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« Cacher ». Articulation sémantique d'un concept en français ... - Cief

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<strong>«</strong> <strong>Cacher</strong> <strong>»</strong>. <strong>Articulation</strong> <strong>sémantique</strong> d’un <strong>concept</strong> <strong>en</strong> <strong>français</strong>, <strong>en</strong> latin et<strong>en</strong> hongroisC’est un postulat de la sci<strong>en</strong>ce du langage que les <strong>concept</strong>s qui trouv<strong>en</strong>t une expressionlinguistique ne préexist<strong>en</strong>t pas à cette expression ; autrem<strong>en</strong>t dit, la délimitation des <strong>concept</strong>sn’est pas imaginable sans l’interv<strong>en</strong>tion de la forme phonique qui les porte et les fixe. <strong>«</strong> Ri<strong>en</strong>n’est distinct avant l’apparition de la langue <strong>»</strong>, disait Saussure, qui a pu définir le <strong>concept</strong>précisém<strong>en</strong>t comme un signifié solidaire avec un signifiant. Mais y a-t-il alors un moy<strong>en</strong> dedécrire ce qui est commun dans l’expéri<strong>en</strong>ce humaine indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t des frontièreslinguistiques ? Peut-on approcher cette chose vague et flottante qui est à la recherche d’uneexpression ? La question est lourde de s<strong>en</strong>s philosophique, parce qu’elle revi<strong>en</strong>t à demander :existe-t-il un moy<strong>en</strong> de dépasser la grille <strong>concept</strong>uelle de sa propre langue ou <strong>en</strong> reste-t-onprisonnier à jamais ? Au lieu de m’<strong>en</strong>fermer dans la stérile hypothèse de l’incommunicabilité, jep<strong>en</strong>se qu’il est possible de dégager, au fin fond des <strong>concept</strong>s forgés par les différ<strong>en</strong>tes langues,des quasi-constantes <strong>sémantique</strong>s, dont le véritable intérêt consistera peut-être dans lesarticulations très diverses qu’elles subiss<strong>en</strong>t dans les systèmes linguistiques concrets.Ainsi, cacher est un lexème <strong>français</strong>, ayant un signifié que nous pouvons considérer commespécial au <strong>français</strong> et irréductible à des expressions d’autres langues ; mais <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> est <strong>en</strong>même temps une étiquette, si l’on veut métalinguistique, qui donne un nom à un champ<strong>sémantique</strong> correspondant à un secteur de la réalité et qui fonde par conséqu<strong>en</strong>t la possibilité dela traduction et de l’interprétation <strong>«</strong> translinguistiques <strong>»</strong>, pour ainsi dire. Quand on cherche àdiscerner ce que désigne cette étiquette, on peut suivre deux démarches complém<strong>en</strong>taires. D’unepart, l’intuition, qui s’appuie d’ailleurs sur l’expéri<strong>en</strong>ce de la langue, va nous fournir un certainnombre de critères pour découvrir ce qu’on peut appeler les emplois caractéristiques d’un terme.C’est le procédé des dictionnaires unilingues : dans l’article cacher du Trésor de la LangueFrançaise, <strong>«</strong> il cachait ses yeux pleins de larmes <strong>»</strong> et <strong>«</strong> ses paupières cachai<strong>en</strong>t des yeux qu’ondevinait admirables <strong>»</strong> se trouv<strong>en</strong>t rangés sous deux rubriques différ<strong>en</strong>tes, correspondantrespectivem<strong>en</strong>t à ce qui est volontaire, avec un ag<strong>en</strong>t généralem<strong>en</strong>t <strong>«</strong> humain <strong>»</strong>, et à ce qui nesuppose pas d’interv<strong>en</strong>tion <strong>«</strong> humaine <strong>»</strong>. Nous pouvons tirer une petite conclusion <strong>en</strong> passant :l’idée de <strong>«</strong> ne pas laisser voir <strong>»</strong> peut sembler assez importante aux membres d’une communautépour être désignée d’un mot spécifique – qu’<strong>en</strong> est-il de l’idée contraire ? Est-ce que cacher aun antonyme ? On pourrait hésiter <strong>en</strong>tre montrer et découvrir, les deux étant pourtant moinsspécifiques que cacher. Donc cacher est spécifique et important – mais la considération de laprés<strong>en</strong>ce ou de l’abs<strong>en</strong>ce de l’ag<strong>en</strong>t humain nous dit-elle quelque chose du <strong>concept</strong> ? Dansl’abstrait, on distinguera déjà deux situations radicalem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tes : la première signifie quel’on garde quelque chose pour soi, <strong>en</strong> se l’appropriant, ou peut-être <strong>en</strong> sauvegardant par là lasphère de l’intimité, c’est une volonté d’avoir pour soi, qui peut provoquer l’<strong>en</strong>vie, le vol ou leviol ; la seconde situation met l’homme <strong>en</strong> face de l’inconnu, à conquérir ou à redouter. C’estsur ce point qu’intervi<strong>en</strong>t la deuxième démarche : le réseau synonymique qui <strong>en</strong>toure le terme<strong>en</strong> question, et les expressions qui le traduis<strong>en</strong>t dans d’autres langues peuv<strong>en</strong>t témoigner euxmêmesdu clivage à l’intérieur d’un univers <strong>sémantique</strong> conçu d’abord comme unitaire. Je cite


Revue d’Études Françaises ‣ N o 6 (2001)le TLF : cacher avec ag<strong>en</strong>t humain : <strong>«</strong> Soustraire, dérober à la vue <strong>»</strong>, synonyme : dissimuler ;sans ag<strong>en</strong>t humain : <strong>«</strong> Dérober à la vue <strong>en</strong> faisant écran <strong>»</strong>, synonymes : masquer, voiler. Cesrapprochem<strong>en</strong>ts avec d’autres termes compos<strong>en</strong>t un champ <strong>sémantique</strong> dont cacher semblereprés<strong>en</strong>ter le c<strong>en</strong>tre. Avant de rev<strong>en</strong>ir à la série synonymique proposée, je peux constater que leclivage observé <strong>en</strong> <strong>français</strong> se vérifie parfaitem<strong>en</strong>t dans le hongrois (à cette différ<strong>en</strong>ce près quele terme général rejt <strong>«</strong> il cache <strong>»</strong>, bi<strong>en</strong> que toujours utilisable, cède souv<strong>en</strong>t la place à takar, motde plus grande fréqu<strong>en</strong>ce et équival<strong>en</strong>t approximatif de couvrir) : <strong>en</strong> effet, parmi les synonymesfondam<strong>en</strong>taux, le verbe dug n’est utilisable qu’avec un ag<strong>en</strong>t <strong>«</strong> humain <strong>»</strong>.Mais quel est exactem<strong>en</strong>t ce rapport de synonymie, et que signifie l’affirmation que masquerou dissimuler apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t au champ <strong>sémantique</strong> de <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> ? Au lieu de ressasser cettebanalité que toute synonymie est partielle, considérons l’aspect positif du rapport : doublé etcomme reflété par une multitude de termes, le cont<strong>en</strong>u <strong>concept</strong>uel <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> sera doté d’unemultitude de facettes, qui indiqueront ses rapports avec d’autres sphères <strong>sémantique</strong>s. Nouspourrons donc dire que l’on peut <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> quelque chose <strong>«</strong> <strong>en</strong> le dissimulant quelque part <strong>»</strong> ouqu’une chose peut rester <strong>«</strong> cachée <strong>»</strong> étant <strong>«</strong> voilée <strong>»</strong> – mais par un retournem<strong>en</strong>t de notre p<strong>en</strong>sée,nous pouvons dire aussi que sous l’étiquette <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong>, on trouve une intersection de différ<strong>en</strong>tscont<strong>en</strong>us verbaux qui concrétis<strong>en</strong>t l’idée, tellem<strong>en</strong>t importante, de <strong>«</strong> ne pas laisser voir <strong>»</strong>.Cep<strong>en</strong>dant, ce qui est ressource synonymique à un mom<strong>en</strong>t donné peut dev<strong>en</strong>ir sourceétymologique et <strong>«</strong> nourrir <strong>»</strong> constamm<strong>en</strong>t le c<strong>en</strong>tre même du domaine d’expression. Or, comptet<strong>en</strong>u des témoignages du <strong>français</strong>, du hongrois et du latin, on dira que le champ <strong>sémantique</strong> quise résume sous l’étiquette <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> a trois sources relativem<strong>en</strong>t distinctes et correspond dumême coup à une démarche d’abstraction triple :a) Ce champ <strong>sémantique</strong> se nourrit d’abord de l’idée de <strong>«</strong> mettre ou de se trouver dans un<strong>en</strong>droit circonscrit <strong>»</strong>. En latin, le verbe c<strong>en</strong>tral du champ, condere, signifie à l’origine <strong>«</strong> mettre<strong>en</strong>semble, <strong>en</strong>fermer, mettre à l’abri, déposer <strong>»</strong>, ainsi : condere messem in horreum <strong>«</strong> mettre larécolte dans la grange <strong>»</strong>. (Quand le verbe se spécialise pour ne signifier que <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong>, il pr<strong>en</strong>dle préfixe de l’<strong>«</strong> éloignem<strong>en</strong>t <strong>»</strong> : abscondere survit dans le nascondere itali<strong>en</strong>.) Le verbehongrois dug garde <strong>en</strong>core le s<strong>en</strong>s original de <strong>«</strong> mettre dans un espace étroit de façon à remplircet espace <strong>»</strong> (par exemple une main dans un gant, s<strong>en</strong>s voisin de <strong>«</strong> fourrer <strong>»</strong>) ; muni du préfixed’éloignem<strong>en</strong>t el, le verbe eldug signifiera <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> ; bújik, verbe intransitif signifiant <strong>«</strong> secacher <strong>»</strong> s’emploie couramm<strong>en</strong>t dans le s<strong>en</strong>s de <strong>«</strong> se mettre dans <strong>»</strong> aussi, avec des complém<strong>en</strong>tscomme <strong>«</strong> au lit <strong>»</strong>, <strong>«</strong> dans un vêtem<strong>en</strong>t <strong>»</strong>. Le verbe cacher semble remonter (à travers une formeintermédiaire coacticare) à coactare latin, qui signifie <strong>«</strong> comprimer, serrer <strong>»</strong>. Cet aspect duchamp pourra donc nous apparaître avec un s<strong>en</strong>s de <strong>«</strong> trésor que l’on possède <strong>»</strong>, quand il s’agitdes choses, et avec celui de <strong>«</strong> refuge qui nous r<strong>en</strong>ferme <strong>»</strong>, <strong>en</strong> ce qui concerne les êtres.b) Une deuxième source du champ <strong>sémantique</strong> est constituée par l’idée de la <strong>«</strong> séparation <strong>»</strong>.Celle-ci peut être conçue de façon matérielle : voiler et couvrir impliqu<strong>en</strong>t l’emploi d’uninstrum<strong>en</strong>t qui r<strong>en</strong>d invisible ; ou, d’une façon plus générale, ce qui est secretus est mis à part,écarté, éloigné de la lumière. L’<strong>«</strong> abri <strong>»</strong> qui protège et, à plus forte raison, le <strong>«</strong> voile <strong>»</strong> qui arrêtele curieux seront des indices de lieux particuliers et comme portant une marque de mystère.c) Enfin, l’idée de l’<strong>«</strong> altération <strong>»</strong> contribue égalem<strong>en</strong>t à la constitution du champ. Le voiles’interpose <strong>en</strong>tre le regard et l’objet, mais il se donne pour ce qu’il est : un empêchem<strong>en</strong>t ou une96


SÁNDOR KISS : <strong>«</strong> <strong>Cacher</strong> <strong>»</strong>. <strong>Articulation</strong> <strong>sémantique</strong> d’un <strong>concept</strong>…interdiction ; alors que le masque veut se faire oublier, parce qu’il opère une substitution : ilcache <strong>en</strong> altérant. Un déguisem<strong>en</strong>t, étymologiquem<strong>en</strong>t parlant, sert à remplacer la guise, c’est-àdirel’aspect véritable, et à instituer un monde des appar<strong>en</strong>ces. En hongrois, le verbefondam<strong>en</strong>tal du champ <strong>sémantique</strong>, rejt, a pu traduire d’abord la séparation, mais c’était peutêtre<strong>en</strong> même temps un terme de magie, propre à opérer des transformations miraculeuses. Aurefuge protégé par son <strong>en</strong>veloppe spatiale et à l’intimité située de l’autre côté d’une frontières’ajoutera la fausse id<strong>en</strong>tité, l’idée d’une surface qui empêche d’atteindre les profondeurs.Le complexe des expéri<strong>en</strong>ces que la langue emmagasine dans cette sphère à la foisfondam<strong>en</strong>tale et particulière sera naturellem<strong>en</strong>t une base de comparaison pour d’autresexpéri<strong>en</strong>ces plus difficilem<strong>en</strong>t définissables parce que moins concrètes ou moins saisissablespour la p<strong>en</strong>sée rationnelle ; et d’autre part, les différ<strong>en</strong>ts aspects du champ <strong>sémantique</strong> de<strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> trouv<strong>en</strong>t certains points de cristallisation dans la praxis humaine, qui <strong>en</strong>richiront levocabulaire du champ, <strong>en</strong> apportant leur propre connotation. Pour illustrer d’abord cetteinteraction des vocabulaires, le domaine de la mort s’offrira comme un exemple privilégié :séparation définitive dans l’espace du cimetière et dans celui de la mémoire, la mort est l’unedes concrétisations par excell<strong>en</strong>ce de l’éloignem<strong>en</strong>t produit par <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong>. <strong>«</strong> Maint joyaux dort<strong>en</strong>seveli Dans les ténèbres et l’oubli, Loin des pioches et des sondes <strong>»</strong> – on voit comm<strong>en</strong>t<strong>en</strong>sevelir est attiré par notre champ <strong>sémantique</strong>, dans ce poème de Baudelaire (<strong>«</strong> Sépulture <strong>»</strong>). Etdans la direction opposée, krypta, mot signifiant <strong>«</strong> caché <strong>»</strong> dans la civilisation des premierschréti<strong>en</strong>s, était d’abord le nom du lieu du culte, pour dev<strong>en</strong>ir celui de la sépulture. En ce quiconcerne les comparaisons fondées sur le vocabulaire du <strong>«</strong> caché <strong>»</strong>, on pourrait s’arrêter auxexpressions métaphoriques relatives au langage (on peut communiquer sa p<strong>en</strong>sée <strong>«</strong> à motscouverts <strong>»</strong>, mais, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, on peut aussi la <strong>«</strong> cacher <strong>»</strong> <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t). Cep<strong>en</strong>dant, pourterminer, j’évoquerai une autre expéri<strong>en</strong>ce de séparation <strong>en</strong>core – mais celle-ci se laisse peutêtresurmonter dans un ultime miracle. Là où il y a un voile, un uelum, ne peut-on assister à unerévélation ? Ce qui semble à jamais caché n’éclatera-t-il pas dans ce qui est le contraire decacher, c’est-à-dire dans une apocalypse ? On parle <strong>en</strong> ces termes de l’ess<strong>en</strong>ce de l’au-delàcachée et soudain manifestée. Le <strong>«</strong> Quidquid latet, apparebit <strong>»</strong> déplace le voile et la déchirure duvoile dans un espace abstrait ; mais la frontière de cet au-delà peut apparaître aussi commematérialisée : <strong>«</strong> portes d’ivoire et de corne <strong>»</strong>, qu’il s’agisse des <strong>en</strong>fers ou du rêve, cette secondevie. Déchirer le voile, déchiffrer le secret et recréer <strong>en</strong>suite l’indicible que ne pourra approcherqu’un langage chiffré – voilà ces ultimes désirs auxquels nous parv<strong>en</strong>ons au cours del’investigation et qui nous font mieux compr<strong>en</strong>dre peut-être ce que cacher veut dire.SÁNDOR KISSDebrec<strong>en</strong>97

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