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Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques

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Jean-Paul Desbiens (1927-2006)<br />

Alias Le Frère Untel<br />

Professeur <strong>de</strong> philosophie<br />

(1993)<br />

Journal d’un homme<br />

farouche<br />

1983-1992<br />

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,<br />

professeure <strong>de</strong> soins infirmiers retraitée du Cégep <strong>de</strong> Chicoutimi<br />

Courriel: mgpaquet@vi<strong>de</strong>otron.ca<br />

Page web personnelle dans <strong>la</strong> section <strong>de</strong>s bénévoles.<br />

Dans le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> collection: "Les c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong>s sciences sociales"<br />

Site web: http://c<strong>la</strong>ssiques.uqac.ca/<br />

Une collection développée en col<strong>la</strong>boration avec <strong>la</strong> Bibliothèque<br />

Paul-Émile-Boulet <strong>de</strong> l'Université du Québec à Chicoutimi<br />

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 2<br />

<strong>Politique</strong> <strong>d'utilisation</strong><br />

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Jean-Marie Tremb<strong>la</strong>y, sociologue.<br />

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C'est notre mission.<br />

Jean-Marie Tremb<strong>la</strong>y, sociologue<br />

Fondateur et Prési<strong>de</strong>nt-directeur général,<br />

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 3<br />

Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeur<br />

<strong>de</strong> soins infirmiers retraitée du Cégep <strong>de</strong> Chicoutimi,<br />

Courriel : mgpaquet@vi<strong>de</strong>otron.ca<br />

à partir du livre <strong>de</strong> :<br />

Jean-Paul Desbiens (alias Le Frère untel)<br />

JOURNAL D’UN HOMME FAROUCHE 1983-1992.<br />

Montréal : Les Éditions du Boréal, 1993, 363 pp.<br />

[Autorisation formelle accordée, le 20 janvier 2005, par l’auteur <strong>de</strong> diffuser toutes<br />

ses publications dans Les C<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong>s sciences sociales.]<br />

Polices <strong>de</strong> caractères utilisée :<br />

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.<br />

Pour les citations : Times New Roman 12 points.<br />

Pour les notes <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page : Times New Roman, 12 points.<br />

Édition électronique réalisée avec le traitement <strong>de</strong> textes Microsoft Word<br />

2004 pour Macintosh.<br />

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)<br />

Édition numérique réalisée le 30 septembre 2009 à Chicoutimi,<br />

Ville <strong>de</strong> Saguenay, province <strong>de</strong> Québec, Canada.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 4<br />

DU MÊME AUTEUR<br />

La psychologie <strong>de</strong> l'intelligence chez Jean Piaget : présentation sommaire et<br />

remarques critiques. Québec, P.U.L., 1966.<br />

Préface <strong>de</strong>s Insolences du Frère Untel : un best-seller <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution tranquille,<br />

A<strong>la</strong>in Fournier, Creliq, UL, 1988.<br />

Préface du Monopole public <strong>de</strong> l'éducation, Jean-Luc Migué et Richard Marceau,<br />

Les Presses <strong>de</strong> l'Université du Québec, 1989, 195 p.<br />

Préface <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ce à l'homme, Henri Bé<strong>la</strong>nger, Montréal, HMH, 1972.<br />

Préface du Québec et ses cloches, Léonard Bouchard, 1990.<br />

Préface du Thème <strong>de</strong> notre temps, Ortega y Gasset, Sainte-Foy, Le Griffon<br />

d'Argile, 1986.<br />

Préface d'Un cri dans le désert, Gérard B<strong>la</strong>is, 1987.<br />

Préface <strong>de</strong> Vérités et Sourires <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique, Doris Lussier, Montréal, Stanké,<br />

1988.<br />

L'Actuel et l'Actualité, Québec, Le Griffon d’Argile, 1986, 438 p.<br />

Appartenance et Liberté (propos recueillis par Louise Acco<strong>la</strong>s-Bouchard),<br />

Saint-Nazaire, Éditions JCL, 1983, 208 p., illustré.<br />

Comment peut-on être autochtone ?, Secrétariat aux affaires autochtones du<br />

Québec, 1993, 36 p.<br />

Dossier Untel, Montréal, les Éditions du jour et les Cahiers <strong>de</strong> Cap-Rouge,<br />

1973, 329 p.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 5<br />

Du courage (De Fortitudine), présentation et traduction française du Commentaire<br />

<strong>de</strong> saint Thomas d'Aquin sur l'Éthique à Nicomaque, leçons XIV, XV,<br />

XVI, XVIII du Livre 111 in Les Cahiers <strong>de</strong> Cap-Rouge, vol. 3, nº4, 1975, p. 63-<br />

96.<br />

Du Maitre (De Magistro), présentation et traduction française <strong>de</strong> <strong>la</strong> q. XI du<br />

De Veritate <strong>de</strong> saint Thomas d'Aquin in Les Cahiers <strong>de</strong> Cap-Rouge, vol. 2, nº 2,<br />

mars 1974, p. 13-73.<br />

Les Insolences du Frère Untel, réédition annotée par l'auteur, préface <strong>de</strong> Jacques<br />

Hébert, Montréal, les Éditions <strong>de</strong> l'Homme, novembre 1988, 258 p.<br />

Introduction à un examen philosophique <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie <strong>de</strong> l'intelligence<br />

chez Jean Piaget. Presses universitaires Laval et Éditions universitaires <strong>de</strong> Fribourg<br />

(Suisse), 1968, 189 p.<br />

Les insolences du Frère Untel, Éditions <strong>de</strong> l'Homme, 1960. Traduit en ang<strong>la</strong>is<br />

sous le titre The Impertinences of Brother Anonymous, Miriam Chapin, Harvest<br />

House, Montreal, 1965, 134 p.<br />

Jérusalem, terra dolorosa, Beauport, Éditions du Beffroi, 1991, 225 p.<br />

Se dire, c'est tout dire, L'Analyste, Montréal, novembre 1989, 238 p.<br />

Sous le soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié, Montréal, les Éditions du jour, nouvelle édition revue<br />

et augmentée, 1973, 167 p.<br />

Sous le soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié, Éditions du Jour, 1965, 122 p. Traduit en ang<strong>la</strong>is<br />

sous le titre For Pity's Sake, Frédéric Côté, Montréal, Harvest House, 1965, 134 p.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 6<br />

Jean-Paul Desbiens (1991)<br />

Journal d’un homme farouche 1983-1992.<br />

Montréal : Les Éditions du Boréal, 1993, 363 pp.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 7<br />

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme<br />

<strong>de</strong> subvention globale du Conseil <strong>de</strong>s Arts du Canada.<br />

Conception graphique : Gianni Caccia<br />

Photo <strong>de</strong> <strong>la</strong> couverture : C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Michaud<br />

© Les Éditions du Boréal<br />

Dépôt légal : 3e trimestre 1993<br />

Bibliothèque nationale du Québec<br />

Données <strong>de</strong> catalogage avant publication (Canada)<br />

Desbiens, Jean-Paul, 1927<br />

Journal d'un homme farouche, 1983-1992<br />

Autobiographie.


In<strong>de</strong>x<br />

Quatrième <strong>de</strong> couverture<br />

Avertissement<br />

1983<br />

1984<br />

1985<br />

1986<br />

1987<br />

1988<br />

1989<br />

1990<br />

1991<br />

1992<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 8<br />

Table <strong>de</strong>s matières


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

A<br />

Acco<strong>la</strong>s-Bouchard<br />

Adam, Marcel<br />

Adler, Alfred<br />

Agca<br />

Agee, James<br />

A<strong>la</strong>in<br />

Albert le Grand, saint<br />

Alexandre<br />

Al<strong>la</strong>ire, Georges<br />

Al<strong>la</strong>rd, fr. Roméo<br />

Alphonse <strong>de</strong> Liguori,<br />

saint<br />

Ambroise, saint<br />

Amin Dada<br />

Andropov, Youri<br />

Archimè<strong>de</strong><br />

Arguin, Gérard<br />

Aristi<strong>de</strong>, Jean-Bertrand<br />

Aristote<br />

Armstrong, Neil<br />

Aron, Raymond<br />

Artaud, Antonin<br />

Athanase, saint<br />

Au<strong>de</strong>n, W. H.<br />

Auguste, empereur<br />

Augustin, saint<br />

Aymé, Marcel<br />

B<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 9<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

INDEX<br />

B., Nancy<br />

Babin, fr. Antoine<br />

Bamber, James<br />

Barbey d'Aurevilly, Jules-Amédée<br />

Barbie, K<strong>la</strong>us<br />

Bardot, Brigitte<br />

Barrès, Maurice<br />

Barthes, Ro<strong>la</strong>nd<br />

Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire, Charles<br />

Baudril<strong>la</strong>rd, Jean<br />

Bazin, Hervé<br />

Beauchemin, Jean-Marie<br />

Beaudoin, André<br />

Beaudoin, Dol<strong>la</strong>rd<br />

Beaudoin, Gaston<br />

Beaudry, Albert<br />

Beaumarchais, Pierre<br />

Bécaud, Gilbert<br />

Beck, Béatrice<br />

Bel<strong>la</strong>rmin, saint Robert<br />

Bellefeuille, André<br />

Bé<strong>la</strong>nd, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Bé<strong>la</strong>nger, Marcel<br />

Bellone, Bruno<br />

Belobradsky, Vac<strong>la</strong>v<br />

Benoît, saint<br />

Berger, Peter<br />

Bergeron, Henri<br />

Bergson, Henri<br />

Bernanos, Georges<br />

Bernard, saint<br />

Bernardin, saint<br />

Bibeau, père Gaston<br />

Bissonnette, Lise<br />

B<strong>la</strong>is, Francine<br />

B<strong>la</strong>is, Gérard<br />

Bloom, Al<strong>la</strong>n<br />

Bloy, Léon<br />

Bodard, Lucien<br />

Boff, Leonardo<br />

Bolduc, Roch<br />

Bombardier, Denise<br />

Botrel, Théodore<br />

Bouchard, Andréa<br />

Bouchard, fr. Bernard<br />

Bouchard, Hélène<br />

Bouchard, Lucien<br />

Bouchard, Monique<br />

Boucher, Gaétan<br />

Bou<strong>la</strong>nger, Nadia<br />

Bou<strong>la</strong>nger, Natalie<br />

Boulganine, Niko<strong>la</strong>ï<br />

Bouliane, Marc-André<br />

Bourassa, Robert<br />

Bourgault, Pierre<br />

Boutin, fr. Raymond<br />

Brejnev, Léoni<strong>de</strong><br />

Brindamour, Michel<br />

Brisebois, Robert<br />

Brochu, André


Brouillet, Guy<br />

Bruckner, Pascal<br />

Brunet, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Brunet, Michel<br />

Budé, Guil<strong>la</strong>ume<br />

Buffon, Georges<br />

Bukovsky, V<strong>la</strong>dimir<br />

Bultmann, Rodolf<br />

Bush, George<br />

C<br />

Cabana, Aldée<br />

Caillois, Roger<br />

Carcopino, Jérôme<br />

Carle, Gilles<br />

Caron, fr. Borromée<br />

Caron, François<br />

Carré, Ambroise-Marie<br />

Carter, Jimmy<br />

Cartier, Jacques<br />

Cart<strong>la</strong>nd, Barbara<br />

Castro, Fi<strong>de</strong>l<br />

Catherine <strong>de</strong> Gênes,<br />

sainte,<br />

Catulle<br />

Ceaucescu, Nico<strong>la</strong>e<br />

Céline, Louis-Ferdinand<br />

César, Jules<br />

Chabanis, Christian<br />

Chalifour, C<strong>la</strong>ire<br />

Chantigny, Louis<br />

Charbonneau, Yvon<br />

Charles, prince<br />

Charron, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Chesterton, Gilbert<br />

Keith<br />

Chevalier, Jacques<br />

Chevalier, Martine<br />

Chevarnadze, Édouard<br />

Chrysostome, saint Jean<br />

Churchill, Winston<br />

Cioran., E. M.<br />

Ciry, Michel<br />

C<strong>la</strong>ire d'Assise, sainte<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 10<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l, Paul<br />

C<strong>la</strong>vel, Maurice<br />

Clévenet, Michel<br />

Clinton, Bill<br />

Cocteau, Jean<br />

Cohoon, Jim<br />

Colette<br />

Colin, Marcel<br />

Collor, Fernando<br />

Constant, Benjamin<br />

Copernic, Nico<strong>la</strong>s<br />

Couture, Mgr Jean-Guy<br />

Couture, Mgr Maurice<br />

Couturier, Marie-A<strong>la</strong>in<br />

Croisille, Nicole<br />

Cyrus<br />

D<br />

Dalcourt, André<br />

Damase, saint<br />

Davy, Marie-Ma<strong>de</strong>leine<br />

Debien, Léon<br />

De Gaulle, Charles<br />

Deleuze, Gilles<br />

Delisle, Gaétan<br />

Dempsey,Jack<br />

Derome, Bernard<br />

Desbiens, André<br />

Desbiens, Lucien<br />

Desbiens, Marguerite<br />

Desbiens, Michel<br />

Desbiens, Mozart<br />

Desbiens, Reine<br />

Desbiens, Roger<br />

Deschamps, Yvon<br />

Desjardins, Alphonse<br />

Desmeules, Martin<br />

Diana, Lady<br />

Di<strong>de</strong>rot, Denis<br />

Dion, Gérard<br />

Dion, Léon<br />

Domenach, Jean-Marie<br />

Domitien, empereur<br />

Don Quichotte<br />

Drapeau, Jean<br />

Dreyfus, Alfred<br />

Dubuc, A<strong>la</strong>in<br />

Dubuc, fr. André<br />

Dubuc, Jean-Guy<br />

Dufour, Simon<br />

Dufresne, Jacques<br />

Duhamel, Georges<br />

Dumézil, Georges<br />

Dumont, Fernand<br />

Duplessis, Maurice<br />

Duquoc, Christian<br />

Durivage, Simon<br />

Durkeim, Émile<br />

E<br />

Eco, Umberto<br />

Édouard, VIII<br />

Eltsine, Boris<br />

Engels, Friedrich<br />

Étiemble, René<br />

Évely, Louis<br />

F<br />

Fan, Mgr Peter Joseph<br />

Faucher, Jacques<br />

Fer<strong>la</strong>nd, Jean-Pierre<br />

Filion, Jean-Paul<br />

Fomban, fr. Élie<br />

Forgues, Guy<br />

Fortier, Mgr Jean-Marie<br />

Foscarini, Paolo Antonio<br />

Foucault, Michel<br />

Fourastié, Jean<br />

Fournier, A<strong>la</strong>in<br />

Franco, Francisco<br />

François d'Assise, saint<br />

Freud, Sigmund<br />

Frossard, André<br />

Furet, François<br />

G


Gaboury, P<strong>la</strong>ci<strong>de</strong><br />

Gabriel, frère<br />

Gadbois, Charles-Émile<br />

Gagarine, Youri<br />

Gagnon, Luc<br />

Gagnon, Lysiane<br />

Gagnon, Michèle<br />

Gagnon, Paul<br />

Galbraith, John Kenneth<br />

Galilée, Galileo<br />

Gau<strong>de</strong>t-Smet, Françoise<br />

Gauthier, Catherine<br />

Gérin-Lajoie, Paul<br />

Gheorghiu, Virgil<br />

Gi<strong>de</strong>, André<br />

Girard, René<br />

Gorbatchev, Mikhaïl<br />

Goya, Francisco<br />

Grand'Maison, Jacques<br />

Gray, Martin<br />

Green, Julien<br />

Greene, Graham<br />

Grégoire le Grand, saint<br />

Grégoire, cardinal Paul<br />

Guay, Paul<br />

Guèvremont, Germaine<br />

Guibert, Hervé<br />

Guillemin, Henri<br />

Guindon, Jeannine<br />

Guinness, Alec<br />

Guitton, Jean<br />

H<br />

Habache, Georges<br />

Hadrien, empereur<br />

Harguin<strong>de</strong>guy, Jean-<br />

Louis<br />

Häring, Bernard<br />

Harvey, Julien<br />

Hébert, fr. Bruno<br />

Hegel, Georg Friedrich<br />

Heinemann, Uta Ranke<br />

Hi<strong>la</strong>ire, saint<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 11<br />

Hitler, Adolf<br />

Höl<strong>de</strong>rlin, Friedrich<br />

Holzner, Joseph<br />

Hudson, Rock<br />

Huot, Juliette<br />

Hussein, Saddam<br />

Huxley, Aldous<br />

I<br />

Ignace <strong>de</strong> Loyo<strong>la</strong><br />

J<br />

Jabès, Edmond<br />

Jacquart, Albert<br />

jasmin, Michel<br />

Jean XXIII<br />

Jean-Paul 1er<br />

Jean-Paul<br />

Jélen, Christian<br />

Jérôme, saint<br />

Jetté-Soucy, Nicole<br />

Joly, Richard<br />

Jossua, Jean-Pierre<br />

Joubert, Joseph<br />

Jouhan<strong>de</strong>au, Marcel<br />

Jouvenel, Bertrand <strong>de</strong><br />

Joveneau, Alexis<br />

Jules, Diane<br />

Jünger, Ernst<br />

K<br />

Kafka, Franz<br />

Kennedy, John<br />

Ketty, Rina<br />

Khomeiny, Rudol<strong>la</strong>h<br />

Khrouchtchev, Nikita<br />

Kleist, Ewald Christian<br />

Klinghofer, Leon<br />

Koestler, Arthur<br />

Ko<strong>la</strong>kowski, Lesteck<br />

Kolbe, Maximilien<br />

Kun<strong>de</strong>ra, Mi<strong>la</strong>n<br />

L<br />

La Bruyère, Jean <strong>de</strong><br />

Lacan, Jacques<br />

Lacouture, Jean<br />

La Fontaine, Jean <strong>de</strong><br />

Lagrange, Albert-Marie<br />

Landormy, Gabrielle<br />

Landry, Bernard<br />

Lanza <strong>de</strong>l Vasto<br />

Lapointe, Jean<br />

Lapointe, Renau<strong>de</strong><br />

La Rochefoucault, François<br />

<strong>de</strong><br />

Latraverse, Plume<br />

Lauren<strong>de</strong>au, André<br />

Lauren<strong>de</strong>au, Doris<br />

Lauren<strong>de</strong>au, Jean-Marie<br />

Laurent, saint<br />

Lavoie, Mgr Raymond<br />

Lebel, Mgr Roger<br />

Leclerc, Félix<br />

Lefebvre, Mgr Marcel<br />

Le Fort, Gertru<strong>de</strong> von<br />

Légaut, Marcel<br />

Léger, cardinal Paul-<br />

Émile<br />

Legroulx, Léopold<br />

Lemay, caporal Marcel<br />

Lemire, Guy<br />

Lemoyne, Jean<br />

Lénine, V<strong>la</strong>dimir Ilitch<br />

Léveillée, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Lévesque, Georges-<br />

Henri<br />

Lévesque, René<br />

Lévy-Beaulieu, Victor<br />

Leyrac, Monique<br />

Lewis, Thomas<br />

Lichtenberg, Georg<br />

Christoph<br />

Littré, Émile<br />

Lockquell, fr. Clément<br />

Lockquell, Laurence


Loisy, Alfred<br />

Louvain, Michel<br />

Lucier, Pierre<br />

Lussier, Doris<br />

Luther, Martin<br />

M<br />

MacKensie, Gisèle<br />

Maillet, Andrée<br />

Ma<strong>la</strong>voy, Anne-Marie<br />

Malègue, Joseph<br />

Malenkov, Gheorghi<br />

Mal<strong>la</strong>rmé, Stéphane<br />

Malraux, André<br />

Mangin, Charles<br />

Mao Tsë-Tung<br />

Marcel, Gabriel<br />

Marcel-Marie, frère<br />

Marchand, Jean<br />

Marie-Victorin, frère<br />

Maritain, Jacques<br />

Márquez, Gabriel Garcia<br />

Martin, Marie<br />

Martin, Pierre<br />

Martin, saint<br />

Marx, Groucho<br />

Marx, Karl<br />

Mauriac, François<br />

Mercier, Maurice<br />

Mercier, Thérèse<br />

Mercredi, Ovi<strong>de</strong><br />

Mersch, Émile<br />

Merton, Thomas<br />

Messadié, Gérald<br />

Mia<strong>la</strong>ret, Gaston<br />

Michaux, Henri<br />

Migué, Jean-Luc<br />

Mindszenty, cardinal<br />

Jozsef<br />

Mistral, Christian<br />

Mistral, Frédéric<br />

Mitterrand, François<br />

Mohrt, Michel<br />

Mondor, Henri<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 12<br />

Montaigne, Michel<br />

Eyquem <strong>de</strong><br />

Montesquieu, Charles,<br />

baron <strong>de</strong><br />

Montfort, Grignion <strong>de</strong><br />

Monther<strong>la</strong>nt, Henry <strong>de</strong><br />

Montreuil, Antonio<br />

Morand, Paul<br />

Morange, Georges<br />

Morin, fr. Armand<br />

Morin, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Morin, Edgar<br />

Morin, Fernand<br />

Morin, Lucien<br />

Mourque, Gérard<br />

Mugnier, abbé<br />

Musil, Robert<br />

Myre, André<br />

N<br />

Na<strong>de</strong>au, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte<br />

Na<strong>de</strong>au, Jean-Guy<br />

Na<strong>de</strong>au, Pierre<br />

Napoléon<br />

Nietzsche, Friedrich<br />

Noël, Marie<br />

Nolin, Christian<br />

Noriega, Manuel<br />

Nourissier, François<br />

O<br />

Obote, Milton<br />

O'Neil, Huguette<br />

Opel, John<br />

Ortega y Gasset, José<br />

Orwell, George<br />

Ouellet, fr. Albert<br />

Ouimet, Michèle<br />

P<br />

Pagé, Lorraine<br />

Paquet, Mgr L.-A.<br />

Paré, Jean<br />

Parizeau, Jacques<br />

Pascal, B<strong>la</strong>ise<br />

Pasternak, Boris<br />

Patton, George<br />

Paul VI<br />

Pé<strong>la</strong><strong>de</strong>au, Pierre<br />

Pellerin, Jean<br />

Pelletier, Gérard<br />

Pelletier, Jean<br />

Pepin, Marcel<br />

Peron, Isabelita<br />

Pétain, Philippe<br />

Piaget, Jean<br />

Picard, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong><br />

Pie XI<br />

Pie XII<br />

Pinochet, Augusto<br />

Pinto, Jacques<br />

P<strong>la</strong>ton<br />

Pohier, Jacques<br />

Pompidou, Georges<br />

Popieluszko<br />

Porrès, saint Martin <strong>de</strong><br />

Pouget, Guil<strong>la</strong>ume<br />

Poulin, fr. Lionel<br />

Pouliot, Lucien<br />

Pouliot, Thérèse G.<br />

Proust, Marcel<br />

Q<br />

Queneau, Raymond<br />

R<br />

Reagan, Ronald<br />

Renan, Ernest<br />

Renard, Jules<br />

Renaud, Jean<br />

Rhaner, Karl<br />

Richelieu, cardinal<br />

Rilke, Rainer Maria<br />

Robertson, Lucie


Robichaud, Émile<br />

Robin, Marthe<br />

Robinson, Paul<br />

Rochon, Jean<br />

Rol<strong>la</strong>nd, Romain<br />

Rossi, Tino<br />

Rostand, Jean<br />

Rougemont, Denis <strong>de</strong><br />

Rousseau, Jean-Jacques<br />

Roy, Gabrielle<br />

Roy, fr. Laurent<br />

Roy, Michel<br />

Roy, Paulette<br />

Rozier, MgrJoseph<br />

Rumilly, Robert<br />

S<br />

Saint-Exupéry, Antoine<br />

<strong>de</strong><br />

San Antonio<br />

Sakharov, Andreï<br />

Sartre, Jean-Paul<br />

Savard, Félix-Antoine<br />

Savard, Pierre<br />

Savard, Serge<br />

Scully, Robert-Guy<br />

Sernin, André<br />

Sertil<strong>la</strong>nges, A. D.<br />

Sévigné, marquise <strong>de</strong><br />

Shakespeare, William<br />

Sicotte, Sylvie<br />

Simard, Arthur<br />

Socrate<br />

Soljenitsyne, Alexandre<br />

Spicer, Keith<br />

Spengler, Oswald<br />

Spinoza, Baruch<br />

Staline, Joseph<br />

Stendhal<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 13<br />

Strout, Richard<br />

Sulivan, Jean<br />

Swift, Jonathan<br />

T<br />

Tamessuein, fr. Jean-<br />

Baptiste<br />

Tardif, fr. Charles<br />

Tchekhov, Anton<br />

Tchernenko, Constantin<br />

Teilhard <strong>de</strong> Chardin,<br />

Pierre<br />

Thériault, Yves<br />

Thibault, Marc<br />

Thomas d'Aquin, saint<br />

Tibère, empereur<br />

Tito, Josip<br />

Titus, empereur<br />

Tournier, Michel<br />

Trapé, Agostino<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Arthur<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Christine<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Eric<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Jacques<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Jean-Noël<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Jean-Paul<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Jean-Pierre<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Laura<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Lise<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Louis-Marie<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Olivier<br />

Tremb<strong>la</strong>y, Paul<br />

Trempe, Robert<br />

Trenet, Charles<br />

Tru<strong>de</strong>au, Pierre Elliott<br />

U<br />

Unamuno, Miguel <strong>de</strong><br />

V<br />

Vachon, cardinal Louis-<br />

Albert<br />

Vail<strong>la</strong>ncourt, Danielle<br />

Vail<strong>la</strong>ncourt, Denis<br />

Valensin, Auguste<br />

Valéry, Paul<br />

Van Gogh, Vincent<br />

Varillon, François<br />

Veilleux, Gérard<br />

Vé<strong>la</strong>squez, Diego Rodriguez<br />

Vercruysse, O<strong>de</strong>tte<br />

Verdier, cardinal<br />

Ver<strong>la</strong>ine, Paul<br />

Veyne, Paul<br />

Vianney, Jean-Baptiste<br />

Vigneault, Gilles<br />

Vigny, Alfred <strong>de</strong><br />

Virgile<br />

Voltaire<br />

W<br />

Walesa, Lech<br />

Weil, Simone<br />

Wiesel, Élie<br />

Wil<strong>de</strong>, Oscar<br />

Willie, Robert Lee<br />

Windsor, duchesse <strong>de</strong><br />

Y<br />

Yourcenar, Marguerite<br />

Z<br />

Zweig, Stefan


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Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 14<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

QUATRIÈME DE COUVERTURE<br />

Pourquoi publier son journal ? On pourrait, en effet, tenir son journal pour son<br />

profit personnel, pour se peigner l'âme, pour garnir le grenier où l'on ira se ravi-<br />

tailler pour d'autres travaux. Ces raisons <strong>de</strong>meurant, je publie mon journal pour <strong>la</strong><br />

raison qui m'amène à lire le journal <strong>de</strong>s autres, car je suis amateur <strong>de</strong> journaux. Je<br />

fais fond sur <strong>la</strong> curiosité <strong>de</strong> l'homme pour l'homme.<br />

La décennie que couvre <strong>la</strong> présente tranche <strong>de</strong> mon journal aura été pour moi<br />

une décennie <strong>de</strong> transition. Transition géographique : du <strong>la</strong>c au fleuve ; transition<br />

professionnelle : du provincia<strong>la</strong>t à <strong>la</strong> retraite. Dans le même temps, l'histoire aura<br />

transité <strong>de</strong> façon autrement chaotique. L'utilité d'un journal peut consister à montrer<br />

comment les craquements du mon<strong>de</strong> trouvent leur écho dans une conscience<br />

individuelle.<br />

J. - P. D.<br />

Depuis qu'il a donné son coup d'envoi à <strong>la</strong> Révolution tranquille avec Les insolences<br />

du frère Untel, en 1960, Jean-Paul Desbiens poursuit une carrière <strong>de</strong><br />

pédagogue, <strong>de</strong> haut-fonctionnaire, <strong>de</strong> journaliste et d'écrivain.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 15<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

AVERTISSEMENT<br />

Pourquoi écrire ? C'est le titre <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière page du <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> Marcel<br />

Légaut : Vie spirituelle et Mo<strong>de</strong>rnité (Le Centurion, 1992). Marcel Légaut est<br />

mort le 6 novembre 1990, à quatre-vingt-dix ans. À sa question, il répond : « Pour<br />

mieux penser. »<br />

Mais quand on dit « écrire », on entend, automatiquement : publier. Alors,<br />

pourquoi publier ? Pourquoi publier un roman, un essai, un ouvrage scientifique,<br />

un poème, une pièce <strong>de</strong> théâtre, un article dans un journal ? Pour gagner sa vie ?<br />

Sauf pour les journalistes, ce serait un mauvais calcul. Et même pour les journa-<br />

listes, le choix du métier d'écrire se fon<strong>de</strong> sur d'autres raisons.<br />

Gi<strong>de</strong> répondait que l'on écrit pour « mettre quelque chose à l'abri <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort ».<br />

Job ne disait pas autre chose : « Ah ! que soient écrites mes paroles, qu'avec un<br />

burin <strong>de</strong> fer elles soient pour toujours sculptées sur le roc ! » (19, 23-24). Rilke<br />

pousse dans le même sens : « Cherchez le besoin qui vous fait écrire. Confessez-<br />

vous à vous-même : mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ? » (Lettres à<br />

un jeune poète, Grasset, 1937.)<br />

Avouez qu'on est dans le solennel ! Descendons à une sous-question : « Pour-<br />

quoi publier son journal » ? On pourrait, en effet, tenir son journal, pour son profit<br />

personnel, pour se peigner l'âme, pour garnir le grenier où l'on ira se ravitailler<br />

pour d'autres travaux. Ces raisons <strong>de</strong>meurant, je publie mon journal pour <strong>la</strong> raison


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 16<br />

qui m'amène à lire le journal <strong>de</strong>s autres, car je suis amateur <strong>de</strong> journaux. je fais<br />

fond sur <strong>la</strong> curiosité <strong>de</strong> l'homme pour l'homme. Dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Montaigne,<br />

« curieux » et « curiosité » signifiaient : soin, intérêt. Le mot « curé » conserve en<br />

partie cette acception, <strong>de</strong> même que le mot care, en ang<strong>la</strong>is.<br />

Nous voici maintenant <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité d'un journal, <strong>de</strong> son in-<br />

tégrité et <strong>de</strong> son intégralité. Est-ce que l'auteur dit tout ? Est-ce qu'il se livre tel<br />

qu'il s'est dit lui-même à lui-même, jour après jour, dans ses cahiers ? je réponds<br />

que l'entreprise est impossible. Nul ne peut fixer par écrit <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> conver-<br />

sation qu'il soutient avec lui-même et ce, indépendamment <strong>de</strong> toute pu<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong><br />

toute forme <strong>de</strong> secret. De plus, l'auteur n'est nullement tenu <strong>de</strong> retenir toutes les<br />

réflexions, tous les sentiments, tous les jugements qu'il a pu consigner au long <strong>de</strong>s<br />

jours et <strong>de</strong>s années. Dans certains cas, ces réflexions, ces sentiments, ces juge-<br />

ments sont <strong>de</strong>venus désuets ; dans d'autres cas, le respect <strong>de</strong>s autres amène à supprimer<br />

<strong>de</strong>s jugements ou <strong>de</strong>s anecdotes ; dans d'autres cas encore, c'est l'auteur<br />

lui-même qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r par-<strong>de</strong>vers soi <strong>de</strong>s sentiments, <strong>de</strong>s événements<br />

personnels, <strong>de</strong>s jugements.<br />

Il s'ensuit qu'un journal ne sort dans le mon<strong>de</strong> qu'après avoir fait sa toilette.<br />

Un secret n'est pas un mensonge. L'important, c'est que ce qui est retenu soit<br />

conforme à ce qui a été noté en son temps. Autrement, il ne s'agit plus d'un journal<br />

; il s'agit <strong>de</strong> mémoires ou d'un roman. Le journal d'un curé <strong>de</strong> campagne, <strong>de</strong><br />

Bernanos, est une invention, une création. Ce n'est pas <strong>la</strong> transcription d'un journal<br />

qu'aurait effectivement tenu tel curé <strong>de</strong> France dans les années 30.<br />

Bien avant Montaigne, saint Augustin a écrit ses Confessions et, par <strong>la</strong> suite,<br />

ses Rétractations, revue critique <strong>de</strong> son activité littéraire et qui « constituent le<br />

plus précieux examen <strong>de</strong> conscience d'un écrivain qu'il soit possible <strong>de</strong> découvrir<br />

» (Encyclopédie Catholicisme).<br />

L'homme est curieux <strong>de</strong> l'homme ; ce<strong>la</strong> est vieux comme l'homme. Des ragots<br />

<strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s à linge aux tribunes téléphoniques, en passant par les journaux à potins<br />

et les aménités que les « chers collègues » se croquent dans le dos les uns <strong>de</strong>s autres,<br />

il s'agit toujours <strong>de</strong> chercher à savoir ce que l'autre a fait, fera ou ne fera pas ;<br />

<strong>de</strong> ce que l'autre a dit et <strong>de</strong> ce que l'autre a dit que l'autre avait dit.<br />

On pourrait bien dire tout simplement que l'on écrit pour être lu. On n'écrit pas<br />

pour les arbres ou pour l'information <strong>de</strong>s ga<strong>la</strong>xies. Renversons <strong>la</strong> question initiale.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 17<br />

Au lieu <strong>de</strong> « Pourquoi écrire ? », disons « Pourquoi lire ? » On lit pour se distrai-<br />

re, se divertir on lit pour s'informer, s'instruire. On lit pour se comprendre et com-<br />

prendre le mon<strong>de</strong>. On lit peut-être trop, d'ailleurs. Lire peut dispenser <strong>de</strong> penser, à<br />

moins qu'on ne lise le crayon à <strong>la</strong> main et qu'on ne consigne sa réflexion dans un<br />

cahier. « Aucun homme ne pense jamais que sur les pensées d'un autre » (A<strong>la</strong>in).<br />

Je tiens journal <strong>de</strong>puis quarante ans. J'en ai détruit une bonne partie qui avait<br />

rempli son office thérapeutique. Durant tout ce temps, par ailleurs, je n'ai pas tenu<br />

mon journal <strong>de</strong> façon régulière. Pendant les années où j'étais plongé dans l'action,<br />

je me suis écarté <strong>de</strong> cette discipline et <strong>de</strong> cette ressource. Je le regrette. J'y retrou-<br />

verais aujourd'hui quelque secourable ravitaillement.<br />

Dans une culture donnée, les genres littéraires ne se développent pas simulta-<br />

nément. Il semble bien, toutefois, que <strong>la</strong> poésie soit première. « Au commencement<br />

était <strong>la</strong> fable » (Valéry). Dans <strong>la</strong> littérature française, l'essai apparaît très tôt.<br />

Montaigne est le créateur et l'archétype du genre. Il était contemporain <strong>de</strong> Jacques<br />

Cartier. Ses Essais tiennent du journal en ceci, du moins, que le JE est prédominant.<br />

Les Essais <strong>de</strong> Montaigne sont un journal écrit après coup. Des mémoires, si<br />

vous préférez. Et il les écrivait sous <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> que « chaque homme porte entière<br />

<strong>la</strong> forme <strong>de</strong> l'humaine condition » (Essais, III, II). Curieusement, ce chapitre<br />

s'intitule : « Du repentir ». Montaigne se serait voulu autrement qu'il n'était.<br />

« Meshui (désormais), c'est fait ! » Quant à <strong>la</strong> peinture qu'il offre <strong>de</strong> lui-même,<br />

elle « ne fourvoie point, dit-il. Le mon<strong>de</strong> n'est qu'une branloire pérenne. Toutes<br />

choses y branlent sans cesse : <strong>la</strong> terre, les rochers du Caucase, les pyrami<strong>de</strong>s<br />

d'Égypte, et du branle public et du leur. »<br />

La décennie que couvre <strong>la</strong> présente tranche <strong>de</strong> mon journal aura été pour moi<br />

une décennie <strong>de</strong> transition. Transition géographique : du <strong>la</strong>c au fleuve ; transition<br />

professionnelle : du provincia<strong>la</strong>t à <strong>la</strong> retraite. Dans le même temps, l'histoire aura<br />

« transité » <strong>de</strong> façon autrement chaotique. L'utilité d'un journal peut consister à<br />

montrer comment les craquements du mon<strong>de</strong> trouvent leur écho dans une conscience<br />

individuelle.<br />

Avril 1993


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 18<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

I<br />

1983<br />

1er janvier 1983 : Bonnes promena<strong>de</strong>s après déjeuner et après dîner. En soi-<br />

rée, visite à ma mère, avec mon frère. Elle ne nous attendait pas. Vu que c'est le<br />

jour <strong>de</strong> l'An, elle pensait que Mozart resterait avec sa famille, et moi, en communauté.<br />

Elle est tout émue.<br />

2 janvier : Récemment, j'ai publié un article dans Le Devoir sur le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

jeunes. je reçois aujourd'hui un appel téléphonique d'une inconnue : « Je suis <strong>la</strong><br />

tante du jeune homme qui s'est suicidé récemment à Chicoutimi. Nous sommes<br />

désemparés... » Elle me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce que je pense d'un mouvement (une secte,<br />

comme il en fourmille) qu'elle me nomme. Je n'en pense pas grand-chose, et je le<br />

lui dis. Les mouvements fondamentalistes, les sectes sont le refuge <strong>de</strong> ceux qui<br />

cherchent <strong>de</strong>s réponses faciles et sommaires à <strong>la</strong> confusion et à l'incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l'époque.<br />

3 janvier : Ce matin encore, je pensais : je vis sans produire. Ni nourriture, ni<br />

vêtements, ni abri, ni transport, ni énergie. Les cinq gran<strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> besoins<br />

matériels. Quant aux biens spirituels, quelle est <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> ma « production » ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 19<br />

J'appelle ici biens spirituels : <strong>la</strong> pensée, <strong>la</strong> beauté, le gouvernement, l'administration,<br />

l'amour, <strong>la</strong> prière.<br />

Promena<strong>de</strong> d'une heure, cet après-midi. je traverse le bassin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Métabetchouan.<br />

Au retour, à l'endroit où il s'est formé un embâcle, il y a <strong>de</strong> <strong>la</strong> neige et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> fausse g<strong>la</strong>ce. Petit moment <strong>de</strong> panique. Tout d'un coup que le chenal ne serait<br />

pas gelé ! Je songe à retourner sur mes pas. Mais j'ai honte <strong>de</strong> ne pas me fier à ma<br />

raison. Et ma raison me dit que ça ne peut pas ne pas être gelé, après <strong>de</strong>ux nuits à<br />

-20º C. Je continue.<br />

Je file un mauvais coton. Vais-je pouvoir terminer mon mandat <strong>de</strong> provincial<br />

? Me rendre en juin ? Dieu rit-il <strong>de</strong> mes angoisses, ou bien en a-t-il pitié ?<br />

Mais <strong>la</strong> pitié <strong>de</strong> Dieu est active, et elle peut être chirurgicale ; elle n'est pas une<br />

pitié <strong>de</strong> complicité ; c'est une pitié créatrice.<br />

4 janvier : « Aimons-nous les uns les autres, parce que l'amour vient <strong>de</strong><br />

Dieu » (1 Jn 4, 7). C'est <strong>la</strong> raison qui est donnée : parce que l'amour vient <strong>de</strong> Dieu.<br />

Celui qui aime est né <strong>de</strong> Dieu : qui diligit ex Deo natus est.<br />

Première promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison sur le <strong>la</strong>c Saint-Jean. À un <strong>de</strong>mi-mille au<br />

<strong>la</strong>rge, crevasse et amoncellement <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce. Un moment, je songe à <strong>la</strong> franchir,<br />

mais j'entends remuer les g<strong>la</strong>ces et je renonce. Des forces terribles sont à l'œuvre<br />

dans cette masse énorme.<br />

Vers 19 h 30, <strong>de</strong>ux hommes se présentent au parloir ils <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à me voir -,<br />

ils m'appellent par mon nom. je ne les connais pourtant pas. L'un est dans <strong>la</strong> vingtaine<br />

; l'autre, dans <strong>la</strong> trentaine. Gros et grands tous les <strong>de</strong>ux. Ils sont en voiture.<br />

Ils veulent me parler : « On a besoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bonnes heures », disent-ils. je refuse.<br />

Je leur offre <strong>de</strong> leur payer une nuit à l'hôtel. Nous avons un arrangement à cette<br />

fin avec l'hôtelier, pour les mendiants qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt l'hébergement chez nous,<br />

ce dont les frères ont peur, avec raison : une fois entré dans <strong>la</strong> maison, en effet,<br />

n'importe qui a accès n'importe où. Les <strong>de</strong>ux hommes refusent. Je les mets <strong>de</strong>hors.<br />

Quelques minutes plus tard, le plus jeune revient. L'autre attend dans l'auto. Je<br />

renouvelle mon offre. il refuse et tient absolument à ce que je sorte parler avec<br />

eux dans l'auto. Il sort <strong>de</strong> nouveau et revient. Il tient <strong>la</strong> main dans sa poche d'une


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 20<br />

drôle <strong>de</strong> façon. Est-ce pour me <strong>la</strong>isser croire qu'il tient un revolver ? Je le <strong>la</strong>isse<br />

dans le parloir et je vais chercher un confrère. Ils finissent par partir.<br />

biens.<br />

18 janvier : Récapitu<strong>la</strong>tion :<br />

6 janvier, départ pour Québec. Souper avec Gérard Dion.<br />

7 janvier, réunion <strong>de</strong>s trois provinciaux maristes à Château-Richer.<br />

8 janvier, conseil conjoint <strong>de</strong> <strong>la</strong> province <strong>de</strong> Lévis et <strong>de</strong> <strong>la</strong> province <strong>de</strong> Des-<br />

9 janvier, visite chez Thérèse et Lucien Pouliot.<br />

10 janvier, départ pour Montréal. Rencontre avec Jacques Tremb<strong>la</strong>y, puis ré-<br />

union au cégep <strong>de</strong> Maisonneuve où l'on discute d'un projet <strong>de</strong> revue qui <strong>de</strong>viendra<br />

L'Analyste.<br />

11 janvier, journée pédagogique avec un groupe <strong>de</strong> directeurs d'école <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Commission sco<strong>la</strong>ire catholique <strong>de</strong> Montréal. La rencontre a été organisée par<br />

Émile Robichaud, directeur <strong>de</strong> l'école Louis-Riel.<br />

12 janvier, à 12 h 30, entretien en ang<strong>la</strong>is au réseau national <strong>de</strong> Radio-Canada.<br />

Coucher chez Robert Brisebois.<br />

13 janvier, dîner et après-midi avec Maurice et Thérèse Mercier.<br />

14 janvier, célébration <strong>de</strong>s dix ans <strong>de</strong>s Cahiers <strong>de</strong> Cap-Rouge, dont j'ai favori-<br />

sé <strong>la</strong> création au début <strong>de</strong> mon mandat <strong>de</strong> directeur général du Campus Notre-<br />

Dame-<strong>de</strong>-Foy. Soirée chez C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte Na<strong>de</strong>au, avec un groupe d'amis communs :<br />

inauguration officielle <strong>de</strong> sa maison.<br />

15 janvier, funérailles d'un frère, à Château-Richer. Coucher chez mon frère, à<br />

Chicoutimi.<br />

16 janvier, journée chez mon frère ; visite d'un confrère à l'hôpital et visite à<br />

ma mère en soirée.<br />

17 janvier, grosse journée : j'écris un texte sur les jeux d'hiver 83, pour Le<br />

Quotidien <strong>de</strong> Chicoutimi. Je passe une heure avec un jeune homme « mêlé à<br />

mort ». Nombreux coups <strong>de</strong> téléphone. Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence à Trois-Rivières


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 21<br />

(refus). je rédige un bulletin d'information <strong>de</strong>stiné aux frères sur <strong>la</strong> prochaine fusion<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux provinces.<br />

Je reçois <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> partout et <strong>de</strong> toutes sortes. La plus curieuse, ces<br />

<strong>de</strong>rniers temps, me vient du jardin botanique <strong>de</strong> Montréal. On me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un<br />

texte sur le frère Marie-Victorin, à l'occasion du cinquantenaire <strong>de</strong> fondation du<br />

jardin.<br />

Je termine le texte que j'avais promis à C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte lors <strong>de</strong>. l'inauguration <strong>de</strong> sa<br />

maison. En épigraphe, je cite : « N'oubliez pas l'hospitalité, car c'est grâce à elle<br />

que, sans le savoir, certains ont hébergé <strong>de</strong>s Anges » (He 13, 2). Je rapporte également<br />

une remarque <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau : « Partout où vous verrez <strong>la</strong> règle<br />

sans tristesse, <strong>la</strong> paix sans esc<strong>la</strong>vage, l'abondance sans profusion, dites avec<br />

confiance : c'est un être heureux qui comman<strong>de</strong> ici. »<br />

19 janvier : Je lis dans Pascal : « Celui qui croirait que le mon<strong>de</strong> est bien peu<br />

raisonnable <strong>de</strong> courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas... » Pascal fait bel et<br />

bien l'accord logique et non grammatical. Il écrit : le mon<strong>de</strong>... ils ne voudraient<br />

pas...<br />

Je cherchais ces jours-ci l'unique passage <strong>de</strong> l'Écriture où l'on mentionne <strong>la</strong><br />

douceur <strong>de</strong> Moïse. Il s'agit <strong>de</strong> Sir 45, 4 : « Il le sanctifia pour sa fidélité et sa douceur.<br />

»<br />

20 janvier : Pascal : « Il faut, en tout dialogue et discours, qu'on puisse dire à<br />

ceux qui s'en offenseraient : <strong>de</strong> quoi vous p<strong>la</strong>ignez-vous ? »<br />

La prière est l'acte le plus efficace que nous puissions faire. Ce que nous faisons<br />

ensuite <strong>de</strong> bon et <strong>de</strong> profitable tire son efficacité <strong>de</strong>s moments que nous<br />

avons passés avec celui qui, seul, crée.<br />

22 janvier : Le verbe « pelleter » est inconjugable. Il faudrait dire : je pellette,<br />

nous pelletterons, etc. Le peuple dit : je pelte, nous peltrons. C'est lui qui a raison.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 22<br />

23 janvier : Visite à ma mère, avec mon frère Mozart. Elle baisse ; elle se<br />

<strong>de</strong>ssèche lentement. Elle s'ennuie. Elle a quelques bonnes reparties, mais elle nous<br />

« quitte » souvent. Et quand nous partons, toujours ce mot pitoyable et résigné :<br />

déjà !<br />

26 janvier : Messe du jour : « Dieu nous a donné, non pas un esprit <strong>de</strong> peur,<br />

mais un esprit <strong>de</strong> force, d'amour et <strong>de</strong> sobriété » (2 Tm 1, 7). La traduction fran-<br />

çaise rend le sobrietas <strong>la</strong>tin par « bon sens ». La version grecque dit : sophroni-<br />

sôn.<br />

27 janvier : Je pars sans dîner pour Jonquière où je dois enregistrer une émis-<br />

sion <strong>de</strong> télévision sur <strong>la</strong> crise sociale au Québec. Je suis <strong>de</strong> retour à 16 h 30. Le<br />

jeune homme qui me conduit est fort sympathique : <strong>de</strong>ux enfants, bien marié.<br />

« On vit l'amour », me dit-il. Il prend soin <strong>de</strong> sa santé : fume pas, boit pas. S'éton-<br />

ne quand je lui dis que je fais <strong>de</strong> douze à quatorze heures <strong>de</strong> bureau, sept jours par<br />

semaine. Il dit : « Ça prend une bonne santé ! »<br />

Messe du jour : « Ne dé<strong>la</strong>issez pas nos assemblées, comme certains en ont pris<br />

l'habitu<strong>de</strong> » (He 10, 25). Ainsi donc, l'auteur <strong>de</strong> l'épître aux Hébreux, moins <strong>de</strong><br />

cent ans après <strong>la</strong> mort du Christ, sentait le besoin <strong>de</strong> faire ce rappel.<br />

Je vire, je vire. je vis au bout du mon<strong>de</strong>, et je n'ai jamais été autant sollicité.<br />

Or, je ne cours après rien. Au contraire, je repousse ou refuse tant que je peux.<br />

Ce<strong>la</strong> fait-il partie du service que je dois assumer ? Ce<strong>la</strong> fait-il partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté<br />

<strong>de</strong> Dieu sur moi ? Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que tout m'est transes, angois-<br />

ses, solitu<strong>de</strong> dans ces engagements, et que je ne recherche rien : ni pouvoir ni argent.<br />

Après souper, bien boucané, bien tendu, je marche au c<strong>la</strong>ir <strong>de</strong> lune dans <strong>la</strong><br />

prairie, sur <strong>la</strong> neige durcie. J'en sors un texte que j'intitule « Trompe-Souris by<br />

night ».<br />

Note postérieure : Raymond Boutin, professeur <strong>de</strong> français au Campus Notre-<br />

Dame-<strong>de</strong>-Foy, me fournit l'explication suivante sur l'origine <strong>de</strong> ce nom du rang<br />

qui est situe <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> maison où j'habite : « Ce nom nous vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieille<br />

France. On donnait, là-bas, par dénigrement, le nom <strong>de</strong> Moque-Souris ou <strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 23<br />

Trompe-Souris à <strong>de</strong>s moulins obligés le plus souvent <strong>de</strong> chômer à <strong>la</strong> suite du fai-<br />

ble débit du cours d'eau charge <strong>de</strong> mouvoir <strong>la</strong> roue. Le grain y était si rarement<br />

apporté qu'on se moquait <strong>de</strong>s souris, ou peut-être <strong>la</strong> souris était trompée quand<br />

elle venait au moulin dans l'espoir <strong>de</strong> trouver sa pitance. » L'explication est fort<br />

p<strong>la</strong>usible. Par ignorance, par inculture, <strong>la</strong> municipalité <strong>de</strong> Métabetchouan a<br />

change ce nom pour celui <strong>de</strong> Rang 1. C'est plus original !<br />

28 janvier : Je reçois <strong>la</strong> lettre du Conseil général <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté en vue du<br />

<strong>la</strong>ncement du sondage pour l'élection du futur provincial <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle province,<br />

<strong>la</strong>quelle résultera <strong>de</strong> <strong>la</strong> fusion, en juin prochain, <strong>de</strong>s provinces actuelles <strong>de</strong> Lévis<br />

et <strong>de</strong> Desbiens.<br />

Je reçois un appel téléphonique d'un jeune homme. Il appelle <strong>de</strong> Montréal. Il<br />

veut venir me voir. je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à quel sujet. Il répond : « Ça s'explique pas au<br />

téléphone. » Je lui dis que je <strong>de</strong>meure à 300 milles <strong>de</strong> Montréal. Il répond : « Je<br />

sais. Pas d'importance. J'ai lu vos articles dans Le Devoir, et il faut faire quelque<br />

chose. » Je lui dis : « Bon, venez ! » Nous sommes censés nous rencontrer lundi<br />

prochain.<br />

Après avoir écrit un bon bout <strong>de</strong> temps, je saute le dîner, je mange une boîte<br />

<strong>de</strong> saumon en conserve et je vais marcher pendant une heure et quart sur le <strong>la</strong>c.<br />

L'idée me vient d'écrire une manière <strong>de</strong> poème dont le titre pourrait être « Célébration<br />

du <strong>la</strong>c », ou bien « Psaume 151 ». je le transcris ici.<br />

Le dieu <strong>de</strong> l'hiver, c'est l'homme (A<strong>la</strong>in).<br />

Béni sois-tu, Seigneur,<br />

Pour le <strong>la</strong>c Saint-Jean.<br />

Je te remercie <strong>de</strong> me l'avoir donné<br />

Gratis.<br />

Il était avant moi<br />

Il sera après moi.<br />

Je te remercie <strong>de</strong> me donner le pouvoir<br />

De marcher <strong>de</strong>ssus.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 24<br />

Je ne suis ni Toi<br />

Ni Pierre,<br />

Pour marcher <strong>de</strong>ssus<br />

Durant l'été ;<br />

Mais durant l'hiver,<br />

Je peux marcher <strong>de</strong>ssus,<br />

Sans mérite.<br />

Je marche un mille, <strong>de</strong>ux milles<br />

En ligne droite,<br />

Et je n'ai pas quitté le bord.<br />

Je vire <strong>de</strong> bord et je rentre,<br />

Sans l'avoir entamé.<br />

Béni sois-tu, Seigneur,<br />

Pour le <strong>la</strong>c bleu,<br />

Le <strong>la</strong>c gris,<br />

Le <strong>la</strong>c moutonneux.<br />

Pour le <strong>la</strong>c lisse<br />

Comme <strong>de</strong> l'huile.<br />

Pour son silence formidable,<br />

C'est-à-dire épeurant,<br />

Et pour sa colère formidable,<br />

C'est-à-dire formidable.<br />

Pour son ban<strong>de</strong>au <strong>de</strong> nuages,<br />

Les matins <strong>de</strong> fin novembre,<br />

Avant qu'il ne ferme l'œil<br />

Pour six mois.<br />

Pour sa fusion d'hiver<br />

Avec l'horizon,<br />

Et pour son long dégel noir<br />

D'avril et <strong>de</strong> mai.<br />

Pour <strong>la</strong> crevasse arquée<br />

Entre Chambord et Métabetchouan,<br />

Qui dénonce si net


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 25<br />

Le terrible jugement<br />

De l'hiver imp<strong>la</strong>cable.<br />

Pour <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce,<br />

C<strong>la</strong>ire et noire,<br />

Sous les <strong>de</strong>ux ponts<br />

Le pont <strong>de</strong>s chars,<br />

Je veux dire le train,<br />

Et le pont du mon<strong>de</strong>,<br />

Celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> Voirie.<br />

Et pour son bleu azur<br />

Les jours <strong>de</strong> vent du nord,<br />

Le cher bleu à <strong>la</strong>ver<br />

Qui se vendait en cubes,<br />

Du temps que ma mère<br />

Lavait mon linge.<br />

Béni sois-tu pour le soleil qu'il boit,<br />

Les soirs <strong>de</strong> juillet,<br />

Et pour <strong>la</strong> lune qu'il renvoie,<br />

Les soirs <strong>de</strong> janvier.<br />

Pour être lui,<br />

Pour être là,<br />

Béni sois-tu.<br />

Béni sois-tu<br />

Pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>rnière<br />

De marcher ;<br />

La première étant <strong>la</strong> même,<br />

La troisième<br />

Étant <strong>de</strong> voir.<br />

Béni sois-tu !<br />

Car enfin,<br />

Qui pourrait mériter<br />

Le <strong>la</strong>c Saint-Jean ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 26<br />

29 janvier : Poème oblige ! Aujourd'hui, je fais quatre milles sur le <strong>la</strong>c et <strong>la</strong><br />

rivière, péniblement, car <strong>la</strong> neige est molle à cause du léger dégel.<br />

Je pense à ma conférence, <strong>de</strong>main, à Chicoutimi. Elle n'est pas avancée, mais<br />

j'ai <strong>la</strong> structure en tête.<br />

Le Soleil publie l'annonce <strong>de</strong> mon futur doctorat honorifique décerné par<br />

l'Université du Québec à Chicoutimi. J'ignorais <strong>la</strong> chose. Je m'attendais d'abord à<br />

une invitation écrite <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> l'Université. Jusqu'à maintenant, tout ce que je<br />

savais, c'est que le projet existait, à <strong>la</strong> suite d'un coup <strong>de</strong> téléphone du recteur Gérard<br />

Arguin, il y a quelques semaines.<br />

30 janvier : Conférence à Chicoutimi <strong>de</strong>vant les membres du Parti du Chicoutimi<br />

métropolitain. Je rencontre <strong>de</strong>ux anciens élèves, tous <strong>de</strong>ux dans <strong>la</strong> quarantaine,<br />

évi<strong>de</strong>mment. On ne se voit pas vieillir.<br />

Mon frère m'informe que notre mère est <strong>de</strong> plus en plus confuse. (L'une <strong>de</strong>s<br />

acceptions du mot « confusion » signifie : « État mental pathologique dans lequel<br />

le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> présente <strong>de</strong>s troubles perceptifs, mnémoniques et intellectuels. »<br />

Curieusement, l'adjectif « confus » ne reçoit pas cette acception. N'importe ! C'est<br />

celle que je retiens ici. « Démence » et « dément » seraient inacceptables ; « trouble<br />

» et troublé sont ambigus.) Avant-hier, on a dû lui donner un calmant. Elle<br />

vou<strong>la</strong>it « rentrer à <strong>la</strong> maison pour nettoyer avant le retour <strong>de</strong> papa <strong>de</strong>s chantiers ».<br />

On l'a trouvée à <strong>la</strong> sortie du foyer, tout habillée et <strong>de</strong>mandant un taxi.<br />

8 février : Coucher à 21 h 30, mais je ne réussis pas à m'endormir. je me lève,<br />

je prie un peu. J'écris une <strong>de</strong>uxième lettre à M. J'essaie <strong>de</strong> l'encourager un peu ; j'y<br />

arrive peut-être. Mais on ne peut pas grand-chose pour les autres quand ils sont<br />

bien malheureux, hormis prier. Le mieux que l'on puisse faire, c'est <strong>de</strong> fournir un<br />

décor, un dérivatif, une présence discrète, pas questionneuse. Un peu ce que Guy<br />

Lemire et son confrère m'ont offert, l'autre jour : une table, une chambre, un peu<br />

<strong>de</strong> musique, un bon apéro avant <strong>de</strong> manger, et <strong>la</strong> paix, <strong>la</strong> sainte paix.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 27<br />

9 février : L'épiscopat catholique américain a fait connaître un projet <strong>de</strong> lettre<br />

collective sur le désarmement. Il s'agit bien d'un projet, mais le texte a été <strong>la</strong>rgement<br />

diffusé et débattu. Le texte définitif est censé être adopté en mai prochain.<br />

Voilà comment on procè<strong>de</strong> chez les Grands.<br />

10 février : L'atmosphère est lour<strong>de</strong>, au Québec. Je vis <strong>la</strong> chose intensément<br />

et avec angoisse. Nous sommes en état <strong>de</strong> guerre civile <strong>la</strong>rvée. Quand <strong>la</strong> plupart<br />

<strong>de</strong>s employés <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction publique ou parapublique sont en grève, on est rendu<br />

bas ; on est hors civilisation. Il y a dix ans que je le dis publiquement. Ce<strong>la</strong> n'a<br />

évi<strong>de</strong>mment rien changé, rien paré.<br />

Idées chrétiennes <strong>de</strong>venues folles. Autre exemple : l'espérance chrétienne,<br />

transformée, par <strong>la</strong> politique et les idéologies, en présomption d'innocence sociale.<br />

Là où l'espérance chrétienne affirme le salut (espéré) du pécheur (qui reconnaît<br />

son mal), <strong>la</strong> société, et l'Église jusqu'à un certain point, affirme le droit immédiat<br />

au bonheur par le moyen <strong>de</strong> l'égalité sociale.<br />

Guitton écrit que « le temps est consubstantiel au catholicisme ». Mais parce<br />

qu'il y a trop peu <strong>de</strong> catholiques radicaux, « <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> Jésus n'est pas vivable si<br />

les temps ne sont pas abrégés ». (Émile Mersch, Le Christ, l'homme et l'univers,<br />

Desclée <strong>de</strong> Brouwer, 1962.)<br />

11 février : je reçois ce matin, d'un dénommé Roger Desbiens, ma généalogie<br />

ascendante patrilinéaire, paternelle et maternelle. J'apprends presque tout, étant<br />

fort ignorant à ce sujet. Ainsi, mon ancêtre paternel est arrivé (ou plutôt, s'est marié)<br />

à Montréal, en 1691. Mon aïeule maternelle s'est mariée à Sainte-Anne-<strong>de</strong>-<br />

Beaupré, en 1654.<br />

J'apprends que « De Bien » (sans s) serait une corruption <strong>de</strong> Bians, commune<br />

<strong>de</strong>s Basses-Pyrénées, et que bian signifie corvée. Ainsi donc, « Desbiens » signifierait<br />

: « <strong>de</strong> corvée » !<br />

15 février : Il est évi<strong>de</strong>nt qu'un certain nombre <strong>de</strong> phobies sont pour ainsi dire<br />

naturelles, au moins dans le sens où elles sont partagées plus ou moins intensément<br />

par un grand nombre <strong>de</strong> personnes : <strong>la</strong> phobie <strong>de</strong>s araignées, <strong>de</strong>s couleuvres


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 28<br />

ou <strong>de</strong>s serpents, <strong>de</strong>s chauves-souris, <strong>de</strong>s crapauds, etc. Ce ne sont point là <strong>de</strong>s<br />

peurs « culturelles », comme <strong>la</strong> peur <strong>de</strong>s microbes, par exemple. Par contre, personne<br />

ne contracte spontanément <strong>de</strong> phobies à l'endroit <strong>de</strong>s prises électriques, <strong>de</strong>s<br />

fusibles, <strong>de</strong>s couteaux, <strong>de</strong>s fusils, malgré les fréquentes mises en gar<strong>de</strong> entendues<br />

durant l'enfance. justement, elles sont nécessaires. Une explication p<strong>la</strong>usible <strong>de</strong> ce<br />

fait, c'est que les phobies <strong>de</strong> <strong>la</strong> première catégorie seraient inscrites dans notre<br />

programme génétique, et seraient donc une mémoire, maintenant inutile, <strong>de</strong> peurs<br />

qui auraient été nécessaires et protectrices en d'autres temps <strong>de</strong> l'évolution vers<br />

l'homme.<br />

16 février : Mercredi <strong>de</strong>s Cendres. Réunion communautaire que je prési<strong>de</strong> :<br />

vote pour l'élection du futur provincial <strong>de</strong> <strong>la</strong> province <strong>de</strong> Québec (résultat <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

fusion <strong>de</strong>s provinces <strong>de</strong> Desbiens et <strong>de</strong> Lévis). Coup <strong>de</strong> téléphone d'un correspondant<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Presse Canadienne sur <strong>la</strong> loi spéciale votée hier pour forcer le retour au<br />

travail <strong>de</strong>s employés <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction publique et parapublique. Article pour Le Devoir<br />

sur l'après-crise sociale que nous traversons. Coup <strong>de</strong> téléphone du directeur<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> revue L'Église canadienne, qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un article sur <strong>la</strong> récente déc<strong>la</strong>ration<br />

<strong>de</strong> l'épiscopat canadien sur l'économie. Je me sens oppressé, physiquement et<br />

psychologiquement. Et seul, seul, seul.<br />

17 février : La loi spéciale votée hier (projet <strong>de</strong> loi 111) est contestée. La majorité<br />

<strong>de</strong>s enseignants défient <strong>la</strong> loi ; ils font une grève illégale <strong>de</strong>puis le 26 janvier<br />

<strong>de</strong>rnier et ils résistent à une loi spéciale votée pour faire respecter <strong>la</strong> loi. Les autres<br />

syndicats du Front commun menacent <strong>de</strong> se joindre à eux. L'anarchie s'installe.<br />

C'est le fruit <strong>de</strong> quinze ans <strong>de</strong> marxisme <strong>la</strong>rvé, d'une part ; d'autre part, <strong>de</strong><br />

comp<strong>la</strong>isance intellectuelle, d'absence <strong>de</strong> critique intellectuelle. On ne peut pas<br />

indéfiniment séparer les citoyens entre eux sans récolter ce genre <strong>de</strong> chaos. On a<br />

séparé les Québécois d'avec le reste du pays -, on a ensuite séparé les Québécois<br />

d'avec les « autres » : anglophones, allophones ; parallèlement, on séparait les<br />

« travailleurs » d'avec les boss ; les jeunes d'avec les vieux ; les mâles d'avec les<br />

femelles ; les catholiques d'avec les neutres, etc. La logique <strong>de</strong> <strong>la</strong> division conduit<br />

à l'atomisation sociale. je ne vois qu'un grand malheur pour nous ressou<strong>de</strong>r sous<br />

« fusion ».


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 29<br />

Je lis ceci, millième exemp<strong>la</strong>ire d'une bêtise précise : « Dieu aime celui/celle<br />

qui donne avec joie. » Il va falloir réécrire <strong>la</strong> Bible au il/elle.<br />

Note postérieure : Dans Time Magazine du 26 octobre 1992, j'apprends<br />

qu'aux États-Unis l'Église catholique a entrepris une révision <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

messe dans une perspective féministe. On va encore dévaluer <strong>la</strong> monnaie <strong>de</strong> nos<br />

échanges avec Dieu.<br />

Si j'avais <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mourir dans trois semaines, par exemple, que m'importeraient<br />

toutes ces choses qui me préoccupent et m'accablent aujourd'hui : le<br />

provincia<strong>la</strong>t, <strong>la</strong> loi 111, mes petits articles dans Le Devoir, les problèmes qui me<br />

sont soumis, <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, etc. ? Que m'importerait tout ce<strong>la</strong> ? Or, je n'ai même pas<br />

<strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> d'avoir trois semaines <strong>de</strong>vant moi. Moralité : il est anormal <strong>de</strong> se<br />

préoccuper <strong>de</strong> quoi que ce soit, que <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort rendrait insignifiant.<br />

Par exemple, <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort me ferait certainement prier autrement. Ou<br />

encore, je n'insulterais personne <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> sa mort ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> mienne. Donc, le<br />

prochain est important en tout temps.<br />

Lecture aux vêpres : « Purificate corda duplices animo : hommes partagés,<br />

hommes doubles, purifiez vos cœurs » (Jc 4, 10) ! Le lien est fait entre pureté et<br />

simplicité, unité.<br />

« Unifie mon cœur, Seigneur, pour qu'il t'aime » (Ps 85, 11).<br />

Réitérer (<strong>de</strong> iter « chemin »). Ce qui n'est pas réitéré, remis dans le trafic <strong>de</strong>s<br />

idées et <strong>de</strong>s sentiments, meurt. La culture pour l'essentiel, c'est <strong>la</strong> répétition, <strong>la</strong><br />

remise en circu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s trésors <strong>de</strong> l'humanité. Non pas une répétition mécanique,<br />

mais une répétition réappropriée, interprétée. On doit main tenir La Fontaine<br />

dans <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture française.<br />

18 février : Il a été dur pour le Parti québécois, qui s'était fait élire à cause <strong>de</strong><br />

son « préjugé favorable » envers les syndicats, <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir adopter <strong>la</strong> loi 111. Je<br />

reçois aujourd'hui un second appel <strong>de</strong> Bernard Landry. Il ne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien <strong>de</strong><br />

particulier ; il cherche seulement à se faire rassurer un peu. Je lui refile, sinon <strong>de</strong>s<br />

conso<strong>la</strong>tions, du moins quelques arguments, quelques formules polémiques. Tout


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 30<br />

ministre qu'il est, il a besoin <strong>de</strong> savoir qu'il n'est pas seul à soutenir son point <strong>de</strong><br />

vue.<br />

Note postérieure : La loi 111 a coûté cher au Parti québécois sur le p<strong>la</strong>n élec-<br />

toral ; c'était pourtant une loi nécessaire, une loi en vue du bien commun, au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s intérêts corporatistes.<br />

20 février : Visite à ma mère. Toujours confuse, mais moins agitée. Je soup-<br />

çonne fort qu'elle doit être « médicamentée ». je réfléchis là-<strong>de</strong>ssus. Il y avait <strong>de</strong>s<br />

vieux confus, autrefois ; ce<strong>la</strong> passait plus ou moins inaperçu dans le grouillement<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie autour d'eux. Il y avait aussi <strong>de</strong>s vieux « bourrassés », maltraités. Au-<br />

jourd'hui, ils sont tous parqués dans ce qu'on appelle <strong>de</strong>s foyers pour personnes<br />

âgées. Je n'éprouve pas <strong>de</strong> répugnance insurmontable à l'idée que l'on « calme »<br />

les confus et les agités avec <strong>de</strong>s médicaments. Ce<strong>la</strong> vaut mieux que <strong>de</strong> les attacher<br />

(pour leur propre protection) ou <strong>de</strong> leur faire peur.<br />

Ma mère dit qu'elle a peur <strong>de</strong> mourir. J'attache à sa robe l'insigne mariste. Elle<br />

est toute contente. Je fais ce geste avec piété. Elle s'inquiète <strong>de</strong> savoir si j'ai un<br />

autre insigne.<br />

21 février : J'ai envoyé, à tout hasard, mon texte sur <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> l'épis-<br />

copat à <strong>la</strong> revue L'Église canadienne. J'apprends aujourd'hui qu'on le trouve bon<br />

et qu'on va le publier. La <strong>de</strong>rnière chose que j'aurais pensée.<br />

Quelques jours plus tard, je reçois un appel téléphonique du directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> re-<br />

vue, le même qui m'avait dit qu'il avait aimé mon article. Il m'informe, tout<br />

confus, que son comité <strong>de</strong> rédaction a refusé mon texte. Je le proposerai à L'Ana-<br />

lyste.<br />

28 février : Visite à ma mère. Elle me dît : « Je repasse ma vie... J'aimais les<br />

garçons. Puis je suis <strong>de</strong>venue infirme (une entorse mal soignée qui dégénéra en<br />

tuberculose <strong>de</strong>s os <strong>de</strong> <strong>la</strong> jambe). J'ai été prise " en élève " (adoptée par un oncle).<br />

Je me suis mariée sur le tard. On a toujours été pauvres. J'aurais aimé voyager. Y<br />

a pas grands bouts qui ont été drôles. » Je comprends parfaitement ce genre <strong>de</strong><br />

relecture <strong>de</strong> son passé, mais j'aimerais un peu plus <strong>de</strong> sérénité. Un peu plus d'in-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 31<br />

différence seigneuriale, dont elle ne manque pourtant pas. Elle ne se p<strong>la</strong>int jamais<br />

<strong>de</strong> son état présent, ni <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture, ni <strong>de</strong>s soins qu'elle reçoit.<br />

1er mars : A propos <strong>de</strong> mes récents articles dans Le Devoir, je reçois un mot<br />

<strong>de</strong> Jacques Dufresne qui commence ainsi : « Frère soli<strong>de</strong>... » Je lui réponds :<br />

« Quelles que soient les apparences "stylistiques", vous savez bien que j'écris ce<br />

que j'écris dans l'angoisse, le doute et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> totale... »<br />

Appel téléphonique d'un rédacteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue gouvernementale Justice. Il<br />

veut connaître <strong>la</strong> référence d'un passage <strong>de</strong> Soljenitsyne, que je citais récemment.<br />

je lui envoie le texte complet du Discours à Harvard, <strong>de</strong> juin 1978. Qu'est-ce<br />

qu'on ne ferait pas pour instruire un jeune Montréa<strong>la</strong>is !<br />

Je reçois aujourd'hui une carte postale <strong>de</strong> Kiev, datée du 7 décembre 1982.<br />

La signature ne me dit rien. (J'apprendrai, bien plus tard, qu'il s'agissait <strong>de</strong><br />

Robert Trempe.)<br />

Récemment, j'ai reçu un appel du directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Re<strong>la</strong>tions. Il venait <strong>de</strong><br />

lire mon article dans Le Devoir sur <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> l'épiscopat canadien, où<br />

j'écris « que les évêques jettent <strong>de</strong>s pelletées d'Évangile et <strong>de</strong> marxisme, à tout<br />

hasard, dans le seul fossé qui soit encore reconnu : le fossé économique ». Le révérend<br />

père me reproche « d'accréditer l'idée que les évêques sont marxistes ». Tu<br />

parles ! Là-<strong>de</strong>ssus, je lui annonce que je publierai bientôt un texte autrement plus<br />

féroce. Il m'a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> le lui envoyer. Je le lui fais parvenir, accompagné d'une<br />

longue lettre. je <strong>la</strong> reproduis partiellement ici.<br />

R.P. Albert Beaudry,<br />

Re<strong>la</strong>tions<br />

Le 3 mars 1983<br />

J'ai un réflexe géométrique quand je vois que <strong>la</strong> CSN est d'accord avec<br />

l'épiscopat : l'accord <strong>de</strong> <strong>la</strong> CSN engendre mon désaccord.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 32<br />

Ce que je reproche aux évêques, c'est <strong>de</strong> n'avoir rien dit (sauf Mgr Paul<br />

Grégoire) contre <strong>la</strong> grève dans les hôpitaux. Une <strong>de</strong>s premières fois où j'ai<br />

écrit publiquement à ce sujet pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r que l'on retire le droit <strong>de</strong> grè-<br />

ve dans les hôpitaux (c'était en 1976), je me suis fait manger tout rond par<br />

les intellectuels. Aujourd'hui, le Parti québécois, le Parti libéral québécois,<br />

le Conseil du patronat sont d'accord sur ce point. Mais l'épiscopat n'a encore<br />

rien dit. Je dis : dire pour être entendu. On peut toujours trouver un<br />

mot, une péricope, une nuance pour établir que les évêques aiment les<br />

cancéreux aussi, mais en vérité, ils sont plus féroces envers le capitalisme<br />

qu'envers les bourreaux <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. Il n'y a pas <strong>de</strong> risque à condamner le<br />

capitalisme ; il y en a à condamner le syndicalisme tel qu'il est pratiqué<br />

par ici <strong>de</strong>puis quinze ans. Je connais <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong> barbarie par centaines.<br />

Comment se fait-il que les évêques semblent n'en connaître aucun ? [<br />

...]<br />

J'ai le sentiment que les intellectuels, par ici, en sont encore là où en<br />

étaient les intellectuels européens (français surtout) dans les années 30.<br />

Vingt ans plus tard, Sartre en était encore à nier l'existence du gou<strong>la</strong>g pour<br />

« ne pas désespérer Bil<strong>la</strong>ncourt ».<br />

[ ... ] Ce que nous avons <strong>de</strong> plus précieux dans notre pays, c'est <strong>la</strong> liberté<br />

; <strong>la</strong> bonne vieille liberté civique, libérale, démocratique. je me moque<br />

bien <strong>de</strong> ce que les syndicats disent sur <strong>la</strong> loi 111. C'est du choco<strong>la</strong>t. Et<br />

leur démocratie, on <strong>la</strong> connaît. La démocratie <strong>de</strong>s « jambes cassées si t'es<br />

pas d'accord ». Ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> torture psychologique intolérable à moins d'être<br />

une espèce <strong>de</strong> héros. Ça commence à peine à sortir dans les journaux. Et<br />

ça fait quinze ans que ça dure. Vous êtes-vous déjà informé <strong>de</strong>s techniques<br />

<strong>de</strong> « persécution » <strong>de</strong>s dissi<strong>de</strong>nts dans les syndicats ? De vieux professeurs<br />

<strong>de</strong> cégeps montréa<strong>la</strong>is m'appellent pour me dire qu'ils seront punis (ils ne<br />

savent pas trop comment, et ce<strong>la</strong> fait partie du harcèlement) pour n'avoir<br />

pas accepté l'illégalité <strong>de</strong>s gestes syndicaux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières semaines. Et il<br />

faut lire ce que disaient un groupe <strong>de</strong> femmes du syndicat <strong>de</strong>s employés <strong>de</strong><br />

soutien <strong>de</strong> l'université Laval, samedi <strong>de</strong>rnier dans Le Soleil. Vous en parlez<br />

souvent <strong>de</strong> ça ? Et que dire du récent « numéro » du révérend père Julien<br />

Harvey en prévision du voyage du pape ? C'est justement les pauvres<br />

qui veulent voir le pape, et pas seulement à <strong>la</strong> télévision. Les intellectuels


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 33<br />

s'en moquent bien. Papolâtrie, disent les intellectuels. Moi je dis : théolo-<br />

giens balounés : scientia inf<strong>la</strong>t.<br />

4 mars : Départ pour Montréal. Paul Tremb<strong>la</strong>y, avec qui je soupais hier soir,<br />

me dit du bien <strong>de</strong> mon article sur <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> l'épiscopat. Ce<strong>la</strong> m'encourage.<br />

Je reçois, ce matin, le premier numéro <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue L'Analyste. J'en suis très<br />

fier. je suis d'autant plus à l'aise pour le noter que je n'ai participé en rien à <strong>la</strong> ge-<br />

nèse <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue ni à <strong>la</strong> rédaction <strong>de</strong> ce premier numéro.<br />

9 mars : Hier, dans l'autobus Québec-Alma, <strong>de</strong>ux femmes qui se connais-<br />

saient, mais, visiblement, ne s'étaient pas vues <strong>de</strong>puis longtemps, entament<br />

conversation. Très tôt, elles en arrivent aux enfants : « J'en ai sept ; j'en ai perdu<br />

huit. Au fond, je suis bien contente : ce sont <strong>de</strong>s anges. » L'autre femme : « J'en ai<br />

douze. » La première femme : « J'aimerais bien avoir encore les huit autres, quand<br />

même. »<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes paraissaient vigoureuses et pleines <strong>de</strong> vie. À elles <strong>de</strong>ux, el-<br />

les avaient mis au mon<strong>de</strong> vingt-sept enfants. je suis bien sûr qu'elles n'ont écrit<br />

aucun article ni aucun volume. Elles ont fait bien davantage : qui oserait aligner<br />

quinze volumes en regard <strong>de</strong> quinze enfants ?<br />

Ces <strong>de</strong>rniers jours, mort d'Arthur Koestler et <strong>de</strong> Robert Rumilly. Koestler s'est<br />

suicidé avec sa femme, d'un commun accord. Il est un <strong>de</strong> ces hommes qui ont eu à<br />

traverser le fascisme, le stalinisme, toute cette immense confusion <strong>de</strong>s années 30 à<br />

maintenant. D'abord acteur, ensuite spectateur <strong>de</strong> cet énorme affrontement entre <strong>la</strong><br />

liberté démocratique et le mensonge totalitaire. Très bien décrit à travers le personnage<br />

principal du Zéro et l'Infini.<br />

14 mars : Je reçois ce matin une lettre injurieuse. je réponds :<br />

Madame, vous m'insultez trop férocement pour m'être indifférente. Et<br />

puis, vous avez du style. Ce<strong>la</strong> ne me <strong>la</strong>isse jamais froid. Il n'est pas<br />

question, bien sûr, d'argumenter avec vous. Ni avec quiconque. Il faut


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 34<br />

être un désespéré <strong>de</strong> l'esprit pour avoir le goût d'argumenter. Nul ne<br />

convainc jamais personne. Seuls <strong>la</strong> souffrance ou l'amour percent les<br />

êtres ; jamais les raisons.<br />

« Il sera bientôt veuf, celui qui veut épouser l'esprit <strong>de</strong> son temps » (Peter<br />

Berger).<br />

Je me mets à ma conférence du 26 prochain, sur « les besoins <strong>de</strong>s jeunes ».<br />

Sentiment habituel d'angoisse et <strong>de</strong> <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong>, d'inutilité. J'ai déjà passablement<br />

écrit sur ce sujet, et du concentré. Je relis, par exemple, une conférence prononcée<br />

en 1969. J'aurai tout simplement le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> répéter. Or, je par<strong>la</strong>is <strong>de</strong>s jeunes à<br />

<strong>de</strong>s adultes. Les jeunes que j'avais à l'esprit à ce moment ont maintenant trente ou<br />

trente-<strong>de</strong>ux ans. J'aimerais bien avoir sous <strong>la</strong> main dix témoins <strong>de</strong> cette époque,<br />

comme j'aimerais aussi qu'il y ait <strong>de</strong>s jeunes dans <strong>la</strong> salle, le 26 prochain. je parle<br />

<strong>de</strong>s jeunes « dans leur dos » !<br />

Je lis un article sur <strong>la</strong> correspondance <strong>de</strong> Maritain avec julien Green. L'auteur<br />

caractérise Maritain comme un homme <strong>de</strong> vérité et <strong>de</strong> tendresse. Il y est forcément<br />

question <strong>de</strong> Bloy, au contact <strong>de</strong> qui Maritain s'est converti au catholicisme.<br />

Bloy ! Ma découverte, au sco<strong>la</strong>sticat <strong>de</strong> Valcartier, en 1945. La communauté<br />

venait d'y ouvrir un sco<strong>la</strong>sticat-école normale. Nous partions <strong>de</strong> zéro. La « <strong>bibliothèque</strong><br />

» <strong>de</strong>vait contenir quelques dizaines <strong>de</strong> volumes !<br />

Il s'agissait, en fait, d'un article <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Étu<strong>de</strong>s, publié à l'occasion du centenaire<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> Léon Bloy. Les quelques citations contenues dans l'article<br />

suffirent à me faire tomber en amour avec ce contempteur féroce. Deux ans<br />

plus tard, à l'hôpital Laval, je lisais enfin La Femme pauvre, Le Désespéré, etc.<br />

Bloy fut le premier écrivain dont j'avais l'occasion <strong>de</strong> lire un ouvrage entier. jusque-là,<br />

je n'avais été mis en contact qu'avec <strong>de</strong>s extraits d'auteurs, et encore, dans<br />

un contexte sco<strong>la</strong>ire assez borné.<br />

15 mars : Évangile du jour : les pharisiens disent au paralytique qui vient<br />

d'être guéri par Jésus : « C'est le sabbat. Tu n'as pas le droit <strong>de</strong> porter ton brancard.<br />

» Voici un homme délivré et qui porte, pour ainsi dire, sa prison dans ses<br />

mains. Aussitôt, d'autres hommes veulent l'emprisonner <strong>de</strong> nouveau. Les esc<strong>la</strong>ves


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 35<br />

ne tolèrent pas le spectacle <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Asservis, ils veulent asservir les autres.<br />

Seul le libre libère.<br />

17 mars : Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence à Beauport, sur le Livre b<strong>la</strong>nc du ministère<br />

<strong>de</strong> l'Éducation. Je pourrais être à temps complet dans ce métier <strong>de</strong> conférencier,<br />

mais notre société est trop petite pour le permettre ; elle est trop pauvre en res-<br />

sources humaines et financières. Ce que les Américains appellent the circuit of<br />

lectures, c'est autre chose ! Il y a <strong>de</strong>s impresarios et <strong>de</strong>s cachets qui vont <strong>de</strong> 10<br />

000 $ à 40 000 $, selon <strong>la</strong> réputation du lecturer. Ces <strong>de</strong>rniers, d'ailleurs, répètent<br />

<strong>la</strong> même conférence <strong>de</strong> ville en ville. Galbraith est venu à Ottawa, récemment, à<br />

gros prix, pour répéter une conférence faite et publiée à San Francisco, six mois<br />

plus tôt.<br />

Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence à Alma, pour le 28 mai. je dîne avec l'organisatrice,<br />

une femme <strong>de</strong> Saint-Bruno. Une dynamo, cette femme. Elle me dit que nous<br />

avons le même âge. Je gage trente sous que je suis plus vieux qu'elle et je gagne.<br />

J'empoche les trente sous séance tenante. La dame s'occupe <strong>de</strong> <strong>la</strong> section locale <strong>de</strong><br />

l'Association féminine d'éducation et d'action sociale (AFÉAS), qui compte trente-cinq<br />

mille cotisantes, dont six mille dans <strong>la</strong> région du Saguenay-Lac-Saint-<br />

Jean. Le groupe prépare <strong>de</strong>s dossiers intelligents et bien présentés. Cette femme<br />

donne beaucoup <strong>de</strong> son temps bénévolement en plus d'être directrice d'un assez<br />

gros bureau d'assurances et d'être mère <strong>de</strong> famille. Le salut par les femmes !<br />

20 mars : Je lis sur une pancarte portée par <strong>de</strong>s autochtones lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> récente<br />

conférence <strong>de</strong>s premiers ministres, à Ottawa : Weve only justice begun. Le mot<br />

justice est décomposé en just et ice.<br />

Comment expliquer cette manie <strong>de</strong> jouer sur les mots en <strong>de</strong>s moments graves<br />

? La réc<strong>la</strong>me commerciale joue <strong>de</strong> plus en plus sur les mots. Mais les piqueteurs<br />

et les manifestants <strong>de</strong> tous bords le font aussi. Quand on se livre à <strong>de</strong>s jeux<br />

<strong>de</strong> mots dans une conversation détendue, on s'amuse, on ne se prend pas au sérieux,<br />

on ne prétend pas livrer un message. Serait-ce que les manifestants et autres<br />

grévistes ont obscurément conscience <strong>de</strong> jouer, eux aussi, <strong>de</strong> se donner en spectacle<br />

?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 36<br />

Le Devoir du 18 mars publie une brève mise au point que j'avais faite à l'occa-<br />

sion d'une déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> <strong>la</strong> Conférence religieuse canadienne.<br />

Sur-représenté. La Conférence religieuse canadienne est un organisme<br />

qui regroupe tou(te)s les supérieur(e)s provinciaux(ciales) <strong>de</strong>s pères,<br />

frères, soeurs, ou l'inverse, du Canada. je suis forcément membre <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>dite conférence. Je suis même membre du conseil d'administration <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> « succursale » québécoise. La conférence vient d'accor<strong>de</strong>r une bénissure<br />

urbite et orbite (<strong>la</strong> faute <strong>de</strong> <strong>la</strong>tin est volontaire) à <strong>la</strong> récente déc<strong>la</strong>ration<br />

<strong>de</strong> l'épiscopat canadien sur <strong>la</strong> situation économique. La<br />

Conférence n'est aucunement habilitée à parler en mon nom.<br />

J'ai protesté, ne fût-ce que pour signifier <strong>la</strong> vanité <strong>de</strong>s appuis (ou <strong>de</strong>s critiques)<br />

collectifs. Tout le mon<strong>de</strong> se prononce au nom <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Seule une personne<br />

peut parler au nom <strong>de</strong> l'homme.<br />

21 mars : Je viens <strong>de</strong> passer trois jours complets à préparer ma conférence du<br />

26 courant, à Métabetchouan, sur le problème <strong>de</strong>s jeunes. je redécouvre une<br />

conférence prononcée au même endroit, en... 1961 ! Ceux dont je par<strong>la</strong>is alors ont<br />

maintenant <strong>de</strong> quarante à quarante-cinq ans et ils ont eux-mêmes <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong><br />

dix-huit à vingt-<strong>de</strong>ux ans. Ce<strong>la</strong> s'appelle faire du sur-p<strong>la</strong>ce !<br />

22 mars : J'apprends ce matin que <strong>la</strong> conférence du 26 est remise, faute d'auditoire<br />

! L'organisatrice me dit : « Il y a trop <strong>de</strong> choses, ce soir-là... » Voilà bien<br />

un autre effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>de</strong> consommation : on pense qu'il s'agit d'un petit vil<strong>la</strong>ge<br />

où il ne se passe rien, et on apprend qu'il y a trop <strong>de</strong> choses. Et moi qui étais<br />

coincé avec mes <strong>de</strong>ux conférences consécutives, et qui péda<strong>la</strong>is comme un écureuil<br />

dans une cage !<br />

La Cour d'appel du Québec vient <strong>de</strong> rendre un jugement re<strong>la</strong>tif à <strong>la</strong> grève illégale<br />

<strong>de</strong>s pompiers <strong>de</strong> Montréal survenue entre le 31 octobre et le 3 novembre<br />

1974. Une in<strong>de</strong>mnité <strong>de</strong> 10 644 $ sera versée à un p<strong>la</strong>ignant. Ce n'est que neuf ans<br />

après l'événement !


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 37<br />

23 mars : Je prépare une communication pour un colloque qui aura lieu à<br />

l'université McGill sur <strong>la</strong> littérature personnelle : journal, autobiographie, mémoi-<br />

res, correspondance. Pour une fois, je ne suis pas en transe. On prévoit une com-<br />

munication d'une <strong>de</strong>mi-heure et j'en aurais pour une heure et <strong>de</strong>mie, simplement à<br />

partir <strong>de</strong> quelques notes.<br />

Je pars pour Montréal <strong>de</strong>main matin, par autobus. J'ai ren<strong>de</strong>z-vous pour le<br />

souper. Le len<strong>de</strong>main, séminaire à l'université McGill, toute <strong>la</strong> journée. En soirée,<br />

groupe <strong>de</strong> réflexion sur un projet <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer un mouvement Oxfam-Québec. Vers<br />

22 h, je soupe avec Robert Trempe. Samedi, je couche à Château-Richer. je visite<br />

un confrère récemment opéré. Entre-temps, coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Télé-Métropole,<br />

pour une émission qui aura lieu en mai.<br />

29 mars : Mardi saint. Rencontre avec le club <strong>de</strong>s médias, à Saint-Félicien,<br />

sur l'invitation du commissaire du Québec pour l'Armée mondiale <strong>de</strong>s communications.<br />

Une quarantaine <strong>de</strong> participants, dont <strong>de</strong>ux femmes <strong>de</strong> Chibougamau-<br />

Chapais (cent quarante-cinq milles au nord <strong>de</strong> Saint-Félicien). On apprend <strong>de</strong>s<br />

choses étonnantes sur les progrès <strong>de</strong> l'informatique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> télématique. Et on n'en<br />

est qu'au début ! Les nouveaux perfectionnements se produiront <strong>de</strong> façon exponentielle.<br />

La discussion est bonne, intelligente, assez haute. Les gran<strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s<br />

:suppression d'emplois (réceptionnistes, notamment) ; que <strong>de</strong>viendra <strong>la</strong> culture,<br />

l'humain avec toutes ces nouvelles techniques ? Très peu <strong>de</strong> préoccupations<br />

vis-à-vis du Tiers-Mon<strong>de</strong>, même si l'on nous informe que 75 pour cent <strong>de</strong>s appareils<br />

téléphoniques se trouvent dans les dix pays les plus développés.<br />

Quand je pense que j'ai utilisé le téléphone pour <strong>la</strong> première fois en septembre<br />

1946, et que j'avais raccroché l'écouteur (le combiné n'existait pas) par le mauvais<br />

bout, au grand amusement du confrère qui est passé après moi dans <strong>la</strong> cabine téléphonique.<br />

1er avril : Vendredi saint. Hier soir, j'ai fait une heure d'adoration, seul à <strong>la</strong><br />

chapelle. Pour une fois, je trouve le temps court. Je n'éprouve pourtant aucune<br />

« émotion spirituelle ». Je lis lentement <strong>la</strong> Passion selon saint Luc, et le discours<br />

après <strong>la</strong> Cène. Je m'attar<strong>de</strong> sur le passage <strong>de</strong> Luc : « ... se retournant, jésus regarda<br />

Pierre ». On peut imaginer que Jésus est traîné sans ménagement par les soldats,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 38<br />

bousculé, déjà battu, amoché. Pierre, en moins d'une heure (Luc précise cet intervalle),<br />

a renié Jésus à trois reprises. Jésus traverse une espèce <strong>de</strong> cour. Pierre fait<br />

le guet. Jésus le regar<strong>de</strong> : « Et conversus Dominus respexit Petrum » (22, 61).<br />

II n'est pas possible que les apôtres n'aient pas longuement et souvent parlé<br />

entre eux <strong>de</strong> ces journées capitales, comme <strong>de</strong>s amis se remémorent <strong>de</strong>s expériences<br />

communes. Pierre a dû raconter sa trahison, rapporter justement ce regard <strong>de</strong><br />

Jésus. Non par esprit <strong>de</strong> ressassement, mais dans <strong>la</strong> reconnaissance du pécheur<br />

pardonné <strong>de</strong>puis, et avant même sa faute.<br />

Quand nous étions enfants, ma mère nous disait, reprenant une vieille tradition,<br />

que Pierre avait tant pleuré son reniement que <strong>de</strong>s sillons s'étaient creusés<br />

sur ses joues.<br />

Je relis Exo<strong>de</strong>, <strong>de</strong> Jean Sulivan. Il parle du courant chaud et du courant froid.<br />

Le courant froid : l'abstraction, le savoir, le pouvoir. Ceux <strong>de</strong> ce courant « généralement,<br />

ils ne sont pas gais ». Le courant chaud : liberté, insolence, humour et<br />

pourtant, nulle insubordination. « Ceux-là sont généralement allègres. » Je pense<br />

être du courant chaud, même si j'ai souvent <strong>la</strong> face longue, à cause <strong>de</strong> mon indignation<br />

et <strong>de</strong> ma colère presque constantes. Mais « <strong>la</strong> colère est une forme <strong>de</strong> l'espérance<br />

».<br />

A<strong>la</strong>in : « Le tyran aime à pardonner. » Ainsi, Pi<strong>la</strong>te a gracié Barabbas, dont il<br />

se moquait bien ; il n'a pas eu le courage <strong>de</strong> gracier Jésus, qui l'avait fort impressionné.<br />

Il s'agissait <strong>de</strong> sa carrière à lui. On peut imaginer <strong>la</strong> surprise et <strong>la</strong> joie <strong>de</strong><br />

Barabbas. il a dû fêter l'événement avec ses amis. Peut-être aussi fut-il troublé<br />

d'avoir été « remp<strong>la</strong>cé » par Jésus. Jésus nous a tous remp<strong>la</strong>cés.<br />

2 avril : Samedi saint. À 9 h 50, on m'informe que le frère X (soixante-dixhuit<br />

ans) vient d'avoir un ma<strong>la</strong>ise. Indigestion ? Cœur ? Frère X est un effacé, un<br />

homme qui ne dit jamais rien. Il fait beaucoup d'exercice physique. Il est têtu et<br />

indépendant, comme beaucoup <strong>de</strong> ces vieux frères, habitués à se débrouiller tout<br />

seuls. Je le monte à sa chambre en chaise rou<strong>la</strong>nte (il était à son poste à <strong>la</strong> réception)<br />

et je réussis à rejoindre notre mé<strong>de</strong>cin qui arrive peu après.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 39<br />

3 avril : Pâques. Longue marche après déjeuner. Le silence est absolu. je ne<br />

suis ni gai ni triste. La joie fondatrice est quelque chose d'humble, <strong>de</strong> patient. Elle<br />

n'est pas en nous ; c'est nous qui sommes en elle. Elle est toujours disponible,<br />

comme l'air, mais elle ne manifeste pas sa nécessité, comme l'air. On ne ferait pas<br />

<strong>de</strong>ux minutes sans respirer, mais on peut refuser ou négliger <strong>la</strong> joie pendant longtemps.<br />

Ou lui préférer à peu près n'importe quoi, y compris son contraire.<br />

6 avril : Nous avons besoin d'un employé d'entretien. Un homme nous a été<br />

recommandé. Il vient me voir cet après-midi. Petit, noir, sec, le genre d'homme<br />

résistant à l'ouvrage, Il a l'air tout humble. Il est accompagné <strong>de</strong> sa femme et d'une<br />

fillette. « On l'a prise en élève », comme il dit. On dit ça, au Lac-Saint-Jean, pour<br />

désigner un enfant adopté. « On en a pris un autre aussi, un garçon. »<br />

Ce qui l'intéresse dans notre proposition, c'est qu'il s'agit d'un emploi permanent<br />

: « J'ai jamais connu ça », dit-il. En ce qui touche les conditions <strong>de</strong> travail, je<br />

sens que je pourrais négocier « à <strong>la</strong> baisse ». L'homme n'est pas pru<strong>de</strong>nt. Ainsi, il<br />

me dit qu'il gagnait quatre dol<strong>la</strong>rs l'heure, l'été <strong>de</strong>rnier, comme employé saisonnier<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Ville. je lui propose le double. je pense à mon père, chômeur, le soir où<br />

Jos Fer<strong>la</strong>nd était venu l'embaucher pour l'été. Mon père était prêt, lui aussi, à s'engager<br />

sans négocier. La différence, maintenant, c'est qu'on signe <strong>de</strong>s contrats, que<br />

<strong>de</strong>s congés payés sont prévus, <strong>de</strong>s congés <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die, <strong>de</strong>s assurances, etc., et sans<br />

même qu'on songe à les négocier. La percée <strong>de</strong> l'Évangile, elle est tout autant dans<br />

ces acquis sociaux que dans <strong>la</strong> fréquentation dominicale.<br />

7 avril : Lu dans une revue scientifique « Il est possible que les atomes qui<br />

composent l'eau que vous buvez aient aidé à former <strong>la</strong> chair d'un dinosaure, ou<br />

l'air qu'il respirait. » À plus forte raison, puisque c'est plus proche <strong>de</strong> nous dans le<br />

temps, peut-on dire <strong>la</strong> même chose du corps <strong>de</strong> jésus, <strong>de</strong> Marie, <strong>de</strong>s saints.<br />

11 avril : Vendredi <strong>de</strong>rnier, enregistrement d'une émission à <strong>la</strong> radio <strong>de</strong> Chicoutimi.<br />

Coucher chez Mozart. Samedi et dimanche, week-end théologique avec,<br />

comme invité, Jean-Pierre Jossua, o.p.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 40<br />

J'ai trouvé cette rencontre moins intéressante que ma rencontre avec Marcel<br />

Légaut, l'année <strong>de</strong>rnière. Raisons : a) je connaissais assez bien l'œuvre <strong>de</strong> Légaut ;<br />

je ne connaissais rien <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Jossua. b) Légaut avait quatre-vingt-un ans ;<br />

Jossua ; cinquante-<strong>de</strong>ux ans. Un pair n'est pas un père.<br />

Jossua paraît plus dur, il est moins libre que Légaut vis-à-vis <strong>de</strong> sa propre pen-<br />

sée et, sans doute, <strong>de</strong> son expérience. Certaines <strong>de</strong> ses réponses étaient purement<br />

formelles. À une question sur le hasard et <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce, il a répondu comme un<br />

bon élève <strong>de</strong> philosophie. Légaut savait répondre : « Je ne sais pas, ou je ne sais<br />

rien <strong>de</strong> personnel sur tel ou tel point. »<br />

Légaut-Jossua : l'intelligence paysanne contre l'intelligence urbaine.<br />

« Ce n'est pas par hasard que les mots culte et culture proviennent <strong>de</strong> <strong>la</strong> même<br />

racine. » (Jean-Paul 11, Documentation catholique, 20 mars 1983.) Je connaissais<br />

cette racine. Ce qui me p<strong>la</strong>ît, c'est que le pape n'hésite pas à faire ce genre <strong>de</strong> rappel,<br />

et <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s évêques allemands !<br />

13 avril : Le pape vient <strong>de</strong> dire aux évêques du Gabon <strong>de</strong> « se libérer <strong>de</strong>s<br />

charges trop uniquement administratives et <strong>de</strong> se consacrer à ce qui est fondamental.<br />

Certes, <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> l'Église est nécessaire pour soutenir les oeuvres<br />

apostoliques ; elle est délicate et difficile, étant donné vos ressources limitées.<br />

Mais efforcez-vous <strong>de</strong> trouver et <strong>de</strong> former <strong>de</strong>s personnes compétentes pour leur<br />

confier cette gestion. Ainsi apparaîtra le souci primordial, l'activité prioritaire <strong>de</strong><br />

l'évêque. l'œuvre d'évangélisation, <strong>la</strong> [responsabilité] <strong>de</strong> réaffirmer sans relâche<br />

les valeurs morales et spirituelles. » (Documentation catholique, 20 mars 1983.)<br />

14 avril : « Democracy is the recurrent suspicion that more than half the people<br />

are right more than half the time. » Dernières lignes signées par Richard<br />

Strout, qui a tenu <strong>la</strong> rubrique TRB dans <strong>la</strong> revue The New Republic pendant quarante<br />

ans. Il avait trouvé le titre <strong>de</strong> sa rubrique dans le métro en lisant, <strong>de</strong> droite à<br />

gauche, l'enseigne <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>stination Brooklyn Rapid Transit.<br />

20 avril : Visite <strong>de</strong> l'évêque <strong>de</strong> Chicoutimi, Mgr Jean-Guy Couture. Il m'interroge<br />

sur <strong>la</strong> relève communautaire. Il est arrivé ceci : dans <strong>la</strong> province <strong>de</strong> Desbiens,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 41<br />

il n'y a pas eu un seul nouveau frère, et qui le soit <strong>de</strong>meuré, <strong>de</strong>puis 1958. Dans <strong>la</strong><br />

province <strong>de</strong> Lévis, même situation <strong>de</strong>puis 1965 (si l'on excepte les frères du dis-<br />

trict du Cameroun ou du Ma<strong>la</strong>wi). Dans <strong>la</strong> province d'Iberville, même chose <strong>de</strong>-<br />

puis 1969 (sauf pour le district du Zimbabwe). Faut-il conclure que <strong>la</strong> forme <strong>de</strong><br />

vie religieuse réalisée par les frères enseignants est en voie <strong>de</strong> disparition, du<br />

moins dans les pays développés ? La chose n'est pas impensable. Des centaines<br />

d'instituts religieux sont nés, se sont développés et ont disparu tout au long <strong>de</strong><br />

l'histoire <strong>de</strong> l'Église. La vie religieuse ne disparaîtra jamais, mais certaines formes<br />

<strong>de</strong> vie religieuse peuvent disparaître.<br />

1er mai : En pleine séance du conseil provincial, je reçois un appel téléphoni-<br />

que du Cameroun qui m'apprend que le frère Bernard Bouchard a eu un grave<br />

acci<strong>de</strong>nt ; il a l'abdomen perforé. J'avertis <strong>la</strong> famille.<br />

2 mai : Ce matin, à 5 h, coup <strong>de</strong> téléphone du Cameroun. Frère Bouchard a<br />

été opéré à Yaoundé. On est censé le transporter à Paris jeudi, si son état le per-<br />

met. Ensuite, rapatriement au Québec.<br />

11 mai : Récapitu<strong>la</strong>tion. Le 6, départ pour Québec. Souper et coucher chez<br />

Robert Brisebois. Samedi matin, le 7, vers 8 h, Thérèse Pouliot réussit à me re-<br />

joindre par téléphone. Elle m'apprend <strong>la</strong> mort subite <strong>de</strong> Lucien, son mari, survenue<br />

tard hier soir. À 11 h 30, je dois partir pour La Pocatière en autobus, où je<br />

dois prononcer une conférence à 18 h. Dimanche après-midi, visite-éc<strong>la</strong>ir au salon<br />

funéraire, à Saint-Michel-<strong>de</strong>-Bellechasse, et retour à La Pocatière où je prends<br />

l'autobus pour Rimouski à 18 h.<br />

Lundi, à 9 h 30, <strong>de</strong>ux entrevues à <strong>la</strong> radio communautaire locale. Ensuite, entrevue<br />

à <strong>la</strong> station radiophonique locale et <strong>de</strong>ux entrevues à Radio-Canada. Ensuite,<br />

« ligne ouverte » pendant une heure à je ne sais plus quelle station <strong>de</strong> radio.<br />

Ensuite, dîner avec <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> l'association <strong>de</strong>s élèves <strong>de</strong> 5e secondaire.<br />

Ensuite, réception officielle à l'hôtel <strong>de</strong> ville. Ensuite, souper et conférence <strong>de</strong>vant<br />

les professeurs <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> région du Bas-du-Fleuve. Ça se termine à 23 h. Le len<strong>de</strong>main,<br />

déjeuner avec les membres du cercle local <strong>de</strong> presse. La prési<strong>de</strong>nte est


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 42<br />

une Belge fardée et pointue. Ensuite, dîner avec Jean-Guy Na<strong>de</strong>au. Ensuite <strong>de</strong>ux<br />

avions pour Québec et Bagotville.<br />

14 mai : Cet après-midi, j'apprends que c'est le frère Armand Morin qui est<br />

nommé provincial <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle province résultant <strong>de</strong> <strong>la</strong> fusion Desbiens-Lévis.<br />

Nous étions convenus que le premier <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux qui saurait <strong>la</strong> nouvelle préviendrait<br />

l'autre.<br />

À <strong>la</strong> messe, ce soir, lecture <strong>de</strong> l'élection <strong>de</strong> Matthias « ... on présenta <strong>de</strong>ux<br />

hommes. Les frères firent cette prière : " Toi, Seigneur, qui connais tous les<br />

cœurs, désigne lequel <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux-là tu as choisi. " » (Ac 1, 24). Après quoi, on<br />

tira au sort. Frère Armand Morin a-t-il été « tiré au sort » ?<br />

Le <strong>la</strong>c a « calé » hier, à 14 h. Cette précision est re<strong>la</strong>tivement arbitraire.<br />

D'abord, le <strong>la</strong>c ne cale pas comme une pierre ! Mais on le considère « officiellement<br />

» comme ayant calé quand 70% <strong>de</strong> l'eau est libre <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />

19 mai : Lundi, le 16, pendant le dîner, je reçois un appel téléphonique : frère<br />

Bernard Bouchard a été opéré d'urgence samedi <strong>de</strong>rnier ; il est dans un état critique.<br />

je déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> monter à Montréal. Nous partons, l'économe et moi-même, à 13<br />

h 10 et à 18 h 45, nous sommes à l'Hôtel-Dieu. Le frère est sans connaissance. Il<br />

est pratiquement en « hibernation ». Il repose effectivement sur un mate<strong>la</strong>s réfrigéré.<br />

Le len<strong>de</strong>main, je lui fais une brève visite. Il semble me reconnaître. Ensuite,<br />

je rentre à Château-Richer. Visite <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. Frère Borromée Caron, qui relève<br />

d'une opération à coeur ouvert (<strong>de</strong>ux pontages), me semble assez secoué. Le len<strong>de</strong>main,<br />

rencontre avec un groupe <strong>de</strong> fonctionnaires du ministère <strong>de</strong> l'Éducation,<br />

pour discuter <strong>de</strong> l'éducation <strong>de</strong>s adultes. La réunion a lieu à Québec, <strong>de</strong> 11 h à 16<br />

h 30. Nous dînons sur p<strong>la</strong>ce. À 19 h 30, réunion avec les membres du Conseil <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française, jusqu'à 22 h 30. Je rentre coucher au Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-<br />

Foy et je prends l'autobus ce matin à 9 h 30 pour Desbiens, où j'arrive pour dîner.<br />

Depuis le 27 avril, j'ai parcouru plus <strong>de</strong> 2 700 km, en autobus ou en avion. J'ai<br />

prononcé trois conférences, participé à <strong>de</strong>ux colloques, écrit une Lettre aux Frères,<br />

etc.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 43<br />

20 mai : Un appel <strong>de</strong> l'Hôtel-Dieu <strong>de</strong> Montréal m'informe que frère Bernard<br />

Bouchard est opéré <strong>de</strong> nouveau cet après-midi.<br />

22 mai : Pentecôte. « Ille me c<strong>la</strong>rificabit » : littéralement, il me c<strong>la</strong>rifiera Un<br />

16, 14). - « L'Esprit que vous avez reçu ne fait pas <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves, <strong>de</strong>s gens<br />

qui ont encore peur : servitutis iterum in timore » (Ro 14, 15). Le thème <strong>de</strong> <strong>la</strong> peur<br />

est très présent dans le Nouveau Testament. Je <strong>de</strong>vrais dire : le thème <strong>de</strong> <strong>la</strong> nonpeur,<br />

<strong>de</strong> l'assurance dans l'Esprit. À <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> Jésus, les premières paroles<br />

<strong>de</strong>s Anges, c'est : « N'ayez point peur ! »<br />

Il fait un soleil splendi<strong>de</strong>. Après déjeuner, promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux milles. Les oiseaux<br />

définissent leur territoire par ce que nous appelons leur chant, mais qui est,<br />

pour eux et entre eux, cris <strong>de</strong> guerre. Je vois un cheval qui pousse du museau un<br />

merle. Le merle se dép<strong>la</strong>ce à peine. Il serait impossible, pour un homme, d'approcher<br />

un merle d'aussi près. Le merle sait que l'homme est dangereux.<br />

L'autre jour, à <strong>la</strong> gare d'autobus <strong>de</strong> Québec, j'aperçois une fillette (dix ou douze<br />

ans) qui marche avec <strong>de</strong>s béquilles. Elle a une jambe coupée à l'aine. « C'est le<br />

cancer », me dit le chauffeur <strong>de</strong> l'autobus qui a sans doute dû <strong>la</strong> conduire plusieurs<br />

fois. La petite a le visage dur. De <strong>la</strong> dureté qu'elle a dû acquérir pour supporter<br />

son état. Il n'est pas prouvé que le cancer soit enrayé. À supposer qu'il le soit, <strong>la</strong><br />

voici infirme pour <strong>la</strong> vie et probablement exclue <strong>de</strong> l'amour, car on aime d'abord<br />

<strong>la</strong> beauté et ensuite, seulement, l'âme, si l'on s'y rend.<br />

24 mai : Je m'attelle à ma conférence du 28 <strong>de</strong>vant cinq à six cents femmes,<br />

membres <strong>de</strong> l'Association féminine d'éducation et d'action sociale. Hier, je n'ai<br />

rien fait : j'ai passé <strong>la</strong> journée avec le nouveau provincial.<br />

26 mai : J'apprends que le frère Bernard est opéré pour une quatrième fois en<br />

vingt-six jours.<br />

« La frontière <strong>de</strong> l'humain est <strong>la</strong> porte d'entrée <strong>de</strong> Dieu » (Gertru<strong>de</strong> von Le<br />

Fort).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 44<br />

29 mai : Hier soir, à Alma, conférence <strong>de</strong>vant plus <strong>de</strong> cinq cents femmes <strong>de</strong><br />

l'AFÉAS, région du Saguenay-Lac-SaintJean-Chibougamau-Chapais. Pratique-<br />

ment chaque ville ou vil<strong>la</strong>ge avait ses déléguées. Mon texte passe assez bien,<br />

malgré l'atmosphère habituelle <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong> repas, dans <strong>la</strong> cafétéria d'une école po-<br />

lyvalente : <strong>la</strong> salle est trop gran<strong>de</strong>, on ne peut embrasser l'auditoire d'un seul re-<br />

gard ; le repas n'est pas terminé ; pendant que tu parles, le service continue et les<br />

jeunes serveuses te passent sous le nez avec leurs p<strong>la</strong>teaux.<br />

Le chauffeur <strong>de</strong> taxi qui me ramenait d'Alma, l'autre soir, me disait : « J'ai ma-<br />

rié une "colonne" <strong>de</strong> Lac Bouchette. (Colonne, dans ce <strong>la</strong>ngage, signifie le fémi-<br />

nin <strong>de</strong> colon.) Nous nous sommes vus sept fois avant <strong>de</strong> nous marier. Je travail<strong>la</strong>is<br />

à Arvida [cent bons milles <strong>de</strong> distance]. J'étais le plus vieux, je faisais vivre mes<br />

parents. J'ai pas fait une grosse jeunesse ! J'ai eu les fièvres typhoï<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fois et<br />

j'ai été tuberculeux pendant <strong>de</strong>ux ans : ça part mal un mariage. Mais j'avais une<br />

bien bonne femme. Ça fait <strong>de</strong>s bonnes femmes, ces colonnes-là. »<br />

À côté <strong>de</strong> moi, à table, une toute petite femme, grosse comme rien. Elle dit :<br />

« J'ai eu neuf enfants. Quand <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière est arrivée, <strong>la</strong> plus vieille avait huit ans et<br />

<strong>de</strong>mi. » Cette femme-là est <strong>la</strong> nouvelle prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l'AFÉAS. Elle dit encore :<br />

« L'an prochain, je vais mener le congrès à mon goût. » Elle a <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie dans le<br />

corps !<br />

1er juin : On fait état d'un speaker <strong>de</strong> Radio-Moscou qui, <strong>de</strong>ux soirs <strong>de</strong> suite, a<br />

tranquillement déc<strong>la</strong>ré : « La popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l'Afghanistan joue un rôle <strong>de</strong> plus en<br />

plus important dans <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> son pays contre " l'envahisseur soviétique ". »<br />

Depuis, on n'a plus entendu parler <strong>de</strong> lui. Des êtres comme lui jouent gros jeu. Il<br />

s'agit là d'un homme qui a manifesté plus <strong>de</strong> courage que n'importe quel soldat.<br />

Messe du jour. Livre <strong>de</strong> Tobie. Prière du vieux Tobie et prière <strong>de</strong> Sara, très<br />

loin l'un <strong>de</strong> l'autre. La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture : « Au moment même, tous <strong>de</strong>ux furent<br />

entendus <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> Dieu » (3, 16). Quelle simplicité ! Je remarque que<br />

beaucoup <strong>de</strong> prières dans <strong>la</strong> Bible sont au singulier : un être dit sa misère ; il dit<br />

simplement sa misère à lui. Il ne prie pas comme quelqu'un qui est « informé »<br />

<strong>de</strong>s malheurs du mon<strong>de</strong>. Il prie comme quelqu'un qui est en mauvaise posture et<br />

qui pense à lui, à sa peau à lui.<br />

J'ai trop souvent écrit, dans ce journal, que ce sont les détails qui font <strong>la</strong> vie,<br />

ses joies et ses détresses, pour me priver <strong>de</strong> rapporter ici <strong>la</strong> coupure suivante, tirée


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 45<br />

<strong>de</strong> Time Magazine : « ... It's not the <strong>la</strong>rge things that send a man to the madhou-<br />

se... no, it's the continuing series of small tragédies that send a man to the mad-<br />

house... nor the <strong>de</strong>ath of his love but a shoe<strong>la</strong>ce that snaps with no time left... )~<br />

2 juin : Cérémonie <strong>de</strong> <strong>la</strong> remise du doctorat d'honneur, par l'Université du<br />

Québec à Chicoutimi. Jacques Tremb<strong>la</strong>y, Jean Pellerin, Guy Brouillet arrivent à<br />

Desbiens vers 15 h. Nous partons pour Chicoutimi à 16 h 30. Souper. Cérémonie.<br />

Fin <strong>de</strong> soirée chez mon frère Mozart, <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> ma famille et quelques<br />

amis.<br />

La réception <strong>de</strong> ce doctorat d'honneur, les circonstances qui l'ont entourée, <strong>la</strong><br />

présence <strong>de</strong> mes amis me causent une gran<strong>de</strong> joie. je reproduis ici <strong>de</strong>s extraits <strong>de</strong><br />

mon « discours <strong>de</strong> réception » :<br />

Au cas où quelqu'un ne connaîtrait pas <strong>la</strong> p<strong>la</strong>isanterie c<strong>la</strong>ssique au sujet<br />

<strong>de</strong>s doctorats, je rappelle qu'il y en a <strong>de</strong>ux sortes : les doctorats honoris<br />

causa (obtenus par honneur) et les doctorats sudoris causa (obtenus par <strong>la</strong><br />

sueur). [...] Un <strong>de</strong> mes maîtres morts, Bernanos, répétait comme un leitmotiv,<br />

en tête d'un <strong>de</strong> ses livres sulfureux : « J'ai juré <strong>de</strong> vous émouvoir<br />

d'amitié ou <strong>de</strong> colère, qu'importe ! »<br />

Bernanos est une gran<strong>de</strong> et lour<strong>de</strong> invocation. il faut <strong>de</strong> l'audace pour<br />

s'en réc<strong>la</strong>mer. En fait, je ne cherche pas à vous encolérer. Mais je ne renoncerais<br />

pas facilement à vous émouvoir d'amitié. Et à cette fin, je serai<br />

davantage personnel que ne le permettrait normalement une séance académique<br />

comme celle qui nous rassemble ce soir. En français approximatif,<br />

on emploie souvent l'adjectif « académique » : année académique, résultats<br />

académiques, programme académique. C'est tout faux ! Par contre,<br />

et en français correct, on peut dire « séance académique » et « discours »<br />

du même genre. Il en faut.<br />

Il me serait toutefois difficile d'être académique. Non pas que je veuille<br />

proférer <strong>de</strong>s insolences, ce<strong>la</strong> serait indécent. Il n'y a d'ailleurs que <strong>de</strong>ux<br />

moments dans une vie où l'on peut être insolent : dans l'innocence <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse et dans le dénuement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieillesse. Entre ces <strong>de</strong>ux extrêmes, où


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 46<br />

je me trouve présentement, on est pape<strong>la</strong>rd, pru<strong>de</strong>nt, peureux, courtisan<br />

compromis, domestiqué, provincial et parfois décoré.<br />

[ ... ] Je pense à Valéry, auteur académique s'il en est, qui disait : « Le<br />

renoncement méthodique à tout ce qui gonfle sans nourrir s'étend <strong>de</strong> lui-<br />

même aux faux honneurs qui n'ont d'existence que par ce qui s'en publie et<br />

par une convenance assez puérile. Quiconque résolument ignore ce qui se<br />

dit, ce qui s'écrit, ce qui se trame pour une élection, pour une décoration,<br />

pour un avancement, en un mot pour un parvenir, dé<strong>la</strong>issera sans nul re-<br />

gret maintes illusions obligatoires, renonçant ainsi, comme par contreentraînement,<br />

à bien <strong>de</strong> faux tracas, à bien <strong>de</strong> vaines tâches. » Mais où<br />

vais-je, <strong>de</strong> ce train ? Suis-je ici <strong>de</strong> mauvaise grâce ? Mauvais coucheur,<br />

mais alité quand même ? je suis ici parce que je suis une « institution ».<br />

L'institution Untel.<br />

[ ... ] À travers mon personnage, l'Université du Québec à Chicoutimi<br />

veut rendre hommage aux premiers artisans <strong>de</strong>s cégeps, en cette<br />

seizième année <strong>de</strong> leur existence tourmentée. Cette intention est c<strong>la</strong>irement<br />

indiquée dans le texte <strong>de</strong> <strong>la</strong> résolution d'attribution du doctorat : « ...<br />

pour sa contribution à l'imp<strong>la</strong>ntation du nouveau système d'enseignement<br />

au Québec. » Je veux nommer quelques-uns <strong>de</strong> ces artisans : Léopold Legroulx,<br />

l'infatigable rédacteur <strong>de</strong>s programmes <strong>de</strong> formation professionnelle,<br />

et son collègue, tenace et <strong>de</strong>spotique, Andréa Bouchard ; Olivier<br />

Tremb<strong>la</strong>y, l'auteur du document que l'on appe<strong>la</strong>it « <strong>la</strong> carte <strong>de</strong>s instituts » ;<br />

Gérard Arguin, l'astucieux forceur <strong>de</strong> Jonquière ; Léon Debien, l'un <strong>de</strong>s<br />

douze premiers directeurs <strong>de</strong>s services pédagogiques, et le premier frappé<br />

par <strong>la</strong> contestation <strong>de</strong> l'automne 1968 ; Gaston Bibeau, efficace et <strong>la</strong>conique<br />

; Jean-Marie Beauchemin, le sous-ministre responsable <strong>de</strong> ce niveau ;<br />

Maurice Mercier, aristotélicien fébrile, égaré dans <strong>la</strong> P<strong>la</strong>nification.<br />

Nul ne peut décemment parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire sans mentionner<br />

Arthur Tremb<strong>la</strong>y et Paul Gérin-Lajoie. Ces <strong>de</strong>ux hommes, en effet, l'un<br />

sur le p<strong>la</strong>n politique, l'autre sur le p<strong>la</strong>n technocratique, ont été les <strong>de</strong>ux locomotives<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire. Or, <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire, à notre échelle à<br />

nous, fut une aventure considérable. Les transformations <strong>de</strong> cette envergure,<br />

même voulues et longuement voulues, engendrent du bon et du mau-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 47<br />

vais, <strong>de</strong>s profits et <strong>de</strong>s pertes. L'action est toujours impure. Toute autre ré-<br />

forme aurait été impure, elle aussi.<br />

[ ... ] Les cégeps existent. Mille misères sont passées sur eux, mais ils<br />

sont là. Trop <strong>de</strong> bi<strong>la</strong>ns <strong>de</strong> l'enseignement collégial ont déjà été faits pour<br />

que j'aie le goût d'en ajouter un autre. Il n'est d'ailleurs pas facile d'isoler le<br />

« facteur » cégep du reste <strong>de</strong> l'évolution sociale <strong>de</strong>s vingt <strong>de</strong>rnières années.<br />

On peut isoler le comportement du baryum dans l'organisme, indépendamment<br />

<strong>de</strong> tous les autres mouvements du système digestif, mais on ne<br />

peut pas analyser le comportement <strong>de</strong>s cégeps indépendamment <strong>de</strong>s autres<br />

mouvements socioculturels au Québec et à l'extérieur du Québec. Qui<br />

pourrait dire comment les cégeps se seraient comportés s'il n'y avait pas eu<br />

<strong>la</strong> pilule, <strong>la</strong> drogue, le syndicalisme d'inspiration marxiste, <strong>la</strong> fièvre nationaliste,<br />

<strong>la</strong> contre-culture <strong>de</strong>s années 60-70. Qui pourrait dire comment se<br />

seraient comportés <strong>de</strong>s cégeps socialement aseptisés ?<br />

[ ... ] J'en arrive à dire un mot <strong>de</strong> ma communauté. Il serait étrange<br />

que, ayant pris soin <strong>de</strong> nommer quelques artisans d'une aventure qui m'a<br />

importé, mais qui ne coïnci<strong>de</strong> pas avec mon <strong>de</strong>stin, je n'aie rien à dire sur<br />

ma communauté religieuse. Ma communauté religieuse, c'est <strong>la</strong> femme <strong>de</strong><br />

ma jeunesse. Or, on n'oublie jamais <strong>la</strong> femme <strong>de</strong> sa jeunesse, comme dit le<br />

prophète Isaïe (54, 6). [...] J'ai eu, je me suis fabriqué une histoire assez<br />

orageuse et beaucoup, beaucoup moins glorieuse que ne le <strong>la</strong>isserait penser<br />

<strong>la</strong> cérémonie <strong>de</strong> ce soir. Que serais-je sans les frères maristes ? J'étais,<br />

je suis <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte d'hommes dont parle l'Écriture : « Où il n'y a pas <strong>de</strong><br />

haie, le domaine est au pil<strong>la</strong>ge, où il n'y a pas <strong>de</strong> femme, l'homme gémit et<br />

erre à l'aventure. Qui se fierait à un brigand agile qui bondit <strong>de</strong> ville en ville<br />

? Ainsi en est-il <strong>de</strong> l'homme qui n'a pas <strong>de</strong> nid et qui loge où <strong>la</strong> nuit le<br />

surprend » (Sir 36, 25-27).<br />

Un être sans feu ni lieu est un être sans foi ni loi. Ma communauté m'a<br />

sauvé tant qu'elle a pu. Elle a éduqué mon é<strong>la</strong>n, ce qui est une fonction<br />

proprement féminine ; elle m'a enduré, ce qui est une autre fonction proprement<br />

féminine. Elle m'a forcé à prier, ce qui est utile à tout, comme dit<br />

saint Paul, même s'il s'agit d'une prière purement physique, purement corporelle,<br />

mais qui, sur une longue portée, est <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> plus secourable qui<br />

soit.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 48<br />

[ ... ] À travers ma personne, les frères maristes ont joué un rôle dans<br />

<strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire. Ils en avaient joué un autre bien avant, et avec les au-<br />

tres communautés religieuses <strong>de</strong> frères et <strong>de</strong> sœurs, contempteurs du système<br />

en p<strong>la</strong>ce, forceurs et pionniers <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire, avant l'intervention<br />

<strong>de</strong> l'État.<br />

Note postérieure : Je relis ce passage en corrigeant le manuscrit <strong>de</strong> mon journal.<br />

Nous sommes dix ans plus tard. Les cégeps sont toujours « en question ».<br />

Avec trois amis, j'ai publié un long article dans La Presse, sur le sujet. (Voir entrée<br />

du 1er novembre 1992.) Ce<strong>la</strong> n'aura pas change grand-chose. On ne change<br />

plus rien à rien. Avant le Déluge, c'est bien en vain que les Noés l'annoncent. Et<br />

voilà qu'on se prend pour Noé !<br />

7 juin : Messe du jour : « Réponds sans te <strong>la</strong>sser à notre appel... » C'est l'Église<br />

qui s'adresse au Christ. C'est le Christ qui se dit ce<strong>la</strong> à lui-même.<br />

Un frère, à table, par<strong>la</strong>nt du nouveau provincial : « On est mieux d'avoir un<br />

provincial pas trop vertueux ! » Moi : « Depuis cinq ans, vous avez été chanceux.<br />

»<br />

8 juin : Il y a un rucher dans <strong>la</strong> prairie, en bordure <strong>de</strong> notre propriété. Comme<br />

il pleut sans cesse, le pollen tombe. Les abeilles volent bas. J'en voyais une cet<br />

après-midi se poser sur une fleur <strong>de</strong> fraisier. Je n'avais rien <strong>de</strong> sucré sur moi, sauf<br />

une menthe. Je <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse tomber. L'abeille s'envole. Pauvres insectes, qui n'ont<br />

même pas l'aiguillon du sexe pour tant se débattre ! Les abeilles ouvrières, en effet,<br />

sont asexuées. Et en plus, on leur vole leur miel.<br />

16 juin : Lu : « Bienheureux ceux qui savent rire d'eux-mêmes : ils n'ont pas<br />

fini <strong>de</strong> s'amuser ! »<br />

17 juin : Dernière journée <strong>de</strong> mon mandat <strong>de</strong> provincial. Ce matin, à 8 h 15,<br />

j'apprends <strong>la</strong> mort du frère Bernard Bouchard.


e. »<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 49<br />

19 juin : Dialogue sur les vipères : « Quelle vie, père » - « C'est <strong>la</strong> mort sû-<br />

20 juin : Funérailles du frère Bernard Bouchard. Cent cinquante invités. Que<br />

<strong>de</strong> détails il faut assurer dans <strong>de</strong> tels jours ! Ici, dans ces circonstances, nous fai-<br />

sons office d'hôtel (dix à quinze chambres à préparer, pour les personnes qui<br />

viennent <strong>de</strong> loin) et <strong>de</strong> salon funéraire.<br />

22 juin : Cet après-midi, par 31ºC, je fais <strong>de</strong>ux milles et <strong>de</strong>mi à marche for-<br />

cée. J'aime aller contre le froid et contre le chaud. Seul le vent gagne sur moi.<br />

24 juin : La Saint-Jean. Nous ne célébrons plus saint Jean-Baptiste, sauf<br />

l'Église, bien sûr. Aucune référence religieuse dans le message du premier ministre,<br />

à l'occasion <strong>de</strong> notre fête nationale. Il fait référence à l'histoire, mais c'est une<br />

histoire coupée <strong>de</strong> ses racines spirituelles. je n'attends pas d'homélie <strong>de</strong> <strong>la</strong> part<br />

d'un chef civil. Seulement un peu d'altitu<strong>de</strong>. René Lévesque vole bas.<br />

27 juin : Je commence le nettoyage <strong>de</strong> mes dossiers. je liqui<strong>de</strong> cinq ans <strong>de</strong><br />

provincia<strong>la</strong>t.<br />

28 juin : On m'a donné le livre <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Charron : Désobéir. Parallèlement,<br />

je suis en train <strong>de</strong> relire Le Confort intellectuel <strong>de</strong> Marcel Aymé (1949). J'ai dû<br />

lire ce volume vers 1955. J'en avais gardé un souvenir assez fort et assez précis. Si<br />

j'avais à enseigner l'essai au niveau collégial, ces années-ci, j'en ferais mon livre<br />

<strong>de</strong> base. Marcel Aymé dénonçait, dès 1949, les maux et les mots (à <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>) dont<br />

nous souffrons plus que jamais. Il n'a rien empêché, rien bloqué. La dérive du<br />

<strong>la</strong>ngage continue à charrier le peu <strong>de</strong> c<strong>la</strong>rté que donnent les mots dans un torrent<br />

<strong>de</strong> confusion.<br />

Désobéir, c'est rejeter <strong>de</strong>s lois connues, rodées et, somme toute, adaptées à<br />

l'homme, pour se jeter dans les filets, souples et accommodants, au départ, d'au-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 50<br />

tres lois autrement plus étrang<strong>la</strong>ntes et mortelles. On ne mène et on ne se mène<br />

qu'en obéissant. « Obéissance, toujours ; respect à l'esprit seulement », disait<br />

A<strong>la</strong>in. Le marin domine <strong>la</strong> mer parce qu'il lui obéit. Sinon, il fait naufrage.<br />

2 juillet : Il y a quarante-<strong>de</strong>ux ans aujourd'hui, j'entrais au juvénat. Je prenais<br />

ainsi, sans le savoir, <strong>la</strong> décision fondatrice <strong>de</strong> ma vie. je suis parti sachant que je<br />

ne reviendrais pas avant <strong>de</strong>ux ans (c'était <strong>la</strong> règle, à l'époque), pério<strong>de</strong> considérable<br />

pour un adolescent qui n'est jamais sorti <strong>de</strong> son vil<strong>la</strong>ge. À quarante-<strong>de</strong>ux ans<br />

<strong>de</strong> distance, je suis à <strong>la</strong> veille d'un nouveau départ, vers je ne sais quoi. Je ne sais<br />

même pas où on va me loger.<br />

Dans <strong>la</strong> préface aux oeuvres complètes <strong>de</strong> Saint-Exupéry, dans <strong>la</strong> Pléia<strong>de</strong>, Roger<br />

Caillois écrit : « Peut-être les temps viendront-ils d'une littérature réconciliée<br />

avec <strong>la</strong> Cité : parmi les formes qu'elle peut prendre, celle que les auteurs qui<br />

paient d'avance ont inaugurée n'est sans doute ni <strong>la</strong> moins heureuse, ni <strong>la</strong> moins<br />

assurée <strong>de</strong> son opportunité. »<br />

Cherchant cette référence, je remarque que ce volume m'a été donné par le frère<br />

Marcel Colin. Il avait écrit une dédicace que je n'avais pas relue <strong>de</strong>puis longtemps<br />

: « En souvenir <strong>de</strong> votre premier 7 mars d'exil... Et je vous redis, simplement,<br />

ce mot <strong>de</strong> Monther<strong>la</strong>nt qui doit rester une consigne pour votre spiritualité,<br />

votre style, votre vie, votre travail : "J'aime <strong>la</strong> réalité ; elle n'a pas pour moi d'infiniment<br />

petits ; rien en elle ne me semble indigne" (Les Olympiques). L'amour <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> réalité vous a valu Rome ; qu'il vous serve à vous surpasser. » (Rome, 7 mars<br />

1962.) Relire cette dédicace, par hasard, vingt et un ans plus tard, et en ce 2 juillet,<br />

c'est un peu troub<strong>la</strong>nt. Il y a un lien dans tout ce<strong>la</strong>, mais lequel ? En fait, davantage<br />

qu'un lien, il y a confirmation. L'amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité, c'est-à-dire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité, par opposition au rêve ou à l'idéologie, est certainement un trait <strong>de</strong> mon<br />

caractère. Et, sinon l'amour, du moins le goût d'y voir c<strong>la</strong>ir. Bref, <strong>la</strong> lucidité.<br />

3 juillet : Désobéir, <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Charron. J'ai abordé son récit avec <strong>de</strong>s préjugés<br />

contre. J'en sors avec <strong>de</strong>s sentiments mêlés. L'homme est séduisant ; il est déroutant.<br />

Il n'est pas un point fixe et il navigue sans boussole. Mais il n'est point méprisable.<br />

En 1978 ou 1979, j'avais participé avec lui à un séminaire. Nous étions<br />

une vingtaine. Il m'avait un peu eu, au point que j'avais songé, un moment, à lui


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 51<br />

écrire, ce qui, chez moi, est toujours le signe que quelqu'un m'a rejoint. À <strong>la</strong> fin <strong>de</strong><br />

son récit autobiographique, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Charron accroche son wagon au train du féminisme<br />

!<br />

Protection absolue : une mouche sur un tue-mouches. Comment voulez-vous<br />

tuer une mouche posée sur votre tue-mouches !<br />

Réc<strong>la</strong>me pour une marque <strong>de</strong> whisky : « Fournisseurs <strong>de</strong> feu Leurs Majestés<br />

George III, George IV, William X, Victoria, Édouard V, George V, George VI et<br />

<strong>de</strong> feu son Altesse le prince <strong>de</strong> Galles (1921-1936). » Touchant ce <strong>de</strong>rnier, on<br />

mentionne son règne comme prince <strong>de</strong> Galles, mais on ne parle pas <strong>de</strong>s quelques<br />

mois où il a porté le nom d'Édouard VIII, avant son abdication.<br />

6 juillet : Dès que je n'ai pas <strong>de</strong> travail à faire, comme c'est le cas ces jours-ci,<br />

je me sens vaguement coupable, injustifié. Par contre, ce<strong>la</strong> ne me fait rien <strong>de</strong> travailler<br />

pendant que d'autres sont en vacances. je n'en éprouve alors aucun « ressentiment<br />

» ni aucune envie.<br />

Durant l'été 1967, je n'ai pas pris <strong>de</strong> vacances, trop occupé à <strong>la</strong> mise sur pied<br />

<strong>de</strong>s premiers cégeps. Je n'avais même pas eu le temps <strong>de</strong> mettre les pieds à l'Exposition<br />

universelle <strong>de</strong> Montréal. J'avais écrit sur un tableau, dans une salle <strong>de</strong><br />

réunions, <strong>la</strong> phrase d'Edgar Morin dans L'Esprit du temps : « La valeur <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

vacances naît <strong>de</strong> <strong>la</strong> vacance <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s valeurs. »<br />

« Une société s'élève <strong>de</strong> <strong>la</strong> brutalité jusqu'à l'ordre. Comme <strong>la</strong> barbarie est l'ère<br />

du fait, il est donc nécessaire que l'ère <strong>de</strong> l'ordre soit l'empire <strong>de</strong>s fictions, car il<br />

n'y a point <strong>de</strong> puissance capable <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r l'ordre sur <strong>la</strong> seule contrainte <strong>de</strong>s corps<br />

par les corps. Il y faut <strong>de</strong>s forces fictives, l'action <strong>de</strong> présence <strong>de</strong> choses absentes<br />

» (Valéry).<br />

9 juillet : « People don't have to be told ; they have to be allowed » (John<br />

Opel, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> IBM). Être commandé est bien autre chose qu'être autorisé.<br />

Mais pour autoriser, il faut une autorité.<br />

Pour <strong>la</strong> première fois dans leur histoire, il y a plus <strong>de</strong> personnes aux États-<br />

Unis qui ont soixante-cinq ans et plus qu'il n'y a <strong>de</strong> teenagers : 27,4 millions<br />

contre 26,5 (Time Magazine).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 52<br />

14 juillet : Mort <strong>de</strong> Gabrielle Roy, à soixante-quatorze ans. J'ai lu plusieurs <strong>de</strong><br />

ses ouvrages ; je l'ai rencontrée une fois, en sortant <strong>de</strong> l'église Saint-Dominique, à<br />

Québec, en mars ou avril 1970. Elle était montée dans mon appartement. Nous<br />

avions parlé pendant une heure ou <strong>de</strong>ux. Je retiens sa mo<strong>de</strong>stie, son attention.<br />

C'était quelqu'un d'attentif, donc <strong>de</strong> vulnérable.<br />

17 juillet : Hier, pique-nique aux chutes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Métabetchouan, avec mon frère<br />

Mozart et son fils, André. Ils paraissaient heureux et je l'étais aussi. P<strong>la</strong>isir simple<br />

et peu coûteux. Notre pique-nique nous a coûté environ 6 $ chacun, y compris le<br />

prix d'entrée sur le terrain. Nous avons été sept heures au grand air et nous avons<br />

fourni un effort physique respectable. Ce<strong>la</strong> veut dire 1$ l'heure par personne Ce<strong>la</strong><br />

est à <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> n'importe qui.<br />

18 juillet : Ces jours-ci, à <strong>la</strong> messe, on lit le récit <strong>de</strong> <strong>la</strong> sortie d'Égypte. Ce<br />

soir, une phrase m'a frappé : « Pourquoi nous as-tu fait sortir d'Égypte ? N'est-ce<br />

pas là ce que nous te disions en Égypte : <strong>la</strong>isse-nous servir l'Égypte. Mieux vaut<br />

pour nous servir l'Égypte que <strong>de</strong> mourir au désert » (Ex 14, 12). Ainsi donc, avant<br />

<strong>de</strong> partir, il y avait eu résistance <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du peuple ! Je remarque ce détail pour<br />

<strong>la</strong> première fois. Pour passer <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> au service, il faut y être contraint.<br />

19 juillet : J'ai reçu un inconnu cet après-midi. Il a déjà été courtier en assu-<br />

rances. Il est professeur <strong>de</strong>puis seize ans. Il est actuellement en « disponibilité »<br />

(terme du jargon ministériel pour désigner les professeurs surnuméraires. Ils sont<br />

payés à plein sa<strong>la</strong>ire pendant <strong>de</strong>ux ans, sous réserve d'accepter une tâche s'il s'en<br />

présente une.) Il a élevé dix enfants. Une <strong>de</strong> ses filles se marie bientôt à Saskatoon<br />

avec un pasteur luthérien. Il a déjà subi <strong>de</strong>ux infarctus. Il s'adonne un peu à <strong>la</strong><br />

pensée orientale. il veut « se restructurer l'esprit » (c'est son mot). Il veut que je<br />

lui recomman<strong>de</strong> quelques bons livres <strong>de</strong> philosophie. Par où commencer ? Je lui<br />

parle <strong>de</strong>s catégories d'Aristote. Il a vaguement entendu parler. Il est tout désorien-<br />

té, touchant et pitoyable. Il a quand même élevé dix enfants ! On peut élever une<br />

famille et ignorer Aristote. L'idée lui est venue <strong>de</strong> me rencontrer parce qu'il a vu


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 53<br />

l'émission sur le frère Untel à Radio-Québec. C'est ainsi qu'il a appris que j'avais<br />

étudié un peu <strong>de</strong> philosophie. je lui recomman<strong>de</strong> quelques manuels et quelques<br />

auteurs, dont A<strong>la</strong>in.<br />

20 juillet : Je reçois une lettre du Rwanda. Le timbre porte <strong>la</strong> mention : 20e<br />

anniversaire <strong>de</strong> l'indépendance. Vingt ans : une génération complète, si l'on songe<br />

que l'espérance <strong>de</strong> vie est <strong>de</strong> quarante-huit ans dans ce pays. Je me pose <strong>la</strong> question<br />

: seraient-ils plus avancés s'ils étaient encore « colonie » ? Je pense que oui,<br />

et pour <strong>de</strong>ux raisons : a) <strong>la</strong> métropole aurait continué <strong>de</strong> les encadrer, <strong>de</strong> les organiser<br />

; b) pendant ce temps, ils auraient continué <strong>de</strong> s'affranchir, <strong>de</strong> toute façon.<br />

Ce qui retar<strong>de</strong> et même fait reculer, c'est <strong>la</strong> rupture, <strong>la</strong> solution <strong>de</strong> continuité. Voltaire<br />

disait : « La dépendance, et non l'inégalité, voilà le malheur réel. »<br />

21 juillet : Je lis dans Documentation catholique un article intitulé : « Martin<br />

Luther, témoin <strong>de</strong> Jésus-Christ ». On en aura fait du chemin <strong>de</strong>puis trente ans !<br />

Que l'on rapproche ce titre et cet éloge, par exemple, du Portrait <strong>de</strong> Luther, par<br />

Jacques Maritain, dans Trois Réformateurs, et on verra ! Je lisais l'ouvrage <strong>de</strong><br />

Maritain en 1953.<br />

Le vérificateur <strong>de</strong> nos livres comptables cherche un détail (quel est le sol<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

notre compte à Rome pour l'exercice 1982-1983). L'économe provincial et le vérificateur<br />

se livrent à <strong>de</strong>s spécu<strong>la</strong>tions fragiles. Je les entends discuter le coup. Je<br />

propose d'appeler à Rome. Dix minutes plus tard, j'avais <strong>la</strong> réponse.<br />

Dans l'Exo<strong>de</strong>, l'instrument humain <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération <strong>de</strong>s Hébreux est un homme<br />

conscient <strong>de</strong> sa faiblesse. Il recule <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> mission que Yahvé veut lui confier. Il<br />

invoque le fait qu'il a « <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue pesante » ; il propose d'être remp<strong>la</strong>cé par son<br />

frère Aaron. Yahvé répond : « Va ! je marcherai avec toi » (4, 12).<br />

22 juillet : L'automne <strong>de</strong>rnier, j'ai enregistré un film qui sera présenté à Radio-Québec<br />

dans <strong>la</strong> série télévisée Visages. Chaque émission porte sur <strong>la</strong> vie et<br />

l'œuvre d'une quinzaine <strong>de</strong> personnes. L'équipe a enregistré pendant plusieurs<br />

heures dont on ne retiendra qu'une <strong>de</strong>mi-heure. L'idée nous vient <strong>de</strong> transcrire <strong>la</strong><br />

totalité <strong>de</strong>s entrevues et d'en faire un livre du type : Entretiens avec... Cet après-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 54<br />

midi, je travaille à ce projet avec un membre <strong>de</strong> l'équipe, Louise Acco<strong>la</strong>s-<br />

Bouchard.<br />

Je passe <strong>la</strong> matinée avec le provincial pour régler différentes questions re<strong>la</strong>ti-<br />

ves à <strong>la</strong> transmission <strong>de</strong>s pouvoirs, comme on dit. Le provincial m'offre une pé-<br />

rio<strong>de</strong> sabbatique.<br />

27 juillet : Lu : « You can't fire a volunteer ! » J'aime.<br />

28 juillet : Je continue mon travail avec Louise Acco<strong>la</strong>s-Bouchard. Le projet<br />

va bon train. Dans l'après-midi, je cueille <strong>de</strong>s framboises pendant une heure et<br />

<strong>de</strong>mie. Silence total. On n'entend que le cri <strong>de</strong>s oiseaux, le bourdonnement <strong>de</strong>s<br />

abeilles, le vent dans les pins.<br />

30 juillet : Je continue à empaqueter mes objets personnels. Je n'en suis pas à<br />

mon premier déménagement. Il m'amuse d'en dresser <strong>la</strong> liste :<br />

1939 : Nous quittons <strong>la</strong> maison où je suis né, pour nous installer à loyer.<br />

1941 : Départ pour le juvénat <strong>de</strong> Lévis.<br />

1943 : Départ pour le noviciat <strong>de</strong> Saint-Hyacinthe. 1.945 : Départ pour le<br />

sco<strong>la</strong>sticat <strong>de</strong> Valcartier.<br />

1946 : Départ pour l'école Saint-Malo, à Québec.<br />

1946 : Décembre, départ pour l'infirmerie <strong>de</strong> Saint-Hyacinthe.<br />

1947 : Août, départ pour une convalescence à Valcartier.<br />

1947 : Décembre, départ pour l'hôpital Laval.<br />

1951 : Novembre, départ pour l'infirmerie <strong>de</strong> Saint-Hyacinthe.<br />

1952 :Avril, départ pour l'école Saint-Sacrement, à Québec, pour poursuivre<br />

ma convalescence.<br />

1952 : Août, départ pour Valcartier. Reprise <strong>de</strong> mes étu<strong>de</strong>s. 1954 : Avril, départ<br />

<strong>de</strong> Valcartier pour l'hôpital Laval.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 55<br />

1955 : janvier, départ pour l'école <strong>de</strong>s Saints-Martyrs canadiens, à Québec.<br />

Étu<strong>de</strong> à l'université Laval.<br />

1957 : Départ pour l'école Saint-Sacrement.<br />

1958 : Départ pour Chicoutimi. Enseignement.<br />

1960 : Départ pour Alma. Enseignement.<br />

1961 : Départ pour Rome. Étu<strong>de</strong>s.<br />

1962 : Départ pour Fribourg (Salesianum).<br />

1963 : Départ pour Saint-Nico<strong>la</strong>s-<strong>de</strong>-Flue, notre juvénat à Fribourg.<br />

1964 : Départ pour l'école Saint-Malo. Travail au ministère <strong>de</strong> l'Éducation.<br />

1969 : Déménagement avenue Laurier, Québec.<br />

1970 : Déménagement à Montréal. Travail à La Presse.<br />

1972 : Départ pour le Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy.<br />

1978 : Départ pour Desbiens, pour exercer les fonctions <strong>de</strong> provincial.<br />

1983 : Départ pour... Je l'ignore.<br />

Vingt-cinq déménagements complets en quarante-quatre ans. Mes déménage-<br />

ments, toutefois, ne sont pas comparables à ceux d'une famille. À part quelques<br />

livres, je n'ai pas grand-chose à déménager.<br />

31 juillet : Le rapport d'une commission fédérale d'enquête sur l'éducation aux<br />

États-Unis (A Nation at risk) déc<strong>la</strong>re que « pour <strong>la</strong> première fois, dans l'histoire<br />

américaine, les acquis sco<strong>la</strong>ires d'une génération ne dépasseront pas ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

génération précé<strong>de</strong>nte ; n'y équivaudront même pas ; ne s'en rapprocheront même<br />

pas. Pour <strong>la</strong> première fois, les fils savent moins que les pères. » L'école, telle que<br />

nous <strong>la</strong> connaissons, a-t-elle fait son temps ? Un peu comme les chemins <strong>de</strong> fer,<br />

remp<strong>la</strong>cés par les camions et les autos ? Ce fait confirme-t-il notre enfoncement<br />

dans une nouvelle barbarie ? S'explique-t-il, en partie, par les abus syndicaux,<br />

comme le featherbedding a tué le chemin <strong>de</strong> fer ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 56<br />

2 août : Château-Richer et pour Montréal, le len<strong>de</strong>main : enregistrement d'une<br />

émission pour Radio-Québec. Retour à Desbiens le 5.<br />

15 août : Ce matin, en déjeunant, je prends ma décision : je m'installerai <strong>de</strong><br />

nouveau à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce Champagnat, au Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy.<br />

22 août : Le 18, séminaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue L'Analyste, à Montréal. Retour à Chi-<br />

coutimi, le 19.<br />

Grâce à une nouvelle variété <strong>de</strong> <strong>la</strong>ser, les <strong>la</strong>boratoires Bell annoncent qu'il suf-<br />

fit d'une secon<strong>de</strong> pour transmettre à un <strong>de</strong>uxième ordinateur le contenu d'une en-<br />

cyclopédie <strong>de</strong> trente volumes mémorisé sur un premier ordinateur.<br />

Il y a un mois, René Lévesque disait que le Québec ferait l'indépendance<br />

quand les vieux seraient morts. Et d'une. Commentant le vote d'hier du Sommet<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> jeunesse, où les jeunes ont majoritairement rejeté l'indépendance, il affirme<br />

que ce<strong>la</strong> ne le surprend pas. Et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. Ces hommes-là disent n'importe quoi.<br />

Note postérieure : En octobre 1992, une artiste <strong>de</strong> téléroman, Diane Jules,<br />

qui fait campagne pour le non au référendum sur l'accord constitutionnel <strong>de</strong><br />

Charlottetown, a déc<strong>la</strong>ré que seuls « les petits vieux qui ont <strong>la</strong> chienne voteront<br />

pour le oui ». Aussitôt, les chefs du non, Parizeau et Bouchard, <strong>de</strong> désavouer <strong>la</strong><br />

comédienne et <strong>de</strong> s'excuser auprès <strong>de</strong>s petits vieux !<br />

23 août : La police vient d'arrêter l'assassin d'une fillette <strong>de</strong> six ans. Il s'agit<br />

d'un jeune homme <strong>de</strong> vingt-quatre ans, tout petit, malingre, abandonné. La foule<br />

hur<strong>la</strong>it : « Fumier ! À mort ! » L'assassin, manifestement un <strong>de</strong>meuré, avait voulu<br />

ramener <strong>la</strong> fillette dans le parc d'où il l'avait tirée, mais à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong>s policiers qui<br />

le recherchaient, il aurait paniqué et ramené <strong>la</strong> fillette plus loin. Il l'a attachée à un<br />

arbre, avec une chaussette dans <strong>la</strong> bouche pour l'empêcher <strong>de</strong> crier. La fillette a<br />

mis soixante-douze heures à mourir <strong>de</strong> peur, <strong>de</strong> froid, <strong>de</strong> faim, <strong>de</strong> piqûres <strong>de</strong><br />

moustiques. Tout ce<strong>la</strong> est horrible.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 57<br />

Horrible aussi d'être ce jeune homme, rejeté, abandonné et quand même excité<br />

par les images et les hormones. Plus horrible encore, l'horreur <strong>de</strong> <strong>la</strong> foule où se<br />

trouvaient sans doute <strong>de</strong>ux ou trois assassins potentiels, quelques avorteurs.<br />

3 septembre : Résumé : le 26 août, travail à Radio-Québec, à Alma. Départ à<br />

13 h pour Québec et Montréal. Souper rapi<strong>de</strong> et départ pour Orford, avec Laura et<br />

Jacques Tremb<strong>la</strong>y. Le 27, correction <strong>de</strong>s épreuves <strong>de</strong> Appartenance et Liberté.<br />

Célébration <strong>de</strong>s vingt-cinq ans <strong>de</strong> mariage <strong>de</strong> Laura et Jacques. Ils m'avaient <strong>de</strong>-<br />

mandé <strong>de</strong> prononcer l'homélie à <strong>la</strong> messe. J'ai donné un texte dont je ne suis pas<br />

mécontent sur le thème : « Mariage et Société ». Le 29, départ pour Longueuil, où<br />

je donne une conférence <strong>de</strong>vant le corps professoral du collège Durocher. Départ<br />

pour Québec à 17 h. Soirée avec Monique et Andréa Bouchard. Le 30, départ<br />

pour Chicoutimi. Proposition ferme, <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du recteur <strong>de</strong> l'université, d'un emploi<br />

à titre <strong>de</strong> professeur invité. Retour à Desbiens. Hier, emménagement à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce<br />

Champagnat.<br />

Un avion <strong>de</strong> chasse soviétique a abattu un Boeing 747 sud-coréen. Deux cent<br />

soixante-neuf morts. Indignation générale, évi<strong>de</strong>mment. L'URSS nie. La télévision<br />

nous donne, via un satellite japonais, <strong>la</strong> conversation entre le pilote <strong>de</strong> l'avion<br />

<strong>de</strong> chasse soviétique et <strong>la</strong> base <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>ment : - « Je vois <strong>la</strong> cible. » - « Tirez<br />

! » - « Feu ! » Les États disposent <strong>de</strong> moyens techniques sophistiqués ; ils disposent,<br />

<strong>de</strong> plus, <strong>de</strong> leviers humains obéissants. Au <strong>de</strong>rnier moment, un homme<br />

exécute l'ordre d'un autre homme.<br />

4 septembre : Pour s'excuser d'une erreur protoco<strong>la</strong>ire, Reagan aurait dit à un<br />

groupe <strong>de</strong> femmes : « If it wasn't for women, us men would still be in skin suits<br />

carrying clubs. » Une lettre au Time Magazine relève <strong>de</strong>ux fautes <strong>de</strong> grammaire.<br />

Il aurait dû dire : if it weren't... et we men. Deux fautes plus une comparaison douteuse.<br />

11 septembre : Langue. « Je me sens touriste dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong> »<br />

(Kafka). « Je suis citoyen du français » (Elie Wiesel). À <strong>la</strong> suite d'un séjour aux<br />

États-Unis, le même Wiesel notait : « ... c'était épouvantable, dans <strong>la</strong> presse amé-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 58<br />

ricaine, génoci<strong>de</strong>, holocauste, ça revenait tout le temps sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong>s journa-<br />

listes et <strong>de</strong>s intellectuels. On par<strong>la</strong>it d'holocauste parce qu'une équipe avait été<br />

sévèrement battue. »<br />

ly ! »<br />

Lu : « How do you keep a dog from going mad in August ? Shoot him in Ju-<br />

12 septembre : Comment on gomme l'histoire. « Raymond Aron en aura ana-<br />

lysé <strong>la</strong> succession <strong>de</strong>s formes et <strong>de</strong>s masques. Si l'intelligentsia française a fini par<br />

être une <strong>de</strong>s mieux vaccinées contre les pièges du marxisme, a qui le doit-elle plus<br />

qu'à lui ? » (François Furet, Le Nouvel Observateur, 2 septembre 1983.) Et voilà<br />

comment on récupère un homme <strong>de</strong> soixante-dix-huit ans et comment on se met à<br />

l'abri sous son ombre. L'intelligentsia française, <strong>de</strong> 1930 à 1975 (jusqu'à <strong>la</strong> percée<br />

<strong>de</strong> Soljenitsyne), a été <strong>la</strong> plus têtue, <strong>la</strong> plus aveugle, <strong>la</strong> plus menteuse. Aron a été<br />

une espèce d'exilé <strong>de</strong> l'intérieur tout ce temps, au profit <strong>de</strong> Sartre. Sartre mort,<br />

l'imposture totalitaire désormais impossible à celer, on se réc<strong>la</strong>me rétroactivement<br />

<strong>de</strong> Aron. La race <strong>de</strong>s intellectuels sait toujours remettre sa montre à l'heure <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mo<strong>de</strong>.<br />

Intrépi<strong>de</strong> : un mot que j'aime et que je ne réussis pas à p<strong>la</strong>cer aussi souvent<br />

que je le voudrais. C'est l'anagramme partielle <strong>de</strong> « entreprise ».<br />

Je suis installé à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce Champagnat <strong>de</strong>puis maintenant dix jours. J'enregistre<br />

mon premier grief : on vit dans le bourdonnement continuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> radio ou<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision, absolument ininterrompu, <strong>de</strong> 7 h du matin à 2 h du matin suivant<br />

! Le silence, le simple silence, est <strong>de</strong>venu un luxe fragile et presque partout<br />

hors <strong>de</strong> portée.<br />

13 septembre : Vol 007, Korean Air Lines. Au téléjournal, hier, entrevue en<br />

direct avec un journaliste soviétique. Il parle un français impeccable. Il ne semble<br />

nullement nerveux. Il maîtrise son dossier. Simon Durivage lui pose <strong>la</strong> question :<br />

« Le territoire soviétique est donc plus sacré que <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent soixante-neuf<br />

personnes ? » Je ne me souviens pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> réponse du journaliste soviétique.<br />

Quelque chose comme : nous n'avions pas le choix ! En fait, on n'a jamais hésité à<br />

tuer <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> personnes pour le « territoire national ». Nous ne savons pas


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 59<br />

tout <strong>de</strong> cette affaire du vol 007. Comment un avion peut-il, en 1983, <strong>de</strong>meurer,<br />

pendant plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures, 500 km en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son corridor <strong>de</strong> vol ? Les Soviétiques,<br />

en ne répondant pas tout <strong>de</strong> suite aux accusations occi<strong>de</strong>ntales, <strong>la</strong>issaient<br />

les autres formuler diverses hypothèses, se gardant <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> choisir celle<br />

qui faisait le mieux leur affaire. Nous ne savons pas tout et nous ne sommes pas<br />

en guerre. Que serait-ce alors ? Je songe à A<strong>la</strong>in, engagé volontaire en 1914 : « Je<br />

n'aurais pas supporté <strong>la</strong> vie civile pendant les temps tragiques, et, vraisemb<strong>la</strong>blement,<br />

entre les vils lieux communs et <strong>la</strong> révolte, j'aurais pris une route non moins<br />

dangereuse que celle <strong>de</strong> l'artilleur. »<br />

On a créé le mot « désinformation » pour désigner une tactique <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong><br />

qui consiste à mêler les cartes en fournissant une information biaisée, partiellement<br />

vraie ou carrément fausse. L'affaire du vol 007 est un cas patent. Du côté <strong>de</strong><br />

l'URSS, on nie d'abord, puis on reconnaît le fait, mais on accuse <strong>la</strong> CIA. Du côté<br />

américain, on se dépêche <strong>de</strong> rendre public le fait, puis on prend les <strong>de</strong>vants en<br />

reconnaissant que, quelques heures avant le passage du Boeing, un avion-espion<br />

avait bel et bien survolé le territoire soviétique. Hier, on émettait l'hypothèse que<br />

l'avion <strong>de</strong> <strong>la</strong> KAL était équipé pour l'espionnage. Le pire, c'est que tout est p<strong>la</strong>usible.<br />

Par conséquent, <strong>la</strong> vérité est hors <strong>de</strong> portée. Tout ce<strong>la</strong> est également vain : <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux côtés, les inconditionnels acceptent <strong>la</strong> version qui leur est consonante, et les<br />

sceptiques conservent leur doute. C'est mon cas. Ou bien il s'agit d'un acte <strong>de</strong> barbarie<br />

soviétique, ou bien il s'agit d'un acte machiavélique américain. La perte nette<br />

et irréversible, ce sont les <strong>de</strong>ux cent soixante-neuf victimes innocentes et l'é<strong>la</strong>rgissement<br />

du fossé entre les <strong>de</strong>ux blocs.<br />

17 septembre : Je prépare ma conférence à Saint-Félicien du 22 courant. Le<br />

thème : « Langue et pensée ». J'ai traité ce sujet vingt fois <strong>de</strong>puis dix ans. Je pourrais<br />

réutiliser ma conférence d'il y a <strong>de</strong>ux ou trois ans à Chicoutimi. Je m'impose<br />

<strong>de</strong> tout récrire. Comme d'habitu<strong>de</strong>, cette échéance empoisonne mes journées.<br />

20 septembre : Je lis Le Nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> rose <strong>de</strong> Umberto Eco. Ouvrage altier et<br />

décontracté. Il cite <strong>de</strong> longs passages en <strong>la</strong>tin, sans les traduire. Une coupe du haut<br />

Moyen Âge : les ordres mendiants, les hérésies vaudoise, albigeoise, cathare, etc.<br />

L'Inquisition, le combat d'arrière-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'ancien mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant les percées <strong>de</strong> <strong>la</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 60<br />

Renaissance, <strong>la</strong> corruption <strong>de</strong> l'Église et <strong>de</strong>s abbayes, <strong>la</strong> lutte pour le pouvoir dans<br />

les abbayes et dans le siècle, <strong>la</strong> procession <strong>de</strong>s péchés ordinaires, l'écrasement <strong>de</strong>s<br />

petits, l'éloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> science et <strong>de</strong> l'humour, bref, un mon<strong>de</strong>. Et une érudition<br />

époustouf<strong>la</strong>nte. Comment un homme peut-il porter un tel ouvrage ?<br />

26 septembre : Rétrospective :<br />

21 septembre, départ pour Saint-Félicien.<br />

22 septembre, conférence au cégep, <strong>de</strong> 14 h à 17 h, y compris <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

questions. À 20 h, <strong>la</strong>ncement <strong>de</strong> Appartenance et Liberté, à Chicoutimi.<br />

23 et 24 septembre, séances <strong>de</strong> signature au Salon du livre.<br />

25 septembre, visite à ma mère.<br />

26 septembre, retour à Québec, enregistrement d'une émission pour Radio-<br />

Canada.<br />

27 septembre : Tino Rossi est mort cette nuit, à soixante-seize ans. Il fut le<br />

premier <strong>de</strong>s grands chanteurs <strong>de</strong> charme <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue française. Dans les années 30,<br />

on copiait les paroles <strong>de</strong> ses chansons à partir <strong>de</strong> l'audition à <strong>la</strong> radio. La radio<br />

elle-même n'avait pas dix ans ! Un soir, quelques jours avant <strong>de</strong> partir pour le<br />

juvénat, je me berçais sur <strong>la</strong> galerie avec ma mère. Nous <strong>de</strong>meurions à côté d'un<br />

café-restaurant. La radio jouait Marinel<strong>la</strong>. J'étais rempli <strong>de</strong> <strong>la</strong> gravité qui précè<strong>de</strong><br />

les grands départs.<br />

28 septembre : Je travaille, à titre <strong>de</strong> « consultant » au ministère <strong>de</strong> l'Éducation,<br />

en vue <strong>de</strong> préparer un rapport sur le rôle et <strong>la</strong> taille du ministère. Inci<strong>de</strong>nt<br />

curieux : à 14 h, alerte générale. On vi<strong>de</strong> l'édifice. Environ cinq cents personnes.<br />

On apprend après coup qu'il s'agit <strong>de</strong> l'exercice annuel d'évacuation exigé par le<br />

règlement. Dans ces circonstances, mon imagination travaille vite. J'imagine le<br />

pire : une bombe, l'effondrement <strong>de</strong> l'édifice, tout. Mais je ne panique pas. Je sens<br />

seulement que mes joues se tirent.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 61<br />

Mère : elle est trop confuse pour lire et voir l'hommage que je lui rends dans<br />

Appartenance et Liberté, photos à l'appui. Tel est le circuit <strong>de</strong> l'amour : A donne à<br />

B, qui donne à C, qui donne à D, etc. La boucle se referme rarement sur ellemême.<br />

L'amour n'est pas une industrie vivrière ; c'est une économie générale.<br />

1er octobre : On dénonce parfois l'abus <strong>de</strong>s acronymes. Mais comment les<br />

éviter dans le mon<strong>de</strong> contemporain ? Dans une discussion sur les « collèges d'enseignement<br />

général et professionnel », par exemple, qui aura <strong>la</strong> patience <strong>de</strong> prononcer<br />

tous les mots ou, dans un texte, <strong>de</strong> les écrire tout au long ? Et si l'on pense<br />

maintenant à NASA ou à UNESCO, à cent autres. Il est <strong>de</strong>venu nécessaire <strong>de</strong><br />

passer par les acronymes. Il <strong>de</strong>meure que nous nous enfonçons dans <strong>la</strong> babélisation<br />

du <strong>la</strong>ngage. La réalité technique est incompatible avec un <strong>la</strong>ngage humain.<br />

Pascal a pu écrire son œuvre avec mille cinq cents mots différents. Il lui en faudrait<br />

davantage maintenant pour décrire notre civilisation. Nous avons trop <strong>de</strong><br />

choses à nommer et trop <strong>de</strong> choses elles-mêmes atomisées.<br />

Tino Rossi (suite) : Il a enregistré <strong>de</strong>ux mille chansons ; ses disques se sont<br />

vendus à plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents millions d'exemp<strong>la</strong>ires. Quand on songe qu'un disque<br />

peut être écouté <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> fois (et à <strong>la</strong> radio, par <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> milliers<br />

d'auditeurs à <strong>la</strong> fois), on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s'il y a un seul être humain qui n'ait pas<br />

entendu Tino Rossi au moins une fois. Il est apparu presque en même temps que<br />

<strong>la</strong> radio. Il est le premier véritable phénomène <strong>de</strong> l'ère <strong>de</strong>s mass media.<br />

4 octobre : Fête <strong>de</strong> saint François d'Assise. Je suis content du texte que j'ai<br />

écrit sur lui, grâce à une sollicitation extérieure.<br />

5 octobre : Je sors <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième séance <strong>de</strong> travail au ministère <strong>de</strong> l'Éducation.<br />

Des équipes <strong>de</strong> cadres <strong>de</strong>s différents services « comparaissent » <strong>de</strong>vant nous.<br />

je vois que le problème est toujours le même : l'administration contre <strong>la</strong> politique.<br />

8 octobre : Hier, colloque <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fédération <strong>de</strong>s cégeps, à Montréal. Je suis l'un<br />

<strong>de</strong>s participants, avec Jacques Tremb<strong>la</strong>y, Lysiane Gagnon, Fernand Morin. je se-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 62<br />

rais un bon tribun, je pense. Je cè<strong>de</strong> parfois à <strong>la</strong> tentation démagogique quand je<br />

sens que le courant passe. Hier, à certains moments, le courant passait très fort.<br />

Je suis peut-être <strong>de</strong> « droite », mais je lis beaucoup à « gauche ». L'arbre penche<br />

du côté où il pense ! Je tenais à sauver ce jeu <strong>de</strong> mots.<br />

9 octobre : Prix Nobel <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix à Lech Walesa. Avant lui, il y a eu Pasternak,<br />

Soljenitsyne. Ce<strong>la</strong> n'est pas indifférent : au minimum, ce<strong>la</strong> entretient l'espoir<br />

chez les opprimés. Ceux qui sont en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison font signe à ceux qui sont<br />

<strong>de</strong>dans.<br />

10 octobre : Fête <strong>de</strong> l'Action <strong>de</strong> grâce. Célébration d'origine américaine. Cette<br />

célébration fut longtemps refusée par Duplessis.<br />

Les Pilgrim foun<strong>de</strong>rs célébraient, eux, les quatre gran<strong>de</strong>s libertés : freedom<br />

from need, freedom from fear ; freedom of speech, freedom of faith.<br />

Un inconnu <strong>de</strong> Roberval m'écrit pour me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le texte <strong>de</strong> mon poème sur<br />

le <strong>la</strong>c Saint-Jean. Ce<strong>la</strong> me réjouit. Faire aimer le <strong>la</strong>c, faire aimer le pays, c'est une<br />

forme <strong>de</strong> service.<br />

11 octobre : Terminé le <strong>de</strong>uxième texte pour Radio-Québec : « L'âge d'or et<br />

l'insertion sociale ».<br />

14 octobre : La Cour suprême <strong>de</strong> <strong>la</strong> Saskatchewan vient <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r que le<br />

fœtus n'est pas une personne au sens juridique. J'écris un texte pour Le Devoir<br />

sous le titre : « Mon nom est personne ».<br />

15 octobre : Rencontre, dans mon bureau, avec le maire <strong>de</strong> Québec, Jean Pelletier,<br />

en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> conférence que je dois prononcer au congrès annuel <strong>de</strong> son<br />

parti. Il me parle spontanément <strong>de</strong> l'article intitulé « La cassure », publié dans Le<br />

Devoir, il y a un an exactement. Il me dit : « Ce fut un article déterminant. » Or, je<br />

l'avais écrit sous le coup d'une espèce <strong>de</strong> colère, en réaction à un article <strong>de</strong> Fer-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 63<br />

nand Dumont. Ce n'était pas un article d'analyse ; c'était un article d'humeur. Du-<br />

mont avait écrit : « Avec <strong>la</strong> défaite référendaire, il semble qu'une cassure inguéris-<br />

sable s'est produite. » Je répliquais en substance : « Il y a eu cassure. Nous avons<br />

été divisés en <strong>de</strong>ux. On nous a divisés. On nous a séparés entre nous, sans réussir<br />

à nous séparer d'Ottawa. On nous a fait croire qu'il y avait les bons Québécois, les<br />

Québécois luci<strong>de</strong>s, informés, courageux, imaginatifs, bref les Québécois du OUI.<br />

Et les autres. [...] En toute logique et en toute logique subliminale, quand on n'est<br />

pas membre du Parti québécois, on est membre d'un Parti anti-québécois. Elle est<br />

là, <strong>la</strong> cassure, M. Dumont. Et c'est pas moi qui l'ai faite. »<br />

18 octobre : Terminé hier mon troisième texte pour Radio-Québec. Le sujet<br />

m'est familier : l'enseignement religieux à l'école. J'ai pourtant peiné trois jours<br />

sur ce texte <strong>de</strong> quatre pages et <strong>de</strong>mie. Entre-temps, on m'a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> prononcer<br />

l'homélie aux funérailles d'un confrère. Ce matin, je m'attelle à <strong>la</strong> conférence <strong>de</strong><br />

samedi prochain <strong>de</strong>vant les membres du Parti civique <strong>de</strong> Québec. Je vis d'un texte<br />

à l'autre. C'est-à-dire que je ne vis pas. Et pour quelle utilité ? Les gens sont enterrés<br />

<strong>de</strong> textes. J'ai refusé hier une conférence sur l'enseignement privé pour le<br />

congrès <strong>de</strong> décembre, à Montréal.<br />

Mort <strong>de</strong> Raymond Aron. Il sortait d'un tribunal où il avait témoigné en faveur<br />

<strong>de</strong> Bertrand <strong>de</strong> Jouvenel. Il avait soixante-dix-huit ans. Après <strong>la</strong> publication récente<br />

<strong>de</strong> ses Mémoires, il avait pour ainsi dire été sacré Premier intellectuel <strong>de</strong><br />

France. Mais quand il a sorti L'Opium <strong>de</strong>s intellectuels, en 1956, on l'avait fourré<br />

pour longtemps dans <strong>la</strong> prison <strong>de</strong>s déviants idéologiques, ceux qui sont contre<br />

l'idéologie régnante.<br />

22 octobre : Après ma conférence <strong>de</strong>vant les membres du Parti civique <strong>de</strong><br />

Québec, dans le quartier Saint-Roch, je me rendais d'un bon pas vers <strong>la</strong> gare d'autobus.<br />

J'entends crier dans mon dos : « Monsieur ! » je m'arrête. Un homme d'une<br />

quarantaine d'années me rejoint. Je l'avais croisé sans le remarquer. Il me dit :<br />

« Vous êtes bien... monsieur... enfin le frère Untel ? » je dis oui. « Eh bien ! je<br />

vous dois trois piastres. » - « Pourquoi ? Et pourquoi trois ? » - « Je vous le dis<br />

pas : j'ai trop honte. » J'insiste, étonné. Il finit par me dire : « Ça s'est passé il y a<br />

plusieurs années. J'étais chauffeur <strong>de</strong> taxi. Un soir, je vous ai chargé plus que le


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 64<br />

prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> course. Vous vous en étiez douté, niais vous aviez payé le prix <strong>de</strong>man-<br />

dé. C'était plus que trois piastres, mais enfin... » Il vou<strong>la</strong>it absolument que je<br />

prenne les trois piastres qu'il tenait dans sa main. Je l'invite à prendre une bière<br />

dans une taverne voisine. Il refuse. Je finis par accepter les trois piastres.<br />

Rencontré Roch Bolduc, à midi, après ma conférence. C'est une grosse tète,<br />

un ancien sous-ministre, à peu près mon âge. Il me dit : « Avec l'âge, on <strong>de</strong>vient<br />

plus vulnérable. Tenez ! Ce matin, je me suis réveillé à 6 h et je ne pouvais plus<br />

me rendormir, à cause <strong>de</strong> ma participation au congrès. » Or, il n'avait presque rien<br />

à faire aujourd'hui, comme expert invité au congrès. Pas <strong>de</strong> texte à donner. Il pré-<br />

sidait seulement un atelier <strong>de</strong> discussion. J'ai passé le reste <strong>de</strong> <strong>la</strong> matinée, après<br />

ma conférence, dans son atelier justement. Ce<strong>la</strong> me rassure quand même <strong>de</strong> savoir<br />

qu'un homme comme lui connaît les « diaphragmatiques trépidations <strong>de</strong>s coliques<br />

<strong>de</strong> l'échéance », comme disait Léon Bloy.<br />

J'ai déjà écrit - il y a trois ou quatre ans - qu'il faudra bientôt récrire <strong>la</strong> Bible<br />

pour satisfaire les féministes. je le disais ironiquement, comme on pouvait dire, il<br />

y a cinquante ans : « marcher sur <strong>la</strong> Lune ». Eh bien ! c'est chose faite, dans les<br />

<strong>de</strong>ux cas. Le National Council of Churches américain a mis une traduction <strong>de</strong> ce<br />

genre en route il y a quelques années, et <strong>la</strong> nouvelle Bible est maintenant sur le<br />

marché. Time Magazine vient <strong>de</strong> publier quelques extraits <strong>de</strong> l'ancienne version<br />

en regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle. On a remp<strong>la</strong>cé Lord par Sovereing One ; Son par Child ;<br />

man par human being, etc.<br />

Superficialité <strong>de</strong>s mass media. Hier soir, entrevue à Radio-Canada avec Gilbert<br />

Bécaud. L'homme est important au moins en ceci qu'il tient les p<strong>la</strong>nches <strong>de</strong>puis<br />

une trentaine d'années. À plusieurs reprises, l'intervieweur <strong>la</strong>isse passer <strong>de</strong><br />

belles occasions d'approfondir un peu, <strong>de</strong> faire connaître un peu mieux l'homme<br />

<strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> ve<strong>de</strong>tte. Ainsi, Bécaud dit qu'une chanson que lui n'a pas aimée a<br />

quand même très bien « marché ». Il aurait fallu lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi lui, Bécaud,<br />

n'aimait pas cette chanson.<br />

Manifestations <strong>de</strong>s pacifistes, un peu partout dans le mon<strong>de</strong>, contre l'instal<strong>la</strong>tion<br />

<strong>de</strong> nouveaux missiles américains en Allemagne. On retrouve toujours le même<br />

genre <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> dans ces manifestations. Au Québec, par exemple, Yvon<br />

Charbonneau, Marcel Pepin et tutti frutti étaient parmi les harangueurs, hier, à<br />

Montréal, plus une actrice d'origine canadienne qui montre son cul en Californie.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 65<br />

Les peuples ne veulent pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre. Ni le peuple américain, ni le peuple so-<br />

viétique. Dès lors, <strong>la</strong> question <strong>de</strong>vient celle-ci : quelle est l'idéologie, quel est<br />

l'appareil d'État le plus redoutable ? Mitterrand semble avoir compris quelque<br />

chose, puisqu'il a déc<strong>la</strong>ré : « Les missiles sont à l'Est, mais les pacifistes sont à<br />

l'Ouest. »<br />

2 novembre : Le quotidien montréa<strong>la</strong>is La Presse me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une col<strong>la</strong>boration<br />

hebdomadaire.<br />

3 novembre : Rencontre avec le directeur général du Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy,<br />

Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y. Il me propose un emploi à titre <strong>de</strong> directeur du service <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

recherche et du développement. Le service n'existe pas. Il faudra le créer, le définir.<br />

J'accepte.<br />

4 novembre : Je lis les Mémoires <strong>de</strong> Raymond Aron. je transcris ici quelques<br />

notes <strong>de</strong> lecture. Sur l'idéologie, il écrit : « En Occi<strong>de</strong>nt, nos sociétés ne possè<strong>de</strong>nt<br />

ni une synthèse <strong>de</strong> leur savoir sur elles-mêmes, ni une vision unique <strong>de</strong> leur avenir,<br />

ni une image <strong>de</strong> leur idéal. » - « J'ai rarement mentionné mes entretiens avec<br />

les grands <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> ; ils furent re<strong>la</strong>tivement rares et je n'en tirais rien ou presque.<br />

» - « Les occasions <strong>de</strong> s'indigner ne manquent pas. Qu'on me pardonne d'user<br />

avec parcimonie d'un bien dont <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> dépasse l'offre. » Sur les décorations<br />

d'honneur : « Ne jamais les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, ne jamais les refuser, ne jamais les porter.<br />

» - « Je n'ai jamais possédé les qualités nécessaires à l'exercice du pouvoir,<br />

même au niveau <strong>de</strong> conseiller. Pru<strong>de</strong>nt dans mes écrits, je contrôle mal mes propos.<br />

je me <strong>la</strong>isse aller à <strong>de</strong>s formules extrêmes, <strong>de</strong> circonstance ou d'humeur, qui<br />

n'expriment pas ma pensée profon<strong>de</strong> et qui risquent <strong>de</strong> <strong>la</strong> discréditer. Le <strong>la</strong>ngage<br />

diplomatique m'est pénible. J'aime à parler sans peser mes propos, et le mensonge,<br />

même le plus trivial, me coûte un effort : pour refuser un dîner ou une conférence,<br />

je manque d'imagination. »<br />

7 novembre : Hier soir, spectacle pour célébrer les vingt-cinq ans <strong>de</strong> carrière<br />

<strong>de</strong> Michel Louvain. Pitoyable. Quelques danseurs et danseuses font <strong>de</strong> petits


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 66<br />

sauts. C'est toute l'originalité du spectacle si l'on ajoute que Michel Louvain<br />

« <strong>de</strong>scend » dans <strong>la</strong> salle et tapote le menton d'une admiratrice sur le retour qui se<br />

liquéfie <strong>de</strong> bonheur. Pendant une danse, Michel Louvain, qui s'est joint au ballet,<br />

se retrouve le nez dans le <strong>de</strong>rrière une danseuse qui lui donne un petit coup <strong>de</strong><br />

croupion goguenard. Tel quel. Le Michel n'a pas <strong>de</strong> voix et il chante <strong>de</strong>s niaise-<br />

ries. Et ça dure <strong>de</strong>puis vingt-cinq ans. Et on en re<strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Tino Rossi ou Rina<br />

Ketty chantaient <strong>de</strong>s chansons qui ne cassaient rien, mais qui avaient un semb<strong>la</strong>nt<br />

<strong>de</strong> sens. Aujourd'hui, l'éc<strong>la</strong>irage est meilleur. Tout le progrès est là. L'inspiration<br />

n'a pas suivi <strong>la</strong> technique.<br />

Cahier spécial du Devoir pour célébrer les vingt-cinq ans <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Liberté :<br />

<strong>la</strong> rédaction fait état <strong>de</strong>s cent cinquante numéros publiés. Ce n'est pas rien, en effet.<br />

On parle aussi <strong>de</strong>s sept cent vingt écrivains qui ont col<strong>la</strong>boré <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fondation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> revue. S'il y avait sept cent vingt écrivains au Québec, ça se saurait !<br />

8 novembre : « Le secret d'une bonne vieillesse n'est rien d'autre que <strong>la</strong><br />

conclusion d'un pacte honorable avec <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> » (Gabriel Garcia Márquez).<br />

13 novembre : Départ pour Montréal, jeudi. je vou<strong>la</strong>is prendre le train LRC<br />

(léger, rapi<strong>de</strong>, confortable). Le départ est annoncé pour 12 h 20. Vers 12 h 45, on<br />

nous informe qu'il y a une défectuosité mécanique. Quelques minutes plus tard,<br />

on nous dit que <strong>de</strong>ux autobus nous conduiront à Montréal. Nous partons vers 13 h<br />

20. Et voilà mon premier voyage en train, en partance <strong>de</strong> Québec, <strong>de</strong>puis une dizaine<br />

d'années ! Ce qui m'insulte là-<strong>de</strong>dans, c'est le mépris. En effet, si l'on faisait<br />

l'inspection <strong>de</strong> routine suffisamment tôt avant un départ, on décèlerait les défectuosités<br />

à temps et on pourrait les réparer. Ou bien on avertirait les passagers immédiatement,<br />

et les autobus seraient sur p<strong>la</strong>ce.<br />

Vendredi, à 9 h 30, émission en direct d'une heure pour une station radiophonique<br />

d'Ottawa affiliée au réseau Radio-Mutuel. Ensuite, conférence <strong>de</strong> presse à<br />

l'hôtel Bonaventure. Près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> cor<strong>de</strong> rai<strong>de</strong>, pendant lesquelles je suis<br />

amené à donner mon opinion sur les questions les plus difficiles : avortement, loi<br />

101, séparatisme, féminisme, etc. Ensuite, émission a Radio-Québec.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 67<br />

Souper chez Thérèse Pouliot, avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte Na<strong>de</strong>au et André Bellefeuille. Je<br />

ne vois pas sans inquiétu<strong>de</strong> l'espèce <strong>de</strong> fanatisme écologique qui pointe chez Luc,<br />

le jeune fils <strong>de</strong> Thérèse. On finira par faire accroire à cette génération, qui ne<br />

connaît rien <strong>de</strong> l'histoire, même récente, que le gou<strong>la</strong>g et les fumeurs sont <strong>de</strong>ux<br />

horreurs comparables.<br />

17 novembre : Les magazines (Match, Time) nous rappellent le vingtième an-<br />

niversaire <strong>de</strong> l'assassinat <strong>de</strong> John Kennedy. J'étais étudiant à Fribourg. Très tôt<br />

après le déjeuner, j'entends frapper à <strong>la</strong> porte du bureau du directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison,<br />

voisin <strong>de</strong> ma chambre. C'est un frère chinois, anglophone, qui fait son second<br />

noviciat dans un bâtiment situé à quatre ou cinq cents pieds <strong>de</strong> <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce. Il est<br />

haletant. Il vient <strong>de</strong> courir. Je le croise en sortant <strong>de</strong> mon bureau. Il me communi-<br />

que <strong>la</strong> nouvelle. J'ai un appareil <strong>de</strong> radio, mais je l'ouvre rarement. L'assassinat<br />

s'est produit à 13 h 30, heure du Texas. La nouvelle a dû parvenir en Suisse à 22 h<br />

ou 23 h, ce qui explique que nous ne l'ayons apprise que le len<strong>de</strong>main matin. je<br />

me souviens d'avoir été incapable <strong>de</strong> travailler pendant plusieurs jours : il me paraissait<br />

futile <strong>de</strong> gloser sur Piaget dans un mon<strong>de</strong> où un fou pouvait supprimer le<br />

prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s États-Unis. C'était un samedi. Nous avions <strong>de</strong>s cours, le samedi en<br />

matinée. Je me souviens <strong>de</strong> mon étonnement, durant le premier cours, <strong>de</strong> voir que<br />

notre professeur n'avait pas dit un seul mot pour commenter l'événement. J'avais<br />

trouvé <strong>la</strong> chose - comment dire ? - inhumaine, incivile.<br />

Une femme active dans le domaine socio-économique me dit spontanément<br />

qu'elle a aimé ma réponse à <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> l'épiscopat sur <strong>la</strong> situation économique.<br />

Elle en avait lu <strong>de</strong>s extraits dans le journal régional. « La déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s<br />

évêques me mettait mal à l'aise, me dit-elle, mais on n'ose pas prendre les évêques<br />

à partie. » Un texte est utile s'il libère <strong>de</strong>s intelligences sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>s concepts,<br />

ou <strong>de</strong>s âmes, sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>s valeurs et du témoignage.<br />

18 novembre : Le mot « gou<strong>la</strong>g » est entré dans le vocabu<strong>la</strong>ire occi<strong>de</strong>ntal.<br />

Celui qui l'a imposé l'avait payé. Il en était le propriétaire. Il en a fait don à l'Occi<strong>de</strong>nt.<br />

Ce mot est un don en ceci qu'il nomme une réalité que l'Occi<strong>de</strong>nt refusait<br />

<strong>de</strong> voir.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 68<br />

Raymond Aron, les quatre paramètres <strong>de</strong> sa pensée politique : anticommunis-<br />

me, américanisme critique, distinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale et <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique, souci <strong>de</strong> se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : « Que ferais-je à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> ceux que je critique ? »<br />

21 novembre : je reçois une lettre <strong>de</strong> Michel Brunet :<br />

Il est évi<strong>de</strong>nt que nous avons un commun dénominateur. Celui<br />

d'être éducateurs. En avons-nous encore (<strong>de</strong>s éducateurs) ? J'en doute.<br />

Nous sommes affligés d'une p<strong>la</strong>ie d'Égypte appelée « fonctionnaires <strong>de</strong><br />

l'enseignement » et fonctionnaires syndicalisés. J'ai bien aimé votre<br />

entrevue <strong>de</strong> ce soir à Déjà 20 ans, avec Pierre Na<strong>de</strong>au. je vous avoue<br />

n'avoir jamais lu vos lettres au Devoir, signées Frère Untel, ayant<br />

comme principe <strong>de</strong> ne jamais prendre connaissance d'un texte non signé.<br />

Ensuite, lors d'une conférence à Montréal (en 1967 ou 1968), votre<br />

antinationalisme, style Tru<strong>de</strong>au, m'avait étonné. Quand nous avions<br />

participé à une émission <strong>de</strong> télévision à Télé-Métropole, alors que<br />

vous étiez <strong>de</strong>venu éditorialiste en chef à La Presse, j'ai compris que<br />

vous <strong>de</strong>veniez enfin conscient du problème <strong>de</strong>s Canadians et <strong>de</strong>s Québécois.<br />

Très bien vos articles récents au Devoir, très bien votre entrevue<br />

<strong>de</strong> ce soir. Si vous venez à Montréal, vous me feriez grand p<strong>la</strong>isir<br />

en m'appe<strong>la</strong>nt. Je vous invite à déjeuner ou à dîner.<br />

Cette lettre est datée du 4 novembre ; elle m'est parvenue le 21. Et pour cause<br />

! Michel Brunet l'avait adressée à : « Frère Untel, Métabetchouan, province <strong>de</strong><br />

Québec. » Elle a fait un détour par Desbiens avant d'aboutir ici.<br />

23 novembre : Je reçois ce matin une carte postale du cardinal Léger, postée<br />

du Japon !<br />

J'ai fait, cette nuit, un rêve assez terrifiant. J'étais à Paris avec Louis-Marie<br />

Tremb<strong>la</strong>y. Nous avions marché dans un quartier chic. Tout à coup, nous nous<br />

trouvons dans un quartier infernal. Un homme vient <strong>de</strong> se suici<strong>de</strong>r. Je marche


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 69<br />

dans <strong>la</strong> rue, <strong>de</strong>vançant Louis-Marie. Tout est noir. Je marche sur <strong>de</strong> <strong>la</strong> limaille <strong>de</strong><br />

fer et <strong>de</strong> suie. Tout à coup, trois hommes traversent <strong>de</strong> mon côté. Ils sont habillés<br />

en noir et portent <strong>de</strong>s tabliers <strong>de</strong> forgeron. je comprends qu'ils ne veulent pas que<br />

je me promène chez eux. Je cherche à fuir par-<strong>de</strong>vant. Deux hommes me bloquent<br />

le passage. Je recule. Ils me suivent, toujours en silence. Sur le point <strong>de</strong> sortir du<br />

quartier maudit, <strong>la</strong> rue se resserre. Un homme se tient sur le trottoir. je comprends<br />

que c'est Satan. Je vois une lour<strong>de</strong> porte <strong>de</strong> fer où je suis sûr qu'il me forcera à<br />

entrer et qu'alors je serai prisonnier <strong>de</strong> ce quartier et <strong>de</strong>viendrai comme les autres<br />

« forgerons » qui continuent d'avancer en silence vers moi. je me réveille là<strong>de</strong>ssus.<br />

J'ai écouté une émission <strong>de</strong> Radio-Québec où l'on entendait et voyait à tour <strong>de</strong><br />

rôle trois groupes qui discutaient d'un même sujet : l'un en France, l'autre à Genève,<br />

le troisième à Montréal. On débattait <strong>la</strong> question du racisme. On débattait un<br />

vieux problème grâce à une technique nouvelle. Il est plus facile <strong>de</strong> rapprocher les<br />

hommes, par<strong>de</strong>ssus l'At<strong>la</strong>ntique, par les on<strong>de</strong>s, que <strong>de</strong> rapprocher <strong>de</strong>ux voisins <strong>de</strong><br />

quartier. L'homme ne suit pas sa technique.<br />

Souffrance et honte d'entendre parler, presque simultanément, <strong>de</strong>s Français,<br />

<strong>de</strong>s Suisses, <strong>de</strong>s Noirs, <strong>de</strong>s Cuivrés, et d'entendre <strong>de</strong>s Québécois. Quand je dis<br />

« entendre », je ne parle pas d'accent : tous les accents sont légitimes. Je parle <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> confusion mentale, <strong>de</strong> <strong>la</strong> complicité du « t'sais j'veux dire ? ». De l'absence voulue<br />

et entretenue <strong>de</strong> toute concurrence. On est tout seuls dans le bois, on est les<br />

meilleurs ! Comment sortir <strong>de</strong> cette mé<strong>la</strong>sse, <strong>de</strong> ce sirop-d'érable-bien-<strong>de</strong>-cheznous<br />

? La personne qui s'exprimait le mieux, dans le groupe montréa<strong>la</strong>is, c'était...<br />

une Montagnaise.<br />

25 novembre : Conférence, hier soir, au Campus NotreDame-<strong>de</strong>-Foy. Après<br />

<strong>la</strong> conférence, je parle avec un groupe d'étudiants. Ils sont sympathiques, mais<br />

incroyablement confus. Nous parlons, eux et moi, <strong>de</strong>ux <strong>la</strong>ngues différentes : les<br />

jetons (les mots) sont les mêmes, mais nous jouons <strong>de</strong>ux parties différentes.<br />

26 novembre : Lu : <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong>s livres publiés ne sont pas vendus ; <strong>la</strong> moitié<br />

<strong>de</strong>s livres vendus ne sont pas lus ; <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong>s livres lus ne sont pas compris ; <strong>la</strong><br />

moitié <strong>de</strong> ceux qui sont compris sont compris <strong>de</strong> travers...


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 70<br />

27 novembre : Premier dimanche <strong>de</strong> l'Avent. Rorate cœli <strong>de</strong>super, et nubes<br />

pluant Justum (Is 45, 8). L'humanité soupire après le juste. Jésus, Jésus, viens me<br />

sauver. Donne-moi <strong>de</strong> te désirer.<br />

28 novembre : Terminé le texte sur <strong>la</strong> formation fondamentale que je donne<br />

jeudi au Conseil supérieur <strong>de</strong> l'éducation. J'ai trouvé un bon filon ou plutôt un<br />

arrangement commo<strong>de</strong>, et un peu neuf, <strong>de</strong> très vieilles choses.<br />

29 novembre : Je me récite le Veni, Creator... Mentes tuorum visita. Visite<br />

l'esprit <strong>de</strong>s tiens. Quelle tendresse dans ces mots si simples, presque ru<strong>de</strong>s.<br />

Hé ! le dirai-je ? je relis les trois textes que j'ai écrits pour Radio-Québec. Ils<br />

sont bons, cultivés, réfléchis. Et puis ! À quoi, à qui ce<strong>la</strong> sert-il ? Dans notre fin<br />

<strong>de</strong> siècle, à quoi ce<strong>la</strong> sert-il d'écrire d'assez fortes choses <strong>de</strong>vant l'invasion <strong>de</strong>s<br />

barbares ? Archimè<strong>de</strong> a été tué par un soldat romain pour avoir été « distrait » et<br />

n'avoir pas répondu au soldat. Quelqu'un lira ce qui précè<strong>de</strong>, ce sera un barbare, et<br />

il dira : « Pour qui se prenait-il, ce Desbiens ? »<br />

J'ai <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine pour Thérèse. C'est <strong>la</strong> première fois que je suis en re<strong>la</strong>tion avec<br />

une personne que j'ai connue jeune fille (elle a été ma secrétaire pendant trois ans<br />

lorsque je travail<strong>la</strong>is au ministère <strong>de</strong> l'Éducation) ; que j'ai mise en contact avec<br />

celui qui est <strong>de</strong>venu son mari ; qui a été heureuse avec cet homme ; qui est veuve<br />

à quarante ans.<br />

Elle ne s'en remet pas. je comprends un peu et même beaucoup. Je me revois,<br />

à Saint-Hyacinthe, à l'automne 1951, et tout l'hiver 1952, et pendant quinze ans,<br />

faisant semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> vivre et complètement dépeuplé.<br />

Macaron porté par <strong>de</strong>s religieuses américaines pour protester contre le sacerdoce<br />

exclusivement masculin : WE ARE POPED OUT !<br />

J'aime assez, mais je ne m'explique pas cette invasion du calembour dans tous<br />

les domaines : grèves, réc<strong>la</strong>mes commerciales, contestations en tout genre. On<br />

<strong>de</strong>vait protester comme ce<strong>la</strong> vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> tour <strong>de</strong> Babel ! Ce<br />

genre <strong>de</strong> cris, en effet, n'explique rien, ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> même rien. Ce sont <strong>de</strong> purs


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 71<br />

cris. Comme <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> bébé, qui peuvent signifier n'importe quoi, <strong>de</strong> <strong>la</strong> détresse<br />

mortelle à l'agacement épi<strong>de</strong>rmique. L'humanité est un bébé gardé et menacé par<br />

<strong>la</strong> Technique. Notre technique nous effraie et nous dépasse. Nous ne nous comprenons<br />

plus. Pascal était effrayé par le silence éternel <strong>de</strong>s espaces infinis. Mais il<br />

concluait son effroi en disant : « L'espace me comprend, mais, moi, je comprends<br />

l'espace. »<br />

Nous ne comprenons plus notre technique. Elle se développe selon ses lois,<br />

qui sont les lois <strong>de</strong>s grosses têtes. Le fameux « supplément d'âme » que réc<strong>la</strong>mait<br />

Bergson, n'a pas été fourni. L'homme ne s'est pas « livré <strong>la</strong> marchandise ». Seul,<br />

Jean-Paul Il (je le prends comme <strong>la</strong> clé et le symbole <strong>de</strong> <strong>la</strong> Foi) promène sur notre<br />

désarroi l'énorme certitu<strong>de</strong>. L'énorme certitu<strong>de</strong> qui dit <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> minute zéro <strong>de</strong><br />

l'Incarnation : « N'ayez pas peur ! C'est moi ! Moi, jésus, le fils <strong>de</strong> l'homme. Toute<br />

votre machination est déjà arrivée. Il vous reste à me croire. Il vous reste à croire<br />

que Dieu vous aime. »<br />

3 décembre : Le mercredi 30 novembre, départ pour Montréal, communication<br />

<strong>de</strong>vant le Conseil supérieur <strong>de</strong> l'Éducation.<br />

Jeudi, journée au Conseil supérieur <strong>de</strong> l'Éducation. Expérience décourageante.<br />

C'est Babel et compagnie. Lise Bissonnette, du Devoir, est au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> tout.<br />

Sentimentale, féministe et confuse. Elle n'avait d'ailleurs pas lu les documents que<br />

nous avions reçus ; elle le dit elle-même. C'est un moulin à mots. La représentante<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Centrale <strong>de</strong> l'enseignement du Québec est telle qu'on pouvait s'y attendre.<br />

Elle récite sa leçon féminéo-marxiste. Le prési<strong>de</strong>nt du Mouvement <strong>la</strong>ïc, incroyablement<br />

inculte. Pour lui, <strong>la</strong> Bible est « dépassée » et irrecevable en nos temps<br />

« scientifiques ». On disait environ ce<strong>la</strong> à <strong>la</strong> fin du XIXe siècle. La plupart <strong>de</strong>s<br />

interventions <strong>de</strong>s membres du Conseil supérieur <strong>de</strong> l'Éducation sont confuses. À<br />

part quelques ténors, les autres ne sont que <strong>de</strong>s figurants, sauf les anglophones.<br />

Ces <strong>de</strong>rniers, on voit bien qu'ils jouent dans les ligues majeures ; ils appartiennent<br />

à une vieille tradition, qu'ils n'ont pas rompue, comme <strong>de</strong>s enfants qui éventrent<br />

un jouet. Ils ne se sont pas aliénés d'eux-mêmes, comme nous avons fait.<br />

Guy Brouillet a livré une superbe communication, à <strong>la</strong>quelle il a dû mettre <strong>de</strong>s<br />

dizaines d'heures, sans doute. De plus, il est un excellent <strong>de</strong>bater parce qu'il ne<br />

s'émeut pas et qu'il est tenace.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 72<br />

Dans l'autobus, j'assiste à une conversation entre une jeune fille et un jeune<br />

homme. La jeune fille a une très belle voix et s'exprime avec une correction étonnante.<br />

Pour autant que je puisse « reconstituer » le type <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions qui existent<br />

entre le jeune homme et <strong>la</strong> jeune fille, ils se sont déjà vus. Et le jeune homme - qui<br />

est peut-être un étranger (un Nord-Africain ?) - serait du type macho. Elle, c'est<br />

une contemporaine ! Elle lui tient le discours féministe intégral et du meilleur cru.<br />

Je <strong>de</strong>vine, à <strong>la</strong> façon dont ils se quittent (le jeune homme <strong>de</strong>scend à Sainte-Foy et<br />

<strong>la</strong> jeune fille continue vers <strong>la</strong> gare centrale), que le jeune homme a perdu <strong>la</strong> bataille.<br />

Il reste que cette « tranche <strong>de</strong> vie » est révé<strong>la</strong>trice. Vivre dans une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

profon<strong>de</strong>s transformations <strong>de</strong>s mœurs, c'est être témoin <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> chose. Si je<br />

pouvais être un arbitre impartial, j'accor<strong>de</strong>rais <strong>la</strong> victoire à <strong>la</strong> jeune fille. Je redoute,<br />

toutefois, qu'il ne s'agisse que d'une bataille et non <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> guerre. Dans<br />

cette guerre, puisqu'il y a guerre, c'est <strong>la</strong> déroute physique qui menace <strong>la</strong> femme.<br />

Passé l'éc<strong>la</strong>t biologique, elle perd l'avantage du terrain.<br />

Incroyable article <strong>de</strong> Lysiane Gagnon dans La Presse du 29 novembre. Elle<br />

prend position contre <strong>la</strong> vasectomie hâtive. La raison ? Cette pratique redonne au<br />

mâle <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation. C'est tout. Elle abor<strong>de</strong> <strong>la</strong> question du point <strong>de</strong> vue<br />

féministe, sans aucune référence à <strong>de</strong>s valeurs qui transcen<strong>de</strong>nt <strong>la</strong> division sexuelle.<br />

Lysiane Gagnon, Lise Bissonnette, <strong>la</strong> représentante <strong>de</strong> <strong>la</strong> Centrale <strong>de</strong> l'enseignement<br />

du Québec au colloque <strong>de</strong> l'autre jour, même rejet <strong>de</strong>s valeurs. Par<br />

contre, ces mêmes personnes se scandalisent du taux élevé <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> chez les<br />

jeunes. - Ô Babel ! À quoi bon essayer d'étayer <strong>la</strong> tour crou<strong>la</strong>nte ! Il faut qu'elle<br />

s'écroule, il faut qu'elle tombe.<br />

Extraordinaire entrevue, jeudi soir, à Radio-Canada, <strong>de</strong> ce jeune homme qui<br />

vient d'être exécuté en Californie, je pense. L'entrevue a été faite il y a dix ou<br />

quinze jours. Le jeune homme se déc<strong>la</strong>re innocent ou, en tout cas, non coupable<br />

du meurtre dont on l'accuse. Il est très calme, gras, sans doute bouffi par l'inaction.<br />

Il n'est ni sympathique ni antipathique. Il est cool. C'est son métier <strong>de</strong> se déc<strong>la</strong>rer<br />

innocent. Il n'a rien à perdre, c'est le cas <strong>de</strong> le dire. Mon ma<strong>la</strong>ise, en <strong>de</strong>hors<br />

du fait que je suis contre <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> mort, c'est que j'ignore totalement s'il est<br />

coupable ou non. Et les questions <strong>de</strong> l'intervieweur ne permettent pas <strong>de</strong> se faire<br />

une idée, si toutefois il est possible <strong>de</strong> s'en faire une.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 73<br />

Alchimie <strong>de</strong> <strong>la</strong> mémoire : hier, je vou<strong>la</strong>is rappeler à Jacques le titre du livre <strong>de</strong><br />

Gérard Pelletier. je disais : Le Temps <strong>de</strong>s impatiences. Et j'insistais : impatiences<br />

au pluriel ! Le titre véritable, c'est : Les Années d'impatience. Pour ma mémoire,<br />

<strong>la</strong> durée était au singulier et le sentiment, au pluriel. Pour l'auteur, <strong>la</strong> durée est<br />

exprimée au pluriel et le sentiment, au singulier.<br />

J'essaie <strong>de</strong> traduire un poème publié dans The New Republic. J'y mets <strong>de</strong>ux ou<br />

trois heures et je n'arrive pas à grand-chose. Il faudrait plutôt que j'en écrive un<br />

sur <strong>la</strong> même <strong>la</strong>ncée. C'est un éloge du père. J'ai le goût d'en faire une version<br />

adaptée, du genre « sur une idée <strong>de</strong> ».<br />

GLOIRE AU PÈRE<br />

Qui était-il donc, cet étranger<br />

à <strong>la</strong> chair interdite,<br />

qui mangeait parfois<br />

à <strong>la</strong> même table que nous ?<br />

Et qui, pour notre premier voyage,<br />

nous faisait galoper sur son pied...<br />

Ou bien, à quatre pattes<br />

dans l'obscure cuisine,<br />

nous promenait, tour à tour,<br />

à cheval sur son dos.<br />

Et qui toujours partait<br />

pour loin, pour longtemps,<br />

en silence.<br />

Et qui revenait,<br />

ale et s'excusant, en silence.<br />

Et qui, nuit après nuit, s'expliquait<br />

avec <strong>la</strong> fatigue, <strong>la</strong> confusion<br />

et l'exil.<br />

Jusqu'à ce jour d'hiver où il partit<br />

en silence.<br />

Trop seigneur pour nous appeler et nous dire<br />

que nous étions siens.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 74<br />

L'énorme silence<br />

<strong>de</strong>s chevaux <strong>de</strong> trait<br />

qui éc<strong>la</strong>tera un soir,<br />

après un <strong>de</strong>rnier étonnement,<br />

dans le puissant cantique<br />

<strong>de</strong>s seigneurs ignorés,<br />

quand défilera enfin,<br />

<strong>de</strong>vant le Soleil <strong>de</strong> Justice,<br />

l'innombrable cohorte <strong>de</strong>s humbles<br />

qui ont toujours tout assume<br />

en silence.<br />

De notre mère,<br />

nous avons mangé <strong>la</strong> chair<br />

voracement, sans y penser,<br />

avec adoration toutefois.<br />

Mais comment comprendre cet étranger<br />

et comment jamais lui faire<br />

amen<strong>de</strong> honorable ?<br />

Lui qui aurait pu nous dévorer<br />

et ne l'a point fait.<br />

Lui qui se soumettait,<br />

comme nous<br />

aux lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison.<br />

Lui qui réveil<strong>la</strong>it le soleil<br />

et l'accrochait, le soir,<br />

pour assurer notre dîner.<br />

Qui était-il donc, cet étranger,<br />

quand il avait faim comme nous<br />

et réc<strong>la</strong>mait, lui aussi,<br />

sa portion d'honneur ?<br />

Comment renouer parole<br />

avec cet enfant<br />

égaré dans son vieil âge ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 75<br />

Avec cet homme encore parti...<br />

Et comment lui dire notre gratitu<strong>de</strong>,<br />

lui qui a salé notre mémoire<br />

d'un adieu hautain<br />

<strong>de</strong> vieux cheval <strong>de</strong> somme.<br />

Nous <strong>la</strong>issant seulement :<br />

son nom à penser<br />

son nom à peser<br />

son nom à transmettre<br />

son nom à gar<strong>de</strong>r<br />

dans l'ostensoir du souvenir<br />

antidote-David<br />

du mensonge-Goliath.<br />

Je remarque tout à coup, à partir <strong>de</strong> ma <strong>de</strong>rnière rencontre avec Jacques, qu'il<br />

ne reste en moi aucune amertume, aucune trace négative, <strong>de</strong>s jugements très durs<br />

qu'il a parfois portés sur mes écrits et qui, au moment où je les subissais, m'éprou-<br />

vaient assez fort.<br />

Remarque <strong>de</strong> Jacques : L'Analyste, contrairement à Cité libre ou à Parti-pris,<br />

n'est pas un phénomène <strong>de</strong> génération. Il ne s'agit pas, avec L'Analyste, d'une gé-<br />

nération qui dit aux vieux : « Ôtez-vous, on arrive. » L'Analyste est plutôt un phé-<br />

nomène culturel (c'est son mot). Des personnes <strong>de</strong> plusieurs générations (<strong>de</strong>ux,<br />

sinon trois) cherchent à dire non pas : « Ôtez-vous, on arrive ! », mais : « Atten-<br />

tion ! <strong>de</strong>s choses ont été oubliées, tuées, ravalées. » Il faut les rappeler. L'Analyste<br />

ne dit pas : « Voici le nouveau programme à suivre. » Il dit : « La démocratie exi-<br />

ge ceci et ce<strong>la</strong>. La liberté implique ceci et ce<strong>la</strong>. La vérité est difficile, mais on ne<br />

<strong>la</strong> trouve pas en se promenant avec une grille <strong>de</strong> lecture. »<br />

Gérard Pelletier m'envoie son <strong>de</strong>rnier livre avec <strong>la</strong> dédicace : « A celui qui<br />

restera toujours Pierre-Jérôme. (Un beau nom, comme vous l'avez écrit un jour<br />

dans une lettre au soussigné) et l'un <strong>de</strong>s meilleurs écrivains que j'aie connus. Avec<br />

toute l'amitié dont vous ne doutez plus, j'espère ? » (83-11-14).<br />

Je reçois <strong>de</strong>s rassurances et je n'en ai jamais assez. Et ce n'est pas par gourmandise<br />

; c'est par fringale (au sens biologique du mot). je ne comprends toujours<br />

pas Guy Brouillet qui me disait, le 2 juin <strong>de</strong>rnier : « Pourquoi es-tu stressé ? Tu as


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 76<br />

un texte, tu y crois, qu'est-ce qui te manque ? Moi, quand j'ai un texte <strong>de</strong>vant moi,<br />

je n'ai plus peur <strong>de</strong> rien. »<br />

Ce dont je ne doute pas, c'est que je sais écrire. je le sais trop. Dans Babel, savoir<br />

écrire, c'est une disgrâce. N'importe quel moulin à paroles, moulin à slogans,<br />

vous mange avant le déjeuner !<br />

Le premier comman<strong>de</strong>ment du diable : « Don't get high on your own supply. »<br />

Ne prends pas ton propre poison. Aussi bien, saint Benoit dit au diable : « Bois<br />

ton propre venin. »<br />

4 décembre : Je me réveille à 4 h 30. Je <strong>de</strong>scends me faire un café et je me recouche.<br />

Rien à faire : je ne dors plus. Je m'habille et je m'assieds au bureau. Où<br />

est le drame ? La maison est chauffée, je ne suis pas ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, j'ai du café, j'écris un<br />

peu et j'ai plus à lire que je ne peux en absorber.<br />

« Je bénis Yahvé ! La nuit, même mes reins m'instruisent (autre traduction :<br />

mon cœur me réveille) » (Ps 16, 7). J'ai pensé à ce verset en me réveil<strong>la</strong>nt.<br />

L'Analyste : À <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Jacques Tremb<strong>la</strong>y, rapportée plus haut, j'ajouterais<br />

que L'Analyste, dès le départ, s'est ouverte à <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration étrangère : <strong>la</strong><br />

fixation nombriliste québécoisée n'est pas notre fait.<br />

L'autre soir, à Montréal, je marchais dans <strong>la</strong> rue. Un jeune homme m'abor<strong>de</strong> :<br />

« Vous auriez pas 25 cennes, monsieur ? » -« Oui, monsieur. » Et je lui donne 35<br />

sous. Après, j'ai honte. C'est 5 $ que j'aurais dû lui donner. Ce jeune homme,<br />

c'était jésus. je ne me dompte pas.<br />

À <strong>la</strong> limite, peut-être faut-il <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon à celui qui nous a offensé.<br />

L'amour change le signe <strong>de</strong> toute chose. Il transforme le moins en plus. Ru<strong>de</strong> algèbre<br />

!<br />

Style : Chaque fois que c'est possible et euphonique, p<strong>la</strong>cer le complément direct<br />

le plus près possible du verbe. Le bon style se rapproche <strong>de</strong> : « Attention :<br />

serpent ! » Ou même : « Serpent ! » Le bon style obéit à l'urgence. L'urgence <strong>de</strong><br />

l'esprit vif.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 77<br />

5 décembre : Est-ce le fait <strong>de</strong> mon propre âge ? Toujours est-il que je trouve<br />

que les jeunes sont jeunes plus longtemps qu'auparavant. À cause <strong>de</strong>s protéines et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie douce, ils sont gros et grands, mais on dirait que l'âme n'a pas suivi,<br />

qu'elle ne remplit pas <strong>la</strong> cabine. À les écouter, parfois, il me semble entendre un<br />

grelot. Ou encore, ils me font penser à ces jouets <strong>de</strong> celluloïd avec une bille <strong>de</strong>-<br />

dans qui cogne sur les parois. Mais qui étais-je, à dix-huit ans, hormis le fait que<br />

j'étais ma<strong>la</strong><strong>de</strong> à tous égards ?<br />

Les frères provinciaux me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt pour une conférence sur... l'enseigne-<br />

ment privé ! C'est pas possible. Ces hommes-là savent ce que je pense sur le sujet.<br />

Ils ont lu vingt fois mes interventions, articles, conférences là-<strong>de</strong>ssus. Et ils en<br />

re<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt ! Quel manque <strong>de</strong> lea<strong>de</strong>rship ! Le problème, justement, c'est qu'on<br />

n'ose plus déci<strong>de</strong>r. On n'ose plus faire. Faire est <strong>la</strong> réponse, à un moment donné.<br />

Faire, créer <strong>de</strong> l'irréversible, abattre ses cartes et s'arranger avec sa décision. En<br />

vérité, on dirait que certains organismes tiennent <strong>de</strong>s réunions par inertie : parce<br />

qu'il y en a eu une l'an <strong>de</strong>rnier et l'année d'avant.<br />

Hommage suprême. Un expert <strong>de</strong> <strong>la</strong> CIA : « Certains services &Intelligence<br />

sont tellement efficaces que nous en ignorons l'existence ! »<br />

Extraordinaire article dans The New Republic. Pour une fois, je comprends<br />

quelque chose à ce qu'il faut bien appeler l'économie mondiale. je m'étais souvent<br />

<strong>de</strong>mandé : « Qu'est-ce qui empêcherait une "sanation" mondiale <strong>de</strong> tous les débiteurs<br />

? On efface tout, et on repart <strong>de</strong> zéro. » je trouvais l'idée trop simple pour<br />

mériter d'être formulée extérieurement. Or, je lis en tous mots ceci : « What if all<br />

the <strong>de</strong>btor countries got together and repudiated their <strong>de</strong>bts collectively ? » Il<br />

semble que certains pays commencent à songer à quelque chose dans cette direction.<br />

Il arrive ceci que l'en<strong>de</strong>ttement <strong>de</strong>s pays pauvres, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> crise du pétrole<br />

surtout, atteint <strong>de</strong>s proportions telles que le Fonds monétaire international refuse<br />

<strong>de</strong> leur prêter même les sommes suffisantes pour payer les intérêts <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>ttes.<br />

L'Organisation <strong>de</strong>s pays exportateurs <strong>de</strong> pétrole a siphonné <strong>de</strong>s milliards <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs<br />

et comme les pays producteurs <strong>de</strong> pétrole (OPEP) ne pouvaient même pas<br />

dépenser leurs nouveaux dol<strong>la</strong>rs, ils prêtaient à l'Occi<strong>de</strong>nt, à court ou à moyen<br />

terme. L'Occi<strong>de</strong>nt, à son tour, prêtait, mais à long terme, aux pays pauvres pour<br />

qu'ils puissent acheter du pétrole cher. L'OPEP exige maintenant le rembourse-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 78<br />

ment <strong>de</strong> ses prêts, en cash, et les grosses banques ne peuvent plus remettre <strong>la</strong><br />

main sur les dol<strong>la</strong>rs qu'elles ont prêtés aux pays pauvres. De <strong>la</strong> sorte, il arrive que<br />

les pays riches ont effectué le plus grand transfert d'argent <strong>de</strong> l'histoire vers les<br />

pays pauvres. Ils ont fait ça non par vertu, mais par intérêt, mais le fait est là.<br />

Je n'accepte pas ces dévots qui profitent <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure, qui profitent du fait<br />

que nous formons <strong>de</strong>s clientèles captives pour faire prier les autres. Il y a quarante-<strong>de</strong>ux<br />

ans (quarante-<strong>de</strong>ux ans !) au juvénat, il y avait un frère qui enterrait tout<br />

le mon<strong>de</strong> le dimanche après-midi (c'était <strong>la</strong> bizarre coutume) durant les vêpres.<br />

On l'appe<strong>la</strong>it Tarzan ! je le retrouve ici, et il enterre encore tout le mon<strong>de</strong>. Quand<br />

c'est son tour, il choisit les hymnes les plus longues et même celles qui peuvent se<br />

dire en <strong>de</strong>ux sections, il les aligne d'une traite. Il fait prier les autres. Il y a beaucoup<br />

<strong>de</strong> petits tyrans chez les petits. Pour être <strong>de</strong> vrais tyrans, il leur manque seulement<br />

un plus grand pouvoir.<br />

6 décembre : Sérieuses défaites, hier, pour le Parti québécois dans <strong>de</strong>ux élections<br />

partielles. Le Parti québécois affirme quand même qu'il s'agit d'une victoire<br />

morale ! Qui pense-t-il donc convaincre ? Mieux vaudrait se taire et combien<br />

mieux reconnaître le fait. Dire <strong>la</strong> vérité ne vient pas à l'esprit <strong>de</strong>s politiciens. On<br />

est loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> franchise <strong>de</strong> Churchill promettant sang, sueur et <strong>la</strong>rmes. Ce qui lui<br />

donnerait, plus tard, l'autorité pour dire : « Français, c'est moi, Churchill, qui vous<br />

parle. »<br />

7 décembre : Enregistrement, hier, d'une émission pour Radio-Québec.<br />

Convoqué pour 16 h 30, je suis au studio à 16 h 15 et je « tourne » à 18 h 30 !<br />

L'impolitesse et le débraillé <strong>de</strong> Radio-Québec, en comparaison <strong>de</strong> RadioCanada,<br />

ne s'expliquent pas uniquement par <strong>la</strong> différence <strong>de</strong>s budgets respectifs. C'est un<br />

choix <strong>de</strong> style.<br />

En attendant l'autobus, je vois une jolie femme, <strong>de</strong>hors, dans le vent. je sors <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> gare et je lui dis : « C'est beau, une femme face au vent. » Elle sourit. Me voilà<br />

endimanché pour plusieurs heures.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 79<br />

8 décembre : Immaculée Conception. L'oraison <strong>de</strong> <strong>la</strong> messe du jour : « Tu as<br />

préparé à ton fils une <strong>de</strong>meure digne <strong>de</strong> lui par <strong>la</strong> conception immaculée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Vierge ; puisque tu l'as préservée <strong>de</strong> tout péché par une grâce venant déjà <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong> ton fils, accor<strong>de</strong>-nous, à l'intercession <strong>de</strong> cette mère très pure, <strong>de</strong> parvenir<br />

jusqu'à toi purifiés, nous aussi, <strong>de</strong> tout mal. »<br />

Les prières <strong>de</strong> ce genre sont <strong>de</strong>s con<strong>de</strong>nsés <strong>de</strong> théologie : ... une grâce venant<br />

déjà <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> ton fils... La mère est purifiée, par anticipation, par <strong>la</strong> mort <strong>de</strong><br />

celui dont elle n'est pas encore mère.<br />

La Vierge est immaculée ; nous, nous ne pouvons qu'être purifiés. Nous som-<br />

mes en voie <strong>de</strong> purification. Qu'est-ce que je gagne, chaque jour, en pureté ? Est-<br />

ce que je me salis davantage chaque jour ?<br />

Le dogme <strong>de</strong> l'Immaculée n'est ni plus ni moins difficile à accepter que les au-<br />

tres ; plutôt moins si ce terme a du sens appliqué à ce genre <strong>de</strong> réalité. Dans <strong>la</strong><br />

mesure <strong>de</strong> ma légèreté, ce dogme ne m'« embarrasse » pas. Il n'y a qu'un critère <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> foi : mourrais-je pour confesser ce dogme ? Il n'y a qu'une prière : « je crois,<br />

Seigneur, secours mon incrédulité » (Mc 9, 24).<br />

Le problème <strong>de</strong>s sobres, <strong>de</strong>s joggers et autres non-fumeurs, c'est qu'ils sont<br />

innocents et veulent tous ramener les autres à leur état. Le non-fumeur dit :<br />

« Pourquoi tu fumes ? » Le sobre dit : « Mange ! c'est si bon manger. » Le parfait<br />

petit jogger dit : « Cours ! c'est si bon, courir. »<br />

9 décembre : J'écris trois lettres très différentes : 1) Une lettre au recteur <strong>de</strong><br />

l'Université du Québec à Rimouski, pour réc<strong>la</strong>mer mes honoraires du 9 mai <strong>de</strong>rnier.<br />

Démarche humiliante. 2) Une lettre à une jeune inconnue, qui m'invite à une<br />

espèce <strong>de</strong> « panel », en mars prochain, à l'université Laval. je dis oui. Démarche<br />

gratifiante. 3) Une lettre à Gérard Pelletier. Démarche difficile. Gérard Pelletier<br />

est un pair, et plus qu'un pair ; un genre <strong>de</strong> père. Je transcris cette lettre ici.<br />

Cher ami,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 80<br />

Si je vous envoie Appartenance et Liberté, ce n'est pas pour vous<br />

« renvoyer l'ascenseur ». je n'aurais pas fait ce geste, toutefois, si vousmême<br />

vous ne m'aviez pas adressé votre <strong>de</strong>rnier livre. Et je n'aurais pas<br />

omis le geste par oubli, mais par mo<strong>de</strong>stie. Parfaitement : par mo<strong>de</strong>stie. je<br />

ne me vois pas vous envoyer mes écritures. Je me dis : il a autre chose à<br />

faire que lire mes petits paragraphes et, en plus, ambassa<strong>de</strong>ur qu'il est,<br />

donc diplomate, se croire tenu <strong>de</strong> réagir. Chose difficile entre amis, et touchant<br />

les écritures. Certes, « amicitia pares aut invenit aut fit », mais chacun<br />

aime ses écritures, comme les pères aiment leurs fils, comme dit Aristote...<br />

Ce<strong>la</strong> dit, venons-en à votre livre.<br />

Je l'avais acheté avant <strong>de</strong> recevoir l'exemp<strong>la</strong>ire dédicacé. Et quelle dédicace<br />

! Et vraie, en plus... Chacun sait, en effet, que je suis le meilleur<br />

écrivain en haut du 50e Nord. Je l'ai lu en <strong>de</strong>ux séances dont l'une, nocturne.<br />

La décennie que vous couvrez, vous l'organisez autour <strong>de</strong> quatre<br />

noms : Duplessis, Marchand, Lévesque, Tru<strong>de</strong>au. je dis ce<strong>la</strong>, bien que <strong>la</strong><br />

table onomastique porte plusieurs centaines <strong>de</strong> noms, dont le mien. Il faudrait<br />

que je sois plus hypocrite que je ne suis pour feindre d'ignorer <strong>la</strong> chose.<br />

Quatre noms, ce n'est pas assez. je trouve, en particulier, que vous faites<br />

<strong>la</strong> part gran<strong>de</strong> à René Lévesque, pour l'époque considérée. Vous intrapolez.<br />

Ou plutôt, vous ramenez dans le passé l'importance postérieure du<br />

personnage.<br />

Analogiquement, vous noircissez Duplessis. Parce que votre génération<br />

a « impatienté » <strong>de</strong>vant lui (et pour cause), vous ne lui concé<strong>de</strong>z aucun<br />

mérite. Or, on ne peut pas juger le passé sous <strong>la</strong> lumière du présent.<br />

S'il fal<strong>la</strong>it juger <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire à <strong>la</strong> lumière du <strong>de</strong>rnier « party » au cégep<br />

<strong>de</strong> Maisonneuve, ce serait injuste. Duplessis nous ressemb<strong>la</strong>it, en<br />

substance. C'est vous autres qui ne lui ressembliez pas : vous portiez les<br />

traits <strong>de</strong> notre futur visage, le visage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution tranquille. Des pères<br />

aux fils, l'espoir renaît, mais ne mûrit guère. J'ai dû lire ça quelque part.<br />

L'admirable, c'est qu'il renaisse. « L'émerveillement et <strong>la</strong> pitié soient donc<br />

ton miel » (Lanza <strong>de</strong>l Vasto).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 81<br />

Une belle section <strong>de</strong> votre livre : l'analyse <strong>de</strong> l'impact <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision<br />

dans et sur notre société. Auparavant, vous et votre femme, vous aviez<br />

travaillé à (et travaillé <strong>la</strong>) <strong>la</strong> radio. Je pense à une série (était-ce : L'École<br />

<strong>de</strong>s parents ?) à Radio-Canada, que j'écoutais à l'hôpital Laval, ni père, ni<br />

mère, étirant seulement ma propre impatience. Qui n'a guère diminué.<br />

Votre mention <strong>de</strong> mon poor little me m'a évi<strong>de</strong>mment f<strong>la</strong>tté. Votre dédicace,<br />

davantage ; car elle porte sur le présent. Et il y a plus <strong>de</strong> mérite à<br />

être présent dans l'angoisse qu'à avoir insolenté dans l'innocence.<br />

Amicalement à vous et à votre gran<strong>de</strong> et belle femme.<br />

Chaque vendredi après-midi, <strong>la</strong> maison se vi<strong>de</strong> à 80 pour cent (cent quatorze<br />

pensionnaires). Quelle énorme dépense d'argent et <strong>de</strong> soins ! Les filles le veulent,<br />

et tout autant les parents. Dans « mon temps », on partait pour <strong>de</strong>ux ans en ligne...<br />

Était-ce mieux ? pire ? égal ? Mon idée, c'est que c'est pire maintenant. Les jeunes<br />

n'apprennent rien dans ce régime. Ils n'apprennent surtout pas à désirer. La chose<br />

<strong>la</strong> plus rare, en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> déca<strong>de</strong>nce, c'est un homme <strong>de</strong> désir. On ne fabrique<br />

plus aucun désir. Ni en matière <strong>de</strong> sexe ni en matière <strong>de</strong> jouets. On ne veut plus<br />

attendre. La simple et constructive attente. Le Messie, il s'est fait attendre : « Depuis<br />

plus <strong>de</strong> quatre mille ans, nous le promettaient les prophètes... » Oh ! le naïf<br />

quatre mille ans ! C'est <strong>la</strong> cosmogonie selon Buffon ! On l'attend encore, le Messie.<br />

Pour <strong>la</strong> raison qu'il est sous nos yeux. Dans notre cœur même.<br />

10 décembre : Personne, même pas les amis, ne nous lit comme on voudrait<br />

l'être. Mon texte dans L'Analyste, Bruno Hébert l'a lu avant-hier. Or, hier soir,<br />

c'est à peine s'il se souvenait <strong>de</strong> l'avoir lu. Il se souvenait du « paragraphe polémique<br />

» ; il ne se souvenait pas <strong>de</strong> ce que, moi, j'aime le plus dans ce texte. Moi non<br />

plus, je ne lis pas, à leur goût, mes pairs ès écritures.<br />

Isabelita Perôn (quel beau prénom, quand même) rentre pour conduire l'opposition<br />

péroniste. Dieu ! que les politiciens aiment leur peuple. Chassée du pouvoir<br />

il y a quelques années et notamment pour cause <strong>de</strong> corruption, <strong>la</strong> voilà qui revient.<br />

Tru<strong>de</strong>au, <strong>de</strong> son côté, court le mon<strong>de</strong>. René Lévesque l'imite, en plus petit. Je<br />

pense à <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Mauriac : « Toute politique humaine est par essence cri-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 82<br />

minelle ou plutôt elle est étrangère à <strong>la</strong> loi morale, comme l'est aussi l'instinct <strong>de</strong>s<br />

léopards et <strong>de</strong>s tigres, et que ce n'est jamais le meilleur, chez personne, que <strong>la</strong><br />

politique mobilise. » (Mémoires politiques, 1967.)<br />

Je trouve, effectivement, qu'il y a quelque chose <strong>de</strong> tordu dans <strong>la</strong> course au<br />

pouvoir. On <strong>de</strong>vrait être contraint au pouvoir, et pour un mandat limité. Si le pouvoir<br />

n'est pas accepté pour servir, il est convoité pour asservir.<br />

11 décembre : Soirée avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte, André, Bruno. Bruno, quel bœuf, ou<br />

plutôt quel taureau ! Le col, <strong>la</strong> tête, <strong>la</strong> voix, le coffre. Et pourtant, il est tout coeur.<br />

Bruno me dit : Les élèves (du collégial) ne savent pas ce que veut dire le mot<br />

« foncièrement ». Ce mot se promène pourtant les racines à l'air, c'est le cas <strong>de</strong> le<br />

dire. C'est pas un mot-mystère. Le Larousse donne comme exemple : « foncièrement<br />

honnête », expression qu'on lit ou entend chaque jour. C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte ajoute :<br />

« Ma nièce (niveau collégial) ignorait le mot « élogieux », qui n'est pas un piège,<br />

non plus. Vérifier ce genre <strong>de</strong> fait et continuer d'écrire ! Écrire pour qui ? Communiquer<br />

comment ? Si on n'a plus <strong>de</strong> mots pour communiquer, il faut se toucher,<br />

par <strong>de</strong>s balles ou par l'érotisme. je reviens à ce que je disais il y a trois ou quatre<br />

ans : « Déca<strong>de</strong>nce : en l'absence <strong>de</strong> toute certitu<strong>de</strong>, il reste le corps. Le corps à<br />

tuer, le corps à jouir. » Comment ne pas voir que nous sommes en barbarie, sous<br />

le clignotement <strong>de</strong>s ordinateurs ?<br />

Mon record <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison : par -10 ºC et sous un soleil absolu, je marche environ<br />

cinq milles : le <strong>la</strong>c Saint-Augustin, aller-retour, dans le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> longueur. Je<br />

suis seul sur le <strong>la</strong>c, à ce moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée.<br />

Depuis environ cent jours que je suis en pério<strong>de</strong> sabbatique, il est arrivé ceci<br />

que je travaille autant qu'avant, ce qui, dans mon cas, implique presque toujours<br />

<strong>de</strong>s dép<strong>la</strong>cements onéreux, vu que je n'ai pas d'auto. J'en dresse ici une liste partielle,<br />

pour <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> al<strong>la</strong>nt du 27 août à aujourd'hui :<br />

Orford : texte pour le 25e anniversaire <strong>de</strong> mariage <strong>de</strong> Laura et Jacques Tremb<strong>la</strong>y<br />

Longueuil : conférence<br />

Saint-Félicien : conférence


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 83<br />

Chicoutimi : <strong>la</strong>ncement <strong>de</strong> Appartenance et Liberté<br />

Québec : conférence : « progrès civique »<br />

Radio-Québec : trois textes plus un voyage à Alma<br />

Montréal : Fédération <strong>de</strong>s cégeps : conférence<br />

Montréal : émission <strong>de</strong> radio, conférence <strong>de</strong> presse, émission <strong>de</strong> télévision<br />

Amnistie internationale : texte<br />

Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy : conférence<br />

Montréal : télévision à Radio-Québec<br />

Chicoutimi : conférence<br />

Ministère <strong>de</strong> l'Éducation (huit grosses journées)<br />

Château-Richer : textes<br />

L'Analyste : <strong>de</strong>ux articles<br />

Ajoutons d'assez grosses lectures et une centaine <strong>de</strong> pages du journal. Et je me<br />

sens vaguement coupable <strong>de</strong> si peu faire. Il est vrai, aussi, que je me sens <strong>la</strong>s<br />

presque toujours.<br />

Hier soir, j'ai « tenu salon », comme on disait aux XVIIe et XVIIIe siècles,<br />

sauf qu'on le disait à propos <strong>de</strong> femmes. Nous étions quatre à parler d'éducation<br />

(<strong>de</strong> façon concrète) et <strong>de</strong> nous-mêmes. Parfaitement : <strong>de</strong> nous-mêmes. Nous nous<br />

définissions, ce qui est un <strong>de</strong>s rôles <strong>de</strong> l'amitié ; une <strong>de</strong> ses grâces. Nous nous disions<br />

les uns aux autres. Et comme j'étais fatigué, je ne crois pas avoir occupé<br />

plus que le territoire qui me revient, qui convient.<br />

J'avais prêté un livre à Jacques Tremb<strong>la</strong>y (Ce que je crois, <strong>de</strong> Jean-Marie Domenach).<br />

Il me l'a remis ! Je le vois sur ma table, je l'ouvre au hasard, je me rends<br />

compte que je l'ai acheté en novembre 1978. Il y a cinq ans. Or, <strong>de</strong>puis ce temps,<br />

j'ai souvent eu recours à ce livre. Et, ces <strong>de</strong>rniers temps, je l'ai cherché : j'avais<br />

oublié à qui je l'avais prêté. C'est en cherchant une citation que je me suis aperçu<br />

que je n'avais plus le volume. L'écriture, c'est ce<strong>la</strong> aussi.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 84<br />

12 décembre : Conférence à Chicoutimi. Je pars par l'autobus à 14 h. Ce ma-<br />

tin, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence pour le 13 mai prochain. J'ai déjà <strong>de</strong>s engagements<br />

pour le 2 février (Ottawa) ; le 15 février (Trois-Rivières) ; le 18 mars (Québec) ;<br />

le 28 mars (université Laval).<br />

Quand on a du temps libre, si on le gar<strong>de</strong> libre, il ne sert à rien ; si on l'hypothèque,<br />

il ne nous appartient plus.<br />

Une inconnue - qui me connaît par mass media interposés, et c'est tant mieux<br />

pour moi ! - me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> mon autographe ! Je lui écris : « Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z<br />

mon autographe. Mon Dieu ! qu'est-ce que mon autographe ? Je souhaite qu'il soit<br />

pour vous le signe matériel d'un homme qui espère croire <strong>de</strong>ux choses immenses,<br />

c'est-à-dire non mesurables : a) Dieu existe ; b) il nous aime et il le prouve en<br />

nous donnant son Fils. »<br />

Deux triangles peuvent être égaux et encore, seulement en géométrie raisonnée.<br />

Dans <strong>la</strong> nature, sur un tableau noir, sur une feuille d'écolier, il n'est même pas<br />

possible <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>ux triangles égaux. Et je choisis <strong>la</strong> plus petite surface possible.<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> quantité abstraite, il n'y a plus d'égalité. Apparaissent tout <strong>de</strong><br />

suite le semb<strong>la</strong>ble et le dissemb<strong>la</strong>ble ; le haut et le bas ; le supérieur et l'inférieur ;<br />

le chaud et le froid ; le sec et l'humi<strong>de</strong> ; le bon et le mauvais ; le gauche et le<br />

droit ; etc. Quel est le contraire d'un chien ? Ou le contraire d'un homme ? Ou le<br />

contraire d'un cloporte ? J'entends un barbare qui dit : le chat est le contraire du<br />

chien... Et <strong>la</strong> femme est le contraire <strong>de</strong> l'homme, je suppose...<br />

La femme n'est ni le contraire ni l'égale <strong>de</strong> l'homme. Complément <strong>de</strong> l'homme<br />

serait juste, si ce mot était encore recevable. Et l'homme aussi est le complément<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> femme. En vérité, le mâle et <strong>la</strong> femelle sont une épreuve réciproque, sinon<br />

un châtiment. Il n'en sera pas ainsi <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité. Sicut angeli Dei<br />

eritis.<br />

13 décembre : Conférence, hier soir, à Chicoutimi. À cause <strong>de</strong>s conditions<br />

météorologiques, il n'était point sûr que l'autobus puisse traverser le parc. Je fais<br />

<strong>de</strong>ux ou trois appels téléphoniques pour annoncer un possible retard ou même un<br />

empêchement. J'arrive quand même à temps. L'auditoire est composé d'une cin-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 85<br />

quantaine <strong>de</strong> personnes, dont cinq ou six hommes seulement, tous dans <strong>la</strong> cin-<br />

quantaine. Il s'agit <strong>de</strong> membres du Renouveau chrétien, qui regroupe <strong>de</strong>s chrétiens<br />

« indépendants » (au sens socioéconomique du terme). je leur parle un peu du<br />

livre <strong>de</strong> Malègue : Les C<strong>la</strong>sses moyennes du salut. Je fais le lien entre « c<strong>la</strong>sse<br />

moyenne » au sens économique et « c<strong>la</strong>sse moyenne » au sens <strong>de</strong> Malègue. Il<br />

m'importe assez peu <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>vant un petit groupe. On ne touche jamais qu'une<br />

âme par-ci, par-là. Et même si on n'en touchait qu'une seule dans toute une vie <strong>de</strong><br />

« conférencier »... De toute façon, je ne peux toucher personne. Le Christ est le<br />

passage obligatoire entre moi et les autres. Aussi bien, je dis toujours, avant <strong>de</strong><br />

parler : « Sermone ditans guttura : parle par mon gosier. » Le <strong>la</strong>tin était concret et<br />

grossier jusque dans <strong>la</strong> liturgie. Aujourd'hui, on « interpelle » !<br />

Dans l'autobus, en revenant, je suis assis à côté d'une élève d'une école <strong>de</strong><br />

mannequins. Belle et pitoyable petite proie. Elle m'a offert une cigarette !<br />

J'avais ren<strong>de</strong>z-vous à 12 h 15 avec Gérard Arguin et Robert Trempe. Je me<br />

faisais du sang <strong>de</strong> cochon : l'autobus <strong>de</strong>vait arriver à <strong>la</strong> gare à 12 h 15. En arrivant,<br />

je téléphone pour annoncer un retard d'un quart d'heure. J'apprends que le ren<strong>de</strong>zvous<br />

est annulé ! Encore un peu, et je partais ce matin à 7 h 45, afin d'être à<br />

temps. Je bloque mon temps, donc ma liberté, pour un ren<strong>de</strong>z-vous ; je me fends<br />

en quatre pour le respecter ; et plus souvent qu'autrement, j'attends. « Les pauvres<br />

ne font jamais attendre », disait Léon Bloy. Dans toute ma vie, je n'ai à peu près<br />

jamais fait attendre qui que ce soit. Ce n'est pas un hasard. La ponctualité, c'est <strong>la</strong><br />

fatalité <strong>de</strong>s petits et l'élégance <strong>de</strong>s seigneurs.<br />

J'ai lu quelque part que les États totalitaires, en plus d'enlever à leurs sujets<br />

toute leur liberté, leur enlèvent encore leur temps, qui est <strong>la</strong> substance <strong>de</strong> nos vies.<br />

Je pense aux queues qu'il faut faire dans ces pays (et déjà, dans les nôtres) pour,<br />

simplement, obtenir un service payé. Exemple : les guichets d'autobus, les salles<br />

d'attente, dans les hôpitaux, avec ta chemisette bleu vert, et tes radiographies sur<br />

les genoux.<br />

14 décembre : Hier soir, une femme mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> Montréal m'appelle pour me<br />

parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation a<strong>la</strong>rmante <strong>de</strong>s jeunes. Elle me dit que, <strong>la</strong> semaine <strong>de</strong>rnière,<br />

elle a traité (et empêché) dix-sept suici<strong>de</strong>s dans le seul hôpital où elle travaille.<br />

Elle prétend que <strong>de</strong>s groupes musicaux véhiculent <strong>de</strong> façon subliminale (ô para-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 86<br />

doxe) <strong>de</strong>s messages proprement sataniques. Elle veut me rencontrer. Elle prétend<br />

avoir vu Mgr Vachon à ce sujet, et qu'il serait atterré.<br />

15 décembre : Travail au ministère <strong>de</strong> l'Éducation. Souper et soirée chez Ar-<br />

thur Tremb<strong>la</strong>y.<br />

Comment on écrit l'histoire (y compris <strong>la</strong> petite). Dans Le Bulletin mariste,<br />

décembre 1983, je lis ceci : « Le frère Jean-Paul Desbiens vient <strong>de</strong> publier un<br />

volume dans lequel il raconte ses mémoires, sous le titre : Appartenance et Liber-<br />

té. Constitué principalement d'une entrevue à Radio-Canada, le printemps <strong>de</strong>rnier,<br />

ce livre comporte aussi une dizaine d'articles polémiques couvrant les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>r-<br />

nières décennies. »<br />

Or, il ne s'agit pas <strong>de</strong> mémoires ; il ne s'agit pas d'une entrevue à Radio-<br />

Canada, mais à Radio-Québec ; il ne s'agit pas du printemps <strong>de</strong>rnier, mais <strong>de</strong> l'automne<br />

<strong>de</strong>rnier ; il ne s'agit pas d'articles polémiques, mais d'un choix d'articles à<br />

caractère religieux ou culturel. À part ça, l'information est exacte !<br />

22 décembre : Rêve <strong>de</strong> cette nuit : je dois réciter le Veni, Creator Spiritus <strong>de</strong>vant<br />

un évêque. J'ai un texte <strong>de</strong>vant moi, mais les strophes sont mal disposées.<br />

J'arrive à réciter l'hymne, mais j'oublie <strong>la</strong> cinquième strophe. L'évêque me dit :<br />

« Vous avez oublié une strophe, celle où l'on mentionne <strong>la</strong> neuvième heure. » Je<br />

cherche sur ma feuille et je ne trouve rien. En fait, il n'est pas question <strong>de</strong> <strong>la</strong> neuvième<br />

heure dans cette hymne.<br />

Histoire expresse : une souris mangea du fromage au vin. Elle se saou<strong>la</strong>. On<br />

l'appe<strong>la</strong> <strong>la</strong> chau<strong>de</strong>-souris.<br />

24 décembre : Dans une entrevue au journal Le Soleil, Roch Bolduc rappelle<br />

que les fonctionnaires n'ont pas le droit <strong>de</strong> « faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique ». S'ils veulent en<br />

faire, « qu'ils se fassent élire ! » dit-il. Il a parfaitement raison. Dans le même<br />

journal, le même jour, on fait état d'une crise à <strong>la</strong> revue L'Univers, organe <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Propagation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Foi. Le directeur vient d'être congédié. Il faisait sa « politique<br />

idéologique » avec l'argent <strong>de</strong>s autres, <strong>la</strong> responsabilité <strong>de</strong>s autres.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 87<br />

Il y a un point commun entre ces <strong>de</strong>ux mentions : on n'a pas le droit d'utiliser<br />

l'institution que l'on est censé servir, pour abattre l'institution en question. Quand<br />

on n'aime pas les ordinateurs, on ne travaille pas chez IBM. Ce<strong>la</strong> est arrivé, dira-t-<br />

on, au Frère Untel. Erreur ! J'ai été châtié par l'institution que j'attaquais et j'ai<br />

accepté <strong>de</strong> l'être. C'était prévu à mon budget ! La guerre est noble, parce qu'elle<br />

porte ses risques pour ceux qui <strong>la</strong> font ; le terrorisme est vil, parce qu'il frappe à<br />

l'abri pour ceux qui le pratiquent.<br />

Noël : Nous sommes quatre au réveillon, dont un <strong>la</strong>ïc, le réfectorier. Il est célibataire<br />

et n'a pratiquement pas <strong>de</strong> famille. La rencontre est simple, plutôt sympathique.<br />

Coucher à 3 h 30. Lever à 9 h 30, pour <strong>la</strong> messe du jour.<br />

Pendant <strong>la</strong> messe, cette nuit, je me disais : à force d'écrire, à force <strong>de</strong> toujours<br />

chercher le mot juste, <strong>de</strong> toujours travailler à concentrer ma pensée, j'en arrive à<br />

ne plus pouvoir supporter l'à-peu-près. Et, du même coup, à ne plus sentir ce qui<br />

débor<strong>de</strong> et dépasse le conceptuel ; à ne plus pouvoir me <strong>la</strong>isser porter par... comment<br />

dire ? l'ineffable, c'est-à-dire l'indicible.<br />

Il suffit <strong>de</strong> bien peu pour vérifier <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Hegel : « Toute conscience<br />

veut <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> l'autre. » Cet après-midi, je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision. je suis seul. je<br />

me promets une petite heure <strong>de</strong> fainéantise. Survient le frère X. il change <strong>de</strong> poste,<br />

s'assied et commence ses commentaires sur l'émission qu'il vient <strong>de</strong> sélectionner.<br />

Il serait bien surpris si je lui rapportais <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Hegel ! Je patiente<br />

quelques minutes et je rentre dans mon bureau.<br />

26 décembre : Fête <strong>de</strong> saint Étienne. La liturgie est maligne et savante : le<br />

len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête <strong>de</strong> Noël, elle p<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> <strong>la</strong>pidation d'Étienne. Saint Étienne est<br />

mort comme Jésus, en pardonnant à haute voix à ses tueurs. La liturgie sou<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mort d'Étienne à <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> Jésus, comme pour nous indiquer qu'il ne faut pas<br />

nous scandaliser <strong>de</strong> l'échec apparent <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption.<br />

27 décembre : Messe du jour. Jésus (et nous sommes après <strong>la</strong> résurrection)<br />

annonce à Pierre par quel genre <strong>de</strong> mort il glorifierait Dieu. Là-<strong>de</strong>ssus, Pierre <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

à Jésus : « Et l'autre ? » Il désignait Jean. Jésus répond : « Que t'importe !


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 88<br />

Toi, suis-moi. » Ce dialogue seigneurial est rapporté par « l'autre » ; c'est le <strong>de</strong>r-<br />

nier verset <strong>de</strong> l'Évangile selon Jean.<br />

Saint Pierre écrit : « Paul, notre frère très cher, vous a écrit selon <strong>la</strong> sagesse<br />

qui lui a été donnée. Il y a <strong>de</strong>s choses difficiles à comprendre (dans ses lettres) ;<br />

les ignorants et les esprits instables le distor<strong>de</strong>nt, comme ils font pour les autres<br />

Écritures » (2 P 3, 16) : quœ indocti et instabiles <strong>de</strong>pravant. Dépraver : corrom-<br />

pre, contourner, contrefaire, défigurer, altérer. Saint Pierre se trouve à dire :<br />

« Certes, il y a <strong>de</strong>s passages difficiles chez Paul, et les ignorants les défigurent.<br />

Aussi bien, ils font <strong>la</strong> même chose avec le reste. »


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 89<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

II<br />

1984<br />

3 janvier : Départ Pour Chicoutimi le 29 décembre. Je me rends chez Mozart.<br />

Visite à ma mère, le 1er janvier. Retour à Saint-Augustin, hier soir.<br />

6 janvier : Depuis mon retour <strong>de</strong> Chicoutimi, j'ai écrit trois articles <strong>de</strong>stinés à<br />

La Presse.<br />

Hier, visite <strong>de</strong> Thérèse. Arrivée à 15 h, elle part ce matin vers 9 h 30. Coucher<br />

au pavillon. Elle est <strong>la</strong>sse d'être seule avec <strong>de</strong>s enfants ; elle est surtout <strong>la</strong>sse <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>voir tout déci<strong>de</strong>r seule.<br />

Je me rends compte que, si j'écris beaucoup pour « l'extérieur », j'écris moins<br />

dans mon journal. Par exemple, je n'écris rien, ici, sur <strong>la</strong> rencontre du pape avec<br />

Agca, qui a voulu l'assassiner le 13 mai 1981. La raison, c'est que j'ai écrit un article<br />

sur ce sujet pour La Presse.<br />

7 janvier : Hier soir, rencontre provinciale à Château-Richer. Voeux au provincial,<br />

voeux du provincial. Remerciements accoutumés aux organisateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rencontre, aux cuisinières, etc. Frère X, qui a toujours été occupé aux travaux dits


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 90<br />

manuels, et qui est un peu pompette, se lève pour protester contre le fait qu'on a<br />

oublié les frères qui avaient installé les décorations... Je comprends cette brève<br />

indignation. Frère X appartient à <strong>la</strong> race <strong>de</strong> ceux qui n'ont jamais été proc<strong>la</strong>més ou<br />

qui ne l'ont jamais été qu'en queue <strong>de</strong> liste. Ô ! cohorte <strong>de</strong>s humbles !<br />

8 janvier . Il était au bord <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes, comme un vieux navire échoué...<br />

14 janvier : Col<strong>la</strong>boration à La Presse : je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> jusqu'où ce<strong>la</strong> ira. J'ai<br />

<strong>de</strong>ux articles publiés et j'en ai trois qui sont en attente. Ma crainte, si je puis parler<br />

<strong>de</strong> crainte, c'est que l'on juge mes sujets trop gratuits, trop éloignés <strong>de</strong> l'actualité.<br />

Mon rêve serait <strong>de</strong> publier <strong>de</strong> courts essais ; mon inspiration lointaine, c'est, bien<br />

sûr, les propos d'A<strong>la</strong>in et aussi les essais que publie Time Magazine.<br />

Note postérieure : Ma col<strong>la</strong>boration à La Presse durera jusqu'à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> juin<br />

1989. « On va bien loin, <strong>de</strong>puis qu'on est <strong>la</strong>s », comme dit le proverbe que je lisais<br />

à quatorze ans, nullement fatigue, et qui m'émouvait <strong>de</strong> façon prémonitoire.<br />

Rêve <strong>de</strong> cette nuit : je suis encore provincial. Je reçois un appel téléphonique<br />

du frère Babin, décédé il y a quelques mois. Comme je décroche l'appareil, il dit :<br />

« Que je suis content <strong>de</strong> vous entendre ! » Il pleure. Il est aux États-Unis. Il n'a<br />

pas d'argent pour revenir. Son esprit est confus. il est d'ailleurs parti sans prévenir.<br />

Je cherche un moyen <strong>de</strong> lui faire parvenir <strong>de</strong> l'argent.<br />

Dois-je penser, comme on nous l'a naguère enseigné, que frère Babin est au<br />

« purgatoire » et qu'il me fait signe ? Mon idée à ce sujet, c'est que Dieu ne joue<br />

pas aux chara<strong>de</strong>s avec nous. Je n'écarte pas l'idée que les rêves puissent être, pour<br />

Dieu, un moyen <strong>de</strong> communiquer avec nous. Si tel est le cas, je me dis que le<br />

message, quel que soit le véhicule, doit être c<strong>la</strong>ir. C<strong>la</strong>ir ou, <strong>de</strong> toute façon,<br />

contraignant. Non : pas contraignant. Il doit être c<strong>la</strong>ir pour le récepteur et, cependant,<br />

le <strong>la</strong>isser libre. Le <strong>de</strong>voir, c'est ce qui ne fait pas <strong>de</strong> doute. Mais le <strong>de</strong>voir<br />

<strong>la</strong>isse entière <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> partage entre le courage et <strong>la</strong> lâcheté ; entre le oui et le<br />

non. Il n'y a pas <strong>de</strong> pointillé entre le courage et <strong>la</strong> lâcheté.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 91<br />

15 janvier : Visite au salon mortuaire, hier soir, où repose <strong>la</strong> dépouille <strong>de</strong><br />

Jean-Pierre Tremb<strong>la</strong>y, cinquante et un ans, mort du cancer. Aucune émotion, ap-<br />

parente en tout cas, chez les visiteurs et les confrères. Moi-même, je n'éprouve<br />

aucune émotion particulière, sauf un sentiment d'irréalité <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> dépouille d'un<br />

homme avec qui nous avons travaillé, et que nous avons admiré même, davantage<br />

que plusieurs autres dans le même temps. Il est parti. Ce qu'il a fait, ce qui l'a passionné<br />

est maintenant fini, dépassé. On fera <strong>de</strong> lui un bref éloge, bien chanceux si<br />

l'éloge n'est point trop bête. Une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières fois que j'ai vu Jean-Pierre, c'était<br />

aux funérailles <strong>de</strong> Laurence Lockquell, en avril 1982.<br />

« Ils viendront vers toi, mais tu n'iras pas vers eux. » (Jr 15, 19). C'est ma règle.<br />

Elle peut paraître arrogante, vaniteuse, orgueilleuse. C'est faux. Cette règle<br />

(que je ne respecte pas toujours) découle <strong>de</strong>s considérations suivantes :<br />

1) N'importe qui en sait aussi long que moi sur ceci et ce<strong>la</strong>.<br />

2) Si je ne suis pas responsable, qu'il fasse donc à son goût.<br />

3) Étant entendu que moi, j'en ferai à ma tête, si c'est possible.<br />

4) Mais si ce n'est pas possible que « j'en fasse à ma tête », je me débattrai<br />

avant que <strong>la</strong> décision soit prise. Si je perds, je perdrai. Il y a toujours beaucoup<br />

d'espace pour <strong>la</strong> liberté intérieure ; l'espace du sommeil, l'espace <strong>de</strong><br />

l'indifférence.<br />

5) Si je suis une ressource, si je représente un point <strong>de</strong> vue utile et même nécessaire,<br />

on viendra bien vers moi. Sinon, je m'illusionnais.<br />

6) Mais il n'est pas question que je me mette en avant.<br />

7) Au fond, je suis (presque) toujours dans <strong>la</strong> situation <strong>de</strong> celui qui n'est pas<br />

intéressé pour lui-même. Dès lors, il suffit d'attendre, mais d'attendre en<br />

ramassant <strong>de</strong>s munitions.<br />

16 janvier : À 13 h 30, je signe mon contrat d'engagement au Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy<br />

et je participe à une première réunion du comité <strong>de</strong> régie.<br />

Après souper, funérailles du frère Jean-Pierre Tremb<strong>la</strong>y à Champigny. Cérémonie<br />

pieuse. Bonne assistance, une trentaine d'étudiants ou d'anciens étudiants


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 92<br />

du Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy. À quoi pensent tous ces jeunes ? Je voudrais<br />

savoir ce que les gens pensent, connaître leurs questions. On s'approche <strong>de</strong> ce<strong>la</strong><br />

dans une bonne conversation.<br />

17 janvier : Réunion <strong>de</strong> 9 h à 18 h 30 avec le comité <strong>de</strong> régie du Cégep <strong>de</strong><br />

Sainte-Foy. Nous sommes vingt. Au programme, étu<strong>de</strong> d'un document <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nifi-<br />

cation. Excellente façon <strong>de</strong> plonger dans cette réalité nouvelle pour moi.<br />

Je note que l'expérience est transférable : ce que je fais au ministère <strong>de</strong> l'Édu-<br />

cation <strong>de</strong>puis septembre m'éc<strong>la</strong>ire et me fournit <strong>de</strong>s pistes pour ce que je pourrai<br />

faire au Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy.<br />

Petite note : les <strong>de</strong>ux femmes présentes - ex œquo avec les dix-huit autres per-<br />

sonnes - n'ont pas dit un seul mot. Deux hommes aussi n'ont point pris <strong>la</strong> parole :<br />

un jeune dans <strong>la</strong> trentaine et un vieux, qui prend sa retraite en juin prochain.<br />

Quand je suis pressé, au sens physique du terme, pressé comme un citron (il<br />

n'est d'ailleurs pas prouvé que je n'en sois pas un !), je dis au Seigneur : « Rappelle-toi,<br />

je t'ai toujours <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> m'utiliser pour ta gloire. Et ta gloire, c'est le<br />

cœur <strong>de</strong> l'homme. Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam : non<br />

pas à moi, Seigneur, vraiment pas ; mais, à ton nom, donne gloire. » L'envers <strong>de</strong><br />

cette prière, c'est <strong>la</strong> suivante : « Que personne ne soit confondu à cause <strong>de</strong> moi,<br />

pour l'éternité. » Et l'illustration <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière prière, c'est le fameux récit du<br />

vieil<strong>la</strong>rd Éléazar (2 Mac, 16).<br />

19 janvier : Hier soir, coucher à 21 h 30. À 3 h, je me réveille. Plus moyen<br />

<strong>de</strong> dormir. je <strong>de</strong>scends à mon bureau. Rite accoutumé : café, cigarette, lecture,<br />

écriture.<br />

Je suis préoccupé et anxieux. Lundi, mardi et hier furent <strong>de</strong> grosses journées.<br />

Hier, c'était le comité d'évaluation du ministère <strong>de</strong> l'Éducation. Nous avons reçu<br />

quatre unités administratives. Ce<strong>la</strong> veut dire six heures d'attention et <strong>de</strong> mobilisation<br />

extrêmes. J'entreprends aussi un nouveau travail, mal défini pour l'heure, au<br />

Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy. Enfin, je dois déci<strong>de</strong>r si j'accepte <strong>la</strong> mise en candidature<br />

pour le poste <strong>de</strong> sous-ministre associé <strong>de</strong> foi catholique, au ministère <strong>de</strong> l'Éduca-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 93<br />

tion, qui m'a été faite en décembre <strong>de</strong>rnier. À travers ce<strong>la</strong>, ma col<strong>la</strong>boration à La<br />

Presse.<br />

Première journée complète au Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy. Je suis un peu paniqué.<br />

Me retrouver, sans mandat c<strong>la</strong>ir, en territoire étranger, est assez éprouvant. Je dis<br />

« territoire étranger », car je sens que les professeurs m'ont à l'œil, à cause <strong>de</strong> mes<br />

positions bien connues en matière syndicale. Détail : un professeur veut me parler,<br />

mais il ne veut pas être vu dans mon bureau. Il me donne ren<strong>de</strong>z-vous dans sa<br />

voiture, garée <strong>de</strong>vant le supermarché voisin ! De plus, je n'ai rien <strong>de</strong> précis et<br />

d'urgent à faire pour l'instant. J'ai passé <strong>la</strong> journée tout seul dans mon bureau. Le<br />

responsable du matériel est venu quelques minutes, à midi. Vers 15 h, <strong>la</strong> responsable<br />

<strong>de</strong> l'information. Une ancienne étudiante du Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy.<br />

Sauvé par les femmes ! Et juste comme je sortais d'une engueu<strong>la</strong><strong>de</strong> téléphonique<br />

avec Jean-Guy Dubuc, mon « patron » à La Presse.<br />

23 janvier : En arrivant au bureau, je m'assieds. Je n'ai rien à faire qui soit<br />

commandé. Ma job, c'est d'avoir du génie. Quelqu'un vient me remettre un document.<br />

C'est <strong>la</strong> seule intervention extérieure <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> matinée. Au fait, vers 11h,<br />

qu'est-ce que je fais ? Je dors, assis sur ma chaise, chose qui ne m'est jamais arrivée.<br />

C'est peut-être dû au fait que le bureau est petit et mal aéré.<br />

À 16 h 30, quittant le bureau, je m'impose <strong>de</strong> marcher dans <strong>la</strong> neige sale et<br />

« slochée » pendant une heure avant d'appeler un taxi. Pour me permettre <strong>de</strong> me<br />

juger. Qu'ai-je fait, aujourd'hui ?<br />

En arrivant, je me mets à taper un article sur André Lauren<strong>de</strong>au, à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> Louis Chantigny, <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue L'Incunable. J'y pense <strong>de</strong>puis dix jours. je serai<br />

payé 50 $ pour cet article.<br />

27 janvier : Je me réveille à 4 h. je <strong>de</strong>scends me faire un café. je suis agité<br />

dans ma tête, si je peux dire. Quant au reste, je suis calme, en ce sens que je ne me<br />

sens pas fatigué, ni même anxieux. Je suis plutôt excité, mobilisé.<br />

Mardi, mercredi et jeudi, trois jours <strong>de</strong> réunions : <strong>de</strong>ux au cégep, un au ministère<br />

<strong>de</strong> l'Éducation. Au cégep, je commence à entrer dans les dossiers. Au minis-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 94<br />

tère <strong>de</strong> l'Éducation, j'hérite <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction du rapport du comité d'évaluation où je<br />

travaille <strong>de</strong>puis septembre.<br />

Hier soir, je téléphone à Paul Tremb<strong>la</strong>y pour son anniversaire. je lui parle <strong>de</strong><br />

l'offre qui m'a été faite, en décembre <strong>de</strong>rnier, du poste <strong>de</strong> sous-ministre associé <strong>de</strong><br />

foi catholique. Il se dit d'accord sans restriction. C'est le coup <strong>de</strong> pouce. Je donne<br />

ma réponse aujourd'hui à Pierre Lucier, sous-ministre titu<strong>la</strong>ire. À cette occasion,<br />

je vérifie une fois <strong>de</strong> plus que ma vie change (ou peut changer) <strong>de</strong> six mois en six<br />

mois. Depuis le 30 juin <strong>de</strong>rnier, j'ai eu quatre propositions d'emploi ; cinq, si je<br />

compte <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration à La Presse, qui est presque une job en soi. Et il <strong>de</strong>vient<br />

possible que je me retrouve au ministère <strong>de</strong> l'Éducation avant Pâques ! Rien, absolument<br />

rien <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong> n'était prévisible il y a six mois.<br />

Note postérieure : Quelques semaines plus tard, j'apprendrai que c'est Paul<br />

Tremb<strong>la</strong>y qui a été nommé sous-ministre associé <strong>de</strong> foi catholique !<br />

28 janvier : En sortant du cégep, je fais <strong>de</strong>ux ou trois milles à pied à titre d'aérobicien.<br />

Je m'arrête dans une boutique pour acheter du pain. La propriétaire est<br />

belge. C'est elle qui me le dit, évi<strong>de</strong>mment ; ce n'est pas écrit sur son front. Elle<br />

me reconnaît, me fait tout un discours ; bref, c'est sa journée. Plus loin, j'entre<br />

dans une petite épicerie. Je reconnais un homme. Il était infirmier à l'hôpital Laval<br />

du temps que j'y étais. Lui aussi, il m'a reconnu. Mais lui, il m'a vu à <strong>la</strong> télévision,<br />

l'autre soir. C'est lui-même qui me le dit, et tout fier. je m'informe : « Que faitesvous<br />

? » - « je suis à ma retraite. je fais traverser les enfants. » Tel quel. Je comprends<br />

qu'il est « brigadier sco<strong>la</strong>ire ».<br />

Titre d'un article : « Parole <strong>de</strong> pape ». On dit ça avec une manière <strong>de</strong> mépris.<br />

En vou<strong>la</strong>nt dire : ce n'est rien, ou bien, c'est à mettre sur le même pied que d'autres<br />

paroles. Moi je dis : attention ! Et quel soin accor<strong>de</strong>z-vous à <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Tru<strong>de</strong>au,<br />

ou <strong>de</strong> Lévesque, ou <strong>de</strong> Parizeau, ou <strong>de</strong> Carter, ou <strong>de</strong> Reagan, ou <strong>de</strong> Mao, ou<br />

du <strong>de</strong>rnier Nobel ? Ou, surtout, <strong>de</strong> votre « cher collègue » ?<br />

De parole <strong>de</strong> pape en parole <strong>de</strong> pape, on atteint <strong>la</strong> rive, comme <strong>de</strong>s draveurs<br />

sur <strong>de</strong>s billots.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 95<br />

Pauvreté : Une famille <strong>de</strong> quatre personnes doit pouvoir compter sur <strong>de</strong>s reve-<br />

nus nets <strong>de</strong> 20 385 $ pour être au-<strong>de</strong>ssus du seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pauvreté au Canada (Comi-<br />

té sénatorial, Le Devoir, 84-01-27). Aux États-Unis, « Government's official po-<br />

verty line for a family of four : 9 862 $ » (Time, 84-01-30). Si l'on ramène en dol-<br />

<strong>la</strong>rs canadiens, on obtient 12 000 $. La pauvreté au Canada et aux États-Unis n'est<br />

pas définie <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon. Un écart <strong>de</strong> 40 pour cent !<br />

1er février : Lundi : travail avec le secrétaire du Bureau <strong>de</strong>s sous-ministres en<br />

vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction du rapport du comité d'évaluation du ministère <strong>de</strong> l'Éducation,<br />

où je siège <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> septembre.<br />

Mardi : travail <strong>de</strong> rédaction. Gran<strong>de</strong> sécheresse et accablement <strong>de</strong>vant ce que<br />

j'ai à faire : 1) rédaction du rapport : le brouillon doit être présenté le 8 février ; 2)<br />

conférence à Ottawa, le 2 février -, 3) mon article hebdomadaire pour La Presse.<br />

Ce matin, coup <strong>de</strong> téléphone d'une recherchiste <strong>de</strong> Sélection du Rea<strong>de</strong>r's Di-<br />

gest. On veut citer une phrase d'un article publié dans Le Devoir en avril <strong>de</strong>rnier !<br />

(« Intellectuel en glissa<strong>de</strong> »). Je suis déjà dans les manuels sco<strong>la</strong>ires ; j'entre à<br />

Sélection ! Les droits d'auteur iront au Devoir !<br />

2 février : Départ pour Ottawa à 10 h ; table ron<strong>de</strong> à l'université à 16 h, avec<br />

le sénateur Arthur Tremb<strong>la</strong>y, sur le thème « l'éducation et le rôle <strong>de</strong> l'État ».<br />

5 février : Retour d'Ottawa, vendredi, à 13 h. Hier et aujourd'hui, rédaction du<br />

rapport du comité du ministère <strong>de</strong> l'Éducation : Le Rôle et le Taille du Ministère.<br />

Hier, mort d'Andropov. Combien <strong>de</strong> morts un homme comme lui a-t-il sur <strong>la</strong><br />

conscience ?<br />

12 février : Longue promena<strong>de</strong> sur le <strong>la</strong>c, cet après-midi. La brume était si<br />

<strong>de</strong>nse qu'on ne voyait pas les arbres à cent pieds. je me disais que c'est <strong>la</strong> raison,<br />

et non l'oeil, qui doit me gui<strong>de</strong>r. Je ne voyais rien, mais <strong>la</strong> raison me disait que je<br />

ne courais aucun risque, puisque je pouvais, en tout temps, dé-faire chaque pas.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 96<br />

J'écris peu dans ce journal, ces semaines-ci. La raison est simple. je me re-<br />

trouve dans une situation comparable à celle où je fus <strong>de</strong> 1964 à 1978. La situa-<br />

tion <strong>de</strong> l'urgence. Il y a aussi le fait que j'écris chaque semaine dans La Presse. je<br />

n'ai pas le goût, par exemple, <strong>de</strong> répéter ici ce que je rédigerai sur <strong>la</strong> mort d'Andropov.<br />

« Never c<strong>la</strong>im as a right what you can ask as a favour. » Splendi<strong>de</strong> ! Ce<strong>la</strong> revient<br />

à dire : ne jamais se battre que le dos à <strong>la</strong> mer. En tout autre cas, faire le dos<br />

rond ou mendier.<br />

17 février : Travail au ministère <strong>de</strong> l'Éducation : secon<strong>de</strong> lecture du rapport.<br />

De 9 h à 17 h, sans interruption.<br />

19 février : Hier et aujourd'hui, je travaille à <strong>la</strong> rédaction du rapport du ministère<br />

<strong>de</strong> l'Éducation. Et j'ai ma conférence à Trois-Rivières mercredi !<br />

Le père G.-H. Lévesque m'envoie le premier tome <strong>de</strong> ses mémoires intitulés<br />

Souvenances.<br />

Note postérieure : En juin 1990, il m'envoie le <strong>de</strong>uxième tome, avec cette dédicace<br />

: « Avec mon amicale et fidèle admiration, ce livre vous rappellera ces<br />

jours où tous <strong>de</strong>ux, chacun <strong>de</strong> son côté, nous travaillions pour les mêmes causes,<br />

dans <strong>la</strong> ferveur et l'espoir. » J'ai lu les trois tomes avec émerveillement <strong>de</strong>vant<br />

une vie aussi remplie, aussi créatrice. Quel amour pour son Ordre, et quelle sérénité.<br />

21 février : Je sors du comité <strong>de</strong> régie du cégep. Il est 16 h 45. Je suis fatigué<br />

et renfrogné. Un professeur <strong>de</strong> philosophie du collège m'interpelle : « Je veux<br />

vous dire <strong>de</strong>ux mots. » Il me dit : « Je suis professeur <strong>de</strong> philosophie. J'ai donné<br />

un <strong>de</strong> vos textes à commenter à mes étudiants. » Il s'agit du passage <strong>de</strong> Sous le<br />

soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié, où je raconte un souvenir terrible <strong>de</strong> mon enfance. Le jour, le<br />

midi, où j'avais humilié mon père. Je n'aurai donc pas écrit ce<strong>la</strong> pour rien : un<br />

professeur le commente à ses élèves et, d'après ce qu'il me dit <strong>de</strong> son interpréta-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 97<br />

tion, quelque chose <strong>de</strong> positif peut sortir <strong>de</strong> ce fait lointain, mais toujours écrasant<br />

pour moi.<br />

22 février : Trois-Rivières. Deux conférences, le même jour. Le Frère Untel,<br />

un quart <strong>de</strong> siècle plus tard, marche comme jamais ! D'où ce<strong>la</strong> vient-il ? À quoi<br />

ce<strong>la</strong> tient-il ? Je signe <strong>de</strong>s dédicaces <strong>de</strong>s Insolences et <strong>de</strong> Sous le Soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié.<br />

Une mère <strong>de</strong> famille dans <strong>la</strong> cinquantaine me dit : « Ma mère s'est mariée à<br />

dix-huit ans. Quand elle a accouché <strong>de</strong> son premier enfant, elle a été toute surprise<br />

<strong>de</strong> voir que ce<strong>la</strong> s'était produit en plein jour. Elle croyait que les femmes n'accou-<br />

chaient que <strong>la</strong> nuit ! »<br />

28 février : Grosse tempête, à compter du milieu <strong>de</strong> l'après-midi. Je note ce<br />

détail pour me donner l'occasion <strong>de</strong> remarquer que je ne tiens plus mon journal <strong>de</strong><br />

façon régulière. Trop accaparé par mon travail, il ne me reste plus le goût ou<br />

l'énergie <strong>de</strong> noter les rencontres ou les événements qui appelleraient quelques<br />

développements.<br />

13 mars : Vendredi, départ à 14 h pour Chicoutimi. Visite à ma mère, samedi.<br />

Dimanche, je <strong>de</strong>vais revenir à Québec par l'autobus <strong>de</strong> 17 h, mais le départ est<br />

annulé à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> tempête. Départ lundi, à 6 h 45. Arrivée à 9 h 10 et départ,<br />

toujours en autobus, pour Montréal. Retour à 21 h 30, avec Andréa Bouchard et<br />

Martin Desmeules.<br />

14 mars : Il est 21 h. J'ai embrayé à 6 h 45. Il fait tempête. J'ai marché mes<br />

<strong>de</strong>ux milles et <strong>de</strong>mi quand même. Vent <strong>de</strong>rrière, faut-il préciser ; vent <strong>de</strong>vant,<br />

j'étouffe. je n'ai pas soupé. En sortant du bureau, je me suis mis à mon article pour<br />

La Presse.<br />

25 mars : Mariage d'Hélène Bouchard hier, en l'église Notre-Dame-<strong>de</strong>s-<br />

Victoires. J'étais entré dans cette église du temps <strong>de</strong> mon juvénat. Je n'y étais pas


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 98<br />

retourné <strong>de</strong>puis. Sur le mur, <strong>de</strong>rrière l'autel, je remarque l'inscription : « Kebeka<br />

liberata ».<br />

Les prières et les lectures du cérémonial du mariage sont très belles et <strong>la</strong> sym-<br />

bolique est puissante. Le problème, c'est que les lecteurs et lectrices lisent comme<br />

<strong>de</strong>s pieds, et que <strong>la</strong> symbolique est escamotée ou expédiée. D'ailleurs, on photo-<br />

graphie constamment, maintenant. On se croirait sur un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> cinéma.<br />

Humilité <strong>de</strong> Dieu : hostie en main, <strong>la</strong> mariée fait un clin d'oeil à une connais-<br />

sance dans l'assistance.<br />

Je donne à Hélène <strong>la</strong> tête d'obsidienne que j'aimais bien. On ne donne pas pour<br />

se débarrasser. De toute façon, on ne gar<strong>de</strong> que ce que l'on donne.<br />

11 avril : Hier soir, je reçois un mot <strong>de</strong> Jacques Tremb<strong>la</strong>y. D'habitu<strong>de</strong>, il est<br />

très critique envers mes écrits. Cette foisci, enthousiasme sans réticence pour mes<br />

articles dans La Presse, que je sors chaque mercredi. Le même soir, remarque<br />

d'un confrère qui fait dans l'écologie : « Écrire dans La Presse du mercredi, c'est<br />

un crime contre l'écologie. » Il dit ce<strong>la</strong>, parce que le journal du mercredi est parti-<br />

culièrement volumineux. Sic transit.<br />

19 avril : Jeudi saint. J'ai écrit, pour La Presse, un article dont je ne suis pas<br />

mécontent. Je l'intitule : « Chante, ô ma <strong>la</strong>ngue ! », traduction du titre <strong>de</strong> l'hymne<br />

Pange lingua.<br />

Eucharistie du jour au pavillon La Mennais. Pénible. Une célébration organisée<br />

par les religieuses qui y font une année <strong>de</strong> recyc<strong>la</strong>ge spirituel. Je suis incapable<br />

d'entrer dans ce genre <strong>de</strong> cérémonie. D'abord, ce<strong>la</strong> ne commence pas à l'heure<br />

indiquée, et l'heure est annoncée <strong>de</strong>puis plusieurs jours. Elles n'ont pas l'excuse <strong>de</strong><br />

l'urgence et <strong>de</strong> l'improvisation, mais ce<strong>la</strong> commence en retard quand même, et par<br />

une « c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> chant ». On est condamné aux c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> chant, parce qu'on change<br />

<strong>de</strong> cantique constamment. On est dans <strong>la</strong> piété <strong>de</strong> consommation et <strong>la</strong> fraternité<br />

au Valium. Liturgie humi<strong>de</strong> et flottante. On ne sait jamais à quoi s'attendre. On ne<br />

sait jamais s'il y aura trois couplets ou trois cents. De toute façon, on ne connaît<br />

pas les mélodies, à moins d'être un spécialiste. D'ailleurs, pour les concepts qui<br />

sont exprimés, aussi bien tout ignorer, l'air et <strong>la</strong> chanson. Aucun respect <strong>de</strong>s


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 99<br />

« captifs » que nous sommes, aucun recours aux trésors du passé, dont les mélo-<br />

dies et les concepts ont résisté autrement longtemps que ne le feront les chansons<br />

<strong>de</strong> celluloïd que l'on nous impose au nom <strong>de</strong> Vatican Il.<br />

28 avril : Visite <strong>de</strong> Thérèse. Elle est engluée dans <strong>la</strong> « succession » <strong>de</strong> Lucien,<br />

dans tous les sens du mot « succession » Elle est écrasée par les petites et les<br />

gran<strong>de</strong>s décisions à prendre : <strong>la</strong> vente <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, le choix <strong>de</strong> l'école pour les<br />

enfants, etc. je dîne avec elle et je lui passe mon bureau pour l'après-midi. Je <strong>la</strong><br />

retrouve à 16 h et je soupe avec elle. Elle part vers 21 h.<br />

Choses à faire d'ici au 14 mai : trois articles pour La Presse ; une conférence à<br />

Chicoutimi ; un séminaire à l'Office <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française ; un texte pour le Campus<br />

Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy ; une addition au rapport pour le ministère <strong>de</strong> l'Éducation<br />

; trois textes pour le Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy.<br />

3 mai : Séminaire organisé par l'Office <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française, à l'occasion du<br />

<strong>la</strong>ncement d'un ouvrage collectif sur l'avenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française au Québec,<br />

dans le cadre du Salon du livre. Je suis invité. Tout se passe très mal. Ça commence<br />

en retard ; <strong>la</strong> salle est infecte. Ce n'est d'ailleurs pas <strong>la</strong> salle annoncée sur le<br />

carton d'invitation. Un <strong>de</strong>s auteurs, un tout jeune homme, commence par dire que<br />

le passé l'ennuie. Une jeune auteure déc<strong>la</strong>re en entrant dans <strong>la</strong> salle : « On parle <strong>de</strong><br />

l'avenir du français, et <strong>la</strong> salle est pleine <strong>de</strong> vieux ! » Une autre, militante péquiste,<br />

fait un discours électoral. On m'avait pressé d'accepter une émission <strong>de</strong> télevision<br />

sur le séminaire. On s'est trompé d'heure et j'ai dû attendre une heure et <strong>de</strong>mie<br />

avant que l'émission commence.<br />

Essayant <strong>de</strong> me calmer, je me disais : c'est le temps <strong>de</strong>s jeunes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> relève ; il<br />

ne faut pas que je me cramponne. Moi-même, à vingt-huit ans, je disais aux<br />

vieux : « Il y a l'avenir aussi ! » Il y a pourtant une différence entre <strong>la</strong> situation où<br />

j'étais et celle où se trouvent les jeunes aujourd'hui : j'étais plus cultivé que les<br />

vieux auxquels je m'attaquais ; les jeunes qui me rejettent sont moins cultivés que<br />

moi.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 100<br />

18 mai : Je reçois aujourd'hui le rapport que j'ai rédigé dans le cadre <strong>de</strong> mon<br />

travail pour le ministère <strong>de</strong> l'Éducation sur Le Rôle et <strong>la</strong> Taille du Ministère. Pour<br />

l'heure, le texte a été remis à quelque <strong>de</strong>ux cents cadres seulement. Aussi bien dire<br />

qu'il est public. Je n'aurais jamais pensé que mon texte sortirait aussi intact.<br />

2 juin : Je viens <strong>de</strong> lire un article sur <strong>la</strong> maison so<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Combien <strong>de</strong><br />

titres ou <strong>de</strong> volumes n'ai-je pas lus aussi sur l'école <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, l'Église <strong>de</strong> <strong>de</strong>main,<br />

etc. il me semble que l'on annonce <strong>la</strong> société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main <strong>de</strong>puis que je sais lire. J'ai<br />

dû me tromper <strong>de</strong> route, car je n'ai pas l'impression d'être entré dans <strong>la</strong> société <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>main.<br />

LASER : light amplification by stimu<strong>la</strong>ted emission of radiation. Amplification<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière par émission stimulée <strong>de</strong> radiation. Ce<strong>la</strong> ne m'avance guère ! En<br />

tout cas, j'apprends que le mot « <strong>la</strong>ser » est un acronyme.<br />

16 juin : Liberté. « Le sentiment que l'on a <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté est analogue à celui<br />

d'une pierre qui se croirait libre <strong>de</strong> tomber » (Spinoza).<br />

20 juin : Quatre lettres contre mon article sur l'indépendance, dans La Presse.<br />

Entretien téléphonique à Radio-Canada sur mon article d'aujourd'hui sur <strong>la</strong> féminisation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Je trouve l'entreprise stupi<strong>de</strong>. On ne fabrique pas une <strong>la</strong>ngue<br />

sous le gouvernement d'une idéologie.<br />

1er juillet : Frère Clément Lockquell est mort mardi <strong>de</strong>rnier, le 26 juin, à<br />

soixante-seize ans. J'écris un article d'hommage dans Le Soleil. Mort <strong>de</strong> Michel<br />

Foucault, à cinquante-sept ans.<br />

2 juillet : Visite <strong>de</strong> Marie Martin. Cette jeune fille m'avait écrit en avril 1983<br />

une lettre assez remarquable, à <strong>la</strong>quelle j'avais répondu. Depuis, rien. Or, récemment,<br />

elle m'écrit une longue lettre et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous. Elle est arrivée vers<br />

11 h et elle est repartie vers 19 h 30. Elle travaille actuellement au Devoir (commis<br />

<strong>de</strong> bureau, traductrice) et veut <strong>de</strong>venir journaliste. Elle est plutôt belle, intelli-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 101<br />

gente, très féministe. Et elle a <strong>la</strong> naïveté <strong>de</strong>s jeunes filles, même celles <strong>de</strong> 1984.<br />

Remarque émouvante, pour montrer qu'elle administre bien ses affaires : « Vous<br />

savez, j'ai 450 $ en banque. » Je <strong>de</strong>vinais, <strong>de</strong>rrière cette fierté, <strong>la</strong> difficulté qu'elle<br />

a dû avoir pour épargner cette somme, avec le sa<strong>la</strong>ire <strong>de</strong>s jeunes, ces années-ci. À<br />

sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, nous sortons pour une promena<strong>de</strong> sur le bord du fleuve. Il fait très<br />

chaud et je transpire beaucoup. Je n'aime pas trop suer mon âge <strong>de</strong>vant cette enfant.<br />

Elle dit qu'elle veut se marier et avoir <strong>de</strong>s enfants ; elle veut aussi faire carrière<br />

dans le journalisme. Elle me pose toutes sortes <strong>de</strong> questions sur mes lectures,<br />

mes auteurs préférés. Elle se dit croyante, mais ne croit pas dans <strong>la</strong> survie. En<br />

vérité, qui croit dans <strong>la</strong> vie éternelle ?<br />

4 juillet : Cette nuit, j'ai longuement rêvé <strong>de</strong> Tru<strong>de</strong>au. J'étais avec lui dans <strong>de</strong>s<br />

appartements du Parlement <strong>de</strong> Québec. Il me disait : « J'ai le trac. Demain, je dois<br />

parler à <strong>de</strong>s religieuses anglophones. » Il était couché par terre sur le tapis. Vinrent<br />

beaucoup d'autres personnes. Je ne savais plus que faire. je vou<strong>la</strong>is partir,<br />

mais je ne trouvais plus mon veston. Tru<strong>de</strong>au avait le visage p<strong>la</strong>qué. Plein <strong>de</strong><br />

mon<strong>de</strong> autour. On fouil<strong>la</strong>it dans tous les tiroirs pour trouver mon veston...<br />

5 juillet : Je me déci<strong>de</strong> à répondre à Sylvie Sicotte, une féministe, qui m'avait<br />

adressé une lettre personnelle. Je réponds également à une autre féministe, dont<br />

La Presse m'a fait parvenir un texte virulent, <strong>de</strong>stiné à <strong>la</strong> tribune libre du journal.<br />

Ma lettre écrite, je me déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> téléphoner à <strong>la</strong> dame. Elle est fort surprise.<br />

Coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Lise Bissonnette du Devoir, qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>la</strong> permission<br />

<strong>de</strong> mettre mon nom sur <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s « patrons d'honneur » <strong>de</strong> l'agence Livres<br />

canadiens pour outre-mer, ou quelque chose du genre.<br />

Soir <strong>de</strong> juillet. Il est 20 h. Je suis assis sur le gazon. Une abeille se pose sur<br />

une fleur <strong>de</strong> trèfle. C'est une abeille sauvage. Les abeilles cultivées sont plus grosses.<br />

Pourquoi cette abeille travaille-t-elle si tard ? Où est son nid ?<br />

10 juillet : Après souper, longue promena<strong>de</strong> solitaire sur le bord du fleuve.<br />

Près <strong>de</strong> huit milles. Départ pour Joliette avec André et C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte, pour quelques


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 102<br />

jours <strong>de</strong> vacances avec Bruno et Guy. Ce <strong>de</strong>rnier viendra nous rejoindre avec ses<br />

<strong>de</strong>ux enfants.<br />

16 juillet : je lis Le Mur du temps, <strong>de</strong> Jünger. « Les modifications <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface<br />

annoncent <strong>de</strong>s modifications dans <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur. » - « Les faits n'introduisent<br />

pas les changements ; ils signalent les changements. » - « Si le niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture<br />

continue à s'abaisser, <strong>la</strong> gloire posthume elle-même pourrait <strong>de</strong>venir redoutable,<br />

étant le résultat d'une sélection négative. » -« Pourquoi s'enivre-t-on si souvent<br />

dans <strong>la</strong> vie ? Il vaudrait mieux n'avoir jamais connu le dégrisement. » -<br />

« L'épanouis-sement <strong>de</strong>s facultés créatrices est mis en péril par l'activité <strong>de</strong> rédacteur<br />

ou col<strong>la</strong>borateur occasionnel <strong>de</strong> journaux ou d'autres moyens <strong>de</strong> communication,<br />

pour <strong>la</strong> raison qu'il est difficile <strong>de</strong> puiser le vin et l'eau à un seul et même<br />

tonneau. » Dont acte !<br />

« Où m'enfuir, maudit que je suis, loin <strong>de</strong> moi-même ? Si quelque part en<br />

Souabe un orage tonnait, je pourrais, furieux, sauter sur mon cheval et chercher un<br />

éc<strong>la</strong>ir pour fracasser ma tête. » (Kleist, cité par Jünger.)<br />

Ce<strong>la</strong> rend assez bien le sentiment où j'étais ces quarante-huit <strong>de</strong>rnières heures.<br />

Hier, par exemple, n'ayant rien mangé <strong>de</strong>puis quarante heures, j'ai fait quatre milles<br />

<strong>de</strong> marche forcée, souhaitant qu'un orage éc<strong>la</strong>tât.<br />

24 juillet : Je suis en retraite à Lac-Bouchette <strong>de</strong>puis dimanche. Je suis avec<br />

mon neveu André. Je lui ai proposé, à <strong>la</strong> b<strong>la</strong>gue, <strong>de</strong> m'accompagner. Il a accepté<br />

tout <strong>de</strong> suite. Je suis dans une chambre <strong>de</strong> huit pieds sur dix, avec un <strong>la</strong>vabo dans<br />

le coin et une chaise droite. Je m'assois par terre et j'essaie d'utiliser le lit comme<br />

table <strong>de</strong> travail, mais il est trop haut.<br />

Hier et aujourd'hui, il tombe une averse tous les quarts d'heure. Pas moyen <strong>de</strong><br />

faire <strong>de</strong> promena<strong>de</strong>. J'essaie d'écrire un peu sur une table à pique-nique, mais il<br />

vente trop et il fait trop froid. je retourne dans ma chambre. J'assiste à l'office du<br />

soir avec les visiteurs et les pensionnaires. Il consiste en un chapelet médité, suivi<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> messe. La cérémonie dure un peu plus d'une heure. Hier soir, c'était un jeune<br />

père qui officiait. Pauvreté <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. J'aimerais pouvoir faire<br />

abstraction <strong>de</strong> ces détails, mais j'en suis incapable. je fais une retraite materiali-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 103<br />

ter : parce que j'y suis obligé, car je suis en un lieu où je ne passerais pas <strong>de</strong>ux<br />

heures autrement qu'obligé.<br />

Je lis Jésus, homme libre, <strong>de</strong> Christian Duquoc (Cerf, 1978). je transcris ici<br />

quelques notes <strong>de</strong> cette lecture :<br />

« La résurrection <strong>de</strong> Jésus trouve sa raison et son sens dans le combat qu'il<br />

mena et dans ce qu'il fut historiquement. Il ne fal<strong>la</strong>it pas moins que le don <strong>de</strong> l'Esprit<br />

pour que les disciples comprissent que Pâques n'abolissait pas l'histoire réelle<br />

<strong>de</strong> Jésus, mais en révé<strong>la</strong>it <strong>la</strong> portée. [...] La résurrection n'est pas une reviviscence<br />

(ce fut le cas <strong>de</strong> Lazare). Elle n'est pas l'immortalité spirituelle, comme on peut<br />

parler <strong>de</strong> l'immortalité spirituelle <strong>de</strong> Socrate, à cause <strong>de</strong> l'influence <strong>de</strong> sa parole.<br />

« La résurrection n'est pas un fait passé. Ce qui est historique dans <strong>la</strong> résurrection<br />

au sens mo<strong>de</strong>rne du mot (accessible à <strong>de</strong>s moyens d'investigation objectifs),<br />

c'est le témoignage <strong>de</strong>s apôtres : d'incrédules et <strong>de</strong> désorientés, ils sont <strong>de</strong>venus<br />

croyants, explicitant eux-mêmes <strong>la</strong> raison <strong>de</strong> leur conversion : le crucifié s'est<br />

imposé à eux comme vivant. Le témoignage <strong>de</strong>s apôtres est une donnée <strong>de</strong> l'histoire<br />

; l'objet <strong>de</strong> ce témoignage, Jésus vivant, n'appartient pas à l'histoire. [...]<br />

« La mort <strong>de</strong> jésus, conséquence <strong>de</strong> sa lutte historique elle ne fut pas un hasard<br />

; son attitu<strong>de</strong>, sa parole et les espérances soulevées par lui rendirent indésirable<br />

sa liberté d'expression. Sa mort est le résultat d'une logique historique. Jésus<br />

avait heurté <strong>de</strong> front <strong>de</strong>s intérêts puissants, non seulement matériels, mais religieux.<br />

Le Dieu qu'il prêchait n'était pas le Dieu qui les garantissait. il ne fal<strong>la</strong>it pas<br />

que son Dieu puisse se substituer au Dieu connu. [...] Nul ne peut désormais exacerber<br />

sa différence en hostilité <strong>de</strong>structrice sous <strong>la</strong> garantie <strong>de</strong> Dieu.<br />

[...] Le véritable juste est celui qui donne le pardon, ce n'est pas celui qui accomplit<br />

<strong>la</strong> loi. »<br />

28 juillet : Il est 21 h 15. J'arrive <strong>de</strong> Chicoutimi par l'autobus. Je dépouille<br />

mon courrier. Une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence <strong>de</strong> l'Association professionnelle <strong>de</strong>s<br />

journalistes du Québec.<br />

29 juillet : Coup <strong>de</strong> téléphone du frère Élie Fomban, Camerounais, <strong>de</strong> passage<br />

à Québec pour le congrès <strong>de</strong>s jeunes du mon<strong>de</strong>. Je le rencontre cet après-midi.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 104<br />

Je lis Jünger : L'Auteur et l'Écriture. J'aurais le goût <strong>de</strong> transcrire une remar-<br />

que sur trois... En voici une : « La connaissance <strong>de</strong>s lettres crée l'oubli. Les ima-<br />

ges, les chiffres, les signes préfabriqués ruissellent, comme une pluie, sur <strong>la</strong> surface<br />

<strong>de</strong> l'aptitu<strong>de</strong> à comprendre. On risque <strong>de</strong> tomber dans une situation telle que <strong>la</strong><br />

pensée collective déclenchera bien <strong>de</strong>s actions, mais plus jamais <strong>de</strong> critique. Pour<br />

le moment, nous sommes encore sensibles à ce que nous perdons. »<br />

Article virulent contre le pape, publié dans Le Soleil <strong>de</strong>s 25 et 26 juillet. Je<br />

prévois que nous connaîtrons une visite tumultueuse. Et qu'il se publiera ici <strong>de</strong>s<br />

articles plus grossiers que n'importe où ailleurs. La déchristianisation est plus profon<strong>de</strong><br />

qu'on ne peut l'imaginer.<br />

30 juillet : Hier soir, j'ai regardé à <strong>la</strong> télévision le spectacle en direct <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

XXIIIe Olympia<strong>de</strong>. On regar<strong>de</strong>, on regar<strong>de</strong>, mais le spectacle <strong>de</strong> <strong>la</strong> perfection ou<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> quasi-perfection <strong>de</strong>vient <strong>la</strong>ssant. Un peu écrasant, aussi. Et je trouve ironiques<br />

les messages périodiques <strong>de</strong> Participaction adressés a <strong>de</strong>s êtres vautrés dans<br />

leurs fauteuils !<br />

On pourrait écrire un livre avec, comme titre : l'Être-<strong>de</strong>-trop. je dis « être » au<br />

sens ontologique : toute excellence, tout dépassement déc<strong>la</strong>sse. D'une part, on<br />

tend vers l'excellence ; d'autre part, dans quelque domaine que ce soit, le bout qui<br />

dépasse, c'est le bout qui accroche, qui fait mal. Qui fait mal aux autres et à soi.<br />

Le cuisinier vient me voir. Il se trouve injustement traité par le supérieur. J'incline<br />

à penser qu'il a partiellement raison. Cet homme n'est pas protégé par un<br />

syndicat ; il <strong>de</strong>vrait l'être par notre sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice. Or, on n'écoute même pas ce<br />

qu'il a à dire pour sa défense. Dans cette maison, je n'occupe aucune fonction, je<br />

n'ai aucun pouvoir « hiérarchique ». Je remarque une fois <strong>de</strong> plus que les<br />

« prieux » ne sont pas nécessairement les plus justes. Au <strong>de</strong>meurant, je n'ai pas eu<br />

le courage d'aller faire <strong>de</strong>s représentations auprès du supérieur.<br />

31 juillet : Je fais un exercice <strong>de</strong> mémoire : sans consulter ma <strong>bibliothèque</strong>,<br />

j'essaie <strong>de</strong> me dire qui sont mes auteurs préférés. Par ordre alphabétique, ce<strong>la</strong><br />

donne ceci :


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 105<br />

A<strong>la</strong>in, Aristote ; Bernanos, Bible, Bloy Céline, Chesterton ; Domenach ;<br />

Étiemble ; Fourastié Girard, Guitton ; Joubert, Jouhan<strong>de</strong>au, Jünger ; Koestler Légaut,<br />

La Fontaine ; Montaigne, Monther<strong>la</strong>nt ; Nietzsche ; Ortega y Gasset ; Pascal,<br />

P<strong>la</strong>ton ; Rilke ; Saint-Exupéry, Soljenitsyne, Sulivan ; Unamuno ; Valéry.<br />

Jünger, dans Le Mur du temps, parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique comme forme et départ<br />

d'une nouvelle spiritualisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre. Je suis assez fier d'avoir eu <strong>la</strong> même<br />

idée, l'automne <strong>de</strong>rnier, au cours d'une entrevue à <strong>la</strong> télévision sur l'informatique.<br />

Dans Jünger, je remarque quelques mots nouveaux pour moi : omniarque -<br />

principe caïnite -, effulgescence.<br />

La critique ante est plus économique et exige moins <strong>de</strong> souffrances que <strong>la</strong> critique<br />

<strong>de</strong>s faits. Application : <strong>la</strong> critique <strong>de</strong>s pacifistes, par opposition à <strong>la</strong> guerre.<br />

Devant le fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre, cependant, <strong>la</strong> critique pacifiste perd toute actualité si<br />

elle ne comman<strong>de</strong> pas un sacrifice comparable à celui <strong>de</strong> ceux qui font <strong>la</strong> guerre.<br />

La biotechnique, pour l'heure, ne fait que toucher aux instruments ; elle pianote.<br />

Viendront bientôt les gran<strong>de</strong>s et terribles compositions <strong>de</strong> l'orchestre tout entier.<br />

« De même que chez les animaux formant <strong>de</strong>s sociétés, quelques-uns portent<br />

le sexe au lieu <strong>de</strong> tous, <strong>de</strong> même, dans <strong>la</strong> condition humaine, un petit nombre portent<br />

<strong>la</strong> liberté pour beaucoup. Socrate n'était pas libre pour soi seulement, sa liberté<br />

agissait et continue à agir pour beaucoup. » (Jünger, Le Mur du temps, p. 275.)<br />

« La seule existence <strong>de</strong> l'Église a fait que les atrocités ont été reconnues comme<br />

telles. Aussi importait-il <strong>de</strong> les tenir secrètes, et ne pouvait-on pas les célébrer,<br />

comme dans le cirque romain ou le Mexique ancien » (Jünger).<br />

« L'attaque contre l'Église précè<strong>de</strong> nécessairement les grands massacres : on<br />

éteint <strong>la</strong> lumière pour faire le mal sans juge » (Jünger).<br />

La foi : pour Jünger, il s'agit d'un instinct d'ordre supérieur, une orientation <strong>de</strong><br />

l'âme vers <strong>la</strong> transcendance. « Elle n'a rien à voir avec le savoir, ni avec le vouloir,<br />

bien que tous <strong>de</strong>ux soient déterminés par elle. » On ne peut pas prouver ce que<br />

l'on croit ni croire ce que l'on prouve.<br />

Entrevue avec André Dalcourt pour... Québec Rock, <strong>de</strong> 14 h à 16 h. Avant<br />

l'entrevue, et dès hier soir, je priais pour que nul <strong>de</strong> ceux qui liront le « produit »<br />

ne soit confondu à cause <strong>de</strong> moi : « Sermone ditans guttura : parle par mon go-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 106<br />

sier. » Ce sont <strong>de</strong>s jeunes qui lisent Québec Rock. Je pense au vieil<strong>la</strong>rd Éléazar :<br />

« Il n'est pas digne <strong>de</strong> notre âge <strong>de</strong> jouer <strong>la</strong> comédie, <strong>de</strong> peur que bien <strong>de</strong>s jeunes,<br />

supposant qu'Éléazar, à quatre-vingt-dix ans, est passé à <strong>de</strong>s mœurs étrangères, ne<br />

s'égarent eux aussi, par ma faute à moi » (2 Mac 6, 24-25).<br />

« La conservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté est <strong>la</strong> tâche <strong>de</strong> l'homme. Comme elle caractérise<br />

l'humain plus que ne le fait <strong>la</strong> formation d'États, elle vient avant <strong>la</strong> conservation<br />

<strong>de</strong> l'État. Aussi, n'est-ce pas l'État qui peut garantir <strong>la</strong> liberté, mais seulement<br />

l'homme même. Ce<strong>la</strong> n'exclut pas que, dans cette intention, il se serve aussi <strong>de</strong><br />

l'État. » (Jünger, Le Mur du temps.)<br />

Je reprends le harnais <strong>de</strong>main. J'aurai eu trente-<strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> vacances. Je dis,<br />

fort banalement, que vu avant, ce<strong>la</strong> me paraissait une durée importante et restauratrice<br />

; vu en rétrospective, ce<strong>la</strong> se télescope sur <strong>de</strong>ux ou trois bons moments.<br />

N'importe ! Il y a tout plein <strong>de</strong> contemporains qui ignorent même le sens du mot<br />

« vacances ».<br />

Pour <strong>de</strong>s raisons compréhensibles, et d'autres qui sont mystérieuses, les transactions<br />

bancaires se font dans le secret, et comme honteusement. Je pensais à<br />

ce<strong>la</strong>, à midi, à <strong>la</strong> caisse popu<strong>la</strong>ire où j'al<strong>la</strong>is déposer un chèque. Par <strong>la</strong> médiation<br />

<strong>de</strong>s chiffres, je transfusais « le sang du pauvre », comme dit Léon Bloy. À qui ?<br />

L'époque n'est point bonne, mais elle est gran<strong>de</strong>. L'Église n'a aucune frontière,<br />

mais elle a <strong>de</strong>s fondations. Les prières ont leur lieu et trouvent leur accueil. Toutes<br />

les conditions sont réunies, y compris le danger et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>. Nous entrons dans<br />

l'âge <strong>de</strong> l'Esprit et du combat <strong>de</strong>s anges.<br />

Deux jeunes femmes viennent me rencontrer pour acheter chacune un exemp<strong>la</strong>ire<br />

<strong>de</strong> Sous le soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié, qui est hors commerce. Elles s'étaient assurées<br />

au préa<strong>la</strong>ble que je disposais encore <strong>de</strong> quelques exemp<strong>la</strong>ires.<br />

2 août : Ru<strong>de</strong> journée ! En rentrant du cégep, à 17 h 30, j'aperçois X. il veut<br />

me parler. je <strong>de</strong>vais travailler et souper avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte. Je lui explique rapi<strong>de</strong>ment<br />

qu'elle doit se retirer. Je soupçonne quelque chose. J'apprends que X est en fuite<br />

du centre hospitalier <strong>de</strong> l'université Laval (CHUL), où il était en cure dite « fermée<br />

», dans l'aile psychiatrique. Il a dormi <strong>de</strong>hors <strong>la</strong> nuit précé<strong>de</strong>nte, il n'a pas<br />

mangé <strong>de</strong>puis quarante-huit heures. Je le fais souper et nous parlons jusqu'à


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 107<br />

22 h 30. Épuisé, je lui dis qu'il va coucher ici et je le conduis à une chambre. Je<br />

m'endors assez rapi<strong>de</strong>ment.<br />

À minuit, il frappe à <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> ma chambre. Il recommence à me débobiner<br />

ses obsessions. Je l'écoute brièvement et je lui dis : allons dormir. Vingt minutes<br />

plus tard, il frappe <strong>de</strong> nouveau. Je suis plus rai<strong>de</strong>. je lui dis : je travaille <strong>de</strong>main,<br />

va te coucher. Mais ensuite, je surveille le moindre bruit. J'ai peur qu'il ne monte<br />

au sixième étage et ne se jette en bas. À tout hasard, je me mets à chercher les<br />

numéros <strong>de</strong> téléphone du CHUL, <strong>de</strong> <strong>la</strong> police, <strong>de</strong> son père, qu'il ne vou<strong>la</strong>it pas que<br />

j'appelle et que je lui avais promis <strong>de</strong> ne pas appeler. Je finis par dormir un peu.<br />

Ce matin, comme convenu, je frappe à <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> sa chambre. Il est là, tout<br />

habillé. Il assiste à l'office et à <strong>la</strong> messe avec <strong>la</strong> communauté. Nous déjeunons<br />

ensemble. Je pars ensuite pour le cégep, lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> m'attendre à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce<br />

jusqu'à ce soir. J'avertis le supérieur (que je n'avais pas pu prévenir hier soir) à<br />

son sujet, lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> le surveiller discrètement.<br />

Vers 9 h 30, je finis par rejoindre Y (le père <strong>de</strong> X). Quelques minutes plus<br />

tard, il est dans mon bureau, au cégep. Nous discutons <strong>de</strong> <strong>la</strong> stratégie à suivre.<br />

Contre l'idée <strong>de</strong> Y, j'obtiens <strong>de</strong> passer par le CHUL. Nous obtenons, difficilement,<br />

un ren<strong>de</strong>z-vous avec un <strong>de</strong>s psychiatres qui connaissent le dossier <strong>de</strong> X. Le ren<strong>de</strong>z-vous<br />

est fixé à 14 h. Il est maintenant 11 h 45. Nous achetons <strong>de</strong>ux boîtes <strong>de</strong><br />

saumon en conserve et nous allons dîner.<br />

À 14 h, nous rencontrons le psychiatre. Bon entretien, rationnel et efficace. Le<br />

psychiatre est d'avis qu'il faut le plus tôt possible retrouver X, et le faire interner.<br />

Pour ce faire, il faut obtenir une requête d'un juge ; l'équivalent d'un mandat d'arrestation.<br />

Course au pa<strong>la</strong>is <strong>de</strong> justice. Mais comment trouver un juge en été ? Y en<br />

connaît un, qui se trouve au pa<strong>la</strong>is <strong>de</strong> justice. Tout se passe assez rapi<strong>de</strong>ment.<br />

Mais il est dur <strong>de</strong> répondre au formu<strong>la</strong>ire légal. Ce<strong>la</strong> revient à jurer sur l'Évangile,<br />

et en fait je dois le faire, que X représente un danger pour lui-même (suici<strong>de</strong>) et<br />

pour les autres. Il a effectivement dérobé le fusil <strong>de</strong> chasse <strong>de</strong> son père.<br />

Ensuite, pour accélérer <strong>la</strong> procédure, nous allons porter nous-mêmes le mandat<br />

d'arrestation au siège social <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sûreté du Québec, à l'autre bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.<br />

Y me ramène ensuite chez moi, mais il n'entre pas. Il est possible que X ait reconnu<br />

l'auto <strong>de</strong> son père, car à peine suis-je entré que je le croise dans le hall. Je le


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 108<br />

fais entrer dans mon bureau et je sors dire <strong>de</strong>ux mots aux trois policiers en civil<br />

qui nous ont suivis dans une auto banalisée. je n'ai guère le temps <strong>de</strong> préparer X à<br />

ce qui l'attend. Je file au plus court et je lui dis : « Trois policiers atten<strong>de</strong>nt dans le<br />

hall d'entrée. » Il se redresse, comme on dit que font les condamnés quand ils<br />

voient l'échafaud. Il me dit : « Vous m'avez vendu ! » Je représentais sa <strong>de</strong>rnière<br />

bulle <strong>de</strong> liberté.<br />

Je l'amène hors du bureau. Un policier dit : « Viens dans l'auto, nous voulons<br />

te parler. » Il refuse. je dis aux policiers : « Entrez dans mon bureau. » Et à X, je<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> s'il préfère que je reste <strong>de</strong>hors. Il répond : « Entrez ! » Nous parlons<br />

quelques minutes tous les cinq, et les policiers l'amènent.<br />

Pourquoi ai-je été mêlé à cette histoire ? En me levant hier matin, que savaisje<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> journée qui m'attendait et <strong>de</strong> celle d'aujourd'hui ? je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aussi si<br />

je me suis embarrassé <strong>de</strong> mon prochain, comme le Samaritain, ou si je m'en suis<br />

débarrassé proprement, légalement, rationnellement.<br />

Y me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra plus tard : « As-tu déjà vécu <strong>de</strong>s choses comme celle-là ? »<br />

Il ne me venait pas d'exemples. je pensais seulement à <strong>la</strong> journée où j'ai dû annoncer<br />

à un confrère, cancéreux en phase terminale : « Je pense que vous <strong>de</strong>vez entrer<br />

à l'infirmerie. » Or, ce confrère savait que l'infirmerie, en l'occurrence, c'était <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>rnière escale.<br />

Les ma<strong>la</strong>dies dites mentales sont terribles, car elles peuvent être niées par<br />

ceux qui en sont victimes, ce qui n'est pas le cas <strong>de</strong>s autres ma<strong>la</strong>dies. Pourtant, les<br />

ma<strong>la</strong>dies mentales sont <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies physiques. Un esprit ne peut pas être ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Il peut être ignorant, mal informé, tordu, mais il ne peut pas être ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. Un esprit<br />

peut être faux (et il n'en manque pas), mais ce<strong>la</strong> n'est pas une ma<strong>la</strong>die ; c'est autre<br />

chose. On est impuissant <strong>de</strong>vant le cancer ; on l'est davantage <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> paranoïa<br />

ou <strong>la</strong> schizophrénie. X a eu hier cette remarque terrible : « Les mé<strong>de</strong>cins veulent<br />

nous ramener à l'état fœtal, et je refuse. » En effet, les médicaments qu'on va lui<br />

administrer vont le sou<strong>la</strong>ger, le « désangoisser », et en même temps le diminuer.<br />

Jünger écrit : « Le caractère prophétique <strong>de</strong> certaines paroles résulte <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong><br />

réflexion plonge jusqu'à une couche <strong>de</strong> vérités qui <strong>de</strong>meurent telles bien au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> l'heure présente. Elles ne cessent <strong>de</strong> se manifester à nouveau dans les vicissitu<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>s temps. Quant à <strong>la</strong> pure prévision d'événements, elle relève plutôt <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

conscience du naïf et <strong>de</strong> l'enfant, et aussi <strong>de</strong> l'égarement d'esprit. » J'ai lu cette


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 109<br />

remarque quelques jours avant <strong>de</strong> rencontrer X. Les « fous » savent <strong>de</strong>s choses,<br />

mais <strong>de</strong>s choses qui sont intolérables pour <strong>la</strong> société, qui sont incompatibles avec<br />

l'organisation sociale. L'organisation sociale actuelle génère <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />

meurtriers. Et, pour <strong>la</strong> même raison, elle évacue l'homme, elle évacue <strong>la</strong> chanson.<br />

Domenach note cette remarque d'un sénateur radical-socialiste <strong>de</strong>s années 20 :<br />

« J'essaye simplement <strong>de</strong> m'expliquer pourquoi les gens ne chantent plus. » Il<br />

poursuit : « Le fait que (cette question) ait été posée en 1924 marque bien qu'on<br />

ne peut, dans l'extinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> chanson popu<strong>la</strong>ire, incriminer <strong>la</strong> télévision. Si les<br />

gens ne chantent plus, c'est secondairement parce que les machines le font à leur<br />

p<strong>la</strong>ce ; <strong>la</strong> prothèse ne crée pas l'infirmité, elle <strong>la</strong> pallie et l'entretient. Les gens ne<br />

chantent plus parce que l'isolement, <strong>la</strong> spécialisation, <strong>la</strong> concurrence, <strong>la</strong> rentabili-<br />

sation leur enlèvent l'envie et l'occasion <strong>de</strong> chanter » (Ce que je crois).<br />

Ce sont à <strong>la</strong> fois les plus purs et les plus durs qui <strong>de</strong>viennent « fous » ou assas-<br />

sins. Entre les <strong>de</strong>ux, il y a les êtres « haineux et dociles », comme disait Céline, <strong>la</strong><br />

mallette au bout du bras, ou le téléphone, ou un semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> pouvoir, comme moi.<br />

L'intensité dramatique <strong>de</strong>s minutes situées entre 17 h 10 et 17 h 30 était comme<br />

ce que l'on voit dans certains films où un « bon » (moi) en convainc un autre<br />

d'aller à l'abattoir sans faire <strong>de</strong> chichi. De toute façon, le chichi n'aurait pas été<br />

long ni efficace : les trois policiers, trois spécialistes, y auraient vite mis fin. Voir<br />

partir un jeune homme <strong>de</strong> vingt-trois ans entre trois policiers, ce<strong>la</strong> fait vieillir.<br />

Tout bien pesé, <strong>la</strong> décision que Y et moi avons prise se ramène aux éléments<br />

suivants :<br />

a) X est un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> mental, selon l'état actuel <strong>de</strong> notre capacité <strong>de</strong> pronostic<br />

;<br />

b) il n'est pas coupable<br />

c) il a besoin d'assistance professionnelle : psychiatre, médicaments, internement<br />

;<br />

d) il est dangereux pour lui-même et il peut être dangereux pour les autres<br />

;


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 110<br />

e) le traitement qu'il finira par accepter (pour l'instant, il refuse toute<br />

forme <strong>de</strong> médication) peut l'écluser à un niveau <strong>de</strong> lui-même acceptable<br />

pour lui et pour <strong>la</strong> société. Ce<strong>la</strong> vaut-il <strong>la</strong> violence que nous lui<br />

avons faite ?<br />

Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : au nom <strong>de</strong> quoi violer une volonté, une conscience,<br />

une liberté ? Je me réponds : <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> X, c'était <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> coucher<br />

encore une ou <strong>de</strong>ux nuits sur le bord du fleuve. Et encore, heureusement<br />

que les nuits sont chau<strong>de</strong>s, ces temps-ci.<br />

Seul dans mon bureau, après ces <strong>de</strong>ux jours, j'ai l'idée d'appeler C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte,<br />

mais je m'abstiens, par solidarité avec <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Y. Il faut <strong>de</strong> temps en temps<br />

user sa solitu<strong>de</strong>, comme on use une pierre précieuse, pour <strong>la</strong> faire resplendir. La<br />

veille <strong>de</strong> ma rencontre avec X, j'avais reçu <strong>la</strong> visite inattendue, elle aussi, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

jeunes femmes « admiratrices » du Frère Untel. Est-ce que <strong>la</strong> première me préparait<br />

a <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième ?<br />

Y et moi, pour l'heure, nous avons <strong>de</strong>ux choses : <strong>de</strong> l'argent et <strong>de</strong> l'influence.<br />

La secrétaire qui a tapé le mandat d'arrestation, cet après-midi, nous a dit spontanément<br />

: « Je n'ai jamais vu une requête aussi vite réglée. » Et c'est sa spécialité,<br />

d'en taper <strong>de</strong> semb<strong>la</strong>bles ! Mais comment les « petits » s'arrangent-ils dans une<br />

telle société ? Encore que notre société, je viens d'en faire l'expérience, s'est donné<br />

<strong>de</strong>s règles qui protègent réellement les êtres comme X. Ainsi, nul ne peut lui administrer<br />

<strong>de</strong> médicaments contre son gré, du moins, aussi longtemps qu'il ne <strong>de</strong>viendrait<br />

pas violent.<br />

3 août : Je ne me rends pas au travail, ce matin. À 9 h 15, je pars avec Y pour<br />

le CHUL, pour ramasser les effets personnels <strong>de</strong> son fils, et <strong>de</strong> là, nous nous rendons<br />

à l'hôpital Robert-Giffard, où X est interné <strong>de</strong>puis hier. Longue conversation<br />

avec l'infirmière <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, mais nous n'avons pas l'autorisation <strong>de</strong> voir X. Durant<br />

l'après-midi, Y me téléphone. Il aimerait me voir. Il me dit que les heures <strong>de</strong> visite<br />

sont <strong>de</strong> 19 h à 21 h. À 19 h, je suis à l'hôpital avec lui. Je rencontre son fils seul,<br />

dans un petit parloir. Incroyable conversation, épuisante et périlleuse. On entend<br />

<strong>de</strong>s hurlements. Des pensionnaires veulent me parler ; plusieurs se collent longuement<br />

<strong>la</strong> face contre <strong>la</strong> vitre <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte. Comme nous sortons du parloir, une<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> m'abor<strong>de</strong> : « Vous êtes psychiatre ? Faites sortir ce jeune homme. Il va


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 111<br />

<strong>de</strong>venir fou s'il reste ici, entouré <strong>de</strong> fous. » On imagine <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> X ! À <strong>la</strong> fin, et à<br />

ma suggestion, il consent à saluer son père qui attend <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux heures dans une<br />

salle à l'étage inférieur.<br />

En paraphrasant Jünger, je dirais que le plus terrible, dans ce genre <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>-<br />

die, c'est que le ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, dans son délire, dit <strong>de</strong>s choses vraies et parfois prophéti-<br />

ques. Délirer signifie sortir du sillon. Les « normaux » restent dans le sillon. L'ai-<br />

guille <strong>de</strong> l'esprit suit le sillon du disque, du <strong>de</strong>stin ; le « fou » saute <strong>de</strong>s tours. Un<br />

« troublé », c'est troub<strong>la</strong>nt.<br />

Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à X s'il prie, mais je précise tout <strong>de</strong> suite : « La prière n'est pas <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> magie. Dieu ne répond pas au téléphone, mais il répond toujours. » C'est d'ailleurs<br />

ce que je crois. La prière agit dans les zones supérieures, hors du temps.<br />

Donc, selon notre condition d'homme, avant, après ou pendant. Les catégories du<br />

temps n'ont rien à voir avec <strong>la</strong> prière.<br />

L'infirmière rencontrée hier : compétente, professionnelle et... jolie. Habillée<br />

comme on l'est ces années-ci, au mois d'août, quand il fait 30 ºC : jeans mou<strong>la</strong>nts,<br />

chemisier débordant. Tout le temps qu'elle par<strong>la</strong>it avec nous, on voyait non pas<br />

son âme, mais son petit nombril, par-<strong>de</strong>ssus <strong>la</strong> ceinture <strong>de</strong>s jeans. Et elle circule<br />

au milieu <strong>de</strong> mâles internés et « privés ». Une autre incohérence <strong>de</strong> notre civilisation.<br />

4 août : Ce matin, vers 9 h, on apprend <strong>la</strong> mort subite du frère Charles Tardif,<br />

à soixante-cinq ans. C'était une espèce <strong>de</strong> Tarzan. Je remarque que les plus frappés<br />

sont ceux qui ont son âge. En vérité, ce<strong>la</strong> ne veut rien dire. Nul ne sait à quelle<br />

distance il est <strong>de</strong> sa mort. De toute façon, mourir, c'est recevoir <strong>la</strong> Réponse à son<br />

<strong>de</strong>rnier cri, comme Jésus, révolté sur <strong>la</strong> croix, quand il a réalisé (au sens fort du<br />

terme : faire réel) qu'il est Fils du Père.<br />

Si je ne meurs pas subitement, je veux mourir le sachant, et même alors, je serai<br />

sans doute « médicamenté ». Aurai-je <strong>la</strong> force et <strong>la</strong> lucidité <strong>de</strong> lâcher mon <strong>de</strong>rnier<br />

cri ? Je le souhaite, mais, au fond, ce<strong>la</strong> n'a aucune importance. Si Jésus m'aime<br />

aujourd'hui, il m'aimera encore ce jour-là. Ce que j'ai à faire, maintenant, dans<br />

les catégories du temps, c'est ceci : « Priez pour moi, Marie, maintenant et à l'heure<br />

<strong>de</strong> ma mort » et aussi, avec l'hymne <strong>de</strong> complies : « Seigneur, je remets mon<br />

esprit entre tes mains. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 112<br />

Une préséance basée sur l'âge est une forme <strong>de</strong> justice en ceci qu'elle permet à<br />

tous <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir les premiers en étant les <strong>de</strong>rniers.<br />

5 août : « It's worse winning than losing » (Jack Dempsey). De <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong><br />

ce champion boxeur, cette remarque vaut <strong>la</strong> peine d'être notée !<br />

Syndicats : « Top-down endorsement perva<strong>de</strong> unions politics. » (The New Re-<br />

public, 9 juillet.)<br />

Dans une extrême angoisse existentielle (J'étais alors condamné par les mé<strong>de</strong>-<br />

cins), j'ai dit au Seigneur : « Utilise-moi pour ta gloire, qui est le salut <strong>de</strong> l'hom-<br />

me. » Depuis, je n'ai cessé <strong>de</strong> répéter cette prière. J'ignore où elle me conduira,<br />

mais je n'ai pas peur <strong>de</strong> Dieu ; j'ai seulement peur <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> ma lâcheté, <strong>de</strong> mon<br />

égoïsme, <strong>de</strong> mon ombre sur moi-même, car « I obfuscate myself ». J'aime ce verbe<br />

ang<strong>la</strong>is qui n'a pas son équivalent en français. « Obombrer » serait un équivalent,<br />

et il existe, mais il n'est pas d'usage courant.<br />

7 août : Depuis <strong>de</strong>s années, je récite tous les jours - et parfois plusieurs fois<br />

par jour - le Veni, Creator et le Veni, Sancte Spiritus. Dans <strong>la</strong> première prière, il<br />

est question <strong>de</strong> « don septiforme » (septiformis munere) ; dans <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>, du sacrum<br />

septenarium. Il s'agit <strong>de</strong>s sept dons du Saint-Esprit. Cet après-midi, comme<br />

je me récitais ces prières, me vint l'idée que je ne pouvais pas me remémorer les<br />

sept dons ! Il faut quand même savoir ce que l'on veut ! Les sept dons sont : <strong>la</strong><br />

sagesse, l'intelligence, le conseil, <strong>la</strong> science, <strong>la</strong> force, <strong>la</strong> piété et <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong> Dieu.<br />

Au sortir du bureau, je file chez Y. Bref souper (une boîte <strong>de</strong> saumon en<br />

conserve) et visite à son fils, <strong>de</strong> 19 h à 21 h. Il en faut <strong>de</strong>s heures pour rembobiner<br />

un fuseau débobiné.<br />

9 août : Je lis dans The New York Times Magazine <strong>de</strong>s extraits, nouvellement<br />

découverts, du Journal <strong>de</strong> Lodz, où sont consignés, jour par jour, les événements<br />

<strong>de</strong> ce ghetto juif. Détail qui dit tout : avant <strong>la</strong> guerre, <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> juifs vivaient<br />

dans <strong>la</strong> région ; à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre, il y en avait dix mille. C'est Y qui m'a<br />

passé l'exemp<strong>la</strong>ire du New York Times, en disant : « Je pèse ce qui m'arrive (<strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong> son fils) en regard du journal <strong>de</strong> Lodz. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 113<br />

Je lis La Méduse et l'Escargot, <strong>de</strong> Lewis Thomas, un mé<strong>de</strong>cin américain <strong>de</strong><br />

renommée internationale qui présente <strong>de</strong>s réflexions décousues, notamment sur<br />

les verrues et sur <strong>la</strong> ponctuation, à <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> Montaigne, dont il fait d'ailleurs<br />

l'éloge. Gros succès aux États-Unis.<br />

Par ma fenêtre, je vois un gros avion (type DC-9) qui rase <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s arbres,<br />

s'apprêtant à atterrir à l'aéroport, à trois ou quatre milles d'ici. Je suis toujours<br />

émerveillé par ce spectacle. J'y vois <strong>de</strong>ux choses : a) <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong> l'homme ; b) <strong>la</strong><br />

domination d'un homme bien précis, le pilote. Race admirable, qui porte sa vie et<br />

celle <strong>de</strong>s passagers, et qui n'a pas droit à l'erreur, comme les scribouilleurs. Les<br />

mots se <strong>la</strong>issent dire ; un avion doit être dominé. Si nous gouvernions les mots,<br />

comme un pilote est bien obligé <strong>de</strong> gouverner son avion, il n'y aurait plus <strong>de</strong> men-<br />

songe.<br />

Culture contemporaine. On fait une nouvelle avec le passage -grassement<br />

payé - <strong>de</strong> l'animateur Michel jasmin <strong>de</strong> Télé-Métropole à Radio-Québec. Morali-<br />

té : les médias, qui sont censés nous informer du mon<strong>de</strong> extérieur, font <strong>de</strong>s nou-<br />

velles, <strong>de</strong>s événements à même eux-mêmes. La télévision se montre au lieu <strong>de</strong><br />

montrer le mon<strong>de</strong>.<br />

10 août - Fête <strong>de</strong> saint Laurent. Le premier martyr dont on ait enregistré l'humour<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> mort. On lui attribue, en effet, <strong>la</strong> remarque suivante adressée au<br />

bourreau, alors qu'il était sur son gril : « je suis assez rôti <strong>de</strong> ce côté, retourne-moi,<br />

et mange, si tu veux ! » Authentique ou apocryphe, cette remarque méritait <strong>de</strong><br />

traverser les siècles, comme une flèche. Elle administre <strong>la</strong> preuve <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination<br />

chrétienne, domination par retrait, par transcendance. Domination <strong>de</strong> l'épervier<br />

sur les mulots.<br />

Cherchant un texte précis, je relis Lettre aux Frères, que j'écrivais chaque<br />

mois, du temps que j'étais provincial. Je les trouve bonnes, mais je me dis aussi : à<br />

quoi ce<strong>la</strong> a-t-il servi ? Me revient alors à l'esprit <strong>la</strong> conclusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière dite <strong>de</strong><br />

saint Ignace : « [...] apprends-moi à me dépenser sans attendre d'autre récompense<br />

que celle <strong>de</strong> savoir que je fais ta volonté ».<br />

Je relis un bref essai <strong>de</strong> l'écrivain américain Paul Robinson. Il a d'abord paru<br />

dans The New Republic, puis, en traduction française, dans <strong>la</strong> revue Dialogue.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 114<br />

Bonnes réflexions sur l'écriture. Finalement, dit-il, écrire, c'est affirmer son humanité,<br />

son amour.<br />

Souper, hier soir, chez C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte, avec Gérard B<strong>la</strong>is. Cet homme est terrible.<br />

C'est une âme d'acier. D'ailleurs, il a les yeux bleus. Non pas qu'il soit impitoyable,<br />

bien au contraire, mais en ceci qu'il est résistant au doute. je dis : résistant au<br />

sens où l'on dit que le verre est inattaquable, sauf par l'aci<strong>de</strong> ou le diamant. Le<br />

mot juste serait : in-rayable. Les hommes <strong>de</strong> ce genre peuvent risquer tous les<br />

gouffres, car ils sont encordés à un piton infrangible qui est le diamant <strong>de</strong> leur<br />

certitu<strong>de</strong> centrale. Les hommes aux yeux <strong>de</strong> chien, comme moi, ten<strong>de</strong>nt sans cesse<br />

vers l'autre, mendiant l'accueil.<br />

12 août : La Commission <strong>de</strong> liturgie chargée <strong>de</strong> préparer <strong>la</strong> messe pour <strong>la</strong> venue<br />

du pape refuse d'inscrire à son programme le cantique Regar<strong>de</strong> avec amour<br />

sur les bords du grand Fleuve. Or, le cantique est beau ; il est bien connu <strong>de</strong> tous<br />

ceux qui ont quarante ans et plus ; les mots sont signifiants ; il est marial et nous<br />

sommes, je pense, sur les bords du grand Fleuve. C'est bête comme ça, une commission<br />

d'experts.<br />

Une commission vient d'être créée en Europe. Son acronyme : ESPRIT (European<br />

Strategic Program for Research and Development in information). On<br />

avait déjà le CIEL : Comité <strong>de</strong>s intellectuels pour l'Europe <strong>de</strong>s libertés.<br />

Culpabilité. L'antique conscience qui digère les sécrétions <strong>de</strong> l'organisme.<br />

L'antique conscience a pu être elle-même agressée, faussée par l'éducation, l'enfance.<br />

Les sécrétions <strong>de</strong> l'organisme peuvent être déréglées. Je pense à X : quelques<br />

milligrammes en plus ou en moins <strong>de</strong> telle ou telle substance engendrent le<br />

délire. La preuve, c'est que tel ou tel médicament rétablit l'équilibre ou en rapproche.<br />

Un esprit peut-il être ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ? Réponse : le péché attaque l'esprit -, je <strong>de</strong>vrais<br />

dire l'âme. L'esprit est une faculté <strong>de</strong> l'âme. Une idée fausse est une ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong><br />

l'esprit. Le péché, le mensonge peuvent attaquer l'esprit au sens où l'on dit qu'un<br />

virus attaque l'organisme. Quant au reste, les ma<strong>la</strong>dies mentales sont <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies<br />

physiologiques.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 115<br />

Visite à X, cet après-midi. Il file un mauvais coton. Il est littéralement impé-<br />

nétrable. Il est enfermé en lui-même, il s'enferme en lui-même et il refuse <strong>de</strong> don-<br />

ner <strong>la</strong> clé.<br />

Appel <strong>de</strong> Thérèse. Elle me parle <strong>de</strong> son chien. Il a « compris » que l'on s'ap-<br />

prêtait à quitter <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Saint-Michel. Tout l'après-midi d'hier, il est resté<br />

couché <strong>de</strong>vant sa niche, <strong>la</strong> tête vers <strong>la</strong> niche et non vers <strong>la</strong> maison, comme c'était<br />

son habitu<strong>de</strong>. Détail troub<strong>la</strong>nt.<br />

14 août : Célébration anticipée <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête <strong>de</strong> l'Assomption. Ouverture <strong>de</strong> l'an-<br />

née du centenaire <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong>s frères maristes au Canada, le 15 août 1885. Qua-<br />

rantième anniversaire <strong>de</strong> ma prise d'habit. À l'offertoire, le cantique m'a réjoui :<br />

« De mon cœur a jailli ce beau poème : ma vie tout entière, je l'offre au Sei-<br />

gneur. » Paraphrase du psaume 45 : « Eructavit cor meum verbum bonum : dico<br />

ego opera mea Regi. »Je me dis, en effet, que ma vie serait un poème, si je n'avais<br />

pas tant raturé le don que j'ai fait il y a quarante ans. je n'ai pas tenu ma partition ;<br />

je n'ai pas appris mon morceau, j'ai mal écrit ma vie. je ne veux pas dire ce<strong>la</strong> par<br />

lâcheté, apitoiement sur moi-même. Jésus peut me réécrire.<br />

Lors d'une réunion, frère X, qui a un peu bu, se met tout à coup à pleurer, sans<br />

défense. Je lui écris pour lui souhaiter un bon anniversaire (un peu à l'avance) et<br />

j'ajoute : « Tu as eu <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine, dimanche <strong>de</strong>rnier. J'ignore pourquoi, mais je salue<br />

<strong>la</strong> peine qui est en toi et ta peine salue ce qu'il y a <strong>de</strong> grand en toi. » C'est par<br />

ses hauts côtés, en effet, que l'on souffre. Les pierres ne souffrent pas. Mais déjà<br />

les chiens souffrent. Dès lors, un homme...<br />

X : sa ma<strong>la</strong>die est essentiellement un problème <strong>de</strong> confiance. Il ne veut pas se<br />

donner, il ne veut pas s'ouvrir à d'autres, à un autre. Il veut se maîtriser au complet<br />

et en tout. Résultat, il est doublement enfermé : dans son délire et dans une prison.<br />

Il re-fait le péché originel. Voilà bien pourquoi, en d'autres temps, on par<strong>la</strong>it <strong>de</strong><br />

possession diabolique pour expliquer ce genre <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die. Hostem repel<strong>la</strong>s longius<br />

: éloigne <strong>de</strong> nous l'ennemi. Cet après-midi, je lui donne le Veni, Creator et le<br />

Veni, Sancte Spiritus, en <strong>la</strong>tin et en français, et je lui dis : « Apprends-le par cœur,<br />

et en <strong>la</strong>tin ! » Et je récite <strong>de</strong>vant lui les <strong>de</strong>ux prières.<br />

Ce matin, à Château-Richer, je pensais à ceci : avec du vieux mon<strong>de</strong> (moyenne<br />

d'âge <strong>de</strong> soixante-trois ou soixante-cinq ans), sans frais significatifs (<strong>la</strong> fête


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 116<br />

d'aujourd'hui a pu coûter 10 $ par tête, repas et dép<strong>la</strong>cements inclus), nous fabri-<br />

quons du sens avec peu <strong>de</strong> moyens humains, pour <strong>la</strong> raison que nous puisons dans<br />

le trésor <strong>de</strong> l'Église. Nous puisons dans le trésor <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> l'espérance. Nous<br />

recevons le centuple promis, qui est d'abord un centuple <strong>de</strong> sens et non pas d'argent.<br />

L'argent vient par surcroît, toujours, et il est <strong>de</strong> surcroît, <strong>de</strong> toute façon.<br />

Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un vieux frère s'il croit à <strong>la</strong> vie éternelle. Il venait <strong>de</strong> me dire :<br />

« J'ai quatre-vingts ans, je suis mûr pour le caveau. » Il me répond : « La résurrection<br />

<strong>de</strong>s morts, c'est après <strong>la</strong> fin du mon<strong>de</strong>. Les milliards d'hommes qui sont<br />

morts, où sont-ils ? » J'insiste : « Croyez-vous, oui ou non ? » Il répond : « Je<br />

crois. »<br />

Ce confrère a honte <strong>de</strong> ne plus gagner sa vie. Il se retire. je lui dis : « Habillezvous<br />

et venez manger avec nous. » À ma surprise, je le vois au dîner.<br />

18 août : Grosse semaine, au cégep. C'est <strong>la</strong> semaine préparatoire à <strong>la</strong> rentrée<br />

<strong>de</strong>s élèves.<br />

Visite à l'hôpital, hier soir. X est accablé. Il patauge, comme il dit lui-même.<br />

Avant <strong>de</strong> répondre à une question, il hésite longuement, comme si sa vie dépendait<br />

<strong>de</strong> sa réponse. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> bien comment je me sentirais si j'avais été enfermé<br />

contre mon gré.<br />

Il y a bien <strong>de</strong>ux catégories d'ambition : l'ambition sportive (appelons-<strong>la</strong> olympique)<br />

et l'ambition politique : carriérisme politique ou financier. L'ambition sportive<br />

est pure. Celui qui <strong>la</strong> possè<strong>de</strong> lutte contre lui-même. Il ne peut ni tricher ni<br />

s'élever à même les autres. Les autres ambitions entraînent tôt ou tard le mensonge<br />

et l'écrasement <strong>de</strong> l'autre.<br />

La vie humaine, <strong>la</strong> vie en société est un vaste circuit <strong>de</strong> délégations. Les uns<br />

sont délégués à l'héroïsme (les saints) ; les autres sont délégués à l'expression (les<br />

poètes) ; d'autres sont délégués à <strong>la</strong> pensée (les philosophes, les écrivains) ; d'autres<br />

encore, à l'organisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité (les hommes politiques) ; etc. Mais chaque<br />

délégué, à son tour, dépend <strong>de</strong> plusieurs autres délégations. je ne peux écrire, par<br />

exemple, que si d'autres délégués remplissent leur office. Et ce<strong>la</strong> va jusqu'au vidangeur.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 117<br />

« Jamais encore je n'ai rencontré <strong>la</strong> femme <strong>de</strong> qui je voudrais avoir <strong>de</strong>s en-<br />

fants, si ce n'est cette femme que j'aime, car je t'aime, ô éternité » (Nietzsche).<br />

19 août : Coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> X. Il pense que l'on drogue sa nourriture.<br />

L'autre soir, un infirmier nous a offert un jus <strong>de</strong> fruit. J'ai pris un verre au hasard,<br />

ostensiblement, pour lui signifier que si on le droguait à son insu, on me droguerait<br />

aussi !<br />

20 août : Je lis L'Express, semaine du 24 août. Dossier intitulé « Sait-on encore<br />

parler français ? » J'y trouve <strong>de</strong>s dénonciations que je fais <strong>de</strong>puis longtemps,<br />

jusques et y compris ma vieille dénonciation <strong>de</strong>s expressions frauduleuses du type<br />

: « mal-voyant », pour aveugle ; « troisième âge », pour vieillesse, etc. Ce<strong>la</strong> est<br />

à <strong>la</strong> fois réconfortant et décourageant. Réconfortant <strong>de</strong> voir que l'on n'est pas le<br />

seul à dénoncer le mensonge et <strong>la</strong> bêtise ; décourageant en ceci que le mal ne me<br />

paraît pas guérissable. Toute une <strong>la</strong>ngue secon<strong>de</strong>, une <strong>la</strong>ngue parallèle, une <strong>la</strong>ngue<br />

faussée s'est développée en marge <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonne vieille <strong>la</strong>ngue. Je ne parle pas ici <strong>de</strong><br />

l'argot ; je parle du jargon. La décomposition <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue : un bien commun livré<br />

à <strong>la</strong> pâture. Chacun broute <strong>la</strong> <strong>la</strong>rgeur <strong>de</strong> sa bêtise.<br />

Pardonner, ce n'est ni excuser le mal ni oublier le mal ; c'est ouvrir un avenir<br />

en refusant <strong>de</strong> réduire et d'enfermer l'offenseur dans son mal, dans le mal qu'il a<br />

fait. Pardonner, c'est le propre <strong>de</strong> Dieu ; c'est un geste créateur. Mieux, c'est un<br />

geste re-créateur.<br />

Égalitarisme : puisque très peu peuvent atteindre l'excellence, nivelons tout le<br />

mon<strong>de</strong>. Puisque Vé<strong>la</strong>squez est inéga<strong>la</strong>ble, faisons tous du coloriage.<br />

La pédagogie n'est pas au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s savoirs constitués, <strong>de</strong>s savoirs décisifs.<br />

Pour enseigner <strong>la</strong> physique, il faut savoir <strong>la</strong> physique et être pédagogue. jamais<br />

l'inverse.<br />

25 août : je note les remarques suivantes, tirées d'un article <strong>de</strong> Vac<strong>la</strong>v Belobradsky,<br />

dans Esprit d'août 1984, « Les droits ontologiques <strong>de</strong> l'homme » : 1)<br />

L'autonomie <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté vis-à-vis <strong>de</strong> l'État. L'enracinement <strong>de</strong> l'individu se<br />

fait dans et par <strong>la</strong> communauté. 2) Le droit <strong>de</strong> prouver sa supériorité sur les choses


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 118<br />

(le droit au travail). 3) Le droit à sa conscience i.e. ultimement le droit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r<br />

ce au nom <strong>de</strong> quoi on ne fuira pas <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> mort. À l'opposé, solidarité <strong>de</strong> ceux<br />

qui ont vécu l'écroulement <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi dans l'infinité rassurante <strong>de</strong> l'abondance ; <strong>la</strong><br />

consommation comme écran <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> mort.<br />

« La reconstitution <strong>de</strong>s droits ontologiques, après l'envahissement étatique,<br />

passe par <strong>la</strong> dissi<strong>de</strong>nce. La reconstitution <strong>de</strong>s droits ontologiques est confiée au<br />

courage <strong>de</strong>s " scrupuleux " qui témoignent <strong>de</strong> <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> résister à <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce.<br />

« Le savoir qui ne se transforme pas en pouvoir, mais en respect, conduit à <strong>la</strong><br />

dissi<strong>de</strong>nce, dans une société dominée par l'arbitraire. Or, l'arbitraire apparaît<br />

quand il n'y a plus <strong>de</strong> valeurs qui transcen<strong>de</strong>nt l'État. »<br />

28 août : Samedi <strong>de</strong>rnier, longue rencontre avec L. (<strong>de</strong> 18 h a 2 h 30). Il y<br />

avait dix ans que je ne l'avais vue, et plus <strong>de</strong> cinq ans que je n'avais pas communiqué<br />

avec elle. Après, je me sens un peu comme en 1951, en moins fébrile et en<br />

moins angoisse, moins menacé. L'éblouissement <strong>de</strong> 1951 s'accompagnait d'une<br />

peur énorme <strong>de</strong> perdre <strong>la</strong> lumière. Aujourd'hui, <strong>la</strong> douceur crépuscu<strong>la</strong>ire a remp<strong>la</strong>cé<br />

l'éblouissement, et <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin est assumée dans le calme.<br />

Spengler distingue <strong>la</strong> morale <strong>de</strong>s herbivores et celle <strong>de</strong>s carnivores ; <strong>la</strong> morale<br />

<strong>de</strong>s meneurs et celle <strong>de</strong>s menés ; les hommes du fait et les hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. Il<br />

est étranger aux valeurs chrétiennes, au renversement chrétien.<br />

29 août : La Presse m'invite à reprendre ma col<strong>la</strong>boration hebdomadaire, interrompue<br />

durant l'été. Quelques heures après le coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> La Presse,<br />

j'en reçois un <strong>de</strong> Huguette O'Neil, qui occupait mon « espace » durant juillet et<br />

août. Elle me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> tout simplement <strong>de</strong> lui cé<strong>de</strong>r ma p<strong>la</strong>ce. Ses raisons : a) les<br />

femmes ont besoin <strong>de</strong> tribunes ; b) étant donné que je suis religieux, je n'ai pas<br />

besoin <strong>de</strong> ce revenu d'appoint ; c) je ferais donc un beau geste en faveur <strong>de</strong>s femmes.<br />

La démarche est odieuse et stupi<strong>de</strong>. Dans le même temps que l'on s'affiche<br />

comme femme, on mendie un coupe-file. De plus, on insinue que j'écris pour <strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 119<br />

l'argent. Enfin, on tient pour acquis que l'on peut me remp<strong>la</strong>cer, quand on s'appelle<br />

Huguette O'Neil.<br />

Le pire, c'est que, ayant lu les articles <strong>de</strong> cette dame, je les trouve insignifiants.<br />

À midi même, je lisais (avant son appel téléphonique) son <strong>de</strong>rnier papier <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> saison. Il était intitulé : « Voter pour une femme, une question <strong>de</strong> justice ». Bête<br />

à pleurer.<br />

En arrivant au bureau ce matin, j'apprends <strong>la</strong> mort subite <strong>de</strong> Gaétan Delisle, du<br />

service <strong>de</strong> l'informatique du cégep. Ma secrétaire est toute tremb<strong>la</strong>nte. Hier encore,<br />

il se débattait pour gagner sa vie et se situer parmi les cadres-directeurs.<br />

30 août : Saisi au vol, en dépassant un groupe <strong>de</strong> jeunes sur le trottoir. Le jeune<br />

homme : « De <strong>la</strong> liqueur aux fraises, pouah ! » La jeune fille : « Ce n'est pas<br />

parce que c'est rose que ce n'est pas bon... » je sens que <strong>la</strong> repartie est à double<br />

entente.<br />

Machines distributrices. J'attends mon tour pour composer ma comman<strong>de</strong>.<br />

Une jeune fille retire <strong>la</strong> sienne. Puis elle se rend compte que le carrousel est bloqué<br />

et qu'il présente un contenant <strong>de</strong> jus d'orange qu'elle n'a pas commandé. Moment<br />

d'hésitation, puis elle retire le contenant « gratuit ». Vient mon tour. La machine<br />

est détraquée. J'ai déposé <strong>la</strong> monnaie requise, mais <strong>la</strong> machine recrache une<br />

poignée <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong> dix sous. Des jeunes me regar<strong>de</strong>nt en riant. je finis par obtenir<br />

ce que je vou<strong>la</strong>is, mais j'avais trois pièces <strong>de</strong> dix sous <strong>de</strong> trop. Je les donne à<br />

l'une <strong>de</strong>s rieuses.<br />

Moment <strong>de</strong> panique, hier après-midi, à <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> reprendre ma col<strong>la</strong>boration<br />

à La Presse. Je peinais déjà sur un texte et je me disais : ça va être comme ça<br />

chaque semaine ! J'en avais littéralement <strong>de</strong>s sueurs.<br />

31 août : Funérailles <strong>de</strong> Gaétan Delisle, mort à trente-<strong>de</strong>ux ans. Son père et sa<br />

mère lui survivent. Une parente à lui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> avec une forme <strong>de</strong> fébrilité :<br />

« Croyez-vous à <strong>la</strong> réincarnation ? » Au fond du chagrin, on cherche à s'accrocher<br />

à un espoir, quel qu'il soit. Quant à moi, je prétends croire dans <strong>la</strong> vie éternelle.<br />

J'espère que j'y crois. je prie pour croire pour <strong>de</strong> bon. Autrement, je tombe sous le<br />

coup <strong>de</strong> <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Spengler : « L'espérance est une lâcheté. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 120<br />

1 er septembre : La rage égalitariste entraîne comme conséquence que seuls<br />

les affamés <strong>de</strong> pouvoir acceptent d'avaler les couleuvres <strong>de</strong> l'inquisition générali-<br />

sée qu'on les oblige à mettre à leur menu. Au terme <strong>de</strong> cette épreuve, le chef a<br />

davantage le goût <strong>de</strong> se venger que celui <strong>de</strong> servir.<br />

Ce qui fait que, malgré tout, les communautés religieuses sont mieux gouver-<br />

nées que les sociétés civiles, et qu'elles sont plus justes, c'est que <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s<br />

chefs le sont contre leur gré. La tradition catholique a toujours distingué les exi-<br />

gences du gouvernement <strong>de</strong> celles <strong>de</strong>s autres fonctions. Que l'intelligent dirige et<br />

que le saint prie.<br />

Le féminisme comme fanatisme : position trop incertaine pour pouvoir se<br />

permettre le doute. On ne peut se permettre <strong>de</strong> douter que sur l'assiette d'une certi-<br />

tu<strong>de</strong>. Sinon, on crie.<br />

Je ne veux plus avoir peur. Qu'il s'agisse d'amitié, <strong>de</strong> vie professionnelle,<br />

d'expression d'opinion, je choisis mon terrain, ma patinoire, mes règles du jeu.<br />

Gagner ou perdre est sans importance.<br />

« That darkness in which eternity lies bent and pale, a <strong>de</strong>ad snake in a jar,<br />

and infinity is the sparkling of a wren blown out to sea » (James Agee). Traduc-<br />

tion : La nuit où l'éternité se cache, pâle et dure comme un serpent dans le formol,<br />

l'infini, est l'éc<strong>la</strong>tement <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer, piquée par un goé<strong>la</strong>nd.<br />

8 septembre : Nativité <strong>de</strong> Marie. Le commencement historique du Salut.<br />

Commencement datable. Je dis historique, puisqu'il s'agit d'une manifestation<br />

dans l'histoire, mais le Salut est éternel, donc hors du temps. C'est mon salut, aujourd'hui.<br />

À 11 h, chapelet dans le hall du pavillon <strong>de</strong> l'enseignement du campus.<br />

Nous sommes une huitaine <strong>de</strong> frères. Aucun élève. N'importe !<br />

À 16 h, X, en sortie autorisée, vient me voir. je n'ai rien noté <strong>de</strong> notre conversation,<br />

mais je note qu'il est venu.<br />

En juillet <strong>de</strong>rnier, j'ai donné une interview pour Québec Rock. Elle sort aujourd'hui<br />

sous le titre qui n'est pas <strong>de</strong> moi : « Le sens du péché ». J'ai dit <strong>de</strong>ux<br />

phrases sur ce sujet ; l'auteur en fait le titre. Tout compte fait, ce titre ramasse


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 121<br />

confusément une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance <strong>de</strong> nos propos. De toute façon, ce titre, en<br />

regard <strong>de</strong> ma photo et <strong>de</strong> ma vie, ne manque pas <strong>de</strong> sens !<br />

En ce jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> nativité <strong>de</strong> Marie, je me dis : Marie se fichait bien d'être<br />

connue ou pas ; « photographiée » ou pas ; interviewée ou pas. En fait, c'est elle<br />

qui a donné l'interview fondatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption.<br />

9 septembre : Visite du pape. Je ne consigne rien dans mon journal, à ce su-<br />

jet, pour <strong>la</strong> raison que j'en ai écrit dans La Presse. Or, si brefs que soient ces arti-<br />

cles, j'y mets tout ce que je pense et ressens.<br />

Ma<strong>la</strong>dies mentales. On dénonce <strong>la</strong> « camisole <strong>de</strong> force chimique » ; on dénon-<br />

ce l'enfermement. Fort bien ! Mais je sais qu'il faudrait une personne à temps<br />

complet pour s'occuper, par exemple, <strong>de</strong> X, s'il n'était pas enfermé. Une personne<br />

à temps complet pour l'écouter, le démêler, le rembobiner, comme on dit à propos<br />

&un moteur électrique. Où trouver, sinon dans une institution spécialisée, une<br />

telle personne ? Comment <strong>la</strong> rémunérer ? <strong>la</strong> former ?<br />

10 septembre : Visite du pape. Messe en plein air à l'université Laval. On estime<br />

<strong>la</strong> foule à <strong>de</strong>ux cent cinquante mille personnes. Je suis sur les lieux <strong>de</strong> 16 h à<br />

20 h. je ne sens aucun grand moment. La foule n'est pas recueillie. Les gens se<br />

parlent les uns aux autres. L'animation est nulle. Les haut-parleurs nous assomment.<br />

Pendant le sermon du pape, on allume sa cigarette. La communion est distribuée<br />

à <strong>la</strong> sauvette. je comprends toutefois qu'il n'est pas facile <strong>de</strong> distribuer le<br />

corps du Christ à une telle foule. Au moment <strong>de</strong> recevoir l'hostie, je dis, pensant à<br />

Jésus, que je recevais comme un timbre : quelle humilité <strong>de</strong> sa part ! On peut penser<br />

que ça <strong>de</strong>vait grouiller, aussi, dans les foules qui écoutaient Jésus ; dans les<br />

rassemblements religieux du Moyen Âge.<br />

Visite du pape au centre François-Charron, institution spécialisée dans <strong>la</strong> réadaptation<br />

<strong>de</strong>s handicapés. C'est là que <strong>la</strong> vraie messe a eu lieu. Il y a eu un « miracle<br />

» : <strong>la</strong> longue prière silencieuse du pape. Le miracle du silence. Silence dans<br />

<strong>la</strong> chapelle du centre, silence <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision, silence dans nos salons.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 122<br />

14 septembre : Le pape à Toronto. Rencontre avec plus <strong>de</strong> cinquante mille ci-<br />

toyens d'origine polonaise. Le pape chante <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> son pays avec <strong>la</strong> foule. il<br />

autorise <strong>la</strong> fête. Les chefs d'État, pour leur fête, font défiler <strong>de</strong>s soldats et <strong>de</strong>s ma-<br />

chines à tuer. Le pape organise <strong>la</strong> danse.<br />

26 septembre : Collecte <strong>de</strong> sang <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix-Rouge. Je ne suis pas accepté au<br />

moment où je me présente, parce que j'ai pris une aspirine cette nuit et qu'il faut<br />

attendre douze heures après l'absorption <strong>de</strong> cette innocente pastille. À 15 h, je suis<br />

accepté, mais mon sang sera converti en p<strong>la</strong>sma, étant donné que je suis allé au<br />

Cameroun il y a moins <strong>de</strong> trois ans. Pendant que le sang coule dans le sac <strong>de</strong> p<strong>la</strong>stique,<br />

je pense à ce que ce<strong>la</strong> peut être que le suici<strong>de</strong> par ouverture d'une veine.<br />

Aucune douleur. La vie se retire lentement. Il faut quand même une sacrée détermination<br />

! Sans parler du dégât !<br />

Phénomène nouveau pour moi : <strong>de</strong> jeunes donneurs se font accompagner par<br />

leur amie ou ami. il doit s'agir <strong>de</strong> jeunes qui donnent pour <strong>la</strong> première fois. Le<br />

geste est sympathique, mais il dénote que ces jeunes n'ont pas le cuir épais.<br />

29 septembre : Dieu est créateur et non pas conservateur Dieu est conservateur<br />

et non pas distrait.<br />

Un vétéran américain <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre du Viêt-nam, âgé <strong>de</strong> trente-six ans, vient <strong>de</strong><br />

se suici<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant le mémorial où sont inscrits les noms <strong>de</strong>s 57 939 soldats tués<br />

durant cette guerre. La nouvelle à ce sujet mentionne que ce vétéran venait régulièrement<br />

<strong>de</strong>vant le mémorial. Il avait dix-sept ans quand il partit pour <strong>la</strong> guerre.<br />

4 octobre : Sous <strong>la</strong> plume d'une féministe : « Il n'existe personne qui soit parfaitement<br />

objectif, sauf Dieu, si elle existe. »<br />

20 octobre : ISBN : International Standard Book System. Ce<strong>la</strong> se dit en ang<strong>la</strong>is<br />

; il y a quatre cents ans, ce<strong>la</strong> se serait dit en <strong>la</strong>tin !<br />

Style : j'avais écrit dans La Presse, à propos du pape, qu'il avait beaucoup<br />

voyagé avant son élection. je disais ; « Il a peut-être déjà été vu quelque bar en


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 123<br />

Europe... », par mo<strong>de</strong> d'allusion au temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> censure <strong>de</strong> guerre, où l'on n'indiquait<br />

pas <strong>de</strong> lieu précis. On disait : « Quelque part en Europe ». Le typo a corrigé<br />

mon « quelque bar » par « quelque part » !<br />

22 octobre : Entre 16 h 30 et 18 h, je pense sans raison à une vieille chanson<br />

que chantait Gisèle MacKensie : Jolie Jacqueline. Or, ce soir, à l'émission <strong>de</strong> Michel<br />

jasmin, que je regar<strong>de</strong> très irrégulièrement, qui est-ce que je vois ? Gisèle<br />

MacKensie. Et elle chante quoi ? Jolie Jacqueline. La chanson fit son petit tour, à<br />

<strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 40 ! je n'ai aucun moyen d'expliquer cette coïnci<strong>de</strong>nce, si toutefois<br />

explication il doit y avoir.<br />

28 octobre : On ne peut pas s'asseoir à <strong>la</strong> fenêtre et se regar<strong>de</strong>r passer dans <strong>la</strong><br />

rue.<br />

Quand nulle voix ne s'élève, nul n'élève <strong>la</strong> voix.<br />

1er novembre : La Toussaint. En ang<strong>la</strong>is, on dit : All Hallow even (Halloween).<br />

Même génie <strong>de</strong> <strong>la</strong> contraction.<br />

Sur le chemin où jésus m'invite - le chemin qu'il est - on ne peut pas marcher<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> front.<br />

9 novembre : Droit négatif. J'ai utilisé cette expression dans La Presse. Elle<br />

me chicote. je ne maîtrise pas le sens <strong>de</strong> cette expression. J'y pensais, au lit, hier<br />

soir. je trouve ceci : l'ivrogne a le droit négatif à <strong>la</strong> cirrhose du foie, mais personne<br />

n'a l'obligation <strong>de</strong> <strong>la</strong> lui donner. L'étudiant indolent a le droit négatif à l'échec ; je<br />

n'ai pas pour autant le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> le faire échouer.<br />

18 novembre : Parti pour Desbiens, vendredi après le travail. Samedi, réunion<br />

du chapitre provincial toute <strong>la</strong> journée. Après souper, je vais voir ma mère au<br />

foyer <strong>de</strong> Métabetchouan. Elle est à bout <strong>de</strong> vie. Tout amaigrie. Elle est dans une<br />

chaise rou<strong>la</strong>nte dont l'avant est fermé par une tablette fixée aux bras <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaise.<br />

Une chaise pour enfant... Elle est très confuse. je ne suis pas sûr qu'elle me recon-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 124<br />

naisse vraiment. Avant <strong>de</strong> partir, je l'embrasse sur le front. « C'est là que tu em-<br />

brasses ! » Je lui donne un baiser sur <strong>la</strong> bouche. je lui avais apporté un peu <strong>de</strong><br />

crème et <strong>de</strong>s framboises en confiture. Elle mange tout ce que je lui ai servi. je <strong>la</strong><br />

regar<strong>de</strong> avec pitié.<br />

Un confrère, à propos d'un autre qui prie tout haut : « Quand je le vois, je me<br />

ris dans le corps. » Je n'avais jamais entendu cette expression.<br />

5 décembre : Hier soir, vers 18 h, je reçois un appel téléphonique du directeur<br />

général <strong>de</strong> l'hôpital Saint-julien, à Saint-Ferdinand d'Halifax. Il me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />

j'accepte d'aller témoigner ce matin <strong>de</strong>vant le tribunal du Travail qui revoit le cas<br />

<strong>de</strong>s vingt-cinq employés congédiés à cause <strong>de</strong> leur participation à <strong>la</strong> grève illégale<br />

<strong>de</strong> trente-trois jours, terminée le 15 novembre <strong>de</strong>rnier. J'avais publié un article<br />

dans La Presse sur ce conflit syndical. je l'avais intitulé « Le banditisme payant ».<br />

À 10 h 30, je suis <strong>de</strong>vant le tribunal : un juge, un assesseur syndical, un assesseur<br />

patronal. Dans <strong>la</strong> salle, les vingt-cinq employés congédiés. je suis questionné pendant<br />

une heure, à tour <strong>de</strong> rôle, par les <strong>de</strong>ux avocats (assesseurs). Je suis évi<strong>de</strong>mment<br />

sous serment. À 13 h, je suis <strong>de</strong> retour au cégep, où je dois participer à un<br />

comité composé <strong>de</strong> vingt personnes. je dîne d'un sandwich.<br />

8 décembre : L'optimisme est dangereux en ceci qu'en faisant profession <strong>de</strong><br />

croire que les hommes sont bons et que les choses iront mieux « <strong>de</strong>main », il néglige<br />

les précautions à prendre pour que le pire ne se répète pas et que le mal présent<br />

n'empire. L'Évangile n'est ni à gauche, ni à droite, ni optimiste, ni pessimiste<br />

; il est au-<strong>de</strong>ssus. Jésus n'était ni une tête heureuse, ni une belle âme !<br />

9 décembre : J'ai lu aujourd'hui soixante-dix pages <strong>de</strong> Marcel Légaut : Méditation<br />

d'un chrétien du XXe siècle. Quelle force, quelle mo<strong>de</strong>stie, quel effacement<br />

! Seul un vieil homme peut parler ainsi, bien campé sur ses quatre-vingts<br />

ans. Je souligne le texte sans arrêt. Il faudrait tout souligner. Cet homme écrit<br />

comme on respire : dans <strong>la</strong> vie, toutes les respirations sont nécessaires ; dans un<br />

texte <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>nsité, toutes les phrases sont nécessaires.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 125<br />

Le réductionnisme en science ; le fondamentalisme en religion ; le fanatisme<br />

en politique, trois manières <strong>de</strong> tordre <strong>la</strong> vérité et <strong>la</strong> vie.<br />

10 décembre : Voyage au Cégep <strong>de</strong> Saint-Félicien, aller-retour en avion noli-<br />

sé <strong>de</strong> Québec-Aviation. Petit avion à <strong>de</strong>ux moteurs, six p<strong>la</strong>ces. Un concentré <strong>de</strong><br />

technologie. Ces engins-là coûtent un <strong>de</strong>mi-million <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs, avec l'équipement.<br />

L'appareil est équipé d'un écran-radar. À un moment donné, on reconnaît très bien<br />

le <strong>la</strong>c Saint-Jean, en noir sur l'écran. Au retour, nous sommes tout le temps dans<br />

une espèce <strong>de</strong> brouil<strong>la</strong>rd gris. Aucun repère. Confiance absolue dans <strong>la</strong> mécanique<br />

et dans le pilote.<br />

Les pilotes me fascinent. Ils ont tous quelque chose <strong>de</strong> commun : un mé<strong>la</strong>nge<br />

d'arrogance rentrée, <strong>de</strong> calme, <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>. Ils sont encore un peu <strong>de</strong>s êtres à part,<br />

comme pouvaient être, je suppose, les chevaliers et, beaucoup plus tard, les<br />

conducteurs <strong>de</strong> locomotives.<br />

16 décembre : Parabole <strong>de</strong> l'enfant prodigue. La pointe <strong>de</strong> <strong>la</strong> parabole pourrait<br />

être le refus <strong>de</strong> l'aîné <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> son père envers le prodigue. À<br />

rapprocher <strong>de</strong> <strong>la</strong> parabole <strong>de</strong>s ouvriers <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière heure. Là encore, les « aînés<br />

» refusent <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong> justice du maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> vigne.<br />

Licet peccaverit, tamen Patrem, et Filium, et Spiritum Sanctum, non negavit :<br />

bien qu'il ait péché, il n'a cependant pas nié le Père, le Fils et le Saint-Esprit<br />

(vieux cérémonial <strong>de</strong>s morts). je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que l'on puisse dire ce<strong>la</strong> <strong>de</strong> moi. Que<br />

quelqu'un, quelque part, le dise pour moi. je le dis aujourd'hui pour ceux qui meurent.<br />

Je lis <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>ire du supérieur général sur <strong>la</strong> fidélité à <strong>la</strong> vocation. Il s'agit<br />

d'un recueil <strong>de</strong> témoignages (environ neuf cents) que <strong>de</strong>s frères ont écrits à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

du supérieur général. Ce<strong>la</strong> donne un volume <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> six cents pages<br />

résultant, pour l'essentiel, <strong>de</strong>s témoignages, eux-mêmes présentés et organisés<br />

selon divers thèmes.<br />

Il s'agit là d'un document audacieux et libérateur. Audacieux en ceci qu'on y<br />

trouve, venant <strong>de</strong>s quatre coins du mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> confession <strong>de</strong> misères (notamment<br />

touchant <strong>la</strong> sexualité et l'exercice du pouvoir) que l'on voit rarement présentées


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 126<br />

sous une signature aussi autorisée. Document libérateur en ceci que <strong>la</strong> confession<br />

<strong>de</strong> ces misères est faite dans l'action <strong>de</strong> grâce, par <strong>de</strong>s êtres qui les ont assumées.<br />

C'est <strong>la</strong> reprise du mot <strong>de</strong> saint Augustin : « Quod isti et istœ : ce que ceux-ci et<br />

celles-là ont fait, pourquoi pas moi ? »<br />

Dieu, amour infini, ne pouvait pas ne pas donner. Il nous a donnés nous-<br />

mêmes à nous-mêmes. C'est le plus qu'il pouvait faire. Et ce<strong>la</strong> impliquait l'Incarnation<br />

et <strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption. La décision <strong>de</strong> l'Incarnation (si l'on peut parler en ces<br />

termes) est antérieure à <strong>la</strong> création <strong>de</strong>s anges mêmes.<br />

Je contemple souvent <strong>la</strong> chienne <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte, une magnifique colley. Ce qui<br />

m'émeut, c'est l'effort que ces bêtes font vers l'homme. Ce<strong>la</strong> ne peut pas ne pas<br />

être reçu, ne pas être signe. Je n'accepte pas l'insignifiance, je n'accepte pas le<br />

non-sens. Je n'accepte pas que l'effort <strong>de</strong>s chiens vers moi soit insignifiant. Nous<br />

sommes les chiens <strong>de</strong> Dieu, les Domini canes. Je pense à <strong>la</strong> visite au jardin <strong>de</strong>s<br />

p<strong>la</strong>ntes dans La Femme pauvre : « Notre premier ancêtre, en nommant les bêtes,<br />

les a faites siennes, d'une manière inexprimable. Pourquoi voudriez-vous que ces<br />

animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand <strong>la</strong> race humaine est<br />

sept fois captive ? [ ... ] Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu'elles sont p<strong>la</strong>cées<br />

au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cage humaine qu'elles étançonnent et qui les écrase » (Léon<br />

Bloy).<br />

Visite-surprise <strong>de</strong> J. Elle est découragée, <strong>la</strong>sse d'elle-même, <strong>de</strong> son compagnon<br />

<strong>de</strong> vie. Elle est trop tyrannique. Elle veut trop (elles veulent toutes trop) enfermer<br />

l'homme dans ce qu'elle appelle l'amour. Vient toujours le moment où<br />

l'homme se cabre ou casse. « Don't fence me in », dit <strong>la</strong> chanson. « Une cage était<br />

à <strong>la</strong> recherche du canari » (Kafka).<br />

23 décembre : je lis Le Sanglot <strong>de</strong> l'homme b<strong>la</strong>nc <strong>de</strong> Pascal Bruckner (Seuil,<br />

1983). L'ami qui m'a prêté le volume m'écrit : « Voici un livre qui a renouvelé ma<br />

pensée sur le Tiers-Mon<strong>de</strong>. » Je trouve ce livre un peu rapi<strong>de</strong>, comme ils le sont<br />

souvent, dans <strong>la</strong> production contemporaine. Il s'agit, en l'occurrence, d'un livre<br />

bril<strong>la</strong>nt, comme on dit « une conversation bril<strong>la</strong>nte ».<br />

D'où vient ma joie, en ce jour ? Vient-elle d'un bonheur refusé il y a plus <strong>de</strong><br />

trente ans ? Et d'abord, a-t-il été refusé ? Elle vient peut-être d'un vieux choix, <strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 127<br />

l'obscurité d'un vieux choix. Elle vient du taxi, tout humble, qui portait mon ca-<br />

<strong>de</strong>au à L. Qu'importe le reste !<br />

27 décembre : Je lis Au p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> Satan, <strong>de</strong> Michel Ciry, onzième tome <strong>de</strong><br />

son journal. C'est Guy qui m'a passé ce volume hier. Je ne connaissais pas cet<br />

auteur, peintre et graveur <strong>de</strong> son métier. Je note ceci : « Il ne faut plus traiter notre<br />

emploi du temps à <strong>la</strong> légère. Cet essentiel respect du temps me fit vivre aux<br />

confins <strong>de</strong> l'effroi, dans <strong>la</strong> crainte taraudante d'avoir gâché en partie un bien irrécupérable.<br />

»<br />

Au sujet <strong>de</strong> Julien Green, ce mot terrible <strong>de</strong> Mauriac : « Son chapelet fait un<br />

bruit d'enfer. » Ils ont dû se donner du « cher collègue » par ailleurs, dans les salons.<br />

Ciry : « Il me paraît d'un bien plus grand intérêt d'approfondir que <strong>de</strong> se renouveler<br />

; c'est d'ailleurs beaucoup plus difficile en étant bien moins spectacu<strong>la</strong>ire.<br />

»<br />

Un confrère parle <strong>de</strong>s « gens du mon<strong>de</strong> », par opposition à nous, religieux !<br />

Autrefois, en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s femmes, on disait « les personnes du sexe ». On est heureux,<br />

encagé dans <strong>de</strong> tels clichés !<br />

Je lis l'autobiographie du père Couturier. je note : « Le Christ n'a pas d'ennemis.<br />

» Des êtres peuvent le haïr ; il est même mort <strong>de</strong> cette haine. Mais lui, il ne<br />

haïssait personne.<br />

Le père Couturier, <strong>de</strong> passage à Montréal en 1941, notait ceci : « Je crains que<br />

l'âme canadienne [sic] ne soit pas à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> ce conflit [<strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> 39-45]. »<br />

Il avait vu juste. Nous ne l'étions pas, en effet. Nous étions contre <strong>la</strong> conscription,<br />

persuadés qu'on n'avait pas d'affaire à aller mourir pour « sauver l'empire britannique<br />

». Tels étaient les propos <strong>de</strong> l'élite nationaliste d'alors.<br />

Couturier : « Il est rare que ce qu'il y a <strong>de</strong> plus faible et <strong>de</strong> mou intérieurement<br />

dans un coeur ne finisse un jour ou l'autre par se manifester en dureté impitoyable<br />

envers les autres, généralement les plus proches. » - « Les grands pays font aussi<br />

les grands hommes. » - « Il y a un genre <strong>de</strong> fantaisie, et qui est en réalité une forme<br />

<strong>de</strong> liberté, dont les gens s'irritent comme d'un affront. » - « Ne racontons pas<br />

d'histoire : <strong>la</strong> première, <strong>la</strong> seule question qui compte en religion, ce n'est pas une


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 128<br />

question <strong>de</strong> sainteté, mais <strong>de</strong> vérité : est-ce que tout ce<strong>la</strong> est bien vrai ? Car rien,<br />

absolument rien n'est visible. La gran<strong>de</strong> angoisse augustinienne : " Si tu comprends,<br />

ce n'est pas Dieu "... Alors on voit ce que c'est que <strong>la</strong> foi. Sur l'essentiel, il<br />

faut dire oui dans <strong>la</strong> nuit. » - « Dans ce mon<strong>de</strong> où nous sommes une minorité, ce<br />

mon<strong>de</strong> plein d'incroyants qui nous regar<strong>de</strong>nt avi<strong>de</strong>ment, désespérément, attendant<br />

<strong>de</strong> nous on ne sait quoi qui prouverait que c'est nous qui avons raison et que Dieu<br />

existe. » - « La première chose qu'apporte l'Évangile, c'est peut-être justement<br />

ce<strong>la</strong> : cette envie <strong>de</strong> tout envoyer promener. »<br />

Parvenu aux trois quarts du livre <strong>de</strong> Couturier, La Vérité blessée, je me souviens<br />

parfaitement d'en avoir lu une partie, à Rome, en 1962. J'ai le goût <strong>de</strong> retranscrire<br />

les mêmes passages que je transcrivais alors dans mon journal.<br />

« La perfection est contagieuse : un seul point <strong>de</strong> virginité, si bas soit-il ; une<br />

seule exigence diamantaire, et c'est tout l'être qui finira par s'appuyer et s'illuminer<br />

là-<strong>de</strong>ssus. »<br />

29 décembre : Approche-toi, mon coeur, que je te parle durement.<br />

« L'espérance est une certitu<strong>de</strong> aveuglée ; <strong>la</strong> raison est une erreur qui voit<br />

c<strong>la</strong>ir » (Couturier).<br />

Je lis, donc je vampirise <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> d'êtres qui ne me connaissaient évi<strong>de</strong>mment<br />

pas. J'écris, comme ceux que je lis ont fait. Couturier ne savait pas que je le<br />

lirais à Québec, entre le 21 et le 29 décembre 1984. Michel Ciry non plus.<br />

Les journaux nous rapportent que Robert Lee Willie vient d'être exécuté sur <strong>la</strong><br />

chaise électrique. L'exécution a eu lieu en présence du père et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

victime du meurtrier. Après l'exécution, le père a déc<strong>la</strong>ré : « Je regrette que <strong>la</strong><br />

mort par électrocution soit aussi facile et que Willie n'ait pas autant souffert que<br />

ma fille. » On <strong>de</strong>meure interdit <strong>de</strong>vant une telle réaction.<br />

Les assassins du prêtre polonais Popieluszko se défen<strong>de</strong>nt en disant qu'ils<br />

avaient reçu un ordre <strong>de</strong> leurs supérieurs. On a déjà entendu ça.<br />

30 décembre : Je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision un bon moment, ce soir. On y voit<br />

Charles Trenet, bouffi, bedonnant, qui nous chante ses chansons d'il y a quarante


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 129<br />

ans. je ne sais trop quoi penser. Faut-il admirer un tel effort ou bien déplorer l'ex-<br />

hibition <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieillesse ? Qu'est-ce qui pousse Trenet à fonctionner au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />

lui-même ? Mais quand sait-on que l'on est au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> soi ?


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 130<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

III<br />

1985<br />

1er janvier : Décidément, trop <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> ne me convient pas. Rarement au-<br />

rai-je été aussi angoissé et aussi improductif. À peine ai-je fait mon article pour<br />

La Presse, hier, dans toute ma journée. Et encore, je le trouve infantile, gnangnan.<br />

Ainsi commence <strong>la</strong> nouvelle année.<br />

Consolons-nous ! Dans un numéro du New York Times daté du 11 novembre<br />

<strong>de</strong>rnier, je lis cette transcription d'un scribe égyptien qui remonte à quatre mille<br />

ans : « Robbers abound. No one ploughs the <strong>la</strong>nd. People are saying : " We do not<br />

know what will happen from day to day." The country is spinning round and<br />

round like a potter's wheel. No more do we ear any one <strong>la</strong>ugh. No public offices<br />

stands open where it should, and masses are like timid sheep without a shepherd.<br />

Artists have ceased to ply their art. The few s<strong>la</strong>y the many. Impu<strong>de</strong>nce is rife. Oh !<br />

that man could cease to be, that women should no longer conceive and give birth.<br />

Then, at length the world could find peace. » (Traduction : « Les voleurs sont<br />

partout. Plus personne ne <strong>la</strong>boure <strong>la</strong> terre. Les gens se <strong>la</strong>mentent : " Nous ne savons<br />

pas ce qui peut arriver d'un jour à l'autre. » Le pays tourne comme un tour <strong>de</strong><br />

potier. On n'entend plus <strong>de</strong> rires. Il n'existe plus <strong>de</strong> services publics et les masses


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 131<br />

sont comme <strong>de</strong>s moutons apeurés, sans berger. Les artisans dé<strong>la</strong>issent leur métier.<br />

Les bandits tuent à volonté. L'impu<strong>de</strong>nce règne. Oh ! que l'homme disparaisse <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre ! Que les femmes cessent d'enfanter Alors, le mon<strong>de</strong> trouvera<br />

enfin <strong>la</strong> paix. »)<br />

Il fait tempête neige, fort vent et -15º C. je marche pendant une heure et <strong>de</strong>mie,<br />

<strong>la</strong> plupart du temps à reculons, pour ne pas étouffer.<br />

Hier soir, à minuit, seul dans mon bureau, j'ai dit à haute voix un chapelet. Je<br />

n'étais pas moins angoissé pour autant. Aussi bien, je n'ai jamais pensé que <strong>la</strong> foi,<br />

<strong>la</strong> prière, fût une drogue, une conso<strong>la</strong>tion, une rémission.<br />

Un vieux frère me disait à midi (nous étions seuls à dîner) : « Je parle peu et le<br />

peu que je dis, je le regrette souvent. »<br />

Ces jours-ci, angoissé comme je l'étais, et tournant en rond dans mon bureau,<br />

j'aurais pu faire p<strong>la</strong>isir à tel ou tel, en leur écrivant un mot. je n'ai rien fait. je venais<br />

pourtant <strong>de</strong> recevoir une lettre d'une quasi-inconnue : « Parce que vous êtes<br />

seul avec Dieu et que je le suis aussi avec mes <strong>de</strong>ux petites filles, j'ai pensé à vous<br />

en cette pério<strong>de</strong> dite <strong>de</strong> réjouissances. Je tenais à vous souhaiter un très joyeux<br />

Noël et une heureuse année, mais je sais que l'homme ne peut être heureux sur<br />

comman<strong>de</strong>. »<br />

2 janvier : Gérard Dion m'appelle vers 16 h 30. je me rends chez lui et nous<br />

soupons tous les <strong>de</strong>ux dans son bureau, à même du hachis congelé que j'avais<br />

préparé il y a <strong>de</strong>ux semaines. Bonne rencontre, un peu mé<strong>la</strong>ncolique. Gérard a<br />

soixante-douze ans -, il est <strong>de</strong>venu pisse-minute -, il cherche un peu ses mots et il<br />

est un peu humilié <strong>de</strong> tout ça.<br />

12 janvier : Qu'il s'agisse d'une conférence, d'un volume, d'une directive administrative,<br />

le temps que met l'auteur à le penser, à le composer et le temps que<br />

mettent les <strong>de</strong>stinataires à le lire ou à l'écouter sont sans proportion. Je peine <strong>de</strong>puis<br />

un mois à préparer une conférence qui durera une heure et <strong>de</strong>mie, pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

questions incluse.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 132<br />

14 janvier : Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence pour un groupe <strong>de</strong> Sherbrooke. Refus.<br />

Une autre, pour un groupe <strong>de</strong> Shawinigan. Refus. Il y a beaucoup <strong>de</strong> facilité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

part <strong>de</strong>s solliciteurs. On pense à quelque chose (activité, semaine <strong>de</strong> ceci ou <strong>de</strong><br />

ce<strong>la</strong>). Tout <strong>de</strong> suite, on pense à une conférence, un exposé, une table ron<strong>de</strong>.<br />

7 février : Mère. Comprimée toute sa vie, cette compression même l'a transformée<br />

en un diamant <strong>de</strong> liberté.<br />

Marguerite Yourcenar fait dire à son Hadrien : « ... <strong>la</strong> chance affreuse d'enfanter<br />

un vainqueur... »<br />

26 février : J'écris très peu dans ce journal. La cause est bien connue : un<br />

journal, c'est le mastic dans les fentes d'une vie relâchée. Par « relâchée », j'entends<br />

non commandée, non structurée par <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs précis et extérieurs à soi.<br />

Or, ma vie actuelle est serrée. Il y a peu d'interstices entre les p<strong>la</strong>nches. Il m'arrive<br />

<strong>de</strong>s choses que je ne note pas et qui auraient exigé que je les commente longuement.<br />

Ainsi : <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong> <strong>la</strong> fille nouveau-née <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme <strong>de</strong> mon neveu. Et<br />

cette femme qui m'appelle dimanche <strong>de</strong>rnier, <strong>de</strong> Longueuil. Une pure inconnue.<br />

L'émission Le Point, dont Robert me parle longuement. Combien <strong>de</strong> rencontres au<br />

cégep, qui, en d'autres temps, auraient été notées ici. Mais il y a là un paradoxe :<br />

en « d'autres temps », c'est-à-dire, moins occupés, il n'y aurait justement pas eu<br />

ces rencontres !<br />

2 mars : Visite d'un jeune homme, A<strong>la</strong>in Fournier, qui travaille à une thèse <strong>de</strong><br />

maîtrise sur les Insolences.<br />

3 mars : On ne <strong>de</strong>vrait pas dire « les héros sont fatigués », mais « les fatigués<br />

sont <strong>de</strong>s héros ».<br />

« Qui cache son fou meurt sans voix » (Henri Michaux). Indifférence : le plus<br />

bas <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 133<br />

4 mars : Quelle joie ! Quelle récompense <strong>de</strong> pouvoir abriter <strong>de</strong>s êtres, physi-<br />

quement et psychologiquement. Je peux le faire, ces semaines-ci, pour Luc et Michelle<br />

qui doivent venir <strong>de</strong> Roberval à Québec pour rendre visite à leur enfant,<br />

hospitalisée au Centre hospitalier <strong>de</strong> l'université Laval. Michelle me rapporte un<br />

jeu <strong>de</strong> mots : « Si jeune et si boire... » Elle et Luc rient <strong>de</strong> moi, pour je ne sais<br />

quelle remarque que j'ai faite. je dis : « Faire rire <strong>de</strong> soi, chez soi ! » Michelle<br />

rétorque : « Cherchez l'erreur ! ! »<br />

9 mars : Coup <strong>de</strong> téléphone du frère Albert (quatre-vingts ans). Il me parle <strong>de</strong><br />

mon article sur Marie-Victorin et d'un autre article, d'il y a trois mois, où je mentionnais<br />

son nom. Il me parle aussi du frère X, supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté où il<br />

se trouve. Frère X le fait souffrir. Je pense bien ! Il m'a fait souffrir pendant cinq<br />

ans, et j'étais provincial. Comment expliquer ce genre <strong>de</strong> chose ? Et d'abord,<br />

comment expliquer qu'il existe <strong>de</strong>s êtres comme frère X ? Réponse : frère X est un<br />

être fort, indiscutablement. Il a décidé qu'il ne mangerait pas <strong>de</strong> mer<strong>de</strong> du fait <strong>de</strong>s<br />

autres, et il ne s'aperçoit pas qu'il en fait manger aux autres.<br />

11 mars : Hier soir, à <strong>la</strong> télévision, film-reportage sur l'avortement. On assiste<br />

à un avortement clinique <strong>de</strong> A à Z. On transforme une société en voyeurs. Au<br />

<strong>de</strong>meurant, toutes les étudiantes que j'ai croisées aujourd'hui au cégep m'apparaissaient<br />

différentes. Plus vulnérables, plus sacrées. Une <strong>de</strong>s femmes interviewées<br />

disait : « ... signe <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme... ». Il est absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> lier <strong>la</strong><br />

libération <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme à <strong>la</strong> mort d'un foetus. Le partenaire d'une femme ayant subi<br />

un avortement déc<strong>la</strong>rait son désaccord et son désarroi : il n'avait pas été mis dans<br />

le coup. La femme avait décidé, seule, du sort d'une entreprise commune. Je vois<br />

mal comment l'Église va pouvoir tenir sa position encore longtemps inchangée.<br />

Mort <strong>de</strong> Constantin Tchernenko. Dès ce soir, on connaît son successeur : Gorbatchev.<br />

17 mars : En septembre <strong>de</strong>rnier, un certain Jim Cohoon, marin <strong>de</strong> son métier,<br />

apprenait qu'il venait <strong>de</strong> gagner 500 000 $ à <strong>la</strong> loterie. Onze semaines plus tard, il<br />

ne lui restait que Il $. Comme premier p<strong>la</strong>isir, il s'était mis à distribuer, en pleine


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 134<br />

rue, <strong>de</strong>s billets <strong>de</strong> 100 $ et <strong>de</strong> 1 000 $ à <strong>de</strong>s vagabonds et à <strong>de</strong>s prostituées. Il affirme<br />

qu'il ne regrette rien.<br />

23 mars : Longue promena<strong>de</strong> sur le <strong>la</strong>c, cet après-midi.<br />

29 mars : Colloque à l'Université d'Ottawa : les vingt-cinq ans du Frère Untel.<br />

Invités : le père Guay, ré<strong>de</strong>mptoriste, qui avait été fort sévère, à l'époque, envers<br />

les Insolences ; Renau<strong>de</strong> Lapointe, sénateur ; Michel Brunet. Dîner animé au cercle<br />

universitaire, avec Pierre Savard, l'organisateur du colloque.<br />

31 mars : Hier soir, et je ne sais pourquoi, je songe à appeler A.-M. Ma<strong>la</strong>voy,<br />

avec qui je n'ai eu aucun contact <strong>de</strong>puis quatre ou cinq ans. J'hésitais par peur <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> déranger ou d'être éconduit plus ou moins poliment. Or, ce lui fut, et à moi, une<br />

gran<strong>de</strong> joie.<br />

11 avril : Fin d'une grosse semaine. J'arrive d'un colloque sur Marie-Victorin,<br />

à Montréal. Jeudi, c'était <strong>la</strong> soirée <strong>de</strong>s anciens <strong>de</strong> l'université Laval ; mercredi,<br />

entrevue à Télé-Université ; mardi, souper avec Lise et Olivier Tremb<strong>la</strong>y, vieux<br />

amis <strong>de</strong> retour d'un long séjour en Afrique ; lundi, retour <strong>de</strong> Chicoutimi.<br />

Je reviens sur le souper à l'université Laval, où il fal<strong>la</strong>it que je sois présent because<br />

mes fonctions au cégep. À peine arrivé, j'aurais voulu me voir à cent milles.<br />

La bourgeoisie québécoise quintessenciée. Tout le mon<strong>de</strong> connaît tout le mon<strong>de</strong> et<br />

s'informe <strong>de</strong> <strong>la</strong> piscine <strong>de</strong> l'autre. J'étais seul, comme un chien sans maître. J'étais<br />

pourtant là à titre <strong>de</strong> « gouverneur ». Gouverneur vou<strong>la</strong>nt dire quelqu'un qui a<br />

donné 5 000 $ à <strong>la</strong> fondation. Quelques êtres par<strong>la</strong>bles, notamment Roch Bolduc<br />

et sa femme. Et aussi l'inconnu (<strong>de</strong> moi) qui partage notre tablée. Grand cardiaque,<br />

mon âge, entrepreneur en construction, et qui le jour même a vendu son entreprise.<br />

Son fils apprend le japonais.<br />

24 avril : Conférence hier soir à l'Université du Québec à Montréal. Une<br />

femme me dit : « On achète La Presse le mercredi, juste pour vous lire. » Elle


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 135<br />

ajoute : « Quand on vous lit, on dirait que vous nous parlez. J'ai fait lire les Inso-<br />

lences et Sous le soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié à mes enfants. » Une femme dans <strong>la</strong> cinquantai-<br />

ne se p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>vant moi et me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « Vous me rep<strong>la</strong>cez ? » - « Donnez-moi<br />

un indice. » L'indice fourni, je réponds : « C<strong>la</strong>ire. » Elle était secrétaire du temps<br />

que je fréquentais <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> philosophie, en 1955.<br />

Semaine <strong>de</strong>s Secrétaires. Une pratique re<strong>la</strong>tivement récente (elle date <strong>de</strong> vingt<br />

ans, environ) veut que <strong>la</strong> troisième semaine d'avril soit <strong>la</strong> semaine <strong>de</strong>s Secrétaires.<br />

Il y a du commerce là-<strong>de</strong>ssous, comme il y en a sous <strong>la</strong> fête <strong>de</strong>s Mères, celle du<br />

Soldat inconnu, celle <strong>de</strong> Noël même. Il peut y avoir autre chose, c'est-à-dire le<br />

goût <strong>de</strong> reconnaître et <strong>de</strong> célébrer <strong>de</strong>s êtres, <strong>de</strong>s services, une fonction. En fait, <strong>la</strong><br />

plupart <strong>de</strong>s secrétaires sont contentes d'être fêtées, cette semaine-là. Mais avec<br />

l'avènement du féminisme, <strong>la</strong> semaine <strong>de</strong>s Secrétaires est <strong>de</strong>venue une autre se-<br />

maine <strong>de</strong> contestation, sinon d'affrontement. La Centrale <strong>de</strong> l'enseignement du<br />

Québec est entrée là-<strong>de</strong>dans, comme on pense bien. La centrale mourrait rai<strong>de</strong> si,<br />

par hasard, disparaissaient les causes, les occasions, les prétextes à contestation.<br />

J'ai souligné <strong>la</strong> semaine <strong>de</strong>s Secrétaires. je n'ai humilié, aliéné, paternalisé per-<br />

sonne. Une secrétaire à qui j'ai offert une rose jaune me dit : « Ça tombe bien,<br />

j'étais en jaune aujourd'hui ! »<br />

Cette semaine, j'ai reçu <strong>de</strong>ux lettres qui reviennent substantiellement à ceci :<br />

Jésus était un grand rêveur récupéré par un mythe intelligent. Comment se fait-il<br />

que personne ne « récupère » Socrate ?<br />

28 avril : Sur I'amour : « Those who are most in need of its light, like flowers<br />

in a dark p<strong>la</strong>ce, no love can penetrate or suffice. They are like instruments whose<br />

reception are damaged, who give out a single mechanical cry of pain and need<br />

that perversely, repels salvation » (The New Republic). Autrement dit, plus tu as<br />

besoin d'être aimé, moins tu es aimable.<br />

13 mai : Le cardinal Léger était reçu ce soir au Club Sandwich. J'étais un <strong>de</strong><br />

ses invités. Il semble, en effet, que dans ce genre d'émissions, il y a <strong>de</strong>s invités <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> ve<strong>de</strong>tte, et <strong>de</strong>s intervenants <strong>de</strong> l'organisation, Télé-Métropole, en l'occurrence.<br />

Ce même jour, le pape a été plus ou moins insulté en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Il reste que j'étais


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 136<br />

l'un <strong>de</strong>s invités du cardinal. J'avais préparé un texte, comme on me l'avait <strong>de</strong>man-<br />

dé, mais rien n'a été retenu <strong>de</strong> ma « performance ». J'ignore pourquoi. Au <strong>de</strong>meu-<br />

rant, je transcris ici le texte que j'ai dit ce soir-là. La postérité jugera si Télé-<br />

Métropole a eu raison <strong>de</strong> l'omettre !<br />

L'idée du Club-Sandwich reprend d'une certaine façon <strong>la</strong> pratique<br />

moyenâgeuse du fou du roi. À l'époque, on payait un homme qui faisait le<br />

fou et qui, protégé par son statut, disait <strong>la</strong> vérité au roi.<br />

Puisqu'on peut dire n'importe quoi à Télé-Métropole, je dirai quatre<br />

mots en <strong>la</strong>tin : dico insolentibus, nolite insolescere (Ps 75, 5).<br />

Le cardinal Léger ne m'a pas <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> cesser d'être insolent. On me<br />

l'avait déjà ordonné, et il n'y était pour rien. Mais il m'a mis à l'ombre <strong>de</strong><br />

son chapeau cardinalice.<br />

C'est à ce moment-là que le cardinal a pris son virage, lui aussi. Il avait<br />

été créé par Pie XII, et nous étions sous Jean XXIII. Il avait l'intelligence à<br />

droite et <strong>la</strong> pastorale à gauche. Il a permis à l'Église du Québec <strong>de</strong> prendre<br />

un virage à 90º en évitant d'éjecter tous les passagers du véhicule.<br />

Au sommet <strong>de</strong> sa gloire, l'année même <strong>de</strong> l'Exposition universelle, il<br />

décida tout net <strong>de</strong> quitter Montréal pour Yaoundé, comme un chauffeur<br />

qui vient <strong>de</strong> réussir un rallye périlleux déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne plus jamais toucher à<br />

une auto.<br />

Comme fou du roi, il faut quand même que je mette le cardinal sur le<br />

gril. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc comment il se sent dans le sandwich où nous le<br />

grillons ce soir. Saint Laurent sur son gril fut le premier à faire <strong>de</strong> l'humour.<br />

il avait dit en effet à ses tourmenteurs : « Je pense que je suis assez<br />

rôti <strong>de</strong> ce côté, retournez-moi <strong>de</strong> bord. » Je pense aussi au triomphe <strong>de</strong> jésus,<br />

le jour <strong>de</strong>s Rameaux, les pieds traînant, sur le dos du petit d'une ânesse.<br />

À quoi pouvait-il bien penser ?<br />

Comment le cardinal se sent-il, en compagnie <strong>de</strong> Jean Drapeau, Serge<br />

Savard, Juliette Huot, Pierre Pé<strong>la</strong><strong>de</strong>au, Yvon Deschamps ?<br />

En ce qui concerne le maire <strong>de</strong> Montréal, ça peut aller. Le cardinal et<br />

le maire sont <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> lion, puisque l'on parle <strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 137<br />

sandwich. J'ignore toutefois le goùt <strong>de</strong> cette sorte <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, m'étant tou-<br />

jours tenu très loin du pouvoir. Les fauvettes se tiennent loin <strong>de</strong>s fauves.<br />

Des supérieurs, comme <strong>de</strong>s mules, mieux vaut se tenir loin, disait Don<br />

Quichotte.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> M. Serge Savard, ça peut encore aller : le spectacle<br />

sportif et le spectacle ecclésiastique ne sont pas sans rapport. Pour ce qui<br />

est <strong>de</strong> M. Pé<strong>la</strong><strong>de</strong>au, je peux seulement noter qu'il s'agit d'un autre ramasseur<br />

d'argent, mais pour d'autres faims. Pour ce qui est <strong>de</strong> Mme Juliette<br />

Huot, je me sens fort embarrassé, ignorant les orientations gastronomiques<br />

du cardinal.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> M. Yvon Deschamps, je ne vois rien <strong>de</strong> commun :<br />

l'hyène ricaneuse et le vieux lion apocalyptique doivent produire <strong>de</strong>ux sortes<br />

<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> bien différentes. Ces <strong>de</strong>ux sandwiches ne sont pas <strong>de</strong>stinés<br />

aux mêmes estomacs.<br />

Vingt ans après ma première rencontre avec le cardinal, je l'ai revu au<br />

Cameroun. Il était plus vieux et moi aussi. Il était toujours princier et moi,<br />

toujours champion d'humilité et d'effacement.<br />

L'essentiel <strong>de</strong> l'hommage que je veux rendre ce soir au cardinal s'exprime<br />

comme suit : ouverture <strong>de</strong> coeur, sens <strong>de</strong> l'Église, c'est-à-dire du<br />

rassemblement ; porteur et supporteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> tension chrétienne. Je dis tension<br />

en pensant aux pylônes d'Hydro-Québec. Le cardinal s'établit dans <strong>la</strong><br />

ligne <strong>de</strong>s pylônes <strong>de</strong> l'Esprit d'Amour.<br />

23 mai : Denise Bombardier vient <strong>de</strong> publier ses souvenirs d'enfance, romancés<br />

sous le titre Une enfance à l'eau bénite. Je pourrais écrire, quant à moi : adolescence<br />

à l'eau bénite. Et concentrée, encore !<br />

La conscience d'un écrivain, c'est l'a<strong>la</strong>mbic <strong>de</strong>s événements et <strong>de</strong>s opinions<br />

qui se produisent ou s'expriment à un moment donné. L'a<strong>la</strong>mbic ne crée rien et il<br />

fonctionne à partir du jus où il plonge par un bout.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 138<br />

26 mai : Hier, fête <strong>de</strong>s retrouvailles, dans le cadre <strong>de</strong>s célébrations du cente-<br />

naire <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong>s frères maristes au Canada. Invitation avait été faite aux ex-<br />

compagnons <strong>de</strong> route et à leurs conjointes. Ils sont venus près <strong>de</strong> cent cinquante.<br />

J'ai <strong>de</strong>s sentiments confus à ce sujet. Ma maudite mémoire réveille, par rap-<br />

port à <strong>la</strong> plupart d'entre eux, <strong>de</strong>s souvenirs désagréables qui ne sont pas toujours<br />

imputables aux autres, loin <strong>de</strong> là. Mais ils sont là. je me rends compte que j ai<br />

toujours vécu sur un pied <strong>de</strong> guerre ! L'idée était bonne d'inviter les épouses. Ce<strong>la</strong><br />

casse les reins au cliché contre les femmes « voleuses <strong>de</strong> vocation » ! Il reste,<br />

dans mon cas, qu'il est bien embarrassant d'être soi plus un personnage. On est<br />

« connu » par <strong>de</strong>s inconnus, alors que je ne me trouve bien qu'avec <strong>de</strong>ux ou trois<br />

personnes à <strong>la</strong> fois. Je remarque aussi le terrible inconvénient d'être sans cesse<br />

actif du cerveau, <strong>de</strong> toujours penser aux mots. Ce<strong>la</strong> m'enferme dans un mon<strong>de</strong> à<br />

part, un mon<strong>de</strong> impitoyable, où une quétainerie est jugée pour ce qu'elle est. Inversement,<br />

ce<strong>la</strong> me fait donner <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur à <strong>de</strong>s choses que d'autres dé<strong>la</strong>issent.<br />

Une vieille chanson, par exemple.<br />

23 juin : Je n'ai rien écrit dans ce journal <strong>de</strong>puis un mois. je note simplement<br />

ceci, pour mémoire : proposition insistante <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>r <strong>la</strong> commission d'étu<strong>de</strong> que<br />

l'Union <strong>de</strong>s municipalités veut mettre sur pied. je finis par refuser. C'est Jacques<br />

Parizeau qui prési<strong>de</strong>ra.<br />

Démission <strong>de</strong> René Lévesque, le 21, à 23 h.<br />

Le passé, c'est ma substance et ma substance est éternelle. Ma substance n'a<br />

rien à voir avec le passé ou l'avenir. Ma substance est tout présent.<br />

L'inf<strong>la</strong>tion ne fait pas que ravager l'économie ; elle ravage aussi l'esprit : <strong>la</strong><br />

perception et le <strong>la</strong>ngage. Si l'on perçoit un désagrément comme une injustice et si<br />

l'on adore les pommes, on est en pleine inf<strong>la</strong>tion spirituelle.<br />

Le fon<strong>de</strong>ment du mensonge politique, c'est <strong>de</strong> promettre le bonheur pour <strong>de</strong>main<br />

et <strong>de</strong> charger aujourd'hui <strong>de</strong> malheur. La politique, <strong>de</strong> plus en plus, c'est<br />

l'envers <strong>de</strong> l'Évangile. L'Évangile ne promet rien pour <strong>de</strong>main. L'Évangile est écrit<br />

à l'indicatif présent. L'Évangile ne parle pas d'un futur où je ne serai pas ; il parle<br />

d'un présent urgent et éternel.<br />

Lu quelque part : une tempête soudaine comme une peine d'enfant.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 139<br />

30 juin : Début <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite annuelle.<br />

« L'exception ne doit pas faire <strong>la</strong> guerre à <strong>la</strong> règle : le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> règle est<br />

ce qui donne <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur à l'exception. »<br />

« Jésus, vous vous êtes mesuré avec <strong>la</strong> mort dans <strong>la</strong> foi nue, dans l'espérance<br />

déçue, dans l'amour impuissant, continuant ainsi à vivre <strong>de</strong> foi, d'espérance et<br />

d'amour » (Légaut). Je ne connais pas <strong>de</strong> résumé plus concentré du courant théo-<br />

logique contemporain qui postule, chez Jésus, une prise <strong>de</strong> conscience progressive<br />

<strong>de</strong> sa mission et <strong>de</strong> sa nature divine.<br />

6 juillet : Je suis en retraite <strong>de</strong>puis le 30 juin. J'ai toujours redouté et subi cet<br />

exercice annuel. Je ne suis décidément pas mystique. D'où vient ce sentiment ? Ce<br />

n'est ni le silence ni <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> qui m'accablent ; c'est l'imposition d'une durée et<br />

<strong>de</strong>s prédications. Cette année encore, je suis servi ! Sermon d'une heure et plus,<br />

sans génie, sans ordre, sans cohérence.<br />

Hier, durant <strong>la</strong> messe <strong>de</strong> clôture <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite (chez les servites <strong>de</strong> Marie), ordination<br />

d'un diacre. J'aurais voulu être lui. Me donner, me redonner à jésus dans<br />

<strong>la</strong> force et <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté <strong>de</strong> mes vingt ans. J'ai fait ce geste il y a quarante ans. J'étais<br />

davantage fébrile que fervent. Et je n'ai cessé <strong>de</strong> me « reprendre ». Que t'aurai-je<br />

donné, Seigneur, que t'aurai-je donné ?<br />

Hier soir, souper avec mon frère Lucien et sa compagne. Je fais une folie : je<br />

leur offre cinq jours <strong>de</strong> haut luxe. J'espère qu'ils en gar<strong>de</strong>ront un souvenir nourrissant.<br />

Ils ont tous les <strong>de</strong>ux si peu connu <strong>de</strong> joie, <strong>de</strong> liberté. Je n'ai techniquement<br />

pas le droit <strong>de</strong> disposer sans permission d'une somme aussi considérable. Mais<br />

voilà bien un péché que je saurais expliquer assez facilement à saint Pierre.<br />

14 juillet : Massacre. Un certain Milton Obote, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l'Ouganda, serait<br />

encore pire que Amin Dada. Il aurait fait massacrer trois cent mille personnes<br />

<strong>de</strong>puis son arrivée au pouvoir en 1980. Ce<strong>la</strong> fait soixante mille par année ! je note<br />

ce<strong>la</strong> et je ne sais quoi penser. J'éprouve une horreur qui est au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l'indignation<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolte. Il faut bien postuler que Dieu a <strong>de</strong>s réserves <strong>de</strong> justice et<br />

d'amour pour équilibrer tant <strong>de</strong> souffrance.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 140<br />

Denise Bombardier, Une enfance à l'eau bénite. La <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l'époque est<br />

juste, notamment l'atmosphère religieuse. J'en pourrais signer bien <strong>de</strong>s détails. Ce<br />

qu'il manque à cet ouvrage, c'est un peu d'amour, un peu <strong>de</strong> pardon.<br />

15 juillet : Absur<strong>de</strong> : discordant (le mot vient <strong>de</strong> surdus « sourd »). Assourdis-<br />

sant : qui rend sourd.<br />

17 juillet : Les journaux nous montrent <strong>la</strong> photo d'un évêque catholique chi-<br />

nois qui vient <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> prison après quarante ans ! Il y a <strong>de</strong>s êtres pour qui Jé-<br />

sus aura coûté quelque chose, si j'ose dire.<br />

Émission humoristique à Radio-Canada. D'une débilité à faire pleurer <strong>de</strong> hon-<br />

te. Vaut-il <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> continuer à se battre pour <strong>la</strong> survie du français ?<br />

Il n'y aurait pas grand-chose à attendre d'un Dieu avec qui on pourrait conver-<br />

ser à heure fixe, sur ren<strong>de</strong>z-vous, comme avec une espèce <strong>de</strong> psychiatre pas trop<br />

chérant.<br />

Le supérieur local vient <strong>de</strong> terminer sa retraite annuelle. Hier, il présidait le<br />

chapelet, comme d'habitu<strong>de</strong>, sauf qu'il dit maintenant : « Je te salue, Marie », au<br />

lieu <strong>de</strong> : « Je vous salue, Marie ». Il vient d'embarquer dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière nouveauté.<br />

Il a dû attraper le train lors <strong>de</strong> sa retraite ! La nouvelle version porte aussi : « ... et<br />

Jésus, ton enfant, est béni ». La version traditionnelle porte : « ... et Jésus, le fruit<br />

<strong>de</strong> vos entrailles, est béni ». La version <strong>la</strong>tine, vieille <strong>de</strong> plusieurs siècles, porte :<br />

fructus ventris : le fruit <strong>de</strong> ton ventre, <strong>de</strong> vos entrailles, comme on dit en français.<br />

À l'ère <strong>de</strong> <strong>la</strong> porno omniprésente, je suppose qu'on n'a plus le droit <strong>de</strong> dire « ventre<br />

» ou « entrailles ».<br />

On dit : ton enfant, ce qui ne veut rien dire. Je suis l'enfant <strong>de</strong> ma mère, mais<br />

si je suis son enfant, c'est que je suis le fruit <strong>de</strong> ses entrailles. Je voudrais bien que<br />

l'on me démontre ce que l'on gagne à jouer ainsi avec ces très vieux et très précieux<br />

instruments <strong>de</strong> notre misère, <strong>de</strong> notre conso<strong>la</strong>tion, <strong>de</strong> notre piété même. On<br />

reconstruit pierre par pierre, à coups <strong>de</strong> millions <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs, <strong>de</strong> vieux édifices ; on<br />

vend très cher un vieux Stradivarius, et on s'amuse avec nos vieux lieux <strong>de</strong> prière.<br />

Ban<strong>de</strong>s d'excités ! Ban<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> corsaires ! Ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> barbares glorifiés par <strong>la</strong> mo<strong>de</strong><br />

et <strong>la</strong> facilité sentimentale.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 141<br />

San-Antonio a créé son fameux « brèfle », au lieu <strong>de</strong> bref. L'autre jour, chez<br />

les Beaudoin, j'ai créé « doncle », au lieu <strong>de</strong> donc. On fait ce qu'on peut !<br />

Il m'arrive <strong>de</strong> dire, quand je me sens particulièrement misérable : pauvre Jé-<br />

sus ! C'est une prière à l'envers.<br />

Il arrive que l'on considère une fleur, mettons un myosotis (en ang<strong>la</strong>is : forget-<br />

me-not), et que l'on soit ébloui. Il arrive que l'on enten<strong>de</strong> un vieil air, et le coeur<br />

vous fond. Il arrive que l'on pense à Jésus. On n'est alors ni écrasé, ni fondu, ni<br />

confondu. On est tout doux vis-à-vis <strong>de</strong> soi. Doux, non pas mou. On est doux,<br />

parce que l'on se croit aimé ; on n'est pas mou, parce que l'on sait comme on est<br />

loin <strong>de</strong> lui rendre amour pour amour.<br />

Je pense à cette hymne naïve et savante : Jesu dulcis memoria : Jésus, doux à<br />

<strong>la</strong> mémoire. Et l'hymne continue : « sed super mel et omnia, ejus dulcis prœsentia<br />

». Littéralement : mais plus que le miel et n'importe quoi, douce est sa présence.<br />

Le provincial <strong>de</strong> <strong>la</strong> province d'Iberville est <strong>de</strong> passage à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce. il me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « Tu es en train d'écrire tes articles pour l'an prochain ? » Le réponds<br />

non. il continue, comme si <strong>de</strong> rien n'était : « Tu en fais quatre ou cinq d'avance ? »<br />

Or, mes articles dans La Presse suivent ou, en tout cas, accompagnent l'actualité.<br />

Il <strong>de</strong>vrait s'en douter. Le même, à propos <strong>de</strong>s fraises, déc<strong>la</strong>re que <strong>la</strong> récolte n'a<br />

jamais été aussi bonne. Dix minutes plus tard, au bulletin <strong>de</strong> nouvelles, on annonce<br />

une diminution <strong>de</strong> 30 à 40 pour cent, ce que tout le mon<strong>de</strong> savait, <strong>de</strong> toute façon.<br />

Un homme comme lui ferait mieux <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s choses éternelles, pour lesquelles<br />

on manque <strong>de</strong> statistiques ! En fait, ce sont <strong>de</strong>s êtres qui vous méprisent<br />

sans s'en douter. Ils s'adressent à vous, parce que « ce<strong>la</strong> se fait ». il faut faire semb<strong>la</strong>nt<br />

<strong>de</strong> s'intéresser aux autres. Mais ils ne cherchent nullement à vous rejoindre,<br />

ne fût-ce qu'un instant. D'aucuns tuent le temps, comme on dit ; d'autres tuent le<br />

silence. N’importe quoi, plutôt que le silence. ils abolissent <strong>la</strong> possibilité même<br />

d'un contact un peu vrai. Le silence est un terrible conducteur <strong>de</strong> sens.<br />

Lu quelque part cette historiette imparable : « Tous les vendredis soir, Dieu<br />

s'entretient avec mon gourou. » - « Comment le sais-tu ? » - « C'est mon gourou<br />

qui me l'a dit ! » -« Peut-être t'a-t-il menti ! » - « Comment oses-tu accuser <strong>de</strong><br />

mensonge un homme avec qui Dieu s'entretient tous les vendredis soir ? »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 142<br />

Unamuno, à un paysan : « Dieu existe peut-être, mais il n'y a pas d'immortali-<br />

té. » Réponse du paysan : « Alors, à quoi bon ce Dieu ? »<br />

« Le christianisme se serait désintégré s'il ne s'était défini lui-même d'après<br />

<strong>de</strong>s critères n'autorisant rigoureusement aucune distinction entre <strong>la</strong> culture <strong>de</strong>s<br />

élites et celle <strong>de</strong>s pauvres en esprit. Aucun savoir, aucun raffinement intellectuel<br />

ne ren<strong>de</strong>nt meilleure <strong>la</strong> foi chrétienne <strong>de</strong> qui que ce soit. » (Lesteck Ko<strong>la</strong>kowski,<br />

La Philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.)<br />

Je travaille toute <strong>la</strong> matinée et jusque vers 14 h à ma conférence du 8 août<br />

prochain, à Chicoutimi, puis longue promena<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> grève. En passant par <strong>la</strong><br />

carrière, je regar<strong>de</strong> un moment le concasseur. Cet engin est capable <strong>de</strong> broyer <strong>de</strong>s<br />

pierres <strong>de</strong> quarante-huit pouces <strong>de</strong> diamètre. Il y a longtemps que cet engin existe<br />

; n'importe, je m'émerveille <strong>de</strong>vant le génie qui a conçu ce genre <strong>de</strong> machines.<br />

18 juillet : Je suis en vacances, mais je travaille assez fort à préparer <strong>de</strong>ux<br />

conférences : l'une pour le 8 août, l'autre pour le 28 septembre. Comme toujours,<br />

mon démon familier voltige autour <strong>de</strong> moi : le démon <strong>de</strong> l'à-quoi-bon ? Je suis<br />

atteint d'« aquoibonite », comme dit Sulivan. En aurai-je passé, dans ma vie, <strong>de</strong>s<br />

centaines d'heures à préparer <strong>de</strong>s conférences !<br />

19 juillet : Ces jours-ci, à <strong>la</strong> messe, on fait lecture <strong>de</strong> certains passages <strong>de</strong><br />

l'Exo<strong>de</strong>. je trouve pléonastique d'écrire : passage <strong>de</strong> l'Exo<strong>de</strong> ! On parle <strong>de</strong> l'épiso<strong>de</strong><br />

du panier qui flotte sur le Nil ; on parle <strong>de</strong> l'assassinat, par Moïse, d'un Égyptien<br />

qui avait battu un Hébreu, assassinat que beaucoup d'Hébreux reprochent à<br />

Moïse ! On mentionne le buisson ar<strong>de</strong>nt, qui était peut-être un filon <strong>de</strong> pétrole<br />

allumé par le soleil. Tout ce<strong>la</strong> pourrait être gênant sur le p<strong>la</strong>n intellectuel. je ne<br />

suis pas le premier à noter ce genre <strong>de</strong> choses.<br />

L'Église aurait pu, <strong>de</strong>puis longtemps, expurger l'Écriture <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> détails.<br />

Ceux que je viens <strong>de</strong> rapporter ne sont pas les plus gênants. Les récits <strong>de</strong> massacres<br />

le sont bien davantage. Or, l'Église n'a rien gommé dans l'Écriture. Elle en est<br />

<strong>la</strong> gardienne. Saint Pierre lui-même ne gommait pas saint Paul, qu'il avouait ne<br />

pas toujours comprendre.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 143<br />

28 juillet : Il existe une toile <strong>de</strong> Goya intitulée L'imagination, désertée par <strong>la</strong><br />

raison, engendre <strong>de</strong>s monstres.<br />

4 août : Promena<strong>de</strong> sur le bord du fleuve. Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vient gênant <strong>de</strong> se promener<br />

seul à cet endroit un peu sauvage et difficile d'accès : c'est plein <strong>de</strong> nudistes. Vu<br />

un couple « normal » en train <strong>de</strong> faire l'amour et un autre couple (<strong>de</strong>ux hommes)<br />

en train <strong>de</strong> se masturber. Extrême dégoûtation. Non pas <strong>de</strong> vertu offensée (j'ai<br />

passé l'âge et l'état), mais à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> cette misère <strong>de</strong> l'homme. je n'ai nullement le<br />

goût <strong>de</strong> voir un homme et une femme en train <strong>de</strong> faire l'amour, mais enfin, ce<strong>la</strong> ne<br />

me déprime pas. Mais que <strong>de</strong>ux hommes se masturbent consciencieusement, en<br />

plein jour, ce<strong>la</strong> m'accable.<br />

10 août : Le jeudi 8, conférence à Montréal <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong> l'Association<br />

canadienne <strong>de</strong>s éducateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue française. Après <strong>la</strong> conférence, une<br />

femme m'abor<strong>de</strong>. Elle est mère <strong>de</strong> cinq enfants. Elle insiste pour que je lise séance<br />

tenante <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> sa fabrication. Elle est toute menue, tout humble. Elle insiste<br />

pour dire qu'elle n'a fait que sa 7e année. Ce que je lis est loin d'être insignifiant.<br />

L'un <strong>de</strong>s poèmes exprime le besoin qu'elle ressent parfois <strong>de</strong> se faire parler<br />

d'amour, <strong>de</strong> se faire bercer, comme un enfant. Nos corps vieillissent, mais nos<br />

désirs <strong>de</strong>meurent enfantins. Je n'ai pas <strong>la</strong> présence d'esprit <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> me<br />

<strong>la</strong>isser son adresse et ses poèmes. Je lui aurais volontiers écrit quelques commentaires<br />

plus sérieux que ce que j'ai dû improviser séance tenante.<br />

12 août : Nietzsche : « J'ai <strong>la</strong> sérénité tumultueuse. »<br />

« Ce qui compte vient toujours après une traversée » (Jean Sulivan).<br />

« Faut-il que quelqu'un soit tombé bas pour se croire heureux ! » (Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire).<br />

« Obsédé » vient <strong>de</strong> « siège », « assiégé ». On dit aussi : « fièvre obsidionale »<br />

(qui se déc<strong>la</strong>rait dans les villes assiégées).<br />

17 août : Clôture officielle <strong>de</strong> l'année du centenaire <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong>s frères maristes<br />

au Québec. La fête a lieu à Iberville, lieu du premier établissement. En ce


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 144<br />

temps-là, <strong>la</strong> province communautaire s'appe<strong>la</strong>it « province <strong>de</strong> l'Amérique du<br />

Nord ». À partir <strong>de</strong> 1911, elle s'appe<strong>la</strong> « province du Canada », après <strong>la</strong> création,<br />

par <strong>de</strong>s frères canadiens, <strong>de</strong> <strong>la</strong> province <strong>de</strong>s États-Unis.<br />

Je ne vais pas à <strong>la</strong> fête. je ne peux pas souffrir cette espèce <strong>de</strong> triomphalisme<br />

frileux qui sera le thème <strong>de</strong>s discours « appréhendés ». Je les connais trop, les<br />

hommes qui tiendront le crachoir. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : est-ce que j'aime ma commu-<br />

nauté ? Certes, c'est Jésus que je dois aimer, mais le visage ou plutôt le moyen<br />

que Jésus a voulu utiliser pour me séduire, c'est ma communauté. Je crois bien<br />

que je l'aime, mais d'un amour <strong>la</strong>borieux. Malgré mes misères, mes lâchetés, mes<br />

trahisons, je te remercie, Jésus, <strong>de</strong> m'avoir appelé à <strong>la</strong> vie religieuse dans cette<br />

communauté et non une autre. Je n'ai pas encore répondu à ton appel. Maintiensle.<br />

Sois patient, crée en moi un coeur pur, un cœur unifié par ton Esprit.<br />

18 août : Si je dois une chose à ma mère, qui fut toute sa vie esc<strong>la</strong>vagée, c'est<br />

bien le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Mon père obéissait à <strong>la</strong> réalité avec soumission ; ma<br />

mère subissait <strong>la</strong> réalité avec indignation. Et <strong>de</strong>s percées d'allégresse. Elle chantait<br />

en repassant le linge et, beaucoup plus tard, dans sa chambre <strong>de</strong> vieil<strong>la</strong>r<strong>de</strong>, au<br />

foyer. Même dans <strong>la</strong> désertion <strong>de</strong> son extrême vieillesse, elle chantait encore, hier<br />

soir, toute jeunette, un vieil air <strong>de</strong> notre enfance, que nous reprenions avec elle,<br />

mon frère et moi.<br />

19 août : On nie l'inégalité, parce que l'on refuse <strong>la</strong> responsabilité : si je suis<br />

moins, ce n'est pas <strong>de</strong> ma faute ; si l'autre est davantage, c'est <strong>la</strong> faute à <strong>la</strong> société.<br />

20 août : J'entreprends le journal <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l (1933-1955). Je vais d'abord voir<br />

ce qu'il notait durant <strong>la</strong> guerre, à <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre. Je suis un peu déçu du<br />

peu <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce qu'occupent ces immenses événements.<br />

22 août : L'ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'URSS à Washington paie une pleine page dans le<br />

New York Times pour reproduire un éditorial <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pravda. On voit mal <strong>la</strong> Pravda<br />

publier une pleine page où les États-Unis expliqueraient leur point <strong>de</strong> vue.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 145<br />

Harcèlement sexuel. Les journaux féministes publient <strong>de</strong>s enquêtes et <strong>de</strong>s<br />

sondages où on en arrive à dire que tous les hommes (je <strong>de</strong>vrais dire : les mâles)<br />

pratiquent le harcèlement sexuel, ne fût-ce que par leur façon <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les<br />

femmes. Ce genre d'affirmation est hypocrite. On dira ce que l'on voudra, <strong>la</strong> fem-<br />

me veut susciter le désir. Elle désire le désir du mâle, même si elle ne veut aucu-<br />

nement l'accomplissement du désir. De plus, à moins d'être un saint, il est bien<br />

difficile <strong>de</strong> ne pas voir ce qui est montré et souligné. Les jeans mou<strong>la</strong>nts condui-<br />

sent le regard jusqu'aux bords <strong>de</strong> « l'intime fêlure ». Ce qui est vrai, mais tu, c'est<br />

que le regard du mâle est convoiteur, au sens où Jésus le dénonce dans l'Évangile.<br />

Rentrant à pied du cégep, je croise trois vieilles femmes, engagées dans une<br />

conversation. Trois vieilles femmes sans plus aucune grâce, aucune promesse <strong>de</strong><br />

vie, complètement indifférentes, par ailleurs, au reste du mon<strong>de</strong>. je me disais :<br />

elles furent jeunes, espiègles, désirables et désirées. L'être humain vieillit mal,<br />

contrairement aux animaux. Bien malin celui qui peut dire l'âge d'un cheval, tan-<br />

dis que, passé l'éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> toute première jeunesse, il y a peu <strong>de</strong> corps humains<br />

nus qui soient beaux.<br />

« Mercy is twice blessed : it blessed him that gives and him that takes » (Sha-<br />

kespeare).<br />

Quelques notes tirées du journal <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l.<br />

« Le mot esprit est féminin, en hébreu. La traduction française pourrait être :<br />

Sainte-Haleine. » - « "Qu'est-ce que vous aimez le plus en Dieu ? " La netteté,<br />

répondait sainte Catherine <strong>de</strong> Gênes. » - « L'escargot dit : " Mon cher ami, je n'ai<br />

pas <strong>de</strong> chambre d'ami. » - « En vieillissant, on perd pas mal <strong>de</strong> ses défauts ils ne<br />

nous servent plus à rien ! » - « Permettez-moi <strong>de</strong> vous écrire pour vous accuser<br />

déception. » - « Il avait mon âge et le diabète. » - « Étymologies <strong>de</strong> MOT : mouvement<br />

; <strong>de</strong> EGO : manque, besoin. » - « Les désirs, les rêves, qui se réveillent,<br />

comme <strong>de</strong>s chauves-souris, à <strong>la</strong> lumière. » - « Il tumultue (il produit du tumulte) ;<br />

il effervesce, il exubère, il trucule. » - « En histoire rien ne recommence et tout<br />

continue. » (Note : j'aurais mis une virgule après « histoire » .) - « La neige, ce<br />

privilège. » - « Le regard profond <strong>de</strong>s petits enfants et <strong>de</strong>s grands ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. » - Et,<br />

en ang<strong>la</strong>is dans le journal : « An old dog can still wag his tail. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 146<br />

San-Antonio, en moins glorifié, se conduit comme C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l vis-à-vis <strong>de</strong> cette<br />

forte fille qu'est <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française : il lui fait <strong>de</strong>s petits <strong>de</strong>rrière une cor<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

bois.<br />

Je voudrais me pénétrer <strong>de</strong> cette remarque <strong>de</strong> Simone Weil : « Si l'on me fait<br />

du mal, désirer que ce mal ne me dégra<strong>de</strong> pas, par amour pour celui qui me l'infli-<br />

ge, afin qu'il n'ait pas vraiment fait du mal. »<br />

25 août : Baptême <strong>de</strong> <strong>la</strong> fille d'Hélène B., en l'église Notre-Dame-<strong>de</strong>s-<br />

Victoires, où le mariage avait eu lieu. Après le baptême, on dépose l'enfant sur<br />

l'autel, pour signifier sa « capacité » (et son désir vicarial) <strong>de</strong> participer au ban-<br />

quet eucharistique.<br />

Baptême : attribution d'un nom -, naissance à <strong>la</strong> vie éternelle, reconnaissance<br />

<strong>de</strong> filiation divine, au sens où l'on dit : reconnaissance <strong>de</strong> paternité ; entrée dans<br />

l'Église ; entrée dans le cortège <strong>de</strong>s saints ; promesse <strong>de</strong>s parents et <strong>de</strong>s invités <strong>de</strong><br />

fournir <strong>la</strong> garantie d'un témoignage.<br />

Après <strong>la</strong> cérémonie du baptême, par amitié pour Andréa et Monique, sa femme,<br />

je me rends chez les parents du père <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle fille <strong>de</strong> Dieu. Je me sens<br />

tellement différent <strong>de</strong>s autres qu'il n'est pas possible que ce soit moi qui aie raison.<br />

Pourtant, je m'ennuie terriblement durant ce genre <strong>de</strong> rencontres. Les conversations<br />

sont insignifiantes. Les gens disent n'importe quoi. Et cet homme, le père du<br />

mari d'Hélène, qui tient absolument à me montrer les photos <strong>de</strong> son <strong>de</strong>rnier voyage<br />

<strong>de</strong> pêche !<br />

27 août : Mauvaise journée. Ma secrétaire « fonctionne » mal, et je ne sais<br />

pourquoi. La réunion du Comité <strong>de</strong> régie a été tendue, sans raisons i<strong>de</strong>ntifiables.<br />

La directrice <strong>de</strong>s services pédagogiques me fixe un ren<strong>de</strong>z-vous pour 16 h, et à 17<br />

h, toujours sans nouvelles, je lève le camp. Je me sens méprisé : un ren<strong>de</strong>z-vous,<br />

en effet, attache, il fixe, il hypothèque le temps d'un autre. Je comprends que l'on<br />

puisse être obligé d'annuler ou <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cer un ren<strong>de</strong>z-vous, mais alors, il faut faire<br />

signe à l'autre, celui qui attend. Faire attendre, c'est voler le temps d'un autre, c'est<br />

voler <strong>la</strong> substance <strong>de</strong> sa vie.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 147<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l, à soixante-six ans, déjà célèbre et comblé d'honneurs, pose sa candi-<br />

dature à l'Académie française. Il n'est pas élu. Qu'est-ce que ce<strong>la</strong> aurait bien pu<br />

ajouter à sa gloire, à son autorité ? Rien pour moi, en tout cas. Ni A<strong>la</strong>in, ni Céline,<br />

ni Bloy, ni Bernanos ne furent <strong>de</strong> l'Académie.<br />

A<strong>la</strong>in, pour son compte, aurait certainement refusé. Après ce premier échec,<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l parlera <strong>de</strong>s « sinistres vieil<strong>la</strong>rds <strong>de</strong> l'Académie ». Quelques années plus<br />

tard, il sera élu.<br />

Parlons un peu à Jésus et disons-lui ceci : « Je suis l'enfant tourmenté dont<br />

parle ton évangéliste Luc (9, 38-42). Chasse le démon qui m'habite, me brise et<br />

afflige les autres. »<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l encore : « Dieu lui a donné le génie, mais lui a refusé l'intelligence. »<br />

- « Musique russe : tristesse sans douleur. »<br />

Cette femme, étudiante adulte <strong>de</strong> jour, à qui j'indique le chemin pour se rendre<br />

à sa salle <strong>de</strong> cours, et à qui j'ai l'occasion <strong>de</strong> dire qu'il y a au moins six cents<br />

« adultes <strong>de</strong> jour », comme nous disons dans notre jargon : « Ce<strong>la</strong> me rassure. je<br />

me sens moins une exception. » Oh ! les pauvres, toujours le sentiment d'être <strong>de</strong><br />

trop, d'être seuls. Mais Dieu a dit par <strong>la</strong> bouche du psalmiste : « ego sum pauper<br />

et unicus : je suis pauvre et seul » (Ps 25, 16).<br />

Il n'y a qu'un Paradis, mais plusieurs enfers. L'enfer est différenciel ; il sanctionne<br />

<strong>la</strong> séparation, <strong>la</strong> désunion. On n'imagine pas <strong>la</strong> communauté <strong>de</strong>s damnés.<br />

Le Paradis, c'est <strong>la</strong> communion.<br />

Le fast food est quelque chose <strong>de</strong> proprement inhumain. Que ce<strong>la</strong> existe et<br />

prospère dans une société d'abondance montre bien que le diable est <strong>la</strong> grimace <strong>de</strong><br />

Dieu. À midi, j'ai vu fonctionner une machine pour <strong>la</strong> première fois. Il s'agit d'un<br />

cylindre chauffant sur lequel on empale une baguette <strong>de</strong> pain, pendant que chauffe<br />

un bout <strong>de</strong> saucisse. On vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ensuite : « Moutar<strong>de</strong> ou ketchup ? » Et<br />

vous partez avec ce morceau <strong>de</strong> pain humi<strong>de</strong> enfermant une saucisse, comme avec<br />

un crayon d'apocalypse, à l'usage d'une sibylle déchaînée. Et ça coûte 1,25 $. Ou<br />

encore, vous entrez dans un magasin A & W. On vous sert une ron<strong>de</strong>lle verdâtre<br />

<strong>de</strong> quelque chose et une espèce <strong>de</strong> tisane (<strong>la</strong> root beer) qui goûte le castoria <strong>de</strong><br />

votre enfance. ou encore, vous entrez dans un MacDonald. Là, vous avez le choix<br />

entre une horreur et <strong>de</strong>mie, une horreur et trois quarts ou <strong>la</strong> double horreur. On<br />

m'a dit que les sièges <strong>de</strong> ces vestibules <strong>de</strong> l'enfer avaient été conçus <strong>de</strong> façon telle


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 148<br />

que, après vingt minutes, sans que personne vous presse, vous sentez le besoin <strong>de</strong><br />

vous en aller. Bien ! On ne fera pas <strong>de</strong> drame avec ça. On n'est pas tenu d'aller<br />

manger dans ces gargotes. Aussi bien, et parallèlement, se multiplient les comptoirs,<br />

les boutiques fines, brèfle, les <strong>de</strong>licatessen, où l'on trouve du pain qui goûte<br />

le pain ; <strong>de</strong> <strong>la</strong> charcuterie, <strong>de</strong>s choses qui vous rappellent votre enfance pourtant<br />

disetteuse.<br />

Toujours séduit par l'idée romantique <strong>de</strong> « brûler ses vaisseaux ». Déjà, dans<br />

les Insolences, je p<strong>la</strong>çais une citation <strong>de</strong> Chesterton à ce sujet : « Tôt ou tard, mais<br />

sûrement, on verra, dans <strong>la</strong> ville <strong>de</strong>s petits péchés, où abon<strong>de</strong>nt les portes <strong>de</strong> sortie,<br />

une gran<strong>de</strong> f<strong>la</strong>mme s'élever du port pour annoncer que le règne <strong>de</strong>s lâches est<br />

terminé et qu'un homme brûle ses vaisseaux. » Or, volens, nolens, ces semainesci,<br />

les circonstances sont allumeuses : <strong>de</strong> La Presse, j'attends un signe pour savoir<br />

si l'on désire encore ma col<strong>la</strong>boration, mais je ne <strong>la</strong> propose pas ; au cégep, je<br />

guette une occasion <strong>de</strong> rompre ; en communauté, je me sens écarté. Reste à savoir<br />

comment je m'accommo<strong>de</strong>rais <strong>de</strong> me retrouver « à l'herbe », comme on disait<br />

pour les chevaux que l'on faisait se reposer un peu après les foins. Certes, je peux<br />

me permettre ces rêves, parce que je dispose <strong>de</strong> l'assiette <strong>de</strong> ma communauté : le<br />

gîte et le couvert assurés.<br />

Quelle est <strong>la</strong> règle d'or <strong>de</strong> quelqu'un qui n'est pas obligé <strong>de</strong> gagner sa vie ? La<br />

règle d'or se décompose <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon suivante : a) gagne ta vie, et le mieux que tu<br />

peux ; b) ne <strong>la</strong> gagne pas au prix <strong>de</strong> ta dignité ; c) démêle tant que tu peux <strong>la</strong> ligne<br />

<strong>de</strong> démarcation entre ta dignité et ton <strong>de</strong>voir d'être utile.<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l, par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> je ne sais plus qui : « ... un homme tellement corrompu<br />

qu'il payait pour se faire acheter »<br />

1er septembre : Au sujet d'un couple <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>linots venu visiter leur fille<br />

pensionnaire dans notre rési<strong>de</strong>nce, frère X remarque : « La femme a un terrible<br />

accent, mais le mari parle comme nous autres ! » Le frère en question a un terrible<br />

accent, lui aussi. J'ai parfois <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine à le comprendre.<br />

Le cuisinier <strong>de</strong> <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce (un pauvre homme qui gagne à peine 20 000 $ par<br />

an et qui est obligé <strong>de</strong> faire près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures d'autobus, matin et soir, pour se<br />

rendre à son travail et retourner chez lui) me disait hier : « Le directeur m'a écrit<br />

une liste <strong>de</strong> remarques concernant mon travail. Il me soupçonne <strong>de</strong> " voler " à


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 149<br />

l'occasion <strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> que je fais. Il me traite comme un écolier... »<br />

Effectivement, le directeur a toujours (ou presque) été directeur d'école, juste-<br />

ment. Paradis <strong>de</strong>s tyranneaux. Par ailleurs, c'est un « prieux ». Mais jamais, ja-<br />

mais, jamais je ne croirai à <strong>la</strong> piété <strong>de</strong> ce genre d'hommes, aussi longtemps que je<br />

les verrai écraser les petits et les sans-défense. Au <strong>de</strong>meurant, par lâcheté et sous<br />

prétexte que je n'ai aucune fonction dans <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce, je recule <strong>de</strong>vant l'idée d'al-<br />

ler voir le supérieur et <strong>de</strong> lui faire <strong>de</strong>s représentations. Estote factores Verbi (épî-<br />

tre du jour). Priez moins, et faites vos prières être vraies.<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l : « On est toujours heureux d'obtenir ce qu'on mérite, même le mé-<br />

pris. » Pour dire ce<strong>la</strong>, il faut être catholique ou s'appeler Céline.<br />

Gran<strong>de</strong> réunion <strong>de</strong> jeunes catholiques en 1938, où présidaient le cardinal Ver-<br />

dier et C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l. La phrase c<strong>la</strong>ssique : « ... l'espoir que l'Église fon<strong>de</strong> sur vous, les<br />

jeunes... » Ces jeunes ont maintenant entre soixante et soixante-sept ans. L'espoir<br />

<strong>de</strong> l'Église, ce ne sont ni les jeunes, ni les mûrs, ni les vieux. L'espoir <strong>de</strong> l'Église,<br />

c'est Jésus-Christ et personne d'autre.<br />

Le curé d'Ars : « Le cœur <strong>de</strong>s saints est liqui<strong>de</strong>. » Comme l'eau, il est limpi<strong>de</strong>,<br />

il se répand, il prend toutes les formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> misère où il se répand.<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l, sur l'Exo<strong>de</strong> : « partir <strong>de</strong> phénomènes naturels locaux (manne, eau du<br />

rocher, etc.), le Seigneur Dieu n'a eu qu'à leur donner un léger coup <strong>de</strong> pouce ». Je<br />

préfère cette ligne d'interprétation à celle qui nous oblige à accumuler miracle sur<br />

miracle. Il faut plus <strong>de</strong> foi pour lire Dieu en filigrane que pour le lire en caractères<br />

gras.<br />

Le général Mangin, durant <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> 1914-1918, assiste au défilé d'un ré-<br />

giment. Les soldats, tous armés, le conspuent et l'insultent. C'était après les innommables<br />

tueries <strong>de</strong> <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong> Verdun. Mangin, exposé comme il n'est pas<br />

possible, ne bronche pas. On peut penser que les soldats étaient trop impressionnés<br />

par son courage pour songer à le <strong>de</strong>scendre.<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l, citant Aristote, note que 6, ce n'est pas 2 fois 3, mais 1 fois 6. Il aurait<br />

pu ajouter que 6, c'est 5 plus 1. Quand on ne maîtrise pas une remarque aussi<br />

élémentaire, on s'émeut à propos d'une hécatombe, et on mentionne en passant <strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong> son père. Deux millions <strong>de</strong> morts, c'est <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> fois un mort. Si<br />

ce raisonnement scandalise, il suffit d'essayer d'imaginer comment on se sentira,<br />

<strong>la</strong> veille <strong>de</strong> sa mort à soi. je serais fort étonné que, à ce moment-là, on se soucie


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 150<br />

beaucoup <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> personnes qui meurent chaque jour, ou du <strong>de</strong>rnier<br />

acci<strong>de</strong>nt d'auto qui aura fait quatre morts. La mort, <strong>la</strong> sienne, est le seul moment<br />

<strong>de</strong> vérité pure, celui qui évacue tout alibi, toute prétention.<br />

« Septembre, mois confi<strong>de</strong>ntiel » (C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l).<br />

2 septembre : J'apprends que le frère X, s.c., que j'avais connu à l'hôpital Laval,<br />

s'est suicidé il y a <strong>de</strong>ux ou trois ans, en se jetant du haut <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison provinciale.<br />

C'était un homme charmant et très doué. Il par<strong>la</strong>it plusieurs <strong>la</strong>ngues, il était<br />

assez versé en sciences et, <strong>de</strong> plus, il était un prestidigitateur remarquable. Après<br />

l'avoir perdu <strong>de</strong> vue, je l'ai rencontré en 1980, au Cameroun, où il était en mission<br />

pour sa communauté. C'était aussi le genre d'homme toujours <strong>de</strong> bonne humeur,<br />

boute-en-train perpétuel. Quel durable drame cachait-il sous ses pitreries ?<br />

Réunion communautaire. Un confrère dénonce publiquement les <strong>de</strong>ux ou trois<br />

confrères <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté qui ne sont pas présents à l'office du matin. Or, ce<br />

confrère s'arrange à son gré en ce qui concerne son travail à lui. Il fait ce qu'il<br />

veut, quand il le veut. Il n'est d'ailleurs pas très <strong>de</strong>mandé. Lui dire <strong>la</strong> vérité quant à<br />

son travail (et je serais bien p<strong>la</strong>cé pour le faire, puisque j'ai été son « employeur »,<br />

comme directeur du campus), ce<strong>la</strong> le détruirait. Il n'a pratiquement jamais gagné<br />

sa croûte, mais il se pose en juge <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie communautaire.<br />

7 septembre : Je passe plusieurs heures à rédiger mon prochain article pour<br />

La Presse et à continuer <strong>de</strong> préparer <strong>la</strong> conférence pour le congrès <strong>de</strong>s religieux<br />

(29 septembre, à Chicoutimi ; 19 octobre, à Québec).<br />

8 septembre : Fête <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nativité <strong>de</strong> Marie. C'est le commencement historique<br />

<strong>de</strong> l'Incarnation. Dieu, <strong>de</strong> toute éternité, ayant décidé <strong>de</strong> prendre chair dans le<br />

corps d'une femme, il fal<strong>la</strong>it d'abord que cette femme naquît. Seize ou vingt ans<br />

plus tard, cette femme, l'utérus <strong>de</strong> cette femme, contiendrait le germe qui <strong>de</strong>viendra<br />

le Fils <strong>de</strong> l'homme. Personne n'a eu connaissance <strong>de</strong> cet événement, même pas<br />

celle en qui il survenait. Durant le chapelet, tout à l'heure, je tâcherai <strong>de</strong> penser<br />

que je <strong>de</strong>vance Gabriel en disant : « Je vous salue, Marie. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 151<br />

15 septembre : C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l : « Pour avoir une conversation distinguée, se rappe-<br />

ler <strong>de</strong> n'ouvrir <strong>la</strong> bouche que quand on n'a rien à dire. »<br />

Je note que l'article publié, à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Prêtre et Pasteur, en juin<br />

<strong>de</strong>rnier, sur le thème « Église, signe <strong>de</strong> contradiction », ne m'a attiré aucun commentaire<br />

d'aucune sorte.<br />

Fête <strong>de</strong> Notre-Dame <strong>de</strong>s Sept-Douleurs. Au chapelet, nous méditons quelques<br />

minutes sur les strophes du Stabat Mater. Cette séquence vient en ligne droite du<br />

Moyen Âge « énorme et délicat », comme disait Ver<strong>la</strong>ine. Oh ! l'époque où l'on<br />

créait ce<strong>la</strong> ; où ce<strong>la</strong> disait forcément quelque chose à tous les chrétiens grossiers,<br />

mais aucunement vulgarisés comme nous le sommes <strong>de</strong>venus. je m'essaie à une<br />

traduction personnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> première strophe :<br />

Elle se tenait <strong>de</strong>bout, La mère se tenait<br />

La mère, Debout,<br />

Écrasée <strong>de</strong> douleur, Écrasée <strong>de</strong> douleur,<br />

Et pleurant, Et pleurant,<br />

Au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix Juste au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix<br />

Sur <strong>la</strong>quelle Sur <strong>la</strong>quelle son Fils<br />

Son Fils Était suspendu.<br />

Pendait.<br />

Remplie <strong>de</strong> douleur, Debout,<br />

La mère se tenait Pleurant,<br />

Debout, en pleurant, Au pied<br />

Au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix, De <strong>la</strong> croix,<br />

Où son fils râ<strong>la</strong>it La mère,<br />

Son <strong>de</strong>rnier râle. Pleine <strong>de</strong> douleur,<br />

Lâchait son Fils<br />

Dans <strong>la</strong> mort.<br />

17 septembre : « L'ambition est le <strong>de</strong>rnier refuge <strong>de</strong> l'échec » (Oscar Wil<strong>de</strong>).<br />

Centrai<strong>de</strong>. On m'a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>r ce qu'on appelle <strong>la</strong> « division <strong>de</strong> l'éducation<br />

», l'un <strong>de</strong>s douze secteurs que l'on ratisse chaque année durant <strong>la</strong> campagne<br />

<strong>de</strong> financement. On recrute aussi <strong>de</strong>s personnes appelées « délégués permanents<br />

», qui sont prêtées par divers organismes. Ce matin, on par<strong>la</strong>it <strong>de</strong>vant moi<br />

du délégué <strong>de</strong> l'université Laval. Une espèce <strong>de</strong> préretraité, je suppose.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 152<br />

L'homme est plein <strong>de</strong> bonne volonté, et tout fier <strong>de</strong> sa nouvelle et provisoire<br />

affectation. Mais le directeur local <strong>de</strong> <strong>la</strong> campagne cherche à l'écarter le plus pos-<br />

sible, et non sans raison. Le problème, ici, c'est l'utilisation vulgaire, dégradante,<br />

d'un homme. Moi-même, dans cette affaire, qui suis-je, sinon un nom et un visa-<br />

ge ? Nom et visage à <strong>la</strong> veille d'être comme <strong>la</strong> belle âme dont je parle. Saurai-je<br />

m'en apercevoir en temps utile' ?<br />

24 septembre : En lisant Jünger, je vois qu'il lit Cioran avec p<strong>la</strong>isir. Je<br />

connais Cioran <strong>de</strong>puis dix-huit ans.<br />

Jünger : « Les nombres, un filet <strong>la</strong>ncé par l'esprit sur le cosmos. » - « Comme<br />

une pieuvre que son encre efface... » J'ai déjà utilisé cette comparaison.<br />

Mère : idéaliste sans chimère ; réaliste sans résignation.<br />

25 septembre : Deman<strong>de</strong> d'une conférence à Matane. Refus. Deman<strong>de</strong> d'une<br />

conférence à Vaudreuil. Refus.<br />

« L'essentiel est d'obéir longtemps et dans <strong>la</strong> même direction » (Nietzsche).<br />

7 octobre : Le catholique est dispensé <strong>de</strong> penser, disait A<strong>la</strong>in. je dis : le catho-<br />

licisme, plus précisément, <strong>la</strong> foi chrétienne, me p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s faits : le fait <strong>de</strong><br />

l'Incarnation, le fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résurrection, etc. Devant ces faits, il m'oblige à penser.<br />

Prenons une image : mes poumons me permettent <strong>de</strong> souffler. Avec ce pouvoir, je<br />

peux siffler. Je peux aussi, sous <strong>la</strong> contrainte du cuivre, jouer <strong>de</strong> <strong>la</strong> trompette. Les<br />

faits (<strong>la</strong> contrainte) <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, par rapport à <strong>la</strong> survie, par exemple, me forcent à me<br />

p<strong>la</strong>cer, moi, par rapport à cette affirmation. Si je refuse cette contrainte, je peux<br />

très bien me contenter <strong>de</strong> siffler.<br />

8 octobre : On apprend ce soir le détournement d'un paquebot italien, avec<br />

plus <strong>de</strong> quatre cents passagers à bord. Une douzaine <strong>de</strong> terroristes palestiniens<br />

seraient les auteurs <strong>de</strong> ce détournement. ils ont déjà exécuté <strong>de</strong>ux passagers.<br />

Note postérieure : « [...] le héros du jour, c'est Leon Klinghofer, le vieux juif<br />

américain <strong>de</strong> l'Achille Lauro, assassiné par un commando palestinien et jeté par-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 153<br />

<strong>de</strong>ssus bord avec son fauteuil rou<strong>la</strong>nt. » (Jacques Pinto, Le Jourdain, Éd. Jacques<br />

Bertoin, 1992.)<br />

Il est 22 h. Mozart me téléphone. Ma mère est morte ce soir, vers 18 h. Elle<br />

s'est éteinte, comme une <strong>la</strong>mpe à bout d'huile. Elle était assise sur sa chaise, son<br />

repas <strong>de</strong>vant elle. Elle avait eu quatre-vingt-douze ans, le 11 juillet <strong>de</strong>rnier. Elle<br />

vivait <strong>de</strong>puis vingt ans dans un foyer pour vieil<strong>la</strong>rds, à Métabetchouan.<br />

Il serait faux <strong>de</strong> dire que j'éprouve du chagrin. Je suis simplement grave. Rapi<strong>de</strong>ment,<br />

d'ailleurs, il faut que je p<strong>la</strong>nifie, si j'ose dire, <strong>la</strong> façon dont je vais m'organiser<br />

pour me rendre à Chicoutimi et régler, avec Mozart, les détails <strong>de</strong>s funérailles.<br />

19 octobre : Conférence au congrès interdiocésain <strong>de</strong>s religieux. Plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

mille six cents personnes. Le cardinal Vachon et Mgr Maurice Couture sont présents.<br />

Le texte passe bien, je pense. Après, entrevue pour RadioCanada.<br />

23 octobre : La Presse publie aujourd'hui mon article sur <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> ma mère.<br />

J'ai intitulé l'article « Ma mère s'appe<strong>la</strong>it Alberta ». Mes camara<strong>de</strong>s d'école déformaient<br />

le prénom <strong>de</strong> ma mère. Ils disaient « <strong>la</strong> grosse Berta ». J'avais honte et<br />

je souffrais atrocement. Je me souviens d'une leçon d'histoire sur <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong><br />

1914-1918 pendant <strong>la</strong>quelle le professeur nous avait parlé du fameux canon allemand<br />

surnommé « <strong>la</strong> grosse Bertha ». Honte et rage impuissantes. Je suis heureux<br />

d'avoir l'occasion <strong>de</strong> proc<strong>la</strong>mer publiquement ma mère. À <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> mon père,<br />

j'avais publié un article intitulé « La mort d'un seigneur ». L'article avait eu un<br />

énorme retentissement, et un retentissement durable : on m'en parle encore régulièrement,<br />

quatorze ans plus tard.<br />

Longue visite d'une religieuse augustine, qui se présente d'ailleurs sous un<br />

faux nom ! « Je ne suis pas sœur X, comme je vous ai dit au téléphone, je suis<br />

sœur Y. » Me parle <strong>de</strong>s misères <strong>de</strong> son monastère (cent vingt religieuses sans autre<br />

recours que Dieu). je lui conseille <strong>de</strong> se p<strong>la</strong>indre à l'évêché. Elle a peur. Je ne<br />

doute quand même pas qu'il est fort possible d'écraser <strong>de</strong>s êtres sans défense dans<br />

un milieu comme le sien.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 154<br />

Note postérieure : Cette rencontre est <strong>de</strong>meurée sans suite.<br />

8 novembre : Je rédige un texte pour <strong>la</strong> signature du directeur général du cé-<br />

gep. Je veux p<strong>la</strong>cer en épigraphe une citation <strong>de</strong> saint Luc. Ouvrant <strong>la</strong> Bible, je<br />

tombe tout droit <strong>de</strong>ssus. Je ne suis pas superstitieux, mais on s'étonne toujours <strong>de</strong><br />

ce genre <strong>de</strong> rencontres.<br />

9 novembre : J'ai écrit, l'autre jour : Fiat, Magnificat, Stabat. Aujourd'hui, un<br />

très humble frère me dit : « Sais-tu que ce sont là nos trois initiales : FMS ? » Je<br />

n'y avais pas pensé.<br />

12 novembre : L'autre jour, rencontre avec une vingtaine d'élèves <strong>de</strong> 1re et 2e<br />

secondaire. Après <strong>la</strong> rencontre, je parle un peu avec quelques jeunes. Tout à coup,<br />

une fillette s'avance et me donne un baiser sur <strong>la</strong> joue. Qu'ai-je bien pu dire pour<br />

l'avoir amenée à poser ce geste gratuit, pur, éblouissant ?<br />

15 novembre : Démocratie : règne <strong>de</strong> <strong>la</strong> quantité. On croit ne pas penser si<br />

l'on est seul <strong>de</strong> son opinion. On ne pense plus qu'en gang. Même les évêques se<br />

mettent en gang pour penser. On croit ne plus rien savoir si l'on n'a pas <strong>de</strong> statistiques<br />

ou <strong>de</strong> sondages à sa disposition. Si l'on avait fait un sondage pour connaître<br />

le « profil » du Messie, on n'aurait pas eu Notre-Seigneur.<br />

17 novembre : Réunion communautaire, ce matin. D'une pauvreté à faire<br />

pleurer. On est ramené quarante ans en arrière. Après <strong>la</strong> réunion, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

quelques précisions au directeur sur certaines affirmations (du type reproches)<br />

qu'il vient <strong>de</strong> faire. Il ne sait quoi répondre.<br />

Noté en lisant le Journal <strong>de</strong> Jünger : « Plus <strong>la</strong> subtilité croît, et plus le sens<br />

disparaît. » - « Le désert croît : malheur à qui contient <strong>de</strong>s déserts » (Nietzsche). À<br />

propos <strong>de</strong>s carapaces <strong>de</strong>s tortues : « La nature a exigé ici, pour l'amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> protection,<br />

un grand sacrifice <strong>de</strong> liberté. » Sur une tombe, dans le cimetière militaire<br />

<strong>de</strong> Manille : « Here rests / In honored glory / A comra<strong>de</strong> in arms / Known but to


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 155<br />

God. » - « Nous revenons, par le détour du savoir, à <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> l'origine. L'enfance<br />

et <strong>la</strong> vieillesse se rejoignent pour fermer l'anneau. » - « Partout où l'on danse<br />

encore, <strong>la</strong> terre est amicale, et moindre le danger qu'elle commence tout d'un coup<br />

à prendre <strong>la</strong> parole, à faire connaître sa volonté. »<br />

« Cristal, substance ironique, qui semble pouvoir se nier elle-même pour permettre<br />

à ce qu'il y a au-<strong>de</strong>là d'elle-même <strong>de</strong> <strong>la</strong> pénétrer » (Ortega y Gasset).<br />

21 novembre : Conférence <strong>de</strong>vant un groupe d'élèves <strong>de</strong> 5e secondaire, à Giffard.<br />

Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence à Dolbeau. Refus. Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence à Chicoutimi,<br />

en avril prochain. Acceptée.<br />

2 décembre : Je « commente » les résultats <strong>de</strong>s élections à Radio-Canada,<br />

avec Gérard Pelletier, Keith Spicer et <strong>de</strong>ux autres personnes dont j'oublie les<br />

noms. Je passe l'après-midi du len<strong>de</strong>main avec Anne-Marie Ma<strong>la</strong>voy.<br />

On apprend <strong>la</strong> mort, à soixante-dix-neuf ans, <strong>de</strong> Denis <strong>de</strong> Rougemont. Cet<br />

homme a eu une influence considérable sur moi, notamment avec son Penser avec<br />

les mains, qui est une dénonciation <strong>de</strong> l'intellectualisme désincarné ; et avec<br />

L'Aventure occi<strong>de</strong>ntale <strong>de</strong> l'homme, qui est une magistrale démonstration <strong>de</strong>s origines<br />

et <strong>de</strong> l'influence <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée judéo-chrétienne sur <strong>la</strong> civilisation occi<strong>de</strong>ntale.<br />

8 décembre : Jünger, à propos <strong>de</strong>s mass media : « Celui qui se fait vert se fait<br />

manger par les chèvres. » Du même, une liste <strong>de</strong>s « polissoirs indispensables :<br />

pour <strong>la</strong> philosophie, <strong>la</strong> logique ; pour le poète, <strong>la</strong> grammaire ; pour l'historien, <strong>la</strong><br />

chronologie ; pour le géographe, <strong>la</strong> topographie ; pour le général, <strong>la</strong> recrue ; pour<br />

l'hôtelier, le serveur ; pour le capitaine, le mousse ». J'ajoute : pour l'évêque, le<br />

fidèle ; pour le directeur, le cuisinier ; pour le professeur, le cancre.<br />

Dans son journal, Jünger rapporte <strong>la</strong> décapitation <strong>de</strong> cinq mille prisonniers,<br />

lors d'une guerre (je n'ai pas noté <strong>la</strong> date) en Afrique du Nord. On imagine l'opération.<br />

C'était un par un. J'ai besoin <strong>de</strong> croire en Jésus pour accepter ce genre d'horreurs.<br />

Et <strong>de</strong>puis ce temps, ce genre <strong>de</strong> massacres a été industrialisé. Aucun rapport<br />

avec les catastrophes naturelles, comme un tremblement <strong>de</strong> terre, un ouragan, une<br />

inondation. À propos <strong>de</strong>s catastrophes naturelles, accuser Dieu est une infirmité


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 156<br />

intellectuelle. Il est plus coton d'accepter qu'un homme ordonne <strong>la</strong> décapitation,<br />

un par un, <strong>de</strong> cinq mille prisonniers <strong>de</strong> guerre. Or, on a vu pire en notre siècle.<br />

12 décembre : Déjeuner <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière, à Montréal. Cinq à six cents personnes.<br />

Mon texte passe bien. La pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> questions est stimu<strong>la</strong>nte et riche. Depuis <strong>la</strong><br />

rentrée sco<strong>la</strong>ire, j'ai donné quatre conférences et j'ai écrit quinze articles pour La<br />

Presse.<br />

15 décembre : Jünger : « Une prophétie, c'est une prévue il n'y a pas <strong>de</strong> si ni<br />

<strong>de</strong> mais ; un diagnostic, c'est une prépensée : une forme <strong>de</strong> déduction analytique.<br />

» « Les Hindous ne se torchent pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> main droite. » « Se mouvoir en serpent<br />

parmi les anguilles : être un homme d'esprit parmi les crétins. » - « La forêt<br />

nous apprend que chaque génération <strong>de</strong>vrait <strong>la</strong>isser <strong>de</strong>rrière elle plus qu'elle n'a<br />

trouvé à sa naissance. » - « L'énergie se thésaurise, mais nous, nous gaspillons <strong>de</strong>s<br />

trésors en énergie. » -« Il existe aussi <strong>de</strong>s rimes en architecture. »<br />

Il est étrange que j'aie tant <strong>de</strong> goûts et <strong>de</strong> dégoûts en commun avec Jünger, un<br />

auteur que j'ai découvert en 1971, donc au moment où j'étais « fait ». Pas <strong>de</strong> filiation,<br />

ici ; pas <strong>de</strong> mimétisme ; simplement convergence.<br />

Jünger écrit que « l'histoire n'existe plus ». Il veut dire, je pense, que le futur<br />

est prédéterminé par <strong>la</strong> technique, le Travailleur, comme il dit, et que, déjà, il est à<br />

l'œuvre partout, et partout le même.<br />

Monique me disait hier soir qu'Hélène apprend le Notre Père à sa fillette et<br />

que celle-ci trouve ce<strong>la</strong> très drôle, qu'elle a le fou rire. Je trouve beau qu'une enfant<br />

apprenne à prier en riant et en jouant, comme <strong>la</strong> Sagesse elle-même : « J'étais<br />

à ses côtés comme un enfant chéri... jouant <strong>de</strong>vant lui en tout temps, jouant sur le<br />

sol <strong>de</strong> sa terre » (Prov 8, 20-21).


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 157<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

IV<br />

1986<br />

11 janvier : Rêve pénible, <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong>rnière : je suis condamné à mourir. J'en-<br />

treprends un certain nombre d'opérations pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois. Mais ma mort ne<br />

doit se produire qu'au terme d'un voyage. À un moment donné, je donne mon porte-monnaie<br />

à quelqu'un en lui disant d'en expédier le contenu à ma parenté et <strong>de</strong><br />

payer les frais <strong>de</strong> poste à même l'argent remis. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> toutefois quelques<br />

dol<strong>la</strong>rs pour les menues dépenses à faire à l'arrivée. J'ai déjà mon billet. Je me<br />

retrouve ensuite sur un navire. Le reste est confus.<br />

26 janvier : Rêvé, cette nuit, que je mourais. Il était entendu que je mourais et<br />

je me voyais dans mon cercueil. Je savais que j'y serais nu, sauf le torse. J'acceptais<br />

<strong>la</strong> chose avec résignation et tristesse. Ce matin, au réveil, pendant une fraction<br />

<strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, je me suis dit : c'est aujourd'hui que je meurs.<br />

Je ne cherche pas à « interpréter » mes rêves. En un sens, je crois aux rêves.<br />

La Bible est pleine <strong>de</strong> récits <strong>de</strong> rêves. La vie <strong>de</strong>s saints également. Je me dis cependant<br />

que Dieu ne me piège pas. S'il veut me faire savoir quelque chose par


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 158<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> rêve ou autrement, je sais que ce<strong>la</strong> sera c<strong>la</strong>ir pour moi et je sais que ce<strong>la</strong><br />

sera sauveur, même si ce<strong>la</strong> doit être douloureux.<br />

9 février : Quand je n'aurai plus aucune force d'aucune sorte ; quand je serai<br />

bien réduit à mon état <strong>de</strong> créature ; quand plus personne ne me connaîtra, ne me<br />

redoutera, ne m'aimera ; quand je n'aurai plus que toi, Jésus, je serai dépourvu, nu,<br />

pauvre. Alors, j'irai vers toi.<br />

13 avril : Je commence mon troisième mois sans fumer. Je n'ai pas mentionné<br />

<strong>la</strong> chose avant d'être un peu sûr <strong>de</strong> tenir. J'ai commencé mon « jeûne » le mercredi<br />

<strong>de</strong>s Cendres.<br />

Je suis en train <strong>de</strong> lire le journal <strong>de</strong> l'abbé Mugnier. Je relève ceci, qui est as-<br />

sez remarquable dans l'horreur : « La mère d'un guillotiné vient réc<strong>la</strong>mer les souliers<br />

neufs que son fils portait à son entrée en prison. On lui apprend qu'il les portait<br />

au moment <strong>de</strong> son exécution. La mère <strong>de</strong> reprendre : l'imbécile ! il ne pouvait<br />

pas prendre <strong>de</strong> vieux souliers pour faire vingt-cinq pas. »<br />

On dit souvent que l'avoir ronge l'être. On n'a pas tort. Cependant, quand on<br />

n'a rien, on risque tout aussi bien <strong>de</strong> n'être rien.<br />

18 avril : Conférence à Chicoutimi, <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société <strong>de</strong>s<br />

écrivains canadiens. Sujet : <strong>la</strong> littérature et <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s peuples.<br />

Mugnier : « je me ruine en fiacres. Mais que faire ? J'ai <strong>de</strong>s amis si lointains. »<br />

24 avril : Depuis qu'il fait un peu chaud au soleil, un infirme se tient, assis à<br />

même le ciment du trottoir d'entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> caisse popu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Sainte-Foy. Il vend<br />

d'horribles petits bijoux. Ce<strong>la</strong> me culpabilise <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> caisse avec plein d'argent<br />

sur <strong>la</strong> fesse gauche et <strong>de</strong> ne rien donner à ce mendiant. Mais je déteste les<br />

mendiants qui ne s'avouent pas mendiants et qui jouent <strong>de</strong> leur infirmité pour vous<br />

proposer <strong>de</strong>s bibelots insignifiants.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 159<br />

25 avril : Mort <strong>de</strong> <strong>la</strong> duchesse <strong>de</strong> Windsor, à quatre-vingt-neuf ans. Il en fut<br />

question en 1936, au moment <strong>de</strong> l'abdication d'Édouard VIII. J'avais neuf ou dix<br />

ans, à l'époque. Les journaux étaient remplis <strong>de</strong> nouvelles et <strong>de</strong> photos à ce sujet.<br />

Ma mère suivait cette histoire avec passion. Je n'ai pas souvenance qu'elle ait porté<br />

<strong>de</strong>s jugements moraux sur cette affaire. je pense plutôt qu'elle vivait une aventure<br />

formidable <strong>de</strong> façon vicariale. Quelle femme ne souhaiterait pas être préférée<br />

à un empire ? Au bout du compte, qu'est-ce que ce<strong>la</strong> a signifié ? Deux vies marquées<br />

; <strong>de</strong>ux êtres condamnés l'un à l'autre par leur choix et par <strong>la</strong> surveil<strong>la</strong>nce <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> P<strong>la</strong>nète entière.<br />

2 juin : J'ai démissionné <strong>de</strong> mon poste au Cégep <strong>de</strong> SainteFoy, vendredi <strong>de</strong>rnier,<br />

le 30 mai. Je reviens ce lundi au Campus Notre-Dame-<strong>de</strong>-Foy, à titre <strong>de</strong> directeur<br />

général. Premier dossier : reprise <strong>de</strong>s négociations <strong>de</strong> <strong>la</strong> convention <strong>de</strong><br />

travail <strong>de</strong>s professeurs.<br />

Juillet : Le mot « vacance » signifie vi<strong>de</strong>. je ne retiens ici que quelques notes<br />

<strong>de</strong> lecture et <strong>de</strong>ux ou trois événements, mineurs, il va sans dire.<br />

Lu : le silence, thérapie <strong>de</strong>s pauvres.<br />

23 juillet : Cet après-midi, funérailles du frère Lionel Poulin. Pas mal <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>,<br />

si l'on songe que nous sommes en juillet, en plein milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> semaine, en<br />

plein milieu <strong>de</strong> l'après-midi. Au retour, quelqu'un <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, selon le comman<strong>de</strong>ment<br />

du cliché : « Qui sera le prochain ? » C'est, en effet, le troisième décès en<br />

trois semaines. Je réponds : « Ce ne sera pas quelqu'un qui est sur <strong>la</strong> " liste ". » Je<br />

veux dire par là que toute mort est imprévisible et que <strong>la</strong> mort <strong>la</strong> plus probable, <strong>la</strong><br />

plus « logique », n'est pas nécessairement celle qui survient. Ainsi, <strong>de</strong>ux frères<br />

sont morts avant le frère Poulin qui était agonisant <strong>de</strong>puis quatre ou cinq semaines.<br />

C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l : « L'humilité est une vertu qu'on ne paye jamais trop cher. » - « Il<br />

avait obtenu le premier prix dans un concours <strong>de</strong> circonstance. » Quelques jours<br />

avant sa mort, il note : « La mort est une formalité désagréable, mais tous les candidats<br />

sont reçus. » - « C'est un mélimélomane. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 160<br />

Bloy : « Un homme effrayant parmi les épouvantables. » - « je n'avais moi-<br />

même d'autres expériences que celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> misère et <strong>de</strong> plusieurs autres tour-<br />

ments. » - « Les âmes supérieures s'égorgent silencieusement et invisiblement<br />

dans l'obscurité <strong>de</strong> leurs combats intérieurs. » Sur Renan « Il exerçait l'aposto<strong>la</strong>t<br />

du conditionnel antérieur. »<br />

Céline : « Aucun régime ne résisterait à <strong>de</strong>ux mois <strong>de</strong> vérité. »<br />

Denis <strong>de</strong> Rougemont : « On ne remp<strong>la</strong>ce pas l'information par <strong>de</strong>s jugements<br />

pathétiques. »<br />

26 juillet : Longue rencontre, à Montréal, avec le maire Jean Drapeau. Nous<br />

sommes seuls tous les <strong>de</strong>ux dans son bureau <strong>de</strong> l'hôtel <strong>de</strong> ville. Il me parle lon-<br />

guement <strong>de</strong> l'affichage français. Il a mis au point un système ingénieux grâce au-<br />

quel le français aurait <strong>la</strong> prédominance soit par un jeu <strong>de</strong> couleurs, soit par <strong>la</strong> dimension<br />

<strong>de</strong>s mots. Je l'interroge sur <strong>la</strong> visite du général <strong>de</strong> Gaulle, son « Vive le<br />

Québec libre ! », sur <strong>la</strong> réponse improvisée qu'il lui avait faite.<br />

Il m'a régulièrement marqué une forme d'estime. Pendant <strong>la</strong> crise d'octobre<br />

1970, il avait <strong>de</strong>mandé à me rencontrer. je travail<strong>la</strong>is alors à La Presse. De temps<br />

en temps, il m'envoyait un mot d'appréciation au sujet d'un article. Par exemple,<br />

l'article que j'avais écrit sur Gaétan Boucher, après l'obtention <strong>de</strong> sa médaille d'or<br />

aux Olympiques <strong>de</strong> 1984.<br />

4 août : Huxley, dans Retour au meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, note ce qui suit : « À <strong>la</strong><br />

naissance du Christ, <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre était d'environ 250 millions. En<br />

1600, elle dépassait à peine 500 millions. En 1774, elle atteignait 700 millions. En<br />

1931, elle était <strong>de</strong> peu inférieure à 2 milliards. En 1958, nous sommes 2,8 milliards.<br />

Et <strong>de</strong>main ? »<br />

Demain, c'est-à-dire vingt-huit ans plus tard, nous sommes cinq milliards.<br />

Dans Newsweek du 21 juillet, je lis ceci : « BORN : An unknown baby who<br />

brought the world's popu<strong>la</strong>tion to 5 billions ; probably in the Third World, on<br />

July 7. » Je progresse dans ma relecture <strong>de</strong> Huxley, et je vois ceci : « À <strong>la</strong> fin du<br />

siècle, <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion sera <strong>de</strong> cinq milliards et <strong>de</strong>mi. » Si l'on se reporte à <strong>la</strong> mention<br />

citée plus haut, on voit que Huxley savait extrapoler.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 161<br />

Avant l'ouverture (si l'on peut dire !) officielle du pénitencier <strong>de</strong> Donnacona,<br />

le public est invité à visiter l'instal<strong>la</strong>tion. Je m'y rends avec Monique et Andréa.<br />

Dans La Presse du 17 septembre, je publie un article là-<strong>de</strong>ssus, sous le titre « Le<br />

Purgatoire <strong>de</strong> Donnacona ». Dans le dépliant officiel, on ne parle pas <strong>de</strong> péniten-<br />

cier ; on parle d'établissement... On y parle aussi d'une « popu<strong>la</strong>tion isolée ». J'en<br />

connais d'autres !<br />

22 août : Soirée <strong>de</strong> grand vent. Je recommence à fumer. J'aurai tenu sept<br />

mois.<br />

29 août : Décol<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Jean le Baptiste. L'Évangile raconte froi<strong>de</strong>ment cet<br />

assassinat, sans pathos. Un soldat entre dans <strong>la</strong> cellule ; il tranche <strong>la</strong> tête du prisonnier<br />

; il remonte dans <strong>la</strong> salle du banquet ; il remet <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> Jean sur un p<strong>la</strong>t à<br />

une jeune danseuse, comme ce<strong>la</strong> lui a été <strong>de</strong>mandé. Point.<br />

Jean avait tressailli dans le ventre <strong>de</strong> sa mère lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite <strong>de</strong> Marie, ellemême<br />

porteuse <strong>de</strong> jésus. De ventre à ventre, ils s'étaient reconnus. Quelle fut <strong>la</strong><br />

joie <strong>de</strong> jean - ou sa mortelle angoisse - à l'approche du soldat ? Il était dans le ventre<br />

d'une prison. Jésus était <strong>de</strong>hors pour quelques mois encore.<br />

Effet d'arc-en-ciel sur le côté du réfrigérateur. Je n'arrive pas à découvrir quelle<br />

goutte d'eau est ainsi glorifiée par le soleil couchant.<br />

Lu : « Un sermon long comme un pénis <strong>de</strong> chacal. »<br />

Je n'ai jamais vu un pénis <strong>de</strong> chacal, mais <strong>la</strong> pièce doit être remarquable, si<br />

j'en juge par <strong>la</strong> longueur <strong>de</strong>s sermons que j'entends régulièrement. Le temps est<br />

long quand le vi<strong>de</strong> s'étale.<br />

31 août : L'usage lâche <strong>de</strong>s mots pétrifie toute discussion. Les mots-méduses.<br />

Fin <strong>de</strong> semaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête du Travail. Ces trois <strong>de</strong>rniers jours, j'ai marché plus<br />

<strong>de</strong> trente kilomètres.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 162<br />

1er septembre : L'argent, <strong>la</strong> sensibilité, <strong>la</strong> culture : trois facteurs d'insu<strong>la</strong>risa-<br />

tion, mais non pas par rapport aux mêmes continents.<br />

16 septembre : Extrait d'une lettre à Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y, directeur général<br />

du Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy :<br />

Ton JE est multiple, comme le mien. JE est un article <strong>de</strong> foi, comme<br />

disait Maurice C<strong>la</strong>vel. Dans le mot credo, le JE est enfoui comme un ger-<br />

me silencieux et patient qui explosera dans <strong>la</strong> fulgurance <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, com-<br />

me une joie imméritée dont Notre-Seigneur a déchiré le voile par son <strong>de</strong>r-<br />

nier cri.<br />

Dans <strong>la</strong> banque <strong>de</strong> l'éternité, nous avons tous un compte qui rapporte<br />

mystérieusement, car il est garanti par le Sang du Pauvre. Nous y déposons<br />

quotidiennement pour <strong>de</strong>s inconnus, et <strong>de</strong>s inconnus y déposent pour<br />

nous. Léon Bloy écrivait : « La victoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Marne a été gagnée par une<br />

carmélite philippine qui naîtra dans <strong>de</strong>ux cents ans. »<br />

21 septembre : je lis dans Harper's un bref article sur le stress. En substance,<br />

l'auteur dit ceci : <strong>la</strong> seule inquiétu<strong>de</strong> honorable, <strong>la</strong> seule cause <strong>de</strong> stress qui soit<br />

vali<strong>de</strong>, c'est <strong>la</strong> mort. Or, il est bien c<strong>la</strong>ir que le stress vient <strong>de</strong> n'importe quoi, sauf<br />

<strong>de</strong> cette certitu<strong>de</strong>. Au contraire, le stress vient toujours d'une incertitu<strong>de</strong> ! Pourtant,<br />

dès que l'on est - ou que l'on se croit en péril <strong>de</strong> mort, tout le reste s'évanouit.<br />

On ferme boutique et l'on pense à soi, dans <strong>la</strong> nudité <strong>de</strong> son être. On ne pense plus<br />

à l'argent, au succès, à <strong>la</strong> carrière, à l'amour. Il n'y a bien que Jésus qui est mort en<br />

pensant aux autres. Jésus et ceux qui lui ressemblent. je pense à cette vieille femme,<br />

au foyer <strong>de</strong> Métabetchouan, à qui j'étais allé rendre une brève visite, une semaine<br />

avant sa mort. Elle m'avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> prier pour un <strong>de</strong> ses fils qui fi<strong>la</strong>it un<br />

mauvais coton.<br />

27 septembre : Quand <strong>de</strong>ux êtres n'ont rien en commun, ils ne risquent guère<br />

<strong>de</strong> se heurter. L'amour et l'amitié supposent un espace commun. Aussi bien,<br />

l'amour (surtout) et l'amitié (aussi) annoncent beaucoup <strong>de</strong> souffrance.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 163<br />

Quand on dit familièrement : « le tout se tient », on <strong>de</strong>vrait ajouter : « mais<br />

seul, le tout tient ».<br />

28 septembre : Le drapeau <strong>de</strong> l'URSS : <strong>la</strong> faucille et le marteau. Voilà bien le<br />

symbole même du vieillissement du marxisme. Il y a longtemps qu'il n'y a plus <strong>de</strong><br />

faucilles ni <strong>de</strong> marteaux. Et là où il y en a encore, c'est à cause du marxisme !<br />

sis. »<br />

30 septembre : Guitton : « La solution est dans le suprême : solvitur in excel-<br />

Mis à part les écrivains que j'ai lus (en morceaux choisis) durant mes étu<strong>de</strong>s<br />

(disons plus précisément jusque vers l'âge <strong>de</strong> dix-huit ans), les <strong>de</strong>ux hommes qui<br />

m'ont accroché d'un seul coup, par une seule phrase, ce furent Léon Bloy et Pascal.<br />

Le phrase <strong>de</strong> Pascal était : « L'exemple <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasteté d'Alexandre n'a pas fait<br />

tant <strong>de</strong> continents que celui <strong>de</strong> son ivrognerie a fait d'intempérants. Il n'est pas<br />

honteux <strong>de</strong> n'être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable <strong>de</strong> n'être pas<br />

plus vicieux que lui. » Souveraineté <strong>de</strong> cette <strong>la</strong>ngue !<br />

Je n'ai eu <strong>de</strong> cesse, après ce premier et furtif contact, que je ne cherche à les lire,<br />

ce que j'eus l'occasion <strong>de</strong> faire, grâce à <strong>la</strong> tuberculose qui m'a mobilisé pendant<br />

six ans. Or, je découvre, en relisant Bloy, qu'il n'aimait guère Pascal !<br />

5 octobre : Le diamant raye toute substance, mais aucune substance ne raye le<br />

diamant. La raison en est que le diamant est déjà lui-même le résultat d'une énorme<br />

compression.<br />

12 octobre : Il y a un an, c'étaient les funérailles <strong>de</strong> ma mère.<br />

Hymne Ave, maris Stel<strong>la</strong>. Eva, Ave : mutans Evœ nomen. La liturgie se permet<br />

ce jeu <strong>de</strong> mots. Dans le même ordre d'idées : « Marie » est l'anagramme<br />

d'« aimer ».


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 164<br />

16 octobre : Visite inattendue <strong>de</strong> Thérèse et Maurice Mercier. Ils reviennent<br />

d'un séjour <strong>de</strong> cinq mois au Zaïre. Détails écrasants sur <strong>la</strong> corruption qui règne<br />

dans ce pays. J'y avais goûté un peu en 1982. Cette visite m'a causé une gran<strong>de</strong><br />

joie.<br />

Note postérieure : Je tape ces notes dix ans plus tard. On sait que le mal n'a<br />

fait qu'empirer <strong>de</strong>puis. Et il y avait déjà longtemps qu'il régnait, en 1982. À pro-<br />

pos du mensonge <strong>de</strong>s pouvoirs, Léon Bloy écrivait : « C'est un cri d'horreur qui<br />

éteindra le mon<strong>de</strong>. »<br />

19 octobre : Spectacle <strong>de</strong> Jean Lapointe à <strong>la</strong> télévision ce soir. J'aime beaucoup<br />

ce comédien, sa face gravelée, sa voix d'ancien ivrogne, son humilité. Je ne<br />

sais pourquoi je dis « humilité ». Je le sens humble. Ce soir, justement, il jouait à<br />

l'ivrogne. Or, il l'a déjà été. Il a même fondé une clinique <strong>de</strong> rééducation pour les<br />

alcooliques. Il jouait aussi l'accor<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> piano aveugle. Spectacle époustouf<strong>la</strong>nt.<br />

Mais je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment se sent un aveugle qui assiste à ce spectacle ? La<br />

chose n'est pas impossible. S'agit-il <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination du mal par le rire ? Ou <strong>de</strong><br />

l'exploitation d'un gouffre <strong>de</strong> malheur où l'on n'est pas soi-même enfoncé ? Jean<br />

Lapointe oserait-il imiter un cancéreux en phase terminale ? Comment imiter une<br />

femme qui vient d'être opérée d'un cancer du sein ? Comment <strong>la</strong> faire rire ?<br />

Trois minutes après le spectacle, c'était le bulletin <strong>de</strong> nouvelles. Première<br />

nouvelle : explosion à Sainte-Anne-<strong>de</strong>s-Monts. Six morts. Deuxième nouvelle :<br />

expulsion <strong>de</strong> cinq diplomates américains à Moscou. On passe du rire aux angoisses.<br />

Et en l'espace <strong>de</strong> trois minutes. Jean Lapointe lui-même, après les app<strong>la</strong>udissements,<br />

se retrouve dans sa loge. Ce n'est encore rien. Il est encore grisé et entouré.<br />

Mais seul, comment se sent-il ?<br />

26 octobre : Jünger, à propos <strong>de</strong> l'affaire Dreyfus : « tout dépendait d'un courant<br />

souterrain. Celui-ci tend sans aucun doute vers <strong>la</strong> gauche, <strong>de</strong>puis 1789. Les<br />

restaurations qui s'y sont intercalées ressemblent à <strong>de</strong>s barrages ou <strong>de</strong>s blocages<br />

<strong>de</strong>s eaux, toujours suivis d'une cataracte nouvelle et plus violente que jamais. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 165<br />

29 octobre : Hier, coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Michel Roy, <strong>de</strong> La Presse. L'article<br />

écrit dimanche <strong>de</strong>rnier et expédié lundi pour publication aujourd'hui, mercredi,<br />

est... remis. Il portait sur <strong>la</strong> mort d'un manifestant syndical au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> grève<br />

<strong>de</strong>s employés du manoir Richelieu. J'avais écrit, entre autres, que je n'avais guère<br />

<strong>de</strong> sympathie pour les lieux <strong>de</strong> luxe et <strong>de</strong> gaspil<strong>la</strong>ge organisés ; j'avais aussi écrit<br />

que je déteste l'exploitation politique du pauvre, comme <strong>la</strong> pratiquent les syndicats.<br />

Michel Roy me donne comme raison du refus <strong>de</strong> mon article que <strong>la</strong> « situation<br />

évolue très vite... que ces endroits-là ne sont pas si luxueux, etc. ». C'est mon<br />

premier papier « différé » <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> ma col<strong>la</strong>boration hebdomadaire à La<br />

Presse, en janvier 1984.<br />

1er novembre : La Toussaint. J'entends encore le vieux : « ... ex tribu Juda,<br />

duo<strong>de</strong>cim millia signati ; ex tribu Benjamin, duo<strong>de</strong>cim millia signati... » Je n'y<br />

comprenais rien, mais je participais obscurément à cette poésie. Avoir <strong>la</strong> foi, c'est<br />

croire que les saints sont nos amis, puisqu'ils sont établis dans l'amitié <strong>de</strong> Dieu.<br />

Conférence, hier, à Montréal, au quatrième congrès <strong>de</strong>s Conseils <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins,<br />

<strong>de</strong>ntistes et pharmaciens du Québec. Dîner sur le pouce. Enregistrement<br />

d'une émission à Radio-Canada. Retour en autobus, « on a non smoking run ». Il<br />

court, il court, le furet...<br />

4 novembre : je reçois les premiers exemp<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> L'Actuel et l'Actualité, un<br />

recueil d'articles (environ cent cinquante), publiés dans divers journaux et revues,<br />

<strong>de</strong>puis une quinzaine d'années. Il est plus brave <strong>de</strong> publier, tels quels, ses articles<br />

passés que <strong>de</strong> publier ses mémoires, ce qui n'est jamais que distiller ses souvenirs.<br />

22 novembre : Montréal aller-retour en autobus. Départ à 22 h, retour à 2 h,<br />

cette nuit. je me rends au Salon du livre. Je signe quelques exemp<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> L'Actuel<br />

et l'Actualité. Souper avec Gaston Beaudoin, mon éditeur. Quelques moments<br />

avec Nicole Jetté-Soucy et Guy Brouillet, <strong>de</strong> L'Analyste. Rencontre <strong>de</strong> Jean Renaud,<br />

jeune écrivain, plein <strong>de</strong> lectures et qui me paraît très intériorisé. En al<strong>la</strong>nt<br />

souper, Gaston et moi, nous enjambons un clochard couché, par cette température,<br />

sur <strong>la</strong> grille d'aération <strong>de</strong> l'hôtel. En sortant <strong>de</strong> souper, un homme avec une canne


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 166<br />

m'abor<strong>de</strong> : « You are a priest ? - « A kind of. » - « A priest ? » -« No ! I am a Bro-<br />

ther. » Il vou<strong>la</strong>it <strong>de</strong> l'argent pour aller manger. Dans <strong>la</strong> gare d'autobus, un homme<br />

discute tout fort avec un autre homme. Il mentionne saint Augustin. « Dieu est<br />

amour », dit-il. Il raconte <strong>la</strong> conversion <strong>de</strong> saint Augustin. Il parle <strong>de</strong>s bâtards <strong>de</strong><br />

saint Augustin, <strong>de</strong> ses conversations avec l'évêque (il cherche le nom) <strong>de</strong>... Venise<br />

(sic).<br />

Aujourd'hui, fête du Christ-Roi. Qui a jamais voulu <strong>de</strong> ce roi ? Suspendu à <strong>la</strong><br />

croix, <strong>de</strong>vant les prêtres, les soldats, tout le peuple, on le moquait déjà. Seuls Ma-<br />

rie et le Bon Larron se doutaient <strong>de</strong> quelque chose.<br />

30 novembre : Naguère encore, j'étais l'un <strong>de</strong>s plus jeunes autour d'une table :<br />

table à manger, table à comité, table a « figurer ». Aujourd'hui, autour <strong>de</strong>s mêmes<br />

tables, je suis souvent le plus vieux. J'ai soixante ans. « Sois sans temps », comme<br />

dit <strong>la</strong> b<strong>la</strong>gue.<br />

La télévision diffuse en ce moment un téléroman intitulé Lance et compte.<br />

Dans un journal, je lis <strong>la</strong> lettre suivante : « Une dame a <strong>de</strong>mandé à Radio-Canada<br />

<strong>de</strong> couper les scènes d'amour. Mes amis et moi, nous aimons les scènes d'amour,<br />

mais nous protestons contre <strong>la</strong> violence. Si vous coupez les scènes d'amour, vous<br />

<strong>de</strong>vriez couper aussi <strong>la</strong> bagarre. » Le signataire a onze ans. J'ignore si cette lettre a<br />

été, ou pas, revue et corrigée. Je <strong>la</strong> trouve p<strong>la</strong>usible. Un jeune être <strong>de</strong> onze ans est<br />

bien capable <strong>de</strong> sortir ce genre <strong>de</strong> remarques. Du genre à crever bien <strong>de</strong>s ballounes.<br />

Nos sociétés continuent <strong>de</strong> se scandaliser <strong>de</strong> <strong>la</strong> « boesson » (dans sa correspondance,<br />

l'écrivain Colette écrivait « boesson »), du tabac, du sexe, mais elles<br />

continuent <strong>de</strong> vénérer et <strong>de</strong> révérer <strong>la</strong> violence, c'est-à-dire l'exercice du pouvoir.<br />

La violence individuelle, c'est l'exercice du pouvoir physique entre homme et<br />

femme ; entre adultes et enfants ; entre boss et employés. La violence collective<br />

s'exerce entre États, entre centrales syndicales et gouvernements, etc. L'amour,<br />

lui, n'est jamais qu'un mendiant aveugle qui cherche sa pitance à tâtons, et qui<br />

trouve rarement <strong>de</strong> quoi sou<strong>la</strong>ger sa fringale. Et on le trouve menaçant. On a bien<br />

raison : il menace l'ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> force.<br />

Longue entrevue (<strong>de</strong>ux heures) avec un jeune journaliste du Soleil. Tout ce<strong>la</strong><br />

aboutira à quelques citations entre guillemets, donc vraiment proférées, mais totalement<br />

déracinées <strong>de</strong> tout le reste <strong>de</strong> ce que j'aurai dit. Ce qui <strong>de</strong>meure cocasse,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 167<br />

c'est que l'on m'interviewe encore ! Et Dieu sait que je ne cours pas après les médias.<br />

Doute : l'acné sénile. - Cérébration : réflexion tourmentée. -Mémoire : « le<br />

nerf <strong>de</strong> l'intelligence » (Guitton).<br />

L'ancienne liturgie disait : « Souviens-toi, ô homme, que tu es poussière ! » La<br />

nouvelle liturgie dit : « Souviens toi, Jésus, que nous sommes poussière. » L'affirmation<br />

est <strong>la</strong> même, mais l'accent est dép<strong>la</strong>cé.<br />

Solitu<strong>de</strong> : avoir un appareil <strong>de</strong> téléphone à côté <strong>de</strong> soi. Se sentir seul et avoir<br />

le goût d'appeler celui-ci, celle-là. Ne pas cé<strong>de</strong>r à son désir. User sa solitu<strong>de</strong>, selon<br />

les <strong>de</strong>ux sens du mot : <strong>la</strong> polir, l'utiliser. L'utiliser à quoi ? Réponse : à l'exercer,<br />

car il faut exercer sa solitu<strong>de</strong> comme on exerce ses muscles.<br />

9 décembre : Réveillé à 4 h, je <strong>de</strong>scends à mon bureau et je m'installe pour<br />

travailler à mon prochain article pour La Presse.<br />

Vincent Van Gogh, <strong>de</strong> son vivant, ne réussit à vendre (quelques francs) qu'une<br />

seule <strong>de</strong> ses toiles, à une prostituée. L'année <strong>de</strong>rnière, lors d'une vente à l'encan,<br />

une <strong>de</strong> ses toiles a atteint le prix <strong>de</strong> 9 900 000 $.<br />

16 décembre : Aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie d'un directeur d'école. Si quelqu'un entre<br />

dans votre bureau, ou bien c'est pour vous soumettre un problème, quelle qu'en<br />

soit l'importance, ou bien c'est pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l'argent, peu importe sous quelle<br />

forme : congé, interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> convention <strong>de</strong> travail, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> matériel.<br />

S'il s'agit d'un problème, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux choses l'une : ou bien vous le réglez, ou bien<br />

vous n'êtes pas capable <strong>de</strong> le régler. Quoi qu'il en soit, le problème est sur votre<br />

bureau.<br />

S'il s'agit d'argent, ou bien le budget vous permet <strong>de</strong> dire oui, et vous voici<br />

avec un « ami » <strong>de</strong> plus ; ou bien le budget ne vous permet pas <strong>de</strong> dire oui, et <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux choses l'une : soit vous êtes avec quelqu'un d'intelligent, et ce n'est pas trop<br />

grave ; soit vous êtes <strong>de</strong>vant quelqu'un <strong>de</strong> borné, et vous voici l'éternel administrateur-qui-comprend-rien.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 168<br />

20 décembre : Lu : « Il avait le moral aussi bas que le ventre d'un serpent. »<br />

« Dieu se donne en s'absentant. »<br />

24 décembre : Longue promena<strong>de</strong> sur le <strong>la</strong>c. Cinq milles bien comptés. Je re-<br />

viens tout en nage.<br />

Sakharov, à peine <strong>de</strong> retour à Moscou, après sept ans d'exil, réc<strong>la</strong>me <strong>la</strong> libéra-<br />

tion <strong>de</strong> tous les prisonniers d'opinion. Voilà ce que c'est que le courage. À peine<br />

libéré, il risque sa toute nouvelle liberté en faveur <strong>de</strong>s autres. Tout le poids <strong>de</strong><br />

l'Union soviétique ne réussira jamais à éteindre cette bougie dans <strong>la</strong> nuit.<br />

« Consolez-moi <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong> n'être pas sûr <strong>de</strong> vos souffrances, au nom<br />

<strong>de</strong> ces souffrances mêmes, ô Jésus » (Malègue).<br />

J'avais noté dans Esprit <strong>de</strong> juillet que le mot « pauvre » signifie pauca pa-<br />

riens, celui qui produit peu. Le pauvre, c'est celui qui ne connaît personne qui<br />

l'aime. Si ce pauvre croit que Jésus l'aime, il n'est plus pauvre. Seuls les saints<br />

signifient, révèlent aux pauvres que Jésus les aime.<br />

25 décembre : Noël, dans cette communauté, c'est faux, bord en bord. On es-<br />

time avoir fait « les choses » parce qu'on est allé à <strong>la</strong> messe <strong>de</strong> minuit. Aucun sens<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> fête. Ce n'est pas pour rien que chacun s'en va <strong>de</strong> son côté, ces jours-ci. Nous<br />

restons <strong>de</strong>ux ou trois. Je ne suis aucunement triste ; je suis chargé, je suis grave.<br />

Tant d'êtres que je voudrais voir, avec qui je voudrais être. J'ai été davantage élu<br />

que je n'ai élu.<br />

Quelqu'un dit à quelqu'un : je vous aime, et ce quelqu'un est tout confirmé,<br />

tout nourri, tout créé. Dieu dit au même quelqu'un : je t'aime, je me suis incarné<br />

pour toi et je suis mort pour toi, et ce quelqu'un s'en fout. Pourtant, d'amour en<br />

amour, on finira peut-être par croire au seul Amour. Mais alors, ceux qui n'ont<br />

jamais été aimés, comment peuvent-ils traverser jusqu'à cette rive ?<br />

Je relis mon article publié dans La Presse d'hier. J'en suis content. Ensuite, je<br />

me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : qui comprend ce<strong>la</strong> ? Pauvre petit moi : voudrais-tu être mieux<br />

compris que Jésus ne l'a été ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 169<br />

Quelqu'un par<strong>la</strong>it d'un ex-frère mariste. Il disait : « Il est mort, et personne n'a<br />

réc<strong>la</strong>mé son corps ? » La belle affaire ! Son âme repose sur l'épaule <strong>de</strong> Jésus pour<br />

l'éternité. En même temps que l'on disait ce<strong>la</strong>, on ne se rendait pas compte que ce<br />

frère avait été nommé supérieur <strong>de</strong> communauté en <strong>de</strong>s temps particulièrement<br />

éprouvants (les années 1965-1970), couronné par un provincial, etc.<br />

30 décembre : Avant midi, visite <strong>de</strong> Nicole et <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux filles Brigitte et<br />

Cybèle. Pourquoi si humble, alors qu'elle me donne tant ? Réponse : pour cette<br />

raison même.<br />

Ni le mépris ni l'amour ne peuvent rejoindre un être déchu, mais luci<strong>de</strong>. Le<br />

mépris du méprisé est d'avance accordé avec sa déchéance. Quant à l'amour qui<br />

n'est plus que patiente pitié, qui voudrait <strong>de</strong> ça ?<br />

Jésus a très bien vu l'affaire : il s'est anéanti pour nous sauver. Donc, il ne se<br />

méprisait pas. Ensuite, il ne s'est pas présenté comme sauveur ; il s'est présenté<br />

comme enfant, comme celui qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> protection. Il s'est présenté comme le<br />

mendiant <strong>de</strong>s mendiants qu'il venait sauver. Et ce<strong>la</strong>, sans artifice, car il a vécu et il<br />

est mort traqué, rejeté.<br />

31 décembre : Extrait d'une lettre à Thérèse :<br />

Votre appel téléphonique <strong>de</strong> tout à l'heure m'a fait du bien. je vous sens pleine<br />

<strong>de</strong> vie, généreuse, accueil<strong>la</strong>nte. Votre longue et douloureuse traversée du désert<br />

est faite. Elle vous a nourrie, reconstruite, enrichie. Sans avoir jamais cessé <strong>de</strong><br />

l'être, vous êtes mieux en mesure, maintenant, d'accompagner <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> quelques<br />

autres.<br />

N'exagérez pas le soutien que j'ai pu vous fournir. Vos propres ressources ont<br />

fait l'essentiel ; elles étaient désorganisées, mais elles étaient présentes. J'ai simplement<br />

pu vous ai<strong>de</strong>r à vous reprendre en main. [ ... ] Gar<strong>de</strong>z votre confiance en<br />

vous-même, que vous avez reconquise <strong>de</strong> haute lutte. Si jamais vous êtes conduite<br />

à douter <strong>de</strong> vous, souvenez-vous <strong>de</strong> votre victoire. Au début <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle année,<br />

à <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> votre anniversaire <strong>de</strong> naissance, je vous cite <strong>la</strong> bénédiction recommandée<br />

par l'Écriture : « Que le Seigneur te bénisse et te gar<strong>de</strong> ! Que le Seigneur


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 170<br />

fasse briller sur toi son visage, qu'il se penche vers toi ! Que le Seigneur tourne<br />

vers toi son visage, qu'il t'apporte <strong>la</strong> paix ! » (Nomb 6, 22-27).


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 171<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

V<br />

1987<br />

1er janvier : Après <strong>la</strong> messe, je m'enferme dans mon bureau et je n'en sors<br />

pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée. Dans cette communauté, personne ne m'adresse pratiquement<br />

jamais <strong>la</strong> parole. En particulier, un confrère ne m'a pas dit un seul mot <strong>de</strong>puis que<br />

je suis revenu dans cette maison, en septembre 1983. je me vois mal faire le tour<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté, souhaiter « Bonne Année » et risquer même <strong>de</strong> me voir refuser<br />

<strong>la</strong> main par ce <strong>de</strong>rnier.<br />

13 janvier : J'apprends que je suis consigné dans le Dictionnaire international<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> francophonie, et sous <strong>de</strong>ux entrées : « joual » et « pédagogue » ! Quelqu'un<br />

m'appelle pour me dire que je figure dans <strong>la</strong> biographie <strong>de</strong> Félix Leclerc, qui vient<br />

<strong>de</strong> paraître.<br />

Amitié : les amis sont hors du temps. Ils vieillissent, certes, mais ils ne se<br />

trouvent jamais vieux : ils ont monté avec <strong>la</strong> marée du temps, comme <strong>de</strong>s navires<br />

battant même pavillon sur le même océan.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 172<br />

« On voit l'heure dans l'œil <strong>de</strong>s chats » (Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire).<br />

30 janvier : J'écoutais ce matin les commentaires <strong>de</strong>s frères à propos d'un<br />

cours <strong>de</strong> sciences religieuses dont un autre confrère leur faisait part. Dans le cours<br />

en question, le professeur fait état <strong>de</strong>s interprétations contemporaines re<strong>la</strong>tives à <strong>la</strong><br />

foi progressive <strong>de</strong> Marie, Jean-Baptiste, Jésus lui-même, en leur mission et en leur<br />

être. Les frères réagissaient <strong>de</strong> façon radicale, épaisse, obtuse. Ils étaient plus<br />

« dogmatiques » que les « docteurs » qu'ils ridiculisaient.<br />

« Je te bénis, Père, <strong>de</strong> ce que tu as caché ces choses aux sages et aux pru<strong>de</strong>nts,<br />

et les a révélées aux petits. » Les frères, ce matin, se comportaient en « grands » et<br />

non en « petits » : ils jugeaient <strong>la</strong> quête <strong>de</strong>s grands, sans avoir jamais investi une<br />

heure <strong>de</strong> lecture sur le sujet.<br />

Les archives <strong>de</strong> l'horreur : photo dans Time Magazine du 26 janvier 1987. Il<br />

s'agit du supplice qui consiste à p<strong>la</strong>cer un pneu d'auto autour <strong>de</strong>s épaules <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

victime, après quoi on y met tout simplement le feu. Figures hi<strong>la</strong>res tout autour du<br />

condamné. On voudrait un signe, un tout petit signe, que l'humanité monte.<br />

Dieu se manifeste c<strong>la</strong>irement, continûment. Dieu n'est pas une chara<strong>de</strong>, une<br />

<strong>de</strong>vinette. Cependant, Dieu ne nous téléphone pas sa volonté ni son amour <strong>de</strong> façon<br />

mécanique, technique. Il nous a d'ailleurs tout dit par son Verbe incarné.<br />

Nous <strong>la</strong>issant libres <strong>de</strong> l'écouter ou pas.<br />

Oraison après l'Angelus : « ... que nous arrivions, par sa passion et par sa<br />

croix, à <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> sa résurrection... » Quelle sera ma croix ? La vraie, <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière<br />

? Pourrai-je <strong>la</strong> porter ? « Va ! je marcherai avec toi ; je serai ton Simon <strong>de</strong> Cyrène.<br />

»<br />

15 février : Lu : un obstacle est une ressource différée.<br />

Je cherche une citation pendant plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures, dans un volume <strong>de</strong> quatre<br />

cent soixante-neuf pages. Mon souvenir visuel me disait que le passage cherché<br />

est sur une page <strong>de</strong> droite, dans le <strong>de</strong>rnier tiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> page. Je feuillette le volume


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 173<br />

page par page, en lisant en diagonale. À <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième lecture, je repère le passage<br />

en question : il est sur une page <strong>de</strong> droite, en bas <strong>de</strong> <strong>la</strong> page.<br />

Un frère (soixante-sept ans) dit : « À l'époque - il parle <strong>de</strong> 1940 - j'étais tou-<br />

jours tellement fatigué que je priais pour mourir. » je pense bien qu'on fait <strong>de</strong>s<br />

œuvres (tenir <strong>de</strong>s écoles, comme nous l'avons fait), comme on fait <strong>la</strong> guerre : sans<br />

s'occuper <strong>de</strong>s soldats qui en crèvent.<br />

« L'appel du Christ, bien sûr, ne nous est pas transmis par <strong>la</strong> poste, comme<br />

une dépêche recommandée. Il arrive masqué, rarement sous un travesti rose et<br />

séduisant ». (Kun<strong>de</strong>ra, La P<strong>la</strong>isanterie)<br />

1er mars : Messe du jour : [...] « ma conscience, il est vrai, ne me reproche<br />

rien, mais je ne suis pas justifié pour autant. Mon juge, c'est le Seigneur » (1 Co 4,<br />

4). Cette remarque ressemble à ce que je notais le 31 janvier.<br />

21 mars : Rétrospective : 18 mars, départ pour Montréal, en autobus. À 17 h,<br />

entrevue à <strong>la</strong> télévision. 19 mars, <strong>de</strong>ux conférences : l'une, <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong><br />

l'Association <strong>de</strong>s institutions d'enseignement secondaire (privées) ; l'autre, à l'École<br />

nationale d'administration publique. 20 mars, séance du conseil général <strong>de</strong> l'Association<br />

<strong>de</strong>s collèges (privés) du Québec. Retour à 22 h 30 dans mon bureau.<br />

26 mars : L'Église a refusé (dans l'affaire Galilée), et refuse encore (dans <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>tion génétique), d'effacer <strong>la</strong> frontière entre <strong>la</strong> foi et l'intelligence.<br />

Entre l'intelligence et <strong>la</strong> foi, il y a une frontière. Il faut faire un bond au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> raison. Entre ce que sait et que peut <strong>la</strong> raison, s'interposent les prescriptions<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Dans l'affaire Galilée, il importait que l'Église - même obscurément<br />

pour elle - maintienne <strong>la</strong> « centralité » <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre, à cause du dogme <strong>de</strong> l'Incarnation.<br />

Plus tard, l'ensemble du peuple ayant appris - mais appris à l'abri <strong>de</strong> l'Église -<br />

que <strong>la</strong> « découverte <strong>de</strong> Galilée » n'affectait pas le dogme <strong>de</strong> l'Incarnation, l'Église<br />

a pu se permettre <strong>de</strong> dire que <strong>la</strong> terre n'était pas le centre du cosmos physique. Elle<br />

avait assumé sa tâche d'éducatrice. Le « temps est consubstantiel au catholicisme<br />

» (Guitton). L'Église découvre progressivement qui elle est et ce qu'elle peut


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 174<br />

Note postérieure : Les journaux nous apprennent que samedi <strong>de</strong>rnier (31 oc-<br />

tobre 1992), le pape a réhabilité Galilée, condamne en 1633, tout en signa<strong>la</strong>nt<br />

que l'Inquisition ne pouvait se fon<strong>de</strong>r que sur les connaissances <strong>de</strong> l'époque. Le<br />

pape s'adressait aux savants et aux prix Nobel <strong>de</strong> l'Académie pontificale <strong>de</strong>s<br />

sciences. Le piquant <strong>de</strong> l'affaire, c'est que Galilée défendait <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'astronome<br />

polonais Copernic ! La chance <strong>de</strong> Copernic, c'est qu'il vivait loin <strong>de</strong> Rome.<br />

Des supérieurs et <strong>de</strong>s mules, plus on est loin, mieux c'est.<br />

12 avril : « Je n'ai pas conscience d'avoir jamais perdu un ami. » (Dernière ligne<br />

<strong>de</strong>s Mémoires d'Alec Guinness, Julliard, 1986.)<br />

« L'Église est <strong>la</strong> seule chose qui préserve un homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> dégradante servitu<strong>de</strong><br />

d'être l'enfant <strong>de</strong> son époque. » (Chesterton, cité par Alec Guinness.)<br />

Je termine, en ce dimanche <strong>de</strong>s Rameaux, mon prochain article pour La Presse,<br />

où je parle <strong>de</strong> Jésus. J'en parle sans risque, et même je suis payé pour le faire.<br />

Quand <strong>la</strong> facture se présentera, Seigneur, je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une seule chose : que<br />

personne ne soit confondu à cause <strong>de</strong> moi. Pour ce qui est <strong>de</strong> <strong>la</strong> facture, je te fais<br />

confiance : je ne serai pas taxé au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> mes moyens.<br />

13 avril : La p<strong>la</strong>inte <strong>de</strong> Jésus : « Mon âme est triste jusqu'à <strong>la</strong> mort. » Son âme<br />

n'est plus triste ; elle continue <strong>de</strong> l'être, cependant, dans tous les désolés. Ce n'est<br />

pas Jésus qu'il faut consoler maintenant, mais les tristes qui m'entourent.<br />

Lu : « La peur <strong>de</strong> communiquer finit par communiquer <strong>la</strong> peur. »<br />

16 avril : Jeudi saint. Comment concilier <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> l'ordre et le respect<br />

<strong>de</strong>s petits ? Exemple : à l'école, un concierge fait mal son travail. C'est un concierge<br />

tanné <strong>de</strong> l'être et c'est quelqu'un qui n'a jamais pu (et peut <strong>de</strong> moins en moins)<br />

être autre chose. Le gérant, sur mon ordre, aujourd'hui même, lui fera une semonce<br />

sévère. Le Christ aurait-il fait ce<strong>la</strong> ?<br />

8 mai : Deux jours à Montréal : jury <strong>de</strong> sélection <strong>de</strong>s candidats au poste <strong>de</strong> secrétaire<br />

général <strong>de</strong> l'Association <strong>de</strong>s collèges (privés) du Québec. Ru<strong>de</strong>s journées.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 175<br />

Jacques est retenu. C'était mon pou<strong>la</strong>in, mais <strong>la</strong> victoire n'a été remportée qu'après<br />

<strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s supplémentaires, comme on dit au hockey.<br />

Je vou<strong>la</strong>is gagner ; j'ai gagné. je suis content pour Jacques, mais il reste que je<br />

n'aime pas jouer le coup gagnant. il y a <strong>de</strong> l'amertume dans <strong>la</strong> victoire, car enfin,<br />

dans une victoire, il y a un perdant. Ce serait si simple si <strong>la</strong> victoire décou<strong>la</strong>it <strong>de</strong><br />

l'évi<strong>de</strong>nce. Devant l'évi<strong>de</strong>nce, nul n'est perdant.<br />

On ne peut pas trahir Dieu. Judas n'a pas trahi Jésus il s'est trahi lui-même. Et<br />

encore, qu'en sais-je ? Tout homme est l'acrobate dans le cirque <strong>de</strong> sa propre vie.<br />

Chacun est ramassé, même sans le savoir et même sans l'avoir voulu, dans le filet<br />

<strong>de</strong> l'Amour. La pêche miraculeuse ramasse <strong>de</strong>s poissons étonnés.<br />

9 mai : Un homme libre ne s'excuse jamais ; un homme libre offense toujours<br />

volontairement. Il lui reste à regretter et à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon ; non pas à s'excuser.<br />

Deman<strong>de</strong>r pardon, ce n'est pas s'excuser ; c'est retrouver son être et faire appel à<br />

l'être <strong>de</strong> l'autre. Et voilà pourquoi l'Être suprême est aussi le pardon suprême, tou-<br />

jours offert.<br />

21 juin : Commencement <strong>de</strong> l'été. Sous nos <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>s, ce mot est le participe<br />

passé du verbe être : l'été, c'est ce qui a eu lieu.<br />

Aux « idées chrétiennes <strong>de</strong>venues folles », <strong>de</strong> Chesterton, il faudrait mainte-<br />

nant ajouter <strong>la</strong> morale chrétienne <strong>de</strong>venue folle. Exemple, cet acharnement tou-<br />

chant <strong>la</strong> vie privée <strong>de</strong>s hommes politiques. Beaumarchais disait : « Aux vertus<br />

qu'on exige d'un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup <strong>de</strong> maîtres<br />

qui fussent dignes d'être valets ? » Transposons : aux vertus qu'on exige d'un ministre,<br />

bien peu d'électeurs feraient <strong>de</strong> bons députés.<br />

1er juillet : Pique-nique avec Robert Trempe et Christian Nolin. Après le dîner,<br />

en remontant un talus assez rai<strong>de</strong>, je glisse et me casse le poignet gauche. Je<br />

crois d'abord (en fait, j'espère) qu'il ne s'agit que d'une foulure. Nous continuons<br />

notre tournée. Revenu à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce, je me couche avec une compresse autour du<br />

poignet. Le len<strong>de</strong>main, je me rends au bureau. J'ai le poignet tout bleu. Sur l'insistance<br />

<strong>de</strong> ma secrétaire, je me rends à l'hôpital. Examens <strong>de</strong> toutes sortes. À 15 h,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 176<br />

je suis opéré, sous anesthésie générale, chose qui m'angoisse plus que <strong>de</strong> raison.<br />

Je me réveille avec le bras dans le plâtre jusqu'au cou<strong>de</strong>. J'en ai pour quarante<br />

jours.<br />

6 juillet : Départ en autobus pour ma retraite à <strong>la</strong> Montagne <strong>de</strong> l'Horeb, à<br />

Saint-Sauveur-<strong>de</strong>s-Monts. À Montréal, je dois changer d'autobus. Il fait 30ºC et<br />

mon bras me fait souffrir. Il n'est pas simple <strong>de</strong> voyager en autobus avec <strong>de</strong>s ba-<br />

gages et un bras dans le plâtre.<br />

Je lis Quand je dis Dieu, <strong>de</strong> Jacques Pohier, Seuil, 1977, et aussi Dieu Fractu-<br />

res, du même auteur, Seuil, 1985.<br />

Note postérieure : je n'ai à peu près rien retenu <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux lectures. Soit<br />

donc j'y reviendrai, soit je <strong>la</strong>isse porter. Je me souviens, en tout cas, qu'il fait<br />

mention du geste <strong>de</strong> Marie Ma<strong>de</strong>leine en <strong>la</strong>issant entendre que Jésus n'a pas pu<br />

ne pas être troublé sexuellement par cette femme, ses cheveux sur ses pieds, son<br />

parfum, ses <strong>la</strong>rmes. Je trouve ça un peu gluant, un peu réducteur. Jésus à <strong>la</strong> sauce<br />

psychanalytique. Les Évangélistes ne font pas tant <strong>de</strong> manières à ce sujet. je<br />

suis parfaitement capable d'imaginer qu'il existe <strong>de</strong>s êtres humains, tout humains,<br />

qui sont capables <strong>de</strong> transcen<strong>de</strong>r le sexe.<br />

19 juillet : Pique-nique aux chutes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chaudière, avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte. Nous rencontrons<br />

un vieux veuf qui nous dit : « Je venais souvent ici avec ma femme. J'y<br />

reviens en pensant à elle. » Plus tard, <strong>de</strong>ux jeunes viennent s'asseoir à notre table,<br />

sans cérémonie. Ce sont <strong>de</strong>ux ex-détenus. L'un d'eux s'est battu <strong>la</strong> veille. Il a <strong>la</strong><br />

main toute bleue. Sans doute s'est-il fracturé <strong>la</strong> main. je lui dis : « Ne reste pas<br />

comme ça ! Va à l'hôpital. » Je suis bien p<strong>la</strong>cé pour lui donner ce conseil, avec<br />

mon bras dans le plâtre.<br />

22 juillet : Saint Augustin : « Seigneur, dis-moi ce que tu veux me donner<br />

pour qu'en te le <strong>de</strong>mandant, tu me l'accor<strong>de</strong>s. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 177<br />

25 juillet : Fête <strong>de</strong> saint Jacques : très tôt appelé par Jésus, très tôt décapité<br />

par Héro<strong>de</strong>.<br />

Demain, <strong>la</strong> province communautaire célèbre le centième anniversaire <strong>de</strong> nais-<br />

sance d'un frère. On en fait tout un p<strong>la</strong>t. Je ne marche guère là-<strong>de</strong>dans. Il n'y a<br />

aucun « mérite » à être vieux. De plus, cet homme n'a jamais beaucoup travaillé ;<br />

il a toujours été boss, du temps qu'il faisait bon être boss en communauté. Il ne<br />

s'est jamais cassé <strong>la</strong> tête. Depuis toujours, donc <strong>de</strong>puis quarante ans au moins, je<br />

l'entends moquer par tous les frères. Au nom <strong>de</strong> quoi <strong>de</strong>vient-il vénérable du fait<br />

<strong>de</strong> ses cent ans ? En vérité, ce que l'on célèbre, c'est une forme d'étonnement <strong>de</strong>vant<br />

un « potentat <strong>de</strong> <strong>la</strong> durée », comme dit le psaume 90.<br />

Je retrouve une remarque <strong>de</strong> saint Augustin dans les Confessions : « Je n'accuse<br />

pas les mots : ce sont vases choisis et précieux, mais j'accuse le vin <strong>de</strong> l'erreur<br />

que <strong>de</strong>s maîtres ivres nous y donnaient à boire. » Parallèlement, je lis L'Âme désarmée<br />

d'Al<strong>la</strong>n Bloom (Julliard, 1987). Pour une part, Bloom répète Augustin, à<br />

quinze cents ans <strong>de</strong> distance. Entre-temps, que <strong>de</strong> « bavards muets », comme il<br />

dit.<br />

27 juillet : Converser d'égal à égal, ce<strong>la</strong> veut dire que <strong>de</strong>ux êtres se parlent,<br />

tous les <strong>de</strong>ux au fond d'un puits <strong>de</strong> misère. On ne converse vraiment que sous le<br />

soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié.<br />

Dans Time Magazine, photo <strong>de</strong> Brigitte Bardot, à cinquante-<strong>de</strong>ux ans. Elle pose<br />

à côté du buste <strong>de</strong> Marianne mo<strong>de</strong>lé sur le visage qu'elle avait au temps <strong>de</strong> sa<br />

splen<strong>de</strong>ur. Dans l'article d'accompagnement, on lit ceci : « I gave my beauty and<br />

my youth to men, but now, I am giving my wisdom and experience, the best of me,<br />

to animals. » Bon !<br />

15 août : Il y a quarante-<strong>de</strong>ux ans aujourd'hui, je prononçais mes premiers<br />

voeux. Ma mère était venue en train, à partir <strong>de</strong> Métabetchouan. Je ne l'attendais<br />

pas. Au sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> cérémonie, je fus tout surpris <strong>de</strong> l'apercevoir. J'étais gauche et<br />

ma<strong>la</strong>droit. je me souviens qu'elle m'avait dit : « Tu ne m'embrasses pas ? » À vrai<br />

dire, on n'était pas « embrasseux » dans <strong>la</strong> famille.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 178<br />

16 août : je travaille à ma communication <strong>de</strong>vant les prêtres du diocèse <strong>de</strong><br />

Sherbrooke, le 22 septembre. je suis d'ailleurs tout surpris que l'on ait fait appel à<br />

moi pour cette rencontre annuelle du clergé <strong>de</strong> ce diocèse.<br />

« À l'inattendu, les dieux <strong>la</strong>issent toujours passage. »<br />

« Les hommes qui font l'histoire ne savent pas l'histoire qu'ils font. »<br />

La mémoire, c'est le contraire du mépris et le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong>.<br />

L'enfer, c'est d'être oublié par Dieu, comme disait si profondément <strong>la</strong> liturgie <strong>de</strong><br />

mon enfance : « obliviscaris in finem : ne m'oublie pas pour l'éternité. »<br />

13 septembre -. « Que le Seigneur mette en nous <strong>de</strong> quoi se servir <strong>de</strong> nous »<br />

(Teilhard <strong>de</strong> Chardin).<br />

16 septembre : « The chap who thought he could produce a baby in a month<br />

by getting nine women pregnant. »<br />

« We don't need a church that is right when we are right ; we need a church<br />

that is right when we are wrong » (Chesterton).<br />

18 octobre : Le 26 juin <strong>de</strong>rnier, le recteur <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Sherbrooke, M.<br />

Aldée Cabana, m'écrivait qu'à l'occasion du trentièmc anniversaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> faculté<br />

d'éducation <strong>de</strong> son université, on avait décidé <strong>de</strong> m'accor<strong>de</strong>r un doctorat honoris<br />

causa. La cérémonie a eu lieu hier. Jacques Grand'Maison, Jeannine Guindon et<br />

Gaston Mia<strong>la</strong>ret étaient également honorés. Richard Joly, pour sa part, recevait le<br />

titre <strong>de</strong> professeur émérite. Il n'est pas gênant <strong>de</strong> se retrouver en semb<strong>la</strong>ble compagnie.<br />

Le diplôme-souvenir est entièrement écrit en <strong>la</strong>tin, ce qui ne manque pas<br />

<strong>de</strong> gueule ! Mon ami André Bellefeuille, <strong>la</strong>tiniste ferré aux quatre pattes, m'en a<br />

fait <strong>la</strong> traduction. Je <strong>la</strong> transcris ici pour l'honneur du style.<br />

DE L'UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE. Le Prési<strong>de</strong>nt et les Conseillers,<br />

à tous ceux qui ces lettres verront, salut dans le Seigneur. Puisque les<br />

diplômes visent à ce que soient décorés <strong>de</strong>s titres appropriés ceux qui<br />

s'imposent par le caractère et par <strong>la</strong> science, il est résolu et décrété, à Notre


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 179<br />

Université, <strong>de</strong> ne donner ces titres à personne qui ne soit réputé pour ses<br />

bonnes moeurs et qui n'ait, <strong>de</strong> sa science, donné un témoignage suffisamment<br />

remarquable.<br />

Or, comme JEAN-PAUL DESBIENS s'est démontré à tous comme un<br />

homme excellent, remarquable par <strong>la</strong> munificence <strong>de</strong> ses facultés et bien<br />

méritant <strong>de</strong> l'enseignement supérieur, <strong>de</strong> par l'autorité à nous remise, et<br />

avec l'appui <strong>de</strong>s responsables <strong>de</strong> <strong>la</strong> Faculté compétente, par les présentes<br />

lettres, nous le faisons et déc<strong>la</strong>rons DOCTEUR DES SCIENCES DE<br />

L'ÉDUCATION honoris causa muni <strong>de</strong> tous les droits, honneurs et privilèges<br />

qui reviennent à ceux qui se sont acquis un tel gra<strong>de</strong>.<br />

En foi <strong>de</strong> quoi, ont souscrit en notre nom à ces lettres, cachetées du<br />

grand sceau <strong>de</strong> Notre Université, le chancelier, le recteur, le secrétaire général<br />

et le doyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> Faculté <strong>de</strong>s Sciences <strong>de</strong> l'Éducation.<br />

À Sherbrooke, le dix-septième jour du mois d'octobre, l'an <strong>de</strong> <strong>la</strong> réparation<br />

du salut 1987.<br />

Devant un groupe d'amis, André a fait lecture <strong>de</strong> ce texte, avec les commentaires<br />

que l'on <strong>de</strong>vine sur ma « science et mes bonnes mœurs ». À quoi je répondais<br />

que ces lettres sont signées par le chancelier <strong>de</strong> l'université et évêque <strong>de</strong> Sherbrooke,<br />

Mgr Jean-Marie Fortier !<br />

Dans mon article pour La Presse du 21 octobre, je fais écho à cette cérémonie.<br />

je termine en disant : « A<strong>la</strong>in écrivait que " cérémonie fait orthodoxie ". On pourrait<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : faut-il orthodoxie ? Je réponds que l'orthodoxie finit toujours par<br />

s'établir. La vraie question, c'est donc <strong>de</strong> choisir son orthodoxie. Les institutions, à<br />

ce sujet, sont plus sages que les improvisations. Le samedi <strong>de</strong> Sherbrooke équilibre<br />

plusieurs Samedi <strong>de</strong> rire (allusion à une émission <strong>de</strong> télévision <strong>de</strong> haute vulgarité).<br />

24 novembre : « How many people would go on doing what they are doing if<br />

they had the means to do otherwise ? »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 180<br />

24 décembre : Le gouvernement du Québec vient <strong>de</strong> me nommer membre <strong>de</strong><br />

l'Ordre national du Québec. Je connaissais <strong>la</strong> chose <strong>de</strong>puis quelques jours, mais<br />

les journaux viennent <strong>de</strong> l'annoncer. Je n'éprouve aucun sentiment <strong>de</strong> vanité ; plu-<br />

tôt une forme <strong>de</strong> reconnaissance.<br />

25 décembre : Je téléphone à Lucien. Il est ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et sans doute n'en a-t-il<br />

plus pour très longtemps. Mystère <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins : qui paye pour qui ?<br />

26 décembre : Il fait beau. Il fait silence. je suis seul et un peu heureux. Mer-<br />

ci, Jésus, pour ce moment. Et donne-moi <strong>de</strong> te remercier aussi quand je suis bien<br />

bas, bien angoissé, et qu'alors je te dise encore : béni sois-tu pour ton immense<br />

gloire et ton éternel amour.<br />

La secon<strong>de</strong> atmosphère : toute cette réflexion, tout cet effort <strong>de</strong> l'esprit hu-<br />

main, ces milliards d'heures consacrées, chaque jour par les hommes, à prier, à<br />

penser, à écrire, à peindre, à faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité, <strong>de</strong> l'amour ! Tout ce<strong>la</strong>,<br />

connu <strong>de</strong> peu, mais qui enrichit sans cesse l'humus <strong>de</strong> l'humanité. Tout ce<strong>la</strong> que<br />

Dieu a dit en un seul Verbe, et qui s'épelle, se balbutie continûment, avec tout<br />

plein <strong>de</strong> mensonges à travers.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 181<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

VI<br />

1988<br />

3 janvier : La première parole <strong>de</strong> Jésus rapportée dans l'Évangile : « Pourquoi<br />

me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être aux affaires <strong>de</strong> mon Pè-<br />

re ? » (Lc 2, 50).<br />

4 janvier : Lénine choisit son nom, tiré du fleuve Léna, où <strong>de</strong>s mineurs révol-<br />

tés avaient été massacrés par l'armée du tsar, dans <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> Irkoutsk.<br />

26 février : Le vrai responsable, c'est celui qui assume celui qui reçoit tous les<br />

problèmes, toutes les questions celui qui dit, même quand il ignore <strong>la</strong> réponse :<br />

« Je m'en charge. » C'est celui qui, quand on sort <strong>de</strong> son bureau, a pris votre pro-<br />

blème en main.<br />

1er avril : Hier, jeudi saint, je fais une heure d'adoration, seul à <strong>la</strong> chapelle, <strong>de</strong><br />

23 h à minuit. Heure d'adoration, c'est beaucoup dire. je fais une heure. Point. je


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 182<br />

veux répondre à l'appel <strong>de</strong> jésus : « Ne pouvez-vous pas veiller une heure avec<br />

moi ? » Lui qui sait tout, il a bien vu que mon heure ne va<strong>la</strong>it pas grand-chose. Un<br />

homme n'accepterait pas une heure comme ça ! Autrement dit, avoir besoin <strong>de</strong><br />

compagnie, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>la</strong> compagnie et recevoir <strong>la</strong> réponse que j'ai faite, je ne<br />

l'accepterais pas. Mais jésus n'est pas en manque ; c'est pour moi qu'il me <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

compagnie.<br />

« Noise » signifie « querelle », comme dans l'expression « chercher noise à<br />

quelqu'un ». Dès lors, « noisette » serait une « petite querelle ».<br />

29 mai : Conférence à Matane, vendredi <strong>de</strong>rnier. Aller et retour en avion.<br />

L'avion décolle en retard ; à l'arrivée à Québec, les bagages se font attendre ; en<br />

tout et pour tout, il a fallu trois heures et <strong>de</strong>mie pour faire le trajet <strong>de</strong> Matane à ma<br />

rési<strong>de</strong>nce. À peine moins qu'il n'en aurait fallu en automobile.<br />

3 juillet : Retraite annuelle. je regar<strong>de</strong> l'horaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite et je vois ceci :<br />

9h 30 : causerie ! Étant donné que je fais une retraite dite personnelle, je pense<br />

bien que je vais me dispenser <strong>de</strong> <strong>la</strong> causerie !<br />

4 juillet : En retraite <strong>de</strong>puis hier, au foyer <strong>de</strong> Charité, à l'île d'Orléans. Je loge<br />

dans un petit chalet que l'on met à <strong>la</strong> disposition <strong>de</strong>s retraitants qui préfèrent <strong>de</strong>meurer<br />

là plutôt que dans le corps <strong>de</strong> bâtiment principal. L'inconvénient, c'est que<br />

le chalet est assez loin <strong>de</strong>s services : chapelle, réfectoire. Vue sur le fleuve, chenal<br />

sud. À midi, je déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas dîner. je ne suis pas en train. Même pas le goût <strong>de</strong><br />

lire. En tout cas, je fais silence : ni radio, ni télévision, ni téléphone.<br />

6 juillet : Je lis Portrait <strong>de</strong> Marthe Robin, <strong>de</strong> Jean Guitton, Grasset, 1985.<br />

Quelques notes <strong>de</strong> cette lecture : « La raison critique, chez Renan : jésus est un<br />

homme presque divin, exalté par l'imagination <strong>de</strong> ses disciples. Pour les hégéliens<br />

et Bultmann : jésus est un dieu mythique, mais que l'on a pourvu d'une histoire<br />

vraisemb<strong>la</strong>ble pour le faire accepter par le peuple. Dans le premier cas, jésus est<br />

un homme fait Dieu ; dans le second cas, il est un Dieu fait homme. » La critique


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 183<br />

dissout le mystère <strong>de</strong> l'Incarnation, comme l'hydrolyse dissout l'eau en oxygène et<br />

en hydrogène. Il n'y a plus d'eau.<br />

« Tout effort d'expression distincte est payant » (Guitton).<br />

Marthe Robin, à propos <strong>de</strong> Jésus : « Vous ne le chercheriez pas s'il ne vous<br />

avait pas déjà trouvé. » C'est l'inverse <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Pascal : « Tu ne me cher-<br />

cherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. » - « Lorsqu'on fera l'histoire <strong>de</strong> ce siècle<br />

aux <strong>de</strong>ux guerres immenses et où l'horreur est en croissance, on remarquera son<br />

caractère tragique, en même temps que son inconscience tragique. »<br />

« Le professeur Mondor avait appris d'A<strong>la</strong>in que le premier ca<strong>de</strong>au que l'on<br />

doit faire à ses amis, c'est une petite histoire. »<br />

Marthe Robin : « Quant à lui (Satan), il est capable <strong>de</strong> tout imiter : il imite<br />

même <strong>la</strong> Passion. Mais il ne peut pas imiter <strong>la</strong> Vierge. Il n'a pas pouvoir sur elle.<br />

Quand <strong>la</strong> Vierge paraît, si vous voyiez cette dégringo<strong>la</strong><strong>de</strong>, vous vous mettriez à<br />

rire. »<br />

« L'incrédulité scientifique fait pendant à <strong>la</strong> crédulité <strong>de</strong>s croyants. Dans les<br />

<strong>de</strong>ux cas, il s'agit <strong>de</strong> fétichisme : rationalisme, chez le scientifique ; "miraculisme",<br />

chez le croyant. »<br />

« Faire <strong>la</strong> mort noire, c'est une idée <strong>de</strong> pompier funèbre. La mort est b<strong>la</strong>nche,<br />

lumineuse, pleine &espérance, parce qu'il n'existe pas <strong>de</strong> néant futur. La mort est<br />

une vierge blon<strong>de</strong> aux yeux baissés, <strong>la</strong> pureté inscrutable, que les poètes les plus<br />

profanes ont célébrée sans le savoir, en lui donnant le nom étrange et romantique<br />

et hermétique <strong>de</strong> l'amour » (Bloy).<br />

Le silence et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> agissent par eux-mêmes. Pas besoin <strong>de</strong> se contorsionner,<br />

<strong>de</strong> multiplier les exercices ni même les prières. Je suis en état <strong>de</strong> prière, c'està-dire<br />

d'adoration, d'action <strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong> supplication. De plus, et c'est le principal,<br />

je suis sous obédience, en ce sens que je ne serais pas en retraite si je n'y étais<br />

pas tenu.<br />

« L'humanité avance vers l'imprévisible. jadis, on pouvait dissocier le <strong>de</strong>stin<br />

<strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l'humanité, et se dire que, si les hommes échouaient,<br />

l'humanité progressait et n'échouait pas. Hiroshima a fait cesser cet espoir. Dès<br />

lors, l'humanité est <strong>de</strong>venue pareille à l'homme solitaire. Sa gran<strong>de</strong>, sa seule inex-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 184<br />

primable souffrance sera <strong>de</strong> pensée : ne pas savoir sa raison d'être, et ce qui l'at-<br />

tend après <strong>la</strong> fin. »<br />

Sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> Guitton, <strong>de</strong> Légaut, je lis <strong>de</strong>s remarques sur l'éloignement <strong>de</strong><br />

Jésus dans le temps ; sur le fait qu'il est mort il y a à peu près <strong>de</strong>ux mille ans. Pour<br />

ma part, je me dis : qu'est-ce que <strong>de</strong>ux mille ans dans l'histoire du mon<strong>de</strong> ?<br />

Alexandre, Aristote, P<strong>la</strong>ton sont plus loin dans le passé, et on ne s'inquiète pas <strong>de</strong><br />

savoir ce qu'étaient leur mentalité, leur civilisation. Ce<strong>la</strong> ne nous les rend pas<br />

plus« problématiques ». Si l'on cherche tant à rendre Jésu« problématique », c'est<br />

qu'il dérange un peu plus que P<strong>la</strong>ton ou Alexandre. Quelle baisse <strong>de</strong> tension, si<br />

seulement Jésus était une belle invention !<br />

« Ce jet <strong>de</strong> pierre qui sépara jésus <strong>de</strong>s siens ce soir-là, qui fut le <strong>de</strong>rnier pour<br />

lui, est aussi <strong>la</strong> distance qui sépare l'homme <strong>de</strong> tous, <strong>de</strong> par ce qu'il est <strong>de</strong>venu,<br />

quand il s'approche, à l'heure <strong>de</strong> sa fin, <strong>de</strong> Celui qui vise à être Luimême en lui »<br />

(Légaut).<br />

« La fidélité est à l'obéissance ce que le génie est à <strong>la</strong> compétence » (Légaut).<br />

« Quoique le <strong>de</strong>rnier concile soit récent, Gaudium et Spes, ce message <strong>de</strong> joie<br />

et d'espérance terrestre, a beaucoup vieilli » (Guitton).<br />

7 juillet : Lu, sur le <strong>de</strong>vant d'un autobus transportant <strong>de</strong>s touristes du troisième<br />

ou du quatrième âge : « Recycled teenagers ».<br />

8 juillet : Ce matin, épais brouil<strong>la</strong>rd sur le fleuve. On ne voit ni <strong>la</strong> côte ni les<br />

navires dont on entend le battement <strong>de</strong> l'hélice, comme un cœur. Le brouil<strong>la</strong>rd<br />

s'échiffe à travers les branches <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> galerie.<br />

De même que les fidèles ont besoin d'être confirmés par l'évêque, <strong>de</strong> même les<br />

évêques ont besoin d'être confirmés, non pas par l'évêque <strong>de</strong> Rome (à quoi on<br />

voudrait parfois réduire le pape), mais par le successeur <strong>de</strong> Pierre. Le pape pourrait<br />

être prisonnier en Sibérie qu'il n'en serait pas moins le pape. Qu'il soit évêque<br />

<strong>de</strong> Rome est un acci<strong>de</strong>nt historique.<br />

Dans un diocèse donné, c'est l'évêque qui est le gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale.<br />

je dis : <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale chrétienne, je ne dis pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale tout court, <strong>la</strong>quelle


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 185<br />

est <strong>de</strong> plus en plus prise en charge par les États. Dans les démocraties libérales,<br />

les États s'occupent <strong>de</strong> nos santés pour <strong>de</strong>s raisons économiques. Ils s'occupent <strong>de</strong><br />

trois ou quatre <strong>de</strong>s sept péchés capitaux, pour les mêmes raisons. Voyez comment<br />

on s'occupe <strong>de</strong> <strong>la</strong> paresse (lutte contre le parasitisme) ; <strong>de</strong> l'ivrognerie (amen<strong>de</strong>s<br />

écrasantes et confiscation <strong>de</strong>s autos) ; <strong>de</strong> l'avarice, par <strong>la</strong> fiscalité ; <strong>de</strong> l'orgueil,<br />

par l'égalitarisme, le délit d'opinion, le conformisme.<br />

Dans un diocèse donné, donc, l'évêque est gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale. La<br />

foi chrétienne, toutefois, n'est ni une affaire individuelle ni une affaire diocésaine<br />

ou nationale. La foi chrétienne est une et universelle ; elle est <strong>la</strong> « tunique in-<br />

consutile » (le mot est <strong>de</strong> Renan). Elle se développe, elle se dit dans l'histoire ;<br />

elle ne passe pas par <strong>la</strong> géographie.<br />

Dans un article récent, M.Georges Al<strong>la</strong>ire par<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s « Églises <strong>de</strong>s pays opu-<br />

lents ». Ces Églises ont tout le loisir, justement, <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> facilité <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s<br />

problèmes <strong>de</strong> luxe et d'adopter <strong>de</strong>s solutions mondaines, comme ce fut le cas du<br />

clergé <strong>de</strong> cour.<br />

Il faut faire attention au mot « collégialité ». Il faut faire attention à ce terme<br />

et à ses pièges. On sait déjà ce qu'il signifie concrètement dans un cégep, par<br />

exemple. il signifie manipu<strong>la</strong>tion, compromis, indécision, dérive. Ce terme est un<br />

avatar <strong>de</strong> « démocratie », qui n'est pas non plus un terme univoque. Avant J'existence<br />

<strong>de</strong>s conférences épiscopales, on a connu <strong>de</strong>s épiscopats entiers qui ont lour<strong>de</strong>ment<br />

erré. L'épiscopat allemand sous Hitler, par exemple.<br />

L'Église du Christ n'a pas été remise entre les mains <strong>de</strong>s théologiens. Dire ce<strong>la</strong>,<br />

ce n'est nullement faire montre d'anti-intellectualisme ; c'est simplement reconnaître<br />

que l'exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et l'exercice <strong>de</strong> l'intelligence sont <strong>de</strong>ux choses.<br />

M. Al<strong>la</strong>ire exprime une idée juteuse quand il écrit : « cette dissi<strong>de</strong>nce, qui n'en<br />

tolère guère dans sa propre aire d'influence [...] ». Autrement dit : mettons une<br />

sourdine à l'infaillibilité du pape (qui ne l'invoque d'ailleurs pas souvent), mais<br />

gare à celui qui conteste <strong>la</strong> nôtre.<br />

Le cas <strong>de</strong> Mgr Marcel Lefebvre est une manifestation extrême du désarroi engendré<br />

par le forum théologique contemporain. D'une part, cet évêque pour l'éternité<br />

(car on m'a appris que l'onction épiscopale conférait un caractère analogue à<br />

celui que confèrent le baptême et <strong>la</strong> confirmation) con<strong>de</strong>nse en sa personne le<br />

besoin <strong>de</strong> sécurité d'un grand nombre <strong>de</strong> petits. Du même coup, il personnifie l'in-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 186<br />

tégrisme et provoque le rejet facile. J'ai comme l'idée qu'on aurait dû le <strong>la</strong>isser<br />

tranquille. Après tout, comme dit Jean Sulivan, il ne fait que maintenir ce qu'on<br />

lui a appris à faire et à maintenir sous peine <strong>de</strong> péché mortel.<br />

Le pape, gardien ultime <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, doit tenir compte <strong>de</strong> l'allure universelle du<br />

troupeau. il est aussi bien informé que n'importe quelle conférence épiscopale<br />

nationale. À ce titre, il doit, comme Jacob, p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r pour ralentir l'allure <strong>de</strong>s opulents<br />

et s'occuper <strong>de</strong>s brebis qui al<strong>la</strong>itent. Les Églises <strong>de</strong>s pays opulents sont portées<br />

par les régimes politico-économiques où elles se trouvent.<br />

14 juillet : Écoci<strong>de</strong> : crime contre l'environnement.<br />

15 juillet : Mort <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Brunet, à quarante-huit ans. Cet homme, complètement<br />

paralysé, couché sur une civière <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, a défendu les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s<br />

en civière, jusque <strong>de</strong>vant le Parlement, lors d'une <strong>de</strong> nos glorieuses grèves dans<br />

les hôpitaux. Il manifestait plus <strong>de</strong> courage, à lui seul, que tous les beaux esprits,<br />

les belles âmes et les têtes heureuses. On n'a pas remarqué d'évêques à ses côtés.<br />

Je travaille à une réédition <strong>de</strong>s Insolences. L'éditeur me propose <strong>de</strong> reprendre<br />

le texte intégral et <strong>de</strong> l'accompagner <strong>de</strong> commentaires. À quoi s'ajouteront <strong>de</strong>s<br />

pièces diverses (coupures <strong>de</strong> journaux, caricatures, correspondance). À vingt-neuf<br />

ans <strong>de</strong> distance !<br />

19 juillet : Malédiction chinoise : « Puissent vos rêves se réaliser ! » À rapprocher<br />

<strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>l « il y a quelque chose <strong>de</strong> pire que <strong>de</strong> ne pas être exaucé ; c'est<br />

<strong>de</strong> l'être. »<br />

Nous avons un bel été, dit-il, d'un ton compétent et responsable.<br />

8 août : Je pars pour Montréal, rendre visite à mon frère Lucien, ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Avant <strong>de</strong> partir, j'apprends <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Félix Leclerc. À <strong>la</strong> radio, on fait tourner Le<br />

P'tit Bonheur.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 187<br />

10 août : Aujourd'hui, quatre <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> conférences. J'accepte l'invitation<br />

du Cercle <strong>de</strong> presse du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J'accepte aussi d'écrire un texte<br />

sur Félix Leclerc pour La Presse <strong>de</strong> samedi prochain. Le texte doit partir <strong>de</strong>main.<br />

Il est minuit, et je termine mon papier.<br />

11 août : Funérailles <strong>de</strong> Félix Leclerc. « Homélie », par l'écrivain Jean-Paul<br />

Filion. Il parle <strong>de</strong> « vautours » (les Ang<strong>la</strong>is et les ennemis <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi 101). Sur <strong>la</strong><br />

pierre tombale <strong>de</strong> Félix Leclerc, aucun symbole chrétien. Toutes proportions gardées,<br />

aucun écrivain français n'a reçu, à sa mort, un hommage comparable à celui<br />

que le Québec a rendu à Félix Leclerc.<br />

Qu'est-ce qui fait <strong>la</strong> différence entre Félix Leclerc et Germaine Guèvremont,<br />

Gabrielle Roy, Yves Thériault, Félix-Antoine Savard, André Lauren<strong>de</strong>au, etc. ? je<br />

veux dire : <strong>la</strong> différence dans l'attachement popu<strong>la</strong>ire, l'impact <strong>de</strong> sa mort sur le<br />

peuple. Je vois ceci : 1) La chanson. C'est <strong>la</strong> chanson qui a fait connaître et aimer<br />

Félix Leclerc, bien davantage que son œuvre écrite, qui est mineure et souvent<br />

gnangnan. 2) Son option politique. Le Québécois francophone a besoin <strong>de</strong> s'i<strong>de</strong>ntifier<br />

à un homme qui le chante et l'enchante.<br />

22 août : On apprend le massacre <strong>de</strong> vingt-quatre mille Tutsis, au Burundi.<br />

Les Noirs, on ne les compte jamais a l'unité près. Il ne s'agit, après tout, que d'une<br />

guerre tribale : Hutus contre Tutsis.<br />

Un père divorcé, à sa fillette : « J'ai essayé <strong>de</strong> me rendre rare pour me rendre<br />

cher ; ça n'a servi à rien. »<br />

Coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Doris Lussier qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une préface pour un livre<br />

qu'il publie à l'automne. J'accepte.<br />

24 août : Puissance <strong>de</strong> l'image. Chaque fois que je récite le Gloria, aux mots<br />

« Tu solus sanctus », je revois le pape à Fort Simpson, <strong>de</strong>vant les quatre ou cinq<br />

mille autochtones. C'était pendant <strong>la</strong> messe en plein air. À <strong>la</strong> télévision, on voyait<br />

et on entendait le pape qui chantait avec <strong>la</strong> foule. Gros p<strong>la</strong>n sur le visage du pape,<br />

juste comme il chantait : Tu solus sanctus. Son recueillement était pour ainsi dire<br />

visible, sensible. Il sait qu'il n'y a qu'un seul Saint.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 188<br />

« Enfant, et sachant que d'autres enfants avaient une autre foi (apprenant mê-<br />

me l'existence <strong>de</strong>s bouddhistes, <strong>de</strong>s musulmans), je me disais qu'il était bien improbable<br />

que j'aie été parachuté dans <strong>la</strong> seule religion vraie. je me <strong>de</strong>mandais si <strong>la</strong><br />

religion n'était pas semb<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> patrie.<br />

« Mais dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité, <strong>la</strong> naissance ne donne pas <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>. Il<br />

faut choisir à bon escient et se convertir à sa religion d'enfance et <strong>de</strong> naissance, ou<br />

<strong>la</strong> quitter pour une plus vraie. » (Guitton, Silence sur l'essentiel.)<br />

Moralisme a posteriori (post factum moralism). « Is there a special standard<br />

for hawkish conservatives, who are automatically maligned as hypocrites if they<br />

did not then put their rifles where their rhetoric is now ? «<br />

25 août : Time Magazine rapporte que <strong>de</strong>ux millions cent cinquante mille soldats<br />

américains ont fait du service au Viét-nam <strong>de</strong> 1965 à 1973. Durant <strong>la</strong> même<br />

pério<strong>de</strong>, plus <strong>de</strong> quarante mille jeunes Américains se réfugièrent dans d'autres<br />

pays, <strong>la</strong> plupart au Canada. Ils pouvaient y poursuivre leurs étu<strong>de</strong>s, bien à l'abri,<br />

pendant que d'autres, les plus pauvres, les moins instruits, les moins « branchés »,<br />

al<strong>la</strong>ient risquer leur vie. J'ai du respect pour les objecteurs <strong>de</strong> conscience, en cas<br />

<strong>de</strong> conscription ; je n'en ai pas pour les p<strong>la</strong>nqués.<br />

Note postérieure : On sait <strong>de</strong>puis novembre 1992 que le prési<strong>de</strong>nt américain<br />

Bill Clinton avait réussi à se p<strong>la</strong>nquer durant <strong>la</strong> guerre du Viêt-nam. Il est maintenant<br />

le commandant en chef <strong>de</strong> l'armée américaine. Il faut savoir ménager sa<br />

monture.<br />

28 août : Erreurs du féminisme : a) il charge trop les femmes ; b) il les charge<br />

dans l'isolement et l'affrontement. La division (naturelle) <strong>de</strong>s sexes est déjà une<br />

épreuve pour les <strong>de</strong>ux sexes, comme le <strong>la</strong>isse entendre le mythe grec <strong>de</strong> l'Androgyne<br />

initial ; <strong>la</strong> division (politique) <strong>de</strong>s sexes affaiblit les <strong>de</strong>ux parties. Déjà que<br />

les hommes n'aiment pas tellement les femmes. je dis ici : aimer ; je ne dis pas<br />

désirer, du désir mécanique commun aux hommes, aux animaux et aux insectes,<br />

cloportes compris. À <strong>la</strong> peur, s'ajoute maintenant <strong>la</strong> peur. Déjà que l'homme se<br />

sentait <strong>de</strong> trop (ou en tout cas épisodique) dans <strong>la</strong> lutte pour assurer l'immortalité


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 189<br />

collective <strong>de</strong> l'espèce, il se voit maintenant contesté en ce<strong>la</strong> même, dans ce petit<br />

reste <strong>de</strong> rôle. Dans le même temps, <strong>la</strong> science fait <strong>la</strong> preuve que l'espèce peut se<br />

passer <strong>de</strong> lui. Sodome et Gomorrhe pour l'éternité. Dans La Colère <strong>de</strong> Samson,<br />

Vigny écrivait : « La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome / Et se<br />

jetant <strong>de</strong> loin un regard irrité / Les <strong>de</strong>ux sexes mourront chacun <strong>de</strong> son côté. »<br />

Dans le courant <strong>de</strong> l'après-midi, on apprend <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> jean Marchand. Je l'ai<br />

souvent rencontré chez Arthur Tremb<strong>la</strong>y. Un soir, justement, nous avions discuté<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> politique que le Canada <strong>de</strong>vrait adopter vis-à-vis <strong>de</strong>s draft dodgers améri-<br />

cains. jean Marchand était alors ministre fédéral <strong>de</strong> l'Immigration.<br />

31 août : On annonce <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Mgr Raymond Lavoie. Il s'est noyé dans le<br />

fleuve avec un jeune homme <strong>de</strong> quatorze ans. Il utilisait une vieille embarcation<br />

qu'il avait radoubée en dépit du bon sens. Cet homme était généreux, mais il manquait<br />

totalement <strong>de</strong> sens pratique.<br />

11 septembre : Fin <strong>de</strong> semaine <strong>la</strong>borieuse. J'écris mon article pour La Presse<br />

et <strong>la</strong> préface au volume <strong>de</strong> Doris Lussier. je commence <strong>la</strong> préface au volume<br />

d'A<strong>la</strong>in Fournier sur les Insolences.<br />

14 septembre : Question : « Est-ce une maison ? » Réponse : « Non, c'est<br />

bleu. »<br />

16 octobre : Conférence à La Pocatière. Lever à 5 h, pour terminer ma préparation.<br />

Conférence et pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> questions, <strong>de</strong> 9 h 30 à 11 h 40.<br />

« Dans toutes nos détresses, Dieu nous réconforte ainsi pouvons-nous réconforter<br />

tous ceux qui sont dans <strong>la</strong> détresse, grâce au réconfort que nous recevons<br />

nous-mêmes <strong>de</strong> Dieu » (2 Co 1, 3-4).<br />

30 octobre : Je reçois l'Ordre du mérite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société SaintJean-Baptiste <strong>de</strong><br />

Québec. Je passe l'avant-midi à préparer mon petit discours <strong>de</strong> réception. La cé-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 190<br />

rémonie se termine à 16 h 30. Et mon article pour La Presse doit partir <strong>de</strong>main<br />

matin !<br />

1er novembre : La Toussaint. La conversion n'est pas le résultat d'un calcul<br />

au terme duquel on déci<strong>de</strong> du meilleur investissement à faire. La conversion, c'est<br />

l'éblouissement <strong>de</strong>vant l'immense gloire <strong>de</strong> Dieu, et <strong>la</strong> reconnaissance pour son<br />

éternel amour.<br />

5 novembre : Hier, à Montréal, participation au colloque sur André Lauren-<br />

<strong>de</strong>au. je donne un exposé convenable, malgré <strong>la</strong> fatigue et <strong>la</strong> (re<strong>la</strong>ti-<br />

ve)Jimprovisation. Je m'affaire, je vis dans mes valises, entre trois textes à com-<br />

poser et vingt menus problèmes à régler. Et si je mourais <strong>de</strong>main ? Façon <strong>de</strong> dire.<br />

À supposer que je sache que je dois mourir <strong>de</strong>main, quelle importance attacherais-<br />

je à ce que je fais aujourd'hui, à ce que je faisais hier ou avant-hier ? Si je suis<br />

sérieux en ce moment, <strong>la</strong> réponse, c'est que je n'aurais qu'à continuer à faire ce<br />

que je fais.<br />

8 novembre : Je reçois aujourd'hui un exemp<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> l'édition <strong>de</strong> luxe <strong>de</strong>s In-<br />

solences que les éditions <strong>de</strong> l'Homme viennent <strong>de</strong> sortir à l'occasion du trentième<br />

anniversaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. Le volume est très bien présenté. Il reprend le texte<br />

intégral <strong>de</strong> <strong>la</strong> première édition (1960), à quoi s'ajoutent mes commentaires en<br />

marge du texte et ce que l'on pourrait appeler le « dossier <strong>de</strong> l'affaire » : lettres <strong>de</strong><br />

lecteurs, correspondance avec le cardinal Léger, articles <strong>de</strong> presse, etc. Le volume<br />

se vendait 1 $ en 1960 ; <strong>la</strong> réédition <strong>de</strong> luxe coûte 25 $.<br />

10 novembre : Coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Léon Dion. Il me dit, entre autres choses,<br />

qu'il y avait quatre générations au colloque sur André Lauren<strong>de</strong>au, l'autre<br />

jour. J'en avais compté trois. Je me suis donc oublié ! J'ai soixante et un ans et<br />

Léon Dion en a soixante-cinq. Dans mon calcul, je me p<strong>la</strong>çais dans <strong>la</strong> troisième<br />

génération, <strong>la</strong> plus vieille.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 191<br />

11 novembre : Toute question est génératrice <strong>de</strong> savoir, même les questions<br />

vicieuses, comme celles que Jésus a entendues tout au long <strong>de</strong> sa vie publique.<br />

Jésus ne répondait jamais aux questions vicieuses. Il savait que ses réponses n'au-<br />

raient rien changé à <strong>la</strong> « science » <strong>de</strong> ses questionneurs.<br />

22 novembre : Ce soir, dans une petite crise <strong>de</strong> nettoyage comme il m'en<br />

prend périodiquement, je jette <strong>de</strong>ux ou trois mille pages : revues, manuscrits personnels,<br />

lettres, etc. Toutes ces pages que je conservais, en grand désordre, comme<br />

en-cas. Après six ou trois mois, tel article <strong>de</strong> revue qui vous a frappé ne vous<br />

dit plus rien. Depuis sa lecture, tout est réglé en vous ou ailleurs. Le temps ne<br />

répond pas aux questions ; il les éteint. Non pas toutes les questions, cependant.<br />

Les quatre ou cinq gran<strong>de</strong>s questions que l'humanité se pose <strong>de</strong>puis toujours <strong>de</strong>meurent<br />

posées sur leur piquet <strong>de</strong> clôture, comme <strong>de</strong>s corneilles vigi<strong>la</strong>ntes qui<br />

s'envolent dès que vous vous en approchez un peu trop. Elles s'envolent, et il ne<br />

vous est pas donné <strong>de</strong> connaître les réponses. Mûrir, ce n'est pas connaître <strong>de</strong> plus<br />

en plus <strong>de</strong> réponses ; c'est se poser <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> questions. La mort résoudra<br />

toutes les questions par l'unique réponse qui est jésus.<br />

24 novembre : ... et propter vitam, vivendi per<strong>de</strong>re causas : ne pas perdre <strong>la</strong><br />

raison <strong>de</strong> vivre pour vivre.<br />

26 novembre : Hier soir, vers 19 h, tremblement <strong>de</strong> terre assez violent. On<br />

parle <strong>de</strong> magnitu<strong>de</strong> 6 à l'échelle Richter. J'étais chez les Lauren<strong>de</strong>au, avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte<br />

et Gérard. La secousse a duré une vingtaine <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s. Il nous a fallu<br />

quelques secon<strong>de</strong>s pour nous rendre compte qu'il ne s'agissait pas <strong>de</strong> vibrations<br />

attribuables à un camion qui serait passé dans <strong>la</strong> rue. Ensuite, on éprouve un mé<strong>la</strong>nge<br />

<strong>de</strong> curiosité et <strong>de</strong> peur, et dans cet ordre quant à moi. Et puis, on en parle<br />

pendant une heure, preuve qu'on a accumulé rapi<strong>de</strong>ment un bon stock d'émotions.<br />

« Le lion n'a pas droit à l'herbe, parce que sa nature est d'être carnassier »<br />

(Spengler).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 192<br />

Copies d'élèves du collégial : « Je veux que quelqu'un même. » (Traduction :<br />

m'aime.) - « Orpaire. » (Traduction : hors pair.) Pitié pour les professeurs qui sont<br />

obligés <strong>de</strong> lire les copies à haute voix, pour <strong>de</strong>viner ce que l'élève a voulu dire.<br />

9 décembre : « Fatigué <strong>de</strong> chercher, on apprend à trouver » (Nietzsche).


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 193<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

VII<br />

1989<br />

5 janvier : Montréal aller-retour pour l'enregistrement d'une émission <strong>de</strong> télé-<br />

vision dans <strong>la</strong> série Scully rencontre. L'invité était le cardinal Léger qui avait lui-<br />

même <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong>ux invités (Gérard Pelletier et moi-même). En fait, <strong>de</strong>ux fairevaloir.<br />

Le cardinal (quatre-vingt-cinq ans) a été long et un peu comp<strong>la</strong>isant. Pelletier<br />

et moi n'avons pu p<strong>la</strong>cer que quelques mots. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à quoi tout ce<strong>la</strong><br />

peut bien servir.<br />

6 janvier : Conversation au déjeuner. Au sujet <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux avions libyens abattus<br />

récemment par les Américains, un frère : « Les États-Unis disent que l'affaire<br />

est close. » Le directeur : « L'affaire est dans le clos. » Au sujet du retrait <strong>de</strong>s<br />

troupes cubaines <strong>de</strong> l'Ango<strong>la</strong>, un frère : « Castro a cinquante mille hommes en<br />

Afrique. » Le directeur : « Sans compter les femmes et les enfants. » Et voilà une<br />

conversation articulée sur l'actualité. Je sais bien qu'une once <strong>de</strong> bonté vaut mieux<br />

qu'une livre d'intelligence. On souhaiterait quand même un peu <strong>de</strong> chacune. En<br />

outre, rien ne prouve que <strong>la</strong> bêtise s'accompagne <strong>de</strong> bonté.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 194<br />

« La seule fois qu'un politicien dit <strong>la</strong> vérité, c'est quand il dit qu'un autre poli-<br />

ticien est un menteur » (revue Mad).<br />

8 janvier : La semaine <strong>de</strong>rnière, il faisait -30ºC ; aujourd'hui, il pleut. De-<br />

main, on annonce -14ºC.<br />

9 janvier : La rentrée <strong>de</strong>s professeurs. Rencontre avec le vicaire général <strong>de</strong>s<br />

frères <strong>de</strong>s Écoles chrétiennes. Entretien téléphonique à Radio-Canada, <strong>de</strong> Van-<br />

couver. Refus d'une conférence <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong> l'Association <strong>de</strong>s direc-<br />

teurs généraux <strong>de</strong>s hôpitaux. Panne d'électricité. Ces choses-là n'arrivent qu'un<br />

lundi !<br />

Avant le souper, seul, je marche trois quarts d'heure sur <strong>la</strong> neige durcie, moitié<br />

à travers bois, moitié sur le <strong>la</strong>c. Orion, très nette dans le ciel.<br />

Photo dans Newsweek prise à Leninakan, après le récent tremblement <strong>de</strong> terre<br />

qui a fait <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> morts. Entre une pile <strong>de</strong> cercueils vi<strong>de</strong>s qui<br />

atten<strong>de</strong>nt chacun son cadavre, on voit une statue <strong>de</strong> Staline. La statue est intacte.<br />

En d'autres lieux, en d'autres temps, on parlerait <strong>de</strong> miracle !<br />

18 janvier : Guérison un jour <strong>de</strong> sabbat. Les pharisiens surveillent Jésus pour<br />

le prendre en défaut. Marc rapporte les sentiments <strong>de</strong> Jésus : « Et circumspiciens<br />

eos cum ira, contristatus super cœcitate cordis eorum : Jésus les dévisage avec<br />

colère, attristé à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> dureté <strong>de</strong> leur cœur. » Marc continue : « Sa main [du<br />

paralytique] lui fut restituée : et restituta est manus illi. » Elle lui avait été volée<br />

par le mal.<br />

20 janvier : Première séance <strong>de</strong> négociation avec le syndicat <strong>de</strong>s professeurs.<br />

Commencement <strong>de</strong> <strong>la</strong> liturgie triennale du juridisme. Construction minutieuse <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux autres cages à écureuil (<strong>la</strong> cage patronale, <strong>la</strong> cage syndicale), qui tourneront<br />

en sens inverse.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 195<br />

22 janvier : « Vous ne pouvez pas, par raisonnement, détacher quelqu'un<br />

d'une conviction à <strong>la</strong>quelle il n'a pas été amené par raisonnement » (Swift).<br />

« On raconte que Hitler, en voyant l'effroyable embrasement <strong>de</strong> Varsovie<br />

après les bombar<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> Luftwaffe, pleura et dit : " Comme ces Polonais<br />

sont méchants <strong>de</strong> m'obliger à faire ce<strong>la</strong>. " » (Merton, Semence <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction.)<br />

28 janvier : Fête <strong>de</strong> saint Thomas d'Aquin, dép<strong>la</strong>cée du 7 mars (mon anniver-<br />

saire <strong>de</strong> naissance) au 28 janvier, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> récente réforme du calendrier liturgi-<br />

que. Ce changement me <strong>la</strong>isse privé d'un patron, à moins que son patronage ne me<br />

<strong>de</strong>meure acquis, en vertu <strong>de</strong> <strong>la</strong> communion <strong>de</strong>s saints, analogue éternel <strong>de</strong>s droits<br />

acquis syndicaux.<br />

Reçu hier une lettre d'une jeune fille, née en 1966, qui vient <strong>de</strong> lire <strong>la</strong> réédition<br />

<strong>de</strong>s Insolences. Elle s'étonne <strong>de</strong> <strong>la</strong> « brû<strong>la</strong>nte actualité <strong>de</strong>s Insolences... » Nous<br />

sommes trente ans plus tard ! Elle se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aussi où sont passés tous ces frères<br />

et soeurs qui enseignaient jadis...<br />

Je viens <strong>de</strong> lire dans une revue américaine un article traduit du serbe. Du serbe<br />

à l'ang<strong>la</strong>is, lu à Québec ! Il est autrement plus difficile, pour un francophone qué-<br />

bécois, d'être traduit en américain. Tout aussi difficile d'être lu en France. La rai-<br />

son étant que le serbe est « rare », donc potentiellement précieux, tandis que le<br />

français abon<strong>de</strong> et qu'il vient d'abord <strong>de</strong> France. Autrement dit, le ruisselet québé-<br />

cois est indiscernable dans le fleuve français.<br />

Il est impossible <strong>de</strong> dire <strong>la</strong> vérité à certains êtres. Ces jours-ci, je reçois les<br />

confi<strong>de</strong>nces, les p<strong>la</strong>intes, d'une mère <strong>de</strong> famille au sujet <strong>de</strong> son adolescente. La<br />

mère est bien incapable <strong>de</strong> prendre <strong>la</strong> moindre distance vis-à-vis d'elle-même, par<br />

insécurité, par manque <strong>de</strong> c<strong>la</strong>irvoyance. La vérité serait <strong>de</strong>structrice et non libératrice.<br />

La vérité qui libère vient <strong>de</strong> Jésus, car alors elle est portée, précédée même<br />

par l'amour. Dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'amour, comme dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'éther, <strong>la</strong> lumière ne<br />

se propage pas.<br />

Rencontre avec une infirmière qui pilote un dossier assez lourd : <strong>la</strong> formation<br />

<strong>de</strong>s infirmières dans les cégeps. Elle me raconte le cas <strong>de</strong> cette vieille femme,<br />

pensionnaire dans un foyer <strong>de</strong> vieux, que sa famille fait hospitaliser d'urgence, en<br />

ambu<strong>la</strong>nce. Au premier hôpital où elle se présente, on <strong>la</strong> refuse sous prétexte que


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 196<br />

<strong>la</strong> patiente a déjà un dossier ouvert dans un autre hôpital <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville. On l'y<br />

conduit. Le <strong>de</strong>uxième hôpital a égaré le dossier et refuse d'accepter <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Retour au premier hôpital. La vieille meurt en chemin. Ce<strong>la</strong> se passe au Québec,<br />

en 1989.<br />

5 février : Sur <strong>la</strong> célébrité : « One day hot, one day not. »<br />

6 mars : Je repasse en esprit les noms <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> mes amis ou connaissan-<br />

ces. Ce<strong>la</strong> représente facilement quelques dizaines d'enfants, <strong>de</strong> différents milieux.<br />

Or, il arrive ceci : aucun <strong>de</strong> ces enfants, dont quelques-uns sont <strong>de</strong> jeunes adultes,<br />

et dont quelques-uns ont eux-mêmes <strong>de</strong>s enfants, aucun <strong>de</strong> ces enfants, dis-je, ne<br />

pratique <strong>la</strong> religion catholique, ni ne <strong>la</strong> connaît un peu sérieusement. L'héritage<br />

spirituel n'a pas été transmis.<br />

Or, dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s cas que j'ai à l'esprit, <strong>la</strong> faute n'est nullement aux pa-<br />

rents. À qui alors ? Je dis que ce fait résulte du jeu <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. L'essentiel a pu<br />

être proposé, mais il n'a pas été accueilli.<br />

23 mars : Je prési<strong>de</strong> <strong>la</strong> cent soixante-<strong>de</strong>uxième promotion <strong>de</strong> l'Institut <strong>de</strong> police,<br />

à Nicolet. je donne une conférence après <strong>la</strong> remise <strong>de</strong>s diplômes. La cérémonie<br />

se déroule dans <strong>la</strong> cathédrale. Cérémonie <strong>de</strong> style militaire. Plus <strong>de</strong> mille <strong>de</strong>ux<br />

cents invités.<br />

Dans une société, il faut que quelques êtres aient fait, avant les autres, l'expérience<br />

<strong>de</strong> ce qui, pour les autres, n'est pas encore survenu. Il s'agit <strong>de</strong>s êtres qui<br />

ont traversé <strong>la</strong> rivière à gué : rivière <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die, <strong>de</strong> l'échec, <strong>de</strong> <strong>la</strong> trahison. La<br />

rivière sans gué, c'est <strong>la</strong> mort. Jésus est le premierné d'entre les morts.<br />

À moins d'être un « saint » <strong>de</strong> l'intelligence, on cè<strong>de</strong> aux mo<strong>de</strong>s. La plupart<br />

<strong>de</strong>s intellectuels sont les grands couturiers <strong>de</strong>s idées bien portées.<br />

Les hommes ont <strong>la</strong> terreur du <strong>de</strong>uxième rang dans <strong>la</strong> cité, et c'est tout le malheur<br />

<strong>de</strong> l'histoire ; les femmes ont <strong>la</strong> terreur du <strong>de</strong>uxième rang en amour, et c'est<br />

toute <strong>la</strong> misère <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions entre les hommes et les femmes.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 197<br />

24 mars : Lu : « Avec les meilleurs vieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison ! » Il faut que je retien-<br />

ne ça pour mes cartes <strong>de</strong> Noël.<br />

29 avril : La liberté commence par dire oui. Mais ce oui étant dit, <strong>la</strong> liberté<br />

consiste à dire non au reste. Le choix d'une rose, c'est le refus <strong>de</strong> toutes les autres.<br />

Le non initial, le non serviam, c'est l'enfer. Jésus et Marie ont commence par dire<br />

oui ; Satan a commencé par dire non.<br />

5 mai : Je n'ai encore rien écrit dans ce journal sur les négociations où je suis<br />

engagé avec le syndicat <strong>de</strong>s professeurs. Ce<strong>la</strong> a commencé le 11 novembre <strong>de</strong>rnier.<br />

Une manière <strong>de</strong> cauchemar. Six mois et <strong>de</strong>s centaines d'heures <strong>de</strong> discussion<br />

avec <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> personnes pour encarcaner <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Pour<br />

aboutir à quoi ? À une convention moins avantageuse pour les professeurs, et je le<br />

leur ai dit dès <strong>la</strong> première rencontre. Faut-il que nous soyons tous tordus pour<br />

recommencer, tous les trois ans, cet exercice puéril et ruineux. je dis ruineux, car<br />

on ne peut pas s'affronter pendant six mois, fût-ce sur <strong>de</strong>s vétilles, sans qu'il en<br />

reste <strong>de</strong>s traces.<br />

On n'a pas besoin <strong>de</strong> se dire tous les jours que l'on « porte sa croix », selon<br />

l'expression consacrée dans le <strong>la</strong>ngage religieux. On peut <strong>la</strong> porter sans lui donner<br />

ce nom. La croix, c'est le <strong>de</strong>voir d'état, autrement dit, les circonstances. Ce qu'il<br />

reste à dire, c'est « Infun<strong>de</strong> amorem cordibus : infuse l'amour dans mon cœur »,<br />

car si l'on n'a pas l'amour, on se consume pour rien.<br />

Jésus, que jamais je ne me réfugie dans <strong>la</strong> « religion ». Ni en toi. je n'ai pas à<br />

me réfugier en toi ; c'est toi qui es réfugié en moi ; prisonnier <strong>de</strong> moi. Je dois te<br />

libérer <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> mon moi.<br />

27 mai : Gérard Dion célèbre le cinquantième anniversaire <strong>de</strong> son sacerdoce.<br />

Le carton d'invitation portait <strong>la</strong> généalogie <strong>de</strong> ses racines paternelles et maternelles.<br />

il connaissait tout le mon<strong>de</strong> et le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> parenté <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés. Il<br />

se permettait même <strong>de</strong> corriger les menues erreurs du maître <strong>de</strong> cérémonie.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 198<br />

4 juin : On apprend <strong>la</strong> mort, à quatre-vingt-neuf ans, <strong>de</strong> Khomeiny.<br />

21 juin : La Presse publie aujourd'hui le <strong>de</strong>rnier article que j'ai écrit à titre <strong>de</strong><br />

col<strong>la</strong>borateur spécial. J'ai mis fin volontairement à cette col<strong>la</strong>boration. Je transcris<br />

ici cette <strong>de</strong>rnière chronique :<br />

Voici donc que l'intrépi<strong>de</strong> chroniqueur vaquera à compter d'aujour-<br />

d'hui. Plusieurs mots français supportent <strong>de</strong>ux significations contraires. Le<br />

mot hôte, par exemple, signifie celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le<br />

mot vaquer signifie « être inoccupé » et « s'appliquer à ».<br />

Depuis le 4 janvier 1984, hormis durant les mois <strong>de</strong> juillet et août, il a<br />

vaqué, le brave petit chroniqueur. Il s'est bien appliqué à commenter ce<br />

qu'on appelle l'actualité. En fait, il a plutôt accompagné l'actualité, comme<br />

un pianiste <strong>de</strong> party accompagne une vieille chanson, quand tout le mon<strong>de</strong><br />

est un peu « parti », profitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> lucidité conique qui perce le fond <strong>de</strong>s<br />

êtres quand les gar<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'urbanité relâchent leur surveil<strong>la</strong>nce.<br />

J'ai entretenu <strong>la</strong> préoccupation <strong>de</strong> m'affranchir <strong>de</strong> l'actualité en tâchant<br />

à rappeler l'actuel. L'actuel, c'est ce qui est toujours agissant. Le passé et<br />

l'avenir sont toujours agissants. Léon Bloy écrivait : « De toutes les fa-<br />

cultés humaines, <strong>la</strong> mémoire parait <strong>la</strong> plus ruinée par <strong>la</strong> Chute. Une preuve<br />

bien certaine <strong>de</strong> l'infirmité <strong>de</strong> notre mémoire, c'est notre ignorance <strong>de</strong><br />

l'avenir. »<br />

J'aurai passé quelques milliers d'heures à chercher mon sujet hebdo-<br />

madaire et, l'ayant débusqué, à chercher ce que je pouvais bien avoir à<br />

vous en dire. Presque toujours travaillé par « les diaphragmatiques trépidations<br />

<strong>de</strong>s coliques <strong>de</strong> l'échéance ». (Celle-là, je vous l'aurai servie plusieurs<br />

fois. Elle est encore <strong>de</strong> Bloy.)<br />

Il n'est pas facile <strong>de</strong> fabriquer ce que l'on pense. Et quand on y parvient,<br />

on n'est pas encore sûr <strong>de</strong> penser correctement, <strong>de</strong> dire un peu <strong>de</strong> vérité.<br />

J'ai déjà parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> « secon<strong>de</strong> atmosphère », pour désigner l'immense<br />

bouillonnement <strong>de</strong> réflexions, <strong>de</strong> lectures, d'informations que nous « respirons<br />

» sans cesse.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 199<br />

Le moindre projet <strong>de</strong> loi vous occuperait pendant une semaine. Nul ne<br />

peut fournir à penser tout ce qu'il y a à penser, ni même à contrer tout ce<br />

qu'il y aurait à contrer dans une démocratie libérale. Les options sont plus<br />

c<strong>la</strong>ires dans les enfers totalitaires : il ne s'agit jamais que <strong>de</strong> risquer sa vie<br />

ou son niveau <strong>de</strong> vie. Ça prend pas mal plus <strong>de</strong> lois et <strong>de</strong> conventions pour<br />

régler le niveau <strong>de</strong> vie à <strong>la</strong> troisième décimale que pour bloquer une colonne<br />

<strong>de</strong> chars d'assaut. Le jeune Chinois, que tout le mon<strong>de</strong> a vu ces <strong>de</strong>rniers<br />

jours, c'est l'image <strong>de</strong> l'affirmation <strong>de</strong> l'homme contre l'abstraction.<br />

Au bout du compte, on est bien obligé <strong>de</strong> députer à d'autres le soin <strong>de</strong><br />

digérer <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> table d'hôte <strong>de</strong>s médias. Personne n'habite<br />

plus sa propre maison ; chacun est obligé <strong>de</strong> dresser chaque jour <strong>la</strong> tente<br />

<strong>de</strong> ses pensées, <strong>de</strong> ses opinions, <strong>de</strong> ses provisoires certitu<strong>de</strong>s.<br />

Tout au long <strong>de</strong>s 221 chroniques que j'ai signées dans cet espace, je<br />

vous aurai appelé <strong>de</strong> tous les noms, lecteur présumé : je vous ai traité <strong>de</strong><br />

lecteur insoutenable, frileux, festif, glouton, chattemite, fugace, arpenté,<br />

cadastré, inusable. Je vous ai même traité <strong>de</strong> libellule, <strong>de</strong> chamois. Mais je<br />

vous ai toujours vouvoyé : « Le mon<strong>de</strong> où le tutoiement est d'usage commun<br />

n'est pas un mon<strong>de</strong> d'amitié générale, mais un mon<strong>de</strong> d'irrespect général<br />

» (Kun<strong>de</strong>ra). À peu que je ne voussoie les enfants, comme dirait<br />

Montaigne.<br />

On me reproche <strong>de</strong> citer beaucoup. Mon idée là-<strong>de</strong>ssus, c'est que je ne<br />

vois aucune raison <strong>de</strong> se priver d'une pensée, d'une remarque que l'on serait<br />

incapable <strong>de</strong> formuler plus bellement. Et si, <strong>de</strong> plus, l'auteur est justement<br />

un auteur, c'est-à-dire quelqu'un qui a <strong>de</strong> l'autorité, on est doublement<br />

autorisé à le citer. J'ai aussi très souvent indiqué <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> référence<br />

à mes propos. J'estime que c'est une forme <strong>de</strong> service : <strong>la</strong> culture,<br />

c'est un système <strong>de</strong> références. On est fils <strong>de</strong> son père et <strong>de</strong> sa mère ; on<br />

est aussi fils <strong>de</strong> ses lectures. « On a les maîtres qu'on mérite. L'honnêteté<br />

exige qu'on les cite. Les renier, c'est entrer dans les plus horribles tripatouil<strong>la</strong>ges<br />

intimes. Se briser le squelette sous prétexte <strong>de</strong> se donner joli<br />

teint. Le teint frais du jour. Comme l'œuf » (François Nourissier).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 200<br />

On écrit pour être lu. Vous n'étiez pas obligé <strong>de</strong> me lire. Vous aurez<br />

été un lecteur hospitalier. Quand on exerce l'hospitalité, on court <strong>la</strong> chance<br />

d'héberger, à son insu, un ange (He 13, 2).<br />

Vous aurez compris, sagace lecteur, que je mets fin à ma col<strong>la</strong>boration<br />

mercuriale. Mais non sans reconnaître que La Presse a été débonnaire à<br />

mon endroit. Dans cet espace, j'ai exercé toute <strong>la</strong> liberté que j'ai eu le courage<br />

d'exercer. Certes, c'est un privilège d'avoir accès à une tribune comme<br />

La Presse, mais un privilège n'a <strong>de</strong> légitimité que s'il correspond à un service.<br />

Un privilège, c'est une conquête. Je peux vous dire, honorable lecteur,<br />

que j'ai conquis, chaque semaine, le privilège <strong>de</strong> vous proposer ce<br />

que j'ai <strong>de</strong> conscience.<br />

29 juin : Fête <strong>de</strong> Pierre et Paul. « Scio cui credidi. Je sais en qui j'ai cru. »<br />

Remarque triomphale <strong>de</strong> Paul, peu avant sa mort. Juvéniste, je <strong>la</strong> savais par cœur,<br />

et j'en comprenais le sens.<br />

« Every advance in writing, from stone to c<strong>la</strong>y to paper to electronic blips is at<br />

the same time an advance in erasing. »<br />

9 juillet : Je suis entré à l'urgence à l'hôpital Laval le 2 juillet <strong>de</strong>rnier, conduit<br />

par Robert Trempe et Christian Nolin. Nous étions partis <strong>la</strong> veille pour notre tournée<br />

traditionnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Saint-Jean ou du 1er juillet, selon les années. J'étais très<br />

mal en point, mais je ne savais pas pourquoi. La veille, toux, température, gros<br />

frissons. Je pars quand même. je suis essoufflé, j'ai <strong>de</strong> <strong>la</strong> misère à faire vingt pas.<br />

Coucher sans souper, seul, dans une auberge près <strong>de</strong> Sherbrooke. Nuit d'angoisse :<br />

J'ai <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine à respirer. Le len<strong>de</strong>main, retour à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce, via Waterloo, Victoriaville,<br />

etc. Une fois à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce, Robert et Christian me convainquent d'entrer<br />

à l'hôpital. Il était temps ! Pneumonie double. Sorti <strong>de</strong> l'hôpital hier, en fin<br />

d'après-midi.<br />

10 juillet : « Le temps, c'est <strong>la</strong> mer qui filerait sous le bateau immobile. Nous<br />

ne bougeons pas et le voyage nous traverse à toute vitesse » (Cocteau).<br />

« To live in the present is like proposing to sit on a spin »(Chesterton).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 201<br />

14 juillet : Cet après-midi, une hiron<strong>de</strong>lle a dû tomber <strong>de</strong> son nid ou bien elle<br />

a pu heurter le mur <strong>de</strong> briques <strong>de</strong> l'école. Je l'ai observée un moment. Après sou-<br />

per, je suis retourné <strong>la</strong> voir. Je l'ai prise dans le creux <strong>de</strong> ma main. Ensuite, je suis<br />

allé à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce pour lui apporter un peu <strong>de</strong> pain trempé dans du <strong>la</strong>it. Je ne sais<br />

pas trop comment nourrir les hiron<strong>de</strong>lles ! Au retour, elle n'était plus là : <strong>de</strong>ux<br />

étourneaux venaient tout juste <strong>de</strong> <strong>la</strong> dévorer. Il ne restait que quelques plumes sur<br />

l'herbe.<br />

Je regar<strong>de</strong> le spectacle du <strong>de</strong>uxième centenaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution française à <strong>la</strong><br />

télévision, par satellite. Les commentateurs invités (Jean Lacouture et Nicole<br />

Croisille) sont d'une p<strong>la</strong>titu<strong>de</strong> déso<strong>la</strong>nte. Perdus dans leurs notes. Il faut dire à leur<br />

décharge que Bernard Derome leur pose <strong>de</strong>s questions sans poignées. De toute<br />

façon, on n'a aucunement besoin <strong>de</strong> « commentaires ». Quelques explications<br />

techniques suffiraient. Mais <strong>la</strong> télévision tombe toujours dans le travers <strong>de</strong> se<br />

montrer, <strong>de</strong> montrer ses têtes d'affiche, au lieu <strong>de</strong> se contenter <strong>de</strong> montrer.<br />

31 juillet : Coup <strong>de</strong> téléphone <strong>de</strong> Jean-Luc Migué qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une préface<br />

pour un volume qui doit sortir en septembre. J'accepte. J'aime bien cet homme<br />

politically incorrect.<br />

On me dit que saint Jean Chrysostome a écrit <strong>de</strong>s propos antisémites, comme<br />

on ne disait pas <strong>de</strong> son temps. Je ne connais pas les textes en question. Au <strong>de</strong>meurant,<br />

les saints n'échappaient pas complètement à <strong>la</strong> mentalité, à <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> leur<br />

époque. Il n'en étaient pas moins <strong>de</strong>s saints, c'est-à-dire une <strong>de</strong>s facettes du diamant<br />

qu'est Jésus-Christ. De plus, les saints ne furent pas <strong>de</strong>s saints tout le long <strong>de</strong><br />

leur vie et, même résolument engagés dans cette direction, ils ont pu connaître <strong>de</strong>s<br />

errances.<br />

4 août : Examens <strong>de</strong> contrôle à l'hôpital Laval, à <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> ma pneumonie.<br />

On voudrait parler un peu longuement à un homme, son mé<strong>de</strong>cin en l'occurrence ;<br />

on est renvoyé <strong>de</strong> machine en machine. En outre, on attend. Je suis une face<br />

connue, je veux dire par là que je ne suis pas un cas type du « bénéficiaire » <strong>de</strong>s<br />

services publics. Je ne souhaite aucunement un traitement <strong>de</strong> faveur ; je note sim-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 202<br />

plement que j'ai attendu. Le propre du bénéficiaire, c'est d'attendre, sauf à l'urgen-<br />

ce. Dans les pays totalitaires, les citoyens font <strong>la</strong> queue pour du pain ; dans les<br />

démocraties libérales, on fait <strong>la</strong> queue dans les salles d'attente <strong>de</strong>s hôpitaux, <strong>de</strong>s<br />

gares d'autobus, <strong>de</strong>s bureaux gouver-nementaux.<br />

6 août : Transfiguration du Seigneur. « Le temps, c'est le retard du jugement »<br />

(Guitton). Le temps est donc l'instruction d'un procès. C'est d'ailleurs sous <strong>la</strong> forme<br />

d'un procès que Matthieu présente le jugement <strong>de</strong>rnier, dans le chapitre où<br />

jésus dit aux élus : « J'avais faim, j'étais nu, j'étais en prison, etc., et vous m'avez<br />

aidé, secouru. » Et aux réprouvés : « J'avais faim, j'étais en prison, etc., et vous<br />

m'avez ignoré. »<br />

12 août : Titre d'un journal : « Hostie cancérigène ». Suit un communiqué <strong>de</strong><br />

l'agence France Presse : « Six mé<strong>de</strong>cins britanniques viennent <strong>de</strong> p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r auprès<br />

du Vatican en faveur d'hosties sans gluten. À cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> gluten,<br />

communier fréquemment peut présenter un danger.<br />

La consommation répétée <strong>de</strong> gluten peut prédisposer à <strong>la</strong> survenue <strong>de</strong> lésions<br />

cancéreuses, etc. » Le Pain <strong>de</strong> vie est dangereux pour <strong>la</strong> santé ! Toujours <strong>la</strong> même<br />

chose : on avale le chameau et on filtre le moucheron (Mt 23, 24). La même<br />

science qui empoisonne <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète, en attendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> faire sauter, s'inquiète du<br />

gluten dans les hosties.<br />

13 août : « Factus sum mihi magna quœstio » : je suis <strong>de</strong>venu pour moimême<br />

une gran<strong>de</strong> énigme (Augustin).<br />

24 août : Pioneer 10, <strong>la</strong>ncé en 1977, aura parcouru plus <strong>de</strong> sept milliards <strong>de</strong><br />

kilomètres avant <strong>de</strong> contourner Neptune et <strong>de</strong> se perdre dans l'espace interstel<strong>la</strong>ire.<br />

Son ren<strong>de</strong>z-vous avec Neptune n'aura connu qu'un déca<strong>la</strong>ge d'une secon<strong>de</strong> et<br />

<strong>de</strong> trente kilomètres par rapport à l'horaire et à l'itinéraire prévus.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 203<br />

25 août : En termes <strong>de</strong> marine, on appelle « ancre <strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong> » l'ancre <strong>la</strong><br />

plus forte du navire. Dans l'épître aux Hébreux, on lit ceci : « [ ... ] par l'espéran-<br />

ce, nous avons comme une ancre <strong>de</strong> l'âme, sûre et ferme, et qui pénètre par-<strong>de</strong>là le<br />

ri<strong>de</strong>au, là où Jésus est entré pour nous en avantcoureur » (6, 19).<br />

27 août : L'enfer, c'est le refus <strong>de</strong> l'amour. Non pas d'abord du sien, mais <strong>de</strong><br />

l'amour offert. Si les démons acceptaient l'amour, ils mettraient fin du coup à l'enfer.<br />

Je marchais dans <strong>la</strong> prairie. Sous mes pas, les sauterelles jaillissaient, comme<br />

<strong>de</strong>s gouttelettes.<br />

Un troupeau <strong>de</strong> moutons ne se compte pas ; il faut un berger pour compter les<br />

moutons.<br />

1er septembre : Je relis quelques pages <strong>de</strong>s Confessions <strong>de</strong> saint Augustin. Je<br />

retrouve le fameux passage du mendiant <strong>de</strong> Mi<strong>la</strong>n. Caractère très « mo<strong>de</strong>rne » <strong>de</strong><br />

ce genre <strong>de</strong> réflexions :<br />

L'âme en souci, haletant, rongé, brûlé <strong>de</strong> pensers fiévreux, je passais<br />

par un quartier <strong>de</strong> Mi<strong>la</strong>n, quand je remarque (sans doute avait-il déjà son<br />

compte !) un pauvre mendiant à l'allure joviale et guillerette. Je soupirai :<br />

« Que <strong>de</strong> souffrances dans nos folies, dis-je aux amis qui m'accompagnaient.<br />

Tous nos efforts ! Les miens maintenant ! Sous l'aiguillon <strong>de</strong>s<br />

convoitises, je traîne mon paquetage d'infortune, que, traînant, je grossis.<br />

Nous ne voulons rien, sinon aboutir à <strong>la</strong> joie tranquille. Ce mendiant déjà<br />

nous y a <strong>de</strong>vancés ; et nous, peut-être, n'y parviendrons jamais ! » Ce que<br />

lui, en effet, avait, au prix <strong>de</strong> quelques petites piécettes mendiées, acquis<br />

déjà, savoir un moment <strong>de</strong> gaîté heureuse, moi, pour y atteindre, je<br />

m'épuisais à tourner en rond par biais et circuits. Qu'il n'eût pas <strong>la</strong> joie véritable,<br />

d'accord ! Mais moi, avec ces façons <strong>de</strong> tourner en rond, j'en cherchais<br />

une bien plus fausse. Et lui, certes, il était gai, moi anxieux ; lui,<br />

tranquille, moi agité. Quelqu'un m'aurait questionné : « Qu'aimerais-tu<br />

mieux, les saillies <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie ou les appréhensions ? » J'eusse répondu :


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 204<br />

« Les saillies <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie ! » Mais sur une nouvelle question : « Qui aimerais-tu<br />

mieux être, lui ou toi dans l'état où tu es à présent ? » J'eusse choisi,<br />

tout consumé pourtant <strong>de</strong> soucis et <strong>de</strong> craintes, d'être moi. Ce<strong>la</strong> par une estimation<br />

vraie ? Non, mais par un renversement <strong>de</strong>s valeurs. Car je ne <strong>de</strong>vais<br />

pas, en tant que plus instruit, me préférer, puisque, loin <strong>de</strong> m'en réjouir,<br />

je ne cherchais <strong>de</strong> ce chef qu'à p<strong>la</strong>ire aux hommes, en vue non pas<br />

<strong>de</strong> les instruire mais, en tout et pour tout, <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ire. Voilà pourquoi ta métho<strong>de</strong><br />

: à coups <strong>de</strong> bâton me rompre les os !<br />

11 septembre : Harguin<strong>de</strong>guy, prési<strong>de</strong>nt du syndicat <strong>de</strong>s fonctionnaires, appuie<br />

<strong>la</strong> grève <strong>de</strong>s infirmières : « Leur geste, bien qu'illégal, est légitime. Les Polonais<br />

qui se sont battus n'avaient pas non plus le droit à <strong>la</strong> grève. » Comparer <strong>la</strong><br />

situation québécoise à celle <strong>de</strong>s Polonais ! Les mots se <strong>la</strong>issent dire.<br />

13 septembre : Grève <strong>de</strong>s infirmières, grève <strong>de</strong>s employés <strong>de</strong>s centres d'accueil<br />

pour les vieux, grève <strong>de</strong>s fonctionnaires, grève dans les écoles. Après une<br />

seule journée <strong>de</strong> grève dans les centres d'accueil, on risque déjà <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong><br />

nourriture ; dans les hôpitaux, les linges souillés s'entassent dangereusement. Fragilité<br />

<strong>de</strong>s institutions. On touche du doigt le caractère essentiel <strong>de</strong> ces catégories<br />

d'employés. La société ne peut tout simplement pas fonctionner sans eux. Or, ils<br />

sont loin d'être reconnus socialement et financièrement. Silence <strong>de</strong> l'épiscopat. Il a<br />

peur <strong>de</strong> passer pour réactionnaire, <strong>de</strong> droite, antisyndical, que sais-je ?<br />

25 septembre : Dans <strong>la</strong> biographie <strong>de</strong> Nadia Bou<strong>la</strong>nger, je note ceci : « On ne<br />

cherche <strong>la</strong> louange que dans l'exacte mesure où l'on n'est pas sûr d'avoir réussi.<br />

Celui qui est sûr ne cherche aucun assentiment ; il sait. » (Bergson, cité par Nadia<br />

Bou<strong>la</strong>nger.)<br />

À l'inverse, je dis que <strong>de</strong>s êtres peuvent ne pas chercher l'assentiment. Donc,<br />

ils sont sûrs d'avoir réussi et même d'être réussis. La brute qui écrase est sûre d'elle-même,<br />

<strong>de</strong> son droit, <strong>de</strong> sa valeur.<br />

Nadia Bou<strong>la</strong>nger : petite, elle était bouleversée par <strong>la</strong> parabole <strong>de</strong>s talents : « "<br />

On donnera à celui qui a beaucoup reçu, et à celui qui a peu, on enlèvera même ce


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 205<br />

qu'il a. " J'étais révoltée : comment ! il a déjà beaucoup reçu et on va lui donner<br />

encore plus ! Pourtant, il y a là une gran<strong>de</strong> sagesse, car à quoi servirait-il <strong>de</strong> don-<br />

ner beaucoup à celui qui n'a rien et qui n'en fera rien parce qu'il n'y a pas en lui <strong>de</strong><br />

désir. »<br />

« Words without thoughts never in Heaven go (Shakespeare).<br />

3 octobre : Voyage à Calgary, pour une réunion du Conseil <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s<br />

chaînes d'information <strong>de</strong> Radio-Canada.<br />

13 octobre : La technique contemporaine permet <strong>de</strong> rejoindre rapi<strong>de</strong>ment et<br />

simultanément <strong>de</strong>s millions d'êtres. Victor-Lévy Beaulieu, par son téléroman<br />

L'Héritage, a rejoint <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> téléspectateurs. Pascal, <strong>de</strong> son vivant, ne touchait<br />

que quelques centaines d'êtres. On parle encore <strong>de</strong>s Pensées, on s'y réfère,<br />

on en vit, <strong>de</strong>puis trois cents ans. Je doute que l'on se réfère à L'Héritage dans trois<br />

cents ans.<br />

L'Église catholique est gardienne - entre toutes choses - <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison. Elle bénit<br />

<strong>la</strong> folie ; elle fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> mystique ; elle comprend et pardonne l'incohérence, mais<br />

elle défend comme une tigresse le trésor <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison.<br />

Deman<strong>de</strong> d'une station <strong>de</strong> télévision pour une entrevue sur <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> l'enseignement<br />

du français. Durée <strong>de</strong> l'entrevue : une minute. Allez dire quelque chose<br />

<strong>de</strong> sérieux en une minute. je refuse.<br />

Parvenu à un certain âge, on risque d'accepter n'importe quelle proposition ou<br />

position, juste pour s'occuper ! Drôle <strong>de</strong> mot : s'occuper. On s'occupe, comme une<br />

armée ennemie occupe un pays vaincu.<br />

17 octobre : « Any idiot can face a crisis. It is the day-to-day living that<br />

wears you out » (Tchekhov).<br />

28 octobre : Prière <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>ts <strong>de</strong> West Point : « Make us to choose the har<strong>de</strong>r<br />

right instead of the easier wrong, and never to be content with a half truth when<br />

the whole can be won. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 206<br />

1er novembre : La Toussaint. Visi sunt insipientibus mori : aux yeux <strong>de</strong>s in-<br />

sensés, ils ont paru mourir. On peut être son propre insensé. Chaque homme, en<br />

effet, est double : il est le vieil et le nouvel homme cohabitant ensemble. D'où<br />

vient que le psaume 41 porte ceci : « Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur<br />

moi ? » Quelle âme parle à quelle âme ?<br />

5 novembre : « La <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur a ceci <strong>de</strong> supérieur à <strong>la</strong> beauté, c'est qu'elle dure »<br />

(Lichtenberg).<br />

10 novembre : Le gouvernement <strong>de</strong> l'Afghánistán, juste avant l'invasion so-<br />

viétique, a exécuté onze mille prisonniers politiques. Les uns furent enterrés vivants<br />

; d'autres, attachés ensemble et écrasés par <strong>de</strong>s chars d'assaut ; d’autres encore<br />

servirent <strong>de</strong> cibles vivantes pour les soldats à l'entraînement. Je prends<br />

connaissance <strong>de</strong> ces faits longtemps après qu'ils ont eu lieu. J'en éprouve quand<br />

même peine et indignation. Comme il m'arrive souvent, surtout en novembre, à<br />

cause du temps qu'il fait, <strong>de</strong> penser aux millions <strong>de</strong> soldats <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> 1914-<br />

1918, enterrés pendant <strong>de</strong>s mois dans les tranchées. Ces horreurs, cette masse <strong>de</strong><br />

souffrance, <strong>de</strong>puis toujours, exigent un rétablissement. Il ne me suffit pas qu'elles<br />

soient choses du passé ; il ne me suffit pas que je ne les aie jamais connues. Il faut<br />

un au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l'histoire.<br />

12 novembre : Dans l'Arche, on est protégé, mais en même temps, on y est<br />

prisonnier.<br />

D'après Catulle, les corbeaux disent : cras, cras, mot <strong>la</strong>tin qui veut dire « <strong>de</strong>main<br />

». Selon l'interprétation japonaise, les croassements signifient « mon chéri ».<br />

(Marie-Ma<strong>de</strong>leine Davy, Traversée solitaire, Albin Michel, 1988.)<br />

21 novembre : Parti vendredi pour le Salon du livre <strong>de</strong> Montréal. Dimanche,<br />

départ pour Toronto. Arrivée à Québec lundi à 16 h 45, je file pour une réunion au<br />

Petit Séminaire.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 207<br />

2 décembre : Slogan pour <strong>la</strong> lutte contre le sida, à l'occasion d'une distribu-<br />

tion gratuite <strong>de</strong> condoms par <strong>de</strong>s Pères Noël : « Emballez-vous ! » Toujours <strong>la</strong><br />

b<strong>la</strong>gue. Toujours traiter les problèmes moraux à ras <strong>de</strong> sol, par mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> dérision.<br />

Lu : « La lucidité est <strong>la</strong> forme <strong>la</strong> plus dangereuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. »<br />

21 décembre : Chute <strong>de</strong> Ceaucescu. On n'arrive pas à digérer les événe-<br />

ments politiques <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers mois : Chine, Allemagne, Tchécoslovaquie, Hongrie,<br />

Bulgarie, Roumanie, Panama.<br />

On en aura vu <strong>de</strong>s foules en liesse ou en colère, durant ce siècle. Les rétrospectives<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision, en effet, nous permettent <strong>de</strong> revoir le siècle jusqu'à son<br />

début, ou presque, grâce aux documents filmés. Nous sommes <strong>la</strong> première génération<br />

à pouvoir voir l'histoire faite et l'histoire qui se fait.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 208<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

VIII<br />

1990<br />

1er janvier : « À mesure qu'on avance en âge, on a moins <strong>de</strong> contemporains<br />

et on finit par être seul <strong>de</strong> son temps, presque <strong>de</strong> son espèce. Appartient-on <strong>de</strong><br />

surcroît à une époque plus soucieuse <strong>de</strong> détruire que <strong>de</strong> construire, sans grand<br />

respect pour <strong>la</strong> qualité, on pourrait se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à quoi bon écrire et le bien faire,<br />

si l'on n'y prenait d'abord p<strong>la</strong>isir soi-même » (Jouhan<strong>de</strong>au).<br />

2 janvier : Les journaux rapportent que Ceaucescu, avant d'être exécuté sommairement,<br />

aurait été promené trois jours dans un blindé, <strong>de</strong> crainte que les membres<br />

<strong>de</strong> sa police secrète ne réussissent à le ravir à ses ravisseurs.<br />

Noriega s'est « livré » volontairement aux soldats américains pour être jugé<br />

par <strong>la</strong> justice américaine, en territoire américain. Faut le croire ! Il s'était réfugié<br />

dans l'ambassa<strong>de</strong> du Vatican. Je n'aime pas le comportement du Vatican dans<br />

cette affaire. Une ambassa<strong>de</strong> est un territoire sacré, en l'occurrence. Pendant quinze<br />

ans, le cardinal Mindszenty est <strong>de</strong>meuré, intouché, dans l'ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s États-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 209<br />

Unis à Budapest. Les autorités communistes <strong>de</strong> Bulgarie ne l'ont pas obligé à se<br />

livrer à elles. Certes, le cardinal n'était pas un bandit et Noriega en est un. Encore<br />

qu'aux yeux <strong>de</strong>s communistes, à l'époque, le cardinal fût considéré comme un<br />

traître.<br />

Durant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Fêtes, j'ai revu le film <strong>de</strong> Gilles Carle Maria Chap<strong>de</strong><strong>la</strong>ine.<br />

Ce<strong>la</strong> m'a donné le goût <strong>de</strong> relire le roman. Quelle merveille d'écriture, <strong>de</strong> sensibilité,<br />

d'observation.<br />

L'expression « un train <strong>de</strong> pensée » n'a pas pu être inventée avant <strong>la</strong> locomotive.<br />

Par ailleurs, l'expression « à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière » est <strong>de</strong>venue périmée<br />

<strong>de</strong>puis que <strong>la</strong> physique a découvert <strong>de</strong>s particules qui naissent, se meuvent et disparaissent<br />

à <strong>de</strong>s vitesses autrement plus gran<strong>de</strong>s que celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. Le stock<br />

<strong>de</strong> métaphores s'épuise !<br />

Rétractation : vérification faite, je trouve ceci, sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> madame <strong>de</strong><br />

Sévigné : « Nous voici dans un vi<strong>la</strong>in train <strong>de</strong> neiges, <strong>de</strong> pluies et <strong>de</strong> vents terribles<br />

» (1er février 1690).<br />

On me raconte le fait suivant : récemment, durant une messe dominicale à<br />

Charlesbourg, un messager vient remettre un billet au prêtre célébrant. Celui-ci<br />

interrompt tout. Les fidèles, pendant un moment, s'atten<strong>de</strong>nt à l'annonce d'une<br />

catastrophe. Il s'agissait d'informer un assistant qu'il avait <strong>la</strong>issé les phares <strong>de</strong> son<br />

auto allumés. Ce petit fait en dit long sur le sacré, au Québec, en 1990. Celui qui<br />

porte le message a jugé que l'auto passe avant tout ; le prêtre qui interrompt <strong>la</strong><br />

messe en a jugé <strong>de</strong> même.<br />

11 janvier : « Dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l'homme, c'est l'activité qui donne accès à <strong>la</strong><br />

substance et, dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme, <strong>la</strong> substance à l'activité. L'âge croissant,<br />

l'homme gagne en paix et <strong>la</strong> femme en activité » (Jünger).<br />

Le même : « Peut-être distinguera-t-on, à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> ce siècle, <strong>de</strong>ux c<strong>la</strong>sses<br />

d'hommes : les uns, formés par <strong>la</strong> télévision ; les autres, par <strong>la</strong> lecture. »<br />

Depuis <strong>de</strong>ux jours, j'ai mis au moins trois heures à chercher un passage du<br />

Journal <strong>de</strong> Jünger. Je <strong>de</strong>vais chercher dans <strong>de</strong>ux volumes <strong>de</strong> six cents pages cha-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 210<br />

cun. J'ai fini par trouver. Cette longue chasse n'a pas été sans profit : j'ai retrouvé<br />

bien <strong>de</strong>s réflexions qui m'avaient arrêté au cours d'une première lecture.<br />

Ce matin, un ami me téléphone pour me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une citation <strong>de</strong> Bergson,<br />

que je lui avais déjà rapportée. Il a cherché une heure, me dit-il, puis il a renoncé.<br />

Je <strong>la</strong> lui trouve, avec toutes les indications requises.<br />

18 janvier : Les fastes <strong>de</strong> <strong>la</strong> royauté coûtaient cher. Les prési<strong>de</strong>nts aussi coûtent<br />

cher. Le nouvel Air Force One a coûté près d'un milliard <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs. Et il coûte<br />

6 000 $ par heure <strong>de</strong> vol.<br />

Aux États-Unis, 1,6 milliard <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs sont consacrés chaque année à <strong>la</strong> recherche<br />

sur le cancer ; presque autant, à <strong>la</strong> recherche sur le sida. Le cancer tue<br />

douze fois plus <strong>de</strong> personnes que le sida (cinq cent mille, par rapport à quarante<br />

mille). Le lobby anti-sida est plus puissant que le lobby anti-cancer. L'une <strong>de</strong>s<br />

raisons, c'est que le sida a frappé bon nombre <strong>de</strong> personnes <strong>de</strong>s mass media, notamment<br />

<strong>de</strong>s acteurs célèbres, dont Rock Hudson, qui fut le premier à déc<strong>la</strong>rer<br />

publiquement que le sida était <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> sa mort.<br />

29 janvier : J'annonce aujourd'hui, dans le bulletin d'information officiel <strong>de</strong><br />

l'école, que je mets un terme à mon second mandat <strong>de</strong> directeur général le 30 juin<br />

prochain, <strong>de</strong>ux ans avant son expiration normale. Pour moi, cette annonce crée <strong>de</strong><br />

l'irréversible. Pour avancer, il faut créer <strong>de</strong> l'irréversible, brûler ses vaisseaux.<br />

Jouhan<strong>de</strong>au : « Comme il est étrange que "se sauver" soit synonyme e " partir" ! »<br />

Une étudiante en sexologie publie une lettre dans Le Devoir où elle indique<br />

les dimensions réglementaires <strong>de</strong>s condoms (en centimètres) que l'on peut trouver<br />

sur le marché. Elle dénonce ces standards ! Elle souhaite <strong>la</strong> fabrication <strong>de</strong><br />

condoms plus petits, pour ne pas « pénaliser <strong>la</strong> sexualité <strong>de</strong> milliers d'êtres majeurs<br />

[...] L'inexistence <strong>de</strong> petit format <strong>de</strong> condoms contribue gran<strong>de</strong>ment à développer<br />

les préjugés du pénis normal. [...] Demandons un é<strong>la</strong>rgissement <strong>de</strong> l'éventail<br />

<strong>de</strong>s formats <strong>de</strong> condoms auprès du ministre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Santé nationale et du Bienêtre<br />

social. » Et elle signe ! Concentré <strong>de</strong> déca<strong>de</strong>nce.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 211<br />

3 février : Je note tranquillement un soli<strong>de</strong> cliché : personne n'est irremp<strong>la</strong>ça-<br />

ble. Je pensais à ce<strong>la</strong> hier, au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> réunion du conseil général <strong>de</strong> lAssocia-<br />

tion <strong>de</strong>s collèges du Québec. Il arrive ceci que <strong>de</strong>puis un an à peine, trois mem-<br />

bres sur sept ont démissionné ou ont été remp<strong>la</strong>cés. Or, plus personne maintenant<br />

ne parle <strong>de</strong> ces trois membres, et tout roule comme avant et tout roulera comme<br />

maintenant.<br />

Gorbatchev propose un référendum international touchant <strong>la</strong> réunification <strong>de</strong><br />

l'Allemagne. Seraient appelés à se prononcer les pays d'Europe, plus les États-<br />

Unis et le Canada. Ce diable d'homme a le don <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer <strong>la</strong> balle toujours plus<br />

loin. Après <strong>la</strong> récente proposition <strong>de</strong> George Bush <strong>de</strong> réduire à cent quarante-cinq<br />

hommes les troupes américaines et soviétiques stationnées en Europe, le voici<br />

avec son idée d'un référendum international.<br />

4 février : Imaginons un homme <strong>de</strong> quarante ou soixante ans qui n'aurait jamais<br />

vu son visage ni dans un miroir, ni dans un reflet <strong>de</strong> verre, ni même dans<br />

l'on<strong>de</strong> d'un ruisseau. Supposons maintenant que l'on ten<strong>de</strong> un miroir à cet homme.<br />

Imaginons sa surprise, son effroi, peut-être. Et l'on continue <strong>de</strong> penser que son<br />

visage, c'est soi. (Sur une remarque <strong>de</strong> Kun<strong>de</strong>ra, dans L'Immortalité.)<br />

Je mets un bon moment avant <strong>de</strong> me déci<strong>de</strong>r à téléphoner à Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y<br />

qui a subi une opération à coeur ouvert ces <strong>de</strong>rniers jours. Il récupère bien.<br />

Sa voix n'a pas changé ; c'est un signe qui ne trompe pas et je le lui dis.<br />

17 février : Visite imprévue <strong>de</strong> Bruno Bellone. J'ai connu cet ancien confrère<br />

italien du temps que j'étais à Rome, durant l'année sco<strong>la</strong>ire 1961-1962. Nous<br />

avons correspondu assez régulièrement pendant un certain temps, puis nous nous<br />

sommes perdus <strong>de</strong> vue. Il a quitté <strong>la</strong> communauté vers 1968. Il est maintenant<br />

attaché culturel <strong>de</strong> l'ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'Italie à Ottawa. Nous nous retrouvons comme<br />

si nous nous étions quittés hier. Or, il y a vingt-cinq ans que nous ne nous sommes<br />

pas vus. Je l'avais en effet brièvement revu en 1965, lors d'un, voyage en Suisse et<br />

en Italie. Nous nous rappelons nos vieux souvenirs, nos vieilles complicités, nos<br />

vieilles b<strong>la</strong>gues mais, par-<strong>de</strong>ssus tout, nos vieilles émotions : <strong>la</strong> pleine lune sur le<br />

Colisée, un soir <strong>de</strong> promena<strong>de</strong>, et notre conversation avec <strong>de</strong>ux touristes juifs


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 212<br />

américains qui nous avaient traduit <strong>de</strong>s graffiti sur l'arc <strong>de</strong> Titus : « L'Empire romain<br />

a passé ; Israël <strong>de</strong>meure. »<br />

27 février : « Le vice suprême, c'est d'être superficiel » (Oscar Wil<strong>de</strong>).<br />

4 mars : J'estime avoir inventé au moins <strong>de</strong>ux mots : « alibi-dineux »,<br />

contraction <strong>de</strong> « alibi » et « libidineux », pour caractériser celui qui tire excuse <strong>de</strong><br />

ses faiblesses ; « imper-turpi<strong>de</strong> », contraction <strong>de</strong> « imperturbable » et « turpi<strong>de</strong> »,<br />

pour caractériser celui qui ment sans changer <strong>de</strong> face. J'ai inventé aussi, sans le<br />

savoir, l'acronyme CEGEP, <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>puis substantif et adjectif, avec <strong>la</strong> bénédiction<br />

<strong>de</strong> l'Office <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française. Fatigué <strong>de</strong> dicter ou <strong>de</strong> dire tout au long<br />

« collège d'enseignement général et professionnel », j'ai écrit les premières lettres<br />

<strong>de</strong> chaque mot et j'ai vu que « ça se disait ».<br />

Images <strong>de</strong> guerre dans les revues (Time Magazine, pour en nommer une) : on<br />

peut trouver ce<strong>la</strong> décourageant, régressif, honteux, n'importe quoi. Mais enfin,<br />

l'image d'un soldat armé est tout <strong>de</strong> même aussi belle que l'image d'un gros épais<br />

dans un bar, dans une réception mondaine, etc. Et les pensées présumées, sans<br />

doute plus graves.<br />

21 mars : Début du printemps. Il a neigé toute <strong>la</strong> journée hier et il neige encore<br />

ce matin. Paysage <strong>de</strong> novembre en mars.<br />

Quelqu'un m'envoie une « Lettre à Jean-Paul Desbiens », écrite par une élève<br />

du Petit Séminaire, qui était en <strong>de</strong>uxième année du cégep en 1980. La lettre était<br />

un travail sco<strong>la</strong>ire et elle fut publiée dans le journal étudiant. J'en ignorais évi<strong>de</strong>mment<br />

l'existence. Qu'est <strong>de</strong>venue cette jeune fille dix ans plus tard ?<br />

29 mars : Censure rétroactive. Sur <strong>la</strong> couverture du livre André Lauren<strong>de</strong>au,<br />

artisan <strong>de</strong>s passages, on voit un <strong>de</strong>ssin qui reproduit fidèlement une <strong>de</strong>s photos<br />

« officielles » les plus connues <strong>de</strong> Lauren<strong>de</strong>au. À un détail près : Lauren<strong>de</strong>au ne<br />

tient plus <strong>de</strong> cigarette dans sa main droite. Cet arrangement rétroactif est-il telle-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 213<br />

ment différent <strong>de</strong>s arrangements <strong>de</strong> photos sous les régimes totalitaires, sur les<br />

ordres <strong>de</strong> Staline ou <strong>de</strong> Mao ?<br />

31 mars : Le plus triste chez les vieux ou les presque vieux, c'est l'acharne-<br />

ment à ne pas se l'avouer, à ne pas se voir. Vieux sourds, vieux chevrotants qui<br />

s'obstinent à chanter, quand ce n'est pas à danser. Pire encore : qui se cramponnent<br />

à un petit reste <strong>de</strong> pouvoir ou <strong>de</strong> « surface sociale ».<br />

1er avril : Jésus a été traqué pendant toute sa vie publique. juste avant qu'il<br />

ressuscite Lazare, les juifs, le voyant pleurer, trouvent encore moyen <strong>de</strong> dire :<br />

« Au lieu <strong>de</strong> pleurer maintenant, il aurait mieux fait d'empêcher son ami <strong>de</strong> mourir.<br />

Il a bien rendu <strong>la</strong> vue à un aveugle il y a quelques jours... »<br />

6 avril : À l'école, nous sommes durant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> annuelle <strong>de</strong>s prévisions <strong>de</strong><br />

tâches pour les professeurs. On calcule les tâches à <strong>la</strong> troisième décimale, en tenant<br />

compte <strong>de</strong> l'ancienneté calculée à <strong>la</strong> troisième décimale, elle aussi, et <strong>de</strong> plusieurs<br />

autres « paramètres ». Exercice sans gran<strong>de</strong>ur, que l'on effectue d'ailleurs<br />

dans l'obscurité <strong>de</strong> l'informatique. Les moyens ont mangé les fins.<br />

Dans le secteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature générale, un livre, en France, doit tirer à cinq<br />

mille exemp<strong>la</strong>ires pour que l'éditeur atteigne le seuil <strong>de</strong> rentabilité. Les trois<br />

quarts <strong>de</strong>s titres mis en vente n'atteignent pas ce chiffre. (Le Nouvel Observateur,<br />

25 mars 1990.)<br />

13 avril : Vendredi saint. Mon voisin <strong>de</strong> bureau à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce écoute <strong>de</strong>s disques<br />

<strong>de</strong> grégorien. Je pense à ceci, qui n'a aucun rapport direct : combien <strong>de</strong> surmenés,<br />

d'agités, <strong>de</strong> tourmentés vont passer quelques heures ou quelques jours<br />

dans un monastère, une abbaye, simplement pour se pacifier un peu. Et ce<strong>la</strong> est<br />

bien. C'est une <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong>s moines et moniales. Mais pour pouvoir puiser à<br />

cette source, il faut que <strong>la</strong> source soit entretenue ; il faut que cette paix soit construite<br />

et maintenue gratuitement et longuement par ces moines et moniales. Il faut<br />

que <strong>la</strong> maison soit tenue pour que le premier venu, sur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, puisse s'y abriter.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 214<br />

Il n'est pas possible que Marie, si différente <strong>de</strong>s autres, si autre que toutes les<br />

autres, n'ait pas été sournoisement, et tout au long <strong>de</strong> sa vie, excommuniée. Les<br />

trop belles femmes sont jalousées par les autres ; les trop propres également ; les<br />

trop droites également. Or, Marie était tout ce<strong>la</strong>, et bien plus qu'on n'a <strong>de</strong> mots<br />

pour le dire. Aux sept g<strong>la</strong>ives dont <strong>la</strong> Tradition dit qu'ils ont percé son âme, il faut<br />

ajouter le huitième g<strong>la</strong>ive : le g<strong>la</strong>ive <strong>de</strong> l'altérité, le g<strong>la</strong>ive <strong>de</strong> l'altitu<strong>de</strong> ; le g<strong>la</strong>ive<br />

en forme <strong>de</strong> cime.<br />

Imaginons que Jésus, sachant ce qu'il savait, ait trouvé moyen <strong>de</strong> s'entretenir<br />

longuement avec Judas trois mois, trois semaines ou trois jours avant <strong>la</strong> consommation<br />

<strong>de</strong> sa trahison par Judas. La chose était possible. Jésus a parlé avec <strong>la</strong> Samaritaine<br />

en l'absence <strong>de</strong>s autres apôtres ; il a rencontré nuitamment Nicodème ; il<br />

a souvent isolé Pierre, Jacques et Jean <strong>de</strong>s neuf autres. Jésus aurait donc bien pu<br />

se ménager l'occasion <strong>de</strong> parler seul à seul avec Judas. imaginons le dialogue :<br />

JÉSUS : judas, qu'as-tu donc contre moi ?<br />

JUDAS : Mais rien, Maître !<br />

JÉSUS : Mais si, mais si, tu files un mauvais coton. Les autres le remarquent.<br />

JUDAS : Vous ne m'aimez pas.<br />

JÉSUS : Je ne t'aime pas ? Je t'ai choisi. Tu as fait <strong>de</strong>s miracles en mon nom.<br />

Tu es avec moi <strong>de</strong>puis trois ans. Peux-tu me prouver que je t'ai traité autrement<br />

que je n'ai traité tes compagnons ? Nous t'avons fait confiance. Nous t'avons<br />

confié notre pauvre bourse commune.<br />

JUDAS : Pierre, Jean, Jacques ne sont-ils pas tes préférés ?<br />

JÉSUS : Comment se fait-il que tu me poses cette question ? Matthieu n'est<br />

pas dans <strong>la</strong> liste que tu viens <strong>de</strong> dresser. Ni Thomas, ni les huit autres.<br />

JUDAS : ...<br />

JÉSUS : Pierre ? Tu sais comment je l'ai traité <strong>de</strong> Satan. Jacques et Jean, tu<br />

sais comment je les ai rabroués quand leur mère est venue p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r pour leur assurer<br />

<strong>de</strong>s jobs dans le Royaume. Tu sais ce<strong>la</strong>, Judas ; tu étais là, oui ou non ?<br />

JUDAS : J'étais là.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 215<br />

JÉSUS : Et alors, qu'as-tu donc contre moi ? Pourquoi nourris-tu <strong>de</strong> sombres<br />

pensées à mon endroit ?<br />

JUDAS : ...<br />

JÉSUS : Allons ! mon ami, réponds-moi. Dis quelque chose. JUDAS : Vous<br />

me décevez, Maître.<br />

JÉSUS : Je te déçois ? En quoi ? Qu'ai-je fait <strong>de</strong> si bas à tes yeux, <strong>de</strong> si étran-<br />

ge ? C'est l'affaire <strong>de</strong> Marie-Ma<strong>de</strong>leine ? Tu as bouffonné un peu, ce soir-là.<br />

JUDAS : Ça m'a surpris, je ne dis pas le contraire. Et ce n'était pas seulement<br />

une question d'argent gaspillé...<br />

JÉSUS : Tu n'as pas aimé ma rencontre avec <strong>la</strong> Samaritaine ? JUDAS : Oh !<br />

ça, je m'en fous pas mal. je n'ai rien dit à ce sujet. J'étais étonné, comme les au-<br />

tres ; ni plus ni moins que Matthieu, Thomas. J'avais d'autres questions à l'esprit,<br />

d'autres problèmes.<br />

JÉSUS : Lesquels ?<br />

JUDAS : je vous l'ai dit : vous me décevez. Vous m'avez séduit puis trompé.<br />

JÉSUS : Je t'ai trompé, Judas ? Je t'ai trahi ?<br />

JUDAS : Ce n'est pas ce<strong>la</strong> que je dis. je dis que vous m'avez déçu. Vous<br />

m'avez amené sur les rails <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération d'Israël...<br />

JÉSUS : Et puis ?<br />

JUDAS : Et puis, chaque fois que ça a l'air <strong>de</strong> marcher, vous fuyez. Tenez,<br />

dimanche <strong>de</strong>rnier, on vous a acc<strong>la</strong>mé. L'affaire était dans le sac. Les Romains<br />

étaient nerveux. La foule était gagnée. C'était le moment ou jamais...<br />

14 avril : Samedi saint. Au chapelet communautaire, nous méditons sur les<br />

sept douleurs <strong>de</strong> Marie. Quel est le sens <strong>de</strong> cette pratique ? Disons d'abord que le<br />

chiffre 7 a un fon<strong>de</strong>ment biblique, patristique, liturgique. Les sept g<strong>la</strong>ives retenus<br />

par <strong>la</strong> Tradition ont un fon<strong>de</strong>ment scripturaire. Par ailleurs, quel sens y a-t-il à se<br />

remémorer les douleurs <strong>de</strong> Marie ? S'agit-il <strong>de</strong> s'attendrir sur <strong>de</strong>s souffrances qui<br />

ont eu lieu il y a <strong>de</strong>ux mille ans ? Marie est aujourd'hui bienheureuse. je peux


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 216<br />

m'attendrir sur les souffrances d'un ami et même d'un inconnu. Je peux sympathi-<br />

ser avec l'angoisse <strong>de</strong>s peuples opprimés.<br />

En vérité, me remémorer les souffrances <strong>de</strong> Marie « dans le temps », c'est me<br />

rappeler le prix <strong>de</strong> ma ré<strong>de</strong>mption. J'ai été racheté à grand prix. Mais qui donc<br />

m'avait vendu en esc<strong>la</strong>vage ? Est-ce ma faute si je ne suis qu'une créature, donc<br />

un être limité, faillible et, en fait, pécheur ? Si j'ai péché, je l'ai fait librement, par<br />

définition. Le mal que j'ai fait, j'aurais pu ne pas le faire. Si je n'admets pas ce<strong>la</strong>,<br />

je renonce à toute liberté. Chaque fois que j'ai péché, j'ai « annulé » autant que je<br />

pouvais ma ré<strong>de</strong>mption. Or, tout mal doit être racheté ; il doit être expié, réparé.<br />

Réparer l'offense, l'outrage, « remettre en l'état », comme disent les baux <strong>de</strong> location.<br />

Pécher, hypothéquer <strong>la</strong> maison ; sa maison ou <strong>la</strong> maison d'un autre.<br />

16 avril : Il y a plus <strong>de</strong> voitures automobiles dans <strong>la</strong> seule ville <strong>de</strong> Los Angeles<br />

que dans toute l'In<strong>de</strong>.<br />

17 avril : Le directeur, au souper, dit à <strong>la</strong> ron<strong>de</strong>, comme si c'était une gloire :<br />

« Le nouveau directeur général du campus est un ancien élève. » Il ne semble pas<br />

se douter que le directeur général actuel est assis en face <strong>de</strong> lui. Personne ne m'a<br />

parlé <strong>de</strong> ma démission.<br />

25 mai : Réunion plénière <strong>de</strong> tous les professeurs, à l'occasion <strong>de</strong> <strong>la</strong> clôture<br />

<strong>de</strong>s « journées pédagogiques » annuelles. La direction est violemment prise à partie<br />

par un professeur, dans le silence total <strong>de</strong> tous les autres. Belle fin <strong>de</strong> règne<br />

pour moi ! Je soupe avec Bruno, pour me défouler.<br />

27 mai : Écriture : faut-il dire « coffre d'outils » ou bien « coffre à outils » ?<br />

Vérification faite, il faut dire « coffre à outils ». Vient un temps où le plus difficile,<br />

quand on écrit en français, c'est l'usage <strong>de</strong>s prépositions.<br />

18 juin : Je lis Les Hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> fraternité <strong>de</strong> Michel Clévenet. Livre assez<br />

corrosif. Il s'agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconstitution historique <strong>de</strong>s cinquante premières années du


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 217<br />

christianisme. Exemple : là où les Actes parlent <strong>de</strong> <strong>la</strong> délivrance miraculeuse <strong>de</strong><br />

Paul (16, 25), l'auteur parle d'une secousse sismique.<br />

Les plus chanceux d'entre les hommes rencontrent une femme qui les hausse,<br />

ne le sachant pas et, surtout, ne le vou<strong>la</strong>nt pas. On n'est sauvé que dans le cœur<br />

<strong>de</strong>s autres. Dans son propre coeur, pour peu que l'on soit luci<strong>de</strong>, on sombre comme<br />

une pierre dans un puits.<br />

15 juillet : Le vil<strong>la</strong>ge global. Si le mon<strong>de</strong> entier était réduit à <strong>la</strong> dimension<br />

d'un vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> mille habitants, <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> ce vil<strong>la</strong>ge se ventilerait <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon<br />

suivante :<br />

en regard <strong>de</strong>s cinq continents :564 Asiatiques, 210 Européens, 86 Africains,<br />

80 Sud-Américains, 50 Nord-Américains ;<br />

en regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion : 300 chrétiens (183 catholiques, 84 protestants, 33<br />

orthodoxes), 175 musulmans, 128 hindous, 47 animistes, 210 athées ou sans appartenance<br />

religieuse ;<br />

en regard du niveau <strong>de</strong> vie : 60 habitants <strong>de</strong> ce vil<strong>la</strong>ge global possé<strong>de</strong>raient <strong>la</strong><br />

moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse mondiale, 500 seraient affamés, 600 vivraient dans un taudis,<br />

700 seraient illettrés.<br />

Présentation ingénieuse, raccourci saisissant d'une réalité dont on parle, le<br />

plus souvent par clichés, faute <strong>de</strong> support concret. En effet, un million ou un milliard<br />

ne parlent pas à l'imagination, tandis que l'on peut se faire une représentation<br />

concrète d'un vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> mille habitants. En vérité, un vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> mille habitants<br />

qui présenterait ces caractéristiques éc<strong>la</strong>terait.<br />

J'ai trouvé cette présentation dans Utne Rea<strong>de</strong>r, juillet-août 1990.<br />

25 juillet : Depuis le début <strong>de</strong> juillet, je m'occupe assez mollement à préparer<br />

mon voyage d'étu<strong>de</strong> en Israël, l'automne prochain.<br />

3 août : Je passe une partie <strong>de</strong> l'après-midi dans le parc <strong>de</strong>s chutes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chaudière<br />

avec Gérard Dion. Je l'informe <strong>de</strong> ma décision d'aller faire un séjour d'étu<strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 218<br />

à Jérusalem. Lui-même y est allé dans les années 50. Il n'a pas gardé un grand<br />

souvenir <strong>de</strong> son séjour.<br />

Note postérieure : C'est <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois que j'ai vu Gérard Dion. Il est mort<br />

en novembre, pendant que j'étais à Jérusalem.<br />

6 août : Un historien ang<strong>la</strong>is affirme que Churchill fit torpiller un paquebot<br />

américain (le Lusitania) en 1915, <strong>la</strong>issant croire que c'étaient les Allemands, afin<br />

<strong>de</strong> précipiter <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> guerre contre l'Allemagne par les ÉtatsUnis.<br />

16 août : La crise d'Oka. Le problème est complexe ; il est vieux ; il est pour-<br />

ri. Les acteurs - les Mohawks - sont près <strong>de</strong> nous, au milieu <strong>de</strong> nous, et pourtant<br />

qu'est-ce que je sais d'eux, <strong>de</strong> leur frustration, <strong>de</strong> leur humiliation, <strong>de</strong> leur sentiment<br />

d'impuissance, <strong>de</strong> leurs aspirations ? Oublions pour l'instant les événements<br />

survenus <strong>de</strong>puis le début du mois <strong>de</strong> juillet (le barrage du pont Mercier) ; <strong>de</strong>puis<br />

le 11 juillet, surtout (l'assaut ma<strong>la</strong>droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sûreté du Québec et <strong>la</strong> mort du caporal<br />

Lemay). Pour l'heure, l'armée est à pied d'oeuvre. Si j'étais premier ministre,<br />

est-ce que j'ordonnerais l'assaut final qui causerait <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> morts, dont<br />

plusieurs victimes innocentes ? Il semble que <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion autochtone soit prise<br />

en otage par un groupe <strong>de</strong> Mohawks qui s'appellent eux-mêmes les Warriors, et<br />

dont un certain nombre viennent <strong>de</strong>s États-Unis. Les médias, les caricaturistes<br />

ridiculisent l'armée. Les porte-parole <strong>de</strong>s Mohawks parlent presque tous en ang<strong>la</strong>is<br />

et ils ne reconnaissent pas le gouvernement du Québec.<br />

21 août : Le mon<strong>de</strong> n'aura pas été longtemps sou<strong>la</strong>gé. La déroute <strong>de</strong>s régimes<br />

totalitaires n'aura été qu'un bref répit, une bulle d'oxygène. La crise provoquée par<br />

l'invasion du Koweit par l'Irak replonge le mon<strong>de</strong> dans l'angoisse. Ici au Québec,<br />

après <strong>la</strong> crevaison <strong>de</strong> l'abcès <strong>de</strong> Meech, <strong>la</strong> sérénité du 24 juin a été étouffée par <strong>la</strong><br />

crise d'Oka et le grouillement <strong>de</strong>s autres autochtones.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 219<br />

29 août : La crise d'Oka. Dans une crise <strong>de</strong> ce genre, le rôle <strong>de</strong> commentateur<br />

à l'abri ne me tente guère. Et qui plus est, <strong>de</strong> commentateur dont l'information sur<br />

les faits est fort <strong>la</strong>cunaire. À moins d'être un spécialiste - et plutôt plusieurs qu'un<br />

seul -, que savons-nous <strong>de</strong>s traités superposés intervenus entre les autochtones et<br />

les gouvernements b<strong>la</strong>ncs <strong>de</strong>puis trois cents ans ? J'entends un commentaire facile<br />

à <strong>la</strong> radio : « L'armée, <strong>de</strong>ux visites en vingt ans, mais pas pour défendre le pays. »<br />

Dans quel pays pense donc se trouver le commentateur en question ?<br />

L'action directe, les prises d'otages, les grèves dans le secteur sco<strong>la</strong>ire ou hospitalier,<br />

tout ce<strong>la</strong> fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture contemporaine, notamment ici au Québec.<br />

Quand M. Bourassa parle <strong>de</strong>s inconvénients que doivent subir cent ou cent<br />

cinquante mille citoyens, à cause <strong>de</strong>s barrages sur le pont Mercier, il souligne un<br />

point important. Mais qu'en est-il <strong>de</strong>s « inconvénients » d'une grève dans les écoles<br />

ou dans les hôpitaux ? Peut-être sommes-nous en train <strong>de</strong> nous jouer un psychodrame.<br />

Dans <strong>la</strong> société du spectacle, <strong>la</strong> crise d'Oka est un bon show. La télévision<br />

et <strong>la</strong> radio s'en donnent à coeur joie. Sans risque donc, avec prétention. Les<br />

journalistes <strong>de</strong>viennent importants.<br />

Digression : pendant que j'écris ces lignes, je reçois l'appel d'un ancien provincial<br />

d'une autre communauté. Je l'ai connu du temps que j'étais moi-même<br />

provincial. Il m'appelle pour me dire qu'il regrette <strong>de</strong> ne plus me lire dans La<br />

Presse. Il souhaiterait me lire sur <strong>la</strong> crise d'Oka. Seigneur ! Du temps que nous<br />

siégions ensemble, nous étions assez régulièrement aux antipo<strong>de</strong>s l'un <strong>de</strong> l'autre !<br />

Note : La suite du journal, du 2 septembre 1990 au 11 mars 1991, se trouve<br />

dans le volume publie aux éditions du Beffroi, sous le titre Jérusalem, terra dolorosa.


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 220<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

IX<br />

1991<br />

18 mars 1991 : Je commence <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> Des eunuques pour le Royaume<br />

<strong>de</strong>s cieux : l'Église catholique et <strong>la</strong> sexualité (Uta Ranke Heinemann, Laffont,<br />

1990).<br />

En troisième et quatrième <strong>de</strong> couverture, l'éditeur fournit les informations es-<br />

sentielles sur <strong>la</strong> carrière <strong>de</strong> l'auteur : docteur en théologie catholique en 1954, elle<br />

fut <strong>la</strong> première femme au mon<strong>de</strong> à obtenir, en 1970, une chaire d'enseignement<br />

supérieur <strong>de</strong> théologie. Professeur d'histoire <strong>de</strong> l'Église et du Nouveau Testament<br />

à l'Université <strong>de</strong> Essen en Allemagne <strong>de</strong> l'Ouest, elle se vit retirer son enseigne-<br />

ment en 1987, en raison <strong>de</strong> ses thèses hétérodoxes sur <strong>la</strong> conception virginale <strong>de</strong><br />

Marie.<br />

L'ouvrage expose d'abord les racines païennes du pessimisme chrétien en<br />

matière <strong>de</strong> sexualité. Ensuite, l'auteur passe en revue les positions <strong>de</strong>s pères <strong>de</strong><br />

l'Église (Augustin, Jérôme, Ambroise, Grégoire le Grand, etc.) sur le mariage et<br />

<strong>la</strong> virginité. Viennent ensuite l'enseignement <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique, y compris, bien


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 221<br />

sûr, les positions <strong>de</strong> Thomas d'Aquin ; les déc<strong>la</strong>rations successives <strong>de</strong>s syno<strong>de</strong>s et<br />

conciles ; les écrits <strong>de</strong>s grands moralistes (Alphonse-Marie <strong>de</strong> Liguori, Bernardin<br />

<strong>de</strong> Sienne, etc.), jusqu'aux plus récentes déc<strong>la</strong>rations <strong>de</strong> Jean-Paul Il sur le célibat<br />

<strong>de</strong>s prêtres, le mariage, <strong>la</strong> contraception, l'avortement, l'onanisme, l'homosexualité.<br />

Le volume se termine par un chapitre intitulé « Remarques sur <strong>la</strong> mariologie<br />

», qui contient <strong>la</strong> mèche capable, à elle seule, d'allumer <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> tout le<br />

volume. Une bibliographie, entièrement composée d'ouvrages écrits en allemand,<br />

accompagne le livre. La table onomastique comprend près <strong>de</strong> six cents noms. Le<br />

titre du volume est ambivalent, mais le sous-titre renseigne c<strong>la</strong>irement : il s'agit<br />

ici <strong>de</strong> l'Église catholique et <strong>la</strong> sexualité. Je rapporte ici quelques notes prises au fil<br />

<strong>de</strong> cette lecture, qui s'est évi<strong>de</strong>mment étendue sur plusieurs jours. Ainsi, l'auteur<br />

nous apprend ceci :<br />

1 Jésus a probablement été marié. « Si, comme le Nouveau Testament l'indique<br />

textuellement, le jeune Jésus a mis <strong>de</strong> côté tous ses particu<strong>la</strong>rismes personnels<br />

jusqu'à son entrée dans <strong>la</strong> vie publique et a consenti à <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> ses<br />

parents, il est plus que probable que ces <strong>de</strong>rniers lui aient cherché une bonne<br />

épouse et que Jésus ait embrassé l'état du mariage, comme tout bon jeune<br />

juif, surtout s'il était soucieux <strong>de</strong> suivre <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> Moïse [...] Si Jésus avait dédaigné<br />

<strong>de</strong> se marier, ses adversaires pharisiens lui en auraient fait reproche et<br />

ses disciples l'auraient questionné sur les raisons <strong>de</strong> ce péché <strong>de</strong> négligence.<br />

[...] C'est donc que cette question tombait sous le coup <strong>de</strong> l'évi<strong>de</strong>nce. »<br />

2) Marie a eu plusieurs enfants. « Si on lit les récits du Nouveau Testament avec<br />

objectivité, on doit même convenir qu'elle eut un certain nombre <strong>de</strong> fils et <strong>de</strong><br />

filles. Les frères et sœurs <strong>de</strong> Jésus furent donc finalement transformés en<br />

cousins et cousines. »<br />

3) Paul a été marié. « N'avons-nous pas le droit d'amener en voyage avec nous<br />

une sœur comme femme, comme les autres apôtres et Pierre ? (l Co 9, 5). Le<br />

mariage <strong>de</strong> Paul était encore autour <strong>de</strong> l'an 200 une réalité connue <strong>de</strong> tous. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 222<br />

4) Par voie <strong>de</strong> conséquence, Marie n'est pas <strong>de</strong>meurée vierge après son mariage<br />

avec Joseph, et l'Immaculée Conception est une invention tardive <strong>de</strong> l'Église.<br />

Voici d'ailleurs le <strong>de</strong>rnier paragraphe <strong>de</strong> l'ouvrage : « À l'époque du procès<br />

contre Galilée, le cardinal Bel<strong>la</strong>rmin (dont <strong>la</strong> compétence faisait autorité<br />

dans les débats) écrivait, le 12 avril 1615, au père <strong>de</strong>s Carmes Paolo Antonio<br />

Foscarini : "Affirmer que <strong>la</strong> terre tourne autour du soleil est exactement aussi<br />

hérétique que si l'on affirmait que Jésus n'était pas né d'une vierge." Si l'Église<br />

catholique établit une équivalence entre ces <strong>de</strong>ux thèses : a) <strong>la</strong> terre est le<br />

centre immobile <strong>de</strong> l'univers et b) Marie a enfanté dans <strong>la</strong> virginité, ce<strong>la</strong> signifie<br />

que l'on peut aussi bien retourner <strong>la</strong> phrase <strong>de</strong> Bel<strong>la</strong>rmin et dire que<br />

Marie a aussi peu enfanté dans <strong>la</strong> virginité que le soleil tourne autour <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

terre. Alors que l'erreur re<strong>la</strong>tive au soleil ne peut plus être soutenue <strong>de</strong> nos<br />

jours et que <strong>la</strong> terre est reconnue comme une p<strong>la</strong>nète, l'idée fausse concernant<br />

<strong>la</strong> Vierge Marie reste encore à corriger. Pendant trop longtemps, le bon<br />

sens et <strong>la</strong> foi chrétienne ont été violés par <strong>la</strong> doctrine erronée <strong>de</strong> <strong>la</strong> rotation<br />

du soleil autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre. Aujourd'hui encore, ils sont bafoués par celle,<br />

tout aussi fausse, <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception virginale. »<br />

L'auteur nous fait esca<strong>la</strong><strong>de</strong>r l'immense sottisier accumulé au long <strong>de</strong>s siècles<br />

par les pères <strong>de</strong> l'Église, les saints, les papes, les conciles, les syno<strong>de</strong>s et <strong>la</strong> cohorte<br />

<strong>de</strong>s théologiens, « célibataires et misogynes », <strong>de</strong> Jérôme à Jean-Paul 11, en<br />

passant par Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Alphonse-Marie <strong>de</strong> Liguori et Bernard<br />

Häring. Pour chacun, l'auteur multiplie les citations. J'ai pris <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> vérifier<br />

toutes celles qui sont attribuées à Thomas d'Aquin. Une espèce <strong>de</strong> musée <strong>de</strong>s<br />

horreurs intellectuelles.<br />

L'existence indéniable <strong>de</strong> ce sottisier amène Karl Rhaner à dire avec raison,<br />

au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie morale : « Ce<strong>la</strong> fait partie <strong>de</strong> l'histoire tragique et difficile<br />

à éluci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l'Église : dans <strong>la</strong> pratique comme dans <strong>la</strong> théorie, celleci défendit<br />

toujours <strong>de</strong>s maximes morales par <strong>de</strong> mauvais arguments, décou<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> convictions<br />

et <strong>de</strong> préjugés incertains liés au contexte historique [...] Si cette sombre tragédie<br />

<strong>de</strong> l'histoire spirituelle <strong>de</strong> l'Église est si pesante, c'est parce que toujours, ou<br />

du moins souvent, elle concerne <strong>de</strong>s questions qui touchent à <strong>la</strong> vie concrète <strong>de</strong>s


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 223<br />

hommes, parce que ces maximes erronées, qui n'eurent jamais <strong>de</strong> valeurs objecti-<br />

ves, imposèrent néanmoins aux hommes <strong>de</strong>s contraintes que rien dans <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong>s Évangiles ne justifie. »<br />

Ces remarques <strong>de</strong> Rhaner furent écrites en 1978. On pourrait bien ajouter<br />

que l'ignorance <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie fondait également bon nombre <strong>de</strong> positions <strong>de</strong>s<br />

théologiens et <strong>de</strong>s moralistes jusqu'à il n'y a pas si longtemps. Pour ne rien dire <strong>de</strong><br />

l'ignorance (et les <strong>de</strong>ux ignorances ne sont pas, en soi, coupables) <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie<br />

<strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs.<br />

Bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce que j'appelle le « sottisier » établi par l'auteur et qui ne<br />

pose guère <strong>de</strong> difficultés, au bout du compte, il reste ses affirmations touchant le<br />

dogme. Comment, par exemple, peut-on être catholique et ne pas croire à l'Immaculée<br />

Conception ? Je me réponds, en tout cas, que l'on a pu être catholique et ne<br />

pas y croire, au moins jusqu'en 1854, année <strong>de</strong> proc<strong>la</strong>mation <strong>de</strong> ce dogme. Saint<br />

Bernard ne croyait pas à l'Immaculée Conception, Thomas d'Aquin non plus. La<br />

foi est-elle rétroactive ? Saint Bernard n'a pas été « décanonisé » parce qu'il ne<br />

croyait pas à l'Immaculée Conception. Du fond <strong>de</strong> l'éternité, le jour où l'Église a<br />

proc<strong>la</strong>mé ce dogme, il y a cru, si j'ose m'exprimer ainsi. En fait, dans l'éternité, <strong>la</strong><br />

foi est sans objet.<br />

Symétriquement, il peut venir un jour où l'Église, se comprenant mieux ellemême<br />

(le temps est consubstantiel au catholicisme), nuancera ou présentera autrement<br />

l'un ou l'autre <strong>de</strong> ses dogmes. Est-ce à dire que l'Église va « défaire » l'un<br />

ou l'autre <strong>de</strong> ses dogmes ? L'Église ne défait rien. Elle croît. Est-ce qu'un arbre<br />

« défait » ses racines ? Le chêne n'est pas <strong>la</strong> défaite du g<strong>la</strong>nd ; il en est l'accomplissement.<br />

Par ailleurs, je n'ai pas grand-chose à faire avec <strong>de</strong>s objections d'ordre matériel.<br />

Par exemple, l'hymen <strong>de</strong> Marie a-t-il ou n'a-t-il pas été brisé par <strong>la</strong> naissance<br />

<strong>de</strong> Jésus ? Question arriérée, à l'époque <strong>de</strong> <strong>la</strong> micro-on<strong>de</strong>. L'insistance, <strong>la</strong> fixation<br />

sur l'intégrité physique <strong>de</strong> Marie, avant et après <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> Jésus, peut s'expliquer<br />

par les mentalités <strong>de</strong>s diverses époques, <strong>la</strong> culture, les tabous <strong>de</strong>s époques<br />

en question ; par l'état <strong>de</strong>s connaissances biologiques, également. Après tout, c'est<br />

en 1827 seulement qu'on a reconnu l'existence <strong>de</strong> l'ovule, ce qui rend caduques<br />

bon nombre <strong>de</strong> considérations sur les rôles actif ou passif du mâle et <strong>de</strong> <strong>la</strong> femelle<br />

dans <strong>la</strong> génération <strong>de</strong>s vivants. Bien avant d'être un état physique et corporel, <strong>la</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 224<br />

virginité est un état <strong>de</strong> l'âme et du coeur. Une vierge violentée ne perd pas sa vir-<br />

ginité <strong>de</strong>vant Dieu. La question <strong>de</strong> l'intégrité physique <strong>de</strong> l'hymen <strong>de</strong> Marie (puis-<br />

qu'il faut être précis) est secondaire et, au fond, sans importance.<br />

Nul ne peut être <strong>la</strong>issé seul en face <strong>de</strong> l'Écriture. Ni les juifs <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> Thora,<br />

ni les musulmans <strong>de</strong>vant le Coran, ni les chrétiens <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> Bible. Aussi bien,<br />

l'Église est <strong>la</strong> dépositaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Parole. La Tradition, <strong>la</strong> liturgie, l'appareil dogma-<br />

tique sont nécessaires à <strong>la</strong> compréhension et à l'interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Parole. Si l'on<br />

supprimait l'enseignement <strong>de</strong> l'Église, en moins d'une génération, on se retrouverait<br />

<strong>de</strong>vant une poussière d'interprétations divergentes et, au bout du compte, insignifiantes.<br />

À l'heure qu'il est, <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir si Marie et Joseph eurent d'autres enfants<br />

que Jésus n'est pas tranchée par l'exégèse. Bien d'autres questions ne le sont<br />

pas, et il est déraisonnable <strong>de</strong> vouloir qu'elles le soient toutes. Ce<strong>la</strong> équivaudrait à<br />

p<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> foi au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> scientifique. La foi est une certitu<strong>de</strong> ; elle n'est<br />

pas une évi<strong>de</strong>nce. Les évi<strong>de</strong>nces, d'ailleurs, ne courent pas les rues. Personne ne<br />

possè<strong>de</strong> l'évi<strong>de</strong>nce d'être le fils <strong>de</strong> son père et <strong>de</strong> sa mère.<br />

Que les re<strong>la</strong>tions du catholicisme avec <strong>la</strong> sexualité aient été et <strong>de</strong>meurent difficiles,<br />

nul ne le conteste. Une première raison <strong>de</strong> ce fait, c'est que les re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong><br />

l'homme avec <strong>la</strong> sexualité sont difficiles. De là à prétendre que <strong>la</strong> difficulté vient<br />

<strong>de</strong> l'antihédonisme du catholicisme, il y a une marge que l'auteur franchit un peu<br />

vite. Que <strong>la</strong> morale catholique ait compliqué, dramatisé le rapport <strong>de</strong> l'homme<br />

avec sa sexualité, on l'accor<strong>de</strong>. Que <strong>la</strong> femme ait été <strong>la</strong> principale victime <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

morale catholique en <strong>la</strong> matière, on peut encore l'accor<strong>de</strong>r, mais non sans ajouter<br />

tout <strong>de</strong> suite après que <strong>la</strong> femme est également <strong>la</strong> principale victime <strong>de</strong> l'hédonisme,<br />

dès que <strong>la</strong> morale catholique n'agit plus. Religion pour religion, on ne peut<br />

nier que c'est le christianisme qui a davantage contribué à <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme.<br />

il suffit <strong>de</strong> penser à l'is<strong>la</strong>misme pour s'en convaincre.<br />

Dernière remarque sur ce livre stimu<strong>la</strong>nt, et qui dérange par moments : quelle<br />

que soit l'énormité <strong>de</strong> certaines remarques ou <strong>de</strong> certaines positions <strong>de</strong>s pères<br />

<strong>de</strong> l'Église touchant <strong>la</strong> sexualité, <strong>la</strong> femme, le mariage, on ne réduira pas Augustin<br />

ou Jérôme et combien d'autres à ces remarques. Ces hommes furent, pour l'essentiel,<br />

les pylônes qui ont porté <strong>la</strong> Révé<strong>la</strong>tion jusqu'à nous, à partir <strong>de</strong>s apôtres.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 225<br />

Que Paul ait été marié ou non, que m'importe ? On sait que Pierre l'était, et<br />

ça n'a jamais fait difficulté. Que Jésus ait été marié pose davantage <strong>de</strong> difficulté.<br />

L'auteur n'avance d'ailleurs pas grand-chose à l'appui <strong>de</strong> son hypothèse. Il reste-<br />

rait à dérouler sa logique et à supposer que Jésus aurait eu <strong>de</strong>s enfants. De quelle<br />

nature ces enfants-là auraient-ils été ? Jésus est Fils <strong>de</strong> Dieu. Ses enfants auraient-<br />

ils été <strong>de</strong> même nature ?<br />

25 mars : En fin <strong>de</strong> semaine <strong>de</strong>rnière, colloque <strong>de</strong> l'Université du Québec à<br />

Montréal sur René Lévesque. On apprend qu'il n'aimait pas les partis politiques,<br />

même pas le sien ; que <strong>la</strong> loi 101 ne l'excitait pas ; que le « Vive le Québec li-<br />

bre ! » <strong>de</strong> De Gaulle l'avait choqué.<br />

On apprend <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Mgr Marcel Lefebvre, à quatre-vingt-cinq ans, d'un<br />

cancer. Que Jésus le reçoive dans sa miséricor<strong>de</strong>. Je continue <strong>de</strong> penser qu'on<br />

n'aurait pas dû le combattre comme on l'a fait.<br />

26 mars : Critère du sacrifice : le sacrifice vrai nourrit ; l'atermoiement surit,<br />

désenchante.<br />

J'ai fini par remettre <strong>la</strong> main sur Scènes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie future, <strong>de</strong> Georges Duha-<br />

mel. Dans sa peinture contrastée <strong>de</strong> Chicago et <strong>de</strong>s coins <strong>de</strong> France qu'il a connus,<br />

où Chicago est monstrueuse, et Paris, tout humaine, il occulte bien <strong>de</strong>s horreurs<br />

parisiennes. Par ailleurs, sa <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation américaine <strong>de</strong>meure jus-<br />

te ; elle s'avère même prophétique.<br />

Je ne résiste pas ici à rappeler une bonne b<strong>la</strong>gue : celle du bibliothécaire qui<br />

avait c<strong>la</strong>ssé cet ouvrage dans le rayon <strong>de</strong>s livres religieux, à cause du titre !<br />

Vu ce matin le premier pluvier <strong>de</strong> <strong>la</strong> saison. Cet oiseau arrive tôt, dès qu'un<br />

coin <strong>de</strong> <strong>la</strong> prairie est dégagé <strong>de</strong> neige ; il part très tard, après les premières gelées.<br />

Je termine le manuscrit <strong>de</strong> Jérusalem, terra dolorosa. J'ai commencé <strong>la</strong> pré-<br />

paration du volume, à partir <strong>de</strong> mon journal, le 10 janvier.<br />

23 h.<br />

Ce soir, jeudi saint, je fais une heure d'adoration à <strong>la</strong> chapelle, <strong>de</strong> 22 h à


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 226<br />

29 mars - « Quand on a arrêté Jésus au jardin, il faisait encore nuit, puisque<br />

les gar<strong>de</strong>s vinrent avec <strong>de</strong>s <strong>la</strong>nternes, <strong>de</strong>s torches et <strong>de</strong>s armes » (Jn 18, 3). Marc<br />

précise que c'était <strong>la</strong> troisième heure quand ils le crucifièrent (15 25). Matthieu<br />

dit : « Dès <strong>la</strong> sixième heure, il y eut <strong>de</strong>s ténèbres sur toute <strong>la</strong> terre » (27, 45). Jean<br />

p<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> condamnation par Pi<strong>la</strong>te (et non le crucifiement) vers <strong>la</strong> sixième heure<br />

(19, 14).<br />

Les procès religieux et civil, <strong>la</strong> comparution <strong>de</strong>vant Pi<strong>la</strong>te, Héro<strong>de</strong>, le débat<br />

avec <strong>la</strong> foule, le portement <strong>de</strong> croix, tout ce<strong>la</strong> a bien dû prendre cinq ou six heu-<br />

res, <strong>de</strong> sorte que l'on peut penser que Jésus a été suspendu à <strong>la</strong> croix pendant un<br />

maximum <strong>de</strong> trois heures. De toute façon, le détachement <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix <strong>de</strong>vait avoir<br />

lieu avant 18 h, à cause du sabbat.<br />

Je suis en train <strong>de</strong> lire <strong>la</strong> série complète <strong>de</strong>s Lettres <strong>de</strong> saint Jérôme, dans <strong>la</strong><br />

collection Guil<strong>la</strong>ume Budé, 1955. Quelques citations :<br />

« Qui court au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s mers change <strong>de</strong> cieux, mais non d'âme. » (Saint Jé-<br />

rôme, à Damase.) Jérôme précise que le mot « esprit » est féminin, en hébreu ;<br />

neutre, en grec ; masculin, en <strong>la</strong>tin. « Ce n'est pas d'avoir été à Jérusalem, mais<br />

d'avoir bien vécu à Jérusalem, qui mérite louange. » - « Ne soupçonne pas que<br />

mon approbation soit due à mon affection. ». - « Tandis qu'on te tuait, tu as tué<br />

notre si puissant adversaire. » (Tome 3, page 9.)<br />

31 mars : Pâques. Béni soit le premier-né d'entre les morts. Quand on prie, on<br />

n'a pas à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment être exaucé, ni quand on veut l'être. Celui que l'on<br />

prie, lui-même ou par sa Mère ou par ses saints, sait comment nous exaucer, et<br />

quand. C'est toujours maintenant dans l'éternité.<br />

4 avril : Mort, à quatre-vingt-six ans, <strong>de</strong> Graham Greene.<br />

J'apprends que les gauchers vivent moins longtemps que les droitiers ! Je<br />

comprends : avec toutes les misères que leur fait une civilisation conçue pour les<br />

droitiers !


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 227<br />

Note postérieure : Dans La Presse du 20 février 1993, j'apprends que l'étu<strong>de</strong><br />

« scientifique » en question est controuvée !<br />

8 avril : Les Kur<strong>de</strong>s fuient l'Irak par centaines <strong>de</strong> milliers. La Coalition alliée<br />

ne bouge pas. Les États-Unis répètent l'erreur <strong>de</strong> 1945, quand le pouvoir politique<br />

a empêché le général Patton <strong>de</strong> s'emparer <strong>de</strong> Berlin, pour faire p<strong>la</strong>isir à l'URSS.<br />

De même, ils <strong>la</strong>issent Saddam Hussein au pouvoir et ils lui ont <strong>la</strong>issé assez <strong>de</strong><br />

force pour écraser <strong>la</strong> rébellion kur<strong>de</strong>, qu'ils avaient par ailleurs encouragée.<br />

Condom : « Rempart contre le p<strong>la</strong>isir, toile d'araignée contre le risque. » Qui<br />

a dit ce<strong>la</strong> ? Madame <strong>de</strong> Sévigné elle-même !<br />

L'épiscopat allemand reconnaissait dans Hitler « un rempart contre le bol-<br />

chevisme et <strong>la</strong> peste <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature obscène ». Citation trouvée dans Uta Ranke<br />

Heinemann.<br />

Indépendant d'esprit, cœur compatissant ; esprit soumis, cœur dur.<br />

11 avril : « Qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien à <strong>la</strong> vie est plus haut qu'elle, et c'est elle en-<br />

core qui fait <strong>de</strong>s bassesses » (Barbey d'Aurevilly).<br />

17 avril : Dans Time Magazine, photo <strong>de</strong> centaines <strong>de</strong> Kur<strong>de</strong>s, hommes,<br />

femmes, enfants, couchés sur le tapis d'une mosquée. La couleur <strong>de</strong> leurs vête-<br />

ments, leurs positions donnaient justement l'impression d'une tapisserie. Tapisse-<br />

rie <strong>de</strong> misère.<br />

« On ne jugera jamais bien <strong>de</strong>s hommes si on ne leur passe les préjugés <strong>de</strong><br />

leur temps » (Montesquieu).<br />

18 avril : Je me fracture l'humérus droit. À l'hôpital, on m'assujettit le bras<br />

contre le corps et je passe <strong>la</strong> nuit dans <strong>la</strong> salle d'urgence, assis tout habillé dans un<br />

mauvais fauteuil, sans même un calmant. Très gran<strong>de</strong> douleur au moindre mouvement.<br />

Le len<strong>de</strong>main, après un bref examen, le mé<strong>de</strong>cin orthopédiste me renvoie<br />

sans autre forme <strong>de</strong> procès, avec une ordonnance <strong>de</strong> calmants.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 228<br />

Note postérieure : La douleur consécutive à cet acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>meure vive pen-<br />

dant longtemps. Pendant plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois, je dors <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit dans mon<br />

fauteuil, l'autre moite dans mon lit, et encore, en plusieurs séances ! Sans parler<br />

<strong>de</strong>s séances <strong>de</strong> physiothérapie. je dois quand même me dép<strong>la</strong>cer : voyages à<br />

Moncton, Montréal, Chicoutimi avec un seul bras vali<strong>de</strong>.<br />

15 mai : Proverbe hébreu : un jour sans nuit ne mérite pas le nom <strong>de</strong> jour.<br />

18 mai : Visite <strong>de</strong> Bruno Bellone. Nous nous rendons à <strong>la</strong> messe <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pentecôte<br />

à l'église Saint-Cœur-<strong>de</strong>-Marie, où je sais que l'on peut encore entendre du<br />

beau grégorien. Après <strong>la</strong> messe, nous nous rendons au Château Frontenac. Nous<br />

prenons l'apéro dans le salon d'où l'on peut voir le fleuve.<br />

29 mai : Adolescere : grandir ; abolescere : vieillir. Vieillir, c'est s'abolir lentement<br />

!<br />

Dans « regar<strong>de</strong>r », il y a « admirer ». Mirar, mirare : admirer. Voir avec attention,<br />

émerveillement.<br />

« Tohu-bohu » : « tohu » signifie « stupéfaction » « bohu » signifie « vi<strong>de</strong> ».<br />

10 juin : Photo d'un Palestinien fouetté en public, à Naplouse, par d'autres Palestiniens,<br />

évi<strong>de</strong>mment, pour crime <strong>de</strong> col<strong>la</strong>boration avec Israël.<br />

12 juin : Je lis Saint Augustin, par Agostino Trapé, Fayard, 1998. je note (et<br />

pour cause !) : « Per infirmitatem corporis, olim sum senex : je suis déjà vieux à<br />

cause <strong>de</strong> mes infirmités corporelles. »<br />

19 juin : Les oeufs du nid <strong>de</strong> pluviers sont éclos aujourd'hui. Les petits sont<br />

déjà vêtus <strong>de</strong> duvet. Ils dorment ; à peine bougent-ils un peu <strong>la</strong> tête. Demain, ils<br />

courront à côté <strong>de</strong> leur père et <strong>de</strong> leur mère.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 229<br />

Augustin : « je ne croirais pas à l'Évangile si l'autorité <strong>de</strong> l'Église catholique<br />

ne m'y incitait pas. » À propos du baptême <strong>de</strong>s nouveau-nés : « Si les parents<br />

manquent <strong>de</strong> foi, l'Église prête sa foi aux enfants. » - « Je désire non pas tant diriger<br />

que servir. »<br />

25 juin : Pour <strong>la</strong> septième année consécutive, Robert Trempe (et, par <strong>la</strong> suite,<br />

Christian Nolin) et moi-même, nous célébrons <strong>la</strong> Saint-Jean (ou <strong>la</strong> Confédération)<br />

en faisant un pique-nique. Nous nous sommes donné comme règles <strong>de</strong> manger<br />

<strong>de</strong>hors et <strong>de</strong> visiter toutes les églises rencontrées sur notre route. Pour archives, je<br />

note nos randonnées jusqu'à maintenant en les désignant par le point principal <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>stination :<br />

24 juin 1985 : Trois-Rivières<br />

24 juin 1986 : Beauceville<br />

ler juillet 1987 : Victoriaville<br />

24 juin 1988 : Péribonka<br />

ler juillet 1989 : Vallée du Richelieu<br />

ler juillet 1990 : Lac Saint-Pierre<br />

24 juin 1991 : Kamouraska<br />

6 juillet : Je passe une semaine <strong>de</strong> vacances dans notre maison <strong>de</strong> repos <strong>de</strong><br />

Valcartier, avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte Na<strong>de</strong>au, Doris et Jean-Marie Lauren<strong>de</strong>au. Gérard B<strong>la</strong>is<br />

vient nous rejoindre, <strong>de</strong> même que Diane et Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y.<br />

22 juillet : Je savais que mon frère Lucien était ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, mais j'ignorais <strong>la</strong> gravité<br />

<strong>de</strong> sa ma<strong>la</strong>die. Prévenu hier par son amie, je pars pour Montréal cet aprèsmidi.<br />

Je lui rends visite en début <strong>de</strong> soirée. Il est atteint d'un cancer aux poumons,<br />

avec métastases au cerveau. Il est tout à fait luci<strong>de</strong>. Je sais qu'il ne s'en tirera pas.<br />

Il est surpris <strong>de</strong> me voir. Il ne vou<strong>la</strong>it pas que son amie prévienne aucun membre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> famille.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 230<br />

23 juillet : Visites à l'hôpital cet après-midi et en début <strong>de</strong> soirée, puis je re-<br />

tourne au motel. À 23 h 30, on me prévient que son état se détériore rapi<strong>de</strong>ment.<br />

Je saute dans un taxi et je me rends à l'hôpital. Il est déjà mort. Je passe <strong>de</strong>ux heures<br />

seul <strong>de</strong>vant sa dépouille.<br />

4 juillet : Lucien n'a <strong>la</strong>issé aucun testament. je dois donc m'improviser « exécuteur<br />

testamentaire ». Démarches à <strong>la</strong> caisse popu<strong>la</strong>ire ; chez un entrepreneur <strong>de</strong><br />

pompes funèbres ; à <strong>la</strong> paroisse ; etc. je dois <strong>de</strong> plus commencer à vi<strong>de</strong>r l'appartement<br />

qu'il occupait. Mon frère Mozart me rejoint en début <strong>de</strong> soirée.<br />

25 juillet : Avec Mozart et l'amie <strong>de</strong> Lucien, nous continuons à vi<strong>de</strong>r l'appartement,<br />

à démêler ses papiers. Nous allons également rendre visite à son fils à<br />

l'hôpital Rivière<strong>de</strong>s-Prairies. Ce fils, Michel, est autiste profond <strong>de</strong>puis sa naissance.<br />

À peine émet-il quelques sons. Visite extrêmement pénible.<br />

26 juillet : Funérailles <strong>de</strong> Lucien. Il était séparé <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong>puis dix ans ;<br />

son autre fils ne vou<strong>la</strong>it même plus lui parler au téléphone <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Nous étions six dans l'église, dont quatre étrangers à <strong>la</strong> famille. Je rentre à Québec<br />

avec Mozart en fin d'après-midi.<br />

5 août : Pour les membres <strong>de</strong> ma famille, je rédige un texte où je re<strong>la</strong>te les<br />

circonstances entourant <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Lucien. J'en extrais ici quelques passages :<br />

À <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du curé, faite le matin même, j'ai dit quelques mots après <strong>la</strong> lecture<br />

<strong>de</strong> l'évangile. Je <strong>de</strong>vais improviser et l'on peut penser que j'avais, moi aussi,<br />

quelque émotion. Voici comment je crois me souvenir que j'ai commencé les<br />

quelques mots que j'avais à dire :<br />

Nous sommes dans <strong>la</strong> paroisse Saint-Christophe. Conformément à <strong>la</strong> liturgie<br />

catholique, au moment où le cercueil s'approche <strong>de</strong> l'église, les cloches sonnent.<br />

je me souviens que ma mère nous disait que les cloches chantent Christofo Colombo,<br />

Christofo Colombo. [...] Avant <strong>de</strong> formuler toute prière <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, il est<br />

bon <strong>de</strong> commencer par rendre grâce à Dieu. C'est d'ailleurs ce que fait <strong>la</strong> liturgie


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 231<br />

catholique, sous l'inspiration <strong>de</strong> <strong>la</strong> millénaire prière juive : « Béni sois-tu, Seigneur,<br />

pour ton immense gloire et ton éternel amour » [...]<br />

Nous sommes dans une église et nous sommes dans l'Église. L'Église reçoit le<br />

corps <strong>de</strong> Lucien et elle nous dit que Lucien a été reçu dans l'amour <strong>de</strong> Notre-<br />

Seigneur. [...] je retiens <strong>de</strong> Lucien le courage qu'il a manifesté durant les <strong>de</strong>rniers<br />

jours <strong>de</strong> sa ma<strong>la</strong>die et <strong>la</strong> dignité avec <strong>la</strong>quelle il a accepté sa situation. Luci<strong>de</strong><br />

jusqu'à <strong>la</strong> fin, il ne se p<strong>la</strong>ignait pas et il ne par<strong>la</strong>it pas <strong>de</strong> lui.<br />

Compte tenu <strong>de</strong>s circonstances, il a eu <strong>de</strong>s funérailles simples et dignes.<br />

L'Église catholique s'occupe <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>, du berceau à <strong>la</strong> tombe. Il repose en<br />

paix dans <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu.<br />

Comme chant d'entrée, j'avais <strong>de</strong>mandé le cantique Il faut marcher <strong>de</strong> très<br />

longues routes, d'O<strong>de</strong>tte Vercruysse. Le même cantique avait été chanté aux funérailles<br />

<strong>de</strong> notre mère.<br />

7 août : Visite à mes sœurs, Margot et Reine, à Roberval, pour leur raconter<br />

les circonstances qui ont entouré <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Lucien.<br />

10 août : Dans Le Devoir d'aujourd'hui, recension du livre <strong>de</strong> Gérald Messadié,<br />

L'Incendiaire. Vie <strong>de</strong> Saul, l'apôtre (Laffont, 1991). Il s'agit d'un roman historique<br />

ou, plus précisément, c'est <strong>de</strong> l'histoire conjecturale. Le signataire <strong>de</strong> <strong>la</strong> recension,<br />

Christian Mistral, écrit : « Difficile d'être contre sa métho<strong>de</strong>. Après tout,<br />

ce n'est pas plus débile que les Évangiles. [...] Comment ce petit cul haineux, <strong>la</strong>id<br />

et frustré s'y est-il pris pour <strong>de</strong>venir le premier théologien ? [...] retourner fouiller<br />

l'engrais où se sont épanouies nos croyances... »<br />

Voilà ce que l'on écrit dans nos journaux, ces années-ci. Dans les pays musulmans,<br />

on serait pendu pour <strong>de</strong> moindres propos contre le Coran. C'est déjà un<br />

signe que le christianisme est passé par ici que <strong>de</strong> pouvoir écrire ces choses sans<br />

risques. Je ne souhaite aucune censure. je souhaiterais bien un peu moins d'inculture,<br />

cependant.


liens.<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 232<br />

12 août : journée sans <strong>la</strong>beur, journée sans repères, journée <strong>de</strong> prisonnier sans<br />

Lu quelque part : « Un léopard ne <strong>la</strong>ve pas ses taches. »<br />

« Il par<strong>la</strong>it c<strong>la</strong>ir, quoiqu'il fût lettré. »<br />

14 août : Terminé L'Incendiaire. Vie <strong>de</strong> Saul, l'apôtre. Il s'agit, en fait, du<br />

troisième volume d'une trilogie : L'Homme qui <strong>de</strong>vint Dieu et Les Sources. Du<br />

Renan à <strong>la</strong> sauce contemporaine. Perfi<strong>de</strong>, cependant, à cause du genre adopté :<br />

l'histoire conjecturale, où se mêlent l'appareil scientifique et l'invention romanes-<br />

que. Ainsi, on insinue, en passant, que Jésus n'est pas mort sur <strong>la</strong> croix. Il a été<br />

sauvé in extremis, pansé et délivré une quarantaine d'heures plus tard. Point. On<br />

invente ensuite une rencontre <strong>de</strong> Saul avec Jésus <strong>de</strong>venu vieux.<br />

Le Jésus et le Paul <strong>de</strong> Messadié, du Renan en moins sirupeux, en plus aci<strong>de</strong>.<br />

Le Jésus <strong>de</strong> Renan, qu'on lisait dans les couvents, avant que le livre fût mis à l'In<strong>de</strong>x,<br />

il paraissait doux, inoffensif, aimable. Le Paul <strong>de</strong> Messadié est plus perfi<strong>de</strong>.<br />

Un siècle <strong>de</strong> critique biblique est passé par là. Je pense ici à <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Joseph<br />

Malègue, dans Augustin, à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique biblique du style Loisy :<br />

« Pauvres textes désarmés et si doux, hachés par <strong>la</strong> critique mo<strong>de</strong>rne ! C'est en un<br />

second sens que l'Agneau <strong>de</strong> Dieu y mourait ! »<br />

15 août : Il y a quarante-sept ans aujourd'hui, je prenais l'habit, comme on disait<br />

à l'époque. J'abandonnais mon nom <strong>de</strong> baptême pour un nouveau nom, que<br />

j'aimais bien d'ailleurs : Pierre-Jérôme. Nous ne portons plus <strong>la</strong> soutane <strong>de</strong>puis<br />

1961, ni non plus notre nom <strong>de</strong> religion. Mon nom <strong>de</strong> religion, je le porterais encore<br />

volontiers. Quant à <strong>la</strong> soutane, c'est autre chose. C'était une entrave. Durant<br />

les dép<strong>la</strong>cements dans les transports publics, les gens hésitaient à s'asseoir à côté<br />

d'une soutane. C'était gênant pour le porteur et pour l'autre. C'était aussi une protection.<br />

Avec le recul, je pense qu'un habit, uniforme, mais fonctionnel et distinctif,<br />

aurait été une bonne solution.<br />

La communauté était en pleine expansion. On ouvrait un poste (une école)<br />

chaque année ; parfois <strong>de</strong>ux. La province mère (Iberville, fondée en 1885) venait<br />

<strong>de</strong> se diviser pour donner naissance à <strong>la</strong> province <strong>de</strong> Lévis. Nous étions dix-sept


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 233<br />

novices <strong>de</strong> Lévis. L'un <strong>de</strong> nous est mort (Marcel-Marie) en 1947, d'une tuberculo-<br />

se galopante. Nous restons <strong>de</strong>ux. Les autres ont quitté <strong>la</strong> communauté.<br />

Aujourd'hui, nous sommes vieux, sans relève, sans projets communs. Cette<br />

situation ne me dispense pas <strong>de</strong> maintenir <strong>la</strong> réponse que je donnais, il y a quaran-<br />

te-sept ans, à l'appel <strong>de</strong> Jésus. Si seulement je l'avais maintenue ! Je m'en suis<br />

éloigné.<br />

16 août : Utopie : quand les carottes danseront avec les <strong>la</strong>pins.<br />

Pageant aérien. Les plus gros avions-cargos <strong>de</strong> l'URSS et <strong>de</strong>s États-Unis vo-<br />

lent <strong>de</strong> concert au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> Québec, accompagnés par <strong>de</strong>s F-18 canadiens qui me<br />

font penser à <strong>de</strong>s étourneaux picotant une corneille. De quoi s'agit-il ? D'une démonstration<br />

<strong>de</strong> puissance à l'usage <strong>de</strong>s badauds, dont je suis.<br />

Photo <strong>de</strong> Nietzsche, vers 1869 : chapeau melon, redingote. Très petitbourgeois<br />

<strong>de</strong> l'époque. Laid, si l'on compare aux gravures représentant les Romains,<br />

les Grecs, les croisés, Sa<strong>la</strong>din, etc. Beauté en chute.<br />

Culture : « Faire apparaître que ce qui est pourrait ne pas être, telle est <strong>la</strong> définition<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> culture » (Paul Veyne).<br />

Lacan s'écrivant une lettre : « Mon cher Autre... »<br />

Des corneilles <strong>de</strong>bout dans <strong>la</strong> prairie, le bec entrouvert, afin <strong>de</strong> ne pas perdre<br />

une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> pour happer le moustique qui passerait <strong>de</strong>vant. J'en vois<br />

une qui rate <strong>de</strong> peu un papillon b<strong>la</strong>nc. Elle se reprendra bien !<br />

Snob : celui qui attend que son voisin désire quelque chose pour se mettre à<br />

le désirer, lui aussi. À noter que l'inversion du snobisme est encore du snobisme.<br />

On sait que « snob » est <strong>la</strong> contraction <strong>de</strong> sine nobilitate. On raconte que les jésuites<br />

inscrivaient ce mot dans les registres à côté du nom <strong>de</strong>s élèves qui ne venaient<br />

pas d'une famille noble.<br />

Jean-Paul II en Hongrie, se recueil<strong>la</strong>nt sur <strong>la</strong> tombe du cardinal Mindszensty,<br />

que Paul VI avait <strong>la</strong>issé tomber, vers 1972 ou 1973.<br />

Le corps instrumenté. Le soldat contemporain est le symbole du corps instrumenté,<br />

du corps tout entier au service <strong>de</strong> l'arme, et tout entier au service d'une<br />

volonté extérieure à lui.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 234<br />

« Tel qu'en lui-même... » Fatigué <strong>de</strong> ne voir jamais cité que le premier vers,<br />

je transcris <strong>la</strong> strophe complète où il prend son sens :<br />

Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change<br />

Le poète suscite avec un g<strong>la</strong>ive nu<br />

Son siècle épouvante <strong>de</strong> n'avoir pas connu<br />

Que <strong>la</strong> mort triomphait dans cette voix étrange<br />

(Mal<strong>la</strong>rmé).<br />

Les bonnets pointus (les universitaires) sont assis sur <strong>la</strong> réponse (peu importe<br />

<strong>la</strong> question).<br />

Le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> minorité, c'est l'extériorisation celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> majorité, c'est<br />

l'intériorisation. La majorité a besoin d'un conformisme profond ; <strong>la</strong> minorité<br />

cherche l'impact. Le féminisme ou l'écologisme ont une influence considérable,<br />

même si leurs « succès » électoraux sont faibles.<br />

Dieu, qui nous a créés intelligents, ne peut tout <strong>de</strong> même pas nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

d'adorer <strong>la</strong> bêtise.<br />

Freud, débarquant aux États-Unis en 1909 avec un col<strong>la</strong>borateur : « Ils ne<br />

savent pas que nous leur apportons <strong>la</strong> peste. »<br />

Frère X (soixante et onze ans) et moi, tous les <strong>de</strong>ux assis sur le perron, guettant<br />

le pageant aérien. Il me parle <strong>de</strong> son infarctus d'il y a quatre ou cinq ans. Il<br />

était comme mort. De crispation, il s'était cassé une <strong>de</strong>nt. je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « Étiezvous<br />

angoissé ? » - « Non. je me disais : il faut mourir ; c'est maintenant. » Suivirent<br />

<strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> « déprime » ; c'est lui qui le dit. Depuis, il pédale sans arrêt.<br />

Kafka : « Nous sommes à nous-mêmes notre propre prison ; les barreaux<br />

sont en nous. »<br />

Gorbatchev limogé par un coup d'État. je l'aurais cru davantage protégé par<br />

sa « surface internationale ». Le cargo géant que nous avons vu hier est parti <strong>de</strong><br />

l'URSS et il va atterrir où ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 235<br />

Boris Eltsine invite à <strong>la</strong> grève générale. Bush : les États-Unis voudraient<br />

conserver l'acquis <strong>de</strong> <strong>la</strong> perestroïka. La Bourse chute. Perte <strong>de</strong> 6 % à Tokyo. En<br />

Israël, les Palestiniens sont contents : ils sont vraiment doués pour miser sur le<br />

mauvais cheval. En l'occurrence, les putschistes <strong>de</strong> Moscou. À Cuba, on se réjouit<br />

également.<br />

En résumé (pour l'heure : 8 h 15), surprise et embarras dans les capitales européennes.<br />

Tout le processus <strong>de</strong> normalisation Est-Ouest est stoppé.<br />

Remarque aci<strong>de</strong> : à l'annonce d'une grosse nouvelle, fût-ce une catastrophe,<br />

on se sent important. On investit sa propre insignifiance <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> dimension <strong>de</strong><br />

l'événement.<br />

Généalogies comparées<br />

Staline 1924-1953 Gorbatchev 1985-1991<br />

Malenkov 1953-1955 Pie XI 1922-1939<br />

Boulganine 1955-1958 Pie XII 1939-1958<br />

Khroutchev 1958-1964 Jean XXIII 1958-1963<br />

Brejnev 1964-1982 Paul VI 1963-1978<br />

Andropov 1982-1983 Jean-Paul Ier 1978 (33 j.)<br />

Tchernenko 1983-1985 Jean-Paul II 1978<br />

20 août : URSS : manifestations contre les putschistes à Moscou et à Leningrad.<br />

L'armée donne <strong>de</strong>s signes d'hésitation. L'ai<strong>de</strong> commerciale canadienne est<br />

gelée (250 millions <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs : 1 $ par habitant <strong>de</strong> l'URSS !).<br />

La télévision nous montre Boris Eltsine haranguant une foule, <strong>de</strong>bout sur un<br />

char d'assaut. Un jeune soldat, membre <strong>de</strong> l'équipage du char en question, se voile<br />

<strong>la</strong> face pour pleurer.<br />

Le coup d'État d'hier, en URSS, me paraît une improvisation : si l'on sort <strong>la</strong><br />

force, il faut <strong>la</strong> sortir toute et <strong>de</strong> façon soudaine. Pinochet, en 1973, y est allé plus<br />

rai<strong>de</strong> et plus rapi<strong>de</strong>ment.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 236<br />

Augustin, sur l'Église : « bien que <strong>la</strong> paille et le grain soient battus ensemble,<br />

<strong>la</strong> paille n'entrera pas au grenier. Bien que dans le filet du Seigneur, les bons et les<br />

méchants poissons nagent ensemble, on ne les mettra pas tous dans les vases. Que<br />

nul homme ne se glorifie, même s'il est bon ; que personne ne rejette les dons <strong>de</strong><br />

Dieu distribués à un homme, même si cet homme est méchant. » Le Christ enseigne<br />

<strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> chaire <strong>de</strong> l'unité. [...] L'Église est colombe et mère : colombe,<br />

elle gémit ; mère, elle pleure, attend, invoque. « [...] On ne peut offenser<br />

l'épouse et prétendre à l'amitié <strong>de</strong> l'époux. [...] Le précepte d'aimer Dieu <strong>de</strong> tout<br />

son coeur, pardonner, etc., est un idéal auquel il faut aspirer, mais non un moyen<br />

<strong>de</strong> l'atteindre. Il y faut <strong>la</strong> grâce. »<br />

Quand je dis le Pater : pardonnez-moi comme je pardonne, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

grâce <strong>de</strong> pardonner ; je n'établis pas un livre comptable. Autrement, je suis fichu,<br />

car, dans l'heure, je ne pardonne pas, je ne remets pas les <strong>de</strong>ttes que l'on a<br />

contractées envers moi.<br />

« Judas verse les 33 <strong>de</strong>niers <strong>de</strong> sa trahison, mais il oublie le trésor <strong>de</strong> sa ré<strong>de</strong>mption<br />

» (Augustin).<br />

La rémission du péché par le baptême est totale, mais le renouvellement du<br />

vieil homme est progressif et ne sera complet qu'après <strong>la</strong> résurrection, qui est un<br />

effet du baptême, mais un effet à venir.<br />

Sans liberté, pas <strong>de</strong> dignité humaine ; sans <strong>la</strong> grâce, pas <strong>de</strong> salut.<br />

La crise <strong>de</strong> ces jours-ci en URSS concerne environ un milliard <strong>de</strong> personnes<br />

(URSS, États-Unis, Europe, ProcheOrient), soit plus ou moins 20 pour cent <strong>de</strong><br />

l'humanité. Cette crise est une crise <strong>de</strong> B<strong>la</strong>ncs. Et encore, pas <strong>de</strong> tous les B<strong>la</strong>ncs.<br />

L'Amérique du Sud, par exemple, n'est pas dans le coup.<br />

Je crois <strong>de</strong> plus en plus que Gorbatchev va reprendre le pouvoir. L'armée ne<br />

suit pas les putschistes. Or, il n'y a pas, il n'y a jamais eu <strong>de</strong> révolutions sans l'appui<br />

<strong>de</strong> l'armée. Ce<strong>la</strong> se vérifie <strong>de</strong> César à Napoléon, <strong>de</strong> Lénine à Pinochet. Le fait<br />

que <strong>la</strong> Russie (je dis bien : <strong>la</strong> Russie) soit contre les putschistes dit tout. Et il ne<br />

faut pas penser que l'Ukraine souhaite un retour au stalinisme.<br />

Québec : il faut un référendum le plus tôt possible. La question doit être c<strong>la</strong>ire<br />

et disjonctive : voulez-vous l'indépendance du Québec, oui ou non ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 237<br />

Je souhaite un oui majoritaire : une proportion <strong>de</strong> 51 pour cent serait <strong>la</strong>rge-<br />

ment majoritaire, compte tenu du fait que le oui part avec un manque à gagner<br />

« statutaire » <strong>de</strong> 20 pour cent à 25 pour cent (les anglophones du Québec et <strong>la</strong><br />

majorité <strong>de</strong>s néo-Québécois). C'est après ce oui que les négociations pourraient<br />

s'engager pour <strong>de</strong> vrai. Autrement, le Canada <strong>de</strong>meurera englué, comme une<br />

mouche sur un col<strong>la</strong>nt à mouches : tu dégages une patte et tu t'en colles <strong>de</strong>ux.<br />

Bruno me rappelle un adage <strong>la</strong>tin : parvum quantitate, magnum virtute : petit<br />

en quantité, grand en vertu. Il me dit aussi que le discours <strong>de</strong> <strong>la</strong> publicité est essentiellement<br />

affirmatif. Il n'y a plus personne pour nier quand tout le mon<strong>de</strong> affirme.<br />

Chevarnadze (ministre démissionnaire <strong>de</strong>s Affaires étrangères <strong>de</strong> l'URSS)<br />

<strong>la</strong>isse entendre que Gorbatchev pourrait être l'instigateur du putsch. Cette idée<br />

m'avait traversé l'esprit. Une telle manoeuvre n'est pas inédite dans l'histoire. En<br />

mai 68, <strong>de</strong> Gaulle n'a-t-il pas « disparu » pendant <strong>de</strong>ux jours ? Gorbatchev aurait<br />

pu susciter (ou <strong>la</strong>isser se préparer) un putsch voué à l'échec, pour ensuite revenir<br />

en force, ayant mis l'Occi<strong>de</strong>nt tout entier dans sa poche, États-Unis en tête.<br />

22 août : Dénouement <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise en URSS. Le drapeau <strong>de</strong> <strong>la</strong> Russie prérévolutionnaire<br />

flotte sur le Parlement russe. Victoire du peuple et <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> démocratie.<br />

Presse chinoise : mutisme sur tout cet événement.<br />

À propos <strong>de</strong> Boris Eltsine, conclusion d'un article <strong>de</strong> The New Republic du<br />

10 septembre 1990 : « He may be no more than a transitional figure in the Soviet<br />

Union. Only a figure of impeccable moral authority can lead the country to its<br />

spiritual recovery after so many <strong>de</strong>ca<strong>de</strong>s of lies and crimes » (V<strong>la</strong>dimir Bukovsky).<br />

Au <strong>de</strong>meurant, tous les Grands <strong>de</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt le considèrent aujourd'hui<br />

comme le numéro 1 <strong>de</strong> l'ex-URSS.<br />

Passé <strong>de</strong>ux heures et <strong>de</strong>mie, hier, avec Francine B<strong>la</strong>is, recherchiste pour<br />

l'émission Scully rencontre. Dialogue intelligent et intense. Mais ce<strong>la</strong> me paraît<br />

aujourd'hui irréel et je ne sais trop pourquoi.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 238<br />

« Prisons are there to conceal the fact that it is the social in its entirety, in<br />

its banal omnipresence, which is carceral. » (Jean Baudril<strong>la</strong>rd, cité dans une re-<br />

vue américaine.)<br />

23 août : « Les gran<strong>de</strong>s récompenses dans une monarchie ou dans une répu-<br />

blique sont un signe <strong>de</strong> leur déca<strong>de</strong>nce parce qu'elles prouvent que leurs principes<br />

sont corrompus » (Montesquieu). On peut appliquer cette remarque aux sa<strong>la</strong>ires<br />

énormes que s'attribuent les prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s entreprises et même, au Québec,<br />

les hauts fonctionnaires. La gloire <strong>de</strong> servir le bien commun et <strong>de</strong> gouverner<br />

<strong>la</strong> cité ne suffit plus.<br />

Ce qui est créé par l'image sera détruit par l'image. La démesure <strong>de</strong> Boris<br />

Eltsine, ces jours-ci, risque <strong>de</strong> se retourner contre lui. Il n'assume pas en seigneur<br />

son récent triomphe.<br />

Ro<strong>la</strong>nd Barthes posa comme condition d'une préface à un livre <strong>de</strong> Hervé<br />

Guibert que ce <strong>de</strong>rnier consentit à coucher avec lui. J'ai bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine à admirer<br />

<strong>la</strong> pensée d'un homme dont j'apprends <strong>de</strong> telles turpitu<strong>de</strong>s.<br />

27 août : Je lis cette banalité : « en Russie, tous ne sont pas heureux... » Ce<strong>la</strong><br />

veut dire : personne n'est heureux. il fal<strong>la</strong>it écrire : « Les Russes ne sont pas tous<br />

heureux. »<br />

Il a fallu cinq ans à <strong>la</strong> révolution bolchevique pour s'imp<strong>la</strong>nter ; son imp<strong>la</strong>ntation<br />

a duré soixante-dix ans ; cinq jours ont suffi pour mettre l'empire en pièces.<br />

30 août : « Le ghetto rose » : les femmes au travail...<br />

On ne reçoit Jésus que dans <strong>la</strong> foi. Marie, Joseph, les apôtres ont accueilli Jésus<br />

dans <strong>la</strong> foi et non pas au terme d'une démarche scientifique ou historique.<br />

1er septembre : Si l'on me <strong>de</strong>mandait quelle est <strong>la</strong> principale caractéristique<br />

d'une civilisation, c'est-à-dire un certain état d'organisation sociale, je répondrais :<br />

<strong>la</strong> poste. Or, <strong>de</strong>puis une vingtaine d'années, au Québec, <strong>la</strong> poste n'est plus fiable.<br />

D'où <strong>la</strong> prolifération <strong>de</strong>s services privés et très coûteux. Même <strong>la</strong> poste officielle


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 239<br />

offre <strong>de</strong>s « services rapi<strong>de</strong>s » et très coûteux, parallèlement à ceux qu'elle <strong>de</strong>vrait<br />

normalement assurer.<br />

Avortement : nombre record, au Canada, en 1989 : 79 315.<br />

Il y a un an aujourd'hui, je partais pour Paris, à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Jérusalem.<br />

C'est bien tout ce que j'aurai fait <strong>de</strong> sérieux cette année : le séjour à Jérusalem et<br />

le livre qui en a résulté.<br />

2 septembre : On ne sort pas in<strong>de</strong>mne d'une conversation. On en sort plus ri-<br />

che ou plus pauvre ; fier ou honteux ; constructeur ou <strong>de</strong>structeur.<br />

Il y a peu, les hommes vivaient dans l'ignorance <strong>de</strong>s événements qui se pas-<br />

saient en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> leur milieu immédiat. Avec les mass media, <strong>la</strong> désinformation<br />

est <strong>de</strong>venue une règle <strong>de</strong> gouvernement. Si l'on ajoute le fait que les sociétés sont<br />

<strong>de</strong>venues extrêmement complexes, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les contemporains ne<br />

sont pas plus ignorants que leurs <strong>de</strong>vanciers.<br />

Je lis un article sur le poète Edmond Jabès, que je ne connaissais pas. Je note<br />

les citations suivantes :<br />

« Il restera toujours plus <strong>de</strong> b<strong>la</strong>nc que <strong>de</strong> noir sur une page. »<br />

« Le désespoir couve l'espoir comme, dans le creux d'une montagne, une aigle<br />

blessée par <strong>la</strong> balle d'un chasseur, ses oeufs rougis <strong>de</strong> sang. » - « Le livre renferme<br />

un visage auquel nous donnons ses ri<strong>de</strong>s en écrivant. »<br />

« Écriture irriguée par les racines du silence, portée par une éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

question. » - « Écrire, c'est créer du temps. » - « Ôtez le "L" à voile et vous lirez :<br />

voie/une aile dévoi<strong>la</strong>it le jour. » - « L'un = nul. » - « Le juif : celui qui se définit<br />

par une différence <strong>de</strong> lui-même à lui-même. » - « Passé et avenir sont faces obscures<br />

du même dé. » - « Le sage est celui qui a gravi tous les <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance<br />

et découvert que <strong>la</strong> fraternité a un regard et l'hospitalité, une main. »<br />

Cet homme, hier, sur le bord du fleuve, qui lisait et qui, une heure plus tard,<br />

toujours à <strong>la</strong> même p<strong>la</strong>ce, regardait au loin, sans nous voir, qui passions <strong>de</strong>vant<br />

lui.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 240<br />

Le mon<strong>de</strong> est câblé. Gorbatchev, pendant le putsch d'août <strong>de</strong>rnier, enregis-<br />

trait une vidéocassette dans sa datcha. Il entend Voice of America. Il apprend <strong>de</strong>s<br />

nouvelles le concernant via l'Amérique.<br />

« La chair est faible et le fort est cher » (Plume Latraverse). Faut-il préciser,<br />

ici, que « fort », en québécois, signifie « boisson à haute teneur en alcool » ?<br />

5 septembre : Je récite le Credo : « Je crois en Dieu... » je reste interdit. Est-<br />

ce que je crois en Dieu ? Qu'est-ce que croire en Dieu vraiment ? Je me rassure en<br />

me disant que le Credo est une prière. Disant que je crois, je prie pour que ma foi<br />

soit vraie.<br />

6 septembre : La fin <strong>de</strong> l'URSS. Le congrès <strong>de</strong>s députés du peuple, instance<br />

suprême, s'est sabordé hier.<br />

justice.<br />

7 septembre : L'accès à <strong>la</strong> justice pour tous ne signifie pas l'accès <strong>de</strong> tous à <strong>la</strong><br />

11 septembre : Démocratie d'assiette au beurre : les clubs <strong>de</strong> motoneige (qua-<br />

tre-vingts membres) font pression sur le gouvernement pour qu'il revienne sur sa<br />

décision d'éliminer ses subventions (600 000 $ par an).<br />

Chaque époque considère son discours comme al<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> soi.<br />

Sapere au<strong>de</strong> : ose savoir ce que tu sais.<br />

« Je crèverai <strong>de</strong> honte : <strong>la</strong> honte d'avoir eu <strong>la</strong> lâcheté d'être honteux » (Antonin<br />

Artaud).<br />

« L'enfer, c'est l'idée que les autres se font <strong>de</strong> votre bonheur » (Jules Renard).<br />

Le droit ne peut pas obliger à faire ; il empêche seulement <strong>de</strong> faire : il empêche<br />

<strong>de</strong> voler, <strong>de</strong> tuer ; il n'oblige pas à produire, à engendrer, etc.<br />

Di<strong>de</strong>rot sur le comédien : « L'acteur est <strong>la</strong>s et vous êtes tristes. » - « Il s'est<br />

démené sans rien sentir ; vous avez senti sans vous démener. »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 241<br />

« L'ulcère d'estomac : <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong>s hommes qui sont mal dans leur peau,<br />

pour avoir enfilé une peau qui n'était pas <strong>la</strong> leur . » (Michel Tournier).<br />

Enregistrement d'une émission pour Radio-Canada (Second Regard).<br />

Chercher du travail, c'est un travail à temps complet.<br />

13 septembre : Enregistrement, hier, à Montréal, <strong>de</strong> l'émission Scully ren-<br />

contre. Ma performance est médiocre.<br />

14 septembre : C'est Stendhal, je crois, qui disait que « le roman est un miroir<br />

promené le long d'un chemin ». Et qu'est-ce qu'un journal, alors ? Un miroir pro-<br />

mené le long <strong>de</strong> soi.<br />

« J'étais là, comme d'habitu<strong>de</strong>, à charogner <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine et du monstrueux<br />

pour le régurgiter en mots. » (Lucien Bodard, à propos <strong>de</strong> son métier <strong>de</strong> journalis-<br />

te.)<br />

Anagramme <strong>de</strong> « désir » : « ri<strong>de</strong>s ».<br />

« Deux sortes d'arbres : les hêtres et les non-hêtres. »<br />

« - Je n'aime pas qu'on fasse parler les animaux, dit un diamant qui se limait<br />

les ongles » (Queneau).<br />

Sur le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Monther<strong>la</strong>nt (à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> cécité qui le menaçait), cette<br />

remarque d'un cher collègue : « Voici venue pour lui cette nuit dont s'était enve-<br />

loppée sa haine <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. »<br />

Sur le suici<strong>de</strong> :<br />

Un temps viendra, qui approche trop vite peut-être,<br />

Où les gens auront tout à portée <strong>de</strong> <strong>la</strong> main,<br />

Où les gens auront tout, sauront tout à l'essai<br />

Et, regrettant les vieux mirages,<br />

Qui vous dit que vivre ne les <strong>la</strong>ssera point ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 242<br />

(Frédéric Mistral, cité par Domenach, dans Ce que je crois,<br />

Grasset, 1978.)<br />

16 septembre : Il se produit plus <strong>de</strong> littérature dans les pays pauvres d'Amé-<br />

rique <strong>la</strong>tine qu'il ne s'en produit dans le Québec riche.<br />

Jacques Faucher, un ami, curé à Ottawa, m'envoie le texte <strong>de</strong>s « excuses »<br />

<strong>de</strong>s ob<strong>la</strong>ts aux autochtones. jusqu'où ira-t-on dans cette voie ? dans cette relecture<br />

<strong>de</strong> l'histoire ? Faudra-t-il que les frères et les sœurs s'excusent, eux aussi ? Je<br />

pourrais, en transposant le texte <strong>de</strong>s ob<strong>la</strong>ts, exiger <strong>de</strong>s excuses <strong>de</strong> ma communau-<br />

té, <strong>de</strong> ma famille. Si les ob<strong>la</strong>ts ont erré autant qu'ils le disent, ils <strong>de</strong>vraient fermer<br />

boutique. Et qu'est-ce qui les assure <strong>de</strong> ne pas errer dans leur démarche actuelle ?<br />

Marc Thibault, prési<strong>de</strong>nt sortant du Conseil <strong>de</strong> presse, me propose <strong>de</strong> présenter<br />

ma candidature. Après quelques jours <strong>de</strong> réflexion, je finis par refuser.<br />

17 septembre : Deman<strong>de</strong> du Secrétariat aux affaires autochtones du gouvernement<br />

du Québec <strong>de</strong> participer à trois colloques qu'il entend organiser bientôt en<br />

vue <strong>de</strong> préparer une politique globale à leur endroit. Les colloques se tiendront cet<br />

automne à Sept-Îles, Val-d'Or et Montréal. Ils réuniraient chacun une soixantaine<br />

<strong>de</strong> personnes (<strong>de</strong>s visages-pâles et <strong>de</strong>s autochtones).<br />

20 septembre : Vouloir pouvoir espérer. Voilà une phrase parfaite : trois infinitifs.<br />

C'est tout le Credo, moins l'amen final.<br />

Quand je lis un article traitant <strong>de</strong> politique dans une revue, je vais voir <strong>la</strong> date<br />

<strong>de</strong> publication. Si elle est antérieure à 1989, il y a <strong>de</strong> bonnes chances pour que<br />

les propos soient caducs. Ainsi, sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> Georges Dumézil en avril 1988 :<br />

« Actuellement, seules comptent vraiment l'URSS et l'Amérique ». Il avait alors<br />

quatre-vingt-huit ans.<br />

On lit et on dit « tracel » (« viaduc »). Le mot vient <strong>de</strong> l'ang<strong>la</strong>is trestle. Je<br />

trouve tout à fait légitime <strong>la</strong> francisation « tracel ».<br />

Se hausser pour ne pas se fausser.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 243<br />

23 septembre : L'histoire va plus vite que <strong>la</strong> mémoire. En 1989, Time Maga-<br />

zine nommait Gorbatchev « l'homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> décennie ». Cette semaine, un lecteur<br />

propose Eltsine à titre <strong>de</strong> « l'homme du siècle ».<br />

« Les sciences <strong>de</strong> l'éducation : savoir scientifique (et non pas : science). Pro-<br />

cessus <strong>de</strong> pensée et d'analyse qui intègre en fonction d'un but, <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong><br />

connaissance produits par d'autres sciences, d'autres savoirs. » (Lucien Morin,<br />

Philosophie <strong>de</strong> l'éducation I, Université Laval, 1990.)<br />

La dignité s'oppose au ressentiment, à <strong>la</strong> mauvaise conscience, comme ma-<br />

nière <strong>de</strong> saisir ce qui nous arrive. Le ressentiment, c'est vouloir attribuer l'injustice<br />

<strong>de</strong> ce qui nous arrive à quelqu'un, à l'instance qui soutiendrait nos principes.<br />

Dans les années 30, Stefan Zweig était l'auteur le plus traduit du mon<strong>de</strong>. Il<br />

est bien oublié, aujourd'hui, ce qui ne prouve aucunement que ce soit à juste titre.<br />

Note postérieure : On minforme que Zweig refait surface. On est en train <strong>de</strong><br />

préparer <strong>la</strong> publication <strong>de</strong> ses œuvres complètes.<br />

Yougos<strong>la</strong>vie : l'Europe <strong>de</strong>s Douze est impuissante. Absence <strong>de</strong> volonté poli-<br />

tique. Le pardon est aussi difficile aux peuples qu'aux individus.<br />

Fait divers : on parle <strong>de</strong> tuer un ours dans un zoo parce qu'il a dévoré un en-<br />

fant qui est venu se baigner dans <strong>la</strong> piscine <strong>de</strong> l'ours. Aucune raison <strong>de</strong> tuer<br />

l'ours : il n'a fait que son métier d'ours. C'est les parents qu'il faudrait punir d'avoir<br />

<strong>la</strong>issé l'enfant « lousse ».<br />

« Le temps avait fait son oeuvre <strong>de</strong> cruel dégrisement. »<br />

Romain Rol<strong>la</strong>nd, durant toute <strong>la</strong> décennie 30, soutient l'URSS, qu'il considère<br />

comme une force importante dans <strong>la</strong> lutte contre le fascisme et comme une<br />

« forme <strong>de</strong> réalisme pratique d'un avenir meilleur ». C'est le moment <strong>de</strong> répéter le<br />

mot <strong>de</strong> Jean Rostand : « L'homme n'aura entendu que bien peu <strong>de</strong> voix saines. »<br />

Je commence à prendre quelques notes pour l'article que <strong>la</strong> Revue Notre-<br />

Dame me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pour janvier prochain sur <strong>la</strong> crise <strong>de</strong>s valeurs au Québec.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 244<br />

26 septembre : Dîner avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Picard, Jean Rochon et Catherine Gau-<br />

thier, du Secrétariat aux affaires autochtones.<br />

Il est question <strong>de</strong> ma participation, à titre d'analyste, aux trois colloques que le<br />

Secrétariat est en train d'organiser. Les colloques en question réuniraient <strong>de</strong>s au-<br />

tochtones et <strong>de</strong>s allochtones (comme on dit curieusement) en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> prépara-<br />

tion d'une politique globale du gouvernement du Québec. Je déc<strong>la</strong>re mon intérêt à<br />

participer à cette expérience.<br />

On vient <strong>de</strong> mettre en vente une crème « anti-âge » (antiri<strong>de</strong>s). Elle coûte<br />

450 $ pour quelques grammes. Les riches continuent à prendre leur bain dans du<br />

<strong>la</strong>it d'ânesse, comme les patriciennes <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce romaine.<br />

K<strong>la</strong>us Barbie vient <strong>de</strong> mourir, d'un cancer du sang, à soixante-dix-huit ans.<br />

Durant l'Occupation, on l'avait surnommé « le Boucher <strong>de</strong> Lyon ». Après <strong>la</strong> défaite<br />

<strong>de</strong> l'Allemagne, il s'était réfugié en Colombie. Extradé, il avait subi un semb<strong>la</strong>nt<br />

<strong>de</strong> procès en France. Je dis : un semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> procès, car je ne crois pas à <strong>la</strong><br />

justice humaine différée aussi longtemps, surtout si elle est exercée par le vainqueur.<br />

Retrouvé et bien reconnu pour ce qu'il avait été, il était déjà suffisamment<br />

puni. Les crimes qu'il avait commis échappent <strong>de</strong> toute façon à une punition légale.<br />

Aucune occasion n'est profitable quand on ne tend vers rien.<br />

27 septembre : « Ce dont nous manquons, c'est <strong>de</strong> résistance au présent »<br />

(Deleuze).<br />

« La moindre conversation est un exercice hautement schizophrénique, qui<br />

se passe entre individus ayant un fond commun, et un grand goût <strong>de</strong>s ellipses et<br />

<strong>de</strong>s raccourcis. La conversation est du repos coupé <strong>de</strong> longs silences ; elle peut<br />

donner <strong>de</strong>s idées. Mais <strong>la</strong> discussion ne fait aucunement partie du travail philosophique<br />

» (Deleuze).<br />

29 septembre : Lectures du jour, à <strong>la</strong> messe : épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> Moïse et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

prophètes qui n'étaient pas membres du Club officiel (Nomb 11, 26). On les dénonce<br />

auprès <strong>de</strong> Moïse. Ce <strong>de</strong>rnier répond : « Seriez-vous jaloux pour moi ? Puisse<br />

tout le peuple <strong>de</strong> Yahvé n'être que <strong>de</strong>s prophètes ! »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 245<br />

Dans l'évangile, épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> celui qui guérissait au nom <strong>de</strong> jésus, sans être du<br />

nombre <strong>de</strong>s disciples. C'est Jean qui le dénonce. Jésus réplique : « Qui n'est pas<br />

contre moi est pour moi » (Lc 9, 50).<br />

Bon nombre <strong>de</strong> prescriptions évangéliques sont assumées par <strong>la</strong> société, sans<br />

porter le <strong>la</strong>bel évangélique. Par exemple, le respect <strong>de</strong>s faibles, du moins en ceci<br />

que le pouvoir doit au moins faire semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> les respecter. Autrement dit, nul<br />

pouvoir ne peut afficher son mépris <strong>de</strong>s faibles.<br />

Enquête sur les croyances religieuses <strong>de</strong>s Québécois : huit cents sectes ; quatre<br />

mille cinq cents énoncés <strong>de</strong> croyance (je crois au cosmos, je crois en moi, en<br />

Dieu, au <strong>de</strong>stin, etc.). Plus rien ne veut plus rien dire.<br />

Quatre cent mille Moscovites, <strong>de</strong>s jeunes surtout, ont assisté à un spectacle<br />

<strong>de</strong> musique gratuit donné par divers groupes : Metallica, B<strong>la</strong>ck Crowes, AC-DC<br />

et autres. je ne connais aucun <strong>de</strong> ces groupes. Ce que j'apprends, c'est que cette<br />

musique rejoint autant les jeunes Moscovites que nos jeunes. Il doit donc y avoir<br />

une explication commune. Dans les <strong>de</strong>ux cas, il s'agit d'un exutoire contre une<br />

oppression, même si l'oppression n'est pas <strong>de</strong> même nature.<br />

1 er octobre : Le père Jean-Bertrand Aristi<strong>de</strong> est limogé par un coup d'État. Le<br />

31 janvier <strong>de</strong>rnier, j'écrivais dans Jérusalem : « Dans trois mois, le père Aristi<strong>de</strong><br />

ne sera peut-être plus ni prêtre, ni Prési<strong>de</strong>nt ». Aristi<strong>de</strong> ou pas, il faudrait mettre<br />

ce pays sous tutelle internationale.<br />

4 octobre : « C'est Toi qui, quand on est bas, remets <strong>de</strong>bout, et nul ne tombe<br />

dont <strong>la</strong> hauteur est en Toi » (Augustin).<br />

Le hasard, en biologie, est l'analogue <strong>de</strong> l'absur<strong>de</strong>, en philosophie.<br />

10 octobre : Conférence au déjeuner <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière, à Lévis. Notre-Seigneur a<br />

choisi <strong>de</strong> mourir avant d'être vieux, sourd, poussif, que sais-je. Et l'Écriture dit <strong>de</strong><br />

Moïse, qui est mort à cent vingt ans, qu'il était encore vert comme un jeune homme<br />

: « Son oeil ne s'était pas affaibli et sa ver<strong>de</strong>ur n'avait pas disparu » (Deut 34,<br />

7).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 246<br />

13 octobre : Sans ordre, <strong>la</strong> vie en société et même en groupe restreint est<br />

lour<strong>de</strong>. Le loisir lui-même <strong>de</strong>vient un far<strong>de</strong>au. Dans <strong>la</strong> vie individuelle, les habi-<br />

tu<strong>de</strong>s tiennent lieu d'ordre.<br />

14 octobre : Ga<strong>la</strong> <strong>de</strong> l'ADISQ, hier soir. Je regar<strong>de</strong> le spectacle un bon mo-<br />

ment, mais je ne m'y reconnais pas. Cette musique, ces chansons ne sont pas ma<br />

musique, mes chansons. D'un autre côté, on ne pouvait pas en rester à La Bonne<br />

Chanson <strong>de</strong> l'abbé Gadbois. L'abbé Gadbois, d'ailleurs, nous présentait le folklore<br />

français à 90 % : Botrel et compagnie. Ce n'était pas nous. La gran<strong>de</strong> époque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chanson québécoise, ç'aura été Leclerc, Vigneault, Leyrac, Léveillée, Fer<strong>la</strong>nd.<br />

Droit et obligation. Le droit est une re<strong>la</strong>tion. Si j'ai un droit, il faut qu'il y ait<br />

quelqu'un (personne ou société) qui me le reconnaisse et à qui je puisse le réc<strong>la</strong>mer.<br />

Seul, je n'ai plus <strong>de</strong> droit. Mais seul, j'ai encore <strong>de</strong>s obligations.<br />

Le spectacle et l'assaut constant <strong>de</strong> <strong>la</strong> bêtise consolent <strong>de</strong> vieillir. On se dit<br />

que « ça achève », pour soi, en tout cas.<br />

15 octobre : De <strong>la</strong> virgule. Je lis dans Hervé Bazin : « [...] au len<strong>de</strong>main du<br />

vol <strong>de</strong> Gagarine Mauriac a même déc<strong>la</strong>ré que ceci ne représentait rien d'essentiel...<br />

» Il faut une virgule après Gagarine. Autrement, Gagarine <strong>de</strong>vient le prénom<br />

<strong>de</strong> Mauriac. De plus, il fal<strong>la</strong>it écrire « ce<strong>la</strong> » et non « ceci ».<br />

« Les livres sont à l'esprit ce que le charbon est à l'industrie : une réserve<br />

fossile du génie <strong>de</strong> tous les temps » (Bazin).<br />

17 octobre : Jésus traqué (Lc 11, 53-54). Les scribes et les pharisiens se mirent<br />

à en avoir assez et à le faire parler sur une foule <strong>de</strong> choses, guettant pour surprendre<br />

quelque parole <strong>de</strong> sa bouche. En <strong>la</strong>tin : legisperiti : les « experts <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

loi » ; graviter insistere : « insister », « questionner lour<strong>de</strong>ment » ; os eius opprimere<br />

: « accabler sa bouche », l'étouffer <strong>de</strong> questions, ne pas lui <strong>la</strong>isser le temps<br />

<strong>de</strong> respirer, afin <strong>de</strong> le prendre au piège ; insidiantes ei : « lui dressant <strong>de</strong>s embûches<br />

». Jésus traqué, ai<strong>de</strong>-moi à supporter infiniment moins.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 247<br />

25 octobre : Une romancière britannique, Barbara Cart<strong>la</strong>nd, quatre-vingt-dix<br />

ans, a publié cinq cent cinquante romans, et continue d'en produire un par... se-<br />

maine.<br />

Staline a fait massacrer <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> moines bouddhistes durant les années<br />

30-40. On vient <strong>de</strong> découvrir un charnier qui contient plus <strong>de</strong> trois mille cadavres.<br />

On estime à dix-sept mille le nombre total <strong>de</strong>s victimes durant cette pério<strong>de</strong>.<br />

Les jeunes. « Quand je vois <strong>de</strong>s jeunes tels que ceux <strong>de</strong> nos jours, je dis que<br />

le ciel veut perdre le mon<strong>de</strong> » (Joubert). Il a été mieux inspiré quand il écrivait :<br />

« Les mots sont comme les verres qui obscurcissent tout ce qu'ils n'ai<strong>de</strong>nt pas à<br />

mieux voir. »<br />

30 octobre : Colloque du Secrétariat aux affaires autochtones, à Sept-Îles. Je<br />

me lève à 4 h pour préparer <strong>la</strong> synthèse <strong>de</strong>s discussions en ateliers qui ont eu lieu<br />

hier. Il y a une <strong>de</strong>rnière séance ce matin, et tout <strong>de</strong> suite après, je dois présenter<br />

une synthèse en séance plénière.<br />

13 novembre : Colloque du Secrétariat aux affaires autochtones, à Val-d'Or.<br />

Même rôle et même structure <strong>de</strong> travail qu'au colloque à Sept-Îles.<br />

Mort du cardinal Léger. Aux nouvelles <strong>de</strong> ce matin, on commence le bulletin<br />

par le rappel <strong>de</strong> sa phrase <strong>de</strong> janvier 1953 : « Montréal ô ma ville, tu t'es faite belle<br />

pour recevoir ton pasteur et ton Prince... » À cette occasion, La Presse me <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

un article qui doit paraître le 22 novembre. J'intitule l'article « Le Capitaine<br />

et le mousse ». Je re<strong>la</strong>te notre rencontre à l'occasion <strong>de</strong> l'affaire <strong>de</strong>s Insolences<br />

et je fais état <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions épisto<strong>la</strong>ires que nous avons entretenues par <strong>la</strong> suite.<br />

25 novembre : L'aumônier <strong>de</strong> <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce me raconte <strong>la</strong> récente visite d'un<br />

évêque dans un foyer <strong>de</strong> vieil<strong>la</strong>rds. L'évêque s'est présenté habillé comme un débar<strong>de</strong>ur<br />

: col ouvert, gros chandail. Mépris <strong>de</strong>s vieux fidèles, qui ont toujours eu<br />

une tout autre idée d'un évêque et qui en voyaient un <strong>de</strong> près pour <strong>la</strong> première fois<br />

<strong>de</strong> leur vie, peut-être. Je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>la</strong> crosse et <strong>la</strong> mitre ; seulement un peu


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 248<br />

<strong>de</strong> respect. Le populisme et l'amour du pauvre, c'est <strong>de</strong>ux choses. On ne sache pas<br />

que Jésus était débraillé dans ses paroles ou dans son habillement. Ce n'est quand<br />

même pas pour rien que les quatre soldats ont préféré tirer sa tunique au sort, plutôt<br />

que <strong>de</strong> <strong>la</strong> fendre en quatre. Elle <strong>de</strong>vait valoir quelque chose.<br />

27 novembre : Troisième colloque du Secrétariat aux affaires autochtones, à<br />

Montréal. Même scénario <strong>de</strong> travail qu'à Sept-Îles et Val-d'Or, sauf que les invités<br />

autochtones ne sont pas les mêmes. À Sept-Îles, c'étaient <strong>de</strong>s Montagnais et <strong>de</strong>s<br />

Attikameks ; à Val-d'Or, <strong>de</strong>s Algonquins ; à Montréal, <strong>de</strong>s Mohawks. Je n'ai rien<br />

noté, dans mon journal, au sujet <strong>de</strong> ces colloques, du fait que j'ai dû écrire un long<br />

texte sur chacun d'eux, <strong>de</strong>stiné au Secrétariat.<br />

Note postérieure : Le texte en question a été publie par le Secrétariat aux affaires<br />

autochtones, en mai 1993, sous le titre Comment peut-on être autochtone ?<br />

« Les saints doivent être réputés coupables jusqu'à preuve du contraire »<br />

(George Orwell). Les saints authentiques pensent exactement ce<strong>la</strong>.<br />

4 décembre : Je remplis le formu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ma pension <strong>de</strong> vieillesse<br />

!<br />

La ville <strong>de</strong> Pierrefonds vient <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ne plus payer le café <strong>de</strong> <strong>la</strong> pause<br />

café <strong>de</strong> ses employés. Il lui en coûtait 30 000 $ par année, pour trois cents cols<br />

b<strong>la</strong>ncs. Le syndicat s'en remet à <strong>la</strong> Cour d'appel. (The Gazette, 91-11-24.)<br />

La télévision et le grand tourisme sont les <strong>de</strong>ux mamelles <strong>de</strong> l'existence néobourgeoise.<br />

La télévision, c'est du grand tourisme sur p<strong>la</strong>ce ; le grand tourisme,<br />

une télévision en mouvement. Sightseeing : consommation ocu<strong>la</strong>ire.<br />

5 décembre : « La vraie gran<strong>de</strong>ur, c'est d’être grand pour l'œil <strong>de</strong>s humbles.<br />

Le chef-d'œuvre <strong>de</strong> Spinoza fut d'avoir été estimé par son logeur » (Renan).<br />

Virgile, interrogé sur les choses qui ne causent jamais ni dégoût ni satiété,<br />

répondit « qu'on ne se <strong>la</strong>ssait jamais <strong>de</strong> comprendre » (cité par Littré). Du reste,<br />

on peut dire que l'on <strong>de</strong>vient <strong>la</strong>s avant d'être rassasié : <strong>la</strong>ssatus sed non satiatus.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 249<br />

Fait divers. Un homme <strong>de</strong> soixante ans passés ouvre sa porte à un jeune<br />

homme qui se déc<strong>la</strong>re en panne d'auto et veut téléphoner. L'instant d'après, le<br />

complice <strong>de</strong> celui-ci tue froi<strong>de</strong>ment le vieil<strong>la</strong>rd avec un fusil <strong>de</strong> calibre 12.<br />

« Just as s<strong>la</strong>very imprisons masters as well as s<strong>la</strong>ves, beggary beggars us. »<br />

(Harper's, décembre 1991.)<br />

Depuis le début <strong>de</strong> son pontificat, Jean-Paul Il a canonisé <strong>de</strong>ux cent soixante-<br />

<strong>de</strong>ux personnes.<br />

8 décembre : Quand je te parle, Jésus, suis-je simplement en train <strong>de</strong> me par-<br />

ler ? La foi, c'est <strong>de</strong> croire que tu es autre que moi, tout en étant plus moi que<br />

moi-même.<br />

Andrée Maillet, que je ne connais pour ainsi dire pas, déterre le texte que j'ai<br />

publié dans La Presse après le massacre à Polytechnique du 6 décembre 1989.<br />

Elle écrit que mon texte est le plus malhonnête qui ait été publié à cette occasion.<br />

je relis mon texte. Je n'y changerais pas un mot. Dès lors, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux choses l'une :<br />

ou bien je suis malhonnête ou bien elle l'est. Je suis juge et partie en cette affaire.<br />

Si je suis malhonnête, je ne puis en convenir, ne serait-ce que par-<strong>de</strong>vers moi.<br />

Jésus : je n'ai jamais dit que je te sauverais selon <strong>de</strong>s moyens connus <strong>de</strong> toi.<br />

Au fond, selon <strong>de</strong>s moyens que tu aurais choisis toi-même. Je n'ai pas sauvé Israël<br />

selon les moyens qu'il imaginait <strong>de</strong>puis Moïse et Aaron. C'est bien pour cette raison<br />

qu'il m'a rejeté. Il attendait un messie triomphant. La belle affaire ! Il en avait<br />

connu, pourtant, <strong>de</strong>s messies triomphants : Alexandre, Cyrus, Tibère et j'en passe.<br />

Il avait connu les Maccabées, David, Salomon. Il en avait connu, <strong>de</strong>s messies.<br />

Des messies issus <strong>de</strong> lui et <strong>de</strong>s messies issus d'autres peuples.<br />

J'étais bien <strong>de</strong> leur peuple. Ma mère, mon père, ma famille étaient connus et<br />

retraçables. J'avais accompli plusieurs miracles au milieu d'eux. Les démons euxmêmes<br />

en témoignaient. Mais je les faisais taire, car ils auraient accrédité l'idée<br />

que j'étais le messie qu'Israël attendait. je n'étais pas, je ne suis pas ce messie-là.<br />

je suis le pouvoir sans <strong>la</strong> force, car je suis l'amour.<br />

Je suis le Roi <strong>de</strong>s rois et c'est pourquoi j'ai renversé l'idée même du pouvoir.<br />

Je suis le grand renverseur. Le Mon<strong>de</strong> n'est pas d'accord ; il ne le sera jamais. Essayez<br />

d'imaginer comment ma mère était perçue par ses voisines <strong>de</strong> battoir. Ce


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 250<br />

n'est pas que ma mère fût prétentieuse, bec pincé, amateur <strong>de</strong> peintures et <strong>de</strong> belle<br />

musique. Non ! Elle était différente, renverseuse. On n'aime pas les différents : ils<br />

accusent, ils dénoncent les autres par leur être même. L'être que chacun sait qu'il<br />

est, mais qu'il diffère. Diffère : je veux dire que les hommes diffèrent leur être<br />

jusqu'à <strong>la</strong> mort, sauf les saints.<br />

Je suis le grand renverseur. Je nais au hasard d'un recensement romain. Or,<br />

c'est pour moi que marchaient les légions romaines. J'ai eu beau naître dans une<br />

grotte - comme bien d'autres, remarquez bien ; on a beaucoup romantisé <strong>la</strong> chose,<br />

mais qu'importe -, J'ai été dévoilé par les Mages. Ils ont été mus par leur compé-<br />

tence propre. C'était <strong>de</strong>s considérants, <strong>de</strong>s hommes qui s'entretenaient avec les<br />

astres. J'ai toujours utilisé les compétences. Plus tard, j'ai utilisé <strong>de</strong>s pêcheurs.<br />

Je repose ma question : pensez-vous être d'accord avec moi ? Bien sûr que<br />

non. Mais ne désespérez pas <strong>de</strong> vousmêmes. je suis là. J'ai instauré un admirable<br />

commerce avec vous autres.<br />

Vous vous apprêtez à échanger <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux. Parfait Vous les avez choisis<br />

avec soin, parfois avec peine. Considérez que vous faites ce<strong>la</strong> sous l'inspiration du<br />

commerce que j'ai instauré entre les hommes et mon Père, qui est votre Père.<br />

9 décembre : Avoir beaucoup écrit et n'avoir écrit que <strong>de</strong>s textes d'opinion est<br />

une entreprise dangereuse. Relire ses vieux textes, c'est se faire renvoyer son<br />

image d'il y a vingt ou trente ans.<br />

L'URSS est officiellement morte hier.<br />

Ce qui me retient d'écrire sur <strong>la</strong> crise constitutionnelle, ce n'est pas <strong>la</strong> peur <strong>de</strong><br />

l'opinion, c'est <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> me tromper, donc d'embrouiller davantage <strong>la</strong> question.<br />

Un vieux frère (quatre-vingt-trois ans) vient <strong>de</strong> mourir. On l'appe<strong>la</strong>it Urbain<strong>de</strong>s-poules,<br />

pour le distinguer <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois autres Urbain. Il a été chargé du<br />

pou<strong>la</strong>iller <strong>de</strong> Beauceville pendant quarante-quatre ans.<br />

20 décembre : je fais l'acquisition d'une machine à traitement <strong>de</strong> texte.<br />

25 décembre : Le Verbe <strong>de</strong>scend, le jour monte.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 251<br />

Démission <strong>de</strong> Gorbatchev.<br />

27 décembre : On apprend <strong>la</strong> mort du frère Roméo Al<strong>la</strong>rd, quatre-vingt-<br />

quinze ans, toujours vert. Un homme puissant, sous-utilisé, ou plutôt trop grand,<br />

trop avancé pour son milieu, du temps <strong>de</strong> sa jeunesse. Moteur trop puissant pour<br />

<strong>la</strong> carrosserie où il se trouvait. Il était redoutable et redouté. Il fut mon premier<br />

directeur, en 1946. Une dizaine d'années plus tard, nous nous sommes un peu chicanés.<br />

Vingt ans plus tard, il m'avait écrit une lettre admirable, pour s'excuser <strong>de</strong><br />

nos chicanes. Dieu sait que je ne lui <strong>de</strong>mandais rien du genre et que, <strong>de</strong> toute façon,<br />

ce<strong>la</strong> ne me faisait plus grand-chose. Durant le <strong>de</strong>rnier quart <strong>de</strong> sa vie, toutefois,<br />

il avait accepté <strong>de</strong> se retirer et <strong>de</strong> vaquer à ses propres affaires, <strong>la</strong> généalogie<br />

<strong>de</strong> sa famille, notamment. Il avait une dévotion soli<strong>de</strong> à Marie. je dis « soli<strong>de</strong> »,<br />

parce que « documentée ». Ce n'était pas un dévot sentimental. Il avait longuement<br />

étudié les textes <strong>de</strong> Vatican Il en regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> mariologie. Il en avait sorti un<br />

gros volume photocopié à quelques exemp<strong>la</strong>ires. Comme provincial, j'ai vécu<br />

avec lui pendant cinq ans dans <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Desbiens, en parfaite intelligence.<br />

Adler, à un patient : « Qu'est-ce que vous feriez si vous n'étiez pas ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

? » Le patient : « Je ferais ceci et ce<strong>la</strong>. » Adler : « Sortez, et faites-le ! »


Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 252<br />

Journal d’un homme farouche<br />

1983-1992 (1993)<br />

X<br />

1992<br />

1er janvier : Lever à 6 h. Hier soir, heure d'adoration, seul dans <strong>la</strong> chapelle.<br />

Ce matin, au lever, une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> marche.<br />

Funérailles, à Chicoutimi, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y. Douze heures<br />

<strong>de</strong> voyages, aller-retour.<br />

B<strong>la</strong>gue moscovite. Un Sibérien arrive à Moscou pour <strong>la</strong> première fois <strong>de</strong> sa<br />

vie. Il crie à qui veut l'entendre : « Camara<strong>de</strong>s, on nous a menti <strong>de</strong>puis soixante-<br />

dix ans. Karl Marx et Friedrich Engels ne sont pas mari et femme ; il s'agit <strong>de</strong><br />

quatre personnes différentes. »<br />

5 janvier : Il est 4 h. Je ne dors pas. Je <strong>de</strong>scends dans mon bureau, je lis.<br />

Nancy B. Le mé<strong>de</strong>cin est autorisé par <strong>la</strong> Cour à débrancher <strong>la</strong> patiente, si elle<br />

en fait <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Titre <strong>de</strong> La Presse : « Nancy B. obtient le droit <strong>de</strong> mourir »<br />

(92-01-07). Ainsi donc, mourir est <strong>de</strong>venu un droit. Ce n'est plus une punition, le


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 253<br />

« sa<strong>la</strong>ire du péché », comme disait saint Paul, ni non plus une fatalité. C'est un<br />

droit.<br />

14 janvier : Terminé hier le dossier sur <strong>la</strong> crise <strong>de</strong>s valeurs que m'avait com-<br />

mandé <strong>la</strong> Revue Notre-Dame. Il m'aura <strong>de</strong>mandé beaucoup <strong>de</strong> travail.<br />

Maritain : « J'ai dû commencer par <strong>la</strong> controverse. Elle m'ennuie <strong>de</strong> plus en<br />

plus. Notre affaire est d'user du vrai moins pour frapper que pour guérir. Il y a si<br />

peu d'amour dans le mon<strong>de</strong>, les cœurs sont si froids, si gelés même chez ceux qui<br />

ont raison, les seuls qui pourraient ai<strong>de</strong>r les autres. Il faut avoir l'esprit dur et le<br />

coeur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le mon<strong>de</strong> n'est presque<br />

fait que d'esprits durs au cœur sec et <strong>de</strong> cœurs doux à l'esprit mou. »<br />

Ru<strong>de</strong> journée, comme il y en a beaucoup chaque hiver. Non pas à cause du<br />

froid, mais à cause du ciel bas, du vent, <strong>de</strong> <strong>la</strong> neige, <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluie, <strong>de</strong>s chemins im-<br />

praticables.<br />

18 janvier : J'écoute quelques numéros <strong>de</strong> l'émission juste pour rire. La salle,<br />

pleine à craquer, croule <strong>de</strong> rire. Or, je ne trouve rien <strong>de</strong> drôle, rien qui provoque<br />

mon rire, chose pourtant contagieuse. Suis-je donc si loin <strong>de</strong>s autres ?<br />

20 janvier : Voyage à Halifax, pour le Conseil <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s chaînes d'in-<br />

formation <strong>de</strong> Radio-Canada. C'est le même pays, mais je m'y sens à l'étranger.<br />

Depuis maintenant un mois, je fais chaque matin une promena<strong>de</strong> d'une <strong>de</strong>mi-<br />

heure avant l'office. Ces <strong>de</strong>rniers matins, il faisait -30ºC.<br />

22 janvier : Conférence au Château Frontenac <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> So-<br />

ciété d'étu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> conférence <strong>de</strong> Québec. Sujet : mon expérience en Israël.<br />

25 janvier : Conversion <strong>de</strong> saint Paul. « Je vis dans <strong>la</strong> foi au Fils <strong>de</strong> Dieu qui<br />

m'a aimé et s'est livré pour moi » (Ga 2, 20).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 254<br />

31 janvier : Georges Habache est un terroriste palestinien et le chef d'un<br />

groupe terroriste parmi les plus féroces. Il a obtenu l'autorisation d'être hospitalisé<br />

d'urgence à Paris. L'affaire fait quelque bruit.<br />

Voilà donc un homme qui ordonne à distance <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction et <strong>la</strong> mort <strong>de</strong>s<br />

autres. Une fois qu'il est touché par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die, sa vie à lui <strong>de</strong>vient infiniment pré-<br />

cieuse. Je peux avoir du respect pour celui qui donne <strong>la</strong> mort s'il est prêt à <strong>la</strong> rece-<br />

voir. je n'en ai aucun pour celui qui tue et fait tuer les autres et qui se précipite<br />

dans un hôpital (ou bien se p<strong>la</strong>ce sous <strong>la</strong> protection <strong>de</strong>s lois) dès que sa vie à lui<br />

est en danger.<br />

3 février : Évangile du jour : le possédé <strong>de</strong> Gérasa, dans Marc. je ne com-<br />

prends rien à cet épiso<strong>de</strong>. La difficulté du passage en question est une preuve <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> véracité <strong>de</strong>s Évangiles : on aurait bien pu taire cet événement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> jésus.<br />

Université d'Ottawa. À cause du règlement antitabac, on a interdit à un groupe<br />

d'autochtones <strong>de</strong> fumer le calumet rituel. Ô bêtise !<br />

Regretter ses péchés, ce n'est pas avoir honte <strong>de</strong> soi, ce qui est élémentaire ;<br />

c'est être peiné d'avoir bafoué l'Amour.<br />

13 février : On apprend <strong>la</strong> mort volontaire <strong>de</strong> Nancy B.<br />

16 février : Des confrères m'agacent et me sont même <strong>de</strong>venus insupportables.<br />

J'ai beau me dire que leurs défauts, leurs fautes même, ne sont rien comparativement<br />

à mes propres fautes, je n'avance pas dans le « support du prochain »,<br />

comme on disait autrefois. De fait, je suis sur d'avoir objectivement raison <strong>de</strong><br />

trouver que X, par exemple, nous traite avec mépris. Fort bien ! jésus, lui, était<br />

sans fautes, sans péchés, et on l'a traité <strong>de</strong> démon, on l'a traqué toute sa vie.<br />

24 février : Je lis le journal du père Ambroise-Marie Carré (1988-1990), intitulé<br />

Des heures <strong>de</strong> grand sens. Écrasé par <strong>la</strong> richesse intellectuelle et spirituelle<br />

<strong>de</strong> cet homme. Acheté hier Portrait du père Lagrange <strong>de</strong> Jean Guitton, qui a qua-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 255<br />

tre-vingt-onze ans. Ces hommes-là (Je pense aussi à Valensin, Varillon et combien<br />

d'autres) ont eu les meilleurs maîtres <strong>de</strong> leur temps, au moment <strong>de</strong> leur formation,<br />

et ils ont côtoyé, toute leur vie, les plus grands esprits. Côtoyés et, dans<br />

beaucoup <strong>de</strong> cas, vécus en amitié ou en re<strong>la</strong>tion professionnelle prolongées. C'est<br />

bien loin d'être mon cas, et si je ramène mon cas à ma vie communautaire, je<br />

constate que mes contemporains <strong>de</strong> formation ont tous quitté <strong>la</strong> communauté.<br />

Parmi eux, les meilleurs sur le p<strong>la</strong>n intellectuel. je peux dire sans exagérer que je<br />

vis sans pairs <strong>de</strong>puis 1964, l'année où l'hémorragie a commencé.<br />

25 février : Dans Portrait du père Lagrange : « Te totum applica ad textum ;<br />

rem totam applica ad te : applique-toi tout entier au texte ; applique le texte tout<br />

entier à ta conduite. »<br />

Immortalité. « Si je m'apercevais, à mon <strong>de</strong>rnier soupir, que je me suis trompé,<br />

je ne regretterais pas d'avoir cru à l'amour. Ce n'est pas moi qui aurais eu tort<br />

<strong>de</strong> croire en Dieu, mais c'est Dieu qui, en un certain sens, aurait eu tort, étant l'Infini,<br />

<strong>de</strong> ne point exister » (Valensin).<br />

Le même Valensin, à Valéry : « Dans quelque temps (je ne sais quand, mais<br />

<strong>la</strong> mort viendra), votre expérience me donnera raison. Nous n'avons qu'à entrer en<br />

silence, avec un grand respect les uns pour les autres. Attendons. »<br />

« La vie future : quelle joie si j'ai raison d'y croire quelle fierté si je me suis<br />

trompé, d'y avoir cru » (Paul Morand).<br />

« Je me reposerai en Paradis. je serais bien à p<strong>la</strong>indre s'il n'y avait pas <strong>de</strong> Paradis.<br />

Mais il y a tant <strong>de</strong> bonheur à aimer Dieu dans cette vie que ce<strong>la</strong> suffirait »<br />

(le curé d'Ars).<br />

Ave Maria, variante : ora eum pro nobis (et non pas : ora pro nobis). Cette<br />

variante se trouve dans un manuscrit <strong>de</strong> 1459, à Florence. Et je trouve cette note<br />

dans le journal du père Carré !<br />

« Je ne sais pas si l'âme continuera après <strong>la</strong> mort ; mais plus je vieillis, plus<br />

je crois à l'immortalité. Pourquoi donc ? Parce que plus je vieillis, plus je me sens<br />

prêt à vivre » (Bergson).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 256<br />

Je viens <strong>de</strong> mettre en contact le père Carré, le père Lagrange et Guitton. La-<br />

grange, né en 1855 ; Guitton, en 1901 ; Carré, en 1908. Qui suis-je, qu'ai-je fait<br />

en comparaison <strong>de</strong> ces trois hommes ?<br />

28 février : Séminaire <strong>de</strong> lecture, hier, au campus, <strong>de</strong> 15 h à 16 h 30. Livre <strong>de</strong><br />

Louis Evely : Les Chemins <strong>de</strong> ma foi. Quelqu'un dit : « Le Christ est ressuscité,<br />

tant mieux pour lui ! » Mais qu'est-ce que ce<strong>la</strong> change dans ma vie ?<br />

Comment expliquer que je me sens gêné <strong>de</strong> répondre à qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce<br />

que je <strong>de</strong>viens : je suis retraité ? J'ai honte <strong>de</strong> dire ce<strong>la</strong>. Pourquoi ? Parce que j'ai<br />

conscience <strong>de</strong> perdre beaucoup <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> ne travailler guère, <strong>de</strong> tourner en<br />

rond dans ma tête.<br />

L'idée d'un Dieu vengeur n'a aucun sens. Déjà l'idée <strong>de</strong> justice exclut <strong>la</strong> ven-<br />

geance. Un homme qui se venge n'est pas juste. Et Dieu serait un Dieu vengeur ?<br />

On par<strong>la</strong>it <strong>de</strong>vant moi <strong>de</strong> « l'expérience <strong>de</strong> Dieu ». L'expression court <strong>de</strong>puis<br />

Vatican Il. Avoir ou n'avoir pas fait l'expérience <strong>de</strong> Dieu ! Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « Qu'estce<br />

que faire ou avoir fait l'expérience <strong>de</strong> Dieu ? » Quelqu'un me répond par une<br />

anecdote personnelle qui ne m'éc<strong>la</strong>ire nullement. Il ne faut pas confondre « l'expérience<br />

<strong>de</strong> Dieu » avec une heureuse coïnci<strong>de</strong>nce ou bien un moment d'émotion.<br />

29 février : Un couple d'assistés sociaux vient <strong>de</strong> gagner 2 650 481 $ à <strong>la</strong> loterie.<br />

je doute que cet argent facile leur soit profitable. Je suis quand même bien<br />

content pour eux.<br />

Qu'il s'agisse <strong>de</strong>s États-Unis, <strong>de</strong> <strong>la</strong> France, du Québec, etc., il n'est question,<br />

au bout du compte, que <strong>de</strong> préoccupations électorales : gar<strong>de</strong>r ou prendre le pouvoir<br />

par les urnes.<br />

3 mars : « Either this man is <strong>de</strong>ad or my watch has stopped. » (Groucho<br />

Marx, prenant le pouls d'un ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.)<br />

Lu dans Christian Monitor, mars 1992 : « La gomme à mâcher est interdite à<br />

Singapour. » Qu'est-ce qu'on attend pour faire <strong>de</strong> même par ici ?


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 257<br />

Sans-gêne médiatique. Hier, un animateur <strong>de</strong> radio me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une entre-<br />

vue téléphonique à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> série d'articles <strong>de</strong> Michèle Ouimet, dans La Pres-<br />

se, sur <strong>la</strong> qualité du français <strong>de</strong>s futurs maîtres. J'accepte. L'entretien <strong>de</strong>vait com-<br />

mencer à 8 h 40. À 8 h 30, évi<strong>de</strong>mment, je me tenais près du téléphone. À 8 h 50,<br />

le téléphone sonne : l'entretien n'aura pas lieu, parce que l'animatrice est absente.<br />

On me propose un entretien à midi, pour une autre émission. je refuse. Déjà que,<br />

hier soir, j'avais passé près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures à ramasser mes idées.<br />

7 mars : Hier soir, souper chez les Lauren<strong>de</strong>au, avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte, Gérard, Da-<br />

nielle et Denis Vail<strong>la</strong>ncourt, Martine et Guy Forgues, à l'occasion <strong>de</strong> mon soixan-<br />

te-cinquième anniversaire <strong>de</strong> naissance. Ainsi donc, j'entre officiellement dans <strong>la</strong><br />

catégorie <strong>de</strong>s pensionnés <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux gouvernements !<br />

Je passe toute <strong>la</strong> journée enfermé dans mon bureau. Tu m'as déjà donné tout<br />

ce temps pour t'aimer, Seigneur Jésus. Qu'en ai-je fait ? Sainte Marie, ora eum<br />

pro mihi. Tu sais quoi lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Tu sais ce qu'il me faut ; je n'ai pas à t'informer<br />

<strong>de</strong> ma misère. Tu sais, tu as appris, que <strong>la</strong> joie nous surprend après <strong>la</strong> croix. Il<br />

est facile d'écrire ce<strong>la</strong>. je ne l'écris pas ; je le prie.<br />

12 mars Albert Jacquard rencontrait récemment un groupe d'élèves <strong>de</strong> niveau<br />

secondaire. Question d'une élève : « Y a-t-il une vie après <strong>la</strong> mort ? » Réponse <strong>de</strong><br />

Jacquard : « Rien. Ton corps ne vit plus. » - « Et l'âme ? » - « On ne sait pas ce<br />

qui en arrive. La mort, personne n'en est revenu. L'important, c'est ce qui se passe<br />

avant <strong>de</strong> mourir. Tu n'auras jamais ta réponse. Et méfie-toi <strong>de</strong> ceux qui te <strong>la</strong> donneront.<br />

» (Le Devoir, 92-03-12.)<br />

Jacquard dispose <strong>de</strong> toute l'autorité du savant, <strong>de</strong> tout le prestige <strong>de</strong> <strong>la</strong> science.<br />

je ne lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> croire à l'immortalité <strong>de</strong> l'âme ou à une quelconque<br />

survie. Je trouve tout simplement que son assurance du contraire n'est pas scientifique.<br />

Sans tricher aucunement avec lui-même, il aurait dû respecter <strong>la</strong> question<br />

d'une enfant. Enlever l'espoir aux hommes, aux enfants surtout, est un péché mortel.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 258<br />

13 mars : Louis-Marie Tremb<strong>la</strong>y est mort le 10 mars. je l'apprends ce matin<br />

en lisant les pages d'avis <strong>de</strong> décès du journal (chose que je fais rarement). Nous<br />

nous connaissions <strong>de</strong>puis 1955. je me rends aux funérailles à l'église Saint-<br />

Sacrement. L'idée me vient d'écrire un genre <strong>de</strong> témoignage que je dédie à Christine<br />

et Éric, ses <strong>de</strong>ux enfants. J'en reproduis ici quelques extraits :<br />

J'ai connu Louis-Marie en 1955, au moment où j'étais étudiant en philosophie<br />

à l'université Laval. Parmi les étudiants en philosophie, se trouvait<br />

Jacques Tremb<strong>la</strong>y, natif <strong>de</strong> Jonquière, qui était finissant, comme<br />

Louis-Marie, du Séminaire <strong>de</strong> Chicoutimi. Dans le courant <strong>de</strong> l'automne<br />

<strong>de</strong> cette année-là, Jacques me proposa <strong>de</strong> faire partie d'un groupe d'étudiants<br />

<strong>de</strong> diverses facultés qui formeraient un genre <strong>de</strong> séminaire <strong>de</strong> lecture.<br />

Le groupe fut composé <strong>de</strong> Jacques et <strong>de</strong> moi-même (philosophie), <strong>de</strong><br />

Louis-Marie (sciences), d'Arthur Simard (droit), <strong>de</strong> James Bamber (sciences<br />

sociales), d'André Brochu (pédagogie).<br />

Le premier livre que nous avons étudié fut Le Dialogue <strong>de</strong> l'amitié, <strong>de</strong><br />

Lanza <strong>de</strong>l Vasto. Le livre était introuvable en librairie. C'est Jacques qui<br />

s'était donné <strong>la</strong> peine d'en faire <strong>de</strong>s copies au papier carbone. Les photocopieurs<br />

n'existaient pas. Par <strong>la</strong> suite, nous avions étudié <strong>de</strong>ux textes <strong>de</strong> Jean<br />

Lemoyne, publiés dans <strong>la</strong> revue Cité libre : « L'Atmosphère religieuse au<br />

Canada français » et « La Femme dans <strong>la</strong> civilisation canadiennefrançaise<br />

».<br />

Les étudiants que je viens <strong>de</strong> nommer avaient un point commun : ils<br />

avaient tous été élèves, en c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> philosophie, <strong>de</strong> l'abbé Jean-Paul<br />

Tremb<strong>la</strong>y au Séminaire <strong>de</strong> Chicoutimi. Il les avait tous profondément<br />

marqués. [...]<br />

On comprendra que je n'entreprends pas ici <strong>de</strong> raconter trente-sept ans<br />

d'amitié. Notre re<strong>la</strong>tion, durant tout ce temps, ne fut d'ailleurs pas sans<br />

éclipses. Je ne dis pas éclipses d'amitié ; je dis éclipses <strong>de</strong> rencontres. C'est<br />

d'abord un métier commun qui unit les hommes. Dès que l'on sort <strong>de</strong> cette<br />

assiette, les occasions <strong>de</strong> rencontres et le contenu même <strong>de</strong>s rencontres se<br />

raréfient. L'amitié <strong>de</strong>meure intacte, mais elle est, pour ainsi dire, en hibernation.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 259<br />

Je dis : l'amitié <strong>de</strong>meure intacte. Combien <strong>de</strong> fois, avec d'autres amis,<br />

n'ai-je pas fait mention <strong>de</strong> Louis-Marie ? je me souviens <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière<br />

fois. J'étais avec une amie. Nous parlions d'amitié, justement. C'était le 10<br />

mars... J'avais alors rapporté le fait suivant : nous sommes en 1965 ou<br />

1966. je résidais à l'école Saint-Malo. Un soir, vers 23 h, je reçois un appel<br />

téléphonique <strong>de</strong> Louis-Marie. Son père était ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et Louis-Marie estimait<br />

qu'il <strong>de</strong>vait monter à Baie-Saint-Paul <strong>de</strong> toute urgence. Il souhaitait<br />

que je l'accompagne. Il avait l'habitu<strong>de</strong>, quand il venait me voir, <strong>de</strong><br />

k<strong>la</strong>xonner sous ma fenêtre (j'habitais au troisième), pour éviter <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir<br />

sonner au parloir. Je lui <strong>la</strong>nçais <strong>la</strong> clé par <strong>la</strong> fenêtre et il montait dans ma<br />

chambre. Ce soir-là, dans le quart d'heure qui suivit son appel, nous partîmes<br />

donc pour Baie-Saint-Paul.<br />

Ce petit fait illustre dans mon esprit <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Sain-Exupéry :<br />

« Au secours ! J'ai besoin <strong>de</strong> toi ! - Nous nous découvrons vite <strong>de</strong>s amis<br />

qui nous ai<strong>de</strong>nt. Nous méritons lentement ceux qui exigent d'être aidés [...]<br />

il faut longtemps cultiver un ami avant qu'il réc<strong>la</strong>me son dû d'amitié »<br />

(Lettre à un otage). Je ne rapporte pas ce fait pour montrer quel bon ami<br />

j'étais. Je ne suis pas si rectifié. je rapporte ce fait pour montrer que Louis-<br />

Marie, lui, était un ami <strong>de</strong> qualité. C'est ce qu'il y a <strong>de</strong> meilleur chez <strong>de</strong>ux<br />

êtres qui fon<strong>de</strong> l'amitié ; le reste fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> complicité.<br />

Ces <strong>de</strong>ux ou trois <strong>de</strong>rnières années, nous ne nous étions guère vus.<br />

Peut-être étions-nous en hibernation d'amitié, comme il est normal qu'il arrive.<br />

Sur l'oscillographe <strong>de</strong> l'amitié (pour employer une image qui dépasse<br />

mon instruction), le tracé n'est pas une ligne droite. [...]<br />

La cuisinière me dit ce matin : « J'arrive <strong>de</strong> Toronto. J'y suis allée pour accompagner<br />

ma fille qui <strong>de</strong>vait se présenter pour une entrevue qu'elle <strong>de</strong>vait avoir<br />

en vue d'un emploi, l'an prochain. Seize heures <strong>de</strong> train ! En arrivant, hier soir, ma<br />

fille est aussitôt repartie pour Rimouski, sans me remercier, sans même me dire<br />

bonsoir. »<br />

Je lis un article <strong>de</strong> Mgr L.-A. Paquet, sur le féminisme, publié en 1919. La<br />

<strong>la</strong>ngue est très belle, mais les idées sont déso<strong>la</strong>ntes. Or, en son temps, Mgr Paquet<br />

faisait autorité. Personne ne soutiendrait ses positions aujourd'hui. Faut-il que les


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 260<br />

pères <strong>de</strong> l'Église aient eu du génie pour que leur pensée ait traversé les siècles ?<br />

Par ailleurs, quelles sont les idées d'aujourd'hui qui sont sans avenir ?<br />

Je lis aussi Féminisme et Christianisme, <strong>de</strong> Sertil<strong>la</strong>nges. Le livre a été publié<br />

en 1908, par <strong>la</strong> librairie Lecoffre. Certes, <strong>la</strong> pensée est marquée par l'époque et le<br />

milieu, mais l'auteur ne manque pas d'audace. Je serais curieux <strong>de</strong> voir où il en<br />

serait maintenant à ce sujet. Sertil<strong>la</strong>nges est mort en 1948. Le chapitre sur le fé-<br />

minisme et <strong>la</strong> politique m'a frappé, <strong>de</strong> même que le chapitre sur l'instruction et<br />

l'éducation féminines.<br />

15 mars : Je lis, dans Québec Science, « handicapés <strong>de</strong> l'imprimé », pour dé-<br />

signer les aveugles.<br />

Titres d'ouvrages récents : Le Mecontemporain - T'es toi quand tu parles ;<br />

tais-toi quand je parle !<br />

24 mars : Longue promena<strong>de</strong> sur le <strong>la</strong>c, cet après-midi : quatre milles. je dis<br />

souvent, en marchant : « Béni sois-tu, Seigneur, pour ton immense gloire et ton<br />

éternel amour. » Je peux dire cette prière quand je file un bon coton ; je dois <strong>la</strong><br />

dire encore plus fort quand je file un mauvais coton.<br />

25 mars : Fête <strong>de</strong> l'Annonciation. Prière sur les offran<strong>de</strong>s : « Ton Église n'oublie<br />

pas qu'elle a commencé le jour où ton Verbe s'est fait chair... » L'Église<br />

comptait donc, ce jour-là, <strong>de</strong>ux personnes. Je suis confondu à l'idée que Jésus s'est<br />

incarné à un moment précis <strong>de</strong> l'histoire humaine, et que ce moment est tout proche<br />

à l'échelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> création du mon<strong>de</strong>, telle qu'elle est connue par <strong>la</strong> science.<br />

5 avril : « Ibi magis jam non ego : dans cette chair, j'étais <strong>de</strong> plus en plus<br />

moins-moi » (Augustin).<br />

« Dans l'état <strong>de</strong> faiblesse où nous sommes, <strong>la</strong> connaissance du meilleur risque<br />

<strong>de</strong> faire surabon<strong>de</strong>r le mal » (Guitton).<br />

La parabole du fils prodigue et du fils aîné est une reprise <strong>de</strong> celle du publicain<br />

et du pharisien.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 261<br />

« Il ne manque à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, par-<br />

ler, lire et être tranquille s'appelât travailler » (La Bruyère). On savait écrire, à<br />

l'époque.<br />

9 avril : Reçu hier ma carte officielle du gouvernement fédéral attestant que je<br />

suis bénéficiaire <strong>de</strong> prestations <strong>de</strong> sécurité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieillesse. À l'endos, <strong>la</strong> carte por-<br />

te <strong>la</strong> mention suivante : « Le gouvernement du Canada souhaite que cette personne<br />

reçoive tous les privilèges possibles. » Je m'amuse à <strong>la</strong> faire lire à mes amis.<br />

10 avril : Il est un trait du caractère <strong>de</strong> Jésus dont on parle rarement, qu'on<br />

appelle rarement par son nom familier, popu<strong>la</strong>ire, <strong>la</strong>ïque : le courage. Jésus, tout<br />

au long <strong>de</strong> sa vie publique, a fait preuve <strong>de</strong> courage. Traqué, souvent menacé <strong>de</strong><br />

mort immédiate, il maintient le cap. Jésus a été rejeté par son peuple. Mettant <strong>de</strong><br />

côté le fait qu'il a été condamné à mort à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chefs <strong>de</strong> son peuple,<br />

mettant <strong>de</strong> côté le fait <strong>de</strong> sa mission divine, il <strong>de</strong>meure qu'il a dû souffrir <strong>de</strong> ce<br />

rejet même. Il est dur d'être rejeté par les siens.<br />

Je me procure le journal <strong>de</strong> A.-M. Carré, je n'aimerai jamais assez, qui porte<br />

sur les années 1970-1987.<br />

« L'intellectuel, mouche du coche. Se jeter sur <strong>la</strong> moindre péripétie pour p<strong>la</strong>cer<br />

son point <strong>de</strong> vue, dire un mot sur tout. Courir <strong>de</strong>rrière l'actualité, être moins <strong>la</strong><br />

conscience morale <strong>de</strong> son temps que sa conscience verbeuse. Et n'affirmer chaque<br />

fois qu'une même chose : je suis là, je suis là. » (Pascal Bruckner, La Mé<strong>la</strong>ncolie<br />

démocratique.)<br />

Éducation. Quiconque parle <strong>de</strong> culture générale, <strong>de</strong> formation fondamentale,<br />

on peut être sûr qu'il n'est pas mécontent <strong>de</strong> <strong>la</strong> sienne. Autrement dit - et il ne le<br />

dira pas -, il se pose comme étalon.<br />

Deux dimensions dans toute formation. Appelons-les : <strong>la</strong> dimension technique<br />

et <strong>la</strong> dimension humaniste. Il faut qu'un être apprenne <strong>de</strong>s choses précises,<br />

répétables, non « négociables ». Pour ce, il faut du drill et non pas <strong>de</strong>s discussions,<br />

<strong>de</strong>s élections. On ne vote pas le sexe <strong>de</strong>s chats. Cependant, les apprentissages<br />

en question doivent être fondés en raison. Tu tiens tel outil <strong>de</strong> telle façon pour<br />

telle raison.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 262<br />

Il faut ensuite qu'un être s'apprenne lui-même, fasse ses humanités, au sens<br />

où l'on dit faire son chemin. Ici, rien <strong>de</strong> répétable ; ici, tout est négociable, car<br />

chaque être est unique et marche à son allure.<br />

J'ai lu d'un trait, mais sans prendre <strong>de</strong> notes, le journal du père Carré, Des<br />

heures <strong>de</strong> grand sens. Du fait que je n'ai pris aucune note, il en restera peu <strong>de</strong><br />

chose, sinon le souvenir d'une belle oeuvre, <strong>la</strong> possibilité d'en recomman<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />

lecture. Presque rien <strong>de</strong> réutilisable pour moi. Moralité : ou bien lire le crayon à <strong>la</strong><br />

main, selon <strong>la</strong> vieille recommandation, ou bien acheter le volume et souligner les<br />

passages qui me frappent davantage et pouvoir y retourner à volonté.<br />

Un journal, par définition, est un ouvrage discontinu. L'unité vient <strong>de</strong> l'auteur<br />

: ses thèmes, ses références, sa ligne <strong>de</strong> pensée. La limaille <strong>de</strong>s événements,<br />

<strong>de</strong>s réflexions, <strong>de</strong>s impressions s'organise en champs sous l'aimant <strong>de</strong> l'auteur.<br />

On ne sait jamais pour qui on écrit, qui on rejoindra bien après être mort,<br />

peut-être, par ce que l'on aura écrit. Ainsi, ces semaines-ci, le père Carré, dont je<br />

ne connaissais que le nom, dont je n'avais jamais lu une ligne, que je c<strong>la</strong>ssais légèrement<br />

comme un prêtre « mondain », me rejoint par son journal. Et quand je<br />

dis : rejoint, je veux dire qu'il m'ai<strong>de</strong>. San-Antonio aussi me rejoint, pour mon<br />

amusement. On écrit pour ai<strong>de</strong>r ou pour divertir. Encore que ceux qui divertissent<br />

puissent aussi ai<strong>de</strong>r en divertissant.<br />

Entrevue avec P<strong>la</strong>ci<strong>de</strong> Gaboury dans La Presse (92-04-11). Il a soixantetrois<br />

ans. Il a été trente-quatre ans jésuite. Il est <strong>de</strong>venu, <strong>de</strong>puis 1983 (année où il<br />

a quitté les jésuites), une espèce <strong>de</strong> gourou. il a tâté <strong>de</strong> tout : bouddhisme, soufisme,<br />

nouvel âge, etc. il dit : « Dieu n'est pas un être extérieur à soi. Il est plutôt <strong>la</strong><br />

source <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience profon<strong>de</strong> qui est en chacun <strong>de</strong> nous. » Il dit encore : « je<br />

ne m'appelle pas chrétien... » En fait, il est difficile <strong>de</strong> se dire chrétien, si l'on sait<br />

ce que ce mot signifie.<br />

12 avril : Dimanche <strong>de</strong>s Rameaux. Aussi bien le dire tout net : je sauterais volontiers<br />

par-<strong>de</strong>ssus cette semaine. Elle est lour<strong>de</strong>, presque accab<strong>la</strong>nte. Contrairement<br />

à Jésus, je n'entre pas librement dans <strong>la</strong> Passion. Il y est entré librement,<br />

mais il l'aurait volontiers écartée, comme il nous l'a <strong>la</strong>issé savoir dans son agonie<br />

au jardin.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 263<br />

Jésus entre à Jérusalem pour y être jugé, condamné, crucifié. La foule et les<br />

disciples croient que ça y est, que le royaume d'Israël va être rétabli. Les apôtres<br />

se querellent déjà pour savoir qui sera le plus grand après cette restauration : et<br />

ipsi coeperunt qucrens inter se (Lc 22, 23). Quel découragement, quelle tristesse<br />

Jésus ne <strong>de</strong>vait-il pas ressentir <strong>de</strong>vant un tel malentendu, chez le peuple, et une<br />

telle incompréhension, chez les apôtres ?<br />

Les apôtres affirment qu'ils sont prêts à le suivre et à le défendre. il leur dit :<br />

ven<strong>de</strong>z vos tuniques pour acheter <strong>de</strong>s g<strong>la</strong>ives. Ils ne comprennent pas l'ironie <strong>de</strong><br />

cette remarque. Ils répon<strong>de</strong>nt : justement, voici <strong>de</strong>ux épées ! Jésus répond : ça<br />

suffit ! (Lc 22, 35-38).<br />

Jésus guérit le serviteur du grand-prêtre à qui Pierre vient <strong>de</strong> trancher l'oreille<br />

droite. Jésus guérit jusqu'à <strong>la</strong> fin. Ce<strong>la</strong> n'impressionne personne.<br />

Une servante dévisage Pierre et lui dit qu'il est avec Jésus. Pierre nie. Peu<br />

après, un autre serviteur le reconnaît et fait le même rapprochement. Pierre nie.<br />

Une heure après (Pierre a eu le temps <strong>de</strong> se ressaisir), un troisième personnage le<br />

dénonce. Pierre est encore en train <strong>de</strong> s'expliquer, c'est-à-dire <strong>de</strong> renier, quand le<br />

coq chante, comme le lui avait annoncé Jésus quelques heures plus tôt. Et flevit<br />

amare, dit l'évangéliste. La honte et <strong>la</strong> peine le submergent.<br />

Héro<strong>de</strong> vou<strong>la</strong>it voir jésus, comme on veut voir une ve<strong>de</strong>tte ; il vou<strong>la</strong>it voir<br />

quelqu'un d'amusant, d'étonnant. Pi<strong>la</strong>te le lui ayant expédié gracieusement, pour<br />

se débarrasser d'un cas difficile pour le fonctionnaire qu'il était, Héro<strong>de</strong> se frotte<br />

les mains : gavisus val<strong>de</strong>... sperabat signum. Il espérait lui voir faire <strong>de</strong>s « tours<br />

<strong>de</strong> magie ».<br />

Jean et Luc, dans leur récit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Passion, cherchent à charger les juifs et à<br />

dégager Rome. Ce<strong>la</strong> me gêne, jusqu'à plus ample informé...<br />

Jésus, aux femmes qui pleurent sur son passage : « Nolite flere super me : ne<br />

pleurez pas sur moi ; pleurez sur vos enfants. » Jésus est bien conscient, bien maître<br />

<strong>de</strong> lui, nullement enfermé dans sa souffrance. Il vient d'être f<strong>la</strong>gellé, battu, et il<br />

sait que le pire est à venir. Et il console <strong>de</strong>s femmes en passant.<br />

Deux autres malfaiteurs sont crucifiés avec lui : duo nequam. Littéralement :<br />

« <strong>de</strong>ux vauriens ».


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 264<br />

La foule regardait : stabat populus spectans. Le stabat <strong>de</strong> Marie était d'une<br />

autre nature. Dans <strong>la</strong> foule, cependant, il y avait <strong>de</strong>s êtres impuissants, eux aussi,<br />

à empêcher quoi que ce soit, mais ils n'étaient pas d'accord avec ce qui se passait.<br />

Marie, par contre, était d'accord avec le mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté du Père, comme<br />

Jésus au jardin.<br />

Le Bon Larron : « Souviens-toi <strong>de</strong> moi quand tu viendras dans ton royau-<br />

me. » Il parle au futur. jésus lui répond au présent : « Hodie mecum eris in para-<br />

diso : aujourd'hui même, tu seras avec moi en paradis ». Michel, mon neveu au-<br />

tiste, est dans le paradis. Au moins en ceci qu'il est incapable d'offenser Dieu.<br />

Tous ses familiers se tenaient au loin : stabant autem omnes noti a longe...<br />

hœc vi<strong>de</strong>ntes (Lc 23, 49).<br />

Les saintes femmes ne bougèrent pas durant tout le sabbat : et sabatto qui-<br />

<strong>de</strong>m siluerunt secundum mandatum. Se taire, ne rien faire, dans les sentiments où<br />

elles étaient, c'est l'activité suprême.<br />

Dans une pensée tout humaine, mais que je ne sens pas b<strong>la</strong>sphématoire, il y a<br />

longtemps, très longtemps (j'avais dix-neuf ans) que je me dis : Jésus n'a jamais<br />

été ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, immobilisé par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die ; <strong>de</strong> plus, il est mort jeune : on n'imagine<br />

pas jésus valétudinaire, poussif, mesurant ses efforts pour raison <strong>de</strong> santé. On ne<br />

l'imagine pas non plus âgé <strong>de</strong> quatre-vingts ans... C'est dans les saints qu'il<br />

connaît qu'il vit tous ces états, toutes ces limites. Jésus n'a jamais été non plus<br />

dans un camp <strong>de</strong> concentration. Le père Kolbe y fut à sa p<strong>la</strong>ce. Jésus n'a jamais<br />

été attaché sur un lit d'hôpital : C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Brunet le remp<strong>la</strong>çait, et tant d'autres, aujourd'hui<br />

même, y compris mon neveu Michel. On pourrait dire encore que Jésus<br />

ne sortait pas d'un foyer divisé. Il sait tout ce<strong>la</strong>, dans sa miséricor<strong>de</strong>. Toute sa vie,<br />

cependant, et dès sa naissance, il a été rejeté, traqué, insulté. Pendant sa Passion,<br />

il a été ridiculisé, bafoué par les puissants et même par un co-crucifié. Il a toujours<br />

eu un ange, dans ses moments les plus creux : au jardin et sur <strong>la</strong> croix : le<br />

Bon Larron et Marie. Quant à jean, il ne croyait pas. Il a cru plus tard.<br />

13 avril : Réunion, à Montréal, <strong>de</strong> l'assemblée générale <strong>de</strong> L'Analyste. On déci<strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> publication d'un <strong>de</strong>rnier numéro.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 265<br />

Le présent, c'est <strong>la</strong> chute du passé dans l'avenir. Si le passé est maigre, il ne<br />

fait pas grand remous.<br />

« À force <strong>de</strong> vouloir mourir sur <strong>la</strong> brèche, on encombre les remparts » (A.-<br />

M. Carré).<br />

14 avril : Visite à Michel, à l'hôpital <strong>de</strong> Rivière-<strong>de</strong>s-Prairies.<br />

15 avril : Des êtres aiment Jésus <strong>de</strong> tout leur coeur. Je pense à ce<strong>la</strong> en lisant le<br />

journal du père A. -M. Carré : je n'aimerai jamais assez. Je pense à son amour<br />

pour Jésus et à celui <strong>de</strong> nombreuses personnes dont il parle. Des êtres aiment Jésus.<br />

J'en suis heureux, par-<strong>de</strong>ssus mes misères.<br />

« Ce sont les souvenirs qui font les agonies, non les souffrances » (Gérard<br />

Mourque, cité par le père Carré).<br />

Le père Carré parle <strong>de</strong> ceux, dont il est, qui ont un besoin vital <strong>de</strong> Jésus. Jésus,<br />

fais-moi ressentir ce besoin.<br />

Le père Carré médite sur Jésus qui se retirait souvent seul pour prier. Je ne<br />

m'étais jamais arrêté là-<strong>de</strong>ssus : Dieu qui prie Dieu... Déjà, il est vrai, on a <strong>la</strong> Parole<br />

<strong>de</strong> Dieu (<strong>la</strong> Bible) où Dieu se prie lui-même (dans les psaumes, notamment).<br />

Il n'y a guère plus <strong>de</strong> trois mille ans que Dieu a parlé aux hommes (à Moïse)<br />

; il n'y a guère que <strong>de</strong>ux mille ans que Jésus est venu habiter parmi nous. Le<br />

christianisme est jeune.<br />

Je pense à <strong>de</strong>s hommes comme Sartre, Foucault, Barthes, d'une part ; à Guitton,<br />

Jünger, Bernanos, Carré, d'autre part. Quelle différence ! Les premiers auront<br />

été, nonobstant leur intelligence, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>structeurs ; les seconds, <strong>de</strong>s constructeurs,<br />

<strong>de</strong>s nourriciers. Où mets-je Céline, là-<strong>de</strong>dans ? Je le p<strong>la</strong>ce comme un Job sans<br />

Dieu, un Jérémie, sans interlocuteur digne <strong>de</strong> lui. Il s'adressait au Mal. Or, il est<br />

grand, le Mal. Il est séducteur ; il est, comme l'ombre, plus grand que l'arbre<br />

quand baisse le soleil.<br />

16 avril : jeudi saint. « Vacabimus, vi<strong>de</strong>bimus, amabimus. » Saint Augustin<br />

définit ainsi le ciel : nous serons en repos, nous verrons, nous aimerons.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 266<br />

Un frère <strong>de</strong>s Écoles chrétiennes, nommé par son nom, accusé d'abus sexuels<br />

sur un pensionnaire <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong> réforme d'Alfred (Ontario). Les actes auraient<br />

été commis entre 1952 et 1973. C'est dans Le Soleil d'aujourd'hui. L'accusé a<br />

maintenant soixante-dix-sept ans.<br />

« If you sit long on the bank of the river, you may see the body of your enemy<br />

floating by. » (Proverbe chinois cité dans The New Republic, 92-04-20.)<br />

On peut réparer certains torts, dans l'ordre matériel, surtout. Mais on ne peut<br />

pas refaire l'histoire : faire que ce qui a été vécu n'ait pas été vécu. Dans les re<strong>la</strong>tions<br />

entre les sociétés (je pense aux Québécois vis-à-vis <strong>de</strong>s autochtones), il en<br />

va comme dans les re<strong>la</strong>tions entre les personnes : il faut un espace pour le pardon.<br />

Le pardon <strong>de</strong> Jésus ne « passe pas l'éponge » : il recrée le pécheur. Crée en moi,<br />

Esprit Créateur, un cœur nouveau !<br />

Après <strong>la</strong> visite à Michel, l'autre jour, Nicole me dit : « C'est ici que sont les<br />

saints. » Elle par<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s employés <strong>de</strong> l'hôpital. Je pensais aussi aux patients.<br />

Disant ce qu'il disait, accomplissant les signes qu'il accomplissait, Jésus savait<br />

qu'il al<strong>la</strong>it vers <strong>la</strong> mort. Et il croyait que son Père le ressusciterait. Il le<br />

croyait, comme il nous est offert <strong>de</strong> le croire, c'est-à-dire <strong>de</strong> croire, justement : se<br />

fier au Père. Le péché originel, qui est un péché permanent, c'est <strong>de</strong> ne pas se fier<br />

à Dieu, mais <strong>de</strong> vouloir diriger sa vie. jésus aurait pu diriger <strong>la</strong> sienne autrement<br />

dans <strong>la</strong> nuit passée au jardin. On n'en parlerait plus. L'important, ce n'est pas<br />

qu'on en parle encore ; l'important, c'est que l'on fasse comme lui, en mémoire <strong>de</strong><br />

lui.<br />

Devant un choix d'ordre politique ou domestique, tout est facile si l'on est<br />

p<strong>la</strong>cé <strong>de</strong>vant l'évi<strong>de</strong>nce. Il s'agit simplement alors <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel prix on est<br />

prêt à payer pour le choix que l'on fait. On est rarement <strong>de</strong>vant l'évi<strong>de</strong>nce. Le <strong>de</strong>voir,<br />

c'est ce qui ne fait pas <strong>de</strong> doute.<br />

Jésus a fait <strong>de</strong>ux prières extrêmes, <strong>de</strong>ux prières « hors <strong>de</strong> », selon l'étymologie<br />

du mot « extrême ». Deux prières-frontières, et même hors frontières. La première,<br />

au jardin : « Père, si tu veux, éloigne ce calice. » La secon<strong>de</strong>, sur <strong>la</strong> Croix :<br />

« Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 267<br />

Pascal : « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. » En fait, on ne<br />

connaît son péché qu'à mesure que l'on aime. Et dans cette condition, on ne perd<br />

pas cœur. Judas a perdu coeur ; Pierre, non.<br />

Les acteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Passion : Pi<strong>la</strong>te, qui fait son métier <strong>de</strong> procurateur romain<br />

en Judée ; Héro<strong>de</strong>, qui fait son métier <strong>de</strong> frivole, et <strong>la</strong> frivolité est pire que <strong>la</strong><br />

cruauté ; les soldats, qui font leur métier <strong>de</strong> soldats. Ils n'en étaient pas à leur<br />

premier crucifié. Les apôtres, quel métier font-ils ? Ils font leur métier <strong>de</strong> disciples<br />

non encore confirmés par l'Esprit. Et judas ? Il fait son métier nocturne. Je<br />

respecte le mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> judas. Et je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi on ne trouve<br />

aucune remarque <strong>de</strong> pitié envers lui, dans les Évangiles. Pierre lui-même, qui<br />

avait soigneusement renié, parle <strong>de</strong> judas en termes très durs dans les Actes (1,<br />

15-20).<br />

En ouvrant le journal du père Carré (que je suis en train <strong>de</strong> lire) à l'endroit où<br />

je l'avais <strong>la</strong>issé, je tombe sur une entrée, datée du 15 avril 1981, et je trouve une<br />

page sur Pierre et sur judas qui est très proche <strong>de</strong> ce que j'écrivais ce matin même.<br />

La notation se termine par cette remarque : « Respectons le mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong><br />

judas. »<br />

Je dois beaucoup à Bruno Hébert. je le lui ai dit, l'autre jour. J'ajoute ceci : je<br />

lui dois <strong>de</strong> m'avoir révélé le père Carré. Jusqu'alors, je ne le connaissais que <strong>de</strong><br />

nom. Or, révéler, faire lire un grand à quelqu'un, c'est lui donner une longue nourriture.<br />

Les juifs nous ont donné <strong>la</strong> Parole ; <strong>la</strong> Parole écrite et <strong>la</strong> Parole faite chair.<br />

En fin <strong>de</strong> soirée, je passe une heure à <strong>la</strong> chapelle, seul, toutes lumières éteintes,<br />

en souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> requête non exaucée <strong>de</strong> jésus à Pierre, Jacques et Jean. Pascal<br />

: « Jésus a prié les hommes, et n'en a pas été exaucé. »<br />

Où était Marie, en cette veille <strong>de</strong> <strong>la</strong> Passion ? Dans quelle mortelle angoisse<br />

ne <strong>de</strong>vait-elle pas être ? Or, elle savait <strong>de</strong>puis son Fiat. Trois verbes définissent<br />

Marie : fiat, magnificat, stabat.<br />

17 avril : Vendredi saint.<br />

- As-tu peur <strong>de</strong> Dieu ?


calice.<br />

- Non.<br />

Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 268<br />

- Si tu n'as pas peur <strong>de</strong> Dieu, pourquoi as-tu peur <strong>de</strong> mourir ?<br />

- Jésus n'avait pas peur <strong>de</strong> son Père, et pourtant il a dit : éloigne <strong>de</strong> moi ce<br />

- Ce n'est pas <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> mourir qui lui faisait dire ce<strong>la</strong> ; c'est le rejet dont il<br />

était l'objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> son peuple, <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> Judas, <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> Pierre. Il<br />

était triste, étant l'Amour incarné, du refus <strong>de</strong> son amour. Il était l'amour bafoué.<br />

As-tu connu ce<strong>la</strong> ?<br />

- Non.<br />

- Et alors ?<br />

- Que veux-tu que je te répon<strong>de</strong> ? Quid me vis facere ? Jésus, sois-moi, Jésus,<br />

c'est-à-dire Sauveur.<br />

À toutes fins utiles, je passe <strong>la</strong> journée à écrire une longue lettre à André<br />

Dubuc, qui vient d'être nommé provincial <strong>de</strong> sa communauté. Une lettre gratuite :<br />

il ne l'attend certainement pas, et je n'étais aucunement tenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> lui écrire.<br />

Jésus ne répond pas aux questions. À Caïphe qui lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : es-tu le<br />

Christ, le fils <strong>de</strong> Dieu ? Jésus répond : c'est toi qui l'as dit. À Pi<strong>la</strong>te qui lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

: tu es roi <strong>de</strong>s juifs ? Jésus répond : dis-tu ce<strong>la</strong> <strong>de</strong> toi-même ? Jésus répond aux<br />

questions quand <strong>la</strong> question est sérieuse, c'est-à-dire quand celui qui <strong>la</strong> pose cherche<br />

<strong>la</strong> vérité. Il a répondu à <strong>la</strong> Samaritaine. Elle est même <strong>la</strong> première personne à<br />

qui il a dit qu'il était le Messie : ego sum qui 1oquor tecum. Je le suis, moi qui te<br />

parle (Jn 4, 26).<br />

Les soldats crachèrent sur lui :conspuebant eum (Mc 15, 19). Il y a pire que<br />

d'être battu, f<strong>la</strong>gellé, etc. C'est <strong>de</strong> se faire cracher au visage. En 1970, j'ai vu un<br />

policier se faire cracher au visage par un jeune excité. Il n'a pas bronché. Il avait<br />

été « drillé » en conséquence. Il n'était pas atteint en tant que personne ; il était<br />

visé en tant que représentant <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Mais ce n'est pas lui qui crachait dans<br />

le visage du jeune homme. Un soldat ne doit pas ajouter à son métier <strong>de</strong> soldat.<br />

Jean-Baptiste disait aux soldats romains qui venaient le consulter : « Ne faites ni<br />

violence ni tort à personne, et contentez-vous <strong>de</strong> votre sol<strong>de</strong> » (Lc 3, 14).


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 269<br />

Jésus est seigneur, au sens féodal du terme, au sens contemporain aussi. il<br />

dit : « Ma vie, on ne me l'enlève pas : je <strong>la</strong> donne. Nemo tollit eam a me » (Jn 10,<br />

18). Il prend le péché du mon<strong>de</strong>, mais on ne lui prend pas sa vie. Les seigneurs<br />

donnent, ordonnent ou se retirent.<br />

Je pense à mon neveu Michel. Emmuré en lui-même, et sans qu'il en soit <strong>de</strong><br />

sa faute : il est autiste <strong>de</strong> naissance. Il ne sourit jamais, même quand il dit, comme<br />

un automate (mais qui sait ?) : content, content... quand on lui rend visite.<br />

Jésus a tout souffert, y compris les crachats. Mais il n'était pas autiste. Des<br />

millions d'êtres, <strong>de</strong>s millions, ont souffert plus que Jésus ou, en tout cas, plus<br />

longtemps que lui. Je pense à saint Paul : « Je complète en ma chair ce qui manque<br />

à <strong>la</strong> passion du Christ » (Col 1, 24). Je pense à ce que rapporte le père Carré<br />

dans son Journal (page 213) : il s'agit <strong>de</strong> prisonniers dans un camp <strong>de</strong> concentration.<br />

La veille <strong>de</strong> Noël, les SS pendirent un certain nombre <strong>de</strong> détenus. Ils les<br />

pendirent par <strong>la</strong> bouche, ce qui permettait <strong>de</strong> faire durer le supplice plus longtemps.<br />

Quarante minutes bien comptées. Pendant ce temps, un orchestre <strong>de</strong> détenus<br />

jouait Il est né, le divin Enfant... Bien d'autres que saint Paul ont complété, et<br />

continuent <strong>de</strong> compléter, <strong>la</strong> Passion du Christ. Mais pourquoi manque-t-il quelque<br />

chose à <strong>la</strong> passion du Christ ? S'il ne manquait rien qui me concerne, l'Incarnation<br />

serait un tour <strong>de</strong> magie. La malice <strong>de</strong>s SS, c'est <strong>la</strong> mienne. Jésus Ré<strong>de</strong>mpteur a<br />

fait son bout <strong>de</strong> chemin. Il a fait davantage : il est ressuscité. Sans lui, nous ne<br />

serions pas moins SS ; avec lui, nous avons <strong>la</strong> tête en <strong>de</strong>hors du tunnel.<br />

Sur <strong>la</strong> croix, Jésus n'a rien dit d'« intelligent ». C'est son « caractère » qui<br />

par<strong>la</strong>it. Le caractère <strong>de</strong> celui qui donne sa vie ; qui remet sa mère à jean. Le caractère<br />

<strong>de</strong> celui qui entre librement dans sa passion. L'Agneau <strong>de</strong> Dieu (et qu'importent<br />

ceux qui détestent cette appel<strong>la</strong>tion ; qu'importe leur bê<strong>la</strong>nte bêtise) est un<br />

Seigneur victorieux.<br />

Le frère Gabriel, nommé en pleins journaux hier, ce frère était responsable<br />

<strong>de</strong> l'entretien, notamment du chauffage <strong>de</strong> l'école. Il était certainement un pauvre,<br />

à tous égards ; aussi pauvre que les enfants qu'on enfournait dans cette école.<br />

Mais, à cette époque, où les aurait-on mis ? Où met-on, maintenant, quarante ans<br />

plus tard, plus riches, plus instruits, plus démocrates, les 40 % <strong>de</strong> décrocheurs ?<br />

Mais lui, le frère Gabriel, il ne pouvait pas en sortir, <strong>de</strong> cette école. Les supérieurs<br />

<strong>de</strong> l'époque ne s'occupaient guère <strong>de</strong> cette c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> frères. L'adolescent dont il


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 270<br />

aurait abusé sexuellement, il y a trente ans, le désigne, en pleine cour, par ces<br />

mots : « C'est ce vieil homme, assis là-bas. je ne l'oublierai jamais, ce pervers. »<br />

Textuel dans Le Soleil. L'accusateur a maintenant quarante-trois ans. L'accusé en<br />

a soixante-dix-sept. je comprends parfaitement que l'accusateur n'oublie pas. Je<br />

n'oublie pas <strong>de</strong> bien moindres choses. Il reste à connaître <strong>la</strong> misère <strong>de</strong> l'accusé.<br />

Certes, l'accusé était, à l'époque, en position <strong>de</strong> force. Quelle force ? Quelle force<br />

avait-il lui-même dans sa communauté ? Que va<strong>la</strong>ient les engagements qu'il avait<br />

signés à genoux entre <strong>de</strong>ux cierges, a dix-sept ou dix-huit ans ? Pour être ensuite<br />

lâché au milieu <strong>de</strong>s loups, sans formation sérieuse, sans encadrement, sans protection<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> ses supérieurs, qui avaient sans doute d'autres bâtiments à bâtir ?<br />

Je pense à ce frère, en ce Vendredi saint.<br />

18 avril : Samedi saint. Jésus souffrait pour guérir notre mal ; je souffre du<br />

mal que j'ai fait aux autres.<br />

Je fais mienne l'apostrophe du Bon Larron à son compagnon <strong>de</strong> banditisme :<br />

pour nous, c'est justice ; nous recevons ce qu'ont mérité nos actes, mais lui n'a<br />

rien fait <strong>de</strong> mal : nihil mali (Lc 23, 42). Entre bandits, on se parle !<br />

L'inscription, en trois <strong>la</strong>ngues, suspendue au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> Jésus : une<br />

dérision supplémentaire. Elle revenait à dire ceci : voici trois bandits, punis par <strong>la</strong><br />

justice <strong>de</strong> César Auguste ; celui du milieu est le roi <strong>de</strong>s juifs. Ils l'ont, le roi !<br />

Jésus est venu enlever nos péchés. Que j'éprouve, ces temps-ci, une telle détresse,<br />

c'est justice, comme disait le Bon Larron ; c'est ma façon d'ajouter ce qui<br />

manque à <strong>la</strong> Passion du Christ. Mais, ce « manque », c'est d'abord et exclusivement<br />

ce que j'ai « ajouté » au péché du mon<strong>de</strong>. Malègue parle <strong>de</strong>s « c<strong>la</strong>sses<br />

moyennes du salut ». Je suis du tiers-mon<strong>de</strong> : je ne paye même pas les intérêts <strong>de</strong><br />

ma <strong>de</strong>tte.<br />

Nul ne sait combien <strong>de</strong> temps Jésus a passé dans le tombeau. Je sais qu'on a<br />

dû le déposer dans le tombeau avant 18 h, le vendredi. Le dimanche suivant, vers<br />

6 h, il n'y était plus. Entre ces <strong>de</strong>ux moments, trente-six heures se sont écoulées.<br />

Mais ces calculs ne veulent rien dire : après <strong>la</strong> mort, on est hors du temps.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 271<br />

Anagramme du mot « Marie » : « aimer ». Cette trouvaille est <strong>de</strong>... Riche-<br />

lieu. Elle date <strong>de</strong> 1642, l'année <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> Montréal, Ville-Marie à l'épo-<br />

que. C'est le père Carré qui me met sur cette piste.<br />

Plus tard, tu comprendras, dit Jésus à Pierre : scies autein postea (Jn 13, 7).<br />

Il a bien compris, le Pierre. La Tradition nous dit qu'il a voulu être crucifié <strong>la</strong> tête<br />

en bas.<br />

Le croisement (c'est le cas <strong>de</strong> le dire) du regard <strong>de</strong> Jésus avec celui du Bon<br />

Larron, Marie a dû le voir. Le premier homme sauvé, et canonisé <strong>de</strong> son vivant,<br />

par Jésus lui-même. Satan perd lentement ses proies ; Jésus sauve instantanément.<br />

« Le plus grand péché attire <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong> » (père Carré).<br />

Il faut regretter ses péchés parce qu'ils ont bafoué l'Amour, et non pas parce<br />

qu'ils nous font honte. Le cheminement du Bon Larron a été : a) <strong>de</strong> reconnaître<br />

Jésus pour ce qu'il était, malgré les apparences ; b) <strong>de</strong> reconnaître ses péchés ; c)<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r son salut. Non pas son salut physique, comme l'autre <strong>la</strong>rron le <strong>de</strong>mandait,<br />

mais son salut spirituel. Car il se savait perdu physiquement. Mais il a<br />

cru dans le royaume <strong>de</strong> l'Autre, malgré les apparences : ce jour-là, à ce momentlà,<br />

aucun <strong>de</strong>s trois n'en menait <strong>la</strong>rge.<br />

« Jésus, éternelle ration d'espérance. » Cette remarque <strong>de</strong> La 25e Heure <strong>de</strong><br />

Virgil Gheorghiu, m'avait frappé, à l'hôpital Laval, en 1954. L'auteur raconte que<br />

<strong>de</strong>s prisonniers d'un camp <strong>de</strong> concentration avaient fabriqué... quoi ? Une crèche<br />

<strong>de</strong> Noël, une croix ? avec <strong>de</strong>s boîtes vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> conserve : le symbolisme <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte<br />

<strong>de</strong> ration et <strong>la</strong> naissance ou <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> jésus.<br />

Quand on dit, dans le Pater : que ta volonté soit faite... il faut entendre que<br />

cette volonté, c'est <strong>la</strong> volonté d'un amour créateur.<br />

Ce matin, comme d'habitu<strong>de</strong>, je suis sorti faire une promena<strong>de</strong> d'une <strong>de</strong>miheure,<br />

avant les dévotions. Le soleil montait par-<strong>de</strong>ssus les pavillons du séminaire<br />

Saint-Augustin...<br />

Samedi saint : le grand sabbat <strong>de</strong> Jésus.<br />

19 avril : Pâques. Je passe l'après-midi avec Thérèse. Pendant <strong>de</strong>ux ou trois<br />

heures, nous n'avons guère parlé que <strong>de</strong> Jésus. Certes, il ne suffit pas <strong>de</strong> « parler »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 272<br />

<strong>de</strong> Jésus ; mais c'est déjà une grâce que d'en parler avec attention, respect, recon-<br />

naissance et, sans doute, un peu d'amour.<br />

Je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> vidéo tournée en juin 1983, lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> remise du doctorat d'hon-<br />

neur à l'Université du Québec à Chicoutimi. Je ne l'avais pas encore regardée. Sur<br />

<strong>la</strong> même cassette se trouve une entrevue au Point, que j'avais complètement oubliée.<br />

Elle doit dater <strong>de</strong> 1984 ou 1985. Je suis étonné <strong>de</strong> ce que j'ai pu dire, dans<br />

ces <strong>de</strong>ux circonstances. Je prie toujours avant <strong>de</strong> parler en public et aussi en cours<br />

<strong>de</strong> rédaction. Au <strong>de</strong>meurant, puisque <strong>la</strong> prière agit dans l'éternité, il est possible<br />

que, si je dis maintenant : « Sermone ditans guttura », tel vieux texte, telle conférence<br />

prononcée il y a longtemps, aient été porteurs <strong>de</strong> Dieu.<br />

En lisant le journal du père Carré, je prends connaissance <strong>de</strong> son témoignage<br />

et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> centaines d'autres qu'il rapporte ; j'ai accès à une partie du trésor <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> spiritualité française. je ne connais rien <strong>de</strong> <strong>la</strong> spiritualité ang<strong>la</strong>ise, américaine,<br />

alleman<strong>de</strong>, africaine, etc. De plus, ce que je connais (ou connaîtrais) <strong>de</strong> ces spiritualités<br />

n'est (ne serait) que leur expression écrite. Combien plus riche, plus abondante,<br />

<strong>la</strong> spiritualité vécue en silence par <strong>de</strong>s millions d'âmes, à jamais connue<br />

que <strong>de</strong> Dieu seul !<br />

Certes, Dieu, Père, Fils et Esprit, est méconnu, inconnu, renié, b<strong>la</strong>sphémé.<br />

Cependant, <strong>de</strong>s millions d'êtres, aujourd'hui même, l'aiment <strong>de</strong> tout leur cœur.<br />

Incapable <strong>de</strong> t'aimer autant, je me réjouis, Seigneur, que d'autres t'aiment et te<br />

proc<strong>la</strong>ment.<br />

Qu'est-ce qui est mort en moi et qui résiste à <strong>la</strong> résurrection commencée par<br />

Jésus ? Je ne sais qui a dit : « Jésus est ressuscité, tant mieux pour lui ! » Le propos<br />

n'est pas b<strong>la</strong>sphématoire. Il renvoie à <strong>la</strong> question fondamentale : qu'est-ce que<br />

<strong>la</strong> résurrection <strong>de</strong> Jésus change dans ma vie ?<br />

Assis sur un banc, au soleil, p<strong>la</strong>ce du Campanile, je vois une femme, dans <strong>la</strong><br />

quarantaine avancée. Elle est dans une chaise rou<strong>la</strong>nte. Infirme <strong>de</strong> naissance ou<br />

amputée, je ne sais. Toujours est-il qu'elle n'a pas <strong>de</strong> jambes. C'est une femmetronc.<br />

Elle paraît gaie, elle parle, elle rit. Je pense à un confrère (Laurent Roy),<br />

atteint <strong>de</strong> sclérose en p<strong>la</strong>ques vers l'âge <strong>de</strong> vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Il est<br />

mort cette année. Il a été en chaise rou<strong>la</strong>nte pendant quarante-cinq ans, paralysé<br />

du nombril jusqu'aux orteils. Luci<strong>de</strong> jusqu'à <strong>la</strong> fin. Toujours accueil<strong>la</strong>nt, souriant.<br />

je ne l'ai jamais entendu se p<strong>la</strong>indre, sauf pour dire, quand un frère mourait à l'in-


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 273<br />

firmerie : « Encore un qui me vole mon tour ! » La femme que je voyais cet<br />

après-midi, ce confrère, combien y en a-t-il eu, combien y en a-t-il aujourd'hui<br />

même, qui « complètent en leur chair <strong>la</strong> Passion <strong>de</strong> Jésus » ? Mon neveu, Michel...<br />

Tout compte fait, jusqu'à ce jour, j'ai peu souffert dans ma chair. C'est dans<br />

mon esprit, ma tournure d'esprit, que je souffre. Je suis ma propre croix. Enchaîné<br />

à moi-même, seul ton amour peut me délivrer, Seigneur.<br />

Thérèse me dit : « Nous sommes Pâques. » Ce<strong>la</strong> peut s'entendre au sens où<br />

l'on dit familièrement, mais en français correct : nous sommes jeudi, aujourd'hui.<br />

Ce<strong>la</strong> peut s'entendre aussi au sens chrétien : nous sommes Pâques, c'est-à-dire<br />

passés <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort à <strong>la</strong> vie. Nous sommes passés, en effet. La locomotive du long<br />

train <strong>de</strong> l'humanité est sortie du tunnel. Même le voyageur du <strong>de</strong>rnier wagon est<br />

passé en espérance.<br />

La Tradition enseigne que Marie serait morte très vieille. À quatre-vingts<br />

ans, selon Joseph Holzner (Paul <strong>de</strong> Tarse, éditions Alsatia, 1950). Quand Jésus est<br />

mort, Marie pouvait avoir cinquante ou cinquante-cinq ans. Elle a donc dû<br />

connaître une trentaine <strong>de</strong> « semaines saintes ». Elle a certainement eu connaissance<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> mort d'Étienne, <strong>de</strong> Jacques. Elle a su aussi le massacre <strong>de</strong>s Innocents,<br />

à cause <strong>de</strong> son fils. Bien davantage que Paul, elle a « complété <strong>la</strong> Passion <strong>de</strong> Jésus<br />

». Elle a toujours tenu ensemble le Fiat, le Magnificat, le Stabat.<br />

24 avril : Une tribu autochtone américaine (the Manshantucket Pequot) qui<br />

compte cent soixante-dix-neuf membres vient d'ouvrir un casino qui emploie<br />

<strong>de</strong>ux mille trois cents personnes. Cinquante-huit autres tribus tiennent <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong><br />

toute sorte aux États-Unis. (The Economist, 92-04-11.)<br />

Le frère Gabriel, é.c., est reconnu coupable <strong>de</strong> délits sexuels commis il y a<br />

trente ans à l'école <strong>de</strong> réforme d'Alfred, en Ontario. Il a soixante-dix-sept ans.<br />

Dans La Presse d'aujourd'hui, gran<strong>de</strong> photo <strong>de</strong> Paul Gagnon, son principal accusateur,<br />

quarante-trois ans. Il est photographié en train d'app<strong>la</strong>udir au prononcé du<br />

jugement. Des négociations sont déjà entreprises entre les représentants <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté et <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ignants, en vue <strong>de</strong> déterminer <strong>la</strong> forme que pourraient<br />

prendre d'éventuelles compensations financières. On sait par ailleurs qu'un « recours<br />

collectif » a déjà été émis contre plusieurs communautés <strong>de</strong> religieuses par


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 274<br />

ceux qu'un livre récent appelle « les enfants <strong>de</strong> Duplessis ». Le montant réc<strong>la</strong>mé<br />

dépasse le milliard <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs.<br />

Radio-Canada me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une interview sur le scandale <strong>de</strong> l'école d'Alfred.<br />

Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> différer ma réponse : je veux vérifier auprès du provincial <strong>de</strong>s frè-<br />

res <strong>de</strong>s Écoles chrétiennes s'il a <strong>de</strong>s objections à ce que je donne l'entrevue. À<br />

toutes fins utiles, je prends quelques notes pour me préparer :<br />

1. La c<strong>la</strong>sse politique, <strong>la</strong> magistrature, l'armée, le milieu <strong>de</strong>s affaires ont tous<br />

connu <strong>de</strong>s scandales <strong>de</strong> cette nature. On en a fait état.<br />

2. En paraphrasant Job (2, 10), je dirais que si l'on reçoit l'honneur, on doit<br />

être disposé à recevoir l'outrage. Or, nous avons reçu l'honneur. Par exemple, au<br />

cours <strong>de</strong>s célébrations officielles <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong>s diverses communautés religieuses<br />

au Québec : cinquantième anniversaire, centième anniversaire, cent cinquantième<br />

anniversaire. Et il fut une époque où nous étions passablement triomphalistes.<br />

3. Que le scandale soit plus grand, que l'indignation publique soit plus vive<br />

quand il s'agit <strong>de</strong> religieux, <strong>la</strong> chose est compréhensible. C'est un trait humain que<br />

<strong>de</strong> se réjouir <strong>de</strong> <strong>la</strong> chute ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> dégradation <strong>de</strong>s grands ou <strong>de</strong> ceux qui s'affichent<br />

comme différents.<br />

4. On ne peut nier que les communautés religieuses ont pu pécher par témérité<br />

en acceptant <strong>la</strong> responsabilité <strong>de</strong> suppléer à l'État en prenant charge d'établissements<br />

comme l'école d'Alfred ou comme les orphelinats et les hôpitaux psychiatriques.<br />

5. Au <strong>de</strong>meurant, il est bien difficile <strong>de</strong> juger, avec <strong>la</strong> mentalité d'une époque,<br />

<strong>de</strong>s faits d'une époque antérieure. C'est toute <strong>la</strong> société qui était bien contente<br />

<strong>de</strong> se débarrasser <strong>de</strong>s enfants difficiles en les remettant aux communautés religieuses.<br />

Et puis, tout ce brassage conduit à oublier les immenses services que les<br />

communautés religieuses ont rendus au Québec.<br />

6. Je note encore que <strong>de</strong>s abus semb<strong>la</strong>bles ont dû se produire dans les collèges<br />

c<strong>la</strong>ssiques, par exemple. Personne ne se lève pour se p<strong>la</strong>indre. Quand on est<br />

mé<strong>de</strong>cin, avocat, ingénieur, on n'a pas le goùt <strong>de</strong> se p<strong>la</strong>indre publiquement d'avoir<br />

été victime d'agression sexuelle étant écolier.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 275<br />

25 avril : Dernière réunion, à Montréal, du comité <strong>de</strong> rédaction <strong>de</strong> L'Analyste.<br />

La revue suspend sa publication faute <strong>de</strong> moyens financiers. Elle aura tenu près<br />

<strong>de</strong> dix ans. Dès le début, et surtout les cinq <strong>de</strong>rnières années, <strong>la</strong> revue a pu tenir<br />

grâce à <strong>la</strong> ténacité et au dévouement <strong>de</strong> Nicole Jetté-Soucy et <strong>de</strong> Natalie Bou<strong>la</strong>nger.<br />

Slogan <strong>de</strong> <strong>la</strong> collecte annuelle du diocèse <strong>de</strong> Montréal : « Donnez, pour une<br />

foi. » Des ven<strong>de</strong>urs d'autos aux organismes <strong>de</strong> charité, recours systématique aux<br />

jeux <strong>de</strong> mots dans <strong>la</strong> publicité. J'aime bien les jeux <strong>de</strong> mots, mais j'éprouve un<br />

vague ma<strong>la</strong>ise <strong>de</strong>vant cette manière <strong>de</strong> détournement du <strong>la</strong>ngage quand il s'agit <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> foi.<br />

Sondage. « La plupart <strong>de</strong>s journalistes québécois sont souverainistes : <strong>la</strong> majorité<br />

d'entre eux appartiennent aux catégories d'âges, <strong>de</strong> revenus et <strong>de</strong> sco<strong>la</strong>rité<br />

que tous les sondages i<strong>de</strong>ntifient comme les plus souverainistes. » (Le Soleil, 92-<br />

04-28). Voilà donc un sondage au carré, pour ainsi dire.<br />

Je reçois mon premier chèque mensuel <strong>de</strong> pension <strong>de</strong> vieillesse : 374,44 $.<br />

Heureusement que je n'ai pas que ce<strong>la</strong> pour vivre ! Selon Statistique Canada, le<br />

revenu hebdomadaire moyen, en février 1992, était <strong>de</strong> 552,23 $, soit 28 715,96 $<br />

par année.<br />

29 avril : Mgr Peter Joseph Fan, évêque chinois, vient <strong>de</strong> mourir a quatrevingt-quatre<br />

ans, après avoir passé plus <strong>de</strong> trente ans en prison parce qu'il avait<br />

refusé <strong>de</strong> rompre avec Rome.<br />

6 mai : On apprenait hier <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Henri Guillemin.<br />

8 mai : « Le malheur d'être exploité n'est rien en regard du malheur <strong>de</strong> n'être<br />

même pas exploitable. »<br />

9 mai : L'affaire C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Morin. Les médias sont très durs envers lui et, par<br />

voie <strong>de</strong> conséquence, envers sa famille. A-t-il été naïf, dupe, hypocrite ? Chose


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certaine, on n'est jamais plus fin que tout le mon<strong>de</strong>, tout le temps. Et puis, nous<br />

vivons tous sur <strong>de</strong>s océans <strong>de</strong> silence. Pascal a bien dit : « Je mets en fait que, si<br />

tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns <strong>de</strong>s autres, il n'y aurait pas quatre<br />

amis dans le mon<strong>de</strong>. » Il aurait pu ajouter : « Si tous les hommes savaient ce qu'ils<br />

pensent les uns <strong>de</strong>s autres. » Je transcris ici <strong>la</strong> lettre que j'ai écrite à C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Morin.<br />

J'ai sous les yeux La Presse d'aujourd'hui. je me souviens que vous<br />

m'aviez téléphoné peu après <strong>la</strong> publication <strong>de</strong> mon article sur <strong>la</strong> science,<br />

en janvier <strong>de</strong>rnier.<br />

Je ne veux surtout pas vous paraître « paternaliste », même si je suis<br />

plus vieux que vous ! je veux seulement vous dire -comment dire ? - que<br />

je sympathise avec vous. C'est Monther<strong>la</strong>nt, je crois, qui écrivait : « Nous<br />

vivons sur <strong>de</strong>s océans <strong>de</strong> silence. »<br />

En politique, on tire pour tuer ; on ne tire jamais à plomb on tire à bal-<br />

le. C'est Bernard Landry qui m'avait dit ça, un soir <strong>de</strong> grand vent, alors<br />

qu'il était simple fonctionnaire, et moi aussi. C'était avant son plongeon en<br />

politique.<br />

Je vous dis, comme je me dis à moi-même : « Même si ton propre<br />

cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur, et il t'aime » (1 Jn 3,<br />

20). Votre cœur, en l'occurrence, ne vous condamne peut-être pas. Je n'en<br />

sais rien et je ne veux rien savoir.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, au plus creux du plus creux, <strong>la</strong> première prière à faire,<br />

c'est <strong>la</strong> suivante : Béni sois-tu, Seigneur, pour ton immense gloire et ton<br />

éternel amour.<br />

Jésus à son Père : « Rappelle-moi auprès <strong>de</strong> toi. Les hommes ne comprennent<br />

rien, à commencer par mes apôtres. » En fait, Jésus a dit : « Pardonne-leur,<br />

ils ne savent pas ce qu'ils font. » Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ? je<br />

crois, je veux croire dans le pardon <strong>de</strong> Dieu, pourtant je suis incapable <strong>de</strong> pardonner.<br />

je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>la</strong> grâce, qui serait tout profit pour moi, <strong>de</strong> remettre aux autres<br />

leur <strong>de</strong>tte <strong>de</strong> 10 $, moi qui suis en <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> rémission d'une <strong>de</strong>tte énorme.


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10 mai : je suis à lire Obsession <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> Christian Chabanis (Desclée <strong>de</strong><br />

Brouwer, 1991). je souscris aux propos d'André Frossard : « Lorsque vous lirez<br />

ce livre, vous verrez cette chose exceptionnelle, à vrai dire unique, vous verrez à<br />

l'œuvre une intelligence douce. »<br />

Chabanis : « On n'est pas arrivé au bout <strong>de</strong> Dieu pour être arrivé au bout <strong>de</strong><br />

soi-même. »<br />

11 mai : Départ pour Povungnituk, huit cents kilomètres au nord <strong>de</strong> <strong>la</strong> baie<br />

James, au pays <strong>de</strong>s Inuit, dont le nom signifie « les hommes ». Bien tout seuls sur<br />

<strong>la</strong> calotte po<strong>la</strong>ire, ils avaient conscience <strong>de</strong> tenir l'avant-poste le plus ru<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l'humanité. Dans le bureau du maire, un gran<strong>de</strong> carte <strong>de</strong> <strong>la</strong> région : le sol est troué<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong>cs, <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cs qui ne dégèlent pour ainsi dire jamais sous cette <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>. Ciel très<br />

bas, au retour. Par moments, on voit l'ombre du petit avion nager sur <strong>la</strong> surface<br />

<strong>de</strong>s nuages, comme un marsouin.<br />

22 mai : « Dans l'adversité <strong>de</strong> nos meilleurs amis, nous trouvons toujours<br />

quelque chose qui ne nous dép<strong>la</strong>it pas » (La Rochefoucauld). Il avait supprimé<br />

cette remarque dans les éditions postérieures à <strong>la</strong> première, celle <strong>de</strong> 1665.<br />

25 mai : je ne sais pourquoi j'ai été saisi, hier, à <strong>la</strong> pensée que le Fils <strong>de</strong> Dieu<br />

s'est fait homme il y a moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mille ans. Frappé d'abord par le caractère<br />

récent <strong>de</strong> l'événement. Deux mille ans, c'est hier. Les Inuit couraient <strong>de</strong>puis longtemps<br />

en Amérique, quand Jésus est né. Frappé aussi par cet énorme mystère : le<br />

Fils <strong>de</strong> Dieu s'incarne sur notre terre.<br />

Je passe toute <strong>la</strong> Journée a préparer ma conférence <strong>de</strong> lundi prochain, à l'hôpital<br />

Maisonneuve-Rosemont.<br />

29 mai : Suici<strong>de</strong>. « Si l'on se tue aujourd'hui plus qu'autrefois, ce n'est pas<br />

qu'il nous faille faire, pour nous maintenir, <strong>de</strong> plus douloureux efforts, ni que nos<br />

besoins légitimes soient moins satisfaits ; mais c'est que nous ne savons plus où<br />

s'arrêtent les besoins légitimes et que nous n'apercevons plus le sens <strong>de</strong> nos ef-


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forts. [...] Le ma<strong>la</strong>ise dont nous souffrons ne vient donc pas <strong>de</strong> ce que les causes<br />

objectives <strong>de</strong> nos souffrances ont augmenté en nombre ou en intensité ; il atteste<br />

non pas une plus gran<strong>de</strong> misère économique, mais une a<strong>la</strong>rmante misère mora-<br />

le. » (Émile Durkheim, 1897.) Ce passage n'a aucunement vieilli.<br />

Par association d'idées, je note ici un passage <strong>de</strong> Notes intimes, <strong>de</strong> Marie<br />

Noël (Stock, 1988), sur le suici<strong>de</strong>. Elle a vécu une longue pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> détresse spirituelle,<br />

<strong>de</strong> doute religieux, d'angoisse mortelle. Elle écrit : « Se tuer ? On ne se<br />

tuerait pas assez. On ne tuerait pas son âme. Qu'est-ce que supprimer <strong>la</strong> chair ?<br />

L'âme ma<strong>la</strong><strong>de</strong> est plus torturante que le corps. Tant qu'il est fort, il <strong>la</strong> défend<br />

contre elle même, comme une armure. Affaibli, elle se rend à soi-même plus<br />

cruelle. Le corps détruit, elle serait peut-être - <strong>la</strong>me saris fourreau - ce supplice<br />

d'elle-même par elle-même. »<br />

10 juin : Enregistrement, à Montréal, d'une émission pour <strong>la</strong> série d'émissions<br />

Les 40 ans <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision <strong>de</strong> Radio-Canada. je « couvre » <strong>la</strong> décennie 60-70.<br />

Façon <strong>de</strong> parler : <strong>de</strong> l'heure enregistrée, on ne retiendra peut-être que <strong>de</strong>ux ou trois<br />

capsules <strong>de</strong> quelques minutes ; peut-être rien. Au <strong>de</strong>meurant, <strong>la</strong> télévision fait <strong>de</strong><br />

nous <strong>la</strong> première génération qui peut revoir son histoire.<br />

11 juin : Réponse reçue aujourd'hui à ma lettre du 11 mai à C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Morin. Je<br />

n'attendais aucune réponse. Ma lettre était gratuite ; elle n'était pas un<br />

« p<strong>la</strong>cement », comme on dit en économique. Or, je pense qu'elle aura été <strong>de</strong><br />

quelque secours. Je transcris <strong>la</strong> lettre :<br />

Je voudrais vous remercier <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> réconfort que vous avez eu l'amabilité<br />

<strong>de</strong> me faire parvenir pendant que je traversais ce qui sera sans doute <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

plus pénible <strong>de</strong> ma vie. Elle n'est pas entièrement terminée (le sera-t-elle un<br />

jour ?), mais votre pensée à mon endroit m'a profondément touché. Ma famille<br />

aussi a beaucoup apprécié votre témoignage.<br />

J'ignorais que Bernard Landry vous avait déjà dit qu'en politique, on tire pour<br />

tuer. C'est pourquoi j'ai pressenti qu'il n'y avait rien d'innocent dans <strong>la</strong> démarche<br />

qu'on a tentée auprès <strong>de</strong> moi en 1974. Prenant quelques précautions, j'ai voulu<br />

aller voir. Et j'ai vu, ce qui m'a servi <strong>de</strong>s années durant et, j'en suis sûr, a empêché


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 279<br />

bien d'autres démarches, encore moins innocentes. Pour reprendre le mot <strong>de</strong><br />

l'Évangile que vous citez (et même si vous dites ne pas vouloir le savoir), non,<br />

mon cœur ne me condamne pas, mais j'ai été quand même au plus creux du plus<br />

creux, sans en être aujourd'hui tout à fait revenu. Si je ne croyais qu'en ce que je<br />

vois, je serais désespéré.<br />

À <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> sa lettre, l'idée me vient que l'on naît avec un cœur vieux ; on<br />

peut mourir avec un cœur jeune. Le cœur vieux, c'est le coeur sans pitié. « Cet âge<br />

est sans pitié », disait La Fontaine en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s enfants. Le cœur neuf, c'est le<br />

cœur miséricordieux. On n'y arrive généralement qu'après avoir fait l'expérience<br />

<strong>de</strong> sa propre misère.<br />

18 juin : Les médias sont à leur meilleur et <strong>la</strong> communication, à son pire.<br />

L'unité <strong>de</strong>s chrétiens est déjà faite dans le doute ; il y a unité dans le doute :<br />

les confessions chrétiennes éprouvent les mêmes difficultés dans <strong>la</strong> relecture <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Bible, dans le discours sur jésus, Marie, <strong>la</strong> résurrection.<br />

19 juin : Obscurité <strong>de</strong>s Écritures. Il y en a beaucoup, pour moi, mais je sais<br />

que <strong>de</strong>s réponses existent. Non pas toutes les réponses, mais beaucoup <strong>de</strong><br />

réponses, et il en viendra d'autres. Déjà, il n'y a aucune comparaison entre <strong>la</strong><br />

lecture <strong>de</strong> l'Évangile que je pouvais faire à quinze ans, ou que l'on faisait pour<br />

moi, et <strong>la</strong> lecture qui se fait aujourd'hui. Or, il ne s'agit là que du résultat <strong>de</strong>s<br />

recherches qui s'éten<strong>de</strong>nt sur à peine un <strong>de</strong>mi-siècle. Au <strong>de</strong>meurant, l'essentiel est<br />

c<strong>la</strong>ir <strong>de</strong>puis toujours : ne pas juger, aimer son prochain, pardonner. La religion qui<br />

appelle Dieu AMOUR est une religion indépassable. En s'incarnant, Jésus a fait le<br />

bond définitif, si j'ose dire.<br />

21 juin : Récemment, les ministres <strong>de</strong> <strong>la</strong> Santé du fédéral et du provincial ont<br />

rappelé que 50 pour cent <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s dépenses du système vont aux<br />

personnes âgées <strong>de</strong> soixante-dix ans et plus. On précise même que <strong>de</strong>s sommes<br />

considérables sont consacrées à maintenir <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> vie (sic) <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s dans<br />

les six <strong>de</strong>rniers mois <strong>de</strong> leur existence. De là à prôner l'euthanasie, il n'y a qu'un


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 280<br />

pas. L'euthanasie est bel et bien envisagée, déjà pratiquée <strong>de</strong> façon plus ou moins<br />

occulte, bientôt légalisée.<br />

Fête du Saint-Sacrement. Je me récite par coeur le Tantum ergo. Si je ne suis<br />

pas visité par l'émotion, du moins suis-je émerveillé par <strong>la</strong> concision, <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsité et<br />

<strong>la</strong> force <strong>de</strong> ces strophes : Genitori, Genitoque... Proce<strong>de</strong>nti ab Utroque.<br />

23 juin : Mort <strong>de</strong> Virgil Gheorghiu. La 25e Heure est l'un <strong>de</strong>s premiers grands<br />

témoignages sur l'univers concentrationnaire. Je l'ai lu à l'hôpital Laval. Le mon<strong>de</strong><br />

n'est guère sorti <strong>de</strong> <strong>la</strong> 25e heure. C'est toujours <strong>la</strong> 25e heure.<br />

24 juin : La Saint-Jean. Considéré rétrospectivement, et sous le double<br />

éc<strong>la</strong>irage <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, on prend le saint tout fait, accompli, confirmé.<br />

On escamote sa vie, telle qu'elle a été. Voici un homme, en effet, qui s'enfonce<br />

dans le désert, qui vit <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sauterelles, qui finit par rassembler<br />

quelques disciples, qui dénonce Héro<strong>de</strong>, qui baptise l'Agneau <strong>de</strong> Dieu, qui s'efface<br />

<strong>de</strong>vant lui, qui se retrouve au fond d'une prison et qui, un certain soir, voit venir<br />

un soldat qui lui tranche <strong>la</strong> tête, à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'une courtisane. « Le plus grand <strong>de</strong><br />

tous ceux qui sont nés <strong>de</strong>s femmes » (Lc 7, 28). Pourtant, le plus petit dans le<br />

Royaume <strong>de</strong>s cieux est plus grand que lui. Cette remarque étonnante <strong>de</strong> jésus à<br />

propos <strong>de</strong> jean signifie <strong>la</strong> supériorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle Alliance, celle où l'on naît <strong>de</strong><br />

l'Esprit.<br />

Rôle du chrétien comme « sel <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre » : lutter contre ce qui dégra<strong>de</strong><br />

l'homme ; redonner goût à <strong>la</strong> vie à ceux qui l'ont perdu. Rôle du sel vis-à-vis <strong>de</strong>s<br />

aliments : empêcher <strong>la</strong> corruption, donner <strong>de</strong> <strong>la</strong> saveur.<br />

Soleil splendi<strong>de</strong>, ce matin à 6 h 30. Je fais ma promena<strong>de</strong> quotidienne. Je<br />

remarque <strong>de</strong>puis plusieurs jours que, en passant <strong>de</strong>vant un massif d'arbrisseaux,<br />

les étourneaux s'agitent et me poursuivent longuement. Ils partent en flèche vers<br />

moi, font presque du sur-p<strong>la</strong>ce au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête, crient, émettent en outre un<br />

son qui ressemble à un renâc<strong>la</strong>ge. J'ai d'abord pensé que je me faisais illusion<br />

quant aux intentions belliqueuses <strong>de</strong> ces oiseaux, mais un confrère, bon<br />

connaisseur en ces matières, me confirme <strong>la</strong> chose. Il arrive même, me dit-il, que<br />

l'oiseau vous pique votre casquette.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 281<br />

Au déjeuner, l'aumônier dit : « Les Ang<strong>la</strong>is honorent bien saint Jean-Baptiste :<br />

il y a vingt-quatre paroisses anglophones, au Québec, qui lui sont dédiées et six,<br />

au Canada. » Là-<strong>de</strong>ssus, un confrère répond : « Ça doit être <strong>de</strong>s paroisses où il y a<br />

<strong>de</strong>s Canadiens français. » Autrement dit, les catholiques anglophones sont<br />

incapables d'honorer Jean-Baptiste. Le même confrère, tout <strong>de</strong> suite après, et sur<br />

un ton ironique : « On est chanceux, on a un juif comme patron ! » Le curé<br />

rétorque : « Et Notre-Seigneur ? » Le confrère : « C'était un bon gars. »<br />

25 juin : « C'est rendre gloire à Dieu que <strong>de</strong> découvrir les "petites joies" et <strong>de</strong><br />

les faire découvrir aux malheureux » (père Carré).<br />

Hier soir, je regar<strong>de</strong> un peu le spectacle à <strong>la</strong> télévision à l'occasion <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête<br />

nationale. Je ne me reconnais pas dans le portrait sonore et « poétique » <strong>de</strong> nos<br />

artistes. Et d'abord, revient-il aux artistes <strong>de</strong> définir le peuple ? Les artistes<br />

expriment le peuple ; ils ne le définissent pas. Shakespeare exprimait et continue<br />

d'exprimer le peuple ang<strong>la</strong>is, ou plutôt il créait <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise. Par ailleurs, ses<br />

personnages sont universels.<br />

30 juin : Les 26, 27, 28, visite à La Romaine, chez les Montagnais, dans le<br />

cadre <strong>de</strong> mon travail pour le Secrétariat aux affaires autochtones. je rencontre<br />

longuement le père Alexis Joveneau, o.m.i., Belge d'origine, qui est p<strong>la</strong>nté sur sa<br />

butte <strong>de</strong> sable <strong>de</strong>puis trente-neuf ans.<br />

Note postérieure : Le père Joveneau est mort le 28 décembre 1992.<br />

1er juillet : Ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite. Une cinquantaine <strong>de</strong> frères. Le plus vieux<br />

a quatre-vingt-huit ans ; le plus jeune, quarante-sept ans. La moyenne doit être<br />

autour <strong>de</strong> soixante-huit ans. Je redoute ce genre d'exercice, l'horaire haché fin, <strong>la</strong><br />

bêtise <strong>de</strong>s sermons, l'alléluïatisme <strong>de</strong> service. On verra.<br />

2 juillet : Il y a cinquante et un ans, aujourd'hui, je quittais Métabetchouan<br />

pour le juvénat <strong>de</strong> Lévis. Il était six heures du matin. Il pleuvait. Je n'avais pas


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 282<br />

voulu que ma mère réveille mes frères et sœurs. Je partais avec les frères du<br />

collège qui se rendaient à <strong>la</strong> retraite annuelle, à Beauceville. Le voyage était<br />

gratuit. Le reste aussi. Dès lors, je fus pris en charge par les frères maristes.<br />

Que serais-je <strong>de</strong>venu si je n'étais pas parti ? Question irrecevable. Ce que je<br />

sais, c'est ce que je suis <strong>de</strong>venu. Au fond, je ne le sais pas. Qu'est-ce que<br />

« <strong>de</strong>venir », pour un chrétien, qu'il soit religieux ou <strong>la</strong>ïc ? C'est être en voie <strong>de</strong><br />

divinisation, et nul ne sait où il en est dans cette aventure spirituelle.<br />

On récite un « chapelet commenté », donc improvisé. Deux remarques : a)<br />

vingt frères ont pris <strong>la</strong> parole et il y a eu vingt versions différentes <strong>de</strong> <strong>la</strong> première<br />

partie <strong>de</strong> l'Ave ; b) quelqu'un dit : « Bénie sois-tu, Marie, parce que Dieu t'a<br />

choisie pour ton immaculée conception. » Je croyais que c'était le contraire !<br />

Leonardo Boff, cinquante-trois ans, quitte l'Église. Je comprends un peu, je<br />

pressens, en tout cas, <strong>la</strong> lutte qu'il soutient <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> nombreuses années contre les<br />

interventions romaines au sujet <strong>de</strong> ses positions théologiques. Je pense quand<br />

même qu'il aurait dû accepter les mesures disciplinaires prises contre lui. À <strong>la</strong><br />

lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, dans le long cortège <strong>de</strong> ceux qui se sont battus pour <strong>la</strong> Parole,<br />

que peuvent bien valoir quelques pages <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong> moins ? Je pense à <strong>la</strong><br />

remarque <strong>de</strong> Pascal : « C'est ainsi que saint Athanase, saint Hi<strong>la</strong>ire et d'autres<br />

saints évêques <strong>de</strong> leur temps ont été traités <strong>de</strong> rebelles. [ ... ] C'est ainsi que les<br />

saints patriarches et les prophètes ont été accusés <strong>de</strong> troubler le repos d'Israël »<br />

(Second Écrit <strong>de</strong>s curÉs <strong>de</strong> Paris).<br />

Je reçois le <strong>de</strong>rnier numéro <strong>de</strong> L'Analyste. Un numéro d'adieu, si l'on peut<br />

dire. Chaque membre du comité <strong>de</strong> rédaction <strong>de</strong> même qu'un certain nombre <strong>de</strong><br />

col<strong>la</strong>borateurs réguliers racontent comment ils sont venus à <strong>la</strong> revue, comment ils<br />

ont vécu cette expérience <strong>de</strong> réflexion et d'écriture. Assez émouvant.<br />

Quelques remarques <strong>de</strong> l'abbé Simon Dufour, le prédicateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite :<br />

La Parole <strong>de</strong> Dieu, c'est Jésus qui est venu habiter parmi nous (et in<br />

mundo conversatus) pour nous libérer <strong>de</strong>s idoles, en nous révé<strong>la</strong>nt, en<br />

nous dévoi<strong>la</strong>nt, le vrai message <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole écrite et fixée dans <strong>la</strong> Bible.<br />

Dieu, à <strong>la</strong> Création, ne prend pas toute <strong>la</strong> <strong>la</strong>ce. Il <strong>la</strong>isse à l'homme un<br />

espace <strong>de</strong> liberté pour qu'il puisse accueillir son amour.


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On ne prie pas Dieu pour le changer ou l'informer : on le prie pour<br />

connaître sa volonté et l'accomplir.<br />

Les miracles <strong>de</strong> l'Évangile : a) gestes à visée d'amour ; b) gestes<br />

libérateurs (<strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim, etc.) , c) gestes<br />

reconnaissables seulement dans <strong>la</strong> foi. Exemple : Jésus chasse les démons.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> le voit, certains y reconnaissent l'intervention <strong>de</strong> Dieu.<br />

D'autres trouvent moyen <strong>de</strong> dire que c'est par le Prince <strong>de</strong>s démons qu'il<br />

fait ça.<br />

Jésus ressuscité ne fait pas moins <strong>de</strong> miracles que Jésus <strong>de</strong> Nazareth,<br />

limité par le temps, l'espace, <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> l'époque.<br />

Faire <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu, c'est, sous l'inspiration <strong>de</strong> l'Esprit, agir<br />

comme Jésus agirait ici et maintenant ; c'est rendre historique l'amour<br />

éternel du Père.<br />

Jésus n'a pas joué au fanfaron, il a cherché à éviter <strong>la</strong> mort à plusieurs<br />

reprises, il s'est caché. Mais il n'a pas voulu éviter <strong>la</strong> mort au prix <strong>de</strong><br />

l'infidélité à sa mission <strong>de</strong> révéler le Dieu vivant, contre ce qu'en avaient<br />

fait les scribes et les pharisiens.<br />

La résurrection <strong>de</strong> Jésus : a) elle renverse le jugement du Sanhédrin ;<br />

b) elle confirme le message <strong>de</strong> Jésus comme fils du Dieu vivant ; c) elle<br />

confirme le message <strong>de</strong> Jésus sur son Père ; d) elle nous introduit dans <strong>la</strong><br />

vie éternelle si nous accueillons l'amour <strong>de</strong> Dieu, c'est-à-dire si nous<br />

imitons Jésus dans son amour pour son Père, à travers le prochain.<br />

La résurrection <strong>de</strong> Jésus se situe entre <strong>de</strong>ux faits historiques : 1) Un<br />

certain Jésus a été jugé et condamné par les autorités religieuses <strong>de</strong> son<br />

peuple et crucifié sous Ponce Pi<strong>la</strong>te. 2) Peu après, <strong>de</strong>s hommes ont affirmé<br />

qu'il est ressuscité, en ont témoigné par leur vie, jusqu'au martyre. Une<br />

religion s'est organisée sur cette base.<br />

7 juillet : Clôture <strong>de</strong> <strong>la</strong> retraite. Les progrès <strong>de</strong> l'exégèse biblique augmentent<br />

l'intelligence du mystère <strong>de</strong> jésus et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révé<strong>la</strong>tion. Les générations antérieures,<br />

ignorantes <strong>de</strong>s nouvelles lumières, priaient Dieu avec <strong>de</strong>s concepts plus pauvres,<br />

et même erronés. Ainsi, ma mère croyait dur comme fer que Dieu est un mâle.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 284<br />

« Ce n'est pas pour rien, disait-elle, qu'on le représente avec une barbe ! » Mais<br />

Dieu, lui, connaît son « exégèse » et il traduit. La preuve, c'est qu'il y a eu <strong>de</strong>s<br />

millions <strong>de</strong> saints « ignorants » <strong>de</strong>s nouvelles lumières. Ils furent <strong>de</strong>s saints. Point.<br />

Dans mille ans, nos lumières actuelles seront <strong>de</strong>s balbutiements en regard <strong>de</strong> ce<br />

que l'on comprendra alors. Le christianisme est jeune.<br />

Pauvreté : liberté vis-à-vis <strong>de</strong>s biens matériels ; intériorisation <strong>de</strong> ses limites,<br />

<strong>de</strong> ses pauvretés ontologiques, psychiques, physiques ; compassion active envers<br />

<strong>la</strong> pauvreté <strong>de</strong>s autres.<br />

Chasteté : refus <strong>de</strong> chosifier les autres en matière d'affectivité ; volonté <strong>de</strong><br />

nourrir l'amitié <strong>de</strong> quelques êtres pour apprendre à ne pas aimer « en général »,<br />

bureaucratiquement ; reconnais-sance <strong>de</strong> ses pulsions en vue <strong>de</strong> les dominer sans<br />

les nier.<br />

Obéissance : recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu ; choix d'initiatives, même en<br />

l'absence d'évi<strong>de</strong>nce, sans « souci <strong>de</strong>s blessures et sans attendre <strong>de</strong> récompense ».<br />

12 juillet : En récitant le Credo, je me dis : c'est le curriculum vitœ <strong>de</strong> Jésus.<br />

18 juillet : Voyage et pique-nique à Berthierville, avec Robert Trempe et<br />

Christian Nolin. Départ à 9 h 30, retour à 21 h 30.<br />

20 juillet : « Les faits pénètrent difficilement dans les lieux où vivent nos<br />

croyances » (Proust).<br />

Je lis un article sur le scandale <strong>de</strong>s greffes d'organes. Des êtres humains,<br />

pauvres, ven<strong>de</strong>nt leurs organes <strong>de</strong> leur vivant : un rein, une cornée, etc. On<br />

continue d'acheter <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves. Maintenant, on les achète à <strong>la</strong> pièce. Dans une<br />

autre revue, je lis que <strong>de</strong>s riches <strong>de</strong> Hong-Kong achètent <strong>de</strong>s organes <strong>de</strong><br />

condamnés à mort en Chine, après avoir pris soin <strong>de</strong> faire vérifier <strong>la</strong> compatibilité<br />

donneurs-receveurs. Le condamné est ainsi doublement assuré d'être exécuté.<br />

23 juillet : Premier anniversaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Lucien. Il n'y a guère <strong>de</strong> jour où<br />

je ne pense à lui. Je suis davantage porté à le prier qu'à prier pour lui.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 285<br />

Question <strong>de</strong> taille. Les prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> compagnie, les ve<strong>de</strong>ttes <strong>de</strong> cinéma, les<br />

politiciens, etc., sont en général plus grands que <strong>la</strong> moyenne. Même les évêques<br />

sont en moyenne <strong>de</strong> 4,5 cm plus grands que leurs ouailles !<br />

À propos d'un politicien : « He immatures with age. »<br />

Je relis L'esprit <strong>de</strong>s lois, <strong>de</strong> Montesquieu. Horreurs sur horreurs dans les<br />

exemples qu'il rapporte touchant le sort <strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves, du partage <strong>de</strong>s<br />

biens, <strong>de</strong>s systèmes punitifs, etc. On serait tenté <strong>de</strong> penser que nos moeurs, en<br />

1992, sont plus douces, plus civilisées. Et puis on pense a ce qui se passe dans<br />

l'ex-Yougos<strong>la</strong>vie, aux génoci<strong>de</strong>s du XXe siècle. Ce n'est toujours que « bruit et<br />

fureur ».<br />

Écrire ne change jamais rien à rien. Pour changer -provisoirement - quelque<br />

chose, il faut détenir le pouvoir politique, en civilisation ; le pouvoir militaire, en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation.<br />

Quand on dit que les idées mènent le mon<strong>de</strong>, on parle un peu vite. Les gran<strong>de</strong>s<br />

idées mènent le mon<strong>de</strong> quand elles sont réduites par les Hitlers, les Stalines, etc.,<br />

et, plus doucement, par les politiciens, dans les démocraties libérales.<br />

Béatrice Beck met en scène un vieux juge chinois qui revenait chaque nuit au<br />

tribunal. Il avait oublié qu'il était mort. Je pense à ce vieux frère (quatre-vingt-huit<br />

ans), discutant d'un point d'exégèse contemporaine avec le prédicateur durant <strong>la</strong><br />

pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> « partage », au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière retraite, et répétant : « je suis<br />

convaincu que... convaincu que... », nonobstant le développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion<br />

exégétique <strong>de</strong>puis son noviciat à lui.<br />

25 juillet : Je lis <strong>de</strong>s articles sur Vichy dans Le Nouvel Observateur. J'en aurai<br />

lu <strong>de</strong> ces récits d'horreurs. Toujours avec <strong>la</strong> même indignation. Et toujours <strong>de</strong>s<br />

grands noms mêlés à ces horreurs. Un nouveau nom, pour moi : Jérôme<br />

Carcopino, qui signait les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> dérogation appelées « relevés <strong>de</strong><br />

déchéance ». Lui et d'autres comme lui, après <strong>la</strong> guerre, ont poursuivi leur<br />

« bril<strong>la</strong>nte carrière ». Aucun art ni aucune science ne procurent <strong>la</strong> lucidité et le<br />

caractère.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 286<br />

30 juillet : Visite à Paulette Smith-Roy. Cette dame, inconnue <strong>de</strong> moi, m'a<br />

téléphoné il y a une dizaine <strong>de</strong> jours. Elle vou<strong>la</strong>it me remettre un volume qu'elle<br />

vient <strong>de</strong> publier et où il est question <strong>de</strong> moi. - Un phénomène : mariée, mère <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux enfants, ascendance ang<strong>la</strong>ise et française, veuve <strong>de</strong>puis quarante ans. Elle a<br />

maintenant quatre-vingt-douze ans. Elle lit sans lunettes, possè<strong>de</strong> une mémoire<br />

prodigieuse, se dép<strong>la</strong>ce allègrement, a fréquenté tout le gratin politique et<br />

ecclésiastique <strong>de</strong> Québec. Elle me joue un morceau <strong>de</strong> piano par cœur.<br />

8 août : je travaille à mon texte sur les autochtones, à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du<br />

Secrétariat aux affaires autochtones.<br />

Le pape soutiendrait une intervention militaire pour mettre fin aux atrocités en<br />

Bosnie. Mais il était contre <strong>la</strong> guerre du Golfe. Difficile à suivre ! « Seuls les<br />

morts auront vu <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre », disait P<strong>la</strong>ton.<br />

9 août : Dans Time, dossier sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> survie <strong>de</strong> l'appareil gouvernemental<br />

et économique <strong>de</strong>s États-Unis en cas <strong>de</strong> guerre nucléaire. Pour l'essentiel, il<br />

s'agissait d'un abri souterrain où l'on avait stocké <strong>de</strong>s provisions, prévu <strong>de</strong>s<br />

bureaux, <strong>de</strong>s salles d'opérations chirurgicales, etc. Mille précautions qui n'auraient<br />

peut-être été d'aucune utilité. Périodiquement, on procédait à <strong>de</strong>s exercices<br />

auxquels le prési<strong>de</strong>nt lui-même <strong>de</strong>vait se plier. Du côté <strong>de</strong> l'URSS, on faisait<br />

l'équivalent. C'est ainsi que pendant un quart <strong>de</strong> siècle, <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> l'humanité se<br />

protégeait <strong>de</strong> l'autre.<br />

10 août : Toute nation a besoin d'un passé utilisable, une « cousine<br />

montrable ». D'où a) l'absence <strong>de</strong> résistance à Hitler, même après <strong>la</strong> défaite on fait<br />

silence, on ne veut pas savoir l'horreur ; b) <strong>la</strong> réaction <strong>de</strong> l'intelligentsia<br />

québécoise <strong>de</strong>vant les accusations d'antisémitisme.<br />

Naumachie. je trouve ce mot par hasard en feuilletant le Larousse. je lis :<br />

« Domitien fit livrer un combat qui mit en ligne 3000 combattants. » Au lieu <strong>de</strong><br />

s'entre-tuer, ces hommes auraient bien pu se mettre ensemble et vi<strong>de</strong>r les gradins.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 287<br />

11 août : Je me remets <strong>de</strong> mon examen médical d'hier. La préparation a duré<br />

<strong>de</strong>ux jours. Pour vous trouver une ma<strong>la</strong>die appréhendée, on vous rend ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

pour <strong>de</strong> vrai.<br />

Fête <strong>de</strong> sainte C<strong>la</strong>ire. À Assise, j'ai vu le reliquaire (une cloche <strong>de</strong> verre) censé<br />

contenir les cheveux <strong>de</strong> C<strong>la</strong>ire : capilli sanctœ C<strong>la</strong>rœ. Une grosse touffe <strong>de</strong><br />

cheveux blonds. C'est François lui-même qui coupa les cheveux <strong>de</strong> C<strong>la</strong>ire, le jour<br />

où celle-ci, contre le gré <strong>de</strong> sa famille, al<strong>la</strong> rejoindre François à <strong>la</strong> Portioncule. Le<br />

jour où je me trouvais à Assise, en 1962, j'avais à l'esprit un tout autre fleuve <strong>de</strong><br />

cheveux blonds...<br />

Jésus n'a pas fait <strong>de</strong> science ni rien révélé <strong>de</strong>s résultats <strong>de</strong> <strong>la</strong> science. Il <strong>la</strong>issait<br />

ce<strong>la</strong> à l'effort humain. Mais il a éc<strong>la</strong>iré l'espèce humaine sur un domaine<br />

inaccessible qui est l'existence suprême d'une cause inconditionnée, et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

définition <strong>de</strong> cette cause par l'amour (Guitton).<br />

24 août : Visite du frère Georges Morange, mariste français, qui est <strong>de</strong><br />

passage au Québec à l'occasion du congrès international <strong>de</strong> mathématiques. Nous<br />

passons plus <strong>de</strong> quatre heures ensemble. Il me connaît (évi<strong>de</strong>mment) à cause <strong>de</strong>s<br />

Insolences. Il a soixante et un ans. Je m'informe <strong>de</strong> frères français que j'ai connus<br />

au moment où j'étais provincial. Nous parlons <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation respective <strong>de</strong>s frères<br />

français et <strong>de</strong> ceux du Québec, situation aussi sombre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong><br />

l'At<strong>la</strong>ntique.<br />

4 septembre : Étrange visite, hier, d'un prêtre montréa<strong>la</strong>is que je ne<br />

connaissais pas. Il m'avait appelé <strong>la</strong> veille pour prendre ren<strong>de</strong>z-vous, mais sans<br />

me dire l'objet <strong>de</strong> sa visite. Il a soixante et un ans. Il a déjà été frère chez les<br />

ob<strong>la</strong>ts. Il a étudié dix ans en France et en Belgique. Il détient un doctorat en<br />

sciences familiales (si je me souviens bien). Il a été fonctionnaire au<br />

gouvernement du Québec ; il a travaillé longtemps à <strong>la</strong> baie James, où il s'est<br />

ramassé un petit magot. Il est prêtre catholique <strong>de</strong> rite oriental (comme les<br />

Arméniens et les Libanais). Il vit <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> l'argent qu'il a gagné à <strong>la</strong> baie<br />

James.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 288<br />

Il venait me voir pour me parler du projet qu'il a conçu <strong>de</strong> célébrer le premier<br />

<strong>de</strong> l'An 2000 à Montréal. Dans son projet, le pape serait présent au sta<strong>de</strong> pour<br />

l'événement. L'événement lui-même serait préparé à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> créativité<br />

popu<strong>la</strong>ire, <strong>la</strong> créativité du peuple, <strong>de</strong> <strong>la</strong> base. Pour une part, il s'agirait <strong>de</strong> rendre<br />

hommage à ce qu'il appelle les « immortels » : Alphonse Desjardins, Françoise<br />

Gau<strong>de</strong>t-Smet, etc. Pour une autre part, il s'agirait <strong>de</strong> mobiliser les mass media et<br />

<strong>de</strong> provoquer <strong>la</strong> créativité <strong>de</strong> toutes les catégories sociales : agriculteurs,<br />

handicapés, femmes, professions libérales, etc. Il voudrait « revendiquer » le plus<br />

tôt possible et, pour ainsi dire, faire « patenter » l'idée <strong>de</strong> cette célébration par et<br />

au Québec, pour ressusciter le sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> fierté nationale.<br />

Il me parle pendant trois heures. À peine ai-je le temps <strong>de</strong> lui poser quelques<br />

questions sur lui-même, afin <strong>de</strong> savoir un peu qui il est. Il se déc<strong>la</strong>re tout surpris<br />

d'avoir obtenu si rapi<strong>de</strong>ment ren<strong>de</strong>z-vous avec moi. Il me voudrait comme<br />

membre <strong>de</strong> l'« exécutif du mouvement ». Il a déjà vu plusieurs gros noms à ce<br />

sujet.<br />

Il trouve moyen <strong>de</strong> me raconter, par mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> parenthèses ou par associations<br />

d'idées, <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> faits qu'il a vécus dans l'exercice <strong>de</strong> son ministère. Entre<br />

autres, le fait qu'il célèbre <strong>la</strong> messe une fois par semaine dans les cuisines du<br />

Château Champ<strong>la</strong>in, à Montréal. Du temps qu'il travail<strong>la</strong>it à <strong>la</strong> baie James, il a<br />

rencontré un ingénieur <strong>de</strong> quarante-<strong>de</strong>ux ans qui lui avait fait part <strong>de</strong> ses<br />

difficultés matrimoniales. Le problème, c'est que notre ingénieur n'était pas<br />

circoncis. Autrement dit, et au sens (propre) du terme, il n'était pas dépucelé, mais<br />

néanmoins marié ! Il me parle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux évêques qui se confient à lui et qui sont<br />

homosexuels. Il me parle d'un cabaret pour « gais », à Québec, dont j'ignorais<br />

l'existence : Le Drague, qu'il s'appelle, et que bon nombre <strong>de</strong> prêtres fréquentent,<br />

me dit-il.<br />

Je suis abasourdi. Non pas à cause <strong>de</strong>s petites informations qu'il me donne sur<br />

les homosexuels ou l'ignorance <strong>de</strong>s « ingénieurs ». Là-<strong>de</strong>ssus, j'ai dépassé<br />

l'étonnement ; mais à cause du mé<strong>la</strong>nge d'intuitions formidables qu'il étale <strong>de</strong>vant<br />

moi avec un je ne sais quoi qui tient du mouvement « nouvel âge ». Ainsi, il me<br />

parle <strong>de</strong> l'ère <strong>de</strong>s Poissons par rapport à l'ère du Verseau. Je commence à<br />

décrocher.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 289<br />

Il me dit que Jean-Paul Il vient trois fois par an au Québec, par mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

« bilocation », et qu'il s'adresse à <strong>de</strong>s mystiques. Je ne dis pas que je crois ça ; je<br />

dis que l'idée ne me surprend pas : <strong>de</strong>puis le juvénat que j'entends parler <strong>de</strong><br />

phénomènes <strong>de</strong> bilocation en écoutant <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s saints, au réfectoire. La<br />

bilocation entre dans mes catégories. La télévision est une plurilocation Que <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> l'Esprit ait rendu possible <strong>la</strong> bilocation <strong>de</strong> certains saints, ce<strong>la</strong> ne<br />

m'étonne pas. La « bilocation »était un emprunt sur le progrès, à venir, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

technique. Du même souffle, il me dit <strong>la</strong> chose suivante, qui, elle, m'étonne. Il me<br />

dit : « Tenez : en ce moment même, votre bureau est plein <strong>de</strong> sons et d'images. Il<br />

suffirait que vous ouvriez votre appareil <strong>de</strong> radio ou <strong>de</strong> télévision pour entendre<br />

ou voir ce qui roule sur les on<strong>de</strong>s. » Or, j'ai fait cette remarque <strong>de</strong>vant quelques<br />

amis il y a plusieurs années.<br />

Il me raconte aussi qu'aux funérailles <strong>de</strong> René Lévesque, il s'était adressé à un<br />

inconnu en lui disant : « Vous ressemblez à Martin Gray. » C'était Martin Gray !<br />

Marie, se faisant dire, par un ange, qu'elle serait mère <strong>de</strong> Dieu, a d'abord été<br />

surprise. Mais elle a dit Fiat ! En cette fin <strong>de</strong> civilisation, dont je suis preneur (je<br />

parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation et <strong>de</strong> ma fin), suis-je encore capable <strong>de</strong> dire oui ? Les sages<br />

<strong>de</strong> l'Aréopage, quand Paul leur par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> <strong>la</strong> résurrection <strong>de</strong>s morts, lui disaient :<br />

« Bien ! là-<strong>de</strong>ssus, nous t'écouterons encore une fois. » Ils étaient polis,<br />

distingués, corrects. Le cynisme ou l'ironie sont <strong>la</strong> politesse du désespoir.<br />

Je ne sais plus trop où j'en suis. Et je m'étonne <strong>de</strong> l'assurance <strong>de</strong>s assurés.<br />

Mais je me donne ceci : je suis ouvert à l'Esprit.<br />

En entrant à <strong>la</strong> chapelle, à midi, pour le chapelet, il me vient <strong>la</strong> pensée<br />

suivante : même si tu n'existes pas, Seigneur Jésus, l'idée que tu existes et que tu<br />

nous aimes est déjà précieuse. Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> croire en toi. Tout est là. Tu n'as<br />

jamais répondu qu'à <strong>la</strong> foi. Avant <strong>de</strong> faire un miracle, tu <strong>de</strong>mandais au<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur : crois-tu en moi ? Te prier pour croire en toi, c'est un préa<strong>la</strong>ble<br />

absolu ; <strong>la</strong> prière <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière.<br />

7 septembre : Samedi et hier, je passe les journées à rédiger un texte sur le<br />

débat constitutionnel. J'y arrive plutôt <strong>la</strong>borieusement. je ne sais pas encore ce que<br />

je pense là-<strong>de</strong>ssus ! Peut-être le saurai-je mieux quand j'aurai terminé. On<br />

chemine avec sa propre écriture, son propre examen <strong>de</strong> conscience.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 290<br />

Cette nuit, insomnie. je <strong>de</strong>scends travailler dans mon bureau. je pense à<br />

David : « La nuit, quand je m'éveille, je passe <strong>de</strong>s heures à te parler » (Ps 63, 70).<br />

Qui donc était cet homme, pour avoir <strong>de</strong> tels accents ? Or, il ne connaissait pas<br />

encore le Dieu <strong>de</strong> Jésus-Christ.<br />

Cette nuit, j'ai beaucoup pensé à <strong>la</strong> mort. À combien <strong>de</strong> battements <strong>de</strong> cœur<br />

suis-je du moment où je mourrai ? Tous les matins, à <strong>la</strong> messe, le prêtre me dit :<br />

« Que le corps et le sang <strong>de</strong> Notre-Seigneur nourrissent en vous <strong>la</strong> vie éternelle. »<br />

La vie éternelle, j'y crois. je ne m'attends toutefois pas à ce que ma foi me délivre<br />

<strong>de</strong> toute angoisse à <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Par ailleurs, cinquante fois par jour, en<br />

récitant le chapelet, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Marie <strong>de</strong> prier pour moi à l'heure <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort.<br />

9 septembre : J'apprends ce matin que Léopold Legroulx, avec qui j'ai<br />

travaillé au ministère <strong>de</strong> l'Éducation, est à l'hôpital et qu'il vient d'être opéré pour<br />

<strong>de</strong>s tumeurs malignes. On sait ce que ce<strong>la</strong> veut dire. Cet après-midi, je lui rends<br />

visite. Il y a longtemps que je ne l'avais pas vu. Il est calme, parfaitement résigné.<br />

Il me parle <strong>de</strong>s douleurs à venir et <strong>de</strong> sa mort prochaine, comme s'il s'agissait d'un<br />

autre. Profondément croyant, il parle <strong>de</strong> sa prochaine rencontre avec le Seigneur.<br />

Il n'a aucunement peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Et je le connais assez pour savoir qu'il ne crâne<br />

pas pour épater <strong>la</strong> galerie. Nous sommes d'ailleurs seuls tous les <strong>de</strong>ux. je lui<br />

remets le journal du père Carré : Des heures <strong>de</strong> grand sens.<br />

15 septembre : J'étais censé enregistrer une émission pour Radio-Canada, ce<br />

matin. Le sujet : ma position à propos du projet d'entente constitutionnelle.<br />

L'entrevue a été contremandée pour je ne sais quelle raison. Sans-gêne <strong>de</strong>s<br />

membres du clergé <strong>de</strong>s mass media : ils connaissent leur puissance, <strong>la</strong> révérence<br />

qu'on leur témoigne, et ils se comportent envers les « fidèles » comme les<br />

membres du clergé d'autrefois !<br />

Hier, fête <strong>de</strong> l'Invention <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix ; aujourd'hui, fête <strong>de</strong>s Sept-Douleurs <strong>de</strong><br />

Marie. Certes, dans les <strong>de</strong>ux cas, il s'agit du rappel <strong>de</strong> l'Amour ré<strong>de</strong>mpteur. Au<br />

<strong>de</strong>meurant, on ne peut s'empêcher <strong>de</strong> penser que le christianisme est une religion<br />

tragique. Qu'avions-nous fait pour avoir besoin d'une telle ré<strong>de</strong>mption ? Nous<br />

avions rompu l'Alliance proposée dès <strong>la</strong> création <strong>de</strong> l'homme. Il a fallu que Dieu


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 291<br />

nous démontre son sérieux, le sérieux <strong>de</strong> son amour, en mourant sur <strong>la</strong> croix, sous<br />

les yeux <strong>de</strong> sa mère, pour le révéler <strong>de</strong> façon ultime.<br />

Paraphrase du psaume 139. Seigneur, tu sais quand je m'assieds et quand je<br />

me lève. Tu discernes <strong>de</strong> loin mes pensées : mes bonnes et mes mauvaises. Tu<br />

m'as tissé dans le sein <strong>de</strong> ma mère. Tu connais ma « psychologie <strong>de</strong>s<br />

profon<strong>de</strong>urs ». Tu sais que mes misères et mes péchés ne me sont pas tout entiers<br />

imputables. Mes jours étaient formés avant que pas un n'eût paru. Mes jours <strong>de</strong><br />

joie et mes jours <strong>de</strong> peine ; mes jour altiers et mes jours bas. Mon premier et mon<br />

<strong>de</strong>rnier jours sont présents <strong>de</strong>vant tes yeux. Regar<strong>de</strong> si je suis sur un chemin<br />

funeste et gui<strong>de</strong>-moi sur l'antique chemin. je marche en titubant, par-<strong>de</strong>ssus le<br />

filet <strong>de</strong> ton amour.<br />

Insomnie, cette nuit. À 2 h, je me lève et je <strong>de</strong>scends dans mon bureau. Café,<br />

lecture. Je lis le dossier du mois dans <strong>la</strong> Revue Notre-Dame. Le dossier et<br />

l'interview portent sur <strong>la</strong> question suivante : l'Église a-t-elle peur <strong>de</strong>s femmes ?<br />

André Myre, théologien <strong>de</strong> Montréal, répond à <strong>la</strong> question en faisant un long<br />

rappel <strong>de</strong>s conditions culturelles <strong>de</strong> l'imp<strong>la</strong>ntation du christianisme : rupture<br />

d'avec le judaïsme et inculturation dans le mon<strong>de</strong> gréco-romain. Il cite Mc 14,<br />

25 : « je ne boirai plus <strong>de</strong> cette coupe jusqu'au jour où j'en boirai <strong>de</strong> nouveau dans<br />

le Royaume <strong>de</strong> Dieu », pour établir que Jésus lui-même croyait, quelques heures<br />

avant sa mort, dans l'imminence <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du mon<strong>de</strong>. Pas <strong>la</strong> peine, donc, <strong>de</strong> régler<br />

le problème du sacerdoce <strong>de</strong>s femmes. La provisoire division <strong>de</strong>s sexes est sur le<br />

point <strong>de</strong> perdre son sens, <strong>de</strong> toute façon, comme il avait dit en réponse aux<br />

Sadducéens : « Dans le Royaume, vous serez comme les anges <strong>de</strong> Dieu. »<br />

L'idée que Jésus soit mort dans l'ignorance <strong>de</strong> sa nature divine est une idée<br />

forte dans <strong>la</strong> théologie contemporaine. Son avantage, c'est <strong>de</strong> souligner l'humanité<br />

<strong>de</strong> Jésus et, par conséquent, sa foi dans le Père. En effet, selon ce courant <strong>de</strong><br />

pensée, Jésus serait entré dans sa Passion et serait mort sans possé<strong>de</strong>r l'évi<strong>de</strong>nce<br />

<strong>de</strong> sa résurrection ; au contraire, dans le sentiment d'un échec total, sentiment qui<br />

l'a conduit à son cri final : « Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Mais ce cri a<br />

été suivi <strong>de</strong> : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. » Ce courant <strong>de</strong> pensée,<br />

donc, souligne <strong>la</strong> foi <strong>de</strong> Jésus, mais il bouscule tout ce que ma génération a appris<br />

en <strong>la</strong> matière, et toute une imagerie culturelle.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 292<br />

Une remarque <strong>de</strong> Mgr Roger Lebel : « L'ordination n'est pas un droit. » Les<br />

femmes, pas plus que les hommes, n'ont le droit d'être ordonnées prêtres. C'est un<br />

service qui est <strong>de</strong>mandé à certains, sous certaines conditions. Ce<strong>la</strong> ne clôt pas le<br />

débat sur le sacerdoce <strong>de</strong>s femmes, mais lui confère sa légitimité.<br />

Je téléphone à Léopold Legroulx, pour prendre <strong>de</strong> ses nouvelles. il est <strong>de</strong><br />

retour chez lui. Il vient tout juste d'aller acheter un « terrain », dans le cimetière <strong>de</strong><br />

Sillery, et un monument funéraire.<br />

16 septembre : Hier soir, je regar<strong>de</strong> l'émission rétrospective sur <strong>la</strong> décennie<br />

60, <strong>de</strong> <strong>la</strong> série d'émissions Regar<strong>de</strong>z, c'est votre histoire qui souligne les quarante<br />

ans <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision <strong>de</strong> Radio-Canada. Le titre est bien trouvé. Nous sommes en<br />

effet <strong>la</strong> première génération à pouvoir voir l'histoire, notre histoire, au lieu <strong>de</strong><br />

simplement l'entendre raconter ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> lire. Mais les fabricants <strong>de</strong> télévision sont<br />

incorrigibles : ils se montrent au lieu <strong>de</strong> montrer. Ainsi, hier soir, on a eu droit à<br />

<strong>de</strong>s présentateurs, <strong>de</strong>s commentateurs qui auraient fort bien pu <strong>la</strong>isser leur p<strong>la</strong>ce et<br />

leur temps d'écran aux images qu'ils étaient censés nous faire revoir, quitte à dire<br />

leurs commentaires en voix hors champ. je fais cette remarque d'autant plus à<br />

mon aise que j'étais l'un <strong>de</strong>s « commentateurs » que l'on montrait au lieu <strong>de</strong><br />

montrer l'histoire.<br />

Séminaire <strong>de</strong> lecture à l'école. Le livre choisi, c'est L'Impur, <strong>de</strong> Jean Guitton,<br />

Desclée <strong>de</strong> Brouwer, 1991. L'auteur s'explique sur son titre : « J'appelle impur, ce<br />

qui s'oppose au faux pur : celui qui refuse <strong>de</strong> séparer l'ivraie du bon grain ; celui<br />

qui accepte le mé<strong>la</strong>nge, le milieu entre le tout et le rien ; qui cherche à incarner<br />

l'idéal dans <strong>la</strong> vie quotidienne, familière et sublime. » Je songe à établir une série<br />

d'oppositions entre le pur et l'impur -, un tableau qui illustrerait cette division en<br />

l'appliquant à diverses situations, divers cas. Par exemple : pur/peur ;<br />

secret/mystère ; secret/ mensonge ; jeune/vieux ; propre/sale ; etc.<br />

J'ai envoyé à La Presse un article sur <strong>la</strong> question référendaire du 26 octobre<br />

prochain : oui ou non au projet d'entente <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme constitutionnelle du<br />

Canada. Je me prononce pour le non. Je me retrouve ainsi avec Jacques Parizeau,<br />

évi<strong>de</strong>mment, mais aussi avec C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Bé<strong>la</strong>nd, <strong>la</strong> Société Saint-Jean-Baptiste <strong>de</strong><br />

Montréal, les trois centrales syndicales, une bonne majorité <strong>de</strong>s journalistes et <strong>de</strong>s


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 293<br />

artistes. je n'aime guère cette compagnie. Ce n'est pas une raison pour dire oui,<br />

mais ce n'est pas, non plus, une assurance d'avoir raison !<br />

17 septembre : Dimanche prochain, il y aura référendum en France sur le<br />

traité dit <strong>de</strong> Maastricht (Pays-Bas). Le débat est serré. Advenant une victoire du<br />

non, le projet d'une Europe fédérale subirait un recul sévère. Ce<strong>la</strong> pourrait<br />

encourager <strong>la</strong> remontée <strong>de</strong>s nationalismes. Dans un article <strong>de</strong> Time Magazine, on<br />

parle du spectre <strong>de</strong> 1939, et on cite W. H. Au<strong>de</strong>n : « In the nightmare of the dark /<br />

All dogs of Europe bark / And living nations wait / Each sequestered in its hate. »<br />

Il y a quelques semaines les Danois ont voté non, malgré <strong>la</strong> position du<br />

gouvernement en faveur du oui.<br />

Par ailleurs, on voit <strong>la</strong> situation précaire où se trouve le prési<strong>de</strong>nt Bush au<br />

regard <strong>de</strong> l'élection <strong>de</strong> novembre prochain. Au Brésil, dans le même temps, le<br />

prési<strong>de</strong>nt Collor est sommé <strong>de</strong> démissionner. Au Canada, on ne peut pas dire non<br />

plus que <strong>la</strong> confiance règne. La crise <strong>de</strong> confiance dans les gouvernements, <strong>la</strong><br />

crise <strong>de</strong> confiance envers <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse politique, est générale dans les démocraties, les<br />

vieilles comme les jeunes. Le mon<strong>de</strong> se réorganise. « La vraie démocratie est<br />

<strong>de</strong>vant nous, non <strong>de</strong>rrière : elle est à créer. » (De Gaulle, in Les chênes qu'on<br />

abat.) À cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> tendance électoraliste, toujours présente, mais aggravée par <strong>la</strong><br />

technique <strong>de</strong>s sondages, c'est le court terme qui est l'horizon <strong>de</strong>s hommes<br />

politiques. Pour pouvoir imposer le long terme, il faudrait <strong>de</strong>s lea<strong>de</strong>rs indifférents<br />

aux résultats immédiats <strong>de</strong> leur action. Quand <strong>la</strong> politique cesse d'être éducatrice,<br />

elle <strong>de</strong>vient servile.<br />

Sentiment <strong>de</strong> rejet. je vis dans une communauté <strong>de</strong> dix frères. Je ne suis même<br />

pas élu membre du conseil <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté locale. Je vis dans une province <strong>de</strong><br />

cent soixante-treize frères. Je ne suis pas élu membre du chapitre provincial. On<br />

doit nommer un frère comme membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Corporation du campus. Personne ne<br />

connaît mieux <strong>la</strong> situation que moi. Je ne suis pas nommé. Me suis-je retiré ? M'at-on<br />

rejeté ? Au <strong>de</strong>meurant, « un homme digne refuse ce qu'on lui refuse, plus que<br />

ne le lui refusent ceux qui le lui refusent » (Valéry).<br />

Par association d'idées, je pense à ceci : je suis entré au juvénat par une<br />

manière d'effraction. Le jour où je suis entré, c'était le début d'une retraite pour<br />

une centaine d'élèves <strong>de</strong>s écoles <strong>de</strong>s frères maristes <strong>de</strong>s environs <strong>de</strong> Québec. Nous


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 294<br />

couchions au patronage <strong>de</strong> Lévis, situé tout prêt du juvénat. À <strong>la</strong> clôture <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

retraite, qui durait trois jours, tous ces élèves retournèrent dans leurs familles. Ne<br />

restèrent sur p<strong>la</strong>ce que <strong>la</strong> centaine <strong>de</strong> juvénistes qui étaient déjà là <strong>de</strong>puis un, <strong>de</strong>ux<br />

ou trois ans. À l'heure du coucher, les juvénistes prirent leur rang pour monter au<br />

dortoir. je ne savais pas où aller. J'al<strong>la</strong>i voir le frère maître pour lui expliquer mon<br />

cas. C'est ainsi que je <strong>de</strong>vins officiellement juvéniste.<br />

Au moment <strong>de</strong> prononcer mes voeux perpétuels, j'étais à l'hôpital Laval<br />

<strong>de</strong>puis trois ans. je fus autorisé à me rendre à Valcartier pour <strong>la</strong> cérémonie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Profession <strong>de</strong>s vœux. Le jour même, je retournai à l'hôpital.<br />

En 1960, je fus publiquement condamné par <strong>la</strong> Sacrée Congrégation <strong>de</strong>s<br />

religieux, à cause <strong>de</strong>s Insolences. La suite <strong>de</strong> cette affaire m'a valu une monition<br />

canonique sévère, à cause d'un malentendu que je n'ai pas réussi à dissiper auprès<br />

<strong>de</strong> l'assistant général <strong>de</strong> l'époque. En bref, on m'ordonnait d'interrompre mes<br />

étu<strong>de</strong>s doctorales à Fribourg et <strong>de</strong> rentrer au pays <strong>la</strong>ïcisé, ou bien, selon les mots<br />

du frère assistant, « <strong>de</strong> me trouver une province qui voudrait bien <strong>de</strong> moi ». Les<br />

choses s'arrangèrent autrement, je ne sais d'ailleurs trop comment.<br />

Par <strong>la</strong> suite, mes engagements professionnels m'ont tenu longuement en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s activités régulières <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté.<br />

Ce que je rapporte ici explique peut-être partiellement le rejet dont je parle.<br />

« Solitu<strong>de</strong> : Gabriel Marcel, vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie, s'asseyait le soir près <strong>de</strong> son<br />

téléphone, dans l'espoir que quelqu'un l'appellerait. » (Julien Green, Journal,<br />

L'Expatrié, Seuil, 1990.)<br />

18 septembre : Coup <strong>de</strong> téléphone, hier, <strong>de</strong> Jacques Dufresne. Il me parle<br />

longuement <strong>de</strong> son projet <strong>de</strong> répondre aux accusateurs <strong>de</strong>s communautés<br />

religieuses, à propos d'abus <strong>de</strong> toutes sortes dont elles se seraient rendues<br />

coupables, du temps qu'elles remplissaient, au Québec, leurs fonctions <strong>de</strong><br />

suppléance dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats. Après le<br />

scandale <strong>de</strong> Mount Cashel, à Terre-Neuve, <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong> réforme d'Alfred, en<br />

Ontario, on lève maintenant le scandale <strong>de</strong>s « enfants <strong>de</strong> Duplessis ». Cinq ou six<br />

communautés <strong>de</strong> frères et <strong>de</strong> sœurs sont aujourd'hui l'objet d'un recours collectif


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 295<br />

pour <strong>la</strong> somme <strong>de</strong> 1 milliard <strong>de</strong> dol<strong>la</strong>rs <strong>de</strong> <strong>la</strong> part d'orphelins qu'elles auraient<br />

maltraités il y a plus <strong>de</strong> trente ou quarante ans.<br />

Le Québec n'en finit plus <strong>de</strong> se « décoloniser » du cléricalisme qu'il a connu.<br />

Les autochtones, les femmes, les orphelins, les écrivains n'en finissent plus <strong>de</strong><br />

dénoncer leur « enfance à l'eau bénite ». Incapables <strong>de</strong> nous déci<strong>de</strong>r à être adultes<br />

sur le p<strong>la</strong>n politique, nous nous tournons contre nous-mêmes et nous accusons nos<br />

« parents » : familles, mâles, curés, frères, sœurs.<br />

Jacques me parle également <strong>de</strong> <strong>la</strong> question référendaire. Il a <strong>la</strong> remarque<br />

suivante : « Bourassa a négocié en ang<strong>la</strong>is, jusqu'à l'épuisement. Il négociait <strong>la</strong> "<br />

société " distincte en ang<strong>la</strong>is ! » Cette question est difficile. Comment exiger<br />

d'être compris par <strong>de</strong>s unilingues anglophones ? Surtout s'il est avéré que l'on est,<br />

soi, bilingue. Comment écarter les Montagnais qui se p<strong>la</strong>ignent d'être toujours<br />

obligés <strong>de</strong> nous parler, à nous, en français ? On dira : les autochtones sont 1 pour<br />

cent <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion du Québec ; les francophones sont 25 pour cent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion canadienne. À quoi les anglophones pourraient répondre : vous êtes<br />

plus ou moins 1 % <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l'Amérique du Nord...<br />

19 septembre : Visite du frère Jean-Baptiste Tamessuien, camerounais, Il est<br />

à Québec pour un an, afin <strong>de</strong> continuer sa formation religieuse. Je l'ai connu en<br />

1978, lorsque j'étais provincial, au cours d'une visite au Cameroun. Il était alors<br />

postu<strong>la</strong>nt. En 1976, il était novice <strong>de</strong>puis cinq mois quand sa sœur mourut. Il avait<br />

été autorisé à se rendre aux funérailles, mais il avait dépassé <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> temps<br />

autorisée. Le maître <strong>de</strong>s novices était un frère espagnol. Étant donné que Jean-<br />

Baptiste avait dépassé le temps autorisé (et il faut savoir ce que c'est que <strong>de</strong>s<br />

funérailles africaines), le maître <strong>de</strong>s novices voulut l'obliger à reprendre son<br />

noviciat <strong>de</strong> zéro. Jean-Baptiste refusa et il quitta <strong>la</strong> communauté. Il travail<strong>la</strong><br />

ensuite <strong>de</strong>ux ou trois ans dans <strong>la</strong> marine marchan<strong>de</strong> camerounaise. Puis il<br />

<strong>de</strong>manda <strong>de</strong> revenir en communauté, sachant, bien sûr, qu'il <strong>de</strong>vrait recommencer<br />

son postu<strong>la</strong>t et son noviciat. Ce qu'il fit. Il a maintenant trente-huit ans, il est<br />

profès perpétuel et le voici au Québec ! Je passe <strong>la</strong> matinée avec lui. Il est<br />

enthousiaste, intériorisé et me paraît soli<strong>de</strong>ment engagé. Depuis que je l'ai<br />

rencontré, il y a quatorze ans, nous avons régulièrement correspondu tous les<br />

<strong>de</strong>ux.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 296<br />

Je parle avec Nicole du mouvement théologique contemporain qui met en<br />

relief l'humanité <strong>de</strong> Jésus, affirmant qu'il n'a eu qu'une conscience progressive <strong>de</strong><br />

sa mission et <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité même <strong>de</strong> Fils <strong>de</strong> Dieu. Ainsi, Jésus serait mort sur <strong>la</strong><br />

croix dans <strong>la</strong> foi nue en son Père. Dans <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, mais sans évi<strong>de</strong>nce<br />

d'ordre humain.<br />

Nicole me dit que le Christ est un diamant. Il a plusieurs facettes. Chaque<br />

époque met une facette en lumière. Il a eu <strong>la</strong> facette <strong>de</strong>s origines du<br />

christianisme ; <strong>la</strong> facette byzantine ; <strong>la</strong> facette du Moyen Âge, <strong>la</strong> facette <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Renaissance, etc. La facette du XXe siècle finissant, c'est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Dieu.<br />

Dieu a été déc<strong>la</strong>ré mort, mais l'homme ne l'a pas remp<strong>la</strong>cé. Il se découvre orphelin<br />

et il met en lumière un jésus orphelin, un Jésus abandonné par le Père. Ses<br />

remarques me font penser à Hôl<strong>de</strong>rlin qui disait : « Quand <strong>la</strong> mer se retire, elle<br />

fait apparaître les continents. » Quand Dieu se retire, quand on le repousse, quand<br />

on l'écluse, qu'est-ce qui apparaît ? Le vi<strong>de</strong> et l'angoisse. Les chiens hur<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong><br />

lune pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un Comman<strong>de</strong>ment, comme disait Ortega y Gasset. C'est<br />

alors que les Hitlers apparaissent.<br />

Sur <strong>la</strong> thèse <strong>de</strong> Uta Ranke Heinemann, Nicole me dit : « Cette thèse n'est pas<br />

<strong>la</strong> cause <strong>de</strong> l'incroyance ; elle en est l'effet. »<br />

20 septembre : Une secrétaire, Lucie Robertson, que j'ai connue au Cégep <strong>de</strong><br />

Sainte-Foy, fête son cinquantième anniversaire <strong>de</strong> naissance. C'est elle qui m'a<br />

reçu au Cégep <strong>de</strong> Sainte-Foy et qui m'a « apprivoisé » aux lieux. Elle n'est pas<br />

fêtée -, elle se fête. Elle a invité sa famille et un certain nombre <strong>de</strong> personnes pour<br />

qui elle a travaillé au cégep. L'idée est originale et <strong>la</strong> fête a beaucoup <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse. À<br />

son sujet, je pense à une remarque que j'ai lue sur saint Martin <strong>de</strong> Porez : « On<br />

l'aimait, parce qu'il donnait ; il donnait, parce qu'il aimait. » La personne dont je<br />

parle est célibataire. Elle a été refusée par le bonheur à un premier niveau ; elle<br />

s'est occupée du bonheur <strong>de</strong>s autres, notamment <strong>de</strong> ses nombreux frères, sœurs,<br />

neveux, nièces. Il m'a semblé, aujourd'hui, qu'elle connaissait une forme <strong>de</strong> retour<br />

dans le circuit <strong>de</strong> l'amour : A donne à B, qui donne à C, qui donne à D, etc. Il<br />

arrive que D ou Z redonne à A. Tout au long <strong>de</strong> l'après-midi, dans le secret <strong>de</strong><br />

mon cœur, entre <strong>de</strong>ux b<strong>la</strong>gues, je bénis le Seigneur, source <strong>de</strong> tout amour. Sans


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 297<br />

l'expérience, même vicariale, <strong>de</strong> l'amour et <strong>de</strong> l'amitié, que pourrions-nous savoir<br />

et espérer <strong>de</strong> l'amour <strong>de</strong> Dieu pour nous ?<br />

21 septembre : Jésus, quand je te parle, est-ce que je me parle ? N'es-tu pour<br />

moi qu'un psychothérapeute glorifié ? N'es-tu que moi me par<strong>la</strong>nt à moi-même ?<br />

Ou bien es-tu le Dieu vulnérable « que l'on peut si fort blesser en blessant<br />

l'homme », et si vraiment aimer en aimant l'homme ?<br />

En cette fête <strong>de</strong> saint Matthieu, l'évangile du jour nous rappelle que tu n'es pas<br />

venu appeler les justes, mais les pécheurs. Mais quand tu appelles un pécheur, tu<br />

ne le confirmes pas dans son péché ; tu l'en sors. Tu n'es pas <strong>la</strong> caution <strong>de</strong> mon<br />

mal ; tu en es le guérisseur. Mais tu me <strong>la</strong>isses libre. Tu es plein <strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong>,<br />

mais tu es sans comp<strong>la</strong>isance ni complicité.<br />

22 septembre : Maastricht. Au référendum français <strong>de</strong> dimanche <strong>de</strong>rnier, le<br />

oui l'a emporté <strong>de</strong> justesse. C'est déjà une victoire importante en ceci que l'espace<br />

politique européen n'a pas rétréci -, l'idée n'a pas reculé. Par ailleurs, <strong>la</strong> réticence<br />

<strong>de</strong> l'adhésion donne un coup <strong>de</strong> semonce aux eurocrates, comme on dit par là.<br />

Double profit. Mgr Joseph Rozier, évêque <strong>de</strong> Poitiers, successeur d'Hi<strong>la</strong>ire et <strong>de</strong><br />

Martin, s'est déc<strong>la</strong>ré pour le oui : « Un chrétien ne saurait définir l'i<strong>de</strong>ntité<br />

nationale en termes d'exclusion. » Il parle aussi du « déficit politique » <strong>de</strong><br />

l'Europe telle qu'elle est, impuissante, par exemple, <strong>de</strong>vant le drame <strong>de</strong> l'ex-<br />

Yougos<strong>la</strong>vie. Il souligne qu'il y a « une consonance entre <strong>la</strong> construction<br />

européenne et <strong>la</strong> doctrine <strong>de</strong> l'Église. [...] L'Église porte l'Europe dans ses gènes. »<br />

Par ailleurs, un partisan du non déc<strong>la</strong>re, fort justement à mon sens, que Maastricht<br />

« récuse implicitement <strong>la</strong> primauté du politique sur l'économique ». Ces<br />

réflexions sont transférables dans notre propre débat constitutionnel. Ici aussi,<br />

l'économisme nourrit l'argumentation du oui. Quant à l'« exclusion », il se passe le<br />

contraire : à force <strong>de</strong> vouloir p<strong>la</strong>ire à tout le mon<strong>de</strong>, le projet d'entente <strong>de</strong> nos<br />

négociateurs a transformé en liste d'épicerie ce qui aurait dû être une proposition<br />

haute, faisant appel à <strong>la</strong> générosité et à l'audace au lieu <strong>de</strong> titiller <strong>la</strong> cupidité et <strong>la</strong><br />

peur.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 298<br />

27 septembre : Les journaux nous apprennent aujourd'hui que trois mille<br />

musulmans ont été massacrés en Bosnie, en mai et juin <strong>de</strong>rnier. Par ailleurs, les<br />

articles <strong>de</strong> journaux et <strong>de</strong> revues nous rappellent les horribles massacres qui ont<br />

eu lieu dans l'ex-Yougos<strong>la</strong>vie durant <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> 1939-1945. On mentionne le<br />

chiffre <strong>de</strong> un million <strong>de</strong> morts : Croates contre Serbes ; Serbes contre Bosniaques,<br />

que sais-je ? Seuls les spécialistes se reconnaissent dans cet inextricable écheveau<br />

géographique, politique, religieux, ethnique. On peut comprendre, toutefois, que<br />

les (quelques) contemporains <strong>de</strong> ces massacres, les fils et les filles <strong>de</strong>s massacrés<br />

<strong>de</strong> tous les bords, éprouvent le besoin <strong>de</strong> se venger, maintenant que le couvercle<br />

<strong>de</strong> fer imposé par Tito est levé. Comment vivre avec le fils <strong>de</strong> celui qui a tué votre<br />

père ou votre mère et qui habite dans <strong>la</strong> même rue ? Un frère espagnol me<br />

racontait qu'il connaissait celui qui avait tué son père durant <strong>la</strong> guerre civile<br />

espagnole. En Espagne, il n'y a pas eu <strong>de</strong> bain <strong>de</strong> sang après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Franco. Ce<br />

<strong>de</strong>rnier avait maintenu l'ordre pendant quarante ans, à peu <strong>de</strong> prix pour ce qui est<br />

<strong>de</strong>s morts. Personne ne reconnaît ce fait. N'importe ! En outre, les Espagnols sont<br />

tous, comment dire ? <strong>de</strong>s Espagnols, même les Cata<strong>la</strong>ns, même les Basques. Et ils<br />

sont tous pénétrés <strong>de</strong> catholicisme. Il en va autrement dans l'ex-Yougos<strong>la</strong>vie.<br />

28 septembre : Mon article sur le débat constitutionnel paraît aujourd'hui<br />

dans La Presse.<br />

29 septembre : Fête <strong>de</strong> Michel, Gabriel, Raphaël. Michel signifie : « Qui est<br />

comme Dieu ? » ; Raphaël signifie : « Dieu a guéri » ; Gabriel signifie : « Dieu<br />

fort ». je connais ces noms terribles et mystérieux <strong>de</strong>puis mon enfance. La liturgie<br />

du jour célèbre d'ailleurs tous les saints anges. J'ai été élevé sous l'évocation <strong>de</strong>s<br />

anges. Parents et éducateurs nous par<strong>la</strong>ient souvent <strong>de</strong> notre ange gardien selon<br />

une conception évi<strong>de</strong>mment très « matérialisée » : on nous conseil<strong>la</strong>it <strong>de</strong> faire une<br />

p<strong>la</strong>ce pour notre ange gardien sur nos bancs d'écoliers. Avec l'Église catholique,<br />

je crois aux anges. La liturgie les mentionne à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> chaque préface, juste avant<br />

le canon <strong>de</strong> <strong>la</strong> messe. Bien plus, c'est une femme qui est <strong>la</strong> reine <strong>de</strong>s anges. Les<br />

anges sont provisoirement supérieurs aux hommes, comme une gouvernante est<br />

supérieure en force et en intelligence à l'héritier du Royaume dont elle prend soin.<br />

Les Anges sont déjà <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> face <strong>de</strong> Dieu ; leur choix est fait ; il a été fait avant


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 299<br />

<strong>la</strong> création <strong>de</strong> l'homme, au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolte du tiers <strong>de</strong>s anges, sous <strong>la</strong><br />

conduite <strong>de</strong> Lucifer, <strong>de</strong>vant qui se dressa Michel avec son cri : « Qui est comme<br />

Dieu ? »<br />

30 septembre : Fête <strong>de</strong> saint Jérôme. Je l'avais choisi comme patron, lors <strong>de</strong><br />

ma prise d'habit. L'idée m'était venue pendant que je faisais une prière dans le<br />

cimetière du noviciat <strong>de</strong> Saint-Hyacinthe. Sur une épitaphe, je remarquai le nom<br />

suivant : frère Pierre-Jérôme (Antonio Montreuil : 1907-1926). J'appris plus tard<br />

qu'il était mort <strong>de</strong> tuberculose. Ce nom me p<strong>la</strong>isait à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> jonction <strong>de</strong> saint<br />

Pierre et <strong>de</strong> saint Jérôme, patron <strong>de</strong> mon église paroissiale. J'avais passé mon<br />

enfance à contempler un tableau du saint, en haut du maître-autel. C'est avec<br />

quelque regret que j'ai repris mon nom civil, en 1961. Mais je n'ai pas quitté<br />

l'invocation <strong>de</strong> saint Jérôme, « le notaire du Saint-Esprit », comme disait Léon<br />

Bloy.<br />

Je pense aujourd'hui au patronage <strong>de</strong>s saints. De même que tous les points <strong>de</strong><br />

l'espace sont situés à l'intersection d'une longitu<strong>de</strong> et d'une <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> même tous<br />

les moments du temps sont p<strong>la</strong>cés sous l'intercession d'un saint.<br />

Épître du jour : « Depuis ton plus jeune âge, tu connais les textes sacrés : ils<br />

ont le pouvoir <strong>de</strong> te communiquer <strong>la</strong> sagesse, celle qui nous conduit au salut par <strong>la</strong><br />

foi que nous avons en Jésus-Christ » (2 Tm 3, 15). Saint Paul est le premier, en<br />

date, <strong>de</strong>s rédacteurs du Nouveau Testament. Quand donc il parle <strong>de</strong>s textes sacrés,<br />

il fait référence exclusivement à l'Ancien Testament, dont il déc<strong>la</strong>re qu'il<br />

communique <strong>la</strong> sagesse qui nous conduit au salut. Saint Paul ne savait pas qu'il<br />

était en train - et lui le premier - d'écrire le Nouveau Testament. Cette réflexion<br />

me <strong>la</strong>isse un peu perplexe, pour l'heure.<br />

1er octobre : Hier, visite à Léopold Legroulx. J'étais allé lui rendre visite à<br />

l'hôpital le 9 septembre. Il en était sorti quelques jours plus tard. Il y est entré <strong>de</strong><br />

nouveau lundi, le 28 septembre. Occlusion intestinale complète, due au cancer. Il<br />

ne sortira plus <strong>de</strong> l'hôpital, et il le sait. Il est parfaitement luci<strong>de</strong> et parfaitement<br />

serein. Tous les « arrangements » sont faits. Ses sept enfants sont élevés et bien<br />

élevés. Il me parle un peu <strong>de</strong> sa ma<strong>la</strong>die, et beaucoup <strong>de</strong> ses enfants et petitsenfants.<br />

Il a davantage qu'une foi <strong>de</strong> charbonnier (ce qu'il n'est pas) ; il a une foi


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 300<br />

<strong>de</strong> patriarche. Il ne sait toutefois pas qu'il n'en a plus que pour quelques jours. Une<br />

dizaine, d'après le mé<strong>de</strong>cin qui en a informé sa fille, infirmière. Il me répète qu'il<br />

n'a aucune peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. « Mourir, me dit-il, c'est comme sortir du lit. Tu mets<br />

un pied <strong>de</strong>hors, l'autre suit. » Et il fait le geste !<br />

Référendum. Massacre <strong>de</strong> l'intelligence et gaspil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> démocratie.<br />

Massacre <strong>de</strong> l'intelligence à coups <strong>de</strong> publicité. D'un côté, on agite une ancienne<br />

ve<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> hockey ; <strong>de</strong> l'autre, on promène <strong>de</strong>s ve<strong>de</strong>ttes <strong>de</strong> téléromans. Bourassa<br />

se déguise en grand-père, tout à coup. Guili-guili. Les colonels et colonelles<br />

syndicaux se prononcent au nom <strong>de</strong> leurs membres, comme si ça vou<strong>la</strong>it dire quoi<br />

que ce soit ! On additionne les « gains » du projet d'entente, comme on compte<br />

<strong>de</strong>s sacs <strong>de</strong> patates. Si jamais cette « entente » <strong>de</strong>vait être acceptée, elle ne<br />

signifierait rien. Bourassa se fait photographier avec le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s Nordiques ;<br />

Tru<strong>de</strong>au publie un texte <strong>de</strong> gavroche dans L'actualité. Ce sont encore les<br />

journalistes qui sortent les meilleures analyses. Je pense à Lysiane Gagnon,<br />

Marcel Adam, A<strong>la</strong>in Dubuc, Jean Paré. Dans le camp du oui, le meilleur texte,<br />

jusqu'à maintenant, c'est celui <strong>de</strong> Marcel Bé<strong>la</strong>nger.<br />

En vérité, ou bien on est fédéraliste, et on négocie le meilleur arrangement<br />

possible ; ou bien on est indépendantiste, et on va chercher <strong>la</strong> volonté popu<strong>la</strong>ire.<br />

Les péquistes, <strong>de</strong> René Lévesque à Jacques Parizeau, n'ont jamais joué ce jeu. Le<br />

projet actuel, le référendum à ce sujet, est une mesure pour rien. On brasse <strong>de</strong>s<br />

ambiguïtés concoctées en cachette.<br />

2 octobre : Fête <strong>de</strong>s Anges gardiens. Je transcris ici l'hymne <strong>de</strong> l'Office <strong>de</strong>s<br />

lectures, comme on dit maintenant, ce qui ne veut plus rien dire, car ce<strong>la</strong> ne fait<br />

référence à rien. Autrefois, on disait « Matines » (comme dans <strong>la</strong> chanson ; ou<br />

plutôt, c'est <strong>la</strong> chanson qui faisait référence), « Lau<strong>de</strong>s », « Primes », etc.<br />

Point <strong>de</strong> voyages vers les sources<br />

Que les anges déjà n'escortent ;<br />

Point <strong>de</strong> combat contre les ombres<br />

Qu'ils n'appuient, en prêtant main-forte.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 301<br />

Aucune veille dans <strong>la</strong> nuit<br />

Qu'ils n'entourent <strong>de</strong> leur silence,<br />

Et point <strong>de</strong> course vers l'aurore<br />

Qu'ils ne tracent et ne <strong>de</strong>vancent.<br />

Point <strong>de</strong> prière ni <strong>de</strong> cri<br />

Qu'ils n'élèvent vers le Père ;<br />

Même <strong>la</strong> mort <strong>la</strong> plus obscure,<br />

Ils l'orientent vers <strong>la</strong> lumière.<br />

Anges <strong>de</strong> Dieu, ses messagers,<br />

Qui veillez au seuil <strong>de</strong> son temple,<br />

Tournez vers lui notre louange,<br />

Quand <strong>de</strong> loin nos yeux le contemplent.<br />

Rencontre avec Gérard Veilleux, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Radio-Canada. il me <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

si je veux lire et commenter un rapport interne touchant l'éthique journalistique. Il<br />

me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aussi si je serais prêt à envisager <strong>de</strong> poser ma candidature pour le<br />

poste d'ombudsman à Radio-Canada (réseau français). J'attends un peu plus <strong>de</strong><br />

précisions avant <strong>de</strong> me faire une idée.<br />

Note postérieure : Aucune suite n'a été donnée à cette proposition orale.<br />

Les journaux rapportent qu'une femme, qui venait <strong>de</strong> retirer 18 billets <strong>de</strong> 20 $<br />

d'un guichet automatique, les a vus s' envoler <strong>de</strong> sa main, à cause d'un fort coup<br />

<strong>de</strong> vent. C'était à Montréal, en un lieu fort fréquenté, et à une heure <strong>de</strong> pointe. Il<br />

est arrivé ceci que les passants ont ramassé les billets et les lui ont tous remis. La<br />

dame en question fait l'éloge <strong>de</strong> l'honnêteté <strong>de</strong>s passants en l'occurrence. Je ne lui<br />

donne pas tort. Mais j'ai comme l'idée que c'est <strong>la</strong> « pression sociale », bien plus<br />

que l'honnêteté, qui a commandé <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong>s passants. Tu ne gar<strong>de</strong>s pas un<br />

billet <strong>de</strong> 20 $ quand tout le mon<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> toi se précipite pour les rapporter à<br />

qui <strong>de</strong> droit. Si tu vou<strong>la</strong>is en gar<strong>de</strong>r un, tu te ferais sommer <strong>de</strong> le rendre. Faut être


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 302<br />

tordu pour penser comme je pense. Non point tordu ; luci<strong>de</strong>. Dans <strong>la</strong> même<br />

situation, mais en pleine nuit, les <strong>de</strong>ux ou trois personnes qui auraient vu voleter<br />

les billets les auraient gardés.<br />

À Dolbeau, récemment, grosses funérailles. Tout plein <strong>de</strong> concélébrants, bien<br />

que le défunt ne fût pas pratiquant. Mais il était riche. Deux hommes se présentent<br />

à <strong>la</strong> sacristie, juste avant <strong>la</strong> cérémonie, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à concélébrer. Ils portaient <strong>la</strong><br />

bure <strong>de</strong>s capucins. Permission accordée. Or, il s'avère que nos <strong>de</strong>ux hommes ne<br />

sont pas plus prêtres, ni même capucins, que moi. Ils font ce manège <strong>de</strong>puis un<br />

certain temps, semble-t-il. Ils célèbrent, ils confessent, etc. De quoi vivent-ils,<br />

entre-temps ? Je trouve l'inci<strong>de</strong>nt davantage amusant que sacrilège. Taons sur le<br />

dos du bœuf.<br />

Sachant que les femmes ont une espérance <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> six ou huit ans supérieure<br />

à celle <strong>de</strong>s hommes, un homme <strong>de</strong>vrait dire à celle qu'il veut épouser : « Voulez-<br />

vous <strong>de</strong>venir ma veuve ? »<br />

4 octobre : Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférences pour les 22 et 23 juin prochains, <strong>de</strong>vant<br />

les membres du chapitre <strong>de</strong>s servites <strong>de</strong> Marie. J'accepte.<br />

Deman<strong>de</strong> <strong>de</strong> conférence au Cégep <strong>de</strong> Limoilou, pour le 21 octobre. Refus.<br />

6 octobre : Conférence à Plessisville <strong>de</strong>vant les membres <strong>de</strong> l'Association<br />

féminine pour l'éducation et l'action sociale (AFÉAS). Le piquant <strong>de</strong> l'affaire,<br />

c'est que, au moment d'accepter <strong>la</strong> conférence, j'avais compris 10 octobre, et non 6<br />

octobre. L'un <strong>de</strong>s organisateurs m'appelle ce matin, vers 11 h, pour me confirmer<br />

qu'il viendra me chercher en auto à 16 h. J'avais déjà pas mal <strong>de</strong> matériel <strong>de</strong><br />

ramassé, mais je croyais avoir encore trois bonnes journées pour terminer ma<br />

préparation ! De plus, quelques moments plus tôt, j'avais pris ren<strong>de</strong>z-vous avec le<br />

fils <strong>de</strong> Léopold Legroulx pour aller rendre visite à son père cet après-midi. Or, au<br />

point où il en est, je veux profiter <strong>de</strong> toutes les occasions pour lui rendre visite. Je<br />

maintiens donc mon ren<strong>de</strong>z-vous. Entre-temps, je colle <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> texte et<br />

j'écris rapi<strong>de</strong>ment mes transitions !<br />

À Plessisville, je rencontre un homme <strong>de</strong> soixante-douze ans qui me parle<br />

avec chaleur du texte que j'ai publié à <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> mon père, en 1971. Un autre,


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 303<br />

dans <strong>la</strong> quarantaine, me dit qu'il relit chaque année un autre <strong>de</strong> mes textes publiés<br />

dans La Presse et intitulé « Le Grand Renverseur ». Je le lis, me dit-il, chaque<br />

année avant Noël. J'éprouve joie et fierté à entendre ce genre <strong>de</strong> remarques<br />

touchant mes petits écrits : elles sont le signe que j'ai pu rejoindre quelques êtres,<br />

ce qui est bien tout ce que peut souhaiter quelqu'un qui écrit pour ai<strong>de</strong>r et non pas<br />

amuser.<br />

8 octobre : Hier, <strong>de</strong>uxième séance du séminaire <strong>de</strong> lecture à l'école. Nous<br />

commentons L'Impur, <strong>de</strong> Guitton. L'auteur applique les catégories du pur et <strong>de</strong><br />

l'impur dans divers domaines : philosophie, théologie, sexualité, politique, etc. Il<br />

avance en accumu<strong>la</strong>nt les distinctions. Ainsi, a propos du sexe, il distingue, bien<br />

sûr, pu<strong>de</strong>ur et impu<strong>de</strong>ur -, mais, aussi, pu<strong>de</strong>ur et pudibon<strong>de</strong>rie, pru<strong>de</strong>rie, tabou,<br />

etc.<br />

9 octobre : Ces semaines-ci, je tape mon journal <strong>de</strong>s années 1983 et suivantes,<br />

en vue d'une éventuelle publication. je suis surpris du nombre et <strong>de</strong> <strong>la</strong> durée <strong>de</strong>s<br />

pério<strong>de</strong>s où j'enregistre mes sentiments <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> et d'angoisse. Est-ce donc là<br />

mon fond ? Au <strong>de</strong>meurant, je retrace aussi <strong>la</strong> permanence <strong>de</strong> mon état <strong>de</strong> prière.<br />

Encore que je me pose <strong>de</strong>s questions sur « l'usage <strong>de</strong> Dieu », si j'ose dire. J'ai à<br />

l'esprit <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Jules Renard, dans son Journal, justement : « Mal<strong>la</strong>rmé ne<br />

comprenait pas qu'on pût écrire " Dieu " et “ cœur ". Dieu, dans une phrase, fait<br />

l'effet d'un caillou dans une toile d'araignée. » J'ajoute à ce<strong>la</strong> que penser à Dieu, le<br />

prier en silence, pour soi ou pour les autres, n'est pas une garantie contre l'illusion,<br />

<strong>la</strong> comp<strong>la</strong>isance, l'alibi. Dans l'Évangile, Jésus dénonce ceux qui disent<br />

« Seigneur ! Seigneur ! ... » Il faut que je me pénètre <strong>de</strong> l'objurgation <strong>de</strong> saint<br />

Jacques : " Estote factores verbi : soyez les « faiseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole » (Jc 1, 22).<br />

10 octobre : Pendant neuf mois, Marie fut le tabernacle <strong>de</strong> chair <strong>de</strong> Jésus ;<br />

maintenant, c'est <strong>la</strong> foi <strong>de</strong> l'Église qui est le tabernacle spirituel <strong>de</strong> Jésus<br />

ressuscité. Dans le sein <strong>de</strong> sa mère, Jésus croissait ; dans <strong>la</strong> foi <strong>de</strong> l'Église, Jésus<br />

continue <strong>de</strong> croître dans <strong>la</strong> conscience que l'Église prend d'elle-même, dans<br />

l'expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> sa mission dans l'histoire.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 304<br />

Un confrère vient <strong>de</strong> mourir à l'âge <strong>de</strong> quatre-vingts ans. Depuis plusieurs<br />

années, il était complètement confus et, vers <strong>la</strong> fin, il n'avait même plus le réflexe<br />

<strong>de</strong> s'alimenter. C'était un homme plutôt disgracié sur le p<strong>la</strong>n physique. Du temps<br />

qu'il existait <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses d'initiation aux travaux manuels, il a été professeur.<br />

Retiré <strong>de</strong>puis une trentaine d'années, au moins, il vivait presque en solitaire, sans<br />

guère <strong>de</strong> moyens pour s'occuper. Il se sentait rejeté et méprisé. Il était <strong>de</strong> petite<br />

taille et roux. On l'appe<strong>la</strong>it Ti-Rouge. On ne l'appe<strong>la</strong>it pratiquement jamais par<br />

son nom. Destin sans conso<strong>la</strong>tion. je veux croire que Jésus vient <strong>de</strong> l'accueillir<br />

dans sa joie.<br />

11 octobre : Fête <strong>de</strong> l'Action <strong>de</strong> grâce. Il s'agit d'un emprunt aux Américains,<br />

qui célèbrent d'ailleurs cette fête en novembre. La fête est d'origine religieuse : les<br />

premiers « pèlerins », comme ils se dénommaient eux-mêmes, bénissaient le<br />

Seigneur <strong>de</strong> les avoir amenés en terre d'Amérique, <strong>de</strong> liberté et d'abondance. La<br />

fête a émigré au nord du 45e parallèle vers les années 50. Elle est maintenant un<br />

« droit acquis » syndical, donc vidée <strong>de</strong> tout contenu culturel.<br />

Je lis Un sage dans <strong>la</strong> cité, biographie d'A<strong>la</strong>in, par André Sernin, Laffont,<br />

1985. Dans le chapitre qui porte sur <strong>la</strong> montée du nazisme, on voit comme A<strong>la</strong>in<br />

s'est trompé en matière politique. Lui et <strong>de</strong>s centaines d'autres intellectuels<br />

français, comme le montre l'ouvrage <strong>de</strong> Christian Jelen, Hitler ou Staline<br />

(F<strong>la</strong>mmarion, 1988). En 1937, par exemple, Malraux déc<strong>la</strong>rait à New York :<br />

« Staline a rendu sa dignité à l'Humanité. » Et A<strong>la</strong>in, <strong>de</strong> son côté, écrivait en<br />

1938 : « L'homme d'État qui a le mieux pratiqué et compris cette démocratie<br />

nouvelle, c'est Staline, en ce<strong>la</strong> précédé par Lénine. » À sa décharge, on pourrait<br />

dire que ces hommes savaient peu <strong>de</strong> chose sur l'URSS, à cette époque. Pourtant,<br />

Gi<strong>de</strong> et Céline surent pénétrer les horreurs du stalinisme à <strong>la</strong> même époque. Et<br />

puis Céline tombera, quatre ou cinq ans plus tard, dans l'antisémitisme le plus<br />

sommaire. Au <strong>de</strong>meurant, que savons-nous, que voulons-nous savoir aujourd'hui,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> politique chinoise ? Et encore, sur <strong>de</strong>s problèmes autrement moins<br />

dramatiques et très proches <strong>de</strong> nous, il faut voir comment les « intellectuels » sont<br />

divisés en ce qui touche <strong>la</strong> question constitutionnelle.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 305<br />

14 octobre : Dans les Mémoires <strong>de</strong> Raymond Aron, je retrouve ceci : « En<br />

politique intérieure, les compromis entraînent <strong>de</strong>s pertes, mais ruinent rarement <strong>la</strong><br />

collectivité ; en politique étrangère, le refus <strong>de</strong>s choix entraîne le plus souvent les<br />

inconvénients cumulés <strong>de</strong>s décisions possibles. »<br />

La confusion où nous nous débattons <strong>de</strong>puis une génération ne pourra être<br />

dissipée que par un référendum c<strong>la</strong>ir et net sur l'indépendance. Pour répondre à <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> cet éventuel référendum, il faudrait appliquer <strong>la</strong> remarque d'Aron.<br />

Je note au passage <strong>la</strong> caractérisation qu'il donne d'une idéologie : « Un mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> justification ; une représentation globale <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et <strong>de</strong> son passé,<br />

représentation annonçant le salut et prescrivant l'action libératrice. »<br />

15 octobre : Je finis aujourd'hui <strong>de</strong> taper mon journal <strong>de</strong>s années 1983 à<br />

maintenant. Il reste à faire <strong>la</strong> toilette du texte, réfugié dans ma machine à<br />

traitement <strong>de</strong> textes. Si je maintiens mon rythme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières semaines, le<br />

texte pourrait être soumis à un éditeur en janvier prochain.<br />

Quitte à paraître naïf, c'est le moment <strong>de</strong> noter mon émerveillement <strong>de</strong>vant <strong>la</strong><br />

machine que j'utilise. Je l'ai achetée après <strong>de</strong> longues hésitations, craignant d'être<br />

incapable <strong>de</strong> m'y adapter, vu ma gaucherie avec tout ce qui s'appelle gadget. Mais<br />

après dix mois d'usage, et plusieurs crises <strong>de</strong> rage, je rends hommage à ce<br />

concentré d'intelligence. « Ces objets, fabriqués <strong>de</strong> façon à régler l'action, sont<br />

comme <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s solidifiées. » (A<strong>la</strong>in). La machine est éducatrice en ceci<br />

qu'elle ne pardonne ni <strong>la</strong> bêtise ni <strong>la</strong> précipitation. Elle obéit parfaitement, à<br />

condition que vous ayez commencé par entrer dans sa logique. Au fond, elle exige<br />

<strong>la</strong> foi. Je dis <strong>la</strong> « foi », car on ne voit pas dans les entrailles microscopiques <strong>de</strong>s<br />

puces électroniques. Par ailleurs, ces machines peuvent être bêtes comme un<br />

sourd : si vous leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z <strong>de</strong> « chercher » le mot « mer », elles vont vous<br />

trouver tous les « mer » <strong>de</strong> votre texte : merveille, mer<strong>de</strong>, aimer, indifféremment.<br />

Depuis plusieurs années, les chercheurs en sociologie et divers sondages nous<br />

assurent que le Québec détient le record <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>s chez les jeunes <strong>de</strong> 15 à 24<br />

ans. Et <strong>de</strong> une. Aujourd'hui, on publie les résultats d'une enquête menée par <strong>la</strong><br />

poste. Sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong>s 5 581 questionnaires remplis et retournés aux chercheurs,<br />

93 % <strong>de</strong>s adolescents se déc<strong>la</strong>rent heureux. Et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux !


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 306<br />

Je reçois cet après-midi un appel téléphonique d'un journaliste <strong>de</strong> Washington<br />

qui prépare un papier sur <strong>la</strong> situation politique au Canada en cette pério<strong>de</strong><br />

préréférendaire. Il me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, entre autres, si le Canada va éc<strong>la</strong>ter, advenant une<br />

victoire du non. je lui réponds que non, mais que nous serions alors plongés dans<br />

une belle crise politique. Au <strong>de</strong>meurant, je lui dis qu'il va falloir nettoyer <strong>la</strong><br />

situation en <strong>de</strong>mandant une bonne fois au peuple du Québec s'il veut<br />

l'indépendance, oui ou non. Advenant un tel référendum, quelle serait <strong>la</strong> réponse ?<br />

me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le journaliste. je lui réponds que <strong>la</strong> réponse serait non. Il ne<br />

comprend plus rien. J'explique comme je peux que nous serions alors ramenés à <strong>la</strong><br />

case <strong>de</strong> départ, <strong>la</strong> case <strong>de</strong> « l'après-Meech » ; qu'un nouvel arrangement politique<br />

du Canada est nécessaire ; que le projet d'entente actuel est mauvais ; qu'il<br />

faudrait peut-étre songer à organiser le Canada selon cinq régions, etc.<br />

16 octobre : La rédaction <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Forces me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un article à<br />

l'occasion du vingt-cinquième anniversaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue. L'article portera sur<br />

l'éducation : bi<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme ;points d'appui pour le proche avenir.<br />

Je lis A<strong>la</strong>in, un sage dans <strong>la</strong> cité. L'auteur cite copieusement <strong>la</strong><br />

correspondance d'A<strong>la</strong>in durant son long séjour au front. Un compagnon d'A<strong>la</strong>in<br />

avait reçu un livre <strong>de</strong> Barrès, avec <strong>la</strong> dédicace suivante : « À mes admirateurs<br />

[sic], les braves poilus du 2e Régiment d'Artillerie Lour<strong>de</strong>. » A<strong>la</strong>in fit disparaître<br />

le livre ! Je retrouve, par ailleurs, le rappel <strong>de</strong>s massacres inutiles, et je m'en<br />

indigne bien inutilement. Inutilement ? On ne nourrit jamais trop son indignation<br />

contre <strong>la</strong> bêtise, même <strong>la</strong> bêtise passée. La bêtise ne passe d'ailleurs pas. Toujours,<br />

on rencontre son « front <strong>de</strong> taureau ». La bêtise ne se manifeste pas seulement<br />

dans le « civil » ou pendant <strong>la</strong> guerre. Elle existe aussi dans le gouvernement <strong>de</strong>s<br />

communautés religieuses, où elle prend parfois le masque <strong>de</strong> <strong>la</strong> piété et se drape<br />

dans les principes évangéliques.<br />

Pierre Bourgault vient <strong>de</strong>, se déc<strong>la</strong>rer en faillite personnelle. (La Presse, 92-<br />

10-16.) Il doit 40 000 $ d'impôts au gouver-nement du Québec, et autant au<br />

gouvernement fédéral. Question : un citoyen anonyme aurait-il fait attendre le fisc<br />

aussi longtemps ? Pourquoi aucun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux gouvernements n'est-il intervenu ?<br />

Réponse : parce que Bourgault est un séparatiste célèbre. On a eu peur d'agir<br />

envers lui comme on l'aurait fait envers n'importe quel contribuable. C'est lui qui


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 307<br />

a fondé le Rassemblement pour l'indépendance nationale, qui a fait le lit du Parti<br />

québécois. Et il aurait fallu confier le pays à cet individu !<br />

23 octobre : Entretien téléphonique pour <strong>la</strong> station <strong>de</strong> Radio-Canada à<br />

Rimouski. Le sujet : les professeurs sont-ils meilleurs ou pires qu'autrefois ?<br />

J'interviens tout <strong>de</strong> suite après Lorraine Pagé, prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> <strong>la</strong> Centrale <strong>de</strong><br />

l'enseignement du Québec !<br />

26 octobre : je suis <strong>la</strong> soirée du référendum à <strong>la</strong> télévision chez C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>tte,<br />

avec Bruno Hébert et Gérard B<strong>la</strong>is. Rappelons, pour mémoire, que <strong>la</strong> question<br />

était : « Acceptez-vous que <strong>la</strong> Constitution du Canada soit renouvelée sur <strong>la</strong> base<br />

<strong>de</strong> l'entente conclue le 28 août 1992 ? » Le non l'emporte avec 56,6 % au<br />

Québec ; 53,9 %, Pour l'ensemble du Canada. En Ontario, le oui l'emporte avec 9<br />

000 voix <strong>de</strong> majorité !<br />

27 octobre : Rien n'est réglé. La c<strong>la</strong>sse politique est désavouée. Car enfin, ce<br />

sont les onze premiers ministres, les trois ou quatre représentants <strong>de</strong>s autochtones,<br />

qui ont concocté l'entente, après plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> brassage, <strong>de</strong> sondages, <strong>de</strong><br />

réunions <strong>de</strong> toutes sortes à travers le pays. Or, non seulement le Québec, mais<br />

l'ensemble du pays rejette l'entente.<br />

En fait, c'est tout le débat qui est faux. Il est faux parce que le Parti québécois<br />

brouille les cartes en refusant <strong>de</strong> se présenter pour ce qu'il est : un parti<br />

indépendantiste. Tant qu'on n'aura pas levé l'hypothèque qu'il fait peser, on<br />

n'arrivera à rien. L'arrangement actuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> Confédération canadienne ne satisfait<br />

plus personne.<br />

Par ailleurs, ce débat aura été un exercice utile en ceci qu'il a forcé le reste du<br />

Canada à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qui il est. Il ressort nettement que le Canada est autre chose<br />

que les dix provinces ; il est composé <strong>de</strong> cinq régions : les provinces <strong>de</strong><br />

l'At<strong>la</strong>ntique, le Québec, l'Ontario, les Prairies, <strong>la</strong> Colombie-Britannique.<br />

Historiquement et culturellement, le Canada d'après <strong>la</strong> Conquête est composé du<br />

Québec et du reste. Ce fait doit être enregistré.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 308<br />

Quant aux autochtones, ils avaient paru les grands gagnants <strong>de</strong> l'entente -, les<br />

résultats d'hier soir les renvoient dans les limbes politiques. Chez eux aussi, on<br />

mesure le désaveu <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse politique. Ovi<strong>de</strong> Mercredi a été propulsé<br />

artificiellement au rang d'un premier ministre. C'est le treizième invité.<br />

Bourassa a été très digne dans son discours d'« acceptation ». Parizeau, <strong>de</strong> son<br />

côté, se révèle très vite ce qu'il est : un vaniteux.<br />

28 octobre : Andréa m'invite à sa ferme située à Saint-Paul-<strong>de</strong>-Chester. Vers<br />

midi, nous contemplons longuement <strong>de</strong>ux chevreuils, un mâle et une femelle, qui<br />

mangent <strong>de</strong>s pommes, à trois pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> fenêtre. Les oreilles, énormes, bougent<br />

constamment, et <strong>de</strong> façon indépendante l'une <strong>de</strong> l'autre. Ces animaux n'ont guère<br />

que leur vitesse pour se protéger ; aussi bien, il faut qu'ils captent le moindre bruit<br />

suspect le plus tôt possible. Nous rentrons vendredi aprèsmidi, le 31.<br />

ler novembre : Durant l'après-midi, je travaille trois bonnes heures avec Jean-<br />

Noël Tremb<strong>la</strong>y, Martin Desmeules et François Caron à revoir le texte d'un projet<br />

<strong>de</strong> « manifeste » sur <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l'enseignement collégial.<br />

2 novembre : Je continue ma lecture d'A<strong>la</strong>in, d'André Sernin. Détail<br />

pittoresque et un peu émouvant : A<strong>la</strong>in écrivait <strong>de</strong>s vers à sa maîtresse, Gabrielle<br />

Landormy, qui travail<strong>la</strong>it aux États-Unis. L'auteur écrit : « Ces vers révèlent un<br />

amoureux quelque peu timi<strong>de</strong> et sentimental qui, <strong>la</strong> soixantaine passée, se donnait<br />

beaucoup <strong>de</strong> mal pour écrire à celle qu'il aimait les vers qu'il n'aurait jamais eu<br />

l'idée d'adresser à vingt ans à ses conquêtes trop faciles <strong>de</strong> cette époque. »<br />

En réponse à une enquête sur L'Europe dans dix ans (nous sommes en 1929),<br />

A<strong>la</strong>in écrit : « La guerre sera hors-<strong>la</strong>-loi partout en Europe. L'idée <strong>de</strong> Patrie sera<br />

diminuée. Les problèmes économiques cesseront <strong>de</strong> nous accabler. Lécole unique<br />

sera faite chez nous et partout. L'individu, suprême valeur, sera le dieu <strong>de</strong> l'école<br />

unique. Les avions et autres machines n'ont point d'avenir. Il y a quelque chose <strong>de</strong><br />

plus beau à voir que celui qui n'aime pas obéir, c'est celui qui n'aime pas<br />

comman<strong>de</strong>r. » La <strong>de</strong>rnière remarque fait oublier les précé<strong>de</strong>ntes !


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 309<br />

Commémoration <strong>de</strong>s Morts. À l'âge que j'ai, on est bien incapable <strong>de</strong> se<br />

rappeler nommément tous ceux que l'on a connus et qui sont morts. Je dis : même<br />

<strong>de</strong> ceux qui nous furent un temps très proches par le travail et l'amitié. Ne<br />

viennent spontanément à l'esprit qu'une dizaine <strong>de</strong> noms. Aussi bien, Paul<br />

Tremb<strong>la</strong>y me disait un jour : « Au fond, dans toute une vie, on ne compte<br />

vraiment que pour une dizaine d'êtres, et réciproquement. Il faut en prendre soin<br />

du temps qu'ils sont là. » Après, on ne peut confier les morts, tous les morts, qu'à<br />

<strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu. C'est ce que fait l'Église quand elle ajoute, à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s<br />

cérémonies du jour, avec une assurance seigneuriale : « Que les âmes <strong>de</strong> tous les<br />

fidèles défunts reposent en paix, par <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu. »<br />

4 novembre : J'enregistre une émission <strong>de</strong> télévision pour Le Point, à Radio-<br />

Canada. je suis à Québec, et les trois autres participants, <strong>de</strong> même que l'animateur,<br />

sont à Montréal. J'entends tout, on me voit, mais moi, je ne vois rien : je parle<br />

<strong>de</strong>vant un tube avec un œil au bout.<br />

6 novembre : Dans l'évangile du jour, on lit que les pharisiens ricanaient <strong>de</strong>s<br />

propos <strong>de</strong> Jésus : « Deri<strong>de</strong>bant illum » (Luc, 16, 14). Quand on a fait <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse, je<br />

ne dis pas à <strong>de</strong>s enfants, mais à <strong>de</strong>s jeunes gens ; ou encore quand on a parlé<br />

<strong>de</strong>vant une foule, on sait comme il est insultant ou déstabilisant <strong>de</strong> s'apercevoir<br />

qu'un auditeur, ne fût-ce qu'un seul, ricane <strong>de</strong>vant vous. Le Fils <strong>de</strong> Dieu a connu<br />

cette situation durant presque toute sa vie publique.<br />

Je continue ma lecture d'A<strong>la</strong>in. je note encore ceci : « Mon opinion sur cette<br />

guerre (1939-1945) est qu'elle ne sera ni terrible ni bien longue. » - « J'espère que<br />

l'Allemand vaincra ; car il ne faut pas que le général <strong>de</strong> Gaulle l'emporte chez<br />

nous. »<br />

On trouve ces remarques dans son journal, non encore publié. Heureusement !<br />

Guitton, pour n'en nommer qu'un, a connu <strong>la</strong> « disgrâce nationale » après une<br />

captivité <strong>de</strong> cinq ans comme prisonnier <strong>de</strong> guerre, pour avoir soutenu Pétain à<br />

distance, c'est le cas <strong>de</strong> le dire, et privé <strong>de</strong> toute information sur <strong>la</strong> situation dans<br />

son pays. De Gaulle refusa toujours <strong>de</strong> lui faire grâce. C'est Pompidou qui le<br />

réhabilita.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 310<br />

7 novembre : je passe <strong>la</strong> journée complète (une bonne dizaine d'heures) à<br />

terminer l'article que je dois remettre lundi prochain, le 9, à <strong>la</strong> revue Forces, pour<br />

le numéro du vingt-cinquième anniversaire.<br />

9 novembre : Réunion, à Montréal, du Conseil <strong>de</strong> l'Ordre national du Québec.<br />

On nous remet le dossier <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cent douze candidatures pour <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong><br />

cette année. Notre travail consiste à recomman<strong>de</strong>r vingt-cinq candidats au premier<br />

ministre. La lecture <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux cent douze curriculum vitœ est une radiographie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Je remarque le grand nombre <strong>de</strong> candidatures venant <strong>de</strong>s milieux<br />

artistique et journalistique, <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision en particulier.<br />

10 novembre : Je donne <strong>de</strong>ux cours <strong>de</strong> trois heures chacun à <strong>de</strong>ux groupes<br />

d'étudiants <strong>de</strong> l'École nationale d'administration publique, sur le thème « gestion<br />

et prise <strong>de</strong> décision ».<br />

12 novembre : Le gouvernement a <strong>de</strong>mandé une enquête sur le transport<br />

sco<strong>la</strong>ire. On a fait tout un baratin autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question. On a fait du sentiment<br />

sentimental. Le coroner Marc-André Bouliane se p<strong>la</strong>int que le gouvernement ne<br />

veuille pas tenir compte <strong>de</strong> ses recommandations. À Radio-Canada, on fait parler,<br />

<strong>de</strong>ux soirs <strong>de</strong> suite, une fillette qui a miraculeusement échappé à <strong>la</strong> mort en<br />

rou<strong>la</strong>nt sous un autobus. On oblige <strong>la</strong> fillette à para<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> télévision. À un<br />

moment donné, elle éc<strong>la</strong>te en sanglots. La cruauté, elle est là ; elle n'est pas dans<br />

le fait <strong>de</strong> refuser <strong>de</strong> p<strong>la</strong>cer un brigadier sco<strong>la</strong>ire dans chaque autobus.<br />

14 novembre : Souper avec l'abbé Jean-Paul Tremb<strong>la</strong>y. Il m'apprend qu'un <strong>de</strong><br />

ses anciens élèves, James Bamber, que j'ai moi-même connu du temps que j'étais<br />

étudiant à l'université Laval, est atteint d'un cancer, et qu'il est en phase terminale,<br />

comme il est commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> dire, aussi longtemps qu'il ne s'agit pas <strong>de</strong> soi. Le<br />

len<strong>de</strong>main, je me déci<strong>de</strong> à téléphoner à James Bamber, que je finis par rejoindre<br />

en Nouvelle-Écosse. Étant donné que James avait fait partie d'un « séminaire <strong>de</strong>


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 311<br />

lecture » avec Louis-Marie Tremb<strong>la</strong>y et moi-même (voir entrée du 13 mars 1991),<br />

je lui envoie le témoignage que j'avais écrit en souvenir <strong>de</strong> Louis-Marie.<br />

16 novembre : je vais faire une visite à Léopold Legroulx. il a perdu<br />

cinquante livres <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois. Il est toujours aussi serein, aussi assuré dans sa<br />

foi <strong>de</strong> patriarche. Sur un mur <strong>de</strong> sa chambre, les photos <strong>de</strong> ses quatorze ou quinze<br />

petits-enfants.<br />

17 novembre : Style : « J'écris : première vraie neige. » C'est mal dit : une<br />

neige est vraie ou elle n'est pas. Il faut écrire : « vraie première neige ». Je note <strong>la</strong><br />

réalité d'une « première neige » et non pas <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> neige.<br />

Je reçois un appel téléphonique d'une dame nommée Lafantaisie, qui me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> un exemp<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Terra Dolorosa. je <strong>la</strong> renvoie à mon éditeur, Michel<br />

Brindamour. Lafantaisie Brindamour !<br />

19 novembre : Voyage à Montréal, pour <strong>la</strong> remise d'un trophée à l'occasion<br />

du ga<strong>la</strong> <strong>de</strong> l'Association <strong>de</strong>s éditeurs <strong>de</strong> magazines du Québec. Je rencontre Doris<br />

Lussier, avec qui j'échange sporadiquement <strong>de</strong>s lettres. C'est <strong>la</strong> première fois que<br />

nous nous rencontrons. Il est difficile <strong>de</strong> rejoindre l'homme <strong>de</strong>rrière le personnage<br />

du père Gédéon. Soirée <strong>de</strong> haut luxe et <strong>de</strong> hautes toilettes.<br />

Je parle assez longuement avec Henri Bergeron, qui a fait une longue et<br />

bienfaisante carrière comme annonceur et animateur à Radio-Canada. Un modèle<br />

dans son domaine.<br />

Le len<strong>de</strong>main, je vais rendre visite à mon neveu Michel, à l'hôpital <strong>de</strong> Rivière<strong>de</strong>s-Prairies.<br />

Le trajet aller-retour par métro et autobus dure près <strong>de</strong> quatre heures.<br />

Je ne m'étais pas annoncé. Un patient m'abor<strong>de</strong> dans le corridor pour me dire :<br />

« Bruno est mort ! » Il le répète à tous ceux qu'il croise. Michel me reconnaît,<br />

mais là s'arrête <strong>la</strong> communication verbale entre nous <strong>de</strong>ux.<br />

Dans le corridor du terminus <strong>de</strong> métro Henri-Bourassa, j'entends <strong>de</strong> loin un air<br />

d'accordéon. Je reconnais l'air <strong>de</strong> <strong>la</strong> java bleue. je dépose une pièce <strong>de</strong> monnaie


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 312<br />

dans le chapeau <strong>de</strong> l'accordéoniste et je lui dis à l'oreille : merci pour <strong>la</strong> Java<br />

bleue.<br />

Dans l'autobus, je continue ma lecture <strong>de</strong> L'Homme sans qualités, <strong>de</strong> Robert<br />

Musil. Je viens tout juste <strong>de</strong> lire le chapitre intitulé « Les fous saluent C<strong>la</strong>risse ».<br />

J'avais souligné, dans mon exemp<strong>la</strong>ire, le passage suivant : « Les maisons <strong>de</strong> fous<br />

sont <strong>de</strong>s maisons <strong>de</strong> pauvres. Elles évoquent le manque d'imagination <strong>de</strong> l'enfer.<br />

Mais beaucoup d'hommes qui ignorent totalement les causes <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies<br />

mentales ne redoutent rien tant, outre l'éventualité <strong>de</strong> perdre leur argent, que celle<br />

<strong>de</strong> perdre un beau jour <strong>la</strong> raison ; c'est curieux, le nombre <strong>de</strong> gens que tourmente<br />

l'idée qu'ils pourraient subitement se perdre. Surestimant ce qu'ils tirent d'euxmêmes,<br />

ils surestiment ensuite, vraisemb<strong>la</strong>blement, les atrocités dont les êtres<br />

sains s'imaginent enveloppées les maisons <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. »<br />

21 novembre : Avec Martin Desmeules et François Caron, je passe trois<br />

heures à rédiger un projet d'article sur « <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s cégeps ».<br />

22 novembre : Fête du Christ-Roi. L'évangile du jour rapporte les <strong>de</strong>rnières<br />

railleries <strong>de</strong>s chefs du peuple, <strong>de</strong>s soldats, et même d'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>la</strong>rrons crucifiés<br />

<strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> Jésus. Il rapporte aussi le dialogue seigneurial <strong>de</strong> jésus et du<br />

Bon Larron. L'assurance <strong>de</strong> Jésus : « Aujourd'hui même, tu seras avec moi en<br />

paradis. »<br />

23 novembre : À titre <strong>de</strong> membre du Conseil <strong>de</strong> l'Ordre national du Québec,<br />

je me rends à Montréal pour établir <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s personnes que le conseil<br />

recomman<strong>de</strong>ra au premier ministre pour <strong>la</strong> prochaine promotion, en janvier. Il<br />

n'est pas facile <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir retenir seulement vingt-cinq noms dans <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

cent douze candidatures soumises. Nous siégeons <strong>de</strong> 16 h à 22 h 30 et nous<br />

continuons le len<strong>de</strong>main, <strong>de</strong> 10 h à 12 h 30.<br />

7 décembre : Le 5 mars 1991, j'écrivais dans Jérusalem, terra dolorosa : « Ce<br />

qu'il faut, c'est une police internationale musclée et mobile ; l'équivalent d'une<br />

escoua<strong>de</strong> anti-émeute dans les gran<strong>de</strong>s villes. » L'annonce, ces jours-ci, <strong>de</strong> l'envoi


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 313<br />

d'un corps expéditionnaire en Somalie me réjouit. De même qu'on admet <strong>de</strong>puis<br />

toujours l'intervention <strong>de</strong> <strong>la</strong> police pour faire cesser une bagarre <strong>de</strong> rue ou une<br />

querelle conjugale, <strong>de</strong> même il est admissible qu'une force internationale<br />

intervienne pour libérer les peuples pris en otages par quelques dizaines<br />

d'ambitieux. La racine du mal, toutefois, n'est pas encore atteinte. Le mal, c'est le<br />

trafic <strong>de</strong>s armes. Laissée à elle-même, <strong>la</strong> Somalie serait bien incapable <strong>de</strong><br />

fabriquer ne fût-ce qu'une mitrailleuse.<br />

8 décembre : L'Immaculée- Conception. Je suis <strong>de</strong> plus en plus saisi par <strong>la</strong><br />

question même <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Qu'est-ce que croire ? Penser à Dieu, à Jésus, à Marie,<br />

aux saints, ce<strong>la</strong> n'est pas croire. Il peut m'arriver <strong>de</strong> penser à Pascal, à Socrate, à<br />

un ami ; ce<strong>la</strong> n'est pas « croire ». Croire, au fond, c'est prier. C'est être sûr que je<br />

communique avec Dieu, Jésus, Marie, les saints. Qu'est-ce que prier pour<br />

quelqu'un ? Un ami ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, par exemple. C'est être sûr que je rejoins cet ami par<br />

Jésus-Christ ; que j'obtiens une assistance <strong>de</strong> Jésus auprès <strong>de</strong> lui. Qu'est-ce que<br />

bénir Dieu pour <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune, un soir <strong>de</strong> pleine lune ? C'est être sûr que<br />

Dieu accueille mon émerveillement. Quand je dis « être sûr », je n'entends pas<br />

être dans l'évi<strong>de</strong>nce, surtout pas dans l'évi<strong>de</strong>nce sentimentale. La foi n'est ni un<br />

savoir, ni un sentiment. Elle est une certitu<strong>de</strong>.<br />

9 décembre : On apprend <strong>la</strong> rupture du mariage, vieux <strong>de</strong> onze ans, du prince<br />

Charles et <strong>de</strong> <strong>la</strong>dy Diana. L'élément un peu neuf <strong>de</strong> cette histoire, c'est le fait que<br />

ces <strong>de</strong>ux êtres ont vécu constamment sous le regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> P<strong>la</strong>nète, par médias<br />

interposés. Les rois, les reines et les princes, <strong>de</strong> tout temps, se sont toujours<br />

« permis » quelques détours conjugaux. Ce<strong>la</strong> n'est plus possible à notre époque.<br />

Au temps où l'imaginaire <strong>de</strong>s peuples comprenait une forme quelconque <strong>de</strong><br />

transcendance, saint Augustin, par exemple, pouvait dire : « Ce que ceux-ci et<br />

celles-là (les saints et les saintes) ont fait, pourquoi pas toi ? » Aujourd'hui, on dit<br />

<strong>la</strong> même chose, mais par rapport à <strong>de</strong> faibles êtres, et pour renchausser sa propre<br />

misère.<br />

Ce soir, éclipse totale <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune. Je contemple longuement son effacement<br />

dans le ciel. Les journaux nous apprennent qu'il y a eu éclipse totale <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune, le<br />

3 avril <strong>de</strong> l'an 33, jour probable <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort du Christ.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 314<br />

Neil Armstrong, lors du premier voyage sur <strong>la</strong> lune, a déposé un petit cylindre<br />

dans lequel se trouvait le texte du psaume 8, que Paul VI avait copié <strong>de</strong> sa propre<br />

main. « [...] Lorsque je vois ton ciel, œuvre <strong>de</strong> tes doigts, <strong>la</strong> lune et les étoiles que<br />

tu as fixées, je dis : qu'est-ce qu'un homme pour que tu t'en souviennes ?... »<br />

10 décembre : Oraison du jour : « Creuse notre attente à <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> tes<br />

promesses. »<br />

19 décembre : La foi chrétienne, même sans fon<strong>de</strong>ment, elle serait encore une<br />

grâce, par sa beauté, sa plénitu<strong>de</strong>.<br />

Dieu n'aime pas moins l'un parce qu'il aime l'autre, tous les autres. « Lui seul a<br />

façonné le cœur <strong>de</strong> chacun » (Ps 33, 15). Nous recevons dans nos limites son<br />

amour infini. Et j'aurais <strong>la</strong> prétention d'être aimé exclusivement par un être limité,<br />

limité moi-même et pauvre en amour ! Déjà pourtant, une mère aime tous ses<br />

enfants.<br />

Le père Pouget disait : « Le christianisme, ce n'est pas d'avoir <strong>de</strong> belles<br />

pensées, c'est <strong>de</strong> les pratiquer : venir en ai<strong>de</strong> aux autres. » (Jacques Chevalier,<br />

Logia, Grasset, 1955.) Il y a loin du cerveau au cœur. De très nobles pensées me<br />

passent par <strong>la</strong> tête, mais mon cœur ne change guère. « Crée en moi un coeur pur, ô<br />

mon Dieu ! » (Ps 50). Le psaume précise que David a prié après avoir fait<br />

délibérément massacrer son ami Urie, dont il convoitait <strong>la</strong> femme, dont il eut<br />

Salomon, qui se fit avoir par <strong>la</strong> reine <strong>de</strong> Saba.<br />

Qu'est-ce que <strong>la</strong> Bible, les psaumes surtout, sinon le journal <strong>de</strong>s misères <strong>de</strong><br />

l'homme, mais <strong>de</strong> l'homme qui sait à qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon ? Nul ne peut se<br />

pardonner. Pour être pardonné, il faut être <strong>de</strong>ux : le pardonné et le pardonnant.<br />

Celui qui se suici<strong>de</strong>, c'est celui qui a renoncé à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon. Celui qui se<br />

suici<strong>de</strong>, c'est celui qui, sous <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> Satan, se voit et perd cœur. « Si tu<br />

connaissais tes péchés, tu perdrais coeur », dit Pascal. Judas a perdu cœur ; Pierre,<br />

non. Pierre a croisé le regard <strong>de</strong> Jésus. Judas aussi. Le <strong>de</strong>rnier mot que Jésus a dit<br />

à Judas, c'est : « Mon ami. » Il n'a pas dit : « Tiens ! Te voilà bien, traître ! »


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 315<br />

Ces jours-ci, à <strong>la</strong>u<strong>de</strong>s, je lis l'Ave, maris stel<strong>la</strong>. Chaque ligne est porteuse ;<br />

chaque ligne est une caisse <strong>de</strong> résonance. Par exemple : « Monstra Te esse<br />

matrem : montre-toi, mère » ! C'est presque du chantage au sentiment.<br />

Saint Louis-Marie Grignion <strong>de</strong> Montfort disait : « Quand on dit : Marie, elle<br />

dit : Dieu. »<br />

Qu'est-ce que ce<strong>la</strong> t'a donné, Seigneur, <strong>de</strong> venir habiter parmi nous ?<br />

Justement, tu n'y cherchais pas ton profit. Tout est profit pour nous en cet<br />

admirable commerce : ô admirabile commercium, comme dit <strong>la</strong> liturgie.<br />

Paradoxe : je lis dans un journal : « Sus à l'intolérance ! » L'intolérance est<br />

intolérable !<br />

Racine cubique <strong>de</strong> journal. Je lis ceci dans le journal du père Carré : « Dans<br />

Benjamin ou Lettres sur l'inconstance, Michel Mohrt fait <strong>de</strong> très fines, et parfois<br />

très drôles, variations sur l'œuvre et <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Benjamin Constant. je relève ce<br />

jugement : "On note rarement, dans un journal intime, les moments heureux, les<br />

succès obtenus. C'est plutôt pour préciser ses déceptions, ses manques (dans le<br />

but, parfois non précisé, d'y porter remè<strong>de</strong>), ses déconvenues. C'est pourquoi<br />

l'auteur d'un journal intime parait facilement découragé, et l'on se ferait <strong>de</strong> lui une<br />

image assez fausse si l'on accordait trop grand crédit à ce qu'il écrit." » Je note<br />

donc, dans mon journal, un extrait du journal du père Carré, à propos du journal<br />

<strong>de</strong> Benjamin Constant.<br />

21 décembre : J'ai sur mon bureau un bibelot en plexig<strong>la</strong>s <strong>de</strong> forme<br />

octogonale qui renferme un globe terrestre. J'aime ce matériau et <strong>la</strong> conjonction<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux formes géométriques. Je me prends à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s'il existe <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie quelque part dans les « espaces infinis ». La question est ouverte. Existe-t-il<br />

<strong>de</strong>s êtres intelligents ? S'il en existe, ont-ils été visités par le Fils <strong>de</strong> Dieu ? S'il<br />

existe <strong>de</strong>s êtres intelligents, ils sont inférieurs à l'homme, puisque le Fils <strong>de</strong> Dieu<br />

a épousé <strong>la</strong> nature humaine.<br />

Dans son journal, le père Carré rapporte cette réflexion <strong>de</strong> Henri Guillemin, à<br />

propos du regard <strong>de</strong>s chiens « comme <strong>de</strong> quelqu'un qui sait <strong>de</strong>s choses<br />

intransmissibles ». Le père Carré poursuit : « À certains moments, j'éprouve cette<br />

étrange impression, non pas quand un chien se trouve dans l'exultation du retour


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 316<br />

<strong>de</strong> son maître, mais quand il le contemple paisiblement, avec tendresse. Quelque<br />

chose se passe entre eux, un dialogue sans mots, ou plutôt avec <strong>de</strong>s mots, mais<br />

incompréhensibles et dont je sens qu'ils viennent "<strong>de</strong> loin", comme on dit, et qu'ils<br />

révéleraient <strong>de</strong> l'inconnu. » Elle est vieille, cette tradition, cette traduction, du<br />

« dialogue » <strong>de</strong> l'homme avec le chien. Déjà, on fait mention du chien dans le<br />

livre <strong>de</strong> Tobie.<br />

27 décembre : Parti le 24, pour Roberval, en autobus, rendre visite à mes<br />

<strong>de</strong>ux sœurs et leurs familles. Nous allons à <strong>la</strong> messe <strong>de</strong> 22 h. La messe est pieuse,<br />

même si <strong>la</strong> liturgie est un peu <strong>la</strong>cunaire. Vers minuit, les autres enfants <strong>de</strong> Margot<br />

viennent nous rejoindre avec leurs maris, leurs conjoints ou leurs conjointes, selon<br />

le cas. Levé tôt, le 25, en attendant que <strong>la</strong> maisonnée se réveille, je regar<strong>de</strong> un<br />

moment <strong>la</strong> retransmission <strong>de</strong> <strong>la</strong> messe <strong>de</strong> minuit à Rome. La technique permet<br />

d'avoir le pape dans un vivoir, à Roberval. Et qui plus est, on le voit et on l'entend<br />

mieux que quiconque présent dans <strong>la</strong> basilique Saint-Pierre. Le 26, je suis <strong>de</strong><br />

retour à <strong>la</strong> rési<strong>de</strong>nce Champagnat, à 21 h.<br />

Les journaux rapportent qu'à Bethléem, <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong> Noël, il y avait plus <strong>de</strong><br />

soldats israéliens que <strong>de</strong> pèlerins. Dans <strong>la</strong> même ville, quelques jours (ou<br />

quelques mois) après <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> jésus, il y avait plus <strong>de</strong> soldats d'Héro<strong>de</strong> que<br />

d'habitants. je reprends <strong>la</strong> remarque <strong>de</strong> Pascal à ce sujet : « Quand Auguste eut<br />

appris qu'entre les enfants qu'Héro<strong>de</strong> avait fait mourir, au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> l'âge <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux ans, était son propre fils, il dit qu'il était meilleur d'être le pourceau<br />

d'Héro<strong>de</strong>, que son fils. »<br />

Je note ici <strong>la</strong> souveraineté <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Pascal. De Montaigne à Pascal, le<br />

français a fait un bond vers <strong>la</strong> perfection. C'est Pascal qui a fixé le français. On ne<br />

peut plus lire Montaigne, aujourd'hui, à moins qu'il ait été « toiletté ». Par contre,<br />

à quelques mots près, on peut encore lire Pascal en ligne droite. Pourtant,<br />

Montaigne et Pascal étaient presque <strong>de</strong>s contemporains. Entre <strong>la</strong> concision et <strong>la</strong><br />

netteté <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Pascal et <strong>la</strong> profusion <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Montaigne, le français a<br />

fait un bond. Entre <strong>la</strong> perfection et un genre <strong>de</strong> chaos, <strong>la</strong> différence est énorme,<br />

mais <strong>la</strong> distance est brève. Dans <strong>la</strong> vie morale, on parlerait <strong>de</strong> conversion.<br />

Je rapporte un mot que Pascal employait, et qui a vieilli : « besogne », pour<br />

désigner aussi bien un éternuement que « l'acte <strong>de</strong> chair », comme dit le Petit


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 317<br />

Catéchisme. Pascal n'emploie d'ailleurs le mot « besogne » qu'une seule fois.<br />

(Pensées # 267, Bibliothèque <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pléia<strong>de</strong>.)<br />

Levé à 6 h. je fais ma promena<strong>de</strong> habituelle, par -25ºC. Je pense à Léopold<br />

Legroulx : quelle nuit a-t-il passée, dans son état ? Par association, non pas<br />

d'idées, mais <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>dies, je note aussi que Le Soleil rapporte aujourd'hui <strong>la</strong> mort<br />

<strong>de</strong> James Bamber. Je prie pour lui tous les jours <strong>de</strong>puis que j'ai appris qu'il était<br />

atteint du cancer.<br />

Guitton disait : « Je n'aime pas tant voir qu'avoir vu. » Je pourrais peut-être<br />

dire que je n'aime pas tant vivre qu'avoir vécu. Ainsi, dans l'autobus, hier soir, et<br />

aujourd'hui encore, je repasse les bons moments vécus chez mes sœurs à<br />

Roberval. La profon<strong>de</strong> bonté <strong>de</strong> tous ces êtres, tellement moins tordus que moi.<br />

Hier soir, à <strong>la</strong> gare d'autobus <strong>de</strong> Québec, je remarque un homme, dans <strong>la</strong> petite<br />

trentaine. Il me paraît légèrement bizarre, mais pas plus. Il marche <strong>de</strong> long en<br />

<strong>la</strong>rge dans <strong>la</strong> salle d'attente, en grignotant une tablette <strong>de</strong> choco<strong>la</strong>t. Tout à coup, il<br />

pousse un cri <strong>de</strong> mort, un cri terrible. Et il continue à croquer sa tablette <strong>de</strong><br />

choco<strong>la</strong>t. À quoi, à qui a-t-il pensé tout à coup ?<br />

Le chauffeur <strong>de</strong> taxi qui me ramène est un Noir, un Haïtien, sans doute. Il a<br />

bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> misère à faire fonctionner ses essuie-g<strong>la</strong>ce. Il file pourtant à toute<br />

allure. Dans un mon<strong>de</strong>, dans une civilisation, <strong>de</strong>vrais-je dire, technique et<br />

impitoyable, il faut être efficace. Nous autres, les Québécois, nous avons vaincu<br />

l'hiver. Les hommes <strong>de</strong>s tropiques, transvasés directement par ici, n'ont pas encore<br />

appris. Mais ils « chargent » le même prix pour une course. Qui va manger qui ?<br />

Réponse : l'homme <strong>de</strong>s tropiques. Il fut un temps où le Nord mangeait le Sud ;<br />

mais l'homme du Nord, maintenant, est <strong>de</strong>venu trop civilisé, trop protégé, trop<br />

mou.<br />

29 décembre : Dans L'Homme sans qualités, Robert Musil, dans <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong><br />

l'un <strong>de</strong> ses personnages, pose <strong>la</strong> question : « Peut-on imaginer Jésus en directeur<br />

<strong>de</strong> mines ? » On ne peut pas, non plus, l'imaginer en général d'armée, ni même en<br />

directeur général <strong>de</strong> cégep. David, dont il se réc<strong>la</strong>me, fut pourtant un général<br />

d'armée. Allons plus loin : on ne peut pas imaginer Jésus en pape, car un pape doit<br />

juger, condamner, bref, faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique, agir dans l'his


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 318<br />

La révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Jésus <strong>la</strong> plus importante, je veux dire : « Les pauvres sont<br />

évangélisés » (Mt 11, 5) est accomplie. Elle l'est misérablement ; elle l'est <strong>de</strong><br />

façon historique ; elle l'est dans l'action humaine, mais elle l'est. Tous les chefs<br />

d'État, aujourd'hui, font profession d'aimer les pauvres. On sait comment, mais<br />

enfin, c'est mieux que rien. C'est mieux que je ne sais plus quel empereur romain<br />

qui disait : « Qu'ils me détestent, pourvu qu'ils me craignent. » Personne ne craint<br />

jésus ; plus personne ne craint le pape. Plus personne ne craint son curé. Voulezvous<br />

bien me dire pourquoi tant d'écrivains, d'artistes, <strong>de</strong> scribouilleurs québécois<br />

écrivent, « artissent » ou scribouillent comme si les curés <strong>de</strong> leurs grands-mères<br />

leur faisaient encore peur. Allez donc ! Vous n'avez plus peur <strong>de</strong> rien, sauf du<br />

cancer, du sida ou <strong>de</strong> perdre votre job.<br />

30 décembre : Martin Desmeules, François Caron et Jean-Noël Tremb<strong>la</strong>y<br />

arrivent vers 11 h. En principe, nous <strong>de</strong>vions commencer à discuter d'un texte sur<br />

<strong>la</strong> situation (le vi<strong>de</strong>) politique du Québec. L'ordre du jour n'a guère été suivi... Le<br />

vin aidant, « on passe ton temps à m'interrompre », comme a dit Martin, avec <strong>la</strong><br />

syntaxe d'occasion.<br />

Musil, à propos d'un <strong>de</strong> ses personnages : « Correctement vêtu et néanmoins<br />

heureux <strong>de</strong> vivre. » Le même, sur un autre ton : « Comprendre un être qu'on aime,<br />

ce n'est pas l'espionner : il faut que ce soit un don dans une surabondance<br />

d'inspirations heureuses. On ne doit reconnaître que ce qui enrichit. On dispense<br />

<strong>de</strong>s qualités avec l'assurance absolue d'un accord déterminé à l'avance, <strong>de</strong><br />

l'impossibilité d'aucune séparation.[...] Il ne s'agit pas <strong>de</strong> voir ou <strong>de</strong> ne pas voir les<br />

faiblesses, c'est un grand mouvement dans lequel elles flottent sans avoir<br />

d'importance. »<br />

31 décembre : Il existe plusieurs fins d'année : les fins d'année fiscale, les fins<br />

d'année sco<strong>la</strong>ire, les fins d'année civile. Ces <strong>de</strong>rnières ne sont d'ailleurs pas les<br />

mêmes partout. Les Juifs, par exemple, célèbrent leur jour <strong>de</strong> l'An le 19<br />

septembre.<br />

Le ler janvier est une date arbitraire, qui ne correspond à aucun arrangement<br />

spécial <strong>de</strong>s constel<strong>la</strong>tions. À ce compte-là, le solstice d'hiver, ou celui <strong>de</strong> l'été, ou<br />

encore l'équinoxe du printemps seraient <strong>de</strong>s dates plus significatives.


Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche 1983-1992. (1993) 319<br />

Il reste que <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l'année est un moment <strong>de</strong> vérité ou, en tout cas, <strong>de</strong><br />

gravité. On entend souvent <strong>la</strong> réflexion : « J'ai perdu mes illusions. » On entend<br />

toujours dire ce<strong>la</strong> sur un ton triste ou b<strong>la</strong>sé. Mais qu'est-ce que perdre une illusion,<br />

sinon, et par définition, faire un pas vers davantage <strong>de</strong> vérité ? Renan a pu dire :<br />

« Qui sait si <strong>la</strong> vérité n'est pas triste ? L'édifice <strong>de</strong> <strong>la</strong> société humaine porte sur un<br />

grand vi<strong>de</strong>. Rien <strong>de</strong> plus dangereux que <strong>de</strong> patiner sur une couche <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce sans<br />

songer combien cette couche est mince. » Il écrivait ce<strong>la</strong> au terme d'une longue<br />

méditation sur l'histoire, tout en continuant à professer sa foi dans le triomphe <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Science. C'était en 1885. Un siècle plus tard, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s'il professerait<br />

toujours <strong>la</strong> même foi dans le « triomphe définitif du progrès religieux et moral ».<br />

Fin du texte

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