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Selon les anciens de Rurutu, l’abondance de la<br />
ressource est étroitement liée aux “bonnes pratiques”<br />
perpétuées par les pêcheurs. D’après le ‘ōrero, l’union<br />
est un principe fondamental de la pêche. Un pêcheur<br />
seul aura une moins bonne pêche que s’il part en<br />
groupe. Il souligne également qu’un pêcheur animé par<br />
de bonnes intentions (nourrir la famille, partager le<br />
poisson) aura plus de poissons que s’il le vend <strong>pour</strong><br />
s’enrichir. Au sujet de l’importance de la dimension<br />
collective, Taiti <strong>pour</strong>suit :<br />
“Il y a un lien fort entre l’Homme et la mer, les poissons<br />
s’offrent en sacrifice à l’Homme <strong>pour</strong> qu’il puisse vivre. […] Le<br />
non-respect de cette coutume ne fait qu’emmener l’Homme<br />
à sa perdition. L’union de la population fait sa force, c’est la<br />
clé <strong>pour</strong> ouvrir les portes de l’Océan.”<br />
espaces et territorialités<br />
Aux Australes, les zones côtières ou lagonaires font<br />
l’objet de toute l’attention des habitants. Considéré<br />
comme “un terrain de jeu” à Raivavae et comme un<br />
“garde-manger” à Tubuai, le lagon est le lieu de<br />
nombreux usages, tandis que les activités au large ne<br />
concernent que les pêcheurs possédant un poti<br />
marara, bateau à moteur pouvant aller jusqu’à dix<br />
miles nautiques, voire plus. À l’intérieur du lagon ou<br />
près des côtes les pêcheurs utilisent des pirogues.<br />
Les pêcheurs détiennent un savoir concernant les<br />
endroits où la ressource est abondante. Un pêcheur<br />
de Rimatara mentionne un lieu de pêche au large,<br />
connu <strong>pour</strong> être très poissonneux. À Rurutu, ces<br />
endroits appelés punai’a sont de véritables gardemangers<br />
<strong>pour</strong> la population. Le haut-fond Arago,<br />
aussi appelé Tinomana, constitue l’un d’entre eux. Le<br />
pêcheur professionnel de Rurutu qui a découvert ce<br />
haut-fond tenait cette information de son grand-père<br />
qui lui parlait d’un îlot sur lequel les anciens allaient<br />
pêcher. Avec le temps, cet îlot s’est affaissé sous la<br />
surface, mais représente toujours une zone de pêche<br />
très abondante.<br />
La toponymie des lieux situés en mer fait parfois<br />
référence à des éléments terrestres, tels que trois<br />
monts sous-marins situés entre Rurutu et Tubuai<br />
portant les noms des trois montagnes de Rurutu :<br />
Manureva, Erai et Taurama. De la même façon, la<br />
saison des baleines est annoncée par la floraison de<br />
l’Atae, l’arbre aux baleines. L’association d’éléments<br />
de la nature terrestre et marine laisse supposer que<br />
le principe de continuité entre la terre et la mer<br />
L’utilisation de nouvelles techniques de pêche est<br />
également évoquée <strong>pour</strong> illustrer la rupture du lien à la<br />
tradition et, de ce fait, aux espèces marines. Un ancien<br />
de Rurutu décrit:<br />
“Pour la pêche traditionnelle, on utilisait des produits naturels<br />
<strong>pour</strong> s’éclairer, ça attirait le poisson. Avec les technologies<br />
modernes, les lampes font fuir le poisson.”<br />
En tant qu’activité autrefois marquée par une<br />
importante cohésion sociale, la pêche est une pratique<br />
qui s’est peu à peu transformée du fait de la<br />
modification des techniques et du rapport au milieu<br />
marin. Cependant ces transformations n’ont pas atteint<br />
certains systèmes de gestion traditionnels, tels que le<br />
rahui, bien que le contexte politique, économique et<br />
social joue un rôle primordial dans sa mise en place.<br />
s’exerce dans les pratiques et dans les<br />
représentations de l’espace, comme l’illustre le récit<br />
de W. Doom à Tubuai :<br />
“Pour se repérer, les pêcheurs se référaient à l’axe, à<br />
l’alignement par rapport à la montagne. […] Le nom de la<br />
montagne change par rapport à où tu es situé dans le lagon.<br />
[…] Chaque axe de montagne appartient à un pêcheur. Celui<br />
qui pêche la langouste ne livre pas son alignement des<br />
montagnes.”<br />
En outre, le rahui tel qu’il s’appliquait lorsque les<br />
droits d’usage étaient déterminés par le marae, et tel<br />
qu’il s’applique aujourd’hui dans certaines communes,<br />
peut concerner une zone terrestre ainsi que la portion<br />
marine qui lui est associée (Bambridge, 2013).<br />
La continuité de l’espace terrestre et marin se<br />
<strong>pour</strong>suit au-delà du récif <strong>pour</strong> les usagers de la haute<br />
mer. Cependant, le périmètre marin qui entoure l’île<br />
est ouvertement revendiqué par ses habitants. En<br />
effet, les bateaux extérieurs à l’île sont mal perçus et<br />
soupçonnés de pêcher en toute impunité, bien que<br />
l’ensemble de la ZEE (l’archipel des Australes<br />
compris) soit ouvert à tous les pêcheurs polynésiens.<br />
Un pêcheur de Rurutu nous a fait part de quelques<br />
anecdotes illustrant l’hostilité des pêcheurs de<br />
Raivavae et de Tubuai lorsqu’il passe dans “leurs<br />
zones”. Si cette perception de la frange de haute mer<br />
entourant l’île comme lui étant directement associée<br />
n’a aucune valeur juridique, elle est présente dans<br />
les représentations de l’espace maritime des<br />
populations locales.<br />
conclusion<br />
Cette étude portant sur les pratiques et les<br />
représentations de l’Océan aux Australes nous a<br />
permis de mettre au jour les différents systèmes de<br />
relations qui lient l’Homme à l’Océan, les îles entre<br />
elles et la terre à la mer. En tant que partie intégrante<br />
de l’archipel des Australes, l’Océan représente un<br />
espace de circulations et de réseaux par lesquels<br />
transitent des liens symboliques relevant du monde<br />
des dieux et des ancêtres, ainsi que les liens de<br />
parenté qui en découlent. Considéré comme un lieu<br />
sacré, l’Océan est omniprésent dans la culture qui lie<br />
les différents peuples des îles polynésiennes.<br />
L’organisation politique qui prévalait avant le contact<br />
avec les Européens était basée sur une société<br />
réticulaire où les îles étaient perçues non pas comme<br />
une destination, mais comme une étape. Les<br />
bouleversements induits par la colonisation ont<br />
modifié les rapports entre les archipels des Australes<br />
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temps du Pacifique (Dunis, S. dir.), pp. 277-302. Georg<br />
Éd.<br />
et des îles Cook autrefois très liés, mais des échanges<br />
perdurent. Les habitants des Australes continuent de<br />
percevoir les autres îles comme de nouvelles<br />
opportunités <strong>pour</strong> étudier, se marier ou travailler.<br />
Toutefois ces relations semblent plus complexes<br />
lorsqu’il est question de territoires de pêche. Bien que<br />
les activités de pêche détiennent un rôle primordial<br />
dans la vie sociale, politique et culturelle des<br />
insulaires, l’espace maritime entourant l’île est<br />
enchâssé dans des logiques d’interactions et<br />
d’appartenances encore assez peu étudiées. Cette<br />
enquête exploratoire ouvre ainsi un vaste champ<br />
d’étude, à l’image de cet Océan.<br />
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