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<strong>NOUVELLES</strong> <strong>LITTÉRAIRES</strong>
<strong>NOUVELLES</strong> <strong>LITTÉRAIRES</strong>
Chère Lectrice, cher Lecteur,<br />
Les textes réunis sous vos yeux sont le fruit du travail d’étudiant(e)<br />
s inscrits au programme Arts et lettres du cégep de l’Abitibi-Témiscamingue.<br />
Tout au long de la dernière session, ces étudiant(e)s ont<br />
eu l’occasion d’explorer la création littéraire comme espace de liberté,<br />
mais aussi de travail et de rigueur. En outre, les deux groupes<br />
du cours Création littéraire ont dû composer avec la contrainte du<br />
temps imposée par le calendrier scolaire, ainsi qu’avec un genre (le<br />
récit bref) et certaines contraintes thématiques (à vous de les découvrir!).<br />
Parmi la quarantaine de récits issus de ce bouillonnement,<br />
dont la majorité comportaient des qualités littéraires indéniables,<br />
j’ai retenu ceux qui, en raison de l’originalité et du style, se sont<br />
démarqués du reste de la production.<br />
Le titre de la revue, trouvaille des étudiant(e)s du même cours à la<br />
session Hiver 2012 et repris lors des éditions subséquentes, illustre<br />
l’audace des textes du présent recueil. Sa couverture est une création<br />
originale d’Élodie Gagné, finissante en Arts visuels, et a été<br />
réalisée sous la supervision de Marthe Julien. Je leur suis profondément<br />
reconnaissant de cette aide précieuse et, au nom des auteurs<br />
regroupés dans cette humble publication, je les remercie chaleureusement.<br />
En terminant, je tiens à exprimer ma gratitude envers l’ensemble<br />
des étudiant(e)s du cours Création littéraire qui, grâce à leurs commentaires<br />
et leurs encouragements, ont permis d’enrichir les textes<br />
de leurs camarades. Je tiens également à souligner l’appui financier<br />
du Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue qui permet l’impression<br />
de cette revue. Enfin, en cette période d’austérité déplorable, il<br />
n’aura pas été possible de soumettre les textes du présent recueil à<br />
l’examen minutieux de mes collègues. S’il restait par mégarde des<br />
fautes dans ces pages, j’en porte l’entière responsabilité.<br />
Bonne lecture!<br />
Tommy Allen<br />
Professeur de littérature
LE SOMMAIRE<br />
Une lueur d’espoir........................p.3<br />
MARTINE CAYOUETTE<br />
Mon rêve.............................................p.5<br />
MICHAËL MCGUIRE<br />
Rage de vivre...................................p.7<br />
ALISON FORTIN<br />
En un instant....................................p.9<br />
MARIKA GIRARD<br />
Beuverie,<br />
quand tu nous tiens!...................p.11<br />
ROSEMARIE TALBOT<br />
Mise en page : Élodie Gagné<br />
Couverture : Élodie Gagné<br />
Supervision graphique : Marthe Julien<br />
Madame Hélène............................p.13<br />
ROSEMARIE TALBOT<br />
Condamné........................................p.14<br />
ALEXANDRA HERVIEUX<br />
Le don.................................................p.16<br />
SOPHIE RAJOTTE<br />
Café à la Rose................................p.21<br />
ALEXANDRE VENDETTE<br />
Microcosme......................................p.23<br />
MAXIM HARRISSON<br />
Curiosité............................................p.25<br />
KRISTOPHER CAMDEN
Une lueur d’espoir<br />
Lundi matin. Une chaleur réconfortante me<br />
tire du sommeil. Un grondement répétitif,<br />
presque mécanique, rythme les battements<br />
de mon cœur. Je ne prends même plus la<br />
peine de vérifier l’origine de cette chaleur.<br />
Je sais. Molly, ma chatte, a pris l’habitude<br />
de me rejoindre au lever du soleil. Par la<br />
fenêtre, des faisceaux de lumière froide et<br />
tamisée pénètrent la maison. J’étire mes<br />
bras vers le plafond, suppliante.<br />
J’entame mon rituel. Mon réveil indique<br />
sept heures. Je touche délicatement le tissu<br />
moelleux de mes draps. J’observe le paysage<br />
hivernal par la fenêtre. Du bout des<br />
doigts, je perçois le froid de janvier sur la<br />
vitre. J’observe le givre, cette structure<br />
de glace d’une beauté incroyable qui s’est<br />
créée cette nuit encore. Les amas de neige<br />
qui entourent les maisons du quartier forment<br />
des murs de Berlin à l’infini. Cette<br />
froideur que je ressens dans tout mon être<br />
me rappelle que je suis bien là, réveillée,<br />
consciente de ma réalité. Une réalité douloureuse<br />
qui durera encore longtemps : les<br />
hivers ici sont interminables.<br />
Ah, le silence... Enfin presque, puisque au<br />
fond, j’entends le bruit léger du frigo, celui<br />
de l’aiguille qui complète sa trajectoire saccadée<br />
soixante fois la minute, et celui de ma<br />
respiration lente et profonde.<br />
Sept heures trente. Sans faire de bruit, je<br />
me dirige vers la cuisine. Je prépare des<br />
toasts, un jus d’orange et un petit bol de<br />
céréales. Le silence est rompu par des cris<br />
oppressants. Kiki est réveillée. Ses pleurs<br />
MARTINE CAYOUETTE<br />
sont si intenses le matin. Comme si elle souhaitait<br />
ne s’être jamais réveillée elle aussi.<br />
Elle crie jusqu’à ce que je la prenne dans<br />
mes bras. Ce que je fais, avant de changer<br />
sa couche.<br />
Dans la salle à manger, je l’installe dans<br />
sa chaise haute. Assise à la table, je dirige<br />
la cuillère de Pablum dans une trajectoire<br />
courbée en prétendant qu’il s’agit d’un avion.<br />
Le geste est stupide. Les avions ne volent<br />
pas en virevoltant dans le ciel. Je continue<br />
malgré tout ce manège irréaliste, le regard<br />
vide. Cela l’amuse et tant qu’elle est heureuse,<br />
elle mange sans protester. Puis, vient<br />
mon tour de me nourrir. Mes toasts sont<br />
déjà froids et secs. Je les avale sans plaisir.<br />
Manger un repas chaud ne m’est pas encore<br />
arrivé depuis la naissance de Kiki. Ce n’est<br />
pas le cas de Charles qui, lui, n’a jamais eu<br />
à arrêter sa vie pour elle.<br />
À vingt-cinq ans, il est satisfait d’avoir une<br />
« petite famille ». Tous les jours, il part<br />
travailler à la mine à une heure de route<br />
d’ici. Parfois, je rêve qu’il est là à mon<br />
réveil, qu’il me dit de me reposer, qu’il<br />
va s’occuper de notre enfant. Malheureusement,<br />
ce n’est jamais le cas. Il doit se<br />
réveiller tôt pour le travail. Il est absent<br />
toute la journée et revient le soir pour le<br />
souper. Son retour est un véritable soulagement.<br />
À partir de ce moment, il prend<br />
Kiki dans ses bras et ne veut plus la quitter.<br />
Il l’appelle même sa « Petite Fierté ».<br />
Dans l’après-midi, alors que la petite fait<br />
sa sieste, je consulte le courrier. J’ai<br />
3
eçu deux cartes d’anniversaire, le compte<br />
d’électricité et deux publicités. Je fais un<br />
tri assez rapide. Je mets les publicités de<br />
côté et ne prends même pas la peine d’ouvrir<br />
l’enveloppe d’Hydro-Québec. La première<br />
carte vient d’une tante de Montréal<br />
et la seconde, de ma cousine que je n’ai pas<br />
vue depuis mes quinze ans, mais qui continue<br />
de m’envoyer des<br />
vœux d’anniversaire<br />
chaque année. Ça me<br />
rappelle mon enfance<br />
et les étés passés à<br />
Trois-Rivières avec sa famille. Un sentiment<br />
de nostalgie m’envahit par surprise. Je donnerais<br />
soudainement tout pour retourner à<br />
cette époque. Celle où mes soucis les plus<br />
importants concernaient la saveur de crème<br />
glacée que j’allais manger. Aujourd’hui, tout<br />
est différent. Le regard tourné vers l’extérieur,<br />
là où la neige valse dans une chorégraphie<br />
qui ne se démode jamais, je réfléchis<br />
aux possibilités. Celles que j’aurais eues si<br />
je n’étais pas tombée enceinte à l’âge où<br />
mes amies célébraient la légalité accordée<br />
par l’État de lever leur verre à la vie. Moi,<br />
mon verre, je ne l’ai pas levé longtemps. Il<br />
a fallu que je m’en prive pour la santé de<br />
mon enfant. Depuis, je me suis éloignée de<br />
mes amies. Alors qu’elles célèbrent leur vie<br />
qui commence, moi, je célèbre la fin de la<br />
mienne parce qu’avoir un enfant veut dire<br />
ne plus avoir le choix. C’est se priver de possibilités.<br />
Adolescente, je ne prévoyais pas<br />
être en congé de maternité à dix-neuf ans.<br />
Comme mes camarades de classe, je rêvais<br />
de partir à l’université. J’avais hâte d’envoyer<br />
mes demandes et de croiser les doigts<br />
« Comme mes camarades<br />
de classe, je rêvais de<br />
partir à l’université. »<br />
en attendant une lettre d’admission.<br />
Alors que je me dirige vers le bac de récupération<br />
pour y jeter les publicités, une<br />
d’elles attire mon attention. Une agence<br />
de voyages. Je me mets à imaginer tous les<br />
endroits du monde que j’aimerais visiter.<br />
Je visualise une plage au sable blanc et<br />
chaud sous mes pieds,<br />
un horizon d’eau turquoise<br />
et des palmiers<br />
qui s’élèvent vers le<br />
ciel. La petite se remet<br />
à pleurer. Les images s’envolent en<br />
un instant. Je regarde à nouveau ce rêve<br />
impossible et je l’abandonne dans la corbeille<br />
à papier.<br />
4
Mon rêve<br />
Michaël McGuire<br />
Je marche vers le Cégep à tous les jours en<br />
ayant l’impression de ne pas avancer dans<br />
la vie. Pourtant, j’étudie dans un domaine<br />
qui s’approche de ma passion. J’étudie en<br />
Arts et lettres, profil cinéma. Parlant d’étudier,<br />
je suis en train de passer ma soirée entière<br />
sur mes devoirs. Je décide donc d’aller<br />
prendre l’air. Je me dirige vers la ville, question<br />
de visiter un peu (je ne l’ai pas encore<br />
fait depuis que je suis arrivé ici).<br />
Je me laisse guider par mes pensées. Mon<br />
enfance me revient en tête. Je me revois à<br />
l’école primaire. Je m’amuse dans la cour<br />
jusqu’à ce que je remarque un autre garçon<br />
qui lui ne s’amuse pas du tout. Sa situation<br />
me préoccupe, alors je vais le voir :<br />
- Salut, moi c’est Michaël. Toi, c’est<br />
quoi?<br />
Il me répond assez sèchement :<br />
« Félix. »<br />
- Cool! Veux-tu jouer avec moi, Félix?<br />
- Oui, aimes-tu jouer aux épées?<br />
Je venais de rencontrer mon meilleur ami.<br />
D’ailleurs, ça fait longtemps que j’ai eu de<br />
ses nouvelles. Félix est devenu un « adulte »<br />
avant moi. Il habite avec sa copine depuis<br />
pratiquement un an. Il réussit tout ce qu’il<br />
entreprend, obtient de très bonnes notes à<br />
l’école. Même si je ne le vois plus assez, je<br />
suis fier de lui.<br />
Mes pensées s’enchaînent. L’impro me vient<br />
rapidement en tête. Je suis au secondaire.<br />
L’avant-midi a été vraiment pénible, mes<br />
cours, endormants, et j’ai besoin de me dégourdir.<br />
Après avoir mangé mon lunch à la<br />
cafétéria, j’entends à l’intercom l’annonce<br />
du camp d’entrainement de l’impro de la<br />
Polyvalente Le Carrefour. Je me dis que ça<br />
me fera découvrir autre chose et, qui sait,<br />
peut-être que j’aimerai ça. J’entre dans le<br />
local et toute suite on me met au défi. Le<br />
coach me donne cette impro : « Ce sera une<br />
improvisation comparée ayant pour titre :<br />
‘‘ Une tempête dans un verre d’eau’’. Nombre<br />
de joueur : un seul. Durée : trente secondes.<br />
Au jeu! » Je fais semblant de tenir quelque<br />
chose dans mes mains. Je souffle vers cette<br />
chose, je l’agite. Je fais cela environ vingtcinq<br />
secondes pour finalement terminer avec<br />
cette phrase : « Ouin, c’est ce qu’on appelle<br />
une tempête dans un verre d’eau. » Dire que<br />
tout a commencé avec ce gag simple et facile.<br />
Ma promenade et mes rêveries se poursuivent.<br />
J’arrive en ville et je vois une espèce<br />
de bar/théâtre ayant pour nom « Le<br />
Comédie Club ». Je décide d’entrer faire un<br />
tour. Je vois sur scène une jeune demoiselle<br />
qui tente en vain de faire rire les spectateurs.<br />
Elle comprend son insuccès et décide<br />
de laisser sa place à un jeune homme du public,<br />
poussé par ses amis. Il monte sur scène,<br />
essaie lui aussi tant bien que mal de les faire<br />
rire et se rend compte qu’il ferait mieux<br />
de céder sa place. La tentation me prend.<br />
Je m’élance. Je prends le micro et j’y vais<br />
avec un gag que j’ai écrit : « C’est tu moé<br />
5
ou y a rien de moins féminin que le curling<br />
féminin? Non, mais c’est vrai! Le tennis féminin,<br />
t’es obligé de peser sur « mute » pour<br />
pas que ta blonde pense que t’écoutes de la<br />
« porn », mais le curling par exemple… ». Et<br />
j’y vais d’une imitation : contrefaisant la voix<br />
d’un animateur sportif : « Voici la joueuse<br />
de l’équipe canadienne qui s’élance! »<br />
Parodiant la joueuse :<br />
« O.k., let’s go! »<br />
J’imite le lancer de la<br />
pierre. Et je me mets à<br />
crier « hard », de façon<br />
douce au début, en augmentant ensuite<br />
jusqu’à donner l’impression que je suis un<br />
homme des cavernes! Mon expression faciale<br />
est exagérée au max : les dents ressorties,<br />
les yeux méchants, les postillons<br />
qui volent partout, tout est là! L’effet est<br />
réussi. Le gag fonctionne. La foule éclate<br />
de rire. J’enchaîne donc avec le numéro au<br />
complet. Tout va bien, tout est fluide. Les<br />
gens rient, m’écoutent. J’y vais avec mon<br />
« punch » final : « Bref, t’as ben beau<br />
suivre un régime, t’inspirer de « Qui perd<br />
gagne », tripper sport, être un maniaque de<br />
crossfit, t’es pas à l’abri des mauvaises surprises<br />
de la vie. Parce que cré-moé, y a rien<br />
de plus « turn off » que d’ouvrir la télé, de<br />
fermer les yeux de satisfaction en écoutant<br />
le tennis féminin… Pis de tomber d’un coup<br />
sec sur une partie de curling féminin.»<br />
« L’effet est réussi. Le gag<br />
fonctionne. La foule éclate<br />
de rire. »<br />
s’élancer vers moi. Il me dit : « Écoute, j’ai<br />
adoré ton numéro. J’ai rarement vu une<br />
telle aisance sur scène. J’ai quelque chose<br />
à te proposer. Je suis présentement en tournée<br />
et j’aimerais que tu présentes ce numéro<br />
en première partie. Mon gars, je vais<br />
faire de toi une vedette, ça te dis? ». Une<br />
tape sur l’épaule m’empêche de répondre<br />
tout de suite. Je me retourne. « Eille! Mick,<br />
ça fait un bout qu’on<br />
s’est pas vu! Qu’est-ce<br />
tu fais dans l’coin? ».<br />
C’est mon chum Félix.<br />
J’enlève mes écouteurs.<br />
Je pense au rêve<br />
éveillé que j’étais en train de faire. Je lui<br />
serre la main, le prend dans mes bras et, au<br />
plus profond de moi, je me promets de faire<br />
de ce rêve une réalité.<br />
Les applaudissements ne se font pas attendre<br />
et je vois même le public se lever! Ému, je<br />
le remercie du mieux que je peux. Je quitte<br />
la scène et je vois un humoriste bien connu<br />
6
Rage de vivre<br />
ALISON FORTIN<br />
J’ai toujours su que je deviendrais infirmière.<br />
Prendre soins des autres, c’est ce que je fais<br />
le mieux, et je voulais mettre cette aptitude<br />
à profit. Après mes études, l’hôpital où je<br />
désirais travailler n’avait pas besoin de mes<br />
services. Par contre, j’ai trouvé un emploi<br />
dans un centre de soins palliatifs.<br />
Au début, je m’occupais de quatre aînés.<br />
Je me chargeais de leur hygiène, j’administrais<br />
leurs médicaments, je faisais manger<br />
ceux qui étaient encore<br />
capables de le faire,<br />
j’écoutais leurs anecdotes<br />
de jeunesse; pour<br />
tout dire, j’étais heureuse<br />
d’exercer enfin<br />
ma profession. Ma première<br />
semaine de travail<br />
aurait été parfaite<br />
n’eût été du chat qui<br />
venait les mardis pour<br />
la séance de zoothérapie<br />
et qui me causait d’atroces allergies.<br />
C’est durant une tempête de neige interminable<br />
que j’ai eu un premier contact avec<br />
mon cinquième patient. Mon réflexe initial<br />
en le voyant a été d’aller vérifier la cause<br />
de sa venue, car il paraissait bien trop jeune<br />
pour se retrouver dans un tel endroit. Il se<br />
nommait Robin Larrivée, il avait 44 ans et<br />
son dossier m’informait qu’il était atteint<br />
d’un cancer du poumon, ce qui expliquait<br />
chez lui l’absence de pilosité. Sa femme et<br />
sa petite fille, qu’il surnommait Kiki, l’accompagnaient<br />
durant cette transition, lui<br />
apportant soutien et réconfort.<br />
« Robin voulait lui apprendre<br />
à conduire, assister avec<br />
fierté à sa graduation, l’accompagner<br />
le jour de son<br />
mariage et avoir la chance de<br />
connaître ses petits-enfants.<br />
Bref, il voulait être présent<br />
pour elle. »<br />
Plus les jours passaient, plus j’en apprenais<br />
sur lui. Robin gardait un bon moral et me<br />
confiait même ses rêves et ses espérances<br />
pour l’avenir. Il aurait aimé visiter l’Italie,<br />
sauter en parachute, voir Allan Jackson en<br />
spectacle, mais ce qui m’a touchée par-dessus<br />
tout, c’est qu’il souhaitait voir grandir sa<br />
fille. Robin voulait lui apprendre à conduire,<br />
assister avec fierté à sa graduation, l’accompagner<br />
le jour de son mariage et avoir<br />
la chance de connaître<br />
ses petits-enfants. Bref,<br />
il voulait être présent<br />
pour elle. C’était pour<br />
cette raison qu’il tenait<br />
à continuer de recevoir<br />
ses traitements de<br />
chimio et de radiothérapie;<br />
il voulait retarder<br />
la bombe qui grandissait<br />
à l’intérieur de<br />
lui. Mais son état se dégradait. Son appétit<br />
diminuait, la médication qu’on lui administrait<br />
pour atténuer la douleur avait considérablement<br />
augmentée et, pour couronner le<br />
tout, j’ai appris qu’il avait des métastases<br />
au cerveau. Je dois avouer que cette nouvelle<br />
ne m’a pas laissée indifférente, mais<br />
j’ai fait de mon mieux pour n’en rien laisser<br />
paraître.<br />
Un soir en particulier, j’ai risqué mon emploi.<br />
Sa famille était venue en grand nombre<br />
pour écouter un match des Canadiens et Robin<br />
m’a prise par les sentiments.<br />
7
- Roxanne, ça serait-tu bien grave si on buvait<br />
une ‘tite bière en écoutant la game?<br />
C’est probablement une de mes dernières<br />
chances de savourer une bonne blonde.<br />
pas le faire avec des regrets, mais avec des<br />
souvenirs. Je ne sais pas où et avec qui je<br />
serai dans dix ans, mais une chose est sûre,<br />
j’aurai visité l’Italie, car je pars dès ce soir.<br />
Selon le règlement, Robin pouvait consommer<br />
de l’alcool, mais pas ses visiteurs.<br />
- J’imagine que... dis-je avec hésitation,<br />
j’imagine que je pourrais faire un effort<br />
pour regarder ailleurs, seulement si vous me<br />
promettez de tous rester sages!<br />
Mais j’ai perdu le contrôle assez rapidement.<br />
Toutefois, l’ambiance était chaleureuse<br />
et conviviale. Je me suis organisée<br />
pour faire passer une bonne soirée à tout le<br />
monde. Le beau côté des choses, c’est que<br />
j’aurai apporté un petit brin de folie dans<br />
leur quotidien. Cette soirée pleine de rebondissements<br />
a procuré à Robin un instant de<br />
bonheur, mais une fois les invités partis, la<br />
douleur a repris de plus belle.<br />
Trois jours plus tard, la famille Larrivée était<br />
réunie autour de Robin. Lorsque j’ai aperçu<br />
ses yeux vitreux qui regardaient le plafond,<br />
je me suis effondrée. Son combat était terminé,<br />
il avait lâché prise. J’ai dû m’éloigner<br />
un instant pour reprendre ma contenance.<br />
Moi qui avais rêvé de devenir infirmière depuis<br />
mon plus jeune âge, j’ai été forcée de<br />
prendre du recul les jours suivants. Je ne<br />
pouvais plus retourner à cet endroit.<br />
J’ai eu la chance de connaître Robin Larrivée<br />
un mois uniquement, mais cette rencontre<br />
a influencé le reste de ma vie. Sa mort a<br />
créé chez moi une rage de vivre. Au lieu de<br />
prévoir et de tout planifier, j’agis désormais<br />
spontanément. Lorsque ce sera mon tour de<br />
connaître mes dernières heures, je ne veux<br />
8
En un instant<br />
Je suis perdu. J’ai oublié. Tout oublié.<br />
Qu’est-ce-que je vais faire ? Je dois continuer,<br />
mais comment ? Ma tête est vide.<br />
Mes mains sont moites. Mon corps tremble.<br />
Des papillons volent dans mon estomac.<br />
Mes jambes sont molles. Je n’ai plus aucun<br />
contrôle sur mon corps, sur mon être, sur<br />
mes pensées. Ça va dans tous les sens. Je<br />
suis déboussolée. Mon cerveau capote. Je ne<br />
sais pas par où commencer pour expliquer<br />
ce que je ressens. Je vais essayer. Je dois<br />
essayer. Pour comprendre, je dois d’abord<br />
tenter de l’expliquer. Me l’expliquer…<br />
Tout commence lorsque je mets les deux<br />
pieds sur la scène. Ma deuxième maison. Je<br />
suis tout énervée. Je brûle d’impatience. Je<br />
suis prête à donner tout ce que j’ai dans le<br />
ventre. Je pense à ce qui m’attend. Je rêve<br />
d’un public en feu. Un public endiablé par<br />
ma présence, par ma prestation. J’espère<br />
tellement. Je pense au positif.<br />
L’équipe du spectacle et les autres participants<br />
sont présents. Une dame explique le<br />
déroulement de la journée et nous commençons<br />
les pratiques. Les troupes de danse défilent<br />
devant nous et ensuite vient le temps<br />
des chanteurs et chanteuses. Nous avons<br />
le droit à deux chansons, mais seulement<br />
si la première ne va pas bien. Les numéros<br />
s’enchaînent et c’est le temps de ma répétition.<br />
Je m’installe au micro, ajuste le son<br />
et l’éclairage avec le technicien et on peut<br />
commencer. J’entends ma musique débuter<br />
et les paroles me viennent naturellement. Je<br />
chante et je m’amuse. Au final, je ne répète<br />
MARIKA GIRARD<br />
qu’une seule fois, car tout s’est merveilleusement<br />
bien passé. Je prends quelques photos<br />
avec un journaliste pour le journal culturel<br />
et je rejoins le groupe.<br />
L’après-midi s’achève, et avec lui les pratiques.<br />
Tous se rassemblent pour le souper.<br />
Je rencontre les autres participants et me<br />
fais plusieurs amis. Je discute surtout avec<br />
Étienne et Shawn, les animateurs, car je<br />
les trouve comiques. Étienne se fait plutôt<br />
discret, mais Shawn, que nous appelons<br />
affectueusement «le grand frisé», me fait<br />
rire avec ses blagues. Nous partageons nos<br />
connaissances musicales et discutons de<br />
divers sujets. Le plaisir est au rendez-vous.<br />
Par contre, la pression commence aussi à se<br />
faire sentir. La dame responsable du spectacle<br />
transmet ses derniers mots d’encouragement<br />
et nous invite à gagner les loges.<br />
Nous sommes devant les miroirs. Certaines<br />
se maquillent, d’autres se peignent. Des<br />
photos sont prises ici et là. La joie règne à<br />
l’arrière-scène. Malgré tout, plus le temps<br />
avance, plus nous devenons nerveux. Les<br />
animateurs surgissent dans les loges et<br />
Shawn donne l’ordre de passage. Je suis<br />
la deuxième sur cinq dans la catégorie des<br />
chansons. Je souris : je suis contente de<br />
ne pas briser la glace! Malgré tout, je sais<br />
que mon tour viendra. Je suis tout excitée,<br />
mais la nervosité m’envahit petit à petit. Le<br />
temps semble si long. J’ai l’impression que<br />
le moment n’arrivera jamais. Les numéros<br />
se succèdent. Les animations et les troupes<br />
de danse se suivent jusqu’au changement<br />
9
de catégorie. Je suis en file, mon tour arrive<br />
bientôt. Allie, la fille devant moi, montre<br />
des signes de grande nervosité. Les animateurs<br />
remontent sur scène et annoncent le<br />
prochain numéro. Allie prend le micro et<br />
les rejoint. Sa chanson débute et sa voix<br />
commence à vibrer dans toute la salle. Le<br />
public applaudit à chaque beau moment.<br />
Ça siffle, ça crie, ça claque. Sa prestation<br />
se termine sous les applaudissements. Là,<br />
c’est vrai : ce sera bientôt mon tour! Les<br />
animateurs refont leur entrée et y vont<br />
d’un numéro comique. Shawn, déguisé<br />
en Monsieur Loyal de<br />
cirque, et Étienne<br />
avec des oreilles de<br />
chat, tournent en<br />
rond et font des blagues<br />
pour amuser le<br />
public. Je suis prête.<br />
Je crois en moi et je sais que je suis capable.<br />
Je me dégourdis et franchis la<br />
première marche. Je prends le micro et<br />
attend le signal. Les animateurs sortent<br />
de scène et me donnent une tape sur<br />
l’épaule. Je les regarde et ils me font<br />
signe d’entrer. Je monte les deux autres<br />
marches et me retrouve sur les planches.<br />
Le silence règne dans la salle et les gens<br />
attendent mon numéro. Je me centre et<br />
regarde devant moi. Je cherche des yeux<br />
ma famille, mais en vain : les lumières sont<br />
trop fortes. Je fais un signe au technicien<br />
près de moi et ma trame sonore débute. Je<br />
commence. Tout va bien. Le son du violon<br />
dans ma musique m’envahit et je chante du<br />
mieux que je le peux. Le public réagit aussi<br />
bien que je l’ai souhaité. Mais tout à coup,<br />
je débute mon deuxième couplet et… plus<br />
rien! Rien ne sort de ma bouche. J’ai oublié.<br />
Tout oublié. Les paroles ne viennent plus. Je<br />
ne sais plus quoi faire. Je panique : je vois<br />
les gens applaudir, mais je ne les entends<br />
pas. Le monde autour de moi est comme<br />
en sourdine. Je ne comprends plus rien.<br />
Certains sont abasourdis, d’autres<br />
m’encouragent. Le silence total<br />
survient. Le malaise s’installe dans<br />
« Le silence total survient.<br />
Le malaise s’installe dans<br />
toute la salle. »<br />
10<br />
toute la salle. Au final, tout ce que j’arrive<br />
à faire, c’est sortir de scène. Je prends mes<br />
jambes à mon cou. Je donne le micro à un<br />
des animateurs et je pars dans le couloir. Je<br />
m’effondre contre le mur et les larmes commencent<br />
à couler de mes yeux. Comment<br />
ai-je pu oublier? Cette chanson que j’ai<br />
chantée tant de fois pour me réconforter<br />
est devenue mon cauchemar! Cette chanson<br />
que j’ai si souvent répétée! Ma mère arrive<br />
près de moi au pas de course. Elle me prend<br />
dans ses bras. Je lui dis en larmes que je suis<br />
désolée, que j’ai simplement<br />
tout oublié.<br />
Elle me dit que ce n’est<br />
pas grave. Elle se lève<br />
et part chercher Shawn.<br />
Elle lui demande s’il est<br />
possible de recommencer. Shawn, perplexe,<br />
me regarde en larmes et cherche visiblement<br />
quoi dire. Il va parler à la responsable<br />
et revient. Il me dit que je peux refaire mon<br />
numéro à la toute fin du spectacle. Heureuse<br />
de cette seconde chance, j’essuie mes yeux<br />
et retourne en file. La nervosité revient. J’ai<br />
peur d’oublier une seconde fois. Malgré tout,<br />
je désire y retourner. Je suis venue pour<br />
chanter! Je dois vaincre cette peur. Mon second<br />
tour vient. Encore plus nerveuse qu’au<br />
départ, j’attends ma musique. Finalement,<br />
les premiers mots sortent de ma bouche et<br />
je fais ma chanson, sans accroc cette fois.<br />
Tout se passe à merveille. Je réussis à casser<br />
ma peur de retourner sur scène.<br />
Aujourd’hui, malgré toutes les années qui se<br />
sont écoulées, quand je regarde quelqu’un<br />
chanter en direct, la peur que cette personne<br />
oublie ses paroles me gagne. Cette peur est<br />
plus grande encore lorsque c’est moi qui<br />
remonte sur scène. Mais je ne la laisse pas<br />
m’arrêter. Je suis venue pour chanter!
Beuverie, quand tu nous tiens!<br />
Rosemarie Talbot<br />
Lorsque mon collègue est revenu avec un<br />
nouveau contrat pour la compagnie, nous<br />
avons décidé d’aller dans un bar pour célébrer<br />
cette réussite. La soirée a bien commencé.<br />
Je n’aime pas boire, alors Andy se<br />
charge de le faire pour deux. Il boit plus qu’il<br />
ne le devrait et finit inlassablement par me<br />
dire, après chaque gueule de bois, qu’il va<br />
arrêter. D’ailleurs, après plusieurs verres de<br />
trop, ce soir encore, il est mieux pour tout le<br />
monde que je le ramène chez lui. Et vite! Il<br />
a réussi, d’une manière qui m’échappe complètement,<br />
à séduire presque la totalité du<br />
bar, femmes, hommes et tabourets compris!<br />
Il a toujours eu un don pour la séduction,<br />
même quand il est ivre et flageolant! C’est<br />
sûrement à cause de son sourire moqueur<br />
et de ses yeux pétillants de joie. « Andy, on<br />
devrait s’en aller... » Au lieu de m’écouter<br />
et de me suivre gentiment, il monte sur le<br />
comptoir du bar et commence à danser en<br />
enlevant petit à petit son veston. Il envoie<br />
même des clins d’œil aux filles qui le dévorent<br />
des yeux! Misère! Il me décourage.<br />
J’agrippe sa manche et le tire sèchement<br />
vers le bas. Il vacille, mais arrive à redescendre<br />
sans tomber. J’entends des soupirs<br />
déçus et des cris de protestation dans mon<br />
dos. Qu’elles aillent se faire voir! Mon meilleur<br />
ami n’est pas un morceau de viande!<br />
J’attrape le poignet d’Andy et le guide<br />
jusqu’à la sortie. Lui, en grand abruti qu’il<br />
est, salue les gens. Il a même le culot d’inviter<br />
langoureusement une pimbêche beaucoup<br />
trop fébrile à le suivre. Un seul regard<br />
de ma part calme les ardeurs de la demoiselle.<br />
« Eille! J’aurais voulu me la faire, moi!<br />
» Clac! Grâce à mes années d’expérience,<br />
je sais qu’une bonne claque derrière la tête<br />
reste la meilleure technique pour éviter qu’il<br />
ne devienne énervant. Andy a beau être mon<br />
ami depuis belle lurette, il n’en demeure<br />
pas moins un macho grossier lorsqu’il veut<br />
ramener quelqu’un à son appartement. Un<br />
grognement mécontent et une nouvelle taloche<br />
plus tard, nous sortons du bar.<br />
Malheureusement, une fois à l’extérieur, l’air<br />
frais ne l’aide pas à reprendre ses esprits. Au<br />
contraire! Il se met à tourner sur lui-même<br />
en étirant les bras : « Lu… Lu… Lucie! » Je<br />
soupire. Vivement que je le ramène chez lui!<br />
Je lui enserre la taille et l’entraîne vers ma<br />
voiture. Soudain, je le sens glisser et, malgré<br />
mes efforts, je n’arrive pas à le retenir.<br />
Un juron m’échappe: l’imbécile a trébuché<br />
sur son propre pied avant de s’étaler de tout<br />
son long sur l’asphalte du parking. Comme si<br />
ce n’était pas assez, son visage et ses mains<br />
arborent maintenant plusieurs écorchures<br />
rougeâtres. Et il rit en plus! Si ça continue,<br />
je vais démissionner. Une chance qu’il a un<br />
grand cœur, sinon je l’aurais depuis longtemps<br />
laissé se démerder tout seul durant<br />
ses soirées de soûlerie! J’arrive finalement à<br />
le faire embarquer et nous démarrons.<br />
Tout va bien pour le moment. Les rues sont<br />
tranquilles et nous roulons doucement. Andy<br />
semble s’être trouvé un nouveau passetemps,<br />
c’est-à-dire compter ses doigts.<br />
11
Seigneur, quelle quantité d’alcool a-t-il bue?!<br />
Soudain, je sens un courant d’air contre ma<br />
joue droite. Je me tourne vers mon passager.<br />
Sa vitre est complètement ouverte.<br />
Lorsqu’il croise mon regard, il appuie sur le<br />
bouton de fermeture. Cependant, si je me<br />
fie à son ricanement, cette activité inédite<br />
lui apporte un plaisir fou. Il se met alors à<br />
ouvrir et à fermer la fenêtre avec frénésie.<br />
« Andy! Veux-tu ben fermer ta maudite<br />
fenêtre! Maintenant! » Il me dévisage en<br />
fronçant les sourcils, mais s’exécute tout<br />
de même. Bien! Une chose de réglée! Toutefois,<br />
le petit sent-bon en forme de poisson<br />
suspendu au rétroviseur attire aussitôt son<br />
attention. Avec une vitesse<br />
et une agilité surprenantes<br />
pour une personne<br />
dans son état, il<br />
le décroche et le porte à<br />
son nez avant de prendre<br />
une grande inspiration.<br />
Ses yeux, pratiquement<br />
clos dans son appréciation<br />
de l’odeur, s’écarquillent<br />
brusquement. Sa main vient couvrir<br />
sa bouche, tandis que ses joues se gonflent.<br />
Oh que non! Pas question qu’il soit malade<br />
dans MA voiture! Je lui arrache le poisson<br />
des mains et le lance sans cérémonie sur la<br />
banquette arrière. Heureusement, la nausée<br />
d’Andy n’est que passagère. Il se remet<br />
à jouer avec les boutons sur sa portière et,<br />
cette fois, je le laisse faire. Ouf! Je refais<br />
mon CV en arrivant chez moi!<br />
Les escaliers s’avèrent être un vrai défi. Andy<br />
n’est peut-être pas le plus grand des hommes<br />
que je connaisse, mais, au vu de son état semi-comateux,<br />
son poids dépasse largement<br />
« Je vois Andy, debout au milieu<br />
de la pièce, avec le goulot<br />
d’une bouteille de vodka plaqué<br />
contre sa bouche comme<br />
s’il embrassait voluptueusement<br />
la plus pulpeuse des<br />
femmes. »<br />
le mien. Il faut que je le traîne à moitié drapé<br />
sur mon dos pour le conduire jusqu’à son appartement<br />
situé au « fucking » quatrième étage!<br />
Je le sens, les dieux s’acharnent sur moi.<br />
Une fois rendue à son logement, j’ai à peine<br />
le temps de déverrouiller la porte qu’Andy<br />
me pousse sur le côté et entre en catastrophe.<br />
Épuisée et à bout de souffle après<br />
mon escalade, je me lance tout de même à<br />
sa poursuite. Misère! Les portes d’armoires<br />
de la cuisine sont toutes ouvertes. Je vois<br />
Andy, debout au milieu de la pièce, avec<br />
le goulot d’une bouteille de vodka plaqué<br />
contre sa bouche comme s’il embrassait voluptueusement<br />
la plus<br />
pulpeuse des femmes.<br />
C’est confirmé : il a<br />
un problème. Un grondement<br />
monte dans<br />
ma gorge. Mes mains<br />
se serrent en poings.<br />
C’en est trop! D’un<br />
pas puissant, je le rejoins<br />
et lui arrache des<br />
mains sa « Smirnoff » à 40 %. Par malheur,<br />
le mouvement est si brusque qu’il perd un<br />
peu l’équilibre. Son ventre proteste. Son<br />
teint devient verdâtre. Ses yeux s’ouvrent<br />
en grand. Cette fois, je ne peux empêcher<br />
l’inévitable. Je l’amène rapidement jusqu’à<br />
la salle de bain. Il a seulement le temps de<br />
s’agenouiller devant la toilette que le contenu<br />
de son estomac refait surface. Beurk!<br />
C’est horrible! Ses haut-le-cœur sont accompagnés<br />
de bruits mouillés et… Seigneur!<br />
Je vais être malade! En plus, ça pue! Ça y<br />
est, je démissionne!<br />
12
Il vomit pendant encore plusieurs minutes<br />
avant de se calmer. Il est blême, transparent<br />
même. Ça lui apprendra! Il est temps qu’il<br />
saisisse que la vodka et les cocktails ne sont<br />
pas du jus de fruits! Cependant, mes traits<br />
s’adoucissent lorsqu’il relève la tête et que<br />
j’aperçois son air piteux et ses cheveux en<br />
bataille. C’est la première fois que je le vois<br />
malade après avoir pris de l’alcool. Je lui<br />
offre un petit sourire d’encouragement. Il<br />
ouvre la bouche pour répondre et… se remet<br />
à vomir. La nausée est puissante : elle<br />
secoue son corps de vigoureux spasmes partant<br />
du bas de son dos. C’est triste. Je ne lui<br />
souhaite pas tant de tourment. Je veux juste<br />
qu’il comprenne qu’il y a quelque chose qui<br />
cloche dans sa manière de consommer. Des<br />
larmes commencent à rouler sur ses joues.<br />
Ça a l’air douloureux. Il régurgite pendant<br />
encore un long moment avant d’éclater en<br />
sanglots. Oh! Ce n’est pas normal. Andy se<br />
cache constamment derrière un mur d’obscénités<br />
pour éviter les moments émotifs.<br />
Il ne pleure jamais! Je le sers tendrement<br />
contre moi et je l’entends marmonner à travers<br />
ses gémissements :<br />
« Je suis dé… solé! C’est fi… fini! Pro… mis. »<br />
Et cette fois, pour une raison qui m’échappe,<br />
je le crois.<br />
Madame Hélène 1<br />
Je fus surprise d’entendre Shanny la tutoyer.<br />
On ne tutoyait pas Madame Hélène. On ne touchait<br />
pas Madame Hélène. Et surtout, on ne<br />
regardait pas Madame Hélène dans les yeux! Le<br />
dernier à s’y être risqué s’était retrouvé à l’hôpital<br />
pendant deux jours. Un métronome peut<br />
devenir une arme redoutable entre des mains<br />
expertes, et les doigts de pianiste de Madame<br />
Hélène étaient aussi habiles que son caractère<br />
était mauvais. Une fausse note, clac! Une hésitation,<br />
slap! Un regard vers les touches, crac!<br />
Cette petite dame de 4 pieds 5 pouces ne se gênait<br />
jamais pour nous montrer à quel point nous<br />
étions maladroits et sans avenir. Madame Hélène<br />
n’enseignait qu’aux meilleurs, mais les meilleurs<br />
n’échappaient pas aux sévices de Madame<br />
Hélène. On était fichu. Alors lorsque la petite<br />
et timide prodige aux épaules voûtées interpella<br />
Madame Hélène à la deuxième personne du singulier,<br />
l’atmosphère, déjà frisquette, devint glaciale.<br />
Le visage de notre professeure, toujours<br />
stoïque, prit une teinte rougeâtre. « Pardon?! »<br />
Et là, Shanny fit l’impensable : elle leva la tête et<br />
défia Madame Hélène du regard. À ce moment,<br />
Rosemarie Talbot<br />
je compris que l’adolescente ne reculerait pas.<br />
C’était la guerre! J’eus à peine le temps d’inspirer<br />
qu’un trépied frôla mon visage à une vitesse<br />
vertigineuse avant de se fracasser contre le mur<br />
du fond, manquant de peu l’oreille de la jeune<br />
fille. Le support fut suivi par une flûte, un saxophone,<br />
une guitare et, aussi invraisemblable que<br />
cela puisse paraître, une contrebasse. Il ne manquait<br />
que le piano. Pourtant, malgré les élans<br />
de rage de Madame Hélène, Shanny maintint sa<br />
posture révoltée. Lorsque l’enseignante arrêta<br />
de lancer des instruments et des injures pour<br />
reprendre son souffle, l’adolescente ramassa<br />
nonchalamment ses cahiers avant de se diriger<br />
vers la porte. Après un dernier salut, elle tourna<br />
la tête vers nous et, un sourire aux lèvres, dit<br />
d’une voix forte et fière : «Va donc chier maudite<br />
vache!» La douce et gentille Shanny n’était<br />
plus. À sa place se tenait une femme solide et<br />
convaincue. Une telle impudence était choquante<br />
venant de sa part. C’était une nouvelle<br />
facette d’elle, inconnue, cachée. Et peut-être<br />
même depuis toujours.<br />
1<br />
Composé en classe à partir d’une phrase de départ<br />
et d’une phrase d’arrivée (en italiques dans le texte).<br />
13
Condamné<br />
Je peine à ouvrir les yeux. Mes paupières<br />
pèsent une tonne. Je ne me sens pas bien.<br />
Une étrange sensation de déjà vu m’envahit.<br />
Mes mains tremblent, elles sont moites.<br />
J’ai probablement fait un mauvais rêve… Je<br />
me lève pour aller boire un verre d’eau. Mes<br />
mouvements sont lents, trop lents, comme<br />
si je n’étais pas éveillé. Un frisson me parcourt<br />
soudain. Je fige : c’est glacial ici! Je<br />
commence à être étourdi. Je me tourne<br />
vers le thermostat : il ne fonctionne plus. Je<br />
le tapote du doigt, aucun changement. Je<br />
continue à avancer vers l’armoire et prends<br />
un verre. Je dévisse le<br />
robinet, il ne se passe<br />
rien. Étrange. Je me dirige<br />
alors vers le réfrigérateur<br />
pour me prendre<br />
autre chose à boire. Je<br />
n’y vois rien. La lumière<br />
à l’intérieur ne fonctionne pas non plus. Je<br />
ne comprends pas. J’atteins un carton de<br />
lait presque vide que je bois en vitesse et je<br />
le pose sur la table. Je retourne me coucher,<br />
il y a sans doute une panne.<br />
Dieu qu’on gèle! Un bruit sourd me fait sursauter.<br />
Qu’est-ce que c’est que ça? Je suis<br />
seul dans la maison. Ma fille est toujours<br />
chez ses grands-parents. Ça y est, je suis<br />
nerveux. Même le bruit du vent contre ma<br />
fenêtre me perturbe. Impossible de trouver<br />
le sommeil après un vacarme aussi inquiétant.<br />
Mais qu’est-ce que… ai-je vraiment entendu<br />
des bruits de pas? C’est impossible, je me<br />
fais des idées. Je me lève et me dirige sans<br />
faire de bruit dans la cuisine. Personne. Je<br />
Alexandra Hervieux<br />
« Je ne sais pas ce qui m’attend<br />
en haut, mais je ne suis<br />
plus inquiet. Je suis plutôt<br />
curieux. »<br />
m’approche de la porte d’entrée : elle est<br />
toujours verrouillée. Je me dirige alors vers<br />
la salle de bain, le cœur serré. Je glisse ma<br />
tête à l’intérieur, je ne vois rien. Le seul<br />
endroit que je n’ai pas vérifié, c’est le grenier.<br />
J’ai cet endroit en horreur depuis ce<br />
jour… celui où ma femme est décédée. Bon,<br />
puisqu’il le faut. Je me retourne d’abord<br />
vers le thermostat. Il ne fonctionne toujours<br />
pas. Je m’assois à la table quelques<br />
instants pour reprendre mes esprits avant<br />
de monter. J’ai l’impression d’avoir jeté ma<br />
virilité à la poubelle. Où est passé le carton<br />
de lait? Je suis pourtant absolument certain<br />
de l’avoir posé sur la table. Je me lève et<br />
me mets à courir en direction de ma chambre<br />
où j’ai laissé mon<br />
téléphone cellulaire.<br />
Quoi? Il ne fonctionne<br />
pas lui non plus? Je le<br />
dépose brusquement<br />
sur la commode. Au<br />
même moment, toutes<br />
les lumières s’allument. Je n’arrive pas à le<br />
croire. À nouveau, un bruit de pas se fait<br />
entendre. Cette fois, je sais d’où il provient.<br />
Je me lève et me dirige vers la sortie. Au<br />
moment où je pose la main sur la poignée<br />
de porte, j’entends une mélodie. Un air familier<br />
et réconfortant. Celui d’une ballade<br />
sur laquelle on adorait danser, ma femme et<br />
moi…<br />
Pour la première fois de la nuit, je me sens<br />
bien. Les étourdissements cessent. Je me<br />
laisse guider par un parfum que je n’avais<br />
pas senti depuis des lustres. Je m’arrête face<br />
aux escaliers qui mènent vers le grenier. Je<br />
ne sais pas ce qui m’attend en haut, mais je<br />
ne suis plus inquiet. Je suis même curieux.<br />
Je prends une grande inspiration et je commence<br />
à monter. J’entends un rire, un rire<br />
si beau. Je le suis. Je tourne le coin en haut<br />
des escaliers et je la vois. Ma femme!<br />
14
Elle est aussi belle que la dernière fois<br />
que je l’ai vue. Mes yeux se remplissent<br />
d’eau. Elle porte une robe fleurie. Celle<br />
que je lui ai offerte! Elle détourne son<br />
regard de la fenêtre et le pose sur moi.<br />
Elle sourit. Je m’approche lentement.<br />
Elle recule. Je ne comprends pas... La<br />
musique s’arrête. Son sourire disparait.<br />
pèsent une tonne. Je ne me sens pas bien.<br />
Une étrange sensation de déjà vu m’envahit.<br />
Mes mains tremblent, elles sont moites.<br />
J’ai probablement fait un mauvais rêve…<br />
Nous sommes tous deux immobiles. J’entends<br />
tout de même des bruits de pas. Je<br />
regarde autour, il n’y a rien. Mes mains se<br />
remettent à trembler. Les étourdissements<br />
me reprennent. Ma femme pleure et s’efface<br />
lentement. Je ne veux pas qu’elle parte. Les<br />
pas se rapprochent de moi. Les bruits ambiants<br />
recommencent à m’effrayer. La maison<br />
replonge soudain dans l’obscurité. Une<br />
main froide se pose sur mon épaule. Je suis<br />
pris de panique! «QUI ÊTES-VOUS?» J’entends<br />
des murmures incohérents. Une minute… ça<br />
me revient! Je me souviens avoir déjà vécu<br />
tout ça, et à plus d’une reprise. C’est un véritable<br />
cauchemar. Pourtant, je sais que ce<br />
n’est pas un rêve. Pourquoi me punit-on de<br />
la sorte? Je sais que j’ai causé sa mort, mais<br />
c’était accidentel. Je l’aimais tellement! Je<br />
ne veux plus, je ne peux plus supporter ça! Je<br />
refuse que ça se répète, qu’elle disparaisse à<br />
nouveau! J’ai bien assez souffert comme ça!<br />
Ce cycle infernal ne s’arrêtera donc jamais?<br />
Que dois-je faire pour arrêter de revivre<br />
sans cesse ces horribles instants? Les larmes<br />
emplissent mes yeux. Il m’est de plus en<br />
plus difficile de les garder ouverts. Il ne faut<br />
pas que je m’endorme, je sais ce qui va arriver.<br />
Je commence à perdre connaissance…<br />
Je peine à ouvrir les yeux. Mes paupières<br />
15
Le don<br />
La fillette était étendue dans l’herbe du<br />
jardin, la tête appuyée sur l’avant-bras<br />
qu’elle avait replié sous son crâne, les paupières<br />
closes. Elle aurait pu paraître endormie<br />
n’eût été de sa petite main blanche qui<br />
s’enroulait dans les boucles noires de ses<br />
cheveux. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait<br />
au rythme de sa respiration. Elle profitait<br />
de la fraîcheur qui tombait sous le ciel<br />
opaque, prélude d’une nouvelle nuit qui<br />
s’amorçait. Bientôt, sa mère viendrait la<br />
chercher pour la mettre au lit, mais pour le<br />
moment, puisqu’elle était une enfant sage,<br />
elle avait le droit de rester seule au jardin,<br />
comme une grande.<br />
Soudain, un crissement sur le parterre la fit<br />
se redresser. Assise, elle tendit l’oreille.<br />
Sophie Rajotte<br />
Cette simple phrase suffit à mener l’enfant<br />
au bord des larmes.<br />
- Je... Non, je ne veux pas.<br />
- Tu es aveugle, n’est-ce pas ?<br />
Maïwen répondit d’un hochement de tête<br />
lourd. La petite était née avec une malformation<br />
des bâtonnets. Ses parents avaient<br />
été détruits par la nouvelle. Sa mère, dès<br />
lors, lui avait promis d’être ses yeux aussi<br />
longtemps qu’elle vivrait à ses côtés. C’est<br />
dans cet amour sans borne que Maïwen avait<br />
grandi et appris à regarder avec ses mains,<br />
son nez, son goût et son ouïe, l’acuité de<br />
ces quatre sens ayant décuplé de force pour<br />
compenser l’absence du cinquième.<br />
- Maman ? demanda-t-elle simplement,<br />
se désolant intérieurement qu’il soit déjà<br />
l’heure de rentrer.<br />
Pas de réponse. Un sifflement déchira l’air<br />
et elle sursauta lorsqu’un objet rectangulaire<br />
tomba brusquement sur ses genoux.<br />
Elle le prit et le palpa, réalisant qu’il s’agissait<br />
d’un cahier plat à la couverture de cuir.<br />
- Maïwen Ishikawa, m’entends-tu ? chuchota<br />
alors une voix douce qui semblait provenir<br />
de partout autour d’elle.<br />
La fillette releva la tête, intriguée.<br />
- Mais oui. Qui es-tu ?<br />
- Ouvre les yeux.<br />
- Si je te disais que je peux t’aider à voir,<br />
accepterais-tu?<br />
- M’aider ? Tu es un magicien ?<br />
- Pas exactement.<br />
- Un sorcier ? Un chaman ? Un ange ?<br />
- Je suis ce qui se rapproche le plus d’un<br />
ange.<br />
- C’est vrai ?<br />
- Ouvre les yeux.<br />
Après une dernière seconde d’hésitation,<br />
Maïwen ouvrit les yeux. Les épais cernes violets<br />
témoignant de son handicap n’étaient<br />
rien en comparaison des globes oculaires<br />
16
veineux aux pupilles si pâles qu’on les distinguait<br />
à peine. Cette déficience outrageait la<br />
beauté de la fillette.<br />
- En effet, ce n’est pas très beau à voir.<br />
- Comment vas-tu m’aider ?<br />
- Je vais t’offrir un don. Mais ce ne sera pas<br />
gratuit. En échange, je vais prendre la moitié<br />
des années qui te restent à vivre. Qu’en<br />
penses-tu ?<br />
- C’est d’accord !<br />
- Y as-tu bien réfléchi ? Si tu devais mourir<br />
dans vingt ans, il ne te resterait plus maintenant<br />
que dix ans devant toi…<br />
- J’ai bien compris. Je veux voir! S’il te plaît!<br />
S’il te plaît !<br />
- Très bien. Dans ce cas, il ne me reste qu’une<br />
seule condition à te poser. Tu ne dois parler<br />
de mon intervention à personne, sinon je te<br />
reprendrai le don sans te rendre les années<br />
perdues.<br />
- C’est promis.<br />
Devant la candeur de l’enfant et l’espoir<br />
qui se traduisait sur son visage, l’inconnu<br />
acquiesça.<br />
- Mais avant, l’interrompit Maïwen, est-ce<br />
que je peux savoir ton nom ?<br />
- Pourquoi donc ?<br />
- Parce que je veux savoir qui est mon ange<br />
gardien.<br />
- ... Je m’appelle Sidoh.<br />
Un sourire fleurit sur les lèvres de la petite,<br />
qui sombra soudainement dans l’inconscience.<br />
Quelques minutes plus tard, une<br />
jeune femme aux longs cheveux d’ébène et<br />
aux yeux en amandes s’approcha de l’enfant<br />
endormie dans l’herbe, tout sourire. Elle<br />
s’accroupit à ses côtés et lui caressa tendrement<br />
les cheveux.<br />
- C’est l’heure de rentrer ma chérie. Tu seras<br />
plus confortable dans ton lit ?<br />
N’obtenant aucune réaction, la maman<br />
insista doucement, puis secoua la fillette.<br />
L’inquiétude commençait à s’emparer d’elle<br />
lorsqu’elle vit ses paupières papillonner<br />
lentement. Son soulagement fit place à la<br />
stupeur quand Maïwen se redressa brusquement<br />
en hurlant :<br />
- JE VOIS ! MAMAN, JE VOIS !<br />
Les larmes strièrent les joues de l’enfant au<br />
regard illuminé et... sain! Ses prunelles brillaient<br />
d’un gris bleuté magnifique. Les hurlements<br />
de joie se doublèrent dans le jardin,<br />
auxquels se joignirent bientôt ceux du père<br />
devant ce prodige. Maïwen fut immédiatement<br />
emmenée à l’hôpital. Un miracle,<br />
c’est ce qui lui fut diagnostiqué. Les médecins<br />
étaient incapables d’expliquer de quelle<br />
manière sa vue avait pu non seulement revenir<br />
mais également dépasser la moyenne.<br />
Ils ne purent que constater la santé parfaite<br />
des globes oculaires supposément malades<br />
de naissance. Une journée plus tard, la<br />
17
fillette était accoudée à la fenêtre de la<br />
chambre d’hôpital quand une voix s’éleva<br />
dans les airs, sans la faire sursauter cette<br />
fois, puisqu’elle l’aurait reconnue entre<br />
toutes.<br />
Elle fit volte-face et aperçut alors celui qui<br />
était son ange gardien. C’était un grand<br />
être. Il était assis sur son lit. Il portait une<br />
longue tunique blanche qui couvrait la majeure<br />
partie de son corps et descendait bien<br />
en dessous de ce qui devait être ses pieds. Sa<br />
tête était ronde, large et recouverte de bandages<br />
fins et rapiécés<br />
tels ceux d’une momie,<br />
dévoilant uniquement<br />
de petits yeux de chat<br />
jaunes et une bouche<br />
aux dents pointues qui<br />
s’entrechoquaient. Ses<br />
bras squelettiques aux<br />
longs doigts noueux<br />
étaient repliés contre<br />
son torse.<br />
- Tu es satisfaite du don, Maïwen Ishikawa ?<br />
- Oh oui! Jamais je n’ai été aussi heureuse !<br />
- Tu n’as aucun regret ?<br />
- Non ! Je vais vivre dans un monde plein de<br />
couleurs et de lumières, je vais voir mes parents<br />
et mes amis ! Je ne regretterai jamais !<br />
Merci beaucoup ange Sidoh de m’avoir offert<br />
ce don!<br />
Maïwen vit la ligne des lèvres de l’ange s’étirer<br />
en ce qui ressemblait à un sourire, et<br />
« Sa tête était ronde, large et<br />
recouverte de bandages fins<br />
et rapiécés tels ceux d’une<br />
momie, dévoilant uniquement<br />
de petits yeux de chat<br />
jaunes et une bouche aux<br />
dents pointues qui s’entrechoquaient.<br />
»<br />
elle lui répondit en dévoilant ses éclatantes<br />
quenottes blanches.<br />
- Est-ce que tu vas revenir me voir ?<br />
- Seulement lorsque ton heure sera venue.<br />
Malgré ces paroles sombres, ce fut avec une<br />
sérénité évidente qu’elle hocha la tête et se<br />
détourna pour se concentrer à nouveau sur<br />
le spectacle qui s’offrait à sa vue nouvelle.<br />
Durant les années qui suivirent, Maïwen Ishikawa<br />
devint une adolescente,<br />
puis jeune adulte<br />
épanouie et pleine<br />
d’ambition. Jamais elle<br />
n’avait oublié la promesse<br />
qu’elle avait faite<br />
à Sidoh et avait gardé secrète<br />
son intervention,<br />
qui avait néanmoins fait<br />
parler d’elle jusqu’aux<br />
nouvelles nationales.<br />
Cependant, malgré la reconnaissance qu’elle<br />
éprouvait à l’égard de son ange, elle se surprenait<br />
en vieillissant à craindre tout d’un<br />
coup que l’instant présent fut le dernier. Si<br />
elle ne réalisait pas à l’époque de ses six<br />
ans à quel point sa vie monotone lui était<br />
précieuse, c’est aujourd’hui avec une peur<br />
immodérée qu’elle envisageait cette mort<br />
qu’elle avait accepté de précipiter, tandis<br />
qu’elle se forgeait une existence qu’elle<br />
n’avait plus envie de quitter si tôt. En effet,<br />
elle commençait à peine à vivre. Après avoir<br />
passé son adolescence à craindre l’amour et<br />
l’amitié, de peur de briser des gens quand<br />
18
la mort viendrait la faucher prématurément,<br />
elle était entrée à l’université en droit à<br />
l’aube de ses dix-huit ans. Elle y avait rencontré<br />
Hideaki Satô durant une soirée étudiante.<br />
Elle avait mis des mois avant de se<br />
laisser gagner par le cœur de son nouvel ami,<br />
et, aujourd’hui, ils filaient un doux bonheur<br />
depuis près de deux ans. Elle avait tissé des<br />
liens profonds avec les filles qui partageaient<br />
sa résidence à Tokyo. Elle avait même accepté,<br />
l’été précédent, un voyage avec elles<br />
aux États-Unis. Dans cette tornade d’événements,<br />
les cours qui se termineraient d’ici<br />
quelques années, la maison européenne<br />
dont elle parlait avec son amoureux, les<br />
enfants qu’ils comptaient avoir une fois partis<br />
du Japon, les nombreux voyages qu’elle<br />
prévoyait, sa promesse à Sidoh lui semblait<br />
monstrueuse. En fin de compte, tout cela,<br />
n’aurait-elle pas pu le vivre même sans ses<br />
yeux? Tout en sachant que rien n’aurait été<br />
pareil si elle n’avait pas accepté ce marché,<br />
elle ne pouvait s’empêcher de s’abandonner<br />
aux « si ».<br />
Ce fut donc avec une terreur sans nom que,<br />
ses vingt-et-un ans révolus, à plat ventre<br />
sur le lit dans sa chambre de résidence, le<br />
nez dans un livre d’études, elle entendit la<br />
fameuse voix, toujours aussi douce, souffler<br />
dans son dos. Elle se retourna brusquement<br />
et aperçut Sidoh qui flottait devant sa petite<br />
bibliothèque.<br />
- Bonjour, Maïwen Ishikawa, chuchota<br />
l’ange en la saluant d’un signe de tête.<br />
Sous le choc, elle fut incapable de prononcer<br />
un seul mot. Devant son silence, l’étrange<br />
créature crut bon d’ajouter :<br />
- Je suis venu te prévenir que le temps<br />
qui te reste à vivre sera sous peu écoulé.<br />
Attends-toi à mourir.<br />
La jeune femme sentit son estomac se<br />
contracter d’angoisse, et les larmes perlèrent<br />
au coin de ses yeux. Elle fixa Sidoh<br />
durant de longues secondes avant de parler ;<br />
elle se souvenait s’être demandé durant les<br />
dernières années si finalement elle n’avait<br />
pas rêvé la chose qui se tenait devant elle.<br />
Cet ange qu’elle avait adoré enfant lui semblait<br />
à présent avoir tout l’air de la dangereuse<br />
Faucheuse.<br />
- Je n’ai que vingt-et-un ans,<br />
murmura-t-elle alors.<br />
- Tu devais mourir à trente-six ans…<br />
- Il vaut mieux trente-six que vingt-etun<br />
! Je n’ai rien pu vivre encore, Sidoh, comprends-tu<br />
? Je n’ai pas terminé mes études,<br />
je n’ai pas visité le monde !<br />
- Ces éléments ne faisaient pas partie<br />
du contrat, Maïwen Ishikawa. Il y a quinze<br />
ans, ce que tu voulais était la vue. Je te l’ai<br />
offerte.<br />
- Ce que je voulais, il y a quinze ans,<br />
n’avait pour poids que mon jugement d’enfant…<br />
Je n’avais pas encore goûté à la vie, à<br />
l’amour…<br />
Dès qu’elle prononça ces paroles, Maïwen ne<br />
put retenir ses larmes. L’idée de perdre tout<br />
ce qu’elle commençait à se construire lui<br />
était insupportable. Cela lui serrait le cœur<br />
comme un étau.<br />
- Je ne veux pas mourir Sidoh, pas tout<br />
de suite, je t’en prie. Viens me chercher<br />
plus tard ! supplia-t-elle.<br />
- Je ne peux changer les termes de<br />
notre marché, Maïwen Ishikawa. Ils ne sont<br />
plus exactement en mon pouvoir.<br />
19
Il sortit alors de son ample tunique un cahier<br />
de cuir, dont se souvint la jeune femme. La<br />
créature l’ouvrit et lui indiqua de son index<br />
tordu son propre nom écrit à l’encre noire,<br />
suivi de mots incompréhensibles.<br />
- Le cahier de la mort, précisa Sidoh.<br />
Lorsque le nom d’un humain est inscrit dans<br />
ce cahier, nul ne peut changer son destin,<br />
et son destin est la mort. Les années qui lui<br />
restaient à vivre reviennent au Shinigami<br />
propriétaire du cahier.<br />
- Tu savais que je ne pourrais pas revenir<br />
en arrière, et tu m’as tout de même fait<br />
promettre de mourir, alors que je n’avais<br />
que six ans? Je regrette de t’avoir écouté !<br />
- Vraiment ? répliqua Sidoh d’un ton<br />
sans étonnement. Que regrettes-tu exactement,<br />
Maïwen Ishikawa ?<br />
- Tout, bien sûr ! Je ne laisserai rien<br />
derrière moi, pas même d’enfants à mon<br />
amoureux et mes parents en souvenir de moi !<br />
- Les humains n’ont pas besoin d’autant<br />
pour se souvenir les uns des autres. Tu<br />
es une partie de leur vie, de leur histoire.<br />
La remarque fit réfléchir Maïwen. Malgré<br />
l’injustice dont elle se sentait victime, elle<br />
ne regrettait pas d’avoir connu la vie en<br />
couleurs, comme le disait sa tendre mère.<br />
Voir lui avait valu de vivre moins longtemps,<br />
mais plus intensément. Plus authentiquement.<br />
De voir l’amour dans les yeux d’Hideaki.<br />
De voir les merveilles du monde avec<br />
ses amies. D’observer toutes les beautés qui<br />
l’entouraient, comme le sourire de sa mère.<br />
Elle avait vécu, certes peu de temps, mais<br />
plus que quiconque n’ayant pas connu une<br />
deuxième chance comme celle que Sidoh lui<br />
avait donnée. Alors, elle se força à sécher<br />
ses larmes, et elle agrippa un ourson en<br />
peluche que son père lui avait donné pour<br />
son anniversaire de sept ans, et elle le serra<br />
contre son cœur :<br />
- Aurai-je le temps de visiter une dernière<br />
fois mes parents avant de mourir ? osat-elle<br />
demander, malgré la peur que cette<br />
éventualité lui inspirait.<br />
- J’ai bien peur que non.<br />
Elle étouffa un sanglot, puis elle poussa un<br />
soupir sépulcral.<br />
- Est-ce que ce sera douloureux ?<br />
- Non. Ce sera comme lorsque tu t’endors<br />
après une journée épuisante.<br />
Elle jeta un dernier regard à la créature<br />
qui flottait près de son lit. Celle-ci lui avait<br />
donné une belle vie, et lui offrait à présent<br />
une mort rapide et sans douleur. Ce n’était<br />
pas moins injuste, mais c’était un peu moins<br />
effrayant. Ambivalente, elle sut néanmoins<br />
qu’elle ne regrettait pas son choix.<br />
- Sidoh… Merci d’être venu m’avertir.<br />
Je suis contente de la vie que j’ai eue. Je<br />
te l’assure. Je crois qu’au fond, j’ai pris<br />
la bonne décision… Et toi aussi. Merci de<br />
m’avoir choisie.<br />
- Je n’ai pas l’habitude que ma venue<br />
soit appréciée, chuchota une dernière fois<br />
l’ange. Tu es sage, pour une humaine qui ne<br />
veut pas mourir, Maïwen Ishikawa.<br />
Maïwen se permit un sourire, et s’étendit<br />
sur son lit. Elle ferma les yeux, sentant ses<br />
paupières devenir lourdes et, au bout d’un<br />
moment, s’endormit profondément, malgré<br />
elle, malgré les sentiments et les pensées<br />
qui assaillaient son esprit. Elle rêvait<br />
de Sidoh lorsque, doucement durant la nuit,<br />
son cœur cessa de battre. Elle emporta alors<br />
comme dernière image de sa vie sur terre<br />
celle de l’ange qui lui avait offert le monde.<br />
20
Café à la Rose<br />
Les jours étaient noirs ; les nuits étaient<br />
blanches. Ce qui est arrivé ne s’est jamais<br />
produit, car le désir ne voulait pas. Mais<br />
c’est arrivé.<br />
Chaque matin, quand la lumière du ciel azur<br />
se heurtait à mes rideaux, je me levais, toujours<br />
endormi, pour me réveiller par la suite<br />
devant le miroir de ma salle de bain. Aussitôt,<br />
je me demandais qui j’étais, ce que je<br />
faisais devant un miroir. Ensuite, je reprenais<br />
conscience et descendais dans la cuisine. Je<br />
préparais mon mélange à café spécial : du<br />
café bien noir auquel j’ajoutais des pétales<br />
de roses séchées. L’arôme sombre et lourd<br />
du café me rappelait la vie ; celui clair et léger<br />
de la rose me montrait la mort. Après ce<br />
rituel, je m’habillais comme à mon habitude<br />
pour aller travailler : style «punk», chemise<br />
délavée, pantalons troués. Le seul élément<br />
intact de mon « look » était mes chaussures<br />
: souliers tout en cuir noir bien cirés. Oui, je<br />
faisais un drôle d’avocat.<br />
Les gens me disaient souvent que je faisais<br />
tout de travers, mais moi, j’aimais ça tout<br />
faire de travers. Je trouvais une forme de<br />
satisfaction à laisser la porte de ma maison<br />
ouverte 24 heures sur 24, à prendre des somnifères<br />
en pensant que ça me réveillerait.<br />
C’était pour cela que j’étais l’un des meilleurs<br />
avocats : à chaque fois que je croyais<br />
à un témoignage, c’était qu’il y avait mensonge<br />
ou contradiction. Le reste du temps,<br />
l’idée que tout soit parfait me répugnait.<br />
Puis un matin, je sentis que quelque chose<br />
allait bien. Cette pensée m’effraya, mais je<br />
comptais transformer cette journée en nuit<br />
pour surmonter le malaise. C’est en sortant<br />
par ma porte ouverte que je compris : de<br />
la merde blanche tombait du ciel. Un flocon<br />
se familiarisa avec ma joue. J’eus comme<br />
réflexe de me ruer dans mon appartement<br />
Alexandre Vendette<br />
pour me cacher. Recroquevillé sur moimême,<br />
je projetai un cri silencieux. Je touchai<br />
prudemment ma joue pour évaluer les<br />
dégâts. Ce fut un choc : la neige ne l’avait<br />
pas brûlée !<br />
C’est à ce moment que les changements<br />
commencèrent. Je n’avais pas le choix, mais<br />
le choix m’avait moi. Je devais sortir de mon<br />
monde, de mon caveau paradisiaque. Alors,<br />
je sortis.<br />
Étrangement, rien ne se produisit. D’habitude,<br />
l’hiver, je restais le plus enfermé possible.<br />
J’avais trop peur que la neige brûle ma<br />
peau. Et si je sortais, où irais-je? Il y avait un<br />
petit café près de chez moi, je décidai d’y<br />
aller, sans manteau, sans chapeau. Le froid<br />
me rappelait la vie : on doit s’en cacher, ou<br />
en mourir.<br />
En arrivant là-bas, je trouvai incommodant<br />
que la porte soit fermée avec un panneau<br />
«ouvert» écrit dessus. Cet obstacle, je m’en<br />
rappellerai toujours. C’était le passage d’un<br />
monde à l’autre, la souffrance avant la<br />
mort, le purgatoire avant l’enfer. Je poussai<br />
cette atrocité refermée par une sphère de<br />
fer peinte en vert. À l’intérieur, il y avait<br />
trop de bruit, trop de décorations, trop de<br />
mouvement, mais surtout, trop de gens. Je<br />
repérai une table au fond et je restai debout<br />
à côté d’elle un bon moment. La peur du<br />
monde parfait me maintenait statique. Puis,<br />
j’entendis une voix derrière moi. Je me raidis.<br />
Je crus que j’allais verser une larme<br />
sèche.<br />
- Avez-vous besoin d’aide? dit la voix<br />
féminine mielleuse.<br />
Quand mon regard se posa sur le visage de<br />
l’inconnue, je crus devenir aveugle.<br />
21
Ce visage était si délicat, si fin, si beau, si<br />
parfait, que je pus enfin parler :<br />
- Oui, réussis-je à dire, même si j’avais<br />
le sentiment d’être comme un enfant devant<br />
un géant. Voudriez-vous prendre place avec<br />
moi?<br />
Un soir au restaurant, j’eus recours au coup<br />
classique de la bague diamantée dans sa<br />
flûte de champagne. Elle accepta. Quelques<br />
mois plus tard, Crystale et moi avions une fille.<br />
Puis vint au monde un deuxième enfant : un<br />
garçon. Nous parlions même d’en avoir un<br />
troisième.<br />
Elle accepta. Et c’est ainsi que débuta ma<br />
métamorphose. Au fond, c’était la même<br />
histoire que celle de<br />
Pygmalion : une statue<br />
qui se transforme en<br />
humain. Elle m’offrit un<br />
café que je ne pus refuser.<br />
Cette fois, le café<br />
ne goutait que la vie.<br />
La femme qui m’ouvrit les yeux s’appelait<br />
Crystale.<br />
Les années passèrent et je cessai de mettre<br />
de la rose dans mon café. Je quittai mon appartement<br />
pour aller m’installer dans celui<br />
de Crystale. Elle vivait seule avec son gros<br />
chat roux appelé Rousseau. Chez elle, je<br />
gardais les portes bien fermées.<br />
Au bout d’un certain temps, ma capacité à<br />
démasquer les hypocrisies lors des procès<br />
s’envola. Je dus changer de métier pour celui<br />
qui se présentait : agent immobilier. Nous<br />
gagnions bien nos vies, Crystale et moi. Nous<br />
avions quitté son appartement pour nous<br />
acheter une maison. Nous avions chacun<br />
notre véhicule et une vie heureuse, le chat<br />
était notre seule source d’occupation. Il me<br />
vint à l’idée d’épouser Crystale, et c’est ce<br />
que je fis.<br />
« Ce n’était pas un évènement<br />
inhabituel, mais cette<br />
fois, je sentais que quelque<br />
chose changerait. »<br />
Je goutais finalement à la vie comme je le<br />
faisais pour le café, que je prenais maintenant<br />
avec un soupçon<br />
de lait et une cuillérée<br />
de sucre.<br />
Puis, c’est arrivé.<br />
C’était une des<br />
dernières journées d’automne. Les premiers<br />
flocons de neige commençaient à tomber.<br />
Chrystale était partie conduire les enfants<br />
à la garderie. Ce n’était pas un évènement<br />
inhabituel, mais cette fois, je sentais que<br />
quelque chose changerait. Un flocon me<br />
toucha le bout du nez et je ressentis la<br />
pire brûlure de ma vie. Mais ce n’était pas<br />
le flocon qui faisait le plus mal : c’était de<br />
réaliser à quel point ma vie était devenue<br />
concrète. Pourquoi était-elle soudainement<br />
si parfaite? Pourquoi étais-je heureux alors<br />
que je n’avais jamais demandé à l’être? Mais<br />
surtout, pourquoi prenais-je mon café avec<br />
du lait et du sucre?<br />
Je me suis jeté sur les meubles en acajou,<br />
les détruisant avec mon corps. La douleur<br />
me soulageait. Rousseau me regardait faire,<br />
me jugeant de ses pupilles verticales. Je<br />
saignais abondamment, mais jamais je ne<br />
m’étais senti mieux de ma vie. Je brisai<br />
22
toutes les fenêtres avec ma tête, ce qui<br />
me replaça les idées au bon endroit.<br />
Puis, j’eus une sombre illumination : je<br />
savais comment compléter mon œuvre…<br />
[…]<br />
Crystale rentra à la maison frustrée : la gardienne<br />
n’était pas à la garderie. Elle fut donc<br />
obligée d’appeler au bureau, car elle devrait<br />
s’occuper des enfants. En s’engageant dans<br />
le stationnement, elle vit la lunette arrière<br />
du véhicule de son époux complètement brisée.<br />
Elle sortit de la voiture avec les enfants<br />
et entra à l’intérieur : il fallait annoncer les<br />
mauvaises nouvelles. Tout dans la maison<br />
était détruit : les meubles, les fenêtres, les<br />
murs et même le plafond par endroits.<br />
Crystale laissa échapper un cri strident en<br />
trouvant son mari dans la cuisine, pendu<br />
avec la ceinture de sécurité de sa voiture,<br />
des pétales de roses nageant sous lui dans<br />
une grande flaque de café noir.<br />
Il souriait…<br />
Microcosme<br />
MAXIM HARRISSON<br />
Je venais de m’asseoir sur le divan, prête à<br />
écouter ma série télévisée préférée, enroulée<br />
dans ma couverture. La douceur de cette<br />
dernière caressait ma peau et réchauffait mes<br />
pieds froids. Il me semblait pourtant avoir oublié<br />
quelque chose. Ma bouche commençait à se<br />
dessécher. Puis je l’ai aperçu au bord du comptoir.<br />
Mon café se tenait là, affichant presque un<br />
air moqueur. Malgré mon petit appartement, je<br />
trouvais la distance à parcourir immense. J’avais<br />
cependant besoin de combler ce sentiment de<br />
sécheresse. Il m’a fallu quelques minutes avant<br />
de finalement quitter la chaleur de ma couverture<br />
pour combattre l’air froid de la pièce<br />
mal isolée. J’ai déposé ma tasse sur la table<br />
du salon, et mon regard a été attiré vers ma<br />
plante. Le soleil traversait la fenêtre et faisait<br />
ressortir le vert de ses longues feuilles. Je me<br />
suis approchée pour mieux l’admirer. Elle fleurissait<br />
d’un gros bouquet vermeil. Mais mes yeux<br />
ont discerné un minuscule point blanchâtre sur<br />
le pot de fleurs. Le point s’est mis à bouger!<br />
- AAAAAAAAH !<br />
Un insecte! Il y en avait même plusieurs! Pourquoi<br />
y avait-il des insectes dans ma plante d’intérieur?!<br />
J’ai soudainement eu très chaud; nul<br />
besoin de ma couverture laissée sur le divan!<br />
Je ne me sentais plus bien du tout. Les murs<br />
tournaient autour de moi. Ma bouche<br />
était plus sèche que jamais. Boire<br />
mon café était toutefois la moindre<br />
de mes préoccupations. Je ne pouvais<br />
pas quitter des yeux ces petits points blancs<br />
qui ne cessaient de bouger. Les bestioles étaient<br />
minuscules, mais certaines se démarquaient. Je<br />
pouvais distinguer leur aspect gluant et leurs petites<br />
pattes qui grouillaient. C’était dégoûtant!<br />
J’ai enfilé des sandales : il y en avait peut-être<br />
sur le sol! Elles ne pouvaient être là que depuis<br />
peu de temps, mais ma plante semblait infestée!<br />
J’ai ajouté des gants de vaisselle à ma protection<br />
et j’ai trouvé le courage de sortir le pot de<br />
fleurs sur le balcon. Ce transfert ne m’a pris que<br />
quelques secondes. Je suis ensuite retournée au<br />
salon et ma crainte s’est confirmée : les bestioles<br />
étaient si nombreuses que plusieurs étaient demeurées<br />
sur la table! Leur aspect transparent<br />
leur offrait un camouflage sur certaines surfaces.<br />
Ces envahisseurs pouvaient donc être dispersés<br />
n’importe où dans mon appartement! Apeurée,<br />
j’ai soudain eu la certitude qu’elles étaient partout<br />
autour de moi! Il fallait tout de suite tout<br />
laver! Dans un seau, j’ai mélangé de l’eau et une<br />
bonne quantité de tous les produits chimiques<br />
de mon armoire. Puis, je me suis mise à frotter<br />
le plancher et chaque surface de l’appartement.<br />
Dans toute cette folie, j’oubliais presque de respirer.<br />
Mon cœur battait vite et j’étais essoufflée<br />
à force de retenir ma respiration. Étant donné le<br />
fourmillement que j’avais vu dans la plante, les<br />
petits insectes devaient certainement se trouver<br />
ailleurs.<br />
23
Mon divan! Il était collé sur la table du salon. Il<br />
s’agissait d’un trajet parfait pour de petites bêtes<br />
rusées et mesquines. Peut-être en avaient-elles<br />
déjà pris possession? Je ne pouvais pas m’empêcher<br />
de trembler à l’idée que je m’étais assise<br />
sur une horde de bestioles affamées. Après être<br />
allée chercher un couteau à la cuisine,<br />
j’ai commencé à déchirer le divan. Je ne voyais<br />
aucun insecte, mais je voulais en avoir le cœur<br />
net. J’ai poursuivi le carnage jusqu’à ce que la<br />
bourrure soit complètement vidée. Aucune bestiole.<br />
Elles devaient pourtant se cacher quelque<br />
part…<br />
Un gros pincement serrait ma tête : la peur et<br />
la fatigue sans doute. Ma<br />
vision s’était rétrécie et<br />
je ne percevais qu’un<br />
élément de mon environnement<br />
à la fois. Je<br />
regardais chaque pièce de<br />
l’appartement, chaque mur, chaque meuble. Je<br />
voyais des petits points bouger sur les surfaces<br />
que je venais de désinfecter. Lorsque je m’approchais,<br />
je ne les trouvais plus! Elles étaient<br />
trop rapides! Chaque endroit devait maintenant<br />
être envahi.<br />
Malgré mon attention maladive pour m’assurer<br />
de n’avoir aucun insecte sur moi, je sentais<br />
des chatouillements incessants partout sur mon<br />
corps. J’ai regardé mes bras. Je ne voyais que<br />
les perles de sueurs qui couvraient ma peau,<br />
mais je sentais de minuscules pattes me parcourir!<br />
Je devais les chasser! J’ai pris le seau contenant<br />
le mélange chimique et je me suis frottée<br />
avec le chiffon. Au début, la solution brûlait mes<br />
mains. Par contre, l’idée de me débarrasser des<br />
insectes me rassurait. La douleur est devenue<br />
apaisante. Très vite, tout mon corps a été désinfecté.<br />
Le soulagement n’a toutefois été que de<br />
courte durée, et j’ai à nouveau senti<br />
des picotements sur ma peau!<br />
« J’ai repris le couteau,<br />
déterminée à faire cesser<br />
cette torture. »<br />
J’avais peine à tenir sur mes pieds. Tout tournait<br />
autour de moi. La sensation des pattes qui<br />
se déplaçaient sur tout mon corps était insupportable.<br />
Les bestioles étaient certainement là.<br />
J’ai passé la main sur mon bras gauche; la sensation<br />
était étrange. Ma peau était toute bosselée.<br />
Pourtant, je ne distinguais aucun petit corps<br />
translucide. Puis, j’ai senti du mouvement. Le<br />
même chatouillement. Mais plus désagréable. Et<br />
j’ai compris : elles étaient SOUS MA PEAU!<br />
OH NON!!! Comment cela avait-il pu se produire?<br />
Les larmes se sont mises à couler sur mes<br />
joues. Le pincement dans ma tête a envahi ma<br />
gorge. Il m’était difficile de respirer. Je me suis<br />
mise à me gratter frénétiquement. Les bras,<br />
les jambes, les mains, les<br />
joues! Rien à faire, les<br />
picotements se faisaient<br />
de plus en plus intenses.<br />
Je ne me possédais plus.<br />
Je devais détruire ces insectes.<br />
J’ai repris le couteau, déterminée à faire<br />
cesser cette torture. J’ai commencé à enlever<br />
la couche supérieure de la peau de mon bras.<br />
La lame tranchait des lambeaux de peau. Je<br />
voyais des milliers de petites bêtes blanchâtres<br />
tomber dans une flaque rouge qui grandissait.<br />
Cette image m’apaisait. Le soulagement était<br />
incroyable! Je me sentais de plus en plus délivrée.<br />
Je frissonnais au contact de la lame froide<br />
sur peau brûlante. Cette douce sensation me<br />
faisait sourire.<br />
Mon conjoint est rentré à ce moment-là. C’est lui<br />
qui a appelé les secours. Ils m’ont droguée et ils<br />
m’ont attachée à ce lit froid. Parce qu’ils m’ont<br />
empêchée de me débarrasser des bestioles, elles<br />
sont toujours à l’intérieur de moi. Je les sens fourmiller<br />
sous ma peau. Je ne peux rien faire. Elles<br />
m’ont envahie. Elles ont gagné.<br />
24
Curiosité<br />
Il m’observait depuis plus d’une heure.<br />
Son regard semblait empli d’une sorte de<br />
faim animale, comme un loup affamé que<br />
l’on mettrait en face d’un gros steak, bien<br />
juteux, derrière une vitre afin de l’empêcher<br />
d’y avoir accès. Alors me revenaient<br />
les mêmes questions que je m’étais posées<br />
depuis les évènements de la veille : qu’estce<br />
qui m’avait passé par la tête? Pourquoi<br />
avais-je fait ça? Je n’avais rien à y gagner,<br />
alors pourquoi avoir pris un si grand risque<br />
pour un simple…<br />
L’annonce<br />
récurrente<br />
des haut-parleurs me ramena<br />
à la réalité glauque<br />
et malsaine de cette<br />
étrange bâtisse dont<br />
j’ignorais jusqu’à l’emplacement. Les murs<br />
sombres, l’éclairage faible et intermittent<br />
rappelaient un entrepôt abandonné. Mais<br />
les fenêtres givrées, les grilles d’aération<br />
ainsi que les messages continuels indiquant<br />
à des personnes de se présenter aux « salles<br />
d’expérimentation » et en d’autres lieux<br />
tout aussi étranges me confirmaient que cet<br />
endroit devait être bien plus grand et complexe<br />
qu’un simple entrepôt. Enfin, quatre<br />
hommes vêtus de complets noirs entrèrent<br />
dans la pièce. Ils étaient tous au moins deux<br />
fois plus larges que moi. Derrière leurs lunettes<br />
fumées, on devinait une expression<br />
stoïque. En silence, ils me détachèrent de<br />
la chaise sans pour autant retirer mes menottes.<br />
Ils me forcèrent à me lever et me<br />
conduisirent dans un interminable dédale<br />
de couloirs truffés de portes où figuraient<br />
KRISTOPHER CAMDEN<br />
« Je regardais la porte<br />
depuis un moment quand<br />
quelqu’un s’empara de<br />
mon épaule. »<br />
des numéros aléatoires suivis de lettres. Les<br />
quatre gorilles m’escortèrent jusqu’à une<br />
pièce où la noirceur était presque absolue.<br />
On m’attacha sur une civière avant de me<br />
laisser seul, dans le noir.<br />
Une fois de plus, je voulus crier, mais comme<br />
depuis mon réveil en ces lieux, aucun son ne<br />
sortit de ma bouche. Comme si mes lèvres<br />
étaient cousues. Je n’eus d’autre option que<br />
d’attendre, dans cette salle où le seul bruit<br />
audible était celui de ma respiration.<br />
Tout cela parce<br />
que je n’avais pas<br />
été capable de me la<br />
fermer! Je repassai<br />
les événements de la<br />
veille dans ma tête<br />
une nouvelle fois.<br />
Au loin, on entendait le lourd résonnement<br />
du clocher sonnant minuit. Personne d’autre<br />
n’était présent dans cette rue miteuse par<br />
cette nuit sans astre. Le trottoir, parsemé<br />
de détritus, était en si mauvais état qu’il<br />
n’était plus praticable. Dans la rue, le seul<br />
réverbère encore fonctionnel luttait pour<br />
ne pas s’éteindre. Les murs de l’échoppe<br />
étaient bâtis à partir d’énormes briques. La<br />
porte de fer ne permettait pas de voir ce qui<br />
se trouvait à l’intérieur. Sur l’enseigne, faite<br />
d’un vieux bois, des lettres blanches étaient<br />
gravées : « ELET Corporation ». Je regardais<br />
la porte depuis un moment quand quelqu’un<br />
s’empara de mon épaule. Je sursautai! Ce<br />
n’était que mon ami Maxime.<br />
25
― Qu’est-ce qu’il y a Émile, t’as peur?<br />
T’es une poule mouillée?<br />
― Pff! Pantoute! C’est juste que… j’analysais<br />
l’extérieur avant d’entrer.<br />
― T’analysais quoi? Y a rien, c’est juste<br />
un mur avec une porte, y a même pas de<br />
fenêtre! Envoye, vas-y!<br />
Je m’avançai donc vers l’entrée, un pas à<br />
la fois. Alors que je tendais la main vers la<br />
poignée, un frisson me parcourut.<br />
Pousser cette porte fut pénible : elle était<br />
massive et le ferme-porte, trop résistant.<br />
Une fois entré, je me dépêchai de m’écarter<br />
de l’encadrement afin de ne pas être heurtée<br />
par la lourde plaque métallique qui se<br />
refermait.<br />
La pièce était éclairée par un unique chandelier<br />
en son centre. Des tables en bois étaient<br />
placées ça et là. Sur celles-ci, plusieurs<br />
bibelots étranges et objets divers étaient<br />
éparpillés. Les murs à l’intérieur n’étaient<br />
guère plus accueillants que la façade extérieure.<br />
Au fond, se trouvait un comptoir. À<br />
sa gauche, une autre porte, partiellement<br />
cachée par un rideau de billes.<br />
Je ne sais pas ce qui m’amena à aller voir<br />
derrière. Après tout, j’étais entré dans cet<br />
endroit effrayant et j’avais relevé le défi de<br />
Maxime. Plus rien ne me retenait là.<br />
Mais je franchis le rideau et ouvrit la porte.<br />
L’horreur que je ressentis à ce moment! Plusieurs<br />
personnes vêtues de sarraus s’afféraient<br />
dans l’immense salle. Des membres<br />
humains étaient suspendus à des supports.<br />
Sur des tables, des cerveaux, placés dans des<br />
bocaux, semblaient reliés à des ordinateurs.<br />
Plus loin, on recueillait du sang et on le<br />
mélangeait à plusieurs substances aux couleurs<br />
inquiétantes. J’eus à peine le temps de<br />
percevoir une douleur vive derrière ma tête<br />
avant de perdre conscience.<br />
La lumière s’alluma, me ramenant brusquement<br />
à la réalité. Je vis une silhouette s’approcher,<br />
un homme portant lui aussi un sarrau<br />
blanc. Il prit un masque respiratoire et<br />
l’apposa sur mon visage: « Tu en as trop vu,<br />
petit, mais ne t’inquiète pas : après l’opération,<br />
tu ne te souviendras plus de rien. »<br />
[…]<br />
Émilie ouvre les yeux, prise d’une stupeur<br />
sans nom face à ce cauchemar venu la hanter,<br />
cette nuit encore. Elle n’arrive pas à<br />
contenir ses tremblements. Pourtant, pas le<br />
temps de se questionner! Elle doit se préparer<br />
pour son premier jour dans la compagnie<br />
de son père comme assistante-gérante. Elle<br />
s’habille et boit son café. Durant le trajet<br />
en métro, elle parcourt le journal du matin.<br />
Un article attire particulièrement son<br />
attention : « Après deux ans de recherche,<br />
aucune trace du jeune Émile ». Il y est question<br />
d’un adolescent disparu. Deux détails<br />
la perturbent. Le premier : l’adolescent sur<br />
la photo est le même que celui de son rêve<br />
récurrent! Le second : juste avant de disparaître,<br />
on l’a vu entrer dans un des magasins<br />
de son père!<br />
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