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Colloque de Lyon-novembre 2007 - Maison de l'Orient et de la ...

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S. MÜLLER CELKA <strong>et</strong> J.-C. DAVID, Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique <strong>et</strong> enjeux<br />

i<strong>de</strong>ntitaires. 1 er atelier (29 <strong>novembre</strong> <strong>2007</strong>) : Chypre, une stratigraphie <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité. Rencontres scientifiques en ligne <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>Maison</strong> <strong>de</strong> l’Orient <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée, <strong>Lyon</strong>, <strong>2007</strong>.<br />

QUI A VOLĖ LA GRANDE DĖESSE <br />

QUELQUES RĖFLEXIONS SUR LE PATRIMOINE DE PAPHOS<br />

Jean-Baptiste CAYLA<br />

Université <strong>de</strong> Provence, USR 710 du CNRS<br />

RÉSUMÉ<br />

Qui a volé <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse Déjà Nikoklès, sans doute, <strong>et</strong>, après lui les monarques hellénistiques <strong>et</strong> les<br />

empereurs romains ; nous, enfin, colons, patriotes, touristes, hommes politiques ou archéologues... Les questions que l’on<br />

pose au patrimoine <strong>de</strong> Paphos se concentrent autour <strong>de</strong> certaines pério<strong>de</strong>s, certaines thématiques. Ces éc<strong>la</strong>irages du passé<br />

exhumé révèlent les suj<strong>et</strong>s autant que leurs obj<strong>et</strong>s d’étu<strong>de</strong> <strong>et</strong>, entre les travaux <strong>de</strong>s archéologues <strong>et</strong> les enjeux politiques <strong>et</strong><br />

culturels contemporains, apparaissent <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> résonances que nous nous proposons d’examiner. Pour compléter c<strong>et</strong>te<br />

enquête historiographique, nous avons choisi d’observer aussi, <strong>de</strong> façon plus <strong>la</strong>rge, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du patrimoine dans le territoire<br />

− en l’occurrence, <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Paphos −, <strong>la</strong> mise en scène <strong>de</strong>s vestiges antiques face à un patrimoine rural souvent en<br />

déshérence. Enfin, c’est aussi à un examen réflexif que nous invite ce colloque, à <strong>la</strong> première personne : qu’est-ce que je<br />

cherche − qu’est-ce je cherche à prouver − lorsque je fais l’histoire <strong>de</strong> Paphos ou lorsque je réfléchis aux processus <strong>de</strong><br />

construction i<strong>de</strong>ntitaire <br />

Eternelle Aphrodite<br />

La Gran<strong>de</strong> Déesse chypriote est une figure particulièrement productrice d’imaginaire, un mythe qui<br />

appartient autant à <strong>la</strong> poésie qu’à l’histoire, autant figure divine que personnage <strong>de</strong> contes <strong>et</strong> légen<strong>de</strong>s,<br />

incarnation <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité antique <strong>de</strong> Paphos, mais aussi allégorie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’île à l’usage <strong>de</strong>s touristes, voire logo<br />

touristique <strong>de</strong> complexes hôteliers − on peut <strong>la</strong> voir parfois sous l’aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vénus <strong>de</strong> Milo. A côté <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

divinité, siège le héros chypriote Kinyras, qui, pense-t-on, représente <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion autochtone <strong>de</strong> Chypre, <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion antérieure à l’arrivée <strong>de</strong>s Grecs, ceux que l’on appelle les Etéochypriotes.<br />

On considère plus ou moins consciemment que c<strong>et</strong>te figure divine, avec les récits <strong>et</strong> les pratiques qui lui<br />

sont rattachés, incarne peu ou prou une spécificité qui distingue les Chypriotes <strong>de</strong>s autres, quelque chose qui,<br />

dans les pratiques <strong>et</strong> les croyances, reste atemporel, permanent.<br />

C’est ce que souligne M. Yon dans un article <strong>de</strong> vulgarisation 1 : « Les pratiques <strong>et</strong> les croyances <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

piété popu<strong>la</strong>ire témoignent <strong>de</strong> traditions très anciennes, liées à <strong>de</strong>s motivations profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine <strong>et</strong><br />

que le mon<strong>de</strong> chrétien a dû s’approprier dès les premiers siècles. Certes, il reste peu <strong>de</strong> témoignages […] <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

phase primitive ; mais les manifestations qui nous en sont parvenues à travers les difficultés rencontrées par <strong>la</strong><br />

1 Yon 1998, p. 6-9.<br />

1


popu<strong>la</strong>tion chypriote dans les aléas <strong>de</strong> son histoire, n’ont pu se perpétrer que parce qu’elles ont gardé leur vitalité<br />

dans les sociétés <strong>de</strong>s premiers siècles chrétiens, qui ont servi d’intermédiaires entre le passé <strong>et</strong> le présent ». M.<br />

Yon donne l’exemple <strong>de</strong>s Anthéstéries (fête <strong>de</strong>s fleurs) du moi <strong>de</strong> mai, à Paphos, Larnaka, à Paralimni, sans<br />

doute héritées <strong>de</strong>s fêtes <strong>de</strong> <strong>la</strong> végétation ou <strong>de</strong> Dionysos, l’exemple du Kataklusmos <strong>de</strong> Larnaka, associé aux<br />

fêtes <strong>de</strong> Pentecôte, hérité d’anciennes fêtes sémitiques <strong>de</strong> Kition, <strong>et</strong>, enfin, l’exemple <strong>de</strong>s nombreuses Vierges<br />

nourricières : « le plus frappant est certainement le rôle prépondérant que gar<strong>de</strong> à Chypre le personnage <strong>de</strong> Marie<br />

− <strong>la</strong> Panayia (Toute Sainte), <strong>la</strong> Theotokos (mère <strong>de</strong> Dieu) dans le religion officielle aussi bien que popu<strong>la</strong>ire. Elle<br />

hérite en partie <strong>de</strong>s caractères liés à <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse, celle que <strong>la</strong> tradition grecque a popu<strong>la</strong>risée sous le nom<br />

d’Aphrodite <strong>et</strong> fait naître à Chypre ; <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s millénaires, c<strong>et</strong>te divinité y a assumé les fonctions <strong>de</strong> Déessemère,<br />

qui enfante, nourrit, protège <strong>la</strong> santé <strong>de</strong> l’enfant... Très importante dans toute <strong>la</strong> tradition <strong>de</strong> l’Eglise<br />

orientale, le Panayia semble tenir à Chypre plus qu’ailleurs, une p<strong>la</strong>ce remarquable, à en juger par <strong>la</strong> quantité<br />

extraordinaire d’édifices qui lui sont consacrés <strong>et</strong> où elle est vénérée sous les épithètes les plus diverses. A<br />

l’instar <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse païenne, que l’on désignait comme Anassa (Princesse) ou Paphia (<strong>de</strong> Paphos), <strong>la</strong><br />

Panayia n’est pas appelée par son nom, Maria, mais qualifiée d’épithètes c<strong>la</strong>irement topographiques<br />

(Trooditissa) ou liées à <strong>de</strong>s caractères particuliers <strong>et</strong> souvent valorisants par <strong>la</strong> mention <strong>de</strong> l’or (Chryso-) :<br />

Chrysopolitissa <strong>de</strong> Paphos ou <strong>de</strong> Larnaka, Chrysopentanassa <strong>de</strong> Palechori, [...] Certaines épithètes sont<br />

évocatrices, telle à Paphos, qui est précisément le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse, l’église <strong>de</strong> Panayia<br />

Ga<strong>la</strong>tariotissa, dont le nom évoque l’al<strong>la</strong>itement, ou encore, dans le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Panô-Pyrgos, l’église <strong>de</strong> Panayia<br />

Ga<strong>la</strong>ktisti dont le nom [...] peut être en re<strong>la</strong>tion avec une fonction <strong>de</strong> mère nourricière, tout comme l’est à Saint-<br />

Nico<strong>la</strong>s-du-Toit <strong>de</strong> Kakop<strong>et</strong>ria, d’une Vierge qui al<strong>la</strong>ite l’enfant Jésus, un thème exceptionnel dans <strong>la</strong> peinture<br />

byzantine ».<br />

A travers ces exemples, on voit que <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse incarne l’ancienn<strong>et</strong>é, l’authenticité <strong>de</strong>s traditions<br />

religieuses chypriotes. Pour certains Chypriotes, croyants, -je pense à <strong>de</strong>s vil<strong>la</strong>geois <strong>de</strong> <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Paphos- <strong>la</strong><br />

Gran<strong>de</strong> Déesse est une sorte d’ancêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vierge, une intuition primitive achevée <strong>et</strong> réalisée par <strong>la</strong><br />

Christianisme. En regard <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te continuité, l’is<strong>la</strong>m a toutes les chances d’apparaître que comme une rupture<br />

violente, voire <strong>de</strong>structrice. On comprend aisément que <strong>la</strong> divinité antique puisse alors <strong>de</strong>venir un symbole<br />

i<strong>de</strong>ntitaire où, sous <strong>la</strong> forme d’un choc <strong>de</strong> civilisations, se cristallisent <strong>de</strong>s conflits politiques mo<strong>de</strong>rnes.<br />

Il me semble que l’on peut parler en ce cas <strong>de</strong> « mythe i<strong>de</strong>ntitaire ». C’est ce patrimoine que nous nous<br />

proposons d’examiner à travers ses signes visibles dans le paysage paphien, sous <strong>la</strong> forme d’une visite<br />

touristique virtuelle en quelque sorte, pour explorer un patrimoine immatériel – une croyance − à travers le<br />

patrimoine matériel, un site touristique, en l’occurrence, le site du sanctuaire d’Aphrodite à Kouklia<br />

(Pa<strong>la</strong>ipaphos).<br />

Un touriste nommé Titus<br />

Pour c<strong>et</strong>te visite virtuelle, je propose d’emprunter les traces d’un futur empereur romain, Titus. C’est ce<br />

que nous propose Tacite, dans le texte 2 le plus connu <strong>et</strong> probablement le plus important sur le sanctuaire <strong>de</strong><br />

Paphos. Tacite en eff<strong>et</strong> nous livre <strong>de</strong>s informations sur <strong>la</strong> nature du culte, sa couleur locale, son oracle, ses<br />

sacrifices non sang<strong>la</strong>nts, son autel extérieur protégé <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluie <strong>et</strong> son bétyle <strong>de</strong> forme triangu<strong>la</strong>ire. Mais il s’agit<br />

2 Histoires, II, 2-4.<br />

2


d’une digression didactique qui s’insère dans le récit du voyage <strong>de</strong> Titus en Orient, avant son accession au<br />

principat. Voici comment s’opère <strong>la</strong> jonction entre le fil du récit <strong>et</strong> l’excursus : Igitur oram Achaiae <strong>et</strong> Asiae ac<br />

<strong>la</strong>eua maris praeuectus, Rhodum <strong>et</strong> Cyprum insu<strong>la</strong>s, in<strong>de</strong> Syriam au<strong>de</strong>ntioribus spatiis p<strong>et</strong>ebat. Atque illum<br />

cupido incessit a<strong>de</strong>undi uisendique templum Paphiae Veneris, inclytum per indigenas aduenasque. Haud fuerit<br />

longum [...], paucis disserere : « Longeant donc les côtes <strong>de</strong> l’Achaïe <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Asie <strong>et</strong> <strong>la</strong>issant à gauche <strong>la</strong> mer qui<br />

les baigne, il (Titus) cing<strong>la</strong>it par <strong>de</strong>s routes plus aventureuses vers les îles <strong>de</strong> Rho<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> Chypre, puis vers <strong>la</strong><br />

Syrie. Mais le désir le prit d’aller visiter le temple <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vénus <strong>de</strong> Paphos, célèbre parmi les indigènes <strong>et</strong> les<br />

étrangers (inclytum per indigenas aduenasque). Qu’on me perm<strong>et</strong>te une brève digression... ».<br />

La visite <strong>de</strong> Titus se clôt par <strong>la</strong> consultation <strong>de</strong> l’oracle sur sa route <strong>et</strong> son avenir, mais c<strong>et</strong>te<br />

introduction m<strong>et</strong> l’accent sur une curiosité qui n’est pas nécessairement ou pas seulement due à <strong>la</strong> piété : cupido<br />

a<strong>de</strong>undi visendique templum Paphiae Veneris. D’ailleurs, dans <strong>la</strong> suite du texte <strong>de</strong> Tacite, <strong>la</strong> visite occupe autant<br />

<strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce que l’oracle : Titus, spectata opulentia donisque regum quaeque alia <strong>la</strong><strong>et</strong>um antiquitatibus Graecorum<br />

genus incertae u<strong>et</strong>ustati adfingit, <strong>de</strong> nauigatione primum consulit. « Après contemplé les richesses, les offran<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>s rois <strong>et</strong> les autres obj<strong>et</strong>s que <strong>la</strong> race <strong>de</strong>s Grecs, férue d’antiquités, fait remonter à <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong>s temps, Titus<br />

consulta l’oracle au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa navigation. »<br />

Nous nous trouvons peu avant le séisme <strong>de</strong> 77. Paphos s’appelle alors Sébastè C<strong>la</strong>udia Paphos,<br />

s’appellera bientôt Sébasté F<strong>la</strong>uia C<strong>la</strong>udia Paphos. Il s’agit incontestablement d’une pério<strong>de</strong> florissante pour le<br />

sanctuaire, voire <strong>de</strong> son apogée. Qu’y avait-il à voir La documentation épigraphique perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> s’en faire une<br />

idée 3 .<br />

Il y avait, bien sûr, le temple, tel qu’on peut essayer <strong>de</strong> l’imaginer à partir <strong>de</strong>s représentions qui figurent<br />

sur les monnaies impériales, mais aussi, <strong>de</strong>vant <strong>et</strong> autour du temple, tout un espace d’exposition d’œuvres, <strong>de</strong>s<br />

antiquitates : opulentia, dona regum <strong>et</strong> alia.<br />

Parmi les œuvres récentes :<br />

- toute neuves, les statues <strong>de</strong> pratiquement tous les Julio-C<strong>la</strong>udiens<br />

- <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong> gouverneurs romains<br />

- les statues <strong>de</strong> prêtres impériaux, assez neuves elles aussi<br />

Parmi les vénérables antiquités :<br />

- les statues <strong>de</strong> pratiquement tous les Ptolémées à partir <strong>de</strong> Phi<strong>la</strong><strong>de</strong>lphe<br />

-datant pour <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> majorité du II ème siècle av. J.-C., les statues <strong>de</strong>s gouverneurs hellénistiques, les stratégoi<br />

<strong>de</strong> l’île, représentés parfois avec les membres <strong>de</strong> leur famille<br />

- <strong>de</strong>s statues d’officiers <strong>de</strong> l’armée <strong>la</strong>gi<strong>de</strong>, érigés par <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> mercenaires<br />

- enfin, <strong>de</strong> dates variées, <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong>s notables hellénistiques, <strong>et</strong> parmi les plus récentes, une série <strong>de</strong> statues <strong>de</strong><br />

membres <strong>de</strong> riches familles du I er s. av. J.-C.<br />

On peut en eff<strong>et</strong> être à peu près certain que l’on p<strong>la</strong>çait <strong>de</strong> nouvelles statues aux côtés <strong>de</strong>s anciennes sans<br />

détruire les œuvres du passé. Très peu <strong>de</strong> bases <strong>de</strong> statues ont été gravées à plusieurs reprises (moins <strong>de</strong> 10 % <strong>de</strong>s<br />

pierres conservées), alors que l’on avait sous <strong>la</strong> main un matériau prêt à l’emploi). Sans entrer dans le détail <strong>de</strong><br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces remplois, il est probable qu'à l’époque impériale <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s statues hellénistiques se<br />

dressaient encore sur l’esp<strong>la</strong>na<strong>de</strong> du sanctuaire, à côté <strong>de</strong> celles <strong>de</strong>s empereurs romains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s proconsuls.<br />

3 Documentation rassemblée dans Cay<strong>la</strong> 2003.<br />

3


C<strong>et</strong> ensemble est donc une véritable collection constituée au cours <strong>de</strong> l’époque hellénistique <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’époque romaine : c’est vers ce musée que se dirige Titus. Il est le coeur prestigieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, une mise en<br />

scène <strong>de</strong> sa mémoire qui garantit l’ancienn<strong>et</strong>é <strong>et</strong> <strong>la</strong> noblesse <strong>de</strong> son culte.<br />

Un passé mis en scène donc dès le I er siècle <strong>de</strong> notre ère. Mais quel passé Pour qui Bien entendu que<br />

les Chypriotes <strong>de</strong>vaient être fiers <strong>de</strong> leur sanctuaire, mais parmi les quelques cent-cinquante personnages<br />

statufiés sur l’esp<strong>la</strong>na<strong>de</strong> du sanctuaire, moins <strong>de</strong> <strong>la</strong> moitié était <strong>de</strong>s Chypriotes. Le reste, ce sont <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong><br />

souverains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> leur famille, <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong> gouverneurs, <strong>de</strong> militaires <strong>et</strong> autres fonctionnaires<br />

impériaux. A ce<strong>la</strong> s’ajoute que parmi les Chypriotes, un certain nombre était directement lié au pouvoir − les<br />

prêtres impériaux par exemple. Ce qui est mis en scène, c’est donc avant tout un pouvoir politique étranger ou,<br />

en tous cas, exercé <strong>de</strong> l’extérieur. C’est l’image du monarque, qui s’incarne dans ses fonctionnaires, ses soldats,<br />

ses prêtres − principe même du fonctionnement monarchique 4 −, image multipliée du pouvoir, qui se diffuse<br />

dans les lieux en vue comme sur les monnaies.<br />

Ainsi, les statues, comme sans doute les autres obj<strong>et</strong>s non conservés qui se trouvaient sur l’esp<strong>la</strong>na<strong>de</strong> du<br />

sanctuaire, sont <strong>de</strong>s signes complexes. Ils concrétisent <strong>la</strong> fama <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité (sa timè pour parler grec) à travers les<br />

signes visibles d’un pouvoir extérieur. Autrement dit, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité s’affiche <strong>et</strong> se traduit dans l’espace à<br />

travers les symboles <strong>de</strong> sa sujétion. Ce n’est pas tout à fait un paradoxe : le prestige du sanctuaire confère à<br />

l’espace qu’il enclôt un pouvoir symbolique tel qu’il est susceptible d’accueillir les symboles du pouvoir.<br />

Kinyras-Agapénor : le match<br />

On peut essayer <strong>de</strong> confronter c<strong>et</strong>te fama matérialisée dans l’espace aux autres sources historiques. Or,<br />

les textes sur Paphos, pour <strong>la</strong> plupart, nous rapportent aussi <strong>de</strong>s famae, dans lesquelles on peut être tenté <strong>de</strong><br />

chercher à exhumer l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité paphienne à travers ses spécificités. Pourtant, quand on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

quelle part <strong>de</strong> vérité historique contient <strong>la</strong> légen<strong>de</strong>, on se trompe souvent <strong>de</strong> question, tant <strong>la</strong> fama nous renseigne<br />

autant sur ceux qui <strong>la</strong> bâtissent, qui <strong>la</strong> transm<strong>et</strong>tent, que sur ce qu’elle dit. A Paphos, ce<strong>la</strong> est absolument évi<strong>de</strong>nt<br />

pour les légen<strong>de</strong>s concurrentes concernant <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> Paphos. Kinyras ou Agapénor <br />

Les sources parlent <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux héros. Deux types <strong>de</strong> solutions ont été proposés 5 :<br />

- <strong>la</strong> première consiste à distinguer <strong>de</strong>ux fondations : celle <strong>de</strong> Nea Paphos <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> Pa<strong>la</strong>ipaphos, comme s’il<br />

s’agissait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cités distinctes.<br />

- <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> solution fait <strong>de</strong> l’un un héros préhellénique (Kinyras), <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre un héros grec (Agapénor).<br />

Affleure ici une dialectique récurrente, un éc<strong>la</strong>irage qui ferme l’interrogation historique dans un schéma binaire<br />

authentique / moins authentique qui se prête à tous les discours idéologiques (le Chypriote / l’envahisseur ; le<br />

Grec /le Barbare). C<strong>et</strong>te conception <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité est toujours prête à s’introduire dans le discours <strong>de</strong> l’historien,<br />

comme s’il s’agissait <strong>de</strong> faits, alors qu’il s’agit <strong>de</strong> récits. Pourtant Tacite est absolument explicite, qui parle<br />

d’une fama recentior à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> Kinyras. Ainsi, on confond le temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> fiction <strong>et</strong> le temps <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> narration : le rôle <strong>de</strong> Kinyras a été développé, mis au premier p<strong>la</strong>n, assez tardivement, sans doute à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong><br />

l’époque c<strong>la</strong>ssique, en tant que héros fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> dynastie <strong>de</strong>s rois <strong>de</strong> Paphos, les Kinyra<strong>de</strong>s. Il n’y a rien <strong>de</strong><br />

préhellénique dans c<strong>et</strong>te histoire qui manifeste <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong>s rois <strong>de</strong> Paphos <strong>de</strong> s’inscrire dans l’histoire<br />

ancestrale <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité <strong>et</strong> <strong>de</strong> revendiquer leur autochtonie.<br />

4 Voir les analyses maintenant c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> Louis Marin pour le XVIIème s., en particulier Marin 1981.<br />

5 Maier-Karageorghis 1985, p. 51.<br />

4


Au point où nous sommes <strong>de</strong> notre réflexion, se <strong>de</strong>ssine avec une c<strong>la</strong>rté suffisante un schéma récurrent,<br />

où le patrimoine apparaît comme une construction déterminée par <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> pouvoir. On peut lire l’histoire<br />

du sanctuaire paphien sous c<strong>et</strong> éc<strong>la</strong>irage :<br />

Qui a volé <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse <br />

Voici une liste <strong>de</strong> coupables :<br />

1) Les empereurs romains <strong>et</strong>, surtout, Auguste <strong>et</strong> les Julio-C<strong>la</strong>udiens, dont les règnes coïnci<strong>de</strong>nt avec l’âge d’or<br />

du sanctuaire, qui <strong>de</strong>vient un sanctuaire du culte impérial. Rien d’exceptionnel d’ailleurs, mais le cas <strong>de</strong> Paphos<br />

est exemp<strong>la</strong>ire. Comme Aphrodite est l’origine <strong>de</strong> <strong>la</strong> gens Iulia, le sanctuaire <strong>de</strong> Paphos a occupé une p<strong>la</strong>ce<br />

privilégiée dans <strong>la</strong> politique religieuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> dynastie qui, on peut le formuler ainsi, s’est attaché à exploiter le<br />

capital <strong>de</strong> prestige du sanctuaire paphien.<br />

2) Les Ptolémées <strong>et</strong>, surtout, Ptolémée V Epiphane, <strong>et</strong> son stratège Polykratès, qui menèrent un politique<br />

religieuse expansionniste, en Egypte <strong>et</strong> dans les possessions extérieures (Polykratès fut le premier gouverneur<br />

<strong>la</strong>gi<strong>de</strong> à s’arroger le titre <strong>de</strong> Grand-Prêtre). Coupable aussi Ptolémée Phi<strong>la</strong><strong>de</strong>lphe, avec un suspect <strong>de</strong> choix, son<br />

navarque Kallikratès, qui oeuvra à associer le culte d’Aphrodite à celui <strong>de</strong> sa reine Arsinoé.<br />

3) Les rois <strong>de</strong> Paphos <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’époque c<strong>la</strong>ssique. Ceux-là ont moins <strong>la</strong>issé <strong>de</strong> traces. En tous cas pas <strong>de</strong><br />

statue. Mais on sait qu’ils furent prêtres <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Déesse, tout comme leur ancêtre mythique, le héros<br />

Kinyras, qui lui aussi reçut un culte.<br />

A travers ce rappel, mon propos est <strong>de</strong> souligner un aspect du patrimoine antique : sa structure en<br />

abyme. Autrement dit, l’actuel musée <strong>de</strong> Kouklia m<strong>et</strong> en scène une mise en scène, celle <strong>de</strong>s Romains, qui à leur<br />

tour m<strong>et</strong>taient en scène <strong>la</strong> mise en scène <strong>de</strong>s Lagi<strong>de</strong>s, qui mirent en scène <strong>la</strong> mise en scène <strong>de</strong>s rois <strong>de</strong> Paphos <strong>et</strong>,<br />

probablement, ainsi <strong>de</strong> suite, mais les sources nous font défaut. Certes, notre mise en scène à nous, celle du<br />

musée mo<strong>de</strong>rne, diffère radicalement <strong>de</strong>s autres. Il y a solution <strong>de</strong> continuité. Il ne s’agit pas d’une mise en scène<br />

du pouvoir. En tous cas on ne peut pas le formuler ainsi, même si, d’une certaine manière, on peut dire que <strong>la</strong><br />

France coloniale s’est mise en scène à Delphes, comme d’autres nations européennes l’ont fait ailleurs dans<br />

d’autres grands sites. Si, en 1888, l’Angl<strong>et</strong>erre finance une expédition à Pa<strong>la</strong>ipaphos, c’est bien sûr pour l’amour<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> science, mais le prestige <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation ang<strong>la</strong>ise a tout à y gagner. D’ailleurs les fouilleurs ang<strong>la</strong>is ne<br />

s’intéressent absolument pas au patrimoine médiéval, ni en 1888, ni en 1950. Ce qui intéresse le plus T. B.<br />

Mitford − comme moi d’ailleurs − ce sont les inscriptions, <strong>et</strong> il se trouve que ces inscriptions datent <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s<br />

où l’île est fortement administrée au sein <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s puissances politiques (les Lagi<strong>de</strong>s, les Romains),<br />

exactement comme elle l’est en 1950. Paphos n’est pas Sa<strong>la</strong>mine, mais après 1974, elle fait partie <strong>de</strong>s sites qui<br />

exposent aux yeux <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté internationale le passé gréco-romain <strong>de</strong> l’île, garant <strong>de</strong> son hellénisme, <strong>de</strong><br />

même qu’il sera, plus tard, garant <strong>de</strong> l’appartenance <strong>de</strong> l’île à <strong>la</strong> sphère culturelle européenne, au moment <strong>de</strong>s<br />

négociations pour l’intégration dans l’Union Européenne. C<strong>et</strong>te richesse archéologique confère toujours prestige<br />

<strong>et</strong> reconnaissance internationale. On peut dire que le capital <strong>de</strong> prestige du sanctuaire paphien n’est toujours pas<br />

épuisé, malgré <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong>s vestiges <strong>de</strong> Kouklia. A Chypre, ce<strong>la</strong> reste un enjeu diplomatique.<br />

Qui cherche là l’âme d’un peuple risque fort <strong>de</strong> s’égarer. Le patrimoine est mémoire certes, mais<br />

mémoire construite, officielle, politique, idéologique, trace <strong>de</strong>s sujétions successives. Ce<strong>la</strong> ne veut pas dire que<br />

5


tout est faux. Bien sûr qu’il y a eu un important culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> fertilité aux IVe <strong>et</strong> IIIe millénaire – Jacqueline<br />

Karageorghis l’a étudié. Bien sûr qu’il y a d’importantes sépultures chalcolithiques – comme à Souskiou. Bien<br />

sûr qu’ont été r<strong>et</strong>rouvées un grand nombre <strong>de</strong> statu<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> femmes à l’enfant ou <strong>de</strong> figures féminines aux<br />

caractéristiques sexuelles marquées. Bien sûr qu’il reste un morceau imposant du temenos <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du 2 nd<br />

millénaire (c. 1200), <strong>et</strong> les trois vers d’Homère qui parlent <strong>de</strong> l’autel parfumé <strong>de</strong> Paphos, mais les fouilles<br />

archéologiques du sanctuaire ne montrent pas les racines du peuple chypriote. En revanche, elles montrent <strong>la</strong><br />

permanence <strong>de</strong>s enjeux i<strong>de</strong>ntitaires <strong>et</strong> politiques autour d’un patrimoine. Ce patrimoine, c’est <strong>la</strong> réputation d’un<br />

très ancien culte <strong>de</strong> fertilité. C’est un gisement inépuisable <strong>de</strong> timè, dont chacun a naturellement cherché à capter<br />

une partie.<br />

Il se trouve que c<strong>et</strong> ensemble documentaire nous a été conservé par ceux-là même que ce<strong>la</strong> n’intéressait<br />

plus, peut-être par les Francs (<strong>de</strong>s barbares !). La plupart <strong>de</strong> ces pierres constituaient un dal<strong>la</strong>ge qui fut exhumé<br />

par les fouilleurs ang<strong>la</strong>is <strong>de</strong> 1888 6 . Les inscriptions ont ainsi été protégées <strong>de</strong> l’érosion <strong>et</strong> peuvent encore se lire<br />

malgré <strong>la</strong> mauvaise qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pierre utilisée. Elles illustrent un fait archéologique notable : il n’y a pas<br />

seulement superposition <strong>de</strong> différentes strates, mais aussi juxtaposition dans l’espace. Ce sont les traces <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mémoire, dont c’est <strong>la</strong> définition même : non pas <strong>de</strong>s temps qui se succè<strong>de</strong>nt, mais <strong>de</strong>s temps qui se croisent, qui<br />

cohabitent, qui coexistent sur un territoire. Le patrimoine n’est pas seulement histoire, mais géographie, ou plutôt<br />

topographie.<br />

L’itinéraire <strong>de</strong> l’Homo Touristicus<br />

C’est d’ailleurs ainsi qu’il se présente au touriste qui prépare un itinéraire ; c’est ainsi qu’il se décline<br />

dans les gui<strong>de</strong>s. Paphos est d’abord une région, avec une ville <strong>et</strong> <strong>de</strong>s vil<strong>la</strong>ges, <strong>de</strong>s espaces cultivés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s espaces<br />

sauvages. Dans c<strong>et</strong> espace <strong>de</strong> vie − économique, sociale, religieuse −, affleure le passé ancien <strong>et</strong> récent, <strong>la</strong><br />

préhistoire, l’antiquité, l’époque hellénistique <strong>et</strong> romaine, les premiers lieux du christianisme qui sont parfois<br />

encore <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> cultes, <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> byzantine, franque vénitienne, l’administration turque, ang<strong>la</strong>ise, le<br />

déchirement <strong>de</strong> 1974, les bouleversements culturels qui ont suivi, avec l’affaiblissement d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie rural<br />

ancestral.<br />

Or, ces lieux d’affleurement, ces traces du passé, ne font pas tous l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> même attention. Certains<br />

ne sont pas intégrés au patrimoine affiché parce qu’il s’agit d’une histoire récente, encore brû<strong>la</strong>nte ; d’autres<br />

parce qu’ils sont trop mo<strong>de</strong>stes, dispersés, éloignés <strong>de</strong>s itinéraires empruntés ; d’autres enfin parce qu’il y a une<br />

ru<strong>de</strong> concurrence : les richesses archéologiques sont telles qu’il faut choisir quoi fouiller, quoi étudier, quoi<br />

publier, quoi montrer ensuite. Ces choix ne sont pas nécessairement idéologiques. Ils relèvent souvent <strong>de</strong><br />

logiques <strong>de</strong> carrières, <strong>de</strong> préoccupations intellectuelles non dictées par le terrain, <strong>de</strong> logiques touristiques ou<br />

économiques − en particulier <strong>la</strong> forte pression immobilière. On sait que <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> tombes sont trouvées<br />

chaque année. Un p<strong>et</strong>it nombre est vraiment fouillé <strong>et</strong> étudié. On préfère celles à trésor. On fait le tri <strong>et</strong> on ne<br />

regar<strong>de</strong> pas ce qui semble banal, donc plutôt ce qui est mo<strong>de</strong>ste.<br />

Le sanctuaire paphien est un cas particulier, extrême à bien <strong>de</strong>s égards ; un lieu d’exposition du pouvoir<br />

<strong>et</strong> tout à <strong>la</strong> fois, un lieu <strong>de</strong> construction i<strong>de</strong>ntitaire, mais ce cas j<strong>et</strong>te <strong>de</strong> façon indirecte une lumière sur le reste du<br />

6 Gardner-Hogarth 1888, p. 225-226.<br />

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patrimoine <strong>de</strong> Paphos : le patrimoine privilégié, celui que vont voir les touristes, c’est le patrimoine<br />

spectacu<strong>la</strong>ire, à savoir <strong>de</strong>s sites qui constituent un spectacle pour le visiteur mo<strong>de</strong>rne mais aussi <strong>de</strong>s lieux qui dès<br />

leur conception étaient conçus pour être vus, pour afficher une puissance : les vestiges paléochrétiens (<strong>la</strong><br />

basilique <strong>de</strong> Chrysopolitissa), les tombeaux <strong>de</strong>s rois bien sûr, mais aussi les mosaïques <strong>de</strong>s immenses vil<strong>la</strong>s,<br />

parmi lesquelles celles <strong>de</strong>s gouverneurs hellénistiques <strong>et</strong> romains.<br />

Ce que nous visitons, c’est un centre monumental, où se donnait à voir <strong>la</strong> puissance politique avec ses<br />

imposants bâtiments administratifs, un lieu d’affichage idéologique aussi, puisque les mosaïques <strong>la</strong>issent<br />

entrevoir le climat moral <strong>et</strong> intellectuel d’une élite païenne, à une époque où le christianisme est <strong>la</strong>rgement<br />

diffusé dans l’île. Là encore, Paphos est un lieu hautement symbolique avec une scène fondatrice pour <strong>la</strong><br />

chrétienté − <strong>et</strong> pas seulement pour les chrétiens <strong>de</strong> Chypre − : le voyage <strong>de</strong> Paul <strong>et</strong> Barnabé, le premier succès <strong>de</strong><br />

l’apôtre <strong>de</strong>s Gentils avec <strong>la</strong> conversion <strong>de</strong> Sergius Paulus. Il reste un lieu, le pilier <strong>de</strong> Saint-Paul, mais ce lieu est<br />

aussi mythique que les Bains d’Aphrodite ou P<strong>et</strong>ra tou Rhomiou. Par ailleurs, les mosaïques n’ont rien <strong>de</strong><br />

chrétien, même lorsque, comme dans <strong>la</strong> maison d’Aiôn (IV ème s. ap. J.-C.), l’enfant Dionysos nimbé évoque<br />

irrésistiblement l’iconographie chrétienne. Il n’y a pas, comme on l’a parfois dit 7 , <strong>de</strong> distorsion du mythe sous<br />

l’influence chrétienne : c’est une profession <strong>de</strong> foi <strong>de</strong> <strong>la</strong> pure doctrine néo-p<strong>la</strong>tonicienne. Quand W. A.<br />

Daszewski dit, pour <strong>la</strong> mosaïque <strong>de</strong> <strong>la</strong> vil<strong>la</strong> <strong>de</strong> Thésée (le premier bain d’Achille, datant du IV ème s. ap. J.-C.),<br />

que « <strong>la</strong> scène païenne annonce les représentations <strong>de</strong> Nativités <strong>et</strong> du premier bain du Christ que l’on trouve sur<br />

les mosaïques <strong>et</strong> les fresques <strong>de</strong>s églises byzantines <strong>et</strong> médiévale. » 8 , il faut se méfier du verbe « annonce » Si le<br />

christianisme originel se donne à voir ici, c’est éventuellement en creux, par les réactions qu’il suscite. Bien sûr,<br />

là encore, on ne peut pas ignorer le sanctuaire hypogée d’Ayia Solomoni, qui n’a probablement pas cessé d’être<br />

un lieu <strong>de</strong> culte <strong>de</strong>puis l’Antiquité, <strong>et</strong> <strong>de</strong> nombreux autres sites où se manifestent <strong>de</strong>s pratiques millénaires : les<br />

ban<strong>de</strong>l<strong>et</strong>tes, les écheveaux <strong>de</strong> fil autour <strong>de</strong>s églises, les ex-voto <strong>de</strong> cire, <strong>et</strong> il y a d’importants vestiges<br />

paléochrétiens. Mais là encore, il me semble, le mythe i<strong>de</strong>ntitaire est déçu par les vestiges mis au jour.<br />

Enfin, sont privilégiés les vestiges d’un espace urbanisé, <strong>et</strong> c<strong>et</strong> urbanisme antique a une histoire. On sait<br />

que <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong>s cités sur le modèle grec date à Chypre du début <strong>de</strong> l’époque hellénistique. La ville mo<strong>de</strong>rne<br />

<strong>de</strong> Paphos a elle aussi une histoire. C’est maintenant un centre régional à l’échelle <strong>de</strong> Chypre, avec un tissu<br />

urbain unissant les quartiers <strong>de</strong> Kato-Paphos à Ktima. Elle était naguère un vil<strong>la</strong>ge. Il se trouve que <strong>la</strong><br />

transformation s’est faite en même temps que l’on r<strong>et</strong>rouvait <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tait en valeur les vestiges <strong>de</strong> l’urbanisme<br />

antique. Autrement dit, <strong>la</strong> redécouverte <strong>de</strong>s vestiges <strong>de</strong> ce qui fut une pério<strong>de</strong> d’acculturation dans l’Antiquité 9<br />

coïnci<strong>de</strong> avec une pério<strong>de</strong> d’acculturation mo<strong>de</strong>rne, <strong>la</strong> déshérence <strong>de</strong>s vil<strong>la</strong>ges, l’affaiblissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture<br />

rurale au profit <strong>de</strong>s métiers citadins, dans les banques, l’hôtellerie ou autres services. Je ne veux pas dire qu’il se<br />

passe <strong>la</strong> même chose. Simplement, le traitement inégal du patrimoine antique − patrimoine spectacu<strong>la</strong>ire ou<br />

patrimoine non spectacu<strong>la</strong>ire − nous parle <strong>de</strong>s rapports entre campagne <strong>et</strong> ville à Chypre ; entre culture transmise<br />

<strong>et</strong> acculturation, entre un lieu traditionnel, voire traditionaliste, conservatoire <strong>de</strong> pratiques anciennes, <strong>et</strong> un lieu<br />

7 Balty 1995, p. 285-286, <strong>et</strong>, auparavant, Daszewski 1985.<br />

8 Daszewski-Michaelidès 1989, p. 63.<br />

9 La fondation <strong>de</strong> Nea Paphos à l’aube <strong>de</strong> l’époque hellénistique participe probablement d’une gran<strong>de</strong> mutation culturelle : cultuelle<br />

(apparition <strong>de</strong> nouveaux théonymes grecs dans l’île –Aphrodite notamment), linguistique (apparition <strong>de</strong> <strong>la</strong> koinè <strong>et</strong> déclin du syl<strong>la</strong>baire), <strong>et</strong><br />

politique (l’affaiblissement <strong>et</strong> <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong>s royaumes).<br />

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<strong>de</strong> brassage culturel où se sont affichés les différents pouvoirs politiques qui ont administré l’île. Ce déséquilibre<br />

est particulièrement évi<strong>de</strong>nt à Paphos en raison <strong>de</strong> son rôle administratif à l’époque hellénistique <strong>et</strong> romaine.<br />

Ainsi, les routes ne changent pas beaucoup. Si l’on suit par exemple le Blue Gui<strong>de</strong> of Cyprus (troisième<br />

édition <strong>de</strong> 1990), l’itinéraire proposé suit <strong>la</strong> route côtière, conformément à l’itinéraire décrit par les géographes<br />

antiques. On passe nécessairement par le jardin sacré d’Aphrodite, le Hieros Kèpos sans faire le détour par<br />

l’arrière-pays, <strong>la</strong> montagne paphienne. C’est ce patrimoine-là qui est fragile : le paysage, les vil<strong>la</strong>ges <strong>et</strong>, en<br />

particulier, les vil<strong>la</strong>ges abandonnés (je ne parle pas ici <strong>de</strong>s vil<strong>la</strong>ges turcs). Là, nous sommes probablement à un<br />

moment <strong>de</strong> rupture <strong>de</strong> ce temps long, <strong>de</strong> ces traditions millénaires que nous évoquions au début <strong>de</strong> c<strong>et</strong> article.<br />

A Paphos, comme ailleurs à Chypre, l’aménagement <strong>de</strong>s espaces archéologiques est <strong>de</strong>stiné au tourisme<br />

culturel <strong>et</strong> ne répond pas forcément à <strong>de</strong>s préoccupations patrimoniales au sens strict. La présentation <strong>de</strong> ce<br />

colloque parle d’un dédoublement du processus <strong>de</strong> construction i<strong>de</strong>ntitaire, entre <strong>la</strong> vision <strong>de</strong>s « inventeurs<br />

étrangers » <strong>et</strong> celle <strong>de</strong>s « natifs du lieu <strong>de</strong> découverte ». Il faudrait ajouter celle <strong>de</strong> l’homo touristicus, pour<br />

reprendre l’expression <strong>de</strong> Daniel Van <strong>de</strong>r Gucht 10 . Ainsi, à Paphos, ce sont naturellement les bril<strong>la</strong>nts vestiges<br />

d’époque hellénistique <strong>et</strong> d’époque romaine qui sont surtout susceptibles d’être « muséalisés », vestiges d’une<br />

cité <strong>la</strong>gi<strong>de</strong> ou romaine, <strong>et</strong> non d’une cité chypriote. Ici, <strong>la</strong> sélection dans les strates <strong>de</strong> l’histoire ne semble pas<br />

répondre à <strong>de</strong>s revendications territoriales ou culturelles, mais à <strong>de</strong>s logiques économiques <strong>et</strong> administratives, <strong>et</strong><br />

pourtant, l’intérêt pour <strong>la</strong> civilisation urbaine correspond incontestablement à une certaine conception <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>et</strong> du métier d’historien. C’est une approche qui s’intéresse moins au territoire, au paysage. Elle<br />

correspond <strong>de</strong> fait à notre regard sur les territoires <strong>et</strong> sur les paysages chypriotes, <strong>et</strong> au regard <strong>de</strong>s Chypriotes sur<br />

les territoires <strong>et</strong> les paysages <strong>de</strong> leur île.<br />

REFERENCES<br />

BALTY J. 1995, Mosaïques antiques du Proche-Orient, Besançon-Paris.<br />

CAYLA J.-B. 2003, Les inscriptions <strong>de</strong> Paphos. Corpus <strong>de</strong>s inscriptions alphabétique <strong>de</strong> Pa<strong>la</strong>ipaphos, <strong>de</strong> Nea<br />

Paphos <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> chôra paphienne, (Paris IV- Sorbonne, 2003), thèse inédite.<br />

DASZEWSKI W. A. 1985, Dionysos <strong>de</strong>r Erlöser. Griechische Mythen im Spätantiken Cypern, Mainz am Rhein.<br />

DASZEWSKI W. A. <strong>et</strong> MICHAELIDES D. 1989, Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mosaïques <strong>de</strong> Paphos, Nicosie.<br />

GARDNER A., HOGARTH D. G. , JAMES M. R. 1988, « Inscriptions of Kuklia and Amarg<strong>et</strong>ti », JHS 9, p. 225-226.<br />

MAIER F. G. <strong>et</strong> KARAGEORGHIS V. 1984, Paphos: History and Archaeology, Nicosie.<br />

MARIN L. 1981, Le Portrait du roi, Editions <strong>de</strong> Minuit .<br />

YON M. 1998, « La nouvelle religion dans <strong>la</strong> continuité chypriote », in Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, n°112, juill<strong>et</strong>-août<br />

1998, p. 6-9.<br />

10 Ecce homo touristicus - I<strong>de</strong>ntité, mémoire <strong>et</strong> patrimoine à l'ère <strong>de</strong> <strong>la</strong> muséalisation du mon<strong>de</strong>, Labor Editions, 2006.<br />

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