qu’aujourd’hui » (38). Toutefois, le jeu <strong>de</strong>sconcentrations s’est indéniablement accéléré dans ledouble contexte <strong>de</strong> l’internationalisation, qui favorisel’externalisation <strong>et</strong> l’intégration au sein <strong>de</strong> holdings,<strong>et</strong> <strong>de</strong> la privatisation du secteur audiovisuel françaisdans les années 80.Ce constat alimente le discours critique dénonçant pêlemêlele libéralisme <strong>de</strong> marché, la « pensée unique »<strong>de</strong>s médias d’information <strong>et</strong> le « complot » <strong>de</strong>spuissances <strong>de</strong> l’argent pour museler <strong>de</strong>s journalistesasservis à leurs intérêts. Mais il risque <strong>de</strong> passer soussilence les dynamiques plus sour<strong>de</strong>s qui accompagnentl’insinuation <strong>de</strong>s logiques économiques dans l’activitéd’information, <strong>et</strong> dont les flagrants délits <strong>de</strong> collusionentre hommes d’argent <strong>et</strong> journalistes ne sont que lessaillances. On imagine mal Serge Dassault dicter auxjournalistes du Figaro le contenu <strong>de</strong> leurs articles : <strong>de</strong>sdispositions ont d’ailleurs été prises pour lever lesoupçon, affichant la séparation formelle <strong>de</strong> larédaction <strong>et</strong> <strong>de</strong> la structure financière (39). Mais s’entenir à c<strong>et</strong>te vigilance, c’est attribuer le poids <strong>de</strong>spressions économiques sur l’information à <strong>de</strong>s forcesqui lui seraient extérieures : or l’intégration <strong>de</strong>sobjectifs <strong>de</strong> rentabilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> profit économique dansles pratiques journalistiques pèse lour<strong>de</strong>ment surl’information. De nombreux travaux montrent que lastructure interne <strong>de</strong>s médias d’information s’estprogressivement convertie aux principes <strong>de</strong> l’économielibérale (40). Ils dénoncent la « montée du mark<strong>et</strong>ingrédactionnel », reliant la crise économique qui frappela presse écrite à celle <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> à l’objectifprioritaire <strong>de</strong> reconquête <strong>de</strong> l’audience (41). Lacontamination à l’ensemble du champ médiatique <strong>de</strong>la logique commerciale caractéristique du secteurtélévisuel est également vilipendée (42).À l’image <strong>de</strong> l’interdépendance qui configure lesrelations <strong>de</strong>s journalistes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s politiques, la dépendance<strong>de</strong> l’information aux pressions économiques résultedonc largement <strong>de</strong> l’intériorisation <strong>de</strong>s règles du jeu.Dans les <strong>de</strong>ux cas, <strong>de</strong>s formes d’autocontrainte sont àl’œuvre, jusque dans la définition par le groupe <strong>de</strong>sjournalistes <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> professionnalisme <strong>et</strong>d’excellence journalistique. Ainsi <strong>de</strong>s indicateursd’audience, érigés en gages <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> l’information,ou <strong>de</strong>s nécessités commerciales converties en vertusd’indépendance, comme dans ce propos d’unéditorialiste d’Europe 1 : « Quand une station est richeelle peut se perm<strong>et</strong>tre beaucoup <strong>de</strong> choses… » (43).L’indépendance, un mythefondateurCes différents éléments invitent à tenir compte <strong>de</strong>sreprésentations qui sont associées à la notiond’indépendance, sans les dissocier <strong>de</strong>s pratiquesprofessionnelles. C’est alors dans le décalage entrel’imaginaire entourant la profession <strong>de</strong> journaliste <strong>et</strong>la réalité <strong>de</strong>s pratiques quotidiennes que se comprendle mieux la fonction symbolique du « mythe » <strong>de</strong>l’indépendance.La fonction mythique<strong>de</strong> l’indépendanceLa notion <strong>de</strong> mythe s’entend ici comme une croyancelargement illusoire <strong>et</strong> pourtant partagée par une gran<strong>de</strong>partie <strong>de</strong>s journalistes, en raison <strong>de</strong> l’utilité qu’elleprésente pour « construire la légitimité sociale dujournalisme [<strong>et</strong>] l’inscrire dans un corps <strong>de</strong> rôles, plusou moins effectifs » (44). La typologie <strong>de</strong> cesreprésentations idéologiques montre les modèlespratiques <strong>et</strong> les registres <strong>de</strong> justification qu’ellesperm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en œuvre (45). Parmi elles <strong>et</strong> pourfaire écho aux dimensions évoquées précé<strong>de</strong>mment, onmentionnera le mythe <strong>de</strong> « la » déontologie, qui tend àocculter le flou <strong>de</strong>s critères qui l’organisent <strong>et</strong> à faireaccroire en l’efficacité <strong>de</strong> l’endorégulation morale <strong>de</strong>la profession. On peut y voir une stratégie pour durcirles frontières du groupe professionnel <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enir lavision idéalisée <strong>de</strong> leur fonction démocratique (46). Lemythe du pluralisme remplit la même fonctionsymbolique, alors que la définition sur laquelles’accor<strong>de</strong>nt les professionnels confond la pluralité(diversité <strong>de</strong>s publications) avec le pluralisme réel <strong>de</strong>slignes éditoriales, ce que contredisent les contraintesconcurrentielles du champ <strong>et</strong> l’uniformisation <strong>de</strong>spratiques qui en découle. L’indépendance <strong>de</strong>l’information doit alors être envisagée comme un mythefondateur, dans la mesure où elle constitue l’étendard<strong>de</strong> la fonction démocratique <strong>de</strong> la profession : elle agit<strong>de</strong> ce fait comme un argument d’autorité, un postulatnon discuté, autour duquel s’organisent aussi bien lesdiscours <strong>de</strong>s journalistes que ceux <strong>de</strong>s critiques. On voitici l’utilité sociale du mythe, qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> produireune vision unifiée du rôle <strong>de</strong>s journalistes <strong>et</strong> <strong>de</strong> fournirun critère <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong> leur activité.La construction <strong>de</strong> l’informationL’homogénéisation qui s’en dégage ne doit pourtantpas masquer l’extrême diversité <strong>de</strong>s pratiques <strong>et</strong> <strong>de</strong>sdéfinitions <strong>de</strong> l’information légitime selon les supports,(38) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », in Actes<strong>de</strong> la recherche en sciences sociales n° 131-132, <strong>Paris</strong>, Seuil, 2000,pp. 3-7.(39) Le cas du quotidien Le Mon<strong>de</strong> est également intéressant en lamatière, les mêmes réserves pouvant d’ailleurs être formulées quantà l’efficacité <strong>de</strong> la séparation institutionnelle <strong>de</strong>s instances <strong>de</strong> directionsur les pratiques journalistiques : voir l’ouvrage <strong>de</strong> Pierre Péan<strong>et</strong> Philippe Cohen, La face cachée du « Mon<strong>de</strong> », <strong>Paris</strong>, Mille <strong>et</strong> unenuits, 2003.(40) Voir en particulier Julien Duval, Critique <strong>de</strong> la raison journalistique.Les transformations <strong>de</strong> la presse économique en France,<strong>Paris</strong>, Seuil, coll. « Liber », 2004.(41) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », op. cit.,p. 4.(42) Pierre Bourdieu, Sur la télévision (…), op. cit.(43) Olivier Guland, « Les radios séduites par l’économie », LeMon<strong>de</strong> Télévision-Radio-Multimédia, 21-22 avril 1996,pp. 32-33. Cité par Julien Duval, op. cit., p. 317.(44) Denis Ruellan, Les « pros » du journalisme (…), op. cit,p. 127.(45) Jacques Le Bohec, Les mythes professionnels <strong>de</strong>s journalistes.L’état <strong>de</strong>s lieux en France, <strong>Paris</strong>/Montréal, L’Harmattan, 2000.(46) Voir Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou. I<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong>savoir-faire <strong>de</strong>s journalistes français, Grenoble, PUG, 1993.Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>13
Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>14les genres journalistiques, mais aussi les contextes. Entemps <strong>de</strong> guerre, l’union sacrée qui se produitgénéralement entre les médias <strong>et</strong> le gouvernementnational résulte <strong>de</strong> l’inévitable implication <strong>de</strong>s médiasdans les stratégies d’action <strong>et</strong> <strong>de</strong> communication <strong>de</strong>sétats-majors. Mais elle est plus largement l’expressiond’un déplacement <strong>de</strong> la menace, incarnée par l’ennemicommun : comment le discours d’information pourraitilse construire <strong>de</strong> manière autonome, lors même quela sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong> dont il est l’instrumentest mise en péril (47) ? L’information se définit commeun rapport social <strong>et</strong> à l’intérieur d’un rapport <strong>de</strong> force,dont la configuration est variable d’une conjoncture àl’autre. Le <strong>de</strong>gré d’indépendance <strong>de</strong>s médias dépenddonc <strong>de</strong> leur position dans le processus <strong>de</strong> construction<strong>de</strong> l’information.Si l’information est une construction, c’est parcequ’elle consiste à m<strong>et</strong>tre en forme <strong>et</strong> en sens les faitssociaux qui accè<strong>de</strong>nt au statut d’événement. Dansl’absolu, la production d’une information indépendanteexigerait <strong>de</strong>s journalistes qu’ils se contentent <strong>de</strong> rendrecompte <strong>de</strong> la réalité telle qu’elle est, en touteobjectivité. Or « Les événements sociaux ne sont pas<strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s qui se trouveraient tout faits quelque partdans la réalité <strong>et</strong> dont les médias nous feraient connaîtreles propriétés <strong>et</strong> les avatars après coup avec plus oumoins <strong>de</strong> fidélité. Ils n’existent que dans la mesure oùces médias les façonnent » (48). La production <strong>de</strong>l’information résulte en eff<strong>et</strong> d’une série <strong>de</strong> choix,opérés en fonction <strong>de</strong>s « cadrages » mis en œuvre <strong>et</strong><strong>de</strong>s « routines » professionnelles dont disposent lesjournalistes pour traiter l’actualité (49). Lahiérarchisation <strong>de</strong>s faits, leur ordonnancement dans lesrubriques <strong>et</strong> les genres <strong>de</strong> l’écriture journalistique, l<strong>et</strong>on <strong>et</strong> le style adoptés, sont quelques-uns <strong>de</strong>s nombreuxmo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> séquençage <strong>et</strong> <strong>de</strong> formatage <strong>de</strong>s contenusmédiatiques. Ces opérations constituent le quotidiendu travail <strong>de</strong>s journalistes, qui les ont intérioriséescomme autant d’évi<strong>de</strong>nces ; mais elles font aussi partiedu « contrat <strong>de</strong> lecture » auquel le public souscrit parson acte d’achat ou d’audience, en reconnaissant dansces formes canoniques l’expression d’une définitionlégitime <strong>de</strong> l’information (50).** *En avril 2007, les premières Assises internationales dujournalisme ont placé au cœur <strong>de</strong>s débats la question <strong>de</strong>l’indépendance <strong>et</strong> du pluralisme <strong>de</strong>s médias (51). Lespropositions auxquelles elles ont abouti témoignent dusouci <strong>de</strong>s professionnels <strong>et</strong> <strong>de</strong>s citoyens qui y participaient<strong>de</strong> renforcer la régulation éthique <strong>et</strong> le respect du droit <strong>et</strong><strong>de</strong>s libertés <strong>de</strong> l’information. Elles montrent égalementque l’indépendance <strong>de</strong>meure un horizon symboliquefondateur du pacte démocratique : la participation <strong>de</strong>scitoyens aux débats internes à la profession <strong>et</strong> l’impulsiond’un dialogue avec le public <strong>et</strong> les chercheurs constituesans doute l’une <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> la réflexion.Aurélie Tavernier,<strong>Université</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> VIII(47) Ces dimensions ont été analysées par Isabelle Garcin-Marrouà propos <strong>de</strong> la menace terroriste, dans Terrorisme, médias <strong>et</strong><strong>démocratie</strong>, Lyon, PUL coll. « Passerelles », 2001. Sur l’informationen temps <strong>de</strong> guerre, voir également Michel Mathien (dir.),L’information dans les conflits armés, <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 2001.(48) Eliseo Veron, Construire l’événement : les médias <strong>et</strong> l’acci<strong>de</strong>nt<strong>de</strong> Three Miles Island, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1981, p. 1.(49) On pourra lire à ce suj<strong>et</strong> : Gérard Leblanc, Scénarios du réel. 2-Information, régimes <strong>de</strong> visibilité, <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 1997 ; Éric Macé<strong>et</strong> Angelina Péralva, <strong>Médias</strong> <strong>et</strong> violences urbaines. Débats politiques <strong>et</strong>construction journalistique, <strong>Paris</strong>, La Documentation française, 2002.(50) Patrick Charau<strong>de</strong>au, Le discours d’information médiatique.La construction du miroir social, <strong>Paris</strong>, Nathan-Ina, coll. « <strong>Médias</strong>Recherches », 1997.(51) Assises Internationales du Journalisme, organisées à Lille <strong>et</strong>Arras du 7 au 9 mars 2007 par l’association Journalisme <strong>et</strong> citoyenn<strong>et</strong>éen partenariat avec <strong>de</strong>s organisations syndicales <strong>et</strong> <strong>de</strong>s écoles<strong>de</strong> journalisme. Programme <strong>et</strong> compte-rendu <strong>de</strong>s journées :www.assisesdujournalisme.comPour en savoir plusDelporte Christian (1995), Histoire du journalisme <strong>et</strong> <strong>de</strong>sjournalistes en France, <strong>Paris</strong>, PUF, coll. « Que sais-je ? ».Derville Grégory (1997), Le pouvoir <strong>de</strong>s médias. Mythes<strong>et</strong> réalités, Grenoble, PUG.Gerstlé Jacques (2004), La communication politique,<strong>Paris</strong>, Armand Colin.Giroux Guy (1991), « La déontologie professionnelle dansle champ du journalisme. Portée <strong>et</strong> limites »,Communication, XIII, Laval.Martin Marc (dir.) (1991), Histoire <strong>et</strong> <strong>Médias</strong>. Journalisme<strong>et</strong> journalistes français 1950-1992, <strong>Paris</strong>, BibliothèqueAlbin Michel, coll. « Bibliothèque <strong>de</strong>s Idées ».Mercier Arnaud (1996), Le journal télévisé. Politique <strong>de</strong>l’information <strong>et</strong> information politique, <strong>Paris</strong>, Presses <strong>de</strong> laFNSP.Musso Pierre (2004), Berlusconi, le nouveau prince, LaTour d’Aigues, L’Aube.« L’éthique du journalisme » (1989), <strong>Médias</strong>pouvoirs,n° 13.« Quels contre-pouvoirs au quatrième pouvoir ? » (1990),Le Débat, n° 60.« Société <strong>de</strong> l’information. Faut-il avoir peur <strong>de</strong>smédias ? » (2007), Contr<strong>et</strong>emps, n° 18.