COUP D’ŒIL (suite)<strong>Le</strong> débat «langue française outil de communicationscientifique » rendu pertinentpar l’usage prépondérant del’anglo-américain – même par les francophones– induit, on le voit, la questionessentielle de la participation de tous lespeuples de la terre, à travers leur langue,à la transmission de la science, dans unedynamique de convergence où nos différencess’expriment sur l’unique terrainde la condition humaine : qui sommesnous,où allons-nous, comment, pourquoi?, et selon le cycle immuable del’existence: naissance, vie et mort. Etaussi, heureusement, rêve d’éternité.C’est notre vision du monde – chacunselon sa personnalité, ses rêves, aspirationset idéaux – qui nous permet deprendre en charge et – peut-être – detenter une réponse face à la grandeinterrogation sur notre destin.Face à cette interrogation, la raison doitpouvoir céder du terrain au cœur.Je pense – les scientifiques m’en dirontquelque chose – je pense que même dansle cas des sciences exactes, l’intellectn’est pas toujours roi, de manière exclusive.La vision de l’individu (ou de la société)sur un thème peut influencer le senset l’impact de tout événement scientifique,et la manière d’organiser la communicationsur le sujet. Si on voulaitapprofondir cette idée, on pourrait s’interrogersur la relation entre l’éthique etla science.Je crois que cette part d’intuition et d’irrationnelanime jusqu’aux découvertesscientifiques les plus pointues. L’Humanitéa besoin de retrouver dans la diversitéde ses composantes les valeurs cardinalesqui garantissent sa dignité, aujourd’huisurtout, quand la loi du marché est siforte que nous perdons de nos repères.Comme exemple de la rencontre des peuples,des langues et des cultures sur leterrain de la diversité, j’évoque la manièredont la femme peuple depuis l’aubedes temps l’imaginaire des sociétés. Unproverbe wolof dit : luu jiggen beug yalnay diam. Cela donne littéralement: «Ceque la femme veut, plaise au ciel quecela tende vers la paix» en sous-entendantque la guerre peut éclater des capricesd’une femme. <strong>Le</strong> proverbe français Ceque femme veut Dieu le veut dit pratiquementla même chose mais il fautsavoir que le mot « jongama » qui esttraduit ici par «femme» est beaucoupplus complexe, de loin plus significatif,plus chargé. Il désigne la femme, maisdit aussi qu’il s’agit d’une femme trèsbelle connaissant toutes les ficelles dela séduction. <strong>Le</strong> mot suggère aussi le parfum,la démarche de la femme et faitmême entendre les cliquetis des colliersde perles qu’elle porte autour de sataille, sous ses habits …C’est bien la diversité dans la convictioncommune que, quoi qu’on pense, quoiqu’en disent les hommes, quoi quedisent les femmes elles-mêmes, lemonde est entre les mains des femmes.L’imaginaire peut voguer à tous vents surce thème mais la réalité est têtue : lafemme est lumière du monde. D’ailleurs sion a fait tant de misères aux femmes aucours de l’histoire, c’est parce que ceuxqui ont eu la possibilité de transmettrele savoir, de faire toutes les lectures etinterprétations des textes fondateurspour ordonnancer notre monde et réglernotre mode de vie, ceux-là étaient toutà fait conscients que la femme est lecentre du monde.Je ne voudrais pas déborder. Revenant surle thème, je voudrais affirmer encore unefois ma conviction que la langue françaisea une longue tradition de langue decommunication scientifique. Elle estconfrontée à ce que tout le monde constate,mais elle est devenue, pour nousAfricains et pour d’autres communautésdans le monde, une langue de communicationet de création.Elle doit nous permettre d’exprimer notreidentité et d’accéder à la science pourêtre au diapason de la culture mondialesans perdre notre âme.Aminata Sow Fall<strong>Le</strong> français à l’universitéBulletin des départements de français dansle mondeISSN 1017-1150 (édition papier)ISSN 1560-5957 (édition électronique)Directrice de la publication :Michèle Gendreau-MassalouxRédaction : Pierre MorelConception et réalisation : Devant le Jardin de BertuchLa Rédaction remercie,pour leur contribution à ce numéro :Jeannette Bingapiti, Jocelyn Gagnon et GhislainPotriquet<strong>AUF</strong>4Agence universitaire de la FrancophonieOpérateur direct de l’Organisation internationalede la francophonieB.P. 400, Succ. Côte des Neiges,Montréal (Québec), H3S 2S7, CanadaTéléphone : (514) 343.6630Télécopieur : (514) 343.2107Courriel : framonde@aupelf-uref.orgwww.aupelf-uref.org/programmes/programme1/bulletinReproduction entière ou partielle autoriséeavec mention de notre titre et de l’URL de note site.
POINT DE VUE<strong>Le</strong> polyglotte et le métèqueCette intervention a été présentée lorsdu colloque «Trois espaces linguistiquesface aux défis de la mondialisation »(Francophonie, Hispanophonie, Lusophonie)organisé les 20 et 21 mars 2001 parl’Organisation des États ibéro-américains,la Communauté des pays de langueportugaise, le Secrétariat de la coopérationibéro-américaine, l’Union latine etl’Organisation internationale de la Francophonie,à l’occasion de la Journéeinternationale de la Francophonie.<strong>Le</strong>s documents de ce colloque sont disponiblessur le site de l’Organisation internationalede la Francophonie à l’adressehttp://www.francophonie.org/oif/actions/20mars2001.htm (N. de la R.)L’exposé du professeur Hoyos et celuidu professeur Calvet ont montré quedes liens pouvaient s’établir entre leslangues et les cultures, à travers cequ’on appelle multilinguisme et multiculturalisme.L.J.Calvet a précisé qu’ilconvenait de distinguer entre le multilinguismedes individus et celui dessociétés.Mais, dans notre histoire européennerécente, pour les trois grandes languesromanes dont il est question ici,espagnol, portugais et français, nousn’avons pas toujours su bien réussir cepartage que nous appelons de nosvœux, ni entre les langues ni entre lescultures. Je voudrais rappeler une miseen garde que lançait le professeur Tulliode Mauro, grand linguiste, qui est ence moment ministre de l’éducation enItalie.On pourrait croire que les langues romanes,portugais, espagnol, italien, français,étant de la même famille, se« ressemblent » suffisamment pourêtre « faciles à apprendre », ou dumoins faciles à comprendre quand onen possède déjà une. On pourrait doncimaginer que les Européens du sud pourraientcirculer dans leurs différentspays - et même en Amérique latine - enparlant chacun sa langue et en comprenantcelle des autres, ce qui serait unesituation particulièrement confortablepour bien partager les cultures des paysdu sud.Mais il n’en est rien. De Mauro rappelait 1que seule une frange de privilégiés,diplomates et chercheurs, ont accès àcette quadruple maîtrise des langueset à la richesse des cultures qui peutl’accompagner. <strong>Le</strong>s non-privilégiés yvoient au contraire des difficultésinsurmontables, que l’école ne leur apas permis de surmonter. Et, au coursdu XX e siècle, des millions de travailleursémigrés, italiens, espagnolset portugais, ont vécu cette rencontredes langues et des cultures comme unmalheur. <strong>Le</strong>s adultes qui arrivaient dansun autre pays de langue romane gardaientsouvent, pendant toute leur vied’émigré, un pauvre parler restreint,qui les ridiculisait aux yeux des« nationaux ». Ils ont mesuré combienl’école les avait mal préparés à affronterces langues, supposées si proches.Et aujourd’hui, les jeunes Italiens,Français, Espagnols ou Portugais, lorsqu’ilstraitent entre eux de la science,du commerce ou des affaires, c’est leplus souvent en anglais qu’ils le font. La« supra-langue » leur rend les servicesescomptés. <strong>Le</strong>s langues « de la mêmefamille» leur en rendent très peu.C’est qu’il y a toujours eu une divisionentre deux sortes de savoir sur ces langues,le savoir académique et le savoirprofane. On en voit quantité de tracesdans l’histoire même du vocabulaireque nous utilisons en français pour désignerceux qui parlent plusieurs langues.<strong>Le</strong> mot de bilingue entre dans le vocabulairefrançais en 1250 2 . Il n’est dureste pas très flatteur à ses débuts,puisqu’il semble s’appliquer surtout àceux qui ont «la langue fourchue» etqui parlent en public autrement qu’ilsne parlent en privé. C’est un motsavant, comme trilingue, venu plustard, en 1550 (il s’applique au Collègetrilingue, le Collège de France, quienseigne en hébreu, en grec et enlatin), et comme polyglotte qui date de1639.Au XIX e siècle apparaissent les mots insultants,métèque, en 1840, qui désigne lesétrangers dont les langues et lesmanières n’inspirent pas confiance ;rastaquouère, en 1890, qui s’appliqueaux étrangers qui ont gardé « quelquechose d’exotique» (le mot viendrait del’espagnol d’Argentine, arrasta cueros,qui « gratte les cuirs »). Métèques etrastaquouères sont indéniablement ducôté des savoirs de langues profanes.<strong>Le</strong> français a fabriqué récemment,entre 1950 et 1960, des mots techniquesplus neutres, plurilingue et multilingue,mais ils ne s’utilisent guèreque dans les milieux académiques.Tout au long du siècle, les étrangersvenus des Balkans, dont les familles,comme celle d’Elias Canetti 3 , parlaientpar nécessité une bonne douzaine delangues, ont été comptés plutôt parmiles métèques que parmi les polyglottes,et il en serait sans doute de mêmeencore aujourd’hui. C’est que la coupureentre le savoir académique et lesavoir profane sur les langues est encoretrès forte parmi nous.Pour le savoir académique, il n’y aqu’une seule forme de connaissance ence domaine. Connaître les langues celaveut dire les connaître parfaitement,les parler avec un bon accent et lesécrire sans faute (le summum étantd’écrire en français sans faute d’orthographe).L’expérience montre qu’ilest très difficile de diffuser cetteconnaissance massivement, démocratiquement,et qu’il est presque impossiblede parvenir à la maîtriser si l’on commencel’apprentissage à l’âge adulte.5