Le Matin Dimanche
Article de 03 mai 2015
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Sebastien Anex<br />
<strong>Le</strong> <strong>Matin</strong> <strong>Dimanche</strong> | 3 mai 2015<br />
Fabrikk<br />
<strong>Le</strong> show de l’été<br />
Pages 54-55<br />
Jean-Christophe Rufin<br />
interroge l’aide humanitaire<br />
dans «Checkpoint» 60<br />
Ecole L’allemand revient<br />
en grâce auprès des jeunes<br />
Romands 64<br />
Araignées Certaines font<br />
du ballooning sur des<br />
centaines de kilomètres 68<br />
Contrôle qualité
54 Culture <strong>Le</strong> <strong>Matin</strong> <strong>Dimanche</strong> | 3mai 2015<br />
Onde de choc’<br />
à Saint-Triphon<br />
Plein air 450 000 spectateurs ont déjà eu la chance de voir<br />
à Winterthour et Olten «Fabrikk», la dernière création<br />
de la compagnie zurichoise Karl’s kühne Gassenschau. Dès<br />
le 19 mai la troupe déménage son usine de chocolat dans la<br />
carrière des Andonces (VD). A déguster sans modération.<br />
Isabelle Bratschi<br />
isabelle.bratschi@lematindimanche.ch<br />
Merci pour le chocolat!<br />
Croquant, fondant,<br />
sublime de<br />
douceur, parfois<br />
amer. C’est tout le<br />
défi de la compagnie<br />
alémanique<br />
Karl’s kühne Gassenschau qui revient illuminer<br />
la carrière des Andonces à Saint-Triphon<br />
(VD). Après y avoir mis le feu avec<br />
«R.u.p.t.u.r.e», posé la mer avec «Akua»,<br />
touché le ciel avec «Silo 8» ou encore créé<br />
des embouteillages éternels avec<br />
«T.r.a.f.i.c», les fous volants sont de retour<br />
en Suisse romande dans un spectacle au<br />
goût vanillé.<br />
«Fabrikk» avec deux k, comme Karl’s<br />
kühne, c’est l’histoire d’une entreprise de<br />
chocolat qui entend conquérir le marché chinois.<br />
Un rêve de grandeur qui s’avérera vite<br />
écœurant. Trop gourmands, les investisseurs<br />
étrangers voudront connaître tous les secrets<br />
de fabrication, percer le savoir-faire du fameux<br />
chocolat suisse et racheter l’usine.<br />
Dans une machine à Tinguely<br />
«Nous aimons traiter les sujets d’actualité,<br />
aborder les thèmes qui nous font peur et qui<br />
concernent tout le monde, explique Paul<br />
Weilenmann, l’un des fondateurs de la compagnie<br />
et metteur en scène. Avec Fabrikk, il<br />
s’agit de parler de mondialisation, de délocalisation,<br />
de perte des valeurs et d’emplois,<br />
tout en restant drôle. Notre plaisir est de<br />
trouver des solutions, de marier le comique<br />
au tragique, de faire réfléchir les gens. <strong>Le</strong>s<br />
faire pleurer de rire ou d’émotion, tel est notre<br />
souhait.»<br />
Dans une immense machine à Tinguely,<br />
les personnages se verront concassés,<br />
concentrés, broyés, moulés, torréfiés. Ils<br />
s’en sortiront avec des pirouettes, par des<br />
tuyaux d’aération, dans les airs, sous terre.<br />
Un spectacle super-caféiné à la Tim Burton.<br />
<strong>Le</strong>s employés dansent avec des sacs de farines,<br />
font la course avec des chariots à pâtisserie,<br />
roulent à 100 à l’heure dans des containers.<br />
Ils cuisinent en mettant plus que les deux<br />
mains à la pâte comme Ernesto Angelini, le<br />
maître chocolatier qu’interprète le Genevois<br />
Laurent Deshusses. «Mon personnage<br />
n’est ni blanc ni noir, mais au lait, explique le<br />
comédien. Il va se battre pour garder une<br />
qualité, pour que l’usine ne soit pas vendue<br />
aux Chinois. Je suis un peu le Monsieur<br />
Loyal du spectacle.» Ce rôle il l’a attendu.<br />
Ou plutôt il a rêvé depuis longtemps de faire<br />
partie de la troupe. «Cette compagnie est un<br />
bel exemple d’amitié, de complicité. J’ai toujours<br />
aimé ce qu’ils font, le côté poétique et<br />
délirant de leur spectacle. Fabrikk parle de<br />
la peur, de l’autre, de l’inconnu, de ce qui<br />
peut nous arriver ou pas.»<br />
Deux autres comédiens lausannois seront<br />
de la fête pour cette adaptation française<br />
jouée à Saint-Triphon à partir du<br />
19 mai et pendant tout l’été. Karim Slama se<br />
«On parle<br />
de mondialisation,<br />
de délocalisation,<br />
de perte<br />
des valeurs<br />
et d’emplois,<br />
tout en<br />
restant<br />
drôle»<br />
Paul Weilenmann,<br />
metteur en scène<br />
<strong>Le</strong>s trois Romands, Laurent Deshusses, Karim Slama et Julien Opoix<br />
au travail avec le metteur en scène Paul Weilenmann. Sebastien Anex<br />
glisse dans la peau de deux personnages,<br />
Rémy Chollet et un traducteur chinois<br />
nommé Aili. «D’un côté, je suis un gentil<br />
râleur qui impressionne les autres employés.<br />
Il ne faut surtout pas le mettre de<br />
mauvaise humeur. De l’autre, je joue un interprète<br />
asiatique pas aussi méchant qu’on<br />
pourrait le croire.» Lui aussi est fier d’avoir<br />
été choisi pour cette aventure: «Il y a une<br />
belle énergie. La Karl’s kühne Gassenschau<br />
est issue du cirque, des spectacles de rue.<br />
Plus c’est gros, plus c’est fou, plus ils le font.<br />
Ils n’ont aucune limite. Tout va très vite.<br />
C’est un spectacle physique, rythmé par la<br />
musique et les effets spéciaux.»<br />
Grandiose et singulier<br />
<strong>Le</strong> Belge Julien Opoix, domicilié à Lausanne,<br />
interprète deux cadres de la fabrique aux<br />
caractères bien différents. «Willy Häberli et<br />
Viktor Witschi. Ce dernier porte dans son<br />
nom les termes «victoire» et «vaincu». Il<br />
s’agit du directeur de la fabrique, un grand<br />
chef avec de grandes ambitions. Willy c’est<br />
le contraire, c’est le petit chef en manque de<br />
reconnaissance. Il doit s’imposer. Il est pénible<br />
avec le personnel.»<br />
Julien Opoix avoue avoir vu Fabrikk à Olten<br />
et jure de ne pas dévoiler l’incroyable fin<br />
du spectacle. «J’ai adoré le côté monumental<br />
du décor qui permet des idées théâtrales<br />
inouïes et un rythme de folie. Et, dans un<br />
autre temps, j’ai été touché par des scènes<br />
plus lentes, intimes et poétiques avec un<br />
seul personnage. Que cela soit grandiose ou<br />
singulier, on déguste.»<br />
On en mangerait des tonnes… comme les<br />
deux cent de matériel qui ont été nécessaires<br />
au montage des infrastructures. La scène<br />
pèse, à elle seule, 90 tonnes, percée de<br />
multiples tunnels et labyrinthes qui permettent<br />
des effets scénographiques improbables.<br />
<strong>Le</strong>s décors peuvent s’effondrer comme<br />
du sucre, les cuisines se changer en théâtre<br />
guignol. Tout est possible.<br />
Cascades chocolatées, barres qui se cassent,<br />
ganaches et pralinés, le tout saupoudré<br />
d’humour, tels sont les ingrédients de ce<br />
spectacle choc, truffé de surprises. U<br />
A voir<br />
«Fabrikk» par la Karl’s kühne<br />
Gassenschau, du 19 mai au<br />
5 septembre dans la carrière<br />
des Andonces, à Saint-Triphon<br />
(VD). Du mardi au samedi,<br />
à 20 h, par tous les temps.<br />
www.fabrikk.ch<br />
La folle histoire de la Karl’s kühne Gassenschau<br />
Saint-Triphon<br />
<strong>Le</strong>s quatre spectacles qui ont illuminé la carrière désaffectée<br />
$Ils sont partis de rien. Ou peut-être<br />
de tout. D’une amitié. Ernesto Graf,<br />
docteur en mathématique, et Paul<br />
Weilenmann, instituteur, rencontrent<br />
à des cours de théâtre en mouvement,<br />
comme la Scuola Teatro de Dimitri, quatre<br />
autres joyeux drilles. Ils décident alors<br />
de faire des spectacles de rue. «On voulait<br />
juste montrer que des gens normaux<br />
comme nous et non issus du monde<br />
du cirque pouvaient aussi faire des<br />
acrobaties, du jonglage, explique Ernesto<br />
Graf. On passait avec le chapeau.<br />
On avait du succès.»<br />
Rapidement leur spectacle qui allie<br />
le théâtre, le cirque et une part de magie,<br />
attire les foules. La petite troupe va<br />
voyager en France, en Allemagne et<br />
même en Pologne. D’un commun accord,<br />
les membres fondateurs créent la Karl’s<br />
kühne Gassenschau. «Difficile à traduire,<br />
sourit Ernesto Graf. On peut dire le petit<br />
théâtre de rue de Charles le Téméraire.<br />
Mais cela n’a rien à voir avec Charles<br />
de Valois-Bourgogne. On aimait juste<br />
l’adjectif.»<br />
Après dix ans à bourlinguer dans le<br />
monde, ils décident de rester en Suisse alémanique,<br />
mais rêvent de venir en Romandie.<br />
Ils dénichent alors un lieu magique,<br />
la carrière désaffectée de Saint-Triphon.<br />
Aujourd’hui, la compagnie compte<br />
une centaine de personnes. En trente ans,<br />
elle a créé 21 productions avec un total<br />
de 2900 représentations. La recette?<br />
«<strong>Le</strong> plaisir de jouer.»<br />
Photos: DR<br />
«R.u.p.t.u.r.e», 1995 Certains se souviennent<br />
encore de cet acteur en<br />
béquille escaladant la falaise de Saint-<br />
Triphon avant de se jeter dans le vide,<br />
accroché à un filin. D’autres comme<br />
l’ethnologue Jacques Hainard parlait<br />
à l’époque «d’une fresque de l’humanité<br />
en délire, dans la folie, avec des<br />
éléments de notre société dans un décor<br />
qui me rappelle Bruegel et Bosch».<br />
«R.u.p.t.u.r.e», premier spectacle<br />
de la compagnie zurichoise en Suisse<br />
romande, il y a déjà vingt ans, abordait<br />
avec humour le thème de l’exclusion.<br />
«L’histoire rappelait celles des gens<br />
que la société rejette, explique<br />
Ernesto Graf. Ils sont placés dans<br />
une décharge, un endroit isolé,<br />
comme la carrière des Andonces.»<br />
Un sujet prétexte à d’incroyables<br />
cascades, acrobaties de tous genres<br />
et autres effets pyrotechniques.<br />
Un spectacle qui avait eu un succès<br />
phénoménal avec 50 000 spectateurs<br />
pour 85 représentations.<br />
Contrôle qualité
3mai 2015 | <strong>Le</strong> <strong>Matin</strong> <strong>Dimanche</strong><br />
Culture<br />
55<br />
Ernesto Graf<br />
DR<br />
Ernesto Graf<br />
«Fabrikk», un show plein de surprises,<br />
comme ces fleurs géantes qui sortent<br />
des tuyaux d’aération. Ernesto Graf<br />
des Andonces<br />
«T.r.a.f.i.c», 2001 «Imaginez un embouteillage<br />
éternel, souligne Ernesto Graf.<br />
Vous êtes condamnés à ne plus bouger,<br />
à côtoyer d’autres conducteurs, des<br />
gens très différents. S’adapter et vivre<br />
ensemble, tel est le mot d’ordre. Trafic<br />
était en quelque sorte l’image de la<br />
société dans tout ce qu’elle peut avoir<br />
de positif et de négatif. L’idée était<br />
de parler de l’homme pressé, tout<br />
en restant drôle et imaginatif.»<br />
Côté scène, la compagnie a fait<br />
sauter les bouchons avec beaucoup<br />
d’actions spectaculaires, des feux<br />
d’artifice et autres cascades dans<br />
une forêt de carcasses de voitures qui<br />
volaient en éclat. Autant dire que les<br />
possibilités de créer la surprise étaient<br />
nombreuses pour ces fous volants.<br />
«Akua», 2004-2005 «C’est l’histoire<br />
d’un orchestre de rock si mauvais que<br />
le capitaine d’un bateau de croisière<br />
décide de les virer en pleine mer, sourit<br />
Ernesto Graf. Ils errent alors sur un canot<br />
de sauvetage, partent à la dérive<br />
tout en continuant à jouer, cette fois-ci<br />
de mieux en mieux. Pour eux l’eau est<br />
une menace. Elle renferme des animaux<br />
terribles, peut se déchaîner<br />
ou même s’embraser.»<br />
Une étrange comédie musicale où<br />
le feu, l’électricité et l’eau ont fait<br />
des étincelles. Un spectacle grandiose<br />
où même le rideau de théâtre était<br />
de l’eau. Miroir déformant. Miroir<br />
d’une société qui exige toujours<br />
d’être le meilleur.<br />
Akua a surfé sur la vague des idées<br />
scéniques les plus folles comme ce jetski<br />
transformé en animal marin ou ces<br />
acteurs initiés à la plongée sous-marine.<br />
De véritables challenges techniques<br />
qui ont laissé dans la mémoire des<br />
spectateurs des images grandioses.<br />
«Silo 8», 2010 «Nous avions abordé<br />
le feu avec «R.u.p.t.u.r.e», la terre avec<br />
«T.r.a.f.i.c.», l’eau avec «Akua». Il nous<br />
manquait l’air, souligne Ernesto Graf.<br />
L’idée nous est venue de l’associer<br />
avec la liberté, le désir de voler,<br />
d’échapper à la réalité.»<br />
Dans un spectacle poétique très<br />
touchant, la compagnie aborde le thème<br />
délicat de la vieillesse. On est dans<br />
un monde futur où les vieux sont placés<br />
dans des conteneurs. Un EMS bon<br />
marché dans lequel les pensionnaires<br />
doivent laisser leurs souvenirs à l’entrée.<br />
Ne pas penser, oublier. Mais ils vont<br />
se rebeller, danser, chanter, crier haut<br />
et fort leur soif de vivre. Ils réussiront<br />
à s’évader dans leurs rêves ou<br />
sur des gondoles volantes.<br />
Contrôle qualité