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1 Un entretien avec l'écrivain Jacques Poulin Jacques Poulin ... - AIEQ

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<strong>Un</strong> <strong>entretien</strong> <strong>avec</strong> l’écrivain <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong><br />

<strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong> est un écrivain majeur de la littérature québécoise contemporaine. Auteur<br />

de dix romans, il a obtenu en 1995 le Prix Athanase-David qui couronne l’ensemble de<br />

son œuvre.<br />

Cette entrevue a été réalisée en en mars 1993, à Paris. Elle s’inscrivait dans le cadre du<br />

séminaire de littérature québécoise de la Faculté des lettres de l’<strong>Un</strong>iversité de Provence<br />

dirigé par Madame Yannick Resch. Dans cet <strong>entretien</strong>, <strong>Poulin</strong> parle de son rapport <strong>avec</strong> le<br />

milieu littéraire, de son œuvre romanesque et, surtout, de Volkswagen Blues.<br />

<strong>Un</strong>e première version en a été publiée dans la revue Études canadiennes/Canadian<br />

Studies, Bordeaux-Pessac, n o 46, 1999, p. 77-92.<br />

Jean-Denis Côté<br />

Professeur adjoint au Département d’études françaises et de traduction<br />

<strong>Un</strong>iversité Laurentienne<br />

Le milieu littéraire<br />

Jean-Denis Côté : Le fait d’habiter Paris vous permet-il de porter un regard différent sur<br />

le Québec et sa littérature ? Cela vous influence-t-il en tant qu’écrivain ?<br />

<strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong> : Pour l’essentiel, j’ai l’impression que ça ne change rien du tout, parce<br />

que les sources de l’écriture sont anciennes et liées la plupart du temps à l’enfance. Mon<br />

enfance étant québécoise, mon inspiration l’est également. D’autre part, comme je ne me<br />

mêle pas au milieu littéraire français, je ne subis pas d’influence de ce côté-là. J’ai<br />

l’impression que le fait d’être ici n’a rien changé d’important.<br />

J.-D.C. : Étonnamment, vous avez déjà dit que vous n’aimiez pas vos romans 1 ...<br />

J.P. :Vous avez lu Volkswagen Blues. Mon personnage, Jack, n’aime pas ce qu’il écrit.<br />

C’est peut-être une façon de dire ce que je pense de la littérature et du métier d’écrivain.<br />

J.-D.C.: Voulez-vous dire que vous n’aimez pas la littérature ?<br />

J.P. : Je n’aime pas les activités littéraires et peut-être que je n’aime pas la littérature ellemême.<br />

Très peu de livres me plaisent. Je n’aime que les histoires courtes, écrites sur un<br />

ton spécial. Ce ton est quelque chose de très particulier, c’est un tout petit créneau. Quand<br />

1 François Ouellet, « <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong> », Nuit Blanche, no. 45, septembre-octobre-novembre 1991, p. 42.<br />

1


j’écris, c’est ce créneau que je cherche à atteindre. À chaque livre, j’ai le sentiment<br />

d’échouer, alors je recommence.<br />

J.-D.C. : Ça peut paraître surprenant de la part d’un écrivain de ne pas se mêler au milieu<br />

littéraire, de ne pas aimer la littérature.<br />

J.P. : Je sais que la plupart des écrivains aiment bien rencontrer des collègues. Ils vont à<br />

des congrès, s’<strong>entretien</strong>nent <strong>avec</strong> d’autres personnes de ce qu’ils sont en train de faire. Ils<br />

reçoivent du courrier. Ils ont une vie littéraire. Ils font tout ce que je ne fais pas ! (Rires).<br />

Chacun ses goûts. J’aime bien être tout seul dans mon coin et... un petit peu sauvage.<br />

C’est ma façon de vivre.<br />

J.-D.C. : Vous prétendez ne pas aimer la littérature. Comment expliquez-vous alors que<br />

vous vous soyez tourné vers la littérature, que vous soyez devenu écrivain ?<br />

J.P. : Je rêvais déjà d’écrire quand j’avais sept, huit ans et que je lisais les quelques livres<br />

de fiction, en particulier les contes de fée, empruntés à la bibliothèque de mes parents, qui<br />

tenaient un magasin général dans la Beauce.<br />

J.-D.C. : Vous habitez Paris, un peu comme Hemingway l’idole de Jack. Il y a une<br />

coïncidence qui paraît amusante...<br />

J.P. : À Paris, Hemingway avait reconstitué son univers. Il vivait étroitement <strong>avec</strong> ses<br />

amis américains. Il fréquentait une librairie qui s’appelait « Shakespeare and Company ».<br />

Cette librairie, où l’on trouvait des livres en anglais, était tenue par une Américaine,<br />

Sylvia Beach 2 . Je crois que lui-même ne se mêlait pas beaucoup à la vie littéraire<br />

française. C’est le seul parallèle que l’on peut faire entre Hemingway et moi ! (Rires)<br />

J.-D.C. : Lors d’une entrevue 3 , vous avez révélé que le premier manuscrit de Volkswagen<br />

Blues comportait plus de 500 pages et que l’on en avait retranché plus de 200. N’est-ce<br />

pas décevant, pour un écrivain, de mettre de côté autant de travail ?<br />

J.P. : Au contraire. C’est un travail qui me plaît beaucoup, les corrections. On enlève les<br />

choses qui n’ont pas de rapport <strong>avec</strong> l’histoire, qui sont souvent de fausses pistes que l’on<br />

suit en construisant le brouillon. Ça ne me fait pas de peine de les enlever. J’ai<br />

l’impression d’améliorer le texte en retirant ce qu’il y a de trop, tout simplement. Ça me<br />

plaît d’autant plus qu’à cette étape, il n’y a pas cette anxiété très forte que l’on a toujours<br />

au moment où l’on écrit le premier brouillon parce que l’on a peur que les mots ne<br />

viennent pas. On est inquiet en se levant le matin parce qu’on ne sait pas si on va avoir<br />

2 <strong>Poulin</strong> fait allusion à cette librairie dans son roman. Voir <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong>, Volkswagen Blues, Montréal,<br />

Québec/Amérique, 1984, p. 264. Dans les renvois subséquents, le roman sera désigné sous le sigle VB.<br />

3 Hélène De Billy, « <strong>Un</strong>e Amérique panoramique sur la pointe des pieds », Le Devoir, 19 mai 1984, p. 25 et 33.<br />

2


une panne d’écriture définitive. À l’étape des corrections, il n’y a plus ce problème, c’est<br />

merveilleux.<br />

J.-D.C. : Vous parlez des pannes d’écriture. Après plusieurs romans, est-ce qu’il vous est<br />

plus facile d’écrire aujourd’hui ?<br />

J.P. : Non, c’est le contraire. L’écriture devient plus difficile, tout simplement parce que,<br />

d’un livre à l’autre, mes exigences augmentent. Ce que j’acceptais autrefois me paraît<br />

maintenant insuffisant. À chaque livre, il faut que j’aie au moins l’impression de faire un<br />

progrès. Il faut que je m’approche un peu plus, à chaque roman, d’une espèce de « livre<br />

idéal » que j’ai en tête. D’un livre à l’autre, ce « livre idéal » revêt de nouvelles qualités.<br />

Je n’arriverai jamais à l’écrire, mais je vais essayer !<br />

J.-D.C. : Il y a différentes contraintes qui peuvent survenir lors de la rédaction d’un livre.<br />

J’aimerais aborder un aspect dont on parle peu : les contraintes financières. Les revenus<br />

des écrivains, particulièrement des écrivains québécois, sont très peu élevés. Alors,<br />

comment faites-vous pour vivre ? Avez-vous un autre métier que celui d’écrivain<br />

présentement ?<br />

J.P. : Non. Je n’ai pas d’autre métier. Je peux obtenir une bourse quand j’ai un projet<br />

d’écriture, et parfois un prix, si j’ai de la chance, et il y a les droits d’auteur de mes<br />

premiers livres. Tout ça fait la moitié d’un revenu normal, à peu près. Comme je ne<br />

dépense pas beaucoup, que je vis dans une seule pièce, et que je mange pas mal de<br />

spaghetti, j’arrive à vivre <strong>avec</strong> un demi-revenu. Je n’ai pas besoin de faire un autre travail.<br />

Pour écrire correctement, j’ai besoin de tout mon temps.<br />

J.-D.C. : Quand vous parlez de bourse, de quelle bourse s’agit-il ?<br />

J.P. : On peut obtenir une bourse du gouvernement fédéral (le Conseil des Arts) ou une<br />

bourse du ministère de la Culture, à Québec. Elles s’élèvent à environ 20 000 $<br />

(canadiens).<br />

J.-D.C. : Ce type de rémunération vous semble-t-il un bon système ?<br />

J.P. : Je ne pourrais pas écrire s’il n’existait pas. Cependant, je ne trouve pas que ce soit<br />

le système idéal. Selon moi, le meilleur système, c’est un régime général de revenu<br />

minimum garanti. Je dis un régime « général », car il ne s’adresserait pas seulement aux<br />

écrivains, mais à tout le monde. Dans ce cadre-là, les écrivains qui ont vraiment envie<br />

d’écrire à plein temps pourraient se contenter de ce petit montant qui serait, supposons, de<br />

$ 10 000 par année. Ce montant serait établi par le gouvernement. Si on indique dans<br />

notre rapport d’impôt qu’on a gagné $ 5 000, le gouvernement complète notre revenu en<br />

nous envoyant les $ 5000 manquant pour arriver au minimum. J’imagine que beaucoup de<br />

3


gens dans le domaine de la création, la musique, la littérature, les beaux-arts, ou des gens<br />

qui sont très attachés à leur travail, accepteraient de vivre <strong>avec</strong> un revenu très faible, mais<br />

qui ne les obligerait pas à faire un travail supplémentaire. Ce système empêcherait que<br />

l’écrivain soit vu comme un privilégié. Il serait considéré comme un travailleur ordinaire,<br />

qui a le droit de retirer un revenu de son travail, ce qui n’est pas le cas maintenant. Il me<br />

semble que ce système peut être instauré si on élimine les autres subventions<br />

gouvernementales, comme le bien-être social 4 ainsi que les autres formes d’aide. Sur le<br />

plan administratif, ce serait plus simple.<br />

J.-D.C. : Êtes-vous au courant de ce qui se passe au Québec, en particulier le dernier<br />

référendum 5 ?<br />

J.P. : Oui, j’ai suivi ça d’assez près, parce que des amis m’envoient toutes les semaines<br />

les journaux, Le Devoir et La Presse. Donc, je suis très attentif à tout ce qui se passe en<br />

politique, en littérature aussi. Je lis les derniers romans. Je viens d’en acheter plusieurs, au<br />

salon du livre de Paris. En ce qui concerne la politique, je pense que le Québec a tout ce<br />

qu’il faut pour être indépendant. Ça devrait être fait depuis longtemps. C’est le système le<br />

plus clair, le plus simple. Ce n’est pas un mouvement de fermeture sur soi, mais juste<br />

l’expression d’une certaine force que l’on possède. Normalement, on devrait avoir tous<br />

les pouvoirs d’un État, on devrait les prendre, sans aucune forme d’agressivité, sans<br />

exclusion, sans exclure les anglophones du Québec. Les anglophones du Québec sont<br />

aussi Québécois que ceux qui parlent français. Donc, ce n’est pas un mouvement<br />

d’agressivité contre le reste du Canada. C’est une prise de conscience de nos capacités,<br />

tout simplement.<br />

J.-D.C. : Avez-vous lu le dernier roman de Lise Tremblay, L’hiver de pluie 6 ? Quelle est<br />

votre appréciation ?<br />

J.P. : Oui, je l’ai lu. Il me semble que c’est un bon livre, car on y trouve une atmosphère<br />

très spéciale, construite <strong>avec</strong> très peu de mots. On sent l’atmosphère dès les premières<br />

phrases et elle est maintenue tout au long du livre. C’est du bon travail, je pense.<br />

J.-D.C. : Vous disiez, lors d’une entrevue, ne pas accorder d’importance à la place que<br />

vous occupez dans les lettres québécoises 7 . Cependant, l’influence que vous avez eue sur<br />

une écrivaine comme Lise Tremblay ne doit pas vous laisser indifférent 8 .<br />

4<br />

L’équivalent français du bien-être social serait le R.M.I., le Revenu Minimum d’Insertion.<br />

5<br />

On évoque ici, non pas le référendum québécois portant sur l’indépendance du Québec, mais le référendum pancanadien<br />

tenu en 1992, à Charlettetown. Le gouvernement fédéral proposait une réforme de la constitution<br />

canadienne. Le camp du NON l’a emporté.<br />

6<br />

Lise Tremblay, L’hiver de pluie, Montréal, XYZ, 1990, 108 p.<br />

7<br />

François Ouellet, op.cit. p. 42.<br />

8<br />

À ce sujet, lire l’entrevue qu’accordait Lise Tremblay à Jean Morency, « <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong> et Lise Tremblay.<br />

Québec, l’Amérique, la douceur... », Nuit Blanche, no. 45, septembre-octobre-novembre 1991, p. 44-45.<br />

4


J.P. : À mon avis, ce n’est pas vraiment une influence littéraire. C’est plutôt une affinité<br />

que nous avons, elle et moi, dans la façon de voir la ville de Québec. Ça ressemble à une<br />

influence, parce que je suis plus vieux qu’elle et que j’ai écrit avant elle, c’est tout. En<br />

réalité, nous avons tout simplement une sensibilité commune qui nous permet de voir<br />

qu’à Québec, la vie est plus lente et qu’il y a une certaine chaleur dans les rapports<br />

humains que l’on ne retrouve pas ailleurs.<br />

J.-D.C. : Le roman de Lise Tremblay, L’hiver de pluie, est extrêmement triste comme<br />

plusieurs autres romans de la littérature québécoise. Mentionnons, entre autres, les romans<br />

de Réjean Ducharme, ceux de Marie-Claire Blais et vos premiers romans. Comment<br />

expliquez-vous que les œuvres littéraires québécoises soient empreintes d’une telle<br />

tristesse ?<br />

J.P. : C’est une question pour un historien de la littérature. Je ne suis absolument pas<br />

capable de répondre à ça ! Tout ce que je peux dire, c’est que, dans les livres qui ont suivi<br />

ceux de la génération de ces gens-là, il y a beaucoup plus de diversité et d’attitudes<br />

positives par rapport à la vie. Il me semble, en tout cas que, dans [les livres de] Pauline<br />

Harvey, par exemple, ce n’est pas la tristesse qui domine. C’est plutôt la force, le goût de<br />

l’aventure. Dans <strong>Un</strong> homme est une valse, dans les livres de Louis Hamelin, dans ceux de<br />

Mistral, l’atmosphère est moins noire que dans les livres dont vous parliez, mais je ne sais<br />

pas à quoi tient ce changement.<br />

J’ai du mal à savoir dans quel sens vont mes propres livres, alors où s’en va la littérature<br />

québécoise, je ne suis pas en mesure de le dire. Je crois que ce sont les historiens qui sont<br />

les mieux placés pour le savoir.<br />

J.-D.C. : Dans l’édition française 9 de Volkswagen Blues, on a ajouté une dizaine de pages<br />

en annexe. On y trouve la traduction des passages en anglais, un glossaire d’expressions<br />

québécoises et un index des œuvres citées, dont le titre figure en anglais et qui sont<br />

traduites en France. Est-ce un ajout exigé par l’éditeur?<br />

J.P. : L’éditeur craignait que les lecteurs français soient perdus à cause de certaines<br />

expressions québécoises comme les « grandes combines » (rires), la « poudrerie », les<br />

« vadrouilles », des mots comme ça. Il a fait une liste d’expressions françaises<br />

équivalentes. En plus, il a ajouté la traduction des passages qui sont en anglais dans le<br />

texte original 10 , parce que les Français parlent très peu l’anglais. C’est la secrétaire (de<br />

l’éditeur Picollec) qui a fait la traduction et elle a ajouté un « index des personnalités »<br />

pour expliquer aux Français qui étaient Kateri Tekakouitha (Catherine Tekakwitha),<br />

Louis Riel et Maurice Richard.<br />

9 <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong>, Volkswagen Blues, Paris, Jean Picollec, 1988, 290 [11] p.<br />

10 <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong>, Volkswagen Blues, Montréal, Québec/Amérique, 1984, 290 p.<br />

5


L’univers romanesque<br />

J.-D.C. : Dans Volkswagen Blues, vous décrivez la vieille Volkswagen. Vous mentionnez<br />

la présence de graffiti, dont « une mystérieuse inscription en allemand: (...): Die Sprache<br />

ist das Haus des Seins 11 » que l’on pourrait traduire par « le langage est la maison de<br />

l’être ». C’est une inscription qui paraît significative lorsque l’on sait que Jack est un<br />

maniaque des mots et que la Grande Sauterelle affirme : « un mot vaut mille images ». 12<br />

J.P. : C’est une phrase qui m’avait intrigué quand je l’ai lue dans un ouvrage de<br />

Heidegger. Elle se trouvait au tout début du texte. Je pense que je n’ai pas très bien<br />

compris le sens de la phrase, mais elle me plaisait beaucoup. Je l’ai mise dans mon roman<br />

parce que je l’aimais, c’est tout. J’ai l’intuition que c’est une phrase importante.<br />

J.-D.C. : Toujours dans Volkswagen Blues, vous faites dire à la Grande Sauterelle: « Il ne<br />

faut pas juger les livres un par un. Je veux dire: il ne faut pas les voir comme des choses<br />

indépendantes. <strong>Un</strong> livre n’est jamais complet en lui-même; si on veut le comprendre, il<br />

faut le mettre en rapport <strong>avec</strong> d’autres livres, non seulement <strong>avec</strong> les livres du même<br />

auteur, mais aussi <strong>avec</strong> des livres écrits par d’autres personnes. Ce que l’on croit être un<br />

livre n’est la plupart du temps qu’une partie d’un autre livre plus vaste auquel plusieurs<br />

auteurs ont collaboré sans le savoir 13 ». Ce passage n’est-il pas une véritable invitation à<br />

l’intertextualité ?<br />

J.P. : Au moment où j’ai écrit ces lignes, je ne savais pas ce que l’intertextualité signifiait<br />

et je n’en sais pas beaucoup plus long aujourd’hui. Je voulais tout simplement dire qu’il<br />

faut mettre les livres en rapport les uns <strong>avec</strong> les autres pour mieux les comprendre.<br />

Cependant, les théories de l’intertextualité, je ne les connais pas du tout.<br />

J.-D.C. : Le fait de nommer autant de romans et d’écrivains, n’est-ce pas une invitation à<br />

lire les écrivains que vous aimez?<br />

J.P. : Oui. Je suis également en train de le faire dans l’histoire que j’écris en ce moment 14 .<br />

Il y a beaucoup de titres, de passages qui sont cités. Des chansons, aussi. J’ai toujours fait<br />

ça dans mes livres, je pense. Je ne sais pas pourquoi. On peut dire que c’est une manie.<br />

J.-D.C. : <strong>Un</strong> livre que vous mentionnez dans Volkswagen Blues est L’Hôtel New-<br />

Hampshire de John Irving. Vous écrivez que la Grande Sauterelle l’a lu en une seule<br />

journée 15 . Cela paraît surprenant, pour ne pas dire carrément exceptionnel !<br />

11 VB, p. 85.<br />

12 VB, p. 169.<br />

13 VB, p. 169.<br />

14 La tournée d’automne, Montréal, Leméac, 1993, 208 p.<br />

6


J.P. : C’est vrai que L’Hôtel New Hampshire est un assez gros bouquin. Le lire dans une<br />

journée, c’est vraiment un exploit, surtout que la Grande Sauterelle lisait probablement<br />

<strong>avec</strong> un minimum d’attention. Peut-être bien que dans une édition future, ce serait plus<br />

sage de dire qu’elle a mis au moins deux jours pour lire ce livre. (Rires)<br />

J.-D.C. : Le personnage-écrivain occupe une place importante dans votre œuvre. Dans<br />

Volkswagen Blues, on peut lire : « Qu’est-ce que vous faites dans la vie quand vous ne<br />

cherchez pas votre frère ? demanda la Grande Sauterelle. — Je suis écrivain, dit<br />

l’homme 16 ». Ici, on note que le personnage-écrivain ose affirmer son statut, alors que ce<br />

n’était pas le cas <strong>avec</strong> les autres personnages du même type dans les romans précédents.<br />

Par exemple, le personnage d’Amadou dans Faites de beaux rêves ne se prétend pas<br />

écrivain, mais bien « commis aux écritures ». Peut-on y voir la marque d’une plus grande<br />

assurance ?<br />

J.P. : Non, je ne pense pas que ce soit la marque d’une plus grande assurance. À chaque<br />

rire, le même problème se pose: mon personnage principal, je veux toujours qu’il ait un<br />

métier que je connais, tout simplement pour éviter les erreurs. Alors, je lui donne un<br />

métier qui, sur le plan symbolique, est à peu près l’équivalent de celui de l’écrivain 17 .<br />

Comme, par exemple, le traducteur dans Les grandes marées, le « commis aux<br />

écritures » dans Faites de beaux rêves et le « chauffeur de bibliobus » dans le livre que<br />

je suis en train d’écrire. J’ai l’impression que si je mets toujours le même personnage <strong>avec</strong><br />

le même nom et le même métier, ça va finir par être « ennuyeux ». Donc, je cherche des<br />

façons détournées de mettre en scène un écrivain.<br />

J.-D.C. : De tous les personnages que vous avez créés, quel est celui que vous préférez ?<br />

J.P. : Comme j’en suis venu à détester assez franchement mes livres, je n’aime pas trop<br />

les personnages. Mais je n’ai pas encore commencé à détester le personnage du livre que<br />

j’écris en ce moment. C’est un chauffeur de bibliothèque mobile. Je suis en train de<br />

corriger ce texte et d’améliorer mon personnage, de lui donner plus de chaleur. Comme je<br />

suis encore capable de l’améliorer, je ne le déteste pas. C’est celui que j’aime le plus.<br />

J.-D.C. : Quel est le personnage que vous aimez le moins ?<br />

J.P. : Celui que je déteste le plus (ou que j’aime le moins) est celui qui s’appelle<br />

« l’Auteur » dans Les grandes marées. C’est un écrivain qui vient de Montréal, qui a une<br />

barbe noire et qui est exécrable lorsqu’il joue au tennis <strong>avec</strong> mon traducteur.<br />

15 VB, p. 41.<br />

16 VB, p. 31.<br />

17 C’est également le cas dans son dernier roman, Chat sauvage, où le personnage se définit lui-même comme un<br />

écrivain public. Chat sauvage, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 1998, 188 p.<br />

7


J.-D.C. : Dans le premier chapitre de Volkswagen Blues, une réplique de la Grande<br />

Sauterelle : « On va faire une petite expérience, mon cher Watson 18 », établit non<br />

seulement une complicité entre les personnages, mais dévoile déjà les rôles que joueront<br />

la Grande Sauterelle et Jack dans la quête de Théo. La Grande Sauterelle apparaît comme<br />

Sherlock Holmes, <strong>avec</strong> son côté pratique et son sens de la déduction, et Jack comme<br />

Watson, <strong>avec</strong> son « espèce de brume permanente » dans sa tête.<br />

J.P. : Oui. Je n’ai pas pensé à ça quand j’écrivais, mais je trouve que c’est une idée pleine<br />

de bon sens.<br />

J.-D.C. : Vous abordez très peu le thème de la politique, à l’exception de votre premier<br />

roman, Mon cheval pour un royaume. Encore moins, de façon explicite, des notions<br />

comme l’indépendance, le nationalisme, le fédéralisme. D’une certaine façon, vous vous<br />

démarquez de plusieurs écrivains québécois. Comment expliquez-vous ce phénomène ?<br />

J.P. : Moi, j’aurais beaucoup de mal à l’expliquer, mais un de mes amis m’a donné son<br />

interprétation. Il dit que mes romans sont de petits univers fermés, comme l’île dans Les<br />

grandes marées, et le Volkswagen de Volkswagen Blues. Dans les deux cas, c’est comme<br />

une petite cellule fermée sur elle-même, un univers à part, un monde <strong>avec</strong> lequel la réalité<br />

a peu de rapports. Cette coupure entre cet univers et la réalité explique, il me semble, que<br />

les histoires de politique ou de nationalisme ne peuvent pas entrer dans mes livres.<br />

J.-D.C. : On a souvent comparé Volkswagen Blues à On the road 19 . Il y a des points<br />

communs évidents. Les personnages partent à l’aventure, sur la route, et traversent le<br />

continent américain. Cependant, il me semble que les personnages du livre de Kerouac<br />

ressemblent beaucoup plus à ceux de Faites de beaux rêves qu’à ceux de Volkswagen<br />

Blues.<br />

J.P. : Personnellement, je ne vois pas beaucoup de rapports entre le livre de Kerouac et le<br />

mien. Ce qui compte le plus pour moi, c’est l’écriture. Or, l’écriture de On the road est<br />

une sorte de grande libération. Enfin... je n’ai pas le mot qui convient mais... c’est<br />

quelqu’un qui laisse aller tous ses sentiments. Mon écriture est tout le contraire. Je me<br />

considère comme un minimaliste au sens où les Américains l’entendent, comme<br />

Raymond Carver et Richard Ford, par exemple. C’est-à-dire des gens qui essaient<br />

d’employer le moins de mots possible pour exprimer la réalité. C’est mon idéal d’écriture.<br />

Kerouac faisait exactement le contraire. Donc, pour l’essentiel, c’est-à-dire l’écriture, il y<br />

a une contradiction.<br />

18 VB, p. 23.<br />

19 La version française, Sur la route, est publiée dans la collection « Folio ».<br />

8


J.-D.C. : Vous faites allusion à Raymond Carver. <strong>Un</strong>e citation de cet écrivain est affichée<br />

dans votre appartement : « Les mots sont notre seul bien. Alors, mieux vaut choisir les<br />

bons et mettre la ponctuation au bon endroit pour qu’ils disent, au mieux, ce qu’ils sont<br />

censés dire ». Cette citation vous touche-t-elle plus particulièrement ?<br />

J.P. : Elle définit assez bien ce que Carver essayait de faire dans ses nouvelles. C’est<br />

celui qui a pratiqué le plus « l’attitude » minimaliste en littérature. C’est-à-dire qu’il allait<br />

jusqu’à enlever, quand il faisait ses corrections, les expressions littéraires, les belles<br />

tournures, les belles phrases. Il enlevait les adverbes, toutes les épithètes trop fantaisistes<br />

qui servaient à autre chose qu’à préciser. Tout ce qui n’est pas concret, il l’enlève aussi. Il<br />

ne garde que l’essentiel. Il évite même de faire des inversions dans ses phrases. Il met un<br />

sujet, un verbe, un complément. Il essaie toujours d’avoir la plus grande simplicité, le<br />

dépouillement le plus grand, la plus grande sobriété. Je pense qu’il a même un peu<br />

exagéré dans ce sens-là et, à la fin de sa vie, il essayait de remettre un peu de fantaisie.<br />

Mais d’une manière générale, cette attitude, qui doit être une exagération du style<br />

d’Hemingway, me plaît beaucoup.<br />

J.-D.C. : Vous dites qu’il y a peu de liens entre On the road et Volkswagen Blues.<br />

Cependant, vous faites allusion à Kerouac à quelques reprises dans le roman. De plus,<br />

vous avez inséré une photo des Beat angels 20 . Kerouac était le chef de file de la<br />

génération « beat » et, sur cette photo, Jack identifie son frère. Alors, on peut émettre<br />

l’hypothèse que Théo s’identifie vraiment à Jack Kerouac, surtout que, sur cette même<br />

photo, on le retrouve <strong>avec</strong> les autres membres du mouvement « beat », dont<br />

M. Ferlinghetti.<br />

J.P. : Le personnage de Théo, dans mon histoire, est celui qui ressemble le plus à<br />

Kerouac et aux gens de cette époque. Il est plus vieux que mon personnage principal et il<br />

se sent des affinités <strong>avec</strong> le groupe formant la « beat generation ». Ce n’est pas pour<br />

autant que Volkswagen Blues est une réplique de On the road. Je ne trouve pas que<br />

Volkswagen Blues soit un « road novel ». C’est un des aspects du livre, mais un aspect<br />

secondaire.<br />

J.-D.C. : D’ailleurs, après la lecture de On the road de Jack Kerouac, on arrive à la<br />

conclusion que Sal Paradise et Dean Moriarty sont plutôt des êtres égoïstes et surtout<br />

attentifs à leurs instincts. Leurs relations <strong>avec</strong> les autres sont superficielles. On arrive<br />

même à se demander comment il se fait que Jack, qui est quelqu’un de tendre et sensible,<br />

aime un écrivain comme Kerouac.<br />

J.P. : Faudrait voir si c’est vrai qu’il aime Kerouac. Je ne me souviens pas de l’avoir écrit<br />

d’une manière très claire. Il doit l’admirer plutôt, admirer sa « capacité » d’écrivain.<br />

20 VB, p. 265.<br />

9


Kerouac, c’est plus un poète qu’un romancier, pour moi. Déjà dans sa façon d’écrire et<br />

dans tout le contenu de ses textes, il me semble que c’est plus une sorte de visionnaire.<br />

J.-D.C. : « <strong>Un</strong> peu plus loin, sur la gauche, il y avait un parc appelé Washington Square.<br />

— Ah oui, dit l’homme, Kerouac venait souvent par ici.<br />

Il parlait comme si Jack Kerouac était une vieille connaissance ; à la vérité, il n’avait lu<br />

que deux de ses livres et quelques articles sur lui dans les revues 21 ». Ce n’est pas une<br />

affirmation qu’il aime Kerouac, mais au moins, il s’intéresse à cet écrivain.<br />

J.P. : Oui. Là, on sent un peu d’admiration. C’est une sorte de grand frère qui a réussi<br />

dans le même domaine que lui.<br />

J.-D.C. : Que répondriez-vous aux lecteurs qui sont déçus de la fin de Volkswagen Blues<br />

parce qu’ils la trouvent trop triste ?<br />

J.P. : Je leur dirais que la première version était encore bien pire: elle s’arrêtait lorsque<br />

Jack revoit Théo en fauteuil roulant et que celui-ci ne le reconnaît même pas. Je trouvais<br />

que c’était une fin normale, logique, mais quelqu’un à qui j’ai fait lire le texte m’a dit que<br />

c’était trop « brutal ». J’ai rédigé un chapitre supplémentaire pour décrire la séparation<br />

entre la Grande Sauterelle et le personnage principal, en ajoutant un peu de chaleur, un<br />

peu de douceur pour terminer le livre.<br />

J.-D.C. : Si le lecteur arrive au constat que c’est une fin malheureuse, c’est peut-être<br />

parce qu’il s’attarde surtout à la quête explicite, c’est-à-dire celle de Théo. En revanche, si<br />

on s’attache à la quête identitaire des deux personnages principaux, la Grande Sauterelle<br />

et Jack, on trouve plutôt une fin heureuse. Les deux personnages ont beaucoup évolué<br />

psychologiquement. De plus, le don du vieux Volks à la Grande Sauterelle et la dernière<br />

image : « les dieux des Indiens et les autres dieux étaient rassemblés et tenaient conseil<br />

dans le but de veiller sur lui et d’éclairer sa route 22 » symbolise la réconciliation entre<br />

l’Homme Blanc et l’Amérindien. Alors, on peut la voir plutôt comme une fin heureuse,<br />

non ?<br />

J.P. : La dernière image en est une d’espoir, mais ça n’empêche pas que la fin elle-même<br />

(le fait que Théo ne reconnaisse même pas Jack) est négative et triste. Mais je trouvais<br />

que l’histoire ne pouvait pas finir autrement, étant donné ce qui s’était passé avant. C’est<br />

très difficile de terminer un livre, et on est porté instinctivement vers une fin triste. Pour<br />

faire une fin heureuse, il faut un effort « spécial », en pensant quelquefois au lecteur.<br />

J.-D.C. : Quand on lit Volkswagen Blues, on se rend compte qu’il y a plusieurs passages<br />

ironiques. Ce n’est pas de l’ironie méchante, mais de la douce ironie. Entre autres, « Pas<br />

21 VB, p. 258-259.<br />

22 VB, p. 290.<br />

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de doute, c’est un vieux fossile 23 » De même : « — On est sur la bonne route, dit-il. Je me<br />

suis conduit comme un...<br />

Il ne trouvait pas le mot juste.<br />

— ...zouave? suggéra-t-elle.<br />

— À peu près.<br />

— Vous vous êtes couvert de ridicule.<br />

— Oui.<br />

— Vous avez atteint le fond de l’ignominie.<br />

— Oui, c’est ça 24 ».<br />

De plus, lorsqu’on lit les écrivains que vous citez ou mentionnez, on se rend compte que<br />

vous êtes influencé par Brautigan et par Ducharme, où on peut relever le même genre<br />

d’ironie, sauf que Ducharme est peut-être plus noir sur ce plan.<br />

J.P. : Oui, sûrement. L’humour de Ducharme est plus désespéré. Le mien n’est pas aussi<br />

noir. Volkswagen Blues est le premier livre où il y a de l’humour. Il y en avait un peu dans<br />

Les grandes marées. Le fait d’avoir mis de l’humour m’apparaît comme un progrès. C’est<br />

signe que l’on commence à respirer plus librement. L’atmosphère se détend un petit peu.<br />

Lorsqu’on écrit, ce sont les choses tristes qui viennent d’abord. Quand on réussit à mettre<br />

un peu d’humour, c’est que l’on commence à avoir plus de métier.<br />

J.-D.C. : Le fait d’insérer de l’humour dans Volkswagen Blues permet d’établir une<br />

complicité <strong>avec</strong> le lecteur.<br />

J.P. : Oui. L’humour met une distance <strong>avec</strong> soi-même et permet au lecteur d’entrer, de se<br />

rapprocher de l’auteur.<br />

J.-D.C. : Dans vos romans, le personnage de Marie revient souvent. On le retrouve dans<br />

Les grandes marées, dans Jimmy, la petite Mary, dans Le vieux chagrin, Marika, de même<br />

que dans le chapitre IV de Volkswagen Blues, « L’écrivain idéal 25 ». Dans Le vieux<br />

chagrin, vous soulignez aussi que la femme d’Hemingway s’appelait Marie.<br />

J.P. : Ça fait beaucoup de Marie, en effet. C’est le nom que je préfère. Pour moi, c’est LA<br />

femme, ou la première. Si j’étais absolument honnête, ce serait Ève. Mais ce serait un<br />

symbole trop voyant. Alors, j’utilise le nom de Marie. C’est un beau nom, en soi. Petit,<br />

j’ai lu une poésie très naïve, dont je ne me rappelle plus le titre. Elle disait que Dieu<br />

cherchait quel nom donner à sa mère. Il avait pris les lettres du verbe « aimer », les avait<br />

laissé tomber, et les lettres en virevoltant avaient écrit par terre le nom « Marie ».<br />

23 VB, p. 127.<br />

24 VB, p. 181.<br />

25 VB, p. 41-51.<br />

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J.-D.C. : <strong>Un</strong> passage de Volkswagen Blues me semble particulièrement touchant: « La<br />

lumière paraissait venir de l’intérieur. Elle était vive et chaleureuse comme du miel, et il<br />

ne pouvait pas s’empêcher de penser à l’Or des Incas, à la légende de l’Eldorado. C’était<br />

comme si tous les rêves étaient encore possibles. Et, pour Jack, dans le plus grand secret<br />

de son cœur, c’était comme si tous les héros du passé étaient encore des héros 26 ». Les<br />

personnages principaux, dans vos romans, sont souvent des êtres sensibles, dont<br />

l’imaginaire est particulièrement riche. La sensibilité semble un thème très important pour<br />

vous.<br />

J.P. : C’est ce que j’apprécie chez les gens, hommes ou femmes. Le sens des nuances, la<br />

capacité de réagir à ce qui se passe. Oui, c’est une qualité que j’apprécie beaucoup.<br />

J.-D.C. : Si vous pouviez réécrire Volkswagen Blues, changeriez-vous certaines choses?<br />

J.P. : Ah oui, je changerais tout ! (Rires)<br />

J.-D.C. : À ce point-là ?<br />

J.P. : Ce livre, j’ai failli l’abandonner en plein milieu du premier jet. Il me semblait qu’il<br />

n’y avait pas de rapport entre la Conquête de l’Ouest d’une part, et le fait de chercher son<br />

frère, d’autre part. Je me souviens que j’étais étendu sur mon lit, un soir, découragé à la<br />

pensée qu’il n’y avait pas de rapport entre les deux. J’avais décidé d’abandonner le<br />

roman, car je m’étais engagé sur une mauvaise piste. Je n’étais pas certain que c’était une<br />

bonne idée de traiter les deux thèmes en même temps. Il est donc possible que ce livre-là<br />

soit bâti <strong>avec</strong> des éléments qui ne vont pas ensemble du tout. Enfin, je n’en sais rien... Il<br />

m’est resté cette inquiétude fondamentale.<br />

J.-D.C. : Si Jack a une espèce de brume permanente dans sa tête, ne serait-ce pas parce<br />

qu’il vit trop dans son imaginaire ? On peut penser à l’attente du coup de fil de Sam<br />

Peckinpah et aux exploits inventés de son frère Théo...<br />

J.P. : C’est le cas de tous mes personnages, je crois. Ce sont des rêveurs. Leur contact<br />

<strong>avec</strong> la réalité n’est pas très solide.<br />

J.-D.C. : La Grande Sauterelle, après la lecture du roman de John Irving L’Hôtel New<br />

Hampshire, a particulièrement aimé le personnage de Suzie l’Ourse. Ce n’est pas<br />

vraiment surprenant puisqu’il y a des ressemblances manifestes entre les deux<br />

personnages. Par exemple, les deux ont du mal à s’accepter eux-mêmes...<br />

26 VB, p. 79.<br />

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J.P. : C’est la raison principale pour laquelle elle aime ce personnage: Suzie L’Ourse, se<br />

déguise parce qu’elle ne s’accepte pas. La Grande Sauterelle a beaucoup de mal à trouver<br />

son identité.<br />

J.-D.C. : Dans le Nevada, Jack s’ennuie des vieilles chansons françaises. Que peut<br />

signifier le fait que cela se passe aux États-<strong>Un</strong>is?<br />

J.P. : Quand on est sur les grandes routes de l’Ouest, aux États-<strong>Un</strong>is, on met la radio et<br />

tout ce qu’on entend, c’est de la musique country. Au bout de plusieurs jours, on en a<br />

plein le chapeau. On a envie d’entendre Édith Piaf. Essayez pour voir !<br />

J.-D.C. : Vers la fin du roman, au chapitre 25, Jack et La Grande Sauterelle font la<br />

rencontre d’un vagabond dont l’auteur préféré est Jack London. Il est en train de lire The<br />

Valley of the Moon 27 . C’est ce vagabond qui leur conseille de partir pour la Californie. Il<br />

y a plusieurs similitudes entre Volkswagen Blues et ce roman. Dans le roman de London,<br />

les personnages, Saxon et Billy, sont, eux aussi, en quête. C’est la quête d’une vallée qui<br />

peut apparaître également comme celle du bonheur. Tout se déroule aussi en Californie.<br />

On fait souvent mention des pionniers de la piste de l’Oregon dans le roman. Le prénom<br />

de l’écrivain est le même que celui du personnage, Jack.<br />

J.P. : Oui, sauf que je n’ai pas lu ce livre.<br />

J.-D.C. : Je vous demande pardon? Vous ne... l’avez pas lu ?<br />

J.P. : Non. J’ai connu Jack London par un vagabond, justement, qui se promenait sur le<br />

pouce et que j’avais fait monter alors que je traversais les États-<strong>Un</strong>is. Il m’avait dit: « Tu<br />

devrais lire Jack London: c’est spécial. » Le roman de London est cité dans Volkswagen<br />

Blues parce que j’aimais beaucoup le titre 28 . C’est tout.<br />

27 La version française, La vallée de la lune, est publiée dans la collection « Bouquins » chez Robert Laffont.<br />

28 Dans son ouvrage, L’écriture de l’Autre chez <strong>Jacques</strong> <strong>Poulin</strong> (Candiac, Les Éditions Balzac, 1993, 243 p.), Anne-<br />

Marie Miraglia traite de l’intertextualité dans l’œuvre de <strong>Poulin</strong>, notamment dans Volkswagen Blues. Elle fait<br />

ressortir, de belle façon, les rapports dialogiques entre ce roman et ses intertextes. Cependant, à la lumière de l’aveu<br />

de l’auteur concernant le roman de London, on sourit lorsqu’on lit, sous la plume de Miraglia à la page 144, qu’il<br />

« est significatif que The Valley of the Moon ne soit pas lu par les protagonistes pouliniens ». En effet... L’auteur luimême<br />

ne l’a pas lu !<br />

Dans le cas présent, peut-on encore parler d’intertextualité, de rapports dialogiques entre The Valley of the Moon et<br />

Volkswagen Blues ? Oui, car le concept d’intertextualité dépasse la « définition » plutôt stricte à laquelle on pourrait<br />

songer de prime abord, soit « l’influence d’un texte sur un autre texte ». Miraglia en précise la portée : « Nous nous<br />

proposons ici d’examiner Volkswagen Blues dans ses rapports <strong>avec</strong> le discours d’autrui, c’est-à-dire, d’abord, en<br />

relation <strong>avec</strong> l’intertexte inscrit dans le roman et, ensuite, en relation <strong>avec</strong> un corpus littéraire extratextuel qui est<br />

suggéré par la thématique même du roman. La lecture dialogique du roman examine le texte littéraire au niveau du<br />

système extra-textuel : le texte représente ou simplement évoque le discours d’autrui, mais leur rapprochement et<br />

leur dissociation se développent dans l’esprit de chaque lecteur. » (p.110, Les italiques sont de nous). En ce sens,<br />

Miraglia est autorisée à proposer une lecture intertextuelle des deux romans. Ajoutons rapidement que les<br />

nombreuses analogies entre les deux romans, relevées par Miraglia et évoquées rapidement dans l’entrevue,<br />

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J.-D.C. : À San Francisco, soit à la fin du voyage, Jack constate qu’il a oublié d’apporter<br />

une photo de Théo 29 , alors qu’il le cherchait à travers l’Amérique ! Peut-on voir cela<br />

comme un indice que la véritable quête n’est peut-être pas celle de Théo, mais bien celle<br />

de Jack lui-même?<br />

J.P. : Peut-être. Vokswagen Blues traite plusieurs thèmes. <strong>Un</strong>e nuit, je me suis réveillé et<br />

je les ai vus très clairement. Il y en avait cinq ou six, y compris la place du français en<br />

Amérique. Malheureusement, j’ai oublié de les noter. Tant pis.<br />

témoignent de la participation des deux romanciers à un même imaginaire nord-américain et qu’elles manifestent la<br />

présence de l’américanité, puisée dans l’imaginaire collectif.<br />

29 VB, p. 262.<br />

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