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our les dix ans de la mort de Max<br />

PiFrisch, le 4 avril <strong>2001</strong>, je me trouvais<br />

à Prague avec quelques auteurs suisses<br />

allemands. Nous participions à un débat<br />

sur notre rapport à l’idée de mémoire, de<br />

langue et de pays. Du coup mes collègues<br />

ont mis leurs déclarations sous le signe du<br />

grand Max, rappelant tout ce qu’il avait dit<br />

de juste à propos de la Suisse et de son histoire,<br />

à une époque où notre pays exhibait<br />

encore ses mains blanches et innocentes.<br />

Erica Pedretti et Adolf Muschg font partie<br />

de cette génération d’auteurs suisses<br />

allemands qui ont commencé à publier au<br />

moment où les textes de Frisch illuminaient<br />

le ciel des lettres allemandes. Dans<br />

les années 70, chaque auteur suisse de<br />

langue allemande a été mesuré à l’aune de<br />

Frisch. Ce dernier a été rapidement un<br />

modèle, aux Etats-Unis aussi et en France<br />

où il a été traduit chez Grasset dès 1957 et<br />

chez Gallimard dès 1961.<br />

Cette reconnaissance internationale a été<br />

facilitée par le fait qu’après la Deuxième<br />

Guerre mondiale, toute la production littéraire<br />

allemande était suspecte de collaboration<br />

avec le national-socialisme. Comment<br />

faire confiance à des auteurs qui n’avaient<br />

ni émigré ni été déportés, mais qui avaient<br />

tout simplement été enrôlés très jeunes<br />

dans l’armée allemande ? Un Suisse<br />

comme Frisch avait le mérite involontaire<br />

d’être né dans un pays neutre tout en écrivant<br />

dans la langue des vaincus. Le paradoxe<br />

récemment découvert est que le jeune<br />

Frisch d’avant-guerre n’était pas très éloigné<br />

de l’idéologie d’extrême droite. S’il avait<br />

Lettres<br />

Max Frisch, dix ans après sa mort<br />

par Daniel de ROULET,* écrivain, Frasne-les-Meulières (France)<br />

été Allemand, personne ne lui aurait pardonné<br />

ce passé-là. Mais puisque non seulement<br />

il avait changé d’avis dès le début de<br />

la guerre, mais qu’en outre il avait accompli<br />

son service militaire dans une armée préservée<br />

des hostilités, il a pu puiser sans<br />

ambiguïté dans sa propre biographie.<br />

Une époque favorable<br />

Ces considérations ne diminuent en rien<br />

le mérite de l’œuvre de Frisch, mais expliquent<br />

pourquoi une deuxième carrière de<br />

ce genre est impossible dans la littérature<br />

allemande d’aujourd’hui. Désormais cette<br />

production a retrouvé son centre de gravité<br />

entre Berlin, Francfort, Vienne et<br />

Munich. Les auteurs de Suisse allemande<br />

n’occupent plus de position privilégiée.<br />

Erica Pedretti et Adolf Muschg, bien que<br />

publiés chez le même Suhrkamp que<br />

Frisch, ne bénéficieront jamais d’un préjugé<br />

aussi favorable que celui qui accompagnait<br />

la sortie de chaque texte de Frisch.<br />

Dix ans après la mort de Frisch on peut<br />

relire, en dehors de son ombre tutélaire, les<br />

* Après une formation d’architecte et d’informaticien,<br />

Daniel de Roulet, Romand maîtrisant le<br />

schwyzerdütsch, se consacre à présent essentiellement<br />

à l’écriture. Derniers titres parus : chez<br />

Canevas : A nous deux, Ferdinand, 1991, Virtuellement<br />

vôtre, 1993, La vie, il y a des enfants pour<br />

ça, 1994, Double, 1998 ; chez Seuil : La ligne<br />

bleue, 1995, Bleu Siècle, 1996, Gris-bleu, 1999 ;<br />

chez Minizoé : Courir, écrire, 2000.<br />

choisir <strong>octobre</strong> <strong>2001</strong> 37


Lettres<br />

trois volets de son œuvre :<br />

théâtre, autobiographie et<br />

romans. Le théâtre d’abord,<br />

marqué par la rencontre de<br />

Frisch avec Bertolt Brecht<br />

établi à Zurich. Bonhomme<br />

et les Incendiaires (1958) et<br />

Andorra (1961) racontent à<br />

leur manière «distanciée» le<br />

destin d’un petit pays pris<br />

dans la tourmente de la<br />

Deuxième Guerre mondiale.<br />

Ces pièces-là sont encore<br />

jouées régulièrement, pour la<br />

plus grande édification du<br />

spectateur.<br />

L’œuvre autobiographique<br />

ensuite. Dès 1950, Max<br />

Frisch publie son Journal<br />

1946-1949, puis son Journal<br />

1966-1971, puis Montauk,<br />

qui raconte un week-end de<br />

sa vie en compagnie d’une<br />

attachée de presse américaine<br />

sur les plages de Long<br />

Island jusqu’au phare de<br />

Montauk. L’existence au<br />

quotidien n’est jamais mise<br />

en scène de soi, mais mise en<br />

doute, mise en perspective.<br />

L’œuvre romanesque enfin, commencée<br />

en 1934 et dont les deux plus passionnants<br />

livres sont, à mon goût, Stiller (1954) et<br />

Homo Faber (1957). Stiller a été publié dans<br />

une nouvelle traduction française un mois<br />

avant la mort de Frisch. L’éditeur considérait<br />

à juste titre le livre comme «l’une des œuvres<br />

majeures de l’après-guerre». Je ne me lasse<br />

pas de ce texte qui, d’une part, s’attache à<br />

une histoire très marquée par les événements<br />

de son époque et, d’autre part, pose<br />

une question universelle.<br />

Un homme, qui se prétend Américain,<br />

arrive à la frontière suisse. Les douaniers<br />

considèrent que cet homme n’est autre que<br />

Stiller, un sculpteur zurichois connu, qui<br />

s’était engagé aux côtés des Républicains<br />

Max Frisch en 1966.<br />

espagnols. Mais lui s’obstine à prétendre<br />

qu’il n’est pas Stiller, malgré sa femme, sa<br />

maîtresse et quelques autres, certains de le<br />

reconnaître. Emprisonné, Stiller consigne<br />

dans des cahiers ce qui devrait être sa<br />

confession, mais devient sa tentative<br />

désespérée de se constituer en autre. Le<br />

nommé Stiller n’a vraiment pas envie<br />

d’être le Suisse qu’il est censé être. Il ne<br />

veut plus entrer dans cette peau qui ne lui<br />

a jamais convenu. Lors d’une série de confrontations,<br />

Stiller est prié d’assumer son<br />

passé mais continue de le nier. Le plus<br />

émouvant est son refus de reconnaître sa<br />

femme, Julika, qu’il voudrait pouvoir<br />

aimer comme s’il n’avait jamais été marié<br />

avec elle.<br />

38 choisir <strong>octobre</strong> <strong>2001</strong>


Le tribunal condamne Stiller à être ce<br />

qu’il est. Avec sa femme malade, il se retire<br />

au-dessus du Léman. L’amour de Stiller<br />

pourrait la sauver de la tuberculose. Hélas,<br />

Stiller ne parvient ni a surmonter sa double<br />

identité ni à aimer Julika pour de bon. A la<br />

fin du roman, le lecteur, comme Stiller, comprend<br />

qu’elle va mourir.<br />

Des ambiguïtés<br />

Ce gros roman de quatre cents pages<br />

offre plusieurs niveaux de lecture. D’abord<br />

la lecture engagée dans son époque. Le personnage<br />

de Stiller possède toutes les ambiguïtés<br />

du malaise suisse d’après-guerre. Il a<br />

survécu à l’Histoire, à la guerre et ses massacres,<br />

mais se trouve incapable d’assumer<br />

cette neutralité. Il préfère être Américain,<br />

avoir fait partie d’un pays en guerre contre<br />

le nazisme plutôt que de porter ce nom que<br />

certains prennent pour un surnom (Stiller<br />

en allemand signifie le silencieux). Le narrateur<br />

souffre des ambiguïtés de l’identité<br />

nationale. Même la guerre d’Espagne aux<br />

cotés des Républicains continue d’être<br />

considérée en Suisse comme un crime.<br />

Ceux qui sont nés dans ce pays n’ont que ce<br />

choix : s’enfuir pour vivre ou dépérir lentement.<br />

Dans ses notes de prison, le narrateur<br />

décrit ce «besoin insatiable d’authenticité...<br />

qui confine à l’exhibitionnisme».<br />

Un deuxième niveau de lecture de Stiller<br />

s’offre à travers ce narrateur étranger qui<br />

porte un nouveau regard sur son pays dont<br />

il se prétend l’étranger. Plus qu’un personnage<br />

de Camus, Stiller rappelle le prince<br />

Muichkine, l’Idiot de Dostoïevski. Stiller<br />

visite ainsi chaque paysage mythique de la<br />

Suisse avec des yeux nouveaux. Pour un<br />

Américain, le lac de Zurich se compare à la<br />

largeur du Mississippi, le Léman à la<br />

Méditerranée et Chillon peut enfin apparaître<br />

en dehors des sempiternelles reproductions<br />

comme un très beau château.<br />

Un troisième niveau de lecture se super-<br />

Lettres<br />

pose aujourd’hui aux deux autres. C’est<br />

celui-là qui fait de Stiller un classique. «On<br />

peut tout raconter, sauf sa vraie vie», dit-il.<br />

Cette impossibilité condamne le narrateur<br />

à composer sans relâche avec son double,<br />

donnant à cet effort une dimension métaphysique.<br />

Ce n’est plus un Suisse d’aprèsguerre<br />

à la recherche d’une patrie ou d’une<br />

identité, c’est un auteur enfermé dans une<br />

pièce étroite qui cherche à rendre compte<br />

de sa vie. Un autoportrait de l’intérieur. Le<br />

miroir que les autres lui tendent ne le satisfait<br />

pas. Tout comme lui paraît ridicule<br />

l’idée qu’il se fait de lui-même. Dès la première<br />

page du livre il répète : «Je ne suis<br />

pas Stiller», comme un bourreau barbouillé<br />

de sang qui dirait «je ne suis pas<br />

celui que vous croyez».<br />

Toutes les constructions stylistiques du<br />

roman, phrase après phrase, témoignent de<br />

cette ambiguïté qui gagne peu à peu le lecteur.<br />

Ce pourrait être un héros, il s’appellerait<br />

Stiller, il serait marié, aurait une maîtresse.<br />

Et pourtant ce serait aussi ce type qui<br />

raconte le contraire. L’autoportrait oblige à<br />

prendre deux fois de la distance. La première<br />

fois pour cadrer la scène dans l’espace,<br />

ne peindre que ce que reflète le miroir avec<br />

éventuellement son cadre noir, sans plus,<br />

sinon il faudrait aussi peindre la main et<br />

peindre ce que peint la main, mise en abîme<br />

sans fin. La deuxième fois, pour fixer le<br />

temps de la scène. Celui qui peint, représenté<br />

comme immobile continue de bouger<br />

la main. Ses yeux clignent, la lumière naturelle<br />

change. Stiller met à nu cet artifice du<br />

discours sur soi qui fige le temps et l’espace<br />

pendant la prise de vue. L’intérêt de Stiller<br />

est de montrer qu’on peut se poser ce genre<br />

de problème esthétique, ces considérations<br />

sur le moi vacillant, sans tomber dans les<br />

jongleries gratuites. Stiller sait ce qu’il ne<br />

veut pas être. Il écrit contre le monde, contre<br />

lui-même. De ce refus naît son identité.<br />

Trop souvent les livres d’aujourd’hui<br />

cherchent à «résoudre» cette ambiguïté.<br />

Après une période de malheurs, le héros<br />

choisir <strong>octobre</strong> <strong>2001</strong> 39


Lettres<br />

post-moderne ou New Age se réconcilie<br />

avec lui-même. Ouf, la morale sera sauve.<br />

Le courage de Frisch est d’avoir rouvert la<br />

question du double en empêchant à jamais<br />

de la refermer. Sous peine de ridicule.<br />

Œdipe revisité<br />

Le propos d’Homo Faber est différent. Un<br />

ingénieur, qui se veut homme de la technique<br />

et pas du sentiment, raconte l’histoire<br />

incroyable qui lui est arrivée. Au cours d’une<br />

traversée transatlantique en bateau, il est<br />

tombé amoureux d’une jeune femme. Il a<br />

cinquante ans, elle tout juste vingt. Il la<br />

revoit à Paris, l’accompagne à travers l’Italie<br />

jusqu’en Grèce. Ils s’aiment, mais ne savent<br />

pas qu’ils sont parents. La jeune femme est<br />

mordue par un serpent, emmenée à l’hôpital<br />

d’Athènes. Là le père comprend qu’elle est sa<br />

fille. Elle meurt, lui aussi. Elle, des suites de<br />

la morsure du serpent, lui des suites de la<br />

morsure du remord.<br />

Le roman n’avoue pas sa forme, s’appelle<br />

«un rapport», se veut la transcription<br />

du malaise de l’ingénieur face à un monde<br />

de passions qui le subjugue. Le narrateur<br />

écrit après coup, quand il sait être le père<br />

de son amour. Il se demande quelle faute il<br />

a pu commettre, d’où lui vient ce mortel<br />

sentiment de culpabilité. Sa seule faute est<br />

sans doute d’avoir cru le monde simple et<br />

technique comme le montage d’une turbine.<br />

Il croyait à l’existence d’un univers<br />

factuel qui le mettait à l’abri des questions<br />

qu’il aurait dû se poser. Il savait tout en ne<br />

sachant rien. Le lecteur aussi sait, tout en<br />

ne voulant pas vraiment savoir. C’est la<br />

grande réussite de Max Frisch de faire partager<br />

l’ambiguïté du narrateur.<br />

Très vite à la lecture, on reconnaît le<br />

mythe grec, un destin qui dépasse l’homme,<br />

le conduit dans une situation tragique, le<br />

fera endurer un châtiment qu’il n’est pas certain<br />

de mériter. Œdipe couchait avec sa<br />

mère, Faber avec sa fille. Une situation qui<br />

A quoi bon démontrer que je ne pressens<br />

rien, que je ne prévois rien ! J’ai détruit<br />

la vie de mon enfant et je ne puis rien<br />

réparer. A quoi bon ce rapport ? Je<br />

n’étais pas amoureux de la jeune fille à<br />

la queue de cheval rousse, je l’avais<br />

remarquée, rien de plus, je ne pouvais<br />

pas prévoir que c’était ma propre fille,<br />

puisque je ne savais même pas que<br />

j’étais père. Pourquoi fatalité ? Je<br />

n’étais pas amoureux, au contraire, elle<br />

me fut plus étrangère que jamais jeune<br />

fille ne l’avait été, aussitôt que nous<br />

sommes entrés en conversation, et ce<br />

fut un hasard invraisemblable que nous<br />

eussions parlé ensemble, ma fille et moi.<br />

Nous aurions tout aussi bien pu passer<br />

simplement l’un à côté de l’autre.<br />

Pourquoi fatalité ? Cela aurait aussi<br />

bien pu se passer tout autrement.<br />

Tiré de Homo Faber,<br />

Max Frisch, pp 84-85,<br />

La Guilde du Livre, Lausanne<br />

paraissait invraisemblable devient presque<br />

naturelle et d’autant plus vraie. A mon goût,<br />

il n’y a rien dans ce roman, si ce n’est le<br />

modèle des avions, qui puisse le rendre<br />

désuet. Tout y semble contemporain ou alors<br />

déjà classique. C’est-à-dire hors du temps.<br />

Stiller et Homo Faber, deux monuments<br />

de la littérature du XX e siècle. Chaque lecteur<br />

qui s’y plonge peut avoir, l’espace de<br />

quelques centaines de pages, l’impression<br />

de partager une histoire inventée, plus<br />

vraie que sa vie quotidienne. La littérature,<br />

disait Pessoa, est bien la preuve que la vie<br />

en soi ne suffit pas.<br />

D. de R.<br />

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