17.07.2015 Views

Histoire de la chirurgie plastique

Histoire de la chirurgie plastique

Histoire de la chirurgie plastique

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

GUY JOST<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>chirurgie</strong>p<strong>la</strong>stiqueAnnetteMessager,Les Torturesvolontaires,1972-91,techniquemixte,85 cadres etun livre,© ADAGP /Annette Messager2002.L’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique seconfond grosso modo avec l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong>en général. Toutefois sur certainspoints précis elle se singu<strong>la</strong>rise. Il convient, toutd’abord, <strong>de</strong> définir le sens <strong>de</strong> l’adjectif p<strong>la</strong>stique.Ce vocable a été introduit au XIX e sièclepour définir, par assimi<strong>la</strong>tion avec les Arts p<strong>la</strong>stiques,les actes chirurgicaux entraînant unemodification <strong>de</strong>s formes du corps. Il fal<strong>la</strong>it donnerun nom à <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> <strong>de</strong> reconstruction<strong>de</strong> <strong>la</strong> pyrami<strong>de</strong> nasale, toute nouvelle àl’époque.79


Donc l’adjectif p<strong>la</strong>stique a été dès le début associé à l’idée <strong>de</strong> reconstruction.Ceci apparaît c<strong>la</strong>irement dans les titres donnés aux Sociétés chirurgicalesqui se sont créées par <strong>la</strong> suite : « P<strong>la</strong>stic and Reconstructive »Deux autres adjectifs sont apparus plus tard : esthétique et cosmétique,ce <strong>de</strong>rnier n’est guère employé que dans les pays anglo-saxons. Tous <strong>de</strong>uxont <strong>la</strong> même signification. Ces <strong>chirurgie</strong>s sont différentes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique,non pas du point <strong>de</strong> vue technique, mais du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s indicationsopératoires. La <strong>chirurgie</strong> esthétique intéresse <strong>de</strong>s individus « sains <strong>de</strong>corps », c’est-à-dire dépourvus <strong>de</strong> blessure, <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die ou <strong>de</strong> malformation.La <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique englobe <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> esthétique, mais son champ d’actionest plus vaste. Elle intéresse tous les patients, y compris les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s,les blessés et les malformés.Que savons-nous <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique chirurgicale au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> préhistoire ?Uniquement ce que nous apprend l’examen <strong>de</strong>s ossements fossiles. Nous savonsque les hommes du néolithique savaient contenir, voire même réduire,les fractures, puisque nous possédons <strong>de</strong>s os ayant consolidé en bonne position.Nous savons que <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> trépanation crânienne sur vivantn’était pas exceptionnelle. Mais que faisaient-ils sur les tissus mous ? Nousn’en savons rien. Nous en sommes réduits à <strong>de</strong>s suppositions.Il semble toutefois probable que les hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> préhistoire pratiquaientle tatouage et les scarifications. Certaines sculptures préhistoriques sont marquéespar <strong>de</strong>s reliefs qui évoquent <strong>de</strong>s scarifications. On possè<strong>de</strong> plusieurscorps momifiés protohistoriques porteurs <strong>de</strong> tatouages.Faute <strong>de</strong> mieux, on peut étudier certaines peup<strong>la</strong><strong>de</strong>s restées <strong>de</strong> nos joursdans un état qui nous semble voisin <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> préhistorique.Dans les civilisations les plus primitives, <strong>la</strong> pratique du tatouage et <strong>de</strong>s scarificationsest courante. On admet que ces pratiques sont <strong>de</strong>stinées à soulignerl’appartenance à un groupe, à un c<strong>la</strong>n. C’est évi<strong>de</strong>nt dans certains cas,lorsque, par exemple, ces marques sont faites dans le cadre d’une cérémonierituelle. Mais il y a d’importantes variations <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin d’un individu àun autre. De plus, les <strong>de</strong>ssins corporels peuvent être faits en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toutecérémonie. Le fait même d’être tatoué peut donc permettre à un individudonné <strong>de</strong> mieux s’insérer dans son cadre tribal. Mais, a contrario, un individupeut, par <strong>la</strong> nature et <strong>la</strong> « chronologie » <strong>de</strong> ses tatouages, manifesterun désir d’originalité.Qui sont les tatoueurs ? Quelquefois, n’importe quel membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> tribu.Le plus souvent, ce sont <strong>de</strong>s « spécialistes », <strong>de</strong>s individus réputés pour faire80


<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stiquemieux que les autres.On peut considérer que ces spécialistes ont été, à l’âge préhistorique, lespremiers <strong>chirurgie</strong>ns. En effet, leur travail consistait à, délibérément, franchir<strong>la</strong> barrière cutanée afin <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s cicatrices ou <strong>de</strong> déposer <strong>de</strong>s colorants.Franchir <strong>la</strong> barrière cutanée, non pas pour blesser, mais pour enjoliverle corps. Retirer un corps étranger superficiel, ou une épine, peut êtreassimilé à un geste élémentaire, pratiquement animal. Faire un tatouage ouune scarification est un geste é<strong>la</strong>boré qui impose une expérience et une rigueurtechnique.On peut imaginer qu’en matière <strong>de</strong> <strong>chirurgie</strong> les motivations esthétiquesont une antériorité par rapport aux motivations thérapeutiques. À partir <strong>de</strong>gestes tels que tatouages et scarifications, ces « <strong>chirurgie</strong>ns » se sont peu àpeu enhardis, ce qui les à conduits à tenter <strong>de</strong>s manoeuvres plus profon<strong>de</strong>s,à visée curatives.On peut avancer, sous forme <strong>de</strong> bouta<strong>de</strong> : les premiers <strong>chirurgie</strong>ns ont été<strong>de</strong>s <strong>chirurgie</strong>ns esthétiques.La pério<strong>de</strong> historique commence par un long épiso<strong>de</strong>, celui <strong>de</strong>s manuscrits.Nous en possédons beaucoup, sur argile, sur papyrus, sur parchemin.Ce qui frappe, quand on les consulte, c’est le contraste entre l’avidité manifestéevis à vis <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique (qui ne portait pas encore son nom)et le peu <strong>de</strong> moyens dont disposaient les <strong>chirurgie</strong>ns durant cette longue pério<strong>de</strong>,qui s’étend sur <strong>de</strong>s millénaires.Les manuscrits proprement médicaux « évoquent » souvent <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong>p<strong>la</strong>stique. Il y a <strong>de</strong>s titres, <strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong> chapitre, ambitieuses. On peut, parexemple, lire, sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> Guy <strong>de</strong> Chauliac au XIV e siècle : « De l’embellissement<strong>de</strong> <strong>la</strong> face. Des dispositions qui apparaissent en <strong>la</strong> face, les unessont naturelles les autres contre nature. Les naturelles ont besoin <strong>de</strong> conservationsi elles sont belles, et d’embellissement si elles sont <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s. Celles quisont contre nature ont besoin <strong>de</strong> correction. » Mais lorsqu’on lit <strong>la</strong> suite, ontrouve seulement quelques conseils qui pourraient trouver leur p<strong>la</strong>ce, <strong>de</strong> nosjours, dans un magazine féminin.Les manuscrits non médicaux regorgent d’anecdotes et <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>s faisantréférence à <strong>de</strong>s greffes. Une piécette romaine souvent représentée s’appe<strong>la</strong>it<strong>la</strong> Main <strong>de</strong> César. On amenait sur scène un condamné à qui on tranchait<strong>la</strong> main. Puis, on apportait un ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> César, une nouvelle main,censée être en or, que l’on fice<strong>la</strong>it sur le moignon du malheureux, et chacuncriait « Merci César ». Cette scène est représentée d’une façon très réaliste81


dans le Satyricon <strong>de</strong> Fellini. Les chrétiens n’étaient pas en reste mais, auMoyen Âge, les anecdotes se teintent souvent <strong>de</strong> truculence. Les ChirurgiensBarbiers avaient dû choisir un Saint Patron. Saint Luc, mé<strong>de</strong>cin lui-même,était déjà « pris » par les physiciens. Ils se sont rabattus sur Saints Côme etDamien, <strong>chirurgie</strong>ns syriens qui affectaient un grand mépris pour l’argent.Ils auraient, un jour, été obligés d’amputer <strong>la</strong> jambe gangrenée du prieur <strong>de</strong>leur Église. Ils lui en greffèrent une nouvelle ; mais comme il ne disposaientque d’un seul donneur, un maure, le pauvre prieur souffrait <strong>de</strong> n’avoir pasles <strong>de</strong>ux jambes <strong>de</strong> <strong>la</strong> même couleur.Si l’on sort du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> légen<strong>de</strong>, on ne trouve que très peu <strong>de</strong> référencesà <strong>la</strong> pratique effective d’actes <strong>de</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique. Une rare référenceprécise est faite par Jean <strong>de</strong> Meung à <strong>la</strong> fin du XIII e siècle dans le Roman<strong>de</strong> <strong>la</strong> Rose. Il y fait <strong>de</strong>s recommandations « esthétiques » à une jeune fille :« Si elle n’a pas les mains belles et nettes, qu’elle gar<strong>de</strong> d’y <strong>la</strong>isser cirons ouboutons, qu’elle les fasse ôter à l’aiguille ». On pratiquait donc, à l’époque,une petite <strong>chirurgie</strong> <strong>de</strong>rmatologique. Il semble que l’auteur ait eu une confiancere<strong>la</strong>tive dans cette <strong>chirurgie</strong> puisqu’il ajoute : « et qu’elle porte <strong>de</strong>s gants ».Comment expliquer ce contraste entre l’intérêt porté à <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> et <strong>la</strong>pauvreté <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique ? Les <strong>chirurgie</strong>ns avaient peur. Peur justifiée par <strong>la</strong>pauvreté <strong>de</strong> leurs moyens et le caractère aléatoire <strong>de</strong> leurs résultats. Maisaussi, peur justifiée par l’hostilité constante <strong>de</strong>s autorités vis à vis <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratiquechirurgicale. En Mésopotamie, le <strong>chirurgie</strong>n avait, vis à vis du mé<strong>de</strong>cin,du « physicien », le statut d’un esc<strong>la</strong>ve. De plus le Co<strong>de</strong> d’Amourahbi,conservé au Louvre, est très explicite sur le sort réservé aux <strong>chirurgie</strong>n malchanceux: l’amputation <strong>de</strong> <strong>la</strong> main. Dans <strong>la</strong> Grèce antique, <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong><strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> n’est pas un monopole, tout guerrier doit être capable <strong>de</strong> pratiquerune petite <strong>chirurgie</strong> ou une <strong>chirurgie</strong> d’urgence, il doit avoir sur luiune « trousse <strong>de</strong> secours » très é<strong>la</strong>borée, on lui cite en exemple les grands« guerriers-<strong>chirurgie</strong>ns » au premier rang <strong>de</strong>squels le bouil<strong>la</strong>nt Achille. AuMoyen Âge, <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> est souvent condamnée ; elle est, auXII e siècle, et par trois fois, interdite aux prêtres.Si <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> n’a pas bonne réputation, que dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> à viséeesthétique ! Galien, le grand Galien qui a régenté toute <strong>la</strong> Mé<strong>de</strong>cine, pratiquement,jusqu’au XIX e siècle, prend <strong>de</strong>s précautions infinies dès qu’ilévoque <strong>la</strong> « cure embellissante », qui est licite, opposée à <strong>la</strong> « cure far<strong>de</strong>use »,qui ne l’est pas. « À celles qui, adonnées à volupté se font belles, étant prié<strong>de</strong> leur donner quelque chose, je ne leur ai rien donné. Mais aux plus honnêtesqui fuyaient les marques <strong>de</strong> vieillesse et <strong>de</strong> <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur, désireuses d’être82


<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stiqueexemptes <strong>de</strong> ce dont leurs maris se fâchaient, j’ ai conseillé à quelques-unesd’en user ».« Bandage <strong>de</strong>maintien dugreffon »,gravureextraite <strong>de</strong>GaspareTagliacozzi,De curtorumchirugia perinsistionem,Venise, 1547,© BIUM,Paris.Ce n’est qu’après 1490 que les livres médicaux imprimés vontse multiplier. Certains vont avoir un grand retentissement.D’autres, moins connus, sont néanmoins précieux, car ils nousdonnent <strong>de</strong>s renseignements précis sur <strong>la</strong> pratique courante.Franco, dans son remarquable ouvrage paru en 1561, décrit letraitement <strong>de</strong>s divisions <strong>la</strong>biales, <strong>de</strong>s « becs <strong>de</strong> lièvres ». Il éprouvele besoin <strong>de</strong> justifier l’indication opératoire, et, fait nouveau, ilose fustiger l’attitu<strong>de</strong> « folle et par trop sotte <strong>de</strong>s pauvres gensignorants qui sont d’opinion que puisque Dieu le leur a baillédès <strong>la</strong> nativité, c’est chose incurable ». Il conclut quand mêmepru<strong>de</strong>mment : « c’est Dieu qui les a guéris par mon moyen ».Mais <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> correction <strong>de</strong>s becs <strong>de</strong> lièvre est plus ancienne.Nous en avons une preuve, non pas par un écrit médical,mais dans un tableau <strong>de</strong> Dürer représentant une jeune vénitienne. Cetableau a été peint vers 1500. Or, il est réputé inachevé, en raison d’un floudu <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> <strong>la</strong> lèvre supérieure. Une analyse <strong>de</strong> ce « flou » montre qu’il s’agit,en réalité, d’une cicatrice dont le <strong>de</strong>ssin est caractéristique : c’est, vraisemb<strong>la</strong>blement,une marque <strong>la</strong>issée par <strong>la</strong> correction d’une division <strong>la</strong>biale.En 1597 parait le premier ouvrage sur <strong>la</strong> reconstruction <strong>de</strong> <strong>la</strong> pyrami<strong>de</strong>nasale à l’ai<strong>de</strong> d’un <strong>la</strong>mbeau tracé à <strong>la</strong> face interne du bras. Il est écrit parun <strong>chirurgie</strong>n ambu<strong>la</strong>nt, Gaspare Tagliacozzi. Là encore, il semble que leschoses ne se soient pas passées sans accroc, ce procédé ayant été condamnécomme étant une « intromission répréhensible dans l’œuvre du créateur » !Rien <strong>de</strong> neuf pendant <strong>de</strong>ux siècles, même discrétion, mêmes réticences.Puis, en 1793, parait un article qui va donner un coup <strong>de</strong> fouet à l’évolution<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique. Cet article parait, non pas dans une revue médicale,mais dans un hebdomadaire, le Madras Gazette. En 1792 <strong>la</strong> guerreanglo-française aux In<strong>de</strong>s a pris fin, mais l’allié <strong>de</strong>s français, le terrible Tipoo,continue à se battre. Ce n’est pas un tendre, il marque ses prisonniers, il leurcoupe le nez et une main. C’est ce qui arrive à un pauvre individu nomméCowasjee, qui est bouvier dans l’armée britannique. Revenu à Madras, il disparaîtquelques mois et revient avec le nez reconstruit. L’officier qui comman<strong>de</strong>le régiment ordonne une enquête, elle est confiée à un <strong>chirurgie</strong>n militairedu nom <strong>de</strong> Crusoe! Il faut se rendre à l’évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong>s <strong>chirurgie</strong>ns indiens,dans <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Mysore, reconstruisent les nez à l’ai<strong>de</strong> d’un <strong>la</strong>mbeau tracé83


au niveau du front. On poursuit l’enquête et on a <strong>la</strong> surprise <strong>de</strong> constaterque ce procédé est très ancien, puisqu’il y est fait allusion dans les Védas,les textes sacrés hindous. Ce procédé prendra tout naturellement le nom <strong>de</strong>Métho<strong>de</strong> indienne. C’est cette même technique qui est couramment utilisée<strong>de</strong> nos jours dans le mon<strong>de</strong> entier pour reconstruire les nez. Quant à <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>italienne, ainsi nommée en hommage à Taliacot, elle n’a plus que <strong>de</strong>sindications rarissimesÀ <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> cette publication, un grand nombre <strong>de</strong> <strong>chirurgie</strong>ns se <strong>la</strong>ncentdans l’aventure <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconstruction nasale, avec <strong>de</strong>s succès divers. Maisaucun n’est convainquant. Il faut attendre l’arrivée <strong>de</strong> Dieffenbach pour que<strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique soit reconnue et codifiée.Johan Dieffenbach naît près <strong>de</strong> Berlin en 1792 (l’année où Tipoo coupele nez <strong>de</strong> Cowasjee). On ne peut imaginer, <strong>de</strong> nos jours, quelle a été <strong>la</strong> fabuleuseréputation <strong>de</strong> Dieffenbach ! Il peut opérer quand il veut, où il veut.Les capitales se disputent l’honneur <strong>de</strong> l’inviter. On vient du mon<strong>de</strong> entierassister à ses démonstrations. C’est lui qui édicte les premières règles <strong>de</strong> base<strong>de</strong> <strong>la</strong> « nouvelle » <strong>chirurgie</strong>. C’est lui qui en crée le vocabu<strong>la</strong>ire.À sa mort commence une longue pério<strong>de</strong> d’attente. Certes, il se passe <strong>de</strong>schoses fondamentales, par exemple <strong>la</strong> mise au point <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> greffescutanées par le suisse Reverdin en 1869, et, en 1872, par le lyonnais Ollier.Curieusement, ces <strong>de</strong>ux auteurs n’ont pas attribué à leurs propres découvertesl’importance qu’elles méritaient. Il faut attendre les travaux <strong>de</strong> B<strong>la</strong>iret Brown, puis ceux <strong>de</strong> Padgett, en 1929, pour que <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong>s greffescutanées <strong>de</strong>vienne courante.De même, il faut attendre <strong>la</strong> fin du XIX e siècle pour voir apparaître <strong>de</strong>uxgéants <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique : Jacques Joseph et Sir Harold Gillies.Jacques Joseph, le père <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> esthétique, est orthopédiste. Il naîtà Berlin en 1865. Il a un jour l’idée <strong>de</strong> corriger un décollement d’oreilles. I<strong>la</strong> l’assentiment <strong>de</strong> l’opéré et <strong>de</strong> sa maman, pas celui <strong>de</strong> son patron. On voitque les mentalités n’ont guère évolué. Les « sottes gens », citées par Franco,trois siècles auparavant, auraient pu dire « qu’il gar<strong>de</strong> ses oreilles, puisquec’est Dieu qui les lui a baillées dès <strong>la</strong> nativité ». Joseph passe outre l’interditpatronal, il réalise avec succès l’opération et il <strong>de</strong>vra se tenir tranquillependant <strong>de</strong>ux ans. Mais en 1898 il va aller plus loin : il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> modifier<strong>la</strong> forme d’un nez. D’abord par l’intermédiaire d’une incision cutanées, puis,cinq ans plus tard, sans faire <strong>de</strong> cicatrice. Il le fait, avec succès. Il doit quitterle service. De plus il doit affronter un interdit familial : son père est rab-84


<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stiquebin et n’apprécie pas l’audace <strong>de</strong> son fils ! C’est trop, Joseph monte sa propreclinique. L’intérêt porté à cette <strong>chirurgie</strong> nouvelle est tel que, rapi<strong>de</strong>ment,le mon<strong>de</strong> entier vient le voir opérer, d’abord à Berlin puis aux États-Unis.Il y enseignera jusqu’en 1934.Sir Harold Gillies naît en 1882 en Nouvelle Zé<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Les étudiants <strong>de</strong>cette lointaine contrée ont une soli<strong>de</strong> réputation : ce sont <strong>de</strong>s originaux. Qu’ya-t-il <strong>de</strong> nouveau en mé<strong>de</strong>cine à l’époque ? La création <strong>de</strong>s spécialités. Gilliesva s’y <strong>la</strong>ncer à corps perdu. Il fait plusieurs essais, en particulier en « Nezgorge-oreilles», E. N. T. surgery (on ne dit pas encore oto-rhino-<strong>la</strong>ryngologie).Mais rapi<strong>de</strong>ment, il va orienter son activité vers <strong>la</strong> Chirurgie P<strong>la</strong>stique.Et on peut dire qu’il a tout fait ! Le traitement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s anomalies faciales,<strong>la</strong> micro<strong>chirurgie</strong>… Tout ! En plus, c’est un personnage haut en couleur; il y a <strong>de</strong> nombreuses anecdotes qui illustrent son sens aigu <strong>de</strong> l’humour.C’est également un enseignant hors pair. Il formera <strong>de</strong> nombreux élèves jusqu’en1960.On se limitera à l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> esthétique du nez : a-t-on cherché,avant les temps mo<strong>de</strong>rnes, à modifier <strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s nez ? Dans les peup<strong>la</strong><strong>de</strong>sprimitives, le nez est souvent le siège d’incrustations <strong>de</strong> corps étrangersdivers, mais pas plus que d’autres parties du corps. Hérodote rapporteque les Perses avaient coutume <strong>de</strong> modifier <strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s nez par <strong>de</strong>s pansementsadaptés. Il est le seul à le dire.En fait, <strong>la</strong> rhinop<strong>la</strong>stie correctrice est une opération toute récente ; le premierlivre <strong>de</strong> Joseph consacré à <strong>la</strong> rhinop<strong>la</strong>stie ne parait qu’en 1928. En quoiconsiste une rhinop<strong>la</strong>stie ? C’est une opération <strong>de</strong>stinée à modifier <strong>la</strong> forme<strong>de</strong> <strong>la</strong> pyrami<strong>de</strong> nasale en vue <strong>de</strong> conférer au visage un aspect plus harmonieux.Mais, qu’est-ce qu’un aspect harmonieux ? Il est bien difficile <strong>de</strong> répondre,car les conceptions <strong>de</strong> l’harmonie d’un visage ont beaucoup variéavec le temps.Un exemple typique est celui <strong>de</strong> Cyrano <strong>de</strong> Bergerac. Nous possédons <strong>de</strong>sportraits <strong>de</strong> lui, il avait un nez projeté et bossu, et non pas « phallique »comme on le voit <strong>de</strong> nos jours au théâtre. C’est Théophile Gautier qui a créé,au vu d’un <strong>de</strong> ces portraits, <strong>la</strong> légen<strong>de</strong> du nez <strong>de</strong> Cyrano, « aussi grand quel’Hima<strong>la</strong>ya ». Rostand n’a eu qu’à s’engouffrer dans <strong>la</strong> brèche. Mais, du vivant<strong>de</strong> Cyrano, personne n’a fait allusion à son nez ; on possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pamphletsdirigés contre lui, on s’y moque <strong>de</strong> sa maigreur, pas <strong>de</strong> son nez. Mêmechose, d’ailleurs, pour son contemporain, le Prince <strong>de</strong> Condé, qui ressembleà Cyrano comme un frère.85


Un nez qui passe inaperçu au XVII e siècle peut donc paraître hypertrophiqueau XIX e . D’ailleurs, les « beautés » <strong>de</strong> l’époque, Ninon <strong>de</strong> l’Enclos ouMarion <strong>de</strong> l’Orme, n’ont pas le nez plein <strong>de</strong> grâce que l’on aurait tendanceà leur attribuer aujourd’hui.La célèbre phrase <strong>de</strong> Pascal dans ses Pensées est, à ce point <strong>de</strong> vue, significative.Pour exprimer l’idée « petites causes, grands effets », il écrit :« Le nez <strong>de</strong> Cléopâtre eût été plus court, <strong>la</strong> face du mon<strong>de</strong> en eût été changée». Il entend par là : « Si Cléopâtre avait eu un nez plus court, elle eûtété moins belle… ». Or lorsque cette citation est faite <strong>de</strong> nos jours, sous forme<strong>de</strong> chanson par exemple, c’est l’adjectif « long » qui est utilisé. L’adjectifcourt est donc dévalorisant au XVII e siècle, alors que c’est long qui <strong>de</strong>vientpéjoratif au XX e .D’une manière générale, un grand nez « passait » autrefois beaucoup mieuxqu’aujourd’hui. C’est évi<strong>de</strong>nt quand on regar<strong>de</strong> comment ont été réaliséesles « reconstructions » nasales sur les statues <strong>de</strong> nos musées.Par exemple, Bertrand Du Guesclin était d’une <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur repoussante, si repoussanteque sa propre mère a refusé <strong>de</strong> le voir tout au long <strong>de</strong> sa vie. I<strong>la</strong>vait les yeux globuleux, les <strong>de</strong>nts du haut en arrière <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts du bas, onle surnommait le dogue breton. Ces défauts, bien que volontairement atténués,apparaissent dans certains <strong>de</strong> ses portraits. Il avait, selon toute vraisemb<strong>la</strong>nce,une ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong> Crouzon. Or, quand on regar<strong>de</strong> son gisant, à Saint-Denis, en lieu et p<strong>la</strong>ce d’un petit « nez <strong>de</strong> Crouzon », c’est un grand nez projetéqui est représenté. L’explication est simple, le nez a été « reconstruit »au XIX e siècle, en prenant pour modèle les grands nez hiératiques <strong>de</strong>s roisvoisins.L’immense majorité <strong>de</strong>s statues antiques nous sont parvenues très abîmées,avec, bien souvent, une amputation du nez. Beaucoup <strong>de</strong> nez ont étéreconstruits au XIX e siècle. En général, les reconstructions ont été très « généreuses», comme si les sculpteurs avaient eu peur <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s nez trop petits,ce qui aurait nui à <strong>la</strong> solennité <strong>de</strong> leurs sujets.Si l’on compare les <strong>de</strong>ux Aphrodites les plus célèbres du Musée du Louvre,les Vénus <strong>de</strong> Milo et <strong>de</strong> Cni<strong>de</strong>, les différences sont évi<strong>de</strong>ntes. La Vénus <strong>de</strong>Milo a bénéficié d’une importante reconstruction, son aspect est austère,presque viril. À l’opposé, <strong>la</strong> Vénus <strong>de</strong> Cni<strong>de</strong>, qui n’a pas été « réparée », estbeaucoup plus gracieuse, juvénile, féminine. Peut-être l’usure du temps, quia contribué à affiner <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> son nez, est en partie responsable <strong>de</strong> cetaspect qui nous parait plus mo<strong>de</strong>rne. Actuellement, <strong>la</strong> tendance n’est plusaux reconstructions, on expose les œuvres dans l’état où elles ont été dé-86


<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stiquecouvertes. Mais on est en droit d’avancer que, si on <strong>de</strong>vait aujourd’hui refairele travail <strong>de</strong>s restaurateurs du XIX e siècle, <strong>la</strong> taille <strong>de</strong>s « nouveaux nez »serait moins imposante.La rhinop<strong>la</strong>stie esthétique, nous l’avons vu, n’a pas un siècle. Pendantce bref <strong>la</strong>ps <strong>de</strong> temps, on peut observer <strong>de</strong>s tendances. Ces tendances sonttrès bien illustrées par les photographies <strong>de</strong> résultats publiées dans les revueset les livres. On peut, d’une manière très schématique, c<strong>la</strong>sser ces tendancesen trois pério<strong>de</strong>s : <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> « carcinologique » qui court jusqu’auxlen<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre mondiale, puis <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> « infantilisante »,enfin le sta<strong>de</strong> « écologique » contemporain.Pério<strong>de</strong> « carcinologique ».Après Joseph s’ouvre une sorte <strong>de</strong> « chasse à <strong>la</strong> bosse ». Il faut éradiquerles bosses <strong>de</strong> l’arête nasale, exactement comme s’il s’agissait <strong>de</strong> tumeurs malignes(d’où le choix arbitraire du nom « carcinologique »). La correction<strong>de</strong> <strong>la</strong> pointe du nez passe au second p<strong>la</strong>n, sa technique en est rudimentaire,et pourtant, le plus souvent, <strong>la</strong> pointe « suit » le mouvement. Malheureusement,parfois elle ne suit pas, surtout si <strong>la</strong> peau est épaisse. D’où l’apparition <strong>de</strong>complications qui confèrent au nez un aspect artificiel, le « surgical look ».Les <strong>chirurgie</strong>ns ne sont pas avares <strong>de</strong> dénominatifs : Ski-jump, groin <strong>de</strong> cochon,et surtout le redoutable bec <strong>de</strong> corbin !Pério<strong>de</strong> « infantilisante ».C’est pour prévenir ces complications que, dès <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1930,les <strong>chirurgie</strong>ns vont chercher à fragiliser les pointes <strong>de</strong> nez et vont faire <strong>de</strong>ssacrifices carti<strong>la</strong>gineux <strong>de</strong> plus en plus généreux. C’est l’époque <strong>de</strong>s nez infantiles,<strong>de</strong>s « Hollywood noses » popu<strong>la</strong>risés par les ve<strong>de</strong>ttes <strong>de</strong> cinéma. Autreavantage, cette infantilisation nasale rajeunit l’opéré ! Comme toujours, cetteattitu<strong>de</strong> excessive va conduire à <strong>de</strong> nouvelles complications. Parfois, là encore,<strong>la</strong> peau ne suit pas, c’est le polly tip, le nez rond qui manque <strong>de</strong> définition.Parfois <strong>la</strong> peau suit, mais les tranches <strong>de</strong> section carti<strong>la</strong>gineuses sontvisibles sous <strong>la</strong> peau, et signent l’antécé<strong>de</strong>nt opératoire.Pério<strong>de</strong> « écologique » contemporaine.Pour se mettre à l’abri du redoutable surgical look, on <strong>de</strong>vient plus mo<strong>de</strong>stedans l’importance <strong>de</strong>s sacrifices. Mais surtout, on use très <strong>la</strong>rgementd’un artifice technique qui consiste à faire <strong>de</strong>s « réinclusions ». Les élémentscarti<strong>la</strong>gineux réséqués sont, en quelque sorte, « recyclés » sous forme <strong>de</strong> greffe(d’où le choix <strong>de</strong> l’adjectif écologique). Ainsi les irrégu<strong>la</strong>rités, les tranches<strong>de</strong> section, sont-elle masquées, et le nez, en fin d’opération, est, anatomi-87


quement « complet ». La <strong>chirurgie</strong> esthétique du nez cesse d’être une <strong>chirurgie</strong>d’exérèse, elle entre dans le cadre plus <strong>la</strong>rge <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> p<strong>la</strong>stique.Dès que l’on parle <strong>de</strong> <strong>chirurgie</strong> esthétique, <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s contradictoiress’affrontent. Ou bien on <strong>la</strong> considère comme les autres <strong>chirurgie</strong>s utilisantles mêmes techniques et comportant les mêmes risques. Le patient souffre<strong>de</strong> son état, c’est lui qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’opération. Ou bien on estime qu’il n’estpas licite <strong>de</strong> courir <strong>de</strong>s risques, puisqu’aucun danger ne menace le patient.On en arrive, <strong>de</strong> nos jours, à <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s extrêmes.Dans certains pays, <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> est tellement banalisée qu’onse croirait revenu aux cérémonies rituelles <strong>de</strong>s peuples primitifs ! Certainspatients vont jusqu’à dire : « on ne se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> plus s’il faut se faire opérer,mais seulement, à quel moment ! ».À l’opposé, une certaine conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé voudraitque l’on freine <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>chirurgie</strong> esthétique. Pour y parvenir, plusieursmesures ont été mises en œuvre, par exemple, une augmentation massive<strong>de</strong>s tarifs <strong>de</strong>s assurances professionnelles, ou encore un infléchissement<strong>de</strong> <strong>la</strong> Loi concernant les obligations du <strong>chirurgie</strong>n (<strong>de</strong> moyens et <strong>de</strong> résultats).La frontière entre <strong>la</strong> cure « embellissante » et <strong>la</strong> cure « far<strong>de</strong>use » n’estpas plus précise aujourd’hui que du temps <strong>de</strong> Galien.Guy Jost est <strong>chirurgie</strong>n p<strong>la</strong>sticien.RobertoPellegrinuzzi,Les Écorchés,Pierre, le 6juillet 1999,10h30-11h20Pierre, le 6juillet 1999,12h57-13h45(photographies d’unvisage centimètrepar centimètre,assemblées par <strong>de</strong>sépingles à spécimen)© RobertoPellegrinuzzi, courtesyGalerie PatriciaDorfmann, Paris.88

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!