Cette transposition <strong>dans</strong> un « vernacu<strong>la</strong>ire » américain s’explique par le fait que cespoètes étaient nourris de <strong>la</strong> <strong>poésie</strong> (et <strong>du</strong> cinéma) des Etats-Unis mais ont aussi été imprégnésle jazz, le blues et <strong>la</strong> musique folk. Des poètes modernistes comme William Carlos Williamsavaient par ailleurs forgé leur propre <strong>la</strong>ngue, arrachée à l’ang<strong>la</strong>is britannique et distincte decelui-ci, ouvrant ainsi <strong>la</strong> voie à une forme d’émancipation culturelle et linguistique pour <strong>la</strong><strong>poésie</strong> <strong>indienne</strong> de <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise. Ko<strong>la</strong>tkar était en outre fasciné par le blues et <strong>la</strong> musiquefolk. Comme <strong>la</strong> bhakti, ces traditions collectives et instables se transmettent oralement, àtravers les voix de poètes-chanteurs qui retravaillent des matériaux préexistants et s’enremettent à l’improvisation. Cette absence de frontières entre chants et poèmes (lescompositions bhakti, à l’origine, sont des chants) et l’influence des chanteurs noirsaméricains,mais aussi – en tout cas pour Ko<strong>la</strong>tkar - de Bob Dy<strong>la</strong>n et Woody Guthrie àl’apogée <strong>du</strong> mouvement folk aux Etats-Unis, relie toutes ces traditions. « I want to rec<strong>la</strong>imeverything I consider my tradition » déc<strong>la</strong>re Ko<strong>la</strong>tkar 19 qui revendique le droit de récupérertout ce qui vient de ses « propres » racines et tout ce qui vient d’ailleurs : « and put the twotogether in one defiant all-inclusive category ».En réécrivant de manière contemporaine <strong>la</strong> tradition bhakti en ang<strong>la</strong>is, les poètes indienscontemporains s’inscrivent <strong>dans</strong> une modernité, occidentale et <strong>indienne</strong>, s’enracinent <strong>dans</strong> unemultiplicité d’arrière-p<strong>la</strong>ns culturels et linguistiques, font de cet héritage inclusif unecondition de leur créativité et inventent ainsi une voix distincte pour le <strong>modernisme</strong> littéraireen Inde. Ces tra<strong>du</strong>ctions font éc<strong>la</strong>ter les binarités ré<strong>du</strong>ctrices indigentes : modernité vstradition, passé vs présent, ang<strong>la</strong>is vs vernacu<strong>la</strong>ires, occidental vs indien, aliénation vsmimétisme, régional vs cosmopolite, etc 20 . Des poètes bilingues comme Dilip Chitre ou ArunKo<strong>la</strong>tkar qui écrivent <strong>dans</strong> une <strong>la</strong>ngue supposée « locale » comme le marathi et une autre<strong>la</strong>ngue supposée « globale » comme l’ang<strong>la</strong>is, brouillent l’équivalence entre <strong>la</strong>ngue et nation.Ils illustrent magistralement qu’il n’y pas de <strong>la</strong>ngue plus légitime qu’une autre pour tra<strong>du</strong>ireou transmettre <strong>la</strong> « vérité » de l’Inde, pas plus de <strong>la</strong>ngue « propre » que de tradition « propre »qu’il faudrait expurger des corruptions « exogènes » de l’histoire, qu’on peut être poèteindien, marathi, voire même dévotionnel (bhakti) tout en écrivant <strong>dans</strong> un ang<strong>la</strong>is argotique19 De Souza, Eunice. Talking Poems, Conversations with Poets, New Delhi: Oxford University Press, 2009, p.19.20 C’est aussi cet horizon qui guide l’ouvrage collectif La modernité Littéraire <strong>indienne</strong>: perspectivespostcoloniales, dir. Anne Castaing, Lise Guilhamon, Laetitia Zecchini, Rennes : PUR, 2009.Atelier A 04 / Le postcolonial à l'épreuve de <strong>la</strong> littérature <strong>indienne</strong> contemporaineL’invention <strong>du</strong> <strong>modernisme</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>poésie</strong> <strong>indienne</strong> : tra<strong>du</strong>ctions, recréations et affiliationstransnationales / Laetitia Zecchini / 10
américanisé et qu’on peut s’inscrire <strong>dans</strong> <strong>la</strong> tradition moderniste occidentale tout en écrivanten marathi.Le petit texte extraordinaire d’Arvind Krishna Mehrotra, « What is an Indianpoem » 21 , montre justement à quel point <strong>la</strong> <strong>poésie</strong> moderne <strong>indienne</strong> est le pro<strong>du</strong>it d’unentre<strong>la</strong>cement de <strong>la</strong>ngues, de tra<strong>du</strong>ctions et de traditions. Il s’appuie sur un poème d’ArunKo<strong>la</strong>tkar écrit en 1960, « Main manager ko bo<strong>la</strong> », écrit <strong>dans</strong> ce qu’il appelle une forme de« patois » : le hindi dialectal et hybride des rues de Bombay. Ko<strong>la</strong>tkar tra<strong>du</strong>isit ensuite cetexte en ang<strong>la</strong>is sous le titre « Three Cups of Tea » :i want my pay i saidto the manageryou’ll get paid saidthe managerbut not before the firstdon’t you know the rules?coolly i picked up hiswrist watchthat <strong>la</strong>y on his tablewanna bring in the copsi said‘cording to my ruleslisten babyi get paid when i say soIl est intéressant de remarquer que si ce poème a été publié <strong>dans</strong> une anthologie de<strong>poésie</strong> <strong>indienne</strong> de <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise en 1972, il est pourtant publié pour <strong>la</strong> première fois en1967 <strong>dans</strong> l’anthologie de <strong>poésie</strong> marathi tra<strong>du</strong>ite en ang<strong>la</strong>is de Dilip Chitre. Commesouvent, Arun Ko<strong>la</strong>tkar brouille non seulement les frontières entre deux traditionslinguistiques et deux <strong>la</strong>ngues (ainsi le texte en marathi est truffé de mots ang<strong>la</strong>is comme« police », « company » ou « comp<strong>la</strong>int » qui ont disparu <strong>dans</strong> <strong>la</strong> version ang<strong>la</strong>ise) mais aussientre pratique de <strong>la</strong> tra<strong>du</strong>ction et pratique de création littéraire, texte « originel » et sesversions « ultérieures ». De <strong>la</strong> même manière que le <strong>modernisme</strong> dit « occidental » a ététra<strong>du</strong>it, transmué, renouvelé en Inde et à travers l’Inde, il devient dérisoire, une fois que ledéracinement ou le détour d’un paradigme, d’un texte ou le d’une tradition, a eu lieu, devouloir encore le définir par rapport à ses racines nationales.21 « What is an Indian poem ? » in Arun Ko<strong>la</strong>tkar, Collected Poems in English, ed. Arvind Krishna Mehrotra,Northumber<strong>la</strong>nd: Bloodaxe Books, 2010, pp. 357-359.Atelier A 04 / Le postcolonial à l'épreuve de <strong>la</strong> littérature <strong>indienne</strong> contemporaineL’invention <strong>du</strong> <strong>modernisme</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>poésie</strong> <strong>indienne</strong> : tra<strong>du</strong>ctions, recréations et affiliationstransnationales / Laetitia Zecchini / 11