24 Old Bond Street est une réinterprétation de la
Cologne éponyme créée par James Atkinson. Une alternative non conventionnelle
à la parfumerie de tradition anglaise. «Sa première création parfum
se voulait différente des eaux de Cologne italiennes, en vogue à l’époque,
basées sur des notes citrus, des notes hespéridées très évanescentes et
fraîches, explique Brigitte Wormser, vice-présidente Marketing et Création
de Perfume Holding qui a ressuscité la marque. 24 Old Bond Street a été
composée sur la base d’une Cologne à l’anglaise: une fraîcheur glaçante
basée sur des notes épicées froides telles que la cardamome et la baie de
genièvre qui sont aussi des ingrédients du gin anglais. On trouve aussi de
l’absolu rose turque (la rose est l’emblème de l’Angleterre). Ce caractère
éthéré et vaporeux est corsé de thé noir (on pense au Lapsong Souchong) et
d’un accord whisky tourbé (très fumé comme le Talisker). C’est un accord
très évocateur de l’Angleterre, qui texture la fragrance et lui donne davantage
de rémanence.» L’image de l’homme véhiculée est une déclaration
d’élégance à l’anglaise, un chic sans effort teinté de flegme et de nonchalance.
«L’élégance britannique est à la fois très formelle avec des codes et
très décontractée», déclare Karine Torrent. Un panache que l’on retrouve
dans cette Cologne structurée, classique mais décalée. D’apparence très
«bon genre», elle n’est en fin de compte pas si sage que ça. A l’image d’un
fameux client d’Atkinsons, le dandy Beau Brummell, l’un des premiers à avoir
minimalisé l’élégance masculine en portant des chemises blanches et en
sortant sans perruque. D’où le succès de la marque établie alors à Soho et
qui déménagea au 24 Old Bond Street, le lieu où se rendait l’aristocratie
internationale pour se faire composer des bouquets sur mesure.
Choc des extrêmes
> Bulgari Man in Black, Bulgari
Sur le flyer, une sorte d’archétype de la virilité devant
un volcan en éruption. La marque italienne fait appel à
la puissance tellurique et évoque Vulcain, le dieu du
feu. «Nous nous inspirons de Rome et de la mythologie.
Les soldats romains partaient se baigner dans la
Méditerranée, où se trouvaient des sources d’eau cuivrée, dans les régions
des volcans, pour acquérir plus de force, explique Valeria Manini, directrice
Parfums chez Bulgari. Aujourd’hui, l’homme ose davantage exprimer
ses extrêmes: sa profonde masculinité et sa part de féminité. Ici, on a un
côté oriental (avec du bois, de la résine), pour la séduction et une forte
masculinité avec un accord rhum ambré et tabac épicé. La féminité
s’exprime avec la tubéreuse, un floral plutôt osé dans une fragrance
masculine. Nous nous sommes rendu compte que tous les hommes
tombaient raides dingues de cette note contenue dans un précédent
féminin de la marque. Nous nous sommes dit que ça devait les toucher à
un niveau inconscient et avons demandé au parfumeur Alberto Morillas
de la travailler pour composer un masculin. Bulgari Man in Black est une
fragrance de contraste, ce que nous observons aussi chez les hommes
d’aujourd’hui: chez les hipsters par exemple qui portent la barbe mais ont
un look très soigné. Ils ne sont pas efféminés mais osent la rencontre des
codes les plus opposés: le poil avec la fleur.»
Aluminium Chair EA 101 Dining Charles &Ray Eames, 1958
www.vitra.com/aluminiumgroup
Disponible chez les revendeurs suivants :Baar Teo Jakob Basel Möbel Roesch AG Belp Probst +Eggimann AGBern Anliker die Möbelmacher Boudry
Meubles Rossetti SAFrauenfeld wohnbedarf frauenfeld gmbh Fribourg forme+confort Genève Structure 17 Kriens Möbel Amrein AGKüssnacht amRigi
Schwarz Wohnen AG Langenthal Bader AG Büro Design Locarno Knecht Arredamenti SALugano Dick &Figli SA Mendrisio Arredamenti Bernasconi SA
Muttenz Hersberger AG Nidau Brechbühl InterieurAGPontresina RezzoliDesigner Furniture Rapperswil Ambiente Einrichtungskonzepte AG Schaffhausen
Betz Wohn- und Bürodesign AG Sion L’intemporel SA Solothurn Teo Jakob St. Gallen by marei Einrichtungskonzepte AG, Domus Leuchten und Möbel AG
Sursee ivoFrey AGVétroz Anthamatten Meubles Wil Brenner Inneneinrichtungen AG Winterthur Kaspar Diener Inneneinrichtungen GmbH Zofingen Ueli
Frauchiger Design AG Zug Bruno WickartAGZürich bord gmbh design furniture,Neumarktz 17,wohnbedarfwbag

60 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
FLOUARTISTIQUE
Quandlemaquillagese
prendpourPhotoshop
Blue Therapy
Ultra-Blur combleur
ultra-lissant,
Biotherm.
Certainescrèmesauxactifssavantsagissant
enprofondeureffacentaussilesirrégularités
dereliefpardesprocédéscosmétiquesaux
propriétés«illusiond’optique»surlemode
deslogicielsinformatiques.Unetechnologie
dontprofitentaussilesfondsdeteintaux
texturesimpalpablesquigommentcomme
parmagielesimperfectionsdelapeau.
ParGéraldineSchönenberg
Dior Addict Lip
Glow, baume
rehausseur
de couleur, Dior.
Hydra Life Close-up,
soin réducteur
de pores, Dior.
Les Beiges, fluide
belle mine multiaction,
Chanel.
PHOTOS: DR
Phyto Teint Expert,
fond de teint soin,
Sisley.
Même si l’on ne
suit plus à la lettre
la recette de
l’eau de jouvence
de Diane
de Poitiers*: «Se
procurer huit pigeons que l’on hache
et que l’on met dans un alambic,
avec du beurre, du camphre,
de la mie de pain, du vin blanc. On
obtient cette eau de pigeon qui
conserve au teint une fraîcheur
impérissable», il faut quand
même ravaler son inculture lorsque
l’on consulte la composition
des onguents proposés sur le marché.
Car une belle peau n’est pas
qu’une injustice génétique, elle
doit aussi beaucoup aux découvertes
scientifiques qui permettent
aux marques de rivaliser, chaque
année, de champs
d’exploration inédits.
Mais pour conquérir la
consommatrice, les très sérieux
tests effectués en laboratoire ne
suffisent plus. Face à toutes ces
formules dont la performance
s’évalue en nombre de semaines,
non seulement elle ne sait plus à
quelle plante se frotter ou à quel
élixir chamanique s’abandonner
mais en plus elle souhaite que son
miroir lui renvoie l’image magnifiée
d’elle-même dès la première
application. Ce qu’ont offert récemment
les BB et CC Cream (lire
le Hors-série Beauté du
22.02.2014 ainsi que l’encadré p.
61), qui corrigent les inégalités de
couleur de la peau et ce que permettent
aujourd’hui les crèmes
Blur (de l’anglais blur: flou) qui
s’emploient à flouter les imperfections
de relief, tels les rides ou les
pores. Selon un procédé cosmétique
qu’Elisabeth Bouhadana, directrice
de la communication
scientifique de L’Oréal Paris,
Crème liftante BlueTherapy
Lift & Blur, Biotherm.
Vitalumière fond
de teint poudre libre,
Chanel.
SYLVIE ROCHE
Backstage du défilé prêt-à-porter Elie Saab, collection automne-hiver 2014-2015.
Visionnaire, crème
multi-correctrice
fondamentale, Lancôme.
nomme l’«instant gratification»
(soit la satisfaction immédiate):
«Aujourd’hui, nous avons à notre
disposition une palette d’outils
comme la technologie opti-Blur.
Ces crèmes ont une action à la fois
biologique et un effet optique. Les
femmes trouvent la patience d’attendre
le bénéfice des actifs biologiques
justement parce qu’elles
observent un résultat instantané.»
Si BB et CC Cream étaient destinées
à l’origine aux Asiatiques*, la
crème Blur s’adresse en priorité
aux femmes de type caucasien
(Européennes et Américaines).
«Le cortège d’apparition des signes
de l’âge n’est pas le même
d’un point à l’autre du globe, explique
Elisabeth Bouhadana. Les
Asiatiques n’ont quasiment pas de
rides avant 45 ans, mais comme
elles vivent près de l’Equateur ce
sont les UVA qui les marquent
plus rapidement que les autres
facteurs du vieillissement en leur
donnant des taches. Alors que des
études ont montré que chez les
Européennes ou les Américaines,
les premiers signes de l’âge sont
les rides, car leur peau est un peu
moins soumise aux UVA, mais très
sensible aux agressions des UVB et
des radicaux libres.»
Et c’est sur le mode de Photoshop,
ce logiciel informatique qui
gomme les pixels imparfaits en
clonant à l’infini une zone «propre»
du visage, qu’agissent en surface
les crèmes Blur sur le grain de
peau grâce à des molécules aux
propriétés «soft focus» qui réfléchissent
la lumière de façon à ce
que les rides s’évanouissent visuellement.
Une sorte de flou
gaussien, ce filtre «outil» du même
logiciel qui floute la peau pour la
rendre lisse. En 2014, ce sont donc
des crèmes aux textures fondantes
qui prennent le relais des «primers»,
ces bases lissantes contenant
des élastomères de silicone
qu’utilisent depuis une dizaine
d’années les maquilleurs professionnels
en enduit «toile de fond»
ou de manière locale pour camoufler
une ride, un pore dilaté ou
encore une cicatrice. Et dont ils
ont, aujourd’hui, voulu faire profiter
les femmes du monde entier.
«Mais les «primers», qui sont des
correcteurs optiques très efficaces,
ont aussi une lourdeur, une
épaisseur qui les rendent plus ou
moins confortables selon le type
de peau tout au long de la journée,
explique Elisabeth Bouhadana.
Avec la crème Blur, on a fait
un grand pas en avant car la texture
est allégée. Depuis dix ans,
on utilisait surtout les gels
d’élastomère, transparents
avec un effet mat, se présentant
comme de la vaseline en
termes de consistance, un peu
comme du papier-calque épais,
ce qui n’était pas très intéressant
en matière de cosméticité. On a
donc sélectionné des poudres que
l’on nomme «Opti-Blur Technology»
aux propriétés optiques
tout aussi probantes sans former
de film continu imperméable sur
la peau, les poudres étant incorporées
dans une émulsion «huile
dans eau», la formule la plus fraîche.
Jusque-là, les élastomères de
silicone étaient visqueux parce
qu’on ne savait pas les formuler
dans des émulsions. On était
obligé de les formuler dans des
textures anhydres (sans eau), des
crèmes qui contenaient beaucoup
d’huile…»
Ces préparations aériennes
nouvelle génération effaçant rides
et ridules en un passage restent,
comme l’a souligné l’experte, gorgées
d’actifs biologiques chargés
d’améliorer la qualité de la peau
sur le long terme, le renouvellement
cellulaire de l’épiderme se
faisant en un mois minimum. Revitalift
Magic Blur de L’Oréal Paris,
pionnier sur le marché, est
aujourd’hui suivi de Blue Therapy
Lift & Blur de Biotherm qui, lui, fait
référence à la photographie: «Tel
un filtre Instagram, le combleur

10CFWKoQ6AMAwFv2jN69ZtLZVkbkEQ_AxB8_-KgUNc7sT17pnwsbbtaLtnzcoBQK1wQaFUxKMKicPAESwLT8c5yO-eKknA430CLMxkvJFsmGa6z-sBDid6m3AAAAA=
10CAsNsja1MLUw1DUwMDA3NwAAoeuPbA8AAAA=
Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 61
Fond de teint Skin
Foundation Stick,
Bobbi Brown.
Teint Poudre
Lingerie de Peau,
Guerlain.
Premiers degrés
de correction optique
Fond de teint
Compact Naturel
Perfecteur, Shiseido.
Crème Haute
Exigence Nuit,
Clarins.
Poudre libre Perfecting Loose
Powder, Estée Lauder.
Soin anti-âge
quotidien Magic
Blur, L’Oréal
Paris.
> BB Cream, CC Cream
Les crèmes BB et CC apparues récemment sur le marché
ont été inspirées par les Asiatiques et notamment les
Coréennes, dont les soins de beauté pour le teint sont
axés sur l’uniformité et la luminosité. Tandis que la BB
Cream («blemish balm», soit baume anti-imperfections)
est une base censée contrebalancer le ton jaune-gris que
prend la peau des femmes d’Asie en vieillissant, et par
extension apporte bonne mine et éclat aux carnations
occidentales, la CC Cream («colour control») a, elle, été
mise au point pour camoufler les irrégularités de pigmentation.
C’est ainsi qu’on trouve sur le marché des CC de
couleurs différentes, chacune étant censée compenser
un écart de ton dans le spectre des couleurs à l’opposé:
une verte pour masquer les rougeurs, une jaune contre les
cernes, une rose orangé pour booster un teint terne. G. S.
«Le temps est élastique.
Avec un peu d’adresse
on peut avoir l’air d’être
toujours dans un
endroit et être toujours
dans un autre.»
Jean Cocteau, Les Parents terribles
Ultra-Blur agit en quelques secondes»,
dixit le dossier de presse. Ou
du Skin Best Serum-in-Cream de la
même marque promettant floutage
et effet matifiant. Clarins sort
le duo Haute Exigence Jour & Nuit
revendiquant une densité en surface
grâce à des perles de comblement
nouvelle génération. Chez
Dior, après le lancement en début
d’année de la base de teint Pore
Minimizer, qui gomme les irrégularités,
c’est au tour de Hydra Life
Close-Up qui contient des poudres
diffusant de la lumière sur les zones
d’ombre créées par ces imperfections
de relief, avec un effet
flouté et lissé immédiat. Toujours
chez Dior, le Light Pulsion Complex
met en exergue une «technologie
éclairagiste», encore un
terme emprunté aux arts visuels,
grâce à une nouvelle génération
de billes de silice creuses
formant un halo correcteur.
Chez Vichy, on fait la
chasse à… l’expression triste.
La crème Liftactiv Advanced
Filler a pour but d’estomper
visuellement les rides verticales
telle «la ride du lion située
entre les sourcils ou les sillons
naso-géniens de part et
d’autre du nez, les fines rides
situées autour des lèvres et les
plis d’amertume qui encadrent
le menton. Les rides verticales
sont les principales responsables
de cet air triste. Les
rides horizontales, celles du
«bonheur», gênent moins
les femmes», comme le précise
le Dr Anny Cohen Leteisser,
dermatologue. Un
lissage instantané en surface
de ces stries rabat-joie,
responsables de l’effet sad
look pour un «visage plus
positif», selon le dossier. Alors que
chez Lancôme, on lance la Visionnaire
Crème multi-correctrice fondamentale
qui contient des élastomères
avec effet flouteur.
Par extension, fonds de teint et
maquillage profitent de ces nouvelles
découvertes et revendiquent
cette technologie «illusion
d’optique» dans des textures quasiment
immatérielles. Comme le
Compact Naturel Perfecteur de
Shiseido qui annule les disparités
chromatiques ou le Perfecting
Loose Powder d’Estée Lauder aux
Concentré
anti «sad
look» Liftactiv
Advanced
Filler, Vichy.
PHOTOS: DR
pigments de mica agissant
comme adoucissant optique. Et
encore le fluide belle mine multiaction
de Chanel qui associe une
poudre et un gel «soft focus» pour
estomper les aspérités de la peau.
Quant au Vitalumière fond de
teint poudre libre de la même
marque, à l’effet lissant et flouteur,
il combine poudres «soft focus»,
billes de polymère de petite
taille et billes de cellulose pour
combler les irrégularités de surface.
Chez Sisley, le Phyto Teint Expert
se compose aussi d’une base
«soft focus» en association avec
des poudres sublimatrices et un
gel flouteur. «Les imperfections
sont optiquement atténuées, effacées,
comme photoshopées», indique
le dossier. Enfin le Skin
Foundation Stick de Bobbi Brown
atténue l’apparence des rides
et ridules et affine les
pores grâce à des particules
de poudre également en
forme de billes.
Pommettes et lèvres bénéficient
aussi de ces trucages
visuels permettant de mystifier
une réalité insatisfaisante.
Apparaissent ainsi des
cosmétiques aux pigments
caméléons qui ne font que révéler
subtilement l’éclat de
chaque carnation. Chez Dior
notamment dont les laboratoires
ont mis au point un
rouge à lèvres et un blush mono-teinte
qui procurent cet effet
optique personnalisé.
Tel Dior Addict Lip Glow
qui réagit au pH des lèvres
en rehaussant leur couleur
naturelle ou le blush Rosy
Glow qui rosit les pommettes
par réaction avec l’humidité
de la peau. Mais
pour Norman Pohl, make-up artist
de la marque, flouter et masquer
les imperfections ne suffit
pas pour embellir un visage, il faut
encore le sculpter grâce au maquillage:
«Pour moi, il est aussi important
de mettre en lumière les
plus belles zones naturelles du visage,
parce que si vous vous concentrez
trop sur la correction, celles-ci
ne ressortiront pas.»
*Tirée de «L’Eternel féminin»,
par Béatrice Fontanel,
Editions du Seuil
Le Teint Encre
de Peau, Yves
Saint Laurent.
Diorskin Rosy Glow, rose à
joues rehausseur de bonne
mine sur mesure, Dior.
«Unvisagetransmetunemultitudedesignaux»
Questions à David
Sander, directeur
du Pôle de recherche
national en sciences
affectives, basé à
l’Université de Genève.
Le Temps: Photoshoper son visage
tous les matins par le biais
d’une crème paraît une solution
de remplacement soft au botox,
qui supprime totalement les rides
d’expression…
David Sander: Effectivement. Le
botox a un effet massif parce
qu’on l’injecte au niveau des
muscles. Il y a eu une série de
recherches intéressantes sur
l’expression des émotions et le
botox. Ces études laissent penser
qu’il y a un déficit émotionnel
chez les personnes qui ont reçu
des injections de botox, et que cet
effet est spécifique aux émotions
liées aux muscles ciblés.
Vous voulez dire que le botox
influe sur ce que l’on ressent intérieurement
C’est bien ce que suggèrent ces
recherches. On a fait lire des
histoires à contenu émotionnel
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(colère ou joie) à des femmes
avant et après une injection de
botox visant le corrugateur, un
muscle se situant entre les yeux et
qu’on active très souvent lorsqu’on
est en colère alors qu’il n’est
pas du tout sollicité dans la joie.
Les résultats laissent supposer
que les participantes, après avoir
reçu du botox, avaient moins de
ressenti en intensité de colère
quand elles lisaient ces histoires.
On sait aussi que lorsqu’on exprime
quelque chose, que ce soit
avec le corps ou avec le visage, un
mécanisme dans notre cerveau
nous permet de percevoir ce qui
se passe au niveau de notre propre
visage. Des hypothèses supposent
qu’une des manières nous
permettant de reconnaître qu’on
est en colère est que notre cerveau
reconnaît qu’on manifeste,
au niveau de la position musculaire,
une expression de colère.
C’est cet effet-là qui serait atténué
par l’injection de botox: on ne
perçoit pas son propre corrugateur
activé et donc on ressent
moins de colère.
Savoir que l’on fronce les sourcils
nous permet donc de reconnaître
notre propre émotion
Exactement, c’est l’un des indices
que l’être humain utilise. Et cela
correspond à une théorie qui
date du début du XXe siècle:
certains scientifiques pensaient
déjà que notre ressenti émotionnel
provenait de la perception de
nos propres expressions. Les
études actuelles sur les effets du
botox vont dans ce sens. Et il
semble aussi que l’injection de
botox interfère avec la reconnaissance
des émotions chez l’autre,
l’hypothèse étant que pour reconnaître
l’émotion d’une personne,
on imiterait son expression.
Cette imitation serait
perturbée par le botox.
Le botox lisserait donc le caractère,
ce que n’induisent pas ces crèmes
floutantes nouvelle génération
S’il est probable que le botox
interfère avec le vécu émotionnel,
je pense que l’objectif de ces
crèmes est simplement d’agir sur
l’attractivité faciale. Le bien-être
peut également être indirectement
augmenté. Un visage est
perçu comme exprimant énormément
d’informations au-delà
des émotions: l’identité de la
personne, son attractivité, son
âge, des aspects qui sont liés à la
confiance, à la sympathie, à la
compétence. Un visage transmet
une multitude de signaux, et la
recherche sur les effets de certains
soins cosmétiques pourrait
être intéressante pour étudier la
nature de ces signaux.
Propos recueillis par G. S.

62 Mode Le Temps l Samedi 20 septembre 2014
INTERVIEWSECRÈTE
Farida Khelfa,
qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant
Danschaquenuméro,
IsabelleCerboneschidemande
àunepersonnalitédeluiparler
del’enfantqu’elleaétéetdesesrêves.
Unemanièredemieuxcomprendre
l’adultequ’ilouelleestdevenu(e).
Plongéedanslemondedel’imaginaire.
PETER LINDBERGH

Le Temps l Samedi 20 septembre 2014 Mode 63
de
gens parlent
de Farida
sans la connaître
vraiment»,
dit «Beaucoup
un de ses proches. Connaît-on jamais
une personne C’est la quête
d’une vie. Nous n’avions pas une
vie, à peine une heure, pour faire
un tour sur les chemins de traverse
menant aux rêves de Farida
Khelfa.
Cette femme a eu plusieurs vies
depuis qu’elle a quitté Vénissieux
et les tours de la cité des Minguettes
en mars 1978 alors qu’elle
n’avait pas 16 ans: elle fut la
compagne des nuits fauves de
Christian Louboutin*, muse du
photographe Jean-Paul Goude,
mannequin, épouse, mère, ambassadrice
de la maison Schiaparelli
depuis 2011 et réalisatrice de
documentaires.
D’ailleurs, elle a réalisé un film
passionnant dédié à Christian
Louboutin** qui sera diffusé sur
Arte le 27 septembre. On le découvre
tel qu’elle le connaît, et tel qu’il
est sur sa felouque en Egypte, ou
dans ses ateliers parisiens. Dans ce
documentaire qui donne de lui
une image à la fois large et resserrée,
il évoque son métissage possible
sans pourtant en donner la clé,
on est témoin du jaillissement
d’un modèle sous son crayon qui
aime tracer des courbes, on l’entend
évoquer son obsession du
vernis (lire p. 54) et l’on découvre
même que c’est en Suisse que ses
bottes aux allures fétichistes ont le
plus de succès. «C’est un personnage
assez mystérieux, dit de lui
Farida Khelfa. Et je trouve cela assez
bien dans un monde où tout le
monde est over exposé.» Christian
Louboutin, c’est l’ami de ses premiers
jours parisiens, celui qui lui
présentera l’homme qu’elle épousera
en 2012, après vingt-trois ans
de vie commune, Henri Seydoux
Fornier de Clausonne. L’un des
meilleurs amis du chausseur et
l’un de ses associés de la première
heure. Il est également le père de
l’actrice Léa Seydoux.
En la regardant, assise dans son
élégance, et sa robe noire, avec son
port de tête royal, son visage dont
la beauté submerge, et pour lequel
tous les créateurs, tous les
photographes dont elle fut la
muse – Azzedine Alaïa, Jean-Paul
Gaultier, Jean-Paul Goude – pour
ne citer qu’eux, ont réinventé un
code de la beauté dont elle est la
maîtresse étalon, en la regardant
disais-je… Cette phrase n’en finit
pas, pardon, et d’ailleurs j’en ai
perdu le fil. C’est ainsi, non, lorsque
l’on est troublée Reprenons
autrement. Farida Khelfa possède
une beauté prégnante, une présence,
une conscience de l’instant,
une élégance sous-tendue d’une
fulgurance un peu trash qui
fascine. Elle résume à elle seule
l’histoire de la mode depuis les années
90.
La Farida Khelfa que l’on a devant
soi est une héroïne romanesque,
une femme sculptée par la
vie. Il est inutile de chercher derrière
ses yeux sombres l’ombre de
l’enfant qu’elle fut. Cette enfant-là
est restée dans ses tours, derrière
une fenêtre, interdite de sortie,
dans une autre vie qui n’avait pas
commencé sous les auspices les
plus bienveillants. C’est le moins
que l’on puisse dire quand on
grandit dans un F5 que l’on partage
avec 11 autres personnes –
plus un chat – dans une cité lyonnaise.
Et tout ce qui va avec et dont
elle ne dit rien parce que ce n’est
pas le propos, mais qui a déjà été
écrit maintes fois: les cris, la violence
du père, le non-amour de la
mère, l’enfermement, les sorties
minutées et tous les interdits. A
voir la manière dont elle a su
s’échapper de ce passé et se réinventer
dans le beau, on pense, sans
oser le formuler, que nos bourreaux
peuvent être nos plus
grands maîtres.
Le Temps: Quel était votre plus
grand rêve d’enfant
Farida Khelfa: Enfant, je ne sais
pas, mais très rapidement mon
rêve fut de partir d’où j’étais. Je
savais que mon avenir était
ailleurs. Donc c’est l’appel au
voyage qui m’a habitée dans mon
enfance, et pourtant, je suis quelqu’un
de casanier, très peu nomade.
Après, j’ai rêvé d’être infirmière,
hôtesse de l’air. Elles
étaient super chics, super élégantes,
pour moi c’était le truc!
L’avez-vous réalisé
Non! Oui, je suis partie mais non
je ne suis devenue ni infirmière,
ni hôtesse de l’air (rires). Quoi
que, de temps en temps, quand
on a des enfants (elle a deux fils,
Ismaël et Omer, ndlr), on est
quand même un peu infirmière.
Qu’avez-vous bâti à la place
Une vie déjà! Cela se construit au
jour le jour, une vie. J’ai essentiellement
fait une famille et c’est le
plus important pour une femme.
Enfin, pour moi. Je ne sais pas
pourquoi j’englobe toutes les
femmes avec moi. Toutes les
femmes ne sont pas comme moi.
Après, je réalise des films, des
reportages que j’aime, qui me
plaisent, sur des sujets qui me
touchent et c’est aussi quelque
chose que je désirais ardemment.
Et être chez Schiaparelli, c’est une
chose que je n’ai même pas rêvée
en réalité, qui m’est tombée du
ciel, comme ça, et que j’aime
profondément. J’adore cette
maison. C’est une promesse formidable
que d’ouvrir une nouvelle
maison de couture,
aujourd’hui, à Paris, après un
sommeil de soixante ans. Et je
trouve fantastique que des gens
investissent encore en France et
dans la mode française.
Vous dites que vous avez bâti une
vie, mais vous faites partie de ces
personnes capables d’en bâtir
plusieurs.
C’est la vie qui vous guide en fait.
Ce sont les chemins que vous
prenez et qui sont souvent de
traverse. Je n’étais pas du tout
centrée dans une direction précise
quand j’étais jeune, mais pas
du tout! Ma vie est faite d’opportunités,
de rencontres, de chance
saisie au moment venu, car je l’ai
aussi laissé passer des milliers de
fois, des centaines de fois au
moins. Il faut comprendre que
dans la vie, chez tout le monde, je
dis bien tout le monde, il y a
toujours un moment où la
chance passe. Malheureusement,
on est très peu souvent armé pour
comprendre que c’est une chance
qu’on nous offre, et qu’il faut la
saisir. Et très souvent, on la laisse
passer.
Quelles sont ces chances que vous
avez laissé passer
Je n’ai pas envie d’en parler (rires).
Et finalement, si j’étais malheureuse
et amère aujourd’hui, je
dirais peut-être que c’est dur.
Mais je n’ai pas de regrets, pas
d’amertume. Et je ne vis pas tellement
dans le passé. Je suis plutôt
dans le présent et dans le futur. Si
on vit dans le passé, qu’est-ce
qu’on fait On est mort.
Quel était votre jouet préféré
Mon chat. J’avais un chat avec qui
je passais mes journées, mes
nuits, je l’avais toujours dans les
bras.
A la question «l’avez-vous gardé»
je suppose que la réponse est non
Non, je ne l’ai pas gardé.
D’ailleurs, il est arrivé une chose
incroyable: quand je suis partie
de chez mes parents, je ne savais
pas que j’allais partir. J’allais
acheter du pain et mon chat qui
était derrière la porte n’arrêtait
pas de miauler. Il pleurait. Je lui
disais: «Mais je reviens dans
cinq minutes!» je le reprenais
dans mes bras. Je l’ai repris plusieurs
fois. Ensuite, je suis partie
chercher du pain. Et je ne suis
jamais revenue.
Quand vous êtes partie chercher du
pain, vous ne saviez pas que vous
alliez fuguer
Mais pas du tout! Je me demandais
pourquoi il pleurait. C’est la
seule personne, enfin, le seul être
vivant qui l’ait senti. Ça s’est décidé
comme ça. J’étais avec une
amie, j’ai commencé à discuter
avec elle, on rigolait en bas des
tours, et quand elle m’a dit
l’heure qu’il était! Ça faisait une
heure que j’étais partie. Je me suis
dit: «Je ne vais pas rentrer.» Parce
que je… Ce n’est pas possible. Et
voilà. Ça s’est décidé comme ça.
Et vous êtes partie directement à
Paris
C’est une autre histoire. On en
parlera une autre fois. C’est trop
long et trop compliqué. Mais
mon chat l’a senti. Et depuis, je ne
supporte pas d’avoir un animal. Je
ne peux pas.
A quel jeu jouiez-vous à la récréation
A la marelle et à l’élastique. J’adorais
ça.
Grimpiez-vous dans les arbres
Non, mais on se battait à la sortie
de l’école. Comment dire On se
donnait rendez-vous: «Je t’attends
à la sortie.» Toutes les filles étaient
autour et on se battait. C’était
comme ça. Je ne sais pas ce que ça
veut dire. On était comme les
garçons finalement.
Vous choisissiez votre victime
et «Poum»
Non, pas du tout. Moi, je ne cherchais
pas les problèmes, au contraire.
Mais je ne voulais pas
qu’on m’embête. Donc voilà. Il
fallait se protéger.
Quelle était la couleur de votre
premier vélo
Je n’ai jamais eu de vélo. On
m’avait dit que quand je rentrerais
en sixième, j’aurais un minivélo.
A cette époque, c’était la
mode des mini-vélos. Je ne l’ai
jamais eu et ça m’a rendue dingue.
J’étais la seule à être entrée
en sixième et je n’ai pas eu mon
mini-vélo! J’ai compris que c’était
des promesses en l’air. Mais je sais
faire du vélo. Je ne sais pas comment
j’ai appris, en fait.
Quelle super-héroïne rêviez-vous
de devenir
Je ne sais pas trop. J’aimais beaucoup
Pearl Buck quand j’étais
petite. J’ai commencé à lire ses
romans quand j’avais 11 ou 12
ans. Et pour moi, c’était une super
femme. Les révolutionnaires
algériennes aussi, Djamila Boupacha,
Djamila Bouhired. Giselle
Halimi, également. J’aimais ce
genre de femmes, ces pasionarias.
C’étaient mes super women.
J’aimais aussi beaucoup Simone
Signoret quand j’étais enfant.
J’aimais comme elle menait sa vie.
Elle était smart, elle était belle,
c’était une grande actrice, elle
n’avait pas peur de se détruire à
l’écran, et en même temps c’était
une grande activiste.
De quel super-pouvoir vouliez-vous
être doté
L’invisibilité.
Rêviez-vous en couleur ou en noir
et blanc
Je dirais en gris plutôt. Je rêvais
souvent du désert. Et c’est marrant
parce que je n’avais pas vu le
désert à cette époque-là. Je faisais
toujours ce rêve récurrent de moi
au milieu du désert, avec le sol
complètement craquelé, de couleur
un peu beige gris. C’étaient
des cauchemars, en fait. Je ne les
fais plus.
Quel était votre livre préféré
J’en ai eu beaucoup mais peutêtre
La vie devant soi de Romain
Gary. Je l’ai adoré quand je l’ai lu.
L’avez-vous relu depuis
Non, mais je le trouvais très senti.
C’est ça, les grands écrivains: ce
sont des gens qui arrivent à se
mettre dans la peau de tout le
monde, alors qu’aujourd’hui, tout
le monde nous parle de sa propre
vie. Flaubert aurait dit: «Madame
Bovary, c’est moi!» Il est rentré
dans l’intimité d’une femme. Le
«Dans la vie, chez tout le monde,
je dis bien tout le monde,
il y a toujours un moment où la
chance passe. Malheureusement,
on est très peu souvent armé
pour comprendre que c’est
une chance qu’on nous offre,
et qu’il faut la saisir. Et très
souvent, on la laisse passer.»
Farida Khelfa
personnage est tellement réel que
c’est stupéfiant de force. Et cela m’a
fait cette impression-là, La vie
devant soi. J’ai eu le sentiment que
Romain Gary connaissait ce petit
enfant, les macs de Belleville, cette
femme qui avait été dans les
camps, cette ancienne prostituée
qui récupérait tous ces mômes. Ça
m’a beaucoup marquée car je
trouvais que tous les niveaux de
langage étaient justes. Il faudrait
que je le relise.
Quel goût avait votre enfance
Amer. C’est le premier mot qui
me vient: un goût amer.
Et si cette enfance avait un parfum,
ce serait
L’essence diesel. (La voiture de son
père avait un moteur diesel, ndlr).
Pendant les grandes vacances,
vous alliez voir la mer
Oui, on allait aux Saintes-Mariesde-la-Mer,
on faisait du camping
sur la plage. On y est allés deux
fois. J’adorais ça.
Savez-vous faire des avions en
papier
Non. Je ne suis pas du tout habile
de mes mains.
Aviez-vous peur du noir
Pas tellement, non. En fait je
préférais la nuit que le jour. Le
jour m’angoissait. Aujourd’hui
encore. J’aime quand la nuit
tombe tôt. Je n’aime pas l’été
quand les jours sont trop longs,
sauf si je suis en vacances au bord
de la mer. J’aime la nuit. Et pourtant
je suis du matin. Je me lève
tôt et me couche tôt. Parce que je
suis pressée de me coucher (rires).
Vous souvenez-vous du prénom de
votre premier amour
Oui, Victor. On avait 8 ans. Je m’en
souviens. D’ailleurs j’ai fumé ma
première cigarette avec lui. Ça
m’a fait tourner la tête, à 8 ans!
Et de l’enfant que vous avez été
C’est très difficile de se souvenir
de l’enfant que l’on a été, en réalité.
On essaie par des bribes. Par
exemple, j’ai le souvenir d’une
enfance très solitaire alors qu’on
était 11 dans un F5 (elle a grandi
avec huit frères et sœurs, ndlr).
Avec mon chat, j’arrivais à me
créer un monde et m’enfermer
dedans. Je ne sais pas vraiment
quelle enfant j’étais. Peut-être que
j’étais assez rêveuse. Comme je
n’avais pas le droit de sortir, je
passais mes journées devant la
fenêtre, à regarder les autres
dehors. Ça fait travailler l’imaginaire.
Mais dès que j’étais à
l’école, je me marrais. Pour moi,
l’école c’était un espace de liberté.
J’adorais l’école.
Est-ce que vous avez le sentiment
que cette enfant vous accompagne
encore
Non. Plus du tout. Je pense que je
suis définitivement devenue une
femme. D’ailleurs, je trouve toujours
très surprenant les gens qui
disent: «Je n’ai pas changé, je pense
toujours comme quand j’avais 20
ans.» Si la vie ne vous change pas,
je ne sais pas de quoi vous êtes
fait Ce n’est pas rassurant les gens
qui vous disent cela. La vie forcément
vous amène à changer.
Sinon, ça n’aura servi à rien.
* «Christian Louboutin», éd. Rizzoli
** «Louboutin», un film de Farida
Khelfa, sera diffusé le 27 septembre
sur Arte.

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