13.07.2015 Views

« Le Nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc » Frantz Fanon, 1952 ...

« Le Nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc » Frantz Fanon, 1952 ...

« Le Nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc » Frantz Fanon, 1952 ...

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

acialisés. Ce paradoxe entre politi<strong>que</strong>s racialisées et perception de soi comme Français doncétranger au racisme, entre contenu d’un récit national universel et réalités socia<strong>le</strong>s, économi<strong>que</strong>s etculturel<strong>le</strong>s discriminatoires, a une longue histoire qui, je l’ai dit, s’origine dans l’esclavagisme. Lacoupure entre territoire où <strong>le</strong> racisme n’aurait jamais existé (la métropo<strong>le</strong>) et territoire où il aurait existé(la colonie) est <strong>le</strong> résultat d’un effort conscient pour faire de la métropo<strong>le</strong> France, une terre d’égalité,de liberté et de fraternité qui a besoin pour cela d’externaliser son côté sombre, de <strong>le</strong> <strong>«</strong> déporter <strong>»</strong> auxcolonies. Pour arriver à ce résultat, il faut notamment exclure <strong>le</strong>s Noirs de la métropo<strong>le</strong>. Or, des Noirsil y en avait, amenés comme esclaves domesti<strong>que</strong>s, ou vivant libres comme artisans, musiciens,marins. Certes, ils n’étaient <strong>que</strong> <strong>que</strong>l<strong>que</strong>s milliers mais déjà ce nombre inquiétait <strong>le</strong>s pouvoirs. Lacrainte existait <strong>que</strong> <strong>le</strong>s esclaves fassent appel au <strong>«</strong> privilège de la terre de France <strong>»</strong> édicté en 1315par Louis X <strong>Le</strong> Hutin et reconnaissant, au nom du <strong>«</strong> droit de nature <strong>»</strong>, la <strong>«</strong> liberté à quicon<strong>que</strong> fou<strong>le</strong>raitson sol <strong>»</strong>. Ce qui signifiait en clair <strong>que</strong> tout esclave amené en France et échappant à son propriétaireétait en droit libre (<strong>plus</strong>ieurs cas d’esclaves obtenant ainsi <strong>le</strong>ur liberté existent). Un édit de 1716 refusaalors ce statut aux Noirs venus des colonies : <strong>«</strong> <strong>Le</strong>s esclaves nègres de l’un ou l’autre sexe, qui serontconduits en France par <strong>le</strong>urs maîtres, ou qui y seront envoyés par eux, ne pourront prétendre avoiracquis la liberté sous prétexte de <strong>le</strong>ur arrivée dans <strong>le</strong> royaume <strong>»</strong>. <strong>Le</strong> premier recensement des Noirsen France eut alors lieu en 1777 pour mieux <strong>le</strong>s contrô<strong>le</strong>r. Une série de règ<strong>le</strong>s et de décretsrégulèrent désormais l’entrée des Noirs en France, une <strong>«</strong> police des Noirs <strong>»</strong> fut créée et pour ceux quiavaient obtenu l’entrée en France, ils avaient interdiction de s’y marier, ils étaient dans l’obligation dese déclarer à la police…Sur des terres où <strong>le</strong>s femmes et hommes d’origine africaine réduits en esclavage constituaient lamajorité de la population, où être de cou<strong>le</strong>ur noire renvoyait au statut d’esclave, la société colonia<strong>le</strong>inventa un vocabulaire racialisé qui indiquait <strong>le</strong> statut de chacun. <strong>Le</strong>s <strong>«</strong> naturel<strong>le</strong>ment <strong>»</strong> libres étaientblancs. Ceux qui avaient échappé à l’esclavage étaient eux, <strong>«</strong> Libres de cou<strong>le</strong>ur <strong>»</strong>. Cette précisionétait nécessaire pour distinguer entre un statut naturel<strong>le</strong>ment acquis (<strong>Blanc</strong> donc libre) et un statut quiindiquait <strong>que</strong> la personne avait été esclave avant d’être libre et qu’el<strong>le</strong> était donc <strong>«</strong> de cou<strong>le</strong>ur <strong>»</strong>. Puis ily avait <strong>le</strong>s esclaves naturel<strong>le</strong>ment noirs. <strong>Le</strong> juriste Jean-François Niort par<strong>le</strong> d’un <strong>«</strong> systèmeségrégationniste (qui) se met donc en place au XVIIIe sièc<strong>le</strong>, sur la base d’un critère de cou<strong>le</strong>ur, etvise à instituer et maintenir une sorte de classe intermédiaire entre <strong>le</strong> colon blanc et l’esclave.<strong>»</strong> 10 Cecritère est renforcé par des mesures et des lois restrictives pour <strong>le</strong>s affranchis. Aucun individu decou<strong>le</strong>ur n’est donc naturel<strong>le</strong>ment libre, s’il l’est, sa liberté est toujours fragi<strong>le</strong>, soumise à desréaménagements et au bon vouloir de celui qui <strong>le</strong> possédait envers qui il garde des devoirs. C’estdonc une liberté entravée. La cou<strong>le</strong>ur de la peau et <strong>le</strong> nom patronymi<strong>que</strong> (qui lui y est attaché)deviennent des réalités qui indi<strong>que</strong>nt statut et place dans la société colonia<strong>le</strong>. Inquiète d’être envahiepar des Noirs qui pourraient <strong>pas</strong>ser pour <strong>«</strong> blancs <strong>»</strong>, la société colonia<strong>le</strong> esclavagiste invente desdistinctions <strong>plus</strong> fines pour repérer toute trace de sang noir : chabins, quarterons…, toute une gammeségrégationniste émerge.<strong>Le</strong>s révoltes d’esclaves, <strong>le</strong>urs demandes, et surtout l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, la<strong>plus</strong> riche de toutes <strong>le</strong>s colonies françaises et même la <strong>plus</strong> riche de toutes <strong>le</strong>s colonies européennes,cel<strong>le</strong> qui fournit <strong>plus</strong> de la moitié du sucre consommé alors en Europe, secouent l’ordre esclavagisteet racialisé. C’est une insurrection à la fois anti-esclavagiste et anticolonia<strong>le</strong>, c’est la première de cegenre, qui inaugure la longue histoire de la décolonisation. <strong>Le</strong> <strong>«</strong> Noir <strong>»</strong> n’est <strong>plus</strong> seu<strong>le</strong>ment un êtrequi peut être réduit en esclavage, bête de somme dans la plantation, incapab<strong>le</strong> de comprendre cequ’est la liberté, il est devenu dangereux, menaçant, capab<strong>le</strong> de vaincre des armées venuesd’Europe, auréolées de gloire comme l’étaient alors <strong>le</strong>s armées napoléoniennes.Si <strong>le</strong>s révolutionnaires français réfutent toute distinction de cou<strong>le</strong>ur, ils tendent à ignorer <strong>le</strong> poids et lamatérialité de la ligne de cou<strong>le</strong>ur. Ils pensent <strong>que</strong> l’affirmation du principe d’égalité de tous <strong>le</strong>shommes (sic) suffira à briser <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s qui s’opposent à ce principe. Certes, un tel principe poseune <strong>«</strong> règ<strong>le</strong> d'action s'appuyant sur un jugement de va<strong>le</strong>ur <strong>»</strong> (Montaigne en 1590- <strong>le</strong> terme <strong>«</strong> principe <strong>»</strong>vient du latin et signifie étymologi<strong>que</strong>ment <strong>«</strong>un fondement, une origine <strong>»</strong>, un élément <strong>«</strong> qui occupe lapremière place <strong>»</strong>). Mais l’application de toute règ<strong>le</strong> d’action ne se fait <strong>pas</strong> spontanément, el<strong>le</strong> a besoin10Jean-François Niort, <strong>«</strong> La condition des libres de cou<strong>le</strong>ur aux i<strong>le</strong>s ̂ du vent (XVIIe-XIXe sièc<strong>le</strong>s) : ressources et limitesd’un système seǵreǵationniste <strong>»</strong> in Jean-Francois ̧ Niort (sous la direction) Bul<strong>le</strong>tin de la Société d’histoire de la Guadeloupesous <strong>le</strong> titre <strong>«</strong> <strong>Le</strong>s libres de cou<strong>le</strong>ur dans la société colonia<strong>le</strong>, ou la seǵreǵation à l’œuvre (XVIIe-XIXe sièc<strong>le</strong>s) <strong>»</strong>,BSHG, n°131, janvier-avril 2002.4


d’outils, de mise en prati<strong>que</strong> qui font obstac<strong>le</strong> et réprime toute violation.L’empire colonial post-esclavagiste mettra en place de nouvel<strong>le</strong>s normes racia<strong>le</strong>s. <strong>Le</strong> renouvel<strong>le</strong>mentde prati<strong>que</strong>s racialisées bruta<strong>le</strong>s amènera des auteurs comme James Baldwin, WEB DuBois, ou<strong>Frantz</strong> <strong>Fanon</strong> à revenir sur la fabrication du <strong>«</strong> <strong>Blanc</strong> <strong>»</strong>. Pour DuBois en 1903 <strong>que</strong> <strong>«</strong> la découverte de lacou<strong>le</strong>ur blanche (whiteness) est une chose très moderne <strong>»</strong> et cette découverte <strong>que</strong> <strong>le</strong> <strong>«</strong> monde estblanc et donc merveil<strong>le</strong>ux <strong>»</strong> (<strong>«</strong> by that token wonderful <strong>»</strong>) était intimement liée à l’histoire de lamodernité. 11 En écrivant : <strong>«</strong> <strong>Le</strong> <strong>Nègre</strong> n’est <strong>pas</strong>. <strong>Pas</strong> <strong>plus</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong> <strong>Blanc</strong> <strong>»</strong>, <strong>Frantz</strong> <strong>Fanon</strong> soulignait àson tour la facticité des constructions <strong>«</strong> <strong>Blanc</strong> <strong>»</strong> et <strong>«</strong> Noir <strong>»</strong>. Pour Baldwin, c’était un besoin pour <strong>le</strong>s<strong>«</strong> <strong>Blanc</strong>s <strong>»</strong> de créer des <strong>«</strong> Noirs <strong>»</strong> afin de préserver une impossib<strong>le</strong> pureté et ce, en rejetant sur <strong>le</strong>sNoirs ce qu’ils percevaient comme abject en eux. 12 Autrement dit, pour tous ces auteurs, <strong>pas</strong> de<strong>«</strong> <strong>Blanc</strong>s <strong>»</strong> sans <strong>«</strong> Noir <strong>»</strong>. <strong>Le</strong>s mouvements de décolonisation, <strong>le</strong> mouvement des droits civi<strong>que</strong>s, larencontre des pays non-alignés à Bandung en 1955, <strong>le</strong> Congrès des Artistes et Écrivains Noirs à Parisen 1956, inauguraient pour ces penseurs, un temps nouveau.Aujourd’hui, <strong>le</strong> processus de décolonisation a gagné <strong>le</strong>s sociétés qui furent bénéficiaires des empirescoloniaux. Alors, qui sont <strong>le</strong>s <strong>«</strong> <strong>Blanc</strong>s <strong>»</strong> d’aujourd’hui ? Avec l’accroissement de la pauvreté et desinégalités, la nouvel<strong>le</strong> géopoliti<strong>que</strong> de la vio<strong>le</strong>nce dans <strong>le</strong> monde, <strong>le</strong> renouveau des demandesd’égalité, la ligne de cou<strong>le</strong>ur revient comme frontière. <strong>Le</strong>s demandes pour une <strong>plus</strong> juste répartitiondes richesses bou<strong>le</strong>verse une géopoliti<strong>que</strong> asymétri<strong>que</strong> héritée des empires coloniaux. <strong>Le</strong> nombredes opprimés s’étend et <strong>le</strong>ur répartition ne situe <strong>plus</strong> sur un seul axe Nord/Sud compte tenu del’émergence de nouveaux riches dans <strong>le</strong>s pays dits <strong>«</strong> émergents <strong>»</strong>. Ceux qui se disent victimes d’un<strong>«</strong> racisme anti-<strong>Blanc</strong> <strong>»</strong> vivent ces mutations comme une menace. Redire qu’il faut continuer àconstruire ce qui réunit et donc de déconstruire des idéologies qui jettent <strong>le</strong>s opprimés <strong>le</strong>s uns contre<strong>le</strong>s autres, mas<strong>que</strong>r la longue histoire d’une racialisation des <strong>«</strong> non <strong>Blanc</strong>s <strong>»</strong> par <strong>le</strong>s <strong>«</strong> <strong>Blanc</strong>s <strong>»</strong> peutsemb<strong>le</strong>r naïf. Mais justement, ne s’agit-il <strong>pas</strong> d’al<strong>le</strong>r contre et au-delà d’une fabrication du <strong>«</strong> <strong>Blanc</strong> <strong>»</strong> ?11 W.E.B. DuBois, <strong>«</strong> The Souls of White Folk <strong>»</strong>, in Darkwater : Voices from within the Veil. New York : Harcourt Brace &Howe, 1903, pp.29-30.12James Baldwin, Notes of A Native Son ; <strong>Frantz</strong> <strong>Fanon</strong>, Peau noire, mas<strong>que</strong>s blancs ; WEBDuBois,5

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!