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École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-LumièreMémoire de fin d’études en vue de l’obtention <strong>du</strong> diplôme de l’E.N.S.L.L.Renaud BOUCHEZLe recours à l’image animée chez les photographes <strong>du</strong> réel.Quels enjeux pour la narration?Sous la direction de Monsieur Samuel BOLLENDORFFMembres <strong>du</strong> jury :Monsieur Samuel BOLLENDORFFMadame Françoise DENOYELLEMadame Véronique FIGINIMonsieur Pascal MARTINSection photographie, promotion 20111


École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-LumièreMémoire de fin d’études en vue de l’obtention <strong>du</strong> diplôme de l’E.N.S.L.L.Renaud BOUCHEZLe recours à l’image animée chez les photographes <strong>du</strong> réel.Quels enjeux pour la narration?Sous la direction de Monsieur Samuel BOLLENDORFFMembres <strong>du</strong> jury :Monsieur Samuel BOLLENDORFFMadame Françoise DENOYELLEMadame Véronique FIGINIMonsieur Pascal MARTINSection photographie, promotion 2011- 2 -2


RemerciementsJe remercie tout particulièrement mon directeur de mémoire Samuel Bollendorff,photographe et enseignant à l’École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, pour le tempsqu’il m’a accordé et pour ses remarques qui m’ont fait avancer tout au long de la rédactionde ce mémoire.Je tiens également à remercier ceux qui ont accepté de répondre à mes questions :Philippe Brault, photographe de l’agence VuGuillaume Herbaut, photographe de l’agence Institute for artist managementUlrich Lebeuf, photographe de l’agence MyopDennis Danfung, photographe et réalisateurWilfrid Estève, responsable de la formation à l’École des Métiers de l’Information etprésident de l’association FreelensLaurent Rebours, rédacteur en chef <strong>du</strong> service photographique au bureau parisien del’agence Associated PressSophie Scher, photographe et ancienne élève de l’École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-LumièreMerci à Raymond Depardon pour m’avoir envoyé une carte postale.Pour la réalisation de la partie pratique, merci à toutes les joueuses de la section féminine<strong>du</strong> Club Olympique Multisports de Bagneux et plus particulièrement Élodie Gauché,Kheira Bendiaf, Laure Crespel, Flore Essonne, Nabila Idoughi, Yvonne Leuko Shibosso,Jenna Charles, Lydie Get, Alix Le Prado, Stéphanie Léocadie, Leila Meflah, FlorianePelissero, Maoua Sanogo, Lilia Boumrar, Céline Chatelain et Floriane Mony.Merci à Philippe Cinotti, président de la section féminine, pour nous avoir autorisé àaccompagner les joueuses <strong>du</strong>rant plusieurs mois.- 3 -3


Un immense merci à Jean-François Réjent, entraîneur de l’équipe A <strong>du</strong> COM Bagneux,pour son accueil, sa disponibilité et sa compréhension de notre projet.Je remercie évidemment mes deux partenaires sur ce projet :Yann Bouchez, journaliste, pour sa participation à l’ensemble <strong>du</strong> projet, de sa mise en placeà sa réalisation.Claire Bernengo, ingénieur <strong>du</strong> son et étudiante à l’École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, pour s’être ren<strong>du</strong>e disponible si souvent et pour la qualité de son travail, de laprise de son au montage.Merci aux enseignants de l’École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, à mescamarades de la promotion 2011 et à Pascale Fulghesu, assistante à la formation initiale,pour ces trois années passées avec eux.Enfin, merci à Clara Tomasini, sur qui j’ai toujours pu compter.- 4 -4


Table des matièresIntro<strong>du</strong>ction....................................................................................................................7Première partie : Raconter le réel à travers l’image fixe ou l’image animée ............... 91. Photographies <strong>du</strong> réel et pro<strong>du</strong>ction de sens..........................................................10La narration à travers l’image fixe ..................................................................... 10Le photojournalisme : une écriture par l’image ................................................ 14La photographie documentaire : un discours sur le réel .................................. 18À partir des images <strong>du</strong> réel… et au-delà ........................................................... 222. Cinéma documentaire et narration..........................................................................27Une nécessaire mise en scène <strong>du</strong> réel ................................................................ 28Réinterpréter le réel à travers le montage ......................................................... 32Les différents visages <strong>du</strong> documentaire ............................................................ 363. Les photographes <strong>du</strong> réel s’approprient l’image animée ........................................ 39Le choix de l’image animée ................................................................................ 39La narration cinématographique au service de l’image fixe ............................. 42Deuxième partie : Combiner des images fixes, animées... et sonores ........................ 481. Images fixes, images animées…. et formes hybrides..............................................49Du cadre photographique au cadrage cinématographique .............................. 49Des objets mixtes...............................................................................................54Le multimédia : une nouvelle forme narrative ? ............................................... 582. Des images sonores..................................................................................................63Réintro<strong>du</strong>ire le son ............................................................................................. 63Bande-image et bande-son ................................................................................. 65Le récit à travers le son ...................................................................................... 68- 5 -5


La « narration double » : une possibilité audio-visuelle .................................... 733. Redéfinir le hors-champ...........................................................................................77Champ, hors-champ et narration ....................................................................... 77Voir et écouter au-delà de l’image ..................................................................... 81Hors-champ et place <strong>du</strong> photographe ............................................................... 84Troisième partie : Vers de nouvelles pratiques narratives ......................................... 881. Changement de paradigme chez les photographes <strong>du</strong> réel .................................... 89Un renouveau de l’approche « documentaire » ................................................. 89De nouveaux modes de diffusion des images...................................................93Le développement de l’enregistrement vidéo sur les appareils reflex .............. 962. L’image animée, nouveau réflexe des photographes ? .......................................... 101Appréhension et adaptation d’un nouvel outil ................................................ 101Photographier et filmer .................................................................................... 109Consécration de l’homme-orchestre ou <strong>du</strong> travail en équipe ? ...................... 113Conclusion .................................................................................................................. 117Présentation de la partie pratique ............................................................................. 119Résumé ........................................................................................................................ 133Abstract ....................................................................................................................... 134Index des noms propres ............................................................................................. 135Bibliographie..............................................................................................................139Table des illustrations ................................................................................................. 150Annexes ....................................................................................................................... 151- 6 -6


Intro<strong>du</strong>ction« La photographie, c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité parseconde », faisait dire Jean-Luc Godard à Michel Subor dans Le Petit soldat 1 . L’aphorismeest volontairement provocateur. La photographie ne dit jamais qu’une vérité parmi d’autreset l’image animée ne saurait être résumée au seul nombre de photogrammes qui lacomposent. Cette phrase de Godard met surtout en évidence les liens de parenté quiunissent ces deux médiums fondés sur la capacité de l’image à communiquer, transmettreun savoir, porter un discours, etc. Intrinsèquement liées, depuis leurs inventions jusquedans leurs évolutions les plus récentes, l’image fixe et l’image animée sont pourtant deuxlangages bien distincts. On ne raconte pas la même histoire à travers des photographiesqu’à travers un film.Depuis que la photographie et l’image animée coexistent, les échanges entre les deux ontété permanents. Bien que les deux médiums possèdent a priori des outils et des codesnarratifs distincts, des photographes et des cinéastes se sont plu à brouiller les frontières età utiliser l’un pour enrichir l’autre. Leur proximité semble si évidente que des photographesont souvent eu le désir de pratiquer aussi l’image animée. Robert Frank ou RaymondDepardon ne sont que deux figures emblématiques, au sein d’une longue liste, quitémoignent de cet attrait. Aujourd’hui, l’image animée intrigue et attire toujours lesphotographes, mais le développement récent de nouveaux outils a modifiéconsidérablement les enjeux <strong>du</strong> recours à l’image animée chez les photographes.L’accroissement des outils de diffusion multimédia, l’évolution générale <strong>du</strong> marché de ladiffusion des images ainsi que l’apparition d’appareils photographiques numériquespermettant l’enregistrement vidéo ont été autant d’incitations pour les photographes à setourner vers l’image animée. D’autant plus que l’arrivée de ces boîtiers reflex d’un nouveaugenre pouvait laisser croire à certains que les barrières à l’entrée <strong>du</strong> médium animés’abaissaient.Face à ce soudain regain d’intérêt des photographes pour l’image animée, il semblenécessaire de réfléchir aux caractéristiques narratives propres à l’image fixe et animée. Les1Jean-Luc GODARD, Le petit soldat, 1963.- 7 -7


photographes qui ont eu recours à l’image animée par le passé se sont confrontés auxspécificités de ce médium. Certains ont également pu expérimenter une forme decomplémentarité entre leurs pratiques. Les photographes actuels qui souhaitents’approprier l’image animée ne peuvent pas faire l’économie de cette réflexion. Commentraconte-t-on une histoire via l’image animée ? En quoi diffère-t-elle de la narrationphotographique ? Et, dans un contexte de développement des narrations multimédia,comment associer des images fixes et de la vidéo ? Pour appréhender ce sujet, il nous aparu important de ne pas nous concentrer seulement sur les enjeux les plus récents, lerecours des photographes à l’image animée étant bien antérieur à ce début de siècle. C’estpourquoi notre propos se voudra d’abord dégagé des enjeux contemporains et ne lesévoquera qu’en dernier lieu. C’est également pour ne pas attribuer aux dernières évolutionstechniques un rôle trop important que les travaux sur lesquels nous nous appuierons au filde ce mémoire sont issus de diverses époques.Il s’agira d’abord de mieux comprendre comment les images fixes et animées peuvent êtreutilisées pour raconter le réel. En effet, nous avons fait le choix de nous concentrer sur laphotographie <strong>du</strong> réel 2 . Nous verrons donc dans un premier temps comment laphotographie peut être amenée à pro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> sens, en quoi elle diffère <strong>du</strong> cinéma <strong>du</strong> réel etcomment les photographes s’approprient les modes de narrations liés à l’image animée.Nous pourrons dès lors nous attacher plus particulièrement à la pratique de l’image animéepar les photographes et observer les implications narratives de l’usage <strong>du</strong> son, qui va depair avec l’animation des images, notamment en ce qui concerne le hors-champ. Enfin, nousnous intéresserons à l’évolution plus récente des pratiques narratives, en soulignantl’impact des nouveaux outils de prise de vue sur celles-ci.Pour finir, nous reviendrons sur la partie pratique de cette recherche, qui a consisté àcombiner l’image animée et l’image fixe pour construire un récit. Il va sans dire que laréalisation de celle-ci a beaucoup apporté à la réflexion théorique et que, réciproquement,l’observation et l’analyse des travaux de photographes ayant eu recours aux deux médiumsnous a permis de sans cesse remettre en cause et de faire avancer cette partie pratique.2Nous choisissons donc de parler de « photographes <strong>du</strong> réel », pour mieux cerner l’objet de cette recherche. Bienque n’ayant rien d’officiel, ce terme comprendra ici les photographes dont les images sont indissociables <strong>du</strong> restede la société et de leur environnement, qu’ils aient une approche documentaire, de photojournaliste ou mêmeartistique. Le terme peut bien enten<strong>du</strong> être compris comme un pendant photographique des « cinéastes <strong>du</strong> réel ».- 8 -8


Première partie : Raconter le réel à travers l’image fixe ou l’image animéeDepuis son invention, l’image photographique – animée puis fixe – a été utilisée pourreprésenter le réel. Les photographes comme les cinéastes ont eu recours à l’image pourpro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> sens à partir <strong>du</strong> réel, pour élaborer des récits et des discours sur le monde.L’affirmation de François Jost 3 selon laquelle « l’image est la continuation <strong>du</strong> récit verbalpar d’autres moyens » 4 semble donc aller de soi.La construction d’une narration par l’image n’est pourtant pas forcément aussi évidente.D’ailleurs, la capacité même des images fixes à pro<strong>du</strong>ire un récit n’est pas unanimementadmise. Toutes les images réalisées à partir <strong>du</strong> réel ne racontent pas forcément d’histoire…Et quand bien même elles le font, elles peuvent utiliser différentes techniques pour yparvenir.Dans cette première partie, nous verrons donc comment la photographie et l’image animéepeuvent être utilisées pour raconter le réel. Pour cela, nous nous référerons aux techniquesnarratives spécifiques à l’image définies par les narratologues, tout en nous appuyant surdes exemples concrets empruntés à des photographes, des cinéastes ou des auteurs ayant eurecours aux deux médiums. Nous pourrons ensuite nous intéresser plus particulièrement àces derniers.3François Jost est un théoricien de l’image qui s’intéresse en particulier à sa narrativité.4François JOST, Un monde à notre image. Énonciation, cinéma, télévision, Paris, Méridiens Klincksiek, 1992,p. 93.- 9 -9


1. Photographies <strong>du</strong> réel et pro<strong>du</strong>ction de sensLa pro<strong>du</strong>ction d’un récit ne provient pas seulement des intentions narratives de l’auteur,comme le rappellent un grand nombre de chercheurs ayant écrit sur le sujet5. Les diversoutils narratifs ne permettent pas, à eux seuls, de cerner tous les enjeux de la narration,comme nous aurons l’occasion de le confirmer par la suite. Pour autant, il est indéniableque les choix faits par le photographe et par tous ceux qui sont amenés à travailler sur sesimages jusqu’à leur présentation publique, peuvent avoir des incidences sur l’histoirequ’elles « racontent ». Car « l’image montre, elle donne à voir. Souvent, en montrant, elleraconte » 6 .La narration à travers l’image fixeQu’il soit conçu à des fins de divertissement ou d’information, le récit semble être uninvariant de la communication humaine 7 . Il n’est pas étonnant, dès lors, que lesphotographes aient très tôt tenté d’utiliser leur nouvel outil à des fins narratives. Maisl’image peut-elle véritablement pro<strong>du</strong>ire un récit ou est-elle condamnée, au mieux, àl’illustrer ? Si l’on s’en tient à une définition classique et restrictive <strong>du</strong> récit, qui « nécessitela présence d’êtres vivants engagés dans une action » 8 et qui « comporte toujours unaffrontement, le triomphe sur un obstacle » 9 , donc un début et une fin, il est difficiled’envisager l’image fixe comme source d’un récit potentiel. Sans parler <strong>du</strong> fait que danscette acceptation stricte <strong>du</strong> récit, les paysages ou les portraits, qui forment pourtant une5François Jost met en garde contre la tentation de « transformer le spectateur en spectateur-machine dont la seuleactivité serait le décodage d’un encodage préexistant. », François JOST, op. cit., p. 32.Pierre Beylot insiste, lui, sur l’importance d’« envisager le récit comme un ensemble de configurations narrativesqui ne prennent sens qu’à travers l’activité interprétative <strong>du</strong> spectateur », Pierre BEYLOT, Le récit audiovisuel,Paris, Armand Colin, 2005, p. 227.6Catherine SAOUTER, Le langage visuel, Montréal, XYZ, 1998, p. 85.7« Par son immense puissance mythique, le récit permet de donner aux expériences indivi<strong>du</strong>elles un sens généralqui les dépasse ». Aron KIBÉDI VARGA, Discours, récit, image, Bruxelles, Pierre Mardaga (ed.), 1989, p. 72.8Ibidem, p. 97.9Ibidem.- 10 -10


part importante de la pro<strong>du</strong>ction des photographes <strong>du</strong> réel, ne trouvent pas leur place.Paysages et portraits se situeraient plutôt dans le monde de la description, voire de lamétaphore.En fait, il semble y avoir deux obstacles majeurs à l’appréhension de la photographie (etdes images fixes en général) comme source potentielle de récit : la difficulté de rendrecompte d’un déroulement d’actions dans le temps et dans l’espace et la nature polysémiquedes images fixes. « Toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à sessignifiants, une “chaîne flottante” de signifiés, dont le lecteur peut choisir certains et ignorerles autres », remarque Roland Barthes 10 . Heureusement, on ne lit jamais une image en seréférant à elle seule. Même si cette image est présentée de façon isolée, celui qui la voitl’interprète en fonction des autres images qu’il a déjà vues et de ses autres connaissances,pas forcément photographiques, ni même iconographiques. Ce qui expliquerait pourquoi,selon Jost, « tout récit à propos de la photographie provient d’un savoir latéral,“d’extrapolations narratives” ou de l’imagination et, donc, <strong>du</strong> discours verbal quil’accompagne ».À l’opposé de cette approche d’une image fixe ne pouvant trouver son sens qu’à travers untexte ou un contexte, l’image peut être vue comme un langage à part entière, détenant sapropre grammaire, sa propre syntaxe 11 . Cependant, même si l’on considère que l’imagepossède bien certains codes unanimement admis – pour un groupe culturel et à une périodedéterminés – , il faut reconnaître que l’image se comprend toujours à l’aune d’un savoirpériphérique. Catherine Saouter, qui souhaite envisager l’image fixe comme un langage àpart entière, ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’elle affirme que « la gestion de l’espacenarratif s’effectue en s’appuyant sur deux mécanismes sémiotiques, la convocationencyclopédique et l’acte de lecture » 12 . Devant une image fixe, ou une série d’images fixes,le lecteur se réfère à ses connaissances passées pour comprendre l’image. Celles-ci sont dedeux ordres : les connaissances acquises « dans le passé le plus immédiat par contact avecquelques images précédentes (les autres plans <strong>du</strong> film, les autres photos <strong>du</strong> reportages,10Roland BARTHES, « Sémiologie et cinéma », Image et Son, n°201, juillet 1964, p. 31.11Ainsi, Catherine Saouter, s’oppose franchement à l’approche de Barthes et estime que « l’image n’est pas cetobjet que Barthes qualifie de polysémique, auquel le langage verbal donne enfin un peu d’ordre. » CatherineSAOUTER, op. cit., p. 145.12Catherine SAOUTER, op. cit., p. 123.- 11 -11


etc.) » 13 et celles plus antérieures, d’autres reportages, d’autres films, d’autres livres, etc.Pierre Beylot, se penchant lui aussi sur les « savoirs culturels » permettant lacompréhension d’un récit, en distingue trois types : les « savoirs encyclopédiques » qui« confèrent au lecteur ou au spectateur une compétence qu’il “partage avec la majeurepartie des membres de la culture à laquelle il appartient” » 14 , les « savoirs liés auxcommunautés d’interprétations auxquelles appartiennent les spectateurs » 15 et les savoirs« fond[és] sur les “compétences intertextuelles” des spectateurs », relatifs à « laconnaissance globale qu’a le spectateur des conventions narratives, représentatives etgénériques » 16 . Nous garderons donc à l’esprit que la narrativité de l’image fixe ne lui estpas intrinsèque et que le texte et le contexte qui l’entourent participent largement à lapro<strong>du</strong>ction d’un éventuel récit 17 .Mais, mis à part le recours au texte, au contexte, et aux divers savoirs <strong>du</strong> lecteur, commentun récit peut-il naître à travers une ou des images fixes ? Comment les photographesconstruisent-ils une narration ? Catherine Saouter, qui appuie ses propos sur l’étude desbandes dessinées, des tableaux ou encore des photographies, résume la narration en uneseule image à une forme de « métonymie » 18 . Ce recours à la métonymie, qui « demande unimportant travail de coopération <strong>du</strong> spectateur » est d’ailleurs aussi très fréquent dans lecinéma, où il « permet de raccourcir la <strong>du</strong>rée d’un plan sans en gêner l’intelligibilité » 19 . Enquelque sorte, le récit à travers l’image fixe et unique constituerait donc le paroxysme dece recours à la métonymie, l’image fixe pouvant être ici considérée comme l’élémentirré<strong>du</strong>ctible <strong>du</strong> plan… Nous reviendrons très bientôt sur le récit à travers l’image isolée en13Ibidem.14Pierre BEYLOT, op. cit., p. 221. Beylot cite ici Umberto ECO, Lector in fabula – Le rôle <strong>du</strong> lecteur ou lacoopération interprétative dans les textes narratifs (1979), Paris, Grasset & Fasquelle, 1985, p. 104.15Ibidem, p. 222. Ce sont des groupes plus restreints, moins universels que la première catégorie.16Ibidem, p. 224-225.17Raphaël Baroni, qui s’intéresse à la construction des récits, et pas uniquement visuels, fait justementremarquer qu’ « il est impossible d’aborder un texte sans préjugés et, loin de constituer une entrave au processusinterprétatif, ces derniers sont au contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible. » RaphaëlBARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p. 161.18Catherine SAOUTER, op. cit., p. 87. La métonymie est un « procédé de langage, par lequel on exprime unconcept au moyen d’un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire (la cause pourl’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée). » Le Nouveau Petit Robert, 2008, p. 1587.19Ibidem.- 12 -12


nous intéressant plus particulièrement à un domaine où elle a été mise en œuvre : lephotojournalisme, et notamment par les photographes des agences filaires.La construction d’un récit par l’image fixe ne se limite pas à l’image unique. Au contraire, ilsemble évident qu’une série d’images fixes peut constituer plus aisément un récit qu’uneimage isolée. Aron Kibédi Varga, par ailleurs sceptique sur la pertinence de considérer lesimages comme un récit 20 , estime que « la juxtaposition d’images engendre toujours desrécits dans l’imagination <strong>du</strong> spectateur » 21 . Ce constat, finalement assez peu surprenant,implique que la part de construction <strong>du</strong> récit par le photographe (ou les autres personnesamenées à travailler sur ses images) sera déterminé en grande partie par l’editing 22 etl’ordonnancement des images, quel que soit le support envisagé (magazine, livre,exposition, etc.). Ainsi, « si l’on veut empêcher que le sens varie, que les images véhiculentdes messages différents, voire contradictoires, l’artiste doit, comme l’écrivain, fixer l’ordredans lequel les tableaux doivent être vus et “lus” : le récit visuel comportera alors, commeles récits écrits, une série d’actions inamovibles » 23 . Là encore, le récit photographique nepeut être pensé que comme un aller-retour entre les différents savoirs <strong>du</strong> lecteur, car « dèsqu’il y a multiplication des unités, un double travail est effectué : le déchiffrement dechaque unité et le déchiffrement des relations entre les unités » 24 . Concentrons-nous donc àprésent sur les modalités des formes narratives, déterminées aussi bien par les différencesd’approche de la photographie que par les supports de monstration et le public visé.20Kibédi Varga considère que l’image ne saurait réellement constituer un récit, mais peut le suggérer. «Le récitcomplet ne surgit dans la mémoire <strong>du</strong> spectateur que s’il le connaît déjà (…) c’est que l’image n’est pas unedeuxième manière de raconter le récit, elle ne fait que l’évoquer. » Aron KIBEDI VARGA, op. cit., p. 108.21Ibidem, p. 102.22C’est-à-dire le choix des images, parmi l’ensemble de celles réalisées, qui seront montrées.23Ibidem. Kibédi Varga se concentre autour de la peinture et non de la photographie, mais son approche n’enreste pas moins utile pour notre sujet.24Catherine SAOUTER, Op. cit., p. 124.- 13 -13


Le photojournalisme : une écriture par l’imageLe photojournalisme est probablement l’une des formes les plus classiques de constructiond’une narration par l’image. C’est en tout cas celle qui a, dès ses origines, le plus pensél’image fixe comme un langage destiné à transmettre des informations ou un savoir. Ordepuis deux décennies, le champ socio-professionnel des photographes collaborant avec lapresse a connu de profondes évolutions, amenant nombre d’entre eux à se tourner versd’autres secteurs jugés plus porteurs : le monde de l’art, la commande d’entreprise ouinstitutionnelle, etc. Pour accompagner cette mue des pratiques et de l’appréhension de leurmétier 25 , certains d’entre eux ont choisi de ne plus se considérer comme« photojournalistes », mais plutôt comme « photographes documentaires ». Cette évolution<strong>du</strong> choix de dénomination de leur activité n’est pas anodin, comme le souligne le sociologueaméricain Howard S. Becker : « lorsque l’on nomme des classes d’activités, comme dans lecas de ces pratiques photographiques, on fait plus que simplifier les choses en lesétiquetant. On cherche aussi, presque toujours, à tracer en même temps les frontières deces activités en définissant leur lieu d’appartenance institutionnelle : qui les contrôle, qui estresponsable de quoi et qui a droit à quoi ? » 26 . Il n’est pas tant question ici de s’intéresseraux récentes évolutions <strong>du</strong> photojournalisme, que de mieux cerner la mise en œuvre d’unrécit à travers cette approche de la photographie. Nous constaterons donc avec Howard S.Becker, que « le « photojournalisme » désigne l’activité des journalistes qui pro<strong>du</strong>isent desimages pour des quotidiens ou des hebdomadaires », fondée « sur le concept <strong>du</strong> récit enimages » 27 .La notion de récit ou de narration dans le photojournalisme est centrale. Les imagespro<strong>du</strong>ites doivent avant tout raconter quelque chose : c’est leur fonction première, lescritères esthétiques ne pouvant entrer en compte que dans un deuxième temps 28 . Jusqu’àprésent, le meilleur outil que semblent avoir trouvé les photojournalistes pour porter un25Nous y reviendrons plus en détail dans la troisième partie.26Howard S. BECKER, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme »,Communications, n°71, Le parti pris <strong>du</strong> document, 2001 , p. 334.27Ibidem, p. 335.28Les critères esthétiques sont cependant loin d’être ignorés, comme en témoigne l’attribution des nombreuxprix de la profession (dans le cadre <strong>du</strong> festival Visa pour l’Image, <strong>du</strong> World Press Photo, etc.).- 14 -14


écit en une seule ou quelques images, est probablement le recours à la métonymie évoquépar Catherine Saouter. Chez les photojournalistes, la présentation d’éléments symboliquesau sein d’une image et la saisie d’une action à son paroxysme constituent les deuxprincipales métonymies permettant l’intro<strong>du</strong>ction d’une narration par l’image fixe. HenriCartier-Bresson aura même trouvé un nom à cette fraction de seconde qui saisitl’événement ou l’action à son point culminant : « l’instant décisif » 29 . Or, si l’on ne peutrésumer la narration par l’image fixe, y compris dans le photojournalisme, à cet instantdécisif, le concept reste toujours pertinent, notamment pour comprendre l’élaborationd’une narration à travers une image unique 30 ou un reportage. « Cette conception centréesur la capture d’un moment critique, d’une situation éloquente n’est pas pour autantdépassée : elle supporte admirablement la logique <strong>du</strong> reportage, qui persiste dans la presseécrite », estime René Audet, chercheur québécois s’intéressant au récit 31 .Figure 1 :Irak, septembre 1980Henri Bureau / Sygma / CorbisFigure 2 :Vietnam, 1968Eddie AdamsLe lien entre narrativité et instant décisif peut être un peu plus lâche, même chez lesphotojournalistes traditionnels. Souvent, c’est alors l’accumulation de symboles qui vapermettre la réintro<strong>du</strong>ction d’un récit. La célèbre photo d’Henri Bureau faite lors de laguerre entre l’Irak et l’Iran en 1980 (Figure 1) le montre assez bien. Dans Profession29Cartier-Bresson emprunte lui-même la formule au Cardinal de Retz (1613-1679), dans la préface d’ Images àla sauvette, publié en 1952.30Les agences filaires (Associated Press, Reuters et Agence France Presse), qui sont désormais en position quasihégémonique sur le traitement photographique des sujets d’actualité, se sont spécialisées dans la pro<strong>du</strong>ction deces images. Elles « ne travaillent pas sur des sujets, mais sur des images isolées. C’est le temple <strong>du</strong> ‘one shot’. »Olivia COLO, Wilfrid ESTEVE, Mat JACOB, Photojournalisme, à la croisée des chemins, Paris, Marval CFD,2005, p. 172.31René AUDET, « La narrativité est affaire d’événement », in René AUDET et al., Jeux et enjeux de lanarrativité dans les pratiques contemporaines, Dis Voir, 2006, p. 15.- 15 -15


photoreporter, Michel Guerrin rapporte les explications <strong>du</strong> photographe sur la fabrication decette image, devenue icône de la première guerre <strong>du</strong> Golfe : « C’était le deuxième jour de laguerre entre l’Irak et l’Iran, en septembre 1980. J’étais <strong>du</strong> côté irakien. Il y avait cetincendie dans le fond et je vois passer un chauffeur militaire. Je lui dis de se retourner. Peuimporte qu’il soit irakien ou iranien. Je voulais montrer la guerre <strong>du</strong> pétrole, c’est tout. Çaa <strong>du</strong>ré quelques secondes. Je savais que l’image serait forte. Elle n’avait pas besoin d’unegrosse légende. Le photojournalisme c’est de l’écriture. Raconter une situation en uneimage. Ce n’est pas facile. On m’a accusé d’avoir « monté » cette photo. Comme si c’étaitmoi qui avait allumé l’incendie ! » 32 . En quelques phrases, Henri Bureau résume l’enjeu dela narration en photojournalisme : obtenir une image riche en symboles rapidementidentifiables par un public relativement habitué à la lecture de l’image de presse. Ainsi,cette image raconte l’histoire, sans avoir vraiment besoin de recourir au texte. L’associationde l’arrière-plan – un champ pétrolifère en proie à un incendie, rappelant le contexte – àl’avant-plan – un homme portant une Kalachnikov, symbolisant le conflit armé – est plutôtexplicite : ici, les hommes se battent avant tout pour le pétrole. L’aveu d’Henri Bureauquant à la mise en scène (assez limitée dans ce cas précis) de cette image témoigne <strong>du</strong> faitque la construction d’une narration par l’image commence dès la prise de vue :éventuellement par une mise en scène (plus ou moins poussée), nécessairement par unchoix de cadrage.La volonté de raconter un événement via une image isolée, ou un récit à travers unreportage, en ré<strong>du</strong>isant la part <strong>du</strong> texte à une légende la plus concise possible n’est pas sansposer problème. C’est le cas de cette photographie d’Eddie Adams saisissant cet instant oùNguyen Ngoc Loan, le chef de la police sud-vietnamienne exécute, en pleine rue, NguyenVan Lem (Figure 2). Bien plus que dans l’exemple précédent (la photographie de Bureau),l’image est ici polysémique, au sens ou l’entend Roland Barthes : elle peut renvoyer àplusieurs « signifiés », autrement dit à plusieurs « ça a été » 33 . En l’occurrence, cette imageest devenue une icône <strong>du</strong> mouvement de protestation contre la guerre au Vietnam, car ellea été présentée et comprise comme la démonstration de la violence et de l’injustice de ceconflit 34 . Un signifié a pris le dessus sur les autres possibles et a con<strong>du</strong>it à élaborer un récit32Michel GUERRIN, Profession photoreporter, Paris Gallimard, 1988, p. 66.33Roland BARTHES, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 120.34Eddie Adams obtint pour cette image le World Press Photo en 1968 et le prix Pulitzer l’année suivante.- 16 -16


différent de celui envisagé par le photographe. Eddie Adams racontera plus tard queNguyen Van Lem était un membre <strong>du</strong> Vietcong suspecté d’avoir organisé des meurtres,dont ceux de proches <strong>du</strong> général Nguyen Ngoc Loan… et regrettera la lecture etl’utilisation qui a été faite de cette image. Non pas parce qu’elle fut utilisée commeargument pacifiste, mais parce qu’il regrettait le tort qu’elle avait pu causer à l’homme aupistolet. Gilles Saussier, photojournaliste passé par l’agence Gamma au début des années1990 et s’étant depuis nettement éloigné de cette pratique photographique pour privilégierune approche documentaire, considère que le manque de texte et de remise en contexte desimages constitue l’une des faiblesses majeures de la narration <strong>du</strong> photojournalisme.Agrégeant un instant « les reporters et les artistes photographes », il constate qu’« ilspartagent tous une même croyance : les images et les œuvres parleraient d’elles-mêmes etpourraient se passer de légendes. L’idée d’une “pollution” de l’image par le texte ou lecontexte est partagée par les reporters comme par nombre de photographes artistes envogue dans l’art contemporain institutionnel » 35 .C’est justement cette absence de recours au texte et au contexte pour expliciter les récitsconstruits sur l’image qui a parfois pu restreindre le photojournalisme à une fonctionillustrative. Car les images ne sont pas seulement susceptibles de former un récit, elle sontaussi bien souvent le vecteur d’un discours. Pierre Beylot insiste sur la dimensiondiscursive de tout récit : « Raconter, ce n’est pas seulement relater des événements, maisexprimer des idées ou une vision <strong>du</strong> monde, […] dans un sens faible, on peut dire que toutrécit comporte une dimension argumentative plus ou moins sous-jacente » 36 . Proposer uneutilisation de ses images trop peu légendées, dans un cadre narratif trop lâche, c’est offrir lapossibilité aux diffuseurs, en l’occurrence la presse, de redéfinir le récit proposé par laphotographie, voire le discours associé. Car comme pour le texte, « les rédacteurs savent,ou croient savoir, avant même le début de l’enquête, ce que va être l’intrigue. Ce qu’unehistoire dit <strong>du</strong> “problème” des SDF restera dans les limites de ce que les lecteurs savent etcroient déjà. […] Le seul problème est technique : comment avoir l’image qui va le mieuxraconter l’histoire déjà écrite » 37 . Si l’on peut débattre <strong>du</strong> degré d’entêtement des rédactions35Gilles SAUSSIER, « Situations <strong>du</strong> reportage, actualité d’une alternative documentaire », Communications,n°71, Le parti pris <strong>du</strong> document, 2001, p. 324.36Pierre BEYLOT, op. cit., p. 36.37Howard S. BECKER, op. cit., p. 347.- 17 -17


à construire et à figer les récits au préalable et à faire ensuite rentrer les images dans cescases, il n’en reste pas moins que la fragilité des récits et des discours pro<strong>du</strong>its par lesimages fixes est ici flagrante.La photographie documentaire : un discours sur le réelD’autres photographes <strong>du</strong> réel ont abordé différemment la narrativité des images. C’estnotamment le cas des photographes se rattachant à une approche documentaire de laphotographie. Comme pour le photojournalisme, ici l’objectif n’est pas d’établir une foispour toutes des frontières stables et définitives entre ces différentes appréhensions de laphotographie : celles-ci sont redéfinies en permanence et leurs contours très subjectifs nepermettraient pas de « classer » sans ambiguïté tous les photographes. D’autant plus queGilles Saussier, qui s’est essayé à une définition des critères qui distinguent la photographiedocumentaire <strong>du</strong> photojournalisme, considère qu’il y a en France, plus que dans d’autrespays, une confusion à ce sujet. « En l’absence de figures de référence, tels August Sanderen Allemagne ou Paul Strand, Dorothea Lange et Walker Evans aux Etats-Unis, enFrance, où la photographie <strong>du</strong> réel a longtemps été dominée par la figure tutélaire d’HenriCartier-Bresson et l’omnipotence de la coopérative Magnum-Photos, l’assimilation de laphotographie documentaire aux normes <strong>du</strong> reportage a été encore plus flagrante » 38 . Ladifférence entre photojournalisme et photographie documentaire tient en partie àl’approche de la diffusion des images, même si l’on ne peut évidemment la ré<strong>du</strong>ire à cela.Tandis que les images pro<strong>du</strong>ites par les photojournalistes ont pour vocation d’illustrer desarticles de presse (sans forcément que ce verbe n’ait le sens péjoratif qu’on semble luiattribuer aujourd’hui), les photographies documentaires sont plus détachées de cetteproblématique. Elles pourront certes être utilisées à cette même fin, mais on a pu dès ledébut <strong>du</strong> siècle envisager d’autres modes de diffusion : le livre ou l’exposition,notamment 39 . Walker Evans, par exemple, a pu voir son travail diffusé aussi bien pour sesqualités informatives qu’esthétiques, exposant au Museum of Modern Arts de New York ou38Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 314.39Saussier constate justement que « la tradition documentaire […] n’a jamais cru dans le choix entre le mondede l’art et les médias de masse. » Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 314.- 18 -18


travaillant pour la Farm Security Administration 40 . Une autre caractéristique desphotographes documentaires réside dans leur engagement et leur conviction <strong>du</strong> pouvoir dela photographie à porter un discours, souvent politique. Discours qui doit con<strong>du</strong>ire à uneprise de conscience, voire mener à certains changements 41 . On pense bien sûr à Lewis Hineet ses photographies sur le travail des enfants, Jacob Riis et son immersion dans lesquartiers pauvres de New York, etc.Au-delà de l’appréhension des finalités et de la diffusion, la photographie documentaire sedistingue aussi par la nature même de ses images, de leur contenu… et donc parconséquent de leur narrativité. Saussier distingue quatre critères opposant photographiedocumentaire et photojournalisme : il y a chez les premiers une prééminence « <strong>du</strong> portrait(opposé à la scène), de l’inerte (opposé à l’action), de l’effet a posteriori (opposé à l’effet apriori), <strong>du</strong> discours pro<strong>du</strong>it par le montage en série (opposé à une parole convoquée parl’image unique, au motif <strong>du</strong> “picture tells”) » 42 . On pourra certes trouver cette division unpeu radicale et avancer que « l’effet », terme par lequel Saussier désigne le style <strong>du</strong>photographe, ne se trouve pas forcément plus a posteriori chez les photographesdocumentaires que chez les photojournalistes. On pourra encore mettre en doute laspécificité <strong>du</strong> travail en série chez les photographes documentaires 43 . Ce qui demeureintéressant dans cette distinction opérée par Saussier, c’est qu’elle permet d’entrevoir enquoi photojournalisme et approche documentaire se distinguent en termes de narration.Alors que dans le photojournalisme le récit passe par un usage de la métonymie concentrésur les symboles et/ou sur la captation d’un instant « décisif », l’élaboration d’une narrationdocumentaire se concentre sur des temps plus faibles, sur l’effet de répétition amenée par lasérie (et c’est en cela qu’elle peut différer de la série d’images <strong>du</strong> reportage) ainsi que sur lacapacité d’évocation narrative des personnages, des objets ou des lieux photographiés.40Eric DE CHASSEY, Platitudes, une histoire de la photographie plate, Paris, Gallimard, 1988, p. 70.41Howard S. Becker, s’appuyant sur l’analyse <strong>du</strong> sociologue Robert Park, insiste sur le souhait des photographesdocumentaires de « se préoccuper de ce qui se passe dans la société, jouer un rôle actif dans le changementsocial, avoir le sens de la responsabilité sociale et se soucier des effets de son travail dans la société où ilcirculait. » Howard S. BECKER, op. cit., p. 337. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les photojournalistessoient dépourvus de tels objectifs.42Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 327.43Insistons sur le fait que l’image isolée, unique, n’est qu’une possibilité de la narration en photojournalisme. Laconstruction d’une narration à travers une série d’images sélectionnées et ordonnées selon un ordre précis pourleur donner <strong>du</strong> sens est la base <strong>du</strong> reportage.- 19 -19


La photographie documentaire semble pourtant souvent moins narrative, a priori, que lephotojournalisme. Elle n’en est pas moins discursive. En effet, « il peut y avoir discourssans narration, par exemple à travers le recours à la métaphore ou à la description » 44 . ChezGilles Saussier, qui a travaillé avec les populations des zones inondables en périphérie <strong>du</strong>delta <strong>du</strong> Gange au Bangladesh 45 , le discours passe en effet par une description, resserréeautour <strong>du</strong> portrait. Le discours final pro<strong>du</strong>it par ce choix permet de concilier « le faitindivi<strong>du</strong>el exprimé par chaque portrait et l’argumentation sociologique pro<strong>du</strong>ite par lemontage des images en série » 46 . La photographie documentaire a recours à des moyensmoins directs pour construire une narration, mais peut-on pour autant dire qu’elle estdépourvue d’éléments narratifs et ne s’appuie que sur la description ou la métaphore ? Unrécit, ou plutôt des récits, n’émergent-ils pas <strong>du</strong> travail de Guillaume Herbaut surTchernobyl 47 ou de celui de Philippe Guionie sur les tirailleurs africains 48 ? Sans aucundoute. L’accumulation à travers la série de portraits dans les deux cas permet de suggérer àla fois les récits indivi<strong>du</strong>els et le récit collectif. Il est vrai que l’on est là plus certainementdans la suggestion que dans la narration explicite. Les photographies de Philippe Guionie(Figure 3) n’ont pas vocation à être accompagnées de légendes spécifiant l’identité despersonnages, leur parcours de vie, etc. Dans Tchernobylsty, Guillaume Herbaut a d’ailleursré<strong>du</strong>it le texte à son minimum (Figure 4). Seuls quatre chiffres rouges sont visibles surchaque photographie, indiquant le niveau de radioactivité des lieux photographiés.Pourtant, dans cet ouvrage, la sélection des images et leur agencement au fil <strong>du</strong> livresuffisent à eux seuls à construire une narration, ou au moins des ébauches de narration. Aulecteur ensuite de combler les lacunes, les doutes. Herbaut parvient même à instaurer uneforme de suspense, de tension croissante fil de l’ouvrage, à travers cet indicateur deradioactivité, stable <strong>du</strong>rant la première partie, qui va progresser dangereusement jusqu’à44Pierre BEYLOT, op. cit., p. 12.45Un livre a été publié suite à ce projet : Gilles SAUSSIER, Shah Alam MANIK, Living in the fringe, Figura,1996, 137 p.46Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 317.47Guillaume HERBAUT, Tchernobylsty, le Petit Camarguais, 2003, 140 p. Guillaume Herbaut est l’un desmembres fondateurs de l’Œil Public.48Cette série intitulée Le tirailleur et les trois fleuves, a reçu le prix Roger Pic 2008. Elle a également donné lieuà la publication d’un livre : Philippe GUIONIE, Gaston KELMAN, Anciens combattants africains, LesImagynaires, 2006, 98 p. Philippe Guionie est membre de l’agence Myop.- 20 -20


atteindre un pic à proximité <strong>du</strong> réacteur à l’origine de l’accident 49 .Ce chiffre interpelle le lecteur, car il permet d’imaginer à quelledistance il se trouve de la centrale, quel degré de contamination aété atteint ici et persiste toujours, etc. Les portraits de famille,regroupant les (sur)vivants et les morts 50 et alternant leurprésence sont à la fois autant d’évocation de récits et de vie qu’uneréflexion et un discours plus large sur le deuil, la mémoire ouencore la notion de survie. Peut-être parce qu’il est présenté sanstexte, l’ordonnancement des images prend ici encore plusd’importance. À lui seul, il peut venir confirmer ou non deshypothèses de récit. Comme lorsque l’on suit les déambulations <strong>du</strong>photographe à travers des immeubles décatis. Rien ne nouspermet d’affirmer à coup sûr que c’est à cause de la catastrophenucléaire que ces bâtiments sont à l’abandon, que le temps sembles’être arrêté ici en 1986… Mais l’image suivante, parce qu’ellearrive juste à ce moment-là, confirme cette ébauche de narration :sur un mur, on y voit les restes d’un calendrier déchiré à l’annéeen question.Figure 3 :Les tirailleurs etles trois fleuves,(extraits)Philippe Guionie / MyopNotons au passage que si ces photographes peuvent se permettrede se passer de texte et rappel <strong>du</strong> contexte qui entoure lespersonnes et les lieux photographiés et de proposer un discours etdes éléments de narration moins directs, c’est parce qu’ilsévoquent des récits connus de tous. Les « savoirs culturels » quenous évoquions plus haut incluent aujourd’hui des connaissancesminimales sur Tchernobyl ou les tirailleurs, que ce soit par lavision de reportages ou même de films 51 sur ces sujets. Dans unautre livre, Urakami, sur les Hibakushas, ces survivants <strong>du</strong>Figure 4 :Tchernobylsty,Éd. Le Petit Camarguais,2003Guillaume Herbaut49Dans le texte que les auteurs de Photojournalisme : à la croisée des chemins consacrent à Guillaume Herbaut,ceux-ci notent qu’« au fil de sa narration, l’angoisse ressort alors qu’il ne se passe rien. Ses images rendentpalpables l’insaisissable. » Olivia COLO, Wilfrid ESTÈVE, Mat JACOB, op. cit., p. 184.50Ceux-ci sont le plus souvent représentés par des photographies ornées d’un bandeau noir, tenus par leurfamille ou posés dans des intérieurs d’appartements.51Cf., par entre autres, le film Indigènes (2006), de Rachid Bouchareb, qui évoque le rôle passé et le sort actueldes anciens combattants africains.- 21 -21


ombardement de Nagasaki, publié trois ans après Tchernobylsty, Guillaume Herbaut fera lechoix de ne pas se passer de texte. Les légendes, toujours très brèves, indiquent le nom despersonnes photographiées, la distance à laquelle elles se trouvaient lors de l’explosion en1945, ou encore les effets physiques et les conséquences sociales sur ces victimes.Il nous faut préciser que ce n’est pas parce que nous avons mis l’accent sur l’élaborationd’une narration au moment de la prise de vue chez les photojournalistes et au moment de laprésentation des images chez les photographes privilégiant une approche documentaire,que cet élément distingue les deux pratiques. Nous avons déjà souligné que l’editing est uneétape importante de la construction <strong>du</strong> récit chez les photojournalistes. Réciproquement,les photographes documentaires ont aussi recours à des choix influant sur la narration aumoment de la prises de vue. Par exemple, lorsque Gilles Saussier choisit de photographierdes Bangladais sans aucun bijou ni « signes d’indexation », pour ne pas les « exoticiser »,car selon lui, le « danger de la description, qu’elle soit anthropologique ou documentaire,est le renforcement et la perpétuation de l’ordre social » 52 . Ou encore lorsque Edward S.Curtis, qui a passé une grande partie de sa vie à photographier les Amérindiens 53 , poussépar des considérations éthiques plus incertaines, choisissait d’y effacer tout élémenttémoignant des mélanges culturels entre ces tribus et les colons blancs 54 .À partir des images <strong>du</strong> réel… et au-delàParmi les photographes <strong>du</strong> réel qui ont utilisé l’image animée, un certain nombre d’entreeux ont une démarche beaucoup moins informative ou documentaire que lesphotojournalistes ou les photographes documentaires. On peut penser au travail de JohanVan der Keuken, qui eut recours successivement à la photographie et au cinéma et qui mêlales deux médiums dans Les Vacances <strong>du</strong> cinéaste (1974), ou encore à Chris Marker, dont lefilm de fiction La Jetée (1962) reste un cas à part, <strong>du</strong> fait de sa constitution quasi exclusive52Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 321.53Edward S. Curtis est notamment l’auteur de l’« encyclopédie » The North American Indian.54Lorsque ces précautions ne suffisaient pas, Curtis pouvait avoir recours à la retouche, comme en témoignecette photographie sur laquelle il a fait disparaître un réveil, disposé par les hommes pris en photos dans leur tipi.Hans Christian ADAM, Edward S. CURTIS, Edward S. Curtis, Cologne (Allemagne), Taschen, p. 95-96.- 22 -22


d’images fixes. Voyons donc comment le processus narratif parvient à naître dans ce genrede photographie, dont l’intention artistique est affirmée beaucoup plus fortement. Commeprécédemment, les quelques photographes dont nous parlerons ici n’ont pas tous eurecours à l’image animée. Peu importe, car il s’agit dans un premier temps d’observer lesmodalités narratives à l’œuvre à travers l’image fixe. Ensuite, nous pourrons nousconcentrer sur l’utilisation de l’image animée par les photographes.Plus détachée <strong>du</strong> réel, cette photographie a souvent tendance à se servir <strong>du</strong> réel, às’appuyer sur le réel pour proposer un récit ou un discours plus personnel, plus subjectif.Comme dans la photographie documentaire, avec laquelle elle se confond parfois, on yFigures 5 et 6 :Camouflage,Le Point <strong>du</strong> jour,2005,p. 111 (haut)et p. 169Lynne Cohenobserve un refus de la narration par l’instant décisif. Celatra<strong>du</strong>it une position différente par rapport aux capacitésnarratives de l’image fixe . Une position qui n’accepte pasde voir dans la représentation de l’action ou de l’événementle seul moyen de construction d’un récit et d’un discours.Le travail de l’artiste-photographe américaine LynneCohen illustre bien cette approche 55 . Elle fait clairement lechoix de ne photographier que des lieux, a priori exemptsde tout événement 56 . Si ses photographies ne constituentpas à proprement parler des récits, René Audet suggèreque « c’est sur le mode de la virtualité que le narratif opèredans l’œuvre photographique de Cohen » 57 . En effet, c’estla capacité de ces lieux à évoquer et à suggérer des histoiresqui permet d’affirmer que ces images ont un potentielnarratif. La différence, ici, c’est que c’est seulement lapossibilité de la narration qui est offerte au lecteur… et pasune narration déjà construite. Devant ces photographies,on ne peut qu’être tenté d’imaginer l’avant- ou l’après-prise55Bien que ne se présentant pas comme une photographe, mais comme une artiste, Lynne Cohen se sertexclusivement de la photographie dans la construction de son œuvre.56« Refusant la posture <strong>du</strong> moment décisif […], cette photographe a comme sujet de prédilection des lieux :clubs d’hommes, salles de cours, établissement thermaux…, dont le caractère artificiel et inhumain, de primeabord, déconcerte les spectateurs. » René AUDET, op. cit., p. 15.57Ibidem.- 23 -23


de vue, car de nombreux indices nous y renvoient : un tableau noir couvert d’écriture 58(Figure 5), des fauteuils en skaï sur lesquels on aperçoit les traces de ceux qui s’y sontassis 59 (Figure 6), etc. Jiang-Xing Too souligne que Lynne Cohen donne à ses images « unedimension froide, dépassionnée, et l’impression qu’elles sont conçues sans interventionFigure 7 :Cover,Le Point <strong>du</strong> jour,2009,Lynne Cohenhumaine tout en camouflant les histoires invraisemblablesqu’elles semblent raconter » 60 . Ces histoires, plus ou moinsdissimulées, surgissent principalement par le recours à lasuggestion d’ellipses temporelles, liées à la présence dans lechamp d’objets ou de meubles dont on sait qu’ils ont étéutilisés… et qu’ils ont vocation à l’être à nouveau. Laphotographe semble d’ailleurs s’en amuser, comme entémoigne les nombreux rappels d’une présence humaine,sous la forme de silhouettes humaines peintes sur les mur,de robots, de masques, de peintures ou encore desculptures. En revanche, le cadrage chirurgical opéré parLynne Cohen, associé à la frontalité de la prise de vue et l’aspect clos des lieux, ne favorisepas l’émergence d’ellipses spatiales comme vecteurs de narration.En somme, « si l’on postule une possibilité narrative autour de ces images, c’est souvent enraison d’une causalité implicite liée à un objet, une ombre, un vide qu’on cherche, commespectateurs, à combler » 61 , conclut René Audet. L’ellipse temporelle est ici le moteurprincipal de la narration, de façon probablement plus marquée que chez GuillaumeHerbaut ou Philippe Guionie, mais dans un rôle assez proche. En effet, ce qui pro<strong>du</strong>it de lanarration chez Guionie, c’est le saut temporel auquel la présentation d’objets anciens et devisages d’anciens combattants marqués par les années invite le lecteur. Ils nous renvoient àla colonisation, aux rapports entre habitants de ces territoires colonisés et colons français.Tandis que dans le travail de Guillaume Herbaut sur Tchernobyl, la narration peut aussibien se concevoir par l’ellipse temporelle – comment était ce lieu ou ce personnage avant58Lynne COHEN, Camouflage, Cherbourg, Le point <strong>du</strong> jour, 2005, p. 69 et p. 111.59Ibidem, p. 169.60Jiang-Xing TOO, « Lynne Cohen : intérieurs anonymes », in Lynne COHEN, Cover, Cherbourg, Le point <strong>du</strong>jour, 2009, p. 125.61René Audet, op. cit., p. 19.- 24 -24


avril 1986 ? – que par l’ellipse spatiale – où sommes-nous par rapport au réacteur ? –.Aussi paradoxal que cela puisse sembler a priori, c’est bien parce que la narration de cesimages est lacunaire que leur potentiel narratif est si important. Bien que très différent, letravail de Berndt et Hilla Becher peut être envisagé comme reposant sur les mêmes choixnarratifs. Car « au bout <strong>du</strong> compte, ce que nous faisons, avait coutume de dire BerndtBecher, c’est de raconter des histoires enprésentant des choses qui racontent leurpropre histoire » 62 . La narration d’un livrecomme Les Américains (1958) de RobertFrank repose également sur le pouvoird’évocation et de suggestion de l’image, àtravers l’ellipse spatiotemporelle. Lelecteur est invité à se demander qui sontces gens, quelle est leur histoire, qu’est-cequ’il se passe dans ce bar qui ressembleétrangement à un salon <strong>du</strong> XIXèmeFigure 8 :Les Américains, Delpire, 1958,p. 77Robert Franksiècle 63 ? Jack Kerouac, qui signe la préface, a bien saisi le potentiel narratif de ces images,relatant l’histoire racontée, selon lui, par la photographie de la voiture bâchée (Figure 8) :« une voiture enveloppée dans une baâche profilée de luxe (oui j’ai connu un routier quiprononçait « baâche ») pour empêcher la crasse de Malibu-la-sans-crasse de tomber surcette affaire toute neuve passée à la peau de chamois tandis que son propriétaire qui estcharpentier à cinq dollars de l’heure somnole dans la maison avec épouse et TV, tout çasous les palmiers pour pas un rond dans cette nuit de Californie cimetierreuse » 64 .Sans conteste, ce qui surgit de ce type de narration photographique, c’est un discours, plusqu’un récit. Un discours qui s’appuie plus sur la suggestion que sur une argumentationprécise. Ainsi, « considérées comme un ensemble cohérent, les photographies de LynneCohen apparaissent incontestablement sous-ten<strong>du</strong>es par un point de vue politique. (…) les62Susanne LANGE, « Berndt et Hilla Becher. Ré<strong>du</strong>ire l’objet pour s’en saisir », Pratiques / Réflexions sur l’art,n°5, 1998, p. 48-49. Citation rapporté par Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 324.63Robert FRANK, Jack KEROUAC, Les Américains, Delpire, (1958), 2007, p. 67.64Ibidem, p. 7. La photographie à laquelle se réfère Kerouac se trouve à la page 77 de la même édition.- 25 -25


photographies de Lynne Cohen montrent des dispositifs de contrôle et de surveillance » 65 .Car les récits évoqués par ses images sont le plus souvent assez oppressants, dans ce qu’ilscomportent de soumission aux normes, notamment. L’uniformité qui se dégage de lamultitude d’intérieurs domestiques nous renvoie, par exemple, au conformisme et àl’idéologie <strong>du</strong> bonheur selon le mythe de l’American way of life. Ce sont les indivi<strong>du</strong>s euxmêmesqui s’imposent ce contrôle et cette surveillance dont nous parlent les photographiesde Lynne Cohen, d’où notre malaise devant elles. Parce qu’elles nous renvoient à notrepropre acceptation et intériorisation d’un contrôle social. Dans le cas de Philippe Guionie,le choix même <strong>du</strong> sujet des anciens combattants africains, assez peu évoqué dans les autresmédias, implique un discours sous-jacent. Le fait que le photographe propose dans cettesérie des images comme celle où l’on voit une boîte de chocolat en poudre Banania 66contribue à affirmer la présence d’un tel discours. Enfin, les choix d’ordonnancement desimages dans Les Américains pro<strong>du</strong>isent immanquablement un discours. Telles ces deuximages qui viennent l’une à la suite de l’autre, la première prise lors d’un dîner de gala,montrant une Amérique opulente, la suivante faite dans ce qui ressemble à un restaurantroutier 67 . Et même lorsque l’enchaînement des images est moins explicite, c’est au final(entre autres…) un discours sur le rêve américain et son envers : la ségrégation, lesinégalités, le tout teinté de patriotisme et de religion. Le travail de Robert Frank sur lesmineurs <strong>du</strong> Pays de Galles, réalisé en 1953 et tel qu’il est présenté dans Storylines 68 s’appuiesur une présentation des images qui rendent le discours <strong>du</strong> photographe encore plusexplicite : une quinzaine de portraits de « gueules noires » se succèdent. Et la série se clôtde façon abrupte sur une image <strong>du</strong> cimetière local. Le récit ici évoqué, alors que les imagesne sont accompagnées d’aucune autre précision en dehors <strong>du</strong> fait qu’elles ont été faites en1953 au Pays de Galles, est sans équivoque. Le discours politique qu’il fait naître et / oudont il est à l’origine, non plus.65Jiang-Xing TOO, op. cit., p. 126.66Parce que la marque utilisait pour sa promotion l’image stéréotypée d’un tirailleur africain et <strong>du</strong> slogan « Y’abon Banania », elle reste emblématique <strong>du</strong> colonialisme et <strong>du</strong> racisme de la France envers ses anciennes coloniesafricaines.67Robert FRANK, Jack KEROUAC, op. cit., p. 143-145.68Robert FRANK, Storylines, Göttingen (Allemagne), Steidl, 2004, 205p.- 26 -26


2. Cinéma documentaire et narrationComme l’image fixe, l’image animée a tout de suite été envisagée comme un moyen derendre compte <strong>du</strong> réel, de le raconter. Les premiers films pro<strong>du</strong>its par les frères Lumière,composés d’un seul plan, témoignent de cette volonté initiale : La Sortie de l’usine Lumière àLyon (1895) ou L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895) sont censés montrer le quotidiensans autre filtre narratif que le choix <strong>du</strong> cadre et de l’instant <strong>du</strong> tournage. Un peu commeles opérateurs Lumière envoyés à travers le monde étaient censés constituer uneencyclopédie visuelle et animée. Par la suite, le cinéma deviendra essentiellement un outilconsacré à la fiction, malgré la permanence d’un courant attaché à la représentation <strong>du</strong> réel,qui pourra prendre différents noms selon les époques et les approches envisagées : « cinémadocumentaire », « cinéma <strong>du</strong> réel », ou encore « cinéma-vérité », « cinéma direct », etc 69 . Ilest intéressant de remarquer que des échanges entre les photographes et les cinéastes <strong>du</strong>réel ont lieu dès les premiers temps <strong>du</strong> cinéma, les approches des uns inspirant celles desautres et les pratiques étant loin d’être cloisonnées 70 . Mais bien que l’on puisse établircertains points communs entre la narration par l’image fixe et celle par l’image animée, laconstruction d’un récit via l’image animée diffère considérablement, notamment parcequ’elle nécessite un travail d’écriture plus important, à la fois avant et après la phase deprise de vue.69Pour une approche plus exhaustive de ces termes, voir Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma,Paris, Armand Colin, 2008, 428 p.70Ainsi, Edward S. Curtis tourna dès 1914 un film sur les Amérindiens Kwiakiutl, Au pays des chasseurs detêtes, dont Hans Christian Adam, biographe de Curtis, nous affirme qu’il « devait marquer de jeunes réalisateursorientés vers l’ethnographie comme Robert Flaherty. » Hans-Christian ADAM, Edward S. CURTIS, Edward S.Curtis, … p. 50. En effet, avant de réaliser le célèbre Nanouk l’esquimau (1922), Flaherty fera des portraitsd’Inuits, qui « ne sont pas sans rappeler les portraits d’Edward Curtis, consacré aux Indiens », selon GuyGauthier. Guy GAUTHIER, op. cit., p. 49.- 27 -27


Une nécessaire mise en scène <strong>du</strong> réel« Tous les grands films de fiction tendent audocumentaire, comme tous les grandsdocumentaires tendent à la fiction. (…) Et quiopte au fond pour l’un trouve nécessairementl’autre au bout <strong>du</strong> chemin. »Jean-Luc Godard 71Pour éviter toute confusion, nous insisterons d’abord sur le fait que l’écriture préalabled’un texte organisant le récit – que l’on appellera ici scénario bien que le terme ait uneconnotation fictionnelle un peu gênante 72 – n’est pas une caractéristique <strong>du</strong> récit racontépar l’image animée. La construction d’une narration à travers l’image fixe a souvent, elleaussi, besoin d’un schéma directeur initial. Un reportage photographique nécessitera, parexemple, l’écriture d’un synopsis 73 , à la fois pour aller chercher des soutiens financiers etpour mieux cerner son sujet et mieux le photographier, une fois venu le temps de la prise devue. Mais lors <strong>du</strong> recours à l’image animée, ce travail d’écriture préalable est encore plusimportant. Parce que les moyens techniques mis en œuvre sont plus contraignants, parceque les besoins financiers sont en général supérieurs, parce qu’un plan est moins facilementmodifiable qu’une photographie simple (recadrage, retouche…), etc. En somme, parce quele moment de la prise de vue supporte moins l’improvisation et les aléas lorsqu’on a recoursà l’image animée qu’à l’image fixe.Il va de soi que la construction d’un récit cinématographique de fiction nécessite unscénario. En revanche, la présence d’un travail d’écriture préalable dans le cadre <strong>du</strong> cinéma<strong>du</strong> réel, même si elle est admise, n’est pas sans poser quelques problèmes. Car elle soulèveune contradiction, ou tout au moins un paradoxe : comment prétendre montrer le réel tout71Jean-Luc GODARD, Jean-Luc Godard par JLG, Paris, éditions de l’Etoile, 1995, p. 144.72Jean-Luc LIOULT souligne que le terme même de «scénario documentaire peut apparaître comme unoxymore ». Jean-Luc LIOULT, « Hasard et nécessité : le paradoxe <strong>du</strong> scénario documentaire », in RenéMONNIER (dir.), Territoires <strong>du</strong> scénario, Centre Gaston Blanchard sur l’Imaginaire et la Rationalité, 2006, p.61.73Yan MORVAN, Photojournalisme, deuxième édition, Victoires, 2008, p. 214.- 28 -28


en envisageant une construction <strong>du</strong> récit préalable au tournage ? Certes, on pourraitlogiquement penser qu’un travail narratif et d’écriture intervienne suite au tournage, pourmettre en forme les éléments prélevés dans le réel, mais n’y a-t-il pas dans la notion mêmede cinéma documentaire (ou « cinéma <strong>du</strong> réel ») un obstacle ontologique à chercher à écrirece qui va se passer dans la réalité ?De nombreux théoriciens <strong>du</strong> cinéma et de la narration se sont penchés sur les particularités<strong>du</strong> cinéma documentaire, par exemple sur ce qui fait la différence entre un film tiré <strong>du</strong> réelmais ayant recours à des artifices narratifs et un film de fiction conçu avec un souci devraisemblance poussé. Au final, ce qui doit distinguer le film documentaire <strong>du</strong> film defiction, c’est la part de l’afilmique et <strong>du</strong> profilmique. L’afilmique désigne « ce que la caméraenregistre sans mise en scène préalable », autrement dit l’« ensemble des données qui nesont pas affectées par le filmage » 74 , tandis que le profilmique englobe « ce qui a été mis enplace/scène pour être filmé » 75 . On imagine bien que le cinéma de fiction auranécessairement bien plus recours au profilmique – à travers le jeu des acteurs, les décors oula mise en scène – que le cinéma documentaire, parfois appelé de non-fiction, qui est censéêtre fondé sur le réel, donc l’afilmique. Malgré cette évidence, il ne faudrait pas en conclureque tous les documentaires se passent totalement de mise en scène. Jean-Luc Lioultconstate qu’« il est bien rare dans la pratique que le documentariste puisse éviter toutaménagement profilmique » 76 . Pierre Beylot parle lui de « feintise profilmique » 77 pourqualifier ces petits accommodements des cinéastes avec le réel, lorsque certaines scènessont rejouées par les protagonistes <strong>du</strong> documentaire pour les besoins de la narration. Ces« feintises », « montrent des faits qui se répètent quotidiennement : cela va des différentesversions de La Sortie des usines Lumière (Lumière, 1895), à la vie des Esquimaux mise enscène par Flaherty dans Nanouk (1922) » 78 . Le documentaire, comme la fiction, met enœuvre un certain degré de narration, que ce soit par un aménagement <strong>du</strong> réel lors <strong>du</strong>tournage, ou à l’étape <strong>du</strong> montage, qui permet de préciser à la fois le récit <strong>du</strong> film et son74Jean-Luc LIOULT, À l’enseigne <strong>du</strong> réel. Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications del’Université de Provence, 2004, p. 41 et 44.75Ibidem, p. 42.76Ibidem, p. 43.77Pierre BEYLOT, op. cit., p. 132.78Ibidem.- 29 -29


discours, comme nous le verrons ensuite. La nuance, mais de taille, entre les deux, c’est que« le documentariste ne choisit pas qui vit et qui meurt, qui gagne et qui perd : c’est le coursdes choses qui décide » 79 . Même si l’on peut remarquer que les pro<strong>du</strong>ctions hybrides,mêlant documentaire et fiction ont connu un certain essor depuis les deux dernièresdécennies 80 . Une nouvelle forme de documentaire apparue sur internet – lewebdocumentaire –, qui emprunte d’ailleurs des formes narratives à la fois à l’univers de lafiction et à celui <strong>du</strong> jeu, en est un exemple récent 81 .Comment concilier « les rôles apparemment conflictuels <strong>du</strong> documentariste [qui] sont ceux“d’observateur discret qui respecte l’intégrité <strong>du</strong> réel” et de “narrateur qui arrange etordonne son histoire” » 82 ? En fait, cette construction d’une narration respectueuse <strong>du</strong> réelpasse par deux étapes : l’élaboration d’un scénario très malléable, provisoire, ainsi qu’untravail d’écriture narrative à travers le montage. Jean-Luc Lioult note également que lepremier choix narratif <strong>du</strong> documentariste, c’est le choix des lieux, des personnes et <strong>du</strong>temps <strong>du</strong>rant lequel il va les filmer : « les cinéastes choisissent un milieu, des personnages,des circonstances susceptibles de faire sens, d’engendrer un récit » 83 . La fonction del’écriture préalable <strong>du</strong> documentaire aura donc pour fonction essentielle de préparer « larencontre avec une certaine réalité, permettant au cinéaste, <strong>du</strong>rant le tournage, d’êtreprésent aux événements, de pouvoir anticiper leur déroulement, d’utiliser sa sensibilité etde la confronter aux “impromptus <strong>du</strong> réel” » 84 , comme l’explique Pascal Césaro, se référantà sa propre pratique <strong>du</strong> documentaire. Il s’empresse de délimiter la « scénarisationdocumentaire », qui a priori « doit rester une proposition de stratégie filmique, c’est-à-direque […] le scénario délimite un mode d’appréhension (de sélection) dans lequel la relation79Guy GAUTHIER, op. cit., p. 270.80Jean-Luc LIOULT, op. cit., p. 20-22.81Le webdocumentaire se développe vraiment en France à la fin des années 2000, avec néanmoins quelquesprécurseurs : La cité des mortes (2006), Thanatorama (2007), Voyage au bout <strong>du</strong> charbon (2008), etc.82Jean-Luc LIOULT, « Hasard et nécessité : le paradoxe <strong>du</strong> scénario documentaire », in René MONNIER (dir.),op.cit., p. 65. Lioult cite ici William GUYNN, Un cinéma de non fiction – Le documentaire classique à l’épreuvede la théorie, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2001, p. 25.83Ibidem.84Pascal CÉSARO, « Le documentaire au risque <strong>du</strong> scénario « Impossibilité <strong>du</strong> scénario. Nécessité <strong>du</strong>documentaire», in MONNIER René, (dir.), op. cit., p. 78.- 30 -30


au réel va pouvoir se déployer. » 85 Ainsi, Robert Flaherty 86 trouvait d’abord sespersonnages, puis observait leur quotidien avant d’écrire un récit provisoire, articuléautour de « temps forts qui vont structurer le film ». Pour Guy Gauthier, cetteappréhension <strong>du</strong> réel caractérise la scénarisation documentaire, faite d’allers-retours entrele récit imaginé et les contraintes <strong>du</strong> réel : chez Flaherty, « le scénario n’est pas issu d’unartiste solitaire, mais se construit au fil de l’expérience vécue » 87 .Le choix des modalités d’appréhension <strong>du</strong> réel, ou plutôt d’un réel parmi d’autres, faitpartie intégrante de la narration et <strong>du</strong> discours sous-ten<strong>du</strong> au final par le film. Lesociologue Pascal Reysset montre ainsi comment la volonté de Raymond Depardon de seconcentrer sur de vieux paysans – éloignés de l’image que souhaitent donner les syndicatsagricoles de la profession – dans Profils paysans 88 aboutit à un résultat qui « n’est passimplement documentaire, informatif voire esthétique, [mais] surtout politique » 89 .Depardon le confirme lorsqu’il raconte que les syndicats agricoles « ne voyaient pas [son]film d’un bon œil. Pour eux, ces paysans n’existaient plus ou ils étaient si minoritaires qu’ilsne présentaient plus aucun intérêt. Pourtant, c’étaient les plus touchants, les plusauthentiques, les plus désespérés » 90 . Reysset souligne aussi que les choix de prise de vuelors des séances de tournage ont un impact narratif : beaucoup de scènes de la trilogie deDepardon se déroulent dans les cuisines des personnages suivis, ce qui con<strong>du</strong>it selonReysset à les enfermer dans leurs rôles de paysans 91 . Quant aux choix techniques et/ouesthétiques au moment de la prise de vue, ils sont tout aussi décisifs : la fixité de la camérapeut être perçue ici comme un moyen de faire oublier que le récit est une construction de85Ibidem, p. 83.86Réalisateur, entre autres, de Nanouk l’Esquimau (1922), Moana (1923) ou L’Homme d’Aran (1934), RobertFlaherty est généralement considéré comme l’un des pionniers <strong>du</strong> cinéma <strong>du</strong> réel, aux côtés <strong>du</strong> réalisateur russeDziga Vertov.87Guy GAUTHIER, op. cit., p. 66.88Profils paysans est une série de trois films documentaires de Raymond Depardon qui comprend L’Approche(2001), Le Quotidien (2005) et La Vie moderne (2008).89Pascal REYSSET, « Le pouvoir de représentation. Remarques sociologiques sur le film de RaymondDepardon Profils paysans », in Politix, vol. 16, n°61, premier trimestre 2003, p. 192.90Raymond DEPARDON, Paysans, Points, 2009.91Reysset voit même une forme de « violence symbolique » dans cette « “empaysannement” des paysans ».Pascal REYSSET, op. cit., p. 194. À lire l’éclairage de Depardon sur son propre travail, on imagine bien quecette violence symbolique <strong>du</strong> cinéaste dominant sur ces paysans dominés est loin d’être volontaire. Cependant,l’analyse de Reysset demeure pertinente, car elle met en lumière la construction d’un discours – plus ou moinsvolontaire – <strong>du</strong> film dès l’étape de la scénarisation.- 31 -31


précédente de l’histoire (etc.) ne seront pas contrôlés par l’auteur 96 , le contrôle par lecinéaste de ce qui est présenté au spectateur est complet. Catherine Saouter y voit l’une desdifférences majeures entre les deux médiums et rappelle que « le plan se distingue del’image fixe : il est exposé à la vue pendant une <strong>du</strong>rée décidée au montage, sur laquelle lespectateur n’a aucun pouvoir » 97 . Même si l’on se refuse à considérer le spectateur commeune machine qui ne ferait que décoder et interpréter les propositions narratives <strong>du</strong>réalisateur, il faut reconnaître que la narration filmique, par sa conception même, imposeencore plus au spectateur le point de vue de l’auteur 98 .Si la place <strong>du</strong> montage dans la narration est considérée avec autant d’importance, ce n’estpas tant parce que le récit ne s’élaborerait qu’à ce moment-là, mais parce que les outils <strong>du</strong>montage pour construire le récit sont probablement plus évidents. François Jost grossit letrait en affirmant que « l’acte narratif n’est réellement sensible qu’au moment où l’image sedétache de l’illusion mimétique (par décadrage, mouvement étrange de la caméra, raccord,etc.), c’est-à-dire lorsque, à travers les énoncés visuels, sont perçues des marquesd’énonciation » 99 . Nous avons évoqué plus tôt la possibilité d’autres choix narratifs avant etpendant le tournage. Cependant, la mise en avant par Jost <strong>du</strong> montage comme révélateurdes marques d’énonciation est très intéressante. Et nous permet de mieux comprendrepourquoi la présence de longs plans-séquences dans les Profils paysans de RaymondDepardon peut être interprétée comme une mise en retrait volontaire de l’auteur. À la fixitéde la caméra, s’ajoute le choix d’un montage peu interventionniste (les plans sont peunombreux, mais relativement longs), qui peut être compris comme un des moyens pourDepardon d’universaliser sa vision subjective <strong>du</strong> monde paysan. Même s’il serait hasardeuxde tirer des conclusions trop définitives en étudiant seulement le degré d’intervention aumontage, on peut admettre avec Guy Gauthier « qu’il est plus facile d’exprimer des idées96Pour les supports classiques sur papier, tout au moins. Cette spécificité peut être remise en cause par certainsmoyens alternatifs de présentation des images fixes, tels que la projection, l’objet multimédia, etc.97Catherine SAOUTER, op. cit., p. 125.98Bernard Leconte rappelle cette vision <strong>du</strong> montage par le cinéaste Sergueï Eisenstein : « La vertu <strong>du</strong> montageconsiste en ce que l’émotivité et la raison <strong>du</strong> spectateur s’insèrent dans le parcours de création. On oblige lespectateur à suivre la voie qu’a suivie l’auteur lorsqu’il construisait l’image ». Bernard LECONTE, Lirel’audiovisuel. Précis d’analyse iconique, Paris, L’Harmattan, Champs visuels, 1999, p. 54. La citation est issuede Sergueï Eisenstein, Propos d’un cinéaste, Moscou, ed. <strong>du</strong> Progrès, 1958, s.p.99François JOST, « Narrations : en deça et au-delà », Communications, n°38, 1983, p.200.- 33 -33


par le montage, et plus facile de témoigner de la réalité « brute » (ce qu’elle n’est jamais) enfilmant en continu à l’aide d’une courte focale » 100 .Appréhension <strong>du</strong> tournage et degré d’interventionnisme au moment <strong>du</strong> montage sontsouvent liés. En se référant aux deux figures pionnières <strong>du</strong> cinéma <strong>du</strong> réel, l’AméricainRobert Flaherty et le Soviétique Dziga Vertov, on distingue aisément deux approchessingulières. Chez Flaherty, où le réel a pu être mis en scène, ou au moins rejoué 101 , dans lecadre de la feintise profilmique évoquée par Pierre Beylot, le montage s’inscrit dans lacontinuité totale <strong>du</strong> tournage et a pour principale mission de rendre intelligible le quotidiende ses personnages et les différents événements sur lesquels le cinéaste a souhaité mettrel’accent dès le tournage. Chez Vertov, en revanche, le documentaire se doit d’êtrel’enregistrement « d’instants de vie sans mise en scène » 102 . L’auteur de L’homme à la caméra(1929), qui n’était pas opérateur et confiait les prises de vue à ses frères Mikhail et BorisKaufman, considérait que « tout, en dernier ressort, se passait au montage » 103 . Là encore,la subjectivité de l’auteur dans la narration sera bien plus prégnante chez Vertov que chezFlaherty, <strong>du</strong> fait de ce recours intensif au montage. Bien enten<strong>du</strong>, entre ces deux positions,ici rapidement esquissées, existe tout un continuum de possibilités. Il n’existe pas defrontières prédéterminées et l’approche d’un même cinéaste peut changer avec le temps,comme le montre l’évolution sur ce sujet de Raymond Depardon. José Pinheiro, qui futl’un des monteurs <strong>du</strong> photographe - cinéaste se souvient que c’est grâce aux choix réalisésau montage que Depardon a renoncé à « tout ce qui était rattaché à l’écriture télé, commel’usage <strong>du</strong> zoom, principalement » 104 et a préféré opter définitivement pour les focales fixesdans sa pratique de l’image animée. Pinheiro considère que « l’un des repères les plus nets100Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p. 53.101Il est d’ailleurs indéniable que la mise en œuvre de ces « feintises » était liée de près aux contraintestechniques auxquelles Flaherty devait faire face. La lourdeur <strong>du</strong> matériel et la taille ré<strong>du</strong>ite des magasins depellicule de l’époque (d’environ deux minutes) ont pu imposer que certaines scènes spontanées de chasse ou depêche soient rejouées. De même que la faible sensibilité des films de l’époque explique pourquoi les scènescensées se dérouler dans un véritable igloo ont été en fait tournées dans une moitié d’igloo.102Rapporté dans Jean-Luc LIOULT, À l’enseigne <strong>du</strong> réel. Penser le documentaire, Aix-en-Provence,Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 53.103Guy GAUTHIER, op. cit., p. 54.104Ces propos ont été recueilli par François Sabouraud (enseignant à l’E.N.S. <strong>Louis</strong>-Lumière) pour la réalisationd’un livre revenant sur l’œuvre cinématographique de Depardon, dans le cadre d’une rétrospective en sonhonneur, en 1993. Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, Depardon/cinéma, Paris, Cahiers <strong>du</strong>cinéma : Ministère des affaires étrangères, 1993, p. 32.- 34 -34


dans la progression de Depardon par rapport au montage, c’est quand il a commencé à oserla longueur au moment <strong>du</strong> tournage, ce qui préfaçait son passage au plan-séquence » 105 .Dans l’image animée, le recours aux raccords entre les différents plans qui vont venirconstituer le récit est le principal outil narratif, après l’éventuel raccourcissement desplans 106 . Ces raccords constituent des marques d’énonciations indispensables à lacompréhension <strong>du</strong> récit par le spectateur. Pour illustrer cela, restons chez Depardon.Roger Ikhlef, qui fut son monteur à partir des Années déclic (1984), pour ses filmsdocumentaires et de fiction 107 , explique comment un type de raccord, en l’occurrence lefon<strong>du</strong>-enchaîné 108 , a été privilégié pour raccourcir des monologues de patients dansUrgences (1988): : « On s’est dit qu’il fallait préserver l’impression de continuité, pour queles gens comprennent qu’on a coupé, mais qu’en vérité, c’est le même temps, c’est le mêmediscours » 109 . Alors que dans le cinéma de fiction le raccord en fon<strong>du</strong>-enchaîné pourrapermettre une focalisation sur les pensées d’un personnage, tra<strong>du</strong>ire un déplacement dansle temps ou dans l’espace (etc.), ce type de raccord aura, dans le cinéma documentaire,surtout le pouvoir d’indiquer une ellipse temporelle comme celle évoquée par Ikhlef. Lespectateur parvient à donner un sens à l’usage de tel ou tel raccord grâce aux savoirsculturels que nous évoquions à propos de la narrativité des images fixes : pour le cinéma,c’est non seulement les plans précédents <strong>du</strong> film, mais aussi la connaissance de « schémasnarratifs » 110 préexistants et vus dans d’autres récits filmiques qui permet de savoir quelsens attribuer à tel cut, tel fon<strong>du</strong> au noir, etc. Mais les raccords ne sont pas uniquement auservice <strong>du</strong> récit, ils peuvent aussi être des outils discursifs. Analysant les films de Depardonsur le monde paysan, Pascal Reysset établit que « la rigueur de la vie paysanne estdémontrée notamment par les raccords opérés entre les plans-séquences (lors desquels105Ibidem.106Pascal Reysset soulève l’importance <strong>du</strong> choix dans les rushs dans la construction de l’histoire : « Le trinécessaire jamais explicité est un acte social lié au pouvoir de représentation <strong>du</strong> réalisateur et qui exprime sespropres rapports au monde social qu’il cherche à capter. » Pascal REYSSET, op. cit., p. 191.107La carrière de monteur de Roger Ikhlef avait débuté bien avant sa rencontre avec Depardon, puisqu’il avaitdéjà participé aux inoubliables Quand les filles se déchaînent, de Guy Maria (1974) et Couche-moi dans le sableet fais jaillir ton pétrole de Norbert Terry (1975).108Le fon<strong>du</strong>-enchaîné est un raccord reposant sur la variation d’opacité des plans qui se succèdent et qui con<strong>du</strong>ità une transition progressive entre ces deux plans.109Propos recueilli par François Sabouraud. Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, op. cit., p. 151.110Les « narrative patterns » d’Edward BRANIGAN, in Guillaume SOULEZ (dir.), Penser, cadrer : le projet <strong>du</strong>cadre, Paris, L’Harmattan, Champs visuels, 1999, p. 22.- 35 -35


s’expriment les personnes successivement rencontrées), qui dépassent symboliquement lapure technique cinématographique pour accentuer le déterminisme “naturel” en permettantde montrer un univers inhospitalier : vues sur la montagne, les paysages enneigés » 111 .L’usage <strong>du</strong> raccord n’a donc pas seulement vocation à pro<strong>du</strong>ire un récit cohérent etintelligible par le spectateur, c’est aussi un moyen de tenter de lui transmettre une intuition,d’une façon plus subtile, plus détournée. Cette technique a cependant ses limites, car ellerepose sur la volonté et la capacité <strong>du</strong> spectateur de comprendre cet effet de la « bonne »façon. Rien ne permet donc d’avoir la certitude que le public de Profils paysans aura perçu laréférence à un « déterminisme “naturel” » instillée par le montage des plans.Les différents visages <strong>du</strong> documentaireLes films que l’on a jusqu’ici regroupés sous l’étiquette de « documentaire » ou de « cinéma<strong>du</strong> réel » sont en fait bien plus variés que cette appellation commune a pu le laisser croire.Comme chez les photographes <strong>du</strong> réel, les rapports à l’information, à l’esthétique ou à l’artdes cinéastes <strong>du</strong> réel sont très divers. John Grierson, cinéaste britannique à l’origine del’expression « documentary films » a su résumer à la fois l’essence commune de cesdocumentaires et leur diversité. « L’idée documentaire ne demande rien de plus que deporter à l’écran, par n’importe quel moyen, les préoccupations de notre temps, en frappantl’imagination et avec une observation aussi riche que possible. Cette vision peut être <strong>du</strong>reportage à un certain niveau, de la poésie à un autre ; à un autre enfin, sa qualitéesthétique réside dans la lucidité de son exposé » 112 . Ce qui explique que l’on qualifie aussibien de documentaire Nanouk l’Esquimau (1922) de Flaherty, Primary (1960) de RichardLeacock, Dix minutes de silence pour John Lennon (1980) de Depardon, Restrepo (2010), de TimHetherington et Sebastian Junger ou encore Les Vacances <strong>du</strong> cinéaste (1974), de Johan vander Keuken. Alors même que ces films diffèrent singulièrement dans leur utilisation <strong>du</strong> réelcomme dans leurs intentions narratives.111Pascal REYSSET, op. cit., p. 190.112Guy GAUTHIER, op. cit., p. 58. Gauthier cite ici un autre ouvrage : Gilles MARSOLLAIS, L’Aventure <strong>du</strong>cinéma direct, Paris, Seghers, 1974.- 36 -36


Classer très précisément les différents types de films documentaires n’aurait probablementpas beaucoup de sens et, en tout cas, dépasserait l’objet de notre recherche actuelle.Cependant, il n’est pas inutile de constater brièvement que les différentes appréhensionsdes étapes <strong>du</strong> tournage et <strong>du</strong> montage, ainsi que des finalités mêmes de l’objetdocumentaire peuvent se rejoindre autour de certaines similitudes. Certains théoriciens <strong>du</strong>film documentaire sont allés très loin dans la description des genres <strong>du</strong> cinéma de nonfiction,mais nous nous en tiendrons à une vision plus globale, reprenant la classification <strong>du</strong>chercheur américain Bill Nichols 113 . Ce dernier considère qu’il y a quatre modes majeursde narration documentaire, qui répondent à une logique d’observation, d’exposé,d’interaction et de réflexivité.Dans le documentaire d’observation, le cinéaste se pose en retrait, comme dans certainsfilms de Raymond Depardon ou de Frederick Wiseman 114 . Jean-Luc Lioult note, commeon avait pu le voir à propos de la trilogie Profils paysans de Depardon, que souvent dans cetype de cinéma, « les éléments paraissent simplement juxtaposés, jusqu’à ce qu’on découvreune logique d’ensemble, une “vision” globalisante » 115 . On peut penser à juste titre que laconstruction narrative sera moins forte, ou au moins plus discrète, que l’intervention del’auteur au moment <strong>du</strong> tournage puis lors <strong>du</strong> montage sera moins sensible. Toutefois, cesdocumentaires observationnels racontent bien quelque chose. Ils proposent un récit,portent un discours, et à ce titre, sont pleinement narratifs. Prenant l’exemple <strong>du</strong> travail deFrederick Wiseman, Guy Gauthier remarque que le cinéaste « n’intervient pas, autrementque par sa présence (mais c’est bien une intervention), il ne commente pas, autrement quepar le montage (mais c’est bien un commentaire), il filme l’action et non le récit de l’action(mais une action filmée est déjà une ébauche de récit) » 116 . Le documentaire de type« exposé » est fondé, lui, sur une « relation au spectateur de type didactique, supposant une“adresse directe” » au spectateur, ce qui provoque une « illusion d’objectivité » 117 . Malgréles nuances considérables qui distinguent ces films, on pourrait placer dans cette catégorie113Jean-Luc Lioult reprend cette classification dans À l’enseigne <strong>du</strong> réel. Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 107-109.114Wiseman est un cinéaste américain dont le travail est consacré aux institutions de son pays : hôpitaux,système é<strong>du</strong>catif et judiciaire, etc. Son dernier film en date, Boxing Gym est sorti en France le 9 mars 2011.115Ibidem, p. 87.116Guy GAUTHIER, op. cit., p. 26.117Jean-Luc LIOULT, op. cit., p. 108.- 37 -37


Le cauchemar de Darwin (2004) d’Hubert Sauper, Inside Job (2010) de Charles Ferguson, oumême Farenheit 9/11 (2004) de Michael Moore. Là, le récit n’est pas à déchiffrer. Et lediscours qui l’accompagne ne nécessite généralement pas un grand travail d’interprétationde la part <strong>du</strong> spectateur, il est donné assez clairement par le film : les travers dramatiquesde la mondialisation chez Sauper, l’irresponsabilité et l’indécence des milieux financierschez Ferguson ou encore l’illégitimité de George W. Bush chez Moore. Le documentaireinteractif « implique l’existence et surtout le filmage de relations consistantes entre “acteurssociaux” et cinéaste » 118 , comme chez Jean Rouch 119 . Le mode performatif, plus récemmentdécrit par Bill Nichols, serait alors une variante de l’interaction, avec une mise en avant <strong>du</strong>documentariste plus poussée. Le terme semble avoir été créé sur mesure pour la plupartdes films de Michael Moore – The Big One (1998), Bowling for Columbine (2002) ou encoreSicko (2007) –, ou Super Size Me (2004) de Morgan Spurlock. Enfin, le documentaire peutêtre réflexif, lorsque le « film se reflète sur lui-même, soit qu’il comporte une représentationde son propre tournage, soit que l’instance auteur s’observe elle-même en action » 120 . SanClemente, de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber, en choisissant de conserver aumontage les nombreuses adresses des patients et même <strong>du</strong> personnel soignant de l’hôpitalau <strong>du</strong>o filmeur – preneuse de son 121 , s’inscrit tout à fait dans cette logique.118Jean-Luc LIOULT, op. cit., p. 108.119Cinéaste et ethnologue, Jean Rouch a filmé des peuples, à l’instar des Dogons, parmi lesquels une approcheobservationnelle aurait de toutes façons été impossible, en raison des différences culturelles séparant le cinéastedes « acteurs ».120Jean-Luc LIOULT, op. cit., p. 109.121Il est d’ailleurs assez significatif que l’un des premiers plans <strong>du</strong> film montre Depardon et Ristelhueber entrain de se faire expulser manu militari d’une chambre par un médecin furieux d’y trouver une équipe detournage. Et que le film s’achève peu après que Dario, un patient, ait fait ses adieux à la petite équipe detournage. Entre-temps, des patientes auront tenté de frapper la caméra, un autre se sera emparé <strong>du</strong> micro pourfaire semblant de l’avaler, etc.- 38 -38


3. Les photographes <strong>du</strong> réel s’approprient l’image animéeLes photographes n’ont évidemment pas atten<strong>du</strong> l’arrivée d’appareils permettant aussi bienla captation d’images fixes que d’images animées pour s’intéresser à ces dernières etraconter leurs histoires à travers elles 122 . Leurs pratiques et leurs choix photographiquesont influencé leur approche de l’image animée, qui s’est tantôt placée dans une forme decontinuité, tantôt construite en opposition à cette expérience antérieure. Nous verronségalement que l’approche de nouvelles formes narratives de l’image animée a pu con<strong>du</strong>ire àune réappropriation de ces codes pour leurs récits photographiques.Le choix de l’image animéeD’emblée, nous devons préciser que si nous parlons ici de photographes <strong>du</strong> réel quis’approprient l’image animée, la réalité est souvent plus complexe que cela. Si la démarched’Edward S. Curtis est clairement celle d’un photographe s’étant consacré tout au long desa carrière à l’image fixe mais qui aura eu recours exceptionnellement à l’image animéepour le film Au pays des chasseurs de têtes (1914) 123 , celle d’un Depardon est beaucoup plusambiguë. Il serait injuste et inexact de le considérer comme un photographe ayant fait desfilms. Depardon est tout autant cinéaste qu’il est photographe. Johan van der Keuken estencore un cas différent, puisqu’on pourrait considérer à l’aune de son œuvre, qu’il estcinéaste avant d’être photographe. Bref, il existe tout un éventail de situationsenvisageables. Notre objectif présent n’étant pas d’établir des frontières entre cesdifférentes pratiques, nous parlerons bien de recours à l’image animée par les122L’enregistrement vidéo sur les appareils numériques compacts remonte à la fin des années 2000, mais ilfaudra attendre 2008 pour que cette fonction soit incorporée aux reflex, avec le D90 de Nikon et le 5D Mark IIde Canon. Nous reviendrons sur cet aspect plus contemporain <strong>du</strong> recours à l’image animée dans la troisièmepartie.123Curtis a aussi exercé à Los Angeles en tant que cameraman et photographe de plateau au début des années1920. Mais cette parenthèse dans son travail semble plus motivée par les difficultés de financement de l’œuvrede sa vie, puisqu’il reprendra dès que possible son travail sur les Amérindiens. Hans Christian ADAM, EdwardS. CURTIS, op. cit., p. 53-54.- 39 -39


photographes, en gardant à l’esprit ce que cette formule ne s’applique pas avec la mêmejustesse à l’ensemble des personnes auxquelles que nous nous référerons.Précédemment, nous avons rappelé que les photographes <strong>du</strong> réel avaient parfois pu êtredistingués, entre autres critères, par leur approche <strong>du</strong> fameux « instant décisif » : lesphotojournalistes y étant plus attachés et fondant une bonne part de leur constructionnarrative dessus, tandis que d’autres photographes refusaient son usage, préférant suggérerun récit que d’en montrer des bribes, et privilégiant de facto le temps faible au temps fort.Or il semble qu’une partie significative des photographes qui ont eu, ou qui ontaujourd’hui, recours à l’image animée portent la même méfiance, cette même incré<strong>du</strong>lité aupouvoir de l’instant décisif. Se confiant à Frédéric Sabouraud, Raymond Depardon précisesa démarche de photographe et dévoile en même temps l’origine de son intérêt pour lanarration à travers l’image animée : « J’ai l’impression que j’ai des points faibles en photo,<strong>du</strong> moins dans l’optique de l’école française de l’instant décisif. Je sais qu’elle estimportante, la fraction de seconde, mais, moi, je me sens plus proche de gens commeWalker Evans, Robert Frank. […] Je me suis aperçu que lorsque j’avais vraiment besoinde montrer l’instant décisif, je préférais me servir de la caméra et <strong>du</strong> son. Le commissariatque j’ai filmé dans Faits divers, j’aurais très bien pu le photographier au Leica, montrer desgens qui se mettent le doigt dans le nez, qui ne communiquent pas, comme on le fait dansl’école <strong>du</strong> reportage… À ce compte, je trouve qu’avec le son, c’est plus fort. La photo, j’enai eu besoin pour autre chose, pour montrer des choses que je ne pouvais pas montrer aucinéma… » 124 .Nous reviendrons par la suite sur le rôle déterminant qui a pu revenir au son dans le choixd’utiliser l’image animée plutôt que l’image fixe. L’intérêt de l’analyse par Depardon de sapropre pratique, c’est qu’elle s’avère pertinente pour bien d’autres photographes que luimême.Robert Frank, qui se consacra essentiellement au cinéma (surtout de fiction, maisaussi de non-fiction) dans la seconde partie de sa carrière, avait au préalable photographiéLes Américains, dont le mode narratif et discursif s’éloignait sensiblement de « l’école del’instant décisif » évoquée par Depardon. Et si Walker Evans n’a pas utilisé le cinéma, uneautre figure emblématique de la photographie documentaire américaine, Paul Strand, s’y124Raymond DEPARDON, Frédéric SABOURAUD, op. cit., p. 62. Dans la suite de cet entretien, Depardonn’explicite pas ce qu’il entend par ces « choses [qu’il] ne pouvai[t] pas montrer au cinéma. »- 40 -40


consacra <strong>du</strong>rant plus d’une décennie 125 . En 1937, il fonde avec Leo Hurwitz, Pare Lorentz,Lionel Berman ou encore Ralph Steiner le groupe Frontier Films, dédié à la pro<strong>du</strong>ction et àla promotion de films documentaires 126 . Strand réalisa dans ce cadre-là Native Land(1942) 127 , avec Leo Hurwitz, et fut cadreur sur The Plow that broke the plains (1936) de PareLorentz 128 . Guy Gauthier souligne l’engagement politique de ces « documentaristesaméricains persuadés que le cinéma se devait d’enregistrer la réalité, mais aussi de prendreparti» 129 . En effet, on ne peut s’empêcher de voir dans ces films une certaine parenté avec letravail des photographes de la Farm Security Administration 130 . Si le seul apport <strong>du</strong> son nesuffit pas à expliquer l’intérêt de Strand pour l’image animée – qui était encore « muette »lors de Manhatta –, il joue un rôle considérable dans la narration de Native Land, fondée surla voix off de Paul Robeson 131 .Les photographes <strong>du</strong> réel plus contemporains qui utilisent l’image animée, seule oucombinée à des images fixes, semblent bien se situer dans une approche souventdocumentaire, ou, en tout cas, qui prend ses distances avec l’instant décisif comme outilnarratif. À l’instar <strong>du</strong> travail de Philippe Brault sur le conflit libanais, Frontières Amères(2007), dont les photographies et les vidéos s’attachent à montrer les ruines d’un paysdévasté par la guerre. Ou de celui d’Ulrich Lebeuf, Antonyme de la pudeur (2009), surl’envers <strong>du</strong> décor des pro<strong>du</strong>ctions de films pornographiques, qui se concentre sur les tempsmorts des tournages, en particulier dans son usage de l’image animée. Remarquonscependant que bien que l’image animée soit souvent utilisée comme une alternative àl’instant décisif, des photographes ayant une approche plus proche <strong>du</strong> photojournalisme125Cette période débute avec l’exil volontaire de Strand au Mexique, dans les années 1930, où il travaille à lapro<strong>du</strong>ction de films pour le gouvernement mexicain. Voir ) Catherine DUNCAN, Ute ESKILDEN, PaulSTRAND, Paul Strand. Le monde à ma porte, p. 126-127.126Leo Huwitz, Pare Lorentz et Ralph Steiner étaient également photographes.127Native Land n’est pas à proprement parler un documentaire, mais plutôt un film de militantisme patriotique.128Paul Strand s’était déjà intéressé à l’image animée dès les années 1920, puisqu’il avait coréalisé le courtmétragedocumentaire Manhatta (1921) avec le photographe-peintre Charles Sheeler.129Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p. 69.130La section photographique de la FSA (1935-1942), dirigée par Roy Striker, avait pour mission de documenterles conditions de vie et de travail des Américains, afin d’accompagner le mouvement de réformes engagé par leprésident Franklin D. Roosevelt, le New Deal.131Paul Robeson était un acteur, chanteur et intellectuel américain, militant Afro-Américain. Son engagementpolitique lui valut quelques difficultés <strong>du</strong>rant la période maccarthyste, comme à Paul Strand, qui s’exila enFrance.- 41 -41


s’en sont également emparé, comme un moyen de raconter ce qu’on ne peut pas raconter àtravers la photographie, pour reprendre la formule de Depardon. Le documentaire <strong>du</strong>photojournaliste et réalisateur Tim Hetherington, Restrepo témoigne ainsi d’un usage plusinformatif, plus journalistique de l’image animée. Ici, l’image animée permet l’inclusion detémoignages de soldats américains, qui fonctionnent comme un nouvel outil narratif à ladisposition de l’auteur pour la construction <strong>du</strong> récit. En optant pour un montage enparallèle entre les scènes de vie et de combats filmés sur le front afghan et les interviewsdes soldats rentrés au pays, Hetherington trouve un moyen de s’éloigner de l’instantanéitépropre au photojournalisme. Ce choix offre aussi la possibilité au spectateur de suivre unrécit à voix multiples : celles des auteurs (Hetherington et Junger) et celles des soldats.Une option que n’autorise pas vraiment la narration <strong>du</strong> photojournalisme.La narration cinématographique au service de l’image fixeMême lorsque les photographes dissocient clairement leurs pratiques de l’image fixe etanimée, ce qui était le plus souvent le cas avant l’intro<strong>du</strong>ction des narrations multimédia,cette <strong>du</strong>alité de leur regard et de leur approche est souvent perceptible dans leurs travaux.Ainsi, les photographes adoptant l’image animée ont pu être accusés – ils l’ont parfoisrevendiqué eux-mêmes – de faire des « films de photographes » 132 . Réciproquement, leurspratiques photographiques ont pu être influencées, modifiées par leur expérience de l’imageanimée.L’œuvre <strong>du</strong> photographe américain Duane Michals prouve néanmoins qu’il n’est pasindispensable de pratiquer l’image animée soi-même pour se réapproprier les codesnarratifs cinématographiques. Impossible, en effet, de se pencher sur cette question sansévoquer celui dont l’œuvre « constitue un symptôme, parmi d’autres, de cette présence <strong>du</strong>film en photographie » 133 . Une grande partie <strong>du</strong> travail de narration de Michals est fondée132Cette expression est utilisée à plusieurs reprises par Raymond Depardon. Elle a, dans sa bouche, uneconnotation négative. D’autres photographes voient dans ce terme la reconnaissance de l’attention plus pousséequi serait portée au cadrage et à la lumière par les photographes qui pratiquent l’image animée. C’est parexemple le cas d’Ulrich Lebeuf. Cf. son entretien en annexes.133Barbara LE MAÏTRE, Entre film et photographie : essai sur l’empreinte, Saint-Denis, Presses universitairesde Vincennes, 2004, p. 14.- 42 -42


hommage à son monteur,Olivier Froux, décédé en1982. Là encore, le textes’affirme comme une voixover (Figure 10). Cettem ê m e v o i x over q u iaccompagne d’ailleurscertains de ses filmsdocumentaires : la sienne.En souvenir d’OlivierF r o u x , D e p a r d o n apoussé l’exercice entaméavec Notes encore un peuplus loin : il a fait de celivre un véritable film surFigure 10 :Le désert américain,Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 1983,p. 18-19Raymond Depardonpapier. « L’ensemble <strong>du</strong> livre peut être perçu comme un plan-séquence de film redécoupéimage par image, plan par plan, laissant apparaître entre deux images l’émotion, la mort, letemps qui a passé, la disparition <strong>du</strong> personnage : et tout est ordonné par le montage en tantqu’agencement de plans différents, de prélèvements différents, de réalités différentes »,constate Serge Toubiana 142 . Le livre San Clemente 143 est également pertinent pourcomprendre comment Depardon associe, mélange parfois les deux médiums. Lesphotographies sont issues de sa première immersion dans l’asile, deux ans avant le tournage<strong>du</strong> film pour lequel il sera accompagné de Sophie Ristelhueber. Pourtant, San Clemente n’estpublié qu’en 1984, soit deux ans après la sortie <strong>du</strong> film. Dans le livre, Depardon revient surson travail sur l’univers psychiatrique, mais n’évoque même pas le film. Et pourtant, aumilieu de l’ouvrage 144 , alors que les images alternaient jusqu’alors avec une page vierge,Depardon propose une séquence de six images (Figure 11). Le cadrage est identique pourles cinq premières. On y voit un homme faisant les cent pas. Puis, sur la dernière image, lecadre change. Le changement sur la dernière image apparaît dans ce contexte comme un142Serge TOUBIANA, « La route de nuit », in Raymond DEPARDON, Le désert américain, Paris, Cahiers <strong>du</strong>cinéma, 1983, p. 12.143Raymond DEPARDON, San Clemente, Paris, Centre national de la photographie, 1984.144Les pages <strong>du</strong> livre ne sont pas numérotées.- 45 -45


nouveau plan. Il est d’ailleurs assez significatif que la scène des cinq autres images montreun patient faisant les cent pas : dans le film San Clemente, ce type de scène revient commeune ponctuation, à un rythme régulier. Un peu comme si en photographiant San ClementeDepardon pensait déjà à le filmer…Figure 11 :San Clemente,Centre national de la photographie (ed.), 1984Raymond DepardonLes photographes <strong>du</strong> réel qui pratiquent l’image animée aujourd’hui perpétuent ces formesd’hybridations narratives. Et ils y intègrent de plus en plus de nouveaux codes de narrationnés avec la diffusion multimédia sur Internet. La diffusion <strong>du</strong> travail des photographes va- 46 -46


vers plus de transversalité 145 . Par exemple, le travail <strong>du</strong> photographe Guillaume Herbautsur les environs de Tchernobyl, La Zone, a débouché en avril 2011 sur la publication dedivers reportages dans la presse, d’un livre, d’un webdocumentaire diffusé surLeMonde.fr 146 et d’une installation dans un lieu culturel, la Gaîté Lyrique 147 . En passantd’un support à l’autre, les photographes importent parfois des outils narratifs. Ainsi, dans Àmarche forcée 148 , le livre de Samuel Bollendorff sur l’envers <strong>du</strong> développement économiquechinois, l’influence de la narration par l’image animée ou le multimédia est bien présente.Les légendes ne sont pas purement descriptives et apportent des informationscomplémentaires, comme le ferait un clic de souris dans un webdocumentaire 149 . Parmoments, le texte qui accompagne les images s’apparente même à une bande-son : sur lapage de droite, une photographie d’une ouvrière en train de parler au téléphone, sur cellede gauche, la retranscription de sa conversation : « Papa, je ne vais pas rentrer au village.Je vais continuer à travailler à l’usine et à vous envoyer de l’argent (…) » 150 . Ce n’est doncpas un hasard si le fond sur lequel reposent les textes est noir et si le format panoramiquede l’ouvrage rappelle plus l’écran de cinéma qu’un livre classique de photographie. PhilippeBrault et David Dufresne ont quant à eux repris un nombre important d’élémentsgraphiques et la structure narrative de leur webdocumentaire pour réaliser le livre PrisonValley 151 . Ils ont même conservé la référence cinématographique avec le terme de « roadmovie » dans le sous-titre de l’ouvrage. Dans le livre, la présentation des images, souventcoupées par des bandeaux de textes, la présence d’infographies de statistiques sur lapopulation locale ou la surpopulation carcérale dans le monde nous renvoient à uneprésentation et une narration « web ».145Sur la transversalité de la diffusion de la photographie, voir le mémoire de Sophie Scher, et en particulier ladeuxième partie, « Changement des modes de diffusion ». Sophie SCHER, Les enjeux <strong>du</strong> photojournalisme et lesnouveaux médias. Comment créer de l’information par le biais des nouveaux médias, mémoire de fin d’étudessous la direction de Mme Françoise Denoyelle et de M. Wilfrid Estève, Noisy-le-Grand, École NationaleSupérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, 2009.146http://www.lemonde.fr/week-end/visuel/2011/04/22/la-zone-retour-a-tchernobyl_1505079_1477893.htmlConsulté le 22 avril 2011.147Du 26 avril au 10 mai 2011.148Samuel BOLLENDORFF, À marche forcée, Paris, Textuel, 2008.149Sur le même thème, Samuel Bollendorff est d’ailleurs l’auteur de Voyage au bout <strong>du</strong> charbon, unwebdocumentaire co-réalisé avec le journaliste Abel Segrétin.150Les pages de l’ouvrage ne sont pas numérotées.151Philippe BRAULT, David DUFRESNE, Prison Valley. L’in<strong>du</strong>strie de la prison. Un road movie dansl’Amérique en crise, Paris, Democratic Books, 2010.- 47 -47


Deuxième partie : Combiner des images fixes, animées... et sonoresJusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur les particularités des narrations parl’image fixe et par l’image animée. Nous avons essayé de cerner leurs similitudes ainsi queleurs différences et nous avons constaté que les frontières entre les genres narratifs et lesmédiums étaient parfois poreuses.Désormais, nous pouvons nous pencher plus spécifiquement sur ces photographes <strong>du</strong> réelqui ont choisi d’utiliser l’image animée pour raconter leurs histoires. Dans un premiertemps, nous nous attarderons sur les diverses tentatives de combinaison entre laphotographie et le cinéma (ou la vidéo). Puis nous verrons le rôle tout à fait particulier quetient le son dans les récits par l’image animée, alors que ce dernier fut longtemps etinjustement négligé, tant par bon nombre de praticiens que par les théoriciens de l’imageanimée. Enfin, nous verrons comment le recours à l’image animée permet l’arrivée, ou aumoins la redéfinition, d’un élément essentiel à la narration : le hors-champ.- 48 -48


1. Images fixes, images animées…. et formes hybridesDu cadre photographique au cadrage cinématographiqueLes photographes <strong>du</strong> réel qui ont décidé de s’approprier l’image animée se sont rapidementren<strong>du</strong> compte que le bouleversement le plus évident de ce médium – le fait que les objets oules personnages puissent se mouvoir dans ce nouveau cadre – s’accompagnait d’unchangement tout aussi important et lourd de conséquences en ce qui concerne la narration :le cadre même de l’image est lui aussi susceptible d’être modifié à tout moment par lesmouvements de la caméra. Dans un certain sens, on pourrait même considérer que cettemobilité <strong>du</strong> cadre cinématographique constitue une rupture plus franche de l’image fixe àl’image animée que la mobilité des objets dans le cadre. En effet, les photographes <strong>du</strong> réelont toujours pu représenter le mouvement d’objets ou de personnages, même sans recours àl’image animée, par l’utilisation de diverses techniques : décomposition <strong>du</strong> mouvement parla mise en œuvre de dispositif de prise de vues spécifiques tels que ceux d’EadweardMuybridge ou d’Etienne-Jules Marey à la fin <strong>du</strong> XIX ème siècle, utilisation de temps de poselongs pour créer des flous de filé 152 ou de bougé, utilisation <strong>du</strong> flash électronique pour gelerle mouvement à des temps de pose extrêmement courts, surimpressions, etc. Mais lamobilité <strong>du</strong> cadre <strong>du</strong> cinéma n’a pas vraiment d’équivalent photographique, bien que laprésentation de certaines séquences d’images puisse reprendre le principe <strong>du</strong> travelling ou<strong>du</strong> panoramique. C’est pour cela que le recours à l’image animée par les photographes <strong>du</strong>réel a parfois pu les placer face aux mêmes interrogations que les pionniers <strong>du</strong> cinéma.Alexandre Promio, en tant qu’opérateur de prise de vues pour les frères Lumière, fut l’undes tous premiers à exploiter cette possibilité de mouvement <strong>du</strong> cadre cinématographiqueen installant sa caméra sur un bateau pour le tournage de Panorama <strong>du</strong> Grand Canal pris d’unbateau (1896)… et en réalisant ainsi un travelling. Il affirmait ainsi la différence <strong>du</strong> cadragecinématographique par rapport à la composition photographique : « Puisque mon appareil152Un flou dit « de filé » s’obtient donc en utilisant un temps de pose plutôt long et en suivant l’objet enmouvement. Ainsi, ce dernier sera net (ou à peu près…), tandis que l’arrière-plan sera flou.- 49 -49


immobile peut prendre des vues d’êtres animés, pourquoi n’en pourrait-il pas faire autants’agissant d’objets immobiles en se déplaçant devant eux ? » 153Le parcours de Raymond Depardon, photojournaliste couvrant l’actualité, puis s’endétachant à la fin des années 1970 154 , est intéressant de ce point de vue. Depardoncommence à pratiquer l’image animée au début des années 1960 155 , poussé par sonrédacteur en chef à l’agence Dalmas, Claude Otzenberger 156 . Au début de cette décennie, lecinéma documentaire connaît une petite révolution avec l’arrivée <strong>du</strong> « cinéma direct », quipermet une captation sonore synchrone, jusque-là impossible. En 1963, Depardon,délaissant cette fois-ci la photographie, part pour le Venezuela, couvrir les troublespolitiques <strong>du</strong> moment en tant qu’opérateur de prise de vue pour la télévision. Même si cettepremière expérience le déçoit, il reste attiré par ce médium. Dès la fondation de l’agenceGamma en 1966, est créé un département consacré à l’image animée, son objectif étant devendre des sujets à l’ORTF 157 . Dans ce cadre-là, Depardon se rendra au Biafra – où GillesCaron fera cette image de lui penché avec sa caméra au-dessus d’un enfant victime <strong>du</strong>conflit – ou encore en Tchécoslovaquie. Dans un entretien avec Frédéric Sabouraud,Depardon se rappelle l’échec de cette tentative de Gamma de pro<strong>du</strong>ire des images pour latélévision : « On s’est aperçu que ce n’était pas comme la photographie, qu’on se heurtait àdes problèmes de temps, de langue, ça coûtait très cher, on n’arrivait pas à amortir…C’est àcette époque que j’ai appris à tenir une caméra » 158 .Lorsque Depardon troque son appareil photo pour une caméra, il se trouve confronté à laquestion de la mobilité <strong>du</strong> cadre. Ce qui est particulièrement intéressant chez Depardon,153Alexandre Promio, cité par Guy Gauthier. Guy GAUTHIER, Un siècle de documentaire français : destourneurs de manivelle aux voltigeurs <strong>du</strong> multimédia, Paris, Armand Colin, 2004, p. 28.154En 1978, Depardon quitte l’agence Gamma, qu’il avait co-fondée, pour la coopérative Magnum. Un an plustard, il publie Notes, ouvrage dans lequel il prend <strong>du</strong> recul avec sa pratique de photojournaliste et quisymbolisera un tournant dans sa carrière de photographe.155Notons cependant que ce n’est pas pour autant sa toute première expérience de l’image animée. Dans LesAnnées déclic (1984), film qui fonctionne comme une sorte de monologue biographique alternant photographies,extraits de films et plans sur le visage de Raymond Depardon, ce dernier évoque ses premiers essais avec unecaméra, lorsqu’il était enfant à la ferme de ses parents. Il se souvient : « J’avais envie de faire <strong>du</strong> cinéma. (…) Ças’est arrêté à des essais. » Puis, revient ce même désir lorsqu’il est à Paris : « La caméra, j’ai envie d’en faireencore, de nouveau. »156Ibidem, p. 10.157L’Office de radiodiffusion télévision française.158Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, op. cit., p. 11.- 50 -50


c’est qu’il s’est constamment interrogé sur sa façon de filmer (comme sur sa façon dephotographier, d’ailleurs). Comme pour sa pratique de la photographie, il est très concernépar les questions de « distance ». Mais en plus, pour ce qui est de l’image animée, viennents’ajouter les questions de la mobilité de la caméra et celle de la longueur des plans.Depardon semble avoir trouvé une réponse plutôt définitive à la question la longueur desplans : ceux-ci doivent prendre le temps et être interprétés ainsi lors <strong>du</strong> montage. Revenantsur ses premiers essais à la ferme de ses parents ou à Paris, il remarque que « le résultatn’est pas toujours très bon, mais je cherche les plans-séquences, chose qui allait être trèsimportante pour moi plus tard » 159 . L’appréhension de la «bonne » distance est en revanchemoins tranchée. Et elle semble assez différente en photographie ou au cinéma. Les travauxde Depardon à l’hôpital psychiatrique de San Clemente en témoignent : alors que lephotographe se tient toujours à une distance respectable des « fous » – l’image la plusrapprochée est celle de cet homme attablé se cachant sous sa veste 160 –, le cinéaste n’hésitepas à les filmer de beaucoup plus près et réalise des plans rapprochés ou des gros plans, parexemple lorsque des patients s’adressent à lui. Les autres films de Depardon confirmentcette approche différente de la distance selon l’outil de prise de vue, même si les gros planssont déjà moins fréquents dans un film comme Urgences (1987) ou quasi inexistants dans Lavie moderne (2008). La double expérience de San Clemente est également révélatrice d’uneapproche différente <strong>du</strong> cadre et de la composition de l’image. La composition desphotographies est très travaillée. Dehors, le photographe construit ses images ens’appuyant sur les contrastes entre les zones d’ombre et les zones baignées de soleil ; àl’intérieur, il utilise avec rigueur les murs, cadres de porte, les corps en tension des patients.En comparaison, la composition des plans <strong>du</strong> film semble bien plus brouillonne. Au fil deses films, et encore plus dans 10 ème chambre, instants d’audience (2004) ou La vie moderne,Depardon semble redonner la même importance à la composition de l’image animée quecelle qu’il a toujours accordé à l’image fixe.En fait, ces problématiques de la distance et de la composition de l’image chez Depardonsont très liées à la mobilité de son cadrage cinématographique. Ses films tournés dans lesannées 1970 et 1980 le sont avec une caméra portée. Dans San Clemente, la caméra de159Raymond DEPARDON, Les Années déclic, 1984, 35 ème minute.160Cette image fait la couverture <strong>du</strong> livre consacré aux photographies réalisées par Depardon dans l’asile et sortien 1984, soit deux ans après le film. Raymond DEPARDON, San Clemente, Paris, Centre national de laphotographie, 1984.- 51 -51


Depardon virevolte dans l’hôpital et son jardin, attirée ici par une phrase, là par unmouvement, jusqu’à en donner le tournis au spectateur. Dans Reporters (1981), la caméracourt aussi de droite à gauche, suivant ainsi la course permanente des photojournalistespaparazzidont le film raconte le quotidien. Puis, les plans deviennent plus immobiles au furet à mesure des films, et les mouvements de caméra qui subsistent se font plus discrets,jusqu’à l’immobilité imposée par l’institution judiciaire et acceptée par le cinéaste de 10 èmechambre, instants d’audience.Frédéric Sabouraud souligne cette évolution <strong>du</strong> cinéma de Depardon vers un cadragemoins mouvant, remarquant que « si dans Urgences la caméra se veut fixe, elle n’hésite pas àpanoter en toute violence quand la nécessité s’impose (rejoignant ainsi des mouvements decaméra, d’instinct, qu’on trouve de Tchad à San Clemente comme autant d’expressions d’unfilmage impur). Ce refus de tout dogmatisme est une des qualités majeurs <strong>du</strong> cinéaste » 161 .Depardon lui-même revendique cette évolution, affirmant : « c’est toute une technique quej’ai commencé à comprendre, qui est de ne pas trop bouger. Faire lampadaire, comme jepourrais dire. D’être témoin et ne pas bouger » 162 . Naturellement, l’évolution de Depardonpar rapport au cadrage de l’image animée est en partie liée aux sujets traités. Ainsi que leremarque Frédéric Sabouraud, « s’approcher des sujets qu’on filme, comme dans Numéroszéro ou Reporters, c’est accepter de renoncer un moment à la « bonne distance » au nomd’une autre nécessité, prioritaire : celle d’être seul au son et à l’image pour mieux capter laréalité quotidienne des paparazzi ou celle d’un journal à l’ébauche » 163 . Certains sujets,notamment parce qu’ils nécessitent une prise de son par le cinéaste, impliquentnaturellement un cadre plus mouvant. Mais ce critère ne semble pas décisif pour autant : lecadre de San Clemente est très mobile – alors que Depardon y confie la prise de son à SophieRistelhueber –, tandis que le cadre de Faits divers est déjà plus posé – bien qu’ici la prise deson soit issue d’un micro canon posé sur la caméra 164 . On peut donc vraisemblablementpenser qu’il y a une réelle évolution dans son usage de la mobilité <strong>du</strong> cadrecinématographique. Nous faisons ici l’hypothèse, qui serait à confirmer par le principal161Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, op. cit, p. 159.162Citation extraite d’un entretien accordé par Depardon dans les bonus <strong>du</strong> DVD de Faits Divers.163Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, op. cit, p. 159.164Citation extraite d’un entretien accordé par Depardon dans les bonus <strong>du</strong> DVD de Faits Divers.- 52 -52


concerné 165 , que Depardon se détache peu à peu de la crainte de faire un « film dephotographe » 166 . Avec le temps, il s’autorise des plans plus fixes, comme ceux des abordsde l’Hôtel-Dieu, dans Urgences, disposés entre les saynètes patients/soignants. Ces plansfixes, sans présence sonore trop marquée, ressemblent ici fortement à des photographies.Ils autorisent également une pause, une respiration entre des moments plus intenses. Cetteévolution dans les films de Depardon serait à mettre en parallèle avec celle plus répan<strong>du</strong>echez les photographes recourant à l’image animée, de commencer par réintro<strong>du</strong>ire à traversl’image animée leur habitudes photographiques, avant de s’en détacher, éventuellement.Ainsi, Éric de Chassey fait-il remarquer à juste titre que Paul Strand, « entre La Vague [TheWave] de 1933 et Terre Natale [Native Land] de 1942, a réussi à abandonner le statisme quiimprégnait ses premiers essais et provenait certainement d’une esthétique photographique(statisme qui avait également marqué Manhatta) au profit d’un véritable art <strong>du</strong>mouvement » 167 .Ainsi que nous l’évoquions, il faut aussi prendre en compte l’élément sonore si l’ons’intéresse à la particularité <strong>du</strong> cadrage cinématographique. Nous reviendrons pluslonguement sur la question <strong>du</strong> son et de son rôle dans la narration via l’image animée, maisnous pouvons déjà constater dès à présent que celui-ci contribue à la construction del’image et <strong>du</strong> cadre. Ici encore, le cas de Depardon est très instructif. Dans un entretienintitulé « L’homme aux deux caméras », le cinéaste explique qu’il a deux façons de filmer.Soit il porte la caméra et il « laisse parler le son », soit il « laisse venir les image, [prend] uncadre fixe [et] ce sont des films plus visuels » 168 . Revenant sur le film Urgences, il analyse sapropre démarche et montre comment la question de la prise de son est déterminante pour laprise de vue : « j’avais compris que dans la portée, il y avait des choses bien, il y avait deschoses pas bien et qu’il ne fallait pas systématiquement être emporté […] Chose que jen’avais jamais fait, puisque <strong>du</strong> fait que j’écoutais, j’étais jamais un cameraman qui tournegratuitement, qui se déplace gratuitement. J’étais toujours dans l’écoute <strong>du</strong> son. Mais là165Raymond Depardon, occupé par son dernier tournage/montage, n’a pas pu répondre favorablement à notredemande d’entretien. Cf. annexes.166Dans l’ouvrage réalisé par Frédéric Sabouraud, Depardon reprend deux fois cette expression. RaymondDEPARDON, François SABOURAUD, op. cit, p. 10 et p. 62.167Éric de CHASSEY, op. cit., p. 62.168L’entretien, tiré de la Revue <strong>du</strong> cinéma, en 1986, est cité par Frédéric Sabouraud. Raymond DEPARDON,François SABOURAUD, op. cit, p. 165..- 53 -53


[pour le film Urgences], je me disais : ce serait quand même parfait que je puisse me libérerde la prise de son, que je puisse m’avancer, que je puisse faire <strong>du</strong> « off » ou que je restetoujours sur quelque chose, en continuant la bande-son » 169 . En fait, la délégation de laprise de son, ici, permet une plus grande liberté de cadrage : la caméra n’est plus obligé dese tourner pour entendre tel ou tel personnage. Et contrairement à ce qui s’était passé pourSan Clemente, cette nouvelle liberté est utilisée ici pour aller vers plus d’immobilité.Claudine Nougaret, qui était la preneuse de son d’Urgences l’explique très bien : « c’était unfilm sur la parole, et ne pas bouger, ça allait avec. Si on bouge, on n’a pas la même attentionqu’avec un cadre fixe » 170 .Des objets mixtesAinsi que nous l’évoquions brièvement, le son – qu’il soit capté en direct ou ré-interprété oucréé au moment <strong>du</strong> montage et <strong>du</strong> mixage –, est un enjeu essentiel de l’image animée. Et ilsemble à présent que l’expression même d’« images animées » soit quelque peu ré<strong>du</strong>ctrice :comme si le recours au cinéma ou à la vidéo n’était qu’un recours à un autre type d’images,mouvantes, elles. Faute de mieux, nous nous en contenterons… mais en gardant à l’esprit laréalité qui doit être comprise dans ce terme.Jusqu’à présent, nous nous sommes surtout intéressés aux photographes ayant eu unepratique de l’image animée – le plus souvent via le cinéma – en parallèle de leur pratique del’image fixe. À l’instar de Raymond Depardon, qui revendique cette frontière hermétiqueentre ces deux pratiques. « J’ai toujours séparé les deux pratiques cinéma et photo » 171 ,confie-t-il à Frédéric Sabouraud. « Je reste photographe pour mieux préserver lecinéma » 172 . Mais d’autres photographes <strong>du</strong> réel ont fait le choix de mélanger leurspratiques. On peut bien sûr penser à Chris Marker, l’auteur de La Jetée (1962), un film de169Citation extraite d’un entretien accordé par Depardon dans les bonus <strong>du</strong> DVD d’Urgences.170Raymond DEPARDON, François SABOURAUD, op. cit., p. 135..171Ibidem, p. 62.172Raymond DEPARDON, Le désert américain, Paris, Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 1983, p. 131. Depardon reprend ici,presque avec les mêmes mots, la phrase sur laquelle se terminait Les Années déclic (1983).- 54 -54


(science-)fiction entièrement conçu à partir d’images fixes 173 , à l’exception d’un courtinstant, d’un battement de cil, véritablement cinématographique. Ici, nous préférerons nousattarder sur le travail d’un autre photographe-cinéaste, Johan van der Keuken, dont lemélange des médiums dans le film Les Vacances <strong>du</strong> cinéaste correspond plus à l’objet de notreétude centrée sur les photographes <strong>du</strong> réel et leurs usages <strong>du</strong> documentaire. Car si les filmsde van der Keuken racontent des histoires beaucoup plus explicitement personnelles queceux d’un Depardon ou d’un William Klein, ils n’en restent pas moins fondés sur le réel etrépondent aux critères <strong>du</strong> documentaire. « Prise de vue en direct sur le terrain, sonsynchrone, absence de scénario préconçu : il remplit parfaitement les principes posés parGrierson lui-même sans user de ces petits artifices empruntés au cinéma romanesque(recours fugitif à l’acteur, petite scène répétée à part, prise refaite, incitation préalable, etc.)qu’on trouve parfois chez Stork, Ivens, et même Flaherty. […] van der Keuken ne se fiequ’aux images pour dévoiler son monde intérieur » 174 , constate Guy Gauthier.Dans Les vacances <strong>du</strong> cinéaste, van der Keuken combine différents médiums entre eux, unepratique assez inhabituelle pour l’époque. Si le cinéma a eu recours épisodiquement à laphotographie (en tant qu’objet) ou à l’image arrêtée pour construire ses histoires, lesrecours plus poussés à la photographie en tant que telle restent très limités, en dehorsd’exceptions telles que La Jetée de Marker. Certes, aujourd’hui avec le développement desrécits multimédia, combiner photographie, images animées et divers typesd’enregistrements sonores est un mode de narration beaucoup plus répan<strong>du</strong>. Cela n’étaitpas le cas au milieu des années 1970, lorsque le néerlandais parvenait à « brasser à peu prèstous les types de matériaux : films, photo, noir et blanc, couleur, musiques de diversessortes, parole, commentaire, sons d’ambiance, bruitage » 175 . Et à mêler ainsi des images etdes sons tournant autour thèmes aussi divers que sa vie familiale, la campagne françaisedésertée, Ben Webster – un saxophoniste de jazz qu’il avait filmé par le passé 176 –, etc. Làoù la démarche de van der Keuken est particulièrement intéressante, c’est qu’elle nous173Notons au passage que si La Jetée est un film de fiction, l’essentiel de l’œuvre de Chris Marker peut êtrequalifiée de documentaire.174Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p. 244.175Jean-Luc LIOULT, À l’enseigne <strong>du</strong> réel. Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications del’Université de Provence, 2004, p. 96.176Dans Big Ben, 1967.- 55 -55


permet de mieux comprendre le fonctionnement des combinaisons images fixes / imagesanimées et ses conséquences sur l’histoire racontée au spectateur.Barbara Le Maître est l’auteur d’Entre film et photographie 177 , l’un des rares ouvragesconsacrés à l’analyse de la combinaison des images fixes et animées. Ici, elle s’intéresse à cequ’elle désigne par le terme d’« ensemble visuel », c’est-à-dire « une représentation mixte,fondée sur la confrontation entre des images disparates. Définition minimale, qui sousentenddéjà que les compositions filmo-photographiques n’en constituent qu’une infimepartie : il arrive que la photo entre dans un film, mais il arrive en outre que la peinture ypénètre, d’autres images aussi bien » 178 . Mais c’est son appréhension de « la présence desimages photographiques au sein <strong>du</strong> discours filmique » 179 qui retiendra le plus notreattention. Barbara Le Maître analyse en détail Les vacances <strong>du</strong> cinéaste et livre ses conclusionssur la combinaison entre images fixes et animées, qui, il nous semble, dépasse largement lecas précis de ce film. Selon elle, « on trouve ici quelque chose comme une étroiteimbrication ou un vrai rapport de complicité et de complémentarité entre les images – entreleurs logiques, surtout » 180 . Penchons-nous un peu sur ces logiques des images que l’auteurmet au jour ici.À plusieurs reprises dans l’ensemble visuel que constitue le film de van der Keuken, lajuxtaposition de photographies et de bouts de film met en exergue la fonction métonymiquede l’image fixe 181 . L’image animée serait donc, dans ce cas-là <strong>du</strong> moins, plus explicite.Tandis que l’image fixe se fonde sur le recours à la métonymie, l’image animée, elle, se situeplus simplement dans la monstration. Dans l’utilisation qu’en fait régulièrement le cinéaste,« la photo assume le passage ou la transition entre les blocs filmiques, fait office decharnière, articule. Elle s’intercale pour con<strong>du</strong>ire la liaison, donc, mais elle annonce aussi,tant elle s’offre rétrospectivement comme une espèce d’emblème synthétique, comme unpetit condensé que le second bloc filmique aura charge de déplier, de creuser, d’expliciter et177Barbara LE MAÎTRE, Entre film et photographie. Essai sur l’empreinte, Saint-Denis, Presses universitairesde Vincennes, 2004, 153 p.178Ibidem, p. 9.179Ibidem, p. 5.180Ibidem, p. 111.181Nous avons déjà évoqué le caractère métonymique de l’image fixe isolée, en nous appuyant sur l’approche deCatherine Saouter. Cf. première partie.- 56 -56


dont, en résumé, il consolidera le travail figuratif » 182 . Barbara Le Maître prend pourcomme exemple, parmi d’autres, cette photo de couple, scindée entre ses composantesmasculine et féminine. Les deux personnages semblent vraiment différents, presque malassortis, et cette impression est renforcée par leurs postures et même « l’oppositionchromatique » entre les deux côtés de l’image 183 . « Le bloc filmique qui s’ensuit va rejoueret affirmer davantage encore la ségrégation mise en place (et dans) la photographie, maisde façon tout à fait différente, et plus précisément par l’intermédiaire d’un morcellement del’espace qui isolera définitivement le petit vieux <strong>du</strong> groupe formé par sa femme et lacompagne <strong>du</strong> cinéaste et leur petit garçon (Nosh et Teun van der Keuken) » 184 , souligneBarbara Le Maître. Qui conclut que « finalement, le problème soulevé par (et dans) laphotographie trouve à s’expliciter dès lors que le bloc filmique le ressaisit et lereformule » 185 . D’une certaine façon, le sens in<strong>du</strong>it par la photographie se combine à celui<strong>du</strong> « bloc filmique » pour former un nouveau récit… qui va à nouveau redéfinir le sens dechacun des éléments. En effet, on peut légitimement se demander si l’on aurait interprétéde la même façon la photographie comme le bloc filmique sans avoir vu l’autre élément. Cemécanisme est toujours utilisé dans les récits visuels contemporains mêlant images fixes etanimées.L’autre utilisation par van der Keuken de l’alternance entre les deux médiums repose sur ceque Le Maître considère comme une « opposition très classique entre film et photo » 186 .« Là où, apparemment, l’œuvre filmique est comprise à titre de « perpétuel maintenant », làoù son déroulement (re)déplie spontanément toute la fraîcheur et toute la vigueur d’uneprésence apparaissante et renouvelable, la photo est pour sa part frappé d’antériorité,irrémédiablement attachée au passé. (récent ou non, peu importe) de sa prise. […] Dans lamesure où la photographie est partie prenante <strong>du</strong> ruban filmique – dans la mesure où ellen’advient pas ailleurs au sein de ce ruban –, elle constitue un élément qui estampillel’écoulement temporel <strong>du</strong> fil, apposant le sceau de l’autrefois sur le flux <strong>du</strong> maintenant » 187 .182 182 Barbara LE MAÎTRE, op. cit., p. 116.183Ibidem, p. 116.184Ibidem, p. 116-117.185Ibidem, p. 118.186Ibidem, p. 119.187Ibidem.- 57 -57


Cette différence de nature entre film et photographie, qui nous renvoie au « ça a été »photographique développé par Barthes 188 , est d’ailleurs pleinement envisagée comme tellepar van der Keuken qui fait cette la distinction suivante : « la photo est un souvenir. Je merappelle ce que je vois maintenant. Mais le film ne se rappelle de rien. Le film se passetoujours maintenant » 189 . D’autres photographes-cinéastes se seront appuyés sur cettesupposée différence de nature pour combiner images fixes et images animées. RobertFrank, notamment, qui considérait que c’est « […] précisément parce que [ses] photosflottent dans le courant de [sa] vie normale – [que] dans le film [qu’il se] propose de faire,ces photos deviendront pauses dans le flux de la pellicule, brèches pour souffler un peu,fenêtres sur un autre temps, sur d’autres lieux » 190 . L’évocation temporelle liée aux imagesfixes et animées est un débat qui dépasse largement le cadre de cette réflexion… Sanscompter que l’évolution des appareils de prise de vue, dont certains permettent désormais(presque…) aussi bien l’enregistrement photographique que vidéo pourrait éventuellementremettre en cause cette opposition traditionnelle entre les deux médiums. La réflexion deFrank n’en demeure pas moins pertinente et profondément actuelle lorsqu’il considère quele mélange de l’image fixe et de l’image animée permet à la fois des « pauses » dans le récitet des ouvertures, des « fenêtres », comme il dit, vers un ailleurs, qu’il soit temporel ouspatial. Cette rupture <strong>du</strong> rythme et cette ouverture vers d’autres possibilités sont en effetcaractéristiques des nouvelles formes narratives que l’on regroupe sous le terme génériquede « multimédia ».Le multimédia : une nouvelle forme narrative ?Si la combinaison des images fixes et animées est longtemps restée une pratiqueminoritaire, l’émergence de nouveaux supports a favorisé l’apparition de modes de188Roland BARTHES, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 120.189Johan van der KEUKEN, Aventures d’un regard. Films. Photos. Textes , p. 10.190Robert FRANK, Robert Frank, Paris, Centre national de la photographie, Photo Poche, 1983, p. 6.- 58 -58


narration ayant recours à ces deux catégories visuelles 191 . Avant même le véritabledéveloppement d’Internet et l’apparition des premiers webdocumentaires au cours desannées 2000, les CD-ROM ont permis de poser les bases de ces nouveaux récits dès lesannées 1990, ceux-ci reposant à la fois sur une grande diversité <strong>du</strong> contenu (images fixes,animées, mais aussi éléments graphiques, textes, son…) et une certaine dose d’interactivité.Le multimédia est plébiscité, entre autres, par les professionnels de l’information. FredRitchin, ancien chef <strong>du</strong> service photographique <strong>du</strong> New York Times et actuel directeur <strong>du</strong>site PixelPress 192 , considère que « dans un environnement multimédia, aucun moyend’information ne devrait être monolitihique, et ceux qui émergent devraient disposerd’immenses capacités de synergie » 193 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est sous sonimpulsion que voit le jour l’une des premières tentatives de construction d’un véritable récitmultimédia fondé sur l’image, sur Internet et dès 1996. Cette année-là, le départementphotographique <strong>du</strong> New York Times lance un site Internet intitulé Bosnia : Uncertain Paths toPeace ( B o s n i e : v e r s u n e p a i x i n c e r t a i n e ) 194 c o m p o s é d ’ u n « e s s a iphotographique » (photographic essay) comprenant des photographies et des textes <strong>du</strong>photojournaliste Gilles Peress, des informations complémentaires sous la forme de cartesgéographiques, de glossaires ou de chronologies des évènements, et même des forums dediscussion pour les visiteurs 195 . Évidemment, il n’était pas envisageable d’y intégrer del’image animée à cette époque : la plupart des connexions Internet rencontraient encore desdifficultés à charger les images fixes trop volumineuses. Les forums ne restèrent ouvertsque deux mois et étaient assez éloignés <strong>du</strong> degré d’interaction proposé aujourd’hui parcertains récits multimédia 196 . Mais l’essentiel n’était pas là. Ce premier galop d’essai posaitles bases, non sans quelques similitudes avec le concept des CD-ROM, de nouvellesoptions de narration, dans lequel la place <strong>du</strong> lecteur / spectateur serait à redéfinir. Ritchin191Sur le sujet, voir le mémoire de Sophie Scher, et en particulier la troisième partie, « Invention de nouveauxmédias ». Sophie SCHER, Les enjeux <strong>du</strong> photojournalisme et les nouveaux médias. Comment créer del’information par le biais des nouveaux médias, mémoire de fin d’études sous la direction de Mme FrançoiseDenoyelle et de M. Wilfrid Esteve, Noisy-le-Grand, École Nationale Supérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, 2009.192http://www.pixelpress.org/193Fred RITCHIN, Au-delà de la photographie. Le nouvel âge, Paris, Victoires, 2010, p. 186.194Le site est encore visible à l’adresse suivante : http://www.nytimes.com/specials/bosnia/195Mais il apparut rapidement que le sujet était trop sensible pour se prêter à ce genre d’échanges. Si bien que lejournal a dû y mettre un peu d’ordre, se souvient Fred Ritchin.196Prison Valley, de Philippe Brault et David Dufresne, un webdocumentaire sorti en 2010, offrait par exemplela possibilité de communiquer avec certains de ses protagonistes.- 59 -59


était déjà convaincu qu’à l’avenir, « les histoires ne seront plus racontées de la mêmemanière. Les relations de pouvoir entre auteur, sujet et lecteur évolueront, tout comme lesfiltres, et le récit linéaire, basé sur l’autorité d’une voix unique, va se trouver de plus en pluscontesté dans un univers médiatique de moins en moins linéaire et centralisé » 197 .Incontestablement, l’émergence et le développement <strong>du</strong> multimédia, notamment viaInternet, ont engendré de nouveaux modes de narration. Le spectateur / lecteur, n’est plusappréhendé de la même façon. Internet n’est ni un livre, ni une salle de cinéma : celui quisuit un récit aspire à une nouvelle forme de liberté, grâce à la souris et au clic, qu’il n’avaitpas lorsqu’il visionnait un film, par exemple. Qui plus est, les études sur le sujet montrentque cette possibilité <strong>du</strong> clic rend l’utilisateur plus impatient, plus zappeur. Les narrationsmultimédia se doivent donc de stimuler sans cesse son attention, de renouveler enpermanence sa curiosité et ainsi sa volonté d’aller plus loin dans le récit. Raphaël Baroni,qui étudie les modalités <strong>du</strong> récit, principalement filmique, établit que les trois élémentsessentiels de ce qu’il appelle la « tension narrative » sont le suspense, la curiosité et lasurprise 198 . Ce phénomène est encore accentué dans les narrations multimédia. L’une dessolutions trouvées pour apporter un surplus de tension narrative à ces récits est l’usage del’interactivité. Ainsi, le spectateur prend lui-même le contrôle de l’histoire, ou tout au moinsil peut en avoir l’illusion. Lucas Massou, qui s’intéresse au fonctionnement particulier desCD-ROM, remarque que ceux-ci offrent divers « degrés de liberté au lecteur » 199 . Ilremarque que cette liberté, cette interactivité, peut être « limitée », « décisive » ou« pro<strong>du</strong>ctive » 200 . La contrepartie de cette nouvelle forme de narration étant que la libertéaccordée au lecteur fait qu’il « peut donc très bien ne découvrir qu’une partie seulement <strong>du</strong>contenu disponible » 201 . Un nombre important de théoriciens <strong>du</strong> cinéma ont souhaitéréintégrer le spectateur dans la construction narrative, après des décennies d’oubli et defocalisation sur l’auteur. Cette nouvelle approche pourrait se résumer à l’affirmation qu’aufinale, « c’est le spectateur qui construit le film » 202 . La narration multimédia, même si elle197Fred RITCHIN, op. cit., p. 111.198Raphaël BARONI, op. cit.199Lucas MASSOU, « Le cadre dans les CD-ROM multimédias », in Guillaume SOULEZ (dir.), op. cit., p. 216.200Ibidem, p. 214-215.201Ibidem, p. 216.202Marie-Anne GUÉRIN, Le récit de cinéma, Paris, Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 2003, p. 65.- 60 -60


ne <strong>du</strong>pe personne (l’auteur continue de poser les trames <strong>du</strong> récit), se place aussi dans cettecontinuité-là. La formule n’y est plus seulement métaphorique : en choisissant de visualisertelle ou telle séquence, tel texte avant tel autre, le spectateur construit bien son propre récit.Parmi d’autres formes narratives – Petites Œuvres Multimédias, portfolios sonores,notamment – le webdocumentaire est certainement la nouvelle forme de narration 203 qui aconnu l’essor le plus remarquable au cours de la deuxième partie des années 2000. Les sites<strong>du</strong> Monde, de France 5 ou encore d’Arte proposent aujourd’hui des pages spécifiquementconsacrées à ces pro<strong>du</strong>ctions 204 . Le temps a passé depuis les premiers essais <strong>du</strong> New YorkTimes sur le conflit en Bosnie. Aujourd’hui, presque tous les webdocumentaires associentimages fixes, sons et images animées. Cependant, le contenu comme le contenant varienténormément. On peut y trouver des enquêtes de fond ou des sujets des plus légers, desinterfaces extrêmement sommaires (voire datées) ou très élaborées (constituant unvéritable apport narratif…ou noyant au contraire le lecteur), <strong>du</strong> contenu visuel créé par desphotographes et des journalistes pour l’occasion ou des reprises d’images d’archivesassociées à des interviews 205 , etc. En dépit de leur diversité, il semble bien que dans cesnouveaux ensembles visuels les photographies sont devenus des « hyperphotographies »,selon le terme de Fred Ritchin, c’est-à-dire qu’elles fonctionnent comme un « segmentambigu, visuel (…) menant, si le lecteur le souhaite, vers d’autres photos, d’autres médias,d’autres idées » 206 . Ritchin considère en outre que « dans le cadre de cettehyperphotographie, le photographe-communicateur pourrait devenir quelqu’un qui utilisedes images pour stimuler la discussion » 207 . C’est en effet le but de certainswebdocumentaires qui ne se veulent pas seulement informatifs, mais s’affirment comme des203Il serait probablement plus exact de considérer que la principale innovation <strong>du</strong> webdocumentaire réside danssa diffusion plus encore que dans sa narration. Avant l’apparition <strong>du</strong> terme, des documentaires combinaient déjàimages fixes et animées et la rupture dans la linéarité <strong>du</strong> récit intro<strong>du</strong>ite par la diffusion via Internet n’expliquepeut-être pas à elle seule l’apparition <strong>du</strong> néologisme. Guy Gauthier nous rappelle que cela fait déjà un certaintemps qu’existe dans l’imaginaire collectif une « image “poussiéreuse” <strong>du</strong> documentaire qui incite souvent leursauteurs à se définir par d’autres termes, pour occuper d’autres « créneaux », jugés plus porteurs. » GuyGAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p. 206.204Respectivement : http://www.lemonde.fr/webdocumentaires/ , http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveaumonde/et http://webdocs.arte.tv/ .205Les webdocumentaires de type « historique », faisant intervenir témoins ou experts en font partie. Berlin1989 : souvenirs <strong>du</strong> monde d’hier (2009, LeMonde.fr et l’INA) et François Duprat, une histoire de l’extrêmedroite (2011, Joseph Beauregard). Respectivement consultable à ces adresses : http://www.lemonde.fr/europe/visuel/2009/11/05/berlin-1989-souvenirs-<strong>du</strong>-monde-d-hier_1263388_3214.html et http://www.lemonde.fr/weekend/visuel/2011/04/08/francois-<strong>du</strong>prat-une-histoire-de-l-extreme-droite_1504004_1477893.html.206Fred RITCHIN, op. cit., p. 71.207Ibidem, p. 74.- 61 -61


objets destinés à soulever un débat ou mettre une problématique en avant. Prison Valley 208 etÀ l’abri de rien 209 en sont des exemples frappants : le premier entendait soulever la questionde la politique carcérale des Etats-Unis à travers le portrait surprenant d’une régionentièrement centrée autour <strong>du</strong> « business » de la prison, tandis que le second, financé par lafondation Abbé Pierre et sorti juste avant la fin de la trêve hivernale 210 , avait pour objectifaffiché de mettre en avant la question <strong>du</strong> mal-logement à un an de l’élection présidentielle,en faisant le portrait de douze foyers touchés par ce problème.208Prison Valley a été décliné en version documentaire linéaire, classique (59 minutes), pour être diffusé surArte, mais aussi en webdocumentaire interactif.209Un webdocumentaire de Samuel Bollendorff et Mehdi Ahoudig, sorti en mars 2011. Samuel Bollendorff estdirecteur de ce mémoire.210Période de l’année <strong>du</strong>rant laquelle les expulsions sont interdites.- 62 -62


2. Des images sonoresRéintro<strong>du</strong>ire le sonLes réflexions de Raymond Depardon sur l’influence <strong>du</strong> son et des modalités de sacaptation sur le cadre de son image, sur sa distance et, plus globalement, sur son rapport auréel filmé, ont déjà été l’occasion de comprendre la place qu’occupe le son commecomposante essentielle de l’image animée. Comme le soulignait l’auteur de San Clemente,pour expliquer son refus de faire des « films de photographes », « une photo après l’autre,sans son, ça ne veut rien dire » 211 . Plus récemment, la médiocrité de la captation sonoreofferte par les boîtiers reflex numériques capables d’enregistrer de l’image animée 212 estvenue confirmer, s’il le fallait, que l’image animée ce n’est pas que des images… c’est aussi<strong>du</strong> son.Il semble que le son ait toujours été le parent pauvre de l’image animée. L’histoire <strong>du</strong>cinéma en témoigne – même s’il faut noter que certains réalisateurs lui ont accordé unegrande attention et un rôle narratif déterminant –, et les ouvrages consacrés au septième artet aux spécificités de sa narration ont la plupart <strong>du</strong> temps une approche <strong>du</strong> média qu’onpourrait qualifier « d’icono-centrée ». Alain Boillat, constate que « généralement, le cinémaest prioritairement associé à la présence d’images. Or le défilement photogrammatique neconstitue qu’une seule des cinq “matières de l’expression” cinématographique, aux côtés dela voix, des bruits, des mentions écrites et de la musique » 213 . Si l’on admet cette définition,selon laquelle trois des matériaux <strong>du</strong> film seraient donc sonores (la voix, les bruits et lamusique), ré<strong>du</strong>ire le cinéma ou la vidéo à leur dimension iconique ne relève plus seulementde l’injustice, mais de la grossière erreur d’appréciation. Les mots en disent souventbeaucoup sur les discriminations et les rapports de force. Par exemple, le fait que l’on211Raymond DEPARDON, Frédéric SABOURAUD, op. cit., p. 10.212Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie.213Alain BOILLAT, Du bonimenteur à la voix-over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Lausanne(Suisse), Antipodes, 2007, p. 17.- 63 -63


qualifie de « spectateur » celui qui se trouve devant un film est assez significatif 214 . On diraaussi que quelqu’un « voit » un film, mais jamais qu’il « l’entend ». Comme si la vue était leseul sens nécessaire à la réception <strong>du</strong> cinéma. Pour apporter une réponse à ce déséquilibrequi se niche jusque dans les mots, Boillat préfère parler d’« audiospectateur », « lorsque lacomposante sonore intervient de façon décisive » 215 . Michel Chion, autre théoricien <strong>du</strong> sonau cinéma, préfère lui aussi le terme d’« audio-spectateur » à celui de spectateur, car,remarque-t-il, « on ne “voit” pas la même chose quand on entend ; on n’ “entend” pas lamême chose quand on voit » 216 .Ce manque de considération pour le son au cinéma est d’autant plus surprenant que l’imageanimée a toujours été accompagnée d’éléments sonores. Le cinéma n’a pas atten<strong>du</strong> les filmsdits « parlants » pour être accompagné de son, comme le rappelle Emmanuel Croset 217 . Àl’époque <strong>du</strong> cinéma improprement qualifié de « muet » 218 , les films étaient déjàaccompagnés par un orchestre, parfois par la voix d’acteurs ou par des bruitages réalisésderrière l’écran. « À l’exception des premiers essais de films qui peuvent être assimilés àune photographie animée, on peut ainsi dire que le film n’a jamais été silencieux. Il intègrele son dans la narration, comme le ferait tout art qui veut raconter. Les acteurs ne sont nisourds ni muets. Ils se parlent et s’entendent. Ils développent une gestuelle particulière,exagérée, se rapprochant <strong>du</strong> mime, pour satisfaire au manque de la parole », écrit Croset 219 .Ce qui nous amène à dresser deux constats. D’abord, que l’intérêt pour le son au cinéma estle plus souvent lié à la voix et au texte prononcé par les personnages 220 . Ensuite, que sil’image animée est indissociable <strong>du</strong> son, la photographie, elle, est muette. De ce point devue, on comprend mieux pourquoi les tentatives de sonorisation d’expositions214Avant d’être éventuellement la « personne qui assiste à un spectacle », le « spectateur » est d’abord le« témoin oculaire d’un événement ; [la] personne qui regarde ce qui se passe sans y être mêlée ». Le nouveauPetit Robert de la langue française, 2008, p. 2419.215Alain BOILLAT, op. cit., p. 21-22.216Michel CHION, L’audio-vision. Son et image au cinéma, deuxième édition, Paris, Armand Colin, 2005, p. 3.217Ingénieur <strong>du</strong> son et ancien élève de l’E.N.S. <strong>Louis</strong>-Lumière, Emmanuel Croset est l’auteur d’un articleintitulé « Temps de l’image, temps <strong>du</strong> son », publié dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°46, avril-juin1995. pp. 75-83.218Les premiers films dits « sonores » datent de 1927.219Emmanuel CROSET, op. cit., p. 78.220Michel Chion souligne l’importance de ce « voco-centrisme », qui est « presque toujours, un verbocentrisme». Michel CHION, op. cit., p. 9.- 64 -64


photographiques sont rarement réussies 221 . Le mouvement, l’animation des images fixessemble indispensable à leur sonorisation : c’est d’ailleurs lors de projections, où laprésentation des images est décidée au préalable, qu’apparaît le son en photographie.Bande-image et bande-son« Ce n’est pas parce que le cinéma utilise,matériellement parlant, des canaux sonore etvisuel qu’il doit pour autant se décrire commeune simple addition de “bande-son” et de“bande-image”. »Michel Chion 222Michel Chion insiste sur la singularité des objets audiovisuels. En se combinant, les récitsvisuels et sonores s’enrichissent, se réinterprètent pour former une nouvelle histoire quidépasse leur simple juxtaposition. L’image redéfinit le sens <strong>du</strong> récit porté par le son, toutcomme ce dernier vient éclairer d’un jour nouveau l’image, fixe ou animée. Mais avant denous intéresser au potentiel narratif des sons, il convient de brièvement cerner la différencede nature entre ce qui est couramment appelé la « bande-son » et la « bande-image ». Cettedifférence – combinée à la difficulté de nommer, de qualifier les sons… et avant tout de lesécouter sans filtre sémantique ou volonté de déterminer leur cause, leur origine – pourraitbien expliquer pourquoi les éléments sonores ont longtemps été négligés dans les études dela narration de l’image animée.Nous avons utilisé jusqu’ici, et que nous continuerons à la faire faute d’alternative, le termede « bande-son ». Mais en fait, le terme paraît particulièrement inapproprié pour qualifierles éléments sonores qui accompagnent les images en mouvement sur un écran. Il faudrait221La disposition de casques audio devant certaines photographies peut être une solution. Olivier Touron,photographe installé dans le Nord, expérimenta ce dispositif lors de l’exposition Prison à la Maison de l’Art etde la Communication de Sallaumines, en mai 2010. Les casques offraient la possibilité d’entendre les propos despersonnes dont les portraits étaient accrochés aux cimaises.222Michel CHION, op. cit., p. 115.- 65 -65


plutôt utiliser l’expression au pluriel et parler de « bandes-son », même si l’idée même de« bandes » est probablement inadaptée. En effet, on peut parler de « bande-image », car laplupart <strong>du</strong> temps, l’image animée est composée d’une succession d’images dans le temps,celles-ci s’enchaînant plus ou moins rapidement, mais ne se superposant pas. Bien sûr, ilpeut y avoir des exceptions. On pourra éventuellement avoir des plans en surimpression etmême intro<strong>du</strong>ire des variations d’opacité des différentes images comprises dans le cadre 223 ,on pourra recourir à la technique <strong>du</strong> split screen 224 , récurrente dans Prison Valley, etc. Maisl’on voit très vite les limites de ces exceptions : superposons par exemple trois ou quatreimages et l’on est à peu près sûr que le résultat sera illisible. En revanche, pour le son, larègle générale n’est pas « un son à la fois », loin de là. « La “bande-son” d’un film estsouvent constituée de plusieurs couches réalisées et déposées indépendamment, qui serecouvrent les unes les autres », nous rappelle Michel Chion 225 . Alors que la superpositiondes images con<strong>du</strong>irait le plus souvent à une perte de la lisibilité de la bande-image, lasuperposition de voix, de bruits et de musique (les trois éléments sonores décrits par AlainBoillat plus haut) semble aller de soi. Finalement, comme dans le réel, où l’ouïe ne nouspermet pas de prélever seulement les voix lors d’une conversation, mais nous restituel’ensemble de l’ambiance sonore environnante, bruits parasites compris. C’est donc lorsquenous serons en présence d’une seule piste sonore que l’aspect fictionnel <strong>du</strong> cinéma devraitêtre le plus perceptible 226 .L’autre raison qui fait que l’on ne devrait pas parler de « bande-son », et qui est <strong>du</strong>e enlarge partie à son aspect de millefeuille, c’est qu’« il n’y a pas de plan sonore comme il y ades plans en images. (…) Nous ne percevons pas d’unités de montage-son, et les colluressonores ne nous sautent pas à l’oreille et ne nous permettent pas de délimiter entre elles desblocs identifiables » 227 . Sans plan sonore, sans équivalent à ce bout de film si facile àprélever qu’est le plan image, on comprend mieux pourquoi le son au cinéma n’a pas223Le fon<strong>du</strong>-enchaîné n’est-il pas d’ailleurs un cas particulier de surimpression au cinéma ?224Cette technique consiste à diviser le cadre en plusieurs parties et d’y intégrer différentes images. Quoiqu’onpuisse tout aussi bien réutiliser la même image dans chacune des cadres dans le cadre.225Michel CHION, op. cit., p. 38.226L’aspect fictionnel et narratif <strong>du</strong> film sera aussi particulièrement sensible en présence d’une musique de« fosse », c’est-à-dire dont la source est extérieure au récit, située dans un « espace imaginaire ». LaurentJULLIER, Les sons au cinéma et à la télévision. Précis d’analyse de la bande-son, Paris, Armand Colin, p. 191.227Michel CHION, op. cit., p. 37.- 66 -66


souvent suscité de grand intérêt de la part des théoriciens. L’absence de plans sonores peutelle aussi s’expliquer en partie par des divergences sensorielles : tandis que l’on peut fermerles yeux et ne plus rien voir, on ne peut cesser d’écouter, même en se bouchant les oreilles.Et bien que certains sons puissent être brefs, soudains, ils comprennent toujours un certaindegré de réverbération. En ce sens, le cut – la coupe brutale – serait plus spécifique auvisuel, tandis que le fon<strong>du</strong> – la transition progressive – se prêterait plus au sonore.Enfin, si la vue peut difficilement être trompée par le montage de l’image animée, l’ouïe l’estpresque en permanence par le montage sonore. « Alors que le plus transparent desmontages visuels en raccord mouvement signé d’un professionnel chevronné sera repérépar un enfant, le premier débutant venu peut faire un montage sonore aux points de coupetotalement imperceptible », assure Laurent Jullier 228 . Le montage sonore ainsi dissimulén’est pas une fatalité : on peut tout à fait imaginer, et certains cinéastes l’ont expérimenté,des montages sonores où les coupes et le transitions seraient perceptibles. Mais la plupart<strong>du</strong> temps, le montage sonore consiste en un « travail d’adoucissement et de « polissage » <strong>du</strong>son » 229 . Le montage sonore serait donc, selon Michel Chion, « l’art d’arrondir les anglespar des dégradés d’intensité » 230 . Il semble donc que dans l’image animée, la fluidité de lacomposante sonore soit généralement utilisée pour apporter cohérence et liant à une bandeimagenaturellement plus saccadée, divisée. « La fonction la plus répan<strong>du</strong>e <strong>du</strong> son aucinéma est celle qui consiste à unifier le flux des images, à le lier » 231 , remarque Chion.« D’une part au niveau <strong>du</strong> temps, en débordant les coupes visuelles (effet dechevauchement ou overlapping) ; d’autre part au niveau de l’espace, en faisant entendre desambiances globales […], qui créent un cadre général où l’image semble contenue, unenten<strong>du</strong> où baigne le vu, comme dans un fluide homogénéisant ; troisièmement enfin, par laprésence éventuelle d’une musique de fosse qui, en échappant à la notion de temps etd’espace réels, coule les images dans un même flux. » Dans les objets hybrides, composésd’images fixes et animées, et où le déroulement de la bande-image est encore plus chaotiqueque dans les films classiques, le montage sonore est d’autant plus essentiel. Car ici, c’estvéritablement le son qui liera les deux médiums pour en former un seul récit.228Laurent JULLIER, op. cit., p. 40-41.229Ibidem, p. 41.230Michel CHION, op. cit., p. 38.231Ibidem, p. 43.- 67 -67


Le récit à travers le sonLes images animées sont donc bien sonores. On comprend mieux pourquoi Depardon,revenant sur le choix de traiter Faits divers avec une caméra plutôt qu’avec son Leica,mettait en avant l’aspect déterminant <strong>du</strong> son dans le choix <strong>du</strong> médium : « Je me suis aperçuque lorsque j’avais vraiment besoin de montrer l’instant décisif, je préférais me servir de lacaméra et <strong>du</strong> son. » 232 Le récit par l’image animée se construit évidemment par la suite desimages dans le cadre, par les cadrages réalisés et par l’ordre dans lequel ils sont montés.Mais il se construit aussi à travers les sons, qui comme les images, ont des fonctions, ou aumoins des potentiels, narratifs, descriptifs ou encore discursifs.Comment les sons interviennent-ils dans le récit ? Comment participent-ils à laconstruction de l’histoire ? Ce sont ces questions que les photographes qui choisissent derecourir à l’image animée vont se poser. Les sons enregistrés au moment <strong>du</strong> tournage, maisaussi les sons tels qu’ils apparaissent après d’éventuels modifications, voire rajouts, auxétapes <strong>du</strong> montage et <strong>du</strong> mixage sonores. La question <strong>du</strong> récit par le son se pose donc dès lemoment <strong>du</strong> tournage, d’autant plus que l’ « éthique » <strong>du</strong> documentaire, qu’il soit fixe ouanimé, contrairement à la fiction, s’accommoderait assez mal d’une reconstitution aposteriori des dialogues ou même des bruits d’ambiance 233 . Ce qui ne veut pas dire queceux-ci seront ensuite forcément à réutiliser tels quels lors <strong>du</strong> montage : Dennis Danfung,photojournaliste et auteur de Hell and Back Again (2011), un film traitant de la guerre enAfghanistan et <strong>du</strong> retour aux Etats-Unis d’un Marine, utilise le son qu’il a capté lors <strong>du</strong>tournage avec un micro canon 234 et des micro cravate. Mais pour renforcer certainesambiances et pour appuyer sa narration, Danfung a eu recours à un designer sonore qui, enmodifiant la réverbération ou en changeant la vitesse <strong>du</strong> son, avait pour mission de fairemieux correspondre les ambiances sonores au propos <strong>du</strong> film 235 .232Raymond DEPARDON, Frédéric SABOURAUD, op. cit., p. 62.233Pour l’élaboration de Prison Valley, Philippe Brault nous a expliqué qu’il était très important de prendrel’ensemble des sons sur place et de ne pas avoir à en prendre d’autres lors <strong>du</strong> montage en France. Entretien avecPhilippe BRAULT, cf. annexes.234Les micros dits « canon » captent le son dans un angle plus précis et sont donc adaptés à l’enregistrement deconversations, par exemple.235Voir le dossier de presse de Hell and Back Again. Cf. annexes.- 68 -68


Le choix <strong>du</strong> micro canon fait par Dennis Danfung est déjà un parti pris narratif. Il auratrès probablement pour conséquence d’isoler les personnages suivis, ce qui paraît cohérentavec l’approche narrative de l’auteur, qui met l’accent sur les dégâts psychologiques de laguerre et le difficile retour des soldats dans une société dans laquelle ils se retrouvent endécalage. Comme pour l’image, il existe une infinité de positionnements <strong>du</strong> dispositif decaptation sonore (lorsque celle-ci n’est pas assurée par l’opérateur de vue lui-même). Ilexiste également un large choix de micros, certains captant, par exemple, un angle dechamp plus large que d’autres… De la même façon que le photographe ou le cinéastechoisit le format de son appareil, sa focale et son point de vue, parce que cela ad’importantes conséquences sur l’histoire qu’il va raconter, l’ingénieur <strong>du</strong> son choisit doncson dispositif en fonction. Et comme en photographie, le son pourra alors sembler avoirune forte ou une faible profondeur de champ, être « piqué » 236 ou moins précis, etc.Laurent Jullier souligne le fait que le son qui accompagne l’image animée peut remplirplusieurs « rôles » dans la narration 237 . Tout d’abord, le son peut-être un « apportd’informations » 238 . C’est le cas <strong>du</strong> son des voix, qu’elles soient parties intégrantes <strong>du</strong> récitet <strong>du</strong> cadre, <strong>du</strong> récit seulement ou qu’elles lui soient extérieures. Alain Boillat distingueainsi clairement les voix in, off et over : « la voix in est perçue comme l’émanation d’unindivi<strong>du</strong> visible à l’image en tant que source ; la voix off est associée par le spectateur à unspectateur ou un locuteur situé dans l’univers diégétique, à proximité <strong>du</strong> « point d’écoute »supposé, mais hors-champ ; la voix-over est quant à elle rapportée à un énonciateur absent,en tant que source verbale, <strong>du</strong> monde <strong>du</strong> film (ou de l’un de ses mondes) » 239 . Un grandnombre de bruits peuvent, eux aussi, être appréhendés comme informatifs. Parce quelorsque l’on écoute un son, on l’écoute très rarement en lui-même, en cherchant à cerner sesqualités de son (hauteur, timbre, réverbération, etc.), mais plutôt en cherchant quelle en estl’origine. Ce type d’écoute a été qualifié de « causale » et Michel Chion la décrit comme uneécoute qui « consiste à se servir <strong>du</strong> son pour se renseigner autant que possible sur sa236C’est-à-dire défini, qui donne une impression de grande netteté.237Laurent JULLIER, op. cit., p. 72-73.238Ibidem, p. 72.239Alain BOILLAT, op. cit., p. 23.- 69 -69


cause » 240 . Elle se rapproche ainsi de « l’écoute sémantique […] qui se réfère à un code ouun langage » 241 et qui s’applique typiquement aux dialogues. Ces deux types d’écoutesrenvoient à des sons informatifs. Parmi ces sons informatifs, certains pourront sembler plusdescriptifs alors que d’autres apparaîtront considérablement narratifs : les sons d’ambiancecomme les répliques décisives contribuent pourtant tous deux à la construction <strong>du</strong> récit.Un autre « rôle » majeur <strong>du</strong> son accompagnant l’image animée, qui rejoint un peu la visionenglobante de la bande-son mise en avant par Michel Chion, c’est la « ponctuation », queJullier distingue en deux catégories : « la ponctuation des énoncés visuels à l’intérieur <strong>du</strong>plan » et la « ponctuation des points de montage-image, ren<strong>du</strong>e d’autant plus aisée que lespoints de montage-son, eux, sont indétectables» 242 . En agissant comme un élément deponctuation, le son peut donc nous permettre de comprendre, par exemple, le passage entredeux plans situés dans des cadres spatio-temporels différents : sa permanence entre lesdeux plans, sa disparition en fade out ou son apparition en fade in auront des implicationsnarratives différentes, de la même façon qu’un cut visuel ou un fon<strong>du</strong>-enchaîné ne racontentpas la même histoire. Pour illustrer le rôle <strong>du</strong> son en tant que ponctuation de l’imageanimée, nous pouvons prendre pour exemple une figure de style régulièrement utilisée : « lepoint de synchronisation» 243 . Michel Chion a défini cette notion – qu’il appelle parfois« synchrèse » – comme « la sou<strong>du</strong>re irrésistible et spontanée qui se pro<strong>du</strong>it entre unphénomène sonore et un phénomène visuel ponctuel lorsque ceux-ci tombent en mêmetemps, cela indépendamment de toute logique rationnelle» 244 . En terme de construction, ilsemble bien que les points de synchronisation consistent surtout à « détourner les bruitsindiciels vers une fonction symbolique» 245 .240Michel CHION, op. cit., p. 25. Chion précise que l’écoute causale se fonde souvent sur des indices au sein del’image. « En réalité, cette écoute causale, qui est la plus répan<strong>du</strong>e, est aussi la plus influençable… et la plusleurrable. »241Ibidem, p. 27.242Laurent JULLIER, op. cit., p. 72-73. À propos <strong>du</strong> son en tant qu’élément de ponctuation, voir aussi MichelCHION, op. cit., p. 48.243Michel CHION, op. cit., p. 52.244Ibidem, p. 55.245Laurent JULLIER, op. cit., p. 135. Jullier explique que le son indiciel « fonctionne comme vecteur, c’est-àdirecomme un index pointé vers la source », tandis que le son symbolique n’a pas d’existence dans le monde <strong>du</strong>récit et « renvoie davantage au discours qu’à l’histoire ». Ibidem, p. 126.- 70 -70


Les photographes <strong>du</strong> réel qui ont pratiqué l’image animée ont eu recours eux aussi à ceprocédé : les génériques <strong>du</strong> début de San Clemente et de Prison Valley, notamment. Dans SanClemente, le titre <strong>du</strong> film n’apparaît pas immédiatement. Une sorte d’intro<strong>du</strong>ction nous faitentrer dans l’hôpital, puis, alors que l’on se trouve dans une chambre, un docteur débarque,s’en prend à l’équipe de tournage et la recon<strong>du</strong>it vers une sortie. Avec Depardon etRistelhueber, nous sommes expulsés par une grande porte… Mais au lieu de vraiment voirla porte se refermer sur nous, le titre surgit en cut, accompagné d’un grand bruit, qui nousrenvoie à cette porte qui a dû claquer. Ici, le point de synchronisation est loin d’êtregratuit : comme pour la scène qui le précède, il met le spectateur dans l’ambiance <strong>du</strong> lieu,pouvant suggérer tout à la fois la violence, l’enfermement ou l’incompréhension.L’apparition <strong>du</strong> titre de Prison Valley joue sur le même principe. Ce film possède lui aussiune petite intro<strong>du</strong>ction avant l’apparition <strong>du</strong> titre, pour planter le décor, présenter le sujet,mais de façon plus explicite que dans San Clemente. Alors que des images fixes et animéesnous montrent cette fameuse vallée, une voix féminine pour l’instant non identifiée nousapprend que « le surnom de cette région est “Prison Valley” ». L’image passe alors au noir,sur lequel descendent des rectangles (comme des barreaux) pour venir former le titre.Simultanément, nous entendons des bruits secs et métalliques qui, associés aux images quenous venons de voir et au titre en laissent pas vraiment de doute sur leur origine : il ne peuts’agir que de bruits de manipulation des portes de cellules. L’image qui suit le confirme.Nous y voyons les mains d’un détenu dont un surveillant manipule les menottes. Dans cesdeux exemples, la mise en place d’un point de synchronisation fort entre l’image et le sondès le début a une importance narrative conséquente : c’est à travers ce moment précis quele spectateur doit basculer pour de bon dans le récit. Mais la « synchrèse » peut aussi êtreutilisée de façon plus ludique, comme à la fin d’Antonyme de la pudeur. Le montage, surtoutcomposé d’images fixes, se termine par un plan vidéo sur un tournage de film X. On entendle réalisateur dire : « Attention, on va commencer à tourner… » Et soudainement lamusique de fosse, présente sur les images fixes et animées depuis quelques minutes s’arrête,en même temps qu’un cut fait passer l’image au noir. On n’entend plus que le son <strong>du</strong> plateaude tournage et la voix <strong>du</strong> réalisateur : « Attention, silence… silence… » Avant l’arrivée <strong>du</strong>générique final et la reprise de la musique. Ici, la « synchrèse » est différente de cellerencontrée dans San Clemente ou Prison Valley, puisque c’est à la fois l’image et la musique defosse qui répondent aux instructions d’un personnage <strong>du</strong> récit, le réalisateur. Le spectateur- 71 -71


pourra comprendre cette figure de style comme un résumé symbolique <strong>du</strong> récit qu’il vientde voir : l’attention est concentrée sur les temps faible <strong>du</strong> tournage, sur le hors-champ.Enfin, le dernier « rôle » essentiel <strong>du</strong> son est la représentation <strong>du</strong> hors-champ de l’imageanimée. « L’effet attaché à ce rôle est la suggestion, purement auditive, de la troisièmedimension qui manque à l’image », précise Jullier 246 . Nous reviendrons plus longuementsur l’effet <strong>du</strong> son quant à la définition <strong>du</strong> hors-champ de l’image, mais nous pouvons justeinsister ici sur son usage principal dans l’image animée, souligné par nombre d’auteurs etrésumé ainsi par Laurent Jullier : « Grâce au renvoi automatique à l’image mentale de leursource, les sons indiciels peuvent servir à faire des économies, non seulement au senspropre (le murmure de la foule en lieu et place <strong>du</strong> millier de figurants), mais aussi au sensfiguré, c’est-à-dire des économies narratives. S’il s’avère qu’un bruit indiciel est capable deprendre en charge seul la délivrance des informations utiles <strong>du</strong> point de vue de laprogression <strong>du</strong> récit, il est en effet possible d’utiliser la bande-image à une autre tâchecependant que l’occurrence de ce bruit se pro<strong>du</strong>it – et de préférence une tâche que labande-son serait incapable d’assumer correctement» 247 .246Laurent JULLIER, op. cit., p. 73.247Ibidem, p. 131.- 72 -72


La « narration double » 248 : une possibilité audio-visuelle« La musique et la voix off s’accordentparticulièrement bien aux films composés dephotos. Ce n’est pas seulement parce qu’elles lesaniment ; c’est surtout parce que leursdéfilements respectifs se renforcent l’unl’autre. »Raymond Bellour 249Le son capté de façon synchrone, c’est-à-dire simultanément à la prise de vue, n’est pas leseul moyen de créer <strong>du</strong> sens et de participer à la construction d’un récit. Certes, lapossibilité d’enregistrer <strong>du</strong> son synchrone est apparue dans les années 1960 et aprofondément modifié l’approche de certains documentaristes de leur médium. Mais ellen’a pas pour autant con<strong>du</strong>it à l’abandon des deux autres principaux types de sonstraditionnels utilisés par l’image animée <strong>du</strong> réel : la musique et les voix. Avec l’arrivée <strong>du</strong>son synchrone, ceux-ci se sont donc affirmés comme des outils d’une « narration double »,partagée entre sa composante sonore et visuelle. Laurent Jullier définit la narration doublecomme « un décalage entre son et image [qui] n’est pas pris en charge par les conventions <strong>du</strong>cinéma narratif classique. Par “décalage”, [il] entend une situation où la bande-son et labande-image donnent des informations relatives à des événements différents (…) dont l’un desdeux au moins est un événement de l’histoire. Si la double narration est fréquente parl’intermédiaire des voix, elle n’est le fait des bruits que dans le cadres de films plus oumoins éloignés <strong>du</strong> courant de l’homogénéité» 250 . Dans la plupart des cas, ce décalage seraspatial, temporel… ou les deux à la fois.La musique est un élément narratif traditionnel de l’image animée. Les photographes <strong>du</strong>réel qui se sont tournés vers l’image fixe s’en sont emparés, naturellement. Par la suite,248Nous reprenons ici une expression utilisée par Laurent Jullier et qui nous semble appuyer de façon pertinentenotre propos. Laurent JULLIER, op. cit., p. 141.249Raymond BELLOUR, L’Entre-Images : photos, cinéma, vidéo, Paris, La Différence, 2002, p. 79.250Ibidem, p. 141.- 73 -73


certains s’en sont également servi pour accompagner la projection d’images fixes, reprenantles codes narratifs <strong>du</strong> cinéma, mais sans utiliser véritablement l’image animée. Quel estdonc le rôle de la musique dans la narration par l’image animée ? Il faut avant tout, encoreplus que pour les autres sons, distinguer la musique qui appartient à l’histoire racontée –parfois appelée musique « d’écran » – et la musique dite « de fosse » 251 . La première,justement parce qu’elle appartient au récit, peut avoir un rôle vraiment informatif. Parexemple, pour nous renseigner sur l’époque <strong>du</strong> déroulement de l’histoire. La musique defosse, quant à elle, renvoie à une conception antérieure de la musique dans l’image animée,plus proche de celle à l’œuvre dans le cinéma dit « muet ». « Au temps <strong>du</strong> muet, nous ditMarie-Anne Guérin, la musique jouée qui accompagnait les projections favorisaitl’attention des spectateurs à tel ou tel aspect dramatique, grotesque, tragique ousentimental <strong>du</strong> récit à l’œuvre sur l’écran. Elle intervenait pour donner une idée del’humeur des personnages. Comme un portrait mental.» 252 Ainsi, la musique de fosse, c’està-direla musique qui peut se situer à la fois dans la narration et dans le discours,fonctionne comme un indicateur supplémentaire pour le spectateur (ou plutôt l’« audiospectateur», ici). La musique fonctionne à ce moment-là comme un cadre dont l’objectif estde redéfinir, de façon plus ou moins poussée, les sens des images animées. « Elle est chargéede mettre le spectateur « en condition » pour lire la scène selon une voie déterminée et ledécourager de la lire autrement (surtout quand les images, même assorties de mots et debruits, ont un sens un peu flou : la musique, alors, les asservit à la pro<strong>du</strong>ction d’un sensplus net) », résume Jullier 253 . Pour le film Faits divers, Depardon a choisi d’utiliser, à de trèsrares occasions, une musique dont la fonction apparaît sensiblement plus discursive quenarrative : dans les tout premiers instants <strong>du</strong> film, alors que le spectateur prendconnaissance <strong>du</strong> sujet 254 , on entend une sorte d’air d’opéra dont les paroles – « Pressons lepas », « Petit soldat », etc. – sont les premières indications sur le regard que lephotographe-cinéaste a choisi de porter sur ces personnages. Le thème traité est loin d’êtreléger, mais le choix de la musique témoigne ici d’un certain humour, voire d’une ironie. Si la251Michel Chion résume ainsi la différence entre les deux : « On appellera musique de fosse celle quiaccompagne l’image depuis une position off, en dehors <strong>du</strong> lieu et <strong>du</strong> temps de l’action. Ce terme fait référence àla fosse d’orchestre de l’opéra classique. On appellera musique d’écran, au contraire, celle qui émane d’unesource située directement ou indirectement dans le lieu et le temps de l’action, même si cette source est une radioou un instrumentaliste hors-champ. » Michel CHION, op. cit., p. 71.252Marie-Anne GUÉRIN, Le récit de cinéma, Paris, Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 2003, p. 15.253Laurent JULLIER, op . cit., p. 152.254Le quotidien des policiers <strong>du</strong> 5 ème arrondissement de Paris.- 74 -74


musique ne « contredit » aucunement l’image dans cet exemple, elle se situe en revanchedéjà suffisamment en décalage pour constituer une forme de narration double. Enfin,n’oublions pas que la distinction entre musique d’écran et musique de fosse est souvent pluscomplexe qu’exposée ici brièvement. En effet, dans l’image animée, les musiques d’écranpeuvent souvent être aussi considérées comme des musiques de fosse, dans le sens où, bienque faisant incontestablement partie de l’histoire, elles parviennent à acquérir un rôlenarratif supplémentaire, qui se rapproche <strong>du</strong> « portrait mental » décrit par Guérin.L’autre vecteur de la narration double à travers l’image animée et sonore, c’est bien sûr lavoix. Ou plutôt les voix, car comme pour la musique, on pourra en distinguer plusieursselon les liens qu’elles entretiennent avec le récit. Ce sont les voix in, off et over que nousavons déjà évoquées. Dans l’image animée documentaire, où les voix off symbolisant lasubjectivité d’un personnage ne sont en principe pas utilisées 255 , les voix peuvent donc êtreré<strong>du</strong>ites à deux catégories principales : la « voix-action », d’un côté, la « voix-explication »ou « voix-narration » de l’autre 256 . La première correspondant à la voix synchrone d’unpersonnage ; la deuxième à ce cas de figure « où le verbal se met au service d’uneintégration au discours filmique pour donner l’impression qu’il est à l’origine de cedernier» 257 . La narration double adviendra éventuellement dans le cas d’une voix« explication » ou « narration ». Cette voix over, lorsqu’elle est présente, est un enjeuessentiel de la narration. D’abord, parce qu’il s’agit pour celui qui regarde et qui écoute, desavoir qui se cache derrière cette voix. Parfois, le détenteur de cette « voix-narration » peutnous être donné à voir avant de disparaître <strong>du</strong> cadre de l’image, mais pas toujours. Et« lorsqu’un film commence avec une voix over, notre premier souci est de désacousmatiser,c’est-à-dire de lui trouver une source visuelle », remarque François Jost 258 . Le locuteur estill’un des personnages de l’histoire ? Est-il l’auteur des images ? La réponse à ces questionsinfluera sur la compréhension de la narration par le spectateur. Ce qui est particulièrementintéressant en tout cas, c’est le choix même <strong>du</strong> recours à une voix qui ne se limite pas à255Exception faite des œuvres dans lesquels les auteurs peuvent s’inclure, à l’instar de certains filmsdocumentaires de Depardon.256Alain BOILLAT, op. cit. , p. 484.257Ibidem.258François JOST, Un monde à notre image. Énonciation, cinéma, télévision, Paris, Méridiens Klincksiek, 1992,p. 99. La notion d’acousmatique renvoie aux sons que l’on entend sans visualiser leur source. La voix over enfait donc partie.- 75 -75


l’action. Laurent Jullier y voit « une reconnaissance de l’existence d’un spectateur qui vapasser d’un statut de voyeur à celui de confident» 259 . Et en effet, l’accompagnement desimages fixes et animées d’Antonyme de la pudeur par le témoignage d’une actrice – dont onn’apprendra vraiment l’identité qu’un peu avant la fin et dont on ne verra jamais le portrait– semble bien remplir cette fonction. D’autant plus que l’actrice en question nous fait partde son rapport au milieu dans lequel elle travaille de façon très personnelle. Ce constat n’estpas valable que dans ce cas particulier : l’intro<strong>du</strong>ction d’une voix extérieure à l’actionpermet souvent de mieux immerger le spectateur dans le récit. Ne serait-ce que parce qu’ilest généralement plus agréable de sentir confident que voyeur.259Laurent JULLIER, op. cit., p. 158.- 76 -76


3. Redéfinir le hors-champ« Le récit au cinéma est constitué de ce quinous échappe, tout ce hors-champ quibouleverse ou effleure ce qui se passe dans lechamp. »Marie-Anne Guérin 260La narration « double », qui allie le son (via la musique ou la voix) et l’image animée (quipeut aussi être fixe et animée a posteriori) est, en fait, un cas particulier de recours au horschamp.Elle témoigne de la prégnance de ce dernier au sein de la narration par l’imageanimée. Car si ce n’est pas l’image animée qui a intro<strong>du</strong>it la notion de hors-champ – nousavons vu que nombre de photographes s’appuyaient déjà dessus pour la construction deleurs récits en images fixes –, elle semble néanmoins bien la redéfinir, l’enrichir. Avecl’image animée, le hors-champ n’est plus un outil parmi d’autres de l’élaboration del’histoire, il devient incontournable.Champ, hors-champ et narrationL’image fixe comme l’image animée disposent d’un cadre, dont les dimensions peuventvarier : format carré <strong>du</strong> moyen format, format rectangulaire <strong>du</strong> petit formatphotographique 24x36 (ratio 3 : 2), format panoramique <strong>du</strong> Cinémascope (ratio 2.39 : 1),etc. Choisir ce que l’appareil de prise de vue enregistrera et ce qui restera invisible pour lelecteur ou le spectateur est donc bien l’une des premières étapes de la construction d’unenarration par l’image. Le cinéaste russe Sergueï Eisenstein considérait d’ailleurs quelorsqu’on filme, « on taille un morceau de réalité par les moyens de l’objectif » 261 . Tandis260Marie-Anne GUÉRIN, op. cit., p. 22.261Sergueï EISENSTEIN, « Hors-cadre » (février 1929), Cahiers <strong>du</strong> cinéma, n°215, septembre 1969, p. 21-26.Cette citation d’Eisenstein est reprise par Jean-Pierre ESQUENAZI, « Du cadre au cadrage », in GuillaumeSOULEZ, op. cit., p. 180.- 77 -77


que pour les photographes les notions de hors-cadre et hors-champ peuvent semblersimilaires, celles-ci diffèrent plus nettement lorsque l’on parle d’image animée. Jean-PierreEsquenazi résume ainsi les deux concepts : « le cadre […] est le lieu de la constitution del’image en tant qu’activité de l’auteur ; le hors-cadre sera donc ce que l’image nous dérobede cette activité constitutive. En particulier, il est le lieu où se trouve la caméra, qui en estpar excellence le symbole […]. Le hors-champ, quant à lui, est in<strong>du</strong>it par l’hypothèse selonlaquelle l’image ne nous présente qu’une partie <strong>du</strong> monde qu’elle exprime. Cadre et champ,comme le révèle l’irré<strong>du</strong>ctibilité de leurs complémentaires respectifs, sont définitivementéloignés l’un de l’autre et demeurent incommensurables» 262 . En fait, le hors-cadredésignerait ce qui se situe réellement en dehors des frontières de l’image montrée (les bords<strong>du</strong> cadre) et comprenant notamment le dispositif de captation visuelle et sonore. Quant auhors-champ, il engloberait lui aussi ce qui se situe en dehors de ces frontières, maisseulement pour ce qui a trait au récit. Dans le hors-champ, la caméra ou les microsn’existent pas. Réciproquement, dans un film de fiction, des éléments qui n’existent pasdans la réalité peuvent avoir une existence hors-champ : typiquement, les décors construitsen studio. C’est parce que le hors-champ diffère <strong>du</strong> hors-cadre que le spectateur d’unwestern pourra imaginer qu’un saloon se trouve bien derrière la façade visible à l’image…et pas seulement des étais pour la soutenir. « La préten<strong>du</strong>e illusion d’espace tridimensionnelcréée par le film classique est complète, non pas lorsqu’une caméra préfilmique a montrétout ce qu’il y a dans une pièce (…), mais lorsque le spectateur est en mesure de s’imaginerdans différents lieux hors de la vue optique », constate Edward Branigan 263 .Dans un article ouvrage intitulé Une praxis <strong>du</strong> cinéma, Noël Burch revient sur la définition etle rôle <strong>du</strong> hors-champ dans la narration 264 . L’image animée pro<strong>du</strong>it deux espaces, commenous l’avons dit : l’un visible, l’autre pas. L’espace invisible est tridimensionnel et peut êtredivisé en six autres catégories de hors-champ comme le précise Burch : quatre hors-champlatéraux qui coïncident avec les bords <strong>du</strong> cadre, un hors-champ situé derrière le point deprise de vue et un autre derrière le décor ou la ligne d’horizon. « L’espace diégétique 265 est262Jean-Pierre ESQUENAZI, op. cit., p. 182.263Edward BRANIGAN, « Qu’est-ce qu’une caméra ? », in Guillaume SOULEZ, Penser, cadrer : le projet <strong>du</strong>cadre, … p. 49.264Noël BURCH, Une praxis <strong>du</strong> cinéma, Gallimard, 1969. Les points développés par Burch, un historien <strong>du</strong>cinéma et évoqués ici, sont rapportés par Pierre BEYLOT, op. cit., p. 140-141.265Du grec diêgêsis, « récit, narration ». Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2008, p. 733.- 78 -78


le pro<strong>du</strong>it de ces deux espaces, concret et imaginaire, <strong>du</strong> champ et <strong>du</strong> hors-champ qui ne secontentent pas de s’additionner mais entrent dans une relation dynamique et dialectique.Burch montre que ce système de relations entre l’espace montré et l’espace suggéré s’établitautour de trois procédés principaux : les entrées et les sorties des personnages, les regardsde personnages dirigés vers le hors-champ et le fait qu’une partie des corps despersonnages puisse demeurer hors-champ (par exemple dans le cas <strong>du</strong> gros plan ou <strong>du</strong> planrapproché) », rapporte Pierre Beylot 266 . On s’aperçoit déjà que le hors-champ de l’imagefixe et celui de l’image animée ont une différence significative liée à la capacité de leurcadre à faire le lien entre champ et hors-champ. Avec l’image animée, « tout mouvementd’appareil en panoramique ou travelling, tout recadrage ou changement d’angle de prisesde vue crée une reconfiguration de positions respectives <strong>du</strong> champ et <strong>du</strong> hors-champ. 267 »L’analyse de Guillaume Soulez sur l’appréhension <strong>du</strong> hors-champ par les deux médiums vadans le même sens, lorsqu’il écrit qu’« il faut considérer qu’existe une frontière entre lechamp photographique et le champ cinématographique, car ce dernier est fondé sur unprincipe de continuité <strong>du</strong> champ vers le hors-champ […]» 268 .Dans la première partie, nous avons vu que l’usage <strong>du</strong> hors-champ par les photographesavait pour principale fonction narrative d’inciter le lecteur à effectuer des ellipses spatiales,c’est-à-dire au-delà des bords <strong>du</strong> cadre, voire temporelles, c’est-à-dire avant ou après laprise de vue, comme dans l’œuvre de Lynne Cohen. Quelle est donc la spécificité <strong>du</strong> horschampcinématographique pour la narration ? En somme, qu’apporte la continuité <strong>du</strong>champ vers le hors-champ de l’image animée ? Bien enten<strong>du</strong>, en recourant au hors-champcinématographique on peut, comme en photographie, tenter de stimuler l’imagination <strong>du</strong>spectateur. Mais ce qui fait que cette stimulation est plus forte et plus systématique avecl’image animée, c’est la prise de conscience par le spectateur que le hors-champ peut luiêtre dévoilé par un simple mouvement de caméra. Ou que des éléments situés hors-champpeuvent surgir à tout instant dans le champ. Le <strong>du</strong>o champ / hors-champ semble être aucœur des mécanismes de maintien de la « tension narrative » théorisée par RaphaëlBaroni 269 : le supspense, la curiosité et la surprise sont, en effet, intrinsèquement liés au266Pierre BEYLOT, op. cit., p. 141.267Ibidem.268Guillaume SOULEZ, « Montrer, cadrer : de la parole au cadre », in Guillaume SOULEZ, op. cit., p. 180.269Raphaël BARONI, op. cit.- 79 -79


hors-champ de l’image animée, qu’il soit visuel ou sonore. Pierre Beylot évoque d’ailleurs àce propos un « “regard centrifuge”, dominé par la tension entre champ et hors-champ, quiest propre au récit » 270 . Et constate que c’est son fort pouvoir de suggestion qui expliquepourquoi le hors-champ est souvent utilisé par l’image animée pour pro<strong>du</strong>ire un « effet devoyeurisme » ou un « effet de terreur » 271 . L’usage que fait parfois Depardon <strong>du</strong> horschampcinématographique illustre bien son potentiel narratif, sa capacité à créer <strong>du</strong>suspense… phénomène inimaginable avec l’image fixe, même présentée sous la forme d’unreportage ou d’une série. Dans Urgences comme dans Faits divers, il filme deux scènespresque de la même façon. Il nous propose d’abord une alternance de plans tournés dans larue sur des passants qui regardent en l’air. Dans Urgences, il filme un hélicoptère dans leciel, un camion de pompiers qui arrive, un photographe qui s’installe et pointe sontéléobjectif vers le ciel…Nous sommes dans un moment de tension narrative reposantexclusivement sur le fait que ces personnes regardent ostensiblement vers un endroit dontnous ignorons tout pour l’instant. Puis, la caméra met enfin un terme à ce suspense, cetteforme de pause dans le récit qui relance l’attention <strong>du</strong> spectateur. Dans Urgences, un plannous montre enfin le toit de l’Hôtel-Dieu, ce qui nous permet de constater qu’une silhouettes’y trouve, vraisemblablement avec l’intention d’en sauter. Dans Faits divers, le plan suivantles regards de la foule se situe sur le palier d’un appartement. Les « patterns narratifs » 272 <strong>du</strong>spectateur lui permettent de conclure que c’est vers cet appartement que regardaient lesbadauds.Le regard des personnages au-delà des bords <strong>du</strong> cadre qu’utilise Depardon est bien l’unedes solutions évoquées par Noël Burch pour suggérer le hors-champ. L’entrée et la sortiedes personnages <strong>du</strong> cadre est quant à elle inséparable de l’image en mouvement. Mais ladernière solution envisagée, le découpage <strong>du</strong> corps des personnages par le cadre – commele regard des personnages, d’ailleurs – semble être un héritage de la peinture et de laphotographie. Cette façon de rendre plus présent le hors-champ fonctionne sur le principe<strong>du</strong> prolongement : s’il manque les jambes ou la tête à tel personnage, le spectateur seranettement plus enclin à s’imaginer ce qui advient en dehors <strong>du</strong> champ, ne serait-ce que270Pierre BEYLOT, op . cit., p. 40.271Ibidem, p. 143.272Edward BRANIGAN, op. cit., p. 22. Les « patterns narratifs » sont ces schémas de narration suffisammentrécurrent de l’image animée qui nous permettent de comprendre de façon quasi instinctive certains types deprises de vue et de montage.- 80 -80


pour reconstituer ce corps en entier. Souvent, ce procédé est associé à celui <strong>du</strong> décadrage,qui veut que le sujet ne soit pas positionné au centre de l’image qui reste curieusement vide.Pascal Bonitzer, qui parle aussi de « déviance <strong>du</strong> cadrage » souligne que le décadrage « seremarque de ce qu’au centre <strong>du</strong> tableau, en principe occupé dans la représentationclassique par une présence symbolique […], il n’y a rien, il ne se passe rien. L’œil habitué(é<strong>du</strong>qué ?) à aller au centre, ne trouve rien et reflue à la périphérie, où quelque chosepalpite encore, sur le point de disparaître» 273 . De la périphérie au hors-champ, le chemin àparcourir n’est ensuite plus très long. Noël Burch confirmait ainsi l’importance narrative <strong>du</strong>décadrage : « plus le champ vide de prolonge, plus il se crée une tension entre l’espace del’écran et l’espace <strong>du</strong> hors-champ, et plus cet espace hors-champ prend le pas sur l’espace<strong>du</strong> cadre» 274 . C’est sur cet effet que reposent aussi bien la série photographique Antonyme dela pudeur d’Ulrich Lebeuf que les courts instants de vidéo qui l’accompagnent. Les corpssont très souvent coupés par le cadre, dont le centre est régulièrement vide. Un plan, réaliséavant le tournage d’une scène, cadre les jambes d’un couple d’acteurs qui répète son« texte ». Placée sous un bureau, la caméra ne nous dévoile pas les visages des acteurs.Mais c’est en réalité ce hors-champ-là qui constitue la véritable trame <strong>du</strong> récit. Et dans cecas précis, la suggestion <strong>du</strong> hors-champ ne repose pas seulement sur la composition del’image, mais sur le son qui nous le rend présent.Voir et écouter au-delà de l’imageLorsqu’un récit est raconté à travers l’image animée, ou à travers la combinaison d’imagesfixes et animées, c’est surtout au son que revient la tâche de représenter le hors-champ.Principalement parce que le spectateur a recours à une écoute « sémantique » ou« causale » 275 , et s’intéresse donc en particulier à la source émettrice de la voix, <strong>du</strong> bruit,etc. Toutefois, le rôle que joue le son dans la description <strong>du</strong> hors-champ peut sembler unpeu paradoxal a priori. Car si les images possèdent en elles-mêmes un champ qui s’opposeau hors-champ, ce n’est pas le cas des sons. Bordée par son cadre, l’image ne peut273Pascal BONITZER, op. cit., p. 84.274Noël BURCH, op . cit., p. 41-42. Cité par Pierre BEYLOT, op. cit., p. 142.275Nous avons déjà abordé ces différents types d’écoutes répertoriés par Michel Chion.- 81 -81


eprésenter réellement que ce qui est dans son champ, son cadre. Le reste, elle peut, aumieux, tenter de le suggérer. Le son, lui, n’est pas intrinsèquement contraint par un cadre.Rien n’empêche sa propagation vers le dispositif de captation, comme le cadrephotographique empêche l’enregistrement <strong>du</strong> hors-cadre. Un enregistrement sonoreconsidéré seul ne comporte donc ni champ ni hors-champ, même si certains sons peuventparaître plus proches ou plus distants, plus ou moins définis. Laurent Jullier rappelle que« la notion de hors-champ n’est applicable qu’à l’image, donc éventuellement aux sourcessuggérées des sons ; et pas aux sons eux-mêmes – on peut seulement parler de sons horsd’atteinte <strong>du</strong> système auditif ou d’un système de captation» 276 . Les notions de sons in, off ouover n’ont de sens qu’en fonction de l’image, comme le souligne Michel Chion, auteur deL’audio-vision : « Ils [les sons] se disposent par rapport au cadre visuel et à son contenu, lesuns étant englobés en tant que synchrones et in, d’autres rôdant à la surface et sur les bordsen tant que hors-champ ; et d’autres encore se positionnant nettement en dehors de ladiégèse, dans une fosse d’orchestre imaginaire (la musique off) – ou sur une sorte de balcon,celui des voix-off. Bref, c’est par rapport à ce qu’on voit sur l’image que les sons serépartissent – une répartition susceptible d’être remise en cause à tout moment dès quechange ce que l’on voit » 277 . Alors que ce sont les sons qui ont pour fonction de nousreprésenter le hors-champ, c’est l’image, et elle seule, qui peut nous permettre de distinguersi un son est dans le champ ou non. « Supprimez l’image, et les sons hors-champ qui setenaient à part des autres sons, par le pur effet de l’exclusion visuelle de leurs sources,deviennent comme les autres» 278 .La particularité des sons dans leur participation à la construction <strong>du</strong> hors-champ résidedonc dans leur localisation spatiale, déterminée à l’aide de l’image… mais aussi dans leurlocalisation temporelle. Le son de l’image animée dont la source n’est pas visible à l’écranest considéré comme hors-champ. Mais ce hors-champ peut aussi bien se situer dansl’espace spatio-temporel immédiat <strong>du</strong> cadre de l’image que dans un ailleurs plus lointain.Les notions de sons off et over permettent de faire la distinction entre ces deux types de sonsprovenant <strong>du</strong> hors-champ. « Les sons over proviennent comme les sons off d’une sourcenon visualisée, mais ils ne se situent pas dans le même univers spatio-temporel que celui276Laurent JULLIER, op. cit., p. 90.277Michel CHION, op. cit., p. 60.278Ibidem, p. 36-37.- 82 -82


eprésenté par les images », précise Pierre Beylot 279 . Grâce à cela, le hors-champ peuts’étendre à la fois dans l’espace et dans le temps. L’usage que l’on fait <strong>du</strong> son, le recours auxvoix over ou non, créeront un hors-champ plus ou moins large. Chion remarque ainsi que« le son est donc susceptible de créer un hors-champ à l’extension variable» 280 . Dans SanClemente, le hors-champ sonore crée surtout une extension spatiale : le film est dépourvu devoix over, mais l’on y entend régulièrement le son d’une radio et d’une télévision, sanstoujours les visualiser. Ce hors-champ pourra renvoyer le spectateur aussi bien à l’isolationde l’île qu’à celle plus métaphorique de « fous » par rapport au reste de la société. Onpourrait aussi y voir une pointe d’ironie : comme les malades, la télévision ici ne cessejamais de parler. Et son propos restetout aussi inintelligible pour les p e c t a t e u r. Restrepo, d e T i mHetherington et Sebastian Junger, estquant à lui un bon exemple d’extensiontemporelle <strong>du</strong> hors-champ que permet lerecours aux voix over. Les auteursproposent ici des images <strong>du</strong> quotidiend’un bataillon américain en Afghanistan,et y ajoutent en voix over les témoignagesrecueillis par la suite auprès des soldatsqui en faisaient partie.Figure 12 :San Clemente,Centre national de la photographie, 1984Raymond DepardonLes sons provenant <strong>du</strong> hors-champ sont donc de natures diverses. Ils n’ont d’ailleurs pasnon plus les mêmes fonctions narratives. Pour mieux les comprendre, Michel Chiondistingue deux types de hors-champ sonores : le « hors-champ passif » et le « hors-champactif » 281 . Le hors-champ passif « enveloppe l’image et la stabilise, sans aucunement susciterl’envie d’aller voir ailleurs ou d’anticiper la vision de la source 282 ». Il repose essentiellementsur ce que Chion appelle les « sons ambiants » ou les « sons-territoires », qui « servent à279Pierre BEYLOT, op. cit., p. 75.280Michel CHION, op. cit., p. 77.281Ibidem, p. 75.282Ibidem.- 83 -83


marquer un lieu, un espace particulier de leur présence continue et partout épan<strong>du</strong>e » 283 .Le documentaire Prison Valley, par exemple, en est rempli, notamment à travers ces bruitsde routes, d’automobiles, caractéristiques <strong>du</strong> road-movie. Le hors-champ actif, comme sonnom le suggère, est moins descriptif. Ici, « le son acousmatique pose des questions (qu’estceque c’est ? que se passe-t-il ?) qui appellent leur réponse dans le champ et incitent leregard à aller y voir. Le son crée alors une attention et une curiosité qui tirent le film enavant, et il entretient l’anticipation <strong>du</strong> spectateur» 284 . Le son acousmatique, celui dont onn’a pas encore visualisé la source, et le son acousmatisé, celui dont on a déjà visualisé lasource, participent donc au maintien de la tension narrative propre (à divers degrés) auxrécits. Bien que venant de l’image animée et <strong>du</strong> cinéma en particulier, ces sons se prêtenttrès bien à l’animation des images fixes. Parce que les objets et les personnages y sont pardéfinition immobiles, on pourrait même considérer que le son accompagnant les imagesfixes (animées par une projection) devient de facto acousmatique. Et contribue à rendre lehors-champ sonore de ces images particulièrement « actif », dans le sens où il renforcel’attention et la curiosité <strong>du</strong> spectateur.Hors-champ et place <strong>du</strong> photographeL’image animée intro<strong>du</strong>it, comme nous venons de le voir, un hors-champ narratif plusconséquent que celui de l’image fixe, notamment avec l’aide <strong>du</strong> son. Un grand nombre dephotographes <strong>du</strong> réel qui s’en sont emparé ont donc essayé d’exploiter cette spécificité del’image animée. Le cas de Raymond Depardon est encore pertinent de ce point de vue-là.La publication de Notes 285 en 1979 est l’un des jalons de sa redéfinition de son exercice de laphotographie et elle passe déjà par le hors-champ. Un hors-champ qui est spatial,temporel… et surtout subjectif. Car ce hors-champ-là dévoile les intentions, les états d’âme,en bref, la présence <strong>du</strong> photographe. Alors même qu’en principe celui-ci avait tendance às’effacer au profit des seules images et <strong>du</strong> récit qu’elle portaient. Ainsi, les textes quiaccompagnent les photographies de Notes peuvent aussi bien apporter des précisions sur ce283Ibidem, p. 67.284Ibidem.285Raymond DEPARDON, Notes, Paris, Arfuyen, 1979.- 84 -84


que l’on voit sur déjà sur l’image, qu’évoquer les déboires sentimentaux ou le ressenti <strong>du</strong>photographe. Le tout dans un style très « oral ». À tel point qu’ils ressemblent presque plusà une voix over retranscrite qu’à un texte écrit 286 . Il s’agissait d’un changement de posturesignificatif à l’époque. Alain Bergala estime même qu’en faisant cela, « Raymond Depardonavait accompli une petite révolution dans les usages, ou plutôt dans l’usage ordinaire desphotos de reportage, en osant parler de lui, comme sujet, à propos d’images <strong>du</strong> réel à hauterésonance politique, voire historique » 287 . Depardon a d’ailleurs poursuivi dans cette voie,Figure 13 :“Toilettes dames <strong>du</strong> magazine Geo, 450 Park Avenue”Correspondance new-yorkaiseCahiers <strong>du</strong> cinéma, 2006, p. 110Raymond Depardoncomme en témoigne sa Correspondance newyorkaise288 , dans le cadre de laquelle il valivrer chaque jour de l’été 1981 une photoaccompagné d’un court texte au journalLibération. Ou Le désert américain 289 , publiéen 1983 en hommage à Olivier Froux, sonmonteur. En images fixes, ce hors-champqui dévoile la présence <strong>du</strong> photographepasse par l’« image mentale », selon laformule d’Alain Bergala 290 . Cette imagementale – qui n’existe que parce que lephotographe décide de nous en faire part– est associée à l’image réellement visible.Comme dans le cas de cette photo des « toilettes dames <strong>du</strong> magazine américain Geo, 450Park Avenue », qui curieusement évoque à Depardon sa campagne française : « J’ai enviede faire des photos à la « chambre ». J’ai envie de faire ma famille dans la Dombes. Jepense à la campagne…Ca doit être la moisson maintenant !» 291 L’image mentale apparaîtdonc comme un cas de narration double applicable à l’image fixe. Le procédé est en tout286Nous avons déjà évoqué l’aspect cinématographique de la narration dans certains ouvrages de Depardon dansla première partie.287Alain BERGALA, Raymond DEPARDON, Correspondance new-yorkaise, nouvelle édition revue et corrigéeParis, Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 2006, p. 110.288Ibidem.289Raymond DEPARDON, Le désert américain, Éditions de l’Étoile : Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 1983, 144p.290Alain BERGALA, Raymond DEPARDON, op. cit., p. 109.291Ibid, p. 80.- 85 -85


cas récurrent chez Depardon. Interrogé sur le film Faits divers dans les bonus <strong>du</strong> DVD 292 ,Depardon évoque cette scène où il se trouve dans une cage d’escalier, filmant – ou plutôtenregistrant le son car les personnages situés un étage plus haut ne sont pas visibles –l’annonce à un homme de la mort de sa femme. « Là, dit-il, j’ai pensé très fort à lacampagne. À mes parents, à l’agriculture… Très jeune, quand j’étais enfant, mes parentsm’emmenaient voir le paysan, le voisin qui était mort et me montraient le mort, sur son litde mort. »Le passage à l’image animée, outre qu’il lui permet de prendre ses distances avec l’instantdécisif en autorisant à se concentrer aussi sur les temps faibles pour raconter une histoire,est aussi un moyen pour l’auteur et l’opérateur d’affirmer sa présence au moment <strong>du</strong>tournage. Pour cela, Depardon révèle régulièrement le hors-cadre qui témoigne desconditions de tournage. A l’instar de ce moment dans Urgences ou une infirmière parle enregardant le hors-champ avec insistance… et ou la caméra panote brusquement pour nousmontrer que c’est à Claudine Nougaret, preneuse de son sur ce film (et sur ceux quisuivront), que cette femme s’adresse. « Il fallait montrer Claudine… Même court. Je penseque ce pano sur Claudine est primordial. Je le ferais bien sur moi s’il fallait» 293 . Interpellépar les gens qu’il filme, il peut même lui arriver de répondre brièvement. À proposd’Urgences, Depardon dit d’ailleurs : « Je me suis aperçu qu’il faut être une caméraobservante, mais il faut aussi être une caméra participante» 294 .Le recours à l’image animée et à son hors-champ peut aussi être envisagé comme un refus<strong>du</strong> cadre traditionnel de l’image fixe. La pratique photographique de Johan van derKeuken en témoigne. Pour remettre en cause la vision classique de ce cadre, van derKeuken a déjà recours à divers artifices dans sa pratique de l’image fixe : la surimpression,qui consiste chez lui à « feuilleter des temps successifs dans un même cadre » 295 , lareconstitution de travellings par l’association de trois ou quatre photos, ou encore lacréation de visuels panoramiques fictifs, dans lesquels sont juxtaposées des images dont292Raymond DEPARDON, Faits divers, couleur, 108 min., France, 1983.293Citation extraite d’un entretien accordé par Depardon dans les bonus <strong>du</strong> DVD d’Urgences.294Ibidem.295Johan van der KEUKEN, L’œil lucide. L’oeuvre photographique, Éditions de l’oeil, 2001, p. 14. Voir lessurimpressions indiennes, p. 187-193.- 86 -86


l’une est le contrechamp ou le hors-champ de l’autre 296 . L’utilisation intensive <strong>du</strong> horschampque fait van der Keuken dans des documentaires très personnels comme Les vacances<strong>du</strong> cinéaste confirme l’intérêt de ce médium pour la redéfinition des notions de champ et dehors-champ.Enfin, l’image animée offre une possibilité aux photographes de réaffirmer la naturesubjective de leur travail et de leur vision, quand bien même leur approche serait moinspersonnelle que celle d’un Depardon ou d’un van der Keuken. L’utilisation d’un « nous » seréférant aux auteurs dans Prison Valley le montre bien. Il aurait été impossible d’inclureainsi les auteurs dans le récit à travers l’image fixe, sauf à s’éloigner de l’approchejournalistique de cette enquête et se rapprocher d’une narration plus personnelle, avecl’intro<strong>du</strong>ction d’images mentales comme chez Depardon. On comprend bien que la naturemême <strong>du</strong> récit en aurait été modifiée. Tandis qu’avec l’image animée, l’intro<strong>du</strong>ction d’unnarrateur/auteur en voix over ne bouleverse pas la nature <strong>du</strong> récit, mais permet deréaffirmer un travail d’auteur. « Voilà Cañon City c’était ça : un village traversé par toutesles peurs de l’Amérique. Et les nôtres aussi » 297 . Les auteurs nous font part de leurs soiréesà Cañon City, leur rencontre avec tel ou tel personnage, etc. Alors que les photographes <strong>du</strong>réel, et parmi eux surtout les photojournalistes, font face depuis quasiment deux décenniesà une crise <strong>du</strong>rable qui les amène à se redéfinir 298 et à mettre leurs qualités d’auteurs enavant, l’image animée peut être envisagée par certains d’entre eux comme l’un des moyensd’opérer cette reconversion. D’autant plus que cette mutation socioprofessionnelles’accompagne d’évolutions techniques qui favorisent le recours à l’image animée par lesphotographes.296Johan van der KEUKEN, Aventures d’un regard. Films. Photos. Textes, Paris, Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 1998, 240p.297Philippe BRAULT, David DUFRESNE, op. cit..298Par exemple en se présentant non plus en tant que « photojournalistes » mais en tant que « photographesdocumentaires »… et, parallèlement, en changeant plus ou moins leur approche <strong>du</strong> médium.- 87 -87


Troisième partie : Vers de nouvelles pratiques narrativesAinsi que nous l’avons vu, des photographes <strong>du</strong> réel ont eu recours à l’image animée et auson depuis l’émergence de ces médiums. En nous penchant sur les modalités narrativespropres à l’image fixe, à l’image animée, et à la combinaison des deux, nous nous sommesintéressés indifféremment aux films réalisés par les photographes avec les moyenstraditionnels <strong>du</strong> cinéma et à ceux, plus récents, réalisés avec des outils hybrides 299 . En effet,il nous semblait important de s’attacher avant tout à distinguer ce qui change lors del’écriture, lors de la prise de vue ou <strong>du</strong> montage, et comment le son et la présence <strong>du</strong> horschampviennent redessiner les options narratives des photographes lorsqu’ils passent del’image fixe et muette à l’image animée et sonore. C’est pourquoi nous avons pu nousréférer aussi bien aux travaux de Depardon ou van der Keuken qu’à ceux de PhilippeBrault, de Samuel Bollendorff, ou de Tim Hetherington.Cette absence de distinction entre les moyens de pro<strong>du</strong>ction de l’image animée avait deuxobjectifs : ne pas véhiculer l’idée que la pratique de l’image animée par les photographes aitpu surgir suite à l’arrivée d’un nouvel outil et ne pas exagérer les changements in<strong>du</strong>its parl’utilisation de ce nouvel outil. Cette précaution prise, nous devons quand même nouspencher sur les incidences, en termes de narration par l’image, de l’arrivée d’appareilsnumériques permettant la captation d’images fixes et animées. Celles-ci se combinantd’ailleurs aux nouveaux impératifs de narration amenés par le multimédia, notamment viaInternet 300 , pour créer des schémas narratifs parfois innovants.Il ne s’agit pas de suggérer ici que le développement des récits multimédia a complètementchangé les pratiques narratives des photographes <strong>du</strong> réel. Celui-ci a néanmoinsaccompagné une évolution récente <strong>du</strong> discours de nombre de ces photographes et de leurpratique de la prise de vue. C’est pour cela que cette dernière partie s’appuiera pluslargement sur les expériences de photographes ayant eu recours à l’image animéerécemment.299Ces appareils reflex numériques permettant l’enregistrement de vidéo. Nous y revenons ci-dessous.300Voir plus haut. Deuxième partie, 1, « Le multimédia, une nouvelle forme narrative ? ».- 88 -88


1. Changement de paradigme chez les photographes <strong>du</strong> réelInterrogés sur leurs pratiques de la narration multimédia et le recours à l’image animée etsonore, les photographes évoquent bien souvent le fait que ce type d’image leur permet deproposer des récits avec un véritable regard d’auteur 301 , tandis que les autres modes dediffusion classiques de l’image fixe – notamment la presse – ne permettent pas (ou plus)de le faire. La mise en avant de la « subjectivité » des photographes travaillant à partir <strong>du</strong>réel est un phénomène bien antérieur au regain récent d’intérêt pour l’image animée. Maisles liens que souhaitent tisser les photographes entre ces deux phénomènes méritent quel’on revienne dessus, avant d’observer comment certains d’entre eux se sont approprié unnouvel outil de prise de vue pour servir leur discours.Un renouveau de l’approche « documentaire »La remise en cause de l’objectivité de l’acte photographique et de sa capacité à représenterle réel ne sont pas des phénomènes récents. Parmi les photographes <strong>du</strong> réel, lesphotojournalistes sont sans aucun doute ceux qui ont dû faire face le plus <strong>du</strong>rement à cetteinterrogation récurrente : comment prétendre rendre compte objectivement de la réalitéalors même que l’outil photographique implique, entre autres, le choix d’un cadre et d’untemps de pose, donc d’un découpage subjectif de la réalité, le réel devenant soudain à la foispartiel et partial ? Cette problématique ne concerne pas seulement la photographie. Lesautres médiums permettant un discours informatif sur le réel, ont pu soulever le même typed’interrogation. Mais nous ne pouvons que constater que les photojournalistes ont étépoussés à des remises en cause bien plus profondes de l’approche de leur métier que lesrédacteurs de la presse écrite ou de la télévision.Les premiers questionnements des photojournalistes, et qui ont per<strong>du</strong>ré jusqu’àaujourd’hui, se font jour dans le courant des années 1970 et 1980, Raymond Depardon en301Cet argument est d’ailleurs repris par les photographes avec lesquels nous avons pu nous entretenir. Cf. lesretranscriptions des entretiens en annexe.- 89 -89


étant probablement l’exemple le plus représentatif 302 . Dans un ouvrage paru en 1988, alorsque la « crise » <strong>du</strong> photojournalisme à venir n’est même pas encore envisageable, MichelGuerrin rappelle ce schisme qui semble s’opérer entre certains photojournalistes. « Alorsque le journaliste aspire à des images “objectives”, qui “montrent la réalité”, de nombreusesvoix se sont élevées depuis les années 70 pour affirmer qu’une image est par naturesubjective, et que la vérité n’est pas obligatoirement là où on l’attend le plus » 303 . Guerrinrapporte les propos éclairants de François Hers – photographe ayant co-fondé et travaillépour l’agence Viva 304 – sur le sujet : « On voit la photo comme la vérité alors qu’elle n’estqu’une représentation de cette réalité. Il faudra bien que les photographes comprennent unjour qu’ils font tous de la fiction » 305 . Ce qui est particulièrement intéressant dans lespropos de François Hers, ce n’est pas vraiment la négation de la photographie commemoyen de représentation de la réalité : depuis les débuts le milieu <strong>du</strong> XIX ème siècle, lacapacité de la photographie à tromper, via différents artifices, à été maintes fois démontrée.C’est plutôt l’affirmation d’un processus d’écriture, de narration, donc pour résumer dechoix faits par le photographe pour montrer le réel, qui est à retenir. Le choix de définirl’acte photographique comme fictionnel par essence est également significatif. Hers ne ditpas seulement que la photographie est une représentation subjective de la réalité. Enaffirmant que c’est une fiction, il la dissocie de cette réalité. Trente ans après l’expérience deViva, il semble que cette appréhension de la photographie comme fiction soit toujoursprésente, à divers degrés, chez bon nombre de photographes <strong>du</strong> réel. Ce qui peut expliquer,en partie, l’apparition de modes de narration empruntant très largement les codes de lafiction, notamment à travers certains webdocumentaires ou serious games 306 reprenant desschémas narratifs propres au cinéma de fiction ou aux jeux vidéos.L’affirmation d’un réel travail de création et la revendication d’une subjectivité par lesphotographes <strong>du</strong> réel s’est accrue au cours des décennies suivantes, 1990 et 2000. À cette302Il publie Notes en 1979.303Michel GUERRIN, Profession photoreporter, Paris, Gallimard, 1988, p. 193.304Fondée en 1972 par Hers et sept autres photographes (Richard Kavlar, Martine Franck, Guy Le Querrec,Claude Raimond-Dityvon, Jean Lattès, Hervé Gloaguen et Alain Dagbert), l’agence de presse photographiquemilitait en faveur d’une nouvelle pratique <strong>du</strong> photojournalisme et <strong>du</strong> reportage. Elle ferme définitivement en1986.305Ibidem, p. 195.306Ce terme anglais pourrait être tra<strong>du</strong>it littéralement par « jeux sérieux ». Il désigne des objets multimédiasinteractifs dont la forme générale est ludique, mais qui possèdent une portée pédagogique ou informative.- 90 -90


époque, le photojournalisme, après quelques années euphoriques, fait face à une crisemajeure qui modifie considérablement le marché. L’agonie des grandes agences parisiennesGamma, Sygma et Sipa 307 et le développement hégémonique des agences filaires (AgenceFrance Presse, Associated Press et Reuters) sont le résultat de la baisse des commandes dela presse combinée à une stagnation voire une baisse des tarifs 308 . Le traitement <strong>du</strong> news,c’est-à-dire de l’actualité immédiate et souvent imprévue (catastrophe climatique, coupd’État, etc.), n’est plus rentable pour les agences traditionnelles. Le nombre descommandes de sujets magazine diminue. L’ensemble de l’économie de l’image s’en trouvemodifiée <strong>du</strong>rablement. « Comme dans la musique, on assiste à un phénomène dedématérialisation <strong>du</strong> support, de valeur bradée, voire de culture de la gratuité », notentColo, Estève et Jacob. « En réaction, beaucoup de photographes vont remettre en causeleur statut en quittant les agences ou en se déplaçant sur des terrains plus artistiquesqu’informatifs » 309 . C’est dans ce contexte-là que fleurissent des collectifs – TendanceFloue, l’Œil Public, etc. –, qui témoignent aussi bien de la volonté de recourir à desstructures plus souples, plus adaptées aux nouvelles contraintes <strong>du</strong> marché, que <strong>du</strong> souhaitdes photographes de redéfinir leurs pratiques. « Pour défendre ces reportages quiprivilégient un point de vue plutôt qu’un simple rapport des faits, nombre de photographesrecherchent une autre approche de l’actualité. Ils tentent de ne plus repro<strong>du</strong>ire les icônesdevenues trop systématiques, de rompre avec l’héritage symbolique <strong>du</strong> Vietnam. Certainsjouent sur les formats, cassent les règles de la narration, sortent <strong>du</strong> cadre établi »,remarquent Colo, Estève et Jacob 310 .Les mythes <strong>du</strong> Vietnam ou de la guerre civile espagnole sont en effet bien loin. Certainsphotographes ressentent désormais le besoin de se présenter non plus commephotojournalistes, mais comme photographes documentaires. Cette tendance est sans aucundoute révélatrice d’une introspection profonde sur la nature même <strong>du</strong> métier et de l’impactdes images. Mais c’est aussi une solution pour réaffirmer la valeur de son travail à un307Sipa est la seule de ces trois agences à survivre aujourd’hui, Sygma puis Gamma ayant disparu dans lesannées 2000.308Sur le sujet, voir COLO Olivia, ESTEVE Wilfrid, JACOB Mat, Photojournalisme, à la croisée des chemins,Paris, Marval et CFD, 2005, 221 p. Dans cet ouvrage, les auteurs reviennent sur les évolutions récentes de laprofession.309Ibidem, p. 50.310Ibidem, p. 104.- 91 -91


moment où les images circulent de plus en plus facilement…pour un coût de plus en plusfaible. Se présenter comme photographe documentaire sous-entend que le travail présentésera plus réfléchi, plus qualitatif que celui d’un photojournaliste courant d’un sujet à l’autre.L’opposition photojournaliste/photographe documentaire est assez semblable à l’oppositionreporter/documentariste récurrente chez les théoriciens de l’image animée. Tout en sedéfendant régulièrement de tout jugement de valeur et rappelant qu’il y a d’excellentsreportages comme de mauvais documentaires, Guy Gauthier estime par exemple que « […]le reportage est au documentaire ce que les notes prises par Emile Zola sont à Germinal » 311 .C’est de ce point de vue-là qu’une redéfinition en tant que photographe documentaireprend tout sons sens.L’évolution <strong>du</strong> photojournalisme vers cette nouvelle forme de photographie documentairene saurait cependant se résumer à un traitement plus poussé des sujets ou à unespécialisation des photographes sur une problématique unique. Gilles Saussier, qui s’estlonguement interrogé sur la question, considère d’ailleurs que « les sujets de fond <strong>du</strong>photoreportage procèdent, le plus souvent, d’un pur exercice d’accumulation de documentsvisuels et d’une autoglorification de la part <strong>du</strong> photographe <strong>du</strong> temps passé sur leterrain » 312 . Le véritable changement se situerait plus dans la réaffirmation de la présence<strong>du</strong> photographe en tant qu’auteur. « Raymond Depardon et François Hers ont transforméle principe de l’effacement <strong>du</strong> photographe cher à Henri Cartier-Bresson en un pathosautobiographique de la perte de soi », juge Saussier 313 . Bien sûr, tous les photographes nedécident pas <strong>du</strong> jour au lendemain d’accompagner leurs photographies de légendes trèspersonnelles comme l’a fait Depardon. Mais ils adoptent une démarche où le photographeoccupe une place plus importante, à l’instar <strong>du</strong> travail de Guillaume Herbaut surTchernobyl, dont le dernier volet à d’ailleurs été décliné dans la presse 314 … et dans un lieuculturel dédié aux arts numériques 315 . Ulrich Lebeuf, photographe de l’agence Myop, quiaffirme par ailleurs que « la photographie est un mensonge », voit d’ailleurs dans la fin <strong>du</strong>règne des photojournalistes une chance : « Ça oblige les photographes à avoir une vraie311Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, p. 125.312Gilles SAUSSIER, op. cit., p. 311.313Ibidem, p. 314.314Paris Match, Géo, Elle.315Installation visible depuis fin avril à la Gaîté Lyrique.- 92 -92


démarche d’auteur, ça les oblige à avoir une vraie réflexion. J’en suis intimementconvaincu. Prenons le cas <strong>du</strong> tsunami. Il y en a un qui a fait “son truc”, c’est PhilipBlenkinsop 316 . Ça a été publié et primé partout » 317 . Pour lui, comme pour d’autresphotographes, le passage au multimédia et l’ajout de l’image animée et <strong>du</strong> son à l’image fixepeuvent contribuer à réaffirmer la place de l’auteur et ainsi ne pas tromper par laphotographie : « Il faut être en décalage de la photo, filmer, prendre <strong>du</strong> son, pour donnerun peu plus de vérité à la photographie » 318 .De nouveaux modes de diffusion des imagesLorsque nous avons abordé la création par les photographes de formes hybrides, mêlantimages fixes, animées et son, nous avons soulevé la possibilité de l’émergence de nouvellesformes narratives grâce aux outils de diffusion multimédia apparus avec le développementd’Internet… et de connexions aux débits de plus en plus élevés 319 . Les outils de créationmis à la disposition des photographes, qu’ils concernent la pro<strong>du</strong>ction (appareils de prise devue, entre autres) ou la diffusion, ont eu un rôle non négligeable dans l’évolution despratiques. L’arrivée d’appareils reflex haut de gamme permettant l’enregistrement de lavidéo, par exemple, a eu un impact important pour un nombre important de photographes,amenant certains d’entre eux à utiliser pour la première fois l’image animée. Pour autant, ilsemble que quelques-uns avaient déjà perçu dans la diffusion multimédia la possibilitéd’animer le cadre photographique ou les objets à l’intérieur de ce cadre, et de modifier ainsiles codes narratifs classiques. Guy Gauthier, s’appuyant sur l’histoire <strong>du</strong> cinéma, voit mêmedans l’antériorité de la créativité sur l’innovation technologique un principe inéluctable.« Le processus est toujours le même : l’évolution des attitudes créatives précède de peul’invention qui va leur permettre de s’affirmer », écrit-il. « Les photographes impatients de316Philip Blenkinsop est membre de l’agence photographique Noor Images.317Ulrich LEBEUF, entretien réalisé le 28 avril 2011. Cf. annexes.318Ibidem.319Le « débit » mesure la quantité de données numériques transmises par unité de temps. Ce critère estparticulièrement important pour les objets multimédia comprenant de l’image animée, celle-ci étant composée de25 (ou 24 pour le cinéma) images par seconde, et par conséquent, plus lourds que les objets seulement composésd’images fixes.- 93 -93


mouvement préparent l’arrivée <strong>du</strong> cinéma ; les cinéastes pressés d’ajuster les sons et lesimages devancent le parlant ; les réalisateurs de documentaires condamnés à lapostsynchronisation rêvent d’une caméra mobile capable de circuler en liberté » 320 .En 1997, le photographe britannique Tim Hetherington pro<strong>du</strong>it un objet multimédiaassociant photographies et son, The House of Pain 321 . Les clichés en noir et blanc montrent lequotidien, relativement cru, d’un service d’urgence <strong>du</strong> pays de Galles spécialisé dans lesproblèmes d’alcool et de violence. La <strong>du</strong>reté des images est renforcée par la musiquenerveuse, anxiogène, qui les accompagne. Mais aussi par leur défilement saccadé.Contrairement à la plupart des diaporamas sonores caractéristiques des débuts <strong>du</strong>multimédia, ici les images ne se succèdent pas à un rythme régulier, monotone. Dans TheHouse of Pain, le rythme est indissociable de la bande-son, mais aussi <strong>du</strong> contenu des imageselle-même. Ce petit film alterne entre un rythme « lent », lorsque les images se succèdent,séparées par un retour au noir de l’écran, et les passages où le rythme s’accélère nettement.Lors de ces accélérations, les images concernent toujours une scène ou un sujet identique,les seules différences entre les photographies venant d’un léger changement de cadre ou depositions des personnages. Ces successions d’images, rapides et brusques, ont un effetstroboscopique 322 . Plus de dix ans avant le tournage <strong>du</strong> documentaire Restrepo, TimHetherington expérimentait donc déjà d’autres formes de narration via l’image animée, enrecourrant à des artifices utilisés dès la fin <strong>du</strong> dix-neuvième siècle. En 2007, lewebdocumentaire Thanatorama 323 propose quelques très courts moments d’image animée.Et surtout, propose au spectateur des photographies en permanence en mouvement,principalement par des déplacements fonctionnant comme des travellings. L’association del’image animée à la photographie semble en pleine gestation. En 2008, Voyage au bout <strong>du</strong>charbon 324 propose également des parenthèses d’images animées au sein d’une narration320Guy GAUTHIER, op. cit., p. 79.321 The House of Pain peut toujours être consulté sur Pixelpress.org.http://www.pixelpress.org/contents/housepain_fs.html . Consulté le 14 avril 2011.322Entre autres définitions, le stroboscope est un « appareil rotatif donnant l’illusion <strong>du</strong> mouvement par une suited’images fixes. » Le nouveau Petit Robert de la langue française, p. 2440.323Pro<strong>du</strong>it par Upian et sorti en 2007, Thanatorama proposait une plongée interactive dans l’univers de la mort,de la thanatopraxie à l’enterrement, en passant par la fabrication <strong>du</strong> cercueil. Photos de Vincent Baillais, textesde Julien Guintard, musique de Benoît Bayart, et direction artistique d’Ana Maria de Jésus.324Réalisé par Samuel Bollendorff et Abel Segrétin, pro<strong>du</strong>it par Honkytonk. Samuel Bollendorff est le directeurde recherche de ce mémoire.- 94 -94


asée sur l’image fixe. À l’époque, aucun appareil reflex numérique ne permetl’enregistrement vidéo, ces plans sont donc réalisés avec le mode vidéo d’un appareilnumérique compact. Ici aussi, l’innovation de la forme narrative semble donc précéderl’innovation technique. Même si ultérieurement l’utilisation d’un reflex doté del’enregistrement vidéo permettra à Samuel Bollendorff et à d’autres photographes d’utiliserplus amplement l’image animée 325 .L’engouement de certains photographes pour l’image animée a pu être stimulé par ledéveloppement <strong>du</strong> multimédia. Ils semblent en effet y voir deux intérêts majeurs : d’abor<strong>du</strong>ne certaine liberté, puisque les schémas narratifs <strong>du</strong> multimédia sont loin d’être arrêtés,mais aussi un éventuel débouché économique. Concernant le premier point, Philippe Braultexplique que le Prison Valley est né de son « envie de passer à autre chose, de pouvoir avoirla liberté de raconter une histoire longue sans être bridé par les six pages, les huit pagesd’un magazine, qui est quand même quelque chose d’assez frustrant» 326 . GuillaumeHerbaut, qui avait pro<strong>du</strong>it à la fin des années 1990 et au début des années 2000 des petitesvidéos de quelques minutes composées d’images fixes et de son, déplorait les difficultés deleur diffusion via la télévision. « C’était un format un peu compliqué. Avec l’arrivéed’Internet, ces objets-là, de quatre ou cinq minutes, pouvaient trouver une place »,explique-t-il 327 . Concernant l’aspect économique, le multimédia peut apparaître comme uneopportunité à moyen terme, bien que le modèle dominant sur Internet repose presqueexclusivement sur la gratuité. « Il y a un nouveau support, le web. Il faut se l’accaparer »,estime Ulrich Lebeuf. « Le modèle économique n’y est pas encore, mais il y sera forcémentun jour. Et à partir <strong>du</strong> moment où il y a un nouveau support, il doit y avoir une nouvelleprésentation des images» 328 . Parce que les nouveaux moyens de diffusion des imagesfavorisent l’association entre l’image fixe et animée, parce de nouveaux outils apparaissent325Chez Samuel Bollendorff, voir The big issue – l’obésité est-elle une fatalité ? (2009) et Rapporteur de crise(2011), un travail de commande <strong>du</strong> Parlement européen. Ce dernier webdocumentaire n’est composé qued’images animées. Ces deux webdocumentaires ont été coréalisés avec Olivia Colo. Ils sont visibles aux adressessuivantes : http://www.samuel-bollendorff.com/fr/the-big-issue-lobesite-est-elle-une-fatalite/ ethttp://www.samuel-bollendorff.com/fr/rapporteur-de-crise/ . Consultés le 14 avril 2011.Samuel Bollendorff avait déjà réalisé deux films auparavant : Ils venaient d’avoir 80 ans (2002) et Cité dans letexte (2006), ce dernier coréalisé avec Jacky Durand. ils sont visibles surhttp://www.samuel-bollendorff.com/fr/ .326Philippe BRAULT, entretien réalisé le 18 mars 2011. Cf. annexes.327Guillaume HERBAUT, entretien réalisé le 2 mai 2011. Cf. annexes.328Ulrich LEBEUF, op. cit.- 95 -95


qui permettent aux photographes de choisir plus facilement d’utiliser les deux médiums etparce que des clients sont demandeurs de ces nouvelles formes de narration, lesphotographes s’interrogent de plus en plus sur un éventuel recours à l’image animée.Parfois parce qu’ils voient là l’occasion de réaliser un désir présent depuis longtemps, oubien parce qu’ils y voient l’opportunité de se positionner sur un nouveau marché. PatrickBard, photographe et écrivain, considère que « le travail d’un photographe (…) c’est undiscours, un langage. Pour raconter des histoires, il doit maîtriser une grammaire et unvocabulaire photographiques » 329 . Le développement <strong>du</strong> multimédia, en favorisant laprojection rythmée des images et leur accompagnement sonore, a contribué à faire del’image animée un nouvel élément de la « grammaire « et <strong>du</strong> « vocabulaire » desphotographes <strong>du</strong> réel.Le développement de l’enregistrement vidéo sur les appareils reflexLa possibilité d’enregistrer de l’image animée avec un appareil numérique dont la fonctionprincipale est la prise d’images fixes est d’abord apparue sur les boîtiers compacts 330 ,destinés en priorité aux amateurs. Dès la fin des années 1990, certains compacts sont dotésde cette fonction, mais la faible taille des capteurs de ces appareils et les contraintesrelatives à l’enregistrement des données de ces vidéos sont des limites majeures pour uneutilisation autre qu’amateur. Pendant quelques temps, ces fonctions d’enregistrement nepermettront pas d’atteindre les 24 ou 25 images par secondes nécessaires au cinéma et à latélévision. L’image animée est donc saccadée, d’autant plus en présence d’un mouvement <strong>du</strong>cadre ou des personnages. Les performances des boîtiers évoluent néanmoins rapidementet l’enregistrement vidéo sur ces appareils compact devient de plus en plus acceptable 331 .329Patrick BARD, in COLO Olivia, ESTÈVE Wilfrid, JACOB Mat, op. cit., p. 136-137.330Sur les appareils compacts, le viseur extérieur – lorsque l’appareil en possède un – ne montre pas l’imagetelle qu’elle est restituée par l’objectif . Seul l’écran LCD (Liquid Crystal Display) au dos de l’appareil peutremplir cette fonction. À l’inverse, les appareils à visée reflex permettent de visualiser cette image. Transmisepar l’objectif, elle est reflétée grâce à un miroir mobile, puis « redressée » grâce à un pentaprisme. Il a falluattendre 2006 pour que les fabricants proposent les premiers reflex numériques autorisant également une viséevia l’écran LCD au dos de l’appareil. Cette fonction est appelée Live View.331Nous ne reviendrons pas plus en détail sur le développement de l’enregistrement vidéo sur les boîtierscompact. L’utilisation de l’enregistrement vidéo permise par les boîtiers compacts par les photographes a éténégligeable au regard de celui des appareils reflex.- 96 -96


Durant ces années, le marché des caméscopes amateurs connaît des évolutions proches,ceux-ci permettant de plus en plus de pro<strong>du</strong>ire des images fixes. De cette première périodede l’enregistrement vidéo depuis des appareils photographiques numériques (APNs),certains photographes garderont l’idée que cette fonction n’est qu’un gadget, les APNsétant de toute façon destinés à faire des images fixes. L’intro<strong>du</strong>ction de cette nouvellefonction sur des boîtiers reflex en 2008 est parfois perçue avec scepticisme, voire sarcasme.Elle réussira tout de même à susciter l’intérêt d’un grand nombre de professionnels del’image (fixe ou animée).Figure 14 :Canon 5D Mark II2008DPReview.comC’est à l’automne 2008 que sortent les deux premiers boîtiersreflex capables d’enregistrer de l’image animée. Chez Nikon, ils’agit <strong>du</strong> D90, un boîtier <strong>du</strong> haut de la gamme destinée auxamateurs. Chez Canon, c’est le 5D Mark II (Figure 14), unboîtier de la gamme « expert » 332 . Ce dernier dispose d’uncapteur plein format – c’est-à-dire de taille identique au 24 x 36mm argentique – tandis que le boîtier Nikon est doté d’uncapteur plus petit de 16 x 24 mm (format DX). Les publics viséset les prix de vente ne sont pas les mêmes et cette différence setra<strong>du</strong>it également dans l’enregistrement d’images animées. Lesdeux marques répondent aux standards de la vidéo HD (pour High Definition), mais ladéfinition <strong>du</strong> D90 est limitée à 1280 x 720 pixels, alors que le 5D Mark II peut enregistreren « Full HD », à 1920 x 1080 pixels. Enfin, le 5D Mark II dispose d’une entrée mini-jackpermettant de brancher un microphone plus performant quecelui intégré dans le boîtier, tandis que le D90 de Nikon en estdépourvu. Début 2009, les deux marques sortes de nouveauxboîtiers reflex permettant l’enregistrement vidéo et destinés àl’entrée de gamme amateur : le Canon 500D et le Nikon D5000.Là encore, Canon offre la Full HD quand Nikon s’en tient à laHD 720p. Toujours en 2009, à l’automne, sont lancés le 7D chezCanon et le D300s chez Nikon. Les fabricants ont rapidementpris en compte les critiques des utilisateurs. Ainsi, le Canon 7DFigure 15 :Nikon D3s2009DPReview.com332Cette gamme se situe entre les boîtiers amateurs et les boîtiers professionnels.- 97 -97


permet d’enregistrer en 24 ou 25 images par seconde 333 et le Nikon D300s est équipé d’uneprise pour microphone. La vidéo haute définition fait aussi son apparition sur des boîtiersnon-reflex à objectifs interchangeables, avec le GH1 de Panasonic au printemps 2009. Maisà ce jour, le Canon 5D Mark II, dont les rumeurs de remplacement s’amplifient depuisplusieurs mois, reste le seul boîtier reflex offrant un capteur plein format etl’enregistrement vidéo en Full HD 334 . Grâce à son prix attractif en regard des boîtiers de lagamme professionnelle et à la taille de son capteur – qui influe à la fois sur sesperformances dans les hautes sensibilités et la profondeur de champ –, le 5D Mark II est leprincipal bénéficiaire de l’engouement pour l’enregistrement vidéo des appareils reflex.L’apparition de l’enregistrement vidéo sur les reflex a suscité l’intérêt des professionnels del’image animée avant même celui des photographes. Le coût des caméras numériques àobjectifs interchangeables est bien plus élevé que celui des boîtiers évoqués ci-dessus. Sansmême parler <strong>du</strong> prix des caméras à grand capteur, parmi lesquelles la Red One, dont le prixavoisine les 15 000 euros, fait figure de modèle « abordable » 335 . L’arrivée d’une sorte decaméra à objectif interchangeable et « grand » capteur pour environ 2 500 euros n’est doncpas passée inaperçue. Pourtant, comme nous le verrons par la suite, le faite de filmer depuisun appareil reflex initialement conçu et optimisé pour la prise de vue d’images fixes n’estpas sans poser quelques difficultés. Pourquoi alors un tel intérêt, la question <strong>du</strong> prix mise àpart ? « À l’origine de cet engouement massif, deux facteurs déterminants : la possibilitépour les photographes de shooter clichés et films avec un appareil unique, et pour lesvidéastes, de pro<strong>du</strong>ire des images dont le ren<strong>du</strong> est hors de portée de leur caméscopes »,estimait Luc Vandevielle dans un numéro de Réponses photo paru fin 2009 336 , après uneannée riche en sorties de nouveau boîtiers HDSLR (High Definition Single Lens Reflex) 337 . La333Lors de la sortie <strong>du</strong> 7D, le 5D Mark II ne permettait, lui, l’enregistrement vidéo qu’à 30 images par seconde(29,97, en réalité), répondant ainsi à la norme NTSC en vigueur aux Etats-Unis et au Japon. Cela rajoutait desdifficultés pour les utilisateurs européens, lors <strong>du</strong> montage. Il faudra attendre mars 2010 pour que Canon modifiele logiciel interne (firmware) et que le 5D puisse enregistrer à 24 (en fait, 23,97) et 25 images par seconde.334Le Nikon D3s (Figure 15), boîtier professionnel à capteur plein format, ne permet d’enregistrer qu’en HD 720pixels.335Nous n’entendons pas ici comparer ces outils si différents. La Red One est une caméra destinée au cinéma,permettant l’enregistrement en très haute définition 4K (soit 4096 x 2160 pixels). Nous faisons juste le constatque certaines pro<strong>du</strong>ctions ont pu envisager ces différentes options.336Luc VANDEVIELLE, « Vidéo et reflex. Le point de vue <strong>du</strong> cinéaste », Réponses Photo, n°213, décembre2009, p. 166.337Souvent utilisé tel quel, le terme pourrait être tra<strong>du</strong>it en français par « boîtier reflex mono-objectif permettantl’enregistrement vidéo en haute définition ».- 98 -98


question <strong>du</strong> « ren<strong>du</strong> » de l’image animée est en effet centrale. Il s’agit non seulement de l’undes principaux arguments marketing des fabricants… mais aussi de l’explication que donnenombre de professionnels pour expliquer leur recours à ce type d’outil. « Le ren<strong>du</strong>cinématographique, avec sa très faible profondeur de champ, le fameux filmlook, est le typede ren<strong>du</strong> que de nombreuses pro<strong>du</strong>ction cherchent aujourd’hui à obtenir », remarqueSébastien Devaud 338 . L’intérêt de la profondeur de champ « ré<strong>du</strong>ite » – et se rapprochantd’une esthétique cinématographique – associée aux images issues <strong>du</strong> capteur plein format<strong>du</strong> 5D Mark II semble néanmoins relever <strong>du</strong> malenten<strong>du</strong>. Car si la profondeur de champ 339évolue effectivement en sens inverse de la taille <strong>du</strong> capteur, elle dépend de bien d’autresfacteurs : ouverture <strong>du</strong> diaphragme, distance de mise au point ou encore focale utilisée.L’image au cinéma ne se borne d’ailleurs pas à isoler les personnages grâce à une faibleprofondeur de champ. Les courtes focales et les faibles ouvertures de diaphragme peuventêtre privilégiées en vue d’obtenir un grande profondeur de champ, comme dans la scène <strong>du</strong>bowling au début <strong>du</strong> film de Georges Lautner, Les Tontons flingueurs 340 . « Tous lespro<strong>du</strong>cteurs se disent qu’ils veulent la profondeur de champ <strong>du</strong> 5D. Ça ne veut rien dire,mais ce n’est pas grave, c’est beau et c’est à la mode », raille Philippe Brault 341 .Si les professionnels de l’image animée ont pu être sé<strong>du</strong>it par le faible coût des HDSLR etla présence d’un capteur aux dimensions plus proches de ceux <strong>du</strong> cinéma que de ceux de laplupart des caméscopes 342 , des photographes se sont eux aussi approprié l’outil pourl’adapter aux nouveaux modes de narration apparus avec Internet. Parlant de Prison Valley,Philippe Brault dit : « C’était mon premier vrai travail en numérique et j’avais cette option338Sébastien DEVAUD, Tourner en vidéo HD… , p. 41. Sébastien Devaud est un réalisateur de publicités, dereportages et d’émissions pour la télévision. Ayant utilisé assez tôt les reflex pour leur enregistrement vidéo, il aété désigné « ambassadeur Canon » par la marque. En dehors d’une légère satisfaction à rappeler que le fabricantconcurrent a pour l’instant <strong>du</strong> retard sur Canon, ce statut ne semble pas trop pervertir son propos. Devaud restecritique et revient aussi sur les points faibles de ces APNs.339« La profondeur de champ peut être définie comme une zone de netteté qui s’étend de l’avant-plan <strong>du</strong> sujet,passe par le plan de mise au point et finit à l’arrière-plan. Elle s’exprime en mètres. » Jean CHARPIÉ, Traité dephotographie, Lausanne, Editions Delta,1980, p. 57.340Georges LAUTNER, Les Tontons flingueurs, 35mm, n&b, 1963. Cet exemple de l’utilisation d’uneprofondeur de champ éten<strong>du</strong>e au cinéma provient des cours d’optique appliquée de M. Pascal Martin, enseignantà l’E.N.S. <strong>Louis</strong>-Lumière.341Philippe BRAULT, entretien réalisé le XXX . Voir annexes, page XX .342Même si en termes de définition, la Full HD (1920 x 1080) n’atteint pas les standards <strong>du</strong> cinéma numériquecomme le 2K (2028 x 1080) ou le 4K (4096 x 2160). Ce n’est pas rédhibitoire, puisque des séries et même desfilms ont pu être réalisés avec le Canon 5D Mark II. Par exemple, le long métrage de Quentin Dupieux, Rubber,sorti en novembre 2010.- 99 -99


vidéo sur le Canon. Je me suis dit que c’était quand même con de ne pas l’utiliser» 343 . Enréalité, Brault connaissait déjà bien l’image animée pour avoir travaillé quelques annéesdans le cinéma avant de se tourner vers la photographie. D’autres photographes moinsfamiliers de ce médium font ce même choix., avec des résultats très variables. Ce quisemble néanmoins intéressant, c’est que la possibilité de faire des images fixes et animéesavec le même appareil a été déterminante pour beaucoup d’entre eux, qui ne se seraient pasencombrés d’une caméra pour faire de l’image animée en plus de leurs photographies.Comme le font remarquer Wilfrid Estève et Ulrich Lebeuf, le maniement d’une caméra estun changement beaucoup plus radical pour un photographe. « Et puis un appareil photo,c’est déjà agressif, alors une caméra ! Avec un appareil photo, souvent les gens tedemandent : « mais là, tu filmes ? » Il y a un malenten<strong>du</strong> par rapport à l’outil qui estintéressant à exploiter », souligne Ulrich Lebeuf 344 . La discrétion – toute relative – et lapolyvalence des boîtiers reflex permettent de penser qu’indépendamment de la question <strong>du</strong>prix, ceux-ci ont un atout majeur face aux caméras haute définition, au moins pour lesphotographes. Ils conservent tout de même de nombreux obstacles à la prise de vueanimée, justement parce que ce sont avant tout des appareils photographiques.343Philippe BRAULT, op. cit.344Ulrich LEBEUF, op. cit.- 100 -100


2. L’image animée, nouveau réflexe des photographes ?Les photographes <strong>du</strong> réel qui souhaitent utiliser l’image animée pour construire leurs récitsdisposent désormais d’un nouvel outil. Bien que ce mémoire soit centré sur les enjeuxnarratifs de l’appropriation de l’image animée par les photographes et non desproblématiques liés à l’apparition de ces « nouveaux » boîtiers, il nous a sembléindispensable d’observer et d’interroger l’appréhension par les photographes de cesappareils alliant photographie et vidéo. Parce que les limites posées par ceux-ci – toutcomme les solutions apportées par les photographes – ont des conséquences surl’élaboration de la narration. Ici, notre propos s’appuiera donc fortement sur lestémoignages des photographes que nous avons interrogés. Il va sans dire que notre propreexpérience, dans le cadre de la partie pratique, nous a permis de mieux cerner les différentspoints que nous aborderons. Nous aborderons les questions pratiques au moment de laprise de vue, tout en nous interrogeant sur ce que l’intro<strong>du</strong>ction de l’image animée et d’unenarration multimédia modifient dans le statut <strong>du</strong> photographe.Appréhension et adaptation d’un nouvel outilL’arrivée des boîtiers reflex enregistreurs de vidéo a suscité un fort enthousiasme, tant chezles amateurs que chez certains professionnels. L’idée sous-jacente étant que « grâce à eux[les boîtiers HDSLR], l’esthétisme d’un ren<strong>du</strong> cinématographique est aujourd’huiaccessible au grand public », ainsi que le suggère Sébastien Devaud au début de saprésentation des reflex Canon 345 . Au-delà <strong>du</strong> fait que l’expression de « ren<strong>du</strong>cinématographique » soit à manier avec précaution, voire à proscrire, cette idée selonlaquelle l’objet en lui-même suffirait à obtenir des images animées de qualité etcorrespondant aux impératifs imposés par les choix narratifs des photographes qui y ontrecours est erroné. Marita Srurken, en revenant sur l’histoire <strong>du</strong> développement de la vidéoremarque que l’on se retrouve fréquemment face à « une forme d’approche techniquementdéterministe [qui] témoigne de faiblesses fondamentales dans la perception qu’a notre345Sébastien DEVAUD, op. cit., p. 3. Le reste de l’ouvrage nuance sérieusement cet argument marketing initial.- 101 -101


culture de l’acte de création artistique fondé sur des instruments technologiques. Cephénomène est révélateur d’une tendance à penser que les machines sont susceptibles dedicter le développement esthétique et d’une certitude profondément ancrée que, loind’exercer un véritable contrôle sur les machines, nous demeurons dans une certaine mesuretoujours sous leur contrôle» 346 . Guy Gauthier nous rappelle plus prosaïquement que « lavidéo des années 1970 entretint quelques temps l’illusion d’une pratique à la portée de toutle monde, sans formation particulière» 347 . De ce point de vue, le parallèle avec les reflexdotés de l’enregistrement vidéo est évident. De nombreux photographes <strong>du</strong> réel n’avaientpas de véritable expérience de l’image animée avant d’utiliser cette nouvelle fonction surleur boîtier. Pour eux, ce fut non seulement l’occasion de réfléchir à la différence entre lesdeux médiums, mais aussi de se confronter aux limites de l’outil et parfois d’y remédier.La plupart des limites de l’enregistrement vidéo sur les reflex sont justement liées à lanature photographique de ceux-ci. Si les fabricants ont ajouté une nouvelle fonction à leursboîtiers, ils n’ont pas souhaité pour autant remettre en cause le fait que leur utilisationprincipale est généralement la prise de vue photographique. Par conséquent, l’ergonomie etla construction de ces objets sont identiques à celles de leurs prédécesseurs exclusivementdédiés à l’image fixe. Ce qui implique, par exemple, des contraintes en termes destabilisation, de gestion de la mise au point comme de l’exposition, ou encore de visée.Comparés aux caméras, les APNs reflex sont très légers. Sans optique, les plus lourdsd’entre eux pèsent un peu plus d’un kilo, le Canon 5D Mark II restant même en dessous dece seuil. De plus, ils ne bénéficient pas de la stabilisation naturelle apportée par l’appui surl’épaule des caméras. Si leurs grands capteurs peuvent sé<strong>du</strong>ire, ils n’en font pas pour autantdes caméras optimisées pour la prise de vidéo. « À la différence des caméras numériques,mais à l’instar des caméras film, l’addition d’accessoires spécifiques reste indispensable àl’utilisation des boîtiers reflex pour la prise de vue vidéo », rappelle Sébastien Devaud 348 .Filmer à main levée un plan dont le cadre doit rester identique est déjà difficile : lesmoindres mouvements horizontaux, verticaux ou de bascules seront perceptibles et plus346Marita STURKEN, « Les grandes espérances et la construction d’une histoire », Communications, n° 48,1988, p. 140.347Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p. 87.348Sébastien DEVAUD, op. cit., p. 14.- 102 -102


marqués, plus brutaux qu’avec une caméra dont le poids favorise l’inertie. Suivre unepersonne en mouvement ou même effectuer de simple mouvements de cadre peut relever<strong>du</strong> défi. Sébastien Devaud, qui n’est pas photographe, rappelle que l’utilisation d’un grandnombre d’accessoires était déjà nécessaire pour manipuler des caméras au cinéma. Pour desphotographes ayant une approche documentaire, le problème n’est pas le même. L’exigenceen termes de fluidité de mouvement non plus. Plusieurs approches sont possibles face à ceproblème de stabilité. Pour Prison Valley, Philippe Brault, dont l’expérience <strong>du</strong> cinémaexplique sans doute sa réaction, choisit de s’en tenir à des mouvements de caméra trèscinématographiques. Le documentaire étant présenté comme un road movie, c’est surtout lestravellings qui sont privilégiés 349 . Depuis la voiture dans laquelle se trouvent les deuxjournalistes 350 ou même dans les prisons, grâce au rail de travelling que s’est confectionnéBrault entre deux voyages à Canon City. Les autres séquences d’image animée de PrisonValley ont été tourné sur un trépied. Une autre approche consiste à considérer que le cadrede l’image animée pro<strong>du</strong>ite avec un reflex ne doit pas forcément répondre aux exigencesesthétiques <strong>du</strong> cinéma ni même <strong>du</strong> documentaire tourné à la caméra. Ce qui autorisel’opérateur à se déplacer, à panoter pour suivre un dialogue ou une action, etc. Cela ne veutpas dire pour autant que les photographes qui privilégient cette approche ne cherchent pasà limiter les défauts de stabilisation liés aux boîtiers reflex. L’image animée pro<strong>du</strong>ite lorsquel’opérateur se déplace (marche ou course) est bien trop branlante : la solution la plusfréquente consiste donc à placer un monopode sous le boîtier, qui va venir équilibrerl’ensemble 351 . Cette solution, bien qu’imparfaite, présente aussi l’avantage de pouvoirutiliser le monopode comme stabilisateur même pour les plans fixes 352 . Enfin, lephotographe peut choisir d’allier – ou au moins de trouver un compromis entre – la stabilitéet la fluidité à l’œuvre dans Prison Valley et la liberté de mouvement accordée à la caméradans La Zone ou dans de nombreuses autres réalisations. C’est cette voie intermédiaire que349Dans les utilisations récentes de l’image animée, notamment via les webdocumentaires, le travelling est sansaucun doute le mouvement de caméra le plus plébiscité. Et encore plus particulièrement lorsqu’il est réalisédepuis les vitres ou le pare-brise d’un véhicule.350« On voyage en voiture dans ce film, parce qu’on se déplace d’un point à un autre en voiture. Aux États-Unisont fait comme ça… filmons ça. » Philippe BRAULT, op. cit.351Précisons tout de même que dans ce cas de figure, le monopode ne sera pas appuyé contre le corps del’opérateur, qui ne ferait que lui transmettre ses mouvements. Pas plus qu’il ne sera déployé jusqu’au sol,évidemment.352Cette fois-ci en le déployant jusqu’au sol ou en le faisant prendre appui sur l’opérateur, au niveau de laceinture.- 103 -103


choisit Dennis Danfung pour son film Hell and Back Again. Le photographe explique qu’ilsouhaitait une image, selon lui, proche de celle <strong>du</strong> cinéma. Ce qui impliquait de conserverune ouverture importante, mais aussi de stabiliser autant que possible le matériel de prisede vue, même dans les conditions de tournage particulièrement difficile en Afghanistan 353 .Pour cela, Danfung a utilisé un ersatz de Steadicam 354 , le Glidecam 2000 HD (cf. FiguresXX et XX). Cet accessoire n’est pas simple à manipuler et pèse un certain poids. « Il m’afallu deux mois pour muscler suffisamment mon bras pour tourner de longs plans »,explique Danfung. Cette méthode, plutôt contraignante, semble plus appropriée auxprojets composés uniquement d’images animées. En effet, l’utilisation d’un Steadicam estdifficilement compatible avec la prise de vue photographique. L’utilisation de deux boîtiers,l’un destiné à la photographie, l’autre à la vidéo, semble indispensable. Un grand nombred’accessoires, permettant de soutenir l’appareil avec l’épaule et le transformant quasimenten une caméra, existent également. Mais il semble qu’il soient davantage plébiscité par lesprofessionnels <strong>du</strong> cinéma que par les photographes réalisant des travaux documentaires.Figure 16 :Dennis Danfung en Afghanistan,lors <strong>du</strong> tournage de Hell and Back Again2010Joe Radle / Getty353Les explications suivantes sont extraites <strong>du</strong> dossier de presse de Hell and Back Again. Cf. annexe n° .354Un accessoire destiné à la stabilisation des prises de vue, à l’origine pour les caméras <strong>du</strong> cinéma ou de latélévision.- 104 -104


L’autre contrainte majeure liée au fait d’utiliser des boîtiers reflex pour filmer provient desoptiques utilisées. Beaucoup d’opérateurs, qu’ils soient photographes ou non, choisissent degrandes ouvertures et des focales suffisamment longues pour obtenir une faible profondeurde champ. Or plus la profondeur de champ est ré<strong>du</strong>ite, plus l’approximation de la mise aupoint sera visible. Luc Vandevielle met en garde contre les dangers d’une trop faibleprofondeur de champ : « suivant l’optique utilisée et le choix d’une grande ouverture, uninterviewé qui hoche simplement la tête en avant peut alors être flou dans cetteposition !» 355 Mais ce qui pose surtout problème, c’est l’inadaptation des optiquesphotographiques à une mise au point pour l’image animée 356 . La course de point desobjectifs photographiques est beaucoup plus courte que celle des objectifs <strong>du</strong> cinéma. C’està-direqu’il faudra tourner la bague de mise au point plus longtemps sur ces derniers pourfaire le point. Ce qui est logique, finalement : tandis qu’un photographe souhaite faire unemise au point rapide, les opérateurs de caméras <strong>du</strong> cinéma souhaitent pouvoir faire destransitions en douceur entre différentes distances de mise au point. C’est pourquoi « à ladifférence des objectifs photo qui privilégient la prise de vue instantanée avec un réglage dela focale et de focus unique, les caractéristiques optiques et mécaniques des objectifscinéma et vidéo haut de gamme autorisent les variations de réglages pendant la prise de vuede séquences d’images. 357 » Là encore, pour pallier à ces inconvénients, les professionnels<strong>du</strong> cinéma ont pu choisir d’ajouter aux boîtiers reflex des accessoires, comme le FollowFocus, par exemple, qui apporte une solution à la course de point trop ré<strong>du</strong>ite des objectifsphotographiques. Mais le coût très élevé de ces solutions et, surtout, leur utilisationnécessitant un « pointeur », en charge de s’assurer de la mise au point et de la manipulation<strong>du</strong> Follow Focus les rend inadaptées pour un travail documentaire. Une autre solutionrépan<strong>du</strong>e dans le milieu <strong>du</strong> cinéma consiste à faire modifier ces boîtiers reflex afin depouvoir y monter des objectifs cinéma (monture dite « PL »). Les contraintes liés à lagestion <strong>du</strong> point con<strong>du</strong>it souvent les photographes à privilégier une distance de mise aupoint constante pour chaque plan. C’est ce que fait Dennis Danfung, ce qui l’amène à ne355Luc VANDEVIELLE, op. cit.i, p. 167.356Contrairement aux caméscopes, les boîtiers reflex ne peuvent pas assurer un changement de mise au pointautomatique <strong>du</strong>rant l’enregistrement de l’image. Le fonctionnement de l’autofocus – la mise au pointautomatique – n’est possible que lorsque le miroir est baissé, renvoyant ainsi l’image vers le capteur dédié à cettetâche. En cours d’enregistrement, les automatismes de l’appareil utilisent le capteur d’enregistrement pourestimer la distance de mise au point. Mais ce procédé est à la fois lent et approximatif. C’est pourquoi la mise aupoint manuelle est recommandée.357Sébastien DEVAUD, op. cit., p. 186.- 105 -105


pas trop faire varier la distance à son sujet au sein d’un même plan. Ulrich Lebeuf, quiutilise un Nikon D3s pour un projet en cours sur la précarité, raconte que la mise au pointa pu être problématique et l’a même incité à opter pour un 28 mm, alors qu’il n’utilisaitjamais cette focale auparavant 358 . Certains plans de La Zone présentent des changements demise au point en cours de tournage. Mais celle-ci ne pouvant se faire qu’avec l’aide <strong>du</strong>viseur LCD au dos de l’appareil, l’exercice est périlleux 359 . Outre le fait que les conditionslumineuses peuvent rendre l’estimation de l’exposition impossible sans recours àl’histogramme, la taille de l’écran rend difficile une localisation précise de la zone de nettetéen cours de tournage. L’ajout d’un viseur peut être une solution efficace, permettant à lafois d’agrandir cette image et de garantir une bonne visibilité quelles que soient lesconditions lumineuses. En outre, en collant le viseur contre son œil, l’opérateur gagneégalement en stabilité. Remarquons néanmoins que deux des photographes que nous avonsinterrogés – Philippe Brault et Ulrich Lebeuf – affirment ne pas se servir de ce typed’accessoire. Guillaume Herbaut, quant à lui, déplore le prix élevé de l’objet et expliquequ’il ne l’a pas utilisé longtemps, peu convaincu de son intérêt. Il semble que lesphotographes soient un peu réticents à ajouter un trop grand nombre d’accessoires, quipourraient nuire à leur pratique photographique ou rendraient l’objet trop imposant.Parallèlement, les photographes qui ont eu recours à ce type d’appareil ont dû s’intéresser àla question de la captation sonore. Car l’utilisation de ces boîtiers permet de comprendreassez rapidement que l’image animée est aussi une image sonore…Les microphonesd’enregistrement incorporés aux boîtiers reflex sont omnidirectionnels et, par conséquent,enregistrent des ambiances. Ils ne sont pas adaptés à l’enregistrement d’un dialogue ou <strong>du</strong>discours d’un personnage. Ils sont en revanche redoutables pour capter tous les bruitsparasites pro<strong>du</strong>its par l’utilisation de l’appareil : <strong>du</strong> système de stabilisation de l’optique auxdivers bruits de manipulation. En somme, l’enregistrement sonore via le système incorporéde ces appareils ne convient que pour un usage en tant que bloc-notes vocal ou poureffectuer ultérieurement une synchronisation avec un enregistrement sonore réalisé avec unautre matériel. « La qualité de son est primordiale dès que tu veux raconter quelque chosesur quelqu’un, donner une impression d’immersion. Pour moi l’idéal, c’est que quelqu’un358Ulrich LEBEUF, op. cit.359Le Canon 5D Mark II permet de « zoomer » dans l’image sur l’écran (x5 ou x10) pour faciliter la mise aupoint manuelle. Mais, bien enten<strong>du</strong>, cette fonction n’est disponible qu’en amont de l’enregistrement, pas encours.- 106 -106


dont c’est le métier le fasse. Si tu as des profondeurs de champ en photo ou en cinéma, il y aune profondeur de champ en son aussi. On sait très bien que tu ne perches pas à la mêmedistance selon ce que l’histoire va raconter. Si tu n’as qu’un micro sur la caméra, tu n’as pasla même liberté de raconter que si tu as un ingénieur <strong>du</strong> son avec toi », estime PhilippeBrault, dont le premier travail mêlant photographie et son, Frontières amères, a été réalisé encollaboration avec un ingénieur <strong>du</strong> son 360 . Pour Prison Valley, pour des raisons de budget,Dufresne et Brault n’ont pas pu être accompagnés d’un ingénieur <strong>du</strong> son et c’est lejournaliste qui a réalisé la plupart des prises de son. Les difficultés posées par la captationsonore ont même poussé le <strong>du</strong>o à utiliser une caméra plus « traditionnelle » pour réaliser lesinterviews 361 .Le budget est souvent l’une des raisons invoquées pour expliquer l’absence de recours à uningénieur <strong>du</strong> son au moment <strong>du</strong> tournage de l’image animée. Mais parfois, le sujet ou lesconditions de tournage peuvent rendre la présence d’une personne supplémentairecomplexe. On peut penser au film de Dennis Danfung tourné en Afghanistan ou au projeten cours d’Ulrich Lebeuf sur des personnages en situation précaire. Pour ce dernier, « avoirune autre personne avec moi, ce serait une barrière pour ce type d’approche. Au final, jepréférerais me rendre compte qu’il y a des limites techniques dans la réalisation, plutôtqu’on perde en authenticité, en sincérité» 362 . Dans ce cas de figure, la meilleure solutionreste l’ajout d’un micro externe, fixé sur la griffe flash de l’appareil et relié au boîtier aumoyen d’une fiche mini-jack 363 . C’est l’option envisagée par les photographes travaillantseuls ou même parfois en <strong>du</strong>o, à l’instar de Guillaume Herbaut et <strong>du</strong> journaliste BrunoMasi pour La Zone. Plusieurs années auparavant, Depardon avait expérimenté les deuxtechniques, présence d’un ingénieur <strong>du</strong> son ou captation sonore via un micor-canon disposé360Philippe BRAULT, op. cit.361Philippe Brault ajoute que le choix de la caméra plutôt que de l’appareil reflex est aussi <strong>du</strong>e à la limitation del’enregistrement sur les appareils reflex. En effet, les cartes mémoires Compact Flash utilisées sur ceux-ci sontformatées en FAT32, un système de gestion de fichiers qui a l’inconvénient de limiter chaque fichier à 4 Gigaoctets. Par conséquent, en mode Full HD, il est impossible d’enregistrer plus d’une douzaine de minutes encontinu. Philippe BRAULT, op. cit.362Ulrich LEBEUF, op. cit.363On peut aussi raccorder l’APN à une « mixette », un boîtier qui permet de brancher des micros professionnelsà prises XLR. Cette solution, plus coûteuse et plus encombrante, n’est cependant pas très adaptée à une approchedocumentaire.- 107 -107


sur la caméra 364 . C’est cette dernière méthode qu’il utilisa pour Faits divers, entre autres.Même s’il évoque souvent l’apport considérable que constitue la présence d’un preneur deson au moment <strong>du</strong> tournage, Depardon voit également des avantages aux micros-canonintégrés à la caméra. Il considère que cela l’oblige « à sentir déjà quelle sera l’osmose entrel’image et le son, à donner tantôt la priorité à l’un, tantôt à l’autre, selon ce qui se passedans le champ visuel et dans le champ auditif. 365 » Malheureusement, les APNsenregistreurs de vidéo possèdent un autre défaut majeur concernant le son : ils nepermettent pas, actuellement, d’y brancher un casque. Le contrôle <strong>du</strong> son est doncimpossible <strong>du</strong>rant l’enregistrement.D’autres problèmes sont engendrés par l’utilisation de la fonction vidéo de ce nouveau typede boîtiers reflex : l’effet « Jello », qui distord l’image lors de mouvement rapide <strong>du</strong> cadre,un possible aliasing – et donc une perte de précision des contours – dû à l’inadaptation <strong>du</strong>filtre passe-bas à la vidéo, etc 366 . Les limites de l’enregistrement vidéo des APNs évoquéesici ne forment pas une liste exhaustive. Nous avons plutôt essayé de mettre en avant cellesqui nous ont semblé avoir le plus grand impact sur la pratique des photographes. Enlimitant les mouvements <strong>du</strong> cadre ou la « matière sonore » prélevée sur place, elles influentindéniablement sur les possibilités narratives par l’image animée dont disposent lesphotographes. Pour les photographes pratiquant l’image animée, l’arrivée de ces nouveauxoutils hybrides n’exige donc pas seulement une réflexion quant aux modalités narratives dece médium. Elle requiert aussi un apprentissage et une réappropriation technique <strong>du</strong>matériel.364Les micros dits « canon » captent essentiellement les sons en provenance d’un angle restreint. Nous avons vuprécédemment en quoi ces deux procédés avaient pu modifier sa façon d’appréhender l’image animée, en termesde distance et de mouvements.365Raymond DEPARDON, Le désert américain, Éditions de l’Étoile : Cahiers <strong>du</strong> cinéma, 1983, p. 144.366Ces deux exemples sont notamment évoqués par Sébastien Devaud. Sébastien DEVAUD, op. cit., p. 24-25.- 108 -108


Photographier et filmerLes appareils reflex enregistreurs de vidéo restent avant tout des appareilsphotographiques. Ce qui engendre un nombre important de contraintes, comme nousvenons de le voir. Mais avant même de répondre aux défis posés pour l’enregistrementd’images animées, les photographes font désormais face à un dilemme quasi métaphysique :désormais, que photographier et que filmer ? Pour Depardon ou van der Keuken, même sice dernier a parfois fait le choix de mélanger les deux médiums, il y avait un temps pour laprise de vue fixe et un temps pour l’image animée. Le choix <strong>du</strong> recours à l’un ou à l’autreétait donc fait en amont. Depardon a photographié San Clemente, puis, quelques années plustard, est revenu filmer. L’arrivée de la vidéo sur les reflex remet cette distinction en cause.Car théoriquement, ce nouvel outil est censé permettre à l’utilisateur de passer d’unmédium à l’autre très rapidement. Et même, de prendre une photographie pendantl’enregistrement d’une vidéo 367 . Mais, au sein même d’un objet multimédia, une image fixeet une vidéo ne raconteront pas la même histoire. Les photographes qui mélangent les deuxmédiums sont donc amenés à se poser constamment cette question : quel est le médium leplus approprié pour servir mon propos ? Quitte à ne choisir que l’un ou l’autre, lorsquecette solution semble plus pertinente.Nous avons interrogé sur ce sujet des photographes ayant choisi de construire un récitcomposé à la fois de photographies et d’images animées. Nous leur avons demandécomment ils choisissaient de photographier à tel moment et de filmer à tel autre 368 . Si leursapproches présentent quelques nuances, ils semblent tout de même s’accorder sur le faitqu’il n’y a pas de règles et que cette question n’a pas de réponse définitive. « C’est trèscompliqué de faire de la vidéo et de la photo ensemble », confie Ulrich Lebeuf. « J’essayeencore de trouver des principes. […] J’ai beaucoup de mal à me dire : « là je ne fais quefilmer ou que photographier » 369 . Il tient cependant à garder une frontière entre les deux367Cette opération implique cependant une interruption d’environ une seconde de l’enregistrement vidéo. Si l’onsouhaite obtenir une image fixe sans interrompre l’enregistrement vidéo, on peut faire le choix de prélever aposteriori une image de la séquence. Mais cela comporte deux inconvénients : l’image risque d’être floue à causede mouvements et d’un temps de pose “lent” et sa définition sera moindre (environ 2 Méga octets pour uneimage issue d’une vidéo, contre 21 Mo pour une image photographique).368Voir les entretiens avec Philippe Brault, Ulrich Lebeuf et Guillaume Herbaut, en annexes.369Ulrich LEBEUF, op. cit.- 109 -109


pratiques, puisque pour son projet en cours, il utilise un appareil argentique à viséetélémétrique (Leica M8) et un reflex pour l’enregistrement vidéo et certainesphotographies (un Nikon D3s). Comme pour ses précédents travaux, Alaska Highway etAntonyme de la pudeur, où il utilisait un boîtier argentique au format 6x7 et un caméscope.Garder deux outils différents même lorsque les prises de vue fixes et animées s’entremêlentparaît cohérent, en regard de son discours qui insiste sur la « complémentarité entre laphoto et la vidéo. » L’analogie que fait Lebeuf avec l’écriture littéraire est intéressante de cepoint de vue-là : « C’est comme pour un écrivain : il écrit des phrases et il met des virgules.Dans ce film, j’ai besoin de virgules. Les photographies sont là pour ça. Elles t’emmènent àla suite » 370 . Une approche de l’association des deux médiums qui n’est pas sans rappelerles propos de Robert Frank sur les photographies au sein des films qui représentent des« pauses dans le flux de la pellicule, [des] brèches pour souffler un peu, [des] fenêtres surun autre temps, sur d’autres lieux» 371 .Les photographes qui choisissent d’allier images fixes et animées au sein d’un même objetmultimédia essayent bien souvent de surprendre le spectateur en modifiant les rôlestraditionnellement attribués à ces médiums. Philippe Brault le fait assez subtilement etpertinemment dans Prison Valley. Sans que cela soit trop systématique, il nous proposequelques plans de prisons, de l’extérieur. Le cadre est fixe, aucun objet ni personnage nevient l’animer. Presque une photographie, mais c’est en fait un plan fixe. Le photographeexplique : « je me suis dit : “là, je vais casser, inverser le processus”. Là où je pourrais fairede la photo, je vais faire de la vidéo, parce que la moindre petite brindille qui bouge, çaamorce une émotion que je n’aurais pas en photo» 372 . À l’inverse, deux ou trois portraits, enimages fixes, sont eux animés de façon quasi cinématographique. Le personnagephotographique et le fond sont dissociés et l’un se rapproche de nous tandis que l’autrereste statique. Au son, le témoignage de la personne photographiée. L’effet est subtil,intrigant, et tout à fait cohérent avec le projet initial des auteurs de « mêler les deux[médiums] de la meilleure façon possible, de façon à ce que le passage de l’un à l’autre sesente le moins possible» 373 .370Ibidem.371Robert FRANK, Robert Frank, Paris, Centre national de la photographie, Photo Poche, 1983, p. 6.372Philippe BRAULT, op. cit.373Ibidem.- 110 -110


Les plans fixes de lieux ou de paysages déserts sont devenus une figure récurrente desobjets multimédia utilisant l’image animée. Dans La Zone, Herbaut filme des paysages – uneforêt, une fête foraine abandonnée, etc. – dans lesquels seul le léger bruissement des feuillesnous permet d’être sûrs qu’il s’agit d’image animée. L’autre procédé qui revientrégulièrement et dont la fonction est, là aussi, d’interpeller le spectateur sur la frontièreentre images fixes et animées, ce sont les portraits filmés. Alors que les photographespratiquent de plus en plus le portrait 374 , certains ont trouvé là un moyen d’utiliserdifféremment l’image animée. La Zone utilise cette technique. Le ou les personnages sontplacés à un endroit précis <strong>du</strong> cadre, comme pour un portrait photographique. Ils bougentpeu, comme s’ils étaient en train de poser pour une photographie. Sur l’un de ces portraitsoù pose une famille, l’enfant continue de jouer et courir autour de ses parents pendant lapose. D’autres photographes choisissent parfois de filmer les personnages qu’ils interrogentavant l’interview, obtenant ainsi des portraits quasi photographiques, mais avec quelquesclignements d’yeux, un regard qui bouge, etc. Peut-être un peu trop utilisé, ce procédé perdprogressivement de son intérêt. Est-ce qu’il apporte systématiquement un supplément à lanarration ? Est-ce qu’il continue de surprendre le spectateur ?Savoir quand photographier et quand filmer n’est pas toujours évident pour lesphotographes qui s’approprient l’image animée. Pour Guillaume Herbaut, par exemple, lapriorité reste la photographie. « Bruno [Masi, le journaliste co-auteur de La Zone], très vite,a dû filmer quand je photographiais, parce qu’on ne peut pas faire les deux choses en mêmetemps », explique-t-il. « Pour moi, la priorité c’est la photographie. Quand je voyaisquelque chose de nouveau, que je n’avais pas vu avant, mon réflexe c’était d’abord dephotographier. Après, quand j’avais fait mon travail de photographe, je me mettais àfilmer. 375 » Herbaut évoque aussi ce qui « n’est pas photographiable », pour expliquer sonrecours à l’image animée et considère l’image vidéo comme un document brut, tandis que laphotographie serait plus le résultat d’un regard et d’une réflexion d’auteur 376 . PhilippeBrault raconte, lui, que le recours à la vidéo et au plan fixe alors qu’il aurait pu faire unephotographie peut être une façon de surprendre le lecteur et d’« amorce[r] une374Du fait <strong>du</strong> « renouveau » documentaire, car dans cette tradition, le portrait tient une place importante.Également en raison de la hausse des commandes de la presse et des entreprises de ce type de travail.375Guillaume HERBAUT, op. cit.376Ce jugement sur la nature des vidéos semble assez sévère au regard <strong>du</strong> souci esthétique qui semble animer denombreux plans de La Zone.- 111 -111


émotion. » 377 Les recours aux travellings et aux interviews filmés sont, eux, déterminés parle choix narratif initial. Pour les autres cas de figures, notamment ceux difficiles à prévoir apriori, la décision se prend sur le moment, de façon plus ou moins pragmatique. Commepar exemple lorsque Brault se retrouve dans une cellule : « un prisonnier est allongé sur sacouchette. Je me vois mal entrer et le filmer. Alors je fais juste une photo » 378 .Récemment, les photographes ont été encouragés à pro<strong>du</strong>ire des récits mêlant images fixeset animées. Face aux difficultés pour faire diffuser leurs travaux par la presse, face àl’émergence de nouveaux modes de financement par l’intermédiaire <strong>du</strong> CNC 379 et decertaines chaînes de télévision (Arte et France 5, notamment), face à l’apparition denouveaux boîtiers permettant d’envisager d’autres pratiques, la tentation est grande des’essayer à l’image animée, en complément de la photographie. Pour leurs Portraits d’unnouveau monde, un ensemble de 24 documentaires mêlant images fixes et animées, FranceTélévisions et Narrative 380 ont ainsi fait appel à des photographes reconnus : PatrickZachmann (Magnum), Bertrand Meunier (Tendance Floue), Stéphane Remael (Myop),Gilles Favier (Agence Vu), Olivier Jobard, etc. Comme pour l’ensemble des documentairesconçus pour Internet, les résultats sont très variables. Plus généralement, la profusiond’objets alliant les deux médiums amène à se poser quelques questions. Le recours auxdeux types d’images est-il toujours nécessaire ? Pratiquer les deux à la fois ne peut-il pasnuire à la qualité de l’ensemble et, particulièrement, à la pratique photographique ? En tantqu’observateur et praticien, Philippe Brault remarque : « Mêler vidéo et photo peut aussituer une histoire. Je veux dire par là que ça peut être beaucoup plus fort de ne faire que dela photo, ou que de la vidéo» 381 .377Philippe BRAULT, op. cit.378Ibidem.379Centre national <strong>du</strong> cinéma et de l’image animée (son nom complet, depuis 2009). En 2007, le CNC crée uneaide aux nouveaux médias. Cette aide a permis le financement de 180 projets depuis sa création, dont Voyage aubout <strong>du</strong> charbon, Prison Valley, La Zone, etc. Les postulants peuvent demander une aide à l’écriture et/ou uneaide à la pro<strong>du</strong>ction. Le montant total de l’aide ne doit cependant pas dépasser la moitié <strong>du</strong> budget total. Lemontant moyen des aides se situe pour l’instant à 33 000 euros par projet. Les chiffres cités proviennent <strong>du</strong> CNC.http://www.cnc.fr/web/fr/aide-aux-projets-nouveaux-medias Consulté le 26 avril 2011.380Narrative est une société de pro<strong>du</strong>ction et de diffusion de documentaires courts destinés à Internet.381Philippe BRAULT, op. cit.- 112 -112


L’autre problématique que soulèvent ces modes de narration multimédia, c’est celle del’évolution <strong>du</strong> rôle <strong>du</strong> photographe et de son intégration à une nouvelle chaîne depro<strong>du</strong>ction où, sans quitter sa fonction d’auteur d’images fixes, il va devoir endosser cellede réalisateur.Consécration de l’homme-orchestre ou <strong>du</strong> travail en équipe ?L’intro<strong>du</strong>ction d’un outil polyvalent, pouvant même servir à l’enregistrement de sons (sousréserve de petits aménagements que nous avons évoqués ci-dessus) a naturellement faitémerger la crainte que le photographe se retrouve dans le rôle d’ « homme-orchestre », parla seule grâce de son nouveau boîtier. Et cela au détriment tant des conditions de travail <strong>du</strong>photographe que de la qualité de sa pro<strong>du</strong>ction. Certains précédents expliquaient cettecrainte. L’intro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> format d’enregistrement vidéo Betacam dans le courant desannées 1980, par exemple, avait profondément bouleversé les pratiques et l’organisationdes équipes de reportage à la télévision. Benoît d’Aiguillon, enseignant en histoire de lapresse et des médias, rappelle que cette évolution technologique avait « entraîné unedémocratisation de l’accès à la fonction de journaliste» 382 . L’arrivée de ces nouvellescaméras a bien transformé un certain nombre de rédacteurs de télévision en « véritable[s]homme[s]-orchestre », transformation qui connut « son aboutissement avec l’émergence dejournalistes effectuant eux-mêmes le montage des images tournées par eux» 383 . Pour enrevenir à l’intro<strong>du</strong>ction de boîtiers reflex enregistreurs de vidéo, elle promettait desbouleversements similaires, à en croire le récit de la genèse de ces objets par leursconcepteurs. « Canon a conçu le 5D Mark II à la demande pressante de Reuters etAssociated Press, afin que leurs photographes puissent rapporter à la fois des images fixeset des petites séquences vidéo », affirme Sébastien Devaud 384 . Trois ans plus tard, il semblepourtant que les photographes des agences filaires n’ont pas remplacé les cameramen, pasplus que les photographes indépendants ne menacent les vidéastes ou les documentaristes.382Benoît d’AIGUILLON, « Le reportage peut-il encore reporter ? La figure <strong>du</strong> miroir : des images <strong>du</strong> JRI àl’image <strong>du</strong> JRI », Quaderni, n°45, Figures <strong>du</strong> journalisme : critique d’un imaginaire professionnel, automne2001, p. 75.383Ibidem, p. 73-74.384Sébastien DEVAUD, op. cit., p. 12.- 113 -113


Les limites de ces APNs, que nous avons abordées, n’y sont sans doute pas étrangères.Couvrir <strong>du</strong> news en images fixes et animées grâce à ces boîtiers est un exercice qui semblerelever plus <strong>du</strong> fantasme que de la réalité.Il serait exagéré de lier travail en solitaire et polyvalence des reflex enregistreurs de vidéo.Des photographes et des cinéastes <strong>du</strong> réel ont depuis longtemps souhaité travailler sans unaccompagnement important au moment <strong>du</strong> tournage. Enregistrer le réel nécessitegénéralement un minimum de discrétion, pas forcément compatible avec la présence d’uncadreur, d’un preneur de son ou d’un assistant. Guy Gauthier rappelle ainsi que JeanRouch, auteur de films documentaires ethnographiques, s’intro<strong>du</strong>isait dans des sociétés oùla présence de sa caméra était un élément suffisamment perturbant en soi. Ce qui expliquequ’il était « violemment contre l’équipe » et que s’il avait besoin d’un ingénieur <strong>du</strong> son, ilpréférait former un membre de l’ethnie étudiée plutôt que de faire venir un étranger 385 .Gauthier rappelle aussi que Raymond Depardon, lorsqu’il prend une caméra pour ses filmsdocumentaires privilégie le travail « seul ou avec une équipe ré<strong>du</strong>ite au maximum »,toujours pour les mêmes soucis de discrétion 386 . Les boîtiers reflex enregistreurs de vidéone changent donc pas trop la donne : le choix <strong>du</strong> recours à une personne supplémentairepour prendre <strong>du</strong> son et/ou travailler sur un texte dépendra principalement des moyensfinanciers à disposition et des contraintes d’approche <strong>du</strong> sujet.À l’instar de Dennis Danfung, d’Ulrich Lebeuf et d’un nombre non négligeable dephotographes qui pratiquent l’image animée à travers leurs boîtiers reflex, le moment de laprise de vue peut donc rester un moment solitaire pour les photographes 387 . En revanche,tout le processus de traitement, de mise en forme et de mise en ordre des rushes 388 à traversl’étalonnage 389 et le montage nécessite le recours à d’autres professionnels. Là encore, lataille de l’équipe dépendra beaucoup des moyens mis à disposition. Elle sera aussi liée à ladestination finale <strong>du</strong> travail. Tandis qu’Ulrich Lebeuf travaille simplement avec un385Guy GAUTHIER, op. cit., p. 137.386Ibidem, p. 313.387La contrepartie de ce travail « solitaire » étant en principe une moindre qualité de la captation sonore.388Ce terme désiqne l’ensemble des images pro<strong>du</strong>ites <strong>du</strong>rant le tournage. Il s’agit donc <strong>du</strong> matériau de base <strong>du</strong>montage.389L’étalonnage consiste à corriger l’aspect colorimétrique des différents plans tournés. Un étalonnagenumérique permet aussi de modifier la gradation ou encore la saturation de l’image.- 114 -114


monteur, pour réaliser des films linéaires, la réalisation d’un long métrage tel que celui deDanfung nécessite une équipe beaucoup plus importante au moment de la post-pro<strong>du</strong>ction.La réalisation de webdocumentaires interactifs nécessite elle aussi des moyens humainsconséquents. Philippe Brault dresse une liste des personnes ayant travaillé sur Prison Valleyaprès la période <strong>du</strong> tournage : « un directeur artistique, qui met en place tout le graphisme<strong>du</strong> site en accord avec nous [Philippe Brault et David Dufresne] », quelqu’un « de chezUpian 390 , qui raisonne en termes de navigation, de savoir comment va faire l’internautepour se déplacer », « tous les techniciens purs, les flasheurs, les développeurs [web] », « unmonteur tout à fait classique, qui monte l’objet linéaire » 391 . Sans oublier les intervenantssur les aspects aspects techniques liées à l’image animée : étalonneur, mixeur, etc. En tout,Brault estime que quinze personnes ont été amenées à travailler sur Prison Valley. Ce quiexplique pourquoi cette pro<strong>du</strong>ction a nécessité un budget de plus de 200 000 euros.Tout l’enjeu pour les photographes ayant recours à des narrations utilisant l’image animéeet/ou Internet réside dans la volonté et la capacité de faire valoir leurs choix jusqu’au bout.Ce qui n’est pas forcément évident, s’agissant d’outils qu’ils ne maîtrisent pas. Mais en finde compte, la narration multimédia laisse probablement plus de place aux souhaits desauteurs photographes que l’organisation <strong>du</strong> récit au sein d’un magazine, même si certainscompromis sont inévitables. Ainsi, Philippe Brault reconnaît que les sortes d’encartsapparaissant régulièrement dans la version Internet de Prison Valley et demandant son avisau spectateur sur l’histoire qui vient de lui être racontée résultent d’une proposition despersonnes en charge de l’interactivité de l’objet. Peu emballés par la connotationpublicitaire de cette sollicitation, les deux co-auteurs ont néanmoins dû accepter cetteconcession. Il n’en reste pas moins qu’ils ont pris part à la conception de l’objet <strong>du</strong> début àla fin. Ce n’est pas toujours le cas. L’un des risques de la narration multimédia pour lephotographe est sans doute de se faire quelque peu déposséder de l’histoire qu’il souhaiteraconter. Il peut se retrouver dans un rapport de force défavorable <strong>du</strong> fait de son absencede maîtrise des outils de post-pro<strong>du</strong>ction. Ce cas de figure arrive plus régulièrementlorsque les moyens et le temps de travail sont ré<strong>du</strong>its. Si le photographe ne veut pasdevenir trop dépendant des personnes avec qui il collabore lors de la mise en forme de sontravail, il doit être particulièrement vigilant et être en mesure de communiquer avec une390Upian est une société spécialisée dans la pro<strong>du</strong>ction de webdocumentaires.391Philippe BRAULT, op. cit.- 115 -115


équipe maîtrisant des savoirs variés. Ulrich Lebeuf insiste sur la nécessité de« [s]’entoure[r] d’autres personnes, pour pallier à [ses] limites techniques. 392 » Mais aufinal, Lebeuf ne voit pas dans son recours récent à l’image animée une révolution majeureconcernant le travail en équipe. « Avant, en argentique, j’avais toujours le même tireur chezPicto. Je lui disais ce que je voulais et on en discutait. Maintenant, je veux un monteur auservice <strong>du</strong> film. C’est le même rapport qu’en photo avec le tireur. Mais je reste le chefd’orchestre. » Car tout l’enjeu est bien là. Pour continuer à construire des récits à partir <strong>du</strong>réel, que ce soit à travers l’image fixe et/ou l’image animée, les photographes n’ont pasbesoin de devenir des « hommes-orchestre ». En revanche, ils devront plus que jamaiss’affirmer en tant que « chefs d’orchestre ».392Ulrich LEBEUF, op. cit.- 116 -116


ConclusionNotre recherche sur les modalités <strong>du</strong> recours à l’image animée chez les photographes <strong>du</strong>réel nous aura permis de constater qu’une grande variété d’approches est envisageable.Mais que les deux médiums soit clairement dissocié comme chez Depardon 393 ou que ceuxcise combinent tant au moment de la prise de vue qu’au moment <strong>du</strong> montage comme chezcertains photographes actuels, les deux pratiques s’influencent incontestablement.Ainsi que nous l’avons vu, l’appropriation de l’image animée par les photographes pourconstruire leurs récits exige de leur part une autre appréhension <strong>du</strong> moment de la prise devue. Le réel animé ne se capte pas comme il se photographie, il demande au photographe –filmeur d’affirmer sa position encore plus fermement. La narration par l’image animéedemande ainsi une construction narrative préalable plus conséquente que celle par l’imagefixe. Parallèlement, les nouvelles aides de financement des projets multimédia intégrant dela photographie et de l’image animée 394 nécessitent également une anticipation plusimportante, ne serait-ce que pour monter le dossier qui permet de les obtenir.Les photographes qui se sont initiés à l’image animée avant l’intro<strong>du</strong>ction d’appareilsnumériques à visée reflex permettant l’enregistrement vidéo se sont confrontésprogressivement, au fil de leur pratique, aux particularités de l’image animée. Ils ont puconstater que ce médium, loin de se résumer à une succession d’images fixes, comportaitaussi une dimension sonore essentielle. Au même titre que l’image, le son peut être un outilnarratif puissant, et les expérimentations récentes de la narration multimédia semblenttendre à lui redonner la place qu’il mérite. Ce qui peut même aller jusqu’à inverser les rôlesgénéralement attribués, en transformant le son en élément principal de la narration, laphotographie ou l’image animée faisant à ce moment-là office de hors-champ.393« Je reste photographe pour mieux préserver le cinéma », écrivait-il. Raymond DEPARDON, SergeTOUBIANA, Le désert américain, … p. 131. Cette idée semble très importante pour lui, puisque c’est par cettemême phrase qu’il conclut Les Années déclic (1984).394Notamment via le Centre national <strong>du</strong> cinéma et de l’image animée (CNC), la Société civile des auteursmultimédia (SCAM).- 117 -117


La combinaison des images fixes et animées existe depuis bien longtemps et les nouvellesformes de narration multimédia, même si elles ont incontestablement permis certainesinnovations, n’ont pas tout réinventé. Mais désormais, les photographes ont la possibilité depasser rapidement d’un médium à l’autre au moment de la prise de vue. Cependant, cetteavancée technique n’est pas forcément un progrès pour l’histoire qu’ils souhaiterontraconter et il faut se méfier d’un recours systématique à l’image animée. Pour l’instant, lesschémas narratifs <strong>du</strong> multimédia sont bien moins précisément définis que ceux plustraditionnels <strong>du</strong> livre ou de l’exposition. Les photographes combinant images fixes etanimées tâtonnent encore, ce qui offre une grande diversité dans les pro<strong>du</strong>ctions.Si nous nous sommes, pour des raisons évidentes, dans un dernier temps concentrés sur lesphotographes <strong>du</strong> réel qui ont souhaité utiliser l’image animée récemment, il convient derappeler que cette pratique est loin d’être majoritaire. On peut certes aisément constaterqu’un nombre croissant d’entre eux ont eu recours ou envisagent de recourir à l’imageanimée, mais il n’est pas certain que ce phénomène de conversion aille en s’accroissant.L’expérimentation de l’image animée peut même être l’occasion pour certains photographesde réaffirmer leur goût pour l’image fixe, comme le démontre Guillaume Herbaut 395 . Parailleurs, la question <strong>du</strong> financement de ces narrations hybrides, peu abordée dans cemémoire, reste en suspens. Faute de diffuseurs désireux et capables d’accompagner cespro<strong>du</strong>ctions souvent coûteuses, leurs ressources reposent encore essentiellement sur desaides provenant d’organismes publics.395« Ça m’a confirmé que j’étais vraiment photographe. C’était drôle, plus je filmais, plus je me disais quej’aimais bien être photographe. Plus je reprenais en compte l’image photographique », dit-il. Cf. son entretien enannexes.- 118 -118


Présentation de la partie pratiqueAprès la partie théorique de ce mémoire, abordons maintenant la partie pratique. Enréalité, les prises de vue (et de son) réalisées pour cette partie pratique auront nourri enpermanence notre réflexion théorique sur la narration par l’image fixe et animée. De lamême façon que la rédaction nous a permis de prendre <strong>du</strong> recul par rapport au travail quenous menions pour cette partie pratique. Les deux aspects de ce travail ont donc été menésde front, avec la conviction qu’il fallait tout faire pour ne pas les dissocier dans le temps.Adroites au butSynopsis 396Si elles étaient des hommes, Elodie, Flore ou Leïla vivraient largement de leur passion. Maisen France, le football, même de haut niveau, n’est pas encore un métier pour la plupart desfilles. Les joueuses de Bagneux, en deuxième division, doivent donc jongler entre leur vie defemme, leur emploi <strong>du</strong> temps de policière, d’enseignante-chercheuse, de comptable oud’étudiante, les entraînements et les matchs.À mille lieues des caprices de stars en Afrique <strong>du</strong> Sud et des salaires mirobolants de leurshomologues masculins, les filles vivent le haut niveau en amatrices. À Bagneux, lagardienne est enseignante-chercheuse, la capitaine travaille au marché de Rungis. Lesjoueuses, qui évoluent pourtant au deuxième échelon national, ne perçoivent ni salaires, niprimes de match. Faute d’un grand nombre de clubs, beaucoup d’entre elles cumulent leskilomètres pour venir à l’entraînement. Sans compter les matchs à l’extérieur, le dimanche,lorsqu’il faut prendre le bus à 7 heures <strong>du</strong> matin pour ne revenir qu’à onze heures <strong>du</strong> soir. «Je vois plus les filles ici que mon fils de quatre ans », résume Flore, seule maman <strong>du</strong>groupe.396Rédigé avec Yann Bouchez.- 119 -119


Une violence quasi absente des terrains, un jeu technique plus tourné vers le collectif : lefootball féminin offre un spectacle inédit. « Les filles n’ont pas encore développé le vice desgarçons et ce côté tricherie, simulation », résume Jean-François Réjent, l’entraîneur deBagneux. Aujourd’hui, il préfère entraîner des filles que des garçons.Lentement, le football féminin progresse. Environ 20 000 en France à la fin des années1980, les joueuses sont aujourd’hui trois fois plus nombreuses. Les instances fédérales, quivisent les 150 000 licenciés en 2015, multiplient les opérations de communication. Lesdernières campagnes de pub, montrant certaines inter<strong>nationale</strong>s françaises dénudées ouAdriana Karembeu, ont fait grincer des dents. Sur le terrain de Bagneux, la réalité estparfois plus banale: on se fume une clope juste avant le match, certaines joueuses ne separlent plus, d’autres sont en conflit avec les dirigeants. Des situations pas si éloignées quecela des clubs masculins.Les garçons, eux, semblent ignorer ce football en développement. A Bagneux, où les fillessont prioritaires pour jouer sur le terrain d’honneur, la « jalousie » ressentie par certainesjoueuses donne parfois lieu à des incidents. « L’an dernier, un match masculin a étéinterrompu pour que le nôtre commence à la bonne heure. Mais plusieurs personnes ontenvahi le terrain après quelques minutes de jeu. Les garçons ont <strong>du</strong> mal à accepter que desfilles passent devant eux », raconte Leïla, la capitaine.Loin d’être des militants acharnés de la cause féministe, joueuses et dirigeants veulentsimplement montrer que les filles aussi peuvent jouer au foot. Histoire de changer lesmentalités. En Allemagne, le pays où les footballeuses sont reines avec son million delicenciées et ses deux Coupes <strong>du</strong> monde, un exploit de la France pourrait enfin médiatiserla discipline. « En cas de bonne performance, il faudra savoir rebondir dessus, sinon ce seraéphémère », estime Elisabeth Loisel, ancienne sélectionneuse de l’équipe de Franceféminine (1997-2007).- 120 -120


Présentation <strong>du</strong> projetL’objectif de ce travail était de suivre <strong>du</strong>rant plusieurs mois une équipe de footballféminine, afin de réaliser un film documentaire incluant de l’image fixe, de l’image animéeet <strong>du</strong> son, relatant le quotidien de ses joueuses. Dès le départ, ce qui nous paraissaitintéressant n’était pas tant l’aspect sportif <strong>du</strong> sujet, mais son aspect sociétal.Ce travail a été mené en collaboration avec Yann Bouchez, journaliste 397 . Il nous semblaitessentiel de travailler sur le long terme. D’autant plus qu’il n’est pas aisé de se faireaccepter dans un groupe se connaissant depuis longtemps, plein d’habitudes, de petits et degrands conflits, etc. Il nous a aussi fallu un peu de temps pour que ce groupe de fillesaccepte la présence de deux garçons aux entraînements et aux matchs.Nous avons choisi de suivre les joueuses de la section féminine <strong>du</strong> club de football deBagneux (Hauts-de-Seine), qui évoluent en deuxième division. Ce choix s’est fait pour desraisons évidentes de proximité 398 , mais aussi parce que nous souhaitions suivre une équipetotalement amateur et donc éviter la première division féminine, qui tend lentement à laprofessionnalisation. Une fois l’accord des dirigeants, de l’entraîneur et des joueusesobtenu, nous nous sommes ren<strong>du</strong>s chaque semaine à un ou deux entraînements (il y en adeux ou trois selon les semaines) ainsi qu’aux matchs <strong>du</strong> dimanche, à domicile ou àl’extérieur.Rapidement, nous avons décidé de nous concentrer plus particulièrement sur troisjoueuses, ce qui nous permettrait de rentrer plus facilement dans l’histoire. Notre choix apar la suite <strong>du</strong> être modifié, certaines d’entre elles étant revenues sur leur accord initial.L’idée était de faire parler ces joueuses de leur pratique <strong>du</strong> football, de ce que celaimpliquait dans leur quotidien, etc. Au final, les profils des trois joueuses sont assezdifférents. Leïla Meflah, 28 ans, est celle qui joue depuis le plus longtemps dans l’équipe.C’est d’ailleurs la capitaine et elle joue également dans la sélection <strong>nationale</strong> algérienne.Flore Essonne, 27 ans, comptable en dehors <strong>du</strong> terrain, est la seule maman <strong>du</strong> groupe.397Yann est également mon frère.398Nous devions pouvoir nous y rendre deux à trois fois par semaine.- 121 -121


Élodie Gauché, 33 ans, la gardienne et doyenne de l’équipe est, elle, enseignantechercheuse.Bien qu’il soit un homme, indéniablement, nous avons aussi voulu inclureJean-François Réjent, l’entraîneur de l’équipe, dans la liste de nos “personnages”. Cesquatre personnes nous ont donc autorisé à les suivre d’un peu plus près et ont accepté denous parler d’elles.Pratique de l’image fixe, de l’image animée et <strong>du</strong> sonCe travail fut l’occasion de se confronter sur le terrain aux problématiques liées à lapratique combinée des médiums fixes et animés, telles que nous les avons abordées dans lapartie théorique. Quand filmer, quand photographier ? Quel fil con<strong>du</strong>cteur pour lanarration ? Quelle place accorder au son ... et comment le capter ? Etc.Au départ, les prises de vue étaient surtout photographiques. Il était difficile d’arriver dansun milieu inconnu, avec parfois le sentiment d’être un intrus et de commencer à filmer.Cependant, j’ai souhaité rapidement me mettre à tourner des images animées, car jesouhaitais que l’objet final soit réellement un mélange des deux médiums, et non pas unesuite d’images fixes sonores avec quelques rares instants de vidéo ici et là. Plus les semainespassaient et plus j’étais convaincu que notre sujet se prêtait à cette forme hybride. Quandest-ce que je filmais, quand est-ce que je photographiais ? Je n’ai pas de réponse plusprécise à donner que celles des photographes que j’ai pu interroger sur le sujet (cf.entretiens en annexes). Mais à titre d’exemple, je peux dire que j’ai souhaité que les partiessportives - exercices physiques des entraînements ou matchs - soient filmées plus quephotographiées. Cela parce que l’image fixe me semblait accorder trop d’importance àl’aspect sportif dans ces moments-là.Réaliser l’enregistrement de l’image animée avec un boîtier reflex m’a permisd’expérimenter par moi-même les limites de l’objet abordées dans la troisième partie <strong>du</strong>mémoire : stabilisation, <strong>du</strong>rée d’enregistrement limitée, contrôle de l’exposition et de la miseau point en cours d’enregistrement et, bien sûr, captation sonore. Cette dernière a d’ailleursdonné lieu à quelques tâtonnements avant de trouver une solution convenable. J’ai d’abord- 122 -122


fait le choix d’utiliser un micro-canon posé sur l’appareil. À certains moments, Yann s’estchargé de prendre le son à l’aide d’un enregistreur numérique. Et puis finalement, nousavons reçu le soutien de Claire Bernengo, étudiante en deuxième année au sein de lasection son de l’école. C’est elle qui a réalisé la majeure partie des enregistrements sonoresdes vidéos ainsi que l’ensemble des entretiens que nous avons eu avec Leïla, Flore, Élodieet Jean-François.Quelle histoire raconter ? Comment la raconter ?Notre intention n’a jamais été de suivre les performances sportives d’un club de footballféminin. Il s’agissait plutôt de faire le portrait de ces femmes, de plonger dans leurquotidien de joueuses de football. Le récit ne pouvait donc pas reposer sur la succession dematchs, de l’espoir de rejoindre la première division à la désillusion progressive, lorsqueface à l’accumulation de matchs nuls l’équipe comprend qu’elle restera en deuxièmedivision l’année suivante. L’option narrative, ici, ne pouvait répondre à un schéma de type“situation initiale - rupture d’équilibre - résolution”.Rapidement, le choix d’une histoire fondée sur la parole des joueuses s’est imposé. Cellesciévoquent leurs premières expériences dans un sport souvent considéré comme réservéaux garçons, la place que prend le foot aujourd’hui dans leur vie, leurs espoirs dans le footet en dehors, etc. Elles font ainsi leur propre portrait, singulier, et en creux, le portraitcollectif d’un football tout de même différent de celui des hommes.J’ai souhaité envisager la combinaison d’images fixes et animées dans sa “complémentarité”et j’ai tenté d’exploiter son potentiel rythmique, pour reprendre deux aspects soulevés parle photographe Ulrich Lebeuf 399 .399Cf. entretien d’Ulrich Lebeuf, en annexes.- 123 -123


Présentation <strong>du</strong> filmIl n’est pas possible de présenter ici de façon exhaustive l’objet final et de fournir une sortede storyboard détaillé, d’autant que si toutes les prises de vue et de son ont été réaliséesavant le ren<strong>du</strong> de cette partie théorique, le montage n’est pas encore totalement achevé. Jedécrirais donc ici seulement quelques passages, qui décrivent néanmoins le propos général<strong>du</strong> film.Scène d’ouvertureVidéo, photographies et voix over.Vidéo :Jean-François enroute pourl’entraînement.L’autoradio passeLet’s get it on,de Marvin Gaye.(AlbumLet’s get it on,1973.)Images extraitesde la vidéo.- 124 -124


Photographies :Entrecoupantl’image animée,des images fixesmontrant Jean-François chezlui, au moment<strong>du</strong> départ pourBagneux.Sons :La vidéo et les photographies sont accompagnées <strong>du</strong> son d’ambiance de la voiture. On yentend la chanson Let’s get it on de Marvin Gaye et le bruit <strong>du</strong> moteur. En voice over, la voixde Jean-François.“Entraîneur, ça prend <strong>du</strong> temps, que ce soit <strong>du</strong> foot féminin ou masculin. T’as troisentraînements par semaine. Plus le match le dimanche, donc ça fait quand même quatre foispar semaine. (...) Avant, j’emmenais même des filles voir des matchs pros, donc ça meprenait le samedi. Après, Madame, je peux comprendre qu’elle râle. Ou les filles... “Papa,pourquoi t’es jamais là?” Faut savoir jongler...”- 125 -125


Un entraînementPhotographies :Leïla et Flore sont à l’entraînement.Bruit de ballons, bruits de courses.On entend la voix de Leïla :“Mes deux frères sont des fous <strong>du</strong> foot aussi.Toute petite je me suis mise à jouer avec eux,ensuite avec les copains de mes frères, et donc àchaque fois qu’il y avait des matchs on m’appelait,“viens jouer, viens jouer”. Depuis toute petite ça aété comme ça.J’étais la seule fille qui jouait avec les garçons toutle temps, le garçon manqué... Y avait aucune fillede ma cité qui jouait au football ou même sportive.En même temps j’avais pas beaucoup d’amisfilles…”Images extraitesde la vidéo.- 126 -126


Vidéo (1) :Images extraitesde la vidéo.La caméra suit Flore <strong>du</strong>rant l’entraînement.En voix over :“La plupart des gens qui ne connaissent pas le football féminin disent : mais c’est un sportde mecs, <strong>du</strong> coup elles savent pas jouer, elles savent pas faire des passes. Ce qu’ils ne saventpas c’est que la différence avec le football masculin, c’est que c’est moins viril, c’est moinsphysique, mais au niveau technique, c’est un peu plus fluide, y a moins de rentre dedans.Ca joue un peu plus avec la tête. (...) Moi, les gars de Bagneux, je les ai jamais vu, sauf unefois à un match. C’est pas comme à Montigny. À Montigny on était un peu mélangées avecles garçons, on avait un grand club. Quand on finissait un match, tout le monde seréunissait dans le club, il y avait les garçons, y avait les féminines. Et là à Bagneux, mapremière année, je les ai jamais vus, je sais même pas à quoi ils ressemblent.”- 127 -127


Vidéo (2) :Images extraitesde la vidéo.La caméra suit Leïla <strong>du</strong>rant l’entraînement.En voix over :“Mon frère m’a emmenée au club au Plessis-Robinson. J’ai fait un entraînement avec les 16ans, parce que j’étais encore jeune, j’ai commencé à 14 ans. La coach, elle m’a tout de suiteaimé, elle m’a dit que j’avais des qualités tout ça et moi ça m’a bien plu de jouer avec desfilles, ça me changeait des garçons, donc j’ai fait une année en 16 ans et j’ai tout de suiteintégré les seniors. Et depuis, je me suis pas arrêtée. Mais j’ai fait qu’un an au Plessis-Robinson parce qu’après y a eu un problème avec le président qui a viré les filles et donc jeme suis retrouvée à Bagneux...”- 128 -128


Photographies (2) :Retour aux images fixes.Le fond sonore de l’entraînement se maintient.En voix over, Leïla continue :“... C’était un président qui éteignait les lumièresavant l’heure, parce qu’on s’entraînait le soir, onn’avait pas les vestiaires, ou sinon on arrivait auxentraînements on n’avait pas les terrains. C’étaitplein de trucs comme ça, en fait il ne voulait pas defilles dans son équipe. On avait notre coach qui étaitNicole Abar, qui l’avait emmené au tribunal, je croisqu’on avait gagné même… On a préféré quandmême partir et le club de Bagneux nous a accueilli.”Puis, c’est à nouveau Flore :“Je suis comptable, assise dans un bureau tout letemps à regarder des chiffres… J’aime mon travailmais j’ai besoin de me défouler. Quand on estcomptable il faut être rigoureux, quand j’arrive aufoot, je suis pas rigoureuse, je fais tout et n’importequoi.”- 129 -129


Un matchPhotographies (1)Son :moteur <strong>du</strong> bus,ambiance<strong>du</strong>rant le trajet,etc.Photographies (2) :Son :son de la vidéoà venir.- 130 -130


Vidéo (1) :Son de la vidéo.“Hey !Sprint sur place.Allez, on donne,on donne,on donne !”Images extraitesde la vidéo.Vidéo (2) :Partie 1 (à gauche) :Flore en voix over :“Si j’arrête le foot, cen’est pas le faitd ’ a l l e r a u xe n t r a î n e m e n t s ,toucher la baballe,parce que le samedimatin je vais avecdes copains je vaisjouer au foot. C’estsurtout le stressd ’ a v a n t m a t c h ,e x c u s e z - m o i d uterme mais le cacaa v a n t l e- 131 -131


match, la crotte avant le match, la boule au ventre… Je pense que c’est ça qui va memanquer en fait. Le moment où t’es dans ta bulle avant le match, l’arbitre arrive : « sortezmesdemoiselles, on va vérifier vos affaires » … Ca, je pense ça va me manquer.Partie 2 (colonne de droite) :Son de la vidéo. Encouragements d’avant match.Images extraitesde la vidéo.Vidéo (3) :Mi-temps.Discours del’entraîneur.Leïla et “Moquette”discutent.Images extraitesde la vidéo.Vidéo (4) :Son :Ambiance depuisles bancs. La finde match estproche.Images extraitesde la vidéo.- 132 -132


RésuméL’apparition à la fin des années 2000 des premiers appareils photographiques numériques àvisée reflex permettant d’enregistrer de la vidéo a con<strong>du</strong>it certains photographes <strong>du</strong> réel –photographes documentaires et photojournalistes, notamment – à se tourner vers l’imageanimée pour construire leurs récits. Car s’il y a toujours eu des photographes pours’intéresser à l’image animée, d’Edward Curtis à Raymond Depardon ou William Klein, enpassant par Paul Strand ou Robert Frank, ce début de vingt-et-unième siècle, qui consacrela diffusion de l’information par Internet et le multimédia, constitue un terreauparticulièrement fertile pour le développement de récits hybrides, composés d’images fixeset animées. À un moment où certains photographes redécouvrent donc l’image animée parle biais de ce nouvel outil, cette recherche entend revenir sur les particularités narratives deces deux médiums. Parce que le passage de la photographie à l’image animée, ou lacombinaison des deux par les photographes, ne va pas de soi.Notre recherche s’attachera donc tout d’abord à définir les caractéristiques propres desnarrations photographique et cinématographique, pour voir comment ces deux médiumspeuvent être utilisés pour construire des récits et amener des discours sur le réel. Nousverrons ensuite comment le recours à l’image animée, notamment par l’intégration <strong>du</strong> son,peut amener les photographes à redéfinir la rôle <strong>du</strong> hors-champ tel qu’il est envisagétraditionnellement par l’image fixe. Nous ne manquerons pas, enfin, de voir comment lesnouveaux outils de pro<strong>du</strong>ction et de diffusion des images peuvent contribuer à élargir ourestreindre les possibilités narratives à disposition des photographes.- 133 -133


AbstractAt the end of the 2000s, the arrival of the first single lens reflex cameras allowing videorecordings of decent quality led some non-fiction photographers – especially documentaryphotographers and photojournalists – to turn towards moving pictures to tell their stories.If there always has been photographers interested by moving pictures, from Edward S.Curtis to Paul Strand or Robert Frank, to Raymond Depardon or William Klein, thisbeginning of century, by establishing definitely Internet and multimedia as the main sourceof circulation of information, constitutes an ideal breeding ground for the expansion ofhybrid narratives, made of still and moving pictures. At a time when some photographersare rediscovering moving pictures with this new tool, this work intends to go back over thenarrative specificities of these two mediums. Because the transition from photography tomoving pictures or the association of both is far from obvious.Therefore, our present work will first attempt to define the characteristics of photographicand cinematographic narrations, in order to see how these mediums can be used to build upnarrative accounts and views on reality. Afterwards, we will observe how resorting tomoving pictures, notably by the use of sound, can lead photographers to redefine thefunction of what is off-camera. Eventually, we will focus on the new tools used byphotographers for the pro<strong>du</strong>ction and the circulation of their images, as these undeniablycontribute to enlarge or re<strong>du</strong>ce their narrative options.- 134 -134


Index des noms propresAADAM Hans-Christian, 20, 25, 37ADAMS Eddie, 14d’AIGUILLON Benoît, 111AUDET René, 12, 13, 21, 22BBARONI Raphaël, 10, 58, 77BARTHES Roland, 9, 14, 56BECKER Howard S., 12, 15, 17BEYLOT Pierre, 10, 12, 17, 20, 29, 78, 79, 80, 81, 83BOILLAT Alain, 63, 64, 69, 75BOLLENDORFF Samuel, 47, 62, 88, 94, 95BRANIGAN Edward, 37, 78, 80BRAULT Philippe, 41, 47, 59, 68, 87, 88, 95, 99, 100, 103, 107, 109, 110, 112, 115BURCH Noël, 79 -81BUREAU Henri, 15, 16CCARTIER-BRESSON Henri, 15, 18, 43, 92de CHASSEY Éric, 19, 53CHION Michel, 64-67, 69, 70, 74, 81-83- 135 -135


COHEN Lynne, 23, 24, 26, 79COLO Olivia, 15, 21, 91, 95, 96CROSET Emmanuel, 64CURTIS Edward S., 22, 27, 39DDAFUNG Dennis, 68, 69, 104, 105, 108, 114, 115DEPARDON Raymond, 7, 30-42, 44-46, 50-55, 63, 68, 71, 74, 80, 84-89, 92,107-109, 114, 117DEVAUD Sébastien, 98, 99, 101-103, 105, 108, 113DUFRESNE David, 47, 59, 87, 107, 115EISENSTEIN Sergeï, 33, 77ESTÈVE Wilfrid, 15, 21, 47, 91, 96, 100EVANS Walker, 18, 40FFLAHERTY Robert, 27, 29, 31, 34, 36, 55FRANK Robert, 7, 25, 26, 40, 44, 58, 110GGAUTHIER Guy, 27, 30-34, 36, 37, 41, 50, 55, 61, 92, 93, 93, 94, 102, 114GODARD Jean-Luc, 7, 28GRIERSON John, 36, 55GUÉRIN Marie-Anne, 60, 74, 75, 77GUIONIE Philippe, 20, 24, 26- 136 -136


HHERBAUT Guillaume, 20, 22, 24, 25, 47, 92, 95, 106, 107, 111, 118HETHERINGTON Tim, 36, 42, 83, 88, 94JJULLIER Laurent, 67, 69, 70, 72, 73, 74, 76, 82, 83Kvan der KEUKEN Johan, 22, 36, 39, 55-58, 86-88, 109KIBÉDI VARDA Aron, 10, 13LLEBEUF Ulrich, 41, 42, 80, 92, 93, 100, 106, 107, 109, 110, 114LE MAÎTRE Barbara, 56, 57LIOULT Jean-Luc, 28-30, 34, 37, 38MMARKER Chris, 22, 54, 55MICHALS Duane, 42-44MUYBRIDGE Eadweard, 49NNICHOLS Bill, 37, 38RREYSSET Pascale, 31, 35, 36RISTELHUEBER Sophie, 32, 38,45, 52, 71- 137 -137


SSAOUTER Catherine, 10-13, 15, 33, 56SAUSSIER Gilles, 17-20, 22, 92SOULEZ Guillaume, 35, 60, 77-79STRAND Paul, 18, 40, 41, 53VVERTOV Dziga, 31, 34WWISEMAN Frederick, 37- 138 -138


BibliographiePhotographie documentaire et photojournalismeDE CHASSEY, Eric, Platitudes : une histoire de la photographie plate, Paris, Gallimard, 2006,246 p.COLO Olivia, ESTEVE Wilfrid, JACOB Mat, Photojournalisme, à la croisée des chemins,Paris, Marval CFD, 2005, 221 p.GUERRIN Michel, Profession photoreporter. Vingt ans d’images d’actualité, Paris, Gallimard,1988, 253 p.LUGON Olivier, Le style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, Paris, Macula, 2002,400 p.MORVAN Yan, Photojournalisme, deuxième édition, Editions Victoires, 2008, 274 p.ArticlesD’AIGUILLON Benoît, « Le reportage peut-il encore reporter ? La figure miroir : desimages <strong>du</strong> JRI à l’image <strong>du</strong> JRI », Quaderni, n°45, Figures <strong>du</strong> journalisme : critique d’unimaginaire professionnel, automne 2001, pp. 69-86.BECKER Howard S., « Sociologie visuelle, photographie documentaire etphotojournalisme », Communications, n°71, Le parti pris <strong>du</strong> document, 2001, pp. 333-351.SAUSSIER Gilles, « Situations <strong>du</strong> reportage, actualité d’une alternative documentaire »,Communications, n°71, Le parti pris <strong>du</strong> document, pp. 307-331.- 139 -139


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HETHERINGTON Tim, Restrepo, couleur, 93 min., Etats-Unis, 2010.HURWITZ Leo, STRAND Paul, Native land, noir et blanc, 80 min., Etats-Unis, 1942.KLEIN William, Broadway by light, couleur, 12 min., France, 1958.KENNEALLY Brenda Ann, Big Trigg, couleur, Etats-Unis, 2005.KLEIN William, The French, 130 min., France, 1982.STRAND Paul, Manhatta, noir et blanc, 11 min., Etats-Unis, 1921.KLEIN William, The French, 130 min., 1982.LEBEUF Ulrich, Antonyme de la pudeur, couleur, 6 min., France, 2007.LEBEUF Ulrich, Alaska Highway, couleur, 11 min., France, 2008.VAN DER KEUKEN Johan, Les vacances <strong>du</strong> cinéaste, 37 min., Pays-Bas, 1974.Webdocumentaires et narration multimédia(consultation des sites Internet en avril et mai 2011)AHOUDIG Mehdi, BOLLENDORFF Samuel, À l’abri de rien, Textuel La Mine :Fondation Abbé Pierre, 2011.http://www.samuel-bollendorff.com/fr/a-labri-de-rien/BRAULT Philippe, DUFRESNE DAVID, Prison Valley, Upian : Arte, 2010.http://www.philippe-brault.com/fr/prison-valley/- 147 -147


BOLLENDORFF Samuel, SEGRETIN Abel, Voyage au bout <strong>du</strong> charbon, Honkytonk Films,2008.http://www.samuel-bollendorff.com/fr/voyage-au-bout-<strong>du</strong>-charbon/BOLLENDORFF Samuel, COLO Olivia, The big issue. L’obésité est-elle une fatalité,Honkytonk Films, 2009.http://www.samuel-bollendorff.com/fr/the-big-issue-lobesite-est-elle-une-fatalite/ Portraits d’un nouveau monde http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/Cette série de 24 webdocumentaires a été pro<strong>du</strong>ite par France 5 et Narrative.FAVIER Gilles, Tour de France(s), 2010.JOBARD Olivier, TONDRE Fanny, Chanteloup, ma France, 2010.MAUGER Léna, REMAEL Stéphane, Toyota City, 2010.http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/economie/toyota-city/MEUNIER Bertrand, SZTANKE Michael, Les hommes grenier, 2010.HERBAUT Guillaume, MASI Bruno, La Zone, Agat Films , 2011.http://www.lemonde.fr/week-end/visuel/2011/04/22/la-zone-retour-atchernobyl_1505079_1477893.htmlhttp://www.retouratchernobyl.com/ (Blog réalisé <strong>du</strong>rant lélaboration <strong>du</strong> projet)http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/vivre-ensemble/tour-defrance/http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/emigration/chanteloup-mafrance/http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/urbanisation/les-hommesgrenier/- 148 -148


MICHEL Serge, WOODS Paolo, Bienvenue en Chinafrique, 2010.PATAULT Micha, Atomic city, 2010.http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/vivre-ensemble/atomic-city/ZACHMANN Patrick, Un somalien à Paris, 2010.http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/chine/bienvenue-enchinafrique/http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/emigration/un-somalien-aparis/MémoireSCHER Sophie, Les enjeux <strong>du</strong> photojournalisme et les nouveaux médias. Comment créer del’information par le biais des nouveaux médias, mémoire de fin d’études sous la direction deMme Françoise Denoyelle et de M. Wilfrid Esteve, Noisy-le-Grand, École NationaleSupérieure <strong>Louis</strong>-Lumière, 2009.- 149 -149


Table des illustrationsFigure 1 : Henri Bureau, photographie de presse,Irak, septembre 1980...........................15Figure 2 : Eddie Adams, photographie de presse,Vietnam, 1968.......................................15Figure 3 : Philippe Guionie, Les tirailleurs et les trois fleuves, extrait de la série, 2006.........21Figure 4 : Guillaume Herbaut, Tchernobylsty, extrait <strong>du</strong> livre, 2003...................................21Figure 5 : Lynne Cohen, Camouflage, extrait <strong>du</strong> livre p.111, 2005......................................23Figure 6 : Lynne Cohen, Camouflage, extrait <strong>du</strong> livre p.169, 2005......................................23Figure 7 : Lynne Cohen, Cover, extrait <strong>du</strong> livre, 2009..........................................................24Figure 8 : Robert Frank, Les Américains, extrait <strong>du</strong> livre p. 77, 1958..................................25Figure 9 : Duane Michals, Ce que j’ai écrit, extrait <strong>du</strong> livre p. 18, 2008...............................43Figure 10 : Raymond Depardon, Le désert américain, extrait <strong>du</strong> livre p. 18-19, 1983...........45Figure 11 : Raymond Depardon, San Clemente, extrait <strong>du</strong> livre, 1984.................................46Figure 12 : Raymond Depardon, San Clemente, extrait <strong>du</strong> livre, 1984.................................83Figure 13 : Raymond Depardon, “Toilettes dames <strong>du</strong> magazine Geo, 450 Park avenue”, Correspondance new-yorkaise, 1982..................................................85Figure 14 : Canon 5D Mark II................................................................................................97Figure 15 : Nikon D3s.............................................................................................................97Figure 16 : Joe Radle, tournage de Hell and back again, 2010..............................................104- 150 -150


AnnexesEntretien avec Wilfrid Estève 152Entretien avec Philippe Brault, 171Entretien avec Guillaume Herbaut, 189Entretien avec Ulrich Lebeuf, 203Communiqué de presse pour le film Hell and Back Again, de Dennis Danfung 210Correspondance parisienne 219- 151 -151


Entretien avec Wilfrid Estèvephotographe, enseignant à l’EMI-CFD 400 , président de Freelens 401 , etc.Réalisé le 14 mars 2011, à l’EMI-CFDAvant de nous concentrer sur le cœur de notre sujet, l’image animée et lesphotographes, peux-tu revenir sur ton parcours ? Tu es à la fois photographe,enseignant, responsable d’une association professionnelle… Tout d’abord, je suis passé par ici, à l’EMI. J’ai fait le stage de photojournaliste en1994, c’est un stage qui <strong>du</strong>rait deux mois et demi. Je venais de région, ce qui est un peucompliqué pour appréhender le milieu professionnel et le « réseau », entre guillemets, danslequel il faut être. À l’époque c’était Yan Morvan et Patrick Frilet. Dès que je suis sorti, j’aicommencé à embrayer dans la presse, dans les médias. J’ai eu un an de galère, le passageobligé, le temps que tu te rodes, le temps de comprendre qui fait quoi, à qui il faut proposerquelle idée, les rubriques des journaux, le contexte économique et stratégique dans lepositionnement d’un photojournaliste. Donc il y a eu une période de flottement, et après,j’ai proposé beaucoup d’idées, des synopsis en rédaction, et c’est parti direct sur lereportage en magazine. Moi, ma spécialité c’est de raconter des histoires, et donc j’ai travaillé, collaboréavec un maximum de 25 rédactions dans l’année. Il y avait de tout : il y a eu une période decinq ans pour Libération comme photojournaliste « permanent », il y a eu Le Monde, enquotidien. J’étais amené à traiter de l’actualité. Mais sinon c’était plutôt la pressehebdomadaire, magazine, beaucoup les généralistes, VSD… Les féminins, Marie-Claire etElle, j’ai beaucoup bossé pour eux. J’ai travaillé aussi pour Géo, National Geographic, LeMonde magazine, tout le monde. Sachant que je ne m’interdisais pas d’aller voir despersonnes, <strong>du</strong> coup j’allais voir y compris des publications qui ne sont pas consacrées aux400École des métiers de l’information.401Ex-Association Nationale des Journalistes Reporters Photographes et Cinéastes.- 152 -152


problématiques sociales, mais dans lesquels il y avait un espace portfolio, un espace dequatre à dix pages pour la photographie. Et je proposais des histoires, comme ça. Ça, ça a<strong>du</strong>ré jusqu’à 2005. Entre temps, j’ai cofondé l’Oeil Public. J’y suis resté neuf ans, jusqu’en 2004. J’aicofondé aussi la coopérative Picture Tank, dans laquelle je suis resté trois ans après l’OeilPublic. J’avais des désaccords de positionnement stratégique au niveau de la structure del’Oeil Public. La structure était dirigée par les photographes. Au bout de trois ans où je nevoyais pas avancer mes idées au sein de l’Oeil Public, j’ai préféré aller voir ailleurs, fairedifféremment. Mais les problèmes que j’ai soulevés à l’époque sont restés jusqu’à lafermeture de l’agence.Cela portait sur quelles questions ? La diffusion ? Oui, mais pas seulement. Il y avait des questions de fonctionnement. Moi, je trouvequ’un photographe a des qualités de regard, il peut faire <strong>du</strong> reportage, <strong>du</strong> documentaire, ceque tu veux, mais la plupart des photographes de l’Oeil Public n’avaient pas des qualités degestion, de stratégie, au niveau d’une entreprise. C’est normal, mais on demandait auxphotographes d’être aussi sur des questions de management, de stratégie. J’étais endésaccord avec ça. Autant au niveau <strong>du</strong> regard, il y avait beaucoup de choses qui nousréunissaient, autant en termes d’entreprise, j’étais à l’opposé, la plupart <strong>du</strong> temps, des idéesou des options posées par les photographes. Il y a eu très peu de collectifs qui ont per<strong>du</strong>ré,qui ont su se positionner sur le marché. Je connais beaucoup de photographes pour lesavoir fréquentés à des niveaux différents, que ce soit dans les organisationsprofessionnelles, en rédaction, parce que j’ai passé quatre ans dans un service photo detrois hebdos…Avant de rejoindre l’EMI-CFD ? Non, c’était pendant, tout ça. J’ai toujours été multiple dans mon parcoursprofessionnel. Aujourd’hui, la majorité des photographes est incapable de gérer unestructure de manière cohérente, rationnelle, etc. Ça marche à l’affect, sans trop de- 153 -153


détermination ou de regard sur un mode entrepreneurial. C’est normal. Un photographe, iln’est pas là pour ça, à la base. Donc j’ai quitté l’Oeil Public en 2004. J’y étais arrivé fin 1995. Il y avait PictureTank, qui était une asso, toujours à Aubervilliers. Je m’entendais plutôt bien avec PhilippeDeblauwe, je sentais qu’il y avait un truc à faire. J’ai constitué une équipe de cinq, dontPhilippe, et on a amené le projet de coopérative. C’est des projets lourds à gérer. Monterune coopérative, c’est quelque chose de compliqué. On a rassemblé des photographes… Jen’ai pas fait la révolution. Il y avait des bases saines et j’ai accéléré certaines choses. On aloué une ancienne imprimerie, qui est toujours le siège de Picture Tank actuellement. Çac’est fait sur trois ans. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai une autre perception de la problématique de ladiffusion, mais je trouve que c’est une très très bonne option, ce qui s’est passé pour PictureTank. Et c’est très bien, parce qu’il y a de bons résultats, il y a huit employés, la structureest saine, les photographes… Ça se frite toujours un peu mais ça se passe plutôt bien avecle comité de direction. J’y suis donc resté trois ans. En 2008, je suis arrivé à Myop. Myop, c’est pareil, c’est un collectif qui avait sixphotographes, avec beaucoup de problèmes. Je suis arrivé, j’ai passé deux ans à ladirection et j’étais actionnaire de la société. Les choses ont changé en deux ans : ils sont 19maintenant. Enfin là, il y a eu quatre départs. Deux tout récemment, il y a six mois.Virginie Terrasse, moi, Julien Goldstein, Stéphane Lavoué et Édouard Caupeil, ça faitcinq. Il y en a eu deux qui ont failli partir, mais ils sont restés à la dernière minute. Donc Myop pendant deux ans, ce fut pareil. De toutes façons, je me heurte souventau même problème. J’étais en désaccord avec l’équipe des fondateurs, qui avait une idéetrès précise. C’est complètement paradoxal parce que je suis venu avec un projetd’entreprise qui s’étalait sur trois ans, qui était déjà défini, et je leur ai dit : « si vousacceptez ça, si on applique ça, je rejoins l’équipe. » C’est ce qu’on a fait, mais quand j’aicommencé à appliquer, ils ont commencé à le remettre en cause. Pour le coup, au bout dedeux ans, je leur ai dit je suis désolé, moi je suis venu pour ça, si on n’est plus en accord, j’aiautre chose à faire, vous aussi.- 154 -154


J’ai quitté Myop et je me suis recentré sur Hans Lucas, le studio de création. Enfait, en 2005, j’ai pris la décision de lever le pied sur la presse. C’est une décision qui estcomplètement voulue, je gagnais bien ma vie avec la presse, sauf que j’en avais ras le bol.En 2005, j’ai décidé de créer Territoires de fiction, qui a traîné jusqu’en 2008, il y aénormément de choses qui ont été faites sur Territoires de fiction, et l’année d’après, en2006, avec deux photographes de Territoires de fiction, on a décidé de créer Hans Lucas,qui est un studio de création et de pro<strong>du</strong>ction multimédia. En parallèle , j’ai toujours eu des activités hors photographie, de pro<strong>du</strong>ction.J’enseigne depuis 1998. J’interviens dans toutes les écoles, à peu près, photo etjournalisme… Ici [à l’EMI], je suis en CDI temps partiel, parce que je leur expliquais quej’avais d’autres activités à côté. J’ai pas mal bossé à l’ESJ402 à Lille, au CFJ403 à Paris, àSciences-Po, j’ai été directeur de mémoire à <strong>Louis</strong> Lumière, j’interviens à Marne-la-Valléesur les « Cultures et métiers <strong>du</strong> web », qui se rapproche <strong>du</strong> multimédia, qui forme des chefsde projets multimédia. En fait j’interviens sur trois domaines d’activité : lephotojournalisme et la photographie, le journalisme dans ses évolutions, et tout ce quis’approche de l’éditorial et <strong>du</strong> multimédia, ce qui n’est pas <strong>du</strong> journalisme pour moi. C’est lanouvelle représentation des supports d’information, ou de la photographie. Ce sont mestrois cœurs d’activité. À côté, j’ai toujours eu une activité associative avec les organisationsprofessionnelles. Je suis administrateur de l’Anjrpc, qui est devenu Freelens, et j’aiparticipé à la création de l’UPP404 avec l’UPC. Ça, c’est depuis 2002, ou 2001. Je suisadministrateur, après j’ai été vice-président, puis président de Freelens, vice-président del’UPP, et je suis toujours président de Freelens. Là, je suis plutôt d’un côté très observateurdes pratiques des éditeurs, qu’ils soient dans les médias ou autres, et aussi un autre regardsur la communauté professionnelle des photographes, qui ont un regard sur certainesproblématiques, que je n’ai pas sur les collectifs ou sur l’enseignement. Ça me permetaujourd’hui d’avoir une assez bonne vision, je pense, de ce qu’est le photojournalisme dansses problématiques et ses évolutions.402École Supérieure de Journalisme.403Centre de Formation des Journalistes.404Union des Photographes Professionnels, ex-Union des Photographes Créateurs. Pour faire simple.- 155 -155


D’accord. Et Hans Lucas, dans tout ça ? Je suis allé sur le site, mais… Le site est fermé. Il faut avoir un code pour rentrer. En 2005, quand on a créé lesPOM, c’était super tôt, c’était il y a six ans. On a décidé de réfléchir à l’évolution <strong>du</strong>photojournalisme sur les questions de format et de support. On a commencé à créer lesPOM, à faire de la vidéographie, et le webdoc, bon, c’est pas vraiment notre kif, mais si onnous en demande on sait le faire. On est plutôt dans les formats très linéaires, nous, souventaudiovisuels. En fait on s’est fait taper pas mal d’idées, et de contrats derrière, <strong>du</strong> coup on apris la décision de fermer le site pour empêcher ça. Mais c’était jusqu’à maintenant, parcequ’on est en train de refondre le site, le nouveau site va être ouvert le mois prochain, il vamettre en avant de nouveaux auteurs, des photographes, des gens qui font de lavidéographie, <strong>du</strong> POM, etc. Je te montrerai rapidement.Vous travaillez pour qui, chez Hans Lucas ? On travaille pour à peu près une vingtaine de clients, des médias, des boîtes privéesdans le tourisme, dans l’information, pour le Parlement européen aussi, des festivals quinous paient pour pro<strong>du</strong>ire des vidéos, des centres culturels, la MEP… France Télévisiondepuis trois ans…Beaucoup de clients dits « institutionnels », donc ? Ça dépend, non. France Télévisions, qui est une grosse part de notre activité, cen’est pas de l’institutionnel. Ça fait trois ans qu’on travaille avec eux. On a été soutenus parle CNC et on a eu les Journées de la création pour présenter des émissions, on a présentéun pilote à la direction, c’est en cours de réflexion.D’accord. Donc il y a toujours une partie dédiée à l’information... Ah oui, il y a toujours des journalistes. On est sur des pratiques web, mais on veutfaire de la télévision. On est très trans-médias. On est sur la multiplication des supports,avec à chaque fois, une version qui est redondante, qui sur une chronologie va avoir une- 156 -156


pertinence sur un projet différent par rapport à la télé, la téléphonie mobile, le web oul’édition.Et Territoires de fiction, comment est venue l’idée de faire <strong>du</strong> plurimédia ou <strong>du</strong>multimédia ? Il y a eu deux envies. Il y a eu une envie politique, on venait de sortir de 2002 avecLe Pen au deuxième tour, le non au référen<strong>du</strong>m en 2003… C’est un truc que j’aurais aiméfaire dans l’Oeil Public, et qui ne s’est pas réalisé. Je voulais comprendre ce qui se passaitdans mon pays, et j’ai réuni douze photographes, six à Paris, six à Toulouse, pour faire unepetite radiographie de la France. Moi, j’ai une bonne capacité à développer les choses. Jesuis assez bon en recherche et développement et en veille technologique. Je me suis ditqu’on allait réfléchir sur ce qu’on avait envie de dire sur la France aujourd’hui, qui y vit,qu’est-ce qui se passe dans la tête des gens pour qu’on arrive à des situations extrêmes.Donc on réunit des gens, on va chercher des partenaires, il y a pas mal de gens qui croientau projet, et on est passés de 12 photographes à 67. En tout on est monté à 112 personnes,avec les créateurs sonores, les réalisateurs, les graphistes… On est arrivés aussi àautofinancer le projet sur la base de cinq ou six emplois payés. Il y avait une structure quiétait viable et qui se finançait. On s’est dit qu’on avait un projet politique, qu’on allait expliquer des choses quisont nos valeurs, auxquelles on croit, on va les montrer à pas mal de monde, et d’un autrecôté on va renouveler les formes de représentation de la photographie. C’était en pleinepériode d’avènement <strong>du</strong> Monde.fr, de Rue 89. On s’est demandé quelle était la place de laphotographie là-dedans. En fait, elle était inexistante. D’une part, il y avait peu depro<strong>du</strong>ction : il y avait des gens à l’AFP ou à Reuters qui publiaient beaucoup, les sitesétaient illustrés majoritairement de photos d’agence, mais la part des indépendants étaitabsente. Il n’y avait quasiment rien. Il y avait des images statiques sur un site où toutbougeait, et il y avait quelques diaporamas avec de la musique préexistante, on étaitvraiment dans un truc très plat, très basique. J’ai vu ça, je me suis dit qu’on ne pouvait pasaccepter ça. On a réfléchi à notre réponse par rapport à ça, comment la photo pouvaitévoluer sur le web.- 157 -157


Ça nous a amenés à définir un format d’information, un court-métrage réaliséuniquement d’après des photographies. On est dans le domaine de l’information, <strong>du</strong>documentaire, mais on fait une passerelle avec la création. On s’est octroyé un traitementdans lequel il y avait de la créativité, tout en restant dans l’information. Le format POM 405est né là. C’est un vrai mo<strong>du</strong>le de réalisation d’information. Ce n’est pas un diaporama, cen’est pas une lecture classique de la photographie, on va composer avec de l’imageuniquement, on va avoir une création sonore, une réalisation sonore dédiée. On est alléschercher des gens de l’audiovisuel, de la radio, et on a fait des équipes, on a vraimentplanché sur une définition de ce mo<strong>du</strong>le-là, qui existe : il est sur Wikipédia 406 . Les photographes ont assez mal réagi par rapport à ça. Ils se sont dit qu’ils allaientavoir l’occasion de travailler avec un créateur sonore, un réalisateur. Il y a eu deux rendezvouscomme ça, puis un troisième, où ils disaient : « ça c’est mes photos, je veux que çadéfile dans cet ordre-là, avec cette musique-là. » Souvent ils venaient avec des espèces defichiers où il y avait un mec qui jouait de la guitare… On leur disait : « Attends, tu n’as riencompris à ce qu’on veut faire. On veut partir sur quelque chose sur lequel il y a troisauteurs reconnus, où on se renvoie, où l’œuvre est réinterprétée par un corps de métierdifférent et dont c’est la spécialité. Un réalisateur, il n’est pas là pour te faire un diaporama.Un créateur sonore, il n’est pas là pour foutre ta bande-son que tu nous amènes et qu’il vacoller sur tes photos ». On a mis en place une véritable direction artistique et éditoriale,c’est-à-dire qu’on faisait le filtre des photographes, on était trois : Benjamin Boccas,Virginie Terrasse et moi. On a organisé une trentaine d’équipes audiovisuelles avec les 67photographes. Les photographes, au début, ils n’ont pas très bien compris, beaucoup ontcraché sur la POM, mais ils ont fini par trouver ça bien, ils l’ont dit, et ils font <strong>du</strong> POM.On a déposé la marque. J’ai quand même eu l’expérience des organisations professionnelles. Je sais trèsbien que quelque chose qui n’est pas protégé, dont on ne surveille pas les évolutions, çapeut être compliqué par la suite. Je m’explique. On a défini un cadre aux POM. Il y a desgens qui ont fait des diaporamas, qui les ont ven<strong>du</strong>s au prix d’une POM. Nous on se prend405Petite Œuvre Multimédia, ou Petit Objet Multimédia. Objet multimédia sous la forme vidéo qui intègre desimages fixes plus ou moins animées, <strong>du</strong> son, et, éventuellement <strong>du</strong> graphisme, <strong>du</strong> dessin.406http://fr.wikipedia.org/wiki/Petite_œuvre_multimédia . Consulté le 20 mars 2011.- 158 -158


la tête avec des personnes pour définir des choses sur un marché en voie de création. Cequi veut dire qu’économiquement, au-delà de la notion d’œuvre, il y a une notion de format,avec <strong>du</strong> travail en équipe, de la création, de la qualité. Pour moi, la POM c’est un label, eton ne souhaitait pas que quelqu’un vienne déposer une marque, comme Apple a failli lefaire, que Corbis nous interdise de faire des POM, ce qui était tout à fait possible. On s’estblindés au maximum, même si on est pour une utilisation libre <strong>du</strong> truc. Sauf qu’on est là enveille. Il y a des définitions postées un peu partout sur le web : s’ils ne sont pas dans cet étatd’esprit, et s’ils ne suivent pas ce cahier des charges-là, nous on s’occupe de leur expliquer.C’est arrivé deux ou trois fois. Soit ils ont appelé leur objet différemment, soit ils ont été surdes logiques de POM, de réalisation. Je suis plutôt content, depuis trois ans, tout le mondesait ce qu’est une POM, il y a quelque chose qui a été assez bien défini…Il faut forcément qu’il y ait un réalisateur pour ces POM ? Non, pas forcément, il faut que ça suive un principe de réalisation. Il faut qu’il y aitune vraie narration, qui soit réfléchie… Aujourd’hui, on a réussi à tenir le format POM, etce qu’on voit ressemble très bien au projet tel qu’on l’a défini à la base. Je discute beaucoup avec les nouvelles sociétés de pro<strong>du</strong>ction qui se créent, PetitHomme Pro<strong>du</strong>ctions à Lyon, SapienSapiens à Toulouse, à Paris il y a des gens avec qui jesuis en contact, et on continue à réfléchir au format de la POM. Sauf qu’il y a une espècede charte qui est là, qui est bien précise, et qui est pour moi un gage de qualité, que ce soitauprès des auteurs, des membres de l’équipe mais aussi des clients. Après, tout le monde estlibre de faire des POM. On l’enseigne ici, c’est aussi enseigné aux Gobelins depuis peu, àArles aussi. Tout va bien. C’est dans un esprit de protection qu’on fait ça. On ne tient pas àce que ce qui se passe parfois au niveau de la photographie se passe au niveau des supportsmultimédia.- 159 -159


C’est ce que tu évoquais <strong>du</strong>rant le colloque 407 . Le fait de définir si précisémentles POM, c’est aussi dans une optique de justifier un budget ou un tarif… C’est dans une optique aussi de réglementation de marché, et c’est une question desurvie, enfin plutôt de bonnes pratiques professionnelles. Il est essentiel de définir unePOM comme un montage de photos uniquement. La vidéographie, c’est une captationdepuis un appareil photo, avec un montage qui peut englober de la photo et de la vidéo.Aujourd’hui, un vidéographe c’est pas un vidéaste. Le client doit comprendre ça. C’estl’outil qui va définir les choses. La vidéographie, c’est fait à partir d’un appareil photo, c’estdes problématiques qui sont complètement différentes que de filmer avec une caméra. Unvidéaste, qui vient <strong>du</strong> documentaire ou <strong>du</strong> journalisme, n’est pas un photographe qui se metà faire de la vidéo sur un 5D, ou au Nikon. En termes d’enseignement, c’est pas la mêmegestion <strong>du</strong> son, c’est pas la même gestion de la captation, c’est pas les mêmes ren<strong>du</strong>s entermes d’image, c’est pas la même équipe, ce ne sont pas les mêmes prix non plus.En ce qui concerne les prix, justement, est-ce que le fait de créer une catégorie telleque la vidéographie, ça ne peut pas inciter les clients à considérer que vous êtesphotographes mais que vous maîtrisez aussi l’outil vidéo, et donc à tirer les tarifs versle bas pour cette nouvelle charge de travail ? Vers le haut ! Pourquoi tu voudrais aller vers le bas ? Le temps passé à faire de lavidéo, c’est en plus. Ce n’est pas parce qu’on a une activité en plus que c’est dé<strong>du</strong>it del’activité de photographe. J’ai fait venir pour le stage 408 , il n’y a pas longtemps, ValerioVincenzo, qui travaille pour Géo, Le Figaro, etc. Ça lui a doublé les piges de faire de la vidéopour Le Figaro. Il fait sa pige photo, et il fait sa pige vidéo, en plus, pour la même histoire.Il s’est mis à la vidéo par envie. C’est ce que je dis, il faut pas se forcer à faire un truc parceque c’est dans l’air <strong>du</strong> temps. Il faut le faire par envie, et parce qu’on maîtrise les questionsde format, de technique, de gestion <strong>du</strong> son, etc.407Le 5 mars 2011, l’association Freelens organisait un colloque « POM+F », sur les « enjeux des nouvellesécritures et des nouveaux usages de l’image et <strong>du</strong> son ».http://www.freelens.fr/colloque-pomf-5-mars-2011-nouvelles-ecritures-usages-image-son/408Au moment de notre entretien, une formation webdocumentaire de deux semaines était organisée à l’EMI-CFD.- 160 -160


Après il y a plein d’options : il y a les gens qui ne veulent pas en faire et ilscontinuent à travailler, il y a les gens qui se sont mis à faire de la vidéo à partir d’unappareil photo par envie, et ils gagnent mieux leur vie par rapport à ça, et il y a les gens quitravaillent en équipe. Moi, par exemple, je ne réalise pas, je ne fais pas de montage, je nefais pas de vidéo. Mais dans tous les devis que je pro<strong>du</strong>is, cette activité-là n’est pas fournie,mais je fais travailler des gens. Il peut m’arriver de faire la photo, et d’appeler unphotographe pour la vidéo. Ce n’est pas un frein. Je le rappelle, mais ça me paraîtaberrant : si on fait une activité en plus, comme la vidéo quand on est photographe, je nevois pas pourquoi on la ferait gracieusement, ni pourquoi ça porterait préjudice en terme derémunération… ce sont des plus ! Aux États-Unis, les vidéographes, c’est une activité qui existe depuis trois ans, etc’est eux qui ont pris l’essentiel de l’activité image animée sur le web, plutôt que des gensqui venaient de l’audiovisuel ou <strong>du</strong> documentaire. Et aujourd’hui, quand on regarde lessoutiens <strong>du</strong> CNC pour le webdocumentaire ou la vidéo, il y a énormément dephotographes, et c’est tant mieux. Au détriment des gens de l’audiovisuel ou <strong>du</strong>documentaire qui ne sont pas aujourd’hui dans ces perspectives, ces enjeux-là. Je vois çacomme un signe positif. Aujourd’hui, on a même deux ou trois outils en plus. On peutréaliser des choses, mais c’est toujours pareil, c’est des activités payées en plus, que ça soittoi qui le fasse ou que tu fasses appel à des gens. Du coup, tu deviens directeur depro<strong>du</strong>ction, quand tu es photographe. Ta mission première, qui est d’intervenir sur unprojet photographique, elle est toujours là, tu fais toujours ton boulot, par contre il peut yavoir des évolutions de format au-delà de la photo classique. Il y a eu une crise <strong>du</strong>photojournalisme qui a été sévère jusqu’en 2005. Depuis 2005 ce format existe, c’est unmarché en plus, que tu es libre d’accepter ou de fuir.Donc, tu te fais aider par certaines personnes, réalisateurs ou vidéastes…Je ne me fais pas aider, je travaille avec eux. Je dois en être, plus ou moins, à unecentaine de POM supervisées, que ce soit la genèse <strong>du</strong> projet ou sur toute la direction.- 161 -161


Le fait d’intégrer <strong>du</strong> son ou de la vidéo, qu’est-ce que ça change à la façon de raconterune histoire ? Au moment de la pro<strong>du</strong>ction des images, puis au moment de la postpro<strong>du</strong>ctionet <strong>du</strong> montage ? On va évacuer la question de la post-pro<strong>du</strong>ction et <strong>du</strong> montage, parce qu’en fait cesont des choses assez lourdes à gérer. Il y a un vrai travail de direction de pro<strong>du</strong>ction – jene parle pas de direction éditoriale ni artistique, la direction de pro<strong>du</strong>ction c’est gérer toutle process depuis la naissance de l’idée ou <strong>du</strong> projet, avec sa conception (qu’est-ce que j’aienvie de dire, comment je peux le dire, avec quel support, dans quels délais, avec quelspartenaires etc.). C’est toute la réalisation qui est compliquée parce que c’est des équipes àmobiliser et il y a quand même un vrai travail de logistique. Après, ce sont des allersretoursavec les clients et les auteurs, et après c’est toute la partie technique sur lesquestions d’export, de format… Ce sont de vraies questions, ça. On oublie souvent ce côtélà,mais faire un DVD ou <strong>du</strong> web, ça n’a rien à voir. Ça bouffe beaucoup de temps, ça.Maintenant, qu’est-ce que ça a changé sur la narration ? Aujourd’hui, je ne suis pas seul,les photographes indivi<strong>du</strong>alistes sont passés à la trappe. Les projets se conçoivent enéquipe. Il y a des échanges, il y a une autre vision.L’écriture se fait aussi en équipe ? Oui. Même en équipe très restreinte ou seul, ce qui est très rare, on garde toujoursen tête les limites avec lesquelles on va devoir composer avec le réalisateur ou le créateursonore. En général, le projet se fait avec cinq à huit personnes, de corps de métierdifférents, qui se rencontrent, qui interprètent et qui enrichissent les discussions. On parlebeaucoup de la question <strong>du</strong> support, on doit penser dès la phase de pro<strong>du</strong>ction auxspécificités <strong>du</strong> web, de l’audiovisuel, de la téléphonie mobile… s’il y a <strong>du</strong> réseau social ouprofessionnel qui entre en jeu, il faut penser à ce que ça va impliquer sur le terrain. Maispas en termes de création, on ne va pas demander à un photographe de changer saphotographie pour faire <strong>du</strong> POM de vidéographie. C’est juste des questions de choses enplus à faire, de décomposer différemment une histoire : qu’est-ce que j’ai de plus pertinent àphotographier ou à filmer ou à enregistrer, et comment ça va s’articuler dans mon projetglobal. Je ne vais pas photographier ou filmer certaines choses, je vais plutôt prendre <strong>du</strong>son parce que ça sera beaucoup plus pertinent. Territoires de fiction a été un projet trans-- 162 -162


médias sans le savoir. On a fait des POM, on a fait une websérie, on a fait une campagned’affichage à Toulouse, on a fait des publications, des catalogues, des débats, beaucoup dedébats avec le grand public en général. Mais il y avait des chronologies complètementdédiées à certaines facettes <strong>du</strong> projet.D’accord… Je tiens compte de tout ça dans mon projet. Toutes les questions de graphisme,d’affiches, m’intéressent beaucoup. Avec Territoires de fiction, tout le monde a retenu lesPOM, mais on a fait beaucoup de choses à côté, notamment des affiches…Pour lelancement de Territoires de fiction, on est allés à Toulouse. On a fait exprès dedécentraliser, après on a tourné en France, à Lille, Nantes, Montpellier, quatre ou cinqvilles, mais pas Lyon et Paris. On est allés à Toulouse, on a pris l’ensemble des panneauxpublicitaires de la ville dans le métro, et on a déplié un gros journal sur la France avec unjeu d’affiches. Il y avait 250 affiches dans le métro. Tu rentrais dans le métro, tu n’avais queTerritoires de fiction. C’est un truc génial. On a fait venir des partenaires qu’on est alléschercher pour acheter tous les encarts publicitaires. La ville nous a donné les abribus, il yavait 50 abribus. Ce qui m’a plu, c’est l’impact direct sur la population <strong>du</strong> métro, qui necomprenait rien, qui s’est prise au jeu, qui a regardé le truc en croyant que c’était de lapublicité, mais ça n’en était pas. Le dernier jour de l’exposition, on était à la galerie <strong>du</strong>Château d’eau, on a eu 10 000 personnes. C’est énorme. Tout ça parce qu’il y a eul’opération dans le métro avant. Aujourd’hui, les enjeux de la photographie, je les situe là-dedans. Comment allerinterpeller des gens qui ne sont pas habitués à ce médium-là, qui se fichent d’aller engalerie. On a véhiculé beaucoup d’affiches et d’éditorial à travers le projet Territoires defiction, on a touché les gens de manière très ciblée. C’était très bien, parce que c’étaitcomplémentaire à la websérie sur LeMonde.fr, aux projections qu’on faisait à la Villette, àla MEP 409 … En 24 mois, on a fait trente expositions énormes, dans lesquelles il y avait desprojections, des débats. On a réussi à marier des projets à vocation sociale, participative,avec des projets qui ont touché aussi les professionnels de l’image animée et fixe.409Maison européenne de la photographie.- 163 -163


Passons maintenant à l’utilisation de l’image animée. On a l’impression quemalgré le développement de l’enregistrement vidéo sur les reflex, c’est quelque chosequi n’est pas encore très développé en France… La vidéographie est arrivée en France mi-2010 début 2011. Les photographes quisont nés jusqu’à 1976, 1977, ne se sont pas approprié la vidéo avec un appareil photo. Ici,les gens à qui j’enseigne se sont accaparé la vidéo. Ils sont arrivés avec des appareils àphotographier qui filmaient en même temps. Ils ont formé leur regard photographique surles deux médias en même temps. Les gens qui sont arrivés avant avaient une pratiqueexclusivement photo, la vidéo ils ne savent pas quoi en faire. Ça les encombrait. Depuisdeux ans, les gens que j’ai sont très à l’aise sur la vidéo. Ils ont un début d’écriture sur lesdeux médias, parce qu’ils se sont formés sur les deux, ils sont nés avec l’appareil à filmer età photographier. Il y a une réelle approche, très significative, sur la génération 1977 -78.Les autres, ils jouent avec, mais professionnellement ça les fait chier. Quand il y a <strong>du</strong> fric enjeu, ils s’y mettent, mais ils ne sont pas très curieux. C’est générationnel.Ce recours à l’image animée, à quoi se prête-t-il le mieux ? Il y a un deuxième élément. Pour moi, les boîtiers avant 2010 n’étaient pas stablesen vidéo. Il y avait des problèmes, les périphériques n’étaient pas finalisés. Aujourd’hui, jesuis allé au salon de la photo en novembre, il y avait un stand consacré au son, avec unegamme impressionnante de micros spéciaux pour les appareils photo. C’est nouveau, ça. Çan’existait pas l’an dernier. Il y a des sociétés de son qui ont créé des options de qualité pourl’appareil photo, y compris dans les attaches. Avant, ça n’existait pas. Les gens avaient leurenregistreur à la main, et ils se débrouillaient comme ils pouvaient. Nikon n’avait rien pour la vidéo, mais ça commence à arriver. Ce n’est pas vraimentpro, mais ils ont une entrée de gamme. Chez Canon, la deuxième version <strong>du</strong> 5D… il y a eudes avancées dans les programmes, mais aussi dans les cartes mémoires, les batteries quipermettent de filmer dix minutes sans chauffer, il y a eu beaucoup d’avancéestechnologiques. Mais c’est tout récent, ça date de la mi-2010. Ce n’est pas encore stabilisé.Canon va sortir un nouveau boîtier qui va être un petit peu mieux, et là on sera sur desbonnes pratiques de vidéo, mais avant c’était mauvais. Fuji et les autres, dans les années- 164 -164


2000, c’était une catastrophe, on ne pouvait rien en sortir de sérieux. Les boîtiers Nikonpermettaient de se débrouiller comme on peut, Canon même il reste des problèmes…Quels sont les principaux problèmes ? La mise au point ? La mise au point, c’est une question de pratique. Ça ne va pas non plus êtrebouleversé, ça. Ça va évoluer, devenir plus confortable d’utilisation. Non, les troisproblèmes majeurs, c’est plutôt la batterie, le stockage et le son. C’est en train d’être résolu,mais les solutions ne viendront plus de Canon et de Nikon, mais plutôt des marques de son.Dans deux ans, il y aura de meilleurs boîtiers. Ce qui est significatif, c’est que les documentaristes ont basculé vers le Canon 5Dtrès rapidement. Parce que c’est plus confortable, que ça coûte moins cher, qu’il y a unequalité d’optique qui est quand même assez géniale, et que l’équipe peut être allégée. Leren<strong>du</strong> de l’image captée depuis un appareil photo est quand même super intéressant.C’est lié à la profondeur de champ et à la qualité des optiques ? Oui, et aussi au confort d’utilisation par rapport à une caméra. L’image est trèsspécifique, elle n’a rien à voir avec la vidéo. On ne porte pas l’appareil photo de la mêmemanière. Il y a des solutions pour filmer depuis un bras qui sont beaucoup plus souples quedepuis une caméra. Une caméra, tu l’as à l’oeil, alors qu’un appareil photo, tu l’as beaucoupà la main. La poignée est stabilisée, et c’est assez rigolo, tu es beaucoup plus stable qu’avecune caméra, et je trouve que c’est assez original. J’ai eu les deux, l’appareil photo et la caméra, et la caméra ça m’a fait chier.L’appareil photo est plus simple. Sur une caméra, d’accord le son est propre. Mais tu nedébutes pas avec une caméra, alors qu’avec un appareil photo tu peux. Une camérademande une équipe, il faut quelqu’un pour faire le cadre… C’est d’autres pratiques, pluslégères. Il y a des avantages et des inconvénients aux deux, mais pour avoir testé les deuxen tant que photographe, je suis plus à l’aise sur un appareil photo.- 165 -165


Quelles réalisations d’image fixe ou animée t’ont marqué récemment ? Dennis Danfumg est parti couvrir une histoire au Pakistan, et là il fait un film avecun 5D 410 . Il fait beaucoup de vidéo… Mais n’arrête pas d’être photographe. Son histoire estmerveilleuse. Il a suivi une compagnie américaine au Pakistan, et au retour il s’est attardésur deux personnages aux États-Unis. Ça a fait un long métrage pour le cinéma, il a rafléquatre ou cinq prix internationaux, ça a été une révélation de l’utilisation de lavidéographie dans une zone de tension. Valerio Vicenzo était un de mes élèves. Il bosse pour le Figaro, il fait beaucoup devidéo, il bosse en moyen format, il a trouvé sa voie. Ulrich Lebeuf, depuis Territoires defiction, s’est mis aux POM, il s’est mis en tandem avec un réalisateur qui bosse beaucouppour les studios Hans Lucas, il a fait Antonyme de la pudeur, Alaska Highway.Quand on observe la pratique de l’image animée par les photographes, on en vientforcément à s’interroger sur la formation des futurs praticiens. Qu’en est-il ? Nous, on enseigne le POM à l’EMI depuis 2007. C’est un pari gagnant, parce quemaintenant certains élèves vivent <strong>du</strong> POM, en tout cas ce sont des compléments, soit decréativité, soit économiques. Depuis deux ans, on enseigne la vidéographie, filmer avec unappareil photo, et on organise deux stages de webdoc par an. Je suis responsable de lafilière photo, dans laquelle il y a les stages icono, webdoc. J’ai développé tous les supportspédagogiques en adaptant des projets de Territoires de fiction.Et dans les autres écoles, comment ça se passe ? C’est inexistant. J’ai été assez choqué. C’est mon rôle d’enseignant d’être à l’écoutedes nouvelles pratiques, d’être en veille. Depuis 2007, je donne des cours dans les écoles, jediscute avec les profs, et ils y sont allés à marche forcée sur le multimédia. Ils n’ont aucunecapacité à anticiper les choses. Si les profs ne sont pas capables d’anticiper leursprogrammes, d’expliquer les pratiques d’aujourd’hui, vers quoi ça va, et se positionner par410Hell and Back Again (2010) suit un Marine sur le front en Afghanistan, puis de retour aux États-Unis.- 166 -166


apport à ça, je trouve qu’il y a un vrai souci. À Arles, j’ai organisé un mo<strong>du</strong>le de POM,aux Gobelins ça a été pareil, en fait il n’y a eu des trucs que parce que je suis allé interveniret que j’ai fait des choses visibles. Alors que pour moi, enseigner des pratiques sur unmarché qui est un petit peu compliqué à appréhender, comme la photographie ou lephotojournalisme, le minimum c’est d’être bien positionnés et à l’écoute des évolutions <strong>du</strong>métier de photographe et de photojournaliste. En fait, ils y vont, mais à des rythmes trèslents. Mais au moins, ils y vont. Il a fallu trois ans pour que les gens percutent qu’il étaittemps d’aller sur les nouveaux supports de l’information ou de représentation de laphotographie. À <strong>Louis</strong>-Lumière, il y a une section cinéma, une section photo et une sectionréalisation sonore. Je leur ai demandé de m’expliquer pourquoi il n’y a pas de choses enpasserelle, pourquoi les gens <strong>du</strong> son ne parlent pas avec le cinéma et la photographie.Franchement, ça me pose beaucoup de questions ça.Je pense que ça change un peu… En troisième année, on est fortement encouragés àtravailler avec des étudiants de son. Il faudrait le faire dès la première année, avoir des pratiques transversales sur desprojets ou même des profs communs, des mo<strong>du</strong>les… C’est aberrant pour moi. J’ai fait venirdes gens ici, alors qu’à <strong>Louis</strong> Lumière il y a déjà tout, y compris en technologie, en matériel.C’est plus compliqué que ça ne paraît. Ici, il y a eu une volonté d’amener des mo<strong>du</strong>lesnouveaux, des petits projets qui sont devenus plus gros, qui sont devenus de véritablesmo<strong>du</strong>les. Mais dans les écoles dans lesquelles je suis allé, il n’y a pas eu l’envie, lamotivation, deux ou trois flashes, des visions de ce qu’allait être l’évolution de la photo oudes formats. C’est pas normal, parce que tu as une responsabilité quand tu es enseignant.Tu mets des gens sur le marché professionnel. Et si tu n’es pas en phase avec les pratiques,les usages ou les formats et les contextes économiques… Franchement, cette responsabilitélàne peut pas échapper au professeur ou à l’équipe pédagogique.- 167 -167


Est-ce que la viabilité économique <strong>du</strong> POM, <strong>du</strong> webdoc a changé depuis les dernièresannées ? Comment cela évolue-t-il ? Depuis la création <strong>du</strong> studio, en 2006, je fais vivre une quinzaine de prestataires. Il ya des budgets. J’ai tout le temps été payé pour ce que j’ai fait. Après, il y a le problème desgens qui veulent à tout prix faire des choses pour lesquelles il n’y a pas vraiment lesfinancements et qui partent avec le principe de le faire gratuitement. Il y a plein de gens quipartent dans le principe de faire <strong>du</strong> webdocumentaire, et qui ne déposent pas des dossiersau CNC, ou alors après coup. Ce n’est pas comme ça qu’on fait : un projet d’aide à lacréation audiovisuelle ou sur des mo<strong>du</strong>les audiovisuels, ça se prépare, il faut monter desdossiers d’une cinquantaine de pages. Ça doit être réfléchi, il faut une démarche auprès desinstitutions, la Scam, le CNC, les entreprises privées qui soutiennent la création sur desobjets web, interactifs ou pas. Il y a des journalistes, photojournalistes, vidéastes, qui fontleur webdoc puis qui se plaignent de ne pas gagner leur vie avec : c’est n’importe quoi.Quels sont les schémas types pour le financement ? J’ai fait des choses qui ont été financées par le privé à 100 %, d’autres financées parle public et le privé. Parmi les ONG, je travaille pour le Secours Catholique et MSF. […]Les financements sont multiples, des entreprises prennent des budgets à 100 %, Orangepeut débloquer des sommes allant jusqu’à 25 000 euros pour des projets, la Scam jusqu’à50 000 €, le CNC c’est jusqu’à 50 % de ton projet, ou même 70 %, ça dépend <strong>du</strong> typed’aide : à l’écriture, à la pro<strong>du</strong>ction ou au trans-médias. L’aide à l’écriture, il ne faut pasforcément l’avoir déjà ven<strong>du</strong> à une chaîne, mais c’est toujours bon d’avoir une lettre deboîte de prod qui dit qu’ils sont intéressés, l’aide à la pro<strong>du</strong>ction et au trans-média il fautqu’il y ait une boîte de prod derrière. Mais tout ça, ça ne s’improvise pas. Le point positif, c’est que les gens qui sont allés vers ce type de supports, c’est desjournalistes. Mais ils s’y sont pris n’importe comment. Ils ont repro<strong>du</strong>it d’autres pratiquesque celles de l’audiovisuel, alors qu’ils étaient dans un autre environnement que lejournalisme : ils ne sont plus face à des rédactions mais à des boîtes de pro<strong>du</strong>ction, avec desdirecteurs de pro<strong>du</strong>ction. Un projet qu’on dépose pour une aide, c’est un projet auquel on adéjà réfléchi pendant cinq mois, tu n’es pas seul, ils ont quatre ou cinq métiers différents- 168 -168


qui y réfléchissent et qui pro<strong>du</strong>isent un dossier consacré à un projet et qui rentre dans unprocessus normal. Un journaliste qui se réveille le matin et qui mobilise ses copains pour untruc… qui peut être très propre au résultat, mais s’il n’a pas en tête ce processus, il ne peutpas être payé. On n’est pas dans la mentalité, j’ai une idée, je pars faire les photos, commeon fait en presse, dans la mentalité je pro<strong>du</strong>is, je publie, et éventuellement derrière jerécupère ma mise. Dans l’audiovisuel, ce n’est pas ça <strong>du</strong> tout. Depuis un an, les genscommencent à comprendre et ils s’y prennent différemment. Je trouve que le CNC a vraiment bien réagi. En 2007, il y a eu les premierswebdocumentaires. En 2008, l’aide aux nouveaux médias a été créée. Qu’une institutioncomme le CNC se décide aussi vite, je trouve ça très réactif.Ça ne concerne que le webdocumentaire ? Oui, essentiellement. Mais à l’intérieur tu retrouves des éléments de POM, devidéographie, etc. En 2009, Lemonde.fr crée une plateforme webdocu, Arte crée sa propreplateforme webdocumentaire… Je ne peux pas dire qu’ailleurs à l’étranger, ça se passe demanière aussi rapide. En France, il y a Arte, Orange, la Scam avec son aide dédiée aumultimédia. On est quand même plutôt bien soutenus. En Europe, on est parmi les pays enpointe. Dans le monde, c’est le Canada et la France : deux pays francophones.Avec l’intro<strong>du</strong>ction de l’image animée et de la diffusion par Internet, c’est donc tout lesystème de financement qui évolue ? Avant, le journaliste se faisait pro<strong>du</strong>ire par des rédactions. Aujourd’hui la rédactionne pro<strong>du</strong>it pas, elle diffuse. Lemonde.fr est un diffuseur, pas un pro<strong>du</strong>cteur. Mais il estreconnu comme un pro<strong>du</strong>cteur par le CNC, et ça c’est une bonne nouvelle pour nous. Toutest en train de se créer, en fait, depuis deux ans. Profitons-en ! Je pense que la vague decollectif de photographes des années 90 va se tourner en vague de journalistes bi-médias,dans lesquelles on retrouve des gens qui font <strong>du</strong> texte, <strong>du</strong> son, de la photo, de la vidéo. Et jeleur recommande de se monter en sociétés de pro<strong>du</strong>ction, pour continuer de co-détenirleurs droits d’exploitation. Ce qui n’est pas le cas dans l’audiovisuel.- 169 -169


Si tu as une idée de webdoc et que tu vas voir une boîte de prod, c’est elle qui serapropriétaire de l’œuvre. Un réalisateur nous a raconté que sa boîte de prod avait déposé lebilan. Puis, une autre boîte de prod a racheté le fonds de la première, et lui n’a plus accès àses œuvres. Nous, culturellement, on est des auteurs propriétaires de nos œuvres. Ce n’estpas la culture de l’audiovisuel. Je pense que des sociétés de pro<strong>du</strong>ction vont se constituerrapidement avec des journalistes, pour préserver leur droit patrimonial sur leurs œuvres. Ilpeut y avoir des copro<strong>du</strong>ctions, mais au moins il y aura toujours une mainmise de l’auteursur l’œuvre.- 170 -170


Entretien avec Philippe Brault,photographe de l’agence Vu et réalisateurRéalisé le 18 mars 2011, à ParisPour commencer, peut-on revenir sur ton parcours, qui mêle images fixes et animées… Comme beaucoup, j’ai commencé à faire de la photo ado, mais je n’en ai pas fait monmétier tout de suite. Je me suis orienté vers la biologie, j’ai arrêté après le Deug, puis j’aifait mon service militaire. Après, j’ai travaillé comme grouillot sur les tournages de cinéma,puis comme électro, puis comme premier assistant opérateur. Et ça jusqu’en 1992. Je mesuis lancé comme photo reporter, quasiment <strong>du</strong> jour au lendemain. Je me suis autopro<strong>du</strong>itun premier reportage en Afrique, sur la fin de la guerre civile au Mozambique. J’ai ven<strong>du</strong>mes premières images au Monde, et ça m’a lancé à la pige.Comment as-tu décidé de faire <strong>du</strong> photoreportage ? Ça m’avait toujours passionné. Ça faisait longtemps, j’avais fait mon service militaireau Liban pendant la guerre civile, et j’avais envie de témoigner. Pour moi, c’est vraiment <strong>du</strong>témoignage, j’avais envie d’aventure, de voyager, d’aller voir ailleurs. Ce qui est drôle, c’estque j’ai vraiment quitté un travail d’équipe, celui <strong>du</strong> tournage cinéma, pour un travail desolitaire. Et j’ai continué jusqu’à Prison Valley. Jusqu’à Prison Valley, j’ai toujours travailléseul ou avec un journaliste. C’est quand même un métier de solitaire. Pour Prison Valleyaussi, j’ai travaillé avec un journaliste, mais derrière en post-pro<strong>du</strong>ction il y avait uneéquipe, qui était importante chez Upian 411 , donc c’est devenu un travail d’équipe. Depuis,je mêle les projets comme photographe, et aussi beaucoup comme chef opérateur. Je fais lesdeux.411Upian est une société de pro<strong>du</strong>ction et de diffusion à l’origine de nombreux webdocumentaires.- 171 -171


Depuis 1993, étais-tu revenu au cinéma ?Jamais. Jusqu’en 2008, je n’ai fait que de la photo.Le retour à l’image animée, ça commence avec Frontières amères 412 ? Frontières amères, très peu. C’est plutôt de la photo sonore. Je suis parti avec uningénieur <strong>du</strong> son. Il faut reprendre le contexte de l’arrivée <strong>du</strong> numérique. Je m’y suis mistrès tard. J’ai eu <strong>du</strong> mal à faire le pas avec le numérique. C’est peut-être une question degénération. Samuel a eu le même problème. Ce n’est pas un reproche, il faut aller avec sontemps. Mais il y a quelque chose qui nous échappe, avec l’image. Il y a le mystère de laphoto bonne ou ratée, ce qu’on a eu ou ce qu’on n’a pas eu, et à chaque fois que j’étais enreportage en argentique, le soir tu rentres à l’hôtel, tu te demandes « qu’est-ce que j’ai euaujourd’hui ? » et tu essaies de t’imaginer, dans ta tête, ces espèces de planches contact. Ceque tu n’as plus en numérique, puisque tu l’as tout de suite, au cul de l’appareil ou sur tonordinateur. Et ça, chacun l’appréhende différemment, mais ça m’a mis au bord <strong>du</strong>précipice : j’ai eu vraiment peur <strong>du</strong> lancement vers le numérique. J’ai pris carrément lecontre-pied, j’ai commencé à travailler à la chambre 4x5.Travailler à la chambre, c’était occuper une niche ? Exactement. Au moment où ça devenait inévitable de passer au numérique pourtravailler en presse : pression des magazines pour que ça coûte moins cher, etc. Tout enrestant sur mes terrains de prédilection. Je fais un premier truc au Liban à la chambre,puis j’enchaîne avec Géo en leur proposant un truc sur les enclaves serbes au Kosovo à lachambre. Si je leur avais proposé en argentique en 24x36, ils m’auraient dit : « non,travaille en numérique. » Mais à la chambre, ils ne pouvaient pas dire non. Enfin ilspouvaient dire non, mais ils ont dit « : ah, ça peut être intéressant. » Ensuite j’ai enchaînésur la violence au Guatemala avec GQ 413 , et ainsi de suite. Ça m’a mis dans une sorte de412Réalisé en 2007, avec Arnaud Lavaleix (son) et Laurence Rossi (montage). Frontières amères estessentiellement composé d’images fixes et de son, mais comporte également moments de vidéo.413Gentlemen’s Quarterly, un magazine masculin dont la version française est disponible depuis mars 2008.- 172 -172


niche pendant deux ou trois ans. Je ne gagne pas hyper bien ma vie mais je la gagne, et jefais vraiment ce qui me plaît. Pour moi, c’est aussi une transition vers l’image animée. Même si c’est de laphotographie, la mise en place avec une chambre, tu sais bien, c’est quand même autrechose. J’ai un pied, quasiment tout le temps. Ça te met quasiment dans une condition detournage. Deux avantages à ça pour moi. D’une part, par exemple ce que j’ai fait auGuatemala, je n’aurais pas pu le faire avec un petit Leica argentique comme je l’ai fait là.Vu le peu de temps que j’avais et les quartiers où j’allais, avec une chambre, je n’avaisaucune crainte physique. Ils se disaient soit il est cinglé, soit ce mec-là est curieux, on va luiposer une question. Parce que tu t’installes avec ton drap, tes machins. C’est un desavantages de la chambre : le contact avec les autres est totalement changé. Et puis cetteespèce de cérémonie, peut-être avec la maturité, me pose physiquement avec ce que je doisraconter. Et ça, c’est ce que tu retrouves aussi dans le documentaire, le cinéma, ou lafiction. Tu réfléchis différemment, tu appréhendes les choses différemment. En termes dedistance, en termes de… de plein de choses. Pour moi, c’est vraiment une transition. Après ces deux années-là, arrive ma rencontre avec David Dufresne, journaliste queje connais depuis très longtemps, avec qui j’ai bossé avant, et il me dit « j’ai vachementenvie de faire un webdocumentaire », mais à l’époque on ne savait pas très bien. Il y avaiteu Voyage au bout <strong>du</strong> charbon de Samuel [Bollendorff]. Mais ça restait très flou, le terme enlui-même, on ne savait pas ce que c’était. Il me demande si je n’ai pas une idée, un sujet. Lesoir, je lui ai envoyé un mail avec une idée que j’avais eu en 2004, et ça a été Prison Valley,qui à l’époque s’appelait encore Cañon City, <strong>du</strong> nom de la ville. Il me dit : « banco, onfonce. » Il commence à faire son enquête d’investigation à distance. Au bout de troissemaines, il revient avec un dossier vraiment solide. Il me dit : « écoute, là, je crois qu’il y avraiment une histoire ». On fait un dossier au CNC, on rencontre Arte, on rencontreUpian, on part en juin et là Prison Valley commence. Au départ de Prison Valley, il n’y a pasvraiment l’idée de faire de la vidéo, à part les interviews. Ça vient une fois sur le terrain.- 173 -173


Comment démarchez-vous Arte, le CNC ? Le CNC, on le démarche avec l’aide à l’écriture pour les nouveaux médias. Là, tupeux tout à fait démarcher comme photographe, il n’y a aucun souci. Il y a même des gensqui le font avec <strong>du</strong> dessin, et ça marche. Quant à Arte, elle n’était pas <strong>du</strong> tout effrayée denous accompagner. De toute façon, c’était destiné au web, d’un point de vue photo audépart. Sachant qu’on avait précisé dans le dossier que les interviews seraient tournées envidéo, avec ce parti pris. C’est par la suite en fait que j’ai commencé à filmer avec le Canon.C’était mon premier vrai travail en numérique et j’avais cette option vidéo sur le Canon. Jeme suis dit que c’était quand même con de ne pas l’utiliser. En fait, j’ai un peu réalisé monrêve. Depuis des années, je ne sais pas si c’est l’expérience que j’ai depuis 1992-1993, trèssouvent, dans mes reportages, j’ai toujours éprouvé une légère frustration, à me dire : cemoment-là, ça peut pas être une photo, c’est forcément de l’image animée. Et inversement :quand je voyais des documentaires à la télé, je me demandais pourquoi ils n’avaient pas faitça avec des photos. Ça serait beaucoup plus fort. Et tout à coup, avec un seul appareil, jepouvais réaliser mon rêve : me dire tiens, ça je le filme, et ça je le photographie. Ça a étéune vraie révélation pour moi. J’ai eu l’impression de tout réapprendre. Déjà que j’ai apprisbeaucoup de trucs avec Prison Valley parce que je ne suis pas hyper habile en postpro<strong>du</strong>ction, que le web, c’est pas trop mon truc, et puis j’ai aussi appris avec ça, sur la façonde raconter les choses…Prison Valley a donc été tourné avec un reflex…Oui, et toutes les interviews avec une caméra Panasonic.Pourquoi ? Le problème <strong>du</strong> Canon, c’est qu’au bout de 11 minutes, tu es obligé de couper. Çacomplique les interviews. J’avais cru comprendre que c’était une façon de brider l’appareilafin de garder la frontière entre appareil photo et caméscope. C’était aussi plus simple pourle son, d’utiliser une caméra.- 174 -174


Et ça ne posait pas de souci de raccord ? Non, ça a été fait en étalonnant. La Pana avait beaucoup de bruit à l’image. On aquelques plans ont été tournés à la Pana aussi, mais très peu. On a baissé la qualité <strong>du</strong>Canon pour la mettre au niveau de la Pana.Tu me disais qu’à l’origine, vous n’aviez prévu de filmer que les interviews. Mais onvoit un certain nombre de travellings, qui ont <strong>du</strong> être préparés, pensés en amont ? En fait, on a eu la chance de pouvoir faire deux voyages, en 2008. En juin, quand ona eu le CNC, on est partis, dans l’idée de ramener tout le contenu, le propos journalistique,les interviews. Et si on trouvait plus, on faisait. Donc le plus qu’on a fait, c’est qu’on estrentrés dans la prison <strong>du</strong> sheriff, où je n’ai fait que des photos, on est rentrés dans uneautre prison, où je n’ai fait que des photos, et j’ai commencé à faire quelques travellingsextérieurs. On voyage en voiture dans ce film, parce qu’on se déplace d’un point à un autreen voiture, aux États-Unis ont fait comme ça… filmons ça. On ne savait pas encoreexactement comment on allait construire le truc. Quand on est rentrés, en juillet-août on a écrit la narration, et quand on est repartisen septembre, on s’est dit : « tiens, le coup <strong>du</strong> travelling, je pense que c’est un leitmotiv qu’ilfaut retrouver régulièrement. La prison <strong>du</strong> sherif, puisque j’y suis déjà allé, là je vais fairede la vidéo. » Donc je fabrique un petit rail de travelling d’un mètre, je l’emmène avec moi.C’était très modeste, mais ça a amené un plus dans l’objet. Je ne l’ai pas sorti tout le temps,on l’a utilisé trois ou quatre fois. Mais c’était vraiment un tournage utile : il y a eu très peude déchets, très peu de rushes. Ça a nécessité beaucoup de discussions entre David et moi,de savoir quand est-ce qu’on allait filmer et quand est-ce qu’on allait faire des photos.Justement… Comment décides-tu de faire une photo plutôt qu’un plan, ou un plan fixequi ressemble à une photo ? Tu ne te sens pas un peu schizophrène au moment où ilfaut choisir l’un ou l’autre ?Curieusement, je ne me suis pas trop posé la question. Peut-être que le fait de ne pasme poser la question ne m’a pas mis de frein. Je n’ai jamais eu de doute, de savoir si je- 175 -175


devais faire là une photo ou une vidéo. L’objectif, et David était vraiment avec moi sur cecoup-là, c’était au montage final, d’arriver à mêler les deux de la meilleure façon possible,de façon à ce que le passage de l’un à l’autre se sente le moins possible. L’idée, c’était unpeu de s’amuser. Le documentaire, on a une vraie liberté dans le web, tant qu’à faire,allons-y dans la narration, éclatons le truc, allons-y dans l’image, essayons de trouver deschoses. Par exemple, quand on arrive à Supermax, la prison de haute sécurité dans laquelleon n’a pas pu rentrer, il y a quatre plans au départ, quand la voix commence à parler,quatre plans <strong>du</strong> désert autour. C’est de la vidéo, mais ça aurait pu être de la photo. Je mesuis dit : là je vais casser, inverser le processus. Là où je pourrais faire de la photo, je vaisfaire de la vidéo, parce que la moindre petite brindille qui bouge, ça amorce une émotionque je n’aurais pas en photo. Je l’aurais faite à la chambre, mais pas avec un 24x36, je ne lesentais pas. Mais je n’ai pas eu à me poser cette question-là. Et inversement, à certains momentson va dans la prison <strong>du</strong> sheriff, le mec nous ouvre une porte, un prisonnier est allongé sursa couchette. Je me vois mal entrer et le filmer. Alors je fais juste une photo. Et on avancecomme ça petit à petit. Peut-être qu’une fois j’ai eu un doute, parce qu’on avait très peu detemps. On visitait une autre prison, et tout à coup une ambiance s’installe. Dans les ateliers,je ne fais que des photos. Sachant que de toute façon, David enregistrait le son tout letemps. On avait toujours le son comme support entraînant, narratif, sonore. C’est quandmême important.Le son vient lier ensemble images fixes et animées… Il vient lier l’ensemble. Parce qu’on avait quand même un impératif, David et moi :on voulait que toutes les images et tous les sons qu’on utilisait dans le webdocumentaireproviennent <strong>du</strong> terrain. Il était hors de question qu’on aille chercher des choses à Paris. Il adonc fallu qu’on fasse des sons de toutes sortes, enregistrer et photographier le ventilateur,la prise électrique, le transfo, la télé, la bagnole… on a tout pris.- 176 -176


Mais j’ai <strong>du</strong> mal à répondre précisément à ta question, parce que pour être trèshonnête, ça ne m’a jamais posé de problème. Ça m’est venu naturellement. C’est lié aussi àcette espèce de frustration que j’ai ressentie dans les années passées, peut-être à mon passéd’assistant, ou dans l’image animée, <strong>du</strong> coup il y a un déblocage. Tu te sens tout à fait libre.Et surtout, au départ, on ne travaille pas pour la télé, pas pour un magazine. On estentièrement libres : on fait ce qu’on veut. Il n’y a personne qui nous dit faut faire un 52 ouun 26 [minutes], on est libres. C’est totalement magique. Très honnêtement, c’est lapremière fois, en dehors de quelques projets personnels que j’ai menés au long cours, c’estvraiment la première fois que je me suis senti aussi libre sur un projet. Ça aide à ne pas seposer trop de questions, à ne pas trop compliquer le truc.Tu scindes donc à chaque fois prise de vue photo et vidéo. Pourtant, sur un mêmeévénement, la cérémonie en l’honneur des officiers morts, on a un bout de vidéo, puison a des photographies avec <strong>du</strong> son... En fait, quand on est arrivés, il fallait qu’on prenne <strong>du</strong> son. C’était en juin, on étaittrès très mal équipés. On avait un micro sur la caméra, sur la Panasonic, et David a fait unplan, c’était ça, et j’ai fait quelques photos, et il a pris tout le son en faisant ce plan-là.D’accord, donc ce n’est pas toi qui a fait ce plan… C’est je crois, le seul moment, où on s’est parlé et où on s’est dit tu fais le plan, je faisles photos. Parce que je ne pouvais pas faire les deux, on n’était pas vraiment invités, on estarrivés comme des sauvages sur le truc, c’était un peu compliqué. Tous les cameramen surla cérémonie, ils avaient tous des flingues : c’étaient tous des flics ! Nous on débarque, onest pas des voyous, mais quand même ça a fait un peu bizarre. Mais sinon, en prison, il n’ya jamais eu de cas comme ça. Avec ce petit appareil, tu peux passer de l’un à l’autreextrêmement rapidement. C’est aussi un avantage.- 177 -177


Sur ton site Internet, tu dis que tu aimes les montages qui mélangent photo et vidéo,parce que tu considères que ça laisse plus de place à l’imagination… Je dis ça parce que je pense que l’un enrichit l’autre et réciproquement. Finalement,la photographie prend encore plus de force s’il y a de la vidéo avant, et inversement. C’esten ça que je trouve qu’il y a vraiment des choses à chercher là-dedans. On n’a jamaisvraiment fini de chercher. C’est pareil au cinéma, comme le film de Steve Mc Queen,Hunger 414 , qui est un film magnifique. Au début, ce n’est que <strong>du</strong> plan fixe, tout le temps. Iln’y a qu’au moment où il rentre en prison, que la caméra commence à le suivre. Ça pourraitêtre des photos. Déjà, c’est très bien éclairé, ce sont de vraies compositions. Mais çamarche très bien. Le cinéma le fait déjà depuis longtemps. Nous, comme on estphotographes, on vient de là. Oui, on pourrait faire, comme je l’ai parfois fait sur PrisonValley, un plan fixe, sur le même principe, en n’utilisant qu’une caméra, mais comme on estphotographes, je pense qu’il y a un truc à chercher entre les deux. Voir pourquoi ça se figetout d’un coup, et pourquoi ça bouge. Et même, pourquoi ça se fige mais que ça bougequand même à l’intérieur, et pourquoi tout d’un coup il y a un plan vidéo… Mais là c’est <strong>du</strong>laboratoire, de la recherche.Est-ce que tu as remarqué que le fait de faire de la vidéo modifiait ta façon dephotographier ? Non. Sur Prison Valley, un petit peu quand même. Mais ce n’est pas la vidéo qui achangé ma façon de photographier sur Prison Valley, c’est l’histoire. C’est-à-dire que là, c’estvraiment une enquête, une investigation journalistique. Je mets ma photographie auservice de ça. Je ne me fais pas plaisir comme si j’étais parti tout seul sur ce truc-là, à lachambre ou au moyen format. Si j’avais fait ce Prison Valley personnellement, qu’avec de laphoto, dans un format que j’aime, la chambre, le moyen format, ce que tu veux, j’aurais pas<strong>du</strong> tout travaillé comme ça. J’ai adapté ma photographie à la narration. Il y a plein demoments où David m’a dit au montage, tiens ça serait bien qu’on mette cette photo. Je netrouvais pas ça terrible mais j’ai accepté, parce que c’était vrai que ça marchait dans la414Sorti en novembre 2008 en France, Hunger met en scène les derniers jours de Bobby Sands, militant del’IRA incarcéré en Irlande <strong>du</strong> Nord, de la grève de la faim à sa mort.- 178 -178


narration. C’est pour ça que ce n’est pas un travail que j’ai envie de montrer en tant quephotographe. Enfin, il y a eu le bouquin, mais…Le livre ressemble d’ailleurs beaucoup à un site web. Oui, c’est pour ça que j’ai accepté de le faire, c’est que là aussi les photos sont auservice de la narration, avec une maquette adaptée. Je n’aurais jamais fait un « beau livrephoto » avec ces images, elles ne tiennent pas la route pour ça. Elles n’étaient pas faitespour ça. Je ne les aurais pas exposées sur des murs. Donc ça, c’était différent. Mais est-ceque ça a changé ma façon de faire des images ? Non, je ne pense pas. Je pense que jepourrais très bien repartir demain sur un projet uniquement photo.Tu continues à utiliser la chambre ? Oui, quand j’en ai le temps. Mais là j’ai fait un gros boulot corporate pour l’agenceVu en vidéo. Mais je pars en vacances la semaine prochaine, et je prends la chambre, pasmon Canon. Je vais me faire plaisir, je vais prendre mon temps. Je ne vais pas fairecinquante images par jour, deux ou trois par jour me suffisent parfaitement. Je ne prendspas le Canon avec moi. Alors que pendant des années, j’avais toujours un Leica dans monsac. J’y arrive pas ! Ça serait un Nikon, ça serait pareil. J’ai acheté un Leica numérique ily a deux ans, je l’ai reven<strong>du</strong> parce que c’était pas très bon, Samuel a eu le même désespoirque moi d’ailleurs. Ce n’était pas à la hauteur. Très cher pour ce que c’était. Après il y a lescompacts, mais les compacts il n’y a pas de viseur, alors c’est compliqué. Je ne sais pas si pour d’autres photographes c’est la même chose, mais ce passage aunumérique n’est pas simple. Ça dépend de ce qu’on fait. Je pense que ça a énormémentlibéré les gens <strong>du</strong> news, les gens de l’AFP, AP, Reuters. Avant ils devaient partir <strong>du</strong> terrainbeaucoup plus tôt pour développer des négatifs, envoyer des images, etc. Là, ils peuventrester beaucoup plus tard. Mais pour nous qui travaillons à côté de l’actualité, sur <strong>du</strong> longterme, en dehors d’un terme financier ça n’a aucun intérêt.- 179 -179


Et encore, en termes financiers… Oui, parce qu’il y a toute la chaîne derrière, il faut emmener un ordinateur avec toi.Quand j’ai mon argentique, je n’emmène pas mon ordi avec moi, je lis mes mails dans uncafé web. Ça me permet de rencontrer des gens aussi, je ne suis pas dans ma chambred’hôtel. T’as pas les batteries, t’as pas les câbles, t’as pas les disques <strong>du</strong>rs externes poursauvegarder tes données quinze fois parce que tu flippes tellement, tu es au fin fond del’Afrique et tu peux travailler sur batterie, enfin c’est tout un autre truc. Après, je pense quepour moi l’idéal serait de pouvoir gagner ma vie avec des projets un peu hybrides, mêmecorporate, vidéo, photo… et à côté de ça, vraiment partir sur des projets que je pourraismener à ma façon, en argentique, tant que la pellicule existera.C’était aussi dans cette optique-là, Prison Valley ? Pour suivre ce qui se développait etmettre un pied dedans ? Non, c’était plutôt une question de curiosité. J’avais envie de passer à autre chose,de pouvoir avoir la liberté de raconter une histoire longue sans être bridé par les six pages,les huit pages d’un magazine, qui est quand même quelque chose d’assez frustrant. Et puison te promet huit ou dix pages et en fait tu en as quatre, ou trois, ça devient compliqué… Ily avait cet objet qu’a fait Samuel [Bollendorff], Voyage au bout <strong>du</strong> charbon, que je trouvaishyper intéressant, hyper innovateur. Je pense que si c’était un projet photographique trèsbien, <strong>du</strong> point de vue narratif c’était un peu court. Mais bon c’était un premier objet, qui aeu l’immense mérite de lancer une petite pierre dans la mare. Plein de trucs en sont sortis.Aujourd’hui, il n’y a qu’Internet pour offrir une liberté pareille. Ça n’empêche pas qu’ilfaille beaucoup de rigueur, peut-être même encore plus que quand tu travailles pour unmédia classique, mais par contre tu es libre.Même si tu travailles avec une grande équipe ? Quelle est la place <strong>du</strong> photographe danscette équipe ? La place <strong>du</strong> photographe, lorsque c’est pas une commande, c’est une place dephotographe-auteur. David est journaliste-auteur. Un projet, deux auteurs. Après, en postpro<strong>du</strong>ction,viennent se greffer un directeur artistique, qui met en place tout le graphisme- 180 -180


<strong>du</strong> site en accord avec nous, on discute, on essaie des choses, etc. Par exemple, la couleurorange vient vraiment de Prison Valley, il y a plein de choses orange là-bas. Ensuite viennentse greffer un mec de chez Upian, qui lui raisonne en termes d’idées, de navigation,comment va faire l’internaute s’il veut aller là, s’il ne veut pas aller là… Ça, c’est beaucouplui et David qui s’en sont occupés. Ensuite il y a tous les techniciens purs, les flasheurs,développeurs, etc. Et puis il y a un monteur tout à fait classique, de télévision, qui montel’objet linéaire, ensuite il y a une post-pro<strong>du</strong>ction, <strong>du</strong> mixage. C’est là où l’équipe, au fil des mois, dans le noyau <strong>du</strong>r de cinq personnes (même sion n’était que deux sur le terrain, il y avait quand même le pro<strong>du</strong>cteur qui nous a soutenus,qui était partie prenante dans l’histoire : Alexandre Brachet ; Sébastien Brothier ledirecteur artistique, et puis Éric Drier, qui était là comme conseiller, pour nous direcomment marche un site sur Internet, en termes de popularité), ce noyau <strong>du</strong>r-là s’agranditau fur et à mesure, et à la fin on est quinze personnes qui travaillent autour pour faire ceque c’est aujourd’hui.Cela change <strong>du</strong> travail plus solitaire <strong>du</strong> photographe… J’ai l’impression que ça m’a fait beaucoup de bien. Ces quinze, dix-sept années quej’ai passées comme photographe solitaire, après cette période d’assistant où j’étais sur destournages, m’a vraiment comblé, mais je me suis ren<strong>du</strong> compte, en faisant ce travaild’équipe, à quel point m’avait manqué le fait de pouvoir, tout simplement en équipe,communiquer avec les autres, et t’enrichir avec un métier qui n’est pas le tien, etinversement. Les mecs venaient me voir pour les photos, je leur posais des questions sur lelangage html, des trucs dont je n’avais jamais enten<strong>du</strong> parler. Tout d’un coup, tu asl’impression d’apprendre. J’avais 43 ans quand j’ai fait Prison Valley, j’en ai 45 maintenant,et j’ai eu l’impression, peut-être pas de retourner à l’école, mais honnêtement, pas loin.J’avais acheté des bouquins, j’ai commencé à me remettre dedans. C’est extraordinaire, etsans ce travail d’équipe, je ne l’aurais pas fait. Je ne dis pas que c’est appauvrissant de travailler seul, mais je pense quand mêmeque sans tourner en rond, ton travail d’auteur de quinze ans, même si tu as des contacts, unréseau avec des magazines, des festivals, des éditeurs, etc., c’est pas pareil. Tu es quand- 181 -181


même un auteur un peu solitaire, qui parfois peut être capricieux, mais un peu seul. Il n’y aqu’à voir le fait qu’on est quand même une profession très en danger, et que c’est assezdifficile de se réunir pour faire avancer les choses. Il y a des associations qui le font, mais àtitre d’exemple je considère que je n’ai pas le temps de le faire… Peut-être que je ne pensequ’à moi ? Mais ce travail d’équipe me rappelle qu’il y a un autre moyen de travailler.Pourquoi pas, dans l’année, switcher entre un travail d’équipe sur un projet et repartir ensolitaire pendant trois semaines sur un autre projet. Ça me nourrit, ça me fait <strong>du</strong> bien,j’apprends des choses… Quand j’avais commencé à faire avec Frontières amères, qui était vraiment un petittest avec un super copain à moi ingénieur <strong>du</strong> son, qui travaille pour le cinéma, ledocumentaire, je m’étais dit que c’était passionnant d’échanger un truc avec quelqu’un quin’était pas journaliste. Souvent, quand on partait à deux, c’était avec un journaliste. Desfois, un journaliste, quand ce n’est pas un copain à toi, c’est pas qu’on ne rigole pas, mais tues dans un truc très cadré, il a son papier à rendre, tant de signes, ça peut vite être un peuré<strong>du</strong>cteur. Ce n’est pas de sa faute, mais on n’a pas les mêmes désirs sur le terrain. Quandtu es photographe, tu as besoin d’être tout le temps là, dehors, alors que lui il peut travaillerdans sa chambre d’hôtel. On n’a pas le même rythme.Indépendamment <strong>du</strong> fait que ce soit un ami ou pas, est-ce que c’est plus facile detravailler avec un ingénieur <strong>du</strong> son ? Oui, parce qu’un ingénieur <strong>du</strong> son est quelqu’un de terrain, comme moi. Je me sensbeaucoup plus proche. David, c’est différent, parce que je le connais depuis longtemps,c’est vraiment un ami, et puis lui c’est vraiment quelqu’un de terrain pour le coup. Mais uningénieur <strong>du</strong> son, il est vraiment obligé d’être dehors, comme moi. L’idée, c’était de faire <strong>du</strong>son sur l’image que j’étais en train de photographier. Il y avait une vraie collaboration, untruc qui s’installe.- 182 -182


Est-ce que tu as connu les problèmes de parasitage entre prise de son et photo ? Unreflex, c’est bruyant… On s’est parlés avec David, qui s’est occupé <strong>du</strong> son dans Prison Valley. On s’estvraiment parlé très clairement, quand je faisais des photos, il faisait un son seul ailleurs,puis il revenait faire un son seul dans la cellule. Sans trop avoir besoin de se parler… c’estsans doute le fait de bien se connaître, qui fait qu’on ne se gêne pas, physiquement, dansl’espace. Je pense que c’est vraiment ça le truc. Par exemple, j’ai fait un tournagerécemment avec un ingénieur <strong>du</strong> son que je ne connaissais pas. Ça c’est bien passé, maisc’est quand même plus compliqué. On peut vite se gêner. Mais l’idéal, c’est de travailleravec un professionnel qui est proche. C’est comme ça que les familles en cinéma se sontformées, parce qu’ils se connaissent, qu’ils n’ont pas besoin de se parler pour secomprendre, qu’ils ne se gênent pas.Dans Prison Valley, tu fais soit des plans fixes, soit des travellings. Il n’y a aucun autremouvement de caméra… Non. D’une part, je n’étais pas <strong>du</strong> tout équipé pour ça. J’avais deux optiques sur letournage, un 35mm et un 50mm. Je n’avais pas de viseur derrière, je n’avais que l’écran.L’appareil n’avait pas encore la mise à jour, donc je filmais à 30 images/seconde, j’avaisplein de contraintes un peu compliquées. Donc je suis allé au plus simple : une ventouseaccrochée à la bagnole pour faire des plans-ventouse, un pied pour les plans fixe, un petitrail de travelling, et après les mouvements de face, les travellings de face, je les ai faits entenant le volant, en mettant des mousses sur le devant de la voiture, en nettoyant le parebrise,en gaffant le Canon sur le tableau de bord avec un niveau à bulle, et en tenantl’appareil… C’est vraiment <strong>du</strong> bricolage de A à Z ! Et une découverte de cet appareil, deson avantage énorme qui est d’avoir un grand capteur, et de son défaut énorme, qui est quece n’est pas une caméra.- 183 -183


Tu veux parler des problèmes liés à la stabilisation ? Oui. En fait, si on veut stabiliser un Canon 5D, c’est un truc de fou. On le voit,maintenant qu’il est utilisé en fiction. Finalement, l’appareil, c’est ce qui coûte le moinscher. La monture PL que tu mets dessus pour monter des optiques cinéma, en revanche…Quel est l’intérêt de monter des optiques cinéma dessus ? Je pense que le gros problème <strong>du</strong> Canon en vidéo, c’est de l’utiliser avec desoptiques Canon en autofocus. D’une part, la vidéo ne gère pas l’autofocus, et d’autre part lacourse de point est très faible. Quand tu passes de deux mètres à l’infini, c’est impossible depointer sur un personnage. Le pointer ou le premier assistant, il doit s’arracher les cheveux.L’idéal, c’est d’avoir une vraie course photo ou, idéalement, cinéma, une vraie courselongue, avec des repères en pouces ou en mètres très très fin, d’où l’avantage de mettre unemonture PL sur laquelle tu peux monter une optique cinéma.Ensuite il faut une épaulière, des contrepoids parce que l’appareil est très léger, un écranretour pour le réalisateur, des prises XLR derrière pour que les ingénieurs <strong>du</strong> sonbranchent leurs micros… À un moment, autant prendre une caméra. C’est trop compliqué.C’est un objet fantastique pour l’actualité, même si le point est difficile à faire… comme cemec qui a fait un reportage en Afghanistan…… Dennis Danfung… Oui, c’est assez bluffant. Il est équipé à mort, mais ça devient… L’avantage que jevois au 5D, c’est que ça a jeté un caillou dans la mare. Ça a réveillé tout le monde de lavidéo numérique, qui s’est dit « vous avez vu le 5D ? » Un capteur 24x36, une profondeurde champ cinéma, qui pour moi ne veut rien dire, mais tous les pro<strong>du</strong>cteurs se disent qu’ilsveulent la profondeur de champ <strong>du</strong> 5D. Ça ne veut rien dire, mais c’est pas grave, c’estbeau et c’est à la mode, ça commence à être dans la pub. Mais le jour où toutes les camérasnumériques auront un capteur super 35, il n’y aura plus de raison d’utiliser le Canon 5D.- 184 -184


Le son est l’autre enjeu majeur de l’enregistrement avec ce type d’appareil. Le son, c’est un vrai problème. Quand on voit l’importance que ça a aujourd’hui. Laqualité de son est quand même primordiale dès que tu veux raconter quelque chose surquelqu’un, donner une impression d’immersion. Pour moi l’idéal, c’est que quelqu’un dontc’est le métier le fasse. Si tu as des profondeurs de champ en photo ou en cinéma, il y a uneprofondeur de champ en son aussi. On sait très bien que tu ne perches pas à la mêmedistance selon ce que l’histoire va raconter. Si tu n’as qu’un micro sur la caméra, t’as pas lamême liberté de raconter que si tu as un ingénieur <strong>du</strong> son avec toi. Tu ne peux pas joueravec la profondeur de champ.Tu n’as jamais travaillé avec un micro canon 415 ? Si si, je l’ai fait. D’ailleurs, je trouve que l’objet devient déjà un peu galère. Mais ilfaut avoir un retour casque, des potentiomètres… sans ça, tu ne sais même pas ce que tu asenregistré. Et puis pour moi, le son ça demande à être hyper posé. J’ai pris beaucoup deplaisir, parce que je me suis acheté un Zoom H4 416 qui a un bon micro, un bon casque, etdepuis que j’ai ça, je ne suis pas devenu ingénieur <strong>du</strong> son, mais je prends plaisir à me poserpour ne faire que <strong>du</strong> son. Je fais mes photos, je fais <strong>du</strong> son avant ou après, ou je reviens lelendemain pour prendre <strong>du</strong> son, ça marche très bien. Et si vraiment il n’y a pas le choix,j’enregistre le son en fixe quelque part et je travaille au clap. Mais le micro sur le Canon,l’objet devient déjà compliqué. Ça marche, Samuel [Bollendorff] l’a fait… Mais moi, sansretour casque, je ne peux pas. Je ne sais pas si c’est saturé ou pas, je n’ai pas le tempsd’aller voir dans le menu si ça sature… Mais le son, c’est sans doute un truc qui revientbeaucoup avec les gens qui utilisent le Canon.415Les micros dits « canon » captent essentiellement les sons en provenance d’un angle restreint. Ils sont souventutilisés par les utilisateurs de reflexs qui n’utilisent pas d’outils de prise de son distinct.416Un enregistreur numérique.- 185 -185


Est-ce que le hors-champ devient différent, quand tu as la possibilité de faire <strong>du</strong> sonseul à certains moments ? Cette question touche à un point sur lequel je me pose beaucoup de questions en cemoment : après cette expérience Prison Valley, ce mélange photo-vidéo, je me demande deplus en plus quelle histoire je veux raconter, et comment je la raconte. On sait qu’il y a deshistoires à la radio qui marchent très bien. Ça nous immerge. En photo aussi. Mais on ne vapas refaire ce qui existe déjà. Par contre, mêler vidéo et photo peut aussi tuer une histoire. Je veux dire par là queça peut être beaucoup plus fort de ne faire que de la photo, ou que de la vidéo, ou de mêlerles deux. Dès qu’il y a une diffusion sur Internet, à la télévision ou au cinéma, je pense quele son est indispensable. Je ne peux pas imaginer une histoire photographique racontée enprojection, même dans un festival, avec de la musique, parce que pour moi la musiqueamène forcément un côté un peu pathos, en rajoute sur les images, et pour moi ça tue tout.Tu parles d’une musique déconnectée de l’image ? Oui. Du Mozart sur l’exode rwandais, ça devient vite compliqué. Je rêverais de voirun festival photo avec <strong>du</strong> reportage et <strong>du</strong> son de terrain. J’ai envie d’entendre ça,d’entendre ce son qui peut se passer derrière l’image qu’on voit. On peut avoir une imaged’un paysage vide, et le son d’une foule derrière. Elle existe, elle est derrière, mais on ne laverra jamais. Le son me raconte autre chose au même moment. C’est ça qui fait la magie <strong>du</strong>truc. Ce mélange justement pesé de vidéo, photo et son, peut être un plus pour une histoire.Mon prochain projet ne pourrait être que photo/son, ou que vidéo/son. Après PrisonValley, le mélange des deux… j’ai vu que ça marchait. Mais je ne suis pas convaincu que çasoit quelque chose que j’ai envie de refaire tout de suite. Finalement, après m’être libéré,éprouvé une énorme joie à mêler les deux, je me demande si je n’ai pas envie de les séparer.Peut-être pour les revoir ensemble après. Mais pour moi, le son reste indispensable.Est-ce que c’est le son qui amène la vidéo ?La vidéo sans le son <strong>du</strong> terrain, pour moi, je ne vois pas.- 186 -186


Le dernier projet que tu es en train de monter, il ne mélange pas photo et vidéo ? Non, ce n’est que de la vidéo. C’est une sorte de webdocumentaire, mais c’est <strong>du</strong>corporate. Je n’appelle pas ça un webdocumentaire, mais ça reste sur le même principe,pour les assurances Axa. C’est un travail de commande sur la longévité, mais avec un partipris d’auteur. Je l’ai fait avec un copain réalisateur. On raconte les choses comme on aenvie de les raconter, avec les contraintes <strong>du</strong> client. On était partis de l’idée de mêler vidéoet photo, le client n’était pas certain <strong>du</strong> truc, après ils ont dit oui, après ils ont dit non, aprèsc’était tout vidéo. Après, peu importe, puisque ce n’était pas un projet personnel. Si ça avaitété un projet personnel, je me serais posé des questions. Mais le prochain projet personnelpourrait très bien n’être que photo… mais je n’en ai pas tout de suite.Le webdocumentaire de Samuel [Bollendorff] pour SFR 417 , le financement d’À l’abri derien 418 par la fondation Abbé Pierre, ton travail pour Axa... il y a une vraie demande deces objets, pas seulement <strong>du</strong> côté de l’information pure ? Oui. La vraie demande, elle est arrivée de deux manières. Déjà, le fait qu’Internetest maintenant le média le plus regardé au monde. Bien plus que les journaux, ça c’est clairet net. En termes de visibilité pour une boîte, c’est énorme. Et la deuxième chose, c’estqu’on a commencé au fil des années à construire des objets divers et variés qu’on a appeléswebdocumentaires, et ça a commencé à donner des idées à certains. Samuel [Bollendorff]est assez sollicité là-dessus. Moi, après Prison Valley, j’ai eu des propositions de commandescorporate, et j’ai accepté celui d’Axa, parce qu’il tombait au bon moment, et parce qu’ilpermettait de voir autre chose, de découvrir une autre façon de travailler, de continuer àtravailler avec une équipe que je ne connaissais pas avant, et puis Upian qui entrait dans laboucle… Axa est venu me chercher à cause de Prison Valley, ça c’est clair et net.417Homo-numericus, co-réalisé avec Eric Walther, en 2010.418Un webdocumentaire de Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorff sorti en mars 2011.- 187 -187


Ce n’est pas un peu frustrant qu’il y ait cette importante demande de la part desentreprises, et que ça soit plus difficile en ce qui concerne les travaux plus informatifset indépendants ? C’est frustrant, mais… tu te construis au fil des années, avec ton regard, tondiscours, et puis à côté il y a la réalité économique. Tu es un franc-tireur, mais à un momentil faut bien bouffer. Au même titre qu’un photographe peut faire <strong>du</strong> corporate enphotographie, et il sont plein à le faire pour vivre, là il y a moyen de faire <strong>du</strong> corporate.Mais ce n’est une obligation pour personne. Tant qu’on n’est pas sur un terrainjournalistique sensible, ça ne me dérange pas. Si ça commence à toucher un terrainsensible, par exemple j’aurais <strong>du</strong> mal à faire un documentaire pour un ministèrequelconque. Mais tant que ça ne touche pas ça, la longévité ce n’est pas un sujet méchant,même si ça ne va pas très loin dans la réflexion derrière, ça ne fait de mal à personne. Et sicet argent-là peut me permettre d’auto-pro<strong>du</strong>ire d’autres choses, pourquoi pas. C’est unemanière comme une autre d’amorcer un nouveau projet, ça peut être très très bien. Commedes réalisateurs qui font des films pour des boîtes, et qui construisent leurs court-métragesà côté.- 188 -188


Entretien avec Guillaume Herbaut,photographe de l’agence Institute for Artist ManagementRéalisé le 2 mai 2011, à Montreuil (Seine-Saint-Denis)Avant La Zone, tu avais déjà eu recours au son pour accompagner tes images,notamment dans un travail sur les colonies de vacances <strong>du</strong> Front National. Mais ils’agit là de ta première utilisation de la vidéo, non ? Dans les années 90, je faisais des montages vidéo à partir de photos. Je faisais uneenquête sur l’extrême droite en France et je faisais des courts-métrages. Je m’étais servi desphotos comme un objet vidéo. Je travaillais avec Rodolphe et à l’époque il faisait les prisesde son de ce que j’étais en train de photographier. On était déjà dans un format audiovisuelfort, mais il n’y avait pas les canaux de diffusion. J’avais créé des formats de trois, quatre,cinq minutes. Mais il n’y avait pas Internet. Il y a eu quatre, cinq vidéos. Ma destinationc’était la télé, mais c’était un format un peu compliqué. Avec l’arrivée d’Internet, ces objetslà,de quatre ou cinq minutes pouvaient trouver une place.À l’époque, comment étaient diffusées ces vidéos ? Je les présentais dans des festivals, dans des conférences, mais rien d’autre. Ça n’ajamais été vraiment montré, sauf via L’Oeil Public 419 . Quand on a fait la revue Oeil Public,à un moment donné ils avaient intégré dans la revue un site Internet. C’était l’ancêtre <strong>du</strong>webdoc. C’était une webrevue ! L’idée était de créer un objet bicéphale, avec un bel objetpapier et un objet numérique en complément. Il y avait aussi une interrogation, mais c’étaitsurtout, pour plein de photographes de l’Oeil Public, comment vendre nos images,comment montrer <strong>du</strong> reportage. La vidéo, c’est arrivé naturellement. À partir <strong>du</strong> momentoù je me suis penché sur l’idée de faire un documentaire, la vidéo arrivait naturellement.419L’Oeil Public est un collectif fondé en 1995, qui devint ensuite une agence, avant de fermer en 2010. WilfridEstève, Guillaume Herbaut et Philippe Brault, interrogés dans le cadre de ce mémoire, ont été membres de l’OeilPublic. Tout comme Samuel Bollendorff.- 189 -189


Dans mon travail, au final, je suis assez cinématographique dans la manière de présenterdes expos. J’ai fait un gros travail qui s’appelait 7x7, qui raconte plein d’histoires, etj’accrochais au mur les photos comme on aurait envie d’accrocher un film non stop. Turegardais image par image, mais elles étaient toutes reliées bord à bord. Il y avait vraimentun truc cinématographique dans la manière de présenter les choses.Samuel [Bollendorff] me disait que tu avais aussi fait des vidéos « à 360 degrés » ? Oui, c’est Arte qui m’avait contacté pour faire ça. Je faisais des autoportraits,partout dans le monde, à des endroits ou à des moments un peu fous. On voit tout le décortourner autour de moi, et j’essayais d’avoir toujours le même visage. Je ne sais pas, ça va dela révolution orange en Ukraine à un lieu magnifique au Kazakhstan…C’était de l’image fixe que tu animais ensuite ? Non, c’était de la vidéo. Je n’ai pas fini, parce que j’en ai des centaines. J’ai fait unmontage qui <strong>du</strong>rait trente minutes, ça donnait le tournis, avec un décor qui changeaitconstamment et ma tenue, ma coupe de cheveux. Ça tournait non stop. En parallèle, jefaisais de la radio. J’ai fait deux documentaires pour des ateliers de création radiophoniquede France Culture. Il y avait vraiment l’arrivée de l’idée sonore, c’étaient deuxdocumentaires de plus de 50 minutes.Comment en es-tu venu à faire de la radio ?Ils me l’ont demandé. J’avais exposé au Jeu de paume, et ils m’ont demandé sij’avais envie de le faire. Ça a bien marché…Techniquement, ce n’était pas trop difficile à appréhender ? J’étais accompagné. Le principal, c’est d’avoir quelque chose à dire. Je suis unauteur, que je passe de la télévision à autre chose, il faut me donner les moyens pourtravailler, c’est tout. J’avais un ingénieur son avec moi, et après j’avais une monteuse,évidemment. On m’accompagne, on m’aide.- 190 -190


L’idée <strong>du</strong> webdocumentaire sur Tchernobyl, c’est arrivé comment ? Il y a deux ans. Il y avait l’arrivée des webdocus de Samuel [Bollendorff] qui mefaisait me poser beaucoup de questions. C’était quand même le premier à avoir été si loindans la manière de raconter des histoires sur Internet. Par ailleurs, il y avait PhilippeBrault, qui est aussi un mec de l’Oeil Public, qui était en train de travailler sur PrisonValley, et je m’interrogeais sur ça. Je m’étais dit que j’avais envie de raconter Tchernobyl autrement, et que lewebdocumentaire pouvait m’aider à réfléchir autrement. J’ai rappelé un de mes amisjournalistes 420 , avec qui j’étais déjà allé plusieurs fois à Tchernobyl, pour lui demander s’ilétait d’accord pour qu’on travaille ensemble sur un webdocumentaire. On a créé lewebdocumentaire ensemble.C’est vraiment la première fois, pour toi, avec La Zone, que la narration est aussi« explosée », comme tu dis ? Oui, mais en plus ça correspond vraiment à Tchernobyl. On ne peut pas faire unenarration explosée pour tous les sujets. Il n’y a pas de règle. Pour Tchernobyl, c’était justifiéparce que c’était un accident, parce que la centrale a explosé, que la radioactivité esttombée de manière aléatoire... Mais le webdocumentaire, c’est une seule facette <strong>du</strong> projet,puisqu’il y a aussi un livre, une installation à la Gaîté Lyrique, un blog, et la presse en tantque telle. On a fait plus de 16 pages dans Géo, Paris Match, etc. C’est vraiment un projetavec plein de facettes. Seulement un webdocumentaire, après tout, ce n’est pas ce qui mepassionne le plus. Ce qui m’intéresse, en fait, c’est l’objet documentaire en tant que tel.C’est vrai que le webdocumentaire permet, dans la narration, de créer des mo<strong>du</strong>les, trèspetits, très courts, exposés dans le site, comme un puzzle. Il n’y a pas d’ordre…420Bruno Masi, ancien journaliste à Libération.- 191 -191


La plupart des webdocumentaires ont quand même un ordre de lecture, même s’il peutvarier. Mais ici, on peut se déplacer n’importe où, à n’importe quel moment. Oui, on voulait vraiment avoir cette impression-là. Tu te promènes, tu n’es pasobligé de tout voir. Tu es dans un territoire, tu peux tout voir. C’est toi qui te construis talogique. Ça c’est vraiment intéressant, dans le webdocumentaire.Qui prenait le son pour ce webdocumentaire ? Nous. On avait chacun un appareil photo vidéo, et les vidéos sont de nous deux.Moi, je suis d’abord photographe. Je donnais la priorité à la photo, et après je filmais. Àcertains moments, je ne pouvais pas filmer. Bruno filmait, et moi je continuais mon travailde photographe. Dans le webdoc, on doit être à 55/45% de répartition de la vidéo, c’estassez équitable.Et pour Bruno Masi, ce n’était pas trop compliqué de faire de la vidéo ? Il en avait déjàfait ?Non, je ne vais pas faire mes commentaires mais… plus il faisait de la vidéo, plus ils’installait dans ses cadres.Qu’utilisiez-vous comme matériel ? On était parrainés par Nikon, on avait des D3s. Nikon m’a prêté un appareil toutel’année, et deux pour le dernier voyage, plus les optiques… ils ont fait un très bon travail departenariat.Tu utilisais le même boîtier pour la photographie ?c’est fatigant.Oui, je travaille de la manière la plus légère possible. Dès que j’ai trop de matériel,- 192 -192


La question de l’encombrement est donc déterminante dans le choix de cet outil… De la qualité, aussi. Après, je ne m’y connais pas assez en vidéo pour dire quellecaméra va être bien… Au moins, ça ne change pas mes habitudes de travail, ou très peu, etles capteurs sont d’une qualité extraordinaire. Dans la profondeur de champ et dans lamatière, on est proche <strong>du</strong> cinéma, donc on peut retrouver, pas pour tout mais on peutretrouver l’ambiance photographique dans la vidéo. Ça c’est vraiment intéressant. Et c’estgénial de passer de l’un à l’autre comme ça, sans s’interroger… Enfin bien sûr qu’ons’interroge, mais on a le même matériel et c’est très rapide.Donc votre première expérience vidéo, c’est avec un boîtier reflex.Oui.Quand vous avez utilisé cet objet, quelles étaient ses principales contraintes ? La stabilité. J’ai dû rajouter un monopode. Enfin, moi j’ai l’habitude de travailler aupied en photo, mais ce qui était curieux c’est que j’utilisais de moins en moins de pieds pourfaire des photographies, mais je continuais d’avoir un monopode pour filmer. C’était quandmême une contrainte. L’autre contrainte, c’était la présence <strong>du</strong> micro sur mon appareil photo… d’unequalité incroyable. J’aime bien travailler discrètement, mais le micro devenait tout de suiteun objet imposant devant l’appareil, et c’était très fragile. En fait, j’ai cassé le micro au boutde quinze jours, je l’ai fait tenir avec <strong>du</strong> scotch et <strong>du</strong> gaffeur. Voilà, c’était de petitescontraintes, mais l’appareil, le D3s, est tellement dingue en sensibilité qu’on peut allerhyper loin, on peut filmer dans des conditions extrêmes avec une qualité excellente…- 193 -193


Et en ce qui concerne la visée par l’écran ? Je me suis détaché assez vite <strong>du</strong> viseur. J’en avais acheté un, ça coûte hyper cher,environ 450 euros je crois 421 . Rapidement, je ne l’ai pas pris. C’est pas si pratique que ça, lavision qu’on a avec n’est pas si bonne.Il n’y a pas eu de problèmes de mise au point pendant la prise de vue ? À un moment,vous faites la mise au point pendant la prise de vue…Ce ne sont pas mes plans [rires].Et concernant les réglages <strong>du</strong> son ? C’est hyper simple, je mettais en automatique. J’ai fait au plus simple. L’idéal, c’estd’avoir un preneur de son, de faire des « claps » et tout, mais ça demande d’avoir unepersonne en plus dans l’équipe, donc c’est trop lourd.Pour les plans où vous suivez un personnage, comment avez-vous stabilisé l’appareil ? Là, j’étais avec un monopode, et pour le plan dans la neige, c’était Bruno. Moi jephotographiais, on était là pour Paris Match, Bruno avait le monopode aussi je crois. Tu neréfléchis pas trop dans ces moments-là.Ces contraintes-là ne vous ont pas trop bloqués ? Non, on s’en foutait. La vidéo, c’était un moment brut. La photo, c’est un momentplus arrêté dans les images, plus cadré, alors que la vidéo c’est plutôt un document, parexemple quand on est dans le trafic de métal – il y a un chapitre sur le métal –, on voit unmec en train de nettoyer <strong>du</strong> métal contaminé, la vidéo n’est pas exceptionnelle, c’est undocument comme ça. Tout le monde aurait pu le faire. C’est un document lâché. Mais les421Ici, Guillaume Herbaut parle des viseurs de la marque Zacuto. Il existe néanmoins des viseurs plus modestesqui coûtent environ 150 euros.- 194 -194


photos sont là, elles posent le décor, c’est quelque chose de très arrêté. Ce n’est pas le mêmeregistre, ça ne veut pas dire la même chose.Il y a quand même de plans fixes où on est au-delà de la vidéo « brute », où l’on sent unsouci <strong>du</strong> cadre de l’esthétique fort… Évidemment. Il y a un équilibre. Mais au départ, quand on filmait, on n’était paspréoccupés par ça. Après, il y a eu plein de choses, plein de contraintes techniques, etc.Mais quand on filmait, on pensait plus à un document en tant que tel. On n’était pas entrain de se demander si on allait faire un beau travelling… On était là, on filmait et basta.Ce n’est pas comme Prison Valley, où il s’était fait des rails [pour réaliser les travellings]…en plus Philippe Brault vient <strong>du</strong> cinéma. Nous, ça n’avait rien à voir.Dans La Zone, la photo et les plans sont vraiment séparés, à l’inverse de Prison Valley... C’est des contraintes de pro<strong>du</strong>ction, en fait. Et c’est aussi un question de point devue. C’est compliqué à expliquer, parce qu’il y a des points de vue qui divergent entre lesdeux auteurs, entre Bruno et moi. J’aurais voulu que ça soit beaucoup plus mélangé, dansle sens fractal <strong>du</strong> terme : changement de format, explosion de la rétine. Même dans lesplans vidéo, je voulais que l’explosion apparaisse visuellement. L’idée n’a pas abouti, doncaprès on a préféré séparer vraiment les deux mo<strong>du</strong>les et raconter des choses différentesavec chaque médium. Mais je pense qu’on aurait pu aller plus loin, j’aurais voulu aller plusloin. Ce sont des logiques de pro<strong>du</strong>ctions, des logiques d’équipe. Je pense qu’on peut allertrès loin dans le mélange photo et vidéo…C’est quelque chose que tu envisages ? Tout dépend des projets, mais là ça correspondait bien, avec toujours l’idée del’explosion. Mais je pense qu’on s’est privés d’une forme narrative. La photographie rajoutequelque chose, elle donne une temporalité différente à la vidéo, elle donne de la profondeurparfois. C’était intéressant de jouer avec ces deux temps, j’aurais aimé plus le faire.- 195 -195


Dans La Zone, à chaque fois qu’on est dans une séance photo, il faut cliquer, alors quela vidéo vient toute seule. Ça dépend des diaporamas, il y en a où tu rentres directement. C’est la moulinetteinformatique, le schéma informatique derrière qui est comme ça, mais ça, moi, pour lecoup, je n’y connais rien. Ce ne sont pas les mêmes moteurs, pas les mêmes programmes.Comment est-ce qu’on choisit de faire de la photo et de la vidéo à tel ou tel moment ? C’est hyper compliqué. C’est la chose la plus compliquée à trouver, il faut voir sespriorités. En fait, c’est très <strong>du</strong>r de faire les choses en même temps, et tu deviens un peuschizophrène. Philippe, lui, il a trouvé l’astuce de séparer les temps de prise de vue, et jecrois que c’est la meilleure méthode. C’est pour ça que Bruno, très vite, a dû filmer quandje photographiais, parce qu’on ne peut pas faire les deux choses en même temps. Pour moi,la priorité c’est la photographie. Quand je voyais quelque chose de nouveau, que je n’avaispas vu avant, mon réflexe c’était d’abord de photographier. Après, quand j’avais fait montravail de photographe, je me mettais à filmer. Après, il y a des scènes pour lesquelles tu te dis : ce n’est pas photographiable. Tu tedis, là en photo ça ne marche pas, donc je vais filmer. Il n’y a pas de règles a priori. Il fautd’abord se faire son expérience de photographe. Toi, si tu veux devenir photographe, il fautd’abord photographier, et ensuite tu t’interrogeras sur la vidéo. Mais mélanger les deux…tu n’as pas le même rapport au temps, tu n’as pas le même rapport au positionnementquand tu photographies ou quand tu filmes. Même le cadre change. Ce ne sont pas lesmêmes formats. Tu as plein de paramètres différents, c’est comme quand tu photographiesen noir et blanc ou en couleur, ou en carré et en 24x36. Tu es quand même dans un schémaoù ton cerveau est coupé en deux. Donc je n’ai aucune règle, c’est très compliqué.Parfois ça se décide au préalable, comme pour les interviews ? Toutes les interviews sont filmées. Après il y a des portraits figés, décidés avant. Onlaisse une minute, deux minutes… C’étaient des règles imposées. Les portraits, c’est de laphoto. Là, c’est facile de partager son temps, cinq minutes, cinq minutes. Mais après, sur la- 196 -196


plage par exemple, on s’est vraiment réparti les rôles, Bruno et moi. On travaillait pour unjournal italien, donc je me concentrais sur les photos, et Bruno sur les images de plage, etc.C’est ce plan où un homme met sa serviette ? Il n’y a pas de photos, là, si ? Je n’ai pas mis les photos dans La Zone. On a choisi de mettre une ambiance desieste dans les eaux contaminées… C’est un choix de ce qu’on allait raconter avec l’image.On voulait que chaque médium raconte quelque chose de différent. Je me méfie de laphotographie qui devient une image vidéo. Une vidéo, puis tu rentres dans une photo, puistu as encore <strong>du</strong> mouvement dans la photo pour donner une ambiance vidéo, ça nem’intéresse pas.Est-ce qu’il y a une même logique sonore tous les portfolios ? Si je ne me trompe pas,certains sont « muets »… Quand on a une création musicale, on est dans un registre allégorique. Il n’y a pasou peu de légende. S’il n’y a pas de son, on est dans un registre de document. On ne se posepas de question… Quand il y a une voix, c’est l’histoire qui l’impose.Cette voix, féminine… on ne sait jamais qui c’est ? Non. C’est la même personne, mais on ne sait pas qui elle est. Elle revient sur sonterritoire, elle redécouvre le territoire qu’elle a connu il y a très longtemps. Mais ce n’estpas affirmé. On a choisi une voix féminine avec un accent, pour que le territoire soitidentifiable. On sait qu’on est dans l’Europe de l’Est, elle a un accent un peu russe… Etc’est une voix féminine, parce que les filtres qu’on avait sur le terrain, c’était nos interprètesqui étaient des femmes.Mais ce n’est pas une des interprètes... Non, c’est une comédienne. Le personnage est fictif. Bruno et moi nous sommestoujours interrogés sur la limite entre documentaire et fiction. J’avais fait un travail avecBruno sur Skodra, en Albanie [sur la vengeance], et en fait j’avais fait une exposition- 197 -197


intégrant des textes de Bruno comme des photographies. Parfois, un dialogue s’instaurait,en texte, qui était un dialogue fictionnel. Tout ce qu’on disait était vrai, et en même tempson pouvait croire que c’était faux. C’est pareil pour Tchernobyl. Le personnage n’est pas un vrai personnage, mais ilfait le lien entre toutes les histoires, qui sont vraies, et parfois on pourrait même croirequ’elles sont de l’ordre <strong>du</strong> conte. C’est tellement dingue ce qu’on entend qu’on pourraitcroire que c’est faux. On aime bien être à la jonction. Pourtant, tout ce qu’on dit est vrai.Le livre est vraiment là-dedans, d’ailleurs. Il y a une confrontation texte/image. Les imagessont hors <strong>du</strong> documentaire, et le texte est un texte très personnel de Bruno, on ne sait plusqui parle, les tons sont mélangés, les personnages aussi… C’est l’explosion mentale quandtu vas dans une zone pareille.On revient souvent sur la place de l’auteur et de la subjectivité dans les nouvellesformes documentaires. Cette femme qui parle, dans La Zone, finalement, on al’impression que c’est vous, les deux auteurs qui êtes derrière ?Pas forcément. C’est toi qui l’interprètes comme ça. [rires]Revenons sur le travail de post-pro<strong>du</strong>ction… Comment se passe le travail avec le restede l’équipe ? Dans quelle mesure pouviez-vous imposer vos choix ? C’était hyper instructif. Nous les photographes, on travaille dans notre coin, toutseuls… Mais avant, je vais te dire comment on a pro<strong>du</strong>it le webdoc en tant que tel. C’estimportant, parce que tous les modèles économiques sont mélangés. On a d’abord eu uneaide à la pro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> CNC 422 , donc on a pu partir avec 20 000 euros pour le premiervoyage. On est tombés sur le trafic de métal. En revenant, je suis allé voir Paris Match et jeleur ai proposé de continuer l’histoire avec nous sur le trafic de métal. Ils ont mis à peu près20 000 euros dans la balance pour qu’on continue l’histoire. Après, on est revenus et j’aiproposé à Elle une histoire d’amour à Tchernobyl. Donc ils ont pro<strong>du</strong>it une partie de notre422Centre national <strong>du</strong> cinéma et de l’image animée. Depuis 2007, le CNC vient en aide aux projets destinés auxnouveaux médias. La Zone ou Prison Valley en ont bénéficié. Ces aides financières consistent en une aide àl’écriture et/ou une aide à la pro<strong>du</strong>ction, qui peuvent aller jusqu’à 50 % <strong>du</strong> budget total. Selon le CNC, l’aide auxprojets destinés aux nouveaux médias a financé 180 projets depuis 2007, pour un coût global de six millionsd’euros.- 198 -198


voyage : ils ont payé le troisième voyage. Le quatrième voyage, il a été copro<strong>du</strong>it par unjournal italien, et par Géo, qui nous a payé aussi le dernier voyage en octobre dernier, unmois. Donc Géo, ils ont dû mettre 25 000 ou 30 000 euros pour la pro<strong>du</strong>ction en tant quetelle. J’ai refait encore un autre voyage, j’ai ajouté quelques documents dans le webdoc,lorsque j’étais en commande pour un journal américain. Donc si tu enlèves le CNC, c’est un schéma très classique de photographe quitravaille pour la presse. Ça a payé toute la pro<strong>du</strong>ction. Après, le développement pour leweb, c’est la boîte de pro<strong>du</strong>ction, Agat Films, plus Le Monde et le CNC. Au final, je croisque le CNC nous a donné 55 000 euros pour le développement, et Le Monde… pas d’argentréellement, mais ils ont fait le développement en interne. Il y avait une équipe dédiée auprojet, qui a travaillé à plein temps pour nous. C’est deux salaires à plein temps.Quel était le rôle d’Agat Films ? Ils ont fait le lien entre les différentes parties <strong>du</strong> projet, ils ont fait les montagesvidéos et ils ont fourni le matériel au Monde, puis ils ont collaboré avec Le Monde pour ledéveloppement web, les interfaces, etc. Ce que nous ne maîtrisons pas. On avait l’idée <strong>du</strong>puzzle, tout ça, mais la partie technique, on ne maîtrise pas. Donc Agat est là pouraccompagner et faire le lien. Pour revenir à ta première question, ce qui est compliqué pour un photographe,c’est d’intégrer le milieu de la pro<strong>du</strong>ction qui vient de la télé ou <strong>du</strong> cinéma. C’est pas <strong>du</strong>tout la même logique. Je l’avais déjà constaté quand on pro<strong>du</strong>isait sur le terrain. En fait, onallait trop vite pour eux. Le cinéma, ça prend <strong>du</strong> temps, déjà en amont pour la recherche debudget, le montage des équipe. Nous, à peine on en parlait, qu’on était déjà partis. Ça, çafait partie <strong>du</strong> travail de photographe : on est hyper souples, très rapides… Ensuite, il y aun problème de vocabulaire. Pas technique, mais autre chose. Il faut arriver à caler ça. Il ya une période d’adaptation, qui est plus ou moins agréable à passer, pour que les chosessoient comprises… ou pas !- 199 -199


Peux-tu nous expliquer cela ?C’est très compliqué… Il y a des schémas narratifs qui ne sont pas les mêmes.D’accord… On sait qu’on ne construit pas un reportage photo comme un reportage pour la télé.Donc il y a deux logiques qui se confrontent. Mais en web, c’est intéressant parce qu’il n’ya pas de règles normalement… Mais la logique télé traditionnelle est encore derrière.… Alors que c’est essentiellement la presse qui vous a financé ? Oui, et on le voit. Prison Valley, je trouve que c’est un travail remarquable. Il y a unschéma télé fort, et d’ailleurs ça a été repris à la télé. Pour chacun d’entre nous, il y a encoredes choses à casser pour aller plus loin dans le webdoc. On est encore à l’ère préhistoriquedes webdocs. Il y a plein de choses qui sont faites, mais il y a tellement de possibilités…Mais il faut que les pro<strong>du</strong>cteurs, les diffuseurs aient moins peur.Qu’ils aient moins peur de se détacher des schémas classiques ? Oui, parce que derrière il y a toujours la crainte que le public n’intègre pas letravail, que ça aille trop loin, qu’on soit trop à la limite de l’art contemporain… Ce quim’intéresse, c’est plutôt d’explorer cette partie-là, plus proche d’une installation plastique.Puisque tu en parles… L’installation à la Gaîté Lyrique, comment est-ce arrivé ? On voulait vraiment que le webdoc soit un objet transmédia. Chaque partie a uneimportance très forte, chaque partie est complémentaire, c’est encore un puzzle. Brunoconnaissait des gens de la Gaîté, il leur a proposé, mais il fallait qu’on leur amène un projet.Je leur ai ressorti un projet que j’avais depuis dix ans, sur un mo<strong>du</strong>le, un bloc surTchernobyl. Je voulais laisser travailler un architecte, et l’idée c’était de rentrer dans cebloc avec une projection vidéo à l’intérieur. Ce n’est pas pareil, mais l’idée était là. J’airessorti le truc pour cette boîte-là, mais là on est vraiment immergé dans la Zone, les quatre- 200 -200


écrans, une projection aléatoire des vidéos et des photos. L’idée c’est que tu puisses resterune journée, deux journées, trois journées, et ne jamais voir la même chose. C’estl’ordinateur qui choisit tout. Il y a plus de 900 documents photo et vidéo mélangés. C’estcolossal. Après, il y a évidemment des choses à caler, je trouve qu’il fait trop chaud àl’intérieur… il faudrait mettre la clim. Ce rapport à l’image, très mystérieux, parce que tu ne sais pas ce que tu es en trainde regarder, est pour moi très proche de ce qu’on peut vivre quand on est dans la Zone. Onest beaucoup plus proche de ce qu’on vit, dans l’installation que dans le documentaire.C’est une expérience physique, tu n’es pas obligé de tout prendre. Ça m’intéresse, que lespectateur ne prenne pas tout, et qu’il y ait une part de mystère. Il y a des gens qui sontvenus, et qui n’ont rien compris. D’autres qui restent une heure et demi. Là, je trouve qu’ontouche quelque chose. La confrontation photo/vidéo, les deux temps, le fait que des photospeuvent apparaître en même temps que la vidéo, il se passe quelque chose dans le rapportau temps et à la réalité. Pour moi c’est très intéressant, je voudrais aller plus loin là-dedans.Parfois il y a deux vidéos à la fois, mais toujours un seul son ? En fait j’ai enlevé tous les sons de travelling, parce que c’était un bruit de bagnole, etquand je les ai faits je les voyais déjà sans le son. Donc on a tout enlevé. On n’en a gardéqu’un. Quand tu as des vidéos comme ça qui filent, il n’y a aucun son, mais tu peux avoirdeux, trois vidéos à côté.Ta façon de raconter des histoires continue d’évoluer avec La Zone… Je me souviens<strong>du</strong> premier bouquin sur Tchernobyl 423 , où il n’y avait pas de texte. Puis <strong>du</strong> livre surNagasaki 424 , qui contenait plus d’explications. Là, tu reviens vers quelque chose où onn’est pas obligé de tout comprendre. C’est une forme narrative que tu adoptes<strong>du</strong>rablement ?Je n’ai pas de forme narrative que j’adopte définitivement, je m’adapte à ce que jesuis en train de raconter. À Tchernobyl, je trouve qu’il y a une part de mystère, d’inconnu,423Guillaume HERBAUT, Tchernobylsty, le Petit Camarguais, 2003.424Guillaume HERBAUT, Urakami, Anabet, 2006.- 201 -201


un mystère qui est là pour des dizaines ou des centaines d’années, on ne sait pas tout sur lenucléaire et ses conséquences. Quand on est face à Tchernobyl, on est face à un autremonde. On ne maîtrise rien. La part d’inconnu est extrêmement importante. Ça ne veut pasdire que l’an prochain, je ne peux pas repartir sur un truc hyper documentaire où tu aurasdes chiffres, des machins, plein de texte… Tout dépend de ce que tu as envie de dire à cemoment-là, par rapport au sujet que tu traites. Les autres sujets que j’ai pu faire, Ciudad Juarez, les femmes, c’est très documenté,Urakami c’est très documenté, la vendetta aussi [Skodra, en Albanie]. Ce que j’aime, si c’esttrès documenté, c’est qu’il y ait une part de bizarre dans l’image. Je me méfie desphotographes qui veulent des formes définitives. Intellectuellement ce n’est pas trèsintéressant, tu ne te remets jamais en cause, tu meurs à l’intérieur… C’est chiant quoi. Jepense qu’il faut se remettre tout le temps en cause. En général, c’est des périodes de dixans. À chaque fois, il faut tout rebalancer, quitte à continuer, mais au moins tu saispourquoi tu le fais.La forme <strong>du</strong> webdocumentaire, c’est quelque chose que tu envisages de reprendre ? Je ne sais pas. C’est un peu tôt, parce que j’en sors. Il faut que le projet soit justifiépar rapport à un objet web. Je suis pas un fanatique de l’objet web. L’objet livre et l’objetexposition me passionnent, je n’ai pas une passion folle pour le webdocumentaire.… Et l’image animée ? Ça m’a confirmé que j’étais vraiment photographe. C’était drôle, plus je filmais, plusje me disais que j’aimais bien être photographe. Plus je reprenais en compte l’imagephotographique. Quand je filme, je n’ai pas l’impression que l’image m’appartient. Pourmoi la vidéo, c’est une matière. La photo, c’est un objet. Ça n’a rien à voir, dans ton rapportà ce médium. Une vidéo, je peux la recouper, je m’en fous. Une photo, faut que je sois bon àl’instant t et si ce n’est pas bon je la jette. J’ai encore plus envie de tirages, ça m’a fait l’effetinverse. Je ne suis pas tombé amoureux de ces trucs-là.- 202 -202


Entretien avec Ulrich Lebeuf,photographe de l’agence MyopRéalisé au téléphone, le 28 avril 2011Tu es photographe, mais tu as eu recours à l’image animée pour la création de projetshybrides, mêlant images fixes et animées : Antonyme de la pudeur, Alaska Highway. D’oùvient ce souhait d’utiliser l’image animée dans ton travail ? Au départ, avant d’être photographe, j’étais attiré par le cinéma. Puis je suis tombéamoureux de la photographie. Mais après, cette attirance pour le cinéma est revenue. Il y asept ans au moins, avec le projet Territoires de fiction 425 . On était cinq ou six photographes,dont Wilfrid Estève. On s’est dit : « le web arrive, la presse va mal. Il faut trouver denouveaux supports pour présenter nos photos. » A Visa pour l’Image 426 , pendant lesprojections, on s’emmerdait. On avait vu ça 250 fois : les images qui se succèdent sur desmusiques tantôt joyeuses, tantôt tristes. On se demandait comment on devrait présenter etprojeter nos photographies, avec de la création, de la réflexion, comme pour la réalisationd’une exposition ou d’un livre, où tu choisis le papier, la typo, etc. qui accompagnent lesphotographies. Comment faire ? Avec Territoires de fiction, on a fait appel à des réalisateurs, desmonteurs, des preneurs de son. On leur a donné la matière et on leur a dit « lâchez-vous ».Et ils ont animé nos photographies. Il y avait des résultats très satisfaisants, d’autresmoins…. Mais c’était le début d’une réflexion. Moi, je n’étais pas satisfait car je perdais lefil de mon propos. Ca me posait problème en tant qu’auteur. En tant qu’auteur, je voulaismaîtriser ma narration. Je me suis dit : « il faut que je sois maître de mon propos. Pouraccompagner le lecteur, le regardeur. » De là est venue la vidéo, avec Antonyme de la pudeur.Une équipe de télévision me suivait à l’époque. Lorsque le cameraman posait sa caméra, je425Coordonné par Wilfrid Estève.426Festival de photojournalisme se déroulant début septembre à Perpignan.- 203 -203


filmais un peu pour moi. J’avais l’idée d’avoir de l’image qui bouge, d’avoir <strong>du</strong> son. J’airécupéré les rushs et je suis allé voir un monteur. Et là, j’ai réalisé, avec l’aide <strong>du</strong> monteur.Je lui disais que là je voulais qu’on commence en noir, que je voulais la voix ici… J’airéalisé entièrement.Pourquoi as-tu eu envie à ce moment-là de prendre la caméra ? C’était pour accompagner mon travail photographique. En photo, il y a plusieursfaçons d’éditer. Tu édites pour la presse, tu édites pour toi, pour une exposition, ou encoredifféremment pour un bouquin. Et puis il y a une nouvelle façon d’éditer pour ces POMs,ces nouvelles formes documentaires… Moi, j’appelle ça des films. Et sur le web, il peut yavoir de la création, plus qu’à la télévision. David Lynch l’explique bien : la créativité, ça sepasse sur le web. Donc à un moment donné, il y a un nouveau support, le web. Il faut se l’accaparer.Le modèle économique n’y est pas encore, mais il y sera forcément un jour. A partir <strong>du</strong>moment où il y a un nouveau support, il doit y avoir nouvelle présentation des images etediting. La grosse tendance en ce moment, c’est le webdocumentaire interactif. C’est pastrop mon truc. On est censé y revenir, mais moi je n’y reviens pas. J’y crois moyennement.Moi, j’essaye d’avoir une réflexion, une narration. Que le lecteur, le spectateur choisisseson début, son milieu et sa fin, ça ne m’intéresse pas. Il y a un côté sympathique, un côtéludique. C’est bien au titre de l’information. Mais d’un point de vue créatif, ce quim’intéresse, c’est quelqu’un qui m’emmène dans son univers. Il s’agissait donc de trouverun nouveau moyen de présenter les photographies. Parce qu’il y a de la vidéo, <strong>du</strong> son, de lamusique… mais il y a surtout toujours des photos.- 204 -204


Quelles différences vois-tu entre l’écriture d’un sujet photographique « classique » etcelle d’un sujet utilisant aussi l’image animée et le son ? Il y a plusieurs méthodes. Par exemple, Stéphane Remael 427 , pour Toyota City 428 , afait beaucoup plus de photos, parce qu’il le souhaitait pour le webdoc. Il avait besoin d’ungrand nombre d’images. C’est son parti pris, qui a sa logique, mais ce n’est pas le mien. Jene veux pas faire de photos moins bonnes… Donc j’utilise la vidéo. En fait, il y a deuxchoix. Soit l’on fait plus de photos pour les animer ensuite dans un webdoc. Soit ons’appuye sur la vidéo. Moi, je reste photographe, même si j’utilise la vidéo.Justement, comment concilies-tu la prise de vue fixe et animée ? C’est très compliqué de faire de la vidéo et de la photo ensemble. J’essaye encore detrouver des principes. En photo, je bossais essentiellement au format 6x7. Pour AlaskaHighway, j’ai adapté une caméra pour avoir un format quasi homothétique au 6x7. Maisdepuis un an, je reviens au 24x36. Ça facilite les choses. Je peux filmer et appuyer sur ledéclencheur. Tu peux le faire si tu as un enregistreur pour le son à côté. J’ai beaucoup de mal à me dire : « là je ne fais que filmer ou que photographier ».J’utilise deux boîtiers : l’un consacré uniquement à la photographie (Leica M8) et l’autre àla photo et à la vidéo (Nikon D3s). C’est ce que j’utilise pour mon projet actuel sur laprécarité 429 . Ce nouveau projet, je vais essayer de le diffuser, à la télévision aussi. Mais latélévision est un peu formatée. C’est un peu compliqué. Dans ce film, il y aura plus devidéo, moins de photo. Mais ça reste un film de photographe.Qu’entends-tu par « film de photographe » ?C’est en lien avec la manière de filmer, beaucoup de plans fixes…En photographie,je vois une scène, je m’en approche, je choisis mon cadrage. Puis la scène se déroule et427Egalement photographe de l’agence Myop.428Co-pro<strong>du</strong>it et diffusé par France 5 en 2010, au sein d’une commande collective de webdocumentaires pour leprojet Portraits d’un nouveau monde.429Dont le titre provisoire est « Ludo ».- 205 -205


j’appuie sur le déclencheur à plusieurs reprises. C’est pareil en cinéma, je fais des plansfixes, comme en photo. Dans Ludo, il y aura <strong>du</strong> mouvement, forcément. Mais il y aurasurtout beaucoup de scènes en plans fixes.Le travail photographique d’Antonyme de la pudeur joue beaucoup sur la notion dehors-champ… comme les petits bouts de vidéo, d’ailleurs. L’ajout de son et d’imageanimée à la photographie a un fort impact sur la perception <strong>du</strong> hors-champ par lespectateur, non ? Au début, je n’y ai pas beaucoup réfléchi. L’image animée est un objet totalementdifférent de la photographie, avec une narration totalement différente. Tu ne racontes pasles choses de la même manière. Lors de la première exposition d’Antonyme de la pudeur, onm’a dit : « je ne comprends pas ; les deux [les tirages et la vidéo] ne m’emmènent pas dansle même univers. » Je l’imagine comme quelque chose de complémentaire. Dans mon nouveau projet, les photos seront en noir et blanc, la vidéo en couleur. Lavidéo te ramène à une réalité, elle doit être en couleur. Là, je reviens à mes premiersamours : le noir et blanc et le 24x36. Cela crée une opposition, une complémentarité entrela photo et la vidéo. C’est comme pour un écrivain : il écrit des phrases et il met desvirgules. Dans ce film, j’ai besoin de virgules. Les photographies sont là pour ça. Ellest ‘emmènent à la suite. Pour l’instant, tout le monde est parti sur le webdoc. Je ne critique pas, mais il fautplus de photos. Moi, je n’arrive pas à faire autant de bonnes photos. Et puis la vidéo meplaît… et encore plus le son.En effet, le son semble avoir une place centrale pour les photographes qui choisissentde faire de l’image animée… Il y a un truc qui est fascinant. C’est très difficile de raconter des photos. On neraconte jamais la photo, mais tout ce qui s’est passé avant ou après. La vidéo s’est ouverte àmoi en Palestine, il y a cinq ans. Je ne connaissais pas l’endroit. J’avais plein d’images entête, un peu lourdes à porter… Tu te retrouves à photographier la femme <strong>du</strong> martyr, etc. Tu- 206 -206


epro<strong>du</strong>is la même image qui a été faite cent fois. En revenant, je me suis dit que j’étaispassé à côté. Ce qui est intéressant, c’est le reste, notamment l’accueil très organisé desjournalistes sur place. Il faut être en décalage de la photo, filmer, prendre <strong>du</strong> son, pourdonner un peu plus de vérité à la photographie. La photographie est un mensonge. Un exemple… En Cisjordanie, j’étais sur depetits affrontements. Il y avait d’un côté l’armée israélienne en équipement militaire, biensûr, de l’autre des palestiniens, avec de simples cailloux. Et des petits feux entre les deux.Finalement, comme une petite manifestation en France. Et les photojournalistes étaientallongés pour avoir l’image des soldats israéliens derrière le feu, dont on ne voit que desgrandes flammes. Tu publies ça et tu dis que « ça cartonne grave. » Mais ce n’est pas vrai.C’est pour cela que je revendique une photographie d’auteur. C’est ma version des choses.Amener le son et la vidéo, ça peut permettre de comprendre une autre dimension de laphoto. J’adore la photographie, j’adore mentir. Il faudrait que ce soit plus assumé par lesphotographes et par les journalistes. Et puis il y a un problème d’accompagnement à lalecture de l’image. Pour en revenir au sujet, la vidéo et le son servent à accompagner la photographie.Certains passent par le webdocumentaire. Mais il y a une alternative : faire ton film. Etéventuellement, tu peux y rajouter des bonus. Toute cette réflexion-là, elle est en cours. Entrès peu de temps, les choses ont beaucoup évolué. Mais la liberté de création ne <strong>du</strong>reraqu’un temps. Ensuite, lorsqu’un modèle économique se sera formé pour le web, on perdraen liberté. On est dans une période très intéressante. Il y a deux ans, il y avait encore ce débat entre le numérique et l’argentique. On serend compte maintenant que toutes les photos de news sont réalisées par des amateurs. Lephotographe de news arrive de toute façon après l’événement. Moi, je trouve ça fascinant.Ca oblige les photographes à avoir une vraie démarche d’auteur, ça les oblige à avoir unevraie réflexion. J’en suis intimement convaincu. Prenons le cas <strong>du</strong> tsunami. Il y en a un quia fait « son » truc, c’est Philip Blenkinsop. Ca a été publié et primé partout.- 207 -207


Passons aux questions pratiques engendrées par le recours à la vidéo. Tu as donccommencé par utiliser une caméra avant d’opter pour un reflex numérique qui permetl’enregistrement vidéo… Oui. Pour Alaska Highway, j’avais acheté une petite caméra de poing, qui avaitl’avantage de ne pas être haute définition et avait un format quasi homothétique à celui demes photos en 6x7. La qualité était correcte, mais j’ai fait le choix de salir ensuite l’image(en rajoutant <strong>du</strong> bruit et <strong>du</strong> grain) pour avoir une vidéo un peu crade et une photo biennette. Toujours pour une question de rythme et d’écriture. C’est comme une partition demusique. Ensuite, j’ai utilisé le Nikon D3s et le format 24x36. Alors qu’en Alaska jetravaillais en argentique et au format 6x7.Tu n’as jamais pensé filmer avec une caméra plutôt qu’un reflex ? Si, j’y pense. Sur le projet de Ludo, j’ai été confronté à des problèmes techniques,liés au manque d’expérience, je crois. Problèmes de flare, d’optique, de mise au point. Maisil n’y a pas beaucoup de caméras qui peuvent rivaliser avec les appareils reflex qui filment.Il y a la Red, mais qui est plus couteuse 430 . Et puis un appareil photo, c’est déjà agressif,alors une caméra ! Avec un appareil photo, souvent les gens te demandent : « mais là, tufilmes ? » Il y a un malenten<strong>du</strong> par rapport à l’outil qui est intéressant à exploiter. Si jeviens à la caméra, ce sera pour un projet uniquement vidéo. Avec les reflex numérique,l’image est vraiment très belle. Il y a des cinéastes qui tournent avec la Red. Mais CédricKlapisch, pour son dernier film a même tourné un plan au Canon.Tu évoques des problèmes lors de la prise de vue…Oui, j’avais des problèmes curieux… Du flare. Et des questions de mise au point.Mais j’ai des problèmes de vue.430Caméra haute définition, dont le prix, sans optiques et accessoires avoisine les 15 000 euros.- 208 -208


Tu utilisais un de ces viseurs / loupes que l’on appose sur les écrans LCD des reflexspour aider à la mise au point ? Non…Pour résoudre ce problème de mise au point, j’ai changé d’optiques. Enphoto, je ne travaille qu’avec un 35mm et un 50mm. Mais en vidéo, j’ai été obligé de mettreun 28mm, une focale que je n’utilisais pas en photo. Parce que les flous lors de la mise aupoint, ça peut être joli, mais on n’en veut pas tout le temps.Nous parlions tout à l’heure <strong>du</strong> son… Quelle option as-tu choisi pour pallier à laqualité médiocre de l’enregistrement audio sur les reflexs ? J’ai fait comme beaucoup, j’ai adapté un micro sur le boîtier (un Sennheiser MKE400). Le son n’est pas dégueulasse, mais il faut le mixer ensuite. Avec un enregistreur àcôté, c’est mieux, bien sûr. Ce sont des choses que je découvre. Là, j’ai besoin d’êtreaccompagné. J’ai besoin de bosser avec d’autres. Je bosse seul sur le terrain, puis jem’entoure d’autres personnes ensuite, pour pallier à mes limites techniques. Avant, enargentique, j’avais toujours le même tireur chez Picto. C’est son métier. Je lui disais ce queje voulais et on en discutait. Maintenant, je veux un monteur au service <strong>du</strong> film. C’est lemême rapport qu’en photo avec le tireur. Mais je reste le chef d’orchestre.As-tu déjà envisagé d’être accompagné d’un ingénieur <strong>du</strong> son au moment <strong>du</strong> tournage ? Autant j’ai besoin d’être entouré au moment de la construction finale, autant avant,non. Souvent, c’est déjà difficile de trouver sa place seul. Le témoignage d’Emilie, dansAntonyme de la pudeur, elle ne l’aurait pas fait à un journaliste, comme ça. Moi, je suisresté longtemps, je les ai connu, ils venaient manger à la maison. Je fais pareil avec Ludo.Avoir une autre personne avec moi, ce serait une barrière pour ce type d’approche. Aufinal, je préférerais me rendre compte qu’il y a des limites techniques dans la réalisation,plutôt qu’on perde en authenticité, en sincérité.- 209 -209


Communiqué de presse pour le film Hell and Back Again, de Dennis Danfung(extraits)OFFICIAL SELECTIONWORLD CINEMA DOCUMENTARY COMPETITION2011 SUNDANCE FILM FESTIVALRunning Time: 88 minutes. ColorLanguage: English and Pashtu with English subtitlesUnited States, United KingdomSCREENING TIMESSunday, January 23 12:00 PM Holiday Village Cinema IVSunday, January 23 7:00 PM Holiday Village I (Press & In<strong>du</strong>stry)Tuesday, January 25 6:00 PM Temple TheatreWednesday, January 26 6:00 PM Broadway Centre IV, SLCThursday, January 27 11:30 PM Prospector Square TheatreFriday January 28 6:00 PM Redstone Cinemas 8PRESS CONTACT: FALCO INK.SALES CONTACT: CINETIC MEDIAShannon Treusch (917/225-7093)John SlossBetsy Rudnick (646/713-4367) Dana O’Keefe (646/361-3016)Joanna Pinker (607/768-3948) Debra Fischer (215/499-8747)Roast Beef Pro<strong>du</strong>ctionsMike Lerner (646/401-1661 or 44-7770-788-544)- 210 -210


IMPACT PARTNERS PresentsA ROAST BEEF Pro<strong>du</strong>ctionIn Association WithSABOTAGE FILMS & THOUGHT ENGINECHANNEL 4 BRITDOC FOUNDATIONFeaturingSERGEANT NATHAN HARRIS, ASHLEY HARRISTHE MARINES OF ECHO COMPANY 2ND BATTALION, 8TH MARINEREGIMENTPro<strong>du</strong>ced byMIKE LERNER, MARTIN HERRINGMusic, Lyrics & Sound Design byJ. RALPH“Hell And Back” Performed byWILLIE NELSONExecutive Pro<strong>du</strong>cersDAN COGAN, KAROL MARTESKO-FENSTERGERNOT SCHAFFLER, THOMAS BRUNNEREdited byFIONA OTWAYDirected byDANFUNG DENNIS- 211 -211


Director’s StatementThis morning I learned a photographer friend was severely wounded after stepping on amine in southern Afghanistan. He lost both his legs and is in critical condition.I’m flooded by feelings of rage, sadness, helplessness and isolation. I think of my friendsand colleagues that have lost their lives while doing their job. It all seems utterly senseless.Unless you have a personal connection, the war in Afghanistan is an abstraction. Afternearly ten years since the initial invasion, the daily bombings and ongoing violence hasbecome mundane, almost ordinary. It is tempting to become indifferent to the horror andpain. It is much easier to look away from the victims. It is much easier to lead a life withoutrude interruptions from complex insurgencies in distant lands. But it is when we take thiseasier path, the suffering becomes of no consequence and therefore meaningless. Theanguish becomes invisible, an abstraction. It is when society becomes numb to inhumanity;horror is allowed to spread in darkness.Visual imagery can be a powerful medium for truth. The images of napalmed girlsscreaming by Nick Ut, the street execution of a Vietcong prisoner by Eddie Adams, theshell-shocked soldier by Don McCullin - these iconic images have burned into ourcollective consciousness as reminders of war's consequences.But, this visual language is dying. The traditional outlets are collapsing. In the midst of thisupheaval, we must invent a new language. I am attempting to combine the power of thestill image with advanced technology to change the vernacular of photojournalism andfilmmaking. Instead of opening a window to glimpse another world, I am attempting tobring the viewer into that world. I believe shared experiences will ultimately build acommon humanity.Through my work I hope to shake people from their indifference to war, and to bridge thedisconnect between the realities on the ground and the public consciousness at home. Bybearing witness and shedding light on another's pain and despair, I am trying to invoke ourhumanity and a response to act. Is it possible that war is an archaic and primitive humanbehavior that society is capable of advancing past?Is it possible that the combination of photojournalism, filmmaking and technology canplead for peace and contribute to this future?It is these possibilities that motivate us to risk life and limb.Danfung DennisOct. 23, 2010- 212 -212


SynopsisWhat does it mean to lead men in war? What does it mean to come home - injuredphysically and psychologically - and build a life anew? HELL AND BACK AGAIN is acinematically revolutionary film that asks and answers these questions with a power andintimacy no previous film about the conflict in Afghanistan has been able to achieve.In this groundbreaking work of cinema, two overlapping narratives are brilliantly intercut– the life of Marine at war on the front, and the life of the same Marine in recovery at home– creating both a dreamlike quality and a strikingly realistic depiction of how Marinesexperience this war.The story follows the US Marines Echo Company, 2nd Battalion, 8th Marine Regiment, asthey launch a major assault on a Taliban stronghold in Southern Afghanistan. Within hoursof being dropped deep behind enemy lines, Sergeant Nathan Harris’s unit is attacked fromall sides. Cut off and surrounded, the Marines fight a ghostlike enemy and experienceimmense hostility from displaced villagers. Frustration grows on both sides, as anycommon ground, or success, seems elusive.The parallel story begins with Sergeant Harris’s return home to his wife in the US, after heis severely injured. He’s in terrible physical pain, and becomes addicted to his painmedication. But his psychological pain may be worse, as he attempts to reconcile theimmense gulf between his experiences at war, and the terrifying normalcy of life at home.These two stories intertwine to communicate both the extraordinary drama of war and theno less shocking experience of returning home, as a whole generation of Marines strugglesto find an identity in a country that prefers to be indifferent.Evolution of Hell and Back AgainI have been covering the conflicts in Iraq and Afghanistan for many years as a stillsphotographer for newspapers and magazines. Despite widespread publication of mypictures, I found that I was unable to convey the brutal realities on the ground, the publicwas numb to these same images of war and the traditional media outlets were notcommitted to their coverage of the conflicts.This drove me to explore the medium of the moving image. For some time, I was simplymaking pictures with movement. It was a natural progression, and I'm still very muchlearning, how to combine photojournalism with the tradition and narrative structure offilmmaking.I needed new tools, so I built customized camera rigs using still cameras that allow me tofollow the same methods and ethics of being a photographer - purely being an observer andletting events unfold in front of the lens - while building sequences and anticipating thenext event in the story.HELL AND BACK AGAIN is the first feature film to be entire shot on a highlycustomized digital SLR camera rig, the Canon 5D Mark II. Canon most likely did notintend people to shoot feature films on it and certainly nobody could have envisaged theresults this rig would achieve on the front lines.I didn't go to Afghanistan with the intention to make a film. I had no script, no- 213 -213


shot list, no financing. I simply had body armor, a backpack and a camera to try to conveywhat was happening there as honestly and truthfully as I could. The story only began toemerge after many trips to different provinces with various units and when I learned of amajor offensive that was going to take place in the Helmand River Valley.Accredited as a New York Times photographer, I was dropped deep into enemy territorywith The US Marines Echo Company, 2nd Battalion, 8th Marine Regiment to seize a keyobjective. Within a few hours of landing, we were surrounded by Taliban insurgents andattacked from all sides. The fighting focused on a pile of rubble that became known asMachine Gun Hill.Despite the raging battle and 130-degree heat, a Marine handed me his last bottle of water.This is how I first met Nathan. By the end of the first day, one Marine was dead, and acountless number had collapsed from heat exhaustion. Cut off and isolated, I spent thenight in a one-room mud compound, with a Marine kneeling at the door with his weaponraised in case of an attack.Over the next days and weeks, I followed Nathan as he led 2nd platoon deeper into theinsurgent stronghold. We came to trust each other as we ate the same instant meals, slept inthe same <strong>du</strong>st, and en<strong>du</strong>red the same difficult experiences. I watched his growingfrustration turn to desperation as he lost buddies <strong>du</strong>ring a protracted and violent fight witha ghostlike enemy who was invisible, yet everywhere.Six months into his tour, and days away from rotating out, Nathan was shot in the hip<strong>du</strong>ring an ambush. He nearly bled to death before he was medivaced out and underwentblood transfusions and multiple surgeries.I rejoined Nathan when he returned to his hometown of Yadkinville, North Carolina. Hewas in incredible pain and distress from having his left his men behind. He intro<strong>du</strong>ced meto his friends and family by saying, “This guy was with me over there." With that, I wasaccepted into a rural conservative, Baptist community and essentially lived with him andhis wife Ashley.The story naturally became less about counter insurgency doctrine as I began to documentNathan’s most difficult mission: his struggle to transition back into a community that wascompletely disconnected from his experience; his transformation from a warrior and leaderto a man who required help with even the smallest daily tasks, while clinging to the dreamthat one day he would rejoin his men in combat.As a witness to the difficult struggles of just one Marine, I feel I have a responsibility toshare Nathan’s story and help shake people from their indifference to a long war.Image Capture I’ve been inundated with questions asking what camera rig was used, so Iwill keep this technical to try to answer them. The Canon 5D Mark II is capable ofunprecedented image quality, but since it is a stills camera, there are several limitations thatI had to address before using this camera in a warzone.The first problem is with audio. I used a Sennheiser ME-66 shotgun mic and G2 wirelesssystem running into a Beachtek DXA-2s (I’ve since upgraded to a Juicedlink DT-454),which converts professional XLR mics into a minijack suitable for the 5D. I built customaluminum ‘wings’ to hold this audio setup.- 214 -214


The second problem is stabilization. The design of the Canon 5D Mark II makes hand-heldvideo shooting difficult. I mounted my whole system onto a Glidecam 2000 HD withcustom rubber pads on the mount and a foam earplug to suppress the vibration of the lens.The rig is very heavy and it took about two months to get my arm strong enough to shootextended shots. I cut up a Glidecam Body Pod to make it fit with my body armor and usedit to rest my arm when I was not shooting.To achieve a cinematic look when shooting in bright daylight, I shot at f2.8 at 1/60th orslower, which requires a drastic amount of re<strong>du</strong>ction of light that hits the sensor. I used aSingh Ray Variable ND filter. While the filter can re<strong>du</strong>ce the amount of light by 2 to 8stops, I had serious problems with uneven coverage, so part of my frame would be darkerthan others. I have tried Fader ND filters, but also have the same problem.Another issue is that all focus must be done manually after recording begins. The only wayto address this was a lot of practice racking focus. I was not able to rack focus whenrunning, so I often had to try to stay the same distance from my subject to keep them infocus. The most frustrating problem was that the camera would overheat after about 15minutes of continuous shooting in 120-degree heat. I had no option other than to turn it offand let it cool. I did not have a spare body.When I returned to the US, I completely rebuilt my rig to make it as small and compact aspossible so that I could work unobtrusively while in intimate situations with Nathan andAshley. I used a Zacuto Stryker rig with custom mounts to hold the audio equipment and acustom follow focus built from a skateboard wheel by Bruce Dorn. While I had almostentirely used a single lens - a Canon 24-70mm f/2.8 - which provided versatility <strong>du</strong>ringcombat in Afghanistan, I shot primarily with a Canon 35mm f/1.4 and a Canon 50mm f/1.2while shooting in North Carolina. These prime lenses provided exceptional image qualityand performance in low light.The final serious problem is that the files straight out of the camera are difficult to editwith. I used a 2.93 GHz Macbook Pro 17in, 256gb SSD HD, 4 GB RAM and convert thefiles into Apple Prores 422 HQ using Compressor (the program often crashes whenhandling many files, but the quality is better than with mpeg streamclip). I used two 8TBSonnet D400QR5’s set at RAID 5 to store the 100 hours of footage and Prores files.I carried five 16 GB Sandisk Extreme IV cards and so many various batteries that I oftenfelt like I was powering a small space station.- 215 -215


Editing ProcessHELL AND BACK AGAIN was edited from roughly 100 hours of footage over the courseof about six months. From the very beginning of the editing process, our biggest challengewas to find an experiential framework that could somehow translate the gravitas andcomplexity of a still-unfolding history. In order to weave the parallel story linesencompassing the marines of Echo Company <strong>du</strong>ring their deployment in Afghanistan alongwith Sergeant Nathan Harris’ homecoming in North Carolina, we also had to craft adelicate structure that jumps back and forth across different chronologies, physicalgeographies, subjectivities and psychological landscapes.The beauty and uncommon intimacy of the footage provided a powerful palette for thiswork. But at the same time, it imparted a huge responsibility. The footage demanded aconstant re-examination of common mythologies surrounding the representation of warand an unraveling of our own personal assumptions and biases. Ultimately, the visceralimmediacy of the footage insisted that we always seek out a more observational, morespecific truth. In the end, we tried to embrace these challenges, and discovered that indoing so, the footage would lead us to find natural ellipses and layers of subtlety thatopened up a world of expressive possibility.Sound DesignThe director felt strongly that absolutely no external audio or sound effects were to be usedin order to retain an authentic, brutally honest experience of war. Given this mandate, J.Ralph created the sound design for HELL AND BACK AGAIN using only recordingsthat Danfung actually captured while in the field. The sound recording gathering processwas limited to a shotgun mic and wireless lav mic recording sync sound onto a still camera,the Canon 5D Mark II. To translate the intense isolation and disorientation that Nathanexperienced coming home from war, atmospheric soundscapes were achieved using onlybasic EQ, reverb, and speed changes at key moments. J. Ralph and Danfung applied thisprocess to a selected set of sounds from the film - metallic war machine and humanemotional sounds - to help convey the incommunicable personal experience ofpsychological war injuries.The “Stars” of the FilmAlthough this film has an epic and historic sweep, it also has a great intimacy. The stars ofthe film, Sergeant Nathan Harris and his young bride Ashley, are not perfect. Theystruggle with their lot. But they ultimately overcome and defeat their enemies - pain, fearand doubt. They are funny, self-aware, articulate and generous. They have shared theirmost intimate and painful moments with the world in order to help us understand whatthey and hundreds of thousands like them are going through.Ashley's role in Nathan's rehabilitation is a great testimony to what thousands of womenare going through, trying to maintain intimacy and normalcy while picking up the pieces ofthe lives of their husbands, sons, fathers or brothers.Whatever happens in this war the fact is that men and women will return back to the USA- to the homes and lives they left behind - and that is a harder thing to do then we can everimagine. They need us to understand what that means. Maybe by watching this film- 216 -216


we'll be a little wiser about how we can help them come back from the hell they've beenthrough.Nathan & Ashley HarrisUS Marine Sergeant Nathan Harris, 27, grew up in the small town of Yadkinville, NorthCarolina and married his high school sweetheart, Ashley, before his first of threedeployments to Iraq and Afghanistan. A champion wrestler, he was trained from a youngage by his father to be a fighter.Decorated for his service, Nathan is now in the Wounded Warrior Regiment at CampLejeune recovering from a gunshot wound to the hip. Ashley is a veteran of supporting herhusband and his difficult transitions back home. They live with their two dogs inJacksonville, NC.Danfung Dennis - DirectorSince 2006, Danfung Dennis has covered the wars in Iraq and Afghanistan. His stillphotographs have been published in Newsweek, TIME, The New York Times, TheWashington Post, The Guardian, Rolling Stone, Le Figaro Magazine, Financial TimesMagazine, Mother Jones, Der Spiegel, and The Wall Street Journal.PBS's Frontline opened its 2009 fall feature program, ‘Obama’s War’ using DanfungDennis’s footage. The immersive nature of the footage prompted a flurry of comment andinquiry from the Pentagon, the White House, veterans groups, viewers and the programwas nominated for a 2010 Emmy Award.In 2010, Danfung Dennis won the Bayeux-Calvados Award For War Correspondents, wasnamed one of the 25 New Faces of Independent Film by Filmmaker Magazine and one ofthe 30 New and Emerging Photographers by PDN Magazine.Danfung Dennis directed and filmed his first feature-length documentary on the war inAfghanistan, HELL AND BACK AGAIN and is the founder of an immersive videostartup Condition ONE. His background is in Applied Economics and BusinessManagement. Before working as a photojournalist and filmmaker, he consulted small andmedium-sized enterprises in Uganda and South Africa.- 217 -217


Fiona Otway - EditorWhen Fiona Otway edited her first movie fourteen years ago, it was love at first slice. Themagic of the editing process continues to fascinate her and feed her insatiable curiosityabout the world. Fiona thrives in crafting nuanced stories that examine the big social issuesof our time.Her work is strongly influenced by a background in cultural anthropology, critical socialtheory, and experimental filmmaking and often explores themes related to globalization,community-based social change, and cultural identity. Fiona’s work has been featured intop-tier film festivals and television broadcasts in multiple countries. She was awarded thefirst-ever prize for 'Best Documentary Editing' at Sundance Film Festival. In addition, twoof her editing projects IRAQ IN FRAGMENTS and SARI’S MOTHER have beennominated for an Academy Award.Mike Lerner and Martin Herring - Pro<strong>du</strong>cersRoast Beef Pro<strong>du</strong>ctions (Mike Lerner / Martin Herring / Havana Marking) is the awardwinningfilm pro<strong>du</strong>ction company responsible for Havana Marking's AFGHAN STAR,which won World Cinema Documentary Best Director and Audience Award at Sundance2009 as well as the Prix Italia, Grierson Award and Rotten Tomatoes Golden TomatoAward for being 100% fresh!Mike and Martin have been making international documentary films for over twenty yearsfor BBC, Channel 4, HBO and Discovery. Roast Beef are currently in pro<strong>du</strong>ction withTHE MIRACLE BABY OF HAITI, PET DETECTIVES, CHINATOWN and HavanaMarking's latest feature, SMASH AND GRAB, THE STORY OF THE PINKPANTHERS.All our films reflect the pro<strong>du</strong>cers' ambition to tell highly original and gripping storiesabout people and places around the globe. HELL AND BACK AGAIN connects with realpeople going through extraordinary experiences and like AFGHAN STAR, HELL ANDBACK AGAIN, is a definitive film about world-changing events in a far off place that haveenormous significance for us all.J. Ralph - Sound DesignJ. Ralph is a self taught composer, singer, songwriter and pro<strong>du</strong>cer from NYC who'scareer began at 22 with the signing to Atlantic Records. He is well know for hisdocumentary scores including the last two Academy Award winning films THE COVE andMAN ON WIRE as well as the autism documentary WRETCHES & JABBERERS, forwhich his end title song “The Reasons Why” is short listed for 2011 Oscars Best OriginalSong. J. Ralph's music encompasses a variety of genres and mediums and his work is partof the Museum of Modern Art's permanent collection in New York City. In addition to thescore and sound design for HELL AND BACK AGAIN, J. Ralph wrote and pro<strong>du</strong>ced theend title song “Hell & Back” which is performed by Willie Nelson.- 218 -218


Correspondance parisienne- 219 -219

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