entretienNaissance d’une école populaire ?Au groupe scolaire Concorde de Mons-en-Barœul (59), l’inspecteur de la circonscription, les enseignants et leschercheurs nous ont longuement parlé d’une expérimentation pédagogique assez rare : depuis 2001, tous les enseignantsde ces deux écoles mettent en œuvre la pédagogie Freinet et les effets de leur travail sont évalués par une équipe dechercheurs en sciences de l’éducation de l’université Lille 3 (laboratoire THEODILE). Voici la synthèse que nous avonsfaite d’un passionnant échange avec eux. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à vous plonger dans leurs différents écrits…Du côté de l’inspecteurde la circonscriptionIl est intéressant de faire connaître cetteexpérience parce qu’elle montre que l’expérimentationbien contrôlée – c’est-à-direlimitée dans le temps et évaluée – peut êtrebénéfique. Dans cette école expérimentale,la pédagogie Freinet est mise en œuvre,depuis la maternelle jusqu’au CM2, par desenseignants qui sont tous arrivés en mêmetemps, par dérogation au mouvement desprofesseurs d’école. C’est assez rare. C’estle résultat d’une ferme détermination et delongues négociations avec l’administration,avec les syndicats, avec les parents d’élèveset aussi avec l’ICEM Nord-Pas-de-Calais(Institut coopératif de l’école moderne).Dans ce quartier et dans cette école, la viescolaire s’était beaucoup dégradée, violenceet mauvais résultats scolaires. La situation dece secteur, ingrate, semblait sans issue. Nousavions donc déposé un projet d’expérimentationauprès de l’inspecteur d’académie. C’estbien l’institution qui a installé l’expérience etqui a souhaité une évaluation de la part d’uneéquipe de chercheurs. Au départ, les enseignants(proposés par l’ICEM) ne connaissaientpas les chercheurs qui, eux-mêmes, n’avaientpas de liens avec ce mouvement pédagogique.Pour ces enseignants militants il s’agissait d’unevéritable prise de risque. L’expérience montreque des militants peuvent entrer dans unedémarche institutionnelle et évaluative sansperdre leur âme !Comme la question était : « Est-ce qu’unepédagogie, comme la pédagogie Freinet,convient aux plus déshérités ? », il a fallu êtretrès vigilant pour garder les élèves du quartier.En effet, les pédagogies « alternatives » atti-Entretien réalisé avecSylvain Hannebique (enseignant)Marcel Thorel (enseignant)Pascale Calcoen (enseignante)Jean-Robert Ghier (inspecteur de l’éducation nationale)Yves Reuter (universitaire, responsable de la recherche)Cora Cohen (universitaire, didactique des sciences)Anne-Marie Jovenet (universitaire, clinicienne)Dominique Lahanier-Reuter (universitaire, didactique desmathématiques)rent prioritairement une population favoriséeou, au contraire, des élèves en très grandedifficulté envoyés par d’autres écoles qui n’arriventplus à faire face. De plus, ce genred’expérience inquiète les milieux populaires.Certains parents s’en sont émus. Ainsi, iln’était pas question, au départ, de modifier lastructure même de l’école et de rompre avecla forme classe, les parents avaient besoin deces points de repères.Ce type d’expérience est très fragile et ilfaut être attentif pour se faire accepter parle milieu au sens large : parents, collèguesdes autres écoles ou du collège, institution,mairie, etc. L’équipe enseignante a vraimentjoué le jeu aux différents niveaux.Aujourd’hui, en tant qu’inspecteur, j’ai desraisons d’être satisfait car les résultats sontinespérés au vu de la situation initiale (augmentationsdes acquisitions des élèves etréduction des actes de violence), de pluscette expérimentation a eu un effet dynamisantsur les écoles du secteur.Du côté des enseignantsPour nous enseignants, la pédagogie Freinetest une pédagogie de la rupture. En simplifianton peut dire que « la vie entre à l’école etque l’école va vers la vie ». Au quotidien, celasignifie que nous partons de l’expression desenfants, de leur vécu, de leurs productions etque nous les relions à la culture scolaire, auxprogrammes, au patrimoine culturel extérieur.Entre les productions des enfants et les savoirsscolaires, nous faisons des liens même si celareste toujours en tension. Ce qui est de l’ordrede la vie sociale de l’école, de la régulation desconflits passe en second et est toujours en lienavec la mise au travail des élèves, leur rapportau savoir et leurs apprentissages.Ces conceptions engagent de profondesmodifications des pratiques pédagogiqueset une certaine prise de risque. La postureest anxiogène : il faut un étayage fort pourpouvoir accueillir l’événement, ce qui vavenir, les productions des élèves. La miseen œuvre de ce type de pédagogie a étérendue possible par le travail d’équipe quiest très important ici. De la maternelle auCM2, nous sommes tous des professionnelsexpérimentés, avec un projet clair etune ferme volonté de travailler ensemble.Nous sommes également en recherche permanente,avec beaucoup de co-formationet de formation continue. Pour innover, laconfiance est essentielle : confiance dansl’équipe, confiance dans l’institution. Cesconditions sont réunies ici, ce n’est pas lecas partout. Nous revendiquons l’évaluationmême si ce n’est pas facile, et même si l’onpeut se demander pourquoi nous serionsplus évalués que les autres. Il semble quecette approche affective et sensible desapprentissages évite toute mise à l’écart degamins. Le creuset coopératif de l’école esttrès puissant. Cette pédagogie a transforméle rapport des enfants au travail, aux contenusscolaires et à l’école. Elle a aussi modifiéle rapport des familles à l’école.Du côté des chercheursPour nous chercheurs, le plus caractéristiquedans le travail fait ici, c’est la mise enœuvre d’un principe de base souvent évoquémais très rarement appliqué : « Nul ne peutapprendre à la place de l’élève ». Dans cetteécole, les enseignants ne cherchent pas àtransmettre des savoirs ou des savoir-fairemais véritablement à aider à apprendre etnous avons pu voir les effets tout à fait bénéfiquesde ce mode de travail pédagogique.On dit souvent qu’on ne sait pas grandchosedes effets des pédagogies alternatives.Aujourd’hui, nous avons cinq annéesde recherches, des données multiples qui,globalement, montrent que, s’il n’y a pas demiracle, il y a ces effets qui sont quand mêmeextraordinaires pour cette population d’élèveset c’est suffisamment rare pour être noté.Cette expérience montre qu’il n’y a pas nécessairementséparation et répartition dans letemps entre socialisation et apprentissages.Contrairement à nombre de discours courants,la centration sur les apprentissages a participéà la construction du calme, de la tranquillité.L’expérience montre aussi qu’il n’y a pas d’oppositionentre fonctionnement collectif etindividualisation des apprentissages. Les deuxsont articulés. Les mécanismes pervers que l’onretrouve souvent dans l’individualisation – miseà l’écart de certains élèves, accentuation desdisparités, etc. – ne s’observent pas ici. n <strong>XYZep</strong> | nUMÉRO <strong>27</strong> | mai 2007 |
Peut-on parlerde « bonnes pratiques » ?Pour nous enseignants Freinet, l’expression« bonnes pratiques » convient bien. Mais c’estdifficile à expliquer. Il faudrait définir précisémentla « méthode naturelle d’apprentissage» ou le « tâtonnement expérimental » etce n’est pas simple ! Disons que les bonnespratiques sont celles qui permettent auxenfants de travailler comme des travailleurs,d’accomplir leurs tâches : écrire des textes,mener des recherches-maths, faire desconférences, réaliser des œuvres artistiques,etc. Les bonnes pratiques ne sont pas prédéfinies,elles sont sans cesse ré-étalonnées.Elles sont bonnes si les tâches sont réaliséesdans le calme, avec le soin qu’il faut et pourobtenir un résultat convenable. Par exemple,en maternelle, il s’agit de faire en sorte quel’enfant n’ait pas le maître comme seul référent.Les « bonnes pratiques » sont celles quil’aident à s’affranchir de la relation duelle, às’adresser aux autres et au groupe.Pour les chercheurs, il n’y a sans doute pas debonnes pratiques en général. Les recherchesmontrent que ce qui est efficace pour certainsne l’est pas pour d’autres. Mais ce qui estparadoxal ici, c’est que cette pédagogie enelle-même permet de générer de la différenciation,de produire des pratiques différenciées.Et, même si certains élèves en profitentplus que d’autres, nous n’avons pas rencontréd’élève véritablement mis en échec.Le travail de recherche concernant lesapprentissages scientifiques montre qu’ici lesélèves reconnaissent davantage les savoirs deleurs parents, des autres élèves et aussi desenseignants. Ailleurs, les élèves pensent qu’onne peut pas questionner le maître parce quece serait avouer sa propre ignorance, qu’onne peut pas non plus interroger les autresélèves ou les parents parce qu’ils ne saventpas. Dans cette forme de travail pédagogique,la manière dont les élèves sont écoutés estcaractéristique : toute la classe est responsabledes questions posées et des réponsesqui sont apportées. On reconnaît à chacundu savoir ou une envie de savoir.En recherche en didactique des mathématiques,on parlerait plutôt de « pratiques efficaces». Ici elles sont efficaces parce que lacohérence, construite par les maîtres, estperçue par les élèves. Ici, partir du vécusignifie laisser aux élèves la responsabilitéd’élaborer une question mathématique.C’est un pari didactiquement incroyable !Il peut être tenu parce que les élèves s’enemparent effectivement, parce que le travailde chacun est accompagné par l’enseignantet par la classe et aussi parce que l’ensembledes principes qui le sous-tendent – commele traitement de l’erreur – sont articulésentre eux.La question du vécu est délicate. Si certainstravaux tendent à montrer que les élèvesde milieux populaires sont prisonniers deleur vécu, aucune recherche empirique n’amis en évidence que le fait de travailler enclasse à partir de ce vécu nuisait aux apprentissages.Dans les pratiques, s’appuyer sur levécu des élèves, peut signifier de multipleschoses. Ce qui est intéressant dans ce modede travail pédagogique, c’est la manière dontle vécu des élèves est traité. Il est construit,reconstruit, codifié, mis en interrogation ettoujours repris dans des relations et activitésd’apprentissage. Il existe un véritableréseau de mise en relations de différentssystèmes culturels : la culture légitime, laculture scolaire, la culture de la classe et laculture extrascolaire des élèves. Les maîtresFreinet ont des manières très intéressantesde théoriser cela avec la notion de patrimoineculturel de proximité.L’approche clinique, quant à elle, montreclairement que ce qui est central dans cetteécole, ce sont les savoirs, les apprentissages.Et c’est une grande différence avec les autresécoles où des études ont aussi été réalisées.Quand les maîtres Freinet parlent de leursélèves, ils évoquent, comme les autres, lesmilieux familiaux et sociaux mais ils mettentbien davantage l’accent sur ce que font lesélèves. Ils regardent le travail des élèves etleur manière d’entrer dans les apprentissages.C’est également vrai lorsque les élèvesparlent de leurs enseignants : le rapport trèsindividuel et affectif, partout présent, est icidifférent. Le rapport de chacun au groupeest aussi important, sinon plus.Et les liens entre rechercheet pratique ?Nous enseignants étions, a priori, tout à faitintéressés par le travail de l’équipe de rechercheThéodile, d’autant qu’il s’inscrivait dans unedurée assez longue (cinq années) mais ne nousattendions pas à cette forme de recherche.Aujourd’hui nous commençons juste à nouscomprendre mutuellement : les chercheursont découvert la pédagogie Freinet et nousPour en savoir plusContact : yreuter@wanadoo.fravons découvert le travail de recherche. Leslogiques ne sont pas les mêmes. Nous avons dûcomprendre que les chercheurs ne disposaientpas de l’expertise de la pratique et qu’ils ne sesituaient pas dans la même temporalité : ilsdoivent passer du temps pour faire émergerce qui n’apparaît pas à première vue. Chacunpeut tirer un bénéfice de l’action de l’autre.Les rapports de recherche n’ont pas, directement,modifié les pratiques, mais ils ont euune influence même diffuse, c’est certain. Maiscette recherche n’a pas été sans créer de troublesmême si pour nous les apports sont trèsriches. Auparavant personne nous ne nous avaitpermis une telle réflexivité en nous parlant ainside notre activité.Du côté des chercheurs nous voulons d’abordsaluer les maîtres car il faut être solide poursupporter un tel suivi pendant cinq ans. Il abien sûr fallu lever des ambiguïtés, comprendreet faire comprendre que l’on ne faisait pas derecherche-action, que l’on cherchait à décrireet analyser des effets de pratiques et non pasà les faire changer. Saisir aussi que nous n’allionspas travailler à partir des questions quese posaient les maîtres Freinet mais à partir denos propres questionnements. Il est vrai qu’àcertains moments, cela a été très dur. Pourles enseignants, par exemple, il était difficileque l’on ne leur donne pas un point de vue surleurs pratiques. Ce qui nous importait, c’étaientleurs effets en termes d’apprentissages et onne pouvait rien en dire dans l’immédiat. Ilétait aussi difficile pour eux de comprendreque nous pouvions tirer des conclusions, alorsque nous n’étions pas là en permanence.Il faut dire enfin que les échanges ont été, pournous aussi, très riches. Ce mode de travailpédagogique dénaturalise les fonctionnementshabituels et nous oblige à préciser et à interrogernos outils théoriques classiques d’analyse.De plus, les pratiques Freinet reposent surdes modes de théorisation très différents desnôtres et qui nous conduisent à interrogernos propres modèles : la question du vécu,celle du patrimoine culturel de proximité, etc.Sans démagogie, ce travail a participé de notreformation continue de chercheur. nYves Reuter et Cécile Carra. « Analyser un mode de travail “alternatif” : l’exemple d’ungroupe scolaire travaillant en pédagogie “Freinet” ». Revue française de pédagogie, n° 153,octobre-novembre-décembre 2005.Dominique Lahanier-Reuter. « Enseignement et apprentissages mathématiques dans une écoleFreinet ». Revue française de pédagogie, n° 153, octobre-novembre-décembre 2005.Anne-Marie Jovenet. « Une “didactique appropriée aux difficultés des élèves” est-elle tributairedes modes d’appréhension de ces difficultés ? ». La nouvelle revue de l’AIS n° 33.Yves Reuter (dir.). Une école Freinet : fonctionnement et effets d’une pédagogie alternativeen milieu populaire. Paris : l’Harmattan, 2007.Et, en août 2007, le congrès de l’ICEM. Informations disponibles sur :www.icem-pedagogie-freinet.org<strong>XYZep</strong> | nUMÉRO <strong>27</strong> | mai 2007 n