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Présence de l’Orient dans "Campements" d'André Dhôtel

Le premier roman d’André Dhôtel porte la saveur d’une enfance campagnarde et d’une liberté gagnée sur l’école. Ses personnages importants sont des enfants. Des enfants capables de vivre une expérience libre des voiles qui masquent la puissance et la douceur de la plénitude accomplie. Dhôtel nous met sur la piste d'un Orient secret qui a conservé la cartographie de cette expérience.

Le premier roman d’André Dhôtel porte la saveur d’une enfance campagnarde et d’une liberté gagnée sur l’école. Ses personnages importants sont des enfants. Des enfants capables de vivre une expérience libre des voiles qui masquent la puissance et la douceur de la plénitude accomplie. Dhôtel nous met sur la piste d'un Orient secret qui a conservé la cartographie de cette expérience.

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Communication<br />

d’Alain Grosrey<br />

Actes du Colloque<br />

International d’Angers<br />

André<br />

DHÔTEL


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong><br />

<strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

Alain Grosrey<br />

Actes du Colloque International d’Angers<br />

consacré à l’œuvre d’André <strong>Dhôtel</strong> (6 et 7 déc.1996)<br />

Organisé par le Centre <strong>de</strong> recherches en littérature et<br />

linguistique <strong>de</strong> l’Anjou et <strong>de</strong>s Bocages <strong>de</strong> l'Ouest.<br />

Textes réunis par Georges Cesbron<br />

Presses <strong>de</strong> l’Université d’Angers, 1998, pp. 43-55.<br />

SYNOPSIS<br />

Le premier roman d’André <strong>Dhôtel</strong> porte la saveur d’une enfance<br />

campagnar<strong>de</strong> et d’une liberté gagnée sur l’école. Ses personnages<br />

importants sont <strong>de</strong>s enfants. Des enfants capables <strong>de</strong> vivre une<br />

expérience libre <strong>de</strong>s voiles qui masquent la puissance et la douceur <strong>de</strong><br />

la plénitu<strong>de</strong> accomplie. <strong>Dhôtel</strong> nous met sur la piste d'un Orient secret<br />

qui a conservé la cartographie <strong>de</strong> cette expérience. Cet article tente <strong>de</strong><br />

repérer <strong>dans</strong> Campements <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> la pensée indo-tibétaine. Par<br />

<strong>de</strong>s glissements successifs, un réseau <strong>de</strong> continuités se met à jour entre<br />

le terroir ar<strong>de</strong>nnais, la Grèce d’Héraclite, <strong>l’Orient</strong> rimbaldien et<br />

certains aspects du Madhyamaka Chèntong.<br />

MOTS-CLÉS<br />

Orient – nature – plénitu<strong>de</strong> – bouddhisme – madhyamaka<br />

Rimbaud – René Daumal – Héraclite – Lao Tseu –<br />

Étienne Burnouf – Hei<strong>de</strong>gger – Hermann Hesse<br />

André <strong>Dhôtel</strong> © André Boni<br />

– 1 –


Alain Grosrey<br />

L<br />

e premier roman d’André <strong>Dhôtel</strong> répond bien à la<br />

proposition <strong>de</strong> Roland Barthes qui envisageait un texte<br />

comme une forme que l’histoire emploie son temps à<br />

remplir. Umberto Eco a parlé d’“œuvre ouverte” pour<br />

souligner qu’il était possible d’abor<strong>de</strong>r le texte littéraire<br />

comme un ensemble <strong>de</strong> signes qui nous dit ce que nous<br />

voulons lui faire dire.<br />

Si l’on veut renouveler l’approche critique <strong>de</strong> l’œuvre<br />

<strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong>, en révéler l’extrême profon<strong>de</strong>ur et souligner son<br />

caractère très pertinent en cette fin <strong>de</strong> XX e siècle, je crois<br />

qu’il faut l’abor<strong>de</strong>r sous <strong>de</strong>s angles variés, la lire <strong>de</strong> façon<br />

multiple et respecter le-s intentions <strong>de</strong> l’auteur qui signalait<br />

à Jérôme Garcin : “ Je n’aime pas une lecture <strong>de</strong> mes livres,<br />

j’aime <strong>de</strong>s lectures multiples et contradictoires, parce que je<br />

crois qu’un livre n’impose pas une certaine vision au<br />

lecteur, mais qu’il revient à chaque lecteur <strong>de</strong> trouver luimême<br />

son chemin. Que ce chemin soit celui <strong>de</strong> l’auteur ou<br />

non importe peu 1 ... ”.<br />

POUR UNE LECTURE-PÈLERINAGE<br />

La lecture <strong>de</strong> Campements que je vous propose se veut<br />

une forme <strong>de</strong> pérégrination ou plutôt un fragment <strong>de</strong><br />

pèlerinage dont la reconnaissance <strong>de</strong> quelques traces d’un<br />

Orient, qui fascinait André <strong>Dhôtel</strong>, esquisserait les volutes.<br />

Mais <strong>de</strong> quel Orient s’agit-il ? Est-il seulement question<br />

d’un Orient géographique qui est parfois l’In<strong>de</strong>, l’Asie, la<br />

Turquie ? Cette indétermination soulève un problème <strong>de</strong><br />

fond qui nous renvoie à la réalité <strong>de</strong>s rapports que <strong>Dhôtel</strong><br />

entretenait avec la pensée orientale. Ceux qui, comme Karl<br />

Obrist ou Dominique Aury 2 , ont relevé <strong>dans</strong> son œuvre une<br />

teneur orientale ne semblent l’avoir fait qu’à titre<br />

anecdotique. Il est vrai que <strong>Dhôtel</strong> a pris soin <strong>de</strong> cacher<br />

nombre <strong>de</strong> ses sources et influences.<br />

Ayant interrogé son fils et sa belle-fille sur les rapports<br />

<strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong> avec <strong>l’Orient</strong> et sur l’amitié qui le liait au poète<br />

orientaliste René Daumal 3 , je me suis rendu compte que<br />

<strong>de</strong>meurait un grand nombre d’espaces flous. Peut-on se<br />

contenter d’une remarque anodine sur <strong>l’Orient</strong> <strong>de</strong> Pierre<br />

1<br />

Jérôme Garcin, L’École buissonnière (entretiens avec André <strong>Dhôtel</strong>), Éd.<br />

Pierre Horay, 1984, p. 93.<br />

2<br />

Karl Obrist, L’Absence <strong>de</strong> continuité logique <strong>dans</strong> l’œuvre d’André <strong>Dhôtel</strong>,<br />

Thèse <strong>de</strong> doctorat, Université <strong>de</strong> Zurich, Juris Drucke + Verlag, 1974.<br />

Dominique Aury, “ La Fureur et l’abandon ”, La Nouvelle Revue Française,<br />

n° 28, 1955, pp. 692-696.<br />

3<br />

Au sujet <strong>de</strong> cette amitié, cf. Jean-Louis Cornuz, André <strong>Dhôtel</strong>, romancier<br />

du Grand Pays, Idées et Calen<strong>de</strong>s, 1981, p. 141. Daumal était sanskritiste et<br />

passionné par les darçana, ces “ points <strong>de</strong> vue ” <strong>de</strong> la pensée hindoue.<br />

– 2 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

Loti 1 ? Que connaissait-il vraiment <strong>de</strong> la pensée orientale<br />

avant que ne paraisse Campements en 1930 ? La question<br />

<strong>de</strong>meure en suspens. Difficile <strong>de</strong> savoir également quand il<br />

rencontra René Daumal dont il défend les positions et<br />

auquel il consacre <strong>de</strong> belles pages <strong>dans</strong> Ar<strong>de</strong>nnes lointaines.<br />

L’indétermination soulève enfin un problème<br />

méthodologique. En 1955, Dominique Aury 2 évoquait à<br />

propos <strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong> la sagesse d’un Lao Tseu. Concernant ce<br />

rapport avec le Taoïsme, l’écrivain avouait 3 : “ Cette<br />

comparaison avec l’esprit chinois me touche beaucoup,<br />

d’abord parce que <strong>l’Orient</strong> me fascine, ensuite parce que je<br />

ne connais pas du tout la Chine ”. Il est vrai que si l’i<strong>de</strong>ntité<br />

<strong>de</strong>s structures psychiques profon<strong>de</strong>s est un ferment propice<br />

à l’élaboration d’analogies variées qui peuvent, en ellesmêmes,<br />

dévoiler l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la réalité qui les fon<strong>de</strong>, il<br />

reste beaucoup à faire pour révéler les relations possibles<br />

entre le Taoïsme et la “ pensée dhôtelienne ”.<br />

DE POSSIBLES FILIATIONS<br />

Compte tenu <strong>de</strong>s affinités <strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong> avec la philosophie<br />

grecque, je pencherais beaucoup plus pour une parenté avec<br />

une philosophie qui prend racine en terre indienne.<br />

Cependant, faut-il encore pouvoir se débarrasser <strong>de</strong><br />

l’hellénocentrisme et ne pas oublier la multiplicité <strong>de</strong>s<br />

échanges qui ont eu lieu à partir <strong>de</strong>s migrations <strong>de</strong>s Indoeuropéens,<br />

au cours du quatrième millénaire avant notre ère,<br />

bien avant que le roi Alexandre, en 327 av. J.-C., n’ouvre<br />

en grand la route entre les In<strong>de</strong>s et le mon<strong>de</strong> grec. Mon<br />

propos n’est pas ici <strong>de</strong> démontrer comment une<br />

connaissance purement discursive, qui accor<strong>de</strong> une place<br />

prépondérante au langage et à la raison, a pu écarter <strong>de</strong> son<br />

cercle toute une influence indienne fondée sur l’intuition et<br />

l’expérience 4 . J’ose croire que <strong>Dhôtel</strong> a pressenti ces<br />

filiations. Lui dont le métier fut d’enseigner une pensée dont<br />

la vitalité s’est peu à peu assoupie <strong>dans</strong> les méandres <strong>de</strong>s<br />

édifices intellectuels qui ont recouvert l’Asie d’un linceul<br />

<strong>de</strong> silence.<br />

1<br />

“ Sous le signe <strong>de</strong> la féerie, je ferai une place particulière à Pierre Loti, qui<br />

parle admirablement <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong>, d’Ispahan... ”, in Jérôme Garcin, L’École<br />

buissonnière, op. cit., p. 32.<br />

2<br />

Cf. “ La Fureur et l’abandon ”, op. cit.<br />

3<br />

Jérôme Garcin, L’École buissonnière, op. cit., p. 89.<br />

4<br />

À ce sujet, on consultera avec intérêt le livre <strong>de</strong> Roger-Pol Droit, L’Oubli<br />

<strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>. Une amnésie philosophique, P.U.F., 1989 et celui <strong>de</strong> Serge-<br />

Christophe Kolm, Le Bonheur-liberté. Bouddhisme profond et mo<strong>de</strong>rnité,<br />

P.U.F., 1982.<br />

– 3 –


Alain Grosrey<br />

Je me propose donc <strong>de</strong> franchir l’obstacle <strong>de</strong><br />

l’hellénocentrisme. Je postule que <strong>Dhôtel</strong> a, durant son<br />

séjour <strong>de</strong> quatre ans en Grèce et grâce à ses lectures <strong>de</strong>s<br />

philosophes grecques, reçu très subtilement en héritage<br />

l’imprégnation indienne qu’il n’a certes pas reconnue<br />

explicitement, mais dont il a rendu compte en dressant la<br />

cartographie d’un certain art d’être au mon<strong>de</strong>.<br />

Je postule également, et sa relation avec Daumal tendrait<br />

à le prouver ultérieurement, que l’ère du bouddhisme, qui<br />

s’ouvrit en France avec la parution en 1844 <strong>de</strong> la<br />

remarquable Introduction à l’histoire du bouddhisme du<br />

grand érudit Étienne Burnouf, ne lui était pas totalement<br />

étrangère. Comment ne pas envisager aussi qu’il ait pris<br />

connaissance du numéro spécial <strong>de</strong>s Cahiers du mois 1<br />

datant <strong>de</strong> 1925 et entièrement consacré aux Appels <strong>de</strong><br />

<strong>l’Orient</strong>. Comment ne pas penser enfin qu’en lisant<br />

Nietzsche, il n’a pas été inspiré par son idéal dionysiaque<br />

qui cache le besoin d’unité et la valeur d’un retour à ce qui<br />

est brut et premier. Or, ce processus d’ouverture à l’unité et<br />

l’expérience silencieuse d’immédiateté qui jalonnent son<br />

œuvre ne sont pas sans rapport avec l’une <strong>de</strong>s<br />

problématiques soulevées par l’école bouddhiste<br />

Madhyamaka Chèntong.<br />

Dans cette tentative pour capter le souffle oriental qui<br />

traverse Campements, j’ai aperçu <strong>de</strong>s colorations propres à<br />

cette école qui se concrétisa au Tibet au cours du XIV e<br />

siècle <strong>dans</strong> la lignée Jonangpa, du nom du monastère <strong>de</strong><br />

Jonang fondé par Tcholé Namgyal. Reprenant le second<br />

cycle <strong>de</strong>s enseignements <strong>de</strong> Bouddha Shâkyamuni,<br />

consacré à la vacuité auquel s’ajoute un exposé sur<br />

l’expérience même <strong>de</strong> la vacuité que colorent la plénitu<strong>de</strong><br />

et les qualités <strong>de</strong> l’éveil, cette école entre généralement <strong>dans</strong><br />

le cadre du vajrayâna, le “ véhicule <strong>de</strong> diamant ” ou<br />

bouddhisme tantrique. Le Chèntong est l’une <strong>de</strong>s<br />

perspectives <strong>de</strong> la Voie du Milieu (Madhyamaka) qui fait<br />

elle-même partie <strong>de</strong>s quatre gran<strong>de</strong>s approches<br />

philosophiques bouddhistes 2 .<br />

Ce bref parcours esquisse <strong>de</strong>s contours qui ne<br />

l’apparentent pas à cette volonté <strong>de</strong> plaquer sur l’œuvre <strong>de</strong>s<br />

éléments propres à une culture exogène. En daignant<br />

“ subtilement s’égarer ”, pour reprendre une expression <strong>de</strong><br />

La Rhétorique fabuleuse, <strong>de</strong>s fragments en apparence<br />

1<br />

Paris, Émile Paul, frères Éditeurs, février-mars 1925.<br />

2<br />

Le Vaibhâsika (les Particularistes), le Sautrântika (les Tenants <strong>de</strong>s<br />

Discours), le Cittamâtra (les Tenants du Seul Esprit) et le Madhyamaka.<br />

– 4 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

anodins se mettent à rayonner d’une lumière étonnante. Et,<br />

par <strong>de</strong>s glissements successifs, un réseau <strong>de</strong> continuités se<br />

met à jour entre le terroir ar<strong>de</strong>nnais, la Grèce d’Héraclite,<br />

<strong>l’Orient</strong> rimbaldien et certains aspects du Madhyamaka<br />

Chèntong.<br />

Dans cette perspective, il est clair qu’un tel travail ne<br />

peut être qu’une propé<strong>de</strong>utique. Si l’on <strong>de</strong>vait procé<strong>de</strong>r à<br />

une “ géologie ” <strong>de</strong> l’œuvre, on découvrirait, entre les strates<br />

successives qui lui donnent vie, les reflets d’un Orient<br />

intérieur : une pure présence <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong> qui ne signifie<br />

qu’elle-même.<br />

VOIR AUTREMENT<br />

En prenant appui sur quelques aspects <strong>de</strong> cette école<br />

bouddhiste et en recourant, <strong>de</strong> fait, à certains concepts<br />

étrangers à notre langue, on découvre également, par effet<br />

<strong>de</strong> rétroaction, une nouvelle manière <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> l’œuvre<br />

<strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong>. Si l’apprentissage d’une langue permet <strong>de</strong><br />

“ changer d’esprit ” ou <strong>de</strong> modifier la syntaxe <strong>de</strong>s pensées<br />

discursives, le recours, même minime, à certaines notions<br />

d’un savoir traditionnel est un outil qui permet <strong>de</strong><br />

contourner <strong>de</strong>s fixations conceptuelles et, au-<strong>de</strong>là,<br />

d’acquérir <strong>de</strong> nouvelles catégories <strong>de</strong> représentations fort<br />

utiles pour abor<strong>de</strong>r l’œuvre sous un jour différent.<br />

Je ne crois pas qu’une telle attitu<strong>de</strong> ait déplu à André<br />

<strong>Dhôtel</strong>, car elle fait écho à cette joie d’exister dont il nous<br />

parle sans cesse. Elle correspond aussi à la recherche<br />

“ d’une trouée tout au fond <strong>de</strong> notre province ”, comme il se<br />

plaît à l’écrire <strong>dans</strong> Ar<strong>de</strong>nnes lointaines (p. 106). Cette<br />

trouée n’est en rien négation <strong>de</strong>s valeurs qui fon<strong>de</strong>nt l’art <strong>de</strong><br />

vivre en communion avec le terroir. Elle permet, bien au<br />

contraire, d’en mieux saisir la puissance et la subtilité.<br />

Quant à <strong>l’Orient</strong> intérieur, ce lobe oriental pour reprendre<br />

l’expression cher à Maeterlinck 1 , il révèle, <strong>dans</strong> l’union<br />

avec la terre natale, l’actualisation <strong>de</strong> la part accomplie <strong>de</strong><br />

l’homme.<br />

1<br />

Maeterlinck entendait que le cerveau humain est composé d’un lobe<br />

occi<strong>de</strong>ntal et d’un lobe oriental. Cf. Les Cahiers du mois, op. cit., p. 240.<br />

– 5 –


Alain Grosrey<br />

L’AMITIÉ D’HÉRACLITE<br />

Avant d’atteindre le cœur du sujet, il me paraît<br />

indispensable <strong>de</strong> situer mon propos par rapport à <strong>de</strong>ux faits<br />

essentiels. Le premier a trait à l’intérêt qu’André <strong>Dhôtel</strong><br />

porte aux présocratiques alors qu’il se sent en marge d’une<br />

“ certaine tradition cartésienne ” pour reprendre ses propres<br />

termes 1 . On sait que “ ces vieux Grecs, comme ils l’ont écrit<br />

eux-mêmes, travaillaient en écoutant la nature même, et en<br />

suivant sa loi ” 2 . Leur poésie cosmique, qui doit plus au<br />

respect <strong>de</strong> la Nature qu’à la métho<strong>de</strong> expérimentale qui régit<br />

la science mo<strong>de</strong>rne et contemporaine, révèle l’attention<br />

qu’ils accordaient aux gran<strong>de</strong>s dichotomies issues <strong>de</strong><br />

l’Unité originelle. Héraclite d’Éphèse retient tout<br />

particulièrement l’attention <strong>de</strong> notre auteur, sans doute<br />

parce que le discours héraclitéen suit la démarche <strong>de</strong> la<br />

Nature où tout fait écho à tout, où tous les éléments sont en<br />

situation d’interdépendance et sont soumis à la loi <strong>de</strong><br />

l’impermanence. Le Fragment 91 évoque justement ce<br />

thème : “ Tu n’entrerais pas <strong>de</strong>ux fois <strong>dans</strong> le même<br />

fleuve ”. D’un côté, apparaît l’idée du changement<br />

universel ; <strong>de</strong> l’autre, l’union <strong>de</strong>s contraires : le Même et<br />

l’Autre.<br />

L’impression d’une permanence, d’une forme<br />

d’éternité, semble s’associer aux cycles incessants <strong>de</strong> la vie<br />

qui sont en eux-mêmes l’expression <strong>de</strong> l’impermanence.<br />

Certains personnages <strong>de</strong> ce premier roman, Jacques et<br />

Jeanne en particulier, ressentent assez profondément cette<br />

ambivalence dont les <strong>de</strong>ux termes s’interfécon<strong>de</strong>nt. Mais au<br />

fur et à mesure <strong>de</strong> leur cheminement, cette dualité s’estompe<br />

comme s’ils semblaient comprendre que la réalité du<br />

changement universel était intimement liée à l’union <strong>de</strong>s<br />

contraires. Ils réalisent finalement que tout est composé et<br />

donc voué à être décomposé. Dans la perspective<br />

bouddhiste, il n’existe pas d’entité autonome, permanente<br />

ou éternelle. La compréhension <strong>de</strong> l’impermanence, au<br />

niveau le plus profond, permet d’aller <strong>dans</strong> le sens d’un<br />

lâcher-prise et d’une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> non-attachement qui est<br />

ouverture et totale disponibilité à l’ici et maintenant.<br />

La pensée d’Héraclite, pont tendu entre <strong>l’Orient</strong> et<br />

l’Occi<strong>de</strong>nt, possè<strong>de</strong> cette propriété, essentielle selon<br />

<strong>Dhôtel</strong>, d’englober aussi bien la poésie, la métaphysique, la<br />

1<br />

Cf. Jérôme Garcin, L’École buissonnière, op. cit., p. 33.<br />

2<br />

Clémence Rannoux, Les Présocratiques in Histoire <strong>de</strong> la philosophie,<br />

Tome I, La Pléïa<strong>de</strong>, Gallimard, édition <strong>de</strong> 1990, p. 412.<br />

– 6 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

science que la thaumaturgie. Elle donne ainsi une ampleur<br />

à la philosophie qui d’amour <strong>de</strong> la sagesse <strong>de</strong>vient “ amour<br />

<strong>de</strong> la saveur ”, au sens où la dimension savoureuse <strong>de</strong> la vie<br />

confère à l’homme qui la goûte la sagesse essentielle 1 .<br />

L’ombre d’Héraclite plane sur certains passages du<br />

livre. Page 67, par exemple, “ Jacques alla un jour poser <strong>de</strong>s<br />

lignes à la rivière, et il se dit en détachant sa barque : -<br />

Comme tout change... ”. Le titre même <strong>de</strong> l’ouvrage -<br />

Campements - renvoie au nomadisme, au vagabondage, au<br />

pèlerinage. “ Quel campement ! ”, s’écrie Madame Laizy<br />

(p. 76) quand elle découvre le désordre qui règne <strong>dans</strong> la<br />

maison <strong>de</strong> Jacques. Jeanne compare également sa maison à<br />

un “ campement <strong>de</strong> bohémiens ” (p. 89). On campe aussi en<br />

Asie : “ Gabriel campait quelquefois sous les montagnes<br />

stériles <strong>de</strong> l’Asie ”, apprend-on à la page 77. C’est tout un<br />

art d’être au mon<strong>de</strong> dont il est question, car le campement<br />

nous renvoie à l’idée d’une existence heureuse <strong>dans</strong> le<br />

détachement, l’insouciance et le contentement. Il s’agit<br />

également d’une attitu<strong>de</strong> flui<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’être qu’il convient <strong>de</strong><br />

rapprocher du rôle que <strong>Dhôtel</strong> assigne à l’écriture estimant<br />

qu’il écrit en passant sans jamais réellement se fixer 2 .<br />

Le changement trouve <strong>dans</strong> l’oubli un partenaire <strong>de</strong><br />

choix. “ Tout s’oublie ”, annonce le narrateur à la page 53.<br />

L’oubli traduit ici la faculté <strong>de</strong> rendre absentes les postures<br />

mentales figées et les représentations du mon<strong>de</strong> que l’on<br />

croit à jamais définitives. En s’oubliant soi-même <strong>dans</strong> la<br />

simplicité et l’humilité, on atteint ce point, semble indiquer<br />

<strong>Dhôtel</strong>, où les forces qui concourent aux incessantes<br />

dualités s’estompent pour laisser place à une vie qui<br />

s’immerge <strong>dans</strong> ce que la nature a d’essentiel afin que<br />

<strong>de</strong>vienne possible l’art <strong>de</strong> se fondre <strong>dans</strong> l’unité du flux<br />

universel.<br />

(S’)ORIENT(ER)<br />

Le <strong>de</strong>uxième fait que je souhaite évoquer rapi<strong>de</strong>ment<br />

concerne la situation <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux guerres, pério<strong>de</strong> durant<br />

laquelle <strong>Dhôtel</strong> rédige justement son premier roman.<br />

1<br />

J’envisage ici le terme “ sagesse ” en me référant à sa racine étymologique<br />

qui nous renvoie au latin sapiens/sapientis.<br />

2<br />

“ Ce que je cherche seulement, c’est écrire en passant, c’est-à-dire ne<br />

m’arrêter sur rien : au lecteur, s’il le souhaite, <strong>de</strong> s’arrêter à tel ou tel endroit,<br />

mais cela ne me regar<strong>de</strong> plus. Moi aussi, je peux m’arrêter, mais à condition<br />

que ça ne se voit pas : l’essentiel, c’est le passage. ”, in Jérôme Garcin,<br />

L’École buissonnière, op. cit., p. 46.<br />

– 7 –


Alain Grosrey<br />

L’expérience tragique <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Guerre plonge l’homme<br />

d’Occi<strong>de</strong>nt <strong>dans</strong> le désarroi et l’inquiétu<strong>de</strong>. Dès 1919, Paul<br />

Valéry parle <strong>de</strong> Crise <strong>de</strong> l’esprit 1 . À lire le numéro spécial<br />

<strong>de</strong>s Cahiers du mois <strong>de</strong> 1925, on se rend compte à quel<br />

point, la conscience européenne traverse un profond<br />

malaise. Alors que le mythe du progrès indéfini commence<br />

sérieusement à chanceler, certains intellectuels se réclament<br />

<strong>de</strong> l’Asie : c’est le cas <strong>de</strong> Romain Rolland et <strong>de</strong> Hermann<br />

Hesse en Allemagne.<br />

La découverte <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> n’a rien <strong>de</strong> nouveau, mais elle<br />

n’apparaît plus sous l’angle <strong>de</strong> la simple curiosité ni<br />

d’ailleurs sous celui du mirage <strong>de</strong> l’exotisme. Il fallait tenter<br />

<strong>de</strong> se tourner vers l’Asie pour voir si les trésors spirituels,<br />

oubliés <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, “ n’avaient pas <strong>de</strong>s réponses à offrir<br />

à nos angoisses, <strong>de</strong>s modèles peut-être à nos aspirations ” 2 .<br />

La crise <strong>de</strong>s valeurs, la perte du sens <strong>de</strong> l’existence et la<br />

déflation du christianisme révélé, qui s’accompagna d’une<br />

dépréciation <strong>de</strong>s sacrements, étaient <strong>de</strong>s phénomènes<br />

souvent inhérents à la “ désorientation ”. Concernant ce<br />

<strong>de</strong>rnier point, et à titre anecdotique, l’abbé Garnier<br />

stigmatise assez bien cette situation tant il a l’air égaré <strong>dans</strong><br />

le mon<strong>de</strong>. C’“ était un paysan qui ne comprenait pas bien<br />

les pensées <strong>de</strong>s hommes, ni celles <strong>de</strong> Dieu, ni celles <strong>de</strong> sa<br />

servante ” (p. 38). La situation <strong>de</strong> chaos et<br />

d’incompréhension s’incarne souvent <strong>dans</strong> les incertitu<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>s personnages, <strong>dans</strong> leurs hésitations, <strong>dans</strong> l’exo<strong>de</strong> rural<br />

qui reflète ici la progressive dépréciation <strong>de</strong> la terre natale<br />

sous la pression <strong>de</strong>s difficultés économiques.<br />

L’une <strong>de</strong>s caractéristiques surprenantes <strong>de</strong> cette œuvre,<br />

publiée huit ans après le Siddhartha <strong>de</strong> Hermann Hesse,<br />

rési<strong>de</strong> au prime abord <strong>dans</strong> l’art d’établir une tension entre<br />

l’enracinement au cœur du terroir et les tentatives pour se<br />

tourner vers un ailleurs lointain, l’Asie et plus<br />

particulièrement la Turquie où vit Gabriel, auquel on<br />

associe la réussite sociale. L’Orient n’est aucunement<br />

auréolé <strong>de</strong> connotations spirituelles puisqu’il est envisagé<br />

uniquement comme un moyen pour sortir d’une vie<br />

appesantie par les difficultés matérielles. Malgré le rêve<br />

d’une vie meilleure, qui accapare assez longuement l’esprit<br />

<strong>de</strong> Jeanne et <strong>de</strong> Jacques, <strong>dans</strong> un mon<strong>de</strong> où l’un <strong>de</strong>s objectifs<br />

premiers est l’amélioration du statut social, la lutte pour<br />

parvenir à survivre à Saint-Pierre porte en elle la puissance<br />

1<br />

Expression servant <strong>de</strong> titre à une méditation philosophique. Cf. La Crise<br />

<strong>de</strong> l’esprit, Paris, N.R.F., 1 er août 1919.<br />

2<br />

Romain Rolland, Avant-propos au livre <strong>de</strong> Coomaraswamy, La Danse <strong>de</strong><br />

Shiva, 14 essais sur l’In<strong>de</strong>, traduit <strong>de</strong> l’anglais par Ma<strong>de</strong>laine Rolland,<br />

Tradition Universelle, Éditions AWAC, Rennes, 1979, p. 8.<br />

– 8 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

du renoncement au mon<strong>de</strong> qui est l’une <strong>de</strong>s dimensions<br />

propres aux cheminements spirituels orientaux 1 .<br />

Partant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux extrêmes – <strong>l’Orient</strong> géographique et le<br />

terroir – qu’il fait entrer <strong>dans</strong> un processus <strong>de</strong> comparaison<br />

mettant conjointement en scène l’importance <strong>de</strong> la nature,<br />

<strong>Dhôtel</strong> semble procé<strong>de</strong>r par glissement. La dualité première<br />

se dissout peu à peu grâce au troisième terme <strong>de</strong> la<br />

tripartition : la communion avec la nature permettant en<br />

effet <strong>de</strong> réhabiliter une intelligence première qui place<br />

l’homme en état <strong>de</strong> résonance harmonieuse avec la<br />

dimension originelle du mon<strong>de</strong>. Ce sont ces modifications<br />

<strong>dans</strong> les niveaux <strong>de</strong> perception et <strong>de</strong> représentation du réel<br />

qu’il est nécessaire d’abor<strong>de</strong>r.<br />

L’ORIENT MENTALISÉ<br />

Dès le début du livre, <strong>l’Orient</strong> est la terre promise,<br />

l’univers <strong>de</strong> tous les possibles. Tant que Jacques et Jeanne<br />

se nourrissent <strong>de</strong> l’espoir d’une vie meilleure, leur<br />

souffrance ne cesse d’être criante et <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong><br />

l’ampleur. Pour ceux qui partent, <strong>l’Orient</strong> est avant tout le<br />

lieu <strong>de</strong> la réussite et du succès. Pour tous ceux qui restent et<br />

qui aspirent à une existence plus radieuse, <strong>l’Orient</strong> semble<br />

une trouée lumineuse <strong>dans</strong> la grisaille <strong>de</strong> leur existence.<br />

Jacques <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à plusieurs reprises à Gabriel <strong>de</strong> lui<br />

trouver “ là-bas ” une situation. Mais ce lointain est un tissu<br />

<strong>de</strong> représentations et d’images auquel sont associés <strong>de</strong>s<br />

climats propices à une plus gran<strong>de</strong> liberté physique, à<br />

l’exaltation du merveilleux et du bien-être. Milot, un <strong>de</strong>s<br />

personnages, pense sans cesse à l’In<strong>de</strong> qu’il avait connue<br />

lorsqu’il était soldat et Jacques boit ses paroles avec<br />

attention. On lit les lettres <strong>dans</strong> lesquelles Gabriel narre ses<br />

aventures en terre orientale et quand il revient au pays, il<br />

raconte ce qu’il a vu ayant compris, nous dit <strong>Dhôtel</strong>, “ qu’il<br />

ne faut dire à ses amis que les choses qu’on peut voir,<br />

toucher, entendre, tant ils ont peine à croire qu’un tel pays<br />

puisse exister ” (p. 124).<br />

1<br />

Ceci dit, il ne faut aucunement dénigrer une lecture chrétienne au profit <strong>de</strong><br />

la lecture que je propose. D’ailleurs, si les thèmes chers à <strong>Dhôtel</strong> sont déjà<br />

esquissés <strong>dans</strong> Campements, on pourrait également suivre l’idée <strong>de</strong> Bernard<br />

Jourdan qui affirme <strong>dans</strong> “ <strong>Dhôtel</strong> et la foi du charbonnier ” (Critique, mai<br />

1959, pp. 413-427) que les personnages envisagent le mon<strong>de</strong> comme un<br />

“ monastère infini ”. Le mendiant que l’on rencontre à la page 111 et qui dit<br />

à Jacques : “ On me regar<strong>de</strong> partir sur la route. On se dit : “ Où va-t-il par<br />

cette chaleur ? ” Quand je réponds : Dieu vous bénisse, les gens pensent :<br />

“ Il y a donc un dieu ; celui-là que nous ne connaissons pas et qui n’est rien<br />

sur la terre doit le savoir ” ”, ce mendiant annonce la figure emblématique<br />

<strong>de</strong> Saint Benoît-Joseph Labre.<br />

– 9 –


Alain Grosrey<br />

L’Orient alimente tout un imaginaire campagnard. Il a<br />

pour point <strong>de</strong> départ les livres ou une aquarelle qui<br />

représente un chemin d’Orient. Gabriel a beau dire à<br />

Jacques, qu’“ il y a <strong>dans</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s choses plus belles<br />

que les images pour ceux qui en ont la force ” (p. 14), sa<br />

perception <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> est aussi une reconstruction d’un<br />

inconnu. Une reconstruction car sous le poids <strong>de</strong> son<br />

ambition et <strong>de</strong> ses désirs, il ne saisit que <strong>de</strong>s fragments. Rien<br />

d’étonnant à ce que <strong>Dhôtel</strong> écrive plus tard cette première<br />

phrase du Pays où l’on n’arrive jamais : “ il y a <strong>dans</strong> le<br />

même pays plusieurs mon<strong>de</strong>s véritablement ”. La diversité<br />

<strong>de</strong>s êtres donne lieu à une pluralité <strong>de</strong> représentations du<br />

réel. C’est pourquoi, le mon<strong>de</strong> est sans doute “ cela que nous<br />

percevons ” 1 .<br />

Nous sommes face à une dialectique du contenu et du<br />

contenant. En effet, <strong>dans</strong> la majeure partie <strong>de</strong> l’ouvrage, les<br />

personnages principaux ne cessent <strong>de</strong> remplir un espace<br />

vi<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s significations qui se situent à l’opposé du sens<br />

infime qu’ils perçoivent <strong>dans</strong> leur vie à Saint-Pierre.<br />

Fondamentalement, <strong>l’Orient</strong> n’est pour eux qu’un concept,<br />

un cadre vi<strong>de</strong> qu’ils prennent soin <strong>de</strong> remplir. Si le contenu<br />

ne rejoint jamais son contenant, toutes les opérations <strong>de</strong><br />

projection mentale procè<strong>de</strong>nt également par rétroaction.<br />

Plus on remplit le cadre vi<strong>de</strong>, plus on croit pouvoir le saisir<br />

à pleine main, plus la terre sur laquelle on repose <strong>de</strong>vient<br />

inconsistante et vi<strong>de</strong>. Il arrive même un moment où cette<br />

impression <strong>de</strong> vacuité emplit les <strong>de</strong>ux espaces : celui <strong>de</strong><br />

l’être-là et celui <strong>de</strong> l’être-projectif.<br />

L’Orient géographique s’estompe quand une alchimie<br />

<strong>de</strong>s émotions a été réalisée. Lorsque <strong>Dhôtel</strong> souligne à la<br />

page 94, à propos <strong>de</strong> la ru<strong>de</strong>sse <strong>de</strong> l’hiver, que “ ce qui a été<br />

dur et amer est transformé ”, on peut évoquer par analogie<br />

la mutation <strong>de</strong> l’état mental <strong>de</strong> Jacques et <strong>de</strong> Jeanne le jour<br />

où cette <strong>de</strong>rnière dit à Gabriel : “ nous n’espérons plus<br />

maintenant <strong>de</strong> bonnes situations (...). La maison <strong>de</strong> Saint-<br />

Pierre, c’est assez pour nous ” (p. 126). Cette<br />

transformation, <strong>Dhôtel</strong> l’évoque encore avec plus <strong>de</strong> force<br />

<strong>dans</strong> la troisième partie du livre au moment où le narrateur<br />

compare Jacques à un voyageur qui viendrait tout droit <strong>de</strong><br />

l’Oural, cette chaîne montagneuse qui trace une frontière<br />

naturelle entre l’Europe et l’Asie. “ Il a vu ce que nous<br />

voudrions tous voir, peut-être la neige du Mont Oural ” (p.<br />

163). Et plus loin, “ cet homme ne vient pas <strong>de</strong> l’Oural.<br />

C’est l’instituteur <strong>de</strong> Saint-Pierre, Jacques Brion ”. En<br />

1<br />

Formule <strong>de</strong> Merleau-Ponty. Cf. Phénoménologie <strong>de</strong> la perception, Avantpropos,<br />

Gallimard, Collection Tel, 1945, réédition <strong>de</strong> 1990, p. XI.<br />

– 10 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

mettant en pratique le contentement, il est <strong>de</strong>venu l’Autre,<br />

tout en restant le Même au niveau relatif,.<br />

René Daumal écrit <strong>dans</strong> Le Mont Analogue 1 : “ Les<br />

civilisations, <strong>dans</strong> leur mouvement naturel <strong>de</strong><br />

dégénérescence, se meuvent <strong>de</strong> l’est à l’ouest. Pour revenir<br />

aux sources, on <strong>de</strong>vait aller en sens inverse ”. Il idéalise<br />

quelque peu <strong>l’Orient</strong>. <strong>Dhôtel</strong> emploie un procédé plus<br />

subtil, car “ aller en sens inverse ” revient à opérer un travail<br />

<strong>de</strong> lâcher-prise, <strong>de</strong> relâchement <strong>de</strong>s tensions et <strong>de</strong>s nœuds<br />

qui ne cessaient d’accroître la douleur <strong>de</strong> l’existence. “ Aller<br />

en sens inverse ” consiste à renoncer à un mon<strong>de</strong> façonné<br />

par les désirs et l’avoir, à sortir finalement <strong>de</strong> cette ron<strong>de</strong><br />

incessante <strong>de</strong> l’existence conditionnée dont parle le<br />

bouddhisme. Un tel processus conduit à l’humilité, à la<br />

simplicité, à un mo<strong>de</strong> d’être au mon<strong>de</strong> plus ouvert sur<br />

l’environnement immédiat et les joies simples et<br />

fondamentales qu’il procure. Sans doute est-ce à ce niveau,<br />

au moment où l’être tente <strong>de</strong> s’abandonner à une forme <strong>de</strong><br />

joie élémentaire – une “ joie sans objet ” – , que la nature<br />

<strong>dans</strong> son interaction avec l’homme révèle ses vertus<br />

intrinsèques.<br />

UNION, JOIE, ART DE VOIR<br />

Ne voulant pas m’attar<strong>de</strong>r sur ce <strong>de</strong>rnier point, qui a déjà<br />

fait l’objet <strong>de</strong> nombreux développements, j’insisterai<br />

simplement sur la tripartition : union, joie et art <strong>de</strong> voir. Ce<br />

premier roman met l’accent sur une vision presque<br />

“ animiste ” du mon<strong>de</strong> au sens où la nature <strong>de</strong>meure<br />

naturelle et objet <strong>de</strong> respect parce que les personnages<br />

sentent que tout en elle est vivant. Jacques parle aux forêts<br />

(p.40) ; il formule le vœu <strong>de</strong> “ renaître <strong>dans</strong> les lieux connus,<br />

être par exemple un arbre (...) ” (p. 212). Cette idée très<br />

orientale, que l’on retrouve <strong>dans</strong> un très beau passage <strong>de</strong> La<br />

Chronique fabuleuse 2 , relève ici beaucoup plus <strong>de</strong><br />

l’involution que <strong>de</strong> l’évolution comme s’il était plus<br />

essentiel <strong>de</strong> se fondre <strong>dans</strong> une forme <strong>de</strong> vie antérieure à<br />

1<br />

Gallimard, Collection L’Imaginaire, Paris, 1981, p. 94.<br />

2<br />

“ Mais j’ai dormi si profondément que Dieu m’a pardonné. J’ai dormi, et<br />

j’ai revu, tout au fond du mon<strong>de</strong>, quelques-unes <strong>de</strong> mes vies fabuleuses. Je<br />

fus d’abord un cristal <strong>de</strong> roche, ou plutôt une petite pointe <strong>de</strong> gypse. Alors<br />

le soleil logique calculait soigneusement ses angles avant <strong>de</strong> pénétrer en<br />

moi, et je lui <strong>de</strong>mandais <strong>de</strong>s comptes, et je lui jouais <strong>de</strong>s tours avec mes<br />

impuretés et mes réfractions. Du haut <strong>de</strong> la colline où j’étais, me parvenait<br />

aussi le reflet <strong>de</strong> la mer Egée, car cela se passait en Orient. Puis quelqu’un<br />

écrasa du pied la pointe <strong>de</strong> gypse. Alors je <strong>de</strong>vins regard. Il y avait partout<br />

<strong>de</strong>s choses, et je ne savais pas ce qu’étaient ces choses ”, Mercure <strong>de</strong> France,<br />

1960, p. 122.<br />

– 11 –


Alain Grosrey<br />

l’homme, et en cela plus proche <strong>de</strong>s origines, que <strong>de</strong><br />

reprendre une existence nourrie du vacarme que produisent<br />

les mots, les pensées et les opinions.<br />

La renaissance, thématique particulièrement chère à<br />

l’hindouisme et au bouddhisme, révèle le jeu <strong>de</strong>s continuités<br />

entre les règnes et l’unité même du vivant. La réalisation du<br />

parcours <strong>de</strong> la conscience favorise en soi la reconnaissance<br />

<strong>de</strong> l’interdépendance et rend sensible à l’existence <strong>de</strong>s<br />

milliers d’êtres non humains. Elle aboutit finalement à une<br />

expérience <strong>de</strong> participation intense avec l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

formes <strong>de</strong> vie.<br />

Jacques aspire justement à s’ouvrir silencieusement à la<br />

vraie dimension du mon<strong>de</strong> dont la Nature est l’expression.<br />

Il veut répondre à cette “ loi supérieure qui comman<strong>de</strong><br />

d’admirer sans comprendre ” (p. 51). Faire corps avec la<br />

Nature donne accès à son intelligence et libère un niveau <strong>de</strong><br />

conscience qui ne dépend plus du savoir humain ni <strong>de</strong> la<br />

compréhension verbale et intellectuelle <strong>de</strong> la vie. <strong>Dhôtel</strong> l’a<br />

fort bien pressenti chez Rimbaud quand, <strong>dans</strong> Rimbaud et<br />

la révolte mo<strong>de</strong>rne, il commente la rupture entre la nature<br />

et la surnature, entre une pensée prélogique, dite primitive,<br />

et une pensée catégorielle jugée supérieure parce qu’elle se<br />

fon<strong>de</strong> sur la raison.<br />

Pour saisir la logique <strong>de</strong> cette tripartition (union, joie, art<br />

<strong>de</strong> voir), il faut conserver en arrière-plan <strong>de</strong>ux phrases<br />

essentielles <strong>de</strong> la page 11 : “ Dans le village, s’élève une<br />

église où il est facile <strong>de</strong> prier à ceux qui ne savent pas leurs<br />

prières. (...). Quand on s’éloigne, on oublie tout ”. En restant<br />

au cœur du village, on <strong>de</strong>meure <strong>dans</strong> un état <strong>de</strong> présence<br />

authentique au mon<strong>de</strong> où tout arrive par intuition, par<br />

reconnaissance spontanée plutôt que par un apprentissage<br />

fastidieux. Les trois éléments <strong>de</strong> la tripartition se combinent<br />

alors et entrent en correspondance. On cherche à réduire la<br />

dualité en se mariant et on relève <strong>dans</strong> la nature le principe<br />

d’unité quand <strong>Dhôtel</strong> évoque le “ vent (qui) unissait les<br />

ramures ” (p. 34), les “ branches <strong>de</strong>s marronniers (qui)<br />

s’entrelaçaient ” (p. 20), la fumée d’une pipe et celle <strong>de</strong>s<br />

bûches qui “ montent ensemble vers les nuées ” (p. 103), ou<br />

les “ <strong>de</strong>ux peupliers nés d’une même souche ” (p. 218). De<br />

cette expérience d’union ou <strong>de</strong> communion naît une joie<br />

simple et pure dénuée <strong>de</strong> tout artifice. “ Lorsque je vois <strong>de</strong>s<br />

myosotis <strong>dans</strong> les fossés, dit le mendiant à Jacques (p. 111),<br />

cela me fait un grand plaisir ”. Il est fait référence également<br />

à une chanson du moyen âge dont le refrain (“ Vivez <strong>dans</strong><br />

la joie ” (p. 81) ) invite à cette harmonieuse participation<br />

avec le vivant. L’auteur nous parle également du bonheur<br />

<strong>de</strong> rester au foyer et <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> lire les signes <strong>de</strong> la nature<br />

– 12 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

quand sont évoqués ces “ branches neigeuses qui<br />

exprimaient beaucoup <strong>de</strong> joie ” (p. 25).<br />

Il s’agit bien <strong>de</strong> retrouver <strong>de</strong>s perceptions qui sont au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> la saisie discursive du mon<strong>de</strong>. L’art <strong>de</strong> voir est donc<br />

cette capacité à suspendre les discours intérieurs et les<br />

représentations mentales qui sans cesse imposent un<br />

fonctionnement en mo<strong>de</strong> duel : moi/le mon<strong>de</strong>. Cette saisie<br />

immédiate, directe, sans interprétation, <strong>Dhôtel</strong> l’exprime<br />

quand il écrit : “ Jeanne voit autour d’elle les choses comme<br />

elles existent : le ciel bleu, les feuilles vertes, les pommes<br />

rouges ” (p. 74). L’art <strong>de</strong> voir consiste en définitive à<br />

réintégrer un état <strong>de</strong> conscience non-duel qui dissout<br />

spontanément la complexité, les divisions et les ruptures<br />

pour révéler la transparence absolue entre les êtres et les<br />

choses. Avec une attention orientée vers <strong>de</strong>s détails infimes<br />

du mon<strong>de</strong> phénoménal, découvrant ce que d’autres ne<br />

voient jamais, Jacques puise <strong>de</strong>s enseignements <strong>dans</strong> sa<br />

fréquentation avec les microcosmes. Parallèlement,<br />

s’abandonnant au mon<strong>de</strong> à mesure qu’il oublie ce qui le<br />

limite, il s’ouvre à lui et se laisse envahir par sa dimension<br />

première.<br />

<strong>Dhôtel</strong> a fort bien exprimé ce double mouvement quand<br />

il poétise : “ Autour <strong>de</strong> la maison la neige <strong>de</strong>scend.<br />

L’ensemble <strong>de</strong> la neige <strong>de</strong>scend en ses yeux ” (p. 27).<br />

Krishnamurti nous rappelle 1 avec intelligence qu’“ on ne<br />

peut inviter le vent, mais on doit laisser la porte ouverte ”.<br />

Dans cet état d’ouverture, <strong>de</strong> présence et <strong>de</strong> disponibilité<br />

totale au mon<strong>de</strong>, il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur :<br />

l’être, <strong>dans</strong> un abandon formidable <strong>de</strong> tout ce qui le<br />

maintient <strong>dans</strong> l’auto-isolement, se reconnaît comme étant<br />

Cela, l’univers. “ Voir ”, ne consiste pas seulement à<br />

dépasser l’illusion <strong>de</strong> la séparation et <strong>de</strong> l’indépendance,<br />

mais c’est également être capable, semble nous dire <strong>Dhôtel</strong>,<br />

d’embrasser <strong>de</strong>s perceptions extraordinaires qu’il relate<br />

comme si ces événements étaient tout à fait naturels.<br />

Il faut observer les enfants pour assister à l’art <strong>de</strong><br />

franchir les portes transparentes qui s’ouvrent sur la<br />

dimension merveilleuse du mon<strong>de</strong>. Michel et Hélène voient<br />

un jour la Vierge Marie, une autrefois le Christ “ marchant<br />

parmi les fruits tombés qui brillaient <strong>dans</strong> l’herbe<br />

ténébreuse ” (p. 152). Les enfants n’écoutent même pas<br />

Gabriel Seneur qui raconte ses voyages, car, écrit <strong>Dhôtel</strong><br />

(p. 167), “ ils en savaient plus long que lui sur les choses<br />

1<br />

Se libérer du connu, textes choisis par Mary Luytens, trad. Carlo Suarès,<br />

Paris, Stock, 1991, rééd. Le Livre <strong>de</strong> Poche, 1995, pp. 154-55.<br />

– 13 –


Alain Grosrey<br />

merveilleuses ”. L’Orient géographique, qui avait tant fait<br />

rêver les adultes, s’estompe dès qu’est retrouvé le regard<br />

que les enfants laissent glisser tendrement sur le mon<strong>de</strong>.<br />

L’enfant incarne alors un niveau <strong>de</strong> conscience plus<br />

accompli. Au lieu <strong>de</strong> concevoir le mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> le plier à <strong>de</strong>s<br />

exigences ou à <strong>de</strong>s désirs, il EST le mon<strong>de</strong>.<br />

L’ORIENT SECRET<br />

À ce sta<strong>de</strong>, la tripartition initiale trouve son<br />

accomplissement. Le secret <strong>de</strong> cet art perdu par <strong>de</strong><br />

nombreux adultes repose <strong>dans</strong> les yeux <strong>de</strong> ces enfants qui, à<br />

mon sens, désignent un Orient secret qui prend la couleur<br />

<strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> rimbaldien. Dans une “ Saison en Enfer ”,<br />

Rimbaud écrit : “ Vous êtes en Occi<strong>de</strong>nt, mais libre<br />

d’habiter votre Orient, quelque ancien qu’il vous le<br />

faille, – et d’y habiter bien ”. Dans son Rimbaud et la révolte<br />

mo<strong>de</strong>rne, <strong>Dhôtel</strong> n’a quasiment pas commenté cette phrase<br />

ne voyant <strong>dans</strong> cet Orient qu’une réminiscence qui s’impose<br />

au poète. On pourrait tenter d’aller plus loin et concevoir<br />

que cet Orient désigne une fonction cognitive qui favorise<br />

le dévoilement, l’éveil qui, écrit encore Rimbaud, “ m’a<br />

donné la vision <strong>de</strong> la pureté ”.<br />

L’Orient secret est une présence d’absence : absence <strong>de</strong><br />

tensions, d’intentions, <strong>de</strong> désirs, <strong>de</strong> formations mentales<br />

ordinaires ou <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> représentation. Plus cette<br />

présence déploie son intensité, plus elle rend possible<br />

l’émergence d’une présence conjointe à soi et au mon<strong>de</strong>. Le<br />

fait d’être empli, imprégné par un paysage évacue, selon le<br />

principe <strong>de</strong>s vases communicants, le trop plein d’idées, <strong>de</strong><br />

conceptions et <strong>de</strong> préjugés. Durant ces instants lumineux,<br />

les personnages semblent s’oublier <strong>dans</strong> un relâchement qui<br />

les unit au mon<strong>de</strong>.<br />

LA VISION DU MADHYAMAKA CHÈNTONG,<br />

UN CHEMIN DE TRAVERSE<br />

L’ensemble <strong>de</strong>s propos précé<strong>de</strong>nts m’amène à évoquer<br />

l’éclairage que peut apporter le Madhyamaka Chèntong.<br />

Mais avant <strong>de</strong> survoler les tenants et les aboutissants <strong>de</strong><br />

cette perspective philosophique, voyons tout d’abord les<br />

trois éléments inhérents à l’œuvre qui m’ont conduit à<br />

emprunter ce chemin <strong>de</strong> traverse.<br />

J’ai noté tout d’abord que la volonté <strong>de</strong> rejoindre un<br />

Orient géographique répondait au besoin d’une vie plus<br />

radieuse, plus épanouie, permettant ainsi <strong>de</strong> réduire les<br />

– 14 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

souffrances auxquelles font face Jeanne et Jacques à Saint-<br />

Pierre. L’existence <strong>dans</strong> ce village paraît difficile et il m’a<br />

semblé que le portrait qu’en dressait <strong>Dhôtel</strong> s’apparentait à<br />

l’une <strong>de</strong>s images du samsâra bouddhiste, c’est-à-dire à<br />

l’existence conditionnée par les trois poisons <strong>de</strong> l’esprit (le<br />

désir, la colère et l’ignorance) qui sont à l’origine, dit le<br />

bouddhisme, <strong>de</strong> 84 000 types <strong>de</strong> passion.<br />

Ces multiples voiles qui masquent la réalité primordiale<br />

<strong>de</strong> l’esprit font naître la polarité ou dualité qui elle-même<br />

génère l’illusion, la connaissance en mo<strong>de</strong> dualiste ou<br />

vijñâna. Cette division entre vijñâna et jñâna, la<br />

connaissance non-duelle ou la Réalité Ultime <strong>de</strong> l’esprit, est<br />

artificielle. Au vrai, nos expériences alternent constamment<br />

entre ces <strong>de</strong>ux pôles comme si nous possédions en définitive<br />

<strong>de</strong>ux mémoires : une mémoire <strong>de</strong> l’expérience d’ouverture,<br />

que <strong>Dhôtel</strong> évoque quand il est question du niveau <strong>de</strong><br />

conscience <strong>de</strong>s enfants ou <strong>dans</strong> ces moments d’extrême<br />

clarté lors <strong>de</strong> la contemplation d’un paysage par exemple, et<br />

une mémoire souillée qui nous plonge <strong>dans</strong> les<br />

contingences. Tout l’arrière-plan <strong>de</strong> l’œuvre souligne en fait<br />

cette confrontation avec les contingences qui génèrent un<br />

sentiment <strong>de</strong> malheur ou un mal-être.<br />

Le propos du premier cycle <strong>de</strong> l’enseignement du<br />

Bouddha Shâkyamuni – l’exposé sur les “ quatre nobles<br />

vérités ” – est justement <strong>de</strong> mettre l’accent sur la réalité <strong>de</strong><br />

la souffrance et <strong>de</strong> son origine.<br />

Le <strong>de</strong>uxième point concerne la conscience aigüe <strong>de</strong><br />

l’impermanence et <strong>de</strong> l’interdépendance. Une fois le<br />

contentement atteint, le désir <strong>de</strong> partir en Orient paraît vidé<br />

<strong>de</strong> l’énergie qui l’animait. Le désir est en cela vi<strong>de</strong><br />

d’existence propre : il n’existe que <strong>dans</strong> la relation <strong>de</strong> la<br />

conscience à son objet. Mais ce vi<strong>de</strong> laisse subitement<br />

apparaître ce que j’ai appelé la “ présence d’absence ”. Un<br />

vi<strong>de</strong> d’illusions adventices ou <strong>de</strong> conditionnements est alors<br />

un plein <strong>de</strong> réalité.<br />

Dans cet état <strong>de</strong> suspension <strong>de</strong>s désirs, Jacques cesse<br />

d’errer <strong>dans</strong> les projections <strong>de</strong> son esprit et, <strong>dans</strong> la<br />

gustation <strong>de</strong>s merveilles <strong>de</strong> la Nature, il semble en<br />

reconnaître la vacance mais aussi le caractère illimité. Dans<br />

l’interruption du vouloir, s’éteint le <strong>de</strong>venir. Cessant <strong>de</strong><br />

remplir l’espace illusoire qu’entoure le cadre rêvé <strong>de</strong><br />

<strong>l’Orient</strong> géographique, il procè<strong>de</strong> par un travail en creux.<br />

Cessant d’alimenter ses aspirations, prenant la posture <strong>de</strong><br />

l’observation silencieuse, il accueille tout l’univers <strong>de</strong><br />

Saint-Pierre et recueille en son expérience tout le repos du<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Le troisième point concerne une figure géométrique ou<br />

une structure constituée d’un centre et d’une circonférence :<br />

– 15 –


Alain Grosrey<br />

le mandala. Il synthétise globalement le parcours<br />

qu’effectue l’esprit en proie aux voiles <strong>de</strong> l’illusion pour<br />

rejoindre son foyer, sa nature profon<strong>de</strong>, soit jñana, la<br />

connaissance non-duelle. Le centre est l’axe initial à partir<br />

duquel tout procè<strong>de</strong> et vers lequel tout se dissout. Saint-<br />

Pierre, ce haut lieu, le village loin duquel “ on oublie tout ”<br />

et dont “ une chanson du moyen âge disait que l’horizon (...)<br />

était un cercle miraculeux dont la vue faisait croire au<br />

bonheur <strong>de</strong> rester au foyer ” (p. 81), est cet axe central, lieu<br />

<strong>de</strong> tous les équilibres, lieu <strong>de</strong> la mémoire vivante, <strong>de</strong><br />

l’expérience d’ouverture à la vraie dimension du mon<strong>de</strong>,<br />

lieu du repos et <strong>de</strong> la paix qui met en relation les vivants<br />

avec la lignée <strong>de</strong>s ancêtres, lieu enfin d’un accomplissement<br />

possible que la ville, que tous les ailleurs, que ces<br />

périphéries du mandala ne peuvent finalement permettre.<br />

Ces trois caractéristiques laissent transparaître une<br />

possible analogie entre la conception dhôtelienne d’une vie<br />

harmonieuse, telle qu’elle apparaît <strong>dans</strong> Campements, et<br />

l’approche bouddhiste <strong>de</strong> la précieuse existence humaine.<br />

En outre, l’importance accordée à l’immédiateté conçue<br />

comme saisie directe du réel qui émerge <strong>de</strong> la présence<br />

conjointe à soi et au mon<strong>de</strong> souligne, comme je le précisais<br />

en introduction, une caractéristique qu’expose<br />

fréquemment le Madhyamaka Chèntong.<br />

Sans entrer <strong>dans</strong> les détails d’une philosophie fort<br />

complexe 1 prenant appui sur la Prajñâpâramitâ, un texte<br />

traditionnel correspondant au <strong>de</strong>uxième cycle <strong>de</strong>s<br />

enseignements du Bouddha Shâkyamuni, enseignements<br />

qui exposent la doctrine <strong>de</strong> la vacuité, on retiendra<br />

essentiellement que le terme “ Chèntong ” se réfère à la<br />

réalité ultime, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> conceptions erronées. Cette réalité est<br />

appelée jñâna, connaissance non-duelle, ni existante, ni<br />

non-existante, ni les <strong>de</strong>ux à la fois, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce qui lui est<br />

autre mais non dépourvue <strong>de</strong> qualités – ces qualités, qui sont<br />

celles <strong>de</strong> l’expérience éveillée, sont dites au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

concepts.<br />

L’Ultime précè<strong>de</strong> l’entrée <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s modalités<br />

spécifiques qui ne cessent <strong>de</strong> former l’esprit aux habitu<strong>de</strong>s<br />

dualistes. L’être expérimente cet esprit/conscience,<br />

fondamentalement pur, non-complexe, comme impur et<br />

1<br />

Cf. S. K. Hookham, The Buddha Within. Tathagatagarbha Doctrine<br />

According to the Shentong Interpretation of the Ratnagotravibhaga, State<br />

University of New York Press, 1991. Pour une approche très claire du<br />

Madhyamaka, cf. Tenzin Gyatso (XIV e Dalaï-Lama), “ La clef du<br />

Madhyamaka ” in L’enseignement du Dalaï-Lama, trad. G. Tulku , G.<br />

Dreyfus et A. Ansermet, Paris, Albin Michel, Collection “ Spiritualités<br />

Vivantes ”, Série Bouddhisme tibétain, 1987, pp. 127-177.<br />

– 16 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

complexe. Autrement dit, les habitu<strong>de</strong>s dualistes distor<strong>de</strong>nt<br />

la conscience qui est alors formatée pour assumer la<br />

puissance <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s dichotomies. Dans cette perspective,<br />

l’éveil est l’émergence graduelle ou instantanée <strong>de</strong> ce pur<br />

esprit <strong>de</strong>s voiles <strong>de</strong> la confusion. Les facteurs qui permettent<br />

cette émergence ne sont pas liés au doute ou à<br />

l’investigation intellectuels, <strong>de</strong>ux constituants <strong>de</strong><br />

l’approche analytique, mais plutôt à une pratique qui<br />

favorise le relâchement <strong>de</strong>s saisies dualistes. L’accès à la<br />

réalisation profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vacuité n’est en cela aucunement<br />

nihiliste puisqu’il s’agit <strong>de</strong> faire l’expérience <strong>de</strong> la Réalité<br />

Ultime après avoir compris que ce qui est conditionné est<br />

vi<strong>de</strong> d’existence propre.<br />

Les enfants que <strong>Dhôtel</strong> met en scène <strong>dans</strong> Campements<br />

sont justement <strong>de</strong>s exemples frappants <strong>de</strong> la présence d’une<br />

expérience d’immédiateté qui a le pouvoir d’intégrer <strong>dans</strong><br />

une seule et même unité tous les aspects <strong>de</strong> l’existence. Ils<br />

témoignent <strong>de</strong> l’ampleur et <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cette<br />

expérience dont les adultes ne perçoivent que <strong>de</strong>s fragments<br />

tant ils sont accaparés par les multiples contingences <strong>de</strong> la<br />

vie sociale. Au cœur du mandala que constitue le village <strong>de</strong><br />

Saint-Pierre, loin du mon<strong>de</strong>, loin <strong>de</strong> l’Asie, la terre porte<br />

encore en elle le charme <strong>de</strong> l’état d’enfance. En se<br />

promenant <strong>dans</strong> une Nature qu’il a toujours connue, Jacques<br />

sent qu’il doit renoncer aux dialogues intérieurs incessants<br />

et au mythe d’une liberté illusoire. Ce renoncement est une<br />

offran<strong>de</strong>, celle <strong>de</strong> la plénitu<strong>de</strong> du silence. Et cette<br />

expérience plénière l’ai<strong>de</strong> à actualiser en pleine conscience<br />

la perception pure <strong>de</strong> l’existence. Il regagne ainsi le<br />

territoire <strong>de</strong> la mémoire primordiale en retrouvant ce qui a<br />

toujours été là : tout le parcours <strong>de</strong> la périphérie jusqu’au<br />

centre rend compte finalement <strong>de</strong> la dissolution <strong>de</strong>s<br />

tendances dualistes.<br />

Dans la perspective du Madhyamaka Chèntong,<br />

défendre l’expérience d’immédiateté, revient à soutenir<br />

l’importance d’un retour à ce qui est brut et premier. En<br />

renonçant à <strong>l’Orient</strong> géographique ou tout simplement à une<br />

vie citadine qui aurait pu s’avérer prometteuse, Jacques et<br />

Michel goûtent à cet esprit/expérience pur, non-complexe et<br />

non-duel. Le petit espace <strong>de</strong> Saint-Pierre, même s’il est<br />

porteur <strong>de</strong>s caractéristiques qui fon<strong>de</strong>nt le samsâra, avec<br />

son lot <strong>de</strong> misère et d’infortune, rend possible l’émergence<br />

graduelle ou instantanée <strong>de</strong> ce pur esprit.<br />

– 17 –


Alain Grosrey<br />

CE QUI RÉELLEMENT SE DIT,<br />

EST CE QUE LE LANGAGE TAIT 1 .<br />

L’écriture dépouillée <strong>de</strong> <strong>Dhôtel</strong>, qui s’ancre <strong>dans</strong> les<br />

réalités ordinaires <strong>de</strong> la vie, est, à mon sens, le<br />

prolongement tout autant que le reflet <strong>de</strong> cette expérience.<br />

Le langage atteint parfois un tel <strong>de</strong>gré d’effacement qu’il se<br />

retourne contre les proliférations verbales pour mieux<br />

désigner la Réalité Ultime qui est là, au bord du chemin, et<br />

que l’on rencontrera peut-être <strong>dans</strong> ce que le langage ne<br />

pourra jamais traduire. Cette écriture, émergeant <strong>de</strong> la<br />

matrice du mandala, invite au dépouillement et dresse <strong>de</strong>s<br />

résistances contre tous les processus qui concourent à<br />

l’oubli <strong>de</strong> la nature fondamentale <strong>de</strong> l’être.<br />

LE CHEMIN DES ARDENNES<br />

Dans l’iconographie tibétaine, il existe une<br />

représentation <strong>de</strong> la roue du <strong>de</strong>venir, appelée Bavacakra,<br />

qui n’est autre que la roue du samsâra. Un lion féroce porte<br />

une roue sur laquelle figurent, en son centre, les trois<br />

poisons <strong>de</strong> l’esprit : le désir, la colère et l’ignorance,<br />

respectivement représentés par le coq, le serpent et le<br />

cochon. Autour sont représentés les douze facteurs<br />

interdépendants qui forment un processus <strong>de</strong> réaction en<br />

chaîne donnant naissance au <strong>de</strong>venir, à la vie, à la<br />

détérioration et finalement à la mort. Le Madhyamaka<br />

Chèntong propose <strong>de</strong> retourner la roue, c’est-à-dire<br />

d’abandonner les habitu<strong>de</strong>s dualistes pour permettre à la<br />

vraie nature <strong>de</strong> l’être <strong>de</strong> briller avec les qualités inséparables<br />

<strong>de</strong> l’éveil que sont, entre autres, la compassion, la sagesse<br />

et la vision.<br />

Si Jacques et Jeanne suivent un parcours, il me semble<br />

que ce peut être celui que j’ai essayé d’esquisser. Tous <strong>de</strong>ux<br />

tentent également, par une alchimie intime, <strong>de</strong> retourner la<br />

roue <strong>de</strong> leur existence pour en découvrir la face radieuse.<br />

Cette trame romanesque initiale se développe <strong>dans</strong> tous les<br />

1<br />

Affirmation d'Octavio Paz in Le Singe grammairien, Skira - Les Sentiers<br />

<strong>de</strong> la Création, Champs Flammarion, 1972.<br />

– 18 –


<strong>Présence</strong> secrète <strong>de</strong> <strong>l’Orient</strong> <strong>dans</strong> Campements d’André <strong>Dhôtel</strong><br />

autres romans comme autant <strong>de</strong> variations singulières.<br />

Celles-ci reprennent la même aspiration, le même élan pour<br />

tracer les arabesques multiples d’un art d’être au mon<strong>de</strong> qui<br />

s’abolit <strong>dans</strong> la rencontre avec la transparence universelle.<br />

Le chemin <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes est en cela porteur <strong>de</strong> la même<br />

poussière que le chemin <strong>de</strong> Galta qu’emprunta Octavio<br />

Paz 1 . Il pourrait aussi faire écho au Chemin <strong>de</strong> campagne <strong>de</strong><br />

Martin Hei<strong>de</strong>gger 2 qui “ rassemble ce qui a son être autour<br />

<strong>de</strong> lui ; et à chacun <strong>de</strong> ceux qui le suivent, il donne ce qui<br />

lui revient ”.<br />

Alain Grosrey<br />

Docteur d’État | PhD<br />

Chercheur-associé<br />

Université d’Angers<br />

1<br />

I<strong>de</strong>m.<br />

2<br />

Cf. Questions III, trad. par A. Préau, R. Munier et J. Hervier, Paris,<br />

Gallimard, Collection “ Classiques <strong>de</strong> philosophie ”, 1966, pp. 9-15.<br />

– 19 –


Alain Grosrey<br />

Extrait <strong>de</strong> la quatrième <strong>de</strong> couverture<br />

Lire un livre d’André <strong>Dhôtel</strong>, c’est un peu comme<br />

quitter la plaine où tout semble explicable – sinon<br />

compréhensible – pour s’enfoncer <strong>dans</strong> la forêt <strong>de</strong>s<br />

incertitu<strong>de</strong>s au trot aventureux du petit cheval blanc<br />

du Pays où l’on n’arrive jamais. Un colloque,<br />

comme le nôtre, se veut naturellement le lieu d’un<br />

cadastrage en règle, il nourrit l’ambition légitime <strong>de</strong><br />

dresser la carte d’une œuvre, <strong>de</strong> l’expliquer, en y<br />

installant forcément <strong>de</strong> la logique et <strong>de</strong> la cohérence<br />

parfois davantage qu’elle n’en peut supporter.<br />

Liens<br />

http://bu.univ-angers.fr/taxonomy/term/596<br />

http://bu.univ-angers.fr/zone/Patrimoine/archiveslitteraires/fonds-dhotel-andre<br />

http://www.andredhotel.org/<br />

– 20 –

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