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QUELQUES TRAITS DU TRAVAIL EPISTEMIQUE DU PROFESSEUR

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L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

1<br />

<strong>TRAVAIL</strong> <strong>EPISTEMIQUE</strong> <strong>DU</strong> <strong>PROFESSEUR</strong> ET TRANSPOSITION DES SAVOIRS<br />

Ce travail se situe dans le cadre de la théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy &<br />

Mercier, 2007). Au sein de cette théorie, le travail du professeur et des élèves peut être vu<br />

comme relevant de deux activités: en tout premier lieu, l’activité didactique in situ, au sein de<br />

laquelle le professeur fait jouer un jeu didactique à ses élèves, à comprendre dans la suite de<br />

ce chapitre comme une dialectique entre des jeux apprentissages et des jeux épistémiques<br />

(Santini, 2008); en second lieu, une activité de préparation de cette actualisation du jeu<br />

didactique par le professeur, à savoir ce que la TCAD appelle la construction du jeu<br />

didactique par le professeur (Sensevy, 2007). C’est dans ce cadre que l’hypothèse suivante est<br />

avancée : le travail épistémique du professeur sur les savoirs en­jeu(x) influence l’intention<br />

didactique du professeur, tant dans la phase de construction du jeu que dans celle de<br />

l’actualisation du jeu avec les élèves ; notamment, il s’exerce une rétroaction de l’action<br />

conjointe professeur élèves sur la nature du travail épistémique du professeur, renforçant<br />

l’aspect processuel de ce travail épistémique, et donnant alors tout son relief à la nature<br />

dialogique des savoirs en jeu.<br />

Il est possible de caractériser le travail épistémique du professeur par un double mouvement<br />

(Lefeuvre, 2009): un mouvement de potentialisation /actualisation de savoir et un mouvement<br />

de savantisation /essentialisation du savoir. Par potentialisation, il faut comprendre la façon<br />

dont on capitalise le savoir pour soi, per se (par l’étude personnelle le professeur fouine,<br />

emmagasine, met en relation et approfondit des savoirs). L’actualisation, c’est le processus<br />

qui s’enclenche dès lors que l’on veut rendre communicable (et compréhensible) une part du<br />

savoir que l’on sait, que l’on a potentialisé. La savantisation, désigne le processus qui<br />

s’enclenche dès lors qu’on s’oriente vers des savoirs de référence plus savants que les<br />

connaissances que l’on a, savoirs de référence qu’il faut «étudier» pour s’approprier certaines<br />

de leurs dimensions. L’essentialisation désigne, quant à elle, le processus qui consiste à<br />

dégager la substantifique moelle de ce que l’on étudie, à dégager l’essentiel, autour de jeux<br />

épistémiques incontournables. Faire un travail épistémique quand on est professeur c’est donc<br />

combiner ce double mouvement, en permanence. A cet égard, le professeur pourrait être<br />

considéré comme un spécialiste de l’essentialisation des savoirs, qu’il ne peut conduire<br />

toutefois sans adopter une posture « d’honnête homme » (c’est­à­dire de potentialisation et de<br />

savantisation du savoir). Mais, il ne faut pas oublier également, comme l’a mis en évidence<br />

Chevallard (1994, p.3) que :<br />

«le « savoir enseigné », le « choix » des objets qui le composent (et la liste de ceux qui ne parviennent pas<br />

à y vivre) celui des interrelations qui s’établissent entre eux (et la liste des celles qu’on y chercherait en<br />

vain) sont ainsi la résultante d’un système complexe de conditions 1 et de contraintes, d’une écologie<br />

spécifique ».<br />

Autrement dit, le travail épistémique du professeur n’est jamais celui d’un « professeur<br />

Robinson » isolé sur l’île de la tentation vis à vis du savoir! Il relève toujours de dimensions<br />

collectives qu’il ne faut pas minorer, traduisant par exemple son appartenance à un « style de<br />

pensée au sein d’un collectif de pensée » (Fleck, 1934/2005). En fait, le travail épistémique du<br />

professeur résonne en permanence de tous ces phénomènes de transposition didactique tel que<br />

Chevallard (1994) les caractérise pour expliquer la « dissonance » entre la production des<br />

savoirs à enseigner et les savoirs savants. Toutefois, il semble intéressant de voir également ce<br />

travail épistémique du professeur comme producteur de « transformations particulières » de<br />

savoir en savoirs à enseigner (Shulman, 1986­2007, p.100), permettant, sous une certaine<br />

1<br />

En italique dans le texte.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

2<br />

description, de considérer davantage ce travail épistémique dans une perspective actionnelle et<br />

pas seulement comme le résultat d’un assujettissement à des institutions.<br />

UN <strong>TRAVAIL</strong> COLLABORATIF ENTRE <strong>PROFESSEUR</strong>S ET CHERCHEURS POUR<br />

ACCROÎTRE LE RAPPORT DIALOGIQUE AUX SAVOIRS<br />

Si les savoirs sont fondamentalement dialogiques, c’est­à­dire toujours produits à l’intention<br />

(et avec l’aide) d’un Autre (réel ou postulé), il apparaît quelques fois difficile, pour le<br />

professeur, de stabiliser l’essentialisation qu’il faut en faire pour les enseigner (qu’est­il<br />

important d’enseigner ?); d’où l’intérêt d’amplifier ce rapport dialogique du professeur aux<br />

savoirs par le recours à une actualisation collective et partagés d’éléments de savoir per se au<br />

sein d’un collectif d’enseignants et de chercheurs ayant, dans un second temps, à concevoir<br />

ensemble des dispositifs d’actualisation de ces savoirs pour les élèves. En liant ainsi le travail<br />

centré sur l’étude des savoirs (pour eux mêmes) avec la conception de dispositifs didactiques<br />

pour les enseigner, il devient dès lors possible de travailler avec ce collectif sur l’articulation<br />

dialectique entre savoirs et gestes d’enseignement 2 et travailler sur l’efficacité didactique de<br />

ces gestes au regard des savoirs qui leur donnent « forme ».<br />

Ainsi s’agit­il bien de produire, au sein de tels collectifs, un savoir per se inscrit d’emblée<br />

dans une perspective de formalisation, ce qui constitue un contrepoids à l’aspect monologique<br />

d’une étude trop exclusivement centrée sur « le savoir pour le savoir », tout en étant une<br />

meilleure garantie de densité épistémique. Chaque contributaire de ce collectif a en quelque<br />

sorte le souci didactique de se faire comprendre des autres et de rendre communicable ce qu’il<br />

sait davantage, d’autant que ce savoir formalisé sera échangé, critiqué, amendé par le collectif<br />

aux fins de stabilisation d’une détermination partagée d’un savoir à enseigner essentialisé; ce<br />

n’est que sur cette base, qu’il lui faudra prolonger le rapport dialogique au savoir, de second<br />

ordre cette fois, en recherchant à le rendre communicable à des élèves (conception d’un<br />

dispositif d’enseignement ad hoc). C’est alors qu’intervient le travail d’analyse des séances,<br />

par le collectif, selon une méthode de travail précise ayant pour but de renforcer la rétroaction<br />

permanente des façons de faire du professeur vers les savoirs tels qu’ils ont été essentialisés.<br />

La première caractéristique de cette « méthode » est donc celle d’un travail collaboratif, à<br />

toutes les étapes de conception, de mise en œuvre, et d’analyse du dispositif d’actualisation de<br />

savoirs pour les élèves. Un collectif est constitué d’enseignants maîtres formateurs, de<br />

formateurs disciplinaires en lien avec le domaine disciplinaire pour les savoirs envisagés dans<br />

le dispositif d’actualisation, mais aussi de formateurs d’autres disciplines, et d’enseignants<br />

chercheurs préoccupés de didactique.<br />

La seconde caractéristique consiste dans le respect des différentes étapes de « la méthode »<br />

utilisée. Ainsi par exemple, le temps de l’étude et de la formalisation, par chacun des<br />

membres, d’un contenu de savoir, se faisait préalablement (et distinctement) de l’étape de<br />

mutualisation à son sujet. De même encore, le principe de « faire une fois la séance » pour<br />

l’analyser puis la « refaire » dans une autre classe de même niveau (avec le même contenu,<br />

une forme semblable mais réaménagée par la réflexion collective) était connu et fixé dès<br />

2 Sensevy (2008) écrit à propos du geste d’enseignement :<br />

Un geste d’enseignement, c’est donc une manière de faire grâce à laquelle celui qui a élaboré un rapport<br />

construit et de première main au savoir va assurer la communication de ce savoir, en général au sein d’un<br />

dispositif didactique. Le postulat fondamental est donc qu’un geste d’enseignement se caractérise par le<br />

fait que c’est le savoir qui lui donne sa forme, le « test linguistique » d’un tel geste étant qu’une<br />

description appropriée ne peut faire l’économie du vocabulaire propre au savoir enseigné. (p.3)


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

3<br />

l’origine de la constitution de ce collectif comme faisant partie du contrat de travail. La mise<br />

en œuvre de l’ensemble des étapes du travail collaboratif s’est ainsi déroulée sur une année<br />

scolaire environ, la « seconde séance» intervenant deux à trois mois plus tard la première mise<br />

en œuvre, pour laisser au collectif le temps de recueillir les données, les formaliser, et les<br />

analyser.<br />

Présentation synoptique du travail collaboratif du collectif professeurs et chercheurs :<br />

N°<br />

étape<br />

Etapes du travail collaboratif du collectif enseignants, formateurs, chercheurs, pour<br />

élaborer, mettre en œuvre et analyser un dispositif d’actualisation de savoirs pour<br />

des élèves.<br />

1 Etude du « savoir pour soi et en soi », le savoir per se, par chaque membre du<br />

collectif devant s’impliquer dans le dispositif d’enseignement à concevoir. Un<br />

principe doit être respecté : l’étude est individuelle, elle peut prendre ancrage sur<br />

des ressources de toute nature (ouvrages spécialisés, encyclopédies, manuels<br />

scolaires de collèges ou lycée, connaissances personnelles, etc…). Cette étude<br />

revient à finaliser ce l’on souhaiterait « pouvoir dire sur le sujet abordé, en toute<br />

connaissance de cause, comme l’essentiel de qu’il faut savoir sur la question ». Elle<br />

doit conduire à une formalisation écrite qui sera alors transmise à chaque membre<br />

du collectif. Ce travail personnel correspond à une première savantisation du savoir<br />

per se pour chaque membre.<br />

2 détermination partagée du savoir, par un échange au sein du collectif : il s’agit bien<br />

ici de se mettre d’accord sur le savoir devant être inculqué mais aussi des<br />

comportements épistémiques correspondant attendus des élèves ; au sein du<br />

collectif, c’est donc une reprise de la démarche de savantisation des savoirs qui<br />

s’opère, par croisement des contributions, mais aussi travail d’essentialisation des<br />

savoirs en jeu, car il faut trier sélectionner, stabiliser, par confrontation et échanges,<br />

afin de convenir des savoirs essentiels à enseigner dans une classe de cours moyen.<br />

Cette étude collective relève donc d’une démarche d’appropriation de savoirs<br />

essentiels par les membres du collectif.<br />

3 Travail collaboratif sur la préparation de la séance N°1 à partir d’une proposition<br />

préalable du professeur.<br />

Stabilisation de la proposition de mise en œuvre (déroulement, ressources utilisées,<br />

modalités de travail) sous forme d’un document écrit.<br />

Détermination a priori de « façons d’opérer » du professeur, en tant que formes de<br />

communicabilité du savoir en jeu, est déjà envisagée à ce niveau.<br />

4 Mise en œuvre de la séance par le professeur dans une classe de CM<br />

La séance est filmée, un synopsis de la séance est élaboré, des transcriptions de la<br />

séance sont effectuées (interactions professeur élèves au sein du collectif classe,<br />

interactions élèves au sein de travaux de groupes)<br />

5 Le collectif conduit une analyse de la séance N°1 réalisée par le professeur avec ses<br />

élèves :<br />

­systématiquement, dans un premier temps, le professeur réagit d’abord à la séance<br />

qu’il a conduite<br />

­dans un second temps, le collectif complète l’analyse par un échange avec le<br />

professeur en s’appuyant tantôt sur la vidéo, tantôt sur le synopsis ou des éléments<br />

de la transcription réalisés<br />

La détermination a posteriori des « façons effectives d’opérer » du professeur<br />

débouche alors sur des pistes d’évolution de la mise en œuvre de la séance; il s’agit


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

4<br />

N°<br />

étape<br />

Etapes du travail collaboratif du collectif enseignants, formateurs, chercheurs, pour<br />

élaborer, mettre en œuvre et analyser un dispositif d’actualisation de savoirs pour<br />

des élèves.<br />

bien ici de « reprendre » la séance pour améliorer l’efficacité du dispositif vis à vis<br />

des transactions de savoirs dans la classe.<br />

6 Travail collaboratif sur la préparation de la séance N°2 à partir d’une analyse par le<br />

collectif de la mise en œuvre de la séance N°1.<br />

Stabilisation de la proposition de mise en œuvre de la séance N°2 en agissant sur le<br />

déroulement, les ressources utilisées, et les modalités de travail proposées aux<br />

élèves<br />

7 Mise en œuvre de la séance N°2 par le professeur dans une autre classe de CM<br />

La séance N°2 est filmée, un synopsis de la séance est élaboré, des transcriptions de<br />

séance sont effectuées (travaux du collectif classe, travaux de groupe)<br />

8 Le collectif conduit une nouvelle analyse selon les mêmes principes que l’étape 4 et<br />

cherche alors à identifier les « gestes d’enseignement » et leur inclusion dans le<br />

dispositif sur une échelle de mise en œuvre dépassant le seul temps de la séance.<br />

Ainsi la perspective actionnelle du travail collaboratif sur les savoirs permet­elle de<br />

considérer à la fois le professeur, non seulement comme appartenant à différentes institutions<br />

qui « pensent » (Douglas, 1987/1999) en termes d’identification de jeux épistémiques et<br />

d’actualisation des savoirs dans le cadre d’un système transpositif complexe<br />

(Chevallard,1994) mais également comme un professeur producteur de savoirs issus de la<br />

collaboration à des collectifs de travail. Celle­ci lui permet d’étendre ce qu’il sait, de réaliser<br />

davantage ce qu’il sait, de stabiliser plus aisément ce qu’il est essentiel d’enseigner et<br />

comment l’enseigner.<br />

Le travail épistémique collaboratif permet ainsi de « façonner 3 » (Hacking, 2002) un paysage<br />

épistémique (Lefeuvre, 2008), ce qui revient à référencer et catégoriser les savoirs à partir de<br />

l’étude des savoirs per se de chacun des membres du collectif de travail. Une des techniques<br />

pour y parvenir est de conduire l’étude sur les savoirs pris comme références dans<br />

la perspective permanente de leur actualisation, c’est­à­dire de les rendre communicables à<br />

des tiers : par exemple, chaque membre étudie le savoir, per se, mais dans une perspective de<br />

le rendre communicable aux autres membres du collectif (et il n’est pas question encore à ce<br />

moment là d’enseigner ces savoirs à des élèves); en fait ce qui est recherché c’est de ne jamais<br />

tendre vers une étude monologique des savoirs, mais bien au contraire, entrer organiquement<br />

dans une étude des savoirs sur un mode dialogique, grâce à l’appui sur le collectif.<br />

Ce travail épistémique concerne également ce que le professeur doit principalement<br />

enseigner, pour tout ou partie, des savoirs du paysage épistémique façonné ; débute ainsi<br />

l’essentialisation des savoirs du paysage épistémique, c’est­à­dire une hiérarchisation, une<br />

sélection des savoirs, une liaison entre ces savoirs, une circulation ordonnée dans ces savoirs,<br />

3<br />

Hacking (2002, p.14) : « Le verbe façonner est ancien. Son origine remonte aux alentours de 1175. Il a le sens<br />

général de « travailler une matière pour lui donner une forme particulière » (TLF). On façonne la glaise, au sens<br />

de pétrir et modeler. J’aime cette idée de pétrir. ». Dans la lignée de cette définition et de l’usage qu’en fait<br />

Hacking dans son cours au collège de France « Façonner les gens », il semble intéressant de l’utiliser ici, selon<br />

l’acception qu’il en donne, comme une métaphore au service de l’élaboration des paysages épistémiques. En<br />

effet, l’analyse de contributions de savoir per se des membres d’un collectif enseignants et chercheurs sur un<br />

objet de savoir étudié permet une catégorisation et un référencement des savoirs produits, dressant un paysage<br />

des savoirs étudiés. Cette activité de « pétrissage » des contenus et le souci de leur donner une organisation, c’est<br />

cela « façonner les paysages épistémiques ». Cette activité n’est pas uniquement celle du chercheur, elle est<br />

également celle des professeurs lorsqu’ils étudient le savoir per se au sein de ce collectif de travail


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

5<br />

etc, c’est­à­dire finalement comment on joue avec ces savoirs et pour en faire quoi. En ce<br />

sens, le collectif établit un premier réseau de jeux épistémiques, un cheminement dans le<br />

paysage épistémique, qui s’actualisera, pour une part dans la phase de construction du jeu<br />

didactique (la préparation du dispositif d’enseignement) et, pour une autre part, dans la phase<br />

d’actualisation du jeu avec les élèves. Il est en effet tout à fait possible que des jeux<br />

épistémiques émergent en cours d’action de la situation d’enseignement. Ainsi par exemple<br />

dans un travail collaboratif entre enseignants et chercheurs sur l’enseignement de la<br />

compréhension d’une fable de La Fontaine « les animaux malades de la peste 4 » (Lefeuvre,<br />

2008), le jeu épistémique consistant à « identifier le rôle de la coalition des puissants» au<br />

service de la compréhension du récit de la fable retient­il l’attention du professeur in situ ; ce<br />

jeu épistémique n’ayant pas été identifié lors de la construction du jeu, le professeur décide<br />

cependant d’y faire jouer les élèves 5 . Ainsi, ce jeu a­t­il été d’abord un jeu d’apprentissage in<br />

situ avant d’être repris lors de l’analyse du collectif enseignants et chercheurs (et donc a<br />

posteriori de l’action conjointe entre le professeur et les élèves) comme un jeu épistémique,<br />

c’est­à­dire un jeu sans lequel le modèle de lecteur lettré de la fable ne serait pas complet 6 .<br />

Ainsi l’action conjointe professeur élèves peut conduire un professeur à reconsidérer<br />

l’importance de certains jeux épistémiques et à en ériger de nouveaux. Ce sera le cas du jeu<br />

épistémique consistant à « clarifier l’expression « blanc ou noir » dans la morale de la fable<br />

de La Fontaine déjà citée et que je développerai ultérieurement. Tout ceci tend finalement à<br />

montrer l’incomplétude permanente de l’étude des savoirs (les paysages de jeux épistémiques<br />

sont sans frontière) mais également que les façons de parcourir les paysages épistémiques, les<br />

réseaux de jeux épistémiques, sont multiples et instables.<br />

4<br />

Cf. le texte de cette fable en fin de chapitre.<br />

5<br />

L’analyse (Lefeuvre, 2008) de l’émergence in situ de ce savoir et les transactions qui en découlent, montre bien<br />

que le professeur a décidé d’agir avec ces élèves pour clarifier avec eux leur propos sur ce savoir, pour le rendre<br />

public et accessible à la classe (conférant donc une valeur de vérité à cette « coalition des puissants »). Et c’est<br />

le professeur qui essentialisera ce savoir in situ en prenant l’initiative d’y faire référence lors de ce moment<br />

d’institutionnalisation au sein du collectif classe que constitue l’élaboration de la morale écrite de la classe en fin<br />

de séance. Toutefois, la notion de « protection » retenue dans la morale collective par le professeur (quoique<br />

pertinente) ne « diffuse » pas la totalité de ce que les élèves évoquent dans les transactions, laissant à penser que<br />

le professeur a « saisi » une facette de cette proposition mais peut-être pas la ou les facette(s) qu’il aurait<br />

retenues après un travail épistémique plus conséquent sur ce savoir.<br />

6<br />

Lui conférer ce statut de jeu épistémique c’est alors considérer que la compréhension fine de la coalition de<br />

certains animaux (les puissants) devient un incontournable de la relation qu’il faut construire entre le récit et la<br />

morale sitôt que l’on veut accéder à une lecture lettrée de cette fable.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

6<br />

Savoir de plus en plus essentialisé<br />

Construction du jeu<br />

Cheminer conjointement<br />

dans un<br />

réseau<br />

de<br />

jeux épistémiques<br />

(Faire jouer le jeu)<br />

Façonner<br />

un paysage<br />

épistémique<br />

potentialisé<br />

Actualisation du jeu<br />

Savoir de plus en plus savantisé<br />

Savoir de plus en plus actualisé


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

7<br />

ETRE LECTEUR LETTRÉ D’ UNE FABLE DE LA FONTAINE<br />

Pour donner à voir ce que recouvre la notion de travail épistémique du professeur, ou celui<br />

d’un collectif d’enseignants et de chercheurs, je prendrai donc l’exemple de la lecture des<br />

fables de La Fontaine. Lire les fables de la Fontaine peut être considéré à la fois comme une<br />

pratique sociale de lecteur lettré et comme une pratique de lecture répandue dans le monde de<br />

l’enseignement, de l’école à l’université. Il est donc intéressant de décrire le(s) jeu(x) de<br />

savoir(s) auxquels réfère cette pratique sociale de lecteur lettré mais également comment le<br />

travail épistémique du professeur conçoit le cœur de cette pratique 7 . En effet, ce travail<br />

épistémique conduit le professeur à élaborer (plus ou moins explicitement) un modèle de la<br />

pratique de lecteur lettré 8 , à partir de sa propre pratique de lecteur de fables de La Fontaine,<br />

mais également de ce qu’il étudie, encore et toujours, sur la question, par exemple au sein<br />

d’un collectif de travail entre enseignants et chercheurs. En fait, que recouvre<br />

fondamentalement, pour ce professeur, le fait d’être un lecteur lettré de « les animaux malades<br />

de la peste » 9 ? Quels sont les enjeux de savoirs de la compréhension de cette fable? Et sur<br />

quels jeux épistémiques le professeur conçoit­il que le lecteur lettré procède pour les<br />

atteindre?<br />

Un jeu épistémique princeps et holiste de la lecture lettrée d’une fable de La Fontaine<br />

Pour le collectif enseignants et chercheurs, le lecteur lettré d’une fable de La Fontaine serait<br />

celui qui joue à un jeu épistémique princeps et holiste caractéristique (JE1), qu’il serait<br />

possible de formuler ainsi: jouer à établir des conclusions symboliques et générales sur la vie<br />

des Hommes (une moralité) à partir d’une connaissance concrète de la vie des animaux (le<br />

récit). Pour préciser davantage ce jeu épistémique JE1, je m’appuierai sur les travaux de<br />

Sensevy (2006, p.167­169) notamment sur le «passage de l’abstrait au concret » dans un<br />

travail qu’il a effectué sur le rôle de la modélisation dans les sciences, où l’analogie fable<br />

(récit)­modèle et morale­loi (scientifique) est mise à l’étude. Citant Cartwright (1999) 10 ,<br />

Sensevy (2006, p.167) explique que celle­ci appuie sa thèse en faisant appel à l’argumentation<br />

du philosophe Lessing 11 pour caractériser les fonctions épistémologiques et cognitives de la<br />

fable :<br />

Au plan épistémologique, l’idée fondamentale de Lessing est que « la connaissance intuitive » est claire<br />

en elle­même, et que la connaissance symbolique «emprunte sa clarté à la [connaissance] intuitive »<br />

(Lessing cité par Cartwright, p.38). Lessing en arrive ainsi à l’argument suivant : « pour donner à une<br />

conclusion symbolique générale toute la qualité dont elle est capable…nous devons la réduire au<br />

particulier afin de la connaître intuitivement » (ibid.)<br />

La « connaissance intuitive » de la fable se forgerait bien par la compréhension du récit, par<br />

appel et soutien au «concret » en quelque sorte : ce que raconte les animaux, leurs propos,<br />

leurs actes dans l’histoire ; et cette « intuition » du récit confèrerait toute sa force, tout son<br />

potentiel, « toute sa qualité », à la compréhension de la morale de la fable, « abstraite » et<br />

7<br />

Le cœur de cette pratique recouvrant un système de jeux épistémiques qu’il lui faut définir.<br />

8<br />

Norme façonnée, qui n’a que la valeur que le professeur (ou le collectif) lui prête, donc norme assurément<br />

incomplète et de parti pris, souvent très implicite. Mais norme nécessaire pour agir, pour constituer les points de<br />

repère d’un futur enseignement.<br />

9<br />

Cf. le texte de cette fable en fin de chapitre.<br />

10 « Les fables transforment l’abstrait en concret, en faisant cela, je prétends qu’elles fonctionnent comme des<br />

modèles en physique. La thèse que je veux défendre est que la relation entre la morale et la fable est la même<br />

que celle existant entre une loi scientifique et un modèle » ( p.37).<br />

11<br />

Lessing, philosophe allemand du XVIII è siècle. Sensevy explique également en note de bas de page, p.167 :<br />

« au sens des Lumières allemandes, est intuitive la connaissance qui provient des idées que nous nous faisons<br />

des choses, est figurale (ou symbolique) celle qui provient des signes que nous leur avons substitués ».


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

8<br />

« symbolique ». Ce qu’il faut bien saisir toutefois, c’est l’irréductibilité des significations<br />

issues du récit à la signification de la morale et réciproquement. Celles issues du récit sont<br />

concrètes et actualisent la morale mais elles ne s’emboîtent pas dans cette morale, car récit et<br />

morale relèvent en fait de « jeux de langage » spécifiques et différents (Wittgenstein,<br />

1953/2004) ; le récit ayant été aménagé en quelque sorte pour « ça », il faut faire en sorte que<br />

le lecteur réfléchisse sur les spécificités de la vie des hommes à partir de lui. Par exemple, à la<br />

lecture du récit de la fable citée 12 , il serait possible d’inférer « une moralité » comme ci­après :<br />

Dans une société, dès lors que les dirigeants et les hommes au pouvoir s’arrogent le droit<br />

d’exercer la justice pour eux mêmes et par eux mêmes, ils se protègent les uns les autres,<br />

élaborent des stratégies et des discours, leur évitant toute mise en examen. Ils s’entendent<br />

ainsi pour juger les plus faibles comme inévitablement coupables des maux de la société ;<br />

par la même, ils n’hésitent pas à les condamner pour se disculper eux­mêmes de toute faute.<br />

En fait, face à une situation de crise dans leur société, ils fabriquent alors un bouc émissaire,<br />

pour conserver le pouvoir et la cohésion de la catégorie sociale dominante, absorbant ainsi<br />

les pulsions agressives, tout en sortant de la crise.<br />

Jouer à ce jeu épistémique JE1, c’est donc recourir à une « forme de vie » concrétisée par le<br />

contenu du récit, à la façon dont Lessing cité par Cartwright (Sensevy, 2006, p.167-168)<br />

l’écrit : « le général existe seulement dans le particulier et peut seulement devenir<br />

visualisable dans le particulier.(ibid.)». D’une certaine manière, Lessing et Cartwright<br />

montrent que sans le concret (le récit), la fable (sa moralité) ne pourrait exister. Le jeu JE1<br />

peut donc être vu comme une des règles stratégiques fondamentales de l’activité d’un lecteur<br />

lettré, à savoir : dégager, par la compréhension du récit, une moralité, et apprécier la<br />

« qualité » des deux vers de la morale 13 tel que La Fontaine les a rédigés ; autrement dit,<br />

établir, avec jubilation (si possible), le rapport abstrait-concret sis au cœur de la morale en<br />

mettant en lien constamment les deux vers de la morale avec le texte de la fable.<br />

Des jeux épistémiques secondaires qui se combinent au service du jeu princeps<br />

Pour jouer à ce jeu princeps JE1, le travail épistémique du collectif enseignants et chercheurs<br />

a mis en évidence également le recours à des jeux épistémiques secondaires. D’une part, des<br />

jeux épistémiques liés au genre « Fable de La Fontaine », parmi lesquels :<br />

­ éprouver la sonorité de la langue, sa poésie (JE2)<br />

­ dégager une signification­noyau du récit des animaux (JE3)<br />

­ voir l’homme comme un animal (JE4)<br />

­ etc.…<br />

D’autre part, des jeux épistémiques, spécifiquement liés à la lecture d’une fable précise (« les<br />

animaux malades de la peste ») :<br />

­ paraphraser le récit des animaux (JE5)<br />

­ dégager les voix énonciatives du texte (JE6)<br />

­ expliquer l’opposition puissant /misérable (JE7)<br />

­ clarifier l’expression « blanc ou noir » (JE8)<br />

­ repérer la coalition des puissants (JE9)<br />

­ repérer la désignation d’un bouc émissaire (JE10)<br />

­ distinguer le jugement de cours de celui de la justice (JE11)<br />

­ expliquer le chiasme de la morale (JE12)<br />

12<br />

Cf. texte en annexe du chapitre<br />

13<br />

« selon que vous serez puissant ou misérable / les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

9<br />

­ etc.…<br />

Cet ensemble ci-dessus met en évidence la posture normative du collectif enseignants et<br />

chercheurs, puisqu’il vise à élaborer un modèle (parmi d’autres) de la pratique de lecture<br />

lettrée de cette fable. Ce modèle, ensemble de « jeux de savoir » spécifiques à cette fable,<br />

relève d’un usage combiné de tous ces jeux épistémiques, constituant en fait un réseau de jeux<br />

au service d’une « cible » (Santini, 2009), le jeu princeps JE1.<br />

Pour illustrer par un exemple cette notion de mise en réseau des jeux épistémiques, il est<br />

intéressant de considérer le jeu épistémique princeps JE1 comme une règle stratégique de la<br />

lecture de cette fable 14 , et de voir alors le jeu épistémique JE8 comme une stratégie de lecture<br />

consistant à mettre en rapport le mot « blanc » de la morale avec « l’innocence » (le concept<br />

de) et l’innocent de la Fable (le personnage de l’âne) mais également le mot « noir » de la<br />

morale avec « la culpabilité » (le concept de) et les coupables de la Fable (les personnages du<br />

lion, du renard, …). Ainsi, sans le recours à ce jeu JE8 (déjà très élaboré), il semble difficile, à<br />

termes, d’accéder à JE1. Dans ce chapitre il ne sera pas possible de traiter pleinement de cette<br />

question fondamentale de la difficulté de constitution et de stabilisation du réseau des jeux<br />

épistémiques comme modèle d’une pratique de lecture lettrée. Il est important de rappeler<br />

cependant que les professeurs, dès lors qu’ils doivent construire par eux-mêmes des<br />

cheminements dans un paysage épistémique sur un objet d’étude, ne constituent pas<br />

systématiquement les mêmes réseaux de jeux épistémiques et que le jeu épistémique princeps<br />

peut également ne pas être le même 15 (Lefeuvre, 2008). De même, certains jeux épistémiques<br />

secondaires varient ou sont absents (dans leur degré de prise en compte effective au service de<br />

JE1) ou ne sont pas parcourus dans le même ordre. Par exemple, pour la lecture « les animaux<br />

malades de la peste », certains s’appuieront davantage sur les jeux JE9 et JE10 sans faire<br />

appel à JE6, d’autres s’appuieront davantage, sans exclusive, sur JE7 et JE11; mais personne<br />

ne semblera faire l’économie de JE5, de JE12, etc.…Enfin, en lien avec ce que Chevallard<br />

(1994) rappelle sur notre assujettissement aux institutions, certaines façons d’aborder la<br />

lecture des fables sont l’héritage de la culture à laquelle nous accédons, par exemple lecture<br />

des fables à « la française » sur la liaison entre la poétique de la langue utilisée et le sens du<br />

récit (La fontaine le premier poète français), ou lecture des fables à « l’allemande » sur la<br />

liaison entre le récit et la philosophie de la vie (Lessing, 1759).<br />

Toutefois, dès que le professeur a élaboré a priori un modèle de la pratique de lecteur lettré,<br />

spécifié à cette fable, se pose alors la question de savoir comment apprendre à faire évoluer<br />

les élèves au sein de ce réseau afin qu’ils accèdent à la compréhension de cette fable, c’est­àdire<br />

qu’ils jouent au jeu JE1. A la suite de Sensevy (2007), c’est en recourant à la notion de<br />

jeux d’apprentissage, dans lesquels le savoir est l’objet de transactions entre le professeur et<br />

les élèves, que le professeur et le collectif enseignants et chercheurs élaborent un dispositif<br />

d’actualisation de savoirs relatif à l’enseignement de la compréhension de cette fable.<br />

VISER UN JEU ÉPISTÉMIQUE A TRAVERS UN SYSTEME DE JEUX D’<br />

APPRENTISSAGE<br />

Dans cette partie, il s’agit donc de donner à voir comment le professeur actualise à travers des<br />

jeux d’apprentissage in situ, un des jeux épistémiques au cœur de la lecture lettrée de cette<br />

fable, JE8 : la clarification de l’expression « blanc ou noir » dans la morale de la fable.<br />

Pourquoi définir cette compréhension de « blanc ou noir » comme un jeu épistémique ? Parce<br />

14<br />

consistant à lier le concret de l’histoire et l’abstrait de la morale<br />

15<br />

par exemple sur l’enseignement des cathédrales au Moyen Age, certains professeurs placeront comme princeps<br />

le jeu épistémique consistant à situer la cathédrale comme un édifice religieux manifestation de l’évolution des<br />

formes de piété, d’autres comme manifestation de la pensée scholastique sur la pensée savante au Moyen Age,<br />

d’autres encore comme la manifestation de la puissance des villes au Moyen Age.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

10<br />

que, comme déjà évoqué précédemment, cette expression « blanc ou noir » conditionne la<br />

compréhension de la morale (il faut comprendre « coupable ou innocent »), et plus<br />

précisément la compréhension de la relation de la morale à l’histoire 16 : qui sont ces<br />

« blancs »? Qui sont ces « noirs »?. Ainsi, sans une compréhension fine de l’expression<br />

« blanc ou noir », la compréhension de la morale de La Fontaine peut-elle faire l’objet d’un<br />

contresens ; le professeur le sait car il a déjà eu l’occasion de vérifier, lors d’un enseignement<br />

de la compréhension de cette fable par un autre professeur avec une classe de CM2, que, si<br />

cette clarification n’est pas opérée auprès des élèves, une grande confusion au niveau des jeux<br />

de langage peut s’installer (« noir » étant, par exemple, compris comme « méchant » au lieu<br />

de « coupable » et « blanc » comme « gentil » au lieu de « innocent »). Or, si ce jeu JE8 n’est<br />

pas gagné par les élèves, il devient difficile de jouer à d’autres jeux, comme par exemple celui<br />

sur l’explication du chiasme de la morale 17 (JE12).<br />

Pour décrire la situation d’enseignement, je m’appuierai sur l’article de Sensevy (2002),<br />

lorsque ce dernier développe sa réflexion sur l’intentionnalité. Après avoir éliminé toute<br />

compréhension de l’intention comme seulement « assimilable à un contenu mental, (une<br />

« connaissance »), dont une propriété marquante est qu’il va causer l’action » (p.70), Sensevy<br />

développe la thèse de l’intention comme « surgissant aussi de l’action elle-même, de<br />

l’environnement, du milieu auquel se trouve confronté l’acteur » (p.70). Il fait notamment<br />

référence au travail de Baxandall sur Les formes de l’intention (1991), pour clarifier ce qui se<br />

joue, et la façon dont cela se joue, lorsque nous agissons avec une certaine 18 intention<br />

préalable. Ainsi, Sensevy (2002) écrit :<br />

Ce milieu de l’action, par les rétroactions incessantes qu’il offre à l’agir, détermine alors les « formes »<br />

(patterns) de son intention, c’est-à-dire le « mot d’ordre » (charge) qui donne son cadre à son action<br />

[…], et les « directives » (briefs) que l’auteur se donne à lui-même en les puisant dans le milieu […],<br />

directives qui finissent par façonner le problème auquel l’auteur s’attaque. […] On comprend ainsi que<br />

les intentions peuvent être décrites non seulement comme celles de l’auteur de l’action, mais encore<br />

comme issues des objets, matériels ou virtuels, de l’action. (p.71).<br />

Cette citation traduit bien la dialectique entre intention et action du professeur, les<br />

représentations de l’action, en situation, étant « inhérentes aux milieux au sein desquels elles<br />

sont produites, à l’agir par et pour lequel elles sont engendrées» (Sensevy, 2002, p.75).<br />

Il s’agit alors de recourir à cette conception de l’intentionnalité développée par Sensevy et<br />

d’utiliser les notions de Baxandall (1991) de « mot d’ordre » et de « directive» pour montrer<br />

comment se construit le système de jeux d’apprentissage visant à permettre aux élèves<br />

d’atteindre le jeu épistémique identifié par le professeur.<br />

16<br />

Cette précision est importante pour ne pas donner l’impression que toute compréhension d’un « mot difficile »<br />

est systématiquement un jeu épistémique. Par exemple, imaginons que les élèves ne comprennent pas le mot<br />

« misérable», autre terme de la morale. Parlera-t-on automatiquement de la nécessité de comprendre ce mot<br />

comme d’un jeu épistémique lié à la lecture lettrée de la fable? A priori non, car si ce mot doit être effectivement<br />

compris (pour comprendre la morale), sa compréhension ne suppose pas toutefois le même recours<br />

incontournable au lien organique entre récit (concret) et morale (abstrait), comme c’est le cas notamment pour la<br />

compréhension fine de l’expression « blanc ou noir » (raison qui en fait un jeu épistémique au service de la<br />

lecture lettrée). Cependant si, pour les besoins de l’enseignement de la compréhension de cette morale, le<br />

professeur décide de mettre en place la compréhension de ce mot « misérable, c’est bien en tant que jeu<br />

d’apprentissage (fondé par exemple sur l’étymologie du mot) qu’il aura décidé de le produire « en vue » de<br />

gagner au jeu épistémique princeps JE1.<br />

17<br />

Les jeux épistémiques s’emboîtent donc pour permettre la pratique de lecture lettrée de cette fable.<br />

18<br />

Mis en italique par moi ; il s’agit de suggérer que l’entrée en action n’est pas dépourvue d’une intention mais<br />

que celle-ci ne prendra vraiment tournure et forme précises que dans l’action ; ce qui va à l’encontre d’une<br />

conception où tout est décidé d’avance, avec une causalité de l’intention de celui qui agit. En fait ce que suggère<br />

Sensevy (2002), c’est que tout pourrait se passer comme s’il existait une sorte de gradient intentionnel, avec des<br />

actions très fortement pensées a priori, pour lesquelles le milieu « se plierait » à l’intention, jusqu’à des actions<br />

naissant toutes entières du milieu ; et entre ces deux pôles toutes les possibilités existent.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

11<br />

Le sens du jeu professoral apparaît souvent comme celui d’une improvisation réglée, en<br />

adéquation avec le travail d’essentialisation du professeur sur les jeux épistémiques retenus<br />

(par exemple l’importance qu’il a accordée à l’opposition coupable / innocent et à sa<br />

traduction dans la morale en termes de « blanc ou noir ») ; ce qu’il est intéressant de montrer<br />

alors, c’est comment cette improvisation est toujours inhérente aux conditions et aux<br />

circonstances de l’action. Autrement dit, comment l’existence d’une intention professorale 19<br />

de faire jouer les élèves à un jeu épistémique, la clarification de «blanc ou noir», se traduitelle<br />

(ou pas) par une action du professeur, et quelle est la nature de cette action dans ce cas ?<br />

Quels sont en fait les facteurs d’évolution de l’avancée du temps didactique (chronogénèse) et<br />

de la mésogénèse de la situation qui déclenchent chez le professeur la décision de faire jouer<br />

les élèves au jeu épistémique ? L’hypothèse serait la suivante : l’improvisation réglée du<br />

professeur en situation, sous forme d’une intention s’actualisant ou non par une action de ce<br />

professeur, dépendrait, d’une part, de son travail d’essentialisation lui permettant<br />

d’incorporer 20 des « mots d’ordre », et, d’autre part, de l’activité conjointe professeur­élèves<br />

(jouant ou déjouant sans cesse le jeu prévu), faisant que ces mots d’ordre prendraient des<br />

formes spécifiques toujours contingentes à la situation (les directives de Baxandall).<br />

Pour illustrer cette hypothèse, deux moments d’une même séance 21 montreront comment la<br />

vigilance du professeur pour un mot d’ordre (« attention à la clarification de « blanc ou<br />

noir ! ») conduit à deux improvisations réglées forts différentes.<br />

Moment 1 : agir selon le mot d’ordre ?<br />

Samuel lit puis explique un énoncé écrit dont il est l’auteur au tdp 73 de la transcription de la<br />

séance (cf. la phase A du synopsis) :<br />

73<br />

[M =Samuel] (Samuel lit son écrit) Peu importe ce que vous avez fait la justice vous verra<br />

toujours bon ou mauvais + blanc ou noir alors si euh :: j’ai mis ça<br />

bah c’est parce que euh en fait l’âne il avait pas fait quelque chose de très grave<br />

(00 :09) et euh la justice a dit que si donc euh en fait ça change euh un peu rien<br />

c’est euh on va dire c’est la justice qui choisit + dans cette Fable c’est un peu la<br />

justice qui avait choisi<br />

Son énoncé écrit fait référence à « blanc ou noir ». Cet énoncé permet de comprendre que bon<br />

veut dire blanc et mauvais veut dire noir (il y a donc une certaine ambiguïté puisqu’il vaudrait<br />

mieux que « coupable » soit substitué à « mauvais » et « innocent » à « bon »). Samuel ne<br />

réutilise plus dans sa paraphrase orale le terme « noir » et le terme « blanc ». Samuel préfère<br />

recourir au récit pour montrer que la justice est aveugle aux faits (ce qui est subtil mais ne<br />

lève pas pour autant l’ambiguïté sémantique aux yeux de ses camarades et du professeur). Ce<br />

qui est important toutefois c’est de bien situer qu’à ce moment de travail avec les élèves,<br />

ceux­ci n’ont pas eu connaissance de la morale (et donc de l’expression « blanc ou noir » tel<br />

que La Fontaine l’utilise). Le professeur sait cela ; il sait également que « blanc ou noir » est à<br />

19<br />

En effet, il faut se rappeler que le professeur lorsqu’il prépare sa séance qu’il faudra faire attention à « blanc<br />

ou noir », le moment venu, pour permettre aux élèves d’accéder à la compréhension de la morale de La Fontaine.<br />

20<br />

Passer d’un savoir à un « mot d’ordre » pour l’action pourrait d’une certaine manière caractériser l’effet<br />

d’impact d’un travail d’essentialisation du savoir chez un professeur ; autrement dit, faire en sorte que l’étude<br />

per se sur l’importance de la clarification de blanc ou noir dans la morale de la fable transforme ce savoir en un<br />

« avertisseur » suffisamment « sonore » pour que le professeur (ré)agisse conjointement avec les élèves pour que<br />

ce savoir soit enseigné en situation!<br />

21<br />

Cf. synopsis de la séance (d’abord filmée puis transcrite) en fin de chapitre.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

12<br />

clarifier, or rien dans les tours de parole suivants ne portera sur l’usage de « noir » ou<br />

« blanc » tant de la part des élèves que du professeur. Autrement dit, ce dernier ne réagit pas<br />

sur le besoin de clarification (alors qu’il sait qu’il faudra le faire). On peut faire l’hypothèse<br />

que le professeur fait un choix chronogénétique lié à l’énoncé de Samuel. En effet, il fait<br />

avancer le temps didactique en ciblant deux jeux d’apprentissage : « dégager le juste de<br />

l’injuste » et « distinguer le jugement de cours de la justice comme institution » et ceci sans<br />

avoir nécessité ni besoin de recourir à « blanc ou noir ». D’une part, faire jouer à ces jeux<br />

d’apprentissage est fondamental pour la compréhension du récit et de la moralité 22 et, d’autre<br />

part, le commentaire oral de Samuel, sur lequel le professeur s’appuiera ne recourt plus à la<br />

notion de « blanc ou noir ». Inutile dans ce cas pour le professeur, de « digresser » pour<br />

clarifier blanc ou noir, d’autant qu’il a prévu de conduire cette clarification lors de l’épisode<br />

ultérieure de découverte de la morale de La Fontaine (la préparation écrite du professeur nous<br />

le montre) .<br />

Ce moment pourrait donc illustrer le fait qu’avoir « en tête » le mot d’ordre « attention à la<br />

clarification de « blanc ou noir » ! » n’est pas saisir n’importe quel prétexte pour clarifier<br />

« blanc ou noir » : le mot d’ordre n’impose pas sa loi. Le jeu imprévu des transactions peut<br />

focaliser l’action du professeur vers un essentiel plus essentiel encore que cette clarification<br />

(priorités à d’autres jeux épistémiques) ! Mais, à ce moment, la « feuille de route » du<br />

professeur n’est pas modifiée par de l’imprévu.<br />

Moment 2 : agir selon le mot d’ordre ?<br />

Lorsque l’on analyse les travaux écrits des élèves (les travaux de groupe qui suivent la phase<br />

A) l’on constate que les termes « noir » et « blanc » sont présents dans deux travaux de<br />

groupe 23 seulement :<br />

­ celui de Lise, Corentin et Marine :<br />

Quand le plus fort fait le plus de péchés et le plus faible en fait moins, la justice vous<br />

verra toujours bon ou mauvais comme blanc ou noir. Et la plus petite erreur des<br />

pauvres compte<br />

Dans ce groupe, c’est Marine qui porte la référence à « blanc ou noir » depuis que<br />

Samuel l’a évoquée publiquement en début de phase A. Il est important de repérer que la<br />

référence demeure toutefois ambiguë puisqu’elle assimile « blanc ou noir » à « bon<br />

ou mauvais » plus qu’à « innocent ou coupable ».<br />

­ celui de Violette, Colyne, Arthur :<br />

22<br />

A ne pas confondre avec les deux vers de la morale de La Fontaine<br />

23<br />

Il est important de souligner également que le groupe [Juliette Lola Samuel] ne produira pas d’énoncé écrit<br />

intégrant un usage de « blanc ou noir » alors que Samuel est pourtant celui qui apporte le premier cette référence<br />

à « blanc ou noir » au collectif classe dès le début de la phase A de la séance (et alors qu’il n’y a pas eu de<br />

présentation de la morale de La Fontaine à la classe !). Enfin, même si Samuel maintient l’usage de ces termes<br />

lorsque le professeur demandera aux élèves, en fin de phase A et à titre individuel, de se prononcer par écrit sur<br />

« ce que veut dire La Fontaine d’après les 5 propositions de vos camarades », sa référence « blanc ou noir » ne<br />

sera pas reprise et rendue publique par le groupe d’élèves avec lequel il travaille.<br />

Enfin, il faut signaler également le cas de Jeanne qui au sein de son groupe [Jeanne Emma Rémi], porte une<br />

référence à « blanc ou noir » (son travail écrit de fin de phase A le montre) mais qui, tout comme Samuel, ne<br />

parviendra pas à ce que cette référence soit reprise et rendue publique par son groupe.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

13<br />

Le plus coupable doit perdre. La justice est injuste envers les plus faibles. Si vous avez<br />

fait quelque chose de mal ou de bien, la justice vous verra toujours blanc ou noir.<br />

Dans ce groupe, c’est Violette qui porte la référence à « blanc ou noir » depuis que<br />

Samuel l’a évoquée publiquement en début de phase A. Il est important de repérer que la<br />

contribution dans son ensemble demeure ambiguë et que l’usage de « blanc ou noir » ne<br />

permet pas de comprendre la compréhension que le groupe d’élèves en a 24 .<br />

Ces constats ci­dessus sont importants puisqu’ils témoignent que le professeur peut<br />

« décider » d’agir en fonction de son mot d’ordre «attention la clarification de « blanc ou<br />

noir » !», les deux travaux de groupe portés au niveau du collectif de la classe provoquant une<br />

évolution de la mésogénèse : en effet, la création de nouvelles significations autour de « blanc<br />

ou noir » se fait dans le cadre d’une attente professorale de production d’une morale censée se<br />

rapprocher le plus possible de celle de La Fontaine (il faut rappeler qu’elle est encore<br />

inconnue des élèves à ce moment). Autrement dit, en rendant disponibles ces significations<br />

dans l’espace collectif de la classe, les conditions se créent davantage pour voir le professeur<br />

respecter son mot d’ordre.<br />

Il est important alors de prendre en compte la stratégie du professeur pendant le temps de<br />

pause (récréation des élèves), temps pendant lequel il analyse les travaux de groupe des élèves<br />

et produit lui­même une « moralité », par écrit, à partir des contributions des groupes. Cette<br />

moralité est censée devenir le fil conducteur à partir duquel le professeur bâtira avec les<br />

élèves cette production collective de classe lors de la phase B de la séance (après la<br />

récréation) :<br />

Peu importe ce que les puissants ont fait, la justice ne les accusera pas. Mais si les plus<br />

faibles font la moindre faute la justice les condamnera et les punira. Cela est injuste.<br />

Il est très essentiel de noter, qu’à ce moment du déroulement de la séance, le professeur<br />

n’intègre donc pas dans la morale, à bâtir avec les élèves, une référence à « blanc ou noir ».<br />

Tout semble se passer comme si cela n’était plus nécessaire : est­ce l’abandon du mot d’ordre<br />

et le renoncement au jeu épistémique ?<br />

Que constate­t­on ? au retour de la récréation, les élèves et le professeur construisent<br />

collectivement une morale à partir des propositions écrites issues des travaux de groupe<br />

affichées au tableau. Au tdp 220, alors que le professeur donne la parole à Sarah, et après<br />

avoir relu ce qui vient déjà d’être produit par le collectif classe, se déroule l’événement<br />

suivant :<br />

[M = Bah voilà on est condamné (00 :30) on est jugé on est condamné on est<br />

Professeur] puni + la justice les condamnera et les punira (rupture de la<br />

220<br />

chronologie naturelle de la séance) puissants ont fait la justice<br />

ne les accusera pas mais si les plus faibles font la moindre faute la<br />

justice les condamnera et les punira +/ Sarah<br />

221 [M =Sarah] On peut dire que la justice comme avait dit Samuel <br />

222<br />

[M = Blanc ou noir qu’es­ce que tu voulais dire par blanc ou noir ?<br />

Professeur]<br />

223 [M =Samuel] Bah après j’ai renoté noir ça veut dire mauvais et blanc ça veut dire bon<br />

224 [M =<br />

Professeur]<br />

Mouais on pourrait pas au niveau de la justice si on est dans un procès<br />

justice nOIr plutôt que mauvais ça pourrait vouloir dire quoi ? +<br />

24<br />

L’on constate d’ailleurs que dans les classes où la compréhension de cette fable a été enseignée, la<br />

signification, pour les élèves, de « blanc ou noir », est vécue comme une entité (un seul terme en fait): la justice<br />

vous rendra « blanc ou noir » renvoyant alors à une signification du type « la justice est aveugle et vous juge<br />

« quelque chose», et peu importe ce que veut dire ce « quelque chose » dans ce cas là ; ce qui compte c’est que<br />

c’est que la justice agit en aveugle.


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

14<br />

+<br />

225 [M =Samuel] Euh celui qui est coupable<br />

226<br />

[M = Bah voilà noir coupable et blanc<br />

Professeur]<br />

227 [M = Samuel] Et blanc euh innocent<br />

A la lecture de cet extrait de transcript, l’on constate que Sarah, tdp 221, puise dans la<br />

mémoire du travail effectué en classe évoquant alors les propositions de Samuel abordées au<br />

tdp 73 (début de séance) autour de la référence à « blanc ou noir » (et pour autant pas<br />

exploitées sous cet angle par le professeur), mais sans être en mesure de l’expliquer par ellemême.<br />

La mésogénèse de la situation évolue donc encore : une élève crée les conditions d’une<br />

articulation entre deux jeux épistémiques : celui relatif à la distinction entre jugement de cour<br />

et justice avec celui sur la clarification de « blanc ou noir ».<br />

Le moment 2 du recours au « mot d’ordre » intervient donc très précisément au tdp 222 du<br />

professeur. Tout se passe comme si ce professeur agissait selon le mot d’ordre « attention à<br />

blanc ou noir !» en le transformant en une directive d’action « maintenant clarifier noir! et<br />

clarifier blanc !» ; en effet, le professeur prenant une distance certaine avec la planification de<br />

son travail (prélever avec les élèves les parties d’énoncés permettant de bâtir la morale qu’il a<br />

anticipée durant la récréation), il décide, en situation, d’intégrer à ce moment là la<br />

signification de « blanc ou noir » donnée par Samuel. Pourquoi ?<br />

L’hypothèse serait la suivante : le professeur sait, depuis le travail d’essentialisation qu’il a<br />

conduit que ce jeu épistémique de clarification de l’expression de « blanc ou noir » est<br />

essentiel pour bien comprendre la morale de La Fontaine. Le même mot d’ordre se transforme<br />

donc ici en une « directive » de travail du professeur, «clarifier noir comme coupable et blanc<br />

comme innocent », se traduisant par une bifurcation (intentionnelle) de sa planification<br />

travail, alors que, dans le moment 1 de l’expression du mot d’ordre, la directive s’apparentait<br />

plus à « attendre encore et ne pas intervenir» pour permettre la centration sur un jeu<br />

d’apprentissage (au service d’un autre jeu épistémique) jugé sans doute plus prioritaire par le<br />

professeur.<br />

Dans ce moment 2, par l’analyse des travaux des élèves pendant la récréation, le professeur<br />

sait également que, soit à travers les productions individuelles de fin de phase A, soit dans les<br />

travaux de groupe, pas moins de huit élèves ont déjà intégré ou interagi sur l’usage de<br />

« blanc » ou « noir » 25 dans leurs écrits. Cette modification mésogénétique (par<br />

l’accroissement du nombre d’élèves en capacité de produire une signification de « blanc ou<br />

noir» à partager ) crée de meilleures conditions pour agir « selon le mot d’ordre » et faire<br />

jouer (enfin) les élèves au jeu épistémique qui s’y rapporte.<br />

Si l’on compare ces deux moments 1 et 2, c’est peut­être le point de vue topogénétique qui<br />

permettrait alors de comprendre la stratégie, en acte et dans l’action, du professeur : dans le<br />

moment 1, à part Samuel, intervenir sur la clarification du mot d’ordre, c’est mettre la quasi<br />

totalité de l’explication de « blanc » ou « noir » du côté du professeur (d’autant que Samuel<br />

ne commente pas cette partie de sa production) ; dans le moment 2, après tout le travail de<br />

compréhension du récit et la production écrite de élèves (où certains ont intégré cette<br />

référence à « noir » ou « blanc »), la partition topogénétique pourrait avoir évolué : davantage<br />

de possibilité pour certains élèves de prendre à leur compte l’explication de ces mots.<br />

En conclusion, l’analyse de ces deux moments montre que le professeur oriente son travail<br />

selon des jeux épistémiques qu’il sait essentiels (influence de son travail épistémique sous<br />

25<br />

Alors que seul Samuel avait intégré cet usage de « blanc ou noir » en début de séance (tdp 73).


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

15<br />

forme de « mot d’ordre »). Mais tantôt le professeur décide de ne pas intervenir encore au<br />

nom d’un « mot d’ordre », car selon un point de vue chronogénétique, il préfère donner alors<br />

priorité à des jeux d’apprentissage au service d’une autre orientation de travail sur les savoirs,<br />

en fait un autre jeu épistémique que celui que le mot d’ordre porte; tantôt il décide, au<br />

contraire, de modifier sa « ligne de conduite » parce, d’un point de vue mésogénétique, suivre<br />

le « mot d’ordre » permettra à ce moment là de faire jouer les élèves au jeu épistémique qui<br />

lui est associé.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

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L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09 16


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

P<br />

H<br />

A<br />

S<br />

E<br />

A<br />

5 min Collectif 1. Temps de mise en condition et de rappel<br />

15 min Collectif<br />

Moment<br />

1<br />

• Mise en voix de la fable (sans la morale)<br />

• Rappels sur ce que l’on sait en général des fables et<br />

des morales<br />

1. Identification de quelques éléments-clés contenus<br />

dans des productions individuelles<br />

Retour sur 5 écrits individuels qui contiennent des éléments<br />

permettant de mieux appréhender la morale écrite par La<br />

Fontaine. Chaque élève-auteur, à son tour :<br />

• lit à haute voix son message,<br />

• explicite son contenu,<br />

• justifie son point de vue en relation avec le corps de<br />

la fable (le récit).<br />

Les autres élèves écoutent et prennent des notes pour garder<br />

en mémoire ce qu’ils comprennent de nouveau sur la fable<br />

(alors qu’ils n’ont pas connaissance de la morale). Ils<br />

peuvent interagir avec les auteurs des « messages » exposés.<br />

7 min Individuel 2. Ecriture individuelle d’un « message » :<br />

Les élèves écrivent individuellement un « message » qui<br />

pourrait être la morale que La Fontaine a voulu nous donner<br />

en écrivant cette fable.<br />

Incitation à réutiliser des éléments qui sont écrits dans les<br />

« messages » qui viennent d’être lus ou des explications qui<br />

ont été données à l’oral.<br />

28<br />

min<br />

Par groupes de 3<br />

ou 4 élèves<br />

3. Ecriture par petits groupes de la « morale » de la<br />

fable<br />

Par 3 (ou 4), les élèves confrontent leurs propositions<br />

individuelles et se mettent d’accord pour produire un<br />

« message » pour le groupe. Ils écrivent leur « nouvelle<br />

morale » sur une affiche.<br />

Pause Le professeur, sans la présence des élèves, étudie les productions écrites des<br />

groupes et élabore a priori une « morale » possible :<br />

Peu importe ce que les puissants ont fait, La justice ne les accusera pas. Mais si les<br />

plus faibles font la moindre faute, la justice les condamnera et les punira. Cela est<br />

injuste.<br />

Collectif<br />

P<br />

H<br />

A<br />

S<br />

E<br />

B<br />

15<br />

min<br />

Moment<br />

2<br />

5min Collectif<br />

10<br />

min<br />

d. Ecriture de la<br />

morale de la classe<br />

Pour cela, la maîtresse conduit une exploitation des<br />

« messages » produit par les groupes pour extraire les<br />

contenus visés mais aussi prendre appui sur les expressions<br />

utilisées par les élèves et les enrichir.<br />

« Peu importe ce que les puissants ont fait, la justice ne les<br />

accusera pas. Mais si les plus faibles font la moindre faute,<br />

la justice les condamnera et les punira.<br />

De toutes façons, pour la justice les faibles sont noirs donc<br />

coupables et les puissants sont blancs donc innocents. Ainsi<br />

les puissants se protègent quelle que soit leur faute.<br />

Cela est injuste. »<br />

5. Découverte de la morale écrite par La Fontaine<br />

Explicitation de cette morale que les élèves découvrent pour<br />

la première fois, reformulation et mise en relation avec la<br />

morale produite par la classe<br />

Explicitation de la morale au moyen d’un schéma.<br />

Individuel 7. Copie sur la fiche de travail de la morale et de sa<br />

paraphrase.<br />

17


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

18<br />

Jean de LA FONTAINE (1621­1695)<br />

Les Animaux malades de la peste<br />

Les Fables : Livre VII ­ Fable 1<br />

Un mal qui répand la terreur,<br />

Mal que le Ciel en sa fureur<br />

Inventa pour punir les crimes de la terre,<br />

La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)<br />

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,<br />

Faisait aux animaux la guerre.<br />

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :<br />

On n'en voyait point d'occupés<br />

A chercher le soutien d'une mourante vie ;<br />

Nul mets n'excitait leur envie ;<br />

Ni Loups ni Renards n'épiaient<br />

La douce et l'innocente proie.<br />

Les Tourterelles se fuyaient :<br />

Plus d'amour, partant plus de joie.<br />

Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,<br />

Je crois que le Ciel a permis<br />

Pour nos péchés cette infortune ;<br />

Que le plus coupable de nous<br />

Se sacrifie aux traits du céleste courroux,<br />

Peut­être il obtiendra la guérison commune.<br />

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents<br />

On fait de pareils dévouements :<br />

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence<br />

L'état de notre conscience.<br />

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons<br />

J'ai dévoré force moutons.<br />

Que m'avaient­ils fait ? Nulle offense :<br />

Même il m'est arrivé quelquefois de manger<br />

Le Berger.<br />

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense<br />

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :<br />

Car on doit souhaiter selon toute justice<br />

Que le plus coupable périsse.<br />

­ Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;<br />

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;<br />

Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,<br />

Est­ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur<br />

En les croquant beaucoup d'honneur.<br />

Et quant au Berger l'on peut dire<br />

Qu'il était digne de tous maux,<br />

Etant de ces gens­là qui sur les animaux<br />

Se font un chimérique empire.<br />

Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.<br />

On n'osa trop approfondir


L. LEFEUVRE, version 3, chapitre « jeux de savoir », 17/07/09<br />

19<br />

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,<br />

Les moins pardonnables offenses.<br />

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,<br />

Au dire de chacun, étaient de petits saints.<br />

L'Âne vint à son tour et dit : J'ai souvenance<br />

Qu'en un pré de Moines passant,<br />

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense<br />

Quelque diable aussi me poussant,<br />

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.<br />

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.<br />

A ces mots on cria haro sur le baudet.<br />

Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue<br />

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,<br />

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.<br />

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.<br />

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !<br />

Rien que la mort n'était capable<br />

D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.<br />

Selon que vous serez puissant ou misérable,<br />

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir

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